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MétaphysiqueS

Étienne Souriau
Collection dirigée par
Étp During, Patice Maníglier,
Quentín Meillassoux et David Rabouîn

Les différents
modes d'existence

suivi de
Du mode d'exístence de l'euvre à faíre

Présentation
Isabelle Stengers et Bruno Latour

03

UP/r\ 5ùc,?s
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Presses Universitaires de France
Le sphinx de l'æuvre
Isabelle Stengers* et Bruno Latour**

Voici le livre oublié d'un philosophe oublié. Mais pas d'un


philosophe maudit créant dans sa mansarde, inconnu de tous,
une théorie radicale qui aurait fait l'objet d'une dériqion générale
i

i
avant de connaître un succès tardif. Au contraire, Etienne Sou-
riau (1892-1979) a fait carrière, a connu charges et honneurs, a
i bénéficié de toutes les récompenses que la République réserve à
ses enfants méritants. Et pourtant son nom et son ceuvre ont dis-
paru des mémoires, à la manière d'un paquebot, sombrant sur
I place, sur lequel se serait refermé la mer étale. Tout juste se sou-
i vient-on qu'il fut responsable du développement en France de
cette branche de la philosophie qu'on appelle l'esthétique. On
I

I s'explique mal qu'il ait été si connu, si installé, et qu'il ail ensuite
BIBLIOTHEQUE CANTONAT_r' i I si complètement disparu.
I
ET UNIVEJìSI'IAIRE
I
2 6 AVR. 2010 I
* Je dois d'avoir découvert Souriau, malgré I'oubli qui a englouti son æuvre, à un
1 plongeur en eau profonde, Marcos Mateos Diaz, qui inopinément, lors d'un séjoul en
LAUSANNIË/Dorigny Cévennes, me mit ent¡e les mains L'ínstauration phílosophique. Depuis lors, la question
posée par Souriau, son ceuvre et son destin n'ont cessé entre nous de susciter réflexions,
i relances et entretiens - < confidences sans inte¡locuteur possible >, écrit Deleuze. Puisse
I cette préface ne pas en interrompre le cours.
+* Ebloui par ce livre qu'Isabelle Stengers m'avait lait connaître, je l'ai d'abord saisi
I¡ comme la seule tentative proche de cette enquête sur les modes d'existence queje poursuis
rsBN 978-2-13-057487-3
depuis près d'un quart de siècle et j'en avais fait très vite un premier commentaire trop
intéressé pour être hdèle (voir l'article inédit http://www.bruno-latour.fr/articles/
Dépôt légal 1'édition: 2009, novembre article/98-SOURIAU.pdf). Quand il s'est agi de préfacer la réédition de ce livre brûlant,
- j'ai naturellement appelé Isabelle au secou.rs et n'ai conservé que quelques paragraphes de
@ P¡esses Universitaires de F¡ance, 2009
6, avenue Reille, 75014 Paris mon commentaire.

I
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Du mode d'existence
de l'æuvre à faire*
Étienne Souriau

Je souhaite mettre ici à l'épreuve quelques idées qui'me sont


chères. Elles me sont chères, et pourtant je souhaite lès mettre à
l'épreuve, en les offrant à votre discussion. pourquoi ? parce
qu'.elles ne sont pas de celles où l'on doive s,abanãonner trop
facilement au plaisir d'affirmer.
Je pose un problème. Je dis qu'il nous concerne tous, en tant
qu'hommes et en tant que philosophes. Comment pourrais-je le
dire, si je n'obtiens I'assentiment d'autres philosophès, de forma-
tion et d'idéaux aussi divers que possible, d'acìord avec moi
pour affirmer l'urgence et l'universalité de ce problème ?
Et pour tenter de le résoudre, ce problème, j,essaie de faire
appel à une expérience d'un certain genre. Mais plus cette expé-
rience me paraît cruciale et précieuse, et intervenant dans la
trame intime de la vie et de la pensée pour les soutenir et les gui-
der, plus il m'importe de rester vigilant vis-à-vis de moi-même,
afin de ne pas m'abandonner, croyant y trouver appui et direc-
tion, à une sorte de rêverie superstitieuse. euel philõsophe vou-
drait affirmer qu'un certain genre d'expérience existe, s,il ne peut
éveiller chez autrui le souvenir et la conscience d'une expériãnce
pareille ? Tel est le fruit précieux pour moi, que je cherôhe ici.
Afin de bien poser mon problème, je partiiai ã,une remarque
-banale en solrune, et que vous m'accorderez sans doute sans diifi-
culté. Cette remarque, et c'est aussi un grand fait, c,est l,inachève-

* Extrait du Bulletin de la Société française de philosophie, 50 (l), séance du


25 février 1956, p. 4-24.
Du mode d'existence de l'æuvre à faire r97
196 Les dffirents modes d'existence

et telle qu'on ne puisse répondre à la question : ( Ceci existe-


ment existentiel de toute chose. Rien, pas même nous, ne nous est t-il ? > que pil Plus ou Moins, non par Oui ou Non. Et vous me
direz peut-être que j'ai tort ou que j'exagère, ces choses ayarÍ
une existence physique, positive, non susceptible de plus ou
moins, et telle qu'il faille bien répondre : physiquement oui, ces
choses existent.
Il est vrai. Je puis répondre par oui ou non à la question
d'existence, mais seulement parce que le oui atteste une sorte de
minimum exigible, d'une nature presque purernent pragmatique,
à peine un peu contrôlée par certaines des disciplines les plus é1é-
être quelconque n'est jamais saisi ou expérimenté qu'à mi-chemin mentaires du physicien, à l'écheile macroscopique.
d'uná osciila[ion entre ce minimum et ce maximum de son exis- Il est inutile à mon propos de soulever les questions plus sub-
tence (pour parler comme Giordano Bruno) qui, à dire vrai, ne tiles qui se poseraient si je faisais intervenir ce point de vue du
nous sont guère que suggérés par le sentiment de cette oscillation, physicien, mais à une autre échelle que cette échelle" macrosco-
de l,accroissement ou de la diminution des lumières ou des ténè- pique. De tels problèmes pourraient nous égarer. Ii nous faut
bres de ce demi-jour, de cette pénombre existentielle dont je par- rester dans \a teneur d'une expérience commune, concrète,
lais tout à l'heure. L'existence est-elle jamais un bien qu'on pos- humainement vécue. C'est de ce point de vue que je dis que cette
table, malgré sa suff,rsante existence physique, reste encore à
peine ébauchée, si je songe aux accomplissements spirituels qui
lui manquent. Accomplissements intellectuels, par exemple. Son-
geons à ce qu'elle serait devant un esprit capable de disce¡ner
toutes les particularités et les significations humaines, histori-
ques, économiques, sociales et culturelles d'une table de Sor-
bonne ! Signihcations qui lui sont à coup sûr inhérentes, et pour-
tant toutes virtuelles, tant qu'il ne se trouve un esprit capable
d'englober, d'assumer l'existence intellectuelle accomplie de cette
table, de donner champ à cet accomplissement, d'exercer un
effort pour promouvoir en ce sens l'existence d'un tel objet.
Encore cet accomplissement purement intellectuel n'est-il qu'un
réelle existence est à ce prix, pper, en ce
aspect du problème. Il y a d'autres formes de l'accomplissement
qui nous concerne nous-même s interroger
spirituel. Songeons à l'aventure que cette table pourrait vivre si
sur le mode d'existence de Elle nous sa destinée était d'être reprise par un esprit d'artiste et de pour-
concerne. C'est-à-dire que tels que nous sommes ici, nous som- suivre dans un tableau l'existence objective (au sens où nous
mes concernés par elle, nous subissons par un véritable pâtir savons tous que Descartes prenait ce terme) dont un peintre
I'agir qu'exprime le verbe actif de cette formule : l'æuvre nous pourrait la gratifier. Tentons-en l'expérience. Imaginons cette
conc.ttte. Et, bien entendu, nous le savons tous, il en est de table traitée dans ce style d'intimité et presque d'intériorité dont
même si, au lieu de penser à notre personne' nous pensons à un Vermeer a le secret ; ou bien telle qu'elle apparaîtrait comme
l'Homme en tant qu'il est à instaurer' accessoire d'un Colloque de Philosophes peint par un Titien ou
Mais j'ai dit tout à l'heure qu'il en est ainsi de toute chose' par un Rembrandt. Ou évoquons-la dans l'éclatant dénuement
J'ai dit : tette table, ces murs sont dans une condition semblable
198 Les dffirents modes d'existence Du mode d'exístence de I'euvre ò faire 199

