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Données de catalogage avant publication (Canada)

Lefèvre, Edwin 1871-1943


Mémoires d’un spéculateur
Traduction de : Réminiscences of a Stock Operator
Comprend des références bibliographiques

1. New York Stock Exchange.


2. Spéculation. I. Titre

HG4572.L414 1997 332.64’273 C97-940595-5

Dépôt légal Bibliothèque nationale du Québec, 1997


Dépôt légal Bibliothèque nationale du Canada, 1997

Graphisme et infographie : Pierre Fichaud

© 1997, Publications financières internationales inc.


79, rue de Montmagny
Boucherville (Québec) J4B 4H9

Tous droits réservés. Toute représentation ou reproduction


intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants cause, est
illicite et constitue une contrefaçon.

ISBN 2-921960-00-1

Version française de : Réminiscences of a Stock Operator


Copyright © 1993, 1994 by Expert Trading, Ltd.
Foreword © 1994 by John Wiley & Sons, Inc.

Publié par John Wiley & Sons, Inc.


Publié originalement en 1923 par George H. Doran and Company.
EDWIN LEFÈVRE

Mémoires d’un
SPÉCULATEUR
Traduit de l’américain
par Eric Pichet
NOTE DU TRADUCTEUR

Éric Pichet, H.E.C. est un praticien des marchés financiers et


un investisseur. Il enseigne la finance au Centre de formation de la
S.F.A.F. (Société française des analystes financiers) et intervient
dans diverses écoles de commerce et séminaires de formation. Il
est l’auteur de plusieurs ouvrages financiers et boursiers.

D’après Baudelaire, au demeurant excellent traducteur


d’Edgar Poe : «Traduire, c’est faire de sa volupté une
connaissance».
Les Mémoires d’un spéculateur que j’ai eu le plaisir de
traduire en français au cours de l’année 1996 constituent, en
fait, la première traduction dans la langue de Voltaire (grand
spéculateur devant l’Éternel) d’un monument de la littérature
boursière américaine.
Ce livre est le fruit de nombreux entretiens entre un
journaliste, Edwin Lefèvre et le célèbre James Livermore (1877-
1949), l’un des plus grands spéculateurs boursiers de tous les
temps. Celui-ci relata ses aventures boursières sous le
pseudonyme de Larry Livingstone.
La langue utilisée dans le texte original est une langue
parlée, et donc souvent truffée d’expressions argotiques et
boursières, que j’ai traduite en m’attachant plus à en rendre
l’esprit que la lettre. Ainsi, certains termes sont quasiment
intraduisibles tels quels.
C’est le cas de «bucket shop», sorte d’officine officieuse —
mais tolérée — de paris sur les cours de bourse que Livermore
écumait lorsqu’il était jeune et que j’ai rendu par «bookmaker»
faute de mieux. Ces «buckets shops», très marqués
historiquement puisqu’ils furent interdits en 1933 par la SEC[1],
n’ont pas d’équivalents en France, pays marqué par une forte
culture jacobine où la puissance publique ne les eût pas tolérés.
Autre difficulté «read the tape» : il s’agit ici de la bande du
«ticker», sorte de téléscripteur créé en 1867 et qui crépitait dans
toutes les succursales des courtiers américains pour fournir aux
clients les derniers cours des valeurs et que j’ai rendu par «lire
le téléscripteur».
À toutes fins utiles, le lecteur trouvera à la fin du livre un
lexique de tous les termes un tant soit peu techniques.
Enfin, pour goûter toute la saveur du texte, il faut savoir que
le dollar de 1910 valait à l’époque cinq francs-or, soit
l’équivalent de 100 de nos francs actuels.
Je souhaite au lecteur autant de plaisir à découvrir cette
version française que j’en ai eu à traduire ces «Mémoires», qui
même si elles datent de 1923, restent d’une étonnante actualité.

Éric Pichet
AVANT-PROPOS

A
u cours de mes nombreux entretiens avec les plus
grands spéculateurs de notre époque[2], je posais
systématiquement certaines questions et, notamment,
celle-ci : quels sont les livres qui vous ont été utiles et que vous
pourriez recommander à des aspirants spéculateurs? La
réponse la plus fréquente, et de loin, était les Mémoires d’un
spéculateur, un livre qui a plus de 70 ans.
Pourquoi ces Mémoires défient-elles le temps? Certainement
parce qu’elles ont la capacité de synthétiser l’esprit du
spéculateur — à savoir l’analyse des erreurs commises, les
leçons qui en sont tirées, les méthodes mises au point. Ce livre
est particulièrement adapté aux lecteurs qui ont déjà
l’expérience de la spéculation. En fait, les Mémoires retracent
les expériences et les analyses de leur protagoniste : Larry
Livingstone, un pseudonyme derrière lequel se cache Jessie
Livermore. Beaucoup de lecteurs, pour ne pas dire la plupart,
restent cependant persuadés que l’auteur, Edwin Lefèvre, est un
pseudonyme de Livermore.
Il n’en est rien, car Lefèvre a réellement existé. Il était à la
fois journaliste, chroniqueur, romancier et nouvelliste (les
Mémoires ont d’abord paru sous la forme d’un feuilleton dans le
Saturday Evening Post avant d’être publiées sous forme
livresque). Il sera toutefois difficile aux lecteurs de croire que
Lefèvre n’a jamais spéculé sur les marchés (ce qui est pourtant
l’exacte vérité à l’exception de quelques investissements isolés
au cours de sa vie). C’était un écrivain talentueux qui cultivait le
remarquable don de confesser les gens. Son fils rappelle que
Lefèvre rencontrait beaucoup de gens dans la vie quotidienne
(des employés, des chauffeurs de taxi, etc.) et qu’en 10 minutes,
ils lui racontaient leur vie. Lefèvre passa plusieurs semaines à
interviewer Livermore et à observer, incidemment, sa manière
de spéculer. Les Mémoires sont donc le résultat de ces
entretiens.
Les Mémoires d’un spéculateur sont truffées de joyaux
provenant de l’observation directe des marchés et de la
spéculation. Certaines de ces histoires sont même devenues
parties intégrantes de la légende de Wall Street, comme cet
adage : «Les cours ne sont jamais trop hauts pour acheter ni
jamais trop bas pour vendre». Il y a tellement de lignes
magnifiques dans ce livre qu’il est difficile de sélectionner des
exemples isolés. Je ne donnerai aux amateurs qu’un seul
exemple savoureux :
«J’ai fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Je perdais
sur le coton et j’ai conservé ma position. Je gagnais sur le blé et
j’ai vendu ma position. De toutes les erreurs de la spéculation, il
n’y en a pas de plus grave que d’essayer de moyenner une
position perdante. Il faut toujours vendre la position qui est
perdante et garder celle qui est gagnante. »
Le spéculateur expérimenté pourra se remémorer à travers
ces lignes certaines expériences personnelles, le novice pourra
y glaner de précieux conseils : ce livre en donne à foison. Le
lecteur qui saura assimiler et suivre ses leçons pourra
améliorer significativement sa pratique de la spéculation. Celui
qui ne spécule pas encore découvrira un univers irrésistible.
Le mot «classique» est malheureusement un peu trop
souvent galvaudé. À mon avis, un vrai classique est un livre qui
transcende les générations, par son contenu unique et par son
style : c’est un livre qui sera lu plusieurs siècles après sa
publication. En cela les Mémoires d’un spéculateur font
indéniablement partie des grands classiques. Publié pour la
première fois en 1923, il reste un des livres financiers les plus
précieux jamais écrits et il est certain de passer le cap du XXIe
siècle. Pour conclure, si je devais parier sur les livres financiers
qui existeront encore à la fin du prochain siècle, je n’hésiterais
pas à placer ces Mémoires en tête de ma liste.

Jack Schwager
CHAPITRE 1

J’ aiobtenu
commencé à travailler dès ma sortie du collège. J’avais
un boulot de commis chargé des cotations chez un
agent de change. Je dois reconnaître une grande facilité à
manipuler les chiffres : d’ailleurs à l’école, j’avais fait trois
années de cours d’arithmétique en une seule. J’étais
particulièrement doué en calcul mental. En tant que commis
affecté aux cotations, j’inscrivais les cours sur le grand tableau
qui trônait dans la salle réservée aux clients. Un de ceux-ci
venait habituellement s’asseoir près du téléscripteur et me
réclamait les dernières cotations. Quelle que soit l’activité du
marché, je réussissais toujours à donner les derniers cours sans
me laisser déborder.
Il y avait beaucoup d’autres salariés dans cette charge et je
m’y suis fait des amis. Mais, entre 10 h et 15 h, le travail que
j’avais, quand le marché était actif, ne me laissait que peu de
temps libre pour discuter. Ce qui m’importait peu, d’ailleurs.
Mais, même dans un marché actif, j’aimais bien réfléchir à
mon travail. Ces cours ne représentaient pas, pour moi, le prix
des actions et donc tant de dollars par action. Pour moi, ce
n’était que des chiffres. Bien sûr, ils signifiaient quelque chose :
ils changeaient tout le temps. C’était d’ailleurs ce que je devais
surveiller : leur mouvement. Pourquoi changeaient-ils? Je ne le
savais pas et je ne m’en souciais guère. Je n’y pensais même pas.
Je me contentais de constater qu’ils évoluaient. C’était la seule
chose à laquelle je devais penser cinq heures par jour en
semaine et deux heures le samedi : noter que les cours
fluctuaient sans cesse.
C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser au
comportement des cours de bourse. J’avais une excellente
mémoire des chiffres : je pouvais me souvenir en détail de la
manière dont les cours avaient évolué la veille, juste avant
qu’ils ne montent ou qu’ils ne baissent. Ma prédilection pour le
calcul mental tombait à pic.
J’avais remarqué qu’à la hausse ou à la baisse, les cours des
actions avaient, pour ainsi dire, certaines habitudes. Je
découvris des similitudes sans fin et les précédentes me
guidaient. Je n’avais alors que 14 ans, mais après avoir fait des
centaines d’observations, j’ai commencé à tester mon intuition
en comparant le comportement actuel d’un titre donné avec
celui des jours précédents. Je me suis vite rendu compte qu’il
m’était possible d’anticiper les cours, et ce, uniquement à partir
de mes constatations précédentes.
Autre point que j’ai rapidement compris : il n’y a rien de
nouveau à Wall Street. Cela vient certainement du fait que la
spéculation est une activité aussi vieille que le monde. Tout ce
qui se produit sur les marchés aujourd’hui s’est déjà produit
dans le passé et se produira dans l’avenir. Je n’ai jamais oublié
ce point fondamental. Je réussis très bien à me souvenir de la
manière dont les choses se sont comportées dans le passé : c’est
ma manière à moi de capitaliser l’expérience.
J’étais tellement absorbé par mon jeu et tellement obnubilé
par l’anticipation des hausses et des baisses de toutes les
valeurs actives que je décidai d’acheter un petit calepin sur
lequel je pris l’habitude de noter mes remarques. Ce n’était pas
une liste de transactions imaginaires comme tant de personnes
en établissent sans jouer — simplement pour gagner ou perdre
des millions de dollars sur le papier sans prendre la grosse tête
ou se retrouver à la soupe populaire. C’était plutôt une sorte de
liste de mes coups réussis et de mes échecs. Par la suite,
j’essayais de noter l’évolution probable des cours. En fait, ce qui
m’intéressait, c’était de vérifier la justesse de mes vues, de
savoir si j’avais eu raison ou non.
Après avoir étudié les diverses fluctuations d’une action
active tout au long d’une journée boursière, j’en avais conclu
que cette action se comportait comme elle le faisait toujours
avant qu’elle ne perde 8 à 10 points. Alors, je notais le cours du
lundi et me remémorais ses performances passées et ce qu’elle
devait faire le mardi et le mercredi. Plus tard, je pouvais
comparer les évolutions du cours avec mes prévisions.
C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser au message
transmis par le téléscripteur. J’ai toujours associé les
fluctuations aux mouvements haussiers ou baissiers. Bien sûr, il
y a toujours une raison pour les fluctuations, mais la bande du
téléscripteur se moque totalement du pourquoi ou du comment.
Elle ne se soucie pas des explications. Je ne cherchais pas à
interroger la bande quand j’avais 14 ans, je ne le cherche pas
plus maintenant, à 40 ans. La raison pour laquelle une action
évolue d’une certaine manière aujourd’hui peut très bien n’être
connue que dans deux ou trois jours, voire dans quelques
semaines ou même dans quelques mois. Quelle importance cela
peut-il bien avoir? De toute façon, votre relation avec le cours
de l’action inscrit sur la bande du téléscripteur a lieu
maintenant, pas demain, n’est-ce pas? La raison peut donc
attendre. En revanche, vous devez agir instantanément ou
quitter le marché. Vous vous souviendrez que Hollow Tube a
baissé de trois points l’autre jour alors que le reste du marché
avait fortement progressé : ça, c’est le passé. Le lundi suivant,
vous apprendrez que le conseil d’administration a décidé de
supprimer le dividende : ça, c’est la raison. Les administrateurs
savaient ce qu’ils allaient faire, même s’ils n’ont pas vendu eux-
mêmes des actions, au moins n’en ont-ils pas achetées. Il n’y
avait donc pas d’intérêt acheteur, rien pour empêcher le titre de
plonger.
Bref, j’ai continué à utiliser mon petit calepin pendant six
mois. Et au lieu de rentrer chez moi en fin de journée, je restais
à la charge pour noter les cours et étudier leurs évolutions,
toujours attentif aux répétitions et aux similitudes de
comportement, apprenant à déchiffrer ce que me racontait le
téléscripteur, sans avoir vraiment conscience de la finalité de
mes recherches.
Un jour, un des autres commis, plus âgé que moi, vint me
voir à la pause déjeuner et me demanda si j’avais un peu
d’argent.
— Et pourquoi donc? lui dis-je.
— Écoute, répondit-il. J’ai un tuyau sur Burlington,
j’aimerais bien en acheter, si je peux trouver quelqu’un qui
accepte de miser avec moi.
— Qu’est-ce que tu entends par jouer? lui dis-je.
Pour moi, les seules personnes qui jouaient sur des tuyaux
étaient les clients, de vieux débris pleins aux as. J’étais persuadé
que pour pouvoir jouer, il fallait disposer de centaines, voire de
milliers de dollars. Si on ne possède pas au moins une voiture
personnelle avec un chauffeur en haut-de-forme, ce n’est même
pas la peine d’y penser.
— Ce que j’entends par là, mais jouer quoi! Combien peux-tu
mettre au pot?
— De combien as-tu besoin?
— Écoute, je peux acheter cinq actions avec 5 $.
— Mais comment vas-tu t’y prendre?
— Je vais acheter toutes les actions Burlington que je
pourrai trouver chez les bookmakers[3], j’utiliserai l’argent
comme déposit, je suis sûr que ça va monter. C’est du tout cuit!
Nous allons doubler notre mise en un clin d’œil!
«Attends! » lui dis-je en sortant mon calepin. Je me moquais
bien de doubler ma mise, mais d’après lui, Burlington devait
monter. Si c’était vrai, mon calepin devait me l’indiquer : et de
fait, d’après mes relevés, Burlington se comportait exactement
comme elle le faisait avant de monter. Je n’avais jamais rien
acheté ni vendu de toute ma vie, je n’avais jamais parié avec les
autres commis et je vis là une occasion idéale de tester mon
travail ou plutôt mon hobby. J’étais parfaitement conscient que
si mes conclusions ne fonctionnaient pas dans la pratique,
toutes mes théories n’intéresseraient jamais personne. Donc, je
lui donnai tout ce que je possédais et, avec notre pot commun, il
alla voir un bookmaker et acheta des Burlington. Deux jours
plus tard, nous passions à la caisse : j’avais réalisé un profit de
3,12 $.
Après cette première spéculation, je décidai de jouer pour
mon propre compte chez les bookmakers. J’y allais à l’heure du
déjeuner. J’achetais ou je vendais — je n’ai jamais fait la
moindre différence entre les deux attitudes. J’étais un joueur de
système et je ne m’attachais jamais à une action en particulier.
Je ne suivais jamais les opinions des autres. La seule chose que
je connaissais c’était le calcul mental. De fait, le jeu chez les
bookmakers correspondait parfaitement à ma manière de
travailler : suivre l’évolution des cours sur le téléscripteur.
Très vite, je gagnais plus d’argent chez les bookmakers qu’en
travaillant à la charge. Du coup, je démissionnai. Mon patron
essaya de me garder en me proposant une augmentation, mais
il ne pouvait pas me proposer un salaire équivalent à ce que
j’empochais en spéculant. Je n’étais encore qu’un gamin. Les
salaires des commis n’étaient pas très élevés et je me faisais
beaucoup plus chez les bookmakers.
J’avais à peine 15 ans lorsque j’ai gagné mon premier millier
de dollars. Je me souviens encore du jour où j’ai étalé mes gains
devant ma mère, le tout obtenu uniquement chez les
bookmakers en à peine quelques mois. Elle semblait
littéralement effarée et tenait absolument à me voir déposer cet
argent à la caisse d’épargne, à l’abri de toutes les cotations. Elle
me disait que j’avais plus d’argent qu’aucun gamin de cet âge ne
pouvait rêver d’en avoir en partant de rien. Elle n’arrivait pas à
croire à la réalité de cet argent, elle qui travaillait et se donnait
du mal pour gagner sa croûte. Pour moi, cet argent était la
preuve de la justesse de mes analyses. Telle était la cause
principale de mon plaisir de jouer : pas l’argent en lui-même,
mais le fait d’avoir raison en utilisant ma tête. Si j’avais raison
en testant mes convictions avec 10 actions, je devais avoir 10
fois plus raison avec cent actions. C’était une pure question
d’arithmétique. Avoir plus de courage? Non! C’était pareil! Si je
ne possède que 10 $ et que je les risque, je suis bien plus
courageux que si je risque un million sachant que j’ai encore un
million de côté.
Quoi qu’il en soit, à 15 ans, je vivais plutôt bien de mes
spéculations sur les actions. J’ai commencé chez les petits
bookmakers qui vous suspectaient d’être John W Gates[4]
déguisé ou J. P. Morgan venu incognito, si vous preniez position
d’un seul coup, d’un seul, sur 20 titres. Les bookmakers à cette
époque ne fixaient pas de conditions trop draconiennes à leurs
clients, ce qui n’était d’ailleurs pas nécessaire, les moyens de
plumer le client étant plus que suffisants, même si ce dernier
avait vu juste. Le business était extrêmement profitable : s’il
était géré normalement — c’est-à-dire sans magouilles
excessives — les fluctuations des cours se chargeaient
d’éliminer les petits clients. Vous savez, il n’y a pas besoin d’une
trop grosse fluctuation pour sauter quand on ne dispose que
d’une marge de 3/4 de points.
Je n’ai jamais été un suiveur. J’ai toujours mené mes
spéculations en solo. C’est une activité de solitaire de toute
façon. Tout dépendait de mes analyses : soit les cours
évoluaient selon mes anticipations, sans l’aide de qui que ce
soit, parents ou associés, soit ils évoluaient différemment et
personne ne pouvait les arrêter pour me faire plaisir. Je ne
voyais pas l’intérêt de parler de mon activité à quiconque.
J’avais des amis, bien sûr, mais mon activité a toujours été une
affaire strictement personnelle. C’est la raison pour laquelle j’ai
toujours joué tout seul.
Ce qui devait arriver arriva : les bookmakers se lassèrent
assez vite de perdre de l’argent avec moi. Il arrivait toujours un
moment où, déposant ma marge au comptoir, on me répondait
qu’on ne voulait plus de mon argent. C’était l’époque où on me
surnommait «le gamin qui spécule comme un fou». Je devais
constamment changer de comptoirs, courir d’un bookmaker à
l’autre. Je devais même parfois donner des noms d’emprunts. Je
commençais petit, par 15 ou 20 titres seulement. Parfois, quand
ils devenaient suspicieux, je m’efforçais de perdre pour mieux
les plumer un peu plus tard. Bien sûr, au bout d’un moment, ils
commencèrent à me trouver vraiment trop coûteux et ils me
demandèrent tous d’aller me faire voir ailleurs que chez eux,
moi et mon business, et de ne plus peser sur leurs marges.
Un jour, le nième bookmaker chez qui je jouais depuis des
mois décida de couper les ponts avec moi : je compris alors qu’il
était temps de passer à la vitesse supérieure. Ce bookmaker
avait des succursales dans toute la ville, dans les halls d’hôtels
et en banlieue. J’allai dans une des succursales située dans un
hôtel, posai au patron quelques questions et commençai à
spéculer. À peine avais-je commencé à intervenir d’une manière
plutôt active, comme à l’accoutumée, que le patron reçu un
message du siège lui demandant qui intervenait de cette
manière. Le patron m’expliqua ce qu’on lui demandait et je lui
répondis que je m’appelais Edward Robinson, de Cambridge. Il
annonça illico la bonne nouvelle au grand chef. Celui-ci voulu
savoir à quoi je ressemblais. Quand le patron m’en informa, je
lui répondis : «Dites-leur que je suis un petit gros avec des
cheveux noirs et une barbe épaisse». Il me décrit cependant tel
que j’étais, écouta la réponse, rougit fortement et raccrocha.
«Que vous a-t-il dit? » demandai-je poliment. Ils m’ont dit :
«Vous êtes complètement cinglé, on vous avait pourtant interdit
d’accepter des ordres de Larry Livingstone et vous vous êtes
laissé plumer de 700 dollars! ». Ce jour-là, il se garda bien de me
relater en détail les termes utilisés au téléphone.
Je tentai alors ma chance dans les autres succursales, les
unes après les autres, mais ils me reconnaissaient tous et
refusaient systématiquement mon argent. Je ne pouvais même
pas jeter un coup d’œil aux cotations sans qu’un des commis ne
vienne me chercher des noises. J’essayai alors de venir jouer
après un certain laps de temps, en espaçant mes visites. Rien
n’y fit.
En fin de compte, il ne restait qu’un seul endroit où je
pouvais jouer, c’était chez le plus gros des bookmakers : la
Cosmopolitan Stock Brokerage Company.
La Cosmopolitan était classée A-l et brassait de grosses
affaires. Elle avait des succursales dans toutes les villes
industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Au début, ils
acceptaient tout à fait mon négoce. Je pouvais acheter ou
vendre des actions, gagner ou perdre de l’argent pendant des
mois sans problème. Comme d’habitude, les choses se sont
assez vite dégradées. Certes, et contrairement aux petites
boutiques, ils ne refusaient pas mes paris. Non cela aurait été
antisportif, surtout à cause de la déplorable publicité due à une
attitude qui consistait à empêcher un client de jouer pour la
seule et unique raison qu’il gagnait trop souvent. Ils ne
m’empêchèrent pas de jouer de la manière la plus expéditive,
mais de la manière qui vient juste après. Ils m’autorisèrent à
prendre position avec un déposit de trois points et m’obligèrent
à payer une prime d’un demi-point au début, puis d’un point et
enfin d’un point et demi. Pas mal, comme handicap! Quel
handicap? C’est tout simple, supposez que Steel se traite à 90 et
que vous voulez en acheter. En principe, vous recevez un
bordereau avec comme indication : «Acheté 10 actions Steel à
90 1/8». Si vous disposez d’un point d’appel de marge, cela
signifie que, dès que l’action tombe à 89 1/4, vous êtes
automatiquement soldé. Chez les bookmakers, le client n’est pas
importuné par un appel de marge complémentaire et n’est pas
acculé à la déplorable extrémité de devoir demander au
courtier de vendre à n’importe quel cours.
Quand la Cosmopolitan ajoute après coup cette surprime, ils
frappent vraiment en dessous de la ceinture. Cela voulait tout
simplement dire que, si le cours était de 90 au moment où
j’achetais, au lieu de recevoir un ticket libellé «Acheté de la Steel
à 90 1/8», je recevais un ticket libellé «Acheté de la Steel à
91 1/8». C’est pourquoi cette action pouvait monter d’un point et
un quart après mon achat sans me faire gagner le moindre
dollar en cas de revente. En insistant pour que ma marge soit
de trois points au début, ils réduisaient ma capacité
d’intervention des 2/3. Encore faut-il rappeler qu’ils étaient les
seuls à accepter mes spéculations et que je ne pouvais faire
autrement que d’accepter leurs conditions ou de cesser
d’intervenir.
Bien sûr, j’ai alors connu des hauts et des bas, mais
globalement, j’étais encore gagnant. Quoi qu’il en soit, les gens
de la Cosmopolitan ne se satisfaisaient pas du terrible handicap
qu’ils m’avaient infligé et qui, en principe, était largement
suffisant pour battre n’importe qui. C’est à ce moment-là qu’ils
ont essayé de me doubler, sans succès d’ailleurs. Je m’en suis
tiré grâce à un curieux pressentiment.
Voilà comment l’affaire s’est déroulée. Comme je l’ai déjà
signalé, la Cosmopolitan était ma dernière alternative. C’était le
plus riche des bookmakers de la Nouvelle-Angleterre et leur
règle d’or était de ne jamais fixer de limites aux positions des
clients. Je pense que j’étais leur plus gros client particulier, en
tout cas parmi les clients réguliers qui intervenaient tous les
jours. Ils disposaient d’une belle boutique et du tableau de
cotation le plus grand et le plus complet que j’avais jamais vu. Il
faisait le tour de la pièce et affichait tous les produits qui
pouvaient faire l’objet de cotations, à savoir les actions cotées à
la bourse de New York ou de Boston, le coton, le blé, les denrées
alimentaires, les métaux, bref, tout ce qui pouvait faire l’objet
d’achat ou de vente à New York, Chicago, Boston ou Liverpool.
Vous savez comment les choses se passaient chez les
bookmakers. Vous donniez votre argent à un employé et vous
lui indiquiez ce que vous vouliez vendre ou acheter. Il regardait
alors le téléscripteur ou l’écran de cotation et inscrivait le cours
sur un bordereau — le dernier cours, bien sûr. Il inscrivait
également l’heure de telle sorte que votre bordereau et celui
d’un vrai agent de change se ressemblaient comme deux
gouttes d’eau. Il indiquait le nombre d’actions achetées ou
vendues pour vous ainsi que le débit à votre compte. Lorsque
vous désiriez clore votre position, vous retourniez voir un
employé, le même ou un autre cela dépendait des boutiques, et
vous le lui indiquiez. Il notait alors le dernier cours, ou, si
l’action en question n’était pas très active, il attendait la
prochaine cotation sur son téléscripteur. Il inscrivait le cours et
l’heure, apposait son paraphe et vous pouviez alors vous diriger
vers la caisse et retirer le gain éventuel. Évidemment, lorsque
vous vous trompiez et que le cours passait sous la limite fixée
par votre marge, votre position était automatiquement soldée et
votre bordereau ne valait pas plus cher que son poids en papier.
Chez les plus petits bookmakers, auprès desquels les clients
ne pouvaient jouer sur une ligne[5] de plus de cinq actions à la
fois, les bordereaux n’étaient que de simples bouts de papier de
couleurs différentes pour les opérations d’achat ou de vente et
parfois, notamment dans des marchés follement haussiers, les
boutiques étaient fortement secouées parce que les clients
étaient tous haussiers et gagnaient tous. Alors le bookmaker
devait réduire à la fois les commissions à l’achat et à la vente et
si vous achetiez une action à 20 $, le bordereau indiquait 20 1/4
de telle sorte que vous ne disposiez alors que d’une marge de
3/4 points avant de perdre votre argent.
La Cosmopolitan était la société la plus honorable de la
Nouvelle-Angleterre. Elle avait des milliers de clients et je pense
sincèrement que j’étais le seul qu’elle craignait. Ni le montant
de la prime ni les trois points de marge qu’ils m’avaient infligés
ne suffisaient à réduire mes positions. Je continuai à spéculer
autant que possible. J’eus parfois des lignes de 5 000 actions.
Pour en revenir au jour où cette histoire m’est arrivée, j’étais
à l’époque vendeur de 3 500 actions d’une société qui s’appelait
Sugar. J’avais sept gros bordereaux roses de 500 actions chacun.
La Cosmopolitan disposait de grandes fiches d’ordre avec un
espace vierge où ils pouvaient inscrire les marges
complémentaires. N’oubliez pas que les bookmakers ne
faisaient jamais d’appels de marge. Plus la marge était mince,
plus ils gagnaient d’argent puisque leur profit était directement
lié à vos pertes. Chez les plus petits bookmakers, si vous
souhaitiez maintenir une position perdante, ils vous donnaient
un nouveau bordereau. Ils pouvaient vous facturer de la sorte
une nouvelle commission d’achat et vous disposiez alors de 3/4
de points pour chaque baisse d’un point, la commission étant
équivalente à une nouvelle transaction.
Donc, le jour en question, je m’en souviens comme si c’était
hier, j’avais 10 000 $ de marge.
Je n’avais que 20 ans quand j’ai fêté mes premiers 10 000 $.
Je crois vous avoir déjà parlé de la réaction de ma mère vis-à-
vis de mes gains. Vous devez vous dire que 10 000 $ cash
dépassait de très loin ce que les gens pouvaient miser, à
l’exception peut-être du vieux John D.[6] Elle me répétait que je
devais m’en satisfaire et chercher enfin un boulot stable. J’ai
passé beaucoup de temps à lui expliquer que je ne pariais pas,
mais que je gagnais de l’argent en calculant. Tout ce qu’elle
voyait, c’était que 10 000 $ représentaient beaucoup d’argent et
moi, tout ce que je voyais c’était que 10 000 $ représentaient
encore plus de déposit.
J’avais vendu mes 3 500 actions de Sugar à 105 1/4. Un de
mes copains, Henri Williams, était également vendeur de 2 500
actions. J’avais pour habitude de m’installer près du
téléscripteur et de demander les dernières cotations au commis
chargé de les inscrire au tableau. Le cours se comportait comme
je l’avais prévu. Il avait brutalement baissé de quelques points
et reprenait son souffle avant une nouvelle chute. Le marché
était, lui, plutôt mou et tout semblait prometteur. Tout d’un
coup, les hésitations du cours de Sugar me perturbèrent.
Quelque chose commençait à me gêner. J’ai brusquement
pressenti que je devais clore ma position. On cotait alors 103, ce
qui était assez bas pour la journée. Au lieu d’être serein comme
j’aurais dû l’être, j’ai ressenti un sentiment brutal d’insécurité.
Je sentais que ça ne collait pas quelque part, mais je ne savais
pas où exactement. Si quelque chose devait arriver sans que je
puisse savoir d’où cela venait au juste, je ne pourrais pas parer
au plus pressé. Dans cette situation, la meilleure solution était
encore de sortir du marché.
Vous savez, je ne fais rien à l’aveuglette. Je ne supporte pas
cette attitude : je ne le fais jamais. Même quand j’étais môme, je
voulais savoir pourquoi je devais faire certaines choses. Cette
fois-ci, je n’avais tout simplement aucune raison précise à me
donner. Je me sentais si mal à l’aise qu’il m’était impossible de
rester en position. J’appelai Dave Wyman, un copain que je
connaissais et lui dit : «Dave, prends ma place. Je voudrais que
tu me rendes un service. Reste ici jusqu’à la prochaine cotation
de Sugar, tu veux bien? ».
Il accepta et je lui laissai ma place, afin qu’il puisse
surveiller les cours. Je sortis mes sept bordereaux de ma poche
de telle sorte que l’employé ne puisse pas les voir. Très vite
j’entendis la sonnerie du téléphone et je vis Tom Bumham,
l’employé, tourner la tête rapidement et écouter. À ce moment-
là, j’ai senti qu’il se passait quelque chose de pas net et je
décidai immédiatement de ne plus attendre. Juste au moment
où Dave Wyman près du téléscripteur commença : «Su... »,
rapide comme l’éclair, j’écrasai mes bordereaux sur le comptoir
devant Tom et me mis à crier : «Je clôture Sugar! », avant que
Dave n’ait fini d’annoncer le cours. Bien sûr, la maison devait
clore ma position au dernier cours qui était de 103.
D’après mon intuition, Sugar devait casser les 103 à la
baisse : mais la machine ne tournait pas rond. J’avais le
sentiment qu’il y avait un piège dans le coin. A ce moment
précis, le téléscripteur se mit à bouger comme un fou et je
remarquai que Tom Bumham, le commis, n’avait pas encore
inscrit mon cours de clôture et semblait attendre quelque
chose. Je me mis à hurler : «Hé, Tom, qu’est-ce que tu attends,
inscris mon cours 103, magne-toi! »
Tout le monde m’entendait et les clients commençaient à
nous regarder en se demandant où était le problème. Vous
savez, la Cosmopolitan n’avait jamais été mise en défaut et la
moindre rumeur de non-paiement d’un bookmaker peut être
tout aussi dramatique pour lui qu’elle ne l’est pour une banque.
Tout en maugréant, Tom vint me voir et inscrivit sur chaque
bordereau «Clôturé à 103» et me tendit les sept bordereaux. Il
faisait une sale tête.
Et maintenant, écoutez bien : la distance entre Tom et la
caisse ne dépassait pas deux mètres cinquante, j’étais à peine
arrivé que Dave Wyman se mit à hurler comme un excité : «Bon
dieu! Sugar est à 108! » J’éclatai de rire et apostrophai Tom :
«J’ai plutôt bien fait de solder, n’est-ce pas Tom? »
Bien évidemment, c’était du vol comme au coin du bois.
Henry Williams et moi avions une position vendeuse de 6 000
titres sur Sugar. Ce bookmaker avait notre déposit et je pense
qu’il y avait d’autres vendeurs, ce qui devait représenter en tout
environ 8 000 à 10 000 actions. Supposez qu’ils aient 20 000 $ de
déposit sur Sugar. Il y avait de quoi mettre en place une petite
manipulation de cours sur le New York Stock Exchange pour
nous liquider tous. Jadis, lorsqu’un bookmaker était un peu trop
exposé sur un titre sur lequel ses clients avaient massivement
investis, il était courant qu’il aille demander à des agents de
change de peser un peu sur les cours de ce titre pour les
liquider tous. Ce genre d’opération ne coûtait rarement plus de
quelques centaines de dollars et rapportait des milliers de
dollars.
C’est exactement ce que la Cosmopolitan avait tenté de faire
avec Henry et moi-même, en faisant monter les cours jusqu’à
108 par l’intermédiaire de ses courtiers new-yorkais. D’ailleurs,
à l’époque lorsqu’on remarquait une baisse brutale d’un titre
suivie d’un redressement immédiat, les journaux avaient
l’habitude de parler de «coup de bookmaker».
Le plus drôle, c’est que 10 jours à peine après cet épisode, au
cours duquel la Cosmopolitan avait tenté de me doubler, un
opérateur new-yorkais leur piquait 70 000 $ de la même
manière. Cet homme, qui était un des gourous du marché,
devait sa renommée au krach de 1896, où il avait été un des
rares vendeurs. Il était toujours en butte aux autorités
boursières qui voulaient l’empêcher de mettre en place ses
plans aux dépens des membres de la bourse. Un jour, il s’était
imaginé que ni la bourse ni la police ne trouverait rien à redire,
s’il soutirait aux bookmakers une partie des gains qu’ils avaient
engrangés de manière assez peu catholique. Il envoie donc sans
coup férir 35 complices jouer les clients chez les bookmakers.
Ils se présentent au siège social et dans les plus grandes
succursales. Au jour dit et à l’heure dite, ils achètent tout ce
qu’ils peuvent sur un titre choisi à l’avance. Leurs instructions
étaient strictes : sortir à un cours fixé à l’avance. Évidemment,
l’instigateur de la magouille diffusa le tuyau en bourse sur la
valeur concernée et parmi ses copains. Il alla sur le parquet et
fit monter le cours, suivi par les traders qui subodoraient le bon
coup. Ayant choisi une valeur pas trop liquide, il n’eut aucun
problème à faire monter le cours de trois ou quatre points.
Après la manipulation, ses sbires n’avaient plus qu’à passer à la
caisse chez les bookmakers.
Un de ses comparses m’a raconté qu’il avait gagné 70 000 $
net sur ce coup-là, en plus de ce qu’ont gagné ses complices. Il
refit le même coup plusieurs fois de suite chez les plus gros
bookmakers de New York, Chicago, Cincinnati et Saint-Louis.
Une de ses actions favorites pour ce type de sport était Western
Union, parce qu’il était très facile de faire bouger de quelques
points une action peu active. Ces agents l’achetaient à un
certain cours, la revendaient deux dollars plus haut, puis la
vendaient à découvert pour reprendre encore trois dollars.
Quoiqu’il en soit, j’ai lu, il y a peu de temps, qu’il était mort,
pauvre et oublié. S’il était mort en 1896, il aurait fait au moins
une colonne en première page de tous les quotidiens new-
yorkais. Là, on ne lui avait consacré que deux lignes en page
cinq.
CHAPITRE 2

J’ ain’hésiterait
donc découvert que la Cosmopolitan Brokerage Company
pas trop à me ruiner par des procédés peu
recommandables, si le handicap des trois points de marge et la
surprime de 1/2 point qu’elle m’avait fixée ne suffisaient pas.
Les insinuations à peine voilées sur le fait qu’ils ne souhaitaient
pas trop faire des affaires avec moi de quelque manière que ce
soit, me décidèrent à me rendre sans plus tarder à New York, où
je pourrais spéculer directement par l’intermédiaire d’un vrai
agent de change à la bourse. Je ne désirais pas intervenir depuis
Boston et être à la merci d’un problème de transmission
télégraphique. Pour cela, je devais être au plus près de la source
originelle. Je débarquai donc à New York, à 21 ans avec, en tout
et pour tout, 2 500 $ en poche.
Il me semble vous avoir déjà précisé que je disposais de
10 000 $ à 20 ans et que mes gains sur l’affaire Sugar s’étaient
élevés à plus de 10 000 $, mais on n’empoche pas à tous les
coups. Ma méthode de spéculation était pourtant efficace
puisque je gagnais plus souvent que je ne perdais. Si j’avais
suivi ma méthode scrupuleusement, j’aurais certainement
gagné sept fois sur dix. En fait, j’ai toujours gagné de l’argent
lorsque j’étais certain d’avoir raison avant même de prendre
position. Ce qui me perdait c’était de vouloir prendre sans cesse
de nouvelles positions. Il y a un temps pour tout, mais je ne
savais pas lequel. C’est précisément ce qui fait perdre la plupart
des spéculateurs boursiers qui ne sont pourtant pas tous des
pigeons patentés. Il y a le gogo parfait, qui fait toujours et
partout l’inverse de ce qu’il faut faire, mais il y a aussi le gogo
de Wall Street qui se croit obligé de spéculer tout le temps, et à
contretemps. Personne ne peut disposer de raisons valables
pour acheter ou vendre tous les jours des actions ou être assez
intelligent pour faire de n’importe quel jeu un jeu gagnant.
Je l’ai appris à mes dépens. Quand je lisais la bande du
téléscripteur à la lumière de l’expérience, je gagnais de l’argent,
mais lorsque je jouais au gogo, je perdais. Pourquoi aurais-je
fait exception à la règle? Le tableau de cotation géant était en
face de moi, le téléscripteur crachait sa bande à côté et les gens
qui spéculaient autour de moi regardaient leurs bordereaux se
transformer soit en or soit en papier brouillon. Bien sûr, il
m’arrivait parfois de me laisser gagner par l’excitation du jeu et
je perdais alors tout jugement. Chez un bookmaker où votre
marge est aussi mince qu’une feuille de papier, vous ne restez
jamais longtemps en position : on vous liquide vite fait, bien
fait. C’est le besoin d’agir sans cesse et sans raison valable qui
est la cause principale de tant de pertes à Wall Street, même
chez les professionnels, qui doivent ramener tous les jours de
l’argent à la maison, comme s’ils travaillaient pour un salaire
régulier. Je n’en avais pas conscience à l’époque et ne l’ai appris
que bien plus tard, très exactement 15 ans plus tard. J’ai dû
alors attendre deux longues semaines et voir une action, sur
laquelle j’étais très chaud, prendre 30 points avant de me
décider à en acheter en toute sécurité. À ce moment-là, j’étais
sur la paille, j’essayais de me refaire et je ne pouvais pas me
permettre de jouer de manière insouciante. Il fallait que je joue
au plus juste et que je sois donc très prudent. C’était en 1915.
C’est une longue histoire : je vous la conterai à son heure.
Maintenant, revenons à l’époque où après des années de
pratique à plumer les bookmakers, je les ai laissés me
reprendre la majeure partie de mes gains.
Et tout cela avec les yeux grands ouverts, en plus. Ce n’était
pas la première fois que cela m’arrivait : vous savez un
spéculateur doit lutter contre des hordes d’ennemis qui lui
coûtent très cher et qui sont tapies au plus profond de lui-
même. Bref, j’arrivai à New York avec 2 500 $ en poche et pas
un bookmaker digne de confiance dans les parages, car les
autorités boursières et la police avaient fait place nette. En
outre, je voulais spéculer avec pour seules limites le montant de
ma mise. Je n’avais pas grand chose, mais je comptais bien ne
pas en rester là. La première des priorités était de trouver un
endroit où je n’aurais pas à me soucier de me faire plumer.
J’atterris chez un agent de change new-yorkais qui avait une
succursale à Boston et chez qui je connaissais quelques
employés. J’optai donc pour Fullerton et Cie. Quelqu’un avait dû
leur parler de mes exploits passés, puisqu’au bout de quelques
jours, tout le monde me surnommait «le gamin spéculateur».
J’ai toujours paru très jeune : c’est un handicap. D’un autre côté,
cela m’obligeait à me battre pour exister car la plupart des gens
essayaient de profiter de ma jeunesse. Les types des
bookmakers, voyant qu’ils avaient affaire à un gamin, pensaient
toujours que j’avais de la veine et que c’était là l’unique cause
de leurs pertes.
Six mois après mon arrivée à New York, j’étais tout
simplement sur la paille. J’avais tourné pas mal de papier et
j’avais la réputation d’être un gagnant. Je suppose que les
commissions que je leur laissais n’étaient pas ridicules. Mon
compte avait commencé à grimper mais, au final, il ne me
restait plus un rond. J’avais pourtant joué prudemment, et
malgré cela j’avais tout perdu. Je vais même vous dire la cause
de mon infortune : c’était mon remarquable succès chez les
bookmakers !
La manière dont je spéculais était parfaitement adaptée aux
bookmakers chez qui je pouvais intervenir sur de petites
fluctuations. La façon dont je lisais la bande du téléscripteur ne
m’était utile que chez eux. Lorsque j’achetais, le cours était
inscrit bien en évidence sous mes yeux et donc juste avant
d’acheter, je connaissais exactement le prix auquel j’allais payer
l’action. Je pouvais toujours vendre à tout instant. J’étais en
mesure de faire des aller et retour avec succès parce que je
pouvais bouger à la vitesse de la lumière. J’étais capable, selon
les cas, de laisser filer mes gains ou de couper mes pertes sur le
champ. Parfois, lorsque j’étais sûr qu’une action allait bouger
d’un dollar, je ne faisais alors ni une ni deux, je déposais un
dollar et je doublais ma mise en un clin d’œil. Gagner au moins
un demi-dollar sur cent ou deux cents bouts[7] par jour, ce
n’était pas si mal à la fin du mois n’est-ce pas?
Le véritable problème avec ce procédé provenait bien sûr
du fait que même si le bookmaker avait les moyens de perdre
régulièrement, il n’en avait aucune envie. Il n’était pas normal
qu’un client ait le mauvais goût de gagner à tout coup.
Toujours est-il que mon système, parfait chez les
bookmakers, ne fonctionnait pas forcément en bourse.
Pourquoi?
Parce qu’en bourse, j’achetais et je vendais réellement les
actions. Le cours de Sugar pouvait très bien être de 105 sur le
téléscripteur et mon cours d’exécution de seulement 102, si je
passais un ordre de vente. Concrètement, au moment précis où
le téléscripteur imprimait 105, le cours en bourse pouvait ne
plus être qu’à 104 ou à 103. Le temps que mon ordre de vendre
1 000 actions arrive entre les mains du commis négociateur, le
cours pouvait baisser. Je ne pouvais donc pas savoir à quel
cours mon ordre avait été exécuté, avant d’avoir eu la réponse
du commis, alors que j’étais sûr, chez les bookmakers, de vendre
d’un seul coup 3 000 actions au cours que m’indiquait le
téléscripteur. Bien sûr, j’ai pris un cas extrême, mais le fait est
que chez Fullerton, le téléscripteur ne me racontait que les
événements passés et ça, je ne l’avais pas bien compris.
De plus, si mon ordre était important, ma propre vente avait
pour effet de peser sur les cours. Chez les bookmakers, je
n’avais pas à me soucier des effets sur les cours de mes propres
spéculations. J’ai perdu ma galette à New York parce que les
règles du jeu étaient fondamentalement différentes. Je ne
perdais pas parce que je jouais régulièrement, mais parce que
je jouais à l’aveuglette. On me disait que j’étais un excellent
lecteur de la bande. Le fait de lire le téléscripteur comme un as
ne m’a pas évité la ruine. J’aurais pu mieux faire si j’avais été
sur le parquet en personne comme un spéculateur
professionnel de parquet. Dans cette foule singulière, peut-être
aurais-je pu adapter ma méthode aux conditions de marché.
Bien sûr, si j’étais intervenu à la même échelle que je le fais
maintenant, ma méthode aurait également échoué, à cause de
l’influence que mes ordres auraient eue sur les cours.
Bref, je n’y connaissais rien aux règles du jeu boursier. J’en
connaissais quelques-unes, les plus importantes sans doute, ce
qui m’a toujours été utile. Malgré mes atouts, je perdais quand
même. Quelle chance avait alors le néophyte que j’étais de faire
des plus-values et de les réaliser?
Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte que quelque
chose ne collait pas dans ma manière de jouer, mais je
n’arrivais pas à définir exactement quoi. A certains moments,
ma méthode fonctionnait à merveille et à d’autres, les tuiles
succédaient aux tuiles. N’oubliez pas que je n’avais que 22 ans.
Je ne veux pas dire par là que j’étais imbu de moi-même au
point de ne pas reconnaître mes erreurs, mais tout simplement,
qu’à cet âge, on ne sait pas grand-chose.
Les gens de la charge étaient très gentils avec moi. Certes, je
ne pouvais pas prendre de positions aussi importantes que je
l’aurais souhaité à cause des couvertures exigées. Le vieux
Fullerton et le reste de la boîte étaient tellement sympathiques
avec moi, qu’après six mois de spéculation active, non
seulement j’avais perdu tout ce que j’avais, mais en plus je leur
devais quelques centaines de dollars. Ce que j’étais : un pauvre
gosse qui avait quitté pour la première fois son patelin et qui
s’était ruiné à New York. Cependant, je savais que je n’étais pas
en cause personnellement, c’était seulement ma manière de
jouer qui n’était pas adaptée au vrai jeu boursier. Je ne sais pas
si je devais m’en prendre à moi-même, mais je ne perdais pas
mon sang-froid sur le marché. Vous savez, je n’ai jamais essayé
de marchander avec le téléscripteur. Être ulcéré par le marché
n’a jamais mené nulle part.
J’étais tellement pressé de reprendre mes opérations
spéculatives que, sans perdre une minute, je suis allé voir le
vieux Fullerton pour lui demander :
— Pourriez vous me prêter 500 $?
— Et pourquoi donc, me demanda-t-il.
— J’ai besoin d’un peu d’argent.
— Pourquoi faire?
— Pour m’en servir comme couverture.
— 500 $, dit-il en fronçant les sourcils, à 10 % de marge, ça
représente une garantie de 1 000 $ sur une ligne de cent actions.
Mummm, je préfère te faire crédit.
— Non, non, je ne veux pas de crédit ici, je vous dois déjà de
l’argent. Ce que je veux, c’est que vous me prêtiez 500 $ pour me
refaire ailleurs et revenir ensuite chez vous.
— Comment vas-tu t’y prendre?
— Je vais aller jouer chez les bookmakers.
— Joue plutôt ici.
— Non, je ne suis pas certain de gagner chez vous, mais je
suis sûr de gagner chez les bookmakers. Je connais bien les
règles du jeu chez eux. Je crois avoir compris pourquoi je me
suis planté en bourse.
Il me donna ma chance et je quittai sa charge où la «terreur
des bookmakers», comme ils me surnommaient, avait perdu
son magot. Je ne pouvais pas retourner chez moi parce que les
bookmakers n’acceptaient plus mes paris. Il n’était pas possible
de jouer à New York : il n’y avait plus rien à y gagner à ce
moment-là. On m’avait dit que dans les années 90 Broad Street
et New Street étaient pleines de ces boîtes. Mais il n’y en avait
plus quand j’en ai eu besoin pour mon business. Du coup, je
décidai de me rendre à Saint-Louis. J’avais entendu parler de
deux boîtes qui, là-bas, faisaient un gros chiffre d’affaires avec
des bureaux dans tout le Middle West. Leurs bénéfices devaient
être gigantesques. Ils avaient des succursales dans des
douzaines de villes. On m’avait raconté que rien n’était
comparable à leur activité dans tout l’Est des États-Unis. Ils
ouvraient leurs portes à tout le monde. Les meilleurs
spéculateurs pouvaient intervenir sans limite aucune. Un
copain m’avait même précisé que le propriétaire d’une des
deux boîtes était le vice-président de la chambre de commerce,
mais cela me paraît totalement impensable à Saint-Louis.
Toujours est-il que j’ai décidé d’aller là-bas avec mes 500 $ afin
de revenir les poches pleines pour pouvoir recommencer la
vraie spéculation chez Fullerton, membre du New York Stock
Exchange.
En arrivant à Saint-Louis, je descendis à l’hôtel, pris une
douche et me rendis chez les bookmakers. L’un des bookmakers
s’appelait la J. G. Dolan Company et l’autre la H. S. Teller & Cie.
Je savais que je pourrais les battre sans problème. Je
commençai à spéculer sans risque, prudemment et d’une
manière très conservatrice. Mon principal souci était que
quelqu’un me reconnaisse et me mette dehors, parce que tous
les bookmakers de ce pays avaient entendu parler du «gamin
qui spéculait comme un fou». C’était un peu comme les casinos
et leur liste noire.
Dolan était plus proche de l’hôtel que Teller, je commençai
donc par eux. J’espérais bien pouvoir tenir quelques jours avant
qu’ils me disent d’aller jouer ailleurs. J’entrai : c’était une sacrée
belle salle et il devait y avoir plusieurs centaines de personnes
là-dedans qui passaient leur temps à regarder l’évolution des
cours. J’étais content parce que dans une telle foule, j’avais plus
de chances de passer inaperçu. Je restai là, à observer le tableau
et à noter attentivement les cours jusqu’au moment où je
repérai une action pour me faire la main.
Je cherchai des yeux le guichet où l’on dépose sa mise en
échange d’un bordereau, je vis l’employé. M’approchant de lui,
je demandai :
— Je peux traiter sur le coton et sur le blé ici?
— Oui, mon garçon.
— Puis-je également acheter des actions?
— Tu peux, si tu as le pognon. Tu en as au moins?
— Ah! pour ça oui, lui dis-je comme un jeune coq.
— Combien d’actions ai-je le droit d’acheter avec 100 $? lui
demandai-je.
— Cent, si tu as 100 $.
— Et bien, j’en prends cent, et même deux cents!
— Diable!
— Achetez-moi deux cents actions, lui dis-je sèchement.
— Deux cents, sur quel titre? me demanda-t-il, redevenant
sérieux tout à coup : les affaires commençaient.
Je regardai à nouveau le tableau de cotation comme si je
cherchais à deviner et avec circonspection lui dis :
— Deux cents Omaha.
— O.K. Il prit l’argent, vérifia le cours et nota sur le
bordereau le nombre de titres achetés.
— Ton nom? me demanda-t-il.
— Horace Kent, lui répondis-je.
Il me rendit le bordereau. Je m’éloignai du guichet et allai
m’asseoir parmi les clients. Je réagis vite et effectuai quelques
aller-retour dans la journée. Le lendemain, même topo, si bien
qu’en deux jours j’avais gagné 2 800 $ et j’espérais qu’il me
laisserait finir la semaine. Au rythme où ça allait, ça n’était pas
mal du tout. Ensuite, j’irais écumer l’autre boutique et si tout se
passait comme prévu, alors je reviendrais à New York avec une
bonne petite liasse de billets avec laquelle je pourrais
certainement faire quelque chose.
En voulant acheter cent B. R. T. le matin du troisième jour,
lorsque je me suis présenté au guichet, toujours profil bas, le
guichetier me glissa à l’oreille : «Le patron veux te parler. »
Je savais d’expérience que les ennuis commençaient.
— Vous savez ce qu’il me veut?
— Non.
— Où est-il?
— Dans son bureau par ici, et, il me montre une porte.
J’entrai, Dolan était assis à sa table de travail. Il se tourna
vers moi et me dit : «Assieds-toi, Livingstone», en me montrant
du doigt un fauteuil. Mon dernier espoir s’envolait. Je ne sais
pas comment il avait fait pour découvrir qui j’étais, peut-être
par le registre de l’hôtel.
— Que me voulez-vous? Commençai-je à dire.
— Écoute mon gaillard : tu sais que j’ai rien contre toi, rien
du tout.
— Je ne vois pas de quoi...
Il bondit de son siège pivotant; c’était un type assez
imposant et il me dit :
— Viens par ici, Livingstone, tu veux.
Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit et me montra les clients
dans la grande salle.
— Tu les vois, hein?
— Qui?
— Tous ces gars. Regarde-les bien, il y en a trois cents. Trois
cents pigeons, tu comprends, qui me font bouffer moi et ma
famille. Tu les vois ces pigeons! Toi, tu te pointes chez-moi et en
deux jours tu me piques ce qu’ils me laissent en deux semaines.
C’est pas du boulot, ça, mon garçon. Pas pour moi en tous cas,
j’ai pas besoin de ça. Garde ce que tu m’as piqué, mais arrête-toi
là. Je ne veux plus te voir ici.
— Mais pourquoi?
— Écoute, ça suffit comme ça, je t’ai vu te pointer il y a deux
jours et je n’ai pas aimé ton allure. Ta tête ne me revenait pas. Je
t’avais tout de suite repéré. J’ai appelé cet idiot de guichetier qui
t’a laissé jouer — il montrait du doigt l’employé fautif — et je lui
ai demandé ce que tu avais fait. Quand il me l’a dit, je lui ai
répété : «Je n’aime pas les manières de ce type. C’est un
arnaqueur! ». Ce grand niais me répond : «Arnaqueur, vous
rigolez, patron, il s’appelle Horace Kent et c’est un de ces fils à
papa qui cherche des sensations fortes, c’est peinard. Du coup,
je le laisse faire et cet avorton me coûte 2 800 $». Garde ce que
tu m’as piqué, mais maintenant, ça suffit.
— Écoutez, lui dis-je.
— C’est toi qui vas m’écouter, je te connais de réputation.
Moi, je gagne ma vie en plumant tranquillement ces pigeons,
alors toi tu n’as rien à faire ici. Note bien que je suis beau
joueur, garde ce que tu m’as piqué, mais si je te laissais
continuer comme ça, c’est moi qui serais un pigeon, maintenant
que je sais qui tu es, alors, casse-toi, fils!
Je quittai donc Dolan sur ces fortes paroles mais avec 2 800 $
de plus. La société Teller n’était pas très loin. J’avais entendu
dire que Teller était un homme riche et qu’il dirigeait un vaste
réseau de points de vente. Je me demandai quelle tactique
j’allais adopter : commencer doucement et monter
progressivement en régime jusqu’à 1 000 actions ou frapper
tout de suite par gros coups, auquel cas mon espérance de vie
chez eux ne devrait pas dépasser une journée. En général, les
bookmakers comprennent assez vite à qui ils ont affaire quand
ils commencent à perdre et je voulais acheter un millier de
B. R. T. J’étais à peu près sûr de leur prendre quatre ou cinq
points. Si je leur mettais la puce à l’oreille ou si trop de clients
étaient acheteurs sur cette valeur, ils pouvaient arrêter tout de
suite les frais. Je jugeais donc préférable de commencer petit.
Cette boîte n’était pas aussi grosse que celle de Dolan. Les
agencements étaient cependant plus élégants et de toute
évidence la clientèle était plus huppée. Ça m’allait à merveille.
Je décidai d’acheter une première ligne de 1 000 B. R. T. Je
m’approchai donc du guichet et demandai au croupier :
— Je voudrais acheter quelques B. R. T. Quelle est la limite?
— Il n’y a pas de limite ici, dit le croupier, vous pouvez
acheter tout ce que vous voulez, pourvu que vous en ayez les
moyens.
— D’accord, achetez-moi 1 500 B. R. T, lui répondis-je en
sortant ma liasse de billets.
Pendant que le croupier remplissait le bordereau d’achat, je
vis surgir un homme à la chevelure rousse qui l’écarta du
comptoir. Il s’accouda au comptoir et me dit :
— Écoute, Livingstone, retourne chez Dolan, on ne veut pas
de toi ici.
— Attendez que j’aie reçu mon bordereau, je viens juste
d’acheter quelques B. R. T.
— Tu n’as aucune position chez-moi.
A ce moment, les autres employés se regroupèrent derrière
lui et me fixèrent tous.
— Ne reviens jamais jouer ici. On veut pas de ton pognon, tu
as compris?
Il n’y avait visiblement rien à gagner à essayer
d’argumenter. Du coup je rentrai à l’hôtel. Je réglai ma note et
pris le premier train en partance pour New York. J’étais de sale
humeur. Je comptais ramener un peu de pognon et ce Teller
n’avait même pas accepté de me laisser faire une ligne.
Arrivé à New York, je rendis à Fullerton les 500 $ qu’il
m’avait prêtés et recommençai à spéculer avec l’argent gagné à
Saint Louis. J’ai eu de bonnes et de mauvaises passes, mais
globalement je ne m’en sortais pas trop mal. Après tout, je
n’étais pas débile. Je devais simplement comprendre que la
spéculation boursière était un peu plus compliquée que je ne
me l’imaginais avant d’entrer chez Fullerton. Vous savez, j’étais
un peu comme ces passionnés de mots croisés qui ne
connaissent pas de repos tant qu’ils n’ont pas terminé
complètement la grille du supplément du journal dominical. Je
voulais absolument trouver la solution de ce jeu. Je pensais
l’avoir trouvée chez les bookmakers : c’était une erreur.
Quelques mois après mon retour à New York, un vieux
débris entra chez Fullerton. Il connaissait A. R. et on disait
même qu’ils possédaient ensemble une écurie de chevaux de
course. Il était clair qu’il avait connu des jours meilleurs. On me
présenta au vieux McDevitt. Il était en train de parler d’une
bande d’escrocs qui avaient écumé les champs de course à Saint
Louis, quand soudain je l’entendis mentionner le nom de Teller.
— À quel Teller faites-vous donc allusion, Monsieur?
— Hi Teller, H. S. Teller.
— Je connais l’oiseau, lui dis-je.
— Il n’est pas tendre.
— Pire que ça, c’est un rapace et j’ai un compte à régler avec
lui.
— Que voulez-vous dire jeune homme?
— La seule manière de lui faire mal est de le frapper au
portefeuille. À Saint Louis, il est intouchable, mais un jour je lui
ferai rendre gorge. Et je lui fit part de mes griefs.
— Eh bien, dit le vieux Mac, il a cherché à s’implanter ici à
New York, mais en vain, du coup il a ouvert un bureau à
Hoboken. Le bruit court que, là-bas, il ne fixe absolument
aucune limite aux positions des joueurs et que l’encaisse de la
maison est telle qu’à côté le rocher de Gibraltar fait figure de
petit caillou.
— Et quelle sorte de bureau est-ce? Je pensais qu’il faisait
allusion à un bureau de syndicat pour manipuler le cours des
titres.
— Un bureau de bookmaker, dit McDevitt.
— Vous êtes sûr que le bureau fonctionne?
— Sûr et certain, j’ai vu des tas de types qui m’en ont parlé.
— Ce ne sont que des on-dit. Pouvez-vous m’assurer que
cette boutique fonctionne bel et bien et qu’il n’y a pas de limite
aux mises?
— Bien sûr, fils, dit McDevitt. Je me rendrai moi-même sur
place demain matin et je reviendrai te le dire.
Ce qu’il fit. La boutique de Teller avait l’air de marcher très
fort et elle acceptait toutes les mises sans limite. C’était un
vendredi. Le marché avait monté toute la semaine. C’était il y a
21 ans[8] ne l’oubliez pas. Il était alors évident que le bilan
hebdomadaire de la Banque centrale publié le samedi
indiquerait une forte contraction de ses réserves, ce qui
donnerait l’excuse habituelle aux spéculateurs pour se jeter sur
le marché et aux courtiers pour faire tourner les compteurs. Il y
aurait également la réaction habituelle dans la dernière demi-
heure d’ouverture du marché, en particulier sur les actions les
plus actives. Celles-ci étaient, bien sûr, les actions sur lesquelles
les clients de Teller étaient le plus engagés. La maison ne serait
pas mécontente de voir quelqu’un vendre ses actions. Pour un
bookmaker, rien n’est plus drôle que de plumer le pigeon dans
les deux sens et rien n’est plus facile, surtout lorsque la marge
n’est que d’un point.
Le samedi matin, je me mis en route pour Hoboken afin de
rendre une petite visite à Teller. Ils avaient construit une
gigantesque salle de cotation avec un très chouette tableau. Il y
avait là un bataillon d’employés et même un vigile en uniforme
gris. Je dénombrai environ 25 clients dans la salle.
Je cherchai à parler au directeur. Il me demanda s’il pouvait
m’être utile. Je lui répondis qu’il ne pouvait m’aider en rien et
qu’il était plus facile de gagner gros aux courses en évaluant les
cotes des chevaux. En plus, il était possible de miser tout son
pognon, de rester debout et d’empocher des milliers de dollars
en quelques minutes au lieu de se faire rouler dans la farine en
bourse et d’attendre pendant des jours une hypothétique
hausse. Il commença à m’expliquer en quoi la spéculation
boursière était beaucoup plus sûre, combien pouvaient toucher
certains spéculateurs et comment un type capable de jouer gros
pouvait faire un malheur. Vous auriez juré qu’il était un vrai
agent de change qui passait effectivement vos ordres d’achats et
de ventes sur le marché. Il devait se dire que j’étais à la tête
d’un quelconque syndicat de spéculateurs et il en voulait
visiblement à ma liasse de billets avant que je ne la claque
ailleurs. Il me dit que je devais me dépêcher, car le samedi le
marché fermait à midi. Ceci me permettrait de consacrer mon
après-midi à d’autres activités lucratives. Je disposerais alors de
plus de pognon pour jouer aux courses si je choisissais les
bonnes valeurs.
Je fis celui qui ne le croyais pas et il continua à me saouler
de paroles. Je jetai un coup d’œil à l’heure : à 11 h 15, je lui dis
que j’étais prêt et je lui passai tout de suite l’ordre de vendre
différentes actions. Au même moment, je lui présentai 200 $ en
espèces qu’il fut très heureux de prendre. Il me dit qu’il pensait
que je ferai beaucoup d’argent et me réitéra son souhait de me
voir aussi souvent que possible.
Tout se passa comme prévu, les spéculateurs balancèrent
leurs actions pour prendre leurs bénéfices avant le week-end,
enfonçant les limites des ordres stops[9]. Ceux-ci se
déclenchèrent et accélérèrent la baisse, entraînant un plongeon
des cours. Je rachetai mes positions juste avant la traditionnelle
petite reprise de clôture provoquée par les rachats des
vendeurs à découvert.
J’avais gagné 5 100 $.
— J’ai bien fait de vous écouter, dis-je au directeur en lui
tendant mes bordereaux.
— Hum, écoutez, dit-il, je ne peux pas tout vous donner
aujourd’hui, je ne m’attendais pas à un tel retrait, mais croyez-
moi, lundi, je vous paierai sans faute.
— D’accord, mais je prends déjà ce qui vous reste en caisse.
— Laissez-moi d’abord régler les petits gains. Je vous rendrai
ce que vous avez misé et je vous laisse le solde de la caisse. Je
vous demande quelques instants, le temps de payer les petits
clients.
Je ne me faisais aucun souci pour les sommes dues. Teller
n’allait pas filer à la cloche de bois entre samedi et lundi : il me
paierait sans problème ce qu’il me devait.
Le lundi, j’arrivai à Hoboken avant midi. Je vis un type que
j’avais aperçu à Saint Louis le jour où Teller m’avait dit de
retourner chez Dolan. Il était en grande conversation avec le
directeur. J’ai immédiatement compris que le directeur avait
télégraphié au siège et qu’ils avaient envoyé un de leurs
inspecteurs pour tirer l’affaire au clair.
— Je viens chercher mon solde.
— C’est lui? demanda l’inspecteur.
— Oui. Il sortit un paquet de billets de 100 $ de sa poche.
— Attends, lui dit le type de Saint Louis et il se tourne vers
moi.
— Dis-moi Livingstone, je ne t’avais pas dit qu’on ne voulait
plus te revoir.
— Donnez-moi d’abord mon pognon, dis-je au directeur.
Et il compta deux billets de 1 000 $, quatre de 500 $ et trois
de 100 $.
— Qu’est-ce que vous me disiez? répondis-je au type de Saint
Louis.
— On t’avait dit qu’on ne voulait plus te voir chez nous.
— C’est vrai, c’est pourquoi je suis venu ici.
— Écoute, ne viens plus nulle part, tire-toi! gronda-t-il.
Le vigile en gris s’approcha, au cas où. Le type de Saint-Louis
menaça le directeur avec son poing et hurla :
— Vous auriez dû le voir venir, pauvre cloche, avant de le
laisser jouer. C’est Livingstone. Vous connaissiez les ordres!
— Écoutez-moi bien, lui dis-je, on n’est pas à Saint Louis, ici.
Vous ne pouvez pas faire vos petites magouilles, comme votre
patron avec le type de Belfast.
— Vous quittez cet endroit tout de suite. Vous ne pouvez pas
jouer ici! hurla-t-il.
— Si je ne peux pas jouer, alors personne ne pourra jouer, lui
dis-je. Vous n’avez pas le droit de proférer ce genre de menaces
ici.
Le type de Saint Louis changea d’attitude d’un seul coup.
— Écoute, mon garçon, dit-il, soudain embarrassé, fais-moi
une faveur. Sois raisonnable, tu sais bien que nous ne pouvons
pas perdre comme ça tous les jours. Le vieux va sauter au
plafond s’il apprend qu’on t’a laissé jouer. Fais un bon geste,
Livingstone.
— Je vais y aller mollo, promis-je.
— Écoute la voix de la raison. Pour l’amour de Dieu, tire-toi.
Laisse-nous une chance de réussir notre lancement ici. On est
nouveau dans ce coin, tu le sais bien.
— Je ne veux plus voir ces magouilles la prochaine fois que
je viens, lui dis-je.
Je le laissai parler avec le directeur à un million la minute.
Je voulais leur piquer un peu d’argent pour les punir de la
manière dont ils m’avaient traité à Saint Louis. Je n’avais aucun
intérêt à les affronter à visage découvert. Je retournai donc
chez Fullerton et racontai à McDevitt ce qui s’était passé.
Ensuite je lui dis que si ça l’intéressait, j’aimerais bien qu’il se
rende chez Teller et qu’il commence à spéculer par lots de 30 ou
50 actions, de manière à ce qu’ils s’habituent à lui. Au moment
propice, je lui téléphonerai pour faire une grosse ligne.
Je donnai 1 000 $ à McDevitt et il se rendit à Hoboken pour
faire comme convenu. Il devint un habitué. Un jour, quand je
vis un gros mouvement se dessiner, je lâchai le mot de passe à
McDevitt et il se mit à vendre tout ce qu’il pouvait. J’en tirai
2 800 $ après avoir laissé à McDevitt sa quote-part et le
remboursement de ses frais, peut-être même un peu plus, car je
le soupçonnais volontiers d’avoir misé à titre personnel
quelques titres supplémentaires. Dans le mois qui suivit, Teller
fermait sa succursale d’Hoboken. Les flics avaient fort à faire.
De toute façon cela n’était plus rentable pour eux, bien que je
n’y ai joué en tout et pour tout, directement ou indirectement,
que deux fois. On entrait dans un marché furieusement
haussier, dans lequel les actions ne corrigeaient pas
suffisamment pour balayer les marges, même ramenées à un
point. Bien sûr, tous les clients étaient haussiers, gagnaient et
pyramidaient en rejouant systématiquement tous leurs gains.
Presque tous les bookmakers du pays sautèrent en même
temps.
Les règles du jeu avaient changé. Spéculer à la papa chez les
bookmakers avait décidément beaucoup d’avantages par
rapport à la spéculation chez les respectables agents de change.
Au moins pour une chose : la clôture automatique de votre
position, quand la marge atteignait le point de rupture, était la
meilleure manière de passer un stop-loss[10]. Vous ne pouviez
pas perdre plus que vous n’aviez misé, il n’y avait pas de risque
de mauvaise exécution et ainsi de suite. Et pourtant, à New
York, les bookmakers passaient pour être moins libéraux avec
leur clientèle que ceux de l’Ouest, du moins à ce qu’on m’a dit.
Ici, ils avaient l’habitude de limiter les gains maximaux sur
certaines actions selon la règle des deux points. Sugar,
Tennessee Coal et Iron faisaient partie du lot. Même si elles
bougeaient de dix points en dix minutes, vous ne pouviez pas
gagner plus de deux points par bordereau. Ils s’imaginaient que
si le client passait des ordres trop gros, il serait prêt à perdre un
dollar pour en gagner dix. Parfois, il arrivait même que tous les
bookmakers, même les plus gros, refusent de prendre des
ordres sur certaines valeurs. En 1900, la veille de l’élection,
quand il devenait presque évident que McKinley[11] allait
gagner, aucun bookmaker dans le pays ne laissait ses clients
acheter des actions. La cote était de trois contre un en faveur de
McKinley. En achetant des actions le lundi[12], vous deviez partir
avec un handicap de trois à six points, voire plus. Un client
pouvait parier sur Bryan, acheter des actions en bourse et être
ainsi certain de réaliser un arbitrage sans risque. Les
bookmakers avaient même refusé les ordres ce jour-là.
S’ils n’avaient pas refusé ma mise, je n’aurais peut-être
jamais cessé de jouer chez les bookmakers. Et alors, je n’aurais
jamais réalisé que spéculer en bourse ne se limitait pas
uniquement à profiter des fluctuations de quelques points.
CHAPITRE 3

