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Image de couverture : © Rawf8/Adobstock.com

© Armand Colin, 2021

Armand Colin est une marque de


Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
www.armand-colin.com

ISBN : 978-2-200-63253-3

Ce document numérique a été réalisé par PCA


À Kristine,
En espérant que notre conversation
se poursuive indéfiniment.
Table

Couverture

Page de titre

Copyright

Dédicace

Avant-propos

Introduction

1 Les perspectives théoriques en économie politique


internationale
1. Pourquoi théoriser l’EPI ?
2. Les perspectives théoriques
2.1 La perspective réaliste-nationaliste en EPI
2.2 La perspective libérale
2.3 Les perspectives néomarxistes
2.4 La théorie de la dépendance
2.5 L’approche système-monde
2.6 La perspective néogramscienne
2.7 L’École britannique en EPI
2 Les débats sur la mondialisation
1. Les globalistes
1.1 Les deux mondialisations
1.2 La seconde mondialisation
2. Les transformationnistes
2.1 L’intensité de la mondialisation
2.2 La mondialisation et la transformation de l’État-nation
3. Les sceptiques
3.1 Un monde d’États
3.2 Un monde semi-mondialisé ?
3.3 La mondialisation n’est pas coupable

3 Puissance et hégémonie
1. Qu’est-ce que la puissance ?
1.1 Le paradoxe de la puissance en EPI
1.2 La puissance relationnelle en EPI
2. La théorie de la stabilité hégémonique
2.1 L’hégémonie américaine
2.2 Qu’est-ce que la théorie de la stabilité hégémonique ?
2.3 Les organisations internationales et l’hégémonie
3. La puissance structurelle
4. Le soft power

4 Les transformations du régime commercial international


1. Définition des concepts
1.1 Institution internationale
1.2 Organisation internationale
1.3 Régime international
2. Pourquoi les États coopèrent-ils ?
2.1 L’institutionnalisme libéral
2.2 Les relations de pouvoir et les organisations
internationales
3. Les institutions commerciales internationales, du GATT
à l’OMC
3.1 Les relations commerciales avant la Seconde Guerre
mondiale
3.2 Cycle d’Uruguay
3.3 L’Organisation mondiale du commerce
3.4 La crise de l’autorité politique de l’OMC

5 L’État, la monnaie et les marchés financiers


1. Pourquoi les États coopèrent-ils en matière monétaire
et financière ?
1.1 Le système financier de Bretton Woods
1.2 Un privilège exorbitant
1.3 La gouvernance du système monétaire international
2. La mondialisation des marchés financiers
2.1 Les effets de la mondialisation financière sur l’autonomie
de l’État
2.2 La crise financière de 2008 et de la dette souveraine en
Europe
2.3 Pourquoi la domination du dollar américain se poursuit-
elle ?
3. L’autorité politique du FMI
3.1 La crise du FMI
3.2 Le retour du FMI
6 L’économie politique internationale et la paix
1. La paix par le doux commerce
1.1 L’interdépendance économique comme facteur de paix
1.2 La paix par le doux commerce 2.0
1.3 La paix par la démocratie
1.4 La paix par les institutions internationales
1.5 La perspective fonctionnaliste de la paix
1.6 Les perspectives des libéraux institutionnels sur la paix
2. L’interdépendance économique, facteur de guerre ?
2.1 Keynes, Polanyi et la paix par le doux commerce
2.2 Le mythe de la paix par le doux commerce
2.3 Le terrorisme, le populisme et la mondialisation

Bibliographie

Dans la même collection


Avant-propos

Le projet d’écrire ce livre est né lors d’un séjour en tant que professeur
invité à Sciences Po Paris en 2019-2020. J’en profite ici pour remercier
Frédéric Ramel, Christian Lequesne, Bertrand Badie, Alain Dieckhoff,
Thierry Balzacq et Guillaume Devin pour leur accueil dans mon alma
mater. Je remercie également Delphine Allès de m’avoir invité à rencontrer
les étudiants de l’INALCO afin de discuter avec eux des grandes questions
de l’économie politique internationale.
Je remercie également tous ceux qui, malgré leurs horaires très chargés,
ont accepté de relire et de commenter des chapitres de ce livre. Ainsi que
ceux qui m’ont fait parvenir des références, des articles ou des
compléments d’information.
Ma gratitude va spécialement à Anne Sophie Bourg pour sa redoutable
efficacité ainsi qu’à toute son équipe chez Armand Colin/Dunod pour
m’avoir pris en main dans la production de cet ouvrage.
Introduction

L’économie politique internationale (EPI) est un domaine de recherche qui


permet de comprendre les grandes évolutions de la politique mondiale.
Reprenons le cours des événements marquants des dernières décennies.
La pandémie de COVID-19 qui a débuté en 2020 a conduit à un
effondrement de l’économie mondiale, a fait prendre conscience de la
fragilité des chaînes mondiales d’approvisionnement dans le domaine
sanitaire, a créé un nationalisme du vaccin et a accentué le mouvement
protectionniste qui a cours depuis 2008 dans de nombreux pays.
Avec l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis en
2017, la rivalité entre les États-Unis et la Chine a de plus en plus affecté le
système commercial mondial notamment en raison de cette « guerre
commerciale » lancée par l’administration américaine.
En 2016, les Britanniques ont voté pour le Brexit, c’est-à-dire le retrait de
leur pays de l’Union européenne, par une courte majorité.
En 2007-2008, la crise immobilière aux États-Unis s’est exportée dans le
monde entier et a provoqué la pire crise financière mondiale depuis le krach
boursier de 1929, plongeant dans l’ère de la « Grande Récession ». Cette
crise boursière s’est transformée en crise économique, voire sociale, dans
plusieurs pays. Elle a contribué à la hausse du populisme dans le monde.
En 2001, la Chine a fait son entrée dans l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) et est devenue l’atelier du monde. En quelques
années seulement, elle s’est érigée au rang de superpuissance mondiale
rivalisant avec la puissance américaine.
En novembre 1989, la chute du mur de Berlin a symbolisé la fin de la
guerre froide, l’effondrement de nombreux pays communistes et la fin de la
division de monde hérité de la Seconde Guerre mondiale.
En août 1971, le président américain Richard Nixon a imposé, avec le
« Nixon Shock », une série de mesures économiques afin de limiter
l’inflation aux États-Unis, parmi lesquelles figure l’annulation unilatérale
de la convertibilité du dollar américain. Par cette action, Nixon a rendu
inopérant le système monétaire mis en place lors des accords de Bretton
Woods après la Seconde Guerre mondiale, et lancé le débat sur la stabilité
hégémonique : la première puissance mondiale a-t-elle amorcé son déclin à
l’image de l’Empire britannique avant la Première Guerre mondiale ? Si
c’est le cas, assisterons-nous à une répétition de l’histoire ? Le déclin des
États-Unis entraînera-t-il la planète vers un tourbillon d’instabilité marqué
par une récession et une guerre mondiale ?
En 1955, les dirigeants de plusieurs pays nouvellement indépendants, 29
pays africains et asiatiques incluant la Chine, l’Égypte, l’Inde et
l’Indonésie, se sont réunis à Bandung, en Indonésie. Refusant d’intégrer
l’un des deux blocs menés par l’URSS et les États-Unis, ils ont proposé
l’option du non-alignement avec pour objectif la fin des empires coloniaux
et l’avènement d’un nouvel ordre mondial basé sur l’égalité économique,
politique et sociale.
En 1944, les principales puissances mondiales se sont réunies à Bretton
Woods, aux États-Unis, pour mettre sur pied un nouvel ordre économique
mondial devant favoriser le retour à la croissance, la stabilité économique
ainsi que la paix.
Tous ces événements fondamentaux dans l’histoire du xxe et du xxie siècle
relèvent de la discipline de l’EPI. Bien que sa définition fasse encore l’objet
d’un débat, on peut affirmer que l’EPI concerne l’interaction entre la
politique et l’économie internationales, c’est-à-dire tout ce qui se joue au-
delà des frontières des États.
Cet ouvrage d’introduction vient interroger la manière dont l’autorité
politique a été organisée et s’est transformée depuis la Seconde Guerre
mondiale. Il propose des outils théoriques, conceptuels et historiques pour
comprendre les origines et dynamiques contemporaines de l’EPI. Ce
faisant, il permet de mieux éclairer les débats et événements actuels et de
mieux comprendre la nature des changements dans l’organisation de
l’autorité politique depuis 1945.
L’autorité politique est une forme de pouvoir qui est considérée comme
légitime. Avoir de l’autorité politique signifie posséder un ascendant sur les
autres acteurs. Elle conduit ceux à qui elle s’adresse à lui reconnaître une
forme de légitimité qui justifie son statut. Une institution légitime sera en
effet traitée avec plus de respect et aura davantage de facilité à faire
respecter ses règles. La légitimité facilite l’exercice du pouvoir et peut
même en augmenter sa portée. Une organisation est légitime quand les
gouvernés ont des raisons « non coercitives » de la soutenir.
Cette autorité politique peut provenir d’une puissance hégémonique,
comme les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, ou encore d’une
organisation internationale, comme le Fonds monétaire international (FMI)
lors d’une crise financière. Cependant, lorsque les représentants d’une
grande puissance manquent de légitimité (pensons à la présidence de
Donald Trump), cela érode considérablement l’image de ce pays dans le
monde [Reus-Smit, 2020, p. 127].
Le xxe siècle a été témoin de la mondialisation de l’État-nation comme
forme d’organisation de l’autorité politique à l’échelle mondiale.
Auparavant, la majorité des populations évoluait plus généralement au sein
d’empires. De 1871 à nos jours, le nombre d’États-nations est passé de 64 à
plus de 197 selon le dernier décompte des Nations unies, soit une hausse de
208 %.
La centralisation de l’autorité politique au sein d’un territoire a des effets
profonds. Cela affecte les droits de la personne – certains individus vivant
au sein de régimes démocratiques, d’autres dans des régimes autoritaires
par exemple. La centralisation de l’autorité politique détermine également
le fonctionnement et la régulation des économies.
Certains pays ont des économies où le marché est plus important avec un
encadrement de l’État moins lourd, comme les États-Unis, alors que dans
d’autres cas, les économies sont coordonnées comme en Suède et en
Allemagne. Dans d’autres cas encore, on peut parler d’un capitalisme
d’État, comme en Chine. Même si les États-nations se sont substitués aux
empires d’autrefois, il faut aussi éviter de trop réifier ces derniers, car les
différences sont très importantes dans l’organisation de l’autorité politique
au sein des pays.
Cette nouvelle organisation de l’autorité politique à l’échelle mondiale a
des effets profonds sur le système international. Depuis la fin du processus
de décolonisation, l’État-nation est en effet devenu l’unité de base du
système. L’État-nation repose minimalement sur la centralisation de
l’autorité politique au sein d’un territoire et sur le principe de souveraineté.
Dans ce contexte, l’organisation de l’autorité politique dans le système
international ne peut que découler de l’action des gouvernements.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, cette dernière s’est beaucoup
transformée. Déjà, la mondialisation a favorisé la multiplication des acteurs
sur la scène internationale. Les marchés mondiaux, le monde de la finance,
les entreprises multinationales ont acquis beaucoup de pouvoir sur les
gouvernements depuis 1945.
De plus, la première puissance que sont les États-Unis depuis la Seconde
Guerre mondiale a vu son pouvoir relatif s’effriter par rapport à d’autres
pays, comme la Chine. Si bien que l’État américain n’a plus aujourd’hui la
même autorité politique qu’en 1945. Ces transformations dans la
distribution de l’autorité politique dans le système international sont
fondamentales. Elles affectent des éléments clés de la politique mondiale,
que ce soit les relations commerciales internationales, la régulation de la
finance internationale, mais également les conflits et les guerres entre États.
La répartition actuelle du monde en 197 États-nations crée aussi ses
propres pathologies comme les crises financières, celle des réfugiés ou
encore celle du changement climatique. La mondialisation de l’État-nation
influence également la capacité des humains de gérer ces problèmes
collectifs.
L’objectif de cet ouvrage est donc de présenter, dans un langage clair et
accessible, les grandes transformations qu’a connues l’autorité politique
dans l’EPI depuis 1945. Dans un premier chapitre, nous exposerons les
principales perspectives théoriques en EPI afin de mieux comprendre les
divers points de vue des spécialistes du domaine.
Dans un deuxième chapitre, nous présenterons les diverses théories de la
mondialisation, car contrairement à une opinion répandue, il n’existe pas de
consensus sur la mondialisation, certains auteurs étant même sceptiques sur
les effets réels de cette dernière.
Dans un troisième chapitre, nous aborderons les différents débats sur la
puissance et l’hégémonie en EPI. Ces débats sont parmi les plus importants
depuis la création de cette discipline académique au début des années 1970.
Dans les chapitres suivants nous étudierons l’organisation de l’autorité
politique en matière de commerce international et de finance, deux
domaines majeurs d’études des spécialistes de l’EPI.
Dans le dernier chapitre, enfin, nous analyserons les conséquences de
l’interdépendance commerciale et financière sur la guerre, la paix, mais
également sur la montée du populisme.
Chapitre 1

Les perspectives théoriques


en économie politique internationale

Objectifs

• Connaître les origines de l’économie politique internationale.


• Comprendre l’importance de la théorisation de cette discipline.
• Maîtriser les principales perspectives théoriques du champ.

L’EPI est apparue dans les années 1970 en Grande-Bretagne et aux États-
Unis, puis par la suite un peu partout dans le monde. Pourquoi alors ? Dans
les années 1960 et 1970, plusieurs facteurs internationaux ont contribué à la
croissance de l’EPI en tant que domaine de recherche universitaire. La
perception de déclin des États-Unis, du moins en termes relatifs, combinée
à l’émergence de nouveaux géants économiques tels que l’Allemagne et le
Japon, a suscité une série de débats sur la nature de l’hégémonie
américaine.
La période de l’après-guerre a également été marquée par une vague
d’indépendances parmi les anciennes colonies européennes. À partir de la
Conférence de Bandung en 1955, ces pays nouvellement indépendants ont
appelé à la mise sur pied d’un autre ordre économique international. Ces
pays sont progressivement devenus membres de diverses organisations
internationales, ce qui a rendu plus difficiles, non seulement pour les États-
Unis, mais aussi pour les grandes puissances européennes, l’exercice d’un
leadership sur la scène internationale et l’adoption de normes permettant de
parvenir à un consensus au sein de ces organisations.
D’autres facteurs ont contribué au décollage de l’EPI. Le premier choc
pétrolier en 1973, les problèmes de croissance économique et de stagflation
dans les années 1970, la crise de la dette des pays d’Amérique latine,
comme le Mexique, le Brésil et l’Argentine dans les années 1970 et 1980,
ont suscité une grande inquiétude quant à la stabilité économique
internationale. À cela s’ajoutent l’interdépendance économique et
l’internationalisation des grandes entreprises. Avec l’effondrement de
l’Union soviétique et le développement accéléré des nouvelles technologies
de l’information, l’EPI a atteint un point de basculement dans les
années 1990. L’explosion des études sur la mondialisation a permis à l’EPI
de s’institutionnaliser durablement dans les universités autour du monde
(voir figure 1.1). Ainsi, les débats sur l’interdépendance économique, la
mondialisation et le déclin de la puissance américaine ont marqué la
naissance de l’EPI comme discipline académique. Malgré son âge
relativement jeune, l’EPI a depuis connu une croissance spectaculaire. C’est
maintenant une discipline universitaire avec un ensemble cohérent de
concepts, de théories, de programmes de recherche et d’ouvrages de
référence [Paquin, 2008, 2013, 2016, 2020].

Figure 1.1 : Évolution de la fréquence des mots « mondialisation » dans les


publications en français et « globalisation » dans les publications en anglais
entre 1970 et 2019
Source : Google Book Ngram Viewer.

1. Pourquoi théoriser l’EPI ?


L’EPI est un domaine de recherche si vaste qu’on pourrait penser qu’il faut
une bonne dose de naïveté pour tenter de la théoriser. Il y a tellement
d’acteurs, que ce soient les États, les organisations internationales, les
organisations non gouvernementales (ONG), les entreprises multinationales,
les groupes de pression, les mouvements sociaux, les marchés, la finance
internationale, la culture et les normes sociales, sans parler des milliards
d’individus, avec leur histoire, leur identité, leurs capacités et leurs logiques
propres, qu’il semble illusoire de penser que nous pourrions un jour
formuler une théorie satisfaisante. En EPI, les explications sont multiples et
les détails sans fin, rendant impossible de comprendre toutes ces logiques
dans leur intégralité.
Paradoxalement, c’est cette absence de sens facilement compréhensible
qui rend inévitables les efforts de théorisation. Les problématiques en EPI
sont pratiquement sans limites. Qu’est-ce qu’une bonne question de
recherche en EPI ? Comment doit-on y répondre ? Quels faits mettre en
avant ? Qu’est-ce qui est central et qu’est-ce qui est secondaire dans
l’analyse ? Doit-on insister sur les facteurs politiques ou économiques ? Les
perspectives théoriques sont nécessaires pour dénouer toutes ces questions.
Tenter de penser l’EPI sans aucun outil théorique est plus naïf encore que
l’alternative. Cette démarche est même impossible. Les chercheurs ont
besoin d’un guide afin de savoir où et quoi chercher. Demander à un
chercheur d’exposer tous les aspects d’une problématique en EPI équivaut à
demander à un géographe de reproduire une carte grandeur nature d’une
partie de la Terre. L’entreprise est impossible, quelle que soit la quantité de
données empiriques disponibles. Les géographes, tout comme les
spécialistes de l’EPI, doivent sélectionner et hiérarchiser les faits importants
en plus de leur donner un sens. En un mot, ils doivent inévitablement
théoriser le monde [Rosenau et Durfee, 2000].
Certains chercheurs plus sceptiques prétendent ne pas s’intéresser aux
théories mais plutôt aux « faits ». Certains historiens, par exemple,
affirment que leurs travaux s’appuient sur des données empiriques et des
archives et non sur des théories. Cette affirmation est naïve, car dans un
contexte où il existe des millions, voire des milliards, de faits, sélectionner
les « faits » les plus importants et les hiérarchiser pour raconter une histoire
nécessite une théorie, ne serait-ce qu’implicite. Un fait n’existe pas sans un
cadre de référence, sans une théorie préalable. C’est le choix de certains
faits plutôt que d’autres qui permet de déduire la théorie de l’auteur.
L’étymologie latine du mot théorie (theoria) signifie « spéculation ».
Selon Christian Reus-Smit, « les théories ne sont rien de plus que des
hypothèses organisées qui nous aident à comprendre la complexité » [Reus-
Smit, 2020, p. 8]. Selon John Baylis, Steve Smith et Patricia Owen : « La
théorie représente un outil de simplification qui permet de décider quels
faits historiques ou contemporains sont plus importants que d’autres pour
comprendre le monde » [Baylis, Smith et Owen, 2020, p. 8]. Les théories
agissent comme un décodeur qui permet de donner un sens à une réalité
complexe. Dans la pratique, les théories prennent différentes formes. Les
économistes valorisent les théories explicatives ou causales, qui établissent
un lien de cause à effet, et qui peuvent être modélisées et simplifiées sous la
forme d’une équation mathématique. Ils soutiennent même que ces théories
ont une capacité prédictive. D’autres choisissent d’avancer une théorie et de
l’illustrer par divers exemples empiriques. Certains encore préfèrent une
théorisation plus souple avec une description très détaillée des divers
aspects de l’EPI. Ils peuvent se servir de la profondeur de leurs analyses
descriptives pour invalider les hypothèses des perspectives théoriques
rivales à la leur, par exemple. Certaines théories sont à prétention
universelle, d’autres proposent une perspective plus limitée ou de moyenne
portée. Certaines théories sont très complexes et nécessitent une attention
de tous les instants de la part du lecteur, alors que d’autres sont
parcimonieuses et parfois d’une simplicité désarmante.
Puisque l’EPI est un champ disciplinaire de très grande portée, plusieurs
perspectives théoriques rivalisent pour expliquer certains aspects du monde.
Une perspective théorique est constituée d’un ensemble de théories qui sont
compatibles entre elles. Elle agit comme des lunettes avec des verres de
différentes couleurs que nous utilisons pour voir le monde : avec des
lunettes roses, le monde semble rose, avec des lunettes jaunes, il semble
jaune, etc. Les lunettes peuvent être différentes, mais le monde reste le
même [Baylis, Smith, Owen, 2020, p. 8]. Ainsi, avec les lunettes néomarxistes,
par exemple, on perçoit les inégalités sociales, le 1 % des plus riches,
l’exploitation des pays du Sud, alors qu’avec les lunettes libérales, on porte
notre attention sur la croissance économique et sur le progrès de
l’humanité…
Robert Gilpin [1987, 2001] a déjà écrit qu’une perspective théorique doit
être comprise comme une idéologie, c’est-à-dire un système de pensée et de
croyances par lesquelles les individus comprennent leur système social. Il a
un bon point ici. Les fondements idéologiques des perspectives théoriques
ne font aucun doute. Comme le souligne Imre Lakatos, même si une théorie
ou une perspective est infirmée par les faits, elle continue souvent d’être
utilisée, car les auteurs identifiés à cette perspective ont intérêt à la
défendre, au risque de perdre toute crédibilité, mais également parce qu’ils
restent attachés aux valeurs que projette la perspective. Ces derniers sont
réticents à abandonner leur perspective théorique de prédilection, car
changer de perspective c’est un peu comme changer de religion, c’est un
cheminement intellectuel compliqué et difficile [Lakatos, 1994].
Ce qui détermine la popularité d’une perspective théorique par rapport à
une autre à un moment donné s’explique par plusieurs facteurs, dont
l’actualité politique, plutôt qu’exclusivement par la découverte scientifique.
Alors qu’on pensait par exemple que la perspective réaliste en EPI était en
déclin depuis la fin de la guerre froide, la politique de l’America First de
Donald Trump et la confrontation avec la Chine l’ont remise au premier
plan. Alors que la perspective marxiste semblait en déclin depuis les
années 1970, les crises financières, la question des inégalités et la popularité
croissante des théories critiques lui redonnent une certaine pertinence. En
somme, ce n’est pas seulement l’accumulation ou l’évolution de la science
qui explique la popularité des théories.
Si ces perspectives théoriques persistent malgré leurs réfutations, ne
seraient-ce que partielles, pourquoi les étudier ? C’est parce que sans ces
perspectives, il est difficile de comprendre les débats de la discipline tant
les auteurs y font constamment référence. Ces perspectives constituent la
grammaire de l’EPI. Elles sont autant de décodeurs qui servent à rendre le
monde lisible et qui donnent la possibilité au spécialiste de séparer
artificiellement les événements qu’il considère comme importants de ceux
qui le sont moins. Après avoir assimilé les perspectives théoriques, il est
plus facile pour le chercheur de comprendre la logique d’une
argumentation, les valeurs sous-jacentes et les biais des auteurs. Il lui est
également plus facile de produire du sens. Tout cela est essentiel pour faire
partie de la communauté des chercheurs. De plus, il est fondamental de
comprendre les perspectives théoriques comme autant de points de vue sur
le monde. C’est pour éviter le développement d’une vision en silo de l’EPI
qu’un certain éclectisme théorique est utile. Finalement, toutes ces
perspectives théoriques se prononcent sur l’organisation de l’autorité
politique en EPI.

2. Les perspectives théoriques


Traditionnellement, en EPI, on divise les théories en théories explicatives
ou causales, en théories compréhensives, en théories critiques ou encore en
théories normatives. Le propos ici n’est pas de revenir sur ces distinctions
comme nous l’avons fait ailleurs [Paquin, 2013, 2016, 2020]. L’objectif est
plutôt de faire ressortir des diverses perspectives théoriques importantes en
EPI leurs postulats fondamentaux. Ces derniers seront mobilisés, discutés et
confrontés dans les autres chapitres de ce livre.

2.1 La perspective réaliste-nationaliste en EPI


Depuis les années 1970, les théoriciens réalistes en EPI ont mis la puissance
et l’hégémonie américaine au centre de leurs analyses. Les réalistes pensent
que la variable fondamentale de l’EPI est la répartition du pouvoir entre les
États dans le système international. Ce postulat central repose sur l’idée que
les caractéristiques du système international et le comportement des États
peuvent s’expliquer par la manière dont le pouvoir est réparti. Dans un
système unipolaire, la puissance hégémonique peut promouvoir l’ouverture
des marchés et la stabilité du système parce qu’il est dans son intérêt
national de le faire, alors que dans un système bipolaire, les deux
principales puissances sont destinées à être rivales, comme la Chine et les
États-Unis depuis quelques années. Dans un système multipolaire, seul un
système d’équilibre des puissances peut favoriser la paix. Un changement
dans la répartition du pouvoir perturbe l’organisation de l’autorité politique
et déstabilise le système international.
Très peu de choses séparent les théoriciens réalistes des relations
internationales de ceux de l’EPI, car ils partagent de nombreuses
hypothèses de base. La différence essentielle est que les théoriciens réalistes
des relations internationales se concentrent exclusivement sur les questions
de sécurité, tandis que ceux de l’EPI ajoutent à leurs analyses les questions
commerciales et financières mondiales.
Les théoriciens réalistes de l’EPI sont plus sensibles à l’idée que c’est
l’accumulation de richesses qui donne aux États les moyens de faire la
guerre. Les affaires économiques et financières internationales soulèvent
des questions importantes de répartition des gains, car certains pays gagnent
beaucoup plus que d’autres. Comme l’accumulation de richesses va de pair
avec l’accumulation de pouvoir, les réalistes de l’EPI sont plus conscients
que les affaires économiques et politiques sont indissociables [Kirshner,
2009 ; Gilpin, 1987, 2001].
Selon les réalistes de l’EPI, les États-nations sont les acteurs constitutifs
du système international. Ils créent les règles du jeu, et tous les autres
acteurs clés doivent opérer ou développer leurs stratégies dans le cadre de
règles définies par l’État [Krasner, 2008, p. 115]. Cela ne signifie toutefois
pas que les États sont les seuls acteurs qui comptent dans l’EPI, car les
entreprises multinationales, les organisations internationales et les ONG
jouent également un rôle important. Mais ce sont les États-nations qui
déterminent les règles du jeu fondamentales du système international, y
compris celles qui concernent les questions économiques et financières. Les
États-nations établissent les règles dans lesquelles évoluent les autres
acteurs, et ils exercent toujours un pouvoir considérable sur le commerce et
la finance internationale. Puisque l’État est au centre de la vie internationale
et détermine les règles du jeu pour tous les acteurs, y compris ceux du
secteur privé, c’est la politique qui détermine l’économie, et non l’inverse
comme dans la tradition marxiste [Gilpin, 2001, p. 18].
Pour les réalistes en EPI, le système international est anarchique.
L’anarchie ne signifie pas que la politique mondiale est caractérisée par un
état de guerre permanent. Les États coopèrent et créent un grand nombre
d’organisations et de régimes internationaux dans plusieurs domaines de la
vie internationale [Gilpin, 2001, p. 17]. Le concept d’anarchie signifie qu’il
n’y a pas d’autorité politique supérieure à celle des États à qui faire appel
en cas de litige. Selon les mots de Raymond Aron, la politique
internationale se déroule « à l’ombre de la guerre ».
Cette situation est particulièrement problématique, car les réalistes
pensent que les États sont égoïstes dans leurs comportements
internationaux. Par conséquent, ils ne peuvent compter les uns sur les autres
pour assurer leur sécurité à long terme. Ils doivent développer leurs propres
stratégies de défense et de sécurité ; ils ne peuvent pas déléguer leur
sécurité et la protection de leurs frontières à d’autres États. C’est ce que les
réalistes appellent le self-help [Waltz, 1979, p. 105-107].
Ainsi, dans leurs actions internationales, les États poursuivent leur intérêt
national, qui est déterminé par l’idée de survie. Pour les réalistes, la sécurité
représente un bien commun et, comme le bien commun tend à ne pas être
correctement assuré par le secteur privé, l’État doit remplir ce rôle en créant
ses propres moyens de survie. Cette situation conduit à un dilemme de
sécurité, car lorsqu’un État s’arme pour garantir sa sécurité, il stimule
l’insécurité dans d’autres États, ce qui ouvre la voie à une course aux
armements.
Les réalistes en EPI se sont beaucoup intéressés à la structure
hégémonique du système international et à ses effets sur la création
d’organisations internationales et de régimes internationaux. Pour les
réalistes, la puissance hégémonique ne représente pas seulement une
puissance matérielle, elle possède également de l’autorité politique. La
légitimité est essentielle pour qu’un État hégémonique puisse avoir un
ascendant sur les autres États. Pour les réalistes, l’ordre hégémonique doit
être négocié, plutôt qu’imposé par la force. La puissance hégémonique
procure de la sécurité et de la stabilité et, en échange, les autres États
acceptent les règles du système international. Pour les réalistes, l’ouverture
commerciale et financière est le fruit d’une puissance hégémonique. Ainsi,
la mondialisation, si elle existe, puisque plusieurs auteurs la remettent en
doute, est le produit de l’organisation hégémonique du pouvoir. De plus, la
mondialisation et l’interdépendance commerciale ne sont pas synonymes de
paix ; l’interdépendance peut au contraire favoriser les conflits. Les rivalités
impériales et le déclin de la légitimité de la puissance hégémonique ont des
effets déstabilisants sur l’autorité politique et le système international.
Pour Robert Gilpin [1987, 2001], la perspective réaliste de l’EPI est
étroitement liée idéologiquement au mercantilisme, également appelé
« perspective nationaliste ». Selon cette perspective, l’économie d’une
nation doit augmenter sa puissance. En d’autres termes, les États doivent
éviter de se trouver dans une situation d’interdépendances économique ou
financière afin de maximiser leur liberté d’action. Les États doivent
s’efforcer d’être autosuffisants [Kirshner, 2009].
Le mercantilisme se définit au moins par les deux caractéristiques
suivantes : 1) l’État doit chercher à réduire ses importations au minimum et
2) il doit chercher à promouvoir ses exportations afin de dégager un
excédent commercial. Puisqu’il est impossible pour tous les États d’avoir
un excédent commercial en même temps, les mercantilistes pensent que les
conflits et même la guerre sont inévitables. L’EPI est donc une zone de
conflits opposant des intérêts économiques nationaux divergents.
Le mercantilisme peut être défensif et bénin, ou agressif et malveillant
[Gilpin, 1987, p. 31-32]. Dans la première forme, les États veillent à
préserver leurs intérêts nationaux sur le plan économique, car ces intérêts
sont jugés essentiels pour la sécurité nationale. Ce type de mercantilisme
bénin peut consister à empêcher les investissements étrangers dans certains
secteurs critiques de l’économie, tels que la défense et l’énergie, ou à
protéger les marchés nationaux de la concurrence internationale afin de
favoriser la consolidation des secteurs industriels nationaux.
Le mercantilisme malveillant et offensif est pratiqué par des nationalistes
qui considèrent l’EPI comme une arène dans laquelle ils peuvent s’engager
dans une expansion impériale ou une expansion territoriale nationale. On
peut citer comme exemples les politiques expansionnistes de Hjalmar
Schacht, ministre nazi de l’économie, envers l’Europe de l’Est dans les
années 1930, l’impérialisme des puissances européennes en Asie et en
Afrique, et l’expansion japonaise en Chine dans les années 1930.
De nos jours, les nationalistes économiques se méfient des organisations
internationales, comme l’OMC, mais également des accords de libre-
échange qui limitent trop sévèrement les choix des gouvernements. La
pandémie a également eu pour effet de révéler la fragilité des chaînes
d’approvisionnement mondiales et a procuré des munitions aux
nationalistes économiques. Leurs arguments reviennent au centre du débat
politique et secouent l’autorité politique d’organisations comme l’OMC ou
encore l’Union européenne.

2.2 La perspective libérale


La perspective libérale en EPI représente la projection sur la scène
internationale de la philosophie libérale qui a vu le jour au siècle des
Lumières. La caractéristique centrale de cette perspective est qu’elle
transpose la philosophie libérale sur l’État de droit, la démocratie
représentative, la protection de la propriété privée, le libre-échange,
le règlement pacifique des différends, etc., dans l’EPI. Cette perspective
possède donc une longue histoire dont les racines historiques remontent aux
écrits de Grotius, Locke, Kant, Smith, Ricardo, Mill et Keynes.
La perspective libérale est fondée sur la croyance que les humains sont
doués de raison et qu’ils ont la capacité d’améliorer leur condition et de
créer une société juste [Pinker, 2018]. Les libéraux sont plus optimistes que
les réalistes quant à l’évolution de la politique mondiale. L’augmentation du
nombre de régimes démocratiques, la tendance à la baisse des guerres entre
les États, la multiplication du nombre d’institutions, d’organisations et de
régimes internationaux ainsi que la mondialisation économique et
financière, sont des indicateurs de cette évolution.
Les libéraux sont majoritairement pluralistes, car pour eux les États ne
sont pas les seuls acteurs de l’EPI. Ils sont très importants, mais la scène
internationale comprend une multitude d’intervenants, qu’il s’agisse
d’organisations internationales, d’ONG, d’entreprises multinationales ou de
fondations privées par exemple.
Pour les libéraux, les individus sont les acteurs premiers de l’EPI. Dans
la perspective libérale, les individus agissent de manière rationnelle dans la
poursuite de leur bien-être, de leur prospérité et de leur sécurité. Ils sont
rationnels et calculateurs, mais poursuivent des objectifs différents : les
chefs d’État veulent une plus grande richesse et une meilleure sécurité pour
leurs électeurs, les P.-D.G. des multinationales aspirent à plus de profits ou
de parts de marché, les écologistes espèrent préserver les écosystèmes et
lutter contre le changement climatique, les terroristes veulent changer
l’ordre politique existant en recourant à la violence, etc.
Contrairement aux réalistes, les libéraux ne croient pas que la politique
mondiale est déterminée par la répartition du pouvoir dans le système
international, ni par le résultat des revendications des classes dominantes,
comme le proposent les marxistes. Elle est plutôt le résultat d’une série de
décisions et d’actions prises par des individus et des groupes pour défendre
leurs intérêts et leurs préférences. Dans une situation d’interdépendance, les
États, qui sont la courroie de transmission des intérêts des individus en
politique intérieure, cherchent à faire adopter leurs préférences par d’autres
États qui cherchent également à imposer les leurs.
Les auteurs libéraux voient les organisations et le droit international sous
un angle très positif. Dans le cas du droit international, même s’ils
admettent que ce droit est moins hiérarchisé et plus difficile à appliquer que
le droit national, il reste l’un des principaux instruments d’encadrement et
de maintien de l’ordre dans le système international. Sans le droit ni
organisations et régimes internationaux, il n’y aurait pas de stabilité pour les
États ou les gouvernements ; les territoires et les espaces aériens
n’existeraient pas ; les navires pourraient naviguer sur les mers, mais à leurs
risques et périls ; les biens à l’intérieur et à l’extérieur d’un territoire ne
seraient pas protégés contre le vol ou la dépravation ; les nationaux à
l’étranger n’auraient aucune protection ni aucun droit ; les relations
diplomatiques seraient difficiles, tout comme le commerce international et
la conversion des devises [Henkin, 1979]. Les États créent des institutions,
des organisations et des régimes internationaux afin de faciliter la
coopération, de réduire les risques de conflits et de gouverner la
mondialisation. La perspective institutionnaliste libérale soutient que les
failles du système international peuvent être corrigées par la création
d’institutions internationales et par le droit international.
Pour les libéraux, la mondialisation est un phénomène bien réel et
l’interdépendance commerciale favorise globalement la paix. Les régimes
démocratiques sont plus légitimes et ont plus d’autorité politique, car les
lois qui en émanent sont rédigées par les représentants du peuple. Puisque
les démocraties sont plus légitimes, les libéraux sont favorables à la
diffusion de la démocratie dans le monde, car elles sont perçues comme
étant plus pacifiques que les régimes autoritaires et dictatoriaux. Pour
plusieurs libéraux, l’hégémonie américaine a été essentielle pour créer un
ordre international libéral [Ikenberry, 2020]. Les institutions libérales mises
en place par les États-Unis après 1945 peuvent même subsister à un déclin
de la puissance américaine et favoriser une transition hégémonique
pacifique. L’autorité politique des institutions, des organisations et des
régimes internationaux ne dépend pas de la puissance hégémonique, elle
crée plutôt leur légitimité.

2.3 Les perspectives néomarxistes


Les perspectives néomarxistes projettent dans l’étude de la politique
mondiale certains des postulats fondamentaux du marxisme.
Ces perspectives en EPI comprennent un large assortiment d’outils
théoriques, qui vont de l’école de la dépendance à la perspective
néogramscienne. Les hypothèses de base du marxisme sont les suivantes :
l’économie capitaliste est basée sur deux classes sociales antagonistes, la
bourgeoisie et le prolétariat. Les marxistes conçoivent l’économie comme
un lieu d’exploitation et d’inégalités entre les différentes classes sociales.
Ils soutiennent que les questions économiques et politiques sont liées et que
l’économie structure ou biaise les rapports politiques en faveur de la
bourgeoisie. Celle-ci possède les moyens de production tandis que le
prolétariat dispose de la force de travail qu’il doit vendre à la bourgeoisie.
Comme les prolétaires font plus de travail qu’ils ne sont payés en salaire, la
bourgeoisie s’approprie cette valeur ajoutée, ce qui accroît les inégalités. En
bref, le profit du capitalisme provient de l’exploitation du prolétariat par la
bourgeoisie. Ainsi, contrairement aux auteurs libéraux, les auteurs
marxistes sont pessimistes et ne croient pas au progrès social. L’économie
est un jeu à somme négative, un jeu d’exploitation des pauvres par les
riches. L’autorité politique est ainsi basée sur les structures de domination
favorables à la bourgeoisie.
Pour Marx, l’évolution du capitalisme ouvre la voie à la révolution
socialiste dans laquelle les moyens de production sont socialisés et placés
sous le contrôle du prolétariat, qui constitue la majorité de la population.
C’est l’objectif révolutionnaire du marxisme. La plupart des auteurs plus
contemporains ont pris leurs distances par rapport à ce déterminisme
historique que l’on retrouve dans les écrits de Marx.
La conception marxiste du monde est matérialiste, ce qui signifie qu’elle
est basée sur l’idée que l’activité centrale de toute société est la production
économique et qu’elle est la base de toutes les autres activités humaines, y
compris la politique. Comme la bourgeoisie domine par son contrôle des
moyens de production, elle contrôle également la sphère politique, puisque
l’économie détermine largement la politique.
En EPI, les auteurs néomarxistes reprennent ces hypothèses marxistes de
base dans leurs analyses. Pour eux, les États ne sont pas des acteurs
indépendants et rationnels dans la politique mondiale. Au contraire, les
acteurs fondamentaux des relations internationales sont les classes sociales
et c’est la classe dominante qui contrôle la sphère politique et, par
conséquent, la politique étrangère des États. Les États produisent des
politiques qui reflètent les intérêts de la bourgeoisie locale. Les relations
politiques entre États, y compris les guerres, doivent donc être comprises
dans le contexte plus large d’une concurrence entre les intérêts
économiques de la bourgeoisie de différents pays.
De plus, la nature fondamentale du capitalisme est expansive. L’histoire
du capitalisme est celle d’une expansion vers des marchés et des profits
plus vastes. Avec l’expansion du capitalisme, l’antagonisme entre les
classes se répand ainsi sur la scène internationale. L’impérialisme et la
colonisation sont les produits de cette expansion du capitalisme et de cette
exploitation du prolétariat par la bourgeoisie. Même après l’indépendance
des colonies, l’exploitation économique se poursuit par d’autres moyens.
C’est Lénine qui a le mieux théorisé l’impérialisme du point de vue
marxiste. Dans son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme,
publié en 1917, il soutient que dans les pays développés, le capitalisme
détruit la libre concurrence. Dans les sociétés capitalistes, des monopoles
industriels puis bancaires sont créés par la bourgeoisie. Après cela,
l’oligarchie financière exporte ses capitaux vers les pays sous-développés
où des profits élevés sont encore possibles. Simultanément, les États
impérialistes font la guerre pour annexer des colonies. Pour Lénine,
l’impérialisme est le stade oligopolistique du capitalisme. Dans sa « loi du
développement inégal », Lénine affirme que l’expansion du capitalisme est
nécessairement inégale entre les pays, ainsi qu’entre les industries et les
entreprises. La Grande-Bretagne a devancé l’Allemagne tout au long du
xix
e siècle. En conséquence, la Grande-Bretagne avait un vaste empire

colonial alors que l’Allemagne n’en avait qu’un très petit. Avec le déclin de
la Grande-Bretagne au début du xxe siècle, l’Allemagne espérait une
redistribution des sphères d’influence qui refléterait son statut de puissance
montante. Cette nouvelle ambition allemande allait entraîner des rivalités
croissantes avec l’Empire britannique. Le stade le plus élevé du capitalisme
est donc l’impérialisme monopolistique qui donne lieu à des politiques
étrangères agressives et à la guerre. L’histoire de l’EPI d’inspiration
marxiste consiste donc à étudier l’expansion du capitalisme dans le monde
et les nouveaux moyens d’exploitation.
Les marxistes ont théorisé depuis longtemps la mondialisation. En effet,
dans le Manifeste du Parti communiste publié en 1848 par Karl Marx et
Friedrich Engels, on peut lire très explicitement ce qui est généralement
entendu par l’expression « mondialisation » de nos jours. Ce que Marx et
Engels nomment la bourgeoisie représente ce que de très nombreux auteurs
associent à la mondialisation depuis les années 1990 (voir Focus ci-
dessous).

• FOCUS : La bourgeoisie synonyme de mondialisation ?


Dans l’extrait qui suit du Manifeste du Parti communiste de 1848, nous avons
remplacé le mot « bourgeoisie » par « mondialisation » ou « mondialisé ». L’illusion
est parfaite :
« Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux [la mondialisation]
envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout
des relations.
Par l’exploitation du marché mondial, [la mondialisation] donne un caractère
cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand
désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les
vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles
sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question
de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus
des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des
régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement
dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens
besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux,
réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus
lointains. À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant
à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance
universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas
moins des productions de l’esprit. Les œuvres intellectuelles d’une nation
deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme
nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles, et de la multiplicité des
littératures nationales et locales naît une littérature universelle.
Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration
infinie des moyens de communication, [la mondialisation] entraîne dans le courant
de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses
produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et
contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux
étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode
[mondialisé] de production ; elle les force à introduire chez elles la prétendue
civilisation, c’est-à-dire à devenir [mondialisées]. »
Source : d’après Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste
du Parti communiste, 1848.