ou la mystérieuse évidence qu'un Van Gogh expose un peu bru- autre être. Différence assurément profonde, et qui modifie les
talement dans ses représentations de telle chaise ou de telle table conditions pratiques du problème, mais sans en modifìer
d'une chambrette d'Arles. I1 s'agirait bien 1à de promotions l'essence. Ces sortes d'êtres doivent aussi être considérés sous
d'existence. L'artiste, en de tels cas, a charge d'âme vis-à-vis des l'aspect de l'ceuvre à faire, et d'une æuvre vis-à-vis de laquelle
êtres qui n'en ont pas encore, d'âme, qui n'ont que la simple et nous ne sommes pas sans responsabilité.
plate existence physique. Il découvre ce qui manquait encore à Mais laissons de côté pour l'instant cette question de respon-
cette chose en ce sens. L'accomplissement qu'il lui confère, c'est sabilité. Qu'elle reste ici com.me une pierre d'attente. Nous y
bien l'accomplissement authentique d'un être qui n'occupait reviendrons en terminant. Ce que je viens de dire sufht à poser le
pour ainsi dire que la place à lui dévolue dans le mode d'exis- problème, ou p le Problème
tence physique, mais qui restait encore pauvre à faire dans d'au- se pose. S'il est que l'æuvre
tres modes d'existence. Si bien que si cette table physiquement non faite encor nce existen-
est faite, par le menuisier, elle est encore à faire, en ce qui tielle, je dis : à la fois com.me carence et comme présence d'un
concerne l'artiste ou le philosophe. Et si quelqu'un de vous avait être à accomplir et qui se manifeste comme tel, avec un droit sur
tendance à penser que cet accomplissement par l'artiste est un nous. Si cela est vrai, la manière même dont existe-,1'æuvre à
peu un luxe, une tâche non nécessaire et que l'objet lui-même faire et le problème que j'envisage ici sont une seule et même
n'appelle point, je pense qu'aucun de vous ne voudrait dire que chose.
son accomplissement par le philosophe est un luxe et une tâche Je ne puis pourtant me défendre ici d'une inquiétude. Certai-
non nécessaire. Ainsi, par exemple, nous sentons bien qu'entre nement, celui qui voit bien en face le fait qu'on vient d'exposer,
ces divers accompiissements artistiques que j'ai ébauchés tout à celui qui sent comment chaque être, confusément et médiocre-
l'heure en imagination, il y en a probablement un qui serait ment saisi sur un plan d'existence, est comme accompagné sur
sinon plus vrai, tout au moins plus authentique qu'un autre, s'ef- d'autres plans par des présences ou des absences de lui-même, s'y
fectuant selon une voie où réellement l'objet appelle, sans pou- redouble en se cherchant, et là peut-être ainsi se pose le plus
voir se le donner à lui-même, le droit fil de sa destinée existen- intensément en sa véritable existence ; celui-là pourra être émer-
tielle. Nous sentons aussi que cet accomplissement intellectuel veillé de la richesse d'une réalité ainsi multipliée à travers tant de
des significations, dont j'ai parlé d'abord, nous ne pouvons en plans d'existence. Mais quand je parle des æuvres à faire comme
faire bon marché en ce qui regarde l'accomplissement philoso- ã'êtres réels, quand j'admets qu'un être physique, j'ai dit tout à
phique de l'objet. Et serons-nous nous-mêmes authentiquement l'heure cette table, j'aurais pu dire aussi une montagne, une
philosophes si n'ous ne nous sentons concernés par l'æuvre que
représente la promotion spirituelle d'objets de ce genre ? N'est-ce
pas là notre tâche ? Ne nous sentons-nous pas responsables de
cette tâche, un peu de la même manière que l'artiste se sent res-
ponsable vis-à-vis du genre d'accomplissement qu'il cherche de
son côté ? Quand nous parlions tout à l'heure de la personne ou
de l'homme comme æuvres à faire, nous constations simplement
que ceux que cette æuvre concerne trouvent aussi en eux, croient
trouver ou croient sentir un pouvoir répondant à une sorte de
devoir. Tandis qu'à présent nous soÍlmes en face d'êtres dont la point nous pouvons multiplier sans nécessité les êtres. J'affirme
teneur existentielle, réduite à ce minimum qu'est l'existence phy- õu j'ai cru pouvoir affirmer qu'il y avait bien une nécessité à
sique, ne peut achever de s'accomplir que par le pouvoir d'un cette multiplication, et que ce n'est nullement une nécessité
200 Les différents modes d'existence Du mode d'existence de I'euvre ò faire 20t

