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Arabica 69 (2022) 12-16

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Pierre Guichard (1939-2021), fondateur des études


modernes sur al-Andalus

Alejandro García-Sanjuán
Universidad de Huelva, Huelva, Espagne
sanjuan@uhu.es

Il n’est pas facile d’approcher en peu de mots l’œuvre de Pierre Guichard, non
seulement parce que sa production scientifique s’étend sur plus d’un demi-siècle
(1968-2020), mais surtout à cause de l’influence extraordinaire et durable de sa
contribution. Jusqu’à la publication de Al-Andalus: Estructura antropológica de
una sociedad islámica en Occidente (1976)1, le nom d’al-Andalus était peu com-
mun dans les études sur l’Islam ibérique, en dépit du fait que la revue publiée
par la Escuela de Estudios Árabes (basée au début à Madrid et à Grenade), à
l’époque la principale publication académique consacrée à ce sujet, ait porté
ce nom pendant plus de 45 années (1933-1978).
Dans cet ouvrage pionnier, basé sur sa thèse de troisième cycle présentée
quatre ans plus tôt à l’Université de Lyon sous la direction de Nikita Elisséeff
et Roger Arnaldez, sous le titre Tribus arabes et berbères d’al-Andalus, Pierre
Guichard analysait le rôle joué par les éléments tribaux dans la formation
d’al-Andalus, entre la conquête de 711 et le califat omeyyade de Cordoue, se
concentrant sur deux questions spécifiques, les structures familiales et le rôle
des femmes. En mettant l’accent sur l’influence que les composantes étran-
gères, moyen-orientales et nord-africaines, avaient eu dans la formation de la
société andalouse, Pierre Guichard allait à l’encontre de l’une des deux notions
issues du processus systématique de colonisation de l’histoire d’al-Andalus,
entrepris par le nationalisme espagnol depuis le XIXe siècle, celle de l’« Espagne
musulmane ». En outre, son approche critique s’opposait directement au
dogme, profondément enraciné dans le monde académique espagnol, pour
lequel l’« Espagne musulmane » ainsi dite était essentiellement une société
« occidentale », caractérisée surtout par les éléments locaux hispaniques. En
démantelant les bases théoriques et documentaires qui soutenaient ce schéma

1 Pierre Guichard, Al-Andalus: Estructura antropológica de una sociedad islámica en Occidente,


Barcelone, Barral, 1976.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2021 | doi:10.1163/15700585-12341623


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Pierre Guichard ( 1939-2021 ) 13

conceptuel, Pierre Guichard déclencha le processus, lent et non dénué d’obsta-


cles, de décolonisation de l’histoire d’al-Andalus.
Et, si l’autre point de référence de l’académisme nationaliste, celui de la
Reconquista, persiste2, la popularité de la notion d’« Espagne musulmane »
n’a pas arrêté de décliner depuis 1976, jusqu’au point où elle a, aujourd’hui,
quasiment disparu. C’est pourquoi il ne semble pas exagéré de définir Pierre
Guichard comme le fondateur des études andalouses modernes.
En plus de cet exploit, tout à fait remarquable en soi, l’influence de l’œuvre
de Pierre Guichard s’est étendue à d’autres domaines, auxquels elle a égale-
ment apporté une perspective novatrice. C’est le cas, notamment, de l’archéo-
logie médiévale ibérique, et de celle d’al-Andalus en particulier, une discipline
relativement peu développée, à l’exception des travaux menés par des spécia-
listes locaux, comme Juan Zozaya (1939-2017) et Guillem Roselló-Bordoy (né
en 1932). Depuis le tout début de sa carrière académique, Pierre Guichard avait
montré un intérêt marqué pour les établissements ruraux et la culture maté-
rielle. Avec André Bazzana et Patrice Cressier, membres distingués de la Casa
de Velázquez, il publia Les châteaux ruraux d’Al-Andalus : histoire et archéologie
des “ḥuṣūn” du Sud-Est de l’Espagne (1988)3, ouvrage qui, en plus de représen-
ter la première étude détaillée sur les forteresses rurales islamiques dans la
péninsule Ibérique, révéla le potentiel énorme de l’archéologie en tant qu’ins-
trument d’analyse sociale.
Outre sa capacité à dépasser les paradigmes scientifiques obsolètes, en
indiquant de nouvelles voies pour la recherche, l’autre marque de la contribu-
tion de Pierre Guichard fut, au niveau méthodologique, l’emploi de catégories
conceptuelles complexes dans l’analyse historique. Si, pour Al-Andalus, il avait
utilisé les instruments théoriques de l’anthropologie structurelle, la publica-
tion des Musulmans de Valence et la Reconquête : XIe-XIIIe siècles (1990-1991)4
représente jusqu’à aujourd’hui l’application à l’histoire du Moyen Âge ibérique
la plus vaste et la plus fructueuse du concept d’« État tributaire », élaboré par

