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LES GÉNIES DE LA SCIENCE


LES GÉNIES DE LA SCIENCE
Feynman

Génie magicien
POUR LA SCIENCE

Trimestriel Mai 2004 - Août 2004 M 05317 - 19 - F: 5,95 E - RD

3:HIKPNB=\UZ^ZX:?a@k@l@j@a;
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ACADÉMIE FRANÇAISE

Éditions Jacques Gabay GRAND PRIX DU RAYONNEMENT


DE LA LANGUE FRANÇAISE
JACQUES GABAY

Mathématiques MÉDAILLE DE VERMEIL

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Richard Feynman,
génie iconoclaste

I
l y a deux types de génies : les génies « ordinaires » et les « magi-
ciens ». Un génie ordinaire est un type comme vous et moi pour-
rions l’être, si nous étions infiniment plus intelligents. La
manière dont son esprit fonctionne n’est pas un mystère. Dès que
nous comprenons ce qu’il a fait, nous sommes alors persuadés que
nous aurions pu faire de même.
Les magiciens sont différents. Ils sont, en jargon mathématique,
dans le «complément orthogonal» de l’endroit où nous nous trouvons,
le fonctionnement de leur esprit nous est totalement incompréhensible.
Même quand nous comprenons ce qu’ils ont fait, le processus par
lequel ils y sont arrivés nous est inaccessible. Ils n’ont que très rare-
ment, voire jamais, d’élèves, parce qu’ils ne peuvent pas être imités et
qu’il doit être terriblement frustrant pour un jeune esprit brillant
d’être confronté aux voies impénétrables de l’esprit d’un magicien.
Richard Feynman est un magicien d’un niveau exceptionnel.
À ces mots du mathématicien Marc Kac, qui avait travaillé avec
Feynman à l’occasion de la construction d’un théorème commun, le
physicien Hans Bethe, qui avait passé de nombreuses années aux
côtés de Feynman, d’abord à Los Alamos, puis à l’Univer-
sité Cornell, ajoute : « Un magicien fait des choses que personne
d’autre ne pourrait jamais faire et qui semblent totalement inatten-
dues, et c’est ainsi qu’est Feynman. »
Un génie, un magicien, même. L’esprit le plus original de sa géné-
ration. Le plus brillant, iconoclaste et influent des physiciens théori-
ciens de la génération d’après-guerre. Scientifiques, historiens et jour-
nalistes ne tarissent pas d’éloges à l’évocation de Richard Feynman.
«Dick» Feynman a été l’un des physiciens théoriciens les plus
importants et les plus originaux d’un prolifique après-guerre, appor-
tant tout au long de sa vie des contributions fondamentales dans pra-
tiquement tous les domaines de la physique. En 1965, il a reçu le prix
Nobel, avec Julian Schwinger et Sin-Itiro Tomonaga, pour les résul-
tats obtenus en électrodynamique quantique. En 1986, il est le seul
scientifique à participer à la Commission d’enquête sur le drame de
l’explosion de la navette Challenger, devenant aux États-Unis une
sorte de héros national.
En Europe, Feynman est en revanche peu connu hors du monde
Courtesy of the Archives, California Institute of Technology

scientifique. Ses ouvrages de vulgarisation les plus accessibles ont été


traduits, mais ses contributions scientifiques restent l’apanage des
spécialistes. Nous nous proposons ici de guider le lecteur dans l’uni-
vers bouillonnant du magicien Feynman… 1

Elena CASTELLANI* et Leonardo CASTELLANI#


*Chercheur en philosophie des sciences
à l’Université de Florence
#Professeur de physique théorique

à l’Université du Piémont oriental

© POUR LA SCIENCE
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FEYNMAN, par Elena CASTELLANI, Leonardo


3. Richard Feynman, génie iconoclaste

4. Une curiosité insatiable


Dans les années 1920, le jeune Feynman,
stimulé par les enseignements de son père,
se distingue par ses impressionnantes
capacités intellectuelles et sa passion
pour la compréhension des phénomènes.

10. Étudiant au MIT


En 1935, Feynman choisit de se consacrer à la physique.
Étudiant brillant, il étudie avec une égale aisance des domaines aussi
variés que l’étude des rayons cosmiques ou de la dilatation du quartz.

17. Vous voulez rire!


Fin 1939, Feynman débarque dans la prestigieuse Université
de Princeton, où il devient l’assistant du jeune professeur Wheeler.
Ensemble, ils élaborent une théorie… où les effets précèdent les causes.

27. Les intégrales de chemin


En 1942, Feynman écrit sa thèse de doctorat et invente une nouvelle
formulation de la mécanique quantique. Au moment où il va soutenir
sa thèse, les États-Unis mobilisent les scientifiques.

34. L’aventure de Los Alamos


Au cours des années consacrées au Projet Manhattan, Feynman
fréquente les grands scientifiques du moment, perd tragiquement
sa femme et, de son point de vue, «devient adulte».

Encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 96 et 97.
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CASTELLANI et Hagen KLEINERT N°19 • Mai 2004

44. Retour à la quantification


Après la guerre, Feynman donne avec succès
ses premiers cours, et travaille à sa formulation
de l’électrodynamique quantique. Il se heurte
au scepticisme de ses pairs.

54. La médiation de Dyson


En 1949, le jeune Freeman Dyson dévoile aux physiciens
comment Feynman a reformulé l’électrodynamique quantique.
La théorie de Feynman remporte ensuite un franc succès
à la conférence d’Oldstone.

61. Escapades brésiliennes


En 1950, Feynman accepte un poste de professeur à Caltech.
Après une année au Brésil, partagée entre enseignement, recherche,
plages et rencontres, il «découvre» une théorie des interactions faibles.

72. Le début de la célébrité


Dans les années 1960, Feynman «découvre» la vie de famille
et la peinture, donne ses célèbres Cours de physique,
reçoit le prix Nobel et invente la physique des partons.

81. La tragédie de Challenger


Dans les années 1970-1980, Feynman s’intéresse aux ordinateurs quantiques,
et participe à la commission d’enquête sur l’explosion de la navette Challenger.

89. Travailler avec Feynman par Hagen Kleinert


Dans les années 1970-1980, le Professeur Hagen Kleinert rencontra plusieurs
fois Richard Feynman, et releva avec passion les défis qu’il lui proposait,
tant en électrodynamique quantique qu’en biophysique.
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Une curiosité insatiable


Dans les années 1920, le jeune Feynman, stimulé par les enseignements
de son père, se distingue par ses impressionnantes capacités
intellectuelles et sa passion pour la compréhension des phénomènes.

R
ichard Phillips Feynman naît le 11 mai 1918, dans une clinique de
Manhattan, et grandit principalement à Far Rockaway, une petite ville
au Sud de Long Island, à proximité de New York et non loin de la mer.
Phillips est le nom de famille de sa mère, Lucille. Son grand-père maternel,
orphelin d’origine polonaise, avait reçu le nom d’Henry Phillips dans un
orphelinat anglais où il avait vécu jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’être envoyé en
Amérique pour y tenter sa chance. Et cette chance, il l’avait trouvée à l’heure
dite : il avait épousé la fille d’un horloger – lui aussi polonais d’origine –,
rencontrée dans le magasin de ce dernier, où il apportait sa montre à réparer.
Avec sa femme, il monta un atelier de modiste qui eut un certain succès. Ils
purent ainsi offrir une bonne éducation à leurs enfants et acheter une grande
maison entourée d’un vaste jardin à Far Rockaway, qui, à l’époque, était
encore une localité semi-rurale. Cette maison, léguée par le père à ses filles
Lucille et Pearl, fut par la suite habitée par les familles des deux sœurs :
Lucille, son mari Melville Feynman et le petit Richard (la fille cadette, Joan,
naîtra neuf ans après Richard) ; Pearl, son mari Ralph Levine et leurs deux
enfants, Robert et Frances.
Melville Feynman est, lui aussi, fils d’immigrés. Né en 1890 à Minsk, en
Biélorussie, il débarqua à l’âge de cinq ans aux États-Unis avec ses parents,
des juifs d’origine lituanienne qui, comme tant d’autres familles juives,
russes et polonaises à l’époque, avaient quitté le Vieux continent à la
recherche de conditions de vie meilleures. Melville grandit à Patchogue, à
Long Island, et, après s’être lancé dans différentes activités commerciales
avec plus ou moins de bonheur, finit par trouver un travail stable dans la
vente d’uniformes. Sans atteindre la prospérité de son beau-père, Melville
garantira à sa famille un train de vie convenable, même pendant la Grande
dépression de 1929.

Un père scientifique dans l’âme


Melville et Lucille Feynman sont des parents attentifs et aimants. Malgré le
traumatisme de la perte de leur deuxième fils Henry, qui ne vécut qu’un mois
à peine, ils font en sorte que l’enfance de Richard soit heureuse et insouciante.
Le travail qui permet à Melville de nourrir sa famille est loin de ses véritables
intérêts et de ses aspirations profondes. Comme son père, il est passionné de
science et son rêve aurait été de devenir médecin. N’ayant pas eu les moyens
4
d’entreprendre des études universitaires, il s’est inscrit à un institut de méde-
cine homéopathique, mais les revenus limités de sa famille l’ont obligé à
renoncer aussi à ces études. Toute sa vie cependant, il cultivera un amour de la
science qu’il s’efforcera de transmettre à son fils Richard, dès son plus jeune
âge. Une histoire circule dans la famille, selon laquelle Melville, à l’annonce
de la première grossesse de sa femme, aurait déclaré : « Si c’est un garçon, ce
sera un scientifique. »
Il ne pouvait prévoir à quel point ce scientifique serait exceptionnel. Un fait
est sûr, néanmoins : l’éducation que Richard reçut de son père, avec une

© POUR LA SCIENCE
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Ci-contre, la maison
des Feynman à
Far Rockaway.
Ci-dessous, Richard
enfant (à gauche) et,
quelques années plus tard,
en compagnie de ses
parents et de sa petite sœur
Joan, dans le jardin
de leur maison (à droite).

© POUR LA SCIENCE
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constance admirable, développa ses capacités cognitives et scientifiques.


Richard Feynman ne manquera jamais de le rappeler tout au long de sa vie. Il
évoque d’innombrables anecdotes, plus ou moins savoureuses, sur les ensei-
gnements de son père. Melville apportant à son fils, encore sur sa chaise haute,
un tas de carreaux colorés et, peu à peu, en lui montrant des suites de couleurs
récurrentes, l’initiant à une forme élémentaire de mathématiques visuelles.
Melville prenant son fils sur ses genoux et lui lisant des pages et des pages de
l’Encyclopaedia Britannica, essayant de lui faire comprendre la signification
de ce qu’il lit avec des exemples pratiques et familiers. Les dimensions du
Tyrannosaurus rex – 8 mètres de hauteur et une tête de 2 mètres – sont par
exemple expliquées ainsi : « S’il était devant la maison, il serait suffisamment
haut pour passer la tête par cette fenêtre… mais sa tête serait trop grosse pour
y entrer. » « C’est ainsi que mon père m’a appris à traduire : quoi que je lise,
j’essaie toujours de m’imaginer ce que cela signifie vraiment, ce que cela dit
réellement » commente Feynman. Par la suite, traduire chaque information en
mots ou en images constituera un des traits fondamentaux de sa manière
d’être, en sciences comme dans la vie.
Son père lui apprend bien d’autres choses encore. Avant tout, la curiosité de
découvrir comment est fait le monde, de comprendre ce qui se cache derrière
les apparences. Il le conduit souvent au Musée d’histoire naturelle de
Manhattan – qui devient pour le petit Richard « le Musée » de New York – où
il lui explique tout ce qu’il peut, l’encourageant à se poser des questions sur la
signification des choses, sur le pourquoi de certains faits et sur la manière dont
il en a acquis la connaissance. Il l’emmène en promenade et lui fait voir ce qui
se cache sous les pierres, comment vivent les fourmis ; il lui parle de ce qu’ils
observent et, plus généralement, du monde, et ce, de la façon la plus exhaustive
possible. Il lui fait comprendre que les notions vides, les noms, n’importent pas,

Le principe de moindre action


D ans les années 1650, le mathématicien français objet est celui qui minimise son action. Maupertuis pro-
Pierre de Fermat (1601-1665) énonça un principe pose une expression mathématique de l’action, que le
général, dit principe de minimum, dont toutes les lois de mathématicien français Joseph Louis de Lagrange amé-
l’optique géométrique (propagation, réflexion, réfrac- liore en 1788.
tion des rayons lumineux) découlaient : dans tous les L’action d’un système mécanique est décrite mathémati-
milieux, les rayons lumineux voyagent d’un point à un quement par la quantité S suivante (nommée action) :
autre de manière à minimiser le temps de parcours. En tf
1744, le mathématicien français Pierre-Louis Moreau
de Maupertuis affine ce principe : « J’ai pensé que la
S=
∫ti
(T – V)dt (1)

lumière, lorsqu’elle passe d’un milieu dans un autre, où T et V sont respectivement l’énergie cinétique et
abandonnant déjà le chemin le plus court, qui est celui l’énergie potentielle du système mécanique, et où ti et tf
de la ligne droite [d’après la loi de la réfraction établie sont les instants correspondant au début et à la fin du
indépendamment par Willebrord Snell Van Royen et mouvement de l’objet. L’intégrale S est minimale si elle
René Descartes dans les années 1620], pouvait bien est calculée selon la trajectoire physique, c’est-à-dire la
aussi ne pas suivre celui du temps le plus prompt : en trajectoire qui satisfait les lois du mouvement. En
effet, quelle préférence devrait-il y avoir ici du temps sur d’autres termes, le principe de moindre action est équi-
l’espace ? La lumière ne pouvant plus aller tout à la fois valent aux lois de la mécanique newtonienne. La fonc-
par le chemin le plus court et par celui du temps le plus tion T – V est nommée Lagrangien du système, et ren-
6 prompt, pourquoi irait-elle plutôt par un de ces chemins ferme toute l’information dynamique.
que par l’autre ? Aussi ne suit-elle aucun des deux, elle
prend une route qui a un avantage plus réel : le chemin MILIEU 1 MILIEU 2
qu’elle tient est celui par lequel la quantité d’action est Selon la loi de Snell-
la moindre. » Selon Maupertuis, la Nature choisit tou- Descartes, la lumière
RAYON ne se propage pas en
jours, parmi toutes les possibilités qui s’offrent à elle, la
ligne droite lorsqu’elle
plus efficace. Maupertuis généralise ce principe à tout passe d’un milieu
corps devant aller d’un point à un autre, et le nomme DIOPTRE à un autre (sauf en
Principe de moindre action : le chemin emprunté par un incidence normale).

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et que ce qui compte, c’est de comprendre comment les choses fonctionnent. Si


un oiseau vole devant eux, il lui explique qu’il est plus important de com-
prendre ce qu’il fait et comment il le fait que de savoir son nom. Il montre ainsi
à son fils la différence fondamentale entre « connaître le nom d’une chose et
connaître cette chose ». Galilée n’avait pas prôné autre chose !
Une leçon que Richard apprend tellement bien qu’il aura toujours ten-
dance à ne prendre aucune notion pour acquise, sans l’avoir re-découverte
par ses propres moyens et méthodes. « Telle est la manière dont je fus édu-
qué par mon père, observe Feynman, aucune pression, seulement des dis-
cussions agréables et intéressantes. Cela m’a motivé pour le reste de ma vie
et a déterminé mon intérêt pour toutes les sciences. » Pour ensuite ajouter,
avec son sens de l’humour habituel : « Il se trouve juste que j’étais meilleur
en physique. »

« Il répare les radios par la pensée ! »


Le petit Richard, surnommé « Ritty » ou « Richy », se lance jeune dans des
recherches et des expérimentations personnelles : « Enfant, j’avais un “labora-
toire”. Pas de ceux où l’on prend des mesures ou fait des expériences. Je
jouais : je construisais un moteur, un engin qui se mettait en marche quand
quelque chose passait devant une cellule photoélectrique, […]. Je jouais conti-
nuellement de cette manière. » Chaque fois que Feynman évoquera son jeune
apprentissage de la science, il en soulignera le caractère ludique et le grand
plaisir qu’il en tirait. Observer pendant des heures des petits animaux au
microscope, construire des circuits électriques, manipuler des radios cassées
récupérées chez des voisins ou des bobines tirées d’une vieille voiture, brico-
ler une alarme antivol dans sa propre chambre avec une grosse batterie et une
sonnerie reliées par quelques câbles : tout cela était un amusement.

ponctuel et on néglige les frottements dus à l’air). Dans


X la figure ci-contre, la trajectoire x(t) est représentée par
B la portion de courbe (en noir) comprise entre le point de
départ A de coordonnées (xi, ti) et le point B d’arrivée,
de coordonnées (xf, tf).

I maginons d’autres trajectoires non physiques (c’est-à-


A
dire différentes de la trajectoire physique), telle celle
indiquée en rouge. L’action S est l’intégrale entre les
points A et B de la différence entre l’énergie cinétique du
t1 t2 t caillou et son énergie potentielle (qui est dans ce cas une
Trajectoires possibles d’un caillou lancé en l’air. En énergie gravitationnelle) :
noir, la trajectoire physique et en rouge,
tf
∫t
une trajectoire non physique.
S= [mv2/2 – mgx] dt

C onsidérons un caillou lancé en l’air. Sa trajectoire i

physique entre deux points A et B, calculée à l’aide À chaque trajectoire x(t) correspond une valeur particulière
de la seconde loi de la dynamique de Newton (qui de S. La valeur de S est minimale pour la trajectoire phy-
exprime comment le mouvement de l’objet évolue en sique x(t), décrite par la fonction (2). Pour chaque autre 7
fonction des forces qu’il subit), est décrite par la hau- trajectoire entre A et B, on obtient une valeur supérieure.
teur x du caillou en fonction du temps t : De façon générale, le principe de moindre action
concerne tout système mécanique qui possède une éner-
x(t) = xi + vi ( t – ti ) – m g ( t – ti )2/2 (2) gie cinétique T et une énergie potentielle V : l’action S est
minimale (ou plus précisément stationnaire) quand elle
où m est la masse du caillou, g l’accélération de la est calculée pour la trajectoire physique du système entre
pesanteur, et xi et vi la position et la vitesse du caillou à une configuration A à un temps ti et une configuration B
l’instant ti du lancer (on considère que le « caillou » est à un temps tf.

© POUR LA SCIENCE
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Feynman insistera, dans ses récits, sur le plaisir qu’il éprouvait à observer
et à comprendre le fonctionnement des choses, à trouver une façon de les
faire fonctionner. Ce plaisir constituera le moteur de sa vie scientifique.
Pratiquer la science, découvrir comment le monde tourne, sera toujours pour
Feynman une manière de s’amuser, voire sa manière préférée de le faire.
L’amusement réside surtout dans le sentiment qu’il éprouve lorsqu’il résout
un problème ou une énigme.
Un amusement qui le pousse à développer ses capacités intellectuelles dès
son plus jeune âge, comme en témoigne une de ses anecdotes préférées, celle
de la radio « réparée par la pensée ». Son habileté à réparer les radios lui avait
valu une certaine réputation et, en cette période de Grande dépression, on fai-
sait souvent appel à lui pour économiser le coût d’un réparateur profession-
nel. Un jour, Richard avait été appelé pour réparer une radio dont l’émission
était fort perturbée lors de la mise sous tension, puis redevenait normale après
quelques minutes. Richard, après avoir constaté le problème, s’était mis à
faire les cent pas en réfléchissant à sa cause. Le propriétaire de la radio, déjà
prévenu des capacités du gamin, lui avait alors demandé d’un ton agressif ce
qu’il faisait. « Je pense » avait répondu Richard. Quelques minutes plus tard,
il avait compris la cause du problème et résolu celui-ci en inversant l’ordre
de certains composants. La radio fonctionnait correctement, devant son pro-
priétaire stupéfait. De sceptique, l’homme devint des plus enthousiastes, et ne
perdit pas une occasion de vanter le génie prodigieux de ce petit garçon qui
« réparait les radios par la pensée ».

Richard et Arline au début des années Un écolier hors normes


1940, à l’époque de leur mariage. Comme tous les enfants de la région, Richard fréquente l’école maternelle de
Far Rockaway. Dès les premières classes, il apparaît particulièrement doué.
Dans les matières scientifiques, il a une longueur d’avance non seulement sur
les élèves des classes supérieures, mais, souvent, sur ses professeurs. Sa répu-
tation d’enfant prodige se répand, les élèves plus âgés viennent lui demander
des explications en mathématiques et en chimie. On l’appelle parfois dans
d’autres classes pour qu’il enseigne comment calculer plus efficacement ou
pour qu’il montre des expériences de physique. Richard lit les quelques livres
de mathématiques et de physique qu’il déniche dans la bibliothèque publique
et recherche sans cesse des personnes qui ont des connaissances en science,
pour leur poser des questions. Il est encore à l’école primaire quand il est mis
en contact, par l’intermédiaire du dentiste de la famille, avec un professeur de
chimie du lycée de Far Rockaway, dont il devient une sorte d’assistant de
laboratoire. Il rencontre ainsi d’autres enseignants en sciences, et apprend
beaucoup à leur contact.
Richard acquiert vite des notions d’algèbre. Il assiste aux cours particuliers
de mathématiques que son cousin Robert, de trois ans son aîné, est obligé de
prendre et, après ces leçons, il discute avec le professeur. Celui-ci,
impressionné par les capacités de Richard, l’encourage à pour-
suivre les études personnelles qu’il a entreprises. À la fin de
l’école primaire, Richard sait déjà résoudre, souvent avec des
méthodes originales, diverses équations et systèmes d’équa-
tions. Au lycée, qu’il commence à fréquenter à l’automne
1931, à l’âge de treize ans et demi, Richard apprend plus des
livres qu’il se procure et des articles scientifiques de
l’Encyclopaedia Britannica (dont l’influence sur son éduca-
tion, déclarera-t-il, n’était surpassée que par celle de son
père), que des cours. Là encore, il devient célèbre pour
ses capacités hors du commun. Dès la première année
du secondaire, il est si avancé en algèbre qu’il est auto-
risé à passer dans la classe supérieure. Continuellement
stimulé par les autres, mais aussi par sa propre curiosité
et son envie de résoudre des problèmes de natures
diverses, il ne recule jamais. Se mettre à l’épreuve, ne

© POUR LA SCIENCE
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jamais lâcher prise avant d’avoir trouvé une solution, qu’il s’agisse d’un pro-
blème mathématique, physique, ou d’un casse-tête quelconque, telles sont les
stimulations intérieures qui favorisent le développement intellectuel de
Feynman. Cet aspect de son caractère lui vaut le titre de champion de l’équipe
de mathématiques du lycée, à qui il offre la victoire lors de concours avec les
autres lycées de New York. Ces compétitions, fondées sur la résolution de pro-
blèmes dans un laps de temps trop court pour permettre l’usage de méthodes
traditionnelles, sont un excellent exercice pour stimuler la rapidité et l’origina-
lité. Le jeune Feynman en tire grand profit.
En dernière année, Richard a la chance d’avoir un professeur de physique
hors normes, Abram Bader. Celui-ci, après avoir interrompu son doctorat
pour des raisons financières, a suivi des cours de physique atomique et de
mécanique quantique auprès de grands physiciens tels Isidor Rabi,
Enrico Fermi et Samuel Goudsmit. Il sera le seul professeur dont Feynman se
rappellera avoir appris quelque chose à cette époque de sa vie. Il lui sera en
particulier reconnaissant pour deux raisons : lui avoir prêté un livre d’analyse
avancée pour l’occuper pendant des cours trop faciles pour lui, et lui avoir
expliqué le principe de moindre action (voir l’encadré page 6). Le livre
d’analyse lui permet de s’exercer entre autres au calcul intégral, dans lequel
il évoluera toujours avec un naturel incroyable. Le principe de moindre action
lui apparaît aussitôt comme l’une des merveilles de la physique, et il y
recourra dans toute son activité scientifique. Ce principe jouera en particulier
un rôle central dans la formulation de la mécanique quantique à l’aide des Le jeune Feynman,
intégrales de chemin (voir page 32). Bien des années plus tard, dans une de dans ses années de lycéen.
ses célèbres leçons, Feynman évoquera ainsi sa première rencontre avec le
principe de moindre action : « Quand j’étais au lycée, mon professeur de phy-
sique – M. Bader – m’appela après la leçon et me dit : “Tu as l’air de t’en-
nuyer ; je veux te raconter quelque chose d’intéressant.” Et en effet, il me
raconta une chose que je trouvai absolument fascinante, et qui me fascine
encore aujourd’hui. Chaque fois que je le peux, j’y travaille. »

« Un amour comme je n’en connais pas d’autre »


Le jeune Richard ne s’intéresse pas qu’aux sciences. Il mène aussi la vie nor-
male des garçons de son âge : il fréquente un groupe de camarades avec les-
quels il va à la plage, il a des amis plus intimes avec qui il discute et partage
diverses expériences, il fait quelques petits boulots pour gagner un peu d’ar-
gent, il se rend à des fêtes et apprend à danser, il sort avec des filles. Il tombe
amoureux d’Arline Greenbaum, qu’il rencontre à l’âge de treize ans et qu’il
épousera onze ans plus tard, en 1942. Dans son autobiographie Que t’importe
ce que pensent les gens ?, Feynman évoque avec émotion cette première ren-
contre et l’épanouissement de leur relation, jusqu’à la mort tragique d’Arline
en 1946, atteinte de la tuberculose.
Au début, Arline n’est qu’une connaissance, la jeune fille la plus brillante
et la plus courtisée du groupe de jeunes gens que Richard fréquente. Feynman
se plaira à raconter comment, timide, malingre et maladroit en sport, terrorisé
à l’idée d’être ridiculisé pour ces raisons, il a fini par se faire accepter, voire
admirer par les autres jeunes et, surtout, par susciter de tendres sentiments
chez Arline grâce à ses capacités intellectuelles et ses brillants résultats sco-
laires. Il aimera aussi rappeler que lui et Arline sont devenus adultes ensemble,
et se sont développés en symbiose. Chez Arline, il soulignera la douceur, la
9
sensibilité et le tempérament artistique marqué. Des qualités qui font défaut au
jeune Feynman. À l’inverse, grâce aux enseignements de son père Melville, il
est beaucoup plus libre que la jeune fille vis-à-vis de l’autorité et des conven-
tions sociales : « Que t’importe ce que pensent les gens » est justement sa
devise, et Arline l’apprend si bien qu’elle la lui répète chaque fois qu’elle en
a l’occasion. Son rapport avec Arline, par sa précocité, son intensité et sa fin
tragique, le marquera toute sa vie. Pour Feynman, qui sera marié deux fois
encore et aura de nombreuses relations amoureuses, Arline restera « un amour
comme je n’en connais pas d’autres ». ■

© POUR LA SCIENCE
FEYNMAN_CH2_15avr copie 27/04/04 10:32 Page 10

Étudiant au MIT
En 1935, Feynman choisit de se consacrer à la physique.
Étudiant brillant, il étudie avec une égale aisance des domaines
aussi variés que les rayons cosmiques ou la dilatation du quartz.

E
n été 1935, Richard réussit triomphalement ses examens de fin de
lycée (l’équivalent du baccalauréat). Ses professeurs recommandent à
ses parents de permettre à leur fils de poursuivre ses études. Melville
et Lucille, malgré leurs difficultés financières, communes à de nombreuses
familles pendant la Grande dépression, n’ont pas besoin d’être encouragés
dans ce sens : ils offrent à leur fils la possibilité de s’inscrire dans l’une des
meilleures universités disponibles. Richard fait une demande auprès de la
Columbia University de New York et du Massachusetts Institute of Technology
(MIT) de Boston. Refusé à Columbia parce que l’Université a déjà atteint son
quota annuel d’étudiants juifs – « quota » introduit pour limiter la présence
d’immigrés (ou de fils d’immigrés) dans l’Université –, il lui reste l’option du
MIT, où il est accepté et où il obtient même une petite bourse d’études.
La vie estudiantine au MIT était alors organisée en « fraternités », sortes
de sociétés d’assistance mutuelle où les étudiants plus âgés instruisaient et
protégeaient les nouveaux arrivés, en échange de menus services. Pour un nou-
vel étudiant, l’adhésion à une fraternité était un moyen de se procurer un
logement et de faciliter son insertion. Habituellement, les étudiants de pre-
mière année partaient en quête d’une fraternité qui les accepte, mais dans le
cas d’éléments particulièrement brillants, tel Feynman, cela n’était pas néces-
saire. La réussite de l’un des membres dans les études (comme dans d’autres
activités « importantes ») était source d’orgueil et de gloire pour les autres, et
les fraternités rivalisaient pour accaparer les nouveaux étudiants aux notes les
plus élevées. Avant même de quitter Far Rockaway, Richard avait déjà été sol-
licité par les deux fraternités d’étudiants juifs du MIT. Il choisit Phi Beta Delta,
favorablement impressionné par les membres qu’il rencontra à des réunions
organisées à l’intention des recrues dans la région de New York. Son expé-
rience dans la fraternité Phi Beta Delta et, de manière générale, son initia-
tion à la vie étudiante font l’objet de nombreuses anecdotes qui nourrissent
le « mythe Feynman » : son quasi-enlèvement par la fraternité rivale, son
épreuve de survie dans les bois par une nuit glaciale, les conseils sur la
manière de se comporter en société, prodigués par ses camarades moins stu-
dieux, mais plus délurés, les blagues qu’il imagine et qui lui valent vite une

10 Les études universitaires aux États-Unis

L e premier cycle d'études universitaires dure quatre ans,


au terme desquels on décroche une licence de Bachelor
of Arts ou de Bachelor of Sciences, selon la matière princi-
À la fin de la première année de doctorat, ou au maximum
deux ans après le début du doctorat lui-même, l'étudiant subit
une série d'examens sélectifs, nommés Comprehensive exa-
pale choisie. Les étudiants de la première à la quatrième minations, ou Qualifying examinations. La thèse de docto-
année sont appelés respectivement freshmen, sophomores, rat est de durée variable (quatre à six ans) et est supervisée
juniors et seniors. Le titre de Bachelor peut être suivi d’un Master par un directeur de thèse (advisor). L’étudiant en thèse doit
de deux ans (généralement), ou d'un Ph. D. (Doctor of effectuer un travail de recherche approfondi et aboutir à des
Philosophy), après une thèse de doctorat. résultats originaux.

© POUR LA SCIENCE
FEYNMAN_CH2_15avr copie 27/04/04 10:42 Page 11

réputation de farceur. « Les gens pensent que je suis un farceur – dira Feynman
à ce propos – mais je suis habituellement sérieux, d’une certaine manière :
d’une manière telle que, souvent, personne ne me croit ! ».
Richard, qui devient « Dick » pour ses camarades, tire grand profit de ses rap-
ports avec les membres plus âgés de la fraternité, y compris dans le choix de
ses sujets d’étude. Quand il arrive au MIT, il est convaincu de vouloir choisir
les mathématiques comme matière principale. Ses connaissances sont telles qu’il
suit directement le cours de deuxième année, mais se rend vite compte que les
mathématiques ne représentent pour lui qu’un instrument efficace et non un
savoir qu’il veut approfondir. Il décide donc de changer d’orientation et opte pour
l’électronique. Néanmoins, ce domaine est cette fois trop concret et, après
quelque temps, il change à nouveau d’orientation et choisit comme matière prin-
cipale la physique, voie intermédiaire entre science abstraite et science appli-
quée, plus conforme à sa nature.
Cette décision résulte aussi de ses discussions avec ses compagnons de
chambre, deux étudiants de dernière année qui fréquentent le cours avancé
de physique théorique. Ce cours est organisé depuis peu, sous l’impulsion prin-
cipale du chef du département de physique John Slater qui, avec Philip Morse
et Julius Stratton, donne alors tout son lustre à la physique du MIT. Slater a
étudié un certain temps à Cambridge et à Copenhague. Il a donc été en contact
direct avec la nouvelle physique quantique et s’efforce de relever le niveau
de la physique américaine, plus particulièrement de la physique pratiquée et
enseignée au MIT. À cette fin, il a aussi écrit, avec Nathaniel Frank, un
manuel intitulé Introduction à la physique théorique, présentant la nouvelle
théorie atomique et la mécanique ondulatoire, sur lequel est fondé le cours
de physique avancée.

« M. Feynman, comment résoudriez-vous ce problème ? »


L’année où Feynman arrive au MIT, deux étudiants de ce cours sont ses com-
pagnons de chambre à la fraternité Phi Beta Delta. Richard écoute souvent leurs
discussions sur les sujets et les problèmes du cours et, parfois, parvient même
à les aider. Ainsi, il s’aperçoit qu’un problème qui les laisse perplexes peut être
résolu en appliquant l’équation de Bernoulli. Il ne connaît l’équation qu’au tra-
vers des textes qu’il a lus de son propre chef, au point qu’il n’a aucune idée de
la prononciation correcte du nom de son auteur – « pourquoi n’utilisez-vous pas
l’équation de Baronallai ? » suggère-t-il. L’étudiant de première année a com-
pris que l’équation de Bernoulli est celle qui convient au problème, gagnant
ainsi l’estime des deux étudiants plus âgés.
Les discussions avec ses camarades de chambre sont tellement fruc-
tueuses que Feynman décide de fréquenter le cours de physique avancée, sans
attendre sa dernière année. Au début de l’année suivante, il s’inscrit au cours,
convaincu d’être le seul étudiant de deuxième année à oser le faire. Richard
est ravi de l’effet qu’il va produire sur les autres (son uniforme du corps d’ins-
truction des officiers de réserve, obligatoire pour les étudiants des deux pre-
mières années, le signale clairement comme un étudiant de deuxième année).
Quelle n’est pas sa surprise de se retrouver assis à côté d’un étudiant dans
la même situation, Ted (Theodore) Welton. Il y a donc un autre étudiant hors
norme, aussi étonné que lui de ne pas être seul de son espèce. Ils s’obser-
vent mutuellement. Ted a posé sur son banc l’ouvrage de Levi-Civita sur le
calcul différentiel que Richard avait cherché en vain à la bibliothèque ;
11
Richard a emprunté le livre d’analyse vectorielle et tensorielle que Ted, par
conséquent, n’avait pas trouvé. Ainsi naît leur amitié. Ils s’échangent les
connaissances acquises : Richard est plus aguerri en mécanique quantique,
ayant lu le livre de Paul Dirac, Ted maîtrise mieux la relativité. Ils unissent De haut en bas,
donc leurs forces pour affronter ce nouveau cours. Celui-ci est donné le pre- Philip Morse (1903-1985),
mier trimestre par Stratton, qui se rend vite compte des capacités singulières John Slater (1908-1976)
des deux jeunes étudiants, et de Feynman en particulier. Ted Welton racon- et Julius Stratton (1901-1994),
tera que Stratton, par ailleurs un admirable professeur, ne préparait pas tou- les trois professeurs de physique
jours ses leçons comme il l’aurait dû, et qu’il lui arrivait de s’emmêler les de Feynman au MIT.

© POUR LA SCIENCE
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La naissance de la Mécanique quantique


L’expérience des fentes d’Young :
(a) (b) l’intensité lumineuse I reçue par la
plaque décrit une figure d’interférence
propre aux phénomènes ondulatoires
I1 I
(b). L’expérience, réalisée avec des
F1 électrons, donne la même figure
d’interférence: les électrons ont aussi un
SOURCE
comportement ondulatoire. Toutefois,
une mesure de la position d’un électron,
F2
I2 qui déterminerait par quelle fente il
transite, perturbe l'onde qui lui est
associée. Par exemple, si l’on mesure
que l’électron n’est pas passé par la
ÉCRAN PLAQUE fente F1, l’intensité obtenue sur l’écran
PHOTOGRAPHIQUE
est la courbe I2 qui correspond à la
(c) probabilité de passage de l’électron par
la fente F2 (a). Si le passage par F1 ou F2 est relevé pour tous
les électrons, la figure d'interférence est détruite et l'intensité
obtenue sur l'écran est I1 + I2. La lumière a aussi une nature
corpusculaire: en réduisant fortement l'intensité de la source,
on enregistre sur la plaque des impacts individuels – impacts
des «quanta de lumière» (photons) – qui, après un certain
temps, reconstituent la courbe d'intensité I (c).

A u printemps 1936, un an après leur arrivée au MIT,


Feynman et son ami Welton, impatients d’accéder à
la théorie quantique, entreprennent d’étudier par eux-mêmes
similaire à celle qu’il aurait obtenue en regardant, dans un
même dispositif, des ondes se propageant à la surface de
l’eau (b). Or, on obtient le même type de figure d'interfé-
cette science naissante, aidés de quelques textes. « La méca- rence quand S est une source de particules (l’expérience
nique quantique est la description du comportement de la des fentes d’Young avec des électrons a été réalisée pour
matière dans tous ses détails et en particulier des événements la première fois en 1961 par le physicien allemand Claus
à l’échelle atomique. Les objets à une petite échelle se com- Jönsson). Comment des particules peuvent-elles créer ces
portent comme rien de ce dont nous avons une expérience interférences que l’on pensait propres aux ondes ?
directe ; ils ne se comportent pas comme des ondes, ils ne La réponse avait été donnée une trentaine d’années plus tôt,
se comportent pas comme des particules, ils ne se compor- par la mécanique quantique. En 1900, le physicien allemand
tent pas comme des nuages, ou des boules de billard, ou Max Planck (1858-1947) avait proposé une solution peu
des poids sur des ressorts ou quoi que ce soit d’autre que banale pour résoudre un problème qui intriguait les physi-
vous puissiez avoir déjà vu » écrira plus tard Feynman, dans ciens depuis une quarantaine d’années – la description phy-
son Cours de Physique (1963). sique du rayonnement thermique d’un métal chauffé: il avait
L’expérience dite des fentes d’Young illustre bien ce problème. postulé que ce rayonnement, pour une fréquence ν donnée,
Au début du XIXe siècle, le médecin et physicien britannique était émis par de petits «oscillateurs harmoniques» de fré-
Thomas Young (1773-1829) mit en évidence la nature quence ν, oscillateurs dont l’énergie ne pouvait être qu’un mul-
ondulatoire de la lumière en réalisant l’expérience sui- tiple entier de hν, où h était une constante qui est devenue la
vante : il plaça une source lumineuse S devant une plaque « constante de Planck ». En 1905, Albert Einstein (1879-
percée de deux fentes F1 et F2 et examina l'intensité I de 1955), alors âgé de 26 ans et employé au Bureau des bre-
la lumière collectée sur une plaque photographique disposée vets de Berne, avait repris l’idée pour expliquer un autre
derrière les fentes. Celle-ci décrivait une figure d'interférence phénomène, l’effet photoélectrique: lorsqu’un métal est exposé

pinceaux au tableau, rougissant d’embarras. Après un moment d’hésitation,


il demandait alors : « M. Feynman, comment résoudriez-vous ce problème ? »
12
Confronter les équations avec la réalité des faits
Lors du second semestre, le cours de physique avancée est donné par Morse
qui, expert de la nouvelle physique quantique, a complété le programme par
une partie consacrée à la mécanique ondulatoire (voir l’encadré ci-dessus).
Voyant l’aisance avec laquelle Richard et Ted résolvent les problèmes donnés
en exercice et la pertinence de leurs questions, Morse comprend qu’ils sont prêts
pour un enseignement plus poussé et les invite, l’année suivante, à des rencontres
hebdomadaires dans son bureau.

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à un rayonnement de fréquence suffisamment élevée, il émet approfondit cette idée, et publia sa propre version de la méca-
des électrons. Einstein avait interprété cet effet à l’aide de quanta nique quantique, la mécanique ondulatoire : il associa à
de lumière: un quantum de lumière transmet, lorsqu’il arrive chaque particule en mouvement un paquet d’ondes – c’est-
sur le métal, une partie ou la totalité de son énergie hν, à un à-dire une superposition d’ondes concentrée dans l’espace,
électron. Si l’énergie absorbée par l’électron est supérieure et se propageant dans celui-ci – et établit l’équation de pro-
au travail T nécessaire pour l’extraire du métal, l’électron pagation de ce paquet d’ondes (qui ressemble étrangement
s’échappe avec une énergie égale, au maximum, à hν – T. à l’équation classique de propagation des ondes). Ainsi, dans
L’idée avait suscité peu d’intérêt. Imperturbable, Einstein avait la théorie de Schrödinger, une particule est représentée par
annoncé en 1909, après s’être penché à son tour sur le rayon- une fonction d’onde φ(r,t), solution de l’équation :
nement thermique, qu’à part dans des cas extrêmes, le rayon- i–h (∂/∂t)φ(r,t) = – (–h2/2m) ∆φ(r,t) + V(r) φ(r,t)
nement ne pouvait être décrit ni exclusivement par le modèle où i est le nombre imaginaire √–1, r la position de la par-
ondulatoire, ni exclusivement par le modèle corpusculaire: le ticule, t le temps, ∆ le Laplacien (∆ = ∂/∂x2 + ∂/∂y2 + ∂/∂z2
rayonnement est de nature duale. Ses confrères n’avaient pas en coordonnées cartésiennes), où le terme V(r) φ(r,t) repré-
montré plus d’intérêt (il faudra attendre l’article fondateur de sente l’énergie potentielle de la particule, et où –h = h/2π (le
l’électrodynamique quantique, publié par le physicien bri- terme – (–h2/2m) ∆φ(r,t) représente l’énergie cinétique de la
tannique Paul Dirac (1902-1984) en 1930, pour que la dua- particule). Toutefois, un problème subsistait : quelle était la
lité onde-corpuscule du rayonnement électromagnétique soit signification de φ ? En d’autres termes, quelle était la nature
explicitement formulée et acceptée). de ces nouvelles ondes ?
Quelques mois plus tard, le physicien allemand Max Born

Q uatorze ans plus tard, toutefois, un jeune physicien


français nommé Louis de Broglie avait proposé, dans
sa thèse de doctorat (1924), après avoir lu les travaux
(1882-1970) donna la clé de l’interprétation des fonc-
tions d’ondes : le carré de la fonction d’onde en un point
donné représente la probabilité de trouver la particule en
d’Einstein, que les électrons et autres particules matérielles sub- ce point à l’instant considéré. Ainsi, les ondes ne sont rien
atomiques présentent aussi une telle dualité. La même année, d’autre que l’expression probabiliste de la position des par-
l’Américain Arthur Compton (1892-1962) et le Néerlandais ticules : les ondes associées aux particules sont des ondes
Petrus Debye (1844-1966) démontraient indépendamment le de probabilité. La fonction d'onde φ(r,t) est aussi appelée
comportement corpusculaire du rayonnement en étudiant la amplitude de probabilité de présence.
diffusion du rayonnement par des électrons; et en 1927, les En 1927, le physicien allemand Werner Heisenberg (1901-
physiciens américains Clinton Davisson (1881-1958) et Lester 1976) ajouta une pierre à l’édifice de la théorie quantique,
Germer (1896-1971) d’un côté, et le physicien britannique qu’il nomma le principe d’incertitude : il est impossible de
George Thomson (1892-1975) de l’autre, prouvaient le com- déterminer précisément à la fois la position et la quantité
portement ondulatoire de la matière en observant la diffrac- de mouvement d’une particule. En d’autres termes, le
tion d’un faisceau d’électrons par un cristal de Nickel (Davisson concept de trajectoire d’une particule perd tout son sens,
et Germer) ou par de fines feuilles de celluloïde (Thomson). puisque celui-ci dépend à la fois de la position et de la
Les entités physiques sont ainsi assimilées tantôt à des par- vitesse de la particule. Une conséquence de ce principe
ticules, tantôt à des ondes. À chaque particule est associée est qu’il est impossible de construire un appareil qui déter-
une onde de fréquence ν et de longueur d'onde λ, ce qui mine la position d’une particule sans la perturber. Dans le
signifie deux choses. Premièrement, l'énergie E et la quan- cas de l’expérience des fentes d’Young, réalisée par
tité de mouvement p d’une particule s’expriment à l’aide de exemple avec des électrons, mesurer par quel trou est
ces fréquence et longueur d’onde : E = hν et p = hν/c = h/λ passé un électron perturbe les électrons au point de détruire
pour un photon (relations de Planck-Einstein-de Broglie). les phénomènes d’interférence : on n’observe plus que la
Deuxièmement, s’il y a une onde, elle se propage. En 1926, somme des probabilités de passage des électrons par les
le physicien autrichien Erwin Schrödinger (1887-1961), fentes F1 (I1) et F2 (I2).

Là, les deux jeunes gens apprennent à appliquer la mécanique quantique


en calculant les niveaux d’énergie d’atomes légers (tels les atomes d’hydro-
13
gène et d’hélium) par une méthode variationnelle conçue par Morse. Leurs
résultats sont utilisés par les astronomes de Harvard. En effet, la spectrosco-
pie (analyse du spectre des rayonnements électromagnétiques émis ou absor-
bés par les étoiles, les gaz interstellaires, etc.) est un outil puissant des
astronomes, que les données théoriques étayent : les calculs des niveaux
d’énergie des atomes légers sont comparés aux fréquences mesurées et les
chercheurs en déduisent, par exemple, l’abondance de ces éléments dans les
objets célestes, ou encore les décalages relativistes. Ces expériences et d’autres
réalisées avec Ted Welton constituent une étape importante de la formation

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La ville de Boston, où siège le MIT


(ci-dessus, le dôme du MIT).

de Feynman en physique. En particulier, Richard comprend comment des


équations apparemment ésotériques peuvent avoir des applications perti-
nentes dans la réalité physique. « Ce fut une leçon très importante que de com-
prendre qu’il ne fallait pas s’arrêter à la beauté de l’équation et à la merveille
de son aspect formel, mais l’abaisser au niveau des faits et la confronter à la
réalité tangible » rappellera-t-il plus tard.
Au MIT, Richard suit tous les cours scientifiques qui l’intéressent: chimie,
optique, électricité et magnétisme, physique expérimentale et même métallurgie.
Quand un nouveau cours de physique nucléaire théorique est organisé, destiné aux
étudiants de doctorat et donné par Morse, il décide avec son ami Ted de le suivre,
même si tous deux doivent encore terminer leur dernière année de licence. À part
un autre étudiant plus âgé, seuls Dick et Ted ont le courage de s’inscrire à ce cours,
les autres étudiants préférant rester de simples auditeurs par crainte de faire bais-
ser leur moyenne en ratant les examens du cours, réputé très difficile.

