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Les Tresseurs de Corde
Les Tresseurs de Corde
Jean PLIYA
CHAPITRE 1
Sur le boulevard périphérique de la capitale du Bokéli, Trabi, un homme
d’une trentaine d’années, chevauche une motocyclette Kawasaki en
direction de son bureau. Il roule à allure modérée, bercé par les
déhanchements de la machine aux chromes étincelants. L’air frais du matin
le fait frémir d’aise.
Du poing gauche levé il répond au salut d’un compagnon. Avant
d’aborder le dernier tournant, il obéit à l’ordre d’un feu rouge, stoppe net
son engin et continue de tanguer un moment. Il sourit à deux jeunes filles
qui passent, jette un coup d’œil à sa propre image dans les rétroviseurs,
cligne ses petits yeux, lisse sa chevelure impeccablement peignée.
L’invitation du feu vert le surprend. Il démarre avec brio, accélère tout de
suite et s’envole, heureux de vivre, dans une pétarade assourdissante.
Et pourtant, en ces jours, une atmosphère de peur pèse sur la ville de
Dougan. La révolution bokélienne est en marche. Les brigades de sécurité
opèrent dès le crépuscule. Dans les rues barrées par des blocs de pierre et
des troncs d’arbres, des contrôleurs arrêtent les autos, scrutent les visages,
vérifient les identités, questionnent les propriétaires de voitures qui
tressaillent comme des coupables en entendant les piétons jeter à leur
passage : « A bas les capitalistes ! » Les riches se rongent d’inquiétude pour
leurs villas et s’empressent de retirer leurs dépôts des banques. Indigents et
va-nu-pieds, parasites et fainéants se réjouissent à l’annonce d’une société
d’abondance et de justice, souhaitant que l’État abolisse les inégalités
sociales, arrache leurs biens aux possédants et les partage entre les
nécessiteux. Ceux qui s’effraient du bouleversement, espèrent que l’édifice
hâtivement dressé va bientôt s’écrouler. Ils se méfient de tout le monde,
persuadés qu’au Bokéli les gens peuvent capter des phrases anodines et les
rapporter aux autorités comme des propos subversifs.
La soudaine discrétion des uns contraste avec l’exaltation des autres. La
plupart des jeunes cadres, les intellectuels de gauche, militants clandestins
d’hier, triomphateurs d’aujourd’hui, se félicitent d’avoir misé juste en
combattant le colonialisme et l’impérialisme. A son allure dégagée, on
devine que Trabi appartient au camp des vainqueurs. Parvenu à destination,
il gare son engin et s’élance vers son bureau de directeur principal.
Il est ingénieur agronome, mais on l’affecta d’abord comme enseignant
dans un lycée alors qu’il souhaitait travailler à la campagne.
Cependant, il rejoignit son poste sans regimber. Il en profita plutôt pour
endoctriner ses élèves. Le déclenchement de la révolution le libéra de toute
contrainte et il consacra une bonne partie de ses heures de cours à propager
l’idéologie nouvelle. Nommé peu après directeur de société, il regretta de
s’éloigner davantage du monde rural. Mais comme la révolution doit
bouleverser les structures pour tuer le carriérisme et décourager la
corruption, « il faut, se dit Trabi, que le bon militant accepte de faire
n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où ».
D’ailleurs, sa promotion n’est-elle pas la juste reconnaissance de sa
valeur politique et technique ?
En vérité, Trabi sait qu’il la doit surtout à l’appui du « Noyau », cercle de
militants triés sur le volet, partisans inconditionnels de Sa Grandeur le
Président Fioga. C’est son cousin Ayanou, un homme grassouillet, à la
langue agile, manœuvre dans une société d’État, qui lui avait soufflé qu’en
haut lieu on parlait bien de lui et qu’il aurait prochainement une bonne
surprise. En retour, il lui avait demandé, sans vergogne, de l’argent. Peu de
temps après, lorsque la décision fut publiée, Ayanou, le premier, avait couru
le féliciter. Dès lors, il ne se passait pas de semaine sans qu’il ne vînt
papoter chez Trabi. En outre, celui-ci croyait que sa tante, une amie de la
femme du Président Fioga, avait discrètemen plaidé sa cause auprès de son
mari, le puissant ministre des Affaires secrètes. Elle déclarait souvent que
lorsqu’on a un parent sur le pommier, on ne mange pas des pommes vertes.
En prenant ses fonctions, Trabi jura d’agir en défenseur des intérêts du
peuple et se mit à l’œuvre en fonçant comme une locomotive. Il voulait tout
contrôler, menait son personnel avec poigne, s’emportait contre les
opposants et les indolents, repoussait ceux qui lui conseillaient la
modération, se dépensa tellement qu’il fut au bord de la dépression
nerveuse. Il affirmait à tout propos que l’actuel régime est le meilleur et
qu’il ne connaîtra pas de déclin, puisque son guide philosophique, le
victorisme, préconise une méthode d’action qui conduit infailliblement à la
victoire. Aussi Trabi et ses amis ambitionnent ils de bâtir une Société
inédite, sous la ferme direction du Président Fioga dont les militants crient
le nom sur les ondes, dans les rues, les écoles et les marchés, et accrochent
le portrait dans les bureaux et même dans les salons.
Trabi s’est engagé dans le victorisme depuis l’Université. Il s’y était
préparé avec une douzaine de compagnons, dans des cellules organisées
comme des sociétés secrètes. Au Bokéli, ils établirent progressivement un
réseau clandestin, s’infiltrèrent dans les institutions clés, creusant, ainsi que
des termites, des galeries meurtrières.
L’orage révolutionnaire éclata dans un ciel serein, secoua les fondations
vermoulues, dérouta les gens qui ignoraient tout du victorisme et qui
regrettaient maintenant d’avoir sous-estimé l’importance de cette doctrine
planétaire. Les initiés élaborèrent fiévreusement les textes de base qui
engendrèrent du jour au lendemain un État tout neuf dont Trabi se fait le
défenseur zélé. A ceux qui prétendent par exemple que le gouvernement
commet des erreurs économiques, il assène férocement des arguments tirés
des meilleurs théoriciens victoristes. Il approuve sans réserve la violence
qui s’abat sur les réactionnaires et ne se dérobe à aucune exigence de la
révolution.
Mais, de temps en temps, il fait des commentaires désabusés sur les
responsables qui se lèchent déjà les doigts en voulant nourrir le peuple. Un
jour, son ami Djohodo lui reprocha son franc-parler. Trabi s’emporta.
– Tu sais bien que j’ai raison, dit-il. Si les dirigeants vivent dans
l’abondance alors que les masses gémissent dans la pénurie, la discipline du
Parti se relâchera et bientôt les gardiens de prison et les détenus
sympathiseront.
– Tes critiques mettent le régime en danger, l’avertit Djohodo. Le
« Noyau » incarne la volonté de changement du peuple, ne l’oublie pas.
– Je désapprouve ceux qui transforment le « Noyau » en un club de
profiteurs.
– Tu en profites aussi.
– J’en conviens, mais je commence à être gêné. Il faudrait taper sur les
doigts cupides et coudre certaines bouches.
– Toi-même, tu ferais mieux de te taire. L’on a du sang dans le corps et
pourtant la salive est blanche.
– Ayanou m’a dit qu’il connaît une maîtresse du Président Fioga qui
aurait beaucoup d’influence sur notre guide national, ajoute Trabi.
– Méfie-toi d’Ayanou. La vie privée du Président n’a rien à voir avec son
engagement révolutionnaire.
– C’est possible, dit Trabi.
Une fois, son oncle Etinkpon, un homme de petite taille, aux manières
posées, lui donna une bague de cuivre contre les dangers de la vie politique,
les attaques des sorciers, et l’assura que si son véhicule subissait un choc
dangereux ou se renversait, il disparaîtrait et se retrouverait sain et sauf,
loin du lieu de l’accident ; s’il touchait un verre contenant une boisson
empoisonnée, il y verrait un gecko tenant dans sa gueule une plume rouge
de perroquet.
– Le victorisme combat ces pratiques, objecta Trabi.
– En attendant que ton victorisme soit en mesure de te protéger, tue le
serpent qui te menace avec le bâton que tu possèdes.
Et l’oncle lui raconta comment des chefs de service que leurs collègues
jalousaient périrent dans des accidents de la route ou succombèrent à des
maladies provoquées par des employés mécontents, tout simplement parce
qu’ils ne portaient pas la fameuse bague. Il évoqua des faits bizarres que
Trabi décida de vérifier par lui-même.
Son oncle le conduisit d’abord chez un célèbre guérisseur qui mit des
feuilles vertes dans un trou au-dessus duquel il posa une calebasse
contenant de l’eau et un morceau d’igname crue. Dès qu’il prononça une
incantation, l’eau se mit à bouillir et quelques minutes plus tard, l’igname
était cuite à point.
Ensuite, Trabi rencontra une femme enceinte de cinq mois, dont la
grossesse durait depuis trois ans, ne pouvant évoluer jusqu’à terme. Un
guérisseur affirma qu’elle était la victime d’un homme dont elle avait
repoussé les avances. Il lui donna des soins appropriés et, au bout de quatre
mois, elle accoucha.
Enfin, Trabi assista à une expérience déroutante. Un paysan illettré,
tranquillement assis devant sa case, empêcha la pluie de tomber, et peu de
temps après, la déclencha à contre-saison en utilisant la vertu des plantes.
Après avoir pesé le pour et le contre, Trabi admit qu’une bague torsadée
peut avoir des vertus prodigieuses.
L’oncle Etinkpon le conduisit chez le fabricant. A titre d’essai, l’homme
prit un coq, attacha la bague à sa patte, le lia à un fagot de bois, l’arrosa de
pétrole et le fit flamber. Dans les débris de bois calcine on ne retrouva
aucune trace du coq qui fut récupéré vivant, à l’autre bout de la concession.
Ébranlé, Trabi enfila à son doigt la bague noircie et se dit que les gris-gris
ont un caractère scientifique que seuls les dénigreurs de la culture africaine
peuvent contester.
Par la suite, Etinkpon lui proposa les services d’autres guérisseurs. Trabi
freina ses initiatives, craignant de tomber dans un engrenage. Cependant,
cet oncle, serviable et désintéressé, qui fait le lien entre son village et lui,
demeure son principal conseiller.
Dans la banlieue Est, il s’arrête devant une maison aux murs non
blanchis. Son arrivée est saluée par une bande de garçons qui acclament sa
moto : « Kawasaki ! Kawasaki ! » Trabi klaxonne trois fois et pose l’engin
sur son support.
Il pénètre dans l’étroite cour au milieu de laquelle se dresse la margelle
d’un puits. A droite, à gauche, des bâtiments divisés en logements standard,
comprenant deux pièces exiguës. Des postes de radio braillent. On voit des
couples attablés, un homme couché à même le ciment, ventre à l’air, bouche
entrouverte. Trabi dérange des poules qui picorent le sable, fait se lever une
nuée de mouches.
Dans le fond de la maison, il frappe à la porte d’un appartement. Une
jeune fille apparaît en jeans et soutien-gorge.
Deux boucles créoles larges comme des cerceaux cliquettent à ses
oreilles.
– Te voilà, toi ? interroge-t-elle en invitant du geste Trabi à entrer. Tu te
fais attendre, directeur principal.
– Ne te fâche pas, chérie, dit Trabi.
– C’est « chérie » que tu m’appelles maintenant ? Depuis quand est-ce
que tu parles comme les bourgeois ?
– Allons ! Je te taquine. Nous sommes compagnons de lutte et
compagnons de lit, n’est-ce pas ?
– Je préfère ça !
Trabi s’assied et la prend par la taille.
– Attends un peu, dit-elle en s’échappant d’une démarche ondulante.