I
l faut beaucoup de temps pour tirer toutes les leçons de toutes
ses erreurs. Chaque médaille a son revers. Comme vous le
savez, sur les marchés financiers, il n’y a qu’un seul sens
qui n’est ni systématiquement la hausse ni systématiquement la
baisse, mais tout simplement le sens du marché. Comprendre ce
principe fondamental m’a demandé encore plus de temps que
d’assimiler les phases les plus techniques du jeu boursier.
J’avais entendu parler de gens qui s’amusaient à prendre des
positions fictives sur les marchés boursiers pour prouver, avec
des dollars virtuels, à quel point ils avaient raison. De temps en
temps, ces joueurs virtuels gagnaient des millions. Il est très
facile d’être un gros spéculateur de cette manière. Ça me
rappelle la vieille histoire de ce type qui devait se battre en duel
le lendemain. Son témoin lui demande :
— Êtes-vous un bon tireur?
— Eh, bien, dit le duelliste d’un air faussement modeste, je
peux atteindre le pied d’un verre à vin à vingt pas.
— Pas mal, répondit le témoin, mais pouvez-vous descendre
le pied d’un verre à vin, si ce même verre à vin vous met en
joue?
Pour tout dire, je dois confesser un changement d’attitude
envers l’argent. Mes pertes en bourse m’ont appris que je ne
devais pas faire un pas en avant, tant que je n’étais pas sûr de
pouvoir reculer. Si je ne peux pas avancer, je ne peux plus
bouger du tout. Je ne veux pas dire par là qu’un homme ne doit
pas limiter ses pertes, s’il a tort : bien sûr qu’il doit le faire. Mais
cela ne doit pas être une cause d’indécision. J’ai fait des erreurs
toute ma vie.
En perdant de l’argent, j’ai, à chaque fois, gagné un brin
d’expérience supplémentaire. J’ai finalement accumulé une très
grande expérience. J’ai été miné plusieurs fois, mais ces faillites
n’ont jamais été des faillites totales. Sinon, je ne serais pas là
pour vous en parler. J’ai toujours su que j’aurais une seconde
chance et que je ne referais pas deux fois la même erreur : en
fait, je n’ai jamais douté de moi-même.
Quand on veut gagner sa vie en spéculant, on ne doit jamais
perdre confiance en soi. C’est la raison pour laquelle je ne crois
pas aux tuyaux. En effet, si j’achète des actions sur les conseils
de Smith, je dois également les vendre sur ses conseils. Je
dépends donc complètement de lui. Maintenant supposez que le
jour où il faut revendre, Smith soit en vacances? Non vraiment,
personne ne peut gagner gros sur les tuyaux de quelqu’un
d’autre. Je sais d’expérience que personne ne pourra jamais me
donner un tuyau ou une série de tuyaux qui me rapporte plus
que ma propre analyse. Il m’a fallu cinq ans pour comprendre
cela et jouer suffisamment fin pour gagner beaucoup d’argent
quand j’avais vu juste.
Je n’ai pas eu autant d’expériences intéressantes que vous
pourriez le croire. Je veux dire par là que le processus
d’apprentissage de la spéculation ne me semble pas très
impressionnant, avec le recul. J’ai été ruiné plusieurs fois, ce
qui n’est jamais agréable, mais j’ai perdu cet argent comme
n’importe qui à Wall Street. La spéculation est une activité dure
et expérimentale et un spéculateur doit être sur la brèche à tout
moment ou alors il lui faut changer d’activité.
Mon objectif, après mes revers chez Fullerton, était très
simple : regarder la spéculation sous un autre angle. Je n’avais
pas saisi alors qu’il y avait beaucoup plus de choses à
comprendre dans le jeu de la spéculation que je n’en avais
appris chez les bookmakers. Je croyais en effet que je battais le
marché alors qu’en réalité je ne battais que les bookmakers. À
cette époque, la maîtrise que j’avais acquise de la lecture des
cours m’était très utile pour le genre d’opérations que je
pratiquais chez les bookmakers. Je maîtrisais parfaitement ces
deux points. Mes succès, c’est à eux que je les devais et non à
mes méninges ni à ma connaissance du marché. Je ne
raisonnais pas bien et mon ignorance était totale. La pratique
du jeu m’avait appris le jeu, ce qui ne m’a pas épargné les
ennuis par la suite.
Je me souviens encore de ma première arrivée à New York.
Je vous ai déjà expliqué comment les bookmakers, en me
refusant l’entrée de leurs boutiques, m’avaient obligé à aller
voir les respectables courtiers du New York Stock Exchange. Un
des gars de la charge où j’avais effectué mon premier boulot,
travaillait chez Harding Brothers, membre du Stock Exchange.
J’arrivai à New York un matin et, avant 11 h, j’avais ouvert un
compte à la charge et j’étais déjà opérationnel.
Je ne vous avais jamais dit à quel point il m’était naturel de
traiter chez les courtiers, exactement de la même manière que
chez les bookmakers. Toute ma science se résumait à capter les
petites fluctuations de cours de manière modeste mais sûre.
Personne ne m’avait averti de la différence essentielle qui
existait entre les deux jeux. J’aurais essayé par moi-même, si
quelqu’un m’avait expliqué que ma manière de jouer ne
pouvait fonctionner en bourse. La seule façon de me prouver
que j’avais tort était de constater que je perdais de l’argent. La
spéculation se résume très exactement à ceci : on a raison que
lorsqu’on gagne de l’argent.
Je menais grand train à cette époque et le marché était très
actif : ça motive toujours son homme, des périodes comme
celles-là. Je me sentais chez-moi sur les marchés. Il y avait
toujours le bon vieux tableau de cotation familier en face de
moi, me parlant une langue que je connaissais parfaitement
depuis l’âge de 15 ans. Il y avait un commis qui effectuait
exactement ce que je faisais quand j’ai commencé à travailler.
Les clients étaient là, eux aussi, toujours les mêmes vieilles
badernes. Ils fixaient le tableau ou s’asseyaient près du ruban
qui crachait les cours et discutaient entre eux du marché. Tout
semblait fonctionner comme avant. L’ambiance était la même
que celle que je connaissais depuis ma première plus-value (3,
12 $ sur Burlington), jusqu’au téléscripteur qui était le même, le
même genre de spéculateur, bref, le même genre de jeu.
N’oubliez pas que j’avais alors à peine 22 ans. Je pensais
vraiment que je connaissais le jeu de A à Z. Pourquoi ne
l’aurais-je pas cru d’ailleurs?
J’observai le tableau et vis quelque chose qui me semblait
favorable : cela se présentait bien. J’achetai 100 actions à 84 et
je sortis à 85 en une demi-heure. Ensuite, je vis quelque chose
d’autre qui me plaisait et je fis la même chose. Je pris encore 3/4
de points en très peu de temps. Ça commençait bien, vous ne
trouvez pas?
Maintenant, notez bien cela, c’était mon premier jour en
tant que client d’une société de bourse respectable. En moins de
deux heures, j’avais traité 1 100 actions, sautant de l’une à
l’autre. Le résultat de cette brillante journée fut une perte
d’exactement 1 100 $. Ce qui veut dire qu’en première
approximation, à peu près la moitié de mon capital s’était
envolée. N’oubliez pas que beaucoup de mes spéculations
s’étaient traduites par des plus-values, mais au total, j’avais
vraiment perdu 1 100 $ dans la journée.
Cela ne m’inquiétait pas outre mesure, car je ne pensais pas
avoir commis d’erreurs. Mes interventions étaient correctes et,
si j’avais spéculé de cette manière chez Cosmopolitan, j’aurais
fait un malheur comme jamais. Que la mécanique ne
fonctionnât pas comme elle aurait dû le faire, mes 1 100 $
envolés en étaient une preuve éclatante. Tant que le machiniste
n’avait pas fait d’erreur, il n’y avait pas de quoi en faire un plat :
à 22 ans, l’ignorance n’est pas une tare rédhibitoire.
Au bout de quelques jours, je me dis à moi-même : «Je ne
peux pas continuer comme ça, le téléscripteur ne m’aide pas
comme il devrait le faire! » Bref, j’eus de bons et de mauvais
jours jusqu’au moment où je me suis retrouvé raide. Je
retournai voir Fullerton et lui redemandai 500 $. Je revins à
Saint Louis, chez mes amis les bookmakers. Au moins à ce jeu-
là, j’étais sûr de gagner.
J’ai joué très prudemment et je recommençai à me refaire et
à vivre plutôt bien. Je me faisais des amis et j’avais du bon
temps. Je n’avais pas encore 23 ans, célibataire à New York avec
de l’argent plein les poches et une confiance absolue dans le fait
que je commençais à comprendre les règles du jeu.
Je portais une attention particulière à l’exécution de mes
ordres sur le parquet et j’intervenais plus prudemment. Je
collais encore trop aux cours, j’étais donc encore ignorant des
principes généraux et aussi longtemps que cela durerait, je ne
trouverais pas ce qui clochait dans ma manière de jouer.
On était entré dans le grand boom de 1901 et je gagnais
énormément de pognon pour un garçon de mon âge. Souvenez-
vous de cette époque où la prospérité du pays était sans
précédent. Nous entrions dans une ère de restructuration
industrielle et de mobilisation du capital qui dépassait tout ce
qui existait auparavant. De plus, les gens étaient devenus
complètement fous des marchés boursiers. Au cours des
précédentes périodes d’euphorie, d’après ce qu’on m’a dit, il
s’échangeait environ 250 000 actions/jour à Wall Street, soit à
peu près 25 millions de dollars pour l’ensemble du marché
(pour un cours moyen de 100 $). Mais en 1901, il s’échangeait
3 000 000 d’actions/jour. Tout le monde gagnait de l’argent. La
foule en délire débarquait en ville, une vraie horde de
millionnaires avec aussi peu de considération pour l’argent que
des matelots complètement ivres. Nous avions à cette époque
quelques-uns des plus grands spéculateurs de tous les temps :
John W. Gates et sa célèbre marotte «je vous parie un million de
dollars que... », ses amis John A. Drake, Loyal Smith, etc. Le reste
de la bande était constitué de l’équipe Reid-Leeds-Moore. Ils
avaient vendu leurs parts dans Steel et, avec le produit de la
vente, achetaient à carnets ouverts la majorité des actions du
système de Rock Island, de Schwab, de Frick et de Phipps. On
pourrait également mentionner la coterie de Pittsburgh, pour
ne rien dire des performances d’hommes qui se perdaient dans
la foule des spéculateurs mais qui, à une autre époque, auraient
été gratifiés du titre de grands spéculateurs. N’importe qui
pouvait acheter toutes les actions qu’il voulait. Keene animait le
marché des actions U.S. Steel. Un agent de change vendit
100 000 actions en quelques minutes. Quelle époque
formidable! Quels gains mirifiques! Tout cela sans le moindre
impôt sur les plus-values! Pas un instant pour souffler.
Bien sûr, au bout d’un moment, on a commencé à entendre
le chœur des vierges effarouchées et des vieux briscards qui
disaient que tout le monde — sauf eux bien sûr — était devenu
fou. Je savais aussi que les arbres ne montaient pas jusqu’au
ciel et qu’il y aurait bien une fin à cette folle hausse de tout et
de n’importe quoi. Je me mis à vendre à découvert. Mais à
chaque fois que je vendais, je perdais de l’argent et si je ne
m’étais pas racheté, j’aurais bu le bouillon. Je fis une pause et je
jouai prudent, gagnant de l’argent quand j’achetais pour en
reperdre dès que je vendais. Du coup, je n’ai pas profité de la
hausse autant que vous pourriez le croire en sachant quels
montants j’étais capable de traiter, surtout pour un gamin.
Il y avait une action sur laquelle je n’avais jamais joué à
découvert : c’était Northern Pacific. Ma manière de lire le
téléscripteur faisait merveille. Je pensais que la plupart des
actions avait maintenant atteint un sommet mais «Little
Nipper»[13] se comportait comme si elle devait aller encore plus
haut. On a su après que tout ce qui se présentait à la vente était
systématiquement absorbé par l’équipe Kuhn-Loeb-Harriman.
Bien, j’étais donc long[14] de 1 000 actions sur Northern Pacific
et je conservai ma position contre l’avis général. À 110, je
gagnais 30 points que je réalisai. Du coup, mon compte s’élevait
à environ 50 000 $. C’était le plus gros montant que j’avais
jamais réussi à accumuler. Ce n’était pas si mal pour un garçon
qui avait tout perdu dans cette même charge quelques mois
auparavant.
Si vous vous en souvenez, la bande à Harriman avait exigé
de Morgan & Hill de participer à la coalition de Burlington-
Great-Northern et Northern Pacific. Du coup, les gens de
Morgan demandèrent à Keene d’acheter 50 000 actions de
Northern Pacific pour garder le contrôle de la boîte. J’ai
entendu dire que Keene avait passé à Robert Bacon un ordre de
100 000 actions sur cette valeur, ce que firent ses banquiers. À
tout hasard, Keene envoya un de ses courtiers, Eddie Norton,
chez les gens de Northern Pacific et il acheta 100 000 actions.
Après la clôture du marché, le 8 mai 1901, le monde entier était
au courant du début de cette bataille de géants. Jamais on avait
vu s’opposer des sommes d’argent aussi considérables.
Harriman contre Morgan : une force irrésistible contre un roc
inébranlable.
Au matin du 9 mai, je me trouvai en possession de 50 000 $
comptant et pas une action en position. Comme je vous l’ai déjà
dit, j’étais très baissier depuis quelques jours. Je savais ce qui
allait advenir : une hausse considérable et des enchères
faramineuses. Il y aurait de gigantesques profits pour ceux qui
auraient participé à la bataille. Il n’était pas nécessaire d’être
Sherlock Holmes pour deviner ce qui allait se passer. Non
seulement nous allions gagner de l’argent, mais de l’argent sans
risque.
Tout se déroula exactement comme je l’avais prévu. J’avais
vu juste et j’ai tout perdu jusqu’à mon dernier cent! J’ai été
liquidé par quelque chose qui était tout à fait inhabituel. Ah!
bien sûr si l’imprévu n’arrivait jamais, la vie n’aurait pas de sel
et on ne pourrait plus s’amuser! Le jeu ne serait plus alors
qu’un ensemble d’additions et de soustractions et nous serions
réduits à l’état de comptables besogneux. C’est l’anticipation qui
développe le pouvoir de l’esprit, et vous le savez bien, tout ce
qu’il y a à faire c’est de deviner juste.
Le marché bouillonnait, comme prévu. Les volumes de
transaction étaient énormes et les fluctuations considérables. Je
passai quelques ordres de vente sur le marché. Quand je vis les
cours d’ouverture, j’eus un choc : les écarts étaient
impressionnants. Mes courtiers étaient sur le pont. Ils étaient
aussi consciencieux et compétents que les autres, mais le temps
qu’ils exécutent mes ordres, les cours avaient déjà perdu 20 $.
Le ruban du téléscripteur était très loin derrière le marché et
les rapports d’exécution mettaient du temps à arriver à cause
de l’activité. Quand j’appris que les actions que je voulais
vendre, alors que le cours s’inscrivait à mettons 100, avaient été
vendues à 80 — ce qui représentait une baisse de 30 à 40 points
par rapport à la clôture précédente — il me semblait que j’avais
vendu à un niveau qui rendait les actions très attractives et en
fait à des cours d’achat. Le marché n’allait tout de même pas
baisser jusqu’en Chine. Du coup, je décidai immédiatement de
me racheter et même de prendre des positions longues.
Mes courtiers achetèrent, non pas au cours qui m’avait
décidé à racheter, mais au cours qui était en vigueur au
moment où mes ordres sont arrivés sur le marché. En fait, ils
achetèrent en moyenne 15 points au-dessus de ce que j’avais
prévu. Une perte de 35 points dans la même journée, avouez
que c’est plus qu’un homme ne peut en supporter.
J’avais perdu à cause du téléscripteur qui était beaucoup
trop en retrait par rapport au marché. J’avais pris l’habitude de
le considérer comme mon meilleur ami parce que je pouvais
parier en fonction de ce qu’il me disait. Cette fois-ci, il m’avait
doublé. La divergence entre ce qui était imprimé et les cours
qui se traitaient réellement sur le marché, au même moment,
m’avait ruiné. C’était la sublimation symbolique de mes échecs
précédents à gagner en bourse, exactement la même chose qui
m’avait fait perdre précédemment. Quelle que soit la qualité
d’exécution des courtiers, il me semble maintenant évident que
la simple lecture du téléscripteur ne saurait suffire. Je m’étonne
encore de ne pas avoir vu alors à la fois mon erreur et la
solution.
Je fis alors la pire des erreurs : je me mis à prendre des
positions avec frénésie sans me soucier de leur exécution. Vous
le savez, je suis incapable de traiter en fixant une limite. Je dois
saisir ma chance dès que j’identifie une tendance. Ce que je dois
essayer de battre, c’est le marché, pas un cours en particulier. Si
je pense qu’il faut vendre, alors je vends. Si je pense que les
actions vont monter, alors j’achète. Mon attachement à ce
principe essentiel m’a toujours sauvé. Mais la pratique de la
spéculation à des coûts limités chez les bookmakers était tout à
fait inadaptée à la vraie spéculation boursière. Sans cette
expérience, je n’aurais jamais compris ce qu’était la véritable
spéculation boursière et j’aurais continué à jouer de la même
manière, c’est-à-dire sur la base d’une expérience très limitée.
Quand j’essaie de limiter les cours dans le but de minimiser
les inconvénients de la spéculation sur le marché boursier,
quand le ruban du téléscripteur est déphasé, je constate
simplement que le marché s’éloigne de moi, sans avoir pu
intervenir réellement. Cela m’est arrivé tellement souvent que
j’ai arrêté d’essayer. Je ne saurais vous dire exactement
comment, mais il m’a fallu de nombreuses années pour
comprendre qu’au lieu de faire des paris sur ce que seraient les
toutes prochaines fluctuations, l’essentiel était d’anticiper les
grandes tendances.
Après mes mésaventures de ce fameux 9 mai, je colmatai les
brèches, en utilisant une méthode un peu différente et encore
imparfaite. Si je n’avais pas réussi à empocher de l’argent, je
devais au moins acquérir une sagesse du marché, non? Je
gagnais assez pour me permettre de vivre confortablement,
j’avais des amis et je passais du bon temps. J’ai passé l’été sur la
côte de Jersey, comme des centaines de boursicoteurs
prospères. Mes gains n’étaient toutefois pas suffisants pour me
permettre de payer à la fois mes pertes et mon train de vie.
Je n’appliquais pas la règle que je m’étais fixée avec toute
l’opiniâtreté souhaitée. J’étais tout simplement incapable
d’analyser moi-même mon problème personnel. Bien sûr, il était
hautement illusoire d’essayer de le résoudre. Je rabâchais
toujours cette histoire beaucoup plus pour montrer où je devais
aller avant de pouvoir réellement gagner de l’argent : ma vieille
pétoire ne pouvait pas lutter contre une carabine à répétition
de haute précision.
Non seulement, j’étais proprement lessivé, mais j’étais
totalement dégoûté de ce marché que je n’arrivais décidément
pas à battre. Je décidai alors de quitter New York et de tenter
ma chance ailleurs. J’ai commencé à spéculer à 14 ans,
souvenez-vous en. J’ai gagné mon premier millier de dollars à
15 ans et mes premiers 10 000 dollars avant 21 ans. Il m’était
arrivé bien souvent de gagner et de perdre 10 000 $ sur une
seule ligne. À New York, j’avais empoché des milliers et des
milliers de dollars et j’avais tout reperdu. J’étais monté à
50 000 $ et deux jours après, j’étais revenu à zéro. Je ne
connaissais aucun autre métier que la spéculation. Après
plusieurs années, j’étais revenu au point de départ. Non, pire
que cela : j’avais pris des habitudes et un style de vie qui
réclamaient beaucoup d’argent. J’étais vraiment au trente-
sixième dessous.
CHAPITRE 4

D
u coup, je rentrai dans mon patelin. J’avais au moins un but
dans la vie : me refaire et retourner spéculer à Wall
Street. C’était vraiment le seul endroit dans tout le pays
où je pouvais jouer gros. Les jours fastes, j’avais absolument
besoin de Wall Street et de la liquidité de son marché. Quand
vous sentez que vous avez raison, vous n’aimez pas être limité
par des marchés étroits.
Je n’avais pas beaucoup d’espoir, mais j’essayai quand même
de retourner chez mes amis, les bookmakers. Il y en avait moins
qu’avant et quelques-unes de ces boutiques étaient tenues par
des étrangers. Ceux qui me reconnaissaient ne souhaitaient pas
vraiment me donner la possibilité de leur montrer si j’avais ou
non perdu la main. J’allais les voir en leur disant la vérité :
j’avais perdu à New York tout ce que j’avais gagné en province
et je n’en savais pas autant que je le pensais. Il n’y avait donc
aucune raison de refuser mes mises : quand même ils
refusèrent. Quant aux nouveaux bookmakers, ils n’étaient pas
très fiables. Ils avaient une fâcheuse tendance à considérer que
20 actions étaient vraiment le maximum qu’un gentleman
pouvait traiter en une seule ligne, quand il n’a pas de raison
particulière d’acheter un titre.
J’avais besoin d’argent et les plus grosses boutiques
gagnaient leur vie avec des clients réguliers. Je demandai à un
ami de venir avec moi chez les bookmakers et de jouer à ma
place. Moi, je me contentai de traîner dans la salle en regardant
les cours. Je tentai une nouvelle fois de jouer en enjôlant un
employé et en le suppliant d’accepter un petit ordre, même de
50 titres. Évidemment, j’essuyai systématiquement un refus. Je
mis donc au point un code gestuel avec mon ami, de telle sorte
qu’il pouvait acheter ou vendre ce que je lui signifiais. Mais ça
ne me rapportait que des clopinettes. Ensuite, la boîte
commença à renâcler contre les ordres donnés par mon ami. Et
puis, un beau jour, il essaya de vendre 100 Saint-Paul et ils
refusèrent tout net.
Nous apprîmes après coup qu’un des clients nous avait vu
entrer ensemble et qu’il avait prévenu le patron. Ainsi, quand
mon ami se dirigea vers l’employé pour vendre les 100 Saint-
Paul, le type lui dit :
— Désolé, nous ne prenons pas d’ordre de vente sur Saint-
Paul, en tout cas pas de vous.
— Pourquoi, où est le problème?
— Il n’y a rien à faire, c’est comme ça.
— Mon pognon est parfaitement valable, regardez, le
compte y est.
Mon ami se mit à compter les 100 $ (mes 100 $) en billets de
10 $. Il fit mine de s’indigner et je fis celui qui n’était pas
concerné par l’esclandre. La plupart des clients se
rapprochèrent des combattants comme toujours quand une
dispute éclate et que semble se produire le début d’un litige
entre la boutique et le client. Ils voulaient savoir de quoi il en
retournait afin de s’attribuer une part du mérite d’une
éventuelle solution.
L’employé, Joe, qui était une sorte d’assistant du directeur,
sortit de sa cage, s’approcha de mon ami en le dévisageant puis
en me regardant, dit lentement : «C’est quand même marrant,
très marrant que vous ne preniez jamais aucune position
quand votre ami Livingstone n’est pas dans le coin. Vous vous
contentez alors de vous asseoir et de regarder le tableau
pendant une heure. Jamais la moindre ligne. Dès qu’il arrive,
vous vous réveillez soudain, peut-être est-ce bien pour vous,
mais pas pour nous. On ne veut pas payer pour les tuyaux qu’il
vous refile. »
Cette affaire m’empêcha de me refaire complètement. Il me
restait quand même quelques centaines de dollars. Je me
demandai comment j’allais les placer car le besoin que je
ressentais de retourner à New York se faisait plus pressant que
jamais. Je pensai que je ferais mieux la prochaine fois. J’eus le
temps de réfléchir calmement à quelques-uns de mes meilleurs
coups. Il est vrai qu’on voit souvent mieux les choses avec un
peu de recul. Mon problème immédiat était de faire un
nouveau pari.
Un jour, j’étais dans le hall d’un hôtel à discuter le coup avec
quelques clampins que je connaissais et qui étaient des
spéculateurs réguliers. Tout le monde parlait du marché. Je
faisais remarquer que personne ne pouvait battre le marché si
son courtier ne soignait pas ses ordres, surtout avec ma
manière de jouer. Un des types me demanda alors à quelle sorte
de courtiers je faisais allusion. Je lui dis : «Les meilleurs du
pays». Il me demanda des noms et je compris qu’il pensait que
je ne travaillais pas avec des maisons de premier ordre.
Je répondis : «Je veux dire, tous les membres du New York
Stock Exchange. Ce ne sont ni des escrocs ni des maladroits,
mais quand quelqu’un leur passe un ordre d’achat au marché, il
ne sait jamais ce que ça va lui coûter tant qu’il n’a pas reçu la
réponse. Certes il y a bien plus de fluctuations de 1 ou 2 points
que de 10 ou 15, mais le spéculateur qui n’est pas sur le marché
ne peut pas prendre les petites vagues de hausse ou de baisse à
cause de l’exécution des ordres. Je serais prêt à travailler chez
un intermédiaire tous les jours de la semaine, si seulement il
acceptait de tels ordres. »
Je n’avais pas fait attention au type avec qui je parlais. Il
s’appelait Robert. Il semblait bien disposé à mon égard. Il me
prit à part et me demanda si j’avais jamais traité sur d’autres
marchés que le New York Stock Exchange; je lui répondis que
non. Il m’expliqua alors qu’il connaissait quelques courtiers qui
étaient membres du Cotton Exchange et du Produce
Exchange[15] ou de quelques autres bourses secondaires. Ces
sociétés étaient très sérieuses et apportaient une attention toute
particulière à l’exécution des ordres de leurs clients. Il me dit
qu’elles avaient des contacts officieux avec les plus grandes et
les plus prestigieuses maisons du New York Stock Exchange en
leur garantissant un business de centaines de milliers de dollars
par mois et qu’elles offraient un bien meilleur service aux
particuliers grâce à leur approche personnalisée.
— Ils sont vraiment aux petits soins pour le petit porteur.
Leur spécialité est de traiter pour le compte de clients qui sont
éloignés du marché et ils apportent autant d’attention à un
ordre de 10 actions qu’à un ordre de 10 000 actions. Ils sont très
honnêtes et compétents.
— D’accord, répondis-je, mais s’ils paient à leur courtier la
commission du huitième[16], comment s’en sortent-ils?
— En principe, ils paient un huitième de point. Mais en
réalité, vous savez! — et il me fait un clin d’œil.
— Enfin, je sais très bien qu’une charge ne fait pas de
rétrocessions de commission. Les autorités préfèrent encore
qu’un membre soit pyromane ou bigame plutôt que d’accepter
quelqu’un qui rétrocède une part du huitième. Toute
l’organisation du Stock Exchange est fondée sur le respect
absolu de ce tabou.
Il avait dû voir que j’avais déjà discuté avec les gens du
Stock Exchange parce qu’il me répondit : «Écoutez! Chaque
année un ou plusieurs de ces honnêtes courtiers sont
suspendus, pour un an, pour non-respect des règles de la
bourse. Mais, il y a façon et façon d’accorder un rabais sans
provoquer aucune protestation. » Devant mon incrédulité, il
ajouta : «En outre, pour certains types de business, nous, enfin
je veux dire ces maisons de commissions, font une fleur
supplémentaire en plus de ne faire payer que le l/8e. Elles ne
prennent jamais de commissions additionnelles, seulement
dans des cas très exceptionnels et, encore, seulement si le client
a un compte inactif, sinon elles ne pourraient pas se payer. Elles
ne sont quand même pas dans les affaires uniquement pour le
plaisir. »
C’est à ce moment-là que je compris que mon interlocuteur
était un rabatteur pour ce type de courtiers.
— Vous connaissez des maisons de ce genre qui sont
parfaitement fiables? lui demandai-je.
— Je connais le plus gros courtier des États-Unis, me dit-il, j’y
ai moi-même un compte. Ils ont des succursales dans 78 villes
des États-Unis et au Canada. Ils font un business énorme. Vous
savez, ils ne seraient pas là où ils en sont s’ils n’étaient pas tout
à fait réglo.
— Certainement, acquiesçai-je. Est-ce qu’ils traitent
également les mêmes actions que sur le New York Stock
Exchange?
— Bien sûr et sur le Curb[17] ou sur d’autres bourses de ce
pays et même en Europe. Ils interviennent sur le blé, sur le
coton, sur les denrées, sur tout ce que vous voulez. Ils ont des
correspondants partout et sont membres de tous les marchés à
terme, en leur nom propre ou par des accords locaux.
Je compris de quoi il retournait, mais je voulus le faire
parler.
— Oui, lui dis-je, mais on ne peut rien changer au fait que les
ordres doivent être exécutés par quelqu’un. Personne sur cette
terre ne peut garantir comment évoluera le marché ou si le
cours d’exécution sera différent du cours actuel sur le parquet.
Le temps de constater un cours ici et de passer un ordre par
télégraphe à New York et quelques instants précieux se sont
écoulés. Je ferais mieux d’aller à New York et de perdre mon
argent dans une de ces respectables maisons.
— En matière de pertes, je ne peux pas vous répondre. Nos
clients n’ont pas cette habitude. Ils gagnent de l’argent, on y
veille.
— Vos clients?
— Et bien, oui, j’ai quelques intérêts dans l’affaire et si je
peux leur amener des clients, je le fais. Ils ont toujours été très
corrects avec moi et j’ai gagné beaucoup d’argent avec eux. Si
vous voulez, je peux vous présenter le directeur.
— Comment s’appelle votre boîte?
Il me le dit. J’en avais entendu parler. Ils passaient des
petites annonces dans les journaux, ce qui attirait l’attention
sur de soi-disant gros gains réalisés par leurs clients suivant
leurs tuyaux sur des valeurs actives. C’était la grande spécialité
de la maison. Ce n’était pas à proprement parler des
bookmakers, mais plutôt des semi-bookmakers qui se faisaient
passer pour des courtiers tout en assurant la contrepartie de
leurs ordres. Par un habile camouflage, ils pouvaient
convaincre le monde qu’ils étaient bel et bien des courtiers
spécialisés.
C’était une des plus anciennes sociétés de ce style : le
prototype même de l’établissement financier qui, à cette
époque, faisait faillite par douzaines dans l’année. Les principes
généraux et les méthodes étaient partout les mêmes. Quoique la
manière de tondre le client était propre à chacun, certains
détails changeaient, quand les bonnes vieilles ficelles étaient un
peu trop visibles.
Ces gens-là vous envoyaient des tuyaux d’achat ou de vente
sur certaines valeurs, des centaines de télégrammes vous
signalant une opportunité d’achat sur la même valeur. C’était
une vieille technique de courtier, ensuite les ordres d’achat et
de vente affluaient. La société n’avait plus alors qu’à acheter et
vendre, par exemple 1 000 actions à travers une société
respectable du Stock Exchange et recevoir un avis d’opéré, tout
ce qu’il y a de plus authentique. Ils pouvaient alors le présenter
à tous les saints Thomas assez inconvenants pour leur
demander des justificatifs.
Ils organisaient aussi des syndicats dans leur boutique et
demandaient à leurs clients, suprême honneur, de les autoriser
par écrit à prendre des positions avec leur argent et en leur
nom, en fonction de leurs idées. De la sorte, le plus teigneux des
clients n’avait absolument aucun recours légal quand son
argent disparaissait. Ils organisaient une manipulation
haussière et poussaient les clients à acheter. Ils les exécutaient
ensuite de toutes les manières possibles et les liquidaient par le
biais des appels de marge. Ils n’épargnaient personne. Les
femmes, les collégiens et les vieux étaient d’ailleurs leurs proies
privilégiées.
«J’en ai par-dessus la tête de tous ces courtiers, dis-je alors
au racoleur, je ne veux plus en entendre parler» et je le plantai
là.
Je me renseignai sur cette boîte. J’appris alors qu’ils avaient
des centaines de clients et quoique j’aie entendu les histoires
habituelles, je n’ai pas été capable de trouver des clients qui
n’avaient pu retirer leur argent en cas de plus-values. La
difficulté résidait plutôt dans le fait de trouver quelqu’un qui
avait réalisé des gains. Les choses se présentaient bien et on
pouvait penser qu’ils ne tricheraient pas si une spéculation se
passait mal pour eux. Évidemment, ils pouvaient faire faillite.
Régulièrement on assistait à une épidémie de faillite chez ces
semi-bookmakers, un peu à la manière des traditionnelles
faillites bancaires en chaîne. Les clients des autres prennent
peur et courent immédiatement retirer leur pognon. Malgré ces
péripéties, il y a des tas d’anciens bookmakers qui coulent une
retraite dorée dans ce pays.
En clair, je n’avais rien entendu d’effrayant sur la boîte de
mon rabatteur, si ce n’est qu’ils gagnaient toujours et qu’ils
n’étaient pas de toute confiance. Leur spécialité était de plumer
le pigeon qui voulait s’enrichir vite. Ils disposaient toujours de
l’accord «écrit» de leurs clients pour leur piquer leur pognon.
Un type me racontait même avoir vu 600 télégrammes
recommandant chaudement d’acheter une certaine valeur et
600 autres télégrammes adressés à 600 autres clients les
pressant de vendre les mêmes valeurs au même moment.
— Je connais le trac, lui répondis-je.
— Le plus beau, dit-il, c’est que le lendemain, ils envoyaient
des télégrammes à tout le monde en leur conseillant de clôturer
toutes leurs positions et d’acheter ou de vendre, selon les cas,
d’autres actions.
Je demandai alors à un responsable, qui était dans le
bureau :
— Pourquoi faites-vous cela? Je comprends bien la première
partie, certains de vos clients vont gagner de l’argent sur le
papier pendant un moment, même si les autres perdront. En
envoyant des télégrammes comme ceux-ci, vous allez tous les
lessiver, non? Quel est le but de la manœuvre?
— De toute façon, me répondit-il, les clients perdront leur
argent quoi qu’il arrive. S’ils perdent leur argent, moi, je perds
mes clients. Je dois donc en tirer le maximum et ensuite, aller
prospecter ailleurs.
Je dois reconnaître que je n’étais pas tout à fait d’accord
avec leur conception de la morale. Je vous ai dit à quel point
j’en avais assez des magouilles à la Teller, cependant je ne
ressentais pas le même malaise avec ceux-ci. C’étaient
vraisemblablement des escrocs. Peut-être n’étaient-ils pas aussi
fumeux que je les ai décrits. De toute façon, il n’était pas dans
mes intentions de leur laisser mon compte en gestion ni de
suivre leurs tuyaux pourris. Mon seul but était de gagner
suffisamment d’argent pour retourner à New York et de pouvoir
traiter des montants suffisants dans une charge. Là-bas, je
n’aurais pas à craindre à tout moment une descente de police
qui viendrait boucler tout le monde comme cela se voyait
régulièrement chez les bookmakers. Je ne verrais pas non plus,
un beau jour, les autorités postales bloquer mon argent de telle
sorte que je pourrais m’estimer content de récupérer 8 % de
mes avoirs.
Quoi qu’il en soit, je décidai de me faire une opinion sur les
avantages que procuraient cette boîte par rapport aux courtiers
traditionnels. Je n’avais pas assez d’argent pour spéculer à
terme et ce genre d’intermédiaire était naturellement bien plus
coulant que les autres. Ainsi, avec quelques centaines de
dollars, vous pouviez quand même intervenir correctement.
Je descendis chez eux et je discutai avec le directeur en
personne. Quand il sut que j’étais un vieux spéculateur, que
j’avais déjà eu un compte chez un courtier new-yorkais et que
j’avais perdu tout ce que je possédais, il cessa de me promettre
un million par minute si je lui signais un contrat de gestion. Il
pensait que j’étais le type même du parfait pigeon, le gogo qui
jouait toujours et qui toujours perdait; la rente du courtier, que
ce dernier l’escroque sur les exécutions ou qu’il se contente
modestement des commissions.
J’expliquai au patron que tout ce que je lui demandais,
c’était une exécution correcte, parce que j’avais toujours pris
moi-même mes positions sur le marché. Je ne supportais pas de
recevoir des avis d’opéré qui m’indiquaient un demi-point
d’écart par rapport au cours du téléscripteur.
Il s’engagea sur l’honneur à faire en sorte que je sois
totalement satisfait. Il voulait me montrer ce que c’était que des
courtiers de tout premier ordre. Ils avaient les meilleurs
commis du monde : bref, ils étaient renommés par la qualité de
leur exécution. S’il y avait la moindre différence entre le prix
du téléscripteur et l’avis d’opéré, c’était toujours en faveur du
client. Bien sûr ils ne pouvaient pas me le garantir. Si j’ouvrais
un compte, je pourrais acheter ou vendre au prix qui
apparaissait immédiatement sur le téléscripteur, tellement ils
avaient confiance dans la capacité d’exécution de leurs
courtiers.
Naturellement, cela signifiait que je pourrais intervenir sur
tous les produits que je souhaiterais : j’étais chez un bookmaker,
donc il me laisserait traiter sur la base de la première cotation à
venir. Je ne voulais pas apparaître trop nerveux, si bien que je
secouai la tête et lui dis : «Je ne pense pas ouvrir un compte
aujourd’hui, pour le moment je ne fais que me renseigner». Il
me conseilla d’intervenir le plus vite possible parce que le
marché était particulièrement favorable en ce moment, ce qui
était vrai, au moins de son point de vue. C’était, en effet, un
marché morose avec de petites fluctuations de cours, le type
même de marché pour attirer le client et le plumer avec un
petit coup brutal sur la valeur conseillée. Je n’étais pas trop
chaud pour aller plus loin.
Je leur avais donné mon nom et mon adresse et le jour
même je commençai à recevoir lettres et télégrammes me
pressant d’acheter telle ou telle action sur laquelle ils
affirmaient connaître un pool d’initiés qui allait faire monter le
cours de 50 points.
Je fus assez occupé par la quête de quelques autres courtiers
du même acabit et je me mis à glaner des renseignements sur
eux. Il me sembla que si je pouvais être sûr de sauver mes gains
des griffes de ces charognards, la seule solution pour me refaire
était d’ouvrir un compte auprès de ces intermédiaires.
Après avoir pris mes renseignements, j’ouvris des comptes
chez trois de ces semi-bookmakers. J’avais loué un petit bureau
et fait installer des lignes directes avec les trois.
Je commençai à jouer doucement de sorte qu’ils ne
s’effraient pas au tout début. Je gagnai globalement un peu
d’argent et ils ne furent pas longs à me dire qu’ils attendaient
un vrai business des clients qui disposaient de lignes directes :
ils ne couraient pas après les petits clients. Ils pensaient que
plus je jouerais gros, plus vite je perdrais et plus vite ils me
piqueraient tout mon pognon. C’était une approche assez saine
quand vous saviez que ces gens-là jouaient nécessairement sur
des moyennes et que le client moyen avait une espérance de vie
relativement faible, financièrement parlant s’entend. Un client
miné ne pouvait plus jouer. Un client à moitié plumé pouvait
encore se plaindre d’une manière ou d’une autre, ce qui nuit
toujours au climat des affaires.
J’établis également une ligne avec une firme locale qui était
directement reliée à un correspondant new-yorkais, membre
du Stock Exchange. J’avais un téléscripteur et je commençai à
prendre de plus grosses positions, toujours prudemment.
Comme je vous l’ai dit, c’était beaucoup mieux que de traiter
chez les bookmakers, c’était seulement un peu plus lent.
C’était le type même de jeu que j’affectionnais. Je commençai
à gagner : attention, je ne suis jamais arrivé à gagner 10 fois sur
10. Globalement ça ne se passait pas trop mal, gagnant une
semaine, perdant la suivante. Je recommençai à vivre
correctement en mettant toujours un peu d’argent de côté, pour
accroître la mise que je pourrais ramener à Wall Street. Je pris
deux autres lignes avec deux autres intermédiaires soit un total
de cinq, avec en plus un vrai courtier.
Parfois je me trompais et mes actions n’allaient pas dans le
bon sens. Elles prenaient le chemin inverse de celui qu’elles
auraient dû suivre si elles avaient évolué comme les indications
précédentes des cours me signalaient. Ces erreurs ne me
coûtaient pas cher et n’étaient pas suffisantes pour me ruiner.
Mes relations avec les courtiers étaient passablement cordiales.
Parfois, leurs comptes et leurs listes n’étaient pas conformes
aux miens et, comme par hasard, ces différences m’étaient
systématiquement défavorables : curieux non! Je défendais
mon bout de gras et obtenais toujours gain de cause. Ils
espéraient tous me reprendre ce que je leur avais pris. En fait,
je pense qu’ils considéraient mes gains comme une sorte de
prêt temporaire.
Ils n’étaient pas toujours très fair-play. Ils étaient dans les
affaires pour gagner de l’argent en escroquant plutôt qu’en se
contentant de l’honnête commission du courtier. Depuis
toujours, les pigeons perdent de l’argent quand ils parient sur
les actions. On ne peut pas vraiment appeler cela de la
spéculation. Vous pourriez donc penser que mes gaillards
avaient mis en place ce qu’on peut appeler un «légitime-
illégitime» business. Ce n’était pas tout à fait ça! «Enrichis ton
client et tu seras riche» est un vieil et bon adage, mais ils
semblaient ne l’avoir jamais suivi car ils n’arrêtaient pas de
magouiller.
À maintes reprises, ils ont essayé de me doubler avec de
grosses ficelles et m’ont eu plusieurs fois, parce que je ne
prenais pas garde. Ils le faisaient à chaque fois que je leur avais
pris un peu plus que ma ligne habituelle. Je les accusais alors de
ne pas être sports. Ils protestaient énergiquement et je
recommençais à jouer normalement. Le charme de traiter avec
des escrocs, c’est qu’ils vous pardonnent toujours de les pincer,
tant que vous continuez à traiter avec eux. Tant qu’ils peuvent
jouer, ils ne vous diront rien. Bien sûr, ils ne pensent qu’à votre
intérêt. Ah! les braves garçons !
Je finis par me dire que je ne pouvais pas me permettre de
voir une partie de mes gains régulièrement détournés par leurs
petites magouilles. Du coup, je décidai de leur donner une
leçon. Je choisis alors des actions qui, après avoir été très
actives, étaient redevenues calmes, voire carrément sinistrées!
Si j’avais choisi une action qui n’avait jamais été active, ils se
seraient doutés de quelque chose. Je donnai des ordres d’achats
à mes cinq courtiers. Après qu’ils les eurent notés et avant la
cotation suivante, je passai un ordre à mon agent de change de
vendre 100 titres de cette valeur au marché, en exigeant une
exécution rapide. Vous pouvez imaginer ce qui se produisait
quand l’ordre de vente arrivait sur le parquet. Une action
tranquille qu’un agent avec des succursales dans tout le pays
voulait vendre toute affaire cessante. Quelqu’un acheta l’action
pas cher et le cours qui apparut sur le téléscripteur fut celui
auquel j’avais officiellement acheté mes cinq lignes. J’étais donc
globalement long de 400 actions à un prix assez bas. Les
intermédiaires me demandèrent ce que j’avais entendu. Je leur
dis que j’avais un tuyau. Juste avant la clôture du marché, je
passai un ordre à la maison sérieuse de racheter les 100 actions
et de ne pas perdre de temps. Je ne voulais sous aucun prétexte
rester vendeur, quel que soit le prix. Ils câblèrent à New York
l’ordre d’acheter ces 100 actions, ce qui eut pour conséquence
immédiate une nette remontée du cours. J’avais, bien sûr, passé
des ordres de vente pour les 500 actions que mes amis
m’avaient pris : cela marchait à la perfection.
Ils ne s’étaient doutés de rien et je refis le même coup
plusieurs fois de suite. Je n’osai pas les plumer aussi sévèrement
qu’ils le méritaient, rarement plus d’un ou deux points sur 100
actions. Cela me permettait d’accroître un peu mon petit pécule
patiemment constitué pour retourner à Wall Street. De temps
en temps, je variai les plaisirs en vendant à découvert, mais
sans excès. Je me contentai des 600 à 800 $ que me rapportait
chaque opération.
Un jour, l’acrobatie a si bien marché que j’ai gagné bien plus
que prévu. En fait, je ne m’y attendais vraiment pas. Comme
par hasard, ça m’était arrivé alors que j’avais 200 actions au
lieu de la centaine habituelle. Ça commençait à faire un peu
trop, surtout de leur point de vue. Ils étaient vexés comme des
poux et commencèrent à se plaindre. Du coup, j’allai voir le
directeur, le même qui tenait tellement à me voir ouvrir un
compte, me pardonnant à chaque fois que je le prenais la main
dans le sac. Il me parla plutôt sèchement pour un homme dans
sa situation.
— C’était un marché complètement fictif et nous ne vous
donnerons pas un centime, promit-il.
— Le marché n’était pas du tout fictif. Quand vous avez
accepté mon ordre d’achat, c’est vous qui m’avez demandé de
venir. Maintenant, vous me demandez de partir. Ce n’est pas
très fair-play.
— Vous savez, je peux prouver que quelqu’un a tiré les
cours!
— Qui donc?
— Quelqu’un.
— Mais qui?
— Des amis à vous, c’est clair comme de l’eau de roche.
— Enfin, vous savez très bien que je joue seul, c’est de
notoriété publique. Tout le monde le sait depuis mes débuts de
spéculateur. Maintenant, je vais vous donner un conseil d’ami :
vous me payez ce que vous me devez. Je ne veux pas être
désagréable. Faites simplement ce que je vous demande.
— Je ne paierai pas. Il y a de la manipulation de cours,
hurla-t-il.
J’en avais assez.
— Vous me payez ici et maintenant.
Du coup, il prit un air bravache et m’accusa tout de go d’être
un escroc patenté. Mais, il me paya quand même. Les autres
étaient moins flamboyants. Chez l’un d’entre eux, le directeur
avait étudié d’un peu plus près mes opérations sur ces actions
inactives. Quand il passait mon ordre, il achetait également un
peu pour lui et gagnait donc un peu d’argent à titre personnel.
Tous ces gaillards ne souhaitaient pas trop être traînés devant
les tribunaux par leurs clients. Ils se bordaient juridiquement et
ils ne souhaitaient pas que je fasse saisir leurs meubles ou leur
compte en banque. Ce qui d’ailleurs ne risquait pas d’arriver
parce qu’ils prenaient soin de ne pas laisser de fonds exposés à
ce danger. Le fait d’être considéré comme des requins de
première ne les gênait pas outre mesure : avoir une réputation
d’escroc leur eût été fatal. Pour un client, perdre de l’argent en
bourse n’est certes pas un événement rare. Par contre, qu’un
client gagne de l’argent et ne puisse pas le retirer est le crime le
plus grave dans le code de la loi spéculative.
Je récupérai donc mon pognon. Ce fameux gain de 10 points
sonnait le glas de mon passe-temps lucratif. Ils avaient perdu à
leur propre jeu qui consistait à plumer des centaines de clients.
Je retournai donc à ma manière traditionnelle de jouer, mais le
marché ne s’y prêtait pas : je me trouvais limité par la taille des
ordres qu’ils acceptaient et je ne pouvais donc pas réaliser de
gros coups.
Tout cela a duré plus d’un an, pendant lequel j’utilisai toutes
les ficelles que je connaissais pour tirer de l’argent de ces
boutiques. Je vivais très confortablement. J’achetai une voiture
et ne regardai pas à la dépense. Je devais jouer mais également
assurer mon train de vie habituel. Je n’arrivais pas à dépenser
autant que je gagnais, lorsque j’avais raison sur le marché.
D’ailleurs je mettais pas mal d’argent de côté. Lorsque je me
trompais, je ne faisais pas d’argent du tout et donc je ne pouvais
pas dépenser. Comme je l’ai déjà expliqué, j’avais réussi à
retirer pas mal d’argent de mes intermédiaires. Je décidai de
retourner à New York, au moment où j’ai estimé que je ne
pourrais pas empocher plus de ces cinq établissements.
Comme j’avais ma propre voiture, j’invitai un de mes amis,
qui était également un spéculateur, à venir avec moi à New
York. Il accepta et nous partîmes. Nous nous sommes arrêtés à
New Haven pour dîner. À l’hôtel, je rencontrai une vieille
connaissance de la bourse. Nous parlâmes, entre autres, d’une
boutique située dans la ville. Elle avait un câble et fonctionnait
plutôt gentiment.
Nous quittâmes l’hôtel pour emprunter la route de New
York et je pris la rue dans laquelle se trouvait la boutique pour
voir de l’extérieur à quoi elle ressemblait. Nous ne pûmes
résister à la tentation de nous y arrêter pour jeter un coup d’œil
à l’intérieur. Ce n’était pas très somptueux, mais il y avait le bon
vieux tableau noir, les clients autour et le jeu battait son plein.
Le directeur était un type qui semblait avoir été un ancien
acteur ou un harangueur de foule. Il était très impressionnant.
Il avait une façon de dire «bonjour» comme s’il avait enfin
trouvé la manière de le dire après 10 ans de recherche au
microscope et qu’il voulait vous faire cadeau de cette
découverte ainsi que du ciel, du soleil et de l’encaisse de sa
société. Il nous vit venir dans notre voiture de sport; comme
nous étions jeunes et sans façon (je suppose que je ne paraissais
pas 20 ans), il pensa naturellement que nous étions des
étudiants de Yale. Je me gardai bien de le détromper. Il ne m’en
donna d’ailleurs pas la possibilité et commença d’entrée de jeu
à nous faire son baratin. Il était très heureux de faire notre
connaissance. Voulions-nous prendre un fauteuil confortable?
Le marché, comme on pouvait le constater, était heureusement
disposé ce matin. D’une manière presque philanthropique, il
était très nettement disposé à accroître le montant de l’argent
de poche d’étudiants. Aucun étudiant intelligent ne pouvait
estimer en avoir assez depuis la nuit des temps. Ici et
maintenant, par la grâce du téléscripteur, un investissement
initialement modeste pouvait donner des milliers de dollars.
Plus d’argent de poche que personne ne pouvait en dépenser,
voilà très exactement ce que le marché s’apprêtait à dispenser.
Je pensai immédiatement qu’il eût été stupide de ne pas
faire scrupuleusement ce que cet homme charmant était si
soucieux de nous inciter à faire. Nous décidâmes donc de faire
ce qu’il souhaitait, parce que nous avions souvent entendu
parler de gens qui avaient gagné beaucoup d’argent en bourse.
Je commençai à jouer, d’une manière très conservatrice,
mais en augmentant mes mises au fur et à mesure que je
gagnais. Mon ami m’imita.
Nous passâmes une nuit supplémentaire à New Haven. Le
lendemain matin, à 10 h moins 5, nous retournions à la
complaisante boutique. Le grand orateur était toujours heureux
de nous voir, estimant sans doute que son tour allait venir ce
jour-là. On lui piqua encore quelques 1 500 $. Le lendemain,
quand nous tombâmes nez à nez sur le grand orateur en lui
demandant de vendre 500 Sugar, il hésita et finit par accepter —
en silence! L’action perdit plus d’un point et je soldai ma
position et lui remis le bordereau : ce qui représentait très
exactement 500 $ de gains, pour les 500 $ de marges. Il prit 20
billets de 50 $ dans sa caisse, les compta très lentement trois
fois, puis les recompta encore une fois devant moi. On aurait dit
que ses doigts étaient collés aux billets. Il finit par me donner
l’argent. Il croisa les bras, mordit sa lèvre inférieure, resta
comme ça et fixa obstinément le sommet de la fenêtre derrière
moi.
Je lui demandai alors de vendre 200 Steel. Il ne bougea pas.
Il ne m’écoutait plus. Je répétai mon souhait pour 300. Il tourna
la tête. Je m’attendais à un discours. Il se contenta de me
regarder fixement. Puis, il se lécha les babines et déglutit,
comme s’il était sur le point de dénoncer 50 ans de magouilles
politiciennes par les détestables politiciens véreux de
l’opposition.
Finalement, il fit un vague geste de la main en direction des
biffetons que j’avais en main et dit :
— Tire-toi d’ici avec ces babioles.
— Me tirer? lui dis-je. Je fis mine de ne pas très bien
comprendre ce qu’il voulait dire.
— Où allez-vous, les étudiants? dit-il d’un ton émouvant.
— À New York.
— C’est juste, dit il, en remuant la tête une bonne vingtaine
de fois. C’est tout à fait juste. Vous allez vous tirer d’ici, parce
que maintenant, je sais deux choses, les étudiants, deux choses.
Je sais ce que vous n’êtes pas et je sais ce que vous êtes. Oui!
Oui! Oui!
— Et alors? demandais-je poliment.
— Oui, vous deux...
Il fit une pause, cessa de se croire au Congrès et poussa un
rugissement :
— Vous êtes les plus gros requins de tous les États-Unis
d’Amérique. Étudiants? Oui, en première année certainement!
Nous le laissâmes parler tout seul. Il ne pensait sans doute
pas à l’argent qu’il avait perdu. Les joueurs professionnels n’y
pensent pas. Tout est dans le jeu et la chance peut tourner. Il
était blessé dans sa fierté.
Voilà comment je retournai à Wall Street pour mon
troisième essai. J’avais longuement étudié ce qui ne marchait
pas dans ma méthode de jeu chez Fullerton & Cie. J’avais 20 ans
lorsque j’ai gagné et perdu mes premiers 10 000 $. Je savais
comment et pourquoi. C’était parce que je traitais tout le temps
et à contretemps, parce que je ne pouvais pas appliquer ma
méthode qui était fondée sur l’analyse et l’expérience. J’allais
quand même sur le marché et je pariais. J’espérais gagner, au
lieu de comprendre que je ne pouvais gagner qu’après une
analyse. J’avais réussi à 22 ans à accumuler 50 000 $, que j’avais
totalement perdu un fameux 9 mai. Je savais exactement
pourquoi et comment. C’était la faute de ce fainéant de
téléscripteur et de la violence sans précédent des mouvements
de ce jour maudit. Je ne savais pas pourquoi j’avais perdu après
mon retour de Saint Louis ou après la panique du 9 mai. J’avais
des théories, c’est-à-dire des remèdes aux quelques fautes que
je pensais avoir commises. J’avais maintenant besoin de
pratique.
Il n’y a pas de meilleure école de spéculation que de perdre
tout ce qu’on possède. Lorsque vous avez compris ce qu’il ne
faut pas faire pour ne pas perdre d’argent, vous commencez à
comprendre ce qu’il faut faire pour en gagner. Vous êtes
d’accord, n’est-ce pas? Alors vous aussi vous commencez à
comprendre!
CHAPITRE 5

S
i les cours que m’indiquait le téléscripteur n’évoluaient pas
comme je l’espérais, c’était probablement à cause de mon
hyperspécialisation : cette rigidité d’esprit me fut très
coûteuse. Après tout, le jeu de la spéculation n’était ni
mathématique ni soumis à des règles strictes, même si les lois
fondamentales qui le sous-tendent sont, elles, très rigides. L’art
de lire le téléscripteur nécessite de maîtriser bien plus que
l’arithmétique. Il y a d’abord ce que j’appelle «le comportement
d’une action» : des attitudes qui vous permettent de juger si
cette action va agir conformément aux fluctuations passées que
vous avez notées. Si l’action n’agit pas comme vous vous y
attendiez, n’y touchez pas, parce que, si vous ne pouvez pas
identifier précisément ce qui ne va pas, vous ne pouvez pas
prédire son évolution future. Pas de diagnostic : pas de
pronostic, pas de pronostic : pas de profit.
C’est une vieille recette que de noter le comportement d’une
action et d’étudier ces performances passées. Quand je suis
arrivé à New York pour la première fois, j’ai fait la
connaissance, chez un courtier, d’un Français qui avait
l’habitude de parler de graphiques. Au début, je croyais que
c’était une sorte de monstre familier que la maison tolérait à
cause de son naturel sympathique. Ensuite, je découvris qu’il
était un orateur persuasif et impressionnant. Il avait l’habitude
de dire que la seule chose qui ne pouvait pas mentir était tout
simplement la science mathématique. Grâce à l’étude des
courbes, il était en mesure de prévoir l’évolution future du
marché. Aussi, pouvait-il analyser les graphes et dire, par
exemple, pourquoi Keene avait fait ce qu’il fallait dans sa
fameuse manipulation haussière sur Atchison, comme plus tard
en quoi il s’était trompé dans son raid sur Southern Pacific. À
différentes époques, l’un ou l’autre des spéculateurs
professionnels essayaient le système du Français et ensuite, ils
revenaient assez vite à leurs bonnes vieilles manières de gagner
leur vie. Leur système D était moins coûteux, assuraient-ils. J’ai
entendu le Français dire que Keene lui-même avait admis que
les graphes avaient 100 % raison mais que la méthode était trop
lente pour être mise en pratique dans un marché actif.
Le courtier conservait dans un carton un graphe des cours
de chaque jour. Ce que chaque action faisait depuis des mois
était là, bien en évidence. En comparant les graphes de chaque
valeur prise individuellement avec ceux du marché dans son
ensemble et en gardant à l’esprit certaines règles du
comportement, les clients pouvaient vérifier si l’action sur
laquelle on avait obtenu un tuyau d’achat d’une manière bien
peu scientifique était prête ou non pour une hausse. En fait, ils
utilisaient les graphes comme une sorte de tuyauteur
complémentaire. Aujourd’hui il y a des tas de maison de
courtage où vous trouvez des analyses graphiques. Elles sortent
toutes faites d’officines d’experts en statistiques et incluent non
seulement les actions mais également les cours des matières
premières.
Je dois reconnaître qu’un graphe aide ceux qui peuvent le
lire ou plutôt ceux qui peuvent assimiler ce qu’ils lisent.
Toutefois, le lecteur moyen d’un graphe a vite tendance à croire
que ces notions de creux, de pics, de mouvements primaires et
secondaires constituent la totalité de la spéculation boursière.
S’il pousse sa confiance jusqu’au bout de sa logique, il est mûr
pour la ruine. J’ai connu un homme extrêmement compétent,
un ancien associé d’une célèbre société de bourse, qui était un
excellent mathématicien. Il était diplômé d’une école très cotée.
Il étudiait les graphes très attentivement et analysait le
comportement des cours sur de nombreux marchés, actions,
obligations, grain, coton, argent, etc. Il remontait sur de
nombreuses années et traçait des corrélations et des
mouvements saisonniers, bref un peu de tout. Il se servait des
graphes pour ses spéculations boursières depuis des années. En
fait, ce qu’il faisait consistait à prendre avantage de quelques
moyennes très intelligentes. Il m’expliquait qu’il gagnait
régulièrement jusqu’à ce que la première guerre lui fasse
perdre tous ses gains. On m’a dit que lui et ses nombreux
suiveurs avaient perdu des millions avant de jeter l’éponge. Si
les conditions sont réunies, même une guerre mondiale ne peut
empêcher un marché d’être haussier ou baissier selon le cas.
Tout ce qu’on a besoin de savoir pour faire de l’argent, c’est
d’apprendre à apprécier les conditions du marché.
Je ne comprends toujours pas comment j’ai fait pour me
tromper à ce point, pendant mes cinq premières années à Wall
Street. Je sais maintenant ce que je ne savais pas alors et je
pense que mes erreurs, dues à mon ignorance, étaient celles
qu’un spéculateur moyen fait régulièrement.
Une fois revenu à New York afin de tenter, pour la troisième
fois, de battre le marché par l’intermédiaire d’une société de
bourse, j’attaquai plutôt activement. Je n’espérais pas m’en
sortir aussi bien que chez les bookmakers. Cependant, je
pensais qu’après un temps d’adaptation, je m’en tirerais bien
mieux parce que je serais capable de prendre des positions
beaucoup plus importantes. Maintenant, je peux constater que
le problème principal résidait dans mon incapacité à
comprendre la différence fondamentale entre le pari boursier
et la spéculation boursière. Après sept ans d’expérience dans
l’art de lire la bande du téléscripteur et une certaine aptitude
naturelle pour le jeu, mon objectif était d’obtenir, pas forcément
une fortune, mais un très haut niveau de rendement sur mon
investissement. Je perdis et gagnai comme avant, mais pourtant
globalement, j’étais gagnant. Plus je gagnais, plus je dépensais :
ce qui est d’ailleurs la règle pour la majorité des hommes. Non,
pas uniquement pour les flambeurs mais également pour
chaque être humain qui n’est pas l’esclave de son instinct
d’accumulation. Certains, comme le vieux Russel «Le Sage»,
savent équilibrer l’art de thésauriser et de faire de l’argent. Et
bien sûr, ils meurent tellement riches que cela en devient
écœurant.
Le jeu consistant à battre le marché m’occupait totalement
de 10 h à 15 h, après je jouais à vivre ma vie. Il n’y a jamais eu
de confusion : je n’ai jamais mélangé plaisir et travail. Quand je
perdais, c’était parce que je me trompais et non parce que je
souffrais de dissipation ou d’excès. Je n’ai jamais souffert
d’interférences négatives en spéculant. Je n’ai jamais pu me
permettre quoi que ce soit qui m’empêche d’être physiquement
et mentalement en parfaite santé. Même maintenant, je me
couche habituellement à 22 h. Lorsque j’étais jeune, je ne
veillais jamais tard, tout simplement parce que je ne peux pas
travailler sérieusement si je manque de sommeil. Je faisais
beaucoup mieux qu’équilibrer mes dépenses et c’est pourquoi
je pensais qu’il n’y avait aucune raison de me priver des bonnes
choses de la vie. Le marché était toujours là pour y pourvoir.
J’avais acquis la confiance que tire un homme d’une attitude
professionnelle distanciée vis-à-vis de sa propre méthode pour
se procurer son pain et même faire son beurre.
Le premier changement que je fis dans mon jeu concernait
la maîtrise du temps. Je ne pouvais plus me contenter de
prendre un point ou deux presque sans risque, comme j’avais
l’habitude de le faire chez les bookmakers. Je devais
commencer bien plus tôt si je voulais capter un mouvement
intéressant chez Fullerton. En d’autres termes, je devais étudier
ce qui allait arriver et anticiper les mouvements sur les actions.
Cela paraît être d’une totale platitude, mais je suis sûr que vous
comprenez ce que je veux dire. Ce changement dans ma propre
attitude par rapport au jeu avait pour moi une importance
primordiale. Cela m’apprit, petit à petit, la différence essentielle
entre le pari sur des fluctuations et l’anticipation des
inévitables hausses ou baisses, bref tout ce qui sépare le simple
pari de la vraie spéculation.
Je ne pouvais plus me contenter de l’étude du marché
pendant la dernière heure de cotation — comme c’était le cas
lorsque j’intervenais chez les plus gros bookmakers de ce pays.
Je me plongeai donc dans les rapports annuels et dans les bilans
et comptes de résultats des sociétés de chemins de fer. Bien sûr,
j’aimais prendre de grosses positions et on m’appelait toujours
«le garçon fou», mais j’aimais aussi étudier les mouvements. Je
n’ai jamais pensé qu’une chose était ennuyeuse si cela m’aidait
à intervenir plus intelligemment. Avant de pouvoir résoudre un
problème, je dois prouver que j’ai raison. Et je ne connais qu’un
seul moyen de le faire, c’est d’investir son propre pognon.
Même si, rétrospectivement, j’ai l’impression que mes
progrès de l’époque étaient bien longs, je suppose que
j’apprenais aussi vite que possible, puisque en général je
gagnais de l’argent. Si j’avais perdu plus souvent, peut-être que
cela m’aurait poussé à des études plus approfondies. J’aurais
certainement découvert encore plus d’erreurs. Je ne suis pas
persuadé de l’intérêt majeur de perdre, parce que cela m’aurait
coûté plus cher que de tester les améliorations dans mes
méthodes d’intervention.
En étudiant ma façon de gagner chez Fullerton, j’ai
découvert que bien que j’aie souvent eu raison à 100 % sur le
marché — je veux dire par là que mon diagnostic des
conditions de base et de la tendance générale était le bon —je
n’arrivais pas à gagner autant d’argent que la justesse de mes
vues aurait pu le laisser prévoir. Pourquoi donc?
Il y a autant à apprendre d’une victoire partielle que d’une
défaite.
Par exemple, j’ai été haussier au tout début du marché
haussier, et j’ai suivi mon opinion en achetant des actions. Une
hausse s’est produite, conformément à mes prévisions. Jusque-
là, tout allait bien. Qu’ai-je fait d’autre? J’écoutai les vétérans de
la bourse et bridai mon impétuosité juvénile. Je jugeai donc
prudent de jouer sans risque, d’une manière très conservatrice.
Tout le monde sait que dans ce cas, le jeu consiste à prendre ses
profits et à racheter ses actions sur réaction. C’est exactement ce
que je fis, ou plutôt ce que j’ai essayé de faire, parce que je pris
souvent mes profits en attendant une réaction qui n’arrivait
jamais. Et je vis mes actions progresser de 10 points de plus
alors que j’étais en dehors du marché avec mes quatre points de
plus-values dans ma — trop prudente — poche. Ils disent qu’on
ne risque jamais de devenir pauvre en prenant des profits. Non,
vous ne le risquez pas. Vous ne risquez pas non plus de devenir
riche en prenant un bénéfice de quatre points dans un grand
marché haussier.
Alors que j’aurais dû gagner 20 000 $, je n’avais fait que
2 000 $. Voilà très concrètement ce que mon attitude
conservatrice m’avait rapporté. Il était grand temps de
découvrir une petite partie de ce que j’aurais dû faire. Je décelai
encore autre chose, c’est qu’il y a plusieurs espèces de pigeons
qui ne diffèrent qu’en fonction de leur niveau d’expérience.
Le novice absolu ne connaît absolument rien, cela tout le
monde le sait, y compris lui-même. Le suivant, le second grade
donc, pense qu’il sait beaucoup de choses et le fait savoir. C’est
ce que j’appellerais le pigeon expérimenté, qui a étudié, pas le
marché lui-même, mais quelques remarques sur le marché
faites par un pigeon de niveau supérieur à lui. Le deuxième
classe sait comment éviter de perdre son pognon en évitant les
erreurs grossières que fait le parfait débutant. C’est ce type de
pigeon — qu’on peut qualifier de semi-pigeon plutôt que de
pigeon à 100 % — qui est la véritable rente, tout au long de
l’année, des courtiers de tout poil. Il tient en moyenne trois ou
quatre ans, au lieu d’une seule saison ou de trois à trente
semaines, ce qui est la durée de vie moyenne du premier grade.
C’est naturellement le semi-pigeon qui cite sans arrêt les
fameux aphorismes boursiers et les diverses règles du jeu. Il
connaît tous les oracles des vieux briscards, excepté le plus
important : ne soyez jamais un pigeon!
Ce semi-pigeon est celui qui pense que ses dents de sagesse
ont poussé parce qu’il aime acheter les actions sur des
réactions. Il les attend. Il évalue la bonne affaire au nombre de
points qu’il a obtenus par rapport au plus haut. Dans de grands
marchés haussiers, le pigeon parfait, totalement ignorant des
règles de base et des précédents, achète aveuglément parce
qu’il espère aveuglément. Il gagne la plupart du temps
beaucoup d’argent, jusqu’à ce qu’une saine réaction vienne lui
piquer tout ce qu’il a accumulé, d’un seul coup, d’un seul. Le
pigeon prudent fait ce que j’ai fait quand je pensais jouer avec
intelligence — selon les critères de l’intelligence qu’ont les
autres. Je savais qu’il me fallait changer les méthodes qui
avaient fait leurs preuves chez les bookmakers et je pensais que
j’allais résoudre mon problème grâce à quelques modifications
mineures, notamment en essayant de changer en or le savoir
des clients les plus expérimentés.
La plupart de ceux qu’on appelle habituellement les clients
sont ainsi. Vous en trouverez très peu qui soient capables de
vous dire honnêtement que Wall Street ne leur doit pas de
l’argent. Chez Fullerton, c’était la grande majorité. Et de tous les
grades, dans la hiérarchie des pigeons! Il y avait bien un vieux
lascar qui n’était pas comme les autres. Il avait une autre
caractéristique : il ne donnait jamais spontanément son avis et
ne se vantait jamais de ses gains. Il était toujours très attentif à
ce que les autres disaient. Il ne semblait jamais très chaud à
l’idée d’écouter les tuyaux, c’est-à-dire qu’il ne demandait
jamais aux baratineurs ce qu’ils avaient entendu ou ce qu’ils
savaient. Quand on lui donnait une information, il remerciait
toujours très poliment. Parfois, il remerciait à nouveau le
tuyauteur, quand le tuyau s’avérait bon. S’il foirait, il ne se
plaignait jamais, de telle sorte que personne ne pouvait dire s’il
l’avait vraiment suivi ou non. C’était une figure du bureau et la
rumeur disait que le vieux briscard était riche et qu’il pouvait
balancer de belles lignes. Il ne donnait pas trop à la société de
bourse en terme de commissions, du moins à ce qu’on voyait. Il
s’appelait Partridge, mais on le surnommait derrière son dos «le
dindon» à cause de sa grosse poitrine et parce qu’il avait
l’habitude de se pavaner dans les différentes pièces, avec son
double menton qui pendait sur sa poitrine.
Les clients, qui cherchaient toujours à être encouragés, voire
contraints à faire les choses comme à accuser les autres de leurs
propres erreurs, avaient l’habitude d’aller consulter le vieux
Partridge et de lui dire qu’un ami d’un ami d’un initié leur avait
conseillé d’intervenir sur telle ou telle action. Ils lui
demandaient ce qu’ils devaient faire du tuyau. Que le tuyau soit
à l’achat ou à la vente, le vieux briscard donnait invariablement
la même réponse.
Le client finissait rituellement l’histoire de sa perplexité en
demandant : «Que pensez-vous que je doive faire? »
Le «vieux dindon» penchait alors sa tête de côté,
contemplait son compagnon avec un sourire paternel et lâchait
finalement d’une manière très solennelle : «Tu sais, c’est un
marché haussier! »
Régulièrement, je l’entendais dire : «Et bien, tu sais, c’est un
marché haussier! » Comme s’il vous remettait un talisman
inestimable soigneusement enveloppé dans une police
d’assurance d’un million de dollars. Je dois avouer qu’à l’époque
je ne comprenais pas très bien le sens de cet aphorisme.
Un jour un certain Elmer Harwood entra en trombe dans le
bureau, gribouilla un ordre et le donna à l’employé. Puis il se
rua vers M. Partridge en train d’écouter poliment John Fanning
qui lui racontait une histoire de l’époque où il avait entendu
Keene donner un ordre à l’un de ses courtiers. Tout ce que John
gagna se réduisit à un misérable gain de trois points sur 100
actions. Bien sûr, l’action grimpa de 24 points en trois jours
juste après qu’il eût vendu. C’était au moins la quatrième fois
que John lui racontait le récit de ses malheurs, mais le «vieux
dindon» souriait aussi gentiment que s’il l’avait entendu pour la
première fois.
Elmer fonça vers le vieil homme et, sans un mot d’excuse
pour John Fanning, apostropha le dindon : «M. Partridge, je
viens juste de vendre mes Climax Motors. On me dit que le
marché s’attend à une réaction et que je pourrais les racheter
moins cher. Vous feriez donc bien de faire de même. Enfin, si
vous avez toujours les vôtres».
Elmer observa d’un air soupçonneux le vieil homme à qui il
avait précédemment donné le conseil d’achat. Le dilettante ou
le tuyauteur bénévole pense toujours que celui à qui il donne le
tuyau lui appartient corps et âme, avant même qu’il ne sache
que le tuyau est bon.
« Oui, M. Harwood, bien sûr, je les ai toujours! » dit le dindon
reconnaissant.
C’était très gentil de la part d’Elmer de penser au vieux
briscard.
— Et bien, maintenant il est temps de prendre vos bénéfices
et de vous positionner à nouveau dessus à la prochaine baisse,
dit Elmer, comme s’il avait signé le bon de garantie à la place du
vieil homme.
Ne percevant pas assez d’enthousiasme dans l’expression de
gratitude du vieil homme, Elmer continua :
— Je viens juste de vendre toutes les actions que j’avais!
Au son de sa voix et à sa manière de parler vous pouviez
raisonnablement estimer qu’il en avait au moins 10 000.
M. Partridge secoua la tête avec regret et gémit :
— Non, non, je ne peux pas faire cela!
— Quoi? hurla Elmer.
— Je ne peux tout simplement pas le faire! dit M. Partridge.
Il semblait très perturbé.
— Ne vous ai-je pas conseillé d’en acheter?
— Effectivement, M. Harwood, et je vous en suis très
reconnaissant. Je le suis vraiment, mais...
— Attendez, laissez-moi parler! Et cette action, n’a-t-elle pas
progressé de 7 points en 10 jours? C’est pas vrai?
— C’est parfaitement vrai, dit Elmer, et je t’en suis très
obligé, mon garçon. Mais je ne peux pas envisager sérieusement
la vente de ces actions.
— Vous ne pouvez pas? demanda Elmer, commençant à
douter de lui-même. C’est une habitude des tuyauteurs d’être
également demandeurs de tuyaux.
— Non, je ne le peux pas.
— Pourquoi pas?
Et Elmer s’approcha plus près de lui.
— Pourquoi? Parce qu’on est dans un marché haussier!
Le vieux camarade l’avait dit comme s’il avait donné une
explication longue et détaillée.
— C’est bon, dit alors Elmer, que la déception mettait en
colère. Je sais aussi bien que vous que nous sommes dans un
marché haussier. Vous feriez mieux de vous débarrasser de ces
actions et de les racheter sur réaction. Vous pourriez ainsi
réduire le coût de votre ligne.
— Mon cher garçon, dit le vieux Partridge, visiblement gêné,
mon cher garçon, si j’avais vendu cette action maintenant,
j’aurais perdu ma position et ensuite qu’aurais-je fait?
Elmer Harwood leva les bras au ciel, secoua sa tête et se
dirigea vers moi pour me prendre à témoin :
— Que voulez-vous y faire? me demanda-t-il en aparté, je
vous le demande!
Je ne répondis pas. Du coup, il continua :
— Je lui donne un tuyau de première sur Climax Motors. Il
en achète 500. Il gagne sept points par bout, je lui conseille de
vendre et de les racheter sur la réaction qui aurait déjà dû
arriver. Qu’est-ce qu’il me répond? Il me dit que s’il vend, il va
perdre son job. Qu’est-ce que vous en pensez?
— Je vous demande pardon, M. Harwood, je n’ai jamais dit
que j’allais perdre mon job, interrompit le vieux dindon. J’ai
simplement dit que dans ce cas, je perdrais ma position. Quand
vous serez aussi âgé que moi et que vous aurez connu autant de
booms et de paniques que moi, vous saurez que personne ne
peut se permettre de perdre sa position, même pas John
D. Rockefeller. J’espère que l’action réagira et que vous serez en
mesure de racheter votre ligne avec une économie
substantielle, Monsieur. Je ne peux que spéculer en accord avec
ce que l’expérience de plusieurs années m’a enseigné. J’ai payé
très cher cette expérience et je n’ai pas l’intention de jeter par
les fenêtres un deuxième écot pour apprendre. Je vous suis
aussi obligé que si j’avais l’argent sur mon compte. C’est un
marché haussier, vous savez.»
Et il s’éloigna, laissant Elmer abasourdi.
Ce que le vieux Partridge disait ne signifiait pas grand chose
pour moi, jusqu’à ce que je commence à réfléchir à mes
nombreux échecs, n’arrivant pas à faire autant d’argent que
j’aurais dû quand mon analyse de la tendance du marché était
bonne. Plus je creusais la question, plus je me rendais compte
que le vieil homme avait raison. Il avait visiblement fait les
mêmes erreurs que moi pendant sa jeunesse et connaissait
parfaitement ses propres faiblesses. Il ne voulait pas être
soumis à une tentation à laquelle il savait d’expérience qu’il
était très difficile de résister et qui lui avait déjà été très
coûteuse, comme elle l’avait été pour moi.
Je pense que ce fut un grand pas en avant dans mon
éducation spéculative que de réaliser enfin que, lorsque le
vieux Partridge s’obstinait à dire aux autres clients : «Vous
savez, c’est un marché haussier! », il voulait leur dire
concrètement que les gros coups ne se réalisaient pas sur des
petites fluctuations individuelles mais dans les grands
mouvements. C’est-à-dire, non pas en lisant la bande du
téléscripteur, mais en ayant une vision globale du marché et de
sa tendance.
Maintenant, laissez-moi vous dire une bonne chose. Après
avoir passé de nombreuses années à Wall Street et après avoir
gagné et perdu des millions de dollars, je veux vous avouer
ceci : je n’ai jamais gagné gros avec ma tête, mais plutôt avec
mon derrière, en restant assis sur mes positions. Vous
comprenez? En restant fermement assis sur mes positions. Il n’y
a pas trente-six manières d’avoir raison sur le marché. Vous
trouverez toujours des tas de spéculateurs qui étaient haussiers
dès le début d’un marché haussier ou des spéculateurs qui
étaient baissiers dès le début d’un marché baissier. J’ai connu
beaucoup de types qui avaient raison juste au bon moment et
qui ont commencé à acheter ou à vendre des actions quand les
cours étaient exactement au bon niveau pour gagner gros. Leur
expérience rejoignait invariablement la mienne — à savoir,
qu’ils n’ont pas su en tirer de belles plus-values. Les gens qui
savent à la fois faire une bonne analyse et rester sur leurs
positions sont très rares et je pense qu’il s’agit d’une des choses
les plus difficiles à apprendre. Ce n’est qu’après qu’un
spéculateur ait compris cela qu’il peut réellement gagner
beaucoup d’argent. On peut vraiment dire que les millions
arrivent plus facilement à un spéculateur — après qu’il ait
compris comment spéculer — que les centaines de dollars à
l’époque de son ignorance.
La raison en est simple : on peut faire une analyse
pertinente et claire et néanmoins s’impatienter ou douter
quand le marché prend son temps pour évoluer comme il
devrait le faire. C’est pourquoi il y a tellement de gens à Wall
Street, qui ne sont pas tous des pigeons loin s’en faut, pas même
de troisième classe, qui perdent néanmoins de l’argent. Ce n’est
pas le marché qui les bat. Ils se battent eux-mêmes, parce que,
s’ils ont une tête, ils sont incapables de tenir leurs positions. Le
vieux dindon avait totalement raison en faisant et en disant ce
qu’il avait dit. Non seulement, il faisait preuve de courage dans
ses convictions, mais il avait l’intelligence et la patience de tenir
ses positions.
Le fait de ne tenir aucun compte des grands mouvements et
d’essayer d’entrer et de sortir à tout moment me fut fatal.
Personne ne peut capter toutes les fluctuations. Dans un
marché haussier, le jeu consiste à acheter et à tenir jusqu’à ce
que vous soyez persuadé que le marché haussier approche de
sa fin. Pour ce faire, vous devez étudier les conditions générales
et non pas les tuyaux ou autres facteurs propres à des actions
spécifiques. Alors, larguez toutes vos actions, larguez tout et
mettez l’argent en sécurité! Attendez jusqu’à ce que vous voyiez
ou, si vous préférez, jusqu’à ce que vous pensiez voir le
tournant du marché, le commencement d’un retournement
dans les conditions générales. Pour ce faire, vous devez vous
servir de vos méninges, en d’autres termes mon conseil se
résume tout bêtement à vous conseiller d’acheter bon marché
et de revendre plus cher. Une des choses les plus utiles que tout
le monde peut apprendre est de renoncer définitivement à
capter le dernier huitième ou le premier[18]. Ces deux-là sont les
huitièmes les plus coûteux du monde. Ils ont coûté à des
spéculateurs, globalement, suffisamment de millions de dollars
pour construire une autoroute qui traverserait tout le
continent.
J’ai noté une chose en étudiant mes opérations chez
Fullerton après avoir commencé à jouer moins
inintelligemment : mes opérations initiales étaient rarement
perdantes. Ce qui m’a naturellement conduit à me décider à
jouer plus gros. Ceci me donna confiance dans mon propre
jugement avant que je lui permette d’être vicié par les conseils
des autres ou même par ma propre impatience. Sans confiance
dans son propre jugement, personne ne peut aller bien loin
dans ce jeu. Voilà tout ce que j’ai appris : étudier avec soin les
conditions générales, prendre une position et s’y tenir. Je peux
attendre sans une once d’impatience. Je peux voir une petite
réaction sans m’inquiéter, sachant qu’elle n’est que temporaire.
J’ai été vendeur à découvert de 100 000 titres et j’ai vu arriver
un gros redressement des cours. J’avais analysé — analysé
correctement — qu’un tel redressement était, comme je le
pressentais, inévitable, même bienvenu, et qu’il allait amputer
mes plus-values potentielles d’un million. Néanmoins, je restai
impassible. Je vis la moitié de mes plus values potentielles
fondre, sans m’interroger un seul instant sur l’intérêt de
racheter ma position pour la reconstituer après la hausse. Je
savais que si je le faisais, je perdrais ma position et, avec elle, la
certitude de faire un malheur : ce sont les grosses lignes qui
font les gros gains.
Si j’ai appris tout ceci aussi lentement, c’est parce que je tire
profit de mes erreurs. Il s’écoule toujours du temps entre le
moment où l’on fait une erreur et le moment où l’on en prend
conscience, et encore plus de temps entre cette prise de
conscience et son analyse exacte. Cependant, dans le même
temps, je vivais plutôt confortablement, j’étais très jeune, mais
j’évoluais sur bien des plans. La plupart de mes gains étaient
encore dus à ma manière de lire la bande du téléscripteur, tout
simplement parce que le type de marché que nous avions à
l’époque se prêtait particulièrement bien à ma manière de
spéculer. Je ne perdais pas aussi souvent ou de manière aussi
énervante qu’au début de mes expériences new-yorkaises. Il n’y
avait pas à en être fier, quand vous pensez que j’ai été ruiné
trois fois en moins de deux ans. Comme je vous l’ai déjà dit, se
retrouver sur la paille est une excellente école.
Je n’accroissais pas mes enjeux très vite parce que je menais
grand train. Je ne me privais pas d’aucune des choses qu’un
garçon de mon âge, avec mes goûts, pouvait désirer. J’avais ma
propre voiture et je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû vivre
avec parcimonie quand je gagnais en bourse. La bande du
téléscripteur ne s’arrêtait, comme il est d’usage, que les
dimanches et jours fériés. À chaque fois que j’arrivai à trouver
la raison de mes pertes ou le pourquoi et le comment d’une
autre erreur, j’ajoutai un aphorisme boursier flambant neuf du
type «ne pas... » à ma liste d’actifs. La manière la plus élégante
de capitaliser mes actifs sans cesse croissants ne consistait pas à
diminuer mon train de vie. Bien sûr, j’eus quelques expériences
plutôt amusantes et quelques-unes un peu moins drôles, mais si
je les racontais toutes en détail, je n’en finirais jamais. Dans la
pratique, les seuls incidents dont je me souvienne sans peine
sont ceux qui m’ont appris quelque chose sur ma façon de
spéculer, quelque chose qui m’apportait un supplément de
connaissance sur le jeu et sur moi-même!
CHAPITRE 6