Les premiers travaux de Feynman


Pour Feynman aussi, certaines matières sont « ardues » : les sciences humaines.
Les étudiants du MIT souhaitant décrocher une licence scientifique devaient
fréquenter au moins trois cours de ce domaine : le cours de littérature anglaise,
obligatoire, et deux matières au choix. Feynman a opté pour l’astronomie (bizar-
rement classée parmi les sciences humaines) et la philosophie, qu’il pense être
la matière la plus proche des sciences parmi les cours restants. L’enseignement
philosophique qu’il reçoit laissera une très mauvaise impression à Richard, qui
gardera des opinions négatives sur la discipline. De toute façon, il n’attend pas
grand-chose de ce cours : « Quand j’étais étudiant au MIT, je ne m’intéressais
qu’à la science ; je n’étais capable de rien d’autre » écrira-t-il dans Vous vou-
lez rire, Monsieur Feynman !, où il raconte les échappatoires qu’il trouvait pour
réussir en anglais et en philosophie sans déshonorer sa fraternité. Il transforma
ainsi une rédaction sur le Faust de Goethe en une rédaction sur les limites de
la raison scientifique ; de même, une dissertation sur « Ce que le professeur de
philosophie avait enseigné depuis le début de l’année » devint un compte rendu
14
scientifique d’expériences réalisées sur lui-même pour comprendre le fonc-
tionnement de l’esprit lors du passage de la veille au sommeil.
À la fin de la troisième année, alors qu’il lui manque un an pour finir sa
licence, Richard a déjà suivi tous les cours nécessaires pour recevoir le titre de
Bachelor of Science qui conclut le cycle. Morse essaie d’obtenir des autorités
du MIT que Feynman puisse terminer ses études avec un an d’avance, mais
sans succès. Résigné, Richard met à profit sa dernière année : il rédige son
mémoire de licence sous la direction de Slater et publie deux travaux dans la
prestigieuse Physical Review.

© POUR LA SCIENCE
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Le premier est une collaboration avec le physicien Manuel Vallarta, dont


Richard avait suivi le cours. Vallarta, qui à l’époque travaille sur les rayons cos-
miques – particules de haute énergie qui proviennent de l’espace et entrent dans
l’atmosphère terrestre –, soumet au jeune et brillant étudiant le problème de
l’origine de ces rayons : les rayons cosmiques arrivent sur Terre de toutes les
directions, ils ont une distribution isotrope (égale dans toutes les directions).
Proviennent-ils de notre Galaxie, ou de régions de l’espace encore plus loin-
tain es ? Les étoiles de notre Galaxie ne sont pas réparties uniformément dans
le ciel, ce qui suggère que les rayons cosmiques viendraient de l’Univers tout
entier. Quoi qu’il en soit, pense Vallarta, les particules constituant les rayons
cosmiques devraient de toute façon être dispersées par les champs magné-
tiques des étoiles de notre Galaxie à leur passage, et perdre leur distribution
isotrope. Or, il n’en est rien…
Feynman considère, comme situation de départ, une distribution isotrope
de particules chargées pénétrant dans notre galaxie. Le problème revient
alors à calculer la distribution d’intensité de ces particules dans toutes les
directions, autour d’un point quelconque de la galaxie, et à déterminer si cette
distribution est isotrope ou non. Feynman démontre ainsi que l’effet des
étoiles de la Voie Lactée est trop faible pour perturber la distribution iso-
trope des rayons cosmiques. Vallarta envoie ce travail à la section Letters
de la « Physical Review », où il est publié en mars 1939 sous les noms de
Vallarta et Feynman. L’ordre des noms, voulu par Vallarta pour des raisons
d’ancienneté académique, est à l’origine d’une anecdote que Feynman aimait
beaucoup raconter. Quand, des années plus tard, Werner Heisenberg publiera
un ouvrage sur les rayons cosmiques qu’il conclura par la phrase : « L’on ne
s’attend pas à ce que se produise un tel effet, d’après [l’article de] Vallarta
et Feynman », Feynman demandera à Vallarta s’il a vu le livre en question.
Vallarta saisira l’allusion et répondra : « Oui, tu as eu le dernier mot en
matière de rayons cosmiques ».

« La loi » des forces moléculaires


Le deuxième travail que Feynman publie dans la Physical Review, en août
de la même année, est en revanche signé de lui seul et concerne un sujet tota-
lement différent : les forces dans les molécules. Feynman s’est intéressé à
ce sujet en réfléchissant au problème que lui a soumis Slater pour son
mémoire : lorsqu’un cristal de quartz est chauffé, il se dilate beaucoup moins
que les autres substances. Pourquoi ? Richard a immédiatement reformulé
la question en termes plus généraux : comment, et pourquoi, les substances
se dilatent-elles et se compriment-elles ? Dilatation et compression dépen- LA CONSTANTE DE PLANCK
dent des forces qui agissent sur les atomes composant les cristaux et, de façon La constante de Planck h, qui inter-
générale, les systèmes moléculaires. Si on comprend comment ces forces agis- vient dans le calcul de l’énergie et
sent, on saura pourquoi le quartz possède cette propriété. Feynman résout de la quantité de mouvement d’une
le problème à l’aide du théorème suivant, qu’il énonce et démontre : « La force particule en mécanique quantique,
exercée sur un noyau atomique (considéré comme fixe) dans un ensemble vaut environ 6,62 x 10-34 joule-
seconde. Cette valeur est très petite
de noyaux et d’électrons [par exemple dans une molécule, ou dans un cris-
par rapport aux valeurs typiques du
tal] est la force électrostatique classique exercée sur le noyau par les autres
monde macroscopique : d’après
noyaux et par la charge électrique calculée (avec les règles de la mécanique cette valeur, à un objet macrosco-
quantique) pour tous les électrons [c’est-à-dire la charge électrique du nuage pique de quantité de mouvement
d’électrons qui entoure les noyaux]. » En d’autres termes, il suffit de déter- égale à 1 kilogramme-mètre par
miner, à l’aide de la mécanique quantique, la distribution de la charge élec- seconde, est associée une onde
15
trique créée par le nuage d’électrons, puis le problème redevient une question de longueur d’onde d’environ
d’électrostatique classique : déterminer la force électrostatique exercée par 10 34 mètre. Cette longueur d’onde
ce nuage sur un noyau, caractérisé par sa masse et sa charge électrique. est trop petite pour que le phéno-
Feynman donne ainsi une description générale de la dilatation et de la com- mène ondulatoire soit observé à
pression d’un cristal en fonction de la température, en termes de forces inter- l’échelle macroscopique. Ainsi, à
atomiques et inter-moléculaires. Cette analyse explique, entre autres, le cette échelle, les objets ne mani-
festent pas leur nature ondulatoire et
comportement du quartz.
peuvent être décrits par la méca-
Par ce travail, Feynman estime avoir considérablement simplifié le calcul nique classique.
des forces moléculaires. Slater, impressionné par les résultats de son élève, le

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convainc d’en présenter une version réduite à la Physical Review, qui accepte
l’article et le publie sous le titre Les forces dans les molécules. Après coup,
Feynman n’y verra qu’une contribution de peu d’importance, où il ne faisait
proton
qu’énoncer des choses déjà connues sous un angle différent. Il persistera dans
cette opinion même lorsque, des années plus tard, un collègue rencontré à
l’Université du Michigan l’informera par hasard du débat qui animait la com-
π+ π0
munauté des physico-chimistes sur le « théorème de Feynman-Hellman », consi-
déré comme « la loi » des forces moléculaires (Hellman était un chercheur qui,
γ γ indépendamment, avait formulé le même théorème).
µ+
e+
e−
Les préoccupations de Melville Feynman
e+ γ γ Feynman obtient le titre de Bachelor en juin 1939. Il vient d’avoir 21 ans et
doit décider de son avenir. Pour son doctorat, son souhait est de rester au MIT,
qui lui semble le meilleur endroit pour les qualités de l’enseignement scienti-
fique et des laboratoires. Toutefois, dans les universités américaines, on ne
poursuit pas une licence et un doctorat dans le même lieu. Slater lui a ferme-
νe νµ νµ ment déclaré que, pour son bien, il ne l’accepterait pas comme doctorant au
MIT ; il existe d’autres universités tout aussi excellentes, dont la première est
Une gerbe de particules produite Princeton, et un étudiant aussi brillant que lui se doit d’en profiter.
par des rayons cosmiques traversant En effet, depuis des mois, tandis que Richard travaille à son mémoire de
l’atmosphère terrestre. licence, Slater et Morse préparent le terrain pour que leur étudiant soit accepté à
Princeton. Ils ont averti leurs collègues de cette université qu’ils allaient leur envoyer
LES RAYONS COSMIQUES un élève exceptionnel, le meilleur étudiant qu’ils avaient eu depuis des années.
Les rayons cosmiques sont des par- À Princeton, les membres du comité d’admission aux études de doctorat ont
ticules chargées de haute énergie donc commencé à se renseigner sur ce jeune homme et, devant la disparité décon-
qui arrivent de l'espace en frappant certante des notes de Feynman – extraordinaires en physique et en mathématiques,
la Terre de toutes les directions. exécrables en histoire et en anglais – voient dans cet étudiant si particulier « un
Constitués surtout de protons (envi- diamant brut ».
ron 89 pour cent) et de noyaux d'hé- Princeton a aussi demandé au MIT si Feynman était juif. Il n’existe pas de
lium (10 pour cent) qui voyagent à « quota juif » pour l’admission à Princeton, mais on préfère les étudiants non
des vitesses proches de celle de la juifs. Et c’est un fait : à l’époque, la progression dans la vie académique est plus
lumière, ils incluent aussi d'autres
difficile pour les étudiants d’origine juive. Cette tendance est l’une des raisons
noyaux d'atomes plus lourds et des
qui, après la licence de Richard, poussera Melville Feynman à prendre rendez-
particules subatomiques de haute
énergie, tels des électrons et des vous avec Morse pour discuter de l’avenir de son fils. Melville, qui n’est pas
positrons. Les rayons cosmiques en mesure de juger de la vraie valeur de Richard en tant que scientifique, est
semblent avoir plusieurs origines. préoccupé car il ne pourra pas continuer à lui assurer un soutien économique.
Certains proviennent de notre Il doit aussi penser à sa fille Joan (qui fera également des études scientifiques
Galaxie : on pense en effet qu'ils sont et deviendra astrophysicienne). En outre, Melville sait déjà que ses problèmes
en bonne partie dus à des explo- de santé ne lui permettront pas de vivre encore très longtemps. Morse, abasourdi
sions de supernovae, et qu'ils sont de s’entendre demander par le père de Feynman si son fils est assez bon pour
accélérés lors de leur interaction mériter de poursuivre ses études, le rassure sur ce point.
avec les champs magnétiques de Les notes médiocres de Feynman en histoire et en anglais et son origine juive
nuages de gaz interstellaire. D’autres ne constituent pas un obstacle sérieux, et il est accepté à Princeton. Il y est aussi
semblent d’origine extragalactique,
rémunéré en tant qu’assistant de recherche, ce qui assure son indépendance finan-
issus de noyaux galactiques actifs
(que l’on pense être des trous noirs
cière. Melville a néanmoins encore un sujet d’inquiétude : la relation de Richard
supermassifs, situés au centre des et d’Arline. Pendant les études de Richard au MIT, malgré la distance, les deux
galaxies), de quasars, d’émetteurs jeunes gens ont continué à se fréquenter. Ils se voyaient surtout l’été, même si
puissants de sursauts gamma (phé- Richard, pour gagner quelque argent, faisait souvent des petits boulots. L’été
nomènes très énergétiques dans le précédent, il avait travaillé comme « chef chimiste » à la Metaplast Corporation,
ciel, donnant des bouffées de rayons une entreprise de revêtement métallique de matières plastiques fondée à New
16 gamma), etc. Leur énergie est mesu- York par Bernard Walker, un de ses vieux amis de lycée. L’été qui précède son
rée en MeV (106 électronvolts. Un entrée à Princeton, Richard décide de rester à Boston, où il trouve du travail
électronvolt est l'énergie qu’acquiert chez Chrysler. Arline, pour être à proximité, se trouve un travail de baby-sit-
un électron qui a été accéléré dans ter non loin de là, mais Melville la persuade d’y renoncer. Il pense en effet qu’il
une différence de potentiel de 1 volt)
est trop tôt pour que son fils se lance sérieusement dans une relation sentimentale
ou en GeV (109 électronvolts). La
et, tout en estimant beaucoup Arline, craint que sa relation avec Richard per-
majorité des rayons cosmiques ont
des énergies entre 100 MeV et turbe une phase décisive de sa vie professionnelle. Malgré les préoccupations
10 GeV. de Melville, les deux jeunes gens restent liés et décident de se marier dès que
Richard aura fini son doctorat. ■

© POUR LA SCIENCE
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Vous voulez rire !


Fin 1939, Feynman débarque dans la prestigieuse Université
de Princeton, où il devient l’assistant du jeune professeur Wheeler.
Ensemble, ils élaborent une théorie… où les effets précèdent les causes.

L
e jour même où il arrive à Princeton, un dimanche de l’automne 1939,
Richard est immergé dans la vie mondaine de l’Université. À peine a-
t-il inspecté la chambre qui lui a été attribuée au Graduate College,
qu’il est invité à « prendre le thé » dans la résidence du doyen, le mathématicien
Luther Eisenhart (1876-1965). Ce « thé chez le doyen » est l’une des nom-
breuses manifestations sociales qui ponctuent la vie du monde académique de
Princeton, endroit élitiste et élégant. « Une imitation d’Oxford ou de Cambridge,
y compris dans la diction [...]. Il y avait un portier à l’entrée de l’Université, tous
les étudiants avaient de belles chambres, ils mangeaient tous ensemble vêtus de
toges académiques dans une grande salle décorée de vitraux » évoque Feynman
dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! Richard, qui ne sait pas très bien en
quoi consiste « un thé » et qui connaît ses faibles talents pour les mondanités, se
présente quelque peu intimidé chez le doyen Eisenhart. La réunion est des plus
formelles et, lorsque Madame Eisenhart, lui proposant du thé, lui demande s’il
prend de la crème ou du citron, Feynman, l’esprit préoccupé par la manière dont
il est censé se comporter dans de telles circonstances, répond distraitement :
« Les deux, merci. » Son hôtesse réplique, dans un petit rire poli : « Vous voulez
rire, Monsieur Feynman ! », phrase qu’il rendra célèbre en la prenant pour titre
de sa première autobiographie.

La montre de John Wheeler


La nouvelle université n’offre pas que des activités mondaines. Princeton est le
siège de l’Institute for Advanced Studies, dont sont membres d’éminents scienti-
fiques tels Albert Einstein, John von Neumann et Hermann Weyl. La physique
fondamentale est enseignée par des physiciens d’envergure, comme Eugene
Wigner et le jeune John Wheeler. En outre, Princeton dispose d’un cyclotron, l’un
des premiers accélérateurs de particules. Richard, qui a lu de nombreux articles
publiés dans la «Physical Review» sur d’importantes expériences réalisées avec
le cyclotron de Princeton, brûle de le voir. Le lendemain de son arrivée, il se pré- Deux vues de l’Université
de Princeton, alma mater de Feynman.
cipite au Palmer Physical Laboratory, qui héberge le cyclotron.

17
University of Princeton

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Richard a décrit la stupeur mêlée de plaisir qu’il éprouva lorsqu’il découvrit


que le célèbre cyclotron de Princeton occupait une pièce du sous-sol où régnait
un chaos absolu : « J’entrai, et compris aussitôt pourquoi Princeton était faite
pour moi. [...] Des interrupteurs pendaient des fils électriques, l’eau de refroi-
dissement gouttait des valves, la pièce était dans le désordre le plus complet.
[…] Tout cela me rappelait mon laboratoire à la maison. […] Je compris sou-
dain pourquoi Princeton obtenait des résultats. On travaillait avec l’instrument,
on construisait l’instrument, on connaissait la place de chaque chose et on
savait comment chaque chose fonctionnait. » Le cyclotron de Princeton corres-
pond exactement à l’idée de Feynman sur la « pratique de la science » : contrô-
ler toutes les « parties », dominer la situation à partir des rudiments, savoir com-
ment fonctionne chaque chose et être capable, si nécessaire, de la reconstruire.
Telles sont les « recettes » que Feynman a apprises dès son plus jeune âge dans
son laboratoire et dont il fera toujours grand cas.
Richard, accepté à Princeton en tant que Research Assistant, dont le rôle
est d’assister un professeur dans ses recherches et son enseignement, a la
chance d’être affecté à John Wheeler, 28 ans, professeur fraîchement nommé.
J. Wheeler se révèle le superviseur rêvé pour Feynman, tant par son domaine
de recherche que par sa personnalité. En effet, dans les années qui ont suivi
son doctorat, décroché en 1933 à la Johns Hopkins University de Baltimore,
J. Wheeler a étudié des problèmes d’électrodynamique et de physique
nucléaire et a fait un séjour à Copenhague, où il a travaillé avec le physicien
danois Niels Bohr (1885-1962), célèbre pour son modèle de l’atome. En
contraste avec son aspect strict et conventionnel, J. Wheeler est ouvert, tou-
jours prêt à saisir ou échafauder les idées physiques les plus audacieuses et
bizarres. Il est sans conteste l’homme idéal pour apprécier et stimuler les capa-
cités d’un assistant aussi particulier que Feynman. « Je serai éternellement
reconnaissant au sort qui a fait que nous avons collaboré à plus d’une entre-
prise fascinante », dira John Wheeler.
Presque immédiatement, une complicité amicale et joviale s’installe entre les
deux jeunes gens, grâce, entre autres, au curieux épisode qui scella leur rencontre.
Le jeune professeur, empreint de son rôle et de sa valeur, ne voulait pas gâcher une
minute de son temps et souhaitait établir un rapport formel avec son assistant. Il
Deux grands scientifiques rencontrés
décida donc qu’il ne le verrait que certains jours de la semaine, pendant un laps de
par Richard Feynman à Princeton :
temps précis. À leur premier entretien, pour être sûr de ne pas dépasser le temps
le physicien suisse Wolfgang Pauli
(1900-1958), l’un des fondateurs imparti, il sortit sa belle montre gousset et la posa bien en vue sur la table. Richard
de la mécanique quantique, fit mine de ne pas s’en apercevoir. Néanmoins, à leur deuxième entrevue, il sortit
et le mathématicien allemand une petite montre qu’il s’était procurée à peu de frais entre-temps et la posa sur la
Hermann Weyl (1885-1955), table à côté de celle de J. Wheeler, dont le masque pompeux et formel tomba aus-
qui travailla dans des domaines aussi sitôt: non seulement il ne se vexa pas, mais il éclata de rire, bientôt accompagné
variés que l’étude des fonctions par Richard. Dès lors, leurs rapports eurent un caractère animé et enjoué, que
complexes, la théorie des nombres J. Wheeler évoquera par ces mots: «Les discussions se changeaient en rires, les
et la physique mathématique. rires en plaisanteries, et les plaisanteries en d’autres bons mots et idées.»

Piéger les scientifiques sur leur propre terrain


À Princeton, en dehors de ses engagements vis-à-vis de J. Wheeler, qui lui
valent son traitement d’assistant, Richard n’a aucune obligation. Pour obtenir
L’ATOME DE BOHR
un doctorat, outre présenter une thèse et la soutenir devant un jury, il faut réus-
En 1913, le physicien danois
sir une série d’examens « qualifiants » écrits et oraux. Hormis ces épreuves, les
Niels Bohr proposa que les élec-
trons d’un atome se déplacent sur doctorants sont libres de suivre les cours qu’ils souhaitent et de choisir le sujet
18
des orbites discrètes, de rayons et le rapporteur de leur thèse. Ainsi, Richard ne fréquente que les cours qui
bien définis, autour d’un noyau, et l’intéressent, tel celui de Wigner sur la physique des solides, et certains sémi-
qu’il existe une orbite fondamentale naires de l’Institute for Advanced Studies, dont en particulier ceux d’Einstein.
correspondant à la plus faible éner- Feynman apprend surtout en discutant avec J. Wheeler, qu’il a choisi comme
gie de l’électron. rapporteur, et avec ses collègues. Sa curiosité innée le pousse aussi à se joindre,
à l’heure du repas ou du thé, aux conversations des doctorants d’autres disci-
plines, mathématiciens, mais aussi philosophes et biologistes. Parfois, il se
laisse entraîner et fréquente quelques-uns de leurs cours. Sur ses incursions
dans d’autres disciplines, les anecdotes foisonnent. Feynman se délectera à

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raconter ces épisodes où, par son approche directe et concrète, et grâce à ses
capacités intellectuelles extraordinaires, il a mis en difficulté des experts
d’autres disciplines sur leur propre terrain. Par exemple, ces philosophes qui
utilisent sans cesse le terme « objet essentiel » dans leurs discussions sur un
chapitre de l’ouvrage Procès et Réalité d’Alfred Whitehead (1929), mais qui
sont incapables de lui fournir une réponse claire et univoque à la question :
« Une brique est-elle un objet essentiel ? ». De même, ces biologistes qui, pen-
dant des années, apprennent par cœur tout un tas d’informations alors qu’il
suffit de les embrasser d’un coup d’œil sur une « carte zoologique » en cas de
besoin. Ou encore ces mathématiciens qui élaborent des théorèmes compli-
qués pour démontrer des résultats qu’ils qualifient ensuite d’évidents.
Feynman aime dénoncer et tourner en ridicule tout ce qu’il trouve vide, non
rationnel ou pompeux, et utilise souvent dans son argumentation des méthodes
tirées des autres disciplines. Pourtant, ses incursions dans les autres domaines
sont mues par une réelle soif de connaissances. Avec ses collègues mathéma-
ticiens, par exemple, il discute sérieusement de problèmes topologiques,
apportant sa contribution à une théorie des « flexagones » (entre autres) sur
laquelle ils travaillent (voir l’encadré ci-dessous). Bien des années plus tard,
Feynman prouvera son intérêt pour la biologie en consacrant une année sab-
batique à la recherche en biologie, dans le laboratoire du biophysicien d’ori-
gine allemande Max Delbrück (1906-1981) au Caltech. Durant cette année, il
entrera en contact avec James Watson, qui vient de découvrir, avec
Francis Crick, la structure en double hélice de l’ADN (1953).

Étranges flexagones
D.R.

E n 1939, Arthur Stone, un étudiant en mathématiques


de Princeton, découvrit, en pliant plusieurs fois une
bande de papier selon un angle de 60 degrés, de curieux
bande plus longue. L’objet enthousiasma ses amis, dont
Richard Feynman, qui fondèrent un Comité d’investigation
chargé d’enquêter sur les propriétés des flexagones. Ci-
objets mathématiques qu’il nomma « flexagones ». Il dessous, les étapes de construction du premier flexagone
remarqua tout d’abord que lorsqu’on enroulait « d’une inventé par Arthur Stone, nommé aujourd’hui trihexa-
certaine manière » la bande de triangles équilatéraux flexagone (flexagone hexagonal à trois faces) : 1) Dessi-
obtenue, on obtenait un hexagone parfait. En outre, il ner une bande de dix triangles équilatéraux, et les numé-
observa qu’en pinçant les coins opposés de l’hexagone roter comme sur les schémas a (recto de la bande) et b
(les extrémités de la bande ayant été auparavant collées (verso de la bande). 2) Plier la bande suivant les schémas
ensemble), il obtenait un nouvel hexagone qui, jus- c et d. 3) Coller les deux x de la bande l’un sur l’autre.
qu’alors, était caché. Arthur Stone s’aperçut aussi qu’il 4) Plier l’hexagone selon le schéma e. En ouvrant la struc-
pouvait obtenir un flexagone plus élaboré (comportant ture géométrique obtenue à son sommet, comme une
non plus trois faces hexagonales, mais six) avec une fleur, on obtient un nouvel hexagone.

a c 19
x
3 1 2 3 1 3
1 2 3 1 2 2 d e
2
1 1
b 1 1 1
2 3 1 2 x
x 3 1 2 3 3 1 1 1
1 2 1

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Albert Einstein donnant un cours


à l’Institute for Advanced Studies
de Princeton, dans les années 1940,
à l’époque où Feynman suivait
épisodiquement les cours du maître.

En réalité, n’importe quelle énigme naturaliste ou intellectuelle stimule le


jeune Feynman. Sa thèse de doctorat ne l’empêche pas de consacrer du temps à
réfléchir, à discuter avec d’autres ou à réaliser des expériences pour comprendre,
par exemple, pourquoi les fourmis suivent toujours un parcours déterminé afin
d’arriver à leur destination, ou de quelle manière se forme notre conscience du
temps, ou ce que l’on éprouve pendant l’hypnose. Si Feynman affirme souvent
être un homme à une seule dimension – celle de la science, et plus précisément
de la physique –, sa personnalité est bien plus riche et ouverte qu’il ne laisse
paraître. Le seul aspect « monodimensionnel » de sa personnalité réside plutôt
dans sa façon d’aborder les choses : une manière rationnelle, concrète et sans pré-
jugé d’affronter les problèmes, associée à une certaine vantardise provocatrice.

La nécessité d’« idées physiques radicalement nouvelles »


Son travail avec J. Wheeler amène Feynman à étudier diverses questions de phy-
sique, liées aux recherches de son superviseur. Ce dernier lui soumet en effet
souvent des problèmes à résoudre. « Une fois, il me donna un problème tellement
difficile que je n’arrivais à rien. Alors, je me mis à repenser à une idée que j’avais
eue précédemment, au MIT. Cette idée était que les électrons n’agissent pas sur
eux-mêmes, mais uniquement sur d’autres électrons » raconte Feynman. Il rap-
pelle là l’origine de son travail sur l’électrodynamique quantique, cette « étrange
théorie de la lumière et de la matière » dont l’élaboration occupera huit ans de sa
Le physicien théoricien John Wheeler, vie et lui vaudra le prix Nobel en 1965.
dans les années 1970. L’idée de Feynman sur les interactions des électrons avait mûri parallèlement
à la «nouvelle» physique. Comme Richard s’en était rendu compte, surtout grâce
à des ouvrages tels celui de Dirac sur les principes de la mécanique quantique, le
problème fondamental de la physique théorique était, alors, l’absence d’une théo-
rie quantique satisfaisante de l’électricité et du magnétisme, théorie qui devien-
drait l’«électrodynamique quantique» (en anglais, quantum electrodynamics ou
QED). L’électrodynamique décrit les interactions entre particules chargées et
champ électromagnétique. Les équations fondamentales de l’électrodynamique
classique sont les équations de Maxwell et la loi de Lorentz. Avec l’avènement de
la mécanique quantique, les physiciens devaient maintenant rechercher une for-
mulation «quantique» des lois de l’électrodynamique.
Les premières tentatives en ce sens s’étaient cependant heurtées à l’apparition
20
de quantités infinies – et donc dénuées de sens physique – dans les équations.
Celles-ci étaient dues, d’une part, à l’auto-interaction des électrons (voir l’enca-
dré page 23) et, d’autre part, au nombre infini de modes d’oscillation du champ
électromagnétique, qu’il fallait additionner pour le décrire mathématiquement. À
ce propos, Dirac, dans l’édition de 1935 de son célèbre ouvrage sur la mécanique
quantique, concluait à la nécessité d’«idées physiques radicalement nouvelles».
Feynman avait été frappé par la conclusion de Dirac. S’il fallait des idées nou-
velles, il était inutile de comprendre et de suivre ce que d’autres avaient fait ou
essayaient de faire, même s’il s’agissait de sommités telles que Dirac, Pauli ou

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Heisenberg. Richard se sentait encouragé à explorer le problème par ses propres


moyens, le reconsidérant depuis le début et cherchant des «idées nouvelles», atti-
tude qui lui était chère: il n’avait peur de rien. Pauli lui-même ne disait-il pas que
seule une théorie «folle» rendrait compte des particularités quantiques.

Des charges agissant à distance


La première « idée nouvelle » qui vient à l’esprit de Feynman concerne juste-
ment la manière dont les électrons interagissent : on peut éliminer l’auto-éner-
gie – infinie – des charges ponctuelles en postulant que les charges n’agissent
pas sur elles-mêmes. Si celles-ci ne « sentent » pas leur propre champ, l’éner-
gie potentielle infinie disparaît. Toutefois, le champ étant engendré par toutes
les charges, il est artificiel de postuler que chaque charge sent le champ total
moins son propre champ. La seule issue semble l’élimination du champ élec-
tromagnétique en tant qu’intermédiaire des forces. Cette solution a l’avantage
d’éliminer aussi le second problème, celui du nombre infini des modes d’os-
cillation du champ. Comme les deux causes d’infinis étaient déjà présentes
dans la théorie classique de l’électromagnétisme, Feynman se propose, pour
construire une théorie quantique de l’électrodynamique, de commencer par
reformuler la théorie classique en la libérant des quantités infinies. Ce n’est
qu’en partant d’une théorie classique sans infini – estime-t-il – que l’on éla-
borera avec succès la théorie quantique correspondante, qui, avec un peu de
chance, sera elle aussi dépourvue des quantités infinies embarrassantes (cet
espoir sera en partie déçu).
Si son programme est clair, il est loin d’être simple à réaliser. Il lui faut
construire une théorie qui décrive exactement la force qu’une charge exerce sur

Les équations de l’électrodynamique classique

E ntre 1855 et 1864, le physicien britannique


James Maxwell (1831-1879, en médaillon) fonda, en
trois articles, la théorie du champ électromagnétique. Depuis
résistance, et entreprit la caractérisation mathématique de
cette nouvelle interprétation. La théorie du champ électro-
magnétique qu’il conçut ainsi unifia les phénomènes élec-
un siècle, de nombreux physiciens et mathématiciens s’inté- triques, magnétiques, mais aussi optiques (selon Maxwell,
ressaient aux phénomènes électriques et magnétiques – et c’est là une révolution, la lumière se propage sous la
l’électrostatique, le magnétisme, le courant électrique, ou forme d’une onde électromagnétique), en quatre équations
l’induction électromagnétique –, et des modèles mathéma- fondamentales.
tiques commençaient à apparaître pour les décrire. Il
restait encore à imaginer une théorie qui relierait
tous ces phénomènes. Ainsi, l’idée de lignes de
force qui empliraient l’espace, et décriraient les
Q uelques années plus tard, en 1890, le
physicien néerlandais Hendrik Lorentz
(1853-1928) supposa que la matière était
phénomènes électriques, magnétiques, chi- constituée de particules chargées, sources des
miques et gravitationnels, faisait son chemin champs électrique et magnétique. Les équa-
dans l’esprit du physicien britannique tions de Maxwell et la loi de Lorentz constituent
Michael Faraday (1791-1867). Selon lui, tout l’électrodynamique classique, théorie des inter-
pouvait être expliqué par ces lignes de forces, actions des particules chargées et du champ
même la propagation de la lumière : la lumière électromagnétique. Elles décrivent comment les
se propagerait le long d’une ligne de force, sous la charges engendrent le champ et comment, à son
forme d’une vibration. Toutefois, son modèle, très tour, celui-ci agit sur les charges. Ainsi, une équation
descriptif, dérouta ses contemporains. de Maxwell établit qu’il n’existe pas de flux de champ
magnétique à travers une surface fermée (ou, en d’autres

E n 1855, Maxwell comprit que les nombreux modèles


proposés pour décrire les phénomènes électromagné-
tiques constituaient les pièces d’un vaste puzzle, qu’il entre-
termes, qu’il n’existe pas de «charges magnétiques» isolées) ;
une autre détermine le champ électrique créé par une varia-
tion du champ magnétique; la troisième donne le flux du
21

prit de reconstituer. Estimant que les lignes de force de champ électrique à travers une surface fermée en fonction de
Faraday étaient un modèle géométrique incomplet, car la charge électrique contenue dans le volume entouré par la
elles ne donnaient une information que sur la direction et surface; la dernière, enfin, détermine le champ magnétique
non sur l’intensité de la force, il compléta la description par créé par une variation du champ électrique et par les courants
une analogie hydrodynamique : il considéra les phéno- électriques présents. La loi de Lorentz, quant à elle, décrit le
mènes électromagnétiques comme le flux d’un fluide mouvement de charges électriques immergées dans un champ
incompressible à travers un milieu qui exerce une certaine électromagnétique.

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les autres, mais sans l’intermédiaire du champ ; en d’autres termes, une théorie
où la force s’exerce « à distance ». En électromagnétisme classique, comme l’af-
firment les physiciens depuis Maxwell, la force exercée par une charge sur une
autre charge est transmise par l’intermédiaire du champ électromagnétique : la
charge engendre un champ qui agit sur l’autre charge. Le champ se propageant
à la vitesse c de la lumière, la première charge influe sur la deuxième avec un
délai : ce délai est le temps t mis par le champ pour parcourir la distance l entre
les charges (t = l/c). Dans la nouvelle théorie, la force doit s’exercer sans l’in-
termédiaire du champ : elle prend la forme d’une « action à distance » entre les
charges, qui est sentie par la deuxième charge après le même laps de temps
t = l/c prévu par l’électromagnétisme classique.
Le champ devient un concept secondaire. Feynman le compare à la lumière
émise par des objets et réfléchie par d’autres : « Quand nous regardons autour
de nous et que nous voyons de la lumière, nous pouvons toujours “voir”
quelque objet matériel comme source de la lumière. En général, nous ne
voyons pas de lumière isolée. »
Parmi les illustres scientifiques La théorie, formulée ainsi, présente une difficulté évidente, dont Feynman
de l’Université de Princeton se rend vite compte : l’idée qu’un électron n’agisse pas sur lui-même semble
rencontrés par Feynman
contredire un fait prévu par l’électromagnétisme classique et vérifié expéri-
lors de ses études, le mathématicien
John von Neumann (1903-1957). mentalement : la résistance de rayonnement. Selon les lois de l’électromagné-
tisme, un électron accéléré (ou ralenti) émet des ondes électromagnétiques et,
par conséquent, perd de l’énergie. Il est alors nécessaire, pour compenser
l’énergie perdue (c’est-à-dire pour que la loi de conservation de l’énergie soit
respectée), de dépenser un travail pour accélérer l’électron. La force contre
laquelle s’exerce ce travail est appelée « résistance de rayonnement » ou
« force de réaction radiative ». L’espace étant vide autour de l’électron, d’où
provient cette force, sinon de l’électron lui-même ? L’action de l’électron sur
lui-même semble l’explication la plus logique du phénomène. Ainsi, en élimi-
nant l’auto-interaction de l’électron, Feynman élimine aussi la résistance de
rayonnement, et viole la loi de conservation de l’énergie…

Des ondes qui remontent le temps


Feynman ne renonce pas pour autant à sa théorie. Comme il le rappellera des
années plus tard dans son discours Nobel, il en est trop profondément amoureux
pour ne pas essayer de la sauver par tous les moyens. Il recherche alors une
action sur la charge qu’il pourrait interpréter comme une résistance de rayonne-
Quelques années avant Feynman ment, mais qui ne proviendrait pas de la charge. Feynman envisage la situation
et Wheeler, en 1928, le physicien suivante : il imagine deux électrons. Le premier (la source) se déplace, ce qui
d’origine hongroise Eugene Wigner induit le mouvement du second électron (l’absorbeur), par action à distance de
(1902-1995) étudia la quantification la source. Le mouvement du second électron provoque à son tour une action à
du champ électromagnétique. distance sur le premier ; cette action serait la cause de la résistance de rayonne-
ment. La solution semble ingénieuse, mais quand Richard calcule l’effet de l’ac-
tion du second électron sur le premier, il n’obtient pas la formule de la résistance
de rayonnement. Il demande conseil à J. Wheeler.
J. Wheeler, qui a l’esprit ouvert aux idées de physique les plus singulières
et qui, à cette époque, est convaincu que tout est explicable en termes d’élec-
trons, prend la proposition de Feynman très au sérieux. Suscitant l’admiration
stupéfaite de son assistant, il saisit immédiatement les défauts de la théorie.
Tout d’abord, Feynman n’a pas pris en compte le fait que l’action de l’absor-
beur sur la source, fonction de l’inverse du carré de la distance, dépend aussi
22
de la charge et de la masse de l’absorbeur ; la résistance de rayonnement, en
revanche, est indépendante de ces grandeurs. En outre et surtout, il n’a pas
considéré le « retard » de l’action sur la source. L’action sur la source ne peut
avoir lieu instantanément, comme elle le devrait si elle constituait la force de
réaction radiative. En effet, lorsque le premier électron se déplace, le
deuxième ressent l’action correspondante après un certain délai (le temps de
propagation de l’action de la première charge sur la seconde), puis un autre
laps de temps est nécessaire pour que le premier électron sente en retour l’ac-
tion du deuxième.

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Pour résoudre ces difficultés, et d’autres encore, J. Wheeler propose d’une


part de généraliser la situation au cas plus réaliste de nombreux électrons absor-
absorbeur
beurs et, d’autre part, d’inclure dans la théorie, à côté de la composante retardée,
une composante anticipée. En effet, les équations de Maxwell, symétriques par l'
rapport au temps, admettent deux types de solutions. Les premières, celles qui
sont généralement prises en compte, correspondent à des ondes qui s’éloignent t'
de la source et parcourent le temps dans le sens habituel à la vitesse de la t l"
lumière ; elles sont dites « retardées » car elles parviennent à l’absorbeur avec un source
certain « retard ». Les secondes, habituellement écartées parce que non intuitives t''
par nature (l’effet précède la cause), correspondent à des ondes qui convergent
vers la source et remontent le cours du temps à la vitesse de la lumière ; elles sont
dites « avancées » car elles arrivent à l’absorbeur avant d’être parties de la source
(voir le schéma ci-contre). Inclure ces étranges solutions, estime J. Wheeler, per- Les solutions retardées et avancées
met de résoudre le problème des temps : si la rétroaction de l’absorbeur sur la des équations de Maxwell. Une charge
source était décrite par les seules solutions « avancées », la source pourrait res- en mouvement (la source) induit un
champ électromagnétique. L’action
sentir son effet exactement au moment voulu pour qu’elle soit interprétable
de ce champ électromagnétique
comme une force de réaction radiative. J. Wheeler confie à Feynman la tâche de
sur une autre charge (l’absorbeur) est
calculer quel mélange de solutions avancées et retardées est nécessaire pour décrite par les équations de Maxwell.
obtenir la résistance de rayonnement correcte. Ce dernier détermine que l’action Ces équations étant symétriques
à distance doit être pour moitié avancée et pour moitié retardée. par rapport au temps, les solutions
Ainsi, en partant du principe que : a) toutes les actions à distance des élec- de ces équations sont de deux types,
trons sont dues pour moitié à des solutions avancées et pour moitié à des solu- retardées et avancées,
tions retardées des équations de Maxwell, et b) tous les rayonnements émis par qui correspondent aux ondes reçues
les électrons sont complètement absorbés dans le système total des charges, par l’absorbeur. Ainsi, à un instant t,
J. Wheeler et Feynman ont obtenu une théorie qui, en plus d’être empirique- l’absorbeur reçoit les ondes émises
ment équivalente à la description en termes d’ondes « retardées » du champ par la source au temps t’ = t – l’/c, et,
électromagnétique, rend compte de la résistance de rayonnement sans recou- contre toute intuition, les ondes
qui seront émises par la source
rir à l’auto-interaction des charges. En d’autres termes, dans leur théorie, les
au temps t” = t + l”/c.
solutions avancées se combinent de telle façon que les charges semblent n’en-
gendrer que les ondes retardées, familières et observées, sauf dans le phéno-
mène de résistance de rayonnement.
J. Wheeler et Feynman travaillent plusieurs mois à leur théorie, pour en
mettre au point tous les aspects techniques et conceptuels. Ils discutent et
résolvent (selon eux) certains paradoxes liés aux infinis en introduisant un
paradoxe plus fort encore, la non-causalité : les solutions avancées signifient

L’impossible conséquence de l’auto-interaction


la masse du système étudié, E l’énergie totale du système
U ne charge immobile crée, en un point quelconque de
l’espace situé à une distance r, un potentiel électro-
statique proportionnel à 1/r. Si la charge est ponctuelle,
(c’est-à-dire l’énergie potentielle, puisque la charge étant
immobile, son énergie cinétique est nulle) et c la vitesse de
le potentiel diverge au point r = 0. En d’autres termes, la la lumière, on en déduit que la masse de la charge ponc-
force électrostatique exercée par la charge ponctuelle sur tuelle est infinie… L’électrodynamique classique devient
elle-même est infinie et, par conséquent, son éner- absurde aux petites distances.
gie potentielle (l’énergie créée par la force
électrostatique) est elle aussi infinie. D’après
la célèbre loi d’Einstein m = E/c2, où m est
E
P ourquoi l’électron est-il considéré
comme ponctuel ? objecteront certains.
S’il avait une dimension finie, le point
À l’intérieur d’une sphère uniformément E P r = 0 ne poserait pas de problème (voir
chargée de rayon R, le champ r l’illustration ci-contre). On pourrait même
électrostatique E est proportionnel en déduire la masse de l’électron… Le rai-
à la distance r entre le centre de la sphère R 23
E
sonnement, bien que fascinant, ne survit
et le point P considéré. Le potentiel pas aux faits : pour que toute la masse de
électrostatique (intégrale du champ
l’électron soit due à son champ, ses dimen-
électrostatique entre l’infini et le point P)
E sions devraient être de l’ordre de
est proportionnel à r2. En revanche, le champ E et
le potentiel électrostatique en un point P situé en dehors 10 –15 mètres. Or, toutes les expé-
de la sphère sont proportionnels respectivement à 1/r2 E≈r E ≈ 1 riences qui sondent la structure
r2 de l’électron à des distances
et à 1/r (comme dans le cas d’une charge ponctuelle).
Ainsi, dans le cas d’une charge non ponctuelle, bien inférieures continuent
le potentiel électrostatique ne diverge pas pour r = 0. à le « voir » ponctuel.
R r

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que quelque chose du futur produit un événement du passé. Ils remarquent en


Matière
absorbante outre qu’il est possible de formuler différemment leur théorie. Leur descrip-
Source tion a en effet l’avantage suivant : étant symétrique par rapport au temps
(puisqu’elle utilise en mesure égale des solutions retardées et avancées des
équations de Maxwell), elle peut être dérivée du principe de moindre action
Ces ondes
Ondes incidentes avant incidentes sont à condition que l’action à minimiser soit elle aussi symétrique par rapport au
l'accélération de la source absorbées
temps. Or, J. Wheeler et Feynman ont déjà à leur disposition l’expression
d’une telle action (à ne pas confondre avec l’« action à distance ») : l’action
de charges interagissant à distance a été calculée en 1929 par Adriaan Fokker
(voir l’encadré page 25).
D'autres ondes incidentes Source sur laquelle agissent :
agiront sur la source au moment a) la particule, ou une autre force,
Le premier séminaire
de l'accélération faisant sentir son impact
b) l'onde incidente Dans les derniers mois de 1940, J. Wheeler et Feynman parviennent à une ver-
sion satisfaisante de l’électrodynamique classique en termes d’action à distance.
Absorption Il leur faut maintenant quantifier cette théorie. La théorie classique étant libérée
du problème de l’auto-énergie de l’électron, ils pensent que le passage au cas
quantique ne présentera pas de difficulté particulière. J. Wheeler, convaincu
d’avoir déjà la solution à portée de main, se réserve l’élaboration de la partie
La source émet des ondes Certaines ondes émises
sont absorbées quantique, et confie à Richard la tâche de présenter la théorie classique à la com-
munauté des physiciens : « Feynman, tu es jeune, tu dois donner un séminaire sur
la question. Tu dois acquérir de l’expérience dans la présentation de séminaires.
Entre-temps, j’élaborerai la partie quantique de la théorie et je la présenterai
dans un séminaire plus tard ». Cette conférence constitue la première confronta-
tion du jeune Richard aux monstres sacrés, Einstein, Pauli, von Neumann et l’as-
Les ondes restantes Les ondes de sortie, excepté un tronome Henry Russell, invités expressément pour l’occasion par Wigner, alors
disparaissent à jamais changement de signe, ressemblent
à des ondes incidentes poursuivant responsable des séminaires au Département de physique.
leur trajet dans l'espace vide
Voici les conseils que Richard, impressionné par un tel public, reçoit de ce
dernier : « Si le Professeur Russell s’endort – ce qui se produira certainement
– cela ne signifie pas que le séminaire n’est pas bon ; il s’endort pendant tous
Un exemple de diagramme utilisé
les séminaires. Par ailleurs, si le Professeur Pauli opine constamment du chef
par Feynman et Wheeler pour décrire
les interférences entre les ondes
et semble être d’accord avec tout ce qui est dit, n’y prêtez pas attention. Il
avancées et retardées dans leur modèle souffre de la maladie de Parkinson. » Tout cela ne rassure pas le jeune docto-
d’interaction à distance. Pour ceux rant et J. Wheeler, pour le tranquilliser, lui promet qu’il répondra lui-même
que l’idée d’effets anticipant les causes aux questions du public.
gêne, Feynman propose une idée Le jour du séminaire arrive, et Feynman se rappellera toujours du tremble-
douteuse : l’énergie est ment de ses mains au moment de sortir ses notes d’une enveloppe brune.
momentanément empruntée à l’espace Cependant, au bout de quelques minutes, « un miracle s’est produit, raconte-t-il,
vide (vignettes I à IV), puis et s’est reproduit à maintes reprises au cours de ma vie, et c’est une grande
exactement remboursée (vignettes V chance pour moi : dès que je commence à penser à la physique, que je dois me
à VIII). Sur leur schéma, l’absorbeur concentrer sur ce que j’explique, rien d’autre n’existe dans mon esprit, rien ne
n’est plus une particule, mais une
peut me rendre nerveux. Ainsi, dès que je me suis mis à parler, je n’ai plus du
multitude de particules « absorbantes »
tout pensé à ceux qui me faisaient face […] ».
se déplaçant dans toutes les directions,
de telle sorte que les effets de cette Le séminaire terminé, Pauli émet quelques objections, probablement sur la
« matière absorbante » sur la source possibilité de passer à une version quantique de la théorie (Feynman ne se rap-
s’annulent mutuellement. Cette idée pellera pas le véritable contenu de l’objection, n’ayant alors pas prêté suffi-
de particules virtuelles se créant samment attention à ce commentaire, comme il le déplorera amèrement par la
et se détruisant perpétuellement suite). Pauli demande alors l’avis d’Einstein. Ce dernier n’est toutefois pas
dans le vide fera son chemin. d’accord avec la critique de Pauli : pour lui, la difficulté réside dans la
construction d’une théorie analogue (c’est-à-dire basée sur l’action à distance)
pour la gravitation. J. Wheeler et Feynman, encouragés par la réponse
24
d’Einstein, vont le voir au 112, Mercer Street pour en discuter plus longue-
ment avec lui. Einstein se montre intéressé par leur théorie classique de l’ac-
tion à distance, et particulièrement par le fait que, en associant les ondes avan-
cées aux ondes retardées, la symétrie temporelle des équations électromagné-
tiques apparaisse aussi dans l’ensemble des solutions.
L’idée d’Einstein, qui est également celle de J. Wheeler et de Feynman, est
que l’irréversibilité des phénomènes naturels n’est pas une caractéristique des
lois de la nature, mais est due à une asymétrie des conditions temporelles (le
temps s’écoule dans une direction seulement). À ce propos, le grand scientifique

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Le principe de moindre action en électrodynamique


À l’automne 1940, Wheeler et Feynman découvrirent,
à la grande joie de ce dernier, que la théorie des
charges interagissant à distance pouvait être formulée sans
l’interaction des particules avec ce champ (c’est-à-dire avec
le potentiel). L’action du système est minimale quand les tra-
jectoires des particules et le potentiel satisfont des équations
l’aide des équations de Maxwell, c’est-à-dire sans aucun qui ne sont autres que la transposition, dans l’espace-temps,
vestige du champ électromagnétique, grâce au principe de des équations de l’électrodynamique classique.
moindre action.
Rappelons que l’action d’un système mécanique est
reliée au Lagrangien, différence entre l’énergie cinétique
et l’énergie potentielle. Plus précisément, l’action (voir
E n 1929, le physicien hollandais Adriaan Fokker (1887-
1972) avait calculé l’action d’un système de particules
chargées (en mouvement dans l’espace-temps) interagissant à
l’encadré page 6), ou la quantité d’action, comme l’écri- distance. Les solutions de leur théorie étant symétriques par
vait Maupertuis, est l’intégrale du Lagrangien par rap- rapport au temps, Feynman et Wheeler pouvaient y introduire
port au temps. On obtient la trajectoire physique du sys- cette action. L’action de Fokker comporte deux termes. Le pre-
tème en minimisant cette quantité. Pour un système mier représente l’action relativiste de particules libres (c’est le
constitué de particules chargées, qui engendrent un même terme que dans l’action en présence d’un champ élec-
champ électromagnétique, l’expression de l’action est, tromagnétique). Le second est l’action résultant de l’interaction
nous allons le voir, plus « savante ». à distance des charges deux à deux, tout le long de leur tra-
Les physiciens savaient déjà déduire les équations de l’élec- jectoire: la formule est telle que l’interaction se produit seule-
trodynamique classique du principe de moindre action, ment quand les deux charges considérées peuvent être reliées
appliqué non plus à l’espace tridimensionnel classique, mais par un rayon de lumière, c’est-à-dire quand les charges sont
à l’espace-temps: pour un système constitué de particules situées de telle façon que si l’une envoie un message à la
chargées, les variables dynamiques en jeu sont les positions vitesse de la lumière, l’autre le reçoive.
des particules dans l’espace-temps, et un vecteur de l’espace- Feynman et Wheeler montrèrent que l’action de Fokker est mini-
temps représentant l’effet du champ électromagnétique créé male quand les trajectoires des particules chargées sont iden-
par les charges, nommé le potentiel électromagnétique (les tiques à celles prévues par les lois de l’électrodynamique clas-
champs électrique et magnétique sont fonction des dérivées sique. Ainsi, le principe de moindre action appliqué à l’action de
de ce potentiel). L’«action» d’un système de particules char- Fokker décrit le mouvement des particules chargées de la même
gées est la somme de trois termes: l’action des particules, manière que le principe de moindre action appliqué à l’action des
l’action du champ électromagnétique et l’action résultant de particules interagissant avec le champ électromagnétique.

raconte à ses deux visiteurs qu’en 1909, il a écrit avec le physicien Walter Ritz
un article destiné à clarifier leur désaccord sur l’irréversibilité de l’amortisse-
ment du rayonnement dû à la résistance de rayonnement. Selon Ritz, l’irréversi-
bilité du phénomène naît d’une asymétrie temporelle de l’électrodynamique
elle-même, tandis que pour Einstein, l’électrodynamique est invariante par rap-
port à l’inversion temporelle ; selon lui, l’origine de l’irréversibilité se cache
dans les conditions initiales et, pour les systèmes comptant de nombreuses
charges, dans leur nature statistique. Cette position d’Einstein n’est d’ailleurs
pas surprenante si l’on pense au rôle que jouent les symétries physiques dans
toute son œuvre.