2.4 La théorie de la dépendance


Parmi les travaux d’inspiration néomarxiste qui ont eu le plus d’effets sur la
communauté des chercheurs, on doit souligner l’apport des théoriciens de la
dépendance (dependencistas). Ces auteurs d’origine latino-américaine ou
spécialistes de l’Amérique latine ont développé une approche qui a eu
beaucoup d’influence dans les années 1960 et 1970. Les théoriciens de la
dépendance rejettent l’optimisme des libéraux et des théoriciens de la
modernisation ou du développement politique, et font valoir que ce sont les
pays industrialisés qui empêchent les pays du tiers-monde de se développer
en les maintenant dans une relation de dépendance.
Inspirés par le marxisme et le structuralisme latino-américain,
les spécialistes de la dépendance s’intéressent exclusivement aux relations
Nord-Sud. Il existe une grande variété de travaux et de thèses liés à la
théorie de la dépendance. Les travaux d’André Gunder Frank auront
rapidement une grande influence dans les milieux marxistes, notamment
aux États-Unis. Plus tard, l’œuvre de Fernando Henrique Cardoso et Enzo
Faletto s’imposera comme la référence en raison du fait que leur approche
est moins doctrinaire et radicale.
Résumée à sa plus simple expression, la thèse des théoriciens de la
dépendance s’oppose aux théoriciens libéraux qui soutiennent que les
problèmes économiques des pays du Sud sont le résultat de politiques
nationales inefficaces et qu’une plus grande interdépendance Nord-Sud
favoriserait le développement des pays du Sud. Les théoriciens de la
dépendance croient plutôt que des facteurs extérieurs sont responsables de
ce sous-développement des pays du Sud. Les concepts clés sont : centre,
périphéries et dépendance. La dépendance des pays du Sud s’étend du
domaine commercial aux domaines financier, technologique et social. Cela
dit, des nuances existent entre les auteurs ; André Gunder Frank met par
exemple l’accent sur les facteurs extérieurs afin d’expliquer cette
dépendance, alors que Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto insistent
sur les variables internationales et locales. La lutte des classes est l’un des
éléments qui lient les facteurs locaux et internationaux. L’élite des pays du
Sud s’aligne alors sur les préférences de l’élite des pays du Nord et
contribue au maintien de l’ordre capitaliste mondial afin de préserver son
statut social. Les élites locales agissent ainsi dans le sens des intérêts des
bourgeois du Nord et renforcent la dépendance.
La prescription politique pour en finir avec cette dépendance est la
rupture avec l’économie capitaliste mondiale, puisque la relation de
dépendance est inscrite dans la structure du système qui cherche à se
reproduire. L’école de la dépendance a fini par se libérer de
l’internationalisme prolétarien pour un nationalisme affirmé et pour des
politiques de substitutions aux importations.

2.5 L’approche système-monde


Un autre auteur qui a eu beaucoup d’influence dans sa redéfinition du
marxisme est Immanuel Wallerstein. Son originalité est d’avoir combiné
des éléments de l’analyse marxiste avec celle de l’historien Fernand
Braudel. Wallerstein reprend le concept de système-monde de Braudel. Ce
système-monde n’inclut pas nécessairement le monde entier, mais est plutôt
caractérisé par une forme particulière de structure politique et économique.
Un système-monde est défini comme une « unité avec une seule division du
travail et de multiples systèmes culturels » [Wallerstein, 1979, p. 5]. Un
système-monde unit l’économique et le politique dans une certaine relation
de dépendance. Au cours de l’histoire, deux variétés de systèmes-monde
ont coexisté. Le premier système est constitué par les empires-monde,
comme l’Empire romain, où le politique et l’économique sont contrôlés à
partir d’un centre unifié. Le second système est représenté par les
économies-monde qui sont liées économiquement par une seule division
internationale du travail, mais dont l’autorité politique demeure
décentralisée à l’échelle nationale de chaque État. L’analyse de Wallerstein
est basée sur l’économie-monde moderne caractérisée par le capitalisme
[Wallerstein, 1979, 1980].
Pour Wallerstein, l’économie-monde se développe au cours du long
e
xvi siècle (1450-1640) et repose sur une division internationale du travail

qui recouvrait l’Europe dans un premier temps, pour ensuite couvrir


l’ensemble de l’Occident et finalement certaines autres parties du monde
[Wallerstein, 1980]. De cette division du travail résulte une économie-
monde capitaliste construite sur une hiérarchie de centres, de périphéries et
de semi-périphéries. Les centres se spécialisent dans les activités complexes
et avancées, comme les industries de masse et une agriculture sophistiquée.
De plus, ces activités sont contrôlées par la bourgeoisie locale. Les
périphéries créent des produits simples comme les grains, le bois, le
sucre, etc. La main-d’œuvre est souvent constituée d’esclaves ou encore
d’ouvriers exploités. Lorsqu’une périphérie possède une base
manufacturière, elle est généralement sous le contrôle de la bourgeoisie
capitaliste des pays du centre. Les semi-périphéries sont un hybride des
deux.
Dans ce système, les échanges sont nécessairement inégaux : les
surplus des périphéries sont transférés vers le centre. Ce transfert de
richesse est accentué par le fait que les États développés du centre
possèdent des structures institutionnelles capables d’imposer un tel système
d’exploitation,alors que les États du Sud n’ont pas cette possibilité.
Wallerstein soutient donc que l’économie capitaliste est la principale
unité d’analyse de l’EPI, que les États ne sont pas des acteurs
autonomes, mais sont déterminés largement par leur positionnement dans
l’économie-monde. Même avant l’effondrement de l’Union soviétique,
Wallerstein ne considérait pas que le socialisme puisse exister dans une
économie-monde capitaliste. Il écrit : « il n’existe pas de nos jours de
système socialiste dans l’économie-monde, pas plus qu’il existe de
systèmes féodaux parce qu’il existe un système-monde. C’est une
économie-monde qui est par définition capitaliste » [Wallerstein, 1979,
p. 35].
Ce système d’échanges inégalitaire crée naturellement des tensions dans
le système. Ces tensions sont apaisées grâce à la présence au centre d’une
puissance hégémonique qui, s’appuyant sur sa supériorité militaire et
économique, impose des normes et des institutions qui permettent de
réguler les rapports internationaux au profit du centre. Ces puissances
hégémoniques sont les Pays-Bas au xviie siècle, la Grande-Bretagne au
e e
xix siècle et les États-Unis au xx siècle.

Les semi-périphéries sont également importantes car elles procurent une


certaine stabilité au système, puisque les pays du centre n’exploitent pas un
front unifié. Les semi-périphéries font office de zone tampon. De plus, le
système imaginé par Wallerstein n’est pas statique : les périphéries peuvent
se transformer en semi-périphéries et les semi-périphéries en centres et vice
versa. De plus, pour Wallerstein, les biens et services qui sont échangés
dans l’économie-monde peuvent changer. À un certain point de l’histoire,
c’était le textile, ensuite la machinerie industrielle et de nos jours les
nouvelles technologies de l’information, les biotechnologies et les services
financiers. Mais pour Wallerstein, la nature du système reste
fondamentalement intacte, il persiste une hiérarchie des centres, des semi-
périphéries et des périphéries qui interagissent dans un système d’échanges
inégal.

2.6 La perspective néogramscienne


La perspective néogramscienne se concentre sur les conditions historiques
de l’émergence d’un ordre social particulier au sein d’un pays et sur ses
effets sur l’ordre mondial. La plus grande contribution des néogramsciens
aux débats en EPI est leur concept d’hégémonie, qu’ils considèrent comme
une forme de pouvoir structurel basé non seulement sur la force militaire et
la possession des moyens de production, mais aussi sur les idées et la
société civile. L’hégémonie devient un processus intersubjectif et est
productrice d’autorité politique.
Initialement théorisée par Robert Cox, la perspective néogramscienne se
concentre sur le changement des processus historiques, des structures
sociales et des dynamiques sociales, afin de comprendre l’ordre mondial et
l’EPI. Cette perspective se concentre sur les conditions historiques de
l’émergence d’un ordre social particulier au sein d’un pays et sur ses effets
sur l’ordre mondial. L’unité de base des relations internationales est le
« complexe État/société » [Cox, 1981, p. 127]. Il existe de nombreux
niveaux d’analyse conçus pour comprendre les changements de l’ordre
mondial. La perspective néogramscienne souligne l’importance de la
contextualisation et de la perspective historique. Elle examine les
conditions matérielles, mais aussi les institutions et les idées. Bien avant
l’émergence du constructivisme dans les relations internationales, la
perspective néogramscienne mettait l’accent sur l’importance de
l’intersubjectivité et de la construction sociale des idées, car toute
modification des idées collectives partagées entraîne des changements dans
la société.
Les néogramsciens sont des théoriciens critiques parce qu’ils n’acceptent
pas le monde tel qu’il est. Ils pensent que la théorie et la pratique ne sont
pas séparées de la pensée et de l’action. Les auteurs néogramsciens
soutiennent que les perspectives réaliste et libérale en EPI sont des
approches fondamentalement conservatrices parce qu’elles assurent la
reproduction du système international. Par conséquent, ces théories de
résolution de problèmes servent les intérêts des puissants parce qu’elles
cherchent à préserver le statu quo, y compris les relations inégalitaires.
Les néogramsciens estiment qu’il est essentiel de développer une
réflexion critique sur les conditions historiques qui ont produit des
injustices et sur les modes de stratification et de domination sociales.
La théorie s’est attachée à comprendre les modes de fonctionnement
fondamentaux du monde tel qu’il est, afin de le transformer en un monde
plus juste et plus équitable. Les représentants de l’école néogramscienne se
concentrent essentiellement sur les sources structurelles des inégalités
sociales dans le système international, et ils expriment clairement le désir
de trouver un moyen de modifier ce système. C’est précisément cette
orientation émancipatrice et très normative qui discrédite cette approche
pour de nombreux chercheurs qui la qualifient de « non scientifique ».
Pour les néogramsciens, l’hégémonie représente une forme de pouvoir
structurel basé non seulement sur la force militaire et la possession des
moyens de production, mais aussi sur les idées et la société civile.
L’hégémonie devient un processus intersubjectif. Le pouvoir de la classe
dominante s’appuie sur sa capacité à faire accepter un ordre social qui lui
est favorable. Dans leurs analyses de la politique mondiale et locale, les
néogramsciens accordent une importance considérable aux structures
historiques.
Le concept d’hégémonie de Gramsci est une combinaison de
consentement et de coercition. Lorsque les aspects consensuels du pouvoir
sont au premier plan, l’hégémonie prévaut. La coercition est toujours
latente, mais elle n’est appliquée que dans des cas marginaux et déviants.
Comme l’écrit Cox : « L’hégémonie suffit à assurer la conformité du
comportement de la plupart des gens la plupart du temps » [Cox, 1996,
p. 127]. L’hégémonie au niveau international n’est donc pas seulement un
ordre entre États. C’est un ordre au sein d’une économie mondiale avec un
mode de production dominant qui pénètre dans tous les pays et se lie à
d’autres modes de production subordonnés. C’est aussi un ensemble de
relations sociales internationales qui relient les classes sociales des
différents pays. L’hégémonie mondiale peut être décrite comme une
structure sociale, une structure économique et une structure politique ; et
elle ne peut pas être simplement l’une de ces choses, mais doit être les trois.
De plus, l’hégémonie mondiale s’exprime par des normes, des institutions
et des mécanismes universels qui fixent des règles générales de
comportement pour les États et pour les forces de la société civile qui
agissent au-delà des frontières nationales, règles qui soutiennent le mode de
production dominant [Cox, 1996, p. 137].
En somme, les néogramsciens théorisent la dynamique complexe entre le
politique et l’économique, qui prend la forme spécifique d’une interaction
entre les forces sociales, les formes d’État et l’ordre mondial. L’objectif
pour l’analyste est de comprendre comment ces interactions affectent la
séquence actuelle de l’histoire de l’humanité. L’argumentation des
néogramsciens est difficile d’accès, mais l’essentiel peut se synthétiser
comme suit : les forces sociales capitalistes sont depuis 1945 dans un
mouvement intense de mondialisation économique qui force une
internationalisation de la production combinée avec un mouvement de
migration du sud vers le nord. La classe dominante ou l’ensemble des
forces politiques et sociales reproduisent, régulent et organisent l’ordre
mondial néolibéral. Dans ce contexte, les organisations internationales
comme l’OMC, la Banque mondiale et le FMI sont des institutions où se
cristallisent les relations de pouvoir et deviennent les relais des intérêts des
classes sociales dominantes. Ces organisations internationales font passer
les intérêts commerciaux des pays du Nord avant ceux du Sud [Cox et
Schechter, 2002].
Cette mondialisation néolibérale est dictée par les forces du marché, mais
les néogramsciens prévoient que de nouveaux mouvements sociaux
critiques de la mondialisation vont croître, ce qui ouvrira la porte à un
nouvel antagonisme entre les groupes sociaux concernant la régulation de la
mondialisation [Cox, 1996].
Dès la fin des années 1990, les néogramsciens annoncent qu’un
mouvement contestataire de l’ordre mondial néolibéral est en émergence.
En ce qui concerne les formes d’État, les transformations de la scène
internationale ont des effets variables, car les États s’insèrent différemment
dans l’EPI. Ils ont cependant assez généralement transformé leur rôle de
protecteur de l’économie nationale face aux soubresauts de l’économie
internationale en agent de transmission de l’économie mondiale vers
l’économie intérieure [Cox, 1990]. Cela veut dire que les États entrent en
concurrence afin d’obtenir des avantages compétitifs, car ils croient que
l’intégration dans l’économie internationale est inévitable. Le pouvoir non
territorial gagne en importance pour les États, alors que ces derniers luttent
pour l’obtention de nouveaux marchés autour du monde.

2.7 L’École britannique en EPI


Bien qu’il existe un large consensus sur le fait que la naissance de l’EPI en
Grande-Bretagne remonte à un article de Susan Strange publié en 1970, qui
proposait de jeter des ponts entre l’économie internationale et la politique
internationale, plusieurs auteurs soulignent à juste titre que les racines
historiques de l’EPI sont beaucoup plus profondes. Pour Matthew Watson,
ainsi que pour Ben Clift et Ben Rosamond, l’École britannique en EPI a une
longue tradition de recherche compatible avec des travaux plus
contemporains en économie politique [Watson, 2005]. C’est pour cette
raison que Clift et Rosamond soutiennent que tous les chercheurs ne
considèrent pas les relations internationales comme le point de départ
nécessaire pour analyser l’EPI [Clift et Rosamond, 2009, p. 95]. Ainsi,
contrairement aux réalistes et aux libéraux qui s’intéressent
fondamentalement aux déterminants politiques des questions économiques
internationales, l’École britannique met l’accent avant tout sur les
déterminants économiques de l’EPI.
Il existe plusieurs similarités entre l’École britannique et l’école
néogramscienne. Pour ces deux perspectives, les analyses de la puissance
américaine et de la stabilité hégémonique négligent une dimension
fondamentale : la puissance ne s’inscrit pas seulement dans une interaction,
elle est également structurelle.
De plus, pour les deux perspectives, il ne fait aucun doute que nous
vivons une époque de changements sociaux extraordinaires dans tous les
domaines de l’activité humaine. Le dénominateur commun essentiel de
cette agitation sociale est le processus de « mondialisation ». Les
changements sont si profonds que les disciplines des sciences sociales ont
connu une crise dans leur traitement de ces changements. La différence
fondamentale est que l’École britannique n’adhère pas fondamentalement
aux postulats marxistes.
Pour l’École britannique, six aspects de la mondialisation sont considérés
comme particulièrement importants [Ripe, 1994, p. 3-4]. Le premier aspect
est l’émergence d’un marché financier mondial créé par l’augmentation des
eurodevises et la déréglementation des années 1970-1980. En conséquence,
les autorités nationales ont perdu leur capacité à réglementer leur marché
financier national. À un niveau plus profond, ce phénomène a également
montré l’importance de la financiarisation des économies et de la capacité
du monde financier à exercer son pouvoir structurel.
Le deuxième aspect fondamental de la mondialisation contemporaine est
la transnationalisation de la technologie, avec tout ce que cela implique en
termes de rapidité du changement et d’obsolescence accélérée des
anciennes technologies. Cet aspect de la mondialisation a fait de la
« structure de la connaissance » de Susan Strange une préoccupation de
plus en plus centrale. La connaissance et les nouvelles technologies
constituent une nouvelle force dans l’économie, mais ces facteurs sont
inégalement répartis et accentuent ipso facto les divisions entre les riches et
les pauvres.
Le troisième aspect est lié au fait que de nombreuses entreprises n’ont
pas d’autre choix que de s’internationaliser très tôt dans leur existence.
Ainsi, il est difficile de déterminer la nationalité d’une entreprise. Les effets
de cette situation sont considérables, tant pour le développement des
économies nationales que pour le fonctionnement de l’économie mondiale.
Les entreprises multinationales les plus puissantes détiennent de plus en
plus de pouvoir dans l’économie mondiale.
Le quatrième aspect est l’essor d’une diplomatie économique
transnationale et la mondialisation du pouvoir des États, ce qui signifie
l’entrée dans une nouvelle ère dans laquelle les gouvernements et les
entreprises négocient afin de déterminer de nouvelles règles du jeu à
l’échelle mondiale. Cela a pour effet de remettre en question l’idée des
réalistes selon laquelle l’État est le seul acteur clé de la vie économique et
des relations internationales.
L’intensification des réseaux de communication et de l’immigration
internationale est au cœur du cinquième aspect. Ces deux facteurs ont
conduit à l’émergence d’une forme de culture mondiale et à la
déterritorialisation des symboles, des significations et des identités. Il ne
s’agit pas d’une américanisation de la culture mondiale, mais plutôt d’une
recomposition complexe des cultures qui implique des processus de fusion,
d’imitation et d’adaptation, mais aussi de rejet.
Enfin, le dernier aspect est lié à ce que l’on peut appeler le
développement de la géographie mondiale. Les changements produits par la
mondialisation impliquent l’avènement d’un monde dans lequel les
frontières traditionnelles sont contournées. Pour certains, cela signifie que
l’économie mondiale est un lieu où circulent les flux de capitaux, de biens
et de services. Pour d’autres, le monde est considéré comme un espace où le
pouvoir est concentré entre les mains d’un petit nombre de grandes villes
mondialisées. Quelle que soit la conception de la nouvelle géographie,
l’identité des villes, des régions et des pays est de plus en plus façonnée
dans les réseaux mondiaux plutôt que dans les réseaux internes des pays
[Ripe, 1994, p. 3-4].
Pour Susan Strange, la fondatrice de l’École britannique qui s’intéresse
notamment aux interactions entre la mondialisation et l’État, le plus grand
changement depuis 1945 est la croissance fulgurante du marché mondial
désormais plus puissant que les États auxquels l’autorité politique suprême
est censée appartenir en raison du développement des nouvelles
technologies de la communication, de la libéralisation dans le secteur de la
finance et de la prolifération des multinationales. Cette augmentation du
pouvoir du marché est, assez paradoxalement selon elle, le résultat de
politiques publiques et de décisions prises par les États les plus puissants
[Strange, 2011].
Selon Strange, les marchés financiers mondiaux court-circuitent
l’autorité des gouvernements et sont devenus ce qu’elle qualifie de
« Frankenstein du marché mondial ». Ni les États-Unis ni le G7 ou le G20
n’ont réussi à encadrer les acteurs financiers qui sont largement
déterritorialisés. Pour Strange, après trois siècles durant lesquels l’autorité
de l’État sur la société était de plus en plus centralisée, le monde évolue
désormais vers un nouveau Moyen Âge qui se caractérise par la dispersion
des pouvoirs et la mise en concurrence des différents acteurs qui détiennent
de l’autorité [Strange, 2011]. Les marchés sont des acteurs importants pour
les auteurs hétérodoxes. Selon eux, et en particulier pour Susan Strange, les
marchés ont gagné en importance depuis 1945. Le renversement de
l’équilibre des pouvoirs entre l’État et le marché représente une
caractéristique essentielle de l’économie politique internationale.
Pour Strange, la lutte pour l’acquisition de parts de marché a remplacé la
lutte pour la conquête de territoires et la possession des ressources
naturelles. Dans ce nouveau jeu international, la recherche d’alliances entre
États se poursuit, non pas pour renforcer la capacité militaire, mais pour
accroître le pouvoir de négociation, comme l’Union européenne avec
l’OMC. De plus, les négociations internationales ne sont pas limitées aux
États et aux organisations intergouvernementales. Les États négocient
également avec des entreprises étrangères. Ces entreprises peuvent être
convaincues, en échange d’un accès stable à un bon marché ou à un marché
en expansion, de trouver des financements, d’utiliser de nouvelles
technologies et de se procurer des techniques de gestion. La notion
traditionnelle de diplomatie interétatique doit être élargie pour inclure les
interactions entre les États, entre les États et les entreprises multinationales
et entre les entreprises elles-mêmes [Stopford et Strange, 1991, p. 1-5].
Pour Ronen Palan, ce qui distingue le plus clairement l’École britannique
est l’étude de la finance internationale. Pour les hétérodoxes, la relation
entre la politique et la finance internationale est fondamentale dans l’EPI.
Quelle monnaie doit être utilisée pour les transactions internationales ? Qui
doit gérer cette monnaie internationale ? Comment le crédit doit-il être
alloué et créé sur la scène internationale ? Quelle est la place de l’État dans
la gouvernance financière internationale ? Quel est le pouvoir des acteurs
privés dans ces domaines ?
Ces questions sont cruciales et elles ont été à l’origine de conflits
politiques et de luttes de pouvoir non seulement entre les États, mais aussi
avec les acteurs privés qui détiennent de plus en plus de pouvoir sur ces
aspects. Ainsi, les questions relatives à l’argent et au crédit dans l’EPI sont
centrales pour déterminer « qui obtient quoi, quand et comment », comme
l’a dit Susan Strange [Strange, 1986, 1998].

Synthèse

• Ce survol des différentes perspectives fondamentales en EPI permet de mieux


comprendre et de catégoriser les auteurs de la discipline.
• Pour certains, c’est l’approche marxiste qui est la plus affaiblie par les transformations
récentes de la scène internationale. Contrairement aux thèses de Lénine,
l’impérialisme américain est un impérialisme inversé, car la puissance économique
dominante, les États-Unis, importe des capitaux du reste du monde notamment de la
Chine. Mais même si on a annoncé plusieurs fois la mort du marxisme, il n’en reste pas
moins que la hausse des inégalités a ramené à l’avant-scène des travaux d’inspiration
marxiste. Les travaux de Thomas Piketty sur les inégalités lui ont valu le surnom de
Marx moderne par la revue The Economist.
• D’autres soulignent que c’est la perspective réaliste qui est la plus affectée par les
transformations récentes liées à la mondialisation. Pourtant, le retour du nationalisme
économique, la guerre commerciale et les rivalités hégémoniques sont mieux expliqués
par le paradigme réaliste que par les autres perspectives. La mondialisation n’a pas
aboli les relations de puissance.
• Certains pensent que ce sont les perspectives néogramsciennes et de l’École
britannique qui sont les plus discréditées puisqu’il semble évident que la puissance
structurelle américaine est en déclin avancé. Cet argument est certainement recevable,
mais ces deux écoles ne se limitent pas à cet aspect. De plus, depuis la crise
financière de 2008, il est évident qu’on ne peut étudier l’EPI sans s’intéresser
minimalement à la finance internationale.
• C’est ainsi que la perspective libérale est, sans doute, la plus importante approche en
EPI. Cela dit, la critique qu’on peut faire aux libéraux concerne leur optimisme et leur
incapacité à expliquer le retour du populisme, du nationalisme et des mouvements
altermondialistes ou antiaméricains. Les libéraux sous-estiment également les enjeux
de puissance dans les relations internationales.

Notions clés

Théorie-théorisation – perspective théorique – réalisme – nationalisme économique –


libéralisme – néomarxisme – perspective néogramscienne – École britannique.

Lectures conseillées

Chavagneux C., 2010, Économie politique internationale, Paris, La Découverte.


Cox R. et Schechter M., 2002, The Political Economy of a Plural World: Critical
Reflections on Power, Morals and Civilization, Londres, Routledge.
Palan R. (ed.), 2000, Global Political Economy: Contemporary Theories, Londres,
Routledge.
Paquin S., 2013, Théories de l’économie politique internationale, Paris, Presses de
Sciences Po.
Ravenhill J. (ed.), 2020, Global Political Economy, 6e édition, Oxford, Oxford University
Press.
Chapitre 2

Les débats sur la mondialisation

Objectifs

• Comprendre qu’il n’y a pas de consensus sur ce qu’est la mondialisation ainsi que sur
ses effets.
• Connaître les différentes perspectives théoriques sur la mondialisation.
• Maîtriser les caractéristiques fondamentales de ces différentes perspectives.

Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, la


mondialisation a provoqué de nombreux débats portant sur son origine et
ses effets. Dans les pages qui suivent, nous allons présenter les grands
aspects du débat sur la mondialisation à partir d’une typologie proposée à la
base par David Held et ses collaborateurs en 1999. Selon ces auteurs : « La
mondialisation peut être pensée comme un processus (ou un ensemble de
processus) qui conduit à une transformation dans l’organisation spatiale des
relations sociales et des transactions – évaluée en termes d’extensivité,
d’intensité, de vélocité et d’impact – générant des flux interrégionaux ou
transcontinentaux, des réseaux d’activités et d’interactions ainsi que
l’exercice du pouvoir » [Held et al., 1999, p. 16]. Selon eux, on peut
distinguer à propos de la mondialisation trois perspectives théoriques
distinctes, soit celle des « globalistes », celle des « transformationnistes » et
celle des « sceptiques ».
Ce qui distingue ces perspectives est leurs conceptions divergentes de la
mondialisation, de ses causes, de sa nouveauté, de sa trajectoire historique,
de ses conséquences sociales et économiques, de ses incidences sur les
États, les politiques publiques, et la gouvernance mondiale. Dans les pages
qui suivent, nous allons nous inspirer de la typologie de Held et de ses
collaborateurs, mais nous allons l’actualiser et la compléter, puisqu’à
l’origine elle ne comptait que quelques pages.

1. Les globalistes
La perspective globaliste est dominante parmi les spécialistes de la
mondialisation. Les tenants de cette approche soutiennent que
la mondialisation contemporaine s’étend de 1945 à nos jours et qu’elle
s’accélère pour atteindre des niveaux inédits dans les années précédant la
crise financière de 2008. Certains spécialistes, comme Dani Rodrik de
l’Université Harvard, parlent même d’« hyperglobalisation » pour décrire
cette période. Depuis, la mondialisation de l’économie se maintient à un
niveau élevé malgré un léger recul depuis 2008. Selon eux, les sceptiques
sous-estiment les effets de la mondialisation contemporaine.
Les globalistes mettent fondamentalement l’accent sur les aspects
économiques et financiers de la mondialisation. Pour eux, la mondialisation
contemporaine favorise une dénationalisation progressive des économies en
raison de la création de réseaux transnationaux de production, de chaînes de
valeur mondiales et de processus de libéralisation dans le secteur du
commerce et de la finance internationale. Dans ce monde nouveau, les
gouvernements sont de plus en plus impuissants par rapport aux marchés
mondiaux, au monde de la finance et aux entreprises multinationales.
Parmi les globalistes, on note des différences considérables entre les
auteurs. Certains tendent à amplifier, à exagérer diront certains, les effets de
la mondialisation et à tenir des propos alarmistes notamment sur la capacité
des pays occidentaux à s’adapter à la hausse de la concurrence mondiale.
Depuis que Richard Cooper a popularisé le concept d’interdépendance
économique en 1968, de très nombreux travaux sur la mondialisation
insistent en effet sur la vulnérabilité croissante ou le déclin de l’État face à
la mondialisation [Cooper, 1968]. Dès 1969, Charles Kindleberger affirme
par exemple que « l’État-nation comme entité économique tire presque à sa
fin » [Kindleberger, 1969].
Pour Thomas Friedman [2010], chroniqueur aux affaires étrangères du
New York Times et auteur de l’ouvrage le plus vendu sur la mondialisation,
La Terre est plate, ceci signifie que la compétition est désormais réellement
mondiale et que les frontières et la distance ne sont plus des facteurs aussi
déterminants qu’autrefois [Friedman, 2010]. Kenichi Ohmae souligne pour sa
part dès 1990 que l’on vit désormais dans un monde sans frontières. Dans
son livre The Borderless World, qui a suscité bien des débats sur la
mondialisation, l’auteur affirme que l’économie mondiale devient si
puissante qu’elle a déjà touché la majorité des consommateurs et des
entreprises dans le monde et qu’elle a fait disparaître l’importance des
frontières nationales traditionnelles. Dans un second ouvrage, The End of
the Nation State, il soutient que l’État-nation est en déclin au profit des
États-régions, comme Singapour, qui représentent des entités plus
fonctionnelles dans l’économie mondiale [Ohmae, 1990, 1995].
Plusieurs autres auteurs sont plus nuancés en ce qui concerne la
mondialisation et ses conséquences. Cette nouvelle réalité est même perçue
favorablement par les auteurs de tendance libérale, puisque la
mondialisation accroît la liberté de choix et la taille du marché mondial,
donc la prospérité. En effet, la mondialisation représente aussi une occasion
pour développer les économies et favoriser la croissance, même si on
dénonce de plus en plus ouvertement l’augmentation des inégalités sociales
et les faiblesses des mécanismes de redistribution de la richesse, notamment
aux États-Unis. Paul Krugman, Joseph Stiglitz et Paul Samuelson, tous
lauréats du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en
mémoire d’Alfred Nobel, s’inquiètent de la mondialisation et de ses effets
sur l’emploi, les salaires et les inégalités [Krugman, 2019 ; Stiglitz, 2017 ;
Samuelson, 2004].
Cela dit, il existe un consensus entre les globalistes pour soutenir que la
mondialisation contemporaine est plus importante que les phases
précédentes et qu’elle limite davantage la marge de manœuvre des
gouvernements. Pour la majorité des globalistes, la mondialisation restreint,
parfois sévèrement, le répertoire d’actions des gouvernements, car
l’intervention de l’État s’exerce dans un cadre territorial délimité, les
frontières nationales, alors que la mondialisation est par définition un
phénomène qui se produit au-delà des frontières.
1.1 Les deux mondialisations
Depuis trente ans, de nombreux chercheurs, comme Kenichi Ohmae, Susan
Strange ou encore Thomas Friedman, ont présenté la mondialisation comme
un phénomène radicalement nouveau dans l’histoire humaine. De nos jours
cependant, la majorité des globalistes reconnaissent, avec l’avancée de la
recherche, que ce n’est pas vraiment le cas. Puisque les globalistes tentent
de privilégier comme moteur de la mondialisation les manifestations
économiques et financières de cette dernière, certains auteurs parlent, eux,
de deux mondialisations : la première entre 1870 et 1914, et la seconde de
1945 à nos jours.
L’indice de l’ouverture commerciale (trade openness index), qui est
défini par Our World in Data comme la somme des exportations et des
importations mondiales divisée par le produit intérieur brut (PIB) mondial,
passe de 17,6 % du PIB mondial en 1870 à 18 % en 1914, une petite
augmentation de moins de 2 %. Après la Première Guerre mondiale
jusqu’en 1945, cet indice chute pour s’établir à 10,1 % en 1945, un énorme
recul de 44 % depuis 1914. Après la Seconde Guerre mondiale, il est en
forte progression. Le ratio s’établit à 39,5 % en 1980, soit une augmentation
fulgurante de 120 %. L’hypermondialisation des années 1990 et 2000 fait
grimper l’indice à 61 % en 2008, une hausse cette fois de 54 %. Juste avant
la récession de 2008, jamais l’indice n’avait été aussi élevé dans l’histoire
humaine. La récession de 2008 a eu pour effet notable de renverser la
tendance. En effet, l’indice de l’ouverture commerciale descend à 53,5 % en
2017, soit un recul d’environ 12 % depuis 2008.
Selon les globalistes, la première mondialisation se caractérise par le
décloisonnement entre les marchés internes et internationaux, ce qui
favorise une montée de l’interdépendance économique et financière. Quels
sont les moteurs de cette première mondialisation ? Comme pour la seconde
mondialisation, qui débute dans la période de l’après-Seconde Guerre
mondiale, des innovations technologiques et politiques sont à l’œuvre.
L’amélioration de la marine à vapeur et l’invention des paquebots
transocéaniques et du chemin de fer au xixe siècle permettent une plus
grande circulation autour du globe. Elles accélèrent la cadence et diminuent
le temps de parcours qui permet de rejoindre tous les continents. Ces
innovations technologiques entraînent une baisse des coûts de transport. Le
coût de transport d’une tonne de marchandise qui fait par exemple la
navette entre Marseille et la Chine, est ainsi divisé par cinq entre 1870
et 1900 [Berger, 2003].
L’information circule également beaucoup plus rapidement. Lors de la
bataille de Waterloo en 1815, les Rothschild utilisaient des pigeons
voyageurs pour obtenir de l’information. Avant la création du premier câble
transatlantique dans les années 1860, une lettre pouvait prendre jusqu’à
trois semaines pour circuler entre New York et Londres. À partir de 1914,
l’invention du télégraphe, s’appuyant sur celle de l’électricité, a permis de
raccourcir de beaucoup les délais, le télégraphe étant presque aussi rapide
qu’Internet de nos jours. Cette compression du temps et de l’espace
provoquera une convergence des prix entre le Vieux et le Nouveau
Continent. L’invention du téléphone au début du xxe siècle ne fait
qu’accélérer le mouvement.
Cette ouverture s’explique par des innovations politiques et
institutionnelles dont la mise sur pied d’un système international basé sur
les principales puissances coloniales, la Grande-Bretagne au premier chef.
Le développement des colonies et l’extension du commerce européen des
biens, du capital, des idées et des valeurs représentent une caractéristique
fondamentale de cette période qui est profondément marquée par
l’hégémonie britannique et la domination européenne sur le monde.
La révocation des lois sur les céréales (Corn Laws) en 1846 marque
l’avènement de la philosophie libérale sur le plan économique en Grande-
Bretagne. Ce pays allait devenir « l’atelier du monde » et se faire le
promoteur de la libéralisation des échanges, afin de profiter de sa
supériorité technologique et industrielle. En 1840, le nombre de produits
visés par un tarif douanier était de 1 146, comparativement à 48 en 1860.
De ce nombre, seulement 36 produits protégeaient l’industrie britannique
alors que 12 représentaient une taxe sur les produits de luxe qui servait
essentiellement à fournir des revenus à l’État [Brawley, 1988, p. 204]. En
1860, la Grande-Bretagne et la France concluent un traité de libre-échange,
le traité Cobden-Chevalier, qui diminue les tarifs douaniers entre les deux
pays. Ce traité introduit pour la première fois le principe de « la nation la
plus favorisée » dans le commerce international. La conclusion de ce traité
entraîna des politiques plus libérales en Europe.
Or déjà, dans les années 1870, la crise économique fait plonger l’appui
populaire pour ce genre d’initiative et le sentiment protectionniste gagne
l’Europe. En Allemagne, le gouvernement souhaitait protéger l’influence
économique et politique de l’aristocratie prussienne. Bismarck réunit autour
de lui une coalition, celle du fer et du grain, afin de protéger les agriculteurs
et les industriels de la concurrence internationale.
Ces politiques produiront un effet domino protectionniste en Europe. La
Grande-Bretagne imposera vers 1890 l’apposition de l’origine sur un
produit importé, le fameux « Made in Germany », afin d’inciter les
Britanniques à consommer la production locale. En 1892, la France adopte
la loi Méline qui exige une hausse des tarifs douaniers. Même si la période
est qualifiée de « belle époque » ou « d’âge d’or » du libéralisme, les tarifs
constituent toujours des obstacles importants aux échanges. La plupart des
pays industrialisés, à l’exception de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas,
ont même haussé le niveau de leurs tarifs afin de protéger l’économie
locale. En 1913, le tarif moyen en Allemagne et au Japon était de 12 %, en
France de 16 % et aux États-Unis de 32,5 % [Maddison, 1989, p. 41]. La
Première Guerre mondiale, l’épidémie de grippe espagnole de 1918, les
instabilités du système monétaire international, la crise de 1929 et la forte
montée du protectionnisme en réaction à la crise conduisent à une fermeture
du commerce international.

1.2 La seconde mondialisation


Quelles sont les causes à l’origine de la seconde mondialisation ? Comme
pour la première, elle est le produit d’innovations technologiques et
politiques. Au premier chef, les États, du moins les plus importants d’entre
eux, ont fait le choix de supprimer de nombreux obstacles aux échanges
commerciaux.
En matière d’obstacles de nature politique, depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, on assiste, sous le leadership américain, à une
libéralisation progressive du commerce multilatéral par l’élimination de
restrictions sur le plan quantitatif et qualitatif. Avec l’Accord général sur les
tarifs douaniers et le commerce de 1947, mieux connu sous son acronyme
anglais GATT, le système multilatéral de commerce s’est engagé sur la voie
de la libéralisation et de la dérégulation des réglementations nationales.
La seconde mondialisation est également portée par de nombreuses
innovations technologiques. L’évolution des technologies et la création de
nouveaux modes de transport ont eu pour effet d’accélérer la circulation
autour du globe.
L’invention du conteneur en 1956 par Malcolm McLean permet de
transporter les marchandises plus facilement, alors que les progrès dans le
domaine de l’aviation commerciale et civile ont accentué la rapidité et
l’intensité des échanges. Aujourd’hui, il n’y a guère d’obstacles techniques
au déplacement des personnes et des marchandises dans le monde.
La baisse constante des coûts de transport en démocratise ensuite l’accès.
Le nombre de personnes circulant sur des vols internationaux a connu une
progression spectaculaire. En 1970, selon les chiffres de la Banque
mondiale, on comptait 321 millions de passagers contre 2,1 milliards en
2006, 3,7 milliards en 2016 et 4,2 milliards en 2018. La pandémie de
COVID-19 a fait chuter la circulation autour du globe, mais il est trop tôt
pour prédire si la tendance sera durable.
L’émergence des nouvelles technologies de l’information accélère encore
davantage le mouvement. Ce changement de période est marqué notamment
par l’avènement de Windows 1 créé par Bill Gates en 1985. D’autres
grandes entreprises technologiques apparaissent peu de temps avant 1985,
comme Oracle en 1977, Sun Microsystems en 1982, Dell et Cisco Systems
en 1984. Mais aucune n’a eu l’impact de Windows 1 après 1985.
De nos jours, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) et les
médias sociaux sont des accélérateurs de la mondialisation. Wikipédia,
Facebook, Twitter, Instagram ou YouTube sont des inventions récentes
(environ vingt ans pour Wikipédia, quinze ans pour Facebook, Twitter et
YouTube et environ dix ans pour Instagram et WhatsApp).
Wikipédia, une encyclopédie collaborative en ligne, est désormais
publiée en plus de 300 langues et rassemble plus de 500 millions
d’utilisateurs par mois. Elle compte plus de 2 millions d’entrées en français,
6 millions en anglais et 2,5 millions en allemand. Facebook possède environ
2,6 milliards d’utilisateurs dans le monde, contre 2 milliards pour YouTube
et WhatsApp, 1 milliard pour Instagram, 400 millions pour Snapchat et
326 millions pour Twitter.

2. Les transformationnistes
Contrairement aux globalistes, les transformationnistes ne limitent pas
fondamentalement les effets de la mondialisation aux aspects économiques
et financiers. Pour eux, la mondialisation est un phénomène beaucoup plus
vaste : elle est la force centrale qui se cache derrière les rapides
changements sociaux, économiques et politiques qui reconstruisent les
sociétés modernes et l’ordre mondial [Held et al., 1999 ; Badie, 2020 ;
Scholte, 2005]. Pour Anthony Giddens, la mondialisation représente une
puissante force transformative qui est responsable de ce « chambardement »
massif des sociétés, des économies, des institutions de gouvernance et de
l’ordre mondial [Giddens, 1999].

2.1 L’intensité de la mondialisation


Selon la perspective des transformationnistes, l’intensité de la
mondialisation contemporaine est historiquement sans précédent, ce qui
signifie que les gouvernements et les sociétés autour du monde doivent
s’ajuster à cette nouvelle réalité dans laquelle il n’existe plus de distinctions
franches entre l’ordre interne et externe, entre les affaires intérieures et les
affaires internationales. Pour James Rosenau, les affaires « intermestiques »
représentent la nouvelle frontière, où de plus en plus d’enjeux économiques,
politiques, culturels et sociaux sont définis. Le monde actuel voit en effet se
multiplier les problèmes qui ne sont ni purement intérieurs, ni totalement
internationaux [Rosenau, 1990, 1992].
Avec la mondialisation, on constate une multiplication des enjeux sur la
scène internationale et les spécialistes de la politique mondiale ne
s’intéressent plus essentiellement aux questions de géopolitique et de
sécurité militaire. Ils s’intéressent également, et de façon croissante, aux
questions économiques, sociales, identitaires ou écologiques par exemple.
La dynamique change complètement, car les enjeux liés à la pollution
planétaire et au changement climatique, aux réseaux internationaux de
trafiquants de drogue, aux droits de la personne ou au terrorisme
international relèvent de questions transnationales, c’est- à-dire qu’elles
traversent les frontières et nécessitent la collaboration d’une multitude
d’acteurs, ce qui oblige les gouvernements à repenser leurs modes d’action.
La mondialisation contemporaine favorise la prolifération des acteurs sur
la scène internationale. Si moins de 200 pays souverains œuvrent dans le
système international, il existe désormais de nombreuses entreprises
multinationales, comme Apple ou Nestlé, des organisations internationales
comme le FMI ou encore l’OMC, ainsi que des ONG comme Freedom
House ou le Forum économique mondial. Tout cela est un produit du
e
xx siècle.

