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Génie magicien
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Richard Feynman,
génie iconoclaste
I
l y a deux types de génies : les génies « ordinaires » et les « magi-
ciens ». Un génie ordinaire est un type comme vous et moi pour-
rions l’être, si nous étions infiniment plus intelligents. La
manière dont son esprit fonctionne n’est pas un mystère. Dès que
nous comprenons ce qu’il a fait, nous sommes alors persuadés que
nous aurions pu faire de même.
Les magiciens sont différents. Ils sont, en jargon mathématique,
dans le «complément orthogonal» de l’endroit où nous nous trouvons,
le fonctionnement de leur esprit nous est totalement incompréhensible.
Même quand nous comprenons ce qu’ils ont fait, le processus par
lequel ils y sont arrivés nous est inaccessible. Ils n’ont que très rare-
ment, voire jamais, d’élèves, parce qu’ils ne peuvent pas être imités et
qu’il doit être terriblement frustrant pour un jeune esprit brillant
d’être confronté aux voies impénétrables de l’esprit d’un magicien.
Richard Feynman est un magicien d’un niveau exceptionnel.
À ces mots du mathématicien Marc Kac, qui avait travaillé avec
Feynman à l’occasion de la construction d’un théorème commun, le
physicien Hans Bethe, qui avait passé de nombreuses années aux
côtés de Feynman, d’abord à Los Alamos, puis à l’Univer-
sité Cornell, ajoute : « Un magicien fait des choses que personne
d’autre ne pourrait jamais faire et qui semblent totalement inatten-
dues, et c’est ainsi qu’est Feynman. »
Un génie, un magicien, même. L’esprit le plus original de sa géné-
ration. Le plus brillant, iconoclaste et influent des physiciens théori-
ciens de la génération d’après-guerre. Scientifiques, historiens et jour-
nalistes ne tarissent pas d’éloges à l’évocation de Richard Feynman.
«Dick» Feynman a été l’un des physiciens théoriciens les plus
importants et les plus originaux d’un prolifique après-guerre, appor-
tant tout au long de sa vie des contributions fondamentales dans pra-
tiquement tous les domaines de la physique. En 1965, il a reçu le prix
Nobel, avec Julian Schwinger et Sin-Itiro Tomonaga, pour les résul-
tats obtenus en électrodynamique quantique. En 1986, il est le seul
scientifique à participer à la Commission d’enquête sur le drame de
l’explosion de la navette Challenger, devenant aux États-Unis une
sorte de héros national.
En Europe, Feynman est en revanche peu connu hors du monde
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R
ichard Phillips Feynman naît le 11 mai 1918, dans une clinique de
Manhattan, et grandit principalement à Far Rockaway, une petite ville
au Sud de Long Island, à proximité de New York et non loin de la mer.
Phillips est le nom de famille de sa mère, Lucille. Son grand-père maternel,
orphelin d’origine polonaise, avait reçu le nom d’Henry Phillips dans un
orphelinat anglais où il avait vécu jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’être envoyé en
Amérique pour y tenter sa chance. Et cette chance, il l’avait trouvée à l’heure
dite : il avait épousé la fille d’un horloger – lui aussi polonais d’origine –,
rencontrée dans le magasin de ce dernier, où il apportait sa montre à réparer.
Avec sa femme, il monta un atelier de modiste qui eut un certain succès. Ils
purent ainsi offrir une bonne éducation à leurs enfants et acheter une grande
maison entourée d’un vaste jardin à Far Rockaway, qui, à l’époque, était
encore une localité semi-rurale. Cette maison, léguée par le père à ses filles
Lucille et Pearl, fut par la suite habitée par les familles des deux sœurs :
Lucille, son mari Melville Feynman et le petit Richard (la fille cadette, Joan,
naîtra neuf ans après Richard) ; Pearl, son mari Ralph Levine et leurs deux
enfants, Robert et Frances.
Melville Feynman est, lui aussi, fils d’immigrés. Né en 1890 à Minsk, en
Biélorussie, il débarqua à l’âge de cinq ans aux États-Unis avec ses parents,
des juifs d’origine lituanienne qui, comme tant d’autres familles juives,
russes et polonaises à l’époque, avaient quitté le Vieux continent à la
recherche de conditions de vie meilleures. Melville grandit à Patchogue, à
Long Island, et, après s’être lancé dans différentes activités commerciales
avec plus ou moins de bonheur, finit par trouver un travail stable dans la
vente d’uniformes. Sans atteindre la prospérité de son beau-père, Melville
garantira à sa famille un train de vie convenable, même pendant la Grande
dépression de 1929.
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Ci-contre, la maison
des Feynman à
Far Rockaway.
Ci-dessous, Richard
enfant (à gauche) et,
quelques années plus tard,
en compagnie de ses
parents et de sa petite sœur
Joan, dans le jardin
de leur maison (à droite).
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lumière, lorsqu’elle passe d’un milieu dans un autre, où T et V sont respectivement l’énergie cinétique et
abandonnant déjà le chemin le plus court, qui est celui l’énergie potentielle du système mécanique, et où ti et tf
de la ligne droite [d’après la loi de la réfraction établie sont les instants correspondant au début et à la fin du
indépendamment par Willebrord Snell Van Royen et mouvement de l’objet. L’intégrale S est minimale si elle
René Descartes dans les années 1620], pouvait bien est calculée selon la trajectoire physique, c’est-à-dire la
aussi ne pas suivre celui du temps le plus prompt : en trajectoire qui satisfait les lois du mouvement. En
effet, quelle préférence devrait-il y avoir ici du temps sur d’autres termes, le principe de moindre action est équi-
l’espace ? La lumière ne pouvant plus aller tout à la fois valent aux lois de la mécanique newtonienne. La fonc-
par le chemin le plus court et par celui du temps le plus tion T – V est nommée Lagrangien du système, et ren-
6 prompt, pourquoi irait-elle plutôt par un de ces chemins ferme toute l’information dynamique.
que par l’autre ? Aussi ne suit-elle aucun des deux, elle
prend une route qui a un avantage plus réel : le chemin MILIEU 1 MILIEU 2
qu’elle tient est celui par lequel la quantité d’action est Selon la loi de Snell-
la moindre. » Selon Maupertuis, la Nature choisit tou- Descartes, la lumière
RAYON ne se propage pas en
jours, parmi toutes les possibilités qui s’offrent à elle, la
ligne droite lorsqu’elle
plus efficace. Maupertuis généralise ce principe à tout passe d’un milieu
corps devant aller d’un point à un autre, et le nomme DIOPTRE à un autre (sauf en
Principe de moindre action : le chemin emprunté par un incidence normale).
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physique entre deux points A et B, calculée à l’aide À chaque trajectoire x(t) correspond une valeur particulière
de la seconde loi de la dynamique de Newton (qui de S. La valeur de S est minimale pour la trajectoire phy-
exprime comment le mouvement de l’objet évolue en sique x(t), décrite par la fonction (2). Pour chaque autre 7
fonction des forces qu’il subit), est décrite par la hau- trajectoire entre A et B, on obtient une valeur supérieure.
teur x du caillou en fonction du temps t : De façon générale, le principe de moindre action
concerne tout système mécanique qui possède une éner-
x(t) = xi + vi ( t – ti ) – m g ( t – ti )2/2 (2) gie cinétique T et une énergie potentielle V : l’action S est
minimale (ou plus précisément stationnaire) quand elle
où m est la masse du caillou, g l’accélération de la est calculée pour la trajectoire physique du système entre
pesanteur, et xi et vi la position et la vitesse du caillou à une configuration A à un temps ti et une configuration B
l’instant ti du lancer (on considère que le « caillou » est à un temps tf.
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Feynman insistera, dans ses récits, sur le plaisir qu’il éprouvait à observer
et à comprendre le fonctionnement des choses, à trouver une façon de les
faire fonctionner. Ce plaisir constituera le moteur de sa vie scientifique.
Pratiquer la science, découvrir comment le monde tourne, sera toujours pour
Feynman une manière de s’amuser, voire sa manière préférée de le faire.
L’amusement réside surtout dans le sentiment qu’il éprouve lorsqu’il résout
un problème ou une énigme.
Un amusement qui le pousse à développer ses capacités intellectuelles dès
son plus jeune âge, comme en témoigne une de ses anecdotes préférées, celle
de la radio « réparée par la pensée ». Son habileté à réparer les radios lui avait
valu une certaine réputation et, en cette période de Grande dépression, on fai-
sait souvent appel à lui pour économiser le coût d’un réparateur profession-
nel. Un jour, Richard avait été appelé pour réparer une radio dont l’émission
était fort perturbée lors de la mise sous tension, puis redevenait normale après
quelques minutes. Richard, après avoir constaté le problème, s’était mis à
faire les cent pas en réfléchissant à sa cause. Le propriétaire de la radio, déjà
prévenu des capacités du gamin, lui avait alors demandé d’un ton agressif ce
qu’il faisait. « Je pense » avait répondu Richard. Quelques minutes plus tard,
il avait compris la cause du problème et résolu celui-ci en inversant l’ordre
de certains composants. La radio fonctionnait correctement, devant son pro-
priétaire stupéfait. De sceptique, l’homme devint des plus enthousiastes, et ne
perdit pas une occasion de vanter le génie prodigieux de ce petit garçon qui
« réparait les radios par la pensée ».
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jamais lâcher prise avant d’avoir trouvé une solution, qu’il s’agisse d’un pro-
blème mathématique, physique, ou d’un casse-tête quelconque, telles sont les
stimulations intérieures qui favorisent le développement intellectuel de
Feynman. Cet aspect de son caractère lui vaut le titre de champion de l’équipe
de mathématiques du lycée, à qui il offre la victoire lors de concours avec les
autres lycées de New York. Ces compétitions, fondées sur la résolution de pro-
blèmes dans un laps de temps trop court pour permettre l’usage de méthodes
traditionnelles, sont un excellent exercice pour stimuler la rapidité et l’origina-
lité. Le jeune Feynman en tire grand profit.
En dernière année, Richard a la chance d’avoir un professeur de physique
hors normes, Abram Bader. Celui-ci, après avoir interrompu son doctorat
pour des raisons financières, a suivi des cours de physique atomique et de
mécanique quantique auprès de grands physiciens tels Isidor Rabi,
Enrico Fermi et Samuel Goudsmit. Il sera le seul professeur dont Feynman se
rappellera avoir appris quelque chose à cette époque de sa vie. Il lui sera en
particulier reconnaissant pour deux raisons : lui avoir prêté un livre d’analyse
avancée pour l’occuper pendant des cours trop faciles pour lui, et lui avoir
expliqué le principe de moindre action (voir l’encadré page 6). Le livre
d’analyse lui permet de s’exercer entre autres au calcul intégral, dans lequel
il évoluera toujours avec un naturel incroyable. Le principe de moindre action
lui apparaît aussitôt comme l’une des merveilles de la physique, et il y
recourra dans toute son activité scientifique. Ce principe jouera en particulier
un rôle central dans la formulation de la mécanique quantique à l’aide des Le jeune Feynman,
intégrales de chemin (voir page 32). Bien des années plus tard, dans une de dans ses années de lycéen.
ses célèbres leçons, Feynman évoquera ainsi sa première rencontre avec le
principe de moindre action : « Quand j’étais au lycée, mon professeur de phy-
sique – M. Bader – m’appela après la leçon et me dit : “Tu as l’air de t’en-
nuyer ; je veux te raconter quelque chose d’intéressant.” Et en effet, il me
raconta une chose que je trouvai absolument fascinante, et qui me fascine
encore aujourd’hui. Chaque fois que je le peux, j’y travaille. »
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Étudiant au MIT
En 1935, Feynman choisit de se consacrer à la physique.
Étudiant brillant, il étudie avec une égale aisance des domaines
aussi variés que les rayons cosmiques ou la dilatation du quartz.
E
n été 1935, Richard réussit triomphalement ses examens de fin de
lycée (l’équivalent du baccalauréat). Ses professeurs recommandent à
ses parents de permettre à leur fils de poursuivre ses études. Melville
et Lucille, malgré leurs difficultés financières, communes à de nombreuses
familles pendant la Grande dépression, n’ont pas besoin d’être encouragés
dans ce sens : ils offrent à leur fils la possibilité de s’inscrire dans l’une des
meilleures universités disponibles. Richard fait une demande auprès de la
Columbia University de New York et du Massachusetts Institute of Technology
(MIT) de Boston. Refusé à Columbia parce que l’Université a déjà atteint son
quota annuel d’étudiants juifs – « quota » introduit pour limiter la présence
d’immigrés (ou de fils d’immigrés) dans l’Université –, il lui reste l’option du
MIT, où il est accepté et où il obtient même une petite bourse d’études.
La vie estudiantine au MIT était alors organisée en « fraternités », sortes
de sociétés d’assistance mutuelle où les étudiants plus âgés instruisaient et
protégeaient les nouveaux arrivés, en échange de menus services. Pour un nou-
vel étudiant, l’adhésion à une fraternité était un moyen de se procurer un
logement et de faciliter son insertion. Habituellement, les étudiants de pre-
mière année partaient en quête d’une fraternité qui les accepte, mais dans le
cas d’éléments particulièrement brillants, tel Feynman, cela n’était pas néces-
saire. La réussite de l’un des membres dans les études (comme dans d’autres
activités « importantes ») était source d’orgueil et de gloire pour les autres, et
les fraternités rivalisaient pour accaparer les nouveaux étudiants aux notes les
plus élevées. Avant même de quitter Far Rockaway, Richard avait déjà été sol-
licité par les deux fraternités d’étudiants juifs du MIT. Il choisit Phi Beta Delta,
favorablement impressionné par les membres qu’il rencontra à des réunions
organisées à l’intention des recrues dans la région de New York. Son expé-
rience dans la fraternité Phi Beta Delta et, de manière générale, son initia-
tion à la vie étudiante font l’objet de nombreuses anecdotes qui nourrissent
le « mythe Feynman » : son quasi-enlèvement par la fraternité rivale, son
épreuve de survie dans les bois par une nuit glaciale, les conseils sur la
manière de se comporter en société, prodigués par ses camarades moins stu-
dieux, mais plus délurés, les blagues qu’il imagine et qui lui valent vite une
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réputation de farceur. « Les gens pensent que je suis un farceur – dira Feynman
à ce propos – mais je suis habituellement sérieux, d’une certaine manière :
d’une manière telle que, souvent, personne ne me croit ! ».
Richard, qui devient « Dick » pour ses camarades, tire grand profit de ses rap-
ports avec les membres plus âgés de la fraternité, y compris dans le choix de
ses sujets d’étude. Quand il arrive au MIT, il est convaincu de vouloir choisir
les mathématiques comme matière principale. Ses connaissances sont telles qu’il
suit directement le cours de deuxième année, mais se rend vite compte que les
mathématiques ne représentent pour lui qu’un instrument efficace et non un
savoir qu’il veut approfondir. Il décide donc de changer d’orientation et opte pour
l’électronique. Néanmoins, ce domaine est cette fois trop concret et, après
quelque temps, il change à nouveau d’orientation et choisit comme matière prin-
cipale la physique, voie intermédiaire entre science abstraite et science appli-
quée, plus conforme à sa nature.
Cette décision résulte aussi de ses discussions avec ses compagnons de
chambre, deux étudiants de dernière année qui fréquentent le cours avancé
de physique théorique. Ce cours est organisé depuis peu, sous l’impulsion prin-
cipale du chef du département de physique John Slater qui, avec Philip Morse
et Julius Stratton, donne alors tout son lustre à la physique du MIT. Slater a
étudié un certain temps à Cambridge et à Copenhague. Il a donc été en contact
direct avec la nouvelle physique quantique et s’efforce de relever le niveau
de la physique américaine, plus particulièrement de la physique pratiquée et
enseignée au MIT. À cette fin, il a aussi écrit, avec Nathaniel Frank, un
manuel intitulé Introduction à la physique théorique, présentant la nouvelle
théorie atomique et la mécanique ondulatoire, sur lequel est fondé le cours
de physique avancée.
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à un rayonnement de fréquence suffisamment élevée, il émet approfondit cette idée, et publia sa propre version de la méca-
des électrons. Einstein avait interprété cet effet à l’aide de quanta nique quantique, la mécanique ondulatoire : il associa à
de lumière: un quantum de lumière transmet, lorsqu’il arrive chaque particule en mouvement un paquet d’ondes – c’est-
sur le métal, une partie ou la totalité de son énergie hν, à un à-dire une superposition d’ondes concentrée dans l’espace,
électron. Si l’énergie absorbée par l’électron est supérieure et se propageant dans celui-ci – et établit l’équation de pro-
au travail T nécessaire pour l’extraire du métal, l’électron pagation de ce paquet d’ondes (qui ressemble étrangement
s’échappe avec une énergie égale, au maximum, à hν – T. à l’équation classique de propagation des ondes). Ainsi, dans
L’idée avait suscité peu d’intérêt. Imperturbable, Einstein avait la théorie de Schrödinger, une particule est représentée par
annoncé en 1909, après s’être penché à son tour sur le rayon- une fonction d’onde φ(r,t), solution de l’équation :
nement thermique, qu’à part dans des cas extrêmes, le rayon- i–h (∂/∂t)φ(r,t) = – (–h2/2m) ∆φ(r,t) + V(r) φ(r,t)
nement ne pouvait être décrit ni exclusivement par le modèle où i est le nombre imaginaire √–1, r la position de la par-
ondulatoire, ni exclusivement par le modèle corpusculaire: le ticule, t le temps, ∆ le Laplacien (∆ = ∂/∂x2 + ∂/∂y2 + ∂/∂z2
rayonnement est de nature duale. Ses confrères n’avaient pas en coordonnées cartésiennes), où le terme V(r) φ(r,t) repré-
montré plus d’intérêt (il faudra attendre l’article fondateur de sente l’énergie potentielle de la particule, et où –h = h/2π (le
l’électrodynamique quantique, publié par le physicien bri- terme – (–h2/2m) ∆φ(r,t) représente l’énergie cinétique de la
tannique Paul Dirac (1902-1984) en 1930, pour que la dua- particule). Toutefois, un problème subsistait : quelle était la
lité onde-corpuscule du rayonnement électromagnétique soit signification de φ ? En d’autres termes, quelle était la nature
explicitement formulée et acceptée). de ces nouvelles ondes ?
Quelques mois plus tard, le physicien allemand Max Born
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convainc d’en présenter une version réduite à la Physical Review, qui accepte
l’article et le publie sous le titre Les forces dans les molécules. Après coup,
Feynman n’y verra qu’une contribution de peu d’importance, où il ne faisait
proton
qu’énoncer des choses déjà connues sous un angle différent. Il persistera dans
cette opinion même lorsque, des années plus tard, un collègue rencontré à
l’Université du Michigan l’informera par hasard du débat qui animait la com-
π+ π0
munauté des physico-chimistes sur le « théorème de Feynman-Hellman », consi-
déré comme « la loi » des forces moléculaires (Hellman était un chercheur qui,
γ γ indépendamment, avait formulé le même théorème).
