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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE PARIS

Ecole doctorale

UN "UNIVERSAL BASIC INCOME" À LA


FRANCAISE ? MILITER POUR UNE
RESSOURCE UNIVERSELLE EN FRANCE,
2011-2019

Danaé Mabilleau

Mémoire présenté pour le Master en


Discipline : Science Politique
Mention : Politique Comparée

Directrice du mémoire : Hélène Combes

2019
Remerciements

Je remercie en premier lieu ma directrice de mémoire Hélène Combes, pour ses pertinentes
remarques et sa patience à mon égard.

Je remercie également les militant-e-s de Réseau Salariat et du MFRB pour leur aimable
accueil. Il n’est pas facile de faire de l’espace à une petite souris curieuse dans un monde militant,
et j’espère qu’ils et elles trouveront ce travail digne de la confiance accordée.

Un chaleureux merci également à mes professeurs et camarades de l’atelier Europe du master


de Politique Comparée, en particulier Reeta Niemonen, Eva Krejcova et Alexis Baujat, pour leurs
retours critiques sur l’ébauche de ce travail. Je leur souhaite une belle route sur leurs chemins
respectifs.

Ecrire un mémoire est toujours un travail de longue haleine, et je n’aurais su tenir sur la
longueur sans la bienveillance inépuisable de mes proches. Un grand merci donc à mes parents,
mes petites soeurs et mes ami-e-s d’avoir mis à ma disposition leurs dons respectifs : trouver
auprès d’elles et eux une oreille attentive, un foyer confortable et une bonne dose d’affection m’a
offert la force dont j’avais besoin pour finir l’écriture de ce mémoire.

Enfin, je ne saurais exprimer toute ma gratitude à l’égard de mon ami Jean-Merwan, pour ses
talents de transcripteur, codeur, relecteur, critique et bien entendu, pour ses excellents chocolats
chauds. Ce mémoire te doit beaucoup.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 1
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
TABLE DES MATIÈRES

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Liste des Figures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

Liste des Tableaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

A Problématisation du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8

B Revue de littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

C Méthodologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

Chapitre I- Deux univers socio-politiques pour deux formes de ressources universelles . 20

A Profils socio-économiques des militant-e-s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

1 Un Réseau Salariat plus masculin, un MFRB plus jeune . . . . . . . . . . . 22

2 Géographies militantes : un RS francophone, un MFRB européen . . . . . 25

3 Milieu social : l’ancien et le nouveau monde ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

B Politisation et engagement politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

1 Socialisation par l’entourage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

2 Un clair poly-engagement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

3 Un rapport conflictuel à l’engagement politique . . . . . . . . . . . . . . . . 44

2
4 S’engager : une affaire intellectuelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

Chapitre II- Des grammaires aux pratiques : militer au MFRB et à Réseau Salariat . . . . 51

A Analyse et comparaison des pratiques conflictuelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

1 S’organiser pour militer : à la recherche de pratiques démocratiques . . . 51

2 Le dilemme de la professionnalisation militante . . . . . . . . . . . . . . . 61

B Les grammaires du militantisme pour une ressource universelle . . . . . . . . . . . 71

1 Le modèle civico-entrepreneurial du MFRB . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

2 Réseau Salariat : un modèle politico-communautaire . . . . . . . . . . . . 85

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105

AnnexeA- Tableau des entretiens réalisés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

References . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
TABLE DES FIGURES

I.1 Répartition par âge et par sexe des membres connus de Réseau Salariat (2018) . . . 23

I.2 Répartition par âge et par sexe des membres présents à l’AG 2019 du MFRB . . . . . 24

I.3 Âge des adhérents sympathisants et actifs ayant répondu au questionnaire du MFRB (2019) 25

II.1 Planning auto-gestionnaire des Estivales 2018, photographié deux heures après son
affichage, où les personnes pouvaient s’inscrire pour aider la responsable cuisinière. 66

II.2 Bilan du Tour de Base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

II.3 Pancarte du Groupe Local Essonne de Réseau Salariat, déployée régulièrement en


manifestation et dans des actions d’agit prop.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

II.4 Dessin d’une militante de Réseau Salariat, Sobre, sur les Estivales 2018. . . . . . . . 103

II.5 Répartition des opinions favorables et défavorables pour un revenu universel en


fonction du placement sur l’échelle gauche-droite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

4
LISTE DES TABLEAUX

I.1 Répartition des adhérent-e-s par catégorie d’âge (%) . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

5
"Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité."
Karl Marx (1818-1883)
“A la télé ils disent tous les jours : "Y a trois millions de personnes qui veulent du travail." C’est
pas vrai : de l’argent leur suffirait.”
Coluche (1944-1986)

Et si accorder mille euros mensuels à chacun-e quelle que soit sa situation d’emploi ou son
niveau de richesse représentait une solution efficace à de nombreux problèmes économiques
et sociaux contemporains ? Au cours de la dernière décennie, l’idée d’un revenu universel ou
inconditionnel, connu en anglais sous la dénomination universal basic income 1, s’est immiscée
dans le débat public à la fois dans des pays occidentaux (Pays-Bas, France, Belgique, Allemagne,
Suisse, Finlande, Canada. . . ) et des pays en développement (Inde, Brésil, Mexique, Namibie. . . ).
Formulée par Philippe Van Parijs, philosophe et économiste belge et l’un des précurseurs de la
théorisation du revenu universel en Europe, l’idée semble élégamment simple : “un revenu payé
par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans conditions
de revenus ni de travail” 2. Pour ses principaux défenseurs, une ressource universelle présente
une multitude d’avantages, par ses effets vertueux sur l’emploi et les conditions de travail, la
protection sociale, l’égalité femmes-hommes, le rapport de force des salarié-e-s ou l’inclusion
sociale 3 .
Cette ressource est une idée philosophique et politique qui remonte au XVIIIème siècle sous
la forme d’une compensation à la réforme agraire d’enclosure 4 mais qui connaît depuis les
1. La question des termes employés pour désigner cette idée est très importante dans les travaux des intellectuel-les comme
dans les discours des organisations, en ce qu’ils désignent des projets politiques distincts et parfois largement opposés. Trois
termes principaux marquent les divergences conceptuelles majeures, auxquels sont ensuite accolés des adjectifs mettant l’ac-
cent sur une dimension particulière de la ressource (“de base”, “universelle”, “citoyenne”, “participative”, “garanti”, “à vie”, etc) :
“revenu”, terme le plus usité généralement sous la forme de “revenu de base” ou “revenu universel”, et le plus proche du terme
générique universal basic income (UBI) en anglais, qui caractérise un transfert monétaire permettant de répondre à des be-
soins ; “allocation”, qui suggère une position annexe dans l’ensemble des revenus ; et “salaire”, qui associe étroitement revenu
et reconnaissance d’un travail. Dans ce mémoire, pour des raisons de clarté et comme tentative de trouver un terrain commun
aux termes des deux organisations que nous étudions, nous utiliserons le terme “ressource universelle” pour parler de l’idée
générique, “revenu de base” concernant l’idée telle que définie par le MFRB, et “salaire à vie” pour celle définie par Réseau
Salariat.
2. “A basic income is an income paid by a political community to all its members on an individual basis, without means test
or work requirement.” VAN PARIJS, Philippe. "Basic income : a simple and powerful idea for the twenty-first century". Politics &
Society, 2004.
3. VAN PARIJS, Philippe, VANDERBORGHT, Yannick, Basic income : A radical proposal for a free society and a sane economy,
2017.
4. KING, John, MARANGOS, John, Two arguments for basic income : Thomas Paine (1737-1809) and Thomas Spence (1750-
1814), History of economic ideas, 2006.

6
années 1970 un regain d’intérêt, d’abord dans la communauté académique, puis auprès du grand
public européen dès les années 1990 et 2000. Un premier réseau européen de promotion d’un
revenu inconditionnel, le Basic Income European Network (BIEN) 5, a vu le jour dès 1986 à Louvain
(Belgique) pour coordonner les initiatives académiques accroissant la crédibilité scientifique du
revenu universel. Mais la popularité de l’idée a grandi avec la dépression européenne engendrée
par la crise financière de 2008 et l’approfondissement des mutations contemporaines du mar-
ché de l’emploi (essor des formes d’emploi atypiques, robotisation d’emplois de plus en plus
qualifiés, chômage persistant. . . ) qui fragilisent les modèles de protection sociale existants et
favorisent la réception positive d’alternatives ambitieuses. La première association tournée vers
l’activisme pour une ressource universelle (Universal Basic Income Europe, ou UBIE) naît ainsi
en 2013 à travers une Initiative Citoyenne Européenne 6 qui réunit près de 300 000 signatures
en Europe. Une partie de la popularité du concept de ressource universelle peut s’expliquer par
l’intérêt qu’elle suscite auprès de pôles très différents du spectre politique, allant de versions
écologistes rétribuant le travail collectif par un revenu d’existence 7 aux travaux du très libéral
Milton Friedman 8 qui défend un impôt négatif permettant d’alléger les cotisations sociales des
entreprises. Ainsi, au-delà de son apparente simplicité, ce concept recouvre de nombreux projets
distincts et parfois opposés dans leurs objectifs et leurs philosophies. Si ces idées ont inspiré plu-
sieurs programmes d’expérimentations 9 et des dispositifs plus ou moins universels de protection
sociale 10, aucune ressource universelle n’est aujourd’hui pleinement adoptée comme politique
publique. La tendance actuelle est aujourd’hui plutôt à l’accroissement de la conditionnalité
des aides sociales, par exemple par des programmes de workfare conditionnant les allocations
chômage à plusieurs heures de travail bénévole 11 .
5. Devenu depuis le Basic Income Earth Network, ce qui souligne l’émergence du revenu inconditionnel dans des pays
non-européens et l’ambition d’une coordination internationale globale.
6. Ce dispositif est “un instrument de démocratie participative qui permet aux citoyens de proposer des changements juri-
diques concrets dans n’importe quel domaine dans lequel la Commission européenne est habilitée à présenter des propositions
législatives” (Commission Européenne). Il consiste à réunir un million de signatures de soutien récoltées dans au moins sept
Etats-membres pour présenter un projet de politique européenne à la Commission Européenne, qui est tenue de statuer sur
celui-ci.
7. MOULIER-BOUTANG, Yann, L’abeille et l’économiste, 2010.
8. FRIEDMAN, Milton, Capitalism and freedom, 1962.
9. Notamment l’expérimentation finnoise d’un revenu inconditionnel versé de janvier 2017 à décembre 2018 à deux mille
personnes sans emploi, dont les conclusions seront annoncées courant 2019. Si elle a été très médiatisée de part le monde, elle
est aussi largement critiquée par les partisans du revenu de base pour son manque de conformité aux critères d’inconditionna-
lité et d’universalité (De Wispelaere & al. 2018).
10. C’est par exemple le cas du programme social de Bolsa Familia au Brésil, qui bien que conditionné à la scolarisation des
enfants et destiné aux familles les plus pauvres, représente le plus important transfert monétaire direct au monde, en couvrant
26% de la population brésilienne en 2011.
11. SIMONET, Maud, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, 2018.

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A- Problématisation du sujet

En France, l’idée d’un revenu universel d’existence défendu par le candidat socialiste Be-
noît Hamon à l’élection présidentielle de 2017 a largement contribué à la connaissance de ce
concept par le grand public. Toutefois, plusieurs organisations militent depuis les années 1990
pour une forme de ressource universelle, mais avec des perspectives différentes sur le revenu
inconditionnel et plus globalement sur les alternatives socio-économiques à défendre.
La plus ancienne mais également la plus petite est l’Association pour l’Instauration d’un
Revenu d’Existence (AIRE), fondée en 1989 par les économistes Yoland Bresson et Henri Guitton,
et forte d’une quarantaine d’adhérents en 2017. Il s’agit d’un cercle de réflexion produisant des
savoirs et assurant la promotion d’un revenu d’existence, c’est-à-dire une version libérale inspirée
par les travaux de Milton Friedman d’un revenu inconditionnel remplaçant l’essentiel de la pro-
tection sociale existante tout en préservant l’équilibre des marchés. L’activité de l’AIRE consiste
essentiellement en des conférences et interventions auprès d’acteurs publics, des rencontres
mensuelles où sont invité-e-s des chercheur-ses pour approfondir les questions liées au revenu
d’existence, et la publication de travaux de ses membres sur la protection sociale, membres qui
sont pour la plupart économistes, ingénieurs ou chefs d’entreprise. Si son audience n’est pas
entièrement négligeable de par sa légitimité dans le milieu institutionnel, elle n’est pas au coeur
de ce travail étant donné son caractère militant moindre et son invisibilité auprès du grand public.
Nous nous concentrons dans ce travail sur les deux organisations suivantes : le MFRB et Réseau
Salariat.

La première est le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), affilié au BIEN et
fondé en 2013 à la suite de l’Initiative Citoyenne Européenne pour un revenu de base. Ce mouve-
ment d’environ 400 adhérent-es dont quatre-vingt membres actif-ve-s dans la vie de l’association
se déclare “transpartisan”, c’est-à-dire qu’il cherche à réunir tous les partisan-es du revenu de
base, quelle que soit leur affiliation politique, bien que la plupart de ses membres actuels soient
proches des idées social-démocrates et écologistes 12 . Il a contribué à la promotion de plusieurs
versions d’un revenu inconditionnel qu’il tente d’unifier sous la bannière 13 d’un “droit inalié-
nable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique
à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources
ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement” 14.
12. MENDUNI, François, Analyse des résultats - Questionnaire MFRB - Concertation Revenu de base, 2019.
13. MFRB, Charte du Mouvement Français pour un Revenu de Base, 2015.
14. Cette définition, moins large que celle de Van Parijs, ne va pas sans paradoxes et imprécisions. Comme le précisait ironi-
quement lors d’un entretien un membre du MFRB membre du Comité Éthique, organe garant du respect de la charte, aucune
version de revenu de base mise en avant par le MFRB ne répond exactement à tous ces critères : s’il est versé à tout membre
d’une communauté politique (dont les contours de l’univers sont eux-mêmes flous - qu’en est-il des étrangers résidant sur le

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Toutefois, à la suite de dissensions internes et de frictions avec les partisans des versions les plus
libérales, le MFRB a ajouté en 2015 dans ses textes la condition d’amélioration du système de
protection sociale existant, écartant les scénarii de son remplacement total, et donc les versions
les plus libérales du revenu de base 15.
Le MFRB est un entrepreneur de cause original, oscillant entre un mouvement militant
cherchant à former communauté et à porter des valeurs partagées dans l’espace public, un lobby
cherchant à influencer des décideurs politiques en faveur du revenu de base, et un think tank
produisant une expertise reconnue par les pouvoirs publics sur la question. Dans ses activités,
il cherche à la fois à participer à la politique institutionnalisée en visant une introduction du
revenu de base validée par le droit, qu’il soit national ou international 16, et à populariser l’idée
auprès du grand public par des conférences, des débats et des opérations de communication
propices à la médiatisation du revenu de base.
Sa création par des économistes issus de différentes traditions politiques (certains proches
des Républicains, d’autres du Parti Socialiste voire du Front de Gauche) a limité la vocation poli-
tique du MFRB à la défense du concept général “revenu de base” comme la taxe Tobin a présidé
à la fondation d’ATTAC. Le MFRB ne se positionne donc pas pour un projet socio-économique
plus large (libéral, socialiste, écologiste. . . ), en restant flou dans sa communication publique sur
ses préférences sur le maintien d’un système capitaliste, le rôle des cotisations sociales ou la dé-
mocratisation de la prise de décision économique. Le revenu de base est généralement présenté
comme un outil pouvant servir diverses causes et projets, duquel différents acteurs politiques
(politicien-nes, mais aussi syndicats, associations de lutte contre la pauvreté ou le chômage,
mouvements féministes ou écologistes) sont invités à se saisir. Toutefois ce suspens du position-
nement politique du MFRB définissant son “transpartisanisme” est de plus en plus contesté au
sein du mouvement, à la fois pour des raisons stratégiques et idéologiques. L’organisation et les
discours du mouvement lui-même ne sont pas dénués de choix politiques et d’affirmation de
valeurs : le choix d’un fonctionnement sociocratique (une méthode d’organisation en cercles
visant une gouvernance efficace mais favorisant l’expression et la participation de tous-tes)
et l’utilisation publique régulière d’argumentaires marqués par les valeurs traditionnellement
associées à la gauche traduisent des affinités politiques déjà présentes. C’est dans ce contexte
que vient d’être lancée une consultation interne pour redéfinir collectivement les objectifs et les
territoire, des prisonniers, des jeunes et des enfants ?), il est conditionné au recensement comme membre de cette communauté,
ce qui constitue déjà une entorse à l’inconditionnalité au sens strict du terme. Par ailleurs, plusieurs propositions proches du
revenu de base et parfois mentionnées par le MFRB n’en remplissent pas toutes les conditions (le revenu de participation d’A.
Atkinson, le salaire à vie de B. Friot. . . )
15. Le MFRB “considère que l’instauration d’un revenu de base ne doit pas remettre en cause les systèmes publics d’assu-
rances sociales, mais compléter et améliorer la protection sociale existante.” cf. Charte du MFRB, op. cit.
16. “Le Mouvement Français pour un Revenu de Base se donne pour objectif d’instaurer le revenu de base par l’inscription
dans la loi ou par tout autre moyen garantissant le respect des conditions ci-dessus, ainsi que d’obtenir sa reconnaissance
comme un droit humain universel.” cf. Charte du MFRB, op. cit.

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positions du mouvement, ce qui nous permet d’observer le processus de réflexion des militant-es
à la fois sur la nature du mouvement et sur son rapport au politique.

La seconde organisation est le Réseau Salariat, une association d’éducation populaire fondée
en 2011 autour des théories développées par l’économiste et sociologue Bernard Friot. Si RS est
d’une taille relativement comparable au MFRB (environ 400 adhérent-e-s en 2017 et également
une centaine de membres impliqués dans la vie de l’association) déployé dans une quinzaine
de groupes locaux en France, mais aussi en Belgique et en Suisse, il assume beaucoup plus
clairement son positionnement politique de gauche radicale. Il s’est constitué autour de la
figure intellectuelle et médiatique de Bernard Friot, chercheur à l’université de Nanterre mais
aussi membre du Parti Communiste Français, qui assure aujourd’hui en très majeure partie
la communication du Réseau auprès du grand public. Contrairement au revenu de base (que
récuse Réseau Salariat), leur concept de salaire à vie est étroitement associé à un projet socio-
économique très détaillé, le “statut politique du producteur” 17 . Non seulement il instaure un
droit individuel à un salaire à vie versé de 18 ans (âge d’accès aux droits politiques) à la mort,
d’un montant allant de 1500 à 6000 euros versé en fonction de la qualification de la personne 18,
mais il base ce salaire à vie sur la reconnaissance politique du statut de producteur-rice de
valeur économique de tout un chacun, indépendamment de son activité concrète. Ce statut
s’accompagne de droits proches de la démocratie économique, parmi lesquels la propriété
d’usage de son outil de travail 19, et le droit de décider de la production économique 20. Le salaire à
vie est financé par l’extension de la logique de la cotisation sociale à toute la valeur produite, c’est-
à-dire que les salarié-es cotisent par le biais de leur entreprise dans une caisse commune ensuite
redistribuée entre salaires, investissement et impôts. Fortement inspiré par l’héritage marxiste,
l’histoire des luttes ouvrières et celle de la sécurité sociale française, le salaire à vie est construit
comme un outil anticapitaliste, justifié non par le besoin de subsistance des individus mais par
la reconnaissance de leur travail, y compris celui qui n’est pas reconnu comme productif dans les
indicateurs économiques actuels (travail domestique, services publics, travail bénévole. . . ).
A sa création en 2011, le RS est principalement une plateforme de réflexion critique et de
diffusion des idées de B. Friot dont le salaire à vie est l’élément le plus saillant, et une grande
17. FRIOT, Bernard, L’enjeu du salaire, 2012.
18. Sur le modèle de la qualification des fonctionnaires, elle est rattachée à la personne et non à son emploi. Elle n’est pas
uniquement déterminée par le niveau de diplôme, mais aussi par l’ancienneté, le niveau de responsabilité, l’expérience dans
des emplois pénibles, ou tout autre critère “choisi démocratiquement”, cf. FRIOT, Bernard, op. cit.
19. C’est-à-dire une propriété appartenant aux personnes se servant de l’outil de production pour produire, en opposition
aux personnes extérieures à la production qui en retireraient une rente (la propriété lucrative). Dans le modèle proposé par B.
Friot, la propriété lucrative n’existe plus, l’actionnariat est supprimé et sa fonction de financement est assurée par des caisses
d’investissement contrôlées par les travailleurs eux-mêmes.
20. Droit rendu possible par la socialisation des moyens de production et la mise en place de structures de gestion démocra-
tiques du tissu économique, du niveau local au niveau national.

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partie de son activité consiste en la production de matériel pédagogique (livres, brochures, vi-
déos. . . ) et l’organisation de conférences et séminaires d’une forme universitaire assez classique.
Toutefois, l’association a progressivement étendu ses pratiques militantes, en particulier de-
puis 2016 et la mobilisation nationale contre la loi El Khomri qui a vu l’arrivée d’une nouvelle
génération militante, souvent plus jeune, formée dans des milieux anarchistes, autonomes ou
alternatifs. Le Réseau a ainsi intégré à ses pratiques des outils militants de l’éducation populaire
politique 21(conférences gesticulées 22, porteurs de parole 23, formes d’agit prop 24...) et s’est tourné
plus activement vers la diffusion de l’idée du salaire à vie auprès d’organisations politiquement
proches (syndicats, partis de gauche) comme de la population plus large (multiplication de
formes diverses de rencontres, comme des conférences, ciné-débats, ateliers. . . ). En cela, Réseau
Salariat mêle comme le MFRB plusieurs identités : producteur de savoirs et de documentation sur
le salaire à vie ; mouvement politique assurant de la formation interne et prodiguant du soutien
aux luttes politiques qui lui sont proches ; association d’éducation populaire politique.
L’association a elle aussi récemment connu une crise interne qui l’a poussée à reconfigurer ses
positions : outre l’arrivée d’une nouvelle génération militante, une manoeuvre électorale réalisée
en secret en 2016 par certain-e-s membres à la suite de conflits politiques et interpersonnels
intenses a poussé l’organisation à refonder entièrement ses statuts vers plus d’horizontalité. Si ce
conflit a entraîné une scission avec certains groupes de militant-es en minorité politique au sein
de RS, il a aussi permis à l’association d’entamer une réflexion importante sur ses objectifs et ses
pratiques, qui marque encore ses activités aujourd’hui.

Par la présence de ces organisations politiquement diverses portant une forme de revenu
inconditionnel dans l’espace public, la France représente une situation singulière en Europe 25.
21. Nous entendons par là “des pratiques d’éducation populaire qui visent explicitement à soutenir l’exercice politique des
citoyens et une démocratie intense, en vue de leur émancipation et de la transformation sociale” telles que définies par Alexia
Morvan, éducatrice populaire et chercheuse, dans sa thèse sur le sujet. (Pour une éducation populaire politique : à partir d’une
recherche-action en Bretagne, 2011, p.166)
22. Performance scénique associant conférence et théâtre, où les acteurs et actrices mêlent le récit de leurs expériences
personnelles et des savoirs théoriques sur un sujet socio-politique (le chômage, la politique culturelle, le régime des retraites. . . ).
B. Friot lui-même a produit deux conférences gesticulées, intitulées “A quoi je dis oui”, sur l’histoire de la sécurité sociale et “C’est
nous qui produisons, c’est nous qui décidons” sur les retraites.
23. Evénements en plein air incitant les passants à engager une discussion politique par le biais de panneaux sur lesquels
sont affichés des questions ou affirmations politiques, par exemple “Que feriez-vous si vous touchiez 1000 euros par mois, quelle
que soit votre activité ?”
24. Technique de communication politique dans l’espace public par le biais de saynètes improvisées ou de mises en scène
choquantes ou amusantes.
25. C’est également le cas en Espagne, où coexistent une organisation académique sur le revenu de base (la Red Renta Ba-
sica), et deux organisations militantes. L’une est un réseau d’activistes “humanistes”, de gauche modérée, (Humanistas por una
Renta Basica Universal) et l’autre est un mouvement de travailleurs précaires plutôt de tradition anarcho-syndicaliste (Marea
Basica). Toutefois la distinction entre ces organisations ne semble pas entièrement recouper la situation française par des posi-
tions différentes dans le champ politique, et reste une exception en Europe. Une comparaison entre France et Espagne pourrait
constituer un intéressant projet de thèse.

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Dans la majorité des pays européens, une seule organisation porte l’essentiel du discours et de
l’expertise sur le revenu universel dans le débat public, et construit ainsi un statut de “propriétaire
de problème public” 26 : il est considéré comme une référence primaire par les acteurs publics, et
est capable d’imposer sa définition et son cadrage du revenu universel. Au contraire, le débat en
France se construit autour de plusieurs voix discordantes. Le contraste politique important entre
le MFRB et Réseau Salariat introduit dans leur débat interne comme dans le débat public des
interrogations plus marginales dans d’autres contextes homogènes politiquement :
— les liens causaux entre la politique d’une ressource universelle et le système socio-économique
dans lequel il s’insère ;
— l’incompatibilité entre certaines formes de ressource universelle et des projets politiques
progressistes ;
— le type de stratégie envisageable pour l’adoption d’une ressource universelle, notamment
son échelle ;
— les conditions de possibilité d’une ressource universelle anticapitaliste ;
— le rapport entre ressource universelle et démocratie ;
— la façon d’envisager l’éducation populaire et son potentiel politique à travers une res-
source universelle.

Nous nous demandons donc comment ces organisations construisent le support politique
pour le revenu universel, c’est-à-dire comment, par la diffusion de leur propre cadrage d’un
projet en partie commun (une ressource versée au plus grand nombre et déconnectée de l’emploi)
et par la construction de leur base de soutien politique (à la fois des acteurs publics, des adhérent-
es actif-ves et l’opinion publique), ces organisations modèlent le débat public autour d’une
ressource universelle et la mobilisation qui cherche à l’introduire. Par support politique, nous
entendons l’expression positive de soutien à un revenu universel en tant qu’option de politique
publique, allant d’une sympathie passive pour cette idée (telle qu’elle pourrait apparaître dans
un sondage d’opinion) à la mobilisation active pour son adoption (par exemple l’engagement
dans une organisation promouvant cette idée pour un citoyen, ou la prise de position publique
pour le revenu universel pour une organisation politique). Nous pouvons observer ce support
politique à trois niveaux : au niveau macro de la population dans son ensemble, à celui méso des
organisations politiques (le MFRB et RS comme entités publiques, mais aussi les partis, syndicats,
associations. . . ) et au niveau micro des individus engagés dans des organisations militant pour
une forme de revenu universel.
26. GUSFIELD, Joseph, Contested meanings : The construction of alcohol problems, 1996.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
B- Revue de littérature

Si les défenseurs d’une ressource universelle ont produit une littérature imposante sur le
concept lui-même et ses conséquences espérées sur le système politique et social, notamment
les ouvrages de référence de van der Veen et Groot 27 et plus récemment celui de Van Parijs et
Vanderborght 28 ainsi que la plupart des articles de la revue Basic Income Studies, peu de travaux
s’intéressent à l’aspect politique de cette ressource universelle sous un angle plus pragmatique
que philosophique.
Quelques chercheur-se-s (et souvent défenseur-ses d’une ressource universelle) se sont
intéressé-e-s à la compatibilité entre les ressources universelles et le socialisme 29 , le libéra-
lisme 30 , l’anticapitalisme 31 , ou l’écologie 32 . L’inclusion d’une question sur le revenu de base
dans la session 2016 du European Social Survey a permis à plusieurs chercheur-se-s de dresser un
portrait socio-économique de ses sympathisant-e-s : Parolin et Siöland 33 observent un paradoxe
entre une demande élevée dans les pays les moins équipés pour mettre en place un programme
de revenu inconditionnel (Hongrie, Russie, Lituanie. . . ) et une demande plus faible dans des pays
où son implémentation serait plus facile, comme les pays nordiques. Vlandas 34 montre quant à
lui que les attitudes vis-à-vis du revenu de base suivent généralement les attentes de la littérature
sur les systèmes de protection sociale : les individus les plus sympathisants sont idéologique-
ment situés à gauche, font souvent face à des risques élevés sur le marché du travail, et ont des
revenus peu élevés. Les membres de syndicats sont toutefois réticents à l’idée d’un revenu de
base, malgré des idées politiques généralement situées à gauche. Ce dernier point est développé
dans l’article de Y. Vanderborght sur l’opposition des syndicats au revenu de base 35 , qui montre
que des acteurs que l’on aurait pu considérer comme des alliés par leur adhésion à une forte
protection sociale des travailleur-se-s y sont en réalité majoritairement opposés, par crainte de
perdre leur rôle central dans la gestion des prestations sociales dans les systèmes assurantiels,
mais aussi par protection du régime des insiders qui forment l’essentiel des syndiqué-e-s. Nous
verrons dans notre analyse des profils sociaux des militant-e-s de Réseau Salariat (chapitre 1)
que cette réticence peut aussi s’expliquer par des facteurs politiques, en particulier le manque de
27. GROOT, Loek, VAN DER VEEN, Robert, Basic Income on the Agenda : Policy Objectives and Political Chances, 2011.
28. VAN PARIJS, Philippe, VANDERBORGHT, Yannick, Basic income : A radical proposal for a free society and a sane economy,
2017.
29. WRIGHT, Erik, Basic income as a socialist project, Basic Income Studies, 2006.
30. MURRAY, C, Guaranteed Income as a Replacement for the Welfare State, Basic Income Studies, 2008.
31. MANJARIN, Edgar, SZLINDER, Maciej, A Marxist Argumentative Scheme on Basic Income and Wage Share in an Anti-
capitalist Agenda, Basic Income Studies, 2016.
32. BIRNBAUM, Simon, Introduction : Basic Income, Sustainability and Post-Productivism, Basic Income Studies, 2010.
33. PAROLIN, Zachary, SIÖLAND, Linus, Support for a Universal Basic Income : A Demand-Capacity Paradox ?, 2019.
34. VLANDAS, Tim, The Politics of the Basic Income Guarantee : Analysing Individual Support in Europe, Basic Income Stu-
dies, 2019.
35. VANDERBORGHT, Yannick, Why trade unions oppose basic income, Basic Income Studies, 2006.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
perspective anticapitaliste du revenu de base tel qu’il est présenté dans le débat international.

D’un point de vue de politique publique, le travail le plus complet sur le sujet est la thèse de
Jurgen de Wispelaere 36 , une série de cinq articles sur l’analyse politique du basic income qui
explore la diversité et les contradictions politiques des différentes formes de revenu universel,
et les conséquences politiques de leur policy design en terme de stratégie de mise en oeuvre.
Il soulève plusieurs problèmes dans l’implémentation concrète d’un revenu inconditionnel,
pouvant expliquer l’absence de celle-ci malgré l’intérêt croissant qu’il suscite : la prédominance
de soutiens politiques au revenu de base peu efficaces voire contre-productifs car peu enclins à
consacrer des ressources politiques à la mise sur agenda du revenu de base (“cheap support” 37 ) ;
l’illusion de pouvoir transformer le soutien à l’idée générique d’un revenu de base en un soutien
à une politique publique spécifique à travers tout le spectre politique 38 ; et les défis adminis-
tratifs et bureaucratiques laissés irrésolus dans les modèles de revenus universels 39 . D’autres
chercheurs et chercheuses explorent des études de cas plus précises. On peut mentionner le
travail de Perkiö et Koistinen sur le revenu de base en Finlande 40 , où il et elle montrent que la
popularité de l’idée dans un système de protection sociale déjà très universel n’a pas suffi à établir
un fort consensus politique capable de mettre en oeuvre une politique de revenu universel. Le
bilan critique réalisé par Pulkka, De Wispelaere et Halmetoja de l’expérimentation finnoise de
2017-2018 41 , expérience prometteuse très médiatisée à l’international, ne remet pas en cause
ces conclusions : outre le manque de rigueur scientifique de l’expérience, modifiée en cours
d’expérimentation, les chercheurs concluent en un impact minimal de cette expérimentation sur
le paysage politique finnois, qui reste concentré sur une politique d’activation des demandeurs
d’emploi.

En ce qui concerne la France, les travaux de recherche sont également peu nombreux et
généralement très récents. Les ouvrages de Geffroy 42 (2002) et Duverger 43 (2018) dressent un
historique général de la diffusion du revenu de base en France, sa filiation avec le radicalisme bri-
tannique du XVIIIème siècle et le socialisme utopique du XIXème siècle. Le mémoire de science
36. DE WISPELAERE, Jurgen, An Income of One’s Own ? The Political Analysis of Universal Basic Income, 2015.
37. DE WISPELAERE, J., The Struggle for Strategy : On the Politics of the Basic Income Proposal, Politics, 2016.
38. DE WISPELAERE, Jurgen, STIRTON, Lindsay, The many faces of universal basic income, The Political Quarterly, 2004.
39. DE WISPELAERE, Jurgen, STIRTON, Lindsay, A disarmingly simple idea ? Practical bottlenecks in the implementation of
a universal basic income, International Social Security Review, 2012.
40. KOISTINEN, Pertti, PERKIÖ, Johanna, Good and Bad Times of Social Innovations : The Case of Universal Basic Income in
Finland, Basic Income Studies, 2014.
41. DE WISPELAERE, Jurgen, HALMETOJA, Antti, PULKKA, Ville-veikko, The Rise (and Fall) of the Basic Income Experiment
in Finland, CESifo Forum, 2018.
42. GEFFROY, L., Garantir le revenu : Histoire et actualité d’une utopie concrète, 2002.
43. DUVERGER, Timothée, L’invention du revenu de base. La fabrique d’une utopie démocratique, 2018.

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politique de Q. Guatieri 44 aborde plus en détail le traitement politique contemporain de l’alloca-
tion universelle en France. Il y montre que la présence discrète d’une ressource universelle dans
le débat académique et politique français s’appuie davantage sur des entrepreneurs politiques
individuels (comme l’écologiste Y. Moulier-Boutang dans les années 1990 ou le socialiste Benoît
Hamon en 2016) plutôt que sur une coalition d’acteurs organisés, bénéficiant de la division et de
la dispersion de la scène politique française, en particulier à gauche. Il se montre également assez
sceptique concernant la faisabilité de l’idée politique en France, étant donné l’opposition d’une
grande majorité des acteurs politiques et un contexte institutionnel défavorable à une politique
publique très en rupture par rapport au paradigme dominant du système de protection sociale
français. S’il mentionne le rôle des associations militantes dans la publicisation du concept de
revenu universel, son mémoire est particulièrement centré sur les dynamiques partisanes et
institutionnelles et n’inclut pas de travail de terrain.

Dans l’ensemble, cette littérature nous apparaît incomplète par sa focalisation sur les échelles
macro (le jeu institutionnel) ou micro (l’opinion individuelle) qui ignore en grande partie l’éche-
lon intermédiaire des acteurs politiques (partis politiques, syndicats, mouvements sociaux),
pourtant essentiels dans le travail pratique de diffusion politique d’une ressource universelle.
Nous savons ainsi assez peu de choses sur les motivations et les pratiques des personnes les
plus investies dans la diffusion de cette ressource universelle, qu’il s’agisse de chercheur-se-s
comme les membres du BIEN, ou d’associations militantes comme le MFRB. De plus, la pers-
pective institutionnelle et l’absence d’un important mouvement social en faveur d’un revenu
de base laisse dans l’ombre des acteurs moins investis sur la scène électorale mais proches des
milieux activistes, comme Réseau Salariat. La présence dans la littérature de nombreux travaux de
chercheurs-militants défendant leurs propres principes idéologiques (souvent socio-démocrates
et écologistes) tend peut-être aussi à éclipser des points de vue plus marginaux sur une ressource
universelle. L’analyse lexicométrique de C. Leterme 45 des différents projets de revenu incondi-
tionnel français montre ainsi les différences d’accès à la légitimité publique (ici l’entretien au
Sénat pour la production du rapport de 2016 sur le revenu de base 46 ) selon le degré de radicalité
politique des projets de ressource universelle. Il montre en pratique la diversité des concepts
que recouvre l’idée d’une ressource universelle, manifestée par le contraste entre des discours
pragmatiques et techniques des militant-e-s proches du MFRB, et les discours plus abstraits et
conceptuels de ses partisans “radicaux” (dont Bernard Friot et Paul Ariès). Le rapport au travail et
au capitalisme se situe au coeur de cette distinction, tout en étant relativement absent des autres
44. GUATIERI, Quentin, Le traitement politique de l’allocation universelle en France, 2017.
45. LETERME, Cédric, Le revenu inconditionnel dans et par les discours : analyse lexicométrique et essai de typologie, Mots.
Les langages du politique, 2018.
46. PERCHERON, D., Le Revenu de base en France : de l’utopie à l’expérimentation, 2016.

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travaux sur la politique des ressources universelles.
Notre travail cherche donc à compléter cette littérature par une approche plus ethnogra-
phique permettant de donner corps aux militant-e-s pour une ressource universelle, en s’ap-
puyant essentiellement sur une littérature de sociologie de l’action collective, notamment les
concepts de mobilisation des ressources, de structures d’opportunités et de cadrage, et leur
déclinaison dans les travaux européens depuis la fin des années 1990 en sociologie de l’action
collective (Agrikoliansky, Fillieule, Sommier, Della Porta, Neveu, Siméant, Mathieu...). Nous dres-
serons des parallèles avec le mouvement altermondialiste grâce aux travaux de Pleyers 47 et
d’Agrikoliansky et al. 48 , mais aussi avec l’Economie Sociale et Solidaire 49 . S’il ne s’agit pas
de notre principal angle d’attaque, nous pourrons faire appel aux travaux de sociologie des
problèmes publics à partir du panorama dressé par Erik Neveu 50 , en particulier les éléments
de littérature sur le cadrage et la justification, souvent tirés de la littérature américaine des
social problems (Goffman, Gusfield, Gamson. . . ). Enfin, nous intégrons dans notre approche
des éléments de sociologie pragmatique 51 comme la notion de grammaire, qui introduisent
une perspective dynamique et interactionnelle, d’autant plus appropriée que la construction
progressive et contrastée du support politique pour un revenu universel est très visible dans les
perceptions et pratiques des acteurs.

C- Méthodologie

Pourquoi comparer deux organisations promouvant une ressource universelle ? Une telle
recherche comparative permet d’améliorer notre analyse et interprétation de ces deux formes
d’action collective de plusieurs manières.
Tout d’abord, l’analyse de deux formes d’activisme traitant d’un objet relativement similaire
(la mise en place d’une ressource versée à la majeure partie de la population, sans condition
dépendant de l’occupation d’un emploi) mais ancrées dans des cultures et justifications poli-
tiques différentes, permet de comparer les résultats de la mise en mouvement de ces différentes
identités, stratégies et tactiques politiques. Quelles voies empruntent ces organisations pour
diffuser leurs idées, construisent-elles un rapport de force, qui cherchent-elles à convaincre et y
réussissent-elles ?
En second lieu, la diversité sociale et politique de ces organisations permet d’étudier la
relation qu’entretiennent différents groupes sociaux à l’idée d’une ressource universelle, tant
47. PLEYERS, Geoffrey, Alter-globalization : Becoming actors in a global age, 2010.
48. AGRIKOLIANSKY, Eric, SOMMIER, Isabelle, CARDON, Dominique, Radiographie du mouvement altermondialiste : le se-
cond Forum social européen, 2005.
49. LAVILLE, Jean-Louis, PLEYERS, Geoffrey, AL, Mouvements sociaux et économie solidaire, 2018.
50. NEVEU, Erik, Sociologie politique des problèmes publics, 2015.
51. LEMIEUX, Cyril, La sociologie pragmatique, 2018.

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parmi les militant-e-s que parmi leur audience. Comment le parcours social, économique et
politique d’un individu le sensibilise-t-il à l’idée d’une ressource universelle, et à une forme
(revenu de base) plutôt qu’une autre (salaire à vie) ? Les individus s’engageant pour une ressource
universelle ont-ils un rapport spécifique au travail, à l’économie, ou à la politique ?
Enfin, la perspective historique nous offre une piste d’analyse comparative supplémentaire.
Sur la période contemporaine et en particulier les années 2010-2019, particulièrement riches en
événements politiques en France 52, l’analyse comparative permet d’explorer la complexité des re-
lations que ces organisations entretiennent avec leur environnement politique et économique en
constante recomposition, en analysant notamment la structure des opportunités politiques 53 à
laquelle elles sont confrontées. Quels effets produisent la désaffection pour les formes tradition-
nelles d’engagement politiques telles que les partis et les syndicats, la recomposition du paysage
politique autour de nouveaux axes 54 , l’apparition de formes de mobilisation sociale populaire
et autonome 55 , ou les mutations de la protection sociale 56 sur la définition de leur stratégie
politique et l’efficacité de leur discours ?

Pour répondre à ces questions, nous avons choisi de mener une enquête à dominante ethno-
graphique, c’est-à-dire que nous avons suivi ces deux organisations de juin 2018 à mars 2019 en
participant activement à leurs réunions et événements militants. Cela nous a permis de récolter à
la fois des informations sur les profils des militant-e-s complétées par deux questionnaires passés
lors des événements nationaux, et des observations sur leurs pratiques militantes, les différents
courants politiques qui traversent ces mouvements, et leur positionnement dans leur environne-
ment politique. Une telle immersion sur le long cours se justifiait par la facilité d’accès au terrain
(chaque organisation ayant un groupe parisien actif, et des événements nationaux accessibles
aux éléments extérieurs), mais aussi par la nécessité de recueillir des données riches, étant donné
l’absence de travail préalable sur ces organisations, et le manque de fiabilité de la documentation
par rapport à la réalité de leur militantisme. En effet, malgré une production écrite importante et
une présence régulière dans le débat public, ces organisations sont de très petite taille (quelques
centaines d’adhérents, dont guère plus de quatre-vingts militant-e-s actif-ve-s, quand une as-
sociation comparable par son objet comme ATTAC comptait plus de 10 000 adhérent-e-s en 2013).