A
u printemps 1906, je me trouvais à Atlantic City pour
quelques jours de repos. J’étais sorti du marché et ne
pensais qu’à me changer les idées et à profiter de la vie.
À tout hasard, j’allai jeter un coup d’œil chez mes premiers
courtiers, Harding Brothers. Mon compte, à cette époque, s’était
remis à tourner plutôt gentiment. Je traitais par ligne de 3 000 à
4 000 actions. Ceci ne représentait pas beaucoup plus que les
lignes que j’avais l’habitude de traiter chez Cosmopolitan à 20
ans, mais il y avait d’énormes différences entre la couverture
d’un point nécessaire chez les bookmakers et celle requise chez
les courtiers qui négociaient réellement pour mon compte sur
le marché au New York Stock Exchange.
Vous vous souvenez sans doute de l’histoire que je vous ai
contée quand je me suis retrouvé vendeur de 3 500 Sugar chez
Cosmopolitan? J’avais alors eu la subite intuition que quelque
chose ne collait pas et qu’il me fallait clôturer mes positions au
plus vite. Je dois vous avouer que j’ai souvent ressenti cette
curieuse sensation. En règle générale, j’y prête une grande
attention. J’en ai parfois trouvé l’idée parfaitement ridicule, en
me disant qu’il était stupide de suivre toutes ces impulsions
soudaines qui me dictaient de changer ma position. J’analysai
alors mon intuition comme étant un état de nervosité
pathologique qui était la conséquence d’un abus de cigares,
d’un manque de sommeil ou d’un foie paresseux, enfin, de
quelque chose du même acabit. À chaque fois que je me suis
raisonné en refusant de suivre mon intuition, je l’ai toujours
regretté par la suite. Une douzaine de cas me viennent à l’esprit
où je n’ai pas suivi l’intuition qui m’ordonnait de vendre ma
position immédiatement. Le jour suivant, j’allai chez mes
courtiers pour constater que le marché restait ferme ou par
exemple progressait. Je me félicitai alors en me disant qu’il eût
été stupide d’obéir à cette pulsion aveugle qui m’ordonnait de
vendre. Le surlendemain, il y avait immanquablement une jolie
petite baisse. Quelque chose s’était déréglée quelque part et
j’aurais fait un peu d’argent si je n’avais pas été aussi sage et
rationnel. La raison n’en était pas physiologique mais
psychologique.
Je veux vous parler maintenant d’une de ces intuitions et du
bénéfice que j’en ai tiré : cela m’est arrivé, au printemps 1906,
pendant ces quelques jours de vacances à Atlantic City. Un de
mes amis était également client chez Harding Brothers. Je
n’avais aucune position sur le marché d’une manière ou d’une
autre et je profitais pleinement de mes vacances. J’arrive
toujours à renoncer au marché, à moins bien sûr que le marché
ne soit exceptionnellement actif et que j’y aie de grosses
positions. C’était un marché haussier : je m’en souviens très
bien. Les perspectives étaient favorables pour l’activité
économique et le marché baissait un peu. Le ton général était
ferme et tout indiquait que les cours monteraient.
Un beau matin, après le petit déjeuner et la lecture
habituelle de tous les quotidiens de New York, fatigués de
contempler les mouettes qui attrapaient des clams, les
remontaient de 20 pieds, et enfin les lâchaient pour les ouvrir
en guise de petit déjeuner, mon ami et moi décidâmes
d’arpenter le bord de mer. C’était la chose la plus excitante que
nous avions à faire de la journée.
Il n’était pas encore midi, et nous revenions lentement pour
tuer le temps et respirer l’air marin. Harding Brothers avait une
succursale sur la promenade et nous avions pris l’habitude d’y
aller chaque matin pour voir comment le marché ouvrait.
C’était plus par habitude qu’autre chose parce qu’il ne se passait
rien de très intéressant.
Le marché était plutôt ferme et actif. Mon ami, qui était
résolument haussier, détenait une petite ligne d’actions achetée
quelques points plus bas. Évidemment, il commença à me dire
qu’il était sage de garder la position dans l’attente de cours plus
élevés. Je n’accordais pas suffisamment d’attention à ce qu’il
disait pour me donner la peine de paraître d’accord avec lui. Je
regardais le tableau de cotation, pas de mouvements dans les
cours — ils étaient presque tous à la hausse — jusqu’à ce que je
remarque Union Pacific (UP). J’eus alors le pressentiment que je
devais la vendre, toute affaire cessante. Je ne peux en dire plus.
J’avais l’intuition que je devais le faire. Je me demandais
pourquoi j’avais ce pressentiment et je ne trouvais aucune
raison de vendre UP à découvert.
J’observai le dernier cours sur le tableau jusqu’à ce que je ne
vis plus que lui. Tout ce que je constatai, c’était que je devais
impérativement vendre Union Pacific et sans pouvoir
m’expliquer pourquoi.
Mon attitude devait sembler curieuse à mon ami, qui était à
côté de moi, car il m’interrompit soudain en me demandant ce
qui se passait.
— Je ne sais pas, lui répondis-je.
— Tu es fatigué, tu veux aller te coucher?
— Non, je ne vais pas aller me coucher. Ce que je vais faire,
c’est vendre cette action.
Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai toujours gagné de l’argent en
suivant mes intuitions. Je me dirigeai vers la table où se
trouvaient les fiches d’ordre. Mon ami me suivit. Je passai un
ordre de vendre 1 000 Union Pacific sur le marché et le donnai
au directeur. Il souriait en me voyant écrire et en le recevant,
mais, dès qu’il lut l’ordre, il cessa immédiatement de sourire et
me regarda.
— C’est vraiment ce que vous voulez faire? me dit-il.
Pour toute réponse, je le foudroyai du regard et il se rua
vers un commis.
— Que fais-tu? me demanda mon ami.
— Je suis en train de vendre.
— Vendre quoi? hurla-t-il.
S’il était haussier, comment pouvais-je être baissier. Quelque
chose ne collait pas.
— 1 000 Union Pacific.
— Quoi? me demanda-t-il tout excité.
Je secouai la tête lui signifiant que je n’avais aucune raison
logique de le faire. Mais il devait penser que j’avais un tuyau
parce qu’il me prit par le bras et m’entraîna à l’extérieur du
hall, à l’écart des clients et autres fâcheux.
— Qu’as-tu entendu? me dit-il.
Il était très excité. Union Pacific était une de ses actions
fétiches et il était haussier à cause de ses bénéfices et de ses
perspectives. Cependant, il voulait connaître un tuyau baissier,
même de seconde main.
— Rien.
— Comment ça, rien? Il était sceptique et paraissait
perturbé.
— Je n’ai rien entendu du tout.
— Mais alors, pourquoi vends-tu?
— Je ne sais pas. Ce qui était au demeurant l’exacte vérité.
— Oh, viens par ici Larry! me dit-il.
Il savait que, d’ordinaire, je ne spéculais qu’après de solides
analyses. J’avais vendu 1 000 UP Je devais donc avoir une sacrée
bonne raison de vendre autant d’actions alors que le marché
montait.
— Je ne sais pas, répétais-je. Je pense simplement que
quelque chose est en train de se passer.
— Qu’est ce qui se passe?
— Je ne sais pas. Je ne peux te donner aucune raison. Tout ce
que je sais, c’est que je veux vendre cette action. Je vais
d’ailleurs en vendre 1 000 de plus.
Je revins dans le bureau et donnai l’ordre d’en vendre un
second millier. Si j’avais raison de vendre le premier millier, je
devais avoir raison d’en vendre un peu plus.
— Qu’est ce qui pourrait bien se passer? persista à dire mon
ami.
Il n’arrivait pas à me suivre et si je lui avais dit que j’avais
entendu que Union Pacific baisserait, il en aurait vendu sans
me demander d’où venait le tuyau.
— Que pourrait-il bien se passer? demanda-t-il à nouveau.
— Un million de choses peuvent arriver. Je ne peux te
garantir qu’une seule d’entre elles se produira effectivement. Je
ne peux te donner aucune de ces raisons : je ne suis pas devin,
lui dis-je.
— Voyons, tu ne peux pas agir comme cela! Ou alors, tu es
complètement fou, me dit-il. Fou à lier de vendre ces actions
sans rime ni raison. Tu ne sais même pas pourquoi tu veux les
vendre.
— C’est vrai, je ne sais pas pourquoi je veux les vendre. Je
sais seulement que je le veux, dis-je. Je veux les vendre parce
que je le veux.
L’urgence était si forte que j’en vendis 1 000 de plus.
C’était trop pour mon ami. Il m’attrapa par le bras et me dit :
— Écoute, quittons cet endroit avant que tu n’aies vendu la
totalité du capital d’Union Pacific.
J’avais vendu autant d’actions que nécessaire pour satisfaire
mon sentiment compulsif, aussi pouvais-je le suivre sans
attendre la réponse de mon ordre de 2 000 titres. Il faut
reconnaître que c’était une jolie petite position même avec les
meilleures raisons du monde. Cela semblait plus que suffisant
comme position à la vente sur le titre surtout sans motif
particulier, alors même que le marché dans son ensemble était
ferme et qu’il n’y avait rien en vue permettant de prévoir une
baisse prochaine. Je me souvenais qu’en de précédentes
occasions, lorsque j’avais connu le même sentiment d’urgence à
vendre et que je ne l’avais pas fait, je m’en étais toujours mordu
les doigts.
J’avais raconté quelques-unes de ces histoires à des amis.
Certains d’entre eux m’avaient expliqué qu’il ne s’agissait pas à
proprement parler d’intuitions mais de sentiments
subconscients qui constituent en fait le processus créatif en
mouvement. C’est ce processus qui inspire les artistes sans
qu’ils puissent expliquer pourquoi. Peut-être que dans mon cas,
c’était l’effet cumulatif de beaucoup de choses qui
individuellement étaient insignifiantes, mais qui collectivement
étaient puissantes. Il n’est pas impossible que le sentiment
bêtement haussier de mon ami ait éveillé quelque chose en moi,
par pur esprit de contradiction. Pour lors, j’ai choisi
inconsciemment Union Pacific, tout simplement parce qu’il
m’avait trop seriné avec les perspectives de ce titre. Je suis bien
incapable de vous expliquer les causes et les motivations de
mes intuitions. Tout ce que je sais, c’est que je suis sorti de la
succursale d’Harding Brothers, à Atlantic City, vendeur de 3 000
Union Pacific dans un marché haussier et que cela ne
m’inquiétait pas le moins du monde.
Je voulais savoir à quel cours mes 2 000 dernières actions
avaient été exécutées. Aussi, après le déjeuner, nous
retournâmes à l’agence. J’eus le plaisir de constater que le
marché continuait à progresser et que Union Pacific était un
peu plus haut.
«Je vois ta fin», dit mon ami. Vous pouvez constater qu’il
était heureux de n’en avoir vendu aucune.
Le lendemain, le marché en général remonta un peu plus et
je n’entendis rien d’autre que les remarques de mon ami. J’étais
persuadé d’avoir bien joué en vendant Union Pacific et je ne
fais jamais preuve d’impatience lorsque je sens que j’ai raison.
Pourquoi d’ailleurs être pressé? L’après-midi, Union Pacific
cessa de progresser et vers la fin de la journée, elle commença à
baisser. Elle perdit assez rapidement de l’altitude et se retrouva
à un point au-dessous du cours de vente moyen de mes 3 000
actions. Je me sentis plutôt conforté dans l’idée que j’étais dans
le bon sens et avec ce sentiment, je décidai de vendre quelques
actions supplémentaires. Du coup, juste avant la clôture, j’en
vendis 2 000 de plus.
Je me retrouvai donc vendeur de 5 000 actions Union Pacific
sur une simple intuition. Ceci était le maximum que je pouvais
vendre chez Harding Brothers avec les liquidités que je pouvais
affecter en garantie. J’avais une trop grosse position pour rester
en vacances et je décidai donc d’écourter mes vacances et de
rentrer à New York le soir même. Tout pouvait arriver et je
pensai qu’il était préférable d’être sur le pont. Comme cela, je
pourrais agir vite, si nécessaire.
Le lendemain, on apprit la nouvelle du tremblement de
terre de San Francisco. Ce fut une terrible catastrophe.
Curieusement, le marché ne baissa que de quelques points. Les
forces haussières étaient encore à l’œuvre et de toute façon le
public ne réagit jamais aux nouvelles en elles-mêmes. Cette
remarque est toujours valable. S’il y a un solide fondement à la
hausse, par exemple — qu’il y ait ou non dans le même temps
ce que les journaux appellent une manipulation haussière —,
certaines informations n’ont pas l’effet qu’elles auraient si Wall
Street évoluait dans une tendance à la baisse. Tout est dans le
sentiment général à un moment donné. À cette époque, Wall
Street ne mesura pas la gravité de la catastrophe parce qu’ils ne
voulaient tout simplement pas en tenir compte : avant la fin de
la journée, les cours remontèrent au niveau précédent.
J’étais vendeur de 5 000 titres. La tempête s’était abattue,
mais pas mes actions. Mon intuition était de première bourre.
Mon compte en banque n’avait pas évolué d’un iota, même sur
le papier. L’ami qui se trouvait avec moi à Atlantic City, quand
j’avais vendu ma ligne sur Union Pacific, triomphait et semblait
triste pour moi. Il me dit :
— Sacré intuition mon garçon, mais tu sais, quand l’argent
et le talent sont du côté des haussiers, que peut faire l’intuition?
Ils ne peuvent que l’emporter.
— Donne-leur du temps, lui dis-je.
Je voulais parler des cours bien sûr. Je me refusais à racheter
mes ventes parce que je savais que les dégâts étaient
considérables et que Union Pacific était une des sociétés qui
avaient le plus souffert. Mais c’était tout simplement exaspérant
de voir la cécité de Wall Street.
— Donne-leur du temps et ta peau ira rejoindre toutes les
peaux d’ours[19] qui sèchent au soleil, m’assura-t-il.
— Que ferais-tu? lui demandai-je. Acheter Union Pacific sur
la foi des millions de dollars de dommages qu’ils devront payer?
Où seront les beaux dividendes des beaux bénéfices quand la
société aura payé ce qu’elle doit à ses assurés? Le mieux que
l’on puisse espérer c’est que les dégâts ne soient pas aussi
graves qu’annoncés. Est-ce une raison pour acheter des actions
avec toutes ces routes durement affectées? Réponds-moi
franchement.
Voilà tout ce que mon ami me répondit :
— Oui, ton analyse se tient, mais je dois dire que le marché
n’est pas de ton avis, les cours ne mentent jamais, n’est ce pas?
— Ils ne disent pas toujours la vérité séance tenante, lui dis-
je.
— Écoute : un homme parlait à Jim Fisk[20], un peu avant le
Vendredi Noir, lui donnant 10 bonnes raisons de voir l’or
baisser pour de bon. Il était tellement convaincu de ce qu’il
disait qu’il finit par dire à Fisk qu’il allait en vendre pour
plusieurs millions. Fisk se mit à le toiser de haut en bas en lui
disant : «Vas-y, vends tout ce que tu veux et invite moi à tes
funérailles! »
— Oui, lui dis-je, mais si ce type avait vendu, regarde quel
malheur il aurait fait. Vends quand même quelques Union
Pacific.
— Oh, très peu pour moi, merci! Je ne suis pas le genre de
type à pisser contre le vent.
Le jour suivant, quand des informations plus détaillées
arrivèrent, le marché commença à baisser. Mais, même là, pas
aussi violemment qu’il aurait dû le faire. Sachant que rien sous
le soleil ne pouvait survivre à une baisse substantielle, je
doublai ma position et vendis 5 000 titres de plus. Oh! à ce
moment-là, cela paraissait plus évident pour de nombreuses
personnes et mes courtiers étaient plus conciliants. Ce n’était
plus de l’inconscience de leur part ou de la mienne, en tous cas,
pas de la manière dont je jaugeais le marché. Le surlendemain,
le marché commença à tanguer sérieusement : cela allait lui
coûter cher. Bien sûr, je poussai mon avantage. Je doublai
encore ma position et vendis 10 000 actions de plus. C’était la
seule chose intelligente à faire.
Je ne pensais à rien de spécial, si ce n’est que j’avais raison,
100 % raison et qu’il s’agissait là d’une opportunité rare. Je
devais saisir ma chance : je vendis encore. Avais-je pensé
qu’avec une telle position à la vente, il n’y avait pas besoin d’un
gros rebond pour annuler toutes mes plus-values latentes et
pour me faire perdre l’intégralité de mon capital? Je ne pourrais
pas dire si j’ai pensé à cela ou non. Je n’y accordais pas trop
d’importance. Je ne plongeais pas sans réfléchir. En fait, je
jouais même vraiment prudemment. Personne ne pouvait rien
faire contre ce tremblement de terre, n’est-ce pas? Personne ne
pouvait remettre les buildings en état, comme ça, en claquant
les doigts. Tout l’or du monde ne pourrait rien y faire dans les
prochaines heures.
Je ne misais pas à l’aveuglette. Je n’étais pas un ours
inconscient. Je n’étais pas enivré par le succès. Je ne croyais pas
que, San Francisco étant à peu près rayé de la carte, le pays
entier allait sombrer. Non, certes. Je ne m’attendais pas à une
vraie panique qui s’emparerait de tout le pays. Le lendemain, je
soldai mes positions : j’avais fait 250 000 $. C’était le plus gros
gain que j’avais jamais réalisé. Tout cela en seulement quelques
jours. Wall Street n’avait pas prêté attention au tremblement de
terre ni le premier jour ni le second. On vous dira que c’était
parce que les premiers rapports sur la catastrophe n’étaient pas
trop alarmants. Cependant, je pense sincèrement que c’est en
fait parce que le changement d’opinion du public vis-à-vis des
marchés boursiers prend toujours du temps. Même les
spéculateurs professionnels changent d’avis lentement et ont la
vue courte.
Je n’ai aucune explication à vous donner, scientifique ou
autre. Je ne fais que raconter comment et pourquoi j’ai agi ainsi
et ce qui arriva. Soyons francs : j’étais beaucoup moins intéressé
par le mystère de mon intuition que par le fait d’en avoir tiré
un quart de million. Cela signifiait que je pouvais désormais
balancer une ligne plus importante que jamais, si l’opportunité
se présentait.
Cet été-là, je me suis rendu à Saratoga Springs. J’étais sensé
être en vacances, mais je gardais tout de même un œil sur le
marché. En fait, je n’étais pas assez fatigué pour m’empêcher de
suivre le marché. Évidemment, toutes les personnes que je
connaissais avaient, ou avaient eu, un intérêt dans le marché :
tout le monde parlait du marché. J’avais déjà remarqué qu’il y
avait une grosse différence entre le fait de parler du marché et
le fait de spéculer. Quelques-uns de ces types vous font penser à
ce courageux employé qui n’hésite pas à remettre à sa place son
employeur acariâtre... du moins en face de vous.
Harding Brothers avait une succursale à Saratoga. Beaucoup
de clients s’y trouvaient. La raison essentielle de leur
implantation à Saratoga — du moins je le suppose — était liée à
leur image de marque. Avoir un bureau dans un endroit comme
celui-là constitue tout simplement une publicité de premier
ordre. J’avais pris l’habitude d’y aller et de m’asseoir avec le
reste des clients. Le directeur était un type très sympa de
l’agence new-yorkaise. Il était là pour saluer les amis et les
étrangers et, si possible, pour faire un peu de business. C’était
un lieu merveilleux pour les échanges de tuyaux en tout genre :
courses, actions et tuyaux de garçons de salle. À l’agence, on
savait que je n’en suivais jamais aucun. Ainsi cela éviterait les
démarches du directeur venant me murmurer sur le ton de la
confidence ce qu’il avait tout juste entendu en primeur en
provenance de New York. Il me remettait simplement les
télégrammes en me disant : «Voilà ce qu’ils viennent de
m’envoyer», ou quelque chose de ce genre.
Bien sûr, je suivais le marché. Pour ce qui me concerne,
suivre les cours et y lire les signes de leur évolution future ne
font qu’un. Ma vieille copine, Union Pacific, semblait vouloir
grimper. Le cours était élevé, mais l’action se comportait comme
si elle était en phase d’accumulation. Je la suivis quelques jours
sans prendre position. Plus je la regardais, plus j’étais
convaincu que quelqu’un la ramassait, quelqu’un qui n’était pas
un amateur, quelqu’un qui non seulement disposait d’un joli
stock de munitions, mais qui savait ce que compter voulait
dire : accumulation très astucieuse, pensais-je.
Dès que j’en fus certain, je me mis naturellement à en
acheter, aux environs de 160. Elle continua à se comporter
d’une excellente manière. Je continuai à l’acheter, par paquet de
500 actions. Plus j’achetais, plus elle montait, sans le moindre
effort : je me sentais vraiment en confiance. Je ne voyais
vraiment aucune raison pour que l’action ne monte pas d’un
coup, pas en tout cas après ce que j’avais lu sur le téléscripteur.
Soudain, le directeur vint me voir et me dit qu’ils venaient
de recevoir un message de New York — ils disposaient d’une
ligne directe, bien sûr — me demandant si j’étais à l’agence.
Lorsqu’ils répondirent que oui, un autre vint les avertir de me
garder près du fil : M. Harding voulait me parler.
Je leur confirmai que j’attendrais et j’achetai 500 actions UP
de plus. Je ne pouvais pas imaginer un seul instant ce que
Harding voulait me dire. Je ne pensai pas qu’il y avait un
rapport avec mes positions. Ma couverture était plus que
suffisante pour ce que j’étais en train d’acheter. Assez vite, le
directeur vint me voir et me dit que M. Ed Harding me
demandait sur le téléphone à longue distance.
— Salut Ed, lui dis-je.
Il me répondit :
— Bon Dieu, quelle mouche t’a piqué? Tu es devenu fou ou
quoi?
— Pourquoi donc?
— Qu’est-ce que tu fais?
— Que veux-tu dire?
— Pourquoi achètes-tu toutes ces actions?
— Pourquoi? Je ne suis pas assez couvert?
— Il ne s’agit pas d’un problème de marge, il s’agit d’être un
gros pigeon.
— Je ne te suis pas du tout.
— Pourquoi diable achètes-tu toutes ces actions Union
Pacific?
— Ça devrait monter.
— Monter, tu rigoles! Tu ne sais donc pas que les initiés sont
tous en train de sortir de là à toute vitesse. Tu ferais mieux de
t’amuser à jouer aux courses de poneys et à ne pas te laisser
mener en bateau.
— Personne ne me mène en bateau, lui répondis-je, cela ne
m’inquiète pas le moins du monde.
Il revint à la charge :
— Tu ne peux quand même pas t’attendre à un miracle à
chaque fois que tu tentes un gros coup sur une valeur. Sors de là
tant que tu en as encore la possibilité, dit-il. C’est un crime
d’être long sur cette action à ce niveau de prix, quand ces
gangsters en vendent par pelletées entières.
— Le ruban me dit qu’ils sont en train d’acheter, insistai-je.
— Larry, j’ai failli avoir une attaque quand j’ai vu arriver tes
ordres. Pour l’amour de Dieu, ne joue pas au pigeon. Sors! Tout
de suite. C’est de l’inconscience que d’attendre une minute de
plus. Enfin, j’aurai fait mon devoir en te mettant en garde, au
revoir et il raccrocha.
Ed Harding est un type très intelligent, habituellement bien
informé, bref un vrai ami, désintéressé et, ce qui ne gâche rien,
avec le cœur sur la main. Et plus important encore, je le savais
bien placé pour entendre beaucoup de choses. Tout ce que
j’avais fait, en achetant Union Pacific, était de suivre
l’expérience de mes années d’études sur le comportement des
actions et ma propre perception de certains symptômes qui
accompagnaient d’ordinaire une hausse substantielle des titres.
Je ne savais plus quoi penser. J’en venais à la conclusion que
mon opinion sur le titre avait été biaisée par l’habileté de la
manipulation. Ceci expliquait que le téléscripteur me racontait
une histoire qui n’était pas la bonne. Il est possible que je fus
impressionné par les mises en garde d’Ed Harding pour
m’empêcher de faire ce qu’il pensait être une colossale erreur
de ma part. Ni son intelligence ni ses motivations ne pouvaient
être mises en doute. Quelle que soit la raison qui m’a décidé à le
suivre, le fait est là : j’ai suivi son amicale pression.
Je vendis donc toutes mes actions Union Pacific. Bien sûr, s’il
n’était pas raisonnable d’être long, il n’était pas raisonnable non
plus de ne pas être vendeur. Du coup, je vendis 4 000 actions à
environ 162 dollars.
Le lendemain, le conseil d’administration d’Union Pacific
annonça le versement d’un dividende de 10 % par titre. Au
début, personne ne fit attention à cette information. Cela
ressemblait un peu trop à une manœuvre désespérée de
joueurs qui tentaient un corner[21]. Tous les journaux se
précipitèrent sur les administrateurs. Pendant que les experts
de Wall Street tergiversaient, le marché entrait en ébullition.
Union Pacific continua sa hausse et, dans des transactions
énormes, établit un nouveau record. Quelques spéculateurs
professionnels du parquet ont fait des fortunes en une heure et
j’entendis plus tard une rumeur sur un spécialiste plutôt
maladroit ayant fait une erreur qui lui a fait gagner 350 000 $. Il
vendit son siège la semaine qui suivit et devint gentleman
farmer le mois suivant.
Bien sûr, je réalisai, au moment où j’appris l’annonce de ces
10 % de dividendes, que j’avais fait une grosse bourde en
refusant d’écouter la voix de l’expérience et en privilégiant celle
d’un tuyauteur. J’avais fait l’impasse sur mes propres
convictions en écoutant les doutes d’un ami simplement parce
qu’il était désintéressé et qu’il était connu pour savoir ce qu’il
faisait.
Dès que j’ai vu Union Pacific inscrire un nouveau record, je
me suis dit : «Il ne faut pas rester vendeur».
J’ai alors utilisé tout ce que je possédais comme couverture
chez Harding. Je n’étais ni particulièrement réjoui ni vexé. Le
plus frustrant, c’était d’avoir bien lu le ruban et d’avoir été
stupide au point de m’être laissé influencer par Ed Harding. Il
n’y avait aucune récrimination à lui faire parce que je n’avais
pas de temps à perdre, et qu’en outre, ce qui était fait était fait.
Je passai donc un ordre pour me racheter. Le cours était alors
de 165, quand je passai un ordre d’achat de 4 000 Union Pacific
au marché. Je perdis alors trois points par titre à ce niveau. Mes
courtiers payèrent 172 et 174 pour les avoir. En recevant mes
avis d’opéré, je ne pouvais que constater que l’amicale
intervention de mon ami Ed m’avait coûté 40 000 $. Pas très
cher pour apprendre à avoir le courage de ses convictions!
C’était vraiment une leçon bon marché.
Je n’étais pas contrarié parce que le ruban indiquait des
cours plus élevés. C’était un mouvement inhabituel et il n’y
avait pas de précédents à l’attitude des administrateurs. Je fis ce
que je pensais devoir faire. Dès que j’eus donné mon premier
ordre d’achat de mes 4 000 actions pour couvrir mes ventes, je
décidai de profiter des informations fournies par le
téléscripteur et je me mis long. J’achetai 4 000 actions et gardai
ces titres jusqu’au lendemain. Puis, je vendis tout. Non
seulement, je regagnai ce que j’avais perdu, mais j’avais même
globalement gagné 15 000 $ dans l’opération. Si Ed Harding
n’avait pas essayé de me faire économiser de l’argent, j’aurais
fait un malheur. Il me rendit un très grand service : la leçon de
cet épisode était, je le crois vraiment, de compléter mon
éducation de spéculateur.
Non seulement j’appris que je devais toujours suivre mon
intuition plutôt que d’écouter des tuyaux, mais de plus, je
gagnai beaucoup de confiance en moi-même. Je fus capable
finalement de secouer le joug des vieilles méthodes de
spéculation. Cette expérience de Saratoga était ma dernière
opération au petit bonheur. À partir de ce moment-là, je
commençai à réfléchir aux conditions de base plutôt qu’à
l’évolution individuelle des actions. Je passai au grade
supérieur dans la dure école de la spéculation, mais
l’apprentissage s’avérait long et difficile.
CHAPITRE 7

J
e n’ai jamais hésité à dire que j’étais haussier ou baissier,
mais je n’ai jamais conseillé à personne d’acheter ou de
vendre telle ou telle valeur. Dans un marché baissier, toutes
les actions baissent, dans un marché haussier, elles montent
toutes. Évidemment, je ne veux pas dire par-là que, dans un
marché baissier causé par la guerre, les actions des
fournisseurs d’armes ne montent pas : je parle en règle
générale. Le spéculateur moyen ne cherche pas à savoir si la
tendance générale est à la hausse ou à la baisse, tout ce qui
l’intéresse ce sont des conseils spécifiques concernant telle ou
telle action. Il veut toujours apprendre quelque chose sans rien
donner en échange : en fait, il ne veut pas faire l’effort de
travailler. Il ne veut même pas faire l’effort de penser : c’est déjà
bien assez d’avoir à compter l’argent qu’on ramasse par terre.
Pour ma part, je n’étais pas aussi fainéant. Je trouvais qu’il
était plus facile de penser aux actions en particulier plutôt
qu’au marché en général, donc privilégier les fluctuations
individuelles plutôt que les mouvements généraux. Il fallait par
conséquent que je change ma manière de voir le marché : c’est
ce que je fis.
Les gens ne maîtrisent pas facilement les fondements de la
spéculation boursière. J’ai souvent rappelé qu’acheter dans un
marché haussier est la manière la plus confortable d’acquérir
des actions. Attention, le problème essentiel n’est pas d’acheter
au plus bas ou de vendre au plus haut, mais bien d’acheter ou
de vendre au bon moment. Quand je suis baissier et que je
vends une action, chaque vente doit impérativement être
réalisée à un cours inférieur à la vente précédente. Quand je
suis acheteur, l’inverse est alors vrai : je dois acheter selon une
échelle haussière. Je ne moyenne jamais en baisse, j’achète
toujours de plus en plus cher.
Supposons, par exemple, que je sois en train d’acheter un
titre : 2 000 actions à 110. Si le titre monte à 111 après mon
achat, je suis, au moins temporairement, dans le bon sens. En
effet, le cours est plus haut et il m’indique une plus-value.
Comme je suis conforté dans mon analyse, je persiste en
achetant 2 000 actions supplémentaires. Si le marché poursuit
sa hausse, j’achète un troisième lot de 2 000 actions. Supposons
que le cours passe alors à 114. J’estime que je suis suffisamment
engagé pour le moment. J’ai alors une base solide pour
travailler. Je suis long de 6 000 actions à une moyenne de
111 3/4 et le titre se négocie à 114. Je m’arrête d’acheter :
j’attends et j’observe. J’imagine qu’à un certain stade de la
hausse, il y aura une réaction. Il est probable que la réaction
ramène le cours au niveau où j’ai acheté mon troisième lot.
Supposons, qu’après une nouvelle hausse, le cours retombe à
112 1/4 et qu’ensuite il remonte. À 113 3/4, je passe derechef un
ordre d’achat de 4 000 bouts, au mieux, bien sûr. Si j’ai pu payer
mon quatrième millier à 113 3/4, je me dis que quelque chose
ne colle pas. Je passe un ordre pour tester le marché : par
exemple une vente de 1 000 actions pour voir comment le
marché les absorbe. Supposez que mon ordre d’achat de 4 000,
passé à 113 3/4, soit réparti de la manière suivante : 2 000 à 114,
500 à 114 1/2 et le reste un peu plus haut (les 500 derniers à
115 1/2 par exemple). Alors là, je suis convaincu d’avoir raison.
C’est la manière dont j’ai obtenu les 4 000 actions qui m’indique
si j’ai eu raison d’acheter cette action-là, à ce moment-là. Je
travaille toujours sur le postulat que j’ai plutôt bien choisi les
conditions générales et que je suis haussier. Je ne cherche
jamais à acheter des actions trop bon marché ou trop
facilement.
Cela me rappelle une histoire que j’ai entendue à propos de
S. V. White, surnommé le «diacre» à cause de ses manières, à
l’époque où il était un des gros intervenants de Wall Street.
C’était un vieil homme très fin, très intelligent et très courageux.
Il a écrit de grandes pages de la bourse, à ce qu’on m’a raconté.
Cela se passait à l’époque où Sugar était un des plus gros
pourvoyeurs de feux d’artifice sur le marché. H. O. Havemeyer,
le président de la société, était alors à l’apogée de son pouvoir.
D’après les informations que j’ai obtenues par les vieux
briscards, H. O. et ses quelques suiveurs avaient toutes les
ressources en espèces et en intelligence pour réussir n’importe
quel coup sur leur propre titre. On raconte qu’Havemeyer a
réussi à plumer plus de spéculateurs professionnels sur cette
action que n’importe quel initié sur n’importe quelle autre
affaire. Vous savez en règle générale, les spéculateurs
professionnels de marché sont plus enclins à contrecarrer le jeu
des initiés plutôt qu’à les aider.
Un beau jour, un homme qui connaissait le «diacre» White
déboule dans son bureau et dit : «Diacre, vous m’aviez dit que le
jour où je disposerais d’un tuyau absolument sûr, de venir vous
voir immédiatement et que si vous l’utilisiez, vous me
donneriez quelques centaines d’actions». Il s’arrêta pour
reprendre son souffle et pour recevoir quelques
encouragements. Le «diacre» le regarda avec cet air méditatif
qu’il affectionnait et dit :
— Je ne sais pas si je te l’ai déjà dit ou pas, mais je trouve
tout à fait normal de payer pour une information vraiment
utilisable.
— C’est exactement ce que je vous apporte!
— C’est très gentil, dit le diacre, tellement mollement que
l’homme qui venait le tuyauter commença à s’énerver et dit :
— Oui, monsieur le diacre.
Alors, il s’approcha de telle sorte que personne d’autre ne
pouvait l’entendre et affirma :
— H. O. Havemeyer achète Sugar.
— Vraiment? demanda le diacre, impassible.
Ce qui irrita au plus haut point l’informateur qui répondit
d’un ton émouvant :
— Oui, monsieur, il est en train de rafler tout ce qu’il trouve.
— En es-tu vraiment sûr mon ami? demanda le vieil S. V.
— Diacre, c’est un fait absolument certain. Le vieux gang
d’initiés est en train d’acheter tout ce qu’il peut trouver. Il se
passe quelque chose qui a un rapport avec leurs tarifs et ils
vont faire un malheur : cela veut dire une plus-value garantie
de 30 points au démarrage.
— Tu crois vraiment ce que tu dis?
Le vieux le dévisagea par-dessus ses lorgnons comme il avait
l’habitude de le faire pour lire le ruban.
— Si je le pense? Non, je ne le pense pas, j’en suis certain.
Absolument certain. Pourquoi, diacre, alors que
H. O. Havemeyer et ses amis achètent Sugar à carnets ouverts
comme ils le font en ce moment, se satisferaient-ils de moins de
40 points net? Je ne serais pas surpris de voir le marché
s’envoler à tout instant et décoller avant qu’ils n’aient pu
charger la barque au maximum.
— Il achète Sugar, hein? répéta le diacre, d’un air absent.
— Acheter, ce n’est pas le terme, il s’en bourre les poches oui,
aussi vite qu’il le peut sans faire monter le titre.
— Ah bon! dit le diacre, sans rien ajouter de plus.
C’était plus que suffisant pour piquer au vif le tuyauteur, qui
ajouta :
— Oui, monsieur! J’appelle cela une très bonne information.
Pour moi, c’est vraiment du tout cuit.
— Vraiment?
— Oui, et ça doit valoir le coup de mettre le paquet. Êtes-
vous prêt à utiliser le tuyau?
— Oh oui, pour sûr que je vais m’en servir.
— Quand donc, demanda l’informateur d’un air
soupçonneux?
— Tout de suite.
Le diacre appela : «Franck! » C’était le prénom du commis le
plus malin qui se trouvait à ce moment-là dans la pièce
adjacente.
— Oui monsieur, répondit Franck.
— Je souhaiterais que tu ailles sur le marché pour vendre
10 000 Sugar.
— Vendre? hurla le tuyauteur.
Il y avait une telle souffrance dans sa voix que Franck, qui
avait commencé à courir, stoppa net.
— Qu’est-ce qui ne va pas? dit le diacre avec douceur.
— Mais, enfin je viens de vous dire que H. O. Havemeyer
était en train d’acheter.
— J’ai compris ce que tu m’as dit mon ami, dit le diacre
calmement, en se tournant vers le commis :
— Dépêche-toi, Franck!
Le commis se rua pour exécuter l’ordre et le tuyauteur
devint écarlate.
— Je viens vous voir, dit-il d’un air furieux, avec la meilleure
information que j’aie jamais obtenue. Je vous l’apporte sur un
plateau parce que je croyais que vous étiez un type
parfaitement droit. Je m’attendais à ce que vous agissiez en
conséquence.
— Je suis en train d’agir en conséquence, interrompit le
diacre avec sa voix tranquille.
— Mais je vous ai dit que H. O. et son gang étaient en train
d’acheter.
— C’est tout à fait juste. C’est bien ce que j’ai compris.
— Il est en train d’acheter, acheter, j’ai dit : acheter! hurla le
tuyauteur avec un cri déchirant.
— Oui, acheter c’est bien ce que j’avais compris, assura le
diacre.
Il resta debout à côté du téléscripteur, à regarder le ruban.
— Mais, vous venez de passer un ordre de vente.
— Oui, 10 000 actions.
Le diacre dodelina de la tête.
— À la vente oui, effectivement.
Il interrompit la conversation pour se concentrer sur le
téléscripteur et le tuyauteur s’approcha pour voir ce que le
diacre regardait, parce que le vieil homme était très rusé.
Pendant qu’il lisait par-dessus son épaule, un employé arriva
avec un bordereau : visiblement la réponse de Franck.
Le diacre y jeta juste un coup d’œil. Il avait déjà vu sur le
ruban à quel cours son ordre venait d’être exécuté.
Ce qui lui fit demander à l’employé :
— Dites-lui d’en vendre 10 000 autres.
— Diacre, je vous jure qu’il est en train d’acheter le titre.
— M. Havemeyer vous l’a dit en personne?
— Oh, bien sûr que non! Il ne dit jamais rien à personne. Il
ne bougerait pas le petit doigt pour aider son meilleur ami s’il
lui demandait une pièce de cinq cents, mais je vous assure que
c’est la vérité!
— Détends-toi, mon ami.
Le diacre leva la main pour le faire taire. Il lisait le
téléscripteur.
L’informateur dit alors, amer :
— Si j’avais su que vous feriez exactement l’inverse de ce
que je vous ai conseillé, jamais je n’aurais gaspillé votre temps
ni le mien. Ne croyez pas que je serai content quand vous
rachèterez vos ventes à découvert avec une perte monstrueuse.
Je suis désolé pour vous, diacre. Sincèrement désolé! Si vous
permettez, je m’en vais et j’utiliserai moi-même le tuyau.
— Je suis en train de m’en servir. J’estime que je connais un
peu le marché, peut-être pas autant que ton ami
H. O. Havemeyer, mais quand même un petit peu. Ce que je fais
actuellement, c’est ce que l’expérience m’a enseigné être la
seule chose intelligente à faire avec le type d’information que tu
m’as apporté. Quand on a vécu à Wall Street aussi longtemps
que moi, on est toujours content que quelqu’un se fasse du
souci pour soi. Reste calme, mon ami.
L’homme regarda fixement le diacre dont le jugement et le
sang-froid lui inspiraient le plus grand respect.
Assez vite, le commis revint le voir et tendit au diacre la
réponse. Il la regarda et dit :
— Maintenant, dis-lui d’acheter 30 000 Sugar. 30 000!
Le commis se précipita dehors et le tuyauteur émit un
grognement et regarda le vieux renard.
— Mon ami, expliqua alors gentiment le diacre, je n’ai
jamais douté du fait que tu me disais ce que tu croyais être la
vérité. Même si j’avais entendu H. O. Havemeyer l’annoncer lui-
même, j’aurais agi exactement comme je viens de le faire. Il n’y
a qu’une seule manière de s’assurer que quelqu’un est bien en
train d’acheter le titre comme tu m’as rapporté que le faisaient
H. O. Havemeyer et ses amis : c’est d’agir comme je l’ai fait. Les
premières 10 000 actions sont parties assez vite. Mais cela
n’était pas totalement concluant. En revanche, les secondes
étaient absorbées par un marché qui n’a pas cessé de monter.
La manière dont les 20 000 actions ont été prises par le marché
m’a prouvé que quelqu’un était disposé à acheter tout ce qui se
présentait à la vente. Il n’est d’ailleurs pas particulièrement
important de savoir qui peut bien acheter. Du coup, j’ai racheté
mes ventes à découvert et je me suis mis long de 10 000 titres. Je
pense que ton tuyau est assez bon pour t’en donner un peu.
— C’est-à-dire, demanda le tuyauteur?
— Tu es acheteur de 500 actions chez cet intermédiaire au
même cours que mes 10 000 actions. Salut mon ami, et reste
calme la prochaine fois.
— Dites-moi, Diacre, demanda l’informateur, ne voulez-vous
pas me vendre mes 500 actions quand vous vendrez les vôtres?
Je ne sais pas trop quand les lâcher.
Voilà pour la théorie. Voilà pourquoi je n’achète jamais
d’actions parce qu’elles sont bon marché. Bien sûr, j’essaie
toujours de les acheter effectivement le moins cher possible.
Quand vient le temps de la vente, il est évident que personne ne
peut vendre si personne ne veut en acheter.
Si vous opérez à grande échelle, il vous faut absolument
avoir cette idée à l’esprit à chaque instant. Quelqu’un étudie les
conditions générales du marché, planifie avec soin ses
opérations et ensuite se décide à agir : il balance une jolie petite
ligne et accumule une belle plus-value — sur le papier.
Cependant, il ne peut la réaliser quand il le souhaite : vous ne
pouvez attendre du marché qu’il absorbe 50 000 actions sur un
titre aussi facilement que s’il s’agissait d’une centaine d’actions.
Il devra attendre que le marché soit assez puissant pour lui
prendre ses titres. En règle générale, il devra attendre un
moment pour cela. Il vendra quand il le pourra, pas quand il
l’aura souhaité. Pour trouver le bon moment, il devra observer
et tester. Il n’y a pas de truc infaillible pour dire quand le
marché peut prendre ce que vous voulez lui donner. En
commençant un mouvement, il n’est pas raisonnable de
prendre une grosse ligne avant d’être pleinement convaincu
que les conditions sont bien réunies. Souvenez-vous que les
actions ne sont jamais trop hautes pour être achetées, ni trop
basses pour être vendues.
Après la transaction initiale, il ne faut jamais initier la
seconde tant que la première n’est pas gagnante : attendez et
observez. Ce qui signifie que c’est la lecture du téléscripteur et
elle seule qui vous permettra de décider du moment exact du
lancement d’une opération. La réussite dépend en grande
partie du début et du timing. Cela m’a demandé des années
avant de réaliser l’importance du timing. Et cela m’a coûté
quelques centaines de milliers de dollars.
Ne me faites pas dire que je conseille la pratique de la
pyramide[22]. On peut pyramider et faire beaucoup plus
d’argent qu’on n’en aurait fait sans cette méthode. Je veux vous
dire ceci : supposez que votre ligne de base soit de 500 actions.
Ce que je dis c’est qu’on ne doit pas les acheter d’un seul coup :
vous spéculez, vous ne pariez. Le seul conseil que je puisse
donner est le suivant : ne jouez pas à pile ou face avec la
bourse!
Supposez qu’on achète une première centaine et que,
rapidement, cette position soit perdante. Pourquoi devrait-on
en racheter? On doit en conclure immédiatement qu’on s’est
trompé, au moins temporairement.
CHAPITRE 8

L’ affaire Union Pacific à Saratoga, durant l’été 1906, m’avait


rendu plus méfiant que jamais à l’égard des tuyaux, des
discussions, des opinions, conjectures et mises en garde des
autres personnes, quel que soit d’ailleurs leur degré d’amitié ou
de compétence. Ce sont les événements et non la vanité qui
m’ont prouvé que j’étais beaucoup plus capable, que quiconque
autour de moi, de lire le téléscripteur avec une certaine acuité.
J’étais également beaucoup mieux armé que le client moyen de
chez Harding Brothers dans la mesure où j’étais totalement
dégagé des préjugés spéculatifs. Le fait de jouer la baisse ne
m’apparaissait pas plus important que le fait de jouer la hausse
et vice-versa. Ma seule préoccupation constante a toujours été
d’éviter de me tromper.
Même gamin, j’ai toujours fait mes propres analyses des
faits que je pouvais observer. C’est pour moi la seule manière
d’analyser. Je ne peux pas faire l’impasse sur des faits qu’on me
demande d’oublier. Ce sont des faits que j’ai relevés moi-même
n’est-ce pas? Si je crois en quelque chose, vous pouvez être
certain que c’est tout simplement parce que je ne peux pas faire
autrement. Si je suis long sur un titre, c’est parce que mon
analyse des conditions du marché m’a rendu haussier. Vous
trouverez beaucoup de gens, réputés intelligents, qui sont
haussiers simplement parce qu’ils ont des actions. Je ne
permets jamais à mes positions, ni à mes préjugés, de
m’imposer mes idées. C’est pourquoi j’ai l’habitude de dire que
je ne cherche pas à marchander avec le téléscripteur.
S’emporter contre le marché parce qu’il ne réagit pas comme
vous vous y attendiez, ou parce qu’il évolue irrationnellement
contre vous, n’a pas plus de sens que de reprocher à vos
poumons une pneumonie.
J’ai progressivement mesuré à quel point la spéculation
boursière était beaucoup plus qu’une simple manière de lire les
cours en provenance du téléscripteur. L’insistance du vieux
Partridge sur l’importance vitale qu’il y a à être sans hésitation
et constamment haussier dans un marché haussier m’a amené
à bien intégrer la nécessité absolue de déterminer, avant toute
chose, dans quel genre de marché on se trouve. Je commençais
à comprendre que les gros gains ne pouvaient provenir que des
grosses positions. Quelle que soit la cause de l’impulsion initiale
d’un mouvement boursier, sa persistance ne peut jamais se
réduire au résultat d’une manipulation par un groupe de
financiers : elle dépend toujours des conditions générales du
marché. Quelle que soit la raison qu’on puisse vous opposer, il
faut conserver sa ligne aussi longtemps que les forces motrices
sont en action.
Après Saratoga, je commençai à appréhender le marché plus
clairement, je devrais dire avec plus de maturité, puisque
l’ensemble de la cote évoluait en harmonie avec la tendance
principale. Il n’y avait que peu d’intérêt à étudier les actions
prises individuellement ou le comportement de tel ou tel titre
spécifique. Je pensais que l’on ne devait pas se limiter à
intervenir sur tel ou tel titre. On pouvait très bien acheter ou
vendre la totalité de la cote. Sur certains titres, une vente à
découvert est dangereuse si un spéculateur vend plus d’un
certain pourcentage du capital, le montant dépendant
essentiellement des caractéristiques des détenteurs de titres. Il
peut, cependant, vendre un million d’actions de la cote en
général, s’il en a les moyens, sans prendre le moindre risque de
squeeze[23]. Dans les grandes années, les initiés mobilisaient
périodiquement d’énormes sommes d’argent, en dehors des
obligations, ce qui contribuait à entretenir les frayeurs de
corners et autres squeezes.
Évidemment, la meilleure chose à faire est d’être haussier
dans un marché haussier et baissier dans un marché baissier.
Cela vous paraît stupide, n’est-ce pas? J’ai d’abord dû assimiler
ces principes généraux avant de comprendre que leur mise en
pratique revenait à faire un calcul de probabilités. Apprendre à
traiter de cette manière m’a pris pas mal de temps. Pour être
tout à fait franc, je dois reconnaître que, jusqu’alors, je n’avais
pas les moyens de spéculer de cette manière. En effet, une belle
ligne cela veut dire beaucoup d’argent et, pour être capable de
balancer une telle ligne, il faut disposer d’un joli compte
créditeur chez son courtier.
J’ai toujours eu à gagner ma vie en bourse, enfin c’est ce que
j’ai toujours cru. Cela limitait mes possibilités d’accroître ma
mise disponible pour mettre en place des méthodes de
spéculations plus profitables, mais moins rapides et donc moins
rentables à court terme.
Dès lors, ma confiance en moi augmenta et mes courtiers
cessèrent définitivement de me considérer comme un gamin
qui spéculait avec chance mais de manière brouillonne. Je leur
avais déjà laissé pas mal de commissions. Maintenant, j’étais
bien parti pour devenir leur client-vedette et donc représenter
pour eux un actif d’autant plus important que mon volume de
transactions progressait. En effet, un client qui gagne de
l’argent est un véritable actif qui fait partie intégrante du fonds
de commerce de n’importe quelle maison de courtage.
Le jour où je cessai de simplement scruter la bande du
téléscripteur, je cessai de m’intéresser exclusivement aux
fluctuations quotidiennes de telle ou telle action. Dès lors,
j’examinai le jeu sous un angle différent. Je me mis à considérer,
non plus les cotations en elles-mêmes, mais les principes de
base de la cotation. Je délaissai les fluctuations des cours pour
me concentrer sur les conditions de base.
Bien sûr, je continuai à lire régulièrement les informations
quotidiennes : tous les spéculateurs font cela. La plupart d’entre
elles n’étaient que des ragots, d’autres délibérément fausses et
le reste ne reflétait que l’opinion personnelle de leurs auteurs.
Les analyses hebdomadaires, réputées lorsqu’elles portaient sur
les conditions sous-jacentes, me laissaient sur ma faim. Le point
de vue des magazines financiers n’était en général pas
conforme au mien. Pour eux, il n’était pas vital de trier les faits
et d’en tirer des conclusions, mais pour moi, cela l’était. De plus,
il y avait une différence fondamentale dans notre conception
du temps : l’analyse de la semaine écoulée était bien moins
importante pour moi que les prévisions sur la semaine à venir.
Depuis des années, j’avais été la victime d’une fâcheuse
conjonction d’inexpérience, de jeunesse et d’insuffisance de
capital. Maintenant, je ressentais l’exaltation de l’aventurier. Ma
nouvelle attitude envers le jeu expliquait les échecs répétés de
mes tentatives à faire beaucoup d’argent à New York.
Dorénavant, avec des ressources adéquates, de l’expérience et
de la confiance en moi, j’avais une telle impatience d’essayer
ma nouvelle clé que je ne remarquai même pas qu’il s’agissait
d’une autre ouverture de la porte, l’ouverture temporelle!
Remarquez, il s’agissait d’une étourderie tout à fait naturelle.
J’ai dû payer la note habituelle pour la leçon particulière : une
bonne raclée à chaque pas en avant.
J’étudiais la situation en 1906 et je pensais que les
perspectives de gains étaient particulièrement importantes.
Une bonne partie de la richesse mondiale avait été détruite.
Chacun devrait tôt ou tard tirer le diable par la queue, et du
coup personne n’aurait les moyens d’aider qui que ce soit. Il ne
s’agirait pas de ce type de temps difficiles où l’on doit troquer
une maison de 10 000 $ contre une voiturée de chevaux de
courses d’une valeur de 8 000 $. C’était plutôt la destruction
complète de la maison par le feu et de la plupart des chevaux
par une catastrophe ferroviaire. Une bonne partie des liquidités
partait en fumée dans des canons pour faire la guerre aux
Boers[24]. Les millions dépensés pour nourrir des soldats
improductifs en Afrique du Sud signifiaient que, contrairement
au passé, aucune aide n’était à attendre des Britanniques. De
plus, le tremblement de terre et l’incendie de San Francisco et
autres désastres touchaient tout le monde : industriels,
fermiers, marchands, travailleurs et millionnaires. Les
infrastructures ferroviaires devaient avoir beaucoup souffert.
J’imaginais que rien ne pourrait empêcher une faillite en
chaîne. Si tel devait être le cas, il n’y avait qu’une seule chose à
faire : vendre toutes les actions!
Je vous ai dit, qu’après m’être fait une opinion sur la
position que je devais prendre, je n’en prenais jamais de
nouvelles tant que la première opération ne me faisait pas
apparaître une plus-value. Alors, ayant décidé de vendre, je
vendais massivement. Comme nous étions indubitablement
entrés dans un grand marché baissier, j’étais sûr de faire le plus
grand malheur de ma carrière.
Le marché baissa. Puis remonta. Il se dégrada de nouveau et
ensuite il commença à remonter fermement. Mes plus-values
sur le papier s’évanouirent et mes pertes s’envolèrent. Un jour,
il semblait bien qu’il n’y aurait bientôt plus un seul ours en vie
pour raconter en quoi consistait un vrai marché baissier. Je
n’étais plus en mesure de tenir mes positions. Je me rachetai : il
était temps! Si je ne l’avais pas fait, il ne me serait même pas
resté de quoi acheter une carte postale. Je perdis toute ma
fourrure d’ours, mais au moins, étais-je encore en vie!
J’avais commis une erreur. Mais laquelle? J’étais baissier
dans un marché baissier : c’était sage. J’avais vendu des actions
à découvert : c’était parfaitement correct. Je les avais vendues
trop tôt : cela s’est avéré très coûteux. Ma position était bonne,
mais le moment mal choisi. Quoi qu’il en soit, chaque jour, le
marché se rapprochait de l’inévitable plongeon. Du coup,
j’attendis et quand la hausse commença à s’essouffler et à faire
une pause, je vendis autant que me le permettaient mes
réserves sérieusement entamées. Cette fois-ci, j’avais vu juste...
pour très exactement un jour complet parce que, le lendemain,
il y eût une nouvelle hausse. Un nouveau coup de dent pénible,
vous pouvez me croire. Aussi, je scrutai de nouveau la bande,
me rachetai et attendis de nouveau. Après cette nouvelle
hausse, je vendis de nouveau et, de nouveau, les cours
commencèrent par baisser de manière prometteuse avant de
remonter brutalement.
Tout se passait comme si le marché faisait de son mieux
pour me renvoyer à mon bon vieux système de spéculation
chez les bookmakers. C’était la première fois que je travaillais
avec un plan de prévision bien défini qui embrassait le marché
dans son ensemble au lieu d’une ou deux actions. Je m’imaginai
alors que je ne pourrais que gagner si je le suivais jusqu’au
bout. Bien sûr, à cette époque, je n’avais pas mis en place ma
méthode de spéculation qui consiste à positionner mes ordres
en accompagnant le marché à la baisse, comme je vous l’ai
expliqué la dernière fois. Si je l’avais fait, je n’aurais alors pas
perdu plus que ma marge. J’aurais eu tort certes mais je
n’aurais pas été trop atteint. Vous savez, j’avais remarqué
certains faits et je n’avais pas appris à les coordonner. Non
seulement, mon observation incomplète ne m’avait été d’aucun
secours, mais elle m’avait fourvoyé.
Enfin! J’ai toujours trouvé très profitable l’étude de mes
erreurs. Finalement, j’avais découvert qu’il est parfaitement
juste de vouloir garder une position vendeuse dans un marché
baissier. De plus, il faut lire la bande du téléscripteur à tout
moment pour déterminer quel est le bon moment pour agir. Si
vous commencez bien, vous ne verrez pas votre position
gagnante sérieusement menacée et, dans ce cas, vous n’aurez
pas de problème en restant solidement assis dessus.
Certes, aujourd’hui j’ai beaucoup plus confiance en la
justesse de mes observations dans lesquelles n’entrent ni mes
espoirs ni mes marottes, et donc j’ai plus de facilité à vérifier les
faits et à tester de manière variable la correction de mes vues.
Cependant, en 1906, cette succession de reprises avait
dangereusement ébréché mes réserves.
J’avais alors à peine 27 ans et je spéculais déjà depuis 12 ans.
Pour la première fois, je spéculais sur une crise qui était encore
à venir et que j’avais découverte en utilisant un télescope. Entre
la première vision fugitive du nuage annonciateur de la
tempête et le moment de passer à la caisse après le grand
effondrement, le délai était évidemment bien plus long que je
ne l’avais pensé de prime abord et je commençai à me
demander sérieusement si je verrais effectivement ce que
j’avais prévu avec tant de précision. Nous avions eu de
nombreux avertissements et des hausses vertigineuses de taux
d’intérêt. Quelques-uns des plus grands financiers parlaient
encore avec espoir, du moins devant les journalistes, et les
hausses qui s’ensuivaient sur le marché donnaient des frayeurs
aux annonciateurs de l’apocalypse. Avais-je fondamentalement
tort en étant baissier ou simplement temporairement tort en
ayant commencé à vendre trop tôt?
Je décidai que j’avais commencé trop tôt, mais cela ne
changeait rien à ma situation. Le marché recommençait à
baisser : c’était l’occasion. Je vendis tout ce que je pouvais : les
actions remontèrent de nouveau, pour atteindre un nouveau
record.
J’étais liquidé.
Voilà le résultat : j’avais vu juste et j’étais ruiné!
Je vous l’avais dit que c’était remarquable. Voilà : je
regardais devant moi et j’ai vu une immense pile de dollars. Sur
celle-ci se trouvait un message : «À vous de jouer», en lettres
immenses. À côté de la pile, une carte portant l’inscription
«Lawrence Livingstone Tracking Corporation». J’avais une pelle
flambant neuve dans les mains. Il n’y avait pas âme qui vive et
personne pour me disputer le tas d’or. Bon sang, quelle
jubilation de voir cette liasse de dollars pour moi tout seul! Les
gens auraient pu le voir, ce tas d’or, s’ils avaient cessé un instant
de jouer au baseball, de faire de la moto ou d’acheter des
maisons. C’était vraiment la première fois que je voyais autant
d’argent et je me suis naturellement rué dessus. Mais avant que
je réussisse à atteindre cette liasse de dollars, le vent a tourné et
je suis tombé par terre. La liasse était toujours là, mais j’avais
perdu ma pelle et raté le coche. Ah! que de regrets pour avoir
sprinté trop tôt! J’étais trop pressé de me prouver que ce que
j’avais vu était bien de bons gros dollars et non pas un mirage.
Je l’avais bel et bien vu et je savais que je l’avais vu. Obnubilé
par la récompense due à mon excellente vue m’avait fait
oublier qu’il y a loin de la coupe aux lèvres : bref, j’aurais dû
marcher et non sprinter.
Voilà donc ce qui est arrivé. Je n’avais pas su attendre pour
déterminer s’il était temps ou non de plonger du côté de la
baisse. La seule fois où j’aurais dû utiliser mon savoir-faire en
matière de lecture de la bande, je ne l’avais pas fait. Voilà
comment j’ai appris que, même lorsqu’on est — à juste titre —
baissier et au tout début d’un marché baissier, il est bon de ne
pas commencer à vendre massivement avant de s’assurer qu’il
n’y a pas de risques de retour de flammes.
Tout au long de ces années, j’avais pris position sur plusieurs
milliers d’actions chez Harding, la charge avait confiance en
moi et nos relations étaient des meilleures. Je pense qu’ils
sentaient que je réussirais à me refaire très rapidement et qu’ils
savaient qu’avec mes habitudes de provoquer la chance, tout ce
dont j’avais besoin était un petit coup de pouce. Je ferais mieux
que de regagner ce que j’avais perdu. Ils avaient gagné
beaucoup d’argent avec mes opérations et ils souhaitaient en
gagner encore plus. D’ailleurs, ils n’avaient pas de doutes sur
mes capacités à spéculer de nouveau si mon solde chez eux
redevenait créditeur.
La succession de raclées que j’avais reçues me rendait moins
agressivement faraud, peut-être devrais-je dire moins négligent,
parce que je savais que nous n’avions jamais été aussi près du
krach. Tout ce que je pouvais faire, c’était d’attendre
patiemment, comme j’aurais dû le faire avant de plonger : de
toute façon, il est trop tard pour surveiller les stalles une fois
que les chevaux sont volés. J’avais juste à être plus prudent, la
prochaine fois que j’essaierais. Si quelqu’un ne se trompait
jamais, il posséderait le monde entier en moins d’un mois, n’est-
ce pas? Celui qui ne tire aucun profit de ses erreurs, celui-là est
incapable de posséder la moindre chose.
Et bien, monsieur, un beau matin, je descendais en ville
toujours aussi sûr de moi. Cette fois-ci, il n’y avait plus aucun
doute sur le moment. J’avais lu une publicité, dans les pages
financières de tous les quotidiens, qui était pour moi le signe
évident que je n’avais pas eu l’intelligence d’attendre avant de
plonger. C’était l’annonce d’une nouvelle émission d’actions sur
Northern Pacific et sur Great Northern Roads. Les souscriptions
pouvaient se faire en plusieurs temps à la discrétion des
porteurs. C’était quelque chose de tout à fait nouveau à Wall
Street. Cela m’avait frappé au plus haut point comme étant de
très mauvais augure.
Depuis des années, le tuyau haussier le plus infaillible sur
l’action à dividende prioritaire de Great Northern avait toujours
été l’annonce d’une nouvelle distribution de bénéfices, lesdits
bénéfices consistant dans le droit pour les heureux actionnaires
de souscrire au pair la nouvelle émission de Great Northern.
Ces droits étaient valables, tant que le cours du marché était au-
dessus du pair. Maintenant, le marché monétaire était tel
qu’aucune des plus grandes banques du pays n’était vraiment
sûre que les actionnaires seraient capables de payer en espèces
pour cette affaire et Great Northern se négociait aux environs
de 330.
En arrivant à la charge, je dis à Ed Harding : «L’heure de
vendre a sonné. C’est maintenant que j’aurais dû commencer,
notez bien cela, voulez-vous? »
Il l’avait vu. Je fis remarquer que, d’après mes analyses, la
confession des banquiers revenait exactement à cela. Ed
Harding ne voyait pas franchement le grand plongeon des cours
se produire là, tout de suite, juste devant notre nez. Il pensait
qu’il était préférable d’attendre avant de balancer une belle
ligne en raison des détestables habitudes qu’avait le marché de
connaître de vives hausses. Si j’avais la patience d’attendre que
les cours baissent un peu, l’opération n’en serait que plus sûre.
«Ed, lui dis-je, plus tard elle viendra, plus dure sera la chute.
Cette publicité, c’est une confession signée de la part des
banquiers! Ce dont ils ont peur c’est exactement ce que j’espère.
C’est un signe pour nous de sauter dans le train de la baisse.
C’est tout ce dont nous avons besoin. Si j’avais 10 millions de
dollars, je les miserais dans l’instant jusqu’au dernier cent. »
J’avais besoin de parler et d’argumenter. Il n’était pas tout à
fait convaincu des conclusions que je tirais de cette étonnante
publicité. C’était largement suffisant pour moi, mais pas pour la
plupart des types du bureau. Je vendis un peu... trop peu, hélas !
Quelques jours tard, Saint-Paul se manifesta très gentiment
par l’annonce d’un appel au marché. Je ne me souviens plus s’il
s’agissait d’actions ou d’obligations, peu importe. Ce qui avait de
l’importance en revanche, c’était de noter que la date de
paiement était fixée avant celles de Great Northern et de
Northern Pacific qui les avaient publiées plus tôt. Tout se
passait comme s’ils avaient utilisé un haut-parleur pour hurler
que Saint-Paul essayait de doubler les autres compagnies de
chemin de fer pour récupérer le peu d’argent qui se baladait
autour de Wall Street. Les banquiers de Saint-Paul craignaient
visiblement qu’il n’y ait pas assez d’argent pour les trois et, le
moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne disaient pas
précisément : «Après vous, mon cher Alphonse! » Si l’argent se
faisait déjà si rare, et vous pouvez faire confiance aux
banquiers pour le savoir, qu’en serait-il plus tard? Les chemins
de fer avaient absolument besoin d’argent : il n’y en avait plus.
Que fallait-il faire?
Vendre! Bien sûr! Le public, avec les yeux rivés sur le
marché boursier, ne voyait pas grand-chose, cette semaine-là.
Les opérateurs avisés y voyaient, eux, très clair, cette année-là.
Voilà toute la différence.
Pour moi, c’était la fin des doutes et de l’hésitation : j’y
voyais enfin clair. Le matin même, je commençai ce qui était
vraiment ma première campagne en accord avec les analyses
que j’avais développées. J’expliquai à Harding ce que je pensais.
Il ne fit aucune objection à me permettre de vendre Great
Northern à environ 330 et d’autres titres à des prix élevés. Je
tirai profit de mes coûteuses erreurs précédentes et vendis cette
fois-ci plus intelligemment.
Ma réputation et mon crédit s’étaient rétablis en un clin
d’œil. C’est le charme d’avoir raison chez un agent de change,
que ce soit ou non par accident. Cette fois-ci j’avais raison à
froid, pas à cause d’une intuition ou de mon habileté à lire la
bande, mais à cause de mon analyse des conditions affectant le
marché en général. Je ne devinais pas, j’anticipais l’inévitable.
Vendre des actions dans ces circonstances ne nécessitait aucun
courage particulier. Je ne pouvais tout simplement pas voir une
autre évolution que la baisse et je devais agir dans ce sens, voilà
tout. Que pouvais-je faire d’autre?
L’ensemble du marché semblait ressembler à de la bouillie.
Il y eut une petite hausse et les gens vinrent me voir pour
m’avertir que la fin de la correction avait eu lieu. Une bande de
gros malins, sachant que la position à découvert était énorme,
avait décidé de faire sauter les baissiers. D’après eux, ils allaient
prendre à tous ces pessimistes quelques millions. Il était
évident que les gros malins ne feraient pas de quartier. Je
remerciai chaudement ces gentils conseillers. Je ne cherchai
même pas à argumenter, car ils auraient pensé que je n’avais
aucune gratitude pour leurs avertissements.
L’ami qui m’avait accompagné à Atlantic City était à l’agonie.
Il pouvait comprendre le pressentiment qui avait été suivi par
le tremblement de terre. Il ne pouvait pas croire à de telles
opérations, avant que je ne fasse 250 000 $ en obéissant
astucieusement à mon impulsion aveugle de vendre Union
Pacific. Il disait même que c’était la Providence et ses voies
impénétrables qui m’avaient fait vendre alors que lui-même
était haussier. Certes, il pouvait comprendre ma seconde
spéculation sur Union Pacific à Saratoga parce qu’il pouvait
comprendre chaque opération qui concernait une action
spécifique sur laquelle le tuyau fixait précisément à l’avance le
mouvement, à la hausse ou à la baisse. Mais, ce truc de prévoir
que toutes les actions devaient baisser ensemble avait le don de
l’exaspérer. Qu’est-ce qui pouvait bien arriver de bon à qui que
ce soit avec ce genre de faux tuyau? Comment diable un
gentleman pouvait-il dire des choses pareilles?
Je rappelai alors la remarque préférée du vieux Partridge :
«Vous savez, c’est un marché haussier! » comme s’il s’agissait
d’un tuyau suffisant pour tous ceux qui étaient en mesure de le
comprendre. D’ailleurs, c’était tout à fait vrai. Il était très
curieux de voir comment, après avoir souffert de terribles
pertes à cause d’une chute de 15 ou 20 points, des gens s’étaient
encore accrochés et saluaient une modeste hausse de trois
points comme le Messie. Ils étaient tous persuadés que le
plancher avait été atteint et que le redressement ne faisait que
commencer.
Un jour mon ami vint me voir et me demanda :
— Est-ce que tu as racheté tes actions?
— Pourquoi l’aurais-je fait?
— Mais pour la meilleure raison qui soit au monde.
— Et quelle est cette raison?
— Faire de l’argent. Elles ont touché le fond et ce qui est
tombé doit remonter, n’est-ce pas?
— Oui, répondis-je. Mais d’abord elles doivent tomber au
fond. Ensuite, elles remontent, mais pas du premier coup. Elles
vont d’abord évoluer de manière erratique pendant quelques
jours. Il n’est pas encore temps pour les cadavres de remonter à
la surface. Ils ne sont pas encore complètement morts.
Un vieux boursier m’entendit : c’était un de ces types qui
avaient toujours une histoire à rapporter. Il racontait que
William R. Travers, qui était baissier, rencontra un jour un de
ses amis qui était haussier. Ils échangèrent leurs points de vue
sur la marché et l’ami dit : «M. Travers, comment pouvez-vous
donc être baissier dans un marché aussi raide? » Travers
rétorqua : «Oui. La-la rai-rai-raideur de la m-mort! » Un beau
jour Travers se rend au siège social d’une société et exige de lire
les comptes. L’employé lui demande alors : «Avez-vous le
moindre intérêt dans la société? » Et Travers de répondre :
«Oui, je-je dois di-dire que j’en ai, je-je suis ven-ven-vendeur à
découvert de 20 000 actions. »
Bien, la reprise faiblissait de plus en plus. Je poussai mon
avantage sur tout ce qui valait encore quelque chose. A chaque
fois que je vendais 1 000 titres de l’action à dividende
prioritaire Great Northern, elle perdait quelques points. Tout
rapportait, avec une exception notable pour Reading.
En effet, alors que toute la bourse se comportait comme sur
un vrai toboggan, Reading était aussi ferme que le rocher de
Gibraltar. Tout le monde disait que le titre était en position de
corner. En tout cas, il évoluait vraiment comme s’il s’agissait
d’un corner. On me disait de tous côtés que c’était un pur
suicide que d’être vendeur à découvert sur Reading. Il y avait
maintenant à la charge des clients qui étaient devenus
baissiers, comme moi, sur tout le marché. Mais quand
quelqu’un envisageait de vendre Reading, ils criaient tous au
fou. J’avais moi-même une petite position à la vente sur Reading
et j’étais un peu collé. Dans le même temps, je préférais
naturellement rechercher l’argent facile plutôt que de
m’attaquer aux spécialités les plus protégées. La bande du
téléscripteur m’indiquait de bien meilleures perspectives de
gain sur d’autres titres.
J’entendis parler d’une grosse opération initiée par le pool
haussier sur Reading. C’était une équipe diablement forte. Ils
avaient commencé à acheter à un cours très bas et leur cours
moyen était largement inférieur aux niveaux actuels, d’après
les amis qui m’avaient renseigné. De plus, les principaux
membres du pool avaient des liens étroits et des plus amicaux
avec des banques qui leur prêtaient l’argent pour porter leur
énorme participation dans Reading. Tant que le prix se
maintenait à un cours élevé, l’amitié que leur portaient les
banques était d’une indéfectible fermeté. La plus-value
potentielle d’un des membres du pool atteignait alors quelques
trois millions de dollars. Cela permet de supporter une jolie
petite baisse sans trop s’inquiéter. Il n’était donc pas surprenant
de constater que le titre se tenait bien et narguait les ours. Du
coup, tout le monde surveillait le cours en se léchant les
babines et testait le titre avec 1 000 ou 2 000 bouts. Comme
personne n’était capable de faire baisser le titre, les
spéculateurs rachetaient leur position et allaient voir ailleurs
où gagner de l’argent plus facilement. Après avoir suivi
l’évolution de son cours, j’en vendis un petit peu, juste assez
pour me convaincre de la validité de mes nouveaux principes
de spéculation et pour me prouver que je n’intervenais pas
uniquement sur mes valeurs fétiches.
À la vieille époque, la force de Reading m’aurait
certainement mystifiée. Le téléscripteur s’obstinait à me dire :
va-t’en tout de suite! Mais ma raison me disait tout autre chose.
J’anticipais une débâcle générale et dans la débâcle générale, il
n’y avait pas de place pour la moindre exception, pool ou pas
pool[25].
Vous savez que j’ai toujours joué tout seul. J’ai commencé
chez les bookmakers et j’ai conservé cette habitude : c’est
comme cela que je travaille. Je dois observer par moi-même et
me faire ma propre opinion. Après que le marché ait commencé
à évoluer comme prévu, je peux vous dire que j’ai senti, pour la
première fois de mon existence que j’avais les alliés les plus
puissants et les plus sûrs du monde : les conditions de base du
marché. Elles m’aidèrent autant qu’elles le pouvaient. Peut-être
y avait-il un petit retard sans importance dans leur arrivée,
mais elles étaient fiables, à condition que je ne sois pas trop
impatient. Notez bien que je ne cherchais pas à mesurer mon
savoir-faire en matière de lecture du téléscripteur ni mes
intuitions contre le hasard. L’inexorable logique des
événements allait me faire gagner de l’argent.
La chose la plus importante était d’avoir raison, de le savoir
et d’agir en conséquence. Les conditions de base, mes vraies
alliées, me disaient : «Ça va baisser! » Reading refusait de
répondre aux commandes. C’était une véritable insulte qu’elle
nous faisait, à moi-même et à mes alliées. Cela commençait à
m’agacer sérieusement de voir Reading rester aussi ferme,
comme si tout était parfaitement calme. En principe, elle devait
être la meilleure vente de l’ensemble de la liste parce qu’elle
n’avait pas encore baissé, que le pool devait porter énormément
de titres et qu’il ne pourrait pas continuer à le faire quand les
restrictions monétaires seraient plus prononcées. Un jour ou
l’autre, les amis banquiers ne se porteraient pas mieux que le
public hostile. L’action devrait alors subir le sort de ses
consœurs. Si Reading ne baissait pas, c’est que ma théorie était
alors fausse, que j’avais tort, que les faits eux-mêmes étaient
faux et que la logique elle-même était fausse.
Je pensai que le cours se maintenait parce que Wall Street
avait peur de vendre l’action. Du coup, je décidai de passer
simultanément à deux courtiers un ordre de vendre 4 000 titres
chacun, au même cours.
Vous aurez certainement remarqué qu’en cas de corner,
c’était un pur suicide que de vendre le titre et de plonger la tête
la première face à des acheteurs déterminés. Je leur en donnai
quelques milliers de plus. Le cours était à 111 quand je
commençai à en vendre. En quelques minutes, j’avais vendu
l’intégralité de ma ligne jusqu’à 92.
J’ai eu une période merveilleuse après cela, et, en février
1907, je fis le nettoyage. L’action à dividende prioritaire Great
Northern avait perdu 60 ou 70 points et les autres titres
évoluaient dans la même proportion. J’avais fait une bonne
petite opération. Je décidai de la solder parce que j’imaginais
que la baisse allait se calmer, du moins sur le court terme. Je
m’attendais à une forte reprise, mais je n’étais pas assez
haussier pour jouer un retournement total : je ne voulais
toutefois pas perdre ma position entièrement. Le marché n’était
pas assez en accord avec moi pour que je puisse prendre
position dans l’instant. Les premiers 10 000 $ que j’avais gagnés
chez les bookmakers, je les avais perdus en spéculant à tort et à
travers sans m’arrêter, tous les jours, que les conditions de base
soient ou non réunies. Je ne ferai pas deux fois cette erreur.
N’oubliez pas que j’avais été miné quelque temps auparavant
parce que j’avais vu la baisse trop tôt et que j’avais commencé à
vendre avant qu’il ne soit temps de le faire. Maintenant, quand
j’ai un gros bénéfice, je veux l’encaisser de telle sorte que je
puisse penser que j’ai raison. Les violentes reprises m’avaient
déjà ruiné précédemment. J’avais donc décidé que la prochaine
reprise ne me ruinerait pas. Au lieu de rester assis sans rien
faire, j’allai en Floride. J’adore la pêche et j’avais besoin de
repos. Là-bas, je pouvais faire les deux. En outre, il y avait des
câbles directs entre Wall Street et Palm Beach.
CHAPITRE 9

