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« Car ce que tu fondes en fin de compte, c’est ce vers quoi tu vas

d’abord... ce dont tu t’occupes et rien de plus. Même si tu t’en occupes pour


lutter contre. Je fonde mon ennemi si je lui fais la guerre. Je le forge et je le
durcis. Et si je prétends vainement au nom de la liberté future renforcer ma
contrainte, c’est la contrainte que je fonde. Car on ne biaise pas avec la vie.
On ne trompe point l’arbre : on le fait pousser comme on le dirige. Le reste
n’est que vent de paroles. Et si je prétends sacrifier ma génération pour le
bonheur des générations futures, ce sont les hommes que je sacrifie... Je les
enferme tout simplement dans le malheur. Le reste n’est que vent de
paroles. »

A. de Saint-Exupéry, Citadelle, XVII.


© Éditions Hatier International, 2002.
© Hatier, 1987.

Reproduction interdite sous peine de poursuites judiciaires.

9782747308984 – 1re publication


AVANT-PROPOS
La République du Bokéli n’existe nulle part sur la carte d’Afrique. Aussi,
toute ressemblance des personnages de ce roman avec des gens vivants, des
événements décrits ici avec des situations passées ou actuelles,
proviendrait-elle d’une coïncidence.
Même si des lecteurs prétendent reconnaître dans l’aventure de Trabi des
faits réels ou dans la description de Prékéto les traits de villages africains
qui lui ressemblent, nous les assurons qu’il est vain de chercher à distinguer
dans notre fiction l’information vraie de l’épisode imaginé, de procéder à
des rapprochements, d’établir des similitudes
« C’est au bout de l’ancienne corde qu’il faut tresser la nouvelle », pour
une évolution harmonieuse de la Société, dit la sagesse africaine. Comment
opérer la suture pour que l’unique corde qui reliera les générations les unes
aux autres ne se rompe pas ? Que faire pour que le point de jonction soit
solide comme un nœud ? Et quelles sortes de cordes faut-il tresser ? Ces
questions sont essentielles pour la plupart des peuples africains
De temps en temps surgissent des cordiers qui proposent des réponses
alléchantes. Et les cordes se déploient, admirables et vigoureuses. Puis vient
un moment où elles se tendent, vibrent et menacent de casser. Et pourtant, il
faut qu’on puise de l’eau pour que les hommes qui marchent harassés ne
crèvent pas de soif à l’entrée de la terre promise.

Jean PLIYA
CHAPITRE 1
Sur le boulevard périphérique de la capitale du Bokéli, Trabi, un homme
d’une trentaine d’années, chevauche une motocyclette Kawasaki en
direction de son bureau. Il roule à allure modérée, bercé par les
déhanchements de la machine aux chromes étincelants. L’air frais du matin
le fait frémir d’aise.
Du poing gauche levé il répond au salut d’un compagnon. Avant
d’aborder le dernier tournant, il obéit à l’ordre d’un feu rouge, stoppe net
son engin et continue de tanguer un moment. Il sourit à deux jeunes filles
qui passent, jette un coup d’œil à sa propre image dans les rétroviseurs,
cligne ses petits yeux, lisse sa chevelure impeccablement peignée.
L’invitation du feu vert le surprend. Il démarre avec brio, accélère tout de
suite et s’envole, heureux de vivre, dans une pétarade assourdissante.
Et pourtant, en ces jours, une atmosphère de peur pèse sur la ville de
Dougan. La révolution bokélienne est en marche. Les brigades de sécurité
opèrent dès le crépuscule. Dans les rues barrées par des blocs de pierre et
des troncs d’arbres, des contrôleurs arrêtent les autos, scrutent les visages,
vérifient les identités, questionnent les propriétaires de voitures qui
tressaillent comme des coupables en entendant les piétons jeter à leur
passage : « A bas les capitalistes ! » Les riches se rongent d’inquiétude pour
leurs villas et s’empressent de retirer leurs dépôts des banques. Indigents et
va-nu-pieds, parasites et fainéants se réjouissent à l’annonce d’une société
d’abondance et de justice, souhaitant que l’État abolisse les inégalités
sociales, arrache leurs biens aux possédants et les partage entre les
nécessiteux. Ceux qui s’effraient du bouleversement, espèrent que l’édifice
hâtivement dressé va bientôt s’écrouler. Ils se méfient de tout le monde,
persuadés qu’au Bokéli les gens peuvent capter des phrases anodines et les
rapporter aux autorités comme des propos subversifs.
La soudaine discrétion des uns contraste avec l’exaltation des autres. La
plupart des jeunes cadres, les intellectuels de gauche, militants clandestins
d’hier, triomphateurs d’aujourd’hui, se félicitent d’avoir misé juste en
combattant le colonialisme et l’impérialisme. A son allure dégagée, on
devine que Trabi appartient au camp des vainqueurs. Parvenu à destination,
il gare son engin et s’élance vers son bureau de directeur principal.
Il est ingénieur agronome, mais on l’affecta d’abord comme enseignant
dans un lycée alors qu’il souhaitait travailler à la campagne.
Cependant, il rejoignit son poste sans regimber. Il en profita plutôt pour
endoctriner ses élèves. Le déclenchement de la révolution le libéra de toute
contrainte et il consacra une bonne partie de ses heures de cours à propager
l’idéologie nouvelle. Nommé peu après directeur de société, il regretta de
s’éloigner davantage du monde rural. Mais comme la révolution doit
bouleverser les structures pour tuer le carriérisme et décourager la
corruption, « il faut, se dit Trabi, que le bon militant accepte de faire
n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où ».
D’ailleurs, sa promotion n’est-elle pas la juste reconnaissance de sa
valeur politique et technique ?
En vérité, Trabi sait qu’il la doit surtout à l’appui du « Noyau », cercle de
militants triés sur le volet, partisans inconditionnels de Sa Grandeur le
Président Fioga. C’est son cousin Ayanou, un homme grassouillet, à la
langue agile, manœuvre dans une société d’État, qui lui avait soufflé qu’en
haut lieu on parlait bien de lui et qu’il aurait prochainement une bonne
surprise. En retour, il lui avait demandé, sans vergogne, de l’argent. Peu de
temps après, lorsque la décision fut publiée, Ayanou, le premier, avait couru
le féliciter. Dès lors, il ne se passait pas de semaine sans qu’il ne vînt
papoter chez Trabi. En outre, celui-ci croyait que sa tante, une amie de la
femme du Président Fioga, avait discrètemen plaidé sa cause auprès de son
mari, le puissant ministre des Affaires secrètes. Elle déclarait souvent que
lorsqu’on a un parent sur le pommier, on ne mange pas des pommes vertes.
En prenant ses fonctions, Trabi jura d’agir en défenseur des intérêts du
peuple et se mit à l’œuvre en fonçant comme une locomotive. Il voulait tout
contrôler, menait son personnel avec poigne, s’emportait contre les
opposants et les indolents, repoussait ceux qui lui conseillaient la
modération, se dépensa tellement qu’il fut au bord de la dépression
nerveuse. Il affirmait à tout propos que l’actuel régime est le meilleur et
qu’il ne connaîtra pas de déclin, puisque son guide philosophique, le
victorisme, préconise une méthode d’action qui conduit infailliblement à la
victoire. Aussi Trabi et ses amis ambitionnent ils de bâtir une Société
inédite, sous la ferme direction du Président Fioga dont les militants crient
le nom sur les ondes, dans les rues, les écoles et les marchés, et accrochent
le portrait dans les bureaux et même dans les salons.
Trabi s’est engagé dans le victorisme depuis l’Université. Il s’y était
préparé avec une douzaine de compagnons, dans des cellules organisées
comme des sociétés secrètes. Au Bokéli, ils établirent progressivement un
réseau clandestin, s’infiltrèrent dans les institutions clés, creusant, ainsi que
des termites, des galeries meurtrières.
L’orage révolutionnaire éclata dans un ciel serein, secoua les fondations
vermoulues, dérouta les gens qui ignoraient tout du victorisme et qui
regrettaient maintenant d’avoir sous-estimé l’importance de cette doctrine
planétaire. Les initiés élaborèrent fiévreusement les textes de base qui
engendrèrent du jour au lendemain un État tout neuf dont Trabi se fait le
défenseur zélé. A ceux qui prétendent par exemple que le gouvernement
commet des erreurs économiques, il assène férocement des arguments tirés
des meilleurs théoriciens victoristes. Il approuve sans réserve la violence
qui s’abat sur les réactionnaires et ne se dérobe à aucune exigence de la
révolution.
Mais, de temps en temps, il fait des commentaires désabusés sur les
responsables qui se lèchent déjà les doigts en voulant nourrir le peuple. Un
jour, son ami Djohodo lui reprocha son franc-parler. Trabi s’emporta.
– Tu sais bien que j’ai raison, dit-il. Si les dirigeants vivent dans
l’abondance alors que les masses gémissent dans la pénurie, la discipline du
Parti se relâchera et bientôt les gardiens de prison et les détenus
sympathiseront.
– Tes critiques mettent le régime en danger, l’avertit Djohodo. Le
« Noyau » incarne la volonté de changement du peuple, ne l’oublie pas.
– Je désapprouve ceux qui transforment le « Noyau » en un club de
profiteurs.
– Tu en profites aussi.
– J’en conviens, mais je commence à être gêné. Il faudrait taper sur les
doigts cupides et coudre certaines bouches.
– Toi-même, tu ferais mieux de te taire. L’on a du sang dans le corps et
pourtant la salive est blanche.
– Ayanou m’a dit qu’il connaît une maîtresse du Président Fioga qui
aurait beaucoup d’influence sur notre guide national, ajoute Trabi.
– Méfie-toi d’Ayanou. La vie privée du Président n’a rien à voir avec son
engagement révolutionnaire.
– C’est possible, dit Trabi.

Une fois, son oncle Etinkpon, un homme de petite taille, aux manières
posées, lui donna une bague de cuivre contre les dangers de la vie politique,
les attaques des sorciers, et l’assura que si son véhicule subissait un choc
dangereux ou se renversait, il disparaîtrait et se retrouverait sain et sauf,
loin du lieu de l’accident ; s’il touchait un verre contenant une boisson
empoisonnée, il y verrait un gecko tenant dans sa gueule une plume rouge
de perroquet.
– Le victorisme combat ces pratiques, objecta Trabi.
– En attendant que ton victorisme soit en mesure de te protéger, tue le
serpent qui te menace avec le bâton que tu possèdes.
Et l’oncle lui raconta comment des chefs de service que leurs collègues
jalousaient périrent dans des accidents de la route ou succombèrent à des
maladies provoquées par des employés mécontents, tout simplement parce
qu’ils ne portaient pas la fameuse bague. Il évoqua des faits bizarres que
Trabi décida de vérifier par lui-même.
Son oncle le conduisit d’abord chez un célèbre guérisseur qui mit des
feuilles vertes dans un trou au-dessus duquel il posa une calebasse
contenant de l’eau et un morceau d’igname crue. Dès qu’il prononça une
incantation, l’eau se mit à bouillir et quelques minutes plus tard, l’igname
était cuite à point.
Ensuite, Trabi rencontra une femme enceinte de cinq mois, dont la
grossesse durait depuis trois ans, ne pouvant évoluer jusqu’à terme. Un
guérisseur affirma qu’elle était la victime d’un homme dont elle avait
repoussé les avances. Il lui donna des soins appropriés et, au bout de quatre
mois, elle accoucha.
Enfin, Trabi assista à une expérience déroutante. Un paysan illettré,
tranquillement assis devant sa case, empêcha la pluie de tomber, et peu de
temps après, la déclencha à contre-saison en utilisant la vertu des plantes.
Après avoir pesé le pour et le contre, Trabi admit qu’une bague torsadée
peut avoir des vertus prodigieuses.
L’oncle Etinkpon le conduisit chez le fabricant. A titre d’essai, l’homme
prit un coq, attacha la bague à sa patte, le lia à un fagot de bois, l’arrosa de
pétrole et le fit flamber. Dans les débris de bois calcine on ne retrouva
aucune trace du coq qui fut récupéré vivant, à l’autre bout de la concession.
Ébranlé, Trabi enfila à son doigt la bague noircie et se dit que les gris-gris
ont un caractère scientifique que seuls les dénigreurs de la culture africaine
peuvent contester.
Par la suite, Etinkpon lui proposa les services d’autres guérisseurs. Trabi
freina ses initiatives, craignant de tomber dans un engrenage. Cependant,
cet oncle, serviable et désintéressé, qui fait le lien entre son village et lui,
demeure son principal conseiller.

Le bureau de Trabi est spacieux, tapissé de moquette, meublé de sièges


confortables et d’un réfrigérateur garni de provisions. Des rideaux bleus
atténuent l’éclat de la lumière. A l’entrée du service, un planton salue
poliment Trabi, lui prend sa serviette et le précède pour ouvrir la porte. Au
début, Trabi l’avait repoussé, flairant dans son comportement une habitude
néfaste pour le compagnonnage révolutionnaire. Mais, avec ténacité, le
planton lui avait régulièrement offert son aide lorsqu’il arrivait les bras
chargés de dossiers ou s’attardait à bavarder dans la cour, sa serviette à la
main. Et Trabi avait finalement cédé.
Dès qu’il entre dans son bureau, il met le climatiseur en marche. Il ne
porte que des habits à la mode bokélienne, des chemises de cotonnade
imprimée, aux manches brodées d’arabesques fines, et une chaînette d’or
brille à son cou.
Derrière sa table, contre le mur, des portraits géants des grands
idéologues victoristes encadrent une photographie du chef de l’État
bokélien. Trabi est flatté de la ressemblance que certains trouvent entre sa
barbiche et celle de l’un de ces hommes célèbres. Il l’entretient
soigneusement et rase de près ses joues.
Dans son bureau, le téléphone résonne à une cadence rapide. A dix
heures, on le convoque à une réunion au ministère. Trabi boucle sa serviette
que le planton emporte vers la voiture de fonction. Il s’assied toujours à
côté du chauffeur et l’appelle familièrement « compagnon ».
A la fin de la matinée, revenu dans son bureau, il parcourt le quotidien
national, Le flambeau de la Révolution. En première page, il lit qu’un coup
de filet de la police a permis d’arrêter des ennemis du peuple. Pour en
savoir plus long, il se rend chez son ami Toukpin, inspecteur de police qui
prend l’apéritif en écoutant la radio. Trabi demande un whisky.
– Il paraît que vous avez fait une rafle, lance-t-il.
– Qui t’a dit ça ? s’étonne Toukpin.
– Je l’ai lu dans le journal, mais il n’y avait pas de détails. Qui a-t-on
arrêté ?
– Oh ! De vieux politicards, et aussi des anarcho-syndicalistes, des
usuriers, impliqués dans un complot. La délation nous permet de piquer
beaucoup de suspects. Quelques-uns échappent encore à nos recherches,
mais le filet se resserre autour d’eux. Nous ramassons tous ceux qu’on nous
signale. C’est après l’interrogatoire, bien entendu, que nous distinguons les
agneaux des hyènes.
– Bravo ! approuve Trabi. La justice révolutionnaire ne doit pas couper
les cheveux en quatre. Qui ménage ses ennemis les voit se multiplier.
La sonnerie du portail l’interrompt. Ganvivi, un journaliste de leurs amis,
entre en souriant. A dessein, Toukpin laisse marcher la radio pour couvrir
les voix.
– Comment réagissent ces comploteurs ? demande Trabi.
– Les intellectuels et les étudiants sont des durs à cuire, mais nos agents
savent les mater.
– Ces gauchistes prétendent lutter pour la vraie révolution, dit Trabi en
prenant la cigarette que lui offre son hôte.
– Nous les rééduquons pour obtenir des aveux complets, explique
Toukpin.
– Deux directeurs de société et des professeurs auraient passé la frontière,
dit Ganvivi.
– Leur fuite est un aveu, s’indigne Trabi. Pour nous, ils sont des
criminels. S’ils s’en vont, bon débarras. Plus il en partira, mieux ça vaudra.
– C’est quand même une perte pour le pays, estime Toukpin.
– Tu fais du sentiment, mon cher. Les cadres patriotiques resteront. Il faut
liquider les traîtres.
– La férocité des intellectuels les uns envers les autres m’étonne, dit
Toukpin.
– La violence est indispensable pour que triomphe la cause du peuple
exploité, réplique Trabi en se levant. Les policiers ont besoin d’une
meilleure formation idéologique.
– Tu plaisantes, dit Toukpin, en vidant son verre. La palabre n’est pas
mon fort. Sans idéologie, j’ai toujours bien fait mon boulot. Est-ce qu’on a
demandé notre avis avant de charger le victorisme sur notre tête et de crier
qu’il nous sauvera de tous les malheurs comme un gri-gri puissant, dès
qu’on prononce des incantations ?
– Tu es un réactionnaire, dit Trabi. Ton cas me désespère.
Il regarde sa montre et prend congé de ses amis.

Dans la banlieue Est, il s’arrête devant une maison aux murs non
blanchis. Son arrivée est saluée par une bande de garçons qui acclament sa
moto : « Kawasaki ! Kawasaki ! » Trabi klaxonne trois fois et pose l’engin
sur son support.
Il pénètre dans l’étroite cour au milieu de laquelle se dresse la margelle
d’un puits. A droite, à gauche, des bâtiments divisés en logements standard,
comprenant deux pièces exiguës. Des postes de radio braillent. On voit des
couples attablés, un homme couché à même le ciment, ventre à l’air, bouche
entrouverte. Trabi dérange des poules qui picorent le sable, fait se lever une
nuée de mouches.
Dans le fond de la maison, il frappe à la porte d’un appartement. Une
jeune fille apparaît en jeans et soutien-gorge.
Deux boucles créoles larges comme des cerceaux cliquettent à ses
oreilles.
– Te voilà, toi ? interroge-t-elle en invitant du geste Trabi à entrer. Tu te
fais attendre, directeur principal.
– Ne te fâche pas, chérie, dit Trabi.
– C’est « chérie » que tu m’appelles maintenant ? Depuis quand est-ce
que tu parles comme les bourgeois ?
– Allons ! Je te taquine. Nous sommes compagnons de lutte et
compagnons de lit, n’est-ce pas ?
– Je préfère ça !
Trabi s’assied et la prend par la taille.
– Attends un peu, dit-elle en s’échappant d’une démarche ondulante.
Ils s’étaient connus six mois plus tôt. Caroline attendait le car, adossée au
tronc d’un cocotier, dans la claire lumière du matin ensoleillé. Son pantalon
mauve, son tee-shirt blanc que tendaient ses seins hémisphériques attiraient
les regards comme une enseigne. Trabi s’était arrêté et lui avait demandé où
elle allait. Elle l’inspecta des pieds à la tête, le trouva bien charpenté,
finement musclé. Séduite par son allure sportive, éblouie par la pimpante
moto nickelée, rouge et blanche, elle sourit.
– Je vais à l’Université.
– Je peux vous conduire au bout du monde, mademoiselle.
– Merci.
Elle enfourcha la moto et s’installa solidement. Pour l’éblouir, Trabi
démarra en trombe, enclencha rapidement la troisième vitesse, virait dans
les courbes sans ralentir. Elle se serra contre lui, le ceintura du bras gauche.
La pression élastique de ses seins le galvanisa et il poussa son moteur à
fond.
Pendant deux semaines, Trabi fit à Caroline une cour ardente. Elle
militait dans le détachement des étudiants victoristes qui revendiquaient
pour les femmes le droit de vivre librement. Elle croyait à l’égalité des
sexes et taxait la morale bourgeoise d’asservissante et d’hypocrite.
Ils se fréquentèrent assidûment. Bientôt, Caroline commença à passer les
nuits chez Trabi. Les après-midi où elle n’avait pas cours, il venait déjeuner
chez elle.
Dans un angle de la pièce, vrombit un ventilateur. Sur la table, un
réveille-matin égrène son tic-tac allègre. Le couvert est mis. Ils déjeunent
rapidement. Trabi complimente Caroline, s’allonge dans le fauteuil tandis
qu’elle débarrasse la table, entasse la vaisselle dans une cuvette émaillée, va
puiser un seau d’eau qu’elle porte à la salle de bain. Revenue dans sa
chambre à coucher, elle enlève son pantalon, libère ses seins, s’assied au
bord du lit, s’évente de la main, s’essuie du coin d’un pagne. Trabi
débranche le ventilateur et va l’installer, le flux d’air dirigé vers le lit.
Les rencontres chez Caroline se déroulent selon le même scénario :
détente après le repas, prélude avec des caresses qui laissent Caroline
fondante comme du sucre mouillé. Lorsque Trabi la dévêt de son ultime
voile, elle en a à peine conscience. Les ébats se donnent libre cours, sans
crainte que des échos parviennent à des voisins indiscrets.
Étreintes hâtives mais fougueuses. Les mains se serrent, se pressent, se
nouent, se dénouent, et, comme ensorcelées, se multipliant pour être partout
à la fois, enfièvrent le corps entier. Chacun prend tour à tour l’initiative et
s’offre volontiers aux prises du partenaire. Et c’est la fulgurante ascension,
le paroxysme, l’explosion des sens libérés. Le couple s’effondre, corps
apaisés, moites de sueur, dans un désordre de draps arrachés, de membres à
peine délacés.
Trabi se lève le premier, dispos, plein d’entrain, se douche, s’habille en
sifflotant, réveille Caroline qui s’étire, lui reproche de partir trop tôt, lui fait
promettre de revenir le lendemain. Cette liaison ne pose à Trabi aucun
problème. Il n’a ni promis mariage ni juré fidélité. Il s’écarte des femmes
qui ne peuvent fréquenter un homme sans rêver de contrat de mariage.
De son côté, Caroline s’en donne à cœur joie sans pour autant négliger
ses études. Leur entente se maintient au beau fixe. Trabi souhaite la voir
durer jusqu’à ce qu’il se fatigue d’elle ou tombe sur une fille plus
intéressante.
A seize heures, il revient à son bureau, commence la rédaction d’un
rapport qu’il interrompt pour téléphoner à Djohodo. La standardiste
l’informe que son ami assiste depuis le matin à une réunion au palais du
peuple. « Il s’agit sans doute d’une réunion extraordinaire du Grand
Conseil, se dit Trabi. Quel en est l’objet ? » se demande-t-il en reposant le
combiné.
La veille, à l’issue d’une séance tenue à huis clos, aucun communiqué
n’avait été publié. Pour savoir de quoi il retourne, Trabi téléphone à un
autre compagnon qui lui répond évasivement. Il ira tout à l’heure tirer les
vers du nez à son cousin Ayanou.
Trabi pense qu’on a eu raison de supprimer la presse réactionnaire aux
opinions multiples, tendancieuses, contradictoires. Cependant, comme tous
les Bokéliens, il est avide d’informations originales.
Désormais, au Bokéli, les échanges de bouche à oreille prennent une
importance considérable, transformant une insignifiante nouvelle divulguée
de proche en proche en une rumeur impressionnante comme un raz de
marée.
Est-ce la réduction officielle des moyens d’information qui donne ce
regain de vitalité au réseau occulte de l’opinion publique et pousse les gens
à écouter les radios étrangères, à lire des tracts subversifs en dépit des
menaces qui pèsent sur les délinquants ?
De toute façon, comme Trabi l’a remarqué, la quête d’informations tient
une grande place dans la vie des Bokéliens. Certains se promènent dans la
rue, leur radio en bandoulière ou accrochée au guidon de leur vélo. On
raconte qu’un paysan, humilié par son voisin qui refusait de lui laisser
écouter sa radio, s’estima si comblé, le jour où un ami lui en offrit une, qu’il
ordonna à ses enfants de mettre dans son cercueil, à sa mort, le poste garni
de piles neuves.
Trabi reconnaît qu’il n’échappe pas à cette manie. Ses tentatives
infructueuses pour joindre son ami Djohodo exacerbent son désir de savoir.
En attendant, il se sert un verre de bière et songe à Caroline, à leur
merveilleux après-midi, se remémore avec un élan de désir ses postures
lascives.
Trabi n’a pas bien digéré son déjeuner. Il a envie d’un whisky. De temps
à autre, il se rend compte que la vie qu’il mène, buvant ici, fumant là, ne lui
permet pas de se maintenir en forme. « Je devrais reprendre mon
entraînement pour ne pas perdre le bénéfice de mes années d’apprentissage
de judo et de karaté », se dit-il.
Peu après dix-neuf heures, estimant que ses compagnons du Grand
Conseil ont achevé leur réunion, il s’arrache au confort de son bureau,
sourit à la vue de son engin. Il lui a coûté ses économies de jeune
fonctionnaire, mais il ne le regrette pas. Une Kawasaki Z 250 vaut bien
quelques sacrifices.
Le traitement de Trabi suffit juste à ses besoins. Dès son retour au pays,
des oncles et des cousins s’étaient abattus sur lui comme des rapaces pour
vivre à ses crochets. Il s’y était opposé, avait fait la leçon aux solliciteurs,
les avait congédiés les uns après les autres. Les parents le jugèrent égoïste
et ingrat. Comme seule concession, il accepta d’accomplir des démarches
auprès de ses amis du « Noyau » pour faire embaucher deux de ses cousins.
Il obtint satisfaction avec facilité malgré la concurrence sévère. Ses cousins
furent engagés aux dépens d’autres candidats mieux qualifiés.
Trabi pousse la motocyclette en avant ; la béquille se relève avec un bruit
sec. Il actionne d’un coup de pied énergique la pédale du kick. Le moteur
s’allume immédiatement avec un ronflement régulier et profond. La rue est
presque déserte. Dans quelques minutes, Trabi sera chez lui.
CHAPITRE 2
Au centre de la ville, sur le bitume encombré, Trabi garde le pied
constamment près de la pédale de frein. De loin en loin, lui parviennent les
odeurs des brochettes de mouton ou des sauces que réchauffent les
vendeuses installées sous les baraques des restaurants. Les lampes à pétrole
forment une perspective de guirlandes pointillées d’étoiles que le vent fait
frissonner. Trabi se souvient qu’à la saison des premières récoltes, il aime
s’arrêter pour acheter du maïs frais. La marchande évente les épis placés sur
le gril pour en hâter la cuisson. Les braises crépitent, libèrent un feu
d’artifice d’étincelles dansantes. Trabi choisit un maïs tendre, le fait saler et
le grignote avec la virtuosité d’un joueur d’harmonica.
D’instinct, il donne un coup de guidon à gauche : deux écoliers
traversaient la chaussée. Énervé, il accélère. Cinq cents mètres plus loin, il
freine brusquement. Un homme s’avance à sa rencontre. Le moteur cale.
Trabi apostrophe le piéton : « Toi, tu ne vois pas ? Ou bien ta tête est
dérangée ? » Ebloui par le phare, l’homme se protège les yeux de la main et
dit d’une voix calme :
– Arrête-toi !
– Djohodo ! s’écrie Trabi. Qu’est-ce que tu fais là ? Où est ta voiture ?
– Tout près d’ici.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je t’attendais.
– Dans la rue ? Allons chez moi.
– N’y va pas. Tu es en danger.
– En danger ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Trabi descend, traîne sa moto hors de la chaussée en se demandant ce qui
trouble à ce point Djohodo.
– Que se passe-t-il ? De quel danger parles-tu ?
– N’élève pas la voix. Devant ta maison, des hommes armés attendent
pour t’arrêter.
– M’arrêter, moi, Trabi ? Qui a donné cet ordre ?
– Je comprends ta réaction, mais tu ferais mieux de venir tout de suite
chez moi.
Trabi remet sa moto en marche, fait demi-tour, l’esprit agité. Que lui
reproche-t-on ? Qui peut lui reprocher quelque chose à lui, un membre du
« Noyau » ? « Si le Président Fioga est informé, se dit-il, il m’aidera
sûrement et ne laissera par porter contre moi de fausses accusations. Mais je
crois plutôt qu’il s’agit là d’une plaisanterie. Je ne dois pas céder à la
panique. » Devant la maison de son ami, il attend un moment. « Djohodo a
certainement voulu me jouer un mauvais tour, se dit-il. Parole de Trabi ! Je
le lui revaudrai. D’ailleurs, le voici. »
Djohodo descend, inspecte les environs, fait signe à Trabi de s’approcher,
l’introduit dans une chambre attenante au salon. Ces précautions ravivent
l’inquiétude de Trabi.
– Eh bien ! dit-il. Est-ce une blague ? Qu’est-ce qu’on me reproche ?
– Je ne sais pas, répond Djohodo. Toute la journée, j’ai tenté de te
joindre.
– Qui a donné l’ordre de me faire arrêter ? Pourquoi ?
– Le Conseil a discuté d’une question touchant la sécurité de l’État. Il
s’agit d’un complot, une sale affaire, paraît-il.
– Quelle affaire ?
– Je n’ai pas de précisions. Quand j’ai appris que ton nom figurait sur la
liste des suspects, j’ai refusé de le croire ; mais j’ai dû me rendre à
l’évidence. La police a reçu l’ordre d’agir dès cette nuit. Je viens de
constater qu’elle est passée à l’action.
– Est-ce un règlement de compte ? Est-ce qu’on traite de la sorte un
soutien actif du régime ? s’indigne Trabi.
– Pense plutôt à ce que tu vas faire maintenant, dit Djohodo.
– Ma tante peut m’obtenir une audience auprès du chef de l’État.
– C’est imprudent. Qu’est-ce que tu répondras si on te demande qui t’a
informé de la décision du Grand Conseil ?
– Ordonner qu’on m’arrête, c’est me croire coupable. Que me conseilles-
tu, Djohodo ?
– Si tu veux m’écouter, cache-toi vite. Le Président Fioga paraissait très
déçu par l’ingratitude des comploteurs.
– De quoi m’accuse-t-on à la fin ? Si on accorde d’emblée du crédit à de
faux rapports, on peut aussi bien inventer des preuves contre moi ou me
torturer.
– Eh ! Tu as une piètre opinion de la justice nouvelle, remarque Djohodo.
– Pense ce que tu veux, rétorque Trabi. Je vais avertir ma mère.
– La police doit te guetter dans les lieux que tu fréquentes
habituellement.
– J’aimerais aussi revoir Caroline.
– Je ne te reconnais pas, Trabi. N’est-ce pas toi-même qui dis que le mot
« amour » est absent du vocabulaire révolutionnaire ? Laisse tomber cette
femme et tâche d’échapper au traquenard.
– Bon, je vais me cacher, se résigne Trabi.
– Il n’y a pas de retraite sûre pour toi au Bokéli.
– Tu penses que je dois m’enfuir, m’exiler ?
Djohodo garde le silence.
– Par où fuir ? demande Trabi. Avec quels moyens ?
– J’ai une idée, dit Djohodo. Actuellement, la surveillance est renforcée
aux frontières, mais il y a des chemins connus des contrebandiers. L’un des
plus sûrs conduirait vers le Gotal, dans le nord-ouest du Bokéli, près d’un
village nommé Prékéto. Je ne garantis pas le renseignement.
– Peu importe ! Une piste incertaine vaut mieux qu’une impasse. Où est
ce fameux village ?
– J’ai une carte routière.
Djohodo fouille hâtivement sur une table voisine, prend une carte usée et
la déplie.
– Ah ! j’ai trouvé, s’écrie Djohodo, au bout d’un moment.
– En effet ! Prékéto ! lit Trabi, fasciné par ce point minuscule proche de
la ligne barbelée de la frontière, à cinq cents kilomètres environ à vol
d’oiseau. Grâce à ma Kawasaki, je m’en tirerai. Prékéto ! répète-t-il encore.
– Si tu t’en vas tout de suite, tu as des chances de réussir, l’encourage
Djohodo. Pour te dépanner, voici un peu d’argent et deux paquets de
biscuits. Attends, il ne faut pas que ma femme te voie. Eh ! ne fais pas cette
tête. Souviens-toi, tu as déjoué les embûches des néocolonialistes. Cette fois
encore, tu gagneras.
– C’est possible, dit Trabi, d’un ton las. Les coups des compagnons de
lutte me désemparent. Est-ce qu’on peut m’arrêter sans preuves, sans
m’avoir entendu ?
– Il se fait tard, Trabi. Pars avant que l’alerte ne soit donnée. Reste sur tes
gardes. Si tu peux, donne-moi de tes nouvelles, discrètement, bien entendu.
– Djohodo, je ne veux pas déserter, me mettre moi-même au ban de notre
Parti révolutionnaire, abandonner la cause sacrée du peuple.
– Fais gaffe, Trabi, sinon bientôt tu ne pourras plus disserter ni sur la
révolution ni sur le sort des masses. Moi aussi, je risque gros en t’aidant.
Allons, viens !
– Tu as raison, dit Trabi. Je ne dois pas te compromettre ni espérer de la
compréhension. De tous les compagnons informés ne s’en est-il trouvé
aucun pour plaider ma cause ? Sans doute, j’en demande trop. Ils risquent
de graves ennuis en s’occupant d’un traître, n’est-ce pas ?
– Qu’est-ce que tu espères encore ? Si tu ne veux pas sauver ta peau,
rentre tranquillement chez toi et n’en parlons plus.
– Ne le prends pas sur ce ton, dit Trabi.
– Même le chef de l’Etat ne peut rien pour toi, insiste Djohodo. Il agit
certainement dans l’intérêt supérieur de la Révolution.
– Bon, bon, l’interrompt Trabi en se levant ; c’est avec de tels arguments
que la révolution dévore ses propres enfants.
Il prend la carte et les deux paquets de biscuits. Djohodo passe devant,
entrebâille la porte, invite Trabi à sortir. Dehors, il l’embrasse et lui
souhaite bonne chance.
Une fois seul, Trabi se ressaisit, incapable de croire que ses appuis
habituels peuvent le lâcher d’un seul coup. « Djohodo a fait son devoir
d’ami, pense-t-il, mais je le trouve un peu expéditif. Je vais encore tenter
des démarches. Malgré la rigueur des principes victoristes, je sais que les
situations les plus inextricables se dénouent facilement. »
Trabi se rend d’abord chez Ayanou qu’il trouve dans un bar voisin de sa
maison, attablé devant un poulet rôti.
– Bonsoir, mon Directeur principal, dit le cousin aux yeux fureteurs. Fais
comme moi.
– Merci, je suis pressé.
– Veux-tu prendre de la bière ? J’allais justement te voir.
– Ah ! bon ! s’étonne Trabi. Y a-t-il quelque chose ?
– Il y a toujours quelque chose. Je suis allé chez l’oncle Etinkpon.
– Pourquoi ?
Ayanou hésite, jette un coup d’œil alentour.
– Va m’attendre dehors, dit-il en baissant la voix.
Interloqué, Trabi sort en grommelant :
– Ce va-nu-pieds ose me traiter de haut. Il me paiera cette insolence.
Ayanou se lèche les doigts, se lave les mains, vide sa bouteille de bière.
– Pourquoi as-tu été voir l’oncle Etinkpon ? lui demande Trabi, dès qu’il
le rejoint.
– Il y a des rumeurs à ton sujet.
– Moi ?
– Oui, on parle d’un complot. Ces jours-ci, sache qui tu vas fréquenter.
Ça chauffe.
– Qu’as-tu appris ?
– C’est demain que je saurai tout. Beaucoup de gens vont être arrêtés.
– Qui, exactement ?
– Ah ! ça !... En tout cas, si tu veux suivre mes conseils, rentre chez toi et
ne sors plus cette nuit.
– Qu’as-tu dit à mon oncle ?
– Oh ! rien ; je lui ai demandé s’il t’a vu.
Trabi a l’impression que son cousin ne joue pas franc jeu. « Djohodo a eu
raison de me mettre en garde, pense-t-il. Et dire que je voulais demander
son intervention auprès de la prétendue maîtresse du Président Fioga. »
– Tu sais que si j’apprends quelque chose, tu seras le premier informé, dit
Ayanou.
– C’est bon ! Je m’en vais.
– Compte sur moi. Je me renseignerai et tu me verras demain à la
première heure.
Décidé à éclaircir l’énigme, Trabi se rend chez son oncle Etinkpon.
– Tu as de la chance, dit celui-ci en l’apercevant. Nos pieds se sont bien
rencontrés.
– Est-ce que tu as vu Ayanou ? demande Trabi.
– Il est passé par ici, en début de soirée. Il te fait dire de rester vigilant.
– Qu’est-ce que ça signifie ?
– Il paraît que l’on a découvert un complot. Ayanou n’a pas dit que tu es
menacé, mais il croit que tu critiques le régime.
– Quel faux jeton ! explose Trabi. Je suis sûr qu’il a flairé ma disgrâce et
qu’il m’évite.
– Est-ce qu’on te recherche ? demande Etinkpon.
– Je le crains. Djohodo a vu des soldats devant ma maison.
– Hein ! s’écrie Etinkpon en se levant. C’est grave. Est-ce que tu ne vas
pas avertir ta tante, la femme du ministre ?
– C’est trop tard.
– Je peux t’indiquer un marabout capable de te faire échapper à
l’arrestation ou de te libérer en moins de dix jours. Seulement il prend cher.
J’en connais un autre qui fait des talismans pour le Président lui-même.
Pour garantir ta sécurité, il te faut coûte que coûte le fameux talisman
numéro sept.
– Ce n’est pas la peine, mon oncle, dit Trabi. Djohodo m’a donné de bons
conseils. La seule solution qui me reste est de me cacher ou de m’enfuir.
– En effet, lorsque le Président ne protège plus quelqu’un, il vaut mieux
que celui-ci disparaisse. Mais où iras-tu ?
– Au Gotal. Tu préviendras ma mère. Si la police t’interroge, sache
parler ; réponds que je suis tombé gravement malade et que je suis allé me
soigner.
– Hum ! mon pauvre Trabi, je croyais qu’avec ce régime pour lequel tu
as pris tant de risques, tu aurais la paix et ferais fortune. Je regrette de ne
pouvoir t’aider davantage. Tous nos parents seront consternés.
– Je te remercie, mon oncle. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Trabi est maintenant seul. Le souffle de la révolution a tourné une page


de sa vie. Désormais, il va mener une existence de bête traquée. Il
enfourche sa moto, fait le plein de carburant à la première station-service,
demande au pompiste un bidon de secours qu’il fait remplir et place dans un
compartiment de la sacoche.
Avant de continuer, il demeure un moment songeur. Il voudrait demander
à Toukpin une tenue pour se déguiser en soldat. Mais il hésite. « Est-ce
prudent de se fier à un membre de la police politique, d’espérer qu’un
officier assermenté couvrira ma fuite, acceptera de devenir mon complice,
se demande-t-il, alors que Djohodo voulait me voir disparaître au plus vite ?
Le risque est trop grand, je ne le prendrai pas. »
Soudain, une détonation retentit à trois cents mètres environ, suivie
presque aussitôt d’un crépitement d’armes automatiques. Trabi s’éloigne de
la station vivement éclairée. Des passants galopent. Trabi essaye d’en
interroger quelques-uns, mais aucun d’eux ne s’arrête. Une femme arrive,
poussant des hurlements. Des gens l’entourent, essaient de la calmer.
– Ils l’ont tué, ils ont tué mon mari, gémit-elle.
– Mais pourquoi ? demande le pompiste. Et qui l’a tué ?
Trabi tend l’oreille.
– Je revenais d’acheter du pétrole lorsque j’ai trouvé devant ma maison
des soldats, répond la femme. Prise de panique, j’ai crié pour alerter mon
mari, et je me suis sauvée. Mon mari ne fait pas de politique, continue-t-
elle. Mais il n’est pas peureux. Il a dû tirer un coup en l’air pour décourager
ceux qui l’attaquaient.
– Et ensuite, que s’est-il passé ?
– Ah ! sanglote la femme. Je suis perdue.
De minute en minute, l’attroupement grossit.
– Comment sais-tu qu’on a tué ton mari ? interroge le pompiste.
– Après le premier coup de feu, reprend la femme, j’ai vu de loin les
soldats fracasser le portail et s’engouffrer dans la maison. Oh ! mon Dieu !
J’en suis encore toute assourdie. Peu après, ils ont reparu en portant le corps
de mon homme, le crâne éclaté, la chemise rouge de sang. Oh ! que vais-je
devenir ? Ils l’ont tué, ils l’ont tué, gémit-elle, mains croisées sur la tête.
– Calme-toi donc, lui dit une femme de l’assistance en l’entraînant. Ne
reste pas là.
– Moi, j’ai vu le cadavre, déclare un jeune homme. Les soldats l’ont jeté
dans la rue et ils ont arrêté tous les gens de la maison. En repartant, leur
chef disait que ce vil comploteur avait eu ce qu’il méritait et qu’on allait
écraser les ennemis du peuple.
Une jeep chargée de soldats passe à toute allure devant la station. La
foule se disperse. « Bigre ! se dit Trabi, notre révolution prend une tournure
sanglante. » Il remonte sur sa Kawasaki et démarre doucement vers la sortie
nord de la ville, se demandant comment il traversera les barrages qui se
dresseront à la faveur du nouveau complot.
Il compte rouler vite sur le tronçon goudronné et passer la frontière avant
le jour. Le cône d’or qui jaillit du phare éclaire fortement la route.
L’harmattan souffle par rafales poussiéreuses de plus en plus fortes. Le côté
aberrant de sa situation tracasse Trabi. « Ai-je raison ou tort de m’enfuir ?
se demande-t-il. Il n’est pas normal que les bons militants et les patriotes
paient à la place des bourgeois et des réactionnaires. »
A une centaine de mètres, il voit une sorte de tuyau blanchâtre en travers
de la route. « On dirait un python royal », pense Trabi. En lui résonnent les
échos des derniers slogans : « Le fétichisme, à bas ! L’obscurantisme, à
bas ! La mystification, à bas ! » Trabi vise le crâne du reptile nonchalant. La
roue l’écrase avec un bruit mat.
« Voilà comment agit un vrai révolutionnaire, se dit-il. Notre société doit
accéder à la lumière de la raison, libérer les populations attardées qui
vénèrent encore les serpents, et décourager les marchands d’opium. »
Sur la route, les véhicules sont rares. Trabi a croisé depuis une demi-
heure un poids lourd balisé de feux multicolores. La nuit fraîchit. « N’ai-je
pas cédé trop vite à la panique ? se demande Trabi. Ai-je épuisé toutes les
possibilités de voir clair et de conjurer le malheur ? » Il pense aux
tourments qu’il aurait subis en cas d’arrestation. Il se rappelle qu’il y a
quelques jours, il écoutait avec plaisir le récit des traitements infligés aux
détenus du quartier central de redressement. A présent, il frissonne rien qu’à
les évoquer.
« Ces bourgeois, ces exploiteurs ne l’ont pas volé », disait-il alors.
D’imaginer qu’il pourrait se trouver à leur place le rend moins tranchant.
Un jour, en allant chercher son ami Toukpin au poste de garde de la
prison, il entendit les hurlements des gens torturés et vit, entassés dans un
réduit d’à peu près douze mètres carrés, une trentaine d’hommes en slip qui
s’agrippaient aux barreaux, tels des gorilles dans une cage de zoo. Dans un
angle, un seau en plastique sans couvercle servait à recueillir les
excréments. « De sales réactionnaires ne méritaient qu’un traitement de
bêtes, avait déclaré Trabi. Les capitalistes n’infligent-ils pas, dans leurs
geôles infâmes, des sévices pires que ceux-là aux progressistes qui tombent
dans leurs griffes ? N’est-ce pas justice de leur rendre la monnaie de leur
pièce ? » Mais, à présent, Trabi songe qu’ici ou là c’est toujours l’homme
qu’on écrase et que, pour obtenir des aveux, les révolutionnaires ne
paraissent pas moins déterminés que les fascistes. En tout cas, si
dégradantes que soient les méthodes employées au Bokéli, Trabi les juge
préférables aux liquidations sommaires, aux exterminations par la faim.
Cependant, il se convainc que la torture peut le laisser infirme pour la vie,
mentalement et physiquement détraqué, perdu pour la révolution, et que son
départ en catastrophe se justifie pleinement. Il pousse à fond le moteur de la
Kawasaki et s’émerveille : « Ah ! quelle bonne acquisition, cette
motocyclette ! Mais, se lamente-t-il aussitôt, je m’éloigne de ce qui a fait,
ces derniers temps, le charme de ma vie. Caroline s’interrogera et,
finalement, apprendra que moi aussi j’ai déserté. Que fera-t-elle après ? Elle
ne tardera sans doute pas à se consoler. » Trabi la revoit allongée nue sur le
lit et de brûlantes sensations lui fouaillent le sang : la douceur onctueuse de
sa peau, la courbe impeccable de ses rondeurs, la tiédeur de son souffle
quand ils s’embrassent à perdre haleine, l’effluve épicé de sa transpiration.
Sur le goudron, des nids-de-poule font cahoter la moto. Trabi peste sans
arrêt. Jusqu’à présent, il ne s’est heurté à aucun barrage. Tout d’un coup, il
aborde la piste pleine de fondrières et d’amas de sable. Sur des kilomètres,
la tôle ondulée fait tressauter la moto. Comme prise d’un accès tétanique,
elle vibre à se disloquer.
Trabi roule toujours, les yeux fixés sur le film étroit du paysage
qu’éclaire le phare, zigzague pour éviter les obstacles. Montées et descentes
alternent sans fin. Dans le lointain qu’illumine faiblement la lune naissante,
se devine un plateau semé de baobabs aux troncs éléphantesques. Depuis
longtemps Trabi n’a pas rencontré âme qui vive. A peine entrevoit-il, dans
des villages fantomatiques surgis de la nuit, des feux de veilleurs attardés,
des prunelles phosphorescentes de moutons au repos, de chats surpris dans
leurs amours, et, dans la savane proche, le rougeoiement de troncs d’arbres
calcinés brûlant encore sous le souffle du vent.
Trabi s’arrête dans un endroit découvert, vide dans le réservoir le bidon
de secours et reprend son chemin. Soudain, dans le faisceau du phare
apparaît un hibou posé en pleine piste. Il regarde, fasciné, l’engin
s’approcher. Trabi fonce sur lui, mais à la dernière seconde l’oiseau
s’envole.
« Dommage ! s’écrie Trabi fier de provoquer un hibou après avoir écrasé
un python. Quelle stupidité de prendre cet innocent rapace pour l’émissaire
des sorciers ! » ricane-t-il. Avec enthousiasme il avait accueilli les
campagnes déclenchées contre ces gens malfaisants. « Ah ! coquins de
sorciers », se dit-il en se souvenant de leurs prétendus exploits. Certains,
enfermés dans des cellules, auraient mystérieusement disparu et, à leur
place, on n’aurait trouvé que des chats noirs. Une sorcière ayant refusé de
se nourrir aurait pourtant survécu parce qu’elle se dédoublait la nuit pour
aller manger chez elle. « S’ils s’en tenaient seulement à ces tours de passe-
passe, estime Trabi, on pourrait, à la rigueur, se gausser d’eux, mais forts
d’une troublante solidarité, bénéficiant d’une vaste complicité, ils
commettent des meurtres, provoquent des accidents, des avortements, des
faillites en affaires. Il faut liquider cette engeance criminelle », se dit-il.

L’air est devenu glacial. De la main gauche, Trabi resserre le col de sa


chemise. Sur lui pèse la fatigue de cette longue journée. Des champs
labourés, une broussaille rase annoncent la proximité d’un village. La piste
s’élargit. De grands arbres y projettent une ombre épaisse. En un éclair,
Trabi aperçoit, barrant le chemin, un tronc de teck posé sur des supports
fourchus. De justesse il freine et manque de basculer par-dessus le guidon.
Au même instant, surgissent des deux côtés de la route des hommes en
treillis, mitraillette au poing. Trabi veut faire demi-tour. Trop tard ! Il met
pied à terre. Déjà il est cerné. L’un des agents braque sur lui une torche
électrique.
– Stop ! Où filez-vous à ce train d’enfer ? Contrôle douanier.
– Est-ce que je suis à la frontière ? s’étonne Trabi.
– Au Bokéli, la douane contrôle partout. Qu’avez-vous à déclarer ?.
Trabi respire un bon coup.
– Salut ! compagnons de lutte. Rien à déclarer. Je vais dans mon village
voir un parent malade.
Quatre douaniers pointent toujours leurs armes sur Trabi. L’homme à la
torche tourne autour de lui, soulève les rabats de la sacoche.
– Ça va, conclut-il, vous pouvez continuer. Mais roulez moins vite. Bon
voyage !
– Merci, compagnons douaniers, répond joyeusement Trabi. Au revoir !
Vive la révolution !
Il appuie sur le kick et l’engin, en prise, fait une embardée. Il corrige son
erreur et s’enfonce dans la nuit semée d’étoiles. Dans la savane aux senteurs
de brûlis clignotent des points lumineux. De-ci, de-là, témoins des feux de
brousse récents, se dressent des bûches rougeoyantes.
« Bientôt, je serai hors d’atteinte, se dit Trabi. Je n’irai pas rejoindre au
quartier central de redressement les réactionnaires et les gauchistes. Ceux
qui ont voulu me porter un coup bas en seront pour leurs frais. »
Dans la lumière dansante du phare brille un panneau de signalisation.
Trabi lit avec soulagement : « Prékéto, sept kilomètres ». Il tapote le
réservoir à essence tel un cavalier qui flatte sa monture docile, puis il ouvre
les gaz. Comme si elle partageait son exaltation de la délivrance proche, la
machine bondit sur la piste poudreuse. Les revers de son pantalon et les
pans de sa chemise claquent au vent comme des fanions. Une giclée de
gravillons criblent les garde-boue. En Trabi retentit un carillon de joie. Il
entonne une chanson à la gloire de sa moto, regarde le ciel, les étoiles
vigilantes, la savane assoupie, la route amie qui le conduit vers la liberté...
« Ah ! »... Projeté en l’air comme une fusée, il a poussé un cri déchirant. Il
part plus vite que son engin qui a sauté sur un dos-d’âne.
Le vol plané, l’atterrissage sur la jambe gauche, la bascule vers l’avant
durent une fraction de seconde. Continuant sur sa lancée, la moto percute
un obstacle. Glouglous du réservoir qui se vide, affolement du moteur qui
tourne à plein régime, hoquette et prend feu. La douleur éclate à la nuque de
Trabi. Il ouvre les yeux, se dresse sur les coudes, entrevoit la brève lueur de
l’engin qui flambe et se dit, désespéré : « Je dois arrêter l’incendie. » Il
tente de se lever, retombe en grimaçant, la jambe gauche transpercée de
mille aiguilles. Il se tâte le visage, essuie ses lèvres en sang. « Pourvu que
ce ne soit pas une fracture ! » se dit-il. Sa cheville bat comme un cœur, au
rythme des pulsations du sang. Nouvel effort. D’abord, à quatre pattes, il
parvient à se dresser, louvoie dans un champ à travers d’énormes buttes de
terre. La moto gît sur le flanc. Trabi l’inspecte, touche le réservoir, les
ressorts à boudins de la selle carbonisée, le corps chaud du moteur. « J’ai
perdu ma Kawasaki, marmonne-t-il. Elle est fichue. » Il s’arc-boute sur la
jambe droite, serre les dents, met la moto debout, l’appuie contre une
souche et se rassied, tout en sueur. Il aperçoit un paquet de biscuits qu’il
fourre dans sa poche.
Il fait le point. « Sans moyen de déplacement, avec une cheville déboîtée,
comment poursuivrai-je mon voyage ? se demande-t-il. Il me faut à tout
prix cacher la moto et chercher du secours. » Il palpe sa jambe et ne sent
plus les saillies des malléoles. Il a du mal à s’orienter. Il parvient à la lisière
du champ. Au bout d’un moment, il rebrousse chemin. Il entend des
pépiements d’oisillons, des crissements d’insectes inconnus et, de temps en
temps, les hurlements du vent. Il dégage la moto, la traîne sur le sentier, en
direction de Prékéto.
Un peu plus loin, une masse noire barre l’horizon. La pente du chemin
s’incline vers une dépression boisée. Trabi retient avec peine la moto
grinçante. Dans la futaie, éclate un concert de grillons et de crapauds-
buffles.
Indifférent aux égratignures, il tire la moto vers un buisson, y pousse
l’engin de toutes ses forces et le dissimule à l’aveuglette. Au bord de
l’épuisement, il s’affale sur le sol, casse une branche pour soutenir sa
marche. En haut de la montée émerge une rangée de cases. Aucune lumière
ne brille dans l’agglomération, mais Trabi est résolu à demander du secours.
Soudain retentissent des aboiements, les cris d’une meute. Les abois rageurs
s’approchent. Sans plus hésiter, Trabi fait demi-tour et s’arrête sous les
arbres du vallon. Il s’adosse au tronc d’un teck et allonge les jambes. Pour
comble de misère, des moustiques l’assaillent. Agacé, Trabi se donne des
claques : « J’ai évité le pire, se dit-il en pensant à sa chute spectaculaire.
Serait-ce l’effet de ma bague ? D’après ses vertus présumées, n’aurais-je
pas dû me trouver indemne loin du lieu de l’accident ? Bah ! Je vis, c’est
l’essentiel. »
La douleur interrompt ses réflexions. Il se tourne une fois de plus et pose
par terre le paquet de biscuits. Il bâille ; le ciel blanchit déjà. Dès qu’il y
voit assez, il examine sa jambe qui semble atteinte d’éléphantiasis. Il se
lève, appuyé sur un bâton, résiste au vertige, reste longtemps immobile. Un
ponceau relie les deux versants du vallon. Dans le creux du ravin miroite la
nappe d’un marigot. Une goutte de rosée y tombe à intervalles réguliers,
résonne dans la paix matinale et pousse à l’infini des cercles concentriques.
Trabi fléchit le genou, se penche sur l’eau, écarte d’un revers de main les
feuilles mortes, trempe son mouchoir, se lave le visage et les cheveux. Pour
avoir de l’eau propre, il s’assied sur la berge et prend appui sur sa jambe
valide qui s’enfonce dans la vase. Il tire sa chemise par le col et les
manches. Il entend soudain des rires d’enfants. Se rhabillant aussitôt, il
arrache son pied de la glaise. Cela ressemble au bruit d’un gros bouchon qui
saute. Deux garçons s’avancent sur le sentier, discutant de capture
d’oiseaux. Réconforté par les premières voix humaines qui retentissent dans
sa solitude, Trabi leur sourit comme à des messagers du bonheur.
CHAPITRE 3
Trabi se lève brusquement. La douleur l’oblige à se rasseoir. Les enfants
l’observent en silence, ne comprenant pas comment ce citadin, sans doute
un grand lettré, couvert de poussière, se trouve là, assis près du marigot de
leur village !
– Bonjour, dit Trabi.
Les garçons se regardent, muets de surprise.
– Salut, les amis, reprend Trabi.
– Bonjour, compagnon ! répond l’un des enfants, un petit bonhomme
d’environ dix ans, au teint clair, l’œil vif, le crâne tondu.
Plus grand de taille, son second a une allure dégingandée. Une cicatrice
barre sa joue gauche. Tous deux n’ont comme vêtements que des culottes de
toile.
L’appellation de « compagnon », défi de la révolution marquant de son
empreinte les jeunes de ce village perdu, inquiète Trabi. Mais il se ravise.
– Approchez, n’ayez pas peur, montrez-moi vos lance-pierres. Où allez-
vous de si bon matin ?
– Qui es-tu ? demande le garçon au teint clair.
– Un voyageur. J’ai eu un accident, mon pied me fait mal.
Les enfants se consultent d’un clin d’œil.
– Allons à la maison, nous t’aiderons, dit le plus petit d’une voix ferme.
– Tu es gentil, apprécie Trabi qui prend le paquet de biscuits et le lui
tend.
Mais c’est l’autre garçon qui se précipite.
– Non ! proteste le premier, en retenant son camarade par le bras.
L’étranger est notre hôte.
– On ne refuse pas le présent de l’étranger, lui fait remarquer Trabi.
L’enfant réfléchit un instant.
– Alors, j’accepte, dit-il.
Ses yeux brillent, ses dents étincellent. Il passe son lance-pierres à son
cou, s’approche de Trabi, s’incline, les mains ouvertes. A l’unisson, lui et
son ami disent :
– Merci, grand frère.
– Comment s’appelle votre village ? demande Trabi.
– Prékéto Tchè ! répond le plus petit des deux enfants, décidément le plus
bavard.
– Ce doit être un beau village, dit Trabi.
– Oh ! oui, grand frère, il est plus beau que Prékéto Bé, le village d’à
côté.
– Comment te nommes-tu ?
– Kissa ou Kiss.
– Et moi, Marouk, marmonne le second garçon.
– Nous allions au champ, dit Kissa, mais puisque tu es blessé, nous te
conduisons d’abord au village.
D’un pas alerte, les enfants grimpent la pente, oubliant que l’étranger les
suit avec peine. Kissa s’en aperçoit, revient à sa hauteur.
– Est-ce que tu as très mal ? Appuie-toi sur moi.
– Merci, ça peut aller, répond Trabi qui s’arrête pour souffler.
Kissa va rejoindre Marouk. Parvenu au sommet du versant, il s’écrie :
« Voilà Prékéto Tchè. »
Trabi se hâte et découvre à cinq cents mètres environ un ensemble de
cases grises, pentues, couvertes de chaume, coiffées d’un canari. Deux
chiens s’élancent, ventre à terre, vers les arrivants.
– Ils ne vont pas te mordre, dit Kissa. Le chien noir et blanc s’appelle
Kpasso. Il appartient à Boni.
– Et l’autre, Hansa, à mon père, ajoute Marouk.
Les bêtes se tiennent à quelques pas, le museau pointé, les queues
battantes, aboyant toujours contre Trabi qui n’a prêté qu’une oreille distraite
à la présentation. Les garçons les apaisent de la voix.
Elles entourent le nouveau venu, le flairent en continuant de grogner.
Faisant enfin confiance à leurs jeunes maîtres, elles trottinent en éclaireurs
sur le sentier, avec des jappements aigus. Les enfants ont encore devancé
Trabi.
– Je vais conduire l’étranger dans ma case, dit Kissa à mi-voix. C’est moi
qui l’ai vu le premier.
– Boni te grondera, dit Marouk.
– Pourquoi ? Mon père a toujours dit que la maison qui reçoit bien les
étrangers attire sur elle des bénédictions.
– Les chefs de la révolution veulent qu’on les surveille, qu’on se méfie
d’eux.
– Tu n’as rien compris. Seuls les étrangers blancs sont dangereux. Le
Noir doit accueillir le Noir comme un frère.
Trabi s’essouffle. Le tapage des chiens l’empêche d’entendre les enfants.
Il note le paysage desséché, les champs en friche, les murs en torchis des
cases, aperçoit des gens dans les cours.
Venant à leur rencontre, un homme d’un certain âge, vêtu d’un pagne en
loques, les cheveux et la barbe en broussaille, s’arrête devant Trabi, fait un
salut militaire et ordonne : « N’po ! Gadavou ! N’po ! Gadavou ! A mon
commandiment, avant, mach ! Oun, dé ! Oun, dé ! Têti doite ! doite ! Têti
gauss ! gauss ! Attention, att ! »
Ce disant, le bonhomme se met au pas, s’éloigne, imperturbable, la nuque
raide, la poitrine bombée, sans un regard pour Trabi qui suit son manège
avec curiosité.
– C’est Mamadou, l’ancien combattant, dit Kissa. Sa tête n’est pas en
ordre, mais il n’est pas méchant. Lorsqu’il entend un sifflet, et parfois sans
raison, il salue et marche comme un soldat.
« Le pauvre homme ! se dit Trabi. Sans doute une victime des guerres
impérialistes. »
Une soixantaine de cases rondes forment l’agglomération de Prékéto. Les
maisons sans clôture se disposent en demi-cercle, de part et d’autre d’une
place centrale plantée de grands arbres. De-ci, de-là, des rangées de cactus
séparent la brousse de la concession villageoise. Des greniers tronconiques,
des claies de séchage juchées sur des pilotis, se dressent à l’arrière-plan, à
l’écart. Kissa marche près de Trabi, comme pour affirmer à la face de tous
son privilège d’avoir introduit l’étranger dans le village. Moins assuré,
Marouk ralentit son allure. « Voici ma maison », s’écrie Kissa en montrant
trois cases groupées.
De l’une d’elles, sort une jeune fille élancée, au teint clair, une calebasse
à la main. Les nattes de ses cheveux d’un noir brillant pendent sur ses
tempes. Un pagne bleu indigo, drapé sur la poitrine, ceint à la taille par un
cordon, dégage ses épaules et ses hanches épanouies. Surpris par
l’harmonie de ses traits fins que soulignent les lèvres charnues, le front
légèrement bombé, et son vêtement seyant, Trabi la fixe d’un air admiratif.
Kissa court vers elle.
– Myriam ! j’amène un étranger. Je l’ai rencontré près du marigot. Il a
mal au pied.
La jeune fille pose sa calebasse par terre, prend Kissa par l’épaule et
regarde Trabi. Elle lui souhaite la bienvenue, lui offre un siège et un bol
d’eau. Captivé par son charme, Trabi ne sait que répondre. Myriam
s’éloignait déjà lorsqu’il dit précipitamment : « Merci, mademoiselle, merci
beaucoup. » Elle tourne légèrement la tête et poursuit son chemin.
Trabi allonge sa jambe, crispe le visage, s’affale sur le siège.
– Ma grand-mère savait bien soigner les gens, dit Kissa.
– Où est ton père ? Va l’avertir de mon arrivée.
– Il est déjà mort, dit le garçon en baissant la tête.
– Je suis désolé, Kissa ; il doit sûrement te manquer.
– Boni, mon grand frère, dort encore.
Myriam s’attarde dans la case d’où parvient un bruit de conversation.
– Mais oui, dit une voix de femme, on doit aider un étranger.
– Je vais demander l’avis de Boni, propose Myriam.
– Pourquoi donc, ma fille ? De qui as-tu peur ? De l’étranger ou de
Boni ? La loi de l’hospitalité est sacrée. Votre défunt père, mon cher Yériba,
paix à son âme ! ne cessait de vous le répéter comme on l’a toujours admis
dans notre peuple : « Accueillez l’étranger qui vient vers vous les mains
ouvertes, offrez-lui votre amitié et vous en serez enrichis. »
– Mais pour Boni, rappelle Myriam, les étrangers sont maintenant
suspects, et seul le Comité révolutionnaire peut autoriser leur admission
dans le village.
– C’est donc ça ce que veut la loi nouvelle ? s’étonne la femme. Si elle
interdit de porter secours à un homme, elle va pourrir le cœur de notre
peuple.
Trabi s’inquiète d’apprendre que le grand frère de Kissa obéit aux
principes révolutionnaires. « Fort heureusement, se dit-il, personne ne se
doute de la vraie raison de ma présence dans ce village. »
La jeune fille revient.
– Excuse-moi, lui dit Trabi, je ne resterai pas longtemps à votre charge.
Je voudrais me présenter au chef du village.
– On va d’abord te soigner. Je vais consulter l’oncle Sadi.
– Myriam, est-ce que Boni va accepter que l’étranger reste avec nous ?
demande Kissa.
– Ne pose pas de telles questions, le reprend Myriam.
– Kissa, que fait ton grand frère ?
– Il est président du Comité révolutionnaire du village, le plus hardi
chasseur de Prékéto Tchè, et aussi le champion de...
– Tais-toi, petit bavard, l’interrompt Myriam. Va chercher l’oncle Sadi.
Trabi détaille l’avenante jeune fille, observe ses paumes et ses pieds
fraîchement teints au henné, ne parvient pas à accrocher son regard.
Kissa court à l’autre bout du village et reparaît bientôt en compagnie
d’un homme maigre, à la barbe et aux cheveux gris, une pipe à la bouche,
une sacoche de peau de singe en bandoulière. Myriam apporte de l’eau
chaude. L’oncle souhaite la bienvenue à Trabi, s’accroupit près de sa jambe,
la tâte, la soulève, essaie de faire jouer l’articulation de la cheville. Il hésite,
craignant de lui faire mal. Trabi l’engage à continuer son examen.
– Ça va, déclare Sadi. Le sang ne circule pas bien dans ton pied. Tu as
longtemps marché après l’accident. Mais avec des bains chauds, des
massages corrects, du repos, tu guériras vite. Myriam peut te soigner. Je te
donnerai un bon onguent. Kissa, viens le prendre.
– Je ne sais comment te remercier, dit Trabi qui fait le geste de sortir son
portefeuille.
Mais Sadi n’attend pas.
– Je suis honoré de pouvoir t’aider, répond-il courtoisement.
Dès qu’il s’en va, Myriam s’assied près de Trabi. S’aidant de ses mains,
celui-ci soulève son pied pour le plonger dans l’eau fumante. Il l’en retire
aussitôt.
– Laisse-le par terre, dit Myriam.
De la case de droite sort une grande femme, les cheveux grisonnants, à
demi cachés sous un voile blanc. Trabi veut se lever pour la saluer.
– Reste assis, noble étranger. Myriam m’a parlé de toi. Sois le bienvenu.
Paix à toi, à la grâce de Dieu !
– C’est Ya Baké, ma mère, dit Myriam.
– Bonjour, madame ; je vous remercie de votre accueil.
– Ta jambe a un vilain aspect, mais bientôt ça ira mieux.
– Merci, madame, dit Trabi.
Suivi de Marouk, Kissa apporte le pot d’onguent. Jugeant le moment
propice, il montre à sa mère le paquet de biscuits offert par Trabi.
– C’est un cadeau d’amitié, dit la mère. As-tu remercié l’étranger ?
– Bien sûr, Ya ! N’est-ce pas, Marouk ?
– Oh ! oui, nous l’avons remercié.
– Viens prendre ta part, Marouk.
Des voisins s’approchent. Quoique surpris de découvrir cet homme surgi
dans leur village au petit jour, ils ne manifestent pas d’étonnement. Ils lui
souhaitent la paix, ainsi qu’à ses parents et amis. Certains félicitent Y a
Baké de sa chance d’accueillir un étranger et s’en retournent. D’autres
attendent par curiosité.
Myriam plonge un morceau de tissu dans l’eau chaude, douche la
cheville et, de temps en temps, l’effleure par attouchements légers, en
surveillant les réactions de Trabi. Après un moment, elle commence le
massage. La pommade au beurre de karité, la paume caressante de la jeune
fille effacent pour quelques instants les élancements douloureux.
Trabi lui saisit vivement le poignet.
– Je te demande pardon, s’excuse Myriam.
Juste à ce moment, sur le seuil de la plus grande des cases, apparaît un
colosse de vingt-cinq ans environ, la tête et le menton carrés, une cicatrice
en travers de la joue gauche. A la vue de l’inconnu assis tenant le bras de sa
sœur, il fronce les sourcils, l’air autoritaire.
Pour saluer son frère, Myriam s’accroupit, ses mains l’une dans l’autre,
les yeux baissés. Kissa fait de même. Les voisins enchaînent la litanie des
salutations qui, au gré de Trabi, se prolongent trop.
– As-tu bien dormi ?
– Oui, Dieu merci !
– Te sens-tu bien ce matin ?
– Oui, Dieu merci !
– Paix à ta maison !
– Merci.
– Paix à tes proches, à tes animaux, à tes champs !
– A la grâce de Dieu, merci, merci, merci !
– Paix à ton lit.
– Merci.
– Que Dieu te garde longtemps le souffle de vie !
– Merci, merci, merci.
Ces interminables remerciements, ces constantes références à Dieu,
agacent Trabi.
« Qui a mystifié de la sorte ces pauvres gens ? se demande-t-il. Ils sont
dans la misère, et pourtant invoquent un Dieu qui les détourne de leur
bonheur concret. »
Trabi cherche les indices de la religion au nom de laquelle les habitants
de Prékéto Tchè auraient pu être bernés. « L’Islam fataliste ? Sans doute, à
en juger par certains prénoms. Le christianisme lénifiant ? Sûrement pas. Je
ne vois pas de médaille ou de croix au cou des femmes et des enfants. Ou
bien, l’atavique religion à mi-chemin entre le culte des ancêtres, des
fétiches et celui d’un Dieu prétendu suprême ? Bah ! pour le moment, ce
n’est pas mon affaire. »
Boni continue de le fixer gravement. Trabi se lève, appuyé sur son bâton.
Toujours accroupie, Myriam reprend la parole.
– En se rendant au champ, Kissa a rencontré cet étranger et l’a conduit
chez nous. Ya m’a dit de le soigner.
Le regard froid de Boni pèse sur Trabi qui se dit qu’il vaut mieux se tenir
sur ses gardes.
– Bonjour ! compagnon président, lance-t-il.
Une seconde d’hésitation ; Boni répond sèchement :
– Bonjour, compagnon ! Vive la révolution !
– Je suis un voyageur de passage, explique Trabi ; j’ai eu un accident sur
la route. Pouvez-vous m’accorder l’hospitalité ?
– Je te souhaite la bienvenue à Prékéto Tchè. Cependant notre Comité
révolutionnaire doit se prononcer sur ta présence chez moi.
– C’est normal, approuve Trabi.
– De quel village es-tu ? demande Ya Baké, en mâchonnant de la noix de
cola.
– Je suis originaire de la région forestière, non loin de Dougan.
– J’ai connu cette région dans ma jeunesse, commente Ya Baké. Mon
père y gardait les troupeaux. J’ai peut-être traversé ton village.
– Il est situé au confluent de deux rivières.
– Je l’ai sûrement connu, car ma famille a campé dans la plupart des
localités de la région. Que signifie ton nom, Trabi ?
– Euh !... bredouille Trabi embarrassé.
Son oncle Etinkpon le lui avait dit un jour. « Quelle importance ça peut
avoir ? » se demande-t-il. Mais il répond tout de même :
– Ça veut dire : « Qui sait ce que deviendra cet enfant ? »
– C’est bien ; veux-tu croquer un peu de cola ?
– Merci, je n’en ai pas l’habitude.
Boni s’impatiente. « En vérité, personne ne s’opposera à l’accueil de cet
étranger, pense-t-il. La démarche de certains membres du comité venus déjà
le saluer m’honore également. Ma mère est trop curieuse et bavarde. »
– En attendant, tu resteras ici, reprend-il.
Il se tourne vers Myriam :
– Après les premiers soins, installe-le dans la case vide. Et toi, Kissa, tu
retournes au champ avec moi.
– Oui, grand frère.
– Je te remercie, compagnon président, dit Trabi.
Ya Baké s’en va à la cuisine et Boni à la salle de bain. Myriam range le
matériel. Les voisins se dispersent. Kissa s’approche de Trabi.
– Viens voir où tu vas loger, grand frère. C’est l’ancienne case de Boni.
– J’en suis honoré.
– Elle est maintenant réservée aux étrangers et à nos parents du village de
Tipani. Boni reste dans la case de notre père.
Trabi pénètre dans la chambre qu’éclaire la seule ouverture de la porte
sans battant, voilée par un rideau de fibres végétales. Au-dessus du linteau
se balance une amulette tissée de fils blancs et noirs. Au mur crépi à la
bouse de vache pend une large peau de mouton. Dans le fond, une natte de
feuilles de rônier, deux tabourets à trépied, une table minuscule.
– Excuse-moi, dit Kissa. Je veux balayer la case.
Trabi va s’asseoir dehors. Dans les cours des maisons voisines, les
ménagères s’occupent à de menus travaux. Des jeunes gens, suivis de leurs
chiens, s’éloignent en direction du vallon. Trabi entend des pleurs de bébé,
le bêlement de chèvres en quête de pâture, le battement d’ailes de poules
qui s’ébrouent, le piaillement des tisserins dans les palmes des rôniers. Les
passants lui font des signes.
Kissa ramasse les balayures, sort la natte, l’époussette. Chaque fois que
son regard rencontre celui de Trabi, il sourit.
– Séra, le père de Marouk, arrive, annonce-t-il, en voyant s’approcher un
homme de petite taille, les joues et le ventre rondelets, habillé d’un boubou
à bandes de cotonnade blanches et bleues.
– Bonjour, noble et respectable étranger, dit Séra, les mains jointes,
genoux ployés.
– Bonjour, répond Trabi, surpris du titre pompeux qu’on lui décerne.
Avec une extrême courtoisie, Séra prononce les habituelles salutations. A
chaque fois, Trabi incline la tête.
– Mon frère Boussa te souhaite la bienvenue et la paix.
– Je le remercie.
– Il ne se porte pas bien et s’excuse de ne pouvoir lui-même venir te
saluer.
– Je lui souhaite bonne santé.
– A la grâce de Dieu, merci, merci, merci, répond Séra, toujours penché,
les yeux rieurs, en se frottant les mains.
Il se redresse enfin, remercie encore Trabi et prend congé. Boni débouche
sur la courette, aperçoit de dos l’émissaire du vieux chef, détourne le
regard.
– Je trouve cet homme distingué, dit Trabi.
– Boussa était le chef du village, précise Kissa, et Séra son adjoint.
– Pourquoi a-t-il été changé ?
– On dit qu’il a fait l’ancienne politique.
– Les villageois l’ont-ils rejeté ? A-t-il commis une faute ?
– Non, l’ordre a été donné de remplacer tous les anciens.
L’arrivée de Myriam interrompt leur conversation. Trabi lui sourit. Elle
place devant lui une petite table basse, y pose une terrine de bouillie de mil,
une cuillère de bois, un flacon à demi rempli d’une poudre blanche.
– C’est pour moi ? demande Trabi.
Myriam approuve de la tête.
– Je n’ai pas faim, dit Trabi.
– Il faut boire, recommande Kissa. Mère dit que la bouillie de mil donne
des forces. Elle est délicieuse si tu y mets de la farine de patate.
– Quoi ? ça n’est pas du sucre ? s’étonne Trabi en prenant le flacon qu’il
secoue d’un air intrigué.
– Non, répond Kissa en riant.
– Notre sucre est fini, s’excuse Myriam. On n’en trouve qu’au marché de
Tipani. C’est de la farine de patate douce séchée ou la poudre de néré que
nous consommons pour le moment.
– Grand merci, dit Trabi, je m’en contenterai.
Myriam et Kissa sortent. Trabi laisse la bouillie se refroidir, y verse un
peu de farine de patate, la remue, la goûte et fait la moue. Habituellement,
au petit déjeuner, il prend du café ou du chocolat au lait.
Ayant avalé par lampées sonores sa bouillie, Kissa revient près de Trabi
et constate, stupéfait, que celui-ci n’a pas touché à son bol.
– Je préfère dormir, dit Trabi, dans l’espoir que le prochain plat lui
conviendrait mieux.
– A bientôt ! dit le garçon en se retirant.
Rompu de fatigue, Trabi s’allonge. Sa couche, une natte étendue sur une
peau de buffle, exhale une odeur de vieux cuir. Il s’endort d’un sommeil
agité.
Là-bas, dans la cuisine, Myriam et sa mère se concertent pour préparer le
déjeuner.
*