Pour objectiver ces dynamiques, nous avons étudié ces organisations en envisageant dans
52. Outre deux élections présidentielles matrices d’importants changements partisans en 2012 et 2017, cette décennie a ainsi
connu trois importants mouvements sociaux socio-économiques, contre la réforme des retraites en 2010, la réforme de la Loi
Travail en 2016, et le mouvement des gilets jaunes en 2018-2019.
53. TARROW, Sidney, Power in movement : Social movements and contentious politics, 2011.
54. LEFEBVRE, Rémi, « Dépassement » ou effacement du parti socialiste (2012-2017) ? Mouvements, 2017.
55. LAFERTE, Gilles, PAUGAM, Serge, Après les gilets jaunes, repenser les classes sociales, Libération, 2018.
56. ZEMMOUR, Michaël, Protection sociale : le temps des dilemmes, L’Economie politique, 2017.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
une même analyse les idées qui les meuvent (références intellectuelles, valeurs, différences
philosophiques), les individus qui les promeuvent (parcours biographiques, réseaux dans les-
quels ils s’inscrivent, attitudes intellectuelles) et les pratiques de ces organisations (production
de discours, techniques de mobilisation, construction de réseau politique. . . ). Pour cela, nous
utilisons la notion de grammaire issue de la sociologie pragmatique, c’est-à-dire “l’ensemble des
règles que les acteurs tendent à respecter dans leur pratique” 57 ). Il s’agit d’identifier les régimes
d’action et de justification (entrepreneurial, civique. . . ) entre lesquels naviguent les militants à la
fois dans leurs activités internes (la sociabilisation entre militants, la prise de décision sur les
orientations politiques ou les actions menées par l’organisation...) et dans leur mise en scène
publique (la présentation de leurs idées et de leurs organisations, le tissage de liens avec d’autres
organisations. . . ), et d’en étudier les conséquences sur les contours du support politique pour
une ressource universelle. Le concept de grammaire en souligne le caractère dynamique et ap-
proprié par les acteurs au fil de leurs interactions 58. Dans ces interactions se construisent des
références sur ce que devrait être une ressource universelle et le modèle de société optimal dans
lequel il s’inscrit, sur les alliés souhaitables et les adversaires potentiels de chaque organisation,
sur les associations renforcées entre la ressource universelle et d’autres enjeux politiques. En
bref, c’est dans ces interactions que se construisent les contours du support politique pour une
ressource universelle.

Nous suivons depuis fin juin 2018 les activités du MFRB et de Réseau Salariat, auxquels nous
avons adhéré durant l’été pour suivre leurs activités. Nous avons réalisé plusieurs jours d’observa-
tion participante, parmi lesquels dix jours au mois d’août 2018 lors des universités d’été des deux
mouvements (les Estivales de RS et le Camp de Base du MFRB) qui nous ont permis de rencontrer
des membres venant d’un peu partout en France, trois week-ends de Conseil de Coordination de
Réseau Salariat en septembre 2018, décembre 2018 et mars 2019, l’Assemblée Générale du MFRB
en avril 2019, une dizaine de réunions des groupes locaux parisiens ainsi que des événements
locaux à Paris, Montreuil, et en Essonne. Sur le plan international, nous nous sommes également
rendus à Budapest fin novembre pour une réunion centrée sur l’organisation d’une nouvelle
initiative citoyenne européenne par le réseau militant européen UBIE dont le MFRB fait partie.
Pendant ces observations, nous avons pris des notes sur le contexte, les personnes présentes et
leurs caractéristiques sociales, les interactions politiques, les propos polémiques ou remarqués
dans le discours des membres, les conversations sur la nature, le positionnement et les stratégies
57. BOLTANSKI, Luc, THÉVENOT, Laurent, De la justification : Les économies de la grandeur, 1991.
58. Quelques exemples d’interactions décisives seraient la remise en cause de la légitimité d’un membre tenant dans une
interview sur le revenu de base des propos trop éloignés des grilles habituelles du MFRB, la critique de l’implication d’une
membre de Réseau Salariat dans des publications nationalistes, la participation plus ou moins enthousiaste de membres à des
rapports institutionnels sur le revenu universel ou la mise en place récurrente de dispositifs d’éducation populaire dans les
conférences sur le salaire à vie. . .

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politiques de l’organisation, notamment vis-à-vis d’autres discours et organisations. Nous avons
également réalisé une vingtaine d’entretiens semi-directifs approfondis de une à trois heures
afin d’en apprendre plus sur les parcours, relations et idéologies politiques des militant-es, en
essayant de varier les profils militants rencontrés. Nous avons également obtenu des informa-
tions plus complètes sur les militant-e-s par deux questionnaires distribués en personne aux
événements nationaux (voir encadré méthodologique du chapitre 1).
Enfin, nous avons utilisé en complément de nos propres données divers types de documenta-
tion interne (compte-rendus d’Assemblée Générale, rapports d’activité, plaidoyers, brochures
pédagogiques, vidéos, emails aux adhérent-es, émission de Radio Pikez sur l’université d’été de
Réseau Salariat avec de nombreux témoignages de militant-es, documentation sur leurs sites
web, agenda des groupes locaux..) et externe : articles de presse (écrits par des membres sur leur
ressource universelle ou écrits par des journalistes sur les événements de chaque organisation),
interviews des responsables politiques où ils et elles se positionnent sur le revenu universel, com-
muniqués et agendas militants d’associations proches pour établir la solidité de leurs liens avec le
MFRB et RS, vidéos et articles de blog, rapports de conseils scientifiques, sondages d’opinion sur
le revenu universel. . . Si nous avons manqué de temps pour exploiter complètement toutes ces
données, elles nous ont offert du matériau pour affiner nos questions d’entretiens, des exemples
d’interactions définissant les grammaires politiques, et des informations de contexte sur la vie
des deux associations.

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I- Deux univers socio-politiques pour deux formes de
ressources universelles

Dans ce premier chapitre, nous aimerions présenter les membres de chaque organisation,
tout en gardant en tête l’environnement politique dans lequel ils et elles sont plongé-e-s. Au
coeur de cette présentation des profils militants des membres du MFRB et de Réseau Salariat
s’inscrit la question “pourquoi militer pour une ressource universelle ?”. En effet, ce type d’en-
gagement n’a rien d’évident : il est centré sur une question d’économie politique relativement
technique, touchant à l’organisation de la production, à la fiscalité ou au système de protection
social ; il requiert l’adhésion à une conception relativement radicale d’un revenu versé à tous
sans condition d’emploi ; il s’inscrit dans des traditions politiques riches et complexes, mais
minoritaires en terme d’audience politique dans les années 2010.
Nous cherchons dans cette partie à apporter des éléments de réponse, en s’intéressant à
deux dimensions du profil politique des membres de chaque organisation : leur profil socio-
économique (âge, genre, milieu social, profession. . . ) avec un accent particulier sur leur rapport
à l’emploi et au travail et leur parcours politique (engagements précédents, rapport au vote
et aux partis politiques. . . ) pour replacer leur parcours à Réseau Salariat ou au MFRB dans un
processus de politisation plus large. Ces deux dimensions ont structuré notre guide d’entretien
semi-directif, et nos grilles d’observation lors de nos immersions ethnographiques.
Dans toute cette partie, nous ferons des allers-retours entre les deux organisations, afin de
mettre en évidence leurs différences, mais aussi leurs similitudes. Leurs membres ont souvent
eu tendance à se distinguer explicitement des membres de l’organisation concurrente, tout en
reconnaissant la rareté de leurs contacts et le manque de connaissance d’une organisation à
l’autre. Si les grandes tendances de chaque organisation nous semblent en effet assez distinctes,
nous aimerions ici nuancer la vision d’une différence radicale entre membres du MFRB et de
Réseau Salariat, en montrant leur diversité politique et la proximité de certains parcours, surtout
orientés dans une direction ou dans l’autre par une rencontre militante ou un événement poli-
tique décisifs.

L’étude des profils socio-politiques des militant-es du MFRB et de Réseau Salariat a été réalisée
à partir de questionnaires individuels et collectifs distribués lors des rencontres nationales des deux
organisations, complétée par nos notes de terrain au cours de notre année d’observation, et notre
vingtaine d’entretiens avec des militant-e-s.

20
Pour l’étude des adhérent-e-s du MFRB, nous avons en personne fait passer un questionnaire
à l’Assemblée Générale qui a eu lieu les 30 et 31 mars 2019 à Paris, qui a reçu un excellent taux
de réponse, de l’ordre de 95%, pour un total de 46 questionnaires. Une version numérique a égale-
ment été transmise à la quinzaine de personnes ayant fait procuration, complétant le nombre de
questionnaires à 56. Par ailleurs, le MFRB a produit une analyse sur des membres et sympathisant-
e-s dont les conclusions présentées par François Menduni le 20 juin 2019 1 ont éclairé nos propres
statistiques dont l’échantillon est plus réduit, mais dont l’étude socio-politique est plus complète.
Pour l’étude des adhérent-e-s de Réseau Salariat, nous avons également fait passer un ques-
tionnaire individuel aux Conseils de Coordination de Paris (décembre 2018) et Toulouse (mars 2019),
qui a reçu 22 réponses. Pour compléter ces résultats, nous avons élaboré avec le groupe Grand Pa-
ris un questionnaire collectif mêlant des questions sur les profils socio-professionnels des militant-es
de chaque groupe local, et des questions sur leurs activités au cours des années 2017 et 2018, per-
mettant d’élaborer un portrait du Réseau ainsi qu’un rapport d’activité récent pour Réseau Salariat.
Malheureusement, seul le groupe Grand Paris y a répondu dans les délais proposés, mais les discus-
sions avec des membres de nombreux groupes ainsi que nos rencontres aux Estivales et aux divers
Conseils de Coordination nous ont permis de dresser une liste de 101 personnes pour lesquelles
nous connaissons des informations de base (prénom et sexe, ainsi que catégorie d’âge et profes-
sion pour la moitié d’entre eux environ). Bien que ces statistiques soient grandement incomplètes
et que le risque de biais de sélection soit important, elles peuvent tout de même nous renseigner
sur de grandes tendances, surtout en comparaison du MFRB.

En ce qui concerne les questionnaires individuels, plusieurs raisons ont motivé notre choix de
nous focaliser sur les membres participant aux assemblées nationales, plutôt que d’adresser un
questionnaire à tous les membres de ces associations. D’une part, afin de mieux isoler les parcours
d’engagement politique des militant-es et les transferts de ressources et de réseaux d’une organisa-
tion politique à l’autre, nous souhaitions différencier dans notre étude les adhérent-es participant
activement à la vie de leur organisation des adhérent-es (généralement majoritaires) qui offrent
soutien moral et financier à l’organisation, mais ne s’y engagent pas en personne. Leur engage-
ment distancié n’est bien sûr pas sans conséquence sur les lignes politiques de l’association, la
présence de ces soutiens invisibles (et en particulier, leur nombre) restant constamment à l’esprit
des militants plus actifs quand il s’agit de définir une stratégie politique 2, ou d’estimer le nombre de
personnes mobilisables sur une action. Toutefois, l’absence de ces personnes dans les lieux où se
fait la vie militante, qu’ils soient physiques ou numériques, limite leur connaissance et leur participa-
tion au fonctionnement de ces associations, et donc leur influence sur ses activités concrètes. Mon
attachement méthodologique à l’analyse des pratiques met donc au second plan les adhérent-es
de soutien, au profit des acteurs et actrices du militantisme pour une ressource universelle, tout en
gardant à l’esprit la perméabilité de ces formes d’engagement, et la place réelle de ces adhérent-
es dans les organisations étudiées.

1. MENDUNI, François, Analyse des résultats - Questionnaire MFRB - Concertation Revenu de base, 2019.
2. Par exemple, le conflit autour du “transpartisanisme” au MFRB se déploie largement autour de représentations diffé-
rentes de “ce qu’est le MFRB”. Le transpartisanisme est souvent justifié par ses promoteurs par la grande hétérogénéité poli-
tique de ses adhérents de soutien et sympathisants, alors que les membres actifs eux-mêmes sont relativement homogènes
politiquement.

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Cet argument s’applique dans une moindre mesure à Réseau Salariat, où le noyau d’adhérents
“actifs” est de plus grande proportion par rapport au nombre total d’adhérent-es, en raison notam-
ment de la vigueur de l’association à l’échelle locale. Toutefois, l’importance du collectif au sein
de l’association et la volonté de co-créer la recherche avec le Réseau selon son mode de fonc-
tionnement nous a poussé à élaborer avec le groupe local Grand Paris un questionnaire collectif,
porté en son nom et adressé en avril 2019 aux autres groupes locaux plutôt qu’aux adhérents indi-
viduels. Si ce questionnaire n’a pas eu le succès attendu, c’est probablement par manque de suivi
individuel de sa réception par les différents groupes au niveau national (notre investissement eth-
nographique se concentrant sur les groupes parisiens), mais aussi par la difficulté de coordination
nationale que rencontre Réseau Salariat. De nombreuses informations et décisions prises en conseil
de coordination ne sont pas discutées a posteriori avec le groupe local, résultant en un manque
de transmission des informations d’un groupe et d’un adhérent à l’autre.

A- Profils socio-économiques des militant-e-s

1) Un Réseau Salariat plus masculin, un MFRB plus jeune

A la lecture de la répartition des membres des organisations par catégorie d’âge et de sexe, il
apparaît rapidement que Réseau Salariat est beaucoup plus masculin, avec de l’ordre de deux-
tiers d’hommes pour un tiers de femmes, quand les membres de l’AG du MFRB sont à 53,6% des
hommes contre 46,4% de femmes. 3
Plusieurs aspects peuvent expliquer cette différence. Selon Marion Paoletti (2005) 4 , les
femmes ont tendance à s’engager dans des organisations perçues comme moins politiques ou
moins radicales, notamment des structures associatives plutôt que partisanes. L’aspect “trans-
partisan” du MFRB, moins clivant et détaché du jeu politicien, est donc plus susceptible d’attirer
des militantes que la proximité de Réseau Salariat avec des partis politiques (PCF et NPA), et son
identité assumée d’organisation marxiste. L’importance du travail théorique autour du statut po-
litique du producteur et son importante technicité économique et politique peuvent également
rendre plus difficile la participation des femmes à Réseau Salariat 5 , puisque la relation au savoir
économique est fortement genrée 6. Enfin, si nous n’avons pas de chiffres fiables sur l’évolution
de la proportion hommes-femmes dans le temps, on peut faire l’hypothèse que la mise en place
de dispositifs militants favorables à la participation féminine influe sur la proportion de femmes
3. Surprenamment, l’étude menée par le MFRB sur ses adhérent-e-s et sympathisant-e-s se contente d’une question sur
l’âge de ses enquêtés, mais laisse complètement de côté le genre, la catégorie socio-professionnelle ou le niveau de revenu. Nous
devrons donc nous contenter pour ces éléments de nos propres données portant sur les membres de l’Assemblée Générale 2019.
4. PAOLETTI, Marion, 37. Femmes et partis politiques, 2005.
5. RUBINSTEIN, Marianne, Le genre influe-t-il sur la relation au savoir économique ? L’Economie politique, 2019.
6. Elle montre notamment que les femmes se déclarent moins compétentes en matière financière, peinent plus que les
hommes à donner une bonne réponse à un calcul financier simple (39% de bonnes réponses contre 64% pour les hommes), et
trouvent plus souvent l’information économique peu ou pas compréhensible.

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F IGURE I.1 – Répartition par âge et par sexe des membres connus de Réseau Salariat (2018)

au MFRB comme à Réseau Salariat. Au MFRB, l’attention portée par les membres à la présence de
femmes dans les postes à responsabilité (membres du comité d’éthique, coordinateur-rice-s de
cercles. . . ) et le mécanisme d’élection sans candidat forment un environnement plus favorable
à l’épanouissement militant féminin qu’une structure classique majoritairement dirigée par
des hommes comme Réseau Salariat (du moins jusqu’à une période récente) 7. La création d’un
groupe Femmes à Réseau Salariat en juillet 2016, chargé de réfléchir aux thèses et à la vie militante
de Réseau Salariat d’un point de vue féministe, a créé des tensions mais aussi une dynamique
de solidarité parmi les militantes, qui pourrait participer à un mouvement de féminisation de
l’association.

En terme d’âge, on remarque que les retraités sont une importante population dans les deux
associations (36% de plus de soixante ans à Réseau Salariat, et 32% au MFRB). Toutefois, la pyra-
mide des âges est quasiment inversée entre les deux : si on observe à la fois un nombre important
de 20-40 ans et de plus de cinquante ans à l’AG du MFRB, les quarantenaires représentent 25%
des membres de Réseau Salariat. La différence est particulièrement flagrante en ce qui concerne
7. Une adhérente raconte ainsi son élection surprise à un poste à responsabilité dans l’association peu de temps après son
arrivée : “C’était un mois après mon adhésion, j’étais à une foire aux vins dégustation le matin [...] et je me rappelle qu’on
m’avait appelée à ce moment là ou laissé un message en me disant “Ah bah t’as été élue machin” et tout (rires) et moi j’étais
complètement bourrée je regarde ce truc et je fais “hein, quoi ?”. Pour moi c’était extraordinaire de pouvoir être nommée à un
poste, alors bien sûr que tu peux refuser hein, alors que t’étais pas présente et que toi t’aurais jamais imaginé penser candidater
parce que je pense qu’il y a plein de trucs... le syndrome de l’imposteur, ça c’est très féminin je crois [... - toi tu te sentais comme
ça, tu aurais pas postulé à cause de ça ?] Carrément parce que moi ça faisait que un mois que j’étais là." (Kim, 37 ans, consultante
en gestion de projet)

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F IGURE I.2 – Répartition par âge et par sexe des membres présents à l’AG 2019 du MFRB

la présence de jeunes membres : 45% des membres de l’AG 2019 du MFRB ont entre 20 et 40 ans,
contre 29% des membres de Réseau Salariat. Ici, les chiffres de l’étude menée par le MFRB sur ses
membres et sympathisants apporte une nuance, en montrant une répartition plus âgée : seuls
32% des adhérent-e-s répondant-e-s ont de moins de 40 ans, et la classe modale (catégorie d’âge
majoritaire) est celle des quinquagénaires, alors qu’ils étaient très minoritaires à l’AG. 8
Le contexte de l’Assemblée Générale à Paris durant un week-end entier sans prise en charge
collective des enfants favorise certains profils d’adhérents (parisiens, disposant de bons revenus,
sans enfants à charge. . . ), ce qui explique probablement une partie de cet écart. On note par
exemple que les femmes trentenaires et les retraitées sont particulièrement sous-représentées
par rapport aux hommes à l’Assemblée Générale, catégories d’âge et de sexe ayant le plus souvent
la responsabilité de la garde des enfants. Mais la présence importante de moins de quarante ans
à l’Assemblée Générale par rapport aux adhérent-e-s peut aussi s’expliquer par l’usage important
des outils numériques dans la gestion quotidienne du mouvement : réseau social, emails, dossier
en ligne sur un cloud, site internet. . . Les membres très actifs du mouvement, presque tous
présents à l’Assemblée Générale, démontrent un certain niveau de compétence (et d’appétence)
pour ces outils, dont le niveau de prise en main varie en fonction des générations, mais aussi du
8. Notre échantillon n’est donc probablement pas représentatif des adhérent-e-s du MFRB. Toutefois, dans une association
où la vie militante est très concentrée dans les instances nationales plutôt que dans les groupes locaux, étudier les membres
présent-e-s à l’AG nous semble plus adéquat pour évaluer leur grammaire et leurs pratiques politiques, car ce sont surtout eux
qui font vivre et évoluer l’association. L’analyse du MFRB montre notamment une importante méconnaissance des statuts ou
du fonctionnement de l’association par ses adhérent-e-s et sympathisant-e-s.

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F IGURE I.3 – Âge des adhérents sympathisants et actifs ayant répondu au questionnaire du MFRB (2019)

milieu socio-professionnel.

Pour remettre en perspective, nous pouvons comparer cette répartition aux partis politiques
9 10
de gauche, en s’appuyant sur les chiffres de F. Johsua (voir Table I.1).
Comme on le voit, la répartition des âges des adhérent-e-s du Réseau Salariat comme du
MFRB (si on prend en compte ses adhérents) sont assez proches du PCF de 1998 en terme de
répartition, avec une sur-représentation des personnes nées dans les années 1960 et 1970, qui
sont donc arrivées à l’âge adulte à l’époque de la chute des régimes communistes, et de l’adhé-
sion de la gauche de gouvernement au libéralisme économique. Les membres de l’AG 2019 du
MFRB présentent par contre un profil beaucoup plus atypique, assez éloigné des morphologies
partisanes.

2) Géographies militantes : un RS francophone, un MFRB européen

En terme de répartition géographique, les deux associations sont fortement implantées dans
les grandes agglomérations, notamment des pôles universitaires, actifs sur le plan politique
et intellectuel. Réseau Salariat compte ainsi trois groupes en région parisienne (Île de France
9. JOHSUA, Florence, Anticapitalistes : une sociologie historique de l’engagement, 2015, p. 44
10. Nous n’avons pas trouvé de chiffres aussi détaillés sur ces partis qui soient plus récents.

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TABLE I.1 – Répartition des adhérent-e-s par catégorie d’âge (%)

20-40 ans 40-60 ans 60 ans et plus


1
LCR (2003) 47 49 4
PCF2 (1998) 29 46 25
PS3 (1998) 14 46 40
Verts4 (1998) 24 61 15
Réseau Salariat (2018) 29 35 36
MFRB (AG 2019) 45 23 32
MFRB (adhérents 2018) 32 45 23
Population globale5(2019) 23.7 25.8 28.2
1
Ligue Communiste Révolutionnaire, aujourd’hui Nouveau Parti An-
ticapitaliste (NPA)
2
Parti Communiste Français
3
Parti Socialiste
4
Aujourd’hui Europe Ecologie Les Verts (EELV)
5
Source INSEE. La somme n’est pas égale à 100 car il faut y ajouter
les moins de 20 ans, présents dans la population française mais pas
dans les deux organisations.

comptant une cinquantaine de membres, Grand Paris une quinzaine et Essonne moins de dix),
et des groupes actifs de 3 à 30 membres autour de Lyon, Bordeaux, Toulouse, Lille, Angers, Pau,
Marseille, Brest, Rennes, Nancy. . . Les groupes locaux étant généralement organisés autour de
départements, ils incluent aussi des zones plus rurales et souvent d’anciens bastions commu-
nistes, comme en Corrèze, dans le Midi ou sur le pourtour méditerranéen 11 . Réseau Salariat
accueille aussi des membres très actifs dans les régions francophones limitrophes, en Wallonie
et en Suisse Romande, qui partagent avec leurs camarades français une importante influence
syndicale et un attachement à l’histoire de la sécurité sociale. On peut noter toutefois que les
profils sociaux composant les divers groupes locaux varient beaucoup d’un groupe à l’autre : si le
groupe Grand Paris est constitué de personnes assez jeunes (20 à 40 ans) en moyenne et exer-
çant des professions intellectuelles (auteur, chercheur en science sociale, biologiste, personnel
d’université. . . ), le groupe Essonne par exemple est plutôt constitué d’ouvriers et d’employés à la
moyenne d’âge plus élevée (50-70 ans).
Le MFRB est beaucoup moins ancré au niveau local : à part quelques groupes assez spéci-
fiques qui entretiennent une vie militante propre (Paris, Montreuil, Lyon, Lille. . . ), la plupart
des adhérent-e-s fonctionnent en électrons libres, et participent à la vie de l’association par le
biais des cercles, à distance. Si les régions francophones sont assez peu intégrées à l’association,
11. MISCHI, Julian, STREITH, Michel, L’implantation du PCF : Bastions ruraux, bastions urbains, Études rurales, 2004.

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celle-ci est néanmoins en relation avec ses équivalents internationaux. Le MFRB fait ainsi partie
du BIEN (Basic Income Earth Network) et de UBIE (Universal Basic Income Europe), deux réseaux
de chercheurs et d’activistes autour du revenu de base, et assure ces relations par le biais d’un
coordinateur ou d’une coordinatrice internationale qui participe aux réunions européennes de
ces deux réseaux. L’une d’elle a même partie à quelques reprises du bureau de UBIE, le réseau le
plus tourné vers le militantisme à l’échelle européenne. Les membres actifs du MFRB connaissent
personnellement des activistes espagnols, britanniques, hongrois, belges ou encore allemands,
qu’ils invitent à l’occasion dans les événements qu’ils organisent. Cet ancrage international
fait écho aux parcours internationaux des militant-e-s eux-mêmes : des études ou un emploi à
l’étranger sont un élément commun de leurs parcours biographiques, ils parlent souvent cou-
ramment anglais voire plusieurs langues étrangères. En cela aussi, les profils des militant-e-s (en
particulier ceux présents lors de l’AG de 2019) se rapprochent de ce que l’on pouvait observer
chez les militant-e-s altermondialistes des années 2000 12 : des jeunes cosmopolites, socialisés
à l’international par avec les stratégies scolaires et professionnelles des classes supérieures, et
disposés à construire une “société civile” transnationale prête à instaurer un revenu de base
national, mais aussi européen.

3) Milieu social : l’ancien et le nouveau monde ?

Le milieu social d’un individu est une variable particulièrement importante dans la formation
d’opinions politiques, en ce qu’elle influence les représentations du monde social, et détermine
les besoins matériels des individus. Les professions exercées par les militant-e-s des deux orga-
nisations peuvent ainsi nous renseigner sur le type de personnes prêtes à s’engager pour une
ressource universelle, et sur la résonance de chaque modèle (revenu de base contre salaire à vie)
auprès de divers profils sociaux.
On observe que les catégories socio-professionnelles à niveau d’instruction élevé sont ma-
joritaires dans les deux organisations, mais que les domaines professionnels diffèrent par leur
rapport à l’Etat et aux subventions publiques, et que la relation au travail ou à la protection
sociale n’est pas exactement la même.
En effet, les membres de Réseau Salariat exercent (ou exerçaient pour les personnes re-
traitées) dans le domaine de la santé (psychiatre, aide-soignante, pharmacologue, infirmière,
biologiste. . . ), du médico-social (assistante sociale, éducateur spécialisé, salarié-e-s de l’associa-
tif, éducateur-rice-s populaires...), de l’enseignement et de la recherche (enseignant chercheur en
économie ou sociologie, professeur dans le secondaire, ingénieurs d’étude, étudiant à l’EHESS. . . ),
12. AGRIKOLIANSKY, Eric, SOMMIER, Isabelle, CARDON, Dominique, Radiographie du mouvement altermondialiste : le se-
cond Forum social européen, 2005, p. 105

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des transports (cheminots, chauffeuse de bus. . . ), ou de la culture (auteur-rice-s, technicien au-
diovisuel, régisseur, comédien, journaliste, bibliothécaire. . . ), milieux grandement dépendants
des financements publics. Si elles sont minoritaires, plusieurs personnes font partie de milieux
plus populaires (quelques ouvriers, des paysans, employés de banque ou de structure sportive,
agent espace verts. . . ). Ils évoluent toutefois aussi dans des milieux syndicalement actifs (santé,
transports, éducation, grosse industrie), où bon nombre d’entre eux ont vécu leurs premières
expériences militantes et acquis un capital politique et culturel plus important. La question d’une
ressource universelle semble ici assez directement reliée aux conditions matérielles d’existence
de ces militant-e-s : dans l’ensemble, ces travailleur-se-s observent et souffrent depuis plusieurs
années d’une dégradation de leurs conditions de travail liée aux politiques d’austérité budgétaire,
à la privatisation de nombreux services publics et à l’introduction de méthodes de management
issues du privé.

"Je vois autour de moi du fait de ma situation et de mon histoire, du coup ça m’a amené à discuter
avec des potes, qui sont pas du tout social, qui sont pas forcément politisés, certains oui, ou pas...
Mais qui en chient aussi [au travail], se posent aussi beaucoup de questions sur le sens de leur vie,
voilà. Et qu’en fait, ce n’est pas que la pénibilité, il y a le côté... La plupart des gens ils ne savent pas
ce qu’ils font. Ils se mettent une pression qui n’a pas de sens, les burn out il y en a de plus en plus..."
(Aurélie, 41 ans, assistante sociale, GL Pays de la Loire)

La précarité de l’emploi et l’irrégularité des droits à la protection sociale est aussi parti-
culièrement prégnante dans ces domaines d’activité, où le recours à la sous-traitance (agents
d’entretien. . . ), à des contrats courts (vacation universitaire. . . ) ou au travail bénévole (prestation
artistique. . . ) est de plus en plus répandu, là encore dans un contexte de pression budgétaire,
13
mais aussi par volonté politique de flexibilisation du marché de l’emploi.

“-Et là maintenant, qu’est-ce que tu fais ? -Alors j’ai arrêté... J’ai jamais passé le concours [de la
fonction publique] ou autre. [...] J’étais assez phobique de l’engagement dans l’emploi, c’est un milieu
dans lequel je ne me suis jamais senti très à l’aise, même si j’aimais ce que je faisais parfois. Le système
de l’emploi m’a toujours un peu repoussé. Et donc quand mon dernier contrat s’est terminé en 2015,
j’ai fait un dernier entretien d’embauche pour une école d’archiviste, et je me suis dit si ça marche pas,
je... Et du coup j’ai fait deux ans de chômage, de salaire continué en langage Réseau Salariat (rires). Et...
A côté de ça j’ai repris... J’avais déjà quelques publications à côté et je me suis dit pendant deux ans :
je vais faire ça à fond, quoi. [...] En gros pendant deux ans j’ai fait ça. J’ai eu quelques publications,
mais ça rapporte très peu, il faut vendre deux cent mille bouquins pour en vivre ! Donc à l’issue de
ces deux ans, deux ans et demi, j’ai dû retrouver un emploi, j’avais pas de solution de secours, et là
à l’heure actuelle je travaille en CDD chez un éditeur scolaire. C’est un petit boulot, je réponds aux
enseignants quand ils ont des questions..." (Alexandre, 32 ans, auteur, GL Grand Paris)

13. Par exemple dans le groupe de Grand Paris, sur la dizaine de membres réguliers du groupe, au moins six avaient connu
au cours des deux dernières années une période de chômage.

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“-Il y a eu un moment dans ta vie où le salaire à vie t’aurait aidé ?
-Ah ben j’y suis, là maintenant tout de suite. Je pense que... Disons que ça m’aurait aidée... En tout
cas cette idée de salaire à vie m’a aidée à me déculpabiliser de ne pas être employée, de ne pas être
productive huit heures par jour, en plus "productive", je sais même pas ce que ça veut dire au final...
Mais à venir questionner ça, et je pense que le salaire à vie il m’aurait aidée dans le sens où ç’aurait
été un chemin plus court, je me serais pas posé la question pendant des mois et des mois ! (rires)
Ca m’aurait gagné du temps. Et puis bien sûr à vivre, là je suis au RSA..." (Aurélie, 41 ans, assistante
sociale, au RSA au moment de l’entretien, GL Pays de la Loire)

La question de la reconnaissance du travail est particulièrement prégnante pour les fonc-


tionnaires, heurtés par les discours politiques réguliers critiquant leur inefficacité et le coût
de leurs emplois (d’ailleurs comptabilisés dans les indicateurs économiques comme dépense
budgétaire plutôt que comme richesse produite), mais aussi pour les “métiers passion”, artistes
ou militants par exemple, peu rémunérés et peu protégés socialement au nom du plaisir retiré
par les personnes qui les exercent. 14

“-Tu te sens personnellement concernée par [le salaire à vie] ?


-Ben oui, carrément, même si matériellement j’ai jamais manqué. Après j’ai bossé pendant que j’étais
étudiante. Mais je... J’ai jamais vraiment été en galère matérielle financièrement. Mais je pense qu’avoir
été hyper engagée bénévolement, et de l’être toujours d’ailleurs[...]... J’ai traîné dans mes études, et
quand j’ai dû chercher un vrai boulot et pas un taf étudiant, j’ai bossé dans l’associatif. Et pour moi
c’était le rêve, tu pouvais pas rêver mieux... Mais en fait c’est là, par l’expérience et la douleur, que j’ai
compris qu’en fait l’emploi c’était pas synonyme du travail. [...] Moi par mon parcours de vie, cette
question là elle est fondamentale pour moi. J’avais besoin de me sentir utile socialement, je me suis
jetée à corps perdu dans des assos, dans des trucs... Et du coup j’ai donné de mon temps bénévole
pour la cause, les causes, et j’avais vraiment l’impression d’être utile socialement et de donner du
sens à ma vie... C’est une grande phrase mais tu vois. Mais à un moment donné, les petits boulots
c’est sympa mais bon voilà... [...] J’ai eu mon premier "vrai" boulot à ving-cinq ans, ce qui pour ma
génération est pas hyper fou, c’est assez classique. [...] C’est pour ça que la question du salaire à vie,
moi elle me parle de ouf parce que je le sais, c’est ce que je vis tous les jours ! Et c’est toujours le même
problème aujourd’hui, je suis toujours dans l’emploi, et toujours dans le milieu associatif, et toujours
en train de me dire que mon emploi prend trop de place dans ma vie. Et en même temps trop heureuse
de faire ce que je fais et de savoir pourquoi je me lève le matin aussi, et ça c’est un luxe de fou. T’es pas
bien payée, mais par contre... (rires) Moi j’ai de la chance par rapport à ça. Mais j’ai bien conscience
que c’est pas le salaire à vie." (Elsa, 37 ans, chargée de projet dans l’associatif, GL de Toulouse).

Le parcours de Catherine 15 nous offre un exemple d’expériences fondatrices d’un rapport


politique au travail et à l’emploi, qui ont fortement fait résonner chez elle les thèses de Réseau
Salariat. Née en 1972 d’une famille populaire très politisée 16, elle est élevée à Villejuif par sa mère,
14. SIMONET, Maud, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, 2018.
15. Tous les prénoms des personnes apparaissant dans ce mémoire ont été changés, et leurs parcours anonymisés autant
que possible.
16. “Dans ma famille, les femmes généralement sont dans les hôpitaux, et les hommes sont dans la mairie de Paris, dans la

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aussi agent hospitalier à l’AP-HP 17et syndiquée à la CGT. Après une enfance marquée par la galère
financière et familiale et un important rejet de l’école, elle devient elle-même aide-soignante
en 1995. Elle apprécie énormément son travail d’aide-soignante, qu’elle exerce à ses débuts
dans des conditions de travail appréciables 18, et devient fonctionnaire de l’AP-HP en 2001. Par
l’expérience syndicale de sa mère qu’elle accompagne lors de ses rendez-vous avec la direction
des ressources humaines, elle se familiarise avec l’injustice et la révolte, et s’initie aux pratiques
militantes syndicales (manifestations, grèves de 1995. . . ), tout en gardant ses distances avec les
responsabilités syndicales elles-mêmes. 19 Elle vit pourtant au fur et à mesure la dégradation
de ses conditions de travail : elle n’a plus que six minutes par patient pour faire leur toilette,
quand il lui en faudrait vingt (voire quarante-cinq à ses débuts) pour effectuer les soins basiques,
doit nourrir des patients âgés à la seringue, et est obligée de bricoler des couches avec des sacs
poubelles et des draps car on ne leur en fournit pas assez. 20
En 2008, à la suite d’un accident du travail qu’elle relie au manque de personnel, elle est
reconnue comme travailleuse handicapée, ne peut plus exercer son métier, et est reclassée tant
bien que mal dans d’autres services de l’AP-HP. Ces expériences sont particulièrement difficiles
pour elle : elle est dévalorisée par ses collègues car elle ne peut plus effectuer des tâches simples
qui nécessitent une préhension, et n’y trouve plus aucun épanouissement. Après un passage
en longue maladie, elle retrouve un poste à l’AP-HP en 2014 grâce à l’aide de la CGT. Mais elle
perçoit son travail de tri de dossier comme inutile, travaille dans une pièce sans fenêtre, et finit
par démissionner en septembre 2017 21. Suite à une rencontre avec Franck Lepage, une des figures
propreté, donc on est fonctionnaires. Pas tous évidemment, mais la plupart.”
“-Tes parents étaient syndiqués ?
-Ah ben oui. Ma mère CGT, mon père je sais pas, la première fois que je l’ai vu je devais avoir huit ans. [...]
-Et les grands-parents maternels ?
-Mais oui, tout le temps. Moi j’ai mon grand-père, mon arrière grand-père qui ont fait les grandes manifestations de 1931 et 33.”
17. Assistance Publique - Hôpitaux de Paris
18. "Je me suis dit "tiens, je vais faire dans les hôpitaux", et en fait je suis tombée amoureuse du métier d’aide-soignante.
Parce que c’est génial, tu prends soin des gens... Dans l’instant... C’est pas que tu t’oublies, mais l’altruisme, des fois l’altruisme
c’est puissant, tu vois. Moi mes patients ils m’éclataient, leur histoire... Tout ! Je sais pas comment dire. Pour moi c’est l’un des
plus beaux métiers du monde. Tu prends soin des gens, tu leur donnes de l’amour quoi. Tu vois, c’est... C’est un beau métier. Bon,
ça pue des fois, et puis j’ai connu des conditions de travail géniales, donc à partir d’un moment c’est vachement bien. Quand
on est six aides-soignantes pour dix-sept patients, trois infirmières, tu peux laver les gens pour de vrai, enfin tu vois, tu peux les
doucher... Et puis c’est pareil... Tu joues avec eux, tu t’éclates quoi, tu prends du temps, on discute, t’apprends à connaître, ben
voilà."
19. “Alors encartée non, non. Je suis sympathisante [CGT], j’ai eu ma carte de syndiquée à partir du moment où j’ai été
fonctionnaire, en 2001, mais j’étais tout le temps à la CGT, enfin tout le temps... J’étais pas dans la lutte des classes spécialement,
mais... Parce que à un moment on parlait, après t’es overdosée mais tu vas quand même manifester. Mais j’avais pas envie de
prendre des responsabilités. Pourquoi ? Parce que je voyais ma mère comment elle galérait... [...] Je ne supporte pas l’injustice,
et à partir du moment où il y a du mensonge, et à partir du moment où moi j’ai vu ma mère, j’insistais pas avec elle par rapport
aux dossiers qu’elle montait, par rapport aux lois, et quand elle allait au niveau de la DRH défendre son truc, et voir une DRH
qui était complètement hermétique à tout ça j’aurais pété les plombs, j’aurais cramé le bureau, je le sais parce que je l’ai déjà
fait, j’avais dix-neuf ans. C’est pour ça que j’ai mis des années à me faire embaucher à l’AP, hein.”
20. Elle le raconte dans sa conférence gesticulée, “Tagada Soins Soins”.
21. “C’était plus possible, un jour je suis arrivée, et j’étais plus honnête avec moi-même. [...] J’étais dans le service de tri, et

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de proue du mouvement d’éducation populaire politique, elle entame en octobre une formation
pour créer une conférence gesticulée 22 sur ses conditions de travail à l’hôpital 23. Elle la donne en
public régulièrement depuis et s’identifie professionnellement comme “conférencière gesticu-
lée”, mais n’est que rarement rémunérée pour son travail, et subsiste grâce au RSA, et quelques
petits boulots 24. Elle a retrouvé une forme d’épanouissement dans son travail, mais vit aussi
de plein fouet la précarité économique des éducateurs populaires. Elle s’investit aujourd’hui
auprès de camarades de Réseau Salariat, de la France Insoumise, mais aussi du groupe de Gilets
Jaunes de Villejuif, qui a intégré à son instigation la revendication d’un salaire à vie dans ses tracts.

Dans sa conférence gesticulée et dans notre entretien, elle présente la sécurité sociale et
le salaire à vie (dont il est le prolongement et l’héritier philosophique) comme une réponse et
parfois un remède à nombre de ses expériences de vie :

“Grâce à Ambroise Croizat [ministre communiste fondateur de la Sécurité Sociale], mon accident
du travail a été reconnu, grâce à lui j’ai pu accoucher dans des conditions optimales, grâce à lui je peux
me faire opérer, j’ai pas envie spécialement, mais quand même. Merci Ambroise Croizat.” (Extrait de
Tagada Soin Soin, enregistré en Octobre 2017 par le Festival Octobre Bouge)

“-Alors que pour toi le salaire à vie, ça change [les conditions de travail]...
-Obligatoirement. Pourquoi ? Alors, pourquoi on dit, on va parler de mon métier d’aide-soignante ou
çui-là dans les égouts, éboueur puisque c’est les métiers dont j’entendais le plus parler quand j’étais
môme, et que je connais on va dire "un peu mieux". Si tu veux, parce que là tu n’as plus d’obligation
d’avoir un emploi. Donc du coup t’es pas obligé d’aller bosser dans un travail dit classique, après y a
des emplois qui seront éliminés d’eux-mêmes parce qu’ils servent à rien au niveau de la so[ciété]... Par
exemple l’emploi que j’avais l’après-midi [...], je classais encore les papiers dans les dossiers, alors que
c’était informatisé, le truc qui sert à rien, puisque tout est numérisé. Et donc ce métier-là il existera pas
parce que il sert à rien. [...] Moi j’étais au centre de tri, le dernier emploi que j’ai eu à l’AP, et tu reçois
les choses et après tu les classes au niveau des services, donc les services prennent une enveloppe

il n’y avait pas de fenêtres, ça, c’était insupportable.Le travail lui-même, c’est pas ça intellectuellement qui me stimulait, mais
ça m’aurait peut-être pas gênée de faire ça pendant... J’en sais rien... Y a pas de saveur dans ce travail-là. Les collègues, ça allait,
mais pas de fenêtres... [...] T’es obligée de prendre l’initiative de sortir pour savoir comment ça se passe quoi ! Non, c’est pas
possible, je peux plus.”
22. Forme de spectacle issue de l’éducation populaire politique, entre la conférence et la pièce de théâtre, où le conférencier
ou la conférencière articule son parcours biographique, son expérience politique (“savoirs chauds”) et des connaissances théo-
riques (“savoirs froids”) pour instruire le public sur une problématique socio-politique (le milieu de la culture, l’élitisme des
grandes écoles, la politique agricole. . . ).
23. Qui verra le jour sous le titre : “Tagada Soin-soin : Les astuces de Sioux d’une aide-soignante à l’hôpital du commerce”.
24. “Depuis je fais des conférences gesticulées. Donc ça paie pas le loyer pour l’instant, et encore je suis au RSA, et j’ai jamais
autant travaillé de ma vie. Alors, j’ai toujours travaillé hein, dans un emploi, mais là c’est complètement différemment. Et je
me tourne en fait... Je suis reconnue travailleur handicapé, j’ai ma main qui est abîmée, et en fait je peux plus exercer certains
métiers. Là au mois d’août j’ai fait deux jours vendeuse en boulangerie, il y a quand même énormément de manutention et...
Là je me suis dit "mais pourquoi je suis partie, j’avais quand même un travail", enfin tu vois, mais non, je regrette le CDD d’un
coup, ça m’a fait flipper quoi... Je sais pas, peut-être qu’un jour...Moi mon but c’est de mettre le salaire en vie en place, tu vois.
Voilà. Donc le RSA c’est chaud quand même.”