Ils s’étaient connus six mois plus tôt. Caroline attendait le car, adossée au
tronc d’un cocotier, dans la claire lumière du matin ensoleillé. Son pantalon
mauve, son tee-shirt blanc que tendaient ses seins hémisphériques attiraient
les regards comme une enseigne. Trabi s’était arrêté et lui avait demandé où
elle allait. Elle l’inspecta des pieds à la tête, le trouva bien charpenté,
finement musclé. Séduite par son allure sportive, éblouie par la pimpante
moto nickelée, rouge et blanche, elle sourit.
– Je vais à l’Université.
– Je peux vous conduire au bout du monde, mademoiselle.
– Merci.
Elle enfourcha la moto et s’installa solidement. Pour l’éblouir, Trabi
démarra en trombe, enclencha rapidement la troisième vitesse, virait dans
les courbes sans ralentir. Elle se serra contre lui, le ceintura du bras gauche.
La pression élastique de ses seins le galvanisa et il poussa son moteur à
fond.
Pendant deux semaines, Trabi fit à Caroline une cour ardente. Elle
militait dans le détachement des étudiants victoristes qui revendiquaient
pour les femmes le droit de vivre librement. Elle croyait à l’égalité des
sexes et taxait la morale bourgeoise d’asservissante et d’hypocrite.
Ils se fréquentèrent assidûment. Bientôt, Caroline commença à passer les
nuits chez Trabi. Les après-midi où elle n’avait pas cours, il venait déjeuner
chez elle.
Dans un angle de la pièce, vrombit un ventilateur. Sur la table, un
réveille-matin égrène son tic-tac allègre. Le couvert est mis. Ils déjeunent
rapidement. Trabi complimente Caroline, s’allonge dans le fauteuil tandis
qu’elle débarrasse la table, entasse la vaisselle dans une cuvette émaillée, va
puiser un seau d’eau qu’elle porte à la salle de bain. Revenue dans sa
chambre à coucher, elle enlève son pantalon, libère ses seins, s’assied au
bord du lit, s’évente de la main, s’essuie du coin d’un pagne. Trabi
débranche le ventilateur et va l’installer, le flux d’air dirigé vers le lit.
Les rencontres chez Caroline se déroulent selon le même scénario :
détente après le repas, prélude avec des caresses qui laissent Caroline
fondante comme du sucre mouillé. Lorsque Trabi la dévêt de son ultime
voile, elle en a à peine conscience. Les ébats se donnent libre cours, sans
crainte que des échos parviennent à des voisins indiscrets.
Étreintes hâtives mais fougueuses. Les mains se serrent, se pressent, se
nouent, se dénouent, et, comme ensorcelées, se multipliant pour être partout
à la fois, enfièvrent le corps entier. Chacun prend tour à tour l’initiative et
s’offre volontiers aux prises du partenaire. Et c’est la fulgurante ascension,
le paroxysme, l’explosion des sens libérés. Le couple s’effondre, corps
apaisés, moites de sueur, dans un désordre de draps arrachés, de membres à
peine délacés.
Trabi se lève le premier, dispos, plein d’entrain, se douche, s’habille en
sifflotant, réveille Caroline qui s’étire, lui reproche de partir trop tôt, lui fait
promettre de revenir le lendemain. Cette liaison ne pose à Trabi aucun
problème. Il n’a ni promis mariage ni juré fidélité. Il s’écarte des femmes
qui ne peuvent fréquenter un homme sans rêver de contrat de mariage.
De son côté, Caroline s’en donne à cœur joie sans pour autant négliger
ses études. Leur entente se maintient au beau fixe. Trabi souhaite la voir
durer jusqu’à ce qu’il se fatigue d’elle ou tombe sur une fille plus
intéressante.
A seize heures, il revient à son bureau, commence la rédaction d’un
rapport qu’il interrompt pour téléphoner à Djohodo. La standardiste
l’informe que son ami assiste depuis le matin à une réunion au palais du
peuple. « Il s’agit sans doute d’une réunion extraordinaire du Grand
Conseil, se dit Trabi. Quel en est l’objet ? » se demande-t-il en reposant le
combiné.
La veille, à l’issue d’une séance tenue à huis clos, aucun communiqué
n’avait été publié. Pour savoir de quoi il retourne, Trabi téléphone à un
autre compagnon qui lui répond évasivement. Il ira tout à l’heure tirer les
vers du nez à son cousin Ayanou.
Trabi pense qu’on a eu raison de supprimer la presse réactionnaire aux
opinions multiples, tendancieuses, contradictoires. Cependant, comme tous
les Bokéliens, il est avide d’informations originales.
Désormais, au Bokéli, les échanges de bouche à oreille prennent une
importance considérable, transformant une insignifiante nouvelle divulguée
de proche en proche en une rumeur impressionnante comme un raz de
marée.
Est-ce la réduction officielle des moyens d’information qui donne ce
regain de vitalité au réseau occulte de l’opinion publique et pousse les gens
à écouter les radios étrangères, à lire des tracts subversifs en dépit des
menaces qui pèsent sur les délinquants ?
De toute façon, comme Trabi l’a remarqué, la quête d’informations tient
une grande place dans la vie des Bokéliens. Certains se promènent dans la
rue, leur radio en bandoulière ou accrochée au guidon de leur vélo. On
raconte qu’un paysan, humilié par son voisin qui refusait de lui laisser
écouter sa radio, s’estima si comblé, le jour où un ami lui en offrit une, qu’il
ordonna à ses enfants de mettre dans son cercueil, à sa mort, le poste garni
de piles neuves.
Trabi reconnaît qu’il n’échappe pas à cette manie. Ses tentatives
infructueuses pour joindre son ami Djohodo exacerbent son désir de savoir.
En attendant, il se sert un verre de bière et songe à Caroline, à leur
merveilleux après-midi, se remémore avec un élan de désir ses postures
lascives.
Trabi n’a pas bien digéré son déjeuner. Il a envie d’un whisky. De temps
à autre, il se rend compte que la vie qu’il mène, buvant ici, fumant là, ne lui
permet pas de se maintenir en forme. « Je devrais reprendre mon
entraînement pour ne pas perdre le bénéfice de mes années d’apprentissage
de judo et de karaté », se dit-il.
Peu après dix-neuf heures, estimant que ses compagnons du Grand
Conseil ont achevé leur réunion, il s’arrache au confort de son bureau,
sourit à la vue de son engin. Il lui a coûté ses économies de jeune
fonctionnaire, mais il ne le regrette pas. Une Kawasaki Z 250 vaut bien
quelques sacrifices.
Le traitement de Trabi suffit juste à ses besoins. Dès son retour au pays,
des oncles et des cousins s’étaient abattus sur lui comme des rapaces pour
vivre à ses crochets. Il s’y était opposé, avait fait la leçon aux solliciteurs,
les avait congédiés les uns après les autres. Les parents le jugèrent égoïste
et ingrat. Comme seule concession, il accepta d’accomplir des démarches
auprès de ses amis du « Noyau » pour faire embaucher deux de ses cousins.
Il obtint satisfaction avec facilité malgré la concurrence sévère. Ses cousins
furent engagés aux dépens d’autres candidats mieux qualifiés.
Trabi pousse la motocyclette en avant ; la béquille se relève avec un bruit
sec. Il actionne d’un coup de pied énergique la pédale du kick. Le moteur
s’allume immédiatement avec un ronflement régulier et profond. La rue est
presque déserte. Dans quelques minutes, Trabi sera chez lui.
CHAPITRE 2
Au centre de la ville, sur le bitume encombré, Trabi garde le pied
constamment près de la pédale de frein. De loin en loin, lui parviennent les
odeurs des brochettes de mouton ou des sauces que réchauffent les
vendeuses installées sous les baraques des restaurants. Les lampes à pétrole
forment une perspective de guirlandes pointillées d’étoiles que le vent fait
frissonner. Trabi se souvient qu’à la saison des premières récoltes, il aime
s’arrêter pour acheter du maïs frais. La marchande évente les épis placés sur
le gril pour en hâter la cuisson. Les braises crépitent, libèrent un feu
d’artifice d’étincelles dansantes. Trabi choisit un maïs tendre, le fait saler et
le grignote avec la virtuosité d’un joueur d’harmonica.
D’instinct, il donne un coup de guidon à gauche : deux écoliers
traversaient la chaussée. Énervé, il accélère. Cinq cents mètres plus loin, il
freine brusquement. Un homme s’avance à sa rencontre. Le moteur cale.
Trabi apostrophe le piéton : « Toi, tu ne vois pas ? Ou bien ta tête est
dérangée ? » Ebloui par le phare, l’homme se protège les yeux de la main et
dit d’une voix calme :
– Arrête-toi !
– Djohodo ! s’écrie Trabi. Qu’est-ce que tu fais là ? Où est ta voiture ?
– Tout près d’ici.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je t’attendais.
– Dans la rue ? Allons chez moi.
– N’y va pas. Tu es en danger.
– En danger ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Trabi descend, traîne sa moto hors de la chaussée en se demandant ce qui
trouble à ce point Djohodo.
– Que se passe-t-il ? De quel danger parles-tu ?
– N’élève pas la voix. Devant ta maison, des hommes armés attendent
pour t’arrêter.
– M’arrêter, moi, Trabi ? Qui a donné cet ordre ?
– Je comprends ta réaction, mais tu ferais mieux de venir tout de suite
chez moi.
Trabi remet sa moto en marche, fait demi-tour, l’esprit agité. Que lui
reproche-t-on ? Qui peut lui reprocher quelque chose à lui, un membre du
« Noyau » ? « Si le Président Fioga est informé, se dit-il, il m’aidera
sûrement et ne laissera par porter contre moi de fausses accusations. Mais je
crois plutôt qu’il s’agit là d’une plaisanterie. Je ne dois pas céder à la
panique. » Devant la maison de son ami, il attend un moment. « Djohodo a
certainement voulu me jouer un mauvais tour, se dit-il. Parole de Trabi ! Je
le lui revaudrai. D’ailleurs, le voici. »
Djohodo descend, inspecte les environs, fait signe à Trabi de s’approcher,
l’introduit dans une chambre attenante au salon. Ces précautions ravivent
l’inquiétude de Trabi.
– Eh bien ! dit-il. Est-ce une blague ? Qu’est-ce qu’on me reproche ?
– Je ne sais pas, répond Djohodo. Toute la journée, j’ai tenté de te
joindre.
– Qui a donné l’ordre de me faire arrêter ? Pourquoi ?
– Le Conseil a discuté d’une question touchant la sécurité de l’État. Il
s’agit d’un complot, une sale affaire, paraît-il.
– Quelle affaire ?
– Je n’ai pas de précisions. Quand j’ai appris que ton nom figurait sur la
liste des suspects, j’ai refusé de le croire ; mais j’ai dû me rendre à
l’évidence. La police a reçu l’ordre d’agir dès cette nuit. Je viens de
constater qu’elle est passée à l’action.
– Est-ce un règlement de compte ? Est-ce qu’on traite de la sorte un
soutien actif du régime ? s’indigne Trabi.
– Pense plutôt à ce que tu vas faire maintenant, dit Djohodo.
– Ma tante peut m’obtenir une audience auprès du chef de l’État.
– C’est imprudent. Qu’est-ce que tu répondras si on te demande qui t’a
informé de la décision du Grand Conseil ?
– Ordonner qu’on m’arrête, c’est me croire coupable. Que me conseilles-
tu, Djohodo ?
– Si tu veux m’écouter, cache-toi vite. Le Président Fioga paraissait très
déçu par l’ingratitude des comploteurs.
– De quoi m’accuse-t-on à la fin ? Si on accorde d’emblée du crédit à de
faux rapports, on peut aussi bien inventer des preuves contre moi ou me
torturer.