John Wheeler se berce d’illusions


Les doutes de Pauli sur l’extension quantique de la théorie de J. Wheeler et de
Feynman se vérifieront. Tant J. Wheeler que Feynman pensaient pouvoir formu-
ler facilement une théorie quantique de l’électrodynamique recourant à l’action à
distance, mais ils comprennent vite que la tâche est impossible. Pauli semblait
l’avoir pressenti: un jour, rencontrant Feynman dans les escaliers de la Palmer
Library, il lui avait demandé ce que J. Wheeler avait l’intention de dire sur la
théorie quantique au séminaire qu’il avait annoncé. Feynman ayant répondu qu’il
25
n’en savait rien, car J. Wheeler y travaillait seul, Pauli s’était exclamé: «Oh, il
travaille à la théorie quantique et il ne dit rien à son assistant de ce qu’il fait?»
Puis, se rapprochant de Feynman et baissant la voix, il avait prophétiquement
ajouté: «Wheeler ne donnera jamais ce séminaire.»
Entre-temps, en automne 1940, Richard avait brillamment passé ses exa-
mens de qualification pour l’obtention du doctorat. Il s’y était préparé pen-
dant les mois d’été qu’il avait passés au MIT, où il s’était retiré, pour tra-
vailler sans être dérangé, à la bibliothèque. Il avait rassemblé dans un carnet
de notes ce qu’il estimait être les éléments fondamentaux des divers

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domaines de la physique : mécanique statistique, électrodynamique, relati-


vité, mécanique quantique. Ces notes, où Feynman – selon sa méthode habi-
tuelle – réorganisait à sa manière les connaissances disponibles à l’époque,
constitueront la source où il puisera, des années plus tard, pour préparer ses
leçons à Cornell et au Caltech, et, en particulier, les célèbres Cours de phy-
sique de Feynman.
Ses examens réussis, Richard n’a d’autre obligation, pour décrocher son
doctorat, que la rédaction de sa thèse. Le 21 février 1941, après le séminaire
face aux « monstres sacrés », il présente pour la deuxième fois les idées direc-
trices de la théorie classique de l’action à distance à un public plus vaste de
physiciens rassemblés à l’occasion d’une réunion de l’American Physical
Society à Cambridge, dans le Massachusetts. À part le résumé de cette inter-
vention, il n’existe encore aucun écrit sur la question et J. Wheeler pousse
Feynman à préparer un bref article sur les résultats obtenus. Néanmoins, il
change d’avis peu après et, quand Richard lui présente un texte intitulé La
théorie de l’interaction du rayonnement où il s’est efforcé de condenser le
sujet en un nombre minimal de pages, J. Wheeler estime que leur théorie est
trop importante pour être décrite en un seul article. Il projette quelque chose
de plus grandiose : une œuvre sur la théorie de l’action à distance tant clas-
sique que quantique, structurée en au moins quatre articles, dont le texte de
Richard doit constituer la troisième partie.

Le résumé de l’intervention Efforts vains


de Feynman à l’American Physical En réalité, seuls deux articles signés de J. Wheeler et Feynman (et rédigés par
Society, le 21 février 1941. J. Wheeler) seront publiés sur leur théorie de l’action à distance. Le premier
(L’interaction avec l’absorbeur : le mécanisme du rayonnement), une refonte
du texte de Feynman sur la théorie classique, paraîtra en avril 1945 dans un
numéro spécial de la revue « Reviews of Modern Physics », en l’honneur du
soixantième anniversaire de Niels Bohr. Le deuxième (L’électrodynamique
classique en termes d’interaction directe des particules) ne sera publié (dans
la même revue) qu’en juillet 1949. Il constitue – dans le plan de J. Wheeler –
la seconde partie de la série projetée et contient un examen minutieux des
théories précédentes de l’action à distance de Karl Schwarzschild (1903),
L’ARROSOIR ARROSÉ
Hugo Tetrode (1922) et Adriaan Fokker (1929), qui aboutit à l’élaboration
d’une théorie se passant des champs.
Feynman, jeune étudiant à Prince-
ton, s’intéressait à la rotation du
Pourquoi un tel délai entre la première élaboration de la théorie de
dispositif d’arrosage de la pelouse. J. Wheeler et Feynman, et la publication de ces deux articles ? Et pourquoi
Ce dispositif était constitué de deux l’œuvre projetée par J. Wheeler se réduisit-elle à ces deux seuls articles relatifs
bras en S qui tournaient à mesure à la partie classique de la théorie de l’action à distance, manquant ainsi son
que de l’eau était propulsée par les objectif principal, la quantification de l’électrodynamique à partir d’une base
extrémités. Feynman se posa la classique où les problèmes issus des infinis auraient disparu ?
question : si le dispositif aspirait La raison du retard dans la publication est purement externe : la Seconde
l’eau au lieu de la projeter, le sens guerre mondiale avait éclaté en Europe, en automne 1939, et les États-Unis
de rotation du dispositif serait-il
s’étaient graduellement impliqués, jusqu’à leur entrée dans le conflit après
inversé ? John Wheeler raconte que
Feynman discutait du problème
l’attaque japonaise de Pearl Harbor, le 8 décembre 1941. La majorité des phy-
avec tout le monde, convainquant siciens américains – dont J. Wheeler et Feynman –, sensibilisés par la pré-
un jour ses interlocuteurs que le sence de nombreux réfugiés juifs illustres tel Einstein lui-même, se sentirent
sens de rotation était inversé, puis, le devoir de mettre leurs connaissances et capacités scientifiques au service
le lendemain, qu’il ne l’était pas, de l’effort de guerre commun contre Hitler. John Wheeler prit un congé de
avec, dans les deux options, des Princeton pour s’unir au groupe qui, sous la houlette d’Enrico Fermi, tra-
26 arguments aussi persuasifs que vaillait à Chicago à la conception et à la construction du premier réacteur
péremptoires. nucléaire. Feynman, nous le verrons, participa au célèbre « Projet
Manhattan », auquel il consacra, à l’instar de nombreux autres collègues,
environ trois ans de sa vie.
La partie quantique de leur théorie, quant à elle, ne fut pas réalisée pour des
raisons internes. Ni J. Wheeler ni Feynman, malgré tous leurs efforts, n’obtien-
dront jamais de version quantique de leur théorie de l’action à distance formu-
lée en utilisant pour moitié des solutions avancées et pour moitié des solutions
retardées des équations de Maxwell. ■

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Les intégrales de chemin


En 1942, Feynman écrit sa thèse de doctorat et invente
une nouvelle formulation de la mécanique quantique. Au moment
où il va soutenir sa thèse, les États-Unis mobilisent les scientifiques.

A
près son exposé à l’American Physical Society en février 1941,
Feynman commence à rédiger sa thèse de doctorat. Son travail sur la
théorie classique de l’action à distance ne peut être exploité dans ce
but, car il a été réalisé en collaboration avec le rapporteur de la future thèse.
Celle-ci traitera, contrairement aux prévisions pessimistes de Wolfgang Pauli,
de la quantification de la théorie des charges agissant à distance, et les
recherches sur la théorie classique en seront le point de départ.
Le discours Nobel de Feynman, en 1965, retrace magistralement les étapes
qui l’ont mené, de la théorie classique conçue avec Wheeler, à sa nouvelle
approche utilisant ce qu’il nomme les intégrales de chemin et conduisant enfin à
la version de l’électrodynamique quantique qui lui valut le prix Nobel. Feynman
insiste sur l’importance, dans l’élaboration de sa thèse, de deux leçons méthodo-
logiques tirées de son travail sur la théorie classique de l’action à distance.
La première leçon est qu’il existe de nombreuses manières de formuler
une même théorie : Feynman avait déjà tiré parti de cette multiplicité lors de
ses travaux sur l’électrodynamique classique. Il savait élaborer celle-ci, soit
à partir des équations de Maxwell, soit au moyen du principe de moindre
action, soit encore en utilisant le principe de moindre action dans le cadre
d’un système de charges interagissant à distance sans l’intermédiaire du
champ électromagnétique. Wheeler et Feynman avaient obtenu cette troi-
sième version tout à fait nouvelle – et aussi acceptable que les autres – de
l’électrodynamique classique.
Dans son discours Nobel, réfléchissant à la signification épistémologique
de cette possibilité qu’ont les scientifiques de formuler différemment la même
théorie, Feynman conclut : « Je pense qu’il s’agit en quelque sorte d’une carac-
téristique de la simplicité de la nature. […] Peut-être une chose est-elle simple
si nous pouvons en donner une description complète de nombreuses manières
différentes, sans que nous ayons toujours initialement conscience que nous
décrivons la même chose. » La leçon qu’en tire le doctorant Feynman, au
moment de rédiger sa thèse, est qu’il est toujours avantageux de connaître dif-
férentes approches et expressions mathématiques d’une même théorie. En
effet, cette connaissance rend le chercheur plus clairvoyant et met à sa dispo-
Le campus de Princeton.
sition toute une palette d’outils conceptuels. En outre, si tout le monde suivait
la même voie et si la vérité n’était accessible que via un autre parcours, per-
sonne ne la découvrirait… Tout au long de sa vie d’homme de science,
27
Feynman choisira chaque fois que cela sera possible, des voies alternatives,
une approche souvent décisive et fructueuse.
La deuxième leçon est plus spécifique : l’acquisition d’une nouvelle
méthode – le point de vue spatio-temporel global – pour décrire les phéno-
mènes physiques, au lieu de ce que Feynman dénomme « la méthode hamilto-
nienne » (voir l’encadré page 30). L’idée de départ de cette nouvelle
approche, qui conduira Feynman à la méthode des intégrales de chemin lors-
qu’il cherchera à quantifier l’électrodynamique, sous-tend déjà le principe de
moindre action : au lieu de donner une description détaillée dans le temps

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(c’est-à-dire pour chaque instant) du comportement du système physique étu-


dié au moyen des équations différentielles du mouvement, Feynman considère
les propriétés de la totalité du chemin parcouru par le système dans un inter-
valle de temps donné (voir l’encadré page 6).
Cette approche est la plus appropriée pour traiter le cas de charges agissant
à distance, où le chemin d’une particule à un instant donné est déterminé par le
chemin d’une autre particule à un autre instant (comme nous l’avons vu, l’effet
d’une particule sur une autre comprend une partie « retardée » et une partie
« avancée »). La description de ce cas nécessite une formulation prenant en
compte des temps différents, telle celle qui découle du principe de moindre
action utilisé par Feynman et Wheeler.
Ainsi, Feynman et Wheeler s’étaient habitués à utiliser une vision spatio-
temporelle globale d’un problème physique. Ce point de vue avait d’ailleurs
fait germer chez Wheeler une étrange conjecture. Un jour, raconte Feynman
dans son discours Nobel, Wheeler l’appela pour lui annoncer qu’il avait com-
pris pourquoi tous les électrons ont la même charge et la même masse.
« Pourquoi ? », l’interroge Richard. « Parce que c’est toujours le même élec-
tron ! », répond Wheeler, qui lui explique alors qu’un positron peut être consi-
déré comme un électron qui remonte le cours du temps et que tous les élec-
Pour Feynman le physicien anglais trons et tous les positrons de l’Univers peuvent être considérés comme des
Paul Dirac, prix Nobel de physique sortes de sections du tortueux chemin d’un unique électron qui avance et
en 1933, est un personnage mythique. recule dans l’espace-temps (voir l’illustration page ci-contre).
Pourtant, un monde sépare le timide et Feynman objecte qu’il y a moins de positrons que d’électrons, mais
introverti Dirac de l’expansif Feynman.
Wheeler ne se laisse pas démonter : les positrons sont peut-être dissimulés
dans les protons, ou quelque chose du genre, propose-t-il. Feynman attache
peu d’importance à la conjecture de Wheeler. En revanche, il met à profit
l’idée des positrons en tant qu’électrons voyageant du futur au passé, et l’uti-
lisera par la suite dans ses célèbres « diagrammes ».
L’OPÉRATEUR DE GREEN
Feynman obtient l’opérateur de Une beer party providentielle
Green qui permet de passer d’une Encouragé à suivre une voie non conventionnelle, le doctorant Feynman
fonction d’onde ψ en un point (xi, ti) aborde le problème central de sa thèse. La méthode habituelle pour quantifier
à la même fonction en un point une théorie classique consistait à l’exprimer en termes hamiltoniens, c’est-à-
(xf, tf) en effectuant le calcul de
dire en utilisant comme variables les positions et les quantités de mouvement
proche en proche suivant :
des particules (aussi dénommées impulsions) ; pour réaliser la quantification,
K(x', x)
ψ(x) ψ(x') on recherchait, dans les équations classiques du mouvement, les impulsions,
K(x'', x') et on les remplaçait par un opérateur quantique (dans la direction des x, l’opé-
ψ(x') ψ(x'')

rateur impulsion est – ik∂/∂x, voir l’encadré page 30). Toutefois, Feynman ne
K(x(n), x(n–1)) dispose ni d’une formulation hamiltonienne de sa théorie classique, ni des
ψ(x(n–1)) ψ(x(n))

quantités de mouvement qui pourraient lui servir de point de départ pour la


K(x', x)…K(x(n), x(n–1))… quanfication. Il n’a qu’une action, de la même forme que celle de Fokker. En
ψ(x) ψ(x(n))
outre, cette action contient des variables de position à des temps différents et
Ainsi, K(x(n), x) est "analogue" à ne peut donc pas être écrite sous la forme de l’intégrale du lagrangien, qui se
i L((x' – x), x)dt i L((x(n) – x(n–1)), x(n–1))dt calcule pour des vitesses et des positions à un même instant. Or, de ce calcul,
eh dt … eh dt
il aurait pu déduire le lagrangien de l’action, puis passer au formalisme
i ∫Ldt iS
c'est-à-dire à e h
hamiltonien, et enfin à la quantification (voir l’encadré page 30). Dès lors,
= eh
lorsque dt tend vers 0 et n tend vers comment passer d’une action à la Fokker à une version quantique de la
l’infini (S est l’action du système). théorie ? Feynman est aux prises avec cette question quand, à une beer party
Finalement, la fonction d’onde ψ en à la Nassau Tavern de Princeton, il rencontre le physicien allemand
un point (xf, tf) est, par rapport à la Herbert Jehle, fraîchement arrivé aux États-Unis pour fuir le régime nazi.
28 fonction d’onde ψ en un point (xi, ti), Voici comment Feynman évoque cette rencontre : « Les Européens sont
l’intégrale du produit K(xf, xi) ψ(xi) sur plus sérieux que nous, les Américains, parce qu’ils pensent qu’une beer party
tous les chemins possibles entre les est un endroit opportun pour avoir des discussions intellectuelles. Il s’assit
points (xi, ti) et (xf, tf). Feynman inter- donc à côté de moi et me demanda : “Que faites-vous ?”. Je lui répondis : “Je
prète ce résultat en disant que c’est
bois de la bière.” Je me suis alors rendu compte qu’il voulait parler de mon
la somme des amplitudes de proba-
bilité de tous les chemins possibles travail et je lui dis que je me battais avec ce problème. Je lui demandai alors :
que le système peut parcourir entre “Connaissez-vous une manière de faire de la mécanique quantique en partant
les points (xi, ti) et (xf, tf). de l’action ?” “Non, répondit-il, mais Dirac a écrit un article où il utilise le
lagrangien en mécanique quantique. Je vous le montrerai demain.” »

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La ligne d’univers d’un électron, selon


x
J. Wheeler. Un observateur voit :
particule 3 au temps t1, un électron (particule 1) ;
au temps t2, deux électrons (particule 1
et particule 3) et un positron,
c’est-à-dire un électron qui recule
dans le temps (particule 2) ;
particule 2 au temps t3 un électron (particule 3)
et l’annihilation d’un électron
(particule 1) et d’un positron
particule 1 (particule 2).

0 t1 t2 t

L’article de Dirac, intitulé Le lagrangien en mécanique quantique, date


de 1933. Feynman et Jehle consultent l’article le lendemain matin à la Fine Hall
Library et Feynman y trouve exactement ce qu’il cherchait: un analogue quan-
tique du principe de moindre action. En particulier, Dirac a introduit un opéra-
teur qui fait passer l’état quantique du système étudié d’un instant à un autre;
l’équation ainsi obtenue est différente de l’équation différentielle de Schrödinger,
mais équivalente. En d’autres termes, l’opérateur introduit par Dirac est une sorte
de propagateur ou fonction de transformation (nommée aussi fonction ou opéra- LE PRINCIPE DE MOINDRE ACTION
teur de Green) K(x’, x) qui transforme la fonction d’onde ψ(x), évaluée au SELON RICHARD FEYNMAN
temps t, en la fonction d’onde ψ(x’), évaluée au temps t’ = t+dt (où dt est un « Si vous avez un certain nombre de
déplacement infinitésimal dans le temps et où x représente la position du point particules et voulez savoir comment
considéré) : plus précisément, la fonction d’onde ψ(x’) est l’intégrale du produit l’une se déplace d’un point à un
K(x’, x) ψ(x) sur toutes les positions possibles entre les points (x, t) et (x’, t’). Cet autre, vous le faites en inventant un
déplacement possible qui amènerait
opérateur, note Dirac dans l’article, est «analogue» à la fonction de l’électrody- l’objet du premier point au second en
namique classique exp[(i/k)Ldt], où L = L((x’ – x)/dt, x) est le lagrangien clas- un certain temps. Disons que la par-
sique, mais dépend des positions aux temps t et t+dt (alors que, habituellement, ticule veut aller de X en Y en une
il est fonction des positions et des vitesses à un même moment). heure et que vous vouliez savoir quel
chemin elle emprunte. Ce que vous
Une particule parcourt tous les chemins possibles faites est d’inventer différentes
Feynman se demande ce que Dirac entend par « analogue », et comment on peut courbes et de calculer pour chaque
courbe une certaine quantité (je ne
exploiter cette analogie. Par un calcul rapide, devant un Jehle stupéfait, il trouve veux pas vous dire ce qu’est cette
que les quantités sont proportionnelles. « Vous voyez – dit Feynman à Jehle – quantité, mais pour ceux qui
Dirac voulait dire qu’elles sont proportionnelles. » Jehle, qui copiait rapidement connaissent ces mots, la quantité
sur un petit carnet les passages mathématiques que Feynman avait écrits au pour chaque courbe est la moyenne
tableau, répond : « Non, non, ceci est une découverte importante. Vous, les de la différence entre l’énergie ciné-
Américains, vous essayez toujours de comprendre à quoi les choses peuvent ser- tique et l’énergie potentielle). Si vous
vir. C’est une bonne manière de faire des découvertes ! ». calculez cette quantité pour un che-
min, puis pour un autre, vous obte-
Toutefois, l’opérateur K(x’, x) n’exprime l’évolution de la fonction d’onde
nez pour chaque chemin un nombre
que pour un intervalle de temps infinitésimal. La généralisation au cas d’inter- différent. Il y a cependant un chemin
valles de temps finis, déjà évoquée dans l’article de Dirac, conduit Feynman à qui donne le plus petit nombre pos-
l’idée des intégrales de chemin. Il remarque que l’opérateur, appliqué à la fonc- sible, et c’est ce chemin que la parti-
tion d’onde ψ(x’), transforme cette dernière en la fonction d’onde ψ(x’’), évaluée cule emprunte en fait ! Nous sommes
au temps t + 2dt. Connaissant ψ(x’) en fonction de ψ(x) et de l’opérateur de en train de décrire le mouvement
Green, il obtient ainsi une expression de ψ(x’’) en fonction de ψ(x), et réitère le réel, l’ellipse par exemple, par un
énoncé relatif à l’ensemble de la
procédé. La somme d’un grand nombre de petits intervalles de temps donnant un
courbe. Nous avons perdu l’idée de 29
intervalle fini, il obtient l’opérateur qui relie deux descriptions d’un système phy- causalité, suivant laquelle la parti-
sique séparées par un intervalle de temps fini: c’est le produit de tous les opéra- cule sent la force et se déplace sous
teurs de Green sur tous les intervalles de temps infinitésimaux qui constituent son influence. Au lieu de ça, la parti-
l’intervalle fini considéré. Ainsi, l’opérateur qui permet de passer d’un état phy- cule explore grandiosement toutes
sique à un autre est «analogue» à la fonction exp(iS/k), où S est l’action du sys- les courbes, toutes les possibilités, et
tème, donnée par l’intégrale du Lagrangien ∫ Ldt (voir l’encadré page ci-contre). décide quel chemin emprunter, en
choisissant celui pour lequel notre
Feynman interprète l’exponentielle exp(iS/k) comme l’amplitude de pro-
quantité est minimale. »
babilité que le système physique évolue selon le chemin correspondant à l’ac- Richard FEYNMAN, 1980.
tion S, entre deux points de l’espace-temps : S est l’action (classique) évaluée

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sur ce chemin, et la description quantique globale du comportement du sys-


tème entre les deux points considérés est la somme de toutes les amplitudes de
probabilité pour tous les chemins possibles que le système peut parcourir entre
ces points (voir l’encadré page 32).
En d’autres termes, une particule ne suit pas un seul chemin (n’a pas une
seule « histoire ») pour aller d’un point à un autre de l’espace-temps, mais tous
les chemins possibles. On retrouve le cas classique, où une particule parcourt
une seule trajectoire – celle qui correspond à une valeur stationnaire de l’ac-
tion, d’après le principe de moindre action – dans les systèmes pour lesquels
les effets quantiques sont négligeables (voir l’encadré page 32). Ainsi, par sa
méthode, non seulement Feynman a trouvé, après celles de Schrödinger et de
Heisenberg, une troisième formulation – équivalente – de la mécanique quan-
tique, mais il a obtenu en prime une explication du principe de moindre
action ! Wheeler est enthousiaste, à tel point qu’il affirme que la thèse de doc-
torat de Feynman « marque le moment où la théorie quantique devient pour la
première fois plus simple que la théorie classique ».

Du formalisme lagrangien au formalisme quantique


N ous l’avons vu, la dynamique d’un système phy-
sique se déduit, grâce au principe de moindre
action, d’une unique fonction L des coordonnées et des
Dans notre exemple de particule soumise à un poten-
tiel V, l’hamiltonien de la particule est :
H = p2/2m + V(x, y, z),
vitesses du système, nommée le lagrangien, différence c’est-à-dire l’énergie de la particule.
de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle du sys- Dans le formalisme hamiltonien, les équations du mouve-
tème (voir l’encadré page 6). Le principe de moindre ment deviennent 2n équations nommées équations de
action fait apparaître autant d’équations du mouvement Hamilton (n étant le nombre de coordonnées du système),
– nommées équations d’Euler-Lagrange – que de coor- équivalentes aux n équations d’Euler-Lagrange :
données. Ces équations du mouvement déterminent dqi / dt = ∂H / ∂pi
complètement l’évolution du système, si l’on connaît son et dpi / dt = – ∂H / ∂qi.
état à un instant donné. Prenons l’exemple d’une parti-
cule de masse m dans un potentiel V(x, y, z). Le lagran-
gien de cette particule est :
L = m (vx2 + vy2 + vz2)/2 – V(x, y, z),
E n mécanique quantique, l’état d’un système est repré-
senté par un vecteur dans un espace de dimension
finie ou infinie. Dans cet espace, les applications qui
où (x, y, z) sont les coordonnées cartésiennes qi de la par- transforment un vecteur en un autre vecteur (comme les
ticule et (vx, vy, vz) les projections de la vitesse v de la par- rotations ou les homothéties) sont des entités nommées
ticule sur les axes correspondants. Dans ce cas, les équa- opérateurs. Pour quantifier une théorie classique, on fait
tions d’Euler-Lagrange ne sont autres que les projections correspondre aux quantités classiques, des opérateurs de
de l’équation de Newton F = ma sur les trois axes : l’espace vectoriel. Tel est le formalisme matriciel mis en
mdvx /dt = – ∂V/∂x place par Heisenberg et Born dans les années 1920.
mdvy /dt = – ∂V/∂y Ainsi, l’équation de Schrödinger devient, dans l’espace
mdvz /dt = – ∂V/∂z vectoriel de la mécanique quantique (espace de Hilbert),
une équation de calcul matriciel : i–h(∂/∂t) ψ = Hψ, où ψ est

U ne autre façon de caractériser l’évolution d’un sys-


tème consiste à rechercher des équations fonctions
non plus des coordonnées qi et des vitesses vi du système,
l’état quantique du système, et où H est l’opérateur hamil-
tonien ou opérateur correspondant à l’énergie, c’est-à-dire
l’opérateur correspondant à l’hamiltonien classique H.
mais des coordonnées et des impulsions pi. Ces dernières Un opérateur important en mécanique quantique est
s’expriment à l’aide du lagrangien : pi = ∂L /∂vi. Dans celui qui correspond à la quantité de mouvement (ou
l’exemple de la particule présenté plus haut, p = mv. impulsion) p d’une particule. En effet, l’opérateur hamil-
Tout comme le lagrangien L (fonction des coordonnées et tonien étant lui-même, par définition, une fonction de
30
des vitesses), une fonction des coordonnées et des impul- l’opérateur impulsion (puisque l’hamiltonien classique
sions, nommée l’hamiltonien H, caractérise le système : dépend de l’impulsion), une méthode pour quantifier
H = ∑pi vi – L (qi, vi ). une théorie classique consiste à rechercher, dans ses
Cette fonction n’est autre que l’énergie du système (la équations, les impulsions, et à les remplacer par l’opé-
somme de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle du rateur impulsion, (– i–h∂/∂x dans la direction de x).
système). Contrairement aux apparences, l’hamiltonien H Feynman, dans sa théorie des charges interagissant à
ne dépend pas des vitesses, car lorsque l’on dérive son distance, n’a pas d’impulsion à transformer en opéra-
expression par rapport à une vitesse vi, on obtient : teur impulsion, et doit donc trouver une autre méthode
∂H / ∂vi = pi – ∂L / ∂vi = pi – pi = 0. de quantification.

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L’approche des intégrales de chemin simplifiera grandement les calculs en


physique quantique. À commencer par ceux que Feynman fait dans sa thèse
pour quantifier l’électrodynamique en termes d’action à distance. En réalité, son
résultat final sera différent de son objectif de départ. Et si, dans sa thèse,
Feynman croit encore avoir quantifié la théorie de l’action à distance (en lais-
sant toutefois certains problèmes non résolus), il abandonnera quelque temps
plus tard les idées fondamentales de la théorie qu’il conçut avec Wheeler (en
particulier l’idée que les charges n’agissent pas sur elles-mêmes et que les
champs sont secondaires), même si elles furent à l’origine de son parcours,
ponctué de nombreux succès, vers la quantification de l’électrodynamique.
Feynman passe sa thèse, intitulée Le principe de moindre action en méca-
nique quantique, avec succès le 3 juin 1942. Wheeler et Wigner, les examina-
teurs de la thèse, la jugent « exceptionnellement originale » et elle est officiel-
lement qualifiée d’« excellente ». Cependant, l’année au cours de laquelle
Feynman a rédigé sa thèse a été tout sauf sereine : Richard a été frappé par la
maladie soudaine d’Arline et enrôlé, comme de nombreux scientifiques amé-
ricains, dans des activités utiles à la guerre contre le nazisme.

La maladie d’Arline mal diagnostiquée


Le combat de Richard contre la maladie d’Arline commence lorsque l’on dia-
gnostique, à la suite de l’apparition d’étranges gonflements sur le cou et de Le physicien Robert Wilson,
fortes fièvres, d’abord une fièvre typhoïde, puis une maladie du système lym- qui entraîna Feynman
phatique. Les médecins s’interrogent sur la nature exacte de la maladie et dans le Projet Manhattan.
Richard décide de mener lui-même des recherches. Il consulte des ouvrages de
médecine à la bibliothèque de Princeton et découvre que les symptômes pré-
sentés par Arline, en particulier l’inflammation des ganglions lymphatiques,
peuvent correspondre à la tuberculose lymphatique ou à d’autres maladies de
nature cancéreuse, comme la maladie de Hodgkin. Les médecins ayant exclu la
tuberculose, facilement identifiable, il doit s’agir d’un cancer, pense Richard.
Les médecins penchent aussi pour cette hypothèse, mais ils ont tort : des
mois plus tard, une biopsie de l’excroissance qu’Arline a sur le cou révèle que
la jeune femme est atteinte d’une tuberculose du système lymphatique.
Richard ne se pardonne pas d’avoir fait confiance aux médecins, à l’encontre
de son principe de ne jamais se fier à l’opinion des autres : « Je me sentis un
imbécile, parce que j’avais écarté la possibilité la plus simple sur la base d’une
évidence apparente – qui ne vaut rien – et partant du principe que les méde-
cins étaient plus intelligents qu’ils ne l’étaient vraiment. […] J’avais été un
idiot. J’ai appris à ne plus l’être, depuis lors. » Malheureusement, la tubercu-
lose est un mal incurable à l’époque : les traitements antibiotiques ne seront
mis sur le marché que quelque temps après le décès d’Arline. La seule diffé-
rence, par rapport aux maladies de nature tumorale, est la plus grande espé-
rance de vie. C’est déjà beaucoup pour Richard et Arline : ils peuvent ainsi
attendre que Richard ait décroché son doctorat pour se marier.
Malgré la forte opposition de ses proches, inquiets de la contagion et des
conséquences négatives de cette union pour sa carrière, Richard est déterminé
à épouser la femme qu’il aime. Le 29 juin 1942, il va la chercher dans un break
prêté par un ami, qu’il a transformé en une sorte d’ambulance et, sur le trajet
qui les conduit à un hôpital public du New Jersey, où Arline va séjourner pour
être plus proche de lui, ils se marient dans un bureau municipal des faubourgs
de Richmond, avec deux inconnus comme témoins. « Nous étions très heureux
31
et nous nous souriions, main dans la main. Un des témoins me dit : “Vous êtes
mariés maintenant, vous devriez embrasser la mariée !” Et celui qui semblait
être un mari timide donna un léger baiser sur la joue de son épouse. » Tel est
le souvenir ému raconté par Feynman dans le chapitre de son autobiographie
consacré à l’histoire de son amour pour Arline.
Outre son histoire privée, l’Histoire vient bouleverser la vie de Richard,
avec l’entrée en guerre des États-Unis, en décembre 1941. Les mois précé-
dents, la société civile américaine a été inondée d’une intense propagande sur
la nécessité de contribuer à la cause commune et au bien de la patrie.

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Les intégrales de chemin

D ans l’expérience de Young, une particule émise par


une source a peut suivre deux chemins pour arriver
sur la plaque photographique, selon la fente par
La somme des amplitudes de probabilité élémentaires
sur tous les chemins possibles donne une formulation
intégrale de la mécanique quantique équivalente à la
laquelle elle passe. formulation différentielle fondée sur l’équation de
En intercalant de multiples écrans percés de trous entre Schrödinger. Dans la limite classique, la formulation de
la source et la plaque, on augmente le nombre de che- Feynman devient le principe de moindre action et
mins que la particule peut prendre pour aller du point a l’équation de Schrödinger la loi de Newton F = ma.

PLAQUE E xaminons le passage à la limite classique dans le cas


de la formulation par les intégrales de chemin.
Lorsque les effets de la mécanique quantique sont négli-
a b geables, c’est-à-dire lorsque la constante de Planck h,
caractéristique de la mécanique quantique, est petite par
SOURCE
rapport aux valeurs prises par l’action S (ce qui revient
à considérer, d’un point de vue mathématique, que
h → 0), seule la contribution du chemin qui minimise
l’action S persiste dans le calcul de la somme des ampli-
tudes de probabilité sur tous les chemins. En effet, les
au point b (voir le schéma ci-dessus). À chacun de ces contributions de plusieurs chemins proches, mais éloi-
chemins, Feynman associe un nombre complexe gnés du chemin qui minimise l’action S, tendent à s’an-
exp(iS/–h), où S est l’action de la particule calculée pour nuler en raison de la forte variation de l’exponentielle
le chemin considéré. Il interprète ce nombre comme une complexe exp(iS/–h) d’une trajectoire à l’autre (la
amplitude de probabilité correspondant au chemin d’ac- phase S/–h de l’exponentielle complexe est très sensible
tion S, amplitude que nous nommerons « amplitude de aux variations de chemin), particulièrement quand on
probabilité élémentaire ». La somme des amplitudes de est loin du chemin qui minimise l’action. En revanche, ce
probabilité élémentaires sur tous les chemins permettant même terme varie peu entre deux trajectoires au voisi-
à la particule d’aller du point a au point b est l’ampli- nage de celle qui minimise l’action S, car dans ce voisi-
tude de probabilité que la particule se propage du nage, l’action S est stationnaire.
point a au point b, et le module au carré de cette ampli-
tude donne la probabilité de propagation de la particule
du point a au point b.
TRAJECTOIRE
Imaginons maintenant que l’on remplit l’espace entre la CLASSIQUE
source et la plaque d’une infinité d’écrans, percés de
trous toujours plus nombreux et rapprochés (jusqu’à ce
que les écrans disparaissent complètement). L’amplitude b
de probabilité que la particule se propage du point a au
point b devient alors la somme des amplitudes de pro-
babilité élémentaires correspondant à l’infinité des che- a
mins possibles entre ces deux points. Feynman nomma
cette somme « intégrale de chemin ».
Si l’action S est grande devant h (limite classique), seules

D étaillons le calcul : à chaque chemin, correspondant


à une trajectoire x(t) de la particule (avec x(ti) = a
et x(tf) = b, où ti et tf sont les temps de départ du point a
les amplitudes de probabilité correspondant aux chemins
proches du chemin classique contribuent au calcul de la
probabilité de propagation de la particule du point a au
et d’arrivée au point b), Feynman associe l’amplitude de point b. Les contributions des amplitudes de probabilité
probabilité élémentaire : φ[x(t)] = exp(iS/–h), où S est des autres chemins tendent à s’annuler. On retrouve ainsi
l’action du système physique calculée pour la trajectoire la trajectoire classique.
particulière x(t).
32
En additionnant les amplitudes de probabilité élémentaires En d’autres termes, la probabilité P(a,b) que la particule
de tous les chemins entre a et b, il obtient l’amplitude de aille du point a au point b via la trajectoire qui minimise
probabilité totale φ(a,b) de propagation de la particule du l’action S, c’est-à-dire via la trajectoire classique, est
point a au point b : φ(a,b) = Σ φ[x(t)], où la somme Σ est proche de 1, tandis que la probabilité qu’elle emprunte
effectuée sur tous les chemins possibles entre a et b. un chemin éloigné de cette trajectoire est quasi-nulle.
La probabilité P(a,b) que la particule émise par la Dans un système quantique en revanche, c’est-à-dire
source a (au temps ti ) arrive au point b (au temps tf ) est dans un système où les valeurs de S sont comparables
égale au carré du module de l’amplitude de probabi- à h, tous les chemins possibles contribuent à la somme
lité : φ(a,b)2. des amplitudes de probabilité.

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En été 1941, voulant servir son pays,


Feynman s’enrôla pour deux mois
au Frankford Arsenal de Philadelphie,
l’une des principales entreprises
américaines d’armement. Ci-contre,
des hommes et des femmes travaillant
dans le département d’optique
du Frankford Arsenal.

Feynman, qui a obtenu pour l’été 1941 un travail dans les célèbres
Laboratoires Bell à New York, après diverses tentatives manquées les années
précédentes, a abandonné le poste tant convoité. Le discours d’un général en
visite à Princeton sur l’importance de la physique pour la modernisation de
l’armée l’a convaincu : il passe l’été au Frankford Arsenal de Philadelphie, où
il travaille sur une sorte d’ordinateur primitif qui doit diriger les tirs de l’ar-
tillerie antiaérienne.

Mobilisation
En septembre, Feynman se remet à sa thèse, mais s’interrompt quelques mois
plus tard, après avoir reçu la visite d’un scientifique de renom, Robert
Wilson. Ce physicien guère plus âgé que lui, récemment arrivé à Princeton,
est l’élève du prix Nobel Ernest Lawrence, inventeur du cyclotron et fonda-
teur en 1931 du plus ancien des grands laboratoires américains, le Lawrence
Berkeley Laboratory. Wilson participe aux recherches sur la construction
d’une bombe atomique, un plan secret du gouvernement qui deviendra le
« Projet Manhattan ». Ayant reçu des fonds pour étudier la séparation des iso-
topes de l’uranium, qui devrait lui permettre d’obtenir de l’isotope ura-
nium 235, particulièrement susceptible de fission, Wilson a besoin d’aide. Il
tente de convaincre Feynman d’entrer dans son groupe de travail : le projet est
secret, mais Wilson n’hésite pas à mettre Feynman au courant, tant il est cer-
tain de son consentement. La première réaction de Feynman est négative : il
a déjà perdu assez de temps avec son travail estival pour les militaires et veut
se concentrer sur sa thèse. Wilson le prévient d’une réunion à quinze heures,
dans son bureau, au cas où il changerait d’avis. Feynman raconte :
C’est ainsi que je me remis à travailler à ma thèse… pendant à peu près
trois minutes, puis je me mis à faire les cent pas et à réfléchir à la question.
Les Allemands avaient Hitler, la possibilité qu’ils développent une bombe
atomique était évidente, et l’éventualité qu’ils y parviennent avant nous était
effrayante. C’est ainsi que je décidai de participer à la réunion de quinze
heures. À seize heures, j’avais déjà un bureau dans une autre pièce […], du
papier et un stylo, et je travaillais aussi intensément et rapidement que pos-
sible, pour que les collègues qui construisaient l’appareil puissent réaliser
33
l’expérience.
Ainsi commence l’implication de Feynman dans le projet nucléaire améri-
cain, qui l’occupera pendant environ trois ans. Une grande partie de la recherche
scientifique aux États-Unis s’arrêtera pendant la guerre, à l’exception de celle
liée à la conception et à la construction de la bombe atomique. Feynman se
consacrera au projet nucléaire, bien qu’il s’agisse plus d’ingénierie que de phy-
sique théorique, et ne s’accordera que quelques semaines pour finir sa thèse,
écoutant les conseils d’un Wheeler insistant qui craint que son élève soit absorbé
par l’entreprise nucléaire avant qu’il ait obtenu son doctorat. ■

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L’aventure de Los Alamos


Au cours des années consacrées au Projet Manhattan,
Feynman fréquente les grands scientifiques du moment,
perd tragiquement sa femme et, de son point de vue, « devient adulte ».

L
a genèse de la bombe « atomique » a été extraordinairement rapide et la
mobilisation des scientifiques américains (dont Feynman), exception-
nelle. Après la découverte du neutron en 1932, par James Chadwick, le
physicien italien Enrico Fermi bombarde des atomes d’uranium avec ces nou-
velles particules. Il obtient ce qui lui semble être un nouvel élément de la table
périodique, et pose ainsi, sans le savoir, les bases de la découverte de la fission
nucléaire. Des expériences similaires sont ensuite menées en Allemagne (par
Lise Meitner, Otto Hahn et Fritz Strassmann), en France (par Irène Curie et
Frédéric Joliot), en Angleterre et à Berkeley. Fermi, à la faveur du prix Nobel qui
lui est décerné en 1938, quitte l’Italie dominée par la dictature fasciste et émigre
aux États-Unis, y important son génie et son savoir-faire dans le domaine de la
physique des noyaux atomiques.
En Allemagne, Hahn et Strassmann étudient les éléments résultant du bom-
bardement de l’uranium par des neutrons et détectent, à leur grande surprise, des
isotopes du baryum, c’est-à-dire des éléments de numéro atomique (nombre de
protons) de peu supérieur à la moitié de celui de l’uranium. Ils communiquent le
résultat à Lise Meitner qui, parce qu’elle était juive, a fui le régime nazi et s’est
réfugiée à Stockholm où, grâce à l’aide de Niels Bohr, elle continue ses travaux.
Inspirés par l’expérience de Hahn et de Strassmann et par le modèle de la
« goutte liquide » proposé par Niels Bohr, Lise Meitner et Otto Frisch, son neveu,
proposent la théorie de la fission de l’atome d’uranium : les neutrons cassent le
noyau. Ils publient un article dans la revue Nature où ils émettent l’hypothèse
qu’une force répulsive gigantesque propulse les parties du noyau atomique obte-
nues par fission. Bohr communique cette nouvelle aux États-Unis en 1939,
créant l’émoi parmi les scientifiques : l’Allemagne allait-elle construire une arme
dévastatrice fondée sur la fission nucléaire ? Ils décident de prévenir le Président
Roosevelt et convainquent Albert Einstein, le plus célèbre et influent représen-
tant de la communauté des physiciens, d’écrire au Président pour l’informer du
danger, et de l’urgence de développer un programme concurrent de recherche
nucléaire américain.
La lettre, inspirée par les physiciens d’origine hongroise Leo Szilard,
Eugene Wigner et Edward Teller, et adressée par Einstein au Président Roosevelt
le 2 août 1939, a un effet immédiat. Un comité est créé pour développer la
recherche nucléaire et, vers la fin 1941, une douzaine d’universités travaillent
La physicienne autrichienne dans ce domaine. À Princeton, le groupe coordonné par Wilson étudie la sépa-
34 Lise Meitner (1878-1968), ration des isotopes de l’uranium ; Richard Feynman et son ami Paul Olum, en
qui a découvert la fission nucléaire,
tant que théoriciens en font partie. Le premier résultat important est obtenu le
et le physicien italien Enrico Fermi
2 décembre 1942 à Chicago, au Metallurgical Laboratory, où l’équipe dirigée
(1901-1954), émigré aux États-Unis
après avoir obtenu le prix Nobel par Fermi orchestre la première réaction nucléaire en chaîne.
de physique en 1938, En juin 1942 naît le « Projet Manhattan », un programme secret consacré à la
« pour ses découvertes de nouvelles construction de la bombe atomique, faisant appel à la coordination efficace de
substances radioactives […] civils, militaires et scientifiques sous la houlette du général Leslie Groves. La
et pour ses études du pouvoir majorité du travail est concentrée dans trois localités. Deux sites sont destinés à
sélectif des neutrons lents ». l’extraction du matériau radioactif : à Oak Ridge, dans le Tennessee, on construit

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Albert Einstein et Leo Szilard,


examinant la lettre qu’Einstein
signera pour convaincre
le Président Roosevelt de développer
l’arme nucléaire.

un établissement où l’uranium 235, isotope radioactif, sera séparé de l’uranium


naturel. À Hanford, dans l’État de Washington, des réacteurs nucléaires trans-
forment l’uranium 238 contenu dans l’uranium naturel en plutonium 239. Le
laboratoire où la bombe sera conçue et construite est installé dans un lieu reculé,
dans le Nord du Nouveau-Mexique, sur un haut plateau qui n’hébergeait qu’une
école, la Los Alamos Ranch School.
Le choix de cet endroit, adapté aux exigences de sécurité et de confidentia-
lité du projet, est dû au physicien Robert Oppenheimer, à qui le général Groves
a confié la direction scientifique du nouveau laboratoire. L’école est fermée en
février 1943 et, peu de temps après, arrivent les premiers hommes et matériels
nécessaires à la construction du Los Alamos Laboratory.