J
e naviguais au large des côtes de Floride. La pêche était bonne
et je ne pensais pas du tout au marché, j’avais l’esprit
tranquille : la vie était belle. Un jour, au large de Palm
Beach, quelques amis, à bord d’un bateau à moteur, vinrent me
saluer. L’un d’eux avait un quotidien avec lui, je n’en avais pas
lu depuis plusieurs jours et n’en avais cure. Je ne me sentais pas
concerné par quoi que ce soit d’imprimé. Je jetai un coup d’œil
sur le journal que mon ami avait monté à bord du yacht et je vis
que le marché avait fortement progressé, de plus de 10 points.
J’expliquai à mes amis que j’irais à terre avec eux. Des
petites hausses de temps en temps, c’était raisonnable, mais le
marché baissier n’avait pas encore touché à sa fin. Je me
demandais si Wall Street et le public étaient devenus fous ou si
des intérêts haussiers considérables, qui ne tenaient aucun
compte des conditions monétaires, faisaient monter les prix au-
delà de toute raison ou laissaient quelqu’un d’autre le faire.
Quelle qu’en soit la raison, c’en était trop pour moi : il fallait
que je retourne sur le marché. Je ne savais pas ce que je devais
faire ou ne pas faire, mais je savais instinctivement que je
devais être proche du tableau de cotation.
Mes courtiers, Harding Brothers, avaient une succursale à
Palm Beach. Quand j’entrai chez eux, je trouvai pas mal de
types que je connaissais. La plupart étaient haussiers. Ils étaient
du genre à spéculer en collant aux cours et à vouloir agir vite.
Ce type de spéculateurs ne cherche pas à anticiper à trop long
terme, car il n’en a pas besoin avec son style de jeu. Je vous ai
déjà dit que j’étais connu au bureau new-yorkais sous le
sobriquet du «gamin qui spécule comme un fou». Vous savez,
les gens sont toujours impressionnés par les grosses plus-values
et la taille des lignes que l’on traite. Les types qui étaient dans le
bureau avaient entendu dire que j’avais fait un malheur à New
York en ayant joué à la baisse. Ils pensaient eux-mêmes que le
marché irait beaucoup plus haut, mais ils considéraient tous
qu’il était de mon devoir de le battre.
J’étais descendu en Floride pour un séjour de pêche. J’avais
été plutôt sous tension ces derniers temps et j’avais vraiment
besoin de vacances. Quand je pris conscience de la puissance de
la reprise, je ne ressentis soudain plus aucun besoin de me
reposer. Je n’avais pas encore pensé à ce que j’allais faire en
arrivant à terre. Maintenant je savais que je devais vendre des
actions. Je sentais que j’avais raison et je devais le prouver de la
seule et unique manière possible en bourse : en gagnant de
l’argent. Vendre l’ensemble de la cote était la seule attitude
appropriée, prudente et profitable : c’était même une action
patriotique.
La première chose que je vis sur le tableau de cotation
c’était qu’Anaconda était sur le point de dépasser 300. Elle avait
apparemment été tirée vers le haut par bonds successifs et il y
avait visiblement une bande de haussiers particulièrement
agressifs sur le titre. C’était une de mes vieilles théories de
spéculation : quand un titre casse la barre des 100, 200 ou 300
pour la première fois, le cours ne s’arrête pratiquement jamais
au chiffre rond mais sur sa lancée, continue de grimper. À tel
point que, si vous l’achetez au moment où il casse le seuil des
100, vous êtes quasiment sûr de gagner de l’argent. Mais les
gens timides n’aiment pas acheter un titre au plus haut. Pour
ma part, j’étais guidé par mon expérience de tels mouvements.
Anaconda était à l’époque ce qu’on appelait une action du
quart, ce qui signifiait qu’elle avait une valeur nominale de 25 $
par action. Il fallait donc 400 actions pour égaler la ligne
habituelle de 100 actions sur d’autres titres qui, eux, avaient
une valeur nominale de 100 $. J’imaginai que, lorsqu’on
passerait le cap des 300, on monterait certainement à 340 en un
clin d’œil.
J’étais baissier, souvenez-vous en, mais j’étais également un
spéculateur qui lisait attentivement le téléscripteur. Je savais
qu’Anaconda, si elle devait évoluer comme je l’anticipais, le
ferait vite. Vous n’ignorez pas que les mouvements rapides
m’ont toujours attiré. J’avais appris la patience et la manière de
rester assis sans bouger. Ma préférence personnelle allait
toujours aux mouvements rapides et Anaconda était tout, sauf
une traînarde. En outre, mon achat à 300 avait été déclenché
par le désir, toujours fort en moi, de confirmer mes
observations.
À ce moment-là, le téléscripteur me disait que les forces
haussières étaient plus fortes que les forces baissières, et donc
qu’il était vraisemblable que la tendance haussière se
poursuive. Il semblait prudent d’attendre avant de commencer
à vendre. De toute façon, mon salaire était le même à ne rien
faire et à attendre. Je le mériterais en prenant rapidement une
trentaine de points sur Anaconda. Baissier sur tout le marché,
mais haussier sur cette action-là! Du coup, j’achetai 32 000
actions Anaconda, ce qui correspondait donc à 8 000 actions
normales. C’était une jolie petite position, mais j’étais sûr de
mes analyses et j’imaginais que la plus-value viendrait gonfler
le déposit disponible pour mes opérations de vente un peu plus
tard.
Le lendemain, les câbles télégraphiques furent rompus à
cause d’une tempête dans le Nord ou quelque chose du même
genre. J’étais au bureau de Harding en attendant des nouvelles.
La foule était en train de ronchonner et de se poser toutes
sortes de questions, comme le font habituellement les
spéculateurs quand ils ne peuvent pas intervenir. Enfin, une
cotation arriva, la seule du jour, c’était Anaconda qui cotait 292.
Il y avait un type avec moi, un courtier que j’avais rencontré
à New York. Il savait que j’étais long de 8 000 actions pleines et
je le soupçonnais d’en avoir acheté un peu pour lui, car, quand
nous fûmes informés de cette cotation, il eut comme un accès
cardiaque. Il ne pouvait me dire si l’action, à ce moment précis,
avait perdu encore une dizaine de points ou non. Vu la manière
avec laquelle Anaconda avait monté, il n’y avait rien d’anormal
à ce qu’elle baisse de 20 points. Je lui dis : «Ne t’inquiète pas,
John. Ça ira mieux demain». Ce qui était parfaitement conforme
à ce que je ressentais. Il me regarda et secoua la tête. Il en savait
plus, c’était son genre. Du coup, je me mis à rire et j’attendis
dans le bureau au cas où une autre cotation arriverait. Non,
monsieur, le seul cours disponible de la journée fut : Anaconda
292. Ce qui signifiait pour moi une perte sur le papier de près
de 100 000 $. J’avais voulu agir vite, j’étais servi!
Le lendemain, les lignes télégraphiques avaient été réparées
et nous reçûmes les cours normalement. Anaconda ouvrit à 298
et monta à 302 3/4, mais, presque aussitôt, se mit à faiblir de
nouveau. Il est vrai que le reste du marché n’était pas
spécialement prêt pour une nouvelle hausse. Je me dis que si
Anaconda retournait à 301, je devais considérer que tout ceci
était un mouvement truqué. En théorie, le cours aurait dû
monter à 310 sans s’arrêter. Si, au lieu de cela, il reculait, cela
signifiait tout simplement que mes analyses n’étaient pas
bonnes et que je faisais fausse route. La seule chose qu’on a à
faire quand on réalise qu’on se trompe c’est d’avoir raison en
cessant d’avoir tort. J’avais acheté 8 000 titres dans l’attente
d’une hausse de 30 à 40 points : cela ne serait pas ma première
erreur ni ma dernière. Bien sûr, Anaconda revint à 301. Au
moment précis où elle atteint ce cours, je sautai sur le
télégraphiste — ils avaient une ligne directe avec leur bureau
new-yorkais — et je lui dis : «Vendez toutes les actions
Anaconda, 8 000 actions pleines».
Je l’avais dit à voix basse. Je ne souhaitais pas que quelqu’un
d’autre soit au courant de ce que je faisais. Il me regarda d’un
air effrayé. Je secouai la tête d’un air affirmatif et lui confirmai :
— Tout ce que j’ai.
— Bien sûr, M. Livingstone, mais vous voulez dire à tout
prix?
On aurait dit qu’il était en train de perdre deux millions de
dollars par la faute d’une mauvaise exécution d’un fainéant de
courtier. Je me contentai de lui dire : «Vendez-les, n’ergotez
pas».
Les deux fils Black, Jim et Ollie, qui se trouvaient dans le
bureau, étaient trop loin de nous pour nous entendre. Il
s’agissait de deux gros spéculateurs qui venaient de Chicago, où
ils avaient fait parler d’eux sur le blé. Ils intervenaient
maintenant massivement sur les actions à New York. Ils étaient
très costauds et prenaient de grosses positions.
Comme je quittai le télégraphiste pour retourner m’asseoir
sur mon siège en face du tableau de cotation, Oliver, un des
Black, me salua de la tête et me sourit. «Vous allez le regretter,
Larry», dit-il. Je m’arrêtai et lui demandai :
— Qu’est-ce que vous voulez dire?
— Demain, vous devrez les racheter.
— Racheter quoi? dis-je.
Je n’avais parlé à personne de mon ordre si ce n’est au
télégraphiste.
— Anaconda, dit-il. Vous aller en racheter à 320. Ce n’était
pas une bonne idée de votre part, Larry.
Il recommença à sourire.
— Mais quoi donc? demandai-je innocemment.
— De vendre vos 8 000 Anaconda au marché, de vouloir
absolument les vendre, dit Ollie Black.
Je savais qu’il avait une réputation de grande intelligence et
qu’il intervenait toujours sur des informations d’initiés, mais je
n’arrivais pas à comprendre comment il pouvait être au
courant de mes propres affaires. J’étais certain que le bureau
n’avait pas donné de renseignements sur ce que je faisais.
— Ollie, comment êtes-vous au courant? demandai-je.
Il se mit à rire et ajouta :
— Je l’ai su par Charlie Kratzer.
C’était le télégraphiste.
— Mais, il ne quitte jamais son siège.
— Je serais bien incapable d’entendre ce que vous lui avez
murmuré, lâcha-t-il, mais j’ai entendu chaque mot du message
qu’il a envoyé au bureau de New York pour vous. J’ai appris le
morse il y a quelques années après avoir eu un gros coup de
semonce suite à une erreur dans un message. Depuis, chaque
fois que je fais ce que vous venez de faire, à savoir passer
verbalement un ordre à un opérateur, je m’assure que
l’opérateur envoie bien le bon message. Comme cela, je sais ce
qu’il envoie en mon nom. Vous allez regretter d’avoir vendu
Anaconda. Ça va monter jusqu’à 500.
— Pas cette fois-ci, lui dis-je.
Il me fixa en me disant :
— Vous avez l’air bien sûr de vous.
— Pas moi, le téléscripteur, lui dis-je.
Il n’y avait pas de téléscripteur dans la pièce, mais il
comprenait très bien ce que je voulais dire.
— J’ai déjà entendu parlé de ces oiseaux qui regardent le
téléscripteur et qui, au lieu d’y voir les cours, y voient un
horaire de chemins de fer indiquant l’heure de départ et
d’arrivée des actions. En général, ils sont dans une cellule
capitonnée où ils ne peuvent pas s’automutiler.
Je ne pus lui répondre parce que, à ce moment-là, un
commis m’apporta la réponse. Ils avaient vendu 5 000 actions à
299 3/4. Je savais que nos cours étaient un petit peu en retrait
par rapport au marché. Le cours du tableau à Palm Beach,
quand j’ai passé l’ordre, était de 301. J’étais tellement sûr qu’au
même moment le cours du titre était actuellement inférieur à
Wall Street que, si quelqu’un m’avait alors offert de reprendre
tous mes titres à 296, j’aurais signé tout de suite. Ce qui est
arrivé vous montre à quel point j’avais raison de ne pas fixer de
limites à mes ordres. Supposez que j’aie limité ma vente à 300?
Je n’aurais rien vendu du tout. Non, monsieur! Quand vous avez
décidé de sortir, sortez!
Maintenant, mes titres m’avaient coûté environ 300 points.
Ils avaient vendu les 500 premières actions — pleines bien sûr
— à 299 3/4 et les mille suivantes à 299 5/8. Ensuite, ils
vendirent une centaine à 299 1/2, 200 à 3/8 et 200 autres à 1/4.
Le reste de mes titres est parti à 298 3/4. Le plus malin des
négociateurs de Harding avait mis 15 minutes pour se
débarrasser des 100 derniers titres : il ne voulait pas les brader
n’importe comment.
Au moment où je reçus la réponse de la vente de mes
dernières actions, j’entrepris de faire ce que j’aurais dû faire
dès le début : vendre des actions. C’est tout ce que j’avais à faire.
Effectivement, après cette hausse excessive, le marché ne
demandait qu’à baisser. Les gens commençaient à reparler de
nouveau de hausse. L’évolution du marché m’indiqua
cependant que la hausse était en bout de course. C’était
pratiquement sans risque que de les vendre. Cela ne nécessitait
pas vraiment une grande réflexion.
Le lendemain, Anaconda ouvrit en dessous de 296. Oliver
Black, attendant une nouvelle hausse, était là de bonne heure
pour être aux premières loges quand le cours casserait les 320.
Je ne sais pas combien d’actions il avait en position ni même s’il
avait vraiment une quelconque position sur cette action. Il
n’était pas d’humeur souriante en voyant les cours d’ouverture,
ni plus tard quand le marché plongea encore plus fort et que
nous apprîmes à Palm Beach qu’il n’y avait plus de demande du
tout sur le titre.
Bien sûr, nous avions toutes les confirmations que nous
demandions. Mes plus-values sans cesse croissantes sur le
papier me rappelaient que j’avais raison, heure par heure.
Naturellement je vendis un peu plus de titres. Tout ce que je
pouvais. C’était un marché baissier, et tout baissait. Le
lendemain était un vendredi, le jour anniversaire de la
naissance de Washington.[26] Je ne pouvais pas rester en Floride
et continuer à pêcher parce que j’avais une trop grosse position
à la vente à surveiller. Je devais retourner à New York.
Pourquoi? Parce que je le devais! Palm Beach était trop loin,
trop à l’écart du marché. Je perdais trop de temps précieux à
télégraphier et à attendre les réponses.
Je quittai Palm Beach pour New York. Le lundi, j’avais trois
heures à perdre à Saint Augustine en attendant ma
correspondance. Il y avait là-bas un bureau de courtier et
instinctivement, j’allai voir comment le marché s’était comporté
dans l’intervalle. Anaconda avait encore perdu quelques points
depuis ma dernière vente. Comme prévu, elle ne cessait de
baisser jusqu’à ce que le grand krach arrive.
J’arrivai à New York et continuai à spéculer, toujours à la
baisse, pendant près de quatre mois. Le marché connaissait
alors de fréquentes petites reprises comme avant. Je me gardai
bien de me racheter et je me remis même à en vendre de
nouveau. Je ne restais jamais, à proprement parler, assis sans
rien faire. Souvenez-vous, j’avais perdu chaque cent des
300 000 $ que j’avais gagnés lors du tremblement de terre de
San Francisco. J’avais eu raison, et néanmoins j’avais été ruiné.
Maintenant, je jouais prudemment, parce qu’après être tombé
au plus bas, on apprécie de remonter, même si on ne peut
atteindre le sommet. La seule manière de faire de l’argent est de
faire de l’argent. La seule manière de faire beaucoup d’argent
est d’avoir raison exactement au bon moment. En matière de
spéculation, il faut penser à la fois à la théorie et à la pratique :
un spéculateur doit non seulement se comporter comme un
étudiant, mais il doit être à la fois un étudiant et un spéculateur
pratiquant.
J’agissais plutôt bien, même si je sais maintenant à quel
moment ma campagne fut tactiquement inadéquate. Quand
l’été arriva, le marché était terne. Il était certain qu’il n’y aurait
rien à faire d’important tant que le krach n’arriverait pas. Tous
ceux que je connaissais étaient allés ou allaient en Europe. Je
pensais donc que c’était une bonne occasion pour moi. Du coup,
je soldai mes positions. En naviguant vers l’Europe, je disposais
de la bagatelle de 750 000 $. Ça ne me paraissait pas trop mal
pour aller passer du bon temps à Aix-Les-Bains[27]. C’était
vraiment très agréable d’être dans un endroit comme cela avec
beaucoup d’argent, d’amis et de connaissances, tous disposés à
profiter de la vie. Aucun problème pour se la couler douce à
Aix. Wall Street semblait si loin que je n’y pensais plus du tout,
pas plus d’ailleurs que je ne pensais à n’importe quelles autres
places aux États-Unis. Je ne ressentais pas le besoin d’entendre
parler du marché boursier : je n’éprouvais pas le besoin de
spéculer. Je me contentais d’avoir du bon temps. En outre, à
mon retour, je savais exactement ce que je devrais faire pour
gagner bien plus que ce que je serais capable de dépenser en
Europe pendant tout l’été.
Un jour, je vis dans l’édition parisienne du Herald une
dépêche de New York indiquant que Smelters avait annoncé un
dividende supplémentaire. Cela avait provoqué une forte
hausse du titre et le marché dans son ensemble avait bien
progressé. Évidemment, cela changeait tout pour moi, à Aix-
Les-Bains. Cette information signifiait simplement que la clique
des haussiers était toujours en train de se battre désespérément
contre les conditions, contre tout bon sens et contre toute
honnêteté. Ils savaient ce qui allait arriver mais ils en étaient
réduits à des subterfuges pour tirer le marché vers le haut, afin
de pouvoir larguer leurs titres avant que la tempête ne s’abatte
sur eux. Il est possible qu’ils n’aient pas réalisé la gravité et
l’imminence du danger. Les gros pontes de Wall Street sont tout
aussi enclins aux espoirs insensés que les politiciens ou les vrais
pigeons : personnellement, je suis incapable de travailler de la
sorte. Pour un spéculateur, une telle attitude ne peut qu’être
fatale. Seuls, peut-être, les émetteurs d’actions ou les créateurs
d’entreprises nouvelles peuvent se permettre de croire aux
miracles.
En tout état de cause, je savais pertinemment que toute
manipulation haussière était vouée à l’échec, car nous étions
dans un marché baissier. À l’instant même où je lus la dépêche,
je sus qu’il n’y avait qu’une chose intelligente à faire : vendre
Smelters. Alors quoi! Les initiés en étaient réduits à mendier à
genoux pour vendre des titres, alors même qu’ils avaient dû
augmenter le dividende sous le coup de la panique monétaire.
Cela semblait aussi fou que vos premières audaces d’adolescent.
En fait, ils me poussaient littéralement à vendre cette action-là.
Je télégraphiai quelques ordres de vente sur Smelters et
prévins mes amis new-yorkais de se mettre vendeurs. Quand je
reçus la réponse de mes courtiers, je constatai que le cours
d’exécution était inférieur de six points au cours que j’avais
noté dans le Herald : cela vous donne une idée de la situation.
J’avais projeté de remonter à Paris à la fin du mois et de
prendre le bateau pour New York, environ trois semaines plus
tard. Mais aussitôt, après avoir reçu le message de mes
courtiers, je regagnai immédiatement Paris. Le jour même de
mon arrivée là-bas, j’organisais mon départ par bateau, pour
New York. Un embarquement avait lieu le lendemain : je le pris
sans hésiter.
Je me retrouvai donc à New York un mois avant mes
prévisions, parce que c’était l’endroit le plus sûr pour suivre
mes positions à la vente. Je disposais de plus de 500 000 $
disponibles comme couverture. Mon retour n’était pas dû au
fait que je sois baissier, mais à ma logique.
Je vendis encore plus de titres. Comme l’argent devenait de
plus en plus rare, les taux d’intérêt à court terme montèrent et
les actions baissèrent : je l’avais prévu. Au début, mes
prévisions m’avaient ruiné. Maintenant, j’avais raison et je
m’enrichissais. Quoi qu’il en soit, le vrai plaisir était surtout
dans ma prise de conscience que, comme spéculateur, j’avais
fait la bonne analyse. J’avais encore beaucoup à apprendre,
mais je savais quoi faire. Finis les cafouillages et les demi-
mesures. La lecture du téléscripteur était une partie importante
du jeu, une autre partie était de commencer au bon moment,
une autre encore de rester fermement assis sur sa position. Ma
découverte la plus importante était bien qu’il est impératif
d’étudier les conditions de base, pour les appréhender afin
d’être capable d’anticiper les probabilités. En clair, j’avais enfin
compris que je devais mériter mes plus-values. J’en avais
définitivement terminé avec les paris à l’aveuglette ou avec la
manière de rafistoler ma martingale. Dorénavant, je réussissais
grâce à une étude sérieuse et à une pensée claire. J’avais
également découvert que personne n’était immunisé contre le
risque de jouer comme un pigeon : à jouer comme un pigeon,
on se fait plumer comme un pigeon et dans ce cas, on vous
présente toujours l’addition.
Notre bureau gagnait énormément d’argent. Mes propres
opérations me rapportaient tellement qu’on commençait à en
parler pas mal et, comme toujours, on en exagérait beaucoup
les profits. On disait que j’avais vendu plusieurs actions au plus
haut.
Des personnes que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam
venaient me voir pour me féliciter. Ils pensaient tous que
l’argent que je gagnais était la chose la plus merveilleuse du
monde. Ils n’évoquaient plus la période où, leur disant pour la
première fois que le marché allait baisser, ils me prenaient pour
un ours grognon et vindicatif, complètement fou, doublé d’un
perdant. Le fait d’avoir prévu les troubles monétaires ne
représentait rien pour eux. Non, ce qui leur importait vraiment,
le véritable exploit, était la facilité avec laquelle le comptable de
mes courtiers avait inscrit mon crédit dans le grand livre.
Les amis prenaient l’habitude de me dire que, chez de
nombreux courtiers, «le gamin qui spécule comme un fou» et
qui intervenait chez Harding Brothers, faisait planer toutes
sortes de menaces sur les cliques de haussiers. Ceux-ci
essayaient de faire monter artificiellement les cours alors qu’il
était évident depuis longtemps que le marché allait chercher à
inscrire un niveau plus bas. Je crois bien qu’ils parlent encore
de mes opérations.
À partir des derniers jours de septembre, le marché
monétaire avait décidé d’avertir le monde entier par haut-
parleur. La foi dans les miracles empêchait les gens de vendre
ce qui leur restait de leurs participations spéculatives. C’est un
courtier qui m’a raconté une histoire durant la première
semaine d’octobre, histoire qui devait avoir raison de ma
modération.
Vous savez que les prêts s’effectuaient habituellement sur le
parquet de la bourse autour du «guichet monétaire». Les
courtiers, qui avaient reçu comme instruction de leurs banques
de rembourser des prêts à court terme, savaient en général
combien ils pourraient emprunter de nouveau. Bien sûr, chaque
banque connaissait sa position et le montant qu’elle pouvait
prêter. Toutes celles qui avaient de l’argent à prêter l’envoyaient
en bourse. Ces sommes disponibles étaient traitées par un
nombre limité de courtiers dont l’activité principale consistait à
prêter sur une courte durée. Vers midi, on fixait le nouveau
taux du jour. Habituellement, cela représentait une moyenne
équitable des différents taux interbancaires. En règle générale,
les affaires se traitaient sur la base de l’offre et de la demande
et, publiquement, de telle sorte que n’importe qui savait ce qu’il
en était. Entre midi et 14 heures, il n’y avait ordinairement que
peu de transactions. Après le fixage, formellement à 14 h 15, les
courtiers savaient exactement quelle était leur position en
espèces pour la journée et étaient capables d’aller au «guichet
monétaire» pour prêter leur excédent ou d’emprunter ce qui
leur manquait. Ce business aussi était public.
Un beau jour, au début du mois d’octobre, le courtier dont je
vous parlais vint me voir et me dit que les courtiers étaient
dans une telle situation qu’ils n’allaient même plus au «guichet
monétaire» quand ils avaient de l’argent à prêter, tout
simplement parce que les membres de quelques maisons de
commissions bien connues étaient aux aguets, prêts à ramasser
tout ce qui était disponible. Bien sûr, aucun des prêteurs qui
proposaient publiquement de l’argent ne pouvait refuser de
prêter à ces sociétés. Elles étaient parfaitement solvables et le
rendement était largement suffisant. Le problème résidait dans
le fait qu’une fois que ces sociétés empruntaient de l’argent, il
n’y avait pas moyen pour le prêteur de revoir son argent. Elles
lui disaient simplement qu’elles ne pouvaient pas le payer et le
prêteur devait, nolens volens, renouveler ses prêts. Du coup,
chaque membre de la bourse qui disposait d’argent à prêter à
ces gaillards avait pris l’habitude d’envoyer les hommes sur le
parquet plutôt qu’au guichet, et ils murmuraient à leurs bons
amis : «Vous en voulez 100? », ce qui signifiait «Vous voulez
m’emprunter 100 000 $? ». Les courtiers qui agissaient pour le
compte des banques adoptaient maintenant la même tactique et
le «guichet monétaire» faisait peine à voir.
Il me raconta également que l’étiquette propre à la bourse,
en ces jours d’octobre, stipulait que c’était à l’emprunteur de
déterminer le taux d’intérêt, et de fait le taux annualisé
fluctuait entre 100 et 150 %. Je suppose qu’en permettant à
l’emprunteur d’annoncer le taux, selon cette curieuse habitude,
le prêteur ne se considérait pas comme un usurier. Cependant,
vous pouvez parier qu’il prêtait autant qu’il le pouvait. Le
prêteur ne se faisait jamais trop d’illusions sur le taux qu’il
obtiendrait. Il jouait franc-jeu et payait ce que les autres
payaient. Tout ce qu’il demandait, c’était de l’argent frais et il
était heureux d’en obtenir.
Les choses allaient de mal en pis. Finalement, arriva le jour
redouté par tous les taureaux[28], les optimistes et les
professionnels de l’espoir, ceux qui, vaste horde, craignant la
douleur d’une petite perte au commencement de la baisse,
devaient maintenant procéder à une amputation totale et sans
anesthésie. Ce jour, je ne l’oublierai jamais : c’était le 24 octobre
1907.
Les informations provenant du marché monétaire
indiquaient très tôt que les emprunteurs devraient payer ce que
les prêteurs étaient disposés à leur proposer. Il n’y avait tout
simplement pas assez d’argent pour tout le monde. Ce jour-là, la
foule sur le marché monétaire était beaucoup plus nombreuse
que d’ordinaire. À l’heure des comptes, l’après-midi, il devait
bien y avoir une centaine de courtiers autour du guichet
monétaire, chacun espérant emprunter l’argent dont sa charge
avait besoin. Sans cet argent, ils devraient vendre les actions
qu’ils portaient sans la couverture nécessaire, c’est-à-dire
vendre à n’importe quel prix, dans un marché où les acheteurs
étaient aussi rares que l’argent et où il n’y avait toujours pas un
seul dollar en vue.
L’associé de mon ami était aussi baissier que moi. La société
n’avait donc pas à emprunter, mais mon ami, le courtier dont je
vous ai déjà parlé, en voyant les visages hagards autour du
guichet, vint me voir. Il savait que j’étais massivement vendeur
sur tout le marché. Il me dit :
— Mon Dieu, Larry ! Je ne sais pas ce qui va se passer. Je n’ai
jamais vu une chose pareille : ça ne peut pas durer, il va se
passer quelque chose. Tout se passe comme si tout le monde
allait faire faillite. Tu ne peux plus vendre d’actions et il n’y a
absolument plus d’argent disponible.
— Qu’est ce que tu veux dire? lui demandai-je.
Voilà ce qu’il me répondit :
— Te souviens-tu de l’expérience de la souris sous une
cloche de verre qu’on réalisait étant gamins dans la salle de
classe? L’expérience consistait à faire le vide sous la cloche. Tu
pouvais voir la malheureuse souris respirer de plus en plus
vite, ses flancs palpitaient et elle essayait désespérément de
trouver de l’oxygène avec la diminution de l’air dans la cloche.
Tu la voyais suffoquer jusqu’à ce que ses yeux sortent presque
de leurs orbites, haletante, mourante. Et bien, c’est exactement
ce à quoi je pense en voyant cette foule au guichet! Il n’y a plus
d’argent nulle part et personne ne peut liquider ses actions
parce que personne n’en veut. Toute la bourse est ruinée à ce
moment précis, si tu veux mon avis.
Cela me laissa songeur. J’avais anticipé une belle correction,
mais je dois admettre que je n’avais pas prévu la pire panique
de notre histoire. Personne ne pourrait en profiter, si cela allait
trop loin.
Finalement, il devenait évident qu’il n’y avait rien à espérer
devant le guichet. Rien n’arriverait. C’était la ruine assurée pour
tous.
Le président de la Bourse, monsieur R. H. Thomas, comme je
l’appris un peu plus tard dans la journée, constatant que tous
les membres étaient au bord du gouffre, se décida à aller
chercher du secours. Il appela James Stillman, le président de la
National City Bank, la banque la plus riche des États-Unis. Il se
vantait de ne jamais prêter d’argent à plus de 6 %.
Stilman écouta ce que le président du New York Stock
Exchange avait à lui signifier, puis il lui dit : «M. Thomas, nous
devons aller voir M. Morgan».
Les deux hommes, espérant prévenir la plus désastreuse
panique de notre histoire financière, allèrent de concert au
siège de J. P. Morgan & Co. pour rencontrer monsieur Morgan.
M. Thomas posa sa serviette devant lui et, au moment où il
s’apprêtait à parler, M. Morgan lui dit :
— Retournez à la Bourse et dites-leur qu’on leur prêtera de
l’argent.
— Qui?
— Les banques.
En ces heures critiques, M. Morgan jouissait d’une telle
crédibilité que M. Thomas ne chercha pas à connaître les détails
et se rua sur le parquet de la Bourse pour annoncer la grâce
aux condamnés à mort.
Donc, avant 14 h 30, J. P. Morgan envoya John T. Atterbury,
de Van Emburgh & Atterbury, qui était connu pour ses étroites
relations avec J. P. Morgan & Cie, parler à la foule. Mon ami me
raconta comment le vieux courtier avança rapidement jusqu’au
guichet. Il leva la main comme un orateur à un meeting de
résurrection. La foule, qui avait d’abord été rassurée par
l’annonce de Thomas, recommençait à craindre que les plans de
redressement ne marchent pas et que le pire soit encore à venir.
Cependant, quand ils virent la tête de M. Atterbury et la
manière dont il levait la main, ils furent instantanément
pétrifiés.
Dans le silence de mort qui suivit, M. Atterbury dit : «Je suis
autorisé à prêter 10 millions de dollars. Ne paniquez pas, il y en
aura pour tout le monde».
Alors il commença. Au lieu de donner à chaque emprunteur
le nom du prêteur, il se contentait de noter le nom de
l’emprunteur et le montant du prêt en disant à ce dernier : «On
vous dira où aller chercher l’argent». Il voulait parler du nom
de la banque qui délivrerait les fonds ultérieurement.
J’appris, un ou deux jours plus tard, que M. Morgan s’était
contenté d’envoyer un mot aux banquiers de New York qui
étaient tétanisés, en leur disant qu’ils devaient fournir l’argent
dont la Bourse avait besoin.
— Nous n’en avons pas. Nous sommes déjà mouillés
jusqu’au cou, protestèrent les banquiers.
— Servez-vous de vos réserves, rétorqua J. P.
— Nous sommes déjà en dessous de la limite légale,
hurlèrent-ils.
— Utilisez-les! Ça sert à ça, les réserves!
Les banquiers lui obéirent et utilisèrent leurs réserves à
hauteur de 20 millions de dollars : ce qui sauva le marché
boursier. La panique bancaire n’aurait pas lieu avant la
semaine suivante : c’était quelqu’un, ce J. P. Morgan! On n’en
fait plus des types de cette trempe.
Ce jour-là fut le souvenir le plus marquant de toute ma vie
de spéculateur. En réalité, mes gains dépassaient le million de
dollars. Il marquait la fin victorieuse de ma première campagne
de spéculation soigneusement planifiée. Ce que j’avais prévu
était en passe de se produire. Cependant, plus que tout autre
chose, il y avait ce point essentiel : un de mes vieux rêves venait
de se réaliser. J’avais été le roi d’un jour!
Je vais vous expliquer. Après avoir traîné mes guêtres à New
York pendant quelques années, je me creusais les méninges
pour tenter de déterminer la raison exacte pour laquelle je
n’arrivais pas à battre la bourse de New York comme j’arrivais à
le faire chez les bookmakers de Boston. Je savais qu’un jour ou
l’autre je découvrirais pourquoi j’avais tort et que je cesserais
alors d’avoir tort. À ce moment-là, je n’aurais pas seulement la
volonté mais la certitude d’avoir raison. Et ça, ça s’appelle le
pouvoir.
Comprenez-moi bien. Il ne s’agissait pas d’un rêve de
grandeur délibéré ou d’un désir futile né d’une vanité
exacerbée. Non, c’était plutôt une espèce de prescience que ce
même vieux marché d’actions, qui m’avait douché chez
Fullerton et chez Harding, me mangerait un jour dans la main.
J’étais persuadé qu’un jour cela se produirait. Effectivement,
cela arriva : le 24 octobre 1907.
Voilà pourquoi je vous dis cela. Ce matin-là, un courtier, qui
avait beaucoup travaillé avec mes courtiers et qui savait que
j’avais pris une grosse position à la baisse sur une société,
piétinait dans la foule en compagnie d’un des associés de la
principale institution de titres bancaires de Wall Street. Mon
ami dit au banquier quelle était l’importance de ma position,
car il connaissait mon habitude de provoquer la chance
jusqu’aux limites maximales. À quoi servirait-il d’avoir raison si
vous n’en tiriez pas tout le profit possible, n’est-ce pas?
Il n’est pas impossible que le courtier ait exagéré ma
position pour faire l’intéressant ou peut-être avais-je plus de
suiveurs que je ne le pensais. Peut-être que le banquier
connaissait encore mieux que moi la gravité de la situation.
Toujours est-il que mon ami vint me voir et me dit la chose
suivante : «Tu sais, il a écouté avec un grand intérêt ce que je lui
ai dit de tes opinions sur le marché et sur ce que fera le marché
quand les véritables ventes arriveront, après une ou plusieurs
vagues de vente. Quand je l’ai quitté, il m’a dit qu’il aurait
quelque chose pour moi dans la journée».
Quand les courtiers découvrirent qu’il n’y avait pas le
moindre cent à prêter à quelque prix que ce soit, je compris que
l’heure avait sonné. J’envoyai des négociateurs sur le parquet.
Et bien, tenez-vous bien, il n’y avait pas la moindre demande
sur Union Pacific! Personne n’en voulait, vous imaginez cela!
C’était partout pareil : pas d’argent pour pouvoir tenir les
actions et personne pour les acheter!
J’avais des plus-values potentielles énormes et la certitude
que tout ce que j’avais à faire pour effondrer le marché était de
passer des ordres de vente de 10 000 titres chacun sur Union
Pacific et sur une demi-douzaine d’autres valeurs de
rendement. Ce qui s’ensuivrait serait tout simplement l’enfer. Il
me semblait alors que la panique qui se déclencherait serait
d’une telle intensité et d’un tel caractère que le conseil des
gouverneurs jugerait plus prudent de fermer la Bourse, comme
cela arriva en août 1914, quand la guerre mondiale éclata.
Pour moi, cela signifierait des plus-values potentielles
encore plus importantes, mais cela pouvait également signifier
qu’il me serait peut-être impossible de convertir ces plus-values
en espèces sonnantes. Il y avait d’autres choses à considérer et
notamment le fait qu’une véritable débâcle retarderait la
reprise que je commençais à entrevoir : l’amélioration
salvatrice après tout ce sang versé. Une telle panique ferait
donc d’une manière générale beaucoup de tort au pays.
Je me fis alors à l’idée que s’il n’était pas raisonnable ni
même plaisant de continuer à être activement baissier, il n’était
pas logique pour moi de rester vendeur. Du coup, je changeai
d’attitude et commençai à acheter.
Peu de temps après que mes courtiers aient racheté pour
mon compte, ce qui m’avait permis, soit dit en passant,
d’acheter au plus bas, le banquier demanda à voir mon ami.
«Je vous ai fait demander, parce que je souhaite que vous
alliez voir immédiatement votre ami Livingstone pour lui dire
que nous espérons qu’il ne vendra plus aucune action
aujourd’hui. Le marché ne pourrait plus résister à une nouvelle
vague de ventes et il serait alors quasiment impossible de
prévenir une panique dévastatrice. Faites appel à son sens
patriotique, il est des situations où un homme doit travailler
dans l’intérêt de tous! Et rapportez-moi immédiatement sa
réponse».
Mon ami vint me voir immédiatement et me fit la
commission. Il fut plein de tact. Je suppose qu’il pensait
qu’ayant prévu de faire baisser le marché, je considérerais que
sa requête revenait à jeter à la poubelle une chance de gagner
10 millions de dollars. Il comprenait que j’étais ulcéré par la
façon dont les gros bonnets avaient tenté d’inonder le public
avec tout un tas d’actions, alors qu’ils savaient aussi bien que
moi ce qui allait arriver.
En réalité, les gros intervenants avaient des pertes énormes
et beaucoup des actions que j’avais achetées, au plus bas,
étaient auparavant dans des mains célèbres. Je ne le savais pas
à l’époque, mais cela n’avait pas d’importance. J’avais
pratiquement racheté toutes mes ventes et il me semblait qu’il y
avait une opportunité d’acheter les actions à un bon prix et
d’aider, ce faisant, au nécessaire redressement des cours, à
condition bien sûr que personne ne vienne écraser le marché
dans l’intervalle.
Voilà donc ce que je dis à mon ami : «Retourne voir
M. Blanck et dis-lui que je suis d’accord avec eux et que j’étais
parfaitement conscient de la gravité de la situation avant même
qu’il ne t’ait envoyé ici. Non seulement je ne vendrai plus une
seule action aujourd’hui, mais je vais même en acheter autant
que je pourrai le faire. Je vais acheter 100 000 actions
aujourd’hui, pour le long terme. Je ne vendrai pas une seule
action à découvert pendant les neuf prochains mois».
Voilà pourquoi je racontais à mes amis que mon rêve était
devenu réalité et que j’étais devenu le roi pour un instant. Le
marché boursier ce jour-là avait été à la merci de n’importe
quelle personne qui l’aurait écrasé. Non, je ne souffre pas de
folie des grandeurs : vous savez comment je réagis lorsqu’on
m’accuse de manipuler le marché et comment mes opérations
ont été amplifiées et exagérées par la rumeur boursière.
Je ne m’en sortis d’ailleurs pas trop mal. Les quotidiens
dirent que Larry Livingstone, «le gamin qui spécule comme un
fou», avait gagné plusieurs millions. Je pesai beaucoup plus
d’un million à la clôture, ce jour-là. Mes plus gros gains ne se
comptaient pas en dollars, ils étaient intangibles. J’avais eu
raison, j’avais regardé devant moi et suivi un plan très clair.
J’avais appris ce qu’il fallait faire pour gagner gros. J’avais
définitivement quitté le monde des parieurs, enfin j’avais appris
à spéculer intelligemment à grande échelle : c’était pour moi un
grand jour.
CHAPITRE 10

E
n toute logique, on ne devrait pas apprendre plus de nos
propres erreurs que de nos succès. Cependant, il existe
une tendance naturelle chez l’homme à fuir la punition.
Quand vous associez certaines erreurs à une raclée, vous ne
recherchez pas ardemment une seconde dose, et, vous le savez,
toutes les erreurs que l’on fait en bourse vous touchent en deux
points sensibles : votre portefeuille et votre orgueil. Pour ma
part, j’ai constaté quelque chose de très curieux : un
spéculateur en bourse fait parfois des erreurs et sait qu’il est en
train de les faire. Après qu’il les ait faites, il se demande
pourquoi il les a faites. S’il y pense à tête reposée un bon bout
de temps après que la douleur de la punition soit passée, alors il
peut comprendre comment il en est venu à faire ces erreurs,
comment et à quel moment précis de sa spéculation, mais pas
pourquoi. Il se traite alors de tous les noms et passe à autre
chose.
Bien sûr, si on est à la fois sage et chanceux, on ne
commettra pas deux fois la même erreur, mais on peut très bien
en commettre une autre. La famille des erreurs est tellement
grande qu’il y en a toujours une d’entre elles qui se promène
dans les parages quand vous voulez voir ce que vous pouvez
faire à l’intérieur du catalogue complet.
Pour vous parler de la première de mes erreurs à un million
de dollars, je dois revenir à l’époque où je suis devenu
millionnaire pour la première fois, juste après la grande baisse
d’octobre 1907. Tant que je continuais mes spéculations, le fait
d’avoir un million signifiait simplement pour moi la possibilité
de disposer de plus de munitions. L’argent ne donne pas au
spéculateur plus de confort parce que, riche ou pauvre, il peut
toujours se tromper et que ce n’est jamais rassurant. Quand un
millionnaire a raison, son argent constitue simplement un
moyen de spéculer. Perdre de l’argent est le moindre de mes
soucis. Une perte ne m’ennuie jamais après que je l’aie
concrétisée. Après une bonne nuit de sommeil, je n’y pense
plus. C’est le fait d’avoir tort, pas le fait de perdre, qui nuit le
plus à votre portefeuille et à votre âme. Vous vous souvenez de
l’histoire de Dickson G. Watt concernant un type tellement
nerveux qu’un ami lui demanda ce qui n’allait pas.
— Je ne peux pas dormir, répondit le stressé.
— Et pourquoi?
— J’ai une position si importante sur le coton que je ne peux
pas dormir. Ça me porte sur les nerfs. Que dois-je faire?
— Vends jusqu’à ce que tu retrouves le sommeil, répondit
l’ami.
En règle générale, on s’adapte aux conditions si rapidement
qu’on en perd le sens des réalités. On ne saisit plus la différence
et, en fait, on ne se souvient plus très nettement comment on
était avant d’être millionnaire. Tout ce dont on se souvient, c’est
qu’il y avait des choses qu’on ne pouvait pas faire à l’époque et
qu’on peut faire maintenant. Vous savez, un homme jeune et
raisonnable n’a pas besoin de beaucoup de temps pour perdre
l’habitude d’être pauvre. Je suppose que cela est dû au fait que
l’argent crée des besoins ou qu’il encourage leur multiplication.
Je veux dire qu’après avoir gagné beaucoup d’argent en bourse,
on perd très vite l’habitude de ne pas dépenser. Après avoir
perdu son argent, il faut beaucoup de temps pour perdre
l’habitude de dépenser.
Après avoir empoché mes ventes à découvert, en octobre
1907, je décidai de me reposer un petit peu. J’achetai un yacht et
préparai une croisière dans les mers du Sud. J’adore pêcher et
je méritais bien de prendre un peu de bon temps. Je me
réjouissais à l’avance et me préparais à partir d’un jour à
l’autre. Mais je ne le fis pas : le marché en avait décidé
autrement.
J’ai toujours spéculé sur les marchandises aussi facilement
que sur les actions. J’ai commencé quand j’étais gamin, chez les
bookmakers. Cela faisait des années que j’étudiais ces marchés,
quoique peut-être moins assidûment que les actions. En réalité,
j’aurais presque préféré jouer sur les denrées que sur les
actions. Ce n’est pas que je mettais en doute la légitimité des
actions. La spéculation sur les denrées participe plus de la
nature d’une entreprise hasardeuse que ne le fait la spéculation
sur les titres. On peut appréhender la spéculation sur les
denrées comme on le ferait pour tout problème mercantile. Il
devait être possible d’user d’arguments fictifs pour ou contre
une certaine tendance sur un marché de matières premières. Le
succès ne pouvait qu’être temporaire parce qu’en fin de compte,
les faits devaient finir par l’emporter, de telle sorte qu’un
spéculateur gagnait grâce à son analyse et à son sens de
l’observation, comme on le fait dans les affaires normales. On
peut voir et soupeser les conditions et on en sait alors autant
que les autres. On n’a pas à se méfier des cliques de
manipulateurs. Les dividendes ne seront pas supprimés ou
augmentés, d’un jour à l’autre, sans crier gare ni sur le marché
du coton, ni sur celui du maïs, ni sur celui du blé. À long terme,
les cours des marchandises n’obéissent qu’à une seule loi :
l’offre et la demande. Le métier du spéculateur sur les
marchandises consiste simplement à analyser les faits
concernant l’offre et la demande (présente et à venir). Il ne doit
pas se perdre en conjectures sur une douzaine de choses
comme il le ferait sur les actions : c’est pourquoi j’ai toujours
aimé spéculer sur les marchandises.
Bien sûr, les mêmes choses arrivent sur tous les marchés
spéculatifs. Le message du téléscripteur est toujours le même.
Cela paraîtra évident à tous ceux qui veulent bien se donner la
peine de réfléchir. Ils constateront que s’ils se posent eux-
mêmes des questions et qu’ils étudient les conditions de base,
les réponses leur viendront directement. Les gens ne prennent
pas la peine de poser des questions et ils partent seuls en
cherchant les réponses. L’Américain moyen a partout et
toujours la cautèle d’un paysan du Missouri, sauf quand il
rentre chez un agent de change et qu’il regarde le téléscripteur,
qu’il s’agisse d’ailleurs d’actions ou de marchandises. De tous les
jeux, le seul qui nécessite vraiment une réflexion avant d’agir,
est celui dans lequel il plonge la tête la première, sans faire son
habituelle analyse préliminaire et sans ses habituels doutes
précautionneux. Il est prêt à risquer la moitié de sa fortune sur
les actions avec moins de réflexion qu’il n’en consacre
ordinairement pour acheter une voiture de milieu de gamme.
La manière de lire le téléscripteur n’est pas aussi
compliquée qu’il n’y paraît de prime abord. Évidemment, il faut
de l’expérience. Il faut surtout garder certains principes en tête.
Être capable de lire la bande du téléscripteur ne veut pas dire
que vous allez faire fortune. Le téléscripteur ne vous dira pas
combien vous posséderez jeudi prochain à 13 h 35. Le but de la
lecture est d’abord et avant tout de s’assurer comment et, dans
un deuxième temps, à quel moment spéculer, à savoir s’il est
plus sage d’acheter ou de vendre. Le processus est exactement
similaire qu’il s’agisse d’actions, ou de coton, de blé, de maïs ou
d’avoine.
Vous observez le marché — les cours qui s’inscrivent sur le
téléscripteur — avec un objectif : déterminer la direction, c’est-
à-dire la tendance générale des cours. Les cours, nous le savons,
évoluent soit à la hausse soit à la baisse, en fonction de la
résistance qu’ils rencontrent. Pour simplifier, nous dirons que
les cours, comme toute chose, évoluent le long de la ligne de
moindre résistance. Ils vont où cela leur est le plus facile. Ils
montent donc s’il y a une moindre résistance à la hausse plutôt
qu’à la baisse et vice-versa.
Personne ne devrait s’embarrasser de savoir si un marché
est haussier ou baissier après son démarrage. La tendance est
alors évidente pour quiconque a un esprit ouvert et une vue
raisonnablement claire. Il n’est jamais sage pour un spéculateur
de chercher à accorder les faits à ses théories. Un tel
spéculateur identifiera, ou devrait identifier, s’il s’agit d’un
marché haussier ou d’un marché baissier, et s’il sait cela, alors il
sait s’il doit acheter ou vendre. C’est donc au tout début du
mouvement qu’on a besoin de savoir si on doit acheter ou
vendre.
Supposons, par exemple, que le marché, comme il le fait
habituellement entre deux grandes tendances, fluctue dans un
intervalle de 10 points : à la hausse jusqu’à 130 et à la baisse
jusqu’à 120. Il peut paraître très faible en bas; ou inversement,
après une hausse de 8 à 10 points, il peut sembler plus fort que
jamais. On ne doit pas se laisser aller à spéculer uniquement
sur un signe, on doit attendre le moment où le téléscripteur
nous préviendra que l’heure est venue. Des millions et des
millions de dollars ont été perdus par des hommes qui ont
acheté des actions parce qu’elles leur paraissaient bon marché,
ou en ont vendues parce qu’elles leur semblaient chères. Le
spéculateur n’est pas un investisseur. Son but n’est pas de
s’assurer un bon rendement régulier sur son investissement
avec un bon taux d’intérêt, mais bien de profiter d’une hausse
ou d’une baisse des cours, ou de quoi que ce soit d’autre, du
moment qu’il puisse spéculer. En tout cas, ce qu’il faut à tout
prix déterminer, c’est la ligne spéculative de moindre résistance
au moment où on commence la spéculation, et on doit attendre
le moment où la ligne apparaîtra d’elle-même, parce que ce sera
alors le signal du départ.
La lecture du téléscripteur nous permet uniquement de
constater qu’à 130, les ventes l’emportent sur les achats et
qu’une réaction sur le cours suit logiquement. Jusqu’au point où
les ventes l’emportent sur les achats, ceux qui étudient le
téléscripteur superficiellement peuvent en conclure que le
cours ne s’arrêtera pas à 150, et ils achètent. Après le début de
la réaction, ils tiennent leur position ou vendent avec une petite
perte, ou ils vendent à découvert et se déclarent baissiers.
Cependant, à 120 il y a une plus forte résistance à la baisse. Les
achats l’emportent sur les ventes, une hausse se dessine et les
vendeurs à découvert se rachètent. Le public s’y laisse si
souvent prendre que son obstination à ne pas retenir les leçons
de l’expérience nous étonne toujours.
Finalement, quelque chose se produit qui renforce la
tendance à la hausse ou à la baisse. Le point de plus grande
résistance se déplace alors, ce qui signifie que les achats à 130
se révèlent être, pour la première fois, plus importants que les
ventes, ou que les ventes à 120 se révèlent plus puissantes que
les achats. Le cours va alors casser la vieille barrière des limites
du mouvement et aller beaucoup plus loin. Comme d’habitude,
il y a toujours une foule de spéculateurs qui sont vendeurs à
120 parce que le titre semblait faible, ou long à 130 parce qu’il
semblait fort. Si le marché évolue contre eux, ils sont forcés,
après un certain temps, soit de changer d’opinion et de
retourner leur position, soit tout simplement de clore leur
position. Dans tous les cas, ils participeront à la recherche de la
nouvelle ligne de moindre résistance. Pendant ce temps, le
spéculateur intelligent qui a patiemment attendu que la ligne
apparaisse clairement, s’assurera le concours des conditions de
base et tirera, en outre, profit de la vigueur des spéculations
initiées par cette frange de la population qui avait fait une
mauvaise analyse et qui doit rectifier le tir. De telles corrections
tendent à pousser les cours le long de la ligne de moindre
résistance.
Pour être plus précis, j’ajouterai que, quoiqu’il ne s’agisse
pas d’une loi mathématique universelle ou même d’un axiome
de la spéculation, mon expérience m’a enseigné que les
accidents, en fait l’inattendu ou l’imprévu, m’ont toujours été
favorables quand mes positions étaient fondées sur la
recherche de la ligne de moindre résistance. Vous souvenez-
vous de cet épisode d’Union Pacific à Saratoga dont je vous ai
parlé précédemment? Bien, j’étais long parce que j’avais
découvert que la ligne de moindre résistance était vers le haut.
J’aurais dû rester long plutôt que d’écouter mon courtier qui me
soutenait mordicus que des initiés vendaient massivement. Je
n’aurais jamais dû me soucier de ce qui pouvait se passer dans
la tête des directeurs de la société de bourse. De toute façon, je
n’aurais pas pu savoir ce qui s’y passait. En revanche, je pouvais
et j’aurais dû savoir que le téléscripteur me disait : «Ça va
monter! » C’est à ce moment-là que la hausse inattendue du
dividende et la hausse de 30 points du titre se sont produites. À
164, le titre semblait plutôt cher, mais, comme je vous l’ai déjà
dit, les actions ne sont jamais assez chères pour être achetées ni
assez basses pour être vendues. Le cours, en lui-même, n’a rien
à voir avec l’établissement de la ligne de moindre résistance.
Vous expérimenterez vous-même que si vous spéculez
comme je vous l’ai indiqué, toutes les informations
d’importance annoncées entre la clôture d’une séance et
l’ouverture de la prochaine sont en harmonie avec la ligne de
moindre résistance. La tendance a été établie avant que la
nouvelle soit publiée. Dans les marchés haussiers, les
informations baissières sont tout simplement ignorées et les
informations haussières sont exagérées, et inversement. Avant
que la guerre n’éclate, le marché était dans un très mauvais
état. C’est à ce moment-là qu’est arrivée la proclamation de la
politique sous-marine allemande. J’étais vendeur de 150 000
actions, pas parce que je connaissais cette nouvelle, mais parce
que j’allais le long de la ligne de moindre résistance. Cette
annonce est arrivée sans crier gare : bien évidemment, j’ai
profité de la situation pour racheter toutes mes ventes le jour
même.
Cela semble vraiment facile de dire que tout ce que vous
avez à faire est de regarder le téléscripteur, établir vos points de
résistance et être prêt à spéculer le long de la ligne de moindre
résistance dès que vous l’aurez déterminée. Cependant, dans la
pratique, on doit se méfier de beaucoup de choses, et surtout de
soi-même, c’est-à-dire de la nature humaine. C’est la raison pour
laquelle j’ai coutume de dire que celui qui a raison a toujours
deux puissants alliés qui militent à ses côtés : les conditions de
base et tous ceux qui ont torts. Dans un marché haussier, les
facteurs baissiers sont systématiquement ignorés : c’est dans la
nature humaine, et le genre humain s’en déclare toujours
étonné. Les gens vous diront que la récolte de blé va être
catastrophique parce qu’il y a eu des intempéries en un ou deux
endroits et que quelques fermiers ont été ruinés. Quand la
totalité de la récolte est rentrée et que l’ensemble des fermiers
commencent à mettre le blé en silo, les spéculateurs haussiers
sont tout surpris de la faiblesse des dommages. Ils découvrent,
mais un peu tard, qu’ils n’ont fait qu’aider les baissiers.
Quand on intervient sur le marché des matières premières,
on ne doit pas s’autoriser la moindre idée préconçue. On doit
toujours avoir un esprit parfaitement ouvert et flexible. Il n’est
jamais raisonnable de mépriser le message du téléscripteur,
quelle que soit votre opinion sur les conditions de la récolte ou
sur l’hypothétique niveau de la demande. Je me rappelle
comment j’ai raté de gros coups, simplement en essayant
d’anticiper le signal de départ. J’étais tellement certain des
conditions de base que je pensais qu’il n’était pas nécessaire
d’attendre que la ligne de moindre résistance apparaisse
clairement. Je pensais même que je pourrais l’aider à
apparaître, parce qu’elle se comportait comme si elle avait
besoin d’un petit coup de pouce.
À cette époque, j’étais très positif sur le coton. Le cours se
traînait aux alentours de 12 cents[29], montant et descendant
dans un canal étroit. Comme je pouvais le constater, le coton
était alors dans une de ces périodes de léthargie. Je savais que
je devais m’armer de patience. J’en vins à penser que, si je
donnais un petit coup de pouce au cours, il casserait sa
résistance à la hausse.
J’achetai donc 50 000 balles[30], juste assez pour faire monter
le cours. Évidemment, dès que je cessai mes achats, le cours
cessa de grimper et revint en arrière très exactement au point
où il était quand j’avais commencé à l’acheter. Je sortis tout et le
cours cessa immédiatement de baisser. Je pensai alors que je
n’avais jamais été aussi près du point de départ de la grande
hausse, et à ce moment, j’étais persuadé de me refaire :
rebelote. Je revendis alors mes contrats, simplement pour
m’assurer que le cours baisserait si j’arrêtais d’acheter. Je
réitérai la manœuvre quatre ou cinq fois, jusqu’à ce qu’en fin de
compte je jette l’éponge, dégoûté. Cette plaisanterie m’avait
coûté 200 000 $ : j’avais assez donné. Évidemment, peu de
temps après, le cours commença à monter, doucement d’abord
puis de plus en plus fort, jusqu’à un niveau qui m’aurait permis
de faire un véritable malheur si je n’avais pas été aussi pressé
de démarrer.
Cette expérience ne m’est pas propre, elle a été vécue si
fréquemment par tellement de spéculateurs que je suis en
mesure d’édicter cette règle : «Dans un marché étroit, quand les
cours ne vont nulle part, mais évoluent dans un canal étroit, il
n’y a aucun intérêt à tenter d’anticiper ce que le prochain grand
mouvement va faire, que ce soit à la hausse ou à la baisse». La
seule chose intelligente à faire est d’observer le marché, de lire
le téléscripteur pour déterminer les limites des cours, quand ils
n’ont pas de direction particulière, et de vous décider à ne
prendre aucune position tant que le cours ne cassera pas la
limite dans l’une ou l’autre direction. Un spéculateur doit
chercher à tirer de l’argent du marché et non pas à insister
jusqu’à ce que le téléscripteur lui donne raison. Ne cherchez
jamais à discuter avec lui ou alors demandez-lui des raisons et
des explications : les actions ne versent pas de dividendes post-
mortem.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais à une soirée chez des amis.
La discussion porta sur le blé. Certains d’entre eux étaient
haussiers, d’autres baissiers. En fin de compte, ils me
demandèrent mon avis. J’avais étudié ce marché depuis pas mal
de temps. Je savais que les convives ne voulaient pas entendre
parler de statistiques ou d’analyses des conditions de base. Du
coup, je leur dis : «Si vous voulez retirer de l’argent du marché
du blé, je peux vous expliquer comment». Ils répondirent tous
qu’ils voulaient bien le savoir et j’ajoutai :
— Si vous êtes sûr de vouloir faire de l’argent sur le blé et
bien, regardez. Attendez! Le moment où il franchira les 1, 20 $,
achetez et vous ferez une jolie culbute.
— Pourquoi ne pas acheter maintenant, à 1, 14 $? demanda
un convive.
— Parce qu’en l’état actuel des choses, vous ne savez pas
encore si le cours va progresser ou non.
— Alors, pourquoi acheter à 1, 20 $? Ça semble plutôt cher
comme cours?
— Voulez-vous parier à l’aveuglette dans l’espoir de réaliser
un très gros bénéfice, ou voulez-vous spéculer intelligemment
et encaisser un profit, plus petit peut-être, mais plus sûr?
Ils souhaitaient tous opter pour un profit plus petit mais
plus sûr. Je leur dis : «Alors faites comme je vous l’ai indiqué. Si
on franchit le cap de 1, 20 $ à la hausse, achetez! »
Comme je vous l’ai déjà expliqué, je suivais le cours depuis
déjà pas mal de temps. Depuis des mois, il évoluait sans suivre
de tendances bien précises entre 1, 10 et 1, 20 $. Eh bien,
Monsieur, figurez-vous qu’un jour le blé clôtura à 1, 19 $! J’étais
prêt à bondir, sûr que le lendemain on ouvrirait à 1, 20 1/2 et
j’achetai. Le cours monta à 1, 21 $ puis à 1, 22, ensuite à 1, 23
jusqu’à 1, 25 $ et je restai sur la vague.
Maintenant, j’aurais été bien incapable de vous expliquer
pourquoi le blé évoluait ainsi. Je ne trouvais aucune explication
à son comportement pendant cette période de stagnation des
cours. Je ne pouvais pas dire si la limite serait cassée à la hausse
à 1, 20 $ ou à la baisse à 1, 10 $. Cependant, je subodorais que ce
serait plutôt à la hausse, parce qu’il n’y avait pas assez de blé
dans le monde pour faire plonger les cours.
A ce moment-là, l’Europe donnait l’impression d’acheter
tranquillement et beaucoup de spéculateurs étaient vendeurs à
découvert aux environs de 1, 19 $. À cause des achats
européens ou à cause d’autres choses, une grande quantité de
blé était sortie du marché, si bien que finalement un grand
mouvement se dessina. Le cours alla au-delà de 1, 20 $. C’était la
seule référence que je m’étais fixée et c’était tout ce dont j’avais
besoin s’il dépassait le cap de 1, 20 $. Il y aurait probablement
une hausse prononcée résultante de toutes les forces en action
et quelque chose allait se passer. En d’autres termes, en
franchissant la barre de 1, 20 $, la ligne de moindre résistance
des cours du blé serait clairement établie. Une nouvelle
aventure commencerait alors.
Je me souviens d’un jour qui était férié chez nous aux États-
Unis, donc la bourse était fermée. À Winnipeg[31], le blé ouvrit
en hausse de six cents le boisseau. Quand notre marché ouvrit
le lendemain, il prit également six cents par boisseau : le cours
évoluait exactement le long de la ligne de moindre résistance.
Ce que je viens de vous dire constitue l’essence même de ma
méthode de spéculation fondée sur la lecture du téléscripteur.
Je ne fais qu’anticiper la manière dont les cours vont évoluer
avec le plus de probabilité. Je vérifie ma propre analyse en
effectuant des tests additionnels, pour déterminer le bon
moment. Je le fais en observant attentivement la manière dont
les cours évoluent après que j’aie commencé.
Il est très surprenant de constater à quel point des
spéculateurs très expérimentés restent incrédules lorsque je
leur dis que j’achète des actions au plus haut, pour jouer une
hausse, et que je vends au plus bas en anticipation d’une baisse.
En fait, il n’est pas très difficile de faire de l’argent si le
spéculateur colle à ces méthodes spéculatives, c’est-à-dire s’il
attend de définir la ligne de moindre résistance et ne
commence à acheter que lorsque le téléscripteur lui dit que ça
va monter ou à vendre seulement quand il lui dit que cela va
baisser. On doit toujours accumuler une ligne en accompagnant
la hausse. On commencera donc par acheter 20 % de sa ligne
globale. Tant que cette position n’est pas gagnante, on ne doit
sous aucun prétexte augmenter sa position parce qu’il est alors
évident qu’on fait fausse route; même si cette erreur n’est que
temporaire, il n’y a rien à gagner à se tromper, quelle que soit la
période. Le téléscripteur, qui nous avait indiqué une hausse,
n’est pas forcément un menteur. Il nous dit simplement : «Pas
tout de suite».
Cela faisait un moment que mes spéculations sur le coton
avaient été très payantes. J’ai ma théorie là-dessus et je la suis
scrupuleusement. Supposez que je décide d’acquérir une ligne
de 40 000 à 50 000 balles. Je surveille alors le téléscripteur
comme je vous l’ai indiqué, épiant toute opportunité à l’achat
comme à la vente. Supposez que la ligne de moindre résistance
m’indique un mouvement haussier : je commence alors par
acheter 10 000 balles. Ensuite, je recommence un nouvel achat,
si le marché prend 10 points par rapport à mon achat initial,
alors j’en prends 10 000 de plus. Si le coton gagne encore 10
points, soit 1 $ par balle, j’en ramasse 20 000 de plus, ce qui
correspond à ma ligne complète — ma ligne de base. Après
avoir acheté la première ligne de 10 000 ou les premières
20 000, si je suis perdant, alors je sors du marché. Il se peut que
je me trompe temporairement mais, comme je vous le disais
précédemment, on ne gagne rien à emprunter la mauvaise
route.
Ce que j’obtiens en suivant ma méthode, c’est de disposer
d’une belle ligne de coton à chaque grand mouvement. Dans le
processus d’accumulation de ma ligne complète, je peux perdre
jusqu’à 50 000 $ ou 60 000 $ dans ces opérations-tests. Cela peut
vous paraître d’un coût exorbitant pour de simples essais, mais
ça ne l’est pas. Une fois que le véritable mouvement est
enclenché, combien de temps me faut-il pour regagner les
50 000 $ que j’ai perdus afin d’être certain de commencer au
bon moment? Pas un instant! Avoir raison au bon moment est
toujours payant.
Comme je pense vous l’avoir déjà dit précédemment, ceci
décrit ce que j’appelle ma méthode pour placer mes billes.
N’importe quelle personne qui maîtrise un tant soit peu
l’arithmétique comprendra que l’important est de miser gros au
moment où vous gagnez et de ne perdre qu’un peu quand vous
perdez. Quand on spécule selon ma méthode, on se retrouve
toujours prêt à encaisser sur les gros coups.
Les spéculateurs professionnels ont toujours eu quelques
trucs basés sur leur expérience et régis soit par leur attitude
envers la spéculation, soit par leurs désirs. Je me souviens
d’avoir rencontré un vieux gentleman à Palm Beach dont j’ai
d’ailleurs oublié le nom. Je savais qu’il était à Wall Street depuis
pas mal de temps, bien avant la guerre civile[32]. On m’avait dit
qu’il était très avisé, qu’il était passé à travers nombre de
booms et de paniques et qu’il répétait toujours qu’il n’y avait
rien de nouveau sous le soleil et encore moins en bourse.
Le vieux boursier me posa beaucoup de questions. Quand je
lui expliquai ma technique habituelle de spéculation, il hocha la
tête et me dit : «Oui, oui, vous avez entièrement raison. La
manière dont vous construisez votre position, votre façon de
penser, tout cela est un bon système de spéculation pour vous. Il
vous est facile de mettre en pratique ce que vous prêchez, parce
que l’argent que vous jouez est le cadet de vos soucis. Ça me
rappelle Pat Heame. Vous n’avez jamais entendu parlé de lui? Et
bien, c’était un type réputé et fair-play; il avait un compte chez
nous. Un type intelligent et sec. Il gagnait de l’argent sur les
actions et du coup, les gens venaient lui demander conseil. Il
n’en donnait jamais. Si on lui demandait à brûle-pourpoint son
opinion sur la sagesse boursière et ses engagements, il
répondait invariablement : «En bourse, les conseilleurs ne sont
pas les payeurs». Il spéculait par notre intermédiaire. Il achetait
100 titres d’une action active et dès qu’elle montait de 1 %, il en
achetait encore 100. Une progression de un point de plus, il en
rachetait encore 100 et ainsi de suite. Il avait l’habitude de dire
qu’il ne jouait pas pour enrichir les autres et donc, il mettait
toujours un stop-loss[33] d’un point en dessous du cours du
dernier achat. Si le cours continuait à monter, il se contentait de
remonter son cours limite. Dès que le cours baissait de 1 %, il
sortait du marché. Il déclarait qu’il ne voyait aucun intérêt à
perdre plus d’un point, que ce point provienne de sa marge
initiale ou de ces plus-values potentielles.
«Vous savez, un joueur professionnel ne cherche pas les gros
coups, mais l’argent sûr. Sans conteste, les gros coups, c’est
sympa quand on en réussit. Sur le marché, Pat Heame ne
suivait jamais aucun tuyau et n’essayait jamais de prendre 20
points dans la semaine. Il cherchait à gagner de l’argent sans
risque en quantité suffisante pour mener un bon train de vie.
Parmi les milliers de boursicoteurs que j’ai croisés à Wall Street,
Pat Heame était le seul qui voyait la spéculation boursière
simplement comme un jeu de hasard, comme le pharaon[34] ou
la roulette, mais qui néanmoins, réussissait à s’astreindre à
suivre une relativement bonne méthode de jeu.
«Après la mort de Heame, un de nos clients, qui avait
toujours spéculé avec Pat et qui utilisait son système, gagna
plus de 100 000 $ à Lackawanna. Il est alors passé sur d’autres
actions et comme il avait fait un gros gain, il pensait qu’il
n’avait plus besoin de suivre le système de Pat. Quand la
réaction arriva, au lieu de couper ses pertes, il les laissa filer,
comme s’il s’agissait de plus-values. Évidemment, il perdit tout
ce qu’il avait gagné précédemment. Quand il se décida enfin à
solder ses positions, il nous devait plusieurs milliers de dollars.
«Il bricola pendant deux ou trois ans. Il gardait la fièvre du
jeu même après que l’argent soit parti; nous n’avions toutefois
rien à lui reprocher tant qu’il se tenait tranquille. Je me
souviens qu’il admettait spontanément qu’il avait été 10 000
fois stupide de ne pas avoir suivi scrupuleusement la méthode
de Pat Heame. Un jour, il vint me voir tout excité et me supplia
de le laisser vendre, dans ma maison de courtage, quelques
actions à découvert. Comme c’était un type assez sympathique,
qui avait été un bon client à sa belle époque, je l’assurai que je
garantirais personnellement son compte pour 100 actions.
«Il vendit 100 actions de Lake Shore. C’était en 1875, à
l’époque où Bill Travers tapait comme un sourd sur le marché.
Mon ami Roberts vendit Lake Shore juste au bon moment. Il
resta vendeur comme il le faisait à l’époque, au bon vieux
temps, avant qu’il n’abandonne le système de Pat Heame pour
le chant des sirènes.
«Et bien, monsieur, après quatre jours de prises de position
successives, le compte de Robert présentait une plus-value
potentielle de 15 000 $! Notant qu’il n’avait pas placé de stop-
loss, je lui en fis la remarque et il me dit que la baisse n’avait
pas encore vraiment commencé et qu’il ne voulait pas se faire
sortir du marché par une petite réaction d’un point. C’était en
août. Avant la mi-septembre, il m’empruntait 10 $ pour acheter
une poussette pour son quatrième enfant. Il était incapable de
suivre son propre système qui avait pourtant fait ses preuves.
C’est toujours le même problème avec la plupart de ces joueurs
de système», conclut le vieux boursier en hochant la tête.
Il avait raison. Je pense parfois que la spéculation doit être
une espèce d’activité contre nature, parce qu’il me semble
évident que le spéculateur moyen doit combattre sa propre
nature. Les faiblesses que tous les hommes sont enclins à suivre
sont fatales au succès de leurs spéculations. Ces mêmes
faiblesses qui, habituellement, les rendent sympathiques à leurs
semblables ou qui les empêchent de faire certaines erreurs
dans la vie de tous les jours, ne sont jamais aussi dangereuses
que lorsqu’ils spéculent sur les actions ou les marchandises.
Les principaux ennemis du spéculateur proviennent
toujours de lui-même. L’espoir et la peur sont inhérentes à la
nature humaine. En matière de spéculation, quand le marché
est contre vous, vous espérez que chaque jour sera le dernier et
vous perdez beaucoup plus que si vous ne vous étiez pas bercé
d’illusions; notez bien que, paradoxalement, c’est cette même
conviction qui est à l’origine du succès des bâtisseurs d’empire.
Quand le marché évolue conformément à vos anticipations,
alors vous commencez à redouter que le prochain jour ne vous
prenne vos gains et vous sortez : trop tôt. La peur qui vous
tétanise vous empêche de gagner autant d’argent que vous
auriez pu. Le spéculateur heureux est celui qui réussit à lutter
contre ces deux instincts profondément ancrés dans la nature
humaine. Il doit retourner ce que l’on peut appeler ses pulsions
naturelles. Au lieu d’espérer, il doit craindre et au lieu de
craindre, il doit espérer. Il doit toujours craindre que sa perte
ne devienne encore plus importante et espérer que ses plus-
values continuent à croître. Il ne faut donc absolument pas
jouer sur les actions comme le ferait le boursicoteur moyen.
J’avais à peine 14 ans que je spéculais déjà : c’est la seule
chose que je sache bien faire. Je pense que je sais de quoi je
parle. La conclusion à laquelle j’arrive après presque 30 ans de
spéculation ininterrompue, que ce soit avec trois fois rien ou
avec des millions de dollars derrière moi, est celle-ci : il est
possible de battre une action ou un groupe d’actions à un
certain moment, mais personne ne peut battre tout le marché
constamment. On peut faire de l’argent en spéculant sur le
coton ou le blé, mais personne ne peut battre le marché du
coton ou du blé. C’est comme aux courses : on peut gagner une
course, mais pas vaincre les courses.
Si je savais comment rendre ces déclarations plus
éloquentes, je le ferais. Que la plupart des gens affirment le
contraire, ne change rien à l’affaire. Je sais que j’ai raison en
soutenant que ces déclarations sont irréfutables.
CHAPITRE 11