– Eh ! Tu as une piètre opinion de la justice nouvelle, remarque Djohodo.
– Pense ce que tu veux, rétorque Trabi. Je vais avertir ma mère.
– La police doit te guetter dans les lieux que tu fréquentes
habituellement.
– J’aimerais aussi revoir Caroline.
– Je ne te reconnais pas, Trabi. N’est-ce pas toi-même qui dis que le mot
« amour » est absent du vocabulaire révolutionnaire ? Laisse tomber cette
femme et tâche d’échapper au traquenard.
– Bon, je vais me cacher, se résigne Trabi.
– Il n’y a pas de retraite sûre pour toi au Bokéli.
– Tu penses que je dois m’enfuir, m’exiler ?
Djohodo garde le silence.
– Par où fuir ? demande Trabi. Avec quels moyens ?
– J’ai une idée, dit Djohodo. Actuellement, la surveillance est renforcée
aux frontières, mais il y a des chemins connus des contrebandiers. L’un des
plus sûrs conduirait vers le Gotal, dans le nord-ouest du Bokéli, près d’un
village nommé Prékéto. Je ne garantis pas le renseignement.
– Peu importe ! Une piste incertaine vaut mieux qu’une impasse. Où est
ce fameux village ?
– J’ai une carte routière.
Djohodo fouille hâtivement sur une table voisine, prend une carte usée et
la déplie.
– Ah ! j’ai trouvé, s’écrie Djohodo, au bout d’un moment.
– En effet ! Prékéto ! lit Trabi, fasciné par ce point minuscule proche de
la ligne barbelée de la frontière, à cinq cents kilomètres environ à vol
d’oiseau. Grâce à ma Kawasaki, je m’en tirerai. Prékéto ! répète-t-il encore.
– Si tu t’en vas tout de suite, tu as des chances de réussir, l’encourage
Djohodo. Pour te dépanner, voici un peu d’argent et deux paquets de
biscuits. Attends, il ne faut pas que ma femme te voie. Eh ! ne fais pas cette
tête. Souviens-toi, tu as déjoué les embûches des néocolonialistes. Cette fois
encore, tu gagneras.
– C’est possible, dit Trabi, d’un ton las. Les coups des compagnons de
lutte me désemparent. Est-ce qu’on peut m’arrêter sans preuves, sans
m’avoir entendu ?
– Il se fait tard, Trabi. Pars avant que l’alerte ne soit donnée. Reste sur tes
gardes. Si tu peux, donne-moi de tes nouvelles, discrètement, bien entendu.
– Djohodo, je ne veux pas déserter, me mettre moi-même au ban de notre
Parti révolutionnaire, abandonner la cause sacrée du peuple.
– Fais gaffe, Trabi, sinon bientôt tu ne pourras plus disserter ni sur la
révolution ni sur le sort des masses. Moi aussi, je risque gros en t’aidant.
Allons, viens !
– Tu as raison, dit Trabi. Je ne dois pas te compromettre ni espérer de la
compréhension. De tous les compagnons informés ne s’en est-il trouvé
aucun pour plaider ma cause ? Sans doute, j’en demande trop. Ils risquent
de graves ennuis en s’occupant d’un traître, n’est-ce pas ?
– Qu’est-ce que tu espères encore ? Si tu ne veux pas sauver ta peau,
rentre tranquillement chez toi et n’en parlons plus.
– Ne le prends pas sur ce ton, dit Trabi.
– Même le chef de l’Etat ne peut rien pour toi, insiste Djohodo. Il agit
certainement dans l’intérêt supérieur de la Révolution.
– Bon, bon, l’interrompt Trabi en se levant ; c’est avec de tels arguments
que la révolution dévore ses propres enfants.
Il prend la carte et les deux paquets de biscuits. Djohodo passe devant,
entrebâille la porte, invite Trabi à sortir. Dehors, il l’embrasse et lui
souhaite bonne chance.
Une fois seul, Trabi se ressaisit, incapable de croire que ses appuis
habituels peuvent le lâcher d’un seul coup. « Djohodo a fait son devoir
d’ami, pense-t-il, mais je le trouve un peu expéditif. Je vais encore tenter
des démarches. Malgré la rigueur des principes victoristes, je sais que les
situations les plus inextricables se dénouent facilement. »
Trabi se rend d’abord chez Ayanou qu’il trouve dans un bar voisin de sa
maison, attablé devant un poulet rôti.
– Bonsoir, mon Directeur principal, dit le cousin aux yeux fureteurs. Fais
comme moi.
– Merci, je suis pressé.
– Veux-tu prendre de la bière ? J’allais justement te voir.
– Ah ! bon ! s’étonne Trabi. Y a-t-il quelque chose ?
– Il y a toujours quelque chose. Je suis allé chez l’oncle Etinkpon.
– Pourquoi ?
Ayanou hésite, jette un coup d’œil alentour.
– Va m’attendre dehors, dit-il en baissant la voix.
Interloqué, Trabi sort en grommelant :
– Ce va-nu-pieds ose me traiter de haut. Il me paiera cette insolence.
Ayanou se lèche les doigts, se lave les mains, vide sa bouteille de bière.
– Pourquoi as-tu été voir l’oncle Etinkpon ? lui demande Trabi, dès qu’il
le rejoint.
– Il y a des rumeurs à ton sujet.
– Moi ?
– Oui, on parle d’un complot. Ces jours-ci, sache qui tu vas fréquenter.
Ça chauffe.
– Qu’as-tu appris ?
– C’est demain que je saurai tout. Beaucoup de gens vont être arrêtés.
– Qui, exactement ?
– Ah ! ça !... En tout cas, si tu veux suivre mes conseils, rentre chez toi et
ne sors plus cette nuit.
– Qu’as-tu dit à mon oncle ?
– Oh ! rien ; je lui ai demandé s’il t’a vu.
Trabi a l’impression que son cousin ne joue pas franc jeu. « Djohodo a eu
raison de me mettre en garde, pense-t-il. Et dire que je voulais demander
son intervention auprès de la prétendue maîtresse du Président Fioga. »
– Tu sais que si j’apprends quelque chose, tu seras le premier informé, dit
Ayanou.
– C’est bon ! Je m’en vais.
– Compte sur moi. Je me renseignerai et tu me verras demain à la
première heure.
Décidé à éclaircir l’énigme, Trabi se rend chez son oncle Etinkpon.
– Tu as de la chance, dit celui-ci en l’apercevant. Nos pieds se sont bien
rencontrés.
– Est-ce que tu as vu Ayanou ? demande Trabi.
– Il est passé par ici, en début de soirée. Il te fait dire de rester vigilant.
– Qu’est-ce que ça signifie ?
– Il paraît que l’on a découvert un complot. Ayanou n’a pas dit que tu es
menacé, mais il croit que tu critiques le régime.
– Quel faux jeton ! explose Trabi. Je suis sûr qu’il a flairé ma disgrâce et
qu’il m’évite.
– Est-ce qu’on te recherche ? demande Etinkpon.
– Je le crains. Djohodo a vu des soldats devant ma maison.
– Hein ! s’écrie Etinkpon en se levant. C’est grave. Est-ce que tu ne vas
pas avertir ta tante, la femme du ministre ?
– C’est trop tard.
– Je peux t’indiquer un marabout capable de te faire échapper à
l’arrestation ou de te libérer en moins de dix jours. Seulement il prend cher.
J’en connais un autre qui fait des talismans pour le Président lui-même.
Pour garantir ta sécurité, il te faut coûte que coûte le fameux talisman
numéro sept.
– Ce n’est pas la peine, mon oncle, dit Trabi. Djohodo m’a donné de bons
conseils. La seule solution qui me reste est de me cacher ou de m’enfuir.
– En effet, lorsque le Président ne protège plus quelqu’un, il vaut mieux
que celui-ci disparaisse. Mais où iras-tu ?
– Au Gotal. Tu préviendras ma mère. Si la police t’interroge, sache
parler ; réponds que je suis tombé gravement malade et que je suis allé me
soigner.
– Hum ! mon pauvre Trabi, je croyais qu’avec ce régime pour lequel tu
as pris tant de risques, tu aurais la paix et ferais fortune. Je regrette de ne
pouvoir t’aider davantage. Tous nos parents seront consternés.
– Je te remercie, mon oncle. Ne vous inquiétez pas pour moi.
Un matin, juste après les soins, Kissa vient annoncer que Boussa a passé
une très mauvaise nuit. Trabi s’agite comme si on l’avait accusé de non-
assistance à personne en danger de mort. « Même si je ne peux rien pour
l’aider, je dois lui témoigner de la sympathie », se dit-il.
Il se rend donc chez Boussa. L’odeur nauséeuse de la plaie flotte dans la
cour. A la suite d’une jeune femme aux yeux tuméfiés, Trabi pénètre dans la
chambre, fait un signe au vieil homme inerte, touche sa main mollement
abandonnée, soulève le drap. Il manque de tomber à la renverse. Sur la plaie
béante, la gangrène a commencé son inexorable nécrose. Trabi observe,
affolé, les chairs putréfiées, le triceps crural et les muscles péroniers
latéraux décomposés. Par endroits les diverses poudres versées sur la plaie
forment des croûtes noires. Une seule solution s’impose impérativement,
pense Trabi : l’amputation immédiate. Qui dans ce village peut la
pratiquer ? Lui revient-il de prendre cette décision ? Comment l’annoncer
au vieux chef, à son frère, à sa famille ? L’accepteront-ils ?
Il recouvre la plaie, évite les regards anxieux, se contente de dire qu’il va
réfléchir et revenir bientôt. Il sort comme un fuyard, se réfugie dans sa case,
prend sa tête entre les mains, les yeux distraitement tournés vers la cour.
L’appui, la compréhension de Boni l’auraient bien réconforté. Mais ce
dernier semble avoir pris son parti du sort de Boussa.
Des voix lui parviennent. Il reconnaît celle de Myriam. La jeune fille
parle avec une femme qui porte, juchée sur la tête, une calebasse remplie de
morceaux d’argile.
– De l’argile ! murmure Trabi, de l’argile !
Un déclic se produit en lui, avec la sonorité cristalline de l’espoir. Oh !
un espoir ténu, incertain, improbable. Trabi se souvient d’un de ses amis,
passionné par les moyens naturels de traitement, un anticonformiste, qui lui
avait parlé du pouvoir curatif de l’argile et avait assuré qu’on pouvait la
boire délayée dans de l’eau. Trabi avait tiqué de dégoût, s’était moqué de
cet amateur qui se mêlait de soigner sans être ni médecin, ni guérisseur.
– Comment oses-tu préférer aux antibiotiques, aux médicaments
proprement conditionnés, de la boue, de la terre sale, polluée ? s’était-il
écrié.
– Je ne suis pas hostile au progrès scientifique, avait répondu son
interlocuteur. Accepter ce qu’il y a de positif dans la médecine moderne ne
m’empêche nullement de profiter des apports de la nature ou de la
médecine traditionnelle. La solution idéale n’est-elle pas d’associer sans
préjugé les diverses méthodes ? Ne tombe pas dans la suffisance des
intellectuels imbus des dogmes enseignés dans les facultés.
La discussion avait été chaude. Trabi avançait des arguments solides,
étayés par les découvertes révolutionnaires du grand savant Pasteur.
– Je ne nie pas l’existence des microbes et des virus, avait précisé son
ami ; mais n’exagérons par leur action. Ne croyons pas que seuls les
antibiotiques permettent d’en triompher. Tu ignores sans doute que Pasteur
lui-même a reconnu, sur son lit de mort, hélas ! la vérité proclamée par
Claude Bernard : « Le microbe n’est rien, le terrain est tout. » La nature
nous offre des moyens précieux qui guérissent sans nuire, selon l’excellent
principe d’Hippocrate. Malheureusement, on s’en détourne au profit des
seuls produits de laboratoire. L’argile n’est pas de la saleté, comme tu le
crois. Les femmes africaines enceintes en croquent pour satisfaire les
besoins en minéraux de leur organisme. C’est un remède puissant, à l’action
multiforme.