µ+
e+
e−
Les préoccupations de Melville Feynman
e+ γ γ Feynman obtient le titre de Bachelor en juin 1939. Il vient d’avoir 21 ans et
doit décider de son avenir. Pour son doctorat, son souhait est de rester au MIT,
qui lui semble le meilleur endroit pour les qualités de l’enseignement scienti-
fique et des laboratoires. Toutefois, dans les universités américaines, on ne
poursuit pas une licence et un doctorat dans le même lieu. Slater lui a ferme-
νe νµ νµ ment déclaré que, pour son bien, il ne l’accepterait pas comme doctorant au
MIT ; il existe d’autres universités tout aussi excellentes, dont la première est
Une gerbe de particules produite Princeton, et un étudiant aussi brillant que lui se doit d’en profiter.
par des rayons cosmiques traversant En effet, depuis des mois, tandis que Richard travaille à son mémoire de
l’atmosphère terrestre. licence, Slater et Morse préparent le terrain pour que leur étudiant soit accepté à
Princeton. Ils ont averti leurs collègues de cette université qu’ils allaient leur envoyer
LES RAYONS COSMIQUES un élève exceptionnel, le meilleur étudiant qu’ils avaient eu depuis des années.
Les rayons cosmiques sont des par- À Princeton, les membres du comité d’admission aux études de doctorat ont
ticules chargées de haute énergie donc commencé à se renseigner sur ce jeune homme et, devant la disparité décon-
qui arrivent de l'espace en frappant certante des notes de Feynman – extraordinaires en physique et en mathématiques,
la Terre de toutes les directions. exécrables en histoire et en anglais – voient dans cet étudiant si particulier « un
Constitués surtout de protons (envi- diamant brut ».
ron 89 pour cent) et de noyaux d'hé- Princeton a aussi demandé au MIT si Feynman était juif. Il n’existe pas de
lium (10 pour cent) qui voyagent à « quota juif » pour l’admission à Princeton, mais on préfère les étudiants non
des vitesses proches de celle de la juifs. Et c’est un fait : à l’époque, la progression dans la vie académique est plus
lumière, ils incluent aussi d'autres
difficile pour les étudiants d’origine juive. Cette tendance est l’une des raisons
noyaux d'atomes plus lourds et des
qui, après la licence de Richard, poussera Melville Feynman à prendre rendez-
particules subatomiques de haute
énergie, tels des électrons et des vous avec Morse pour discuter de l’avenir de son fils. Melville, qui n’est pas
positrons. Les rayons cosmiques en mesure de juger de la vraie valeur de Richard en tant que scientifique, est
semblent avoir plusieurs origines. préoccupé car il ne pourra pas continuer à lui assurer un soutien économique.
Certains proviennent de notre Il doit aussi penser à sa fille Joan (qui fera également des études scientifiques
Galaxie : on pense en effet qu'ils sont et deviendra astrophysicienne). En outre, Melville sait déjà que ses problèmes
en bonne partie dus à des explo- de santé ne lui permettront pas de vivre encore très longtemps. Morse, abasourdi
sions de supernovae, et qu'ils sont de s’entendre demander par le père de Feynman si son fils est assez bon pour
accélérés lors de leur interaction mériter de poursuivre ses études, le rassure sur ce point.
avec les champs magnétiques de Les notes médiocres de Feynman en histoire et en anglais et son origine juive
nuages de gaz interstellaire. D’autres ne constituent pas un obstacle sérieux, et il est accepté à Princeton. Il y est aussi
semblent d’origine extragalactique,
rémunéré en tant qu’assistant de recherche, ce qui assure son indépendance finan-
issus de noyaux galactiques actifs
(que l’on pense être des trous noirs
cière. Melville a néanmoins encore un sujet d’inquiétude : la relation de Richard
supermassifs, situés au centre des et d’Arline. Pendant les études de Richard au MIT, malgré la distance, les deux
galaxies), de quasars, d’émetteurs jeunes gens ont continué à se fréquenter. Ils se voyaient surtout l’été, même si
puissants de sursauts gamma (phé- Richard, pour gagner quelque argent, faisait souvent des petits boulots. L’été
nomènes très énergétiques dans le précédent, il avait travaillé comme « chef chimiste » à la Metaplast Corporation,
ciel, donnant des bouffées de rayons une entreprise de revêtement métallique de matières plastiques fondée à New
16 gamma), etc. Leur énergie est mesu- York par Bernard Walker, un de ses vieux amis de lycée. L’été qui précède son
rée en MeV (106 électronvolts. Un entrée à Princeton, Richard décide de rester à Boston, où il trouve du travail
électronvolt est l'énergie qu’acquiert chez Chrysler. Arline, pour être à proximité, se trouve un travail de baby-sit-
un électron qui a été accéléré dans ter non loin de là, mais Melville la persuade d’y renoncer. Il pense en effet qu’il
une différence de potentiel de 1 volt)
est trop tôt pour que son fils se lance sérieusement dans une relation sentimentale
ou en GeV (109 électronvolts). La
et, tout en estimant beaucoup Arline, craint que sa relation avec Richard per-
majorité des rayons cosmiques ont
des énergies entre 100 MeV et turbe une phase décisive de sa vie professionnelle. Malgré les préoccupations
10 GeV. de Melville, les deux jeunes gens restent liés et décident de se marier dès que
Richard aura fini son doctorat. ■
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L
e jour même où il arrive à Princeton, un dimanche de l’automne 1939,
Richard est immergé dans la vie mondaine de l’Université. À peine a-
t-il inspecté la chambre qui lui a été attribuée au Graduate College,
qu’il est invité à « prendre le thé » dans la résidence du doyen, le mathématicien
Luther Eisenhart (1876-1965). Ce « thé chez le doyen » est l’une des nom-
breuses manifestations sociales qui ponctuent la vie du monde académique de
Princeton, endroit élitiste et élégant. « Une imitation d’Oxford ou de Cambridge,
y compris dans la diction [...]. Il y avait un portier à l’entrée de l’Université, tous
les étudiants avaient de belles chambres, ils mangeaient tous ensemble vêtus de
toges académiques dans une grande salle décorée de vitraux » évoque Feynman
dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! Richard, qui ne sait pas très bien en
quoi consiste « un thé » et qui connaît ses faibles talents pour les mondanités, se
présente quelque peu intimidé chez le doyen Eisenhart. La réunion est des plus
formelles et, lorsque Madame Eisenhart, lui proposant du thé, lui demande s’il
prend de la crème ou du citron, Feynman, l’esprit préoccupé par la manière dont
il est censé se comporter dans de telles circonstances, répond distraitement :
« Les deux, merci. » Son hôtesse réplique, dans un petit rire poli : « Vous voulez
rire, Monsieur Feynman ! », phrase qu’il rendra célèbre en la prenant pour titre
de sa première autobiographie.
17
University of Princeton
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raconter ces épisodes où, par son approche directe et concrète, et grâce à ses
capacités intellectuelles extraordinaires, il a mis en difficulté des experts
d’autres disciplines sur leur propre terrain. Par exemple, ces philosophes qui
utilisent sans cesse le terme « objet essentiel » dans leurs discussions sur un
chapitre de l’ouvrage Procès et Réalité d’Alfred Whitehead (1929), mais qui
sont incapables de lui fournir une réponse claire et univoque à la question :
« Une brique est-elle un objet essentiel ? ». De même, ces biologistes qui, pen-
dant des années, apprennent par cœur tout un tas d’informations alors qu’il
suffit de les embrasser d’un coup d’œil sur une « carte zoologique » en cas de
besoin. Ou encore ces mathématiciens qui élaborent des théorèmes compli-
qués pour démontrer des résultats qu’ils qualifient ensuite d’évidents.
Feynman aime dénoncer et tourner en ridicule tout ce qu’il trouve vide, non
rationnel ou pompeux, et utilise souvent dans son argumentation des méthodes
tirées des autres disciplines. Pourtant, ses incursions dans les autres domaines
sont mues par une réelle soif de connaissances. Avec ses collègues mathéma-
ticiens, par exemple, il discute sérieusement de problèmes topologiques,
apportant sa contribution à une théorie des « flexagones » (entre autres) sur
laquelle ils travaillent (voir l’encadré ci-dessous). Bien des années plus tard,
Feynman prouvera son intérêt pour la biologie en consacrant une année sab-
batique à la recherche en biologie, dans le laboratoire du biophysicien d’ori-
gine allemande Max Delbrück (1906-1981) au Caltech. Durant cette année, il
entrera en contact avec James Watson, qui vient de découvrir, avec
Francis Crick, la structure en double hélice de l’ADN (1953).
Étranges flexagones
D.R.
a c 19
x
3 1 2 3 1 3
1 2 3 1 2 2 d e
2
1 1
b 1 1 1
2 3 1 2 x
x 3 1 2 3 3 1 1 1
1 2 1
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prit de reconstituer. Estimant que les lignes de force de champ électrique à travers une surface fermée en fonction de
Faraday étaient un modèle géométrique incomplet, car la charge électrique contenue dans le volume entouré par la
elles ne donnaient une information que sur la direction et surface; la dernière, enfin, détermine le champ magnétique
non sur l’intensité de la force, il compléta la description par créé par une variation du champ électrique et par les courants
une analogie hydrodynamique : il considéra les phéno- électriques présents. La loi de Lorentz, quant à elle, décrit le
mènes électromagnétiques comme le flux d’un fluide mouvement de charges électriques immergées dans un champ
incompressible à travers un milieu qui exerce une certaine électromagnétique.
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les autres, mais sans l’intermédiaire du champ ; en d’autres termes, une théorie
où la force s’exerce « à distance ». En électromagnétisme classique, comme l’af-
firment les physiciens depuis Maxwell, la force exercée par une charge sur une
autre charge est transmise par l’intermédiaire du champ électromagnétique : la
charge engendre un champ qui agit sur l’autre charge. Le champ se propageant
à la vitesse c de la lumière, la première charge influe sur la deuxième avec un
délai : ce délai est le temps t mis par le champ pour parcourir la distance l entre
les charges (t = l/c). Dans la nouvelle théorie, la force doit s’exercer sans l’in-
termédiaire du champ : elle prend la forme d’une « action à distance » entre les
charges, qui est sentie par la deuxième charge après le même laps de temps
t = l/c prévu par l’électromagnétisme classique.
Le champ devient un concept secondaire. Feynman le compare à la lumière
émise par des objets et réfléchie par d’autres : « Quand nous regardons autour
de nous et que nous voyons de la lumière, nous pouvons toujours “voir”
quelque objet matériel comme source de la lumière. En général, nous ne
voyons pas de lumière isolée. »
Parmi les illustres scientifiques La théorie, formulée ainsi, présente une difficulté évidente, dont Feynman
de l’Université de Princeton se rend vite compte : l’idée qu’un électron n’agisse pas sur lui-même semble
rencontrés par Feynman
contredire un fait prévu par l’électromagnétisme classique et vérifié expéri-
lors de ses études, le mathématicien
John von Neumann (1903-1957). mentalement : la résistance de rayonnement. Selon les lois de l’électromagné-
tisme, un électron accéléré (ou ralenti) émet des ondes électromagnétiques et,
par conséquent, perd de l’énergie. Il est alors nécessaire, pour compenser
l’énergie perdue (c’est-à-dire pour que la loi de conservation de l’énergie soit
respectée), de dépenser un travail pour accélérer l’électron. La force contre
laquelle s’exerce ce travail est appelée « résistance de rayonnement » ou
« force de réaction radiative ». L’espace étant vide autour de l’électron, d’où
provient cette force, sinon de l’électron lui-même ? L’action de l’électron sur
lui-même semble l’explication la plus logique du phénomène. Ainsi, en élimi-
nant l’auto-interaction de l’électron, Feynman élimine aussi la résistance de
rayonnement, et viole la loi de conservation de l’énergie…
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raconte à ses deux visiteurs qu’en 1909, il a écrit avec le physicien Walter Ritz
un article destiné à clarifier leur désaccord sur l’irréversibilité de l’amortisse-
ment du rayonnement dû à la résistance de rayonnement. Selon Ritz, l’irréversi-
bilité du phénomène naît d’une asymétrie temporelle de l’électrodynamique
elle-même, tandis que pour Einstein, l’électrodynamique est invariante par rap-
port à l’inversion temporelle ; selon lui, l’origine de l’irréversibilité se cache
dans les conditions initiales et, pour les systèmes comptant de nombreuses
charges, dans leur nature statistique. Cette position d’Einstein n’est d’ailleurs
pas surprenante si l’on pense au rôle que jouent les symétries physiques dans
toute son œuvre.
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A
près son exposé à l’American Physical Society en février 1941,
Feynman commence à rédiger sa thèse de doctorat. Son travail sur la
théorie classique de l’action à distance ne peut être exploité dans ce
but, car il a été réalisé en collaboration avec le rapporteur de la future thèse.
Celle-ci traitera, contrairement aux prévisions pessimistes de Wolfgang Pauli,
de la quantification de la théorie des charges agissant à distance, et les
recherches sur la théorie classique en seront le point de départ.
Le discours Nobel de Feynman, en 1965, retrace magistralement les étapes
qui l’ont mené, de la théorie classique conçue avec Wheeler, à sa nouvelle
approche utilisant ce qu’il nomme les intégrales de chemin et conduisant enfin à
la version de l’électrodynamique quantique qui lui valut le prix Nobel. Feynman
insiste sur l’importance, dans l’élaboration de sa thèse, de deux leçons méthodo-
logiques tirées de son travail sur la théorie classique de l’action à distance.
La première leçon est qu’il existe de nombreuses manières de formuler
une même théorie : Feynman avait déjà tiré parti de cette multiplicité lors de
ses travaux sur l’électrodynamique classique. Il savait élaborer celle-ci, soit
à partir des équations de Maxwell, soit au moyen du principe de moindre
action, soit encore en utilisant le principe de moindre action dans le cadre
d’un système de charges interagissant à distance sans l’intermédiaire du
champ électromagnétique. Wheeler et Feynman avaient obtenu cette troi-
sième version tout à fait nouvelle – et aussi acceptable que les autres – de
l’électrodynamique classique.
Dans son discours Nobel, réfléchissant à la signification épistémologique
de cette possibilité qu’ont les scientifiques de formuler différemment la même
théorie, Feynman conclut : « Je pense qu’il s’agit en quelque sorte d’une carac-
téristique de la simplicité de la nature. […] Peut-être une chose est-elle simple
si nous pouvons en donner une description complète de nombreuses manières
différentes, sans que nous ayons toujours initialement conscience que nous
décrivons la même chose. » La leçon qu’en tire le doctorant Feynman, au
moment de rédiger sa thèse, est qu’il est toujours avantageux de connaître dif-
férentes approches et expressions mathématiques d’une même théorie. En
effet, cette connaissance rend le chercheur plus clairvoyant et met à sa dispo-
Le campus de Princeton.
sition toute une palette d’outils conceptuels. En outre, si tout le monde suivait
la même voie et si la vérité n’était accessible que via un autre parcours, per-
sonne ne la découvrirait… Tout au long de sa vie d’homme de science,
27
Feynman choisira chaque fois que cela sera possible, des voies alternatives,
une approche souvent décisive et fructueuse.
La deuxième leçon est plus spécifique : l’acquisition d’une nouvelle
méthode – le point de vue spatio-temporel global – pour décrire les phéno-
mènes physiques, au lieu de ce que Feynman dénomme « la méthode hamilto-
nienne » (voir l’encadré page 30). L’idée de départ de cette nouvelle
approche, qui conduira Feynman à la méthode des intégrales de chemin lors-
qu’il cherchera à quantifier l’électrodynamique, sous-tend déjà le principe de
moindre action : au lieu de donner une description détaillée dans le temps
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rateur impulsion est – ik∂/∂x, voir l’encadré page 30). Toutefois, Feynman ne
K(x(n), x(n–1)) dispose ni d’une formulation hamiltonienne de sa théorie classique, ni des
ψ(x(n–1)) ψ(x(n))
…
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0 t1 t2 t
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Feynman, qui a obtenu pour l’été 1941 un travail dans les célèbres
Laboratoires Bell à New York, après diverses tentatives manquées les années
précédentes, a abandonné le poste tant convoité. Le discours d’un général en
visite à Princeton sur l’importance de la physique pour la modernisation de
l’armée l’a convaincu : il passe l’été au Frankford Arsenal de Philadelphie, où
il travaille sur une sorte d’ordinateur primitif qui doit diriger les tirs de l’ar-
tillerie antiaérienne.
Mobilisation
En septembre, Feynman se remet à sa thèse, mais s’interrompt quelques mois
plus tard, après avoir reçu la visite d’un scientifique de renom, Robert
Wilson. Ce physicien guère plus âgé que lui, récemment arrivé à Princeton,
est l’élève du prix Nobel Ernest Lawrence, inventeur du cyclotron et fonda-
teur en 1931 du plus ancien des grands laboratoires américains, le Lawrence
Berkeley Laboratory. Wilson participe aux recherches sur la construction
d’une bombe atomique, un plan secret du gouvernement qui deviendra le
« Projet Manhattan ». Ayant reçu des fonds pour étudier la séparation des iso-
topes de l’uranium, qui devrait lui permettre d’obtenir de l’isotope ura-
nium 235, particulièrement susceptible de fission, Wilson a besoin d’aide. Il
tente de convaincre Feynman d’entrer dans son groupe de travail : le projet est
secret, mais Wilson n’hésite pas à mettre Feynman au courant, tant il est cer-
tain de son consentement. La première réaction de Feynman est négative : il
a déjà perdu assez de temps avec son travail estival pour les militaires et veut
se concentrer sur sa thèse. Wilson le prévient d’une réunion à quinze heures,
dans son bureau, au cas où il changerait d’avis. Feynman raconte :
C’est ainsi que je me remis à travailler à ma thèse… pendant à peu près
trois minutes, puis je me mis à faire les cent pas et à réfléchir à la question.
Les Allemands avaient Hitler, la possibilité qu’ils développent une bombe
atomique était évidente, et l’éventualité qu’ils y parviennent avant nous était
effrayante. C’est ainsi que je décidai de participer à la réunion de quinze
heures. À seize heures, j’avais déjà un bureau dans une autre pièce […], du
papier et un stylo, et je travaillais aussi intensément et rapidement que pos-
sible, pour que les collègues qui construisaient l’appareil puissent réaliser
33
l’expérience.