La mondialisation contemporaine implique donc une intensification des


flux transnationaux. Les relations transnationales sont définies par Bertrand
Badie et Marie-Claude Smouts comme étant : « toute relation qui, par
volonté délibérée ou par destination, se construit dans l’espace mondial au-
delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins
partiellement au contrôle ou à l’action médiatrice des États » [Badie et
Smouts, 1999, p. 66]. Les flux transnationaux sont très divers. Ils peuvent
être le fait d’entreprises multinationales ou d’investisseurs, ou l’agrégation
de choix individuels comme les flux migratoires. Les relations
transnationales ne sont pas un phénomène nouveau, mais leur ampleur
depuis un certain nombre d’années leur confère aujourd’hui une importance
considérable. Les flux transfrontaliers sont si importants de nos jours
qu’aucun gouvernement, même le plus puissant d’entre tous, n’a les
moyens de tout surveiller, de tout contrôler.
Avec la progression de la mondialisation et des réseaux transnationaux, le
monde est entré dans une composition dualiste dans laquelle coexistent
deux mondes : un monde d’États et un monde « multicentré », selon
l’expression du politologue américain James Rosenau. Le monde des États
est un monde codifié, réglementé, routinisé, formé d’un nombre fini
d’acteurs reconnus par les membres légitimes de la société internationale.
Le monde multicentré est un monde composé de très nombreux acteurs de
plus en plus autonomes par rapport au monde des États. Ces acteurs peuvent
être des individus, des associations, des acteurs subétatiques comme les
provinces ou encore des villes ou des ONG. Ces flux touchent les secteurs
les plus divers de l’activité sociale comme l’économie, la culture, la
politique…

2.2 La mondialisation et la transformation de l’État-


nation
L’intensification de la mondialisation et des réseaux transnationaux marque
la fin d’un monde d’États-nation tel que le présentent les conceptions
classiques de droit international et de la théorie réaliste des relations
internationales. Ce monde repose sur le principe de souveraineté, de
territorialité et d’autorité.
Les transformations récentes de l’État-nation provoquent une triple crise,
la première étant celle de la souveraineté, car l’État-nation n’occupe plus un
rôle monopolistique sur la scène internationale, ce qui limite sa capacité à
organiser la vie sociale et l’espace international. Vient ensuite une crise des
territoires, car les frontières étatiques sont de plus en plus perméables.
Enfin, il y a une crise de l’autorité politique, parce que l’État-nation
n’arrive plus à créer un ordre normatif international qui fasse consensus, en
raison notamment de la multiplication des acteurs. En somme, selon
Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, avec la croissance des flux
transnationaux : « Le système international est devenu le plus instable de
tous les systèmes politiques » [Badie et Smouts, 1999, p. 29].
La mondialisation et la transformation de la scène internationale ont
profondément affecté les capacités de l’État, notamment dans la conduite
des affaires étrangères. Avec le développement de nouvelles technologies et
de réseaux de communication globaux, la conduite de la politique étrangère
est aujourd’hui largement banalisée. L’information circule plus librement.
Selon la revue The Economist, dès 2014, environ 98 % de l’information
étaient sous forme numérique contre seulement 25 % en 2000.
Le traitement de la plupart des grandes questions auxquelles sont
confrontés les gouvernements en ce début de siècle, qu’il s’agisse de la
réponse aux crises financières, de la protection de l’environnement, des
questions de santé publique, de la diversité culturelle, du développement
des politiques sociales ou des droits de la personne, est de plus en plus
confié au palier multilatéral. Depuis la crise des années 1970, marquée par
les chocs pétroliers et les inquiétudes pour la croissance mondiale, les pays
développés prônent davantage la coordination et la coopération que la
concurrence. La tendance à la régionalisation du monde accentue cet état de
fait.
Ce réseau multilatéral, qui double celui des relations diplomatiques
bilatérales, constitue une source d’activités supplémentaires pour les États.
L’activité multilatérale impose aux gouvernements un rythme et un
calendrier ambitieux. Les gouvernements, même les plus puissants, perdent
en partie la maîtrise de l’agenda international. La communauté
internationale s’efforce de résoudre les problèmes de l’heure avec les
grandes conférences thématiques, les sessions régulières des organisations
internationales ou les rencontres ad hoc. L’enchevêtrement des structures et
des activités caractérise désormais le système.
Il faut de plus en plus de ressources aux États pour mettre leurs politiques
en interaction avec les organisations internationales. Contrairement aux
théories simplistes, l’État n’est pas un acteur unique, mais un acteur
multiple qui négocie simultanément, souvent sur les mêmes enjeux, dans de
nombreux forums. La distinction, autrefois tenue pour acquise, entre
l’interne et l’externe ne tient que par des artifices. Il devient de plus en plus
difficile pour les diplomates de distinguer ce qui est d’intérêt national de ce
qui ne l’est pas ; il devient de plus en plus difficile de suivre de près le
nombre d’ententes internationales qui sont signées régionalement ou
internationalement et qui ont des effets sur la politique interne ; il est
également presque impossible d’être au fait de tous les événements
internationaux qui peuvent avoir des conséquences sur un domaine de la
politique interne ou étrangère.
L’État-nation n’est pas, non plus, le seul acteur étatique au sein de sa
propre structure. Selon Anne-Marie Slaughter, dans l’ordre mondial actuel,
les multinationales et les ONG mettent en place des réseaux, comme le font
également les États. Ces réseaux ne sont pas le fruit seulement des chefs
d’État et des ministères des Affaires étrangères. Les administrations
publiques, les tribunaux et les parlements développent également des
réseaux internationaux. L’État centralisé d’autrefois a cédé le pas à l’État
décentralisé et déconcentré. Ces réseaux revêtent de nombreuses formes et
assument des fonctions variées, mais assurent certainement une nouvelle
ère de coopération administrative transétatique. Parmi les exemples les plus
importants de réseaux administratifs, on peut noter les régulateurs de la
finance, que ce soit les directeurs de banques centrales, les contrôleurs des
opérations boursières, les contrôleurs d’assurance ou les fonctionnaires de
la lutte antitrust. Ces réseaux de régulation sont un moyen d’ajustement et
un produit de l’ère de l’information, ils ne font pas qu’éroder le pouvoir de
l’exécutif, ils le transforment fondamentalement [Slaughter, 2005].
Selon Saskia Sassen [2007], la gouvernance du nouvel ordre mondial se
joue également dans la prolifération de systèmes transfrontaliers de
gouvernance, qui administrent un nombre croissant de processus, que ce
soit en politique intérieure ou en politique internationale. Avec
l’intensification de la mondialisation, les biens communs de l’humanité
prennent une importance considérable. Les changements climatiques, la
réduction de la biodiversité, la déforestation, la pollution maritime,
notamment, rendent nécessaire la création de systèmes transnationaux de
gouvernance. Ces systèmes prennent diverses formes, comme des réseaux
d’acteurs publics et privés chargés de superviser des activités économiques
telles les télécommunications ou la finance internationale. Ces systèmes ne
signifient pas la fin de l’État, mais une recomposition de son rôle vers une
dénationalisation progressive de certaines institutions traditionnellement
étatiques. Une part significative de l’action publique s’engage désormais
dans la promotion de projets globaux, que ce soit la gouvernance de la
finance internationale, de l’environnement ou de la justice pénale
internationale.
De nombreux autres acteurs « étatiques » sont actifs en matière de
relations internationales. Si l’on ne se limite qu’aux régimes fédéraux,
on peut estimer à 350 le nombre d’acteurs potentiellement actifs en matière
de relations internationales et qui agissent directement ou en tentant
d’influencer l’État central. Depuis les années 1960, les États subnationaux,
comme le gouvernement du Québec, ont développé une diplomatie parallèle
à celle des pays souverains, une paradiplomatie. Ce phénomène s’explique
par le fait que, pendant longtemps, les questions de politique internationale
étaient dominées par des thèmes qui n’avaient que très peu à voir avec les
champs de compétence des gouvernements non centraux.
Avec le développement de la mondialisation, de l’internationalisation et
des blocs régionaux comme l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA) ou l’Union européenne, les champs de compétence des
gouvernements non centraux sont de plus en plus touchés par les
transformations de la scène internationale. Afin de réagir à ces événements,
les États subnationaux sont de plus en plus actifs. En outre, on compte
également un nombre élevé de villes qui sont actives sur le plan
international.
La diversification des enjeux sur la scène internationale a pour effet de
réduire une partie de l’influence du pouvoir législatif. Lors des négociations
internationales à l’OMC ou lors de forums ad hoc, ce sont les représentants
de l’exécutif qui négocient et qui décident au nom de l’État. Lorsque les
administrations publiques négocient entre elles des arrangements
administratifs, elles le font également en contournant le législatif. Il en
résulte un accroissement du déséquilibre entre les pouvoirs exécutif et
administratif, d’une part, et le pouvoir législatif d’autre part. Les
transformations récentes accentuent donc le déficit démocratique.
Jadis réservée à une élite diplomatique, la politique étrangère doit ainsi
tenir compte d’une nouvelle donne, aussi bien sur le plan interne que sur le
plan mondial. L’élargissement des enjeux sur la scène internationale fait en
sorte qu’au niveau de la prise de décision en matière de politique étrangère,
tous les ministères, du plus périphérique au plus central, ont une partie de
leurs activités qui est internationalisée. Ainsi les différents ministères des
Affaires étrangères n’ont plus la capacité de centraliser la fonction
décisionnelle, de représentation et de contrôle en matière de politique
étrangère.
Les ministères responsables de la politique étrangère ont perdu leur
monopole. Alors qu’autrefois les responsabilités relevant de cette politique
dépendaient presque exclusivement des ministères, elles sont aujourd’hui
opérées à différents échelons (supra et subétatique), mais également dans
les différents ministères ou départements, cette politique devenant de plus
en plus diffuse. L’État souverain ne détient plus le monopole des affaires
internationales ; il a pour concurrents dans ce domaine les blocs régionaux
comme l’Union européenne, les firmes transnationales, les mouvements
religieux, les ONG et même des individus qui ont une autonomie non
négligeable en matière de relations internationales.
L’État-nation n’est pas obsolète pour autant. Si les relations
internationales ne peuvent plus s’en tenir qu’aux relations interétatiques,
il ne faut cependant pas postuler que l’État n’a plus de rôle à jouer en
politique internationale. L’État est toujours le centre de l’activité
internationale en raison des fonctions qu’il assure. Il est toujours l’acteur
central en matière de sécurité militaire, et les acteurs non étatiques qui le
concurrencent dans les autres domaines de la politique internationale
s’efforcent souvent d’obtenir son soutien ou d’exercer sur lui une influence.
Ces acteurs non étatiques gravitent autour des États car ils sont
généralement les principaux producteurs de normes, les seuls qui sont
généralement en mesure de prendre des décisions obligatoires pour
l’ensemble de la population d’un pays et d’assurer la sécurité des
transactions. Les deux mondes de la politique mondiale, pour reprendre
l’expression de James Rosenau, s’interpénètrent et ne peuvent s’ignorer. De
nombreuses stratégies d’instrumentalisation sont opérées par les États et par
les divers acteurs internationaux. Ces derniers, que ce soit les
multinationales ou les investisseurs, sont demandeurs d’État quand l’enjeu
est la sûreté des échanges. Les hommes d’affaires et les financiers en font
une condition essentielle pour l’investissement étranger. Un État incapable
de garantir la sécurité des transactions payera le prix en sous-
investissements et en crise économique.
En conclusion, pour les transformationnistes, la mondialisation affecte de
façon fondamentale le pouvoir, l’autorité politique et les politiques
publiques de l’État-nation. La mondialisation ne signifie pas la fin de l’État,
mais elle l’oblige à se reconstruire, à repenser ses modes d’intervention et
sa capacité d’action. L’État est généralement la source d’autorité la plus
importante sur son territoire, mais il doit s’adapter aux nouvelles contraintes
imposées par les institutions internationales, par les transformations du droit
international, par la montée des acteurs locaux et régionaux, par les
mouvements transnationaux et par la nouvelle scène internationale
mondialisée. Ce phénomène est particulièrement évident dans l’Union
européenne, où la souveraineté étatique est divisée entre les institutions
européennes, étatiques, régionales et locales. Le phénomène est également
perceptible à l’échelle mondiale avec l’OMC.
De plus, le développement de nouveaux modes de communications et de
transports provoque l’apparition de nouvelles formes d’organisation
économique et sociale qui transcendent les frontières nationales ou qui
agissent en dehors de la souveraineté étatique. La mondialisation force une
transformation profonde de la relation entre États, le territoire et le principe
de souveraineté [Badie, 1995, 1999]. La mondialisation n’est donc pas
simplement un phénomène économique et financier. Elle change
profondément les règles du jeu mondial. Les répertoires d’actions, pour
reprendre l’expression de Charles Tilly, se transforment pour tous les
joueurs, laissant le champ libre à de nouvelles stratégies, de nouveaux
modes de fonctionnement, ce qui implique des changements dans les
politiques, les comportements et les attitudes.

3. Les sceptiques
Pour les sceptiques, les analyses de la mondialisation faites par les
globalistes et les transformationnistes relèvent de l’exagération. Et si la
mondialisation contemporaine est largement exagérée, ses effets présumés
sur la marge de manœuvre des États le sont également. Les données
empiriques ne confirment pas les hypothèses du retrait de l’État dans les
sphères économique et sociale, hypothèses qui sont pourtant largement
admises dans le discours public et une bonne partie de la recherche
universitaire. Selon les sceptiques, la perspective globaliste sous-estime le
pouvoir persistant des États de réguler l’économie nationale et
internationale. Plutôt que d’être « hors de contrôle », les forces du marché
sont structurées et soumises au pouvoir régulateur des gouvernements. Bref,
les États souverains ne sont pas les victimes passives de
l’internationalisation des marchés, ils en sont, au contraire, les principaux
architectes. Le déclin présumé de l’État est largement un mythe et de
nombreux États sont plus puissants de nos jours qu’ils ne l’ont jamais été
dans leur histoire.

3.1 Un monde d’États


Les sceptiques contestent l’idée selon laquelle l’intégration des économies
et de la finance préfigure l’émergence d’un monde moins centré sur les
États. Ils rejettent l’idée que « le marché » soit devenu plus puissant que les
gouvernements, puisqu’au contraire ce sont les gouvernements qui ont joué
et qui jouent encore un rôle fondamental dans la mise sur pied des accords
commerciaux qui permettent la mondialisation des échanges. Ces derniers
pourraient revenir en arrière, comme le démontre la guerre commerciale
contre la Chine lancée par Donald Trump à partir de 2017.
Des sceptiques comme Robert Gilpin et Stephen Krasner soutiennent que
la mondialisation est un produit secondaire de l’hégémonie américaine
depuis 1945. Selon eux, si la mondialisation se produit, c’est parce que les
États le permettent, il s’agit d’un choix délibéré de la puissance
hégémonique et des grandes puissances. Le degré d’ouverture de
l’économie mondiale est directement déterminé par les intérêts nationaux de
ces derniers.
Les États puissants ont la capacité de faciliter non seulement l’ouverture,
mais également la fermeture des marchés mondiaux.
De plus, il est faux de penser que nous vivons dans un monde où les
frontières revêtent moins d’importance. À la fin du xixe siècle, on pouvait
circuler facilement, car les passeports n’étaient pas nécessaires. Or de nos
jours, le renforcement des frontières est essentiel sur le plan de la sécurité,
notamment après les attentats du 11 septembre, mais également sur le plan
commercial. Une part importante des échanges commerciaux est
aujourd’hui basée sur des chaînes de valeur, des flux et des échanges
intrafirmes qui les rendent très sensibles au renforcement des contrôles aux
frontières ; la mondialisation ne signifie pas moins de frontières, mais plus
de règles aux frontières en raison notamment de la prolifération des accords
commerciaux préférentiels.
Les sceptiques ne croient pas que la mondialisation influence
significativement le système international contemporain, qui demeure
fondamentalement interétatique. L’État est toujours l’acteur le plus
important dans la politique mondiale. Les autres acteurs, comme les
multinationales ou les ONG, doivent composer avec les règles du jeu que
fixent les États. Pour certains, comme Samy Cohen, la montée des acteurs
transnationaux, comme les ONG, les mouvements sociaux ou les
multinationales, a tendance à renforcer l’État et non à l’affaiblir. Il est
persuadé que la conséquence directe des attentats du 11 septembre a été un
retour de l’État aux États-Unis. Cohen croit également que l’État demeure
le meilleur garant de la stabilité mondiale et qu’il reste une forme
d’organisation politique très recherchée [Cohen, 2003].

3.2 Un monde semi-mondialisé ?


Selon le spécialiste en stratégie des affaires Pankaj Ghemawat, qui a
longtemps été rattaché à la Harvard Business School, l’importance de la
mondialisation est également exagérée. En effet, lorsqu’on demande par
sondages à des citoyens, à des étudiants du monde entier, à des gens
d’affaires ou encore à des représentants des pays membres de l’OMC,
d’estimer l’intensité des catégories fondamentales de la mondialisation, que
ce soit les communications, le commerce international et
les investissements directs étrangers, comme l’a fait Pankaj Ghemawat,
ces derniers en exagèrent systématiquement les grandes tendances,
et de beaucoup [Ghemawat, 2016, p. 4].
Selon Ghemawat, cette situation serait tout simplement une erreur. Il
serait plus juste de parler de semi-mondialisation ou de mondialisation
« partielle » pour décrire l’état réel de l’intégration transfrontalière. Quel est
le degré d’intégration transfrontalière selon l’auteur ? Il existe une forte
variation entre les secteurs, mais en général, elle oscille entre 10 % et 25 %.
On est très loin d’un environnement mondialisé.
Le problème fondamental des travaux de globalistes, selon Ghemawat,
est que leurs analyses prennent généralement place dans une « data-free
zone », un espace libre de données, de faits. Il cite en exemple le livre de
Thomas Friedman [2010], La Terre est plate, livre à succès planétaire
traduit notamment en français et ouvrage de référence des globalistes, qui
ne contient ni tableau, ni graphique, ni note de bas de page pour appuyer ses
thèses.
Selon Ghemawat, les frontières sont toujours très importantes et elles
comptent plus, dans les faits, que la mondialisation. Comment l’auteur peut-
il formuler une telle affirmation ? La méthode de Ghemawat est simple : il
regarde les flux ou les activités qui se produisent au sein des frontières et
qui traversent les frontières et il détermine la part internationale de ces
activités en pourcentage du total. Il s’intéresse particulièrement aux flux
transfrontaliers de l’information, des produits et services et des
investissements, bref, aux catégories essentielles de la mondialisation
[Ghemawat, 2011 ; Altman, Ghemawat et Bastian, 2019, p. 8].
L’auteur examine d’abord les appels téléphoniques. Quel est le
pourcentage des appels internationaux, qu’ils soient téléphoniques ou par
Internet, par rapport aux appels nationaux ? Sera-t-il de 25 %, 40 %, 50 %
ou 70 % ? En fait, ces appels n’excèdent pas 7 % du total en 2017. Pour
93 appels téléphoniques au pays, il n’y a que sept appels internationaux. Par
conséquent, l’écrasante majorité des interactions téléphoniques se fait
encore de nos jours à l’intérieur des frontières nationales. De plus,
la proportion internationale des amis sur Facebook, du trafic sur Internet, du
commerce électronique ou encore des abonnements Twitter oscille entre
5 % et 25 % du total. En définitive, la distance et les frontières sont des
facteurs encore essentiels en matière de communication internationale.
Certes, l’internationalisation des flux numériques connaît une hausse dans
le temps, notamment en ce qui concerne le trafic Internet et le commerce
électronique. Or cette croissance est modeste plutôt qu’exponentielle
[Ghemawat, 2017 ; Altman, Ghemawat et Bastian, 2019, p. 8].
Qu’en est-il alors des flux économiques, qui sont souvent présentés
comme le moteur de la mondialisation ? L’intensité des échanges
commerciaux de produits et de services qui s’exportent d’un pays vers un
autre en pourcentage du PIB a atteint un sommet juste avant la récession de
2008. Mais ce sommet représentait 29 % ; c’est beaucoup, historique même,
selon Ghemawat, mais on ne peut pas réellement parler de marché mondial
unifié.
Ces chiffres surestiment le degré de mondialisation réel : même si un
produit est étiqueté « Made in China », par exemple, cela ne signifie pas
que l’essentiel de la valeur ajoutée provient de la Chine (voir Focus ci-
dessous pour l’exemple de l’iPhone 7). Cette situation rend les estimations
du solde commercial irréalistes. Il y a plus : comme la production de biens
comme un iPhone est intégrée dans une chaîne de valeur mondiale, les
biens et services traversent plusieurs frontières pendant le processus de
production, puisqu’ils proviennent de plusieurs pays. Lorsqu’on corrige les
chiffres des exportations entre les pays pour éviter de comptabiliser
plusieurs fois les mêmes exportations, les chiffres du commerce mondial
tournent autour de 20 % en 2017 et non pas 50 % ou 75 % selon Ghemawat
[Ghemawat, 2017]. Il faut noter une forte variation entre les pays, et même
entre les régions des pays.

• FOCUS : Qui produit réellement l’iPhone ?


Jason Dedrick et ses collègues estiment que Donald Trump a fait fausse route
dans sa guerre commerciale avec la Chine en haussant les tarifs douaniers. Ce
faisant, ils soutiennent que cette politique nuit aux intérêts américains. Ils réalisent
leur démonstration à partir de la production d’un iPhone 7. En examinant les
statistiques du commerce international, on s’aperçoit qu’un iPhone 7 vendu aux
États-Unis, mais assemblé en Chine, ajoute plusieurs centaines de dollars
(370 $ US) au déficit commercial américain envers la Chine, car on considère ce
produit comme une exportation chinoise en direction des États-Unis, et ce, même
si la plus grande part du gain de la production de l’iPhone 7 se réalise aux États-
Unis. Cette situation vient ainsi fausser les données du commerce international et
surestime le surplus commercial de la Chine envers les États-Unis.
Pour savoir quelle valeur la Chine obtient réellement, les auteurs examinent de
plus près un ancien modèle d’iPhone, l’iPhone 7. Les composants les plus précieux
qui sont intégrés dans un iPhone (l’écran tactile, les puces, les
microprocesseurs, etc.) ne sont pratiquement jamais fabriqués en Chine. Apple
achète à partir des États-Unis les composants et les fait expédier en Chine ; puis
ils quittent la Chine à l’intérieur d’un iPhone pour aller sur les divers marchés.
Jason Dedrick et ses collègues estiment que sur le coût total de l’iPhone 7,
seulement 8,46 $ US, ou 3,6 % du total, reste en Chine, contre 68,69 $ US pour les
États-Unis, 67,70 $ US pour le Japon, 47,84 $ US pour Taïwan, 16,40 $ US pour la
Corée du Sud et 6,56 $ US pour l’Europe. Les auteurs estiment également
qu’environ 283 $ US de bénéfice brut sur le prix de vente au détail – environ
649 $ US pour un modèle de 32 Go au moment de la mise en service du
téléphone – vont directement dans les coffres d’Apple. Ils concluent en soutenant
que la Chine obtient beaucoup d’emplois mal payés (que les Américains ne veulent
plus), tandis que les bénéfices vont à d’autres pays.
Source : Dedrick et al., 2019.

Qu’en est-il, toujours selon Ghemawat, des investissements directs


étrangers (IDE) qui représentent un autre moteur de la mondialisation ?
Un IDE est un investissement qui provient d’un pays à destination d’un
autre afin de prendre possession d’une entreprise ou encore de construire
une nouvelle entreprise. Un IDE peut par exemple être Alstom qui investit
en Chine pour prendre possession d’une entreprise locale. En fait, la
majorité des IDE sont des fusions et acquisitions d’entreprises. Dans un
article publié en 2017, Pankaj Ghemawat démontre que les IDE totaux ne
représentent que 10 % de tous les investissements fixes dans le monde
[Ghemawat, 2017]. Autrement dit, 90 % des investissements se font sur une
base nationale contre seulement 10 % dans un autre pays. Juste après la
crise de 2008, le pourcentage était de 9 %, mais 2009 constitue une année
contestable puisqu’elle suit tout juste la crise. Qu’en est-il alors de 2007,
l’année précédant la crise ? Les IDE correspondaient à 16 % des
investissements fixes. La moyenne depuis 2009 à nos jours s’établit à
environ 10 %. En clair, selon Ghemawat, environ 90 % de tous les
investissements fixes sont toujours nationaux. En ce qui concerne le capital-
risque, entre 15 % et 20 % sont investis à l’extérieur des frontières.
Seulement 20 % des marchés boursiers nationaux sont possédés par des
investisseurs étrangers. Pour ce qui est de la possession transfrontalière de
dépôt bancaire et de dettes gouvernementales, les chiffres sont
respectivement de 25 % et de 35 % [Ghemawat, 2017, 2011].
Selon les globalistes, les multinationales sont aussi des acteurs clés de la
mondialisation. Quelle place occupent-elles exactement ? Ghemawat
soutient que ceux qui pensent que le monde est dominé par les
multinationales seront étonnés d’apprendre que la part de la production
globale des multinationales à l’extérieur de leur pays d’origine représente
environ 9 % de la production totale en 2017. À l’échelle du globe, environ
2 % seulement des employés contribuent aux activités internationales des
multinationales, et seulement 0,1 % des entreprises dans le monde menait
des activités à l’extérieur des frontières de leur pays d’origine. Des
entreprises américaines qui œuvrent à l’étranger, 60 % opèrent au Canada,
le pays voisin et 10 % en Grande-Bretagne. Lorsque l’on examine les
dépôts de brevets dans le monde, on constate que les brevets provenant des
pays de l’OCDE représentent toujours environ 95 % des brevets totaux. Les
brevets détenus par des firmes étrangères ne représentent que 15 % du total,
alors que ceux qui impliquent une coopération internationale en matière de
recherche représentent moins de la moitié de ce chiffre. Même lorsque l’on
s’intéresse aux entreprises du classement Fortune 500, qui recense les plus
grandes sociétés du monde – les méga-multinationales – en fonction de
leurs chiffres d’affaires, les ventes sur les marchés intérieurs excèdent dans
la majorité des cas les ventes à l’international. Dans ce contexte, sans
surprise, les produits Made in China ne comptaient que pour 2,7 % de la
consommation personnelle aux États-Unis en 2010. Dit autrement, la
« world company » est finalement une entité assez rare [Ghemawat, 2011,
p. 27 ; Altman, Ghemawat et Bastian, 2019, p. 8].
Suzanne Berger propose des analyses qui vont dans le même sens. Après
avoir dirigé une enquête auprès de 500 entreprises mondiales, elle vient
relativiser les effets de la mondialisation sur les grandes entreprises [Berger,
2013]. Certes les frontières s’estompent, croit-elle, mais les caractéristiques
nationales sont toujours très importantes. Dans son étude, Suzanne Berger
réfute que la mondialisation impose un modèle unique d’organisation
économique, que ce soit pour l’organisation des entreprises ou encore des
pays. Dans les scénarios des globalistes, le principal moyen de réussir dans
cette concurrence mondiale des pays à bas salaire est une course vers le
bas : moins de taxes pour les entreprises, de moins bons salaires, moins
d’avantages sociaux, de moins bonnes conditions de travail, moins de
normes environnementales ou de politiques d’équité salariale, sous peine de
voir les emplois restants partir à l’étranger. La mondialisation serait ainsi
synonyme de déclin du modèle de société issu de l’après-Seconde Guerre
mondiale.
Selon Suzanne Berger, cette conception est généralement acceptée, mais
il s’agirait d’une erreur fondamentale sur la mondialisation. Selon elle :
« La grande diversité des approches que nous avons pu observer,
sanctionnées par le succès ou l’échec, nous a rendus sceptiques : l’idée
selon laquelle la globalisation imposerait un type de stratégies déterminées
ou une course aux plus bas salaires, aux plus mauvaises conditions de
travail et au désastre écologique n’avait plus rien d’évident » [Berger, 2013,
p. 29]. Dans son étude, Berger en arrive à la conclusion que l’économie
mondiale nous laisse encore de très nombreux choix. Ses enquêtes
conduites auprès d’entreprises diverses dans des secteurs aussi différents
que l’électronique ou les vêtements révèlent « une réalité sans rapport avec
ce qui fait la une des journaux » [Berger, 2013, p. 15].

3.3 La mondialisation n’est pas coupable


Pour les sceptiques, l’idée selon laquelle la mondialisation est responsable
de la majorité des problèmes mondiaux sur les plans économique, politique,
social ou autre est soit grandement exagérée ou carrément fausse. Suzanne
Berger, en parlant du cas français, soutient que la mondialisation est
présentée comme étant responsable de très nombreux problèmes comme le
chômage, l’insécurité sociale, les délocalisations. Selon elle cependant,
cette situation n’est guère lisible dans les chiffres concernant les
importations et les exportations où la France s’en tire bien [Berger, 2013].
Selon Colin Hay [2020], les auteurs qui soutiennent que la
mondialisation annonce la fin de l’État-providence négligent souvent
d’identifier les mécanismes par lesquels elle affecte la capacité de l’État et,
ce faisant, exagèrent indûment les effets de cette dernière. Plusieurs
hypothèses issues de la logique déductive sur le retrait de l’État concernant
la mondialisation n’ont tout simplement pas été testées empiriquement et
reposent le plus souvent sur des préjugés largement alimentés par les
médias et les réseaux sociaux.
En outre, de nombreux auteurs soutiennent que l’État-providence est le
produit de la mondialisation, et non qu’il est menacé par cette dernière.
Cette thèse selon laquelle l’ouverture au commerce international favorise
la construction de l’État-providence n’est pas nouvelle ni même récente.
Dès 1978, David Cameron a établi que le meilleur prédicteur pour expliquer
la hausse des revenus de taxation en pourcentage du PIB des
gouvernements membres de l’OCDE (de 1960 et 1975) est le degré
d’ouverture à l’économie mondiale. La thèse de Cameron va encore plus
loin. Ce dernier affirme que les économies ouvertes au commerce
international, notamment les pays nordiques, tendent à posséder un plus
haut taux de concentration industrielle, ce qui favorise la
présence de syndicats.
La théorie de l’auteur est la suivante : dans un contexte d’ouverture
commerciale croissante, les syndicats font pression sur les partis sociaux-
démocrates pour qu’ils mettent sur pied des États-providence généreux afin
de limiter le risque que représente l’exposition croissante à l’économie
mondiale. Ainsi, dans les pays plus ouverts au commerce international, les
dépenses publiques sur le PIB sont plus élevées qu’ailleurs parce qu’elles
servent notamment à réduire les risques contre les chocs économiques
provenant de l’extérieur du pays. Depuis 1978, cette corrélation a été
validée et renforcée par plusieurs autres chercheurs. Ceux-ci affirment, sans
le dire nécessairement en ces termes, que la mondialisation de l’économie
favorise la mise en place de la social-démocratie et d’États-providence
généreux.
Pour Colin Hay, la croissance de l’État-providence est soutenue par une
hausse marquée des exportations, car les entreprises nationales présentes
sur les marchés internationaux connaissent une croissance rapide, offrent de
bons emplois et payent beaucoup de taxes, tout comme leurs employés, ce
qui produit un effet positif sur les revenus de l’État [Hay, 2020]. Selon
Nathan M. Jensen, peu de preuves empiriques permettent de soutenir l’idée
selon laquelle des niveaux de taxation élevés ou d’autres formes de
politiques fiscales influencent significativement les investissements directs
étrangers que reçoit un pays [Jensen, 2008].
De plus, les preuves empiriques ne confirment pas l’hypothèse de la
convergence néolibérale et de la course vers le bas, mais démontrent plutôt
la persistance et même la différenciation des modèles de capitalisme [Hay et
Wincott, 2012]. Même si les contraintes imposées par la mondialisation sont
importantes, la réponse à ces dernières reste largement différente. Certaines
des économies les plus prospères dépendent d’une importante intervention
de l’État. La variété des modèles de capitalisme a pour effet d’exiger des
réponses différentes à la mondialisation et fait en sorte que l’État jouera un
plus grand rôle dans la création de la richesse.
En somme, pour les sceptiques, la mondialisation n’est pas un
phénomène nouveau et la plupart des travaux qui soutiennent que la
mondialisation contemporaine représente un changement majeur dans
l’histoire humaine font fausse route.

Synthèse

• Il y a maintenant plus de trente ans que des auteurs font des recherches
systématiques sur la mondialisation. Depuis, les débats ont été vigoureux et les
affirmations excessives du début des années 1990 ont été révisées.
• Plus personne ne croit que la mondialisation est un phénomène radicalement
nouveau, même s’il est vrai que les débats restent importants entre ceux qui
soutiennent que la mondialisation est un phénomène de très forte intensité qui
transforme considérablement l’économie mondiale et l’intervention de l’État, et ceux qui
avancent que les effets de la mondialisation relèvent de l’exagération, parce que les
États-nations sont plus importants qu’autrefois, que l’État-providence est généralement
mieux financé de nos jours qu’en 1990 et que le niveau de taxation des pays de
l’OCDE est globalement plus élevé qu’il ne l’a jamais été. Du côté de l’emploi, dans les
mois précédant la pandémie, deux pays de l’OCDE sur trois étaient à un niveau
d’emploi jamais égalé.
• En somme, la mondialisation est un phénomène important, mais on n’a pas assisté à
la fin de l’État-nation, de l’État-providence ou même de la démocratie. De plus, la
mondialisation n’est pas uniquement un phénomène économique et financier, comme
l’ont bien démontré les transformationnistes, elle transforme aussi l’ordre mondial et la
capacité de l’État d’influencer la politique mondiale.
• Parmi les principales perspectives théoriques de l’EPI présentées au chapitre 1, à
l’exception des réalistes qui sont globalement des sceptiques de la mondialisation, les
autres perspectives théoriques (les libéraux, les néomarxistes, l’École britannique) sont
davantage du côté des globalistes et souvent également des transformationnistes.

Notions clés

Mondialisation – globalistes – transformationnistes – sceptiques – histoire – relations


transnationales.

Lectures conseillées

Berger S., 2003, Notre première mondialisation, Paris, Le Seuil, « République des
idées ».
Friedman T., 2010, La Terre est plate, Paris, Tempus Perrin.
Held D. et al. (eds), 1999, Global Transformation, Politics, Economics and Culture,
Cambridge, Polity Press.
McGrew A. et Held D. (eds), 2007, Globalization Theory: Approaches and
Controversies, Cambridge, Polity Press.
Paquin S., 2021, La mondialisation : une maladie imaginaire, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal.
Rodrik D., 2018, La mondialisation sur la sellette : plaidoyer pour une économie saine,
Paris, De Boeck.
Chapitre 3

Puissance et hégémonie

Objectifs

• Comprendre les notions de puissance et d’hégémonie en EPI.


• Connaître les différentes manifestations des relations de puissance dans l’EPI.
• Maîtriser les caractéristiques fondamentales des débats sur la stabilité hégémonique
en EPI.

Depuis sa fondation, la réflexion sur l’EPI a fait intervenir les notions de


puissance et d’hégémonie. C’est la mobilisation de ces concepts qui permet
de bien distinguer les travaux en EPI de ceux en économie internationale.
C’est à partir de ces concepts que les spécialistes construisent les différentes
représentations de l’ordre mondial, le système bipolaire, multipolaire ou
hégémonique. L’EPI met ainsi au cœur de l’analyse certaines des questions
fondatrices de la science politique contemporaine : « qui obtient quoi,
quand et comment ? » et « qui gouverne ? ».
L’objectif de ce chapitre est de présenter les paramètres fondamentaux du
débat entourant ces concepts.

1. Qu’est-ce que la puissance ?


La puissance est un concept fondamental en EPI, tout en étant polysémique.
Dans une perspective substantialiste, la puissance est assimilée à une
ressource qu’un acteur peut construire et accumuler. Lorsqu’un État a
beaucoup plus de puissance que les autres, on parle de puissance
hégémonique. Cela dit, l’hégémonie ne se résume pas à avoir beaucoup de
puissance. Comme le souligne Frédéric Ramel, dans son livre sur la guerre
du Péloponnèse, Thucydide distingue le arkhe (le contrôle et la domination)
de l’hegemonia (le leadership légitime) [Ramel, 2021]. Une puissance
hégémonique repose ainsi également sur une autorité politique légitime.
Dans la perspective substantialiste, plusieurs auteurs, comme Joseph
Nye, Susan Strange, Robert Gilpin, Bertrand Badie ou encore Robert Cox,
soutiennent qu’aucun pays n’a accumulé dans l’histoire autant de puissance
que les États-Unis à partir du xxe siècle. Malgré la montée de la Chine, les
États-Unis demeurent encore la première puissance mondiale et de loin.
Avoir beaucoup de puissance n’est cependant pas synonyme d’autorité
politique et de légitimité. Les États-Unis d’aujourd’hui sont beaucoup plus
puissants que ceux de 1945, mais ils sont également beaucoup moins
légitimes.
Les attributs de la puissance varient selon les auteurs. Dans leurs écrits,
les auteurs de tendance réaliste privilégient les ressources matérielles
(essentiellement le PIB et l’armée), qui permettent plus facilement la
comparaison et la hiérarchisation de la puissance dans le système
international. Et c’est la force militaire qui est considérée comme la source
de puissance par excellence. Pour Hans Morgenthau, la chose était si
évidente qu’elle ne nécessitait pas de démonstration. Pour d’autres,
l’industrie, la finance, le savoir, les idées font partie des indicateurs de la
puissance.
Dans une perspective interactionniste, comme celle de Max Weber ou
encore de Robert Dahl, la puissance ou le pouvoir représente l’utilisation
d’une ressource pour peser sur le comportement d’un tiers. Max Weber
définissait le pouvoir comme : « Toute chance de faire triompher, au sein
d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances. »
Pour Robert Dahl : « A exerce du pouvoir sur B dans la mesure où il obtient
de B une action que ce dernier n’aurait pas effectuée autrement. » Pour
Weber comme pour Dahl, le pouvoir signifie une capacité d’agir
directement ou indirectement pour changer l’ordre des choses. L’utilisation
de la puissance conduit ainsi à un résultat, mais implique aussi une volonté
ou une intention, donc une stratégie d’acteur possédant une rationalité
minimale.
Tout comme Weber, Dahl soutient que toute tentative d’estimer le
pouvoir est pratiquement dénuée de sens si la relation n’est pas spécifiée.
Pour ces auteurs, la puissance est une notion relationnelle : elle ne peut être
exercée que dans le cadre d’une interaction spécifique. Dans cette
conception relationnelle de la puissance, cette dernière s’exerce par
l’entremise de divers moyens qui vont, selon Thomas Schelling, lauréat du
Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en 2005, des plus
pacifiques aux plus violents, à savoir la persuasion, l’influence, l’incitation,
l’injonction, la coercition, les sanctions ou le recours à la force [Schelling,
1966].