Trabi taxa son ami d’obscurantisme lorsque celui-ci lui dit que l’argile
devait se conserver dans des récipients de verre ou de bois et jamais dans du
métal ou du plastique.
De guerre lasse, l’autre l’avait adjuré de renoncer à l’illusoire certitude
des idées reçues.
– Sans modestie, sans un certain doute coïncidant avec la marge féconde
de la liberté créatrice, avait-il ajouté, tu ne seras qu’un répétiteur de vérités
cataloguées, tu n’aideras pas au réel progrès scientifique qui vient toujours
de la remise en cause des vérité consacrées ou d’un regard neuf jeté sur la
nature et la vie.
Il lui avait prêté un livre sur les vertus de l’argile, mais Trabi l’avait à
peine feuilleté. Il observait son ami d’un œil sardonique lorsqu’il préparait
des cataplasmes d’argile ou soignait avec des fruits et des légumes. Il
n’avait jamais admis les résultats spectaculaires attribués à une roche de
propreté douteuse.
Maintenant, au pied du mur, interpellé par le drame du vieux Boussa, il
n’a pas le choix. Par une ironie du sort, il va devoir recourir à ce remède de
bonne femme inculte. « Cela vaut mieux que de rester dans une inertie
coupable », se dit-il en se levant.
Depuis longtemps, Myriam et la porteuse d’argile s’étaient séparées.
Trabi clopine vers la cuisine. Il aperçoit Idriss familièrement accoté au
chambranle de la porte, causant avec Myriam. A sa vue, Idriss fronce les
sourcils sans bouger. Par discrétion, Trabi fait demi-tour. « Qu’est-ce qu’il y
a entre ces deux-là ? » se demande-t-il. Lorsqu’il revient un peu plus tard,
Myriam est seule, en train de laver du riz.
– Pardon, Myriam, y a-t-il de l’argile dans le village ? l’interroge Trabi.
Myriam s’interrompt, s’essuie les mains, se concentre pour s’assurer
qu’elle a bien entendu.
– De l’argile ! quelle argile ?
– Celle qu’on utilise en poterie, précise Trabi, pas la vase des marigots.
– Bien sûr ! une de mes amies, Salama, vient d’aller en chercher.
– Ça tombe bien, je suis content.
– Que veux-tu donc en faire ? demande Myriam ; Salama peut t’en
donner.
– Je ne voudrais pas la priver de son bien. Est-ce que Kissa sait où l’on
en trouve ?
– Tous les villageois connaissent la carrière d’argile située au-delà du
vallon. Mais que veux-tu en faire ?
Devant le regard intrigué de Myriam, Trabi perd son assurance. « Elle me
prendra pour un fou, se dit-il, mais tant pis ! »
– Je vais m’en servir pour soigner la plaie du vieux Boussa.
Pressé d’agir, Trabi n’essaie pas d’expliquer son projet à Myriam. A
peine convaincu lui-même, comment peut-il espérer convaincre ?
– Ne te moque pas de moi, Myriam, dit-il.
– Je ne me moque pas de toi, grand frère.
– Merci.
Kissa et Marouk jouaient avec d’autres garçons. Trabi leur explique ce
qu’il veut. Ils se munissent de récipients et courent en direction du vallon.
Une heure plus tard, ils rapportent une bonne provision d’une argile verte et
homogène. Suivant les recommandations de son ami, autant qu’il s’en
souvienne, Trabi la pétrit jusqu’à ce qu’elle prenne la consistance d’un
mortier assez compact.
L’après-midi, il retourne dans la demeure de Boussa, s’entretient un
moment avec Séra qui consulte un de ses oncles et les plus âgées des
femmes. Tous acceptent sa proposition.
Depuis des années que dure dans leur famille ce drame accablant, ils en
ont vu des soins de toutes sortes, annoncés comme très efficaces, qui ont
finalement échoué, laissant la jambe dans un état pire.
– L’étranger a sans doute un gri-gri qui s’emploie avec de l’argile, dit
Séra. Que Dieu l’assiste !
Quant au malade lui-même, il gémit, prostré, indifférent à l’agitation des
siens.
Trabi lui pose un cataplasme d’argile directement sur la plaie. Le froid
contact fait sursauter Boussa. Une femme est chargée de veiller sur le
patient. Quelques heures plus tard, elle vient annoncer que Bâ Boussa a
d’abord senti un certain soulagement, mais qu’il commence à se plaindre.
Trabi lave la plaie à l’eau froide salée et renouvelle le traitement. Jusqu’au
lendemain, à intervalles réguliers, se succèdent les applications d’argile. Au
premier chant du coq, Trabi s’éveille. « Dans quel état vais-je trouver le
malade ? » se demande-t-il. Dehors, retentissent des voix. Deux femmes de
Boussa, accompagnées de Séra, se dirigent vers sa case. Trabi passe
hâtivement sa chemisette et sort.
On l’accueille avec des salutations cérémonieuses, truffées de
remerciements, de louanges à Dieu, de vœux de bonheur. Trabi ne
comprend pas. Il n’ose croire à une amélioration spectaculaire. Séra
l’informe que la plaie sent moins mauvais, paraît plus nette, comme une
blessure fraîche. Trabi ne peut réprimer un rire de fierté. Pour une surprise,
c’en est une, de taille.
Les jours suivants, Trabi poursuit les soins et le mieux se confirme. La
marche de la gangrène paraît stoppée. Par une force mystérieuse, les chairs
déliquescentes semblent se régénérer. Trabi se rend à une évidence
bouleversante. Sans antibiotique, grâce à un produit banal, il va réussir un
tour de force. Il se prend à rêver aux autres possibilités du milieu que l’on
dédaigne, véritables trésors que les villageois ignorent ou méprisent, au rôle
des intellectuels qui devraient les leur révéler.
CHAPITRE 5
A longueur de journée, des visiteurs défilent devant la case du vieux
chef, s’exclament, s’émerveillent, tiennent d’interminables conciliabules.
– Tout le monde, dit que tu as guéri Bâ Boussa, déclare Kissa après avoir
écouté les uns et les autres.
– Attendons un peu, répond Trabi. Moi-même, je ne comprends pas ce
rapide changement.
Chakato, le guérisseur du village, qui avait en vain soigné Boussa, un
homme borgne, aux lobes des oreilles percés de larges trous, le visage
balafré de cicatrices, vient rôder alentour, posant question sur question. Il
écoute sans commenter, demande ce que Trabi a ajouté à l’argile, s’il a
prononcé des incantations, s’étonne qu’il ait laissé des femmes toucher à
son fameux remède, puis s’éloigne en marmonnant, songeant à la manière
de redorer son prestige terni, d’effacer son humiliation.
– Cet étranger a un pouvoir supérieur au mien, bougonne-t-il. Depuis son
arrivée au village, il n’a pas cherché à me rencontrer. Maintenant il me
nargue et pond son œuf dans mon nid. Je verrai bien comment il va le
couver.
Ce disant, il tire sur le collier de dents et de poils d’animaux qui pend à
son cou.
Le jour où le vieux Boussa, que tout le monde donnait depuis des
semaines pour mort, pose à terre sa jambe à demi-cicatrisée, se dresse de
tout son long, marche escorté de sa nombreuse famille jusqu’à la case de
Trabi, celui-ci connaît une apothéose. En son honneur, Mamadou, l’ancien
combattant, fait des saluts impeccables, évolue longuement dans la cour.
Trabi lui donne cent francs, ce qui lui vaut une nouvelle démonstration
d’exercices militaires.
La veille, Boussa avait offert aux Yériba deux gourdes de bière et un
bélier. Dès leur arrivée, lui et ses gens s’inclinent devant Boni et Ya Baké.
Persuadé que la guérison prouve un nouvel état d’esprit du vieux chef, le
maître de maison les fait asseoir, invite les voisins et les membres du comité
révolutionnaire, distribue des noix de cola. Les passants s’intègrent sans
formalité au cercle qui grandit. La joie de l’un est la joie de tous. Chacun
rend grâces à Dieu, bénit Trabi, lui souhaite un durable séjour à Prékéto.
Avec son costume semblable à celui des Prékétois, son visage hirsute,
celui-ci est méconnaissable. Il ne sait quelle contenance adopter.
Boni aperçoit Chakato qui sort du village sans un regard pour
l’assemblée. Se penchant vers Trabi, il lui dit :
– Il y a quelqu’un qui n’aime pas ton odeur.
Trabi sursaute.
– Qui c’est ? demande-t-il.
– Chakato.
– Je ne le connais pas. Que me veut-il ?
– Depuis la guérison de Boussa, je parie que lui ne pense plus qu’à toi.
Tu as blessé sa réputation.
– Mon Dieu ! s’écrie Trabi ; Boussa a été sauvé par hasard ; je n’ai pas la
prétention de rivaliser avec un guérisseur.
– Ne t’inquiète pas de celui qui te hait sans raison valable. Si tu le crains,
ses coups t’atteindront, dit Boni.
La matinée se passe dans une atmosphère de réconciliation, de fête. Des
chants éclatent, repris en chœur. On rit, on plaisante, on mange. Les adultes
vident des calebasses de bière ; les enfants croquent des galettes d’arachide.
On déchire à belles dents des tranches de méchoui.
Les chiens et les chats se campent près de la carcasse du mouton grillé ;
les chèvres trottent de-ci, de-là ; un cabrisseau bat ses flancs de la queue, à
petits coups précipités. Poulets et pintades picorent dans les environs. Par-
dessus tout, on perçoit le bourdonnement des mouches, en quête de butin.
La griserie des compliments ne fait pas oublier à Trabi que bien d’autres
gens souffrent encore. Il ne suffit pas de sauver Boussa. Sa guérison n’est
qu’un signe prometteur. Trabi a osé essayer et, à présent, il pavoise. Myriam
ne tarit pas d’éloges sur lui, si bien qu’il croit venu le moment de la
conquérir. Il désire cette femme comme l’on a envie de mordre dans une
mangue parfumée, juteuse. La posséder mettra le comble à son bonheur.
Sous l’effet de la bière et aussi du cola qu’il a essayé pour faire plaisir à Ya
Baké, sa continence forcée lui pèse de façon intolérable. Il s’étonne de ne
pouvoir se maîtriser, se dit que s’il était emprisonné, l’impossibilité de faire
l’amour lui coûterait plus que toute autre privation.
Le reste de la journée et durant la nuit, l’image de Myriam l’obsède sans
répit. Bien des fois, au cours des séances de massage, il l’avait déshabillée
en pensée, faisant un effort surhumain pour ne pas caresser sa peau fine.
Cette villageoise lui paraît pourtant une proie facile. « Elle doit se douter
de l’intérêt que je lui porte, se dit-il, et s’attend peut-être à ce que je lui
fasse ma déclaration. Pourquoi à son âge n’est-elle pas encore mariée, alors
que selon la pratique courante dans la région, on livre dès la puberté les
jeunes filles aux hommes, fussent-ils des quinquagénaires ? Le célibat de
Myriam cache sûrement un mystère. Quelle aubaine de la trouver
disponible ! Idriss a l’air de rôder autour d’elle. Peu importe ! Elle
m’admire, me manifeste une docile courtoisie. Elle ne s’effarouchera donc
pas de mes propositions, ne repoussera pas mes avances. »
Trabi passe la main sur ses joues barbues. « Myriam ne regardera pas à
cela, se rassure-t-il. Elle se sentira honorée qu’un citadin lettré s’intéresse à
elle. Quelle tactique employer pour l’avoir ? Il ne faut pas s’embarrasser de
préliminaires compliqués pour séduire une campagnarde. Je vais être direct.