L’étrange vie à Los Alamos


Les membres de l’équipe nucléaire de Princeton sont parmi les premiers à s’ins-
taller à Los Alamos, alors que le laboratoire est en construction et qu’aucun dor-
toir n’est encore prévu. En effet, la technique adoptée par Wilson pour la sépa-
ration des isotopes de l’uranium a été écartée au profit d’une autre méthode
jugée plus efficace et le groupe de Princeton est momentanément désœuvré.
Entre-temps, Wilson, pour ne pas perdre de temps, a envoyé Feynman à Chicago
recueillir, auprès du groupe de Fermi, le plus d’informations possible sur le pro-
jet nucléaire. Son idée est d’utiliser ces renseignements pour construire l’équi-
pement, les compteurs et autres appareils qui pourront être utiles à Los Alamos.
La visite de Feynman à Chicago est un succès. Non seulement il obtient les pré-
cisions demandées par Wilson, mais il aide ses collègues de Chicago, résolvant LE MODÈLE DE LA GOUTTE LIQUIDE
sur-le-champ des problèmes mathématiques qui les ont tenus en échec pendant Bohr considérait le noyau atomique
des mois, grâce à sa « boîte à outils différente », selon le terme désignant l’en- comme une « goutte liquide » liée
par la tension superficielle. Ainsi,
semble des techniques et méthodes originales de calcul développées au cours de
pour avoir une fission nucléaire, il
ses années de formation. imaginait qu’il fallait un gros noyau,
Cette habileté mathématique lui sera précieuse à Los Alamos, et le rappro- tel celui de l’uranium, dont le grand
chera du grand physicien Hans Bethe, première personne qu’il rencontre pré- nombre de protons lui conférait
sentant des capacités de calcul mental comparables, sinon supérieures, aux assez de répulsion électrostatique
35
siennes. Richard et Arline quittent Princeton le 28 mars 1943 pour un long pour annuler la tension superficielle
voyage en train jusqu’à Lamy, une gare proche de Los Alamos. Oppenheimer, de cohésion. Un neutron incident
qui s’occupe des problèmes de tous, a trouvé une clinique pour Arline à suffirait à faire osciller l’édifice et à
Albuquerque, à environ 150 kilomètres de Los Alamos. Feynman, qui peut ainsi le déformer, la répulsion électrosta-
tique amplifiant alors le phénomène
rendre visite à sa femme tous les week-ends, lui en sera toujours reconnaissant.
jusqu’à la fission. La cohésion
Dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman !, il raconte l’anecdote suivante sur reprendrait ensuite le dessus dans
son départ de Princeton. Avant que partent les personnes participant au Projet les fragments obtenus, qui s’éloi-
Manhattan, de nombreuses caisses d’instruments et de matériaux destinés au gneraient l’un de l’autre.
nouveau laboratoire avaient quitté la gare de Princeton. Quand les scientifiques

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Le Centre de recherche de Los Alamos


dans les années 1940 : à part
les voitures, la petite ville est prête
pour le tournage d’un western…

prirent eux aussi le départ, il leur fut recommandé de ne pas acheter leur billet à
Princeton : un tel mouvement de personnes voyageant toutes à destination d’un
endroit perdu du Nouveau-Mexique risquait d’attirer l’attention dans une gare
aussi petite. Feynman, comme à son habitude, raisonne différemment : si tout le
monde suit la recommandation et achète son billet ailleurs, il peut sans problème
acheter le sien à Princeton. Au guichet de Princeton, il s’entend dire : « Oh, alors
c’était pour vous tout ce matériel ! » L’expédition massive de caisses effectuée
les jours précédents n’était pas passée inaperçue…
Cela étant, rien n’est prêt à Los Alamos et seuls les théoriciens, qui n’ont pas
besoin d’appareils, peuvent commencer à travailler, même s’ils doivent sans
cesse s’échanger l’unique tableau à roulette du lieu. Comme d’autres physiciens
du projet, Feynman n’est pas spécialiste en physique nucléaire: «Chaque jour,
j’étudiais et je lisais, j’étudiais et je lisais. C’était une période très intense»,
racontera-t-il. Sa principale distraction, durant la semaine, est sa correspondance
presque quotidienne avec sa femme. Celle-ci nécessite un art consommé car il
faut contourner la censure imposée par les militaires. Aidé par Arline qui, passant
ses journées au lit dans sa chambre d’hôpital, a tout le temps d’imaginer les expé-
dients les plus divers, Richard identifie les rouages et les paradoxes de la censure
Trois acteurs majeurs du Projet
et utilise ce savoir-faire pour remporter des paris avec ses collègues (ainsi, il
Manhattan. À gauche le physicien
Hans Bethe né en 1906, au centre demande à ses collègues comment il peut ordonner à Arline de ne pas mention-
le responsable scientifique ner la censure dans ses lettres, alors que la mention de la censure est interdite!).
Robert Oppenheimer (1904 -1967), L’hospitalisation d’Arline coûte cher, et Richard grappille tout l’argent qu’il peut,
à droite le général Leslie Groves et savoure parallèlement le plaisir de relever des défis et de les remporter.
(1896-1970), responsable civil Un défi, par exemple, consiste à détecter les erreurs et les points faibles de
et militaire. l’organisation très soignée du petit monde de Los Alamos, tels un trou dans le

36

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Le Centre de recherche de Los Alamos,


au Nouveau-Mexique aujourd’hui.

grillage d’enceinte ou le verrouillage imparfait des serrures. À ce propos,


Feynman raconte comment une plaisanterie aux dépens d’un personnage à l’in-
telligence aussi vive que Teller est tombée à plat. Un jour où, au cours d’une
réunion, il remarquait à quel point il était facile de s’emparer des documents top
secrets dans les meubles où ils étaient enfermés, Teller lui dit : « Je conserve tous
mes documents importants dans le tiroir de mon bureau. N’est-ce pas mieux ? »
Feynman s’éclipsa peu après sans se faire remarquer et subtilisa sans difficulté
les documents dans le tiroir du bureau de Teller. À la fin de la réunion, il rejoi-
gnit Teller et lui proposa de contrôler la sécurité de son tiroir. Teller l’emmena à
son bureau et Feynman lui demanda de lui en montrer le contenu. « Je serais très
heureux de vous le montrer – répondit Teller en tournant la clé dans la serrure
du tiroir – si vous ne l’aviez pas déjà vu par vous-même. »

Perceur de coffres-forts
Forcer les serrures qui lui tombent sous la main, en particulier celles qui ont une
combinaison numérique, devient presque une manie chez Feynman. Trouver la
clé de la combinaison est pour lui un défi irrésistible, tant sur le plan logique que
mécanique, et Richard développe dans ce domaine une technique étonnante, fon-
dée sur quelques trucs, des informations collectées aux dépens du cambriolé et un
entraînement permanent. Il fait souvent des démonstrations, jouissant de la stu- Richard Feynman s’entraînant
peur et du trouble que provoque son habileté et ajoutant à son spectacle quelques à l’art d’ouvrir les coffres-forts,
effets de manche, comme l’utilisation d’outils qui, en réalité, ne lui servent à rien. dans les années 1940.
Il devient si célèbre en tant que crocheteur qu’il est souvent appelé à la place des
techniciens pour résoudre les problèmes de coffres-forts. Cependant, son talent
n’est pas toujours apprécié. Lors d’une visite à Oak Ridge, il avait montré au
colonel en fonction à quel point il était dangereux pour le personnel de laisser les
coffres-forts ouverts pendant les heures de travail: il suffisait à Richard de mani-
puler, sans se faire remarquer, le bouton d’un coffre ouvert pour deviner au moins
deux chiffres de sa combinaison. Il pensait avoir été utile pour la sécurité de l’en-
droit, mais le militaire réagit en mettant tout le monde en garde contre lui: dans
sa logique, le danger venait de Feynman.
Tous les samedis matin, Richard fait de l’autostop ou emprunte une voiture
pour rejoindre Arline à Albuquerque. Ils passent ensemble l’après-midi et le
37
matin suivant, puis Richard se remet en route pour Los Alamos. Malgré l’état
de santé d’Arline, qui empire, ils sont heureux. Arline est pleine de ressources,
elle mène la vie la plus normale possible, même si elle est presque immobili-
sée, faisant des rêves d’avenir et achetant par correspondance les objets les
plus disparates repérés dans les catalogues : un barbecue que Feynman doit uti-
liser sur le bord de la route devant l’hôpital, ou un livre sur les symboles et les
sons chinois. Elle s’occupe aussi en projetant et en mettant en œuvre des ini-
tiatives telles que l’envoi aux physiciens de Los Alamos de cartes de vœux
embarrassantes à son nom et à celui de Richard, ou l’insertion dans toutes les

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boîtes aux lettres de Los Alamos de feuilles de journal qui annoncent à la une :
« Tout le pays fête l’anniversaire de R. P. Feynman ! »
« Nous nous sommes beaucoup amusés, tous les deux – commentera
Feynman dans Que t’importe ce que pensent les gens ?. La seule différence,
pour Arline et moi, est qu’au lieu de cinquante ans, [notre histoire] a duré cinq
ans. » Il s’en fait une raison : « Pourquoi se désespérer en se posant des ques-
tions du genre : “Pourquoi sommes-nous aussi malchanceux ? Pourquoi Dieu
nous a-t-il fait cela ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ?” Autant de questions
qui, si l’on comprend la réalité et si on l’accepte au fond de son cœur, sont sans
pertinence et sans solution. Ce sont là des questions auxquelles personne ne
peut répondre. Notre présence n’est qu’un accident de la vie. »

Au royaume des machines, Feynman est roi


À Los Alamos, Feynman a l’occasion de rencontrer certains des plus grands phy-
siciens de l’époque, tels Bohr, Oppenheimer, Fermi, H. Bethe et von Neumann.
Il se lie d’amitié avec le physicien allemand Hans Bethe, célèbre pour ses trois
articles fondamentaux de physique nucléaire publiés dans le journal Reviews of
Modern Physics à la fin des années 1930, et entretient avec lui une relation assez
semblable à celle qui l’unissait à Wheeler à Princeton. Pour sa formation,
Le physicien danois Niels Bohr Feynman est en effet intégré dans la division théorique (T-Division), une des
(1883-1962), pionnier de la mécanique diverses sections créées à Los Alamos pour la communauté de physiciens, diri-
quantique et de la physique nucléaire, gée par H. Bethe. Au début de son séjour à Los Alamos, Feynman bénéficie d’un
à qui l’on doit, entre autres, le modèle heureux concours de circonstances: Edward Teller et Victor Weisskopf, les inter-
de la « goutte liquide ». locuteurs préférés de Hans Bethe, étant momentanément absents, ce dernier
prend l’habitude de discuter de ses idées avec lui. Le jeune Feynman, qui ne se
laisse jamais intimider en matière de physique, lui répond d’égal à égal, et c’est
précisément ce que H. Bethe recherche. «Mais non, vous êtes fou. Voilà com-
ment ça marche!», lui dit par exemple Feynman. Et H. Bethe de répliquer: «Un
moment», et de lui expliquer que c’est lui, Feynman, qui est cinglé. H. Bethe

De la fission à la bombe
orsque, en 1939, les physiciens vivant aux États-Unis nommée aujourd’hui anti-neutrino –νe ). Les physiciens
L apprennent la découverte de la fission, ils saisissent comprennent qu’une réaction en chaîne fondée sur la fis-
vite l’importance du phénomène. « Si un important boule- sion de l’uranium est envisageable : il suffit de ralentir les
versement de la structure nucléaire se produit au cours de neutrons rapides émis par les produits de la fission pour
la fission, écrit Enrico Fermi, il semble que ces neutrons déclenchent à leur
probable que quelque neutron puisse n tour la fission des autres noyaux fis-
“s’évaporer” du noyau. Et si un neu- siles. La course à la bombe à fission
tron s’évapore, pourquoi pas plu- 236 commence.
92U
sieurs ? Disons deux pour simplifier. À
235
leur tour, chacun d’entre eux peut
provoquer une nouvelle fission. »
L’hypothèse est vérifiée : lorsqu’un
92U
141
54 Xe P our construire une telle arme, il
faut : 1) des noyaux fissiles en
quantité suffisante, 2) un matériau qui
n
neutron lent approche d’un noyau fis- 95 ralentit les neutrons, 3) une géométrie
38Sr
sile, il est capturé (Fermi a observé en 140
54 Xe
qui permette de déclencher rapidement
1934 que des neutrons ralentis par une réaction en chaîne explosive. En
n
de la paraffine sont plus facilement 140 effet, la puissance de l’explosion
38 55 Cs
absorbés que des neutrons rapides). dépend de la rapidité avec laquelle le
94
L’absorption du neutron induit la 38Sr matériau fissile est assemblé pour que
déformation du noyau, qui explose en p la masse critique (quantité minimale
e-
deux parties de masses voisines (voir – 94 nécessaire pour déclencher une réac-
νe 39Y
le schéma ci-contre). Les deux frag- tion en chaîne explosive) soit atteinte.
ments émettent des neutrons rapides, Les noyaux fissiles possibles sont l’iso-
La fission d’un noyau d’uranium 235.
mais demeurent instables, et retour- tope rare uranium 235 (et non l’isotope
nent à un état plus stable par désintégration β (transfor- stable uranium 238, beaucoup plus abondant dans l’ura-
mation d’un neutron en un proton, avec émission d’un nium naturel), et un nouvel élément de masse atomique 239,
électron e– et d’une particule neutre de masse très faible, nommé plutonium, découvert par les physiciens

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apprécie de plus en plus le jeune homme et le nomme à la tête de l’un des groupes
qui composent la T-Division.
Les travaux confiés à Feynman sont de natures diverses : des calculs rela-
tifs à l’hydrure d’uranium (un composé d’uranium et d’hydrogène, alors
considéré comme un matériau actif au potentiel important) à la création de
modèles efficaces de la diffusion des neutrons au cœur de la bombe. Cette
tâche est importante pour l’évaluation de la masse critique (la quantité de
matériau nécessaire pour maintenir une réaction en chaîne) et de l’efficacité de
l’engin. Les contributions de Feynman sont des plus disparates : il met au point
avec Edward Teller et le mathématicien Nicholas Metropolis l’équation d’état
de l’uranium et du plutonium (équation qui donne la quantité de plutonium
produit en fonction de la quantité d’uranium initial) et est un réparateur averti
des calculateurs Marchant, engins mécaniques destinés à effectuer des opéra-
tions numériques, qui tombent souvent en panne.
Au lieu de perdre du temps en les renvoyant à l’usine, Feynman et
quelques-uns de ses collègues les démontent pour les réparer eux-mêmes. Ils
deviennent assez habiles pour effectuer les réparations de routine ; Richard,
qui consacre beaucoup de temps à cette activité, est même rappelé à l’ordre par
H. Bethe. Néanmoins, une nouvelle occasion d’exploiter ses talents de techni-
cien se présente peu après. Il devient urgent de calculer avec une plus grande Le physicien américain d’origine
précision ce qui se passe pendant la phase initiale d’allumage de la bombe par hongroise Edward Teller
implosion, et les physiciens décident de recourir aux nouvelles machines IBM, (1908-2003), en 1958.
commandées entre-temps et certainement bien plus efficaces que les vieilles
Marchant. Toutefois, les machines arrivent en kit, et sans technicien pour les
monter. Aucune perte de temps n’est tolérée à Los Alamos et, malgré la diffi-
culté de l’entreprise – ces machines représentent la technologie la plus poin-
tue de l’époque – Feynman, aidé du responsable du groupe T-6 des calculs
numériques Stanley Frankel et d’un autre collègue, assemble les composants
de ces calculateurs et parvient à les faire fonctionner.

Edwin McMillan et Glenn Seaborg en 1941. Toutefois, il d’uranium 238, c’est-à-dire directement à partir de l’ura-
faut produire ces éléments en grande quantité. Plusieurs nium naturel.
équipes s’attellent à la séparation des isotopes d’ura-
nium, dont celle de Robert Wilson, qui propose
d’utiliser une combinaison d’électronique et de
technologie du cyclotron : des fragments
L e matériau choisi pour ralentir les neu-
trons est le graphite, qu’il faut extraire et
purifier. Enfin, deux mécanismes sont ima-
d’uranium sont vaporisés et ionisés, puis ginés pour la réalisation de la bombe
accélérés par un champ électromagné- (voir le schéma ci-contre). La méthode
tique que Wilson module par une oscilla- du canon, où une petite quantité de
tion en dents de scie. Les isotopes d’ura- matériau fissile est propulsée à la vitesse
nium, de masses différentes, n’accélére- d’un obus à l’intérieur d’un bloc du
ront pas de la même façon dans ce champ, même matériau, de masse inférieure à la
et finiront par former des amas distinguables valeur critique : les deux masses ainsi
et séparables. Toutefois, de nombreuses compli- assemblées dépassent la masse critique et
cations apparaissent, et les autorités préfèrent déclenchent une réaction en chaîne. La
abandonner le projet au profit de celui, moins méthode de l’implosion, où 32 morceaux
élégant, d’Ernest Lawrence, à complémentaires de matériau fis-
39
Berkeley : un cyclotron accélère les sile sont projetés simultanément
fragments d’uranium vaporisés, par des explosifs sur un mélange
comme chez Wilson, mais aucune de béryllium et de polonium (la bille
électronique ne lui est associée. Les iso- violette, sur le schéma), lequel fournit les
topes sont accélérés suffisamment neutrons nécessaires pour démarrer
longtemps pour que leurs trajec- la réaction en chaîne.
toires se séparent grâce au champ Les méthodes du canon (en haut)
électromagnétique. Le pluto- et de l’implosion (en bas) : deux
nium 239, quant à lui, est produit à partir façons de réaliser la bombe à fission.

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Quand le groupe de Frankel, qui travaille à l’intégration numérique des


équations hydrodynamiques de l’implosion au moyen des machines IBM,
commence à rencontrer de sérieux problèmes – Frankel souffre du « culte de
la babasse » et passe son temps à jouer avec les machines. En conséquence, les
calculs procèdent avec une extrême lenteur – Hans Bethe décide de remplacer
Frankel par Feynman. Sa confiance est récompensée : Feynman comprend
qu’une partie du problème provient du secret maintenu autour du projet. Les
membres du groupe, pour la plupart des jeunes garçons intelligents fraîche-
ment diplômés du secondaire, avec des compétences d’ingénieur, n’ont
aucune idée de ce qui se trame à Los Alamos et ne connaissent rien du véri-
table objectif de leur travail. Feynman demande et reçoit l’autorisation de les
mettre au courant, obtenant ainsi une complète transformation de leur com-
portement : « Ils se mirent à inventer de nouvelles méthodes de travail plus
efficaces. Ils améliorèrent l’organisation. Ils travaillaient la nuit. Ils n’avaient
pas besoin de supervision pendant la nuit ; ils n’avaient besoin de rien. Ils
comprenaient tout ; ils inventèrent un grand nombre des programmes que nous
avons utilisés par la suite ». Le manque de communication dû aux exigences
de confidentialité était contre-productif. La majeure partie de ceux qui tra-
vaillaient au projet de bombe atomique étaient disposés à se sacrifier et à don-
ner le meilleur d’eux-mêmes justement parce qu’ils connaissaient l’enjeu.

Le garçon qui n’avait pas peur du grand Bohr


Parfois, la méconnaissance comportait de graves risques pour la sécurité. Ainsi,
la majorité des ouvriers et des techniciens qui travaillaient à Oak Ridge igno-
raient tout des propriétés du matériau radioactif qu’ils manipulaient. Quand
Emilio Segrè effectue une visite de contrôle dans l’établissement, il saisit immé-
diatement le danger de la situation, voyant les ouvriers manipuler des conteneurs
remplis d’uranium dissous dans de l’eau. Les militaires qui contrôlaient l’instal-
lation pensaient respecter les normes de sécurité en conservant la quantité de
matériau loin de la masse critique, mais ignoraient que la dilution dans l’eau en
abaissait la valeur : il suffit d’une quantité moindre de matériau radioactif dis-
sous dans de l’eau pour déclencher l’explosion. Au retour de Segrè, les physi-
ciens de Los Alamos revoient les mesures de sécurité à prendre sur les sites de
production des matériaux radioactifs. Feynman, chargé de les communiquer à
Oak Ridge, est convaincu que l’on ne peut les faire observer que si tout le per-
sonnel est informé des dangers des matériaux qu’il manipule et de la finalité du
travail. Les autorités militaires d’Oak Ridge ne sont pas du même avis, mais
Feynman obtient gain de cause grâce à la formule qu’Oppenheimer, avant son
L’entrée protégée de Los Alamos. départ de Los Alamos, l’autorise à utiliser : « Los Alamos n’assumera pas la res-
ponsabilité de la sécurité de l’installation de Oak Ridge, sauf si… » Feynman
peut compléter la phrase à son entière discrétion pour imposer des normes de
sécurité. « Vous voulez dire que moi, le petit Richard, je devrais aller là-bas et
dire… ? » avait demandé à son chef un Feynman pour une fois intimidé. « Oui,
vous, le petit Richard, vous irez là-bas et c’est ce que vous ferez ». Et le « petit
Richard », ce faisant, sauve des vies à Oak Ridge.
Les qualités inhabituelles de Feynman, tant scientifiques que personnelles,
ne passent pas inaperçues. En novembre 1943 déjà, Oppenheimer écrit à
R. Birge, le directeur du département de physique de son université à
Berkeley, pour l’inciter à offrir un poste à Feynman :
Comme tu le sais, nous avons ici un certain nombre de physiciens […].
40
Parmi eux, il y en a un qui est sous tous les aspects tellement remarquable et
si clairement reconnu comme tel que je pense opportun de t’en signaler le
nom, avec la demande urgente d’envisager de lui confier un poste au sein du
département le plus rapidement possible […]. Il s’agit de Richard Feynman.
C’est sans doute l’un des jeunes physiciens les plus brillants ici, et tout le
monde le sait. C’est un homme au caractère et à la personnalité fort plaisants,
extrêmement clair, extrêmement normal à tous les points de vue, et un excel-
lent enseignant avec une passion pour la physique sous tous ses aspects. Il a
les meilleures relations possibles tant avec le groupe des théoriciens, dont il

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Hans Bethe et Richard Feynman


à Los Alamos en 1983,
lors du quarantième anniversaire
de la fondation du centre de recherche.

Courtesy of the Archives, California Institute of Technology


fait partie, qu’avec les expérimentateurs, avec lesquels il travaille en grande
harmonie. […] Bethe a dit qu’il serait prêt à perdre deux autres scientifiques
plutôt que Feynman, pour le travail en cours, et Wigner a affirmé :
« [Feynman] est un second Dirac, mais plus humain. »
Oppenheimer n’est pas le seul à vouloir accaparer Feynman. Hans Bethe est
si enthousiaste vis-à-vis de son collaborateur que, avant même qu’Oppenheimer
ne prenne une quelconque initiative, il lui propose un poste de professeur dans
son université, l’Université Cornell. Son appréciation est telle que dans sa lettre
à R. Gibbs, le directeur du département de physique de Cornell, destinée à le
convaincre de créer le plus vite possible un poste pour Richard, il affirme que
des « hommes comme Feynman ne se trouvent qu’une fois tous les cinq ou dix
ans ». Même le grand Niels Bohr, à l’occasion d’une visite à Los Alamos,
remarque les capacités et l’aisance de Feynman. À tel point que, lors d’une autre
visite avec son fils Aage, lui aussi physicien, Bohr fait en sorte de rencontrer
Feynman avant son rendez-vous officiel avec les chercheurs de Los Alamos.
Après une discussion de quelques heures au cours de laquelle il demande à
Feynman son avis sur diverses questions relatives à la construction de la bombe,
il s’exclame : « Bien, je pense que maintenant, nous pouvons appeler les gros
bonnets ». Aage Bohr explique à Feynman la raison du comportement de son
père. La dernière fois qu’ils étaient venus à Los Alamos, Bohr avait dit à son
fils : « Rappelle-toi bien le nom de ce petit gars au fond de la salle. C’est le seul
qui n’a pas peur de moi, et qui me dira franchement si mon idée est folle. »

Trinity, la fin d’une époque


Les quelques mois de l’été 1945 marquent la fin d’une période de la vie de
Feynman et la fin d’une ère pour l’humanité tout entière. Le 16 juin, Arline
décède et le 16 juillet a lieu la première explosion atomique de l’histoire, l’ex-
périence baptisée du nom de code Trinity. À un endroit qui sera ensuite appelé
Trinity Site, situé à moins de 150 kilomètres d’Alamogordo, dans une zone
41
désertique du Nouveau-Mexique tristement nommée Jornada del Muerto
(Voyage du Mort), explose, à des fins expérimentales, la bombe au plutonium
Gadget. Les deux autres bombes assemblées dans le cadre du Projet Manhattan,
celle à l’uranium 235, appelée Little Boy et celle au plutonium baptisée
Fat Man, seront lancées sur le Japon, respectivement sur Hiroshima le 6 août
et sur Nagasaki le 9 août, bouleversant le cours de l’histoire.
Au fil des mois qui précèdent le premier test de Trinity, la tension monte.
Les acteurs du Projet Manhattan sont soumis à une énorme pression et tra-
vaillent fébrilement. Le nouveau président, Harry Truman, qui succède à

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Trinity Test, la première explosion


atomique de l'histoire, réalisée au
Nouveau-Mexique le 16 juillet 1945.

Robert Oppenheimer
et le général Groves à Los Alamos,
sur le lieu du Trinity Test. Franklin Roosevelt, décédé le 12 avril, veut des résultats avant sa rencontre
avec Churchill et Staline, fixée le 16 juillet. Bien que le conflit en Europe se
soit terminé le 8 mai avec la reddition de l’Allemagne, les États-Unis sont
toujours en guerre contre le Japon. Dans le microcosme de Los Alamos, l’ac-
tivité est frénétique. L’équipe de Feynman – le groupe T-6 chargé des calculs
avec les machines IBM – travaille jour et nuit, et développe une technique
parallèle pour accélérer les temps de calcul.
À cette même époque, Richard apprend que sa femme est sur le point de
mourir. Il emprunte la voiture du physicien Klaus Fuchs (dont on apprendra par
la suite qu’il était un espion à la solde des Soviétiques) et se précipite auprès
d’Arline. Il consacre des pages détaillées et émues de ses autobiographies à ce
dernier voyage vers l’hôpital d’Albuquerque et aux sensations éprouvées
lorsque sa femme s’éteint sous ses yeux. Il décrit aussi sa surprise de ne pas être
désespéré sur le moment : « J’étais surpris de ne pas éprouver ce que je suppo-
sais que les gens éprouvaient dans de telles circonstances. Je n’étais pas heu-
reux, mais je ne me sentais pas non plus terriblement secoué, sans doute parce
42
que je savais depuis sept ans que cela allait se produire. » De retour à Los
Alamos après la crémation d’Arline, il répond simplement à ceux qui l’interro-
gent : « Elle est morte. Comment va le programme ? » Il ne pleurera que plu-
sieurs mois plus tard quand, passant devant un magasin de vêtements, il remar-
quera une jolie robe en vitrine et pensera qu’elle aurait plu à Arline.
Après la mort d’Arline, H. Bethe estime qu’il peut se passer de Feynman
pendant quelque temps – les objectifs les plus urgents ont été atteints – et lui
fait prendre des vacances. Richard est à Far Rockaway quand il reçoit le mes-
sage de H. Bethe l’informant que « l’enfant va naître ». Il se précipite à Los

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Alamos et arrive juste à temps pour monter dans l’un des bus qui transporte
un groupe choisi de physiciens à environ 35 kilomètres du « point zéro »,
l’endroit où doit exploser la bombe. Tous reçoivent des lunettes de soleil et
de la crème solaire pour se protéger des rayons ultraviolets qui seront pro-
duits par l’explosion.
Feynman décide de ne pas mettre de lunettes : il se protège derrière le pare-
brise d’un camion et est ainsi le seul à avoir une vision non altérée de l’événe-
ment. À cinq heures et demie, le matin du 16 juillet – il a fallu attendre la fin
d’une tempête de vent et l’arrêt de la pluie –, Feynman voit « un éclair terrible »,
puis « la lumière qui devient jaune et puis orange ». Des nuages se forment et
se défont, dus aux ondes de choc, et « une énorme sphère orange, dont le centre
est très lumineux » s’élève et gonfle, devenant foncée sur les bords, jusqu’à for-
mer « une grosse boule de fumée avec des éclairs qui sortent de son centre
enflammé ». Environ une minute et demie plus tard, on entend « soudain un
énorme bang, et puis un grondement de tonnerre ». Personne n’a dit mot jusque-
là, mais ce bruit a un effet libératoire, « parce que la force du bruit à une telle
distance signifiait que cela avait fonctionné ».
Trinity est la première occasion donnée aux physiciens du Projet
Manhattan de vérifier leurs hypothèses et d’effectuer diverses expériences.
Certains des physiciens présents, surtout ceux qui, comme Fermi, se trouvent
à l’emplacement le plus proche du point zéro, se précipitent pour effectuer les
premières mesures. Beaucoup se souviendront que Fermi, après s’être jeté au
sol, s’est redressé aussitôt après l’explosion et a lancé des petits morceaux de
papier en l’air pour mesurer, par leur déplacement par rapport à la verticale dû
à l’onde de choc, l’énergie libérée par l’explosion. D’autres en revanche, com-
mencent à faire la fête, soulagés que l’expérience soit terminée et que le tra-
vail de plus de deux ans n’ait pas été vain. Feynman est parmi eux, tambouri-
nant à l’arrière d’une jeep, pour décharger tout le stress accumulé.
Mais quelqu’un ne participe pas à l’euphorie générale. Wilson, qui a pour-
tant entraîné Richard dans l’entreprise, a l’air fort abattu et s’exclame : « C’est
terrible, ce que nous avons fait. »

Les remords
Peu à peu, tous se rendront compte qu’ils ont libéré le mauvais génie de la
bouteille. Les tragédies de Hiroshima et de Nagasaki, alors que le Japon L’explosion atomique de Nagasaki,
le 9 août 1945.
négociait déjà officieusement sa reddition, éveilleront des sentiments de cul-
pabilité chez de nombreux physiciens de Los Alamos. Bien avant Trinity, un
groupe de scientifiques, dont Szilard, qui avait pourtant été l’inspirateur de la
lettre d’Einstein à Roosevelt, avait présenté un rapport au ministre de la
guerre Henry Stimpson pour le convaincre de ne pas utiliser les bombes ato-
miques contre le Japon. Le rapport était resté sans effet. Szilard avait alors
lancé une pétition, dont le texte final avait été élaboré le lendemain de Trinity,
mais celle-ci n’avait rien donné non plus. Feynman, comme de nombreux
autres physiciens de Los Alamos, ignorait tout de ces tentatives. Son enthou-
siasme pour le résultat positif du Trinity Test était sincère, mais les bombes
lancées sur le Japon seront pour lui un grand chagrin.
« Nous ne devons pas nous sentir responsables du monde dans lequel nous
vivons. » Ces paroles du grand von Neumann (partisan convaincu de l’utili-
sation militaire de la bombe atomique et l’un des protagonistes du pro-
gramme d’armement nucléaire, même après la fin de la Seconde guerre mon-
43
diale), sont convaincantes : cependant Richard éprouvera pendant longtemps
un profond malaise. Il raconte par exemple comment, alors qu’il se trouve
dans un restaurant à New York et regarde autour de lui, il ne peut s’empêcher
d’imaginer l’effet qu’aurait produit, à cet endroit de la 34e rue, une bombe
aussi puissante que celle de Hiroshima, calculant combien de bâtiments
auraient été détruits, etc. Plus tard, croisant des ouvriers occupés à la
construction d’un pont ou d’une nouvelle rue, il pense : « Ils sont fous, ils ne
comprennent pas […]. Pourquoi construisent-ils toutes ces nouvelles choses ?
C’est tellement inutile. » ■

© POUR LA SCIENCE
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Retour à la quantification
Après la guerre, Feynman donne avec succès ses premiers cours,
et travaille à sa formulation de l’électrodynamique quantique.
Il se heurte au scepticisme de ses pairs.

L
a guerre terminée, l’activité à Los Alamos et dans les autres sièges du
Projet Manhattan ne s’arrête pas pour autant. Les laboratoires de
recherche dans le domaine de l’énergie atomique deviennent perma-
nents. Le gouvernement américain dégage des financements substantiels et crée
des organes spécifiques telle l’Atomic Energy Commission (AEC). La recherche
nucléaire pendant les années de guerre, avec sa concentration inédite d’hommes
et de moyens, et des résultats tels que les bombes de Hiroshima et de Nagasaki, a
modifié l’image publique de la science et l’organisation de la recherche, marquant
la naissance de la Big science. «En Amérique, la physique a subi de profondes
mutations à cause de la guerre. […] Maintenant que les gens ont compris qu’avec
la physique, on peut faire des bombes atomiques, tout le monde parle avec déta-
chement de budgets de plusieurs millions de dollars» écrit Fermi dans une lettre
à ses collègues romains, en janvier 1946.
Dans le laboratoire de Los Alamos, le personnel change : Oppenheimer
démissionne du poste de directeur et, entre novembre 1945 et février 1946,
presque tous les chefs des « divisions » quittent le laboratoire. Feynman est
l’un des premiers à partir. Il a accepté le poste de professeur à l’Université
Cornell qui lui a été proposé par Bethe. Avant même qu’il n’entame son acti-
vité professorale, son salaire avait déjà augmenté après la surenchère de
Berkeley. Le soir du 31 octobre 1945, la veille de sa prise de fonctions offi-
cielle, Richard arrive à Ithaca, la ville de l’État de New York où se trouve
l’Université Cornell. Pensant commencer ses leçons le lendemain matin (en
réalité, il a encore une semaine devant lui), il a préparé son cours inaugural
(sur les méthodes mathématiques de la physique) pendant le long voyage en
train qui l’a mené à Ithaca, habitué au rythme de Los Alamos où il ne fallait
pas perdre un instant.

Professeur à Cornell
Feynman a raconté de nombreuses anecdotes pittoresques sur son nouveau rôle
de professeur et sur la vie à Cornell. Il était par exemple souvent pris pour un
étudiant par les filles, qui le croyaient fanfaron et affabulateur quand il disait être
un professeur et avoir travaillé à Los Alamos pendant la guerre. Néanmoins, son
récit révèle surtout une passion sincère pour l’enseignement – « je ne crois pas
pouvoir réellement arrêter d’enseigner », « les questions des étudiants sont sou-
vent la source de nouvelles recherches » – et la difficulté qu’il éprouve à revenir
44
à une vie normale, tant d’homme que de chercheur, après une période aussi sin-
gulière que celle qu’il a vécue à Los Alamos. Pendant sa première année à
Cornell, Feynman prépare avec soin ses leçons et enseigne avec passion, mais
quand il se rend à la bibliothèque pour travailler, il ne parvient à lire que les
Contes des Mille et une nuits. L’enseignement l’aide psychologiquement – « au
moins je fais quelque chose ; j’apporte ma contribution » –, mais son incapacité
à progresser dans son travail de recherche le déprime, il se sent « usé ». En sep-
tembre 1946, il est invité à introduire et à commenter le travail que Dirac, son
« mythe », présente à la session de physique nucléaire de la convention pour le

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bicentenaire de l’Université de Princeton. Toutefois, cela ne lui redonne pas


confiance, et sa dépression est aggravée par le décès de son père Melville, en
octobre 1946. Ainsi, quand il reçoit d’autres offres d’emploi, dont la proposition
« idéale » de l’Institute for Advanced Studies (IAS) de Princeton – les membres
de l’IAS, connaissant son aversion pour les postes de recherche pure, lui propo-
sent un poste sur mesure : pour moitié professeur au département de physique de
Princeton, pour moitié membre de l’IAS –, Feynman pense qu’il s’agit d’une
absurdité et d’une grosse erreur.
C’est bien sûr loin d’être l’avis de tout le monde. Comme le lui fait com-
prendre Wilson, qui vient d’arriver à Cornell en qualité de directeur du nouveau
Laboratoire pour les études nucléaires, si, pendant un temps, il se contente de
bien faire son métier de professeur (et Feynman y excelle), l’Université n’y
verra pas d’inconvénient. En outre, la dépression de Richard n’est pas si appa-
rente. « Feynman déprimé est juste un peu plus enthousiaste que n’importe qui
dans une phase exubérante », dira H. Bethe. Feynman sort toutefois vite de sa
crise. Il lui suffit de retrouver le goût de « jouer » avec la physique, de s’amu-
ser à résoudre telle ou telle énigme, pour se libérer de tout sentiment de culpa-
bilité quant à son incapacité à progresser sur les grandes questions du moment.
Lorsqu’il adopte ce point de vue, même une chose aussi inutile que l’étude du
mouvement rotatoire et oscillatoire d’une assiette lancée en l’air lui permet de
revenir à des problèmes laissés en suspens dans sa thèse de doctorat : « Je tra-
vaillais sur les équations d’objets pivotants et oscillants. J’ai alors pensé au
mouvement relativiste des orbites électroniques. Puis à l’équation de Dirac Le Département des arts de l’Université
pour l’électrodynamique [voir l’encadré page 46]. Ensuite à l’électrodyna- Cornell, où Feynman donna
mique quantique. Et avant que je puisse m’en rendre compte, je “jouais” avec ses premiers cours. En 1950, Feynman
le même vieux problème qui me passionnait tant […]. Les diagrammes et tout abandonne le rude climat de l’État
ce qui m’a valu le prix Nobel sont venus de mon exploration ludique du mou- de New York pour celui, plus clément,
vement de l’assiette oscillante. » de la Californie

45
© Cornell University - Keith Kubarek

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Le parcours de Feynman, à partir du moment où il retrouve le goût de la


physique, jusqu’à la réalisation de sa version de l’électrodynamique quan-
tique, est marqué par cinq travaux, écrits et publiés entre 1947 et 1949, et par
trois conférences d’importance capitale pour le développement de la phy-
sique fondamentale de l’après-guerre : les conférences de Shelter Island
(Long Island, New York, juin 1947), Pocono Manor (Pocono Mountains,
Pennsylvanie, mars/avril 1948), et Oldstone-on-the-Hudson (New York,
avril 1949). Ces conférences font partie d’une série – patronnée par la
National Academy of Sciences – de petites rencontres informelles de deux ou
trois jours, sur des questions pointues, regroupant un nombre limité de par-
ticipants triés sur le volet parmi les plus grands experts. La conférence de
Shelter Island est la première sur la physique quantique. Elle réunit 24 phy-
siciens du calibre de H. Bethe, Oppenheimer, Rabi, Teller, von Neumann,
J. Wheeler et, parmi les plus jeunes, Feynman et Julian Schwinger. « Il y eut
bien d’autres conférences dans le monde après cela – commentera Feynman
une vingtaine d’années plus tard – mais aucune ne m’a jamais semblé aussi
importante que celle-là. » La conférence est structurée en trois interventions
synthétiques, respectivement de Weisskopf, Oppenheimer et Hans Kramers,
et en brèves communications informelles. L’une d’elles est celle de
Feynman, à qui il est demandé d’illustrer sa méthode de quantification par
les intégrales de chemin.

La conférence de Shelter Island, où l’esprit a soufflé


À l’époque de Shelter Island, Feynman a depuis longtemps surmonté sa dépres-
sion et a commencé à rédiger un article où il souhaite présenter de manière com-
préhensible et synthétique ses résultats de doctorat. En effet, peu de personnes en
sont informées, et son intervention à Shelter Island ne sert pas à grand-chose dans
cette perspective: les idées et les méthodes atypiques de Feynman ne sont pas
facilement acceptées. Feynman est encouragé à publier ses résultats par ses amis
et collègues, tels J. Wheeler et H. Bethe, conscients de l’importance de cette nou-
velle approche. Il est aidé en particulier par Herbert Corben, un physicien qu’il a
connu pendant ses années à Princeton et retrouvé à une conférence de l’American
Physical Society, en janvier 1947. À cette occasion, Feynman confie à son ami
ses difficultés à rendre ses idées accessibles. Corben et sa femme l’invitent à
séjourner un moment chez eux, à Pittsburgh, à la fin de sa période d’enseigne-
ment. Grâce à leur soutien et à leurs encouragements, Richard produit enfin une
version définitive qui est acceptée par le journal Reviews of Modern Physics, où
elle est publiée en avril 1948 sous le titre Approche spatio-temporelle de la méca-
nique quantique non relativiste.

L’équation de Dirac pour l’électron

L’ équation de Schrödinger détermine l’évolution de la


fonction d’onde d’une particule qui se déplace à des
vitesses faibles par rapport à celle de la lumière. Comment
l’une des raisons du prix Nobel décerné à Dirac en 1933) ;
2) l’existence d’un moment angulaire intrinsèque de l’élec-
tron, nommé spin. L’existence du spin avait été supposée
décrire, en revanche, le comportement d’une particule par Pauli, ainsi que par Uhlenbeck et Goudsmit en 1925,
« relativiste », c’est-à-dire qui vérifie la relation entre et mise en évidence expérimentalement par Stern et
masse m, impulsion p et énergie E prévue par la relativité Gerlach : l’électron se comporte comme une toupie en rota-
(E2 = p2c2 + m2c4) ? En 1928, Paul Dirac répond à cette tion rapide. À la différence d’une toupie, cependant, la
46
question en proposant l’équation relativiste donnant l’évolu- composante, dans une direction quelconque, du moment
tion de la fonction d’onde ψ(x, y, z, t) de l’électron dans angulaire qui décrit cette rotation, est « quantifiée » : elle ne
l’espace-temps. Celle-ci est devenue un vecteur à 4 compo- peut prendre que les valeurs ± –h/2. La rotation d’un corps
santes (trois composantes spatiales, une composante tem- chargé produisant un champ électromagnétique, il faut
porelle), nommé spineur. prendre en compte, dans l’étude de l’évolution de l’électron,
L’équation de Dirac prévoit : 1) l’existence de l’antiparticule la contribution magnétique du spin de l’électron : le spin de
de l’électron, le positron, de masse égale m et de charge l’électron crée un moment magnétique (quantifié) dit
électrique opposée (une telle particule fut effectivement « moment magnétique de spin », que l’équation de Dirac
découverte en 1932 par Carl Anderson, et sa prédiction est prévoit avec une excellente précision.

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National Academy of Sciences (USA)

C’est un fait historique curieux que la mécanique quantique moderne ait Les participants de la conférence de
débuté avec deux formulations mathématiques bien différentes : l’équation dif- Shelter Island (de gauche à droite) :
férentielle de Schrödinger et l’algèbre des matrices de Heisenberg. Il a été I. Rabi, L. Pauling, J. Van Vleck,
ensuite démontré que les deux approches, apparemment différentes, sont mathé- W. Lamb, G. Breit, D. MacInnes, un
matiquement équivalentes. […] Dans cet article, nous allons décrire ce qui est portrait de Van Gogh, K. Darrow,
fondamentalement une troisième formulation de la théorie quantique non rela- G. Uhlenbeck, J. Schwinger,
E. Teller, B. Rossi, A. Nordsieck,
tiviste. […] Cette formulation est mathématiquement équivalente aux [deux] for-
J. von Neumann, J. Wheeler,
mulations plus habituelles. H. Bethe, R. Serber, R. Marshak,
L’introduction de Feynman laisse présager l’importance de sa nouvelle A. Pais, R. Oppenheimer, D. Bohm,
«approche spatio-temporelle globale»: à côté des formulations de Schrödinger et R. Feynman, V. Weisskopf,
de Heisenberg, il en existe une nouvelle, équivalente aux deux premières. L’idée H. Feshbach. H. Kramers,
de base, qui lui fut suggérée par certaines observations de Dirac reliant l’action qui participait à la conférence
classique et la mécanique quantique, est synthétisée ainsi par Feynman: «Une et n’apparaît pas sur la photo,
amplitude de probabilité est associée au mouvement entier d’une particule, plu- en serait l’auteur.
tôt qu’à la simple position de la particule à un instant déterminé.» Feynman sou-
ligne que ce qu’il présente est un nouveau point de vue, plutôt qu’un nouvel
ensemble de résultats. L’avantage de ce point de vue est qu’il permet de résoudre
plus facilement certains problèmes ouverts de la théorie quantique, grâce aux
intégrales de chemin. En premier lieu, les intégrales de chemin permettent de
séparer en diverses parties un système complexe, c’est-à-dire de regrouper des
fonctions d’un même ensemble de variables, et d’intégrer en priorité ces parties
pour éliminer de la description les variables correspondantes. Par exemple, si
deux systèmes A et B interagissent, les coordonnées de B peuvent, par cette
méthode, être éliminées des équations qui décrivent le mouvement de A. Ainsi, il
est possible d’éliminer les coordonnées d’un oscillateur harmonique des équa-
tions du mouvement d’un système avec lequel il interagit. Par conséquent, même
dans la théorie quantique, le champ électromagnétique, modélisé par un ensemble
d’oscillateurs, peut être éliminé par intégration – sur les coordonnées de ces oscil-
lateurs – des équations qui décrivent le mouvement des particules. De tels résul-
47
tats sont difficiles à obtenir avec les autres formulations.
Toutefois, cette nouvelle description doit encore être généralisée au cas rela-
tiviste. Les travaux suivants de Feynman – le dernier, publié en septembre 1949
dans la Physical Review, porte le titre significatif Approche spatio-temporelle de
l’électrodynamique quantique – montrent les étapes de la transformation de son
approche spatio-temporelle de la théorique quantique, du cas non relativiste à
l’électrodynamique quantique.
De ce point de vue, la participation de Feynman à la conférence de Shelter
Island marque un tournant. Pendant cette conférence, en effet, sont annoncés et

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L’électrodynamique quantique
L es équations de Schrödinger et de Dirac décrivent geables devant la masse des particules. Ainsi, l’énergie
l’évolution de l’état physique d’une particule unique, impliquée dans une interaction peut se matérialiser sous
représenté par une fonction d’onde φ(x, y, z, t) ou un spi- forme de particules. À l’inverse, des particules peuvent
neur ψ(x, y, z, t) de l’espace-temps. Le carré du module de aussi s’annihiler. Les particules finales diffèrent donc, en
cette fonction ou de ce spineur donne la probabilité de nature et en nombre, des particules initiales.
trouver la particule au point de coordonnées (x, y, z) à Pour déterminer l’état d’un système de particules après
l’instant t. interaction, connaissant l’état initial du système, on cal-
Ces équations d’onde ne peuvent cependant pas décrire cule l’amplitude de probabilité de toutes les façons de
des phénomènes faisant intervenir plusieurs particules et, passer de cet état initial à l’état final. Cette amplitude de
par conséquent, la création ou l’annihilation d’électrons et probabilité est un élément particulier d’une matrice S,
de positrons, avec les absorptions ou émissions de pho- nommée matrice de diffusion. Ainsi, chaque élément de
tons associées. Entre les années 1930 et 1970, un remar- la matrice S est l’amplitude de probabilité de passer d’un
quable travail théorique a permis l’élaboration de la théo- état initial donné à un état final donné, c’est-à-dire l’am-
rie quantique des champs (en plitude de probabilité qu’un pro-
anglais Quantum Field Theory ou n particules m particules cessus physique particulier ait
QFT), mécanique quantique relati- lieu : la matrice S donne les ampli-
viste des systèmes à nombre infini tudes de probabilité de tous les
matrice S
de degrés de liberté. En tant que processus physiques. Ces ampli-
...