1.1 Le paradoxe de la puissance en EPI


Une grande erreur de nombreux auteurs qui s’intéressent à ces débats est de
présumer que les attributs de la puissance sont fongibles. La monnaie est
une ressource fongible puisqu’elle peut être échangée contre un produit ou
un service. Certains auteurs commettent cette erreur, c’est-à-dire qu’ils
traitent les attributs de la puissance comme s’ils avaient la même
caractéristique. Or cette affirmation, si elle n’est pas complètement dénuée
de sens, demeure excessive. Une armée plus puissante n’impose pas
automatiquement sa volonté aux autres. Les troupes nazies qui ont conquis
l’Europe de l’Ouest, par exemple, étaient moins nombreuses que leurs
opposants. La France en 1939 était également convaincue de sa supériorité
militaire [Baldwin, 1971, p. 578-614].
La nature de la puissance en EPI est bien plus complexe et parfois même
paradoxale. En effet, la nature de la puissance permet dans un cas à l’État A
de faire faire à l’État B ce qu’il n’aurait pas fait autrement, mais permet
également à l’État B d’influencer l’État A sur un autre enjeu de la politique
internationale. Une armée puissante peut constituer un moyen efficace pour
limiter les ambitions expansionnistes d’un pays voisin, mais est largement
moins efficace, et même assez inutile, pour convaincre cet État
d’abandonner ses politiques protectionnistes ou encore pour persuader un
autre État d’appuyer ses initiatives à l’OMC. Malgré sa puissance inégalée,
l’administration Trump pensait que le système international issu de l’après-
guerre était défavorable aux États-Unis même s’ils assumaient pourtant la
plus grande part des coûts du système. La Chine a réussi à transformer son
expansion économique en pouvoir politique, mais cela ne lui a pas permis
de museler les pays et les ONG qui dénoncent le génocide des Ouïgours.
Un pays comme le Canada, dont les attributs de la puissance sont
importants, n’est pas considéré comme une grande puissance et tout juste
comme une puissance moyenne. Ses ressources naturelles, ses exportations
de pétrole, son économie développée ou son rang international ne se
traduisent pas en puissance internationale. Lors des rencontres du G7, peu
de journalistes non canadiens rapportent les propos du Premier ministre.
Autrement dit, il y a une disjonction entre les attributs d’un État et les
résultats. Conséquemment, une autre erreur de nombreux analystes est de
partir d’un résultat et d’en déduire la puissance ou l’impuissance d’un État.
La puissance est de nature plus complexe et ne peut s’évaluer que sur la
base de nombreuses relations.
La conception de la puissance en politique internationale est également
trop liée à la problématique de la guerre et de la paix. Si la compétition
militaro-stratégique est un jeu à somme nulle, la compétition économique
n’en est pas un. L’importance des questions économiques est si grande
depuis la fin de la guerre froide que l’on passe d’une situation internationale
de jeu à somme nulle à une situation où tous les acteurs peuvent
potentiellement faire des gains. Comme le disait un fonctionnaire soviétique
avant l’effondrement de l’URSS : « Auparavant notre raisonnement était le
suivant : plus ça va mal pour l’adversaire, mieux ça va pour nous… mais,
aujourd’hui, ce n’est plus vrai. Mieux les choses vont pour l’Europe et
l’économie mondiale, plus la stabilité est grande et plus nos perspectives de
développement sont bonnes » [cité dans Mueller, 1995, p. 716].
De plus, plusieurs auteurs réalistes affirment, un peu trop rapidement,
que le but de la politique étrangère des États est de favoriser la création de
richesse afin d’augmenter la puissance, et donc de mieux contrôler ou
influencer les autres. L’accumulation de la richesse n’a pourtant pas pour
seul objectif d’accumuler de la puissance. Cette richesse accumulée permet
aussi de créer de l’emploi, de réduire les inégalités ou de gagner des
élections !
Pour les théoriciens réalistes, la puissance est l’apanage des États.
Si cette affirmation pouvait sembler évidente autrefois, elle est de nos jours
plus difficile à soutenir. Dans le monde actuel, il y a des États sans réelle
puissance et des acteurs non étatiques qui, selon les enjeux, sont porteurs de
puissance. Il est important de préciser que tous les États ne sont pas
porteurs de la même puissance. En réifiant l’État de façon excessive, on met
ainsi sur un pied d’égalité l’État américain, l’État chinois, l’État français et
l’État de la république du Nauru qui ne possède pas de monnaie nationale et
a une population de 10 000 habitants. On peut certainement affirmer que
plus de la moitié des États de la planète n’ont pratiquement pas de
puissance. Un pays qui n’a pas de ressources financières suffisantes pour
avoir des représentants permanents dans les diverses organisations du
système onusien peut-il être considéré comme une « puissance » ? Dans de
nombreux pays, les organisations mafieuses, les narcotrafiquants ou même
les entreprises multinationales détiennent plus de pouvoir que l’État
[Strange, 2011]. Cela dit, les petits pays qui utilisent les règles de l’OMC
pour obtenir des concessions ne sont pas totalement impuissants. Puisque
l’OMC fonctionne par consensus, ils sont, dans cette enceinte, des acteurs
obligés.
Depuis les années 1960-1970, les acteurs non étatiques ont contribué à
transformer la scène internationale réputée jusqu’alors dominée par les
États. Comme le soutiennent Keohane et Nye depuis les années 1970, dans
un monde d’interdépendances complexes, composé d’une multitude
d’enjeux, la puissance est diffuse. Le pouvoir des acteurs privés et des
entreprises multinationales est non négligeable par exemple.
De nombreuses entreprises multinationales utilisent leurs ressources et leur
pouvoir d’influence afin d’orienter les politiques commerciales des États.
Comme l’a démontré Susan Sell dans son livre Private Power, Public Law,
la puissance des acteurs économiques privés se mesure, par exemple, par
leur capacité à faire inscrire dans le droit international économique leur
préférence sur les questions de propriété intellectuelle [Sell, 2003]. Les
grandes entreprises ont joué un rôle important dans la définition des normes
environnementales sur la scène internationale. Leur influence peut être très
négative, comme lorsqu’il est question de lutte au changement climatique
pour des pétrolières américaines et canadiennes, mais également positive,
comme lorsque la compagnie DuPont et la compagnie allemande Hoechst
font pression pour l’adoption du Protocole de Montréal pour protéger la
couche d’ozone.
Ainsi la puissance des acteurs varie selon les enjeux. Dans le secteur
pétrolier, l’OPEP est puissante, dans le monde de la finance, les places
financières de New York ou de Londres sont des acteurs de premier plan,
alors que dans les négociations commerciales internationales, l’Union
européenne est incontournable. Les organisations internationales, pour leur
part, peuvent mobiliser de nombreux experts afin d’influencer le
comportement des États ou des ONG, et peuvent également influencer
l’ordre du jour. Il ne fait également aucun doute que des activistes
transnationaux ont forcé, par des campagnes de honte ou de boycott, la
modification du comportement de nombreuses multinationales vers un plus
grand respect des droits humains [Barnett et Duvall, 2005, p. 41].
Avec le développement sans précédent des nouvelles technologies de
l’information et des médias sociaux, tout acteur est un acteur international
potentiel. Un spécialiste de l’informatique peut déjouer un système de
sécurité nationale ou commettre un acte de cyberterrorisme. De petits
investisseurs ont fait circuler le mot sur Reddit, Twitter et Facebook de faire
monter la valeur des actions de l’entreprise GameStop sur le point de faire
faillite. Cette mobilisation a eu pour effet que le groupe Melvin Capital, une
firme d’investissement qui cherchait à vendre à découvert les actions de
l’entreprise afin de les acheter moins cher plus tard et de faire un bon profit,
a dû s’abaisser à mendier 2,75 milliards de dollars auprès de ses concurrents
pour éviter la faillite. La mobilisation a eu pour effet de faire grimper la
valeur des actions, ce qui a contraint Melvin Capital à payer la différence.
Autre exemple de la puissance des médias sociaux : avec un seul tweet, le
président Trump a fait chuter les marchés boursiers mondiaux de
l’équivalent du PIB annuel de l’Australie. Ce tweet du président menaçait
de hausser une nouvelle fois les tarifs sur les importations chinoises, ce qui
a eu l’effet d’une bombe [Paquin, 2021a].
En somme, la puissance ne peut plus être seulement comprise comme la
volonté d’un État d’imposer sa volonté à autrui grâce à ses ressources. La
puissance revêt une forme plus subtile qui procure à son détenteur la
capacité de déterminer, de contrôler ou d’influencer les domaines centraux
de la politique mondiale. La puissance peut également se manifester
autrement que dans une interaction. Comme nous le verrons plus loin, la
puissance peut aussi être structurelle. De plus, empêcher un enjeu important
d’émerger sur la scène internationale est également une forme de puissance.
1.2 La puissance relationnelle en EPI
Le livre classique d’Albert Hirschman, National Power and the Structure of
Foreign Trade, publié en 1945, constitue une des premières études
marquantes sur la manière dont les relations de pouvoir influencent les
relations économiques entre les États. Dans cette étude, Hirschman a
examiné comment les États utilisent les relations commerciales pour
accroître leur pouvoir. L’idée de base est simple : deux pays qui
commercent ensemble n’obtiennent pas les mêmes avantages ; par
conséquent, la relation commerciale est asymétrique. Dans cette relation, le
pays le moins dépendant dans la relation commerciale peut exploiter cette
situation afin d’arracher des concessions. L’asymétrie dans les relations
commerciales peut être utilisée pour imposer des changements à ses
partenaires commerciaux. Si l’État menace de manière crédible de modifier
le système commercial, l’autre État doit céder si le coût de la menace
dépasse les avantages liés au commerce. Pour l’État le plus dépendant de la
relation commerciale, il est préférable d’accepter les préférences de l’État le
plus fort plutôt que de subir les conséquences économiques de la menace.
Mais qu’est-ce qu’une menace crédible ? Pour Hirschman, une menace
est crédible lorsque les coûts d’opportunité relatifs sont asymétriques.
Si l’un des deux acteurs modifie la relation sans subir de coûts majeurs,
alors que les coûts sont considérables pour le second, la menace est
crédible. Si les coûts d’opportunité relatifs sont identiques ou comparables
pour les deux partenaires ou s’ils sont plus élevés pour celui qui fait la
menace, la menace n’est pas crédible. Ainsi, le coût d’opportunité relatif est
une façon d’opérationnaliser le concept de puissance. Dans son analyse,
Hirschman s’est inspiré de l’exemple de l’Allemagne, qui a utilisé sa
politique commerciale pour étendre son influence en Europe de l’Est
pendant l’entre-deux-guerres, même si ses politiques étaient inefficaces sur
le plan économique.
Un exemple récent de cette stratégie d’instrumentalisation des relations
commerciales provient des États-Unis de Donald Trump. Les États-Unis ont
réussi à imposer la renégociation de l’ALENA au Mexique et au Canada,
deux pays très dépendants pour leurs exportations vers les États-Unis. En
effet, juste avant la renégociation de l’ALENA, entre 75 % et 80 % des
exportations de ces deux pays se destinaient aux États-Unis, contre moins
de 16 % des États-Unis vers le Mexique et de 18 % vers le Canada. Pendant
la négociation, le gouvernement américain a été d’une hostilité inédite
envers le Mexique, mais également envers le Canada. Les États-Unis ont
également utilisé la stratégie du « diviser pour mieux régner » pour faire
plier ses deux principaux partenaires commerciaux. L’administration
américaine a exclu les Canadiens des négociations pendant plusieurs
semaines afin d’accroître la pression sur le Mexique. Ils ont ensuite
présenté l’entente États-Unis-Mexique à Ottawa comme étant à prendre ou
à laisser avec des conditions d’adhésion très élevées. En cas de refus
d’Ottawa, le président Trump a menacé d’imposer une taxe de 25 % sur les
exportations de voitures du Canada vers les États-Unis. Et dans un contexte
où 20 % de l’économie canadienne dépend du commerce avec les États-
Unis, les pressions sur le Premier ministre canadien et son équipe de
négociateurs étaient immenses [Paquin, 2019].
Hirschman a également affirmé qu’un État puissant peut chercher à
limiter la disponibilité de certains produits ou ressources naturelles
importantes dans le but de restreindre l’accès aux ressources stratégiques.
Les politiques des pays occidentaux pendant la guerre froide sont une bonne
illustration de cette stratégie. En limitant les échanges de biens et
d’informations et la convertibilité des devises, les pays occidentaux ont
isolé les pays du bloc de l’Est. Ces derniers ont été exclus de l’ordre
économique mondial, notamment du FMI, de la Banque mondiale et du
GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) ou l’Accord général sur
les tarifs douaniers et le commerce, érigé en 1947. Autre exemple récent, en
2019, le Japon a utilisé une stratégie similaire à destination de la Corée du
Sud. L’action du Japon survient à la suite d’une décision de la Cour
suprême de Corée de 2018 qui exige la compensation, par des filiales
d’entreprises japonaises en Corée, pour des travailleurs coréens ou leurs
descendants qui ont été réduits au travail forcé pendant l’occupation
japonaise entre 1910 et 1945. Le Japon estime pour sa part que la question a
été réglée par traité en 1965, mais le tribunal supérieur coréen en a jugé
autrement. Afin de faire pression sur le gouvernement coréen pour qu’il
rectifie la situation, le Japon a imposé des mesures de restriction aux
exportations de produits chimiques et de hautes technologies nécessaires
dans la fabrication de semi-conducteurs et de téléphones intelligents. Ces
produits sont essentiels pour l’industrie électronique coréenne. Le
gouvernement japonais a justifié cette action en prétextant la sécurité
nationale, affirmant que certaines de ces composantes ont été retrouvées
dans divers pays dont des pays moyen-orientaux ainsi qu’à Taïwan, ce qui
contrevient au droit international selon Tokyo.

2. La théorie de la stabilité hégémonique


Depuis les années 1970, le principal débat en EPI est centré sur la théorie de
la stabilité hégémonique, dont il existe plusieurs déclinaisons. Même si ce
débat a plus d’un demi-siècle, il demeure d’actualité. Trois exemples
récents proviennent de G. John Ikenberry [2020], de Graham Allison [2019]
et de Bertrand Badie [2019].

2.1 L’hégémonie américaine


Selon G. John Ikenberry, l’ordre libéral international est résilient et il
s’oppose à la théorie du déclin de la puissance hégémonique. Selon lui,
depuis la guerre froide, la puissance américaine, qu’elle soit militaire,
économique, technologique, culturelle ou encore politique, est une des
grandes réalités de notre temps. Depuis plus de 70 ans, l’ordre international
a été dominé par un système basé sur les valeurs libérales occidentales mis
sur pied par les États-Unis et ses partenaires autour des principes de
l’ouverture économique, des institutions multilatérales, de la solidarité
démocratique et de la coopération en matière de sécurité. Avec le temps, les
États-Unis ont procuré un leadership hégémonique afin de stabiliser le
système et de le façonner par des jeux d’alliances, en plus de promouvoir
les valeurs du monde libre. Après la fin de la guerre froide, cet ordre
international libéral s’est mondialisé. Les États-Unis ont alors émergé
comme la seule superpuissance et, pour une des rares fois dans l’histoire, ils
pouvaient opérer partout sur la planète sans craindre un acteur qui voudrait
rivaliser avec leur puissance. Ainsi, les États-Unis ne représentaient pas
seulement un État puissant qui opérait dans un environnement anarchique
au début des années 1990, il était aussi un producteur de l’ordre
international libéral [Ikenberry, 2020].
Bien que l’ordre international libéral traverse une période de crise,
Ikenberry est optimiste sur sa résilience [Ikenberry, 2020]. En effet, depuis
deux cents ans, le grand projet de l’internationalisme libéral a été de
construire un ordre mondial ouvert, largement fondé sur la règle de droit et
orienté vers des idées progressistes. Aujourd’hui, ce projet est en crise,
menacé de l’extérieur par des challengers illibéraux, et de l’intérieur par des
mouvements populistes. G. John Ikenberry soutient qu’en ce xxie siècle,
marqué par une interdépendance croissante en matière d’économie et de
sécurité, un internationalisme libéral renouvelé reste le projet le plus viable
pour protéger la démocratie libérale et l’ordre international [Ikenberry, 2020].
Graham Allison a également récemment contribué à relancer le débat sur
la transition hégémonique avec son livre traduit en français en 2019 sous le
titre de Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?
Selon Allison, lorsqu’une puissance montante comme la Chine menace de
prendre la place d’une puissance hégémonique sur le déclin comme les
États-Unis, cela peut conduire à une situation très dangereuse similaire à
celle décrite par l’historien grec Thucydide dans son histoire de la guerre du
Péloponnèse. La montée d’Athènes et la peur qu’elle a fait naître à Sparte
ont créé une situation où une guerre était considérée comme inévitable.
Cette situation est connue comme étant le « piège de Thucydide ». Selon
Allison, au cours des 500 dernières années, il existe 16 précédents où une
puissance montante a menacé une puissance hégémonique. Dans 75 % de
ces cas, l’issue a été la guerre. Le but du livre d’Allison n’est pas de prédire
l’avenir, mais d’empêcher une guerre entre deux superpuissances. Comme
les guerres n’ont pas eu lieu dans 25 % des cas, il est possible d’éviter une
guerre entre la Chine et les États-Unis, mais cela nécessitera beaucoup
d’habileté politique à Washington.
Bertrand Badie, pour sa part, n’accepte pas les postulats de base de la
théorie sur la stabilité hégémonique [Badie, 2019]. Selon lui, le jeu
international est trop complexe et les acteurs trop nombreux pour qu’un
État, même le plus puissant d’entre tous, puisse imposer de façon définitive
et durable un ordre international. Badie se demande même si cette
hégémonie, qui est présentée comme une certitude, a déjà existé. Il écrit :
« L’hégémonie est un mythe, en cela qu’elle provient d’un récit qui occupe
une place centrale dans l’histoire et la culture occidentales, au point d’avoir
été simplifiée et déformée par l’imaginaire collectif » [Badie, 2019, p. 31].
Les États-Unis de Donald Trump agissaient plutôt comme une puissance
contestataire avec sa politique de l’« America First ». Pour une première
fois dans l’histoire, le président américain soutenait que les États-Unis
étaient des victimes de la mondialisation, mondialisation qu’ils avaient
pourtant largement contribué à mettre sur pied. Les États-Unis sous Trump
ne sont pas un leader bienveillant, mais plutôt un producteur d’instabilité
hégémonique…
Dans son livre L’impuissance de la puissance, paru en 2004, Badie
convient qu’aucun État n’a accumulé autant de puissance dans l’histoire
que les États-Unis. Puisque ces derniers font face à des adversaires qui ont
perdu tout espoir de les vaincre, ils n’ont la capacité de les défier qu’en
créant du désordre et de la peur. Le déséquilibre de puissance trop marqué
conduit à des « stratégies du pauvre » face auxquelles l’hyperpuissance
devient impuissante. Les acteurs sociaux qui menacent l’hyperpuissance
sont désorganisés, atomisés, décentralisés, très faiblement institutionnalisés
et difficiles à localiser. Peut-on être puissant ou même hégémonique, se
demande Badie, si on est incapable de maîtriser la menace et lorsque la
violence échappe à tout contrôle ? Bref, l’hégémonie américaine est un
mythe [Badie, 2004].

2.2 Qu’est-ce que la théorie de la stabilité


hégémonique ?
La théorie de la stabilité hégémonique affirme qu’un système d’échange
ouvert, avec des règles relativement précises et suivies, ne peut exister que
lorsque la puissance ou l’autorité politique est répartie de manière
hégémonique, c’est-à-dire lorsqu’un État concentre beaucoup plus de
puissance que les autres États.
Les hypothèses de base de la théorie de la stabilité hégémonique sont les
suivantes :
1. Un ordre économique et commercial ouvert est plus susceptible
d’être établi lorsqu’une puissance hégémonique est en ascension.
2. Pour que l’ordre ouvert fonctionne correctement, la puissance
hégémonique doit assumer la responsabilité de certains biens
communs sur la scène internationale (sécurité, liberté de circulation
sur les océans, prêteur de dernier ressort, etc.).
3. Alors que tous les acteurs bénéficient des biens communs,
l’augmentation du nombre de resquilleurs et des coûts de maintien
du système finit par surcharger la puissance hégémonique,
qui déclinera tôt ou tard.
4. Le déclin de la puissance hégémonique entraîne avec lui celui
de l’ordre international ouvert.
C’est l’historien de l’économie Charles Kindleberger qui a inspiré ce
débat avec son livre traduit en français sous le titre La grande crise
mondiale 1929-1939. Il attribue la dépression qui a suivi le krach boursier
de 1929 aux États-Unis aux hésitations du gouvernement américain à
assumer le leadership du monde après la Première Guerre mondiale, alors
qu’il semblait évident que l’Empire britannique était en déclin et ne pouvait
plus remplir ce rôle. Kindleberger pensait que pour fonctionner
correctement, l’économie mondiale avait besoin d’un stabilisateur, et d’un
seul. Dans le contexte de l’entre-deux-guerres, ce ne pouvait être que les
États-Unis.
Selon la théorie de Kindleberger, le leader bienveillant ou la puissance
hégémonique est un État puissant qui assume la responsabilité des biens
communs sur la scène internationale. Selon lui, pour éviter de prolonger la
crise de 1929, les États-Unis auraient dû faire preuve de leadership pour
garder les marchés mondiaux ouverts au commerce, mettre sur pied un
système de taux de change plus stable, coordonner les politiques
macroéconomiques de divers pays, s’ériger en prêteur de capitaux à long
terme et servir de prêteur de dernier ressort afin de fournir au système
financier international les liquidités nécessaires à son expansion.
Kindleberger a soutenu que le problème des biens publics mondiaux est que
la responsabilité de ces biens est essentiellement entre les mains du pays qui
joue le rôle de leader mondial. Puisque tous les pays profitent des biens
publics mondiaux sans en assumer les coûts, tôt ou tard, la multiplication
des resquilleurs accable le leader bienveillant, qui n’est plus en mesure de
maintenir cette responsabilité. Ainsi, pour Kindleberger, le problème des
États-Unis depuis les années 1970-1980 n’est pas un excès de domination :
c’est plutôt un problème de manque de domination et d’un trop grand
nombre de passagers clandestins.
Cette théorie de la stabilité hégémonique avancée par Kindleberger sera
reprise par plusieurs théoriciens réalistes de renom, ce qui contribuera à sa
notoriété. Ces théoriciens réalistes en EPI ajustent les postulats de la théorie
pour les rendre compatibles avec la perspective réaliste. Ainsi, selon ces
derniers, il est dans « l’intérêt national » de la puissance hégémonique de
forcer l’ouverture du système commercial mondial afin de procurer de
nouveaux marchés à ses producteurs nationaux. Les États hégémoniques
tels que la Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle et les États-Unis après
1945 ont historiquement soutenu des régimes internationaux ouverts en
matière d’investissements et de commerce. Étant donné que ces pays étaient
les plus avancés sur les plans économique et technologique, et qu’ils
possédaient beaucoup de capitaux à investir, cette politique d’ouverture des
marchés internationaux était une question d’intérêt national. Les pays aux
ressources plus limitées, comme la France, préféraient des régimes plus
restrictifs, ce qui leur permettait de favoriser les entreprises nationales et
d’obtenir un avantage concurrentiel [Gilpin, 2001]. Pour les réalistes, lorsque
le pouvoir est réparti de manière hégémonique au sein du système
international, un régime commercial ouvert est plus probable. La puissance
hégémonique préfère ce système parce qu’il lui apporte la croissance
économique, la richesse et du pouvoir politique, ce qui lui permet de
convaincre ou même de forcer d’autres États à participer à ce régime
ouvert. En retour, le pouvoir hégémonique fournit les biens publics
essentiels dont le système a besoin pour fonctionner correctement [Krasner,
2008].
Cela dit, le système hégémonique est un ordre transitoire. En effet,
les réalistes soutiennent qu’un système international est construit parce que
les États entrent en relation et créent des structures tout en défendant leurs
propres intérêts. La structure du système reflète la répartition du pouvoir au
sein du système international. Comme le pouvoir et les intérêts ne sont pas
des facteurs statiques, le système se transforme et oblige les acteurs à revoir
leurs stratégies. Le système est en équilibre lorsqu’aucun acteur ne peut
espérer tirer profit d’un changement. Lorsqu’un État pense qu’il peut y
gagner, c’est-à-dire lorsque les avantages du changement l’emportent sur
les coûts, le système peut changer. Le point central de la théorie est le
suivant : lorsque l’équilibre est atteint, cet ordre ne peut durer, car les coûts
de maintien du système dépasseront éventuellement les bénéfices. Si la ou
les puissances dominantes ne parviennent pas à rétablir l’équilibre, le
nouveau système reflétera la nouvelle répartition du pouvoir [Gilpin, 1981].
Lorsque la puissance hégémonique décline, les options sont limitées. La
puissance hégémonique peut tenter d’affronter les obstacles et attaquer les
puissances montantes avant qu’elles soient menaçantes. Elle peut également
tenter de partager le coût de fonctionnement du système en développant des
alliances stratégiques avec d’autres États. La politique internationale des
États-Unis depuis les années 1970 oscille entre ces deux positions. En effet,
dès 1971, ils passent d’une situation de surplus commerciaux à celle de
déficit. Ils reçoivent également de plus en plus d’investissements directs
étrangers. Des puissances rivales gagnent en importance, que ce soit le
Japon ou l’Europe de l’Ouest. Dans ce contexte, les Américains hésitent de
plus en plus à assumer le coût du bien public international, car les
resquilleurs en profitent pour les concurrencer sur le terrain économique.
Puisque la puissance hégémonique est guidée par son intérêt national, elle
se transforme progressivement en hégémon prédateur et une ère de
« nouveau mercantilisme » s’ouvre. Les conséquences de cette
transformation sont fondamentales pour le système international. En
premier lieu, elle marque le retour du protectionnisme et de politiques
mercantilistes par la puissance hégémonique en déclin. Puisque ce type de
comportement ne manquera pas d’être sanctionné par les autres pays
membres du GATT ou de l’OMC aujourd’hui, la situation risque de se
détériorer. Ces transformations posent une sérieuse menace pour le système
international des échanges et la survie de l’ordre libéral [Gilpin, 2001].
Même si cette théorie avait d’abord été mise sur pied pour expliquer la
politique américaine dans les années 1970 et 1980, notamment dans sa
rivalité avec le Japon, elle explique également la rivalité avec la Chine
depuis une vingtaine d’années [Gilpin, 2001 ; Mearsheimer, 2006 ; Steinsson,
2014].
De nos jours, il existe en effet une parenté de vue entre les républicains et
les démocrates aux États-Unis sur trois éléments fondamentaux du système
international en relation avec la montée de la Chine. Il y a un consensus sur
la nécessité de rééquilibrer le système international, de favoriser la
réindustrialisation des États-Unis et de traiter la Chine comme une menace.
La différence fondamentale entre Donald Trump et son successeur Joe
Biden et ses prédécesseurs, que ce soit Barack Obama ou George W. Bush,
est que ce premier était beaucoup plus agressif dans ses actions
internationales.
Alors que plusieurs spécialistes se sont étonnés que le président Trump
ait ciblé dans ses politiques internationales les accords commerciaux et les
institutions issues du compromis d’après-guerre, la transition est à l’œuvre
depuis déjà un certain temps. Du point de vue américain, la remise en cause
de l’ordre international n’est pas complètement injustifiée. Le compromis
de l’après-guerre a été mis en place dans un contexte de guerre froide où il
était fondamental, pour les puissances alliées, de contenir la menace
soviétique. Puisque les pays alliés dépendaient de l’aide américaine pour
leur reconstruction, la supériorité des États-Unis ne faisait aucun doute.
C’est dans ce contexte que les États-Unis ont accepté d’assumer une part
disproportionnée des coûts, mais aussi des contraintes du système. Ce
compromis libéral a bien servi les intérêts des États-Unis, car ce système
basé sur des échanges commerciaux ouverts a permis aux entreprises
américaines et aux détenteurs de capitaux de se déployer dans le monde.
Depuis l’après-guerre, le système international a bien changé, mais les
institutions d’après-guerre – et leur mode de financement – beaucoup
moins. Les États-Unis assument toujours une part disproportionnée des
coûts de fonctionnement du système international, malgré la montée en
puissance de l’Allemagne, du Japon, puis de la Chine.
De nos jours, les Américains contribuent à hauteur de 25 % du budget
des Nations unies et de celui de l’OTAN. En pourcentage de leur PIB, les
dépenses militaires américaines (649 milliards de dollars en 2018)
représentent environ le double de celles de la France, de la Grande-
Bretagne ou de l’Allemagne. Elles sont même plus élevées que celles des
neuf pays suivants réunis. Dans le cas de l’OMC, la contribution américaine
est pratiquement 40 % plus élevée que le second pays contributeur. Ainsi,
de nombreux experts américains, et notamment ceux qui conseillaient le
président Trump, pensent maintenant que le compromis libéral de l’après-
guerre leur est défavorable. Les coûts pour maintenir le système
international en place semblent même être inversement proportionnels à
l’influence américaine dans le monde selon plusieurs critiques.
Le second consensus bipartisan consiste à réindustrialiser l’économie
américaine, notamment en raison de considérations liées à la sécurité
nationale. L’objectif fondamental est de moins dépendre
d’approvisionnements extérieurs pour la défense américaine et, depuis la
pandémie, pour des raisons sanitaires. Le corollaire de cette idée est qu’une
base manufacturière forte est fondamentale en matière de prospérité
économique, mais également en matière de défense nationale et de santé
publique. L’armée américaine dépend largement de fournisseurs étrangers
dans de nombreux secteurs, incluant celui des ogives nucléaires. Les États-
Unis sont dépendants de l’aluminium importé, de produits chimiques
sensibles et de divers métaux rares nécessaires à des fins militaires. De plus,
parce que les chaînes d’approvisionnement sont de plus en plus complexes
et mondialisées, il est ainsi difficile de s’assurer que le processus est
sécuritaire en temps de guerre. Le gouvernement américain est prêt à mettre
en péril la croissance économique du pays à court terme pour atteindre cet
objectif de long terme jugé fondamental. Même l’administration Biden
appuie cette idée de réindustrialisation comme en témoigne l’élargissement
des mesures « Buy America » pour les marchés publics.
Le troisième consensus bipartisan consiste à contrer la montée en
puissance de la Chine, perçue – avec le Mexique – comme la grande
responsable de la désindustrialisation des États-Unis. À en croire
l’administration américaine, la Chine mène en effet depuis près de vingt ans
des politiques industrielles et commerciales injustes, qu’il s’agisse
de dumping, de barrières tarifaires discriminatoires, de l’imposition de
transferts technologiques, de surproduction d’acier et d’aluminium, en plus
de subventions industrielles notamment d’entreprises contrôlées par le
gouvernement. Dans ce contexte, l’administration Biden, comme celle de
Trump avant elle, soutient que les États-Unis n’ont pas la possibilité de la
concurrencer à armes égales, car la Chine ne respecte pas les règles du
commerce international : elle est reconnue pour le vol de propriété
intellectuelle, le dumping et la manipulation monétaire. De plus, la Chine
peut rivaliser avec la puissance économique américaine dans plusieurs
secteurs, notamment celui de la communication 5G.
La différence entre Trump et Biden porte sur le rôle des organisations
internationales et la place du multilatéralisme. Selon la doctrine Trump, les
États-Unis n’avaient ni amis ni ennemis en politique mondiale. Les
relations cordiales qu’a entretenues Trump avec les despotes et les relations
difficiles avec les alliés traditionnels des Américains indiquaient un
changement de cap dans la politique internationale des États-Unis. Les
actions unilatérales agressives de l’administration Trump, comme le retrait
de l’Accord de Paris sur les changements climatiques, de l’UNESCO, du
Conseil des droits de l’homme des Nations unies, du Pacte mondial sur les
réfugiés, les coupures au financement à l’Organisation mondiale de la santé
en pleine crise du COVID-19 ou encore la reconnaissance de Jérusalem
comme capitale d’Israël, sont des signes de cette attitude hostile aux
organisations internationales et au multilatéralisme.
Dans le cas de l’administration Biden, l’objectif est de recréer des
coalitions multilatérales, notamment avec les alliés traditionnels des États-
Unis, pour favoriser une transformation de l’ordre international plus
compatible avec la tradition libérale [Paquin, 2019].

2.3 Les organisations internationales et l’hégémonie


La réplique libérale à la théorie de la stabilité hégémonique développée par
les théoriciens réalistes provient notamment de Robert Keohane. Pour lui, si
la théorie de la stabilité hégémonique est entièrement fausse, il n’y a aucune
raison de penser que la fin de l’hégémonie américaine est importante du
point de vue de la coopération et de la stabilité de la scène internationale.
En revanche, si elle est vraie, il y a lieu de s’inquiéter pour la stabilité
internationale. En réplique aux théoriciens réalistes de la stabilité
hégémonique, Robert Keohane publie en 1984 un livre incontournable pour
les spécialistes américains de l’EPI, Après l’hégémonie. Coopération et
désaccord dans l’économie politique internationale, traduit en français en
2015. Ce livre cherche à démontrer que les États peuvent coopérer même
lorsque la puissance hégémonique, qui a mis sur pied les institutions de
coopération, a amorcé une période de déclin. Son argument est en effet que
les avantages que procurent ces institutions, organisations ou régimes
internationaux se maintiennent indépendamment de l’ascension ou du
déclin de la puissance hégémonique. Les États ont besoin de ces institutions
internationales. Pour Keohane, les institutions internationales peuvent
survivre à la puissance hégémonique, car elles facilitent la coopération en
faisant circuler l’information et en réduisant les obstacles aux échanges, ce
qui a pour effet de réduire l’incertitude.
L’enjeu est de taille, car de nombreux analystes croyaient que le déclin
relatif de l’hégémonie américaine par rapport aux autres puissances allait
entraîner l’instabilité de l’économie mondiale, avec son cortège de
récessions et de conflits. Selon Keohane, les avantages que procurent les
institutions et les régimes internationaux monétaires, commerciaux et
pétroliers créés après la Seconde Guerre mondiale se maintiennent
indépendamment de la montée ou du déclin d’une puissance hégémonique.
Ces institutions n’étant pas conçues comme des arrangements ponctuels ou
temporaires, elles représentent une variable qui intervient entre les pouvoirs
économique et politique du système international et le résultat final. Elles
survivent à la puissance hégémonique et aident à résoudre les problèmes de
défaillance politique du marché, car elles facilitent la coopération en faisant
circuler l’information et en réduisant les obstacles aux échanges et, par-là,
l’incertitude. Keohane plaide pour leur persistance, qui permet de rendre le
monde plus stable et prévisible.
Selon Keohane, l’approche en termes de stabilité hégémonique est trop
déterministe. On soutient que puisque l’État est puissant, il triomphe
globalement dans tous les domaines de la compétition internationale. Or, les
attributs de la puissance hégémonique ne nous renseignent que peu sur la
capacité de l’hégémon d’assurer que ses préférences ont préséance sur
celles des autres dans tous les domaines de la compétition internationale.
Keohane revient sur la thèse qu’il avait développée avec Joseph Nye selon
laquelle, dans un monde d’interdépendances complexes composé d’une
multitude d’enjeux, la puissance est diffuse. En fonction des enjeux, un État
peut être puissant alors que d’autres peuvent être vulnérables. Il faut
analyser plus finement la distribution du pouvoir en fonction d’enjeux
spécifiques. Même le plus puissant des États est parfois vulnérable. De plus,
pour Keohane, rien n’empêche, en théorie du moins, que le bien public
international ne soit géré par la coopération interétatique.
Afin de démontrer sa thèse, Keohane se base sur les théories
économiques qui prétendent expliquer le comportement des acteurs dans un
contexte de défaillance du marché (market failure) et les coûts de
transactions dans un contexte d’incertitude [Bator, 1958 ; Medema, 2007]. Le
political market failure, selon l’expression de Keohane, signifie que des
États pourraient ne pas réussir à maximiser leur utilité parce qu’ils ont un
comportement égoïste et cherchent à privilégier leurs intérêts. Cette
approche s’appuie sur les théories économiques qui prétendent expliquer le
comportement des entreprises dans un contexte de marché défaillant et les
coûts de transaction dans une situation d’incertitude pour analyser les
politiques des États. Il y a défaillance du marché lorsqu’une transaction ne
se produit pas correctement et parce que le marché est organisé de telle
façon qu’un comportement autrement rationnel devient irrationnel. Un
pareil contexte peut contribuer à donner des résultats sous-optimaux au sens
de Pareto (l’optimum de Pareto est atteint lorsqu’on ne peut améliorer le
bien-être d’un individu sans détériorer celui d’au moins un autre).
Très axées sur la théorie des jeux et sur l’approche des choix rationnels,
les théories de la défaillance des marchés sont souvent associées aux
théories de l’asymétrie d’information [Greenwald et Stiglitz, 1986]. Le
courant institutionnaliste en économie avance que les imperfections du
marché peuvent être corrigées par la mise en place d’institutions favorisant
l’échange d’informations. De même, en EPI, les institutionnalistes libéraux
prôneront la création d’institutions internationales pour corriger les
défaillances causées par le refus de coopération de certains États, incertains
quant aux motivations des autres États.
On le voit, Keohane perçoit les institutions et les régimes internationaux
non pas en termes de puissance, mais en fonction de l’intérêt des acteurs. Si
le point de départ de sa thèse est le même que celui des théoriciens réalistes,
il n’en déduit pas, comme ces derniers, que les États doivent pratiquer le
self-help. Au contraire, les leçons du dilemme du prisonnier le poussent à
conclure qu’il existe des situations dans lesquelles il est préférable pour les
acteurs de choisir des actions multilatérales, car agir selon son intérêt
égoïste et rationnel produit des effets pervers ou des résultats sous-optimaux
au sens de Pareto. Keohane tire du dilemme du prisonnier un autre
enseignement. Il souligne que si les prisonniers avaient eu la possibilité de
communiquer, ils auraient eu le loisir de développer une stratégie optimale,
c’est-à-dire ne pas dénoncer son complice et être libre. Voilà pourquoi,
selon lui, les institutions et les régimes internationaux sont fondamentaux
en relations internationales : ils permettent de communiquer plus facilement
et, ce faisant, diminuent l’incertitude causée par le manque d’information.

• FOCUS : Le dilemme du prisonnier et la coopération


Le dilemme du prisonnier, formulé par le mathématicien canadien Albert W. Tucker
en 1950, découle de la théorie des jeux et décrit une situation dans laquelle deux
acteurs auraient intérêt à coopérer, mais ne le font pas, parce qu’il existe de fortes
incitations à trahir l’autre joueur et parce que le contexte empêche les joueurs de
communiquer. Thomas Schelling appelle cette situation un « jeu à motivation
mixte », c’est-à-dire un jeu caractérisé par une combinaison de dépendance
mutuelle et de conflit, de partenariat et de compétition. Dans ce type de jeu, les
deux acteurs peuvent tirer profit de la coopération, mais peuvent gagner encore
plus en trahissant leur complice.
Voici un exemple du dilemme du prisonnier : deux voleurs coupables sont arrêtés
par la police et incarcérés dans deux cellules de prison différentes, sans possibilité
de communiquer. Les prisonniers savent que la police ne dispose que de
suffisamment de preuves pour les condamner pour des délits entraînant 30 jours
de prison pour chaque prisonnier. Les preuves étant insuffisantes pour les inculper
de vol, l’inspecteur interroge les prisonniers un par un et leur propose le même
marché : « Si vous admettez le vol et que vous impliquez votre complice, et s’il
n’avoue toujours pas, nous vous laisserons partir libre. Dans ce cas, votre complice
pourrait être condamné à cinq ans de prison ». Si les deux avouent, ils risquent
chacun un an de prison.
Face à cette proposition, les deux voleurs sont confrontés à un dilemme : s’ils
coopèrent et plaident non-coupables, ils feront chacun 30 jours de prison, mais s’ils
trahissent leur complice, ils pourraient être libérés. Du point de vue de la rationalité
individuelle et de l’intérêt personnel, chaque prisonnier dispose d’une stratégie
optimale : admettre le crime et impliquer le complice. Mais si tous deux agissent de
la sorte, les deux prisonniers se retrouveront dans une situation moins
avantageuse que s’ils coopéraient. En bref, ils sont confrontés à une disjonction
entre la rationalité individuelle, qui les pousse à rompre les rangs et à faire cavalier
seul, et la rationalité collective, qui favorise la coopération. Le comportement qui
est rationnel au niveau individuel n’est pas rationnel au niveau collectif. En fait, il
est très clairement sous-optimal, car il produit un résultat inférieur à celui dans
lequel les deux prisonniers coopèrent entre eux.
Source : Keohane, 1984, p. 68-69.

3. La puissance structurelle
Pour la perspective néogramscienne et celle de l’École britannique autour
de Susan Strange en EPI, les analyses de la puissance américaine et de la
stabilité hégémonique négligent une dimension fondamentale : la puissance
ne s’inscrit pas seulement dans une interaction, elle est également
structurelle. La perspective néogramscienne puise sa source dans les
travaux du théoricien italien d’inspiration marxiste Antonio Gramsci. Selon
ce dernier, le pouvoir d’une classe dominante ne repose pas simplement sur
la menace de la coercition, mais également sur sa capacité à étendre son
pouvoir idéologique par l’intermédiaire d’un ensemble d’institutions, que ce
soit le système d’éducation, les médias ou encore l’Église. La classe
dominante acquiert ainsi un pouvoir hégémonique sur la société lorsque ces
institutions ne remettent pas en question son pouvoir et lorsqu’elles
défendent de surcroît les intérêts de cette dernière en cherchant à maintenir
l’ordre lors de contestations populaires. Gramsci explique l’échec des
marxistes italiens dans les années 1920 par leur incapacité à instaurer un
bloc contre-hégémonique au sein de la société italienne.
L’approche hégémonique néogramscienne en EPI projette sur la scène
internationale ces idées. En résumé, les néogramsciens soutiennent que,
depuis 1945, se construit un ordre hégémonique à la suite de la capacité des
États-Unis, la puissance dominante, à énoncer les normes de l’ordre
souhaité dans des termes universels et qui sont compatibles avec les intérêts
des autres États. L’hégémonie américaine n’est pas une simple relation
impériale, mais plutôt un « leadership par consentement ». Cette forme de
domination politique n’est pas perçue comme telle par ceux qui la
subissent. La puissance dominante réussit plutôt à faire en sorte que les
autres adhèrent à cet ordre, parfois au prix de certains sacrifices. Une fois
instaurée, l’hégémonie néogramscienne ne se maintient pas dans une
relation de pouvoir relationnelle, mais structurelle. Les organisations
internationales comme la Banque mondiale, le FMI ou l’OMC deviennent
des organes de diffusion des intérêts de la puissance hégémonique. La
dimension idéologique est très forte, elle transcende les États pour former
un véritable ordre social international. Les individus, les ONG, les
organisations internationales s’identifient à cet ordre et en défendent les
fondements. Dans ce contexte, le déclin relatif des États-Unis depuis les
années 1970 n’est pas fondamental, puisque l’hégémonie américaine
s’appuie sur de très nombreuses institutions.
Pour l’École britannique en EPI et sa doyenne Susan Strange, puisque la
puissance se définit principalement comme étant la capacité de maintenir ou
de perturber l’ordre dans le système international, comme c’est le cas chez
les théoriciens réalistes, les questions de sécurité priment sur tous les autres
aspects comme la création de richesse, la liberté ou la justice. Il n’est ainsi
pas surprenant que, pour les réalistes, le principal objet de préoccupation et
d’études soit la relation entre les États puisque ce sont historiquement ces
derniers, mais pas exclusivement, qui avaient la capacité de perturber et de
maintenir cet ordre. Cependant, si la puissance est définie comme la
capacité de créer ou de détruire la richesse et d’influencer des éléments
comme la justice et la liberté, il faut alors prendre en considération, et
même prioriser, l’étude d’autres acteurs que l’État et élargir la conception
de la sécurité.
Il est absurde, dans le contexte des années 1980 et 1990, selon Strange,
d’affirmer que la puissance des États-Unis décline, car on vit dans un
monde où l’économie, la finance, le savoir et la communication façonnent
davantage la puissance structurelle que le volet militaire. Les États-Unis
formeraient plutôt un « empire non-territorial » organisé autour de grandes
entreprises multinationales. Selon Strange, dans la compétition entre
l’URSS et les États-Unis, l’Empire soviétique s’est développé selon une
logique politique, territoriale et militaire classique, alors que la puissance
américaine s’est déterritorialisée pour dépasser le cadre militaire afin
d’avoir une dimension économique, financière et culturelle.
Contrairement à l’URSS, qui a atteint le niveau de superpuissance en
s’appuyant essentiellement sur sa puissance relationnelle, les États-Unis ont
atteint le niveau de superpuissance en bâtissant leur puissance structurelle.
Ils n’ont pas lamentablement échoué sur les plans économique, financier et
social. L’URSS a perdu la bataille à cause de son boulet territorial et ne
pouvait plus rivaliser avec la puissance déterritorialisée et la force de
pénétration de l’influence de l’hégémonie américaine. L’hégémonie
américaine est davantage comparable à l’hégémonie romaine, dont le secret
de la résilience résidait dans sa capacité à faire participer les élites locales à
la gestion de l’Empire. Le gouvernement américain réussit cela, car sa
bureaucratie impériale s’étend, au-delà de Washington DC, à l’ensemble
des organisations internationales mises sur pied après la Seconde Guerre
mondiale, que ce soit le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC.
L’erreur fondamentale de ceux qui croient que la puissance améri- caine
décline est d’adopter une conception exclusivement relationnelle de la
puissance. Or, selon Strange, deux types de pouvoir peuvent s’exercer dans
l’EPI : la puissance structurelle et la puissance relationnelle. Mais, nous dit
Strange, dans le jeu compétitif entre les États et les entreprises, c’est de plus
en plus la puissance structurelle qui prévaut.
La puissance structurelle représente selon Strange : « la capacité de
façonner et de déterminer les structures de l’économie politique globale au
sein de laquelle les autres États, leurs institutions politiques, leurs
entreprises économiques et leurs scientifiques et autres experts doivent
opérer. […] En résumé, la puissance structurelle confère le pouvoir de
décider comment les choses doivent être faites, le pouvoir de façonner les
cadres au sein desquels les États, les gens ou les entreprises interagissent.
Le pouvoir relatif de chaque joueur dans une relation est influencé par le
fait qu’un des joueurs détermine l’environnement de l’interaction » [nous
traduisons Strange, 1988, p. 24-25]. Pour Strange, la puissance structurelle a
quatre dimensions qui ne sont pas hiérarchiques et qui sont en interaction :
la sécurité, la production, la finance et le savoir. Et selon Strange, ce sont
les États-Unis qui possèdent, sans conteste, la puissance structurelle la plus
élevée. Ils sont au sommet de cette structure de puissance, ce qui leur
permet d’influencer le monde selon leurs intérêts. On pourrait ajouter aux
propos de Strange que même si le pouvoir de la Chine est à la hausse dans
ces quatre dimensions, notamment dans le domaine de la production, les
États-Unis demeurent toujours en 2021 la plus grande puissance mondiale.

4. Le soft power
Joseph Nye soutient également que la conception de la puissance en
relations internationales ne doit pas reposer uniquement sur la puissance
relationnelle. Pour Nye, le plus puissant n’est pas tant celui qui a la plus
forte capacité militaire, mais celui qui possède la capacité de rallier autour
de lui la plus grande coalition, de contrôler l’information et de déterminer
l’ordre du jour dans les grandes organisations internationales, par exemple.
Selon Nye, le pouvoir représente « la capacité d’atteindre le résultat espéré
et d’être en mesure, si cela est nécessaire, de changer le comportement des
autres afin d’y arriver » [Nye, 2002, p. 4].
Pour Nye, la puissance doit être décomposée en hard et soft power. Une
utilisation équilibrée et stratégique des deux représente le smart power. Le
hard power définit le pouvoir de contrainte, de commandement et de
coercition. Il repose sur une ressource tangible, la force militaire. Or, selon
Nye, dans un système international interdépendant, l’utilisation de la force
n’est plus aussi efficace. La puissance n’est pas aussi fongible que par le
passé, lorsqu’une puissance économique était également une puissance
militaire. La puissance militaire donnait à l’État la capacité d’acquérir des
ressources grâce à l’utilisation de la force. De nos jours, l’usage de la force
est devenu trop onéreux et dangereux pour les grandes puissances. Le hard
power est également moins efficace parce que la bombe nucléaire rend
périlleuse l’utilisation de la force.
Dans ce contexte, le soft power prend de l’importance. Il est une forme
de puissance plus douce, non coercitive et moins concrète. Il représente un
pouvoir de séduction qui repose sur des ressources intangibles comme la
culture, le savoir, les institutions, les idées et qui permet à son détenteur de
faire en sorte que les autres acteurs cherchent à l’imiter. Il permet à l’État
qui le détient de « structurer une situation de telle sorte que les autres pays
font des choix ou définissent des intérêts qui s’accordent avec les siens »
[Nye, 1990, p. 173]. Les éléments constitutifs du soft power sont moins
tangibles que ceux du hard power, mais son utilisation est largement moins
coûteuse que celle de la force militaire. Les répercussions sont également
plus positives. Si les objectifs à atteindre avec le soft power sont les mêmes
que pour le hard power, c’est-à-dire faire en sorte que les autres États
fassent ce que l’État qui est détenteur de ce soft power veut, les moyens
sont cependant différents. La diffusion des valeurs par les organisations
internationales ou encore par la prédominance des États-Unis dans le
domaine de la communication et des nouvelles technologies renforce le soft
power américain.
Pour Nye, la diffusion de la puissance dans le système international est
comme un jeu d’échecs à trois paliers. Le premier est celui des forces
armées où les États-Unis dominent clairement. Le second échiquier est lié
aux rapports économiques. Le pouvoir s’y partage entre les États-Unis,
l’Europe, le Japon et désormais la Chine. Finalement, sur le troisième
échiquier, celui des relations transnationales et des acteurs non étatiques, le
pouvoir est dispersé et échappe largement au contrôle des gouvernements.
En 2015, dans son livre Is the American Century Over ? Joseph Nye
explique pourquoi le « siècle américain » est loin d’être terminé, et ce que
les États-Unis doivent faire pour conserver leur avance à une époque où la
politique de puissance est de plus en plus diffuse. Selon ce dernier, les
capacités militaires, économiques et de soft power des États-Unis
continueront à dépasser celles de leurs plus proches rivaux pendant les
décennies à venir.