Lorsqu’elle sera fixée sur mes intentions, où donc la prendrai-je ? Dans
cette case ouverte à tous les vents ? En plein jour, c’est risqué, car par
pudeur elle peut se rebiffer. La nuit, la présence de Kissa me gênera. Sous
quel prétexte et comment éloigner le petit curieux ? Dans la nature alors ?
Quel sera le meilleur moment ? Bah ! je verrai ces détails plus tard. »
Trabi a la gorge sèche, le corps fébrile. Quand donc viendra
l’apaisement ?
Une occasion inespérée se présente dès l’après-midi. Délassé par une
bonne sieste, Trabi s’assied et rêvasse. Aucun bruit dans la cour. Ecrasés de
chaleur, bêtes et gens sont encore assoupis. Des pas légers s’approchent,
s’arrêtent devant la case. Trabi dresse l’oreille, surveille l’entrée. Myriam
apparaît, vêtue d’un pagne aux tons clairs que gonflent les seins et les
hanches lourdes, discrètement parfumée, les cheveux fraîchement nattés.
– Grand frère Trabi, ma mère t’envoie de la bière.
Trabi se lève avec empressement, écarte le rideau.
– Sois la bienvenue, Myriam ; je t’attendais comme le cultivateur guette
la pluie, comme le noyé souhaite une main secourable.
Surprise par cet accueil fleuri, Myriam baisse les yeux, s’avance, dépose
la gourde, se redresse, tourne les talons. Elle n’a pas le cœur à écouter des
compliments creux.
– Un instant, dit Trabi en lui prenant la main. Pourquoi me fuis-tu sans
cesse, jolie Myriam ?
– Moi ? Je te rencontre plusieurs fois dans la journée.
– Tu me plais, petite sœur. Dès le premier jour, tu m’as troublé comme
jamais aucune femme ne l’a fait auparavant. J’ai envie de toi.
Sur la défensive, Myriam se tait. Trabi lui prend le bras, l’attire, caresse
son sein gauche, tente de glisser la main sous son pagne. La jeune fille
recule et lance d’un ton de colère à peine contenue :
– Grand frère étranger, ne me touche plus de cette façon.
Devant cette réaction imprévue, Trabi joue le grand jeu.
– Ne te fâche pas, dit-il. Je t’aime, je te désire. Si tu acceptes, je te
donnerai de l’argent.
– Tu m’insultes, crie Myriam outrée, les lèvres frémissantes, le regard
dur.
Se détournant brusquement, elle crache par terre, puis se précipite dehors.
– Reviens, Myriam, je te demande pardon.
A pas rapides, elle se dirige vers un grenier situé en retrait entre la case
de Boni et celle qu’occupe Trabi, se penche sur un mortier mis à sécher,
s’apprête à le soulever.
Vertement rabroué, Trabi ne veut pas rester sur un échec. L’instinct du
mâle qui force la femelle réticente le pousse à insister, à ruser. Il rejoint
Myriam.
– Laisse-moi t’aider, supplie-t-il. Crois-moi, je n’ai voulu ni t’offenser, ni
t’insulter. Je ne recommencerai plus.
Myriam se redresse, le pilon dans la main droite, les yeux rivés au sol,
prête à parer une nouvelle attaque.
Un souffle de vent rabat sur Trabi le grisant effluve mêlé de sueur et de
parfum qui rallume son désir, embrouille ses idées. Pourquoi donc la colère
rend-elle si attirante cette femme qu’il a juré de respecter ? Il voit ses seins
palpiter avec un doux mouvement de soufflet de forge. Dans le silence
tendu, éclate, tout près d’eux, le gloussement affolé d’une poule traquée par
un coq en chaleur. Myriam ne bouge pas. Trabi enlace son épaule ronde et
fraîche. Un flot de sang se rue dans ses veines. Il accentue son étreinte. Sans
lâcher le pilon, Myriam se dégage d’une pirouette, sa main gauche toujours
retenue par Trabi. Son pagne glisse, dénude sa gorge.
– Laisse-moi, tu m’étonnes vraiment, étranger. Je ne te comprends pas.
A cet instant précis, Boni sort de sa case, aperçoit le couple affronté, juge
la situation d’un regard sévère.
– Que fais-tu là, Myriam ? lance-t-il en s’avançant. Une jeune fille qui se
respecte ne se compromet pas de la sorte.
– Je me respecte parfaitement, frère Boni. L’étranger m’a insultée et je
protestais.
– Avec cette tenue en désordre, tu ne me convaincs pas.
Myriam frémit, jette le pilon, arrange son pagne et s’enfuit, submergée
par la honte, les yeux brouillés de larmes, les nattes de ses cheveux battant
de droite et de gauche.
– Je suis responsable de cet incident, dit Trabi. Je le regrette et te prie
d’excuser ta sœur. Son charme m’a tourné la tête.
D’un bloc, Boni lui fait face.
– Trabi, tu as trahi l’estime que je te portais.
– Ne te méprends pas sur mes intentions, réplique Trabi. Ce n’est pas un
crime de plaisanter avec une jolie fille, une compagne de lutte.
– Même l’amitié n’exclut pas le respect, éclate Boni. Tu es notre hôte, ne
l’oublie pas. Si nous te devons assistance et courtoisie, la réciproque est
vraie. Tes sentiments pour Myriam ne comptent pas. Ta position dans le
village t’interdit des actes aux conséquences graves. Un rapport entre
Myriam et toi ne peut être qu’une passade. Or jamais la sœur de Boni
Yériba ne recueillera la semence d’un inconnu comme un champ sans
propriétaire que n’importe qui peut cultiver à sa guise, comme la jarre d’eau
au bord du chemin offerte à la soif de tout-venant. Des gens mieux placés
que toi ont essayé et se sont cassé les dents.
– Tu prends au tragique une affaire banale, dit Trabi piqué par le ton dur
de Boni. Les temps ont changé. Les rapports amoureux dans un régime
victoriste ne posent pas de problèmes si les partenaires y consentent.
– Ici, déclare Boni, nous tenons encore aux règles qui garantissent la
dignité de nos femmes et offrent à nos enfants les meilleures chances de
venir à la vie et d’y rester longtemps. Est-ce que le gouvernement va aussi
commander nos amours ? Pourquoi t’abrites-tu derrière son point de vue
pour justifier ton désir sexuel ? Moi, j’apprécie beaucoup la qualité des
relations humaines. C’est pourquoi j’ai préféré taire des questions que
j’aurais bien pu te poser sur ton voyage, les circonstances de l’accident,
l’absence de bagages. Je ne suis pas loin de croire que tu es parti
précipitamment de chez toi. Ton excessive discrétion ne me trompe pas.
– Je n’ai rien à me reprocher, rétorque Trabi. Tes soupçons n’ont pas de
fondement. Si tu crois que j’ai abusé de ton hospitalité en courtisant ta
sœur, une fois encore, je te présente mes excuses. D’ailleurs, pour éviter
d’autres malentendus, je partirai bientôt.
– L’ignorance de nos mœurs t’a fait commettre une erreur, Trabi. Ne
prétexte pas de ce que je viens de dire pour penser que je ne veux plus te
traiter comme mon hôte. Pour moi, l’incident est clos.
– Je te remercie, dit Trabi.
Les deux hommes se séparent froidement. Boni s’éloigne d’une
démarche souple et puissante en roulant ses épaules musclées. Trabi
regagne sa demeure, la mine fermée, prend son bâton, ressort aussitôt en
direction du vallon. Il a besoin de calme pour digérer sa déconvenue.
« Certes, admet-il, j’ai mal manœuvré ou plutôt je me suis mépris sur le
compte de Myriam. J’aurais pu opérer discrètement, mieux préparer le
terrain, l’amener à consentir, à se donner comme un fruit mûr qui choit sans
une forte sollicitation. Sa réaction s’explique sans doute par sa pudeur
offensée, son innocence ou la peur de la réprobation. Tout de même, que
d’histoires pour faire simplement l’amour avec une fille ! Ces villageois ont
encore du chemin à faire. »
Trabi parvient à l’orée du bois, descend vers le vallon. Plongé dans ses
pensées, il est surpris par le tapage d’un groupe de garçons qui s’ébattent
dans l’eau, se poursuivent en riant, les corps luisants comme des silures,
dans l’ombre claire des arbres défeuillés.
En une semaine, que d’événements, de découvertes, de liens tissés dans
ce petit village ! Encore un peu de temps et il pourra repartir. Au préalable,
il lui faut explorer les environs, reconnaître le passage de la frontière.
– Grand frère Trabi ! entend-il appeler.
– Tiens ! Kissa est là.
L’enfant sort de l’eau, dégoulinant, prend son slip sur la berge, court vers
lui. Deux femmes, canari sur la tête, remontent le versant. « Ainsi, l’on
consomme vraiment cette eau », s’étonne Trabi en pensant au danger des
microbes pathogènes et des parasites.
– Je suis content de te voir, grand frère, dit le garçon, à la peau hérissée
comme une chair de poule. Est-ce que je peux me promener avec toi ?
Trabi désirait un peu de solitude ; il hésite un moment. Kissa remarque
son air contrarié.
– Qu’est-ce qui t’a fâché, grand frère ? demande-t-il.
– Viens, Kissa, dit Trabi, d’un ton calme, en l’entraînant loin du bruit des
nageurs, du bavardage des lavandières et des porteuses d’eau. J’ai discuté
assez vivement avec Boni. Mais ça va maintenant.
La menotte de l’enfant s’amollit soudain. Un désaccord entre ses deux
grands frères, quel déchirement ! Il n’ose en demander la cause. Trabi lui
donne sur la tête une tape amicale.
– La frontière du Gotal est-elle loin d’ici ? demande-t-il pour faire
diversion.
Juste la question à ne pas poser. Plus inquiet que jamais, Kissa s’arrête.
– Tu ne veux pas partir, grand frère ? interroge-t-il d’un ton suppliant.
Dis, il ne faut pas partir.
– Mais non, Kissa, je m’en irai seulement lorsque ma jambe sera guérie.
L’enfant pousse un soupir, reprend sa marche d’un pas alerte. Emu, Trabi
garde le silence. Le soleil couchant projette devant eux leurs ombres
disproportionnées, celle de l’enfant semblant tirer celle de l’homme.
L’harmattan, sur son déclin, fait encore sentir sa touche desséchante.
Dans l’air, flottent des odeurs de fumée, des escarbilles échappées d’un
incendie lointain, poussées par le vent d’est. L’écho répète les pleurs d’un
bébé, les bêlements d’un troupeau de moutons revenant au logis. Gagné par
la paix ambiante, réconforté par la claire amitié de Kissa, Trabi se détend.
– Grand frère, dit le garçon, demain, nous irons à la chasse. Après, il y
aura la lutte.
– Hélas ! je ne puis vous accompagner, regrette Trabi. Qui y participe ?
De quel côté allez-vous chasser ?
– D’après Boni, il s’agit d’une grande battue avec les hommes, les jeunes
gens, les garçons du village. Mais n’est pas bon chasseur qui veut. Il faut
savoir se placer contre le vent, se protéger des flammes, guetter le bond du
gibier, le pourchasser, l’attaquer, l’assommer à coups de gourdin ou le
flécher d’un trait. Ah ! si tu voyais les grands bander leurs arcs, viser, tirer,
c’est magnifique !
Trabi laisse s’épancher l’enfant dont les paroles pétillent comme une
source. Bercé par la musique des mots, il prête peu d’attention à leur sens.