logique, mais une nécessité que nous sentons et dont nous pâtis- Je ne puis saisir séparément ni l'existence plate et simple de la
sons. Mais je craindrai toujours de me laisser aller 1à à ce genre chose physique, par exemple, en tout cas concrètement donnée,
de superstition dont je m'alarmais dès le début de cette causerie, sans son halo d'appels vers un accomplissement ; ni la virtualité
si je n'arrive pas à trouver un contact expérientiel avec le mode pure de cet accomplissement, sans les données confuses qui
d'existence de l'æuvre à faire, et avec les êtres qui existent (du l'ébauchent et l'appellent dans le concret. Mais dans l'expérience
moins c'est ce que je suppose) selon ce mode. En toute bonne foi du faire, je saisis la métamorphose progressive de l'une dans
philosophique, je ne puis appeler que virtuel cet accomplisse- l'autre, je vois comment cette existence virtuelle se transforme
ment, tant que dans le concret l'æuvre est encore à faire. peu à peu en existence concrète. En regardant æuvrer le sta-
Je dois avouer immédiatement - et ceci complète mes bases tuaire, je vois comment la statue, d'abord æuvre à faire absolu-
de départ - que nous perdrions sans doute notre temps à essayer ment distincte du bloc de marbre, à chaque coup du ciseau et du
d'avoir une expérience soit directe, soit représentative du maillet peu à peu s'incarne dans le marbre. Peu à peu le marbre
contenu de ces carences, de ces lacunes à combler, de ce complé- se métamorphose en statue. Peu à peu l'æuvre virtuelle se trans-
ment d'existence qu'appellent toutes ces choses qui n'existent forme en æuvre réelle. Chaque acte du statuaire, chaque coup du
qu'à demi. C'est en admettant que tout cela tombe sous le coup ciseau sur la pierre, constitue la démarcation mobile du graduel
d'une sorte d'intuition intellectuelle, que je risquerais de tomber passage d'un mode d'existence à un autre.
dans la rêverie ou la superstition philosophique. Je prendrai Encore, si j'examine le statuaire, n'ai-je pas vraiment cette
même de sévères précautions. J'éviterai tout appel à l'idée de expérience. C'est le statuaire lui-même qui, accomplissant peu à
finalité, nous verrons tout à l'heure pourquoi, car j'y reviendrai. peu ses démarches instauratrices, à la fois guide cette métamor-
Cherchant le rapport entre l'existence virtuelle et l'existence phose et l'éprouve en ses voies.
concrète (e vous demande de me passer ces termes provisoires Je ne voudrais pas me hasarder jusqu'à dire que cette expé-
nécessaires pour que je n'avance rien que de bien positif et de rience instaurative est la seule sur laquelle nous puissions prendre
sûr), il me semble que je n'ai qu'une seule prise expérientielle ici, appui ici. Je n'aurais affirmer, je ne crois même pas, que cette
c'est celle du passage d'un mode à l'autre, et de cette transposi- expérience active du faire, telie que l'éprouve le statuaire, explore
tion progressive par laquelle, dans une démarche instaurative, ce l'unique voie de l'accomplissement. Je ne voudrais pas écarter de
qui n'était d'abord que dans le virtuel se métamorphose en l'horizon philosophique le genre d'événement auquel d'autres ont
s'établissant progressivement dans le mode de l'existence cru pouvoir faire appel lorsqu'ils s'inquiétaient de problèmes ana-
concrète. logues : croissance, évolution, schème dynamique, développement
Une métamorphose... Vous connaissez sans doute ce texte si conduisant à une émergence. Tout ce qu'impliquent ces mots est
savoureux du philosophe chinois Tchouang Tseu : une nuit, bien digne d'attention. Mais quelque effort qu'on puisse faire
Tchouang Tseu rêva qu'il était un papillon voitigeant sans souci. pour acquérir une sorte de sentiment intime et concret de ce qu'on
Puis il se réveilla, et s'aperçut qu'il était le misérable Tchouang pourrait appeler le fil du courant intérieur des instaurations spon-
Tseu. < Or, ajoute-t-il, on ne peut pas savoir si c'est Tchouang tanées, rl n'y a rien là qui puisse être à la fois aussi direct, aussi
Tseu qui s'est réveillé après avoir rêvé qu'il était un papillon, ou intime, aussi vécu dans l'expérience de ses régulations que ce que
si c'est le papillon qui a rêvé qu'il devenait Tchouang Tseu nous trouvons dans l'expérience personnelle du faire. Et quels
éveillé. Mais, ajoute le philosophe, cependant entre Tchouang dangers, dès lors que nous prétendons assister en nous, avec cons-
Tseu et le papillon il y a une démarcation. Cette démarcation, cience, à une instauration un peu panique dont ni les pouvoirs, ni
c'est un devenir, un passage,I'acte d'une métamorphose. ) les actes ne sont véritablement nôtres. Je le répète :je n'écarte pas
Rien n'est plus philosophique. Et en y pensant comme il faut comme impossibles ou illusoires de telles expériences, ni comme
y penser, j'ai bien ici le principe d'une solution à mon problème. fausses ou superstitieuses les philosophies qui ont cherché à s'ap-
202 Les différents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre à faire 203