Synthèse

• Il est impossible de comprendre l’EPI sans s’intéresser aux questions de puissance et


d’hégémonie. La théorie de la stabilité hégémonique postule que les États-Unis sont en
déclin depuis les années 1970 et qu’il est improbable que ces derniers retrouvent leur
statut de superpuissance d’après 1945. Pourtant, après la chute de l’URSS, les États-
Unis vivaient leur « moment unipolaire »…
• La croissance de l’antiaméricanisme autour du globe, qui a pratiquement réduit en
cendres les effets du soft power, ainsi que la montée tout aussi spectaculaire de la
Chine, vient relancer le débat. Les Américains connaissent un recul de leur pouvoir de
séduction qui nuit à leur capacité de former des coalitions au sein des organisations
internationales.
• Face aux difficultés grandissantes pour les Américains d’atteindre leurs objectifs lors
de négociations commerciales dans un contexte multilatéral, ces derniers recourent de
plus en plus au bilatéralisme, rendant du coup d’actualité la thèse d’Albert Hirschman
qui soutenait que lors des négociations commerciales, les grandes puissances utilisent
leur puissance pour arracher des concessions. Et les États-Unis de Joe Biden et de
Donald Trump se méfient de la Chine, et expriment le désir de réindustrialiser les États-
Unis pour ne plus dépendre des importations, notamment chinoises, pour l’armement,
mais également pour des motifs de santé publique. Biden tentera de créer de nouvelles
alliances notamment pour forcer la Chine à respecter les règles du commerce
international, mais il est trop tôt pour dire si cette stratégie peut fonctionner.
• La montée de la Chine a inévitablement relancé le débat sur la stabilité hégémonique.
La Chine sera-t-elle le nouvel hégémon ? En a-t-elle la capacité ? Si oui, ce qui est
douteux, comment se passera la transition entre la Chine et les États-Unis ?
Assisterons-nous à de nouvelles rivalités impériales ? L’ordre libéral sera-t-il résilient
face à ces changements ?

Notions clés

Pouvoir – puissance – hégémonie – puissance structurelle – soft power – hégémonie


américaine – transformation de l’ordre international – montée en puissance de la
Chine.

Lectures conseillées

Allison G., 2019, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?
Paris, Odile Jacob.
Badie B., 2019, L’hégémonie contestée : Les nouvelles formes de domination
internationale, Paris, Odile Jacob.
Ikenberry G. J., 2020, A World Safe for Democracy. Liberal Internationalism and the
Crisis of the Global Order, Yale, Yale University Press.
Keohane R., 2015, Après l’hégémonie. Coopération et désaccord dans l’économie
politique internationale, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.
Kindleberger C., 1988, La grande crise mondiale 1929-1939 (traduction), Paris,
Economica.
Strange S., 2011, Le retrait de l’État : La dispersion du pouvoir dans l’économie
mondiale, Paris, Temps présent.
Chapitre 4

Les transformations du régime


commercial international

Objectifs

• Connaître la différence entre une institution, une organisation internationale et un


régime international.
• Comprendre les débats autour de la théorisation de la coopération internationale.
• Connaître l’évolution du régime commercial, du GATT à l’OMC.

La seconde moitié du xxe siècle a été le témoin d’une croissance importante


du nombre d’institutions, d’organisations et de régimes internationaux, et
c’est sur le plan commercial que leurs effets seront les plus grands. Sur les
cendres de la Seconde Guerre mondiale et de la crise de 1929, suivant le
leadership américain, les États coopèrent pour mettre sur pied un système
fondé sur le multilatéralisme et la règle de droit afin de promouvoir les
échanges commerciaux, mais également monétaires et financiers
internationaux, entre les pays.
Ce nouvel ordre économique mondial repose sur une coordination
intergouvernementale et prend naissance notamment avec les accords de
Bretton Woods, qui ont été conçus pour assurer une plus grande stabilité
mondiale dans le contexte de l’après-guerre.
Érigé en 1947, le GATT introduit à l’origine quelques principes simples
qui ont favorisé une libéralisation ordonnée des échanges. De nos jours, le
successeur du GATT, l’OMC, représente un des plus importants exemples
de coopération entre les pays sur le plan international. Cette organisation
connaît cependant, de nos jours, la plus importante crise de son autorité
politique de son histoire, en raison notamment de la guerre commerciale qui
oppose les États-Unis à la Chine depuis 2017.
Dans ce chapitre, en plus d’un retour sur la théorie, nous aborderons le
cas de la libéralisation commerciale multilatérale, du GATT à l’OMC. Dans
le prochain, nous analyserons la régulation intergouvernementale de la
monnaie et de la finance avec un accent sur le rôle du FMI.

1. Définition des concepts


Qu’est-ce qui distingue une institution, d’une organisation internationale et
d’un régime international ?

1.1 Institution internationale


Une institution représente un ensemble de règles, de normes et de pratiques
organisées de façon stable qui influence le comportement des acteurs. Les
institutions sont très diverses, elles peuvent être codifiées dans le droit tout
comme elles peuvent être informelles et ne reposer que sur une
compréhension mutuelle. Le GATT, par exemple, est une institution, tout
comme la relation spéciale entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Dans
un cas, elle est écrite dans le droit (GATT), dans l’autre, dans les pratiques
et la compréhension mutuelle. Une institution internationale a pour
caractéristique fondamentale d’être moins formelle qu’une organisation
internationale. Lorsque les organisations internationales ne procurent pas un
forum adéquat pour la gouvernance de certains enjeux, les États peuvent
créer d’autres formes d’arrangement. Ils peuvent institutionnaliser un
nouveau forum comme le Groupe des 7. Le G7 est né dans les années 1970
et avait pour objectif de réunir les chefs d’État des principaux pays
industrialisés afin d’aborder des enjeux liés aux transformations
économiques mondiales. Avec le temps, ces rencontres ad hoc se sont
institutionnalisées, mais le G7 ne l’est pas assez pour qu’il soit considéré
comme une organisation internationale formelle. C’est le cas également du
G20. Après la crise de 2008, le Groupe des 20 ou G20, qui compte 19 pays
ainsi que l’Union européenne et qui représente 85 % du PIB de la planète, a
été mis sur pied pour faciliter une réponse mondiale à la crise financière de
2008. Cela dit, il est également vrai que le mot institution, utilisé comme un
raccourci, permet de caractériser l’institutionnalisation de la scène
internationale (droit international, organisations et régimes
internationaux, etc.).

1.2 Organisation internationale


Les organisations internationales sont pour leur part des entités
bureaucratiques, créées par traités par des États souverains, et représentant
des lieux où ces derniers se réunissent dans le cadre de structures
permanentes, qui incluent généralement des instances de délibération et un
organe exécutif et administratif. Une organisation internationale comprend
normalement une constitution ou une charte qui rappelle son origine et
prévoit la structure, la composition, les conditions de participation et les
fonctions de celle-ci, ainsi que des organes, principaux, subsidiaires,
pléniers ou restreints, qui remplissent des fonctions liées à l’activité de
l’organisation dans laquelle ils sont intégrés. L’OMC, le FMI et la Banque
mondiale sont des organisations internationales [Paquin et Plouffe-Malette,
2021].

1.3 Régime international


Un régime international représente un ensemble de règles et de processus
internationaux sur un objet donné. Un régime peut inclure plusieurs
institutions, organisations et traités internationaux sur un sujet donné. Le
régime commercial international en Europe inclut, par exemple, les règles
de l’OMC et de l’Union européenne, en plus de divers accords
multilatéraux sur l’investissement et de certaines normes de l’OCDE sur
différents sujets liés au commerce. Lorsqu’un régime international existe,
les acteurs qui gravitent autour reconnaissent avoir certaines obligations à
respecter. Les acteurs internationaux respectent, autant que possible, le droit
international, les normes et les processus décisionnels, même lorsque ces
derniers sont implicites ou peu institutionnalisés, parce qu’ils les
considèrent comme légitimes et nécessaires. Puisque cette gouvernance
s’opère sans gouvernement mondial, les États et autres acteurs de la
politique mondiale et du droit international anticipent que les autres acteurs
respecteront minimalement eux aussi un régime donné. Le succès d’un
régime international s’appuie largement sur la légitimité des règles et des
normes ainsi que sur la fonctionnalité du processus décisionnel.
Lorsque des institutions, organisations et traités internationaux se
chevauchent sur un même enjeu et qu’ils incluent des éléments
contradictoires, opposés, voire antinomiques, on parle plutôt de
« complexes de régimes ». Un complexe de régimes représente un réseau
d’au minimum trois régimes liés à un thème donné, comme le commerce
international ou l’investissement, et qui impliquent des éléments qui
peuvent poser problème tels des normes incompatibles, des processus
décisionnels distincts et des règles d’adhésion différentes [Orsini, Morin et
Young, 2013]. Le système fiscal international, par exemple, est un complexe
de régimes composé de milliers de conventions fiscales bilatérales qui
divergent sur certains principes, normes, règles et procédures. Ces accords
ont pour objectif large d’éviter la double imposition et d’encourager les
investissements. Cette prolifération des conventions fiscales permet
cependant aux multinationales de se lancer dans le « treaty shopping »,
c’est-à-dire la recherche des traités qui leur sont le plus favorables, ce qui
accentue la course vers le bas [Arel-Bundock, 2017].
Cette prolifération des traités, des institutions, des organisations, des
régimes et des complexes de régime conduit à un paradoxe. Alors que
l’activité législative sur le plan multilatéral est en forte augmentation depuis
1945, et que la politique mondiale n’a jamais été aussi judiciarisée, le droit
international se fragmente en de nombreux régimes distincts qui sont de
moins en moins universels. La prolifération des accords commerciaux
préférentiels comme l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), le
successeur de l’ALENA, est un élément représentatif de cette tendance.
Cette fragmentation du droit international provoque une incompatibilité
croissante entre les règles et les normes des différents régimes juridiques
[CDI, 2006].

2. Pourquoi les États coopèrent-ils ?


Si la théorie est très développée pour expliquer pourquoi les États
coopèrent, certaines questions fondamentales demeurent : comment la
diffusion du pouvoir dans le système international influence-t-elle la
coopération et le mode de fonctionnement des institutions, organisations et
régimes internationaux ? Quelle place ont les acteurs privés dans la
gouvernance ou l’absence de gouvernance mondiale ?

2.1 L’institutionnalisme libéral


Dans les années 1980-1990, une nouvelle branche du libéralisme émerge ; il
s’agit de l’institutionnalisme libéral. Son objectif fondamental est
d’expliquer la coopération entre les États dans un système international
réputé anarchique. Dans un premier temps, les institutionnalistes libéraux
acceptent l’idée des théoriciens réalistes selon laquelle la coopération
internationale peut être difficile en raison de la nature anarchique du
système international et de la politique de puissance des États. Ils
soutiennent toutefois que les régimes internationaux peuvent faciliter la
coopération internationale et qu’il existe une demande, un besoin, de la part
des États pour ce type d’institution.
Selon les institutionnalistes libéraux, la coopération internationale
devient de plus en plus importante après la Seconde Guerre mondiale. Ce
sont les gains collectifs potentiels qui expliquent l’augmentation
considérable du nombre et de la portée des régimes internationaux. Ce
constat s’applique également aux grandes puissances, puisque les questions
mondiales nécessitent une coordination systématique entre les États, et
qu’une telle coordination ne peut que passer par les institutions,
organisations et régimes internationaux. Même les superpuissances comme
les États-Unis ont besoin de règles générales reconnues parce qu’elles
cherchent à influencer les événements partout dans le monde. Les États-
Unis ne peuvent exercer un leadership mondial en ayant uniquement
recours aux relations bilatérales. Le coût d’une telle politique serait trop
élevé et impraticable.
Les avantages que procurent ces institutions, organisations ou régimes se
maintiennent indépendamment de la montée ou du déclin d’une puissance
hégémonique. Les régimes internationaux ne sont pas conçus comme des
arrangements ponctuels ou temporaires, ils constituent plutôt une variable
qui intervient entre les pouvoirs économique et politique du système
international et le résultat final. Les régimes survivent à la puissance
hégémonique, car ils facilitent la coopération en faisant circuler
l’information et en réduisant les obstacles aux échanges, ce qui a pour effet
de réduire l’incertitude.
Le cœur du débat entre les institutionnalistes libéraux et les réalistes
porte sur l’information. Les réalistes soutiennent que l’information sur les
intentions des États est importante, mais de mauvaise qualité. Ils doutent
qu’il soit possible pour les États d’améliorer fondamentalement la qualité
de l’information provenant de l’environnement international. Les États
doivent ainsi assumer le pire et se comporter de manière défensive.
Ils peuvent coopérer, mais cette coopération n’est pas durable. En cas de
crise sévère, le droit et les organisations internationales deviendront sans
importance, c’est la politique de la puissance qui régnera.
Pour leur part, les institutionnalistes libéraux considèrent l’information
comme une variable fondamentale pour expliquer la coopération entre les
États. S’il est vrai que le manque d’information peut limiter la coopération,
rien n’empêche les États d’agir afin d’améliorer la qualité de l’information
disponible dans le but de favoriser la coopération internationale. Les
théories institutionnelles libérales s’intéressent ainsi au rôle des régimes
internationaux dans la production et la diffusion de l’information. Ces
régimes peuvent agir de nombreuses façons. Ils peuvent par exemple
contribuer à rendre lisible le comportement des États en procurant de
l’information sur les intentions des autres États, en établissant des standards
ou en fournissant des théories causales fiables sur les relations entre une
action et un résultat. Dans tous les cas, ils diminuent les coûts de transaction
et l’incertitude [Keohane et Martin, 2003].
La création d’organisations internationales a ainsi pour fonction
principale de favoriser les échanges, de diminuer les risques et de rendre le
monde plus prévisible. Ces organisations organisent des rencontres
régulières entre les chefs d’État et leurs conseillers afin de permettre aux
acteurs de mieux se connaître, d’entendre leurs discours et leurs
préférences, de repérer des points communs et de tenter de trouver des
solutions collectives aux problèmes collectifs. Elles fournissent de
l’information, des standards et des procédures routinières, elles établissent
des réputations, favorisent les interactions et procurent un forum qui permet
de lier des enjeux et qui facilite le marchandage. Elles réduisent
l’incertitude propre à la nature anarchique du système international et à la
politique de puissance, et permettent aux États de mettre en avant leurs
intérêts mutuels [Abbott et Snidal, 1998].
L’institutionnalisme libéral soutient que les États cherchent d’une part à
rendre accessible de l’information sur leurs engagements et sur eux-mêmes
afin de rehausser leur crédibilité et, d’autre part, à accumuler de
l’information sur les autres. Les États mettent ainsi sur pied des
organisations internationales pour améliorer la qualité de l’information qui
les concerne. Ces institutions renseignent sur les intentions des acteurs, sur
leur passé (notamment sur le respect des accords passés), sur leur
crédibilité. La transparence et la lisibilité d’une situation diminuent les
coûts des échanges.
Pour les libéraux, le GATT et l’OMC sont des exemples de succès en
matière de coopération internationale. Le rôle du GATT et de l’OMC a été
d’agréger les préférences et de chercher à faire respecter les accords issus
des négociations intergouvernementales. Lors de ces négociations, des
concessions mutuelles ont dû être faites pour que l’opération réussisse et la
défection ou le resquillage devait être découragé afin d’éviter que les
conflits deviennent incontrôlables. Dans un premier temps, le GATT, et
l’OMC depuis 1995, fournissent de l’information crédible aux membres de
l’organisation ce qui, comme le souligne la théorie des régimes, aide à
réduire l’incertitude. Lorsque les États possèdent plus d’information, ils
peuvent mieux anticiper, mieux comprendre les intentions des autres, ce qui
rend plus aisée la coopération. Le GATT et l’OMC aident à éviter les
malentendus et à diminuer les craintes réciproques de plusieurs façons. Lors
des différents cycles de négociations, le GATT et l’OMC ont aidé à réduire
les coûts de transaction en favorisant et en facilitant la communication entre
les acteurs. Ces institutions ont pu agir comme médiateur sur les questions
d’enjeux distributionnels et pouvaient faire la promotion d’un accord qui est
au bénéfice de chacun.
Si sous le régime du GATT le mécanisme de règlement des différends
était largement inefficace, depuis sa transformation et l’ajout de l’examen
des politiques commerciales pays par pays, on constate une amélioration de
l’efficacité de l’OMC. Les gouvernements doivent réfléchir aux
conséquences de leurs actions avant de remettre en question un accord
international. Le protectionnisme est toujours présent et même en hausse, et
le mécanisme de règlement des différends ne marche pas à la satisfaction de
tous. Malgré cela, en comparaison avec la période pré-1945, les progrès
accomplis sont très importants.
Le second facteur ayant favorisé le succès de l’OMC est la judiciarisation
des obligations. En devenant membre d’une organisation internationale
comme l’OMC, comme la Chine en 2001 ou la Russie en 2012, les
gouvernements s’engagent formellement les uns envers les autres. Les coûts
de sortie deviennent plus élevés, parce qu’un pays risque de perdre son
accès privilégié consenti par la clause de la nation la plus favorisée, ce qui
favorise la mise en œuvre des accords internationaux. La judiciarisation
favorise ainsi la stabilité du régime et la lisibilité des relations
commerciales internationales.
La flexibilité du GATT et de l’OMC explique aussi une partie de leur
succès. Cette flexibilité s’est exercée à deux niveaux. Premièrement, les
obligations centrales du GATT et de l’OMC peuvent être suspendues si
elles deviennent trop difficiles à respecter, ce qui favorise la pérennité de
l’institution. La clause de sauvegarde a permis à un membre de suspendre
temporairement ses obligations sans devoir se retirer du GATT.
Deuxièmement, l’institution a été capable de se réformer lorsque les
conditions ont changé et que les règles de fonctionnements se sont avérées
dépassées ou inefficaces. La transformation du GATT et de l’OMC est un
exemple de cette flexibilité au changement.

2.2 Les relations de pouvoir et les organisations


internationales
La coopération internationale n’a cependant pas aboli les relations de
pouvoir. Selon Robert Cox, de l’école néogramscienne, les organisations
internationales telles que la Banque mondiale, le FMI, le GATT et
aujourd’hui l’OMC sont des mécanismes par lesquels les normes
universelles de l’hégémonie américaine sont exprimées et diffusées.
Pour Cox, les organisations internationales sont le reflet du consensus
hégémonique contemporain sur une question internationale particulière. Les
organisations internationales sont le produit de l’hégémonie américaine
[Cox, 1996, p. 138]. Susan Strange soutient un argument similaire : les
organisations internationales sont, selon elle, avant tout un outil des
gouvernements, un instrument qui favorise la poursuite de l’intérêt national
par d’autres moyens. Trop souvent, un régime est représenté comme la
simple conséquence d’un processus d’harmonisation, par lequel les
gouvernements ont coordonné leurs intérêts communs [Strange, 1996,
2011]. Pour Strange, les études sur les institutions, les organisations et les
régimes internationaux négligent les relations de pouvoir, sont trop
américano-centrées, et réifient trop les régimes, institutions et organisations
internationales. De plus, elles ne permettent pas d’anticiper le changement,
puisque biaisé, en faveur de l’ordre, elles sont trop centrées sur les États et
négligent les acteurs non gouvernementaux dans l’analyse [Strange, 1982,
2011].
Les réalistes soutiennent également que les relations de pouvoir sont
sous-estimées. Les États puissants rivalisent d’influence afin de définir les
termes et les règles de fonctionnement des institutions, organisations et
régimes internationaux, car ces dernières ont des effets importants sur la
répartition des gains entre les acteurs. Les relations de pouvoir interviennent
de diverses manières : les grandes puissances peuvent influencer qui peut
participer à l’organisation, déterminer les règles du jeu ou intervenir pour
modifier la répartition des gains. La nature des arrangements institutionnels
des organisations internationales s’explique mieux par la répartition du
pouvoir entre les acteurs que par les problèmes de communication, que ces
arrangements sont censés résoudre selon les réalistes. En somme, les
institutions, organisations et régimes internationaux reflètent la répartition
du pouvoir entre les acteurs du système international et, plus généralement,
sont les instruments des grandes puissances.
Les théoriciens réalistes sont très attentifs aux transformations du pouvoir
des États sur la scène internationale, car ces transformations ont des
répercussions sur les relations interétatiques. La montée en puissance d’un
État oblige les autres à réévaluer leurs relations avec lui, quel que soit le
type de régime politique (démocratique ou autoritaire). Dans les
années 1970 et 1980, par exemple, le Japon s’est imposé comme une
puissance mondiale, et cette émergence s’est accompagnée de fortes
tensions avec les États-Unis. Comme l’a démontré Michael Mastanduno,
sur certains sujets, les décideurs américains se sont de plus en plus
préoccupés des gains relatifs et sont devenus plus attentifs aux accords
bilatéraux entre les deux pays, notamment lorsqu’ils impliquaient des
transferts technologiques et militaires.
La politique étrangère américaine à l’égard du Japon différait
sensiblement de celle à l’égard de ses autres alliés. Les représentants
américains ont fait pression sur le Japon pour qu’il modifie certaines de ses
politiques commerciales concernant les marchés publics, les équipements
médicaux, les pièces automobiles, les téléphones portables et le riz. Le
gouvernement américain voulait modifier les termes de l’échange afin
d’équilibrer les gains entre les deux pays. De nos jours, ce sont les relations
avec la Chine qui forcent les États-Unis à revoir leurs, relations avec cette
dernière. La rivalité entre la Chine et les États-Unis a même précipité
l’OMC dans la plus importante crise de son histoire. L’organisation n’arrive
plus à faire avancer l’agenda commercial et le mécanisme de règlement des
différends est la victime collatérale de la rivalité entre ces grandes
puissances.
Pour Stephen Krasner, les relations de pouvoir se reflètent également sur
d’autres questions que celles liées au commerce. Lorsque le FMI a été créé,
par exemple, les conceptions américaine et britannique de ce que le Fonds
devait être étaient très différentes. La conception britannique, avancée par
John Maynard Keynes, privilégiait un fonds doté d’une plus grande
autonomie et d’une capacité de prêt plus importante. Les États-Unis
voulaient un FMI plus petit avec une capacité de prêt limitée. Finalement, la
préférence américaine a été inscrite dans les articles de la constitution du
FMI. En 1945, les Britanniques étaient débiteurs, tandis que les Américains
étaient créanciers. Encore de nos jours, la puissance américaine est lisible
dans la modalité de la prise de décision du FMI. Au sein du conseil
d’administration du Fonds, les modalités de prise de décision nécessitent
une majorité qualifiée correspondant à 85 % des droits de vote. Ce faisant,
les États-Unis disposent de fait d’un droit de veto, car ils détiennent
16,51 % des quotes-parts. Ils sont les seuls dans cette situation. La Chine en
possède 6,08 % en 2021, loin derrière les États-Unis. Cela dit, les pays
membres de l’Union européenne possèdent ensemble, même s’ils ne
forment pas une délégation unique, plus de 15 % des quotes-parts.
Autre exemple qui illustre que les règles de vote pondéré ne représentent
pas le seul moyen utilisé par les États puissants pour affirmer leur pouvoir,
les règles de financement qui sont tout aussi fondamentales. Les États
puissants exigent que les règles permettent aux donateurs de décider
comment leur contribution sera utilisée. Les États puissants cherchent ainsi
à avoir une influence proportionnelle à leur financement dans une
organisation internationale.
Dans le domaine du financement climatique, Graham et Serdaru [2020]
ont démontré que, dans certaines organisations où les États en
développement ont une influence importante, les grands contributeurs lient
leurs investissements à un enjeu.

3. Les institutions commerciales


internationales, du GATT à l’OMC
L’ordre économique qui prend naissance dans l’après-guerre est différent de
ceux qui l’ont précédé. Ce qui le distingue est l’adoption du
multilatéralisme et de ce que John Ruggie [1982] a qualifié de « libéralisme
enchevêtré » (embedded liberalism). Cette expression réfère au compromis
keynésien conclu entre les gouvernements après 1945 et qui avait pour
objectif de restaurer le commerce et les investissements internationaux tout
en sauvegardant les objectifs économiques, politiques et sociaux en
politique intérieure, c’est-à-dire permettant des politiques favorables au
plein-emploi et à l’édification de l’État-providence. Le compromis
keynésien de l’ordre économique international libéral repose sur l’idée que
les pays acceptent le principe de la libéralisation des échanges sur le plan
international, tout en conservant la possibilité de se retirer temporairement
de leurs engagements internationaux si l’ouverture au commerce
international met en péril un objectif fondamental en politique intérieure.
L’ordre économique international mis en place après 1945 reconnaît ainsi la
légitimité de l’intervention de l’État en tant que principe fondateur et
cherche à protéger le droit des États de maintenir la cohésion sociale. Dans
le contexte où le communisme était aux portes de l’Europe, cette flexibilité
était fondamentale. Cette situation explique pourquoi, par exemple, le
secteur de l’agriculture a longtemps été exclu des négociations
commerciales internationales, le coût en politique interne étant tout
simplement trop élevé pour les pays notamment industrialisés : les États-
Unis, les pays de l’Union européenne et le Japon en tête.
L’acceptation du multilatéralisme comme procédure, avec la règle de
droit comme principe et la réciprocité comme norme fondamentale,
représente la seconde caractéristique fondamentale de l’ordre économique
de l’après-guerre. Selon John Ruggie : « […] le multilatéralisme réfère aux
relations coordonnées entre trois États ou plus dans le respect de certains
principes » [Ruggie, 1993, p. 8]. Le multilatéralisme est plus qu’une affaire
de nombre de pays qui coopèrent entre eux ; pour parler réellement de
multilatéralisme, un élément qualitatif important doit être présent pour
Ruggie : il s’agit du consentement à respecter des règles de conduite
généralisées, c’est-à-dire l’acceptation de règles de conduite qui
déterminent le comportement approprié à adopter dans différentes
situations. Un exemple de cela est le principe de la nation la plus favorisée
selon lequel un avantage accordé à un pays par un autre lors d’une entente
bilatérale doit être étendu à tous les pays signataires du GATT. Cette règle
de conduite généralisée contraste par exemple avec la situation de la fin du
e
xix siècle, alors que les gouvernements préféraient des accords bilatéraux

où ils traitaient différemment les divers partenaires commerciaux. Cet


engagement aux principes du multilatéralisme prend naissance à la fin des
années 1930 et lors de la Seconde Guerre mondiale, puis se cristallise avec
la création du GATT en 1947.

3.1 Les relations commerciales avant la Seconde


Guerre mondiale
Après la Première Guerre mondiale, les efforts pour restaurer un ordre
économique ouvert sont infructueux, car les conditions économiques
difficiles ont provoqué une hausse des tarifs douaniers en Europe et aux
États-Unis. En 1922, le Congrès américain vote le tarif Fordney-
McCumber, qui hausse à 38 % les droits de douane. Après le krach de 1929,
le Congrès adopte cette fois, en 1930, la loi Smoot-Hawley qui hausse les
tarifs à 52,8 %, soit le taux le plus haut du xxe siècle. Ces hausses tarifaires
provoquent une nouvelle hausse du protectionnisme dans le monde et,
entre 1930 et 1933, le volume du commerce mondial décline de 35 milliards
de dollars à 12 milliards et les exportations américaines de 488 millions à
120 millions, un recul de près de 75 % [Winham, 2008, p. 142].
Après l’élection de Roosevelt à la présidence et la nomination de Cordell
Hull, un libre-échangiste convaincu, au poste de secrétaire d’État, les
autorités américaines cherchent à inverser la tendance. Le Congrès adopte
la Reciprocal Trade Agreements Act (RTAA) en 1934. L’adoption de cette
loi constitue un changement d’attitude des autorités américaines qui
reconnaissent désormais que leur intérêt économique est mieux servi par
une ouverture réciproque des marchés. Entre 1934 et 1945, les Américains
concluent 21 ententes bilatérales, mais le tarif moyen est tout de même
considérable, à 44 %. Ainsi, l’adoption de la RTAA ne préfigure pas un
mouvement de libéralisation du commerce mondial, mais influencera les
négociations multilatérales puisque de nombreux articles du GATT sont
issus des différentes ententes bilatérales conclues entre 1934 et 1945
[Trommer, 2020, p. 114-115].
En 1942, les États-Unis et la Grande-Bretagne lancent des discussions
afin de préparer l’ordre économique de l’après-guerre. En 1944, des
représentants de 44 pays se réunissent dans une petite ville du New
Hampshire, Bretton Woods, afin de mettre sur pied l’architecture du nouvel
ordre économique mondial fondé sur les principes du libéralisme
enchevêtré. Les membres tentent ainsi d’éviter les erreurs du passé, soit
l’instabilité monétaire, le protectionnisme et l’unilatéralisme de la période
1910-1940, identifiées comme ayant aggravé la crise économique de 1929
et favorisé la montée subséquente du nazisme et du fascisme. Le système de
Bretton Woods devait lutter contre la tentation communiste et assurer un
retour de l’économie de marché après la guerre. On créera à Bretton Woods
ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de la Banque mondiale et du FMI
[Winham, 2008, p. 142].
En 1945, le Département d’État américain émet un document sur le
commerce et l’emploi qui est la base des négociations commerciales de
1947 desquelles résultera la Charte de La Havane. Cette dernière couvre de
nombreux aspects comme le commerce international, le développement
économique, le plein-emploi, les investissements internationaux, mais
également l’administration et le fonctionnement de l’Organisation
internationale du commerce. Le refus du Congrès américain de ratifier
l’accord signifie l’arrêt de mort du projet d’Organisation internationale du
commerce, puisqu’elle aurait été inopérante sans la participation du pays
qui représentait à l’époque près de la moitié de l’économie mondiale
[Dufour, 2021].
Devant ce refus, le GATT deviendra une institution commerciale
internationale par défaut, même s’il n’a pas été conçu comme tel. C’est par
pur accident que le GATT en est venu à fonctionner comme une
« organisation internationale ». Un secrétariat est installé à Genève,
mandaté d’appliquer l’accord du GATT, qui concernait à l’origine vingt-
trois pays. Alors que l’Organisation internationale du commerce devait
devenir une organisation internationale spécialisée du système onusien
comme le FMI et la Banque mondiale, le GATT n’obtient pas ce statut et
propose plutôt un code de conduite sur le commerce international avec des
obligations juridiques limitées (soft law) et un mécanisme primitif de
règlement des différends [Rainelli, 2011].
Le GATT est un traité international qui contient 38 articles qui explicitent
les principes directeurs de la libéralisation des échanges. L’objectif des
accords du GATT est la libéralisation des échanges sur une base
multilatérale plutôt que simplement sur une base bilatérale. Puisque le
GATT n’est pas une organisation internationale, il n’a pas d’États membres,
mais des « parties contractantes ». Sur le plan institutionnel, le GATT est
une institution légère si on la compare à d’autres organisations
internationales classiques [Dufour, 2021].
Les principes généraux du GATT visent à assurer le respect des principes
permettant une concurrence loyale entre les pays et à mettre en œuvre un
processus de libéralisation du commerce international. Le GATT a pour
objectif de libéraliser les échanges entre toutes les parties contractantes.
Dans le traité, il y a deux catégories différentes d’obligations : les premières
constituent les obligations centrales qui sont contenues dans la partie I,
alors que la seconde partie propose un « code de conduite » en matière de
commerce international. La plus importante des obligations centrales est le
principe ou la clause de la nation la plus favorisée. Fortement soutenue par
les États-Unis, cette clause signifie qu’un avantage accordé à un pays par un
autre lors d’une entente bilatérale doit être étendu à toutes les parties
contractantes du GATT. Une autre obligation fondamentale concerne le
traitement national à l’article III. Selon cet article, un produit importé ne
doit pas être traité de manière différente d’un produit national, par exemple
sur le plan de la taxation, des lois ou des régulations, une fois admis sur le
marché national. Le dumping, c’est-à-dire vendre un bien à l’exportation à
un prix inférieur à celui pratiqué sur le marché national, est prohibé, tout
comme l’octroi de subventions gouvernementales à des entreprises pour
favoriser les exportations. Il est également proscrit d’adopter des mesures
de restrictions quantitatives aux échanges. Sur le plan du code de conduite,
les parties s’engagent à pratiquer un commerce loyal.
À ces mesures générales, des exceptions importantes doivent être
mentionnées : les pays en développement se voient, par exemple, offrir un
régime privilégié à partir de 1971, qui leur permet d’augmenter leurs tarifs
pour protéger une industrie naissante selon le « système généralisé de
préférence ». Il est également permis aux pays développés d’offrir un accès
privilégié aux exportations des pays en développement [Helleiner, 2016]. De
plus, un pays peut déroger aux principes du GATT en invoquant la clause
de la sauvegarde, s’il peut être démontré qu’une forte hausse des
importations entraîne un trop gros déficit de sa balance des paiements ou
met en péril ses producteurs nationaux. La situation devra cependant être
temporaire et se démontrer dans les faits. Certaines exceptions générales
sont inscrites à l’article XX. Cet article prévoit un certain nombre de cas où
les membres de l’OMC peuvent être exemptés des règles du GATT. Ces
exceptions incluent la santé publique, la moralité publique, ou la
préservation de l’environnement par exemple [Plouffe-Malette, 2020]. Ces
exceptions doivent pouvoir se démontrer et non constituer un moyen de
contourner et de produire une restriction au commerce international.
Finalement, l’article XXIV permet la création d’accords commerciaux
préférentiels fondés sur le libre-échange ou l’union douanière, même si cela
représente un accroc important au principe de la nation la plus favorisée. En
effet, les pays peuvent ainsi se conférer des avantages qu’ils n’accordent
pas aux autres parties contractantes du GATT. Le GATT permet de créer des
accords commerciaux préférentiels à deux conditions : 1) ces accords ne
doivent pas augmenter les mesures protectionnistes vis-à-vis des autres
membres et 2) les barrières internes doivent être diminuées rapidement
[Deblock, 2021].
Malgré ces manquements originels, le GATT s’institutionnalise. Il
possède un petit secrétariat, des comités, et les décisions se prennent par
consensus. Cette très grande souplesse explique pourquoi, selon certains, le
GATT a eu plus de succès que d’autres régimes commerciaux. Le GATT a,
en effet, présidé à la plus importante libéralisation commerciale de l’histoire
humaine et a vu son nombre de membres augmenter de façon considérable.
La libéralisation des échanges a été réalisée à la suite de cycles de
négociations. Le secrétariat permanent du GATT organisera plusieurs cycles
de négociations jusqu’à la création de l’OMC en 1995. En 1947, les parties
contractantes s’entendent à Genève pour faire 45 000 concessions tarifaires.
Par la suite, elles cherchent à combattre les obstacles aux échanges, que ce
soit les subventions aux exportations de produits industriels, les mesures
quantitatives de limitation des exportations, les normes, les quotas ou les
mesures publiques qui, sous différents motifs, limitent la concurrence de
produits étrangers. À la suite des différents cycles (voir tableau 4.1), les
tarifs douaniers moyens passent de 40 % en 1947 à 10,7 % en 1967 et
jusqu’à moins de 4 % de nos jours [OMC, 2019].

Tableau 4.1 : Les cycles de négociations multilatérales excluant le cycle


de développement de Doha

Année Lieu Domaines couverts Pays participants


(appellation)

1947 Genève Droits de douane 23

1949 Annecy Droits de douane 13

1951 Torquay Droits de douane 38

1956 Genève Droits de douane 26

1960-1961 Genève Droits de douane 26


(Dillon Round)

1964-1967 Genève Droits de douane et mesures 62


(Kennedy Round) antidumping

1973-1979 Genève Droits de douane, mesures non 102


(Tokyo Round) tarifaires et « accords-cadres »

1986-1994 Genève Droits de douane, mesures non 128


(Uruguay Round) tarifaires, règles, services,
propriété intellectuelle,
règlement des différends,
textiles, agriculture,
établissement de l’OMC, etc.

Sources : d’après Siroën, 2007, p. 8 et Trommer, 2020, p. 125.

3.2 Cycle d’Uruguay


La création de l’OMC lors du Cycle d’Uruguay était rendue nécessaire, car
le côté informel et la flexibilité du GATT devenaient problématiques. Le
GATT était finalement plus un club sélect qu’une organisation
internationale, et les plus puissants de ses membres pouvaient facilement y
contrevenir puisque le mécanisme de règlement des différends n’était pas
adéquat. À la suite de l’augmentation de leur déficit commercial au début
des années 1980, les Américains durcissent le ton envers des pays ayant des
pratiques commerciales qu’ils jugent déloyales. C’est alors que ces derniers
développent des politiques unilatéralistes agressives en matière de
commerce international en violation des règles du GATT. Ces pays ont
imposé à certains partenaires commerciaux des restrictions volontaires aux
exportations : on pense par exemple au cas des voitures fabriquées au Japon
et exportées aux États-Unis. L’administration Reagan a également obtenu,
avec l’Accord du Plaza de 1985, que les Japonais haussent la valeur du yen,
ce qui a eu pour effet mécanique d’augmenter le coût des importations
japonaises aux États-Unis. Les pays industrialisés ont également introduit
des quotas d’importation sur les textiles notamment avec les accords
multifibres (qui ont pris fin en janvier 2005).
Avec la croissance du commerce mondial, le GATT devenait limité, car
le commerce débordait de plus en plus du côté des services, et de
nombreuses questions liées notamment au respect de la propriété
intellectuelle et aux investissements internationaux surgissaient. Vers la
moitié des années 1980, il était devenu évident qu’il fallait revoir le GATT.
C’est dans ce cadre que sont lancées les négociations du Cycle d’Uruguay,
de 1986 à 1994. Lors de ce cycle de négociations, les sujets à l’ordre du
jour sont nombreux : les questions de propriété intellectuelle, les
investissements, les services, les droits de douane, les questions relatives à
l’accès au marché, à l’agriculture, aux subventions et le règlement des
différends.
Même si de nombreux experts prédisaient un échec retentissant pour le
Cycle d’Uruguay, le résultat est une des plus importantes réformes du
système commercial mondial depuis la période de l’après-guerre.
La multitude de sujets traités a permis un marchandage lors des
négociations qui a permis aux pays développés de renforcer les normes de
protection de la propriété intellectuelle, alors que les pays en
développement ont obtenu la fin des accords multifibres. De plus, parmi les
résultats, on peut mentionner une extension des règles régissant le
commerce mondial, la conclusion d’une série d’accords portant notamment
sur les services et l’agriculture, une meilleure intégration des pays en
développement, un mécanisme de règlement des différends renforcé ainsi
qu’un examen des politiques commerciales, c’est-à-dire une évaluation
systématique et détaillée des pratiques commerciales des membres. L’OMC
succède ainsi au GATT [Winham, 2008, p. 152].

3.3 L’Organisation mondiale du commerce


L’OMC compte 164 pays membres en 2021, qui représentent 98 % du
commerce mondial. C’est une organisation conduite par ses membres. Ce
sont eux, et non le Secrétariat général, qui sont responsables du
développement du calendrier des activités de l’organisation. Même si
l’OMC est une organisation récente, le système commercial multilatéral
qu’elle cherche à faire respecter, le GATT, date de l’après-guerre.
Dotée d’un petit secrétariat, l’OMC est chargée d’organiser les
négociations commerciales, de veiller au respect des accords et de réunir
l’information nécessaire pour les cycles de négociations. Même si cette
organisation, comme celles issues de Bretton Woods, fait partie du système
des Nations unies, elle est dans les faits indépendante et a des procédures
constitutionnelles différentes [Dufour, 2021].
La création du mécanisme de règlement des différends est, selon
plusieurs, un des grands accomplissements du Cycle d’Uruguay. L’OMC
possède en effet un nouveau mécanisme d’arbitrage contraignant.
Le mécanisme de règlement des différends a été conçu pour faire primer la
règle de droit et la prévisibilité dans le système commercial international.
Depuis la création de l’OMC, près de 600 causes ont été soumises à
l’organe de règlement des différends et environ 350 décisions ont été
rendues. Le mécanisme laisse aux membres de l’OMC une certaine liberté
dans le choix du mode de règlement. Ils peuvent choisir la médiation, la
conciliation ou faire porter la cause devant des institutions quasi judiciaires
comme les groupes spéciaux de l’organe d’appel et les arbitres.
Les pays qui autrefois avaient tendance à recourir à des mesures
unilatérales lorsqu’ils estimaient que d’autres pays ne respectaient pas leurs
obligations s’engagent à recourir au nouveau mécanisme de règlement des
différends. La procédure est relativement simple et rapide : la procédure
complète jusqu’à la décision ne doit pas dépasser 12 mois en première
instance et 15 en cas d’appel, même si dans les faits la procédure est plus
longue en raison des différentes possibilités d’exception.
Si les pays n’arrivent pas à s’entendre pour régler eux-mêmes le
différend, ils le portent devant l’OMC lorsqu’ils jugent que les droits que
leur procurent les accords ne sont pas respectés. L’OMC réunit alors des
experts indépendants, en groupe spécial, qui trancheront entre les positions
en six mois maximum. Le rapport devient dans les 60 jours suivant la
publication une décision ou une recommandation de l’Organe de règlement
des différends, sauf s’il s’établit un consensus pour le rejeter (sous le GATT,
il fallait un consensus pour l’adopter). L’État fautif peut faire appel sur des
points de droit devant trois des sept juges de l’Organe de règlement des
différends, qui doit rendre un verdict entre 60 et 90 jours. Son avis est
définitif sauf si les États membres de l’OMC décident à l’unanimité de le
renverser. L’État fautif doit modifier sa politique et s’il persiste, il doit offrir
une compensation ou subir une sanction imposée par l’État pénalisé. La
faiblesse de ce mécanisme est que si le Gabon gagne contre les États-Unis,
cela n’a pas le même effet que si c’est la situation inverse qui se produit
[Dufour, 2021].
Malgré son rôle quasi judiciaire, l’OMC demeure une organisation
intergouvernementale plutôt que supranationale comme l’Union
européenne. Les grandes décisions de l’organisation nécessitent une
adoption par « consensus », ce qui se traduit en pratique par l’unanimité.
L’OMC est ainsi bien différente d’autres organisations, il n’y a pas de
délégation de pouvoir à un conseil d’administration, pas de veto permanent
pour les grandes puissances ou encore de droit de vote pondéré.
Plutôt que d’être antidémocratique, l’OMC connaît plutôt un problème
inverse : l’hyperdémocratie, même si les délégations ne négocient pas à
armes égales. Les États-Unis, l’Union européenne, le Japon, tout comme la
Chine, le Brésil et l’Inde, ont d’importantes délégations lors des
négociations, ce qui n’est pas le cas de nombreux pays africains, d’Asie ou
d’Amérique latine. Malgré tout, aucun pays n’a eu à accepter une nouvelle
règle de l’OMC sans son consentement ou plutôt son absence d’objection.
En pratique, chaque membre de l’OMC a, en quelque sorte, un droit de
veto. Les « petits » pays profitent de ce système pour demander des
concessions aux plus grands États. Puisque leur impact sur le commerce
mondial est minuscule, les « grands » États acceptent de négocier afin
d’assurer le succès des importantes négociations en cours.