Ainsi commence l’implication de Feynman dans le projet nucléaire améri-
cain, qui l’occupera pendant environ trois ans. Une grande partie de la recherche
scientifique aux États-Unis s’arrêtera pendant la guerre, à l’exception de celle
liée à la conception et à la construction de la bombe atomique. Feynman se
consacrera au projet nucléaire, bien qu’il s’agisse plus d’ingénierie que de phy-
sique théorique, et ne s’accordera que quelques semaines pour finir sa thèse,
écoutant les conseils d’un Wheeler insistant qui craint que son élève soit absorbé
par l’entreprise nucléaire avant qu’il ait obtenu son doctorat. ■
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L
a genèse de la bombe « atomique » a été extraordinairement rapide et la
mobilisation des scientifiques américains (dont Feynman), exception-
nelle. Après la découverte du neutron en 1932, par James Chadwick, le
physicien italien Enrico Fermi bombarde des atomes d’uranium avec ces nou-
velles particules. Il obtient ce qui lui semble être un nouvel élément de la table
périodique, et pose ainsi, sans le savoir, les bases de la découverte de la fission
nucléaire. Des expériences similaires sont ensuite menées en Allemagne (par
Lise Meitner, Otto Hahn et Fritz Strassmann), en France (par Irène Curie et
Frédéric Joliot), en Angleterre et à Berkeley. Fermi, à la faveur du prix Nobel qui
lui est décerné en 1938, quitte l’Italie dominée par la dictature fasciste et émigre
aux États-Unis, y important son génie et son savoir-faire dans le domaine de la
physique des noyaux atomiques.
En Allemagne, Hahn et Strassmann étudient les éléments résultant du bom-
bardement de l’uranium par des neutrons et détectent, à leur grande surprise, des
isotopes du baryum, c’est-à-dire des éléments de numéro atomique (nombre de
protons) de peu supérieur à la moitié de celui de l’uranium. Ils communiquent le
résultat à Lise Meitner qui, parce qu’elle était juive, a fui le régime nazi et s’est
réfugiée à Stockholm où, grâce à l’aide de Niels Bohr, elle continue ses travaux.
Inspirés par l’expérience de Hahn et de Strassmann et par le modèle de la
« goutte liquide » proposé par Niels Bohr, Lise Meitner et Otto Frisch, son neveu,
proposent la théorie de la fission de l’atome d’uranium : les neutrons cassent le
noyau. Ils publient un article dans la revue Nature où ils émettent l’hypothèse
qu’une force répulsive gigantesque propulse les parties du noyau atomique obte-
nues par fission. Bohr communique cette nouvelle aux États-Unis en 1939,
créant l’émoi parmi les scientifiques : l’Allemagne allait-elle construire une arme
dévastatrice fondée sur la fission nucléaire ? Ils décident de prévenir le Président
Roosevelt et convainquent Albert Einstein, le plus célèbre et influent représen-
tant de la communauté des physiciens, d’écrire au Président pour l’informer du
danger, et de l’urgence de développer un programme concurrent de recherche
nucléaire américain.
La lettre, inspirée par les physiciens d’origine hongroise Leo Szilard,
Eugene Wigner et Edward Teller, et adressée par Einstein au Président Roosevelt
le 2 août 1939, a un effet immédiat. Un comité est créé pour développer la
recherche nucléaire et, vers la fin 1941, une douzaine d’universités travaillent
La physicienne autrichienne dans ce domaine. À Princeton, le groupe coordonné par Wilson étudie la sépa-
34 Lise Meitner (1878-1968), ration des isotopes de l’uranium ; Richard Feynman et son ami Paul Olum, en
qui a découvert la fission nucléaire,
tant que théoriciens en font partie. Le premier résultat important est obtenu le
et le physicien italien Enrico Fermi
2 décembre 1942 à Chicago, au Metallurgical Laboratory, où l’équipe dirigée
(1901-1954), émigré aux États-Unis
après avoir obtenu le prix Nobel par Fermi orchestre la première réaction nucléaire en chaîne.
de physique en 1938, En juin 1942 naît le « Projet Manhattan », un programme secret consacré à la
« pour ses découvertes de nouvelles construction de la bombe atomique, faisant appel à la coordination efficace de
substances radioactives […] civils, militaires et scientifiques sous la houlette du général Leslie Groves. La
et pour ses études du pouvoir majorité du travail est concentrée dans trois localités. Deux sites sont destinés à
sélectif des neutrons lents ». l’extraction du matériau radioactif : à Oak Ridge, dans le Tennessee, on construit
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prirent eux aussi le départ, il leur fut recommandé de ne pas acheter leur billet à
Princeton : un tel mouvement de personnes voyageant toutes à destination d’un
endroit perdu du Nouveau-Mexique risquait d’attirer l’attention dans une gare
aussi petite. Feynman, comme à son habitude, raisonne différemment : si tout le
monde suit la recommandation et achète son billet ailleurs, il peut sans problème
acheter le sien à Princeton. Au guichet de Princeton, il s’entend dire : « Oh, alors
c’était pour vous tout ce matériel ! » L’expédition massive de caisses effectuée
les jours précédents n’était pas passée inaperçue…
Cela étant, rien n’est prêt à Los Alamos et seuls les théoriciens, qui n’ont pas
besoin d’appareils, peuvent commencer à travailler, même s’ils doivent sans
cesse s’échanger l’unique tableau à roulette du lieu. Comme d’autres physiciens
du projet, Feynman n’est pas spécialiste en physique nucléaire: «Chaque jour,
j’étudiais et je lisais, j’étudiais et je lisais. C’était une période très intense»,
racontera-t-il. Sa principale distraction, durant la semaine, est sa correspondance
presque quotidienne avec sa femme. Celle-ci nécessite un art consommé car il
faut contourner la censure imposée par les militaires. Aidé par Arline qui, passant
ses journées au lit dans sa chambre d’hôpital, a tout le temps d’imaginer les expé-
dients les plus divers, Richard identifie les rouages et les paradoxes de la censure
Trois acteurs majeurs du Projet
et utilise ce savoir-faire pour remporter des paris avec ses collègues (ainsi, il
Manhattan. À gauche le physicien
Hans Bethe né en 1906, au centre demande à ses collègues comment il peut ordonner à Arline de ne pas mention-
le responsable scientifique ner la censure dans ses lettres, alors que la mention de la censure est interdite!).
Robert Oppenheimer (1904 -1967), L’hospitalisation d’Arline coûte cher, et Richard grappille tout l’argent qu’il peut,
à droite le général Leslie Groves et savoure parallèlement le plaisir de relever des défis et de les remporter.
(1896-1970), responsable civil Un défi, par exemple, consiste à détecter les erreurs et les points faibles de
et militaire. l’organisation très soignée du petit monde de Los Alamos, tels un trou dans le
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Perceur de coffres-forts
Forcer les serrures qui lui tombent sous la main, en particulier celles qui ont une
combinaison numérique, devient presque une manie chez Feynman. Trouver la
clé de la combinaison est pour lui un défi irrésistible, tant sur le plan logique que
mécanique, et Richard développe dans ce domaine une technique étonnante, fon-
dée sur quelques trucs, des informations collectées aux dépens du cambriolé et un
entraînement permanent. Il fait souvent des démonstrations, jouissant de la stu- Richard Feynman s’entraînant
peur et du trouble que provoque son habileté et ajoutant à son spectacle quelques à l’art d’ouvrir les coffres-forts,
effets de manche, comme l’utilisation d’outils qui, en réalité, ne lui servent à rien. dans les années 1940.
Il devient si célèbre en tant que crocheteur qu’il est souvent appelé à la place des
techniciens pour résoudre les problèmes de coffres-forts. Cependant, son talent
n’est pas toujours apprécié. Lors d’une visite à Oak Ridge, il avait montré au
colonel en fonction à quel point il était dangereux pour le personnel de laisser les
coffres-forts ouverts pendant les heures de travail: il suffisait à Richard de mani-
puler, sans se faire remarquer, le bouton d’un coffre ouvert pour deviner au moins
deux chiffres de sa combinaison. Il pensait avoir été utile pour la sécurité de l’en-
droit, mais le militaire réagit en mettant tout le monde en garde contre lui: dans
sa logique, le danger venait de Feynman.
Tous les samedis matin, Richard fait de l’autostop ou emprunte une voiture
pour rejoindre Arline à Albuquerque. Ils passent ensemble l’après-midi et le
37
matin suivant, puis Richard se remet en route pour Los Alamos. Malgré l’état
de santé d’Arline, qui empire, ils sont heureux. Arline est pleine de ressources,
elle mène la vie la plus normale possible, même si elle est presque immobili-
sée, faisant des rêves d’avenir et achetant par correspondance les objets les
plus disparates repérés dans les catalogues : un barbecue que Feynman doit uti-
liser sur le bord de la route devant l’hôpital, ou un livre sur les symboles et les
sons chinois. Elle s’occupe aussi en projetant et en mettant en œuvre des ini-
tiatives telles que l’envoi aux physiciens de Los Alamos de cartes de vœux
embarrassantes à son nom et à celui de Richard, ou l’insertion dans toutes les
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boîtes aux lettres de Los Alamos de feuilles de journal qui annoncent à la une :
« Tout le pays fête l’anniversaire de R. P. Feynman ! »
« Nous nous sommes beaucoup amusés, tous les deux – commentera
Feynman dans Que t’importe ce que pensent les gens ?. La seule différence,
pour Arline et moi, est qu’au lieu de cinquante ans, [notre histoire] a duré cinq
ans. » Il s’en fait une raison : « Pourquoi se désespérer en se posant des ques-
tions du genre : “Pourquoi sommes-nous aussi malchanceux ? Pourquoi Dieu
nous a-t-il fait cela ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ?” Autant de questions
qui, si l’on comprend la réalité et si on l’accepte au fond de son cœur, sont sans
pertinence et sans solution. Ce sont là des questions auxquelles personne ne
peut répondre. Notre présence n’est qu’un accident de la vie. »
De la fission à la bombe
orsque, en 1939, les physiciens vivant aux États-Unis nommée aujourd’hui anti-neutrino –νe ). Les physiciens
L apprennent la découverte de la fission, ils saisissent comprennent qu’une réaction en chaîne fondée sur la fis-
vite l’importance du phénomène. « Si un important boule- sion de l’uranium est envisageable : il suffit de ralentir les
versement de la structure nucléaire se produit au cours de neutrons rapides émis par les produits de la fission pour
la fission, écrit Enrico Fermi, il semble que ces neutrons déclenchent à leur
probable que quelque neutron puisse n tour la fission des autres noyaux fis-
“s’évaporer” du noyau. Et si un neu- siles. La course à la bombe à fission
tron s’évapore, pourquoi pas plu- 236 commence.
92U
sieurs ? Disons deux pour simplifier. À
235
leur tour, chacun d’entre eux peut
provoquer une nouvelle fission. »
L’hypothèse est vérifiée : lorsqu’un
92U
141
54 Xe P our construire une telle arme, il
faut : 1) des noyaux fissiles en
quantité suffisante, 2) un matériau qui
n
neutron lent approche d’un noyau fis- 95 ralentit les neutrons, 3) une géométrie
38Sr
sile, il est capturé (Fermi a observé en 140
54 Xe
qui permette de déclencher rapidement
1934 que des neutrons ralentis par une réaction en chaîne explosive. En
n
de la paraffine sont plus facilement 140 effet, la puissance de l’explosion
38 55 Cs
absorbés que des neutrons rapides). dépend de la rapidité avec laquelle le
94
L’absorption du neutron induit la 38Sr matériau fissile est assemblé pour que
déformation du noyau, qui explose en p la masse critique (quantité minimale
e-
deux parties de masses voisines (voir – 94 nécessaire pour déclencher une réac-
νe 39Y
le schéma ci-contre). Les deux frag- tion en chaîne explosive) soit atteinte.
ments émettent des neutrons rapides, Les noyaux fissiles possibles sont l’iso-
La fission d’un noyau d’uranium 235.
mais demeurent instables, et retour- tope rare uranium 235 (et non l’isotope
nent à un état plus stable par désintégration β (transfor- stable uranium 238, beaucoup plus abondant dans l’ura-
mation d’un neutron en un proton, avec émission d’un nium naturel), et un nouvel élément de masse atomique 239,
électron e– et d’une particule neutre de masse très faible, nommé plutonium, découvert par les physiciens
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apprécie de plus en plus le jeune homme et le nomme à la tête de l’un des groupes
qui composent la T-Division.
Les travaux confiés à Feynman sont de natures diverses : des calculs rela-
tifs à l’hydrure d’uranium (un composé d’uranium et d’hydrogène, alors
considéré comme un matériau actif au potentiel important) à la création de
modèles efficaces de la diffusion des neutrons au cœur de la bombe. Cette
tâche est importante pour l’évaluation de la masse critique (la quantité de
matériau nécessaire pour maintenir une réaction en chaîne) et de l’efficacité de
l’engin. Les contributions de Feynman sont des plus disparates : il met au point
avec Edward Teller et le mathématicien Nicholas Metropolis l’équation d’état
de l’uranium et du plutonium (équation qui donne la quantité de plutonium
produit en fonction de la quantité d’uranium initial) et est un réparateur averti
des calculateurs Marchant, engins mécaniques destinés à effectuer des opéra-
tions numériques, qui tombent souvent en panne.
Au lieu de perdre du temps en les renvoyant à l’usine, Feynman et
quelques-uns de ses collègues les démontent pour les réparer eux-mêmes. Ils
deviennent assez habiles pour effectuer les réparations de routine ; Richard,
qui consacre beaucoup de temps à cette activité, est même rappelé à l’ordre par
H. Bethe. Néanmoins, une nouvelle occasion d’exploiter ses talents de techni-
cien se présente peu après. Il devient urgent de calculer avec une plus grande Le physicien américain d’origine
précision ce qui se passe pendant la phase initiale d’allumage de la bombe par hongroise Edward Teller
implosion, et les physiciens décident de recourir aux nouvelles machines IBM, (1908-2003), en 1958.
commandées entre-temps et certainement bien plus efficaces que les vieilles
Marchant. Toutefois, les machines arrivent en kit, et sans technicien pour les
monter. Aucune perte de temps n’est tolérée à Los Alamos et, malgré la diffi-
culté de l’entreprise – ces machines représentent la technologie la plus poin-
tue de l’époque – Feynman, aidé du responsable du groupe T-6 des calculs
numériques Stanley Frankel et d’un autre collègue, assemble les composants
de ces calculateurs et parvient à les faire fonctionner.
Edwin McMillan et Glenn Seaborg en 1941. Toutefois, il d’uranium 238, c’est-à-dire directement à partir de l’ura-
faut produire ces éléments en grande quantité. Plusieurs nium naturel.
équipes s’attellent à la séparation des isotopes d’ura-
nium, dont celle de Robert Wilson, qui propose
d’utiliser une combinaison d’électronique et de
technologie du cyclotron : des fragments
L e matériau choisi pour ralentir les neu-
trons est le graphite, qu’il faut extraire et
purifier. Enfin, deux mécanismes sont ima-
d’uranium sont vaporisés et ionisés, puis ginés pour la réalisation de la bombe
accélérés par un champ électromagné- (voir le schéma ci-contre). La méthode
tique que Wilson module par une oscilla- du canon, où une petite quantité de
tion en dents de scie. Les isotopes d’ura- matériau fissile est propulsée à la vitesse
nium, de masses différentes, n’accélére- d’un obus à l’intérieur d’un bloc du
ront pas de la même façon dans ce champ, même matériau, de masse inférieure à la
et finiront par former des amas distinguables valeur critique : les deux masses ainsi
et séparables. Toutefois, de nombreuses compli- assemblées dépassent la masse critique et
cations apparaissent, et les autorités préfèrent déclenchent une réaction en chaîne. La
abandonner le projet au profit de celui, moins méthode de l’implosion, où 32 morceaux
élégant, d’Ernest Lawrence, à complémentaires de matériau fis-
39
Berkeley : un cyclotron accélère les sile sont projetés simultanément
fragments d’uranium vaporisés, par des explosifs sur un mélange
comme chez Wilson, mais aucune de béryllium et de polonium (la bille
électronique ne lui est associée. Les iso- violette, sur le schéma), lequel fournit les
topes sont accélérés suffisamment neutrons nécessaires pour démarrer
longtemps pour que leurs trajec- la réaction en chaîne.
toires se séparent grâce au champ Les méthodes du canon (en haut)
électromagnétique. Le pluto- et de l’implosion (en bas) : deux
nium 239, quant à lui, est produit à partir façons de réaliser la bombe à fission.
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Robert Oppenheimer
et le général Groves à Los Alamos,
sur le lieu du Trinity Test. Franklin Roosevelt, décédé le 12 avril, veut des résultats avant sa rencontre
avec Churchill et Staline, fixée le 16 juillet. Bien que le conflit en Europe se
soit terminé le 8 mai avec la reddition de l’Allemagne, les États-Unis sont
toujours en guerre contre le Japon. Dans le microcosme de Los Alamos, l’ac-
tivité est frénétique. L’équipe de Feynman – le groupe T-6 chargé des calculs
avec les machines IBM – travaille jour et nuit, et développe une technique
parallèle pour accélérer les temps de calcul.
À cette même époque, Richard apprend que sa femme est sur le point de
mourir. Il emprunte la voiture du physicien Klaus Fuchs (dont on apprendra par
la suite qu’il était un espion à la solde des Soviétiques) et se précipite auprès
d’Arline. Il consacre des pages détaillées et émues de ses autobiographies à ce
dernier voyage vers l’hôpital d’Albuquerque et aux sensations éprouvées
lorsque sa femme s’éteint sous ses yeux. Il décrit aussi sa surprise de ne pas être
désespéré sur le moment : « J’étais surpris de ne pas éprouver ce que je suppo-
sais que les gens éprouvaient dans de telles circonstances. Je n’étais pas heu-
reux, mais je ne me sentais pas non plus terriblement secoué, sans doute parce
42
que je savais depuis sept ans que cela allait se produire. » De retour à Los
Alamos après la crémation d’Arline, il répond simplement à ceux qui l’interro-
gent : « Elle est morte. Comment va le programme ? » Il ne pleurera que plu-
sieurs mois plus tard quand, passant devant un magasin de vêtements, il remar-
quera une jolie robe en vitrine et pensera qu’elle aurait plu à Arline.