M
aintenant, revenons à ce fameux mois d’octobre 1907.
J’avais acheté un yacht et j’étais en pleins préparatifs,
avant de quitter New York, pour une croisière dans
les mers du Sud. Je suis complètement dingue de la pêche. Il
était plus que temps d’aller pêcher à ma guise sur mon propre
yacht et pour ma plus grande satisfaction. Tout était prêt. J’avais
fait un malheur sur les actions, mais au dernier moment, le
maïs m’obligea à rester.
Je dois vous expliquer qu’avant la panique monétaire qui
m’apporta mon premier million, j’avais commencé à spéculer
sur les céréales à Chicago. J’étais vendeur à découvert de 10
millions de boisseaux[35] de maïs. J’avais étudié les marchés
céréaliers depuis longtemps. J’étais aussi pessimiste sur le maïs
et sur le blé que sur les actions.
À cette époque-là, les deux céréales commencèrent à baisser
mais pendant que le blé continuait à décliner, le plus gros des
opérateurs de Chicago — appelons-le Stratton — décida
subitement de réaliser un corner sur le maïs. Après avoir soldé
mes positions sur les actions et alors que j’étais sur le point de
partir vers le Sud sur mon yacht, je constatai que j’avais de
plantureuses plus-values latentes sur le blé, mais que j’étais
perdant sur le maïs. Stratton avait tiré les cours vers le haut et
ma perte était assez prononcée.
Je savais qu’il y avait beaucoup plus de maïs dans le pays
que ne l’indiquait le cours. Aux dernières nouvelles, la loi de
l’offre et de la demande fonctionnait toujours, mais la demande
venait principalement de Stratton et l’offre ne venait plus du
tout, parce qu’il y avait un sérieux problème d’engorgement sur
le marché physique du maïs. Je me souviens très bien avoir pris
l’habitude de prier pour obtenir un coup de froid qui gèlerait
les routes impraticables et permettrait aux fermiers d’apporter
leur maïs sur le marché. Je n’ai malheureusement pas été
exaucé.
Donc j’étais là, à attendre de partir pour ma partie de pêche
joyeusement planifiée, mais cette perte sur le maïs m’empêchait
de le faire. Je ne pouvais pas m’éloigner en laissant le marché
comme cela. Bien sûr, Stratton surveillait de près les vendeurs à
découvert. Il connaissait très bien ma position à la vente,
comme je connaissais exactement la sienne. Comme je l’ai déjà
dit, j’espérais pouvoir convaincre le ciel de m’aider parce que
j’étais pressé. Me doutant que ni le temps ni un quelconque
faiseur de miracles ne serait assez gentil pour s’intéresser à
mon cas, je cherchai la manière de me sortir par moi-même de
mes difficultés.
Je soldai ma position sur le blé avec une belle plus-value. Le
problème du maïs était infiniment plus complexe. Si j’avais pu
solder mes 10 millions de boisseaux au prix du marché, je
l’aurais fait instantanément et avec plaisir, quelle qu’ait été
l’ampleur de ma perte. Mais voilà, au moment où je commençai
à me racheter sur le maïs, Stratton était sur le pont tel le
manipulateur en chef : je n’appréciais pas spécialement le fait
de devoir courir après le cours qui montait, à cause de mes
propres achats, et de me taillader la gorge avec mon propre
couteau.
Quelle que soit la fermeté du maïs, mon désir d’aller pêcher
était quand même plus fort. Il me fallait donc trouver une
solution rapide à mon dilemme. Je devais mener un repli
stratégique : racheter les 10 millions de boisseaux que j’avais
vendus tout en essayant de minimiser ma perte.
Il se trouvait qu’au même moment, Stratton avait une grosse
position sur l’avoine et avait plutôt bien verrouillé le marché. Je
ne perdais pas de vue que tous les marchés de grain évoluaient
au gré des informations et des rumeurs sur les récoltes. J’appris
que le puissant Armour n’était pas animé des meilleures
intentions à l’égard de Stratton, du moins en ce qui concernait
le marché. Bien sûr, je savais que Stratton ne me permettrait
pas d’avoir le maïs dont j’avais besoin si ce n’est à son prix.
Lorsque j’appris les rumeurs concernant la bataille d’Armour
contre Stratton, il me semblait que je devais aller chercher de
l’aide auprès des spéculateurs de Chicago. La seule chose qu’ils
pouvaient faire pour moi était de me vendre le maïs que
Stratton me refusait : tout le reste n’était que littérature.
Dans un premier temps, je passai des ordres d’achat de
500 000 boisseaux de maïs à chaque huitième de cent à la
baisse. Après, je donnai à quatre maisons de courtage les
mêmes ordres : vendre simultanément 50 000 boisseaux
d’avoine, au mieux. Ce qui, du moins l’imaginai-je, devait
entraîner une baisse rapide sur l’avoine. Sachant comment les
spéculateurs raisonnent, ce serait pour eux le signal du
déclenchement des hostilités d’Armour contre Stratton. Voyant
que l’attaque était lancée sur l’avoine, ils pouvaient
logiquement en conclure que la prochaine baisse aurait lieu sur
le maïs et ils se mettraient à en vendre : si le corner sur le maïs
était brisé, les gains à la baisse seraient fabuleux.
Mon intuition sur la psychologie des spéculateurs de
Chicago était parfaitement pertinente. Quand ils virent le
plongeon sur l’avoine, ils se précipitèrent pour vendre le maïs
avec un grand enthousiasme, sans réfléchir plus avant. Ce qui
m’a permis d’acheter six millions de boisseaux dans les 10
minutes qui ont suivi. Quand j’ai estimé que leurs ventes étaient
terminées, j’ai tout simplement racheté les quatre autres
millions de boisseaux au marché. Bien sûr, cela a fait monter les
cours de nouveau, mais le résultat global de ma manœuvre fut
de me permettre de racheter la totalité de ma ligne à une
moyenne de 1, 5 cent au-dessus du cours qui prévalait au
moment où j’ai lancé mes rachats sur les ventes des
spéculateurs. Les 200 000 boisseaux d’avoine que j’avais vendus
à la baisse, pour initier la vente du maïs par les spéculateurs, ne
m’avaient coûtés que 3 000 $. Ce qui était plutôt bon marché
pour appâter les ours. Les plus-values que j’avais réalisées sur
le blé compensaient tellement mes pertes sur le maïs que ma
perte totale sur l’ensemble de mes transactions sur les céréales
n’était que de 25 000 $. Après coup, le maïs grimpa de 25 cents
par boisseau. Indubitablement, Stratton m’avait tenu à sa
merci. Si j’avais prévu d’acheter mes 10 millions de boisseaux
de maïs sans me soucier du prix, il ne fait aucun doute que
j’aurais dû les payer très cher.
On ne peut passer des années sur un même sujet sans
acquérir une certaine aptitude qui vous distingue de la
moyenne des débutants : voilà la différence essentielle entre le
professionnel et l’amateur. C’est la manière dont on regarde les
choses qui permet de gagner ou de perdre de l’argent sur les
marchés spéculatifs. Le public a le point de vue du dilettante
envers son propre travail. L’ego de chacun fait indûment
obstruction et la pensée n’est alors ni profonde ni exhaustive.
Le professionnel doit s’attacher à agir avec justesse plutôt que
de chercher à gagner de l’argent, sachant que le profit viendra
de lui-même, si le reste est bien fait. Un spéculateur appréhende
le jeu comme le fait le professionnel du billard c’est-à-dire en
regardant loin devant lui au lieu de considérer l’opération
spécifique qu’il a devant lui. Il s’agit sans doute d’une forme
d’instinct spéculatif.
Je me souviens d’avoir entendu une histoire à propos
d’Addison Cammack qui illustre très gentiment ce sur quoi je
veux insister. De tous ceux dont j’ai entendu parler, j’aurais
tendance à penser que Cammack était l’un des plus habiles
spéculateurs boursiers que Wall Street ait jamais vus. Il n’était
pas chroniquement baissier comme beaucoup le croient, mais il
était plutôt enclin à spéculer à la baisse, en utilisant toujours les
deux grands facteurs humains que sont la peur et l’espoir. En
forme d’avertissement, on lui prête cette sentence : «Ne vendez
pas quand la sève monte aux arbres»[36] et les vieux boursiers
m’ont toujours soutenu que ses plus gros gains ont été faits à la
hausse. Pour moi, il est évident qu’il ne jouait pas sur des
préjugés mais bien sur les conditions de base. En tous cas,
c’était un spéculateur accompli. Bref, aux ultimes instants du
marché haussier, Cammack devint baissier. J. Arthur Joseph,
l’écrivain financier et conteur, le savait. Le marché était alors
non seulement très ferme mais encore haussier, stimulé par les
aiguillons des haussiers et les rapports optimistes des journaux.
Sachant quel profit pouvait faire d’une information baissière
un spéculateur comme Cammack, Joseph se précipita un beau
jour dans son bureau avec de bonnes nouvelles.
— M. Cammack, j’ai un très bon ami qui est employé aux
écritures au bureau de Saint-Paul et qui vient de me rapporter
quelque chose qu’il vous faut savoir.
— De quoi s’agit-il? demanda Cammack avec indifférence.
— Vous avez tourné vos positions, vous êtes baissier
maintenant, n’est-ce pas? demanda Joseph, pour en être sûr.
Si Cammack n’était pas intéressé, il ne gaspillerait pas ses
précieuses munitions.
— Oui. Mais quelle est donc cette merveilleuse information?
— Je me baladais près du bureau de Saint-Paul, comme je le
fais deux ou trois fois par semaine pour y glaner quelques
informations. Mon ami là-bas me dit : «Le vieil homme — il
voulait parler de William Rockefeller — vend ses actions».
«Vraiment, Jimmy? » lui répondis-je, et il me rétorqua : «Oui, il
est en train de vendre 1 500 actions à chaque fois que le cours
gagne 3/8 de point. Il a commencé à lâcher le papier il y a deux
ou trois jours». Je n’ai pas perdu de temps, et je suis venu
directement pour vous en informer.
Cammack n’était pas homme à s’emballer rapidement et, en
outre, il était tellement habitué à voir toutes sortes de gens
débouler comme des fous dans son bureau avec toute sorte
d’informations, de tuyaux, de rumeurs et de mensonges qu’il
avait conçu une grande méfiance à leur égard. Il dit
simplement :
— Êtes-vous sûr de ce que vous avez entendu, Joseph?
— Si j’en suis sûr? J’en suis absolument sûr. Pensez-vous que
je sois fou?
— Êtes-vous certain de votre homme?
— Absolument! déclara Joseph. Je le connais depuis des
années. Il ne m’a jamais menti. Il ne pourrait tout simplement
pas le faire : c’est totalement exclu. Je sais qu’il est totalement
fiable et je suis prêt à mettre ma tête à couper sur ce qu’il me
dit. Je le connais mieux que personne au monde, beaucoup
mieux que vous semblez me connaître, après toutes ces années.
— Sûr de lui, hein?
Cammack regarda de nouveau Joseph et lui dit :
— Eh bien, on va voir ça.
Il appela son courtier, W. B. Wheeler. Joseph s’attendait à
l’entendre donner un ordre de vente d’au moins 50 000 actions
de Saint-Paul. William Rockefeller se délestait de ces positions
sur Saint-Paul, profitant de la vigueur du marché. Le fait qu’il
s’agisse de valeurs de placement ou de positions spéculatives
était sans conséquence. La chose la plus importante était que le
meilleur spéculateur de la bande de Standard Oil vende ses
actions Saint-Paul. Qu’aurait fait le boursicoteur moyen s’il
avait disposé d’informations aussi sûres? Pas la peine de le
demander.
Mais Cammack, le plus habile vendeur à découvert de cette
époque et qui était de plus baissier sur le marché à ce moment-
là, dit alors à son courtier :
— Billy, va sur le parquet et achète-moi 1 500 Saint-Paul à
chaque hausse de 3/8e de point.
L’action se négociait alors dans les 90 $.
— Vous ne voulez pas dire de vendre? objecta
immédiatement Joseph.
Il n’était pas novice à Wall Street, mais il regardait le marché
avec l’œil du journaliste, c’est-à-dire, entre nous, comme le
grand public. Le cours devait baisser d’une manière certaine
sur cette information de première bourre. Personne n’était
mieux informé que M. William Rockefeller. La Standard Oil
vendait, et Cammark achetait! Ce n’était pas possible!
— Non, dit Cammack, j’ai bien dit d’acheter!
— Vous ne me croyez donc pas?
— Si!
— Vous ne croyez pas mes informations?
— Si!
— Vous n’êtes pas baissier?
— Si!
— Alors, quoi?
— C’est bien pour cela que j’achète. Écoutez-moi bien : restez
en contact avec votre fidèle ami et au moment où les ventes
massives s’arrêteront, faites-le moi savoir. Immédiatement!
Vous avez compris?
— Oui, dit Joseph.
Et il s’en alla, pas tout à fait convaincu d’avoir sondé les
motivations de Cammack qui achetait les actions de William
Rockefeller. C’était le fait de savoir que Cammack était baissier
sur tout le marché qui rendait sa manœuvre difficile à
comprendre. Quoiqu’il en soit, Joseph alla voir son ami
l’employé aux écritures et lui dit qu’il voulait être informé
quand le vieil homme cesserait de vendre. Régulièrement, deux
fois pas jour, Joseph appelait son ami pour se renseigner.
Un beau jour, l’employé aux écritures lui dit : «Le vieil
homme ne vend plus aucune action». Joseph le remercia et
courut chez Cammack avec la précieuse information.
Cammack l’écouta avec une grande attention, se tourna vers
Wheeler et lui demanda : «Billy, combien de Saint-Paul avons-
nous en position? » Wheeler regarda et lui indiqua qu’il avait
accumulé environ 60 000 actions.
Cammack, étant baissier, avait mis en place des lignes
d’actions à la vente, avant même d’acheter Saint-Paul. Il était
maintenant massivement vendeur sur le marché. Il passa
rapidement à Wheeler l’ordre de vendre les 60 000 actions
Saint-Paul qu’il avait en portefeuille et d’autres en plus. Il utilisa
ses positions longues sur Saint-Paul comme un levier pour
peser sur l’ensemble du marché et profiter ainsi au maximum
de ses opérations à la baisse.
Saint-Paul baissa sans discontinuer jusqu’à 44 et Cammack
en tira une fortune. Il jouait ses cartes avec une habileté
consommée et gagna donc en conséquence. Je veux insister sur
son attitude habituelle envers la spéculation : il n’avait pas
besoin de réfléchir. Il percevait instantanément ce qui était
pour lui beaucoup plus important que la plus-value sur une
action particulière. Il voyait qu’il avait une opportunité
providentielle de commencer ses opérations baissières, non
seulement au bon moment mais en profitant en outre d’un fort
mouvement au départ. Le tuyau sur Saint-Paul l’incita à acheter
plutôt qu’à vendre parce qu’il comprit immédiatement que cela
lui donnerait plus de munitions pour sa campagne baissière.
Quant à moi, après avoir soldé ma spéculation sur le blé et
sur le maïs, je partis pour les mers du Sud, sur mon yacht. Je
croisai dans les eaux de Floride, profitant pleinement de mes
vacances. La pêche était super bonne. Tout allait pour le mieux.
Je n’avais pas le moindre souci et me gardais bien de chercher
les ennuis.
Un jour, je débarquai à Palm Beach. Je rencontrai beaucoup
de copains de Wall Street et d’autres. Ils parlaient tous du
spéculateur le plus pittoresque de l’époque sur le coton. Un
rapport de New York annonçait que Percy Thomas avait perdu
jusqu’à son dernier cent. Ce n’était pas une simple faillite
commerciale, mais plutôt la rumeur du second Waterloo du
spéculateur sur le coton le plus connu dans le monde.
J’avais toujours ressenti une grande admiration pour lui. La
première fois que j’ai entendu parlé de lui, c’était par les
quotidiens lors de l’échec de la maison de courtage Sheldon
& Thomas — membre du Stock Exchange — quand Thomas
tentait de faire un corner sur le coton. Sheldon, qui n’avait ni la
vision ni le courage de son associé, prit peur soudain au
moment où le succès était imminent. C’est du moins ce que
disait Wall Street à l’époque. Toujours est-il qu’au lieu de faire
un malheur, ils firent une des plus retentissantes faillites depuis
des lustres. On ferma la boîte et Thomas décida alors de
travailler seul. Il se consacra exclusivement au coton et il ne
s’écoula pas longtemps avant qu’il ne retombât sur ses pieds. Il
remboursa le principal et les intérêts à tous ses créanciers —
dettes qu’il n’était pas légalement tenu de rembourser. Il lui
restait encore un million de dollars devant lui. Son retour sur le
marché du coton fut aussi spectaculaire dans son genre que le
fameux exploit du «diacre» S. V. White sur le marché des
actions qui avait réussi à rembourser un million de dollars en
un an. Le courage et l’intelligence de Thomas me rendaient
immensément admiratif.
A Palm Beach, tout le monde parlait de l’échec de la
spéculation de Thomas sur le coton échéance mars[37]. Vous
savez comment les discussions s’échauffent et comment les gens
exagèrent. Ah, le nombre de désinformations, d’exagérations et
d’embellissements que vous pouvez entendre! Un jour, j’ai pu
constater comment une rumeur à mon propos avait gonflé dans
des proportions telles que le type qui l’avait lancée ne la
reconnut pas quand elle lui revint en moins de 24 heures,
pimentée de nouveaux et pittoresques détails.
La nouvelle des dernières mésaventures de Percy Thomas
m’obligea une fois de plus à laisser tomber la pêche pour le
marché du coton. Je me plongeai dans les journaux financiers
pour me remettre dans le bain. Quand je revins à New York, je
me remis à étudier le marché. Tout le monde était baissier et
tout le monde vendait du coton échéance février : vous savez
comment sont les gens. Je suppose que c’est l’exemple typique
de situation qui nous pousse à faire une chose parce que tout le
monde autour de nous fait la même chose. Peut-être s’agit-il au
fond d’une sorte d’instinct grégaire. Quoi qu’il en soit, la seule
chose intelligente et sage à faire, et la plus sûre aussi, était de
vendre du coton sur juillet! On ne peut même pas parler de
mouvement de ventes massives et irréfléchies, le mot est trop
conservateur. Les spéculateurs ne voyaient tout simplement
qu’un côté du marché ainsi que les gros bénéfices qu’ils ne
manqueraient pas d’encaisser. Ils ne s’attendaient certainement
pas à un plongeon des cours.
Je vis tout cela, évidemment, et je fus frappé par le fait que
tous ces types qui vendaient à découvert ne disposaient que de
peu de temps pour se racheter avant l’échéance. Plus j’étudiais
la situation, plus cela me paraissait évident, si bien que,
finalement, je décidai d’acheter du coton échéance juillet. Après
tout, j’étais rentré pour travailler. J’achetai rapidement 100 000
balles. Je n’étais absolument pas perturbé par le fait que le
monde entier me vendait du coton. Il me semblait que je
pouvais offrir une prime d’un million de dollars pour la
capture, mort ou vif, d’un seul spéculateur qui n’était pas en
train de vendre du coton échéance juillet et que personne
n’aurait pu la réclamer.
On était alors dans les derniers jours du mois de mai. Je
continuais à acheter toujours plus et ils continuaient à m’en
vendre jusqu’à ce que j’aie absorbé tout le flottant. J’avais alors
en position 120 000 balles. Quelques jours plus tard, après avoir
acheté mon dernier lot, le cours commença à monter. À partir
de ce moment-là, il ne cessa de monter, le marché fut assez
gentil pour continuer à se comporter vraiment bien, c’est-à-dire
qu’il montait de 40 à 50 points par jour.
Un samedi, à peu près 10 jours après avoir commencé mes
opérations, le cours se mit à s’envoler littéralement. J’en étais
arrivé à me demander s’il restait encore un seul contrat à
vendre sur le coton. Je n’avais plus qu’à sortir, aussi j’attendis
jusqu’aux 10 dernières minutes. Je savais d’expérience que les
vendeurs devraient se racheter et que si le marché terminait en
hausse, ils se feraient proprement cravater. Du coup, je passai
quatre ordres d’achat de 5 000 balles chacun, au même
moment. Cela fit monter le cours de 30 points et les vendeurs
firent de leur mieux pour se détacher de l’hameçon. Le marché
termina au plus haut de la séance. Tout ce que j’avais fait,
souvenez-vous bien, avait consisté à acheter 20 000 balles.
Le lendemain était un dimanche. Le lundi, Liverpool devait
ouvrir en hausse de 20 points pour être à parité avec l’avance
de New York. Au lieu de cela, le marché gagna plus de 50 points.
Ce qui signifiait que Liverpool avait amplifié notre avance de
100 %. Je n’avais rien à voir avec cette hausse-là. Ce qui me
montra que mes déductions étaient bonnes et que je spéculais
bien le long de la ligne de moindre résistance. Je ne perdais pas
de vue le fait que j’avais quand même une sacrée belle ligne en
position. Un marché peut avancer fortement ou monter
graduellement et ne pas avoir le pouvoir d’absorber plus d’un
certain montant de ventes.
Bien sûr, les informations en provenance de Liverpool
avaient rendu le marché complètement fou. Je remarquai que
plus il montait, plus le coton semblait rare sur l’échéance
juillet : je décidai donc de ne rien vendre. Toujours est-il que ce
lundi fut un jour très excitant pour moi, mais pas très agréable
pour les vendeurs. Je constatai toutefois qu’il n’y avait aucun
signe de panique chez les ours, pas le moindre début de rachat
aveugle. J’avais toujours 150 000 balles pour lesquelles je devais
trouver un marché.
Le mardi matin, alors que je me rendais à mon bureau, je
rencontrai un ami à l’entrée de l’immeuble. Il me dit avec un
sourire :
— Il y a une drôle d’histoire dans le World, ce matin.
— Quelle histoire? lui demandai-je.
— Quoi? Tu veux me faire croire que tu ne l’as pas vue?
— Je ne lis jamais le World, quelle est cette histoire?
— Mais enfin, c’est à ton sujet. Ils écrivent que tu es en train
de faire un corner sur le coton échéance juillet.
— Je ne l’ai pas lue, lui dis-je et je le quittai.
Je ne sais pas s’il m’a cru ou non. Il devait penser qu’il n’était
pas très correct de ma part de faire celui qui ne savait pas.
Quand j’entrai au bureau, je reçus une copie du papier.
Effectivement, en première page, on pouvait lire, en gros
caractères :
LARRY LIVINGSTONE TENTE UN CORNER SUR LE COTON
ÉCHÉANCE JUILLET

Bien sûr, j’ai su immédiatement que l’article allait mettre le


feu aux poudres. Si j’avais délibérément étudié les moyens de
disposer de mes 150 000 balles au mieux de mes intérêts, je
n’aurais pu rêver meilleur scénario. Je n’aurais même pas
imaginé l’écrire. Cet article à ce moment-là était lu à travers
tout le pays, que ce soit dans le World ou dans d’autres
journaux. Il avait été câblé en Europe. C’était évident, compte
tenu des cours de Liverpool. Le marché était tout simplement
devenu fou : pas étonnant avec une telle nouvelle!
Bien sûr, je savais ce que New York allait faire et ce que je
devais faire. Le marché ouvrait chez nous à 10 heures. À 10 h
10, je ne possédais plus une balle de coton. Ils m’avaient pris la
totalité de mes 150 000 balles. Pour l’essentiel de ma ligne,
j’avais vendu à ce qui s’avéra être le cours le plus élevé de la
journée. Les spéculateurs faisaient le marché pour moi. Je
m’étais contenté de profiter d’une incroyable opportunité pour
me débarrasser de mon coton. Je l’ai saisie parce que je ne
pouvais pas faire autrement, n’est ce pas?
Le problème qui me semblait le plus difficile à résoudre était
de savoir comment je m’en serais tiré sans cette péripétie. Si le
World n’avait pas publié cet article, je n’aurais jamais été
capable de vendre une telle ligne sans sacrifier la plus grande
partie de mes plus-values potentielles. Vendre 140 000 balles de
coton échéance juillet sans faire plonger les cours était au-
dessus de mes forces. L’initiative du World tombait vraiment à
pic.
Je suis bien incapable de vous dire pourquoi le World a
publié cette information. Je ne l’ai jamais su. Je suppose qu’un
journaliste a été tuyauté par un de ses amis sur le marché du
coton et qu’il pensait avoir un scoop. Je ne l’ai jamais vu ni lui
ni qui que ce soit d’autre du World. Je ne savais pas que l’article
était paru avant neuf heures, et si mon ami ne me l’avait pas
signalé, je ne l’aurais peut-être jamais su.
Toujours est-il que, sans cette affaire, je n’aurais jamais eu
en face de moi un marché assez liquide pour absorber mes
ventes. C’est un des problèmes les plus délicats de la spéculation
à grande échelle : vous ne pouvez pas sortir subrepticement
quand vous le souhaitez ou quand vous le jugez sage. Vous
devez sortir quand vous le pouvez, quand vous avez un marché
capable d’absorber la totalité de votre ligne. Rater l’opportunité
de sortir peut vous coûter des millions. Vous ne pouvez pas
hésiter, car si vous le faites, vous êtes perdu. Vous ne pouvez pas
non plus tenter des coups tordus comme faire danser les ours
en tirant les cours par des achats à bon compte, pour réduire
leur capacité d’absorption. Je peux vous dire que saisir les
opportunités n’est pas aussi facile qu’il y paraît. Il faut être
constamment vigilant et savoir saisir la chance dès qu’elle
frappe à la porte.
Bien sûr personne ne sut rien du caractère fortuit de ma
sortie. À Wall Street, pour cette opération comme pour d’autres,
tout accident qui fait gagner beaucoup d’argent est regardé
avec suspicion. Quand l’accident vous fait perdre de l’argent,
alors on considère que ce n’en est pas vraiment un, mais la suite
logique de votre avidité ou de votre vanité. En revanche, si
l’accident vous fait gagner de l’argent, alors on parle de pillage,
de votre absence totale de scrupules qui choque la morale, etc.
Notez bien que les critiques ne provenaient pas uniquement
de gens mal intentionnés qui avaient payé durement leur
imprudence et qui m’accusaient d’avoir délibérément monté le
traquenard. D’autres personnes pensaient de même.
Un des plus gros intervenants sur le coton dans le monde me
rencontra un jour ou deux plus tard et me dit :
— C’était certainement le plus beau coup de votre carrière,
Livingstone. Je me demandais combien vous alliez perdre,
quand je vous ai vu prendre une telle position. Vous saviez que
ce marché n’était pas assez liquide pour plus de 50 000 à 60 000
balles sans baisse significative. J’étais bigrement curieux de voir
comment vous alliez vous y prendre pour réaliser vos plus-
values latentes sans entraîner un effondrement des cours. Je
n’ai pas pensé un seul instant à votre astuce. C’était très malin,
vraiment très malin!
— Je n’ai rien à voir là-dedans, lui assurai-je, aussi
sérieusement que possible.
Il se contenta de répéter :
— Très malin mon garçon, vraiment très malin! Ne soyez
pas modeste!
Après ce coup, certains journaux m’ont surnommé le roi du
coton. Comme je vous l’ai dit, je ne méritais absolument pas
cette couronne. Il n’est pas nécessaire de vous préciser qu’il n’y
avait pas assez d’argent aux États-Unis pour acheter les
colonnes du World de New York ni assez de relations
personnelles pour s’assurer la publication d’une telle histoire :
bref cette affaire me donnait une réputation totalement
usurpée.
Je ne vous ai pas raconté cette histoire pour vous faire la
morale à propos des lauriers qui sont parfois tressés sur la tête
des spéculateurs qui ne les méritent pas, ni pour insister avec
emphase sur la nécessité de saisir les opportunités, quel que
soit le moment ou la manière. Je n’avais pas d’autre but que de
montrer la brutale notoriété que m’avait apportée ma
spéculation sur le coton échéance juillet. De plus, si je n’avais
pas été mentionné dans le journal, je n’aurais jamais rencontré
cet homme remarquable qu’est Percy Thomas.
CHAPITRE 12

P
eu de temps après avoir soldé, avec le succès inespéré que
l’on sait, ma position sur le coton échéance juillet, je
reçus par la poste une demande d’entrevue. La lettre
était signée Percy Thomas. Vous vous doutez bien que j’y
répondis dans l’instant, en lui précisant même que je serais
heureux de le rencontrer à mon bureau à tout moment à sa
convenance : il vint le lendemain même.
J’admirais Percy Thomas depuis fort longtemps. Son nom
était familier à tous ceux qui s’intéressaient à la culture, à
l’achat ou à la vente du coton. En Europe, comme partout dans
ce pays, les gens me citaient ses opinions. Je me souviens, dans
une station thermale, avoir entendu son nom dans une
discussion entre un Suisse et un banquier cairote ayant des
intérêts dans la culture du coton en Égypte, en association avec
le vieux Sir Ernest Cassel. Quand il apprit que je venais
d’arriver de New York, il m’interrogea immédiatement sur
Percy Thomas, dont il recevait et lisait assidûment les analyses
financières.
J’ai toujours estimé que Thomas traitait ses affaires de
manière scientifique. C’était un vrai spéculateur, un penseur
avec la vision d’un artiste et le courage d’un guerrier, un
homme étonnamment bien informé, qui connaissait à la fois la
théorie et la pratique de la spéculation sur le coton. Il adorait
entendre et exprimer des idées, des théories et échafauder
toutes sortes d’abstractions. Dans le même temps, il connaissait
parfaitement la pratique du marché du coton ou la psychologie
des spéculateurs, car il spéculait depuis des années et il y avait
réalisé et englouti des sommes considérables.
Après l’échec de sa société de bourse Sheldon & Thomas, il
était reparti de zéro, tout seul. En deux ans à peine, il avait
effectué un retour spectaculaire. Je me souviens avoir lu dans le
Sun que la première chose qu’il fit, quand il se rétablit
financièrement, fut de rembourser intégralement tous ses
créanciers, capital et intérêt. La seconde fut de mandater un
expert pour étudier et évaluer comment il pouvait investir au
mieux un million de dollars. Cet expert étudia par le menu les
rapports d’une flopée de sociétés pour lui recommander
finalement l’achat d’actions de Delaware & Hudson.
Après avoir perdu des millions et s’être retrouvé de nouveau
avec encore plus de millions, Thomas fut une fois de plus
lessivé par sa dernière spéculation sur le coton échéance mars.
Il me proposa une association : il me donnerait toute
information intéressante qu’il obtiendrait avant de la publier.
Mon travail consisterait à mettre en place la véritable
spéculation pour laquelle, disait-il, j’avais une forme de génie
qu’il n’avait pas.
Cela ne me convenait pas trop, pour de nombreuses raisons.
Je lui dis franchement que je ne pensais pas pouvoir mener une
spéculation à quatre mains et que je n’étais pas trop disposé à
tenter l’expérience. Il insista en disant que c’était la
combinaison idéale jusqu’à ce que je lui explique carrément
que je ne voulais pas être influencé par qui que ce soit pour
spéculer.
«Si je me plante tout seul, lui dis-je, je suis le seul à en
souffrir et j’en paie immédiatement le prix. Il n’y a pas de
surprises ou d’ennuis à en attendre. Quand je joue, je choisis
toujours seul mes investissements; c’est la manière la plus sage
et la plus économique de spéculer. Je prends plaisir à faire
travailler mon cerveau contre le cerveau des autres
spéculateurs, des gens que je n’ai jamais vus et que je ne
rencontrerai jamais et à qui je ne demanderai jamais de conseil
d’achat ou de vente. Quand je gagne de l’argent, je le fais en
ayant suivi mes propres opinions. Je ne les vends pas et je n’en
tire pas profit. Je n’arrive tout simplement pas à imaginer que je
puisse mériter de gagner de l’argent autrement. Votre
proposition ne m’intéresse pas car, ce qui m’intéresse, c’est
seulement de jouer par moi-même et selon ma propre
méthode».
Il me dit qu’il était désolé que je réagisse comme cela, et il
essaya de me convaincre que j’avais tort de rejeter son plan. Je
restai cependant sur mes positions. Le reste fut une agréable
conversation de spécialistes. Je lui dis que j’étais persuadé qu’il
reviendrait à meilleure fortune et que je considérerais comme
un privilège qu’il accepte de me permettre d’être une sorte
d’assistant financier. Il me répondit qu’il ne pouvait accepter
aucun prêt de ma part. Puis il me demanda quelques détails sur
ma spéculation sur le coton échéance juillet et je lui racontai
mon opération en détail : comment je l’avais initiée, combien de
lots j’avais achetés, à quels cours et autres informations de ce
genre. Nous bavardâmes encore un peu et ensuite il prit congé.
Quand je vous disais, il y a quelque temps, qu’un
spéculateur doit faire face à une multitude d’ennemis, la
plupart d’entre eux tapis au fond de lui-même, j’avais en tête
mes nombreuses erreurs. J’avais appris qu’on pouvait avoir un
esprit original et une longue habitude de penseur autonome et,
de temps en temps, être vulnérable aux attaques d’une
personnalité persuasive. Je suis franchement immunisé contre
les poisons spéculatifs habituels, comme la cupidité, la peur et
l’espoir. Toutefois, n’étant qu’un homme, je peux aussi me
tromper avec une facilité déconcertante.
Je devais avoir été sur mes gardes à ce moment-là, car cela
s’était passé peu de temps avant une expérience qui m’a prouvé
à quel point on pouvait facilement faire quelque chose contre
son propre jugement et même contre ses souhaits. Tout
commença chez Harding. J’avais une sorte de bureau personnel,
une pièce qu’on me laissait utiliser à ma guise, et personne,
sans mon consentement, n’était censé me déranger pendant les
heures de marché. Je ne voulais pas être importuné et, comme
je spéculais à une très grande échelle et que mon compte était
assez rentable, j’étais plutôt bien gardé.
Un jour, juste après la clôture du marché, j’entendis
quelqu’un me dire :
— Bon après-midi, M. Livingstone!
Je tournai la tête et vis un type qui m’était totalement
étranger, un garçon de 30 à 35 ans. Comment il était entré, je
n’en savais rien, mais je supposai qu’il avait une bonne raison
d’être là, devant moi, puisqu’il avait passé le barrage. Je ne dis
rien, le regardai et assez vite il m’expliqua :
— Je viens vous voir à propos de Walter Scott.
Et il commença son baratin.
C’était un vendeur de livres. En fait, il n’était ni
particulièrement agréable ni particulièrement habile dans son
discours. Il n’était pas spécialement intéressant mais il avait
une certaine personnalité. Il parlait et je croyais l’écouter;
pourtant je serais incapable de me souvenir de ce qu’il m’a dit.
Je pense même ne jamais l’avoir su, même à ce moment-là.
Quand il eut fini son monologue, il me tendit son stylo à plume
ainsi qu’un formulaire en blanc, que je signai. C’était un contrat
pour acheter l’intégralité des œuvres de Scott pour 500 $.
Je pris conscience de mon erreur juste après avoir signé.
Cependant, il avait le contrat en poche. Je ne voulais pas de ses
bouquins, je ne savais même pas où les mettre. De toute façon,
ils ne m’étaient d’aucune utilité et je ne pouvais les donner à
personne. Toujours est-il que, pour eux, j’avais accepté de payer
500 $.
Je suis tellement habitué à perdre de l’argent que je ne
pense jamais à cette phase de mes erreurs. Vous savez, c’est
toujours le même jeu. Avant tout, je souhaitais connaître mes
propres limites et habitudes de penser. De plus, je ne voulais
pas faire deux fois de suite la même erreur : on ne peut excuser
ses propres erreurs qu’en les capitalisant pour en tirer profit
par la suite.
Ayant fait une erreur de 500 $ mais n’ayant pas encore
trouvé où était le problème, je regardai mon gaillard pour
essayer de comprendre sa psychologie. Je veux bien être pendu
s’il ne me souriait pas — un petit sourire entendu! Il semblait
lire dans mes pensées. Je n’avais pas à lui expliquer quoi que ce
soit, il arrivait à comprendre ce que je pensais sans avoir à le
lui dire. Du coup, je sautai les explications et les préliminaires
pour lui demander : «Combien touchez-vous quand vous
encaissez une commande de 500 $? »
Il secoua rapidement la tête et confia :
— Je ne peux pas le dire, désolé.
— Combien touchez-vous? persistai-je.
— Un tiers, mais je ne peux pas le faire.
— Un tiers de 500 $, cela représente 166 $ et 66 cents. Je vous
donne 200 $ comptant si vous me rendez le contrat que je viens
de vous signer.
Pour prouver ma bonne foi, je sortis l’argent de ma poche.
— Je vous ai indiqué que je ne pouvais pas le faire, me
répondit-il.
— Vous avez déjà eu beaucoup de clients qui vous ont l’ait la
même offre? demandai-je.
— Non.
— Alors, pourquoi étiez-vous si sûr que j’allais vous la faire?
— C’est tout à fait votre genre. Vous savez perdre avec
panache, c’est pour cela que vous êtes un homme exceptionnel.
Je vous suis très obligé, mais je ne peux pas accepter.
— Maintenant, dites-moi pourquoi vous ne voulez pas
gagner plus que votre commission?
— Ce n’est pas exactement cela, dit-il, je ne travaille pas
uniquement pour la commission.
— Et pour quoi d’autre alors?
— Pour la commission et pour le classement.
— Quel classement?
— Le mien.
— Où voulez-vous en venir?
— Vous ne travaillez donc que pour l’argent? me demanda-t-
il.
— Oui.
— Non. Il secoua la tête. Non ce n’est pas vrai. Vous n’en
tireriez pas assez de plaisir. Je suis persuadé que vous ne
travaillez pas uniquement pour accroître votre compte en
banque de quelques dollars supplémentaires et vous n’êtes pas
à Wall Street uniquement par goût pour l’argent facile. Vous
prenez votre plaisir ailleurs. Et bien, c’est la même chose pour
moi.
Je n’argumentai pas mais lui demandai :
— Comment éprouvez-vous de la satisfaction?
— Et bien, avoua-t-il, nous avons tous un point faible.
— Quel est le vôtre?
— L’orgueil.
— Bien, vous avez réussi à me faire signer. Maintenant, je
veux me désister et je suis prêt à vous en donner 200 $ pour dix
minutes de travail, ce n’est pas suffisant pour votre amour-
propre?
— Non. Vous voyez, tous les autres vendeurs écument Wall
Street depuis des mois et n’arrivent pas à vendre. Ils disent que
c’est la faute du produit ou du secteur. D’ailleurs, la boîte
m’envoie ici pour prouver que les véritables responsables de la
mévente sont les vendeurs et pas les bouquins ou le secteur. Ils
travaillent à 25 % de commission. J’étais à Cleveland où j’en ai
vendu 82 en deux semaines. Je suis ici pour en vendre un
certain nombre de lots, non seulement pour vendre à ceux qui
n’auraient pas acheté aux autres agents, mais aussi à ceux qu’ils
n’auraient même pas vus. Voilà pourquoi ils me donnent 33 %.
— Je n’arrive toujours pas à comprendre comment vous
m’avez vendu ce lot.
— Savez-vous, dit-il d’un ton consolateur, que j’ai vendu un
lot à J. P. Morgan?
— Non! Vous avez réussi ça!
Il n’était pas peu fier et me dit simplement :
— En toute honnêteté, oui.
— Un lot de Walter Scott à J. P. Morgan qui, non seulement a
les plus rares éditions, mais possède probablement les
manuscrits originaux de certaines de ses nouvelles.
— Voici sa griffe.
Il me montra rapidement un contrat signé par J. P. Morgan
lui-même. Il était possible que ce ne soit pas la signature de
J. P. Morgan mais, pour moi, cela ne faisait aucun doute. N’avait-
il pas le mien dans sa poche? Il avait mis ma curiosité en éveil :
— Mais comment avez-vous vu le bibliothécaire?
— Je n’ai vu aucun bibliothécaire. J’ai vu le vieil homme en
personne, dans son bureau.
— C’en est trop! ajoutai-je.
Tout le monde sait qu’il est plus difficile d’entrer dans le
bureau de Morgan les mains vides que de s’introduire à la
Maison-Blanche avec un paquet qui fait tic tac comme un
réveille-matin.
Mais il déclara :
— Je l’ai fait.
— Mais comment êtes-vous entré dans son bureau?
— Comment suis-je entré dans le vôtre? rétorqua-t-il.
— Je ne sais pas, expliquez-le moi?
— Et bien de la même manière que je suis entré dans le sien.
J’ai juste parlé au type à la porte dont le boulot consiste à
m’empêcher d’entrer. J’ai fait signer Morgan de la même
manière que vous. Vous n’avez pas signé un contrat pour un lot
de bouquins. Vous avez juste pris le stylo et fait ce que je vous ai
demandé de faire, aucune différence entre vous deux.
— C’est vraiment la signature de Morgan? lui demandai-je
environ trois minutes plus tard, non sans scepticisme.
— Bien sûr. Vous savez, il a appris à écrire son nom quand il
était gamin.
— C’est tout ce qui s’est passé?
— C’est tout, je sais exactement ce que je fais : tout le secret
est là. Je vous suis très obligé. Bonne journée, M. Livingstone. Il
s’apprêta à sortir.
— Attendez. Je suis prêt à vous proposer plus de 200 $.
Je lui tendis 35 $ de plus. Il hocha la tête en signe de refus.
— Alors, non, je ne peux pas accepter ça mais je peux faire
ceci!
Il tira le contrat de sa poche, le déchira en deux et me remit
les morceaux.
Je comptai 200 $ et posai l’argent devant lui, mais il remua la
tête à nouveau.
— Nous ne sommes pas d’accord? lui dis-je.
— Non.
— Alors, pourquoi avoir déchiré le contrat?
— Parce que vous n’avez pas pleurniché, mais que vous avez
agi comme je l’aurais fait moi-même si j’avais été à votre place.
— Je vous ai moi-même proposé 200 $.
— Je sais, mais l’argent n’est pas tout, n’est-ce pas?
Quelque chose dans sa voix me fit dire :
— Vous avez raison, ce n’est pas tout. Et maintenant, que
voulez-vous que je fasse réellement pour vous?
— Vous comprenez vite! Êtes-vous réellement prêt à faire
quelque chose pour moi?
— Oui, je le veux. Mais cela dépend de ce que vous avez
derrière la tête.
— Introduisez-moi auprès de M. Ed Harding et dites-lui de
m’accorder trois minutes. Ensuite laissez-moi seul avec lui.
Je secouai la tête en signe de refus et lui dit :
— C’est un de mes bons amis.
— C’est un agent de change de 50 ans, dit le vendeur de
livres.
Ce qui était tout à fait vrai. Du coup, je l’introduisis dans le
bureau de Ed. Après, je n’entendis plus parler du vendeur. Un
soir, quelques semaines plus tard, je me promenais en ville sur
la sixième avenue quand je le croisai par hasard. Il souleva son
chapeau très poliment et je lui répondis. Il vint à moi et me
demanda :
— Comment allez-vous, M. Livingstone? Et comment va
M. Harding?
— Il va bien. Pourquoi cette question?
Je pensai qu’il avait quelque chose à me raconter.
— Je lui ai vendu pour 2 000 $ de bouquins le jour où vous
me l’avez présenté.
— Il ne m’en a jamais parlé.
— Non, ce genre de type ne parle pas de cela.
— Quel genre de type est-il donc?
— Vous savez, c’est le genre d’homme qui a toujours raison
et qui ne reconnaîtra jamais qu’il a tort. Le genre qui sait
toujours ce qu’il veut et ne laisse personne lui dicter sa
conduite. C’est le genre de personne qui me permet d’éduquer
mes enfants et qui garde ma femme de bonne humeur. Vous
m’avez rendu un fier service, M. Livingstone. Je m’en doutais
quand j’ai renoncé aux 200 $ que vous vouliez absolument me
donner.
— Si M. Harding n’avait rien acheté?
— Certes, mais je savais qu’il le ferait. J’ai tout de suite vu
quel genre d’homme il était : c’était du tout cuit.
— D’accord, mais s’il n’avait rien acheté du tout, persistai-je?
— Je serais revenu vous voir pour vous vendre quelque
chose. Bonne journée M. Livingstone. Je vais voir le maire.
Il monta à l’arrêt de Park Place.
— J’espère que vous lui en vendrez dix lots, lui dis-je.
Son excellence était un Tammany[38].
— Moi aussi, je suis républicain, dit il en s’éloignant, sans
hâte, d’un pas tranquille, confiant dans le fait que le train
attendrait, ce qu’il fit d’ailleurs.
Je vous ai raconté cette histoire avec autant de détails parce
que cela concernait un homme remarquable qui m’avait fait
acheter quelque chose que je ne désirais pas du tout. C’était le
premier à arriver à un tel résultat. Il n’aurait jamais dû y en
avoir un second, mais il y en eut un. Vous ne pouvez jamais
parier qu’un vendeur exceptionnel n’y arrivera pas, ni que vous
serez totalement immunisé contre l’influence d’une forte
personnalité.
Quand Percy Thomas quitta mon bureau, après que j’eus
poliment mais définitivement décliné son offre d’association,
j’aurais parié que jamais nos routes professionnelles ne se
seraient croisées. Je n’étais même pas certain de le revoir un
jour. Pourtant le lendemain, il m’écrivit pour me remercier de
mes propositions d’aide et pour m’inviter à venir le voir. Je
répondis que j’étais d’accord. Il m’écrivit de nouveau. Je
l’appelai.
J’avais beaucoup de choses à lui dire. Je l’écoutais toujours
avec plaisir : il avait une telle culture et exprimait si bien ses
connaissances. Je pense qu’il est l’homme le plus fascinant que
j’aie jamais rencontré.
Nous avons parlé de beaucoup de choses. Il est très érudit, a
une capacité exceptionnelle à maîtriser de nombreux sujets et a
un remarquable don pour la vulgarisation. La sagesse de son
discours est impressionnante et sa force de conviction est
vraiment sans égale. J’ai entendu beaucoup de gens accuser
Thomas Percy de beaucoup de choses, notamment de manquer
de sincérité. Je me demande parfois si sa remarquable force de
conviction ne vient pas du fait qu’il réussit d’abord à se
convaincre lui-même avec une telle intensité qu’il en acquiert
ainsi une grande capacité de persuasion sur les autres.
Bien sûr nous avons parlé fort longuement du marché. Je
n’étais pas haussier sur le coton mais lui l’était. Je ne voyais
absolument pas les raisons d’une hausse mais lui les voyaient. Il
me cita tellement de faits et de chiffres que j’aurais dû en être
submergé, mais je ne le fus pas. Je ne pouvais pas désapprouver
ses arguments parce que je ne pouvais pas nier leur
authenticité; cependant, ils n’ébranlèrent pas la confiance que
j’avais dans mes propres opinions. Il continua jusqu’à ce que je
commence à douter de mes propres informations glanées dans
les journaux boursiers et les quotidiens. Je ne pouvais tout
simplement plus voir le marché à travers mes propres yeux. On
ne peut convaincre quelqu’un contre ses propres convictions,
mais, toutefois, on peut le mettre dans un état d’incertitude et
d’indécision tel qu’il ne puisse plus spéculer avec confiance et
aisance.
Je ne peux pas dire que je mélangeai tout, mais je perdis
l’équilibre, ou plutôt je cessai d’avoir ma propre opinion. Je suis
incapable de vous donner plus de détails sur les différents
stades par lesquels je suis passé pour atteindre l’état de
conscience qui me coûta aussi cher. Je pense que c’était son
assurance sur la pertinence de ses chiffres, qui étaient
exclusivement les siens, et mon manque de confiance dans les
miens, qui n’étaient pas vraiment les miens mais ceux de tout le
monde. Il rabâchait toujours la totale fiabilité, prouvée maintes
fois, de ses 10 000 correspondants dans tout le Sud du pays. À la
fin, j’en vins à lire les conditions de base comme il les voyait lui-
même, tout simplement parce que nous lisions la même page
du même livre, tenu par lui devant mes yeux. Il avait un esprit
très logique. Une fois que j’avais accepté ses faits, il était clair
que mes propres conclusions, provenant de ses faits, seraient
en accord avec les siennes.
Lorsqu’il entama avec moi ses discussions sur la situation
du coton, non seulement j’étais baissier mais j’étais aussi
vendeur sur le marché. Graduellement, comme je commençai à
accepter ses faits et chiffres, je commençai aussi à craindre
d’avoir fondé mes positions sur des informations erronées. Bien
sûr, je ne pouvais pas rester comme ça à découvert. Après
m’être racheté parce que Thomas m’avait fait penser que je me
trompais, je n’avais plus qu’à me mettre long! C’est la manière
dont mon esprit travaille. Vous savez, je n’avais rien fait d’autre
dans la vie à part spéculer sur les titres et les matières
premières. Je pensais naturellement que si je me trompais en
étant baissier, je devais avoir raison en étant haussier. S’il était
juste d’être haussier, alors il était impératif d’acheter. Comme le
disait mon vieux copain de Palm Beach à propos de ce que Pat
Hearne répétait toujours : «Tant que vous n’avez pas de
position, vous n’avez rien à dire! », je dois prouver sur le
marché si j’ai raison ou non. Les preuves ne peuvent se lire que
sur les relevés de compte que m’adresse tous les mois mon
agent de change.
Je commençai à acheter du coton et, en un éclair, j’eus ma
ligne habituelle : environ 60 000 balles. Ce fut la spéculation la
plus stupide de ma carrière. Au lieu de gagner ou de périr par
mes propres observations et déductions, je m’étais contenté de
jouer le jeu d’un autre. Il était évident que cette folie ne se
finirait pas comme ça. Non seulement j’avais acheté alors que
rien n’aurait dû me pousser à être haussier mais de plus je
n’avais pas acheté conformément à mes expériences
précédentes. Je n’avais pas spéculé intelligemment. En me
laissant influencer, j’étais totalement fichu.
Le marché n’évoluait pas comme prévu. Je ne suis ni inquiet
ni impatient quand je suis sûr d’avoir raison. Le marché ne
réagissait pas comme il aurait dû le faire si Thomas avait eu
raison. Ayant effectué le premier faux pas, je fis le second et le
troisième, et bien sûr, je fus totalement déboussolé. Je réussis à
me persuader non seulement de ne pas prendre ma perte mais
en plus de soutenir le marché. C’est un style de jeu totalement
étranger à ma nature et contraire à mes principes de
spéculation et à mes théories. Même quand j’étais un gamin
chez les bookmakers, j’étais meilleur. Là, je n’étais pas moi-
même. J’étais un autre homme : un homme sous influence.
Non seulement j’étais long sur le coton mais je tenais une
grosse position sur le blé. Elle se comportait d’excellente
manière et me laissait un confortable profit. Mes efforts pour
soutenir les cours du coton avaient augmenté ma ligne à
150 000 balles. Je peux vous avouer que je ne me sentais pas
très bien. Je ne dis pas cela pour trouver une excuse à ma
bévue, mais simplement pour établir un fait pertinent. Je me
souviens être allé à Bayshore pour me reposer.
Une fois là-bas, j’essayai de réfléchir. Il me semblait que mes
engagements spéculatifs étaient trop importants. En règle
générale, je ne suis pas timide, mais je commençais à être
nerveux et cela me décida à alléger ma position. Pour ce faire,
je devais solder le coton ou le blé.
Il semble incroyable que, connaissant le jeu comme je le
connaissais, et avec une expérience de 12 ou 14 ans de
spéculation sur les titres et les matières premières, je fis
exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Ma position sur le coton
était perdante et Je l’ai conservée. Ma position sur le blé était
gagnante et je l’ai vendue. C’était une spéculation complètement
folle et tout ce que je peux invoquer comme circonstances
atténuantes est qu’il ne s’agissait pas vraiment de ma position,
mais de celle de Thomas. De toutes les gaffes spéculatives, il
n’en est pas de plus grave que de vouloir moyenner une
position perdante. Ma position sur le coton allait me le prouver
en m’obligeant à boire, un peu plus tard, le calice jusqu’à la lie.
Vendez toujours ce qui est perdant et gardez ce qui est gagnant!
Il était tellement évident que cette attitude était la seule
intelligente. Je le savais tellement que, même maintenant, je
m’étonne encore d’avoir fait l’inverse.
C’est ainsi que je vendis ma ligne sur le blé, coupant
délibérément mes bénéfices. Après être sorti du marché, le
cours progressa de 20 cents le boisseau sans s’arrêter. Si j’étais
resté, j’aurais gagné à peu près huit millions de dollars. En
décidant de conserver ma position perdante, j’achetai encore
du coton.
Je me souviens encore très bien comment chaque jour
j’achetais du coton, toujours plus de coton. Et pourquoi pensez-
vous que j’achetais? Tout simplement pour empêcher le cours
de descendre. Si ce n’est pas une spéculation de super pigeon,
qu’est-ce que c’est? Je m’obstinai à mettre toujours plus d’argent
— plus d’argent à perdre bien sûr. Mes courtiers et mes
meilleurs amis ne le comprenaient pas : ils ne l’ont toujours pas
compris à ce jour. Bien sûr, si l’opération avait tourné
différemment, j’aurais été un génie. Plus d’une fois, on m’a mis
en garde contre le fait de placer trop d’espoir dans les brillantes
analyses de Percy Thomas. Je ne fis pas attention et je continuai
à acheter du coton pour l’empêcher de baisser. J’allais même en
acheter à Liverpool. J’avais accumulé 450 000 balles avant de
réaliser ce que je faisais. Il était déjà trop tard. Du coup, je sortis
toute ma ligne.
J’avais perdu tout ce que j’avais gagné sur mes autres
positions, sur les actions et sur les matières premières. Je n’étais
pas complètement ruiné, mais il me restait moins de 100 000 $
alors que j’en avais des millions avant la rencontre avec le
brillant Percy Thomas. Quelle stupidité de ne pas avoir respecté
les lois dictées par l’expérience pour accéder à la prospérité!
Finalement, la leçon n’était pas trop chère pour apprendre
qu’on peut faire des spéculations stupides sans rime ni raison.
Cela m’a coûté des millions pour découvrir qu’un autre
dangereux ennemi du spéculateur est sa réceptivité aux
conseils d’une personnalité fascinante et dotée d’un esprit
brillant. Quoi qu’il en soit, il m’a toujours semblé que je devais
avoir appris ma leçon assez bien si cela ne m’avait coûté qu’un
million de dollars. Le destin ne vous laisse pas toujours fixer
vous-même le montant de l’addition. Il vous donne une
correction instructive et vous présente sa propre note, sachant
que vous avez à la régler, quel qu’en soit le prix. Ayant tiré la
leçon de cette sottise, j’étais capable de clore l’incident : Percy
Thomas sortit brusquement de ma vie.
Toujours est-il qu’en ayant perdu plus de 90 % de ma mise,
j’étais dans une situation qui commençait à sentir sérieusement
le roussi, comme Jim Fisk avait coutume de dire. J’étais devenu
millionnaire en moins d’un an. J’avais gagné ces millions en
utilisant mes méninges et aidé par la chance. Je les avais perdus
en renversant le processus. Je vendis mes deux yachts et je
décidai d’être moins extravagant dans ma manière de vivre.
Ce coup de vent ne suffisait pas, la chance était contre moi.
Je luttai tout d’abord contre la maladie et ensuite contre
l’urgent besoin de trouver 200 000 $. Quelques mois
auparavant, cette somme ne représentait rien du tout,
maintenant cela représentait presque la totalité du vestige de
ma fortune fugace. Je devais trouver de l’argent et la question
était : où en trouver? Je ne voulais pas en retirer de mes
comptes chez mes agents parce que si je le faisais, je n’aurais
pas assez de couvertures pour mes propres spéculations. J’avais
plus que jamais besoin de moyens pour spéculer si je voulais
regagner rapidement mes millions. Je ne voyais qu’une seule
alternative, jouer et gagner sur les actions.
Pensez bien à cela! Si vous en savez un peu plus que le client
moyen du courtier moyen, vous serez d’accord avec moi pour
remarquer que l’espoir de faire payer votre addition par le
marché boursier est l’une des sources de pertes les plus
courantes de Wall Street. Vous perdrez tout ce que vous avez, si
vous suivez cette idée jusqu’au bout.
Je vais vous raconter une anecdote qui illustre parfaitement
mon propos. Un hiver, dans les bureaux de Harding, une petite
bande de grands spéculateurs ont claqué 30 000 ou 40 000 $
pour un pardessus, qu’aucun d’entre eux n’a d’ailleurs jamais
porté. Tout a commencé quand un des spéculateurs
professionnels les plus actifs du parquet— qui est depuis
devenu célèbre dans le monde entier pour sa capacité à
survivre avec un dollar par an — fit une entrée remarquée en
bourse avec un manteau de fourrure, doublé avec de la loutre
de mer. À cette époque, avant que le prix des fourrures ne
monte jusqu’au ciel, ce manteau était évalué à 10 000 $. Un des
types du bureau de Harding, Bob Keown, décida de se procurer
un manteau semblable, doublé de zibeline de Russie. En ville, il
se renseigna sur les prix : le coût était à peu près le même,
10 000 $.
— Ça fait quand même beaucoup d’argent, objecta un des
types.
— Oh, c’est juste, c’est juste, admit Bob Keown aimablement.
Environ une semaine de salaire, à moins que tu ne me l’offres
en signe de la sincère et indéfectible estime que tu portes à
l’homme le plus gentil de ce bureau. Dois-je attendre le petit
mot de félicitations? Non, très bien. Je dois donc demander à la
bourse de me l’offrir!
— Mais, pourquoi diable veux-tu un manteau en zibeline?
demanda Ed Harding.
— Cela conviendrait parfaitement à un homme de mon
rang, répliqua Bob, en se redressant fièrement.
— Comment comptes-tu t’y prendre pour le payer? demanda
alors Jim Murphy qui était le chasseur de tuyaux vedette de la
charge.
— Par un investissement judicieux de caractère temporaire,
James. Voilà comment! répondit Bob qui avait compris que
Murphy ne voulait qu’un tuyau.
Évidemment, Jimmy demanda :
— Quelle action vas-tu donc acheter?
— Tu as tout faux, mon ami, comme d’habitude! Il n’est pas
question d’acheter quoi que ce soit! Je vais de ce pas vendre
5 000 Steel. Ça doit baisser de 10 points au moins. Je me
contenterais de prendre deux points et demi net. C’est très
prudent n’est-ce pas?
— Qu’est-ce que tu entends par là? demanda Murphy avec
intérêt.
C’était un grand homme maigre avec des cheveux noirs et
une allure famélique, probablement due au fait qu’il n’allait
jamais déjeuner de peur de manquer quelque chose sur le
téléscripteur.
— J’entends par là que ce manteau sera celui qui m’aura été
le plus facile à acheter.
Il se retourna vers Harding et lui dit :
— Ed, vends 5 000 U.S. Steel au mieux. Aujourd’hui, mon
cher!
Bob n’était pas un petit joueur et il aimait abuser de
formules humoristiques. C’était sa manière à lui de faire
comprendre à tout le monde qu’il avait des nerfs d’acier. Il
vendit 5 000 actions Steel : l’action se mit à grimper rapidement.
N’étant pas aussi casse-cou qu’il le laissait paraître, Bob coupa
ses pertes à un point et demi et déclara à la ronde que le climat
new-yorkais était trop doux pour de tels manteaux. Ils étaient à
la fois malsains et ostentatoires : les copains rigolaient. Peu de
temps après, l’un d’eux acheta quelques titres d’Union Pacific
pour se procurer le manteau. Il perdit 1 800 $ dans l’opération
et déclara que les zibelines convenaient parfaitement pour une
tenue féminine, mais pas pour l’intérieur d’un vêtement destiné
à être porté par un homme modeste et intelligent.
Après cela, un autre des types essaya d’amadouer le marché
afin de lui faire payer le fameux manteau. Ce qui me fit dire un
jour que je finirais par acheter ce manteau pour empêcher la
boîte de faire faillite. Ils me répondirent tous que ce n’était pas
très sport, et que si je voulais le manteau pour moi-même, je
devais faire en sorte que le marché me le donne. Ed Harding
approuva fortement mon intention et l’après-midi même, je me
rendis chez le fourreur pour me le procurer. J’y appris qu’un
type de Chicago l’avait acheté la semaine précédente.
Il n’y en avait qu’un. Il n’existe personne à Wall Street qui
n’a pas perdu de l’argent en essayant de se faire payer par la
bourse qui une voiture, qui un bijou, un bateau ou un tableau.
Je pourrais faire construire un hôpital géant avec l’ensemble
des cadeaux que cette radine de bourse a refusé de payer. En
fait, de toutes les prophéties de malheurs de Wall Street, je
pense que la résolution d’amener la bourse à agir comme une
gentille grand-mère est la plus courante et la plus persistante.
Comme toutes les authentiques tuiles, celle-ci a ses raisons
d’être. Que fait un homme quand il se met en tête de faire payer
par la bourse une nécessité pressante? Et bien, il ne fait
qu’espérer : il parie. Du coup, il prend bien plus de risques que
s’il spéculait intelligemment, conformément à ses analyses ou à
ses croyances, à la suite de conclusions logiques et après une
étude à froid des conditions de base. Première erreur : il veut
un bénéfice immédiat. Il ne peut se permettre d’attendre. Le
marché doit être assez gentil avec lui et tout de suite. Il se
persuade lui-même qu’il ne fait rien d’autre que de parier à pile
ou face. Comme il est prêt à agir vite, disons par exemple à
stopper sa perte à deux points si tout ce qu’il espère est de
gagner deux points, il finit par croire qu’il a vraiment 50 % de
chances de gagner. C’est pourquoi j’ai vu des hommes perdre
des milliers de dollars sur de tels coups, particulièrement, en
achetant au plus haut d’un marché haussier juste avant une
petite réaction. Ce n’est sûrement pas la meilleure manière de
spéculer.
Cette suprême sottise de ma carrière de spéculateur fut la
goutte d’eau qui fit déborder le vase. Cela m’acheva. Je perdis le
peu que ma spéculation sur le coton m’avait laissé. Je fis encore
pire, car je continuai à spéculer et à perdre, bien sûr. Je persistai
à penser que la bourse devait forcément me donner de l’argent
à la fin. La seule fin en vue était la fin de mes ressources. Je
m’endettai, non seulement auprès de mes principaux courtiers
mais aussi auprès d’autres maisons qui avaient accepté de me
laisser intervenir sans s’assurer de mes garanties. Non
seulement j’étais endetté mais en plus, à partir de ce moment-là,
je le restais.
CHAPITRE 13