Son échec avec Myriam, les reproches de Boni, lui ont laissé un goût amer.
Il arrête Kissa qui allait s’engager sur un sentier conduisant au-delà de
Prékéto Tchè.
– C’est très intéressant, approuve-t-il enfin. Tu racontes bien, mais tu
marches vite. Je ne peux pas te suivre. Rentrons.
Le charme rompu, l’enfant le précède jusqu’au village, sans plus dire un
mot. Le soir tombe. Trabi pénètre dans sa case, s’allonge sur le lit, ferme les
yeux, revit les scènes décevantes de l’après-midi, déplore sa maladresse.
Par courtoisie, Boni l’a excusé, mais ses insinuations cinglantes lui donnent
à réfléchir. Seule la déception de Myriam le chagrine vraiment. Comment se
fera-t-il pardonner ? En gros plan, de troublantes images de la jeune fille
s’imposent à lui : les fesses rondes, la taille fine, les seins élastiques,
caressés un trop bref instant et maintenant hors d’atteinte comme des fruits
de rêve, aussi désirables qu’inaccessibles. A mesure qu’il rumine son
malheur, sa soif de Myriam grandit.
Ce même soir, au crépuscule, tandis que Trabi et Kissa cheminent vers
Prékéto, Idriss va voir Myriam assise devant sa case. Elle s’est enveloppée
d’un pagne aux teintes mauves qui dégage sa chevelure d’un noir brillant.
– Je voudrais te parler, dit Idriss, d’un ton mi-suppliant, mi-agacé.
– Je n’ai pas le temps, répond Myriam, l’air distant.
– Tu ne fais rien et tu n’as pas le temps ?
Myriam garde le silence.
– Depuis quelques jours tu m’évites, tu ne t’occupes que de l’étranger.
– Qu’est-ce que tu insinues ? rétorque Myriam en l’affrontant du regard.
– Avant son arrivée, tu m’as laissé espérer que tu donneras une réponse à
ma déclaration.
– Lorsque tu m’as demandé si tes parents pouvaient venir voir les miens,
je t’ai dit d’attendre.
– Et j’attends depuis plus d’un an. Maintenant je veux être fixé. Je
n’attendrai pas que tu aies fini tes amourettes avec Trabi.
– Me crois-tu assez sotte pour m’éprendre d’un homme de la ville ?
– Tu mens ; tu es comme toutes les filles qui se laissent éblouir par les
étrangers lettrés.
Les pupilles de Myriam se rétrécissent et lancent des éclairs.
– Je te défends de me traiter de menteuse. Tu me fatigues, à la fin.
– Tu ne disais pas ça quand tu recevais mes cadeaux.
– Je ne t’ai pas forcé à me les donner. Si tu veux, je te les rendrai.
– Tu es donc si mordue pour cet étranger suspect ?
– En quoi est-il suspect ?
– Il n’est pas tombé du ciel et son séjour à Prékéto m’intrigue. C’est peut-
être un criminel en fuite.
– Ça m’est égal.
Pour mettre fin à l’entretien, Myriam se lève, ajuste son pagne sur
l’épaule et rentre dans sa case.
– J’ai compris, lance Idriss, d’un ton grinçant. On se reverra, je te le
promets.
Il s’éloigne en serrant les dents. La jalousie vient de lui griffer le cœur.
Myriam aussi est mécontente de sa journée. Elle a été bafouée par l’un de
ses amoureux et insultée par l’autre.
Pour la première fois depuis son arrivée à Prékéto Tchè, Kissa, et non sa
sœur, apporte à Trabi son repas. Ce coup de grâce lui fait perdre l’espoir
d’une prochaine réconciliation. « On me met en quarantaine, se dit-il. Tant
pis ! Je l’ai bien cherché. » Il touche à peine au plat et se recouche. Tenaillé
par son désir, il se dit qu’il pourrait s’adresser à une autre femme du village,
moins difficile que Myriam. Il a bien remarqué des jeunes filles qui
l’observent avec sympathie et à qui il aimerait faire des propositions. Mais,
par prudence, il renonce à des aventures qui pourraient lui attirer des
complications avec les villageois.
Le lendemain, il est réveillé par le remue-ménage du départ pour la
chasse. Des garçons excités s’interpellent dans la cour. Les chiens jappent
d’impatience. La couche vide de son petit compagnon toujours matinal
ramène Trabi à la réalité. Mais, brûlante comme une plaie vive, la pensée de
Myriam surgit en lui. « Viendra-t-elle me soigner comme d’habitude ? se
demande-t-il. Ah ! pour oublier tout cela, comme j’aimerais me mêler à la
cohue des chasseurs, m’en aller à l’aventure ! Quelle drôle de journée
passerai-je dans un village à moitié vide ? »
La recherche d’un dérivatif pousse Trabi à s’installer devant la porte. La
chasse n’évoque en lui que de vagues idées, réminiscences de lectures
scolaires : feux de brousse, gaillards brandissant des lances ou des fusils à
pierre, courses endiablées à la poursuite du gibier. Jamais il n’aurait
imaginé spectacle pareil à celui-ci.
Les chasseurs sont accoutrés de vêtements insolites achetés auprès des
fripiers qui colportent leurs ballots de marché en marché : pull-overs,
tuniques, vestes de laine trouées par les mites, imperméables épais comme
des cirés ; calots, casquettes d’officiers de marine provenant des surplus
américains, bonnets d’astrakan à rabats fourrés. Tout cela forme des
ensembles disparates, extravagants, ridicules, agrémentés de toutes sortes
de gris-gris.
Rapiécé de toutes parts, le pantalon de Boulga laisse pourtant voir son
genou gauche et le mollet de sa jambe droite. Le bras ceint d’un talisman
protecteur, Boni est sobrement vêtu d’un gilet de coton fendu sur les côtés.
A sa ceinture, pendent deux fioles de potion contre les morsures des
serpents, les blessures des flèches empoisonnées, les coupures des graviers
de quartz aux arêtes aiguës. Idriss, mince, vigoureux comme une liane,
souffle dans une corne de buffle et fait s’envoler bruyamment les tisserins.
Trois cauris décorent son cache-sexe sur lequel sont cousues des lanières de
peaux de serpent.
Les chasseurs adultes sont équipés d’arcs, de couteaux de jet, de bâtons
plombés, les garçons de lance-pierres, de petites sagaies. Quelques-uns
portent des bourses de toile contenant les provisions pour tromper la faim.
Des chiens de tous pelages, amaigris à dessein pour la chasse, certains
élancés comme des lévriers, tirent sur leurs laisses, aboient pour hâter le
départ. Enfin, le sonneur de corne donne le signal. La troupe s’ébranle dans
une rumeur de piétinements, de cris, de plaisanteries.
Trabi ne résiste pas à l’envie de les suivre un moment. Lorsqu’il atteint
les limites de la concession villageoise, les chasseurs ont disparu, cachés
par des nuages de poussière. Lentement, avec une pointe de nostalgie, il
s’en revient vers sa case.
Dès l’entrée, il voit sur la petite table la terrine de bouillie et une
calebasse contenant une poudre jaune safran. « C’est sans doute de la
poudre de néré, se dit-il. A l’évidence, la personne qui les y a déposées ne
voulait pas me rencontrer. Elle a donc profité de ma brève absence. La mère
de Myriam est certainement informée de l’incident survenu. Qu’en pense-t-
elle ? » se demande Trabi. Pour en avoir le cœur net, il se rend à la cuisine.
De loin, il aperçoit Myriam. A son approche, elle se lève, rentre dans la
case. Trabi aborde Ya Baké occupée à chauffer de l’eau, la salue avec
déférence. La mine inexpressive, elle demande des nouvelles de sa santé
puis se penche sur le réchaud de terre cuite, y fourre une brassée de tiges de
mil qui flambe aussitôt.
– Excuse-moi, Ya Baké, si je t’ai fait de la peine.
– Que veux-tu dire ?
– On dirait que tu es fâchée contre moi.
La vieille redresse la tête, et lui dit lentement :
– Si tu piétines ton frère et que tu as mal parce qu’il souffre, ça le
console, mais c’est lorsqu’on ne regarde pas devant soi en marchant qu’on
risque de faire mal aux autres ou de tomber. Le coureur à pied ne peut
dépasser les limites de la terre.
Trabi est sidéré par cette leçon. Avec des allusions transparentes, elle
vient de lui indiquer le comportement qu’il aurait dû avoir. Elle a dit avec
finesse et fermeté ce que le fougueux Boni lui avait vertement craché.
– Je te remercie, Ya Baké, dit-il simplement.
La vieille femme détourne les yeux et continue son travail.
Trabi n’ose plus parler de Myriam. Il s’est lui-même mis au ban de la
famille Yériba. Il regagne sa demeure avec la conscience de celui qui paie
trop chèrement une faute bénigne. Il a perdu le prestige qui l’auréolait
lorsqu’on l’a fêté comme le guérisseur de Boussa. Hier, la joie et le
triomphe ; aujourd’hui, la peine et la honte. Ainsi vont les jours, ainsi va la
vie. « Mais, trêve de pessimisme, se raisonne-t-il en s’asseyant. Ne
dramatisons pas une brouille passagère. » Il tire à lui la table, déjeune, se
couche.
Il entend des coups de pilon isolés, des cris de fillettes, les voix de
commères se parlant d’une cour à l’autre. Il dort jusqu’à la fin de la
matinée. Toujours en quête de solitude, il sort du village par un sentier
différent de celui du vallon. Installé en plein milieu du ciel, le soleil tape
dur. Trabi fait des haltes fréquentes. Il parvient déjà à poser à plat son pied
désenflé, mais souffre encore lorsqu’il appuie le talon contre le sol. L’air vif
lui donne envie de respirer à fond. Pour se dérouiller les muscles, il décide
de s’entraîner tous les matins dans sa chambre. Tiens ! il exécutera des
« katas » de karaté. Quel excellent moyen de faire travailler le corps de
façon harmonieuse ! Il insistera sur les techniques de main, ménagera son
pied blessé.
Le piaulement d’un oiseau de proie filant vers le nord lui fait lever les
yeux. Le paysage dénudé ne l’engage pas à poursuivre son chemin.
D’énormes dômes de granit masquent l’horizon. Au-delà, sans doute, la
chasse bat son plein. Des rapaces tournoient dans le ciel. Un milan au vol
souverain guette le trottinement affolé des rongeurs et des reptiles que le feu
met en déroute. Trabi imagine les herbes blondes dévorées par les flammes
crépitantes, la panique des lièvres débusqués, des perdrix surprises dans
leurs gîtes.
Tournant son regard vers la gauche, il découvre la splendeur d’un
kapokier bombax, somptueusement paré, de la base à la cime, de fleurs
rouge incarnat. Il le contemple longuement, et sourit, pour la première fois
depuis des heures, comme si l’énorme bouquet incandescent qui frissonne
au vent lui annonçait l’espoir et la joie. Sous le charme de l’éblouissement
imprimé sur sa rétine, il s’en revient vers le village accablé de soleil.
Aucune ombre sous les auvents des cases, au pied des greniers, sous les
arbres aux ramures dégarnies. Inlassables, des pintades cacabent, des poules
caquettent aux alentours de leurs pondoirs.
CHAPITRE 6
Trabi évite la cour des Yériba, parvient chez Boussa qu’il trouve devisant
avec son frère Séra et l’oncle Sadi. Tous deux l’accueillent comme un hôte
de marque. Il refuse la chaise longue du vieux, se contente d’un tabouret.
– Pourquoi est-ce que tu n’es pas allé à la chasse ? demande-t-il à Séra.
– Mes jarrets ne sont plus solides, se plaint celui-ci d’un ton
mélancolique.