Au début de l’après-midi, de vifs élancements réveillent Trabi. Il


s’assied, la tête battante de migraine, l’estomac creux. Maintenant, il boirait
volontiers sa bouillie. Mais elle a été discrètement enlevée.
Entendant le claquement rythmé de deux pilons, il se traîne vers la porte
et voit dans la cour Myriam et une autre jeune fille piler de l’igname
bouillie. Soulevé de la main droite, happé du même élan par la main gauche
et ramené avec force, le pilon s’enfonce dans la pâte élastique puis repart en
heurtant de façon cadencée le haut mortier de bois dur. Le bruit sourd de
l’igname écrasée, le dialogue entêté des pilons bercent Trabi. Le duo des
pileuses aux corps luisants le fascine. La sueur ruisselle sur leurs visages et
leurs épaules. Le teint couleur de miel de Myriam tranche sur le brun
sombre de sa voisine.
Soudain, Myriam s’arrête, dénoue son pagne, le drape à la ceinture et
reprend son pilon. Sa voisine fait de même. Splendides comme des coupes
renversées surmontées d’un bouton d’ébonite, leurs seins jaillissent,
palpitants. Trabi, le souffle coupé, décide d’aller les complimenter.
– Félicitations ! lance-t-il en s’approchant d’elles.
Les jeunes filles s’interrompent un moment, échangent à mi-voix des
propos mêlés de rires étouffés et continuent leur tâche. Et de nouveau les
pilons s’envolent. Myriam jette des coups d’œil furtifs à l’homme troublé,
consciente de son charme, mélange de pudeur et de provocation.
L’indifférence des jeunes filles révèle à Trabi la gaucherie de sa
démarche. Troublé par leurs magnifiques corps demi-nus qui se baissent et
se redressent comme dans un ballet à la gloire du travail, il retourne dans sa
case, honteux de son désir réveillé.
Peu de temps après, retentissent les cris de Kissa et de Marouk revenant
des champs, chargés de fagots de bois. Derrière eux, la silhouette massive
de Boni, un arc et un carquois accrochés à l’épaule. Les chiens Hansa et
Kpasso ferment la marche.
Trabi sort à leur rencontre. Boni lui demande s’il a bien dormi, et si sa
jambe va mieux. Cet intérêt pour sa santé le réconforte, même s’il
soupçonne que seule la politesse le motive. Kissa congédie Marouk, rejoint
Trabi et lui raconte sa journée.
Après quoi il s’enquiert de l’état de sa jambe. Trabi répond volontiers à
ses questions, s’amuse de son babillage, de sa curiosité, accepte enfin que le
garçon couche dans sa case. Cependant il n’oublie pas la faim qui le
tenaille. Aussi est-il tout heureux de voir Myriam apporter son repas. Elle
ôte le couvercle du plat, invitant de la sorte Trabi à manger. Il la remercie.
Elle esquisse une révérence et s’en va.
– Je vais chercher ma part et nous mangerons ensemble, dit Kissa.
Dans l’assiette creuse, une boule d’igname pilée baigne dans de la sauce
de gombo contenant des morceaux de fromage frits au beurre de karité. Il
s’en dégage un fort arôme de moutarde. On n’a offert à Trabi ni fourchette,
ni cuillère. Comme il a perdu l’habitude de manger avec ses doigts, il craint
de paraître malhabile. Prenant son parti de cette situation embarrassante, il
se lave les mains et commence sans plus de façon. L’épreuve est malaisée :
dès qu’il veut porter une bouchée à ses lèvres, la sauce file d’un trait, lui
glisse jusqu’au coude. Vivement, il la ramène dans l’assiette, et nettoie de la
langue son avant-bras.
Assis par terre, penché sur l’assiette, les doigts en forme de cuillère,
Kissa mange avec des clappements de langue. De temps en temps, il lève le
nez et regarde Trabi qui se décide enfin à l’imiter. Une fois rassasié, il boit
de l’eau et, brusquement, éructe.
– Pardon, dit-il pour s’excuser.
Kissa rit et bat des mains.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande Trabi.
– Myriam et Ya seront contentes. Tu as bien apprécié leur cuisine.
– Comment le sais-tu ?
– Tu viens de roter fort.
Trabi ne l’a pas fait exprès ; il garde un silence gêné. Chez lui, roter après
un repas est signe de mauvaise éducation. Regardant sa paume pleine de
sauce, il avoue à Kissa qu’il ne sait plus bien manger avec sa main.
– Ah ! Avec quoi manges-tu alors ?
– Une fourchette.
– Est-ce que c’est vraiment utile ? Elle n’a pas la souplesse des doigts et
ne peut pas te renseigner sur le chaud et le froid, ni t’empêcher de te brûler
la langue.
Trabi concède que la fourchette ne peut accomplir ces performances.
– Cependant elle est commode pour manger proprement, dit-il.
– Ça alors ! s’exclame Kissa. Comment peux-tu prendre de la sauce de
gombo avec une fourchette aux dents écartées et rigides ? Et puis elle te
prive sûrement du plaisir de te lécher les doigts.
Trabi n’a pas la partie belle. Il reconnaît de bonne grâce la supériorité de
la main. La logique du petit paysan l’oblige à se poser des questions.
Il profite de la fin de l’après-midi pour dormir encore un peu. Dès qu’il
se réveille, il va voir Myriam et sa mère, assises dans la cour en train de
trier du sorgho.
– Peut-on soigner ma cheville ? demande-t-il à Myriam. Les douleurs
reprennent.
Elle regarde sa mère avec un sourire énigmatique et se lève.
– Je vais chauffer l’eau, dit-elle.
– Où est ton frère Kissa ?
– Boni l’a envoyé faire des commissions. Le Comité révolutionnaire va
se réunir.
– C’est à mon sujet ? demande Trabi.
– Peut-être, répond Myriam.
– Merci de ton compliment pour la sauce de gombo, dit Ya Baké.
Trabi bredouille des mots de reconnaissance et s’installe, en attendant
que Myriam apprête le nécessaire de massage. Il observe les allées et
venues des villageois, écoute les cris de la volaille cherchant un gîte pour la
nuit, des tisserins qui voltigent encore dans les palmes des rôniers. Les coqs
battent des ailes et lancent leurs ultimes cocoricos. Il regarde, amusé, les
gambades des cabris qui sèment une pluie de crottins ; un bouc en rut,
lèvres retroussées, la tige rose et luisante de son sexe pointée comme une
dague, trottine derrière une chèvre récalcitrante. Fourbus de leurs errances
dans la savane, les chiens sont couchés près des cases.
Trabi goûte la fraîcheur du soir, éprouve une détente inhabituelle. Dans le
tourbillon de son existence citadine, il n’était plus sensible aux nuances
colorées des paysages changeant sous la touche des saisons.
Dès que Myriam revient, il lie conversation.
– Est-ce que je peux aller saluer l’oncle Sadi et l’ancien chef du village ?
demande-t-il.
– Ce serait une bonne chose, grand frère.
– Quand tu iras mieux, intervient Ya Baké, Kissa te conduira auprès de
tous ceux qui t’ont souhaité la bienvenue.
– En effet, il faut attendre un peu, appuie Myriam.
– Tu veux dire que les responsables politiques du village doivent d’abord
se réunir à mon sujet ?
Myriam ne répond rien. « Je ne dois pas prendre trop tôt certains
contacts, se dit Trabi. Les deux femmes veulent m’empêcher de commettre
un impair. »
Il regarde Myriam, la trouve séduisante, désirable. Même si les doigts de
la masseuse lui font mal, il souhaite que dure leur contact sur sa peau.
A peine Myriam a-t-elle fini, que Kissa, tout essoufflé, vient annoncer à
Trabi que Boni l’attend sur la place des réunions villageoises. « Voici la
minute de vérité », se dit Trabi en prenant aussitôt sa canne. En
l’apercevant, deux garçons et une fillette courent vers lui, tendent la main
en criant :
– Batouré, cadeau ; Batouré, cadeau.
– Est-ce qu’on n’a pas interdit de faire ça ? les reprend Kissa d’un ton
sévère.
Trabi détourne la tête, déçu de découvrir dans ce village les tares de la
société capitaliste.
Les sept membres du Comité révolutionnaire local sont assis sur des
troncs de rôniers disposés en triangle sous un apatam adossé à un baobab
écorcé par endroits. Boni invite Trabi à prendre place. L’ingénieur salue
chacun des assistants. A mesure qu’il avance, Boni fait les présentations :
Idriss, chargé de la propagande et de la vigilance ; Oro et Boulga,
responsables des jeunes et de la culture populaire ; Adam et Fico, qui
s’occupent de l’organisation ; Kotiagui, le doyen d’âge, trésorier. Trabi
s’installe à côté de Boni. Kissa voudrait bien écouter ce que les gens vont se
dire pour vite savoir si Trabi sera autorisé à rester longtemps dans le village.
Mais la réunion du comité n’est plus l’ancienne séance de palabres, où se
côtoyaient hommes et femmes, jeunes et vieux, où les enfants
s’instruisaient directement des affaires publiques.
Kissa va faire un tour dans le voisinage.
– Au nom du Comité révolutionnaire de Prékéto Tchè, commence Boni,
je souhaite la bienvenue au compagnon de lutte arrivé ce matin dans notre
village. Qu’il se présente lui-même.
– Je remercie le président, dit Trabi. Hier soir, j’ai eu un accident sur la
route de Nopangou. Incapable de poursuivre mon voyage, j’ai passé la nuit
dans le vallon près du marigot. Ce matin, j’ai rencontré Kissa et Marouk. Ils
m’ont conduit à la case du camarade Boni qui m’a logé et nourri. Je félicite
votre village de son organisation, de sa vigilance. Moi aussi, je suis militant
révolutionnaire. Je m’appelle Trabi. Ingénieur agronome, je m’occupe des
cultures et de l’élevage. Accordez-moi l’hospitalité pour quelques jours.
Dès que ma jambe sera guérie, je partirai.
Les membres du comité hochent la tête. Lorsqu’il a parlé de sa
profession, Trabi a perçu des sourires incrédules. Sans doute, la chaînette
d’or à son cou, ses mains sans cal ne lui donnent guère l’aspect d’un
travailleur de la terre.
– Voilà ! reprend Boni, le visage impassible. Que pensez-vous de la
situation du compagnon Trabi ?
Les membres du comité se regardent en silence. Au bout d’un moment,
Kotiagui, un paysan d’une quarantaine d’années, au crâne allongé, les dents
noircies par le tabac, se racle la gorge :
– Bienvenue au compagnon Trabi, dit-il. Je propose que le comité lui
fasse confiance. Nous n’allons pas demander à un militant révolutionnaire,
à un étranger qui honore notre village, sa carte d’identité avant de
l’accueillir comme il convient.
Plusieurs personnes acquiescent bruyamment. Un jeune homme au nez
pincé, les yeux enfoncés dans les orbites, les oreilles décollées, lève une
main nerveuse.
– Tu as la parole, Idriss, dit Boni.
– Merci, compagnon président. Je pense qu’il n’est pas question de
refouler cet étranger. Mais si nous n’examinons pas sa carte d’identité, ne
devons-nous pas savoir le but de son voyage et combien de jours il va rester
ici afin de rendre compte aux chefs politiques ?
– Lorsqu’un colporteur vient dans notre village, rétorque Kotiagui, est-ce
qu’on prend des précautions pour l’accueillir chez nous aussi longtemps
qu’il veut y rester ? Pourquoi le frère Trabi voyage-t-il ? Ça ne nous regarde
pas. S’il ne juge pas bon de nous en informer, ça ne fait rien.
– Est-ce que nous allons laisser des gens suspects s’introduire dans le
village et faire ce qui leur plaît ? demande Idriss d’une voix aiguë. La
révolution nous le reprochera. Je m’étonne que Boni l’ait logé chez lui
avant de saisir le comité.
– Nos anciens, intervient le nommé Boulga, disaient qu’un étranger ne
voyage pas avec sa case sur le dos. Voilà pourquoi il faut d’abord lui fournir
les premiers soins avant de lui poser des questions.
– A la bonne heure ! ironise Kotiagui. Il y a encore des jeunes qui se
souviennent de la sagesse des anciens. Tout étranger nous apporte un
message. Si nous ne l’invitons pas à entrer chez nous, comment
l’entendrons-nous ?
– Et si sa venue annonce le malheur ? réplique Idriss.
– Pourquoi, au nom de la révolution, ne prophétises-tu que le malheur ?
éclate Kotiagui en pointant sa pipe. Lorsque tu prends une jeune femme
jolie, est-ce que tu égorges ta vieille femme ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux
inviter la vieille à éduquer la nouvelle venue ? La révolution, c’est comme
la femme. Même si elle est très bonne, il faut faire attention avec elle.
Idriss s’agite, jette un regard oblique à Trabi ; Boni lève la main pour
imposer le silence.
– Pour le moment, dit-il, nous n’avons aucune raison sérieuse de nous
méfier de ce compagnon. Il approuve la révolution : cela suffit pour que
nous lui offrions l’hospitalité et le considérions comme l’un des nôtres, en
espérant qu’il méritera pleinement notre confiance.
– Le président doit tenir compte de toutes les opinions avant de trancher,
proteste encore Idriss.
Mais Boni l’ignore.
Trabi remercie le comité et dit qu’il est honoré de pouvoir vivre pendant
quelques jours à Prékéto Tchè. « Cependant, pense-t-il, Boni n’a pas
désavoué l’opinion prépondérante sur l’assemblée. Il attend que je me
montre digne de sa confiance ou la déçoive. Je ne l’oublierai pas. »
Avant de s’en aller, Trabi lance des slogans révolutionnaires joyeusement
applaudis. En le rejoignant, Kissa n’ose, par respect, lui poser des
questions, mais Trabi l’informe : c’est d’accord.
Le garçon esquisse un pas de danse.
– Pourquoi faut-il se réunir et discuter avant d’accueillir un étranger ?
demande-t-il.
– La révolution ne peut triompher sans la vigilance, répond Trabi.
Un violent coup de vent se lève. La poussière s’insinue dans les yeux, le
nez, la bouche, force Trabi à détourner la tête.
– Demain, nous irons saluer quelques personnes, propose-t-il dès que le
calme revient.
– Nous verrons aussi Bâ Boussa et l’oncle de Marouk.
– Dis-moi, Kissa, où puis-je faire mes besoins ?
– Dans la brousse, naturellement.
– Il n’y a pas de latrines dans les maisons ?
– Quoi ?
– Je veux dire, un trou creusé en un lieu retiré, à l’abri des regards.
– Oh, non ! Les grands vont dans la brousse. Les enfants grimpent sur les
tas d’ordures.
– Soit, dit Trabi, en pensant qu’avec la savane clairsemée, il devrait aller
loin, pour passer inaperçu.
Il préfère attendre la nuit pour « aller en brousse. »
Au passage, il remarque les vêtements usés des femmes, l’aspect
rachitique de quelques enfants au ventre ballonné, aux cheveux filasse.
« Signes évidents de malnutrition, se dit Trabi en connaisseur. Les
villageois ne mangent certainement pas à leur faim. Ils doivent ménager
leurs réserves stockées dans les greniers pansus à l’arrière des cases. Et que
peuvent bien leur rapporter la cueillette et la chasse ? se demande-t-il. La
famille Yériba qui prélève sur sa ration pour me nourrir en est plus
méritante. »
Au dîner, on lui sert du riz. Pour couronner sa bonne fortune, Boni
l’invite à boire de la bière de mil. Il se convainc alors que Boni n’éprouve à
son égard aucune animosité.
Dès que le soir tombe, le rythme de la vie change. Les lampions créent çà
et là des plages de lumière dans lesquelles se meuvent des silhouettes qui
parlent d’une voix sans éclat.
Une fois le repas pris, les ustensiles rangés, peu de gens s’attardent
dehors à fumer la pipe, à causer du lendemain. Rien n’incite à veiller. Ce
doit être différent par les nuits de clair de lune lorsque les étoiles créent une
atmosphère de fête.
Habitué à se coucher tard, privé de l’électricité qui prolonge indûment le
jour, Trabi sent le temps s’écouler avec lenteur. A côté de lui, étendu sur
une peau de bélier, Kissa se recroqueville en chien de fusil.
– Si tu as besoin de la moindre chose, appelle-moi, dit-il à Trabi.
Mais, cinq minutes plus tard, sous sa couverture, il dort à poings fermés.
En proie à une cavalcade de pensées, mal à l’aise sur le lit qui épouse les
bosses du sol de terre battue, Trabi ne trouve pas de position confortable.
La température est douce, dans la case sans fenêtre. L’odeur de bouse de
vache qui s’exhale des murs n’incommode plus Trabi. Un à un s’éteignent
les bruits du village. Trabi ne s’endort pas. Il aimerait bien fumer une
cigarette, boire un doigt de whisky. Désirs irréalisables. Cela l’irrite.
Combien de temps restera-t-il à Prékéto Tchè et donnera-t-il le change à ses
hôtes ? Peut-il gagner l’appui de Boni, l’amener à favoriser sa fuite ?
Kissa rit, se retourne sur sa couchette. Il doit rêver de jeux, d’aventures,
d’exploits héroïques. Trabi est sans doute la dernière personne du village
encore éveillée. Il songe à Djohodo qui doit le croire déjà hors du Bokéli. Il
écoute la nuit environnante. L’harmattan se rue sur le plateau broussailleux,
se heurte au bataillon serré des cases et s’éloigne, déconfit, avec des accents
déchirants.
Nuit sur Prékéto Tchè, résonnant d’abois épisodiques de chiens se
répondant d’un hameau à l’autre. Nuit qui refait les forces des travailleurs et
redonne à tous la chance neuve d’une journée à vivre.
CHAPITRE 4
Le lendemain, Trabi se réveille tard. Ses hôtes ont respecté son sommeil.
Déjà haut dans le ciel, le soleil tente de percer la brume.
Dès que Trabi sort de sa case, Kissa court à lui, s’accroupit, s’informe de
l’état de sa jambe. Trabi s’assied sur le seuil et demande où il pourra se
laver. Le garçon n’a pas le temps de répondre. Myriam et sa mère viennent
le saluer.
– Ne te dérange pas, dit Trabi à Ya Baké.
Il a remarqué qu’elle jouit d’une grande influence dans le village. De
temps en temps des femmes vont la voir et causer avec elle.
– Tout est prêt pour le massage de ta jambe, dit Myriam.
– Merci, mademoiselle. Accorde-moi quelques instants.
– Bon, avertis-moi dès que tu auras fini.
Survient le nommé Idriss que Trabi reconnaît tout de suite. Il salue Ya
Baké. La réponse de la vieille semble peu cordiale. Myriam paraît
embarrassée.
Idriss s’attarde un peu, fixant Trabi avec insistance et finit par s’éloigner.
Trabi appelle Kissa.
– Je voudrais me raser, dit-il, mais je n’ai pas le nécessaire.
– Mustapha, le coiffeur de Prékéto Tchè, a voyagé.
– Je vais me raser moi-même. Ton frère Boni n’a-t-il pas de rasoir ?
– Non, il a recours à Mustapha.
Trabi craint qu’un visage hirsute ne dépare son élégante barbiche. Kissa
se creuse la cervelle, se tire le lobe de l’oreille, se tient le menton.
– Je peux te trouver un tesson de bouteille, dit-il d’un air de triomphe.
Avec ça ma mère me rase la tête.
Trabi éclate de rire.
– Non, répond-il, en lui caressant son crâne lisse comme un œuf, je n’en
suis pas encore à une telle extrémité.
– Il faut alors demander un bon couteau au forgeron du village. En tout
cas, un tesson est plus tranchant que mon petit couteau.
– Certes, admet Trabi, mais je risque de me couper le visage. Donne-moi
ton couteau et aussi une pierre, pour l’aiguiser.
– Entendu.
– Il me faudrait aussi un miroir. Est-ce que Myriam en a un ?
– J’ai cassé son miroir, il y a quelques jours. Elle m’a bien grondé. Sans
un miroir, tu ne peux pas te raser ?
– Ce ne sera pas facile.
Kissa lui apporte le peigne de bois dur de Myriam, aux dents épaisses et
longues comme celles d’un râteau. Lorsque Trabi l’enfonce dans ses
cheveux et tire dessus, il a l’impression de s’arracher le cuir chevelu.
– Paix à toi, frère étranger, dit-elle. Voici des bâtonnets brosse-dents.
Elle offre deux bâtonnets de bois jaune à Trabi qui lui tend la main pour
la remercier. Il remarque sur ses tempes un réseau de fines cicatrices. « Elle
a noté l’intérêt que je lui porte », se dit-il. Oubliant un peu Kissa, il admire
la peau cuivrée de Myriam, la souplesse de sa démarche, le galbe de ses
bras lisses, l’arrondi de ses hanches qu’il devine sous son pagne. « A la
première occasion, se promet-il, je vais la baratiner. »
Kissa cherche toujours le moyen d’aider Trabi.
– Je vais demander un miroir à la mère de Marouk, dit-il.
– Ce n’est pas la peine, l’interrompt Trabi, je me passerai de miroir, car si
j’en trouve un, il me manquera encore de la crème à raser. Sais-tu, Kissa,
qu’il y a près de dix ans que je n’ai plus mâché un bâtonnet comme celui-
ci ?
– Et pourtant tes dents sont blanches.
– Oui, mais j’en ai trois de gâtées, et on m’en a déjà arraché deux. Celles
qui restent auront du mal à broyer ce bois dur. Je crains de me blesser les
gencives.
– Avec quoi nettoies-tu alors tes dents ?
– Une brosse de poils de sanglier et de la pâte dentifrice.
Kissa ouvre de grands yeux.
– Mais, on dirait qu’elles ont affaibli tes dents.
– Tu as raison.
A chacune de ses demandes, l’embarras de Trabi grandit. Il se résigne à
laisser pour le moment irrésolus ses problèmes de toilette. Une fois sa
jambe soignée, son petit déjeuner pris, il part en compagnie de Kissa pour
sa tournée de salutations. Ainsi le veut l’usage que Trabi accepte volontiers.
Tous les gens qu’il aborde se confondent en remerciements et lui adressent
des vœux de bonheur.
Le lendemain et le surlendemain, Trabi voit des jeunes filles et des
femmes apporter à Ya Baké, qui un poulet, qui une calebasse de haricots
blancs, qui une pintade, des plaquettes de fromage, des plats de nourriture
variée, en déclarant : « C’est pour recevoir l’étranger. »
Plutôt habitué à l’égoïsme, à l’individualisme des citadins, Trabi
s’émerveille de cette entraide qui va permettre à Boni et aux siens de le
nourrir sans se ruiner. Le plat le plus copieux, le plus appétissant aussi, est
envoyé par le vieux Boussa : du riz accompagné d’une fricassée de poulet à
la sauce d’arachide.
C’était à l’ancien chef du village que, la veille, Kissa et Trabi avaient, en
dernier lieu, rendu visite. Sa case est divisée en trois pièces. Dès l’entrée,
une odeur fétide saisit Trabi à la gorge. Coiffé d’un fez aux couleurs
passées, Séra, le frère du vieux, accueille Trabi avec sa coutumière
affabilité.
– L’étranger vient saluer Bâ Boussa, dit Kissa.
– L’étranger est une personne de bonne éducation et de grand cœur,
répond Séra. Il aurait dû guérir avant de se déplacer. Je vais informer le chef
de sa visite.
– Je ne voudrais pas le déranger, proteste Trabi.
– Quoique très malade, il souhaite aussi te connaître.
Séra disparaît dans la pièce du fond et revient un instant plus tard.
– Mon frère te prie d’entrer dans sa chambre, car il ne peut se lever pour
t’accueillir comme tu le mérites.
Trabi le suit. Par discrétion, Kissa demeure accroupi près du seuil où
Marouk le rejoint.
Assis dans son lit, le vieil homme, la mine émaciée mais paisible, tient à
la main un chasse-mouches. Une couverture de cotonnade recouvre ses
jambes.
– Bonjour, noble étranger, dit-il. Entre chez moi en paix, à la grâce de
Dieu. Puisses-tu demeurer longtemps parmi nous pour apprécier notre
hospitalité !
– Je te souhaite aussi la paix et surtout la santé, répond Trabi. Je suis très
flatté de tes salutations de bienvenue et du repas que tu m’as offert.
A chaque phrase, Boussa esquisse un mouvement de tête et sourit.
– Je suis navré de ton accident, mais Myriam et son oncle te soigneront
bien.
– Ta maladie paraît grave, dit Trabi.
– Oh ! ce n’est rien, dit stoïquement Bâ Boussa.
– Le chef a été blessé à la jambe au cours d’une chasse, explique son
frère. Depuis longtemps la plaie refuse tous les traitements. Ces jours-ci elle
semble empirer.
– Curieux ! remarque Trabi. On dit pourtant qu’une maladie incurable
dans cette région ne peut être guérie nulle part ailleurs, au Bokéli.
– Oui, admet Boussa, mais ma plaie est incurable. Car sur une blessure
banale un ennemi a greffé un esprit malin, qui annule les effets des remèdes.
Mais Dieu maintient mon souffle de vie. Qu’Il soit béni !
Cette explication irrite Trabi. Par courtoisie, il garde le silence. « Partout,
au Bokéli, pense-t-il, on attribue les maladies et les morts aux gris-gris, à
l’envoûtement, au mauvais sort et non à des causes naturelles. Ce qui
pousse logiquement, après un décès, à consulter des « devins » pour
connaître les responsables du malheur et les moyens de se venger. »
Il a de la peine à respirer l’air ambiant. Il n’ose pas demander à examiner
sa jambe. A quoi cela servirait-il ? Touché du malheur du vieil homme,
mais impuissant, il ne sait comment le consoler.
– Tôt ou tard, je trouverai le bon remède, conclut Bâ Boussa, la mine
toujours sereine.
Trabi l’admire, formule des vœux de santé qu’il juge vains, demande à se
retirer. Boussa continue de le remercier lorsqu’il sort. Dehors, il retrouve
Kissa.
« Ainsi, malgré ses préoccupations, Boussa m’a fait envoyer de la
nourriture, pense Trabi. Pourquoi ces pauvres gens se dérangent-ils et
m’accueillent-ils comme un fils du terroir revenu d’un lointain voyage, eux
qui ne doivent pas manger à satiété ? »
Revenu dans sa case, Trabi reste songeur. Il voudrait contribuer aux frais
que nécessite son entretien. Mais les Prékétois ne l’entendront certainement
pas de cette oreille. En pensant qu’il ne restera que le temps de voir sa
jambe guérir et de recueillir des renseignements sûrs pour passer la
frontière, il se résigne. Par nécessité, il va donc être pris en charge comme
un enfant fragile et démuni. Cependant, il aurait souhaité, en signe de
gratitude, pouvoir acheter un mouton, l’offrir à Ya Baké pour qu’elle le tue
et partage la viande à sa guise. « Hélas ! je ne peux me déplacer et
d’ailleurs, je n’ai pas assez d’argent pour ça. »
Mais pourquoi avoir honte d’accepter l’hospitalité qu’on lui offre ? Si
dans sa situation présente il la rejette, il s’exclut de la société qui l’accueille
et il risque simplement de dépérir. C’est sans doute à cause de son
importance pour la vie, comprend-il soudain, qu’au Bokéli l’on offre si
spontanément, avant toute chose, de l’eau à l’étranger pour l’inviter à
prendre part au rite précieux de l’échange des dons.
Au lever du jour, Trabi enfile le pantalon bouffant et la chemise en coton
brut, à larges emmanchures, qu’on lui a prêtés et se dirige vers la case de
Boni. Sur le pas de sa porte, celui-ci vient de se laver les dents. Il prend une
gorgée d’eau, se rince bruyamment la bouche, crache au loin. Trabi le salue,
lui parle de la visite qu’il a faite à Boussa, souligne le courage du vieil
homme, exprime sa compassion pour son malheur.
La mine indifférente de Boni l’intrigue. Trabi ne se doute pas que son
intérêt pour le rival politique évincé gêne son hôte.
– Lorsqu’une maladie ne guérit pas, c’est que le malade a commis une
faute grave, déclare Boni sentencieux. L’homme au cœur propre, qui n’en
veut à personne, ne tombe jamais devant ses ennemis.
– On dit toujours ça quand on ne sait plus quoi faire, remarque Trabi.
– Et pourtant c’est la vérité, reprend Boni. Regarde, toi-même ! La
blessure d’une corne d’animal se cicatrice vite. Or celle de Bâ Boussa dure
depuis des années, justement parce que ce bonhomme a dû commettre des
actes inavouables.
– D’après l’enseignement de la révolution, on peut expliquer tout ce qui
arrive, sans recourir à des causes obscures.
– Il ne s’agit pas seulement d’expliquer, objecte Boni, mais de soulager
des maux.
– La révolution fera disparaître la pauvreté, la faim et les maladies.
Le regard lointain de Boni fait croire à Trabi que cette affirmation le
laisse froid. Mais Boni réfléchissait.
– En attendant que ce temps vienne, ironise-t-il, l’homme meurt ici à
Prékéto Tchè. Il y a un garçon alité depuis une lune. Son corps brûlant de
fièvre est tout maigre. Son oreille coule sans arrêt. Il se gratte l’anus
jusqu’au sang. Et les yeux purulents de plusieurs personnes vont peut-être
se fermer pour toujours. Comment consoler cette femme qui accouche
régulièrement d’un mort-né ? Trois fois déjà, compagnon Trabi, alors
qu’elle espérait donner le jour à un petit être vivant, un cadavre a glissé hors
de son ventre maudit.
Trabi reste muet, plus impressionné qu’il ne le laisse paraître. Boni lui a
fait comprendre tout d’un coup qu’il a jeté un regard superficiel sur les
villageois.
– J’avais juste remarqué quelques enfants mal nourris, avoue Trabi.
– Kissa peut te montrer ces malades, appuie Boni. Et tu sauras alors s’il
faut plaindre un vieux, certes respectable comme toute personne âgée, mais
qui n’a plus rien d’important à dire, ou ces malheureuses victimes à la
merci d’un mal impitoyable. Lorsque le chef de la région fait une tournée
chez nous, il parle comme toi, et nous promet pour demain la belle vie, la
santé, la richesse, en nous invitant à participer aux plans de développement
élaborés dans la grande ville. On nous a demandé de travailler d’abord sur
les plantations de coton avant de cultiver nos champs vivriers. Loyalement,
nous avons tenté de fournir un effort supplémentaire, mais c’était vraiment
trop dur. Même si nous avions quatre bras et travaillions jour et nuit, nous
ne pourrions pas réussir. Mustapha le coiffeur, qui a beaucoup voyagé, a dit
que cela n’était possible qu’avec les grosses machines des Blancs. En tout
cas, nous ne songions plus ni à danser ni à organiser des parties de chasse
ou des séances de lutte. En fin de compte, nous sommes devenus plus
pauvres. Nos plaintes sont demeurées vaines. On nous a expliqué que
l’échec provenait de notre paresse, de notre attachement à de vieilles
croyances favorables à l’ancienne politique. Que répondre à cela ? Rien !
Nous continuions seulement à lancer des slogans comme des incantations.
Compagnon Trabi, toi aussi tu connais les papiers des Blancs. Peut-être
peux-tu approcher les chefs. A l’occasion, dis-leur que nous attendons
beaucoup de la révolution et sommes prêts à nous dépenser pour son succès
car nous souhaitons l’amélioration de notre vie. Mais il ne faut pas que les
efforts du labour et des semailles soient si épuisants que nous crevions
avant les récoltes.
Trabi garde le silence. Les critiques de ce paysan contre le système
ébranlent ses certitudes. Ce cri du cœur d’un authentique opprimé le
trouble, lui qui, enfermé dans les sphères dirigeantes, croyait que les masses
étaient pleinement satisfaites de tous les apports de la révolution.
A propos de la santé des Prékétois, il ne veut pas relever la faille du
raisonnement de son hôte. Quelle part de responsabilité peut-on attribuer
aux enfants dans les terribles maladies qui les minent ?
Du bout de sa canne, Trabi dessine des ronds sur le sol. Il ne soupçonnait
pas ce qu’on lui révèle. Prékéto Tchè semble éloigné du prochain poste
médical et aucun agent n’y fait des tournées régulières. Trabi songe à la
pénurie qui sévit en République du Bokéli, à l’obligation faite aux malades
admis dans les centres hospitaliers d’acheter les médicaments. Pour juguler
les infections signalées dans ce village, il faudrait des antibiotiques, voire
des spécialités rares. Trabi sait que les promesses gouvernementales
tarderont à se réaliser.
– Tu ne parles plus ? demande Boni. Tu vois sans doute qu’il ne suffit pas
de faire de belles promesses ?
– Ce n’est pas ça, répond Trabi. On ne peut tout réussir en un jour.
Prékéto Tchè compte beaucoup de gens valides. La situation sanitaire n’y
est pas plus catastrophique qu’ailleurs. Bien des villages connaissent un sort
comparable. Les anciens gouvernements n’ont rien fait de bon. Pour que la
révolution garantisse la sécurité des masses, celles-ci doivent d’abord
compter sur leurs propres forces. Dans des conditions pires que celles du
Bokéli, un grand pays d’Asie parti de presque zéro a opéré des prodiges.
– C’est possible, compagnon Trabi, mais on dirait que vous, les gens de
la ville, vous ignorez les racines profondes et l’héritage de nos traditions.
Les jeunes de Prékéto Tchè, initiés à nos coutumes, ont entendu et retenu
les leçons ancestrales qui ont forgé le caractère de notre peuple : « Tracez
votre route toute droite dans la vie. Attachez-vous à vos champs, à vos
cultures, au sol de vos aïeux ; ne comptez pas sur les récoltes d’autrui pour
vous nourrir. Ainsi vos travaux seront bénis et le maître du ciel et de la terre
versera sa lumière et sa chaleur sur tous les êtres. » Tu vois donc que nous
avons toujours compté sur nos propres forces. Que faire si elles sont
insuffisantes, et si nos voisins ne peuvent nous aider ? Cherche la réponse,
nous en reparlerons.
Trabi perçoit l’ironie du ton. Sans plus insister, il revient sur ses pas en
songeant à ce qu’il adviendra du mot d’ordre de « production » s’il est
boudé à ce point par les paysans. Dès que Myriam lui a soigné la jambe, il
demande à Kissa de le conduire vers les enfants malades de Prékéto.

Jamais il n’oubliera le choc. A la vue des corps malingres, des yeux


pourris, des oreilles purulentes assaillies de mouches, Trabi reste silencieux.
« Boni a raison, se dit-il. Comment des villageois démunis, mal nourris,
peuvent-ils accroître leurs efforts ? »
Mais son tempérament de lutteur l’empêche de se résigner. Boni lui a
lancé un défi. Peut-il le relever ? Si les Prékétois connaissaient quelques
élémentaires règles d’hygiène, se dit-il, cela limiterait sans doute les
ravages des parasites et des microbes. Qu’a-t-il retenu, lui, Trabi, des
notions apprises en classe ? Que peut-il transmettre de valable ? Au fond,
pourquoi se soucier de tout cela comme un boy-scout en quête de bonnes
actions, lui, un passager clandestin, un éclopé qui attend un peu
d’amélioration pour s’en aller discrètement ? N’a-t-il pas intérêt à se faire
ignorer ? Que n’a-t-il perçu plus tôt l’acuité de ces problèmes, lorsqu’il
pouvait alerter les compagnons du Grand Conseil de la Révolution ? Mais
que faire maintenant ? Il vaut mieux chercher avec les villageois des
moyens simples, efficaces. La vérité essentielle ne viendra pas de
l’extérieur.
Trabi aperçoit Myriam et, d’un coup, se sent allégé. Elle porte, appuyé
sur la hanche, un lourd panier d’ordures ménagères.
– Kissa, Kissa, crie-t-elle, va prendre les eaux sales.
Dans un élan, Trabi se lève, fait un faux pas, se rassied en gémissant.
– Je veux t’aider ; malheureusement, j’en suis encore incapable.
– Ne te dérange pas, répond Myriam. Jeter les ordures n’est pas un travail
d’homme.
– Un agronome manipule volontiers le fumier, déclare Trabi.
Au rire de Myriam, il comprend que décidément personne ici ne veut le
considérer comme un spécialiste de la terre.
« Je dois prouver sans tarder mes capacités », se jure-t-il.
Il s’avise soudain que les déchets de cuisine et les eaux usées peuvent
servir.
– Attends, Myriam, dit-il d’un ton ferme. Il ne faut pas jeter ces ordures.
La jeune fille s’arrête médusée, dépose sa charge.
– Pourquoi ? Que veux-tu en faire ?
– Nourrir les arbres fruitiers au pied desquels le sol est sec et dur. Kissa !
crie-t-il en voyant apparaître le garçon, apporte-moi une houe.
Kissa lâche son seau d’eau et s’élance. Stupéfaite, Myriam regarde Trabi
qui s’approche d’un oranger ; tout en grimaçant de douleur, il essaie de
biner le sol, d’édifier au pied de l’arbre une couronne de terre meuble qu’il
mêle aux cendres et arrose. Peu habitué à manier la houe, épuisé par
l’effort, il s’arrête essoufflé, dégoulinant de sueur. Ses gestes ont attiré des
villageois. Trabi reconnaît Sadi et Kotiagui, celui qui avait plaidé sa cause à
la réunion du Comité révolutionnaire.
– Kissa, Myriam, vous avez vu comment j’ai procédé ? demande-t-il.
– C’est facile, répond Kissa.
– Nous allons engraisser les arbres avec du fumier, poursuit Trabi, et
enterrer ces ordures ménagères. En pourrissant, elles deviendront
fertilisantes.
Des rires éclatent.
– C’est ça que tu as appris chez les Blancs ? se moque Kotiagui, après
avoir lancé un jet de salive brune puant le tabac.
– Mais oui, répond Trabi ; je peux vous aider à mieux cultiver vos
champs.
– S’il faut faire dix-sept ans à l’école pour venir travailler à la terre
comme nous et mal tenir la houe comme toi, alors, vraiment, je préfère que
mon fils reste au village pour m’aider efficacement.
Une nouvelle explosion de rires déconcerte Trabi.
– Vois-tu, ami étranger, continue Kotiagui, les conseils de tes pareils qui
apprennent à labourer dans les livres nous ont déjà coûté cher. Lorsqu’on
nous a persuadés de cultiver du coton, on nous a fait acheter un sel que nous
mettions dans le sol pour nourrir les plantes. Tout d’abord, ça a été
formidable. Mais très vite le fameux sel a bouffé le sol lui-même et les
plantes se sont rabougries. Moi, je sais maintenant à quoi m’en tenir quand
j’entends ces belles promesses de Blanc.
– Nous utiliserons des moyens plus sûrs et peu coûteux, plaide Trabi.
– Bon, bon ! si tu restes ici jusqu’aux prochaines semailles, nous verrons.
Mais... Oualaï, je ne voudrais pas me fier uniquement à ton truc. Avant de
l’essayer, je voudrais d’abord cultiver mes champs à ma façon et remplir
mes greniers.
– Moi aussi, je ne veux plus me laisser prendre, lance Kato, un autre
paysan à l’air malin, les lèvres rougies par le cola.
Avant de battre en retraite, Trabi tente encore de les convaincre.
– Si vous acceptez de changer vos méthodes de travail, votre production
augmentera, dit-il. Sinon vous serez dépassés par les bureaucrates et les
ouvriers qui exploitent maintenant de grandes fermes.
– Oh ! j’ai entendu parler de ça, s’écrie Kotiagui. D’après Mustapha le
coiffeur, ces bureaucrates perdent la moitié de leur journée pour se rendre
dans leurs champs ; ils y arrivent fatigués et payent plutôt des paysans pour
travailler à leur place. Il paraît qu’ils dépensent plus d’argent que les
récoltes n’en rapportent.
– Je ne comprends pas les « Batouré », ajoute Kato. Ils écrasent de travail
les paysans, au point de les décourager, et ils font sortir des bureaux des
gens qui n’ont appris qu’à tracer des signes sur le papier. Pourquoi est-ce
qu’on n’envoie pas les paysans dans les bureaux ? Est-ce que vous me
voyez, moi, avec un petit bâton pointu à la main ? Qu’ils me donnent un
peu leur papier ! Je vais le trouer de belle manière !
Les assistants rient et se détournent. « Que puis-je répondre à ces
railleries ? se demande Trabi. Comment ces paysans longtemps exploités,
devenus méfiants vis-à-vis de tout changement, pourront-ils admettre le
bien-fondé des justes décisions qui visent à relancer notre économie ? »
– Je m’en vais, dit Myriam, j’ai du travail.
« Elle aussi doit me prendre pour un oisif qui ne sait à quoi s’employer »,
se dit Trabi.
Kissa le tire par la main et lui demande s’il ne faut pas chercher tout de
suite le fumier.
– Toi seul me prends au sérieux, Kissa. Nous continuerons plus tard.
Mais piqué au jeu, Kissa court appeler Marouk, ameute d’autres enfants.
Trabi ne peut les freiner. Sur ses conseils, munis de houes, ils binent,
fument, creusent des rigoles depuis les enclos servant de salles de bains
jusqu’aux arbres fruitiers proches. Des heures durant, la joyeuse bande
travaille à la satisfaction de Trabi qui les félicite.
Absorbé par cette tâche qui réveille sa passion d’agronome, il en oublie
les villageois malades. « Il faut utiliser les moyens du bord, conclut-il. Les
gens n’y croient pas. Je leur prouverai qu’ils ont tort. Rejeter les moyens les
plus simples trahit une certaine aliénation. Dans quelques jours, ils seront
surpris de voir en pleine saison sèche leurs arbres reverdir et refleurir. Mais
comment soigner les hommes qui souffrent et meurent ? Que ne suis-je
médecin ! se lamente-t-il. Je sais soigner les plantes mais non les
hommes. »
– On dirait que tu as du souci, dit Ya Baké, lorsqu’elle le voit passer en
direction de sa case. Nos villageois aiment bien plaisanter ! mais ils sont de
braves gens. Il paraît que tu cultives aussi la terre comme nous ?
– Ils se sont moqués de moi et ne m’ont pas cru.
– Si tu ne ris pas toi-même des gens qui se moquent de toi, tu souffriras
pour rien.
– Merci, dit Trabi. Je regrette, Ya Baké, de n’avoir rien à te donner.
– Si tu acceptes mon hospitalité, je suis contente. Ta mère est-elle
toujours dans ton village ?
– Non ! elle vit avec mon grand frère à Dougan.
Dès que Trabi quitte la vieille femme, ses préoccupations le reprennent.