puyer sur une telle conscience. Je dis seulement qu'elles m'inquiè- pinceau une touche de couleur ; il est libre, sur sa toile, de la
tent. Susceptibles d'apparaître à première vue plus grandioses, mettre ici ou là ; il est libre, sur sa palette, de choisir du bleu ou
parce qu'elles cherchent communion non seulement avec des du rouge, et c'est dans cette liberté entière de choix que com-
devenirs particuliers, mais même avec de vastes devenirs cosmi- mence, d'une manière ou d'une autre, quelle que soit l'æuvre à
ques (au moins dans l'ordre de la vie), nous pouvons être certains instaurer, l'action de cet agent instaurateur.
qu'elles en cherchent plutôt une reconstitution conjecturale s'éloi- Autre exemple, si vous excusez un rapprochement ou un pas-
gnant d'autant de I'expérience directe et vécue qu'elles postulent. sage un peu abrupt; la dialectique descendante de Platon et le
Tandis que l'expérience du faire instauratif, intimement liée à la problème que posait Aristote, affirmant que c'était un syllogisme
genèse d'un être singulier, est une expérience directe et incontes- énervé. Suivons Platon lorsque, d'une démarche démiurgique, il
table par l'agent instaurateur, des actes, des conditions et des instaure pour le déf,rnir, le Sophiste. Ou bien lorsque, par laçon
démarches selon lesquels un être passe de ce mode d'existence de modèle, il instaure le pêcheur à la ligne, en ajoutant sans cesse
énigmatique et lointain, mais intense dont j'ai parlé tout à l'heure, des déterminations nouvelles, par exemple, l'homme qui capte
à l'existence sur le plan du concret. d'autres êtres, soit par la ruse soit par la violence, et ainsi de
C'est bien pour cela aussi que j'écarte cles données d'un tel suite. Pourquoi choisit-il l'un plus que l'autre ? Répondre à la
problème l'idée de finalité. Je ne nie nullement qu'elle soit une question, c'est chercher s'il existe une dialectique de f instaura-
conception philosophique valable. Je dis seulement qu'elle n'est tion. Mais nul doute en tout cas que quel que soit le fil directeur
d'aucune ressource ici. Elle désigne et résume simplement l'hypo- de cette instauration, f instaurateur ici ne soit libre du choix.
thèse selon laquelle il y aurait le même principe de vection en C'est ce que Raymond Lulle répondait d'ailleurs à Aristote. Une
exercice dans les démarches de I'agent instaurateur exerçant son expérience que nous analyserons tout à l'heure guide ce choix, en
pouvoir de faire, et dans les processus spontanés, jusqu'à un cer- permettant de saisir l'avancement de l'être qui est entre nos
tain point analogues formellement à ceux du faire, mais où ne mains pour être achevé, vers son accomplissement. Le peintre a
sont ni engagées ni décelables par expérience la liberté et ses raisons pour choisir sur sa palette la couleur qu'il va
l'efficacité d'un tel agent. employer. Mais il est en son pouvoir de choisir.
Je ne dis donc aucun mal de toutes les alliciantes spéculations En second lieu, l'efflcacité. Qu'il agisse manuellement ou spi-
qu'on peut entreprendre dans les domaines que je viens d'évo- rituellement, l'instaurateur, le créateur (si vous me permettez
quer. Mais il paraît absolument certain que c'est dans l'exercice d'employer indifféremment ces deux mots pour alléger mon
du faire, tel que l'agent instaurateur le pratique et le ressent, que exposé), le créateur, dis-je, opère la création. En vous montrant,
réside la seule expérience intime, immédiate et directe dont nous com.me j'essaie de le faire, qu'il y a un être de la statue avant que
disposions dans le problème que j'envisage. Là où nous prenons le sculpteur l'ait faite, je ne nie en rien, au contraire, que le sta-
en charge, par notre efhcacité personnelle, le fait qu'un être tuaire était libre de ne pas la faire, et que c'est bien lui qui l'a
aboutisse à une présence concrète aussi plénière que possible, là faite. Fichte disait : toute détermination est production.
nous avons affaire à un genre d'expérience dont, vous le sentez, La statue ne se fera pas d'elle-même ; l'humanité future non
l'incidence sur le vaste problème que je posais en commençant plus. L'âme d'une société nouvelle ne se fait pas d'elle-même, il
est évidente. faut qu'on y travaille, et ceux qui y travaillent opèrent bien sa
Et d'emblée se manifestent en cet agent instaurateur trois genèse. Epanouissement d'un être dans le monde, soit ; mais épa-
caractères sur lesquels il faut porter notre attention. Je les énu- nouissemsnt qui ne se peut s'il ne se nourrit pour ainsi dire de
mère : liberté, efficacité, errabilité. l'effort, de l'acte de l'agent. Si notre sculpteur, fatigué, ayant
D'abord la liberté : au moins une liberté pratique, un pouvoir perdu la foi en son ceuvre, incapable de résoudre les problèmes
de choisir dans l'indifférence. Le peintre tient au bout de son artistiques qui se posent à lui pour avancer davantage, laisse
204 Les dffirents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre à faíre 205

tomber l'ébauchoir, ou cesse de frapper du maillet sur le ciseau il y a des séries d'événements idéaux qui courent parallèlement
l'æuvre à faire reste dans ses limbes, à mi-chemin, comme aux événements réels. << C'est ainsi qu'il en fut de la réformation,
avortée... Eugène Delacroix disait que si tant d'æuvres de au lieu du protestantisme est arrivé le luthéranisme. >> Je songe
Michel-Ange sont restées inachevées, c'est qu'il s'attaquait à des encore à ce pari de Pascal dont l'âme n'est pas de nous dire qu'il
problèmes insolubles. Il ne sentait pas, pour user d'un autre faut opter, mais de nous assurer qu'ayant opté, nous solnmes
vocabulaire, qu'il y avait dans son projet une sorte de < caractère exposés à l'avoir bien ou mal fait.
létal ). Différence précisément, entre le projet et le trajet instau- J'insiste sur cette. idée que tant que l'ceuvre est au chantier,
ratif. Mais j'y reviendrai tout à l'heure. Une chose est sûre. Si, l'æuvre est en péril. A chaque moment, à chaque acte de l'artiste,
incapable de résoudre le problème qu'il a devant lui à une étape ou plutôt de chaque acte de I'artiste, elle peut viv¡e ou mourir.
précise de la création, incapable de décision, d'invention ou d'ac- Agile chorégraphie de l'improvisateur apercevant et résolvant
tion, le créateur s'arrête d'agir, alors la créature cesse de venir au dans le même instant les problèmes que lui pose cet avancement
monde. Elle ne progresse qu'au prix de cet effort du créateur. hâtif de l'æuvre, anxiété du fresquiste sachant que nulle faute ne
Et j'ai annoncé en troisième lieu : errabilité. C'est là un point sera réparable et que tout doit être fait dans l'heure qui lui reste
essentiel. J'y insiste d'autant plus que, dans tout ce que j'ai lu sur avant que I'enduit ait séché, ou travaux du compositeur ou du
la question dont je vous parle, il m'a semblé que c'était un des littérateur à leur table, avec le droit de méditer à loisir, de retou-
points qu'on omettait le plus, sur lesquels en tout cas on n'ap- cher, de refaire ; sans autre talonnement ou aiguillonnement que
portait pas une suffisante attention. l'usure de leur temps, de leurs forces, de leur pouvoir ; il n'en est
Après avoir apporté sa liberté et son efficacité, I'agent pas moins vrai que les uns et les autres ont à répondre sans
apporte aussi son errabilité, sa faillibilité, sa soumission à cesse, dans une lente ou rapide progression, aux questions tou-
l'épreuve du bien joué ou du mal joué. Il peut, ai-je dit, placer jours renouvelées du sphinx - devine, ou tu seras dévoré. Mais
librement où il le veut son coup de pinceau. Mais s'il le place c'est l'ceuvre qui s'épanouit ou s'évanouit, c'est elle qui progresse
mal, tout est manqué, tout s'écroule. L'usage qu'il fait de sa ou qui est dévorée. Progression pathétique à travers les ténèbres
liberté peut être bon ou mauvais. Son eff,tcacité peut être de pro- dans lesquelles on s'avance à tâtons, comme quelqu'un qui gravi-
mouvoir ou de ruiner. Après avoir agi, il peut entendre la voix rait une montagne dans la nuit, toujours incertain si son pied ne
mystérieuse qui dit : < Harold, tu t'es trompé ! > Et cette voix va pas rencontrer un abîme, sans cesse guidé par la lente êléva-
mystérieuse, c'est cette constalation tragique que connaissent tion qui le fera cheminer jusqu'au sommet. Dramatique et perpé-
bien tous ceux qui ont pratiqué les arts : l'æuvre qui rate, qui tuelle exploration plutôt qu'abandon au cheminement spontané
s'effondre misérablement tandis qu'elle paraissait si bien en d'une destinée...
route, parce qu'il y a eu faute dans le choix des mots, dans la Si ce que je vous dis vous paraît juste, vous voyez que nous
touche, dans les mille rapports de convenance qu'il faut calculer nous trouvons en face d'une sorte de drame à trois personnages.
instantanément, bref, parce que ce mal joué dont je parlais tout D'un côté l'æuvre à faire, encore virtuelle et dans les limbes ;
à l'heure a eu pour sanction immédiate un avortement, un recul d'un autre côté, l'æuvre dans le mode de présence concrète où
existentiel, la cessation de cette promotion de l'être qu'assurait elle se réalise ; enhn l'homme qui a la responsabilité de tout cela,
sans cesse le créateur pathétiquement penché sur cette genèse qui, par ses actes, tente de réaliser la mystérieuse éclosion de
fragile. l'être dont il a pris la responsabilité.
Et je ne parle pas simplement de la petite aventure de l'aqua- Je suis ainsi amené, dans ce drame à trois personnages, à par-
relliste dont la touche a séché trop vite, ou du sculpteur qui a ler de l'æuvre à faire, coÍìme étant bien un personnage. J'oserais
fait êclater son marbre en l'attaquant sous un mauvais plan de presque dire une personne, à moins que ce ne soit un peu une de
clivage. Je songe à des choses telles que celles-ci : Novalis disait : mes superstitions de sentir, aussi fort que je le fais, ce caractère
206 Les dffirents modes d'exístence Du mode d'existence de I'euvre ò faire 207