2 Et ce en dépit des critiques émises, à la fin des années 1960, par Abilio Barbero (1931-1990) et
Marcelo Vigil (1930-1987), avec La formación del feudalismo en la Península Ibérica, Barcelone,
Crítica, 1978. Voir aussi Alejandro García-Sanjuán, « Weaponizing Historical Knowledge: The
Notion of Reconquista in Spanish Nationalism », Imago Temporis: Medium Aevum, 14 (2020),
p. 133-162.
3 André Bazzana, Patrice Cressier et Pierre Guichard, Les châteaux ruraux d’Al-Andalus : his-
toire et archéologie des “ḥuṣūn” du Sud-Est de l’Espagne, Madrid-Paris, Casa de Velázquez-De
Boccard (« Publications de la Casa de Velázquez. Série Archéologie », 11), 1988.
4 Pierre Guichard, Les musulmans de Valence et la Reconquête (XIe-XIIIe siècles), Damas,
Institut français de Damas, 1990-1991, 2 vols ; id., Al-Andalus frente a la conquista cristiana:
los musulmanes de València, siglos XI-XIII, trad. Josep Torró, Madrid-Valence, Biblioteca
Nueva-Universitat de València (« Historia », 16), 2001.

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14 García-Sanjuán

l’économiste marxiste égyptien Samir Amin (1931-2018) et introduit en Espagne


par Miquel Barceló (1939-2013)5, qui, après avoir joué un rôle déterminant dans
la publication d’Al-Andalus, a ensuite souvent collaboré avec Pierre Guichard
jusque dans les années 1990.
Dans cet ouvrage majeur, Pierre Guichard analyse l’histoire du Royaume de
Valencie entre les XIe et XIVe siècles, en utilisant l’ensemble des ressources dis-
ponibles, et notamment les sources littéraires arabes, les documents chrétiens
et la documentation archéologique. Ainsi faisant, il parvient à donner une
interprétation solide et détaillée de ce territoire, qui élève notre connaissance
de la société andalouse à un niveau sans précédent. À l’inverse des formations
féodales nord-ibériques, Pierre Guichard décrit al-Andalus comme une société
tributaire dans laquelle l’État représente le seul collecteur légitime d’impôts.
Sur cette prémisse, la caractérisation qu’il propose se fonde sur une approche
à trois volets :

un appareil étatique relativement faible, une aristocratie dirigeante très


liée à cet « appareil de l’Islam » et qui ne détient guère de « droits sei-
gneuriaux » sur la terre ni sur les hommes, et en troisième lieu des com-
munautés urbaines et rurales, ces dernières surtout propriétaires de leurs
terres et de leurs sites fortifiés et dotées d’une assez grande force par rap-
port à l’État.6

Au cours de sa très longue carrière de chercheur, Pierre Guichard a non seule-


ment contribué de manière déterminante à redéfinir et à affiner notre connais-
sance d’al-Andalus, il a aussi pris part, en historien intéressé aux méthodes et
aux interprétations historiographiques, aux débats avec d’autres chercheurs,
les deux aspects témoignant de son plein engagement avec l’histoire en tant
que source de connaissance. Ses nombreux comptes rendus, dont plusieurs
sont parus dans les pages de cette revue, en témoignent, ainsi que la bataille
qu’il conduisit, en historien, contre l’ouvrage d’Ignacio Olagüe (1903-1974), Les
Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne (1969)7. Ce pamphlet rempli d’allégations
grotesques et sans fondements, œuvre d’un pseudo-historien de formation

5 Samir Amin, Sobre el desarrollo desigual de las formaciones sociales, Barcelona, Anagrama,
1974. Avant-propos de Miquel Barceló.
6 Guichard, Les musulmans de Valence, II, p. 474 ; id., Al-Andalus frente a la conquista cristiana,
p. 648.
7 Pierre Guichard, « Les Arabes ont bien envahi l’Espagne : les structures sociales de l’Es-
pagne musulmane », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 29/6 (novembre-décembre 1974),
p. 1483-1513.