Un matin, juste après les soins, Kissa vient annoncer que Boussa a passé
une très mauvaise nuit. Trabi s’agite comme si on l’avait accusé de non-
assistance à personne en danger de mort. « Même si je ne peux rien pour
l’aider, je dois lui témoigner de la sympathie », se dit-il.
Il se rend donc chez Boussa. L’odeur nauséeuse de la plaie flotte dans la
cour. A la suite d’une jeune femme aux yeux tuméfiés, Trabi pénètre dans la
chambre, fait un signe au vieil homme inerte, touche sa main mollement
abandonnée, soulève le drap. Il manque de tomber à la renverse. Sur la plaie
béante, la gangrène a commencé son inexorable nécrose. Trabi observe,
affolé, les chairs putréfiées, le triceps crural et les muscles péroniers
latéraux décomposés. Par endroits les diverses poudres versées sur la plaie
forment des croûtes noires. Une seule solution s’impose impérativement,
pense Trabi : l’amputation immédiate. Qui dans ce village peut la
pratiquer ? Lui revient-il de prendre cette décision ? Comment l’annoncer
au vieux chef, à son frère, à sa famille ? L’accepteront-ils ?
Il recouvre la plaie, évite les regards anxieux, se contente de dire qu’il va
réfléchir et revenir bientôt. Il sort comme un fuyard, se réfugie dans sa case,
prend sa tête entre les mains, les yeux distraitement tournés vers la cour.
L’appui, la compréhension de Boni l’auraient bien réconforté. Mais ce
dernier semble avoir pris son parti du sort de Boussa.
Des voix lui parviennent. Il reconnaît celle de Myriam. La jeune fille
parle avec une femme qui porte, juchée sur la tête, une calebasse remplie de
morceaux d’argile.
– De l’argile ! murmure Trabi, de l’argile !
Un déclic se produit en lui, avec la sonorité cristalline de l’espoir. Oh !
un espoir ténu, incertain, improbable. Trabi se souvient d’un de ses amis,
passionné par les moyens naturels de traitement, un anticonformiste, qui lui
avait parlé du pouvoir curatif de l’argile et avait assuré qu’on pouvait la
boire délayée dans de l’eau. Trabi avait tiqué de dégoût, s’était moqué de
cet amateur qui se mêlait de soigner sans être ni médecin, ni guérisseur.
– Comment oses-tu préférer aux antibiotiques, aux médicaments
proprement conditionnés, de la boue, de la terre sale, polluée ? s’était-il
écrié.
– Je ne suis pas hostile au progrès scientifique, avait répondu son
interlocuteur. Accepter ce qu’il y a de positif dans la médecine moderne ne
m’empêche nullement de profiter des apports de la nature ou de la
médecine traditionnelle. La solution idéale n’est-elle pas d’associer sans
préjugé les diverses méthodes ? Ne tombe pas dans la suffisance des
intellectuels imbus des dogmes enseignés dans les facultés.
La discussion avait été chaude. Trabi avançait des arguments solides,
étayés par les découvertes révolutionnaires du grand savant Pasteur.
– Je ne nie pas l’existence des microbes et des virus, avait précisé son
ami ; mais n’exagérons par leur action. Ne croyons pas que seuls les
antibiotiques permettent d’en triompher. Tu ignores sans doute que Pasteur
lui-même a reconnu, sur son lit de mort, hélas ! la vérité proclamée par
Claude Bernard : « Le microbe n’est rien, le terrain est tout. » La nature
nous offre des moyens précieux qui guérissent sans nuire, selon l’excellent
principe d’Hippocrate. Malheureusement, on s’en détourne au profit des
seuls produits de laboratoire. L’argile n’est pas de la saleté, comme tu le
crois. Les femmes africaines enceintes en croquent pour satisfaire les
besoins en minéraux de leur organisme. C’est un remède puissant, à l’action
multiforme.
Trabi taxa son ami d’obscurantisme lorsque celui-ci lui dit que l’argile
devait se conserver dans des récipients de verre ou de bois et jamais dans du
métal ou du plastique.
De guerre lasse, l’autre l’avait adjuré de renoncer à l’illusoire certitude
des idées reçues.
– Sans modestie, sans un certain doute coïncidant avec la marge féconde
de la liberté créatrice, avait-il ajouté, tu ne seras qu’un répétiteur de vérités
cataloguées, tu n’aideras pas au réel progrès scientifique qui vient toujours
de la remise en cause des vérité consacrées ou d’un regard neuf jeté sur la
nature et la vie.
Il lui avait prêté un livre sur les vertus de l’argile, mais Trabi l’avait à
peine feuilleté. Il observait son ami d’un œil sardonique lorsqu’il préparait
des cataplasmes d’argile ou soignait avec des fruits et des légumes. Il
n’avait jamais admis les résultats spectaculaires attribués à une roche de
propreté douteuse.
Maintenant, au pied du mur, interpellé par le drame du vieux Boussa, il
n’a pas le choix. Par une ironie du sort, il va devoir recourir à ce remède de
bonne femme inculte. « Cela vaut mieux que de rester dans une inertie
coupable », se dit-il en se levant.
Depuis longtemps, Myriam et la porteuse d’argile s’étaient séparées.
Trabi clopine vers la cuisine. Il aperçoit Idriss familièrement accoté au
chambranle de la porte, causant avec Myriam. A sa vue, Idriss fronce les
sourcils sans bouger. Par discrétion, Trabi fait demi-tour. « Qu’est-ce qu’il y
a entre ces deux-là ? » se demande-t-il. Lorsqu’il revient un peu plus tard,
Myriam est seule, en train de laver du riz.
– Pardon, Myriam, y a-t-il de l’argile dans le village ? l’interroge Trabi.
Myriam s’interrompt, s’essuie les mains, se concentre pour s’assurer
qu’elle a bien entendu.
– De l’argile ! quelle argile ?
– Celle qu’on utilise en poterie, précise Trabi, pas la vase des marigots.
– Bien sûr ! une de mes amies, Salama, vient d’aller en chercher.
– Ça tombe bien, je suis content.
– Que veux-tu donc en faire ? demande Myriam ; Salama peut t’en
donner.
– Je ne voudrais pas la priver de son bien. Est-ce que Kissa sait où l’on
en trouve ?
– Tous les villageois connaissent la carrière d’argile située au-delà du
vallon. Mais que veux-tu en faire ?
Devant le regard intrigué de Myriam, Trabi perd son assurance. « Elle me
prendra pour un fou, se dit-il, mais tant pis ! »
– Je vais m’en servir pour soigner la plaie du vieux Boussa.
Pressé d’agir, Trabi n’essaie pas d’expliquer son projet à Myriam. A
peine convaincu lui-même, comment peut-il espérer convaincre ?
– Ne te moque pas de moi, Myriam, dit-il.
– Je ne me moque pas de toi, grand frère.
– Merci.
Kissa et Marouk jouaient avec d’autres garçons. Trabi leur explique ce
qu’il veut. Ils se munissent de récipients et courent en direction du vallon.
Une heure plus tard, ils rapportent une bonne provision d’une argile verte et
homogène. Suivant les recommandations de son ami, autant qu’il s’en
souvienne, Trabi la pétrit jusqu’à ce qu’elle prenne la consistance d’un
mortier assez compact.
L’après-midi, il retourne dans la demeure de Boussa, s’entretient un
moment avec Séra qui consulte un de ses oncles et les plus âgées des
femmes. Tous acceptent sa proposition.
Depuis des années que dure dans leur famille ce drame accablant, ils en
ont vu des soins de toutes sortes, annoncés comme très efficaces, qui ont
finalement échoué, laissant la jambe dans un état pire.
– L’étranger a sans doute un gri-gri qui s’emploie avec de l’argile, dit
Séra. Que Dieu l’assiste !
Quant au malade lui-même, il gémit, prostré, indifférent à l’agitation des
siens.
Trabi lui pose un cataplasme d’argile directement sur la plaie. Le froid
contact fait sursauter Boussa. Une femme est chargée de veiller sur le
patient. Quelques heures plus tard, elle vient annoncer que Bâ Boussa a
d’abord senti un certain soulagement, mais qu’il commence à se plaindre.
Trabi lave la plaie à l’eau froide salée et renouvelle le traitement. Jusqu’au
lendemain, à intervalles réguliers, se succèdent les applications d’argile. Au
premier chant du coq, Trabi s’éveille. « Dans quel état vais-je trouver le
malade ? » se demande-t-il. Dehors, retentissent des voix. Deux femmes de
Boussa, accompagnées de Séra, se dirigent vers sa case. Trabi passe
hâtivement sa chemisette et sort.
On l’accueille avec des salutations cérémonieuses, truffées de
remerciements, de louanges à Dieu, de vœux de bonheur. Trabi ne
comprend pas. Il n’ose croire à une amélioration spectaculaire. Séra
l’informe que la plaie sent moins mauvais, paraît plus nette, comme une
blessure fraîche. Trabi ne peut réprimer un rire de fierté. Pour une surprise,
c’en est une, de taille.
Les jours suivants, Trabi poursuit les soins et le mieux se confirme. La
marche de la gangrène paraît stoppée. Par une force mystérieuse, les chairs
déliquescentes semblent se régénérer. Trabi se rend à une évidence
bouleversante. Sans antibiotique, grâce à un produit banal, il va réussir un
tour de force. Il se prend à rêver aux autres possibilités du milieu que l’on
dédaigne, véritables trésors que les villageois ignorent ou méprisent, au rôle
des intellectuels qui devraient les leur révéler.
CHAPITRE 5
A longueur de journée, des visiteurs défilent devant la case du vieux
chef, s’exclament, s’émerveillent, tiennent d’interminables conciliabules.
– Tout le monde, dit que tu as guéri Bâ Boussa, déclare Kissa après avoir
écouté les uns et les autres.
– Attendons un peu, répond Trabi. Moi-même, je ne comprends pas ce
rapide changement.
Chakato, le guérisseur du village, qui avait en vain soigné Boussa, un
homme borgne, aux lobes des oreilles percés de larges trous, le visage
balafré de cicatrices, vient rôder alentour, posant question sur question. Il
écoute sans commenter, demande ce que Trabi a ajouté à l’argile, s’il a
prononcé des incantations, s’étonne qu’il ait laissé des femmes toucher à
son fameux remède, puis s’éloigne en marmonnant, songeant à la manière
de redorer son prestige terni, d’effacer son humiliation.
– Cet étranger a un pouvoir supérieur au mien, bougonne-t-il. Depuis son
arrivée au village, il n’a pas cherché à me rencontrer. Maintenant il me
nargue et pond son œuf dans mon nid. Je verrai bien comment il va le
couver.
Ce disant, il tire sur le collier de dents et de poils d’animaux qui pend à
son cou.
Le jour où le vieux Boussa, que tout le monde donnait depuis des
semaines pour mort, pose à terre sa jambe à demi-cicatrisée, se dresse de
tout son long, marche escorté de sa nombreuse famille jusqu’à la case de
Trabi, celui-ci connaît une apothéose. En son honneur, Mamadou, l’ancien
combattant, fait des saluts impeccables, évolue longuement dans la cour.
Trabi lui donne cent francs, ce qui lui vaut une nouvelle démonstration
d’exercices militaires.
La veille, Boussa avait offert aux Yériba deux gourdes de bière et un
bélier. Dès leur arrivée, lui et ses gens s’inclinent devant Boni et Ya Baké.
Persuadé que la guérison prouve un nouvel état d’esprit du vieux chef, le
maître de maison les fait asseoir, invite les voisins et les membres du comité
révolutionnaire, distribue des noix de cola. Les passants s’intègrent sans
formalité au cercle qui grandit. La joie de l’un est la joie de tous. Chacun
rend grâces à Dieu, bénit Trabi, lui souhaite un durable séjour à Prékéto.
Avec son costume semblable à celui des Prékétois, son visage hirsute,
celui-ci est méconnaissable. Il ne sait quelle contenance adopter.
Boni aperçoit Chakato qui sort du village sans un regard pour
l’assemblée. Se penchant vers Trabi, il lui dit :
– Il y a quelqu’un qui n’aime pas ton odeur.
Trabi sursaute.
– Qui c’est ? demande-t-il.
– Chakato.
– Je ne le connais pas. Que me veut-il ?
– Depuis la guérison de Boussa, je parie que lui ne pense plus qu’à toi.
Tu as blessé sa réputation.
– Mon Dieu ! s’écrie Trabi ; Boussa a été sauvé par hasard ; je n’ai pas la
prétention de rivaliser avec un guérisseur.
– Ne t’inquiète pas de celui qui te hait sans raison valable. Si tu le crains,
ses coups t’atteindront, dit Boni.
La matinée se passe dans une atmosphère de réconciliation, de fête. Des
chants éclatent, repris en chœur. On rit, on plaisante, on mange. Les adultes
vident des calebasses de bière ; les enfants croquent des galettes d’arachide.
On déchire à belles dents des tranches de méchoui.
Les chiens et les chats se campent près de la carcasse du mouton grillé ;
les chèvres trottent de-ci, de-là ; un cabrisseau bat ses flancs de la queue, à
petits coups précipités. Poulets et pintades picorent dans les environs. Par-
dessus tout, on perçoit le bourdonnement des mouches, en quête de butin.
La griserie des compliments ne fait pas oublier à Trabi que bien d’autres
gens souffrent encore. Il ne suffit pas de sauver Boussa. Sa guérison n’est
qu’un signe prometteur. Trabi a osé essayer et, à présent, il pavoise. Myriam
ne tarit pas d’éloges sur lui, si bien qu’il croit venu le moment de la
conquérir. Il désire cette femme comme l’on a envie de mordre dans une
mangue parfumée, juteuse. La posséder mettra le comble à son bonheur.
Sous l’effet de la bière et aussi du cola qu’il a essayé pour faire plaisir à Ya
Baké, sa continence forcée lui pèse de façon intolérable. Il s’étonne de ne
pouvoir se maîtriser, se dit que s’il était emprisonné, l’impossibilité de faire
l’amour lui coûterait plus que toute autre privation.
Le reste de la journée et durant la nuit, l’image de Myriam l’obsède sans
répit. Bien des fois, au cours des séances de massage, il l’avait déshabillée
en pensée, faisant un effort surhumain pour ne pas caresser sa peau fine.
Cette villageoise lui paraît pourtant une proie facile. « Elle doit se douter
de l’intérêt que je lui porte, se dit-il, et s’attend peut-être à ce que je lui
fasse ma déclaration. Pourquoi à son âge n’est-elle pas encore mariée, alors
que selon la pratique courante dans la région, on livre dès la puberté les
jeunes filles aux hommes, fussent-ils des quinquagénaires ? Le célibat de
Myriam cache sûrement un mystère. Quelle aubaine de la trouver
disponible ! Idriss a l’air de rôder autour d’elle. Peu importe ! Elle
m’admire, me manifeste une docile courtoisie. Elle ne s’effarouchera donc
pas de mes propositions, ne repoussera pas mes avances. »
Trabi passe la main sur ses joues barbues. « Myriam ne regardera pas à
cela, se rassure-t-il. Elle se sentira honorée qu’un citadin lettré s’intéresse à
elle. Quelle tactique employer pour l’avoir ? Il ne faut pas s’embarrasser de
préliminaires compliqués pour séduire une campagnarde. Je vais être direct.
Lorsqu’elle sera fixée sur mes intentions, où donc la prendrai-je ? Dans
cette case ouverte à tous les vents ? En plein jour, c’est risqué, car par
pudeur elle peut se rebiffer. La nuit, la présence de Kissa me gênera. Sous
quel prétexte et comment éloigner le petit curieux ? Dans la nature alors ?
Quel sera le meilleur moment ? Bah ! je verrai ces détails plus tard. »
Trabi a la gorge sèche, le corps fébrile. Quand donc viendra
l’apaisement ?
Une occasion inespérée se présente dès l’après-midi. Délassé par une
bonne sieste, Trabi s’assied et rêvasse. Aucun bruit dans la cour. Ecrasés de
chaleur, bêtes et gens sont encore assoupis. Des pas légers s’approchent,
s’arrêtent devant la case. Trabi dresse l’oreille, surveille l’entrée. Myriam
apparaît, vêtue d’un pagne aux tons clairs que gonflent les seins et les
hanches lourdes, discrètement parfumée, les cheveux fraîchement nattés.
– Grand frère Trabi, ma mère t’envoie de la bière.
Trabi se lève avec empressement, écarte le rideau.
– Sois la bienvenue, Myriam ; je t’attendais comme le cultivateur guette
la pluie, comme le noyé souhaite une main secourable.
Surprise par cet accueil fleuri, Myriam baisse les yeux, s’avance, dépose
la gourde, se redresse, tourne les talons. Elle n’a pas le cœur à écouter des
compliments creux.
– Un instant, dit Trabi en lui prenant la main. Pourquoi me fuis-tu sans
cesse, jolie Myriam ?
– Moi ? Je te rencontre plusieurs fois dans la journée.
– Tu me plais, petite sœur. Dès le premier jour, tu m’as troublé comme
jamais aucune femme ne l’a fait auparavant. J’ai envie de toi.
Sur la défensive, Myriam se tait. Trabi lui prend le bras, l’attire, caresse
son sein gauche, tente de glisser la main sous son pagne. La jeune fille
recule et lance d’un ton de colère à peine contenue :
– Grand frère étranger, ne me touche plus de cette façon.
Devant cette réaction imprévue, Trabi joue le grand jeu.
– Ne te fâche pas, dit-il. Je t’aime, je te désire. Si tu acceptes, je te
donnerai de l’argent.
– Tu m’insultes, crie Myriam outrée, les lèvres frémissantes, le regard
dur.
Se détournant brusquement, elle crache par terre, puis se précipite dehors.
– Reviens, Myriam, je te demande pardon.
A pas rapides, elle se dirige vers un grenier situé en retrait entre la case
de Boni et celle qu’occupe Trabi, se penche sur un mortier mis à sécher,
s’apprête à le soulever.
Vertement rabroué, Trabi ne veut pas rester sur un échec. L’instinct du
mâle qui force la femelle réticente le pousse à insister, à ruser. Il rejoint
Myriam.
– Laisse-moi t’aider, supplie-t-il. Crois-moi, je n’ai voulu ni t’offenser, ni
t’insulter. Je ne recommencerai plus.
Myriam se redresse, le pilon dans la main droite, les yeux rivés au sol,
prête à parer une nouvelle attaque.
Un souffle de vent rabat sur Trabi le grisant effluve mêlé de sueur et de
parfum qui rallume son désir, embrouille ses idées. Pourquoi donc la colère
rend-elle si attirante cette femme qu’il a juré de respecter ? Il voit ses seins
palpiter avec un doux mouvement de soufflet de forge. Dans le silence
tendu, éclate, tout près d’eux, le gloussement affolé d’une poule traquée par
un coq en chaleur. Myriam ne bouge pas. Trabi enlace son épaule ronde et
fraîche. Un flot de sang se rue dans ses veines. Il accentue son étreinte. Sans
lâcher le pilon, Myriam se dégage d’une pirouette, sa main gauche toujours
retenue par Trabi. Son pagne glisse, dénude sa gorge.
– Laisse-moi, tu m’étonnes vraiment, étranger. Je ne te comprends pas.
A cet instant précis, Boni sort de sa case, aperçoit le couple affronté, juge
la situation d’un regard sévère.
– Que fais-tu là, Myriam ? lance-t-il en s’avançant. Une jeune fille qui se
respecte ne se compromet pas de la sorte.
– Je me respecte parfaitement, frère Boni. L’étranger m’a insultée et je
protestais.
– Avec cette tenue en désordre, tu ne me convaincs pas.
Myriam frémit, jette le pilon, arrange son pagne et s’enfuit, submergée
par la honte, les yeux brouillés de larmes, les nattes de ses cheveux battant
de droite et de gauche.
– Je suis responsable de cet incident, dit Trabi. Je le regrette et te prie
d’excuser ta sœur. Son charme m’a tourné la tête.
D’un bloc, Boni lui fait face.
– Trabi, tu as trahi l’estime que je te portais.
– Ne te méprends pas sur mes intentions, réplique Trabi. Ce n’est pas un
crime de plaisanter avec une jolie fille, une compagne de lutte.
– Même l’amitié n’exclut pas le respect, éclate Boni. Tu es notre hôte, ne
l’oublie pas. Si nous te devons assistance et courtoisie, la réciproque est
vraie. Tes sentiments pour Myriam ne comptent pas. Ta position dans le
village t’interdit des actes aux conséquences graves. Un rapport entre
Myriam et toi ne peut être qu’une passade. Or jamais la sœur de Boni
Yériba ne recueillera la semence d’un inconnu comme un champ sans
propriétaire que n’importe qui peut cultiver à sa guise, comme la jarre d’eau
au bord du chemin offerte à la soif de tout-venant. Des gens mieux placés
que toi ont essayé et se sont cassé les dents.
– Tu prends au tragique une affaire banale, dit Trabi piqué par le ton dur
de Boni. Les temps ont changé. Les rapports amoureux dans un régime
victoriste ne posent pas de problèmes si les partenaires y consentent.
– Ici, déclare Boni, nous tenons encore aux règles qui garantissent la
dignité de nos femmes et offrent à nos enfants les meilleures chances de
venir à la vie et d’y rester longtemps. Est-ce que le gouvernement va aussi
commander nos amours ? Pourquoi t’abrites-tu derrière son point de vue
pour justifier ton désir sexuel ? Moi, j’apprécie beaucoup la qualité des
relations humaines. C’est pourquoi j’ai préféré taire des questions que
j’aurais bien pu te poser sur ton voyage, les circonstances de l’accident,
l’absence de bagages. Je ne suis pas loin de croire que tu es parti
précipitamment de chez toi. Ton excessive discrétion ne me trompe pas.
– Je n’ai rien à me reprocher, rétorque Trabi. Tes soupçons n’ont pas de
fondement. Si tu crois que j’ai abusé de ton hospitalité en courtisant ta
sœur, une fois encore, je te présente mes excuses. D’ailleurs, pour éviter
d’autres malentendus, je partirai bientôt.
– L’ignorance de nos mœurs t’a fait commettre une erreur, Trabi. Ne
prétexte pas de ce que je viens de dire pour penser que je ne veux plus te
traiter comme mon hôte. Pour moi, l’incident est clos.
– Je te remercie, dit Trabi.
Les deux hommes se séparent froidement. Boni s’éloigne d’une
démarche souple et puissante en roulant ses épaules musclées. Trabi
regagne sa demeure, la mine fermée, prend son bâton, ressort aussitôt en
direction du vallon. Il a besoin de calme pour digérer sa déconvenue.
« Certes, admet-il, j’ai mal manœuvré ou plutôt je me suis mépris sur le
compte de Myriam. J’aurais pu opérer discrètement, mieux préparer le
terrain, l’amener à consentir, à se donner comme un fruit mûr qui choit sans
une forte sollicitation. Sa réaction s’explique sans doute par sa pudeur
offensée, son innocence ou la peur de la réprobation. Tout de même, que
d’histoires pour faire simplement l’amour avec une fille ! Ces villageois ont
encore du chemin à faire. »
Trabi parvient à l’orée du bois, descend vers le vallon. Plongé dans ses
pensées, il est surpris par le tapage d’un groupe de garçons qui s’ébattent
dans l’eau, se poursuivent en riant, les corps luisants comme des silures,
dans l’ombre claire des arbres défeuillés.
En une semaine, que d’événements, de découvertes, de liens tissés dans
ce petit village ! Encore un peu de temps et il pourra repartir. Au préalable,
il lui faut explorer les environs, reconnaître le passage de la frontière.
– Grand frère Trabi ! entend-il appeler.
– Tiens ! Kissa est là.
L’enfant sort de l’eau, dégoulinant, prend son slip sur la berge, court vers
lui. Deux femmes, canari sur la tête, remontent le versant. « Ainsi, l’on
consomme vraiment cette eau », s’étonne Trabi en pensant au danger des
microbes pathogènes et des parasites.
– Je suis content de te voir, grand frère, dit le garçon, à la peau hérissée
comme une chair de poule. Est-ce que je peux me promener avec toi ?
Trabi désirait un peu de solitude ; il hésite un moment. Kissa remarque
son air contrarié.
– Qu’est-ce qui t’a fâché, grand frère ? demande-t-il.
– Viens, Kissa, dit Trabi, d’un ton calme, en l’entraînant loin du bruit des
nageurs, du bavardage des lavandières et des porteuses d’eau. J’ai discuté
assez vivement avec Boni. Mais ça va maintenant.
La menotte de l’enfant s’amollit soudain. Un désaccord entre ses deux
grands frères, quel déchirement ! Il n’ose en demander la cause. Trabi lui
donne sur la tête une tape amicale.
– La frontière du Gotal est-elle loin d’ici ? demande-t-il pour faire
diversion.
Juste la question à ne pas poser. Plus inquiet que jamais, Kissa s’arrête.
– Tu ne veux pas partir, grand frère ? interroge-t-il d’un ton suppliant.
Dis, il ne faut pas partir.
– Mais non, Kissa, je m’en irai seulement lorsque ma jambe sera guérie.
L’enfant pousse un soupir, reprend sa marche d’un pas alerte. Emu, Trabi
garde le silence. Le soleil couchant projette devant eux leurs ombres
disproportionnées, celle de l’enfant semblant tirer celle de l’homme.
L’harmattan, sur son déclin, fait encore sentir sa touche desséchante.
Dans l’air, flottent des odeurs de fumée, des escarbilles échappées d’un
incendie lointain, poussées par le vent d’est. L’écho répète les pleurs d’un
bébé, les bêlements d’un troupeau de moutons revenant au logis. Gagné par
la paix ambiante, réconforté par la claire amitié de Kissa, Trabi se détend.
– Grand frère, dit le garçon, demain, nous irons à la chasse. Après, il y
aura la lutte.
– Hélas ! je ne puis vous accompagner, regrette Trabi. Qui y participe ?
De quel côté allez-vous chasser ?
– D’après Boni, il s’agit d’une grande battue avec les hommes, les jeunes
gens, les garçons du village. Mais n’est pas bon chasseur qui veut. Il faut
savoir se placer contre le vent, se protéger des flammes, guetter le bond du
gibier, le pourchasser, l’attaquer, l’assommer à coups de gourdin ou le
flécher d’un trait. Ah ! si tu voyais les grands bander leurs arcs, viser, tirer,
c’est magnifique !
Trabi laisse s’épancher l’enfant dont les paroles pétillent comme une
source. Bercé par la musique des mots, il prête peu d’attention à leur sens.
Son échec avec Myriam, les reproches de Boni, lui ont laissé un goût amer.
Il arrête Kissa qui allait s’engager sur un sentier conduisant au-delà de
Prékéto Tchè.
– C’est très intéressant, approuve-t-il enfin. Tu racontes bien, mais tu
marches vite. Je ne peux pas te suivre. Rentrons.
Le charme rompu, l’enfant le précède jusqu’au village, sans plus dire un
mot. Le soir tombe. Trabi pénètre dans sa case, s’allonge sur le lit, ferme les
yeux, revit les scènes décevantes de l’après-midi, déplore sa maladresse.
Par courtoisie, Boni l’a excusé, mais ses insinuations cinglantes lui donnent
à réfléchir. Seule la déception de Myriam le chagrine vraiment. Comment se
fera-t-il pardonner ? En gros plan, de troublantes images de la jeune fille
s’imposent à lui : les fesses rondes, la taille fine, les seins élastiques,
caressés un trop bref instant et maintenant hors d’atteinte comme des fruits
de rêve, aussi désirables qu’inaccessibles. A mesure qu’il rumine son
malheur, sa soif de Myriam grandit.
Ce même soir, au crépuscule, tandis que Trabi et Kissa cheminent vers
Prékéto, Idriss va voir Myriam assise devant sa case. Elle s’est enveloppée
d’un pagne aux teintes mauves qui dégage sa chevelure d’un noir brillant.
– Je voudrais te parler, dit Idriss, d’un ton mi-suppliant, mi-agacé.
– Je n’ai pas le temps, répond Myriam, l’air distant.
– Tu ne fais rien et tu n’as pas le temps ?
Myriam garde le silence.
– Depuis quelques jours tu m’évites, tu ne t’occupes que de l’étranger.
– Qu’est-ce que tu insinues ? rétorque Myriam en l’affrontant du regard.
– Avant son arrivée, tu m’as laissé espérer que tu donneras une réponse à
ma déclaration.
– Lorsque tu m’as demandé si tes parents pouvaient venir voir les miens,
je t’ai dit d’attendre.
– Et j’attends depuis plus d’un an. Maintenant je veux être fixé. Je
n’attendrai pas que tu aies fini tes amourettes avec Trabi.
– Me crois-tu assez sotte pour m’éprendre d’un homme de la ville ?
– Tu mens ; tu es comme toutes les filles qui se laissent éblouir par les
étrangers lettrés.
Les pupilles de Myriam se rétrécissent et lancent des éclairs.
– Je te défends de me traiter de menteuse. Tu me fatigues, à la fin.
– Tu ne disais pas ça quand tu recevais mes cadeaux.
– Je ne t’ai pas forcé à me les donner. Si tu veux, je te les rendrai.
– Tu es donc si mordue pour cet étranger suspect ?
– En quoi est-il suspect ?
– Il n’est pas tombé du ciel et son séjour à Prékéto m’intrigue. C’est peut-
être un criminel en fuite.
– Ça m’est égal.
Pour mettre fin à l’entretien, Myriam se lève, ajuste son pagne sur
l’épaule et rentre dans sa case.
– J’ai compris, lance Idriss, d’un ton grinçant. On se reverra, je te le
promets.
Il s’éloigne en serrant les dents. La jalousie vient de lui griffer le cœur.
Myriam aussi est mécontente de sa journée. Elle a été bafouée par l’un de
ses amoureux et insultée par l’autre.

Pour la première fois depuis son arrivée à Prékéto Tchè, Kissa, et non sa
sœur, apporte à Trabi son repas. Ce coup de grâce lui fait perdre l’espoir
d’une prochaine réconciliation. « On me met en quarantaine, se dit-il. Tant
pis ! Je l’ai bien cherché. » Il touche à peine au plat et se recouche. Tenaillé
par son désir, il se dit qu’il pourrait s’adresser à une autre femme du village,
moins difficile que Myriam. Il a bien remarqué des jeunes filles qui
l’observent avec sympathie et à qui il aimerait faire des propositions. Mais,
par prudence, il renonce à des aventures qui pourraient lui attirer des
complications avec les villageois.
Le lendemain, il est réveillé par le remue-ménage du départ pour la
chasse. Des garçons excités s’interpellent dans la cour. Les chiens jappent
d’impatience. La couche vide de son petit compagnon toujours matinal
ramène Trabi à la réalité. Mais, brûlante comme une plaie vive, la pensée de
Myriam surgit en lui. « Viendra-t-elle me soigner comme d’habitude ? se
demande-t-il. Ah ! pour oublier tout cela, comme j’aimerais me mêler à la
cohue des chasseurs, m’en aller à l’aventure ! Quelle drôle de journée
passerai-je dans un village à moitié vide ? »
La recherche d’un dérivatif pousse Trabi à s’installer devant la porte. La
chasse n’évoque en lui que de vagues idées, réminiscences de lectures
scolaires : feux de brousse, gaillards brandissant des lances ou des fusils à
pierre, courses endiablées à la poursuite du gibier. Jamais il n’aurait
imaginé spectacle pareil à celui-ci.
Les chasseurs sont accoutrés de vêtements insolites achetés auprès des
fripiers qui colportent leurs ballots de marché en marché : pull-overs,
tuniques, vestes de laine trouées par les mites, imperméables épais comme
des cirés ; calots, casquettes d’officiers de marine provenant des surplus
américains, bonnets d’astrakan à rabats fourrés. Tout cela forme des
ensembles disparates, extravagants, ridicules, agrémentés de toutes sortes
de gris-gris.
Rapiécé de toutes parts, le pantalon de Boulga laisse pourtant voir son
genou gauche et le mollet de sa jambe droite. Le bras ceint d’un talisman
protecteur, Boni est sobrement vêtu d’un gilet de coton fendu sur les côtés.
A sa ceinture, pendent deux fioles de potion contre les morsures des
serpents, les blessures des flèches empoisonnées, les coupures des graviers
de quartz aux arêtes aiguës. Idriss, mince, vigoureux comme une liane,
souffle dans une corne de buffle et fait s’envoler bruyamment les tisserins.
Trois cauris décorent son cache-sexe sur lequel sont cousues des lanières de
peaux de serpent.
Les chasseurs adultes sont équipés d’arcs, de couteaux de jet, de bâtons
plombés, les garçons de lance-pierres, de petites sagaies. Quelques-uns
portent des bourses de toile contenant les provisions pour tromper la faim.
Des chiens de tous pelages, amaigris à dessein pour la chasse, certains
élancés comme des lévriers, tirent sur leurs laisses, aboient pour hâter le
départ. Enfin, le sonneur de corne donne le signal. La troupe s’ébranle dans
une rumeur de piétinements, de cris, de plaisanteries.
Trabi ne résiste pas à l’envie de les suivre un moment. Lorsqu’il atteint
les limites de la concession villageoise, les chasseurs ont disparu, cachés
par des nuages de poussière. Lentement, avec une pointe de nostalgie, il
s’en revient vers sa case.
Dès l’entrée, il voit sur la petite table la terrine de bouillie et une
calebasse contenant une poudre jaune safran. « C’est sans doute de la
poudre de néré, se dit-il. A l’évidence, la personne qui les y a déposées ne
voulait pas me rencontrer. Elle a donc profité de ma brève absence. La mère
de Myriam est certainement informée de l’incident survenu. Qu’en pense-t-
elle ? » se demande Trabi. Pour en avoir le cœur net, il se rend à la cuisine.
De loin, il aperçoit Myriam. A son approche, elle se lève, rentre dans la
case. Trabi aborde Ya Baké occupée à chauffer de l’eau, la salue avec
déférence. La mine inexpressive, elle demande des nouvelles de sa santé
puis se penche sur le réchaud de terre cuite, y fourre une brassée de tiges de
mil qui flambe aussitôt.
– Excuse-moi, Ya Baké, si je t’ai fait de la peine.
– Que veux-tu dire ?
– On dirait que tu es fâchée contre moi.
La vieille redresse la tête, et lui dit lentement :
– Si tu piétines ton frère et que tu as mal parce qu’il souffre, ça le
console, mais c’est lorsqu’on ne regarde pas devant soi en marchant qu’on
risque de faire mal aux autres ou de tomber. Le coureur à pied ne peut
dépasser les limites de la terre.
Trabi est sidéré par cette leçon. Avec des allusions transparentes, elle
vient de lui indiquer le comportement qu’il aurait dû avoir. Elle a dit avec
finesse et fermeté ce que le fougueux Boni lui avait vertement craché.
– Je te remercie, Ya Baké, dit-il simplement.
La vieille femme détourne les yeux et continue son travail.
Trabi n’ose plus parler de Myriam. Il s’est lui-même mis au ban de la
famille Yériba. Il regagne sa demeure avec la conscience de celui qui paie
trop chèrement une faute bénigne. Il a perdu le prestige qui l’auréolait
lorsqu’on l’a fêté comme le guérisseur de Boussa. Hier, la joie et le
triomphe ; aujourd’hui, la peine et la honte. Ainsi vont les jours, ainsi va la
vie. « Mais, trêve de pessimisme, se raisonne-t-il en s’asseyant. Ne
dramatisons pas une brouille passagère. » Il tire à lui la table, déjeune, se
couche.
Il entend des coups de pilon isolés, des cris de fillettes, les voix de
commères se parlant d’une cour à l’autre. Il dort jusqu’à la fin de la
matinée. Toujours en quête de solitude, il sort du village par un sentier
différent de celui du vallon. Installé en plein milieu du ciel, le soleil tape
dur. Trabi fait des haltes fréquentes. Il parvient déjà à poser à plat son pied
désenflé, mais souffre encore lorsqu’il appuie le talon contre le sol. L’air vif
lui donne envie de respirer à fond. Pour se dérouiller les muscles, il décide
de s’entraîner tous les matins dans sa chambre. Tiens ! il exécutera des
« katas » de karaté. Quel excellent moyen de faire travailler le corps de
façon harmonieuse ! Il insistera sur les techniques de main, ménagera son
pied blessé.
Le piaulement d’un oiseau de proie filant vers le nord lui fait lever les
yeux. Le paysage dénudé ne l’engage pas à poursuivre son chemin.
D’énormes dômes de granit masquent l’horizon. Au-delà, sans doute, la
chasse bat son plein. Des rapaces tournoient dans le ciel. Un milan au vol
souverain guette le trottinement affolé des rongeurs et des reptiles que le feu
met en déroute. Trabi imagine les herbes blondes dévorées par les flammes
crépitantes, la panique des lièvres débusqués, des perdrix surprises dans
leurs gîtes.
Tournant son regard vers la gauche, il découvre la splendeur d’un
kapokier bombax, somptueusement paré, de la base à la cime, de fleurs
rouge incarnat. Il le contemple longuement, et sourit, pour la première fois
depuis des heures, comme si l’énorme bouquet incandescent qui frissonne
au vent lui annonçait l’espoir et la joie. Sous le charme de l’éblouissement
imprimé sur sa rétine, il s’en revient vers le village accablé de soleil.
Aucune ombre sous les auvents des cases, au pied des greniers, sous les
arbres aux ramures dégarnies. Inlassables, des pintades cacabent, des poules
caquettent aux alentours de leurs pondoirs.
CHAPITRE 6
Trabi évite la cour des Yériba, parvient chez Boussa qu’il trouve devisant
avec son frère Séra et l’oncle Sadi. Tous deux l’accueillent comme un hôte
de marque. Il refuse la chaise longue du vieux, se contente d’un tabouret.
– Pourquoi est-ce que tu n’es pas allé à la chasse ? demande-t-il à Séra.
– Mes jarrets ne sont plus solides, se plaint celui-ci d’un ton
mélancolique.
– Seuls quelques anciens connaissent encore le secret d’une vigueur
durable, plaisante Boussa. Même leurs femmes l’admettent volontiers.
Qu’on nous serve de la bonne bière !
Comme si elle n’attendait que cet ordre, une jeune femme apporte
aussitôt une gourde aux flancs humides et s’agenouille pour servir. Trabi
veut l’arrêter. En vain. Elle ne comprend pas pourquoi il faut déroger à une
étiquette séculaire. Juste à ce moment, arrive Sadi, l’oncle de Kissa. Trabi
avale d’un trait la bière épaisse, éructe, pose le verre que la femme remplit
de nouveau. Il ne proteste pas.
– Noble étranger, est-ce que tu t’intéresses à la chasse ? demande Boussa.
– Je n’y ai jamais participé, avoue Trabi.
– Celle de ce jour annonce la traditionnelle rencontre de lutte entre nos
villages jumeaux, explique Séra. Après-demain, aura lieu la dernière séance
d’entraînement.
– De quoi s’agit-il ? demande Trabi.
– Si la chasse permet à nos hommes de courir, de sauter, de rivaliser
d’adresse, si la danse assouplit leurs corps, seule la lutte développe leur
combativité.
– Précise qu’on pratique deux sortes de lutte, suggère Boussa. La
première prépare nos jeunes à la compétition annuelle qui les oppose à ceux
de Prékéto Bé ; la seconde se déroule le jour de la fête de l’igname.
– C’est ça, approuve Séra. La fête de l’igname consiste à offrir les
prémices de nos récoltes aux esprits protecteurs des champs. Avant cela,
personne n’a le droit de manger la nouvelle igname, sous peine de se voir
décrié, dénoncé comme un sacrilège, un ennemi de la production
villageoise. Les lutteurs opèrent par classes d’âge, de dix à vingt ans, en se
défiant et en s’éliminant au fur et à mesure. On considère les vainqueurs
comme des héros qu’on admire et qu’on respecte.
– La lutte de la grande tradition est plus spectaculaire, affirme Sadi.
– Quelle tradition ? demande Trabi.
Sadi et Séra se taisent comme si le privilège de parler du lointain passé
revenait au plus âgé. Boussa se racle la gorge, montre ses gencives aux
dents clairsemées.
– Sache, noble étranger, commence-t-il, que dans les premiers temps de
l’histoire de notre peuple, deux frères jumeaux, Préké le grand et Préké le
petit, ainsi nommés à cause de leurs tailles dissemblables, conduisirent nos
ancêtres dans ces parages et fondèrent deux villages voisins de part et
d’autre du vallon.
« La découverte du vallon leur parut providentielle, comme un
emplacement choisi par le destin et vers lequel les divinités tutélaires les
avaient conduits. Même aujourd’hui ce vallon est le trait d’union des deux
villages. N’est-ce pas là que toi-même, tu t’es abrité avant d’entrer à
Prékéto Tchè ? Excuse ma digression.
« Préké l’aîné et Préké le cadet donnèrent leur nom au marigot et
appelèrent leur village Prékéto, ce qui signifie « au bord du Préké ». Ils les
distinguaient alors par leur position à l’amont ou à l’aval du marigot. Mais
une brouille survint à propos des limites de leurs territoires respectifs et de
questions de préséance. Le premier sorti du ventre maternel, qui était le plus
petit de taille, se prétendait l’aîné et réclamait en conséquence des
privilèges que lui déniait le second. Leur discorde dura longtemps et
affaiblit les communautés. Finalement, les anciens décidèrent qu’une demi-
lune avant les travaux agricoles, les jeunes gens des deux villages
s’affronteraient en bataille rangée, à mains nues. Les vaincus travailleraient
gratuitement pendant vingt et un jours dans les champs des vainqueurs et
leur livreraient la dixième partie de leurs récoltes. De plus, à l’issue de la
compétition, le village qui aurait triomphé prendrait le nom de Prékéto Bé,
c’est-à-dire le grand, et l’autre celui de Prékéto Tchè, le petit, pour prouver
que seuls le travail, la lutte, et non les droits de naissance confèrent la
véritable supériorité.
– Cette tradition existe-t-elle toujours ? demande Trabi.
– Bien sûr, répond Boussa, car elle a son bon côté. Jadis, les jeunes
Prékétois étaient toujours prêts à repousser les attaques des ennemis.
N’oublie pas que nous sommes dans une région frontalière exposée aux
agressions. Aujourd’hui, les avantages matériels étant un appât alléchant,
les vainqueurs demeurent vigilants et les vaincus se préparent sans répit à
prendre leur revanche. Au temps où les Blancs commandaient chez nous, ils
n’y voyaient qu’une banale compétition sportive et ne trouvaient donc rien
à redire. En effet, des gens non avertis ne peuvent deviner que nous
respectons toujours les exigences de la coutume. C’est une question
d’honneur, un pacte secret que nos deux villages exécutent fidèlement.
– C’est regrettable que cette opposition séculaire subsiste alors que la
révolution s’efforce de vous unir, dit Trabi.
– Cette tradition maintient en effet une sourde rivalité entre nous, admet
Boussa.
– J’en sais quelque chose, approuve Sadi. Ma nièce Myriam en a pâti.
– Qu’est-ce qu’elle vient faire dans cette histoire de grande tradition ?
demande Trabi.
Sadi marque une pause et reprend la parole.
– Généralement, les habitants des deux villages ne se marient pas entre
eux. Or ma nièce a aimé un homme de Prékéto Bé, justement leur champion
de lutte, donc le principal adversaire à qui nos jeunes, conduits par Boni,
voulaient à tout prix faire mordre la poussière. Cet amour impossible a
résisté aux mises en garde, aux interdits, aux menaces. Mon frère Yériba a
déconseillé l’union. Myriam a préféré laisser le temps régler le différend.
Peu de temps après, son amoureux, victime d’un accident de chasse, a
tragiquement succombé. Myriam en est demeurée inconsolable.
Trabi comprend enfin le secret de la jeune fille.
– Nous avons trop palabré, déclare Boussa. Vous ne buvez plus ? La bière
se réchauffe.
– Quel dommage pour Myriam ! dit Trabi. Permettez-moi de me retirer.
Il s’en va malgré les protestations du vieux chef. En son absence, comme
le matin, son repas a été déposé dans la chambre. « Myriam a raison de me
bouder, se dit-il. Je ne forcerai plus rien. »
Il mange avec appétit et s’allonge pour la sieste.

Le retour des chasseurs est annoncé par les abois des chiens, les cris des
garçons exhibant fièrement les trophées : perdrix et pintades liées par les
pattes, lièvres à l’œil vitreux. Deux hommes portent sur leurs épaules,
suspendu à une branche, un magnifique bubale au poitrail sanglant.
Kissa et Marouk réveillent à grands cris Trabi qui se frotte les yeux. Les
garçons veulent raconter tous à la fois les péripéties de la journée.
– Boni a fléché une antilope en pleine course, dit Kissa ; il est le meilleur
tireur de la région.
– Idriss a poursuivi un lièvre et l’a assommé d’un coup, enchaîne
Marouk.
– Son exploit ne vaut pas celui de Boni.
– A propos, je vais assister à la prochaine séance de lutte, dit Trabi.
– Formidable ! crie Kissa. Tu verras, grand frère, tu verras.
Dehors, deux chiens aboient fortement.
– Hansa m’appelle, dit Marouk. Ah ! grand frère, Kpasso, le chien de
Boni, a mordu celui de Seko. Alors Kissa et Seko se sont battus. Sur un
croc-en-jambe, Kissa est tombé.
– Mais moi je l’ai roué de coups, assure Kissa. Il ne l’oubliera pas de si
tôt.
Trabi lui donne une tape amicale.
– Je t’apprendrai à bien te battre.
– Tu sais lutter, grand frère ?
– Un peu, répond Trabi.
Les jappements des chiens les assourdissent. Les enfants sortent en
continuant de discuter.
Quelque temps après, Trabi va saluer Boni assis devant sa case et le
félicite de ses prouesses.
– Qui t’en a parlé ? demande Boni, en souriant.
– Kissa et Marouk.
– Je me suis bien amusé. Dommage que tu n’aies pu venir avec nous,
compagnon Trabi.
– Je le regrette aussi. Tu es très fort.
– N’exagère pas. Viens boire une calebasse de bière.
– Bien volontiers, accepte Trabi.
Il se réjouit de cette invitation, souhaitant que le climat s’améliore, que
Myriam lui pardonne. Mais elle s’obstine à l’éviter.
Kissa vient s’asseoir à côté de Trabi. Soudain apparaissent dans la cour,
venant vers eux, deux fillettes nues, au corps gris de poussière, l’ombilic en
noyau, les reins ceints d’un rang de verroterie, l’une guidant l’autre.
« Les enfants inventent toutes sortes de jeux », pense Trabi.
Les fillettes parviennent à sa hauteur.
– Que font-elles donc, Kissa ?
– Ce sont les deux filles malades des yeux. La grande n’y voit plus
goutte.
En effet, les pas de l’enfant hésitent, tâtonnent comme ceux d’un
aveugle ; ses paupières enflées ne s’ouvrent plus. De sa main gauche, sa
compagne chasse les mouches de ses propres yeux.
« Quelle misère ! elles vont perdre bientôt la vue, murmure Trabi. Je suis
là à gémir sur mes amours déçues et ces enfants crèvent dans la saleté. »
Kissa prend son assiette vide et s’éloigne. Trabi se concentre pour se
souvenir d’autres recettes utilisables dans la circonstance. Pourquoi ne pas
employer encore l’argile qui a déjà si bien réussi, et aussi l’oignon et le
citron, dont son ami lui a tellement vanté les merveilleuses vertus ?
D’ailleurs, à la naissance des enfants, pour désinfecter leurs yeux et les
rendre brillants, n’y met-on pas du citron ?
Suivi de Kissa, il va informer Boussa de son intention. Le vieux
l’approuve, envoie l’une de ses femmes chercher les petits malades du
village. En attendant, Trabi délaye une pincée d’argile dans un demi-verre
d’eau. Sa réputation jouant, plusieurs enfants arrivent bientôt, accompagnés
de leurs parents.
Trabi instille des gouttes d’eau argileuse légèrement citronnée dans les
yeux des fillettes qui grimaçent et, dans l’oreille suppurante du garçon,
deux gouttes de jus d’oignon frais. A la mère de ce dernier il montre
comment poser un cataplasme d’argile derrière le pavillon. Il invite les
parents à renouveler les soins plusieurs fois par jour. Les intéressés
acquiescent docilement. Feignant une grande assurance, Trabi les exhorte à
bien suivre ses prescriptions. Dès qu’il annonce la fin de la séance,
Kotiagui, qui venait de parler à l’oreille de Séra, se met à presser les
femmes et les enfants.
– Sortez ! Sortez ! Seuls les hommes restent.
Intrigués, les enfants font mine de s’en aller, mais ne s’éloignent pas. Les
femmes les poussent dehors en lançant des plaisanteries.
« Où veut donc en venir ce rusé Kotiagui ? » s’interroge Trabi. Jugeant le
moment opportun, le paysan regarde Séra d’un air malicieux, ôte sa pipe,
s’éclaircit la voix.
– Qu’y a-t-il ? demande Trabi.
– Euh ! entre hommes on parle d’affaires d’hommes. Nous avons vu
comment tu as guéri Boussa, le veinard. Tu viens de t’occuper de nos
bambins. Nous, les hommes, on a aussi des problèmes, de sérieux
problèmes.
– Dis vite ce qu’il y a, l’encourage Sadi.
– Que Séra parle d’abord !
– Eh bien ! voilà, dit Séra en baissant brusquement son pantalon. Chaque
fois que je tousse ou me lève, mon ventre et mes testicules se gonflent
comme si on y soufflait de l’air. Alors j’ai du mal à marcher. Donne-moi un
bon médicament.
Trabi garde le silence, n’ayant aucune idée de ce qu’il faut pour le
soulager.
– Mon mal à moi est invisible, mais plus grave, enchaîne Kotiagui, après
avoir tiré quelques courtes bouffées de sa pipe. Tel que tu me vois, noble
Trabi, âgé seulement de quarante-cinq ans, croirais-tu que je suis incapable
de satisfaire mes femmes plusieurs fois par nuit ? Ma dernière épousée, une
perle de quinze ans, appétissante comme un poulet grillé, me laisse froid.
Ma tête la désire, mais mon ventre fait l’indifférent et la pauvre fille se
désole de ne pas porter d’enfant.
Des rires moqueurs l’interrompent. Trabi s’esclaffe. Que peut-il pour ces
quinquagénaires aux reins surmenés, pris au piège de la polygamie, englués
dans des problèmes insolubles ?
– Kato, pourquoi te moques-tu de moi ? crie Kotiagui, en apostrophant
son voisin à la corpulence fluette. Ne sais-tu pas que si tu te baisses pour
regarder le derrière d’autrui, un autre observe le tien ? Toi aussi, tu as
besoin de remèdes pour redresser ton bâton défaillant, et certains autres que
je connais bien. Pas vrai, Séra ?
Les rires fusent de plus belle. Kato se tient les côtes.
– Ta puissance virile s’envole avec la fumée de ta pipe, dit-il.
– Taisez-vous donc, s’impatiente Sadi. Ami étranger, nous ne sommes
pas complètement éteints, mais nous tenons à rester éveillés ; que nous
conseilles-tu ?
Perplexe, Trabi veut pourtant sauver la face.
– Mangez beaucoup d’oignon et d’ail, recommande-t-il à tout hasard.
« De toute façon, pense-t-il, cela ne leur fera pas de mal. »
Prétextant un peu de fatigue, il refuse la bière que Boussa lui propose et
prend congé.
Une femme en vêtements usés, nommée Assabo, s’approche de lui.
– Bonjour, mon fils, dit-elle, donne-moi de l’argent, s’il te plaît.
Ces gens qui quémandent toujours agacent Trabi. La femme le poursuit
de ses jérémiades. Trabi cherche quelqu’un pour la raisonner et la prier de
le laisser tranquille. Il presse le pas et s’éloigne.
Dans la cour des Yériba, il aperçoit Ya Baké qui le félicite d’avoir soigné
les petits malades.
– Que Dieu te le rende ! ajoute-t-elle.
– Myriam est-elle souffrante ? demande Trabi. Je ne la vois plus.
Ya Baké secoue la tête.
– Oh ! non. Elle est allée ce matin à l’aube, avec son amie Awa, au
marché de Tipani. Elles ne rentreront que ce soir.
– Est-ce loin d’ici ?
– Vingt-quatre kilomètres, aller retour.
– A pied ? Elles sont bien vaillantes.
– Elles en ont l’habitude.
– J’ai causé avec Ba Boussa et Séra, dit Trabi. Il paraît que Prékéto Tchè
et Prékéto Bé s’opposent depuis longtemps. C’est vraiment dommage. J’en
parlerai avec Boni pour que ça ne continue pas. Grâce à la révolution, ça
peut changer.
– Doucement, mon fils. Ne parle pas trop vite de ce que tu ne connais
pas. Cette affaire remonte à la naissance de nos villages. Même la
révolution ne peut la comprendre. Est-ce qu’elle cherche d’ailleurs à
interroger la coutume ? Celui qui tient le bout de la corde ignore ce qui est à
l’autre bout. Il faut qu’il marche pour aller voir ou qu’il tire la corde.
Trabi n’insiste pas et s’en va.
Lorsqu’il revoit Kissa, il lui reproche de ne l’avoir pas informé du
voyage de sa sœur.
– Je n’en savais rien, grand frère. Depuis trois jours, Myriam ne parle
plus beaucoup !
Conscient d’être responsable de cette situation, Trabi garde le silence. Il
aurait pu demander à Myriam de lui acheter des cigarettes. La privation
simultanée de tabac, de whisky et de femme lui paraissait insupportable. Et
pourtant, il n’en meurt pas. Il se dit, résigné, qu’en définitive, rien n’est
intolérable.
Sa pensée revient à l’aventure amoureuse de Myriam. Le bref récit qu’il
en a entendu l’a ému et il désire en savoir plus long. Il va donc revoir Sadi
dans sa case. L’homme au front dégarni l’accueille avec joie, honoré de sa
visite. Au mur pend son sac en peau de singe. Une femme aussi maigre que
Sadi, les mamelles flasques, vient poser un lampion par terre et ressort
discrètement.
– Je voudrais plus de détails sur ce qui s’est passé entre Myriam et cet
homme de Prékéto Bé et savoir comment cela a renforcé l’inimitié entre les
deux villages, dit Trabi.
Sadi hoche la tête. Son visage aux joues creuses s’éclaircit.
« L’étranger manifeste de l’intérêt pour ma nièce, se dit-il. Il vaut mieux
qu’il soit bien informé. »
– Je veux bien te renseigner, accepte-t-il. Myriam a beaucoup souffert.
J’étais son confident. Son ami s’appelait Yaso. Myriam l’avait connu lors
d’une séance de lutte où il s’était brillamment distingué. Il s’éprit de
Myriam et s’arrangeait pour la voir lorsqu’elle se rendait au marché ou au
marigot. Très vite les gens de Prékéto Tchè commencèrent à jaser. Les
rumeurs parvinrent à Boni et à Ya Baké. Myriam, interrogée, répondit qu’il
n’y avait rien de sérieux entre elle et Yaso. On lui déconseilla des relations
qui pourraient compromettre les intérêts du village. Une tentative discrète
des parents de Yaso pour rencontrer Yériba échoua. Cependant Myriam et
son ami continuaient de se fréquenter. Boni la fit surveiller. Un jour, il se
produisit un événement insolite : Myriam disparut.
– Disparut ? s’étonne Trabi. Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle a quitté le
village ?
– Non ! elle a été enlevée et séquestrée dans la concession de Yaso.
– Est-ce qu’elle a été violentée ?
– Je ne pense pas. Elle était plutôt consentante. Elle resta là-bas cinq
jours. Ce fut un grand scandale. Les femmes mariées se déchaînèrent contre
elle. Les jeunes filles admirèrent son courage mais n’osèrent pas déclarer
tout haut leur opinion.
– Myriam a fait cela ? C’était un coup de tête.
– En effet. Elle nous a mis devant le fait accompli. Nous avons connu des
jours d’inquiétude. Yériba alla consulter Chakato pour retrouver sa fille. Le
devin la localisa dans un village voisin. Des jeunes gens, avec Boni et
Idriss, firent le guet autour de Prékéto Bé. Un soir, ils récupérèrent Myriam,
non sans mal d’ailleurs car les autres veillaient. Il y eut des coups, voire des
menaces de mort. L’hostilité s’accrut entre Boni et Yaso puis entre les deux
villages.
« Chakato proposa de faire un gri-gri pour brouiller Myriam et Yaso. Ya
Baké hésita, mais Boni et son père acceptèrent.
« Le guérisseur confectionna donc un charme avec du piment rouge
enveloppé dans une feuille attachée par du fil noir. Idriss alla discrètement
le jeter dans la concession de Yaso. »
– Idriss semble avoir pris une part active dans cette affaire, remarque
Trabi.
Sadi rit bruyamment.
– C’est vrai, ami étranger. Au cours de l’opération de récupération, Idriss
fut le premier à saisir Myriam qui se débattait. Il a semblé découvrir sa
beauté pour la première fois. A partir de ce moment, il commença à la
fréquenter. Il se montra encore plus assidu lorsque survint l’accident.
– L’accident ?
– Oui, celui de Yaso. Une semaine après l’intervention de Chakato, une
battue de chasse fut organisée par les gens de Prékéto Bé. A la poursuite
d’une antilope, Yaso s’était éloigné de ses camarades et avait pénétré dans
un petit bois de néré. Soudain un feulement retentit, une panthère l’attaqua
et lui ouvrit la poitrine à coups de pattes. Les râles du chasseur s’éteignaient
déjà lorsque deux de ses compagnons, Alassa et Touri, le découvrirent. Sur
le chemin du retour, sa bouche se ferma pour toujours. Malgré les
recherches, on ne retrouva jamais cette panthère. Lorsque Idriss commença
à s’intéresser à Myriam, l’on chuchota à Prékéto Tchè que le guérisseur
n’était pas étranger à l’apparition et à la disparition mystérieuse du félin.
Certains prétendirent qu’il avait envoûté Yaso, l’avait attiré dans le bosquet
et s’était transformé en panthère pour l’exécuter afin de laisser la voie libre
à son fils. Les Yériba regrettèrent d’avoir recouru au guérisseur. Ils ne
souhaitaient pas une telle fin à Yaso.
– Quelles inventions ! Vous donnez trop de pouvoir à Chakato.
– En tout cas, ici, c’est ce que beaucoup ont cru. Heureusement qu’à
Prékéto Bé on ne sut pas le rôle qu’il a joué. Le village porta le deuil de son
champion. Myriam ne crut pas que cette mort fût un accident. Elle pleura
comme une veuve, voulut assister aux funérailles ; ses parents refusèrent.
L’émotion la secoua à tel point que deux mois plus tard, elle fit une fausse
couche.
– Ah ! bon, s’exclame Trabi. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je ne sais rien de plus, conclut Sadi.
Les deux hommes gardent un silence embarrassé.
– Tu voulais me parler d’Idriss, rappelle Trabi, au bout d’un moment.
– Oui, oui. Il semble qu’il a été aussi troublé par la mort de Yaso. Il croit
l’avoir, d’une certaine manière, provoquée en jetant le gri-gri. Cependant,
ayant contribué à éliminer Yaso l’indésirable, il s’attendait à être bien reçu
par les Yériba.
– Est-ce qu’il aime vraiment Myriam ?
– Peut-être ! Fils d’un guérisseur réputé, il souhaitait, avec la révolution,
devenir le président du comité local pour avoir plus de prestige. Mais on le
sait impulsif et rancunier. C’est pourquoi le village lui préféra Boni. Idriss
n’obtint que le poste de chargé de la vigilance et de la sécurité. Cependant
ses visées sur Myriam se précisèrent. Ma nièce ne l’a pas repoussé. Elle
accueillait passivement ses avances et ses cadeaux.
– Elle ne sait pas ce qu’elle veut ? demande Trabi. Elle m’a pourtant
donné l’impression d’une personne qui, en cas de désaccord, ne mâche pas
ses mots.
– La mort de Yaso l’a ébranlée. Sans doute les attentions d’Idriss la
réconfortent, mais elle n’a pas oublié le défunt.
– Tu as certainement raison, apprécie Trabi. Myriam a besoin d’être
ménagée et de changer d’idées. Idriss semble ne pas se décourager. Je l’ai
vu plusieurs fois aller saluer Ya Baké.
– Il est malin. Il sait que s’il gagne la vieille, il aura une alliée de poids,
mais Ya Baké ne montre guère d’enthousiasme.
– Idriss doit être jaloux de tous ceux qui s’intéressent à Myriam.
– Est-ce que ce n’est pas normal ? Avant d’avoir atteint le but, l’homme
qui désire une femme est toujours partagé entre la crainte et l’espoir.
La mèche du lampion se met à grésiller. La femme de Sadi apparaît à
l’entrée.
– Il se fait tard, dit Trabi en se levant. Je te remercie beaucoup de tout ce
que tu m’as appris.