de personne qu'a l'æuvre à faire. En tout cas, cette dualité de l'æuvre, s'il n'y avait pas dans l'æuvre quelque chose qui paraît
l'æuvre qui est dans les limbes et de l'æuvre qui est déjà plus ou mériter le don d'une âme et parfois d'une vie ; en tout cas, d'im-
moins sculptée, écrite, tracée sous les yeux ou dans les âmes des menses travaux. C'est bien ce qui permet de parler comme d'une
hommes, cette dualité me paraît essentielle à la problématique de réalité de cette ceuvre qui n'existe pas encore, et qui peut-être ne
l'instauration sous ses formes les plus importantes et dans tous sera jamais faite. Je ne postule pas ce qui est en question quand
les domaines. j'implique l'être de l'æuvre dans cette double existence, si
Mais comment la désigner, comment la nommer, comment la vraiment je tiens celle-ci dans cet acte de la métamorphose que
décrire, cette æuvre encore à faire, en tant qu'elle intervient j'essaie de saisir.
comme un des termes du problème, si ce n'est comme un des C'est bien pourquoi, comme je vous l'ai dit, je laisse entière-
personnages du drame. ment de côté pour désigner cette forme spirituelle tout ce qui
Ne disons pas que ce soit un < projet )), pour des raisons que pourrait se rapporter à I'idée de projet. De même que j'ai écartê
je vous demande la permission d'expliquer tout à l'heure; ne d'un côté l'idée de finalité, avec futurité de l'æuvre réussie, de
disons pas que ce soit une futurité, puisque ce futur peut ne pas même j'êcafie de l'autre côté le projet, c'est-à-dire ce qui, en nous-
arriver, s'il y a avortement. Je vous propose un terme dont je mêmes ébauche l'æuvre dans une sorte d'élan et pour ainsi dire la
sais bien qu'on peut en contester la convenance, et que d'ailleurs jette au-devant de nous pour la retrouver au moment de l'accom-
je soumets à votre critique : je parle de la < forme spirituelle > de plissement. Car à parler ainsi, on supprime d'une autre manière
I'ceuvre. Ailleurs, il m'est arrivê d'employer cette expression : parmi les données de la question toute expérience ressentie au
< L'ange de l'æuvre >>, simplement pour répondre à l'idée de cours du faire. On méconnaît notamment l'expérience, si impor-
quelque chose qui paraît venir d'un autre monde et jouer un rôle tante, de l'avancement progressif de l'æuvre vers son existence
annonciateur. Mais bien entendu, vous vous doutez que je ne concrète au cours du trajet qui y conduit. Permettez-moi de
prononce ce mot qu'en l'accompagnant de tous les << en quelque reprendre ici une idée qui m'est dès longtemps chère (e l'ai pré-
sorte >> philosophiques qui conviennent. Et sans doute pour ce sentée dès le premier ouvrage que j'ai publié) en opposant ainsi le
rapprochement, de la forme spirituelle et de l'ange, je pourrais projet et le trajet. A ne considérer ici que le projet, on supprime la
m'abriter derrière l'autorité de William Blake. En fait, et pour découverte, l'exploration, et tout l'apport expérientiel qui survient
parler un langage plus sévère et plus technique, je dis bien que le long du décours historiel de l'avancement de l'æuvre. La trajec-
l'æuvre à faire a une certaine forme. Une forme accompagnée toire ainsi décrite n'est pas simplement l'élan que nous nous som-
d'une sorte de halo d'espoir et d'émerveillement dont le reflet est mes donné. Elle est aussi la résultante de toutes les rencontres.
pour nous comme un orient. Toutes choses qu'on peut évidem- Une forme essentielle de moi-même, que j'assume comme struc-
ment commenter par un rapprochement avec l'amour. Et en fait, ture et comme fondement de ma personne, n'est pas sans exiger
si le poète n'aimait déjà un peu le poème avant de l'avoir écrit, si sans cesse au cours de mon trajet vital mille efforts de fidélité,
tous ceux qui pensent un monde futur à faire naître ne trou- mille acceptations douloureuses de ce que capte cette forme à tra-
vaient pas dans leurs rêves à ce sujet quelque pressentiment vèrs le monde et mille refus onéreux de ce qui n'est pas compatible
émerveillé de la présence appelée, si en un mot l'attente de avec elle. Mais particulièrement, en ce qui concerne le décours du
l'æuvre était amorphe, il n'y aurait sans doute pas de création. processus instauratif, je ne puis oublier que surviennent au cours
Je ne me laisse pas aller ici à une sorte de mystique de l'effort même du trajet d'accomplissement bien des actes absolument
créateur, je constate simplement que le créateur n'échappe guère innovateurs, bien des propositions concrètes improvisées soudain
à cette sorte de mystique par laquelle se justifie son effort. Il y en réponse à la problématique momentanée de chaque étape. Sans
aurait, notamment dans la création artistique, une sorte de pros- oublier toute la motivation qui survient au cours de chaque déci-
titution du fait de faire de sa propre humanité un moyen pour sion, et ce qu'ajoute cette décision elle-même. Instaurer, c'est
208 Les dffirents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre ò faire 209