– Seuls quelques anciens connaissent encore le secret d’une vigueur
durable, plaisante Boussa. Même leurs femmes l’admettent volontiers.
Qu’on nous serve de la bonne bière !
Comme si elle n’attendait que cet ordre, une jeune femme apporte
aussitôt une gourde aux flancs humides et s’agenouille pour servir. Trabi
veut l’arrêter. En vain. Elle ne comprend pas pourquoi il faut déroger à une
étiquette séculaire. Juste à ce moment, arrive Sadi, l’oncle de Kissa. Trabi
avale d’un trait la bière épaisse, éructe, pose le verre que la femme remplit
de nouveau. Il ne proteste pas.
– Noble étranger, est-ce que tu t’intéresses à la chasse ? demande Boussa.
– Je n’y ai jamais participé, avoue Trabi.
– Celle de ce jour annonce la traditionnelle rencontre de lutte entre nos
villages jumeaux, explique Séra. Après-demain, aura lieu la dernière séance
d’entraînement.
– De quoi s’agit-il ? demande Trabi.
– Si la chasse permet à nos hommes de courir, de sauter, de rivaliser
d’adresse, si la danse assouplit leurs corps, seule la lutte développe leur
combativité.
– Précise qu’on pratique deux sortes de lutte, suggère Boussa. La
première prépare nos jeunes à la compétition annuelle qui les oppose à ceux
de Prékéto Bé ; la seconde se déroule le jour de la fête de l’igname.
– C’est ça, approuve Séra. La fête de l’igname consiste à offrir les
prémices de nos récoltes aux esprits protecteurs des champs. Avant cela,
personne n’a le droit de manger la nouvelle igname, sous peine de se voir
décrié, dénoncé comme un sacrilège, un ennemi de la production
villageoise. Les lutteurs opèrent par classes d’âge, de dix à vingt ans, en se
défiant et en s’éliminant au fur et à mesure. On considère les vainqueurs
comme des héros qu’on admire et qu’on respecte.
– La lutte de la grande tradition est plus spectaculaire, affirme Sadi.
– Quelle tradition ? demande Trabi.
Sadi et Séra se taisent comme si le privilège de parler du lointain passé
revenait au plus âgé. Boussa se racle la gorge, montre ses gencives aux
dents clairsemées.
– Sache, noble étranger, commence-t-il, que dans les premiers temps de
l’histoire de notre peuple, deux frères jumeaux, Préké le grand et Préké le
petit, ainsi nommés à cause de leurs tailles dissemblables, conduisirent nos
ancêtres dans ces parages et fondèrent deux villages voisins de part et
d’autre du vallon.
« La découverte du vallon leur parut providentielle, comme un
emplacement choisi par le destin et vers lequel les divinités tutélaires les
avaient conduits. Même aujourd’hui ce vallon est le trait d’union des deux
villages. N’est-ce pas là que toi-même, tu t’es abrité avant d’entrer à
Prékéto Tchè ? Excuse ma digression.
« Préké l’aîné et Préké le cadet donnèrent leur nom au marigot et
appelèrent leur village Prékéto, ce qui signifie « au bord du Préké ». Ils les
distinguaient alors par leur position à l’amont ou à l’aval du marigot. Mais
une brouille survint à propos des limites de leurs territoires respectifs et de
questions de préséance. Le premier sorti du ventre maternel, qui était le plus
petit de taille, se prétendait l’aîné et réclamait en conséquence des
privilèges que lui déniait le second. Leur discorde dura longtemps et
affaiblit les communautés. Finalement, les anciens décidèrent qu’une demi-
lune avant les travaux agricoles, les jeunes gens des deux villages
s’affronteraient en bataille rangée, à mains nues. Les vaincus travailleraient
gratuitement pendant vingt et un jours dans les champs des vainqueurs et
leur livreraient la dixième partie de leurs récoltes. De plus, à l’issue de la
compétition, le village qui aurait triomphé prendrait le nom de Prékéto Bé,
c’est-à-dire le grand, et l’autre celui de Prékéto Tchè, le petit, pour prouver
que seuls le travail, la lutte, et non les droits de naissance confèrent la
véritable supériorité.
– Cette tradition existe-t-elle toujours ? demande Trabi.
– Bien sûr, répond Boussa, car elle a son bon côté. Jadis, les jeunes
Prékétois étaient toujours prêts à repousser les attaques des ennemis.
N’oublie pas que nous sommes dans une région frontalière exposée aux
agressions. Aujourd’hui, les avantages matériels étant un appât alléchant,
les vainqueurs demeurent vigilants et les vaincus se préparent sans répit à
prendre leur revanche. Au temps où les Blancs commandaient chez nous, ils
n’y voyaient qu’une banale compétition sportive et ne trouvaient donc rien
à redire. En effet, des gens non avertis ne peuvent deviner que nous
respectons toujours les exigences de la coutume. C’est une question
d’honneur, un pacte secret que nos deux villages exécutent fidèlement.
– C’est regrettable que cette opposition séculaire subsiste alors que la
révolution s’efforce de vous unir, dit Trabi.
– Cette tradition maintient en effet une sourde rivalité entre nous, admet
Boussa.
– J’en sais quelque chose, approuve Sadi. Ma nièce Myriam en a pâti.
– Qu’est-ce qu’elle vient faire dans cette histoire de grande tradition ?
demande Trabi.
Sadi marque une pause et reprend la parole.
– Généralement, les habitants des deux villages ne se marient pas entre
eux. Or ma nièce a aimé un homme de Prékéto Bé, justement leur champion
de lutte, donc le principal adversaire à qui nos jeunes, conduits par Boni,
voulaient à tout prix faire mordre la poussière. Cet amour impossible a
résisté aux mises en garde, aux interdits, aux menaces. Mon frère Yériba a
déconseillé l’union. Myriam a préféré laisser le temps régler le différend.
Peu de temps après, son amoureux, victime d’un accident de chasse, a
tragiquement succombé. Myriam en est demeurée inconsolable.
Trabi comprend enfin le secret de la jeune fille.
– Nous avons trop palabré, déclare Boussa. Vous ne buvez plus ? La bière
se réchauffe.
– Quel dommage pour Myriam ! dit Trabi. Permettez-moi de me retirer.
Il s’en va malgré les protestations du vieux chef. En son absence, comme
le matin, son repas a été déposé dans la chambre. « Myriam a raison de me
bouder, se dit-il. Je ne forcerai plus rien. »
Il mange avec appétit et s’allonge pour la sieste.
Le retour des chasseurs est annoncé par les abois des chiens, les cris des
garçons exhibant fièrement les trophées : perdrix et pintades liées par les
pattes, lièvres à l’œil vitreux. Deux hommes portent sur leurs épaules,
suspendu à une branche, un magnifique bubale au poitrail sanglant.
Kissa et Marouk réveillent à grands cris Trabi qui se frotte les yeux. Les
garçons veulent raconter tous à la fois les péripéties de la journée.
– Boni a fléché une antilope en pleine course, dit Kissa ; il est le meilleur
tireur de la région.
– Idriss a poursuivi un lièvre et l’a assommé d’un coup, enchaîne
Marouk.
– Son exploit ne vaut pas celui de Boni.
– A propos, je vais assister à la prochaine séance de lutte, dit Trabi.
– Formidable ! crie Kissa. Tu verras, grand frère, tu verras.
Dehors, deux chiens aboient fortement.
– Hansa m’appelle, dit Marouk. Ah ! grand frère, Kpasso, le chien de
Boni, a mordu celui de Seko. Alors Kissa et Seko se sont battus. Sur un
croc-en-jambe, Kissa est tombé.
– Mais moi je l’ai roué de coups, assure Kissa. Il ne l’oubliera pas de si
tôt.
Trabi lui donne une tape amicale.
– Je t’apprendrai à bien te battre.
– Tu sais lutter, grand frère ?
– Un peu, répond Trabi.
Les jappements des chiens les assourdissent. Les enfants sortent en
continuant de discuter.
Quelque temps après, Trabi va saluer Boni assis devant sa case et le
félicite de ses prouesses.
– Qui t’en a parlé ? demande Boni, en souriant.
– Kissa et Marouk.
– Je me suis bien amusé. Dommage que tu n’aies pu venir avec nous,
compagnon Trabi.
– Je le regrette aussi. Tu es très fort.
– N’exagère pas. Viens boire une calebasse de bière.
– Bien volontiers, accepte Trabi.
Il se réjouit de cette invitation, souhaitant que le climat s’améliore, que
Myriam lui pardonne. Mais elle s’obstine à l’éviter.
Kissa vient s’asseoir à côté de Trabi. Soudain apparaissent dans la cour,
venant vers eux, deux fillettes nues, au corps gris de poussière, l’ombilic en
noyau, les reins ceints d’un rang de verroterie, l’une guidant l’autre.
« Les enfants inventent toutes sortes de jeux », pense Trabi.
Les fillettes parviennent à sa hauteur.
– Que font-elles donc, Kissa ?
– Ce sont les deux filles malades des yeux. La grande n’y voit plus
goutte.
En effet, les pas de l’enfant hésitent, tâtonnent comme ceux d’un
aveugle ; ses paupières enflées ne s’ouvrent plus. De sa main gauche, sa
compagne chasse les mouches de ses propres yeux.
« Quelle misère ! elles vont perdre bientôt la vue, murmure Trabi. Je suis
là à gémir sur mes amours déçues et ces enfants crèvent dans la saleté. »
Kissa prend son assiette vide et s’éloigne. Trabi se concentre pour se
souvenir d’autres recettes utilisables dans la circonstance. Pourquoi ne pas
employer encore l’argile qui a déjà si bien réussi, et aussi l’oignon et le
citron, dont son ami lui a tellement vanté les merveilleuses vertus ?
D’ailleurs, à la naissance des enfants, pour désinfecter leurs yeux et les
rendre brillants, n’y met-on pas du citron ?
Suivi de Kissa, il va informer Boussa de son intention. Le vieux
l’approuve, envoie l’une de ses femmes chercher les petits malades du
village. En attendant, Trabi délaye une pincée d’argile dans un demi-verre
d’eau. Sa réputation jouant, plusieurs enfants arrivent bientôt, accompagnés
de leurs parents.
Trabi instille des gouttes d’eau argileuse légèrement citronnée dans les
yeux des fillettes qui grimaçent et, dans l’oreille suppurante du garçon,
deux gouttes de jus d’oignon frais. A la mère de ce dernier il montre
comment poser un cataplasme d’argile derrière le pavillon. Il invite les
parents à renouveler les soins plusieurs fois par jour. Les intéressés
acquiescent docilement. Feignant une grande assurance, Trabi les exhorte à
bien suivre ses prescriptions. Dès qu’il annonce la fin de la séance,
Kotiagui, qui venait de parler à l’oreille de Séra, se met à presser les
femmes et les enfants.
– Sortez ! Sortez ! Seuls les hommes restent.
Intrigués, les enfants font mine de s’en aller, mais ne s’éloignent pas. Les
femmes les poussent dehors en lançant des plaisanteries.
« Où veut donc en venir ce rusé Kotiagui ? » s’interroge Trabi. Jugeant le
moment opportun, le paysan regarde Séra d’un air malicieux, ôte sa pipe,
s’éclaircit la voix.
– Qu’y a-t-il ? demande Trabi.
– Euh ! entre hommes on parle d’affaires d’hommes. Nous avons vu
comment tu as guéri Boussa, le veinard. Tu viens de t’occuper de nos
bambins. Nous, les hommes, on a aussi des problèmes, de sérieux
problèmes.
– Dis vite ce qu’il y a, l’encourage Sadi.
– Que Séra parle d’abord !