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 31
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et ensuite eux ils les mettent dans des dossiers. Alors que dans les services, c’est déjà imprimé... Tu
leur apportes une enveloppe que t’as mis deux heures à trier, ils te regardent et ils mettent ça dans la
poubelle. Donc ça déjà... Et pour les conditions de travail... On dit que tu retournes à, je sais pas, t’es
dix pour trente-sept patients par exemple, donc du coup tu fais un travail normal on va dire, tu peux
t’occuper des patients correctement, et s’ils veulent être que trois, ben les gens ils vont pas y aller quoi,
ils vont pas être cons. Donc du coup ça améliore automatiquement les conditions de travail.”

La rencontre avec Bernard Friot en 2017 a été pour elle un réel déclic par rapport à son vécu
professionnel, puisque le salaire à vie lui aurait permis de continuer à exercer son métier dans de
bonnes conditions, de payer sa formation en premier lieu, ou d’assurer sa subsistance dans son
travail de conférencière. Bien qu’elle connaisse le revenu de base, elle lui préfère largement le
salaire à vie par sa dimension politique : d’une part, parce que le salaire à vie s’inscrit dans un
projet politique complet qui vise à reprendre le contrôle sur les moyens de production par les
travailleur-se-s elles-mêmes (en ajoutant au salaire à vie l’acquisition et la gestion de la produc-
tion et du crédit par les travailleur-se-s) ; d’autre part, parce qu’il se réfère à l’histoire des luttes
syndicales et de la sécurité sociale, contrairement au revenu de base qui n’est relié historiquement
qu’à de quelques grandes figures intellectuelles (Paine, Gorz. . . ). Attachée émotionnellement
et politiquement à la CGT, fière descendante de syndicalistes grévistes de 1936, Catherine voit
dans le salaire à vie une ressource universelle beaucoup plus proche de ses convictions et de son
univers politique que le revenu de base.

Du côté du MFRB, le milieu social des personnes enquêtées 25 est beaucoup moins rattaché à
la fonction publique, même si l’on y trouve des personnels de l’Education Nationale (ATSEM,
enseignante dans le secondaire, gestionnaire de matériel. . . ), et des professions culturelles (ar-
tiste, comédien. . . ). Le profil le plus commun est celui des travailleurs indépendants, souvent
dans le management ou le développement personnel (coach, professeur de piano, vendeur
à domicile indépendant, plusieurs consultant-e-s en management, médiation, une “facilita-
trice de transition”), des ingénieurs et cadres de l’industrie (énergie, géomaticien, ingénieure
de projets, ingénieur environnement, architecte-programmiste. . . ), et le secteur du numérique
(informaticiens, développeurs web. . . ). Plusieurs membres se déclarent aussi professionnels de
la politique (ex-sénateur, collaborateurs parlementaires. . . ). Enfin, comme à Réseau Salariat, on
note quelques profils plus divers (traductrice, secrétaire, maraîcher, cuisinière. . . ) 26. L’ensemble
de ces professions est lui aussi soumis à des formes atypiques d’emploi : prestations de services
pour les indépendants, contrats dépendant d’un projet pour les ingénieurs ou les développeurs,
25. Pour rappel, ces données concernent les personnes présentes à l’Assemblée Générale de 2019, qui ne sont pas repré-
sentatives en terme d’âge et probablement de milieu social de l’ensemble des adhérent-e-s, mais qui sont en grande partie les
personnes les plus actives dans la vie quotidienne de l’association, et donc les plus engagées.
26. On remarque que les retraités du MFRB indiquent assez peu leur profession, contrairement aux retraités de Réseau Sala-
riat, à part dans certaines professions disposant d’une identité professionnelle forte (en l’occurrence cheminots et enseignants).

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 32
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
mandats incertains pour les professionnels de la politique. . .

"Il y eu une période dans ta vie ou tu t’es dit que tu aurais bien besoin d’un revenu de base ?
-Oulà, oui. J’ai eu des périodes de chômage, parce que j’ai démissionné... J’ai eu des difficultés, et
puis à un moment donné... Là où c’était très difficile, je me disais je vais partir, je vais mettre mon
entreprise de côté. [...] Et [son employeur, un sénateur] disait "toutes les décennies, il faut faire une
pause, sur sa vie personnelle et professionnelle", et c’est vrai. Ca permet aussi de faire une transition.
Le chômage n’est pas vraiment une pause, mais après c’est la maturité qui te donne du recul sur les
choses." (Marc, 39 ans, urbaniste et lobbyiste, Paris)

Toutefois la précarité qui en résulte, notamment en terme de protection sociale, n’est pas du
tout vécue dans les mêmes conditions pour tous. Les cadres et indépendants, souvent diplômés
de grandes écoles d’ingénieur ou de commerce, disposant de ressources sociales importantes
(réseau, langues étrangères. . . ) et travaillant dans des secteurs relativement protégés, vivent la
flexibilité de leurs emplois comme une opportunité, et obtiennent des revenus élevés. Leurs
nombreuses activités associatives, sportives, artistiques, de bénévolat sont autant d’occasion de
se développer et d’améliorer leur employabilité, si bien que le chômage est ressenti comme une
période transitoire. Ces favorables prédispositions ne préviennent toutefois pas de toute confron-
tation à des expériences plus difficiles du travail : burn out, management stressant, pression
sociale à la productivité, manque de droits sociaux pour les indépendants. . . Leur domaine pro-
fessionnel les conduit également parfois à s’interroger sur des questions politiques, notamment
la prévention du changement climatique et les pratiques de management plus respectueuses
des salarié-e-s, ce qui les mène de fil en aiguille à interroger les notions de démocratie, de pro-
ductivisme et de capitalisme. Le milieu social dans lequel ils évoluent, souvent très attaché aux
libertés individuelles, les pousse à interroger leur rapport au travail, non pas sous l’angle d’une
lutte des classes mais plutôt sous celui de la liberté à choisir ce que l’on veut faire de sa vie, et la
recherche de l’émancipation en-dehors de l’emploi. Le revenu de base répond convenablement
à ce type de réflexions et d’expériences de travail, tandis que le MFRB forme une communauté
dont ils assimilent facilement les codes et avec qui ils partagent des valeurs communes.

Le parcours de Kim illustre bien le type de profils engagés au MFRB. Comme Catherine, c’est
son rapport au travail qu’elle associe à son engagement dans l’association. Âgée de 37 ans au
moment de l’entretien, elle est consultante freelance en gestion de projets. Elle vient d’un milieu
de classe moyenne aisée, avec une mère fonctionnaire des impôts, et un père architecte. Elle
est initiée politiquement dans son enfance par son père, encarté au parti social-démocrate en
Centrafrique dont il est originaire, sa mère “qui vouait un culte à Mitterrand” et sa famille qui
partage globalement des idées politiques de gauche, sur un spectre allant du PCF au PS, mais
elle approfondit peu ces questions. Elle suit un parcours scolaire sans heurts, rentre en prépa
dans un excellent lycée marseillais après son bac scientifique, puis à Centrale Lille dont elle sort

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 33
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
diplômée ingénieure généraliste. Elle passe alors un an au chômage, volontairement, car elle “[a]
toujours eu peur de [s’]enfermer dans le travail, dans une situation”. A cette époque, elle envisage
la politique “de manière superficielle” 27, et comprend mal les réactions plus épidermiques de
sa mère aux événements politiques 28. En 2005, elle décide de partir travailler au Japon, où
elle reste quatre ans, “dans une bulle” éloignée de la politique et de “la réalité”. L’expatriation
finit par lui peser, elle démissionne et enchaîne six mois de voyages, en réfléchissant à un
changement de voie professionnelle. Mais en 2009, la crise économique est passée par là : elle vit
une période de chômage prolongé qu’elle vit mal, car elle est au RSA et subit la culpabilisation
des chômeurs. 29 Elle finit par trouver un emploi grâce à son réseau d’école, comme consultante
à Paris, “bien payé machin tout ça”. Elle est toutefois assez critique (mais à contre-coeur) du
milieu dans lequel elle évolue, qu’elle qualifie “d’ultralibéral” 30et de “déconnecté” 31. En 2014, elle
cherche “une échappatoire” car elle commence “à déprimer de faire que [son] boulot” et travaille
à côté sur un projet de café coworking, mais qui ne porte pas ses fruits. Elle prend un congé
sabbatique d’un an en 2016, qu’elle utilise pour consacrer du temps aux associations dont elle
fait partie, notamment une association d’aide aux migrants mineurs (le BAAM 32). Elle découvre
à cette époque le thème du revenu universel. S’il vient prolonger des réflexions politiques et
économiques générales, il résonne aussi plus personnellement par son rapport conflictuel au
travail, qu’elle perçoit comme une contrainte voire une forme d’aliénation :
27. Elle évoque le référendum de 2005 sur le traité de constitution européenne, où elle a voté pour et sa mère contre : “Ça
retranscrit bien la façon dont j’envisageais la politique à l’époque, c’était que je faisais confiance aux politiques et je creusais pas
par moi-même. Donc du coup je me disais, ça doit être des gens sérieux, s’ils nous disent qu’il faut aller par là il faut aller par là.
Et puis aussi le côté superficiel des choses, sans gratter en profondeur. Pour moi le oui c’était égal à oui à l’Europe, le non à non
à l’Europe. Je comprenais même pas pourquoi ma mère votait non. Et maintenant... ouais après coup je me dis que j’abordais
la politique de manière superficielle. [...] j’avais un peu confiance en les politiques pour creuser à ma place."
28. Sur l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 (elle a 21 ans) : “J’étais persuadée que c’était
de toute façon un vote contre le système plus qu’autre chose, et pas forcément le signe que 20% des Français étaient racistes. Et
ça m’attristait aussi, alors ça c’est bizarre, mais surtout pour l’image de la France vis-a-vis de l’étranger. J’étais plus gênée. Ca
me dérangeait pas tant que ça en interne... enfin si ça me dérangeait, mais moins secouée que beaucoup de gens autour de moi.
Ma mère par exemple était pratiquement en pleurs au téléphone et ça m’avait surprise.”
29. “Ca a été assez compliqué à vivre parce que je culpabilisais déjà -après je touchais que le RSA, j’étais démissionnaire-
du coup je me ressers de ça maintenant quand je parle de revenu universel. Même quand tu travailles pas, tu es vraiment la
centralité de travailler là. Le matin tu vas rechercher du boulot, l’aprèm je me rappelle que je me baladais à Bordeaux, j’étais
à Bordeaux à l’époque chez mon copain, je squattais, et j’avais quand même la culpabilité de me dire “tu devrais être chez toi
à chercher du travail” comme si c’était un job à temps plein de chercher du travail alors qu’il y aurait tellement mieux à faire,
genre... j’avais pas eu du tout le réflexe associatif à l’époque. Même quand tu travailles pas tu penses au travail tout le temps."
30. “Un truc assez homogène [...] ça explique peut-être un peu l’ambiance politique, c’était très Centrale. Enfin centriste.
Centre gauche, centre droit, voire droite. Voire pour les managers, pour les directeurs très à droite." “- Qu’est-ce que t’entends
par ultralibéral ? -Libéral en termes de... il n’y a pas de focalisation sur les valeurs familiales, machin, tout ça... et puis pour lui
méritocratie à fond, le but c’était de faire le plus de fric possible, d’en soutirer à leurs clients le plus possible... [...] Sur le côté
finances, libéral débridé ouais mais pas du tout sur le côté des valeurs en tout cas."
31. "Ca m’énervait un peu... enfin ça m’énervait, non pas plus que ça. Ils étaient tous très sympa, super bien élevés, très
intelligents donc ça y avait pas de problème, mais j’avais l’impression qu’ils étaient déconnectés. Je dis pas que je suis super
connectée parce que j’ai jamais vécu de difficultés financières qui soient particulières mais j’avais l’impression qu’ils étaient
vraiment déconnectés."
32. Bureau d’Accueil et d’Accompagnement des Migrants.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 34
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
“Le thème du Revenu Universel il m’intéressait depuis au moins trois-quatre ans parce qu’il était
entré en phase avec un raisonnement que moi j’avais sur le travail. [...] Ca m’a toujours fait un peu
flipper cette vie adulte et active où... où la vie est scandée par le travail, et j’ai l’impression que c’est la
continuation de ce que tu fais quand t’es enfant, c’est à dire tu dois aller à l’école... et encore l’école
c’est bien parce que tu apprends des choses et t’as l’impression de t’élever, là c’est vraiment... j’avais
l’impression que c’était de l’infantilisation des adultes, le fait de rentrer dans le moule tout ça ça m’a
toujours un peu traumatisée. Donc il y a déjà ça le fait d’envisager le travail comme un truc obligatoire,
c’est à dire avec des horaires précis et caetera, avec un chef, et il y avait aussi le fait de raisonner par
rapport à l’automatisation. J’essayais de voir en faisant un raisonnement tout simple qui est plus on
automatise les choses mieux c’est a priori parce qu’on a plus de temps pour nous, mais en fait non
parce que ceux à qui ça profite c’est ceux qui ont les machines, et que donc il faudrait trouver un
moyen de redistribuer l’argent des machines. C’était ce mini-raisonnement que j’avais fait et en fait
j’avais trouvé le mot Revenu Universel quand j’avais fait des recherches sur Internet, donc ça m’était
resté dans la tête.”

A son retour, elle passe à temps partiel pendant huit mois, ce qu’elle apprécie fortement 33. Elle
adhère aussi à une coopérative qui installe des panneaux photovoltaïques sur les toits de Paris,
qui correspond bien à ses convictions de participation citoyenne.

"La coopérative de production d’énergie a été créée en Septembre et donc des... des... merde
comment on appelle ça... des actionnaires ? 34... il y a un autre nom [- Des coopérateurs ?] ouais, voilà,
exactement. [- Dont tu fais partie ?] Je fais partie et je faisais partie activement aussi... enfin activement,
j’allais aux réunions qui avaient lieu une fois toutes les 2 semaines, et je me suis rendue compte...
j’adorais le concept parce que déjà moi je travaillais dans le domaine de l’énergie et donc il y avait le
côté lien avec le domaine dans lequel j’étais qui m’intéresse, et le côté citoyen aussi, l’appropriation
d’un domaine par les citoyens, la production d’énergie, la délocalisation aussi, tout ça.”

A la fois dans cette coopérative et dans son emploi, elle questionne le fonctionnement de
l’entreprise en s’inspirant des pratiques du MFRB, notamment le partage de la parole en réunion :

“Dans la forme j’étais un peu frustrée des réunions, c’étaient toujours les mêmes qui parlaient et
en fait je me suis rendue compte que depuis le MFRB j’ai besoin d’un fonctionnement plus souple.
[- Qu’est-ce que t’entends par plus souple ?] Où on a... Plus souple et aussi où on fait attention à ce
que chacun ait la parole, quitte à instaurer des tours de parole. Par exemple ce qu’on fait dans les
réunions de cercles, vraiment... qu’on accorde aussi de l’importance au ressenti des gens, voilà, qu’on
fasse pas comme si on était des robots, et ouais qu’on essaye de faire émerger les gens qui ont pas
forcément l’habitude de prendre la parole spontanément ou de se mettre en avant. Je me suis rendue
compte aussi que quand je suis revenue de mon congé sabbatique et que j’ai repris le boulot, j’étais
très frustrée par les réunions d’équipe au boulot parce que... par exemple le lundi quand on arrive,
réunion d’équipe et on commençait directement à parler de boulot alors que moi j’avais envie de faire
un tour d’inclusion. Et d’ailleurs j’ai dit ça, bon on était une petite équipe, on était 7-8, j’ai dit ça à un

33. “J’apprécie vraiment d’avoir un peu plus de temps pour moi, et surtout le fait de pouvoir choisir mon agenda.”
34. On remarque que le terme “actionnaires”, très péjoratif à Réseau Salariat, est pour Kim à peu près équivalent au terme
“coopérateurs”.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 35
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
moment donné et ça s’est marré... mon client de l’époque, mon chef de l’équipe, et puis on a fait un
petit tour d’inclusion mais bon ça a pas tenu, on a pas reproduit ça aux autres réunions.”

Elle quitte à nouveau son emploi, mais touche cette fois les allocations chômage. Au moment
de l’entretien, elle envisage d’intégrer les méthodes de gouvernance du MFRB dans sa gestion de
projets, “mais en avançant en sous-marin, c’est-à-dire pas en le disant franchement, en le faisant
naître, en le faisant émerger un peu comme ça naturellement mais sans plaquer par exemple la
gouvernance partagée et en imposant le truc. . . ”.
A la lecture de ce parcours, l’engagement de Kim pour le revenu de base semble moins ma-
tériel qu’idéologique : en effet, si elle a vécu des périodes d’instabilité professionnelle, elle n’a
comme elle le dit elle-même “jamais connu de difficultés financières”. Sécurisée par un entou-
rage solidaire, sa formation prestigieuse, son réseau d’école, et des salaires élevés en période
d’emploi, elle trouve surtout dans le revenu de base une ressource idéologique et intellectuelle.
Ce qu’incarne le revenu de base pour elle, c’est la liberté de choix, la possibilité de s’investir dans
des activités qui lui plaisent (notamment associatives), un potentiel démocratique et citoyen,
un outil écologique. Cet univers politique de gauche libérale basé sur la liberté individuelle
et le civisme se distingue de celui du salaire à vie, ancré dans le conflit entre classes sociales
et les idées communistes. Bien qu’elle reconnaisse l’intérêt intellectuel des thèses de Bernard
Friot, elle rejette fortement l’imaginaire révolutionnaire et radical du salaire à vie, vite associé
à la coercition 35. Ces grandes tendances rejoignent les récentes analyses de Tim Vlandas sur le
support politique pour un revenu de base en Europe 36 , qui montrent un plus grand support de
la part d’individus faisant face à des risques élevés sur le marché du travail (période de chômage,
précarité. . . ), mais nous permettent de nuancer en différenciant les conditions réelles de cette
précarité économique, et le type de revenu de base auquel divers profils sociaux peuvent adhérer.

Il nous faut cependant nuancer ces larges tendances sociales d’adhérent-e-s du Réseau
35. "Pour moi [Bernard Friot] c’était un révolutionnaire, qui était un peu dans son monde genre à instaurer le communisme
et voilà, et en fait il est très intelligent... Bon il persiste à vouloir vraiment marquer une différence forte entre revenu universel
et salaire à vie mais je pense que c’est plus un positionnement ou un problème d’ego, c’est dommage. Mais ce que j’ai appris...
je pense qu’il est très intéressant à écouter, par contre je suis pas sûre qu’en dialogue il soit très bon avec une autre personne
en face. Non pour moi c’était irréalisable son truc dans le sens où fallait faire la révolution et instaurer du jour au lendemain
un système déjà tout fait. Et en fait j’ai appris que lui non c’est pas comme ça qu’il envisageait les choses, c’était le petit à petit
convertir les entreprises... bon c’est tout autant irréalisable pour moi (rires) mais c’est pas l’image de vieux révolutionnaire que
j’en avais. Peut-être plus pragmatique que ce que je pensais. [- Pas de là à soutenir un salaire à vie ?] Non parce que pour moi le
système qu’il me propose me plaît pas du tout, c’est-à-dire un système où tu as 4 strates et il y a des gens qui vont décider si tu
vas passer de la strate 1 à la strate 2, enfin salaire 1 à salaire 2, déjà ça me pose problème de base et en plus même si j’adhérais
dans l’idéal je pense que ça poserait des problèmes pratiques de qui c’est qui va te juger, sur quelle base... enfin je sais pas, j’ai
l’impression qu’il y a aussi dans son système une sorte de coercition, d’enfermement qui me plaît pas trop. Mais je pense que
pour raisonner c’est intéressant."
36. VLANDAS, Tim, The Politics of the Basic Income Guarantee : Analysing Individual Support in Europe, Basic Income Stu-
dies, 2019.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 36
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Salariat comme du MFRB. En effet, nous avons également pu observer des profils moins tranchés,
socialement comme idéologiquement, dont l’engagement politique dans une association plutôt
que l’autre semble s’être plutôt jouée sur des hasards de rencontre ou de temporalité. Citons
par exemple Julien, de Réseau Salariat, un ingénieur en technologie marine de 46 ans, dont la
sensibilisation politique s’est effectuée par le biais de la préoccupation climatique plus que par
la question du travail. Son métier de chercheur lui offre une relative liberté, mais implique des
journées de travail longues et irrégulières, et lui impose un changement régulier de sujet de travail
qu’il déplore, frustré de ne pouvoir creuser entièrement ses objets d’intérêt. Expatrié en Espagne
quelques années, il s’intéresse aux idées d’ATTAC et au débat autour du traité constitutionnel de
2005, puis à l’écosocialisme défendu par Jean-Luc Mélenchon à partir de 2009. Attaché aux valeurs
républicaines qu’il associe à la gauche 37, il arrive à la critique sociale par l’enjeu environnemental,
qui est primordial pour lui. A son retour en Bretagne, il papillonne d’un collectif à l’autre, à
la fois partisan (Parti de Gauche), syndical (Sud Recherche), et autonome (collectif Loi Travail,
association de quartier. . . ). Il découvre au cours de ses pérégrinations militantes le salaire à vie, et
les conférences de Bernard Friot, qui provoquent chez lui de grandes réflexions qui bouleversent
sa culture politique (lutter pour la reconnaissance d’un statut de producteur plutôt que pour la
redistribution des richesses, par exemple).
Peu prédisposé au marxisme par un entourage très à gauche ou une histoire familiale syndi-
cale ou partisane, son adhésion au salaire à vie et son engagement au Réseau Salariat s’est fait sur
la base d’une socialisation militante progressive via les enjeux écologique et démocratique, d’une
remise en question intellectuelle constante et d’une affection particulière pour la pensée de
Bernard Friot et l’ambiance de Réseau Salariat. S’il connaît le revenu de base (du moins la version
défendue par Benoît Hamon), il déplore l’absence de pensée anticapitaliste de ses militant-e-s
“qui prétendent changer les choses et ne se rendent pas compte qu’en fait ils font rien voire
pire” car ils “n‘arrivent pas à la conclusion qu’il faut sortir du capitalisme”. Du côté du MFRB,
on trouve aussi des profils qu’on aurait pu imaginer à Réseau Salariat, comme celui de Béatrice,
une enseignante de français de 43 ans dont la trajectoire sociale ascendante assez marquée 38 et
37. “Là ce qui me vient comme ça, il y a quelque chose qui va avec les valeurs républicaines. Peut-être la liberté comme
objectif final, mais elle doit passer par l’égalité et elle se construit l’égalité par la solidarité. C’est le schéma que j’avais dans
le discours écosocialiste. J’aimais bien les mettre dans l’autre ordre [...]. Fraternité, Egalité, Liberté, parce que je pense que
c’est dans ce sens là qu’elles fonctionnent. La liberté c’est un but et quand tu les mets dans l’autre sens tu peux pas arriver
au libéralisme, c’est quoi cette liberté dont tu parles ? alors qu’en la mettant en premier, il y a un truc. C’est un truc qui aide à
associer libéralisme, à mélanger la liberté et le libéralisme, et la liberté et les droits de l’homme.”
38. "-Il y a des choses qui ont résonné avec tes propres expériences personnelles et professionnelles ?
-Je pense que ce qui a fait sens pour moi, c’était par rapport à d’où je viens, parce que des deux côtés de ma famille, c’est niveau
prolo... Très précaire, ouvrier, etc. Mon grand-père maternel était communiste à fond, résistant etc. Et donc, voilà, un historique,
les grèves de 36, des choses racontées dans la famille... Le Conseil National de la Résistance, des choses comme ça, c’était un
peu... Ce qui m’a paru assez vite, c’est que c’était le pas suivant, naturel, de notre système de protection sociale et évident, quoi.
Après par rapport à moi personnellement pas vraiment, parce que l’ascenseur social a pas mal joué entre le prolo, arrière et mes
grands-parents, mes parents sont plutôt employés du coup, même si j’étais la première à faire des études dans ma famille, aussi

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les difficultés professionnelles (burn out) s’accompagne d’une histoire familiale communiste et
résistante qui influence encore son vote 39, ce qui pourrait la rapprocher d’une vision marxiste de
ressource universelle. Toutefois, syndiquée à l’UNSA depuis le début de sa vie professionnelle
pour son côté “réformiste et pas trop radical, parce que râler sans proposer ça me parle pas”, elle
s’engage dans des associations depuis le lycée, et plus politiquement depuis son entrée au MFRB
en 2013. Très attachée à la non-violence, à l’inclusion et à l’écologie, elle apprécie le revenu de
base pour les valeurs de liberté et de sécurité qu’il porte, mais aussi (surtout ?) par son aspect
fédérateur et transpartisan. Elle est marquée par la réunion de bords politiques très différents
lors de la première assemblée générale du MFRB 40 qui correspond parfaitement à ses aspirations
politiques, mais adopte aussi un des discours les plus conciliants envers le salaire à vie parmi les
militant-e-s rencontré-e-s :

“Pour moi c’est une forme de revenu de base, avec le prisme transpartisan du MFRB. Je le soutiens
au même titre que les autres quand je suis en posture MFRB de présentation. C’est souvent la version
la plus à gauche, je la qualifie souvent de la version à l’opposé de la version libérale minimale sans
régression, le LIBER par exemple, après à mon goût il y aurait encore mieux, enfin encore plus à
gauche, si on faisait un revenu de base en éradiquant la notion d’héritage, mais ils vont pas jusque
là. Après, de façon personnelle et pour avoir pas mal travaillé avec eux, y a des choses vraiment qui
me dérangent dans cette version, [...] y a des petits flous, des trucs qui sont pas clairs mais qui sont
pas graves parce que je sais qu’ils sont en train d’en discuter [...]. Par exemple quid du revenu de
base enfant ? Mais ça c’est du détail. Par contre dans les valeurs et les présupposés du système, ce
qui me gêne beaucoup c’est les quatre niveaux, pourquoi garder quatre niveaux ? Il y en une forme
de méritocratie qui est conservée, et en plus ça pose la question vraiment délicate pour moi, parce
qu’il y a de la domination et du pouvoir derrière, c’est qui est-ce qui évalue que tu passes d’un niveau
à l’autre, et qui va évaluer sur quel critère ça me semble tellement délicat que je me dis pourquoi
ne pas simplifier ? comme ça tout le monde a la même chose. [...] Et le deuxième gros bémol, c’est
la transition, parce que c’est pas clair pour moi, pour moi ça reste une utopie, le fait que tous les
producteurs soit propriétaires et gestionnaires de leur outil de production, je suis plutôt d’accord dans
l’idée, mais comment on y arrive ? [...] Et puis quid des gens qui ont pas envie, comme au MFRB il y a
des gens qui n’ont pas du tout envie de s’intéresser à la gouvernance ! Et c’est tout à fait respectable...

longues. Mais plutôt quelque chose qui répare les inégalités, mais j’ai pas vécu... Je suis toujours partie en vacances, même si on
récupérait les habits des copains, j’ai pas souffert du manque.
-Il y a eu des périodes dans ta vie où tu aurais bénéficié du revenu de base ?
-Ce qui aurait peut-être aidé, c’est quand ma mère a divorcé, elle ne bossait pas, elle était au foyer. Mais j’ai eu des bourses, on a
eu, on est trois. Donc je suis passée des bourses à mon salaire de prof, et là je suis en arrêt et je suis encore protégée parce que je
ne suis pas encore arrivée assez longtemps, donc quelque part j’ai toujours eu une sécurité financière, et comme je ne dépense
pas non plus beaucoup j’ai pas... Je dois pas compter à la fin du mois.”
39. Elle me raconte ainsi qu’elle vote “soit PC, soit Verts”, alors qu’elle dit ne pas se reconnaître dans la lutte des classes, et
exprime par ailleurs des idées assez proches de la social-démocratie (réformisme, conciliation, capitalisme vert. . . )
40. “Les cofondateurs venaient vraiment de milieux très différents. Ils venaient tous avec une version du revenu de base mais
la première année on a vu Christine Boutin ! Pour te montrer un petit peu... Et j’ai vraiment beaucoup aimé ce côté “différents
qui se mettent ensemble pour créer une plateforme commune de discussion”. Et qui me semblait vraiment manquer, j’aspirais
à trouver ce genre de lieu où on peut rencontrer des gens différents, où on peut se dire "ah ! mais on a les mêmes valeurs en fait",
et tout en gardant nos différences, réapprendre à parler ensemble. Même si ça s’est un peu perdu dans le mouvement je trouve.”

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 38
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Donc voilà, la transition et le fait que ce soit un projet très précis sur certains points, où est la place
de co-création du coup ? [...] Après c’est théorique, et je considère évidemment pas ça comme une
régression par rapport à aujourd’hui, donc. . . ”

Certaines des critiques qu’elle oppose à salaire à vie tel que présenté par Bernard Friot sont
également des critiques portées à l’intérieur du Réseau Salariat et partagées dans plusieurs
entretiens, par exemple la critique des niveaux de qualifications et du pouvoir des jurys, ou
l’intégration des moins de dix-huit ans. Béatrice évoque aussi le risque de coercition (risque qui
ne semble pas vraiment se poser pour le revenu de base selon ses défenseurs), mais dans des
termes bien plus doux que ce qui peut s’exprimer par ailleurs au MFRB :

“ Membre A : Quelle est la différence entre le revenu de base et le salaire à vie ?


Membre B : [...] C’est vraiment un système où tout est cotisations, il n’y a plus d’impôts, tout est
cotisation et tout est géré par ces caisses qui font à la fois des caisses pour la santé, etc, mais c’est
aussi des caisses pour verser le salaire, tout simplement. Voilà, c’est ça la vision du. . .
C : Avec un détail important, cela demande de l’appropriation de tous les moyens de production
[D : c’est la révolution !] c’est à dire une révolution [D : voilà] [A : Quelle est la différence avec le
communisme ? ] [E : mais c’est ce qu’on a connu en RDA]... [...]
F : Là où je te rejoins et là où je trouve qu’il y a une dérive et un rapprochement avec le commu-
nisme c’est qu’il y a une dérive autoritaire qui est nécessaire parce que l’Etat devra fixer les prix, devra
fixer qui a besoin de travailler parce qu’il faudra de toute façon produire et.. C’est du communisme
comme on a fait au XXe siècle ! Donc pour moi, c’est les mêmes écueils. [...]
G : Là, de tout ce qu’on a dit, la différence entre la partie communiste et autoritaire du salaire à
vie par rapport au revenu de base, j’aimerais bien. . . Quand on a fait le tour au début, on a dit que
certains nous critiquaient d’être libéraux, mais par rapport à eux, on l’est, [les autres approuvent]
dans le sens liberté et (indéchiffrable). Donc quelque part il faut pas qu’on se sente soit critiqués [H :
non. . . ] soit insultés [F : il y a une projection. . . ]... Je veux dire que finalement c’est quelque chose qu’il
faut qu’on assume. . . ”
(Extraits d’une discussion de l’atelier “Comment parler du MFRB avec différents types d’interlocu-
teurs”, Camp de Base 2018)

Les cas limites de Julien et Béatrice nous permettent de distinguer divers types d’influence
dans la formation de leurs idées politiques. Si leurs origines sociales, leur parcours professionnel
et le rapport au travail qu’ils y ont développé ont une place dans l’attachement des militante-s du
MFRB et de Réseau Salariat à une ressource universelle, l’engagement ne coule pas pour autant
de source. Comme pour d’autres formes d’engagement militant, il dépend souvent d’occasions,
de rencontres, d’événements particuliers, de socialisations politiques plurielles et mouvantes,
comme nous allons le développer dans la prochaine sous-partie.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 39
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
B- Politisation et engagement politique

Comme le montrent les travaux les plus récents sur la socialisation politique 41, celle-ci résulte
généralement d’un processus, avec ses dynamiques et ses ruptures, qui s’exerce tout au long de
la vie d’un individu, dans divers milieux (famille, école, université, emploi, vie militante ou asso-
ciative, événements locaux et nationaux. . . ). La socialisation primaire, c’est-à-dire dans l’enfance,
y tient une place importante où la famille transmet son héritage de valeurs et d’identifications
partisanes, confronté ensuite aux regards des pairs et des institutions comme l’école. Pour étudier
l’engagement lié aux ressources universelles, la vie étudiante puis professionnelle tient comme
on l’a vu également un lieu important de socialisation politique, à la fois dans la formation d’un
rapport politique au travail et dans l’apprentissage concret de formes d’action collective comme
le syndicalisme. Enfin, l’engagement associatif et/ou militant constitue lui aussi une forme de
socialisation continue : l’engagement à Réseau Salariat ou au MFRB suit ou accompagne d’autres
engagements, passagers ou de long cours, qui ont contribué à former les opinions politiques
des militant-e-s, mais aussi leur rapport à l’action collective, au militantisme, au “métier de la
politique”. Nous donnons ici quelques éléments de cette socialisation politique plurielle pour les
membres des deux organisations, pour y débusquer quelques éléments de compréhension de
leur engagement particulier au MFRB et à RS.

1) Socialisation par l’entourage

On retrouve chez des militant-e-s du MFRB comme de Réseau Salariat des traces d’une
politisation familiale ou amicale, même si celle-ci semble généralement plus prononcée (ou plus
assumée) parmi les membres du Réseau Salariat. Tous les membres de Réseau Salariat entretenus
mentionnent ainsi des discussions politiques, très souvent avec leur père comme figure initiatrice.
On distingue toutefois deux tendances à RS : d’un côté, une socialisation indirecte par des parents
intéressés par la politique mais peu (ou plus) engagés dans une organisation, qui passe surtout
par les débats autour du journal télévisé ; de l’autre, une socialisation familiale plus directe où
les enquêtés sont initiés par leurs parents et intégrés à une communauté politique très jeunes,
et où leur propre engagement est vécu comme une prolongation de l’héritage familial. Aurélie
est représentative du premier cas (41 ans, assistante sociale, GL Pays de la Loire de RS). Elle
mentionne ainsi la présence du Manifeste du Parti Communiste dans la bibliothèque familiale,
et les nombreuses discussions avec son père sur “l’émancipation du travail, par le travail aussi”.
Elle associe son absence d’encartement lors de ses années de fac “pourtant bien gaucho” à une
“culture familiale” où l’on parle beaucoup de politique “mais de là à passer à l’action. . . On n’y est
41. BARGEL, Lucie, DARMON, Muriel, La socialisation politique, 2017.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 40
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
pas quoi.” Dans le cas d’Alexandre (32 ans, auteur, GL Grand Paris), l’héritage familial est même
dissimulé :
“- Tes parents n’étaient pas syndiqués ou dans un parti ?
-Non, non. Alors, j’ai appris beaucoup plus tard, il y a deux-trois ans, que mon père avait été militant
communiste, ou maoïste je sais plus, dans les années 70, et qu’il avait même été sur une liste aux
municipales d’un tout petit bled de Savoie, ce que je soupçonnais vraiment pas du tout, il y avait
aucun signe de ça ! Et son propre père, lui, était un militant communiste.
-Et comment tu as découvert ça ?
-La famille de mon père c’est vraiment des savoyards, des gens qui parlent pas. Chez mon grand-père
y avait vraiment aucun discours sur ça, et un soir j’ai appris ça à un réveillon de Noël, on était un
peu bourrés avec mon père... Et il m’a dit, en me tenant un discours... "Moi j’ai essayé, ça marche pas
t’façon, les gens ça les intéresse pas..." En gros il m’a dit ça, et c’est dans ce contexte qu’il m’a dit qu’il
avait été sur une liste des municipales en 77.”

Malgré son ignorance de l’engagement politique paternel et l’absence d’une volonté active
de lui transmettre cette culture politique, on peut émettre l’hypothèse que certaines sensibilités
et valeurs d’Alexandre (sa colère envers l’injustice, ou sa “sympathie pour un peu tous les trucs
de gauche” qui “correspondaient à [s]on tempérament et [s]a sensibilité”) aient été forgées ou
encouragées par ses parents en accord avec leurs propres valeurs, ce qui lui a permis ensuite de
compléter sa culture politique auprès d’autres figures socialisatrices (en l’occurrence, une petite
amie militante aux jeunesses socialistes), et au final de renouer avec cette partie de l’héritage
familial. Dans le second cas, l’héritage familial est beaucoup plus actif et explicite, auprès de
parents (et souvent de pères ou grands-pères) très engagés, comme dans le cas d’Elsa (34 ans,
chargée de projets dans l’associatif, GL de Toulouse) :

“- Tu parlais politique à la maison ?


-Grave. Enfin je sais pas si je parlais mais en tout cas... Non oui oui moi j’ai été conscientisée très très
tôt. J’ai un père qui est très érudit sur ces trucs là tu vois, il a Marx dans sa bibliothèque. 42

Issue d’une famille bourgeoise parisienne avec des grands-parents communistes et cadres à la
CGT, elle vit intensément les contradictions entre les idéaux et les discours familiaux, et les codes
de leur milieu social. Dans notre entretien, elle parle longuement de son père qu’elle admire
beaucoup pour son érudition et son éloquence. Elle entretient néanmoins avec son héritage
politique une relation à la fois d’adhésion et de rupture. Il lui transmet des éléments “commu-
nistes, anticapitalistes, voire même anar”, au point qu’elle s’estime “vraiment formatée par [s]on
père en termes d’idéologie politique”, mais insiste douloureusement sur le décalage entre ces
idées très à gauche et les actes concrets de son père, comme le dénigrement du choix d’une
carrière moins prestigieuse de sa fille (un travail associatif plutôt qu’une carrière de magistrate),
42. On notera au passage les fréquentes mentions de l’objet-livre, symbole d’une culture politique très intellectuelle, qui
passe par la lecture, l’étude, et le savoir quasi-universitaire.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 41
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
un mode de vie de cadre supérieur “qui allait au ski tous les ans” et “jouait en bourse” et un
vote de gauche modérée (PS ou Verts). Ses propres expériences associatives et militantes qui
l’amènent à se détacher progressivement du mode de pensée familial, mais cette influence de
jeunesse l’a dotée d’un appétit politique et d’un esprit critique qui l’ont aidée à entrer à Réseau
Salariat, plus difficile d’accès pour des néophytes de la politique, a fortiori jeunes et féminines.
Du côté du MFRB, l’héritage familial est moins évident, peut-être parce que le type de poli-
tique pratiquée par les parents est particulièrement éloignée de la sphère politique électorale
et partisane, à l’exception du père de Kim membre du parti socio-démocrate centrafricain, ou
des parents syndiqués à la CFDT de Béatrice. Plusieurs militant-e-s évoquent des parents plutôt
“libertaires”, proches du mouvement mutuelliste ou coopératif.
“-Mon père a jamais été vraiment engagé dans les partis, plutôt le modèle auto-gestionnaire quoi.
-[Tes parents] étaient dans des organisations particulières ?
-Ils en ont fait partie oui, plus jeunes. Mais quand je suis né, ils avaient repris la vie normale. Ils ont
participé à des expériences locales comme Ardelaine, en Ardèche, une autogestion qui fonctionne
toujours, soixante-dix coopérateurs en plein milieu de l’Ardèche. [...] Mais de loin, plus ou moins. [...]
Toute la clique de Barras, Rabhi... Mais le but c’était pas ça, c’était plutôt le développement personnel.
La liberté, c’était ce qu’il y avait de plus important.” (Marc, 39 ans, urbaniste et lobbyiste)

"C’est là que je fais le lien avec mon éducation politique, c’est qu’elle n’est pas passée par le
prisme partisan mais par le prisme de l’éducation populaire [- Par Education Populaire qu’est-ce que
tu entends ?] Une éducation par le peuple et pour le peuple, c’est sa définition. Il y a des définitions
plus complètes mais celle-ci est assez explicite, et en particulier dans le domaine des Maisons de
Jeunes et de la Culture. Mon père était cofondateur de la maison de jeunes et de la culture de Fresnes,
dans le Val de Marne. Moi dès 8-10 ans j’ai baigné dans ce milieu [...] j’ai appris le fonctionnement
associatif par imprégnation familiale, puis très vite avec la MJC à travers les activités qui permettaient
une implication." (Olivier, 65 ans, bibliothécaire)

Cet engagement parental est souvent moins présent dans leur récit de leur propre construc-
tion politique, qui est souvent envisagée de manière individuelle, par leurs choix ou leurs expé-
riences de vie. Bien que leur engagement au MFRB passe souvent par une rencontre (une amie,
une tante ou un collègue membre de l’association) comme souvent dans l’engagement militant,
il est narré sur le mode du projet personnel quand on leur demande leurs raisons de s’engager :
“-Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’impliquer au MFRB ?
-Je sais pas. Je revenais d’un grand voyage en itinérance où je me laissais porter par le vent, et c’est
vrai que ce qui m’a ramenée en France c’est de vouloir construire quelque chose de concret, de plus
être juste dans le passage et dans... De construire quelque chose de concret en phase avec mes valeurs,
et c’est vrai que le revenu de base, ça regroupe pas mal de choses que je défends depuis longtemps.
Je suis arrivée avec l’envie d’agir. J’étais pas non plus... J’étais quand même bénévole dans d’autres
assos avant, mais là quand même de construire un projet, de créer un projet qui était le mien mais en
même temps à diffuser, pour les autres..." (Emma, 23 ans, travailleuse sociale, a découvert le MFRB
par sa tante qui est fondatrice d’un groupe local)

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
“Bah déjà l’idée, qui me parlait beaucoup. Parce que plus je m’informais sur la question, plus je
me disais que c’était vraiment une bonne idée. J’ai lu, je suis allée à différents débats avec différents
types d’intervenants, et puis j’ai commencé à participer de temps en temps aux réunions du groupe de
Paris, mais je me suis vraiment impliquée au MFRB l’année suivante, où je suis allée à un événement
d’été, et en fait ils avaient besoin d’une coordinatrice internationale.” (Natacha, 29 ans, chargée de
mission Droit des Femmes dans une association, a découvert le MFRB par l’article de Mona Chollet
dans le Monde Diplomatique sur le revenu garanti 43)

2) Un clair poly-engagement

Il est intéressant de constater que pour les membres du MFRB comme pour ceux de Réseau
Salariat, peu nombreux sont les militant-e-s présent-e-s aux grands événements nationaux de
leur organisation qui n’ont par ailleurs aucun engagement associatif, partisan ou syndical 44 : 6
personnes sur les 56 du MFRB, 3 sur les 22 de RS. Toutefois, cet engagement est très clairement
associatif pour les militant-e-s du MFRB, en particulier dans les collectifs coopératifs pour la
moitié d’entre eux (en grande majorité des AMAP 45, mais aussi des librairies autogérées. . . ), les
associations écologistes pour 46% (Greenpeace, Amis de la Terre et Colibris), et des associations
altermondialistes pour 42% (ATTAC, Utopia, Alternatiba). Un deuxième pôle se dessine autour
de l’engagement humanitaire, qu’il soit international ou national (lutte contre l’exclusion ou
la pauvreté), et l’aide aux réfugiés (surtout chez les plus jeunes). Ces militant-e-s investissent
peu les “espaces politisés” comme les ZAD 46 ou Nuit Debout (seulement six déclarent y avoir
participé), ainsi que les associations centrées sur des formes d’oppressions spécifiques, comme
les mouvements antiracistes et féministes. Du côté de Réseau Salariat, les engagements associatifs
sont centrés sur l’éducation populaire (notamment les SCOP de l’Etincelle, du Contrepied, ou
un collectif de zététique), et l’altermondialisme, avec une grande prédominance d’ATTAC. Les
associations écologistes sont moins présentes, au profit de quelques associations d’aide aux
personnes sans-papiers ou de défense des droits humains (Réseau Education Sans Frontières,
GISTI, Amnesty International...).
Mais l’engagement des membres de Réseau Salariat semble beaucoup plus centré sur le
syndicalisme, puisque seules trois personnes (sur 22) déclarent n’avoir aucun engagement syn-
dical présent ou passé. La CGT est sans surprise particulièrement influente, avec 13 membres
dont 11 toujours adhérent-e-s, suivis par la FSU (5 personnes), la CFDT (4), Solidaires et la CNT
(un chacun). Ces appartenances syndicales tranchent avec celles des membres du MFRB, peu
43. CHOLLET, Mona, Imaginer un revenu garanti pour tous, Le Monde Diplomatique, 2013.
44. On s’appuie pour cette sous-partie sur les questionnaires distribués aux membres de l’AG 2019 du MFRB (56 réponses),
et sur des questionnaires distribués aux participant-e-s des Conseils de Coordination de RS (ceux de Paris et Toulouse). Ce
second effectif est malheureusement très réduit (22 réponses) et potentiellement biaisé par le type de personnes prenant le rôle
de porte-parole, mais il peut nous donner quelques grandes tendances.
45. Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne
46. Zones à Défendre, telle que celle de Notre-Dame des Landes.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 43
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
nombreuses et largement centrées sur des syndicats réformistes et de cadres (4 membres actuels,
dont 2 à l’UNSA, un à la CFDT et un à Solidaires, et 6 anciens membres dont 2 à la CFDT, un à la
CGT, et un à la CFE-CGC).
Le tableau partisan rejoint les mêmes lignes avec un Réseau Salariat plus engagé dans les
partis (17 sur 22 contre 26 sur 56 ayant participé à leurs activités), et clairement centré autour de
la gauche radicale (6 à la France Insoumise, 4 au PCF, 2 au NPA, 2 au Front de Gauche, et des isolés
chez les Verts, Nouvelle Donne et au PS). Au MFRB, l’implication partisane se situe nettement
plus autour de la gauche modérée. En accord avec l’implication écologique et sociale forte des
militant-e-s, ils sont huit à être passés par le parti écologiste, et neuf par Nouvelle Donne. Comme
le laisserait présager la reprise par Benoît Hamon du concept de revenu de base, six d’entre eux
sont passés par son mouvement Génération·s, et cinq par le Parti Socialiste. On note également
des profils plus similaires à ceux de Réseau Salariat (5 France Insoumise, 3 PCF, 2 NPA), et des
initiatives citoyennistes comme La Primaire.org. Contrairement aux affirmations de diversité
idéologique répandues dans l’association, les membres affiliés à d’autres traditions politiques
semblent assez rares : aucun membre n’a adhéré à La République en Marche, un seul au Modem,
3 aux Républicains, et un à l’UPR.
Ces affiliations partisanes correspondent assez bien à leurs pratiques de vote : les membres
de Réseau Salariat votent généralement PCF, NPA ou Front de Gauche (et France Insoumise plus
récemment), quand ils ne s’abstiennent pas pour des raisons politiques. Beaucoup ont voté pour
Jean-Luc Mélenchon au premier tour des présidentielles de 2017, puis se sont abstenus ou ont
voté pour Emmanuel Macron au second tour, mais jamais sans difficulté manifeste. Du côté du
MFRB, les votes se partagent plutôt entre Europe Ecologie Les Verts, PS ou France Insoumise.
Les votes au premier tour des présidentielles 2017 sont très éclatés entre Benoît Hamon (qui
soutenait le revenu universel) et Jean-Luc Mélenchon, par “vote utile” ou par adhésion plus
large à son programme. S’il peut y avoir quelques exceptions (vote pour LREM voire pour LR),
l’essentiel des membres semble ancré à gauche sans grande ambiguïté.