suivre une voie. Nous déterminons l'être à venir en explorant sa en cela, nous met en demeure de choisir, de répondre. Que vas-tu
voie. L'être en éclosion réclame sa propre existence. En tout cela, faire ? Elle nous met à la devine comme le deus absconditus.
l'agent a à s'incliner devant la volonté propre de l'æuvre, à devi- Écoutons le monologue intérieur du peintre, monologue qui est
ner cette volonté, à faire abnégation de lui-même en faveur de cet en réalité un dialogue : << Ce coin-ci de mon tableau reste un peu
être autonome qu'il cherche à promouvoir selon son droit propre terne, il faudrait ici une touche vive, un éclat de couleur. Un
à l'existence. Rien n'est plus important dans toutes les formes de bleu vif ? Une touche orangée ?... Ici une région est insufhsam-
création que cette abnégation du sujet créateur par rapport à ment meublée ; mettrai-je un personnage ? Un détail de pay-
l'æuvre à faire. Dans l'ordre de l'instauration morale, c'est l'obli- sage ? Ou puis-je au contraire supprimer ces personnages que
gation de laisser le vieil homme pour trouver l'homme nouveau. voici, de façon à mieux faire ressortir l'obscur espace ambiant ? >
Dans l'ordre social, c'est l'ensemble des sacrihces qu'exige de De même le littérateur : < Ici il me faudrait une épithète étrange,
chaque participant l'élaboration de l'âme d'ensemble qu'il s'agit rare, ou inattendue... Là un substantif qui résonne d'échos pro-
d'instaurer. Je pourrais dire des choses analogues en ce qui fonds et intimes... Après ce que vient de dire mon personnage, il
concerne l'instauration intellectuelle. Si e! tout ceci je prends faut dans la bouche de l'autre une réplique propre à opérer un
volontiers f instauration artistique coÍìme exemple, c'est simple- rebondissement dramatique... Ou bien ici, ce qu'il faut mettre
ment parce qu'elle est peut-être de toutes la plus pure, la plus dans sa bouche, c'est un mot d'esprit... > Ce mot d'esprit, il est
directe, celle où l'expérience que je cherche est la plus accessible totalement à inventer. Et pourtant il est nécessaire. L'ceuvre,
et la plus clairement vécue. Mais n'oublions pas que ce que sphinx ironique, ne nous aide pas. Elle ne nous fait jamais grâce
nous avons à trouver est valable dans tous les domaines de d'une invention. Beethoven compose la V" Symphonie. Dernier
l'instauration. mouvement de l'andante, le silence peu à peu s'est fait. Seule une
Serrons-la de plus près, cette expérience. En quoi nous per- palpitation des timbales le meuble et le fait vivre. Et maintenant
met-elle, sans superstition, sans complaisance à de fragiles hypo- il faut qu'il s'élève, des violoncelles à l'unisson, une grande
thèses, de parler de cette forme spirituelle dont il vient d'être phrase au chant calme et sublime. Mais cette exigence, qui est
question comme d'une réalité positive, expérimentale, qui résiste sûre, qui pose intensément la situation, c'est aussi un vide à rem-
à l'esprit, sur laquelle I'esprit s'appuie, et vis-à-vis de laquelle plir. Un vide où l'invention peut faire cruellement défaut, peut
l'esprit échange des interrelations actives et passives ? s'épuiser en essais vains et sans vertu. Peut-être un instant béni
Là encore, il y a trois points essentiels à discerner. laissera éclore com.me spontanément la phrase qu'exige l'æuvre.
Dans ce dialogue de I'homme et de l'æuvre, une des présences Peut-être le musicien noircira longtemps son papier, ses carnets
les plus remarquables de l'æuvre à faire, c'est le fait qu'eile pose d'ébauches, recherchera dans le fatras des esquisses déjà faites ou
et soutienne une situation questionnante. des æuvres partiellement réutilisables le chant qui doit monter là.
Car ne l'oublions pas, l'action de l'æuvre sur I'homme n'a Immense attente qui paraît incomblable et qui pourtant devra
jamais l'aspect d'une révélation. L'æuvre à faire ne nous dit être comblée, car à de tels moments, la faute ne se pardonne pas.
jamais : voilà ce que je suis, voilà ce que je dois être, modèle que L'æuvre nous attend là, et si nous la ratons, l'æuvte non plus ne
tu n'as qu'à copier. Dialogue muet où l'Guvre, énigmatique, iro- nous rate pas. Si nous ne donnons pas la réponse juste, aussitôt
nique presque, semble dire : et maintenant que vas-tu faire ? Par elle s'écroule, elle s'en va, elle s'en retourne dans les limbes loin-
quelle action vas-tu me promouvoir ou me détériorer ? tains d'où elle commençait à sortir. Car c'est de cette façon
Que vas-tu faire ? J'imagine que c'est un peu le nom de cruellement énigmatique que l'æuvre nous questionne, et de cette
l'homme pour Dieu, de cet homme auquel il a donné la liberté façon qu'elle nous répond : tu t'es trompé.
de faire ce qu'il voudrait, mais qu'il attend à l'acte, pour être Parfois encore, Ia situation questionnante se présente ainsi.
perdu ou sauvé. L'æuvre de même, d'une manière un peu divine L'artiste sent que ce qu'il vient de faire est valable, mais que ce
210 Les différents ntodes d'existence Du mode d'existence de l'euvre à faire 211