3.4 La crise de l’autorité politique de l’OMC


Le Cycle de Doha, qui a débuté à Doha au Qatar en 2001, devait à l’origine
durer trois ans et avait comme objectif explicite le développement.
L’essentiel de la négociation portait sur les politiques agricoles et l’accès
aux marchés des pays développés pour les pays en développement.
Déclarées un échec et officiellement suspendues en juillet 2006, les
négociations reprennent peu après, mais sans succès. En 2015, les
négociations ont officiellement été abandonnées dans les faits lors de la
conférence de Nairobi [Trommer, 2020, p. 133]. Depuis quelques années,
l’OMC vit la plus importante crise de sa courte histoire. Les raisons de cette
crise sont multiples.
Depuis le lancement du Cycle de Doha, les négociations commerciales
sont de plus en plus complexes. Plusieurs raisons peuvent être mises en
avant. Dans un premier temps, le processus décisionnel, qui se traduit en
pratique par l’unanimité, rend très difficiles les négociations. Pour
débloquer l’impasse, les membres de l’OMC acceptent, lors de la
Conférence ministérielle de 2013 qui s’est réunie à Bali en Indonésie, l’idée
de négocier seulement certains sujets de l’agenda de Doha afin de favoriser
l’avancée des négociations. Cette stratégie favorise certains déblocages. En
effet, les membres de l’OMC adoptent le « paquet de Bali », un ensemble
de mesures qui représentent environ 10 % des objectifs de Doha. Depuis,
les avancées demeurent très limitées malgré l’adoption de la Déclaration de
Buenos Aires sur le commerce et l’autonomisation économique des femmes
[Dufour, 2021].
Pour de nombreux observateurs, une des raisons provient du fait que la
libéralisation des échanges est déjà très importante et que les gains pour la
croissance du commerce mondial d’un nouvel accord sont assez faibles
comparativement aux inconvénients. En effet, selon certaines estimations,
les bénéfices potentiels du Cycle de Doha se chiffraient à seulement
70 milliards de dollars américains, une goutte d’eau dans l’océan du
commerce mondial [The Economist, 2008, p. 14]. Un accord n’aurait fait
augmenter le commerce mondial que d’un quart de point de pourcentage.
Les pays du Sud ne gagneraient au total qu’un centime d’euro par personne
[Chavagneux, 2007, p. 20]. Autrement dit, pour plusieurs, même lorsqu’ils
sont favorables au libre-échange, les gains potentiels sont, au mieux,
marginaux.
Dans ce contexte, de nombreux politiciens des pays du Nord souhaitaient
secrètement l’échec des négociations pour ne pas avoir à vendre cet accord
chez eux, notamment dans le domaine agricole. Malgré tout, la
libéralisation de l’agriculture aurait eu des effets bénéfiques essentiellement
dans les pays du Sud, puisque les États-Unis possèdent, par exemple,
1 million de fermiers contre plus de 200 millions en Inde.
Les négociations commerciales multilatérales sont également plus
difficiles depuis l’échec des négociations de Seattle en 1999 et de Cancún
en 2003. À Seattle, les actions des mouvements altermondialistes et de
certains États, comme le Brésil, font dérailler les négociations. Même si les
critiques des altermondialistes et de l’élite politique du Brésil n’étaient pas
de même nature, elles contestaient à leur manière l’ordre commercial
mondial. Renforcés par ce succès, certains segments du mouvement
altermondialiste apportent un soutien technique aux pays en développement
afin qu’ils puissent mieux comprendre les enjeux des négociations et mieux
défendre leurs intérêts.
Le Brésil, pour sa part, ne s’opposait pas à la mondialisation et à la
libéralisation des échanges, ni même l’Inde ou la Chine. Le Brésil voulait
plutôt mettre un terme au rôle dominant des États-Unis dans les
négociations commerciales. En mettant sur pied une nouvelle coalition de
pays en développement, le G-20 (à ne pas confondre avec le G20 mis sur
pied après la crise de 2008), le Brésil souhaitait faire pression sur les États-
Unis, mais également sur l’Union européenne pour que les investissements,
les services, les produits industriels ne soient pas les seuls objets des
négociations.
Le Brésil voulait envoyer un signal aux pays riches, qui subventionnent
massivement leur agriculture, qu’il n’y aurait pas de dénouement dans les
négociations commerciales si des concessions n’étaient pas faites sur le
plan des subventions à la production et à l’exportation de produits agricoles
[Hopewell, 2016].
De plus, depuis la crise de 2008, le protectionnisme est en hausse dans le
monde. En effet, l’indice de l’ouverture commerciale connaît un recul de
12 % de 2008 à 2017. Il s’agit du premier recul mesuré de cet indice depuis
la Seconde Guerre mondiale. Les investissements directs étrangers suivent
la tendance et passent de 3,5 % du PIB mondial en 2007 à 1,3 % en 2018,
une chute de 63 % [Paquin, 2021a].
Ces reculs ont plusieurs causes, mais une revient à l’avant-plan. En
constatant sa trop grande dépendance au commerce international, la Chine a
adopté des politiques pour favoriser un développement à la chinoise avec un
dirigisme d’État dans la construction de grands projets comme les chemins
de fer, les ports, les barrages, et par la suite économique avec des politiques
industrielles visant à stimuler son développement intérieur, notamment avec
sa politique « Made in China 2025 » lancée en 2015.
Ce programme stratégique a pour finalité d’accélérer la fabrication et
l’industrialisation du pays. Pour ce faire, le gouvernement chinois cherche à
accroître la recherche et développement, mais également à devenir un chef
de file mondial dans les domaines des énergies vertes, de l’aérospatial, des
semi-conducteurs, des biotechnologies et des nouvelles technologies de
l’information, dont la 5G.
Cette politique vise à affranchir la Chine de sa trop grande dépendance
envers les fournisseurs étrangers. En conséquence de cette stratégie, les
exportations de la Chine sont passées de 31 % de son PIB en 2008 à 17 %
en 2019, un recul significatif de 45 %.
Cette politique du « Made in China 2025 » a provoqué plusieurs
réactions autour du globe. La Commission européenne a, par exemple,
publié un rapport pressant l’Union européenne d’augmenter ses
financements en recherche et développement, notamment dans le domaine
industriel, et de définir des stratégies commerciales afin d’égaliser les
conditions de compétition entre les entreprises européennes et chinoises.
Cette politique a également favorisé un durcissement des relations avec
les États-Unis, durcissement qui s’est accéléré avec l’élection de Donald
Trump en 2016. Par mesure de rétorsion, les actions de l’administration
Trump ont visé plusieurs fronts, dont celui des tarifs douaniers. À partir de
mars 2018, les Américains ont imposé une succession de tarifs, par exemple
sur l’acier et l’aluminium, pour des motifs de sécurité nationale, à la Chine,
mais également à plusieurs partenaires commerciaux comme le Canada, le
Mexique ou l’Union européenne.
En 2019, les tarifs américains sur des produits chinois sont passés de
12 % à 21 % en moyenne. En retour, les tarifs chinois sont passés de 17 % à
21 %. La part des exportations et des importations entre la Chine et les
États-Unis est à son plus bas niveau en 27 ans, ce qui nous ramène avant
l’entrée de la Chine à l’OMC.
Ces tarifs américains ont été suivis d’une nouvelle cascade de tarifs
déclenchée par l’Union européenne, le Canada, le Mexique et surtout la
Chine contre les États-Unis. En résumé, le protectionnisme se mondialise
depuis 2008. Selon l’OMC, alors que 0,6 % des importations mondiales
étaient touchées par des mesures restrictives en 2009, ce chiffre grimpe à
7,5 % en 2018. Ces mesures de restriction ont connu une forte croissance
après 2016, c’est-à-dire à la suite de l’élection de Donald Trump [OMC,
2019, p. 5-6]. En Europe, le Brexit accentue la tendance.
La pandémie de COVID-19 accélère la démondialisation en enregistrant
des reculs historiques des exportations et des importations, mais également
des investissements dans le monde. La pandémie a également démontré que
les chaînes globales de production peuvent être très sensibles à
l’augmentation de la sécurité aux frontières et au nationalisme du vaccin.
Dès les premiers jours de la crise, de nombreux gouvernements ont constaté
la très grande fragilité des chaînes d’approvisionnement internationales, en
particulier sur le plan médical et sanitaire.
En raison de la pénurie de matériel essentiel pour faire face à la crise,
plusieurs États ont annoncé vouloir rapatrier chez eux la production de
matériel essentiel. Cette politique a été rendue nécessaire, car plus de
70 pays ont adopté des mesures de restriction des exportations de matériel
médical qui sert à juguler la crise [Goodman, 2020].
Même si les accords de l’OMC permettent l’adoption de dispositions
exceptionnelles et temporaires en temps de crise pour limiter les
exportations, cette situation a accentué la vulnérabilité de plusieurs pays. En
effet, de nombreux pays, dont la France et le Canada, n’avaient pas de
réserves stratégiques suffisantes de produits sanitaires essentiels afin de
faire face à la crise.
Lors de la première vague, plusieurs pays ont dû composer avec de
nombreuses pénuries, notamment de médicaments essentiels et de
respirateurs. Devant cette situation de crise inédite, plusieurs voix se sont
élevées pour démondialiser le commerce international.
L’OMC est également en crise en raison du blocage américain face à son
instrument le plus efficace, le mécanisme de règlement des différends. Le
président Trump, qui a qualifié l’OMC de véritable « désastre », au point où
il a avancé plusieurs fois l’idée d’un retrait des États-Unis de l’organisation,
a en effet décidé de paralyser l’Organe d’appel de l’organisation.
À l’OMC, lorsque l’Organe de règlement des différends rend son
« rapport » – pour trancher un litige –, les États peuvent en référer à
l’Organe d’appel. L’Organe d’appel de l’OMC est un « tribunal » sans le
nom que des pays peuvent solliciter lorsqu’ils sont incapables de régler
leurs différends.
Cet organe d’appel est normalement composé de sept membres qui sont
nommés pour un mandat de quatre ans. Leur mandat peut être prolongé
d’un second mandat de quatre ans. Washington a bloqué toutes les
nouvelles nominations pendant le mandat de l’administration Trump.
L’Organe d’appel est, en raison des actions américaines, paralysé.
Cette attitude très critique de l’OMC de la part de l’administration
américaine n’est pas le propre de l’administration Trump, celle de George
W. Bush et de Barack Obama accusait également l’OMC de dépasser ses
prérogatives. C’est l’administration Obama qui a été la première à bloquer
un renouvellement de mandat en 2016.
Les préoccupations des États-Unis vont bien au-delà de l’Organe d’appel
et couvrent les trois principales fonctions de l’OMC. En ce qui concerne les
négociations, les élus américains ont déploré l’incapacité du système à
actualiser les règles, notamment pour répondre aux priorités clés des
démocrates en matière d’environnement et de droit du travail, ainsi qu’aux
pratiques déloyales de la Chine qui contreviennent aux règles de l’OMC.
Les républicains et les démocrates ont exprimé leur inquiétude sur la
question du « statut de pays en développement », qui permet aux grandes
économies émergentes d’échapper au même niveau d’engagement que les
économies établies comme les États-Unis.
En ce qui concerne la surveillance du respect des règles de l’OMC,
le manque de respect dont ont fait preuve de nombreux pays à l’égard des
règles de transparence les plus élémentaires suscite une désapprobation
généralisée.
Concernant le mécanisme de règlement des différends, le point de vue
bipartisan des États-Unis, adopté de longue date, est que l’Organe d’appel
s’est écarté des limites acceptables et s’est souvent trompé lorsqu’il a statué
sur des affaires impliquant des recours commerciaux.
Ainsi, même si le président Biden a permis un déblocage qui a conduit à
la nomination d’une nouvelle secrétaire générale, Mme Ngozi Okonjo-
Iweala, la crise de l’OMC n’est pas réglée.
Finalement, depuis les années 1980-1990, la prolifération des accords de
commerce préférentiels affecte considérablement le commerce
international. Environ 470 traités bilatéraux existent à ce jour et plusieurs
autres sont en négociation. La multiplication de ces accords pose un
problème important pour les processus de libéralisation commerciale. De
fait, ils remettent en cause un des principes fondateurs de la libéralisation
commerciale multilatérale depuis 1945 : le principe de la nation la plus
favorisée. La prolifération des accords bilatéraux et régionaux va donc à
l’encontre du principe fondateur du GATT [Ravenhill, 2020 ; Deblock, 2021].
Les accords préférentiels augmentent le commerce, mais ils peuvent
aussi le détourner. Bien qu’ils stimulent les échanges entre les pays
concernés, les exportations des autres pays peuvent être évincées. L’accord
de commerce préférentiel entre le Canada et l’Union européenne, par
exemple, a permis d’abaisser les droits de douane européens sur les
homards canadiens, mais pas sur les homards américains. La part du
Canada sur le marché européen du homard a ainsi augmenté, alors que celle
des États-Unis a diminué. Pour corriger la situation, le gouvernement
américain a dû négocier un accord bilatéral avec l’Union européenne. Celle-
ci a accepté de réduire ses droits de douane sur le homard pour les
Américains alors qu’en contrepartie, les États-Unis ont réduit leurs droits de
douane sur d’autres marchandises, notamment les briquets et la verrerie en
cristal.
Cette situation conduit à un dilemme de sécurité économique, car
lorsqu’un État négocie un accès privilégié pour ses entreprises sur un
marché, les autres pays doivent faire de même pour ne pas être évincés de
ce marché [Gilpin, 1987]. La conséquence de cela est une course au marché
et à la négociation d’accords de commerce préférentiels, qui viennent de
plus en plus solidement marginaliser les règles de l’OMC.
On peut comprendre l’intérêt des grandes puissances économiques à agir
de la sorte. Le représentant du commerce américain de 2017 à 2021, Robert
Lightizer, a affirmé préférer les accords bilatéraux plutôt que multilatéraux,
puisqu’avec une économie à 18 milliards de dollars, les États-Unis
pourraient mieux négocier individuellement. L’accès au très lucratif marché
américain est un privilège qui se mérite, alors que ces accords bilatéraux
n’ont qu’un impact marginal sur le commerce américain.
L’administration Trump n’a pas hésité à imposer des tarifs
discriminatoires pour forcer ses partenaires à faire des concessions. Les
États-Unis se servent de ces traités afin d’ouvrir de nouveaux marchés pour
leurs industries, notamment dans les secteurs de l’automobile, agricole, des
services ou encore pour renforcer des accords dont ceux sur la propriété
intellectuelle.
La prolifération des accords commerciaux préférentiels rend le
commerce international plus complexe : des « règles d’origine »
minutieuses sont nécessaires pour aider à décider si les marchandises, qui
sont le produit de chaînes d’approvisionnement mondiales, peuvent
bénéficier d’un traitement en franchise de droits de douane. Les critiques
ont longtemps comparé le fouillis d’accords qui se chevauchent dans le
monde à un bol de spaghetti. En effet, contrairement à une idée répandue, le
libre-échange ne signifie pas moins de règles, mais plus de règles !

Synthèse

• Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses institutions,


organisations et régimes internationaux ont été mis sur pied afin de favoriser la
coopération dans divers domaines. Sur le plan commercial, le GATT est érigé en 1947.
Depuis, son successeur, l’OMC, représente un des plus importants exemples de
coopération entre les pays sur le plan international.
• Même si les progrès en matière de commerce sont remarquables depuis la Seconde
Guerre mondiale, et que l’OMC et le GATT sont largement responsables d’une très
grande partie de ces progrès, la crise est importante.
• Depuis le début des années 2000, les avancées de l’OMC sont bien timides. La
montée de la Chine, le déclin des États-Unis, la croissance du protectionnisme et du
populisme dans le monde n’augurent rien de bon pour l’organisation.
• La prolifération des accords commerciaux bilatéraux qui permet aux grands pays de
rentabiliser, dans les négociations, l’accès à leur marché, tend à laisser penser que le
déblocage n’est pas pour demain.

Notions clés
Institution internationale – organisation internationale – régime international –
Organisation mondiale du commerce – GATT – évolution du régime commercial
mondial depuis 1945 – coopération internationale.

Lectures conseillées

Graz J.-C., 1999, Aux sources de l’OMC. La Charte de La Havane 1941-1950,


Genève, Droz.
Helleiner E., 2014, Forgotten Foundations of Bretton Woods: International
Development and the Making of the Postwar Order, Cornell, Cornell University Press.
Hopewell K., 2016, Breaking the WTO: How Emerging Powers Disrupted the
Neoliberal Project, Stanford, Stanford University Press.
Paquin S. et Plouffe-Malette K. (dir.), 2021, Organisations internationales. Droit et
politique de la gouvernance mondiale, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
Rainelli M., 2011, L’Organisation mondiale du commerce, Paris, La Découverte.
Chapitre 5

L’État, la monnaie et les marchés


financiers

Objectifs

• Comprendre l’importance des questions monétaires et financières en EPI.


• Connaître les différents mécanismes et organisations de régulation mondiale de ces
secteurs.
• Maîtriser l’évolution de ces questions et comprendre pourquoi les marchés
deviennent plus puissants que les États sur ces dernières.

Les acteurs qui ont de l’influence sur la valeur de la monnaie, ou qui


décident qui peut obtenir du crédit et à quelles conditions, ont énormément
de pouvoir. La relation entre la politique, la monnaie et la finance
internationale est évidente sur la scène internationale, où il n’existe pas
d’autorité politique centralisée. Quelle devise doit-on utiliser afin d’opérer
des transactions internationales ? Qui doit gérer cette monnaie
internationale ? Comment le crédit doit-il être créé et alloué sur la scène
internationale ? Qui doit être le prêteur de dernier ressort en temps de
crise ? Ces questions sont fondamentales et ont été l’objet de conflits
politiques et de luttes de pouvoir entre les pays.
Les questions de la monnaie et du crédit en EPI sont centrales dans la
détermination du « qui obtient quoi, quand et comment ? » pour reprendre
les mots de Susan Strange [1998].
Dans ce chapitre, nous aborderons la régulation intergouvernementale de
la monnaie et de la finance, avec un accent sur le rôle du FMI. Le FMI
n’aura jamais l’autorité suffisante pour jouer le rôle qu’on lui avait confié.
De plus, le système mis en place était très favorable à la puissance
hégémonique de l’après-guerre, les États-Unis. Depuis les années 1970
cependant, les marchés financiers ont pris une telle importance que les États
ont de plus en plus de difficultés à réguler le système.

1. Pourquoi les États coopèrent-ils


en matière monétaire et financière ?
Tout comme pour les questions de libéralisation commerciale, les raisons
pour lesquelles les États ont intérêt à coopérer sur les questions de monnaie
et de finance internationale sont évidentes. Le commerce international a
besoin à la fois d’investissements internationaux et de monnaie d’échange
stable afin de fonctionner correctement. Le système monétaire est le lien clé
entre les économies nationales. Il est nécessaire à la croissance du
commerce international et aux investissements directs étrangers. La mise
sur pied d’un système monétaire fonctionnel est un prérequis pour le
développement de l’économie mondiale. Lorsque le système monétaire n’a
pas suffisamment d’autorité politique, il peut être un facteur décisif dans
l’effondrement de l’économie mondiale, comme le démontre le cas de la
Grande Dépression des années 1930 [Gilpin, 1987, p. 118].
En matière de monnaie et de finance internationale, la coopération
internationale affecte tous les aspects des politiques économiques des États
et illustre les défis que pose pour les États la gestion économique dans un
contexte d’interdépendance. Les décideurs disposent d’outils pour répondre
à ces défis. Parmi ceux-ci, on retrouve : 1) les politiques monétaires, c’est-
à-dire l’offre de monnaie et la détermination des taux d’intérêt, 2) les
politiques budgétaires, 3) la fixation du taux de change et 4) la régulation
des marchés financiers et des capitaux. L’objectif fondamental des
gouvernements, du moins en théorie, est d’atteindre l’équilibre interne et
externe. Un pays est dans une situation d’équilibre interne lorsqu’il a
accédé au plein-emploi avec une inflation contrôlée. L’équilibre externe,
c’est celui de la balance des paiements. La balance des paiements, qui inclut
tous les échanges de biens, de services et de capitaux entre les acteurs
économiques d’un pays et le reste du monde, est une opération de
coopération réciproque.
Lorsqu’un pays est dans une situation de surplus de la balance des
paiements, comme la Chine, un ou plusieurs autres pays sont en déficit,
comme les États-Unis et la France. L’interdépendance ne fait aucun doute et
la poursuite de la richesse d’un ou de plusieurs pays par la création de
surplus de la balance des paiements se fait aux dépens d’un déficit pour un
ou plusieurs pays. Donald Trump reprochait à ce propos au gouvernement
chinois de sous-évaluer volontairement la valeur du yuan et de
parallèlement soutenir la valeur de la devise américaine afin que les
consommateurs américains tirent vers le haut la croissance de la Chine.
Ainsi, la création de règles formelles et informelles qui ont pour objectif
d’assurer un certain degré de compatibilité entre les politiques économiques
nationales est cruciale.
Ces deux objectifs, équilibres externe et interne, sont cependant très
difficiles à poursuivre simultanément. Qu’est-ce qui explique les choix de
politiques des gouvernements dans la poursuite de ces deux objectifs
fondamentaux ? Les économistes croient généralement que l’analyse de ces
questions relève plutôt de l’examen technique que de l’analyse politique.
Ces derniers sont formés à penser que la monnaie et la finance répondent à
des phénomènes purement économiques. De leur point de vue, la monnaie
sert de médium d’échange alors que le secteur financier a pour fonction
fondamentale d’allouer le crédit.
Cette vision est en partie vraie, mais elle est beaucoup trop limitée :
choisir quelle monnaie deviendra la monnaie de réserve dans le monde est
un choix politique fondamental dont les effets sur la distribution du pouvoir
sont très importants. C’est ce choix que feront les pays représentés à la
conférence de Bretton Woods, accordant de fait un privilège exorbitant aux
États-Unis, la puissance hégémonique de l’après-guerre.

1.1 Le système financier de Bretton Woods


Comme nous l’avons vu, les accords de Bretton Woods, dont les principaux
architectes sont l’Américain Harry Dexter White et le Britannique John
Maynard Keynes, reposent sur les principes du libéralisme enchevêtré et du
multilatéralisme. Ces accords devaient produire une plus grande stabilité
monétaire et financière internationale. Les taux de change flottants d’avant
1945 étaient perçus comme des facteurs d’instabilité parce qu’ils ont
favorisé les dévaluations compétitives, la spéculation financière et
finalement l’effondrement de l’ordre économique international.
Le nouveau système financier de Bretton Woods repose sur trois règles
fondamentales :
• Premièrement, chaque État devrait définir sa monnaie par rapport à la
valeur du dollar américain en 1944. Le dollar américain est pour sa
part indexé sur l’or à 35 dollars par once. Ce système nommé « gold
exchange standard » ou « étalon de change-or » confère au dollar
américain un rôle central, ce dernier devient « aussi bon que de
l’or ».
• Deuxièmement, la valeur des monnaies sur les marchés des changes
ne devait pas fluctuer, même si des ajustements étaient prévus, au-
delà de la marge de 1 % autorisé par rapport à la parité officielle.
• Troisièmement, les États étaient responsables du respect du taux de
change. Ainsi, dans ce nouveau système, l’étalon-or demeure la
référence ultime, mais le dollar américain devient son alter ego
[Pavot, 2021].
Le dollar américain est la seule devise qui peut être convertie en or, les
autres monnaies nationales se définissant par rapport au dollar américain, la
référence internationale, dans le cadre d’un système de parités fixes. Pour
fonctionner, ce système doit mettre en place un contrôle très minutieux des
mouvements de capitaux. Des mécanismes d’ajustements sont prévus et,
selon les principes du libéralisme enchevêtré, la priorité était donnée à
l’autonomie politique nationale [Helleiner et Babe, 2020].
Le FMI est issu des accords de Bretton Woods. Fondé en 1944, il est le
gardien de ce nouvel ordre monétaire international. Son existence formelle
débute en décembre 1945, lorsque 29 pays ratifient l’accord. De nos jours,
l’organisation compte 190 membres. Le siège du FMI n’est pas à Londres
ou à New York, mais à Washington DC, où le Trésor américain peut exercer
une forte autorité sur lui.
Le FMI doit s’assurer de la fixité des taux de change, de la convertibilité
des monnaies, de la stabilité des paiements et de l’équilibre de la balance
des paiements grâce à l’accès à un fonds de réserve commun. Le FMI
devait aider les États à retrouver une situation d’équilibre de la balance des
paiements par l’entremise d’un programme de stabilisation. Cette pratique
permettrait, pensait-on, de limiter l’internationalisation d’une crise
nationale comme en 1929 et d’assurer la stabilité monétaire internationale.
On érigera également la Banque internationale pour la reconstruction et le
développement (Banque mondiale), qui devait aider à relancer l’activité
économique des pays dévastés par la guerre [Aglietta et Moatti, 2016].
L’Union soviétique, qui avait pourtant participé aux négociations à Bretton
Woods, n’a pas intégré le FMI. Après 1949, c’est Taïwan qui représentera la
Chine au Fonds. Dans les premières années, plusieurs pays choisiront de
n’avoir qu’un rôle limité dans l’organisation. Plusieurs pays d’Europe de
l’Ouest, par exemple, ne rendront pas leur devise convertible et profiteront
de la période de transition permise dans les accords de Bretton Woods.

1.2 Un privilège exorbitant


Le système financier mis sur pied à Bretton Woods était très favorable aux
États-Unis, à tel point que Valéry Giscard d’Estaing, lorsqu’il était ministre
des Finances de la France en 1964, soutenait que ces derniers détenaient
dans les faits un « privilège exorbitant ». En effet, le statut des États-Unis et
de sa monnaie dans le système financier avait pour effet que la production
d’un billet de 100 dollars par les États-Unis ne leur revenait qu’à quelques
cents alors que la France ou le Canada devaient débourser l’équivalent de
ce montant en biens et services pour obtenir ces mêmes 100 dollars. L’écart
entre les deux représente un droit de « seigneuriage », pour reprendre les
mots de Barry Eichengreen, ce qui procure un avantage exorbitant aux
États-Unis [2011, p. 3-4]. Puisque le dollar américain est la monnaie de
réserve après la guerre, les banques centrales et les entreprises du monde
entier se procurent des billets verts. Ces opérations favorisent une pression
à la baisse des taux d’intérêt aux États-Unis ainsi que sur les intérêts de leur
dette. Puisque le coût des intérêts de la dette américaine est moins important
que le rendement de leurs investissements, les gouvernements américains
successifs peuvent assumer un déficit de la balance des paiements imposant
sans trop de difficultés [Eichengreen, 2011, 2019].
En détenant la monnaie de réserve mondiale, les États-Unis ne feront pas
face à une crise de la balance des paiements comme d’autres pays,
puisqu’ils achètent leurs importations dans leur propre devise [Bernanke,
2016]. De plus, cette situation procure un avantage clair aux entreprises
américaines, car ces dernières n’ont pas à assumer les coûts de conversion
des devises et elles ne sont pas soumises aux fluctuations des taux de
changes. La position des États-Unis dans le système financier signifie
également que les étrangers financent les multinationales et le niveau de vie
des Américains dans l’après-guerre. En raison de la logique du système, il
est impossible pour un pays seul, comme la France qui critiquait la situation
dans les années 1960, de se retirer de ce système. En 1971, le secrétaire au
Trésor américain, John Connally, exposera en réponse à des inquiétudes
provenant d’une délégation de ministres des Finances européens sur les
fluctuations du dollar américain et ses effets sur l’inflation, le privilège
exorbitant des États-Unis en ces mots : « Le dollar est notre monnaie, mais
c’est votre problème ».

1.3 La gouvernance du système monétaire


international
Le système monétaire international, qui n’a jamais fonctionné selon les
plans initiaux, subira de nombreuses crises et s’effondrera à la suite de
l’annonce du président américain Richard Nixon, en août 1971, de la fin de
la convertibilité du dollar en or. De la fin des années 1950 au début des
années 1970, le FMI et la Banque mondiale joueront un rôle bien moins
important que ne l’avaient imaginé White et Keynes à Bretton Woods. Au
début des années 1970, le système connaît des mutations profondes.
La fin de la convertibilité du dollar en or, connu sous l’expression de
« Nixon Shock », n’était pas une surprise. Dès les années 1960, Robert
Triffin avait démontré l’instabilité du système mis en place à Bretton
Woods, celui du gold exchange standard. Dans un système où le dollar
américain est la devise centrale, les liquidités internationales ne peuvent
provenir que d’une politique monétaire expansionniste des États-Unis, qui a
pour effet de créer ou de creuser sa balance des paiements. Plus la balance
des paiements des États-Unis est déficitaire, et plus la confiance envers la
devise américaine risque de diminuer, ce qui pervertit les fondations même
du système [Triffin, 1960].
Une des façons de contourner ce problème est de revenir à la solution
proposée par Keynes lors des négociations de Bretton Woods, c’est- à-dire
de créer une monnaie internationale, qu’il nommait « bancor », qui ne
devait être reliée à la balance des paiements d’aucun pays. En 1965, les
États-Unis reprendront cette idée que le FMI pourrait émettre une devise en
complément du dollar.
En 1969, les droits de tirage spéciaux (DTS) sont créés pour remplir cette
fonction. Les droits de tirage spéciaux ne sont pas une devise qu’un
individu peut utiliser dans ses transactions. Ils ne peuvent être utilisés que
par les autorités monétaires d’un pays comme une réserve afin de résoudre
avec un autre pays un problème de déficit de balance des paiements. Les
pays sont cependant au départ réticents à utiliser ce nouveau système qui ne
fonctionnera pas, lui non plus, comme prévu.
Dans les années 1960, la prédiction de Triffin se concrétise
progressivement. La devise américaine à l’étranger prend une expansion
considérable, sans proportion avec les réserves d’or dans les coffres de
l’État américain. Cette situation n’était pas complètement néfaste pour les
États-Unis, car elle a permis à ces derniers de financer l’augmentation des
dépenses intérieures causées par les politiques sociales de la « Great
Society » du président Johnson et la hausse des dépenses militaires liées à la
guerre du Vietnam, en menant une politique monétaire expansionniste.
Les États-Unis ne faisaient pas que fournir le monde avec les liquidités
nécessaires pour le bon fonctionnement du système : ils exportaient leur
inflation en inondant la planète de dollars. L’effet pervers de cela est que les
États-Unis devenaient de plus en plus vulnérables face à ce déséquilibre
croissant. En effet, cette expansion monétaire comportait le risque de créer
une crise de confiance face au dollar américain [Aglietta et Moatti, 2016].
Alors que la Grande-Bretagne et le Japon ont accepté de ne pas convertir
leurs dollars en or dans les années 1960, les Français ont fait le contraire.
En février 1965, le président Charles de Gaulle annonça son intention
d’échanger ses réserves de dollars américains contre de l’or au taux de
change officiel. Il envoya la Marine française de l’autre côté de l’Atlantique
pour récupérer la réserve d’or française et fut suivi par plusieurs pays. Cela
a eu pour conséquence de réduire considérablement le stock d’or américain,
mais également la confiance dans le système.
Après plusieurs mini-chocs, le système finit par s’effondrer au début des
années 1970 par l’absence de coordination intergouvernementale [Aggarwal
et Dupont, 2020, p. 53]. Les États-Unis avaient alors le choix entre diminuer
la circulation de leur masse monétaire afin de réduire leur déficit de la
balance des paiements, ce qui aurait causé une récession aux États-Unis, ou
mettre fin à la convertibilité du dollar en or.
Le président Nixon choisit de mettre fin unilatéralement à la
convertibilité du dollar en or le 15 août 1971. Au départ, cette mesure était
censée être temporaire, mais le dollar est devenu une monnaie flottante
permanente et en octobre 1976, le gouvernement américain a officiellement
modifié la définition du dollar ; les références à l’or ont été supprimées des
lois [Helleiner et Babe, 2020, p. 210].
À la suite de cette décision, le dollar américain est dévalué de 8 % et en
1976, avec les Accords de la Jamaïque, le régime de change fixe est
abandonné. Le rôle international de l’or est également mis de côté. La
rupture opérée par Nixon est réellement historique.
Selon Adam Tooze, pour la première fois depuis sa création, aucune
monnaie dans le monde n’est rattachée à un étalon métallique [Tooze, 2018,
p. 28]. L’abandon du système de change fixe a favorisé une plus grande
intégration économique et financière internationale, mais également une
augmentation des chocs financiers et une importante perte de contrôle des
autorités monétaires [Frieden et Martin, 2002, p. 12].
Depuis le début des années 1970, le système monétaire international a été
dans les faits décentralisé, chaque pays fixant son propre cadre de taux de
change et les valeurs des principales devises étant déterminées par les
marchés. On passe d’un système de taux de change fixes à un régime de
taux de change flottants [Bernanke, 2016].

2. La mondialisation des marchés


financiers
Lors de la mise sur pied du système de Bretton Woods, les architectes du
système ont créé un ordre financier international où les gouvernements
avaient la responsabilité de contrôler les flux financiers transfrontaliers ou
internationaux privés. Les institutions internationales avaient pour leur part
la mission d’allouer du crédit à court et à long termes sur le plan
international. De nos jours, ces deux caractéristiques sont inversées :
les flux financiers transfrontaliers privés se déplacent facilement autour du
monde et le FMI est souvent contourné lors des crises. Qu’est-ce qui
explique ce retournement de situation ?
Plusieurs causes ont contribué à l’accélération de la mondialisation de la
finance. Au premier titre, on retrouve le développement des nouvelles
technologies de l’information. Celui-ci permet l’apparition d’un vaste
marché mondial des capitaux où, en quelques secondes, des sommes
gigantesques d’argent peuvent se déplacer d’une place à l’autre [Helleiner et
Babe, 2020, p. 205].
Sur le plan des marchés financiers, le phénomène des délocalisations et
l’accélération conséquente des IDE lors des années 1960 et 1970 ont créé
une demande grandissante pour des services financiers internationaux
privés. Le système financier international est également marqué, depuis les
années 1960, par une privatisation de la détention des liquidités
internationales. Pour être plus précis, tout commence vers la fin des
années 1950, avec la naissance des euromarchés. Ces euromarchés sont des
monnaies nationales convertibles par des banques qui sont situées à
l’extérieur du système monétaire national. Ce sont ainsi des marchés de
capitaux où se réalisent des opérations financières, des emprunts par
exemple, libellées en eurodevises, c’est-à-dire en monnaies différentes de la
monnaie du pays où la transaction est réalisée. Sur ces marchés, les
opérations financières réalisées dans certaines devises échappent aux
réglementations fiscales et monétaires du pays émetteur de la monnaie
[Palan, Murphy et Chavagneux, 2009].
Les transactions se produisent dans un espace offshore, c’est-à-dire à
l’extérieur de la zone de souveraineté d’une autorité publique. Le rôle de la
Banque d’Angleterre a été déterminant dans le développement de ces
marchés, qui allaient à l’encontre du système de contrôle mis en place à
Bretton Woods [Chavagneux, 2007, p. 118-119 ; Palan, 2003]. Avant
l’apparition de ce phénomène, les banques centrales contrôlaient la quasi-
totalité des liquidités internationales. Elles assuraient donc la valeur de la
monnaie et étaient gardiennes de la balance des paiements. Mais, avec le
développement du commerce mondial et les besoins de capitaux
transnationaux de la part des entreprises multinationales, une privatisation
des monnaies s’effectue.
La croissance fulgurante des euromarchés s’explique notamment par le
fait que les multinationales et les banques privées cherchent à échapper aux
contraintes des politiques monétaires des banques centrales. La croissance
de l’euromarché est une réaction du secteur privé à la gestion publique des
liquidités internationales. Avec l’accroissement des IDE, les entreprises
multinationales voulaient s’assurer d’une alimentation autonome de
liquidités par de nouveaux circuits financiers, ce que ne leur permettaient
que difficilement les institutions monétaires officielles de Bretton Woods.
Le développement de l’euromarché se superpose à celui des économies
nationales. Les acteurs privés, détenteurs d’une part croissante de liquidités
internationales, provoquent une perte de souveraineté des autorités
monétaires publiques. Ces dernières ne peuvent plus contrôler la quantité de
liquidités, ce qui limite considérablement l’efficacité des politiques
monétaires. L’abondance de liquidités et la nouvelle mobilité monétaire
donnent aux banques privées une nouvelle marge de manœuvre. En effet,
les banques privées peuvent détourner les réglementations des autorités
monétaires en finançant leurs projets sur les marchés internationaux. Elles
peuvent également contourner les effets d’une politique restrictive de la part
d’une banque centrale en générant du crédit sans écouter le mot d’ordre des
autorités monétaires. Dorénavant, les autorités publiques doivent partager la
gestion de la monnaie avec les grandes banques internationales et le milieu
de la finance [Aglietta et Moatti, 2016].
Les chocs pétroliers ont également contribué à la mondialisation
financière par le recyclage des pétrodollars (voir Focus ci-contre). Le rôle
qu’ont joué les banques privées dans ce recyclage à partir des années 1970
est une illustration de la fin du contrôle des flux financiers transfrontaliers.
La quantité de capitaux privés supplante alors celle des autorités monétaires
publiques.

• FOCUS : Les pétrodollars et les fonds souverains


Les pétrodollars sont un actif financier issu des redevances versées par les
compagnies extractrices aux gouvernements des pays où elles extraient le pétrole.
À la suite de la flambée des prix du pétrole dans les années 1970, les bénéfices
des pays producteurs explosent. L’afflux massif de capitaux ne peut être absorbé
par les pays producteurs, car les risques d’hyperinflation sont trop importants. Ces
pays producteurs investissent alors massivement sur les marchés des capitaux par
l’entremise de banques commerciales, en particulier dans les pays d’Amérique
latine et en Afrique. Ce phénomène est connu sous l’expression de recyclage des
pétrodollars. Les gouvernements récepteurs de ces investissements massifs
empruntent alors sans correspondance avec leur solvabilité.
Parallèlement à cela, l’inflation consécutive à la montée du prix du pétrole
provoque des chocs économiques dans les pays occidentaux. Les politiques
monétaires sont resserrées, les taux d’intérêt sont dans les deux chiffres et des
politiques budgétaires restrictives sont mises en œuvre. Le service de la dette des
pays qui avaient obtenu des pétrodollars augmente alors considérablement en
même temps que la demande mondiale diminue. On note également une chute de
la valeur des matières premières qui proviennent notamment des pays émergents.
Les conditions d’une spirale d’endettement sont atteintes. Le taux d’endettement
des pays du Sud monte en flèche. Inquiètes, les institutions financières des pays
du Nord ferment le robinet financier craignant que les pays du Sud ne puissent
rembourser les dettes contractées. Cette stratégie des banques des pays du Nord
sera ainsi largement responsable de la crise de la dette des pays du Sud, qui
deviendra un des plus importants problèmes de l’économie mondiale des
années 1980.
De nos jours, les revenus pétroliers gonflent les revenus des fonds souverains. Les
fonds souverains sont des fonds d’investissement qui proviennent majoritairement
de pays émergents. On dénombre dans le monde environ 40 fonds souverains.
Les plus importants proviennent du Moyen-Orient et d’Asie. Leur mission est de
faire fructifier les excédents budgétaires qui sont dopés par les redevances
pétrolières (Qatar, Dubaï, Bahreïn), ou encore par les excédents commerciaux
(Chine). Ces fonds souverains soulèvent des inquiétudes grandissantes en
Occident en raison des liens étroits qui les unissent aux pouvoirs politiques.