3) Un rapport conflictuel à l’engagement politique

Toutefois, le nombre important de défections des membres de leur syndicat ou de leur parti
dans les deux organisations laisse présager un rapport plus ou moins conflictuel à ces formes
d’engagement, ce qui nous a été confirmé dans les entretiens avec ces membres. Tout d’abord,
leur militantisme est marqué par la défiance vis-à-vis des formes traditionnelles d’engagement,
en particulier au sein d’un parti. Si plusieurs membres sont passés par des partis politiques, ce ne
sont souvent que des expériences éphémères et considérées comme décevantes. L’importance
de la hiérarchie, le manque de discussion ou de perspectives politiques reviennent régulièrement

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 44
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
dans les raisons de cet abandon, et explique souvent leur recherche d’un mode de fonctionne-
ment plus démocratique, horizontal, et l’importance accordée aux débats d’idées et aux échanges
intellectuels à Réseau Salariat comme au MFRB.
Dans les quelques parcours engagés de manière partisane sur une plus longue durée, les
tensions et les ruptures avec leurs camarades sont fondamentaux dans la construction de leur
identité politique, qui a par la suite influé sur leur parcours militant. Le parcours d’Anna, une
militante du groupe Essonne, est à cet égard particulièrement marquant. Née d’une famille
ouvrière et communiste de réfugiés italiens, elle est initiée politiquement dès l’enfance par ses
grands-parents, en lisant l’Humanité à sa grand-mère quotidiennement, et en participant à la
vie militante du PCF au côté de son grand-père. Elle adhère aux Jeunesses Communistes avant
même d’intégrer la Sorbonne où elle suit des études d’histoire. Elle participe avec enthousiasme
au mouvement étudiant de mai 68 durant sa première année, malgré la désapprobation de
ses responsables communistes 47, et élargit ses horizons politiques au contact d’autres jeunes
“gauchistes” :

"Ca m’a apporté politiquement une ouverture, une autre forme de réflexion politique que celles
que je connaissais. Quand j’arrive à la Sorbonne moi, je suis adhérente du PC, j’ai déjà fait l’école
du parti, [...] donc j’ai une formation de base en économie marxiste, philosophie marxiste, histoire
du mouvement ouvrier mais j’ai qu’un son de cloche, je suis formatée par cette école du parti qui
m’apprend beaucoup, qui me donne une grille d’analyse qui me sert encore même si je l’ai un petit
peu nuancée depuis mais... oui le fond de ma grille de pensée politique c’est à ce moment là que je
l’acquiers et en 68 je rencontre des gens qui disent d’autres choses. Des gens avec qui je m’entends
bien, avec qui je milite. Je rencontre des trostkystes, je rencontre des anars dont on m’avait dit pis que
pendre et qui finalement m’intéressent, me titillent. Pas assez pour que je quitte le PC mais assez pour
que je commence à lire d’autres choses, [Marcuse, Bourdieu...]"

La lecture de Bourdieu en particulier éclaire les écueils de sa trajectoire sociale ascendante, et


le décalage qu’elle perçoit entre son milieu ouvrier d’origine et son nouveau statut d’intellectuelle.
Ses études achevées, elle n’exerce la profession d’enseignante que trois ans avant de devenir
permanente au PCF, secrétaire politique et attachée parlementaire d’un député. Elle voit dans
cette promotion un indice d’une politique d’ouverture du PCF, révélant en creux son homogénéité
sociale de l’époque 48. Elle en critique aussi le manque de démocratie et le verrouillage de la
47. "A chaque fois que je rentrais chez mes parents, le secrétaire de la section du Parti venait me chapitrer et m’expliquer
qu’il fallait surtout pas que je me laisse entraîner par ces jeunes bourgeois qui étaient en train d’essayer de faire une fausse
révolution et de diluer le... [...] il m’aimait bien, il pensait que j’allais faire des choses bien dans la vie et donc qu’il fallait m’éviter
de tomber dans les pièges... il disait que ces jeunes cons de bourgeois, quand ils seraient grands ils deviendraient comme leur
papa une fois qu’ils auraient fini de s’amuser à jeter des pavés."
48. "Il y avait une vraie volonté du Parti d’aspirer... de faire monter dans la hiérarchie des femmes et des jeunes femmes
surtout... parce que c’était un moyen de... je pense il y avait une vraie volonté, évidemment ça faisait bien sur la photo mais je
pense qu’il y avait une vraie volonté de sortir le Parti communiste de son ancrage dans la classe ouvrière et donc ça passait par
essayer d’y faire entrer des intellectuels, des jeunes, des femmes et même si ce combat là a été perdu plus vite, des personnes
issues d’outre-mer, de l’immigration..."

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 45
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
direction sur les prises de décision, mais y demeure dans l’espoir de le faire évoluer de l’intérieur 49.
Elle abandonne son poste de permanente, mais conserve la responsabilité de la formation
militante, fonction de transmission qu’elle apprécie particulièrement (et qu’elle retrouvera à
Réseau Salariat). Toutefois, en 1981 elle rompt définitivement avec le PCF, par désaccord avec
son ralliement à François Mitterrand, qu’elle considère comme “un sabordage”. Elle “pleure
de rage” le soir de son élection quand ses copains vont faire la fête, et rend sa carte l’année
suivante. Au vu de la place du Parti dans sa vie personnelle comme politique, cette rupture est
vécue comme un véritable déchirement, qui la fait jurer de ne plus jamais adhérer à un parti
politique 50. Elle se tourne à la place vers l’associatif “militant” : la Ligue des Droits de l’Homme,
ATTAC, RESF, Greenpeace, "partout où il y avait moyen d’ouvrir sa gueule et d’organiser quelques
combats". Fin 2015, elle voit émerger La France Insoumise, qu’elle trouve sympathique pour
certains éléments de son programme (notamment la 6ème République) mais aussi pour son
image de groupe politique plus horizontal. Elle rencontre un militant LFI qui tracte près de chez
elle, et évoque longuement les idées de Bernard Friot. Elle finit par lire “Puissance du salariat”, l’un
de ses ouvrages principaux, “et après je les ai tous dévorés”. Ces idées résonnent particulièrement
avec son positionnement politique, en réalisant la synthèse entre son héritage marxiste et ses
aspirations libertaires et démocratiques :
"Ma formation marxiste elle est toujours là dans ma tête, c’est à dire que lutte des classes, révolu-
tion restent ma grille de lecture. Ce que j’aime dans Bernard Friot c’est que ça remet pas en question
ma grille de lecture marxiste, bien au contraire, mais que ça lui ajoute une dimension qui est la dimen-
sion que j’avais aimée dans mes expériences associatives, on va dire une dimension autogestionnaire
pour mettre plein de choses ensemble... c’est-à-dire que ma grille de lecture marxiste reste valable

49. “Je voyais pas à quel autre endroit on pouvait avoir un rôle politique révolutionnaire, et j’avais l’espoir... non la certitude
qu’on pouvait faire bouger la structure de l’intérieur, et que si on était nombreux à agiter le cocotier le cocotier finirait bien
par trembler. Je voyais bien autour de moi des tas de gens de mon âge qui avaient le même genre d’expériences que moi, qui
étaient des personnes bien, des personnes intéressantes, que c’était pas possible que ces vieux cons qui étaient à la direction
restent éternellement, et je me disais que si tous nous on partait on allait laisser un boulevard pour que rien ne change. Et donc
je suis restée. J’ai fait les campagnes électorales, j’ai eu des responsabilités dans les sections et fédérations où j’ai vécu, j’ai été
responsable [...] des stages de formation des nouveaux militants. [- Toujours ce côté éducation...] Transmettre, oui. Oui parce
qu’on m’avait proposé d’autres postes mais c’était un vrai choix, c’était ça... c’est toujours ça qui me passionne.”
50. “Le Parti Communiste c’était tellement ma vie, ma famille... c’est là où j’ai tout appris, j’ai appris à penser, j’ai appris à lire,
j’ai appris à m’organiser, j’ai appris à... ce que disent les gilets jaunes aujourd’hui, j’y ai appris la fraternité, la lutte en commun...
quitter le parti c’était comme un divorce, la mort d’un parent... j’ai fait une dépression nerveuse carabinée qui a duré plusieurs
mois, et j’ai eu l’impression... parce que c’est ça qui m’avait fait rester les dernières années, j’ai l’impression que soudain je
n’avais plus aucune prise sur l’Histoire. Alors que tant que j’étais membre du Parti, j’avais la sensation -pas à titre personnel,
mais- d’être dans un groupe de personnes qui pouvait agir sur l’Histoire, et là du jour au lendemain j’étais plus rien. Je me suis
juré que plus jamais j’adhérerais à un parti politique et j’ai continué à lire d’autres sortes de bouquin... alors c’est là que j’ai lu
Deleuze ou ( ?)... des bouquins plus théoriques sur le féminisme, sur les luttes ( ?), sur tout un tas de choses, et de la lecture de
Deleuze j’ai ressorti l’idée certes très réductrice mais qui m’a permis de me guider que la force du capitalisme aujourd’hui était
telle qu’on pourrait plus changer la société par le haut -par une révolution- mais ( ?) la changer par le bas, en créant toutes sortes
de sociétés alternatives, d’expériences de vie qui peuvent aller de la coopérative au refus de vivre en ville, à des formes d’école
libératrices, à toutes sortes de choses... c’était la théorie du rhizome, tout ça va finir par un jour où l’autre se connecter, et à un
moment le capitalisme qui est un colosse aux pieds d’argile va s’écrouler puisque nous on aura sapé sa base avec ces petites
choses là.”

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 46
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
pour moi pour comprendre, analyser et critiquer le système capitaliste en place, en revanche je vois
pas un avenir collectivisé façon URSS. Ce pan là de ce qu’on m’a appris je l’ai quitté, je m’en suis
nettoyée. Et Friot à la fois il me conforte dans mon analyse marxiste, il emploie les mêmes mots que
moi, et en même temps il ajoute cette idée de majorité économique, de droit à décider soi même de
son travail, cet élément fabuleux..."

Réseau Salariat parle particulièrement bien à son profil militant, initié au marxisme mais
en décalage avec la discipline ou le positionnement politique de leur organisation précédente,
à la recherche d’un militantisme plus participatif et plus proche de leurs idéaux politiques, en
quelque sorte plus moderne.

A la défiance envers une organisation verticale et un engagement militant total s’ajoute, en


particulier au MFRB, la méfiance envers les idéologies et les traditionnelles écoles politiques,
au profit d’un engagement "citoyen", considéré moins clivant et plus inclusif. La plupart des
militant-e-s du MFRB refusent ainsi de s’attribuer une étiquette politique traditionnelle et leur
préfèrent des termes moins politiquement marqués.
"J’aime pas beaucoup les étiquettes... Mais mon père disait toujours que j’étais altermondialiste,
avant même que je comprenne ce que ça voulait dire. S’il devait y avoir quelque chose ce serait plus
ça, la recherche d’alternatives. Et féministe, aussi. (Plus bas) Un petit peu anarchiste, sur les bords..."
(Natacha, 29 ans, chargée de mission Droit des Femmes dans l’associatif)

"J’ai un problème, je suis en train de travailler sur le fait de prendre une carte, parce que le côté
transpartisan me va très bien. [...] Je crois que j’ai pas envie d’être enfermée, s’il y avait un trans-
syndicat je serais dans le trans-syndicat ! (rires) Être enfermée dans mes opinions et aussi le fait d’avoir
une étiquette, qui empêche un peu de parler aux gens. Si j’étais Génération·s, je me sentirais moins
légitime pour parler de revenu de base que vraiment laisser le choix aux gens de faire leur propre
opinion, tout ça." (Béatrice, 43 ans, professeure de français dans le secondaire).

“Si j’avais un courant dans lequel je me sentirais ce serait le courant humaniste. Je me sens dans
lignée des Pic de la Mirandole [...] je me sens partie de ce courant de pensée qui veut l’émancipation
de chaque être humain et qui veut qu’aucun être humain soit au-dessus d’un autre être humain,
auquel je rajouterais une pensée écologiste." (Bruno, 53 ans, économiste, entrepreneur et coach de
gestion du stress)

La moindre identification à une école de pensée politique révèle les nouveaux modes de
politisation, qui ne passe plus par une formation standardisée assurée par un parti ou un syndicat,
mais plutôt par des canaux informels : discussions avec des proches, lectures, vidéos ou confé-
rences souvent recommandées par l’entourage, engagements disparates dans une multitude
d’associations apportant chacune son bagage théorique et politique. L’un des membres du MFRB,
passé par le Parti Socialiste, déplorait même dans notre entretien le manque de culture politique
des autres membres :

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 47
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
“[...] Après des années de pratique au quotidien, tu te rends compte que c’est important d’avoir
une base. Et du coup ils réfléchissent, et ils se disent -certains, pas tous- “mais, ce qu’on veut, c’est
une société libertaire”. Et j’espère qu’un jour ils se diront "je veux me libérer", le revenu de base
est un revenu de liberté, et donc c’est se libérer du capital par le revenu de base, se libérer de la
logique productiviste destructrice de la planète par la coopérative, et se libérer du joug de l’Etat et
des pressions politiques par le fédéralisme et le principe de subsidiarité. Et dans ce cas-là, on rentre
dans une nouvelle société, qui est anarchique ou libertaire. Mais en fait, les gens ne savent pas ce
que c’est au sein du MFRB, mais quand tu discutes avec eux... C’est complètement ça en fait. Ils ne le
savent pas, c’est des gens qui militent pour un revenu de base, mais ils ne savent même pas qu’ils sont
libertaires. Par manque... Peut-être de culture sur le sujet, ou peut-être par manque de structuration
globale. (Un militant du MFRB, 40 ans, ancien collaborateur parlementaire)

Pour les plus jeunes du MFRB comme de RS, la formation politique passe également plus
souvent par des luttes et groupes autonomes : cortège de tête des manifestations contre la loi
Travail (2016), squats, Zones A Défendre... Cela explique en partie leur attention accrue vis-à-vis
des luttes contre des formes d’oppression, telles que le féminisme ou l’antiracisme, dont les ana-
lyses et les concepts sont de plus en plus importés à divers degrés dans les pratiques militantes
de Réseau Salariat et du MFRB.

4) S’engager : une affaire intellectuelle ?

Lorsqu’on leur demande les raisons de leur adhésion à RS ou au MFRB, nombreux sont
les militant-e-s à évoquer des ressorts intellectuels, une forme d’adéquation des idées décou-
vertes avec les leurs propres. A Réseau Salariat, les termes employés pour décrire “la révolution”
intellectuelle et politique entraînée par la découverte du salaire à vie sont généralement très
forts :

"Je pense vraiment que ce qui m’a vachement parlé, c’est la question travail-emploi, et le renverse-
ment de lecture. [...] En fait j’adore être bousculée, ça finalement ça m’est arrivé à plusieurs reprises
dans mon parcours militant, je croyais que je savais ou je croyais que je savais pas et en fait j’avais
de la désinformation dans la tête, bah Réseau Salariat c’est tellement ça avec l’histoire de la sécurité
sociale, ce que c’est que la sécurité sociale... Je me suis repris une claque sur travail-emploi, j’avais
compris des trucs et en fait j’avais rien compris. . . ” (Elsa, 34 ans, chargée de projet dans l’associatif,
GL Toulouse)

"Et du coup, quand tu as vu le salaire à vie... ?


-Je suis tombée amoureuse." (Catherine, 46 ans, ancienne aide-soignante et conférencière gesticu-
lée, GL Grand Paris)

"J’aurais sa culture et son intelligence [à Bernard Friot], j’aurais très bien pu émettre ses... c’est
la première fois que je suis aussi... que je suis d’accord. Ce projet là, c’est moi. C’est pour ça que j’ai
adhéré, alors que je n’avais jamais adhéré à rien avant.” (Alain, 48 ans, informaticien, GL Toulouse).

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Leur rapport aux idées de Réseau Salariat est souvent aussi émotionnel, presque physique.
A l’une des réunions de Réseau Salariat où l’on cherchait à définir les objectifs des ateliers
d’éducation populaire, des militant-e-s ont ainsi proposé “transmettre le désir et la joie qu’ont
provoqué chez nous les idées de RS”. Il est vrai que le projet de salaire à vie, et plus largement de
statut politique du producteur, est particulièrement bien approprié par ses militant-e-s en ce
qu’il renvoie directement à leurs conditions de vie et de travail, et leur offre un espoir tangible,
ancré dans une histoire de victoire des luttes.

“-C’est quoi qui te touche le plus dans le salaire à vie ?


-La liberté. La liberté, et apprendre à ma fille “tu n’auras pas un jour à t’inquiéter de ta survie, va
t’éclater, va apporter à tout le monde, va échanger et va t’éclater dans la vie”. La liberté et la sérénité. Je
peux me consacrer à ma vie et aux autres parce que je sais que mon existence est assurée." (Catherine,
46 ans, ancienne aide-soignante et conférencière gesticulée, GL Grand Paris)

L’idée d’une ressource universelle suscite également l’enthousiasme du côté du MFRB, mais
souvent exprimé à un niveau plus abstrait, comme un sujet d’intérêt riche et intéressant, satisfai-
sant leur besoin de réflexion politique :

“Je trouvais l’idée géniale, simple, efficace, et je t’ai dit , par rapport à l’égalité, ça n’exclut personne,
la liberté que ça peut offrir, et je pense aussi l’articulation entre le niveau individuel et le niveau
systémique. C’est tout le monde, il y a une organisation et on en parle plus, et en même temps chaque
individu a la liberté. [...] C’est un des rares sujets avec la communication non violente qui ne m’ennuie
pas au bout de deux ans, parce que justement c’est très très riche. Il y a une période où je m’amusais à
voir tous les domaines de la vie et à chercher celui qui résisterait, qui ne trouverait pas de lien avec le
revenu de base... J’ai saoulé tout le monde d’ailleurs avec ça ! J’ai trouvé les croquettes pour chat, j’ai
pas encore trouvé de lien à peu près direct avec le revenu de base. Mais il y a eu vraiment toute une
période d’exploration, avec des déclics, notamment sur la valeur travail, moi ça a été vraiment très
très riche.” (Béatrice, 43 ans, professeure de français dans le secondaire)

"Ce qui m’a plu au premier abord... Enfin la première réaction que j’ai eue c’est vraiment une...
Une réponse à pas mal de problèmes qu’on a aujourd’hui en fait, que ce soit sur la thématique de la
pauvreté, mais aussi sur la liberté de choix, sur le fait que c’est un sujet qui touche à tous les domaines,
à tous les milieux... Où chacun peut se sentir concerné, et qui amène à réfléchir au-delà de la question
du revenu de base, qui amène à réfléchir à notre système actuel. Donc un peu sur tous les aspects
économiques, mais aussi de société." (Natacha, 29 ans, Chargée de mission droit des femmes)

Il faut aussi remarquer la présence au MFRB de plusieurs militants (généralement masculins)


arrivés avec leur propre version de ressource universelle, qu’ils souhaitaient diffuser au sein
de l’association, avec plus ou moins d’ambition politique sous-jacente. D’anciens membres
éminents de l’association, parfois co-fondateurs, ont même été contraints de se retirer du MFRB
et en particulier de sa parole publique à force de mettre en avant leur propre version de revenu
universel (à savoir une version très libérale inspirée de Friedman) au nom du MFRB. Ce rôle

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
de l’intellectualisme et du parcours politique dans l’engagement au MFRB et à Réseau Salariat
nous permet d’étoffer une conception uniquement matérialiste de l’engagement militant, qui
servirait le propre intérêt de classe des militant-e-s : il s’agit aussi d’un engagement sur la base
d’adéquations politiques et philosophiques importantes, enracinées dans des cultures politiques
anciennes mais constamment renouvelées.

En conclusion, le type de ressource universelle pour laquelle ces militant-e-s s’engagent


semble fortement lié à leur parcours de vie dans son ensemble, à la fois politique mais aussi
professionnel et personnel. En effet, c’est la rencontre entre leurs propres expériences (précarité
économique, difficulté de changement d’emploi, sensibilité à l’injustice, expérience démocra-
tique insatisfaisante. . . ) et des analyses politiques proposées par leur entourage ou divers médias
qui suscite leur envie de s’engager pour un revenu de base ou un salaire à vie. Le passage de
la “petite histoire” à la “grande histoire” alimente souvent leurs récits d’engagement au MFRB
et à Réseau Salariat. S’engager pour une ressource universelle, c’est essayer de reprendre du
pouvoir sur un destin collectif, auprès de pairs avec qui l’on partage des expériences politiques,
économiques, sociales. L’expérience semble souvent prédominer sur une appartenance très
nette à une famille politique : si beaucoup de militant-e-s ont derrière eux une vie politique et
associative riche, elle est souvent jalonnée de déceptions, et de passages interrompus. C’est une
forme d’engagement nouvelle qu’ils et elles recherchent à RS et au MFRB : démocratique, libre,
enrichie de toute une diversité de pensées et de profils, en bref une antithèse de l’engagement
partisan total du XXe siècle tels qu’ils le conçoivent.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
II- Des grammaires aux pratiques : militer au MFRB et à
Réseau Salariat

Après avoir dressé le portrait des militant-e-s du MFRB et de Réseau Salariat, nous pouvons
désormais nous intéresser à leur production militante. Pour cela, nous allons définir plus préci-
sément les grammaires politiques propres à chaque organisation, c’est-à-dire les règles selon
lesquelles les identités et les actions des militant-e-s se forment, les grands principes que les
militant-e-s partagent et qui déterminent leur logique d’action. De celles-ci nous chercherons à
dégager des pratiques militantes, en les considérant toujours d’un point de vue dynamique et
conflictuel.
A travers nos observations de terrain, l’étude de la documentation de chaque organisation et
les résultats de nos entretiens, nous ferons apparaître ces grammaires en comparant le MFRB et de
Réseau Salariat sur deux principaux aspects de leurs pratiques : la structuration de l’organisation
et la professionnalisation des membres. Nous avons choisi ces deux thématiques car les nombreux
débats et prises de position qu’elles suscitent forment des mises à l’épreuve des règles qui
constituent les grammaires politiques de ces organisations, en les révélant et les faisant évoluer.
Etudier ces conflits permet d’éviter l’écueil d’une conception uniforme et monodique de leur
culture politique et d’en refléter la complexité et le caractère dynamique.
Grâce à ces éléments, nous proposerons dans un deuxième temps une analyse des types
organisationnels du MFRB et de Réseau Salariat en synthétisant leurs caractéristiques à travers
deux modèles : une modèle civico-entrepreneurial affirmé par le MFRB, et un modèle politico-
communautaire décliné par Réseau Salariat. Nous expliquerons à partir de ces modèles leur
choix de répertoire d’actions et leurs évolutions.

A- Analyse et comparaison des pratiques conflictuelles

1) S’organiser pour militer : à la recherche de pratiques démocratiques

Les statuts des organisations : entre fédéralisme et sociocratie

Si le MFRB et Réseau Salariat partagent des idéaux démocratiques et la volonté de mettre leur
organisation au diapason des idées que leurs militant-e-s défendent, les formes concrètes que
prennent leurs structures de pouvoir diffèrent largement.
D’un côté, le MFRB a produit dès sa création une structure inspirée de la sociocratie et de l’ho-
lacratie dénommée “gouvernance partagée” 1. On peut distinguer deux niveaux d’organisation :
1. Si les principes sociocratiques ont été introduits par l’un des cofondateurs du MFRB, le terme “gouvernance partagée”

51
l’échelon local, par le biais des “dynamiques locales” composées de six groupes locaux actifs et de
quelques initiatives plus individuelles, et l’échelon national fonctionnant essentiellement par le
biais d’outils numériques et organisé en “cercles” 2. Ces cercles composés de cinq à quinze adhé-
rents sont plus ou moins hiérarchisés et doublement reliés les uns aux autres par des membres
appartenant aux deux structures 3. Le cercle principal est le cercle du comité d’action (ou CO-
MACT), qui compte des représentants de tous les autres cercles en son sein ainsi que le trésorier
ou la trésorière, et impulse la stratégie générale de l’association sous contrôle de l’Assemblée
Générale annuelle. Plusieurs cercles spécifiques sont rattachés au COMACT, représentant les
différents pôles stratégiques de l’association : communication, relations publiques, formation,
accueil des adhérent-e-s. . . Enfin, deux autres cercles, dont les membres sont élus ou tirés au sort
indépendamment du COMACT, font office de contre-pouvoir : le comité légal (COMLEG), qui
représente légalement l’association en préfecture et organise l’Assemblée Générale, et le comité
d’éthique (COMETH), qui s’assure que les décisions prises par les membres de l’association
sont conformes à la charte de l’association, et peut être saisi (ou s’auto-saisir) en cas de conflit.
Au-delà de cette structure formelle, on peut noter l’importance de certaines pratiques de prise de
décision dans le fonctionnement de l’association, telles que les élections sans candidat 4 utilisées
pour nommer une personne à un rôle de pouvoir (coordinateur de cercle, par exemple), et les
prises de décision par consentement sociocratique 5.

De l’autre côté, Réseau Salariat qui avait à sa création une structure d’association loi 1901
classique, composée d’un conseil d’Administration élu par l’Assemblée générale, et d’un bureau
réunissant président-e, secrétaire et trésorier-e, a entièrement modifié ses statuts à la suite d’un
conflit interne débuté en 2016 qui a mis à jour les discordances politiques de ses militant-e-s.
Les membres de l’association ont alors mené un travail de réflexion autour de leur organisation
n’a été popularisé dans le mouvement qu’après la formation de plusieurs membres au MOOC de Colibris sur ce thème, en 2017.
Voir CAYOL, Clément, op.cit., p.40.
2. Dans une association classique, ces cercles pourraient être comparés à des commissions, et le cercle principal (comité
d’action) est plus ou moins équivalent au conseil d’administration.
3. Un “premier lien” représentant le cercle parent dans le cercle affilié, et un “second lien” représentant le cercle affilié au
sein du cercle parent.
4. Lors d’une élection sans candidat, on présente le rôle et les missions de la personne qui va être élue, puis chaque per-
sonne du collège électoral propose (ou peut proposer, selon les versions) une personne qu’il ou elle estime compétente pour
assurer ce rôle, en expliquant pourquoi. Plusieurs tours de table ont lieu pour approuver la candidature, exprimer des objec-
tions, ou formuler un veto. Un vote final permet de désigner la ou les personnes à qui sera proposé le rôle, qui peut choisir de
l’accepter ou non, jusqu’à ce qu’un candidat proposé accepte le rôle.
5. Ce type de prise de décision propose plusieurs étapes : présentation de la proposition, tour de clarification (les personnes
présentes posent des questions pour clarifier les points flous de la proposition, sans donner d’avis), puis tour(s) d’objections (les
personnes présentes opposent des objections, c’est-à-dire un obstacle qui les empêche d’adhérer à la proposition, et l’assem-
blée cherche à lever ces objections en modifiant la proposition). Si toutes les objections parviennent à être levées, la décision
est prise par consensus. Sinon, elle se transforme en prise de décision par consentement, qui pourra être tranchée au vote avec
minimum de deux tiers des voix.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
afin de limiter les prises de pouvoir d’un individu ou d’un groupe par un fonctionnement plus
horizontal et démocratique. Ce travail a abouti à l’adoption de nouveaux statuts en février 2018,
qui organisent la vie de l’association autour de sa vingtaine de groupes locaux actifs comptant
de trois à une cinquantaine d’adhérents, et s’approchant ainsi d’un fonctionnement fédéral. Il
n’existe plus de bureau ni de président-e ; les décisions concernant la stratégie de l’association
sont désormais prises lors des conseils de coordination trimestriels, auxquels chaque groupe local
envoie un-e porte-parole muni d’un maximum de dix voix, avec qui le groupe a discuté de l’ordre
du jour et préparé les mandats, et d’éventuels observateur-rice-s qui ne participent pas aux dis-
cussions ni n’ont de droit de vote. L’Assemblée Générale annuelle disparaît au profit d’un Congrès
bisannuel au minimum, et des Saisonnales régulières qui sont des instances d’échanges “où les
adhérent·e·s viennent de leur propre initiative, pour de la formation, de l’élaboration collective,
de la convivialité, des confrontations d’initiatives d’éducation populaire.” 6 Contrairement au
MFRB, les tâches nationales ne sont pas dédiées à des instances séparées, mais déléguées à tour
de rôle aux différents groupes locaux, en particulier les tâches de la Commission Administrative,
ou COMAD, qui n’est théoriquement qu’exécutrice des décisions des conseils de coordination.
Il existe toutefois des groupes dits “structurants” que peut rejoindre chaque adhérent-e (à l’ex-
ception du groupe Femmes qui est non-mixte), et qui animent un groupe de réflexion et de
travail sur des sujets transversaux (la sécurité sociale alimentaire ou les caisses d’investissement
par exemple). Deux des groupes existants offrent également une réflexion le fonctionnement
interne de Réseau Salariat : le groupe Observation, et le groupe Femmes dans une perspective
anti-sexiste. A la date d’écriture de ce mémoire, seuls quatre conseils de coordination ont eu
lieu, et les membres de l’association se considèrent encore largement comme en recherche
de leur nouveau mode de fonctionnement. Si un règlement intérieur provisoire a fini par être
voté à l’automne 2018, le travail sur celui-ci n’est pas achevé, ce qui ne manque pas de réguliè-
rement soulever des questionnements sur le fonctionnement en pratique de ces nouveaux statuts.

On remarquera à la lecture de cette description les similarités des structures du MFRB et


de Réseau Salariat avec celles des organisations qui leur sont proches en terme de relations
militantes. Ainsi, l’organisation du MFRB basée sur l’holacratie et la sociocratie s’approche de
l’organisation du Mouvement Colibris, association altermondialiste et autre “mouvement ci-
toyen fédérateur” avec qui elle partage le fonctionnement en cercles, la prise de décision par
consentement et les élections sans candidats. Cette filiation découle à la fois des liens entretenus
par des membres actifs avec le mouvement Colibris lui-même 7, et de la formation de plusieurs
responsables nationaux au MOOC Gouvernance Partagée lancé par le Mouvement Colibris et
6. Statuts de Réseau Salariat (2018), article 9.
7. Sur les 56 membres du MFRB interrogés, 5 étaient également membres actifs du mouvement Colibris, dont 4 personnes
ayant des responsabilités au niveau national du MFRB.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
l’Université du Nous au printemps 2017 8, qui a renforcé leur engagement dans la gouvernance
partagée. Dans le cas de Réseau Salariat, le fonctionnement fédéral s’approche du fonctionne-
ment de grandes fédérations syndicales, et en particulier de l’Union Syndicale Solidaires, qui
fédère une multitude de petits syndicats autonomes autour de principes politiques et syndicaux
communs, tout en leur laissant une grande latitude d’action dans leurs pratiques militantes
locales. Toutefois, à la différence de l’USS, Réseau Salariat ne dispose d’aucun organe permanent
à l’échelle nationale, le conseil de coordination se renouvelant continuellement. La COMAD
joue en partie ce rôle d’instance continuée et stabilisatrice, mais reste un mandat tournant sur le
long terme, et exercé de manière collective. De plus, malgré une inspiration fédérale évidente,
nombre de détails du modèle de l’USS n’ont pas été importés tels quels, et certains ne sont encore
aujourd’hui pas très bien définis en pratique. Deux exemples éclairants peuvent être retirés de
mes observations en Conseils de Coordination. En premier lieu, le mode de prise de décision
au Conseil de Coordination : au cours de nos trois observations (en septembre 2018, décembre
2018 et mars 2019), le mode de décision a oscillé entre une multitude de votes rapides avec de
nombreux décomptes de voix, et la recherche du consensus basée sur la discussion et n’ayant
jamais donné lieu à un vote, ces manières de faire dépendant à la fois des sujets traités et du cadre
posé par les personnes animant le débat. Le second exemple porte sur la nature des mandats des
porte-paroles, celle-ci étant laissée statutairement à la volonté des groupes locaux eux-mêmes, si
bien que certains porte-paroles peuvent à l’occasion se sentir libres de voter sur des propositions
non discutées en groupes locaux, quand d’autres se tiennent à un mandat strictement impératif.

Principes et valeurs autour de la prise de décision collective

Le point commun des deux organisations est leur volonté explicite de faire vivre un mode
de fonctionnement démocratique reflétant les idées égalitaristes et humanistes des militant-e-s.
Le discours tenu par la coordinatrice du COMACT dans le mémoire de Clément Cayol, militant
du MFRB, sur la gouvernance au sein de son mouvement, résume bien l’éthique qui alimente la
vision des membres actifs du MFRB au niveau national sur le fonctionnement sociocratique :
“Notre volonté était de trouver un fonctionnement cohérent avec nos objectifs. Nous ne
souhaitions pas fonctionner de manière pyramidale, classique. (. . . ) Le revenu de base repense
la façon dont on fonctionne et la sociocratie repense la façon dont on fonctionne dans la vie.
Donc faire dans la sociocratie c’est vivre dans un microcosme d’une société avec revenu de base.
8. “Il y a eu pas mal de gens au MFRB qui ont suivi le premier MOOC des Colibris sur la gouvernance partagée, il y en a
plusieurs qui se sont formés à l’Université du Nous. [...] Des gens comme Frédéric Laloux, ça a été des lectures qui ont influencé
pas mal de monde au MFRB, avec cette vision organique, la spirale dynamique etc, c’est des outils qui ont permis de répondre
à des envies de réflexion sur la gouvernance, un besoin de compréhension globale et de remettre toujours en question qui ont
permis de sortir du modèle holacratique qui répondait à des envies mais provoquait aussi beaucoup de résistances.” (Béatrice,
43 ans, enseignante)

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Chacun a le choix de faire ce qu’il veut, mais chacun a une voix et reçoit la même voix. Adopter
un mode de fonctionnement qui repense les modes de travail ensemble pour pas reproduire les
9
mêmes schémas. ”
Du côté du Réseau Salariat, cette ambition démocratique est particulièrement mise en avant
à partir de 2016, lorsqu’émergent les premières frictions autour de la concentration des pouvoirs
dans les mains du Conseil d’Administration et du Bureau, au détriment de l’autonomie des
groupes locaux. Ainsi le rapport d’orientation voté à l’Assemblée Générale de 2016 note :
“Notre manière de fonctionner, de nous présenter au monde est en soi une orientation. Nous
avons fait le choix plus que judicieux de nous intituler « Réseau ». Faisons en sorte que ce ne
soit pas un effet de mode, un bon coup publicitaire mais que nous fonctionnions vraiment en
réseau, horizontalement, en laissant de l’air pour respirer, de la latitude pour exister dans le cadre
bien-sûr d’une charte du vivre ensemble dans une association qui se bat pour l’émancipation
sociale. Nous devons nous interroger sur ces questions et modifier ce qui doit l’être.”
Ainsi, Réseau Salariat (post-2016) est beaucoup plus localiste et collectiviste. D’une part, il
base ses prises de décision sur les groupes locaux en supprimant totalement les instances de déci-
sion individuelles (présidence, bureau, responsable. . . ), là où le MFRB maintient en pratique une
direction nationale et une hiérarchie, à la fois entre membres (coordinateur vs. simple membre
d’un cercle 10) et entre groupes (le cercle Action vs. ses cercles affiliés). D’autre part, les membres
de Réseau Salariat forment une méfiance importante vis-à-vis possibilités de prises de pouvoir
individuelles, probablement en réaction à l’histoire de l’association, traversée par des accusations
d’abus de pouvoir. Les membres encouragent par exemple la rotation des tâches et des mandats
au sein de chaque groupe local, la mise en place de projets collectifs plutôt qu’individuels pour
l’association, et l’allongement dans le temps des processus de prise de décision afin de consulter
et associer à une décision un maximum de membres 11.