Après la mort d’Arline, H. Bethe estime qu’il peut se passer de Feynman
pendant quelque temps – les objectifs les plus urgents ont été atteints – et lui
fait prendre des vacances. Richard est à Far Rockaway quand il reçoit le mes-
sage de H. Bethe l’informant que « l’enfant va naître ». Il se précipite à Los
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Alamos et arrive juste à temps pour monter dans l’un des bus qui transporte
un groupe choisi de physiciens à environ 35 kilomètres du « point zéro »,
l’endroit où doit exploser la bombe. Tous reçoivent des lunettes de soleil et
de la crème solaire pour se protéger des rayons ultraviolets qui seront pro-
duits par l’explosion.
Feynman décide de ne pas mettre de lunettes : il se protège derrière le pare-
brise d’un camion et est ainsi le seul à avoir une vision non altérée de l’événe-
ment. À cinq heures et demie, le matin du 16 juillet – il a fallu attendre la fin
d’une tempête de vent et l’arrêt de la pluie –, Feynman voit « un éclair terrible »,
puis « la lumière qui devient jaune et puis orange ». Des nuages se forment et
se défont, dus aux ondes de choc, et « une énorme sphère orange, dont le centre
est très lumineux » s’élève et gonfle, devenant foncée sur les bords, jusqu’à for-
mer « une grosse boule de fumée avec des éclairs qui sortent de son centre
enflammé ». Environ une minute et demie plus tard, on entend « soudain un
énorme bang, et puis un grondement de tonnerre ». Personne n’a dit mot jusque-
là, mais ce bruit a un effet libératoire, « parce que la force du bruit à une telle
distance signifiait que cela avait fonctionné ».
Trinity est la première occasion donnée aux physiciens du Projet
Manhattan de vérifier leurs hypothèses et d’effectuer diverses expériences.
Certains des physiciens présents, surtout ceux qui, comme Fermi, se trouvent
à l’emplacement le plus proche du point zéro, se précipitent pour effectuer les
premières mesures. Beaucoup se souviendront que Fermi, après s’être jeté au
sol, s’est redressé aussitôt après l’explosion et a lancé des petits morceaux de
papier en l’air pour mesurer, par leur déplacement par rapport à la verticale dû
à l’onde de choc, l’énergie libérée par l’explosion. D’autres en revanche, com-
mencent à faire la fête, soulagés que l’expérience soit terminée et que le tra-
vail de plus de deux ans n’ait pas été vain. Feynman est parmi eux, tambouri-
nant à l’arrière d’une jeep, pour décharger tout le stress accumulé.
Mais quelqu’un ne participe pas à l’euphorie générale. Wilson, qui a pour-
tant entraîné Richard dans l’entreprise, a l’air fort abattu et s’exclame : « C’est
terrible, ce que nous avons fait. »
Les remords
Peu à peu, tous se rendront compte qu’ils ont libéré le mauvais génie de la
bouteille. Les tragédies de Hiroshima et de Nagasaki, alors que le Japon L’explosion atomique de Nagasaki,
le 9 août 1945.
négociait déjà officieusement sa reddition, éveilleront des sentiments de cul-
pabilité chez de nombreux physiciens de Los Alamos. Bien avant Trinity, un
groupe de scientifiques, dont Szilard, qui avait pourtant été l’inspirateur de la
lettre d’Einstein à Roosevelt, avait présenté un rapport au ministre de la
guerre Henry Stimpson pour le convaincre de ne pas utiliser les bombes ato-
miques contre le Japon. Le rapport était resté sans effet. Szilard avait alors
lancé une pétition, dont le texte final avait été élaboré le lendemain de Trinity,
mais celle-ci n’avait rien donné non plus. Feynman, comme de nombreux
autres physiciens de Los Alamos, ignorait tout de ces tentatives. Son enthou-
siasme pour le résultat positif du Trinity Test était sincère, mais les bombes
lancées sur le Japon seront pour lui un grand chagrin.
« Nous ne devons pas nous sentir responsables du monde dans lequel nous
vivons. » Ces paroles du grand von Neumann (partisan convaincu de l’utili-
sation militaire de la bombe atomique et l’un des protagonistes du pro-
gramme d’armement nucléaire, même après la fin de la Seconde guerre mon-
43
diale), sont convaincantes : cependant Richard éprouvera pendant longtemps
un profond malaise. Il raconte par exemple comment, alors qu’il se trouve
dans un restaurant à New York et regarde autour de lui, il ne peut s’empêcher
d’imaginer l’effet qu’aurait produit, à cet endroit de la 34e rue, une bombe
aussi puissante que celle de Hiroshima, calculant combien de bâtiments
auraient été détruits, etc. Plus tard, croisant des ouvriers occupés à la
construction d’un pont ou d’une nouvelle rue, il pense : « Ils sont fous, ils ne
comprennent pas […]. Pourquoi construisent-ils toutes ces nouvelles choses ?
C’est tellement inutile. » ■
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Retour à la quantification
Après la guerre, Feynman donne avec succès ses premiers cours,
et travaille à sa formulation de l’électrodynamique quantique.
Il se heurte au scepticisme de ses pairs.
L
a guerre terminée, l’activité à Los Alamos et dans les autres sièges du
Projet Manhattan ne s’arrête pas pour autant. Les laboratoires de
recherche dans le domaine de l’énergie atomique deviennent perma-
nents. Le gouvernement américain dégage des financements substantiels et crée
des organes spécifiques telle l’Atomic Energy Commission (AEC). La recherche
nucléaire pendant les années de guerre, avec sa concentration inédite d’hommes
et de moyens, et des résultats tels que les bombes de Hiroshima et de Nagasaki, a
modifié l’image publique de la science et l’organisation de la recherche, marquant
la naissance de la Big science. «En Amérique, la physique a subi de profondes
mutations à cause de la guerre. […] Maintenant que les gens ont compris qu’avec
la physique, on peut faire des bombes atomiques, tout le monde parle avec déta-
chement de budgets de plusieurs millions de dollars» écrit Fermi dans une lettre
à ses collègues romains, en janvier 1946.
Dans le laboratoire de Los Alamos, le personnel change : Oppenheimer
démissionne du poste de directeur et, entre novembre 1945 et février 1946,
presque tous les chefs des « divisions » quittent le laboratoire. Feynman est
l’un des premiers à partir. Il a accepté le poste de professeur à l’Université
Cornell qui lui a été proposé par Bethe. Avant même qu’il n’entame son acti-
vité professorale, son salaire avait déjà augmenté après la surenchère de
Berkeley. Le soir du 31 octobre 1945, la veille de sa prise de fonctions offi-
cielle, Richard arrive à Ithaca, la ville de l’État de New York où se trouve
l’Université Cornell. Pensant commencer ses leçons le lendemain matin (en
réalité, il a encore une semaine devant lui), il a préparé son cours inaugural
(sur les méthodes mathématiques de la physique) pendant le long voyage en
train qui l’a mené à Ithaca, habitué au rythme de Los Alamos où il ne fallait
pas perdre un instant.
Professeur à Cornell
Feynman a raconté de nombreuses anecdotes pittoresques sur son nouveau rôle
de professeur et sur la vie à Cornell. Il était par exemple souvent pris pour un
étudiant par les filles, qui le croyaient fanfaron et affabulateur quand il disait être
un professeur et avoir travaillé à Los Alamos pendant la guerre. Néanmoins, son
récit révèle surtout une passion sincère pour l’enseignement – « je ne crois pas
pouvoir réellement arrêter d’enseigner », « les questions des étudiants sont sou-
vent la source de nouvelles recherches » – et la difficulté qu’il éprouve à revenir
44
à une vie normale, tant d’homme que de chercheur, après une période aussi sin-
gulière que celle qu’il a vécue à Los Alamos. Pendant sa première année à
Cornell, Feynman prépare avec soin ses leçons et enseigne avec passion, mais
quand il se rend à la bibliothèque pour travailler, il ne parvient à lire que les
Contes des Mille et une nuits. L’enseignement l’aide psychologiquement – « au
moins je fais quelque chose ; j’apporte ma contribution » –, mais son incapacité
à progresser dans son travail de recherche le déprime, il se sent « usé ». En sep-
tembre 1946, il est invité à introduire et à commenter le travail que Dirac, son
« mythe », présente à la session de physique nucléaire de la convention pour le
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© Cornell University - Keith Kubarek
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C’est un fait historique curieux que la mécanique quantique moderne ait Les participants de la conférence de
débuté avec deux formulations mathématiques bien différentes : l’équation dif- Shelter Island (de gauche à droite) :
férentielle de Schrödinger et l’algèbre des matrices de Heisenberg. Il a été I. Rabi, L. Pauling, J. Van Vleck,
ensuite démontré que les deux approches, apparemment différentes, sont mathé- W. Lamb, G. Breit, D. MacInnes, un
matiquement équivalentes. […] Dans cet article, nous allons décrire ce qui est portrait de Van Gogh, K. Darrow,
fondamentalement une troisième formulation de la théorie quantique non rela- G. Uhlenbeck, J. Schwinger,
E. Teller, B. Rossi, A. Nordsieck,
tiviste. […] Cette formulation est mathématiquement équivalente aux [deux] for-
J. von Neumann, J. Wheeler,
mulations plus habituelles. H. Bethe, R. Serber, R. Marshak,
L’introduction de Feynman laisse présager l’importance de sa nouvelle A. Pais, R. Oppenheimer, D. Bohm,
«approche spatio-temporelle globale»: à côté des formulations de Schrödinger et R. Feynman, V. Weisskopf,
de Heisenberg, il en existe une nouvelle, équivalente aux deux premières. L’idée H. Feshbach. H. Kramers,
de base, qui lui fut suggérée par certaines observations de Dirac reliant l’action qui participait à la conférence
classique et la mécanique quantique, est synthétisée ainsi par Feynman: «Une et n’apparaît pas sur la photo,
amplitude de probabilité est associée au mouvement entier d’une particule, plu- en serait l’auteur.
tôt qu’à la simple position de la particule à un instant déterminé.» Feynman sou-
ligne que ce qu’il présente est un nouveau point de vue, plutôt qu’un nouvel
ensemble de résultats. L’avantage de ce point de vue est qu’il permet de résoudre
plus facilement certains problèmes ouverts de la théorie quantique, grâce aux
intégrales de chemin. En premier lieu, les intégrales de chemin permettent de
séparer en diverses parties un système complexe, c’est-à-dire de regrouper des
fonctions d’un même ensemble de variables, et d’intégrer en priorité ces parties
pour éliminer de la description les variables correspondantes. Par exemple, si
deux systèmes A et B interagissent, les coordonnées de B peuvent, par cette
méthode, être éliminées des équations qui décrivent le mouvement de A. Ainsi, il
est possible d’éliminer les coordonnées d’un oscillateur harmonique des équa-
tions du mouvement d’un système avec lequel il interagit. Par conséquent, même
dans la théorie quantique, le champ électromagnétique, modélisé par un ensemble
d’oscillateurs, peut être éliminé par intégration – sur les coordonnées de ces oscil-
lateurs – des équations qui décrivent le mouvement des particules. De tels résul-
47
tats sont difficiles à obtenir avec les autres formulations.
Toutefois, cette nouvelle description doit encore être généralisée au cas rela-
tiviste. Les travaux suivants de Feynman – le dernier, publié en septembre 1949
dans la Physical Review, porte le titre significatif Approche spatio-temporelle de
l’électrodynamique quantique – montrent les étapes de la transformation de son
approche spatio-temporelle de la théorique quantique, du cas non relativiste à
l’électrodynamique quantique.
De ce point de vue, la participation de Feynman à la conférence de Shelter
Island marque un tournant. Pendant cette conférence, en effet, sont annoncés et
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L’électrodynamique quantique
L es équations de Schrödinger et de Dirac décrivent geables devant la masse des particules. Ainsi, l’énergie
l’évolution de l’état physique d’une particule unique, impliquée dans une interaction peut se matérialiser sous
représenté par une fonction d’onde φ(x, y, z, t) ou un spi- forme de particules. À l’inverse, des particules peuvent
neur ψ(x, y, z, t) de l’espace-temps. Le carré du module de aussi s’annihiler. Les particules finales diffèrent donc, en
cette fonction ou de ce spineur donne la probabilité de nature et en nombre, des particules initiales.
trouver la particule au point de coordonnées (x, y, z) à Pour déterminer l’état d’un système de particules après
l’instant t. interaction, connaissant l’état initial du système, on cal-
Ces équations d’onde ne peuvent cependant pas décrire cule l’amplitude de probabilité de toutes les façons de
des phénomènes faisant intervenir plusieurs particules et, passer de cet état initial à l’état final. Cette amplitude de
par conséquent, la création ou l’annihilation d’électrons et probabilité est un élément particulier d’une matrice S,
de positrons, avec les absorptions ou émissions de pho- nommée matrice de diffusion. Ainsi, chaque élément de
tons associées. Entre les années 1930 et 1970, un remar- la matrice S est l’amplitude de probabilité de passer d’un
quable travail théorique a permis l’élaboration de la théo- état initial donné à un état final donné, c’est-à-dire l’am-
rie quantique des champs (en plitude de probabilité qu’un pro-
anglais Quantum Field Theory ou n particules m particules cessus physique particulier ait
QFT), mécanique quantique relati- lieu : la matrice S donne les ampli-
viste des systèmes à nombre infini tudes de probabilité de tous les
matrice S
de degrés de liberté. En tant que processus physiques. Ces ampli-
...
...
telle, elle s’applique à tous les sys- tudes de probabilité sont détermi-
tèmes physiques, de la théorie des nées à partir du lagrangien des
particules élémentaires à la méca- En électrodynamique quantique, le champs φ(x, y, z, t) associés aux
nique statistique et la matière passage d’un système de m particules diverses particules (photons et élec-
résultant de l’interaction de n particules
condensée. Le premier exemple trons en électrodynamique quan-
est donné par un élément de la matrice S.
« fonctionnel » de théorie quantique tique), et peuvent être calculées à
des champs fut l’électrodynamique quantique (en anglais l’aide d’intégrales de « chemin » adéquates, sur toutes les
Quantum Electrodynamics, QED), à laquelle ont apporté valeurs possibles des champs. Comme en électrodyna-
une contribution décisive, entre les années 1930 et 1950, mique classique – où nous avons vu que l’action (et donc
Dirac, Fermi et, par la suite, Schwinger, Feynman, le lagrangien) d’un système de particules interagissant
Tomonaga et Dyson. Les idées fondamentales de la théo- avec un champ électromagnétique contient un terme
rie quantique des champs, et en particulier de l’électrody- d’interaction particules-champ (voir l’encadré
namique quantique, sont les suivantes : page 25) – le lagrangien en théorie des champs contient
des termes d’interaction des différents champs associés
2) En physique quantique et relativiste, où intervien- des diverses façons de passer de l’état initial à l’état final
nent souvent des particules hautement énergé- considérés. Chaque contribution est associée à un « dia-
tiques, la célèbre équation d’Einstein E = mc2 a des gramme de Feynman » qui en illustre directement l’origine
conséquences importantes, car les énergies mises en jeu physique et permet de la calculer (voir l’encadré
lors des interactions de particules ne sont pas négli- page 55).
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discutés les résultats de deux expériences qui viennent d’être menées à ÉNERGIE
l’Université Columbia, et qui montrent des différences dans le spectre des
2p3
niveaux d’énergie de l’électron de l’atome d’hydrogène, par rapport aux prédic-
2
tions de l’équation de Dirac (voir l’encadré page 46). Ces résultats sont présen- – 3,4 eV 4,5.10–5 eV
2s1
tés respectivement par Willis Lamb et Isidor Rabi. 2
Isidor Rabi, prix Nobel en 1944 pour sa méthode de « résonance magné- 2p1
tique », destinée à mesurer les propriétés magnétiques des noyaux atomiques, a 2
Déplacement de Lamb
obtenu une valeur anormale du moment magnétique de l’électron de l’atome 4,372.10–6 eV
d’hydrogène (grandeur vectorielle qui représente les propriétés magnétiques de
la particule). L’expérience imaginée par Lamb et exécutée avec
Robert Retherford (qui vaudra d’ailleurs à Lamb le prix Nobel en 1955) fait
– 13,6 eV 1s
aussi sensation : les deux physiciens ont constaté un écart – dénommé déplace- Niveau fondamental
ment de Lamb – entre les niveaux d’énergie correspondant à deux états quan-
tiques particuliers de l’électron dans le champ coulombien du noyau de l’atome
d’hydrogène. Or, dans la théorie de Dirac, ces niveaux d’énergie coïncident. Le En 1947, pour déterminer les niveaux
déplacement de Lamb lance ainsi un défi aux physiciens théoriciens présents : d’énergie de l’atome d’hydrogène,
comment accommoder l’électrodynamique courante pour qu’elle rende compte on résout l’équation de Dirac pour
de ce résultat expérimental ? l’électron. Celle-ci prévoit avec
une excellente approximation
« Je peux le faire pour vous » les contributions du moment cinétique
orbital (grandeur vectorielle
H. Bethe est le premier, après Shelter Island, à être sur la voie du calcul du
représentant la rotation de l’électron
déplacement de Lamb. Feynman rappelle, dans son discours Nobel, la devise autour du noyau) et du spin
suivante du Professeur Bethe : « S’il y a un bon nombre expérimental, il doit (moment cinétique intrinsèque) de
pouvoir être tiré de la théorie. » Pour y parvenir, il faut « forcer » la théorie d’une l’électron, ainsi que les effets
certaine façon. La clé, selon H. Bethe, consiste à appliquer au calcul de la sépa- magnétiques induits par ces deux
ration des deux niveaux d’énergie, la théorie de la renormalisation de la masse moments. Les niveaux d’énergie
élaborée en 1938 par Kramers (et à peine passée en revue par ce dernier à Shelter obtenus sont quantifiés, et certains
Island). L’idée de Kramers était d’utiliser, dans les calculs, la « masse observée » d’entre eux, comme les niveaux
– et donc finie – de l’électron, identifiée au reste (fini) de la soustraction de deux nommés 2s1/2 et 2p1/2, coïncident
termes infinis : la « masse mécanique » ou masse « nue » de l’électron et sa dans la théorie de Dirac. Willis Lamb
« masse électromagnétique » ou auto-énergie, due à l’interaction de la charge et Robert Retherford ont montré
expérimentalement qu’en réalité, ces
avec son propre champ (voir l’encadré page 57).
niveaux d’énergie différaient d’une
D’autres, avant H. Bethe, avaient déjà suggéré qu’il était possible d’expli-
petite quantité, nommée depuis
quer le déplacement des niveaux d’énergie de l’électron dans l’atome d’hydro- déplacement de Lamb. Ce déplacement
gène par l’interaction de l’électron avec le champ électromagnétique, et avaient est dû principalement à l’auto-énergie
ainsi relié la question du déplacement de Lamb au problème des infinis de l’élec- de l’électron.
trodynamique – ce problème que J. Wheeler et Feynman avaient essayé de
résoudre en termes d’interaction à distance. Toutefois, les diverses tentatives
n’avaient donné jusqu’alors que des déplacements infinis des niveaux, qui ne
correspondaient évidemment pas aux résultats expérimentaux.