U
ne fois de plus, j’étais ruiné, ce qui est toujours
désagréable, et je m’étais trompé du tout au tout dans
ma manière de spéculer, ce qui était bien pire. Malade,
nerveux, déboussolé, incapable de me raisonner, j’étais donc
dans un état d’esprit comme aucun spéculateur ne devrait l’être
quand il spécule. Tout allait mal : je commençais à penser que je
ne pourrais pas recouvrer mon sens des proportions passé.
Étant habitué à prendre de grosses positions, disons plus de
100 000 actions, j’avais peur de ne pas avoir un bon jugement
sur des petites quantités. Quel est l’intérêt d’avoir raison
lorsqu’on ne peut intervenir que sur 100 actions après avoir
pris l’habitude de gagner beaucoup sur une grosse ligne? Et en
plus, je n’étais même pas sûr de savoir quand prendre mon
bénéfice sur une petite ligne. Je ne peux vous décrire à quel
point je me sentais vulnérable.
Ruiné de nouveau, incapable de mener une contre-offensive
vigoureuse, j’étais endetté et j’avais tout faux! Après toutes ces
longues années de succès, tempérées par des erreurs qui me
permettaient de paver la voie de mes succès futurs, j’étais
maintenant dans une situation pire que celle que j’avais connue
en commençant chez les bookmakers. J’avais appris beaucoup
sur le jeu de la spéculation boursière, mais je n’avais pas appris
grand-chose sur les faiblesses humaines. Aucun esprit ne peut,
comme une machine, fonctionner avec une égale efficacité à
tout moment. Maintenant, j’ai appris que je ne peux pas me fier
à moi-même et rester à tout moment également insensible à la
nature humaine et aux revers de fortune.
Les pertes d’argent ne m’ont jamais inquiété le moins du
monde mais d’autres troubles pouvaient m’affecter et le firent.
J’examinai mon désastre en détail et, bien sûr, je pris
rapidement la mesure de ma stupidité. J’avais repéré
exactement le lieu et l’heure de la catastrophe. Vous savez, on
doit se connaître soi-même à fond si on veut faire du bon travail
sur les marchés spéculatifs. J’ai mis du temps à prendre
conscience de quelles folies j’étais capable. Je pense parfois que,
pour un spéculateur, il n’y a pas de prix excessif à payer pour
apprendre ce qui lui évitera d’avoir la grosse tête. Une grande
partie des désastres réalisés par des hommes brillants peuvent
être directement attribués à la prétention, une maladie très
coûteuse partout et pour tout le monde, mais particulièrement
pour un spéculateur.
Je n’étais pas très heureux à New York, compte tenu des
derniers événements. Je ne voulais plus spéculer, car je n’étais
pas en état de le faire. Je décidai alors de prendre du champ et
d’aller tenter ma chance ailleurs. Un changement d’air me
permettrait de me retrouver de nouveau, pensai-je alors. Du
coup, une fois de plus, je quittai New York, vaincu par le jeu de
la spéculation. Ma situation était pire que la ruine, car je devais
plus de 100 000 $ à différents courtiers.
J’allai à Chicago et là-bas je trouvai une occupation. Ce
n’était pas très substantiel, mais cela signifiait simplement que
j’aurais besoin d’un peu plus de temps pour me refaire. Une
maison avec qui j’avais auparavant fait des affaires croyait à
mes capacités de spéculateur : ils me le prouvèrent en
m’autorisant à spéculer chez eux à petite échelle.
Je commençai très prudemment. Je ne me souviens plus très
bien de ce que je fis là-bas, mais une des plus remarquables
expériences de ma carrière coupa court à mon séjour à
Chicago : c’est une histoire presque incroyable.
Un jour, je reçus un télégramme de Lucius Tucker. Je l’avais
connu alors qu’il était le directeur d’une firme de courtiers
new-yorkais — firme à laquelle j’avais donné à différentes
périodes un peu de business — mais je l’avais perdu de vue. Le
télégramme était le suivant :
Rentre à New York immédiatement.
L. TUCKER

Je savais qu’il connaissait, par des amis communs, ma


brillante situation, il était donc évident qu’il avait quelque
chose dans sa manche. À cette époque, je n’avais pas d’argent à
perdre dans un voyage superflu à New York. Du coup, au lieu de
faire ce qu’il me demandait, je l’appelai sur la ligne à longue
distance.
— J’ai reçu ton télégramme, qu’est-ce que ça veut dire?
— Ça veut dire qu’un grand banquier new-yorkais veut te
voir.
— Qui donc?
J’étais incapable de deviner qui.
— Je te le dirai quand tu viendras à New York. Tu ne sauras
rien d’autre.
— Tu dis qu’il veut me voir?
— Oui, il le veut.
— À quel sujet?
— Il te le dira en personne, si tu lui en donnes la possibilité.
— Il ne peut donc pas m’écrire?
— Non.
— Alors dis-moi en plus?
— Non, je ne veux pas.
— Écoute-moi, Lucius, dis-moi juste une chose, est-ce un
voyage loufoque?
— Certainement pas. Tu as tout intérêt à venir.
— Tu ne veux vraiment pas m’en dire plus?
— Non. Ça ne serait pas correct vis-à-vis de lui. En outre, je
ne sais pas exactement ce qu’il veut faire pour toi. Écoute mon
conseil : viens et vite.
— Es-tu absolument certain que c’est moi qu’il veut voir?
— Toi et personne d’autre. Tu ferais mieux de venir, je te dis.
Télégraphie-moi pour m’indiquer ton heure d’arrivée et je
viendrai te pêcher à la gare.
— Très bien, j’arrive.
Je raccrochai.
Je n’aimais pas trop un tel mystère. Je savais que Lucius était
animé de bonnes intentions et qu’il devait avoir de bonnes
raisons de me parler comme il le fit. Je n’étais pas installé si
somptueusement que ça à Chicago pour que le fait de quitter la
ville me brise le cœur. Au rythme où je faisais des affaires, il me
faudrait pas mal de temps avant de pouvoir spéculer à grande
échelle comme avant.
Je rentrai donc à New York, sans savoir pourquoi. En fait,
plus d’une fois pendant le voyage je craignis qu’il ne se passe
rien et que mes frais de voyage et mon temps soient perdus. Je
ne pouvais pas deviner que j’étais sur le point de vivre
l’expérience la plus insolite de toute ma vie.
Lucius m’attendait à la gare et ne perdit pas de temps à
m’expliquer qu’il m’avait contacté sur l’amicale pression de
M. Daniel Williamson, de la célèbre maison de courtage
Williamson & Brown. M. Williamson avait demandé à Lucius de
me faire savoir qu’il avait une proposition à me faire que je ne
pourrais pas refuser. Lucius m’assura qu’il ne connaissait pas
cette proposition. Le prestige de la firme était une garantie que
tout ce qui me serait proposé serait sérieux.
Dan Williamson était l’associé le plus ancien de la société
qui avait été créée par Egbert Williamson dans les années 1870.
Il n’y avait plus de Brown depuis des années. La maison avait
été très célèbre à l’époque du père de Dan. Celui-ci avait hérité
d’une fortune considérable et ne cherchait pas trop à
développer le business. Ils avaient un client qui valait à peu
près 100 clients moyens. Il s’appelait Alvin Marquand. Beau-
frère de Williamson, en plus d’être administrateur d’une
douzaine de banques et de trusts, il était le président de la
société Chesapeake & Atlantic Railroad. C’était la personnalité la
plus pittoresque des chemins de fer après James J. Hill. Il était le
porte-parole et le membre le plus influent de la puissante
association des banques connue sous le nom de «gang de Fort
Dawson». Il valait entre 50 et 100 millions de dollars,
l’estimation dépendant de l’état du foie de celui qui l’annonçait.
À sa mort, on découvrit qu’il pesait 250 millions de dollars, tous
gagnés à Wall Street. Comme vous pouvez en juger, c’était un
client intéressant.
Lucius me dit qu’il venait d’accepter un poste chez
Williamson & Brown — poste fait sur mesure pour lui. Il était
censé être une sorte d’apporteur d’affaires en tout genre. La
société cherchait à développer son activité de courtier et Lucius
avait persuadé M. Williamson d’ouvrir quelques succursales,
une dans un des plus grands hôtels du centre-ville et une autre
à Chicago. J’en conclus que j’étais sur le point d’obtenir un poste
dans la dernière place, probablement comme directeur
d’agence, ce que je ne pouvais pas accepter. Je me gardai de
passer un savon à Lucius parce que je pensais que je ferais
mieux d’attendre que l’offre soit faite avant de la décliner.
Lucius m’entraîna dans le bureau de M. Williamson. Il me
présenta à son patron et il quitta le bureau sur-le-champ,
comme s’il souhaitait éviter d’être pris à témoin, car il nous
connaissait tous deux. Je me préparai donc à écouter puis à
refuser.
M. Williamson était un homme charmant, un véritable
gentleman, avec des manières raffinées et un charmant sourire.
Visiblement, il se faisait facilement des amis et les gardait.
Pourquoi pas? Il était en bonne santé et donc de bonne humeur.
Il avait plus d’argent qu’il n’en fallait pour ne pas être accusé de
motivations sordides. Tous ces petits détails, ajoutés à son
éducation et à son niveau social, lui permettaient facilement
d’être non seulement poli mais amical, et non seulement amical
mais même serviable.
Je ne dis rien. Je n’avais rien à dire et, en outre, j’avais pour
règle de toujours laisser mon interlocuteur exprimer tout ce
qu’il avait à dire avant de commencer à parler. Quelqu’un
m’avait appris que le vieux James Stillman, président de la
National City Bank — qui, de ce fait, était un ami intime de
Williamson — avait pour règle d’écouter en silence, avec un
visage impassible, quiconque venait lui faire une proposition.
Après que l’interlocuteur eût fini, M. Stillman continuait à le
regarder, comme s’il n’avait pas terminé. Du coup, ce dernier, se
sentait obligé de rajouter quelque chose. Et c’est ainsi que
Stillman, simplement en regardant et en écoutant, poussait
souvent son interlocuteur à faire une proposition beaucoup
plus avantageuse pour la banque que ce qu’il avait en tête
d’offrir en commençant à parler.
Je ne garde pas le silence juste pour persuader les gens de
faire une meilleure offre, mais parce que j’aime connaître
toutes les données d’un problème. En laissant quelqu’un
s’exprimer à fond, vous êtes capable de décider
immédiatement. C’est un très grand gain de temps. Cela évite les
débats et les discussions oiseuses qui ne mènent nulle part. À
peu près toutes les propositions d’affaire qui m’ont été faites
peuvent se résumer, aussi loin que je me souvienne, à répondre
par oui ou non. Mais je ne peux le faire avant de connaître la
proposition dans son ensemble.
Dan Williamson faisait la conversation et j’écoutais. Il me
disait qu’il avait beaucoup entendu parler de mes opérations en
bourse et qu’il regrettait que je sois sorti de mon terrain de
prédilection pour venir faire la culbute sur le coton. Encore
qu’il devait à ma mésaventure d’avoir le plaisir de cette
rencontre avec moi. Il pensait que mon point fort était la
bourse, que j’étais né pour ça et que je ne devais pas m’éloigner
d’elle.
— Et voilà pourquoi, M. Livingstone, concluait-il
plaisamment, je souhaiterais travailler avec vous.
— Travailler avec moi?
— Être votre intermédiaire. Ma société aimerait que vous
travailliez avec nous.
— Je le ferais volontiers, mais je ne le peux pas.
— Et pourquoi donc?
— Je n’ai plus le moindre dollar.
— De ce côté-là, on peut s’arranger, dit-il avec un sourire
amical, je vous en fournirai. Il sortit de sa poche un carnet de
chèques, signa un chèque de 25 000 $ à mon ordre et me le
donna.
— Pour quoi faire? demandai-je.
— Pour que vous le déposiez à votre banque. Vous tirerez
vos propres chèques. Je voudrais que vous fassiez vos
spéculations chez moi. Je ne me soucie pas de savoir si vous
allez gagner ou perdre. Si vous perdez cette somme, je vous
ferai un autre chèque personnel. Ainsi vous n’aurez pas à être
trop prudent avec celui-ci. Vous voyez?
Je savais que sa société était trop riche et prospère pour
avoir besoin du business de qui que ce soit, et encore moins de
donner de l’argent à un gaillard pour qu’il s’en serve comme
couverture. Pourtant il me le proposait si gentiment! Au lieu de
me faire crédit chez lui, il me donnait vraiment du cash : il était
ainsi le seul à savoir d’où venait l’argent. Ma seule contrainte
était, si je spéculais, de passer par sa maison. En plus, avec la
promesse qu’il m’en donnerait encore si je perdais celui-là! Il
devait bien y avoir une raison.
— Quelle est l’idée?
— L’idée est simple, nous voulons avoir un client dans cette
maison qui soit connu comme étant un gros spéculateur
particulièrement actif. Tout le monde sait que vous avez
l’habitude de prendre des grosses positions à la baisse, c’est ce
qui m’intéresse chez vous. Vous êtes connu comme un risque-
tout.
— Je l’étais.
— Je vais être franc avec vous, M. Livingstone. Nous avons
deux ou trois très gros clients qui achètent et vendent des
actions à grande échelle. Je ne veux pas que Wall Street les
suspecte de vendre leurs lignes d’actions à chaque fois que nous
vendons 10 000 ou 20 000 actions sur un titre. Si Wall Street sait
que vous traitez chez nous, personne ne pourra deviner s’il
s’agit d’une vente à découvert initiée par vous ou par d’autres
clients qui vendent leurs titres sur le marché.
Je compris immédiatement. Il voulait dissimuler les
opérations de son beau-frère grâce à ma réputation de risque-
tout! J’avais effectivement fait ma plus belle opération à la
baisse il y a un an et demi. Bien sûr, les ragots de Wall Street et
la rameur stupide des médisants avaient pris l’habitude de
m’accuser de chaque baisse des cours. Même à l’époque, quand
le marché était faible, ils disaient que je faisais une razzia.
Je n’avais pas besoin de réfléchir : je vis immédiatement que
Dan Williamson m’offrait une chance de revenir et plus vite que
prévu. Je pris le chèque, l’encaissai, ouvris un compte chez lui et
commençai à spéculer. C’était un marché assez actif,
suffisamment large pour quelqu’un qui ne se contentait pas de
traiter une ou deux valeurs. J’avais commencé à m’inquiéter,
comme je vous l’indiquais précédemment, d’avoir perdu la
main. Cependant, il ne semblait pas que ce soit le cas. En trois
semaines, j’avais encaissé 120 000 $ à partir des 25 000 $ que
Dan Williamson m’avait prêtés.
Je vins le voir pour lui dire :
— Je viens vous rendre vos 25 000 $.
— Non, non!, dit-il.
Il me congédia comme si je venais lui proposer un cocktail
d’huile de castor.
— Non, non, mon garçon. Attends que ton compte ressemble
à quelque chose. N’y pense pas pour l’instant, tu n’as encore
gagné que des clopinettes!
C’est à ce moment précis que je fis l’erreur que j’ai le plus
regrettée de toutes celles de ma longue carrière à Wall Street.
Cette erreur a été responsable de longues et monotones années
de souffrance. J’aurais dû insister mille fois pour qu’il prenne
cet argent. J’étais bien parti pour me constituer une fortune
encore plus importante que celle que j’avais perdue et cela
marchait plutôt vite. En trois semaines, mon gain moyen
s’élevait à 150 % par semaine. À partir de là, mes interventions
progressaient d’une manière géométrique. Au lieu de me
libérer de ma dette, je suivis ses conseils sans insister pour qu’il
accepte les 25 000 $. Bien sûr, tant qu’il n’avait pas repris les
25 000 $ qu’il m’avait avancés, je sentais que je ne pouvais pas
retirer mes plus-values. Je lui étais très reconnaissant, mais je
suis ainsi fait que je n’aime pas devoir de l’argent ni des
faveurs. Je peux rembourser de l’argent avec de l’argent, mais
pas des faveurs ou de la gentillesse avec de la gentillesse. Vous
trouverez à juste titre ces obligations morales sans doute chères
à payer. De plus, il n’y a pas de prescription pour ce genre de
choses.
Je gagnai tranquillement de l’argent et retrouvai mon tour
de main. Je me remis assez vite dans le bain. J’avais retrouvé
mon équilibre et j’étais certain qu’il ne me faudrait pas
beaucoup de temps avant que je ne retrouve mon rythme de
travail d’avant 1907. Tout ce que je demandais au marché,
c’était de rester comme cela quelque temps pour me permettre
de combler mes pertes. Faire ou ne pas faire de l’argent ne
m’inquiétait guère. Ce qui me rassérénait, c’était d’avoir perdu
l’habitude de me tromper et de ne pas être moi-même. Cela
m’avait ravagé pendant des mois, mais j’en avais tiré la leçon.
À cette période, j’étais devenu baissier et je commençai à
vendre plusieurs sociétés de chemins de fer. Parmi celles-ci, il y
avait Chesapeake & Atlantic. Je décidai de vendre environ 8 000
titres à découvert.
Un matin en me rendant au centre-ville, Dan Williamson
m’appela depuis son bureau personnel avant que le marché
n’ouvre et me dit : «Larry, ne faites rien maintenant sur
Chesapeake & Atlantic. C’est un mauvais plan pour vous de
vendre 8 000 actions. Je vous ai couvert ce matin à Londres et
j’en ai achetées».
J’étais sûr que Chesapeake & Atlantic allait baisser. Le
téléscripteur me le criait avec une telle évidence, et en outre
j’étais vendeur sur tout le marché. Je n’étais ni violemment ni
stupidement baissier, mais suffisamment pour me sentir à l’aise
avec une petite ligne à la vente. Je dis à Williamson :
— Qu’avez-vous fait? Je suis baissier sur tout le marché et il
va aller plus bas.
Il se contenta de secouer la tête et de dire :
— Je l’ai fait parce que j’ai appris quelque chose sur
Chesapeake & Atlantic que vous ne connaissez pas. Je vous
conseille de ne pas vendre à découvert cette action tant que je
ne vous dirai pas de le faire.
Qu’y avait-il à faire? Ce n’était pas un tuyau stupide et le
conseil venait du beau-frère du président du conseil
d’administration. Dan n’était pas seulement le meilleur ami
d’Alvin Marquand, mais il avait été bon et généreux envers moi.
Il m’avait déjà prouvé la confiance qu’il avait en moi. Je ne
pouvais faire moins que de le remercier. Mes sentiments
l’emportèrent donc de nouveau sur mon jugement et je
renonçai. Subordonner mon jugement à mes désirs ne pouvait
bien sûr qu’entraîner ma perte. Un type normalement constitué
ne peut s’empêcher d’éprouver de la gratitude et on ne doit
jamais se lier complètement. Toujours est-il que, non seulement
j’avais perdu tous mes gains, mais que, en plus, je devais à la
société 150 000 $. Je ne me sentais pas très bien et Dan me dit de
ne pas me faire de souci.
«Je vais vous sortir du trou, promit-il, mais je ne peux le
faire que si vous êtes d’accord. Vous allez arrêter de faire des
transactions de votre propre initiative. Je ne peux pas travailler
pour vous et ensuite vous voir détruire tout ce que je fais pour
vous. Laissez un peu le marché tranquille et donnez-moi une
chance de gagner de l’argent pour vous. Vous voulez Larry? »
Je vous le demande à nouveau : m’était-il possible d’agir
autrement? Il était d’une telle prévenance à mon égard que je
ne voulais rien faire qu’il puisse interpréter comme un manque
de gratitude. J’avais appris à l’apprécier, il était très agréable et
amical. Je me souviens qu’il ne me prodiguait que des
encouragements. Il ne cessait de me répéter que tout allait
rentrer dans l’ordre. Un jour, peut-être six mois plus tard, il vint
me voir avec un sourire et me donna quelques lignes de crédit.
«Je vous ai dit que je voulais vous sortir du trou, dit-il, et je
le ferai. » Je découvris alors que non seulement il avait
entièrement effacé ma dette, mais que je disposais en outre
d’un compte créditeur.
Je pensai que je pourrais en tirer quelque chose sans trop de
problèmes, car le marché était bon. Il me dit alors : «Je vous ai
acheté 10 000 actions de Southern Atlantic». C’était une autre
concession contrôlée par son beau-frère, Alvin Marquand, qui
présidait également aux destinées boursières du titre.
Quand quelqu’un faisait pour vous ce que Dan Williamson
avait fait pour moi, vous ne pouviez pas dire autre chose que
«merci», quelle que soit votre vision du marché. Même si vous
pouviez être certain d’avoir raison, comme le disait Pat Heame,
vous n’avez rien à dire tant que vous ne misez pas! Et Dan
Williamson, avec son argent, avait parié sur moi.
Alors, Southern Atlantic baissa, resta dans le trou et je
perdis. Exactement, j’ai oublié combien sur les 10 000 actions,
avant que Dan ne me liquide. Je lui devais encore plus qu’avant.
Mais, on n’avait jamais vu un créancier aussi gentil et obligeant.
Jamais une plainte. Au lieu de cela, des mots d’encouragement
pour ne pas m’inquiéter. À la fin, la perte fut effacée de la même
manière à la fois généreuse et mystérieuse.
Il ne me donna aucun autre détail. Mes comptes chez lui
étaient tous à numéros et donc anonymes. Dan Williamson se
contenta de me dire : «Nous avons effacé vos pertes sur
Southern Atlantic avec des profits d’un autre côté». Il
m’expliqua comment il avait vendu 7 500 actions sur d’autres
titres en empochant une jolie petite somme. Je dois dire, en
toute franchise, que je n’avais jamais pensé qu’une chose
pareille soit possible avant d’apprendre que mes dettes étaient
bel et bien supprimées.
Le même manège s’étant produit à plusieurs reprises, je
commençai à m’interroger. J’analysai ma situation d’un autre
point de vue et je finis par comprendre. Il était clair que j’avais
été manipulé par Dan Williamson. Cela me mit en colère de le
penser, mais ce qui me mit le plus en colère, c’est de ne pas
l’avoir compris plus tôt. Dès que je pris enfin conscience de la
situation, j’allai chez Dan Williamson lui dire que j’en avais
assez de sa boîte et que je quittais définitivement Williamson
& Brown.
La perte d’argent ne me dérangeait absolument pas. Chaque
fois que j’en ai perdu sur le marché, j’ai toujours considéré que
j’avais appris quelque chose. Si j’avais perdu de l’argent, j’avais
gagné en expérience; l’argent n’était que le prix à payer pour la
leçon particulière. On doit capitaliser de l’expérience et il faut
bien payer pour cela. Mais il y a quelque chose qui me
tracassait dans mon expérience chez Dan Williamson : c’était la
perte d’une grande opportunité. L’argent que l’on peut perdre
n’est rien, on peut toujours se refaire. Toutefois les opportunités
comme celles que j’avais ratées ne se retrouvaient pas tous les
jours.
Vous savez, le marché était alors un bon petit marché pour
spéculer. J’avais raison : je veux dire que j’avais lu le
téléscripteur avec acuité. L’opportunité de faire des millions
était bien là. J’ai bêtement permis à ma gratitude d’interférer
sur mon jeu : je me suis lié les mains. Je devais faire ce que Dan
Williamson, dans sa gentillesse, souhaitait que je fasse. Quoi
qu’il en soit, c’était encore plus frustrant que de faire des
affaires en famille. Ah, les mauvaises affaires!
Ce n’était pas le pire. Le plus pénible, c’était, qu’après cela, il
n’y eu pratiquement plus aucune opportunité pour moi de
gagner gros. Le marché mollissait. Les choses allaient de mal en
pis. Non seulement j’avais tout perdu mais j’avais accumulé des
dettes plus lourdes que jamais. Les années 1911, 1912, 1913 et
1914 furent de longues années de tristesse. Il n’y avait pas
moyen de gagner quoi que ce soit. Il n’y avait aucune chance à
saisir et j’étais plus que jamais en dehors du coup.
Il n’est pas trop désagréable de perdre si la perte ne
s’accompagne pas de poignants regrets de ce qui aurait dû être
fait. C’était précisément ce que je ne pouvais évacuer de mon
esprit et bien sûr cela me pesa. J’avais appris que les faiblesses
d’un spéculateur sont presque innombrables. En tant
qu’homme, j’avais agi tout à fait normalement chez Dan
Williamson, mais en tant que spéculateur, c’était une grave
erreur de m’être laissé influencer par d’autres considérations
pour agir contre mon propre jugement. Noblesse oblige[39] —
mais pas sur les marchés, parce que le téléscripteur n’est pas
vraiment chevaleresque et qu’il ne récompense pas la loyauté.
Je compris que je n’aurais pas pu agir différemment. Je ne
pouvais pas faire abstraction de mon jugement juste parce que
je souhaitais spéculer en bourse. Les affaires sont toujours les
affaires et mon affaire, en tant que spéculateur, consiste à ne
me fier qu’à mon seul jugement.
C’était une très curieuse expérience. Je vais vous dire
comment je l’explique maintenant. Dan Williamson était tout à
fait sincère quand il me vit pour la première fois. Chaque fois
que sa société faisait bouger quelques milliers d’actions sur
n’importe quel titre, Wall Street traduisait immédiatement
qu’Alvin Marquand achetait ou vendait. C’était le plus gros
spéculateur de la boîte, il y donnait tout son business; et il était
un des plus gros et des meilleurs spéculateurs qu’on ait jamais
vu à Wall Street. Je servis alors d’écran de fumée, tout
particulièrement pour les ventes de Marquand.
Alvin Marquand tomba malade juste après mon arrivée. On
diagnostiqua rapidement une maladie incurable. Bien sûr Dan
Williamson le sut bien avant Marquand lui-même. Voilà
pourquoi Dan avait racheté mes actions sur Chesapeake
& Atlantic. Il avait commencé à liquider les positions les plus
spéculatives de son beau-frère sur ces actions et sur d’autres.
Lorsque Marquand mourut, les héritiers soldèrent
évidemment toutes ses positions, spéculatives ou non. À ce
moment-là, nous étions entrés dans un marché baissier. En
m’empêchant d’agir comme je le souhaitais, Dan aidait
grandement les héritiers. Je ne fanfaronne pas quand je dis que
j’étais un très gros spéculateur et que mes analyses étaient tout
à fait justes. Je savais que Williamson se souvenait des
opérations couronnées de succès que j’avais menées dans le
grand marché baissier de 1907 et il ne pouvait s’offrir le risque
de me laisser agir à grande échelle. Si j’avais tout gardé, j’aurais
gagné tellement d’argent au moment où il tentait de solder les
parts des héritiers que j’aurais pris position sur des centaines
de milliers d’actions. Comme un ours en furie, j’aurais fait un
désastre sur les millions de dollars des héritiers d’Alvin
Marquand, en ne leur laissant que quelques centaines de
millions.
Cela leur coûtait moins cher de me laisser m’endetter et
ensuite d’effacer mes dettes plutôt que de m’avoir en face d’eux
comme vendeur à découvert chez d’autres courtiers. C’est
précisément ce que j’aurais dû faire si la décence vis-à-vis de
Dan Willamson ne m’en avait empêché.
J’ai toujours considéré cet épisode comme le plus intéressant
et le plus coûteux de mes expériences de spéculateur : une
leçon qui me coûta un prix exorbitant. Cela retarda de plusieurs
années l’heure de mon redressement. J’étais assez jeune pour
attendre patiemment le retour des millions égarés, mais c’est
long d’être pauvre pendant cinq ans! Que vous soyez jeune ou
vieux, ce n’est jamais à votre goût. Même en l’absence de yacht,
je pouvais réaliser un gros coup, mais pas sans un marché
digne de ce nom sur lequel revenir. La plus grande opportunité
de ma vie venait de me passer sous le nez et j’avais perdu ma
tirelire. Je ne pouvais pas me libérer les mains et la saisir. Un
garçon très malin ce Dan Willamson, adroit comme ils le sont,
visionnaire, ingénieux, audacieux. C’était un penseur, il avait de
l’imagination, repérait le point faible de chacun et planifiait
ensuite froidement l’estocade. Il me jaugea, et aussitôt il
m’administra juste la dose suffisante pour me réduire à un état
inoffensif sur le marché. Il m’avait vraiment empêché de
gagner de l’argent, et tout cela toujours sous l’apparence de la
gentillesse. Il adorait sa sœur, Mme Marquand, et il avait fait
son devoir envers elle comme vous avez pu en juger.
CHAPITRE 14

J’ ai& Brown
toujours regretté d’avoir quitté les bureaux de Williamson
à la fin d’une ère faste. Nous étions entrés de plain-
pied dans une longue et triste période sans argent : peut-être
était-ce les années de vaches maigres mentionnées dans la
Bible. Toujours est-il qu’il n’y avait plus un radis à gagner.
Comme l’a dit un jour Billy Henriquez : «C’est le genre de
marché dans lequel même un putois ne pourrait faire fuir
personne».
Tout se passait comme si je devais payer une dette au destin.
C’était sans doute un plan de la Providence pour me châtier,
mais il me semblait que je n’avais jamais été assez vaniteux
pour mériter une telle chute. Je n’avais pas commis un seul des
nombreux péchés qu’un spéculateur doit expier du côté
débiteur du compte. Je n’étais pas coupable de m’être comporté
comme un parfait pigeon. Ce que j’avais fait, ou plutôt ce que je
n’avais pas fait, m’aurait certainement valu plus d’éloges que de
blâmes au nord de la 42e rue, mais à Wall Street, c’était absurde
et coûteux. Mais la pire des erreurs avait été, de loin, mon
inclination à manifester des sentiments humains au voisinage
immédiat de Wall Street.
Je quittai Williamson et essayai d’autres courtiers : je perdis
de l’argent partout. Ce qui était d’ailleurs normal, vu que
j’essayais de forcer le marché à me donner ce qu’il ne pouvait
pas me donner — à savoir des occasions de gagner de l’argent.
Je n’avais pas de problème à obtenir des crédits, parce que ceux
qui me connaissaient avaient confiance en moi. Vous pourrez
avoir une idée de la confiance qu’ils me témoignaient quand je
vous aurai dit que, lorsque j’arrêtai définitivement de spéculer,
je leur devais à tous plus d’un million de dollars.
Non pas que j’avais perdu la main mais, pendant ces quatre
lamentables années, les occasions de faire de l’argent
n’existaient tout simplement pas. Je bricolais comme je le
pouvais, essayant d’augmenter mes mises. Total : je n’ai réussi
qu’à accroître mon insolvabilité. Après avoir cessé de spéculer
pour ma pomme, parce que je devais à mes amis trop d’argent,
je tentais de survivre en gérant des comptes pour des gens.
Ceux-ci croyaient que je connaissais suffisamment les règles du
jeu pour battre le marché même s’il était morne. En
rémunération de mes services, je recevais un pourcentage des
profits, quand il y en avait bien sûr. Voilà comment je vivais. En
fait, je devrais dire : voilà comment je survivais.
Certes, je ne perdais pas toujours, mais je ne gagnais jamais
assez pour me permettre de réduire sensiblement ce que je
devais. À la fin, alors que tout allait mal, j’ai ressenti les
prémices du découragement pour la première fois de ma vie.
Tout semblait se liguer contre moi. Je n’irai pas me lamenter
sur la disparition de mes millions et de mon yacht, et sur la vie
simple que je menais. Je n’appréciais pas trop la situation, mais
je n’en étais pas à m’apitoyer sur moi-même. Bien sûr, je n’allais
pas attendre patiemment que le temps et la Providence sonnent
la fin de mes malheurs : j’étudiais de nouveau mon problème. Il
était clair que la seule façon de m’en sortir était de gagner de
l’argent. Pour gagner de l’argent, il me suffisait de spéculer avec
succès. J’y étais arrivé si souvent dans le passé que je finirais
bien par y arriver de nouveau. Plus d’une fois dans le passé,
j’avais transformé un fond de tiroir en centaines de milliers de
dollars. Tôt ou tard, le marché m’offrirait une occasion.
J’arrivais à me convaincre que ce qui clochait venait de moi
et non du marché. Maintenant quel était mon problème? Je me
posais cette question dans le même état d’esprit avec lequel
j’avais toujours étudié les différentes phases de mes problèmes
de spéculation. Je réfléchis calmement et posément, et en vins à
la conclusion que mes échecs provenaient du souci que je me
faisais de mes dettes. Tous les hommes d’affaires contractent
des dettes dans le cadre de leurs activités régulières. La plupart
de mes dettes n’étaient finalement rien d’autre que des dettes
commerciales. C’était le résultat de conditions d’affaires certes
défavorables, mais pas pire que des pertes commerciales
quand, par exemple, il y a un long coup de froid inhabituel et
hors de saison.
Bien sûr, comme le temps passait et que je ne pouvais
toujours pas rembourser, je commençais à me sentir un peu
moins philosophe sur la question de mes dettes. Je m’explique :
je devais plus d’un million de dollars, constitué exclusivement
de pertes en bourse, souvenez-vous en. La plupart de mes
créditeurs étaient charmants et ne m’embêtaient pas, mais il y
en avait deux ou trois qui me harcelaient : ils avaient pris
l’habitude de me pister. À chaque fois que je gagnais de l’argent,
l’un d’entre eux me tombait immédiatement sur le dos, voulant
tout savoir de mes spéculations et insistant pour obtenir son dû.
L’un d’eux, à qui je devais 800 $, menaçait même de me
poursuivre en justice, de saisir mes meubles, etc. Je ne
comprenais pas pourquoi il pensait que je dissimulais des
biens : sans doute parce que je ne ressemblais pas exactement à
l’archétype du clochard sur le point de mourir de dénuement.
En étudiant le problème, j’ai vu qu’il ne s’agissait pas
seulement de lire correctement ce que me disait le téléscripteur,
mais également de lire en moi-même. J’arrivais, avec beaucoup
de sang-froid, à la conclusion que je ne serais jamais capable
d’accomplir quoi que ce soit d’utile aussi longtemps que je me
ferais du souci. Il était également certain que je serais inquiet
tant que j’aurais des dettes. Je pensais que je pourrais revenir à
meilleure fortune si aucun créancier n’avait le pouvoir de me
vexer, ou d’interférer sur mon éventuel retour en insistant sur
sa créance avant que je ne puisse réaliser des plus-values
dignes de ce nom. Tout cela me paraissait si évident que je me
dis : «Tu dois te déclarer en faillite[40]». Que pouvais-je faire
d’autre?
Cela semblait à la fois facile et sensé, n’est-ce pas? Mais
c’était plus que déplaisant, je vais vous expliquer pourquoi je
détestais avoir à le faire. J’exécrais me mettre dans une position
qui me rendrait incompris ou mal jugé. Personnellement, je ne
me suis jamais vraiment soucié de l’argent. Je n’ai jamais pensé
suffisamment à l’argent pour en avoir de la considération. Je
savais que tout le monde ne partageait pas mon point de vue.
Bien sûr, je savais aussi que si je retombais sur mes pieds, je
devrais payer tout le monde, parce que mes obligations
demeureraient. À moins que je sois capable de spéculer comme
avant, je ne serais jamais en mesure de rembourser ce million.
Je pris mon courage à deux mains et allai voir mes
créanciers. C’était pour moi une chose très difficile à faire, car
la plupart d’entre eux étaient des amis ou des vieilles
connaissances.
Je leur tins à peu près ce langage : «J’utilise cette procédure
non pas pour éviter de vous payer, mais par respect pour vous
et pour moi, pour me remettre en situation de refaire de
l’argent. J’ai réfléchi longtemps à ce problème, en fait depuis
plus de deux ans. Je n’avais tout simplement pas le courage de
vous le dire franchement. Cela serait de loin la meilleure
solution pour vous et pour moi. Tout se réduit à ceci : je ne puis
vraiment pas être moi-même en étant obnubilé par toutes ces
dettes. J’ai donc décidé de faire maintenant ce que j’aurais dû
faire il y a un an. Je n’ai pas d’autre motivation que celle que je
viens de vous donner».
Le premier à parler tint un discours que tous les autres
reprirent. Il prêchait pour son entreprise : «Livingstone, dit-il,
nous vous comprenons. Nous sommes parfaitement conscients
de votre situation. Voilà ce que nous allons faire : nous voulons
vous libérer de ce fardeau. Demandez à votre avocat de nous
préparer le papier dont vous avez besoin et nous le signerons».
C’est en substance ce que tous me firent savoir. Ça, voyez-
vous, c’est un côté positif de Wall Street. Ce n’était pas
seulement avoir un bon jugement ou l’esprit sportif. C’était
surtout une décision très intelligente et prise dans l’intérêt de
leur entreprise. J’appréciais tout à la fois la bonne volonté et
l’astuce professionnelle.
Tous mes créanciers me donnèrent une décharge sur une
dette globale de plus d’un million de dollars. Seuls, les deux plus
petits créanciers refusèrent de signer. L’un d’entre eux était
l’homme dont je viens de vous parler et à qui je devais 800 $. Je
devais également 60 000 $ à une firme de courtage qui venait de
faire faillite et les syndics, qui ne me connaissaient ni d’Eve ni
d’Adam, seraient sur mon dos tôt ou tard. Même s’ils avaient été
disposés à suivre l’exemple de mes gros créanciers, je ne pense
pas que le juge les aurait autorisés à me signer le papier. Du
coup ma banqueroute ne se montait plus qu’à 100 000 $, alors
que je devais initialement bien plus d’un million.
Ce fut très désagréable de voir mon histoire étalée dans les
journaux. J’avais toujours payé intégralement mes dettes.
Cette nouvelle expérience avait fait plus que me mortifier. Je
savais que je rembourserais tout le monde un jour ou l’autre,
mais tous ceux qui lisaient le journal ne le savaient pas, eux.
J’avais honte de sortir après avoir lu les rapports des journaux.
Tout finit par s’effacer et je ne peux pas vous dire à quel point
j’étais soulagé de savoir que je ne serais plus harcelé par des
gens qui ne comprenaient pas qu’on doit se polariser
totalement sur ses affaires, si on veut réussir dans le domaine
de la spéculation boursière.
Mon esprit était maintenant libéré et pouvait s’atteler à la
spéculation avec quelques perspectives de succès. Dégagé des
dettes, ma prochaine étape consistait à prendre position. La
Bourse fut fermée du 31 juillet jusqu’au milieu de décembre
1914, car Wall Street était en pleins travaux. Il n’y aurait rien à
faire pendant un bon bout de temps. Je devais de l’argent à tous
mes amis. Il m’était pénible de leur demander de m’aider
encore, simplement parce qu’ils avaient été assez gentils avec
moi. Je savais alors que personne n’était en position de faire
quoi que ce soit pour qui que ce soit.
Il était très difficile de prendre une position digne de ce nom
puisque la Bourse était fermée et je ne pouvais rien demander à
aucun courtier. J’essayai ailleurs : en vain.
En fin de compte, j’allai voir Dan Williamson. C’était en
février 1915. Je lui expliquai que je m’étais débarrassé du
fardeau psychologique de mes dettes et que j’étais prêt à
spéculer comme avant. Vous vous souvenez sans doute que,
lorsqu’il avait eu besoin de moi, il m’avait proposé 25 000 $ sans
que je lui demande.
Maintenant que j’avais besoin de lui, il me dit : «Si vous
voyez quelque chose qui vous semble intéressant et que vous
voulez en acheter 500, ça ne posera pas de problème».
Je le remerciai poliment et le quittai. Il m’avait empêché de
gagner beaucoup d’argent et le bureau avait touché pas mal de
commissions avec moi. Je reconnais que j’étais un peu chagriné
de penser que Williamson & Brown ne me laissait pas la
possibilité de tenter ma chance. J’avais l’intention de jouer très
prudemment au début. J’aurais pu rendre mon redressement
financier plus rapide et plus facile si j’avais pu commencer avec
une ligne supérieure à 500 actions. Quoi qu’il en soit, je réalisais
que c’était ma seule chance de revenir.
J’ai quitté les bureaux de Dan Williamson en étudiant la
situation en général et mon problème en particulier. Nous
étions dans un marché haussier. C’était aussi évident pour moi
que pour des milliers de spéculateurs. Ma mise se réduisait à la
possibilité d’acheter 500 actions. Je n’avais aucun droit à
l’erreur, limité comme je l’étais. Je ne pouvais pas me permettre
le moindre revers au début. Le premier achat de 500 actions
devait être gagnant. Il me fallait absolument gagner de l’argent.
Je savais pertinemment que, tant que je n’aurais pas un capital
suffisant, je serais incapable de raisonner correctement. Sans
marges adéquates, il me serait impossible d’avoir cette attitude
caractérisée par le sang-froid et le recul vis-à-vis du jeu, qui
donne la capacité d’offrir des pertes mineures comme je l’avais
si souvent fait en testant le marché avant de prendre une grosse
position.
Je pense maintenant que je me trouvais alors dans la
situation la plus critique de toute ma carrière de spéculateur. Si
j’échouais cette fois-ci, quel que soit le lieu ou la manière, si
jamais je me plantais, je devrais changer de jeu. Il était tout à
fait clair que je devais absolument attendre le bon moment.
Je ne m’approchai pas de Williamson & Brown : ce qui
signifie que je suis délibérément resté loin d’eux pendant six
longues semaines, à regarder le téléscripteur. Lorsque j’entrais
dans leurs bureaux, j’avais peur d’être tenté de spéculer sur le
mauvais titre ou au mauvais moment, sachant que je ne
pouvais acheter que 500 actions. Un spéculateur, en plus
d’étudier les conditions de base, de se remémorer les
précédents du marché et de garder présent à l’esprit la
psychologie du public ainsi que les limitations imposées par les
courtiers, doit également se connaître lui-même et lutter contre
ses propres faiblesses. Il n’a pas à en vouloir au genre humain.
J’en étais arrivé à comprendre qu’il était aussi nécessaire de
savoir comment lire en soi-même que de savoir lire le ruban.
J’avais étudié et identifié mes propres réactions aux impulsions
ou aux inévitables tentations d’un marché actif, presque dans le
même état d’esprit que j’avais considéré les conditions des
récoltes ou les analyses des résultats des sociétés.
Du coup, jour après jour, ruiné et pressé de recommencer à
spéculer, je me suis assis en face du tableau de cotation chez un
courtier où je ne pouvais ni acheter ni vendre, pas même une
action. J’étudiai le marché, ne manquant pas une seule
transaction, attendant le moment propice pour me jeter à l’eau.
En raison des conditions connues du monde entier, l’action
sur laquelle j’étais le plus chaud était Bethlehem Steel. J’étais
absolument certain qu’elle allait monter mais, afin de m’assurer
que je gagnerais du premier coup, comme je devais le faire, j’ai
décidé d’attendre qu’elle dépasse le pair.
Je pense vous avoir déjà raconté mon expérience selon
laquelle une action qui passe le cap des 100, des 200 ou des 300
points pour la première fois, progresse presque toujours de 30
ou 40 points, et encore plus vite après 300 qu’après 100 ou 200.
L’un de mes premiers gros coups avait été sur Anaconda, que
j’avais achetée quand elle avait dépassé 200 et que j’avais
vendue à 260. Cette technique d’achat d’une action, chaque fois
qu’elle dépassait le pair, datait de mes tous débuts, quand
j’écumais les bookmakers. C’est un de mes plus vieux principes
de spéculation.
Vous pouvez imaginer à quel point j’étais pressé de
reprendre la spéculation comme avant. J’étais si excité de
commencer que je ne pouvais penser à rien d’autre, mais je me
refrénais. Je vis Bethlehem Steel grimper, chaque jour de plus
en plus haut, comme j’avais prévu qu’elle le ferait. Je me
retenais de courir chez Williamson & Brown pour acheter 500
actions. Je savais que je ne pourrais réaliser ma première
opération que lorsque j’aurais acquis la certitude d’avoir raison
à un point aussi élevé qu’il est humainement possible d’avoir
raison.
Chaque point de hausse sur le titre représentait 500 $ que je
n’avais pas gagnés. La première avance de 10 points signifiait
que j’aurais été capable de pyramider, et qu’au lieu de 500
actions j’en aurais déjà eu 1 000, ce qui m’aurait rapporté
1 000 $ le point. Je restais imperturbablement assis. Au lieu
d’écouter mes espoirs qui me hurlaient d’y aller ou mon
imagination vociférante, je n’écoutais que la voix de mon
expérience et celle du bon sens. Une fois que j’aurais de quoi
intervenir décemment, je pourrais me permettre de tenter ma
chance. Sans cette somme, tenter sa chance, même avec un
faible risque, était un luxe nettement au-dessus de mes
moyens : six semaines de patience, mais à la fin, une victoire du
bon sens sur l’espoir et la cupidité!
Je commençais vraiment à trembloter et à suer sang et eau
quand le cours approcha de 90. Pensez à ce que j’avais raté en
n’achetant pas, alors que j’étais haussier. Quand le cours arriva
à 98, je me dis : «Bethlehem va casser les 100 et quand elle va le
faire, le toit va exploser! » Le téléscripteur me disait la même
chose d’une manière plus qu’évidente. En fait, il utilisait un
mégaphone. Je vous le dis, je voyais les 100 sur le ruban du
téléscripteur alors que la bande ne marquait que 98. Je savais
que ce n’était ni la voix de l’espoir ni des visions, mais une
évidence découlant directement de mon savoir-faire à lire le
ruban. Du coup, je me dis : «Je ne peux pas attendre qu’on casse
les 100, je dois agir maintenant, c’est comme si on les avait déjà
cassés».
Je me précipitai chez Williamson & Brown et passai un
ordre d’achat de 500 Bethlehem Steel. Le marché était alors à
98. J’achetai 500 actions entre 98 et 99. Après cela, elle se mit à
flamber et clôtura cette nuit-là, je crois, à 114 ou 115. J’en
achetai alors 500 de plus.
Le lendemain, Bethlehem Steel était à 145 : j’avais ma mise
et je l’avais méritée. Ces six semaines à attendre le moment
propice étaient les plus éprouvantes et les plus épuisantes que
j’aie connues. Cela avait été payant puisque j’avais maintenant
suffisamment de capital pour prendre position sur des lots de
taille correcte.
II est très important de prendre un bon début, quelle que
soit l’entreprise. Je travaillais très bien après mon coup sur
Bethlehem, si bien d’ailleurs que vous n’auriez jamais cru qu’il
s’agissait du même homme qui spéculait. Effectivement, il ne
s’agissait pas du même homme : je n’étais plus accablé de
dettes, je ne me trompais plus, j’étais à l’aise et j’y voyais clair.
Pas de créancier pour m’importuner et pas de manque d’argent
pour interférer sur mes analyses ou sur ce que me dictait la
voix de l’expérience. De fait, je gagnais régulièrement.
Brusquement, alors que j’étais en train de me refaire, il y eut
la débâcle du Lusitania[41]. À chaque fois qu’on reçoit un coup
comme celui-là en plein plexus, on se rappelle soudainement la
triste réalité : on ne peut avoir uniformément raison sur le
marché et être à l’abri de coûteux accidents. J’avais entendu des
gens dire qu’un spéculateur professionnel ne pouvait pas
perdre gros à la nouvelle du torpillage du Lusitania. Ils
expliquaient comment ils l’avaient anticipé bien avant que la
bourse ne le fasse. Je n’étais pas assez malin pour disposer
d’information comme celle-ci à l’avance. Tout ce que je peux
vous dire, malgré ce que j’avais perdu dans le krach du
Lusitania et en un ou deux autres revers, c’est que je n’avais pas
été assez avisé pour tout pressentir et que je me retrouvais fin
1915, avec un solde créditeur de 140 000 $ chez mon courtier.
Voilà tout ce que j’avais gagné, alors que j’avais constamment
vu juste sur le marché la plupart de l’année.
Je fis beaucoup mieux l’année suivante. J’ai été très
chanceux, il est vrai. J’étais un haussier extravagant dans un
marché furieusement haussier. Les choses évoluaient comme je
le souhaitais, à tel point qu’il ne paraissait y avoir rien d’autre à
faire que de gagner de l’argent. Cela me rappelle une
expression du vieux H. H. Rogers, de la Standard Oil Company.
Selon lui, il y a des moments où on ne peut pas plus éviter de
gagner de l’argent que d’être mouillé si on sort dans la tempête
sans son parapluie. C’était le marché le plus clairement haussier
que j’avais jamais vu. Il était évident pour tout le monde que les
achats des alliés, sur tout ce qu’on produisait ici, allaient faire
des États-Unis la nation la plus prospère du monde. Nous avions
toutes sortes de choses que personne d’autre n’était en mesure
de vendre et nous étions sur le point de capter toute la richesse
du monde. Je pense que l’or du monde entier se déversait par
torrents sur le pays. L’inflation était inévitable, et bien sûr, cela
entraînerait une hausse généralisée de tous les actifs.
Tout cela était si évident qu’aucune manipulation n’était
nécessaire à la hausse du marché. C’est la raison pour laquelle
le travail préliminaire était faible comparé à d’autres marchés
haussiers. La hausse due à la guerre se développait avec plus de
vigueur que dans tous les marchés haussiers traditionnels, et
elle rapportait au public des plus-values sans précédent. En
effet, les gains boursiers étaient, en 1915, plus largement
répartis que dans tous les autres booms de l’histoire de Wall
Street. En revanche, le fait que le public ne convertisse pas ses
plus-values potentielles en espèces sonnantes et trébuchantes et
qu’il n’encaisse donc pas ses plus-values, tout cela ne constituait
qu’une simple répétition de l’histoire. Nulle part ailleurs qu’à
Wall Street l’histoire ne se répète avec autant d’indulgence et
d’uniformité. Quand vous lisez des rapports contemporains sur
les périodes d’euphorie et de krachs, la chose la plus frappante
est de constater à quel point la spéculation boursière ou les
spéculateurs en bourse d’aujourd’hui ressemblent à ceux d’hier.
Le jeu ne change jamais, la nature humaine non plus.
J’ai profité à plein de la hausse de 1916. J’étais aussi haussier
que les autres, mais bien sûr, je gardais les yeux ouverts. Je
savais, comme tout le monde, que cela s’arrêterait un jour et
j’attendais les signes avant-coureurs de la fin de la hausse. Je ne
m’intéressais pas particulièrement à la question de savoir de
quel côté viendrait le coup, et donc je ne me focalisais pas sur
un point précis. Je n’étais pas — et je ne l’ai jamais été —
indéfectiblement lié à un côté ou à un autre. Qu’un marché
haussier eût accru mon compte en banque, ou qu’un marché
baissier eût été particulièrement généreux, ne constituait pas
pour moi une raison suffisante pour rester haussier ou baissier
après avoir reçu le signal de sortie en bourse. Il ne s’agit pas de
jurer une fidélité éternelle à la hausse ou à la baisse : il ne s’agit
que d’avoir raison.
Il y a autre chose qu’il ne faut pas oublier : c’est qu’un
marché ne culmine pas plus en pleine gloire qu’il ne meurt
après un soudain retour de fortune. Un marché peut — et c’est
effectivement souvent le cas — cesser d’être un marché
haussier bien avant que les cours ne commencent vraiment à
descendre. Le signe que j’attendais depuis longtemps arriva. Je
remarquai que, l’une après l’autre, les actions qui avaient été
les leaders du marché reculaient de plusieurs points par
rapport à leur cote la plus haute et que, pour la première fois
depuis des mois, elles ne remontaient pas. Leur cycle était
clairement achevé et cela nécessitait évidemment un
changement dans mes pratiques spéculatives.
C’était assez simple : dans un marché haussier, le
mouvement des prix est, bien sûr, clairement et sans le moindre
doute possible à la hausse. Donc, quand une action va contre la
tendance générale, il est légitime de présumer qu’il y a quelque
chose qui cloche en elle. C’est suffisant, pour un spéculateur
expérimenté, pour deviner que cela ne tourne pas rond. Il ne
doit pas attendre que le téléscripteur lui fasse une conférence.
Son boulot est d’entendre le téléscripteur lui dire «Sors! » sans
attendre une convocation officielle.
Comme je vous l’ai dit précédemment, je notais que les
actions qui avaient été les leaders de la hausse fantastique
avaient cessé d’avancer. Elles baissaient de six à sept points et
ne bougeaient plus. Au même moment, le reste du marché
continuait à progresser sous l’effet d’achats continuels. Puisque
les actions qui baissaient n’avaient pas de problèmes
intrinsèques, il fallait chercher ailleurs. Ces actions suivaient la
tendance générale depuis des mois. Cela signifiait que, pour
elles au moins, le marché haussier était terminé, car elles
cessaient de suivre le courant, alors que le marché continuait à
progresser. Pour le reste de la liste, la tendance était encore
franchement haussière.
Il n’y avait pas de raison d’être embarrassé par l’inactivité,
parce qu’il n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Je n’étais pas
encore baissier sur le marché, tout simplement parce que le
téléscripteur ne me disait pas encore de l’être. La fin du marché
haussier n’avait pas encore sonné, bien qu’elle soit à portée de
main. En attendant son arrivée, il y avait encore de l’argent à
gagner à la hausse. Dans une telle situation, je me contentais
tout bonnement de prendre des positions à la baisse sur les
actions qui avaient stoppé leur progression. Comme le reste de
la cote continuait à bien progresser, j’avais des positions
simultanément à la hausse et à la baisse.
J’avais vendu les leaders qui avaient cessé de monter : une
ligne à la vente de 500 actions sur chacun des titres. Les actions
sur lesquelles j’étais vendeur ne bougeaient pas tellement, mais
celles sur lesquelles j’étais haussier continuaient à monter.
Quand, en fin de compte, elles cessèrent de progresser, je les
vendis et je me mis vendeur à découvert à raison de 500 actions
sur chaque ligne. À ce moment, j’étais plus baissier que
haussier, parce qu’il était maintenant évident que le prochain
gros coup se ferait à la baisse. J’étais absolument certain que le
marché avait vraiment commencé à baisser avant que les feux
du marché haussier ne se soient totalement éteints. Je savais
qu’il n’était pas encore temps d’être massivement vendeur. Il n’y
avait aucun intérêt à être plus royaliste que le roi, surtout pas à
l’être trop tôt. Le téléscripteur me disait simplement que les
patrouilles de reconnaissance de l’armée des ours avaient fait
une entrée fracassante. Il était temps d’être sur ses gardes.
Je conservais toujours des positions à l’achat et à la vente
jusqu’à ce que, après un mois de spéculation, j’eus une position
à la vente de 60 000 titres — 5 000 actions à la vente sur une
douzaine d’actions différentes, qui au début de l’année avaient
été les valeurs favorites du public parce qu’elles avaient
caracolé en tête du grand marché haussier. Ce n’était pas une
très grosse ligne, mais n’oubliez pas que le marché n’était pas
encore définitivement baissier.
Un beau jour, le marché dans son ensemble commença à
faiblir et les prix de toutes les actions commencèrent à baisser.
Quand j’obtins une plus-value d’au moins quatre points sur
chacune des actions sur lesquelles j’étais vendeur, je sus que
j’avais raison. Le téléscripteur me disait qu’il n’y avait aucun
risque à être baissier : du coup, je doublai ma mise.
Je tenais ma position. J’étais vendeur de titres dans un
marché qui était de toute évidence baissier. Je n’avais pas à
tenter de forcer le cours des choses. Le marché était prêt à
plonger dans le sens que j’avais prévu et, le sachant, je pouvais
me permettre d’attendre. Après avoir doublé ma position, je ne
bougeai plus pendant un bon bout de temps. Environ sept
semaines plus tard, je sortis toute ma ligne, car nous avions eu
le fameux «plongeon», et les actions s’effondrèrent
méchamment. On a dit alors que quelqu’un avait eu une
information privilégiée de Washington selon laquelle le
président Wilson était sur le point d’annoncer l’envoi de la
colombe de la paix en Europe toutes affaires cessantes. Bien sûr,
le boom de la guerre avait commencé et il s’était développé à
cause de la Grande Guerre : la paix était donc une information
baissière. Quand un des spéculateurs les plus malins du
parquet fut accusé d’avoir bénéficié de l’information par
avance, il se contenta de dire qu’il avait vendu les actions non
pas sur une information particulière, mais parce qu’il
considérait que le marché haussier était cuit. J’avais moi-même
doublé ma position sept semaines auparavant.
En apprenant que le marché avait sérieusement chuté, je me
rachetai. C’était la seule chose à faire. Quand une chose sur
laquelle vous ne comptiez pas arrive, il vous incombe de saisir
l’opportunité qu’un amical destin vous offre sur un plateau
d’argent. Un fait est certain : sur une belle chute comme celle-ci,
vous avez toujours un marché très actif, l’un de ceux où l’on
peut réaliser ses plus-values sans problème. Même dans un
marché baissier, on ne peut jamais être certain de pouvoir se
racheter sur 120 000 actions sans entraîner une hausse des
cours. Il faut donc attendre le moment propice où le marché
vous permettra d’acheter sans le moindre dommage pour vos
plus-values potentielles.
J’aimerais faire remarquer que je ne comptais pas
spécialement sur cette baisse-là, à ce moment-là, pour cette
raison-là. Cependant comme je vous l’ai dit précédemment,
mon expérience de 30 années de spéculation m’avait montré
que de tels accidents étaient courants le long de la ligne de
moindre résistance sur laquelle je basais ma position dans le
marché. Une autre chose à garder à l’esprit est la suivante : ne
jamais essayer de vendre au plus haut. Ce n’est pas raisonnable.
Vendez toujours après une réaction, si elle n’est pas suivie d’un
redressement des cours.
J’avais gagné environ trois millions de dollars en 1916 en
étant haussier tant que le marché l’était, et ensuite en devenant
baissier quand le marché était allé à la baisse. Comme je vous
l’ai dit précédemment, on ne doit jamais se marier à un seul
côté du marché jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Cet hiver-là, je retournai dans le Sud, à Palm Beach, comme
je le faisais habituellement en vacances, parce que je suis
vraiment un mordu de la pêche en mer. J’étais vendeur sur les
actions et sur le blé, et les deux lignes m’indiquaient un
généreux profit. Rien ne venait me perturber et je profitais
pleinement de la vie. Bien sûr, à moins d’aller en Europe, je ne
pouvais pas vraiment être totalement déconnecté du marché
des actions et des denrées. Par exemple, dans les
Adirondacks[42], j’avais un câble direct depuis le bureau du
courtier jusqu’à ma maison.
A Palm Beach, j’allais régulièrement à la succursale de mon
courtier. Je notais que le coton, sur lequel je n’avais pas de
position, était ferme et progressait. À cette époque-là, c’était en
1917, j’avais beaucoup entendu parler des efforts du président
Wilson pour ramener la paix. Les rapports venaient de
Washington, à la fois sous forme de dépêches de presse et de
conseils personnels d’amis à Palm Beach. C’est la raison pour
laquelle, un jour, je pris conscience que l’évolution des
différents marchés traduisait la confiance dans le succès de
Wilson. Avec la paix, supposée être à portée de main, les actions
et le blé devaient baisser et le coton monter. J’étais bien installé
sur les actions et sur le blé, mais je n’avais aucune position sur
le coton à ce moment-là.
À 14 h 20, cet après-midi-là, je ne possédais pas une seule
balle de coton, mais à 14 h 25, mû par la conviction que
l’annonce de la paix était imminente, j’achetai 15 000 balles,
pour commencer. Je me proposais de suivre mon bon vieux
système de spéculation que je vous ai déjà décrit — celui qui
consiste à acheter d’emblée une belle ligne.
Après la clôture du marché, nous avons appris la
déclaration de guerre à outrance. Il n’y avait rien d’autre à faire
que d’attendre l’ouverture du marché le lendemain. Je me
rappelle que chez Gridley[43], cette nuit-là, un des plus grands
capitaines d’industrie du pays était prêt à vendre autant
d’actions United States Steel à cinq points en dessous du cours
de clôture de l’après-midi. Plusieurs millionnaires à Pittsburgh
l’avaient entendu : aucun n’avait saisi l’offre du puissant
homme. Ils savaient tous très bien qu’il y aurait une sacrée
chute le lendemain.
Évidemment, le lendemain matin, la bourse et les marchés à
terme étaient en pleine furie, comme vous pouvez l’imaginer.
Certaines actions ouvrirent huit points en dessous de la clôture
précédente. Pour moi, cela signifiait une opportunité
providentielle de me racheter avec profit. Comme je le disais
précédemment, dans un marché baissier, il est toujours sage de
se couvrir quand une démoralisation complète apparaît
soudainement. C’est la seule manière, si vous avez balancé une
assez belle ligne, de transformer une plus-value potentielle en
espèces sonnantes et trébuchantes, à la fois rapidement et sans
regrettables morcellements. J’étais, par exemple, vendeur de
50 000 actions rien que sur United States Steel. Bien sûr, j’étais
aussi vendeur sur d’autres actions, et quand je vis que j’avais en
face de moi un marché assez liquide pour me racheter, je le fis.
Mes plus-values s’élevaient à environ 1, 5 million de dollars : ce
n’était pas à négliger.
Le coton, sur lequel j’avais 15 000 balles en position
acheteuse — acheté dans la dernière demi-heure de l’après-
midi précédent — ouvrit en baisse de 500 points. Joli petit
plongeon! Cela représentait une perte de 375 000 $ en une nuit.
Bien qu’il me semblait tout à fait évident que la seule chose
intelligente à faire sur les actions et sur le blé était de me
racheter au moment du plongeon, je n’étais pas tout à fait sûr
de ce que je devais faire sur le coton : il y avait plusieurs choses
à considérer. Alors que j’enregistrais toujours une perte au
moment même où j’étais convaincu d’avoir tort, je n’étais pas
d’humeur à prendre cette perte-là, ce matin-là. Je pensais que je
ferais mieux d’aller dans le Sud pour avoir du bon temps et
pour pêcher, plutôt que de rester là à me demander ce qu’allait
devenir le cours du coton. Je vous dirai que mes plus-values
nettes étaient un peu inférieures au million de dollar au lieu
d’être de 1, 5 million. C’est juste une question de comptabilité,
comme disent les émetteurs quand vous leur posez un peu trop
de questions.
Si je n’avais pas acheté ce coton juste avant que le marché
ne ferme la veille, j’aurais économisé ces 400 000 $. Cela vous
montre avec quelle rapidité on peut perdre beaucoup d’argent
sur une ligne relativement modeste. Ma principale position
était absolument correcte et j’ai profité d’un accident d’une
nature diamétralement opposée aux considérations qui
m’avaient amené à prendre une telle position sur les actions et
sur le blé. Remarquez que la ligne spéculative de moindre
résistance prouvait de nouveau sa validité au spéculateur. Les
cours évoluaient comme je l’espérais, nonobstant le facteur de
marché inattendu introduit par la déclaration allemande. Si les
choses avaient évolué comme je l’avais anticipé, j’aurais eu 100
% raison sur les trois lignes, car la paix signifiait une baisse des
actions et du blé, et une forte hausse du coton : j’aurais alors
gagné sur les trois tableaux. Indépendamment de la paix ou de
la guerre, j’avais raison dans mon analyse sur les actions et sur
le blé, et c’est pourquoi l’imprévisible m’avait aidé. Sur le coton,
j’avais basé mon jeu sur quelque chose qui pouvait arriver en
dehors du marché, c’est-à-dire que je pariais sur le succès de
M. Wilson dans les pourparlers de paix. En fait, ce sont les chefs
militaires allemands qui m’ont fait perdre sur le coton.
Quand je suis retourné à New York au début 1917, j’ai
remboursé tout ce que je devais, à savoir plus d’un million de
dollars. C’était un grand plaisir pour moi de payer mes dettes.
J’aurais pu les payer quelques mois plus tôt, mais je ne l’ai pas
fait pour une raison toute simple : j’étais dans une phase de
spéculation active, couronnée de succès, et j’avais besoin du
maximum de capitaux. Après tout, je me devais cet argent
autant à moi-même qu’à mes créanciers et je voulais
absolument profiter au maximum des merveilleux marchés de
1915 et 1916. Je savais que je gagnerais beaucoup d’argent et je
ne m’inquiétais pas de les faire attendre quelques mois de plus
pour une créance que la plupart d’entre eux avaient déjà passée
en pertes et profits.
Je ne souhaitais pas régler mes dettes au compte-gouttes,
l’une après l’autre, mais payer tout le monde d’un seul coup,
d’un seul. Cependant, tant que le marché faisait tout ce qu’il
pouvait pour moi, je continuais à spéculer au maximum de mes
possibilités.
Je voulais rembourser ma dette (capital et intérêts) mais
tous les créanciers qui avaient signé le moratoire refusèrent les
intérêts. Le dernier que j’ai payé était le type à qui je devais
800 $, qui me relançait sans cesse et qui m’avait totalement
perturbé au point de m’empêcher de spéculer. J’attendis qu’il
sache que j’avais payé tout le monde. Ensuite seulement, il reçut
son argent. Je voulais lui apprendre à être un peu plus tolérant
à l’avenir, quand quelqu’un lui devrait quelques centaines de
dollars.
Voilà comment je me remis en selle.
Après avoir payé mes dettes, je mis de côté une jolie petite
somme en rente viagère. Je ne souhaitais pas trop être de
nouveau ruiné et me retrouver dans l’inconfortable situation
d’être débiteur. Bien sûr, après mon mariage, j’ai versé un peu
d’argent sur le compte de ma femme et après la naissance de
mon fils, j’ai aussi placé un peu d’argent à son nom.
La raison de cette attitude n’était pas uniquement dictée par
la crainte de me tromper en bourse mais parce que je savais
qu’on a tendance à jouer tout ce que l’on a. En agissant de la
sorte, je protégeais mes proches contre ce penchant.
Plus d’un de mes amis avaient fait comme moi. Ensuite ils
obtenaient de leur épouse, par des câlineries, de leur rendre
l’argent et ils le perdaient. J’avais fait en sorte que, quelles que
soient nos intentions dans l’avenir, il soit absolument
impossible d’annuler le contrat. Ce contrat n’était pas résiliable,
quels que soient mes besoins sur le marché et même si mon
épouse voulait le faire par amour pour moi.
CHAPITRE 15