)
n'est pas encore tout à fait cela. I1 faudrait un élan nouveau. I1
faudrait passer à un niveau artistique supérieur. Songeons arx
trois états du Chiron de Hölderlin ; d'abord l'attente du jour,
puis reprise du poème transformé en attente de la mort; puis
enfin, la soif de l'impossible mort pour immortel. En ces deux avec Charlotte Buff, et ainsi de suite. Mais c'est le roman qu'il
premiers états, déjà le poème est beau. Mais il n'est pas sublime. est en train d'écrire qui fouille dans son âme, qui prend pour s'y
Le poète, qui relit son poème en son deuxième état, sent d'une nourrir les souvenirs et les expériences utilisables. Doit-on dire
certitude absolue, d'une expérience directe et flagrante, qu'il y a que Dante a utilisé dans la Divine Comédie les expériences de
encore une transfiguration à opérer, un dernier motif à intro- son exil, ou que c'est la Divine Comédie qui avait besoin de l'exil
'Wagner
duire comme un ferment nouveau dans l'æuvre et qui l'établira de Dante ? Quand s'éprend de Mathilde, n'est-ce pas
'Wagner
en plein ciel comme un haut sommet. Mais je le répète, si claire Tristan qui a besoin de amoureux ? Car c'est ainsi que
et évidente que soit cette exigence de l'æuvre, elle ne dispense en nous sommes concernés et employés par l'æuvre, et que nous
rien l'inventeur d'inventer. Tout est encore à faire, comme dit le
peintre deBalzac à son disciple: < Il i'y a que le dernier coup de
pinceau qui compte. >> De moins grands que Beethoven ou
Hölderlin l'ont parfois senti, ce moment tragique où l'æuvre
semble dire : < Je suis là, réalisée en apparence mais un plus lant, on peut parler d'un véritable parasitisme de l'æuvre par
grand que toi saurait que je n'ai pas encore atteint mon éclat
suprême, qu'il y a encore quelque chose à faire que tu ne sais pas
faire. > C'est bien pour cela que si souvent, on peut le dire, le
génie survient à la dernière minute, dans ce moment suprême où
une dernière retouche, ou bien une refonte totale, décide de I'ac-
cès de l'æuvre à sa grandeur suprême. N'oublions pas que Rem- qui nous reste strictement mesuré pour tout ce qui nous reste à
brandt a recoÍrmencé bien des fois les Pèlertns d'Emmaüs avant fãire. C'est lui qui faisait pleurer César songeant qu'à son âge
d'aboutir au seul de ces Emmaüs qui crève le plafond usuel de Alexahdre était mort. C'est lui qui fait descendre le sculpteur la
l'a¡t et nous transporte en pleine sublimité. nuit à son atelier pour donner au bloc de glaise encore humide
Telle est cette première forme de l'expérience de l'æuvre à les trois coups d'ébauchoir dont il a encore besoin. C'est lui,
faire, que j'ai appelée la situation questionnante. La forme spiri- encore, dans l'instauration morale, qui réveille la nuit ceux qui se
tuelle pose et définit, avec précision la nature d'une réponse sentent responsables des souffrances ou des maux d'autrui. Je
qu'elle ne souffle pas à l'artiste, mais qu'elle exige de lui. disais tout à l'heute, en commençant, qu'il est essentiel à notre
En deuxième lieu, je signalerai ce que j'appelle : l'exploitation problème de sentir que l'æuvre à faire nous concerne- Et c'est
de l'homme par l'æuvre. ainsi que nous le sentons. Je dis qu'elle nous concerne : nous
Cette proposition que devra faire l'artiste, en réponse à la sommes concernés par elle. Nous nous sentons concernés. Et
question posée par l'æuvre, évidemment il la tire de lui-même. I1 c'est l'expérience même de cet appel de l'æuvre. C'est par cet
galvanise toutes ses puissances d'imagination ou de souvenir, il appel qu elle nous exploite. Et si je mets en cause, peut-être, ici,
fouille dans sa vie et dans son âme pour y trouver la réponse quelques superstitions personnelles, je crois que même si on me
cherchée. Beethoven, nous le savons 0'y ai fait allusion tout à refuse cette idée que l'æuvre est une personne, on ne peut me
l'heure), cherchant le motif musical qui précède dans la Neu- refuser du moins cette idée qu'elle est par rapport à nous, lors-
vième L'Hymne ò la Joie, a fini par le retrouver dans une ceuvre qu'elle est achevée, un être autonome ; autonome de fait et par
212 Les diJférents modes d'existence Du mode d'existence de I'æuvre à faire 213

destination - et pourtant nourri pendant qu'il s'achève et pour reflet de ce qu'était l'æuvLe à faire dans l'æuvre faite' Il suffit,
qu'il s'achève de tout ce qu'il y a de meilleur en nous. Ce parasi- pour que l'æuvre puisse être dite achevée' d'une sorte de proxi-
tisme spirituel dont je parlais, cette exploitation de l'homme par l'être à instaurer sur les deux plans
l'ceuvre, c'est l'autre face de cette abnégation par où nous accep-
-it¿ ¿"r deux préiences de
d,existence qui viennent ainsi presque en contact. Mais enfin,
tons bien des souffrances et des peines, en raison de ce droit à cette proximité suffisante défÏnit l'achèvement. On ne saurait en
l'existence dont l'æuvre se prévaut par rapport à nous, en son rendrê raison sans ce sentiment, cette expérience d'une distance
appel. plus ou moins grande, qui fait
Enf,rn en dernier lieu, je tâcherai de discerner un dernier de la statue. Et cette aPPréciati
contenu de l'expérience instaurative, dont l'expression est moins rituellement l'étendue de la tàc
concrète et forcément plus spéculative que les deux contenus que confondre avec aucune évaluat
je viens d'inventorier. C'est ce que j'appellerai la nécessaire réfé- positives. Ne confondons pas l'évidence de l'achèvement avec
rence existentielle de l'æuvre concrète à l'æuvre à faire. Où si n'importe quel frni d'exécution, avec une stylistique de ce qu'on
vous me passez un terme pédantesque, le. rapport diastématique uppát. vulgairement ou en termes d'industrie ou de commerce la
de l'une avec l'autre. <'fiinition >l Confusion grossière, à laquelle ont succombé par-
Voici ce que je veux dire. Tant que I'ceuvre est en progrès... fois; à certaines époquei, les artistes dont les ébauches ou les
Précisons. Le bloc de glaise déjà pétri, déjà dessinê par l'êbaa- esquisses sont meilleures que les æuvres terminales. Ne croyons
choir, est là sur la sellette, et pourtant ce n'est encore qu'une pas non plus qu'il s'agisse, commg à la. rigueur on.p.ourrait pen-
ébauche. Bien entendu, dès l'origine et jusqu'à l'achèvement, ce ier qu'il-s'agii de celã dans 1a dialectique platonicienne,.d'une
bloc, dans son existence physique sera toujours aussi présent, addition sucõessive de déterminations, en sorte que le nombre de
aussi complet, aussi donné que peut l'exiger cette existence phy- celle-ci mesurerait la distance, non pas par rapport à l'achève-
sique. Le sculpteur pourtant l'amène progressivement vers ce ment, mais par rapport au point de départ. Nous savo-ns tous
dernier coup d'ébauchoir qui rendra possible l'aliénation com- que parfois iébun.hè, plus cómpliquée, physiquement, géométri
plète de l'ceuvre en tant que telle. Et tout le long de ce chemine- quement, a des formes beaucoup moins simples que l'æuvre ter-
ment, il évalue sans cesse en pensée, d'une façon évidemment minale, souvent plus dépouillée et plus pure en ses formes. Ainsi
toute globale et approximative, la distance qui sépare encore donc on penseralt un peu en béotien si on cherchait n'importe
cette ébauche de l'æuvte achevée. Distance qui diminue sans quelle solution de ce gènre au problème de l'achèvement' Or je
cesse : cette progression de l'æuvte, c'est le rapprochement pro- n'ai pas besoin de vous dire que ce problème de l'achèvement,
gressif des deux aspects existentiels de i'æuvre, à faire ou faite. en tôute théorie de l'instauration, est bien souvent la pierre
Vient ce dernier coup d'ébauchoir, à ce moment toute distance d'achoppement. Je ne me souviens même d'avoir rien lu, chez
est abolie. La glaise modelée est comme le miroir fidèle de aucun ãès auteurs philosophiques ou autres, qui se sont attaqués
I'ceuvre à faire, et l'æuvre à faire est comme incarnée dans le à ce problème de Îa diateètique instaurative, qui réponde, je ne
bloc de glaise. Elles ne font plus qu'un seul et même être. Oh, dis pàs d'une manière suffisante, mais seulement d'une manière
jamais tout à fait, bien entendu. Miroir trouble, où l'æuvre à qrr.l.ottqn. à ce problème de I'achèvement. Ni chez Hegel, ni
faire se mire, selon les paroles pauliniennes, ut in speculo per Hamelin. Ce n'est pas d'ailleurs que même l'artiste le plus expéri-
aenigmate, car il y a toujours une dimension d'échec dans toute menté ou le plus geniat n'ait ses inquiétudes et ses erreurs à ce
réalisation quelle qu'elle soit. Soit dans l'art, soit et plus encore sujet. Un Vinii ¿tait de ceux qui ne se décidaient pas à abandon-
dans les grandes æuvres de l'instauration de soi-même ou de ne-r l'*uvre. Et on peut pensei qu'un Rodin parfois, p-ar.crainte
quelque grande ceuvre morale ou sociale, il faut se contenter d,aller trop loin, a ãbanãonné un instant trop_ tôt. Diffrcile esti-
d'une sorte d'harmonie, d'analogie sufftsante, d'évident et stable mation où luttent confusément entre eux des facteurs tels que le
Du mode d'existence de I'euvre à fatre 215
2t4 Les diffërents modes d'existence