...
telle, elle s’applique à tous les sys- tudes de probabilité sont détermi-
tèmes physiques, de la théorie des nées à partir du lagrangien des
particules élémentaires à la méca- En électrodynamique quantique, le champs φ(x, y, z, t) associés aux
nique statistique et la matière passage d’un système de m particules diverses particules (photons et élec-
résultant de l’interaction de n particules
condensée. Le premier exemple trons en électrodynamique quan-
est donné par un élément de la matrice S.
« fonctionnel » de théorie quantique tique), et peuvent être calculées à
des champs fut l’électrodynamique quantique (en anglais l’aide d’intégrales de « chemin » adéquates, sur toutes les
Quantum Electrodynamics, QED), à laquelle ont apporté valeurs possibles des champs. Comme en électrodyna-
une contribution décisive, entre les années 1930 et 1950, mique classique – où nous avons vu que l’action (et donc
Dirac, Fermi et, par la suite, Schwinger, Feynman, le lagrangien) d’un système de particules interagissant
Tomonaga et Dyson. Les idées fondamentales de la théo- avec un champ électromagnétique contient un terme
rie quantique des champs, et en particulier de l’électrody- d’interaction particules-champ (voir l’encadré
namique quantique, sont les suivantes : page 25) – le lagrangien en théorie des champs contient
des termes d’interaction des différents champs associés

1) À chaque type de particule correspond un champ aux particules.


φ(x, y, z, t). Par exemple, le champ associé à
l’électron est le spineur de Dirac ψ(x, y, z, t). Dans la théo-
rie quantique des champs, toutefois, le champ est 3) En réalité, on ne parvient à calculer exactement
les éléments de la matrice S que pour des théo-
« promu », du rang de fonction de x, y, z et t, au rang ries quantiques des champs particulièrement simples,
d’opérateur (toujours dépendant de x, y, z et t), ce qui parmi lesquelles ne figure pas l’électrodynamique quan-
permet la description d’un nombre arbitraire (et pas tique. On n’effectue en général qu’un calcul approché de
nécessairement constant) de particules du même type. ces éléments, en considérant les termes d’interaction du
Cette « promotion » n’est pas une idée nouvelle en méca- lagrangien comme de petites « perturbations », ce qui
nique quantique : nous avons vu comment, dans l’équa- simplifie les calculs (les termes perturbatifs étant petits
tion de Schrödinger, les variables dynamiques d’une par- devant les autres termes, on considère qu’ils n’ont qu’une
ticule (position et impulsion) sont promues au rang d’opé- faible incidence sur les champs associés aux particules,
rateurs (voir l’encadré page 30). Dans le cas présent, les qui peuvent alors être développés en une somme infinie
variables dynamiques sont les valeurs du champ aux de termes plus simples à étudier. En outre, la contribution
divers points de l’espace-temps. On les transforme en de ces termes étant de plus en plus faible, on ne garde
opérateurs qui créent ou détruisent des particules. Comme que les premiers termes de cette série et on néglige tous
48
il existe ainsi un opérateur pour chaque point de l’espace- les autres).
temps, il devient possible de créer ou de détruire des par- Feynman inventa une méthode graphique, très intuitive et
ticules en chaque point de l’espace-temps. systématique, pour le calcul des diverses contributions
perturbatives d’un processus physique donné, c’est-à-dire

2) En physique quantique et relativiste, où intervien- des diverses façons de passer de l’état initial à l’état final
nent souvent des particules hautement énergé- considérés. Chaque contribution est associée à un « dia-
tiques, la célèbre équation d’Einstein E = mc2 a des gramme de Feynman » qui en illustre directement l’origine
conséquences importantes, car les énergies mises en jeu physique et permet de la calculer (voir l’encadré
lors des interactions de particules ne sont pas négli- page 55).

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discutés les résultats de deux expériences qui viennent d’être menées à ÉNERGIE
l’Université Columbia, et qui montrent des différences dans le spectre des
2p3
niveaux d’énergie de l’électron de l’atome d’hydrogène, par rapport aux prédic-
2
tions de l’équation de Dirac (voir l’encadré page 46). Ces résultats sont présen- – 3,4 eV 4,5.10–5 eV
2s1
tés respectivement par Willis Lamb et Isidor Rabi. 2
Isidor Rabi, prix Nobel en 1944 pour sa méthode de « résonance magné- 2p1
tique », destinée à mesurer les propriétés magnétiques des noyaux atomiques, a 2
Déplacement de Lamb
obtenu une valeur anormale du moment magnétique de l’électron de l’atome 4,372.10–6 eV
d’hydrogène (grandeur vectorielle qui représente les propriétés magnétiques de
la particule). L’expérience imaginée par Lamb et exécutée avec
Robert Retherford (qui vaudra d’ailleurs à Lamb le prix Nobel en 1955) fait
– 13,6 eV 1s
aussi sensation : les deux physiciens ont constaté un écart – dénommé déplace- Niveau fondamental
ment de Lamb – entre les niveaux d’énergie correspondant à deux états quan-
tiques particuliers de l’électron dans le champ coulombien du noyau de l’atome
d’hydrogène. Or, dans la théorie de Dirac, ces niveaux d’énergie coïncident. Le En 1947, pour déterminer les niveaux
déplacement de Lamb lance ainsi un défi aux physiciens théoriciens présents : d’énergie de l’atome d’hydrogène,
comment accommoder l’électrodynamique courante pour qu’elle rende compte on résout l’équation de Dirac pour
de ce résultat expérimental ? l’électron. Celle-ci prévoit avec
une excellente approximation
« Je peux le faire pour vous » les contributions du moment cinétique
orbital (grandeur vectorielle
H. Bethe est le premier, après Shelter Island, à être sur la voie du calcul du
représentant la rotation de l’électron
déplacement de Lamb. Feynman rappelle, dans son discours Nobel, la devise autour du noyau) et du spin
suivante du Professeur Bethe : « S’il y a un bon nombre expérimental, il doit (moment cinétique intrinsèque) de
pouvoir être tiré de la théorie. » Pour y parvenir, il faut « forcer » la théorie d’une l’électron, ainsi que les effets
certaine façon. La clé, selon H. Bethe, consiste à appliquer au calcul de la sépa- magnétiques induits par ces deux
ration des deux niveaux d’énergie, la théorie de la renormalisation de la masse moments. Les niveaux d’énergie
élaborée en 1938 par Kramers (et à peine passée en revue par ce dernier à Shelter obtenus sont quantifiés, et certains
Island). L’idée de Kramers était d’utiliser, dans les calculs, la « masse observée » d’entre eux, comme les niveaux
– et donc finie – de l’électron, identifiée au reste (fini) de la soustraction de deux nommés 2s1/2 et 2p1/2, coïncident
termes infinis : la « masse mécanique » ou masse « nue » de l’électron et sa dans la théorie de Dirac. Willis Lamb
« masse électromagnétique » ou auto-énergie, due à l’interaction de la charge et Robert Retherford ont montré
expérimentalement qu’en réalité, ces
avec son propre champ (voir l’encadré page 57).
niveaux d’énergie différaient d’une
D’autres, avant H. Bethe, avaient déjà suggéré qu’il était possible d’expli-
petite quantité, nommée depuis
quer le déplacement des niveaux d’énergie de l’électron dans l’atome d’hydro- déplacement de Lamb. Ce déplacement
gène par l’interaction de l’électron avec le champ électromagnétique, et avaient est dû principalement à l’auto-énergie
ainsi relié la question du déplacement de Lamb au problème des infinis de l’élec- de l’électron.
trodynamique – ce problème que J. Wheeler et Feynman avaient essayé de
résoudre en termes d’interaction à distance. Toutefois, les diverses tentatives
n’avaient donné jusqu’alors que des déplacements infinis des niveaux, qui ne
correspondaient évidemment pas aux résultats expérimentaux.
Hans Bethe, en appliquant la règle de Kramers, c’est-à-dire en identifiant de
manière adéquate le terme le plus « fortement » divergent (pour être précis, une
intégrale linéairement divergente sur les impulsions) apparaissant dans les cal-
culs, à la contribution infinie de la masse électromagnétique de l’électron,
obtient un déplacement des niveaux d’énergie beaucoup moins divergent (de
manière logarithmique au lieu de linéaire) que ceux calculés par ses confrères.
Il a effectué ses calculs dans le cas non relativiste, et émet alors l’hypothèse que,
en introduisant les corrections relativistes opportunes, le déplacement deviendra
fini, à l’instar de celui observé expérimentalement par Lamb et Retherford.
Hans Bethe propose en outre un calcul approximatif de ce déplacement en intro-
49
duisant un cut-off (une « coupure » de la divergence par l’introduction d’une
valeur limite finie dans une sommation, voir l’encadré page 57). Dans le travail
qu’il envoie avant la fin du mois de juin 1947 à la Physical Review, son calcul
est très proche du résultat expérimental.
Selon la légende, rapportée par Feynman dans son discours Nobel, H. Bethe
aurait calculé tout cela dans le train qui le ramenait de Shelter Island, et, dès son
arrivée à Schenectady (où il séjourne momentanément pour raisons profession-
nelles), se serait empressé d’appeler Feynman pour lui communiquer le résultat.
Toutefois, ce n’est qu’au moment où, après son retour en juillet à Cornell,

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H. Bethe donne une conférence sur le sujet, que Feynman est directement
impliqué dans le calcul relativiste du déplacement de Lamb. Hans Bethe a
conclu son intervention en affirmant que, si l’on trouvait une manière de
rendre finie l’électrodynamique avec une procédure de cut-off qui respecte
l’invariance relativiste de la théorie (les équations de Maxwell sont inva-
riantes lorsque l’on passe, de façon relativiste – c’est-à-dire en tenant
compte de la contraction temporelle –, d’un référentiel à un autre en trans-
lation uniforme par rapport au premier), cela faciliterait le calcul précis du
déplacement de Lamb dans le cas relativiste. Feynman comprend immé-
diatement qu’il peut résoudre le problème avec les techniques qu’il a
développées : « À ce moment-là, je connaissais tous les moyens possibles
pour modifier l’électrodynamique quantique. » Après la conférence, il se
rend chez H. Bethe et lui propose : « Je peux le faire pour vous, je vous
apporte le résultat demain. »

... ou après-demain
Feynman dispose des instruments conceptuels nécessaires pour corri-
ger l’électrodynamique. En outre, son approche spatio-temporelle
« globale » (c’est-à-dire qui place sur le même plan les coordonnées
spatiales et temporelle, comme le veut la relativité restreinte), lui
permet de conserver l’invariance (ou covariance) relativiste de
l’électrodynamique. Il rencontre toutefois un gros problème : il n’a
jamais appliqué ses outils technico-conceptuels à l’électrodyna-
mique conventionnelle où, contrairement à ce qui se passe dans la
théorie qu’il formula avec Wheeler, les charges interagissent avec
elles-mêmes. Les champs n’y sont pas des concepts secondaires et les solutions
« avancées » des équations de Maxwell ne sont pas prises en compte. Il ne sait
pas, en particulier, comment calculer l’énergie propre de l’électron, car la théo-
L’article de Feynman intitulé rie de l’action à distance avait pour but d’éliminer ce terme…
Approche spatio-temporelle de la Le lendemain, donc, non seulement le résultat n’est pas prêt, mais Feynman
mécanique quantique non relativiste, doit demander à H. Bethe de lui expliquer comment déterminer l’énergie
publié en avril 1948 dans le journal propre. Ensuite seulement, il modifie les expressions de l’électrodynamique à
Reviews of Modern Physics. l’aide de sa méthode, puis se joint à H. Bethe pour calculer la valeur précise de

50

Une discussion lors de la conférence


de Shelter Island. Lamb et Wheeler
sont debout derrière Pais, Feynman,
Feshbach et Schwinger, assis autour
d’une table basse.

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la correction de masse qu’il faut introduire dans la théorie pour expliquer le


déplacement de Lamb. Dans un premier temps, le calcul n’a pas l’issue
escomptée (Feynman et H. Bethe ne comprendront jamais pourquoi), mais
Feynman, fermement convaincu qu’ils sont sur la bonne voie, ne se décourage
pas. Commence alors une période de travail intense qui le conduira, en deux
mois, au résultat et, surtout, l’entraînera au calcul de quantités telles que les
auto-énergies des particules, la polarisation du vide (génération de charges et
de courants dans le vide, sous l'effet de la création et de la destruction virtuelles
de couples d'électrons et de positrons) et les écarts entre niveaux d’énergie. Des
calculs qui étaient le pain quotidien de l’électrodynamique classique, mais qu’il
avait ignorés jusque-là. Cette « application concrète » de tout le formalisme
qu’il a créé lui permet de développer sa version définitive de l’électrodyna-
mique quantique, pour laquelle il recevra le prix Nobel en 1965.
En novembre 1947, Feynman communique pour la première fois les résul-
tats qu’il a obtenus après Shelter Island : sur la route qui le conduit à Washington,
où a lieu un congrès de physique théorique intitulé « Gravitation et électroma-
gnétisme », il s’arrête à Princeton et donne un séminaire à l’Institute for
Advanced Studies sur L’électron de Dirac selon différents points de vue
(Feynman, nous l’avons vu, aime aborder les problèmes selon « différents points
de vue »). Au cours du séminaire, tenu en présence de Dirac – qui est favorable-
ment impressionné, comme l’un des participants en informera les Corben –,
Feynman présente son approche des intégrales de chemin et expose une partie
des résultats plus récents obtenus sur le déplacement de Lamb. Malgré cette
conférence, les contributions de Feynman restent méconnues à l’époque.
L’article sur lequel il a travaillé chez les Corben ne paraîtra qu’en avril de l’an-
née suivante, et il n’a encore rien écrit sur ses recherches estivales.

Schwinger le « rival »
La situation de Julian Schwinger, l’un des rapporteurs du congrès de
Washington où Richard se rend après Princeton, est bien différente. Dans les
ouvrages relatant les développements de l’électrodynamique quantique et
l’histoire de la physique du XXe siècle, Schwinger est souvent représenté
comme le « rival » de Feynman. Tous deux jeunes physiciens « géniaux », ils
travaillent au même moment à l’élaboration d’une même théorie, mais via des
approches distinctes. De caractères et comportements très différents, ils ont
des points communs remarquables – Schwinger, comme Richard, est né
en 1918, à New York, et a eu un parcours d’enfant prodige. Toutefois,
Schwinger, contrairement à Feynman, a publié son premier travail de « physi-
cien professionnel » à 16 ans. Élève de Rabi à l’Université Columbia, où il
obtint son doctorat en 1939, il a ensuite collaboré avec Oppenheimer à
Berkeley et, tout de suite après la guerre, a été nommé professeur à Harvard.
Schwinger évoque, dans le numéro de la revue Physics Today consacré à
Feynman (février 1989), sa première rencontre avec lui, quelques semaines
après le Trinity Test. Schwinger, qui n’a pas participé au projet Manhattan,
n’est que de passage : « Un soir, je rencontrai par hasard Feynman […]. Il se
plaignait de la perte irrécupérable du temps [ses occupations à Los Alamos]
qui lui aurait permis de faire de la physique, ce dont moi-même j’étais aussi
cruellement conscient. Nous avions alors 27 ans. Il me dit à peu près cela : “Je
n’ai rien fait, mais toi, tu as déjà ton nom sur quelque chose”. »
En 1945, Schwinger est en effet depuis longtemps un nom connu dans le
51
monde de la physique. Il a en outre l’avantage, par rapport à Feynman, de s’être
occupé de sujets plus traditionnels, avec des méthodes plus conventionnelles et
donc, apparemment, plus compréhensibles. En automne 1947, il travaille déjà
sur une formulation de l’électrodynamique quantique. Schwinger recherche une
théorie quantique et relativiste du champ électromagnétique qui rende compte,
sans ambiguïté, des écarts, par rapport à la théorie de Dirac, observés lors des
expériences débattues à Shelter Island, mais sans introduire de concepts fonda- De haut en bas : Willis Lamb
mentalement nouveaux. Son approche est ainsi conservatrice, contrairement à (né en 1913), Isidor Rabi (1898-1988)
celle de Feynman. et Hendrik Kramers (1894-1952).

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Schwinger présente ses résultats au fur et à mesure, lors des congrès de


Washington, de l’American Physical Society à New York, en janvier 1948, et de
Pocono, quelques mois plus tard. Son parcours est triomphal. En
décembre 1947, la revue Physical Review publie une note du physicien sur le
calcul du déplacement de Lamb et du moment magnétique anormal de l’électron
mesuré par Isidor Rabi, qu’il a brièvement évoqué à Washington. Au congrès de
New York, Schwinger est invité à présenter Les récents développements de
l’électrodynamique quantique. Quand il prend la parole, l’affluence est telle
qu’il devra faire « deux séances ». C’est à cette occasion qu’a lieu la première
confrontation scientifique directe des deux enfants prodiges. La discussion
concerne le calcul de la correction radiative (c’est-à-dire due aux effets de
l’auto-énergie) à apporter au moment magnétique de l’électron, correction que
Schwinger a obtenue par une procédure qui n’est pas entièrement satisfaisante.
Au terme de la présentation de Schwinger, Richard se lève pour dire que, de
manière générale, il est d’accord avec Schwinger, mais que, en ce qui concerne
la correction du moment magnétique, il obtient le même résultat que Schwinger
avec, en plus, l’invariance relativiste (chose que Schwinger n’est pas encore par-
venu à faire). Des années plus tard, Feynman raconte ainsi l’effet qu’il produisit
sur l’auditoire :
Je ne voulais pas me mettre en avant, j’essayais seulement de dire qu’il n’y
Julian Schwinger (1918-1994), lauréat avait pas de problème, puisque j’avais calculé la même chose et obtenu le résul-
du prix Nobel de physique en 1965, tat correct. Mais Schwinger était déjà bien connu, tandis que beaucoup ne
avec Richard Feynman savaient rien de moi. […] J’ai entendu dire plus tard, de plusieurs participants
et Sin-Itiro Tomonaga. à la réunion de l’American Physical Society, que j’avais eu l’air un peu ridi-
cule : « Le grand Julian Schwinger parlait quand ce petit morveux se lève et dit,
– Mais je l’ai fait aussi, mon vieux, pas de problème ! Tout baigne ! »

Feynman l’incompris
Schwinger atteint l’apogée de sa carrière pendant la conférence de physique
théorique qui succède à celle de Shelter Island ; celle-ci se tient du 30 mars au
1er avril, dans un grand hôtel des monts Pocono. Schwinger présente aux 28 phy-
siciens réunis – la plupart des participants de Shelter Island, ainsi que Dirac,
Gregor Wentzel, Wigner, Niels Bohr et son fils Aage – une partie imposante de
sa monumentale Formulation covariante de l’électrodynamique quantique. Sa
présentation, qui précède celle de Feynman, est longue et formelle. Peu de ques-
tions lui sont posées : « [Schwinger] donne une de ces allocutions si intimidantes,
si parfaites que personne n’ose les interrompre de questions. Cependant, les
hommes de la trempe de Bethe, Dirac et Teller, qui étaient dans la salle, ne se
laissaient pas intimider et, après quelque temps, il y eut des questions […] Il
disait alors : “Peut-être cela deviendra-t-il plus clair si vous me laissez pour-
suivre” – et il continuait… », raconte Feynman.
Après le marathon de Schwinger vient le tour de Feynman. Son séminaire,
intitulé Formulation alternative de l’électrodynamique quantique, ne remporte
pas grand succès. Feynman commet une erreur. Il ne part pas, comme il en avait
l’intention, des idées physiques à la base de sa théorie, ce qui aurait permis à son
public de comprendre le sens des diverses règles et méthodes qu’il utilise. Il suit
le conseil de Bethe, qui a remarqué que personne n’a interrompu Schwinger tant
que celui-ci est resté sur un plan formel (bien peu étaient capables de suivre
Schwinger dans son jeu de formules compliquées). Ainsi, Feynman souligne les
aspects mathématiques de sa théorie. Or, ces aspects constituent la partie la
52
moins perfectionnée de la théorie (Feynman ne donnera une forme mathéma-
tique rigoureuse à sa théorie que quelques années plus tard), et sont fondés sur
un formalisme atypique, dont les règles sont souvent des recettes personnelles,
auxquelles Feynman est arrivé par tâtonnements, par approximations succes-
sives. Ayant obtenu les mêmes résultats que Schwinger, il sait qu’elles fonction-
nent, mais il lui est difficile de convaincre son public, tant sa manière de procé-
der semble violer des principes acquis de la théorie quantique.
Par exemple, son évocation des électrons qui avancent et reculent dans le
temps (Feynman a adopté l’idée de Wheeler selon laquelle les positrons sont des

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Courtesy of the Archives, California Institute of Technology


électrons qui remontent le temps) fait demander à Dirac ce qu’il advient du Feynman, jeune professeur
caractère « unitaire » de la mécanique quantique (c’est-à-dire du fait qu’en au California Institute of Technology,
mécanique quantique, les probabilités ne varient pas au cours du temps). Teller en 1959. À gauche, une page
s’étonne que Feynman ne se préoccupe pas de la violation du principe d’exclu- manuscrite de Feynman
sion de Pauli (selon lequel deux électrons ne peuvent pas occuper le même état sur les chemins spatio-temporels
quantique) dans les états intermédiaires de la théorie perturbative (voir l’enca- d’une particule de Dirac.
dré page 48). Bohr, quand il entend que Feynman utilise le concept de trajec-
toire, se lève et déclare que, depuis 1925 déjà, l’on sait que l’idée classique de
trajectoire n’est pas légitime dans le cadre quantique (voir l’encadré page 12).
Feynman est découragé : « Il m’est apparu qu’il n’y avait aucune communication
entre ce que j’essayais de dire et ce qu’ils pensaient. […] Et il n’y avait pas d’es-
poir qu’une explication ultérieure change les choses. Je laissai tomber, et déci-
dai de publier mon travail parce que je savais que j’étais dans le vrai. »
53
Cependant, la conférence de Pocono n’est pas aussi négative que Feynman,
déçu, le laisse entendre. Bohr comprend tout de suite qu’il l’a mal compris et
s’en excuse auprès de lui. Et Schwinger, tout en ne manifestant aucun enthou-
siasme pour l’approche peu orthodoxe de Richard, dont il prend connaissance
pour la première fois, passe une grande partie de son temps libre à discuter et à
comparer avec lui leurs résultats. « Nous savions que nous étions tous les deux
dans le vrai, que nous étions tous les deux respectables. Je pouvais lui faire
confiance, et réciproquement. Nous avons adopté des voies différentes, mais en
fin de compte, le résultat obtenu était le même », commentera Feynman. ■

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La médiation de Dyson
En 1949, le jeune Freeman Dyson dévoile aux physiciens comment
Feynman a reformulé l’électrodynamique quantique. La théorie de
Feynman remporte ensuite un franc succès à la conférence d’Oldstone.
espace

temps

électron

À
électron l’époque de la conférence de Pocono, Feynman a déjà bien avancé sa
formulation de l’électrodynamique quantique. Son approche spatio-
photon temporelle globale lui permet de simplifier le calcul de la matrice de dif-
fusion pour les phénomènes électrodynamiques, tels que la collision de deux par-
ticules chargées, l’interaction d’une charge avec le champ électromagnétique
(«collision» d’une charge avec un photon), l’annihilation d’un électron et d’un
électron électron positron avec la production d’un photon, etc.. Feynman a en effet construit des
règles permettant de calculer les éléments de la matrice de diffusion, c’est-à-dire,
espace espace pour le phénomène étudié, (l’effet d’un champ électromagnétique sur une charge,
En physique classique (à gauche) par exemple) les amplitudes de probabilité des différents processus permis par
la trajectoire de l’électron est courbée l’électrodynamique quantique. Il obtient en outre des résultats finis grâce à la pro-
par le champ magnétique. En cédure de cut-off, invariante de façon relativiste, qu’il a développée à partir du
électrodynamique quantique, (à droite) problème du calcul du déplacement de Lamb.
l’électron interagit avec le champ Cette procédure est le principal sujet des deux articles qu’il écrit immédiate-
en émettant ou en absorbant un photon. ment après la conférence de Pocono et qui seront tous deux publiés dans la
Cet événement est représenté
Physical Review (le premier en octobre et le deuxième en novembre 1948). Le
par un diagramme de Feynman.
premier s’intitule Un cut-off relativiste pour l’électrodynamique classique et est
consacré au cas classique (d’après la philosophie habituelle de Feynman, il vaut
mieux obtenir d’abord une théorie classique sans divergence et passer ensuite à la
version quantique). Le deuxième article, Un cut-off relativiste pour l’électrody-
temps

électron électron namique quantique, traite de la quantification de la théorie classique présentée


dans le premier article. Apparaissent dans ces travaux les premières ébauches de
photon photon représentation graphique des processus physiques de l’électrodynamique, des
graphes que Feynman développera dans ses travaux suivants et qui seront nom-
photon més diagrammes de Feynman.
virtuel À l’époque, en revanche, Feynman n’a pas encore résolu le problème des
électron électron divergences causées par la « polarisation du vide ». Il sait déjà que ces diver-
gences, interprétables comme des effets d’« auto-énergie du photon », sont
espace résolues par une renormalisation opportune de la valeur des charges des parti-
Un processus physique est décrit par cules (voir l’encadré page 57), mais il n’a pas encore trouvé la coupure (cut-
une infinité de diagrammes de Feynman, off) adaptée pour traiter ce type d’infinis (il résoudra le problème en janvier
qui représentent toutes les façons 1949, quand H. Bethe l’informera d’une méthode inventée par Pauli pour
de réaliser le processus. L’amplitude introduire une coupure appropriée).
de probabilité du processus est la somme Feynman en est à ce stade d’élaboration de l’électrodynamique quantique
des amplitudes de probabilité associées quand, au début de l’été 1948, il propose à Freeman Dyson de l’accompagner à
54 à chaque diagramme. Ci-dessus, deux Albuquerque, la ville du Nouveau-Mexique où il s’est souvent rendu lorsqu’il tra-
diagrammes représentant l’interaction vaillait à Los Alamos et qu’il a l’intention de revoir pour des raisons sentimen-
d’un électron et d’un photon: une
tales. Freeman Dyson est un jeune et brillant mathématicien anglais, diplômé de
simple collision (à gauche) et une
Cambridge et arrivé à Cornell en septembre 1947 pour préparer sa thèse de doc-
collision avec émission et réabsorption
d’un photon virtuel (à droite). torat avec H. Bethe. À Cornell, il a eu tout le loisir d’estimer la valeur de
Dans la théorie des perturbations, Feynman, et il est tout heureux d’accepter son offre. «Ce sera un beau voyage et
le deuxième schéma est une correction nous pourrons parler de tout», écrit-il le 11 juin à ses parents, avant son départ.
d’ordre immédiatement supérieur Les lettres que F. Dyson envoie régulièrement à ses parents sont une
du premier schéma. source précieuse d’informations. L’une d’elles, par exemple, contient la

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Les diagrammes de Feynman


A fin de calculer l’amplitude de probabilité d’un pro-
cessus physique de l’électrodynamique quantique,
c’est-à-dire un élément de la matrice de diffusion S, les phy-
Tout comme pour les éléments de base, Feynman associe à
chaque diagramme une quantité physique, déterminée à
l’aide de règles précises : on affecte à chaque élément de
siciens utilisent la théorie des perturbations : ils développent base la quantité correspondante, puis on calcule des fac-
cette amplitude en une série de puissances croissantes d’un teurs représentant la connexion des éléments de base dans
paramètre physique petit α (α = e2/4π–hc ≈ 1/137). le diagramme, à l’aide de lois physiques (conservation de
Feynman propose des règles qui permettent de recenser, à l’énergie et de l’impulsion au niveau de chaque vertex,
un ordre (une puissance) donné de perturbation, toutes les transcription des propriétés de symétrie du diagramme en
façons de passer de l’état initial à l’état final considérés, et un « facteur de symétrie », intégrations adéquates sur les
d’associer à chacune une quantité physique. Il donne en impulsions internes – impulsions des particules virtuelles,
outre le moyen de « visualiser » ces événements compliqués c’est-à-dire des particules intermédiaires du diagramme,
sous la forme de diagrammes. Pour l’électrodynamique qui ne sont pas observables et dont l’impulsion ne doit
quantique, les « règles de Feynman » sont représentées gra- donc pas apparaître dans la formule finale). Le produit de
phiquement à l’aide des trois éléments de base ci-dessous : tous les termes ainsi obtenus est l’amplitude de probabilité
que le processus ait lieu suivant le diagramme étudié.
= photon se propageant Ensuite, l’amplitude de probabilité du processus est la
p avec une impulsion p somme des amplitudes de probabilité associées à tous les
diagrammes possibles pour décrire ce processus, à l’ordre
= électron se propageant perturbatif considéré (à un ordre donné correspond un
p' avec une impulsion p' nombre fini de diagrammes).
= annihilation électron-positron
avec création d'un photon
P ar exemple, un processus de collision entre un élec-
tron et un positron ne produisant pas leur désinté-
gration, mais modifiant seulement leur impulsion et leur
Chaque ligne représente une particule et un facteur dans énergie, est représenté par la somme de tous les dia-
le calcul, appelé « propagateur » : la ligne ondulée et la grammes possibles qui ont deux lignes entrantes et deux
ligne droite représentent respectivement un photon et un lignes sortantes :
électron en train de se propager (un positron est indiqué
par une ligne droite avec une flèche vers la gauche,
puisque le positron est un électron qui remonte le temps). ?
Sur les diagrammes de Feynman présentés ici, le temps
croît de gauche à droite : un processus physique com-
mence à gauche et finit à droite. Ainsi, le troisième dia- Les diagrammes permis n’ayant qu’un seul photon inter-
gramme, dit « vertex » d’interaction électron-photon, médiaire sont :
représente l’annihilation d’un électron avec un positron et
la création d’un photon. Le vertex d’interaction électron-
photon peut être orienté de diverses manières. Par
exemple, les diagrammes ci-dessous correspondent : a) à
la création d’un couple électron-positron à partir d’un
photon ; b) et c) à l’émission et à l’absorption d’un photon On peut ensuite ajouter tous les diagrammes qui ont deux
par un électron. photons intermédiaires, c’est-à-dire tous les diagrammes
d’ordre supérieur, comme par exemple :
a b c

À chacun des trois éléments de base (la ligne ondulée,


la ligne droite et le vertex d’interaction électron-pho-
ton), Feynman a associé une quantité physique, qu’il a et ainsi de suite.
55

déterminée à partir du lagrangien de la théorie des Les diagrammes contenant de nombreux photons donnent
champs. Chaque processus physique permis par l’électro- des contributions négligeables (chaque vertex contribue à
dynamique quantique est représenté par une somme de la probabilité du processus avec un facteur α. Ainsi, les
diagrammes de Feynman qu’on obtient en assemblant les diagrammes avec plusieurs photons sont négligeables
trois éléments de base selon diverses orientations : chaque devant ceux avec un seul photon) et, en pratique, on ne
diagramme représente la probabilité que le processus ait prend en compte que les diagrammes à un, deux, voire
lieu selon le diagramme en question. trois photons intermédiaires, selon la précision recherchée.

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À gauche, portrait récent du physicien


américain Freeman Dyson.
Sa correspondance est une source
d’informations précieuse sur la vie
et l’œuvre de Richard Feynman.
À droite : Sin-Itiro Tomonaga
(1906-1979), le physicien japonais
co-lauréat avec Feynman et Schwinger
du prix Nobel de physique en 1965.

célèbre description de Feynman : « mi-génie et mi-bouffon ». Freeman Dyson


explique à ses parents qu’il a tout de suite été fasciné par ce magnifique exem-
plaire de « cette espèce très rare qu’est le scientifique américain indigène », le
« jeune professeur américain, qui amuse tous les physiciens et leurs enfants
En résumé, chaque élément de la avec son effervescente vitalité », qui « déborde d’idées » et qui, « quand il fait
matrice de diffusion S est l’amplitude de
irruption dans une pièce avec sa dernière onde cérébrale et se met à l’exposer,
probabilité d’un processus physique
permettant de passer d’un état initial
en s’accompagnant de grands effets sonores et en moulinant des bras, rend la
(n particules, par exemple) à un état vie de tous beaucoup plus joyeuse ». Il est aussi impressionné par la formula-
final (m particules, par exemple). Ces tion particulière de Feynman de l’électrodynamique quantique, qu’il souhaite
amplitudes dépendent du lagrangien du mieux comprendre. Ainsi, le voyage vers Albuquerque est, pour F. Dyson, une
système, et sont calculables à l'aide des excellente occasion d’approfondir ses connaissances. Il lui réservera en outre
intégrales de chemin. Toutefois, leur quelques surprises : le deuxième jour, bloqués par une pluie torrentielle,
calcul exact est, la plupart du temps, Feynman et F. Dyson passent une nuit blanche dans un hôtel de passe et,
impossible. On effectue alors un calcul quand Feynman arrive à destination, le quatrième jour, le premier endroit
approché, où les interactions sont qu’ils visitent est le bureau du shérif parce qu’il a commis un excès de vitesse.
considérées comme des perturbations. Après avoir laissé Feynman au Nouveau-Mexique, F. Dyson se rend à l’école
Chaque diagramme de Feynman d’été de physique de l’Université du Michigan, à Ann Arbor, où il suit le cours de
représente une des perturbations
trois semaines de Schwinger sur sa formulation de l’électrodynamique quantique
recensées dans ce calcul. La somme
des amplitudes de probabilité de tous (pendant l’été 1949, le cours sur l’électrodynamique quantique sera donné par
les diagrammes de Feynman décrivant Feynman). Freeman Dyson a ainsi la possibilité de prendre directement connais-
un processus (permettant de passer d’un sance des deux formulations, celle de Schwinger et celle de Feynman.
état initial à un état final) donne
l’élément de la matrice S correspondant Trois formulations à décrypter
à ce processus. Entre-temps, la communauté des physiciens a appris l’existence d’une troisième
formulation de l’électrodynamique quantique, développée pendant les années de
guerre par le physicien japonais Sin-Itiro Tomonaga, professeur de l’Université
Un état initial Un état final
n particules m particules de Tokyo. Tomonaga, après avoir été formé à Kyoto, avait séjourné de 1937 à
1939 à Leipzig, en Allemagne, pour étudier la physique nucléaire et la théorie
Matrice S quantique des champs avec Heisenberg. De retour au Japon il avait élaboré une
...

...

formulation personnelle de la théorie des champs qui, publiée en 1943 en japo-


nais, était restée méconnue des physiciens européens et américains, à cause de la
guerre. Le travail de Tomonaga ne franchit les frontières japonaises qu’après la
guerre, en 1946, lorsqu’il est publié en anglais.
56
Aux États-Unis, Oppenheimer est le principal promoteur de la diffusion de
Amplitude de probabilité
d'un processus physique permettant l’œuvre. Dès qu’il en prend connaissance, en janvier 1948, il en informe ses
de passer d'un état initial à un état final. collègues. Quand, après la conférence de Pocono, il reçoit à Princeton (où il
vient d’être nommé directeur de l’Institute for Advanced Studies) un pli de
= Tomonaga qui contient, outre les travaux déjà publiés au Japon, une « lettre »
relative aux résultats obtenus depuis peu par le groupe de physiciens de Tokyo
Somme des amplitudes de probabilité
sur le problème de la renormalisation, il l’envoie derechef à la Physical
de tous les diagrammes de Feynman
pouvant décrire le processus considéré Review, où le document est publié dans le numéro de juillet accompagné d’un
commentaire personnel.

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La renormalisation
D ans l’encadré page 55, nous avons « omis » une infor-
mation : certains diagrammes de Feynman contien-
nent des circuits fermés, c’est-à-dire qui mettent en jeu des
La manière dont le problème est résolu ne satisfait pas
tous les physiciens théoriciens (Dirac, par exemple, est
fort critique à ce propos) : par l’intermédiaire de la pro-
particules virtuelles créées et absorbées dans le processus cédure de renormalisation. Cette procédure consiste,
même. Or, parfois, ces circuits fermés correspondent à des dans les théories dites « renormalisables » (l’électrodyna-
quantités infinies, d’après les règles de Feynman. En effet, mique quantique est du nombre), à réabsorber les infinis
nous avons vu qu’une règle de Feynman consiste à effec- dans certains paramètres du lagrangien, telles la masse et
tuer des intégrations sur les impulsions des particules vir- la charge, dans le cas de l’électrodynamique quantique.
tuelles ; les bornes d’intégration étant infinies, les intégrales Prenons l’exemple du lagrangien de l’électrodynamique
impliquent des impulsions arbitrairement grandes, et peu- quantique. Tel qu’il est écrit avant renormalisation, il ne
vent donner des résultats divergents. Pour comprendre à décrit pas bien la réalité : les corrections radiatives qui
quel point ceux-ci sont divergents, on fixe la borne d’inté- modifient le propagateur de l’électron « décalent » la valeur
gration à une valeur finie Λ de l’impulsion, que l’on fait de sa masse et de sa charge observées, qui diffèrent alors
ensuite tendre vers l’infini. L’impulsion finie Λ est appelée de la masse et de la charge apparaissant dans le lagran-
cut-off ou coupure, parce qu’elle « tronque » l’intégrale et la gien, nommées respectivement masse et charge « nues ».
transforme en une quantité toujours finie. Pire, les corrections radiatives introduisant des divergences,
En électrodynamique quantique, trois amplitudes de pro- le décalage qu’elles induisent entre les grandeurs observées
babilité divergent comme log Λ quand Λ tend vers l’in- et les grandeurs nues est infini. Les premières étant finies, la
fini. Les diagrammes de Feynman correspondants sont masse et la charge nues sont donc infinies. En quelque
ceux qui présentent : 1) un électron en entrée et un élec- sorte, la masse (respectivement la charge) mesurée est la
tron en sortie ; 2) un photon en entrée et un photon en masse (la charge) nue plus la masse (la charge) due à l’ha-
sortie (polarisation du vide, due à la création et à l’an- billage de particules virtuelles.
nihilation de couples virtuels électron-positron ; ces Pour renormaliser la théorie, on ajoute à la masse et à la
couples ont pour effet de modifier le potentiel électrique charge nues, dans le lagrangien, des « contre-termes »,
transmis par l’intermédiaire des photons, « faisant c’est-à-dire des termes infinis qui vont compenser leurs infi-
écran » aux charges qui l’engendrent) ; 3) un électron en nis, et qui sont ajustés pour donner la masse et la charge
entrée, un en sortie, et un photon extérieur (voir l’illus- observées. Les contre-termes compensent alors les infinis
tration ci-dessous, où les cercles pleins dénotent la introduits par les intégrations sur les impulsions des parti-
somme de tous les diagrammes de Feynman possibles cules virtuelles, et conduisent à des amplitudes de probabi-
avec ces lignes données). lité finies. Toute la difficulté réside dans le fait que la modi-
Le premier diagramme par exemple, connu sous le nom fication du lagrangien ne doit pas changer les propriétés
d’auto-énergie de l’électron, rend compte de la manière du système physique étudié. En pratique, c’est le cas
dont l’électron interagit avec son propre champ lorsqu’il lorsque la compensation de quelques paramètres du
se propage : des « corrections radiatives » – dont nous lagrangien suffit à supprimer les divergences.
avons reporté deux contributions sur le schéma ci-des- Il existe ainsi des théories (dites « non renormalisables ») où
sous – modifient le propagateur de l’électron. Tout comme l’on ne parvient pas à réabsorber, dans un nombre fini de
en électrodynamique classique (voir l’encadré page 23), paramètres, tous les infinis qui naissent des corrections
les effets d’auto-interaction de l’électron produisent, en radiatives. La gravitation relativiste d’Einstein est l’une
électrodynamique quantique, des quantités infinies. Une d’elles, ce qui explique pourquoi les physiciens ont tant de
amplitude infinie est inacceptable. difficultés pour la quantifier.

= + + + ...

auto-énergie de l’électron

= + + + ... 57
polarisation du vide

= + + ...

vertex « habillé »

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Les physiciens disposent alors de trois formulations de l’électrodynamique


quantique: celles de Schwinger et de Tomonaga, qui suivent l’approche tradi-
tionnelle de la quantification, et celle de Feynman, fondée sur les intégrales de
chemin. Le problème de cette dernière formulation, selon F. Dyson, est que «per-
sonne d’autre que Dick ne pouvait utiliser sa théorie, parce que celui-ci recourait
toujours à son intuition pour créer les règles du jeu à mesure qu’il progressait».
Il fallait la «traduire» dans un langage compréhensible aux physiciens, la
confronter aux théories de Schwinger et de Tomonaga et en démontrer l’équiva-
lence. Telle est la tâche que se fixe F. Dyson. Son travail de médiation sera d’une
énorme importance pour le développement et l’affirmation de l’électrodyna-
mique quantique (et en particulier des techniques et des méthodes de Feynman).
Freeman Dyson envoie son article, programmatique jusque dans le titre – il s’in-
titule Les théories du rayonnement de Tomonaga, Schwinger et Feynman – à la
Physical Review début octobre 1948 (il sera publié en février 1949).
Comme le racontera F. Dyson, l’inspiration qui fit naître ce travail lui vint
pendant son long voyage vers Princeton (où il allait passer un an à l’Institute for
Advanced Studies), après l’école d’été à Ann Arbor et des vacances à Berkeley.
«Tandis que nous traversions le Nebraska le troisième jour, quelque chose s’est
subitement passé. Je ne pensais plus à la physique depuis deux semaines et voilà
qu’elle déboulait dans ma conscience comme une explosion. Les graphes de
Feynman et les équations de Schwinger se détachaient dans mon cerveau avec
une clarté qu’ils n’avaient jamais eue auparavant. Pour la première fois, j’étais en
mesure de les relier tous. […] Feynman et Schwinger regardaient simplement le
même ensemble d’idées à partir de deux points de vue différents.»
La façon dont les contributions de Feynman et de Schwinger sont «inter-tra-
duisibles» est analysée avec précision dans le précieux travail de médiation de
F. Dyson. Son intention est de rendre accessibles à ceux qui utilisent les autres
L’article intitulé Les théories formulations de l’électrodynamique quantique «les avantages particuliers» de la
du rayonnement de Tomonaga, théorie de Feynman, qui sont «la simplicité et la facilité d’application» (tandis
Schwinger et Feynman, publié par que les avantages de l’approche de Tomonaga et de Schwinger sont «la généra-
Freeman Dyson en février 1949. lité et la complétude théorique»). Son double objectif (qu’il atteint pleinement)
est le suivant: «En premier lieu, simplifier la théorie de Schwinger [en incorpo-
rant les idées de Feynman] au bénéfice de ceux qui doivent l’utiliser pour effec-
tuer des calculs; en second lieu, démontrer l’équivalence des différentes théories
[Tomonaga, Schwinger et Feynman] dans leur domaine d’application commun».

Des calculs plus simples et des «graphes»


La simplification des calculs dans la théorie de Feynman, démontre F. Dyson, est
due en grande partie à l’utilisation de diagrammes (F. Dyson dénomme encore
«graphes» les diagrammes de Feynman). En effet, poursuit F. Dyson, pour cal-
La physicienne Cécile Morette, culer les éléments de la matrice de diffusion (voir l’encadré page 48), Feynman
fondatrice de l’École des Houches utilise une méthode beaucoup plus simple que la longue série de calculs formels
qui renouvela la physique française, de Schwinger: la méthode de Feynman est fondée sur une représentation visuelle
en compagnie de Victor Weisskopf. – le graphe ou diagramme – dont le dessin suit des règles précises illustrées par
F. Dyson (voir l’encadré page 55). Freeman Dyson clarifie aussi, dans son article,
la véritable signification des diagrammes dans la théorie de Feynman: «Le
graphe correspondant à un élément particulier de matrice n’est pas vu seulement
comme une aide au calcul, mais comme une représentation visuelle du processus
physique qui donne lieu à cet élément de la matrice [S]. Par exemple, une ligne
électronique qui unit x1 à x2 représente la naissance possible en x1 et destruction
en x2 d’un électron, en même temps que la possible création en x2 et destruction
en x1 d’un positron» (voir l’encadré page 55).
En octobre 1948, après avoir terminé son article, F. Dyson décide qu’il a
besoin de passer un long week-end loin de Princeton et convainc sa jeune collègue
française Cécile Morette, qui se trouve alors à l’Institute for Advanced Studies, de
l’accompagner à Ithaca pour rendre visite à Feynman. Le séjour est un franc suc-
cès: «Feynman lui-même vint nous chercher à la gare, et il était en pleine forme,
bouillonnant d’idées et d’anecdotes. Il nous a divertis, entre autres en jouant sur
des tambours indiens du Nouveau-Mexique, jusqu’à une heure du matin», écrit

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F. Dyson à ses parents. Le lendemain, F. Dyson demande à Feynman son avis sur
son article, mais Feynman avoue ne pas l’avoir lu: il l’a confié à un de ses étu-
diants de doctorat, avec pour mission de juger s’il est nécessaire que lui-même le
lise, et il pense que la conclusion de l’étudiant sera négative. Freeman Dyson ne
se formalise pas: «Je sais que c’est la seule personne au monde qui n’a rien à
apprendre de ce que j’ai écrit; et il n’hésite pas à me le dire ouvertement», com-
mente-t-il à ses parents. D’autre part, Feynman est aussi «celui qui peut produire Le seul « graphe » de l’article
plus d’idées brillantes à la minute» que quiconque; celui qui, en deux heures de de Freeman Dyson (représentant
«la plus incroyable démonstration de calcul» à laquelle F. Dyson a eu l’occasion un chemin pour aller
d’assister, résout les deux problèmes encore ouverts de sa théorie (la diffusion d’un du point x2 au point x1).
photon par un photon et la diffusion de photons par un champ électrique).
L’admiration que F. Dyson porte à Feynman est telle qu’il sous-estimera tou-
jours l’importance de sa contribution à l’élaboration de l’électrodynamique quan-
tique. Pire, pendant quelque temps, il se sentira coupable vis-à-vis de Feynman
pour en avoir divulgué en avant-première la théorie. En octobre 1948, les deux
articles où Feynman présentera ses méthodes et résultats – La théorie des posi-
trons et Approche spatio-temporelle de l’électrodynamique quantique – sont en
effet loin d’être terminés. Ils seront envoyés à la Physical Review le 8 avril et le
9 mai 1949, et publiés ensemble dans le numéro de septembre de la revue.
La théorie de Feynman, et en particulier ses célèbres diagrammes sont donc,
au début, connus essentiellement par le truchement de l’article et des conférences
de F. Dyson (à tel point que, pendant un certain temps, on parlera des diagrammes
de Dyson). «Je me sens parfois un peu coupable d’être arrivé avant lui en utili-
sant ses idées. Cependant, je mets finalement au point deux gros articles, qui
exposeront son génie au monde», écrit F. Dyson à ses parents à la fin du mois de
février 1949, après une visite de Feynman à l’Institute for Advanced Studies.