Hans Bethe, en appliquant la règle de Kramers, c’est-à-dire en identifiant de
manière adéquate le terme le plus « fortement » divergent (pour être précis, une
intégrale linéairement divergente sur les impulsions) apparaissant dans les cal-
culs, à la contribution infinie de la masse électromagnétique de l’électron,
obtient un déplacement des niveaux d’énergie beaucoup moins divergent (de
manière logarithmique au lieu de linéaire) que ceux calculés par ses confrères.
Il a effectué ses calculs dans le cas non relativiste, et émet alors l’hypothèse que,
en introduisant les corrections relativistes opportunes, le déplacement deviendra
fini, à l’instar de celui observé expérimentalement par Lamb et Retherford.
Hans Bethe propose en outre un calcul approximatif de ce déplacement en intro-
49
duisant un cut-off (une « coupure » de la divergence par l’introduction d’une
valeur limite finie dans une sommation, voir l’encadré page 57). Dans le travail
qu’il envoie avant la fin du mois de juin 1947 à la Physical Review, son calcul
est très proche du résultat expérimental.
Selon la légende, rapportée par Feynman dans son discours Nobel, H. Bethe
aurait calculé tout cela dans le train qui le ramenait de Shelter Island, et, dès son
arrivée à Schenectady (où il séjourne momentanément pour raisons profession-
nelles), se serait empressé d’appeler Feynman pour lui communiquer le résultat.
Toutefois, ce n’est qu’au moment où, après son retour en juillet à Cornell,
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H. Bethe donne une conférence sur le sujet, que Feynman est directement
impliqué dans le calcul relativiste du déplacement de Lamb. Hans Bethe a
conclu son intervention en affirmant que, si l’on trouvait une manière de
rendre finie l’électrodynamique avec une procédure de cut-off qui respecte
l’invariance relativiste de la théorie (les équations de Maxwell sont inva-
riantes lorsque l’on passe, de façon relativiste – c’est-à-dire en tenant
compte de la contraction temporelle –, d’un référentiel à un autre en trans-
lation uniforme par rapport au premier), cela faciliterait le calcul précis du
déplacement de Lamb dans le cas relativiste. Feynman comprend immé-
diatement qu’il peut résoudre le problème avec les techniques qu’il a
développées : « À ce moment-là, je connaissais tous les moyens possibles
pour modifier l’électrodynamique quantique. » Après la conférence, il se
rend chez H. Bethe et lui propose : « Je peux le faire pour vous, je vous
apporte le résultat demain. »
... ou après-demain
Feynman dispose des instruments conceptuels nécessaires pour corri-
ger l’électrodynamique. En outre, son approche spatio-temporelle
« globale » (c’est-à-dire qui place sur le même plan les coordonnées
spatiales et temporelle, comme le veut la relativité restreinte), lui
permet de conserver l’invariance (ou covariance) relativiste de
l’électrodynamique. Il rencontre toutefois un gros problème : il n’a
jamais appliqué ses outils technico-conceptuels à l’électrodyna-
mique conventionnelle où, contrairement à ce qui se passe dans la
théorie qu’il formula avec Wheeler, les charges interagissent avec
elles-mêmes. Les champs n’y sont pas des concepts secondaires et les solutions
« avancées » des équations de Maxwell ne sont pas prises en compte. Il ne sait
pas, en particulier, comment calculer l’énergie propre de l’électron, car la théo-
L’article de Feynman intitulé rie de l’action à distance avait pour but d’éliminer ce terme…
Approche spatio-temporelle de la Le lendemain, donc, non seulement le résultat n’est pas prêt, mais Feynman
mécanique quantique non relativiste, doit demander à H. Bethe de lui expliquer comment déterminer l’énergie
publié en avril 1948 dans le journal propre. Ensuite seulement, il modifie les expressions de l’électrodynamique à
Reviews of Modern Physics. l’aide de sa méthode, puis se joint à H. Bethe pour calculer la valeur précise de
50
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Schwinger le « rival »
La situation de Julian Schwinger, l’un des rapporteurs du congrès de
Washington où Richard se rend après Princeton, est bien différente. Dans les
ouvrages relatant les développements de l’électrodynamique quantique et
l’histoire de la physique du XXe siècle, Schwinger est souvent représenté
comme le « rival » de Feynman. Tous deux jeunes physiciens « géniaux », ils
travaillent au même moment à l’élaboration d’une même théorie, mais via des
approches distinctes. De caractères et comportements très différents, ils ont
des points communs remarquables – Schwinger, comme Richard, est né
en 1918, à New York, et a eu un parcours d’enfant prodige. Toutefois,
Schwinger, contrairement à Feynman, a publié son premier travail de « physi-
cien professionnel » à 16 ans. Élève de Rabi à l’Université Columbia, où il
obtint son doctorat en 1939, il a ensuite collaboré avec Oppenheimer à
Berkeley et, tout de suite après la guerre, a été nommé professeur à Harvard.
Schwinger évoque, dans le numéro de la revue Physics Today consacré à
Feynman (février 1989), sa première rencontre avec lui, quelques semaines
après le Trinity Test. Schwinger, qui n’a pas participé au projet Manhattan,
n’est que de passage : « Un soir, je rencontrai par hasard Feynman […]. Il se
plaignait de la perte irrécupérable du temps [ses occupations à Los Alamos]
qui lui aurait permis de faire de la physique, ce dont moi-même j’étais aussi
cruellement conscient. Nous avions alors 27 ans. Il me dit à peu près cela : “Je
n’ai rien fait, mais toi, tu as déjà ton nom sur quelque chose”. »
En 1945, Schwinger est en effet depuis longtemps un nom connu dans le
51
monde de la physique. Il a en outre l’avantage, par rapport à Feynman, de s’être
occupé de sujets plus traditionnels, avec des méthodes plus conventionnelles et
donc, apparemment, plus compréhensibles. En automne 1947, il travaille déjà
sur une formulation de l’électrodynamique quantique. Schwinger recherche une
théorie quantique et relativiste du champ électromagnétique qui rende compte,
sans ambiguïté, des écarts, par rapport à la théorie de Dirac, observés lors des
expériences débattues à Shelter Island, mais sans introduire de concepts fonda- De haut en bas : Willis Lamb
mentalement nouveaux. Son approche est ainsi conservatrice, contrairement à (né en 1913), Isidor Rabi (1898-1988)
celle de Feynman. et Hendrik Kramers (1894-1952).
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Feynman l’incompris
Schwinger atteint l’apogée de sa carrière pendant la conférence de physique
théorique qui succède à celle de Shelter Island ; celle-ci se tient du 30 mars au
1er avril, dans un grand hôtel des monts Pocono. Schwinger présente aux 28 phy-
siciens réunis – la plupart des participants de Shelter Island, ainsi que Dirac,
Gregor Wentzel, Wigner, Niels Bohr et son fils Aage – une partie imposante de
sa monumentale Formulation covariante de l’électrodynamique quantique. Sa
présentation, qui précède celle de Feynman, est longue et formelle. Peu de ques-
tions lui sont posées : « [Schwinger] donne une de ces allocutions si intimidantes,
si parfaites que personne n’ose les interrompre de questions. Cependant, les
hommes de la trempe de Bethe, Dirac et Teller, qui étaient dans la salle, ne se
laissaient pas intimider et, après quelque temps, il y eut des questions […] Il
disait alors : “Peut-être cela deviendra-t-il plus clair si vous me laissez pour-
suivre” – et il continuait… », raconte Feynman.
Après le marathon de Schwinger vient le tour de Feynman. Son séminaire,
intitulé Formulation alternative de l’électrodynamique quantique, ne remporte
pas grand succès. Feynman commet une erreur. Il ne part pas, comme il en avait
l’intention, des idées physiques à la base de sa théorie, ce qui aurait permis à son
public de comprendre le sens des diverses règles et méthodes qu’il utilise. Il suit
le conseil de Bethe, qui a remarqué que personne n’a interrompu Schwinger tant
que celui-ci est resté sur un plan formel (bien peu étaient capables de suivre
Schwinger dans son jeu de formules compliquées). Ainsi, Feynman souligne les
aspects mathématiques de sa théorie. Or, ces aspects constituent la partie la
52
moins perfectionnée de la théorie (Feynman ne donnera une forme mathéma-
tique rigoureuse à sa théorie que quelques années plus tard), et sont fondés sur
un formalisme atypique, dont les règles sont souvent des recettes personnelles,
auxquelles Feynman est arrivé par tâtonnements, par approximations succes-
sives. Ayant obtenu les mêmes résultats que Schwinger, il sait qu’elles fonction-
nent, mais il lui est difficile de convaincre son public, tant sa manière de procé-
der semble violer des principes acquis de la théorie quantique.
Par exemple, son évocation des électrons qui avancent et reculent dans le
temps (Feynman a adopté l’idée de Wheeler selon laquelle les positrons sont des
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La médiation de Dyson
En 1949, le jeune Freeman Dyson dévoile aux physiciens comment
Feynman a reformulé l’électrodynamique quantique. La théorie de
Feynman remporte ensuite un franc succès à la conférence d’Oldstone.
espace
temps
électron
À
électron l’époque de la conférence de Pocono, Feynman a déjà bien avancé sa
formulation de l’électrodynamique quantique. Son approche spatio-
photon temporelle globale lui permet de simplifier le calcul de la matrice de dif-
fusion pour les phénomènes électrodynamiques, tels que la collision de deux par-
ticules chargées, l’interaction d’une charge avec le champ électromagnétique
(«collision» d’une charge avec un photon), l’annihilation d’un électron et d’un
électron électron positron avec la production d’un photon, etc.. Feynman a en effet construit des
règles permettant de calculer les éléments de la matrice de diffusion, c’est-à-dire,
espace espace pour le phénomène étudié, (l’effet d’un champ électromagnétique sur une charge,
En physique classique (à gauche) par exemple) les amplitudes de probabilité des différents processus permis par
la trajectoire de l’électron est courbée l’électrodynamique quantique. Il obtient en outre des résultats finis grâce à la pro-
par le champ magnétique. En cédure de cut-off, invariante de façon relativiste, qu’il a développée à partir du
électrodynamique quantique, (à droite) problème du calcul du déplacement de Lamb.
l’électron interagit avec le champ Cette procédure est le principal sujet des deux articles qu’il écrit immédiate-
en émettant ou en absorbant un photon. ment après la conférence de Pocono et qui seront tous deux publiés dans la
Cet événement est représenté
Physical Review (le premier en octobre et le deuxième en novembre 1948). Le
par un diagramme de Feynman.
premier s’intitule Un cut-off relativiste pour l’électrodynamique classique et est
consacré au cas classique (d’après la philosophie habituelle de Feynman, il vaut
mieux obtenir d’abord une théorie classique sans divergence et passer ensuite à la
version quantique). Le deuxième article, Un cut-off relativiste pour l’électrody-
temps
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déterminée à partir du lagrangien de la théorie des Les diagrammes contenant de nombreux photons donnent
champs. Chaque processus physique permis par l’électro- des contributions négligeables (chaque vertex contribue à
dynamique quantique est représenté par une somme de la probabilité du processus avec un facteur α. Ainsi, les
diagrammes de Feynman qu’on obtient en assemblant les diagrammes avec plusieurs photons sont négligeables
trois éléments de base selon diverses orientations : chaque devant ceux avec un seul photon) et, en pratique, on ne
diagramme représente la probabilité que le processus ait prend en compte que les diagrammes à un, deux, voire
lieu selon le diagramme en question. trois photons intermédiaires, selon la précision recherchée.
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...
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La renormalisation
D ans l’encadré page 55, nous avons « omis » une infor-
mation : certains diagrammes de Feynman contien-
nent des circuits fermés, c’est-à-dire qui mettent en jeu des
La manière dont le problème est résolu ne satisfait pas
tous les physiciens théoriciens (Dirac, par exemple, est
fort critique à ce propos) : par l’intermédiaire de la pro-
particules virtuelles créées et absorbées dans le processus cédure de renormalisation. Cette procédure consiste,
même. Or, parfois, ces circuits fermés correspondent à des dans les théories dites « renormalisables » (l’électrodyna-
quantités infinies, d’après les règles de Feynman. En effet, mique quantique est du nombre), à réabsorber les infinis
nous avons vu qu’une règle de Feynman consiste à effec- dans certains paramètres du lagrangien, telles la masse et
tuer des intégrations sur les impulsions des particules vir- la charge, dans le cas de l’électrodynamique quantique.
tuelles ; les bornes d’intégration étant infinies, les intégrales Prenons l’exemple du lagrangien de l’électrodynamique
impliquent des impulsions arbitrairement grandes, et peu- quantique. Tel qu’il est écrit avant renormalisation, il ne
vent donner des résultats divergents. Pour comprendre à décrit pas bien la réalité : les corrections radiatives qui
quel point ceux-ci sont divergents, on fixe la borne d’inté- modifient le propagateur de l’électron « décalent » la valeur
gration à une valeur finie Λ de l’impulsion, que l’on fait de sa masse et de sa charge observées, qui diffèrent alors
ensuite tendre vers l’infini. L’impulsion finie Λ est appelée de la masse et de la charge apparaissant dans le lagran-
cut-off ou coupure, parce qu’elle « tronque » l’intégrale et la gien, nommées respectivement masse et charge « nues ».
transforme en une quantité toujours finie. Pire, les corrections radiatives introduisant des divergences,
En électrodynamique quantique, trois amplitudes de pro- le décalage qu’elles induisent entre les grandeurs observées
babilité divergent comme log Λ quand Λ tend vers l’in- et les grandeurs nues est infini. Les premières étant finies, la
fini. Les diagrammes de Feynman correspondants sont masse et la charge nues sont donc infinies. En quelque
ceux qui présentent : 1) un électron en entrée et un élec- sorte, la masse (respectivement la charge) mesurée est la
tron en sortie ; 2) un photon en entrée et un photon en masse (la charge) nue plus la masse (la charge) due à l’ha-
sortie (polarisation du vide, due à la création et à l’an- billage de particules virtuelles.
nihilation de couples virtuels électron-positron ; ces Pour renormaliser la théorie, on ajoute à la masse et à la
couples ont pour effet de modifier le potentiel électrique charge nues, dans le lagrangien, des « contre-termes »,
transmis par l’intermédiaire des photons, « faisant c’est-à-dire des termes infinis qui vont compenser leurs infi-
écran » aux charges qui l’engendrent) ; 3) un électron en nis, et qui sont ajustés pour donner la masse et la charge
entrée, un en sortie, et un photon extérieur (voir l’illus- observées. Les contre-termes compensent alors les infinis
tration ci-dessous, où les cercles pleins dénotent la introduits par les intégrations sur les impulsions des parti-
somme de tous les diagrammes de Feynman possibles cules virtuelles, et conduisent à des amplitudes de probabi-
avec ces lignes données). lité finies. Toute la difficulté réside dans le fait que la modi-
Le premier diagramme par exemple, connu sous le nom fication du lagrangien ne doit pas changer les propriétés
d’auto-énergie de l’électron, rend compte de la manière du système physique étudié. En pratique, c’est le cas
dont l’électron interagit avec son propre champ lorsqu’il lorsque la compensation de quelques paramètres du
se propage : des « corrections radiatives » – dont nous lagrangien suffit à supprimer les divergences.
avons reporté deux contributions sur le schéma ci-des- Il existe ainsi des théories (dites « non renormalisables ») où
sous – modifient le propagateur de l’électron. Tout comme l’on ne parvient pas à réabsorber, dans un nombre fini de
en électrodynamique classique (voir l’encadré page 23), paramètres, tous les infinis qui naissent des corrections
les effets d’auto-interaction de l’électron produisent, en radiatives. La gravitation relativiste d’Einstein est l’une
électrodynamique quantique, des quantités infinies. Une d’elles, ce qui explique pourquoi les physiciens ont tant de
amplitude infinie est inacceptable. difficultés pour la quantifier.
= + + + ...
auto-énergie de l’électron
= + + + ... 57
polarisation du vide
= + + ...
vertex « habillé »
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F. Dyson à ses parents. Le lendemain, F. Dyson demande à Feynman son avis sur
son article, mais Feynman avoue ne pas l’avoir lu: il l’a confié à un de ses étu-
diants de doctorat, avec pour mission de juger s’il est nécessaire que lui-même le
lise, et il pense que la conclusion de l’étudiant sera négative. Freeman Dyson ne
se formalise pas: «Je sais que c’est la seule personne au monde qui n’a rien à
apprendre de ce que j’ai écrit; et il n’hésite pas à me le dire ouvertement», com-
mente-t-il à ses parents. D’autre part, Feynman est aussi «celui qui peut produire Le seul « graphe » de l’article
plus d’idées brillantes à la minute» que quiconque; celui qui, en deux heures de de Freeman Dyson (représentant
«la plus incroyable démonstration de calcul» à laquelle F. Dyson a eu l’occasion un chemin pour aller
d’assister, résout les deux problèmes encore ouverts de sa théorie (la diffusion d’un du point x2 au point x1).
photon par un photon et la diffusion de photons par un champ électrique).
L’admiration que F. Dyson porte à Feynman est telle qu’il sous-estimera tou-
jours l’importance de sa contribution à l’élaboration de l’électrodynamique quan-
tique. Pire, pendant quelque temps, il se sentira coupable vis-à-vis de Feynman
pour en avoir divulgué en avant-première la théorie. En octobre 1948, les deux
articles où Feynman présentera ses méthodes et résultats – La théorie des posi-
trons et Approche spatio-temporelle de l’électrodynamique quantique – sont en
effet loin d’être terminés. Ils seront envoyés à la Physical Review le 8 avril et le
9 mai 1949, et publiés ensemble dans le numéro de septembre de la revue.
La théorie de Feynman, et en particulier ses célèbres diagrammes sont donc,
au début, connus essentiellement par le truchement de l’article et des conférences
de F. Dyson (à tel point que, pendant un certain temps, on parlera des diagrammes
de Dyson). «Je me sens parfois un peu coupable d’être arrivé avant lui en utili-
sant ses idées. Cependant, je mets finalement au point deux gros articles, qui
exposeront son génie au monde», écrit F. Dyson à ses parents à la fin du mois de
février 1949, après une visite de Feynman à l’Institute for Advanced Studies.
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Escapades brésiliennes
En 1950, Feynman accepte un poste de professeur à Caltech.
Après une année au Brésil, partagée entre enseignement, recherche,
plages et rencontres, il «découvre» une théorie des interactions faibles.