Ce type de fonctionnement oriente nécessairement le type d’actions que peut et veut entre-
prendre Réseau Salariat et in fine son identité organisationnelle. En effet, il est bien adapté à
l’animation d’une communauté soudée de membres habitué-e-s à travailler collectivement et
doté-e-s de responsabilités importantes. Toutefois, un tel mode de fonctionnement implique
9. op. cit., p. 44.
10. Selon C. Cayol, op. cit., p.37 : “Ces principes [de sociocratie] sont faits pour assurer le bon fonctionnement de l’organi-
sation, ils assurent une égalité entre les membres, mais n’éliminent aucunement les pouvoir de décisions des « managers » ou
« coordinateur·rices » de cercle. Ceux·celles-ci sont nommé·es par le cercle supérieur et ont un pouvoir de décision au sein du
cercle notamment sur les décisions opérationnelles. Cependant il est complexe pour eux·elles d’imposer leur point de vue, le
principe d’équivalence étant prévalent et les décisions se prenant par consentement (pour les décisions stratégiques ou étant
considérées comme ayant un impact très important sur le cercle).”
11. La plupart des décisions prises en Conseil de Coordination sont ainsi des “demandes d’information” à tel ou tel groupe
pour apporter des informations à l’ensemble des groupes locaux, reportant la décision à proprement parler au prochain ordre
du jour.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
également une moindre réactivité face à l’actualité politique et sociale, et rend plus difficile
l’impulsion et le suivi d’une dynamique nationale commune par des groupes locaux quasi-
autonomes, comme le déplorent des adhérent-e-s de différents groupes locaux.
“En revanche non l’assoc’ elle est pas en état de marche. [...] - Pourquoi ? -Parce que visiblement
ça suffit pas à mettre en marche tout le monde. -Mettre en marche, genre avoir des gens qui adhèrent
et qui participent aux activités de RS ? -Ne serait-ce que faire connaître l’association, que l’association
ait une vie publique remarquable... remarquée, capable d’être remarquée. Et je pense que faudrait
donner plus de poids aux réunions telles que les saisonales, c’est-à-dire des moments où sans avoir
dans la poche 5 voix ou 10 voix ou 8 voix, des militants viennent approfondir leurs argumentations.
Tu vois, la dernière idée qui pour le coup elle est remarquable de la Sécurité sociale alimentaire, elle
est pas née à Réseau Salariat, elle est née chez les Ingénieurs Sans Frontières. Dès que l’idée affleure,
Bernard a l’intelligence de s’en saisir, de la remanier, d’en faire quelque chose de solide, de costaud, de
vraiment révolutionnaire et de la populariser, mais c’est pas né dans Réseau Salariat [...] parce que je
pense qu’on a pas les structures. . . ” (Anna, 70 ans, autrice et professeure d’histoire retraitée, membre
du GL Essonne)

De fait, il semble assez difficile aujourd’hui pour les différents groupes locaux de se coor-
donner et de travailler de concert sur une question commune, chaque groupe ayant son propre
mode de fonctionnement et ses centres d’intérêts. Les mandats fortement tournants, la présence
irrégulière de tous les groupes locaux en conseil de coordination, et l’absence de suivi global des
décisions de l’association rendent difficile son pilotage sur le long cours. Les propositions de
réflexion proposées par un groupe (par exemple sur le système de cotisation à Réseau Salariat,
initiée par le groupe Belgique, ou sur la sécurité sociale de l’alimentation, portée par le groupe
Pays de la Loire) sont bien transmises en Conseil de Coordination, mais pas toujours suivies
d’effet dans les groupes locaux, ce qui entraîne la remise à l’ordre du jour de points irrésolus
par manque d’informations d’un conseil à l’autre. Les contours des mandats ou les modalités
de communication entre les organes de l’association sont très flous, de sorte que des chantiers
importants comme la mise à jour du site internet de l’association, ou le vote d’un règlement
intérieur définitif sont régulièrement repoussés. Si des membres insistent sur le temps d’appren-
tissage nécessaire pour s’approprier ces statuts, et si l’orientation de Réseau Salariat semble
résolument tournée vers le long terme plutôt que sur le vif, il nous semble que ce fonctionnement
a aujourd’hui des conséquences sur la vie et l’audience de Réseau Salariat. Cela se traduit par la
fatigue des militant-e-s actif-ve-s dont les initiatives ne sont pas suivies ni relayées dans un délai
raisonnable, mais aussi par le manque de visibilité dans l’espace public de l’association, qui reste
aujourd’hui largement inconnue en-dehors de la personnalité de Bernard Friot.

Le MFRB, quant à lui, possède des processus plus définis pour gérer des opinions divergentes
(comme la prise de décision par consentement) et les conflits de pouvoir (comme l’élection
sans candidat). Il nuance toutefois sa recherche démocratique par une volonté d’efficacité. La

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 56
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
sociocratie, avant d’être adoptée par des mouvements militants, avait été initialement développée
par l’ingénieur Gerard Endenburg pour la gouvernance d’une entreprise, et porte des marques
structurelles de sa visée managériale. Il n’est ainsi pas difficile de tracer des parallèles entre
des rôles de leader théoriquement primus inter pares (“coordinateur” ou “premier lien”) et des
rôles de direction classique 12. A notre arrivée au MFRB, on nous a d’ailleurs très vite présenté
la coordinatrice du cercle Action comme “la chef” du MFRB, alors qu’elle n’a statutairement
aucune fonction dirigeante explicite de l’association, et n’est pas redevable juridiquement des
actions de l’association, comme pourrait l’être une présidente d’association loi 1901 classique.
Une militante explique ainsi l’ambiguïté du rôle des coordinateur-ice-s de cercle :

“En plus les postes de coordination, c’est des postures où il faut déjà connaître un petit peu,
sinon t’es noyé sous les informations que t’es censé coordonner. Et en plus c’est des postes qui ne
sont pas hiérarchiques, et la plupart le deviennent. Je pense par conditionnement, parce que notre
conditionnement c’est ça dans la société, mais aussi de fait parce que ceux qui sont pas coordinateurs,
ils s’intéressent à ce qui les motivent, mais ils s’intéressent pas forcément à prendre leur part de
responsabilité, dans la communication, dans etc. Donc ils envoient tout aux coordinateurs, qui se
retrouvent avec toutes les infos, et du coup quand il y a une décision à prendre, c’est le seul à avoir une
vision globale, [...] donc c’est un peu lui qui a le dernier mot. De celui qui a le plus d’infos, on passe à
celui qui a le dernier mot, qui est le plus écouté, parce que considéré comme le plus légitime, et on
passe à celui qui dans les faits, prend la décision. Et ce glissement-là... Ce que j’ai trouvé intéressant,
c’est qu’il y a des postes de coordinateurs qui sont vacants depuis un an et demi ! Alors d’un côté il y a
beaucoup de souffrance parce que c’est un poste qui soutient les autres etc, mais en même temps
c’est révélateur que le reste continue à fonctionner sans ça ! Il y a des raisons. Dans le cercle RP, on m’a
raconté que L. qui était coordinatrice, en fait elle est plus coordinatrice mais elle continue à faire le
boulot. C’est-à-dire la posture de coordinatrice était trop lourde, mais elle continue à faire le boulot
parce qu’elle a quand même envie de le faire, et que c’est dans ses compétences, et que... Donc ça
marche sans. Je pense qu’on doit aussi interroger les limites de la sociocratie, ou des limites dans
notre façons de le vivre, c’est intéressant.” (Une militante du groupe de Lille)

On peut remarquer dans ce témoignage le conflit sous-jacent entre la structuration hiérar-


chique (la “posture” de la coordinatrice) et les valeurs égalitaires des membres du MFRB, conflit
qui se résout ici par la démission de la coordinatrice de son poste formel tout en continuant sa
participation à la vie de l’association.

Au-delà du jargon sociocratique, nous avons pu remarquer lors de nos observations des
différences de maîtrise entre les membres du fonctionnement de l’association. Celles et ceux
qui le maîtrisent le mieux y voyant une fin en soi, l’attachement et la maîtrise de la méthode
sociocratique structure fortement l’association et les divisions entre membres. Dans son mémoire
12. La description de la gouvernance du mouvement Colibris est d’ailleurs explicite à ce propos, en décrivant le rôle de
“premier lien” d’un cercle comme un “directeur dans le jargon de gouvernance sociocratique”. Voir https ://www.colibris-
lemouvement.org/mouvement/une-gouvernance-novatrice.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 57
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
sur la gouvernance au sein du MFRB, Clément Cayol juge ainsi que “le fait que la maîtrise de
cette méthode soit une sorte de pré-requis pour s’investir dans le mouvement pose selon nous
un problème. L’engagement nécessitant un apprentissage parfois long des processus et méthode
utilisée par le mouvement peut en effet empêcher l’engagement de certaines personnes.” 13 Au-
delà de dynamiques entre anciens et nouveaux arrivants, nos observations nous poussent à
y rajouter une lecture en terme de rapports sociaux de classe, comme l’illustre cette scène de
l’Assemblée Générale 2019 :

On aborde un nouveau point à l’ordre du jour de l’Assemblée Générale. Les échanges de la


matinée ont été jusqu’ici plutôt apaisés et fluides. Une jeune militante, A., assure la modération pour
ce point, assistée par la coordinatrice du COMACT M., plus aguerrie. Le point concerne le mode
d’élection du COMLEG, auparavant une élection sans candidat au suffrage direct lors de l’Assemblée
Générale, procédure coûteuse en temps et en énergie qui avait été très mal vécue lors des années
précédentes. Pour remédier à cette situation, un groupe de travail s’est constitué pendant l’année
pour proposer un nouveau mode d’élection, sous la forme d’une élection en deux tours 14. On soumet
cette proposition à l’Assemblée selon les règles du consentement sociocratique, c’est-à-dire par un
tour de clarifications (on pose des questions sans donner d’avis) puis d’objections (que la modération
doit ensuite chercher à résoudre). La proposition paraît relativement consensuelle, jusqu’à ce que
C., une militante parisienne, prenne la parole. Emue et parfois un peu confuse dans ses propos, elle
raconte qu’elle a mal vécu l’élection de l’année précédente, où on lui avait proposé d’être élue, et où
elle avait ressenti de la pression face à son refus, puisque l’Assemblée, fatiguée et agacée de ne pas
trouver de candidat qui accepte la fonction, avait insisté à plusieurs reprises pour qu’elle accepte.
Elle annonce donc avoir une objection forte à la proposition. Quelques personnes prennent la parole
en appuyant son témoignage, mais en considérant que la proposition faite par le groupe de travail
devrait justement améliorer la situation. La militante est d’accord, mais refuse toutefois de retirer son
objection (ce qui va contre les règles du fonctionnement sociocratique), considérant probablement
que cela signifierait retirer ses propos, et nier son témoignage. Les échanges s’échauffent, les autres
militant-e-s ne comprennent pas pourquoi elle ne veut pas retirer son objection. Une personne
suggère de modifier la proposition initiale qui viendrait modifier le règlement intérieur en faisant
mention de l’importance de respecter le libre choix des candidats potentiels, ce qui prendrait en
compte les propos de C., mais un membre du groupe de travail refuse avec véhémence. La modératrice
est un peu dépassée, et revient constamment à C. pour lui demander ce qui la ferait changer d’avis. C.
se renferme sur elle-même. M. annonce que l’on passe trop de temps sur ce point et propose alors de
passer à un vote puisqu’on ne parvient pas à aboutir au consensus. La proposition est adoptée à la
quasi-unanimité. A. salue le vote et annonce que l’ordre du jour est épuisé pour ce début de matinée.
Un militant prend alors la parole et exprime son malaise, en faisant remarquer que ce qu’il vient de se
passer illustre précisément ce que dénonçait C., qui a été poussée par tout le monde à changer d’avis
et a subi beaucoup de pression parce qu’elle “bloquait” le processus. La décision a alors été prise au

13. op. cit., p.41.


14. D’abord, l’élection sans candidat par les membres de l’Assemblée Générale présents d’un collège électoral parmi les
personnes présentes constitué de cinq personnes ; ce collège est ensuite chargé de désigner des personnes pour le COMLEG,
qu’ils se chargent de contacter (soit en personne, soit par téléphone) durant la durée de l’Assemblée Générale afin d’établir une
liste finale d’élus.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 58
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
vote pour rendre tout cela plus rapide, ce qui a engendré chez lui un sentiment de frustration, alors
qu’il restait du temps pour essayer de débloquer la situation. Plusieurs personnes expriment partager
ce ressenti, et une militante propose de former un petit groupe de discussion à l’extérieur pendant la
pause. C. n’en fera pas partie, mais elle sera abordée à part par une des personnes chargée de veiller
au bien être des militant-e-s, et a assisté au reste de l’Assemblée Générale. (Journal de terrain n°4)

Cet épisode nous a particulièrement marqué, particulièrement parce que C. n’a pas un profil
typique des membres actifs du MFRB : elle a actuellement un emploi de secrétaire, elle a vécu
douloureusement une longue période de chômage, et c’est une femme racisée 15. Si elle a pris
plusieurs fois la parole lors des événements du MFRB où nous l’avons croisée, sa façon de parler
est moins calibrée et neutralisée que celle des autres membres, et elle exprime visiblement
son émotion, sa colère ou son enthousiasme. Elle ne parle pas comme une femme des classes
supérieures, et ne maîtrise pas parfaitement l’éthique de la parole qui accompagne généralement
le fonctionnement sociocratique : la distinction discursive qui doit être faite entre interrogation,
opinion et objection, l’attente vis-à-vis de l’objecteur qu’il ou elle fournisse des pistes de solu-
tions au problème qu’il ou elle pose, la demande de clarté et de concision, et la valorisation du
jugement rationnel et intellectuel au détriment d’une expression émotive de son sentiment. Nous
ne souhaitons pas ici dénigrer ces éléments en soi : ils peuvent en effet faciliter la discussion et
fluidifier la prise de décision collective. Toutefois, ils sont aussi porteurs d’une exigence cognitive
et rhétorique importante et d’une forme de tone policing 16 qui sont plus familières à certains
groupes sociaux qu’à d’autres, et peuvent facilement -comme le montre l’exemple ci-dessus- être
à la source de violence sociale lorsqu’une personne rompt le contrat tacite d’une conversation
policée, a fortiori pour exprimer une critique du processus lui-même.

Cet épisode rejoint un constat plus large de divisions sociales au sein du MFRB, qui se re-
coupent souvent sur plusieurs dimensions : des cadres supérieurs urbains et internationaux,
s’intéressant et maîtrisant les processus sociocratiques, engagé-e-s au niveau national ; et des
personnes de classes moyennes voire populaires, plutôt engagées au niveau local, et maîtrisant
ou s’intéressant moins aux processus sociocratiques 17. L’utilisation importante des outils nu-
mériques dans le fonctionnement quotidien des cercles nationaux (réseau social numérique,
plateforme de dépôt de documents en ligne, plateforme de discussion vocale), très efficace pour
faire travailler ensemble des personnes éloignées géographiquement et adaptée à une population
15. Nous utilisons le terme "racisé" selon l’usage sociologique développé par Colette Guillaumin (1972) : une personne per-
çue comme appartenant à un groupe altérisé et homogénéisé, perception souvent liée à son apparence physique et/ou à son
appartenance ethnique réelle ou supposée.
16. COLE, Kirsti, HASSEL, Holly, SCHELL, Eileen, Remodeling Shared Governance : Feminist Decision making and Resistance
to Academic Neoliberalism, 2017.
17. “L’échec du processus à cette échelle ajoute de plus selon nous à la frilosité si ce n’est au rejet de la sociocratie par les
membres des dynamiques locales qui ne maîtrisent pas les processus.” (Sur l’élection du COMLEG à l’Assemblée Générale de
2017, op. cit. p. 41).

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 59
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
de jeunes cadres qui utilisent ces outils au quotidien personnellement ou professionnellement
met également à l’écart un certain nombre de membres peu habituées à ces pratiques numé-
riques, en particulier les personnes plus âgées, vivant en milieu rural, ou de milieu plus populaire.
Les dynamiques locales sont de fait fréquemment en conflit avec l’échelon national, qui dispose
de ressources informationnelles, techniques et financières auxquels les groupes locaux ont peu
d’accès 18. Cette dichotomie s’est aussi retrouvée dans nos entretiens, la division entre national et
local structurant la conception du MFRB par ses militant-e-s, et alimentant les ressentiments
entre des groupes dont les pratiques militantes ne sont pas non plus les mêmes. Une militante
très investie au niveau local nous explique ainsi, en parlant du Comité d’Action, l’organe exécutif
à l’échelon national du MFRB :

“Parce que eux de leur côté, enfin je dis "eux", c’est parce que ça s’est construit en opposition, on
a eu un week-end de travail en novembre à Paris orienté vers les groupes locaux, d’ailleurs il n’y avait
quasiment que nous, et c’est aussi dommage... N. et A, ils sont quand même hyper engagés dans les
RP 19, ils étaient pas là dimanche. N. avait prévenu, A. était censé être là mais ça l’intéresse pas. En
même temps je peux comprendre, il veut économiser son temps et son énergie, et en même temps
ça a des conséquences, il y a moins de lien et on voit moins ce qu’on fait. [A l’Assemblée Générale]
quand il a parlé du MNCP 20et qu’il a fait venir C. moi j’ai halluciné, nous ça fait cinq ans qu’on bosse
avec le MNCP, et même qu’on a des liens avec le national ! Mais même nous on a sans doute raté le
coche d’en informer plus largement le mouvement, et eux ils ont fait leur truc... On rate des coches
mais d’un côté ça pourrait répondre à des besoins... Et ça fait des années que "le niveau national"
essaie de coordonner les groupes locaux, de savoir ce qu’il s’y passe, d’avoir des remontées, et même
être au service quoi, ils réussissent pas. Je pense que nous-mêmes, on avait besoin de s’organiser au
local, et ça prend beaucoup de temps et d’énergie, que les quelques-uns qui ont essayé de s’investir
au national, ils en sont revenus dégoûtés, et que de leur côté ils nous proposaient des structures qui
répondaient pas à nos besoins, donc on se les ai jamais appropriés quoi.” (Un militant du GL de Lille)

Le niveau national est aussi associé dans ses propos au cercle Relations Publiques (dont la
plupart des membres sont basés à Paris) et à la stratégie de lobbying, que les groupes locaux
investissent peu.

“Parce que pour l’instant, tout est en mode RP en fait. L’habillage, les mots... Donc c’est en train de
changer, et ça va répondre aussi à une frustration des RP qui disent mais "faites du lobbying local" !
Et on dit "non, on aime pas ça", alors que si, on pourrait trouver des énergies locales pour faire du
lobbying. Mais comme nous on est pas du tout branchés là-dessus on se forme pas, on demande même
pas d’infos et d’ailleurs ils nous en donnent pas, tu vois ? Du coup il y a plein de choses qui sont figées,
plus des ressentis accumulés depuis des années de part et d’autre... Le besoin de reconnaissance, tout
ça.” (Un militant du GL de Lille)

18. Clément Cayol note ainsi dans son mémoire (op. cit., p.47) que certains membres de groupes locaux “se sentent biaisés
face à une gouvernance autonomisée qui mène des propres projets sans en informer les groupes locaux”.
19. Relations Publiques.
20. Mouvement National des Chômeurs et Précaires.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Du côté des membres du cercle Relations Publiques, le sentiment de frustration est aussi
vérifié. Ce militant établit clairement une distinction hiérarchique entre le national (“en haut”,
qui établit la stratégie) et le local (“en bas”, qui est censé appliquer la ligne nationale). Il perçoit
les groupes locaux comme peu motivés et manquant de professionnalisme, et justifie le besoin
de management au sein du mouvement :

“On leur impose pas cette politique, on leur dit "ce serait bien de rentrer dans cette communica-
tion", ils sont pas forcément dans le moule parce que... Il y a des problèmes de communication entre
le haut et le bas. Et pourtant, on a tout fait, d’en haut moi je peux te le dire, on a tout fait pour eux, les
groupes locaux. Ca se voit dans les budgets, c’est factuel, ça se voit dans le soutien qu’on essaie de leur
apporter. Mais ils nous demandent rien, il y a pas d’initiatives réelles. Et après, ils viennent se plaindre.
Donc c’est des gens... Malheureusement, je te dirais, c’est aussi une question de compétence. Donc il
y a quand même une dimension managériale qu’on le veuille ou non, il faut un minimum de ligne,
savoir placer les gens là où ils veulent et qu’il y ait un intérêt pour ces gens-là... Comment on arrive à
les mobiliser, les motiver ? C’est associatif, il y a des gens qui travaillent à côté. Comment tu arrives
à les motiver pour faire telles ou telles actions ? Pour les motiver ils faut qu’ils comprennent où ils
vont, où ils sont, comment ils sont mais t’as pas le temps d’aller les voir, il faudrait que tu les appelles
les uns après les autres, il faudrait que tu les formes aussi parce qu’ils ont zéro professionnalisme, il
faudrait que tu les ouvres à plein de choses. Donc une fois que la personne est élue, il faudrait faire la
formation de l’élu quelque part. Ce serait déjà le B.A-BA. Et puis analyser si la personne est motivée
réellement. Si elle aura du temps.” (Un militant du cercle Relations Publiques, 34 ans, ancien assistant
parlementaire)

L’affirmation par ce militant de l’existence d’une “dimension managériale qu’on le veuille ou


non” au MFRB vient ainsi mettre en tension l’idéal démocratique d’une organisation horizontale
avec une ambition de “professionnalisme” du MFRB dans son entreprise de plaidoyer pour un
revenu de base. Cette tension se manifeste particulièrement sur la question de la professionnali-
sation des membres.

2) Le dilemme de la professionnalisation militante

La question du statut des membres et de la rémunération de leur engagement traverse


le MFRB et Réseau Salariat comme la plupart des organisations militantes, confrontées au
besoin croissant de travail bénévole à mesure que l’organisation grandit, et contraintes par leur
manque de ressources financières. Leur ambition démocratique requiert également un certain
investissement en temps et en énergie de la part des militant-e-s, dont les membres des deux
mouvements ont conscience :

"C’est le revers de la médaille [de nos nouveaux statuts]. Cet appel à la responsabilité exige un
minimum de discipline pour une tâche qui est dans la vie des gens aujourd’hui, qui reste de l’extra-
professionnel en général, qui reste de l’à-côté, interstitiel donc, et donc c’est difficile de trouver les
forces vives. Quand t’as des gens qui à côté bossent trente-neuf heures par semaine, ont des gosses...
C’est compliqué de trouver des interstices et la motivation nécessaire de façon suffisamment massive

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
pour qu’on ait assez de militants pour faire tourner ça quoi. C’est assez compliqué." (Alexandre, 34
ans, auteur, membre du GL Grand Paris de Réseau Salariat)

“En sachant d’où on part, on a fait de notre mieux et je crois que ça marche plutôt bien, on a
des beaux succès desquels on est assez fiers, par contre on n’est pas suffisamment structurés pour
répondre aux objectifs qu’on s’est fixés. [...] On aurait besoin de plus de temps, et éventuellement
de gens qui sont à temps plein sur ça pour faire vraiment tout ce qu’on voudrait faire quoi. Et à ce
niveau-là, c’est clair que c’est pas suffisant. [...] Après, comme on est que des bénévoles, on dépend
aussi beaucoup du temps disponible de chacun, donc on peut très bien se dire qu’il faut faire ça, on
sait que potentiellement, on fera pas parce qu’on n’aura pas eu le temps, on n’aura pas eu l’énergie de
le faire." (Natacha, 29 ans, chargée de mission Droits des Femmes dans une association, membre du
MFRB)

Toutefois, la différence de traitement de cette question entre nos deux organisations nous
renseigne avec acuité sur leurs différences de stratégie, de conception de soi et de valeurs.

L’ambiguïté de la rémunération militante

Réseau Salariat entretient depuis sa création un rapport conflictuel à la rémunération des


militant-e-s. Ses membres fondateurs sont en grande partie retraités, ou occupent des postes de
fonctionnaires (enseignants, chercheurs, salariés des services publics de transport. . . ) qui leur
assurent une rémunération stable et pour beaucoup une certaine marge de manoeuvre dans
le temps de travail associatif qu’ils et elles peuvent réaliser. La production documentaire et les
formations, au coeur de l’activité de l’association au cours des premières années, est souvent
dans le prolongement de leur carrière professionnelle pour laquelle ils perçoivent un salaire (ou
une pension), et l’association d’éducation populaire qu’est Réseau Salariat représente pour eux
un engagement politique et associatif annexe.

Toutefois, en 2014 et 2015, un adhérent, par ailleurs proche de la famille Friot, perçoit une
rémunération pour la création et la maintenance du site web et des listes email de Réseau Salariat.
Si ces salaires semblent ne pas faire grand débat lors de la présentation du rapport financier par
la trésorière (alors Françoise Friot), peut-être en partie car ces salaires sont largement financés
par des dons personnels, la rémunération d’un militant pour réaliser un site web considéré par
beaucoup de militant-e-s plus récent-e-s comme peu ergonomique et opaque, crée aujourd’hui
encore une crispation au sein de l’association. La question de son renouvellement est très régu-
lièrement abordée lors des conseils, mais jamais vraiment résolue.

Cette crispation s’amplifie d’autant plus que le profil des militant-e-s change, et que l’associa-
tion voit arriver des jeunes exerçant souvent des professions créatives (technicien audiovisuel,

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
régisseur. . . ), ou sociales (chargée de mission associative, éducatrice populaire. . . ). La rémunéra-
tion du travail militant recoupant les compétences professionnelles n’est pas pour ces personnes
une question uniquement morale, mais également matérielle, comme le raconte ce militant :

“On est en plein dans ce que je te disais sur, à un moment donné il y a des circonstances de vie
qui font qu’il y a des gens qui disent “moi maintenant. . . ”. C’est là où les retraités que nous sommes,
c’est que nous on en a pas besoin, mais à un moment donné t’as des gens dont la nécessité fait dire,
que ce soit W. [éducateur populaire] quand il fait son devis, ou P. [technicien audiovisuel] quand il
demande, ou S. [comédien] à l’époque quand il demandait des cachets d’artiste... on est là dedans, il y
a une nécessité dans votre génération qui fait que putain y a besoin de blé (rires). [...] Mais c’est à un
moment donné on est jamais qu’une association dont le budget est de 20000€ par an. Comment on
fait pour payer le travail -je sais pas comment d’ailleurs- de P., parce que ça va très vite monter dans
les tours, c’est-à-dire on va très vite atteindre le budget annuel de l’asso. C’est beaucoup plus ça la
limite.” (Olivier, 71 ans, retraité, GL Grand Paris)

Cette catégorie d’âge et ces milieux professionnels sont particulièrement concernés par la
précarité de l’emploi, dans un contexte de raréfaction des ressources publiques tournées vers
l’associatif, le social ou la culture. Si ces personnes offrent un travail bénévole à l’association
lui aussi en continuité de leur activité professionnelle, en filmant des conférences, animant des
réunions, organisant des ateliers d’éducation populaire, ils ne disposent pas de salaire stable
et dépendent plus souvent du “marché de la radicalité” 21 , c’est-à-dire le champ militant, pour
leur assurer un revenu. Nous pouvons ici étendre à cette variété d’acteurs l’analyse de Nicolas
Brusadelli sur la professionnalisation des éducateurs populaires qui cherchent à “retrouver une
autonomie politique vis-à-vis des pouvoirs publics” en vendant dans le champ militant “diffé-
rentes prestations idéologiques et pratiques : animations d’assemblées générales de diverses
organisations, formations auprès de confédérations syndicales, etc.” 22 De fait, la connexion entre
Réseau Salariat et le milieu de l’éducation populaire politique est grande : Franck Lepage, cofon-
dateurs du Pavé et l’un des éducateurs populaires les plus connus en France, est un des membres
fondateurs de Réseau Salariat ; Bernard Friot est président de l’association d’éducation populaire
politique L’Ardeur, qui réalise des conférences gesticulées et des ateliers ; des coopérateur-rice-s
des SCOP L’Etincelle (à Lille) et La Trouvaille (à Rennes) font activement partie des membres actifs
de l’association, et ont proposé des formations à l’éducation populaire à plusieurs groupes locaux
dès 2014. S’il ne salarie directement aucun de ses membres (y compris Bernard Friot), Réseau
Salariat offre un réseau social sur la même longueur d’onde politique qui offre des opportunités
bienvenues de recrutement et de vente de prestations pour ces travailleur-se-s.

21. BRUSADELLI, Nicolas, Réinventer l’animation par l’éducation populaire ? : Quand le travail social se politise, Savoir/Agir,
2018.
22. op. cit.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Pourtant, la rémunération de ses militant-e-s est une question fortement ambiguë à Réseau
Salariat. En effet, plusieurs valeurs importantes pour ses membres s’opposent à la rémunération
des militant-e-s et plus largement à leur professionnalisation. Premièrement, en accord avec
leur critique du capitalisme et de l’exploitation des travailleur-se-s par leurs employeur-se-s, les
membres de Réseau Salariat se montrent fortement méfiants vis-à-vis du risque de marchan-
disation de leur activité militante, puisque l’entreprise est associée pour eux à l’exploitation et
l’aliénation. Quelques remarques de membres du Réseau lors d’une conversation sur l’usage
des réseaux sociaux lors du Conseil de Coordination de Toulouse, en mars 2019, sont à cet égard
assez parlantes. Un des points à l’ordre du jour était un “audit” de l’usage des réseaux sociaux
par les différents groupes locaux de Facebook, réalisé par une membre du groupe Lorraine dont
la communication est la profession. Si quelques membres relèvent l’intérêt de faire un tel bilan
(pourtant assez négatif dans ses conclusions), les propositions soumises par la militante, et
notamment la centralisation de la communication au niveau de la page nationale de Réseau
Salariat, reçoivent un accueil plus froid :

“On peut poster sur la page Facebook mais pas en mode start-up” (une membre du groupe Suisse)
“Les mots audit, communication, visibilité, on trouve que c’est les mots de l’entreprise, on fait
gaffe” (une membre du groupe Suisse)
“La centralisation va contre le désir qu’on a exprimé il y a deux-trois ans de donner l’initiative aux
groupes locaux, en ayant une experte qui va contrôler tout ça pour en faire un truc joli” (une membre
du groupe Corrèze)
“On va pas sur les réseaux sociaux, on s’en fout, on a une autre façon de militer, on va dans les
groupes, dans les rues. . . ” “Cette volonté de moderniser, de rendre visible.. On sera visible quand on
sera beaucoup sur le terrain.” (une membre du groupe Corrèze)

On peut remarquer dans ces citations la méfiance suscitée par l’usage de “mots de l’entre-
prise”, c’est-à-dire de termes techniques rattachés à la communication, à l’entreprenariat, ou au
management (audit, communication, start up. . . ). Réseau Salariat est à l’opposé de la position
du MFRB sur cette problématique, où l’usage de compétences et de vocabulaire issus du monde
de l’entreprise est parfaitement normalisé sinon valorisé. La défiance envers les pratiques en lien
avec l’entreprise et le milieu professionnel s’explique par le rapport très critique à l’entreprise et
au capitalisme qu’entretiennent les membres de Réseau Salariat. Comme l’exprime un membre
du groupe Belgique : il est difficile pour Réseau Salariat “d’incarner un rôle social d’employeur
dont on cherche à se débarrasser”, par la mise en place d’un statut politique du producteur. De
plus, les membres de Réseau Salariat voient dans le vocabulaire associé des outils de domination
politique, notamment à travers la figure de l’expert-e qui par ses connaissances techniques
pourrait s’arroger une position de pouvoir en contrôlant la communication de l’association. Les
critiques internes de la position de Bernard Friot comme figure intellectuelle tutélaire lui allouant
un pouvoir politique quasi permanent dans Réseau Salariat ont probablement joué dans cette

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 64
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
méfiance vis-à-vis de l’expertise. Mais elle révèle aussi une conception du militantisme où prime
l’authenticité sur l’efficacité, la rencontre sincère “sur le terrain” à la visibilité impersonnelle,
les publications disparates et personnalisées à la standardisation uniforme des contenus, qui
pourrait correspondre à ce que Geoffrey Pleyers appelle la “voie de la subjectivité” dans le mou-
vement altermondialiste. Comme l’exprime une militante suisse lors d’un conseil : “Ce qui est
fantastique avec tous nos groupes, c’est que nous avons chacun notre langage, notre personnalité,
et là il faudrait faire un truc standard, qui n’a plus d’âme.” Garder un aspect grassroots, certes à
l’efficacité inégale selon les critères de l’entrepreneur de cause (nombre de vues, engagement
de l’audience, cohérence de la marque. . . ) mais permettant à chaque groupe de faire vivre un
espace d’expression libre et créatif constitue aujourd’hui un élément essentiel de l’identité de
Réseau Salariat comme association d’éducation populaire.

Par ailleurs, la vision féministe (très présente dans le groupe Grand Paris notamment) souligne
l’injustice de rémunérer certain-e-s militant-e-s au profit d’autres, en s’appuyant sur les analyses
féministes du travail gratuit 23 . Ainsi, comme l’explique un militant de ce groupe au Conseil de
Coordination de Toulouse (mars 2019) :

“Sur le fait de rémunérer des personnes, ça a fait débat au sein du groupe local. Le sujet a été
abordé à partir de productions vidéos et on a débattu sur le fait que ce sont toujours les tâches les
plus valorisées socialement qu’on propose de rémunérer, c’est-à-dire les tâches les plus masculines.
Mais ces personnes n’avaient pas du tout pensé à rémunérer le travail invisible, souvent porté par les
femmes, et que cette manière de voir les choses posait problème.”

Comme l’ont montré Olivier Fillieule et Patricia Roux 24 , y compris dans les organisations
politiquement à gauche, les tâches militantes sont en effet socialement différenciées. A Réseau
Salariat, où la présence féminine est largement minoritaire (environ 30% de femmes), les figures
de référence intellectuelles, les porte-paroles de l’association auprès du public et les formateurs
les plus “théoriques” sont presque tous masculins 25. Les tâches logistiques quant à elles (cuisine,
26
préparation de logements, accueil des militant-e-s. . . ) sont souvent accomplies par des femmes.
23. SIMONET, Maud, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, 2018.
24. FILLIEULE, Olivier, ROUX, Patricia, Le sexe du militantisme, 2009.
25. Jusqu’en 2017, seule la sociologue Christine Jakse (ancienne doctorante de Bernard Friot) écrivait régulièrement des ar-
ticles sur le site de Réseau Salariat, aux côtés de Bernard Friot, Bertrand Bony, Nicolas Schaller, Nicolas Chomel, Alex Ivan,
Xavier Morin ou Franck Lebas. Autre exemple : au cours des Estivales de Réseau Salariat, à l’exception d’une rencontre du
groupe Femmes, tous les ateliers à dominante théorique sont animés par des hommes (les femmes co-animent des ateliers
sur le consentement sociocratique, les pratiques de leur groupe local, ou une rencontre-témoignage avec le milieu paysan), et
aucun atelier sur les vingt-deux n’est animé par une femme non accompagnée d’un homme (quand plusieurs hommes pro-
posent des ateliers seuls).
26. Sur la figure 2, on voit ainsi que sur les dix-neufs inscrits au planning, onze ont des noms féminins (certaines se sont
inscrites plusieurs fois), alors que les femmes étaient largement minoritaires durant les Estivales. Deux hommes sont inscrits
pour gérer le barbecue. Au-dessus du planning, deux affiches promouvant la réunion non-mixte du groupe Femmes du mardi,
avec les inscriptions “Marre de faire la vaisselle ? Rejoignez nous au groupe Femmes Mardin Matin ;)” et “Balayons le patriarcat !

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 65
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
F IGURE II.1 – Planning auto-gestionnaire des Estivales 2018, photographié deux heures après son
affichage, où les personnes pouvaient s’inscrire pour aider la responsable cuisinière.

On perçoit bien ici la tension autour de la valorisation du travail, au coeur des thèses de
Réseau Salariat et pourtant non résolue. D’un côté, rémunérer est reconnaître la production
de valeur des militant-e-s, mais aussi permettre leur émancipation en réduisant leur précarité
économique, argument qui n’est pas négligeable dans la cadre théorique matérialiste défendu
par Réseau Salariat. De l’autre, rémunérer les militant-e-s est aussi rentrer dans une relation
marchande entre les individus, plutôt que sur un échange basé sur la solidarité, la camaraderie et
le sentiment d’appartenance à une communauté politique ; c’est prendre le risque de former des
“militants professionnels”, valorisés dans le cadre marxiste-léniniste (aujourd’hui minoritaire à
Réseau Salariat) mais toujours suspectés de prendre un pouvoir disproportionné en concentrant
les informations et les ressources dans la perspective égalitariste qui prévaut à Réseau Salariat
aujourd’hui.
Le risque d’abus et de conflits d’intérêts n’est pas non plus sous-estimé par les militant-e-s,
puisque nombre de travaux aujourd’hui réalisés bénévolement pourraient être effectués dans un
- Mardi matin-”.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
cadre marchand par des membres de Réseau Salariat et leurs proches eux-mêmes. En juin 2018,
quand le groupe Grand Paris propose demande un financement pour une formation à l’éduca-
tion populaire ouverte à tous les membres mais réalisée par l’Etincelle, SCOP dont fait partie
William Tournier, membre de RS à Lille, les débats sont vifs au sein du Conseil de Coordination.
La proposition est finalement ajournée, au motif d’une trésorerie trop fragile, et du manque de
recherche d’offre alternatives. Un membre de Grand Paris “regrette par ailleurs [cette] critique,
car nous ne sommes pas là pour mettre en concurrence des asso d’édu pop et tirer les salaires
vers le bas 27”. Un autre membre regrette également que le prix “très peu cher” de l’Etincelle
pour sa formation (4000 euros pour une série de huit séances) ait été présenté “sous un angle
marchand et pas sous un angle politique”.

Le MFRB offre une vision différente de la professionnalisation militante, puisque la principale


contrainte à la salarisation de ses membres est budgétaire plutôt qu’éthique. Moins politique et
plus institutionnalisé, le MFRB encourage des formes d’engagement quasi-professionnelles, qui
participent à une hybridation des rôles de ses membres actifs.

Ressources humaines et hybridation de l’engagement

Comme nous l’avons vu, les parcours professionnels des membres du MFRB diffèrent de ceux
des membres de Réseau Salariat : ils sont plus souvent salarié-e-s dans le privé ou travailleur-se-s
indépendant-e-s, souvent dans le milieu des nouvelles technologies (développeurs, program-
meurs), de l’ingénierie (environnement, énergie, management. . . ), ou de la politique (chargés
de relations publiques, collaborateurs parlementaires. . . ). Les compétences professionnelles
mises à profit dans l’association ne sont donc pas exactement les mêmes : si plusieurs personnes,
notamment les co-fondateurs, apportent un bagage théorique et leur travail de recherche, ce
sont surtout des compétences de gestion managériale et de relations publiques qui sont les plus
visibles au sein du mouvement.
Ainsi, le cercle Relations Publiques est largement constitué de membres exerçant des profes-
sions en lien avec la sphère politique : des personnes travaillant dans les institutions politiques
elles-mêmes, comme collaborateur parlementaire, administrateur parlementaire, élu local ou
même sénateur, et des personnes ayant exercé ou exerçant des professions d’influence en contact
avec les institutions françaises et européennes, comme chargée de plaidoyer dans une asso-
ciation, ou responsable des relations publiques pour un cabinet d’urbanisme. Leurs réseaux et
compétences professionnelles facilitent grandement leur travail associatif, en leur offrant des
appuis à l’intérieur des institutions pour faire connaître l’idée par des canaux légitimes, et en fa-
cilitant leur usage des pratiques médiatiques. Un adhérent du MFRB explique ainsi comment il a
27. Email au groupe local Grand Paris, 11 juillet 2018

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
usé de sa position de collaborateur parlementaire d’un sénateur socialiste et de ses compétences
de lobbyiste dans l’urbanisme, pour que le Sénat produise le rapport d’enquête parlementaire de
2016 autour du revenu de base, pour lequel plusieurs membres du MFRB seront interviewés 28 :
"Je restais dans la logique parlementaire, il faut qu’il y ait des choses qui émergent, et donc on
a été auditionnés au Conseil National du Numérique. Et le 6 janvier 2016 sort le rapport qui met en
avant que pour la société numérique, l’idéal c’est le revenu de base. Et là on commence à faire un
buzz, et ça pousse El Khomri à se positionner sur le revenu de base. Moi dans la foulée, j’enchaîne,
il faut un rapport parlementaire, mais il y a une stratégie à avoir. [...] Et donc j’avais une stratégie, je
détourne l’attention en disant aux Verts : "il faut absolument créer un débat parlementaire, il y a une
niche, parlons du revenu de base, sur la base du rapport du CNN 29". [...] Et je savais qu’il y avait une
ligne de tir, parce qu’on a le droit à deux rapports parlementaires par an. Il y en avait sept sur le bureau
du président du groupe socialiste, et là j’ai vu un par un les sénateurs, pour avoir une majorité dans
une réunion de groupe. Et c’est passé à sept voix près. [...] Et là si tu veux tout le travail de lobbying que
j’avais fait auparavant, c’est-à-dire les voir un par un, le débat parlementaire aussi qui m’a permis de
prendre appui là-dessus pour créer du débat au sein du groupe socialiste, pour créer une émulation,
du coup les gens étaient déjà un peu sensibilisés, ça arrivait pas de nulle part, j’ai fait miroiter l’intérêt
politique de ce positionnement... Pour renouer avec les bases populaires, renouer avec une forme de
jeunesse, etc. . . ” (Marc, 39 ans, urbaniste et lobbyiste, Paris)

Cette hybridation des rôles associatifs et professionnels des militant-e-s peut se révéler à
double tranchant. Dans un cadre d’analyse de mobilisation des ressources 30 , cela permet aux
membres du MFRB de gagner en efficacité militante pour mettre en oeuvre la stratégie choisie de
lobbying institutionnel, qui repose sur des réseaux d’information et de contact informels difficiles
à mobiliser sans ancrage de longue durée. Par ailleurs, la proximité des missions des militant-e-s
avec leurs professions leur permet de mettre en valeur dans leur parcours professionnel des com-
pétences développées dans leur engagement au MFRB, d’autant plus que son objet relativement
peu clivant politiquement peut facilement être mentionné auprès d’un employeur classique
(contrairement à l’engagement au Réseau Salariat, beaucoup plus marqué politiquement et
potentiellement stigmatisé au même titre qu’un engagement syndical). Toutefois, cela produit
aussi des effets politiques sur l’organisation : il semble probable que l’intérêt de ses membres,
en particulier ceux engagés dans le cercle de Relations Publiques, n’aille pas dans le sens d’une
critique trop engagée des institutions ni des personnalités politiques avec lesquelles ils et elles
interagissent au jour le jour, au risque de se voir fermer des portes en tant qu’association, mais
aussi des opportunités professionnelles au niveau personnel.
Cette question se pose beaucoup moins à Réseau Salariat, où les opportunités en termes
de carrière reposent plutôt sur les réseaux militants de gauche, qui partagent donc une posture
critique sinon révolutionnaire vis-à-vis des institutions politiques et économiques. Elle offre
28. PERCHERON, D., Le Revenu de base en France : de l’utopie à l’expérimentation, 2016.
29. Conseil National du Numérique
30. NEVEU, Érik, IV. La mobilisation des ressources, 2011.