– Paix à toi ! A la grâce de Dieu, répond Sadi. Tu nous aimes, c’est


pourquoi tu as trouvé le temps de m’écouter pour mieux nous connaître.
Paix à toi !
Beaucoup d’idées s’agitent dans la tête de Trabi lorsqu’il s’en va vers sa
case. Cette plongée dans le passé de Myriam lui a révélé la complexité des
sentiments de la jeune fille. « Et moi je viens encore l’accabler de mes
exigences ! se reproche-t-il. Les chances d’Idriss ne me paraissent pas
grandes. De toute façon, je dois éviter les accrochages. »
CHAPITRE 7
Au lever du jour, Trabi entend un remue-ménage inhabituel dans la cour.
– Des gens t’attendent pour te saluer, grand frère, annonce Kissa.
– Me saluer ? Pourquoi ?
Dès qu’il sort, on s’empresse autour de lui avec des remerciements sans
fin. Une femme pousse vers lui une enfant souriante, qui le fixe maintenant
de ses yeux timides, encore un peu rouges, dont les paupières battent
librement. Une autre villageoise témoigne que l’oreille de son garçon ne
coule plus.
– C’est très bien ! s’écrie Trabi. Continuez donc les soins jusqu’à la
guérison.
Une jeune fille lui présente une calebasse contenant une pintade, un
quartier d’antilope boucanée, un bol de haricots secs. Trabi croit la
reconnaître. « N’est-ce pas elle qui pilait de l’igname avec Myriam le jour
de mon arrivée ? » se demande-t-il.
– Je suis Awa, l’amie de Myriam, confirme la jeune fille. Le garçon que
tu as guéri est mon petit frère. Mes parents t’offrent ça pour te remercier.
– Je ne peux pas accepter, proteste Trabi.
Comme elle insiste, il en appelle à l’arbitrage de Boni et de Ya Baké qui
parviennent à dissuader Awa. Soudain, apparaît Myriam, un fichu bleu ciel
autour du cou. Elle se mêle aux gens, cause un moment avec Awa,
s’approche enfin de Trabi.
– Moi aussi, je te remercie, grand frère, dit-elle d’un air si calme que
Trabi en demeure pantois.
Est-ce bien la même Myriam que celle qui lui battait froid depuis quelque
temps ?
– Ce n’est rien, répond-il avec empressement.
Tout le reste du jour, Trabi apaisé vit dans l’euphorie. Il croit que les
nuages se sont dissipés. De nouveau il peut librement aborder Myriam ; il
se promet de ne plus la brusquer.
« Quel doux intermède dans ma vie de révolutionnaire aux abois ! » se
dit-il, le soir, étendu sur sa natte, lorsqu’il s’interroge sur le sentiment qui
s’éveille en lui. Mais une flambée amoureuse suffit-elle à changer le cours
des événements ?
Le lendemain, lorsqu’il écarte le rideau pour sortir de la case, Kissa reste
un moment hébété ; soudain, il pousse un hurlement et s’enfuit en criant :
– Frère Boni ! Frère Boni !
Boni se rue dehors et, d’un mouvement, se baisse, soulève l’enfant à bout
de bras, le serre contre son torse.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.
Kissa tremble sans pouvoir parler. A son appel, Trabi s’était dressé en
sursaut. Devant la porte, il voit, stupéfié, le corps d’un chat noir, la gorge
tranchée, l’abdomen béant, les entrailles éparses. Partout, du sang, sur le
sol, le rideau, les murs. Et sur le seuil, des poils brûlés.
Myriam et Ya Baké accourent en poussant des exclamations. Boni
inspecte d’un œil glacé la dépouille macabre et secoue la tête.
– C’est une provocation inadmissible, dit-il. Chat noir, puissance
diabolique, danger de mort. Mais quand on s’attaque aux Yériba ou à un de
leurs poussins, on le paie cher.
Posant Kissa à terre, il fait demi-tour ; le garçon va se serrer contre sa
mère. Des voisins expriment leur sympathie.
« Pourquoi m’en veut-on ? s’inquiète Trabi. Que va-t-il m’arriver ? »
Idriss, le fils de Chakato, semble particulièrement s’intéresser à Trabi :
– Il paraît que les « Batouré » n’ont peur de rien. Est-ce que tous tes
parents sont d’accord pour ton voyage ? l’interroge-t-il.
Sur ses gardes, Trabi ne répond pas. « De quoi se mêle-t-il celui-là ? » se
demande-t-il, furieux.
Boni revient, tenant un flacon de parfum et de poudre noire mélangés. Il
l’agite vivement, en asperge à trois reprises le corps du chat, les murs, le
plancher, la case, en verse quelques gouttes dans les paumes de Kissa et de
Trabi, leur dit de s’en frotter le visage. Ils s’exécutent machinalement.
Après coup, Trabi s’en veut de s’être prêté à cette comédie.
– Qui diable a pu faire cela ? gronde-t-il.
– Tu auras du mal à le savoir, répond Boni. De toute façon, le gri-gri
n’agira plus.
Il jette le chat par-dessus la haie de cactus.
– Ne crains rien, Trabi, dit-il. Que ton esprit reste en paix, à la grâce de
Dieu !
Ce ton protecteur irrite Trabi. Qu’ont-ils dans ce village à mettre Dieu à
toutes leurs sauces ? Ils devraient chercher le coupable. Serait-ce le
guérisseur ? Hier, l’on a propagé le bruit de la guérison des enfants. Depuis
le rétablissement du vieux Boussa, ce mystificateur de Chakato a dû décider
de l’effrayer, de le chasser du village.
Deux charognards survolent la concession.
– Ne te tourmente pas, dit Ya Baké. L’homme au cœur limpide, l’ami des
pauvres, ne doit rien redouter. Paix à toi !
Trabi la remercie. Kissa paraît maintenant apaisé.
– Comment ça va ? lui demande Trabi.
– Ça va bien, répond-il en souriant. Boni a dit de ne plus rien craindre.
L’enfant va chercher un balai et de l’eau pour nettoyer les traces de sang.
Trabi est toujours préoccupé. « Tous les obscurantistes affirment qu’un chat
noir présage le malheur, pense-t-il. Que peut-il m’arriver de grave à Prékéto
Tchè, sinon d’être capturé ? On ne voudra sûrement pas m’empoisonner.
Mais ne dit-on pas que des sorciers utilisent le pouvoir magique d’un
certain os de chat noir pour se rendre invisibles et nuire ? J’espère que
l’intervention de Boni suffit à écarter tout danger. »
Le vieux Boussa vient le réconforter.
– Ne te laisse pas troubler, dit-il. Tiens cette griffe de panthère dont la
vertu te protégera.
Trabi prend l’objet que son visiteur lui tend, l’examine et le pose sur son
lit.
– J’aimerais bien connaître l’auteur de cet acte, dit-il. Ces sortes de gens
devraient être dénoncés, éliminés.
– Ne menace personne, mon fils, pas même ton pire ennemi, car lorsque
tu pointes l’index vers lui, trois doigts sont tournés vers toi-même, pour
t’accuser, te juger. Ainsi, pour une flèche que tu lui décoches, trois
t’atteignent en plein cœur. Renonce à ta rancune, reprends ta liberté.
Frappé par cette illustration de la loi du choc en retour, mais peu désireux
de recourir à ce qui lui paraît une illusoire protection, Trabi jette un regard à
la griffe et, par déférence, remercie Bâ Boussa qui s’en retourne, heureux de
le voir un peu rasséréné.
Dehors le vieil homme retrouve Ya Baké et ils tiennent conciliabule.
– Crois-tu que c’est ton hôte qui est menacé ? demande Bâ Boussa.
– On le dirait bien.
– Mais Boni a fait ce qu’il faut pour qu’il ne voie pas le malheur.
– Je crois que toi aussi tu lui as mis quelque chose dans la poche, n’est-ce
pas ?
– C’est vrai, mais les « Batouré » ne prennent rien au sérieux.
– Quand tu seras dans ta case, lui recommande Ya Baké, complète ce que
Boni a fait pour que rien n’arrive à Trabi, tant qu’il sera dans ce village.
Qu’il s’en aille de Prékéto sain et sauf ! Il ne mourra pas ici. Ceux qui lui en
veulent n’ont qu’à l’attendre à la sortie de notre village.
L’insidieuse question d’Idriss préoccupe encore Trabi qui en parle à
Boni.
– Tiens ! tiens ! garde bien ta bouche, lui conseille ce dernier. Je ne serais
pas étonné que Chakato lui ait demandé de se renseigner sur toi.
– Ah, bon ! s’étonne Trabi. En quoi puis-je les intéresser ?
– Celui qui aime parler ne dit pas seulement ce qu’il a vu ou entendu,
conclut Boni.
La vie réglée de Prékéto reprend son cours. Myriam apporte à Trabi de la
bouillie de mil et des morceaux de sucre.
– Où as-tu trouvé ce sucre, Myriam ?
– Je l’ai acheté au marché de Tipani.
– Il ne fallait pas. Je suis vraiment choyé.
Après le départ de Myriam, Trabi se délecte de la douceur de la
réconciliation, calcule ses nouvelles chances. Ne lui a-t-elle pas fait une
avance discrète en lui offrant du sucre ? « Hélas ! le temps va jouer contre
moi, se dit-il. Presque guéri, je dois partir dans quelques jours. »
Vers onze heures, il entend les cris de Marouk et de Kissa, imagine leur
excitation qu’un rien peut provoquer, suit par la pensée leurs mouvements :
ils courent, ils s’approchent, ils font irruption dans la case. Coiffé d’une
casquette verte étoilée de rouge au-dessus de la visière, Kissa se campe,
souriant, devant Trabi.
– Mais il s’agit d’une casquette militaire, remarque celui-ci. Qui te l’a
donnée, Kissa ?
– Elle est belle, n’est-ce pas ? Elle me va bien ?
– Qui te l’a donnée ? Réponds vite.
– Des soldats, dit Marouk.
– Des soldats ? Où les avez-vous rencontrés ? Combien étaient-ils ?
Kissa garde le silence.
– Ils sont très nombreux du côté de la frontière, répond Marouk.
Le cœur de Trabi bat vite.
– Est-ce qu’elle te plaît, ma casquette ?
– Oui, oui, répond Trabi, évasif. Elle te va bien. Qu’est-ce que ces soldats
faisaient là ?
– Mais rien, dit Kissa surpris.
Trabi se lève, se rassied, préoccupé. Les enfants sortent.
« Pourquoi ces soldats se trouvent-ils au point de passage qu’on m’a
indiqué ? s’interroge Trabi. Dois-je m’en aller tout de suite ? N’éveillerais-
je pas les soupçons en disparaissant maintenant ? Il vaut mieux attendre et
élaborer un plan efficace. Au fond, de quelle mission a-t-on chargé ces
soldats ? Dix jours après mon départ, personne ne peut se douter que je suis
encore en République du Bokéli. Donc ces hommes ont un autre objectif.
Que se passe-t-il dans la capitale ? Les deux garçons ont peut-être entendu
les militaires parler. »
Trabi va trouver Kissa dans la cour des Boussa, au milieu d’un cercle
d’enfants excités, pour qui posséder une casquette est un événement
important. L’appel de Trabi contrarie le garçon. Une fois dans leur case,
Trabi examine la casquette, constate qu’elle provient bel et bien des
fournitures de l’armée. Prenant Kissa par les épaules, il lui dit :
– Kiss, mon ami, raconte-moi exactement ce que tu as vu et entendu à la
frontière.
– Bon, commence l’enfant intimidé. En allant chasser les oiseaux,
Marouk et moi, nous nous sommes éloignés de Prékéto Tchè. Soudain nous
aperçûmes des militaires debout devant leurs cases de toile. Marouk
s’enfuit. Moi, je criai : « En avant pour la victoire ! » Deux soldats
répondirent : « Car la guerre n’est pas finie », et me firent signe de
m’approcher. J’admirais leurs tenues avec des poches partout, des
bandelettes colorées aux épaules, leurs larges ceintures à grosse boucle,
leurs assiettes de métal blanc, leurs fusils...
– Quelles questions t’ont-ils posées ? interroge Trabi.
– C’est moi qui leur ai demandé ce qu’ils faisaient là, répond Kissa.
Alors un homme trapu, de taille courte, me dit : « Tu es bien curieux, mon
garçon. » A son passage, les autres soldats se tenaient droit comme
Mamadou et l’appelaient « Compagnon Lieutenant ». Je le saluai et lui
posai de nouveau ma question.
« – Nous sommes venus protéger la frontière et ton village, répondit-il.
Vas-tu à l’école, mon garçon ? Es-tu pour la révolution ?
« – Il n’y a pas d’école à Prékéto, mais je connais un chant
révolutionnaire.
« Aussitôt, je me mis à chanter : « Levez-vous, enfants du Bokéli. »
Après ça je lançai des slogans entendus à la radio de Mustapha.
« – Bravo ! cria le lieutenant, en me tapant sur la tête. Que feras-tu plus
tard, mon garçon ?
« – Je veux être soldat pour porter de beaux habits et tirer le fusil.
« – C’est bien ! mais tu as encore du chemin à faire pour revêtir
l’uniforme.
« – Puis-je mettre un instant ta casquette ? demandai-je en tremblant.
« D’un geste, le lieutenant l’ôta et m’en coiffa. Elle me recouvrit les
yeux. Les soldats éclatèrent de rire, mais moi je me sentais si heureux que
j’hésitais à rendre le chapeau.
« Le lieutenant alla ouvrir un sac et en sortit une autre casquette. Mon
cœur se mit à battre très fort. « – Comment t’appelles-tu, petit, et où
habites-tu ? me demanda-t-il.
« – Kissa Yériba.
« – Attention ! me reprit le soldat ; quand on parle au lieutenant Assouka,
il faut ajouter : « Compagnon Lieutenant. »
« – Je m’appelle Kissa Yériba, Compagnon Lieutenant Assouka, et
j’habite Prékéto Tchè.
« – Veux-tu cette casquette ?
« – Oh ! oui, je la veux bien, Compagnon Lieutenant.
« Je tendis la main. Le lieutenant me regarda d’un air enjôleur.
« – Dis-moi, Kissa, est-ce que tu as entendu parler d’étrangers qui aient
tenté de traverser la frontière ou bien se soient cachés dans ton village ? »
– J’ai aussitôt pensé à toi, continue Kissa. Mais tu ne m’as jamais dit que
tu désirais passer la frontière comme le font clandestinement certains
marchands. Tu te rendais à Nopangou lorsque tu as été blessé, n’est-ce pas ?
– Bien sûr !
– Voilà pourquoi j’ai répondu « non ! » au lieutenant. Il m’a alors donné
la casquette verte. Je l’ai remercié ; j’ai sauté de joie et je suis parti en
courant. Ai-je mal fait, grand frère ?
– Tu n’as rien à te reprocher. Tu peux t’en aller. La casquette te va à
merveille.
Avec un grand sourire l’enfant bondit dehors. A demi apaisé, Trabi fait le
point : « Ces militaires viennent sans doute d’arriver. Rien ne permet de
croire qu’ils me cherchent. Mais ils vont sûrement patrouiller, se ravitailler
dans les villages. J’ouvrirai les yeux et les oreilles. »
Pour se changer les idées, il va rendre visite à Boni chez qui il trouve
Kotiagui, Idriss et deux autres personnes. La conversation porte tour à tour
sur la dernière chasse, les prochaines pluies, la lutte villageoise.
– Si nous faisons trop de bruit, cela va attirer les soldats installés dans les
environs, dit Kotiagui. Mais nous sommes chez nous. Si la lutte les
intéresse, qu’ils viennent !
Trabi reste coi.
– A part Marouk et Kissa, qui d’autre les a vus ? demande Boni.
– Moi, répond Idriss. Ils sont arrivés depuis deux jours et paraissent
décidés à rester longtemps. Ils ont interrogé les habitants de Prékéto Bé et
d’Arapa. On dirait qu’ils cherchent des gens précis.
– Un coupable ne se réfugierait pas près de la frontière, observe Boni. Il
la traverserait pour se mettre à l’abri. De toute façon, maintenant, les
suspects se tiendront au large.
– Tout à l’heure, au marigot, dit Kotiagui, j’ai vu de mes propres yeux
deux soldats. L’un se lavait le torse en pestant contre la chaleur. L’autre
osait plaisanter avec des femmes de Prékéto Tchè.
– S’ils ont une mission, commente Trabi, ils ne manqueront pas de
s’informer auprès des responsables villageois.
– Je les attends, dit Boni en se levant.
Ses visiteurs prennent congé. « Avant qu’une patrouille ne vienne fouiner
par ici, se dit Trabi en regagnant sa case, je dois prendre une décision pour
ma sécurité et la tranquillité des Prékétois qui ignorent que je suis en fuite
et qu’on me recherche. Ils doivent continuer à l’ignorer. »
Trabi prend quelques bouchées d’igname pilée et repousse le plat. En fin
d’après-midi, au moment de lui soigner la jambe, Myriam s’étonne de son
silence. Trabi l’assure qu’il n’y a rien d’anormal.
– Tes lèvres ne disent pas la même chose que tes yeux, grand frère. Tu
n’as pas bien mangé. Est-ce que ce n’était pas bon ?
– Si, c’était délicieux. Mais je n’avais pas d’appétit.
– Alors, quelque chose trouble la paix de ton cœur. Ta jambe va mieux, tu
marches à peu près bien.
– Grâce à toi, Myriam. Je regrette même ma trop rapide guérison,
puisque je dois bientôt partir.
Myriam scrute son visage.
– Veux-tu déjà nous quitter ? demande-t-elle.
Sa voix surprend Trabi.
Cette question lui redonne espoir. « Si le filet se resserre sur moi, se dit-
il, mon salut est dans la fuite immédiate. Mais en partant je perdrai
Myriam. »
– As-tu oublié que je suis seulement de passage ici ? dit-il.
– Tu es déjà un peu de Prékéto Tchè. Ou bien tu es pressé de rentrer chez
toi.
– Oh ! non, Myriam, je me plais bien dans ce village et je ne sais
comment te remercier.
– Je suis honorée, grand frère. Demeure en paix, à la grâce de Dieu.
Trabi prend sa main, la sent trembler, devenir moite. Ce contact l’excite
comme un baiser.
– Ma paix dépend de toi, Myriam.
– Tu exagères mon pouvoir, dit-elle.
En voyant Marouk, Kissa et Ya Baké approcher, elle retire sa main.
– Je voudrais encore te remercier, noble étranger, des soins que tu as
donnés aux enfants de Prékéto Tchè, dit Ya Baké. Où as-tu acquis ce
précieux savoir ?
Trabi hésite, n’osant avouer son doute initial, puis sa surprise devant les
résultats obtenus.
– Est-ce à l’école des Blancs ?
– Non ! On n’y enseigne pas cette manière de soigner.
– Es-tu aussi médecin ? demande Kissa.
– Pas du tout ! répond Trabi en riant. C’est par hasard que j’ai appris d’un
ami comment utiliser l’argile, le citron et l’oignon.
– J’aimerais aller à l’école.
– C’est bien, Kiss. Mais après, il faut revenir dans ton village.
– Moi aussi, je voudrais y aller pour te ressembler, grand frère, dit
Marouk.
Trabi se demande quand s’ouvrira pour les enfants prékétois l’école de
leur rêve. L’espoir de conquérir Myriam, le désir d’assister à la lutte
villageoise atténuent les désagréments de la journée.
La nuit, dans la case obscure, il reste longtemps en éveil. Par moments, il
entend Kiss s’agiter. Il n’a pas été facile de convaincre le garçon d’enlever
sa casquette. Finalement, il l’a posée à portée de la main. Heureux âge où
un simple objet désiré et possédé enferme tout le bonheur du monde. Trabi
pense de nouveau à l’incident du chat noir, s’étonne de la coïncidence de la
découverte macabre et de l’apparition des soldats. Il se résout enfin à
dormir. La nuit ne porte vraiment conseil qu’à la faveur d’un bon repos.
CHAPITRE 8
De bonne heure, le lendemain, la radio de Mustapha le barbier déverse
sur le village des chants, des slogans, des nouvelles. De temps en temps, le
speaker annonce un important communiqué du Grand Conseil de la
Révolution, invite les auditeurs à rester à l’écoute. Rentré tard dans la nuit
mais levé tôt, Mustapha a placé l’appareil sur un banc, sous l’apatam accoté
à sa case, qui lui sert de salon de coiffure. Au mur, pendent un calendrier
avec des photos de femmes nues, un almanach, un ventilateur à piles.
– Mustapha est revenu, dit Kissa.
– Qui est-ce ? demande Trabi.
– Le coiffeur ! Sa radio parle depuis un moment.
– Je vais me faire tailler ma barbiche, dit Trabi. Attends-moi, Kissa.
– Je vais chercher Marouk.
Assemblés autour de la radio, des enfants reprennent en chœur les
chansons. D’autres se pressent devant le calendrier porno, le feuillettent, se
poussant du coude en riant. Les hommes les chassent pour regarder eux
aussi, puis s’asseyent sur la natte étendue sous l’apatam, impatients de
revoir Mustapha.
– Où es-tu, tondeur vagabond ? crie Kotiagui. Nous avons autre chose à
faire.
– J’arrive, j’arrive, répond une voix claire et joyeuse, de l’intérieur de la
case.
Mustapha apparaît, vêtu d’un insolite pyjama neuf, coiffé d’un fez rouge,
la face hilare, mâchant du chewing-gum, les doigts chargés de bagues de
métal blanc, sentant un parfum bon marché. Il pose sur la table ses
instruments.
A lui seul, ce bonhomme vaut un spectacle, avec sa chevelure fendue par
une raie, ses deux dents en or, les ongles de la main gauche démesurément
longs, le bracelet de sa montre qui cliquette à chacun de ses mouvements et
ses verres fumés réfléchissants dans lesquels on peut se mirer.
– Sacré Mustapha, tu ne voulais plus revenir ? La vie est-elle si douce au
Gotal ? demande Boulga.
– Là-bas, c’est autre chose que dans ce trou perdu de Prékéto, répond
Mustapha. On gagne beaucoup d’argent, et les amis vous invitent à de
véritables festins. Le soir, on va voir les « Batouré » se tuer ou faire
l’amour.
– Éloigne les enfants et ta radio pour qu’on s’entende mieux, propose
Kotiagui.
Mustapha prend le poste rutilant, en déplie l’antenne et, suivi de la
grappe des enfants, va le poser en pleine cour.
– Que dis-tu des Blancs ? Pourquoi se tuent-ils au Gotal ? demande Kato.
– Cela ne se passe pas au Gotal. Les « Batouré » paraissent et
disparaissent sur un mur, courent sans répit de leurs maisons à leurs lieux de
travail, marchent sous terre, se bousculent dans les salles de spectacles, les
boutiques, les marchés. A la moindre querelle, ils se tirent dessus.
– Tu as vu cela au Gotal ? demande encore Kato éberlué.
– Non, au cinéma. Évidemment tu ne peux pas l’imaginer. Chez ces
étranges « Batouré », les femmes s’habillent comme les hommes et ceux-ci
portent des cheveux longs. On dit qu’ils n’ont qu’une femme. Tromperie !
S’ils semblent se contenter d’une seule, en réalité, ils en achètent d’autres
au marché.
– Ouéï ! c’est faux, s’écrie Kotiagui, hilare.
– Tu mens, dit Séra.
– Pas du tout ! Dans certaines rues, devant des maisons réservées, des
femmes légèrement vêtues s’exposent comme des marchandises. Si tu as de
l’argent, tu choisis celle qui te plaît et tu la prends à ta guise. Au Gotal, ce
commerce existe déjà aux abords des grandes cases où l’on danse.
– Que veux-tu nous faire croire, Mustapha ?
– Je dis la vérité. Mon cousin m’a montré ces femmes.
– Tu les as seulement vues ?
– Kotiagui ! On ne peut rien te cacher. Voir sans toucher, ce n’est pas
bien voir, tu le sais. Alors, ce que j’ai fait, vous le comprenez, n’est-ce pas ?
Il esquisse un sourire forcé pour qu’on voie bien ses dents en or.
– Je préfère avoir autant de femmes que je le désire dans ma maison
plutôt que d’aller en consommer au marché, dit Kotiagui.
– Tu ne sais pas vivre comme il faut.
– Qu’est-ce que je vais gagner à vivre comme les « Batouré » ? rétorque
Boulga. A-t-on idée de s’enfermer dans une case pour danser ? Eh !
Mustapha, vas-tu commencer à nous coiffer ?
– Va-t’en, si tu es pressé. Ici, à Prékéto Tchè, vous vous tuez à la tâche et
les bonnes choses vous passent sous le nez. Où est le plaisir de se rencontrer
si on ne prend le temps de bavarder ?
– Il faut se méfier des « Batouré », reprend Boulga. Tout en se disant vos
amis, ils vous sucent et vous endorment comme des mouches tsé-tsé.
Souvenez-vous des vilains tours qu’ils ont joués à nos grands-parents en
leur faisant signer des papiers pour voler leurs terres et les chasser du
pouvoir.
– Oualaï ! c’est vrai, approuve Séra. Et pourtant nos vieux savaient dire
non et se battre, même contre les Blancs, au lieu de rêver à leur vie pourrie.
– Cessez de grincer des dents contre les Blancs, dit Mustapha, sinon vos
dents s’useront et vous ne pourrez plus mordre qui que ce soit. Regardez
donc ce qui se passe maintenant chez nous, au Bokéli. Moi qui voyage
souvent, j’ai vu sur les routes des choses incroyables.
– Qu’est-ce que tu as vu ? demande Boulga.
– Eh bien ! les agents de l’ordre y sont devenus si nombreux qu’on les
trouve à chaque carrefour.
– Que font-ils donc sur les routes ? Est-ce qu’il y a la guerre ?
– Ils arrêtent les chauffeurs de taxis et de camions pour leur prendre de
l’argent.
– Qu’est-ce que ça fait ? réplique Kotiagui. Ils ont toujours forcé les gens
à payer leurs impôts.
– Tu ne comprends pas, dit Mustapha. C’est eux-mêmes qui mangent cet
argent. Ils laissent les chauffeurs partir dès qu’ils sont satisfaits. Le
président Fioga les menace de punitions. Je suis sûr que ça va changer. Je
crois que le Président est un brave homme qui veut le bien du Bokéli. Je l’ai
souvent entendu. Il dit que l’argent se sauve de notre pays. Il gouverne avec
des jeunes qui connaissent tous les papiers des « Batouré.
– Mais il est trop sévère, réplique Kotiagui. Si tu casses les reins à ton
chien, il ne pourra plus courir, même s’il veut t’obéir.
– Fioga est un bon président, répète Mustapha. Mais il paraît qu’il est
entouré de gens qui font trop de palabres et veulent s’enrichir rapidement.
En tout cas, c’est le Président qu’il nous faut.
Mustapha s’interrompt un instant et s’écrie soudain : « Attention ! » en
allant chercher l’appareil. Apercevant Trabi, il le salue.
– C’est l’hôte de Boni, dit Séra ; savant comme un « Batouré », il vient
de la grande ville.
Mustapha sourit, incline la tête, augmente le volume sonore de la radio,
lève le bras pour imposer silence. Boni s’intègre à l’assemblée. Mustapha
lui fait signe, ôte ses lunettes, les laisse pendre à son cou par une chaînette.
« Voici un important communiqué du Grand Conseil de la Révolution »,
annonce le speaker. Aussitôt le porte-parole du Conseil lit avec application :
« Militantes et militants de la Révolution Bokélienne. Au désordre
réactionnaire, opposons la rigueur révolutionnaire. Aux sordides
machinations de nos ennemis, réagissons par une vigilance accrue. Un
ignoble complot visant à assassiner le chef de l’État et plusieurs membres
du Grand Conseil vient d’être déjoué. Les principaux criminels sont arrêtés.
Leurs complices se trouvent à tous les niveaux, notamment chez les
obscurantistes qui s’appuient sur des croyances et des traditions rétrogrades.
Le Président en appelle à la vigilance des patriotes. Militantes et militants,
mobilisons-nous. Les assassins du peuple se cachent dans nos rangs. Ils
comptent sur leurs complices de l’extérieur, sur l’impérialisme sanguinaire
qui leur promet de l’argent et des tueurs. Vigilance, militants, vigilance !
Guerre aux traditions qui nous divisent ; mort aux faux frères !
En avant pour la Victoire !
Car la guerre n’est pas finie. »
– Ce n’est pas la voix du Président Fioga, dit Mustapha.
Trabi a écouté avec attention. « Ce communiqué fait sans doute allusion
au complot dans lequel on me croit impliqué, se dit-il. Mais que signifie
cette nouvelle campagne contre les traditions rétrogrades ? » Sourcils
froncés, Boni réfléchit. « Traditions rétrogrades ? Rétrogrades par rapport à
quoi ? se demande-t-il. Celles qui fortifient notre solidarité ne peuvent-elles
être prises en compte par la Révolution ? La lutte de la grande tradition, par
exemple, a été jugée bonne par nos ancêtres. Les anciens continuent de
l’approuver. Devons-nous la supprimer ? Il faut que je consulte le Comité. »
– Y a-t-il des comploteurs ici ? demande Kotiagui, en brandissant sa
pipe. Qui est cet impérialisme avide de sang qu’on désigne toujours comme
notre principal ennemi ? La radio n’a-t-elle pas maintes fois affirmé que ce
sale individu a été vaincu, écrasé, anéanti ? Voilà qu’on nous invite encore à
nous mobiliser contre lui ! Langage de « Batouré ». Ou bien il est mort et
on n’en parle plus, ou bien il n’est pas mort, alors pourquoi dire le
contraire ? En tout cas, on ne le connaît pas ici, ce bougre-là. Si jamais il
ose montrer son nez, il verra de quel bois on se chauffe à Prékéto Tchè.
Mustapha dispose sur la table ses rasoirs, un pot de pommade parfumée,
une vieille brosse, deux paires de ciseaux, une glace portative. Trabi lui
demande s’il peut lui faire sa barbe.
– Bien sûr, étranger, tout ce que tu veux. Je peux te raser aussi le crâne.
– Eh ? s’étonne Trabi. Je ne parle pas de mes cheveux.
Il emprunte le nécessaire à Mustapha et se refait une beauté, sous les
regards curieux des garçons.
Pendant ce temps, assis en tailleur devant son premier client installé sur
la natte, Mustapha, à toute allure, lui coupe les cheveux, lui savonne la tête
et procède méthodiquement au rasage, du front vers la nuque, centimètre
par centimètre, rapidement sur les parties planes, lentement sur les bosses et
dans les creux. Selon sa forme, chaque crâne requiert un soin particulier. Le
crissement de la lame acérée, le contact des doigts du barbier, son
intarissable bavardage bercent le client qui s’assoupit parfois. Pour finir,
Mustapha masse le cuir chevelu, le fait luire avec une pommade à
l’agréable senteur de rose.
– Personne ne coiffe comme Mustapha, déclarent les villageois satisfaits
en s’en allant. Quel bon temps l’on passe avec lui !
Chez Mustapha, la coiffure se réduit donc au polissage soigneux du
crâne. Intervenant tous les trois mois environ, l’opération offre
d’indéniables avantages. Pour les uns, économie de temps et d’argent ; pour
Mustapha, longues périodes de vacances.
Aussi peut-il voyager, travailler de village en village et se rendre au
Gotal.
Sa radio est un élément important de son prestige. Sous prétexte que les
douaniers risquent de les saisir, il n’a jamais voulu acheter les postes
qu’Idriss et Boni lui avaient commandés.
Trabi s’en revient vers sa case, fier de sa barbiche impeccable. A
intervalles réguliers, durant des heures, la radio répète le communiqué. Les
Prékétois en discutent un moment et finissent par en être agacés. Idriss se
creuse la cervelle pour trouver un nouveau dispositif de sécurité. « Contre
qui nous mettrons-nous en garde, se demande-t-il, sinon contre ces
prétentieux voisins de Prékéto Bé, ces cupides marchands d’Arapa qui, à
force de traiter avec les gens du Gotal, sont passés maîtres en matière de
fraude ? Des complices tout désignés de l’impérialisme, pense-t-il. Est-ce
encore utile d’obliger mes compagnons à veiller sur les sentiers d’accès au
village, maintenant que campent tout près des soldats mieux armés que
nous ? »
Le soir, après le repas, ici et là, on continue de recommander la vigilance.
Revenant d’écouter la radio, Kissa, Marouk et deux de leurs amis rejoignent
Trabi devant la case de Boni. Ce dernier est étendu sur une peau de mouton,
mains sous la nuque. Assises à l’écart, Ya Baké, Myriam, Awa commentent
les nouvelles rapportées par Mustapha et celles que répète inlassablement la
radio, cette boîte mystérieuse, bavarde comme un perroquet qui ne tient
jamais compte de vos répliques.
– Pourquoi insiste-t-on sur la vigilance ? demande Kissa. A Prékéto Tchè,
la nuit, nos chiens font bonne garde. J’espère qu’Idriss ne nous demandera
plus d’aller courir les chemins au lieu de dormir.
– En veillant soi-même, on ne se laisse pas surprendre par des gens mal
intentionnés, des voleurs, par exemple, dit Trabi.
– Des voleurs ? s’étonne Boni. Il n’y a pas de voleurs dans notre région.
– Sans blague ? Y a-t-il des régions du Bokéli où l’on ne trouve pas de
voleurs ?
– Que peut-on nous dérober ici ? Qui va perdre son temps à cela puisque
nous travaillons ? Chacun s’efforce de remplir son grenier. Nous ne
craignons pas de laisser nos concessions sans clôture, nos portes sans
battant.
– Gare à celui qui viendrait à Prékéto la nuit, dit Marouk. Hansa et les
autres chiens le déchireraient.
– Dans certains villages de la forêt, reprend Trabi, malgré les chiens et
les gardiens, d’audacieux brigands dépouillent les habitants. La révolution
va bientôt mettre fin à leurs activités.
Durant un bon moment, Trabi et ses hôtes devisent gaiement. La
première, Ya Baké se retire. Trabi et ses petits amis s’en vont peu de temps
après.