P
endant un hiver glacial à Cornell, alors qu’il travaille «comme un for-
cené» à sa formulation de l’électrodynamique quantique, Feynman
caresse un rêve: voyager en Amérique du Sud. Il suit des cours d’espa-
gnol et, quand le physicien brésilien Jaime Tiommo l’invite à donner, en
été 1949, un cours à Rio de Janeiro, où vient d’être fondé le Centre brésilien pour
la recherche en physique (CBPF), il accepte avec enthousiasme, avec pour seul
regret de ne pas avoir suivi des cours de portugais. Quand, après six semaines
dans l’ambiance chaude et détendue de Rio, enseignant le matin et passant le reste
de la journée sur la plage de Copacabana, Richard revient à Cornell, il envisage
sérieusement de quitter cette université. La ville d’Ithaca est petite, le climat
ingrat et Cornell, qui est principalement une université de sciences humaines,
n’est guère stimulante («Cornell avait toutes sortes de départements qui ne m’in-
téressaient pas beaucoup»).
Une opportunité se présente quelques mois plus tard. Son collègue
Robert Bacher, qui a quitté depuis peu Cornell pour le California Institute of
Technology (Caltech), situé dans la souriante Pasadena (aujourd’hui un quartier
de Los Angeles), l’invite à y donner une série de leçons pendant tout le mois de
février 1950. Feynman apprécie Caltech et les diverses possibilités qu’il offre,
tant par sa localisation que d’un point de vue scientifique (l’institut compte divers
départements où les scientifiques sont très actifs dans des secteurs de pointe). Il
est triste à l’idée de quitter Cornell, car cela signifie se séparer de H. Bethe, mais
lorsque Caltech lui offre, outre un poste de professeur, la possibilité de prendre
immédiatement une année sabbatique (qui lui revient de droit à Cornell, et qu’il
perd, en principe, en changeant de travail), son choix est fait. À partir de l’année
académique 1950-1951, il deviendra, pour le restant de ses jours, professeur de
physique théorique à Caltech. «J’ai été très heureux ici. C’est l’endroit idéal pour
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Deux bâtiments du Caltech : un type «monodimensionnel» tel que moi. Il y a tous ces gens qui sont au som-
Bridge Annex (à gauche) met, qui sont très intéressés par ce qu’ils font et avec lesquels je peux dialoguer»,
et Parsons Gates Hall (à droite). déclarera-t-il dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman!. Hormis une fois où,
exaspéré par le smog de Los Angeles, il envisagera de retourner à Cornell (cela
ne durera qu’un instant), Feynman ne pensera plus à changer de lieu de travail. Il
refusera même des offres fort avantageuses, comme la chaire de l’Université de
Chicago laissée vacante par la mort de Fermi, en 1954.
Avant de prendre ses fonctions à Caltech, Feynman se rend pour la première
fois en Europe, en avril 1950, à l’occasion du colloque international Particules
fondamentales et noyaux de Paris où sont réunis la plupart des grands physiciens
de l’époque, parmi lesquels Bohr, Dirac, Pauli, Fermi, Born, et Schrödinger. À
Paris, puis à Zurich, où Pauli l’invite à donner une conférence et quelques leçons
juste après le colloque, Feynman expose son approche de la mécanique et de
l’électrodynamique quantiques dans un contexte différent de celui auquel il est
habitué, car ses idées et ses techniques ne sont pas encore familières aux
Européens. Avec ces conférences et deux articles plus mathématiques qui com-
plètent la série de travaux consacrés à l’électrodynamique quantique et auxquels
il travaille en 1950 et 1951, Feynman «en finit» avec la question. Les deux
articles sont publiés dans la Physical Review: le premier (Formulation mathéma-
tique de la théorie quantique de l’interaction électromagnétique) en
novembre 1950, et le deuxième (Un calcul sur les opérateurs ayant des applica-
tions en électrodynamique quantique) en octobre 1951. L’intention de Feynman
est d’établir, du point de vue mathématique, la validité de ses règles de calcul des
éléments de la matrice de diffusion S associés aux processus physiques de l’élec-
trodynamique. Dans son article de 1950, il fournit une preuve complète de l’équi-
valence de ses règles avec celles de l’électrodynamique conventionnelle. Dans le
travail suivant, il développe un nouveau calcul algébrique pour les opérateurs, qui
simplifie la manipulation d’expressions compliquées mettant en jeu des opéra-
teurs (comme ceux qui apparaissent dans le calcul de la matrice de diffusion), et
facilite ainsi la compréhension de la théorie.
Intermezzo brasileiro
L’expérience brésilienne a été si rafraîchissante que Feynman décide de passer
son année sabbatique 1951-1952 au Centre de recherches brésilien de Rio de
Janeiro où il a été invité pour un long séjour. Pendant les dix mois qu’il passe à
Rio, d’août 1951 à juin 1952, Feynman poursuit son travail de recherche et
enseigne aux étudiants de physique de l’Université de Rio, mais fréquente aussi
62
les plages, les bars et les hôtesses de la Pan American qui descendent à l’hôtel où
il loge, le Miramar Palace, à Copacabana. Il s’inscrit également à une école de
samba, devient un assez bon joueur de frigideira (petite poêle qui sert d’instru-
ment à percussion) et est accepté dans l’un des groupes musicaux qui se prépa-
rent au célèbre Carnaval de Rio.
Feynman aime s’attarder, dans ses livres où les anecdotes ont valeur de para-
boles, sur les activités colorées qui agrémentent sa période brésilienne et, de
manière générale, toutes les phases de sa vie. Feynman construit sa propre sta-
tue et contribue à créer le « mythe Feynman ». Depuis l’époque de Cornell, déjà,
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est née la légende de « Dick Feynman, le play-boy scientifique », dont la vie est
agrémentée d’aventures en tous genres dans des lieux que les professeurs de
physique ne fréquentent que rarement, tels les clubs louches de Las Vegas, qui
est devenue sa destination estivale favorite. Les multiples relations amoureuses
qu’il entretient depuis la mort d’Arline lui valent la réputation d’un don Juan
sans scrupule, et la méfiance de certains collègues mariés. Il ne retrouvera un
équilibre qu’à son troisième mariage, en 1960, avec l’Anglaise
Gweneth Howard. Toutefois, même lorsqu’il sera devenu père de famille et que
sa vie californienne aura pris un tour plus tranquille grâce à Gweneth, il ne man-
quera pas de fréquenter un bar où il entretient des rapports amicaux avec les ser-
veuses aux seins nus et avec le patron de l’endroit, un certain Giannoni. Ce der-
nier, quand il fait l’objet d’une enquête de police, lui demande de témoigner en
sa faveur (Feynman sera l’un des rares clients à le faire, et sa fréquentation assi-
due du club de Giannoni fera la une des journaux).
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Feynman tout au long de son activité d’enseignant: dans ses cours et, en particu-
lier, dans ses célèbres Cours de Physique, lors de l’évaluation des livres scienti-
fiques scolaires (pendant un an, Feynman fera partie de la commission de sélec-
tion des livres scolaires de l’État de Californie), et dans les diverses conférences
de vulgarisation scientifique qu’il donnera au cours de sa vie. En particulier,
Feynman illustrera efficacement ses idées lors d’une conférence intitulée Qu’est-
ce que la science? qu’il donnera aux enseignants des matières scientifiques
en 1966 (et dont le texte sera publié dans le livre Le plaisir de découvrir, qui ras-
semble certains de ses écrits courts). Il présente un cas de «mauvaise manière
d’enseigner la science, parce que fondée sur une idée erronée de ce qu’est la
science» très semblable à celui tiré du livre d’école brésilien. Le sujet est «l’éner-
gie» et le concept est introduit en montrant l’image d’un jouet électrique, un petit
chien, puis l’image d’une main qui le charge, et enfin celle du chien qui se
déplace. La troisième image est accompagnée du texte: «Qu’est-ce qui le fait
bouger?» La réponse est: «L’énergie». Qu’a-t-on appris de cette manière? Rien,
conclut Feynman.
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De la superfluidité à la supraconductivité
L’étude de la superfluidité, le phénomène selon lequel l’hélium coule sans résis-
tance (ou viscosité) à des basses températures, pousse naturellement Feynman à
Le physicien Abraham Pais s’intéresser à la supraconductivité, le phénomène selon lequel, dans certains
(1918-2000, ici en 1986), métaux, l’électricité circule sans résistance à basses températures. En 1956, dans
ami de Feynman et d’Einstein, son intervention au Congrès international de physique théorique de Seattle, inti-
fut l’auteur d’une célèbre tulée Superfluidité et supraconductivité, Feynman commence par évoquer la
biographie d’Einstein.
superfluidité et la supraconductivité du début des années 1950 comme «deux
citadelles assiégées, complètement encerclées par les progrès de la physique,
mais demeurant isolées et inattaquables».
À l’époque du congrès de Seattle, la « deuxième citadelle », la description
microscopique correcte de la supraconductivité, est encore – pour Feynman
comme pour les autres – inexpugnable. En peu de temps, cependant, elle sera
Une expérience montrant l’absence conquise par les physiciens John Bardeen, Leon Cooper et Robert Schrieffer
de viscosité de l’hélium superfluide : qui, en juillet 1957, publieront dans la Physical Review un article fondamen-
quand on verse de l’hélium tal sur la théorie de la supraconductivité (laquelle deviendra d’ailleurs la
superfluide dans la partie interne « théorie BCS », des initiales des trois auteurs). Schrieffer avait été chargé de
d’un vase Dewar double,
transcrire l’allocution de Feynman à Seattle, où celui-ci avait décrit en détail
le fluide se répand aussitôt
dans le vase externe jusqu’à ce que ses diverses (et vaines) tentatives de trouver, « en partant des principes pre-
les niveaux soient égaux. miers » comme il l’avait fait dans le cas de la superfluidité, la solution à
l’énigme de la supraconductivité. « Pourquoi n’avons-nous pas, nous physi-
ciens théoriciens, résolu ce problème ? Nous n’avons pas l’excuse du manque
d’expériences […]. La seule raison est que nous n’avons pas eu assez d’ima-
gination », avait conclu Feynman.
En relation avec le problème de la supraconductivité, auquel il travaille avec
constance dans les années 1954-1957, Feynman s’occupe aussi d’un autre pro-
blème, pour lui plus marginal, mais important pour les physiciens de la matière
condensée: le calcul de l’énergie et de la masse efficace des polarons, électrons
délocalisés d’un cristal ionisé, qui se déplacent en même temps que le champ de
déformation du réseau cristallin créé par leur présence (les électrons délocalisés
attirent les ions positifs qui les entourent, déformant le réseau cristallin). Dans ce
66
cas, comme dans celui d’autres problèmes auxquels il consacre son attention dans
les années 1950 et 1960, Feynman veut prouver l’efficacité de sa méthode des
intégrales de chemin dans des domaines différents. Les travaux de Feynman en
physique de la matière condensée seront d’une grande utilité pour la petite com-
munauté des physiciens du domaine: «L’influence de Feynman sur la physique
de la matière condensée a été profonde et continuera à l’être. Les diagrammes de
Feynman et les intégrales de chemin sont devenus des instruments indispensables
tant pour les théoriciens que pour les expérimentateurs», écrira David Pines, un
physicien illustre, dans Physics Today.
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Le début de la célébrité
Dans les années 1960, Feynman « découvre » la vie de famille
et la peinture, donne ses célèbres Cours de physique,
reçoit le prix Nobel et invente la physique des partons.
E
n septembre 1958, alors qu’il participe à la conférence des Nations Unies
Atomes pour la paix qui se tient à Genève, Feynman rencontre
Gweneth Howard sur les rives du lac Léman . La jeune Anglaise, âgée
de 24 ans, vient de quitter sa petite ville du Yorkshire pour voir le monde et tra-
vaille comme jeune fille au pair. Richard, lassé de vivre seul, lui offre un poste
de gouvernante dans sa maison d’Altadena, sur les collines qui entourent
Pasadena. Gweneth le rejoint en juin 1959 et devient sa troisième (et dernière)
épouse en septembre 1960.
Avec Gweneth, Feynman s’assagit. Son premier fils Carl (baptisé ainsi en
l’honneur du physicien Carl Anderson, découvreur du positron, dont Feynman
est devenu l’ami à Caltech) naît en 1962 et, en 1968, le couple adopte Michelle.
Richard peut jouer du bongo, fréquenter les bars, faire des calculs quand il veut,
et jouir en même temps d’une vie familiale heureuse. L’été, au lieu de se rendre
à Las Vegas, il embarque sa famille dans des voyages aventureux, de préférence
à bord de sa camionnette, célèbre à Caltech pour les diagrammes (les dia-
grammes de Feynman !) peints sur la carrosserie et pour sa plaque QANTUM
(QUANTUM excédait le nombre de lettres autorisées).
Dans les années 1960, outre la science et sa famille, Feynman se découvre
une nouvelle passion, la peinture. Ce nouvel intérêt est né d’un marché qu’il a
conclu avec le peintre Jirayr (Jerry) Zorthian, rencontré à une soirée vers la fin
des années 1950 et devenu son ami intime (Jerry sera son témoin lors de son
La célèbre camionnette mariage avec Gweneth) : Jerry accepte de donner des leçons de peinture à
de Richard Feynman, avec ses Richard en échange de leçons de physique. L’intérêt de ce dernier pour la pein-
diagrammes peints sur la carrosserie ture vient en partie de son désir de comprendre la valeur et l’essence de l’expé-
et sa plaque personnalisée. rience artistique, si différente de l’expérience scientifique, mais Feynman est
aussi motivé par une raison plus secrète, liée à sa fascination pour la « nature » et
les lois qui la gouvernent :
Je désirais vivement apprendre à peindre, pour une raison que je gardais
secrète : je voulais être en mesure de communiquer l’émotion que j’éprouve face
à la beauté du monde. […] Je voulais percevoir et transmettre une certaine
généralité inhérente aux choses, qui semblent si différentes et se comportent de
manières tellement différentes, mais qui sont toutes gouvernées en coulisses
par la même organisation, par les mêmes lois physiques. Cette généralité est
un hommage à la beauté mathématique de la nature .
Comme dans tout ce qu’il fait, le peintre Feynman s’applique. Il acquiert
une certaine maîtrise et exposera ses œuvres, parvenant même à en vendre
quelques-unes. Le premier tableau qu’il vend, intitulé Le champ magné-
tique du Soleil, est fondé sur une photo des protubérances solaires
(engendrées par le champ magnétique du Soleil), prise dans un ins-
titut d’astrophysique du Colorado. L’artiste Feynman expliquera :
Je voulais peindre quelque chose de beau qu’aucun artiste
n’aurait eu l’idée de peindre : les lignes plutôt compliquées et tor-
turées du champ magnétique, qui se regroupent d’un côté et s’éten-
dent au loin de l’autre .
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pas toujours positif, en particulier pour ceux qui font leurs premières armes:
découvrir la physique par les Cours de Feynman n’est pas chose facile, principa-
lement à cause de sa manière inhabituelle de présenter les choses. La préparation
d’un cours d’introduction pour les étudiants des deux premières années lui a
donné l’occasion de repenser toute la physique depuis le début, et de la présenter
à sa façon. À tel point que quand il ne trouve pas une approche différente de la
présentation conventionnelle, comme dans le cas des équations de Maxwell, il en
est frustré. Malheureusement, ces façons ingénieuses et «plus excitantes» d’ex-
pliquer la matière ne sont pas à la portée de tous. Goodstein dira à ce propos:
Même quand il pensait fournir des explications claires aux étudiants de pre-
mière ou de deuxième année, ce n’étaient en réalité pas toujours eux qui en
tiraient le plus grand bénéfice. Nous, scientifiques, physiciens, professeurs,
étions les principaux bénéficiaires de sa magnifique entreprise, qui n’était rien
de moins que de voir toute la physique avec des yeux neufs. Feynman était plus
qu’un grand professeur […], c’était un grand professeur de professeurs.
Feynman lui-même se rend compte que tous les étudiants ne sont pas en
mesure de profiter comme il le voudrait de ses leçons. Quand, dans la préface
qui accompagne chacun des trois volumes rouges, il se demande si l’« expé-
rience » de ce nouveau cours d’introduction à la physique est réussie, la réponse
donnée est négative : « Mon point de vue est pessimiste. Je ne pense pas avoir
très bien réussi avec les étudiants. » Cependant, comme il le conclut dans l’épi-
PAS EN UNE MINUTE
logue à la fin du troisième volume, son véritable objectif n’est pas tant de pré-
Le jour de l’attribution du prix parer les étudiants à un examen, que de leur donner la possibilité « d’apprécier
Nobel, Feynman dut affronter un
les merveilles du monde physique et la manière dont elles sont décrites par la
flot de journalistes, qui tous l’as-
saillaient de questions : pour quelle physique, qui est une des parties les plus importantes de la culture des temps
découverte avez-vous eu le prix? modernes ». Un objectif qu’il a sans aucun doute atteint.
Quelle application ces recherches
ont-elles en informatique? Pour-
Le prix Nobel et autres honneurs
riez-vous présenter vos recherches Dans les années 1960, la célébrité de Feynman dépasse les frontières du
76 en quelques mots? Il lui était monde de la recherche scientifique. Avec ses Cours de physique, Feynman
impossible de répondre à toutes devient populaire auprès de tous les enseignants et étudiants de physique amé-
ces questions. Un journaliste du ricains (et, par la suite, du reste du monde). En novembre 1964, il donne en
Time finit par lui faire une sugges-
outre six leçons pour le grand public sur le thème de la nature des lois phy-
tions qui l’enchanta : répondre sim-
plement «Écoutez, mon vieux, si je siques, dans le cadre de la série annuelle des Messenger Lectures à
pouvais vous expliquer ce que j’ai l’Université Cornell, qui sont enregistrées par la BBC et diffusées à la télévi-
fait en une minute, ça ne vaudrait sion (elles seront publiées plus tard sous la forme d’un ouvrage intitulé La
pas le prix Nobel.» nature des lois physiques). En 1965, l’attribution du prix Nobel le transforme,
bien malgré lui, en personnage public.
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aspects plus positifs : une dotation financière estimable, qui lui permettra
d’acheter une résidence de vacances à la mer, à Playa de la Misión (Baja
California), au Mexique et, surtout, une avalanche de témoignages d’amitié et
Le portrait officiel de Feynman d’affection. À commencer par celui des étudiants de Caltech qui, le jour de
pour les archives du prix Nobel. l’attribution du Nobel, drapèrent Throope Hall, l’édifice administratif, d’une
grande banderole portant l’inscription WIN BIG, RPF (Grande victoire, RPF.)