Les diagrammes de Feynman «ouvrent le calcul aux masses»


Freeman Dyson se fait donc le paladin et le promoteur des méthodes et des dia-
grammes de Feynman, les présentant lors de conférences et essayant de faire
changer d’avis ceux qui, comme Oppenheimer, apprécient davantage la formu-
lation plus conventionnelle de Schwinger. Pendant ce temps, Feynman com-
mence à remporter des succès personnels. À la convention de l’American
Physical Society qui se tient à New York en janvier 1949, il a en effet l’occa-
sion de démontrer de manière éclatante la grande supériorité de son approche
pour le calcul des éléments de la matrice de diffusion. Le problème en question Le physicien japonais
ne concerne pas un processus électrodynamique, mais la diffusion d’un électron Hideki Yukawa (1907-1981),
par un neutron : le contexte est celui de la théorie des forces nucléaires « véhi- lauréat du prix Nobel en 1949
culées » par des mésons. Les mésons sont des particules qui doivent leur nom pour sa prédiction de l’existence
d’une particule nouvelle, le méson.
au fait que leur masse est intermédiaire entre celle du proton et de l’électron.
En 1935, le physicien japonais Hideki Yukawa (compagnon d’études de
Tomonaga) avait proposé que les nucléons (protons et neutrons) interagissent
par l’intermédiaire de l’« échange » de mésons (porteurs de champs méso-
niques), tout comme, en électrodynamique, les charges interagissent en échan-
geant des photons (porteurs du champ électromagnétique). Depuis lors, la théo-
rie des mésons en tant qu’intermédiaires de la force de cohésion nucléaire avait
connu divers développements et confirmations expérimentales.
Lors de la réunion de l’American Physical Society de 1949 (année où Yukawa
reçoit le prix Nobel pour sa théorie), le jeune physicien Murray Slotnik présente
les résultats de son calcul des corrections (dues à la création de mésons virtuels
59
autour du neutron) à prendre en compte dans la diffusion de l’électron par le neu-
tron nucléaire. Slotnik a obtenu deux résultats différents dans les cas, respective-
ment, de champs mésoniques pseudoscalaires et de champs mésoniques pseudo-
vectoriels («pseudo» indique un changement de signe de la grandeur considérée
lors de l’opération d’inversion spatio-temporelle). Oppenheimer objecte que cela
n’est pas possible d’après le «théorème de Case». Kenneth Case, jeune physicien
en post-doctorat à l’Institute for Advanced Studies, vient de démontrer que les
deux cas donnent des résultats identiques et doit en parler le lendemain à cette
même conférence. Slotnik, qui ne pouvait être au courant, est anéanti.

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Feynman était absent lors de l’intervention de Slotnik, mais a été informé


de l’incident : il décide de vérifier le résultat par ses propres méthodes. Il
retourne à son hôtel et, alors qu’il n’a jamais effectué aucun calcul avec des
mésons auparavant, parvient en peu de temps à résoudre le problème de la dif-
fusion d’un électron par un neutron ; comme Slotnik, il obtient des résultats dif-
férents dans les deux cas, pseudoscalaire et pseudovectoriel. Toutefois, il se
rend compte le lendemain, en comparant ses calculs avec ceux de Slotnik, que
ses résultats sont plus généraux : en plus de six mois, Slotnik n’a calculé que le
cas particulier où l’impulsion, transférée par l’électron dans la diffusion, est
nulle, tandis que Feynman, en un soir, a obtenu le résultat général pour toutes
les valeurs de l’impulsion. Le malheureux Slotnik, bien que rassuré à l’égard
du théorème de Case (Feynman trouvera aussi l’erreur commise par Case), est
laminé par la réussite de Feynman. Pour Feynman, au contraire, c’est là une
immense satisfaction : « Ce fut un grand moment d’émotion pour moi, comme
recevoir le prix Nobel, parce que je me suis finalement convaincu que j’avais à
ma disposition une méthode et une technique, et que j’étais en mesure de faire
Diagramme de l’interaction ce que d’autres ne parvenaient pas à faire. Ce fut mon moment de triomphe, où
d’un électron avec lui-même publié
je réalisai que j’avais vraiment réussi à élaborer quelque chose de méritoire »,
par Feynman dans son article
Approche spatio-temporelle commentera Feynman dans son discours Nobel.
de l’électrodynamique quantique. Le véritable triomphe de Feynman a lieu à la conférence d’Oldstone-on-the-
Sur ce diagramme, le temps s’écoule Hudson (Peekskill, New York), du 11 au 14 avril 1949. Il s’agit de la troisième et
de bas en haut. dernière conférence de la série entamée à Shelter Island deux ans auparavant. Les
deux travaux fondamentaux de Feynman ne sont pas encore publiés, mais sa
théorie et ses méthodes sont désormais connues de tous. Cette fois, F. Dyson est
de la partie; il a été admis parmi les nouveaux participants et présente un compte
rendu sur l’équivalence des théories de Schwinger, de Tomonaga et de Feynman.
L’approche de Feynman devient le principal sujet de discussion et tous essaient
de maîtriser ses techniques de calcul et l’utilisation des diagrammes dans le cal-
cul des matrices de diffusion. Comme le commentera Schwinger bien des années
plus tard, «à l’instar des puces de silicium ces dernières années, les diagrammes
de Feynman avaient ouvert le calcul aux masses».
L’article Approche spatio-temporelle
de l’électrodynamique quantique, La consécration
publié par Feynman
en septembre 1949. À l’époque de la conférence d’Oldstone, Feynman a presque terminé ses deux
articles fondamentaux qui contiennent toutes les règles et les méthodes de cal-
cul de son approche de l’électrodynamique quantique, et présentent les idées
physiques qui en sont le fondement. Dans La théorie des positrons, il réinter-
prète les solutions à énergie négative de l’équation de Dirac (les positrons)
comme des électrons qui remontent le temps et, dans ce contexte, il analyse le
problème du mouvement des électrons et des positrons en présence de poten-
tiels extérieurs. L’étude des interactions entre électrons, positrons et photons,
c’est-à-dire l’électrodynamique quantique, est en revanche l’objet de l’article
Approche spatio-temporelle de l’électrodynamique quantique, qui fournit une
« méthode complète, dépourvue d’ambiguïté et probablement cohérente pour
calculer tous les processus qui concernent les électrons et photons » – indique
Feynman dans le résumé.
Comme dans son article consacré à la mécanique quantique non rela-
tiviste, Feynman utilise l’approche spatio-temporelle globale des inté-
grales de chemin, une approche qui, souligne Feynman, « simplifie
considérablement de nombreux problèmes. On peut prendre en compte
60
en même temps des processus qui, selon l’approche ordinaire, seraient
considérés séparément ». Feynman, à la recherche (comme toujours)
d’une image qui facilite la compréhension, illustre cette approche glo-
bale par une métaphore « belliqueuse » : « Un bombardier contemplant
une route à travers la soute à bombes d’un avion volant à basse alti-
tude en voit, tout d’un coup, trois ; il reste perplexe, et la confusion
ne disparaît que lorsque deux d’entre elles se rejoignent et disparais-
sent. Il comprend alors qu’il vient de survoler un endroit où la route
décrit un double coude. » ■

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Escapades brésiliennes
En 1950, Feynman accepte un poste de professeur à Caltech.
Après une année au Brésil, partagée entre enseignement, recherche,
plages et rencontres, il «découvre» une théorie des interactions faibles.

P
endant un hiver glacial à Cornell, alors qu’il travaille «comme un for-
cené» à sa formulation de l’électrodynamique quantique, Feynman
caresse un rêve: voyager en Amérique du Sud. Il suit des cours d’espa-
gnol et, quand le physicien brésilien Jaime Tiommo l’invite à donner, en
été 1949, un cours à Rio de Janeiro, où vient d’être fondé le Centre brésilien pour
la recherche en physique (CBPF), il accepte avec enthousiasme, avec pour seul
regret de ne pas avoir suivi des cours de portugais. Quand, après six semaines
dans l’ambiance chaude et détendue de Rio, enseignant le matin et passant le reste
de la journée sur la plage de Copacabana, Richard revient à Cornell, il envisage
sérieusement de quitter cette université. La ville d’Ithaca est petite, le climat
ingrat et Cornell, qui est principalement une université de sciences humaines,
n’est guère stimulante («Cornell avait toutes sortes de départements qui ne m’in-
téressaient pas beaucoup»).
Une opportunité se présente quelques mois plus tard. Son collègue
Robert Bacher, qui a quitté depuis peu Cornell pour le California Institute of
Technology (Caltech), situé dans la souriante Pasadena (aujourd’hui un quartier
de Los Angeles), l’invite à y donner une série de leçons pendant tout le mois de
février 1950. Feynman apprécie Caltech et les diverses possibilités qu’il offre,
tant par sa localisation que d’un point de vue scientifique (l’institut compte divers
départements où les scientifiques sont très actifs dans des secteurs de pointe). Il
est triste à l’idée de quitter Cornell, car cela signifie se séparer de H. Bethe, mais
lorsque Caltech lui offre, outre un poste de professeur, la possibilité de prendre
immédiatement une année sabbatique (qui lui revient de droit à Cornell, et qu’il
perd, en principe, en changeant de travail), son choix est fait. À partir de l’année
académique 1950-1951, il deviendra, pour le restant de ses jours, professeur de
physique théorique à Caltech. «J’ai été très heureux ici. C’est l’endroit idéal pour

61

Le Sloan Laboratory du California


Institute of Technology.

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Deux bâtiments du Caltech : un type «monodimensionnel» tel que moi. Il y a tous ces gens qui sont au som-
Bridge Annex (à gauche) met, qui sont très intéressés par ce qu’ils font et avec lesquels je peux dialoguer»,
et Parsons Gates Hall (à droite). déclarera-t-il dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman!. Hormis une fois où,
exaspéré par le smog de Los Angeles, il envisagera de retourner à Cornell (cela
ne durera qu’un instant), Feynman ne pensera plus à changer de lieu de travail. Il
refusera même des offres fort avantageuses, comme la chaire de l’Université de
Chicago laissée vacante par la mort de Fermi, en 1954.
Avant de prendre ses fonctions à Caltech, Feynman se rend pour la première
fois en Europe, en avril 1950, à l’occasion du colloque international Particules
fondamentales et noyaux de Paris où sont réunis la plupart des grands physiciens
de l’époque, parmi lesquels Bohr, Dirac, Pauli, Fermi, Born, et Schrödinger. À
Paris, puis à Zurich, où Pauli l’invite à donner une conférence et quelques leçons
juste après le colloque, Feynman expose son approche de la mécanique et de
l’électrodynamique quantiques dans un contexte différent de celui auquel il est
habitué, car ses idées et ses techniques ne sont pas encore familières aux
Européens. Avec ces conférences et deux articles plus mathématiques qui com-
plètent la série de travaux consacrés à l’électrodynamique quantique et auxquels
il travaille en 1950 et 1951, Feynman «en finit» avec la question. Les deux
articles sont publiés dans la Physical Review: le premier (Formulation mathéma-
tique de la théorie quantique de l’interaction électromagnétique) en
novembre 1950, et le deuxième (Un calcul sur les opérateurs ayant des applica-
tions en électrodynamique quantique) en octobre 1951. L’intention de Feynman
est d’établir, du point de vue mathématique, la validité de ses règles de calcul des
éléments de la matrice de diffusion S associés aux processus physiques de l’élec-
trodynamique. Dans son article de 1950, il fournit une preuve complète de l’équi-
valence de ses règles avec celles de l’électrodynamique conventionnelle. Dans le
travail suivant, il développe un nouveau calcul algébrique pour les opérateurs, qui
simplifie la manipulation d’expressions compliquées mettant en jeu des opéra-
teurs (comme ceux qui apparaissent dans le calcul de la matrice de diffusion), et
facilite ainsi la compréhension de la théorie.

Intermezzo brasileiro
L’expérience brésilienne a été si rafraîchissante que Feynman décide de passer
son année sabbatique 1951-1952 au Centre de recherches brésilien de Rio de
Janeiro où il a été invité pour un long séjour. Pendant les dix mois qu’il passe à
Rio, d’août 1951 à juin 1952, Feynman poursuit son travail de recherche et
enseigne aux étudiants de physique de l’Université de Rio, mais fréquente aussi
62
les plages, les bars et les hôtesses de la Pan American qui descendent à l’hôtel où
il loge, le Miramar Palace, à Copacabana. Il s’inscrit également à une école de
samba, devient un assez bon joueur de frigideira (petite poêle qui sert d’instru-
ment à percussion) et est accepté dans l’un des groupes musicaux qui se prépa-
rent au célèbre Carnaval de Rio.
Feynman aime s’attarder, dans ses livres où les anecdotes ont valeur de para-
boles, sur les activités colorées qui agrémentent sa période brésilienne et, de
manière générale, toutes les phases de sa vie. Feynman construit sa propre sta-
tue et contribue à créer le « mythe Feynman ». Depuis l’époque de Cornell, déjà,

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est née la légende de « Dick Feynman, le play-boy scientifique », dont la vie est
agrémentée d’aventures en tous genres dans des lieux que les professeurs de
physique ne fréquentent que rarement, tels les clubs louches de Las Vegas, qui
est devenue sa destination estivale favorite. Les multiples relations amoureuses
qu’il entretient depuis la mort d’Arline lui valent la réputation d’un don Juan
sans scrupule, et la méfiance de certains collègues mariés. Il ne retrouvera un
équilibre qu’à son troisième mariage, en 1960, avec l’Anglaise
Gweneth Howard. Toutefois, même lorsqu’il sera devenu père de famille et que
sa vie californienne aura pris un tour plus tranquille grâce à Gweneth, il ne man-
quera pas de fréquenter un bar où il entretient des rapports amicaux avec les ser-
veuses aux seins nus et avec le patron de l’endroit, un certain Giannoni. Ce der-
nier, quand il fait l’objet d’une enquête de police, lui demande de témoigner en
sa faveur (Feynman sera l’un des rares clients à le faire, et sa fréquentation assi-
due du club de Giannoni fera la une des journaux).

Retour aux mésons


Ses diverses occupations «alternatives», si elles lui fournissent nombre d’anec-
dotes savoureuses qu’il se complaît à raconter, n’absorbent en réalité qu’une
petite partie de son temps, qu’il consacre principalement à sa véritable et unique
passion, la physique. Même au Brésil, les distractions, musicales et autres, ne
l’empêchent pas de travailler beaucoup, comme il l’a toujours fait. Il termine son
deuxième article «mathématique» sur l’électrodynamique quantique, et travaille
aussi, avec son collègue brésilien José Leite Lopes, sur l’application de la théo-
rie pseudoscalaire des mésons à la description du deutérium (l’isotope de l’atome
d’hydrogène dont le noyau contient un neutron et un proton). Feynman avait déjà
travaillé sur la théorie des mésons à l’occasion de l’épisode avec Murray Slotnik
(voir page 59), et avait décidé d’ajouter, dans son article fondamental sur l’élec-
trodynamique quantique de 1949, un dernier paragraphe: ce paragraphe portait
sur l’application de son approche des intégrales de chemin au calcul de proces-
sus de diffusion faisant intervenir des mésons.
Courtesy of the Archives, California Institute of Technology

63

Le professeur Feynman en discussion


avec un étudiant au Caltech.
Feynman attachera toujours
une grande importance
aux méthodes d’enseignement
et aux rapports avec les étudiants.

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L’intérêt de Feynman pour les interactions entre les composants nucléaires,


décrites à l’époque par l’intermédiaire de la théorie des mésons de Yukawa, est
naturel. Si les théories de Schwinger, Tomonaga et Feynman ont de quelque
manière résolu le problème de la description quantique des interactions électro-
magnétiques, au début des années 1950, il n’existe pas de théorie quantique satis-
faisante décrivant les trois autres formes d’interaction de la matière: la force qui
lie les composants du noyau (interaction forte), la force responsable de désinté-
grations telle la désintégration ß (interaction faible, voir l’encadré page 38), et
l’interaction gravitationnelle (le problème est toujours ouvert en ce qui concerne
la gravitation). Dans les années 1950-1960, Feynman apportera sa contribution à
tous ces domaines.
Dans sa période brésilienne, Feynman consacre aussi de nombreuses heures
à des calculs théoriques relatifs aux niveaux d’énergie de noyaux légers et établit
même un contact radio (avec l’aide de radioamateurs qui acceptent gentiment de
servir d’intermédiaires) avec ses collègues de Caltech qui réalisent des expé-
riences sur les mêmes éléments, afin de comparer ses calculs avec les résultats
expérimentaux. Feynman dépense beaucoup d’énergie dans ces calculs, espérant
arriver à une «compréhension plus profonde des noyaux», mais finalement n’en
tire rien: «Je travaillais beaucoup, et ce que j’obtenais était raisonnable. […]
Mais ensuite, je décidai qu’il y avait tellement de paramètres à ajuster – trop
d’“ajustements phénoménologiques de constantes” et je ne pouvais pas être cer-
tain que cela soit vraiment utile.» Ce n’est ni la première fois, ni la dernière, que
Feynman néglige de valoriser un travail théorique qui lui a pourtant demandé des
efforts considérables.

Comprendre au lieu d’apprendre par cœur


Au Brésil, Feynman vit aussi une expérience enrichissante en tant que professeur.
Grâce à la formation particulière reçue de son père, Feynman sera toujours très
sensible au problème de l’enseignement scientifique et, chaque fois qu’il rencon-
trera des méthodes pédagogiques qu’il estime erronées, il exprimera sa désap-
probation. La première occasion se présente avec les étudiants de l’Université de
Rio, auxquels il donne deux cours, l’un sur les méthodes mathématiques de la
physique et l’autre sur l’électricité et le magnétisme. Feynman a l’impression que
les étudiants brésiliens ont une façon d’étudier tout à fait contre-productive: ils
ne posent jamais de questions pendant les cours (de peur de se ridiculiser) et pri-
vilégient la mémorisation plutôt que la compréhension. Ainsi, bien que sachant
réciter toutes les définitions sans se tromper, ils n’ont aucune idée de la façon
d’appliquer ce qu’ils ont étudié à des cas particuliers. C’est comme apprendre par
cœur des phrases d’une autre langue sans comprendre ce que l’on dit, observera
Feynman dans le compte rendu que, à la demande des étudiants, il donne à la fin
de l’année académique sur son expérience didactique au Brésil. Le responsable
de ce gâchis est le système éducatif, fondé sur des livres de cours qui négligent
complètement les applications.
Dans son discours, Feynman, selon son habitude, illustre tout de suite son
propos par un exemple concret. Il ouvre au hasard le livre de physique élémen-
taire que les étudiants utilisent et lit: «“Triboluminescence. La triboluminescence
est la lumière émise quand on brise des cristaux…” Est-ce de la science? – com-
mente-t-il – Non! Ce n’est que la description de ce que signifie un mot en utili-
sant d’autres mots. On ne dit rien sur la nature: quels cristaux produisent de la
lumière quand ils sont brisés? Pourquoi produisent-ils de la lumière?». Il aurait
64
été plus instructif, selon Feynman, d’écrire: «Quand vous prenez un morceau de
sucre et que vous le cassez avec une paire de tenailles dans le noir, vous pouvez
voir un éclair bleuâtre. Certains cristaux se comportent comme ça. Personne ne
sait pourquoi. Le phénomène est appelé triboluminescence.» De cette manière,
tel ou tel étudiant intrigué reproduira l’expérience chez lui et s’intéressera à un
Fritz London (1900-1954), Lev Landau véritable «phénomène naturel», au lieu d’apprendre bêtement des mots vides de
(1908-1968) et Laszlo Tiszla (1907), sens. Dans ce discours de Feynman, on retrouve tout ce qu’il a appris de son père
trois grands noms de la théorie lorsqu’il était enfant: les noms ne parlent pas, on n’apprend rien d’une définition,
de l’hélium superfluide. et tout de la description du fonctionnement des choses. Un principe qui guidera

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Feynman tout au long de son activité d’enseignant: dans ses cours et, en particu-
lier, dans ses célèbres Cours de Physique, lors de l’évaluation des livres scienti-
fiques scolaires (pendant un an, Feynman fera partie de la commission de sélec-
tion des livres scolaires de l’État de Californie), et dans les diverses conférences
de vulgarisation scientifique qu’il donnera au cours de sa vie. En particulier,
Feynman illustrera efficacement ses idées lors d’une conférence intitulée Qu’est-
ce que la science? qu’il donnera aux enseignants des matières scientifiques
en 1966 (et dont le texte sera publié dans le livre Le plaisir de découvrir, qui ras-
semble certains de ses écrits courts). Il présente un cas de «mauvaise manière
d’enseigner la science, parce que fondée sur une idée erronée de ce qu’est la
science» très semblable à celui tiré du livre d’école brésilien. Le sujet est «l’éner-
gie» et le concept est introduit en montrant l’image d’un jouet électrique, un petit
chien, puis l’image d’une main qui le charge, et enfin celle du chien qui se
déplace. La troisième image est accompagnée du texte: «Qu’est-ce qui le fait
bouger?» La réponse est: «L’énergie». Qu’a-t-on appris de cette manière? Rien,
conclut Feynman.

Les intégrales de chemin pour la physique du froid


Le 28 juin 1952, peu après son retour à Caltech, Feynman se marie pour la
deuxième fois, avec Mary Louise (Mary Lou) Bell, qu’il a demandée en mariage Lars Onsager (1903-1976),
prix Nobel de chimie en 1968
par lettre, dans un moment où il se sentait un peu seul, vers la fin de son séjour
et spécialiste de la superfluidité.
brésilien. Il avait déjà eu avec Mary Lou une relation pas très heureuse avant de
partir pour le Brésil et le mariage tournera court. Il se terminera en été 1956 par
un divorce, au cours duquel Richard acceptera d’être reconnu coupable
d’«extrême cruauté» (cette cruauté, pour Mary Lou, est que le bongo de Richard
fait un bruit assourdissant, que Richard est toujours en train de faire des calculs –
dans la voiture, au salon et au lit pendant la nuit). Feynman est effectivement tou-
jours fort pris par son travail, et quand il ne travaille pas, par exemple lors de son
voyage de noces en Amérique latine, au lieu de visiter des monuments avec
Mary Lou, qui est passionnée d’histoire de l’art mexicain, il préfère s’enfermer
dans une chambre d’hôtel pour déchiffrer les hiéroglyphes mayas du «codex de
Dresde», dont il a trouvé la copie dans un musée. Il devient si bon dans l’inter-
prétation de ces signes numériques que lorsque, bien des années plus tard, sa col-
lègue Nina Byers cherche quelqu’un pour donner un colloque général sur les
mathématiques et l’astronomie des Mayas, on lui indiquera Feynman (comme
celui-ci se complaît à le raconter).
De retour à Caltech, Feynman étudie divers sujets. Entre 1953 et 1958, il se
concentre surtout sur des questions à l’époque encore non résolues de la «phy-
sique de la matière condensée», c’est-à-dire de la physique relative aux états
d’agrégation d’un grand nombre d’atomes ou de molécules (un cadre où les résul-
tats de la mécanique statistique prennent une importance particulière). Parmi les
nombreux articles qu’il publie pendant cette période, une dizaine (dont certains
en collaboration avec son étudiant de doctorat Michael Cohen) concerne la phy-
sique de l’hélium liquide, et en particulier la superfluidité, phénomène découvert
expérimentalement en 1911: lorsque de l’hélium liquide est refroidi à une tem-
pérature de 2,19 degrés kelvins (ou une température inférieure), il s’écoule sans
résistance dans des petits tubes très fins.
Dans ses travaux sur la question, contrairement aux approches précédentes
de la théorie de la superfluidité, qui sont essentiellement phénoménologiques
(les noms de référence sont Fritz London, Lazlo Tisza et Lev Landau),
65
Feynman recherche les « principes premiers » dont pourrait découler la théorie,
« en étudiant le comportement, selon les lois de la mécanique quantique,
d’atomes d’hélium interagissant fortement ». De ce « point de vue atomique »,
qui lui permet d’utiliser son approche des intégrales de chemin, Feynman
obtient plusieurs résultats importants, dont l’explication du mécanisme de tran-
sition de phase de l’hélium de l’état liquide à l’état « superfluide » : il démontre
que, malgré les forces d’interaction, les atomes d’hélium liquide se comportent,
dans des conditions particulières, comme des particules libres. Ces particules
suivent la statistique de Bose-Einstein (l’hélium liquide se comporte comme un

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liquide quantique de Bose ; voir l’encadré page 67), et la transition de l’hélium


de l’état fluide à l’état superfluide est donc analogue à la transition qui amène
un gaz idéal de particules suivant la statistique de Bose-Einstein à « se conden-
ser » (phénomène appelé condensation de Bose-Einstein), hypothèse que
Fritz London avait déjà formulée, sans pouvoir la justifier.
Feynman a obtenu ce résultat depuis peu lorsqu’il participe, en sep-
tembre 1953, au premier congrès international de physique théorique ayant lieu
au Japon depuis la guerre. À Kyoto, lors de la seconde partie du congrès (la pre-
mière s’est déroulée à Tokyo), Feynman présente son «explication de la super-
fluidité sur la base des lois de la dynamique quantique» dans une intervention
intitulée La théorie atomique de l’hélium liquide, et obtient l’approbation de l’un
des plus grands experts de l’époque en matière de superfluidité, et de manière
générale en mécanique statistique, le futur prix Nobel de chimie Lars Onsager.
Feynman racontera que le lendemain de son intervention, un journaliste du Time
avait téléphoné dans la chambre d’hôtel qu’il partageait avec son collègue et ami
Abraham Pais, pour communiquer l’intérêt du magazine pour le travail présenté
au congrès. Tout fier de son succès, Feynman avait trouvé naturel que le travail
en question soit le sien: or, le destinataire du coup de téléphone était Pais!

De la superfluidité à la supraconductivité
L’étude de la superfluidité, le phénomène selon lequel l’hélium coule sans résis-
tance (ou viscosité) à des basses températures, pousse naturellement Feynman à
Le physicien Abraham Pais s’intéresser à la supraconductivité, le phénomène selon lequel, dans certains
(1918-2000, ici en 1986), métaux, l’électricité circule sans résistance à basses températures. En 1956, dans
ami de Feynman et d’Einstein, son intervention au Congrès international de physique théorique de Seattle, inti-
fut l’auteur d’une célèbre tulée Superfluidité et supraconductivité, Feynman commence par évoquer la
biographie d’Einstein.
superfluidité et la supraconductivité du début des années 1950 comme «deux
citadelles assiégées, complètement encerclées par les progrès de la physique,
mais demeurant isolées et inattaquables».
À l’époque du congrès de Seattle, la « deuxième citadelle », la description
microscopique correcte de la supraconductivité, est encore – pour Feynman
comme pour les autres – inexpugnable. En peu de temps, cependant, elle sera
Une expérience montrant l’absence conquise par les physiciens John Bardeen, Leon Cooper et Robert Schrieffer
de viscosité de l’hélium superfluide : qui, en juillet 1957, publieront dans la Physical Review un article fondamen-
quand on verse de l’hélium tal sur la théorie de la supraconductivité (laquelle deviendra d’ailleurs la
superfluide dans la partie interne « théorie BCS », des initiales des trois auteurs). Schrieffer avait été chargé de
d’un vase Dewar double,
transcrire l’allocution de Feynman à Seattle, où celui-ci avait décrit en détail
le fluide se répand aussitôt
dans le vase externe jusqu’à ce que ses diverses (et vaines) tentatives de trouver, « en partant des principes pre-
les niveaux soient égaux. miers » comme il l’avait fait dans le cas de la superfluidité, la solution à
l’énigme de la supraconductivité. « Pourquoi n’avons-nous pas, nous physi-
ciens théoriciens, résolu ce problème ? Nous n’avons pas l’excuse du manque
d’expériences […]. La seule raison est que nous n’avons pas eu assez d’ima-
gination », avait conclu Feynman.
En relation avec le problème de la supraconductivité, auquel il travaille avec
constance dans les années 1954-1957, Feynman s’occupe aussi d’un autre pro-
blème, pour lui plus marginal, mais important pour les physiciens de la matière
condensée: le calcul de l’énergie et de la masse efficace des polarons, électrons
délocalisés d’un cristal ionisé, qui se déplacent en même temps que le champ de
déformation du réseau cristallin créé par leur présence (les électrons délocalisés
attirent les ions positifs qui les entourent, déformant le réseau cristallin). Dans ce
66
cas, comme dans celui d’autres problèmes auxquels il consacre son attention dans
les années 1950 et 1960, Feynman veut prouver l’efficacité de sa méthode des
intégrales de chemin dans des domaines différents. Les travaux de Feynman en
physique de la matière condensée seront d’une grande utilité pour la petite com-
munauté des physiciens du domaine: «L’influence de Feynman sur la physique
de la matière condensée a été profonde et continuera à l’être. Les diagrammes de
Feynman et les intégrales de chemin sont devenus des instruments indispensables
tant pour les théoriciens que pour les expérimentateurs», écrira David Pines, un
physicien illustre, dans Physics Today.

© POUR LA SCIENCE
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Le plaisir de la découverte d’une nouvelle loi


Dans les années 1950, même s’il consacre beaucoup de temps aux problèmes de
physique « non fondamentale », Feynman s’intéresse toujours à la physique des
constituants de la matière et de leurs interactions. Ainsi, de manière pionnière, il
étudie le problème (encore ouvert aujourd’hui) de la quantification de la gravi-
tation : une synthèse entre la relativité générale d’Einstein, qui est une théorie
non quantique de la gravitation, et les principes fondamentaux de la mécanique
quantique. L’approche adoptée par Feynman est identique à celle qu’il a utilisée
dans sa formulation de l’électrodynamique quantique. Feynman voit en effet la

Les statistiques quantiques


E n mécanique classique, il est toujours possible de dis-
tinguer des particules identiques (c’est-à-dire des parti-
cules qui ont les mêmes propriétés intrinsèques) : si à un ins-
Ces deux cas sont réalisés dans la nature : le cas symé-
trique correspond aux bosons, particules de spin entier
tel le photon (de spin 1) et, de manière générale, toutes
tant donné une particule A occupe la position r1 et une par- les particules qui jouent le rôle d’intermédiaires des inter-
ticule B (identique à A) la position r2, nous pouvons suivre actions fondamentales. Le cas antisymétrique correspond
la trajectoire des deux particules de manière à distinguer, à aux fermions, particules de spin demi-entier tel l’électron
tout instant ultérieur, la particule A de la particule B. (de spin 1/2).
Cela n’est plus possible en mécanique quantique : la mesure
de la position d’une particule entraîne immédiatement une
incertitude sur sa vitesse. Il est donc impossible de « suivre »
pas à pas les trajectoires des particules (en effet, suivre une
S upposons que deux fermions identiques soient dans
le même état physique, c’est-à-dire que ψA = ψB
dans l’équation (2). Alors ψ(r1,r2) = 0, ce qui signifie
trajectoire signifie connaître la position et la vitesse de la que la probabilité de cet état est nulle. En d’autres
particule à chaque instant), et, par conséquent, de distin- termes, des fermions identiques ne peuvent pas coexister
guer la particule A de la particule B. dans le même état physique. Cette propriété des fer-
Pour exprimer cette limitation intrinsèque de la mécanique mions fut énoncée en 1925 par Pauli au sujet des élec-
quantique, on considère la fonction d’onde ψ(r1,r2) d’un trons atomiques, et est depuis nommée principe d’exclu-
système de deux particules quantiques identiques A et B : sion de Pauli. Les bosons, en revanche, peuvent coexis-
l’état physique du système doit rester inchangé si les parti- ter dans le même état quantique. En particulier, à des
cules sont échangées, puisqu’on ne peut pas les distinguer températures très basses, les particules d’un gaz de
l’une de l’autre. De même, la probabilité ψ(r1,r2)2 Bose-Einstein « se condensent » dans leur état quantique
qu’une particule se trouve en r1 et l’autre en r2 est inva- fondamental, c’est-à-dire dans l’état correspondant au
riante quand on échange r1 et r2, donc niveau d’énergie le plus bas. On obtient un « condensat
ψ(r2,r1) = ±ψ(r1,r2). En d’autres termes, la fonction ψ doit de Bose-Einstein ».
être invariante sous l’échange des particules (symétrique),
ou changer de signe (antisymétrique).
Dans le cas de particules n’interagissant pas, la fonction
d’onde ψ du système peut s’écrire comme une somme de
L es comportements des bosons et des fermions ont été
décrits au début du XXe siècle, respectivement par
Satyendranath Bose et Albert Einstein (statistique de
produits des fonctions d’onde ψA et ψB des particules indi- Bose-Einstein), et par Enrico Fermi et Paul Dirac (statis-
viduelles. Les deux seules combinaisons qui laissent la fonc- tique de Fermi-Dirac). Dans les années 1950, Feynman
tion ψ inchangée lorsque l’on échange r1 et r2 sont : comprend que la transition de l’hélium liquide à l’hélium
ψ(r1,r2) = ψA(r1) ψB(r2) + ψA(r2) ψB(r1) (1) superfluide peut être modélisée par la statistique de
et ψ(r1,r2) = ψA(r1) ψB(r2) – ψA(r2) ψB(r1). (2) Bose-Einstein.

Dans un gaz de Bose-Einstein (a), le nombre autorisé de


particules par état n’est pas limité, bien au contraire : à très a ÉNERGIE b ÉNERGIE
basse température, les particules tendent toutes à occuper
l’état fondamental du système (celui dont l’énergie est la
plus basse). La statistique de Fermi-Dirac (b), en revanche, 67
est régie par le principe d’exclusion de Pauli : deux fermions
identiques ne peuvent pas occuper le même état. Le nombre
de particules se trouvant sur un niveau d’énergie donné est
donc limité. À basse température, cette limite est aussitôt
atteinte dans le niveau fondamental et les fermions doivent
se répartir (toujours en respectant le principe d’exclusion)
sur les niveaux excités (d’énergie supérieure). Les schémas
ci-contre représentent ces deux statistiques dans le cas limite
où la température est égale au zéro absolu.

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Paul Dirac (à gauche)


et Richard Feynman pendant
la conférence de Varsovie, en 1962.

théorie quantique de la gravitation « simplement comme une autre théorie quan-


tique de champ » : dans l’électrodynamique quantique, les quanta de champ,
c’est-à-dire les particules qui transmettent les interactions électromagnétiques
entre les charges, sont les photons (particules de masse nulle et de spin 1), tan-
dis que dans le cas du champ gravitationnel, les quanta qui transmettent l’inter-
action entre les masses sont les gravitons, des particules de masse nulle et de
spin 2. Toutefois, la théorie quantique du champ gravitationnel ainsi formulée
n’est pas renormalisable, et présente donc des termes divergents.
Dans le cas de la gravitation, Feynman aborde le problème des infinis de
façon pragmatique: au lieu de rechercher la théorie de la gravitation quantique à
partir des bases et sans concession, il se concentre sur les calculs qu’il peut réali-
ser en utilisant la méthode des perturbations (voir l’encadré page 48). Cette façon
de procéder n’est pas habituelle parmi les physiciens qui étudient la gravitation:
ceux-ci suivent généralement une approche traditionnelle, et essaient d’obtenir la
théorie exacte. Feynman ne fait pas partie de cette communauté, et n’en a appa-
remment pas une très haute opinion (malgré son estime indubitable pour des per-
sonnages tels que John Wheeler et Bryce deWitt, mari de Cécile Morette, qui tra-
vaillent activement dans ce domaine). Des personnes qui «ont un peu la tête dans
68
les nuages, et discutent indéfiniment sans regarder où elles vont, prononçant des
incantations comme “G-mu-nu, G-mu-nu” » : telle est la description que
Feynman fait des participants de l’une des premières conférences sur le rôle de la
gravitation en physique, organisée en janvier 1957 sur le campus de Chapel Hill
de l’Université de Caroline du Nord. Cette description est destinée à un chauffeur
de taxi à qui Feynman, arrivé à l’aéroport un jour après le début de la conférence,
est incapable de spécifier dans laquelle des deux universités il doit se rendre. Le
chauffeur de taxi n’a aucune hésitation: il s’agit des personnes qu’il a transpor-
tées la veille à Chapel Hill, c’est là qu’il doit le conduire.

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Feynman est aussi capable de descriptions beaucoup plus féroces: «C’est


comme un tas de vers qui essaient de sortir du col d’une bouteille en rampant les
uns sur les autres. Ce n’est pas que la question soit difficile; le fait est que les
types bien sont occupés ailleurs. Rappelle-moi de ne jamais plus participer à une
conférence sur la gravitation», écrit-il à sa troisième femme Gweneth, pendant la
conférence de Varsovie en juillet 1962. Pourtant, à Varsovie, il aura le plaisir de
rencontrer son «héros» Dirac.
Dans les années 1956-1957, Feynman travaille aussi à la théorie des interac-
tions faibles, le seul domaine de la physique où, selon lui, il saura formuler une
«nouvelle loi de la nature» (alors qu’il verra toujours sa théorie de l’électrody-
namique quantique comme une «reformulation», plutôt que la découverte d’une
nouvelle loi). Son intérêt pour la désintégration ß, alors décrite selon la théorie
élaborée par Fermi dans la première moitié des années 1930, naît en avril 1956
lors de la conférence de Rochester (New York) sur la «physique nucléaire des
hautes énergies». C’est la sixième d’une série de conférences annuelles lancée en
1950 par le physicien Robert Marshak, qui souhaitait poursuivre l’heureuse expé-
rience des trois conférences de Shelter Island, Pocono et Oldstone.
En 1956, la discussion se centre sur les interactions faibles, et en particulier
sur l’«énigme thêta-tau»: deux particules, nommées respectivement thêta et tau,
et se comportant par de nombreux aspects comme si elles étaient la même parti-
cule (même masse, même durée de vie), se désintègrent pourtant de deux
manières différentes. Cela n’est pas gênant en soi (une même particule peut se
désintégrer de plusieurs façons), mais ces désintégrations introduisent un autre
problème: à cette époque, les physiciens sont convaincus que la physique est
invariante par la transformation de parité, c’est-à-dire que l’image dans un miroir
d’un système physique obéit aux mêmes lois que le système initial. Or, les pro-
duits de la désintégration des particules thêta et tau n’ont pas les mêmes proprié-
tés par transformation de parité. Comment une même particule donnerait-elle des
produits aux propriétés différentes par transformation de parité, si cette transfor-
mation conserve les lois de la physique? Ainsi, soit les particules thêta et tau sont
deux particules différentes, soit les interactions faibles violent l’invariance par
transformation de parité, et les particules thêta et tau sont bien «deux faces»
d’une même particule. À l’époque, de nombreux physiciens refusent cette idée.
Toutefois, sur quels faits concrets se fonde la conviction que les interactions
faibles respectent la symétrie de parité?

Les interactions faibles

L a force faible est responsable de la désintégration de


particules et de noyaux atomiques. La première
expression mathématique générale de la force faible fut
Les particules correspondant à ces champs de jauge seront
observées en 1983 au CERN de Genève : elles ont un
spin 1, sont très lourdes (d’où le court rayon d’action de la
déterminée par Fermi en 1934, en fonction du lagran- force), et les W± sont chargées électriquement, des carac-
gien qui décrit l’interaction des quatre particules en jeu téristiques qui avaient toutes été prévues par la théorie de
dans l’interaction faible (Fermi fit le calcul pour la désin- jauge proposée par Glashow, Weinberg et Salam
tégration ß, où les quatre particules sont un neutron, un en 1967 (et démontrée renormalisable par Gérard ‘t Hooft
proton, un électron et un anti-neutrino). Plus tard, dans en 1971). Cette théorie unifie l’électromagnétisme et les
les années 1950, Marshak, Sudarshan, Feynman, Gell- interactions faibles en une «interaction électrofaible ».
Mann et d’autres raffinèrent la théorie de Fermi, et arri- Les caractéristiques de la force faible :
vèrent à la théorie V–A (voir page 71). Cette théorie – Elle agit avec la même intensité sur les particules. Toutes les
fonctionne bien pour de petites énergies, mais n’est plus particules connues (sauf le photon) sont sensibles à cette
69
valable à des énergies comparables à celles des accélé- force, en particulier les neutrinos, qui ne sentent qu’elle.
rateurs de particules modernes (quelques centaines de – Elle a un rayon d’action extrêmement court.
GeV). Elle est modifiée dans les années 1960-1970, par – Elle est très faible, ce qui implique la relative lenteur des
l’ajout de trois « champs de jauge », nommés W+, W– désintégrations et la difficulté d’observation des neutrinos,
et Z0. Les théories de jauge sont une généralisation de qui interagissent faiblement avec les autres particules.
l’électrodynamique quantique, où les champs de jauge – Elle viole la symétrie de parité : l’image dans un miroir
sont les « porteurs » de la force faible, tout comme le d’une interaction faible n’existe pas dans la nature. Cette
photon est le « porteur » de la force électromagnétique et violation est incorporée dans la théorie V-A et dans la
est son champ de jauge. théorie de jauge moderne.

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Telle est la question que pose à Feynman le physicien expérimentaliste


Martin Block, son compagnon de chambre pendant la conférence, tandis qu’ils
discutent ensemble un soir. Le lendemain, Feynman pose cette même question,
pour le compte de Block, pendant une session de la conférence (Block n’osait pas
la poser lui-même). Une réponse satisfaisante ne sera proposée que quelques
mois plus tard, par les physiciens Chen Yang et Tsung Lee, eux aussi présents à
la conférence de Rochester, dans leur article La question de la conservation de la
parité dans les interactions faibles: ils examinent l’invariance des lois de la phy-
sique par la symétrie de parité dans la désintégration ß et dans d’autres types de
désintégrations, et suggèrent des expériences pour vérifier si la parité est ou non
violée par les interactions faibles. Le travail de C. Yang et T. Lee est publié en
octobre 1956 dans la Physical Review et, dès décembre, une des expériences sug-
gérées est réalisée par l’équipe de la chercheuse Chien Wu à l’Université de
Columbia (où se trouve T. Lee). C’est la première vérification expérimentale de
la violation de la parité (ce qui vaudra à C. Yang et T. Lee le prix Nobel en 1957).
Ainsi, lorsque les physiciens des hautes énergies se réunissent à nouveau en
avril 1957 pour la conférence de Rochester, l’énigme de l’année précédente est
résolue. Toutefois, il manque encore une théorie des interactions faibles satisfai-
sante tenant compte de la violation de l’invariance par parité. Feynman participe
à cette conférence, durant laquelle il loge chez sa sœur Joan, installée depuis peu
à Syracuse, près de New York. Dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman!, il
raconte que, alors qu’il se plaignait que tout lui semblait trop compliqué et qu’il
ne parvenait pas à comprendre un article que T. Lee lui avait donné et qui allait
être discuté lors de la conférence, sa sœur, qui le connaissait bien, lui avait
répondu: «Ce que tu veux dire, ce n’est pas que tu ne le comprends pas, mais que
tu ne l’as pas inventé toi-même. Ce que tu dois faire, c’est imaginer que tu es à
nouveau un étudiant, prendre l’article dans ta chambre et le lire ligne par ligne,
en vérifiant toutes les équations. Tu comprendras alors très facilement.» Richard
suit ce conseil et, non seulement parvient à tout comprendre, mais trouve sa
propre voie vers la «découverte de la loi des interactions faibles».
Le point important concerne la forme des termes décrivant l’interaction
faible: Fermi avait compris que les interactions faibles étaient des interactions
entre quatre particules de spin 1/2 (un neutron se transforme en un proton en
émettant un électron et un anti-neutrino, dans le cas de la désintégration ß), que
l’on représentait par le produit des combinaisons de leurs spineurs pris deux à
deux (les spineurs du neutron et du proton d’un côté, ceux de l’électron et de

Courtesy of the Archives, California Institute of Technology

70

Murray Gell-Mann, prix Nobel


de physique en 1969,
et Richard Feynman à Caltech.