L’après-midi du lendemain, après une bonne sieste, Trabi se réveille en


pleine forme. Entendant résonner au loin des tambourins, des cors et des
flûtes, il se demande s’il y a fête au village.
« Dans les campagnes tout est prétexte à faire du tamtam et à danser »,
pense-t-il.
Juste à ce moment, Kissa se précipite dans la chambre et manque de
s’étaler.
– Oh ! pardon, grand frère, dit-il, la lutte va commencer, viens vite !
Dans la cour, Trabi voit s’éloigner Myriam et son amie Awa.
« Décidément, aucune fille de Prékéto Tchè n’est aussi belle que Myriam »,
se dit-il, en observant d’un œil critique les lourdes chevilles d’Awa et ses
cheveux coupés court. Il passe son bras autour de l’épaule de Kissa.
– Boni est le champion de Prékéto Tchè depuis longtemps, dit l’enfant.
Awa est fière de lui, comme nous tous d’ailleurs.
– Pourquoi Awa ? demande Trabi.
– Elle est sa promise.
– Qui est le fiancé de Myriam ?
– Oh ! ça, je ne sais pas. Quand on lui pose la question, elle se tait. J’ai
appris qu’elle a aimé Yaso de Prékéto Bé. Mais il est déjà mort. Ecoute,
ajoute-t-il en baissant le ton. Depuis quelque temps, Idriss vient la voir.
Apercevant Boni qui sort de sa case, il dit à haute voix :
– Moi aussi je voudrais devenir un grand lutteur.
– Salut, Boni ! enchaîne Trabi. Kissa m’a dit que tu es le champion de
lutte de Prékéto Tchè.
– Ce garçon est un bavard, répond son hôte en souriant. Sa langue court
plus vite que ses pieds.
– Je m’intéresse à la lutte, dit Trabi. Je pratique le karaté.
– Le karité ? s’étonne Boni. Est-ce une lutte des « Batouré » ?
– Non ! karaté et non karité. C’est un moyen de défense inventé par nos
frères d’Asie. Comment se déroule la lutte locale ?
– Il vaut mieux voir une fois que d’entendre dix fois, répond sagement
Boni.
Une joyeuse rumeur s’élève de la place des réunions publiques. Des
troncs de rôniers servant de sièges, disposés en carré, délimitent l’aire de
compétition. Certains ont apporté leurs tabourets. Les musiciens sont
installés dans un angle du quadrilatère. A l’opposé, les lutteurs, une
vingtaine de jeunes hommes, torse nu, s’échauffent les muscles en faisant
des flexions, des balancements de jambe, des rotations du tronc. Trabi
reconnaît quelques membres du Comité révolutionnaire et des chasseurs,
certains courts et trapus comme des arbres rabougris, d’autres sveltes et
racés, d’autres enfin puissants et solides avec des épaules musclées, des
ventres cuirassés de pectoraux.
Dès l’arrivée de Boni, éclate l’allègre crépitement des tambourins qui
déclenche dans les rôniers proches les piaillements des tisserins dont la
nuée colorée survole la cour noire de monde. Les mains claquent, les pieds
frappent le sol au son des pipeaux et des grelots. L’on fait place à Trabi, en
le saluant avec des airs entendus qui semblent dire : « Nos lutteurs vont
t’émerveiller. Tu n’as jamais rien vu de pareil. » Trabi répond par des
sourires, serre la main à Kotiagui, à Séra, à Mustapha assis près de lui. A
quelques pas, au-delà de l’assemblée, Mamadou, l’ancien combattant, n’en
finit pas de saluer, d’aller et venir de sa démarche d’automate. Kissa rejoint
les enfants qui s’empoignent à qui mieux mieux en portant des attaques
maladroites. Leurs jeux amusants préparent pourtant les futurs champions.
Trabi a repéré tout de suite Myriam, vêtue d’une camisole fleurie, d’un
pagne à rayures vertes et blanches, les cils passés au tilo bleu.
Soudain, Fico, un homme à la chevelure touffue, la mine joviale,
s’avance au milieu de la place et pousse un cri modulé. La musique et les
bavardages s’interrompent.
– C’est lui le maître du jeu, dit Kotiagui.
Fico appelle les lutteurs et leur demande de constituer librement les
équipes qui vont s’affronter. Pour faire durer le spectacle et permettre aux
assistants de suivre les évolutions de chaque équipe, Fico aurait pu faire
combattre simultanément quatre lutteurs afin de sélectionner les vainqueurs
qui rencontreraient de nouveaux adversaires. Ainsi, d’élimination en
élimination, on aboutirait au combat final. Mais, dans ce cas, certains
auraient fourni plus d’efforts que d’autres. Faisant fi des protestations des
lutteurs qui refusaient de se colleter avec plus fort qu’eux, l’arbitre dispose
d’autorité les combattants selon l’âge, face à face, sur deux rangs.
– Eh ! que la lutte commence ! lance Kotiagui.
Déjà les hommes sont en position. Fico pousse encore un cri et la partie
s’engage. Les avances et les reculs successifs, les attaques, les parades, les
esquives et les feintes s’enchaînent.
Idriss est aux prises avec un lourdaud qu’il saisit à bras-le-corps et
soulève. L’homme raidit le torse, se débat, et parvient à poser les pieds par
terre. A cet instant précis, Idriss lui fauche les jambes et il s’étale de tout
son long.
« Hors de combat ! » déclare Fico en courant vers d’autres équipes. Idriss
qui chevauchait son adversaire, se redresse et va se tenir à l’écart. Des
lutteurs expérimentés comme Boni, Boulga, Markoussa, ne laissent pas
traîner les choses. Çà et là on voit des voltiges spectaculaires, des crocs-en-
jambe rapides qui font trébucher puis chuter dans la poussière. Lorsque les
perdants tardent à se relever, on les houspille. Acclamations et huées
ponctuent les péripéties de la lutte.
Après avoir longtemps hésité, l’adversaire de Boni tente de le ceinturer
par devant. Boni ploie les genoux pour l’obliger à lâcher prise. Se
retournant brusquement, il lui happe le bras gauche, le fait buter contre sa
jambe tendue et d’une pirouette, l’envoie rouler au sol. L’homme gémit et
ne peut se relever. Au bout de quelques minutes, ayant récupéré ses forces,
il s’éloigne à quatre pattes sous les quolibets.
Boulga, le courtaud aux bras longs, se débarrasse aisément de Simé. En
moins d’une demi-heure, huit lutteurs disqualifiés ont quitté l’arène. Avec
les vainqueurs, Fico constitue de nouveaux couples. Les hommes se défient,
se provoquent, s’insultent, espérant distraire ou énerver leurs adversaires.
Trabi se dit qu’ils feraient mieux de se concentrer. Cette fois la compétition
s’engage plus rudement.
Boni affronte un gaillard, tandis que Boulga en découd avec Markoussa.
Trabi admire les attaques fulgurantes, les coups et les esquives, les prises
d’épaule ou de hanche, relève les fautes grossières, adopte d’instinct les
attitudes de riposte ou de contre-attaque. Les chutes, les torsions de cou, les
violentes compressions du torse arrachent aux femmes des cris apeurés.
Prenant parti, les spectateurs se moquent de certains lutteurs, encouragent
leurs favoris. Beaucoup se sont levés et rapprochés des combattants,
formant un cercle de supporters enthousiastes.
Fico, tout en sueur, s’efforce de les maintenir à distance, de calmer les
enfants, d’arrêter les commentaires désobligeants, les encouragements
intempestifs.
Boni se qualifie pour la finale. Mais de vives discussions s’élèvent pour
désigner le lutteur qu’on lui opposera. Profitant de son allonge de
chimpanzé, Boulga avait pu, à la suite d’un tour de hanche, faire mordre la
poussière à Markoussa. Mais celui-ci s’était redressé sur ses coudes
solidement plantés en terre, roulant les épaules de gauche et de droite,
résistant à la formidable poussée de Boulga. De guerre lasse, Fico avait
donné l’avantage à Boulga, décision que contestèrent les partisans de
Markoussa. En tout cas, le match vedette s’annonçait sensationnel. Pour en
marquer la solennité, Fico demande aux tambourinaires de jouer. Aussitôt
jaillit un chant vibrant rythmé par les trépidations des instruments. Tandis
que les spectateurs regagnent leurs places, Boni et Markoussa en profitent
pour souffler un peu. Les parieurs se lancent des défis. Kissa vient s’asseoir
près de Trabi.
– Que t’avais-je dit, grand frère ? Boni est fort. Il n’y en pas deux comme
lui. Il va éreinter Boulga.
Les lutteurs éliminés s’improvisent danseurs, invitent les jeunes filles à
leur donner la réplique. Mais Fico, vigilant, rétablit l’ordre :
– Après la lutte, vous aurez le loisir de danser, dit-il. Le plus beau reste à
voir.
Les supputations et les commentaires vont bon train. Agacé d’entendre
annoncer sans retenue la victoire de Boni, Kotiagui soutient qu’aujourd’hui
Boulga lui réglera son compte. Les supporters de Boni poussent des cris
indignés, mais Kotiagui ne désarme pas.
– Depuis le début de la compétition, Boulga n’a rencontré que des
adversaires coriaces, tandis que Boni a eu de la chance.
– Ce n’est pas vrai, réplique quelqu’un derrière lui. Pour se justifier, les
faibles invoquent toujours la malchance.
Les papotages couraient aussi dans les rangs des femmes.
– Mon fiancé est invincible, dit Awa, son triomphe est certain.
Une parente de Boulga réagit aussitôt :
– Tu ne peux parler autrement, mais tu auras des surprises.
– Dites ce que vous voulez, renchérit Awa ; je suis prête à fêter la victoire
de Boni.
– Oh ! personne n’en doute. Tu es tout indiquée pour le récompenser.
Les reparties aigres-douces cessent dès que retentit le coup d’envoi. Seuls
les ordres militaires de Mamadou rompent encore le silence. Des
spectateurs restent debout pour ne rien perdre du déroulement du combat.
Boni et Boulga s’avancent l’un vers l’autre, se défient, se provoquent,
s’invectivent. Fico donne des avertissements. Boulga amorce des attaques
que les ripostes de Boni neutralisent aussitôt. Il fonce, tente de saisir son
adversaire, de le faire trébucher. Celui-ci évite les pièges, guettant l’instant
propice, l’erreur fatale. Soudain, Boni allonge les bras vers le cou de
Boulga. Croyant tenir une occasion inespérée, ce dernier l’empoigne aux
hanches et noue dans son dos ses puissants tentacules, mais il ne peut le
faire basculer. Boni appuie son avant-bras gauche contre le front de Boulga
et pèse de tout son poids. La foule retient son souffle. Les deux colosses,
orteils incrustés dans le sol, paraissent figés, tas de muscles qui se bossuent.
Boulga maintient son étreinte. Calme et terrifiant comme un éléphant, Boni
décuple la pression à la racine du nez. Pour arrêter la douleur, Boulga se
relâche une fraction de seconde et lance du pied droit un croc-en-jambe.
Boni se baisse, comme s’il allait tomber, mais d’une brusque torsion du
tronc il se dégage, tire Boulga par le bras et le fait rouler par-dessus son
flanc en une spectaculaire voltige qui s’achève violemment sur le sol.
« Magnifique ! » s’écrie Trabi en se dressant. Sa voix se perd dans les
acclamations des admirateurs qui se précipitent pour féliciter Boni.
Mamadou salue à s’arracher le bras. Fico se démène pour contenir
l’assistance. Lorsque le calme revient, il invite Boni à faire sa danse de
victoire.
Au rythme syncopé des tam-tams et des mains claquant les poitrines, le
bras droit levé en arc de cercle, poing fermé au-dessus de la tête, le
champion commence son tour d’honneur avec des pas élégants. Lorsqu’il
parvient à la hauteur des jeunes filles, Awa court à sa rencontre et lui passe
au cou un foulard rose semé de pois blancs, ce qui déclenche une vive
ovation. On félicite Awa, on lui souhaite une vie heureuse aux côtés de
Boni. Personne n’a eu un regard pour Boulga qui s’est discrètement éclipsé,
les reins endoloris, la honte au cœur.
Des spectateurs commencent à s’éloigner en regrettant que le spectacle
soit fini. Mais, à la surprise générale, Fico, d’une voix forte, impose le
silence, malgré les protestations.
– Il ne sera pas dit que j’aurai manqué au règlement de la lutte
traditionnelle, déclare-t-il, d’un ton péremptoire.
– Laisse-nous tranquilles avec ton règlement, dit Kotiagui. On s’est bien
amusé et tu viens nous casser les oreilles ; es-tu capable de lutter, toi ?
– Écoutez, tous, insiste Fico : est-ce que normalement je ne dois pas
demander, avant qu’on se sépare, si quelqu’un dans l’assistance n’a pas la
prétention de s’opposer à Boni ? Un vrai vainqueur ne quitte pas le champ
de combat en laissant planer le doute.
– C’est vrai, approuve Séra. C’est ce que veut la tradition.
– Bon ! bon ! dit Kotiagui en lorgnant Fico. Ce sacré Boni m’a fait perdre
mon pari ; c’est Dieu lui-même qui lui a donné sa force. Ouéï ! Tout le
monde l’a vu. Fico ! épargne-nous cette formalité !
– Il n’en est pas question. Boni, lance ton défi à la ronde.
Souriant, le champion reprend sa marche triomphale.
– Qui d’entre vous veut se battre contre moi ? Qui se croit aussi fort que
moi ?
Apercevant Trabi, il s’écrie :
– Eh ! Fico, il y a un étranger parmi nous. Est-ce que je ne dois pas lui
adresser en priorité mon invitation ?
– C’est juste, approuve Fico.
Les regards se tournent vers Trabi. Kissa lui prend la main. Myriam
pense qu’on taquine mal à propos Trabi qui commence à peine à mieux
marcher.
– Est-ce que tu acceptes de te mesurer avec moi, mon hôte ? demande
Boni.
Trabi ne sait que répondre. Sadi se penche vers lui :
– Si tu ne veux pas, lui suggère-t-il, dis simplement : « Merci, Boni ; tu
es le plus grand lutteur de Prékéto Tchè. A toi les honneurs ! »
Mais Trabi a bien envie d’accepter le défi, histoire d’offrir à ses amis
prékétois un supplément de spectacle.
– Vas-y, grand frère Trabi, dit Kissa en le tirant par la main.
Pris par l’ambiance de gaieté, ému par la sollicitation du garçon, Trabi se
lève :
– Je ne sais pas lutter comme vous, mais je vais essayer, dit-il.
Des commentaires ironiques accueillent sa déclaration. Kotiagui se tord
de rire :
– Mon pauvre « Batouré », tu ne fais pas le poids.
« Pour qui se prend-il, ce prétentieux ? » se dit Idriss irrité de voir Trabi
se mettre en scène.
Une ombre passe sur le visage de Boni. « Mon hôte aurait pu simplement
s’excuser par la formule d’usage, se dit-il ; mais il l’ignore sans doute. C’est
égal, je verrai ce qu’il va faire. »
– Est-ce vrai que tu veux t’opposer à Boni ? demande Fico, ahuri.
Connais-tu le principe de notre lutte ?
– Il s’agit de terrasser l’adversaire, n’est-ce pas ?
– Oui, répond Fico, il faut que ses épaules touchent le sol.
– Est-il permis de lui porter des coups ?
– Oui, mais sans le blesser.
– Ça me va bien, j’accepte.
– Bissimilaï ! s’écrie Kotiagui. Il parle de terrasser Boni. Mais il va être
écrasé comme une punaise ! Je ne voudrais pas être à sa place.
Dans l’assemblée, tous jubilent sauf Awa et Myriam.
– Il a encore mal au pied, dit celle-ci.
– Alors pourquoi ne reste-t-il pas tranquille ? rétorque Awa.
Trabi ôte sa chemisette, resserre le cordon de son pantalon, jette un coup
d’oeil à Myriam, s’avance au milieu de la place. Boni l’y attendait, bras
croisés, avec la calme assurance de celui qui ne craint pas de surprise.
– Eh ! Fico, appelle Trabi, en levant la main.
Tout le monde se tait.
– Je suis sûr qu’il va changer d’avis, dit Kotiagui.
– Tais-toi donc, s’énerve Kato. Tu bavardes comme une pintade.
– Pintade toi-même, réplique Kotiagui. Si on ne commente pas ce qu’on
voit, quel plaisir y a-t-il à assister à un spectacle ?
– Je voudrais affronter deux adversaires à la fois, propose Trabi.
– Quoi ? s’étonne Fico.
Boni fronce les sourcils. « Où veut en venir Trabi ? se demande-t-il. Il
plaisante assurément. »
– Tu as dit que tu veux combattre deux lutteurs en même temps ?
questionne Fico.
– C’est exactement ça.
Les enfants applaudissent la folle audace de Trabi. Déjà remis de son
éreintement, Markoussa qui pense que le défi de Trabi n’aboutira qu’à une
plaisante mise en scène, s’offre pour seconder Boni.
– Moi, je veux bien arbitrer ce match, conclut Fico. Mettez-vous en
position !
Trabi prend appui sur sa jambe gauche et plie le genou vers l’extérieur. Il
se fige, jambe droite en avant, le talon levé, le buste droit, les poings
fermés. Son manège déclenche le rire de l’assistance. Mais Trabi se
concentre au maximum. Boni s’avance sur lui, le front bas.
– Approche, gringalet, ironise Markoussa. Ne reste pas là planté comme
un piquet.
– Attention ! lui crie Kotiagui, traverse d’abord la rivière avant de te
moquer du crocodile.
Lorsque Boni et Markoussa parviennent à deux pas de lui, Trabi amorce
des déplacements en souplesse, avec des pas glissants. Ses postures les
embarrassent, amusent les villageois. Markoussa fonce comme un taureau
pour donner un coup de tête à Trabi. Mais il ne rencontre que le vide.
Emporté par son élan, il titube jusqu’aux pieds des spectateurs.
– Demi-tour, Markoussa, lance Kotiagui, en verve ; ton adversaire est
derrière toi. Ce n’est pas moi qui t’ai provoqué.
Boni tente de placer une clé au bras de Trabi qui happe son poignet et se
porte de côté. Littéralement fauché, Boni décolle du sol et manque de
s’étaler. Exclamations de la foule ! « Oualaï ! je connais ça, s’écrie
Mustapha. J’ai vu cette façon de se battre au cinéma, c’est le karaté des
ceintures noires. » Percevant dans son dos le souffle de Markoussa, Trabi,
qui avait repris une position d’attente, lui lance un coup de pied au-dessus
du genou et bloque sa course. Du même élan il pivote comme une porte
tournant sur ses gonds, esquive une attaque de Boni et revient sur
Markoussa qu’il projette à terre d’un coup de pied de côté magistral assené
dans les reins. Trabi sourit en voyant Markoussa s’étaler dans la poussière.
Profitant de son inattention, Boni le ceinture dans le dos.
Comment Trabi, désavantagé par son poids, va-t-il se sortir de ce
mauvais pas ? Ne pouvant déplacer la masse imposante de Boni, il va
l’exploiter. Il prend appui sur le corps du lutteur et se soulève. Juste au
moment de retoucher terre, il se projette en avant et son coude droit percute
Boni au plexus solaire. Ébranlé par la douleur, Boni ferme les yeux, les bras
ballants. Trabi prend du champ et, en position d’assaut, attend Markoussa.
Furieux de s’être imprudemment engagé dans une sale affaire, celui-ci est
résolu à sauver la face. Il arrive sur Trabi comme une catapulte. Le karatéka
recule d’un pas, lève le genou droit, les bras demeurant écartés pour servir
de balancier, et il lance le pied en pleine poitrine de Markoussa qui
s’écroule pour de bon. Aussitôt, Fico le déclare hors de combat.
Trabi n’a pas eu le temps de le plaquer au sol. Devant la menace de Boni
arrivant à la rescousse, il recule et passe soudain à l’attaque, combinant
coups de poing à mi-distance, esquives et blocages avec le pied.
Fico est embarrassé. Jamais il n’avait vu un combat aussi rapide, aussi
déroutant. Les moqueries de la foule ont fait place à des cris admiratifs. Tel
un serpent courroucé, Trabi tourbillonne, frappe, évite les assauts.
Exaspéré, Boni lance ses bras en avant pour exécuter sa prise favorite.
Un atémi lui cisaille le poignet. Trabi appuie d’un coup de pied qui fait
vaciller le colosse. Quelle aubaine ! Il poursuit le mouvement et le renverse.
Pour la première fois, Boni a touché terre. Trabi le chevauche et le cloue au
sol. Boni gigote, impuissant à se libérer. « Hors de combat ! » crie Fico
éberlué. Trabi dénoue immédiatement son étreinte, se redresse ; le buste
courbé, mains aux genoux, il salue son adversaire.
Personne n’ose acclamer l’étranger. Kotiagui rit sous cape. Comment
Boni va-t-il réagir ? Il se relève en se frottant la gorge, regarde la foule
muette, puis Trabi et déclare simplement :
– Bravo ! l’étranger. Je te remercie de cette leçon de karité, euh ! je veux
dire de karaté. Acclamez donc ce nouveau champion, bonnes gens de
Prékéto Tchè !
Libérés de la gêne qui les oppressait, les villageois exultent. Trabi lève la
main et dit :
– Moi aussi, je remercie Boni. Il m’a donné du fil à retordre. Il est le plus
grand champion de Prékéto Tchè !
Un bourdonnement de tambourins l’approuve.
– En décidant d’affronter deux adversaires à la fois, continue Trabi, je ne
voulais ni les ridiculiser, ni me moquer de la lutte traditionnelle. Je tenais
simplement à montrer aux jeunes gens de Prékéto Tchè une autre façon de
se battre.
Les garçons crient de joie.
– Et maintenant, dit Boni, Fico et moi allons escorter Trabi pour sa danse
triomphale.
Les deux Prékétois prennent chacun une main de Trabi et l’invitent à
faire son tour d’honneur. Les tambourins résonnent avec frénésie. Les pas
disgracieux du héros font rire l’assistance. La parade de victoire allait
prendre fin, les vivats allaient s’éteindre lorsqu’un foulard bleu ciel liséré
d’argent vole du groupe des jeunes filles vers Trabi qui libère prestement sa
main droite et le cueille comme une fleur. Une nouvelle acclamation
retentit. « Qui a lancé ce foulard ? » se demande-t-on, intrigué. Trabi
regarde Myriam, mais celle-ci ne lève pas les yeux, malgré les taquineries
d’Awa. Soudain, il se souvient d’avoir vu un jour ce foulard à son cou et
une bouffée de tendresse l’envahit. Idriss se fige de stupeur. Fico reprend la
parole :
– Ecoutez, habitants de Prékéto Tchè. Avec moi tout se passe toujours
très bien. Une jeune fille de chez nous vient d’honorer l’étranger et, pour la
première fois dans une compétition de lutte, il y a deux vainqueurs au lieu
d’un !
– Ouéï ! s’exclame Kotiagui. Tu as bien parlé, Fico.
Après les derniers applaudissements, les spectateurs se dispersent. Cette
fois le spectacle est vraiment fini. La fête se poursuivra une partie de la
nuit, mais pas pour Idriss, le fils de Chakato, qui venait de vivre un moment
atroce.
Lorsqu’il avait vu le foulard lancé à Trabi, il fut d’abord abasourdi, puis
il frémit de rage. Ce foulard bleu ciel, il l’avait acheté exprès au marché de
Tipani et offert à Myriam. « Quelle traîtrise ! se dit-il. Qu’elle me rejette,
soit ! Qu’elle me préfère ce nouveau venu, passe encore. Mais, à mes
dépens, en public, ça non ! Affront impardonnable. »
Idriss s’est éloigné le cœur grondant de haine. Son père le voit sombre,
les mâchoires contractées.
– Pourquoi accordes-tu tant d’importance à cette lutte ? lui demande-t-il.
Idriss ne répond pas. Soudain sa colère explose.
– Elle me le paiera cher, elle me le paiera, je le jure.
– Qui donc ?
– Myriam, l’insolente. Est-ce que tu croirais que c’est le foulard que je
lui ai donné qu’elle a lancé tout à l’heure à Trabi ?
– Ah ! bon, elle a choisi l’étranger ? Elle te préfère ce vagabond ? Alors
on va s’occuper d’eux, mon fils. Ne te laisse pas abattre.
Les paroles de son père réconfortent Idriss. Il décide d’avoir une ultime
explication avec Myriam et de ne plus rendre de visite à Ya Baké.
Pendant ce temps, Trabi s’en est allé, en compagnie de son hôte, suivi des
autres lutteurs et d’une troupe d’enfants. Kissa se fraie un chemin jusqu’à
lui.
– Boni, dit Trabi, je ne me suis pas mesuré à toi par vantardise ni pour te
défier.
– Je le sais bien. Je ne t’en veux pas.
En l’honneur de Trabi, l’équipe des lutteurs offre une tournée de bière.
Quel délice après le rude effort du combat !
Des passants viennent boire ; même des gens indésirables se mêlent aux
invités, telle l’agaçante Assabo qui vous harcèle de ses demandes d’argent.
Et un autre personnage aussi effronté que collant, un ivrogne nommé
Dadjikpé, qui rôde partout où il voit des gens boire et n’hésite pas à
demander l’aumône à Trabi, autant de fois qu’il le rencontre. Mais celui-ci,
régulièrement, détourne le regard. « Toute société draine ses valeurs et ses
tares », se dit Trabi. Boni tente de rabrouer Dadjikpé, n’arrive pas à se faire
obéir, finit par le faire emmener de force.
Lorsque Myriam et Awa se retrouvent seules, Awa questionne son amie :
– Est-ce que tu aimes l’étranger, Myriam ?
– Mais non ! Où as-tu trouvé cette idée ?
– Tu lui as pourtant lancé ton foulard en public.
– Trabi est notre hôte, tu le sais. Il ne connaît aucune autre jeune fille
dans le village. N’est-il pas normal qu’il soit traité comme un vrai
vainqueur ?
– Ainsi, tu lui as offert ton foulard uniquement pour que la séance de
lutte s’achève selon les règles ?
– C’est ça.
– Je veux te croire, Myriam ; mais garde-toi d’aimer un étranger de
passage car lorsque ton cœur sera pris, il s’en ira.
– Cela ne m’arrivera pas, rassure-toi.
CHAPITRE 9
Jamais, de mémoire de Prékétois, il n’y eut, après une séance de lutte,
autant de commentaires que ceux auxquels se livrèrent les villageois ce
soir-là. Trabi a totalement oublié sa situation de fuyard. Il s’installe devant
sa case. Soudain, il voit apparaître un homme qui lui fait penser au
guérisseur Chakato. Sur le qui-vive, Trabi se lève. « Que vient-il chercher
ici ? se demande-t-il. Je ne l’ai pas vu tout à l’heure parmi les spectateurs. »
L’homme mystérieux s’arrête à quelques pas en remuant les lèvres,
pointant en direction de Trabi une queue de cheval noire ornée d’une rangée
de cauris.
– Bonsoir, compagnon, dit Trabi pour engager la conversation.
Chakato hoche lentement la tête et, sans rien répondre, fait demi-tour.
« Eh ! guérisseur, que me veux-tu ? » lance Trabi en regardant du côté de la
case de Boni comme pour chercher un témoin ou un appui. Mais déjà
l’homme a disparu. « Je l’avais oublié celui-là », bougonne Trabi.
Un peu plus tard, calmé, il rentre dans sa case. En posant la tête sur la
chemisette déchirée qu’il utilise en guise d’oreiller, il a l’impression qu’on a
glissé là-dessous une pelote de corde à la fois souple et ferme comme une
chair vivante. Trabi soulève la chemisette et sa main effleure une masse
ronde, lisse et froide. Il sursaute.
– Kissa ! appelle-t-il, va chercher une lampe, vite !
L’enfant se réveille et s’assied.
– Va chercher une lampe, répète Trabi. Il y a quelque chose sur mon lit.
Kissa saute sur ses pieds, court vers la case de sa mère et apporte une
lanterne que Trabi arrache et tend à bout de bras : il ne voit rien. Mais un
peu plus loin, contre le mur, pelotonné sur lui-même, un serpent le fixe de
ses pupilles brillantes.
Trabi a un mouvement de recul.
– Je vais chercher un bâton, dit-il.
– Ce n’est pas la peine, dit Kissa. Je peux le prendre.
– Non ! Kissa, il va te mordre, n’approche pas.
Sans l’écouter, l’enfant s’accroupit près du reptile qui darde sa langue
filiforme en se déplaçant le long du mur. Dès que le garçon le saisit, il
s’enroule de nouveau sur lui-même et se laisse emporter sans réagir.
– C’est un python, dit le garçon en sortant. Je vais le jeter.
– Python ou pas, c’est imprudent de toucher un serpent, rétorque Trabi
qui n’en avait jamais vu d’aussi près. Et dire que j’ai posé la tête dessus !
– Alors, tu vois, grand frère, qu’il n’est pas dangereux ?
Trabi ne partage pas son assurance. Le garçon va rendre la lampe à sa
mère et revient se coucher. Trabi se demande s’il s’agit encore d’une
coïncidence ou bien d’une machination de Chakato.
Le lendemain, Myriam est la première personne à venir le saluer. Après
avoir déposé le bol de bouillie qu’elle portait, elle attend, contrairement à
son habitude.
– Bonjour, grand frère ! dit-elle. Paix à toi, à la grâce de Dieu. Est-ce
qu’on va soigner ta jambe aujourd’hui ?
– Merci, répond Trabi. Paix à toi aussi, Myriam ! Les soins quotidiens ne
me paraissent plus nécessaires. Après la lutte d’hier, j’ai un peu mal ;
néanmoins je me sens bien car j’apprécie la sympathie des Prékétois et
particulièrement ton affection.
– Mon affection ? s’étonne la jeune fille.
– Oui, reprend Trabi, je sais que tu m’aimes ; j’en ai la preuve.
Sans lui laisser le temps de revenir de sa surprise, Trabi sort de sa poche
le foulard bleu ciel, l’agite et le porte à ses narines.
– Qui t’a donné ce foulard ? demande Myriam, une lueur ironique dans
les yeux.
– Je n’ai pas vu la personne qui me l’a jeté hier après ma victoire, répond
Trabi, mais j’ai reconnu un parfum qui m’avait tourné la tête il y a quelques
jours.
– Celui qui triomphe mérite qu’on lui rende les honneurs. J’admire les
grands lutteurs...
Elle s’interrompt comme si l’émotion venait d’éteindre sa voix et sort
sans se retourner. Trabi n’essaie pas de la retenir. « Est-ce que le souvenir
d’un autre lutteur de talent la hante encore ? se demande-t-il. Ou bien vient-
elle de se rendre compte que j’ai pris dans son cœur la place de l’homme
qu’elle avait aimé ? »
Un peu plus tard, Kissa vient lui dire que les jeunes Prékétois souhaitent
qu’il leur apprenne le karaté. Sachant qu’il doit s’en aller d’un jour à
l’autre, Trabi ne veut pas s’engager. Mais le garçon insiste et il finit par
promettre de leur donner des leçons.
Au milieu de la matinée, Trabi marche pour se dérouiller les jambes. Les
villageois vaquent à leurs travaux : ramassage de bois, cueillette des
gousses de néré, des noix de karité. La balade de Trabi le conduit à la
demeure de Sadi. Ils échangent des propos sans importance. Sur le chemin
du retour, les gens le saluent avec déférence, comme un héros. Héros pour
combien de temps ? Le prétexte de sa jambe blessée ne pèsera plus lourd
désormais pour retarder son départ. « Même les plus beaux lauriers finissent
par se faner, se dit-il ; je vais me reposer encore quelque temps et
j’aviserai. »
Revenu dans sa case, Trabi s’assied sur le lit et voit à travers le rideau
Kissa courir, sa casquette à la main. « Est-ce qu’il a le diable à ses
trousses ? » se demande-t-il. L’enfant pénètre, haletant, dans la pièce,
marque un temps de silence en se pressant la poitrine.
– Grand... grand frère Trabi ! Les soldats ont découvert une moto sous les
arbres du vallon.
Trabi sursaute comme si la foudre venait de tomber à ses pieds.
– Quelle moto ?
– Une moto rouge, un peu brûlée.
– Comment l’ont-ils découverte ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
– Ce sont les soldats qui campent près de la frontière. Tu sais, ceux qui
m’ont donné la casquette verte.
– Oui, je sais. Et après ?
– Je revenais de la route de Tipani. Lorsque je suis arrivé dans le vallon,
je les ai vus ; ils pointaient leurs fusils et fouillaient la brousse près du
marigot. J’ai reconnu le lieutenant Assouka. Il écrivait sur un petit papier en
regardant sans cesse la moto. Il observait le sol, donnait des ordres. Enfin, il
se tourna vers moi et me demanda d’un ton menaçant si je savais qui avait
laissé cette moto dans le vallon.
« – Je n’en sais rien, lieutenant, euh ! compagnon lieutenant, je le jure,
ai-je crié.
« – Est-ce qu’un fuyard n’est pas venu se cacher dans ton village ces
jours-ci ?
« – Se cacher ? se cacher ? un fuyard ? ai-je répété tout en réfléchissant
vite... Non ! non ! je n’ai vu personne.
« Alors le lieutenant me sourit gentiment et reprend d’une voix douce :
« – Si tu me dis la vérité, mon garçon, je te donnerai un beau cadeau et tu
seras appelé « défenseur de la révolution ». On dira ton nom à la radio et
tout le monde te connaîtra. »
– Eh bien ! grand frère, ces promesses m’ont plutôt inquiété. Comme je
t’avais rencontré pour la première fois dans le vallon, je me suis demandé si
la moto ne t’appartenait pas. Je pensais à Ya Baké. Elle m’avait appris
qu’un menteur est celui qui dit ce qui est faux, et non celui qui par
discrétion garde ce qu’il sait.
« Comme je tardais à parler, le lieutenant se fâcha.
« – Vas-tu parler, petit paysan ? hurla-t-il. Si tu ne dis pas la vérité, tu
seras arrêté et fusillé.
« Cette terrible menace me troubla. Comme toi tu es maintenant l’ami de
notre village, j’ai préféré ne pas parler de toi, et j’ai répondu au lieutenant
que je ne mentais pas, que j’allais me renseigner au village.
« – Je compte sur toi, compagnon Kissa, dit le lieutenant qui se pencha
de nouveau sur la moto. Moi, j’ai couru et je suis venu tout droit vers toi. »
L’enfant se tait, le front et le torse ruisselants de sueur.
– Tu as très bien fait, dit Trabi, tu es un brave garçon.
Kissa se détend, comme soulagé d’un grand poids.
– Grand frère Trabi, s’il te plaît, ne dis rien à Boni, ajoute-t-il après un
moment d’hésitation.
– Mais tu n’as rien fait de mal ; rassure-toi.
D’un bond, Kissa sort de la case et va rejoindre Myriam à la cuisine.
– Qu’est-ce qu’il y a, Kiss ? demande sa grande sœur.
– Rien ! Oh ! rien du tout. J’ai couru vite.
– Tout à l’heure je t’ai vu filer comme si des « Zin » te poursuivaient et
tu t’es précipité dans la case du grand frère étranger. Que lui as-tu raconté ?
Regarde-moi bien.
L’enfant s’essuie le front du revers de la main en battant des cils. Bientôt,
mal à l’aise, il capitule. Comment résister à cette lumière des yeux de
Myriam qui vous pénètre jusque dans le ventre ?
– Euh, euh ! bredouille-t-il, tu ne vas rien dire à personne, hein ? Tu es
aussi l’amie de Trabi.
– Il s’agit donc de Trabi ?
– Oui, les soldats qui m’ont donné la casquette ont découvert près du
marigot une moto et m’ont demandé si un fuyard ne s’était pas caché dans
notre village.
– D’où vient cette moto ? Est-ce une moto volée ? Que veulent ces
soldats ?
– Ils cherchent le propriétaire de la moto qui serait un fuyard. Ils m’ont
demandé si je l’ai vu.
– Qu’as-tu répondu ?
– J’ai dit que je ne savais rien : j’ai promis de me renseigner et j’ai couru
avertir le grand frère. Mais lui non plus ne m’a rien appris sur la moto. Si tu
vas le voir, Myriam, peut-être que...
– Ça va, Kissa. Tu es un gentil garçon. Viens avec moi.
Le garçon la précède, joyeux, vers la case de Trabi.
– J’ai parlé de la moto rouge à Myriam, avoue Kissa en baissant la tête.
C’est elle qui me l’a demandé.
– Ça ne fait rien, dit Trabi pour couper court à son embarras.
– Grand frère, connais-tu le propriétaire de cette moto ? demande
Myriam.
Trabi hésite. Va-t-il continuer de garder son secret ? Que risque-t-il
maintenant ?
– Vous venez à propos, dit-il. Asseyez-vous.
Fier d’être associé à la confidence du grand frère, Kiss s’accroupit près
de l’entrée.
– Je te remercie, Myriam, et toi aussi, Kissa. Vous m’avez bien accueilli à
Prékéto. Vous m’avez aidé, protégé, sans rien savoir de moi, ni mon nom, ni
d’où je venais et où j’allais.
– N’importe qui à notre place aurait fait de même, répond Myriam.
Comment est-ce qu’on t’a protégé ?
– Par deux fois, lorsque les soldats ont interrogé Kissa, il n’a pas parlé de
moi.
– S’il l’avait fait, que risquais-tu ?
– La moto m’appartient et je suis en réalité un fuyard.
– Ah ! s’exclame Myriam.
– Ça alors ? s’étonne Kiss. C’est une belle moto.
– Elle m’a servi à m’enfuir. Sans mon accident, je ne serais jamais venu
dans votre village. J’avais déjà caché la moto lorsque Marouk et Kissa
m’ont aperçu pour la première fois.
– Pourquoi fuyais-tu ? Est-ce que tu as fait quelque chose de mal ?
demande Myriam.
– Oh ! non. J’ai appris qu’on me recherchait, qu’on allait m’arrêter,
m’emprisonner, me tuer peut-être, mais j’ignore la faute que j’ai commise.
– Laïla ! s’écrie Myriam. Tu es menacé, tu crois que ta vie est en danger
et tu ne sais même pas ce que tu as fait ?
– C’est bien ça. Dans la capitale, peu de gens sont vraiment tranquilles.
Je pensais que seuls les ennemis de notre pays devaient trembler. La nuit de
mon départ précipité, j’ai découvert que les partisans du gouvernement
étaient aussi inquiets que les autres, sinon davantage, car ils doivent se
garder non seulement des adversaires connus ou supposés mais des amis qui
peuvent les trahir.
– Tu t’es enfui sans savoir de quoi tu avais peur ? Je ne comprends pas.
– Ecoute, Myriam, dit-il. Je ne suis pas un lâche. C’est un ami qui m’a
averti du danger que je courais. J’ai tenté de vérifier l’information. Je ne
pouvais plus rien faire, ni compter sur personne. J’ai fui d’abord pour me
mettre à l’abri. Est-ce que ma décision était bonne ou mauvaise ? Je n’ai pas
eu le temps de réfléchir. Parfois c’est en prenant des décisions apparemment
folles qu’on gagne. Lorsqu’on aime quelqu’un, est-ce qu’on raisonne
toujours avant d’agir ?
Myriam sourit.
– Ils ne peuvent pas t’arrêter, dit Kissa. Tu peux les battre avec le karaté.
– Mais je ne vois même pas contre qui je dois lutter. Je vous informe de
ma situation pour que vous ne vous posiez plus de questions à mon sujet.
– Comment pouvons-nous t’aider ? demande Myriam. En tout cas ne
disons rien à Boni, car il n’admettra pas que tu puisses t’enfuir si tu es
innocent. Et s’il informe le Comité, tu pourrais être dénoncé et livré aux
soldats.
– Le crois-tu vraiment, Myriam ? Ton frère respecte la loi de l’hospitalité.
– Sans doute, mais il est aussi un chef politique qui veut accroître son
autorité. Depuis qu’il fait la révolution, il ne parle plus comme avant.
– Myriam, tu n’approuves pas la révolution ?
– Je ne sais pas bien ce que c’est, mais d’après ce que l’on dit en son
nom, je m’inquiète. Il paraît qu’un révolutionnaire ne pardonne jamais à ses
ennemis et ne laisse pas vivre libres les gens qui pensent autrement que lui.
Il menace toujours et ne règle pas les questions avec douceur. Or l’enfant et
même l’homme ont besoin de bonté et de pardon autant que de lait et de
nourriture. Celui qui a peur et croit qu’on ne l’aime pas, peut devenir un
violent. Je dis mal ces choses, grand frère, mais elles sont importantes.
– Je te comprends bien, dit Trabi. Je ne savais pas que tu réfléchissais à
ces questions éloignées de ta vie de ménagère.
Myriam éclate de rire, rejette la tête en arrière, noue ses mains à la nuque,
les yeux mi-clos, la bouche entrouverte. La vue des aisselles tapissées d’une
touffe soyeuse excite Trabi qui détourne un instant le regard. Il note dans la
denture de Myriam les incisives supérieures écartées. « Les femmes qui ont
cette caractéristique portent chance », pense-t-il, selon la croyance
populaire. D’un coup d’œil avide, il admire les fins anneaux du cou, les
bras fuselés, la gorge pleine.
Comme si la jeune fille avait deviné les troubles digressions de la pensée
de Trabi, elle baisse les bras.
– Excuse-moi, dit-elle. Je ris parce que tu crois qu’une ménagère ne sait
rien des conditions de la vie des hommes. Est-ce que la ménagère n’est pas
aussi la mère qui donne et entretient la vie ? Ya Baké m’a aidée à
comprendre beaucoup de choses. Tu pourrais demander conseil à Bâ
Boussa. Je retourne à la cuisine. Kissa, viens m’aider !
Kissa sort le premier. Il n’a pas bien compris tout ce qui s’est dit, mais il
se réjouit que Trabi ait à recourir à Bâ Boussa. Tant que Myriam demeure
dans son champ de vision, Trabi suit le balancement de ses hanches. Vu la
tournure des événements, il se demande s’il parviendra jamais à la posséder.
« Et pourtant la situation est bonne, se dit-il. En public, Myriam a montré
qu’elle a de la sympathie pour moi. Elle partage mon secret et, pour assurer
ma sécurité, n’a pas craint de s’opposer à Boni. Elle semble se détacher
d’Idriss et on dirait que celui-ci se décourage. Curieux tout de même ! Cette
jeune paysanne fait battre mon cœur de vieux garçon. Ouf ! je ne sais plus
où j’en suis. Il vaut mieux faire l’amour que de philosopher sur l’amour. »
Des échos lointains de coups de pilon lui parviennent. « Bientôt le repas
sera prêt, pense-t-il. Je vais voir le vieux Boussa. » Il se dit que, de toute
façon, il lui faut se décider à quitter Prékéto Tchè. Il aperçoit Marouk qui
court vers lui.
– Est-ce que Bâ Boussa est là ? demande Trabi.
– Oui, je vais l’avertir.
Bientôt, l’enfant reparaît, en tenant le rideau levé pour laisser passer
Trabi.
Le vieil homme se dresse à demi dans sa chaise longue et tend les mains.
– Bonjour, mon ami. Paix à toi ! A la grâce de Dieu.
– Merci, paix à toi aussi, Bâ Boussa.
– Est-ce que tu t’es bien reposé ? On m’a raconté tes exploits d’hier.
Notre village a de la chance de t’avoir accueilli. Assieds-toi.
– Merci. Je me sens bien à Prékéto Tchè, mais je dois maintenant vous
quitter.
– Nous quitter ? Nous avons encore besoin de toi. Nos jeunes souhaitent
que tu leur apprennes ta façon de lutter. Tout à l’heure, Kissa et Marouk en
parlaient avec animation.
– Je souhaite rester encore, mais parfois, en voulant faire davantage de
bien, on gâte le peu qu’on a déjà fait. Il est préférable que je parte
maintenant.
Trabi baisse les yeux. Bâ Boussa le fixe comme pour lire sur son front le
sens caché de ses paroles.
– Si tu as confiance en moi, dis ce qui t’inquiète, mon fils.
– Je suis en danger, avoue simplement Trabi.
– Qui ose te menacer chez nous ?
– Je suis recherché par les soldats installés près de la frontière du Gotal.
Ils ont découvert un signe de ma présence et ne tarderont pas à venir
fouiller Prékéto Tchè. Je ne veux pas que le village ait des ennuis à cause de
moi.
– Si je comprends bien, tu ne veux pas retourner là ou tu habites.
– Je dois fuir le Bokéli et me réfugier au Gotal.
– C’est donc très sérieux, remarque le vieux en joignant ses longues
mains à la peau fripée. Je ne comprends pas que nous, les gens de la
campagne, nous t’appréciions comme un homme de bien alors que tes amis
lettrés te menacent comme un malfaiteur. De toute façon, tu ne partiras pas
à la sauvette.
– Myriam m’a suggéré de te demander conseil.
– Hum ! je vois, dit Bâ Boussa en souriant. Nous pouvons te mettre à
l’abri. Si perçants que soient les yeux, ils ne peuvent voir la nuque. Je veux
dire qu’il faut agir discrètement, car ce qui est divulgué n’est plus fécond.
– Il y a à peine une soixantaine de cases dans le village et toutes
apparemment sont habitées. Où pensez-vous que je puisse me cacher ?
Le chef se racle la gorge.
– Parfois la meilleure cachette est celle qu’on ne dissimule pas trop, dit-
il. Ainsi, tu as vu ces greniers géants dans lesquels nous conservons nos
grains ? Un homme peut s’y tenir debout et même s’y allonger.
Habituellement, on y pénètre par le sommet en enlevant la toiture, mais
pour t’en faciliter l’accès, je pratiquerai une ouverture sur le côté.
– Tu veux dire que je vais y entrer ? s’étonne Trabi en regardant ces cases
miniatures aux murs de torchis coiffés de chaume, juchées sur de gros
rondins de bois.
– Pourquoi pas ? répond Bâ Boussa ; ils sont actuellement vides. Qui
songera à t’y chercher ? Tu y resteras quelques jours en attendant qu’on
arrange ton départ. Certes, tu n’y seras pas très à l’aise, mais l’aération est
bonne et on t’y portera de la nourriture. Myriam peut s’en charger. Il faut
l’avertir. Comme c’est probablement la nuit, lorsque tous les habitants sont
présents au village, que les soldats pourraient venir, tu te cacheras à ce
moment-là. Enfin, mon ami, prends l’avis de Ya Baké avant toute décision.
– Pourquoi veux-tu toujours son avis ? J’ai constaté que beaucoup de
gens la consultent.
– Cela t’étonne, hein ? répond Bâ Boussa en riant. Y a Baké est la femme
de mon ami Yériba. Ses cheveux gris lui font maintenant comme un
chapeau de chef. Nous ne la considérons plus comme une femme
puisqu’aucun homme ne voit plus sa nudité. Elle est plutôt la mère, non
seulement de ses enfants, mais de nous tous. Et puis elle a beaucoup voyagé
dans sa jeunesse. Elle connaît les coutumes de son clan d’origine et celles
de Prékéto Tchè. Elle a subi un digne veuvage. Avant, lorsque tous les
hommes allaient à la chasse, personne ne s’inquiétait dans le village
puisque Ya Baké était là.
Cette apologie pousse Trabi à consulter Ya Baké.
– Bâ Boussa est un sage, dit celle-ci. Il a parlé comme mon cher Yériba.
Paix à son âme ! Il a toujours l’esprit d’un chef, mais aujourd’hui on met le
chapeau sur le genou en dédaignant la tête.
Myriam commence par se récrier, mais finalement elle se rallie à la
suggestion de Bâ Boussa.
– Je viendrai rôder de temps en temps près de ton grenier, promet Kissa.
Le soir, Trabi se glisse dans un grenier derrière la case de Boussa, allonge
ses jambes, s’adosse à la paroi arquée. Longtemps, il reste sur le qui-vive,
s’attendant à percevoir un signal d’alarme. Il ne s’endort que très tard. Au
premier chant du coq, avant que les ménagères ne commencent à balayer les
cours, il rejoint sa case. Deux jours plus tard, Kissa lui ayant dit qu’il ne
voyait plus de soldats, Trabi se demande s’il vaut la peine de continuer à
s’enfermer dans le grenier.
Un après-midi, deux émissaires du chef de canton arrivent au village,
s’arrêtent devant la case de Boni, garent leurs cyclomoteurs un peu à
l’écart. Boni les accueille avec empressement, leur offre de la bière, fait
chercher Idriss pour le seconder.
– Nous sommes envoyés par le chef du canton de Tipani pour vous parler
de l’émission que diffuse la radio depuis quelques jours, commence l’un
d’eux, un homme corpulent, les yeux à fleur de tête, très volubile. Moi, je
suis le premier secrétaire et l’adjoint du chef et mon compagnon, le
responsable de la brigade cantonale de sécurité. Est-ce que tu me reconnais,
compagnon Boni ?
Boni acquiesce d’un signe de tête.
– De quelle émission s’agit-il ? demande Idriss.
– Le grand chef du Bokéli vient de lancer une campagne contre les
vieilles traditions qui freinent la marche de la révolution. Il faut, sans tarder,
vous organiser ici pour les dénoncer et les supprimer.
– De quelles traditions veux-tu parler ? interroge Boni.
– Tu n’as pas écouté la radio ? s’étonne le secrétaire.
– Je n’ai pas la radio, compagnon.
– Comment est-ce possible ? A mon dernier passage, je t’avais dit que le
bon militant doit acheter un poste et l’écouter sans cesse. Ne sais-tu pas que
c’est par ce moyen que le Président Fioga te fait l’honneur de te parler
directement ? Si tu ne veux pas l’écouter, tu es un réactionnaire.
Boni fronce les sourcils. Lancé dans sa tirade, le secrétaire dénonce de
plus belle les villageois.
– Ton cas est grave, compagnon Boni. Et toi, comment t’appelles-tu ?
demande-t-il en se tournant vers Idriss qui ne répond pas, attendant la
réaction de Boni.
– Si je ne possède pas de radio, ce n’est pas ma faute et ce n’est pas une
faute non plus. Cependant nous avons écouté la radio de Mustapha.
– Mais, on n’a pas bien compris ce que veut le Président, appuie Idriss.
– La radio a répété plus de dix fois le communiqué. Vous vous posez trop
de questions. Commencez à vous mobiliser. Le pouvoir et la parole sont au
peuple. C’est en son nom et pour son bonheur que le grand chef parle.
– Si c’étaient des paysans qui nous parlaient, on comprendrait mieux,
s’excuse Idriss. La radio n’explique rien. Moi, par exemple, chargé de la
propagande et de la vigilance, je ne sais plus comment mobiliser mes
camarades. Ils se plaignent d’être trop souvent dérangés.
– Attaquez-vous d’abord aux mauvaises traditions, séquelles de l’ancien
ordre politique esclavagiste et féodal, à vos pratiques obscurantistes, libérez
les femmes séquestrées dans vos harems et les gens qu’on enferme de force
dans les couvents fétichistes.
– Chez nous, il n’y a pas de couvent fétichiste.
– Ça ne fait rien. Les gens se livrent certainement à des pratiques
rétrogrades, des danses, des fêtes, des cérémonies qui les détournent de la
production et les ruinent.
Boni pense à la lutte traditionnelle, mais il n’en parle pas, de peur que ce
secrétaire, accusateur décidé de tout ce qui touche à la tradition, ne
l’interdise formellement. Il déclare plutôt qu’il a fort bien compris ce qu’on
attend de lui, qu’il avait déjà l’intention de convoquer le Comité
révolutionnaire de Prékéto Tchè, qu’il le réunira aujourd’hui même afin de
mobiliser tout le village.
– C’est bien, approuve le secrétaire en se levant ; nous nous rendons
maintenant à Arapa. Merci de votre accueil militant.
– Dommage que vous ne restiez pas plus longtemps, dit Boni, nous
aurions aimé vous faire manger un poulet grillé.
– Ne tente pas de nous corrompre, compagnon Boni, nous ne sommes pas
des exploiteurs du peuple.
– Je le sais, dit Boni, mais il faut bien que la révolution nourrisse son
homme. Sinon, il ne sera pas facile de la servir longtemps.
– Ton point de vue n’est pas si bête ; il est même juste, mais n’insiste pas.
– C’est bon, compagnon secrétaire. A votre prochain passage, vous serez
nos invités et nous mangerons ensemble. Est-ce que la révolution interdit ça
aussi ?
– Non, non ! Entre compagnons de lutte on peut bien manger un
morceau, surtout que c’est la révolution qui vous permet de produire
davantage.
Tout en riant de la malice de Boni, les deux hommes allument les
moteurs de leurs engins, agitent la main et disparaissent dans un nuage de
poussière et de fumée.
CHAPITRE 10
Aussitôt après leur départ, Boni convoque le Comité révolutionnaire,
invite Trabi et quelques notables à y assister. Des enfants s’approchent. En
ouvrant la réunion, Boni déclare :
– Vous avez tous entendu ce que la radio a dit il y a quelques jours du
complot contre le grand chef de notre pays et de certaines traditions qui
nous divisent. Tout à l’heure, des envoyés du canton sont venus me rappeler
que nous devons exécuter les ordres. Il faudrait dire ce que nous pensons
par exemple de la lutte entre Prékéto Tchè et Prékéto Bé. Vous savez qu’elle
nous fait subir depuis longtemps une intolérable servitude puisque le
surcroît de travail qu’elle entraîne profite seulement aux autres et nous fait
négliger les champs du canton. Comme les chefs nous jugent d’après nos
récoltes, ils nous prennent finalement pour des fainéants.
– Est-ce que tu veux dire que notre jeunesse ne doit plus affronter celle
de Prékéto Bé conformément à la tradition des ancêtres ? demande
Kotiagui.
– Si je ne connaissais le courage de Boni, je pourrais croire qu’il craint
notre défaite et qu’il cherche une raison de supprimer la lutte, dit
Markoussa.
– J’espère que tu ne veux pas insinuer que j’ai peur, réplique Boni. En
tant que président de notre comité, je dois vous transmettre les ordres des
chefs, quel que soit mon sentiment. Personne ne souffre autant que moi de
l’humiliation qui nous est imposée et ne souhaite plus que moi qu’elle soit
effacée pour toujours.
Sentant que le débat s’engage mal, Séra intervient :
– Je crois que Boni est embarrassé par ce qu’il a entendu à la radio et ce
que les agents du canton ont dit. Est-ce qu’ils ont clairement parlé de la
lutte de la grande tradition ?
– Non, répond Boni.
– Alors, pourquoi nous tracasser ? Est-ce que quelqu’un peut soutenir
qu’il est mauvais de défendre l’honneur de son village et de ses ancêtres ?
– Certainement pas ! s’exclame Idriss.
– Bien. Est-ce que votre but, jeunes gens, n’est pas exactement celui-là ?
A quelques jours de la compétition pour laquelle vous vous êtes entraînés,
est-ce que vous allez reculer ? Epargnez-nous une honte qui ferait trembler
les ossements de nos ancêtres dans leur tombe. Même la révolution que les
gens des bureaux ont amenée chez nous ne peut accepter une telle chose.
Est-ce que je n’ai pas raison, frère étranger ?
L’assistance se tourne vers Trabi.
– Permettez-moi de vous poser d’abord une question ? dit-il.
– Vas-y, acquiesce Boni.
– Depuis combien de temps votre village n’a-t-il plus remporté la lutte de
la grande tradition ?
Boni incline la tête, comme s’il portait sur ses épaules la honte de tous les
Prékétois. Personne ne rompt le silence. Trabi devine l’embarras de ses
amis.
– Une défaite n’est pas grave, dit-il, si on peut y remédier.
– Sans doute, reconnaît Séra d’un ton amer, mais deux, trois défaites
successives sont difficiles à digérer.
– C’est ça, appuie Boni. Nous avons fait de notre mieux, mais nous
n’avons pas réussi.
– Je ne comprends pas comment les autres ont pu vaincre des lutteurs tels
que vous, s’étonne Trabi.
– Ils sont plus nombreux et paraissent plus entreprenants, dit Markoussa.
Je pense aussi qu’ils portent des coups bas.
– Ne sois pas malveillant, le reprend Boni. S’ils ont été irréguliers, nous
n’avons pas fait des réserves sur-le-champ. Ayons plutôt un bon moral pour
triompher la prochaine fois. La force ne réside pas seulement dans la
puissance des muscles, mais aussi dans l’absence de crainte.
– J’approuve Boni, dit Trabi.
– Vous pensez donc, compagnon, que nous devons continuer cette lutte
traditionnelle ? demande Idriss.
– Certes, je n’apprécie pas ce qui encourage l’exploitation de l’homme
par l’homme et maintient l’inimitié entre des villages frères, répond Trabi.
Mais en tant que sportif, je veux que vous sauviez votre honneur.
– C’est vraiment révoltant de laisser ces fainéants de Prékéto Bé profiter
gratuitement des fruits de nos efforts, appuie Boulga. Ah ! nous ne sommes
pas fiers de travailler comme des esclaves et d’entendre chaque fois appeler
notre village Prékéto le petit. Le souvenir de notre défaite me transperce
comme une flèche.
– Notre village est le plus fort maintenant, murmure Kissa debout
derrière Trabi. Je veux te demander quelque chose, grand frère...
Mais Trabi ne l’a pas entendu.
– En tout cas, dit Boni, il faudra, quelle que soit l’issue du combat cette
année, que nous obéissions aux ordres du grand chef et que nous
supprimions cette pratique.
– Faisons en sorte que la tradition ne s’arrête pas sur notre défaite car
celle-ci sera définitive et irrémédiable, dit Boulga. Révolution, oui, mais
dans l’honneur.
– Je vous souhaite la victoire, conclut Trabi. Moi, je dois bientôt vous
quitter. Vive le prochain Prékéto Bé !
L’assistance applaudit. Boni lève la séance.
Les gens se dispersent en discutant toujours avec animation. Les paroles
de Trabi n’ont pas dissipé le malaise qu’a créé l’opinion mitigée de Boni.
Celui-ci n’a pas exclu l’organisation de la prochaine compétition.
Kissa marche en silence à côté de Trabi jusqu’à la hauteur de la cuisine.
Dès qu’il aperçoit Myriam, il court vers elle. Trabi fait un signe à la jeune
fille et continue vers la sortie du village.
Myriam préparait de la pâte de mil.
– Myri ? dit doucement Kissa en abordant sa sœur.
– Hum ! qu’est-ce qu’il y a, mon grand ? répond Myriam sur le même ton
affectueux, sans tourner la tête.
– Écoute-moi, Myri. J’ai assisté à la réunion des hommes. Le grand frère
Trabi a dit qu’il va quitter le village avant le jour de la lutte contre Prékéto
Bé.
– Ce n’est pas vrai, dit Myriam en regardant Kissa. Il court sans doute un
danger, mais est-ce que Bâ Boussa, toi et moi ne le protégeons pas ?
– Ce n’est pas le risque de le voir arrêté qui est grave.
– Qu’est-ce qu’il y a de plus grave que de perdre la liberté ? Sais-tu
quelle peine ressent l’animal pris au piège, l’oiseau en cage, le prisonnier
dans un cachot ?
– Oui, la liberté est importante, mais pour le moment c’est le prochain
combat contre Prékéto Bé qui nous préoccupe, nous les hommes. Boni a dit
que la révolution va supprimer la lutte. Ça signifie que notre village restera
pour toujours dans la honte.
– Kiss, ces questions ne te regardent pas. Tu ne peux rien contre ce qui
arrivera.
– Justement, avec le grand frère Trabi, tout peut changer.
– Comment ça ?
– Tu ne l’as pas vu se battre contre Boni et Markoussa ?
Myriam reprend sa cuillère de bois et se met à remuer énergiquement la
pâte fumante. De temps en temps, de la main gauche, elle tisonne le feu.
– Oui, Kissa, répond-elle enfin. A lui seul Trabi vaut cinq lutteurs.
– Tu exagères un peu, mais il est vraiment fort. Myriam, est-ce que tu as
repris ton foulard ?
– Petit coquin, tais-toi. Ce n’est pas moi qui ai lancé le foulard bleu.
– Si tu tiens à le nier, cela ne me gêne pas, mais moi je t’ai bien vue.
– Tu me distrais. Laisse-moi travailler.
– Tu n’as pas écouté ce que je voulais te dire.
– Tu ne l’as pas encore dit ? Viens donc au fait.
– Voilà ! Ça m’est égal que l’on supprime ou non la tradition de la grande
lutte, mais cette année il faut que notre village triomphe de Prékéto Bé. Or
ça n’est possible que si le grand frère Trabi aide nos lutteurs.
– Ceux de Prékéto Bé n’accepteront pas qu’un étranger participe à la
compétition.
– Mais est-ce qu’on ne traite pas un étranger exactement comme un
habitant du village ?
– Bien sûr, répond Myriam en s’interrompant une fois encore.
– Alors il faut que tu demandes à Trabi de se battre aux côtés de nos
lutteurs.
– Je verrai ça plus tard. Va vite appeler Trabi. Il est temps qu’il rejoigne
son grenier.
Le garçon s’élance, suivi du chien Kpasso qui jappe comme s’il
partageait son espoir.
Dès qu’il aperçoit Trabi qui s’en revenait déjà, il crie :
– Grand frère Trabi ! Myriam veut te parler.
Aussitôt, Trabi se hâte vers la cuisine.
– Bonsoir, dit-il. Il paraît que tu me cherches. Je suis à toi.
– Ne plaisante pas, grand frère.
– Myriam, dis-lui, intervient Kissa, impatient.
– Grand frère Trabi, commence Myriam, il paraît que notre village n’a
pas beaucoup de chances de gagner cette année dans la lutte contre Prékéto
Bé et que tu vas bientôt t’en aller.
– Qui t’a raconté ça ? Hein, Kiss ?
– Myriam, dis-lui, insiste l’enfant.
– Voici ce que nous avons pensé, Kiss et moi, continue Myriam... Euh !...
Nous pensons que tu pourrais nous aider. Si tu te bats avec les lutteurs de
Prékéto Tchè, notre victoire est certaine.
– Ah ! Je vois. Mais est-ce que Boni acceptera ? Il pense que cette lutte
ne regarde que les natifs du village.
– Si tu proposes ton aide, les anciens ne refuseront pas et les gens de
Prékéto Bé ne diront rien.
– Cela mérite réflexion, dit Trabi en clignant de l’œil. Après la lutte,
quelle sera la récompense cette fois-ci ?
– Dis oui, grand frère, supplie Kissa. Avec le karaté, nous les vaincrons et
notre village deviendra Prékéto le grand.
Myriam fixe Trabi qui ne peut soutenir la muette imploration de son
regard.
– J’accepte, dit-il.
– Oh, merci, grand frère.
Juste à ce moment, Ya Baké sort de sa case. Kissa saute, fait une
pirouette, esquisse des mouvements de karaté et s’en va en courant à la
recherche de Marouk.
Ya Baké le regarde d’un air ahuri.
– Qu’est-ce qu’il a ? demande-t-elle.
– Il est content parce que je lui ai promis de lui enseigner le karaté,
répond effrontément Trabi.
– Ne lui apprends pas la violence, recommande Ya Baké.
– J’y veillerai, promet Trabi en s’éloignant.
Myriam est heureuse de découvrir son pouvoir sur Trabi. Un peu plus
tard, discrète comme une ombre, elle lui apporte son repas.
– Tu ne t’es pas mis à l’abri ? demande-t-elle en voyant Trabi encore
dehors, adossé au grenier.
– J’attendais que tu viennes.
Sans un mot, elle dépose les plats en se demandant ce qu’il avait encore à
lui dire. Trabi la prend par la main, l’attire doucement contre lui, la tient
enlacée, sans bouger, n’osant croire à son bonheur, craignant qu’elle ne se
raidisse, ne se dégage, ne lui échappe une fois encore.
– Qu’est-ce que tu voulais me dire ? demande-t-elle en écartant le buste.
– Je te voulais tout près de moi, comme ça, répond Trabi en la serrant
plus fort.
Au bout d’un moment, comme elle ne bouge pas, il se rassure et se met à
caresser ses cheveux, ses épaules, ses seins, ses hanches, dans le fol espoir
d’emplir ses bras de sa beauté. Dans l’obscurité propice, ses gestes
s’enchaînent si vite que Myriam se voit subjuguée. Ses genoux fléchissent.
D’instinct elle s’accroche aux épaules de Trabi et, malgré la nuit, ferme les
yeux, redoutant et désirant à la fois les attouchements qui la font chavirer.
Elle ne sait plus ce qui lui arrive, ne peut plus, ne veut plus résister à
l’homme dont le souffle précipité rythme les propres battements de son
sang. Il l’entraîne vers un tas de paille épandu près du grenier. Lorsque les
doigts brûlants de Trabi frôlent son ventre, elle frissonne toute. Quelle
ivresse de s’abandonner à son vainqueur !...
Mais, dans le silence du soir qui tombe, le nom de Myriam retentit
comme un gong : « Myriam ! Myriam ! où es-tu ?
L’extrême tension de leurs nerfs avait amplifié la douce voix de Ya Baké.
Protestant de tout son être contre l’atroce, l’irrémédiable arrachement, Trabi
veut resserrer son étreinte. Hélas ! Myriam s’est reprise ; elle se dégage
prestement, et s’éloigne en s’essuyant le front du revers de la main. Trabi
demeure bras ouverts, la tête vide, tremblant de son désir frustré. Dès que
disparaît la silhouette de la jeune fille, il se réfugie dans sa cachette en
pestant contre sa déveine : « Je n’en peux plus, je vais devenir fou. » Un
chat miaule dans la nuit. De l’air frais coule à travers le grenier. Trabi met
longtemps à s’apaiser.

Quelques heures plus tard, piqué par une fourmi, il se réveille, de


mauvaise humeur. Il secoue ses vêtements et s’assied. La nuit dernière,
c’était le son de la radio de Mustapha passant à proximité du grenier en
direction de la case de Boni qui avait troublé son repos. D’habitude, le
coiffeur faisait fonctionner son poste jusqu’en début de soirée. « Pourquoi
allait-il voir Boni à une heure si avancée ? s’était demandé Trabi. De quoi
allait-il lui parler ? » Trabi n’avait pas trouvé d’explication. Il n’avait plus
entendu Mustapha revenir chez lui.
Dans les informations de dernière heure, le coiffeur avait appris que des
agresseurs puissamment armés avaient attaqué la capitale du Bokéli et
pénétraient à l’intérieur du pays. Le grand chef avait décidé la mobilisation
générale. Mustapha ne voulut pas garder cette nouvelle pour lui. Il s’était
alors rendu chez Boni.
Après un intermède de musique militaire, le communiqué fut de nouveau
diffusé. Mais Boni avait refusé de le croire, tout simplement parce que tant
de fois déjà la radio avait parlé d’agression et de mobilisation sans que la
vie de tous les jours en eût été autrement bouleversée. En outre, personne
dans la région de Prékéto Tchè n’avait jamais vu les fameux agresseurs.
« Ces gens de Dougan s’agitent pour rien, avait déclaré Boni. Quand on
annonce tous les jours la guerre, comment savoir si elle est vraiment
déclarée ? Inutile donc d’alarmer les Prékétois. » Mustapha s’était rangé à
son avis et tous deux avaient convenu de garder le secret. Aussitôt
Mustapha avait arrêté sa radio et s’en était retourné.
Trabi ignorait ces faits et ne sut donc pas la raison de la balade nocturne
du coiffeur. Il se gratte la cuisse et s’efforce, tant bien que mal, de retrouver
le sommeil.
Le lendemain matin, de bonne heure, Myriam se rend au marigot. Elle se
presse pour vite revenir. Elle a mal dormi. Elle est furieuse contre elle-
même, d’avoir failli céder à Trabi, à la faveur de la nuit. Depuis son
orageuse liaison avec Yaso, elle a de temps à autre éprouvé le désir d’une
étreinte d’homme. Est-ce la raison de sa faiblesse ? Trabi ne la jugera-t-il
pas un peu facile ? « Mon Dieu ! pense-t-elle. Et dire que nous allions faire
ça en pleine cour, sur de la paille ! »
– Eh ! Myriam, je veux te parler, entend-elle soudain.
Elle sursaute. Cette voix ! elle la reconnaît. Idriss ! Depuis le jour de la
lutte, elle s’attendait à ce qu’il vienne. Et le voilà, plein de menaces. Elle
s’arrête sans se retourner, dépose son seau. Idriss parvient à sa hauteur, la
fixe avec des yeux fous.
« Je l’ai poussé à bout », se dit Myriam en jetant un regard inquiet sur le
sentier désert.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demande-t-elle en faisant front.
– Il y a encore que je viens te réclamer mon foulard bleu.
– Tu as la manie de reprendre aux gens tout ce que tu leur as donné ? Je
te rendrai ton foulard ; je suis pressée maintenant.
– Tu ne me joueras plus longtemps la comédie.
Il se plante devant elle.
– Est-ce que tu vas arracher à Trabi mon foulard ? Tu n’as aucune
dignité.
– Ne me parle plus de Trabi. Laisse-moi passer.
– Pas avant de t’avoir dit que tu es une fille cupide, ambitieuse,
orgueilleuse. Tu ne trouves aucun homme du village à ton goût. Tu t’étais
prostituée avec Yaso et maintenant tu recommences avec cet aventurier.
La colère durcit les traits de Myriam. Sa main claque sur la joue d’Idriss
et ses ongles lui zèbrent le visage. Idriss happe son poignet et lui tord le
bras. Juste à ce moment, apparaissent, au détour du sentier, deux porteuses
d’eau.
Le couple en colère se sépare. Myriam saisit son seau et poursuit son
chemin. Idriss s’enfonce dans les broussailles, la joue en feu. C’en est fini,
pour de bon, de cet amour tumultueux.
Une jalousie morbide a pris racine dans le cœur d’Idriss.
Ignorant du drame que vit Myriam, Trabi rumine encore sa déception. Il
finit par jurer qu’il assouvira coûte que coûte son désir de Myriam avant de
s’en aller. Appréhendant de la revoir trop tôt, il décide de rester dans sa
chambre. De toute façon, elle ne viendra sûrement pas aujourd’hui le
soigner. Découragé par son air morose, son ton bourru, Kissa le laisse et
Trabi s’assoupit. Mais peu de temps après, les jeux bruyants des enfants le
réveillent. « Cette période de l’année est vraiment pour les villageois la
morte saison, pense Trabi. La lutte contre Prékéto Bé marque, paraît-il, un
tournant, le début des travaux agricoles. » Avec la régression de
l’harmattan, le ciel se couvre de plus en plus de nuages gris. Bientôt les
labours deviendront la grande occupation. En attendant, les paysans
profitent de ce répit. Trabi a l’impression de sombrer dans l’oisiveté. Au
fond, il ne s’en plaint pas. Il y a plus de trois ans qu’il n’a pas pris de
congés. « C’est justice que je profite de mon séjour à Prékéto Tchè, se dit-il.
En arrivant au Gotal, je commencerai une nouvelle vie. »
Soudain, dans la cour, les enfants poussent des hurlements. Trabi
distingue quelques phrases : « Tuez-le, tuez-le ! Attention à toi, Seko. Allez
chercher des bâtons ! » « Que leur arrive-t-il ? » se demande Trabi. Les cris
se rapprochent. « Il va entrer dans la case », lance une voix. Trabi se dresse
et aperçoit, médusé, un serpent vert qui se coule d’un trait dans la chambre.
Il se rejette vivement dans le fond. Le reptile longe le mur, s’arrête, lève la
tête. Trabi progresse lentement vers la porte et bondit dehors en arrachant
au passage le bas du rideau.
Kissa et Seko se précipitent.
– Attendez, dit Kissa. Dégagez l’entrée, je vais le faire sortir.
Ses camarades s’écartent. Un bâton à la main, il pénètre crânement à
l’intérieur.
– Encore un serpent, murmure Trabi, j’en ai marre à la fin. On dirait
qu’on les envoie exprès dans ma case.
Quelques instants plus tard, le reptile réapparaît, mais se trouvant face à
d’autres assaillants, il hésite. Trabi se tient à distance, et ne quitte pas le
serpent des yeux. Subitement il constate que sa peau change de couleur
comme celle d’un caméléon, virant au gris noirâtre.
– Attention, crie Ali, un jeune homme de quinze ans, il est maintenant
venimeux !
C’est alors que Kissa lui assène un coup. Le reptile se contorsionne,
plante ses crochets dans le bois, si fort qu’il est soulevé lorsque le garçon
veut le frapper une seconde fois. Il retombe à quelques pas. Ali vient à la
rescousse. Trabi se sent honteux de rester inactif. « Ils sont assez nombreux
et en ont l’habitude », se dit-il. Le serpent devenu tout noir ouvre grand la
gueule, essaie encore de ramper et finalement ne bouge plus. Cependant Ali
s’acharne sur son crâne qu’il aplatit. Kissa enlève le corps disloqué.
– Pourquoi as-tu dit que le serpent est devenu venimeux ? interroge Trabi
en s’approchant d’Ali.
– C’est vrai, grand frère ; en temps normal, la peau de ce serpent est verte
et sa morsure ne tue pas, mais quand il se fâche, sa peau devient noire et sa
piqûre est mortelle.
– Bizarre ! dit Trabi. Est-ce qu’il y a beaucoup de serpents dans votre
village ?
– On en voit partout dans les champs.
– Ça ne me plaît pas, dit Trabi en pensant à la curieuse coïncidence qui
depuis un certain temps dirige des serpents vers sa case.
– Grand frère, je l’ai jeté, dit Kissa en le rejoignant.
– Tu devrais faire attention aux serpents, lui conseille Trabi.
– Je n’en ai plus peur depuis que Bâ Yériba m’a donné le médicament.
– Est-ce que tu as été mordu ? Allons nous asseoir sous le baobab.
Trabi entraîne son petit ami vers la place des réunions publiques et salue
au passage Myriam et Ya Baké.
– Voici ce qui m’est arrivé, commence Kissa. Il y a deux ans, au cours de
la battue qui suivait un feu de brousse, alors que les hommes chassaient les
grosses bêtes, Ali, Marouk, deux autres garçons et moi, nous sommes allés
tuer les rats. D’habitude, dès qu’on voit un trou, on cherche un peu plus loin
la sortie par laquelle ils pourraient s’échapper. Il s’agit généralement d’une
petite ouverture que l’animal en fuite élargit d’une poussée.
« Ce jour-là, dès que nous découvrîmes un trou, Ali me demanda d’aller
me poster à l’autre bout avec un bonnet de toile que je posai au-dessus de
l’ouverture. Si le rat bondit et s’y emprisonne, je devrai immédiatement
l’assommer. Tandis que je prenais position, les autres creusaient le sol en
poussant des cris.
« Ali enfonça un long bâton dans le trou, le retira et l’examina pour voir
si des poils y étaient collés. Il nous dit qu’on allait certainement capturer
plusieurs rats. J’étais attentif, penché sur le bonnet que je coiffais de mes
mains. Mon cœur battait fort. Mes camarades se rapprochaient. Soudain, un
corps dur comme un bâton cogna le fond du bonnet et le souleva. Je serrai
fort et me redressai. Mais ce rat n’en finissait pas de venir, comme s’il
s’allongeait démesurément. « Ah ! c’est un serpent », hurla Marouk en
s’enfuyant. Ali cria : « Tiens bon ! Kiss, c’est un serpent dangereux. Je vais
chercher de la ficelle. » Au lieu de me porter secours, il partit en courant,
suivi des autres garçons. Je me mis à pleurer, les yeux fermés, mains
crispées sur le reptile qui gigotait, la moitié du corps toujours dans le trou.
Je transpirais, tremblais et pissais d’affolement. Au bout d’un temps qui me
parut très long, j’entendis de nouveau la voix d’Ali. Avec précaution il
s’approcha, noua le bonnet qui emprisonnait la tête du serpent et détala
aussitôt. Je lâchai prise et bondis. Par malheur, je trébuchai et tombai. Je me
relevai et m’enfuis à toutes jambes. Je ne m’arrêtai que lorsque je rejoignis
Boni et les chasseurs. Ils parvinrent à tuer le serpent noir dont la morsure
n’a pas de remède et fait mourir en quelques secondes. »
– Eh bien ! pauvre petit, tu as eu chaud ! dit Trabi en le prenant par
l’épaule.
Kissa est fier d’avoir impressionné Trabi. Il ne veut plus se taire.
– Quelque temps après, il m’arriva une autre mésaventure. Cette fois-ci,
j’ai failli vraiment mourir. Bâ Yériba m’avait envoyé avec Marouk et Seko
chercher de l’herbe pour un bélier au piquet près de notre case. Arrivés sur
les bords du marigot, nous nous sommes lancés des défis pour savoir celui
qui allait faire le plus gros tas. Du bras gauche, je saisissais une touffe
d’herbe, l’appliquais contre mon torse, et « raou », je la tranchais net.
« Soudain, je sentis à mon bras gauche une piqûre puis une autre, et
encore une autre comme si l’on m’y enfonçait des épines. Par terre, je vis la
moitié d’un serpent qui se tortillait en perdant son sang. Mon couteau
l’avait coupé en deux. Où donc était l’autre moitié avec la tête ? Une
nouvelle piqûre me fit grimacer. « Aïe, je suis mordu », criai-je en jetant les
herbes. Le serpent en sortit et s’enfuit. Marouk et Seko parvinrent à le tuer.
Sans m’affoler, je voulus continuer à couper des herbes. Marouk dit :
« Regarde ton bras, il est enflé. » Non seulement il avait doublé de volume,
mais il noircissait çà et là, autour de petits points sanglants. Nous prîmes
peur et revînmes à la maison.
« Bâ Yériba m’incisa le bras et le frotta avec une poudre verte qu’il me
fit boire également. Après quoi il déclara que désormais les piqûres de
serpent ne me feraient plus aucun mal. »
– C’est pourquoi tu n’as plus peur ? demande Trabi.
– Oui, grand frère.
– Sois quand même prudent, Kiss. L’effet d’un médicament ne dure pas
toute la vie. Moi, je ne souhaite plus voir de serpent. Rentrons.
Trabi s’arrête pour saluer les passants. Non loin de là, un monticule
d’ordures grouille d’animaux domestiques. Poulets, pintades, dindons et
pigeons picorent et grattent le sol ; cabris et moutons broutent les feuilles
sèches ; de leurs groins trapus, les cochons fouillent les détritus. Des vaches
dédaigneuses viennent voir ce qui rend si affairés leurs petits compagnons.
CHAPITRE 11
Apercevant son grenier, Trabi éprouve un peu d’agacement à l’idée de
s’y enfermer. Cependant, sur l’insistance de Myriam, il accepte de se cacher
encore quelque temps, espérant que la jeune fille reviendrait le voir. Mais
c’est Kissa qui lui apporte son repas. Trabi dîne sans entrain, déçu par le
comportement fantasque de Myriam.
Un peu plus tard, adossé à la paroi du grenier, il pense à la grande
compétition de lutte qui se déroulera dans moins d’une semaine, à la
nouvelle lune, d’après le calcul fait par Séra. Trabi a hâte d’en finir. La
plupart des villageois sont maintenant couchés. Dehors, à l’appel d’un
agneau, répond le tendre bêlement d’un mouton. Au loin, un chien grogne ;
un autre aboie et tous les chiens de Prékéto s’en mêlent.
Trabi prête l’oreille. Que se passe-t-il à l’entrée du village ? Il se souvient
de la nuit de son arrivée. Il perçoit un martèlement de pas cadencés. « Il n’y
a pas de doute », se dit-il, les sens en alerte. Des hommes lourdement
chaussés s’approchent. Trabi pense aux soldats. Du côté de la cour des
Yériba, au milieu des vociférations des chiens, jaillissent des ordres brefs.
« A mon commandement, halte ! repos ! garde à vous ! »
Les aboiements continuent, intermittents. Des villageois se réveillent :
Boni est l’un des premiers à sortir de sa case, armé de son arc. Il est rejoint
par Mustapha, le vieux Boussa, Idriss. Mamadou, l’ancien combattant, est
ravi de rencontrer de vrais soldats.
– Qui êtes-vous et que cherchez-vous ? demande Boni.
Un homme court et trapu, coiffé d’une casquette, se détache du groupe
des arrivants et interroge à son tour :
– Qui est le chef de ce village ?
– C’est moi, répond Boni.
– Je suis le lieutenant Assouka, dit le soldat. Nous sommes en mission.
Il se tourne vers ses hommes et hurle de nouveau : « A mon
commandement, exécutez ! » Aussitôt les soldats se dispersent et vont
prendre position devant les cases sur les voies d’accès à la cour centrale.
Des lampes s’allument de-ci, de-là. D’autres villageois sortent pour
s’informer.
– Que personne ne s’éloigne ! ordonne le lieutenant. On tirera sur les
fuyards.
– Mais que cherchez-vous donc ? reprend Boni d’un ton agressif. Et
pourquoi venir ici la nuit ?
– En avant pour la victoire ! lance soudain le lieutenant.
– Car la guerre n’est pas finie, répondent certains, de mauvais gré.
– C’est bon, apprécie Assouka qui parle si fort que Trabi l’entend
parfaitement.
– Tant que le combat n’est pas fini, vous êtes tous mobilisés, continue le
lieutenant et vous devez obéissance dans la discipline. Nous recherchons un
traître, un sale réactionnaire en fuite.
« Ça y est, se dit Trabi, le cœur battant ; ça devait arriver. J’aurais dû
partir plus tôt. »
– Nous avons découvert près d’ici une trace de son passage, une moto
rouge. Dans les autres villages, on n’a pu nous fournir de renseignements.
Que savez-vous, compagnons ?
Boni ne trouve pas Trabi parmi les villageois. Il hésite. « Est-ce lui que
recherche le lieutenant ? se demande-t-il. Il vaut mieux qu’il se montre et
parle. »
– Nous avons accueilli un étranger, dit-il, mais il ne s’agit ni d’un fuyard
ni d’un traître. Il n’était pas venu non plus en moto.
– Comment s’appelle-t-il ? Où se trouve-t-il ?
– Il est l’hôte du village, déclare Boni.
– L’homme que nous recherchons est un ennemi du peuple, un criminel.
Dis-moi où il se cache.
– C’est un fils de notre pays, rétorque Boni. N’est-il pas libre d’aller et
venir ?
– Ton appréciation ne nous intéresse pas. Tu as des idées réactionnaires.
Et c’est inadmissible car il y a mobilisation générale au Bokéli.
– Que veux-tu dire ? demande Mustapha, inquiet.
– N’avez-vous pas appris que notre pays est envahi par des tueurs
étrangers armés jusqu’aux dents ? N’avez-vous pas entendu l’appel du
grand chef Fioga ? Vous vivez ici dans un trou, ma parole, et vous hébergez
un ennemi du peuple.
Vexé par ce ton ironique, mécontent d’être rabroué devant Boussa, Boni
veut prouver qu’il n’a commis aucune faute et qu’il mérite toujours la
confiance des autorités.
– Notre hôte ne paraissait pas suspect, dit-il. D’ailleurs, je vais le
réveiller.
Juste à ce moment s’avance Bâ Boussa.
– Sois le bienvenu dans Prékéto Tchè, noble lieutenant, dit-il. Je voudrais
te parler.
– Qui es-tu, vieil homme ?
– Je suis Boussa, l’ancien chef du village.
– Les tenants de l’ancienne politique n’ont plus droit à la parole, mais si
tu sais quelque chose du fuyard, parle.
– Je te remercie, noble lieutenant, à la grâce de Dieu.
– Au fait, au fait, laisse Dieu et les nobles tranquilles. Je suis un
révolutionnaire.
– Je veux te dire que Boni a raison et que l’étranger est un homme de
bien que nous apprécions beaucoup. Nous regrettons son départ car il a déjà
quitté le village.
Boni sursaute et sent monter en lui la colère contre le vieux rival qui veut
l’humilier devant les soldats.
– Pourquoi dis-tu ça, Bâ Boussa, alors que ce n’est pas la vérité ?
L’étranger nous a annoncé son départ mais il n’est pas encore parti, que je
sache.
Dans son grenier, Trabi est mal à l’aise. « Quel dommage que mes amis
s’opposent à cause de moi ! » se dit-il.
– Écoute, lieutenant Assouka, plaide Boni. Nous avons aidé cet homme
car il était blessé.
– Aider un adversaire de la révolution est un acte d’hostilité contre le
gouvernement. Il fallait le laisser crever. Cette affaire me paraît louche. Je
veux y voir clair.
– L’étranger reste dans cette case près de la mienne, dit Boni.
Assouka bombe le torse pour compenser sa petite taille, caresse un
bourrelet de cicatrice à son menton. Ses hommes durcissent la mine.
Discrètement, Kissa va rejoindre sa mère. Deux soldats viennent se poster
en courant de chaque côté de la porte et deux autres contournent la case.
Pistolet au poing, le lieutenant Assouka écarte le rideau et ordonne à
l’occupant de sortir. A part Myriam, Kissa et Bâ Boussa, les villageois
regardent anxieusement l’ouverture béante. Dans son grenier, Trabi, tout
tendu, imagine le déroulement de la scène. « Si les soldats menacent de
brutaliser mes hôtes, se dit-il, je me rendrai. »
Après trois sommations, le lieutenant tire un coup en l’air. Dans la
chambre, aucun signe de vie. Soudain, le lieutenant allume une torche
électrique et bondit à l’intérieur. Dès qu’il retombe sur ses pieds, il pivote
sur lui-même, le pistolet braqué. Ne trouvant personne, il se rue dehors et
interpelle Bâ Boussa.
– Eh ! le vieux, tu es complice de la fuite de cet étranger. Dis-moi où il
est passé, sinon je t’arrête.
– Bâ Boussa, où est Trabi ? demande à son tour Boni. Il ne s’est pas
évanoui tout de même. Il me semble l’avoir vu cet après-midi.
– Trabi, dis-tu ? jubile Assouka, c’est bien le nom de l’homme dont je
possède le signalement.
– Il y a deux jours, l’étranger avait clairement dit qu’il allait nous quitter,
rappelle Bâ Boussa. S’il est parti sans nous avertir, il doit avoir ses raisons.
– Moi, je te ferai cracher la vérité, gronde le lieutenant et je vous materai
tous, gens de Prékéto Tchè. Si je ne retrouve pas le fuyard, je prendrai deux
otages et je les exposerai au soleil, attachés à des blocs de pierre. En
attendant, inspection générale !
Devant les villageois consternés, le lieutenant fonce brusquement, et se
met à fouiller les cases les unes après les autres. Lorsqu’il les trouve vides,
il ressort en grognant. Soudain il tombe sur un couple endormi : Kotiagui,
nu comme un ver, ronfle à côté de sa jeune femme également dévêtue.
« Ah ! merde, s’exclame le lieutenant. Certains mènent la belle vie alors que
la patrie est en danger ! » Après quelques minutes de vaine recherche,
comprenant qu’il n’aboutira à rien, il fait demi-tour et revient vers Boni.
– Compagnon chef du village, tu n’as pas mes félicitations. Désormais
j’aurai l’œil sur toi. Vous êtes tous des saboteurs !
Après quoi, le lieutenant rappelle ses hommes et sa petite troupe
s’enfonce dans la nuit, escortée par les aboiements des chiens de Prékéto
Tchè. Lorsqu’enfin les bêtes se taisent, on entend un moment encore
décroître dans le lointain le pas cadencé des soldats.
Vexé de son échec mais nullement découragé, le lieutenant Assouka s’en
va en se promettant de jouer à ces paysans retors un tour à sa façon. Déjà il
pense aux conditions dans lesquelles il reviendra. Se souvenant du petit
garçon qui avait trop bien apaisé ses soupçons, il se reproche de lui avoir
fait confiance et de n’être pas venu ici plus tôt. « Mais, parole d’Assouka,
se dit-il, la prochaine fois je les aurai. Patience, mes amis ! Je vous coifferai
au poteau ! »
Aussitôt les soldats partis, Trabi pousse un soupir de soulagement. Mais
une chaude discussion s’instaure entre Boni et Boussa. Tous ceux qui ont
assisté à la scène qui vient de troubler le village se demandent quel malheur
va maintenant arriver. Myriam est contente de savoir Trabi sauf. Elle prend
Kissa par les épaules, dans l’attente de la réaction de Boni.
– Ne t’énerve pas, Boni, plaide le vieux Boussa. J’ai voulu sauver
l’honneur de notre village. Tu m’approuverais si tu savais.
– Qu’est-ce que je dois savoir ? Tu m’as ridiculisé devant les soldats et tu
as laissé croire que notre village est complice de la disparition de Trabi. Si
un étranger que j’ai cordialement accueilli s’en va comme un voleur, c’est
qu’il a fait quelque chose de mal. Et toi, Bâ Boussa, tu ne m’as pas averti.
Le vieil homme tire doucement sur sa barbiche.
– Tu as raison, Boni, dit-il, mais Trabi ne s’est pas enfui.
– Que racontes-tu encore là ?
L’assistance s’agite, intriguée.
– Oui, reprend Boussa ; l’étranger est toujours dans notre village, caché
dans un grenier.
– Si vraiment Trabi est encore là, je dois prouver ma bonne foi et
informer les soldats.
– Calme-toi donc et comprends ce que je dis. Trabi a accepté de rester à
Prékéto Tchè uniquement parce qu’il veut se battre à vos côtés contre les
lutteurs de Prékéto Bé.
Boni garde le silence, partagé entre sa juste colère qui perd subitement sa
raison d’être et la montée d’une immense joie. Réalisant la signification de
la décision de Trabi, il sourit.
– Vraiment, l’étranger a promis cela ? demande-t-il.
– Mais oui, s’écrie le vieux Boussa content de voir l’effet de ses paroles.
– Oh ! C’est bien vrai ! confirme Kissa d’une voix joyeuse.
– Alors, ça change tout, reprend Boni. Si Trabi savait que les soldats le
recherchaient et pourtant ne s’est pas enfui, cela signifie qu’il est innocent.
Est-ce que c’est toi qui lui as conseillé de se cacher dans un grenier ? Tu es
malin, Bâ Boussa. Les soldats ne pouvaient pas le découvrir. Maintenant ils
le croient parti du village. Ne laissons plus Trabi enfermé.
– Je vais le chercher, propose Kissa en s’élançant.
– Ce galopin est dans le coup, remarque Boni. Le contraire m’aurait
étonné.
Boni et Boussa vont à la rencontre de Trabi qui sort de son grenier. Boni
lui tend les mains.
– Paix à toi, Trabi, dit-il, à la grâce de Dieu ! Excuse-moi de ne t’avoir
pas bien protégé. Est-ce vrai ce que m’a dit Bâ Boussa ?
– C’est vrai, répond Trabi. Si le règlement ne l’interdit pas, considérez-
moi comme un des combattants de Prékéto Tchè. Je serais heureux de payer
en partie ma dette de reconnaissance.
– Oualaï ! tu parles bien, frère Trabi. Dès demain, nous étudierons
ensemble la manière d’affronter Prékéto Bé.
– Par prudence, dit Bâ Boussa, permets-tu, Boni, que l’étranger couche
dans ma case jusqu’au jour de la grande compétition ou jusqu’à son départ ?
– Si ta proposition signifie que j’ai manqué à mes devoirs d’hôte, répond
Boni, je ne l’accepte pas.
– Non, non, le rassure Bâ Boussa ; je suis l’obligé de Trabi autant sinon
plus que quiconque dans ce village. Grâce à lui, moi qui me voyais déjà
dans le trou de la mort, je suis encore debout, parmi vous. Donne-moi
l’occasion de lui prouver ma gratitude.
– D’accord, mais à condition que s’il couche chez toi, moi je continue de
lui donner à manger.
– Je te remercie, digne fils de mon ami Yériba.
– Dieu est grand, dit Ya Baké. Qu’il vous remercie tous, vous qui vous
réconciliez pour faire le bien ! Je te remercie, Bâ Boussa, de donner à mon
fils des leçons de sagesse. Tu es la vieille corde, mais c’est toi qui soutiens
le nouveau chef pour le rendre plus utile.
Sur ce, on se souhaite bonne nuit, on se disperse en bénissant Dieu.
Jamais l’on n’avait connu dans Prékéto Tchè une telle atmosphère de
concorde. Kissa et Myriam sont ravis de voir Trabi s’insérer pleinement
dans la vie des Prékétois et leur frère apaisé. Boni a prouvé que l’honneur
du village lui importe autant qu’à Bâ Boussa, même s’il tient à obéir aux
lois nouvelles. « Celles-ci, pense-t-il, ne doivent pas nous demander de
renier nos traditions. Non ! pour nous sauver nous ne devons pas nous
diviser contre nous-mêmes. » Avec cette ferme assurance, Boni s’endort
d’un sommeil tranquille.
Sous l’effet des émotions qui l’ont agitée durant cette soirée, Myriam,
elle aussi, reste un moment en éveil. Elle avait d’abord craint que Trabi ne
fût arrêté. Finalement, elle avait été heureuse que Boni et lui soient
réconciliés. Cependant, elle éprouve encore une vague appréhension,
comme si un danger menaçait toujours Trabi. Elle réfléchit aux conditions
dans lesquelles le lieutenant Assouka et ses hommes ont quitté le village.
« Curieux bonhomme que ce lieutenant ! se dit-elle. Avec ses allures
démonstratives, il n’est certainement pas homme à digérer son échec. Est-il
vraiment persuadé que Trabi a quitté Prékéto Tchè ? N’a-t-il pas deviné que
les villageois l’ont trompé ? Moi, je suis sûre que le lieutenant reviendra »,
conclut-elle en se tournant sur le dos. Elle éponge la sueur sur son corps et
s’évente. Elle pense à Trabi et son cœur bat vite. « Maintenant qu’avec
Idriss les ponts sont coupés, je ne dois pas perdre Trabi, se dit-elle. Mais
quel sera l’avenir de cette liaison ? Prendra-t-elle fin lorsqu’il partira ? »
Cette question ne la trouble pas longtemps. Ce soir, elle ne veut penser
qu’au bonheur. Elle se caresse les seins, se rappelle la douceur des mains de
son amoureux lorsqu’il l’avait touchée près du grenier. Elle s’étire,
alanguie, comme si elle souhaitait revivre ces merveilleux instants de
vertige. Elle s’endort peu de temps après.
Kissa avait eu grand-peur en revoyant le lieutenant Assouka. « Que va-t-
il me faire s’il découvre que Trabi s’est caché dans le village et que je ne
l’ai pas informé comme je l’avais promis ? » s’était-il demandé. Fort
heureusement, les grandes personnes ont tout le temps retenu l’attention du
lieutenant. Soulagé de voir celui-ci repartir bredouille, Kissa s’était senti
fier d’aller inviter Trabi à sortir de son grenier. « Ah ! que vienne vite le
jour de la grande lutte », se dit-il en frémissant. Il se souvient parfaitement
de la dernière fois que cette lutte avait eu lieu. Boni était revenu sombre
comme la mort. « Mais cette année, avec l’aide de Trabi, ce sera différent »,
jure Kissa en fermant le poing. Il se recroqueville sur lui-même. Ses
paupières se ferment et il glisse dans un sommeil enchanté.
Bâ Boussa était rentré tout réjoui dans sa case. Cette nuit, son rêve de
concorde s’est réalisé. Il a été approuvé par tout le village et surtout par Ya
Baké qui ne lui en a pas voulu d’avoir gêné son fils Boni. « Cette femme est
un vrai chef », se dit-il. Il s’assied un moment dans sa chaise longue et
pense d’abord à la manière dont il accueillera Trabi. « Je l’installerai dans
l’une des pièces attenantes à ma propre chambre. J’espère qu’il trouvera
confortable le lit à sommier de peau de mouton. » Ensuite, comme cela lui
arrive souvent, il médite sur le curieux agencement des événements de la
vie, sur la bonté de Dieu qui pourvoit à la santé, à l’amitié, à tous les
besoins. Dans la nuit paisible de Prékéto Tchè, le vieux Boussa songe à son
existence comblée.
Dehors, les grillons chantent clair. L’œil mi-clos, les chiens sont contents
de s’être bien égosillés. Il y a longtemps qu’ils ne s’étaient plus excités de
la sorte. Cependant une question trotte encore dans leurs cervelles de
gardiens fidèles. « Qui sont ces hommes de la nuit si bizarrement accoutrés,
si agités, si menaçants ? » Les chiens n’ont pas du tout aimé leur manège.
Mais tant pis ! Leurs maîtres, qui savent certainement à quoi s’en tenir, les
avaient forcés à se taire. Docilement ils avaient baissé les oreilles, avaient
frétillé de la queue et s’étaient éloignés en grommelant.
CHAPITRE 12
Le surlendemain de ce jour mémorable, Idriss, Fico et Séra, délégués par
le Comité révolutionnaire de Prékéto Tchè, se rendent de bonne heure à
Prékéto Bé pour annoncer l’échéance de la lutte de la grande tradition. Ils
longent le marigot sur une bonne distance vers l’amont et le franchissent à
un gué où l’eau atteint à peine la cheville. Dès leur arrivée, ils vont saluer le
chef, un nommé Alassa, qui leur offre, en signe de bienvenue, la calebasse
d’eau prescrite par l’usage. Ensuite, il les fait asseoir dehors sous l’auvent
de sa case. Après un long moment, il envoie un garçon chercher quelques
membres du Comité révolutionnaire local pour entendre les émissaires de
Prékéto Tchè. Ceux-ci comprennent aisément qu’Alassa les traite avec
condescendance, sinon du mépris. Il n’a guère montré d’empressement à
s’occuper d’eux ; il détourne ostensiblement le regard et ne leur fait pas
servir de bière. Aussi, sont-ils résolus à s’en aller, dès que leur mission sera
accomplie. Celle-ci avait été décidée la veille lorsqu’on avait vu dans le ciel
le fin croissant de la nouvelle lune. Ce signe attendu depuis longtemps avait
provoqué une grande excitation parmi les jeunes de Prékéto Tchè.
L’événement avait été annoncé de case en case et chacun s’était réjoui que
le jour de la revanche fût arrivé.
Par contre, à Prékéto Bé, tous s’étaient dit qu’une fois de plus l’on allait
humilier le village voisin et consolider le substantiel profit qu’on en tirait.
Trois autres membres du Comité révolutionnaire de Prékéto Bé viennent
rejoindre Alassa et montrent, eux aussi, un air narquois. Mais Séra n’en
tient aucun compte.
– Paix à vous, frères de Prékéto Bé, dit-il, en s’inclinant. A la grâce de
Dieu, paix à vous tous !
– Paix à vous aussi, répond Alassa. Les grands frères acceptent
l’hommage de leurs cadets.
Séra ne relève pas cette allusion directe à la position de subordination de
Prékéto Tchè. Idriss fronce les sourcils, serre les dents, ne peut se retenir.
– Dieu seul sait qui seront demain les grands frères et qui les petits frères,
dit-il.
– Oui, reprend Séra, la nouvelle lune est le signal de la lutte. Nous
espérons que vous l’avez vue, comme nous.
– Nous ne passons pas notre temps à regarder le ciel, rétorque un des
camarades d’Alassa.
– Comme nous n’en étions pas sûrs, nous sommes venus, selon la
coutume, vous rappeler que demain en fin d’après-midi les lutteurs de nos
deux villages devront s’affronter.
– Ah ! nous comprenons enfin le but de votre visite, ironise Alassa.
Puisque vous êtes impatients de travailler dans nos champs, nous vous en
donnerons volontiers l’occasion. Il ne faut pas empêcher l’écureuil de se
prosterner devant les empreintes du lion.
– Le lion qui rugit pour rien ne capture aucune proie, réplique Fico.
– Je ne voudrais pas décourager l’hyène affamée qui met à cuire des
cailloux.
– Nous avons en effet l’espoir de vous revoir très bientôt, dit Séra en se
levant. Nous rendrons compte aux braves qui nous ont envoyés et nous leur
dirons que les invincibles lutteurs de Prékéto Bé sont prêts à les défier.
– C’est bien ! Qu’ils s’entraînent encore toute la nuit, s’ils le veulent.
Nous les attendons de pied ferme. Les oreilles ont beau pousser, elles ne
dépasseront pas la tête.
– Demeurez en paix, à la grâce de Dieu, conclut Séra.
– A demain, ajoute Idriss qui tient à avoir le dernier mot. Lorsque le
bélier au combat recule, ça ne veut pas dire qu’il a peur.
Incapables de dissimuler leur fureur, Idriss et Fico devancent Séra sur le
chemin du retour.
Revenus à Prékéto Tchè, ils trouvent sous le baobab les lutteurs au corps
ruisselant de sueur. Pour un temps, Idriss met de côté sa rancœur.
L’impératif de bien lutter avec ses camarades l’emporte désormais sur toute
affaire de cœur. Il ôte sa chemisette pour l’ultime entraînement. Les lutteurs
paraissent confiants. Sous la direction de Trabi et de Boni, ils ont la
certitude que leur équipe vaincra. L’enjeu est important. C’est sans doute la
dernière fois que va se dérouler la lutte de la grande tradition. Ils ne veulent
pas perdre l’unique chance de dominer leurs arrogants voisins. Aussi
écoutent-ils attentivement les recommandations de Trabi.
– Je n’ai pas grand-chose à ajouter, dit Boni. Essayez de triompher le plus
rapidement possible de votre adversaire pour porter secours aux camarades
en difficulté.
– La tactique va-t-elle changer ? demande Trabi.
– Cette fois, il s’agit d’un affrontement général et libre, répond Boni. De
temps en temps, s’ils le veulent, les arbitres peuvent interrompre la partie,
compter les lutteurs disqualifiés et décider s’il faut poursuivre le combat ou
proclamer le vainqueur.
– D’habitude, Boni, Markoussa, Idriss et moi-même, précise Boulga,
nous nous mettons au centre de la ligne des lutteurs de Prékéto Tchè pour
affronter les adversaires les plus dangereux, placés exactement dans la
même position que nous. Si jamais notre noyau cède, c’est la débandade
dans nos rangs.
– Dans ce cas, il vaudra mieux que je reste au milieu de la ligne et que
vous vous répartissiez sur les ailes, propose Trabi.
Une fois cette tactique arrêtée, tous les lutteurs sont persuadés qu’elle
fera merveille.
– Ah ! pour une surprise, ils en auront une bien bonne, dit Fico.
Dans la soirée, quelques lutteurs viennent demander conseil à Trabi. Il en
profite pour se renseigner sur le village de Prékéto Bé qui est plus peuplé et
offre des conditions favorables pour la sélection des athlètes.
Après le départ de ses visiteurs, Trabi s’en va hors du village pour
exécuter des katas supérieurs. Son pied gauche le gêne encore pour mener à
bien certaines attaques, mais il compense cet inconvénient par plus de
mobilité. Une heure plus tard, il s’en revient, parfaitement détendu.
Soudain deux ombres surgissent devant lui et se mettent à courir. Il les
interpelle. Les silhouettes ne s’arrêtent pas. L’une d’elles bifurque vers la
droite ; l’autre se dirige vers la cour des Yériba et s’engouffre dans la case
de Trabi. En y pénétrant à son tour, Trabi entend un souffle haletant.
– Kissa ! appelle-t-il.
L’enfant ne répond pas. Trabi devine qu’il feint de dormir.
– Je t’ai bien vu, Kissa.
– Pardon, grand frère, dit l’enfant en se dressant.
Trabi rit et lui donne une tape sur la tête.
– Euh ! Marouk et moi nous sommes allés te regarder faire le karaté.
– Ne t’excuse pas, Kissa, dit Trabi d’un ton affectueux. Je comprends ton
enthousiasme. Dors maintenant.
– Je suis pressé de voir le jour se lever.
– C’est en dormant qu’on hâte le lever du soleil.
– Oh ! oui, grand frère. Bonne nuit.
– Bonne nuit, Kissa.
– Merci, grand frère, à la grâce de Dieu.
C’est à Myriam que va la dernière pensée de Trabi.