LA VOIE OCTUPLE L’émotion de Feynman confronté à ce type de manifestations est telle qu’il y
En 1961, Murray Gell-Mann et, indé- consacre une bonne partie de son discours de remerciement du banquet Nobel :
pendamment, Yuval Ne’emann, pro- Le prix arrive et, avec lui, un déluge de messages […] d’amis, de parents,
posent un système de classification d’étudiants, d’anciens professeurs, de collègues scientifiques, de parfaits
des hadrons fondé sur le groupe inconnus ; […] une multitude de messages sous une multitude de formes. Mais
mathématique SU(3), groupe des dans chacun j’ai vu ces deux points communs. J’ai vu de la joie, et j’ai vu de
rotations de l’espace complexe à trois l’affection […]. Ce prix a été un signal qui a permis à tous d’exprimer leurs
dimensions. Ce système est une sentiments, et à moi d’en prendre connaissance.
extension de la symétrie SU(2) intro-
duite en 1932 par Heisenberg pour Les partons et la méthode babylonienne
décrire les noyaux (le groupe SU(2)
est le groupe des rotations de l’es- Dans les années 1960, Feynman se distingue aussi (et encore !) par sa produc-
pace complexe bidimensionnel). tion scientifique. Si, dans les années 1940, il a contribué de manière fonda-
L’idée de Heisenberg était simple et mentale à la théorie quantique de l’interaction électromagnétique et, dans les
géniale : dans les noyaux, les pro- années 1950, à la théorie des interactions faibles, à partir de la fin des
tons et les neutrons semblent jouer années 1960, ses résultats importants concernent surtout la théorie des inter-
un rôle très similaire, mis à part le fait actions fortes (voir l’encadré page ci-contre).
que les protons sont électriquement Lorsque Feynman commence à s’intéresser au problème d’une descrip-
chargés, tandis que les neutrons
tion correcte des interactions fortes, c’est-à-dire des forces qui agissent entre
sont neutres. Heisenberg les consi-
dère donc comme un doublet, deux les hadrons, famille de particules regroupant les mésons et les nucléons (pro-
manifestations d’une seule entité fon- tons et neutrons), la situation n’est pas claire. Une multitude d’approches
damentale, ce qui le conduit au théoriques coexistent, faisant intervenir différentes hypothèses sur la struc-
groupe SU(2). La découverte de par- ture interne de ces particules. En 1964, une hypothèse avait été formulée
ticules de durée de vie anormale- indépendamment par Murray Gell-Mann et par le jeune physicien
ment longue, nommées particules George Zweig, qui venait de terminer son doctorat à Caltech : les hadrons
étranges, a conduit à l’extension de seraient constitués de trois particules élémentaires, nommées quarks par
ce schéma SU(2) à SU(3). Pourquoi M. Gell-Mann (G. Zweig les avait initialement baptisées aces). Cette hypo-
cette extension ne fut-elle pas trou-
thèse expliquait le schéma selon lequel on avait réussi à classifier les hadrons
vée plus tôt? Le passage de SU(2)
à SU(3) n’est pas si évident. Si les connus à l’époque (c’est-à-dire le schéma fondé sur le groupe de
expérimentateurs observent bien un symétrie SU(3) et connu sous le nom de « voie octuple »). Les quarks res-
78
doublet de nucléons, ils ne détectent taient toutefois une simple hypothèse, sans vérification expérimentale et avec
pas de triplet. En fait, la symé- de nombreux problèmes ouverts d’ordre théorique. À tel point qu’à l’époque,
trie SU(3) se manifeste à travers une la majorité des physiciens (M. Gell-Mann y compris) les considéraient seule-
représentation de dimension huit, un ment comme une construction théorique utile pour codifier l’information plu-
octet, d’ou le titre de l’article de Gell- tôt que comme des objets physiques réels.
Mann La voie octuple. Ce dernier et Dans ce contexte, Feynman propose, en 1968, son modèle des partons.
George Zweig proposeront l’exis-
Essayant de comprendre le mécanisme des interactions entre hadrons dans des
tence d’un triplet de quarks pour expli-
quer la classification des hadrons. situations faisant intervenir des hautes énergies, telles les collisions entre parti-
cules, provoquées et étudiées dans les grands accélérateurs de l’époque, Feynman
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suppose que chaque hadron est composé d’un ensemble d’«unités» ponctuelles,
sur la nature desquelles (qu’il s’agisse de quarks ou d’autre chose) il n’a pas
besoin de se prononcer : il les appelle simplement «partons», car ce sont des
«parties» des hadrons. Dans la collision entre deux hadrons constitués de ces uni-
tés, il se produit alors, selon Feynman, la situation suivante: en raison des effets PROTON UN ÉTAT NEUTRON
INTERMÉDIAIRE
relativistes dus à leur très haute vitesse relative, les deux hadrons se «voient» l’un
l’autre comme écrasés le long de la direction du mouvement (à cause de la La symétrie SU(2) du système proton-
contraction relativiste des longueurs). En conséquence, lorsque les deux nuages neutron repose sur les observations
de partons entrent en «collision», la majorité des partons d’un nuage ne parvient que les interactions fortes
pas à interagir avec ceux de l’autre nuage. Ainsi, les partons se comportent pour de la matière seraient peu modifiées
la plupart comme des particules libres (lorsque les physiciens identifieront les si on interchangeait les identités des
partons aux quarks, ils verront dans cette propriété une conséquence de la liberté protons et des neutrons. Le proton et
asymptotique des quarks, voir l’encadré page 91). Occasionnellement, un parton le neutron deviennent ainsi deux états
d’un nuage peut heurter un parton de l’autre nuage, libérant de l’énergie sous la d’une même particule, le nucléon.
Ci-dessus, on a représenté ces états à
forme d’un jet de particules: ces «détritus» avaient été observés dans les colli-
l’aide de flèches : quand la flèche
sions inélastiques (c’est-à-dire avec production de particules secondaires, qui
bleue (respectivement rouge) est
emportent une partie de l’énergie initiale) entre hadrons, mais à l’époque, per- verticale, le nucléon est un proton
sonne n’avait formulé d’interprétation théorique satisfaisante à leur sujet. (respectivement un neutron).
Feynman a bientôt l’occasion d’expérimenter l’efficacité de son modèle dans Les positions intermédiaires
l’étude des collisions avec hadrons. En août 1968, alors qu’il est l’hôte de sa des flèches correspondent aux
sœur qui vit près de Stanford, il se rend au SLAC (Stanford Linear Accelerator superpositions de ces deux états
Center), où sont réalisées depuis peu des expériences visant à étudier les colli- autorisées par la mécanique
sions inélastiques à haute énergie entre électrons et nucléons (un processus quantique, et la particule ressemble
appelé diffusion profondément inélastique). Le but de ces expériences est d’ob- alors de temps en temps à un proton,
tenir des informations sur la structure interne des hadrons. Au SLAC, on com- de temps en temps à un neutron.
munique à Feynman les dernières données expérimentales, ainsi que certains Les transformations qui tournent
les indicateurs internes des nucléons
résultats importants obtenus par le physicien théoricien James Bjorken (qui ce
(les flèches) sont les rotations
jour-là était absent). L’un de ces résultats, en particulier, est l’existence d’une loi du groupe de symétrie SU(2).
d’invariance d’échelle : dans certaines situations, les données expérimentales (la
forme du jet obtenu, la façon dont il se fragmente) ne varient pas lorsque l’on fait
varier l’énergie des électrons incidents. «Il ne fallut à Feynman qu’une seule soi-
rée de calculs avec ses partons pour interpréter ce qui se passait – rappellera par
la suite Bjorken – je rentrai au SLAC juste avant le départ de Feynman et j’y
trouvai une grande excitation […]. Feynman me chercha et me bombarda de
questions […]. J’ai un souvenir très vif du langage qu’il utilisait. Il était familier,
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Ci-dessus, excavations pour mais distinctement différent. C’était un langage facile, séduisant, que tous pou-
la construction de l’accélérateur vaient comprendre. Il ne fallut pas grand-chose pour que le train du modèle des
linéaire de Stanford, que Feynman partons se mette en marche.»
visita en 1968. À droite, Feynman Avec sa théorie des partons, qu’il revient illustrer au SLAC en octobre,
donnant une conférence sur la théorie donnant sa première conférence générale sur le sujet, Feynman a donc créé un
des partons au CERN, langage qui rend accessible aux physiciens de l’époque ce que les théoriciens
en janvier 1970.
tentaient d’expliquer en utilisant des formalismes très compliqués, par
exemple celui de l’« algèbre des courants » développé par M. Gell-Mann (voir
l’encadré page 90). En d’autres termes, le modèle des partons de Feynman
facilitait la compréhension de la physique des particules des années 1960 de la
même manière que, des années auparavant, ses diagrammes avaient facilité la
compréhension de l’électrodynamique quantique. Et si à l’époque Schwinger,
plus formel, avait considéré avec un certain dédain les diagrammes de
Feynman qui « offraient le calcul aux masses », c’était à présent M. Gell-Mann
qui n’aimait pas les partons, qu’il appelait avec mépris put-ons (imitations).
Feynman travaillera pendant plusieurs années sur les partons, écrivant des
articles et donnant des conférences, mais restera toujours prudent dans son éva-
luation de ce modèle dans lequel il ne verra jamais une théorie : « Nous avons
construit un haut château de cartes en plaçant l’une sur l’autre un grand nombre
de conjectures faiblement fondées, et il se peut qu’une bonne partie d’entre elles
soit erronée », dira-t-il en 1972, dans les pages de conclusion de son ouvrage
Photon-Hadron Interactions. L’image du château de cartes est employée délibé-
rément par Feynman pour illustrer la manière dont il a travaillé dans le cas des
partons. Dès son premier article sur le sujet, publié dans la Physical Review de
décembre 1969 sous le titre Very High-Energy Collisions of Hadrons, Feynman
souligne que ce qu’il a obtenu est le « résultat d’une induction ». Une induction
80
fondée sur « des aspects que la relativité et la mécanique quantique, ainsi que
quelques faits empiriques, impliquent presque indépendamment d’un modèle ».
Dans une de ses célèbres conférences sur la nature des lois physiques, don-
née en 1964, Feynman avait qualifié cette manière de procéder en science de
« Babylonienne », par opposition à la méthode « grecque ou euclidienne », où
tout est obtenu par déduction en partant d’un petit nombre d’axiomes. À cette
occasion, il avait conclu que la physique, du moins jusqu’à ce qu’elle parvienne
à la complétude en tant que science, avait plus besoin de la méthode babylo-
nienne que de la méthode grecque. ■
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La tragédie de Challenger
Dans les années 1970-1980, Feynman fait œuvre de visionnaire:
il s’intéresse aux nanotechnologies et aux ordinateurs quantiques.
Il participe aussi à l’enquête sur l’explosion de la navette Challenger.
A
u début des années 1970, les connaissances glanées en physique des
particules élémentaires trouvent un cadre théorique optimal dans le
« modèle standard », modèle où les théories des interactions électroma-
gnétiques, faible et forte, sont toutes des « théories de jauge locales » : des théo-
ries quantiques et relativistes des champs construites sur une symétrie locale,
c’est-à-dire des théories invariantes par rapport à une transformation locale (voir
l’encadré page 83). En 1973, en particulier, les physiciens théoriciens complè-
tent la théorie des interactions fortes : pour expliquer le fait que, dans un proton
ou un neutron, trois quarks forment un état lié, ils supposent que ces quarks pos-
sèdent une propriété analogue à la charge électrique, qui leur permet de s’attirer
trois par trois. Ils nomment cette nouvelle charge « couleur », par analogie aux
trois couleurs primaires (rouge, vert, bleu), dont la combinaison donne le blanc.
En effet, les règles de formation des hadrons peuvent être résumées en énonçant
que les combinaisons permises de quarks doivent être « blanches ». La théorie
inventée pour tenir compte de ces interactions, la chromodynamique quantique,
est une théorie de jauge locale, invariante par rapport aux transformations locales
de la couleur des quarks.
Dans le cadre de la chromodynamique quantique, les partons de Feynman
sont naturellement assimilés aux quarks. En effet, la théorie prédit l’existence
d’un mécanisme («confinement») qui empêche, en principe, d’observer des
quarks libres. En outre, la chromodynamique quantique prévoit que, pour des
énergies suffisamment hautes, les quarks sont, pour des instants très brefs, libres
(«liberté asymptotique») – à l’instar des partons de Feynman sous certaines
conditions. Les quarks «libres» se combinent immédiatement après pour pro-
duire des «jets» de hadrons observables, dont la distribution angulaire permet de
81
Richard Feynman
dans les années 1980.
Le physicien a ressenti les premiers
symptômes de sa maladie en 1977.
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INTERACTION FAIBLE INTERACTION FORTE déduire la distribution des quarks dont ils proviennent. Une situation fort sem-
e– q q blable à celle que Feynman avait suggérée avec son modèle des partons pour
νe
interpréter les collisions de hadrons à hautes énergies.
La théorie des partons de Feynman, modifiée à la lumière des développe-
BOSON W GLUON
νe ments de la chromodynamique quantique, peut donc se révéler utile pour étudier
e– q q – du point de vue théorique – les propriétés des jets qui commencent à être obser-
e– e– vés dans les laboratoires. Dans la seconde moitié des années 1970, Richard Field,
un jeune physicien en post-doctorat à Caltech, parvient à intéresser Feynman à la
question. Leur collaboration durera plusieurs années et les mènera à des résultats
PHOTON
importants dans le domaine de la physique des jets.
e– e– Cependant, au cours de l’été 1977, alors qu’il est au cœur de son travail avec
INTERACTION ÉLECTROMAGNÉTIQUE R. Field (il a donné au mois de juin un séminaire sur les jets à une conférence en
France), Feynman ressent, pour la première fois de façon violente, les symptômes
De nos jours, Feynman est toujours de la maladie qui l’accompagnera le restant de ses jours. Quand, près d’un an plus
fréquemment invoqué par tard, il se soumet à des analyses médicales poussées, les médecins diagnostiquent
l’intermédiaire de ses diagrammes. un liposarcome à l’estomac, de taille importante. Feynman est immédiatement
La technique a été généralisée aux opéré. Ainsi commence, en été 1978, le long calvaire qui marquera ses dix der-
interactions faibles et fortes, médiées
nières années. Malgré son affaiblissement progressif, les souffrances infligées par
respectivement par des échanges de
la maladie et trois interventions chirurgicales (en 1981, 1986 et 1987), Feynman
particules W, Z et de gluons. Ainsi,
toutes les prédictions que l’on espère mène une vie presque normale: il joue du tambour, voyage, écrit des articles,
vérifier avec le nouvel accélérateur en donne des conférences et enseigne jusqu’au dernier moment. Jusqu’à ce que, le
construction au CERN de Genève 3 février 1988, il entre à l’hôpital de l’Université de Californie à Los Angeles, où
(le Grand collisionneur de hadrons) il décède douze jours plus tard.
utilisent cette technique de calcul.
Les nanotechnologies et le calcul quantique
Le 29 décembre 1959, à l’occasion du congrès annuel de l’American Physical
Society, qui se tenait à Caltech cette année-là, Feynman avait présenté un exposé
au titre curieux: Il y a beaucoup de place là en bas. «Là en bas» signifiait, pour
lui, «à des longueurs très petites». Le problème qu’il soulevait, en avance de plu-
sieurs décennies sur son temps, était celui «de la manipulation et du contrôle des
choses à une échelle infime», que l’on nomme aujourd’hui «nanotechnologie».
Événement à quatre jets obtenu dans Est-il possible, se demandait-il par exemple, d’écrire l’intégralité des 24 volumes
une collision d’un électron avec de l’Encyclopaedia Britannica sur une tête d’épingle?
un positron et observé par le CERN Il évoquait, en substance, la possibilité de stocker, puis de rendre exploitable,
en août 2000, sur l’expérience une énorme quantité d’informations dans un espace très réduit. Les calculateurs
DELPHI, dont le but est d’explorer des années 1950 étaient volumineux et peu efficaces: en réduire les dimensions
le domaine des hautes énergies ne pouvait qu’améliorer l’efficacité de la transmission de l’information. Le pro-
en détectant tous les types blème, ajoutait Feynman, était de nature purement technologique: les lois de la
de particules stables (hadrons physique n’empêchaient pas une miniaturisation des éléments porteurs et créa-
chargés, photons, électrons et muons). teurs d’information. La biologie moléculaire, avec la découverte de l’ADN, n’en
était-elle pas la meilleure preuve? (Feynman, à cette époque, passait une année
sabbatique à étudier et à travailler avec les biologistes de Caltech, parmi lesquels
l’ancien physicien Max Delbrück, à qui fut décerné le prix Nobel en 1969 pour
ses recherches en génétique.)
Pourquoi, donc, ne pas descendre jusqu’à l’échelle atomique, et obtenir des
circuits constitués, par exemple, de sept atomes? En principe, rien ne s’y oppo-
sait, observait Feynman dans son discours. La seule différence avec des circuits
classiques était que les circuits de dimensions atomiques devraient obéir aux lois
qui gouvernent le monde microscopique, c’est-à-dire aux lois de la mécanique
quantique. L’idée fondatrice du «calcul quantique» était née.
Feynman était un précurseur. Ce n’est qu’aujourd’hui – plus de 40 ans plus
tard – que les calculateurs quantiques commencent à devenir un peu plus
qu’une simple possibilité théorique. Si en 1959, il ne fait qu’exprimer une idée,
au début des années 1980 en revanche, Feynman apporte d’importantes contri-
butions dans le domaine de la physique du calcul. En particulier, son article fon-
damental Ordinateurs quantiques (publié pour la première fois en février 1985,
dans la revue Optics News) contribue, avec les travaux de Paul Benioff,
Charles Bennett, Tom Toffoli et Ed Fredkin, à poser les bases de la théorie phy-
sique du calcul quantique.
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En réalité, cela fait des années, depuis l’époque de Los Alamos, lorsqu’il diri- À gauche, Feynman en 1974, devant
geait le «groupe T-6» (qui effectuait les calculs numériques du Projet Manhattan un tableau noir de Caltech. À droite,
avec les premières machines IBM), que Feynman s’intéresse à la théorie du calcul Feynman porte un tee-shirt avec
et à ses réalisations et applications pratiques. En 1981, il organise, avec ses col- la représentation stylisée
lègues John Hopfield (expert en systèmes neuronaux) et Carver Mead (chef du de la Connection Machine.
Son intérêt pour le développement des
département d’informatique), un cours interdisciplinaire sur le sujet pour les étu-
calculateurs occupera les dernières
diants de Caltech; Feynman a ainsi l’occasion de réfléchir aux problèmes phy- années de sa vie.
siques du calcul. Les leçons sont données à tour de rôle par Mead, Feynman et
Hopfield, et sont enrichies par la participation d’invités extérieurs choisis parmi
des experts en informatique, comme Marvin Minsky, John Cocke et
Charles Bennett (les cours de Feynman seront rassemblés et publiés en 1999 sous
le titre Cours de Feynman sur le calcul).