P
armi les vicissitudes de la spéculation, l’irruption brutale de
l’inattendu, je devrais plutôt dire de l’imprévisible, fait
partie des tous premiers risques. Il y a certains risques
que le plus prudent des hommes se doit de prendre en tout cas
s’il veut être autre chose qu’un mollusque mercantile. Vous
savez, les vicissitudes normales des affaires ne sont pas pires
que les risques qu’on prend en sortant de chez-soi pour
traverser la rue ou en prenant le train. Quand je perds de
l’argent en raison de quelque développement que personne ne
pouvait prévoir, je ne suis pas plus vindicatif qu’après une
tempête imprévue. La vie elle-même, du berceau au tombeau,
est un jeu et ce qui m’arrive, parce que je ne possède pas le don
de divination, me laisse de marbre. Il est arrivé dans ma
carrière de spéculateur que, tout en ayant raison et en jouant
correctement, j’ai été néanmoins spolié de mes plus-values par
des opposants que n’étouffaient pas les bonnes manières et
encore moins le franc-jeu et l’esprit sportif.
Contre les agissements des escrocs, des lâches et de la foule,
un homme d’affaires vif, rapide ou avisé peut se protéger. Je n’ai
jamais eu à me battre contre des pratiques franchement
malhonnêtes, excepté chez un ou deux bookmakers parce que
leur honnêteté était pour eux le meilleur des calculs : gagner
gros n’était possible qu’en étant réglo, pas en magouillant. J’ai
toujours pensé qu’on ne peut jouer sérieusement à aucun jeu
nulle part, s’il faut toujours avoir l’œil rivé sur le type qui est
toujours prêt à vous voler, si vous ne le surveillez pas. On est
sans défense contre l’escroc de haut vol. Un jeu propre est un
jeu propre. Je pourrais vous citer une douzaine de cas où j’ai été
victime de ma croyance naïve dans le caractère sacré de la
parole donnée ou de l’inviolabilité d’un gentleman’s
agreement[44] Je ne le ferai pas, car cela n’apporterait rien à mes
propos.
Les romanciers, les hommes d’église et les femmes aiment à
comparer le parquet de la bourse à un champ de bataille pour
le pognon, et l’activité quotidienne à Wall Street à une lutte
pour la vie. C’est tout à fait émouvant, mais totalement faux. Je
ne crois pas un seul instant au caractère belliqueux de mon
activité et je conteste cette vision des choses. Je n’ai jamais
combattu ni des personnes isolées ni des clans de spéculateur.
Je n’ai connu que des divergences d’opinions, notamment sur
les conditions de base. Ce que les chroniqueurs qualifient de
batailles ne sont pas des combats entre êtres humains. Ce ne
sont que des tentatives d’avoir une vision claire des affaires.
J’essaie de coller à la réalité, seulement à la réalité et j’accorde
mes actions en conséquence. C’est le secret de Bernard
Baruch[45] pour faire fortune. Parfois, je ne vois pas les faits —
tous les faits — assez nettement ou assez tôt; ou encore je ne
raisonne pas logiquement. Que l’une de ces choses arrive et je
perds parce que j’ai tort et, vous le savez, cela coûte toujours de
l’argent d’avoir tort.
Aucune personne raisonnable ne peut se plaindre de payer
pour ses erreurs. Il n’y a pas de créancier privilégié quand on se
trompe, et il n’y a ni exception ni exemption. Quand j’ai raison,
je n’aime pas perdre de l’argent. Je ne veux pas évoquer ici ces
opérations qui m’ont coûté cher à cause d’une modification
soudaine des règles du marché de la part des autorités
boursières. Non, j’ai en mémoire certains risques de la
spéculation qui, de temps en temps, vous rappellent qu’aucun
profit n’est assuré tant que l’argent n’est pas inscrit sur votre
compte en banque.
Après que la Grande Guerre ait éclaté en Europe, les cours
des marchandises ont commencé à monter ici, comme c’était
prévisible. Il était aussi facile de l’anticiper que d’anticiper
l’inflation due à la guerre. Bien sûr, la hausse générale continua
pendant que la guerre se prolongeait. Comme vous vous en
souvenez, j’étais très occupé à tenter de revenir dans le marché
en 1915. Le boom des actions était bien là et il était de mon
devoir d’en profiter. Ma manière de jouer la plus sûre, la plus
rapide et la plus facile était la bourse : j’y avais été assez
chanceux comme vous le savez.
En juillet 1917, non seulement j’étais capable de payer tous
mes créanciers, mais je disposais d’un peu d’argent devant moi.
J’avais donc le temps, l’argent et l’inclination nécessaires pour
bien spéculer, que ce soit sur les marchandises ou sur les
actions. Depuis de nombreuses années, j’étudiais attentivement
tous les marchés. La hausse des matières premières au-dessus
des niveaux d’avant-guerre allait de 100 à 400 %. Il n’y avait
qu’une seule exception : c’était le café. Bien sûr, il y avait une
raison. Le déclenchement de la guerre signifiait la fermeture
des marchés européens et des cargos géants étaient envoyés
vers cette région, qui était un gros débouché. Cela amenait un
énorme surplus de café ici, et donc, cela contribuait à maintenir
les prix bas. C’est pourquoi, quand je commençai à étudier les
possibilités spéculatives du café, il se traitait en dessous des
cours d’avant-guerre. Si les raisons de cette anomalie étaient
évidentes, il n’en était pas moins évident que les opérations
actives, et de plus en plus efficaces, des sous-marins allemands
et autrichiens allaient entraîner une réduction épouvantable du
nombre de bateaux disponibles à des fins commerciales. Cette
éventualité devait conduire à une raréfaction drastique des
importations de café. Avec des arrivages qui diminuaient et une
consommation inchangée, les stocks en surplus devaient être
absorbés, et après cela, les cours du café devaient évoluer
comme les cours des autres matières premières, c’est-à-dire
grimper.
Pas la peine de s’appeler Sherlock Holmes pour comprendre
la situation. Pourquoi tout le monde ne se ruait-il pas sur le
café, ça je ne peux pas vous le dire. Quand j’ai décidé d’acheter
du café, je n’estimais pas qu’il s’agissait d’une simple
spéculation : pour moi, il était question d’un véritable
investissement. Je savais qu’il me faudrait du temps pour passer
à la caisse, mais je savais également que c’était le moyen de
réaliser une sacrée plus-value. Cela en faisait une opération de
bon père de famille — en fait, plus un acte de banquier qu’un
coup de joueur de casino.
Je commençai mes achats à l’hiver 1917. Je pris une jolie
petite ligne de café. Le marché, cependant, ne réagissait pas. Il
restait inactif et en ce qui concerne les cours, ne montait pas
comme je l’avais anticipé. Moralité : j’ai porté ma ligne sans rien
gagner pendant neuf mois. Mes contrats arrivaient à échéance
et je soldai toute ma position. J’avais subi une assez jolie perte
sur cette opération, et pourtant j’étais persuadé que mon
analyse était la bonne. Il est. clair que je m’étais trompé sur le
timing de l’opération. Cependant, j’étais confiant dans la hausse
du café qui finirait bien par suivre les autres matières
premières. Juste après avoir vendu ma ligne, je me remis à en
acheter. J’achetai trois fois plus de café que je l’avais fait
pendant cette période peu propice de neuf mois. Évidemment,
j’achetai sur une échéance très éloignée pour disposer du
maximum de temps.
Cette fois-ci, j’avais fait mouche. Au moment où j’achevais
ma ligne, le marché se mit à monter. Partout, les gens
comprenaient tout à coup ce qui allait arriver au marché du
café. Il semblait bien qu’à présent mon investissement me
rapporterait un assez beau rendement.
Les vendeurs des contrats que je détenais étaient
essentiellement des torréfacteurs, la plupart d’entre eux portant
d’ailleurs des noms allemands. Ils avaient acheté le café au
Brésil, en catimini, en espérant l’amener aux États-Unis, mais il
n’y avait plus un seul bateau pour le transporter. Ils étaient, à ce
moment-là, dans l’inconfortable position de ne pas trouver de
café disponible ici et d’être massivement vendeurs envers moi.
Ne perdez pas de vue que j’étais haussier sur le café alors
qu’il se traitait pratiquement au niveau d’avant-guerre.
N’oubliez pas qu’après en avoir acheté, j’avais gardé mes
positions une grande partie de l’année en prenant en fin de
compte une grosse perte dessus. Vous le savez aussi bien que
moi, la punition pour avoir tort est de perdre de l’argent et la
récompense pour avoir raison est d’en gagner. Ayant
franchement raison et portant une belle ligne, j’étais
légitimement fondé à penser que j’allais faire un malheur. Le
cours n’avait pas besoin de trop progresser pour me laisser une
plus-value plus que satisfaisante : j’avais plusieurs centaines de
milliers de sacs en position. Je n’aime pas trop parler de mes
opérations en chiffres parce que, parfois, cela semble assez
extravagant et les gens peuvent alors penser que je me vante.
En fait, je ne fais que traiter en accord avec mes moyens et je
me garde toujours une grande marge de sécurité. Dans cette
affaire, j’étais assez conservateur. Si j’avais autant de contrats,
c’était parce que je ne pouvais tout simplement pas concevoir
que je puisse perdre. J’avais attendu un an, mais maintenant
j’allais encaisser à la fois pour ma patience et pour le fait
d’avoir raison.
Je voyais les dollars affluer au plus vite. Il n’y avait là nulle
intelligence : simplement une absence de cécité.
Ils devaient arriver sans risque et rapidement, les millions!
Malheureusement, ils ne sont jamais arrivés jusqu’à moi. Non,
cela n’a pas foiré à cause d’un subit changement des conditions
de base. Le marché n’avait pas effectué un brutal changement
de direction. Le café ne venait pas se déverser massivement sur
le pays. Qu’était-il donc arrivé? L’imprévisible! Ce qui n’était
jamais arrivé de mémoire de spéculateur, ce que je n’avais
aucune raison de craindre. J’ajoutai un nouvel alinéa à la
longue liste des risques de la spéculation que je garde toujours
sous les yeux. C’était seulement que les gaillards — les vendeurs
— qui m’avaient vendu le café savaient ce qu’ils avaient en
magasin. Dans leurs efforts pour se sortir de la position dans
laquelle ils s’étaient mis eux-mêmes en vendant, ils décidèrent
une nouvelle forme d’escroquerie : ils se ruèrent à Washington
pour demander de l’aide et ils l’obtinrent.
Peut-être vous souvenez-vous que le gouvernement avait
élaboré, à l’époque, divers plans pour empêcher que ne
prospèrent les accapareurs sur les produits de première
nécessité. Vous savez comment certains d’entre eux agissaient.
Les philanthropes vendeurs de café comparurent devant le
Comité de fixation des prix du bureau des industries de guerre
(je pense que c’était la dénomination officielle de cet organisme)
en faisant appel au sens patriotique de ce corps pour protéger
les petits déjeuners américains. Ils affirmèrent qu’un
spéculateur professionnel, Lawrence Livingstone, avait réalisé
un corner sur le café ou était en train de le faire. Si ses
spéculations n’étaient pas rapidement réduites à néant, il
profiterait des conditions créées par la guerre et le peuple
américain serait obligé de payer un prix exorbitant pour son
café quotidien. Il était impensable pour ces patriotes — qui
m’avaient vendu des cargos entiers de café et pour lesquels ils
ne trouvaient pas de bateaux — que 100 millions d’américains
(plus ou moins) dussent payer un tribut aux vils spéculateurs.
Eux, ils représentaient le commerce du café, pas les
spéculateurs sur le café, et ils n’avaient bien sûr pas d’autre
motivation que d’aider le gouvernement à casser la spéculation
présente et à venir.
Vous savez que j’ai en horreur les pleurnichards et je ne
veux pas donner à entendre que le Comité de fixation des prix
ne faisait pas de son mieux pour casser la spéculation et le
gaspillage. Cela ne m’empêche toutefois pas de penser que le
comité ne s’était pas penché d’une manière très approfondie
sur le problème spécifique du marché du café. Ils ont fixé un
cours maximum pour le café et aussi une date limite pour
solder tous les contrats existants. Cette décision signifiait, bien
sûr, que la bourse de commerce serait fermée. Il ne me restait
alors plus qu’une chose à faire : c’était de vendre tous mes
contrats, ce que je fis. Toutes ces plus-values potentielles de
plusieurs millions que j’avais accumulées dans le passé et que je
considérais comme acquises s’envolèrent en fumée. Comme
tout le monde, j’étais et je suis aussi opposé aux profiteurs sur
les produits de première nécessité. Mais au moment où le
Comité de fixation des prix imposait un prix sur le café, toutes
les autres denrées se vendaient entre 250 et 400 % au-dessus
des cours d’avant-guerre. Le café était alors en moyenne en
dessous des cours qui prévalaient dans les années d’avant-
guerre. Cela n’avait rien à voir avec la personne qui achetait le
café. Le cours devait monter, non pas à cause des opérations de
vils spéculateurs, mais bien en raison de la réduction graduelle
du stock imputable aux diminutions des importations. Ces
dernières furent exclusivement dues à l’épouvantable
destruction des bateaux du monde entier par les sous-marins
allemands. Le comité n’avait pas attendu que le cours du café
s’envole, il avait immédiatement sauté sur les freins.
D’un point de vue politique et moral, c’était une erreur de
forcer la bourse de commerce à fermer juste à ce moment-là. Si
le comité avait laissé l’offre et la demande s’équilibrer, les prix
auraient sans aucun doute progressé, pour les raisons que j’ai
évoquées précédemment, mais qui n’avaient rien à voir avec un
prétendu corner. Ces prix élevés, qui n’étaient pas forcément
exorbitants d’ailleurs, auraient été une forte incitation à attirer
l’offre sur le marché. J’avais entendu monsieur Bernard
M. Baruch dire que le bureau des industries de guerre avait pris
en considération ce facteur — garantir une offre — en fixant les
cours. Pour cette raison, les complaintes sur le haut niveau des
cours de certaines denrées étaient totalement injustifiées.
Quand le marché fut rouvert, un peu plus tard, le café se traita
à 33 cents.
Le peuple américain payait ce prix à cause de la faiblesse de
l’offre et celle-ci était faible parce que les cours étaient fixés
trop bas, sur les suggestions des vendeurs philanthropes. Tout
cela avait pour conséquence de permettre le paiement de frets
prohibitifs pour traverser l’océan, et ainsi garantir la pérennité
des importations.
J’ai toujours pensé que mon opération sur le café était la
plus légitime de toutes mes spéculations sur les denrées. Je vous
l’ai déjà dit, je la considérais d’ailleurs plus comme un
investissement que comme une spéculation. J’étais dessus
depuis plus d’un an. S’il y avait de la spéculation, c’était
beaucoup plus chez les torréfacteurs «patriotes» qui avaient
d’ailleurs tous des patronymes et des ancêtres allemands. Ils
avaient du café au Brésil et ils me le vendaient à New York. Le
comité de fixation des prix bloquait ainsi le cours de la seule
denrée qui n’avait pas progressé. Ils protégeaient le public
contre les accapareurs avant que le cours ne monte, mais pas
contre l’inévitable hausse des prix qui a suivi. Non seulement
cela, mais même quand le café vert stagna autour de neuf cents
la livre, le café torréfié monta comme tout le reste : seuls les
torréfacteurs en ont profité. Si le prix du café vert avait
progressé de deux ou trois cents la livre, cela aurait signifié
quelques millions de plus-values pour moi. Cela n’aurait pas
coûté au public plus que la hausse qui est arrivée après.
En matière de spéculation, les considérations à titre
posthume sont toujours une perte de temps : elles ne mènent
nulle part. Au moins, cette opération-là avait-elle eu une vertu
pédagogique. C’était la meilleure de toutes celles que j’avais
initiées auparavant. La hausse était si évidente, si logique, que
j’imaginais ne rien avoir à faire d’autre pour empocher
quelques millions de dollars. Pourtant, d’autres en avaient
décidé autrement.
En deux autres occasions, j’avais souffert de l’action du
comité de surveillance des marchés qui modifiait sans crier
gare les règles du jeu. Dans ces cas-là, ma propre position, qui
était techniquement correcte, n’était pas aussi saine
commercialement que dans cette fameuse opération sur le café.
Vous ne pouvez jamais être absolument sûr de quoi que ce soit
quand vous prenez une position spéculative. L’expérience que
je viens de vous conter m’a permis d’ajouter un nouvel alinéa à
la liste des risques imprévisibles de la spéculation.
Après l’épisode du café, j’étais tellement chanceux sur les
autres denrées et vendeur sur les actions, que je commençai à
souffrir de rumeurs stupides. Les professionnels de Wall Street
et les journalistes avaient l’habitude de m’accuser moi et mes
raids, réels ou supposés, d’être la cause de toutes les baisses de
cours. À cette époque, on disait que mes ventes étaient
antipatriotiques, que je sois vendeur ou non d’ailleurs. La
raison pour laquelle on exagérait l’ampleur et l’effet de mes
opérations en était, je le suppose, la nécessité de fournir à
l’insatiable public une explication à chaque mouvement sur les
cours.
Comme je l’ai déjà dit un millier de fois, aucune
manipulation ne peut entraîner de baisse durable des actions. Il
n’y a rien de mystérieux là-dedans. La raison est évidente pour
tous ceux qui veulent bien se donner la peine d’y réfléchir
trente secondes. Supposez qu’un opérateur tente un raid sur
une action, c’est-à-dire qu’il la fasse baisser en dessous de sa
valeur réelle, qu’est-ce qui arriverait inévitablement? Le raider
se retrouverait immédiatement en face du meilleur type
d’achats d’initiés possible. Les gens qui savent ce que vaut
l’action achèteront tout ce qui est bradé sur le marché. Si les
initiés ne sont pas capables d’acheter, c’est tout simplement
parce que les conditions générales vont à l’encontre de leur
libre décision concernant leurs propres ressources. De telles
conditions ne sont pas par nature haussières. Quand les gens
parlent de raids, cela sous-entend que ceux-ci ne sont pas
justifiés, voire quasi-criminels. Vendre une action à un cours
très inférieur à ce que vaut le titre est une activité plutôt
dangereuse. Il est bon de garder à l’esprit qu’une action écrasée
qui ne réussit pas à se redresser n’attire pas les acheteurs, et s’il
y a un raid — c’est-à-dire des ventes à découvert injustifiées —
le titre est alors apte à faire l’objet d’achat d’initiés. S’il y en a,
les prix ne stagnent pas. Je devrais donc dire que, dans 99 % des
cas, les soi-disant raids sont des baisses vraiment légitimes,
accélérées et non initiées par les opérations de professionnels,
quelle que soit la taille de la ligne que ceux-ci peuvent balancer.
La théorie la plus couramment admise veut que la plupart
des baisses soudaines ou des chutes particulièrement brutales
soient le résultat d’opérations menées par quelques grands
spéculateurs. Cette théorie a été probablement inventée comme
un moyen facile pour donner des raisons aux spéculateurs qui,
n’étant rien d’autre que des joueurs de casino, croiront tout ce
qu’on leur dira plutôt que de faire l’effort de réfléchir. L’excuse
de la manipulation pour justifier les pertes que les infortunés
spéculateurs enregistrent à cause de leurs courtiers et des
tuyauteurs financiers spécialisés est vraiment un tuyau percé.
La différence se situe en ceci : un tuyau est distinct du conseil
de vendre à découvert. La tendance naturelle quand une action
chute méchamment est de la vendre. Il y a une raison — une
raison inconnue — mais une bonne raison tout de même : il
faut donc absolument sortir coûte que coûte. Il n’est pas
prudent de sortir quand la chute est le résultat d’une
manipulation par un opérateur, parce qu’au moment où il cesse
ses ventes, le cours doit rebondir. Méfiez-vous des tuyaux
percés!
CHAPITRE 16

D
es tuyaux, tout le monde veut des tuyaux! Les gens ont non
seulement un besoin maladif d’en recevoir, mais aussi
d’en donner. Ce doit être une question de cupidité et de
vanité. Il est très amusant, de temps en temps, d’observer des
gens très intelligents aller à la pêche aux tuyaux. Le tuyauteur
n’a pas besoin d’insister sur la qualité des tuyaux, le chercheur
de tuyaux ne cherche pas de bons tuyaux, ce qu’il demande ce
sont des tuyaux quels qu’ils soient. S’ils sont bons, tant mieux.
Sinon, on aura plus de chance la prochaine fois. Je parle du
client moyen d’un courtier moyen. Il y a un type de vendeur ou
de manipulateur qui ne croit qu’aux tuyaux, toujours et tout le
temps. Pour lui, c’est la quintessence de la publicité, la
meilleure drogue dans le monde, parce que tuyauteurs et
tuyautés sont inévitablement des échangeurs de tuyaux, la
diffusion de tuyaux devenant alors une sorte de chaîne sans fin
de conseils. Le vendeur de tuyaux joue sur l’illusion que
personne au monde ne peut résister à un tuyau bien amené. Il
étudie leur divulgation comme un art.
J’ai reçu des tuyaux par centaines tous les jours, de toutes
sortes de gens. Je crois vous avoir déjà raconté une histoire à
propos de Borneo Tin. Vous vous souvenez quand l’action était
mise en valeur? C’était à l’apogée du boom. Le pool des
émetteurs avait pris l’avis d’un banquier très intelligent et avait
décidé d’émettre des actions de la nouvelle société sur le
marché plutôt que de passer par un syndicat d’émission qui
prendrait les actions ferme. C’était un bon conseil. La seule
erreur des membres du pool provenait de leur inexpérience. Ils
ne savaient pas ce qu’un marché boursier était capable de faire
dans un marché pris de folie haussière et de plus, ils n’ont pas
su être généreux à bon escient. Ils étaient certes conscients de
la nécessité de majorer le prix d’émission pour suivre le
marché. Ils commencèrent la vente des titres à un cours auquel
les spéculateurs ne pouvaient pas acheter sans appréhension.
En toute logique, les émetteurs auraient dû se douter que,
dans un marché aussi furieusement haussier, leur cupidité
passait pour du pur conservatisme. Le public achetait tout ce
qui était à peu près convenablement présenté. Personne ne
voulait entendre parler d’investissement : seul l’argent facile
intéressait, pour les plus-values certaines qu’apporterait le jeu.
L’or s’engouffrait dans ce pays grâce aux énormes achats de
matériel de guerre. On m’a dit que les émetteurs, pendant qu’ils
ficelaient leurs plans pour vendre Borneo Tin, avaient relevé le
prix d’émission à trois reprises avant que la souscription ne soit
officiellement offerte au public.
J’avais été approché pour me joindre au pool et j’avais
étudié le dossier. Cependant, je n’avais pas accepté d’en faire
partie parce que, s’il y avait un marché à manœuvrer, je
préférais le faire moi-même. Je spécule toujours sur mes
propres informations et je suis toujours mes propres méthodes.
Lorsque Borneo Tin a été émise, connaissant les ressources du
pool et ce qu’ils avaient l’intention de faire, sachant également
ce que le public était capable de faire, j’achetai 10 000 actions
pendant la première heure de cotation. Les débuts momentanés
de ce marché étaient au moins une réussite. Constatant à quel
point la demande était forte, les émetteurs ont décidé que ce
serait une erreur de vendre autant d’actions aussi vite. Ils
apprirent que j’avais acquis mes 10 000 titres au moment précis
où ils prirent conscience qu’ils auraient vraisemblablement pu
vendre tout ce qu’ils avaient, en relevant le cours d’émission de
25 ou 30 points. Ils en conclurent que mon bénéfice sur mes
10 000 actions représentait un morceau un peu trop gros des
millions qu’ils auraient dû ramasser. Ils cessèrent donc leurs
opérations haussières et essayèrent de me faire lâcher prise en
me secouant un petit peu : je restais bien accroché. Ils
renoncèrent à m’ennuyer parce qu’ils ne voulaient pas
déstabiliser le marché. Alors, ils tentèrent à nouveau de faire
monter les cours, en essayant de ne pas vendre plus d’actions
qu’ils ne le pouvaient.
Ils virent les niveaux fous que les autres actions avaient
atteints et ils commencèrent à rêver en milliards. Quand
Borneo Tin dépassa les 120, je leur vendis mes 10 000 bouts.
Cela calma la hausse et les directeurs du pool abandonnèrent
leur manipulation haussière. Au mouvement de hausse suivant,
ils essayèrent d’animer le marché avec quelques munitions,
mais cela leur coûta assez cher. Finalement, ils firent monter le
cours jusqu’à 150. La masse de fer s’était abattue pour de bon
sur le marché. Le syndicat se retrouvait contraint d’animer un
marché en baisse et d’attirer ce type de personnes qui aiment
acheter après une bonne réaction, sous le prétexte fallacieux
qu’une action qui a coté 150 est bon marché à 130 et une sacrée
affaire à 120. Donc, ils passèrent le tuyau d’abord aux
spéculateurs professionnels du parquet, qui étaient souvent
capables de faire un marché à court terme, et un peu plus tard
aux courtiers. Chacun y mit du sien, le syndicat utilisant toutes
les ficelles connues. Le seul problème, c’est que le temps de la
hausse était alors définitivement révolu. Les pigeons avaient
déjà mordu à l’hameçon et cela, la bande de Borneo ne pouvait
ou ne voulait pas le voir.
J’étais alors à Palm Beach avec ma femme. Un beau jour,
j’avais gagné un peu d’argent chez Gridley et quand je revins à
la maison, je donnai 500 $ à Mme Livingstone. C’était une
curieuse coïncidence mais, le soir même, elle rencontrait lors
d’un dîner le président de la Borneo Tin Company, un certain
Wisenstein, qui présidait aux destinées du syndicat d’émission.
Nous avons appris, bien plus tard, que ce Wisenstein avait
délibérément manœuvré pour s’asseoir à côté de ma femme
pendant le dîner.
Il se révéla absolument charmant avec elle et lui parla
presque avec amusement. À la fin, il lui dit, sur le ton de la
confidence :
— Mme Livingstone, je vais faire quelque chose que je n’ai
jamais fait auparavant. Je suis très content de le faire pour vous
parce que vous savez exactement ce que cela signifie.
Il s’arrêta et regarda Mme Livingstone avec inquiétude,
comme pour s’assurer qu’elle était non seulement avisée, mais
également très discrète. Elle pût le lire sur sa tête, parfaitement
expressive. Elle se contenta de répondre : «Oui».
— Oui, Mme Livingstone. Cela a été un grand plaisir pour
moi que de vous rencontrer, vous et votre mari. Je veux vous
prouver que je suis sincère en disant cela, car j’espère vous
faire gagner beaucoup d’argent à tous les deux. Il va sans dire
que l’information que je vais vous donner est strictement
confidentielle.
Alors il murmura :
— Si vous achetez du Borneo Tin, vous allez gagner
beaucoup d’argent.
— Vous croyez vraiment?
— Juste avant de quitter l’hôtel, j’ai reçu quelques câbles
avec des nouvelles qui ne seront pas connues du grand public
avant au moins quelques jours. Je vais acheter toutes les actions
que je pourrai trouver. Si vous en achetez un peu à l’ouverture
du marché demain, vous le ferez au même cours que moi. Je
vous donne ma parole que Borneo Tin va monter. Vous êtes la
seule personne à qui je l’ai dit. Absolument la seule.
Elle le remercia et lui dit alors qu’elle ne connaissait
absolument rien à la spéculation boursière. Il l’assura qu’il
n’était nullement nécessaire pour elle de savoir quoi que ce soit
de plus sur les actions que ce qu’il venait de lui dire. Pour être
sûr qu’elle avait bien compris, il lui répéta son conseil :
«Tout ce que vous avez à faire, c’est d’acheter autant de
Borneo Tin que vous le pourrez. Je peux vous donner ma parole
que si vous le faites, vous ne perdrez pas un cent. De toute ma
vie, je n’ai jamais dit d’acheter quoi que ce soit à une femme, ni
à un homme d’ailleurs. Cependant, je suis si convaincu que
l’action ne s’arrêtera pas avant 200 que j’aimerais vous faire
gagner un peu d’argent. De toute façon, je ne peux pas tout
acheter moi-même. Vous savez, si quelqu’un d’autre doit en
profiter, je préfère de beaucoup que ce soit vous plutôt qu’un
étranger. Je vous ai fait cette confidence parce que je sais que
vous ne parlerez pas de cela. Croyez-moi, Mme Livingstone :
vous pouvez acheter Borneo Tin les yeux fermés! »
Il semblait très sérieux et réussit à l’impressionner tellement
qu’elle commença à se dire qu’elle venait de trouver un
excellent moyen de faire fructifier les 500 $ que je lui avais
donnés dans l’après-midi. Cet argent ne m’avait rien coûté et
elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. En d’autres termes,
c’était de l’argent qu’elle pouvait perdre à sa convenance, si la
chance n’était pas de son côté. Toutefois, il avait dit qu’elle
gagnerait à coup sûr. Ce serait bien de faire de l’argent de sa
propre initiative et de ne m’en parler qu’après coup.
Le lendemain matin même, avant l’ouverture du marché,
elle entrait chez Harding et dit au directeur :
— M. Haley, je veux acheter quelques actions, mais je ne
veux pas le faire sur mon compte habituel parce que je ne veux
absolument pas que mon mari apprenne quoi que ce soit avant
d’avoir gagné cet argent. Puis-je compter sur vous?
Haley, le directeur, dit :
— Oh! oui, bien sûr. Vous pouvez le faire sur un compte
spécial. Quel est le titre que vous voulez acheter et combien en
voulez-vous?
Elle lui tendit les 500 $ et lui dit :
— Écoutez : je ne veux pas perdre plus que ces 500 $. Surtout
si cela tourne mal, je ne veux pas vous devoir quoi que ce soit.
Et surtout, n’oubliez pas, je ne veux pas que M. Livingstone
sache quoi que ce soit à ce sujet. À l’ouverture, achetez-moi
autant d’actions Bornéo Tin que vous pouvez le faire avec cet
argent.
Haley prit l’argent, lui dit qu’il tairait la chose et lui acheta
une centaine d’actions dès l’ouverture. Je pense qu’elle les a
eues à 108. Le titre était très actif ce jour-là et termina en
hausse de trois points. Mme Livingstone était tellement
enchantée de son exploit qu’elle fit un gros effort pour garder
son secret et ne pas me le livrer.
Le hasard a voulu qu’à ce moment-là, j’étais de plus en plus
baissier sur le marché et que l’activité inhabituelle de Borneo
Tin attirât mon attention. Je pensais qu’il n’était plus temps
pour aucune action de progresser, surtout pas pour un titre
comme celui-ci. Je décidai donc de commencer mes opérations
de vente le jour même, et entrepris de vendre à découvert
10 000 actions Borneo. Si je ne l’avais pas fait, je pense que
l’action aurait monté de cinq ou six points au lieu de trois.
Le lendemain même, à l’ouverture, je vendis 2 000 actions et
encore 2 000 juste avant la clôture, et l’action retomba à 102.
Le surlendemain, M. Haley, le directeur de la succursale
Harding’s Brothers de Palm Beach, attendait la visite de Mme
Livingstone. Elle avait l’habitude de passer vers 11 heures pour
voir comment allaient les choses et pour voir ce que je faisais.
Haley la prit à part et lui dit :
— Mme Livingstone, si vous voulez continuer à porter les
100 actions Borneo Tin, il me faut un appel de marge
supplémentaire.
— Mais je ne peux pas!
— Je peux les transférer sur votre compte habituel.
— Non, dit-elle, parce que si je le fais, mon mari le saura.
— Votre compte présente déjà un débit de..., commença-t-il.
— Mais je vous ai dit distinctement que je ne voulais pas
perdre plus que ces 500 $. Je ne voulais d’ailleurs pas les perdre
du tout!
— Je sais, Mme Livingstone, mais je ne veux pas les vendre
sans vous consulter. Maintenant, à moins que vous me
demandiez de les garder, je vais être contraint de les vendre.
— Le titre évoluait si bien, le jour où j’ai acheté les actions,
que je ne pouvais pas croire que ça tournerait aussi mal et aussi
rapidement. Vous le pensiez, vous?
— Non, répondit Haley, je ne le pensais pas — ils doivent
être diplomates, ces courtiers.
— Alors qu’est-ce qui ne collait pas, M. Haley?
Haley savait, mais il ne pouvait pas lui dire sans parler de
moi : le business d’un client, c’est sacré. Du coup, il lui dit :
— Non, je n’ai rien entendu de spécial là-dessus, ni pour ni
contre. Oh! regardez comme le titre baisse, c’est un sacré
plongeon!
Il montra le tableau de cotation. Mme Livingstone fixa le
cours de l’action qui plongeait et cria :
— M. Haley! Je ne voulais pas perdre mes 500 $! Que dois-je
faire?
— Je ne sais pas, Madame, mais à votre place, j’en parlerais à
M. Livingstone.
— Oh, non! Il ne veut pas que je spécule pour mon propre
compte. Il me l’a suffisamment répété. Il achètera ou vendra des
actions pour moi, si je le lui demande, mais avant cette histoire,
je n’ai jamais osé spéculer sans qu’il me donne son conseil. Je ne
pourrai jamais le lui dire.
— Ne vous en faites pas, dit Haley d’un ton apaisant. C’est un
merveilleux spéculateur et il saura exactement ce qu’il faut
faire.
Voyant qu’elle secouait la tête violemment, il ajouta
diaboliquement :
— Ou alors, vous avancez 1 000 ou 2 000 $ pour garder vos
Borneo.
L’alternative la décida tout de suite. Elle resta collée au
tableau, mais comme le marché allait de plus en plus mal, elle
vint me voir à l’endroit où j’étais installé pour regarder les
cours et me dit qu’elle avait à me parler. Elle entra dans le
bureau qui m’était réservé et me raconta l’histoire en détail. Je
me contentai de dire : «Sais-tu que tu es une petite fofolle, sors
vite de cette position! »
Elle me promit qu’elle le ferait, et du coup je lui donnai ses
500 $ et elle s’en alla ravie. L’action se traitait à ce moment-là au
pair.
J’avais compris ce qui était arrivé. Ce Wisenstein était un
type astucieux : il s’imaginait que Mme Livingstone m’aurait
raconté ce qu’il lui avait dit et que j’aurais regardé ce titre. Il
savait que l’activité m’attirait toujours et que j’étais connu pour
prendre d’assez belles positions. Je suppose qu’il pensait que
j’en achèterais 10 ou 20 000.
C’était un des tuyaux les plus intelligents et les plus
artistiquement fignolés que j’avais jamais entendu. Toutefois, la
manœuvre a échoué. Elle ne pouvait qu’échouer d’ailleurs. En
premier lieu, la dame avait reçu ce jour-là 500 $ inespérés et
était donc d’humeur joyeuse. En second lieu, elle voulait gagner
un peu d’argent par elle-même et, comme le font souvent les
femmes, avait dramatisé la situation au point qu’elle ne pouvait
y résister. Elle savait ce que je pensais des positions spéculatives
des amateurs et elle n’osait pas m’en parler : Wisenstein n’avait
pas bien saisi sa psychologie.
En outre, il se trompait totalement sur le type de spéculateur
que j’étais. D’une part je ne suis jamais les tuyaux, et d’autre
part j’étais baissier sur tout le marché. La tactique qu‘il avait
mise au point lui paraissait bonne puisque le titre progressa de
trois points, le lendemain, dans un marché actif. Il pensa donc
que j’étais entré dans le marché au moment précis où je décidai
de choisir Borneo pour vendre le marché dans son ensemble.
Après avoir entendu l’histoire de Mme Livingstone, j’étais
plus que jamais décidé à vendre Borneo. Tous les matins à
l’ouverture et tous les après-midi juste avant la clôture, je
surveillais le titre régulièrement jusqu’à ce que je vis
l’opportunité de racheter mes ventes avec un beau bénéfice.
Il m’a toujours semblé que le summum de la bêtise consiste
à s’échanger des tuyaux. Je suppose que je n’ai pas la
prédisposition d’esprit qu’ont les amateurs de tuyaux. Je pense
parfois que les amateurs de tuyaux sont comme les ivrognes. Il
y a ceux qui ne peuvent pas résister à la tentation et qui
cherchent toujours la bonne cuite qu’ils jugent indispensable à
leur bonheur. C’est tellement facile d’ouvrir grand ses oreilles et
de laisser venir les tuyaux. En fait, se faire expliquer en détail
ce qu’il faut faire pour être pleinement heureux vient en
seconde position dans l’échelle de la félicité, juste après le fait
d’être heureux : c’est assurément pour eux un grand pas vers le
nirvana. Ce n’est pas tant l’avidité qui rend aveugle par
empressement, que l’espoir emballé dans le refus de toute
forme de réflexion personnelle.
Les chasseurs de tuyaux invétérés ne se trouvent pas
uniquement dans le grand public. Le spéculateur professionnel
sur le parquet du New York Stock Exchange en est tout aussi
fou. Je suis absolument certain que les gens ne perdront pas
d’argent avec moi, puisque j’ai comme règle de ne jamais
donner de tuyaux. Si je disais au boursicoteur moyen : «Vends
500 Steel pour ton compte! », il le ferait dans l’instant.
Cependant, si je lui dis que je suis franchement baissier sur tout
le marché en lui donnant les raisons par le menu, il s’ennuie en
m’écoutant. Après m’avoir prêté l’oreille, il me lance un regard
furieux pour lui avoir fait perdre son temps en exprimant mes
vues sur les conditions générales, au lieu de lui donner un
tuyau direct et spécifique, comme un vrai philanthrope de
l’espèce qui est si abondante à Wall Street — celui qui aime
mettre des millions dans les poches de ses amis, de ses
connaissances et même de parfaits inconnus.
La croyance dans les miracles que tout homme chérit
provient de la capacité qu’a l’être humain à espérer sans
limites. Il y a des gens qui font la fête périodiquement, et nous
connaissons tous l’espoir chronique de l’ivrogne qui se présente
toujours comme un incorrigible optimiste. Les amateurs de
tuyaux sont tous comme cela.
J’ai une relation, un membre du New York Stock Exchange,
qui faisait partie de ces gens qui pensaient que j’étais un
égoïste, un cochon à sang-froid, parce que je ne donnais jamais
de tuyaux à mes amis. Un jour, il y a de cela déjà quelques
années, il parlait à un journaliste qui mentionnait, comme cela
en passant, qu’il tenait de source sûre que G. O. H. allait monter.
Mon ami, le courtier, acheta vite fait 1 000 actions et vit le cours
décliner si vite qu’il perdit rapidement 3 500 $ avant de se
couper un bras. Il rencontra de nouveau le journaliste un ou
deux jours plus tard, alors qu’il était encore sous le choc de sa
perte.
— Qu’est-ce que ce tuyau, que vous m’avez donné? se
plaignit-il.
— Quel tuyau? demanda le reporter, qui ne s’en souvenait
pas.
— Sur G. O. H. Vous m’aviez dit que vous le teniez de source
sûre.
— C’est vrai. C’est un administrateur de la compagnie qui est
membre du comité financier qui me l’a donné.
— Lequel d’entre eux? demanda le courtier d’un ton
vindicatif.
— Si vous voulez vraiment le savoir, c’est votre propre beau-
père, M. Westlake.
— Pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit que c’était lui ?
hurla le courtier. Cela m’a coûté 3 500 $.
Il ne croyait pas du tout aux tuyaux de la famille. Plus la
source était éloignée, plus pure elle devait être!
Le vieux Westlake était un riche et brillant banquier et
émetteur. Il croisa un jour John W. Gates. Ce dernier lui
demanda ce qu’il savait.
— Si vous voulez le suivre, je vous donnerai un tuyau. Si
vous ne le voulez pas, j’économiserai ma salive, répondit le
vieux Westlake d’un air renfrogné.
— Bien sûr que je le suivrai, promit Gates allègrement.
— Vendez Reading! Il y a 25 points sans risque à gagner
dessus, et peut-être même plus. Mais 25 certainement, dit
Westlake d’un ton catégorique.
— Je vous suis très obligé.
Gates, surnommé «je vous parie un million», lui serra la
main avec chaleur et partit en direction du bureau de l’agent de
change.
Westlake était un spécialiste de Reading. Il savait tout sur la
compagnie et restait dessus avec les initiés, à tel point qu’il lisait
le marché de l’action comme dans un livre ouvert et tout le
monde le savait. Et il venait de conseiller au spéculateur de
l’Ouest de vendre à découvert.
En fait, Reading ne cessa plus de progresser. Elle monta de
100 points en quelques semaines. Un jour, le vieux Westlake
tomba nez à nez avec John W. dans la rue, mais il fit celui qui ne
l’avait pas vu et continua son chemin. John W. Gates le rattrapa
et, tout sourire, le prit par le bras. Le vieux Westlake lui serra la
main, ahuri.
— Je tiens à vous remercier pour le tuyau que vous m’aviez
donné sur Reading, dit Gates.
— Mais je ne vous ai donné aucun tuyau, dit Westlake d’un
air soupçonneux.
— Mais si. C’était un sacré bon tuyau. J’ai gagné 60 000 $.
— Vous avez gagné 60 000 $?
— Bien sûr! Vous ne vous souvenez pas? Vous m’aviez dit de
vendre Reading et du coup, j’en ai acheté! J’ai toujours gagné
beaucoup d’argent en renversant vos tuyaux, ajouta
plaisamment John W. Gates, toujours !
Le vieux Westlake regarda le bluffeur de l’Ouest et répliqua
tout de go avec une pointe d’admiration :
— Gates, comme je serais riche, si j’avais votre cerveau!
Un autre jour, je rencontrai M. W. A. Rogers, le célèbre
caricaturiste dont les courtiers new-yorkais appréciaient tant
les dessins. Ses caricatures quotidiennes dans le New York
Herald faisaient les délices de milliers d’entre eux. Je vais vous
narrer une petite anecdote le concernant. C’était juste avant
que nous ne rentrions en guerre avec l’Espagne[46]. Il passait la
soirée avec un de ses amis courtiers. Quand il se leva, il prit son
chapeau melon au vestiaire, du moins croyait-il qu’il s’agissait
du sien, car il avait la même forme et lui allait à la perfection.
La bourse à cette époque ne parlait que de la guerre avec
l’Espagne. La guerre allait-elle éclater, oui ou non? Si c’était le
cas, le marché baisserait, pas tant sur nos ventes que sur la
pression des investisseurs européens. En cas de paix, ce serait
du tout cuit pour acheter des actions, parce qu’il y avait eu des
baisses considérables dues aux déclarations enflammées des
journaux à sensation. M. Rogers me raconta la suite de l’histoire
comme telle :
«Mon ami, le courtier chez qui j’étais la veille au soir, vint à
la bourse le lendemain, s’interrogeant avec anxiété sur le sens
que prendrait le marché. Il passa en revue les arguments pour
ou contre, mais il était impossible de distinguer les rumeurs des
faits. Aucune information authentique ne pouvait le guider.
Parfois, il pensait que la guerre était inévitable. L’instant
suivant, il s’était presque convaincu que cela était hautement
improbable. Sa perplexité avait dû lui causer de la fièvre, car il
prit son chapeau melon pour s’éponger le front. Il n’arrivait pas
à se décider à acheter ou à vendre.
Il se mit à regarder à l’intérieur de son chapeau. Là en
lettres d’or, il vit le mot GUERRE. Voilà le signe qu’il attendait.
N’était-ce pas un tuyau de la Providence que lui donnait le
chapeau? Du coup, il vendit un wagon d’actions. La guerre
éclata, il racheta ses ventes après le krach et fit un malheur. » Et
W. A. Rogers de conclure : «Je n’ai jamais revu mon chapeau! »
Toutefois, la palme de la plus belle histoire de tuyaux
concerne un des membres les plus populaires du New York
Stock Exchange : J. T. Hood. Un jour, un autre spéculateur
professionnel du parquet, Bert Walker, lui dit qu’il avait fait
faire un bon coup à un administrateur important d’Atlantic
& Southern. En retour, l’initié reconnaissant lui avait conseillé
d’acheter toutes les actions A. & S. qu’il pourrait trouver. Les
administrateurs étaient sur le point de faire quelque chose qui
propulserait le titre vers le haut d’au moins 25 points. Tous les
administrateurs n’étaient pas dans le coup, mais la majorité
voterait dans ce sens, cela ne faisait aucun doute.
Bert Walker conclut que le dividende allait être augmenté. Il
en parla à son ami Hood et ils achetèrent chacun quelques
milliers d’actions A. & S. Le titre était très faible, avant et après
qu’ils l’eurent acheté. Cependant, Hood disait que c’était
évidemment intentionnel pour faciliter l’accumulation par la
clique d’initiés, dirigée par le grand copain de Bert.
Le jeudi suivant, après la clôture du marché, les
administrateurs de A. & S. se réunirent et supprimèrent le
dividende. L’action perdit six points dans les six premières
minutes de cotation, le vendredi matin.
Bert Walker était gai comme une porte de prison. Il appela
l’administrateur reconnaissant, qui était vraiment navré et se
sentait affreusement désolé. Il lui dit qu’il avait complètement
oublié qu’il lui avait conseillé d’acheter. Voilà pourquoi il avait
négligé de l’informer du changement de plan de la faction
dominante du conseil. L’administrateur, plein de remords, était
tellement peiné de sa bourde qu’il donna un autre tuyau à Bert.
Il lui expliqua gentiment que quelques-uns de ses collègues
voulaient acheter des actions moins chères, d’une manière pas
trop catholique. Il devait gagner leur vote. Maintenant qu’ils
avaient tous accumulé leurs lignes, plus rien ne pourrait arrêter
la hausse du titre. À ce prix-là, acheter A. & S., c’était du tout
cuit.
Bert non seulement lui pardonna, mais serra la main du
grand financier avec chaleur. Naturellement, il se dépêcha
d’aller voir son ami et victime, Hood, pour lui annoncer la
bonne nouvelle : ils allaient faire un malheur! Auparavant,
l’action devait monter et ils l’avaient achetée : à présent, elle
était 15 points plus bas. C’était une aubaine. Du coup, ils se
procurèrent 5 000 actions sur le même compte.
Comme s’ils avaient fait sonné une cloche pour donner le
signal, l’action s’effondra méchamment sur ce qui était, de toute
évidence, des ventes d’initiés. Deux spécialistes confirmèrent
allègrement la suspicion. Hood vendit leurs 5 000 actions.
Quand il revit son compère, il lui dit :
— Si ce fumier n’était pas parti en Floride avant-hier, je lui
aurais administré une sacrée correction. Oui, je l’aurais fait.
Viens avec moi.
— Où donc? demanda Hood.
— Au guichet télégraphique. Je veux envoyer à ce putois un
télégramme qu’il n’oubliera pas de sitôt. Suis-moi.
Hood le suivit. Bert se dirigea vers le télégraphe. Là-bas,
portés par le ressentiment — ils avaient perdu sur 5 000 actions
— Bert composa un chef-d’œuvre de vitupération vindicative. Il
le lut à Hood et conclut :
— Je pense qu’il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant
qu’il sache ce que je pense de lui.
Il était sur le point de glisser le texte à l’employé quand
Hood lui dit :
— Attends, Bert!
— Qu’est-ce qui se passe?
— Je ne veux pas envoyer ça, s’avisa Hood d’un ton sérieux.
— Pourquoi? répondit sèchement Bert.
— Ça va le rendre fou furieux.
— C’est bien ce que nous voulons, non? dit Bert regardant
Hood avec surprise.
Hood secoua la tête d’un air désapprobateur et dit avec tout
son sérieux :
— Non, arrête. Tu comprends, après ce télégramme, il ne
nous donnera plus jamais de tuyaux!
Oui, un spéculateur professionnel a réellement dit cela.
Maintenant, quel est l’intérêt d’évoquer tous ces pigeons
amateurs de tuyaux? Les hommes ne prennent pas les tuyaux
parce qu’ils sont des ânes bâtés, mais parce qu’ils aiment ces
cocktails d’espoir dont je vous ai parlés. La recette du vieux
baron Rothschild[47] pour réaliser de gros gains en bourse
s’applique avec encore plus de force que jamais à la
spéculation. Quelqu’un lui demandait s’il était difficile de
gagner de l’argent en bourse. Il répondit que, au contraire, il
pensait que cela était très facile.
— Vous dites cela parce que vous êtes très riche, objecta
l’interviewer.
— Non, pas du tout. J’ai trouvé un moyen facile et je m’y
tiens. Je ne peux tout simplement aider personne à gagner de
l’argent. Je vais vous livrer mon secret, si vous y tenez. C’est
celui-ci : je n’achète jamais au plus bas et je vends toujours trop
tôt.
Les investisseurs forment une drôle d’espèce. La plupart
d’entre eux vont droit aux inventaires et statistiques et font la
chasse à toutes sortes de données mathématiques, comme s’il
s’agissait de faits et de certitudes. Le facteur humain est en
général minimisé. Très peu de personnes aiment investir dans
une affaire menée par un seul homme. Le plus sage des
investisseurs que j’aie jamais connu était un descendant des
Suisses allemands installés en Pennsylvanie[48]. Il débarqua
ensuite à Wall Street, fit ses classes avec Russell Sage et devint
finalement un des gourous de l’investissement.
C’était un grand fouineur, un genre de paysan infatigable. Il
ne croyait qu’à ce qu’il voyait de ses propres yeux. Il n’attachait
aucune importance à ce que les autres disaient. C’était il y a de
cela quelques années. Il détenait un peu d’Atchison. C’est alors
qu’il commença à entendre des rumeurs inquiétantes sur la
société et sur son management. Il avait entendu dire que
M. Reinhart, le président, au lieu d’être la merveille que l’on
croyait, était en réalité le plus extravagant des patrons dont
l’insouciance était en train de pousser la société à la faillite. Il
devrait bien un jour rendre des comptes.
C’était précisément le genre de nouvelles qui était comme de
l’oxygène pour le Suisse allemand. Il se précipita à Boston pour
interviewer M. Reinhart et lui poser quelques questions. Les
questions consistaient à répéter les accusations qu’il avait
entendues et à demander au président d’Atchison, Topeka
& Santa Fe Railroad si elles étaient fondées.
M. Reinhart non seulement récusa les allégations avec
emphase, mais fit même plus : il allait prouver avec des chiffres
que ceux qui diffusaient de telles affirmations n’étaient que des
menteurs qui ne cherchaient qu’à lui nuire. Le Suisse allemand
posa quelques questions précises et le président y répondit, lui
montrant ce que la société faisait et quelle était sa situation
financière au cent près.
Le Suisse allemand remercia le président Reinhart, retourna
à New York et vendit rapidement toutes ses actions Atchison.
Une semaine plus tard, il utilisa les fonds disponibles pour
acheter un bon paquet de Delaware, Lackawanna & Western.
Des années plus tard, nous parlions de changements
d’investissements particulièrement heureux et il me cita son
propre cas. Il m’expliqua ce qui l’avait subitement poussé à
faire cela.
«Vous voyez, dit-il, j’ai remarqué que le président Reinhart,
quand il notait les chiffres, sortait du papier à en-tête de son
classeur sur son bureau en acajou. C’était un magnifique papier
avec de superbes lettres à en-tête en deux couleurs. Non
seulement, c’était très cher mais, plus grave encore, c’était
inutilement cher. Il écrivait quelques chiffres sur une feuille
pour me montrer exactement ce que la société gagnait
département par département, ou pour prouver comment il
sabrait dans les dépenses pour réduire les coûts d’exploitation.
Ensuite, il froissait la feuille du papier hors de prix et la jetait à
la poubelle. Il, voulait m’impressionner avec ses économies,
mais il prenait et jetait l’une après l’autre les feuilles de ce
magnifique papier avec un en-tête bicolore. Quelques chiffres et
plouf, dans la poubelle! Encore de l’argent jeté par les fenêtres.
Ce qui me frappa le plus, c’était que si le président se
comportait comme cela, on pouvait émettre des doutes sur le
sens de l’économie de ses assistants. Je décidai donc de croire
les gens qui me disaient que la gestion était extravagante, au
lieu d’accepter la version du président. Je vendis alors toutes les
actions que je détenais.
«II se trouve aussi que j’eus l’occasion d’aller dans les
bureaux de Delaware, Lackawanna & Western quelques jours
plus tard. Le vieux Sam Sloan en était le président. Son bureau
était le plus proche de l’entrée et sa porte était grande ouverte,
d’ailleurs son bureau était toujours ouvert. À cette époque,
personne ne pouvait entrer dans les bureaux de Delaware,
Lackawanna & Western sans voir le président de la société assis
à son bureau. N’importe qui pouvait entrer et parler affaires
avec lui directement, s’il avait des problèmes à régler. Les
analystes financiers avaient l’habitude de me dire qu’ils
n’avaient pas à tourner autour du pot avec le vieux Sam Sloan.
Il répondait à leurs questions par oui ou par non, quelles que
soient les exigences boursières des autres administrateurs.
«Quand j’entrai, je vis que le vieil homme était occupé. Je
pensai au début qu’il ouvrait son courrier, mais après m’être
approché plus près de son bureau, je compris ce qu’il faisait.
J’appris un peu plus tard qu’il agissait ainsi tous les jours. Après
avoir ouvert l’enveloppe et retiré la lettre, au lieu de jeter les
enveloppes vides, il les rassemblait et les gardait. À ses
moments perdus, il découpait les enveloppes. Cela lui donnait
deux piles de papier, chacune avec un côté blanc. Il les empilait
puis les distribuait alentour, pour qu’on s’en serve comme
brouillon, contrairement à ce que faisait Reinhart qui utilisait
un papier à en-tête imprimé. Pas de gaspillage d’enveloppes
vides, pas de gaspillage des moments libres du président : tout
était utilisé.
«Ce qui m’a frappé, c’est que si Delaware, Lackawanna
& Western avait ce type comme président, la société devait être
gérée à l’économie dans tous ses départements : le président y
veillait. Bien sûr, je savais que la société payait des dividendes
réguliers et avait un solide bilan. J’achetai tout ce que je pouvais
de Delaware, Lackawanna & Western. Depuis, le titre a doublé
et même quadruplé. Mes dividendes annuels représentent le
montant de mon investissement initial. J’ai toujours mes
Delaware, Lackawanna & Western et Atchison s’est retrouvée
entre les mains d’un liquidateur, quelques mois après avoir vu
le président jeter, feuille après feuille, le magnifique papier à
en-tête bicolore dans une poubelle pour me prouver par a+b
qu’il n’était pas si extravagant qu’on le disait. »
Le plus beau dans cette histoire, c’est qu’elle est tout à fait
véridique et qu’aucune autre action que le Suisse allemand
aurait pu acheter se serait avérée un aussi bon investissement
que Delaware, Lackawanna & Western.
CHAPITRE 17