regret d'aliéner complètement l'æuvre, de couper le cordon


ombilical, de dire : maintenant je ne suis rien pour elle. Ou
encore la nostalgie de l'æuvre rêvée, l'horreur de cette inévitable
dimension d'échec dont je parlais tout à l'heure. Et parfois
encore la crainte de gâter l'æuvre déjà presque satisfaisante, par
une faute du delnier moment. Mais à travers toutes ces affres du venir, ce poème est 1à, il n'attend que son poète. Qui de nous
dernier moment qui voudrait n'être pas dernier, ou qui tremble l'ê,crira't
d'outrepasser, il n'en reste pas moins que c'est bien une Et ceci me conduit à mes conclusions. C'est là que je retrouve
expérience directe qui intervient, dans ce dernier moment.
Expérience dont le contenu, de quelque façon qu'on l'interprète,
suppose toujours cette référence mutuelle de l'æuvre à faire et de
l'æuvre faite, dans l'estimation de leur distance décroissante et
hnalement presque abolie. tion future qu'il se présente le t
Non seulement ces trois aspects de l'expérience instaurative qu'il nous attire le plus immédi s

justihent profondément, je l'espère, cette présence réelle de venons de dire nous donne une
l'æuvre à faire que je cherchais devant vous, et dont elle donne selle de toute réalité. Et d'abord, cela nous apprend à discerner,
trois aspects comme trois rayons d'une même lumière. Mais je dans tout ce qui se présente à nous comme du tout fait, dans le
crois que le dernier aspect que nous venons d'envisager com-
mente d'une façon non seulement positive, mais, j'oserais dire,
vraiment pathétique, cette richesse du réel en ces divers plans
d'existence dont je parlais en posant mon problème. Car il ne
s'agit pas d'une simple correspondance harmonique de chaque
être à lui-même tel qu'il est en présence ou en carence à travers
ces divers plans, que je vous demande de concevoir un peu à la
manière des attributs spinoziens où les modes se correspondent.
Mais il faut bien penser qu'il y a non seulement des correspon-
dances, des échos, mais encore des actions, des événements par
lesquels ces correspondances se font ou se défont, s'intensihent
comme dans la résonance d'un accord nombreux, ou se délient et
se défont. Là où une âme humaine, de toutes ses forces, a pris en
charge l'æuvre à faire, là, sur un point pathétique, à travers
cette âme deux êtres qui n'en font qu'un, exilés l'un de l'autre
à travers Ia pluralité des modes d'existence se regardent \

ì
nostalgiquement I'un l'autre et font un pas l'un vers l'autre.
Or en tel cas, cette âme humaine aide, lucidement, passionné-
ment cet être séparé de lui-même à se réunir. Mais n'oublions
pas qu'en cette tâche lui aussi reçoit une aide. Quand nous
créons, nous ne sommes pas seuls. Dans ce dialogue où l'æuvre
nous interroge, nous appelle, elle nous guide et nous conduit, en
216 Les différents modes d'exístence Du mode d'exístence de I'uuvre ò faire zt1

d'ébauche. Il n'est pas dit qu'elles ne soient pas, jusqu'à un cer- s'adresse si instamment à chacun de nous, dès qu'il se sent à l'in-
tain point, récupérables, pour des achèvements qui nous incom- tersection de deux modes d'existence, dès qu'il sent en les vivant
bent encore. Je m'explique. Nous soÍrmes responsables devant - et c'est sa vie même - cette oscillation, cet équilibre instable, ce
l'enfant, devant l'adolescent que nous avons été, de tout ce qui tremblement pathétique de toute réalité entre des forces qui la
ouvrai une voie où nous ne nous sommes pas avancés ; de tout soutiennent en deçà- et une transparence en sublimité qui se
ce qui dessinait des forces plus tard inemployées ; sclérosées, des- dessine au-delà.
séchées par la vie qui n'est pas toujours accomplissement. Et si
nous pensons à un monde terrestre digne d'être habité par Ì
l'homme vraiment accompli, cet Homme accompli, parvenu à
son stade sublime et devenu le maître des destinées de tous les a

autres êtres de ce monde, prend en charge ces destinées. J'aime-


rais vous avoir fait un peu sentir avec moi ce thème qui philoso- !
i
phiquement me hante, que de ce point de vue, il n'est aucun être
- le moindre nuage, la plus petite fleur, le'plus petit oiseau, une l
roche, une montagne, une vague de la mer - qui ne dessine aussi I
I
bien que l'homme au-dessus de soi-même un possible état I
sublime, et qui ainsi n'ait ici son mot à dire par les droits qu'il i

a sur l'homme en tant que celui-ci se fait responsable de


l'accomplissement du monde. Non seulement l'accomplissement I
philosophique, ce qui est évident, mais même l'accomplissement 1

concret du Grand (Euvre. :


;
Je pourrais commenter ces choses en posant des problèmes
très techniquement philosophiques. Par exemple, en évoquant le I
I

Cogito sous cet aspect d'æuvre, avec tout ce qu'il implique de :

faire, et d'aide reçue ; en montrant toutes les solidarités qu'il des-


sine de nous, du Moi du Cogito avec toutes les données cosmi- :
ques qui coopèrent à son æuvre, dans une expérience commune i
où tout cherche ensemble sa voie à l'existence, mais ceci c'est une I
i

autre histoire. Je ne voudrais pas retomber ici dans ce pain quo- i

tidien parfois un peu sec des discussions philosophiques techni- i


ques où trop faciiement nous perdons de vue l'aspect le plus vital I

de nos problèmes.
Je voudrais avoir contribué un peu à mettre ici l'accent sur ce
qu'a en effet de vital la question que j'ai voulu soumettre à vos :
réflexions. J'ai dit que je soumettais ces idées à vos réflexions
pour mon proht personnel. Mais ce qui me tient le plus à cæur,
I

c'est ce qui n'a rien ici de personnel, c'est ce qui au contraire doit
être partagé entre tous, ressenti par vous tous si tout ce que j'ai
I

ébauché devant vous est exact. Je veux parler de cet appel qui

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