Arrive enfin le grand jour. Les ménagères se sont dépêchées d’apprêter le


repas. Dès que le soleil bascule par-dessus les arbres du vallon, les gens se
mettent en route. Les divers groupes parviennent presque au même moment
sur le terrain de jeu situé près du vallon et qui sert habituellement de séchoir
pour les lavandières.
Les musiciens sont partis les premiers. Les battements de leurs
tambourins, les longs appels des cors de chasse annoncent à la ronde
l’événement. Les supporters des deux camps s’installent les uns en face des
autres à l’ombre des fromagers et des tecks voisins. Voici maintenant les
jeunes filles et les femmes en tenues colorées. Myriam a noué autour du
cou, comme porte-bonheur, un foulard bleu semblable à celui qu’elle avait
offert à Trabi. Kissa, Marouk et leurs compagnons ont tenu à escorter les
champions de leur village. Les chiens ne sont pas en reste. Plusieurs fois
déjà ils avaient fait l’aller retour entre le village et le vallon. Certains ont eu
le temps de se désaltérer au marigot ou de lever la patte contre les arbres.
Vers dix-sept heures apparaissent les hommes.
Même Chakato s’est déplacé pour voir les prouesses de son fils Idriss et
de cet indésirable Trabi qui s’incruste trop à son gré dans le village.
Pour constituer le jury, on désigne, d’une part, Bâ Boussa, Sadi, Fico, et,
d’autre part, trois hommes de Prékéto Bé ; le plus âgé a des cheveux blancs
et de petits yeux qui louchent. Peu après, annoncés par un roulement de
tam-tam, des sons de cor et des battements de mains, les lutteurs de Prékéto
Bé débouchent sur la place, bras levés. Comme ils n’aperçoivent pas leurs
homologues de Prékéto Tchè, ils se moquent d’eux, tout en faisant des
exercices d’assouplissement.
– Ces lutteurs de Prékéto Tchè ont vu les premiers la nouvelle lune, mais
ils ne sont pas les premiers à venir sur le champ de combat, dit l’un d’eux,
un superbe athlète, autour de qui les autres font cercle et qui paraît être leur
capitaine.
Il a le crâne triangulaire, les pommettes saillantes. Ses paroles
déclenchent les rires.
– Ils veulent retarder leur défaite, ajoute un autre.
Pour couvrir leurs voix, les musiciens de Prékéto Tchè jouent plus fort.
– Ne parlez pas trop vite, dit Kotiagui en se curant les dents, c’est de la
marmite noire que sort la pâte toute blanche.
Sur ces entrefaites, surgissent à petites foulées les lutteurs de Prékéto
Tchè, Boni en tête, avec à leur suite les garçons joyeux. Dès que cessent les
acclamations de bienvenue, les membres du jury se concertent et choisissent
comme arbitres Fico et un certain Tilbé qui s’avancent entre les athlètes au
torse nu. Les arbitres donnent le coup d’envoi. Les deux rangs de quinze
lutteurs marchent l’un vers l’autre. Les plus robustes de Prékéto Bé sont au
centre et les plus faibles à l’extérieur, exactement comme l’avait prévu
Boni. Mais, soudain, leur capitaine fronce les sourcils.
– Ganda, as-tu vu comment ils se sont disposés ? lui demande à voix
basse un de ses équipiers.
– Oui, répond Ganda en serrant les lèvres. Que font Boni et Boulga aux
extrémités ? A qui veulent-ils m’opposer ? Cette feinte ne les sauvera pas.
Ils ne perdent rien pour attendre.
Ganda marche avec hargne contre l’homme barbu qui le fixe
intensément. Déjà, de-ci, de-là, des combattants s’empoignent, tournoient,
s’étalent, se relèvent aussitôt. D’autres se saisissent à bras-le-corps, se
donnent des crocs-en-jambe. Aux extrémités des rangs, les lutteurs les
moins aguerris de Prékéto Bé sont désemparés de se heurter aux colosses de
Prékéto Tchè, aux fameux Boni, Boulga et Idriss contre qui on les avait mis
en garde. Ils reculent pour rechercher des adversaires moins dangereux.
Mais trop tard. Ils sont déjà agrippés, soulevés, projetés. Des exclamations
indignées, des moqueries fusent du milieu des spectateurs. En quelques
minutes, Boni et Boulga ont terrassé si rudement leurs adversaires que
ceux-ci sont incapables de poursuivre le combat. Sept lutteurs de Prékéto
Bé et trois de Prékéto Tchè sont déjà éliminés. Boni et ses acolytes volent
au secours de leurs amis en mauvaise posture tout en observant ce qui se
passe du côté de Trabi. Les choses n’évoluent pas bien au gré de Ganda.
En voyant venir sur lui ce géant au menton creusé d’un pli profond, Trabi
se place de profil, dans l’attente d’un choc brutal. Ganda marque aussi un
temps d’arrêt. « Qui est cet individu ? » se demande-t-il. Il n’a pas le temps
de trouver une réponse. Glissant lestement, Trabi tourne autour de lui, ne lui
laissant aucune chance de placer une prise efficace. Énervé par le manège
de cet insolite adversaire, Ganda fonce de toute sa masse pour le
déséquilibrer. En esquivant, Trabi lance le pied de côté, heurte le flanc de
Ganda qui va cogner un de ses équipiers. Les gens de Prékéto Bé poussent
des cris de stupeur et tout l’intérêt de la compétition se porte sur Trabi et
Ganda. Les lutteurs qui se laissent distraire par les réactions de la foule sont
investis par Boni et ses camarades et finissent piteusement leur combat dans
l’herbe. D’autres attaques forcenées de Ganda se brisent contre les ripostes
de Trabi. Comprenant que leur chef est en danger d’être défait, deux
hommes viennent à la rescousse. Ils savent bien que si Ganda est vaincu, ce
serait pour eux la catastrophe. Donc maintenant Trabi est aux prises avec
trois adversaires.
Afin de les englober dans son champ de vision pour deviner à temps leurs
attaques et tirer le meilleur parti de la situation, il s’éloigne et se campe, les
genoux ployés. Il bloque un assaut venant de la droite. Glissant vers la
gauche, il se détend comme un ressort, frappe des deux poings un acolyte
de Ganda qui titube et s’effondre, bouche ouverte, tel un poisson hors de
l’eau. En tournant la tête, Trabi voit Ganda et son second le serrer de près. Il
saute pour éviter leurs coups de pied, accomplit une révolution. Au moment
de retomber accroupi sur les talons, il pousse un cri déchirant qui fige de
stupeur les assaillants. Personne n’en est encore revenu et déjà Trabi lance
une attaque du pied droit, déséquilibre Ganda, enchaîne avec une prise de
judo, qui étend pour le compte le champion de Prékéto Bé.
Et soudain c’est la panique chez les anciens vainqueurs, malgré les
prouesses de l’un d’eux qui est parvenu à faire chuter Idriss. Eberlués, les
arbitres et les juges ne peuvent nier la supériorité des combattants de
Prékéto Tchè. Et pourtant, dans la foule, des gens parlent de tricherie,
d’irrégularités. Les garçons de Prékéto Tchè, les jeunes filles, les musiciens,
s’agitent, lèvent la main, chantent victoire. Fico et Tilbé arrêtent la partie.
Trabi se dresse, la sueur perlant de son front, salue Ganda et rejoint ses
équipiers qui l’accueillent avec joie. Myriam n’avait pas détaché les yeux
de Trabi ; elle avait connu des moments de folle inquiétude. Mais, à présent,
elle exulte. « Peu importe que tout le monde sache maintenant que j’aime
Trabi », se dit-elle.
Chakato s’éloigne, la mine fermée. Trabi l’aperçoit.
« Tiens ! quelle surprise ! Il n’a pas l’air content, le bonhomme. Est-ce la
mauvaise prestation de son fils qui le contrarie ? »
On attend maintenant la décision finale. Un juge de Prékéto Bé conteste
la participation de Trabi. Boussa explique qu’il est depuis deux semaines
l’hôte du village.
– Un étranger accueilli conformément à la tradition n’est-il pas considéré
à tous égards comme l’un des nôtres ? demande-t-il, avec un sourire
malicieux.
– Bien sûr, bien sûr, mais on ne le savait pas.
C’est qu’il a une drôle de façon de se battre. Après le décompte des
lutteurs éliminés, les juges estiment que les rescapés de Prékéto Bé n’ont
plus de chance de venir à bout du groupe dont Boni, Trabi et Boulga
constituent les piliers. Non, personne ne peut croire à cette éventualité.
Aussi, le doyen d’âge de Prékéto Bé est-il chargé de proclamer le résultat de
la compétition. L’homme cligne ses yeux strabiques, regarde l’assistance et
dit :
– Sur quinze lutteurs engagés pour chacun de nos villages, dix lutteurs de
Prékéto Bé sont hors de combat et six seulement de Prékéto Tchè. Au nom
des juges désignés d’un commun accord, je déclare que l’ancien Prékéto
Tchè devient, à compter de ce jour, Prékéto Bé.
Une explosion de cris couvre sa voix et l’assemblée se disperse aussitôt.
Boni, Trabi et leurs compagnons se dirigent au pas de course vers Prékéto
Bé, le nouveau Prékéto Bé. Ah ! comme on fêtera ce soir la victoire
attendue depuis si longtemps ! Les uns s’en vont à pas alerte avec des éclats
de rire, des exclamations de triomphe, les autres, pêle-mêle ou en groupes
silencieux, la mine renfrognée. Certains évoquent déjà les travaux qu’ils
accompliront gratuitement pour les vainqueurs. Lorsque les gens de Prékéto
Tchè débouchent sur le plateau où se situe leur village, les langues se
délient.
– Qui est cet homme qui a lutté contre toi, Ganda ? demande quelqu’un.
– Je ne le connais pas, répond Ganda. J’avoue qu’il m’a surpris. Je suis
deux fois plus costaud que lui, mais il bougeait tellement que je ne savais
comment le saisir et je ne voyais pas venir ses attaques.
– Et quel drôle de cri a-t-il poussé lorsque nous foncions à trois sur lui !
intervient l’un des malheureux compagnons de Ganda.
– Il faut se renseigner sur lui, propose Alassa, le chef du village. Qu’est-il
venu chercher ici et pourquoi se mêle-t-il de nos affaires ?
– Je peux vous renseigner, dit une voix caverneuse derrière eux.
Ganda et ses amis se retournent et distinguent mal, dans le crépuscule, les
traits de l’homme qui vient de parler. Ganda s’arrête et l’examine.
– Qui es-tu, grand frère ?
– Vous avez sûrement entendu parler de moi. Je ne viens dans votre
village que la nuit, si on m’appelle.
– Bonsoir, Chakato, dit Alassa. Tu ne vas pas fêter la victoire avec les
tiens ?
– Ah ! c’est Chakato, le père d’Idriss ? s’étonne Ganda. Pourquoi viens-
tu avec nous ?
– L’oiseau ne demande à personne la permission de se poser sur la
branche qui lui plaît. Voulez-vous, oui ou non, être renseignés sur l’homme
qui a causé votre défaite ?
– Oh ! oui, qui est-il ?
– Alors, avançons. La vérité ne se dit pas n’importe où.
– Mais pourquoi veux-tu nous informer, petit père ?
– Celui qui a de la viande de buffle en donne volontiers à celui qui a un
troupeau de cabris, répond Chakato en reprenant sa marche.
A Prékéto Bé, dès le retour, éclate une joie délirante. Là-haut, dans le
ciel, la lune pointe ses cornes d’argent. Les villageois s’installent dans les
cours, devant les cases, pour manger, boire et commenter le match. Les
lutteurs et les membres du comité festoient chez Boni. Idriss ne partage pas
la gaieté générale. Il ne desserre pas les dents. Ses yeux de rapace fixent
tour à tour Trabi et Myriam. Celle-ci, sereine comme une femme comblée,
passe et repasse devant lui sans lui servir de bière. Elle continue de relever
le défi que lui avait lancé le fils de Chakato.
Les femmes vont et viennent, remplissent les calebasses que les hommes
vident avec des rires sonores, des plaisanteries, des moqueries à l’endroit
des vaincus. Des gourdes circulent de main en main. Des hommes, déjà
éméchés, parlent fort, vont d’un groupe à l’autre en titubant. Un peu plus
loin, des jeunes gens ont organisé une séance de danse. Les corps souples et
demi-nus frémissent depuis la pointe des doigts armés d’onglets de fer
jusqu’à l’extrémité des pieds cerclés de grelots. Les tambours ébranlent les
nerfs de leurs sourdes vibrations.
Et sans trêve s’écoulent, gaies et enjouées, les frêles sonorités des flûtes,
comme le chant des premiers ruisseaux de la saison des pluies.
Pendant les temps de pause, les conversations reprennent.
– Je n’oublierai jamais le visage ahuri de Ganda lorsqu’il s’est trouvé nez
à nez avec Trabi, dit Kato.
– La surprise est le piment de la vie ; elle ragaillardit, mais elle peut aussi
vous faire pleurer, commente Kotia-gui.
– Savez-vous qu’ils vous appelaient poltrons lorsque vous tardiez à
venir ? dit Séra.
– Ils ont trop vite parlé, dit Boni, en riant. Eh ! Myriam, viens donner à
boire à notre vaillant hôte.
Le cœur de Trabi se dilate. La jeune fille s’empresse de le servir. Il la fixe
avec des yeux qui se délectent déjà de la certitude d’assouvir prochainement
son désir trop longtemps refréné.
– Paix et longue vie à toi, noble étranger, reprend Séra. Aujourd’hui, tu es
plus que jamais notre frère. Tu nous as couverts de gloire et nous te sacrons
champion de Prékéto le grand.
– Je te remercie, Séra, répond Trabi. La gloire que je souhaite n’est pas
celle d’avoir humilié vos voisins mais plutôt de contribuer à vous
réconcilier et à supprimer l’exploitation déguisée que vous vous imposez
les uns aux autres.
– Maintenant on accepte volontiers la réconciliation, dit Kotiagui, mais
laisse-nous profiter un peu de notre victoire. Qu’au moins cette année ces
gens-là travaillent nos champs et nous livrent une partie de leurs récoltes.
– Tu as certainement raison, Trabi, approuve Boni, mais ne précipitons
rien.
– Notre hôte est un sage, apprécie Bâ Boussa et nous bénissons Dieu
pour lui. N’employons pas la liberté que nous donne notre victoire pour
asservir les autres.
Débordant de joie, se pavanant comme si c’étaient eux qui avaient lutté et
vaincu, les garçons ne tiennent pas en place. Ils mangent de tout, s’amusent,
se provoquent en riant. Durant des jours et des jours, dans leurs jeux comme
dans leurs rêves, recommencera l’inoubliable compétition.
Les commentaires se prolongent tard dans le village en liesse. Est-ce
qu’on peut dormir lorsque grouillent dans la tête tant de projets ? Les uns
pensent au tribut que payera le nouveau Prékéto Tchè, les autres à la fierté
d’entendre appeler leur village Prékéto Bé, et les enfants à de prestigieux
combats de karaté.
Pour Trabi, la joie se teinte d’une légère tristesse. « N’est-ce pas pour de
bon la fin de mon séjour ? se demande-t-il lorsqu’il se retrouve seul dans sa
chambre, et aussi la fin de mes espoirs amoureux ?... Je veux bien m’en
aller, se dit-il, mais en conquérant. »
Peu à peu la nuit redevient calme. Dans le ciel, des nuages jouent avec la
lune et la gracieuse étoile qui la suit dans sa ronde interminable. A peine le
dernier lumignon soufflé, trois ombres furtives se glissent dans le village.
Les chiens aboient sans insister comme s’ils reconnaissaient les arrivants.
Ceux-ci traversent la cour des Yériba, s’arrêtent un instant devant la case de
Boussa, s’éloignent vers la demeure de Sadi, la place des réunions
publiques, parviennent enfin chez Chakato. Le guérisseur introduit ses
visiteurs, laisse retomber le rideau opaque et allume une lanterne au verre
fêlé.
Il sort une calebasse à moitié remplie de sable, la pose devant une boule
noire plantée d’aiguilles rouillées et dit :
– Ganda ! c’est toi qui veux consulter ?
Ganda regarde Alassa, opine de la tête, soulève son menton carré.
Lorsque Chakato était arrivé dans le village, il avait été reçu par Alassa. En
présence de Ganda, il avait révélé que le lutteur barbu est un suspect
recherché par les soldats qui campent près de la frontière.
– Ces soldats sont venus nous interroger, dit Alassa. Qu’est-ce que nous
devons faire ?
– Vous ferez ce que vous voudrez, avait répondu Chakato d’un ton
détaché en avalant le jus du cola qu’il mâchait.
Perplexes, Alassa et Ganda avaient alors décidé de venir à Prékéto Bé
pour repérer la case où loge Trabi et consulter les oracles.
– Prends cette pièce de monnaie, ordonne le devin accroupi, approche-la
de tes lèvres, murmure ta question et rends-la-moi.
Ganda s’exécute. Chakato remue énergiquement les mâchoires, se
concentre, tend la main pour recevoir la pièce qu’il dépose près de la
calebasse et se met à tracer, à toute allure, sur le sable, des signes qu’il
efface et dessine à nouveau. Au bout d’un moment, il lève ses yeux rouges,
crache par terre et dit :
– L’oracle approuve votre intention de dénoncer aux soldats ce Trabi qui
est venu aggraver la division dans nos villages. Il ne faut pas tarder à le
faire. Allez-y dès demain. L’oracle a dit. Malheur à qui désobéira.
– Ça alors ! s’exclame Ganda. J’ai justement demandé s’il est bon que
nous dénoncions cet étranger. Tu es un remarquable devin, Chakato. Nous
viendrons te consulter plus souvent. Que pouvons-nous te donner ?
– Je ne veux pas de récompense. Je suis au service de la vérité et de la
concorde. C’est pourquoi les chefs de Tipani, d’Arapa et même ceux du
canton se dérangent pour venir me rendre discrètement visite ou m’envoyer
des cadeaux. Mais je n’aime pas les fauteurs de troubles.
– Nous te remercions beaucoup, dit Alassa. Je suis heureux de pouvoir
aider les soldats, car je suis un bon défenseur de la révolution.
– C’est bien. Rentrez maintenant. Et tâchez d’oublier que je suis venu
cette nuit dans votre village.
– C’est compris. Bonne nuit, Chakato. A la grâce de Dieu !
– A la grâce de Dieu, répète le guérisseur en se levant.
Un éclair de malice brille dans ses yeux et son visage chafouin se plisse
de contentement. « Je dormirai bien cette nuit, se dit-il. Les serpents n’ont
pas réussi, mais je suis plus rusé qu’un serpent. »
CHAPITRE 13
Est-ce la bière consommée la veille ou bien l’effort du combat contre
Ganda qui a fait passer à Trabi une nuit agitée ? Il a d’abord incriminé la
chaleur, puis l’inconfort du lit et aussi la préocupation de son départ
imminent. Très tôt le matin, les voix des femmes de Boussa parlant dans la
cour le décident à se lever.
Il se dirige vers le vallon où le saluent les chants des oiseaux. La rosée lui
mouille les pieds, le ragaillardit. Il a l’impression que ses amis prékétois
cheminent avec lui sous les arbres, que leurs pas accordés aux siens foulent
les feuilles mortes. « L’on ne trouve pas le vrai repos en fuyant ses
semblables », se dit-il. Une demi-heure plus tard, il rebrousse chemin. Des
femmes se rendent au marigot, des hommes se hâtent vers les champs. Trabi
ne se sent pas vraiment un des leurs. « Il n’est guère facile de s’insérer dans
une communauté homogène comme celle de Prékéto, se dit-il. Je n’en aurai
plus guère le temps. Il faudrait que je fasse mes adieux. »
Trabi écarte le rideau ; Kissa se réveille.
– As-tu bien dormi, grand frère ?
– Ça va, répond Trabi.
– Je vais te porter de l’eau à la salle de bain et demander pour toi un cure-
dent.
– Tu es gentil, Kissa.
Trabi se souvient de ses premiers jours dans le village, de tout ce qu’il
doit à ce garçon. En revenant de faire sa toilette, il aperçoit Myriam et
songe au concours de circonstances qui l’a empêché de satisfaire son envie
d’elle. « Quel souvenir gardera-t-elle de moi ? se demande-t-il. Je ne lui ai
jamais rien donné. Elle, par contre, m’a comblé, d’abord par respect des
règles de l’hospitalité, ensuite par sympathie. Elle a préparé mes repas, m’a
soigné, m’a honoré en me donnant son foulard. Moi aussi, j’aurais pu lui
offrir un cadeau. Elle le mérite bien. Et dire que je lui avais proposé de
l’argent pour la faire céder à mes instances. Je voulais acheter son corps
sans me soucier de son cœur. Mais voilà, je n’y suis pas arrivé. Et, à
présent, il me semble que je m’attache à elle, comme si je l’aimais pour de
bon. Aux heures d’angoisse, sa pensée m’a réconforté. Grâce à elle j’ai pu
croire que la vie continuera, que l’amour et le désir seront les plus forts.
L’amour ! l’amour ! Je rêve maintenant. Que puis-je donner à Myriam ? »
se demande-t-il. Il regrette de ne pouvoir lui acheter un cadeau. « Mais je
peux lui offrir ma chaîne d’or, s’avise-t-il soudain. Pourquoi n’y ai-je pas
pensé plus tôt ? » Il enlève la chaîne et l’examine. « Ça conviendra. Ce sera
un gage de mon amour. Oui, pourquoi pas ? de mon amour et de mon
désir. »
Des pas s’approchent. Il les reconnaît. La venue de Myriam lui paraît une
heureuse coïncidence.
– Entre, dit-il, en serrant le collier dans sa main, bonjour !
– Bonjour, grand frère, répond-elle en posant le repas de Trabi sur la
table. As-tu bien dormi, grand frère ?
– Oui, merci, à la grâce de...
Trabi s’arrête, surpris du mot qu’il allait prononcer et se reprend :
– Merci, j’ai bien dormi. Et toi, Myriam, comment vas-tu ce matin ?
– Je vais bien, à la grâce de Dieu. Hier, la fête a été bien belle.
– Nos lutteurs ont été remarquables, dit Trabi.
– Ils ont triomphé grâce à toi.
– Je les ai aidés de mon mieux. La victoire est l’œuvre de tous, même du
spectateur qui admire et encourage les lutteurs. Assieds-toi donc, Myriam.
– Je n’ai pas fini de faire le ménage, je reviendrai.
– Attends un peu, je voudrais te parler.
Myriam note le ton sérieux et aussi le trouble de Trabi. Elle s’assied, le
cœur battant. Trabi tourne le dos, enveloppe la chaîne dans son mouchoir et
la lui présente.
– Tiens ! c’est pour toi, dit-il.
A la vue du collier, Myriam s’étonne.
– C’est ta chaîne, grand frère.
– Oui, accepte-la en souvenir de moi.
– Grand frère, je ne peux... commence Myriam, immobile.
Pour couper court à ses protestations, Trabi lui passe la chaîne au cou et
pose les mains sur ses épaules. La peau fraîche de la jeune fille lui donne
envie de l’enlacer, mais il se raisonne : « Non, non, pas maintenant. Je dois
garder à mon cadeau sa signification de don gratuit. »
Myriam caresse lentement la chaîne. « Il m’aime, se dit-elle, mais
pourquoi fait-il cela alors qu’il va partir ? Veut-il s’engager sérieusement ?
Trabi croit qu’elle hésite encore
– Ça ne te plaît pas ?
– Mais si, grand frère. Je ne sais comment te remercier. Tu es trop bon
pour moi.
Elle veut s’incliner.
– Je t’en prie, Myriam. Tu m’as donné des choses plus importantes.
Myriam se lève, émue.
– Reste encore un peu, la supplie Trabi. Pourquoi parais-tu triste ? Est-ce
que tu veux venir avec moi, Myriam ?
– Où donc ?
– Là où je vais, au Gotal. Tu auras une très belle vie.
« Voilà qu’il me fait des propositions trompeuses, se dit-elle. Je ne vais
pas tomber dans le piège. Il ne doit pas croire que je suis intéressée. »
– Je ne peux pas partir, grand frère, répond-elle.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui te retient ?
– Les miens ont besoin de moi.
– Tu n’as pas envie de connaître la ville, de posséder les belles choses
qu’on vend dans les boutiques, les bijoux, les pagnes, les sandales à
empeignes d’argent ?
– Bien sûr, mais si je m’en vais, qui s’occupera de Ya Baké et de Kissa ?
– Boni va épouser Awa et elle s’en chargera.
– Je ne peux abandonner ma mère.
Trabi garde le silence. « Que puis-je offrir d’important, se demande-t-il,
pour contrebalancer cet attachement de Myriam à son terroir, cet appel
profond qui m’avait poussé moi-même à rentrer d’Europe voici quelques
années pour servir le Bokéli, partager la vie de mes compatriotes, reprendre
racine dans le sol natal ? »
– Je t’aime, Myriam, dit Trabi. Est-ce que tu m’aimes aussi ?
Elle esquisse un sourire. « Pourquoi veut-il que je parle ? se demande-t-
elle. Est-ce qu’il ne comprend pas ce que disent mes yeux ? »
Trabi s’approche d’elle.
– Je te remercie, dit-il, d’avoir accepté mon cadeau.
Il la serre contre lui, caresse ses joues, son cou aux fins anneaux, fait un
effort sur lui-même et la laisse s’en aller.
Un moment plus tard, il va saluer Boni qui l’accueille avec
empressement.
– Tu m’as assez remercié, dit Trabi, tu m’as accepté comme un frère, tu
ne peux faire davantage.
– Trabi, tu es pour moi plus qu’un frère.
– Voilà pourquoi j’ai de la peine aujourd’hui.
– Que veux-tu dire ?
– Je pars demain et j’aimerais dire au revoir au Comité révolutionnaire,
aux anciens du village, enfin à tous ceux que tu jugeras bon de réunir.
Boni accuse le coup et fixe son hôte.
– Quel dommage, mon frère ! dit-il. A tout à l’heure.
Trabi sort à la recherche de Kissa. Les garçons s’étaient assemblés près
de la case de Sadi, à l’ombre d’un manguier.
– Voilà le grand frère, lance Ali.
– Bonjour, bonjour, crient ses camarades.
– As-tu bien dormi, grand frère ?
– Oui, merci.
– Es-tu bien réveillé ? insiste Séko.
– Oui, oui, je vous remercie tous.
– Nous voudrions te voir, grand frère, dit Kissa.
– Ah, bon ! pourquoi ?
Les enfants se regardent perplexes. Trabi les encourage.
– On veut te demander de nous apprendre la lutte, dit Ali.
– Le karaté, précise Kissa.
Trabi éclate de rire. Sa réaction embarrasse les garçons. Il les rassure
aussitôt.
– J’accepte volontiers, mais je crains de ne plus avoir le temps.
– Pourquoi donc ? s’inquiète Kissa. Tu nous avais pourtant promis.
Trabi n’ose pas leur annoncer son départ, de peur de leur faire de la
peine. Il essaie de biaiser.
– Je ne pourrai pas vous donner beaucoup de leçons, dit-il.
– Même si vous nous entraînez une seule fois, on sera contents, déclare
Ali.
– Euh ! on verra, dit Trabi, on verra.
Il hésite. « Pourquoi ne leur ferais-je pas plaisir maintenant ? se
demande-t-il. Cela ne me coûtera guère. Et ils en seront si heureux ! »
– Si vous voulez, on peut commencer tout de suite, propose-t-il.
Les enfants sautent de joie. Trabi les fait asseoir en cercle et commence à
leur raconter l’histoire du karaté, méthode de combat née il y a trois siècles,
qui permet de se défendre ou d’attaquer à mains nues. Il leur parle des
exploits des grands maîtres japonais capables de tuer sans armes un taureau
ou une panthère et de briser des planches ou des briques avec le tranchant
de la main.
– Comment est-ce possible ? demande Ali.
– Justement, continue Trabi, on y parvient grâce au contrôle de la
respiration, à la concentration, à la maîtrise de soi. Le karatéka, ajoute-t-il,
n’est pas une brute dangereuse. Il respecte son adversaire, n’éprouve ni
haine, ni colère.
Pour finir, Trabi adopte quelques attitudes de base du karaté et exécute
deux katas spectaculaires. Il se ressent encore des efforts de la veille. Il
revient vers sa case, escorté par les garçons. Dans les cours, des femmes
pilent le mil ou brassent la pâte de karité. Après le déjeuner, Kissa vient
près de Trabi.
– Que fait Myriam ? demande Trabi.
– Elle ne fait rien. J’ai vu ta chaîne à son cou.
– Ah ! oui ?
– Elle n’a pas mangé.
– Qu’est-ce qu’elle a ?
– Elle a dit à Ya Baké que c’est toi qui lui as donné la chaîne, et elle a
pleuré. Elle est peut-être malade.
– Kissa, je vais la guérir. Je ne suis pas content qu’elle soit malade.
– Merci, grand frère.
En apprenant que Trabi les a invités, les villageois se rassemblent en
hâte. Trabi s’émeut de les voir si nombreux. Ils l’accueillent avec
bonhomie, l’air intrigué.
Boni ouvre la séance et invite Trabi à parler.
L’ingénieur salue l’assemblée à la manière prékétoise et poursuit :
– Chers amis, excusez-moi de vous avoir dérangés, je ne vous retiendrai
pas longtemps.
Après une pause, il continue :
– Je veux juste vous remercier de ce que vous avez fait pour moi, de
votre accueil, de votre amitié, de votre hospitalité.
– Eh ! Trabi, parle vite, intervient Kotiagui. Il y a des remerciements qui
font mal comme des adieux.
– Comprends mon embarras, Kotiagui. Avant de quitter le village, je tiens
à dire toute ma gratitude.
Devant les regards surpris, il précise :
– Oui, je pars demain.
– Mais ce n’est pas possible, dit Kotiagui. Je ne peux pas croire que tu
étais seulement de passage chez nous.
Les autres soupèsent en silence les propos de Trabi. Boni le premier
domine son émotion.
– Compagnons, grand frère, Bâ Boussa, Chakato, je vous salue tous.
– Nous te répondons, Boni : Paix à toi ! à la grâce de Dieu.
– Je pensais déjà vous réunir pour remercier Trabi de ce qu’il a fait pour
nous, mais il a pris les devants et nous couvre de honte. En votre nom à
tous, je lui dis merci. Je voudrais que Bâ Boussa aussi lui parle.
Le vieux redresse le menton, fixe Trabi, se racle la gorge.
– Trabi lui-même voit notre peine, dit-il. Cependant c’est nous qui
devons lui donner du courage car il partira seul, mais nous pourrons nous
consoler les uns les autres.
– Tu dis vrai, Bâ Boussa, approuve Sadi.
Le vieux attend un moment comme pour laisser pénétrer ses paroles.
– Oui, reprend-il. Nous avons de la peine parce que tu vas nous quitter.
Nous n’y pouvons rien, c’est la vie. Les jours vont et viennent. Le matin, on
est content de voir le soleil apparaître comme un ami fidèle. Puis il se
couche et l’on croit que tout est fini, mais à l’aube les oiseaux se mettent à
chanter. Malgré la tristesse de la nuit, nous savons que d’autres jours se
lèveront, que d’autres soleils brilleront. Trabi, tu nous as beaucoup donné.
En retour, nous t’avons juste offert l’hospitalité. Que Dieu te bénisse et
ouvre grand devant toi le chemin de la vie !
– Amin ! répond l’assemblée.
– Qu’il t’accorde de nombreuses femmes et beaucoup d’enfants !
– Amin !
– Qu’il mette le pardon dans ton cœur pour que tes nuits soient paisibles !
– Amin ! Amin !
– Voilà mes bénédictions, à la grâce de Dieu. Je donne à Trabi un bélier
qu’il emportera chez lui.
– Merci, Bâ Boussa, crie l’assemblée.
– Je t’appuie, Bâ Boussa, dit Boni. Au nom des lutteurs de Prékéto Bé, je
lui donne aussi un bélier et une brebis.
Des applaudissements éclatent. Avant que Trabi ait pu placer un mot, les
assistants se mettent à énumérer, chacun à tour de rôle, dans une
atmosphère d’émulation, les cadeaux qu’ils offrent, soit un poulet, une
pintade, du haricot, soit des objets de l’artisanat local.
« Que ferai-je de tout cela ? s’inquiète Trabi. Boussa a-t-il oublié que je
dois fuir le Bokéli ? » Il a du mal à obtenir le silence pour remercier ses
donateurs.
– Excusez-moi, excusez-moi, je ne puis accepter toutes ces choses.
D’abord, parce que j’ai déjà trop reçu de vous ; ensuite, parce que là où je
vais, je ne dois rien emporter. Croyez-moi. Ce que vous m’avez enseigné
est hors de prix. Vous m’avez ouvert les yeux sur la vraie vie des hommes.
– Ça ne fait rien, réplique Bâ Boussa. Nous garderons tes cadeaux et tu
reviendras les chercher.
– Oui, approuve l’assemblée. Tu reviendras, frère Trabi, tu reviendras.
La réunion se termine sur cette note d’espoir. Un peu plus tard, Boni
aborde Trabi.
– Veux-tu retourner chez toi ? lui demande-t-il.
– Il n’en est pas question. J’ai décidé de me rendre demain au Gotal.
– Dans ce cas, il faut en parler à Mustapha.
Il interpelle le coiffeur qui accourt, manifestement flatté d’être consulté.
– Notre frère Trabi va au Gotal, dit Boni, mais il ne faut pas que tout le
monde le sache.
– Je comprends très bien, répond Mustapha. Demain soir, je lui ferai
passer la frontière. Je lui donnerai des adresses d’amis. On l’accueillera
comme moi-même.
– Je te remercie, dit Trabi.
Dès qu’il quitte Boni, Dadjikpé et Assabo l’accostent d’un air suppliant.
– Frère Trabi, dit Dadjikpé, nous t’aimons bien mais toi tu ne nous aimes
pas. Tu nous repousses sans cesse. Ce n’est pas gentil.
Pour la première fois Trabi, s’arrête pour les écouter.
– Que me voulez-vous ?
– Te rendre un grand service. Il ne faut pas refuser les moutons et les
poulets qu’on t’offre. Accepte-les et donne-les-nous.
– Vous n’avez pas honte ? s’indigne Trabi. Allez-vous-en !
– Quand on a faim, il vaut mieux demander que voler, insiste Assabo. Ne
rate pas cette occasion de faire une bonne action, mon fils. Il est plus
important de nourrir les pauvres que d’aider les gens qui se battent.
Trabi s’était déjà détourné. Les quémandeurs le suivent et ne lâchent
prise que lorsqu’il pénètre dans sa case. Un peu honteux de s’être énervé,
Trabi s’efforce de comprendre pourquoi il ne peut souffrir la présence de
ces parasites. Ils lui rappellent trop son village natal où à chacun de ses
passages il est harcelé par des gens qui, sous prétexte de lui parler, l’attirent
à l’écart et lui demandent effrontément de l’argent. Ses parents restés à la
campagne ne songent plus à lui offrir quoi que ce soit. En revanche, ils
l’accablent de sollicitations et d’exigences inadmissibles, pour la simple
raison que Trabi est fonctionnaire, qu’il touche régulièrement de l’argent,
qu’il habite la ville où il y a de tout en abondance. « En fait, leur
comportement n’est-il pas la triste conséquence d’une paupérisation
générale croissante et inéluctable ? » se demande Trabi.
La nouvelle de son départ se propage vite. Chakato l’aborde pour la
première fois depuis sa venue à Prékéto.
« Quel jour faste ! » se dit Trabi.
– Tu partiras en paix, dit le guérisseur. Tu trouveras tes parents en bonne
santé. Est-ce qu’ils savent que tu as eu un accident ?
– Euh ! non, répond Trabi.
– Ils seront contents de te revoir, mais il faut que tu veilles sur toi-même.
– Comment ça ? Que veux-tu dire ?
– Vous, les « Batouré », vous n’aimez pas vous protéger. Cependant tu as
une bonne bague au doigt.
L’insistance du bonhomme alerte Trabi.
« Il s’approche enfin de moi, se dit-il, ce n’est sûrement pas à cause
d’une soudaine sympathie. Mais, à présent, je m’en moque. Ses
machinations ne peuvent plus m’atteindre. »
– Je peux encore t’aider pour que tu n’aies pas de surprise dans ton
travail.
– Mais je n’ai pas d’ennuis, répond Trabi, résolu à ne pas se confier.
– Bon ! je n’insiste pas. Je te souhaite de bien retrouver ton travail et de
monter plus haut.
– Merci beaucoup, dit Trabi en s’éloignant avec une indéfinissable
impression de malaise.
Jusqu’au soir, des gens défilent pour le saluer. La visite de Ya Baké le
touche particulièrement. Discrète et souveraine comme une divinité, elle a
de loin veillé sur Trabi et partagé aussi les joies et les peines qu’il a causées
à ses enfants, Myriam et Kissa. Elle sait que la nouvelle blessure d’amour
de sa fille mettra longtemps à guérir. Comme au premier jour, des villageois
envoient des plats pour souhaiter bon voyage à l’hôte, si bien que Ya Baké
et Myriam se sont dispensées de faire la cuisine.
Kissa et Marouk restent à l’écart, incapables de tenter quoi que ce soit
contre l’irrévocable décision. Kissa pense que cette fois rien n’empêchera
son ami de s’en aller. Lorsque Trabi regagne sa chambre dans la maison de
Bâ Boussa, il le suit, décidé à passer en sa compagnie la dernière nuit. Le
vieux offre à Trabi de la bière pour prolonger leur tête-à-tête, mais
l’entretien est empreint d’une telle gravité qu’ils se séparent bientôt.
Trabi va se coucher. Il se remémore longtemps les faits de la journée.
Enfin, il se raisonne : « Je ferais mieux de dormir. » Mais son corps ne lui
obéit pas. Et il continue de songer dans la quiétude de la nuit à sa situation
de déserteur, à son aventure prékétoise, à la place qu’occupe Myriam dans
son cœur. Il est loin de se douter qu’une souricière va bientôt se refermer
sur lui.
CHAPITRE 14
Pour le dernier acte de sa mission, le lieutenant Assouka n’a négligé
aucun détail. Il n’a pas voulu prendre le risque d’un nouvel échec. Il y va de
son honneur de soldat rompu aux opérations de commando qui a roulé sa
bosse dans plusieurs pays d’Afrique, des régions sahéliennes aux
profondeurs de la forêt congolaise. Assouka connaît les techniques de la
manœuvre efficace. Il a répété plusieurs fois l’opération qu’il va mener
cette nuit. Son escouade de douze hommes s’est équipée d’un projecteur de
campagne fonctionnant sur batterie et d’un haut-parleur. Dès le retour de
l’éclaireur envoyé à Prékéto Bé et qui l’a assuré que le village dort tous
feux éteints, il donne l’ordre du départ. Il sait bien que troubler le premier
sommeil des gens accroît leur désarroi. Pour obtenir un parfait effet de
surprise, il prend le vent comme un chasseur professionnel afin de dérouter
le flair des chiens qui se rassemblent généralement à l’entrée du village, du
côté du vallon. A pas feutrés, indistincts dans le silence de la nuit, les
soldats progressent vers le nord de Prékéto Bé, les sens en éveil.
A une cinquantaine de mètres des greniers érigés derrière la case de
Chakato, le lieutenant entend grogner un chien. Il s’arrête. Lorsque la bête
se calme, il se remet en marche. Il veut prendre position discrètement. Avec
des gestes précis que les ombres qu’il dirige comprennent fort bien, il les
poste de loin en loin devant les cases, le projecteur disposé de telle sorte
que l’éclairage puisse porter sur l’enfilade des cours jusqu’à la hauteur de la
maison des Yériba. Suivi d’un sous-lieutenant, son adjoint, un jeune
intellectuel qui lui tient le micro, le lieutenant va se placer presque au centre
du village. Le vent est favorable et les chiens ne bronchent pas. Assouka a
l’avantage du terrain. Soudain, un coup de sifflet déchire la nuit en même
temps que jaillit la lumière du projecteur, petit soleil qui donne au village
un aspect irréel. Une cascade de détonations déclenchent les aboiements des
chiens. Amplifiée par le haut-parleur, la voix du lieutenant tonne dans la
nuit : « Dehors ! dehors ! tous dehors ! » Ordre inutile, car de toutes les
cases sortent déjà les villageois réveillés en sursaut. Trabi se dresse sur son
séant, prêt à bondir. Mais un réflexe de prudence lui rappelle qu’il est la
proie recherchée. La voix du lieutenant retentit si fort que Trabi a
l’impression qu’il se trouve juste devant la porte. Parvenus sur le seuil de
leurs cases, les Prékétois s’arrêtent, aveuglés, assourdis. Quatre soldats les
forcent à s’avancer vers le lieutenant qui continue de vociférer : « Dehors !
tous dehors ! Groupez-vous par ici. Obéissez et il ne vous sera fait aucun
mal. » Les villageois s’assemblent, tenus en respect par les fusils
mitrailleurs. Boussa réfléchit rapidement et comprend qu’on en veut à
Trabi. Kissa se glisse dans la foule que le lieutenant scrute d’un regard aigu.
Comme s’il ne trouvait pas celui qu’il cherche, il fronce les sourcils et
hurle :
– Où est le vieux Boussa ?
Le cœur du vieil homme accélère son rythme mais il demeure impassible.
« Pourquoi Boussa ? » se demande Trabi.
– Boussa ! Eh ! Boussa, sors ! reprend le lieutenant qui, d’un pas vif, se
dirige sans hésiter vers la case du vieux comme si on la lui avait indiquée
avec précision.
Bâ Boussa apparaît, calme, très grand dans la blanche lumière.
– Ah ! te voilà, noble Boussa, lance ironiquement le lieutenant.
– Paix à toi, noble lieutenant, à la grâce de...
– Eh ! macou ! Arrête ton refrain mystificateur. C’est bien toi qui avais
soutenu que le nommé Trabi a fichu le camp de Prékéto Tchè, n’est-ce pas ?
– Notre village s’appelle maintenant Prékéto Bé.
– Vous avez l’esprit tordu. Rebaptisez votre agglomération, si ça vous
chante, mais réponds à ma question.
– J’ai répété ce que l’étranger lui-même avait dit qu’il ferait.
– Moi, je sais que Trabi se trouve dans le village.
– Pourquoi t’acharnes-tu sur Prékéto Bé ? intervient Boni en bravant le
soldat qui tentait de le faire taire.
Le lieutenant se retourne vers lui et ricane :
– Ah ! tu changes de ton, toi aussi ? Mais assez plaisanté ! Ce soir, je suis
venu piquer le zigoto.
– Regarde dans sa case, dit Boni, pour l’égarer.
– Pas si bête, mon gaillard, réplique le lieutenant. Si la discipline est la
force des armées, seul le bon renseignement garantit leur efficacité. Cette
fois je suis bien informé.
Un déclic se produit en Trabi. « Le lieutenant dit qu’il est bien informé.
Qui l’a renseigné ? Qui, sinon ce faux jeton de Chakato ? » La conversation
qu’il a eue avec le guérisseur lui revient à l’esprit. « Pauvre type !
bougonne-t-il, tu ne m’auras pas ! »
Ya Baké, Myriam et Kissa tremblent. Boulga, Fico, d’autres jeunes gens,
silencieux et graves, débordent les soldats, suivent le lieutenant vers la case
de Boussa.
– Montre-moi où tu le caches, ordonne le lieutenant.
« C’est sûr, se dit Bâ Boussa, nous avons été trahis. » Il se réfugie dans le
silence comme dans une forteresse. « Dieu, le maître des destinées, ne peut
nous avoir donné Trabi pour le livrer à ses ennemis devant nous », se
rassure-t-il.
Trabi commence à s’inquiéter. Dans la case encerclée, il n’y a d’autre
issue que la porte. Trabi s’accroupit entre deux hauts couffins et se cache
tant bien que mal sous une peau de mouton. En braquant sa torche
électrique, le lieutenant pénètre dans la chambre de Boussa, puis dans celle
des femmes, enfin dans celle qu’occupe Trabi. Il lâche un juron.
– Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, répète-t-il en éclairant
fébrilement des boubous pendus au mur, les poutres du plafond auxquelles
aurait pu s’accrocher un homme agile, des affaires entassées à deux pas de
Trabi qui retient son souffle.
D’un geste brusque, le lieutenant soulève la peau de mouton et sursaute.
– Merde ! Qui es-tu, toi ? Sors de là !
Sous l’éclat de la lampe, Trabi cligne des paupières, lève le coude.
– Haut les mains !
Trabi se dresse. Assouka le bouscule vers la sortie. Myriam se mord les
lèvres. Kissa a le cœur gros de chagrin et Bâ Boussa le regard navré. Une
rumeur sourde monte de la foule.
– Il faut le traiter doucement, dit Bâ Boussa.
– Puisque tu n’es pas d’accord, tu vas voir de quel bois je me chauffe,
crie le lieutenant.
Il pousse le vieux dans le dos, ce qui déclenche des murmures qui cessent
immédiatement à la vue des fusils pointés. Bâ Boussa titube et se retient à
l’épaule de Boulga.
Assouka apostrophe Trabi :
– Qui es-tu et pourquoi te caches-tu ?
Sans attendre la réponse, il sort de sa poche une coupure de journal, y
examine une photo, puis regarde le visage barbu de Trabi, hésite, consulte
son adjoint qui porte des verres cerclés d’or.
– C’est bien lui.
– Ah ! coquin de Trabi, je te tiens enfin, exulte Assouka. Mets-toi de
côté, et vous, paysans, écartez-vous !
Deux soldats marchent sur Trabi. L’ordre brutal retentit de nouveau :
« Mets-toi de côté ou je te cogne dessus ! » Trabi s’exécute, tête basse. La
poitrine du lieutenant se gonfle. « Mission accomplie », se dit-il. Idriss
éprouve une joie secrète. « On te démasque enfin, mon bonhomme, se dit-il.
Ce n’est pas trop tôt. Cette fois tu es bien coincé et je suis débarrassé de
toi. »
Un silence terrible plane sur les villageois. Ils fixent Trabi comme s’il
était déjà attaché au poteau d’exécution. Qui peut conjurer le verdict ? Qui
osera ?... Soudain, Boni fait un pas et va se placer à côté de Trabi, sans un
mot. Le lieutenant le regarde, outré, furibond. Comprenant que Dieu peut se
servir des Prékétois pour sauver Trabi, le vieux Boussa s’avance lui aussi,
suivi un instant plus tard de Séra, de Ya Baké, de Myriam, de Sadi, de Kissa
et d’autres enfants et d’autres femmes, et d’autres hommes, graves, résolus,
face aux armes redoutables. Fort contrarié par la tournure des événements,
Idriss hésite jusqu’à la dernière minute. Mais il ne peut se désolidariser du
mouvement collectif sans dévoiler son jeu. Tête basse, à pas lents, il rejoint
les autres.
– Ne me poussez pas à bout, gronde Assouka. Boni ! c’est toi qui as
provoqué cette insubordination. Eloignez-vous ou je donne l’ordre de tirer.
Trabi est ému jusqu’aux larmes. « Pourquoi ces villageois prennent-ils ce
risque insensé, absurde ? se demande-t-il. En ville, dans ma disgrâce, quel
compagnon de lutte, quel ami a voulu délibérément se compromettre pour
moi, se sacrifier pour moi, mourir pour moi ? Je ne veux pas que les
Prékétois pâtissent de leur audace. »
– Boni ! dit-il à haute voix, je t’en prie, ne t’oppose pas aux soldats qui
font leur devoir. Dis aux frères de Prékéto Bé de s’éloigner.
– Tais-toi, mon fils, répond Bâ Boussa. Le chef des soldats voit ce que
nous faisons. Laisse-le décider.
– C’est de la rébellion, hurle Assouka en tirant en l’air un coup de
semonce.
Les enfants sursautent mais le groupe demeure compact. Reculant de
quelques pas, le lieutenant consulte son adjoint qui ajuste ses lunettes sur le
nez.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant devant cette jacquerie ? Notre mission
ne doit pas échouer.
– Le terrain commande, compagnon lieutenant. La base résiste. Il faut en
tenir compte.
– Si je cède à la base, je couvre un traître, un criminel politique. Si je
laisse Trabi parmi les paysans, il va les corrompre, leur monter la tête.
– Le monde paysan n’est pas forcément pur et sans tache. Les Prékétois
prennent fait et cause pour Trabi. S’il reste avec eux, il ne s’échappera
certainement pas, d’autant plus qu’il semble lui aussi attaché à ce village.
Interrompons l’action pour faire un rapport à nos supérieurs, tout en
renforçant la surveillance de la frontière, car en tirant sur des paysans non
armés, il nous sera difficile de nous justifier ; et il n’est pas sûr qu’on nous
couvrira en haut lieu.
– Bon, bon, bougonne Assouka. Ton raisonnement se tient, mais je ne
vais pas capituler comme un bleu.
Boni, Boussa et Ya Baké ont senti l’hésitation du lieutenant. « Si nous
demeurons fermes, nous gagnerons », dit Boni à mi-voix. Boussa opine de
la tête.
Le lieutenant rengaine son pistolet, revient vers les villageois, arrache le
fusil d’un de ses hommes, met Boni en joue et crie :
– Pour la dernière fois, ouste ! dégagez, bande de réactionnaires !
– Mourir pour un ami ou un frère est une belle mort, dit Boulga en levant
le poing.
– Oualaï, c’est bien dit, mon fils, approuve Kotiagui, à voix basse.
– Trabi est un grand ami de Prékéto Bé, un frère, reprend Boulga. Laisse-
le parmi nous.
– Toi, tu parles au nom de qui ? gronde le lieutenant.
– Tous les Prékétois, tout notre peuple souhaitent ça, appuie Boni.
– Quel peuple ? Sais-tu ce que c’est que le peuple ?
– La radio dit tous les jours que c’est le peuple des paysans qui a le
pouvoir, lance Mustapha, je me demande d’ailleurs comment.
Assouka jette un regard effaré au sous-lieutenant qui serre les lèvres,
n’osant dire à son chef qu’il risque de tomber dans le piège de sa propre
argumentation. Trabi reprend espoir. Il brûle de venir à la rescousse de ses
amis, de ce vrai peuple qui se mobilise pour le sauver de la catastrophe.
– Tais-toi, ignorant ! crie Assouka en lorgnant Mustapha. Tu répètes les
slogans de la radio comme un perroquet. Que serait une armée sans les
officiers, le peuple sans les dirigeants, les cadres, une tête éclairée ?
– Il sera le peuple, rétorque Trabi. Mais que seront les dirigeants et les
cadres sans le peuple ?
– Vendu, sale réac..., mystificateur. En ville, tu ne parlais pas comme ça.
Tu incites maintenant le peuple à la révolte. Et puis, merde ! Y’en a marre
de la palabre ! Dégagez, culs-terreux ! Qu’est-ce que Trabi a fait
d’extraordinaire pour que vous le mettiez au dos comme un gentil bébé ?
– Justement, je n’ai rien fait d’extraordinaire, répond Trabi. J’ai eu la
chance de partager pendant quelques jours leur vie, et de leur montrer
comment ils peuvent utiliser les ressources locales pour se soigner. Si j’en
avais le temps, je les aiderais à mieux travailler la terre.
– Entends-tu cela ? s’exclame le lieutenant en regardant son adjoint.
C’est un démagogue dangereux, qui se croit indispensable.
– Laisse-nous, Trabi, plaide Bâ Boussa, mains ouvertes.
– Chef, tu n’es pas notre ennemi, dit Ya Baké. Tu devrais nous protéger
au lieu de nous faire peur. Il ne faut pas arrêter l’ami de notre village.
– Vous vous êtes donc tous ligués pour m’empêcher d’accomplir ma
mission ! s’indigne Assouka attendri par les propos de Ya Baké, mais résolu
à ne pas le laisser voir.
– Ne les jugez pas mal, compagnon lieutenant, intervient Trabi. Ils n’ont
pas l’esprit séditieux. Leur solidarité est leur force. Elle l’emporte sur la
camaraderie des armes et sur toute institution qui tendrait à la détruire.
– Pas de philosophie, macaque à la tête bourrée de conneries ! grogne
Assouka en baissant le canon de son fusil.
Se raidissant de nouveau, il ordonne : « A mon commandement, soldats,
rompez les armes ! » Aussitôt, les soldats font demi-tour et se mettent à
ranger leur matériel.
– Je perds mon temps, marmonne Assouka. Quant à ce Trabi, ce traître,
cet agitateur, nous en reparlerons. Nous avons plus urgent à faire. Allons
nous occuper des agresseurs.
– Est-ce que c’est vrai cette histoire d’agresseurs ? demande Mustapha,
en faisant un clin d’œil à Boni. Qui sont-ils ?
Assouka répond de mauvaise grâce, mais au fond cette diversion le
soulage.
– Les agresseurs ? reprend-il d’un ton suffisant. Ce sont des gens sans foi
ni loi, des bêtes dangereuses, de véritables machines à tuer. Nous les avons
attaqués et mis en déroute, mais quelques-uns d’entre eux se cachent encore
et cherchent l’occasion de s’échapper vers les pays voisins. Vous feriez
mieux de rester vigilants.
Sur ce, le lieutenant aligne ses hommes, mais avant de donner l’ordre de
repli, il lance une dernière mise en garde :
– Gens de Prékéto ! Ne vous réjouissez pas trop vite. Votre prétendu frère
Trabi n’a qu’un sursis. Quand je reviendrai, je raserai votre village et je
vous déplacerai tous vers l’autre Prékéto !
Des murmures s’élèvent. Le lieutenant les ignore et lance à tue-tête :
– Soldats, à mon commandement, en avant, marche ! Une, deux ! Une,
deux !
– Oun ! dé ! Oun ! dé ! têti doite, doite ! têti gauss, gauss ! répète
Mamadou en leur emboîtant le pas.
Kissa prend la main de Trabi et la serre très fort en répétant : « Je suis
content, grand frère, je suis content. » Près de sa mère, immobile, Myriam,
sans voix, regarde Trabi.
– Dieu est grand, dit Bâ Boussa en levant les mains comme pour
redresser sa taille voûtée.
– Oualaï, nous avons eu de la chance, commente Kotiagui. C’est difficile
d’être courageux. Les soldats auraient pu nous tuer plusieurs fois.
– Ils ne sont pas des brutes, dit Ya Baké. Nous devrions remercier leur
chef de sa compréhension.
– On n’est compréhensif qu’envers les gens décidés et prêts à tout,
réplique Boulga.
Dès que les soldats ont disparu, Bâ Boussa s’écrie :
– Dieu nous a protégés. Dormez tous en paix, frères de Prékéto Bé.
– Merci, merci, à la grâce de Dieu ! répond l’assemblée en se dispersant.
Des gens entourent Trabi et le félicitent de sa bonne chance.
– Vous êtes tous ma bonne chance, répond-il d’une voix brisée.
C’est dans un état second qu’il revient dans la case de Bâ Boussa. Il a
l’impression de renaître dans un monde nouveau, à la fois émerveillé et
troublé de la générosité des humbles. Il comprend mieux le fondement de
leur invincible puissance. Cette fois-ci, pour Trabi, il ne s’agit plus, comme
au moment de sa conversion au victorisme, d’une adhésion intellectuelle à
des idées chocs, d’un enthousiasme de militant prêt à s’engager dans la lutte
révolutionnaire, mais bien d’une illumination décisive, d’une découverte
existentielle. « Quel sens aura désormais ma vie si je ne la mets au service
de ces hommes ? » se demande-t-il, allongé dans le noir.
Il revoit la scène bouleversante des Prékétois menacés par les soldats
d’Assouka. « Pour moi, se répète-t-il, ils ont affronté la mort. S’ils peuvent
demeurer toujours soudés, leur société défiera le temps et les événements
contraires. » Et Trabi de s’élancer dans un rêve grandiose de fraternité par-
delà les idéologies, les différences de classes, les conditions de vie, un rêve
dans lequel les hommes unis triomphent de la misère et de la haine, de la
maladie et de l’ignorance.
Mais dans le tourbillon qui l’emporte, il perçoit l’image de Myriam
comme une fleur éclose au tournant de sa route, une coupe pleine à portée
de sa main. « La quitterai-je sans m’enivrer au moins une fois de son
parfum ? » se demande-t-il. Soudain son désir s’enflamme avec la force
d’un incendie. Il s’étire, s’agite, la gorge sèche. « Demain je coucherai avec
elle », déclare-t-il à haute voix pour affermir sa résolution. Comme s’il
s’agissait d’une affaire réglée, il pense à autre chose. « Que se passera-t-il si
le lieutenant Assouka rend compte à ses supérieurs ? S’il envoie un
émissaire à Tipani, cela prendra un ou deux jours dont je pourrai profiter.
Mais n’est-il pas malséant de m’incruster ici après que tout le monde m’ait
fait ses adieux ? Ouf, je tourne en rond ; ce qui est certain, c’est que je vais
partir. Mais, auparavant, je prendrai Myriam. Cela devient une question
d’honneur. »
Lorsque enfin Trabi s’assoupit, l’aube pointait sur la savane prékétoise ;
le ciel rouge et or annonçait un glorieux lever de soleil.
CHAPITRE 15
Tard dans la matinée, Trabi va remercier ses amis, passant de case en
case, accueilli partout avec cordialité. Quand il exprime son admiration
pour leur courage face aux soldats, les villageois banalisent l’événement et
disent qu’il est normal d’aider un frère en danger. « Ce sont des héros qui
s’ignorent », pense Trabi. Il trouve Boulga et Fico en compagnie de Boni
devant la case de ce dernier, causant tout bonnement des prochaines pluies
et des labours. Trabi les écoute, conscient d’être vraiment un étranger à leur
monde. Au bout d’un moment, Boni l’interpelle :
– Trabi, nos travaux t’intéressent aussi. Est-ce que tu n’as pas dit devant
le lieutenant Assouka que tu nous aiderais si tu en avais le temps ?
– Bien sûr, répond Trabi. Je parlais sincèrement. Je peux vous enseigner
de nouvelles méthodes de culture pour accroître votre production et mieux
élever vos bêtes.
– Pourquoi ne resterais-tu pas ici jusqu’à la fin de la saison des pluies ?
– Rester ? s’écrie Trabi. Tu sais qu’on me traque et que j’ai décidé de
quitter le village.
– Et si les autorités te pardonnent ?
– C’est impossible. Elles cherchent à me capturer pour me forcer à
reconnaître que je suis coupable et pour me punir.
– Dans ce cas, il vaut mieux t’en aller au plus vite.
– S’il n’y avait pas de danger, je prolongerais volontiers mon séjour à
Prékéto Bé. Des mois et même des années sont nécessaires pour lancer des
activités nouvelles et les mener à bien.
– Ce serait formidable, dit Fico. Les villageois s’uniront pour te bâtir ta
propre case et tu prendras femme chez nous.
Trabi éclate de rire à l’idée de s’installer pour de bon dans ce village et de
s’y marier.
– Si nos récoltes s’accroissent vraiment, dit Boni, notre village deviendra
aussi, sur le plan économique, Prékéto le grand, mais que peux-tu faire
contre la sécheresse, par exemple ?
– En saison des pluies, les marigots ont beaucoup d’eau, répond Trabi.
On peut construire un petit barrage pour conserver cette eau. Ensuite, on
l’utilisera à volonté pour cultiver des jardins potagers, irriguer des
plantations, abreuver le bétail.
– Ça, c’est trop beau, dit Boulga en riant.
– Avec quelques moyens et l’utilisation de tous les bras valides, ce serait
facile à réaliser. Comme les habitants de Prékéto Tchè et de Prékéto Bé
prennent l’eau au même marigot, ils devraient s’associer. Vos véritables
ennemis sont l’insuffisance des ressources et la division. Est-ce que ça ne
serait pas mieux que les jeunes des deux villages labourent en commun les
mêmes champs ?
– Doucement ! doucement ! intervient Fico. N’oublie pas que nos voisins
nous ont maltraités depuis trois ans et que c’est notre à tour maintenant de
profiter des fruits de la victoire.
Séduit par son idée de réconciliation, Trabi insiste :
– Si vous prenez l’initiative, si vous, les vainqueurs, vous faites le
premier pas et tendez la main, votre gloire sera plus grande. Ainsi, à
l’avenir, vos rencontres aboutiront à des récoltes engrangées dans la joie et
à des fêtes partagées. Pour un tel objectif, moi j’accepte de vous consacrer
une partie de ma vie. D’ailleurs, c’est pour cela que j’ai été formé. Je
souhaite aussi que s’ouvre rapidement à Prékéto Bé une école.
– Une école ? s’inquiète Fico. Il paraît qu’on y enferme les enfants toute
la journée, qu’elle les éloigne de la terre et leur apprend des manières qui
gâtent la vie de la communauté villageoise.
– Aujourd’hui, les élèves vont à l’école avec leurs houes car ils
apprennent aussi à cultiver les champs.
– Ah ! bon, s’étonne Fico. Est-ce qu’ils sauront le papier autant que les
« Batouré » et cultiveront la terre comme nous ?
– Ne regarde pas seulement les mauvais côtés de l’école. Le savoir qu’on
y acquiert peut aider les paysans à décupler la force de leurs bras, à se
tourner vers l’avenir au lieu d’évoquer toujours le passé et la sagesse de
leurs ancêtres comme des gens qui se penchent désespérément sur un puits
dans lequel ils ont laissé tomber leur seau.
– Eh ! la sagesse des anciens a du bon, s’écrie Boulga. Leurs
enseignements nous gardent des méfaits de la ville et nous aident à
respecter les lois de Dieu.
Trabi ne répond pas. Il constate que les raisonnements des villageois
aboutissent toujours aux ancêtres et à Dieu. « Je leur parle de fraternité,
d’organisation scientifique pour transformer leur vie difficile, et ils
s’accrochent à des notions périmées. C’est leur crâne qu’il faut changer, se
dit-il. Mais encore faut-il connaître ce qu’il y a dedans. Je ne pourrai rien
leur donner, rien qu’ils puissent accepter si, au préalable, je ne pèse le poids
de leurs traditions, la force de leurs coutumes, les détours de leurs
pensées. »
Le silence de Trabi est interrompu par l’arrivée de Markoussa, Idriss,
Simé et Mustapha. Markoussa, le lutteur aux bras démesurés, a l’air excité
comme s’il brûlait d’annoncer une grande nouvelle.
– Frère Trabi, dit-il, moi aussi j’ai décidé d’aller à Dougan.
– Quoi ? s’exclame Trabi.
– Oui ! Simé et moi, nous avons réfléchi. Nous quittons Prékéto Bé et
nous voulons que tu nous aides là-bas.
Trabi ne peut cacher sa déception.
– Qu’est-ce que vous allez chercher en ville ?
– Je vais y travailler pour m’acheter une radio et envoyer de l’argent à
mes parents.
– Pour un cultivateur, il n’est pas facile d’y trouver du travail, objecte
Trabi.
– Je connais les feuilles et quelques recettes de gris-gris. Est-ce que tu
crois que je vais réussir ?
– Hélas ! oui, répond Trabi. La crédulité des gens est telle que tu
trouveras toujours des clients.
– Moi, je vais transporter les bagages au marché, dit Simé, un gaillard au
crâne rond, à la nuque plissée. Je suis costaud. Je gagnerai de l’argent pour
aller au cinéma, fumer des cigarettes et acheter des femmes. La vie est trop
dure à Prékéto Bé.
Trabi est embarrassé. Alors qu’il faisait des plans merveilleux pour
changer sur place la condition des Prékétois, voilà que les jeunes les plus
robustes veulent fuir, fascinés par les sous-produits de la société de
consommation.
– Je leur ai expliqué qu’il est difficile de vivre en ville, dit Mustapha
comme pour s’excuser, mais ils ont cru que je voulais les empêcher d’être
heureux.
– Boni, que penses-tu de leur décision ? demande Trabi.
– Si nous sommes nombreux à bien travailler la terre, je suis sûr que
notre situation va s’améliorer, mais je ne peux pas empêcher Markoussa et
Simé de tenter leur chance. Si leur expérience échoue, est-ce qu’ils auront
l’envie et le courage de revenir à Prékéto Bé ? Il paraît que la ville ne lâche
plus ses victimes.
– Tu as raison, Boni, appuie Trabi. En fuyant le village, on n’est pas sûr
de trouver le bonheur. C’est la campagne qui nourrit la ville. Si on
l’organise bien, sans la fermer sur elle-même, elle profitera du fruit de son
travail.
– C’est possible, admet Boni, mais les bonnes intentions ne suffisent
plus. Est-ce que tu te souviens que nous avons parlé de cela une fois déjà ?
Depuis quelque temps nous nous sommes trop fatigués sans résultat. Alors,
qui a le droit de retenir Markoussa et Simé ?
– S’ils peuvent attendre jusqu’à ce qu’on commence les nouvelles
expériences de culture, ce serait...
– Trabi, est-ce que tu oublies que tu nous quittes aujourd’hui même ? Ou
bien as-tu changé d’avis ? Alors ce serait amusant de voir l’homme de la
ville s’installer au village et les villageois courir vers la ville.
Dans une explosion de rires, les visiteurs de Boni se lèvent.
– Frère Trabi, je viendrai te voir tout à l’heure, dit Mustapha en lui
faisant un clin d’œil.
– Eh ! Trabi, est-ce que je peux voyager avec toi ? demande Simé.
– Je regrette. Je ne me rends pas directement à Dougan.
– Où vas-tu alors ? demande Idriss qui intervient pour la première fois.
– Je l’ai dit le jour de mon arrivée, répond Trabi, sur ses gardes.
– Ça ne fait rien, se résigne Simé. Je m’en irai et je réussirai. A la grâce
de Dieu.