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l’avantage de la cohérence idéologique, et renforce le sentiment d’appartenance à une commu-
nauté à travers l’opposition au système capitaliste et ses alliés politiques, mais elle entretient
également une mise à l’écart des institutions productrices de politiques publiques. Ainsi, contrai-
rement au MFRB, les membres du Réseau Salariat et en particulier Bernard Friot sont rarement
associés aux travaux parlementaires, à l’exception d’une audition en février 2019 à la Commission
des Affaires Sociales au sujet du rapport au travail, à l’invitation du député communiste de Seine-
Saint-Denis Stéphane Peu. Le nom de Friot n’est pas mentionné dans le rapport sénatorial de
2016, tout comme celui d’autres propositions “radicales” de revenu de base, comme le souligne
Cédric Leterme dans son analyse lexicométrique des formes de revenu inconditionnel 31 à partir
de ce rapport 32.
Par ailleurs, cette semi-professionnalisation du MFRB n’est pas sans lien avec la fatigue des
militant-e-s, qui fournissent en travail bénévole ce qu’ils et elles pourraient accomplir ailleurs
dans un emploi rémunéré. Le rapport de Clément Cayol sur la gouvernance au MFRB constate
ainsi “un épuisement de personnes disposant de rôles importants de coordination” 33. Il attribue
cette épuisement en partie au manque de “ressources humaines”, impliquant de nombreux
cumuls de rôles et concentration de tâches dans les mains d’un petit nombre de personnes. Dans
notre entretien, une militante nuançait toutefois ce constat d’un manque de militant-e-s engagés,
en mettant en avant le manque d’intégration de profils ne correspondant pas aux normes du
niveau national :

“Et les personnes qui vont au niveau national, tu me parlais d’épuisement tout à l’heure, tu penses
que c’est dû au sous-effectif ? [...] -Il me semble que le problème du sous-effectif est un faux problème.
Alors c’est un vrai problème là tout de suite maintenant parce que effectivement si on a une tâche à
faire et qu’on ne trouve personne pour dire spontanément "ah ouais j’ai super envie de le faire !", bon.
Mais c’est un faux problème au sens où on l’a créé quoi. C’est une résultante de notre fonctionnement,
parce qu’il y a pas mal de freins pour s’investir au MFRB. Je vois par exemple des gens qui au niveau
local... J’ai en tête deux personnes, un jeune, un vieux, qui avaient envie de faire des trucs du type
com’, graphisme, petite vidéo, machin, ils avaient de supers idées. Nous au niveau local on n’a pas le
périmètre ni les outils techniques, ni les supports pour vraiment les aider à développer ça, du coup on
a participé un peu aux idées, mais voilà, on était un peu limités. Et du coup ils se sont mis en contact
avec les référents des pôles com’, graphisme, machin, sauf qu’ils ont pas été accueillis. On leur a dit
"non mais ton idée, c’est pas ce qu’on est en train de faire, donc non", ou "non, ça correspond pas à la
charte graphique", ou "non, on n’a pas d’énergie pour te soutenir dans ton idée", donc... Bah, ils sont
partis. Ils continuent à parler de revenu de base, c’est pas perdu, mais sur le mouvement et... On les a

31. LETERME, Cédric, Le revenu inconditionnel dans et par les discours : analyse lexicométrique et essai de typologie, Mots.
Les langages du politique, 2018.
32. Dans son article, il explique ainsi que le rapport sénatorial est “relativement pauvre du point de vue de la diversité des
propositions existantes en matière de revenu inconditionnel, notamment parce qu’il n’inclut aucun représentant des principaux
courants « radicaux », à l’exclusion, peut-être, de B. Mylondo (ce qui en soi est déjà un indice intéressant du cercle restreint dans
lequel le débat légitime sur le revenu inconditionnel est enfermé).”
33. CAYOL, Clément, op. cit., p. 30

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perdus, et même au niveau local, ces deux-là, et je peux comprendre.“ (Une militante du groupe de
Lille, 43 ans, enseignante)

Elle met aussi en avant les difficultés d’intégration dans un système sociocratique complexe
et proche d’un fonctionnement d’entreprise, parfois peu attirant pour des personnes souhaitant
s’engager :
“[Il y a aussi] le frein de la sociocratie, parce qu’il faut quand même un peu de temps pour
comprendre les machins comme ça qu’on utilise, notre structure, il faut être à l’aise aussi avec ça,
et c’est pas forcément évident, ça s’accompagne. Mais il y a un côté liberté qu’on n’a pas forcément,
parce que ça va avec la prise de responsabilités, que tous les collectifs n’offrent pas, ça peut être
déstabilisant. Et puis le côté quand tu arrives, t’es aiguillé... Alors maintenant ça va mieux, parce que
le cercle Action fait un travail d’aiguillage de plus en plus fin, et il y a plus d’écoute et personnalisé...
Mais avant t’étais aiguillé vers une liste des rôles vacants quoi. Ca peut être une façon de faire, mais si
en même temps tu demandes pas à l’autre, même en amont, ce qu’il a envie de faire. . . ”

Il faut noter toutefois que les groupes locaux en eux-même semblent moins fonctionner sur
ce mode professionnalisant, en se concentrant sur des actions civiques et d’éducation populaire
(tenue de stands, conférences, café-débat. . . ) que les membres décident d’accomplir selon leurs
goûts plutôt que selon les besoins de l’association. Comme on l’a vu, ce type de fonctionnement
est critiqué par ceux et celles qui voient dans le MFRB un vecteur d’influence proche du lobby
ou du parti politique, et pour qui l’efficacité des actions et la mise en place d’un plan d’action
efficace priment sur le plaisir de l’engagement. La présence d’un atelier sur la “funkisation et le
développement de la convivialité au MFRB” lors du Camp de Base 2018 est révélateur de la diffi-
culté de concilier une éthique professionnelle et une éthique associative potentiellement moins
efficace dans la poursuite d’objectifs, mais plus propice au développement d’une sociabilité
militante.
A travers ces deux dimensions, le fonctionnement interne et la professionnalisation des
militant-e-s, on comprend mieux les tensions qui structurent ces deux organisations. Bien
qu’elles soient cachées au regard extérieur, elles ne sont pas sans conséquences sur le support
pour une ressource universelle. Le degré d’institutionnalisation et de bureaucratisation influe
sur le type de pratiques militantes qui peut être pratiqué : il est ainsi bien plus facile de réaliser
une campagne de lobbying lorsque des interlocuteurs réguliers et formés (voire salariés) sont
disponibles pour l’organiser, et à l’opposé de se spécialiser dans des actions coup de poing et
les ateliers d’auto-formation lorsque de petits groupes locaux soudés sont l’échelon primordial
de l’association. Mais nous avons vu aussi que ces pratiques sont en constante redéfinition, à
cause notamment de la pluralité de profils militants de chaque association qui apporte diverses
manières de concevoir le militantisme pour une ressource universelle. Par conséquent, chaque
association fonctionne selon plusieurs grammaires politiques que les militant-e-s viennent
interroger régulièrement. Lorsqu’un militant de Réseau Salariat s’interroge sur le besoin de

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
chanter l’Internationale quand on est à RS à la suite d’une invitation d’autres membres, ou
lorsqu’une militante du MFRB critique les méthodes de management du comité d’Action, ils
remettent en cause l’évidence d’une culture partagée, et contribuent à élaborer ce qu’est militer
pour un salaire à vie, ou pour un revenu de base.

B- Les grammaires du militantisme pour une ressource universelle

Pour tracer les contours de ces grammaires politiques, nous nous appuyons ici sur nos obser-
vations participantes, particulièrement au cours des universités d’étés organisées par chaque
organisation au mois d’août 2018 : les Estivales de Réseau Salariat du 11 au 15 août 2018, puis
le Camp de Base du Mouvement Français pour un Revenu de Base, du 16 au 19 août 2018. Les
universités d’été militantes sont à l’image des forums sociaux, des événements de socialisation
politique fortement propices à l’observation des chercheur-ses 34 . En effet, ces rassemblements
nationaux ponctuels, constitués autour d’un programme de formations et d’ateliers de réflexion
généralement entrecoupés de moments collectifs informels, permettent aux militant-es de se
retrouver sur plusieurs jours et d’échanger sur leurs pratiques, leurs réflexions et l’évolution
de leur organisation. Ils sont ainsi l’occasion de produire du collectif, sous le mode d’une com-
munauté se reconnaissant des perspectives et une identité commune, ou sous le mode d’un
réseau aspirant à une coopération qui préserve l’autonomie de ses membres. S’immerger dans ce
moment de socialisation militante nous a permis de rencontrer une grande variété de militant-e-s
venant de toute la France, mais aussi d’observer en situation les moments d’échange, les tensions
sous-jacentes, les rapports de force et de coopération qui ont lieu dans ces organisations, et d’en
déduire les ensemble de règles et de leur mise à l’épreuve qui animent la vie de ces organisations,
ainsi que les valeurs qui informent les choix politiques des militant-e-s. De ces observations
nous aimerions distinguer deux grammaires distinctes, en nous inspirant de divers travaux de
sociologie du militantisme, notamment les travaux d’Irène Pereira sur la gauche radicale 35 .

1) Le modèle civico-entrepreneurial du MFRB

“-Tu trouves que le MFRB est une association militante ? -C’est une vraie bonne question. Oui et
non. Oui quand même, parce que c’est des gens qui y croient, et qui en parlent, et dans ce sens-là, dans
n’importe quel débat, qui vont te défendre un revenu de base, qui vont te défendre une cause, donc il
y a une dimension militantisme associatif importante. Après dans le militantisme il y a une dimension
d’éducation populaire [...] c’est à dire la capacité à mobiliser, à organiser des événements. Et là même
si on se targue de l’être, parce que c’est vrai, on en fait, globalement c’est pas forcément ça au niveau
opérationnel. Il y a pas de stratégie claire, parce qu’on se greffe des fois à des manifestations, on sait
pas trop comment s’y greffer. Mais surtout pour moi le militantisme associatif ça part de principes

34. AGRIKOLIANSKY, Eric, SOMMIER, Isabelle, CARDON, Dominique, Radiographie du mouvement altermondialiste : le se-
cond Forum social européen, 2005.
35. PEREIRA, Irène, Les grammaires de la contestation : Un guide de la gauche radicale, 2015.

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beaucoup plus profonds [...], ça part d’éducation populaire dans les quartiers. . . ” (Un militant du
MFRB, 40 ans, ancien collaborateur parlementaire)

Le MFRB est une association créée en 2013 par des économistes, philosophes et citoyens de
bords politiques différents souhaitant former ensemble une organisation capable de promouvoir
différentes versions d’un revenu de base, c’est à dire un revenu correspondant à la définition
suivante : “un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par
une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle,
sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont
ajustés démocratiquement” 36. La vision d’un revenu de base comme un outil qui puisse satisfaire
différentes opinions politiques au-delà des clivages idéologiques a fortement marqué l’identité
du MFRB. Il s’inscrit dans une tradition philosophique sociale, en faisant du revenu de base un
point d’entrée pour des réflexions sur le travail ou la justice autour desquelles peuvent (dans une
certaine mesure) s’entendre des représentants de diverses écoles politiques, tant qu’ils partagent
une forme d’universalisme, qui justifie éthiquement le revenu universel. Comme la plupart de
ses homologues européens, le MFRB a à ses débuts de nombreux membres actifs proches du
milieu académique, qui se sont attelés à la production de travaux sur le revenu de base dans
ce champ 37, et ont cherché à positionner le MFRB comme un pôle d’expertise reconnu sur “le
revenu de base”, c’est-à-dire la quarantaine de projets existants d’une ressource universelle 38.
Les valeurs de neutralité académique associés à l’idéal universaliste de ses fondateurs font du
jeune MFRB un mouvement à vocation “apolitique” ou plutôt “transpartisane” selon les termes
du mouvement 39, qui souhaite parler à tout le monde sans “s’enfermer” dans un camp ou l’autre,
et faire progresser l’idée d’un revenu de base sans se positionner politiquement au-delà de ce qui
est établi dans “la charte du MFRB”, un document discuté et voté lors de l’Assemblée Générale
constituante.
En 2018, à la période de nos observations, le mouvement fait toutefois face à des interroga-
tions de plus en plus prégnantes sur cette identité “transpartisane”. Durant les débats du Camp
de Base, un membre se demande ainsi si “le transpartisanisme, c’est une question fondamentale
ou seulement une question de marketing”. En effet, sans ligne politique bien définie, comment
choisir à quel-le-s élu-e-s s’adresser pour mettre en place un revenu de base ? A qui s’allier pour
signer des tribunes ou préparer des initiatives communes ? De qui accepter ou non des finan-
cements ? Cette tension fait apparaître d’autres identités du mouvement, et d’autres systèmes
36. MFRB, Charte du Mouvement Français pour un Revenu de Base, 2015.
37. On citera notamment Guy Valette, Marc de Basquiat, et Jean-Eric Hyafil. L’économiste Baptiste Mylondo est lui aussi assez
proche du MFRB, mais n’en est pas adhérent.
38. Un document interne du MFRB recense exactement 42 versions
39. De nombreux membres du MFRB reconnaissent ainsi que la question du revenu de base est une question politique, mais
peut-être plus parce qu’elle relève pour eux de la politique publique et donc de la sphère politique (au sens anglophone de
policy) que parce qu’elle porterait en elle-même des présupposés idéologiques.

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de valeur, notamment celle de l’entreprise de cause, pour laquelle l’efficacité des pratiques peut
primer sur des principes philosophiques, la visibilité sur la cohérence, l’action sur l’éthique. Cette
autre grammaire façonne elle aussi le fonctionnement du MFRB et le type de pratiques qui sont
mises en oeuvre, en particulier la dynamique de professionnalisation que nous avons identifiée
précédemment.
A ces grammaires citoyenniste et entrepreneuriale, nous aimerions également ajouter un
troisième type de grammaire présente au MFRB, qui se rapproche de ce qu’Irène Pereira nomme
la “grammaire nietzschéenne”, qui dans une perspective constructiviste met en avant l’individu,
les modes de vie alternatifs et la recherche d’un activisme esthète. En effet, au-delà de la politique
publique humaniste ou de l’outil politique rassembleur, le revenu de base est aussi propice à
l’éclosion d’espaces alternatifs où l’épanouissement de l’individu est essentiel. Au côté de la
justice sociale, la liberté de l’individu et son épanouissement est une des justifications principales
du revenu de base. En important leurs valeurs et leurs modes d’action spécifiques, des militant-e-
s écologistes, autonomes ou anarchistes poussent le MFRB dans une direction plus “militante” et
surtout plus grassroots, venant ainsi nuancer une vision très institutionnelle du mouvement.

Un mouvement citoyen, républicain, social

Comme beaucoup d’associations proches du mouvement altermondialiste, le MFRB se définit


sur ses supports de communication comme un “mouvement citoyen”, appellation qui recouvre
à la fois une identité civique forte comme association d’éducation populaire, et l’ambition
d’influencer la sphère politique à la manière d’un “lobby citoyen”. Il s’inscrit ainsi dans une
politique mouvementiste de “public interest group’ telle que définie par Berry et Wilcox 40 , c’est-
à-dire une organisation cherchant à influencer la politique gouvernementale, mais “qui vise un
bien collectif, dont l’obtention ne bénéficiera pas sélectivement et matériellement aux activistes
et membres de l’organisation”.
De fait, si comme on l’a vu certain-e-s militant-e-s peuvent trouver un intérêt direct à l’instau-
ration d’un revenu de base, généralement moins par leur expérience d’une précarité sociale que
par des parcours professionnels polymorphes et peu couverts par la protection sociale classique
(indépendants, entrepreneurs...), l’instauration d’un revenu de base représente souvent pour
elles et eux une mesure en faveur des intérêts de la société dans son ensemble par son univer-
salité et son inconditionnalité. Les militant-e-s, majoritairement fortement diplômés et bien
dotés en capital culturel et politique, se considèrent légitimes à représenter l’intérêt général, en
s’identifiant fortement comme des citoyens engagés, capables d’informer l’action publique et
voyant dans leur mobilisation une forme d’engagement civique.

40. BERRY, Jeffrey, WILCOX, Clyde, The interest group society, 2018.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 73
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
"Moi je me situe plutôt dans la société civile, je suis un républicain dans le sens que je crois à la
République c’est à dire à la chose publique. Je suis un fervent amoureux de la liberté, de l’égalité de la
fraternité.” (Bruno, 53 ans, économiste, entrepreneur et coach de gestion du stress)

Ils trouvent dans cette identité une posture reconnue dans le jeu politique par leurs interlocu-
teurs institutionnels en tant que composante (légitime) de la société civile, qu’il convient à tout
le moins d’écouter si l’on ne peut pas toujours satisfaire ses exigences. Cette dimension civique
de leur grammaire politique s’illustre par l’importance des valeurs rationalistes et libérales dans
leurs discours et pratiques : l’attention accordée au respect de l’individu, l’éloge de la démocratie,
de la coopération et de l’autonomie, et les valeurs mises au service du “bien commun” 41. Ces
valeurs s’inscrivent dans la grammaire républicaine sociale décrite par Irène Pereira dans son ana-
lyse de la gauche radicale 42 . En effet, le MFRB se situe dans une perspective réformiste à volonté
consensuelle, qui sans envisager de rupture nette avec le capitalisme, cherche à l’aménager et
faire grandir des espaces d’alternatives, généralement sur un mode coopératif et solidaire 43. Avec
son universalisme hérité de l’histoire républicaine et sa recherche d’un consensus citoyen, cette
grammaire est parfaitement adaptée à la promotion du revenu de base versé à tous et toutes sans
distinction de revenu ou de statut, par une organisation qui s’identifie comme transpartisane.
Ainsi l’illustre ces propos d’une militante :

“-Qu’est-ce qui te plaisait dans le revenu de base ? -[...] Je trouvais l’idée géniale, simple, efficace,
et [...] par rapport à l’égalité, ça n’exclut personne, la liberté que ça peut offrir, et je pense aussi
l’articulation entre le niveau individuel et le niveau systémique. C’est tout le monde, il y a une
organisation et on en parle plus, et en même temps chaque individu a la liberté. Donc je me souviens
que je faisais, quand je présentais... Je disais que c’était la réconciliation entre la liberté du libéralisme
et l’égalité du communisme. “ (Béatrice, 43 ans, professeure dans le secondaire).

La “réconciliation” entre libéralisme et communisme évoquée par cette militante peut être
rapprochée de l’histoire philosophique du revenu universel évoquée en première partie. En effet,
l’idée d’un revenu accordé à tous, sous la forme d’un dividende, d’une rente ou d’une prestation
sociale selon l’époque a été largement portée par des représentants du socialisme utopique 44 ,
avec une visée de transformation sociale mais qui se distingue du socialisme marxiste (dont
Réseau Salariat serait plutôt l’héritier) par une vision libertaire, coopérativiste et non révolution-
naire.

41. Ainsi cet extrait de la présentation du MFRB sur son site : “Les êtres humains ont la capacité de coopérer pour créer et
innover. Dans tout groupe au sein duquel des individus sont amenés à travailler ensemble, leurs capacités interagissent et per-
mettent à l’organisation de progresser et de se développer. Mieux mobilisées, les compétences de chacun entrent effectivement
au service de l’organisation et viennent contribuer à ce “bien commun” qui s’en trouve renforcé et amélioré.”
42. PEREIRA, Irène, Les grammaires de la contestation : Un guide de la gauche radicale, 2015.
43. On a vu ainsi dans le chapitre précédent les relations étroites que le MFRB entretient avec les associations écologistes,
l’Economie Sociale et Solidaire, et les monnaies libres.
44. DUVERGER, Timothée, L’invention du revenu de base. La fabrique d’une utopie démocratique, 2018.

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L’aspect républicain du MFRB se retrouve dans la multiplicité des références légalistes, à
la fois dans la vie interne de l’association et dans sa stratégie pour l’instauration du revenu de
base. Le texte fondateur du MFRB, “la Charte du MFRB”, est régulièrement évoquée dans les
discussions comme le texte qui permettra de résoudre les conflits politiques puisqu’il est issu
d’un consensus et ratifié par l’association. Cette référence apparaît particulièrement dans les
débats autour du transpartisanisme, c’est-à-dire la politique du MFRB en terme d’association à
tel ou tel parti ou courant politique, ou l’inclusion des formes les plus éloignées politiquement de
ressource universelle (comme le salaire à vie de B. Friot ou le LIBER de Gaspard Koenig) dans les
“revenus de base” promus par le MFRB. Plusieurs membres expriment l’idée de “faire confiance à
la charte”, sans y associer une forme d’interprétation politique. Pourtant, un adhérent et membre
du Comité d’Ethique, sorte d’organe constitutionnel du MFRB censé s’assurer que le mouvement
respecte bien ses textes, soulignait un paradoxe de cette charte, et la nécessaire interprétation de
ses règles :

“C’est un éléphant dans le corridor du COMETH. Aucune des trente-cinq versions du MFRB n’est
vraiment en conformité avec la charte. . . Par exemple, aucun n’est vraiment inconditionnel, parce que
faire partie de “la communauté politique”, c’est déjà une condition, on peut en rentrer et en sortir. Il y
a la question des immigrés, mais “de la naissance à la mort”. . . Il y a déjà une condition d’être reconnu
par l’Etat.” (Un membre du Comité d’Ethique, une trentaine d’années)

Les pratiques militantes les plus emblématiques de cette grammaire républicaine sociale sont
sur le plan interne la “gouvernance partagée”, dont les justifications puisent dans des références
citoyennistes (donner le pouvoir et la parole aux citoyens, exercer ses droits et libertés), et à
l’extérieur les nombreux cafés-débats qui invitent le public à prendre la parole et débattre après
une projection ou une conférence d’un promoteur du revenu de base. Ces cafés-débats sont
très classique dans leur forme : un universitaire ou un cadre du MFRB, souvent au masculin,
fait une présentation d’une ou de plusieurs versions de “revenu de base”, avant d’ouvrir la
discussion à la salle ; ou un débat a lieu entre interlocuteurs du MFRB après une projection d’un
film sur le revenu de base, la salle étant invitée à prendre la parole en fin de séance. L’audience
est pensée comme constituée de citoyens raisonnables cherchant à s’informer sur les options
politiques et économiques afin d’influencer la politique du gouvernement en place. Egaux
réunis par leur citoyenneté, sujets politiques grâce à leur vote et leur expression publique, leurs
différences de statut, de sexe ou de classe sont mis de côté (et de fait, les participants à ces cafés-
débats sont rarement très hétérogènes sur ces plans). Le programme du Conseil National de la
Résistance est souvent cité en exemple par les membres du MFRB de projet réformiste, social et
universaliste. Toutefois, comme on l’a vu dans les rapports entre niveau national et niveau local,
cette dimension républicaine rentre parfois en conflit avec un second type de grammaire, moins
portée sur les valeurs démocratiques et universalistes, mais animée par une volonté d’efficacité

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et de pouvoir.

Un lobby associatif pour le revenu de base

En effet, l’aspect civique de ce mouvement de citoyens s’associe également à une dimension


entrepreneuriale en faveur d’une cause : le revenu de base. Par les parcours professionnels et
politiques des militant-e-s qui importent régulièrement leurs pratiques professionnelles, le MFRB
tend à se transformer en lobby à part entière.

Cette dimension de “groupe d’intérêt” se manifeste par son degré d’institutionnalisation


avancé 45 : il dispose de plusieurs locaux en région parisienne, dans le 15ème et le 19ème arron-
dissement 46, et gère finement sa trésorerie, sa comptabilité et sa liste d’adhérent-e-s. L’un des
objectifs du MFRB, détaillé dans son “Plan d’action 2018-2020” 47 réside dans sa professionnalisa-
tion progressive, à la mesure des ses moyens limités. Il a accueilli depuis 2013 plusieurs jeunes
en service civique, et salarie aujourd’hui une experte en levée de fonds pour accompagner le
mouvement. L’aspect entrepreneurial du MFRB repose surtout sur sa production d’expertise, par
la publication d’articles et d’ouvrages de référence sur le sujet du revenu universel et par le relais
des initiatives académiques 48, mais aussi par son important travail d’influence auprès d’élus
et d’institutions politiques. Il s’inscrit pleinement dans une entreprise de mise à l’agenda 49 ,
c’est-à-dire qu’il pousse les agents politiques à prendre position (voire à prendre une décision)
sur le sujet du revenu universel, par l’interpellation des élu-e-s, l’organisation de débats parle-
mentaires et de colloques, l’amplification de la médiatisation du revenu de base. . . Dans cette
grammaire, les autres acteurs publics sont considérés avant tout d’un point de vue instrumental
dans leur capacité à publiciser la cause (des “personnalités soutenant le revenu de base”, des
“grands médias”, des “influenceurs majeurs”) plutôt que d’un point de vue politique (des “alliés”
ou des “sympathisants”). Le revenu de base est dans cette perspective un objet dont il faut assurer
le marketing, et le MFRB une entreprise “recrutant des adhérents” avant de les “former profes-
sionnellement au revenu de base” 50et à la gouvernance partagée, tout en favorisant leur “montée
en compétence”. Le vocabulaire utilisé pourrait parfaitement figurer dans le plan d’action d’une
45. NEVEU, Erik, Sociologie politique des problèmes publics, 2015, p. 69
46. Au moment de la rédaction de ce mémoire, le MFRB envisageait également de s’installer à la Base, un espace militant
parisien co-loué par plusieurs associations altermondialistes et écologistes.
47. Ce plan d’action présente trois objectifs : “Sensibiliser : 15% de la population connaît vraiment le revenu de base”,
“Concrétiser : avoir des propositions concrètes de revenu de base applicables rapidement”, et “Changer d’échelle : accueillir
et intégrer 5000 adhérents”.
48. Le MFRB a par exemple créé dans le cercle Action un rôle “recherche”, chargé de collecter les articles académiques pro-
duits sur le revenu de base, de réaliser des synthèses et d’entretenir les relations du MFRB avec ces membres de la sphère
académique, mais qui n’est pas nécessairement pris en charge par une personne issue de celle-ci.
49. MCCOMBS, Maxwell, SHAW, Donald, The agenda-setting function of mass media, Public opinion quarterly, 1972.
50. Plan d’action 2018-2020, points 2 et 4.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
entreprise, avec son “pilotage de CRM 51”, ses “supports de communication ‘poussés’”, et ses
cadres dirigeants.

“On reste en contact ? Vous l’aurez compris, le Mouvement Français pour un Revenu de Base
est une association vivante et pleine d’ambitions. Nous organisons des actions à l’échelle locale et
nationale, en ligne ou en physique, pour promouvoir le revenu de base.
Vous aussi, participez à ce changement de société :
— Parlez du revenu de base autour de vous !
— Abonnez-vous à notre newsletter mensuelle
— Adhérez au MFRB et devenez bénévole
— Faites un don ponctuel ou régulier
Il y a de la place pour toutes les énergies !
Au plaisir de se retrouver très bientôt,
L’équipe d’organisation du Camp de Base 2018”

Comme on peut le voir dans cet extrait d’email envoyé à la suite du camp de base 2018,
l’évènement d’été du MFRB, la communication de l’organisation s’inscrit dans les standards de
community management : rappel de l’objectif de l’association, interpellation du lecteur, proposi-
tions de différents niveaux d’engagement (d’en parler autour de soi à l’investissement financier).
Les expressions à base du terme ”énergie” (mobiliser les énergies, énergiser un rôle. . . ), qui font
partie du vocabulaire commun de l’association, sont un marqueur linguistique du management
et du milieu entrepreneurial. A travers son schéma organisationnel de “gouvernance partagée”, le
MFRB a développé un lexique propre mêlant des termes managériaux (énergiser, , des termes
autour de l’organisation du pouvoir (rôle, premier et second lien, coordinateur-rice. . . ), issus des
modèles holacratique et sociocratique, et des termes issus de la communication non violente.

La présentation de soi que réalisent le MFRB comme Réseau Salariat dans leur communica-
tion interne (à destination de leurs membres) comme externe (à destination du public intéressé
par leurs thèses) crée un cadrage particulier de leur ressource universelle. Comme l’a souligné la
discussion sur la communication de Réseau Salariat au Conseil de Coordination de Corrèze, RS
adopte un style amateur, mêlant des registres de langage variés et des styles de communication
éclectiques, allant du tract syndicaliste assez verbeux au meme humoristique issue d’une culture
numérique plus jeune. Au contraire, le MFRB adopte un style de communication quasi profes-
sionnel, comme l’illustre son site internet 52, à la charte graphique moderne, structurée autour de
contenu interactif (vidéo, compte twitter) et d’une bannière alternant des représentations du
revenu de base : “une mesure concrète pour un impact considérable”, “un outil pour construire
51. Customer Relationship Management, c’est-à-dire une base client, ou ici un logiciel permettant de tracer l’activité et les
besoins des adhérent-e-s et sympathisant-e-s.
52. URL : www.revenudebase.info

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une société meilleure” ou “un espoir pour les générations futures”. Dans le cadre de son travail
d’influence, il a également créé un “plaidoyer pour un revenu de base”, instrument de politique
publique distribué sur papier glacé aux dirigeant-e-s rencontré-e-s par le MFRB. Par cette pré-
sentation de soi conforme aux pratiques des ONG reconnues, dotées de moyens conséquents, le
MFRB améliore son crédit politique auprès des autres acteurs institutionnels, et met à distance
l’aspect utopiste du revenu de base pour une approche plus pragmatique. Toutefois par ce choix
d’identité, le MFRB met également à distance une partie de ses militant-e-s, plus inscrits dans la
grammaire grassroots. Par exemple, une militante très investie localement raconte comment un
calendrier du revenu de base créé collectivement dans les groupes locaux, mais ne correspondant
pas à la charte graphique (c’est-à-dire à un type de présentation de soi) du MFRB, a été rejeté par
le cercle Communication :

“Parmi les trucs encore un peu douloureux... Le calendrier, il date d’il y a trois ans, on a commencé
il y a trois ans là-dessus, avec notamment le jeune qui a fait les premiers dessins, et il y a eu je ne sais
pas combien de personnes, mais au moins une vingtaine d’adhérents qui ont participé aux idées, aux
phrases etc, que j’ai coordonné. Mais il me manquait quelqu’un pour finir les dessins, parce qu’une
personne est partie, elle avait trouvé du boulot... J’ai galéré à trouver, mais j’ai trouvé au niveau local,
pour imprimer c’était que au niveau local, il y a eu aucun accès au site revenudebase.info, on m’a dit
non, parce que c’est un outil ludique de communication, ça correspond pas à la charte graphique, ça
n’a pas sa place sur le site. Donc maintenant ça y est parce qu’il y a eu beaucoup de pressions d’autres
personnes. Parce que moi toute seule ils ne voyaient pas le collectif qui avait bossé avec moi quoi.
Et puis peut-être que maintenant j’ai des étiquettes de chiante, c’est pas impossible ! (rires) Donc
maintenant, on le trouve, mais dans la partie Ressources du site. Donc sauf ceux qui iront jusqu’à
la page Ressources du site, il y a personne qui verra... Et typiquement, il y a deux ans, quand j’ai
commencé à les transformer en bannières pour les pages Facebook, ça a été relayé sur le FB Revenu
de Base France, mais pas mis en bannière, ça a été relayé comme une affiche faite par le groupe de
Lille, alors que c’était pas ça ! Moi j’ai senti que c’était pour prendre soin de mon ou de notre besoin de
reconnaissance, sauf que... Mais non, c’est pas ça que je voulais. Et encore récemment, il y a quelqu’un
qui m’a dit... "Tu peux le diffuser dans ton réseau !" Mais c’est fait depuis deux ans ça ! C’est pas ça
que je veux, je veux avoir la diffusion du MFRB. Parce que ça correspond à la charte, pas la charte
graphique mais la Charte tout court, qui est quand même plus importante, et que ça correspond à un
public qu’on touche et qui trouve pas son... Son accroche dans notre communication, y compris les
tracts, les flyers etc. “ 53

Outre le conflit entre niveau local et national que nous avons déjà évoqué, on peut lire ici
dans le rejet du calendrier “fait main” par le cercle Communication un choix politique de faire
passer la crédibilité de l’image du MFRB auprès de certains acteurs (parlementaires, mécènes,
53. On remarquera aussi dans cet extrait l’importance d’éléments d’une culture civique dans l’argumentaire de la militante :
l’implication d’un collectif qui rend ce travail légitime à être publicisé par le MFRB “national” (contrairement à une initiative
personnelle qui aurait été mal vue), ainsi que la référence à la Charte, sorte de texte constitutionnel qui définit le revenu de base
et les objectifs de l’association.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
personnalités publiques. . . ) avant la reconnaissance d’une communauté politique unie autour
des idées de revenu de base et de ses valeurs.

Ce type d’association entre valeurs civiques et mode de fonctionnement entrepreneurial


emprunte beaucoup à l’Economie Sociale et Solidaire, dont on peut voir le MFRB comme l’un
des représentants. Comme le montrent les auteurs d’un ouvrage sur l’Economie solidaire et les
mouvements sociaux 54 , l’économie sociale et solidaire forme un écosystème très ambigu : si ses
membres peuvent être perçus comme les “chevaux de troie du capitalisme” (expression que B.
Friot utilise d’ailleurs souvent en parlant du revenu de base) qui participe à la marchandisation
des secteurs sociaux et participe à l’idéal d’un “capitalisme moral” qui n’est pour ses détracteurs
qu’une illusion, l’économie sociale et solidaire possède aussi un potentiel émancipateur lors-
qu’elle parvient à marier du militantisme politique et des actions pragmatiques en faveur de plus
de participation citoyenne, de démocratie au sein de l’entreprise, et de création de lien social. Le
MFRB s’inscrit dans cette forme d’ambiguïté : d’un côté il est manifeste dans les discours des
membres qu’ils et elles placent au centre de leur action un idéal démocratique et un message
politique. Il nous semble que la gouvernance partagée n’est pas (seulement) un argument de
vente, mais représente une réelle aspiration des membres à construire ensemble et à expérimen-
ter d’autres formes de prises de décision collective. S’il peut avoir un aspect abrupt voire rebutant
pour des militant-e-s critiques envers le capitalisme et la culture managériale, il est probable que
le “plan d’action” et les outils de management présents au sein du MFRB aient facilité leur action,
notamment par l’accès aux ressources publiques (économiques mais aussi sociales), difficiles à
obtenir sans institutionnalisation et une forme de professionnalisation. Le colloque organisé par
le MFRB à l’Hôtel de Ville de Paris en février 2017, les multiples auditions du MFRB au Sénat et à
l’Assemblée Nationale sur les questions de protection sociale, ou les relations avec les réseaux
internationaux (UBIE et BIEN) nécessitent tous un budget, des réseaux politiques et médiatiques
à mettre en mouvement, et des personnes prêtes à travailler de manière quasi-professionnelle
pour les organiser.
Enfin, il nous faut explorer une troisième grammaire, complémentaire des deux premières. Si
la première prenait pour sujet le citoyen et la seconde le manager, cette troisième grammaire a
pour sujet l’individu, et emprunte à ce que I. Pereira nomme la “grammaire nietszchéenne”.

Le MFRB “grassroots” : liberté et convivialité

Durant l’hiver 2018, le MFRB réalise une enquête adressée à ses sympathisants et adhérents
pour explorer leur profil social, leur rapport au revenu de base et leur type d’engagement envers
54. LAVILLE, Jean-Louis, PLEYERS, Geoffrey, AL, Mouvements sociaux et économie solidaire, 2018.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
le MFRB 55. Cette enquête a rencontré un franc succès, avec 641 réponses, dont la grande majorité
est toutefois celle de sympathisants (environ 70% de non-adhérents, et 80% de personnes décla-
rant être sympathisantes plutôt qu’adhérent-e-s de soutien ou membres actifs). Lorsqu’on pose
la question “quelles valeurs associez-vous au revenu de base ?”, ces enquêtés répondent pour
31% d’entre eux “Liberté”, 23% “Solidarité” et 21% “Egalité”, loin devant la Justice, l’Autonomie
(9%) ou la Dignité (7%). Nous pouvons remarquer que deux valeurs de la devise républicaine
française figurent dans le trio de tête (Liberté et Egalité), illustrant là encore l’aspect républicain
social du MFRB. Toutefois, que la liberté soit la valeur la plus associée au revenu de base, plutôt
que des valeurs traditionnellement associées à la gauche comme l’égalité ou la justice sociale,
nous renseigne aussi sur le type d’argumentaire le plus porteur chez les sympathisant-e-s du
revenu de base : la liberté de choisir son activité, son emploi, sa vie. Contrairement à l’égalité ou
la solidarité qui font référence à des modèles de société et des mécanismes d’interdépendance,
la liberté offerte par le revenu de base constitue un apport plus individualiste. L’importance de
la liberté de choix offerte par le revenu de base est régulièrement revenue dans les propos de
nos enquêtés, ainsi que dans les discussions entre membres lors du Camp de Base 2018, souvent
d’ailleurs par opposition au salaire à vie, vu comme une forme autoritaire et contrainte de revenu
universel.

La popularité des idées libertaires au MFRB n’est pas étonnante considérant la filiation phi-
losophique du revenu de base. Comme l’ont montré Bruno Frère et Gardin dans leurs travaux
sur l’Economie Sociale et Solidaire 56 dont se rapproche le MFRB, la recherche de pratiques
socio-économiques alternatives puise volontiers dans les références anarchistes, notamment le
mutuellisme de Proudhon. Les aspirations à une gouvernance moins centralisée, plus fédéraliste
et localiste sont communes dans les discours des enquêtés, sans toujours aller jusqu’à l’aboli-
tion de toute forme d’Etat. Plusieurs s’identifient cependant à une forme d’anarchisme ou de
socialisme libertaire :

“J’ai fini par mettre un mot là dessus, c’est-à-dire que je... dans tout l’éventail politique dont je
parlais tout à l’heure, finalement le seul où je me retrouvais moi-même c’était libertaire, et donc depuis
bientôt cinquante ans c’est effectivement quand on me demande de me définir politiquement c’est le
mot qui résume bien ma position, libertaire. Je rêve d’une société sans Etat. Et donc là encore le lien
avec la sociocratie que j’ai découvert beaucoup plus tard c’est aussi un outil qui me paraît en mesure
de tendre vers un système qui n’est pas fondé sur les hiérarchies mais fondé sur la participation de
tous au bien commun. [...]" (Olivier, 65 ans, bibliothécaire retraité)

"J’ai jamais intégré de parti politique, et je pense que finalement ça correspond bien à ce que je
suis aujourd’hui, je pense que ça a du sens... Des fois je me demandais pourquoi et en fait mon parti

55. MENDUNI, François, Analyse des résultats - Questionnaire MFRB - Concertation Revenu de base, 2019.
56. FRÈRE, Bruno, GARDIN, Laurent, Économie solidaire et socialisme libertaire : Que faire de la forme État ?, 2017.

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c’est de n’être... d’aucun parti, en fait. Mes valeurs... Finalement, le mouvement qui se rapproche le
plus de ce que je suis c’est l’anarchisme, dans le sens pas de gouvernance, pas de chef, par contre on
s’organise collectivement, construire une gouvernance partagée, parce que finalement, l’anarchie
c’est pas ce qu’on en dit, c’est pas le chaos, finalement c’est très organisé, mais c’est organisé.... Ca
prend plus de temps." (Emma, 23 ans, travailleuse sociale)

Les membres du MFRB se montrent ainsi particulièrement sensibles aux monnaies locales
(dont des précurseurs étaient présents à l’Assemblée Générale fondatrice), aux pratiques de
démocratie autogestionnaire, et à la création d’alternatives. Ils participent régulièrement aux
forums organisés par des associations fédératrices d’initiatives comme Alternatiba, Colibris et
Utopia. Ils soutiennent le projet TERA monté par un des membres fondateurs du MFRB, un
éco-village dans le Lot-et-Garonne qui cherche à “relocaliser à 85% la production vitale à ses
habitants, abaisser son empreinte écologique à moins d’une planète, et valoriser cette production
en monnaie citoyenne locale, émise via un revenu d’autonomie d’un euro supérieur au seuil de
pauvreté pour chacun de ses habitants” 57, projet présenté régulièrement lors des événements
d’été du MFRB.

Cette influence libertaire se rapproche de ce qu’Irène Pereira désigne sous le nom de “gram-
maire nietzschéenne” 58, une grammaire particulièrement favorable au revenu d’existence pour
la protection qu’elle apporte aux libertés individuelles. En terme de pratiques, elle se caractérise
par des structures de pouvoir horizontales, la création de petits groupes affinitaires prenant leurs
décisions au consensus (ce qui rappelle le processus de prise de décision par consentement du
MFRB), la création d’espaces alternatifs (comme TERA, que le MFRB soutient), le respect de
l’autonomie individuelle dans l’engagement collectif, et un activisme esthète mobilisant des
formes artistiques dans ses pratiques.
Le projet d’un “Tour de Base” à vélo est un bon exemple du type de pratique favorisé par cette
grammaire nietzschéenne. Créé en 2017 à l’initiative d’une jeune militante, Emma, il consiste à
emprunter durant une dizaine de jours un itinéraire en vélo passant par plusieurs grandes villes
avec un groupe de sympathisant-e-s et adhérent-e-s du MFRB, en s’arrêtant dans les grandes
communes pour réaliser des actions de promotion du revenu de base inspirées de l’éducation
populaire. La principale, dénommée “porteurs de parole”, consiste à exposer dans l’espace public
(une place, une rue passante. . . ) de grands espaces d’affichage où est posée la question “Que
feriez-vous avec un revenu garanti à vie ?” et à inviter les passants, interloqués par la question, à
venir discuter avec le groupe et à ajouter leurs réponses sur l’espace d’affichage, créant ainsi au
fur et à mesure une mosaïque visuelle de raisons pour lesquelles adhérer au revenu de base. Au
cours du trajet, les cyclistes rencontrent également des producteurs et alternatives politiques
57. cf. leur site internet, http ://www.tera.coop/.
58. op. cit.

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locales, avec lesquels ils créent des liens pour des actions futures du MFRB. A la fin de l’itinéraire,
le petit groupe de cyclistes rejoint généralement l’université d’été du mouvement, et partage
ses expériences avec le reste des adhérent-e-s. En 2018, ils et elles avaient présenté un petit
“Musée Anthropologiste du Cycliste Utopique” avec divers objets utilisés lors de leur périple
présentés de manière humoristique, des chansons écrites sur la route 59, et des grandes affiches
où ils annotaient leurs bons souvenirs et recommandations pour l’année suivante.

Ce répertoire d’action à petite échelle, convivial et spontané, se distingue bien du plaidoyer


institutionnel mené par le cercle de Relations Publiques. Il invite à l’investissement physique
et social des militant-e-s par la pratique cycliste, le voyage, mais aussi par les rencontres avec
des inconnus tout au long de leurs interventions publiques. Il crée des liens d’amitié entre des
militant-e-s qui créent peu à peu leur propre culture, avec des chansons, références et souvenirs
communs. Toutefois, il n’implique à chaque édition qu’un petit nombre de militant-e-s (une
dizaine de participant-e-s) et de personnes touchées par leurs actions (quelques centaines au
plus) et ne peut prétendre à une sensibilisation de masse comme pourrait l’être une intervention
médiatique à une heure de grande écoute, ce qui rebute des militant-e-s les plus impliqués
dans une grammaire entrepreneuriale. On peut interpréter de cette manière le conflit entre
les groupes locaux, plus inspirés par ce répertoire d’actions proche du terrain et convivial, et
l’échelon national, davantage attiré par un répertoire institutionnel qu’il maîtrise mieux.