– Eh bien ! voilà, dit Séra en baissant brusquement son pantalon. Chaque
fois que je tousse ou me lève, mon ventre et mes testicules se gonflent
comme si on y soufflait de l’air. Alors j’ai du mal à marcher. Donne-moi un
bon médicament.
Trabi garde le silence, n’ayant aucune idée de ce qu’il faut pour le
soulager.
– Mon mal à moi est invisible, mais plus grave, enchaîne Kotiagui, après
avoir tiré quelques courtes bouffées de sa pipe. Tel que tu me vois, noble
Trabi, âgé seulement de quarante-cinq ans, croirais-tu que je suis incapable
de satisfaire mes femmes plusieurs fois par nuit ? Ma dernière épousée, une
perle de quinze ans, appétissante comme un poulet grillé, me laisse froid.
Ma tête la désire, mais mon ventre fait l’indifférent et la pauvre fille se
désole de ne pas porter d’enfant.
Des rires moqueurs l’interrompent. Trabi s’esclaffe. Que peut-il pour ces
quinquagénaires aux reins surmenés, pris au piège de la polygamie, englués
dans des problèmes insolubles ?
– Kato, pourquoi te moques-tu de moi ? crie Kotiagui, en apostrophant
son voisin à la corpulence fluette. Ne sais-tu pas que si tu te baisses pour
regarder le derrière d’autrui, un autre observe le tien ? Toi aussi, tu as
besoin de remèdes pour redresser ton bâton défaillant, et certains autres que
je connais bien. Pas vrai, Séra ?
Les rires fusent de plus belle. Kato se tient les côtes.
– Ta puissance virile s’envole avec la fumée de ta pipe, dit-il.
– Taisez-vous donc, s’impatiente Sadi. Ami étranger, nous ne sommes
pas complètement éteints, mais nous tenons à rester éveillés ; que nous
conseilles-tu ?
Perplexe, Trabi veut pourtant sauver la face.
– Mangez beaucoup d’oignon et d’ail, recommande-t-il à tout hasard.
« De toute façon, pense-t-il, cela ne leur fera pas de mal. »
Prétextant un peu de fatigue, il refuse la bière que Boussa lui propose et
prend congé.
Une femme en vêtements usés, nommée Assabo, s’approche de lui.
– Bonjour, mon fils, dit-elle, donne-moi de l’argent, s’il te plaît.
Ces gens qui quémandent toujours agacent Trabi. La femme le poursuit
de ses jérémiades. Trabi cherche quelqu’un pour la raisonner et la prier de
le laisser tranquille. Il presse le pas et s’éloigne.
Dans la cour des Yériba, il aperçoit Ya Baké qui le félicite d’avoir soigné
les petits malades.
– Que Dieu te le rende ! ajoute-t-elle.
– Myriam est-elle souffrante ? demande Trabi. Je ne la vois plus.
Ya Baké secoue la tête.
– Oh ! non. Elle est allée ce matin à l’aube, avec son amie Awa, au
marché de Tipani. Elles ne rentreront que ce soir.
– Est-ce loin d’ici ?
– Vingt-quatre kilomètres, aller retour.
– A pied ? Elles sont bien vaillantes.
– Elles en ont l’habitude.
– J’ai causé avec Ba Boussa et Séra, dit Trabi. Il paraît que Prékéto Tchè
et Prékéto Bé s’opposent depuis longtemps. C’est vraiment dommage. J’en
parlerai avec Boni pour que ça ne continue pas. Grâce à la révolution, ça
peut changer.
– Doucement, mon fils. Ne parle pas trop vite de ce que tu ne connais
pas. Cette affaire remonte à la naissance de nos villages. Même la
révolution ne peut la comprendre. Est-ce qu’elle cherche d’ailleurs à
interroger la coutume ? Celui qui tient le bout de la corde ignore ce qui est à
l’autre bout. Il faut qu’il marche pour aller voir ou qu’il tire la corde.
Trabi n’insiste pas et s’en va.
Lorsqu’il revoit Kissa, il lui reproche de ne l’avoir pas informé du
voyage de sa sœur.
– Je n’en savais rien, grand frère. Depuis trois jours, Myriam ne parle
plus beaucoup !
Conscient d’être responsable de cette situation, Trabi garde le silence. Il
aurait pu demander à Myriam de lui acheter des cigarettes. La privation
simultanée de tabac, de whisky et de femme lui paraissait insupportable. Et
pourtant, il n’en meurt pas. Il se dit, résigné, qu’en définitive, rien n’est
intolérable.
Sa pensée revient à l’aventure amoureuse de Myriam. Le bref récit qu’il
en a entendu l’a ému et il désire en savoir plus long. Il va donc revoir Sadi
dans sa case. L’homme au front dégarni l’accueille avec joie, honoré de sa
visite. Au mur pend son sac en peau de singe. Une femme aussi maigre que
Sadi, les mamelles flasques, vient poser un lampion par terre et ressort
discrètement.
– Je voudrais plus de détails sur ce qui s’est passé entre Myriam et cet
homme de Prékéto Bé et savoir comment cela a renforcé l’inimitié entre les
deux villages, dit Trabi.
Sadi hoche la tête. Son visage aux joues creuses s’éclaircit.
« L’étranger manifeste de l’intérêt pour ma nièce, se dit-il. Il vaut mieux
qu’il soit bien informé. »
– Je veux bien te renseigner, accepte-t-il. Myriam a beaucoup souffert.
J’étais son confident. Son ami s’appelait Yaso. Myriam l’avait connu lors
d’une séance de lutte où il s’était brillamment distingué. Il s’éprit de
Myriam et s’arrangeait pour la voir lorsqu’elle se rendait au marché ou au
marigot. Très vite les gens de Prékéto Tchè commencèrent à jaser. Les
rumeurs parvinrent à Boni et à Ya Baké. Myriam, interrogée, répondit qu’il
n’y avait rien de sérieux entre elle et Yaso. On lui déconseilla des relations
qui pourraient compromettre les intérêts du village. Une tentative discrète
des parents de Yaso pour rencontrer Yériba échoua. Cependant Myriam et
son ami continuaient de se fréquenter. Boni la fit surveiller. Un jour, il se
produisit un événement insolite : Myriam disparut.
– Disparut ? s’étonne Trabi. Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle a quitté le
village ?
– Non ! elle a été enlevée et séquestrée dans la concession de Yaso.
– Est-ce qu’elle a été violentée ?
– Je ne pense pas. Elle était plutôt consentante. Elle resta là-bas cinq
jours. Ce fut un grand scandale. Les femmes mariées se déchaînèrent contre
elle. Les jeunes filles admirèrent son courage mais n’osèrent pas déclarer
tout haut leur opinion.
– Myriam a fait cela ? C’était un coup de tête.
– En effet. Elle nous a mis devant le fait accompli. Nous avons connu des
jours d’inquiétude. Yériba alla consulter Chakato pour retrouver sa fille. Le
devin la localisa dans un village voisin. Des jeunes gens, avec Boni et
Idriss, firent le guet autour de Prékéto Bé. Un soir, ils récupérèrent Myriam,
non sans mal d’ailleurs car les autres veillaient. Il y eut des coups, voire des
menaces de mort. L’hostilité s’accrut entre Boni et Yaso puis entre les deux
villages.
« Chakato proposa de faire un gri-gri pour brouiller Myriam et Yaso. Ya
Baké hésita, mais Boni et son père acceptèrent.
« Le guérisseur confectionna donc un charme avec du piment rouge
enveloppé dans une feuille attachée par du fil noir. Idriss alla discrètement
le jeter dans la concession de Yaso. »
– Idriss semble avoir pris une part active dans cette affaire, remarque
Trabi.
Sadi rit bruyamment.
– C’est vrai, ami étranger. Au cours de l’opération de récupération, Idriss
fut le premier à saisir Myriam qui se débattait. Il a semblé découvrir sa
beauté pour la première fois. A partir de ce moment, il commença à la
fréquenter. Il se montra encore plus assidu lorsque survint l’accident.
– L’accident ?
– Oui, celui de Yaso. Une semaine après l’intervention de Chakato, une
battue de chasse fut organisée par les gens de Prékéto Bé. A la poursuite
d’une antilope, Yaso s’était éloigné de ses camarades et avait pénétré dans
un petit bois de néré. Soudain un feulement retentit, une panthère l’attaqua
et lui ouvrit la poitrine à coups de pattes. Les râles du chasseur s’éteignaient
déjà lorsque deux de ses compagnons, Alassa et Touri, le découvrirent. Sur
le chemin du retour, sa bouche se ferma pour toujours. Malgré les
recherches, on ne retrouva jamais cette panthère. Lorsque Idriss commença
à s’intéresser à Myriam, l’on chuchota à Prékéto Tchè que le guérisseur
n’était pas étranger à l’apparition et à la disparition mystérieuse du félin.
Certains prétendirent qu’il avait envoûté Yaso, l’avait attiré dans le bosquet
et s’était transformé en panthère pour l’exécuter afin de laisser la voie libre
à son fils. Les Yériba regrettèrent d’avoir recouru au guérisseur. Ils ne
souhaitaient pas une telle fin à Yaso.
– Quelles inventions ! Vous donnez trop de pouvoir à Chakato.
– En tout cas, ici, c’est ce que beaucoup ont cru. Heureusement qu’à
Prékéto Bé on ne sut pas le rôle qu’il a joué. Le village porta le deuil de son
champion. Myriam ne crut pas que cette mort fût un accident. Elle pleura
comme une veuve, voulut assister aux funérailles ; ses parents refusèrent.
L’émotion la secoua à tel point que deux mois plus tard, elle fit une fausse
couche.
– Ah ! bon, s’exclame Trabi. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je ne sais rien de plus, conclut Sadi.
Les deux hommes gardent un silence embarrassé.
– Tu voulais me parler d’Idriss, rappelle Trabi, au bout d’un moment.
– Oui, oui. Il semble qu’il a été aussi troublé par la mort de Yaso. Il croit
l’avoir, d’une certaine manière, provoquée en jetant le gri-gri. Cependant,
ayant contribué à éliminer Yaso l’indésirable, il s’attendait à être bien reçu
par les Yériba.
– Est-ce qu’il aime vraiment Myriam ?
– Peut-être ! Fils d’un guérisseur réputé, il souhaitait, avec la révolution,
devenir le président du comité local pour avoir plus de prestige. Mais on le
sait impulsif et rancunier. C’est pourquoi le village lui préféra Boni. Idriss
n’obtint que le poste de chargé de la vigilance et de la sécurité. Cependant
ses visées sur Myriam se précisèrent. Ma nièce ne l’a pas repoussé. Elle
accueillait passivement ses avances et ses cadeaux.
– Elle ne sait pas ce qu’elle veut ? demande Trabi. Elle m’a pourtant
donné l’impression d’une personne qui, en cas de désaccord, ne mâche pas
ses mots.
– La mort de Yaso l’a ébranlée. Sans doute les attentions d’Idriss la
réconfortent, mais elle n’a pas oublié le défunt.
– Tu as certainement raison, apprécie Trabi. Myriam a besoin d’être
ménagée et de changer d’idées. Idriss semble ne pas se décourager. Je l’ai
vu plusieurs fois aller saluer Ya Baké.
– Il est malin. Il sait que s’il gagne la vieille, il aura une alliée de poids,
mais Ya Baké ne montre guère d’enthousiasme.
– Idriss doit être jaloux de tous ceux qui s’intéressent à Myriam.
– Est-ce que ce n’est pas normal ? Avant d’avoir atteint le but, l’homme
qui désire une femme est toujours partagé entre la crainte et l’espoir.
La mèche du lampion se met à grésiller. La femme de Sadi apparaît à
l’entrée.
– Il se fait tard, dit Trabi en se levant. Je te remercie beaucoup de tout ce
que tu m’as appris.