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l’anti-neutrino de l’autre dans le cas de la désintégration ß). Ce produit donnait le


lagrangien du système. Pauli, quelques années plus tard, avait démontré que, pour
que l’invariance relativiste soit valide, seuls cinq types de combinaisons étaient
possibles entre les spineurs pris deux à deux: les combinaisons pouvaient donner
un scalaire (S), un vecteur (V), un tenseur (T), un pseudo-vecteur ou vecteur axial
(A), et un pseudo-scalaire (P). Jusqu’à présent, l’invariance par parité imposait
que le lagrangien soit un scalaire, c’est-à-dire que le produit des deux combinai-
sons de spineurs soit un scalaire (par exemple un produit S.S, ou P.P, ou V.V,
ou A.A, ou T.T, ou (S+T).(S+T)).
En lisant l’article de T. Lee, Feynman réalise que, puisque les interactions
faibles violent l’invariance par parité, le lagrangien qui les décrit présente une
partie scalaire et une partie pseudo-scalaire. Il en déduit qu’elles peuvent toutes
être représentées par des combinaisons de spineurs de type V–A (soustraction
– ou somme – d’un vecteur et d’un pseudo-vecteur). Le produit de deux combi-
naisons V–A donne une somme de deux scalaires et deux pseudoscalaires, en
accord avec l’invariance relativiste. Feynman est conscient d’aller à l’encontre de
certains résultats expérimentaux, alors considérés comme valides, qui suggèrent
que la désintégration du neutron est décrite par le schéma S+T, mais il pense être
dans le vrai. Le lendemain, Feynman, qui n’était pas dans la liste des intervenants, Le physicien Robert Marshak
demande à Kenneth Case (celui du «théorème de Case», que Feynman avait (1916-1992) était, en même temps que
démoli à l’occasion de l’épisode avec le physicien Slotnik!) de lui prêter cinq Feynman, sur la piste de la théorie
minutes pour exposer sa découverte. À la fin de la conférence, il interrompt tout des interactions faibles.
et part en vacances au Brésil pendant quelques semaines.

J’ai découvert une nouvelle loi!


Feynman n’est pas le seul à croire à l’hypothèse V–A. Avant la conférence de
Rochester, Marshak et son étudiant de doctorat George Sudarshan s’étaient
convaincus que les interactions faibles étaient de la forme V–A. Un jeune et
brillant physicien théoricien, Murray Gell-Mann, arrivé en 1955 à Caltech en
qualité de professeur, travaille aussi à cette hypothèse. Pendant que Feynman
est au Brésil, M. Gell-Mann discute avec R. Marshak et G. Sudarshan des
implications de la théorie V–A, ainsi qu’avec les physiciens expérimentateurs
de Caltech. De retour à Caltech, Feynman se rend chez les expérimentateurs
pour voir l’avancée de leurs expériences sur la désintégration ß du neutron. Ces
derniers l’informent des idées de M. Gell-Mann (qui à son tour est parti en
vacances) : ce dernier envisage que cette interaction soit de la forme V–A. « Je
me levai d’un bond de ma chaise et m’exclamai : “Mais alors je comprends
TOUUUUUUUUT !”», racontera-t-il. Si M. Gell-Mann pensait à la forme V–A
pour la désintégration du neutron, alors son hypothèse que toutes les interac-
tions faibles avaient cette forme devait être exacte. « Cette nuit-là, je calculai
toutes sortes de choses avec cette théorie. […] J’étais très excité. C’était la pre-
mière, et la seule fois de ma carrière, que je connaissais une loi de la nature que
personne d’autre ne connaissait. »
Feynman estimait en effet n’avoir, jusque-là, qu’amélioré le travail
d’autres ou démontré comment des équations déjà formulées fonctionnaient.
Sa véritable aspiration était cependant la découverte d’une nouvelle équation,
comme l’avait fait Dirac avec son équation relativiste pour l’électron : « Je
pensai à Dirac, qui avait trouvé son équation […] et à présent j’avais cette nou-
velle équation pour la désintégration bêta, qui n’était pas d’importance vitale
comme l’équation de Dirac, mais qui était valide. C’est la seule fois où j’ai
71
découvert une nouvelle loi. » « Naturellement c’était faux… », ajoute-t-il
immédiatement : Murray Gell-Mann d’une part, G. Sudarshan et R. Marshak
d’autre part, avaient eux aussi trouvé cette même loi, comme il l’apprendrait
peu après, mais cela n’avait pas gâché le plaisir éprouvé au moment de la
découverte. En effet, Feynman n’accordera jamais d’importance aux questions
de priorité (le travail sur la théorie V–A, par exemple, sortira à son nom et à
celui de M. Gell-Mann). À tel point que souvent, il négligera de publier ses
résultats, une fois atteint le but qu’il s’était assigné, la compréhension du fonc-
tionnement des choses. ■

© POUR LA SCIENCE
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Le début de la célébrité
Dans les années 1960, Feynman « découvre » la vie de famille
et la peinture, donne ses célèbres Cours de physique,
reçoit le prix Nobel et invente la physique des partons.

E
n septembre 1958, alors qu’il participe à la conférence des Nations Unies
Atomes pour la paix qui se tient à Genève, Feynman rencontre
Gweneth Howard sur les rives du lac Léman . La jeune Anglaise, âgée
de 24 ans, vient de quitter sa petite ville du Yorkshire pour voir le monde et tra-
vaille comme jeune fille au pair. Richard, lassé de vivre seul, lui offre un poste
de gouvernante dans sa maison d’Altadena, sur les collines qui entourent
Pasadena. Gweneth le rejoint en juin 1959 et devient sa troisième (et dernière)
épouse en septembre 1960.
Avec Gweneth, Feynman s’assagit. Son premier fils Carl (baptisé ainsi en
l’honneur du physicien Carl Anderson, découvreur du positron, dont Feynman
est devenu l’ami à Caltech) naît en 1962 et, en 1968, le couple adopte Michelle.
Richard peut jouer du bongo, fréquenter les bars, faire des calculs quand il veut,
et jouir en même temps d’une vie familiale heureuse. L’été, au lieu de se rendre
à Las Vegas, il embarque sa famille dans des voyages aventureux, de préférence
à bord de sa camionnette, célèbre à Caltech pour les diagrammes (les dia-
grammes de Feynman !) peints sur la carrosserie et pour sa plaque QANTUM
(QUANTUM excédait le nombre de lettres autorisées).
Dans les années 1960, outre la science et sa famille, Feynman se découvre
une nouvelle passion, la peinture. Ce nouvel intérêt est né d’un marché qu’il a
conclu avec le peintre Jirayr (Jerry) Zorthian, rencontré à une soirée vers la fin
des années 1950 et devenu son ami intime (Jerry sera son témoin lors de son
La célèbre camionnette mariage avec Gweneth) : Jerry accepte de donner des leçons de peinture à
de Richard Feynman, avec ses Richard en échange de leçons de physique. L’intérêt de ce dernier pour la pein-
diagrammes peints sur la carrosserie ture vient en partie de son désir de comprendre la valeur et l’essence de l’expé-
et sa plaque personnalisée. rience artistique, si différente de l’expérience scientifique, mais Feynman est
aussi motivé par une raison plus secrète, liée à sa fascination pour la « nature » et
les lois qui la gouvernent :
Je désirais vivement apprendre à peindre, pour une raison que je gardais
secrète : je voulais être en mesure de communiquer l’émotion que j’éprouve face
à la beauté du monde. […] Je voulais percevoir et transmettre une certaine
généralité inhérente aux choses, qui semblent si différentes et se comportent de
manières tellement différentes, mais qui sont toutes gouvernées en coulisses
par la même organisation, par les mêmes lois physiques. Cette généralité est
un hommage à la beauté mathématique de la nature .
Comme dans tout ce qu’il fait, le peintre Feynman s’applique. Il acquiert
une certaine maîtrise et exposera ses œuvres, parvenant même à en vendre
quelques-unes. Le premier tableau qu’il vend, intitulé Le champ magné-
tique du Soleil, est fondé sur une photo des protubérances solaires
(engendrées par le champ magnétique du Soleil), prise dans un ins-
titut d’astrophysique du Colorado. L’artiste Feynman expliquera :
Je voulais peindre quelque chose de beau qu’aucun artiste
n’aurait eu l’idée de peindre : les lignes plutôt compliquées et tor-
turées du champ magnétique, qui se regroupent d’un côté et s’éten-
dent au loin de l’autre .

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Portrait de Richard Feynman exécuté


par son ami et maître en matière de
peinture, le peintre Jirayr Zorthian.

Les trois livres rouges


Feynman dit un jour à son collègue David Goodstein que, à long terme, sa
contribution la plus importante à la physique n’était pas ses travaux de
recherche (sa théorie de l’électrodynamique quantique, ses travaux dans la phy-
sique de la matière condensée, etc.), mais ses Cours de physique. Les trois gros
volumes à la couverture rouge, The Feynman Lectures on Physics : I, II, III, qui
rassemblent une série de leçons d’introduction à la physique (de la mécanique
à l’électromagnétisme et à la mécanique quantique) professées par Feynman
pendant les années académiques 1961-1962 et 1962-1963, sont sans aucun
73
doute un monument de la culture scientifique «Si nous connaissons ses lois,
nous connaissons la Nature», proclamait Feynman. Les volumes sont aujour-
d’hui encore réimprimés, et restent un instrument didactique fondamental pour
les étudiants et les professeurs de physique.
L’entreprise des Cours de physique est, pour Feynman, un travail à temps
quasiment plein, de septembre 1961 à mai 1963. Les leçons sont données deux
fois par semaine à des freshmen de l’année académique 1961-62, puis, l’année
suivante, à des sophomores. L’idée d’un cours spécial pour les étudiants des
deux premières années, plus moderne et incluant les développements récents

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de la physique contemporaine, est celle du physicien Matthew Sands, collègue


de Feynman à Caltech et membre de la Commission on College Physics, une
commission nationale créée pour améliorer le système d’enseignement uni-
versitaire de la physique. Sands, qui avait obtenu l’accord des autorités de
Caltech pour moderniser le programme de l’enseignement d’introduction à la
physique – assisté dans cette initiative par deux collègues, l’astrophysicien
Robert Leighton et le physicien expérimentateur Victor Neher – avait eu la
brillante idée de proposer le cours à Feynman.
Le travail est considérable car Feynman n’a pas l’habitude d’enseigner à
ce niveau. Toutefois, il relève le défi et, pendant deux ans, se consacre corps
et âme à l’enseignement ; il donne aussi un cours de gravitation pendant l’an-
née académique 1962-63 (16 des 27 leçons seront ensuite publiées à titre post-
hume, en 1995, sous le titre Cours de Feynman sur la gravitation), et enseigne
tous les mercredis à des scientifiques et ingénieurs des Hughes Research
Laboratories à Malibu (un engagement pris par Feynman, qui aime avoir un
contact direct avec les ingénieurs et les industriels et qui cherchera à mainte-
nir ce contact le plus longtemps possible).
Les leçons de Feynman constituent un véritable événement à Caltech.
L’auditoire est composé non seulement des étudiants de l’année concernée,
mais d’étudiants de doctorat et de professeurs. Toutes les leçons sont enregis-
trées, puis retranscrites par Sands et Leighton, d’abord sous la forme de cours
polycopiés, puis sous la forme de livres publiés en un temps record par
Addison-Wesley. Le premier volume, correspondant à la première année de
cours et consacré à la mécanique (classique et relativiste), au rayonnement et
à la chaleur, est publié en 1963. Le deuxième volume, qui traite « principale-
Ci-dessus, un tableau de Feyman et à ment d’électromagnétisme et de matière » comme l’indique son sous-titre, sort
droite, une photographie de Feynman en 1964 et comprend environ trois-quarts des leçons de la deuxième année. Le
pries pendant un cours. troisième volume, consacré à la mécanique quantique et publié en 1965, inclut
les douze dernières leçons de la deuxième année et un ajout de sept leçons
données en mai 1964.

Le professeur des professeurs


La transcription des leçons de Feynman représente un travail de titan : plus
d’un million de mots à transformer en un texte cohérent en un délai fort réduit.
Le résultat, s’il est optimal, ne transmet toutefois pas les particularités
visuelles et sonores de l’expérience qu’était une leçon professée par Feynman.
Pour Feynman, dira David Goodstein, « la salle de classe était un théâtre, et le
professeur un acteur, qui doit jouer avec des effets “ dramatiques ” et pyro-
techniques» et, en même temps, donner des faits et des chiffres ». Feynman est
homme de spectacle dans l’âme et tous ceux qui ont assisté à l’une de ses
« représentations » sont unanimes : ses cours étaient une expérience à part.
Néanmoins, Feynman n’est pas seulement guidé par le plaisir de se donner en
spectacle : sa motivation principale est l’amour de la physique et le plaisir de
la transmettre aux autres, particulièrement aux étudiants. Un de ses étudiants
devenu ensuite ami intime, le physicien Albert Hibbs (coauteur du manuel
Mécanique quantique et intégrales de chemin, fondé sur les cours donnés par
Feynman dans les années 1950 et publié en 1965) racontera :
Je me souviens de sa façon d’être quand on entrait dans la salle de classe
pour assister à l’un de ses cours. Il était debout et souriait à tous ceux qui
entraient, et il tambourinait des rythmes compliqués du bout des doigts […] Une
74
fois tout le monde assis, y compris les retardataires, il prenait une craie et se
mettait à la faire tournoyer entre ses doigts […] toujours avec un air heureux,
comme s’il souriait d’une plaisanterie connue de lui seul. Puis, toujours en sou-
riant, il nous parlait de physique […] nous aidant à participer à sa manière de
comprendre les choses. Ce n’était pas une plaisanterie qui provoquait son sou-
rire et faisait briller ses yeux. C’était l’amour de la physique ! Une propension
contagieuse. Nous avons eu la chance d’avoir été conquis à notre tour.
Cependant Feynman, malgré l’extraordinaire qualité de ses leçons, n’est pas
le professeur idéal. L’effet de ses cours sur les étudiants, s’il est inoubliable, n’est

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Richard Feynman, scientifique,


musicien, peintre, enseignant et…
homme de spectacle : pendant
ses leçons, il donnait libre cours
à ses talents d’histrion.

pas toujours positif, en particulier pour ceux qui font leurs premières armes:
découvrir la physique par les Cours de Feynman n’est pas chose facile, principa-
lement à cause de sa manière inhabituelle de présenter les choses. La préparation
d’un cours d’introduction pour les étudiants des deux premières années lui a
donné l’occasion de repenser toute la physique depuis le début, et de la présenter
à sa façon. À tel point que quand il ne trouve pas une approche différente de la
présentation conventionnelle, comme dans le cas des équations de Maxwell, il en
est frustré. Malheureusement, ces façons ingénieuses et «plus excitantes» d’ex-
pliquer la matière ne sont pas à la portée de tous. Goodstein dira à ce propos:
Même quand il pensait fournir des explications claires aux étudiants de pre-
mière ou de deuxième année, ce n’étaient en réalité pas toujours eux qui en
tiraient le plus grand bénéfice. Nous, scientifiques, physiciens, professeurs,
étions les principaux bénéficiaires de sa magnifique entreprise, qui n’était rien
de moins que de voir toute la physique avec des yeux neufs. Feynman était plus
qu’un grand professeur […], c’était un grand professeur de professeurs.
Feynman lui-même se rend compte que tous les étudiants ne sont pas en
mesure de profiter comme il le voudrait de ses leçons. Quand, dans la préface
qui accompagne chacun des trois volumes rouges, il se demande si l’« expé-
rience » de ce nouveau cours d’introduction à la physique est réussie, la réponse
donnée est négative : « Mon point de vue est pessimiste. Je ne pense pas avoir
très bien réussi avec les étudiants. » Cependant, comme il le conclut dans l’épi-
PAS EN UNE MINUTE
logue à la fin du troisième volume, son véritable objectif n’est pas tant de pré-
Le jour de l’attribution du prix parer les étudiants à un examen, que de leur donner la possibilité « d’apprécier
Nobel, Feynman dut affronter un
les merveilles du monde physique et la manière dont elles sont décrites par la
flot de journalistes, qui tous l’as-
saillaient de questions : pour quelle physique, qui est une des parties les plus importantes de la culture des temps
découverte avez-vous eu le prix? modernes ». Un objectif qu’il a sans aucun doute atteint.
Quelle application ces recherches
ont-elles en informatique? Pour-
Le prix Nobel et autres honneurs
riez-vous présenter vos recherches Dans les années 1960, la célébrité de Feynman dépasse les frontières du
76 en quelques mots? Il lui était monde de la recherche scientifique. Avec ses Cours de physique, Feynman
impossible de répondre à toutes devient populaire auprès de tous les enseignants et étudiants de physique amé-
ces questions. Un journaliste du ricains (et, par la suite, du reste du monde). En novembre 1964, il donne en
Time finit par lui faire une sugges-
outre six leçons pour le grand public sur le thème de la nature des lois phy-
tions qui l’enchanta : répondre sim-
plement «Écoutez, mon vieux, si je siques, dans le cadre de la série annuelle des Messenger Lectures à
pouvais vous expliquer ce que j’ai l’Université Cornell, qui sont enregistrées par la BBC et diffusées à la télévi-
fait en une minute, ça ne vaudrait sion (elles seront publiées plus tard sous la forme d’un ouvrage intitulé La
pas le prix Nobel.» nature des lois physiques). En 1965, l’attribution du prix Nobel le transforme,
bien malgré lui, en personnage public.

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Feynman racontera que lorsque vers quatre heures du matin le 21 octobre,


il avait été réveillé par le coup de téléphone d’un journaliste qui lui communi-
quait la nouvelle (elle venait d’être annoncée à Stockholm, où il faisait jour),
il avait sérieusement envisagé de refuser le prix. Feynman a en effet toujours
eu une aversion marquée pour les honneurs et les cérémonies officielles asso-
ciées. Son père, vendeur d’uniformes de profession, lui avait enseigné que
l’uniforme n’ajoute rien à l’homme qui le porte : « Pourquoi tout le monde se
prosterne-t-il devant le Pape ? Uniquement à cause de son nom et de sa posi-
tion, à cause de son uniforme », lui disait-il par exemple.
Dans les années 1950 déjà, il avait commencé à recevoir des honneurs offi-
ciels. En janvier 1954, il avait reçu le prix Albert Einstein (attribué avant lui à
Kurt Gödel et à Julian Schwinger) et, en avril de la même année, il avait été
élu membre de la National Academy of Sciences, dont jusqu’alors il ne
connaissait même pas l’existence. Feynman s’efforcera par tous les moyens de
quitter cette académie (n’y parvenant que des années plus tard) : toute sa vie,
il éprouvera une répulsion particulière pour ce type de « sociétés savantes »,
dont les membres, selon lui, ont pour principale activité le choix d’autres
membres. En automne 1959, il avait en outre reçu le titre de Richard Chace
Tolman Professor of Theoretical Physics, une chaire prestigieuse de Caltech,
du nom du physicien théoricien Richard Tolman (1881-1948) qui, entre autres,
démontra que l’électron était le véhicule de la charge dans les métaux, et qui
détermina sa masse. En 1962, Feynman s’était aussi vu attribuer l’Ernest
Orlando Lawrence Memorial Award de l’Atomic Energy Commission, pour
ses contributions significatives à la physique nucléaire. Enfin, en 1965, peu
avant l’attribution du prix Nobel, il avait été élu « membre étranger » de la
Royal Society de Londres pour ses contributions à la théorie quantique des
champs et à la théorie de l’hélium liquide.
Quand, le 21 octobre 1965, il apprend que le prix Nobel de physique a été
décerné « à Tomonaga, à Schwinger et à Feynman, pour leur travail fonda- La cérémonie de remise
mental dans le domaine de l’électrodynamique quantique, aux conséquences des prix Nobel 1965 ;
profondes pour la physique des particules élémentaires », sa première réaction Feynman (flèche) est entouré
est donc négative. Être lauréat du prix Nobel signifie assister à la cérémonie du chimiste Robert Woodward
de remise du prix à Stockholm, devant le roi de Suède et la cour, porter un et de Julian Schwinger à sa gauche,
smoking et subir un chapelet d’interviews pour les journaux (déjà, le matin du et des trois biologistes français
21 octobre, après que le téléphone a sonné sans arrêt toute la nuit, sa maison a François Jacob, André Lwoff
été prise d’assaut par les journalistes et les photographes), des cérémonies et Jacques Monod à sa droite.
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officielles, etc.. Au deuxième journaliste qui l’appelle cette nuit-là, Feynman


avait demandé s’il connaissait un moyen de ne pas accepter le prix. « Je crains,
Monsieur, qu’il n’y ait aucun moyen de le refuser sans provoquer encore plus
de battage que celui qui se produit actuellement », avait été la réponse.
Feynman se « résigne » donc à accepter le prix et ses conséquences. Durant
toute la période qui le sépare du 10 décembre, date du banquet Nobel à
Stockholm, il est très nerveux car il a le sentiment de renier ses idées : « J’étais
en proie à des difficultés psychologiques continues à cette époque.
L’éducation que j’avais reçue de mon père me faisait détester la pompe et l’ap-
parat. J’avais appris à ridiculiser les choses de ce genre une fois pour toutes,
et cela m’avait été inculqué si fortement et si profondément que je ne parve-
nais pas à me présenter devant un roi sans un certain effort. »
Feynman finit tout de même par se faire confectionner un smoking et par-
ticipe, avec sa femme Gweneth, à toutes les cérémonies, bals et banquets offi-
ciels, en retirant même un certain amusement. Le prix Nobel a en outre des
© Fondation Nobel

aspects plus positifs : une dotation financière estimable, qui lui permettra
d’acheter une résidence de vacances à la mer, à Playa de la Misión (Baja
California), au Mexique et, surtout, une avalanche de témoignages d’amitié et
Le portrait officiel de Feynman d’affection. À commencer par celui des étudiants de Caltech qui, le jour de
pour les archives du prix Nobel. l’attribution du Nobel, drapèrent Throope Hall, l’édifice administratif, d’une
grande banderole portant l’inscription WIN BIG, RPF (Grande victoire, RPF.)
LA VOIE OCTUPLE L’émotion de Feynman confronté à ce type de manifestations est telle qu’il y
En 1961, Murray Gell-Mann et, indé- consacre une bonne partie de son discours de remerciement du banquet Nobel :
pendamment, Yuval Ne’emann, pro- Le prix arrive et, avec lui, un déluge de messages […] d’amis, de parents,
posent un système de classification d’étudiants, d’anciens professeurs, de collègues scientifiques, de parfaits
des hadrons fondé sur le groupe inconnus ; […] une multitude de messages sous une multitude de formes. Mais
mathématique SU(3), groupe des dans chacun j’ai vu ces deux points communs. J’ai vu de la joie, et j’ai vu de
rotations de l’espace complexe à trois l’affection […]. Ce prix a été un signal qui a permis à tous d’exprimer leurs
dimensions. Ce système est une sentiments, et à moi d’en prendre connaissance.
extension de la symétrie SU(2) intro-
duite en 1932 par Heisenberg pour Les partons et la méthode babylonienne
décrire les noyaux (le groupe SU(2)
est le groupe des rotations de l’es- Dans les années 1960, Feynman se distingue aussi (et encore !) par sa produc-
pace complexe bidimensionnel). tion scientifique. Si, dans les années 1940, il a contribué de manière fonda-
L’idée de Heisenberg était simple et mentale à la théorie quantique de l’interaction électromagnétique et, dans les
géniale : dans les noyaux, les pro- années 1950, à la théorie des interactions faibles, à partir de la fin des
tons et les neutrons semblent jouer années 1960, ses résultats importants concernent surtout la théorie des inter-
un rôle très similaire, mis à part le fait actions fortes (voir l’encadré page ci-contre).
que les protons sont électriquement Lorsque Feynman commence à s’intéresser au problème d’une descrip-
chargés, tandis que les neutrons
tion correcte des interactions fortes, c’est-à-dire des forces qui agissent entre
sont neutres. Heisenberg les consi-
dère donc comme un doublet, deux les hadrons, famille de particules regroupant les mésons et les nucléons (pro-
manifestations d’une seule entité fon- tons et neutrons), la situation n’est pas claire. Une multitude d’approches
damentale, ce qui le conduit au théoriques coexistent, faisant intervenir différentes hypothèses sur la struc-
groupe SU(2). La découverte de par- ture interne de ces particules. En 1964, une hypothèse avait été formulée
ticules de durée de vie anormale- indépendamment par Murray Gell-Mann et par le jeune physicien
ment longue, nommées particules George Zweig, qui venait de terminer son doctorat à Caltech : les hadrons
étranges, a conduit à l’extension de seraient constitués de trois particules élémentaires, nommées quarks par
ce schéma SU(2) à SU(3). Pourquoi M. Gell-Mann (G. Zweig les avait initialement baptisées aces). Cette hypo-
cette extension ne fut-elle pas trou-
thèse expliquait le schéma selon lequel on avait réussi à classifier les hadrons
vée plus tôt? Le passage de SU(2)
à SU(3) n’est pas si évident. Si les connus à l’époque (c’est-à-dire le schéma fondé sur le groupe de
expérimentateurs observent bien un symétrie SU(3) et connu sous le nom de « voie octuple »). Les quarks res-
78
doublet de nucléons, ils ne détectent taient toutefois une simple hypothèse, sans vérification expérimentale et avec
pas de triplet. En fait, la symé- de nombreux problèmes ouverts d’ordre théorique. À tel point qu’à l’époque,
trie SU(3) se manifeste à travers une la majorité des physiciens (M. Gell-Mann y compris) les considéraient seule-
représentation de dimension huit, un ment comme une construction théorique utile pour codifier l’information plu-
octet, d’ou le titre de l’article de Gell- tôt que comme des objets physiques réels.
Mann La voie octuple. Ce dernier et Dans ce contexte, Feynman propose, en 1968, son modèle des partons.
George Zweig proposeront l’exis-
Essayant de comprendre le mécanisme des interactions entre hadrons dans des
tence d’un triplet de quarks pour expli-
quer la classification des hadrons. situations faisant intervenir des hautes énergies, telles les collisions entre parti-
cules, provoquées et étudiées dans les grands accélérateurs de l’époque, Feynman

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suppose que chaque hadron est composé d’un ensemble d’«unités» ponctuelles,
sur la nature desquelles (qu’il s’agisse de quarks ou d’autre chose) il n’a pas
besoin de se prononcer : il les appelle simplement «partons», car ce sont des
«parties» des hadrons. Dans la collision entre deux hadrons constitués de ces uni-
tés, il se produit alors, selon Feynman, la situation suivante: en raison des effets PROTON UN ÉTAT NEUTRON
INTERMÉDIAIRE
relativistes dus à leur très haute vitesse relative, les deux hadrons se «voient» l’un
l’autre comme écrasés le long de la direction du mouvement (à cause de la La symétrie SU(2) du système proton-
contraction relativiste des longueurs). En conséquence, lorsque les deux nuages neutron repose sur les observations
de partons entrent en «collision», la majorité des partons d’un nuage ne parvient que les interactions fortes
pas à interagir avec ceux de l’autre nuage. Ainsi, les partons se comportent pour de la matière seraient peu modifiées
la plupart comme des particules libres (lorsque les physiciens identifieront les si on interchangeait les identités des
partons aux quarks, ils verront dans cette propriété une conséquence de la liberté protons et des neutrons. Le proton et
asymptotique des quarks, voir l’encadré page 91). Occasionnellement, un parton le neutron deviennent ainsi deux états
d’un nuage peut heurter un parton de l’autre nuage, libérant de l’énergie sous la d’une même particule, le nucléon.
Ci-dessus, on a représenté ces états à
forme d’un jet de particules: ces «détritus» avaient été observés dans les colli-
l’aide de flèches : quand la flèche
sions inélastiques (c’est-à-dire avec production de particules secondaires, qui
bleue (respectivement rouge) est
emportent une partie de l’énergie initiale) entre hadrons, mais à l’époque, per- verticale, le nucléon est un proton
sonne n’avait formulé d’interprétation théorique satisfaisante à leur sujet. (respectivement un neutron).
Feynman a bientôt l’occasion d’expérimenter l’efficacité de son modèle dans Les positions intermédiaires
l’étude des collisions avec hadrons. En août 1968, alors qu’il est l’hôte de sa des flèches correspondent aux
sœur qui vit près de Stanford, il se rend au SLAC (Stanford Linear Accelerator superpositions de ces deux états
Center), où sont réalisées depuis peu des expériences visant à étudier les colli- autorisées par la mécanique
sions inélastiques à haute énergie entre électrons et nucléons (un processus quantique, et la particule ressemble
appelé diffusion profondément inélastique). Le but de ces expériences est d’ob- alors de temps en temps à un proton,
tenir des informations sur la structure interne des hadrons. Au SLAC, on com- de temps en temps à un neutron.
munique à Feynman les dernières données expérimentales, ainsi que certains Les transformations qui tournent
les indicateurs internes des nucléons
résultats importants obtenus par le physicien théoricien James Bjorken (qui ce
(les flèches) sont les rotations
jour-là était absent). L’un de ces résultats, en particulier, est l’existence d’une loi du groupe de symétrie SU(2).
d’invariance d’échelle : dans certaines situations, les données expérimentales (la
forme du jet obtenu, la façon dont il se fragmente) ne varient pas lorsque l’on fait
varier l’énergie des électrons incidents. «Il ne fallut à Feynman qu’une seule soi-
rée de calculs avec ses partons pour interpréter ce qui se passait – rappellera par
la suite Bjorken – je rentrai au SLAC juste avant le départ de Feynman et j’y
trouvai une grande excitation […]. Feynman me chercha et me bombarda de
questions […]. J’ai un souvenir très vif du langage qu’il utilisait. Il était familier,

Les interactions fortes

L a force forte n’agit que sur un groupe de particules,


nommées hadrons. Les hadrons se divisent en mésons
et en nucléons (protons et neutrons), qui sont respective-
lient ensemble les quarks (d’où leur nom, de l’anglais glue
= colle) dans les hadrons. Le méson le plus léger est le pion
(de masse mπ = 135-140 MeV/c2 et de spin 0), respon-
ment constitués de deux (un quark et un anti-quark) et trois sable de l’interaction entre nucléons, dont l’existence a été
quarks. Il est alors équivalent d’affirmer que la force forte prédite en 1935 par Yukawa, dans sa théorie de la force
agit entre les quarks, particules élémentaires qui, avec les nucléaire : selon Yukawa, les nucléons interagissent en
leptons (fermions qui ne sont pas sujets à l’interaction échangeant des particules de spin 0, échange qui se traduit
forte, comme les électrons et les neutrinos), sont les consti- en langage mathématique par un potentiel V(r) proportion-
tuants ultimes de la matière. À la différence des leptons, nel à 1/r exp(–λr), où λ est une grandeur liée à la masse
les quarks n’apparaissent jamais isolés, mais toujours liés du pion (mπ = –hλ/c), et r est la distance entre les nucléons.
dans les hadrons (on dit qu’ils sont « confinés »). Si l’on affecte à λ une valeur telle que le rayon d’action du
potentiel est de l’ordre de 10–13 centimètre (rayon d’action
79
Caractéristiques de la force forte : de la force forte), la masse de la particule échangée est
– Son rayon d’action est très limité, de l’ordre du rayon alors de l’ordre de la masse du pion (celui-ci a été décou-
d’un noyau d’atome léger (10–13 centimètre). vert en 1947 lors d’observations de rayons cosmiques).
– La force étant forte, les désintégrations dont elle est res- Comme les interactions électromagnétique et faible, les
ponsable sont très rapides. Si la distance entre deux interactions fortes sont décrites dans une théorie de
hadrons devient inférieure à 10–13 centimètre, la proba- jauge, la chromodynamique quantique (dont les champs
bilité d’une collision est très élevée. de jauge sont les gluons). Cette théorie, avec la théorie
– Les porteurs de la force forte sont les gluons, particules électrofaible, constituent le « modèle standard » des inter-
sans masse et de spin 1 (comme les photons). Les gluons actions fondamentales des particules élémentaires.

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Ci-dessus, excavations pour mais distinctement différent. C’était un langage facile, séduisant, que tous pou-
la construction de l’accélérateur vaient comprendre. Il ne fallut pas grand-chose pour que le train du modèle des
linéaire de Stanford, que Feynman partons se mette en marche.»
visita en 1968. À droite, Feynman Avec sa théorie des partons, qu’il revient illustrer au SLAC en octobre,
donnant une conférence sur la théorie donnant sa première conférence générale sur le sujet, Feynman a donc créé un
des partons au CERN, langage qui rend accessible aux physiciens de l’époque ce que les théoriciens
en janvier 1970.
tentaient d’expliquer en utilisant des formalismes très compliqués, par
exemple celui de l’« algèbre des courants » développé par M. Gell-Mann (voir
l’encadré page 90). En d’autres termes, le modèle des partons de Feynman
facilitait la compréhension de la physique des particules des années 1960 de la
même manière que, des années auparavant, ses diagrammes avaient facilité la
compréhension de l’électrodynamique quantique. Et si à l’époque Schwinger,
plus formel, avait considéré avec un certain dédain les diagrammes de
Feynman qui « offraient le calcul aux masses », c’était à présent M. Gell-Mann
qui n’aimait pas les partons, qu’il appelait avec mépris put-ons (imitations).
Feynman travaillera pendant plusieurs années sur les partons, écrivant des
articles et donnant des conférences, mais restera toujours prudent dans son éva-
luation de ce modèle dans lequel il ne verra jamais une théorie : « Nous avons
construit un haut château de cartes en plaçant l’une sur l’autre un grand nombre
de conjectures faiblement fondées, et il se peut qu’une bonne partie d’entre elles
soit erronée », dira-t-il en 1972, dans les pages de conclusion de son ouvrage
Photon-Hadron Interactions. L’image du château de cartes est employée délibé-
rément par Feynman pour illustrer la manière dont il a travaillé dans le cas des
partons. Dès son premier article sur le sujet, publié dans la Physical Review de
décembre 1969 sous le titre Very High-Energy Collisions of Hadrons, Feynman
souligne que ce qu’il a obtenu est le « résultat d’une induction ». Une induction
80
fondée sur « des aspects que la relativité et la mécanique quantique, ainsi que
quelques faits empiriques, impliquent presque indépendamment d’un modèle ».
Dans une de ses célèbres conférences sur la nature des lois physiques, don-
née en 1964, Feynman avait qualifié cette manière de procéder en science de
« Babylonienne », par opposition à la méthode « grecque ou euclidienne », où
tout est obtenu par déduction en partant d’un petit nombre d’axiomes. À cette
occasion, il avait conclu que la physique, du moins jusqu’à ce qu’elle parvienne
à la complétude en tant que science, avait plus besoin de la méthode babylo-
nienne que de la méthode grecque. ■

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La tragédie de Challenger
Dans les années 1970-1980, Feynman fait œuvre de visionnaire:
il s’intéresse aux nanotechnologies et aux ordinateurs quantiques.
Il participe aussi à l’enquête sur l’explosion de la navette Challenger.

A
u début des années 1970, les connaissances glanées en physique des
particules élémentaires trouvent un cadre théorique optimal dans le
« modèle standard », modèle où les théories des interactions électroma-
gnétiques, faible et forte, sont toutes des « théories de jauge locales » : des théo-
ries quantiques et relativistes des champs construites sur une symétrie locale,
c’est-à-dire des théories invariantes par rapport à une transformation locale (voir
l’encadré page 83). En 1973, en particulier, les physiciens théoriciens complè-
tent la théorie des interactions fortes : pour expliquer le fait que, dans un proton
ou un neutron, trois quarks forment un état lié, ils supposent que ces quarks pos-
sèdent une propriété analogue à la charge électrique, qui leur permet de s’attirer
trois par trois. Ils nomment cette nouvelle charge « couleur », par analogie aux
trois couleurs primaires (rouge, vert, bleu), dont la combinaison donne le blanc.
En effet, les règles de formation des hadrons peuvent être résumées en énonçant
que les combinaisons permises de quarks doivent être « blanches ». La théorie
inventée pour tenir compte de ces interactions, la chromodynamique quantique,
est une théorie de jauge locale, invariante par rapport aux transformations locales
de la couleur des quarks.
Dans le cadre de la chromodynamique quantique, les partons de Feynman
sont naturellement assimilés aux quarks. En effet, la théorie prédit l’existence
d’un mécanisme («confinement») qui empêche, en principe, d’observer des
quarks libres. En outre, la chromodynamique quantique prévoit que, pour des
énergies suffisamment hautes, les quarks sont, pour des instants très brefs, libres
(«liberté asymptotique») – à l’instar des partons de Feynman sous certaines
conditions. Les quarks «libres» se combinent immédiatement après pour pro-
duire des «jets» de hadrons observables, dont la distribution angulaire permet de

81

Richard Feynman
dans les années 1980.
Le physicien a ressenti les premiers
symptômes de sa maladie en 1977.

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INTERACTION FAIBLE INTERACTION FORTE déduire la distribution des quarks dont ils proviennent. Une situation fort sem-
e– q q blable à celle que Feynman avait suggérée avec son modèle des partons pour
νe
interpréter les collisions de hadrons à hautes énergies.
La théorie des partons de Feynman, modifiée à la lumière des développe-
BOSON W GLUON
νe ments de la chromodynamique quantique, peut donc se révéler utile pour étudier
e– q q – du point de vue théorique – les propriétés des jets qui commencent à être obser-
e– e– vés dans les laboratoires. Dans la seconde moitié des années 1970, Richard Field,
un jeune physicien en post-doctorat à Caltech, parvient à intéresser Feynman à la
question. Leur collaboration durera plusieurs années et les mènera à des résultats
PHOTON
importants dans le domaine de la physique des jets.
e– e– Cependant, au cours de l’été 1977, alors qu’il est au cœur de son travail avec
INTERACTION ÉLECTROMAGNÉTIQUE R. Field (il a donné au mois de juin un séminaire sur les jets à une conférence en
France), Feynman ressent, pour la première fois de façon violente, les symptômes
De nos jours, Feynman est toujours de la maladie qui l’accompagnera le restant de ses jours. Quand, près d’un an plus
fréquemment invoqué par tard, il se soumet à des analyses médicales poussées, les médecins diagnostiquent
l’intermédiaire de ses diagrammes. un liposarcome à l’estomac, de taille importante. Feynman est immédiatement
La technique a été généralisée aux opéré. Ainsi commence, en été 1978, le long calvaire qui marquera ses dix der-
interactions faibles et fortes, médiées
nières années. Malgré son affaiblissement progressif, les souffrances infligées par
respectivement par des échanges de
la maladie et trois interventions chirurgicales (en 1981, 1986 et 1987), Feynman
particules W, Z et de gluons. Ainsi,
toutes les prédictions que l’on espère mène une vie presque normale: il joue du tambour, voyage, écrit des articles,
vérifier avec le nouvel accélérateur en donne des conférences et enseigne jusqu’au dernier moment. Jusqu’à ce que, le
construction au CERN de Genève 3 février 1988, il entre à l’hôpital de l’Université de Californie à Los Angeles, où
(le Grand collisionneur de hadrons) il décède douze jours plus tard.
utilisent cette technique de calcul.
Les nanotechnologies et le calcul quantique
Le 29 décembre 1959, à l’occasion du congrès annuel de l’American Physical
Society, qui se tenait à Caltech cette année-là, Feynman avait présenté un exposé
au titre curieux: Il y a beaucoup de place là en bas. «Là en bas» signifiait, pour
lui, «à des longueurs très petites». Le problème qu’il soulevait, en avance de plu-
sieurs décennies sur son temps, était celui «de la manipulation et du contrôle des
choses à une échelle infime», que l’on nomme aujourd’hui «nanotechnologie».
Événement à quatre jets obtenu dans Est-il possible, se demandait-il par exemple, d’écrire l’intégralité des 24 volumes
une collision d’un électron avec de l’Encyclopaedia Britannica sur une tête d’épingle?
un positron et observé par le CERN Il évoquait, en substance, la possibilité de stocker, puis de rendre exploitable,
en août 2000, sur l’expérience une énorme quantité d’informations dans un espace très réduit. Les calculateurs
DELPHI, dont le but est d’explorer des années 1950 étaient volumineux et peu efficaces: en réduire les dimensions
le domaine des hautes énergies ne pouvait qu’améliorer l’efficacité de la transmission de l’information. Le pro-
en détectant tous les types blème, ajoutait Feynman, était de nature purement technologique: les lois de la
de particules stables (hadrons physique n’empêchaient pas une miniaturisation des éléments porteurs et créa-
chargés, photons, électrons et muons). teurs d’information. La biologie moléculaire, avec la découverte de l’ADN, n’en
était-elle pas la meilleure preuve? (Feynman, à cette époque, passait une année
sabbatique à étudier et à travailler avec les biologistes de Caltech, parmi lesquels
l’ancien physicien Max Delbrück, à qui fut décerné le prix Nobel en 1969 pour
ses recherches en génétique.)
Pourquoi, donc, ne pas descendre jusqu’à l’échelle atomique, et obtenir des
circuits constitués, par exemple, de sept atomes? En principe, rien ne s’y oppo-
sait, observait Feynman dans son discours. La seule différence avec des circuits
classiques était que les circuits de dimensions atomiques devraient obéir aux lois
qui gouvernent le monde microscopique, c’est-à-dire aux lois de la mécanique
quantique. L’idée fondatrice du «calcul quantique» était née.
Feynman était un précurseur. Ce n’est qu’aujourd’hui – plus de 40 ans plus
tard – que les calculateurs quantiques commencent à devenir un peu plus
qu’une simple possibilité théorique. Si en 1959, il ne fait qu’exprimer une idée,
au début des années 1980 en revanche, Feynman apporte d’importantes contri-
butions dans le domaine de la physique du calcul. En particulier, son article fon-
damental Ordinateurs quantiques (publié pour la première fois en février 1985,
dans la revue Optics News) contribue, avec les travaux de Paul Benioff,
Charles Bennett, Tom Toffoli et Ed Fredkin, à poser les bases de la théorie phy-
sique du calcul quantique.

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Courtesy of the Archives, California Institute of Technology

En réalité, cela fait des années, depuis l’époque de Los Alamos, lorsqu’il diri- À gauche, Feynman en 1974, devant
geait le «groupe T-6» (qui effectuait les calculs numériques du Projet Manhattan un tableau noir de Caltech. À droite,
avec les premières machines IBM), que Feynman s’intéresse à la théorie du calcul Feynman porte un tee-shirt avec
et à ses réalisations et applications pratiques. En 1981, il organise, avec ses col- la représentation stylisée
lègues John Hopfield (expert en systèmes neuronaux) et Carver Mead (chef du de la Connection Machine.
Son intérêt pour le développement des
département d’informatique), un cours interdisciplinaire sur le sujet pour les étu-
calculateurs occupera les dernières
diants de Caltech; Feynman a ainsi l’occasion de réfléchir aux problèmes phy- années de sa vie.
siques du calcul. Les leçons sont données à tour de rôle par Mead, Feynman et
Hopfield, et sont enrichies par la participation d’invités extérieurs choisis parmi
des experts en informatique, comme Marvin Minsky, John Cocke et
Charles Bennett (les cours de Feynman seront rassemblés et publiés en 1999 sous
le titre Cours de Feynman sur le calcul).

Symétries et théories de jauge


L ongtemps, les physiciens se sont penchés sur les trans-
formations qui modifient le comportement d’un sys-
tème, avant de s’apercevoir que les transformations sans
chaque point de l’espace et du temps, alors que dans le cas
d’une symétrie globale, il suffit que les lois physiques res-
tent inchangées quand la transformation correspondante
effet sur ce comportement étaient plus intéressantes, car est appliquée de la même manière partout à la fois.
elles reflétaient des propriétés générales, indépendantes
du contexte expérimental. En physique, il existe deux
sortes de symétries, c’est-à-dire de transformations des
variables du système qui ne changent pas la formulation
L es théories de jauge peuvent être construites avec une
symétrie globale, une symétrie locale, ou les deux, mais
les théories locales semblent aujourd’hui les plus intéres-
des lois physiques : les symétries globales, telles les trans- santes. Pour rendre une théorie de jauge globale invariante
lations dans l’espace ou le temps, qui s’appliquent en tout par transformation locale, les physiciens ajoutent quelque
point de l’espace-temps, et les symétries locales, telle la chose à cette théorie, et ce quelque chose est un champ,
transformation de Lorentz (transformation locale de nommé « champ de jauge ». La théorie de la relativité géné-
83
l’espace et du temps), qui dépendent de la valeur de la rale et l’électrodynamique quantique, par exemple, sont
grandeur à transformer (de la position, par exemple, pour des théories de jauge locales, où les champs de jauge sont
une transformation géométrique). respectivement le champ gravitationnel et le champ électro-
Ainsi, une théorie construite sur une symétrie locale est bien magnétique. La première est invariante par la transforma-
plus puissante qu’une théorie construite sur une symétrie tion de Lorentz, la seconde par changement de la phase du
globale, car une symétrie locale impose des contraintes champ associé à un électron. De même, la chromodyna-
beaucoup plus fortes qu’une symétrie globale : pour qu’une mique quantique, construite en 1973 pour décrire les inter-
symétrie locale existe, les lois physiques doivent garder leur actions fortes, est une théorie de jauge locale, où le champ
validité même lorsqu’une transformation différente agit en de jauge est véhiculé par les gluons.

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Les calculateurs quantiques


a
À partir des années 1950, la vitesse des calculateurs
double et les dimensions de leurs composants sont
réduites de moitié tous les deux ans. Les dimensions
moyennes du système physique utilisé pour enregistrer une
unité d’information (un bit – binary unit –, information
contenue dans un registre de mémoire qui peut se trouver
dans deux états distincts, représentés par 0 et 1) sont pas-
sées des centimètres des tubes à vide utilisés dans les pre-
miers calculateurs aux micromètres (10 – 6 mètre) des com-
posants électroniques modernes.
L’on s’attend à ce que cette progression s’arrête vers 2020,
en raison des effets quantiques devenant non négligeables
dans les micro-composants de dimensions à peine supé-
rieures aux dimensions atomiques, c’est-à-dire de l’ordre du
nanomètre (10 –9 mètre). En outre, ces effets quantiques peu-
vent être exploités dans le développement d’algorithmes plus
efficaces que ceux réalisés sur des calculateurs ordinaires.
Les ordinateurs quantiques mettent en œuvre ces algo-
rithmes, contrôlant et manipulant les états quantiques des
micro-composants. Actuellement, il n’en existe que
quelques prototypes, construits à l’aide d’un petit nombre
de composants.
Lors de son intervention pendant une conférence de
1981, Feynman se demande avec quelle efficacité il est
possible de simuler, sur un calculateur ordinaire, un
système quantique, par exemple un système de N atomes
en interaction. Il démontre que le temps T nécessaire

b d

84
© emeagwali. com

Une des propositions les plus intéressantes pour construire En a, un article de Feynman sur la simulation des
un ordinateur quantique est fondée sur le confinement systèmes physiques par ordinateur. En b, un piège à une
d’ions dans un « piège de Pauli » : chaque ion sert de dimension pour confiner de nombreux ions par
support physique à un « bit quantique » (qubit). Pour l’intermédiaire d’un intense champ électrique à haute
réaliser le calcul, on opère sur les divers qubits au moyen fréquence. En c, une photographie de sept ions calcium
d’impulsions laser ultrarapides ou de champs magnétiques. piégés. En d, la Connection Machine et son président.