Trabi s’en va du côté de la case de Ya Baké, dans l’espoir de voir


Myriam. Apprenant que depuis le matin elle est partie faire la lessive, il
décide d’aller à sa rencontre en souhaitant la trouver seule. Il marche vite
comme s’il courait à un rendez-vous d’amour.
Déjà, le soleil tapait dur. Pas le moindre souffle de vent. Trabi pense
qu’un orage pourrait éclater dans l’après-midi. Il croise des jeunes femmes
portant des bassines d’eau, d’où émergent des touffes de feuilles vertes. A
grandes enjambées, il descend vers le marigot. Sur la berge, Myriam est en
train de ramasser le linge. D’autres lavandières s’affairent un peu plus loin.
A travers le feuillage des arbres, de longues coulées de lumière les
éclaboussent et font danser des taches blanches sur leurs corps. Trabi
ralentit son allure.
La jeune fille se retourne, l’aperçoit et sourit.
– Bonjour, Myriam, dit Trabi. Je suis content de te voir.
– Pourquoi t’es-tu dérangé, grand frère ? Avant de sortir, je t’ai demandé
mais tu dormais encore.
– Est-ce que tu as fini ta lessive ?
– Oui, je me préparais à rentrer.
– Alors, je t’attends.
Trabi s’assied sur l’herbe dans la fraîcheur bienfaisante de la berge,
tandis qu’elle continue de plier pagnes et boubous, de les ranger dans une
bassine. Des moucherons bourdonnent alentour. Un couple de papillons
voltige. Myriam s’est lavée de frais. Trabi ne la quitte pas des yeux. Son
sang se met à battre avec force. Pour se donner une contenance, il casse
nerveusement des brindilles. Myriam est surprise par son silence et la fixité
de son regard. Elle devine l’intensité de son désir. « Que ferais-je s’il veut
m’approcher maintenant ? se demande-t-elle. Si je lui cède, je me
l’attacherai plus sûrement. Et puis, il me plaît bien. Sera-t-il aussi ardent
que mon regretté Yaso ? » Trabi est loin de se douter de ses pensées.
– Ça y est, grand frère, j’ai fini, dit-elle d’un ton désinvolte en posant la
bassine sur sa tête.
Trabi se dresse d’un bond.
– Tu vas abîmer ta chevelure, dit-il. Est-ce que je peux t’aider ?
Myriam rit doucement. « Que d’attentions ! » se dit-elle.
– Non, merci, grand frère. Tout à l’heure, je me coifferai.
Ils cheminent d’abord l’un derrière l’autre, puis côte à côte. De fines
gouttes de sueur perlent sur les épaules de Myriam.
– Il fait chaud, dit Trabi. Est-ce que je vais trop vite ?
« Il ne sait plus quoi dire », pense-t-elle, déjà triomphante.
– Pas du tout ! répond-elle.
Trabi se sent intimidé. Un vol de pique-bœufs immaculés glisse par-
dessus leurs têtes. Trabi se souvient qu’une nuit, près du grenier, Myriam
avait accepté de lui appartenir et il reprend espoir.
– Arrêtons-nous un peu, propose-t-il à mi-parcours, à hauteur d’un
fromager.
– Tu as encore mal au pied ? demande Myriam.
Trabi saisit ce prétexte.
– Oui, acquiesce-t-il, et je voulais aussi te parler.
Ils se dirigent vers l’arbre, à l’écart du chemin, derrière un buisson. Le
sol est jonché de feuilles et de pétales fanés. Trabi décharge sa compagne et
lui dit de s’asseoir. Elle obéit, l’air enjoué, complice.
– Attends, grand frère, dit-elle à Trabi qui allait s’installer, tu vas te salir.
Elle prend un de ses pagnes et l’étend sur le sol.
– Viens près de moi, lui propose Trabi qui aimerait prononcer des mots
brûlants, décisifs.
– Je t’écoute, grand frère, le relance Myriam..
– Je suis peiné de te quitter comme ça, répond Trabi.
– Comment donc ?
– Je ne me sens pas bien.
– Ah ! qu’est-ce que tu as ?
– Je suis triste et malade. Toi seule peux me guérir.
– Non !
– Si !
– Puisque tu t’en vas, tu trouveras sûrement un bon remède.
– Si je ne suis pas guéri, je ne partirai pas.
– Ce n’est pas vrai.
– Je le jure, Myriam.
– Alors, c’est sérieux. Qu’est-ce que je peux faire ?
– Laisse-moi te prouver mon amour.
– Je ne mets pas tes paroles en doute et tu m’as donné un beau collier.
– Mais cela ne suffit pas, dit Trabi qui la prend par la taille et l’embrasse
dans le cou.
Elle penche la tête de côté en riant. Se montrant plus audacieux, il dénoue
subrepticement son pagne, dénude sa gorge à la peau fine et claire. Son
désir depuis longtemps contenu bouillonne comme un torrent. Myriam fait
mine d’arrêter la progression de ses doigts. Trabi accentue son emprise. Elle
se presse contre lui, se sent défaillir.
Est-ce d’elle-même qu’elle s’est couchée sur le pagne en faisant crisser
les pétales de fleurs et les feuilles sèches ? Est-ce Trabi qui l’a forcée à
s’allonger ? Elle ne saurait le dire. Elle flotte comme si le temps s’était
arrêté. Elle ne sait plus si c’est Trabi ou Yaso qui serre son corps et
l’embrase. A quel moment l’homme a-t-il défait le cordon qui ceint Myriam
à la taille, arraché ses propres habits et s’est-il fébrilement soudé au corps
frais et parfumé ? Lui aussi ne s’en souvient plus. Mais il n’oubliera jamais
qu’à l’instant où les pulsations de la houle profonde qui le soulevait allaient
culminer, exploser en gerbes étincelantes, Myriam avait voulu se rétracter.
Trabi l’avait attirée doucement, fermement, et elle avait cédé, en ponctuant
son offrande de cris plaintifs. Trabi s’exaltait, se ruait, se libérait. Moment
de vertige, moment de plénitude, tourbillon de vie, farandole qu’on souhaite
voir durer et qui s’arrête en vous laissant haletant, heureux.
– Merci, Myriam, merci, Myriam, tu m’as guéri, murmure Trabi.
En silence, Myriam savoure son triomphe... Longtemps après, elle bouge
légèrement et Trabi s’écarte d’elle avec précaution, la recouvre, s’allonge à
ses côtés, sur le dos.
Là-haut, fragiles comme des ailes de libellule, frémissent les nouvelles
feuilles du fromager. Un oiseau multicolore se balance à la pointe d’un
rameau. Au loin, retentit un bruit de pas. Myriam ouvre les yeux, s’assied,
arrange sa tenue.
– Est-ce que nous n’allons pas rentrer ? demande-t-elle.
Trabi se lève, pensant que Myriam s’est donnée à lui simplement, comme
elle aurait sauté dans un cercle de danse pour faire vivre son corps au
rythme des tambourins. Elle replie son pagne, charge de nouveau la bassine
sur sa tête et précède Trabi vers Prékéto Bé.
L’air est calme et ils marchent sans parler, comme liés par un grave
secret.
Trabi remercie encore Myriam. Elle ne répond pas.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as de la peine ? demande-t-il.
Myriam garde le silence. Trabi insiste pour qu’elle réponde.
– N’est-ce pas demain que tu t’en vas ?
– Je ne suis pas encore parti.
– Mais c’est sûr que tu partiras puisque maintenant tu es guéri.
– Je peux prolonger mon séjour, dit-il.
– A quoi bon ?
– Pour rester près de toi. Je ne serai jamais totalement guéri.
– Awa m’avait mise en garde. Je me suis laissée prendre.
– Je t’en prie, ne regrette rien.
– Je ne regrette pas, dit-elle.
Non, elle ne regrette pas. Les prochaines heures seront décisives pour
savoir si elle a gagné ou perdu. Elle a tout misé sur Trabi. Sera-t-elle payée
de retour ?
Arrivant au village, elle presse le pas et entre directement dans sa case.
Trabi va s’étendre sur son lit. « Il ne sert à rien de raconter des fadaises à
Myriam », se dit-il. Elle ne se contentera pas de promesses creuses, et Trabi
l’estime trop pour lui mentir.
Sous le fromager, Myriam a sans doute donné quelque chose de plus
précieux que son corps. Trabi ne croyait pas que son amour pour elle tirerait
à conséquence. Mais, assurément, il s’agit maintenant d’autre chose que
d’une banale aventure. Myriam lui paraît, à bien des égards, digne d’être
considérée comme la compagne de sa vie. Déjà Trabi avait exclu l’idée de
partir avec elle et d’ailleurs, elle-même l’avait rejetée. Quelle alternative
reste-t-il alors ?
Trabi évoque les autres raisons qui plaident pour son installation à
Prékéto Bé : exercer son métier d’agronome, aider les villages rivaux à
s’associer, former la jeunesse locale, payer, dans la mesure du possible, la
dette contractée vis-à-vis de ceux qui, en des circonstances mémorables, ont
risqué leur vie pour sauver la sienne. « M’en aller maintenant peut sembler
une nouvelle désertion », se dit-il. Mais il sait aussi que tout seul il ne peut
aboutir à grand-chose. Si son rêve prend corps, il faudra que d’autres
spécialistes viennent à Prékéto Bé tester la valeur de leurs diplômes au
contact des paysans. Il ne peut assurer à la fois des fonctions d’agronome,
d’enseignant, de médecin, d’administrateur.
Sa liaison avec Myriam est une autre motivation. Il se compare à ces
fonctionnaires mutés dans des postes de brousse, qui s’y plaisent et finissent
par y prendre femme. S’il reste à Prékéto, avec l’appui des villageois, il
pourra vraiment réaliser tout ce qu’il leur a promis et qu’ils n’osent plus
espérer. Un seul point noir cependant : où trouvera-t-il les fonds pour faire
démarrer son opération de développement ? Les cerveaux et les bras des
hommes ne peuvent y suppléer entièrement.
Trabi n’oublie guère la menace d’arrestation qui plane sur lui. Le repli
tactique du lieutenant Assouka ne le rassure pas. Va-t-il faire le colossal pari
de mettre en balance ses raisons de demeurer à Prékéto Bé et le risque
d’être capturé ? Il se demande pourquoi le lieutenant n’est plus revenu à la
charge.
Au terme de sa délibération, Trabi constate qu’aucune des décisions qu’il
peut prendre n’est exempte d’aléas. Cependant, à cause de Myriam, il
aimerait prolonger son séjour. L’image de la jeune fille toute abandonnée lui
revient à l’esprit et son désir d’elle renaît avec force. « Si je lui dis que je
reste pour aider les Prékétois, pense-t-il, elle le croira et acceptera de
m’appartenir une fois encore, mais il n’est pas opportun d’aller l’agacer en
ce moment. »
Il se lève pourtant, sort et se dirige vers la case de Bâ Boussa. Il ne veut
faire aucune confidence au vieux. Il ne souhaite pas qu’on connaisse la
nature actuelle de ses relations avec Myriam. Boni n’a-t-il pas violemment
repoussé l’idée qu’un homme puisse traiter sa sœur comme une simple
compagne de plaisir ?
Bâ Boussa accueille Trabi en ponctuant ses salutations de remerciements
à Dieu, insistant tellement que Trabi n’a pas le temps de placer un mot.
– Je vais bien, je vais très bien, parvient-il à dire, quoique je doive partir
demain.
– Ça fait tant de fois que tu as voulu partir, mais les événements et Dieu
ne l’ont pas accepté.
– Tu donnes trop de pouvoir à Dieu qui n’existe pas, observe Trabi, et tu
risques d’oublier les hommes qui agissent auprès de toi.
– Pas du tout, pas du tout, mon ami, rétorque Bâ Boussa. C’est Dieu qui
aide les hommes à faire le bien. Tout seuls, ils ne peuvent pas donner la vie
et l’entretenir, par exemple.
– Votre nourriture et vos cases proviennent du travail des hommes.
– Mais qui fait germer les graines dans le sol et pousser l’enfant dans le
sein maternel ?
– La nature, la matière, qui fonctionnent selon des lois qu’on enseigne à
l’école. Si on les connaît, le recours à Dieu est inutile.
Le vieux secoue la tête comme s’il plaignait sincèrement Trabi et le
jugeait incapable de saisir le fond des choses.
– Tu ne peux pas comprendre cela, déclare Trabi. C’est plutôt votre
confiance en Dieu qui est responsable de votre pauvreté.
– Eh ! tu parles comme un fils qui crache au visage de son père. Dieu
donne aux hommes tout ce qui est indispensable à leur bonheur. Mais s’ils
ne s’entraident pas pour le faire fructifier et partager, ça ne profite qu’à
quelques-uns. Ta venue à Prékéto Bé nous a comblés parce que nous
t’avons accueilli. Dieu t’a envoyé pour nous aider, nous sauver, me guérir.
– Voilà pourquoi vous n’évoluez pas. Dans le monde actuel, à cause de
l’urgence des tâches, il faut se presser et ne pas perdre de temps.
– Quand on est chez soi, il n’est jamais trop tard pour faire quelque
chose. Les gens des villes courent sans arrêt et croient emprisonner le temps
dans une petite boîte qu’ils attachent à leur poignet, mais ils se plaignent
justement d’en manquer. Nous autres, nous accomplissons au bon moment
les labours, les semailles, les récoltes et les danses. Nous nous laissons
porter par le temps, c’est pourquoi nous en disposons à notre gré. Prends le
temps de vivre, mon fils.
Cette sagesse des gens simples fait sourire Trabi. Mais il n’a pas le cœur
à ratiociner. Quoi qu’en pense Bâ Boussa, son temps à Prékéto Bé est
compté, à moins que lui-même ne décide de le maîtriser une fois pour de
bon, de l’utiliser sans s’inquiéter du lendemain. Pourquoi pas, après tout ?
Réaliser dans ce village les projets arrêtés, comporte pour lui d’indéniables
avantages. Il aura l’occasion de travailler concrètement avec le peuple au
lieu de rester au loin et de prétendre œuvrer pour son salut.
– Tu as peut-être raison, dit Trabi en touchant le bras de Bâ Boussa. Au
lieu de toujours lutter contre moi-même, je devrais rechercher l’apaisement.
Le vieux, l’air serein, joint ses mains aux doigts secs.
– Réfléchis encore, lui recommande-t-il et tâche de choisir en sorte que ta
paix profite à tous. Est-ce que tu as une femme, ami Trabi ?
– Moi, non ! Pourquoi ?
– Une femme qui t’aime t’aidera à comprendre certaines choses.
– Ah ! bon ?
– Oui, j’ai l’impression que Myriam t’estime. Que penses-tu d’elle ?
– Je l’aime bien, je lui dois beaucoup.
– Alors, tu peux être heureux.
– Que veux-tu dire, Bâ Boussa ?
– Ecoute ton propre cœur et tu auras la réponse.
Trabi sent que l’entretien a pris fin. Il se lève, débordant de sympathie
pour le vieil homme bienveillant et paternel. Il lui est reconnaissant d’avoir
parlé de Myriam. Maintenant il osera décider selon ses intérêts et non selon
sa peur. Il n’ignore pas les risques qu’il court mais il en a assez de fuir et de
se fuir
CHAPITRE 16
Trabi revient à sa case, s’arrêtant à peine pour répondre à des garçons qui
le saluent. Peu de temps après arrive Myriam, l’air un peu triste.
– Paix à toi, grand frère, dit-elle, voici ton repas.
– Paix à toi, Myriam. Veux-tu t’asseoir une minute ?
– Je n’ai pas fini à la cuisine.
– Je t’en prie, je veux te parler, c’est urgent.
Elle s’assied sans plus de façon. Trabi lui prend la main.
– Myriam, j’ai bien réfléchi, dit-il. J’ai vraiment envie de toi, comme ma
femme. Tu m’as déjà dit que tu ne peux pas quitter ton village. Moi, j’ai
décidé de rester à Prékéto Bé.
Myriam baisse les yeux. Un flot de joie se rue en elle. Elle a gagné ; il
faut qu’elle s’en assure.
– Tu restes à cause de moi, grand frère ? demande-t-elle. Quel travail
feras-tu ici ? Est-ce que tu ne retourneras pas auprès de tes parents ?
– N’oublie pas que je suis agronome. J’ai promis d’aider les Prékétois à
mieux produire et je souhaite que les jeunes apprennent à lire et à écrire.
– C’est à cause de moi que tu prends cette décision ?
– Tu ne veux pas être ma femme ?
Interloquée, elle ne répond pas, comme si, exprimée de cette façon, la
question de Trabi prenait un relief insolite, paraissait incroyable.
– Est-ce que tu parles sérieusement, grand frère ? Je ne suis qu’une
paysanne, une illettrée, une fille de la campagne.
– En vérité, je ne pensais pas que je sois un homme à fonder un foyer, à
me consacrer à une femme et à des enfants, répond Trabi. Maintenant, je
souhaite que tu vives à côté de moi.
– Est-ce que tu resteras à Prékéto Bé pour de bon ?
– Je l’ai décidé. Et dès que ce sera possible, bien entendu, je te
présenterai à ma famille. Est-ce que tu acceptes ?
– Je vais demander à Ya Baké.
– Mais c’est toi qui vas t’engager, pas ta mère.
– J’ai besoin de son avis pour une si grave décision.
– En attendant, dis-moi un mot d’espoir.
– Après ce qui s’est passé entre nous, des mots sont-ils nécessaires ?
Trabi est fixé. Dehors, Kissa s’approche en sifflotant. Myriam se lève.
Trabi ouvre le rideau pour la laisser passer. « J’espère que je n’ai pas fait
une bêtise, se dit-il. Myriam mérite autant qu’une autre de devenir ma
femme. Elle est belle, dévouée, intelligente. Qu’elle soit illettrée ne me
paraît guère une maladie incurable. »
En rentrant, Kissa déclare joyeusement qu’il vient manger en sa
compagnie.
– Moi, j’ai très faim, répond Trabi. Si tu ne manges pas vite, je suis
capable de dévorer ta part.
L’enfant montre ses dents étincelantes et se penche sur son plat. Après le
repas, il emporte les assiettes. Boni vient rendre visite à son hôte.
– N’est-ce pas ce soir que tu t’en vas ? demande-t-il.
– Euh ! bien sûr, bredouille Trabi, pris de court.
– Mais Mustapha m’a dit qu’hier vous n’aviez pas arrêté les conditions
de ton départ.
– Je lui ai dit d’attendre ; je voudrais me reposer un peu. Je te tiendrai au
courant, Boni.
Soudain retentissent des coups de feu, répercutés par l’écho.
Trabi se dresse.
– C’est du côté de la frontière, dit Boni.
– Tu es sûr ?
– Sans aucun doute. C’est par là que campent les soldats d’Assouka. Il
faut que j’aille voir.
Les détonations continuent par intermittence comme si deux camps
opposés s’affrontaient.
– Je t’accompagne, dit Trabi.
– Il vaut mieux que tu attendes.
– Je ne crains pas le danger.
– Je le sais, mais sois prudent.
Dans la cour s’agitent des gens intrigués par la fusillade. Boni, Boulga,
Idriss et Simé sortent par le nord de Prékéto Bé. Trabi rejoint Ya Baké et
Myriam. Des enfants s’attroupent autour d’eux. Les tirs deviennent
sporadiques, et s’interrompent.
– On a sûrement attaqué les soldats, dit Trabi. Qui ça peut-il être ?
Comme lui, d’autres font des suppositions.
– Le lieutenant Assouka n’avait-il pas dit qu’il allait combattre des tueurs
féroces ? avance Bâ Boussa.
– En effet ! s’exclame-t-on.
– Mais c’est là-bas dans la région de la forêt que ça se passe. Qu’est-ce
qui peut attirer des tueurs par ici ? demande Fico.
– Peut-être le passage de la frontière, dit Mustapha.
Une demi-heure plus tard reviennent Boni et ses compagnons.
– Ouéï ! c’est un grand malheur, s’exclame Simé.
– Qu’est-il arrivé ? demande Ya Baké.
– Trois hommes sont morts.
– Qui ?
– Deux des soldats qui sont venus ici et un étranger blanc.
– Un vrai « Batouré » ? s’exclame Kotiagui. D’où sort-il, celui-là ?
– Des agresseurs blancs et noirs ont attaqué les soldats bokéliens, précise
Boni. Ils ont perdu un homme, justement un Blanc, et se sont cachés dans la
brousse. Le lieutenant s’occupe maintenant de son adjoint blessé.
– Ouéï ! Ouéï ! C’est un grand malheur, s’affole Kato. Nous étions bien
tranquilles. Pourquoi des tueurs viennent-ils chez nous ?
– C’est la guerre, lance Kotiagui. Qu’est-ce que nous allons devenir ?
– Il faut s’armer et organiser des tours de garde, propose Trabi qui
s’efforce de montrer de l’assurance.
« Les craintes des responsables du Parti sont donc fondées, se dit-il. Les
impérialistes en veulent-ils à ce point à notre révolution ? Nous menaçons
donc vraiment leurs intérêts vitaux. La frontière est désormais peu sûre. Je
vais me terrer ici, dans l’attente des événements. »
– Je ne peux dans les circonstances actuelles vous quitter, dit-il plus tard
à Boni.
– Je t’en suis reconnaissant, Trabi. Si tu oublies tes soucis pour nous
aider, tu ne risques plus de partir.
« Trabi garde le silence. Il ne veut pas révéler ses projets avant d’avoir
revu Myriam. Toute la soirée, il n’est question que de l’incident survenu à
la frontière.
– Ces soldats d’Assouka sont braves, tout de même, avoue Kotiagui. S’ils
n’avaient pas été là, ce sont des villageois qui auraient été tués.
Heureusement qu’ils ont écarté tout danger.
– Ce n’est pas sûr, réplique Idriss. Les ennemis sont encore dans les
environs.
– Tu veux dire que nous pouvons les rencontrer d’un moment à l’autre ?
– Parfaitement.
– Alors, où passerai-je pour me rendre dans mon champ ? Ne me fais pas
peur, hein, Idriss. Moi, je suis courageux, mais seulement quand on est
ensemble, comme l’autre nuit.
– Il est préférable de compter d’abord sur son propre courage.
Les Prékétois se couchent, ne dormant que d’une oreille, guettant les
avertissements de leurs chiens.
*