La mondialisation de la finance résulte également d’un choix de la part


des gouvernements. Ces derniers considéraient de plus en plus que les
marchés internationaux étaient des endroits intéressants pour vendre leurs
obligations gouvernementales. Une obligation est une valeur mobilière. Les
gouvernements les utilisent pour financer leurs opérations. Il s’agit ainsi
d’une forme de dette financière qu’un gouvernement doit à son créancier.
L’utilisation des obligations pour financer les programmes publics possède
l’avantage, pour les politiciens, d’éviter de taxer les citoyens à court et
moyen termes. C’est l’équivalent d’utiliser la carte de crédit pour financer
les dépenses publiques, mais généralement à un bien meilleur taux. Depuis
les années 1970, les gouvernements en sont très friands.
De plus, en raison de la prégnance de plus en plus forte des idées
néolibérales, la libéralisation dans le secteur financier est perçue de plus en
plus positivement et on avance que cette politique permettrait de créer de
nombreux emplois et de la richesse. Les États favorisent la libéralisation
des mécanismes de contrôle mis en place lors des accords de Bretton
Woods. Ils se font les promoteurs de la règle des 3-D, c’est-à-dire de la
déréglementation, du décloisonnement et de la désintermédiation, selon
l’expression de Bourguinat [Bourguinat, 1987 ; Pauly, 2020]. Les politiques
de déréglementation transformeront complètement la logique de la
mondialisation financière. Jusqu’aux années 1960-1970, le milieu financier
était fortement réglementé par l’État. Les gouvernements suppriment
progressivement leur contrôle sur le capital. Les Américains et les
Britanniques ouvrent la voie en 1974 et en 1979. Leurs politiques seront
imitées un peu partout, jusque dans de nombreux pays en développement.
La décision de Londres d’abolir le contrôle des capitaux avait pour objectif
de reconstruire la place financière de Londres. La stratégie américaine
visait, pour sa part, à renforcer la place de Wall Street comme chef de file
dans le secteur financier. Suivant la tendance, plusieurs petits pays en
développement (Aruba, Bermudes, Nauru, etc.) choisiront de se transformer
en paradis fiscaux comme stratégie de croissance économique [Palan,
2003]. Sous l’influence américaine et britannique, la déréglementation et le
décloisonnement entre les secteurs financiers s’universalisent. Les marchés
boursiers, des changes, des produits dérivés et des matières premières sont
complètement transformés. Cette libéralisation propulsera à l’avant-scène
une série de nouveaux produits financiers souvent très peu contrôlés. Les
mouvements de capitaux s’accélèrent nettement à partir des années 1970-
1980.
Avec la désintermédiation, les banques ne sont plus au centre du système
financier. Avant la désintermédiation, elles émettaient les crédits et
négociaient sur les marchés boursiers les actions et les obligations. En
somme, avant la désintermédiation, une entreprise devait traiter avec son
banquier. Mais l’emprunt bancaire comportait certains désavantages. En
effet, une banque prête généralement en fonction des capacités de
remboursement de l’emprunteur. De plus, l’emprunt coûte cher à
l’entreprise. Finalement, rares sont les emprunts perpétuels, l’entreprise doit
un jour rembourser sa dette plus les intérêts. Tout cela est long et complexe
et l’on recherche d’autres solutions plus efficaces. Cette solution viendra du
milieu de la finance, qui découvre une multitude de possibilités à la suite de
la déréglementation. Avec la désintermédiation, les banques ne sont plus au
centre du système financier, c’est-à-dire qu’une entreprise qui cherche de
l’argent peut désormais se financer sur les marchés financiers. Une
entreprise pourra emprunter très rapidement des sommes colossales
d’argent si elle est capable de convaincre les prêteurs.
À partir des années 1980-1990, une variété de plus en plus grande de
produits financiers apparaît et une nouvelle économie financiarisée voit le
jour. On entre dans l’ère des spéculateurs privés ou institutionnels.
Conséquence de la déréglementation, la spéculation va atteindre des
niveaux excessifs. Sur le plan mondial, les échanges de devises passent
ainsi de 15 milliards par jour en 1973 à près de 1 900 milliards en 2004 et à
plus de 6 600 milliards en 2019 selon la Banque des règlements
internationaux [Soubranne, 2020]. La part des opérations de change qui
répondent à des besoins de financement des gouvernements ou des
entreprises qui achètent et vendent des produits ou services dans un pays
étranger, ou qui doivent convertir les profits générés dans un pays étranger,
ne représente qu’entre 5 % ou 10 % du total. Le reste s’explique
essentiellement par de la spéculation, par des mouvements « aller-retour »
très rapides, qui tentent de prévoir les variations anticipées des taux de
change. Ces opérations d’offre et de demande de crédit prennent place dans
les marchés boursiers, sans que l’État ait un mot à dire [Helleiner et Babe,
2020, p. 225 ; Michalet, 2007, p. 83].
Autre exemple, selon Thomas Elkjaer et Niels Johannesen [2018],
environ 12 000 milliards de dollars d’IDE, représentant près de 40 % des
IDE dans le monde, sont totalement artificiels. Ces sommes sont dans les
faits des capitaux « fantômes » qui transitent par des « coquilles vides » ou
des entreprises qui n’ont pas de réelles activités commerciales. Ces IDE
transitent pratiquement toujours par des paradis fiscaux. Les huit grands
territoires de transit sont les Pays-Bas, le Luxembourg, Hong Kong, les îles
Vierges britanniques, les Bermudes, les îles Caïmans, l’Irlande et
Singapour. Une grande partie des IDE dans le monde fait partie d’une
stratégie fiscale « d’optimisation » qui vise à faire sauver de l’impôt aux
grandes entreprises. Cette situation explique pourquoi la compagnie Apple
fait transiter beaucoup d’IDE par l’Irlande même si elle ne produit, ne
conçoit, ni ne développe de produits dans ce pays. Environ les deux tiers
des investissements d’Apple en Irlande sont des investissements
« fantômes ».
Dans cette économie financiarisée, les agences de crédit, comme
Moody’s ou Standard & Poor’s, deviennent des acteurs de plus en plus
influents dans l’EPI, car elles peuvent déterminer qui a droit au crédit et à
quel coût. Leurs avis ont un effet souvent déterminant sur les taux de
change et sur les coûts d’emprunt de l’argent pour les gouvernements et les
entreprises multinationales qui cherchent à emprunter sur les marchés
étrangers, et par ce fait même sur les politiques budgétaires et monétaires
des États.

2.1 Les effets de la mondialisation financière


sur l’autonomie de l’État
Quels sont les effets de la mondialisation financière sur les États et sur la
coopération intergouvernementale ? De nombreux travaux ont été réalisés
sur les effets de la mobilité des capitaux et des flux financiers
transfrontaliers de la mondialisation financière depuis les années 1950-
1960. Si les spécialistes s’entendent sur quelque chose, c’est sur
l’importance de la mobilité des capitaux sur chaque aspect des politiques
financières internationales, du choix du régime de taux de change à la
configuration des institutions monétaires nationales [Cohen, 2008, p. 155].
La mondialisation financière retire-t-elle à l’État sa capacité de gestion
des questions macroéconomiques ? L’enjeu central est l’incompatibilité
entre une politique monétaire indépendante, un taux de change stable et une
libre circulation des capitaux [Frieden, 2020, p. 460-461].
Selon le modèle Mundell-Fleming, dans un environnement où les taux de
change sont fixes et les marchés financiers intégrés, un gouvernement perd
beaucoup de contrôle sur l’offre de monnaie sur le plan intérieur ainsi que
sur la fixation des taux d’intérêt. Autrement dit, si un pays veut lier sa
devise au dollar américain ou à toute autre devise comme le franc CFA par
exemple, il perd le contrôle sur sa politique monétaire et, s’il veut avoir sa
propre politique monétaire, il doit accepter de laisser sa devise fluctuer. Il
est impossible d’avoir les deux en même temps. La mobilité des capitaux
pose ainsi des contraintes fondamentales sur les États. Ils peuvent défier le
marché, mais doivent se résoudre à en payer le prix qui peut être très élevé.
À partir des années 1990, le dilemme du modèle Mundell-Fleming
devient une réalité centrale des questions monétaires et financières
internationales. En 1999, par exemple, l’Argentine sera confrontée à cette
situation. Elle pouvait maintenir sa politique de lier le peso au dollar
américain au prix de très nombreuses faillites et d’une forte hausse du
chômage en raison de la hausse de la devise américaine. Elle pouvait encore
rompre le lien et dévaluer sa monnaie, mais au prix d’une crise financière et
monétaire internationale, ce qui aurait fait fuir les investisseurs
internationaux. Plusieurs pays comme la Thaïlande, le Brésil, la Russie, la
Turquie ont tous été confrontés au phénomène. Ils avaient besoin de la
mobilité du capital afin d’attirer les investissements directs étrangers sur
leur territoire, mais souffraient de devoir renoncer à leur indépendance
monétaire pour maintenir leur devise liée au dollar américain. Plus leur
économie était intégrée dans le système international, plus leur marge de
manœuvre nationale était contrainte.
Les crises financières ont également eu des répercussions sur le système
bancaire de ces pays. Les banques locales réalisent souvent des emprunts en
dollar américain. En retour, ces banques font des prêts à des entreprises et
des particuliers dans la monnaie locale. Ce système fonctionne bien
lorsqu’il est stable, mais lorsque la devise du pays est dévaluée, le poids de
la dette libellée en dollar américain augmente d’autant. Lorsque cela se
produit, il y a un risque important d’aggravation sévère de la crise bancaire
si la panique s’empare de la population. Si cette dernière cherche
massivement à retirer son argent, c’est tout le système qui peut s’effondrer
[Frieden, 2020, p. 460-461].
De plus, il est fort possible qu’une dévaluation de la monnaie pour
rétablir l’équilibre extérieur devienne inefficace, parce qu’elle risque d’être
sanctionnée et, s’il n’y a pas de changement dans la politique économique,
les spéculateurs vont s’attendre à une autre dévaluation. Ils peuvent alors
exercer une pression sur la monnaie jusqu’à la nouvelle dévaluation. Même
la monnaie d’une ancienne puissance hégémonique comme le Royaume-
Uni n’a pas été capable de résister à une attaque spéculative dans les
années 1990 (voir Focus ci-après). Une banque centrale ne peut lutter seule
contre les mouvements spéculatifs, elle a besoin de l’aide d’autres
partenaires comme les autres banques centrales ou encore le FMI. Cette
aide, souvent conditionnelle, limite encore plus la marge de manœuvre des
pays.

• FOCUS : George Soros et la livre sterling en 1992


George Soros est certainement le spéculateur le plus connu. L’enfant terrible de la
finance a réussi, le 16 septembre 1992, à faire trébucher la livre sterling ! Misant
sur la faiblesse de la monnaie britannique, « l’homme qui fit sauter la Banque
d’Angleterre » mobilise 10 milliards de dollars et spécule contre la livre. La
technique est aussi simple qu’efficace : il emprunte des livres sur le marché qu’il
échange immédiatement contre une autre monnaie plus stable comme le mark ou
le dollar. L’afflux de livres sur le marché fait baisser la devise. À terme, la Banque
centrale britannique est forcée de dévaluer sa monnaie et la fait sortir du Serpent
monétaire européen. Plus tard, Soros rachète des livres et rembourse son
emprunt, empochant la différence qui est d’environ 1,1 milliard de dollars.

2.2 La crise financière de 2008 et de la dette


souveraine en Europe
Au début des années 2000, un groupe de pays émergents, notamment la
Chine, a développé la stratégie de faire des prêts et de vendre des produits à
un autre groupe de pays, notamment les États-Unis et les pays d’Europe de
l’Ouest, qui, à leur tour, se sont développés en empruntant massivement et
en achetant au premier groupe. Grâce à cette stratégie, les pays émergents
se sont développés très rapidement alors que les gouvernements des pays
développés pouvaient emprunter à des coûts très faibles en raison du
volume important de capitaux à investir provenant des pays émergents,
mais aussi des pays pétroliers [Frieden, 2020].
Le gouvernement américain, par exemple, empruntera massivement à des
investisseurs chinois, ce qui va permettre à la Banque centrale américaine
de maintenir ses taux d’intérêt très bas, taux dont profiteront de très
nombreux Américains. Les banques proposeront également des produits
financiers très sophistiqués, ce qui favorise une hausse importante de prêts
hypothécaires dans les années 2000. Une part substantielle de l’argent
nécessaire pour financer ces prêts proviendra de partout dans le monde. En
2007 cependant, des signes commençaient à laisser penser que la situation
était intenable. En 2007, le déficit de la balance commerciale des États-
Unis, de l’Europe des Quinze et du Japon a atteint 1 100 milliards de
dollars, alors que l’excédent commercial de l’ensemble des pays émergents
dépassait les 600 milliards [Artus et Virard, 2008, p. 76]. Le déséquilibre
était profond.
Lors de l’été 2007, les prix de l’immobilier commencent à reculer aux
États-Unis. Sur une période de 18 mois, ils baissent d’environ 30 % : c’est
le déclencheur de la crise. Le marché des subprimes, c’est-à-dire des prêts
hypothécaires à haut risque, en est le point de départ. De nombreuses
banques aux États-Unis avaient en effet accordé des prêts immobiliers à des
ménages peu solvables en calculant la capacité d’emprunt sur la valeur
projetée de la maison. Le système fonctionne tant que le marché est en
croissance, mais dès qu’un ralentissement économique commence, l’effet
pervers de cette politique provoque une importante crise. De nombreux
ménages se sont retrouvés dans l’impossibilité de rembourser leur crédit,
entraînant l’effondrement de plusieurs banques.
La crise financière s’est propagée à l’ensemble du système financier par
l’entremise de la titrisation. Cette technique financière, qui apparaît dans les
années 1970, consiste à morceler un prêt bancaire en obligations et à le
vendre partout dans le monde. La crise des subprimes s’est étendue à
l’ensemble du crédit par l’entremise de la titrisation. Elle s’est propagée
parce que des investisseurs du monde entier possédaient des quantités
importantes de dettes titrisées. Ce qui est particulier avec cette crise, c’est
qu’elle n’a pas été causée par un choc externe comme la hausse du prix du
pétrole décrétée par l’OPEP, mais par les failles dans le système financier
lui-même.
En 2008, la banque Bear Stearns, qui était très impliquée dans
l’immobilier, s’effondre et est absorbée par JP Morgan Chase après une aide
financière de la Banque centrale américaine. Plusieurs autres institutions
seront également très fragilisées. À l’automne, Lehman Brothers, un géant
de la finance, déclare faillite. Les autorités américaines décident
d’intervenir pour éviter la crise. Mais en intervenant, elles provoquent une
véritable crise de confiance. La panique s’installe et la crise se répand
comme une traînée de poudre.
Selon Adam Tooze, ce que subit le monde avec la crise de 2008, c’est
une implosion du crédit interbancaire. En effet, nous ne vivons plus dans un
monde de modèles financiers insulaires qui reposent sur des relations
bilatérales. Nous vivons dans un monde où il y a une imbrication profonde
de bilans d’entreprises de banques à banques [Tooze, 2018, p. 25-26].
Conséquemment, très peu d’acteurs du monde financier aux États-Unis, en
Europe ou ailleurs n’avaient imaginé que la finance internationale était si
profondément interconnectée à l’essor des prêts à haut risque aux États-
Unis. Dès que la situation a été comprise par les autorités américaines, ces
dernières ont réagi avec force et n’ont pas limité leurs actions aux banques
américaines. La Fed, la Banque centrale américaine, s’est transformée en
fournisseur de liquidités pour l’ensemble du système mondial qui était en
crise profonde. La Fed déversera des dollars à toutes les institutions qui sont
domiciliées à New York, que ces institutions soient américaines ou non.
Elle autorise même un groupe de quatorze banques centrales, dont quatre
sur les marchés émergents, à émettre des crédits en dollars sur demande
[Bernanke, 2016]. En raison de cette action, 10 000 milliards de dollars sont
injectés dans le système bancaire en Europe [Tooze, 2018, p. 26-27] !
À la crise financière de 2008 succède la crise de la dette souveraine en
Europe. L’Europe sera touchée par la crise à partir de la fin de 2009. Un
nouveau gouvernement en Grèce révèle que les gouvernements précédents
ont menti sur l’état des finances publiques du pays. La crise se diffuse à
l’Irlande en 2010, en raison de l’importance de la dette privée qui force le
gouvernement à intervenir avec un plan de sauvetage. Elle se propage à
l’ensemble de la zone euro à partir de 2010 parce que plusieurs pays
semblent dans l’incapacité de rembourser leur dette et que plusieurs
analystes doutent de la capacité et de la volonté de la Banque centrale
européenne d’intervenir. Dans ce contexte, prêter à certains pays européens
comme l’Italie, l’Irlande, l’Espagne et le Portugal pose problème. Cette
situation suspend la circulation des capitaux entre les pays, si bien que les
pays en difficulté ne peuvent plus financer leur déficit. En 2011, la Banque
centrale européenne, qui voulait préserver l’avenir de l’euro, décide
d’intervenir. Elle pousse vers la sortie les premiers ministres grec et italien
et impose également des politiques d’austérité budgétaire notamment dans
les pays du sud de l’Europe. La Banque centrale européenne a été plus lente
à agir que la Fed. Ce n’est qu’en juillet 2012 que Mario Draghi soutiendra
être prêt à faire tout ce qu’il faut pour sortir de la crise.

2.3 Pourquoi la domination du dollar américain


se poursuit-elle ?
Si pour certains le « Nixon Shock » représente la preuve du déclin de
l’hégémonie américaine et de l’autorité politique des États-Unis depuis les
années 1960-1970, pour d’autres, comme Susan Strange, c’est plutôt le
contraire. Les Américains n’appréciaient plus les règles du jeu dans les
domaines monétaire et financier au début des années 1970, et ils ont choisi
de les changer unilatéralement. Plutôt qu’un signe de faiblesse, il s’agissait
d’une démonstration de puissance. Aucun autre pays n’aurait pu faire la
même chose. Une preuve de la pertinence de l’argument de Susan Strange
repose sur le fait qu’encore de nos jours, la devise américaine demeure la
monnaie dominante dans le monde malgré l’avènement de l’euro et de la
montée de la Chine depuis le début des années 2000. Depuis les Accords de
la Jamaïque en 1976, qui ont mis un terme définitif aux accords monétaires
de Bretton Woods, plusieurs chercheurs ont avancé l’hypothèse selon
laquelle, puisque le dollar américain n’est plus « aussi bon que l’or », son
utilisation déclinerait. Le dollar américain représente cependant toujours la
devise de référence dans le monde malgré le déclin relatif de la taille de
l’économie américaine dans le monde. Qu’est-ce qui explique cette
situation ?
Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Dans le système décentralisé
actuel, les décisions concernant les devises à utiliser dans le commerce et la
finance internationale, à l’exception des réserves officielles qui reposent sur
les banques centrales, sont prises en grande partie par les acteurs du
marché. Ces derniers préfèrent clairement le dollar aux autres devises.
Pourquoi ? Une partie de l’explication repose sur la dépendance au chemin
emprunté. Les acteurs du marché sont habitués à utiliser le dollar dans leurs
transactions internationales, et comme la majorité des acteurs font de
même, cela augmente l’utilité du dollar comme devise de référence. De
plus, le dollar n’a pas créé de problème important qui aurait forcé les
acteurs du marché à changer d’idée. L’inflation est basse aux États-Unis,
l’abondance de liquidités du marché financier américain rend son utilisation
facile, les offres d’actifs américains en dollars sont perçues comme étant
très sécuritaires, ce qui favorise l’utilisation du dollar comme monnaie
refuge lors d’une crise financière [Bernanke, 2016].
De plus, en temps de crise, comme en 2008, la Fed a agi comme
fournisseur de dollars alors que l’action de la Banque centrale européenne a
plutôt plongé l’Europe dans une nouvelle crise existentielle [Stiglitz, 2016].
Selon Eichengreen, le problème de l’euro, c’est qu’il s’agit d’une monnaie
sans État. Dans le cas de la devise chinoise, le renminbi ou yuan, il s’agit
d’une monnaie avec trop d’État [Eichengreen, 2011, p. 7]. En somme, le
dollar n’a toujours pas de concurrent crédible.

3. L’autorité politique du FMI


Le FMI ne réussira jamais à remplir le rôle qui lui a été prescrit à Bretton
Woods. Même si à l’origine le Fonds était chargé de veiller au bon
fonctionnement du système de taux de change fixes mis en place en même
temps que l’organisation, il se retrouvera, après l’abandon de l’étalon de
change-or par les États-Unis en 1971, à recentrer son action vers la
surveillance [Pauly, 1997]. Or, si le développement des marchés financiers
en Europe et la privatisation progressive des liquidités internationales ont
participé à la chute de Bretton Woods devant un FMI impuissant, leur
développement après l’adoption des taux de change flottants mettra aussi
rudement à l’épreuve l’expertise de l’organisation dans sa nouvelle mission
de prévention des crises. La déréglementation des marchés financiers et la
création excessive de dettes qui en résulte ont créé une instabilité difficile à
gérer pour le Fonds.
Dès les années 1980, la crise de la dette des pays du Sud n’a pas été
prévue par les experts du Fonds qui s’inquiétaient davantage à l’époque de
la suffisance des fonds acheminés vers les pays en développement que d’un
éventuel suremprunt de ces derniers [De Beaufort Wijnholds, 2011, p. 5].
Dans les années 1990, les nombreuses crises financières en Suède, en
Grande-Bretagne, au Mexique, en Asie du Sud-Est, en Russie et au Brésil
seront autant de démonstrations de l’inefficacité du FMI en matière de
surveillance et de prévention. En conséquence, Doyle est d’avis que, vu que
les crises ne sont pas prévues, les interventions du Fonds se font la plupart
du temps « en réaction » aux événements et sont souvent trop lentes. Cette
incapacité à prévenir et à résoudre efficacement des crises touche au cœur
de la crise de l’autorité politique du Fonds.
Aussi, durant la crise asiatique, Jeffrey Sachs [1997] remettait
sévèrement en doute « l’expertise » de l’organisation et soulignait que les
problèmes auxquels voulait s’attaquer le FMI avec les conditionnalités de
ses programmes n’avaient jamais été soulevés avant la crise. Ainsi, la
Thaïlande était encensée pour sa « performance économique remarquable »
et pour ses « solides politiques macroéconomiques » tandis que la Corée
était, trois mois avant la crise, félicitée pour son « impressionnante
performance macroéconomique » et « son bilan fiscal enviable ». De plus,
le rapport du FMI sur l’Islande en 2007 qualifiait d’« enviables » les
perspectives à moyen terme du pays alors qu’il sera en quasi-faillite en
raison de la crise financière [Aiyar 2010, p. 498]. Et, évidemment, le Fonds
n’a pas prévu la crise financière de 2007-2008. En 2005, il prévoyait même
une stabilisation du marché immobilier américain plutôt qu’une chute, et en
2007 il prévoyait que les pertes liées aux subprimes seraient « limitées »
[Vaubel, 2011 ; Conway, 2010].

3.1 La crise du FMI


En raison de la crise de l’autorité politique et des problèmes de légitimité
technocratique du FMI, les pays en difficulté préféreront contourner ce
dernier en temps de crise plutôt que de subir son intervention. Depuis les
crises argentine et turque de 2001 et 2002, jusqu’à la crise de 2008, le FMI
n’avait eu que peu d’occasions d’intervenir et se retrouvait avec le
portefeuille de prêts le plus mince des 25 dernières années. En manque de
financement, certains recommandaient malicieusement au FMI de s’infliger
« sa propre médecine », soit réduire les dépenses administratives [Kapur et
Webb, 2007, p. 586 ; Tooze, 2020]. Quand la crise de 2008 a frappé,
l’Islande, le premier pays européen à se tourner vers le Fonds depuis la
Grande-Bretagne en 1976, a tenté tout d’abord d’obtenir des fonds de la
part de ses voisins, puis de la Russie et, en 2009, lorsque le Pakistan
cherchait une infusion d’urgence de fonds, il s’est d’abord adressé à la
Chine, puis à l’Arabie saoudite plutôt qu’au FMI. La Corée a aussi décidé
d’éviter l’organisation et a plutôt négocié une entente directement avec la
Fed [Grabel, 2011, p. 810-814].
L’inefficacité de la réponse internationale aux crises, et de la part du FMI
également, a eu pour effet que de nombreux pays ont choisi de gonfler le
montant de leurs réserves étrangères afin de se protéger des attaques
spéculatives. Selon Yavuz Arslan et Carlos Cantu, les pays en voie de
développement ont fait passer leurs réserves étrangères de 5 % de leur PIB
en 1990 à près de 30 % en 2018, afin de se protéger des risques [Arslan et
Cantu, 2019 ; Lipscy et Lee, 2019]. Les revenus de placement perdus liés à
l’accumulation de telles réserves sont estimés à l’équivalent de 1 % de la
croissance du PIB pour ces pays, ce qui est énorme. Depuis les
années 1990, certains pays ont réimposé des mesures draconiennes de
contrôle des capitaux pour éviter la spéculation excessive. Ces exemples
démontrent à la fois la difficulté de la coopération internationale, mais
également la nécessité de réguler les crises [Pauly, 2020].
Plusieurs raisons expliquent l’échec de la prévision des crises et
l’inefficacité de l’intervention du FMI. Dans le « Rapport Stiglitz », paru en
2010 et commandé par les Nations unies, l’auteur dénonçait encore le fait
que les institutions financières internationales se soient faites les
promoteurs des politiques de déréglementation des marchés financiers qui
ont créé les conditions de la crise ainsi que sa diffusion rapide autour du
globe [Stiglitz et al., 2010, p. ix]. Le problème est aussi plus large : les
économistes du FMI accordent une très grande importance aux autorités des
centres financiers comme Londres ou New York. Avant la crise financière,
des pays en émergence recevaient de nombreux avertissements sur les
risques s’accumulant dans leur secteur financier, alors que les pays qui
étaient au centre même du système financier international ne subissaient pas
le même traitement.
La question de la politisation du FMI a également eu des effets sur son
autorité. Le problème avec le FMI n’est pas seulement que ses
recommandations de politiques s’avèrent contre-productives, mais aussi
qu’elles paraissent politiquement motivées. Plusieurs pays soupçonnent
ainsi le FMI de ne recommander que ce que lui dicte la puissance
américaine. Si l’influence américaine est indéniable, il faut cependant
souligner que la relation entre le FMI et les États-Unis n’est pas au beau
fixe. Même avant la crise financière de 2008, les États-Unis refusaient de
coopérer avec le Fonds dans sa mission de surveillance. Entre 2004 et 2007,
le pays a refusé de se soumettre à une évaluation de son secteur financier
par les experts du Fonds, si bien qu’une bonne partie des risques
s’accumulant ont pu, plus facilement, rester non détectés. Les États-Unis
ont également beaucoup résisté à l’adoption des changements dans la
structure de gouvernance du Fonds, même s’ils préservaient leur droit de
veto. Plusieurs voix soutiennent même aux États-Unis l’abolition pure et
simple du Fonds [Aglietta et Moatti, 2016].

3.2 Le retour du FMI


La crise financière de 2008 a été providentielle pour le FMI. Rapidement,
au début de la crise, le G-20 est créé. Ce club, qui inclut non seulement la
Chine, mais aussi l’Indonésie, l’Afrique du Sud, la Turquie et le Brésil,
devait représenter l’ordre multipolaire émergent. La première réunion du G-
20 en tant que rassemblement de chefs de gouvernement a eu lieu en
novembre 2008 à Washington, au lendemain de l’effondrement de Lehman
Brothers. Lors du sommet du G-20 à Londres en avril 2009, le premier
ministre britannique Gordon Brown, avec le soutien de l’administration
Obama, a obtenu que le budget du Fonds soit porté à 1 000 milliards de
dollars. La crise de la dette souveraine en Europe, notamment en Grèce, a
redonné un rôle central au Fonds dans la gestion de crise, et la mise en
œuvre de multiples réformes lui aurait permis de retrouver une certaine
légitimité perdue.
La crise a également accéléré les réformes au FMI. Le fondamentalisme
de marché, pour reprendre l’expression de Joseph Stiglitz, est moins présent
et la structure de gouvernance a été reformée à partir de 2010. Le Fonds
n’en demeure pas moins une organisation déséquilibrée du point de vue de
sa structure de gouvernance. On estime par exemple que, d’ici 2030, trois
des quatre principales puissances économiques mondiales proviendront
d’Asie : la Chine, l’Inde et l’Indonésie. Au FMI, la Chine ne compte que
pour environ 6 % des quotes-parts alors que sa taille économique lui
commanderait d’en avoir bien plus. À titre de comparaison, les États-Unis
en possèdent environ 17, le Japon 6, l’Allemagne 5, le Royaume-Uni et la
France 4.
Comme on le constate, les États-Unis possèdent beaucoup de pouvoir
dans le Fonds. En effet, même si depuis la création de l’organisation, avec
l’augmentation du nombre de membres et la hausse du nombre de quotes-
parts, la part américaine des quotes-parts est passée de plus de 30 % à
moins de 17 %, les États-Unis profitent toujours, de facto, d’un droit de
veto sur l’orientation du Fonds puisqu’il faut l’approbation d’une super
majorité de 85 % pour en modifier les statuts. Cela dit, le veto n’est pas
applicable à toutes les décisions. Néanmoins, la dernière manifestation de
cet anachronisme procédural est venue rappeler au Fonds et au monde que
la gouvernance financière mondiale est encore soumise au bon vouloir des
États-Unis. Pendant la pandémie de COVID-19, l’administration Trump est
même intervenue pour que le FMI cesse de travailler sur un plan de
sauvetage de l’économie mondiale, notamment pour éviter que le Venezuela
et l’Iran en bénéficient [Tooze, 2020].

Synthèse

• Les questions liées aux monnaies et à la finance internationale sont au cœur des
relations de pouvoir en EPI. Les débats et conflits qui les entourent viennent interroger
le « qui obtient quoi, quand et comment ? ». La régulation intergouvernementale mise
sur pied après la Seconde Guerre mondiale n’a jamais fonctionné comme ses
créateurs l’avaient souhaité. Le FMI n’a pas réussi à asseoir son autorité politique et
les vices de conceptions du système rendront ce dernier insoutenable pour les
Américains qui choisiront unilatéralement de mettre fin au système avec le Nixon
Shock.
• En raison de ce choix de la puissance hégémonique, nous sommes passés d’un
système centralisé fortement régulé à un système décentralisé où chaque pays fixe
son propre cadre de taux de change, alors que les valeurs des principales devises sont
déterminées par les marchés. En matière de monnaie et de finance internationale,
Susan Strange avait vu juste : les forces impersonnelles du marché sont plus
puissantes que les gouvernements qui sont censés conserver l’autorité politique sur le
système.
• Malgré tout, lorsque des crises sévères surviennent, comme en 2008, le rôle des
banques centrales, notamment de la Fed, est fondamental. Cette crise a également
procuré un nouveau rôle au FMI. En somme, si les marchés sont plus puissants que
les gouvernements, ils ont cependant besoin d’interventions de l’État afin de corriger
les défaillances du système.

Notions clés

Monnaie – finance internationale – régulations intergouvernementales – Fonds


monétaire international – déréglementation – crises financières – intervention de l’État.

Lectures conseillées

Aglietta M. et Moatti S., 2016, Le FMI, de l’ordre monétaire aux désordres financiers,
Paris, Economica.
Eichengreen B., 2011, Un privilège exorbitant. Le déclin du dollar et l’avenir du système
monétaire international, Paris, Odile Jacob.
Eichengreen B., 2019, Globalizing Capital: A History of the International Monetary
System, 3e éd., Princeton, Princeton University Press.
Stiglitz J., 2016, L’Euro : Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe,
Paris, Les Liens qui libèrent.
Tooze A., 2018, Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le
monde, Paris, Les Belles Lettres.
Chapitre 6

L’économie politique internationale


et la paix

Objectifs

• Comprendre les débats sur l’EPI et la paix.


• Connaître les différents mécanismes économiques et financiers qui favorisent ou pas
la paix entre les pays.
• Maîtriser l’évolution de ces débats ainsi que les principaux arguments des divers
camps.

Depuis sa fondation dans les années 1970, les travaux en EPI se sont
interessés au rapport entre la mondialisation de l’économie et de la finance
et la guerre, ce qui a eu pour effet de donner une lecture nouvelle de ces
questions qui remontent à plusieurs siècles. Le commerce international est-
il facteur de paix ? L’interdépendance économique, en augmentant les coûts
de la guerre pour l’ensemble des partenaires, favorise-t-elle une pacification
des relations internationales ? Le commerce entre les pays produit-il des
« mœurs douces » comme le croyait jadis Montesquieu ? Dans son projet de
paix perpétuelle, Kant soutenait que les « constitutions républicaines », les
échanges commerciaux et un système de droit et d’organisations
internationales pouvaient être les éléments constitutifs d’une paix durable.
Kant croyait que ces trois éléments, à la base de sa fédération pacifique, se
consolideraient dans le temps et mèneraient à un monde plus pacifique. Ce
temps est-il venu ?
En EPI, la majorité des auteurs libéraux répondent par l’affirmative,
même si certains demeurent très nuancés. Pour les libéraux, la thèse selon
laquelle la mondialisation économique et financière favorise la paix a été
testée empiriquement puisque l’Europe a été largement pacifiée de 1871 à
1914. Le retour du mercantilisme et les deux conflits mondiaux représentent
la démonstration sans équivoque de la supériorité de l’approche de la paix
par le doux commerce. C’est ce constat qui a amené les principales
puissances de la planète à s’entendre pour libéraliser les échanges après
1945, pour favoriser la démocratisation et créer le système onusien.
Mais de nombreux auteurs, notamment les réalistes en EPI, soutiennent
volontiers le point de vue exactement inverse : le commerce international,
en multipliant les contacts entre les acteurs, peut être une source de
désaccord, de rivalité et ainsi être une force qui pousse vers les conflits.
L’interdépendance économique a pour effet que des chocs économiques
extérieurs sont répercutés en politique intérieure, ce qui nourrit le
nationalisme économique et le populisme. Selon certains, le problème
fondamental avec la théorie de la paix par le doux commerce est que la
Première Guerre mondiale s’est produite malgré l’important degré
d’interdépendance qui existait entre les pays européens. L’interdépendance
économique n’a donc pas empêché le déclenchement de la guerre.
L’approche de la paix par le doux commerce n’a pas non plus su prévenir
les nouvelles menaces à la sécurité comme le cyberterrorisme. Pour de
nombreux auteurs, un des mythes qui s’est effondré avec les tours du World
Trade Center est cette idée que la mondialisation représente une nouvelle
forme de « destinée manifeste » qui diffuse la liberté politique et la
croissance économique partout dans le monde.

1. La paix par le doux commerce


Ce sont les auteurs libéraux en EPI qui sont les plus grands défenseurs de la
thèse de la paix par le doux commerce. Les libéraux s’entendent
généralement pour dire que le commerce international réduit les incitatifs à
la guerre, ce qui favoriserait la paix. Les mécanismes causaux qui
permettent d’en arriver à cette conclusion divergent cependant entre les
auteurs : pour certains c’est l’interdépendance économique qui réduit les
incitatifs à la guerre, pour d’autres c’est le libre-échange ou encore la
coordination des politiques monétaires, pour d’autres encore c’est la nature
du régime qui est en cause puisque les démocraties ne se font pas la guerre
et finalement, pour les derniers, ce sont les institutions internationales qui
favorisent la médiation des conflits. En règle générale, les auteurs croient
que les individus veulent être libres et prospères, ce qui favorise
l’expansion de la démocratie et du commerce, et par le fait même le droit et
les organisations internationales pour favoriser et réguler ces processus.
Cette dynamique vertueuse favoriserait la paix.

1.1 L’interdépendance économique comme facteur


de paix
L’interdépendance économique favorise-t-elle la paix entre les partenaires
commerciaux ? Cette théorie a notamment été formulée par Charles de
Montesquieu dans De l’esprit des lois en 1748 : « Le commerce guérit des
préjugés destructeurs ; et c’est presque une règle générale, que partout où il
y a du commerce, il y a des mœurs douces ; et que partout où il y a des
mœurs douces, il y a du commerce. » Montesquieu voit dans le commerce
et les échanges commerciaux un facteur de pacification des rapports
sociaux. Il écrit : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix.
Deux nations qui font du commerce deviennent mutuellement dépendantes ;
si l’une a intérêt à acheter, l’autre a intérêt à vendre ; leur union est ainsi
fondée sur leurs besoins mutuels » [Montesquieu, 1973 (1748), p. 3].
Le fondateur de l’école utilitariste en philosophie, Jeremy Bentham,
partage ce point de vue. Dans son essai Plan pour une paix universelle et
perpétuelle, publié après sa mort mais qui a été rédigé en 1789, il développe
la thèse selon laquelle le bien-être des individus est mieux servi par le
développement des échanges commerciaux plutôt que par les guerres.
Bentham fustige les gouvernements qui se comportent selon les préceptes
des théories mercantilistes en s’opposant à l’ouverture des échanges
commerciaux entre les pays. Il écrit : « Tous les échanges sont par essence
avantageux. […] Toutes les guerres sont par essence ruineuses, malgré cela
le grand emploi des gouvernements est d’accumuler de la richesse pour les
guerres et de mettre des freins au commerce » [Bentham, 1943 (1789)].
L’auteur s’élève contre les dépenses militaires élevées, les jeux de pouvoir
et les conquêtes coloniales qui détournent les États du besoin d’améliorer la
prospérité économique. Pour Bentham et les utilitaristes, le principe
« d’utilité » gouvernera inévitablement un jour les relations entre les États,
mais également en leur sein. La nature humaine, loin d’être un obstacle au
triomphe d’arrangements rationnels, va, éventuellement, exprimer son
véritable intérêt pour la paix par l’entremise d’un système international
reformé [cité dans Nardin et Mapel, 1992, p. 205].
John Stuart Mill, le neveu de Bentham, souligne pour sa part les bienfaits
sur le plan moral et intellectuel du commerce pacificateur. Il écrit dans ses
Principes d’économie politique : « Le commerce rend rapidement la guerre
obsolète, en renforçant et en multipliant les intérêts personnels qui lui sont
naturellement en opposition. Et on peut affirmer sans exagération que la
grande expansion et la croissance rapide du commerce international
représentent la garantie principale de la paix dans le monde […] » [Mill,
livre 3, chapitre 17]. Jean-Baptiste Say partage son point de vue. Il écrit :
« on finira par comprendre qu’il n’est point dans l’intérêt des nations de se
battre » [Say, 1841, p. 485]. William Cobden, qui mit fin aux Corn Laws en
Grande-Bretagne, voit dans le libre-échange « le principe qui agira sur la
société humaine comme le principe de gravitation agit sur l’univers
physique – en rapprochant les hommes, en écartant les antagonismes de
race, de religion et de langue, et en nous unissant par les liens de la paix
éternelle »].
La thèse de la paix par le doux commerce sera reprise avec éclat par
Norman Angell en 1910 dans La grande illusion : étude sur la relation
entre la puissance militaire des nations et leur avancement social et
économique. Ce livre, traduit en 25 langues et vendu à plus de 2 millions
d’exemplaires, défend une thèse simple : il est impossible pour un pays
d’obtenir des avantages commerciaux ou de s’enrichir en subjuguant un
autre pays. Angell ne soutient pas que la guerre soit impossible ou encore
qu’elle soit irrémédiablement devenue obsolète à cause de
l’interdépendance économique, mais qu’elle est devenue autodestructrice
[Angell, 1910, p. 330]. Cette thèse peut sembler simple de nos jours, mais
une version mise à jour de son livre lui vaudra le prix Nobel de la paix
en 1933.
La démonstration d’Angell, qui est bien plus complexe que la caricature
qu’on en fait souvent, est la suivante : la prospérité dans le monde avancé
est basée sur le crédit et sur les contacts commerciaux, donc sur
l’interdépendance économique et financière, sur une division internationale
du travail accrue et une plus grande communication entre les acteurs. Selon
lui, si le crédit et les contacts commerciaux sont affectés par des tentatives
de confiscations, le crédit s’effondre, ce qui nuit à la prospérité du
conquérant comme du conquis. Ainsi, les entreprises militaires deviennent
autodestructrices, car « ceux qui assimilent la puissance d’une nation avec
la taille de son armée et de sa marine » confondent « l’argent avec le
chéquier », puisque « la force économique l’emporte à long terme sur la
force physique ou militaire ». Pour qu’une conquête ne produise pas ses
effets autodestructeurs, il est impératif de respecter le droit de propriété de
l’ennemie, ce qui rend la guerre économiquement futile [Angell, 1910, p. x-
xi]. Angell dénonce moins l’impossibilité que l’absurdité de la guerre.