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Pierre Guichard ( 1939-2021 ) 15

fasciste et publié grâce à la bienveillance de Fernand Braudel8, n’avait repré-


senté qu’un courant très minoritaire et marginal dans les études ibériques
médiévales9, lorsque, au début du XXIe siècle, on le prit, pour la première fois,
pour un texte scientifique10, ce qui amena Pierre Guichard à réaffirmer son
refus catégorique de ce qu’il considérait comme une fraude11.
En raison de son caractère novateur, l’œuvre de Pierre Guichard a souvent
reçu un accueil mélangé, allant des plus grands éloges aux critiques acharnées.
Sans se soucier de la nature ni des intentions de ces dernières, il a rarement
évité de se lancer dans des débats publics avec ses critiques, ses réponses étant
un modèle de contenance, en accord avec sa personnalité discrète et modeste.
Ses conversations publiques avec l’arabisante espagnole Carmen Barceló, au
sujet de la « berbérisation » du territoire de Valence12, et avec l’historien fran-
çais Gabriel Martínez-Gros, au sujet de l’emploi des sources arabes relatives à
la période omeyyade, en témoignent13.
À côté de ses recherches adressées aux spécialistes, Pierre Guichard a aussi
écrit, pour un public plus large, des ouvrages généraux sur l’histoire et la civi-
lisation de l’Islam ibérique. Parmi les nombreux titres, je mentionnerai spé-
cialement De la expansión árabe a la Reconquista: esplendor y fragilidad de
al-Andalus, disponible aussi en anglais et réédité sous le seul titre Esplendor y
fragilidad de al-Andalus en 2015 qui reste, jusqu’à présent, l’une des meilleures
synthèses de l’histoire d’al-Andalus14.

8 Alejandro García-Sanjuán, « Ignacio Olagüe y el origen de al-Andalus: génesis y proceso


de edición del proyecto negacionista », Revista de Estudios Internacionales Mediterráneos,
24 (2018), p. 173-198.
9 Maribel Fierro, « Al-Andalus en el pensamiento fascista español: la revolución islámica en
Occidente, de Ignacio Olagüe », dans Andalus, España: historiografías en contraste, siglos
XVII-XXI, éd. Manuela Marín, Madrid, Casa de Velázquez-CSIC (« Collection de la Casa
de Velázquez », 109), 2009, p. 325-350.
10 Alejandro García-Sanjuán, « Denying the Islamic conquest of Iberia, a historiographical
fraud », Journal of Medieval Iberian Studies, 11 (2019), p. 306-322.
11 Pierre Guichard, « Retour sur le problème historiographique de la conquête arabe de l’An-
dalus », Arabica, 61/6 (2014), p. 769-782.
12 Carmen Barceló, « ¿Galgos o podencos? Sobre la supuesta berberización del País
Valenciano en los siglos VIII y IX », Al-Qantara, 11/2 (1990), p. 429-460 ; Pierre Guichard,
« Faut-il en finir avec les berbères de Valence ? », Al-Qantara, 11/2 (1990), p. 461-474.
13 Id., « À propos de l’identité andalouse : quelques éléments pour un débat », Arabica,
46/1 (1999), p. 97-110 ; Gabriel Martinez-Gros, « Comment écrire l’histoire de l’Andalus ?
Réponse à Pierre Guichard », Arabica, 47/2 (2000), p. 261-273.
14 Pierre Guichard, De la expansión árabe a la Reconquista: esplendor y fragilidad de
Al-Andalus, trad. Purificación de la Torre, Grenade, Fondación El Legado Andalusi, 2000 ;
rééd. 2015 ; id., From the Arab Conquest to the Reconquest: The Splendour and Fragility of
al-Andalus, trad. Tracy Jermyn et Gerard Smith, Grenade-Séville, Fundación El Legado
Andalusí-Junta de Andalucía, Consejería de Cultura, 2006.

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16 García-Sanjuán

On n’oubliera pas, en conclusion, un effet majeur de l’influence exercée par


Pierre Guichard sur les études sur al-Andalus, qui étaient restées, jusqu’aux
années soixante-dix, chasse gardée de ceux qui pouvaient lire les sources
arabes, alors que les historiens médiévistes ne s’intéressaient qu’aux sociétés
chrétiennes nord-ibériques. Pierre Guichard, en historien médiéviste attitré
pouvant comprendre les sources arabes, a représenté un nouveau type de
chercheur, capable de repenser le sujet d’al-Andalus à travers des méthodes
et des approches théoriques rénovées, et de montrer son appartenance
au champ général des études médiévales espagnoles. Ainsi faisant, Pierre
Guichard a ouvert la voie à de nombreux autres historiens et archéologues,
français et espagnols, qui, depuis les années quatre-vingt-dix, ont pu considé-
rer al-Andalus comme un objet de recherche nouveau et prometteur.
C’est pourquoi, en dépit de la modestie et de la simplicité extrêmes de Pierre
Guichard, il serait impossible de circonscrire l’étendue extraordinaire de son
héritage scientifique et de son influence, et nous demeurons convaincu que
son apport décisif à l’histoire d’al-Andalus ne cessera de susciter de l’intérêt et
d’inspirer de nouvelles perspectives de recherches.

Arabica 69 (2022) 12-16


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