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b d
84
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Une des propositions les plus intéressantes pour construire En a, un article de Feynman sur la simulation des
un ordinateur quantique est fondée sur le confinement systèmes physiques par ordinateur. En b, un piège à une
d’ions dans un « piège de Pauli » : chaque ion sert de dimension pour confiner de nombreux ions par
support physique à un « bit quantique » (qubit). Pour l’intermédiaire d’un intense champ électrique à haute
réaliser le calcul, on opère sur les divers qubits au moyen fréquence. En c, une photographie de sept ions calcium
d’impulsions laser ultrarapides ou de champs magnétiques. piégés. En d, la Connection Machine et son président.
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a b
c
Pour réaliser un qubit, on associe à l’état fondamental
d’un atome la valeur 0 et au premier état excité la valeur 1
(a). Pour réaliser l’opération logique NOT (une négation :
0 devient 1 et 1 devient 0), on envoie sur l’atome une
impulsion laser de longueur d’onde correspondant à la
différence entre les niveaux d’énergie des deux états (b).
L’opération résultante, même à l’échelle atomique, est
classique, mais si l’on utilise une impulsion de durée égale
à la moitié de celle requise pour l’opération précédente,
l’électron passe de l’état 0 à un état qui est la super-
position cohérente des états 0 et 1 (c). L’opération est une
manipulation du qubit sans analogue classique.
pour calculer l’évolution du système sur un calculateur les autres états d’énergies plus hautes. L’état ψ ᑟ de
ordinaire croît de façon exponentielle avec le nombre N l’atome est une superposition de 0 ᑟ et de 1 ᑟ :
de composants quantiques du système. En effet, une inté- ψ ᑟ = α0 ᑟ + β1 ᑟ.
gration numérique de l’équation de Schrödinger nécessite Les facteurs α2 et β2 sont les probabilités qu’une
une discrétisation de l’espace et du temps : il faut considé- mesure d’énergie donne comme résultat E0 et E1 respective-
rer la fonction d’onde ψ(x1, x2, …, xN, t) de N particules ment (on doit donc avoir α2 + β2 = 1).
dans un espace constitué de P points, et il existe donc Un système quantique à deux états tel celui que nous
P N configurations à calculer pour chaque instant t. Ainsi, venons de décrire peut être considéré comme un registre de
un calculateur ordinaire n’est pas du tout efficace pour mémoire quantique binaire, dit « bit quantique » ou qubit
résoudre des problèmes quantiques. (quantum bit). Pouvant prendre tous les états ψ ᑟ intermé-
Avec un ordinateur quantique, en revanche, le temps diaires entre 0 ᑟ et 1ᑟ, le qubit est ainsi plus « riche » en
nécessaire T diminue considérablement : grâce à des algo- informations qu’un registre binaire classique (qui ne peut
rithmes appropriés, on le rend polynomial en N (T devi- prendre que les états 0 et 1).
ent une somme de termes de la forme N y, où les puis- Pour traiter l’information, il est aussi nécessaire de pouvoir
sances y dépendent du problème). En outre, si le système agir sur l’atome pour modifier, ou mesurer, son état. Si
dont il faut calculer l’évolution est l’ensemble même des l’atome se trouve dans l’état 0 ᑟ, en l’illuminant pendant un
composants quantiques du calculateur, il suffit de « faire temps adéquat t1, avec une lumière de fréquence corres-
tourner » le calculateur pendant un temps T indépendant pondant au saut d’énergie entre E0 et E1, il est possible de
de N (ce cas limite correspond à y = 0), et de mesurer le le faire « sauter » à l’état 1 ᑟ. S’il est illuminé pendant un
nouvel état du système. temps inférieur à t1, il passe à un état « superposé » du type
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ψ ᑟ indiqué plus haut.
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R
ichard Feynman fut une des figures les plus fascinantes du XXe siècle,
tant professionnellement qu’humainement. Notre amitié débuta timi-
dement, principalement à cause du respect qu’il m’inspirait, ainsi
qu’à tous les jeunes physiciens de son entourage. Nous nous sommes rencontrés
en hiver 1973 à Caltech, où je passais un semestre sabbatique. J’avais été invité
par Murray Gell-Mann, qui avait assisté à une conférence que j’avais donnée
en Autriche sur l’algèbre des courants (voir l’encadré page 90). Caltech était
un lieu excitant. Tous les mercredis, le département de physique théorique se
réunissait à l’heure du déjeuner. Au cours de ces sessions informelles, chacun
pouvait présenter problèmes et résultats à ses confrères.
À cette époque, les expérimentateurs avaient mis en évidence des consti-
tuants ponctuels des hadrons à l’aide de la diffusion profondément inélastique
d’électrons sur des protons (voir page 79). Dans son modèle des partons,
Feynman avait expliqué la structure ponctuelle de ces constituants, qu’il avait
nommés partons. M. Gell-Mann avait immédiatement identifié ces partons aux
quarks de son algèbre des courants, car les quarks décrits par cette algèbre
étaient ponctuels, tout comme les partons ; il tentait à présent d’aller plus loin
en construisant une théorie quantique des champs qui combinerait la struc-
ture ponctuelle de ces constituants avec les résultats de son algèbre des cou-
rants. Il donna aux partons les nombres quantiques des quarks et les décrivit
à l’aide de champs de fermions (voir l’encadré page 67). Avec Harald Fritzsch,
il venait de montrer que les courants induits par des champs de quarks libres
expliquaient la plupart des données expérimentales. Il restait à résoudre un
paradoxe : pourquoi les champs de quarks « libres » expliquaient si bien les
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Hagen Kleinert et sa femme
Annemarie (à gauche), lors d’une fête
à Santa Barbara en 1982,
à l’époque de ses rencontres
avec Feynman. Hagen Kleinert est ici
en compagnie de Douglas Scalapino
Hagen Kleinert
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phénomènes alors qu’il n’y avait aucun quark libre, emprisonnés qu’ils étaient
COLLISIONS DE HADRONS dans les hadrons ? En effet, depuis que l’existence de ces particules avait été
Dans les collisions à haute énergie,
supposée, personne n’avait réussi à détecter, en laboratoire ou dans la nature,
un grand nombre de particules sont
les quarks hors des hadrons.
produites, en particulier des mé-
sons π, mais aussi des particules En outre, le modèle des quarks libres avait une autre faiblesse, que Feynman
plus lourdes telles des paires de avait immédiatement débusquée : les collisions de hadrons à haute énergie
nucléons-antinucléons. C'est la con- produisaient des jets de particules, alors que le modèle des quarks libres pré-
séquence de l'équivalence entre disait une distribution uniforme de particules. M. Gell-Mann avait alors com-
énergie et masse formulée par pris que le champ de gluons de son modèle fournissait aux quarks la glu néces-
Einstein : l'énergie cinétique des par- saire pour qu’ils restent à l’intérieur des hadrons et n’existent pas en tant que
ticules qui entrent en collision se particules libres. Le confinement des quarks dans les hadrons expliquait ainsi
transforme en partie en masse de
à la fois l’absence de détection des quarks en tant que particules et les jets de
particules. Expérimentalement, on
particules obtenus lors des collisions à haute énergie, mais le paradoxe de la
observe que ces particules produites
forment des jets assez bien alignés. liberté des quarks subsistait.
La formation de jets est la consé- Il fut résolu indépendamment par David Politzer d’une part, et par David
quence des interactions entre les Gross et Frank Wilczek de l’autre, ainsi que par Gerardus ’t Hooft ; ils décou-
quarks. Dans une théorie des quarks vrirent une propriété étonnante des quarks, qu’ils nommèrent « liberté asymp-
libres, les particules produites n'ont totique » : dans les hadrons, les quarks se comportent presque comme des par-
aucune raison de se regrouper en ticules libres. Cette « liberté » conférait aux quarks la structure en champ de
jets puisqu’elles n’interagissent pas. particules libres nécessaire au modèle de M. Gell-Mann.
Le défi de Feynman
Malheureusement, je ne participai pas à l’aventure, car je travaillais sur une modé-
lisation mathématique comparable à l’algèbre des courants, pour expliquer le
comportement des hadrons de haute énergie, qui avait été postulée sept ans plus
tôt sur des bases phénoménologiques par Nicola Cabibbo, Lawrence Horwitz
et Yuval Ne’emann. Ce dernier – qui avait découvert, en 1961, en même temps
que Gell-Mann, les propriétés de symétrie des hadrons (voir l’encadré page 78)
et deviendrait le Ministre israélien des Sciences et du Développement (1982-
1984), puis de l’Énergie (1990-1992) – était satisfait de ma théorie. Gell-Mann,
en revanche, me convainquit que le modèle que j’avais construit n’était pas exact,
mais approximatif, à cause de corrections logarithmiques. Bien que celles-ci
soient très petites, ma théorie devenait, selon lui, inintéressante. Gell-Mann me
disait toujours : « Ne perds pas ton temps avec des théories qui n’ont aucune
chance d’être vraies. » Il m’enseigna ainsi que les théories qui, dès le début, ne
sont qu’approximatives ne valent pas la peine d’être approfondies.
Il en allait tout autrement avec Feynman, qui aimait les modèles simples
expliquant les choses approximativement. Feynman apparaissait régulièrement
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Hagen Kleinert
que des formules abstraites et laissent les calculs aux autres. Ce n’est pas le Deux pages des notes que Feynman
cas : Feynman insistait toujours pour que nous effectuions les calculs jusqu’au m’envoya sur ses recherches au sujet
bout, afin d’obtenir des chiffres. Et lorsque ceux-ci ne collaient pas avec les d’un analogue du polaron.
données expérimentales, nous avions là une source importante de découvertes.
L’un des ensembles de notes qu’il me montra en 1982 était facilement
transformable en un résultat physique. Selon Feynman, il était possible de
décrire le comportement statistique quantique d’une particule soumise à un
potentiel en calculant le comportement statistique classique de la particule –
comportement que l’on savait calculer – soumise à un potentiel modifié, qu’il
avait nommé potentiel classique effectif. Dans un livre sur la Mécanique sta-
tistique paru en 1972, Feynman donnait les grandes lignes pour calculer
approximativement ce potentiel. Toutefois, son approximation n’était plus
valide aux basses températures. Feynman me suggéra d’approfondir et d’amé-
liorer le calcul du potentiel classique effectif. Par chance, un ordinateur simple
et bon marché, le Sinclair ZX81, était apparu sur le marché un an auparavant
et était devenu très abordable en supermarché (15 dollars à Woolworth). Il se
connectait à une télévision et fonctionnait à une fréquence de 3,25 méga-hertz,
avec une mémoire de 1 kilo-octet. À l’aide de cette petite machine, je fis aisé-
ment les calculs nécessaires et écrivis l’article. Lorsque Feynman apprit que
j’avais rédigé l’article, il me rendit visite à l’Institute of theoretical physics de
Santa Barbara pour discuter des résultats. À son arrivée, tout le monde vou-
lait lui parler, et on le pressa de donner un séminaire. Il accepta, bien qu’il ne
fût pas en bonne santé à cette époque. Je fus très fier en entendant les pre-
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miers mots de son exposé : « Je suis désolé de ne rien avoir préparé, mais je
venais seulement finir un article avec mon ami Hagen. »
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Un empilement de membranes
biologiques compressé entre deux
murs. Feynman et Hagen Kleinert
se sont intéressés à la pression que
ces membranes exercent sur les murs.
l’hélium superfluide. À cette température, la chaleur spécifique présente en Les membranes biologiques
effet une singularité, qui a été mesurée avec une précision de 10–9 Kelvin lors interviennent dans de nombreux
d’une expérience réalisée en apesanteur par J. Lipa et ses collaborateurs en mécanismes de la cellule. Ainsi, dans
1992 (la minimisation de l’effet de la gravitation sur la transition de phase de le cerveau, les neurones échangent
de l’information en acheminant
l’helium augmentait la précision de la mesure). La résolution obtenue est
des vésicules (dont la paroi est
1000 fois meilleure que sur Terre. C'est un des rares systèmes où l’expéri- constituée de bicouches lipidiques),
mentation sur satellite améliore considérablement les résultats. le long de rails – les microtubules –,
jusqu’aux synapses, les espaces entre
Un enseignant hors pair les neurones, où elles fusionnent avec
Un autre problème que nous avons souvent discuté concernait l’empilement la membrane du bouton synaptique
de biomembranes : les membranes cellulaires, constituées de bicouches lipi- pour larguer leur chargement
diques, sont des systèmes biophysiques intéressants, car elles participent à de à proximité d’un autre neurone.
nombreux mécanismes, tel l’acheminement de molécules de la surface des cel- La modélisation des biomembranes
lules vers des compartiments intracellulaires, et peuvent être étudiées à l’aide à l’aide des outils de la physique permet
des outils de la physique (physique des solides, mécanique des fluides, ther- de mieux comprendre ces mécanismes.
En outre, les composants biologiques
modynamique, physique statistique, etc.). Si des biomembranes sont placées
fascinent les physiciens, qui y voient
entre deux murs, elles exercent une pression sur les parois due à leurs fluc-
autant de nouveaux systèmes à explorer.
tuations, selon une loi proche de celle qui décrit la pression exercée par un
gaz parfait comprimé entre deux murs : pd3 = cT2/k, où p est la pression, d la
distance entre les murs, T la température, k la raideur des membranes, et c une
constante de proportionalité (loi de Helfrich). Le défi était de trouver la
constante de proportionalité c pour les membranes, dont on ne connaissait
qu’une approximation par simulation informatique. Malheureusement, nous
ne trouvâmes pas la solution. Le problème ne fut cependant pas oublié, et
quelques années plus tard, je l’ai résolu avec l’aide de la théorie des pertur-
bations variationnelle en théorie des champs.
De tous les physiciens que j’ai connus, Feynman fut celui
qui m’impressionna le plus, par la simplicité et l’élégance avec les- CORPS
CELLULAIRE
quelles il énonçait et résolvait des problèmes compliqués. Les cours
auxquels j’ai assisté étaient extrêmement clairs. Il ne camouflait jamais la phy-
sique derrière le langage mathématique. Si quelqu’un le faisait, il l’interrompait BOUTON
en demandant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » et insistait pour que l’on redonne SYNAPTIQUE
ou J. Schwinger. La raison en est probablement que trop peu d’étudiants avaient VÉSICULE
le courage de l’approcher. Feynman a certainement façonné la pensée de tous les FUSIONNANT
étudiants de Caltech qui sont passés par ses cours, même de ceux qui ont eu d’autres AVEC LA MEMBRANE
Delphine Bailly
directeurs de thèse. Ainsi, bien sûr, que les nombreux étudiants et collègues de SYNAPSE
par le monde qui ont étudié ses fascinants livres de physique, et les quelques pri- DENDRITE
vilégiés qui ont eu la chance de travailler avec lui. ■
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CHRONOLOGIE
1918 : Richard Phillips Feynman naît à Manhattan, New 1950 : Il occupe un poste de professeur à Caltech et visite
York, le 11 mai. l’Europe.
1935 : Il commence ses études universitaires de physique 1951 : Il passe une année au CBPF de Rio de Janeiro et
au MIT. épouse Mary Louise Bell, dont il divorce quatre ans plus tard.
1939 : Il publie ses deux premiers travaux, obtient son 1953 : Il s’intéresse à la superfluidité et participe à la pre-
diplôme de Bachelor of Sciences et est admis comme étudiant mière conférence de physique théorique tenue au Japon
de doctorat à Princeton, où il devient l’assistant de J. Wheeler. depuis la guerre.
1941 : Après avoir développé avec J. Wheeler la théorie 1957 : Il travaille à la théorie V-A des interactions faibles.
classique de l’action à distance entre particules chargées, il 1960 : Il épouse Gweneth Howard ; en 1962, son fils Carl
invente l’approche des intégrales de chemin. vient au monde et, en 1968, le couple adopte Michelle.
1942 : Au mois de juin, il décroche son Ph.D. et épouse 1961 : Il commence ses Cours de Physique, qui l’occupe-
Arline Greenbaum, qui souffre déjà de tuberculose lympha- ront deux ans.
tique.
1965 : Il reçoit le prix Nobel de physique, avec Schwinger
1943 : Il s’installe à Los Alamos où il travaille au Projet et Tomonaga.
Manhattan.
1968 : Il met au point le modèle des partons pour les inter-
1945 : Après la mort d’Arline, le 16 juin, il assiste au Trinity actions fortes.
Test le 16 juillet, puis quitte Los Alamos pour devenir profes-
seur à Cornell. 1978 : On lui découvre une tumeur à l’estomac et il subit sa
première intervention chirurgicale.
1946 : Son père Melville décède.
1981 : Il s’intéresse à la physique du calcul, en particulier au
1947 : Il participe à la conférence de Shelter Island et tra- calcul quantique.
vaille à sa formulation de l’électrodynamique quantique.
1986 : Il participe à la commission d’enquête sur l’explo-
1949 : Il publie ses travaux sur l’électrodynamique quan- sion de la navette Challenger.
tique. Ses « diagrammes » deviennent incontournables.
1988 : Il décède le 15 février, au UCLA Medical Center.
BIBLIOGRAPHIE
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Feynman R., What Do You Care What Other People Think ? : Norton, New York, 1988.
Feynman R., The Meaning of It All : Penguin, Londres, 1998.
Feynman R., The pleasure of Finding Things Out : Penguin, Londres, 1999.
Feynman R., Leighton R., Sands M., Le cours de physique de Feynman : Dunod, 1999.
Feynman R., Hibbs A., Quantum Mechanics and Path Integrals : McGraw-Hill, New York, 1965.
Feynman R., Allen R., Hey T., Feynman Lectures on Computation : Westview Press, Boulder, 1996.
Feynman R., Morinigo F., Wagner W., Feynman Lectures on Gravitation : Addison-Wesley, Reading, 1995.
Feynman R., The Character of Physical Law : MIT Press, Cambridge, 1965.
Feynman R., QED. The Strange Theory of Light and Matter : Princeton University Press, 1985.
Gleick J., Le génial professeur Feynman : Odile Jacob, 1994.
Gribbin J., Gribbin M., Richard Feynman. A Life in Science : Penguin, Londres, 1998.
Mehra J., The Beat of a Different Drum. The Life and Science of Richard Feynman : Clarendon Press, Oxford, 1994.
Schweber S., QED and the Men Who Made It : Princeton University Press, 1994.
Bibliographie complémentaire sur le site de Pour la Science, www.pourlascience.com