1.2 La paix par le doux commerce 2.0


On doit la version moderne de la paix par le doux commerce au politologue
américain Richard Rosecrance [1986, 2002]. Rosecrance affirme, après les
attentats du 11 septembre 2001, que « nous voyons émerger un monde où
les ressources les plus importantes sont aussi les moins tangibles, où le
territoire est moins important que le niveau d’éducation de la population, où
les réserves de biens, de capitaux et de main-d’œuvre comptent moins que
les flux économiques, et où les intérêts régionaux sont supplantés par
l’économie mondialisée » [Rosecrance, 2002, p. 13]. Selon l’auteur, lors de
l’époque des convoitises territoriales, les échanges entre pays avaient lieu
par l’intermédiaire de leurs armées. De nos jours, alors que la technologie,
les individus, l’information circulent rapidement entre les pays, les États ont
accès aux facteurs de production à l’échelle mondiale, ce qui remplace les
besoins d’expansion géographique [Rosecrance, 2002, p. 14].
Il est vrai, nuance Rosecrance, que les ambitions territoriales de
petits États périphériques ont continué d’attirer une attention démesurée des
médias et de nombreux chercheurs. Mais ces conflits appartiennent tous au
passé. Pour les pays pauvres, dont le développement dépend toujours des
ressources de la terre, de l’agriculture, du pétrole ou des diamants, les
ressources naturelles des voisins sont toujours l’objet de convoitises et de
passions. Mais ailleurs où le développement économique et la croissance ne
passent pas ou très peu par la terre, mais par la matière grise, on cherche
plus simplement à libéraliser les échanges afin d’avoir un accès stable aux
ressources pour diminuer l’incertitude politique. La possibilité pour des
entrepreneurs ou des gouvernements d’avoir accès aux facteurs de
productions et aux matières premières partout dans le monde a remplacé,
dans les pays développés, les besoins d’expansion géographique [Rosecrance,
2002, p. 40-68]. Tout cela a pour effet de recomposer la politique mondiale
et de réduire le risque de conflits. Cette recomposition a pour moteur la
virtualisation des entreprises et des États.
Selon Rosecrance, les structures et le fonctionnement des grandes
entreprises se transforment rapidement depuis les années 1980. Les grandes
entreprises se virtualisent en concentrant de plus en plus leurs activités sur
la stratégie, la conception, le marketing, la finance plutôt que sur la
production. Elles laissent la production à d’autres. Ce nouveau modèle
d’entreprises né aux États-Unis repose sur le pari qu’il est possible
d’augmenter la productivité et la compétitivité de la firme en utilisant les
usines d’assemblage d’autres entreprises.
La compagnie Nike, par exemple, dirige un empire mais ne confectionne
pas elle-même les produits qu’elle vend. Elle se concentre essentiellement
sur le design et le marketing plutôt que sur la production. L’entreprise
typique des années 1950 n’est plus. L’ancienne structure intégrée qui avait
des coûts de fonctionnement et de maintenance élevés est abandonnée au
profit d’une structure légère ayant des coûts moins importants,
particulièrement en période de récession lorsque l’usine ne peut tourner à
plein régime. Parce que les modes de production ont changé, l’organisation
du travail subira aussi de grands bouleversements. Ces entreprises intégrées
globalement tablent avant tout sur la stratégie, la recherche, le
développement, la conception, la mise en marché, la finance, les questions
juridiques et les problèmes informatiques. Leur capacité de production est
très faible, voire inexistante. L’entreprise multinationale globale typique
opère désormais en réseau.
Ainsi, selon Rosecrance : « Aujourd’hui, alors que les industries
délocalisent de plus en plus leur production, et que la technologie, le savoir
et le capital jouent un rôle plus important que les territoires, les fonctions de
l’État se voient redéfinies. Celui-ci ne contrôle plus les ressources du pays
comme à l’ère mercantiliste ; il préfère négocier avec le capital et les forces
de travail afin de les attirer dans sa sphère économique et ainsi stimuler la
croissance de cette dernière. De plus, l’État virtuel délocalise sa production
afin de concentrer ses efforts sur les services de pointe : la recherche et le
développement, la conception, le financement, le marketing et le transport.
La stratégie économique [d’un État] est désormais au moins aussi
importante que sa stratégie militaire ; ses ambassadeurs sont devenus les
représentants à l’étranger de ses intérêts commerciaux et financiers »
[Rosecrance, 2002, p. 16]. Dans les relations internationales contemporaines,
une nouvelle réalité est en train d’apparaître : « les pays développés, qui ne
luttent plus tant pour la domination politique que pour s’octroyer une plus
grande part de la production mondiale, abandonnent peu à peu leurs
ambitions militaires et territoriales » [Rosecrance, 2002, p. 13].
Stephen G. Brooks développe encore davantage la thèse selon laquelle
les transformations dans les structures des entreprises multinationales
affectent profondément les questions de sécurité entre les États. Pour
Brooks, ce n’est plus le commerce qui est le moteur de la sécurité entre les
États puisque ce dernier n’est plus le moyen premier pour organiser les
transactions économiques internationales. Ce sont désormais les grandes
entreprises multinationales qui jouent le rôle de force intégrative du
commerce international par l’organisation de leur production. Pour l’auteur,
la mondialisation de la production a créé une série de transformations sur le
plan de la sécurité globale. La mondialisation de la production est marquée
par quatre changements fondamentaux : une plus grande dispersion
géographique de la production, une importance croissante des alliances
intrafirmes, l’augmentation des IDE et le passage à une économie du savoir
dans les pays développés. L’ensemble de ces facteurs font en sorte que les
entreprises multinationales agissent comme force significative pour la paix
entre les grandes puissances. Cette transformation n’est cependant pas
universelle, car l’internationalisation de la production ne touche pas tous les
pays et secteurs industriels avec la même intensité. L’auteur croit qu’on ne
peut pas soutenir que la mondialisation de la production favorisera
l’élargissement de la paix et de la démocratie partout dans le monde,
notamment au sein du groupe de pays en développement [Brooks, 1999].
Jong-Wha Lee et Ju-Hyun Pyun soutiennent pour leur part que
l’augmentation de l’interdépendance commerciale bilatérale favorise
considérablement la paix. Leur analyse empirique, basée sur un vaste
ensemble de données de panel de 243 225 observations de paires de pays
entre 1950 et 2000, confirme leur hypothèse. Les auteurs soutiennent que
l’effet sur la paix de l’intégration commerciale bilatérale est sensiblement
plus élevé pour les pays contigus qui sont susceptibles de connaître
davantage de conflits. Plus important encore, ils constatent que non
seulement le commerce bilatéral, mais aussi l’ouverture du commerce
mondial, favorisent considérablement la paix [Lee et Pyun, 2016].
Patrick McDonald croit pour sa part que ce n’est pas le commerce entre
pays qui est un facteur de paix, mais le libre-échange. Les accords de libre-
échange, en éliminant certaines fonctions régaliennes de l’État, comme la
possibilité d’ériger des barrières tarifaires, favoriseraient la paix. Selon
l’auteur, la possibilité d’ériger des barrières tarifaires a pour effet
d’augmenter l’influence des mouvements sociaux en politique intérieure,
qui sont les plus susceptibles de vouloir accroître la puissance militaire de
l’État et de régler un différend par la guerre. Les analyses statistiques de
l’auteur démontrent que plus le niveau de libre-échange est élevé, plutôt
que les échanges commerciaux per se, et plus le nombre de guerres est
faible [McDonald, 2004, 2006].
McDonald contredit ainsi l’argument des réalistes, qui infirment la thèse
de la paix commerciale avec l’exemple de la Première Guerre mondiale.
Selon McDonald, les historiens ont démontré que la première
mondialisation a été portée par une réduction des coûts de transport et par
certaines mesures de libéralisation. Après la montée du protectionnisme en
Europe vers 1879, il est évident que les principales puissances européennes
représentaient le premier partenaire commercial des autres puissances et
qu’elles étaient économiquement dépendantes. Si on produisait une analyse
en termes de coûts d’opportunité, la thèse de l’interdépendance aurait dû
prévenir la guerre de 1914. Mais lorsque l’on pointe dans la direction de la
hausse des tarifs et des politiques protectionnistes, on peut prédire la
résolution des problèmes par l’utilisation de la force [McDonald, 2004,
p. 569]. C’est donc le libre-échange et non pas le fait de commercer qui est
un facteur de paix entre les pays.
Enfin, selon Eric Gartzke, Li Quan et Charles Boehmer, c’est plutôt du
côté des politiques monétaires qu’il faut regarder. Les relations
économiques transfrontalières sont un phénomène plus important que de
simples échanges commerciaux. De plus, les États qui commercent
ensemble doivent s’engager dans des exercices de coordination, à divers
degrés, de leurs politiques monétaires. Selon les auteurs, l’interdépendance
du capital contribue à la paix indépendamment du commerce, de la
démocratie et de diverses autres variables. Selon eux, la coordination
monétaire et l’interdépendance exigent que les États négocient des
compromis. Par l’entremise de ces interactions, les États créent une série de
mécanismes qui sont, sur le plan économique, mutuellement bénéfiques.
Même si ces mécanismes peuvent créer des différends, ils ont pour principal
effet de favoriser la résolution de conflits. Les chocs politiques qui
menacent de détruire les mécanismes économiques génèrent de
l’information qui réduit l’incertitude lorsque les leaders négocient. Les
canaux de communication aident ainsi les États à mieux communiquer, et
les pressions monétaires à s’entendre [Gartzke et al., 2001, p. 418].

1.3 La paix par la démocratie


Pour d’autres auteurs, la mondialisation de l’économie favorise l’avènement
de la démocratie, dont la nature même est facteur de paix. Certains auteurs
comme Joseph Schumpeter [1950], Seymour Martin Lipset [1959] et
Friedrich von Hayek [1960] ont soutenu l’idée selon laquelle le libre-
échange et les mouvements de capitaux, en favorisant une meilleure
allocation des ressources, augmentent le revenu des citoyens, ce qui
favorise la croissance économique et nourrit les demandes pour des régimes
démocratiques. Et la démocratie a un effet fondamental sur la paix.
De nos jours, la guerre entre rivaux traditionnels comme la France et
l’Allemagne devient, par exemple, impensable pour régler un différend. La
théorie de la paix démocratique repose sur l’idée déjà développée par Kant
selon laquelle les démocraties, dans son cas les républiques, ne se font pas
la guerre. Selon Michael Doyle, qui est l’auteur reprenant cette thèse le plus
identifié : « Lorsque les citoyens, qui subissent les coûts de la guerre,
élisent leur gouvernement, les guerres deviennent impossibles. Plus encore,
les citoyens comprennent que les bénéfices du commerce ne peuvent être
appréciés qu’en temps de paix. Ainsi, l’existence même d’États libéraux,
comme les États-Unis, l’Union européenne et autres, est facteur de paix. Et
la paix et la démocratie sont les deux faces de la même pièce » [Doyle,
2005].
Plusieurs variantes de la théorie de la paix démocratique existent, mais en
général on soutient que les régimes politiques libéraux et pluralistes
modèrent les positions extrêmes et contribuent à mieux diffuser
l’information, évitant ainsi les malentendus. Les conflits entre démocraties
seraient moins fréquents du fait du contrôle institutionnel qui limite la
capacité d’un gouvernement à prendre des décisions unilatérales. Les
régimes démocratiques, fondés sur la séparation des pouvoirs, rendent la
pratique des décisions collectives inévitables. L’existence de processus de
décision formels, qui nécessitent même parfois la sanction du parlement,
mais également de prendre le pouls de l’opinion lors de choix aussi
dramatiques que la guerre, tend à ralentir les décisions et garantit que ces
dernières sont minimalement soutenues par une frange importante de
l’opinion publique.
Puisque les démocraties doivent mobiliser leur opinion publique en
faveur d’une guerre, l’entreprise prend plus de temps que dans les régimes
non démocratiques. Les démocraties, en multipliant les délais, rendent
possibles les tentatives de médiation et la considération des conséquences
des choix. Les processus de prise de décision sont également plus
transparents donc plus prévisibles. Cette transparence est perçue de
l’extérieur et peut apaiser les craintes des acteurs du conflit potentiel. On
peut ainsi plus facilement écarter la réalisation d’une offensive préventive
ou d’une guerre éclair de la part de l’ennemi.
Les démocraties partagent également des valeurs et sont liées entre elles
par une interdépendance commerciale. Les citoyens considèrent comme
plus importante la vie humaine dans les régimes démocratiques. La
mémoire aussi y joue son rôle, les hommes politiques craignant l’opprobre
de l’opinion publique s’il fallait créer un autre Vietnam ou une autre
Algérie. Les mentalités ont certainement évolué sur ces questions. La
compassion pèse davantage que le sacrifice collectif pour la nation.
Les institutions démocratiques seraient ainsi un instrument de stabilité des
relations interétatiques, elles favoriseraient donc une résolution pacifique
des conflits [Russett, 1993 ; Doyle, 2005, 1983 ; Fortmann, 2000].

1.4 La paix par les institutions internationales


Le troisième type d’argument met l’accent sur le rôle des institutions
internationales et de l’intégration en tant que promoteur de la paix. C’est le
mariage de la libéralisation des échanges et de la création d’institutions
internationales qui est porteur de paix. Ces institutions permettent
l’émergence de ce que Karl Deutsch a appelé une « communauté pluraliste
de sécurité », c’est-à-dire un ensemble d’États : « où il existe une assurance
réelle que les membres de cette communauté n’utiliseront pas la violence
les uns contre les autres, mais qu’ils vont résoudre leurs conflits d’une
façon pacifique ».

1.5 La perspective fonctionnaliste de la paix


Le théoricien le plus associé à la perspective fonctionnaliste des
organisations internationales est David Mitrany et son livre : A Working
Peace System: An Argument for the Functional Development of
International Organization publié en 1943. L’objectif de Mitrany était,
après la Première Guerre mondiale et l’échec de la Société des Nations, de
penser un système institutionnel qui produirait la paix. Mitrany partage
l’analyse des réalistes – l’édition de 1966 de son livre est même préfacée
par Hans Morgenthau – sur la toute-puissance des États. La proposition de
Mitrany se résume, selon Guillaume Devin, à ceci : « au lieu d’espérer la
paix d’un improbable accord politique entre tous les États, mieux vaut saisir
ce qui unit ces États et exploiter leurs liens comme autant de possibilités de
resserrer les interdépendances et de construire une paix durable » [Devin,
2008, p. 139].
Il est inutile, selon Mitrany, de mettre sur pied une grande organisation
internationale afin de rapprocher les pays, car cette vaste institution
reproduirait les clivages politiques. Il est préférable de créer des
organisations internationales techniques qui rempliraient des besoins
fonctionnels. Ces organisations seraient acceptées par les États parce
qu’elles répondraient à un besoin. L’approche de Mitrany consiste à
construire graduellement un système institutionnel qui aurait pour effet de
substituer à la politique de puissance un système d’États engagé dans une
dynamique coopérative qui repose sur l’organisation de services publics
conjoints. Dans le système de Mitrany, l’interdépendance économique et
sociale croissante pousse dans le sens d’une intégration plus importante et
favorise l’institutionnalisation d’organisations adaptées. L’enchevêtrement
des intérêts baliserait alors la politique de puissance et favoriserait la paix.
En s’efforçant de répondre aux besoins économiques et sociaux, le système
de paix fonctionnel de Mitrany repousserait à l’arrière-plan les questions
plus politiques.
Le néofonctionnalisme développé par Ernst Haas, qui théorise finalement
la méthode de Jean Monnet, emprunte au fonctionnalisme de Mitrany, avec
la différence fondamentale qu’il privilégie l’échelon régional, le rôle des
élites et l’intégration économique qui se déploient dans une série
d’engrenages qui évoluent vers une intégration politique [Haas, 1958].
Selon Haas, les élites des groupes sociaux importants comprennent que
leurs intérêts peuvent être mieux satisfaits dans des ensembles politiques
élargis. Ces élites mettent ainsi de côté les politiques de puissance pour se
vouer à la construction de l’Europe. La Communauté européenne de l’acier
et du charbon (CECA) est le point de départ de cette logique intégrative, car
après avoir intégré le secteur du charbon et de l’acier sous la responsabilité
de la Haute autorité de la CECA, les élites se rendent compte que le succès
de cette politique nécessite un élargissement de l’intégration. En
conséquence, les demandes convergentes des élites auront pour
conséquence un effet d’engrenage ou de spill over de l’intégration, qui
s’étendra vers d’autres secteurs. Plus l’intégration est poussée et plus elle
connaîtra une politisation graduelle et l’institution supranationale deviendra
responsable de fonctions qui sont traditionnellement réservées à l’État-
nation. Pour Haas, l’intégration produit à terme une nouvelle communauté
politique et les bases d’une nouvelle conscience nationale.
La crise de la chaise vide de De Gaulle, qui visait à bloquer la
transformation de la Communauté économique européenne, et les
difficultés de l’intégration européenne dans les années 1970 pousseront
Haas à une forte autocritique, qui semble aujourd’hui bien excessive
puisque la théorie de l’intégration connaîtra par la suite d’importants
développements et que l’approche développée par Haas restera utile pour en
comprendre les processus [Haas, 1975]. Malgré tout, l’intégration
européenne est perçue de nos jours comme un facteur ayant pacifié
l’Europe autrefois si belliqueuse.

1.6 Les perspectives des libéraux institutionnels


sur la paix
Les néolibéraux institutionnels, très fortement identifiés à Robert Keohane,
soutiennent également que les institutions internationales ou les régimes
internationaux favorisent la paix. Comme on l’a vu précédemment,
Keohane croit que la coopération peut perdurer malgré le déclin d’une
puissance hégémonique, alors que pour les théoriciens réalistes, le déclin de
la puissance hégémonique augmente la probabilité d’une guerre. Cette
coopération peut se faire par l’entremise d’institutions ou de régimes
internationaux. Selon les néolibéraux institutionnels, ce n’est pas parce que
les États ont des intérêts égoïstes ou particuliers qu’ils n’ont pas d’intérêts
communs. Les pays peuvent ainsi créer des régimes internationaux qui leur
permettent de coopérer plus facilement, car ils diminuent les coûts de
l’échange en favorisant notamment la circulation de l’information,
permettent d’ordonner les négociations entre les États et de proposer des
rencontres sur une base régulière, favorisent la création de liens entre les
régimes et les enjeux, mettent l’accent sur le principe de réciprocité et le
respect des règles. Les institutions ou régimes internationaux réduisent ainsi
l’incertitude et rendent plus prévisibles les actions des États. Les régimes
viennent en retour baliser les actions internationales de ces derniers, qui
doivent respecter a minima les règles et les procédures négociées
collectivement.
Pour Keohane cependant, la création de régimes internationaux ne
signifie pas que l’harmonie émergera automatiquement entre les États :
« les institutions internationales doivent être construites afin de faciliter les
objectifs que les gouvernements ont en commun et d’altérer graduellement
la conception gouvernementale de l’intérêt particulier afin d’élargir le
répertoire de la coopération » [Keohane, 1989, p. 11 ; 1990, p. 181]. En
situation d’harmonie, les politiques particulières mises en avant par les
différents acteurs pour atteindre leurs objectifs sont compatibles, alors
qu’en situation de conflit, elles ont besoin d’être réajustées. Les régimes
internationaux commerciaux aident à apaiser les rivalités militaires, car il
est extrêmement coûteux pour les États de renoncer à la coopération.
Selon Bruce Russett et John Oneal, il y a trois facteurs qui produisent la
paix. À partir des hypothèses de Kant, ces auteurs analysent les effets des
variables identifiées par ce dernier sur la paix. Ces trois variables sont la
démocratie, l’interdépendance économique et le fait d’être membre d’une
organisation internationale gouvernementale. Chacune d’entre elles, selon
les auteurs, aide à produire les conditions de la création des deux autres.
Ces trois variables créent un cercle vertueux qui est producteur de paix.
Russett et Oneal, qui ont produit en 2001 une importante étude statistique
sur la relation entre les démocraties et la guerre, soutiennent non seulement
que les démocraties ne se battent pratiquement pas entre elles, mais qu’elles
sont en général plus pacifiques que les États autoritaires. Leur analyse leur
permet également d’affirmer que les États qui sont, sur le plan économique,
interdépendants tendent à éviter de se battre avec leurs partenaires
commerciaux. De plus, plus un État est membre d’organisations
internationales, moins il tend à recourir à la force contre les autres membres
de ces organisations.
Les trois variables produisent donc un effet systémique, car plus les trois
critères sont présents, plus ils sont corrélés à l’absence de guerre. Les
auteurs puisent dans les approches rationalistes et constructivistes afin
d’identifier les mécanismes causaux qui peuvent expliquer cette situation.
Ils soutiennent par exemple, en se basant sur des arguments rationalistes,
que l’interdépendance peut favoriser la paix en créant un intérêt commercial
conjoint qui serait détruit par la guerre. Les organisations internationales
gouvernementales peuvent contribuer à la paix en sanctionnant les pays qui
ne respectent pas les normes, en proposant des médiations entre les parties,
en diminuant les coûts de transactions, en faisant le suivi des actions, en
diminuant l’incertitude, etc. Du point de vue constructiviste, ces trois
facteurs peuvent favoriser le développement d’une communauté
internationale avec un sens partagé de l’identité, modifier les perceptions et
les préférences, favoriser la dispersion de normes et le développement de
valeurs communes.
Cependant, cet ordre n’est pas immuable, puisque cette évolution est le
résultat de choix stratégiques de la part des États. Ces derniers sont libres de
renverser ce cercle vertueux et d’engager leur pays dans la guerre. Rien
n’est donc absolu. De plus, selon les auteurs, la paix kantienne peut être
sévèrement affectée par une récession économique [Russett et Oneal, 2001].

2. L’interdépendance économique, facteur


de guerre ?
Selon certains sceptiques de la thèse de la mondialisation porteuse de paix,
on a déduit un peu trop vite que les questions de sécurité militaire ont
disparu de l’ordre du jour international. L’actualité rappelle périodiquement
aux tenants de la domination des questions économiques et financières sur
les rapports internationaux que les questions de sécurité restent importantes.
Même Joseph Nye a déjà écrit que la sécurité est comme l’air qu’on
respire : tant qu’il y en a, on n’en parle pas. C’est lorsqu’on en manque que
tous les autres enjeux deviennent secondaires.
Comme nous l’avons précédemment précisé, ce sont les auteurs identifiés
aux mercantilistes qui s’opposent le plus clairement à la thèse de la paix par
le doux commerce. Machiavel voit déjà dans l’économie une façon
d’enrichir le prince et le royaume dans un objectif de puissance. Antoine de
Montchrestien partage ce point de vue lorsqu’il écrit : « Il est impossible de
faire la guerre sans hommes, d’entretenir des hommes sans soldes, de
fournir leur solde sans tributs, de lever des tributs sans commerce. » Pour
Jean-Baptiste Colbert : « Les compagnies de commerce sont les armées du
roi, et les manufactures sont ses réserves. » Les mercantilistes croient
fondamentalement que les échanges commerciaux internationaux sont un
jeu à somme nulle : ce qu’un pays gagne, l’autre le perd. Dans cet univers
fini, la guerre est inévitable parce que le conflit est une donnée naturelle et
inévitable. Selon l’inventeur du terme « raison d’État », l’Italien Giovanni
Botero : « le moyen de s’enrichir aux frais d’autrui, c’est le commerce »
[cité dans Silberner, 1957, p. xxxiii]. Pour Alexander Hamilton, père de la
nation américaine, le commerce n’est pas un facteur de paix. Il écrit que de
nombreuses guerres sont en fait « fondées sur des motivations
commerciales » et que « l’esprit du commerce » produit plutôt de
nombreuses incitations à la guerre. Frederick List croit pour sa part que
réduire sa participation au commerce international est le chemin le plus sûr
pour renforcer la sécurité de la nation [Paquin, 2013a]. Les auteurs
d’inspiration marxiste soutiennent que l’impérialisme et les colonisations
sont le produit de l’expansion du capitalisme et de l’exploitation des pays
pauvres par la bourgeoisie des pays riches, donc pas un facteur de paix.

2.1 Keynes, Polanyi et la paix par le doux commerce


La thèse de la paix par le doux commerce ne fait pas l’unanimité, même
parmi les économistes libéraux. Après la Première Guerre mondiale et la
crise de 1929, plusieurs économistes émettent des doutes sur la validité de
la proposition. La critique la plus retentissante provient probablement de
Keynes, dans un article publié dans The Yale Review en 1933 qui a pour
titre : “National Self-Sufficiency”, « De l’autosuffisance nationale », dans
lequel il soutient que l’ouverture internationale n’est pas un facteur de paix.

Keynes et la paix par le doux commerce

« D’abord, la question de la paix. Nous sommes aujourd’hui pacifistes


avec une telle force de conviction que si les tenants de l’internationalisme
économique pouvaient l’emporter sur ce point, ils retrouveraient vite
notre appui. Mais il n’est pas évident que concentrer ses efforts sur la
conquête des marchés étrangers, introduire dans les structures
économiques d’un pays les ressources et l’influence de capitalistes
étrangers et dépendre étroitement des politiques des autres pour sa propre
vie économique, garantissent la paix entre les nations. L’expérience et la
prévoyance nous permettraient même d’affirmer le contraire. La
protection par un pays de ses intérêts à l’étranger, la conquête de
nouveaux marchés, le développement de l’impérialisme économique,
sont les éléments incontournables de la politique de ceux qui veulent
maximiser la spécialisation internationale et la diffusion géographique du
capital, les politiques intérieures seraient plus faciles à déterminer. Il y a
un véritable divorce entre les propriétaires et les vrais gestionnaires
lorsque, par suite de la forme juridique des entreprises, leur capital est
réparti entre d’innombrables individus qui achètent des actions
aujourd’hui, les revendiquent demain et n’ont ni la connaissance ni la
responsabilité de ce qu’ils ne possèdent que peu de temps. C’est déjà
grave à l’intérieur d’un pays, mais les mêmes pratiques étendues à
l’échelle internationale deviennent intolérables en période de tensions
[…]. Je me sens donc plus proche de ceux qui souhaitent diminuer
l’imbrication des économies nationales que de ceux qui voudraient
l’accroître. Les idées, le savoir, la science, l’hospitalité, le voyage,
doivent par nature être internationaux. Mais produisons chez nous chaque
fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible, et surtout
faisons en sorte que la finance soit nationale. Cependant, il faudra que
ceux qui souhaitent dégager un pays de ses liens le fassent avec prudence
et sans précipitation. Il ne s’agit pas d’arracher la plante avec ses racines,
mais de l’habituer progressivement à pousser dans une direction
différente. Pour toutes ces raisons, j’ai donc tendance à penser qu’après
une période de transition, un degré plus élevé d’autosuffisance nationale
et une plus grande indépendance économique entre les nations que celle
que nous avons connue en 1914, peuvent servir la cause de la paix, plutôt
que l’inverse » [Keynes, 2006 (1933), p. 8-9].

Karl Polanyi, dans son classique La grande transformation, propose


également une thèse qui va à l’encontre de cette idée de la paix par le doux
commerce. L’auteur s’intéresse aux causes de la longue paix internationale
au xixe siècle. À cette époque, selon Polanyi, la civilisation européenne
reposait sur quatre institutions qui ont produit les conditions d’une longue
paix : la première est le système d’équilibre des puissances, qui empêche
que se produise une guerre entre grandes puissances pour la domination du
continent ; la deuxième est l’étalon-or, qui favorise la stabilité des échanges
mondiaux ; la troisième est le marché autorégulateur qui produit de la
richesse matérielle comme jamais auparavant ; et la quatrième est l’État
libéral. Pour Polanyi, le facteur nouveau est l’apparition d’un « parti de la
paix » très différent, qui agit comme un « puissant ressort social, capable de
tenir le rôle qui avait été dans l’ancien dispositif celui des dynasties et des
épiscopats et de rendre effectif l’intérêt de paix. Ce facteur anonyme était la
haute finance » [Polanyi, 1983 (1944), p. 29].
Si l’effondrement de l’étalon-or a eu des effets considérables et a favorisé
la guerre, pour Polanyi la cause de la grande transformation est le marché
autorégulateur. Pour l’auteur, l’économie de marché n’existe pas sans
l’État-nation car le marché est créé et structuré par l’État. Le raisonnement
de Polanyi est que les États ont provoqué des changements dans les
structures sociales afin de favoriser le capitalisme, alors que ce dernier
nécessite un État fort afin d’atténuer ses effets les plus durs. Selon lui, le
marché autorégulateur « ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la
substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans
transformer son milieu en désert » [Polanyi, 1983 (1944), p. 22]. Pour
Polanyi, le système s’écroule à cause des effets du marché autorégulateur
sur la société qui naturellement, pour se protéger de ses effets, développera
un réflexe protectionniste.

2.2 Le mythe de la paix par le doux commerce


Parmi les spécialistes des relations internationales, Kenneth Waltz, le père
du néo-réalisme, conteste la théorie de la paix par le doux commerce. Selon
lui, la Première Guerre mondiale est la démonstration sans équivoque que
l’interdépendance économique n’empêche pas la guerre et que les facteurs
économiques n’ont que peu de poids sur les décisions politiques. Selon
Waltz, avant la Première Guerre mondiale, l’Allemagne était le premier
client pour la production russe et italienne, le second pour la Grande-
Bretagne et le troisième pour la France. Il était le premier exportateur en
Russie, vers l’Empire austro-hongrois et en Italie. L’Allemagne était le
deuxième pays exportateur en France et en Grande-Bretagne. L’importance
du commerce entre les principales puissances n’a pourtant pas empêché la
guerre [Waltz, 1979, p. 158]. Pour l’auteur, non seulement
l’interdépendance économique n’empêche pas la guerre, mais elle a même
pour effet d’augmenter la probabilité d’un conflit. Avec l’interdépendance
économique, les chocs économiques sont répercutés sur les partenaires
commerciaux. Ainsi en augmentant la vulnérabilité des États, on augmente
les risques de conflits et de guerres.
Dans son article “Globalization and American Power” paru en 2000,
Waltz soutient que la mondialisation est largement un mythe et émet des
doutes sur l’interdépendance réelle des pays à la fin du xixe siècle et de
l’influence de ce facteur sur la décision des gouvernements de déclencher la
guerre. L’auteur, qui est un sceptique de la mondialisation, croit que le
monde est beaucoup moins interdépendant que les spécialistes le pensent
généralement, et que la mondialisation est donc un facteur négligeable
lorsqu’il est question de guerre et de paix [Waltz, 2000]. Pour lui, le marché
financier est le seul secteur de l’économie qui soit réellement global avec
celui des communications. Mais la finance était, toujours selon lui, aussi
intégrée, en pourcentage du PIB, en 1900 qu’en 2000. De plus, Waltz croit
que l’économie se déploie essentiellement à l’intérieur des frontières
nationales et que la plupart des pays de la planète sont en marge du
processus de mondialisation que ce soit l’Afrique, l’Amérique latine, la
Russie, le Moyen-Orient (à l’exception d’Israël) et de nombreux pays
d’Asie. Finalement, le degré de mondialisation des pays est très variable
entre les régions du monde.
Ainsi les enjeux économiques ne sauraient être un incitatif suffisant pour
empêcher les pays d’entrer en guerre. La dissuasion nucléaire est un
argument plus convaincant à ses yeux. Waltz écrit : « Les événements de
l’après-guerre froide démontrent la faiblesse politique des forces
économiques. L’intégration (pas simplement l’interdépendance) de portions
de l’Union soviétique et de la Yougoslavie, malgré leurs intérêts
économiques enchevêtrés, n’a pas su prévenir la désintégration. Les
gouvernements et les peuples acceptent de sacrifier leur bien-être et même
leur sécurité dans la poursuite d’objectifs nationaux, ethniques ou
religieux » [Waltz, 2000].
Robert Gilpin conteste également la thèse de la paix par le doux
commerce. Tout comme Waltz, Gilpin est un sceptique de la mondialisation.
À la différence de ce dernier cependant, Gilpin croit que le monde, afin
d’être pacifié, a besoin d’une puissance hégémonique qui assume
notamment une partie de la sécurité autour du globe. Le déclin de cette
puissance implique une ère d’instabilités. La guerre semble inévitable
lorsqu’une autre puissance cherche à s’ériger en puissance hégémonique
comme l’Allemagne en 1914 et en 1939. Gilpin s’oppose également au
déterminisme de la thèse libérale du commerce pacificateur puisque
l’augmentation des échanges commerciaux ou encore des conflits dépend
des circonstances politiques : « Le point central à faire sur ce sujet est que
le commerce et autres relations économiques ne sont pas suffisants en eux-
mêmes pour la création de relations internationales coopératives ou
conflictuelles. Aucune généralisation ne semble possible sur la relation
entre l’interdépendance économique et le comportement politique » [Gilpin,
2001, p. 58].
Pour Suzanne Berger, qui s’est intéressée à la France et à la première
mondialisation, la leçon de la Première Guerre mondiale à propos de la
mondialisation, de la guerre et de la paix est très simple : les réseaux
transnationaux d’un système économique globalisé ne produisent pas
spontanément un ordre sécuritaire international. Selon elle, l’idée de la paix
par le doux commerce était pourtant très discutée parmi les acteurs
politiques français. En France, dans les cercles gouvernementaux, le débat
portait sur la relation franco-allemande et sur l’attitude à adopter pour le
gouvernement concernant les échanges transfrontaliers. Une normalisation
des rapports économiques avec l’Allemagne était incompatible avec la
politique de puissance qui visait à reprendre possession de l’Alsace-
Lorraine. Même à la veille de la guerre, Jaurès entretenait toujours des
espoirs de l’éviter. Il écrit dans L’Humanité : « Le capitalisme même, en ce
qu’il a de plus sain, de plus fécond, de plus universel, a intérêt à apaiser et à
prévenir les conflits » [cité dans Berger, 2003, p. 110]. Malgré
l’interdépendance économique, la Première Guerre mondiale n’a pu être
évitée.
Comme le croyait Norman Angell, même le vainqueur, la France, va
payer très cher cette victoire : les deux tiers des investissements étrangers
de la France sont perdus à jamais. La destruction des propriétés sur le
territoire français a été si importante qu’elle a eu pour effet de réduire les
inégalités sociales… vers plus de pauvreté. La leçon de la Première Guerre
mondiale selon Berger est sans équivoque : les investissements étrangers et
les échanges commerciaux de la première mondialisation n’ont pas créé un
ordre international qui tend moins vers la guerre. La première
mondialisation n’a pas diminué les passions nationalistes ou la politique de
puissance. En France, les acteurs économiques importants n’ont pas su
empêcher le conflit [Berger, 2003, p. 113-114].
L’autre grande conclusion de Berger, qui se rapproche de l’argumentaire
réaliste, est que la création d’un ordre international basé sur la règle de droit
et la résolution pacifique des conflits est le fruit d’une volonté politique et
non pas de la logique fonctionnelle d’acteurs enchevêtrés dans des intérêts
économiques communs. Autrement dit, l’intégration économique n’est pas
le premier stade vers plus d’intégration politique. C’est la politique qui
prédomine sur l’économie. La mise sur pied de la Société des Nations
représentait cette tentative de créer la paix par les institutions
internationales. Le succès de cette organisation, selon Berger, dépendait de
la bonne volonté des grandes puissances et notamment du plus puissant,
s’appuyant ainsi sur la théorie de la stabilité hégémonique.
David Rowe soutient à son tour que la mondialisation peut être un facteur
de conflit en s’appuyant également sur l’exemple de la Première Guerre
mondiale [Rowe, 1999, p. 195-231] : lorsqu’il se produit des changements
rapides et profonds dans les échanges commerciaux internationaux, cela
affecte les coûts des produits et les risques liés à l’économie mondiale. Ces
changements représentent ainsi une source de conflit potentiel sur le plan
intérieur. En affectant les prix des biens disponibles qui proviennent de
l’étranger, l’économie internationale a des effets « distributionnels » qui
modifient la configuration des intérêts en politique intérieure. Cette
reconfiguration des intérêts ou des forces sociales favorise la constitution de
nouvelles coalitions de causes, comme celles qui sont favorables au
protectionnisme ou encore à la guerre.
Selon les économistes Philippe Martin, Thierry Mayer et Mathias
Thoenig, le commerce international a un effet contradictoire sur la
prévalence des conflits. De plus, l’ouverture bilatérale n’a pas le même effet
que le commerce multilatéral. Si le commerce bilatéral est un facteur qui
réduit le risque de conflit, le commerce multilatéral produit l’effet inverse
[Martin et al., 2006, p. 53]. Le commerce international a ainsi un effet
contradictoire sur les conflits entre pays. Ainsi selon eux : « La
mondialisation représente à la fois une augmentation des liens commerciaux
bilatéraux et multilatéraux qui a des effets contradictoires sur la paix. Elle a
donc un effet ambigu sur la paix. En affaiblissant les dépendances
économiques locales entre les pays proches, c’est-à-dire entre les pays les
plus susceptibles de connaître des disputes (contestation territoriale,
minorités ethniques, etc.) qui peuvent se transformer en conflits militaires,
elle peut en partie changer la nature de ces conflits. De ce point de vue, la
mondialisation aurait pour conséquence de rendre les conflits militaires plus
localisés » [Martin et al., 2006, p. 7-8].
Katherine Barbieri est également une sceptique de la thèse de la paix par
le doux commerce. Elle concentre son propos sur les relations
« dyadiques », c’est-à-dire les relations bilatérales, à la suite d’une analyse
quantitative de 100 000 relations dyadiques sur une période de plus de
100 ans (de 1879 à 1992). Ses conclusions sont bien différentes de celles de
Martin, Mayer et Thoenig : les dyades interdépendantes auraient davantage
tendance à s’engager dans des conflits militarisés que celles qui ont des
liens commerciaux moins importants. Alors que les liens commerciaux
aident les États à régler leurs différends par la négociation, ce renforcement
des capacités de négociation qui est lié à l’interdépendance ne prévient pas
l’escalade des conflits. Les preuves empiriques produites par l’auteure
indiquent plutôt que les dyades ont plus de chance de vivre la forme la plus
extrême des conflits : la guerre [Barbieri, 2002, p. 121]. De plus, selon
l’auteure, on peut repérer des différences sur les effets du commerce en
fonction des niveaux d’analyse : des États qui sont lourdement dépendants
des échanges commerciaux pour leur économie sont moins conflictuels que
les autres. Les États qui sont cependant des États forts dans le système
international sont plus conflictuels que les autres, ce qui suggère pour
Barbieri qu’il existe une contradiction entre l’objectif de mettre en avant
des politiques qui favorisent la croissance et la paix, et être une grande
puissance.

2.3 Le terrorisme, le populisme et la mondialisation


La mondialisation, selon certains auteurs, a non seulement provoqué de
fortes réactions identitaires, mais de surcroît, les terroristes du réseau Al-
Qaida ont transformé les vecteurs de la mondialisation – téléphones
portables, systèmes bancaires internationaux, finance internationale – en
armes se retournant contre cette dernière. Avec la mondialisation, les
menaces pour la paix peuvent ainsi provenir de partout. Cette menace est
sérieuse et les États ne possèdent plus le monopole de la destruction de
masse.
Selon Li Quan et Drew Schaub, l’interdépendance économique n’a aucun
impact positif sur le terrorisme transnational. Pour ces auteurs, qui ont
étudié les effets de la mondialisation sur le terrorisme transnational au sein
des pays en se basant sur un échantillon de 112 pays de 1975 à 1997, le
commerce, les IDE et les investissements de portefeuille n’ont pas d’effets
positifs sur la réduction du terrorisme transnational. Le développement
économique d’un pays et de son principal partenaire commercial a
cependant pour effet de réduire le nombre d’incidents terroristes à
l’intérieur du pays [Quan et al., 2004].
De plus, rien n’indique que les conflits et les guerres ne proviendront pas
dans le futur des faiblesses de la régulation internationale. L’instabilité
financière peut, par exemple, plonger en récession sévère un pays et se
propager rapidement et ainsi mettre en péril les acquis de la paix kantienne
et de la paix par le doux commerce [Lipscy, 2018].
Avec la mondialisation, les chocs externes, que ce soit le SRAS ou la
pandémie de COVID-19, la crise alimentaire, la rareté de certaines
ressources comme l’eau potable ou la variation du prix du pétrole, sont plus
facilement exportés autour du globe, ce qui rend les risques de conflits,
voire de guerres, plus importants. Les conséquences du changement
climatique, notamment les réfugiés climatiques, ou encore l’augmentation
des inégalités, sont également des motifs d’inquiétude. Sans parler du retour
du populisme et des réactions identitaires à la mondialisation.
On a également sous-estimé la réaction que provoquerait la
mondialisation dans certains pays du Sud et même du Nord. Selon Manuel
Castells, les racines sociales du fondamentalisme réactionnaire sont à
chercher dans un premier temps dans les succès de la modernisation menée
par l’État comme l’Égypte ou l’Iran dans les années 1950 et 1960, et
ensuite dans l’échec de la modernisation économique dans la plupart des
pays musulmans dans les années 1970 et 1980, alors que leurs économies se
révèlent incapables de s’adapter à la concurrence accrue de la compétition
internationale et des transformations technologiques. À partir des
années 1990, l’islamisme et le fondamentalisme sont en plein essor jusque
dans les « banlieues de l’Islam », selon l’expression de Gilles Kepel, soit
dans les ghettos des pays du Nord comme la France, l’Allemagne, les États-
Unis ou la Grande-Bretagne.
Il n’y a pas que dans les pays du Sud qu’émergent des mouvements
identitaires fortement opposés à la mondialisation. Depuis une vingtaine
d’années, on parle également d’un ressac face à la mondialisation au sein
des pays du Nord. Ce ressac se traduit par une forte hausse de la part du
vote pour des partis populistes, par l’émergence de nouveaux partis et par
des changements de discours dans les partis existants [Frieden, 2019, p. 181].
Même si les partis populistes réunissent une vaste gamme de mouvements
politiques qui opposent minimalement le peuple à l’« élite », ces
mouvements sont également unis par leurs très vives critiques de la
mondialisation. Avant l’élection américaine de 2016, Donald Trump et
Bernie Sanders, par exemple, ont fait des campagnes d’investiture qui
étaient ouvertement opposées au libre-échange et à la finance
internationale. La plus grande différence entre les deux candidats était leur
attitude face à l’immigration. Contrairement à Sanders, Trump proposait un
contrôle sévère et la construction d’un mur avec le Mexique.
Du point de vue des théories de l’EPI, cette situation était prévisible. En
effet, les théories élémentaires sur le commerce international indiquent que
la libéralisation des échanges crée des gagnants et des perdants, bien que
dans l’ensemble les pays en sortent gagnants. Les spécialistes de la finance
internationale soulignent également les effets perturbateurs des crises
financières et leur rôle dans la hausse des inégalités et de l’insécurité
économique. Finalement, l’histoire économique et politique des xixe et
e
xx siècles renferme de nombreux exemples où l’ouverture économique a
conduit à un mouvement de ressac contre la mondialisation. De nos jours,
ceux qui s’estiment les plus durement frappés par la mondialisation ont
davantage tendance à voter pour des partis populistes antimondialisation et
pour des mesures de démondialisation. Aux États-Unis, les régions les plus
touchées par le China Shock, par exemple, ont tendance à être très
polarisées depuis les années 2000 [Autor et al., 2016]. Le China Shock fait
référence à la hausse marquée des importations de produits manufacturiers
chinois dans les pays développés. Cette hausse a accentué le recul des
emplois dans ce même secteur au sein des pays développés, entre autres aux
États-Unis et en France. Cette situation était prévisible, tout modèle de base
sur les effets du commerce international indiquant que ce dernier fait à la
fois des gagnants et des perdants. Les perdants sont ceux qui étaient jusque-
là protégés de la concurrence mondiale par les politiques protectionnistes de
l’État. En France, les régions les plus affectées par le China Shock et la
compétition des pays à bas salaires tendent à appuyer le Rassemblement
national. En Grande-Bretagne, les électeurs qui sont concentrés dans les
régions les plus touchées par la concurrence avec la Chine appuient
généralement davantage le Brexit tout comme ceux qui s’opposent à
l’immigration, notamment d’Europe de l’Est. Aux États-Unis, ces électeurs
ont appuyé Donald Trump et sa politique de l’« America First ». Des études
arrivent à des conclusions similaires dans le cas de la Suède [Rodrik, 2020].
Un autre phénomène coïncide avec ce premier : le déclin de la confiance
de la population à l’endroit des gouvernements, de l’Union européenne et
des partis politiques dans plusieurs pays [Norris, 2011]. Selon Jeffrey
Frieden, le fait que les gouvernements des pays développés n’aient pas
réussi à compenser les perdants de la mondialisation pourrait expliquer ce
phénomène. Pourtant, la montée du populisme se remarque même au sein
des pays nordiques qui sont les pays qui redistribuent le plus la richesse.
Pour d’autres, dont Pippa Norris et Ronald Inglehart, les leaders
populistes et de tendance autoritaire ont réussi à attirer vers eux l’appui de
ceux qui voient négativement le multiculturalisme cosmopolite. Ils notent
cependant que ceux qui sont moins bien nantis et qui se sentent plus
vulnérables à la mondialisation sont plus réceptifs aux discours autoritaires
et populistes [Norris et Inglehart, 2019].

Synthèse
• Si on ne peut souscrire au déterminisme de la thèse de la paix kantienne et de la paix
par le doux commerce, force est de constater que l’on assiste à une baisse
tendancielle du nombre de guerres depuis déjà assez longtemps. Depuis 1945, la
tendance est encore plus nette : des régions autrefois belliqueuses, comme l’Europe,
sont largement pacifiées et la guerre y semble aujourd’hui impensable.
• Pour les réalistes classiques, l’absence de guerres majeures depuis 1945 ne
représente pas une paix perpétuelle, mais plutôt une période de trêve ou de transition
entre deux guerres. Pour plusieurs auteurs, comme Waltz, la mondialisation n’est pas
un phénomène nouveau puisque les pays européens étaient déjà très mondialisés à la
veille de la Première Guerre mondiale. L’interdépendance commerciale n’a pas
empêché la guerre. En somme, les relations internationales ne sont pas réellement
affectées par la mondialisation économique. Les réalistes sont pessimistes pour
l’avenir. La puissance hégémonique, les États-Unis, est condamnée à disparaître tôt ou
tard et, dans cette optique, la croissance de la Chine pose un véritable problème.
Selon ces auteurs, la Chine cherchera inévitablement à devenir le nouvel hégémon, ce
qui pourrait entraîner le système international dans une spirale de conflits, de
récessions et de guerres.
• Pour les libéraux en EPI, la nature des relations internationales est fondamentalement
différente depuis 1945. La mondialisation de l’économie, de la finance, la
démocratisation et l’institutionnalisation de la scène internationale provoquent un effet
systémique qui favorise la paix.

Notions clés

Paix par le doux commerce – interdépendance commerciale et financière – paix et


démocraties – paix par les institutions internationales – conflits – guerre – terrorisme –
populisme.

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Dans la même collection

Chopin Olivier et Oudet Benjamin, Renseignement et sécurité, 2019, 2e éd.


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Goujon Alexandra, Les démocraties. Institutions, fonctionnement et défis,
2015.
Morlino Leonardo, Introduction à la politique comparée, 2013.
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