Ces trois composantes (grammaire républicaine sociale, grammaire entrepreneuriale et gram-


maire nietzschéenne) cohabitent au sein du MFRB avec plus ou moins d’harmonie. Comme on l’a
vu en pratique avec les pratiques de gouvernance partagée ou le conflit autour de la communica-
tion de l’association, les valeurs de chacune (pour résumer : civisme, efficacité et liberté) entrent
parfois en contradiction. La controverse autour du transpartisanisme peut s’analyser de cette
façon : il est particulièrement difficile de conjuguer l’utilité politique et citoyenne du transparti-
sanisme, qui permet d’intégrer des profils politiques différents dans l’idéal de l’intérêt commun
(grammaire républicaine sociale), avec le besoin de clarté de présentation de soi auprès des
faiseurs de politiques publiques (grammaire entrepreneuriale). De même, le respect des droits
et libertés individuelles, avec une attention particulière portée sur les minorités (grammaire
nietzschéenne), peut entrer en opposition avec une ouverture totale à tous les interlocuteurs :
le MFRB veut-il apporter son soutien ou s’associer à une personnalité publique affichant son
homophobie, son sexisme ou son racisme, sous prétexte qu’elle est en faveur du revenu de base et
peut lui ouvrir des portes politiquement ? Enfin, comme l’a montré Charles Tilly par son concept
59. Sur l’air de “La Mauvaise Réputation” de Brassens : “Je prends mon vélo et pédale pour un revenu de base pour tous / Je
prends mon vélo et pédale pour un revenu de base à vie / Et toi Macron 1er / Qu’attends-tu pour l’expérimenter ?”

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 82
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
de répertoire d’action 60 , les pratiques militantes, loin d’être neutres politiquement, portent en
elle-mêmes une culture, une histoire et un imaginaire politiques qui peuvent facilement mettre à
l’écart des personnes trop éloignées de celles-ci : ce n’est pas n’importe quel type de population
militante qui organise un voyage à vélo, une cantine végétarienne, un journal militant, ou une
campagne de levées de fond. Continuer à mettre en oeuvre toutes ces pratiques ne permettra pas
toujours de conserver une apparence transpartisane ou universelle, d’autant plus quand l’idéal
d’universalité et de transversalité lui-même est politiquement situé 61.

Le Camp de Base du MFRB n’accueille aucun campeur cette année, puisqu’il a lieu dans une
Maison Familiale Rurale à Craon, en Mayenne, disposant de nombreuses salles de cours et de
chambres collectives où résident pour le week-end les militant-e-s, voire pour la semaine pour le
noyau dur d’actifs qui enchaînait avant le Camp du week-end deux jours de travaux sur les aspects
plus formels du mouvement (administration, structuration, gouvernance). Les journées débutent tôt
sous le soleil mayennais par une séance de Qi Gong animé par une militante “pour celles et ceux
qui le souhaitent”, avant l’ouverture des travaux en séance plénière à neuf heures. Après un tour
d’ouverture “météo” où chacun explique comment il se sent et une fois informé-e-s du déroule-
ment de la journée, les militant-e-s se dispersent en petits groupes dans les salles à l’étage et sur
la pelouse extérieure pour assister aux ateliers de leur choix, selon leur degré de connaissance du
mouvement et leurs besoins militants. Les nouveaux arrivants sont nombreux à assister aux ateliers
d’introduction au MFRB (“Les bases du revenu de base”, “Tout savoir du MFRB”), quand les plus
aguerri-e-s suivent des formations militantes plus spécifiques, tournées vers le travail de lobbying
(“Mobiliser les journalistes : Par quoi on commence ?”, “Les relations publiques : kézaco ?”, “Présen-
ter le revenu de base selon l’interlocuteur.rice”) ou l’organisation événementielle (“Organiser un
événement de A à Z” et “Prendre la parole en public”). Deux “créathons” (atelier participatif où
l’on avance sur place sur un projet concret) cherchent à doter les militant-e-s présent-e-s de com-
pétences pratiques, en particulier numériques, traduisant l’enjeu des réseaux sociaux numériques
et de la présence en ligne pour le MFRB (“Créathon : imaginer une campagne de sensibilisation
sur les réseaux sociaux” et “Créathon : vidéo sur le revenu de base”, complétés par une formation
sur “Les outils numériques du MFRB ou comment devenir geek”). Plusieurs ateliers sur le fonctionne-
ment du mouvement lui-même complètent ce tableau, montrant l’importance de la réflexion des
militant-e-s sur leurs structures (“S’organiser en gouvernance partagée : comment ça marche ?”,
“Le transpartisanisme au MFRB”) et leurs pratiques militant-e-s (“Funkisation et développement de
la convivialité au MFRB” et “Le rôle des groupes locaux dans les relations publiques”).
L’essentiel des ateliers est proposé par des membres actifs dans les cercles nationaux. On trouve
très peu d’ateliers théoriques au sujet du revenu de base lui-même, le principal débat sur le sujet
ayant lieu le samedi après-midi autour du film de l’ancien député Michel Pouzol “Pourquoi nous
détestent-ils, nous les pauvres ?”, sur le revenu de base comme outil de lutte contre la pauvreté. Est-

60. FILLIEULE, Olivier, Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action, Penser les mouvements
sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, 2010.
61. Une des raisons du rejet du revenu de base par les militant-e-s de Réseau Salariat réside par exemple dans l’association
du “transpartisanisme” du MFRB à la posture “ni de droite ni de gauche” de La République En Marche et de son leader, auxquels
ils s’opposent fermement.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 83
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
F IGURE II.2 – Bilan du Tour de Base

ce parce que cette université d’été est avant tout un lieu de rencontre, de formation et d’échange
sur ses pratiques, ou parce que la production d’expertise s’effectue à l’écart du travail de terrain ?
Les quelques figures d’expertises présentes, comme les co-fondateurs du mouvement et écono-
mistes Frédéric Bosqué et Stanislas Jourdan ou l’économiste Guy Valette, participent aux discussions
mais n’occupent pas une position surplombante par rapport aux autres militant-e-s. Quelques ate-
liers sont ouverts à l’initiative des participant-e-s le dernier jour du Camp de Base, qui y présentent
généralement des initiatives locales. Les déjeuners et les dîners sont préparés par un cuisinier ré-
munéré, et les repas (avec option végétarienne) sont de qualité, disposés en self-service dans un
grand réfectoire où se retrouvent les militant-e-s. Les conversations sont animées, la plupart des
soixante militant-e-s présent-e-s se connaissent bien. Parmi les personnes présentes, on trouve deux-
tiers d’hommes pour un tiers de femmes, tous assez jeunes pour la plupart : 60% ont moins de 45
ans, un tiers moins de trente ans. Les soirées se partagent entre projection de “Jour de Paye”, un
film sur les expérimentations du revenu de base dans le monde que chaque militant a générale-
ment vu au moins une fois, et des moments de convivialité auprès du bar improvisé dans une salle
annexe, où l’on joue quelques airs à la guitare et refait le monde autour d’une bière, achetée deux
euros “pour financer le mouvement”. L’université d’été se termine par un dernier bilan en plénière,
où chacun-e commente à tour de rôle son ressenti des quelques jours passés en compagnie du
MFRB. Le moment est un peu intimidant, mais tout le monde s’écoute. Clap de fin : si quelques-
uns s’éclipsent prendre un train ou un covoiturage, l’essentiel des militant-e-s présent-e-s nettoie et

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
range les lieux, avant de s’éparpiller par petits groupes de covoitureurs et de cyclistes motivés.

2) Réseau Salariat : un modèle politico-communautaire

-Qu’est-ce que c’est pour toi l’objectif de Réseau Salariat ?


-Pour moi, c’est vraiment... On est toujours en train de se dire "ouais, on diffuse pas assez, il
faudrait vraiment qu’on gagne le coeur de la CGT, de Solidaires" machin. Je suis d’accord qu’il faut
toujours tendre vers ça mais... On n’est pas équipés pour faire autre chose, et notre but c’est plutôt
d’infuser. C’est pas de faire du marketing ou de la com sur le salaire à vie, c’est vraiment d’infuser des
idées, justement sans faire trop de forcing, sans être trop pontifiant, juste de parler du fond du truc, de
théorie... Il faut aussi un peu d’affect là-dedans, évidemment, mais il y en a, forcément, t’écoutes une
conférence de Bernard et tu vois bien qu’il y a de l’affect dedans. Mais d’infuser la chose, et de faire
en sorte que les gens qui commencent à s’y intéresser puissent s’emparer des idées, et à leur rythme,
chacun à son rythme, et ensuite peut-être aller en parler à côté d’eux, dans leur famille, auprès de
leurs amis, au boulot, et puis... Que ça essaime, que ça infuse. Pour moi c’est vraiment ce que doit faire
Réseau Salariat, comme un sachet de thé ! (rires) Plonger dans l’eau et puis ça se diffuse, au rythme
des gens, sans les transformer en soldats rouges comme a pu le faire le PCF à une époque, des espèces
de curés qui vont dans la rue dire "voilà la bonne parole". Je pense que l’intérêt justement d’une asso
comme ça c’est de laisser les gens qui s’y intéressent trouver leur rythme.
-Donc pour toi les personnes à qui s’adresser c’est pas forcément les syndicats, les partis, plutôt
les gens en fait ?
-Oui, complètement. Je suis très content qu’il y ait des syndicalistes qui s’intéressent à la chose et
qui commencent, dans leur organisation, à parler de ça et à défendre cette position, c’est fondamental,
mais... Mais notre but n’est pas uniquement et loin de là d’être une espèce d’organisme d’influence à
destination des partis politiques, à destination des syndicats. S’il y a des gens à Réseau Salariat qui
veulent faire ce boulot, et il y en a qui le font, tant mieux, super, mais c’est pas le but principal. Je
rigolais en disant... On a fait Grand Paris, on se demandait qu’est-ce qu’on veut faire de nouveau,
je disais que effectivement, il y avait un des aspects qui pouvait être une espèce de "think tank
anticapitaliste" (rires), je le disais en rigolant parce que le mot "think tank" en lui-même est très
marqué mais... Oui, ça peut être ça, mais il faut pas du tout que ça se réduise à ça. Pour moi, l’axe
principal de Réseau Salariat, c’est dû à la façon dont j’y suis arrivé, c’est vraiment de parler à... De
parler aux gens. Des gens qui... Bon, comme beaucoup, peuvent être très méfiants vis-à-vis de "la"
politique. Mais peut-être qu’ils tendent l’oreille, en se disant "ouais, ça peut être intéressant". Et on
leur saute pas dessus en disant "ouais, vas-y, milite à Réseau Salariat, deviens l’un des nôtres !", on est
plutôt "ah, ça t’intéresse ? Eh bien viens en discuter...".
(Alexandre, 32 ans, auteur, membre du GL Grand Paris)

L’identité et la raison d’être de Réseau Salariat ont souvent été dans nos entretiens un sujet
prolixe pour les enquêté-e-s, démontrant ainsi la multiplicité des identités de Réseau Salariat et
sa reconfiguration récente. L’extrait d’entretien d’un militant du groupe Grande Paris ci-dessus
est particulièrement riche en informations sur les différentes grammaires politiques coexistant
au sein de Réseau Salariat et le type de pratiques militantes qui y sont associées. Le militant

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
établit une distinction entre deux approches : celle du “think tank anticapitaliste” qui chercherait
à influencer des syndicats ou des partis politiques, au pragmatisme très marqué (et moqué
pour son aspect évangéliste et quelque peu suranné aux yeux de ce militant) ; et celle du réseau
communautaire, ressource sur le long terme de connaissances et de discussions, à l’influence plus
douce et progressive comme le montre la figure de “l’infusion”, très fréquemment évoquée aux
Estivales de 2018. Au-delà de leur coexistence, on note dans cette entretien la tolérance défendue
par ce militant envers les autres pratiques militantes. De fait, comme nous l’avons vu, divers
profils politiques se côtoient à Réseau Salariat, et cette diversité est perçue presque unanimement
par ses membres comme une richesse, malgré les tensions qu’elle ne manque pas de susciter. En
nous appuyant à nouveau sur les travaux d’Irène Pereira, nous développerons ici trois dimensions
de la grammaire politique de Réseau Salariat : ses racines de gauche révolutionnaire, proches de
la grammaire “socialiste” définie par Pereira 62 ; son renouveau démocratique qui emprunte des
valeurs autogestionnaires à la grammaire nietzschéenne ; et son aspect communautaire qui offre
une forme de compromis à ces deux courants.

Un “think tank anticapitaliste” d’intellectuels communistes

Comme le MFRB s’est monté autour d’économistes et chercheur-se-s travaillant sur le revenu
de base, l’association a été créée en 2010 autour des idées de Bernard Friot, par un cercle restreint
d’une trentaine d’intellectuel-le-s et de travailleur-se-s de l’éducation populaire aux relations
“presques familiales” 63. Au cours des quatre premières années d’existence de l’association (2011-
2015), les membres de Réseau Salariat, souvent issus de la Confédération Générale du Travail, du
Parti Communiste Français ou du Parti de Gauche, ont dans l’idée de diffuser autant que possible
les thèses de Bernard Friot avant tout auprès des partis politiques et syndicats “alliés” (c’est-à-dire
marxistes), pour les pousser à incorporer dans leur programme et leurs revendications le projet
de statut politique du producteur, dont le salaire à vie fait partie sans en être au coeur 64.

Si le terme “think tank” est négativement connoté pour beaucoup d’adhérents de Réseau
62. PEREIRA, Irène, Les grammaires de la contestation : Un guide de la gauche radicale, 2015, p. 50
63. D’après un militant de longue date (retraité) qui décrit ainsi la composition de l’association à ses débuts : “beaucoup de
l’enseignement je pense, mais après au départ ça a démarré d’un truc CGT coco hein... au niveau des professions je sais pas trop.
[- Toujours pas beaucoup d’ouvriers ?] Non. Non, c’est des intellos. Mais de même manière qu’on faisait le procès à Jean Vilar
dans les années 50 en disant “dans votre théâtre populaire. . . ” [...] il reconnaissait lui-même qu’il avait que 2% d’ouvriers, il en
avait très peu, mais il avait beaucoup d’employés."
64. “Observation : Nos interlocuteurs privilégiés restent les membres syndicaux, politiques, associatifs ou autrement affi-
liés à la gauche de la gauche, cependant nous avons commencé à nous adresser au « grand public » en allant tenir des tables
dans des fêtes des associations, de festivals, et tracter dans les marchés. Nous avons simplifié notre discours et élaboré des
approches percutantes en lien avec l’actualité comme par ex l’angle « laïcité », et en lien avec d’autres : l’approche « choming
out », l’approche « intermittents du spectacle » et, en débat avec le revenu de base, l’approche « salaire à vie » qui est peut-être
l’idée peut-être la plus porteuse de RS, etc., sans pourtant céder à la tentation de la vulgarisation.” (extrait du compte-rendu
d’Assemblée Générale de 2015 de Réseau Salariat)

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Salariat, en renvoyant au lobby manipulateur ou à l’officine libérale, la définition donnée par
Diana Stone approche néanmoins assez bien sa nature : une “organisation engagée sur une
base régulière dans la recherche et le plaidoyer sur un sujet quelconque lié à des questions de
politiques publiques. [Les think tanks] font pont entre la connaissance et le pouvoir dans les dé-
mocraties modernes” 65 . En effet, le programme d’actions de Réseau Salariat dans ses premières
années d’existence associe de la production documentaire rigoureuse sur la cotisation sociale, le
statut politique du producteur ou le système de retraites, des formations auprès de ses adhérents
et du grand public, et du plaidoyer à destination des corps intermédiaires (partis politiques et
syndicats). En 2013, un militant imagine ainsi une campagne de communication sur le thème de
“Tout le PIB pour la cotisation”, avec “mots d’ordre, messages aux adhérents et sympathisants, et
rédaction de communiqués de presse” 66. Toutefois, dès 2014, les compte-rendus d’Assemblée
Générale laissent apparaître une forme de défiance vis-à-vis de la communication et la réac-
tion à l’actualité, plusieurs militant-e-s cherchant à orienter Réseau Salariat vers du travail de
chercheurs-formateurs inscrit dans le temps long et auprès du grand public plutôt que du travail
d’influence et de communication 67. L’association ressemble alors aux premières années d’ATTAC,
construite autour d’un conseil scientifique (ici informel) constitué de Bernard Friot et de proches
militants ou universitaires, qui se concentrent sur une production intellectuelle classique (livres,
vidéos, articles de blog) et des formations d’économie politique quasi syndicales à destination
de ses membres. B. Friot est par son emploi d’enseignant-chercheur à l’université de Nanterre,
bien intégré à la communauté académique, et plusieurs membres de l’Institut Européen du
Salariat 68, dont pour certain-e-s ses anciens doctorant-e-s, gravitent autour ou adhèrent à Réseau
Salariat. De 2013 à 2016, Réseau Salariat produit ainsi plusieurs brochures théoriques sur divers
aspects du statut politique du producteur, et des articles expliquant leurs thèses sous formes
d’essais 69 ou de dialogues socratiques 70 .

Toutefois, plusieurs éléments viennent nuancer cette lecture de Réseau Salariat comme
65. NEVEU, Erik, Sociologie politique des problèmes publics, 2015, p. 54
66. C.f. compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration de RS, le 12 janvier 2013. Cette campagne ne verra finale-
ment pas le jour, faute de moyens humains et financiers.
67. “Concernant l’actualité, Réseau Salariat n’étant pas la nième organisation qui communique, il n’a pas vocation à partici-
per au concert (cancer ?) médiatique. Toutefois, il intervient dans le débat public par ses publications, à l’occasion des interview
de Bernard Friot dans les médias ou par sa présence sur les parcours de manifestations. Etre plus réactif exigerait des moyens
humains et un savoir-faire que le Réseau n’a pas. Les travaux en cours comme la publication d’une nouvelle brochure sur la
cotisation sociale (en réaction à la réforme des allocations familiales) seront l’occasion de préparer une campagne et de la
médiatiser. Réseau Salariat tend aussi à produire des outils pédagogiques et ce travail impose un temps, une méthode et une
discipline incompatibles avec l’actualité médiatique.” (Extrait du compte-rendu d’Assemblée Générale de Réseau Salariat, 2014)
68. L’IES se présente comme un “réseau européen de chercheurs en sciences sociales attaché à l’analyse sociologique, po-
litique, économique, historique et juridique du salariat européen dans ses diverses institutions ainsi que dans ses logiques
nationales et communautaire.” Voir http ://www.ies-salariat.org/lies-presentation/.
69. FRIOT, Bernard, Salaire, oui ! Emploi, non ! Site de Réseau Salariat, 2011.
70. IVAN, Alex, J’étais tranquille, j’étais peinard, je réparais ma mobylette, Site de Réseau Salariat, 2012.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
“laboratoire d’idées”. Premièrement, ses thèses anticapitalistes et révolutionnaires limitent son
niveau d’institutionnalisation, par manque de ressources financières (les subventions publiques
ou le mécénat alimentant peu ce type d’association de gauche radicale), par absence de lien
profond avec les institutions produisant des politiques publiques, mais aussi par leurs constants
allers-retours entre discours scientifique et discours politique. Ainsi, dans les conférences de
Bernard Friot, le statut politique du producteur est rarement présenté dans un registre technique
comme une option de politique publique, mais plutôt comme un projet politique (voire le seul
projet politique viable pour sortir du capitalisme), et le fruit de ses recherches comme économiste
et sociologue 71 .
De plus, là où les laboratoires d’idées entretiennent généralement des liens avec les parle-
mentaires et élu-e-s à différentes échelles dans l’idée qu’il s’agit de l’arène où se joue la décision
politique, Réseau Salariat, en accord avec sa perspective révolutionnaire, n’envisage son influence
que dans la lutte sociale organisée, c’est-à-dire dans les partis et syndicats et dans les divers
mouvements sociaux (mouvement contre la réforme des retraites en 2010, Nuit Debout en 2016,
ou le mouvement des gilets jaunes en 2018-2019), ce qui est reflété par les interviews de ses
membres accordées seulement à des médias sympathisants à la gauche radicale (L’Humanité,
Médiapart), régionaux (Nice Matin) et associatifs ou militants (Ballast, UFAL Info). On pourrait
ajouter à ces nuances la prédominance de la vision de Bernard Friot au sein de l’association, là
où le laboratoire d’idées encourage généralement un pluralisme dans la production de connais-
sances, tout en restant dans un certain cadre idéologique. Si quelques chercheur-se-s militant-e-s
viennent bien compléter, raffiner ou nuancer des éléments de ses thèses 72, aucun n’a réellement
l’audience ni l’envergure de Friot, qui représente également l’association dans la grande majorité
de ses interventions publiques.
L’appellation de “think tank anticapitaliste” proposée par un militant dans l’entretien qui
ouvre cette partie exprime bien l’originalité de l’identité de Réseau Salariat et ses contradictions.
Issu d’un réseau de chercheur-se-s et militant-e-s aguerris, soucieux de production intellectuelle
ambitieuse mais aussi de fidélité à leurs convictions politiques, le Réseau Salariat cherche à peser
dans le débat public tout en restant ancré dans des valeurs fortes : une lecture marxiste de la
société, une indépendance vis-à-vis du pouvoir politique institutionnel, une perspective critique.
S’il s’agit d’un laboratoire d’idées, c’est un laboratoire tourné vers la lutte sociale, qui cherche à
renouveler la base programmatique des organisations politiques de gauche, et à développer une
alternative macroéconomique appropriable par les militant-e-s anticapitalistes.

La grammaire associée à ce “think tank anticapitaliste” mêle de nombreux éléments de la


71. FRIOT, Bernard, A quoi je dis oui V2.0, 2017.
72. En particulier Bertrand Bony, Christine Jakse ou Nicolas Chomel, ou plus récemment Benoît Borritz et Maud Simonet.

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grammaire socialiste définie par I. Pereira à un ethos d’intellectuels marxistes proches du PCF ou
du Parti de Gauche. L’anticapitalisme, les références marxistes et la perspective révolutionnaire
sont fortement valorisées au sein de l’association : on parle volontiers de lutte des classes, les
militant-e-s s’identifiant bien sûr à la classe laborieuse (mais pas nécessairement ouvrière), les
patrons, les banques et les actionnaires n’ont pas bonne presse, et le capitalisme est fréquemment
comparé à une “religion” dont il faudrait se défaire, reprenant ainsi les termes de Bernard Friot. Ce
point est ce qui les distingue les plus nettement des adhérent-e-s du MFRB, comme le montrent
leurs propos lorsqu’on les interroge sur une sortie possible du capitalisme :

"Je conçois pas qu’on puisse imaginer pouvoir continuer à vivre sous la forme actuelle. La pire
utopie c’est le capitalisme." (Anna, 70 ans, professeure d’histoire et autrice retraitée, membre de RS)

"Je pense qu’on devrait sortir tout de suite du capitalisme. Le plus vite possible. [...] C’est vraiment
la base pour moi, que personne ne puisse avoir une rente sur le travail des autres. Si vraiment il y a
une bataille un peu morale à mener c’est que cette idée, qui est totalement admise aujourd’hui, qui
est à la base du capitalisme, soit aussi scandaleux que de dire "coucou je vais prendre cinq mecs, je
vais les mettre dans un champ, ils vont bosser pour moi et en échange ils vivront dans ma grange, je
leur filerai à manger de temps en temps". Que ce soit aussi scandaleux que l’esclavage quoi, qu’on
se dise "mais non, c’est scandaleux de vivre sur le travail des autres". Moralement, c’est scandaleux.”
(Alexandre, 32 ans, auteur, membre de RS)

"Je me considère pas comme anticapitaliste, je me considère plus comme altermondialiste et je


pense vraiment aux alternatives... Je suis pas dans l’optique de tout détruire pour reconstruire quelque
chose, je suis plus dans une optique de chercher quelles sont les solutions possibles, et pas forcément
celles qu’on nous présente toujours." (Natacha, 29 ans, chargée de mission Droits des Femmes dans
une association, membre du MFRB)

“Non, je pense que de toute façon c’est pas à moi de décider. J’ai pas envie qu’on sorte du
capitalisme par une grosse révolution sanglante qui provoquera un excès inverse. Donc si c’est pour
ça je préfère pas. Du libéralisme oui, du capitalisme, c’est une forme à faire évoluer.” (Béatrice, 43 ans,
enseignante dans le secondaire, membre du MFRB)

Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, les militant-e-s connaissent bien le
milieu de gauche radicale, entretiennent des relations étroites avec des partis et des syndicats,
et participent volontiers à des formes traditionnelles de mobilisation : le groupe Île de France
notamment tient régulièrement un stand où distribuer des tracts lors des manifestations pa-
risiennes, et durant la Fête de l’Humanité. Le travail militant des premières années est aussi
influencé par les valeurs et l’ethos des intellectuels qui le pratiquent : on valorise les codes univer-
sitaires, l’érudition, les réflexions approfondies, et du côté des militant-e-s, un statut important
dans la sphère académique ; la production documentaire est assez peu vulgarisée, proche de la

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
forme universitaire classique (brochures, essais avec de nombreux termes techniques), et les
échanges tournent parfois au débat d’experts. 73
Pour autant, les militant-e-s de Réseau Salariat ne sont pas marxistes-léninistes : ils valorisent
un engagement souple, des pratiques démocratiques et décentralisées, l’ouverture à d’autres
courants et milieux militant-e-s. Le communisme dont se revendiquent certain-e-s militant-e-s
est souvent teinté d’anarcho-syndicalisme, comme l’exprime cette militante :

“Je pense vraiment que moi Réseau Salariat m’a aidée à avoir une conscience économico-politique
sincère. Jusque là j’étais... C’est marrant d’ailleurs, on me renvoyait que j’étais communiste, et je
disais "non, je suis pas communiste, mais", tout comme j’étais pas féministe mais, tu vois... Et Réseau
Salariat m’a réconciliée avec tout ça, en fait j’en sais rien de si je suis communiste ou pas, et puis
je m’en contrefous, pour moi ça me fait chier parce que je me pose un peu comme communiste et
anar, alors du coup j’ai plus envie de dire que je suis anar que communiste. C’est pour ça que tout à
l’heure j’ai posé la question, c’est quoi la différence entre anticapitaliste et communiste, je suis pas
sûre de bien la cerner moi. Alors si, à part le côté "anti" qui se positionne en défensive, communiste on
promeut un projet. Alors si c’est ça, ok, je suis communiste, mais... Mais moi l’imaginaire communiste
me parle à moitié. Oui, bien sûr, plein de trucs séduisants, mais je vois aussi beaucoup de choses qui
me plaisent pas. Donc... Anarcho-syndicaliste libertaire gaucho ?” (Elsa, 34 ans, chargée de projets
dans l’associatif, GL de Toulouse)

Cette dimension anarcho-syndicaliste s’impose particulièrement à partir de 2016, où le


renouvellement militant apporte une nouvelle façon de penser l’éducation populaire et par là, de
penser le fonctionnement de Réseau Salariat.

De la révolution marxiste à l’ici et maintenant anarchiste ?

La présence d’une grammaire plus anarchiste à Réseau Salariat comporte une dimension
temporelle. En effet, en 2015 et surtout 2016 s’amorce une nouvelle phase de l’association, ré-
vélée par son premier texte d’orientation proposé à l’Assemblée Générale de mars 2016. Cette
assemblée s’ouvre dans un contexte de mobilisation sociale naissante autour d’une réforme
73. Catherine, une militante issue d’un milieu populaire et peu habituée à ces codes universitaires, raconte : “Je me sens
en décalage, des fois ouais. Des fois vous vous masturbez vraiment les mots de la tête. C’est important hein, clairement, il faut
reconnaître. Mais il y a des fois je comprends pas pourquoi vous voulez mettre la barre sur les T comme ça, ou la barre alignée,
mais peut-être que ça a son importance par rapport à la lecture des choses. Ca m’a fait ça avec les conférenciers gesticulants,
j’étais entourée que de docteurs quoi. Je savais même pas que ça pouvait exister, pour moi un docteur c’est un médecin. Alors
un médecin en médecine, et j’avais l’habitude de converser avec ces gens-là. Mais là en fait, je sors... Quand on a fait Noisiel,
c’est passé sur France 3, j’apprends qu’on est sur Politis... Je savais même pas que ça existait Politis ! Le jour où j’apprends que
ça existe je suis dessus ! [...] Au niveau du pognon aussi je me sens en décalage. Des fois ça fait un peu bourgeois quoi. C’est
l’ambiance quoi, c’est parce que t’es pas prolo. Moi je suis prolétaire, je vis dans une cité depuis que je suis môme, donc on sait
ce que c’est le pognon. C’est comme quand tu rentres dans un magasin de parfumerie, tu sens les effluves de parfum, bah là
c’est pareil.”

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 90
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
du Code du travail 74, et six mois après la publication sur Youtube d’une vidéo sur le salaire à
vie 75 par le vidéaste Usul, un essayiste proposant des vidéos de vulgarisation politique. Populaire
notamment chez les jeunes étudiant-e-s urbain-e-s, sa vidéo très didactique sur Bernard Friot
et le salaire à vie réalise un demi-millions de vues en six mois 76. Il familiarise Réseau Salariat
auprès d’une population moins proche de l’école communiste, mais qui est particulièrement
attirée par la remise en question des liens entre travail, emploi et revenu. C’est le cas notamment
de nombreux travailleur-se-s associatif-ve-s, dont des travailleur-se-s de l’éducation populaire
qui appartiennent au “troisième cycle” de l’éducation populaire, tourné vers l’apprentissage et
l’émancipation politique 77 . Comme nous l’avons vu en première partie, ces militant-e-s n’ont
souvent pas la même culture politique que leurs aînés, puisqu’ils ont été socialisés politiquement
dans des syndicats décentralisés (comme l’Union syndicale Sud Solidaires), ou des mouvements
autonomes (cortèges de tête, Nuit Debout. . . ). S’ils et elles partagent une partie de leur appareil
idéologique - notamment la critique anticapitaliste - avec les militant-e-s précédents, ces nou-
veaux arrivants portent une plus grande attention aux rapports de domination, à l’autoritarisme
ou à l’élitisme dont les membres de Réseau Salariat peuvent faire preuve, et se rapprochent en
cela de la grammaire nietzschéenne définie par I. Pereira 78 .

Par l’influence de ces militant-e-s, Réseau Salariat commence à développer une version plus
radicale politiquement de “l’éducation populaire”, en intégrant à sa démarche une réflexion
sur les savoirs comme rapport de pouvoir. Cela aboutit notamment à une remise en cause des
formes traditionnelles d’enseignement à Réseau Salariat (séminaire universitaire, apprenant
passif, séparation stricte entre sachant et non sachant) et une réflexion sur ses structures (place
centrale du bureau et du conseil d’administration, verticalité des prises de décision. . . ). Les
extraits du texte d’orientation de 2016 nous renseignent bien sur les formes que prennent cette
remise en cause. Il formule ainsi une critique de l’élaboration des thèses de Réseau Salariat, alors
entièrement centrées autour de Bernard Friot :

“Nous ne pouvons pas fonctionner comme une organisation centrée sur la figure tutélaire. De
nouveaux venus avec leur histoire, leur parcours, veulent prendre leur part de l’élaboration, souhaitent
pouvoir donner leur avis sur les différents aspects de notre fonctionnement. Il nous faut ouvrir
largement nos portes et accepter de nous déplacer dans nos habitudes.”

La référence à l’expérience personnelle des “nouveaux venus” comme fondation d’une éla-
74. L’Assemblée Générale a lieu le 19 mars 2016, alors que le mouvement contre la loi El Khomri dite “loi Travail” début fin
février 2016. A Paris, l’occupation de la place de la République par le mouvement Nuit Debout débute le 31 mars 2016.
75. USUL, Le Salaire à Vie (Bernard Friot), 2015.
76. Elle affiche 998 000 vues en septembre 2019.
77. CHATEIGNER, Frédéric, "Education populaire" : les deux ou trois vies d’une formule, 2012.
78. PEREIRA, Irène, Les grammaires de la contestation : Un guide de la gauche radicale, 2015.

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boration théorique collective 79 correspond parfaitement aux méthodes d’éducation populaire
basées sur la “praxis” 80, terme qui apparaît également dans la critique stratégique de l’entrisme
mené par Réseau Salariat, dans le même rapport d’orientation :

“Nous voulons faire pénétrer nos idées dans les organisations politiques et syndicales existantes
et nous savons qu’aucun parti ne reprendra nos thèses à son compte. Les avis sont partagés quant
à la possibilité d’infléchir les orientations des organisations syndicales. Le degré de bureaucratie
atteint dans les appareils syndicaux (quels qu’ils soient) laisse en tout cas rêveur. Dans une période
où les organisations politiques sont sclérosées, ossifiées dans des pratiques de défense de pré carré,
discréditées parce que calquées, décalquées sur le fonctionnement de la démocratie bourgeoise, sans
aucune perspective révolutionnaire (bien que certaines en parlent les jours de fête), notre association
doit avoir l’ambition d’ouvrir une voie, une méthode, une praxis. Il est clair pour nous tous que nous
ne voulons pas être un parti. Il serait cependant illusoire de croire que nous resterons ce simple
aiguillon de la pensée critique.”

Au vu du nombre de militant-e-s historiques de Réseau Salariat impliqué-e-s dans des “or-


ganisations politiques et syndicales existantes”, on saisit l’ampleur de la critique ici adressée
par ces militant-e-s, et l’importance du changement de culture qu’implique ce rejet total des
organisations politiques traditionnelles. Il se complète par le rejet d’une organisation verticale
et descendante, où le conseil d’administration édicte une ligne directrice suivie par les groupes
locaux :

“Notre manière de fonctionner, de nous présenter au monde est en soi une orientation. Nous
avons fait le choix plus que judicieux de nous intituler « Réseau ». Faisons en sorte que ce ne soit
pas un effet de mode, un bon coup publicitaire mais que nous fonctionnions vraiment en réseau,
horizontalement, en laissant de l’air pour respirer, de la latitude pour exister dans le cadre bien sûr
d’une charte du vivre ensemble dans une association qui se bat pour l’émancipation sociale.”

Dans le débat qui suit la présentation de ce texte, certains membres réaffirment le “besoin de
nous appuyer sur la théorie et sur le travail des intellectuel.le.s.”, et établissent les militant-e-s de
Réseau Salariat comme des “passeurs” entre les intellectuels et “ceux qui souffrent au quotidien”,
lorsque d’autres membres jugent nécessaire “que tous les membres de RS s’investissent de la
tâche des approfondissements théoriques” et non les seuls “intellectuels”.

On voit ici la différence de conception de la production et l’appropriation des savoirs théo-


riques, les militant-e-s de l’éducation populaire politique cherchant à casser la séparation entre
producteurs et récepteurs de savoir au profit d’une production collective et collaborative acces-
79. GRELIER, Francine, Vers une théorie de l’action associative : la praxis de l’éducation populaire : l’étude de cas de l’animation
socioculturelle citoyenne, 2010.
80. “Parce qu’il n’y a pas d’actions sans sens pour elles-mêmes, la praxis désigne une action impliquée et informée par une
théorie pratique, qui en retour informe et transforme cette théorie dans une relation dialectique pour comprendre l’action.">
GRELIER, Francine, op. cit., p.20.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
sible à tout un chacun à partir de ses expériences et d’un travail de recherche 81. Le débat qui a
lieu autour de ce texte est très révélateur des tensions qui éclosent dans l’association entre les
membres “historiques”, “CGT-communistes”, souvent plus âgés et majoritaires à la fondation
de l’association, et les partisans de “l’ici et maintenant”, plus jeunes, proches de l’éducation
populaire et d’une culture anarchiste 82. Aux côtés d’une vision de Réseau Salariat comme “col-
lectif d’influence”, “aiguillon de la pensée critique” “dont la vocation n’est pas de devenir une
organisation de masse”, et comme “collectif de production théorique autour de ce qu’est la
valeur économique” qui correspondrait au think tank anticapitaliste que nous évoquions plus
haut, apparaît une grammaire basée sur les valeurs de l’éducation populaire politique telle que
définie par l’éducatrice et chercheuse Alexia Morvan, dans sa thèse sur ce sujet : “des pratiques
d’éducation populaire qui visent explicitement à soutenir l’exercice politique des citoyens et une
démocratie intense, en vue de leur émancipation et de la transformation sociale” 83 .

Les pratiques autogestionnaires sont directement issues de cette grammaire, en permettant à


chacun d’exercer des responsabilités, et de participer à la production et la diffusion de savoirs.
Les Estivales, universités d’étés de Réseau Salariat, sont ainsi entièrement constituées d’ateliers
proposés par des membres du Réseau, comme un arpentage de livre 84, un échange de pratiques
militantes, un débat sur un thème particulier (la réforme des retraites, l’histoire de la sécurité
sociale, le mouvement des gilets jaunes. . . ). S’il arrive que des intellectuel-le-s proposent une
conférence où ils et elles endossent explicitement le rôle de sachants, c’est souvent dans une
optique de travail collectif, avec une large partie du temps dédié aux échanges avec la salle, ou à
une discussion en petits groupes. L’organisation issue du travail sur les statuts de 2016 et 2017,
basée sur les groupes locaux assimilables à des groupes affinitaires anarchistes, participe aussi
à un fonctionnement autogestionnaire et horizontal puisque chaque groupe choisit et met en
oeuvre ses propres actions, résultant en une multitude de pratiques très différentes d’un groupe
81. L’outil de “conférence gesticulée” est par exemple basée sur cet exercice : monter un spectacle mêlant anecdotes de vie
et analyses politiques.
82. S’il apparaissait aussi au MFRB, le terme “anarchiste” fait ici référence à l’anarcho-syndicalisme (révolutionnaire) de RS
plutôt qu’au mutuellisme (réformiste) du MFRB : “-La tradition politique qui m’intéresse, qui me paraît la plus pertinente à ce
niveau-là, c’est l’anarcho-syndicalisme. Ce que je dis souvent dans le cadre de Réseau Salariat, c’est que la socialisation de la
valeur, les caisses d’investissements, les caisses de salaire tout ça, c’est super, mais si on veut pas que ça se finisse en bureaucratie,
c’est certainement pas du côté de la tradition PCF qu’il faut chercher parce que... Parce qu’ils savent pas du tout quoi faire. C’est
plutôt du côté de... De l’anarcho-syndicalisme qu’il faut aller voir. Comment on gère un truc large mais en partant de la base,
avec des trucs plus locaux, qui remontent, des fédérations. -Et cette tradition anarcho-syndicaliste, elle est présente à Réseau
Salariat ? -Oui. Plutôt chez les jeunes. Dans, on va dire, une catégorie de... Pas les trop-trop jeunes, mais une catégorie de 30-45
ans. Pour les militants plus jeunes, c’est encore autre chose, c’est plus le côté autonome. " (Alexandre, 32 ans, écrivain)

83. MORVAN, Alexia, Pour une éducation populaire politique : A partir d’une recherche-action en Bretagne, 2011, p. 166
84. L’arpentage est un exercice de lecture collective, consistant à découper physiquement un livre en plusieurs morceaux,
puis à les faire lire individuellement par les participant-e-s avant une restitution qui intègre leurs ressentis et les pensées que
cette lecture provoque chez eux.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 93
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
à l’autre : le groupe toulousain organise des rencontres mensuelles ouvertes au public dans une
pizzeria, où il présente les thèses de Réseau Salariat à tour de rôle ; le groupe Grand Paris organise
un séminaire mensuel à la Bourse du Travail parisienne où Bernard Friot et des chercheur-se-s
viennent présenter leurs thèses sur un thème annuel (les retraites, la sécurité sociale. . . ), mais
aussi des ateliers en petit effectif sur la signification de la fiche de paie, ou de “Désintoxication
de la langue de bois” ; le groupe Île-de-France effectue surtout un travail théorique de débat
et de mise en scène (saynètes. . . ) pour s’approprier les thèses de RS, mais va aussi tracter en
manifestation ; des groupes comme celui de Pau ou du Finistère travaillent beaucoup avec des
associations locales (Village Emmaüs, radio associative, festivals alternatifs. . . ) avec qui ils orga-
nisent des événements (café-débat, interviews. . . ) qui leur offrent une visibilité locale ; le groupe
Lorraine réalise et diffuse un petit journal militant ; le groupe Essonne organise des actions dans
l’espace public sous la forme d’agit prop, de mise en scène et de théâtre de rue, pour provoquer
la discussion parmi les passants et attirer l’attention médiatique. . .

Dans beaucoup de ces formes de pratiques militantes, on retrouve un aspect esthétique et


créatif caractéristique de la grammaire nietzschéenne : le théâtre, l’humour, les arts plastiques. . .
Parmi les activités proposées aux Estivales 2018, on trouvait par exemple le test d’un jeu “Evadez-
vous du capitalisme” proposé par le groupe Essonne, qui permettait de se familiariser avec
les concepts marxistes via des devinettes, mots cachés et énigmes, mais aussi des conférences
gesticulées, des spectacles mêlant histoires de vie racontées avec humour et des savoirs plus
théoriques sur des sujets politiques. Les lieux investis pendant les Estivales sont également appro-
priés par des dessins, affiches, inscriptions drôles ou inspirantes (voir encadré), qui irriguent le
sentiment de communauté des participant-e-s. Cette grammaire détermine enfin des positionne-
ments politiques, notamment la critique des rapports de domination, entre classes sociales mais
aussi entre hommes et femmes, sachants et non-sachants, personnes blanches et non-blanches.
Si certains groupes sont clairement plus engagés sur une analyse intersectionnelle de la société
(notamment le groupe Grand Paris) que la majorité des membres, cette perspective a permis la
création et l’acceptation d’un groupe non-mixte Femmes au sein de l’association, qui produit du
contenu théorique sur une perspective féministe matérialiste du statut politique du producteur 85.

Toutefois, comme on l’a aperçu lors du débat sur la production de savoirs à Réseau Salariat,
cette grammaire rentre régulièrement en conflit avec celle du think tank anticapitaliste. En effet,
elle remet en cause le statut et l’autorité des militant-e-s plus anciens ou plus théoriciens, en
soulignant les rapports de pouvoir que ces statuts engendrent.

85. RÉSEAU SALARIAT, Femmes, . . . Mais, à l’avenir, qui va faire le ménage et ramasser les poubelles ? Site de Réseau Salariat,
2019.

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F IGURE II.3 – Pancarte du Groupe Local Essonne de Réseau Salariat, déployée régulièrement en
manifestation et dans des actions d’agit prop..