Le lendemain, dès que Myriam a fini ses travaux domestiques, Trabi


l’invite à une promenade en direction du vallon. Kissa les a vus s’éloigner
et s’est demandé ce qu’ils pouvaient se dire si longuement. Depuis
l’annonce de son départ, Trabi le délaisse quelque peu. Le garçon s’attend à
ce qu’il s’en aille d’un moment à l’autre. Mais deux jours sont passés et
Trabi est toujours là. « Pourquoi ? » s’interroge Kissa en espérant qu’il
restera un peu plus longtemps. Tout à ses amours, Trabi ne se soucie plus du
garçon.
La sortie des amants n’a pas échappé à Idriss. Sa jalousie en alerte s’est
aussitôt rallumée. Depuis la rupture entre Myriam et lui, il n’a plus eu de
nuit paisible. Il passe son temps à imaginer le triomphe de Trabi, à observer
Myriam pour déceler sur son visage des signes de bonheur. Cela le torture
mais il ne peut s’en empêcher. « Où vont-ils de si bon matin ? se demande-
t-il. Que vont-ils faire ? » Sa curiosité en éveil, il décide d’épier leur tête-à-
tête. En toute hâte, il prend une machette et, contournant la cour des Yériba,
parvient sur le sentier. Il les aperçoit de dos, se tenant par la main. Pour
rendre sa filature plus discrète, il s’engage dans les broussailles et progresse
sans les perdre de vue, les narines frémissantes comme celles d’un chien de
chasse, pressant le pas dans l’espoir d’entendre leurs propos.
Trabi est fier de Myriam. Drapée dans un pagne à rayures blanches, elle
s’est discrètement parfumée. Trabi la considère déjà comme sa promise et
n’est plus impatient. Lorsqu’elle lui aura donné son accord, il informera
Boni. Il se félicite de sa décision.
– As-tu passé une bonne nuit ? demande-t-il.
– Oui, Dieu merci.
– Es-tu bien réveillée ?
– Oui, Dieu merci. Et toi, grand frère ?
– Je vais très bien. Je suis content que la paix du village n’ait plus été
troublée. Les agresseurs ont dû s’en aller.
Trabi et Myriam marchent en silence comme s’ils hésitaient à parler de
leurs sentiments. Ils dépassent le fromager témoin de leurs récents ébats,
continuent vers le marigot. Les oiseaux achèvent leur aubade. Trabi essaye
d’attraper au vol une feuille qui descend en tourbillonnant.
– Ah ! je l’ai eue. La chance me sourit.
Myriam rit de son enthousiasme.
– Kissa sera content de savoir que tu ne quittes plus Prékéto Bé, dit-elle.
Est-ce que c’est toi-même qui apprendras à lire et à écrire aux enfants du
village ? Moi aussi j’aimerais savoir lire.
– A quoi cela te servira-t-il ?
– Je veux connaître le secret des signes sur lesquels vous, les lettrés, vous
vous penchez sans relâche, pour que tu n’aies pas honte de moi plus tard ou
ne me préfères pas les femmes qui portent des pantalons.
– Eh bien, tu vois loin, ma parole. As-tu consulté Ya Baké ?
– Elle a dit que tu lui plais et qu’il faut en parler à Boni et à Sadi.
– C’est formidable ! jubile Trabi en embrassant Myriam.
Son exubérance comble la jeune fille et l’étonne à la fois.
Idriss s’arrête, ébahi. « Il ne va pas prendre Myriam dans ses bras en
plein jour et sur la route ! s’indigne-t-il. Ah ! les chiens ! »
Comme les autres reprennent leur marche, Idriss avance de nouveau à
pas feutrés, le cou tendu, sa machette en avant.
– Je t’apprendrai volontiers à lire et aussi à faire l’amour, dit Trabi.
– Est-ce qu’on apprend à une femme à aimer ? s’étonne Myriam.
– Ce n’est pas de cet amour-là que je parle.
– Ah ! bon, de quoi alors ?
– Euh ! de ce que nous avons fait sous le fromager.
Myriam pouffe de rire en détournant la tête.
– Les « Batouré » ont des idées bizarres. Tu parles trop librement de ça.
– Tu n’aimes pas l’entendre ?
– Je ne dis pas que c’est mauvais mais...
– Il vaut mieux le faire que de le dire, n’est-ce pas ?
– Je n’ai pas l’habitude d’en parler ouvertement avec un homme. Entre
nous, filles, on ne s’en prive pas, bien sûr.
– Écoute, Myriam. J’entends des cris.
– De quel côté ?
– Sous les bois, dans le vallon.
– On dirait des voix d’enfants.
Soudain retentissent des hurlements et presque aussitôt apparaissent
Marouk et Séko courant à toute allure, suivis du chien Hansa qui aboie de
frayeur.
– Qu’est-ce qu’ils ont ? demande Myriam en s’élançant vers eux.
A peine a-t-elle fait trois pas, qu’un coup de feu claque, puis un autre.
Trabi bondit, constate qu’elle n’a rien, mais Marouk titube et chancelle.
– Oualaï ! crie Myriam. Il est blessé.
Séko continue de galoper vers le village sans se retourner et Hansa hurle
à la mort.
– Baisse-toi, Myriam, ne t’expose pas.
Mais déjà elle a parcouru quelques mètres et reçoit dans ses bras l’enfant
à la poitrine baignée de sang. Les yeux brouillés de larmes, elle le serre
contre elle. Son pagne se couvre de taches écarlates. D’un regard étonné
Marouk la fixe sans comprendre et gémit, un filet pourpre à la commissure
des lèvres. Sa vie s’écoule de lui inexorablement. A l’idée que les tueurs
embusqués peuvent encore tirer, Trabi ordonne à Myriam de se mettre à
couvert.
– Ou, plutôt, porte l’enfant au village, dit-il, et demande à Boni et aux
chasseurs de me rejoindre avec leurs armes.
– Est-ce que tu vas rester ici, seul ?
– Je servirai d’appât. Il n’y a pas d’autre solution. Il ne faut pas que ces
gens marchent sur le village.
– Mais tu n’es pas armé.
– Ça ne fait rien. Va vite, Marouk s’affaiblit.
– Oh ! mon Dieu, il ne bouge plus, sanglote Myriam.
– Vas-y, je t’en prie.
Courbée par le poids du garçon, elle avance, haletante, se retournant de
temps en temps pour regarder Trabi. Elle se presse ; plus tôt elle arrivera,
plus tôt viendra le secours.
Trabi rampe vers une vieille termitière. Du côté des tireurs, il n’y a plus
de réaction. « Que font-ils donc, se demande Trabi et combien sont-ils ?
Pourquoi ont-ils tiré sur des enfants ? Était-ce simplement pour les faire
taire ? Maintenant que les coups de feu ont signalé leur présence,
pourquoi ?... » Il n’a pas à s’interroger longtemps. Trois hommes en treillis,
deux Blancs et un Noir, l’air hagard, viennent de surgir des fourrés et
bondissent dans sa direction.
Idriss s’est figé en entendant les cris des enfants et les coups de feu. La
curiosité faillit le pousser à sortir pour voir ce qui se passe, mais un réflexe
de chasseur à l’affût le fait hésiter. Peu lui importe des cris d’enfants et
même un événement insolite, à moins que Trabi n’ait été touché. La
galopade de Séko puis le passage de Myriam portant le corps de Marouk
l’intriguent. « Où est donc Trabi ? se demande-t-il. Que lui est-il arrivé ?
Serait-il mort ? » Il presse le pas et l’aperçoit de dos, trois hommes se ruant
sur lui. Idriss s’accroupit, le cœur battant, les yeux grands ouverts.
Soudain Trabi réalise qu’ils n’ont plus de munitions et qu’ils vont tenter
de l’éliminer au corps à corps. Trois forcenés qui ne lui feront pas de
cadeau. Il doit se battre et tuer, s’il le faut. Il reste tapi derrière son abri
dérisoire, se demandant si d’autres hommes ne sont pas restés derrière pour
couvrir ceux qui foncent sur lui. Les trois diables ne sont plus qu’à une
vingtaine de mètres, l’un des Blancs et le Noir légèrement en avant. Trabi
réfléchit vite et comprend que tournant le dos à des compagnons éventuels,
ses assaillants risquent plus que lui d’être atteints pas les balles. Jugeant la
distance convenable, Trabi s’élance, à la grande surprise des adversaires qui
ne pouvaient pas s’attendre à l’attaque d’un homme désarmé. Ils hésitent un
instant.
« Trabi ne peut pas s’en sortir, pense Idriss. Les autres lui régleront son
compte. Je ne dois pas m’en mêler. Ces gens qui viennent de loin s’attaquer
à lui ont leurs raisons. Ce vantard, ce prétentieux, n’a qu’à se débrouiller
tout seul. »
Trabi passe à l’action. Sa main gauche trace un arc de cercle et bloque
l’assaut du premier Blanc. Il tourne sur lui-même et, du pied droit, fait voler
le fusil mitrailleur du Noir. Profitant de son élan, il revient sur le Blanc qu’il
désarme en une fraction de seconde. D’un trait, il entre dans sa garde et le
frappe du coude à coups répétés, au plexus solaire. L’homme s’effondre, les
yeux révulsés.
« Mais quoi ! s’étonne Idriss, Trabi vient d’envoyer l’un des Blancs au
sol... »
Le second Blanc entre en scène. Trabi esquive son attaque, virevolte en
souplesse et prend du champ. Le Noir brandit son fusil et l’abat sur le crâne
de Trabi. Mains croisées en sabre, celui-ci bloque l’offensive, recule et
riposte sur le foie et sur la rotule ; l’homme s’écroule, la jambe déboîtée, en
vomissant de la bile.
« ... Et le Noir aussi ? murmure Idriss abasourdi. Que va faire le
troisième homme ? »
Idriss dresse le cou, la gorge sèche.
Le dernier adversaire est un colosse rompu aux techniques de self-
défense. Dès qu’il prend position, Trabi se dit qu’il a affaire à forte partie.
L’homme lui porte une série de coups qui l’ébranlent. Trabi se reprend, se
campe fermement en position naturelle d’équilibre. Agile comme une
panthère, il frappe au plexus et double sur la bouche. Une brèche sanglante
s’ouvre dans la denture de l’homme. Furibond, il dégaine son poignard.
Trabi doit jouer serré. Il ne faut pas que la brute s’approche de lui. Il
l’enveloppe d’un mouvement tournant, s’efforce de placer des coups de
pied au corps. L’autre contre-attaque et lui entaille l’avant-bras. Trabi se
concentre pour reprendre son énergie. En reculant, il bute contre une souche
et bascule. Le tueur lève son arme, le visage déformé. C’en est fait. Mais
dans un ultime réflexe Trabi lui jette du sable dans les yeux et croise les
avant-bras pour parer. L’homme marque un temps d’arrêt. Trabi le croit
aveuglé. En un éclair, il aperçoit une flèche fichée dans son cou, qui
continue de vibrer lorsqu’il s’écroule, la carotide sectionnée.
Boni qui vient de tirer avec une déconcertante précision a placé une autre
flèche dans son arc. Mais déjà le combat est terminé. Trabi entend la
rumeur des archers prékétois venus à la rescousse et les abois des chiens qui
s’élancent pour mettre en pièces les deux hommes allongés dans la
poussière.
Idriss, caché dans les buissons, écoute de toutes ses oreilles.
Boni, Fico, Myriam se précipitent sur Trabi et manifestent bruyamment
leur joie de le voir sauf.
– Tu es blessé, dit Myriam, ton bras saigne.
– Ce n’est rien, répond Trabi. Boni m’a sauvé.
– C’est plutôt toi qui as écarté le danger qui nous menaçait, dit Boni.
Soudain des piétinements sourds ébranlent le sol. Les chasseurs se
tournent vers le marigot, les flèches pointées. Fausse alarme ! Les habitants
du nouveau Prékéto Tchè arrivent presque en même temps que les soldats
d’Assouka. Profitant de la confusion, Idriss sort de sa cachette et se glisse
dans la foule. A la vue des deux agresseurs qui gémissent sans pouvoir se
lever, le lieutenant a un mouvement de surprise. Il interroge Boni.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé au début, répond Boni. Un garçon de
notre village a été tué. Pendant que Trabi tenait ces gens en respect, ma
sœur a couru nous avertir. Avant votre arrivée, il avait pratiquement défait
les agresseurs.
– Tu me racontes des histoires, dit le lieutenant qui se tourne vers
Myriam. Dis-moi ce que tu sais, toi.
– Boni dit la vérité. J’ai laissé le grand frère Trabi seul et avant mon
retour il ne restait debout que ce gros Blanc que Boni a fléché. Interrogez
donc le grand frère.
Apostrophant alors Trabi, il le somme de donner sa version.
– Si vous ne croyez pas ces honnêtes gens, pourquoi est-ce que je vais
parler ?
– Ne fais pas de l’esprit. Réponds sans palabrer.
– Boni et Myriam ont dit l’essentiel. L’intervention des Prékétois m’a
sauvé la vie et permis la victoire. Il faut bien garder ces tueurs et les
questionner.
– Ça, c’est mon affaire, le coupe Assouka. J’ai d’ailleurs des comptes à
régler avec ces lascars. En tout cas, bravo ! pour le village qui a vaincu
l’agression. Je dois maintenant aller rendre compte en haut lieu.
Tandis que les deux agresseurs sont remis sur pied sous la menace des
pistolets, le lieutenant Assouka s’éloigne et sort un talkie-walkie, dont il
déplie l’antenne. Au bout d’un instant, il entame une conversation animée,
écoutant et parlant tour à tour, répondant sans arrêt : « Oui, chef, entendu,
compagnon préfet. » Émerveillé par cet appareil qui ressemble à un
téléphone sans fil, Mustapha s’approche pour l’observer de près. Un soldat
lui intime l’ordre de faire demi-tour. Le coiffeur sourit comme un enfant
pris en faute et revient sur ses pas.
Des villageois font cercle autour du cadavre et des deux prisonniers. Ils
sont stupéfaits de voir des Blancs se comporter comme des bandits.
– C’est incroyable, dit Kotiagui pour la troisième fois. J’ai toujours
considéré les Blancs comme des êtres supérieurs, bons et gentils, alors qu’il
y a parmi eux des canailles.
– Dans leur pays, il y a toutes les tares, assure Mustapha. On trouve des
gens aussi pitoyables que des mendiants.
– Non ! s’étonne Kotiagui. Est-ce qu’il y a vraiment des mendiants au
pays des Blancs ?
– Mais si ! et même des fous.
– Laïla ! je pensais tout le contraire.
Le retour du lieutenant interrompt leur conversation. Il s’avance d’un air
triomphant. Le silence s’établit aussitôt.
– Je vous apporte des informations exceptionnelles, commence-t-il. Le
sous-préfet de votre région, fier des actes héroïques accomplis par les
habitants de Prékéto Bé et mes soldats, en a rendu compte au préfet de la
province qui, à son tour, a rendu compte au chef de l’État.
– Ouéï ! ça c’est une nouvelle ! dit Kato.
– On a parlé de notre Prékéto Bé au grand chef, s’émerveille Simé en
riant.
– Eh ! macou ! intervient un soldat à la carrure imposante, le camarade
lieutenant a la parole.
Assouka lance un bref slogan et poursuit :
– Ces tueurs, ces gibiers de potence sont une preuve accablante de
l’agression subie par le Bokéli et de la complicité des impérialistes. Dans la
région de la forêt, devant la vive résistance de nos soldats, ils ont battu en
retraite et se sont précipitamment enfuis. Mais quelques-uns n’ont pas eu
cette chance. Pourchassés et traqués, ils voulaient s’échapper par la
frontière du Gotal. C’est ici seulement, à Prékéto, que certains de ces
agresseurs ont été tués ou capturés. Il s’agit donc d’un acte exceptionnel.
C’est pourquoi, écoutez-moi bien, gens de Prékéto.
Le silence devient intense ; un chien aboie de façon incongrue.
– C’est pourquoi donc, continue Assouka, le grand chef du Bokéli, le
Président de la République en personne, accompagné du préfet, a décidé de
venir dans votre village pour constater les faits et vous saluer.
Une tonitruante ovation jaillit. Un frémissement de joie court dans
l’assemblée. Boni ne tient pas en place. Comment va-t-il organiser l’accueil
du grand chef ? De mémoire de Prékétois, un tel événement ne s’est jamais
produit.
Persuadé qu’il lui revient une part de gloire dans l’action contre les
agresseurs, Assouka veut mener rondement les préparatifs de la grande
visite. Il ordonne de se mettre en route. Ceux de Prékéto Tchè doivent se
joindre à leurs voisins pour l’exécution des tâches. Les enfants escortent les
prisonniers en se moquant d’eux. Boni chemine à côté du lieutenant.
Myriam et Trabi marchent de concert.
– Ton bras ne te fait-il pas mal ? demande-t-elle.
– Non ! Myriam, ça ne saigne plus.
Au centre d’un groupe d’hommes, Mustapha parle avec animation du
Président Fioga.
– Je vous l’ai toujours dit. Est-ce que vous ne voyez pas comment il est
bon chef ? Dès qu’il a su que notre Prékéto Bé a été attaqué, il vient nous
voir. C’est un homme énergique. Lorsque le peuple l’a appelé pour être
chef, il a bousculé aussi bien les militaires qui régnaient que les civils qui
ont pris leur place. Les militaires lui ont dit que ce sont les civils qui ont
bouffé l’argent du pays. Fioga les a tous chassés. Vous verrez qu’il changera
les choses comme il l’a promis. Il paraît que la politique qu’il fait
maintenant n’échoue jamais. Même les « Batouré » ont peur de lui.
– Laisse-nous avec ton Fioga, rétorque Kotiagui. S’il nous aime tant,
pourquoi est-ce qu’il attend la mort de Marouk avant de venir à Prékéto
Bé ?
– Prékéto Bé est trop petit pour lui.
– Mais c’est là que j’ai ma case, mon champ, mes femmes.
– Toi, tu ne penses qu’à ta case. Tu devrais voyager.
– Je n’ai pas le temps de me balader.
Trabi a entendu l’échange entre Mustapha et Kotiagui. Il sourit et se
tourne vers le coiffeur.
– Depuis quand connais-tu le Président, et où l’as-tu vu ? l’interroge-t-il.
– Je l’ai vu au cinéma et dans le journal. J’entends sa voix à la radio.
– Qu’est-ce qu’il t’a donné à manger ? ironise Simé.
– Pourquoi ne fais-tu pas partie du Comité révolutionnaire local ?
demande Trabi.
– On n’a pas voulu de moi. On a dit que je voyage trop.
Des gens éclatent de rire. En arrivant au village, la conversation tombe.
Les prisonniers sont gardés en plein soleil, non loin du baobab
multicentenaire de la place des réunions publiques. Les femmes balayent les
cours, disposent des sièges. Bientôt, tout est prêt pour l’accueil du
Président.
CHAPITRE 17
Au milieu de l’après-midi, une haie d’honneur se constitue à l’entrée de
Prékéto. Les tambourinaires des deux villages rivalisent d’ardeur. Les
chants résonnent clairs et vibrants. Le martèlement des pieds des danseurs,
les battements de mains, les sons de flûte, s’accordent sur un rythme viril et
martial que rompent de temps à autre les notes légères des femmes
reprenant les refrains.
Cette fête improvisée n’a nullement fait oublier la triste fin du petit
Marouk. Son père et sa mère sont assis dans leur case pour recevoir les
condoléances. Le regard fixe, Séra se demande ce qui a pu fâcher les
ancêtres pour qu’ils aient rappelé si tôt son petit garçon. Le maigre corps de
l’inséparable compagnon de Kissa a été enveloppé dans un pagne, puis
attaché dans un triple rang de nattes en feuilles de rônier. Kissa erre
tristement, inconsolable. Trabi est allé saluer la dépouille du petit martyr.
On l’enterrera dans la nuit, sans cérémonie tapageuse. Les fossoyeurs
creuseront sa tombe derrière la case, y déposeront le corps et le couvriront
de branches de néré. Ici, on ne regrette pas trop un enfant qui meurt. S’il n’a
pas voulu vivre, cela vaut certainement mieux pour lui.
Donc, malgré ce deuil, Prékéto Bé est en fête, dans l’attente de la venue
du Président. Pour le moment, Trabi se tient à l’écart. Il est nerveux, à l’idée
de revoir le chef de l’État. Il se demande comment ce dernier réagira. Sans
doute l’a-t-on déjà condamné comme déserteur et traître à la patrie, mais il
ignore toujours ce qu’on lui reproche. En toute conscience, il vient d’opter
pour la vie dure des Prékétois. Ses accusateurs peuvent trouver futiles les
motifs de son choix et le taxer d’idéalisme.
« Bof ! se dit-il, je sais par expérience quelle pensée vide cachent de tels
propos. Dans peu de temps mon sort se jouera à pile ou face, selon
l’humeur du Président. En me jugeant, il croira œuvrer pour le bonheur du
peuple. S’il savait ce que pensent déjà les paysans de la révolution, il
s’inquiéterait plutôt pour l’avenir. »
Trabi entend les voix de Myriam et d’Awa qui passent en compagnie
d’autres femmes portant des sièges et le nécessaire pour offrir à boire.
Assistés du lieutenant Assouka, les membres du comité discutent pour
savoir ce qu’il faut servir au Président, de la bière de mil ou de la bière
industrielle dont Mustapha possède quelques bouteilles aux capsules
rouillées.
– Le Président est sans façon, déclare le lieutenant. Il n’hésiterait pas à
boire de la bière de mil dans une calebasse.
– C’est dommage qu’il ne vienne pas souvent nous voir, soupire
Kotiagui. Je suis curieux de le connaître en personne.
– Peut-on tuer un mouton en son honneur ? demande Boni.
– Gardez-vous-en, répond Assouka. La révolution n’est pas une partie de
gueuleton.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Kotiagui.
– Les gens qui ont le ventre plein sont de mauvais révolutionnaires.
Accueillez simplement le Président, sinon il se fâchera.
– Donc, si nous faisons vraiment la révolution, nous ne mangerons plus à
notre faim ? s’inquiète Fico.
– Un chef est un chef, observe Kotiagui. Même s’il s’assied sur la même
natte que nous, il est sage de ne pas l’oublier.
– Tu as des idées réactionnaires, compagnon. Comment t’appelles-tu
déjà ?
– Oh ! je n’insiste pas. Ce n’est pas la peine de retenir mon nom, répond
Kotiagui en s’éloignant.
Sur ces entrefaites arrivent en cyclomoteur cinq hommes envoyés par le
sous-préfet. Boni reconnaît les agents qui étaient venus le voir il y a
quelque temps. Les trois autres prennent à part le lieutenant Assouka,
parlent un moment avec lui et appellent Boni.
– Nous sommes des agents spéciaux, expliquent-ils. Nous allons prendre
des dispositions pour la sécurité du Président. Pendant ce temps, nos
compagnons donneront des conseils pour l’accueil.
Les agents de la sécurité s’éloignent aussitôt en compagnie du lieutenant
Assouka. Une fois de plus le Comité révolutionnaire se réunit.
A la surprise des Prékétois, les envoyés du canton ordonnent qu’on
égorge immédiatement des moutons, qu’on prépare du riz et du haricot et
qu’on apprête des boissons.
– Si vous ne recevez pas bien le Président Fioga, il se fâchera, conclut le
gros secrétaire.
– Mais où allons-nous trouver tout cela, maintenant ? s’inquiète Boulga.
Notre village est pauvre. Et puis le lieutenant a déjà dit qu’il ne faut rien
offrir au grand chef.
– Vous avez un mauvais esprit, compagnon. Un membre du Comité
révolutionnaire ne parle pas comme ça, surtout le jour de la visite du
Président. Ce qu’a dit le lieutenant, c’est lui qui l’a dit. Moi, je suis un
homme politique. Je ne veux rien pour moi-même, mais il faut bien recevoir
sa grandeur le Président Fioga. Pour cela on doit faire nécessairement un
défilé. Choisissez donc des jeunes gens et de belles jeunes filles. Pressez-
vous, compagnons. En avant pour la victoire car la guerre n’est pas finie !
Idriss et Boulga désignent une vingtaine de jeunes qui s’alignent en
maugréant.
– Qu’ils sont indolents ! bougonnent les soldats chargés de les entraîner.
Une petite formation militaire leur ferait du bien.
Dès qu’ils exécutent leurs premiers pas cadencés, Mamadou, l’ancien
combattant, éclate de rire et marche à leur suite en hurlant : « Oun ! dé,
oun ! dé ; têti doite, doite ; têti gauss, gauss. » Les soldats ont du mal à faire
taire cet obstiné Mamadou.
Les agents de la sécurité vont et viennent, inspectent les endroits
susceptibles de servir de cachette à des gens mal intentionnés, s’assurent
que les prisonniers sont bien gardés, font le tour du village avec, à leurs
trousses, des chiens qui aboient sans arrêt.
– Qu’est-ce que ces gens-là cherchent ? demande Kato, et pourquoi
regardent-ils tout le monde de travers ?
– Ils sont chargés de protéger le Président, lui explique Mustapha. Fioga
prévoit tout. Il ne laisse rien au hasard.
– Ils le protègent contre qui ?
– Ils ne le savent pas justement. Quelqu’un peut vouloir tuer le Président.
– Ici, c’est impossible. Si le Président entre dans notre village, il ne lui
arrivera rien. Dieu veille sur nos hôtes et nos amis. Tes types-là ont peur et
ils nous font honte.
– Tais-toi, Kato. Les gardiens du Président ont plus de deux oreilles. Ils
ont de petites machines qui attrapent les paroles.
– Moi, je n’ai rien dit. Allons vite nous mêler à la foule.
– Tu as raison, Kato. Ils soupçonnent précisément les personnes qui
restent à l’écart.
Seul dans sa case, Trabi observe les allées et venues des gens, le
trottinement des chiens et des cabris excités par l’agitation du village. « Au
fond, remarque-t-il soudain, le lieutenant Assouka n’a pas précisé le moyen
de déplacement qu’utilise le Président. S’il prend par la route, il ne peut
arriver à Prékéto Bé avant la tombée de la nuit... »
Trabi croit entendre un bruit lointain pareil au bourdonnement d’une
mouche gigantesque. Il sort sur le pas de la porte. Le ronflement s’accentue.
« Sans doute c’est un avion, se dit-il. Mais non ! un avion ne peut atterrir à
Prékéto Bé... Ah ! que je suis bête, c’est un hélicoptère. »
En effet, deux hélicoptères apparaissent dans le ciel, virent au-dessus du
vallon et mettent le cap sur Prékéto Bé. A l’entrée du village, un
mouvement de foule désorganise les cercles de danse et le groupe de ceux
qui défilaient. En un instant, les maisons sont vidées. Les habitants, nez en
l’air, battent des mains. Les soldats s’efforcent vainement de les contenir.
Lorsque les appareils amorcent leur descente, il y a un reflux du premier
rang. Les pilotes repèrent un espace convenable et se posent à tour de rôle,
à bonne distance l’un de l’autre. Les soldats s’élancent, suivis dans un pêle-
mêle joyeux des membres du Comité révolutionnaire et des villageois, vers
le chef de l’État, un homme de grande taille aux tempes grisonnantes, au
ventre légèrement rebondi. En treillis pour la circonstance, il s’avance d’un
pas ferme. Derrière lui, son aide de camp, le préfet et deux journalistes. Les
soldats présentent vaille que vaille les armes. Le Président salue les
membres du comité et demande aussitôt à voir les agresseurs capturés. Le
lieutenant Assouka lui ouvre un passage à travers la foule qui l’acclame. Le
prisonnier noir est assis par terre adossé à la palissade, le Blanc,
recroquevillé sur lui-même, sa face ayant pris la coloration de la brique
cuite.
– Où est le troisième agresseur ? demande le Président.
– Il a été tué par un archer prékétois, répond Assouka, le chef du village
lui-même, le camarade Boni Yériba.
Le Président salue Boni, vêtu d’un boubou blanc, lui prend la main droite
pour le présenter à la foule. « Voici un authentique héros de la libération
nationale », déclare-t-il tandis que le photographe prend d’innombrables
clichés et que crépitent des applaudissements alternés de slogans anti-
impérialistes.
– Je veux voir les parents du garçon tué, dit le Président.
Conduit auprès de Séra, il s’incline devant le corps de Marouk. Puis il
revient sur la place, fait observer une minute de silence et s’adresse aux
Prékétois dans un langage direct. Il fustige l’agression étrangère,
l’entreprise criminelle des impérialistes et de leurs hommes de main,
souligne avec force l’éclatante victoire du peuple bokélien engagé dans la
révolution et du village de Prékéto Bé qu’il donne en exemple à toute la
nation. D’une voix émue, il évoque le sacrifice des soldats et du garçon
tombés au champ d’honneur, et demande enfin au compagnon Boni de
raconter les hauts faits accomplis par son village.
Très fier de se trouver à côté du Président, mais un peu intimidé, Boni
souhaite la bienvenue et la paix aux hôtes de marque.
– A la grâce de Dieu, répond la foule.
– Nous avons été indignés par l’invasion de notre pays, continue Boni.
Depuis longtemps nos grands-parents nous ont appris à rester vigilants
parce que nous habitons près de la frontière. Mais comme le Bokéli connaît
aujourd’hui la paix, nous ne pensions plus que nous aurions encore à
prendre les armes contre des ennemis. Le principal artisan de la victoire,
celui qui s’est battu seul contre les agresseurs et en a blessé deux avant que
nous n’intervenions pour l’aider, c’est le frère que nous avons accueilli
depuis trois semaines. Au péril de sa vie, il a empêché les tueurs de pénétrer
dans Prékéto Bé.
Le Président fronce les sourcils, parle à l’oreille du préfet qui consulte le
lieutenant Assouka. N’ayant pas obtenu satisfaction, il interrompt Boni.
– De qui veux-tu parler ?
– Du compagnon Trabi.
A ce nom, l’un des journalistes tressaille et manque de laisser tomber son
appareil photo. « Ce n’est pas possible, se dit-il. Est-ce qu’il s’agit de mon
ami Trabi ? Il doit avoir passé la frontière depuis longtemps. »
– C’est un déserteur, explique le lieutenant Assouka. Nous avions
également reçu la mission de chercher les traces de son passage. Lorsque
nous l’avons retrouvé ici, il avait déjà monté la tête aux villageois qui se
sont ligués pour empêcher son arrestation. Nous avons rendu compte au
sous-préfet. Il paraît que ça n’avait plus un caractère prioritaire depuis
l’invasion des agresseurs. Hier après-midi, mes soldats ont eu un
accrochage avec ceux-ci. Ils ont laissé un des leurs sur le terrain.
Malheureusement deux de mes hommes aussi ont été tués.
– Où se trouve ce Trabi ? demande le Président.
– Il est encore ici, répond Boni.
– Je veux le voir immédiatement.
Les agents de la sécurité durcissent la mine et se rapprochent du chef de
l’État. Ils n’avaient pas prévu ce trouble-fête. Le Président se rappelle
soudain sa fureur lorsqu’il avait appris la fuite de Trabi. « Je ne pouvais
trop visiblement aller contre la décision du Conseil Suprême et faire une
exception pour lui, se dit-il. Comme je lui en ai voulu de n’avoir pas assez
compté sur moi, de n’avoir pas tenté de me rencontrer ! Dans quel embarras
m’a-t-il mis lorsque sa tante est venue me casser les oreilles en croyant que
c’était moi qui l’avais fait arrêter et emprisonner secrètement ! Quel poltron
tout de même ! Je n’aurai plus qu’une confiance limitée en ces jeunes
révolutionnaires qui ne connaissent pas la vraie vie. Puisqu’il m’a ignoré, je
ne peux me compromettre pour lui. Tant pis !
Myriam, Kissa et les amis de Trabi sont anxieux et se demandent ce que
décidera le grand chef. Lorsque Trabi apparaît, grave et tendu, un
mouvement de curiosité et de sympathie fait bouger la foule.
« C’est bien lui », se dit le journaliste qui n’est autre que Ganvivi.
Trabi s’arrête, le cœur battant.
– Bonjour, compagnon Président, dit-il.
– Que cherches-tu ici et pourquoi as-tu disparu ?
– Je me suis réfugié dans ce village.
– C’est ici que tu es venu soigner ta fameuse maladie ?
Trabi reste coi.
– Qu’as-tu fait de condamnable ? insiste le Président.
– Rien ! Je suis innocent mais j’ai eu peur.
– De qui, de quoi ? Et où comptais-tu te rendre en fuyant ?
– Au Gotal.
– Et tu te disais un militant engagé ? Tu as prouvé que tu es un
réactionnaire. Tu n’as plus notre confiance. Croyais-tu que mon régime est
un régime arbitraire acharné à liquider les gens, incapable de rendre justice
aux innocents ? Si c’était le cas, est-ce que tu aurais pu couler dans ce
village une vie tranquille depuis trois semaines sans qu’on ait mis la main
sur toi ?
Un lourd silence suit cette déclaration comme si venait de tomber un
verdict de mort.
– Compagnons prékétois, continue le Président, que pensez-vous de cet
homme qui prend peur sans qu’on l’ait menacé et qui s’enfuit pour aller
vivre chez les ennemis de notre révolution ? Le peuple qu’il a trahi doit le
juger.
Les villageois se regardent, insatisfaits de la manière dont la question
leur a été posée. Le Président intervient de nouveau.
– Pourquoi le comité local de la Révolution a-t-il manqué de vigilance et
n’a-t-il pas immédiatement signalé la venue de Trabi dans le village ?
demande-t-il.
Boni est confus. Va-t-il révéler les raisons pour lesquelles il a traité Trabi
avec sollicitude ? Le Président sait-il que d’après la tradition aucun malheur
ne doit frapper l’hôte tant qu’il demeure chez vous ?
– Notre comité s’est bien réuni, dit-il enfin, et nous avons discuté avant
de l’accepter parmi nous.
– Mais on n’était pas tous d’accord, crie Idriss. Moi, je suis chargé de la
vigilance. J’ai proposé qu’on vérifie l’identité de Trabi et qu’on informe le
chef de canton, mais je n’ai pas été écouté.
Des murmures désapprobateurs s’élèvent.
– Bravo, compagnon, tu es un bon militant, apprécie le Président.
Il laisse les gens intervenir pour qu’éclatent les contradictions dont il
espère habilement tirer parti.
– Idriss est vraiment le fils de son père, grommelle Kotiagui. Est-ce qu’il
sait pourquoi les gens de la ville ont créé le comité ?
– Ton attitude n’est pas claire, compagnon Boni, observe le Président.
– Tout le comité était d’accord pour accueillir l’étranger, confirme
Boulga.
– Est-ce que vous saviez qui il était ?
– Non ! mais...
Dans le groupe des habitants de Prékéto Tchè, des gens s’agitent. Alassa
lève la main.
– Moi, je suis le président du Comité révolutionnaire du village voisin.
J’ai découvert la présence de cet étranger au cours de notre lutte
traditionnelle et, à cause de lui, nous avons été injustement battus et
humiliés. Tout mon village est mécontent. Est-ce que les compagnons qui
sont allés à l’école doivent venir faire ça chez nous ? Dès que Ganda et moi
nous avons su qu’il était un étranger, nous avons averti le lieutenant
Assouka.
– Ouéï ! s’écrient des gens de Prékéto Bé, notre pays est fini.
– C’est donc pour ça que ces soldats sont venus nous menacer de leurs
fusils ? s’écrie Kotiagui. Ils ont voulu nous tuer, grand chef.
– Qu’est-ce que vous avez fait, compagnon lieutenant ? demande le
Président Fioga. C’est pour vous attaquer aux civils bokéliens que vous
avez été envoyé en mission par ici ?
– Euh ! compagnon Président, pour capturer ce déserteur, nous avons
lancé une opération de commando selon la tactique numéro trois.
– C’est ce que vous faisiez lorsque les agresseurs attaquaient le Bokéli ?
Le Président est coupé par des interventions désordonnées.
– Qui vous a renseigné sur Trabi ? demande Fico en apostrophant Alassa.
Le brouhaha est tel que le Président lance des slogans auxquels personne
ne répond. Sadi se tourne vers Chakato.
– Et toi, que penses-tu de ce que ton fils Idriss a dit ? N’est-ce pas toi qui
as renseigné Alassa ?
– Est-ce que tu sais qui je suis ? gronde Chakato. Par ma bouche seuls les
esprits parlent ; mais je pense qu’on fait trop d’histoires à propos de cet
étranger. Depuis sa venue il y a du trouble chez nous.
– Ah ! voilà ! tu n’es donc pas avec nous. Ce n’est pas bon, Chakato.
Quelqu’un qui connaît les plantes doit respecter la coutume.
– Si je comprends bien, intervient encore le Président, il y a ici deux
villages en conflit.
– Oui, répond vivement Ganda. Nous autres, nous voulons la révolution
et tous les changements que tu apportes, Président Fioga. Nous avons
cultivé nos champs et même ceux que le chef de canton nous a commandés.
– Eh ! ça va, l’interrompt Kato. Tu sais bien qu’on vous a aidés. Vous
êtes des fainéants.
– Grand chef, enchaîne Kotiagui, nous nous sommes donné beaucoup de
mal pour cultiver tous les champs.
– Grand chef, lance une jeune fille, nous souhaitons que tu creuses un
puits dans notre village.
– Moi, je veux aller à l’école, crie Kissa.
– Il ne s’agit pas de ça maintenant, dit le préfet avec colère.
– Il faut laisser le Président parler, supplie Mustapha.
A coups de sifflets et de slogans, Assouka et le secrétaire du canton
ramènent à l’ordre les villageois qui jasaient au gré de leurs intérêts. Dès
que le calme revient, le Président, un peu perdu, reprend la parole, évitant
de tomber dans le piège des doléances.
– Donc, non seulement Trabi nous a trompés, constate-t-il, mais il est
venu semer le trouble dans ce village.
Il se tait, laisse peser le silence. La menace que contient sa phrase pousse
chacun à réfléchir. Les villageois sont perplexes. Les uns sont contents
d’avoir dénoncé les contre-révolutionnaires locaux, les autres d’avoir dit au
Président lui-même leurs difficultés. Les défenseurs de Trabi semblent
dépassés par les événements.
Idriss ronge son frein. Frustré de n’être plus le centre d’intérêt et se
souvenant que le Président apprécie les dénonciations fondées, il s’enhardit
et crie :
– Moi, je ne crains rien ni personne. Compagnon Président, on ne vous
dit pas toute la vérité. Les gens qui ne vous aiment pas se sont joints à Trabi
pour tenir tête aux soldats. On devrait changer les chefs incapables de nous
diriger.
– Idriss, tu craches enfin le venin qui t’étouffait depuis longtemps,
réplique Boni. Tu veux te présenter comme le meilleur soutien de la
Révolution, mais ce sont des raisons personnelles qui te poussent. J’espère
que le Président n’est pas dupe.
– Ce village qui a remporté une grande victoire sur l’impérialisme couve-
t-il des affaires sordides ? demande le Président d’un ton moqueur. Je veux
y voir clair. Il n’y a donc personne dans ce village pour vous conseiller ?
Le préfet lui parle à l’oreille.
– Eh ! toi, le vieux, lance-t-il en regardant Bâ Boussa. Tu étais le chef de
ce village, paraît-il. Avec l’ancienne politique tu as certainement contribué à
installer ce désordre. Parle si tu veux, notre révolution n’exclut que les
traîtres.
– Je te salue, grand chef, répond Bâ Boussa. Il y a du désordre parce
qu’aujourd’hui vous n’interrogez et n’écoutez que les jeunes gens. Ils ont
beaucoup parlé et ils n’ont montré que leur honte.
– Que veux-tu dire, compagnon ?
– Voilà, chef. Beaucoup de personnes ont ouvert la bouche et pourtant tu
n’es pas satisfait.
Le vieil homme scrute l’assistance et continue :
– C’est que les gens qui devraient parler n’ont encore rien dit. Ya Baké
est là, je crois, et je n’ai pas entendu sa voix.
– Qui est-ce ? demande le Président au préfet.
– C’est ma mère, compagnon Président.
– Est-ce qu’elle fait la révolution ?
– Elle est assez âgée.
– La révolution concerne tout le monde. Donc, Ya Baké, tu ne t’intéresses
pas à la Révolution ? Qu’est-ce que tu as à dire d’important ?
Ya Baké, vêtue de bleu et de blanc, un collier rouge par-dessus sa
camisole, s’avance et s’incline.
– Paix à toi, grand chef, commence-t-elle. Je me renseigne bien sur la loi
nouvelle que tu nous as apportée, mais je connais surtout la loi de nos
ancêtres. Ta venue à Prékéto Bé nous a fait grand plaisir car la petite boîte à
paroles de Mustapha nous a dit que tu aimes la justice, que tu promets le
bonheur aux pauvres gens, mais qu’ils doivent patienter et beaucoup
travailler. Si Bâ Boussa avait parlé, il aurait dit le bien que Trabi a fait à
Prékéto Bé. J’ignore pourquoi il s’est enfui de chez lui. Je connais d’ailleurs
son village. Il est venu à nous blessé et malheureux. Comme tout Prékétois
qui a sucé le lait d’une vraie femme prékétoise l’aurait fait, nous l’avons
accueilli et aidé sans attendre la permission des jeunes gens du comité.
– Il ne faut pas me compter parmi les jeunes, proteste Kotiagui en
déclenchant des éclats de rire.
– Est-ce que quelqu’un qui soigne les enfants, sauve la vie d’un vieillard
et veut que nos récoltes augmentent, est un mauvais type ? demande Ya
Baké en guise de conclusion.
Des murmures approbatifs partent de la foule. Bâ Boussa sourit de toutes
ses dents déchaussées en remuant la tête de satisfaction.
– Vous avez entendu, grand chef ? s’exclame-t-il. L’étranger a guéri ma
jambe. La plaie durait depuis quatre ans...
– Ça va, dit Fioga. Il paraît que toi-même tu avais soutenu les anciens
présidents. C’est normal que tu prennes la défense d’un traître.
– Je n’ai soutenu que les habitants de Prékéto Bé, car ce sont eux qui me
donnent à boire et à manger.
– Est-ce vrai ce que Ya Baké a dit ? demande le Président, sur un ton
enjoué, cherchant visiblement une échappatoire.
– Oui, oui, nous en sommes témoins, crie une partie de l’assistance.
– Il va nous apprendre le karaté, jette Kissa, fier de son audace, en
dressant son crâne couvert d’une toison rase et brillante.
Le lieutenant Assouka donne deux coups de sifflet. Mamadou fait des
saluts militaires.
– Ici, à Prékéto, même le Comité révolutionnaire soutient les traîtres,
renchérit le Président.
– C’est Trabi qui a vaincu les agresseurs, rappelle Boni.
– Celui qui fait le bien efface sa faute, dit Ya Baké.
– Tu sembles beaucoup l’aimer, Ya Baké.
Sentant l’atmosphère se détendre, les garçons applaudissent, les jeunes
filles poussent des acclamations et scandent à tue-tête le nom du Président.
– En avant pour la victoire, lance Fioga, heureux de sentir que les
villageois l’adoptent et que sa popularité va se consolider.
L’assistance répond :
– Car la guerre n’est pas finie.
– Oui, la guerre continue, enchaîne le Président, puisque les impérialistes
nous attaquent. Donc vous comprenez qu’on ne doit pas tolérer les traîtres
dans nos rangs. Le compagnon Trabi nous a trompés. Que faut-il lui faire ?
– Pardonne-lui ! pardonne-lui ! crie-t-on de-ci, de-là.
– Et qu’il reste à Prékéto Bé ! ajoute Kotiagui.
– Oui, qu’il reste ! appuient les garçons.
Myriam ne quitte pas Trabi des yeux. Elle sait que son sort à elle aussi se
joue en cet instant. Elle attend, partagée entre l’inquiétude et l’espoir.
Lorsque le Président s’est mis à sourire, elle s’est rassurée. Son intuition lui
dit qu’un chef qui sourit ne peut sévir durement.
– Compagnons prékétois, dit le Président, d’un ton solennel, je suis un
démocrate convaincu, à l’écoute et au service du peuple, du vrai peuple des
ouvriers et des paysans. Je vous ai donné la parole et vous avez demandé la
grâce d’un compagnon que le Tribunal révolutionnaire a déjà condamné à
mort.
– Hein ! Oualaï ! s’exclame-t-on.
Trabi sursaute. « J’avais donc raison de m’enfuir », se dit-il.
– Oui, son nom a été mêlé à ceux de vils comploteurs, mais il semble
avoir reconnu ses torts et il a lutté contre les agresseurs. En conséquence,
nous levons sa condamnation et le déclarons libre.
– Vive Fioga ! Vive Fioga ! crie la foule déchaînée.
Myriam a le visage rayonnant. Lorsque le silence revient, le Président se
tourne vers Trabi.
– Et toi, le déserteur, que comptes-tu faire ?
– Je vous remercie, compagnon Président. J’ai découvert auprès des
Prékétois l’entraide et l’amitié. C’est pourquoi je n’ai plus déserté comme
j’en avais l’intention. J’ai aussi touché du doigt leurs difficultés.
Maintenant, je souhaite travailler dans ce village ou au chef-lieu de canton.
– Qu’est-ce que tu dis ? s’étonne le Président. Pourquoi ne veux-tu pas
reprendre ton poste à Dougan ? De quoi as-tu peur ? Un fonctionnaire doit
servir partout où on a besoin de lui.
– Je le sais bien, compagnon Président. Le choix que je fais me coûte, car
il me prive des commodités de la vie auxquelles je suis habitué. Mais je
crois que si je suis affecté dans cette région avec d’autres agents qualifiés et
si l’État y investit les fonds nécessaires, j’y contribuerai mieux au
développement de notre pays. Unis aux hommes de la campagne, nous
donnerons des bases concrètes au victorisme que l’esprit de clan et le
formalisme risquent de mettre en échec. Je vous assure que les acclamations
polies des Prékétois cachent une amère déception.
– Tiens ! compagnon Trabi, es-tu maintenant leur porte-parole ou bien ce
sont tes opinions que tu leur attribues ? J’apprécie ta franchise, mais tes
propos sentent la démagogie. C’est facile de critiquer le régime lorsqu’on
est loin des instances de décision. Mais jusqu’à nouvel ordre ce ne sont pas
les hommes de troupe qui diront la manière de conduire le combat. Je
prends acte de tes déclarations et bonne note de tes requêtes. Le Grand
Conseil de la Révolution en décidera. En tout cas, l’intérêt supérieur du
peuple sera sauvegardé afin qu’il atteigne un bonheur sans tache, dans un
avenir lumineux. Les prouesses de nos soldats et de nos militants seront
célébrées avec éclat. Gloire sans fin à Prékéto Bé et vive la Révolution
bokélienne.
Malgré le ton résolu de cette intervention, Trabi y a perçu une fausse note
et le sourire de commande du Président n’a pu cacher une certaine
inquiétude. Il a l’impression que Fioga a été touché par l’amère révélation
qui vient de lui être faite. « Il est assez avisé pour comprendre que sa
politique n’a pas vraiment convaincu les masses paysannes de cette
région », se dit Trabi.
Lorsque les applaudissements s’éteignent, on conduit le Président vers le
lieu de la réception. L’équipe de femmes dirigée par Fico a pu apprêter un
repas copieux. Les tam-tams résonnent avec des accents de victoire. Kissa,
ses camarades, les lutteurs de Prékéto Bé entourent Trabi et le félicitent.
Celui-ci a reconnu Ganvivi, mais le journaliste, occupé, se contente de lui
faire des clins d’œil. Le Président boit de la bière et mange une tranche de
mouton, gratifie les danseurs de dons généreux et se retire en compagnie du
préfet, du lieutenant Assouka, des deux agents du canton et des membres du
comité pour une brève séance de travail. En tant que chef suprême de
l’armée, il donne des instructions : les prisonniers seront évacués et détenus
comme pièces à conviction pour l’opinion internationale. On
photographiera les corps des agresseurs tués et on les jettera dans une même
fosse. La patrouille du lieutenant Assouka recevra du renfort et ses actes
héroïques seront appréciés à leur juste valeur. Les victimes bokéliennes
auront des obsèques solennelles et l’on érigera en souvenir un monument
dans ce village.
Prenant à part le préfet et les secrétaires de district, le Président leur
suggère de mener une enquête sur les conflits qui opposent les villageois :
– Ce compagnon nommé Idriss me paraît avoir de la personnalité. Il a eu
le courage de dénoncer ce que les autres voulaient dissimuler. Faites des
confrontations et rendez-moi compte. Nous ne devons pas hésiter à
désavouer les responsables qui mystifient leurs administrés.
Pendant que se déroulait ce conseil improvisé, Ganvivi a rejoint Trabi.
Les deux amis s’étreignent avec émotion.
– Mon vieux, quelle drôle d’aventure as-tu vécue ? Tu me la raconteras
en détail. Je tiens là des articles aux titres sensas : « Un P.D.G. quitte la ville
pour s’installer au milieu des paysans ; le karatéka et les agresseurs. »
– Arrête, Ganvivi, et dis-moi plutôt ce qui s’est passé et pourquoi l’on
m’a condamné à mort.
– C’est une histoire invraisemblable. Si je voulais en écrire l’épilogue, je
l’intitulerais : « Une fuite pour rien, ou les mésaventures d’un militant qui
avait peur. »
– Tu as une véritable déformation professionnelle.
– Excuse-moi, Trabi. Ce qui t’est arrivé est peu banal. Un complot a été
effectivement ourdi par des Bokéliens appuyés de l’extérieur en vue de
renverser le gouvernement. Son principal instigateur est un opposant
notoire au régime actuel. Tous ceux qui portaient le même nom de famille
que lui – ce qui est ton cas – ont été arrêtés parce qu’on les supposait
d’office de sa parenté et impliqués dans la subversion. Au cours de la
réunion du Grand Conseil qui étudia le dossier, on a hésité à t’incriminer,
mais les durs l’ont emporté. « Arrêtons-le d’abord, ont-ils déclaré. S’il est
innocent, il s’en sortira. » Je ne sais comment tu as été averti. Ta fuite a
confirmé l’opinion de ceux qui te soupçonnaient et fait croire que tu étais
coupable. En tout cas, les suspects ont été pris. L’invasion des agresseurs
est venue aggraver les sanctions ; certains ont été condamnés à la peine
capitale, d’autres, à la détention perpétuelle.
– Mazette ! Le tribunal n’y est pas allé de main morte.
– En ce qui te concerne, voici le bouquet. Tout récemment, on a
découvert que tu n’avais aucun lien avec les comploteurs et que ton seul tort
était de porter le même nom que leur chef. Aussi as-tu été purement et
simplement acquitté. Ceci explique certainement qu’on ait dit aux soldats
de ne plus s’intéresser à toi et aussi la facilité avec laquelle le Président
vient de te gracier.
– Sapristi ! Mais alors pourquoi a-t-il laissé croire que j’étais toujours
sous le coup de la condamnation ? Je m’étonne aussi qu’il se comporte
comme s’il ne me connaissait pas.
– Les liens du « Noyau » ou ceux de la famille doivent céder le pas aux
intérêts de la Révolution. Et puis, raison politique et prestige du roi
obligent. Entre nous, tu as bien contribué à ce qui t’arrive aujourd’hui, et
moi aussi, dans une certaine mesure. En implantant le victorisme avec
fracas, en le faisant progresser comme un éléphant en colère, est-ce que
nous ne jouions pas un peu aux apprentis sorciers ? Par la force des choses
ou par le maléfice de la peur, toi tu as un peu tâté du climat chaud instauré
par la Révolution. Ça devrait nous faire réfléchir. Au fond, pourquoi as-tu
décidé de t’enterrer dans ce trou de Prékéto Tchè ou Bé ? Je ne m’y
retrouve d’ailleurs pas. Tu vas t’ennuyer ici.
– Je ne le pense pas, Ganvivi. J’ai de quoi me consoler à Prékéto Bé.
– Il y a donc une jeune beauté dans le coin ?
– Sait-on jamais ? D’après ce que tu viens de dire, je crois qu’il me faut
prendre un peu de recul. En attendant les décisions présidentielles, je me
considère comme en vacances.
– Espérons que le Grand Conseil sera sensible à tes beaux sentiments et
que les copains que tu lâches te le pardonneront. J’aurai l’exclusivité du
récit de ta conversion à la vie rurale, n’est-ce pas ?
– C’est promis.
– Chiche !
Juste à cet instant, un mouvement se produit du côté des officiels et
Ganvivi se précipite. Le conseil a pris fin. Le soleil est au ras de l’horizon.
Les agresseurs enchaînés sont poussés à bord de l’un des hélicoptères. La
foule escorte le Président. La petite troupe d’Assouka présente de nouveau
les armes. Le chef de l’État serre la main aux membres du comité, à Bâ
Boussa, à Ya Baké et à des villageois qui tenaient à tout prix à le toucher.
Remarquant près de Trabi une jeune fille aux traits fins, aux longues nattes,
vêtue d’un pagne gris-perle, il s’arrête, lui sourit, lui demande son nom.
– C’est ma sœur », dit fièrement Boni.
– La famille Yériba est décidément remarquable.
Trabi n’apprécie guère ce compliment. « Chasse gardée », se dit-il.
Estimant qu’il ne sied pas de trop s’attarder devant Myriam, le Président
finit de prendre son bain de foule, agite sa main baguée d’une lourde
chevalière et monte à bord de son appareil. Trabi donne l’accolade à
Ganvivi, lui demande de rassurer ses parents et son ami Djohodo.
Déjà les rotors de l’hélicoptère tournent à plein régime. Comme aspiré
vers le haut, il monte et prend la direction du sud. Une minute plus tard, le
second appareil décolle et disparaît.
Soudain, à la rumeur de la fête succèdent des commentaires, des
exclamations, des rires. Les habitants sont satisfaits d’avoir vu pour la
première fois le grand chef du Bokéli.
Invités par Boni, le lieutenant Assouka et ses hommes, ainsi que les
agents du canton, s’installent alors pour festoyer. Ils pensent que la réussite
de la cérémonie est d’abord leur œuvre. Ils se servent de tous les mets,
vident des calebasses de bière, tentent de lutiner des jeunes filles qui se
tiennent prudemment à distance, déclarent que le Président Fioga est très
content. Enfin, ils s’en vont, pleinement satisfaits.
– Nous reviendrons, disent les soldats, pour vous protéger.
– Ils ont tout mangé, dit Assabo venue ramasser les restes. Ils ne nous ont
pas laissé grand-chose.
– Moi, je ne veux que de la bière, dit Dadjikpé, en soulevant les gourdes
vides.
CHAPITRE 18
Le soir, à Prékéto Bé, les gens restent longtemps dehors. On a vaincu les
agresseurs et le mauvais sort qui s’acharnait sur le frère Trabi. A présent, on
peut se reposer. L’inhumation de Marouk s’est déroulée simplement. L’ami
de Kissa s’en est allé comme il est entré dans la vie de Trabi, sans vouloir
déranger personne. Seuls dans la cour des Yériba, Boni et Trabi causent
comme de vieux compagnons, tandis que Myriam et sa mère s’apprêtent à
rentrer dans leur case.
– Je voudrais encore te parler, dit Trabi.
– Nous avons toute la nuit, si tu le veux.
– Ce ne sera pas long.
– Je t’écoute.
– Je souhaite épouser ta sœur Myriam.
Boni reste un moment silencieux.
Il se souvient que Trabi désirait sa sœur et avait voulu un jour la traiter
sans respect. Depuis ce temps, il ne sait plus comment les choses ont
évolué. Il ne veut pas, tout seul, exprimer l’avis de la famille.
– Cette journée ne m’aura apporté que des surprises, dit-il. Maintenant,
Trabi, tu connais un peu nos habitudes, même si tu réagis encore en
« Batouré ». Décider de se marier, c’est se mettre en route pour un long
voyage. A propos, est-ce que Myriam est d’accord ?
– Euh ! je crois que oui, mais tant que toi tu n’es pas au courant...
– C’est bon ; j’y réfléchirai et j’en parlerai à Ya Baké.
Il se tait comme s’il s’agissait d’une affaire entendue qui se réglera en
son temps. Trabi essaie de se maîtriser. Il est un peu déçu que Boni ne
s’emballe pas comme lui. Dans le fond, il admire son calme. Il n’a pas
oublié son altercation avec Idriss. Il sait bien la cause de l’amertume de ce
dernier, mais il ne pensait pas que sa haine éclaterait en des circonstances
solennelles, en présence du Président Fioga.
– Tu ne m’as jamais parlé d’Idriss, remarque Trabi. Lui en veux-tu ?
– C’est un compagnon ambitieux et entêté qui se rend lui-même
malheureux.
– Tu ne l’aimes pas ?
– Il est différent de moi. Son mauvais caractère m’apprend la patience.
– Ne menace-t-il pas la cohésion de votre équipe ? Il semble envier ta
place.
– Nous arrangerons cela, mais le cadre du Comité révolutionnaire ne
convient pas. Le Président Fioga lui-même a entendu les accusations
d’Idriss mais il ne l’a pas repris. On dirait qu’il apprécie les faux
dénonciateurs.
– Que comptes-tu faire ?
– Je vais demander à Bâ Boussa de convoquer exceptionnellement les
anciens. Il ne sert à rien de triompher de nos rivaux de Prékéto Tchè, si en
notre sein la discorde nous ronge. Si tu veux, tu pourras assister à la
réunion.
– Idriss a des griefs contre moi aussi. Il ne me pardonne pas d’avoir
détourné Myriam de lui.
– Il s’est intéressé à ma sœur à un moment où elle avait beaucoup de
peine. Il lui avait offert des cadeaux, mais Myriam ne lui a pas laissé
d’espoir. Chakato a voulu intervenir. Tout a commencé avec la liaison de
Myriam et d’un certain Yaso de Prékéto Tchè. Je préfère ne plus en parler.
– Je te comprends, Boni.
– J’ai défendu au mieux les intérêts de Myriam.
– Ou plutôt ceux de votre village, objecte Trabi.
– C’est pareil. Les caprices d’une femme ne doivent pas compromettre la
paix de tous.
– Tu as préféré sacrifier ta sœur.
– Ne parle pas ainsi. Mon père Yériba et même Ya Baké ont désapprouvé
sa conduite.
– Est-ce qu’elle n’était pas libre de vivre sa vie, d’aimer à sa guise ?
– La liberté qui vous éloigne des vôtres et vous fait épouser la cause des
adversaires est assujettissement.
– Au fond, vos principes sont aussi rigides que ceux du victorisme.
– La différence est qu’ils nous ont été donnés par nos ancêtres. Il y va de
la survie de notre peuple. Si nos jeunes filles désertent le village, quel sera
notre avenir ?
– Je ne fais qu’un constat. Je ne juge pas. Pour en revenir à Idriss, tâchez
de le raisonner.
– On ne raisonne pas un taureau en furie.
– A quoi servira la réunion si tu as déjà cette opinion ?
– Je compte sur la sagesse des vieux, du moins de certains d’entre eux.
Nous devrions aller nous coucher.
– Tu as raison. Que ta nuit soit paisible !
– Amin ! A la grâce de Dieu.
Kpasso, le chien de Boni, bat de la queue au passage de Trabi, le suit
jusqu’à sa case et revient dans la cour. Le ciel est étoilé, l’air doux. Trabi
souhaite à ses côtés la présence de Myriam. Hélas ! il doit se résigner à
rester seul.
Boni ne s’endort pas vite. Il réfléchit à la conduite qu’il tiendra durant la
réunion des anciens. Il se promet de ne pas s’emporter, de n’intervenir
qu’en cas de nécessité.
Au petit matin, il va voir Bâ Boussa qui accepte aussitôt sa proposition.
La réunion aura lieu dans la case du vieux. Quelle revanche pour lui ! C’est
le président de ce Comité révolutionnaire installé à grand renfort de cris et
de slogans qui est venu lui-même le solliciter. Y a-t-il meilleure preuve de
l’incapacité de ces jeunes à régler les conflits profonds ? Il indique à son
frère Séra les gens à convoquer et le dépêche vers eux. Lorsque Chakato
apprend qu’on veut régler le différend entre son fils et Boni, il se fâche tout
net.
– Vous avez empêché mon fils de parler au Président Fioga qui
l’appréciait et de montrer qu’il a lui aussi du mérite. Et maintenant vous me
convoquez pour vous entendre l’accuser. Vous n’aimez pas mon Idriss.
– Tu es le gardien du village, Chakato, lui rappelle Séra. Tu es l’œil qui
voit l’invisible. Personne n’accusera ton fils. Tel que je connais Boni, il lui
présentera plutôt des excuses.
Chakato fait une moue dubitative qui plisse tout son visage balafré.
– Tu crois ça ?
– Et comment ! C’est Bâ Boussa qui convoque la réunion et non Boni.
– Bâ Boussa était l’ami de Yériba.
– Les anciens suivent la vérité et non les sympathies personnelles. Et
puis, si tu es présent tu pourras rectifier les erreurs. Tu es un véritable
ancien, Chakato.
– Tu dis vrai, Séra ; je viendrai.
Séra a encore plus de mal à décider Idriss. Celui-ci conteste violemment
la validité de cette sorte de conseil des anciens ; il déclare qu’il ne connaît
que le Comité révolutionnaire et qu’il se rendra à Tipani pour signaler les
irrégularités de la gestion de Boni.
– Ce n’est pas une réunion officielle, mais une simple concertation, lui
explique le rusé Séra. Tu as dit ce que tu penses au Président Fioga. Est-ce
que tu vas hésiter à t’expliquer devant tes grands oncles ? Est-ce que tu
crains d’être condamné ?
– Ah ! ça, non. Ceux qui me cherchent m’entendront.
– A bientôt donc, Idriss.
En moins d’une heure, une dizaine d’hommes et de femmes d’un certain
âge sont rassemblés. L’on apporte une calebasse d’eau. Chacun en boit une
gorgée en signe de bonne disposition. Bâ Boussa ouvre la séance et propose
qu’on invite Trabi, mais Chakato refuse.
– J’en ai assez de le voir toujours entre mes pattes. Le Président lui a
pardonné, qu’il s’en aille ! Bâ Boussa, dis-moi pourquoi tu m’as convoqué.
Je n’ai pas de temps à perdre.
– Tu me parais bien pressé, remarque Kotiagui.
– Les oracles m’ont révélé qu’il y a mésentente, mais certains ne veulent
pas la réconciliation. A quoi bon se réunir ? Il faut faire des offrandes aux
divinités.
– Si les hommes ne se réconcilient pas, les divinités n’agréeront pas leurs
offrandes, rectifie Bâ Boussa. Et justement nous sommes réunis pour cela.
N’est-ce pas, Ya Baké, Sadi ? Je vous salue vous tous qui avez accepté de
répondre à mon appel.
– Paix à toi, Bâ Boussa, répond l’assistance.
– Amin ! La venue du Président Fioga nous a montré que notre village
souffre d’un grand mal, enchaîne Bâ Boussa. L’abcès a crevé devant lui. Et
il a même cru que nous sommes divisés à Prékéto Bé. Empressons-nous de
trouver un remède, sinon, à notre grande honte, les nouveaux chefs
politiques s’en mêleront.
– Je demande la parole, lance Idriss, l’air sombre.
– Mon fils, le reprend Ya Baké, n’ouvre pas trop tôt la bouche.
– Je m’adresse à Bâ Boussa, précise Idriss. Ya Baké m’a rejeté, elle ne
devrait plus me faire de leçon.
– Ce que tu veux dire t’échauffe le cœur et te démange les lèvres,
constate Bâ Boussa. Dis-le vite pour avoir la paix.
– Merci, Bâ. Pour moi, sauf le respect que je dois à mon père et à
quelques personnes de cette assemblée, je trouve inutile d’y prendre la
parole. Boni et moi sommes ici les seuls jeunes. Est-ce qu’on s’est réuni à
cause de nous ?
– Oui, Idriss. Qu’est-ce qu’il y a entre Boni et toi ?
– Avant l’arrivée de Trabi, Boni et moi étions en bons termes. Certes, je
trouvais qu’il dirigeait le Comité révolutionnaire avec mollesse. Cependant
je le fréquentais et l’aidais dans sa tâche. Mais depuis que ce Trabi vous a
tous possédés, Boni ne rate aucune occasion de me rabrouer. Plus grave
encore, sa mère et sa sœur me repoussent et m’humilient.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Bâ Boussa.
– Vous savez tous de quoi il s’agit, intervient Chakato. Pour des raisons
inavouables, on a dédaigné mon fils. Est-ce qu’il serait indigne d’épouser la
fille de Yériba ? Hein, Ya Baké ?
– C’est donc une affaire de femme qui te dérange à ce point, Idriss ?
demande Kotiagui. Si tu ne sais pas comment te faire aimer, je pourrais te
l’apprendre, moi.
– Je voudrais parler, dit Boni.
– Vas-y ! l’autorise Bâ Boussa.
– Paix à vous tous, grands frères et grandes sœurs. Je remercie Chakato et
Idriss. Ils auraient dû avouer plus tôt la raison de leur rancœur au lieu de
s’en prendre à Trabi. Idriss, ton amour déçu t’a aveuglé ainsi que l’envie de
présider le comité à ma place. Trabi n’est nullement en cause, comme tu le
crois.
– Tu as jeté ta sœur dans son lit, grince Chakato ; tu es fier d’avoir un
« Batouré » comme beau-frère ?
Boni serre les poings, ferme les yeux et parvient avec peine à se
maîtriser. Ya Baké lui touche le bras. Choquée, l’assemblée garde le silence.
Sadi, l’oncle de Myriam, vient s’incliner devant Bâ Boussa. Il passe la main
sur son crâne rasé et ôte sa pipe.
– Un mauvais « zin » est au milieu de nous en ce moment, dit-il en
détachant chacun de ses mots. Si je comprends bien, un différend oppose
Idriss et Boni. Idriss souffre d’avoir été rejeté par Myriam à cause de Trabi
et il n’accepte pas l’autorité de Boni. Il a voulu que le Président Fioga lui
rende justice. Il n’y a pas réussi. Son père, au lieu de le raisonner, lui fait
monter de la bile à la bouche. Si Trabi a mal agi dans Prékéto, moi qui l’ai
le premier soigné, Y a Baké qui l’a nourri et, bien entendu, Boni, Myriam,
Kissa, serions coupables de l’avoir aidé et puis certainement vous aussi, Bâ
Boussa, Kotiagui et bien d’autres qui l’avez apprécié et défendu contre les
soldats, et pourquoi pas toi-même, Idriss, qui étais heureux de lutter à ses
côtés contre Prékéto Bé ? D’où est venue la haine qui noircit maintenant ton
regard ? Est-ce parce que Trabi a réussi là où tu as échoué ? Ne te ronge pas
plus longtemps. Trabi va peut-être partir. Il ne restera ici que si le Président
lui en donne la permission. Tu devrais lui pardonner afin qu’il s’en aille
dans la paix. Tends la main à Boni pour boucher la lézarde qui affaiblit le
rempart de notre communauté. Si tu pardonnes, tu ouvres les portes de ton
propre bonheur.
– Tu as bien parlé, dit Ya Baké.
– Oh ! oui, il a bien parlé, il a tout dit, appuie Kotiagui.
– Trabi veut rester à Prékéto, lance Idriss. Il n’a rien à y faire... Tôt ou
tard, vous verrez de quoi il est capable. Quant à moi, je demande à Boni de
m’excuser. Trabi est la véritable cause de mon malheur. Quel dommage que
le Blanc ne l’ait pas frappé, lorsqu’il a trébuché et est tombé à la renverse !
– Comment sais-tu qu’il était tombé ? l’apostrophe Boni en se dressant.
J’étais seul lorsque j’ai fléché le Blanc et Trabi s’est relevé immédiatement.
Toi, je ne t’ai pas vu avant l’arrivée des soldats.
– J’étais bien là.
– C’est faux ! J’en appelle au témoignage de Boulga et de Fico.
– Pourquoi traites-tu mon fils de menteur ? gronde Chakato.
– Où étais-tu lorsque tu as vu le Blanc lever son poignard ? insiste Boni.
Idriss perd son assurance mais il nargue Boni.
– Je sais que je l’ai vu. J’ai assisté à tout le combat.
– Est-ce que tu as vu Marouk s’écrouler, blessé à mort ?
– Je ne sais pas, grommelle Idriss qui sent le piège.
– Oh, si ! tu étais là, dans les environs, le presse Boni, implacable. Tu as
aperçu les attaquants blancs et tu as eu peur de te montrer. Exprès tu n’as
porté secours ni à Marouk, ni à Trabi. Tu croyais, tu espérais que les
agresseurs allaient tuer ce dernier, te débarrasser de lui, te redonner ta
chance de reconquérir Myriam. Celle que tu prétendais aimer était en
danger et parce qu’elle se trouvait près de ton rival, tu es resté caché alors
qu’une balle pouvait la toucher. Ah ! Idriss, ta conduite est inqualifiable !
– Est-ce vrai, mon fils ? bredouille Chakato d’une voix cassée.
Idriss baisse son menton pointu ; ses oreilles paraissent des ailes figées.
– Oui, père, je n’avais pas d’arme. Je ne pouvais m’exposer et prendre
des risques inutiles.
– Tu es un criminel, jette Boni méprisant. Que Dieu le clément et le
miséricordieux ne se fâche pas contre toi !
Il s’assied lourdement.
– C’est donc toi qui par mauvaise volonté sorcière, ta haine insensée
contre Trabi, as provoqué la mort de mon petit Marouk, dit Séra d’un ton
amer. Ta jalousie a fâché les ancêtres.
– Pardonnez à mon fils, dit Chakato. Pardonnez-lui.
– Qui le condamne, interroge Bâ Boussa, sinon ses propres actes. Nous
ne sommes pas ici pour juger, mais pour accueillir ceux qui se repentent.
– Pardonnez à votre enfant, répète Chakato en sortant, la gorge nouée,
vieil homme pitoyable, écrasé par la honte.
– Je lui pardonne, dit Séra. Que l’esprit de Marouk le laisse en paix !
Le silence pèse sur l’assemblée.
– Dieu ait pitié de toi, Idriss ! dit Ya Baké, au bout d’un moment, d’une
voix très douce. Est-ce que tu regrettes ton acte ?
Idriss ne réagit pas.
– M’entends-tu, mon fils ? insiste Ya Baké.
– Oui, Ya Baké. Je vais quitter Prékéto Bé et n’y reviendrai plus, puisque
je suis la brebis galeuse.
– Personne ne te chasse, le rassure la vieille. Si tu es malheureux, plus
que jamais, ta place est parmi nous.
Mais Idriss ne l’écoute pas. « Oui, je vais partir, se dit-il, et j’ai mes
raisons... Tôt ou tard, Myriam et Trabi, s’ils se marient, viendront à Dougan
et je saurai me venger d’eux. J’empoisonnerai leur union. Myriam ne
concevra pas. Jamais elle n’aura d’enfant de lui. Stérile elle restera. »
– Demande pardon au conseil, lui répète Kotiagui, et tu seras quitte.
Idriss buté demeure comme absent, inaccessible. Tous le regardent d’un
air navré. Sans un mot, la nuque raide, la lèvre agitée d’un tic nerveux, le
fils de Chakato sort de la case.
– Que Dieu lui pardonne ! dit Bâ Boussa en guise de conclusion.
Il verse par terre le reste de la calebasse d’eau pour confier aux ancêtres
la paix du village. Alors les assistants, un à un, s’en vont en répétant :
« Amin ! Que Dieu accepte la libation, qu’il soit pardonné ! »
Boni, le dernier, se secoue et va serrer longuement le bras de Bâ Boussa
comme s’il s’agissait de son père. Puis il revient près de Trabi, l’air grave,
empreint de noblesse.
– Idriss a reconnu sa faute et ne veut plus rester à Prékéto Bé, déclare-t-il
brièvement.
Il n’en dira jamais plus. Il a résolu de ne pas révéler à son hôte ce que
Idriss avait fait.

Au soir de ce même jour, devant la case de Boni, Trabi le relance.


– Que penses-tu de ce que je t’ai dit à propos de Myriam ? Tu voulais en
parler à ta mère.
– C’est vrai, mon ami frère.
Se levant aussitôt, il va chercher Ya Baké.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demande la vieille en s’asseyant.
– Je te remercie de ce que tu as dit hier au grand chef Fioga, commence
Trabi.
– Les femmes doivent oser quand les hommes ne se décident pas.
– Je t’ai appelée pour autre chose, intervient Boni. Est-ce que tu sais, ma
mère, que Trabi souhaite prendre Myriam comme femme ?
– Je m’en doutais un peu ; le vieillard assis voit plus loin que le jeune
homme debout.
– Rien ne t’étonne, Ya. Eh bien, Trabi, si Ya Baké est pour toi, tu as
gagné. Il reste à toucher l’oncle Sadi et les autres parents.
– Je vous remercie, répond Trabi. Vous m’aiderez à faire ce qui convient.
– C’est curieux, ajoute Ya Baké, j’ai l’impression, Trabi, que tu deviens
un vrai fils pour moi. Je ne sais si un jour je reverrai ton village là-bas à
l’ombre des palmiers, mais ça n’a plus d’importance. Je n’oublierai jamais
les fleuves et les lacs aux rives verdoyantes et ces régions où chacun peut
prendre de l’eau à sa guise et même en gaspiller. Moi, je suis née dans les
pays de la sécheresse où l’on vénère le puisatier qui perce un chemin vers
l’eau. Cependant le tresseur de corde a un rôle plus important. En effet, sans
corde, qui peut goûter la fraîcheur de l’eau et préparer le repas ?
– N’oublie pas ceux qui tirent le seau, dit Boni.
– Je ne les oublie pas. Mais avant qu’ils ne lèvent en cadence leurs bras
vers le ciel, il leur faut une corde longue et solide, qui inspire confiance.
– La corde serait alors comme le pouvoir confié à un chef, observe Trabi.
– C’est ça, mon fils. Un chef mérite le respect si, tel le tresseur de corde,
il donne les moyens de calmer la faim et la soif, de chanter, le soir, autour
d’un feu. Si le cordier oublie comment ceux qui l’ont précédé tressaient leur
corde, la sienne ne conviendra sûrement pas au puits de son village. Il faut
qu’il mélange bien les fibres les unes aux autres, les tresse avec soin, arrête
une longueur convenable, décide du moment où la corde sera prête et
accepte enfin de la réparer quand ce sera nécessaire. Si, par malheur, il la
garde jalousement pour sa seule famille ou pour s’enrichir, il devient
l’ennemi de la paix et de la vie.
Elle se tait un moment, les yeux fixés dans la nuit, et ajoute d’une voix
lente :
– Un bon chef, un peuple uni, aidés par Dieu sont comme une tresse à
trois brins qui ne rompt pas facilement.
– Ça suffit, Ya, intervient Boni. Lorsque tu te mets à parler de l’eau, tu
n’arrêtes plus.
– Dans son pays, l’eau est rare et plus précieuse que l’or, et le tresseur de
corde en est l’humble serviteur, dit Trabi.
– C’est ça, c’est bien ça, approuve Ya Baké. Il faut de bons tresseurs de
corde... de bons tresseurs de corde. Bonne nuit, mes enfants.
– Bonne nuit, Ya Baké.
– A la grâce de Dieu !
Peu après, Boni bâille et se lève. Trabi s’attarde à regarder les étoiles.
Lorsqu’il se couche enfin, il demeure longtemps en éveil, l’esprit exalté.
Militant d’une cause de libération planétaire, convaincu que le victorisme
s’édifiait au Bokéli sur des bases solides, il a découvert à Prékéto la fragilité
du régime non pas tellement pour aujourd’hui mais pour demain et après-
demain, et le danger que lui font courir l’activisme et le goût du lucre. Il n’a
pas encore le courage de se demander si c’est le victorisme lui-même qui
est en faillite ou la manière dont on le met en pratique. Il vient de
comprendre que le sauvetage de l’humanité dépend de la réussite ou de
l’échec de l’aventure de chaque homme.
« Qu’il faut peu de chose pour dérouter une vie ! songe Trabi. Une erreur
de jugement peut être la chiquenaude qui met en branle la roue fatidique. Et
si, aiguillonné par la peur, on largue brusquement les amarres, on devient
navire sans boussole sur un océan sans limites. »
Lui, est arrivé à Prékéto comme on débarque sur une île. On l’a accueilli
avec la chaude hospitalité des âges révolus. La solidarité d’humbles
villageois, l’invitation à recevoir le don gratuit, l’offrande de soi, et c’est la
victoire sur la loi de l’argent, le vide des conventions stériles. Là-bas, dans
un climat d’âpre rivalité, il vendait sa compétence et recevait en échange
argent et considération. Ici, il a suffi qu’il donne son amitié et accepte celle
des autres pour que se tissent des liens invincibles. Cette nuit, Trabi se redit,
comme une parabole, le secret du don et de l’acceptation né au cœur de
l’Afrique maternelle.
« Il faut donner pour recevoir et recevoir pour donner. Celui qui a reçu et
ne donne pas, empêche l’autre de recevoir et de donner à son tour et bloque
celui qui veut donner davantage. Qui est incapable de donner est incapable
de recevoir, et à cause de lui, le fleuve d’eau vive se pétrifie, qui allait
désaltérer les plaines arides. Alors, malheur à qui reçoit et ne donne pas !
Malheur à l’égoïste, qui thésaurise et tarit la source. Si tu accrois ta capacité
de donner en réponse à la demande accrue, tu accélères le rythme des
échanges heureux qui comblent les aspirations du monde. Mais si ta main se
crispe sur ce qu’on y a déposé, ta ladrerie fera grincer les maillons de la
chaîne et tu créeras un marécage de misère. »
ÉPILOGUE
Le compte rendu du Président Fioga sur les événements de Prékéto Bé et
les propos de Trabi provoquèrent de vives discussions au Grand Conseil de
la Révolution. Les compagnons les plus durs, ceux qui ont le privilège de
n’avoir jamais eu peur et de n’avoir jamais changé d’opinion, soulignèrent à
l’envi l’inadmissible trahison de Trabi, proposèrent de remettre en cause la
grâce qui lui avait été accordée et d’ignorer les réactions des Prékétois
abusés par ce cadre déviationniste. Mais le Président Fioga précisa que ce
sont plutôt les paysans illettrés qui ont influencé, rééduqué Trabi et que cela
constituait un fait digne d’intérêt. Les théoriciens forcenés plaidèrent pour
le maintien de la rigueur doctrinale et de la discipline. Il ne fut pas aisé
d’obtenir un consensus

A Prékéto Bé, Trabi et ses amis écoutèrent attentivement le long


communiqué que le speaker lisait d’une voix aux accents dramatiques :
« S’agissant du compagnon Trabi, le Grand Conseil, après une analyse
objective de ses actes, a retenu les conclusions ci-après : En avouant qu’il a
eu peur, en abandonnant son poste dans l’intention de se réfugier dans un
pays étranger, ce compagnon a pris une position réactionnaire et trahi la
Révolution.
En outre, devant le chef de l’État, il a mis en doute l’efficacité du
victorisme et s’est présenté comme un homme providentiel. Cependant, au
contact des paysans, il a pris conscience de ses erreurs, a fait amende
honorable et n’a plus déserté. Le Grand Conseil en tiendra compte pour
statuer sur son cas.
Le Gouvernement exprime ses chaleureuses félicitations aux valeureux
militants de Prékéto Bé dont la vigilance et la solidarité ont permis de
remporter une éclatante victoire sur l’agression impérialiste. Les
engagements pris par le Président Fioga au cours de sa mémorable visite
seront tenus et Prékéto Bé deviendra le haut lieu du patriotisme résistant de
notre peuple en marche vers son bonheur. Des missions conduites par des
cadres engagés se rendront dans les villages les plus reculés de la
République pour rencontrer les populations, apprécier leurs forces et leurs
faiblesses et recueillir leurs suggestions afin de les mieux intégrer au
redressement socio-économique de la nation. Pour sa participation
dynamique à la lutte armée contre les agresseurs, le lieutenant Assouka en
mission sur le front du Gotal est promu au grade de capitaine. »
Personne n’osa d’abord rompre le silence qui suivit cette audition.
« Malgré ses éclats de voix, le Président Fioga a donc compris l’essentiel
du message que j’ai délivré, se dit Trabi soulagé. Maintenant que ceux qui
savent vont aller à la rencontre de ceux qui peuvent agir, j’espère que
disparaîtra le tragique malentendu qui fausse les échanges entre les
Bokéliens et que l’on découvrira l’importance de la mobilisation solidaire
des paysans enracinés dans leur terroir pour la bataille du développement. »
Mais les villageois, peu soucieux de ces considérations, se préoccupèrent
de la situation de Trabi.
– Si tu retournes là-bas, le Président te gardera auprès de lui pour te
surveiller, dit Bâ Boussa. Il est bon de donner un conseil à un chef s’il le
demande, mais ne cours pas devant lui pour lui montrer la voie. Il peut te
reprocher de lui avoir caché la vue.
– Si Fioga est vraiment un grand chef, il n’enfermera pas Trabi dans une
prison, lance Sadi.
– Il a dit qu’il enverra les gens comme lui dans les villages, rappelle
Boni. N’est-ce pas ce que nous souhaitons ? Trabi viendra à Prékéto Bé
puisqu’il nous connaît déjà.
– Espérons-le, dit Ya Baké. Le grand chef doit savoir que personne ne
pourra bien travailler avec nous et pour nous s’il ne nous aime pas.
– En tout cas, nous t’attendrons, frère Trabi, conclut Boni.
Trabi s’efforça de persuader ses amis que la réalisation des projets faits
ensemble était simplement différée. Il promit d’accompagner
prochainement une délégation de sa famille pour demander la main de
Myriam. Boni souhaita que la cérémonie eût lieu à l’occasion de la fête de
l’igname quand lui-même épousera Awa. Si Trabi n’était pas autorisé à
vivre à Prékéto, Kiss le suivrait à Dougan pour fréquenter l’école des
« Batouré ». Trabi s’étonna de l’accord de Ya Baké, car il eût préféré ne pas
déraciner le jeune garçon, mais pouvait-il refuser à son ami cette chance
d’émerger ?
– Est-ce que tu ne regrettes pas de te séparer de tes enfants ? lui
demanda-t-il.
– Ce n’est pas pour moi-même que je les ai mis au monde, répondit-elle,
le regard lumineux. Leur avenir est devant eux et les événements qui
arrivent me montrent le plan de Dieu. Toi-même, Trabi, te souviens-tu de la
signification de ton nom ?
– Bien sûr, Ya Baké : « Qui sait ce que deviendra cet enfant ? »
– Merci de le rappeler. J’y ai réfléchi depuis que tu me l’as dit. Il y a
quelques semaines, en ville, tu étais un chef respecté, un homme aux
relations solides ! Mais lorsque tu as jugé bon de partir hors du Bokéli, en
terre étrangère, tu as soudainement tout quitté. Et sans que tu l’aies prévu,
ta route a fait un détour brusque vers Prékéto. Tu nous as rencontrés, tu t’es
lié à nous et ta vie en a été bouleversée. Auparavant, tu ne souhaitais habiter
que de belles maisons ; désormais, tu envisages sans regret de loger dans
une case inconfortable, au milieu de nous, et d’épouser ma fille. Si ton
chemin à toi, grand lettré, t’a conduit au bonheur dans ce petit village, peut-
être celui de Kissa passera-t-il par la grande ville pour notre bonheur à tous.
N’est-ce pas ce qui est arrivé, paraît-il, au grand chef Fioga ? Il était
d’origine campagnarde ; fils de forgeron, il aurait certainement respiré toute
sa vie la cendre de la forge paternelle s’il n’avait eu la chance d’aller à
l’école. Personne ne sait ce que deviendra un petit enfant. Voilà pourquoi
ses parents doivent être attentifs et, le moment venu, le laisser partir en le
bénissant, malgré la peine qu’ils pourraient éprouver.
– Je te comprends, Ya Baké, et tu as raison, dit Trabi définitivement
conquis par la sagesse de cette visionnaire enracinée dans son terroir.
Pour elle, ses enfants sont aussi les enfants de l’avenir qui dévide jour
après jour les fils multicolores qui tissent leurs destinées.
Chassant de son cœur toute amertume, Trabi pense, à présent, qu’aucune
décision du Grand Conseil de la Révolution ne pourrait l’empêcher de
répondre à son rendez-vous avec les paysans. Qu’importe les sanctions ou
la prison ! Il se sent prêt à coopérer avec toute situation favorable ou
contraire pour édifier sa vie telle qu’il l’avait rêvée. Il sait maintenant que
c’est en liant son sort à celui des hommes privés d’espoir, en ouvrant son
cœur et ses mains à leur appel partout où il retentit, que l’on accomplit la
seule révolution qui vaille d’être vécue, que l’on soit le conducteur installé
aux commandes ou la roue qui s’enfonce dans la boue pour que l’attelage
accède à la terre ferme.
« Qu’importe même, se dit Trabi, si je ne reviens pas vivre dans la région
de Prékéto et qu’on n’apprécie pas à sa juste mesure ma contribution ! Je
sais que toutes les fleurs fécondées n’enfantent pas des fruits. Quelques-
unes ont embaumé l’air par des matins calmes, donné l’espoir d’une
abondante moisson, puis ont dépéri. Est-ce en vain qu’elles ont éclos ? Oh !
non. Leurs corolles tombées ont accru la chance des fruits mûrs qui ont fait
ployer les branches à la saison des récoltes. »
C’est pourquoi Trabi s’en alla paisible et joyeux. Dans son cœur, le nom
de Prékéto Bé résonnait comme celui de son village natal, un village auquel
le reliait une corde invisible mais solide, une jeune fille à la peau couleur de
miel, qui répond au doux nom de Myriam.

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