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a b

c
Pour réaliser un qubit, on associe à l’état fondamental
d’un atome la valeur 0 et au premier état excité la valeur 1
(a). Pour réaliser l’opération logique NOT (une négation :
0 devient 1 et 1 devient 0), on envoie sur l’atome une
impulsion laser de longueur d’onde correspondant à la
différence entre les niveaux d’énergie des deux états (b).
L’opération résultante, même à l’échelle atomique, est
classique, mais si l’on utilise une impulsion de durée égale
à la moitié de celle requise pour l’opération précédente,
l’électron passe de l’état 0 à un état qui est la super-
position cohérente des états 0 et 1 (c). L’opération est une
manipulation du qubit sans analogue classique.

pour calculer l’évolution du système sur un calculateur les autres états d’énergies plus hautes. L’état ψ ᑟ de
ordinaire croît de façon exponentielle avec le nombre N l’atome est une superposition de 0 ᑟ et de 1 ᑟ :
de composants quantiques du système. En effet, une inté- ψ ᑟ = α0 ᑟ + β1 ᑟ.
gration numérique de l’équation de Schrödinger nécessite Les facteurs α2 et β2 sont les probabilités qu’une
une discrétisation de l’espace et du temps : il faut considé- mesure d’énergie donne comme résultat E0 et E1 respective-
rer la fonction d’onde ψ(x1, x2, …, xN, t) de N particules ment (on doit donc avoir α2 + β2 = 1).
dans un espace constitué de P points, et il existe donc Un système quantique à deux états tel celui que nous
P N configurations à calculer pour chaque instant t. Ainsi, venons de décrire peut être considéré comme un registre de
un calculateur ordinaire n’est pas du tout efficace pour mémoire quantique binaire, dit « bit quantique » ou qubit
résoudre des problèmes quantiques. (quantum bit). Pouvant prendre tous les états ψ ᑟ intermé-
Avec un ordinateur quantique, en revanche, le temps diaires entre 0 ᑟ et 1ᑟ, le qubit est ainsi plus « riche » en
nécessaire T diminue considérablement : grâce à des algo- informations qu’un registre binaire classique (qui ne peut
rithmes appropriés, on le rend polynomial en N (T devi- prendre que les états 0 et 1).
ent une somme de termes de la forme N y, où les puis- Pour traiter l’information, il est aussi nécessaire de pouvoir
sances y dépendent du problème). En outre, si le système agir sur l’atome pour modifier, ou mesurer, son état. Si
dont il faut calculer l’évolution est l’ensemble même des l’atome se trouve dans l’état 0 ᑟ, en l’illuminant pendant un
composants quantiques du calculateur, il suffit de « faire temps adéquat t1, avec une lumière de fréquence corres-
tourner » le calculateur pendant un temps T indépendant pondant au saut d’énergie entre E0 et E1, il est possible de
de N (ce cas limite correspond à y = 0), et de mesurer le le faire « sauter » à l’état 1 ᑟ. S’il est illuminé pendant un
nouvel état du système. temps inférieur à t1, il passe à un état « superposé » du type
85
ψ ᑟ indiqué plus haut.

L a puissance des ordinateurs quantiques est essentielle-


ment due au principe de superposition de la mécanique
quantique. Supposons que l’ordinateur ait un seul compo-
C’est ici que réside la véritable difficulté du calcul quan-
tique : il est extrêmement difficile de contrôler des atomes
individuels, et de les maintenir dans le même état quantique
sant quantique, par exemple un atome d’hydrogène. Cet pendant un laps de temps suffisamment long pour per-
atome peut se trouver dans des états d’énergie définie (des mettre le calcul. Une perturbation environnementale mini-
états où une mesure d’énergie donne un résultat certain) : male peut détruire la « cohérence » du système quan-
indiquons par 0 ᑟ l’état d’énergie la plus basse E0 et tique et modifier irrémédiablement l’état quantique qui
par 1 ᑟ le premier état excité, d’énergie E1, et négligeons codifie une certaine information.

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Les sujets abordés vont des éléments de base du calcul, de la calculabilité et


de la théorie de l’information, à la question fondamentale des «limites imposées
au calcul par le monde physique». Existe-t-il des limites au calcul, dues aux lois
de la physique (dues, par exemple, à la chaleur dégagée pendant les opérations)?
Pas pour les calculateurs ordinaires, avait démontré C. Bennett dans les
années 1970, mais la question restait ouverte pour les calculateurs quantiques.
«Bennett m’a suggéré la question des limites dues à la mécanique quantique et
au principe d’incertitude, écrit Feynman dans l’introduction de son article
de 1985; j’ai trouvé que, mises à part les limites évidentes dues aux dimensions
dans le cas de parties fonctionnelles composées d’atomes, il n’existe aucune
limite fondamentale». Du point de vue des lois de la physique, il est donc pos-
sible de développer des calculateurs quantiques et Feynman, par son travail (où
il se propose d’obtenir «un hamiltonien pour un système qui puisse servir d’or-
dinateur quantique»), fournit une première contribution concrète dans ce sens.
L’intérêt de Feynman pour les calculateurs et leurs développements potentiels
est aussi alimenté par une considération d’ordre privé: son fils Carl, étudiant au
MIT à la fin des années 1970, avait choisi comme discipline l’informatique (après
une première période où, au grand dam de son père, il avait opté pour la philoso-
phie). Carl avait collaboré avec le scientifique Daniel Hillis, à l’époque étudiant
de doctorat dans le laboratoire d’intelligence artificielle de MIT, à son projet de
construction d’un calculateur suffisamment rapide pour résoudre des problèmes
de logique de sens commun. L’idée de Hillis était de construire une machine en
connectant en parallèle un million de minuscules ordinateurs, via un réseau de
communications: la Connection Machine, selon le terme qu’il emploie. Pour réa-
liser sa machine, Hillis monte une entreprise, la Thinking Machines Corporation
et, surtout, parvient à impliquer Feynman dans le projet.
À partir de l’été 1983, Feynman consacrera donc une grande partie de son
temps (et de son énergie limitée) à la construction, puis à l’application de la
Connection Machine, démontrant, une fois de plus, son incroyable vitalité.

Feynman devient «responsable»


Le 28 janvier 1986, Feynman assiste sur sa télévision à l’explosion de la navette
spatiale Challenger. Comme lors de l’explosion tragique de Columbia, le
1er février 2003, l’accident coûte la vie aux sept membres de l’équipage.
Quelques jours plus tard, Feynman reçoit un coup de téléphone de l’adminis-
trateur délégué de la NASA, William Graham, qui lui propose de participer à la
La navette spatiale Challenger
commission instituée par le gouvernement pour faire la lumière sur les causes de
se désintègre le 28 janvier 1986.
À gauche, la navette prête pour la catastrophe. W. Graham, qui avait été son étudiant des années auparavant à
son dernier lancement et, à droite, Caltech et avait suivi pendant quelque temps ses séminaires hebdomadaires à la
l’endroit (indiqué par une flèche) Hughes Aircraft Company, avait pensé à lui en tant qu’expert indépendant à l’au-
où, au moment du décollage, torité scientifique incontestée, pour faire partie de la commission dirigée par le
se produira l’avarie qui coûtera la vie Secrétaire d’État William Rogers, et composée par ailleurs d’hommes politiques,
aux sept membres de l’équipage. de militaires et d’hommes de la NASA.

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La première réaction de Feynman, quand il apprend que les recherches de la


commission se dérouleront à Washington, est de refuser. Il a toujours eu pour
principe de «ne jamais aller où que ce soit aux alentours de Washington et de ne
jamais rien avoir à faire avec le gouvernement». De manière générale, il a tou-
jours été fidèle à sa résolution de ne pas se laisser entraîner dans un quelconque
poste à responsabilité. Selon une anecdote célèbre, il aurait parié 10 dollars (et
d’ailleurs remporté son pari) avec Weisskopf, lors d’une de ses visites au CERN
de Genève peu après la cérémonie Nobel, sur le fait qu’il n’accepterait aucun
poste impliquant des responsabilités administratives (tel celui de directeur du
CERN, que Weisskopf occupait alors) pendant au moins les dix années à venir.
Toutefois, il s’agit ici d’un cas particulier: établir la vérité des faits pour le
bien commun. Feynman, pressé par ses amis et sa femme («personne ne peut le
faire aussi bien que toi», lui dit Gweneth), décide d’accepter et, malgré sa santé
précaire, consacre quatre mois à sa nouvelle mission. Le récit détaillé de son
aventure dans le monde de la politique constitue une bonne partie de son
deuxième livre anecdotique, Que t’importe ce que pensent les gens?, au terme
duquel est retranscrite dans son intégralité sa conclusion sur Challenger, qui avait
été reléguée dans l’annexe du rapport officiel de la commission. En réalité, l’ex-
périence fut plutôt amère pour Feynman, qui fut confronté au monde dissimula- Feynman exécutant la célèbre
expérience des joints de caoutchouc
teur et malhonnête de la politique, et à des raisonnements et des comportements
pendant une conférence de presse sur
qui lui étaient étrangers. le drame de Challenger.
«Décrire les faits avec une grande attention, sans égard pour la manière dont
on voudrait qu’ils soient. Si on a une théorie, essayer d’expliquer en égale mesure
ce qu’elle contient de positif et de négatif»: tel est le critère d’intégrité et d’hon-
nêteté que Feynman a appris de son travail scientifique. Un critère qu’il ne
retrouve pas dans le monde de la politique. Lorsque les travaux de la commission
mettent en lumière de graves manquements de la NASA dans les contrôles de
sécurité avant le lancement de la navette, Feynman rencontre d’énormes difficul- La dernière photo
tés pour approfondir les causes et les responsabilités. de Richard Feynman,
Il parvient malgré tout, grâce à ses méthodes, à communiquer ce qu’il prise quelques jours avant sa mort.
apprend, réalisant par exemple en public, et en présence de journalistes et de
caméras de télévision, une expérience avec des joints de caoutchouc utilisés dans
la navette et un verre d’eau glacée, pour montrer à tout le monde de manière
simple ce qui pouvait s’être produit (le comportement défectueux de ces joints à
basse température a joué un rôle décisif dans l’explosion). Et cela, à l’occasion
d’une conférence de presse convoquée par W. Rogers, où les hommes politiques
auraient préféré que certaines informations ne soient pas divulguées.
La morale du rapport de Feynman est une leçon qui, aujourd’hui, après le
drame récent de la navette Columbia, est encore plus frappante. Si l’on veut
soutenir un calendrier serré pour les lancements spatiaux, écrit Feynman, bien
souvent le travail d’ingénierie ne peut pas être exécuté suffisamment rapidement
pour permettre le respect des critères de sécurité prévus. Ces critères sont alors
altérés, et la sécurité des vols en pâtit. Il ne faudrait proposer que des calendriers
réalistes, qui ont une probabilité raisonnable d’être respectés, continue Feynman.
Si le gouvernement n’est pas disposé à les financer, la NASA doit en informer
honnêtement les citoyens. «Pour qu’une technologie soit un succès, la réalité
doit prendre le pas sur les relations publiques, parce qu’il est impossible de trom-
per la nature», est la phrase de conclusion de Feynman.

Une vie pour la science, contre la pseudo-science


87
Les années 1980 sont aussi, pour Feynman, des années de réflexion. Depuis le
prix Nobel, il a donné de nombreuses interviews sur sa vie, son travail et sa
vision du monde, à commencer par les entretiens qu’il eut du mois de mars 1966
au mois de février 1973 avec Charles Weiner, un historien du MIT, pour les
archives de l’American Institute of Physics. Néanmoins, la véritable occasion de
publier à son nom un ouvrage qui passe en revue ses diverses « aventures »
d’homme et de scientifique lui est offerte par Ralph Leighton (fils de
Robert Leighton, son collègue à Caltech), avec lequel il entretient, depuis les
années 1970, une amitié sincère, fondée sur des intérêts musicaux communs.

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Avec Ralph et un ami de ce dernier, tous deux excellents musiciens, Feynman


avait formé un trio de percussions (baptisé The Three Quarks). Après le départ
de l’ami de Ralph, ils avaient continué à jouer en duo, obtenant même un certain
succès, à tel point qu’ils avaient été engagés pour l’accompagnement musical
d’un spectacle de danse à San Francisco. Pendant leurs rencontres musicales régu-
lières, Ralph s’était mis à enregistrer les histoires que Feynman lui racontait (après
le père qui, dans les années 1960, avait transcrit les leçons de Feynman, c’était au
tour du fils de rapporter les récits anecdotiques du physicien), accumulant ainsi la
matière dont naîtra Vous voulez rire, Monsieur Feynman!. Le livre, publié par la
Un timbre fictif évoquant
maison d’édition Norton en 1985 et devenu en peu de temps un best-seller, connaî-
les différents intérêts de Richard
Feynman, dont la ville de Tuva tra une suite avec l’ouvrage Que t’importe ce que pensent les gens?, que Leighton
en Mongolie où il voulait aller. finira de transcrire en mars 1988, un mois après la mort de Feynman.
Depuis que Feynman s’y est intéressé, En 1985, parallèlement à Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! et toujours
la ville de Tuva est devenue grâce aux soins de Ralph Leighton, sort l’ouvrage QED : l’étrange théorie de la
un site touristique. lumière et de la matière, qui regroupe les leçons de vulgarisation sur l’électro-
dynamique quantique que Feynman avait données à UCLA (Université de
Californie, Los Angeles) en 1983, en inauguration des Alix G. Mautner
Memorial Lectures (ces cours avaient été organisés par son ami d’enfance
Leonard Mautner, en la mémoire de son épouse Alix, professeur de littérature
anglaise dans cette université, décédée l’année précédente). Ces leçons sur
l’électrodynamique quantique constituent un parfait témoignage de l’engage-
ment de Feynman en tant que professeur, de ses efforts constants pour trans-
mettre son savoir de la manière la plus simple, la plus claire et la plus honnête
possible. Son modèle est celui de son père Melville, dont Feynman s’est toujours
inspiré. De fait, son attitude envers les étudiants est très paternaliste.
Si, en raison de sa manière extrêmement personnelle de travailler, il ne par-
viendra jamais à créer autour de lui une équipe de chercheurs, il entretiendra
toujours avec les étudiants un rapport privilégié, manifestant à leur égard une
disponibilité sans limite. La porte de son bureau leur est toujours ouverte,
comme le rappellera Helen Tuck, sa secrétaire à Caltech. Et tandis qu’il refuse
sans cesse des invitations des universités les plus prestigieuses du monde, il ne
dit jamais non aux demandes formulées par les étudiants, auxquels il donne en
outre toutes les semaines un cours informel, nommé Physics X, où ils discutent
librement de ce qu’ils veulent, et dont l’unique règle est son interdiction aux
membres de la faculté.
La banderole que les étudiants Les étudiants seront en particulier les bénéficiaires de la lutte qu’il mènera
de Caltech accrochèrent le jour toute sa vie pour la science et contre la pseudo-science. Contre toutes ces formes
de la mort de Feynman. de pseudo-science, qu’il a baptisées Cargo Cult Science (science du «Culte de
l’avion cargo»), titre de sa leçon inaugurale de l’année 1974-1975 à Caltech
(sous-titre: Observations sur la science, la pseudo-science, et comment apprendre
à ne pas se duper soi-même). L’histoire du culte du cargo est la suivante:
Dans les Mers du Sud, il y a des gens qui pratiquent un culte de l’avion cargo.
Pendant la guerre, ils ont vu des avions atterrir avec beaucoup de bonnes choses,
et ils aimeraient que cela recommence. Ils ont donc construit de vagues pistes
d’atterrissage, disposé des feux le long des pistes, fabriqué une hutte en bois où
un homme s’assoit, avec deux morceaux de bois sur sa tête en guise de casque et
des bâtons de bambou dressés pour faire des antennes – c’est le contrôleur
aérien – et ils attendent que les avions atterrissent. Ils font tout comme il faut. La
manière est parfaite. Tout est exactement comme pendant la guerre, mais ça ne
marche pas. Aucun avion n’atterrit.
88
Tel est le mécanisme des pseudo-sciences: «les règles formelles de la vraie
recherche scientifique sont respectées», mais elles ne fonctionnent pas car les
pseudo-sciences ne sont pas de vraies sciences. Elles n’ont de la science que l’ap-
parence, et non la substance.
«Apprenez à ne pas vous tromper vous-mêmes» est en définitive le message
que «Dick» Feynman, avec ses leçons, ses conférences et surtout son exemple,
transmet aux étudiants. Et les étudiants de Caltech le remercient en accrochant sur
le bâtiment de la Millikan Library, le lendemain de sa mort, une banderole qui dit:
WE LOVE YOU DICK! ■

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Travailler avec Feynman


par Hagen Kleinert
Dans les années 1970-1980, le Professeur Hagen Kleinert rencontra
plusieurs fois Richard Feynman, et releva avec passion les défis qu’il
lui proposait, tant en électrodynamique quantique qu’en biophysique.

R
ichard Feynman fut une des figures les plus fascinantes du XXe siècle,
tant professionnellement qu’humainement. Notre amitié débuta timi-
dement, principalement à cause du respect qu’il m’inspirait, ainsi
qu’à tous les jeunes physiciens de son entourage. Nous nous sommes rencontrés
en hiver 1973 à Caltech, où je passais un semestre sabbatique. J’avais été invité
par Murray Gell-Mann, qui avait assisté à une conférence que j’avais donnée
en Autriche sur l’algèbre des courants (voir l’encadré page 90). Caltech était
un lieu excitant. Tous les mercredis, le département de physique théorique se
réunissait à l’heure du déjeuner. Au cours de ces sessions informelles, chacun
pouvait présenter problèmes et résultats à ses confrères.
À cette époque, les expérimentateurs avaient mis en évidence des consti-
tuants ponctuels des hadrons à l’aide de la diffusion profondément inélastique
d’électrons sur des protons (voir page 79). Dans son modèle des partons,
Feynman avait expliqué la structure ponctuelle de ces constituants, qu’il avait
nommés partons. M. Gell-Mann avait immédiatement identifié ces partons aux
quarks de son algèbre des courants, car les quarks décrits par cette algèbre
étaient ponctuels, tout comme les partons ; il tentait à présent d’aller plus loin
en construisant une théorie quantique des champs qui combinerait la struc-
ture ponctuelle de ces constituants avec les résultats de son algèbre des cou-
rants. Il donna aux partons les nombres quantiques des quarks et les décrivit
à l’aide de champs de fermions (voir l’encadré page 67). Avec Harald Fritzsch,
il venait de montrer que les courants induits par des champs de quarks libres
expliquaient la plupart des données expérimentales. Il restait à résoudre un
paradoxe : pourquoi les champs de quarks « libres » expliquaient si bien les

89
Hagen Kleinert et sa femme
Annemarie (à gauche), lors d’une fête
à Santa Barbara en 1982,
à l’époque de ses rencontres
avec Feynman. Hagen Kleinert est ici
en compagnie de Douglas Scalapino
Hagen Kleinert

et de sa femme (au centre),


et du Professeur Walter Kohn,
prix Nobel 1998 (à droite).

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phénomènes alors qu’il n’y avait aucun quark libre, emprisonnés qu’ils étaient
COLLISIONS DE HADRONS dans les hadrons ? En effet, depuis que l’existence de ces particules avait été
Dans les collisions à haute énergie,
supposée, personne n’avait réussi à détecter, en laboratoire ou dans la nature,
un grand nombre de particules sont
les quarks hors des hadrons.
produites, en particulier des mé-
sons π, mais aussi des particules En outre, le modèle des quarks libres avait une autre faiblesse, que Feynman
plus lourdes telles des paires de avait immédiatement débusquée : les collisions de hadrons à haute énergie
nucléons-antinucléons. C'est la con- produisaient des jets de particules, alors que le modèle des quarks libres pré-
séquence de l'équivalence entre disait une distribution uniforme de particules. M. Gell-Mann avait alors com-
énergie et masse formulée par pris que le champ de gluons de son modèle fournissait aux quarks la glu néces-
Einstein : l'énergie cinétique des par- saire pour qu’ils restent à l’intérieur des hadrons et n’existent pas en tant que
ticules qui entrent en collision se particules libres. Le confinement des quarks dans les hadrons expliquait ainsi
transforme en partie en masse de
à la fois l’absence de détection des quarks en tant que particules et les jets de
particules. Expérimentalement, on
particules obtenus lors des collisions à haute énergie, mais le paradoxe de la
observe que ces particules produites
forment des jets assez bien alignés. liberté des quarks subsistait.
La formation de jets est la consé- Il fut résolu indépendamment par David Politzer d’une part, et par David
quence des interactions entre les Gross et Frank Wilczek de l’autre, ainsi que par Gerardus ’t Hooft ; ils décou-
quarks. Dans une théorie des quarks vrirent une propriété étonnante des quarks, qu’ils nommèrent « liberté asymp-
libres, les particules produites n'ont totique » : dans les hadrons, les quarks se comportent presque comme des par-
aucune raison de se regrouper en ticules libres. Cette « liberté » conférait aux quarks la structure en champ de
jets puisqu’elles n’interagissent pas. particules libres nécessaire au modèle de M. Gell-Mann.

Le défi de Feynman
Malheureusement, je ne participai pas à l’aventure, car je travaillais sur une modé-
lisation mathématique comparable à l’algèbre des courants, pour expliquer le
comportement des hadrons de haute énergie, qui avait été postulée sept ans plus
tôt sur des bases phénoménologiques par Nicola Cabibbo, Lawrence Horwitz
et Yuval Ne’emann. Ce dernier – qui avait découvert, en 1961, en même temps
que Gell-Mann, les propriétés de symétrie des hadrons (voir l’encadré page 78)
et deviendrait le Ministre israélien des Sciences et du Développement (1982-
1984), puis de l’Énergie (1990-1992) – était satisfait de ma théorie. Gell-Mann,
en revanche, me convainquit que le modèle que j’avais construit n’était pas exact,
mais approximatif, à cause de corrections logarithmiques. Bien que celles-ci
soient très petites, ma théorie devenait, selon lui, inintéressante. Gell-Mann me
disait toujours : « Ne perds pas ton temps avec des théories qui n’ont aucune
chance d’être vraies. » Il m’enseigna ainsi que les théories qui, dès le début, ne
sont qu’approximatives ne valent pas la peine d’être approfondies.
Il en allait tout autrement avec Feynman, qui aimait les modèles simples
expliquant les choses approximativement. Feynman apparaissait régulièrement

L’algèbre des courants

A u début des années 1960, Murray Gell-Mann pro-


posa son algèbre des courants dans la lignée de sa
classification des hadrons fondée sur le groupe SU(3) (groupe
celui des interactions faibles a une partie vectorielle et une
partie vectorielle axiale (vecteur qui ne change pas de signe
lorsqu’on inverse le système des cordonnées).
des rotations de l’espace complexe à trois dimensions, voir L’hypothèse CVC postulait la conservation de la partie vec-
page 78). Ce modèle mathématique était le prolongement torielle, en analogie parfaite avec le courant électroma-
logique d’un travail qu’il avait réalisé quelques années aupa- gnétique, mais ne disait rien sur la partie vectorielle axiale.
ravant avec Feynman, sur l’hypothèse du Courant Vectoriel Avec l’algèbre des courants, M. Gell-Mann faisait interve-
Conservé (CVC), proposée aussi indépendamment par nir les deux dans une symétrie plus étendue – le produit de
90
Gerstein et Zeldovich en Union Soviétique. Ces travaux s’ins- deux groupes SU(3). En 1964, Murray Gell-Mann et, indé-
crivaient dans une démarche qui visait à comprendre la pendamment, George Zweig, émirent l’hypothèse selon
nature des interactions faibles. laquelle les hadrons seraient des combinaisons de trois
En 1934, Fermi avait proposé un modèle pour ces dernières. nouvelles particules fondamentales, que M. Gell-Mann
Ce modèle, après plusieurs avatars (voir page 70), décri- nomma « quarks ». Leur motivation était d’expliquer la symé-
vait l’interaction faible comme une interaction entre deux trie SU(3) des hadrons en postulant l’existence d’un triplet
opérateurs de courant, analogues au courant électroma- fondamental de particules, manifestation la plus simple de
gnétique. Une différence entre ces courants était que le cette symétrie. Le travail de Murray Gell-Mann sur l’algèbre
courant électromagnétique est purement vectoriel, alors que des courants fut l’un des plus influents de l’époque.

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Le dernier tableau de Feynman.


On y remarque (flèche) un message
sibyllin où Feynman demande
à sa secrétaire de m’envoyer ses notes
sur un spin couplé à lui-même.

Courtesy of the Archives, California Institute of Technology

aux séminaires, et les discussions qui l’opposaient à Gell-Mann étaient tou-


jours très instructives. Ils entretenaient une rivalité qui ne rendait les échanges
que plus intéressants. Certains échanges étaient particulièrement vifs. Par
exemple, un intervenant qui annonçait au tableau : « Je vais maintenant uti-
liser le modèle des partons de Feynman » était interrompu par la question pro-
vocante de Gell-Mann (dont, bien sûr, il connaissait la réponse) : « Qu’est-
ce que c’est ? ». Feynman rétorquait avec un sourire angélique : « C’est
publié ! » Gell-Mann répliquait alors : « Vous voulez parler de ce modèle phé-
noménologique que j’ai écrasé avec ma théorie des champs de quarks ? » Les
étudiants se délectaient de voir les plus grands physiciens de l’époque se cha-
mailler comme des gamins.
Dans ce contexte, j’eus l’opportunité d’assister à une série de séminaires
que Feynman donnait à des étudiants diplômés et à des post-docs sur les inté-
grales de chemin et leurs applications à l’électrodynamique quantique (voir
l’encadré page 32). Il nous raconta que la première fois qu’il était venu à
Caltech en tant que jeune professeur, il avait utilisé avec profusion les inté-
grales de chemin dans son cours de mécanique quantique. Quelque temps
plus tard, toutefois, il avait abandonné ces intégrales tant il était triste LA « LIBERTÉ ASYMPTOTIQUE »
d’avouer aux étudiants qu’il n’était pas capable de résoudre l’intégrale de En 1973, les physiciens américains
chemin de l’un des systèmes atomiques les plus fondamentaux, l’atome David Politzer, David Gross et Frank
d’hydrogène (un proton, un électron), dont la solution – la fonction d’onde Wilczek montrèrent que l’interaction
91
de l’électron et, par conséquent, sa probabilité de présence autour du pro- forte entre particules diminuait
ton – était si évidente par la mécanique ondulatoire de Schrödinger. Feynman lorsque les particules se rappro-
savait que j’avais développé la théorie des groupes (théorie mathématique chaient. Ainsi, dans les hadrons, les
fondée sur l’étude des propriétés de symétrie ; les groupes mathématiques quarks sont si proches les uns des
interviennent dans la théorie des particules élémentaires pour traduire les autres qu’ils se comportent presque
comme des particules libres. Cette
transformations possibles entre ces particules) de l’atome d’hydrogène pen-
« liberté asymptotique » fut une étape
dant ma thèse de doctorat, en 1967, et il me défia de tenter ma chance par importante du développement de la
l’intégrale de chemin. Nous jetâmes plusieurs idées sur le tableau, mais chromodynamique quantique.
aucune n’aboutit.

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De retour à Berlin, au printemps 1974, je n’oubliai pas le problème et, lors-


qu’en 1978, un post-doc turc qui connaissait ma thèse, I. Duru, vint me voir
avec une bourse Humboldt, je lui exposai le défi de Feynman. Nous nous
sommes plongés dans les calculs et avons conclu que la définition de Feynman
des intégrales de chemin – produit d’un nombre grand, mais fini, d’intégrales
ordinaires – ne pouvait pas décrire l’atome d’hydrogène. La situation était la
même que pour le calcul intégral : lorsqu’une fonction est trop singulière, une
intégrale de cette fonction ne peut être approchée par des sommes finies.
Nous publiâmes la solution en 1979 : le calcul de l’action (voir les encadrés
pages 6 et 32), dans l’intégrale de chemin proposée par Feynman, faisait
intervenir l’intégrale sur le temps de l’énergie potentielle du système électron-
proton, proportionnelle à 1/r, où r est la distance entre l’électron et le proton.
Or, pour parvenir à l’intégrale de chemin, l’action devait être calculée sur tous
les chemins possibles de l’électron autour du proton, c’est-à-dire pour tous
les r possibles. Rien n’interdisait, dans la formule de Feynman, la distance r = 0
entre les deux particules, distance pourtant impossible physiquement. En
d’autres termes, l’intégrale de chemin de Feynman, comme la mécanique
classique, n’expliquait pas pourquoi, dans les atomes, les électrons ne
s’effondrent pas sur les noyaux. Nous avons contourné le problème en inven-
tant un découpage dynamique du temps, fonction de la distance r : plus l’élec-
tron s’approche du proton, plus le découpage est fin. Dans ce découpage infini
du temps, l’électron ne tombe jamais sur le proton, et l’intégration de l’éner-
gie potentielle n’est plus un problème. Notre solution devint la base de réso-
lution des intégrales de chemin pour lesquelles l’équation de Schrödinger
pouvait être résolue analytiquement.
Ce succès m’encouragea à chasser ma timidité lors de mes rencontres sui-
vantes avec Feynman, en 1984, pendant un autre congé sabbatique. Basé à Santa
Barbara, j’allais souvent à Pasadena, où je le retrouvais pour discuter de phy-
sique ; il avait toujours du temps pour moi. Nous parlions quelques heures, et
déjeunions souvent ensemble. Il était parfois très drôle. Il me dit un jour, d’un
air conspirateur : « Hagen, je sais que tu ne sais pas tenir ta langue. Je vais te
Le Sinclair ZX81, ordinateur dévoiler un secret, mais à la condition que tu me promettes de le dire à tout
commercialisé en 1981, avait une le monde. » Je promis, et il extirpa une photo le montrant dans une immense
mémoire de 1 kilo-octet, et était relié
baignoire, entouré de trois splendides beautés californiennes.
à un téléviseur, voire à une petite
imprimante dont le papier avait Le Sinclair ZX81
la largeur d’un ticket de caisse.
Tels étaient les moyens calculatoires L’un des murs du bureau de Feynman était recouvert de carnets de notes, qu’il
dont nous disposions en 1982, décrochait parfois pour me montrer des calculs personnels sur les sujets dont
et qui me servirent à résoudre l’un des nous discutions. En particulier, il me montra de longs calculs qui n’avaient
problèmes que Feynman m’avait posés. encore rien donné. Je possède toujours une copie de telles notes où il calcula
les propriétés d’un analogue du polaron (état qui se forme dans
un cristal autour d’un électron, celui-ci attirant les ions posi-
tifs qui l’entourent, voir page 66), où l’électron est remplacé
par un spin. Il espérait toujours que je trouverais un système
physique sympathique auquel ce modèle pourrait être appli-
qué, mais je n’y parvins pas. Il inscrivit sur son tableau un
message pour sa secrétaire Helen Tuck, lui demandant de
m’envoyer ces notes ; ce message resta là jusqu’à sa mort,
en février 1989.
Les notes de Feynman contenaient de nombreux cal-
92
culs numériques, avec de longues colonnes de nombres
obtenus à l’aide de sa calculatrice de poche, qui me rap-
pelaient les notes de Riemann, remplies de semblables
colonnes. Feynman m’avait confié qu’il aimait les résul-
tats numériques. Ces calculs numériques étaient néces-
saires dans les années 1940, lorsqu’il travaillait à Los
Alamos sur le Projet Manhattan. À cette époque, les
machines étaient encore rustiques. Les étudiants
croient souvent que les grands théoriciens n’écrivent

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Hagen Kleinert

que des formules abstraites et laissent les calculs aux autres. Ce n’est pas le Deux pages des notes que Feynman
cas : Feynman insistait toujours pour que nous effectuions les calculs jusqu’au m’envoya sur ses recherches au sujet
bout, afin d’obtenir des chiffres. Et lorsque ceux-ci ne collaient pas avec les d’un analogue du polaron.
données expérimentales, nous avions là une source importante de découvertes.
L’un des ensembles de notes qu’il me montra en 1982 était facilement
transformable en un résultat physique. Selon Feynman, il était possible de
décrire le comportement statistique quantique d’une particule soumise à un
potentiel en calculant le comportement statistique classique de la particule –
comportement que l’on savait calculer – soumise à un potentiel modifié, qu’il
avait nommé potentiel classique effectif. Dans un livre sur la Mécanique sta-
tistique paru en 1972, Feynman donnait les grandes lignes pour calculer
approximativement ce potentiel. Toutefois, son approximation n’était plus
valide aux basses températures. Feynman me suggéra d’approfondir et d’amé-
liorer le calcul du potentiel classique effectif. Par chance, un ordinateur simple
et bon marché, le Sinclair ZX81, était apparu sur le marché un an auparavant
et était devenu très abordable en supermarché (15 dollars à Woolworth). Il se
connectait à une télévision et fonctionnait à une fréquence de 3,25 méga-hertz,
avec une mémoire de 1 kilo-octet. À l’aide de cette petite machine, je fis aisé-
ment les calculs nécessaires et écrivis l’article. Lorsque Feynman apprit que
j’avais rédigé l’article, il me rendit visite à l’Institute of theoretical physics de
Santa Barbara pour discuter des résultats. À son arrivée, tout le monde vou-
lait lui parler, et on le pressa de donner un séminaire. Il accepta, bien qu’il ne
fût pas en bonne santé à cette époque. Je fus très fier en entendant les pre-
93
miers mots de son exposé : « Je suis désolé de ne rien avoir préparé, mais je
venais seulement finir un article avec mon ami Hagen. »

Les tourbillons quantiques


Il traita des propriétés critiques de l’hélium superfluide (propriétés de l’hélium
autour d’une température de 2,2 kelvins, température de transition entre l’hé-
lium superfluide et l’hélium liquide), et de leur explication par la prolifération
de lignes de tourbillons, nommées aussi tourbillons quantiques : au cœur d’une
ligne de tourbillon, le liquide est normal. Lorsque la température de l’hélium

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Chaleur spécifique (Joules/mole-degré Kelvin)


superfluide se rapproche de la température critique, les tourbillons quantiques
se multiplient, remplissant le récipient de ces « cœurs » où le liquide est nor-
120 mal. À la température critique, les tourbillons sont si nombreux que l’hélium
n’est plus superfluide, mais liquide. Il s’agissait d’une vieille idée que Feynman
avait déjà proposée en 1955, probablement inspirée d’une suggestion de son
ami William Shockley, selon laquelle une prolifération de lignes de défauts pour-
100 rait expliquer la transition de fusion (le passage d’un état ordonné d’atomes à
un état désordonné serait décrit par la prolifération de lignes de défauts qui désor-
ganisent les atomes). La même idée avait par ailleurs été proposée par
Lars Onsager en 1949.
80 À sa surprise, Feynman fut accueilli par de fortes critiques – injustifiées –
de la part des jeunes gens de l’auditoire, qui voulaient montrer leur intelli-
– 200 0 200 gence. Ils venaient d’apprendre à calculer les propriétés critiques en appli-
T – Tλ (nanodegrés Kelvin) quant le groupe de renormalisation à la théorie des champs scalaires com-
plexes, et ne croyaient pas que les tourbillons quantiques étaient pertinents.
À cette époque, la description de l’hélium superfluide à l’aide d’un « champ
La courbe de la chaleur spécifique de désordre », par analogie à la théorie des champs quantiques (les lignes des-
en fonction de la température T, autour
sinées par les particules dans la théorie des champs sont remplacées par les
de la température de transition entre
tourbillons quantiques, causes de désordre) n’était pas encore une connais-
l’hélium liquide et l’hélium superfluide
(Tλ = 2,18 degrés Kelvin, sance répandue. Inspiré par cette idée de Feynman, j’ai publié le premier
soit – 273,97 degrés Celsius), mesurée livre sur ce sujet en 1989, Champs de jauge dans la matière condensée. Après
par J. Lipa et ses collaborateurs. son exposé et les joutes verbales qui suivirent, Feynman, éreinté et déçu par
La chaleur spécifique croît brusquement l’agressivité de l’audience, s’affala dans mon bureau et soupira : « Je n’au-
à l’approche de la température critique. rais pas dû parler ! Pourquoi est-ce que je m’inflige tout ça ? » À son retour
L’expérience fut menée sur un à Caltech, il était vraiment malade. J’étais très inquiet. Bien évidemment, je
intervalle de température extrêmement n’osai le presser de regarder notre article et de me permettre de l’envoyer au
étroit autour de la température critique, journal Physical Review.
avec une précision de quelques En février 1984, je repartis pour Berlin et, absorbé par mes activités d’en-
nanodegrés Kelvin. seignant et de chercheur, j’oubliai tout de ce manuscrit lorsque, une nuit de
mai 1986, le téléphone sonna. Helen Tuck, la secrétaire de Feynman, m’an-
nonçait que ce dernier avait approuvé l’article tel qu’il était, et qu’il voulait
que je le soumette au journal Physical Review A. L’article, dont l’un des
auteurs était Feynman, suscita d’intéressantes réactions de la part de ses rap-
porteurs, telle cette phrase de l’un d’eux : « Le manuscrit présente la clarté et
la concision des écrits de Feynman. » L’article parut en décembre 1986. Jamais
On peut faire apparaître Feynman ne pensa que la méthode de calcul présentée dans notre publication
des tourbillons quantiques dans serait applicable à la théorie quantique des champs. Récemment pourtant, j’ai
de l’hélium superfluide en mettant trouvé un moyen d’y parvenir, et développé ce que j’ai nommé la théorie des
le fluide en rotation à grande vitesse. perturbations variationnelle en théorie des champs, qui a conduit aux calculs
En dessous d’une vitesse angulaire les plus fiables jamais obtenus des propriétés critiques de systèmes au voisi-
critique, l’hélium superfluide n’est pas nage de transitions de phases. En particulier, cette théorie a permis de prédire
entraîné par les parois du récipient et
avec précision des propriétés de la chaleur spécifique de l’hélium superfluide
reste au repos (sa surface reste plane).
Au-dessus de la vitesse angulaire
(quantité de chaleur nécessaire pour élever la température de l’unité de masse
critique, le fluide est peu à peu de un degré Celsius) à la température de transition entre l’hélium liquide et
entraîné par les parois du récipient,
et une ou plusieurs lignes singulières
apparaissent (figure de gauche).
Ce sont des tourbillons quantiques,
que les physiciens E. Yarmchuk et
R. Packard ont visualisés en 1982
94 (figure de droite). Selon Feynman,
les tourbillons quantiques
proliféreraient spontanément lorsque
la température de l’hélium superfluide
se rapprocherait de la température
de transition vers l’hélium liquide.
L’hélium étant normal au cœur
des tourbillons, cet hélium envahirait
peu à peu l’hélium superfluide,
jusqu’à le remplacer complètement.

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Un empilement de membranes
biologiques compressé entre deux
murs. Feynman et Hagen Kleinert
se sont intéressés à la pression que
ces membranes exercent sur les murs.

l’hélium superfluide. À cette température, la chaleur spécifique présente en Les membranes biologiques
effet une singularité, qui a été mesurée avec une précision de 10–9 Kelvin lors interviennent dans de nombreux
d’une expérience réalisée en apesanteur par J. Lipa et ses collaborateurs en mécanismes de la cellule. Ainsi, dans
1992 (la minimisation de l’effet de la gravitation sur la transition de phase de le cerveau, les neurones échangent
de l’information en acheminant
l’helium augmentait la précision de la mesure). La résolution obtenue est
des vésicules (dont la paroi est
1000 fois meilleure que sur Terre. C'est un des rares systèmes où l’expéri- constituée de bicouches lipidiques),
mentation sur satellite améliore considérablement les résultats. le long de rails – les microtubules –,
jusqu’aux synapses, les espaces entre
Un enseignant hors pair les neurones, où elles fusionnent avec
Un autre problème que nous avons souvent discuté concernait l’empilement la membrane du bouton synaptique
de biomembranes : les membranes cellulaires, constituées de bicouches lipi- pour larguer leur chargement
diques, sont des systèmes biophysiques intéressants, car elles participent à de à proximité d’un autre neurone.
nombreux mécanismes, tel l’acheminement de molécules de la surface des cel- La modélisation des biomembranes
lules vers des compartiments intracellulaires, et peuvent être étudiées à l’aide à l’aide des outils de la physique permet
des outils de la physique (physique des solides, mécanique des fluides, ther- de mieux comprendre ces mécanismes.
En outre, les composants biologiques
modynamique, physique statistique, etc.). Si des biomembranes sont placées
fascinent les physiciens, qui y voient
entre deux murs, elles exercent une pression sur les parois due à leurs fluc-
autant de nouveaux systèmes à explorer.
tuations, selon une loi proche de celle qui décrit la pression exercée par un
gaz parfait comprimé entre deux murs : pd3 = cT2/k, où p est la pression, d la
distance entre les murs, T la température, k la raideur des membranes, et c une
constante de proportionalité (loi de Helfrich). Le défi était de trouver la
constante de proportionalité c pour les membranes, dont on ne connaissait
qu’une approximation par simulation informatique. Malheureusement, nous
ne trouvâmes pas la solution. Le problème ne fut cependant pas oublié, et
quelques années plus tard, je l’ai résolu avec l’aide de la théorie des pertur-
bations variationnelle en théorie des champs.
De tous les physiciens que j’ai connus, Feynman fut celui
qui m’impressionna le plus, par la simplicité et l’élégance avec les- CORPS
CELLULAIRE
quelles il énonçait et résolvait des problèmes compliqués. Les cours
auxquels j’ai assisté étaient extrêmement clairs. Il ne camouflait jamais la phy-
sique derrière le langage mathématique. Si quelqu’un le faisait, il l’interrompait BOUTON
en demandant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » et insistait pour que l’on redonne SYNAPTIQUE

une explication terre à terre. Jamais un étudiant ne se sentait stupide en posant


une question (même s’il l’était), et Richard expliquait toujours ses idées de la
façon la plus exhaustive possible. C’était l’enseignant parfait. Il est étonnant qu’il MICROTUBULE
n’ait eu qu’un si petit nombre d’excellents post-docs, par rapport à J. Wheeler VÉSICULE

ou J. Schwinger. La raison en est probablement que trop peu d’étudiants avaient VÉSICULE
le courage de l’approcher. Feynman a certainement façonné la pensée de tous les FUSIONNANT
étudiants de Caltech qui sont passés par ses cours, même de ceux qui ont eu d’autres AVEC LA MEMBRANE
Delphine Bailly

directeurs de thèse. Ainsi, bien sûr, que les nombreux étudiants et collègues de SYNAPSE
par le monde qui ont étudié ses fascinants livres de physique, et les quelques pri- DENDRITE
vilégiés qui ont eu la chance de travailler avec lui. ■

© POUR LA SCIENCE
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CHRONOLOGIE
1918 : Richard Phillips Feynman naît à Manhattan, New 1950 : Il occupe un poste de professeur à Caltech et visite
York, le 11 mai. l’Europe.
1935 : Il commence ses études universitaires de physique 1951 : Il passe une année au CBPF de Rio de Janeiro et
au MIT. épouse Mary Louise Bell, dont il divorce quatre ans plus tard.
1939 : Il publie ses deux premiers travaux, obtient son 1953 : Il s’intéresse à la superfluidité et participe à la pre-
diplôme de Bachelor of Sciences et est admis comme étudiant mière conférence de physique théorique tenue au Japon
de doctorat à Princeton, où il devient l’assistant de J. Wheeler. depuis la guerre.
1941 : Après avoir développé avec J. Wheeler la théorie 1957 : Il travaille à la théorie V-A des interactions faibles.
classique de l’action à distance entre particules chargées, il 1960 : Il épouse Gweneth Howard ; en 1962, son fils Carl
invente l’approche des intégrales de chemin. vient au monde et, en 1968, le couple adopte Michelle.
1942 : Au mois de juin, il décroche son Ph.D. et épouse 1961 : Il commence ses Cours de Physique, qui l’occupe-
Arline Greenbaum, qui souffre déjà de tuberculose lympha- ront deux ans.
tique.
1965 : Il reçoit le prix Nobel de physique, avec Schwinger
1943 : Il s’installe à Los Alamos où il travaille au Projet et Tomonaga.
Manhattan.
1968 : Il met au point le modèle des partons pour les inter-
1945 : Après la mort d’Arline, le 16 juin, il assiste au Trinity actions fortes.
Test le 16 juillet, puis quitte Los Alamos pour devenir profes-
seur à Cornell. 1978 : On lui découvre une tumeur à l’estomac et il subit sa
première intervention chirurgicale.
1946 : Son père Melville décède.
1981 : Il s’intéresse à la physique du calcul, en particulier au
1947 : Il participe à la conférence de Shelter Island et tra- calcul quantique.
vaille à sa formulation de l’électrodynamique quantique.
1986 : Il participe à la commission d’enquête sur l’explo-
1949 : Il publie ses travaux sur l’électrodynamique quan- sion de la navette Challenger.
tique. Ses « diagrammes » deviennent incontournables.
1988 : Il décède le 15 février, au UCLA Medical Center.
BIBLIOGRAPHIE
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Feynman R., What Do You Care What Other People Think ? : Norton, New York, 1988.
Feynman R., The Meaning of It All : Penguin, Londres, 1998.
Feynman R., The pleasure of Finding Things Out : Penguin, Londres, 1999.
Feynman R., Leighton R., Sands M., Le cours de physique de Feynman : Dunod, 1999.
Feynman R., Hibbs A., Quantum Mechanics and Path Integrals : McGraw-Hill, New York, 1965.
Feynman R., Allen R., Hey T., Feynman Lectures on Computation : Westview Press, Boulder, 1996.
Feynman R., Morinigo F., Wagner W., Feynman Lectures on Gravitation : Addison-Wesley, Reading, 1995.
Feynman R., The Character of Physical Law : MIT Press, Cambridge, 1965.
Feynman R., QED. The Strange Theory of Light and Matter : Princeton University Press, 1985.
Gleick J., Le génial professeur Feynman : Odile Jacob, 1994.
Gribbin J., Gribbin M., Richard Feynman. A Life in Science : Penguin, Londres, 1998.
Mehra J., The Beat of a Different Drum. The Life and Science of Richard Feynman : Clarendon Press, Oxford, 1994.
Schweber S., QED and the Men Who Made It : Princeton University Press, 1994.
Bibliographie complémentaire sur le site de Pour la Science, www.pourlascience.com

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96 Presse et communication : Floryse Grimaud assistée de Isabelle Huet. dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific American », dans
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