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
“Dans l’AG ils font la liste des groupes thématiques qui existent pour inviter les gens à les rejoindre,
et là ils disent "groupe thématique caisse d’investissement", je dis à L. "mais c’est quoi ce truc ?" et L.
me dit "mais c’est génial, c’est pour abolir les banques et les actionnaires" (rires). Du coup je demande
la parole, je me lève et je dis "en fait, moi si ce groupe là c’est pour abolir les banques et les actionnaires,
alors moi je souscris dès demain, je m’y implique, par contre si c’est sur les caisses d’investissement
moi ça me parle pas, je comprends pas..." J’ai vraiment eu cette sorte de rébellion, de ma modeste
place de "ok cette asso me séduit par ses thèses, mais par contre la dimension jargonneuse intello, on
se prend la tête pendant mille ans", ça m’a vraiment saoulée. Et je me souviens [...] tu sais des gens qui
t’expliquent "tu n’as pas compris ?" là où c’est peut-être pas tant une question d’incompréhension
qu’une question de désaccord, un peu les arguments d’autorité de "moi je vais t’expliquer ce que tu
n’as pas compris".” (Elsa, 34 ans, salariée dans l’associatif).

Au-delà d’un simple conflit interpersonnel, le conflit majeur de 2016-2017 peut aussi être
analysé comme une confrontation entre deux systèmes de valeurs. Pour les promoteurs d’une
grammaire socialiste “pure”, les luttes extérieures au capitalisme, par exemple antipatriarcale,
n’est pas prioritaire et divise les travailleur-se-s qui devraient s’unir au contraire contre “l’ennemi
principal” 86 : le système capitaliste 87. Selon cette militante, ils et elles estiment par ailleurs que
l’acquisition de savoirs dépend de la volonté individuelle, et font primer la rigueur et la profon-
deur analytique à l’accessibilité recherchée par les méthodes d’éducation populaire, perçues
comme infantilisantes et réductrices.

“Aux Estivales, il y a deux ans, on était plusieurs à vouloir réfléchir aux rapports de domination,
il y a un groupe qui s’est monté là-dessus, et les gens qui sont venus pour travailler sur les rapports
de domination, on a fait un tour de table de pourquoi les gens étaient là, et clairement la première
personne qui parle est une femme qui dit "moi je suis venue dans ce groupe parce que je redoute
que Réseau Salariat se transforme en dictature de l’horizontalité”. [...] On parlait d’inégalités par
rapport au savoir et à la posture universitaire, et [je me souviens qu’un] mec dit "bah c’est vrai que
Bernard [Friot], moi j’ose pas trop lui poser de questions". Et qui se fait mais démonter par quatre-cinq
personnes du groupe qui réagissent hyper agressivement en mode "mais ça c’est ta faute ! Bernard
il est hyper accessible, c’est ton problème, t’as qu’à oser lui parler !"” (Elsa, 34 ans, salariée dans
l’associatif, membre du GL Toulouse).

En accord avec cette pensée, ils ne perçoivent pas d’enjeu majeur dans la démocratisation du
pouvoir à Réseau Salariat :

“Pour moi il y a une divergence de vision, effectivement. Il y avait un petit groupe, qui s’est avéré
plus petit que ce que je pensais d’ailleurs [...] qui était pour que rien ne change. Qui nous disait en
gros, et c’était quelque chose qui revenait souvent, qui n’était pas secondaire dans l’argumentation,
"on n’a pas besoin de tout mettre à plat, de se faire chier à mettre au diapason le fonctionnement
de Réseau Salariat avec les textes, tout ça ça viendra plus tard, t’façon on n’est pas prêts, c’est pas le

86. DELPHY, Christine, L’ennemi principal. Tome 1 : Economie politique du patriarcat, Paris : Syllepse, 1998.
87. Christine Delphy est ainsi une des précurseuses du féminisme matérialiste en France, qui articule système patriarcal et
capitaliste en montrant que l’oppression spécifique des femmes ne peut se réduire à l’oppression capitaliste puisqu’il s’exerce
aussi conjointement dans le cadre domestique.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
moment de penser à ça, ça marche très bien comme ça, etc." Ca, ça fait partie des choses qui m’ont
fait tiquer, j’ai dit "bah non, si on commence pas nous-mêmes à essayer de s’organiser comme on
prône l’organisation de la société entière, si on n’est pas foutus de la faire à deux cents... C’est de
l’escroquerie de dire qu’on va appliquer ça à la société entière !". Et là y avait des conflits personnels
qui se sont greffés là-dessus, des ressentiments entre des personnes qui militaient ensemble depuis
trois-quatre-cinq ans, et qui... Suite à une mésentente, [...] pouvaient plus se saquer quoi. Et donc tout
s’ajoutait, et le groupe qui a réussi à prendre la main sur le conseil d’administration en 2017 avait un
peu agrégé tous les mécontents.” (Alexandre, 32 ans, auteur, membre du GL Grand Paris)

Ce conflit résulte en la remise à plat complète des statuts de l’association et le départ de


bon nombre d’adhérent-e-s des groupes Île de France et Rhône-Alpes, les deux groupes les plus
impliqués dans les dissensions. Cela ne veut pas dire pour autant que les membres plus attachés
à la grammaire socialiste-intellectuelle soient aujourd’hui absents de Réseau Salariat, mais ils
partagent avec les tenants d’une grammaire nietzschéenne une culture du compromis basé sur
l’enrichissement mutuel.

"J’ai envie aussi de garder cette bienveillance-là, et que tout le monde peut bouger [politiquement],
et c’est pour ça que oui, il faut que l’asso elle soit pluraliste, plurielle, et donc oui aussi, avec des gens
qui ne comprennent pas pourquoi il y a un groupe féministe non mixte à Réseau Salariat. Eh bah oui,
et il faut qu’ils soient là aussi. Enfin tant qu’ils sont pas dominants. (rires)" (Elsa, 34 ans, salariée dans
l’associatif, membre du GL Toulouse).

Cela permet aujourd’hui à Réseau Salariat de se constituer comme plateforme de rencontres


entre des profils variés, que ses idées de statut politique du producteur viennent féconder.

Une communauté plurielle et inter-générationnelle

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Réseau Salariat accueille des profils
assez variés en terme d’âge et de culture militante. S’il ne se superpose pas exactement aux
variations idéologiques des militant-e-s, la variable générationnelle joue indéniablement dans
les grammaires maîtrisées et jouées par les militant-e-s dans leurs pratiques quotidiennes. Les
militant-e-s les plus âgé-e-s évoquent fréquemment leur apprentissage militant et sa confron-
tation à des pratiques nouvelles, mais dont ils et elles semblent retirer une satisfaction plutôt
qu’une frustration, sans s’y conformer toujours tout à fait :

“Moi je découvre un peu [grâce aux jeunes] les logiques de l’éduc’ pop’. Parce que je suis dans un
fonctionnement vertical, une organisation cégétiste, je suis là dedans et je ne sais faire fonctionner
que ça. Donc j’ai fait fonctionner comme ça. Mais après tout d’un coup en ouvrant mes grands yeux,
j’ai eu des discussions avec W. notamment, [...] qui me disait “le théâtre c’est un truc bourgeois !”
[...] [A la CGT], le langage que je leur tiens, c’est plus de dire là on est vraiment au centre de Réseau
Salariat, c’est plus de dire notre fonctionnement pyramidal et vertical, [mais] il faut absolument qu’on
rencontre d’autres personnes, il faut qu’on rencontre des jeunes, des Nuit Debout... Là je me fais
“ouais c’est des branleurs” mais oui voilà. Encore une fois je suis de ma génération, je suis d’où je

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viens mais je... et même les gilets jaunes, il faut prendre compte, le secret aujourd’hui c’est de prendre
en compte cette horizontalité, comment je n’en sais rien mais je suis sûr que là..." (Olivier, 71 ans,
Directeur Relations Publiques dans le milieu théâtral, retraité, ancien président de Réseau Salariat)

"C’est un problème de génération, le côté assez strict... je suis quelqu’un de pas disciplinée, et
donc attendre que l’autre ait fini de parler pour s’exprimer je sais pas faire, attendre mon tour de
parole je sais pas faire non plus donc il m’arrive de temps en temps de me faire gronder. C’est bien
qu’il y ait quelqu’un qui me gronde et c’est bien que je continue à pas tenir compte de ce qu’on
me dit. (rires) A la fois je mesure à quel point on a appris dans le cours de ma vie, à quel point les
mouvements progressistes ont appris que la forme d’un débat par exemple, que si on régulait pas
le débat on laissait s’appliquer tous les pouvoirs qui s’annoncent pas comme tels. Oui les hommes
parlent plus que les femmes, ce problème là je le vis pas parce que je suis grande gueule donc ça me
gêne pas, oui les personnes cultivées parlent plus facilement qu’une personne qui a pas fait d’études,
oui dans nos groupes il y a peu, pas de représentants de l’immigration ou de personnes ségréguées
pour leur religion ou leur couleur de peau. Et faire attention à tout ça, et être respectueux, et susciter
la parole de ceux qui parleront pas, j’admire beaucoup que le mouvement ait appris à faire ça. Après
je ne sais pas le respecter." (Anna, 70 ans, professeure d’histoire et autrice, retraitée)

Les plus jeunes apprécient aussi la confrontation avec leurs aîné-e-s, qui leur apportent un
héritage militant précieux à une époque où la transmission par les grands appareils partisans ou
syndicaux s’est beaucoup perdue. Ils trouvent dans les perspectives marxistes des outils théo-
riques bienvenus pour penser leur rapport au travail, et dans les récits militants des inspirations
pour leurs pratiques. Pour autant, ils vivent aussi la contradiction avec leurs propres habitudes
militantes, d’où les récits ambivalents comme celui d’Elsa :

“Le week-end que j’ai fait d’autoformation, c’est très marrant, parce que j’ai vraiment vécu un
truc très chelou de... Intense intellectuellement, j’en ai pris plein la gueule de découvrir plein de trucs.
Mais à l’époque, en tout cas comme je l’ai vécu ce week-end là, c’était très jargonneux, très intello,
très... Il y avait Bernard, ô Bernard qui était là... Et pour le coup c’était pas Bernard qui se positionnait
comme ça, c’était vraiment le collectif qui le portait aux nues comme ça et tout, et en même temps
voilà, une nana comme F [une militante d’environ soixante-dix ans de fort tempérament].... (rires) Et
du coup je découvre des gens que quand même je sens très sympa, que je suis contente de côtoyer,
d’autres en mode intello-jargonneux très prétentieux hautains à mon goût, avec quand même une
réflexion quand même qui me bouscule, me bouleverse. [...] Donc ce week-end là il m’a poussé aussi,
le côté "wow", la puissance de la pensée, des propos, de la réflexion, quelques personnes chouettes,
mais quand même une asso avec un petit côté secte quand même, wow, autour de Bernard là, wow.
Mais en même temps, le Bernard en lui-même il a l’air plutôt cool... Donc tu vois, un peu en gros un
gros mélange.” (Elsa, 34 ans, salariée dans l’associatif, récit de son arrivée à Réseau Salariat en 2015)

C’est une troisième grammaire qui nous semble faire tenir ces différents profils ensemble,
basée sur les valeurs communautaires, la tolérance, et l’intensité relationnelle. Le personnage de
B. Friot en particulier suscite beaucoup d’admiration et d’affection, et semble réunir autour de
lui ces profils très différents :

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“C’est vrai qu’il est central parce qu’il est tellement fort dans sa... retourner la crêpe, retourner
le truc, il y en a ça fait des années qu’ils cherchent un discours là dessus et lui en trois mots il te
retourne les problèmes et il te démonte les poncifs comme je disais tout à l’heure... on voit que c’est
un chercheur en fait, et je crois que c’est pour ça que j’ai... moi je suis chercheur. Et je crois que je
comprends vachement bien, enfin je suis très en phase avec sa démarche intellectuelle. Il est capable
de tout remettre en doute, jusqu’à des trucs, les plus grands trucs, 95%, 98-99% des gens n’auront
jamais pensé dans leur vie remettre en cause parce que ça fait tellement longtemps qu’on nous le
dit. [...] Je pense qu’il y a ce truc là qui fait qu’il y a trop d’affect envers la personne, il est tellement
bousculant que t’as un gros affect avec lui qui a tendance à se mettre en place, il y a des gens qui
arrivent à s’en dégager et il y a des gens qui restent plus pris là dedans." (Julien, 46 ans, chercheur en
océanographie, membre du GL Finistère)

“-Qu’est-ce que tu penses de Friot ? -Je l’aime d’amour. Voilà. Alors, je l’aime pas d’amour d’amou-
reux, mais quand il parle, il me fait pétiller le cerveau. Et puis je le trouve... Franchement tu sais quoi ?
Je le trouve passionné le mec, et puis ce qu’il dit c’est vrai. En fait Friot pour moi c’est un indien, c’est
un chamane, il marche dans ses paroles. Et ça, marcher dans ses paroles, c’est la plus belle chose de
toute la terre, t’es dans ton vrai. C’est une belle personne, Friot. Après t’as vu, c’est pas mon mari,
c’est pas machin, je sais pas comment il est dans sa vie privée, mais de l’extérieur en tout cas, ce que
je ressens, ce qui émane de lui, c’est ça. [...] Et j’ai pas de honte à dire "amour", c’est pas... C’est un
chamane en fait, c’est un homme-médecin.” (Catherine, 46 ans, ancienne aide-soignante, membre du
GL Grand Paris)

“Au départ [à Réseau Salariat] c’étaient des vieux. [...] Je parle du noyau, mais après si si il y a
toujours eu pas mal de jeunes qui tout d’un coup se sont branchés... c’est ça qui s’est passé qui est
vraiment intéressant, c’est que Réseau Salariat -et c’est ça sa richesse- c’est initié par un vieux mais
qui répond à une demande de jeunes. [...] -Tu as des désaccords avec Friot ? -Oh non, je l’aime (rires)
[...] Non mais c’est vrai, en même temps on se le dit de temps en temps, c’est une rencontre humaine
assez formidable. Et puis moi je fonctionne beaucoup comme ça.” (Olivier, 71 ans, Directeur Relations
Publiques dans le milieu théâtral, retraité, ancien président de Réseau Salariat)

En plaçant en son centre la pluralité et le compromis, cette grammaire encourage la diversité


des pratiques militantes que nous avons vue précédemment, mais aussi la fusion, le mélange, et
la réappropriation des thèses de Réseau Salariat. C’est grâce à cette grammaire que naissent des
projets inspirés du salaire à vie, mais spécifique à des domaines d’activité particuliers. On peut
citer trois exemples : le financement de la presse par cotisation sociale, la sécurité sociale des
artistes, et la sécurité sociale de l’alimentation.

Le financement de la presse par cotisation sociale est une idée publiée par le journaliste
Pierre Rimbert dans Le Monde Diplomatique en décembre 2014 88 . Ce sympathisant de Réseau
Salariat y défend un système de presse en partie mutualisé dans ses infrastructures de production
88. RIMBERT, Pierre, Projet pour une presse libre, Le Monde diplomatique, 2014.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 99
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
et de distribution de l’information (le “Service commun”), gérée de manière non lucrative. Ce
système serait financé par les ventes de journaux et par une cotisation sociale (“la cotisation
information”) sur le modèle de la Sécurité Sociale, supérieure de 300 millions d’euros aux aides à
la presse actuelles financées par impôt (1.9 contre 1.6 milliards d’euros). Il s’inspire là encore de
Bernard Friot, qu’il cite explicitement, et qui a publié lui-même plusieurs articles dans les pages
du Monde Diplomatique. Cette proposition répond au besoin d’indépendance de la presse, de
plus en plus financée par des fonds privés, et dépendante de la bonne volonté politique pour
obtenir ses subventions de l’Etat. Les journalistes, eux aussi, travaillent dans des conditions
particulièrement précaires pour la majorité d’entre eux, avec beaucoup de contrats courts, de
rémunérations à la pige et de bas salaires. Ce système permettrait pour P. Rimbert de résoudre la
contradiction entre le “double caractère idéalement collectif et concrètement marchand de l’in-
formation”, en assurant publiquement mais indépendamment la production d’une information
de qualité tournée vers l’intérêt général. Les valeurs démocratiques sont également au centre de
ce projet, puisqu’il conçoit l’information et la presse comme un acteur majeur de la vie politique,
garant d’une formation libre et éclairée des opinions politiques. Comme le statut politique du
producteur, il associe la garantie d’un salaire correct et de bonnes conditions de travail pour les
employé-e-s du secteur à la reconnaissance sociale de leur production.

Le second projet est porté entre autres par Alexandre, auteur membre du groupe Grand Paris,
et de sa compagne artiste-plasticienne. Le milieu artistique parisien et jeune dans lequel ils
évoluent est selon Alexandre “très individualiste, très marqué par ce qu’implique le droit d’auteur,
c’est-à-dire l’idée que c’est ton oeuvre, c’est ta performance”, tout en peinant dans les faits à
assurer une rémunération et des conditions de travail décentes :
“Jusqu’à aujourd’hui, à aucun moment il y a une réflexion collective sur l’artiste en tant que
travailleur, sur quel est notre statut à nous ? Peut-être qu’un artiste aussi c’est quelqu’un qui est très
exploité en fait, un peu comme un artisan, un travailleur indépendant, qui a très peu de droits, qui a
très peu de protection sociale, et qui produit pour on ne sait qui, pour une maison d’édition, pour
des distributeurs, pour le marché de l’art... Et qu’en fait, derrière, on est 99% à être sous le seuil de
pauvreté ou je ne sais pas quoi, à devoir travailler à côté, et que c’est peut-être un problème ça.”

A l’été 2018, une pétition lancée par deux artistes visuels, Lorenzo Papace et Vincent Pianina,
fait un peu de bruit dans le milieu artistique. Ils défendent “un salaire pour tous les artistes”
financé par cotisation sociale, sur le modèle du statut des intermittents du spectacle, et inspiré
par le salaire à vie de Bernard Friot. Alexandre et sa compagne Julie (qui n’est pas adhérente)
les rencontrent et relaient l’initiative dans la Fédération des Réseaux et Associations d’Artistes-
plasticiens, et dans un squat artistique DOC, où un groupe de travail spécifique se constitue
sur cette question. Ce salaire artistique implique la socialisation des revenus des artistes, et la
déconnexion de leurs revenus de leur nombre de ventes réelles :

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 100
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
“La finalité ça va être ça, d’en finir avec le droit d’auteur patrimonial. On garde le droit d’auteur
moral : c’est toi qui a écrit ce texte, tu as le droit de le signer et on peut pas venir et barrer ton nom à ta
place, mais le droit d’auteur patrimonial qui dit que tu as 10% sur le prix de vente de tes bouquins
et que c’est ça qui va te rémunérer et que ça, et donc c’est la performance que tu vas faire sur un
marché qui va te rémunérer, ça pour nous il faut en finir avec ça, c’est vraiment la bataille à mener
pour les artistes. C’est d’arriver à minima vers un système qui s’apparente à l’intermittence pour les
gens du spectacle. C’est-à-dire qu’il faut mettre en commun une grosse partie de nos revenus, et de la
production de valeur dans le milieu artistique, pour assurer aux artistes des salaires continués entre
les contrats, des choses comme ça, on ne peut pas continuer à fonctionner sur les droits d’auteur, que
ce soit les plasticiens ou les auteurs. Le boulot qu’on essaie de faire c’est ça."

Sur le modèle des premier-e-s militant-e-s de Réseau Salariat, Alexandre et Julie cherchent à
faire avancer sur l’agenda militant un concept proche du salaire à vie ; toutefois, ils l’adaptent
aux enjeux spécifiques de leur milieu professionnel, en s’inspirant du “déjà-là” (le statut des in-
termittents du spectacle basé sur la cotisation et la socialisation des salaires), tout en conservant
une perspective de lutte et d’avancée sociale, et en le discutant au sein d’organes démocratiques
dont ils font partie.

Enfin, la sécurité sociale de l’alimentation est un projet inauguré fin 2018 par le groupe de
travail “Salaire à vie paysan” de Réseau Salariat et le groupe Agrista de l’association Ingénieurs
Sans Frontières. Constatant la précarité économique des agriculteur-rice-s peu protégés par la
Sécurité Sociale classique, et les enjeux sanitaires et écologiques à garantir une alimentation de
qualité pour tous, ces deux associations (qui se recoupent via quelques militant-e-s appartenant
aux deux organisations) travaillent sur un projet de sécurité sociale de l’alimentation 89.
Celui-ci consiste à financer des producteurs agricoles conventionnés par une cotisation
sociale d’environ 12.6% des revenus, sur le modèle de la sécurité sociale dans le domaine de la
santé qui conventionne des prestataires de santé (hôpitaux, médecins. . . ) et en réglemente les
tarifs. Chaque ménage serait également crédité d’un budget couvrant l’essentiel de ses besoins
(par exemple 150 euros par mois et par personne), dépensable auprès de ces producteurs et
distributeurs conventionnés.
L’avantage de ce système pour ISF est de garantir une demande solvable pour une produc-
tion alimentaire de qualité, mais aussi répondant à certains critères politiques. Car le projet
économique se conjugue à une ambition démocratique : conventionner les producteurs et les
distributeurs non capitalistes (c’est-à-dire sans actionnaires et rémunération du capital) pour
favoriser des entreprises gérées coopérativement et soustraire aux aléas des marchés tout un
secteur de production ; et faire gérer démocratiquement les caisses de sécurité sociale alimen-
taire par des caisses paritaires, sans l’intermédiation de l’Etat, pour une gestion publique de
89. URL : https ://www.isf-france.org/articles/pour-une-securite-sociale-alimentaire

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 101
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
la politique alimentaire sur le modèle de la sécurité sociale de santé à sa création. Ce projet,
particulièrement enthousiasmant pour les membres de Réseau Salariat, est aujourd’hui travaillé
lors de ses événements nationaux : les Estivales 2019 portaient ce thème comme fil conducteur, et
plusieurs journées de travail sont prévues durant les années 2019 et 2020 pour affiner le concept
et réfléchir à sa mise en oeuvre.

Comme on le voit, ces trois projets sont de bons exemples de la fertilité des concepts de
salaire à vie et de statut politique du producteur. Ils offrent l’avantage de relier la rémunération à
la production et d’offrir une visée anticapitaliste, sans forcément déployer tout le vocabulaire
ni l’imaginaire politiquement très marqué de Réseau Salariat. L’image plus institutionnelle (et
moins radicale) des syndicats d’artistes, du Monde Diplomatique ou d’Ingénieurs Sans Frontières
permet aux idées du Réseau d’atteindre des sphères auxquelles elles n’ont que peu d’accès, tout
en facilitant leur mise en oeuvre par leur caractère circonscrit. Si de nombreux enjeux sont loin
d’être résolus, notamment la question des régimes de propriété qu’impliquent ces projets, il nous
semble que ces initiatives représentent une des richesses majeures de Réseau Salariat. En créant
un espace de rencontre, convivial et divers, il ouvre des perspectives à ses militant-e-s, et forme
un noeud commun à tous leurs réseaux.

Les Estivales de Réseau Salariat ont lieu lors de l’été 2018 dans une ferme bretonne, sur la Pres-
qu’Île de Crozon, dans le Finistère. Eloignée de plusieurs kilomètres de toute grande ville, la ferme,
tenue par un couple de jeunes agriculteurs néo-ruraux, accueille plusieurs artisans venant y confec-
tionner du pain ou y vendre des produits agricoles locaux, et à l’occasion quelques concerts et évé-
nements militants. Environ quatre-vingt membres de Réseau Salariat occupent pendant les quatre
jours que durent les Estivales un ensemble de bâtiments de ferme et de granges, disposés autour
d’une cour où stationne la caravane de Radio Pikez, une radio militante locale qui vient faire un
reportage sur le Réseau. La plupart des militant-e-s dorment en tente dans le champ voisin, celles
et ceux désirant plus de confort sont hébergés dans les villages alentour.

Entre les ateliers du matin et ceux de l’après-midi, les repas, cuisinés par quelques militant-e-s
assisté-e-s de plusieurs membres, sont pris collectivement sur de grandes tables de bric et de broc
sous le préau. La cuisine est faite maison, généreuse et variée. Chacun se sert et fait sa vaisselle,
et les tâches de mise en place et de rangement sont collectivement distribuées par le biais d’un
grand planning où chacun-e est invité-e à s’inscrire.
L’ambiance est généralement détendue, joyeuse de se retrouver et de partager du temps en-
semble calmement après les remous des deux années précédentes. La dizaine d’enfants présents,
amenés par leurs parents, animent le séjour de leurs cavalcades et de leur jeux. En plus de prome-
nades sur les plages bretonnes, quelques ateliers en rapport avec les thèses de Réseau Salariat et
animés par des membres adultes volontaires leur sont réservés. “Echanges et jeux autour de l’argent
et du salaire - atelier réservé aux 6/18 ans” connaît un vif succès. Après un échange sur “tout travail

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
F IGURE II.4 – Dessin d’une militante de Réseau Salariat, Sobre, sur les Estivales 2018.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
mérite-t-il salaire ?” , les enfants réfléchissent à des façons de financer un goûter par leurs propres
moyens - vite suivie d’une mise en oeuvre pratique. Les adultes, quant à eux, alternent selon leurs
préférences des ateliers théoriques sur les thèses de Marx et de Friot (“Le Capital de Karl pour les dé-
butant.e.s/faux débutant.e.s en Marxisme” ; “La marchandise et la valeur chez Marx et Friot”), des
cercles de réflexion autour de leurs pratiques et perspectives militantes (“On fait quoi pour l’avenir ?
Stratégie et tactique pour la diss-fusion des idées de RS” ou “Se révolter en 2018 : militantisme au-
tonome ou collectif organisé”), des rencontres avec des milieux professionnels réfléchissant à des
problématiques communes (“L’allocation de Base à la Création et Droit d’auteur : rencontre avec
le syndicat d’artistes plasticiens Snap-CGT” et “RS et le milieu paysan - rencontre et témoignage
autour du rapport à la propriété”) et des ateliers d’éducation populaire (“Atelier d’éduc pop pour
former un groupe : Petite histoire / grande histoire”, “Test d’un jeu “évadez-vous du capitalisme””).
Un atelier est également consacré à une rencontre non-mixte entre femmes, publicisé dès le début
du séjour par des affichettes humoristiques disposées un peu partout sur le site.
Les soirées sont dédiées à des événements plus conviviaux, comme des conférences gesticu-
lées et le dernier soir, un concert d’artistes locaux.

Ce récit de l’université d’été de Réseau Salariat est assez représentatif de l’esprit de l’association
à notre arrivée en 2018, par son informalité, sa convivialité et ses valeurs d’authenticité.
Dotée de peu de moyens humains comme financiers, l’organisation repose énormément sur
un fonctionnement informel. Dans le cas des Estivales 2018, cette tendance est accentuée par
la jeunesse et la familiarité de nombreux membres du groupe Finistère en tant que militant-e-s de
l’éducation populaire, travailleurs associatifs ou altermondialistes avec les milieux alternatifs, aux-
quels ils ont emprunté des usages de “Do It Yourself” : bricolage improvisé de douches solaires et
de panneaux d’affichage, cuisine maison, hébergement sous tente, auto-gestion (plus ou moins
efficace) des tâches. . . Si ce type de fonctionnement est parfois moins familier aux militant-e-s plus
ancien-ne-s ou membres de plus grosses organisations, leur appartenance aux franges radicales et
critiques de la gauche, les aménagements possibles et l’écoute apportée aux retours des militant-
e-s lors d’un grand debriefing le dernier jour a généralement satisfait les attentes des militant-e-s.
Un autre aspect frappant de cet événement est l’attention apportée aux moments de convivia-
lité et d’échange. La liberté d’emploi du temps, la longueur des pauses et l’organisation de temps
plus légers en soirée marquent l’importance des moments d’échanges informels et de création de
liens entre les membres de l’association venus de toute la France. Il faut également remarquer les
aménagements proposés pour les enfants, permettant à plusieurs parents de venir en famille parti-
ciper aux ateliers tout en proposant à leurs enfants une initiation en douceur à des réflexions sur le
travail, la responsabilité, le mérite et la valeur.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 104
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Nous avons dressé dans ce dernier chapitre les portraits de Réseau Salariat et du Mouvement
Français pour un Revenu de Base à travers différentes grammaires politiques. Comme nous
l’avons vu, chacune de ces associations oscille entre différentes identités, qui se sont construites
à partir des profils sociaux, professionnels et militants de leurs membres. Chaque ressource
universelle porte en elle plusieurs discours modelés par les grammaires présentes dans chaque
organisation : le revenu de base est promu par et pour des citoyens avec leur lot de principes
républicains et sociaux, mais aussi dans une optique de mise en oeuvre pragmatique, temporisée
par les aspirations libertaires de ses militant-e-s. Le salaire à vie quant à lui est fortement inspiré
par la tradition socialiste et la culture intellectuelle de son inventeur, et complété par l’idéal
démocratique et anarchiste de ses défenseurs, qui irriguent ensemble une myriade d’initiatives
sectorielles. Ces grammaires politiques se rejoignent par certains aspects : l’importance d’un
héritage intellectuel, socialiste, communiste ou anarchiste ; la recherche démocratique ; et la
centralité du rapport au travail dans l’adhésion à une ressource universelle.

Cependant, si l’on prend un peu de recul, on peut s’interroger sur l’impact général de ces deux
organisations sur le support général pour une ressource universelle. Si elles sont indéniablement
d’importants foyers de réflexion, de rencontre et de sensibilisation à cette question, leur taille
réduite leur rend difficile toute action de masse pouvant réellement influer sur plusieurs milliers
de personnes. C’est surtout par des intermédiaires qu’elles semblent pouvoir avoir un impact :
soit par l’influence et les relations qu’elles tissent avec d’autres acteurs politiques (candidats aux
élections, syndicats, partis politiques. . . ), soit par la diffusion de thèmes et idées adaptées par
d’autres organisations (comme la sécurité sociale de l’alimentation par Ingénieurs Sans Fron-
tières). Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, elles entretiennent des réseaux de relations
relativement distincts dans l’espace des mouvements sociaux 90 : Réseau Salariat est assez proche
des syndicats de lutte, de la France Insoumise et du NPA, ainsi que des mouvements sociaux
(contre la Loi Travail, ou les gilets jaunes), alors que le MFRB entretient des relations étroites avec
les associations écologistes, l’Economie Sociale et Solidaire, et les institutions.

Pour autant, elles s’inscrivent dans un espace commun de militant-e-s pour une forme al-
ternative de société qui partagent des caractéristiques sociales et politiques les prédisposant
à s’engager pour une ressource universelle 91 . Ces associations doivent par conséquent lutter
pour imposer leur cadrage de la ressource universelle dans ces espaces en utilisant chacune
90. MATHIEU, Lilian, L’espace des mouvements sociaux, 2012.
91. BRUSADELLI, Nicolas, LEMAY, Marie, MARTELL, Yannick, L’espace contemporain des «alternatives», Savoir/Agir, 2016.

105
leurs propres ressources, comme le montre leur rapport au mouvement des Gilets Jaunes : si
des membres de Réseau Salariat comme Catherine ont participé physiquement au mouvement,
en prenant appui sur leurs expériences de vie pour intégrer le salaire à vie aux revendications
de leur groupe de gilets jaunes local, les membres du MFRB se sont principalement focalisés
sur la participation à une forme plus institutionnelle, les plateformes en ligne du Grand Débat,
et celle du Vrai Débat (mis en place par des gilets jaunes). Cette coexistence peut parasiter la
compréhension d’un concept aussi complexe que la ressource universelle et brouiller ses racines
politiques, ce qui agace les militant-e-s de chaque association enjoints d’expliquer régulièrement
les différences entre salaire à vie et revenu de base, et d’ainsi publiciser conjointement deux
concepts qu’ils estiment opposés.

La variété de ces organisations pourrait néanmoins aussi s’avérer un atout plutôt qu’un
obstacle dans la formation d’un vaste soutien pour un revenu de base. D’une part, l’existence de
ces deux réseaux permet d’atteindre une audience généralement sceptique au “universal basic
income” tel qu’il est généralement présenté. Le European Social Survey, l’un des questionnaires
les plus élaborés sur les valeurs et comportements socio-politiques des européens, offre dans
son édition 2016 une question sur le revenu universel. Si les Français sont d’une courte majorité
défavorables au revenu de base 92, on s’aperçoit que cette opinion se répartit inégalement en
fonction de l’orientation déclarée sur l’axe gauche-droite (voir Figure II.5).
Les personnes se déclarant très à gauche sont moins favorables au revenu universel tel que
défini dans le questionnaire que les personnes de gauche modérée. Si l’on extrapole les conclu-
sions de Y. Vanderborght sur le manque de soutien des syndicalistes 93 , les objections de ce type
de population au revenu de base pourraient être en partie résolues par un salaire à vie, puisqu’il
intègre dans le “statut politique du producteur” la réappropriation des moyens de production, et
une analyse en terme de lutte des classes. Si la perspective en terme de salaire à vie ne parle pas à
tout le monde, il peut permettre néanmoins d’initier aux questions de rapport au travail et de
revenu inconditionnel des personnes rebutées par le positionnement assez libéral du MFRB et
son aspect “transpartisan”.

D’autre part, leur coexistence leur alloue la possibilité de déployer l’ensemble des régimes
d’expertises scientifiques et politiques identifiés par Pel et Backhaus dans leur travail sur les
“Innovations Sociales Transformatives” 94 dont le revenu de base fait partie. Ils montrent qu’un
92. 37.1% se déclarent défavorables, 14.4% très défavorables, contre 41.9% de favorables et 6.5% très favorables, des propor-
tions équivalentes à celles des personnes se déclarant à “5” sur l’échelle gauche-droite.
93. VANDERBORGHT, Yannick, Why trade unions oppose basic income, Basic Income Studies, 2006.
94. PEL, Bonno, BACKHAUS, Julia, Realizing the Basic Income : Competing Claims to Expertise in Transformative Social
Innovation, Science and Technology Studies, 2018.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
F IGURE II.5 – Répartition des opinions favorables et défavorables pour un revenu universel en
fonction du placement sur l’échelle gauche-droite.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 107
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
concept aussi contre-intuitif qu’une ressource universelle doit être reconnu par différents acteurs
(parlementaires, think tanks, ONG, journalistes, chercheurs, mouvements sociaux. . . ) comme
un concept crédible, implémentable comme politique ou comme revendication. Pour cela ils
doivent user de stratégies, que les auteur-ice-s classent en quatre “vagues” :
— les critiques sociales : une autorité politique dans son sens théorique s’appuyant sur
la critique du système socio-économique actuel, caractérisé par l’exclusion sociale, les
inégalités, l’aliénation, et le manque de liberté, et mettant en valeur en creux la nécessité
et le réalisme du revenu de base.
— le soutien scientifique : une autorité scientifique s’appuyant sur la production acadé-
mique d’experts bénéficiant préférablement d’une bonne légitimité dans cette sphère, par
exemple par l’évaluation d’expérimentations partielles.
— l’entrepreneuriat politique : une autorité politique plus pragmatique qui cherche à faire
avancer le revenu de base sur l’agenda politique par des actions de lobbying, la construc-
tion de réseaux et d’événements nationaux.
— l’expertise expérientielle : une autorité politique basée sur l’intégration des individus à
la production de connaissances, d’intérêt et de légitimité du revenu de base par le biais
de revenus de bases participatifs, d’activisme numérique, de pétitions ou d’expériences
locales.

Comme nous l’avons vu dans le dernier chapitre, les deux organisations parcourent l’inté-
gralité de ce spectre de stratégies politiques, qui se complètent les unes avec les autres : Réseau
Salariat est fortement ancré dans la critique sociale, mais le rôle de Bernard Friot et du réseau
de chercheur-se-s qui l’entourent offre un crédit scientifique important pour la crédibilité du
salaire à vie. Le MFRB se situe plutôt dans l’entrepreneuriat politique, mais intègre lui aussi
une dimension scientifique en s’établissant comme un expert “des revenus de base” auprès du
monde politique, et en conseillant et soutenant les expérimentations menées en France. Enfin,
les deux organisations travaillent à produire une expertise expérientielle qui intègre mieux la
population au support pour une ressource universelle : c’est notamment le rôle de leur éduca-
tion populaire (plus ou moins teinté de leur héritage idéologique), de leur participation à des
mouvements sociaux pour RS ou des pétitions européennes pour le MFRB, et de la reprise de
leurs idées, concepts et pratiques dans des milieux militants ou professionnels voisins (projets
de sécurité sociale sectoriels de l’alimentation ou pour les artistes, introduction de méthodes de
gouvernance partagée dans leur emploi. . . ). C’est en conjuguant toutes ces dimensions que ces
organisations parviennent à diffuser peu à peu l’idée d’une ressource universelle dans l’espace
public, dans l’espoir qu’un jour, l’utopie puisse devenir réalité.

Danaé Mabilleau - « Un "Universal Basic Income" à la francaise ? Militer pour une ressource universelle en France, 2011-2019» 108
Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Pour conclure, ce travail de recherche laisse inexplorées d’autres dimensions de la construc-
tion du support politique pour une ressource universelle. La question de l’inscription du mili-
tantisme pour une ressource universelle à différentes échelles (locale, nationale, internationale)
serait particulièrement intéressante à creuser dans une perspective comparatiste, étant donné
les importantes relations entretenues par le MFRB comme par Réseau Salariat avec leurs voi-
sins européens. Faute de données, nous n’avons pas pu non plus dresser un bilan complet des
résultats obtenus par ces deux organisations dans leur travail de sensibilisation. Les pratiques
et méthodes induites par leur variété de grammaires politiques ont-elles un effet concret sur
l’adhésion au revenu de base ou au salaire à vie ? On pourrait s’interroger par exemple sur les
effets des méthodes d’éducation populaire politique, qui cherchent à impliquer activement les
individus dans un processus d’émancipation collective, sur la perception d’une ressource univer-
selle basée sur la reconnaissance d’une histoire collective et la perspective de luttes. Il faudrait
enfin suivre dans le temps long les effets de ces pratiques militantes sur l’engagement politique
et notamment partisan pour une ressource universelle, pour voir si les relations entretenues par
le MFRB et RS avec d’autres acteurs politiques parviennent à amoindrir dans le débat public
l’hégémonie d’une conception de la protection sociale basée sur la culpabilisation des ayants
droits. Nous ne pouvons donc qu’espérer que des travaux supplémentaires verront le jour pour
approfondir notre connaissance du militantisme pour une ressource universelle et les ressorts
politiques de sa diffusion.

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Mémoire de l’IEP de Paris - 2019
Appendices

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A- Tableau des entretiens réalisés
Nom Organisation Année d’adhésion Rôle dans l’organisation Sexe Âge Profession
Emma MFRB 2016 Coordinatrice du Tour de Base F 23 Médiatrice et salariée dans l’associatif
Natacha MFRB 2013-2014 Coordinatrice du cercle Relations Publiques F 29 Chargée de mission Droits des Femmes pour une ONG
Kim MFRB 2016 GL Paris F 37 Consultante en gestion de projet freelance
Valérie MFRB 2015 Second lien du Cercle Accueil F 40 Ingénieure indépendante en environnement
Béatrice MFRB 2013 GL Lille, Coordinatrice du cercle EduPop F 43 Professeure de français dans le secondaire
Mathieu MFRB 2013 GL Tours H 39 Tromboniste et analyste programmeur
Bruno MFRB 2013 Membre H 53 Entrepreneur, coach et formateur en gestion du stress
Quentin MFRB 2018 Service civique H 22 Service civique au MFRB
Marc MFRB 2013 Membre du cercle Relations Publiques H 39 Urbaniste et lobbyiste
François MFRB 2015 GL Lyon, Trésorier H 65 Bibliothécaire retraité
Geneviève RS 2011 GL Lorraine F 69 Psychiatre retraitée
Elsa RS 2014 GL Toulouse F 34 Chargée de mission dans une association
Aurélie RS 2017 GL Pays de Loire F 41 Assistante sociale
Anna RS 2018 GL Essonne F 70 Professeure d’histoire et autrice de jeux retraitée.
Catherine RS 2018 GL Grand Paris F 46 Ancienne aide-soignante et conférencière
Alexandre RS 2016 GL Grand Paris H 32 Auteur et archiviste
Julien RS 2016 GL Finistère H 46 Chercheur en océanographie
111

Olivier RS 2012 GL Grand Paris H 71 Directeur Relations Publiques dans le milieu théâtral retraité
Alain RS 2016 GL Toulouse H 48 Informaticien
AGRIKOLIANSKY, Eric, SOMMIER, Isabelle, CARDON, Dominique. Radiographie du mouvement
altermondialiste : le second Forum social européen. S.l. : La Dispute, 2005.
AVELINO, Flor, DUMITRU, Adina, LONGHURST, Noel, et al. Transitions towards new econo-
mies ? A transformative social innovation perspective, 2015
BARGEL, Lucie, DARMON, Muriel. La socialisation politique. ? ? ?, 2017
BERRY, Jeffrey, WILCOX, Clyde. The interest group society. S.l. : Routledge, 2018.
BIRNBAUM, Simon. Introduction : Basic Income, Sustainability and Post-Productivism. Basic
Income Studies, 2010, vol. 4, n°2
BLASCHKE, Ronald. From the Idea of a basic income to the political movement in Europe, 2012.
BOLTANSKI, Luc, THÉVENOT, Laurent. De la justification : Les économies de la grandeur. S.l. :
sn, 1991.
BRUSADELLI, Nicolas, LEMAY, Marie, MARTELL, Yannick. L’espace contemporain des «alterna-
tives». Savoir/Agir, 2016, n°4, p. 13–20
BRUSADELLI, Nicolas. Réinventer l’animation par l’éducation populaire ? : Quand le travail
social se politise. Savoir/Agir, 2018, vol. 43, n°1, p. 51
CAYOL, Clément. Ambitions politiques, gouvernance partagée et réseau numérique : le fonction-
nement d’une association de bénévoles, le Mouvement Français pour un Revenu de Base. Thèse
de doctorat : Université Lumière Lyon 2 : 2017.
CEFAÏ, Daniel. Comment se mobilise-t-on ? : l’apport d’une approche pragmatiste à la sociologie
de l’action collective. Sociologie et sociétés, 2009, vol. 41, n°2, p. 245–269
CHATEIGNER, Frédéric. "Education populaire" : les deux ou trois vies d’une formule. Thèse de
doctorat : Strasbourg : 2012.
CHOLLET, Mona. Imaginer un revenu garanti pour tous. Le Monde Diplomatique, 2013, n°710,
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