L’ un de mes meilleurs amis adore raconter des histoires sur ce


qu’il appelle mes intuitions. Il n’arrête pas de me découvrir
des pouvoirs qui défient l’imagination. Il déclare que je suis
simplement et aveuglément certaines impulsions mystérieuses
et que je sors aussitôt de la bourse au moment précis où elle
commence à baisser. Sa blague préférée est d’évoquer un chat
noir qui me dirait, au petit déjeuner, de vendre les actions que
je détiens, et qu’après avoir reçu le message du chat, je suis
grognon et ronchon tant que je n’ai pas vendu toutes mes
actions. Je vends alors pratiquement au plus haut du
mouvement, ce qui bien sûr renforce la théorie de l’intuition de
mon opiniâtre ami.
Je m’étais rendu à Washington pour convaincre quelques
membres du Congrès qu’il n’y avait pas grand intérêt à nous
taxer à mort et je ne faisais pas trop attention à la bourse. Ma
décision de vendre ma ligne vint soudainement, comme le dit
mon ami.
J’admets que j’ai parfois des tendances irrépressibles qui me
poussent à faire certaines choses sur le marché. Que je sois
acheteur ou vendeur sur les actions n’a alors aucune
importance : je dois sortir. Je me sens mal à l’aise tant que je ne
l’ai pas fait. Je pense personnellement que ce qui m’arrive, c’est
que je perçois de nombreux signaux d’alarme. Peut-être qu’un
seul de ces signaux n’est pas suffisant ou pas assez puissant
pour me donner une raison valable et définitive de faire ce que
j’ai soudain envie de faire. C’est probablement ce qu’on appelle,
en jargon boursier, le «syndrome du téléscripteur» que le vieux
spéculateur James R. Keene avait si fortement développé
comme d’autres opérateurs avant lui. Habituellement, je
l’avoue, le signal s’avère non seulement pertinent mais réglé à
la minute près. Dans ce cas particulier, ce n’était pas une
intuition. Le chat noir n’a rien à voir là-dedans. Je suppose que
ce que mon ami raconte à tout le monde, sur mon réveil
grognon de ce matin, peut être expliqué — quand je suis
vraiment grognon — par mon désappointement. Je savais que je
n’avais pas convaincu le membre du Congrès à qui j’avais parlé,
et que le comité n’avait pas vu le problème de la taxation des
opérations de bourse comme moi. Je n’essayais pas d’arrêter ou
d’éviter l’impôt sur les transactions boursières, mais de
suggérer un impôt que moi, en tant que spéculateur
professionnel, je ressentais comme n’étant ni injuste ni stupide.
Je ne voulais pas que l’Oncle Sam tue la poule aux œufs d’or par
un mauvais traitement. Il est possible que mon insuccès dans
cette entreprise, non seulement m’énervait, mais me rendait
pessimiste sur l’avenir d’un business qui serait anormalement
imposé. Voilà comment les choses se sont passées.
Au commencement du marché haussier, je pensais beaucoup
de bien des perspectives du marché de l’acier et du cuivre et
j’étais donc haussier sur les actions des deux groupes. Du coup,
j’ai commencé à en accumuler un peu. Je commençai par
acheter 5 000 actions Utah Copper et j’arrêtai parce que le cours
du titre ne me donnait pas raison : c’est-à-dire, qu’il ne se
comportait pas comme il aurait dû le faire pour que je sois sûr
qu’il était sage d’acheter. Je pense que le cours était autour de
114. J’ai également commencé à acheter United States Steel dans
les mêmes eaux. J’ai acheté en tout 20 000 actions le premier
jour, parce que le titre évoluait bien. Je suivais la méthode que
j’ai décrite précédemment.
Steel continua à se comporter correctement et, du coup, je
continuai à en acheter jusqu’à en détenir 72 000. Cependant,
mes positions sur Utah Copper se limitaient à mon
investissement initial. Je n’ai jamais été au-delà de 5 000
actions. Son comportement ne me poussait d’ailleurs pas à faire
plus.
Tout le monde sait ce qui est arrivé. Nous avons eu un grand
mouvement haussier. Je savais que le marché allait monter : les
conditions générales étaient favorables. Même après que les
actions aient monté énormément et que mes plus-values
potentielles soient devenues significatives, le téléscripteur me
disait : «Pas maintenant! Pas maintenant! » En arrivant à
Washington, le téléscripteur me tenait toujours ce discours.
Bien sûr, je n’avais aucune intention d’accroître ma ligne, même
si j’étais encore haussier. Au même moment, le marché était
clairement en train d’évoluer dans mon sens et il ne m’était pas
nécessaire, pour sortir, de me planter en face du tableau de
cotation tous les jours dans l’attente incessante d’un tuyau.
Avant le coup de semonce qui annonce la retraite, une
catastrophe inattendue par exemple, le marché hésiterait ou se
préparerait à un renversement de tendance. C’était la raison
pour laquelle je pouvais voir les membres du Congrès, l’esprit
libre.
Au même moment, les cours continuèrent à progresser et
cela signifiait que la hausse du marché tirait à sa fin. Je ne
voyais pas où se situerait la fin : déterminer le moment exact
était au-dessus de mes capacités. Je n’ai pas besoin de vous dire
que j’étais à l’affût du retournement. Je le suis toujours,
d’ailleurs : c’est une sorte de seconde nature chez moi.
Je ne peux pas le jurer, mais j’ai plutôt tendance à penser
que, la veille du jour où je suis sorti, le fait de voir des cours
aussi élevés me fit prendre conscience de l’importance de mes
plus-values latentes autant que de la taille de la ligne que j’étais
en train de porter et, plus tard, de mes vains efforts pour inciter
nos législateurs à traiter convenablement et intelligemment
Wall Street. C’est probablement ainsi que le doute s’est insinué
dans mon esprit. Vous savez, le subconscient travaille toute la
nuit. Au matin, je pensai au marché et commençai à me
demander comment il allait évoluer dans la journée. Quand je
descendis au bureau, je constatai que les cours étaient encore
plus hauts et que mes plus-values étaient très satisfaisantes. Je
remarquai aussi qu’il y avait un énorme marché avec un
pouvoir d’absorption très fort. Je pouvais vendre n’importe
quelle quantité d’actions dans ce marché. Bien sûr, quand on
tient une belle ligne d’actions, on se doit d’être prêt à
transformer ses plus-values latentes en espèces sonnantes et
trébuchantes. On se doit d’essayer de perdre le moins possible
de plus-values dans l’opération. L’expérience m’a appris qu’on a
toujours une opportunité de transformer ses plus-values et que
celle-ci vient habituellement à la fin du mouvement. Cela n’a
rien à voir avec la lecture du téléscripteur ou avec une
intuition.
Évidemment, quand je vis ce matin-là un marché dans
lequel je pouvais vendre tous mes titres sans le moindre
problème, je le fis. Quand vous êtes en train de sortir, il n’est ni
plus sage ni plus courageux de vendre 50 actions que 50 000.
Vous pouvez toujours vendre 50 actions sans faire plonger les
cours, même dans un marché complètement mort. Vendre
50 000 actions d’une même valeur est une autre paire de
manches! J’avais 72 000 actions U.S. Steel. A priori, cela ne
semble pas considérable, mais il n’est pas toujours possible de
vendre une telle quantité sans écorner une partie de vos si
jolies plus-values potentielles et cela vous coûte d’autant plus
que vous pensiez les avoir déjà sur votre compte, ces plus-
values!
Mon gain total s’élevait à 1 500 000 $ et je le récoltai tant que
c’était possible. Cela n’était pas la raison principale qui me
faisait penser que j’avais vu juste en sortant du marché. Celui-ci
m’avait donné raison et c’était pour moi une source de grande
satisfaction. Voilà la manière dont les choses se sont passées : je
réussis à vendre ma ligne entière de 72 000 titres d’U.S. Steel à
un cours moyen inférieur de seulement un point au plus haut
du jour — qui fut d’ailleurs le plus haut du mouvement. Cela
montrait que j’avais raison à la minute près. Quand, à la même
heure, le même jour, je vendis mes 5 000 Utah Copper, le cours
plongea de cinq points. N’oubliez pas que j’ai commencé à
acheter les deux actions au même moment. De plus, j’avais agi
avec sagacité en augmentant ma ligne d’U.S. Steel de 20 000
actions à 72 000, et également j’avais agi sagement en n’ajoutant
pas 5 000 actions d’Utah à ma ligne initiale. Je n’ai pas vendu
Utah Copper plus tôt parce que j’étais haussier sur le marché du
cuivre, que le marché était lui-même haussier et que je ne
pensais pas perdre beaucoup plus, même si je n’allais pas faire
un malheur dessus. Mais en ce qui concerne les intuitions, ce
n’en était pas une.
L’entraînement du spéculateur boursier est un peu comme
la formation du médecin. Ce dernier doit passer de longues
années à apprendre l’anatomie, la physiologie, bref toutes les
connaissances médicales et des douzaines d’autres sujets
connexes. Il apprend la théorie et ensuite décide de consacrer
sa vie à la pratique. Il observe et classe toutes sortes de
phénomènes pathologiques. Il apprend à diagnostiquer. Si son
diagnostic est le bon — et cela dépend de l’acuité de son
observation —, il doit faire son pronostic très vite. Bien sûr, il
garde toujours à l’esprit que l’erreur est humaine et que
l’imprévu l’empêchera d’avoir raison à 100 %. Ensuite, plus il
gagne en expérience, plus il apprend à faire non seulement ce
qu’il faut, mais à le faire instantanément, à tel point que
beaucoup de gens penseront qu’il l’a fait instinctivement. Ce
n’est pas vraiment de l’automatisme. Il a en fait analysé le cas
d’espèce en fonction des observations qu’il a faites pendant de
longues années sur des cas similaires. Naturellement, une fois
le diagnostic posé, il ne peut que le traiter selon ce que
l’expérience lui a enseigné être le bon traitement. Vous pouvez
transmettre des connaissances, c’est-à-dire la collection
particulière des faits que vous avez recensés, mais pas votre
expérience : on peut savoir quoi faire et perdre quand même de
l’argent, si on n’agit pas assez vite.
Observation, expérience, mémoire et mathématiques : tels
sont les alliés du spéculateur chanceux. Non seulement il doit
observer attentivement, mais il doit se souvenir à tout moment
de ce qu’il a observé. Il ne doit pas compter sur l’irrationnel ou
sur l’inattendu, même s’il est profondément convaincu de
l’irrationalité de l’être humain ou du fait que l’inattendu a
tendance à arriver très fréquemment. Il doit toujours parier sur
des probabilités : c’est-à-dire essayer de les anticiper. Des
années de pratique du jeu, de suivi constant, d’incessantes
réminiscences, rendent le spéculateur capable d’agir dans
l’instant, que l’inattendu se produise ou non.
On peut posséder une grande habileté mathématique ou un
sens de l’observation peu commun et rater ses spéculations
parce qu’on ne possède ni l’expérience ni la mémoire. Alors,
comme le médecin dont le savoir augmente avec les progrès de
la science, le spéculateur sagace ne cesse jamais d’étudier les
conditions générales pour être toujours dans le bain et
comprendre ce qui est susceptible d’affecter ou d’influencer
l’évolution des différents marchés. Rester perpétuellement en
éveil devient une seconde nature, après des années de jeu : cela
devient un véritable automatisme. On acquiert alors cette
inestimable attitude professionnelle qui permet de battre le jeu
— parfois! Cette différence essentielle entre le professionnel et
l’amateur ou le spéculateur occasionnel ne doit toutefois pas
être exagérée. Je trouve, par exemple, que la mémoire et les
mathématiques m’aident beaucoup. À Wall Street, on gagne sa
croûte sur des bases mathématiques. Je veux dire par là qu’on
gagne de l’argent en bourse en traitant des faits et des chiffres.
Quand je dis qu’un spéculateur doit se tenir
perpétuellement au courant et qu’il doit adopter une attitude
purement professionnelle envers tous les marchés et tous ses
développements, je veux simplement insister une fois de plus
sur le fait que les intuitions et le mystérieux sens du marché
n’ont pas grand-chose à voir avec le succès. Bien sûr, il arrive
souvent qu’un spéculateur expérimenté agisse si rapidement
qu’il n’a pas le temps de donner toutes ses raisons à l’avance —
néanmoins elles sont bonnes, parce qu’elles sont fondées sur
des faits qu’il a collectés pendant des années de travail, de
réflexion et d’observation des choses sous un angle
professionnel. Tout ce qui vient apporte de l’eau à son moulin.
Laissez-moi vous illustrer ce que j’entends par une attitude
professionnelle.
Je garde toujours un œil sur le marché, toujours. C’est une
habitude qui remonte déjà à plusieurs années. Comme vous le
savez, les rapports gouvernementaux annonçaient une récolte
de blé d’hiver du même ordre que celle de l’année précédente et
une plus grosse récolte de blé de printemps qu’en 1921. Les
conditions étaient beaucoup plus favorables et nous aurions
certainement une récolte plus précoce que d’habitude. La grève
des mineurs de charbon et celle des manutentionnaires des
chemins de fer me sont immédiatement revenues à l’esprit. À la
lecture des chiffres des conditions, je vis ce que nous pouvions
attendre comme récolte — compte tenu du rendement
mathématique. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ces
grèves parce que mon esprit pense toujours à tout ce qui a un
rapport de près ou de loin avec les marchés. Je fus
immédiatement frappé par le fait que la grève, qui avait déjà
affecté partout le mouvement du fret, devait également affecter
les cours du blé. Je faisais l’analyse suivante : il fallait s’attendre
à des retards considérables dans les livraisons du blé de
printemps sur le marché, en raison de la paralysie des moyens
de transport due aux grèves qui tomberaient juste au moment
où la récolte de printemps devrait être convoyée. Cela signifiait
que, quand les chemins de fer seraient de nouveau en mesure
de transporter le blé en grande quantité, ils devraient convoyer
les deux récoltes en même temps — celle d’hiver qui était en
retard et celle de printemps qui était en avance — et qu’une
grande quantité de blé se déverserait alors d’un seul coup sur le
marché. De tout cela on pouvait conclure que, selon toute
probabilité, les spéculateurs, qui feraient la même analyse que
moi, n’achèteraient pas pendant un bon moment. Ils
n’achèteraient pas, du moins jusqu’à ce que les cours aient
suffisamment descendu pour en faire un investissement
intéressant. Sans intérêt acheteur dans le marché, les cours
devaient baisser. Après avoir fait cette analyse, je devais vérifier
si j’avais raison ou non. Comme le disait le vieux Pat Hearne :
«Vous ne pouvez rien dire tant que vous n’avez pas joué». Entre
le fait d’être baissier et de vendre ne perdez pas de temps.
L’expérience m’avait appris que la manière dont un marché
se comporte est un excellent guide à suivre pour un opérateur.
C’est un peu comme prendre la température d’un patient, noter
la couleur de l’iris ou l’aspect de la langue.
Maintenant, en temps normal, on doit être capable d’acheter
ou de vendre un million de boisseaux de blé dans une limite de
1/4 de cent. Ce jour-là, quand je vendis les 250 000 boisseaux
pour tester le marché sans perdre de temps, le cours perdit
précisément 1/4 de cent. Donc, comme la réaction ne
m’indiquait pas d’une manière satisfaisante tout ce que je
souhaitais savoir, je vendis 250 000 autres boisseaux. Je notai
qu’ils avaient été absorbés au compte-gouttes : c’est-à-dire que
les achats s’effectuaient par lots de 10 000 à 15 000 boisseaux,
au lieu d’être absorbés en deux ou trois transactions comme
cela aurait dû être le cas. En plus de ces achats
homéopathiques, le cours descendit de 1/4 de cent sous l’effet de
mes ventes. À présent, je n’avais pas de temps à perdre à
pointer la manière dont le marché prendrait mon blé. Le déclin
disproportionné au montant de mes ventes m’indiquait
clairement qu’il n’y avait pas de puissant courant d’achat. Dans
ce cas, quelle était la seule chose à faire? En vendre un peu plus,
bien sûr! Suivre les prescriptions de l’expérience peut
vraisemblablement vous induire, de temps en temps, en erreur.
Par contre, ne pas les suivre est immanquablement une sottise.
Du coup, je vendis 2 000 000 de boisseaux et le cours dégringola
un peu plus. Quelques jours plus tard, le comportement du
marché m’obligea pratiquement à vendre 2 000 000 de
boisseaux supplémentaires et le cours continua sa descente aux
enfers. Encore quelques jours de plus et le blé commença à
s’effondrer méchamment et perdit d’un coup six cents par
boisseau. Et il n’arrêtait pas! Il continuait à baisser avec de
petits redressements dus à des rachats de vendeurs à
découvert.
Dans cette opération, je n’avais suivi aucune intuition.
Personne ne m’avait donné de tuyaux. C’est ma disposition
d’esprit à la fois habituelle et professionnelle envers les
marchés de matières premières qui m’avait permis de réaliser
cette plus-value. Cette disposition d’esprit me vient de plusieurs
années de pratique des marchés. J’étudie parce que mon métier
est de spéculer. Au moment précis où le ruban du téléscripteur
m’a dit que j’étais sur la bonne piste, mon devoir en tant que
spéculateur était d’accroître ma ligne. Ce que je fis parce que
c’était la seule chose à faire.
J’avais simplement constaté que l’expérience permettait de
gagner régulièrement à ce jeu et que l’observation donnait le
meilleur des tuyaux. Parfois, il me suffit de noter le
comportement de certaines actions. D’abord, vous observez.
Ensuite, l’expérience vous montre comment profiter des
variations de la manière habituelle, c’est-à-dire de la manière la
plus probable. Par exemple, nous savons que les actions
n’évoluent pas toutes dans le même sens, mais que les actions
d’un même groupe montent toutes en même temps dans un
marché haussier et baissent toutes en même temps dans un
marché baissier. C’est un lieu commun de la spéculation : le plus
évident des tuyaux qu’on se donne à soi-même. Les courtiers en
sont parfaitement conscients et l’indiquent à tous les clients qui
ne l’auraient pas remarqué d’eux-mêmes. Je veux parler du
conseil de spéculer sur des actions qui traînent derrière les
autres actions du même groupe. Si U.S. Steel monte, on peut
logiquement conclure qu’il ne faudra pas attendre longtemps
pour que Crucible ou Republic ou Bethlehem[49] la suivent. Les
conditions de spéculation et les perspectives des titres
devraient, en toute logique, s’appliquer de la même manière à
toutes les actions d’un même groupe et la prospérité devrait
s’étendre à tous. Selon la théorie, corroborée par une
expérience maintes fois vérifiée, que chacun a son heure de
gloire, le public achètera A.B. Steel parce qu’elle n’a pas
progressé pendant que C.D. Steel et X.Y. Steel montaient.
Je n’achète jamais une action, même dans un marché
haussier, si elle n’agit pas comme elle devrait le faire dans ce
genre de marché. J’ai parfois acheté une action dans un marché
indubitablement haussier et constaté peu après que les autres
actions du même groupe ne se comportaient pas d’une façon
assez haussière et j’ai vendu tous mes titres. Pourquoi?
L’expérience m’enseigne qu’il n’est pas raisonnable d’aller
contre ce que j’appelle «les tendances manifestes de groupe». Je
ne peux pas envisager de jouer uniquement à coup sûr. Je dois
reconnaître les probabilités et les anticiper. Un vieux courtier
m’a dit une fois : «Si je marche le long d’une voie ferrée et que
je vois un train arriver vers moi à 60 miles[50] à l’heure, est-ce
que je continue à marcher sur la voie? Mon ami, je descends sur
le bas-côté. Et je ne me félicite pas spécialement d’être prudent
et avisé».
L’an dernier, alors que le mouvement général de hausse était
depuis longtemps sur les rails, je notai qu’une action d’un
certain groupe ne suivait pas la tendance générale du
compartiment, quoique celui-ci, à l’exception notable de cette
valeur, évoluait comme le marché. J’étais long d’un assez beau
montant sur Blackwood Motors. Tout le monde savait que la
société avait une très grande activité. Le cours progressait d’un
à trois points par jour et le public en achetait de plus en plus.
Cela attira naturellement l’attention sur le secteur et toutes les
actions des sociétés qui fabriquaient des moteurs
commencèrent à monter. L’une d’entre elles, cependant,
persistait à se tenir en retrait : elle s’appelait Chester. Elle
traînassait derrière les autres à tel point qu’il ne fallut pas
longtemps pour que les gens s’en aperçoivent et en parlent. Le
bas prix de Chester et son apathie contrastaient avec la vigueur
et l’activité de Blackwood et des autres actions du secteur. Le
public écoutait tous les tuyaux, ragots et autres rumeurs
boursières la concernant et commençait à en acheter. Il se
basait sur la théorie selon laquelle elle devait monter comme le
reste du compartiment.
Au lieu de monter sur cette faible demande du public,
Chester continuait à baisser. Il n’y avait aucun moyen de la faire
monter dans ce marché haussier, même en considérant que
Blackwood, une action du même secteur, caracolait en tête des
hausses et qu’on nous rebattait les oreilles avec la considérable
demande d’automobiles de toutes sortes et les records de
production.
Il était maintenant évident que la clique d’initiés de Chester
ne se comportait pas du tout comme devait le faire une clique
d’initiés habituelle dans un marché haussier, et ce pour au
moins deux raisons. Il est possible que les initiés ne tiraient pas
le titre parce qu’ils souhaitaient accumuler un peu plus de titres
avant que le cours ne monte. Toutefois, c’était une théorie qui
ne tenait pas si vous analysiez le volume et le caractère de la
spéculation sur Chester. L’autre raison était qu’ils ne le faisaient
pas monter parce qu’ils étaient inquiets.
Quand les gens qui doivent acheter une action ne le font pas,
pourquoi devrais-je le faire? Je me disais que, même si les
perspectives des autres constructeurs étaient excellentes, il était
évident qu’il fallait vendre Chester à découvert. L’expérience
m’avait appris à me méfier de l’achat d’une action qui refuse de
suivre le leader du secteur.
J’avais facilement établi le fait que non seulement il n’y avait
pas d’initiés à l’achat mais qu’ils se trouvaient plutôt à la vente.
Il y avait bien d’autres avertissements symptomatiques contre
l’achat de Chester, quoique le comportement inconscient de
l’action me suffisait amplement. Le téléscripteur m’informait de
nouveau, et c’est pourquoi je me mis vendeur de ce titre. Un
jour, très peu de temps après, l’action plongea franchement.
Plus tard, nous apprîmes — officiellement, je veux dire — que
les initiés étaient bel et bien vendeurs, sachant très bien que les
conditions n’étaient pas favorables à la société. La raison,
comme d’habitude, n’a été connue qu’après la chute. Je ne me
focalise pas sur les plongeons mais plutôt sur les signaux
d’alarme. Je ne savais pas ce qui ne collait pas chez Chester, je
ne suivais pas non plus une intuition particulière. Je savais
simplement que quelque chose clochait.
Le lendemain, nous avons appris par la voie des journaux ce
qu’on a appelé par la suite un mouvement spectaculaire sur
Guiana Gold. Après s’être traitée au hors-cote aux environs de
50, elle fut transférée au marché officiel. Ses premières
cotations se firent aux environs de 35, puis elle commença à
baisser et s’effondra finalement à 20.
Personnellement, je n’aurais jamais qualifié ce plongeon de
sensationnel parce qu’il était largement attendu. Si vous l’aviez
demandé, on vous aurait raconté l’histoire de la société.
Tout le monde la connaissait. Voilà comment on me l’a
contée : un syndicat s’était constitué, composé d’une demi-
douzaine de capitalistes extrêmement connus et d’une maison
de titres de premier rang. Un des membres était à la tête de la
Belle Isle Exploration Company et avait avancé plus de
10 000 000 $ comptant à Guiana. Il reçut en échange des
obligations et 250 000 $ d’actions sur un total d’un million
d’actions de la Guiana Gold Mining Company. L’action était
vendue sur la base d’un dividende et était mise en valeur plutôt
habilement. Les gens de Belle Isle voulaient réaliser leur
investissement et ils donnèrent un mandat de vente de leurs
250 000 actions à leurs banquiers. Ceux-ci cherchèrent à les
mettre sur le marché, ainsi qu’une partie de leurs
participations. Ils pensaient encourager le marché grâce à des
manipulations orchestrées par des professionnels qui
touchaient un tiers des profits pour les ventes des 250 000
actions au-dessus de 36. Il semble que l’accord avait été préparé
et qu’il était sur le point d’être signé, mais qu’au dernier
moment les banquiers décidèrent de faire leur marketing eux-
mêmes pour économiser la commission. Du coup, ils
organisèrent un pool d’initiés. Les banquiers avaient une option
d’achat sur le holding Belle Isle pour 250 000 actions, à 36. Ils
firent monter le titre à 41. C’est-à-dire que les initiés versaient à
leurs propres collègues un bénéfice de cinq points pour
commencer. Je ne sais pas s’ils en étaient conscients ou non.
Il est parfaitement évident que, pour les banquiers,
l’opération avait toutes les apparences de l’affaire en or. Nous
étions entrés dans un marché haussier et les actions du groupe
auquel appartenait Guiana Gold étaient parmi les vedettes du
marché. La compagnie faisait de gros profits et versait des
dividendes réguliers. Tout cela, ajouté à la bonne réputation des
émetteurs, donnait au public l’idée que Guiana était un
investissement sûr. J’ai entendu dire qu’environ 400 000 actions
avaient été vendues au public jusqu’à 47 points.
Le groupe des mines d’or était très ferme. C’est à ce moment-
là que Guiana commença à fléchir : elle déclina de dix points.
C’était parfait si le marketing du pool était bon. Assez vite, Wall
Street commença à se rendre compte que les choses n’étaient
pas toutes satisfaisantes et que le niveau des réserves ne
correspondait pas tout à fait aux espoirs de ses émetteurs.
Ensuite, bien sûr, la raison du déclin apparut dans toute son
évidence. Avant qu’elle ne soit connue, j’avais le signal et j’avais
pris mes marques pour tester le marché sur Guiana. L’action
était beaucoup plus active que Chester Motors. Je vendis
Guiana, le cours baissa. J’en vendis encore : le cours continua à
baisser. L’action répétait la performance de Chester et de la
douzaine d’autres valeurs dont je me souvenais avec une
précision clinique. Le téléscripteur me disait de manière
évidente que quelque chose ne collait pas, quelque chose qui
empêchait les initiés de l’acheter. Des initiés qui savaient
parfaitement pourquoi ils ne devaient pas acheter leurs
propres actions dans un marché haussier. D’un autre côté, les
boursicoteurs, qui ne savaient rien, achetaient maintenant
parce qu’ils avaient vendu à 45 ou plus haut et que l’action leur
paraissait bon marché à 35 ou en dessous. Le dividende était
encore payé : l’action était donc une sacrée bonne affaire.
C’est alors que la nouvelle tomba. Elle me parvint, comme
souvent les nouvelles importantes du marché, avant qu’elle
n’atteigne le public. Toutefois, la confirmation des rapports ne
mentionnant qu’un tas de cailloux stériles à la place des
plantureux filons me donnait simplement la raison des ventes
précoces de la part des initiés. Personnellement, je ne vends
jamais sur une nouvelle. J’avais déjà vendu depuis longtemps,
sur la seule base du comportement de l’action. Mon idée n’était
pas philosophique. Je suis un spéculateur et donc je guette des
signes : ceux des initiés qui achètent. Il n’y en avait pas. Je
n’avais pas besoin de savoir pourquoi les initiés ne pensaient
pas assez de bien de leur titre pour l’acheter en baisse. Il
suffisait de voir que leur opinion sur le marché n’incluait pas,
de toute évidence, des manipulations ultérieures pouvant
entraîner une hausse. Cela me donnait une occasion rêvée de
vendre l’action à découvert. Le public avait acheté presque un
demi-million d’actions et le seul changement possible dans
l’actionnariat provenait d’un troupeau de boursicoteurs. Ceux-
ci, dans l’espoir de stopper leurs pertes, vendaient à un autre
troupeau d’ignorants qui devaient acheter dans l’espoir de faire
de l’argent.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de vous faire la
morale sur les pertes du public à travers leurs achats de Guiana
ou sur mes plus-values à travers mes ventes, mais je cherche à
insister sur l’importance de l’étude du comportement des
groupes et à quel point les leçons sont mal assimilées par des
spéculateurs chevronnés, petits ou gros, peu importe. Le
téléscripteur ne prévient pas uniquement sur le marché des
actions. Il siffle également fortement sur les matières
premières.
Cela me rappelle une expérience intéressante sur le coton.
J’étais baissier sur les actions et je disposais donc d’une petite
ligne à découvert. Au même moment, je vendis du coton à
découvert : 50 000 balles. Mon intervention sur les actions
s’avéra profitable et je négligeai le coton. La première chose que
je vis, c’est que je faisais face à une perte de 250 000 $ sur mes
50 000 balles. Comme je l’ai dit, ma position sur les actions était
si intéressante et je jouais si bien que je ne voulais pas me
compliquer la vie avec le marché du coton. Quand je pensais au
coton, je me disais : «J’attendrai une réaction pour me
racheter». Le cours aurait dû rebaisser un petit peu, mais avant
que je puisse me décider à prendre ma perte et à me racheter, le
cours remonta encore et grimpa plus haut que jamais. Du coup,
je décidai de nouveau d’attendre un peu, je retournai surveiller
ma position en actions et me concentrai exclusivement sur elle.
Finalement, je clôturai mes actions avec un beau bénéfice et me
réfugiai à Hot Springs afin de prendre un peu de repos.
C’était vraiment la première fois que j’avais l’esprit libre
pour traiter le problème de ma perte sur le coton. Le marché
allait contre moi : il est des temps où tout semble aller mal. Je
notai que, quels que soient les montants vendus, il y avait
toujours une bonne réaction. Presque instantanément, le cours
remontait et s’inscrivait un peu plus haut dans la foulée.
En fin de compte, alors que j’étais à Hot Springs depuis
quelques jours, je me retrouvai avec une perte potentielle d’un
million et toujours pas de fléchissement de la tendance
haussière. Je réfléchis à tout ce que j’avais fait et à tout ce que je
n’avais pas fait, et me dis : «Je dois me tromper quelque part! »
En ce qui me concerne, comprendre que je me trompe et sortir
du marché ne font pratiquement qu’un. Du coup, je me
rachetai, en prenant une perte d’un million.
Le lendemain, je faisais un parcours de golf et sans penser à
rien d’autre. J’avais oublié ma position sur le coton : j’avais eu
tort. J’avais payé pour m’être trompé et la facture était dans ma
poche. Je n’avais plus rien à voir avec le marché du coton. En
rentrant à l’hôtel pour le déjeuner, je m’arrêtai chez mon
courtier et jetai un coup d’œil aux cotations. Je vis que le coton
avait chuté de 50 points, ce qui n’était pas rien. Je notai
également que, cette fois-ci, il n’était pas remonté comme il
avait l’habitude de le faire depuis des semaines, dès que la
pression des ventes particulières qui l’avait déprimé se calmait.
Ceci m’avait indiqué que la ligne de moindre résistance était en
haut : ce qui m’avait déjà coûté un million pour m’en rendre
compte.
Cependant, la raison qui m’avait contraint à me racheter
avec une belle perte n’était plus d’actualité puisqu’il n’y avait
plus l’habituel redressement des cours. Du coup, je vendis
10 000 balles et j’attendis. Assez rapidement, le marché perdit
50 points. J’attendis un petit peu plus longtemps. Il n’y eut pas
d’autre redressement. J’étais plutôt affamé, alors j’entrai dans la
salle à manger et commandai un déjeuner. Avant que le serveur
ne m’apporte le repas, je me levai et retournai chez le courtier.
Je vis qu’il n’y avait toujours pas de redressement et, sur-le-
champ, je vendis 10 000 balles de plus. Je patientai encore un
peu et j’eus le plaisir de voir le cours baisser de 40 points de
plus. Ce qui me montra clairement que je spéculais
correctement. Aussitôt, je revins dans la salle à manger, avalai
mon déjeuner et retournai chez le courtier. Il n’y eut aucun
rebond sur le coton de toute la journée. Le soir même, je
quittais Hot Springs.
C’était très bien de jouer au golf. Cependant, j’avais eu tort
en vendant et en me rachetant comme je l’avais fait. Donc, je
n’avais qu’à revenir et rester à l’endroit où je pourrais spéculer
en toute quiétude. La manière dont le marché avait pris mes
premières 10 000 balles m’avait incité à vendre les secondes
10 000, et la manière dont les secondes étaient parties me
sécurisait sur la tournure que le jeu prenait. Il y avait bel et
bien une différence de comportement.
Alors, je rejoignis Washington et allai à la succursale de mon
courtier. Elle était dirigée par mon vieux copain Tucker. Le
temps que j’arrive là-bas, le marché avait baissé encore un peu.
J’étais maintenant beaucoup plus sûr d’avoir raison que je ne
l’étais d’avoir tort précédemment. Du coup, je vendis 40 000
balles et le marché baissa de 75 points. Il me montrait bien qu’il
n’avait pas de support. Ce soir-là, le marché clôtura encore plus
bas. Les acheteurs avaient déserté le marché. Il n’était pas
possible de savoir à quel niveau ils reviendraient de nouveau,
mais j’étais confiant dans la justesse de ma position. Le
lendemain, je quittai Washington pour New York, en voiture. Il
n’y avait pas d’urgence.
En arrivant à Philadelphie, je me dirigeai chez un courtier.
Je vis que le marché du coton était en plein désarroi. Les cours
avaient méchamment baissé et il y avait une jolie petite
panique. Je n’attendis pas d’être à New York. J’appelai mes
courtiers sur une ligne à longue distance et je rachetai mes
ventes. Dès que je reçus mes réponses et constatai que j’avais
pratiquement refait ma perte précédente, je pris la voiture
jusqu’à New York sans m’arrêter ni me soucier de voir les
cotations.
Quelques amis qui étaient avec moi à Hot Springs parlèrent
de ce jour où je quittai brusquement la table pour vendre cette
seconde ligne de 10 000 balles. Là encore, il ne s’agissait
évidemment pas d’une intuition. C’était un acte compulsif qui
provenait de la conviction que le temps de vendre du coton
était enfin arrivé : quelle qu’ait été la gravité de mon erreur
précédente, je devais en profiter. Je ne pouvais pas laisser
passer cette chance. Le subconscient était probablement en
action, en m’amenant à cette conclusion. La décision de vendre
à Washington était le résultat de mon observation. Mes années
d’expérience de la spéculation m’avaient appris que la ligne de
moindre résistance était passée du haut en bas.
Je n’avais aucune rancœur envers le marché du coton pour
m’avoir fait perdre un million de dollars. Je ne m’en voulais pas
d’avoir fait une erreur de cette taille, pas plus que je ne me
sentais fier de me racheter à Philadelphie en me refaisant. Mon
esprit spéculatif n’était concerné que par les problèmes de
spéculation et je pense être en droit de dire que, si je me suis
refait, c’est grâce à mon expérience et à ma mémoire.
CHAPITRE 18

L’ histoire se répète sans cesse à Wall Street. Vous souvenez-vous


de l’anecdote que je vous ai racontée à propos du rachat de
mes ventes à l’époque où Stratton avait réalisé un corner sur le
maïs? Eh bien, un peu plus tard, j’ai appliqué pratiquement la
même tactique sur les actions : c’était sur Tropical Trading.
J’avais gagné de l’argent en l’achetant et aussi en la vendant.
C’était une action active et l’une des préférées des spéculateurs
audacieux. La coterie d’initiés avait été une fois de plus accusée
par les quotidiens d’être plus intéressée par les fluctuations du
titre que par un investissement à long terme. L’autre jour, l’un
des courtiers les plus habiles que je connaisse m’a dit que pas
même Daniel Drew sur Erie ou H. O. Havemeyer sur Sugar,
n’avaient réussi à mettre au point, pour animer le marché, une
méthode aussi perfectionnée d’un titre que le président
Mulligan et ses amis ne l’avaient fait sur Tropical Trading (TT).
À de nombreuses reprises, ils avaient encouragé les ours à
vendre Tropical Trading à l’œil[51] et ils avaient ensuite procédé
à l’étranglement avec leur délicatesse, habituelle. Il n’y avait
pas plus de sentiment vindicatif dans leur procédé qu’il y avait
de sentiment dans une presse hydraulique — pas plus de
délicatesse non plus d’ailleurs.
Comme toujours, il y eut des gens pour parler «d’incidents
regrettables» dans l’évolution du cours de TT. Il est fort
probable que ces critiques aient un peu souffert de
l’étranglement. Pourquoi donc les boursicoteurs à la petite
semaine, qui ont tellement pâti des coups de dés pipés des
initiés, continuent-ils à jouer? Pour la raison toute simple qu’ils
aiment ce titre et que la spéculation sur Tropical a toujours été
particulièrement sportive.
Pas de longues périodes de léthargie. Pas de raisons à
trouver ou à demander. Pas de temps à perdre. Pas de patience
exigée à attendre le bon tuyau pour commencer. Toujours assez
de liquidité pour intervenir (sauf quand l’intérêt vendeur est
trop gros pour faire coter la perle). Bref, une valeur à «un
pigeon la minute».
Cela s’est produit quelque temps après m’être rendu en
Floride pour mes traditionnelles vacances d’hiver. Je pêchais et
m’amusais sans penser un seul instant aux marchés, excepté
quand nous reçûmes une fournée de journaux. Un matin,
quand la livraison bihebdomadaire arriva, je jetai un coup d’œil
aux cours des actions et vis que Tropical Trading se traitait à
155 points. La dernière fois que j’avais vu sa cotation, je crois
que nous étions aux environs de 140. Mon opinion était que
nous étions entrés dans un marché baissier et je passais mon
temps à me préparer à vendre des actions à découvert.
Toutefois, il n’y avait pas d’urgence. Voilà pourquoi j’étais à la
pêche et loin de la bande du téléscripteur. Dans l’intervalle, rien
de ce que je faisais ou devais faire n’était pressant.
Selon les journaux que j’avais reçus le matin, le
comportement de Tropical Trading était la principale
information en provenance du marché. Cela servait à
cristalliser mon sentiment baissier. Je pensais qu’il était
particulièrement insensé de la part des initiés de vouloir faire
monter le cours de Tropical Trading à contre-courant de la
tendance générale. Il est des temps où le processus de
manipulation doit être suspendu. Ce qui est anormal est
rarement un facteur intéressant dans les supputations d’un
spéculateur, et il était évident pour moi qu’une manipulation
haussière sur Tropical Trading, à ce moment-là, constituait un
péché capital. Personne ne pouvait faire impunément une
bourde de cette ampleur, en tous cas pas en bourse.
Après avoir lu les quotidiens, je retournai à ma partie de
pêche. Je gardai à l’esprit ce que les initiés essayaient de faire
sur Tropical Trading. Il était évident qu’ils allaient se planter
aussi sûrement qu’on peut le faire en se jetant du toit d’un
immeuble de vingt étages, sans parachute. Je n’arrivais pas à
penser à autre chose. Finalement, je renonçai à essayer de
pêcher et envoyai un télégramme à mes courtiers, leur
demandant de vendre 2 000 actions Tropical Trading au mieux.
Après cela, je pus retourner pêcher. Ce que je fis plutôt bien,
d’ailleurs.
Cet après-midi-là, je reçus la réponse de mon télégramme
par courrier spécial. Mes courtiers m’annoncèrent qu’ils
avaient vendu 2 000 actions Tropical à 153 $ chacune. Excellent!
J’étais en train de vendre sur un marché déclinant et qui
évoluait comme il devait le faire. Je ne pouvais plus pêcher,
j’étais trop loin du tableau de cotation. J’en pris conscience
après m’être interrogé sur toutes les raisons pour lesquelles
Tropical Trading devait baisser en même temps que le marché
au lieu de monter sur des manipulations internes. Je pliai donc
mes gaules et retournai à Palm Beach, le plus près possible d’un
câble direct pour New York.
Au moment où j’arrivai à Palm Beach, je vis que les initiés
malavisés étaient toujours à l’œuvre et je leur laissai donc
m’acheter encore 2 000 Tropical Trading. Je reçus la réponse et
en vendis 2 000 de plus. Le marché se comportait parfaitement,
c’est-à-dire qu’il baissait sur mes ventes. Tout allait comme je le
souhaitais, je sortis faire un tour. Pourtant, je n’étais pas
satisfait. Plus j’y pensais et plus je regrettais de ne pas en avoir
vendu plus. Du coup, je retournai à la charge et en vendis 2 000
de plus.
Seule une grosse position vendeuse pouvait alors me
satisfaire. J’étais vendeur de 10 000 actions et décidai donc de
revenir à New York. J’avais du business à faire maintenant,
j’irais donc à la pêche une autre fois.
En arrivant à New York, je décidai de faire le point sur la
situation présente et à venir de la société. Ce que j’appris
renforça ma conviction que les initiés étaient un peu trop casse-
cou en tirant les cours à la hausse, à un moment où rien ne
pouvait justifier une hausse du titre, ni la tendance générale du
marché ni les perspectives bénéficiaires de la société.
La hausse, bien qu’elle soit irrationnelle et à contretemps,
avait entraîné quelques suiveurs, et ceci avait certainement
encouragé les initiés à poursuivre leur peu raisonnable
tactique. Du coup, je vendis encore des actions. Les initiés
cessèrent leur folie. Dès lors, je testai le marché encore et
encore, en accord avec mes méthodes de spéculation, jusqu’à
être vendeur à découvert de 30 000 actions sur le titre Tropical
Trading. Le cours était alors à 133.
On m’avait informé que les initiés de Tropical Trading
connaissaient l’identité exacte des détenteurs de chacun des
certificats d’actions et l’identité des vendeurs à découvert, ainsi
que d’autres informations techniques. Ces types-là étaient des
spéculateurs tout à fait compétents et d’une grande acuité.
Réunis, ils formaient une équipe de manipulateurs à la hausse
très redoutable. Néanmoins, les faits sont têtus et les conditions
de marché constituent toujours les plus sûres des alliées.
Évidemment, sur la pente descendante de 153 à 133, l’intérêt
vendeur s’était accru et le public qui achète sur réaction
commença à sortir les arguments habituels. Cette action étant
considérée comme intéressante à 153 et plus, c’était
obligatoirement l’affaire du siècle maintenant qu’elle se traitait
20 points plus bas. Même titre, même dividende, même
direction, même activité. Sacrée affaire!
Les achats du grand public avaient réduit le flottant
disponible et les initiés, sachant que beaucoup de spéculateurs
professionnels de parquet étaient vendeurs, pensèrent qu’il
était temps de mettre en place un squeeze. Le cours remonta
assez vite à 150. Je dois dire qu’il y eut pas mal de rachats, mais
je restais de marbre. Pourquoi aurais-je dû bouger? Les initiés
devaient savoir qu’une ligne à la vente de 30 000 actions n’avait
pas été rachetée. Pourquoi aurais-je dû m’inquiéter? Les raisons
qui m’avaient poussé à commencer la vente à 153 et qui
m’avaient conduit à continuer jusqu’à 133, non seulement
étaient toujours valides, mais étaient même plus fortes que
jamais. Les initiés pouvaient toujours tenter de me forcer au
rachat, ils ne me donnaient aucun argument convaincant. Les
raisons fondamentales combattaient à mes côtés. Il n’était donc
pas difficile d’être à la fois sans peur et patient. Un spéculateur
doit avoir confiance en lui-même et en son propre jugement. Le
vieux Dickson G. Watts, ancien président de la bourse du coton
de New York et célèbre auteur de La spéculation comme l’un des
beaux-arts, n’affirme-t-il pas que le courage pour un
spéculateur, c’est simplement la confiance d’agir selon sa propre
décision. En ce qui me concerne, je ne peux pas craindre d’avoir
tort parce que je ne pense jamais que j’ai tort tant qu’on ne me
l’a pas prouvé. Pratiquement, je suis mal à l’aise tant que je ne
capitalise pas mon expérience. L’évolution du marché à un
instant donné ne prouve pas nécessairement que j’ai tort. Ce
qui compte, ce sont les caractéristiques de la hausse — ou de la
baisse — qui, elles, déterminent la justesse ou l’erreur de ma
position sur le marché. Je ne peux avoir raison qu’en utilisant
mes connaissances. Si je me trompe, je ne peux m’en prendre
qu’à moi-même.
Rien dans les caractéristiques de la reprise du titre de 133 à
150 ne devait m’inquiéter au point de m’obliger à me racheter.
Justement, le titre, comme prévu, recommença à baisser. Il
cassa les 140 avant que la clique d’acheteurs ne recommence à
le soutenir. Leurs achats coïncidaient avec un flot de rumeurs
haussières sur le titre. La société, entendions-nous, était en
passe de réaliser de plantureux profits et les bénéfices
justifieraient une hausse des dividendes. Du coup, l’intérêt
vendeur allait être étranglé et le squeeze du siècle allait infliger
à la horde des ours en général et à un certain opérateur en
particulier — qui était un peu trop exposé — une sacrée
dérouillée. Je n’ose même pas vous rapporter tout ce que j’ai
entendu, quand ils ont fait monter le titre de dix points.
La manipulation ne me semblait pas particulièrement
dangereuse, mais au moment où le cours a touché 149, je
décidai qu’il n’était pas raisonnable de laisser le marché
prendre pour paroles d’évangile toutes les déclarations
haussières qui circulaient autour du titre. Bien sûr, rien de ce
que je pouvais dire, comme d’autres personnes extérieures à la
société, n’aurait pu emporter la conviction des vendeurs
effrayés ou des clients crédules des maisons de courtage. Ceux-
ci ne spéculaient que sur la foi des tuyaux qui circulaient. Le
seul argument valable était celui que le téléscripteur imprimait.
Les gens qui ne croient personne, même sous serment, croiront
encore moins les élucubrations baissières de quelqu’un qui est
vendeur de 30 000 actions à découvert. Du coup, j’usai de la
même tactique appliquée à l’époque du corner de Stratton sur
le blé, quand j’ai vendu de l’avoine pour rendre les traders
baissiers sur le blé : toujours l’expérience et la mémoire.
Quand les initiés tirèrent le cours de Tropical Trading dans
l’idée d’effrayer les vendeurs, je n’essayai même pas d’enrayer
la hausse en vendant l’action. J’étais vendeur de 30 000 actions,
ce qui représentait un pourcentage du flottant que je
considérais comme raisonnable. Je ne cherchais pas à me jeter
dans la gueule du loup comme ils m’y invitaient si
obligeamment, et pourtant la seconde reprise de l’action
constituait vraiment une invitation urgente à le faire. Quand
Tropical Trading toucha 149, j’ai décidé de vendre environ
10 000 actions d’Equatorial Commercial Corporation. Cette
société possédait en effet une grosse participation dans Tropical
Trading.
Equatorial Commercial, qui n’était pas aussi active que
Tropical Trading, tomba méchamment sur mes ventes, comme
je l’avais prévu, et bien sûr j’avais atteint mon objectif. Quand
les spéculateurs — et les clients des maisons de courtage qui
avaient écouté les tuyaux péremptoirement haussiers sur TT —
virent que la hausse de Tropical était synchrone avec la forte
pression vendeuse et la forte baisse d’Equatorial, ils en
conclurent naturellement que la bonne tenue de TT n’était
qu’un écran de fumée. Selon eux, c’était une hausse manipulée
dans le but évident de faciliter la sortie d’Equatorial
Commercial, qui était le plus gros actionnaire de Tropical
Trading. C’était forcément des ventes d’initiés qui avaient fait
baisser Equatorial parce qu’aucun boursicoteur n’aurait rêvé de
vendre à découvert autant d’actions au moment précis où
Tropical Trading était aussi bien orienté. Aussi, ils vendirent et
enrayèrent la hausse du titre, les initiés ne souhaitant pas
prendre toutes les actions qui arrivaient. Au moment où les
initiés abandonnèrent leur ligne de support, le cours de
Tropical Trading se mit à décliner. Les spéculateurs et les
principales maisons de commission vendirent aussi un peu
d’Equatorial et je rachetai toute ma ligne sur ce titre avec une
petite plus-value. Notez bien que je ne l’avais pas vendue pour
gagner de l’argent, mais pour stopper la hausse de Tropical
Trading.
Les initiés sur Tropical et leurs agents spécialistes des
publicités agressives inondèrent de nouveau la bourse avec tout
un tas d’arguments haussiers dans une dernière tentative pour
faire monter les cours. Chaque fois qu’ils essayèrent, je vendis
Equatorial Commercial à l’œil et me rachetai à chaque réaction
sur Tropical Trading qui était entraîné par Equatorial
Commercial. Cela finit par couper les jambes des
manipulateurs. En fin de compte, le cours de Tropical baissa à
125 et l’intérêt vendeur monta tellement que les initiés furent
incapables de le faire remonter de 20 ou 25 points. Cette fois-ci,
il y eut une pression suffisamment légitime contre une
extension des ventes à découvert. Comme j’avais prévu cette
petite reprise, je ne me rachetai pas, ne souhaitant pas perdre
ma position. Avant qu’Equatorial ne progresse en sympathie
avec la hausse de Tropical, je vendis un paquet d’actions à
découvert, avec les résultats habituels. Ceci apporta un démenti
cinglant aux rumeurs de hausse sur Tropical qui avaient été
assez bruyantes après la dernière augmentation sensationnelle.
Pendant ce temps, la tendance générale restait faible.
Comme je vous l’ai déjà dit, c’est la conviction que nous étions
entrés dans un marché baissier qui m’avait poussé à initier des
ventes à découvert sur Tropical Trading, en pleine partie de
pêche en Floride. J’étais un peu vendeur sur quelques autres
actions, mais Tropical était mon action fétiche. En fin de
compte, les conditions générales l’emportèrent sur la clique
d’initiés qui voulaient les défier et Tropical prit le toboggan. Elle
passa sous les 120 pour la première fois depuis des années, puis
en dessous de 110 et enfin en dessous du pair : je ne m’étais
toujours pas racheté. Un jour que le marché, dans son
ensemble, était très faible, Tropical Trading cassa les 90 et, dans
la panique, je me rachetai. Toujours la même bonne vieille
technique! J’avais eu une belle opportunité : un gros marché,
une tendance générale faible et l’excès de vendeurs sur les
acheteurs. Je peux vous dire que, même avec le risque de
sembler radoter de manière monocorde sur mes clairvoyances,
je touchai mes 30 000 actions de Tropical pratiquement au plus
bas du mouvement. Je n’avais pas l’intention de me racheter au
plancher. Ce que je cherchais, c’était transformer mes plus-
values potentielles en argent liquide sans les écorner dans la
manœuvre.
Je ne bougeais pas parce que je savais que ma position était
saine. Je n’étais pas en train de jouer sur la tendance du marché
ou d’aller contre les conditions de base. Je faisais l’inverse, et
c’était ce qui me rendait si sûr de l’échec de la clique d’initiés
beaucoup trop arrogante. Ce qu’ils essayaient de faire, d’autres
avaient essayé de le faire avant et avaient toujours échoué. Les
reprises fréquentes, même si je savais aussi bien que quiconque
à quoi elles étaient dues, ne pouvaient pas m’effrayer. Je savais
que je ferais bien mieux au final en restant sur ma position
plutôt qu’en essayant de me racheter pour revendre une
nouvelle ligne à découvert à des cours plus élevés. En collant à
la position que je pensais être correcte, j’ai gagné plus d’un
million de dollars. Je ne les devais pas à des intuitions mais bel
et bien à mon habileté à lire ce que m’écrivait le téléscripteur
ainsi qu’à un courage opiniâtre. C’était un dividende encaissé
grâce à mon jugement et non pas à mon intelligence ou à ma
vanité. La connaissance, c’est du pouvoir et le pouvoir n’a pas
besoin de peurs feintes — pas même quand le téléscripteur les
imprime : la rechute n’est alors jamais loin.
Un an plus tard, Tropical avait de nouveau atteint 150 et se
maintenait aux environs de ce niveau pendant quelques
semaines. Le marché entier avait droit à une bonne réaction
parce qu’il avait monté sans interruption. Il ne pouvait pas
continuer indéfiniment à se comporter comme cela, je le savais
bien, c’est pourquoi je testais le marché. Cependant, le secteur
auquel appartenait Tropical faisait l’objet de faibles
transactions. Je ne voyais vraiment rien de haussier sur ces
actions, même si le reste du marché devait continuer à
progresser, ce qui n’était d’ailleurs pas le cas. Du coup, je
commençai à vendre Tropical. J’avais l’intention d’en vendre
10 000 en tout. Le cours s’effondra sur mes ventes. Je n’arrivais
pas à voir où était la ligne de support. C’est alors que
soudainement, les achats changèrent de nature.
Je ne suis pas en train d’essayer de me faire passer pour un
sorcier quand je vous assure que je pouvais dire à quel moment
le support est arrivé. Ce qui me frappa instantanément, c’est
que si, sur cette action — qui n’avait jamais ressenti comme une
ardente obligation le fait de monter — les initiés étaient
maintenant en train d’acheter à contre-courant de la tendance
générale du marché, il devait bien y avoir une raison. Ils
n’étaient ni complètement idiots, ni philanthropes, ni des
banquiers obnubilés par la nécessité de maintenir des cours
élevés pour vendre plus d’actions en douce. Le cours monta
nonobstant mes ventes et celles de quelques autres. À 153, je
rachetai mes 10 000 actions et à 156, je me mis vraiment long
parce que, à ce moment-là, le téléscripteur m’indiquait que la
ligne de moindre résistance était en haut. J’étais baissier sur le
marché. J’étais confronté à des conditions de spéculation
spécifiques à cette action et non pas à une théorie spéculative
en général. Les cours sortirent très vite de l’épure, au-dessus de
200 : c’était l’événement de l’année. J’étais ravi d’apprendre, par
des rumeurs ou des articles de presse, que j’avais été squeezé
en laissant huit ou neuf millions de dollars sur le tapis. Plus
prosaïquement, au lieu d’être vendeur à découvert, je me
retrouvais long de Tropical en accompagnant la hausse. En fait,
j’ai tenu un peu trop longtemps et j’ai dû abandonner un peu de
mes plus-values potentielles. Voulez-vous savoir pourquoi? Je
pensais que les initiés sur Tropical allaient naturellement faire
ce que j’aurais fait si j’avais été à leur place. Je n’avais pas à y
penser, car mon business est de spéculer, c’est-à-dire de coller à
la réalité qui est devant mes yeux et non pas de m’attarder à
penser à ce que les autres personnes devaient faire.
CHAPITRE 19

J
e ne sais ni quand ni par qui le mot «manipulation» a été
employé pour signifier ce qui, en réalité, n’est rien d’autre
qu’un mode de commercialisation appliqué à la vente en
gros d’actions en bourse. Secouer le marché pour faciliter des
achats à bon compte sur une action qu’on désire accumuler est
aussi une forme de manipulation : mais ce n’est pas tout à fait la
même chose. En la matière, il n’est peut-être pas nécessaire de
s’abaisser à des pratiques illégales. Cependant, il me paraît
difficile d’éviter de faire ce que certains qualifieraient
«d’opérations illégitimes». Comment allez-vous acheter un gros
bloc sur une action dans un marché haussier sans faire vous-
mêmes monter le cours? Voilà le problème. Comment peut-il
être résolu? Cela dépend de tellement de choses que vous ne
pouvez pas donner une solution universelle sans vous dire :
peut-être par le moyen d’une manipulation adroite. Mais de
quel type? Cela dépend des conditions. En effet, vous ne pouvez
donner aucune réponse définitive à cette question.
Je suis profondément intéressé par tous les aspects de mon
activité et, bien sûr, je tire profit de l’expérience des autres
autant que de la mienne. Toutefois, de nos jours, il est très
difficile d’apprendre à manipuler des actions à partir des
âneries entendues dans les bureaux des courtiers,
habituellement l’après-midi après la clôture. La plupart des
trucs, astuces et expédients d’antan sont obsolètes et sans
intérêt, voire carrément illégaux et inutilisables : les règles et
les conditions boursières ont changé. L’histoire, même dans ses
moindres détails, de la manière dont Daniel Drew, Jacob Little
ou Jay Gould[52] agissaient il y a 50 ou 70 ans est rarement
intéressante et profitable. Le manipulateur, de nos jours, n’a pas
plus intérêt à étudier ce qu’ils faisaient et comment ils le
faisaient qu’un cadet de West Point[53] n’a besoin d’étudier l’art
du tir à l’arc tel que pratiqué par les anciens pour accroître ses
connaissances opérationnelles en matière de balistique.
D’autre part, on peut tirer profit de l’étude des facteurs
humains : à savoir la facilité avec laquelle les êtres humains
croient ce qu’ils veulent croire et comment ils se permettent
eux-mêmes, je devrais dire comment ils se persuadent eux-
mêmes, de se laisser influencer par leur cupidité ou par les
négligences de l’homme de la rue. La peur et l’espoir restent
toujours les mêmes. De ce fait, l’étude de la psychologie des
spéculateurs est, de nos jours, aussi pertinente qu’elle l’était
dans le passé. Les armes évoluent avec le temps, mais la
stratégie reste la stratégie, sur le New York Stock Exchange
comme sur n’importe quel champ de bataille. Je pense que la
meilleure synthèse a été exprimée par Thomas F. Woodlock
quand il a déclaré : «Les principes d’une saine spéculation
boursière sont fondés sur la supposition que les hommes
continueront dans le futur à faire les mêmes erreurs qu’ils
faisaient dans le passé».
En plein essor, ce qui arrive lorsque le grand public est
présent en nombre sur le marché, il n’y a jamais aucun besoin
de faire preuve de subtilité. Il n’est pas nécessaire de se perdre
en discussions byzantines sur les différences sémantiques entre
manipulations et spéculations. Ce serait un peu comme essayer
de trouver la différence entre des gouttes de pluie qui tombent
simultanément, du même toit dans le caniveau. Le pigeon a
toujours essayé d’obtenir quelque chose sans rien donner, et
l’intérêt qui pousse les hommes dans tous les booms se résume
toujours très clairement par le goût du jeu exacerbé par la
cupidité et éperonné par une prospérité généralisée. Les gens
qui cherchent à faire fortune vite paient invariablement le
privilège de prouver, de manière concluante, qu’on n’a pas
encore découvert la pierre philosophale ici-bas. Au début,
lorsque j’ai entendu le récit des vieilles opérations et des
expédients habituels, je pensais que les gens étaient plus
jobards dans les années 1860 et 1870 que dans les années 1900.
Maintenant, je suis persuadé de lire, aujourd’hui ou demain,
dans les journaux, un article sur le dernier Ponzi[54] ou la
banqueroute de quelques courtiers un peu trop boursicoteurs,
et sur l’argent perdu par millions par la grande masse des
pigeons qui va rejoindre la majorité silencieuse de l’épargne
évanouie.
Quand je suis arrivé à New York pour la première fois, il y
avait tout un tintamarre extraordinaire autour d’opérations pas
très régulières et d’opérations de cavalerie[55], toutes pratiques
évidemment interdites en bourse. Parfois, le nettoyage était un
peu trop violent. Les courtiers avaient pris l’habitude de dire
que «la lessiveuse était active», quand on essayait de liquider
une action ou deux. Ainsi que je le disais précédemment, il leur
était arrivé plus d’une fois de faire allusion à «un coup de
bookmaker», quand une action perdait brutalement deux ou
trois points en un clin d’œil, juste pour faire inscrire un cours
plus bas et liquider ainsi la myriade de spéculateurs sans
réserves financières qui étaient longs sur le titre chez les
bookmakers. De même les opérations de cavalerie s’effectuaient
toujours avec quelque inquiétude en raison de la difficulté de
coordonner et de synchroniser les opérations par courtiers, tout
ce business étant fait, bien entendu, en violation des règles de la
bourse. Il y a quelques années, un célèbre intervenant avait
oublié de passer ses ordres de vente, mais pas la partie
acheteuse de la cavalerie : le résultat ne se fit pas attendre. Le
courtier, qui n’y était pour rien, fit monter le cours de 25 points
ou à peu près en quelques minutes, pour le voir redescendre
aussi vite dès qu’il cessa d’acheter. La manœuvre initiale avait
pour objet de créer une apparence d’activité. Mauvaise
opération que de jouer avec des armes aussi peu fiables! Vous
voyez, vous ne pouvez pas mettre votre meilleur courtier dans
la confidence — pas si vous voulez qu’il reste membre du New
York Stock Exchange, en tout cas. Le problème de nos jours,
c’est que les taxes rendent de telles pratiques, impliquant des
transactions fictives, beaucoup plus coûteuses qu’elles ne
l’étaient au bon vieux temps.
Dans le dictionnaire, la définition de la manipulation inclut
les corners. Si un corner peut être le résultat d’une
manipulation, il peut provenir également d’achats à bon
compte, comme celui sur Northern Pacific le 9 mai 1901, qui
n’était certainement pas dû à une manipulation. Le corner de
Stutz avait coûté très cher à tout le monde, à la fois en terme
d’argent et en prestige, mais il n’était pas délibéré.
En fait très peu de grandes manipulations sont profitables à
leurs initiateurs. Les deux corners du commodore Vanderbilt[56]
sur Harlem lui ont rapporté gros. Cependant, le vieux brigand
méritait vraiment les millions qu’il avait réalisés sur le dos de
nombreux vendeurs, de députés véreux et de conseillers
municipaux qui avaient tenté de le doubler. D’autre part, Jay
Gould échoua dans sa tentative de corner sur Northwestern.
Deacon S. V. White a fait un million dans son corner sur
Lackawanna. Toutefois, Jim Keene lâcha un million dans son
opération sur Hannibal & St. Joe. Le succès financier d’un
corner dépend, bien sûr, de la capacité à vendre des
participations accumulées plus cher que leur coût global. Il faut,
pour y parvenir facilement, que l’intérêt vendeur soit d’une
certaine ampleur.
Je m’étonne toujours de constater à quel point les corners
étaient populaires parmi les grands opérateurs d’il y a 50 ans.
Ces hommes étaient habiles et expérimentés, vigilants et pas
spécialement enclins à croire naïvement à la philanthropie de
leurs amis spéculateurs. Cependant, ils arrivaient à se faire
plumer avec une fréquence étonnante. Un vieux et sage
courtier me disait que tous les gros intervenants des années
1860 et 1870 n’avaient qu’une seule ambition : mettre en place
un corner. Fréquemment, c’était par vanité, et parfois par désir
de revanche. En tout cas, être considéré comme quelqu’un qui
avait réussi un corner sur une action ou sur une autre était
indéniablement à l’époque une preuve d’intelligence, d’audace
et de richesse. Cela donnait alors à son initiateur le droit d’être
arrogant et hautain. Il acceptait les applaudissements de ses
camarades comme amplement mérités. La perspective d’une
plus-value financière n’expliquait pas, à elle seule, pourquoi les
initiateurs de corners tentaient l’impossible. Ce qui comptait
pour eux, c’était plus la vanité qu’ils retiraient à se réclamer du
club des opérateurs à sang-froid.
À cette époque, les loups se déchiraient entre eux avec
délectation et facilité. Je pense vous avoir déjà parlé de la
manière dont j’ai, à maintes reprises, échappé aux squeezes,
non pas grâce à un mystérieux sens du marché, mais parce que
je peux généralement dire à quel moment le caractère des
achats effectués sur une action rend très imprudent le fait
d’être vendeur à découvert. Je le fais grâce à des tests de bon
sens, qui devaient être déjà utilisés dans le passé. Le vieux
Daniel Drew avait l’habitude de «squeezer» les gars assez
régulièrement et de leur faire payer cher pour la griserie qu’ils
éprouvaient à être vendeurs en face de lui. Il fut lui-même
squeezé par le commodore Vanderbilt sur Erie. Comme le vieux
Drew allait se rendre, le commodore, inflexible, le gratifia d’une
épitaphe :

Pour qui vend ce qu’il n’a pas,


c’est la prison ou le rachat.
Wall Street a quasiment oublié le nom d’un opérateur qui,
pendant plus d’une génération, était un de ces titans. Il visait à
l’immortalité pour son concept de «dopage d’actions».
Addison G. Jerome était, au printemps 1863, le roi incontesté
du parquet. Ses tuyaux sur le marché, m’a-t-on dit, étaient
considérés comme aussi bons que des billets de banque. De
l’avis général, il était un grand spéculateur et gagnait des
millions. Il était prodigue jusqu’à l’extravagance. Il avait des
suiveurs à la bourse, jusqu’à ce qu’Henry Keep, alias William
«le taciturne», le squeeza et lui piqua tous ses millions dans le
corner de Old Southern. Keep, d’ailleurs, était le beau-frère du
gouverneur Roswell P. Flower.
Dans la plupart des manipulations de l’époque passée, la
manœuvre consistait finalement à ne pas laisser l’autre type
savoir que vous étiez en train de faire un corner sur une action.
Action sur laquelle il était invité, par diverses incitations, à
vendre. En général, un corner avait pour objet de plumer
d’autres professionnels, parce que le grand public ne prend pas
facilement le chemin de la vente à découvert. Les raisons qui
amenaient ces professionnels avisés à vendre des lignes à
découvert sur de telles valeurs étaient assez souvent identiques
à celles qui les poussent à faire la même chose de nos jours. Si
on excepte les vendeurs qui avaient perdu toute confiance dans
les politiciens lors du fameux corner du commodore sur
Harlem, je conclus, de toutes les histoires que j’ai lues, que les
spéculateurs professionnels vendent les actions à découvert
uniquement parce qu’ils estiment qu’elles sont trop chères. De
plus, ils les vendent parce que les cours sont trop élevés et qu’ils
n’ont jamais vendu le titre aussi cher auparavant, qu’il est trop
haut pour être acheté et donc qu’il faut le vendre. Cela sonne
plutôt moderne, non? Eux ne voyaient que le cours, et le
commodore, que la valeur! C’est ainsi que des années plus tard,
les vieux boursiers avaient gardé l’habitude de dire «il a été
vendeur sur Harlem! » quand ils voulaient décrire quelqu’un
dans la misère la plus noire.
Il y a de cela quelques années, il m’est arrivé de parler à l’un
des courtiers de Jay Gould. Il m’assura, très sérieusement, que
M. Gould était non seulement un homme extraordinaire, mais
qu’il dépassait vraiment de la tête et des épaules tous les
manipulateurs passés et à venir. C’est à son propos que le vieux
Daniel Drew faisait remarquer avec des trémolos dans la voix :
«Il a la touche de la mort». Effectivement, il aurait pu être un
sorcier de la finance pour avoir fait ce qu’il avait fait : aucun
doute là-dessus. Même avec le recul du temps, force est de
constater qu’il avait un tour de main fantastique pour s’adapter
aux nouvelles conditions, et ça, c’est un don en or pour un
spéculateur. Il modifia ses méthodes d’attaque et de défense
sans la moindre hésitation parce qu’il était plus concerné par la
manipulation sur les droits de propriété que par la spéculation
sur les actions. Ses manipulations avaient plus pour but
l’investissement que la spéculation à court terme. Il vit très tôt
que les gros coups se feraient dans la détention de chemin de
fer plutôt que dans le tripatouillage des cours des actions en
bourse. Oh! bien sûr, il se servait de la bourse. Je le soupçonne
même de l’avoir fait parce que c’était pour lui la manière la plus
rapide et la plus facile de gagner de l’argent vite fait bien fait. Il
avait besoin de plusieurs millions, à peu près comme le vieux
Collis P. Huntington qui était toujours à court d’argent parce
qu’il avait toujours besoin de 20 ou 30 millions de plus que ce
que ses banquiers étaient disposés à lui prêter. Vous savez, les
idées fulgurantes du visionnaire sans argent, c’est vraiment
frustrant. En revanche, avec de l’argent vous pouvez vous
accomplir, acquérir du pouvoir, de l’argent et ainsi de suite, de
plus en plus.
Bien sûr, le monde de la manipulation ne se réduisait pas à
ces grandes figures. Il y avait également pléthore de petits
manipulateurs. Je me souviens d’une histoire d’un vieux
courtier qui m’avait rapporté les us et coutumes du début des
années 1860. Il racontait ainsi :
«Le plus ancien souvenir que j’ai de Wall Street fut ma
première visite dans le quartier de la finance. Mon père avait
quelques affaires à régler là-bas et, pour je ne sais quelle raison,
m’avait amené avec lui. Nous descendions sur Broadway et je
me souviens d’avoir tourné sur Wall Street. Nous marchions sur
Wall Street et juste en arrivant à Broad, ou plutôt sur Nassau
Street, à l’intersection où se trouve maintenant le building de la
Banker’s Trust Company, je vis une foule qui suivait deux
hommes. Le premier marchait du côté est, essayant de passer
inaperçu. Il était suivi par un autre, un homme rubicond qui
agitait violemment son chapeau d’une main tout en brandissant
l’autre poing en l’air. Il ne cessait de brailler «Shylock[57],
Shylock! Tu connais la valeur de l’argent? Shylock! Shylock! » Je
pouvais voir des têtes sortir des fenêtres. Il n’y avait pas encore
de gratte-ciel à l’époque, mais je suis sûr que les curieux des
deuxième et troisième étages étaient à la fenêtre. Mon père
demanda ce qui se passait. Quelqu’un lui répondit quelque
chose que je n’ai pas bien entendu. J’étais trop occupé à garder
serrée la main de mon père pour éviter que la cohue ne nous
sépare. La foule grossissait, comme on le voit dans les rues, et je
n’étais vraiment pas à l’aise. Des hommes hagards couraient
depuis Nassau Street et de partout, que ce soit de l’est ou de
l’ouest, vers Wall Street. Une fois sortis de l’embouteillage, mon
père m’expliqua que l’homme qui était en train de brailler
«Shylock! » était M. Machin. J’ai oublié son nom, mais c’était le
plus gros opérateur d’une clique d’actions de la ville. On savait
qu’il avait fait, et perdu, plus d’argent que n’importe quel
homme à Wall Street, à l’exception de Jacob Little. Je me
souviens du nom de Jacob Little parce que je trouvais qu’il avait
un nom amusant. L’autre homme, le Shylock, était un financier
qui mobilisait des capitaux. J’ai également oublié son nom. Je
me rappelle qu’il était grand, mince et pâle. À cette époque, les
cliques avaient l’habitude de limiter les fonds pour les
emprunts ou, mieux, ils cherchaient à réduire le montant des
sommes disponibles pour les emprunteurs. Ils empruntaient et
obtenaient un chèque certifié, mais ne retiraient pas l’argent et
ne l’utilisaient pas. Bien sûr, c’était de la magouille. C’était une
forme de manipulation, je pense».
En fin de compte, je suis d’accord avec le vieil homme.
C’était un type de manipulation que nous ne connaissons plus
de nos jours.
CHAPITRE 20

J
e n’ai personnellement jamais connu les grands
manipulateurs sur actions qui ont fait les délices de la
bourse. Je ne parle pas des leaders, je parle des
manipulateurs. Ils sont tous d’une époque révolue. Cependant,
quand je suis arrivé pour la première fois à Wall Street, James
R. Keene, le plus grand de tous, était encore en activité. J’étais
beaucoup plus jeune et je ne pensais, à l’époque, qu’à tenter de
réitérer en bourse le succès que j’avais connu chez les
bookmakers de mon patelin natal. C’était la grande époque
d’activité de Keene sur U.S. Steel — sa valeur fétiche — mais en
ce temps-là, je ne savais même pas ce qu’était une
manipulation. Je n’avais aucune connaissance sur les
manipulations, leurs buts ou leurs significations, et je ne
ressentais pas l’urgence d’accéder à cette connaissance. Lorsque
j’y pensais parfois, malgré tout, je suppose que je devais la
considérer comme une forme bien présentée de magouille dont
la manière la plus primaire était le genre de pièges qu’on avait
essayé de me tendre chez les bookmakers. Tout ce que j’avais
entendu sur le sujet consistait plus en des conjectures et en des
soupçons qu’en des analyses intelligentes.
Nombre de ceux qui le connaissaient bien m’avaient dit que
Keene était le plus audacieux et le plus brillant des opérateurs
qui n’ait jamais intervenu à Wall Street. Ce qui n’était vraiment
pas rien, parce qu’il y en avait des grands spéculateurs! Leurs
noms sont maintenant à jamais oubliés, mais ils ont été les rois
d’un jour, parfois d’un seul jour! Ils ont été tirés de l’obscurité et
placés en pleine lumière par la seule grâce du téléscripteur, et le
petit ruban de papier ne réussissait jamais à les garder assez
longtemps en pleine lumière pour que leurs noms puissent
rester gravés dans l’histoire. Toujours est-il que Keene était de
loin le plus grand manipulateur du moment, et il s’agissait d’un
moment très long et très excitant.
Il capitalisait sa connaissance du jeu, son expérience en tant
qu’opérateur et ses nombreux talents en louant ses services aux
frères Havemeyer qui l’utilisaient pour développer un marché
sur les actions Sugar. À cette période, il était sur la paille sinon il
aurait continué à spéculer pour son propre compte : c’était un
sacré spéculateur! Il avait gagné beaucoup d’argent sur Sugar.
Elle était en fait une de ses préférées et il cherchait à la rendre
attrayante. Après cela, on l’invitait sans arrêt à prendre en
charge des pools. Je me suis laissé dire que, dans ces pools, il ne
demandait jamais ni n’acceptait aucune commission, mais qu’il
payait ses actions comme les autres membres. Bien sûr, il avait
la haute main sur l’ensemble des opérations du pool qui étaient
exclusivement de son ressort. On l’accusait souvent de
tricheries des deux côtés. Son inimitié pour la clique de
Whitney-Ryan lui avait valu quelques accusations. Il n’est pas
trop difficile pour un manipulateur de ne pas être compris par
ses associés. Ils n’ont pas forcément la même conception de ses
besoins : je le sais d’expérience.
Il est vraiment dommage que Keene n’ait pas quitté le
marché juste après son plus grand exploit : la manipulation
couronnée de succès sur U.S. Steel au printemps 1901. D’après
ce que j’en ai su, Keene n’a jamais rencontré J. P. Morgan sur ce
sujet. La firme de Morgan traitait par l’intermédiaire de Talbot
J. Taylor & Co., chez qui Keene avait son siège social. Talbot
Taylor était le gendre de Keene. Je peux vous assurer que, dans
cette affaire, la satisfaction de Keene était celle d’un travail bien
fait. Tout le monde sait qu’il avait touché des millions en faisant
faire un bond à la valeur. Il raconta à un de mes amis qu’en
quelques semaines, il vendit sur le marché, pour le syndicat,
plus de 750 000 actions. Pas mal, surtout si vous considérez
deux choses. En premier lieu, il s’agissait d’actions nouvelles et
d’une société dont la capitalisation boursière était à l’époque
plus importante que la dette publique américaine. En second
lieu, des hommes comme D. G. Reid, W. B. Leeds, les frères
Moore, Henry Phipps, H. C. Frick et les magnats de l’acier
vendirent aussi des centaines de milliers d’actions, au même
moment, dans le marché que Keene avait contribué à créer.
Bien sûr, les conditions générales l’ont favorisé. Non
seulement l’activité de l’époque, mais aussi le sentiment général
vis-à-vis du marché et des sources de financement illimitées ont
rendu possible son succès. En fait, nous n’avions pas
uniquement, en face de nous, un bon gros marché haussier,
mais un véritable boom et un état d’esprit que nous n’étions pas
près de revoir. La panique due à une indigestion d’actions vint
plus tard, quand Steel, que Keene avait tiré jusqu’à 55 en 1901,
retomba à 10 en 1903 et à 8 7/8 en 1904.
Nous ne pouvons malheureusement pas analyser en détail
les campagnes de manipulations de Keene. Ses livres de
comptes ne nous sont pas parvenus et nous ne possédons pas
d’archives détaillées. Il eût été intéressant d’étudier comment il
travaillait sur Amalgamated Copper. H. H. Rogers et William
Rockefeller avaient essayé d’écouler leur stock d’actions sur le
marché et avaient échoué. Finalement, ils demandèrent à
Keene de vendre leur ligne sur le marché et il accepta. N’oubliez
pas qu’à l’époque, H. H. Rogers était un des hommes d’affaires
les plus habiles de Wall Street, et que William Rockefeller était
le spéculateur le plus audacieux de toute la coterie de Standard
Oil. Ils disposaient de ressources pratiquement illimitées, d’un
prestige immense et de longues années d’expérience du jeu
boursier. Et cependant, ils en étaient réduits à aller voir Keene.
Je mentionne ceci pour vous montrer à quel point la tâche était
ardue et nécessitait un grand spécialiste. Voilà donc un titre,
détenu en partie par les plus grands capitalistes américains,
qu’il était impossible de vendre à moins d’y investir beaucoup
d’argent et de prestige. Rogers et Rockefeller étaient assez
intelligents pour comprendre que seul Keene pouvait les aider.
Keene commença à travailler le jour même. Il avait devant
lui un marché haussier et vendit 220 000 actions
d’Amalgamated aux environs du pair. Quand il eut disposé de la
ligne des initiés, le public continua à acheter et le cours monta
encore de 10 points. En effet, quand les initiés ont vu avec
quelle voracité le public s’était jeté sur les actions, ils sont
devenus haussiers sur le titre qu’ils avaient vendu. Il y eut une
rumeur selon laquelle Rogers aurait demandé à Keene de se
mettre long sur Amalgamated. Toutefois, il est peu
vraisemblable que Rogers ait voulu se décharger des actions sur
le dos de Keene. C’était un homme trop perspicace pour ne pas
voir que Keene n’était pas précisément un mouton bêlant.
Keene travaillait comme il le faisait toujours, c’est-à-dire en
vendant massivement à la baisse après une forte hausse. Bien
sûr, ses mouvements tactiques se faisaient en fonction de ses
besoins et des courants mineurs qui changeaient de jour en
jour. Sur le marché, comme à la guerre, il est toujours utile de
garder à l’esprit la différence entre stratégie et tactique.
Un des hommes de paille de Keene — le meilleur pêcheur à
la mouche que je connaisse — m’a avoué, il y a peu que, durant
la campagne d’Amalgamated, Keene se trouvait lui-même un
jour totalement en dehors du marché. En effet, il ne possédait
plus aucune des actions qu’il avait été forcé de prendre en
faisant monter le cours. Le lendemain, il racheta des milliers
d’actions. Le surlendemain, il vendit pour équilibrer. Alors, il
sortit toutes ses positions et ne toucha plus à la valeur, pour voir
comment le marché se comportait et aussi pour s’habituer à le
faire. Quand il en arriva à orchestrer les ventes dont nous
parlons, il vendit à la baisse. La foule des spéculateurs attend
toujours une reprise des cours, et, en outre, il y a le rachat des
positions vendeuses.
L’homme qui était le plus proche de Keene, pendant cette
manipulation, m’a assuré qu’après que celui-ci ait vendu la
totalité de la ligne de Rogers-Rockefeller pour quelque chose
comme 20 ou 25 millions comptant, Rogers lui envoya un
chèque de 200 000 $. Cela vous rappelle sans doute l’anecdote
de l’épouse du millionnaire qui avait donné 50 cents de
pourboire à la femme de ménage du Metropolitan Opéra pour
lui avoir retrouvé son collier de perles estimé à 100 000 $.
Keene renvoya le chèque avec une note très polie précisant
qu’il n’était pas un agent de change et qu’il avait été heureux
d’avoir pu leur rendre service. Ils gardèrent le chèque et lui
écrivirent qu’ils seraient enchantés de travailler de nouveau
avec lui. Peu de temps après, H. H. Rogers donna en toute amitié
à Keene le conseil d’acheter Amalgamated aux environs de 130.
Un brillant opérateur, ce James R. Keene! Sa secrétaire
particulière m’expliquait que lorsque le marché allait son
chemin, M. Keene était coléreux et que ceux qui le
connaissaient bien racontaient que son irascibilité se traduisait
par des phrases sardoniques que ses interlocuteurs n’oubliaient
pas de sitôt. Mais quand il perdait, il était toujours d’excellente
humeur, un homme charmant, agréable, épigrammatique et
très intéressant.
Il avait au plus haut point les qualités d’esprit qui sont
partout et toujours associées aux spéculateurs à succès. Il ne
cherchait jamais à marchander avec le téléscripteur. Il ne
connaissait pas la peur, mais n’était jamais téméraire. Il pouvait
changer sa position en un clin d’œil, s’il pensait se tromper.
Les règles boursières sont devenues tellement restrictives et
l’instauration de l’impôt sur les plus-values a eu un tel impact
qu’aujourd’hui le jeu est très différent de ce qu’il était. Les
recettes que Keene utilisait avec habileté et profit ne pourraient
plus s’appliquer. Aussi sommes-nous assurés que la moralité des
affaires à Wall Street est en hausse. Néanmoins, il est juste de
dire que dans toutes les périodes de notre histoire financière,
Keene aurait été un grand manipulateur parce qu’il était un
grand spéculateur et qu’il connaissait le jeu de la spéculation de
A à Z. S’il a réussi comme il l’a fait, c’est certainement parce que
les conditions de l’époque le lui permirent. Il aurait eu autant
de succès dans ses entreprises en 1922 qu’il en a eu en 1901 ou
en 1876, quand il débarqua pour la première fois à New York
depuis la Californie et qu’il gagna neuf millions de dollars en
deux ans. Il y a des hommes dont l’allure est beaucoup plus
rapide que la foule. Ce sont des leaders-nés, quelle que soit la
manière dont la foule se comporte.
Dans la pratique, le changement n’est jamais aussi radical
qu’on l’imagine. Les récompenses ne sont pas si grandes, parce
que ce n’est plus un travail d’avant-garde et donc il n’y a plus de
rémunération de pionnier. Par certains côtés, la manipulation
est plus facile qu’elle ne l’était auparavant. Par d’autres, elle est
beaucoup plus dure qu’à l’époque de Keene.
Il ne fait aucun doute que la vente est un art, et la
manipulation est l’art de la vente par l’intermédiaire du
téléscripteur. Le téléscripteur doit pouvoir raconter l’histoire
que le manipulateur souhaite faire lire à ses lecteurs. Plus
l’histoire est vraie, plus elle est censée être convaincante, et
plus elle est convaincante, meilleure est la publicité. De nos
jours, un manipulateur doit non seulement faire en sorte que
l’action paraisse forte, mais aussi qu’elle le soit effectivement.
La manipulation doit toutefois être basée sur des principes
spéculatifs sains. C’est précisément cela qui faisait de Keene un
merveilleux spéculateur. Pour tout dire, c’était un spéculateur
accompli.
À notre époque, le mot «manipulation» a un côté péjoratif.
En fait, il faudrait lui trouver un synonyme. Je ne pense pas
qu’il y ait quoi que ce soit de très mystérieux ou de malhonnête
dans le processus quand il a pour objet la vente en gros d’une
action. À condition, bien sûr, que de telles opérations ne soient
pas accompagnées de fausses informations. Un manipulateur
ne cherche pas nécessairement ses acheteurs parmi les
spéculateurs. Il cherche plutôt des gens qui veulent de grosses
plus-values, et donc qui acceptent un risque plus grand que la
normale. Je n’ai personnellement pas beaucoup de sympathie
pour celui qui, sachant cela, blâme néanmoins les autres pour
sa propre incapacité à gagner de l’argent. Quand il gagne, il est
un dieu vivant; mais quand il perd de l’argent, alors le gaillard
est un escroc : un manipulateur! Dans ces cas-là et de la part du
perdant, le mot sous-entend que les cartes sont biseautées. Mais
ce n’est pas le cas.
Habituellement, l’objet de la manipulation est d’assurer la
liquidité du marché — à savoir la capacité de disposer de blocs
d’actions de grosse taille à un bon prix, à tout instant. Certes, à
cause d’un retournement des conditions générales du marché,
un pool peut se trouver dans l’incapacité de vendre, à moins
d’un sacrifice trop grand pour être plaisant. Ils peuvent alors
décider d’employer un professionnel, comptant sur son adresse
et son expérience pour organiser un retrait ordonné, au lieu de
souffrir une débâcle indescriptible.
Vous noterez que je ne parle pas de manipulation pour
désigner une accumulation considérable sur un titre au cours le
plus bas possible, dans le but, par exemple, d’en prendre le
contrôle, parce que ceci n’arrive pas très souvent de nos jours.
Quand Jay Gould souhaita boucler son contrôle sur Western
Union et qu’il décida d’acheter un gros bloc d’actions,
Washington E. Connor, qui n’avait pas été vu sur le parquet de
la bourse depuis des années, réapparut soudain en personne au
comptoir de Western Union. Il commença à acheter des
Western Union. Les spéculateurs se mirent à rigoler, en le
prenant pour un demeuré, et ils lui vendirent avec plaisir
toutes les actions qu’il voulait acheter. La ficelle était un peu
grosse, de penser qu’il pouvait tirer les cours en agissant
comme si M. Gould voulait acheter Western Union. Était-ce une
manipulation? Je pense que je ne peux que répondre «Non, et...
oui! »
Dans la majorité des cas, l’objet de la manipulation est,
comme je le disais, de vendre des actions au public au cours le
plus élevé possible. Il n’est pas seulement question de vendre
mais de répartir. Évidemment, il est préférable pour un titre
d’être, dans tous les cas, détenu par un millier de personnes
plutôt que par une seule, préférable pour le marché s’entend.
Du coup, le manipulateur ne doit pas considérer uniquement le
prix de vente, mais également le type de répartition.
Il n’y a aucun intérêt à faire monter les cours à un niveau
très élevé si vous ne pouvez pas inciter le public à lâcher les
titres plus tard. Encore que des manipulateurs inexpérimentés
essaient de tout lâcher au plus haut et échouent
immanquablement. Les vieux de la vieille trouvent plus sage de
ne rien faire en vous expliquant qu’on peut toujours amener un
âne à l’abreuvoir, mais qu’on ne le fait pas boire s’il n’a pas soif.
Ah! les erreurs de débutants! En fait, il est bon de se souvenir
de la grande règle de la manipulation, une règle que Keene et
ses prédécesseurs connaissaient bien. C’est celle-ci : les actions
doivent toujours être manipulées au plus haut cours possible et
être ensuite vendues au public sur le chemin de la baisse.
Commençons par le commencement. Supposons que
quelques personnes — un syndicat, un pool ou même un
individu — aient un bloc d’actions qu’elles désirent vendre au
meilleur cours possible. Supposons que l’action soit dûment
inscrite au New York Stock Exchange. Le meilleur endroit pour
vendre est, sans aucun doute possible, le marché boursier et le
meilleur acheteur est le grand public. Les négociations pour la
vente dépendent d’un homme. Celui-ci, avec quelques associés
présents ou passés, va essayer de vendre le titre en bourse sans
y arriver. Il est, ou est devenu, assez familier des opérations
boursières pour comprendre qu’il a besoin de quelqu’un qui
possède plus d’expérience et une plus grande aptitude pour ce
type de travail que lui. Il connaît personnellement, ou par ouï-
dire, des tas de personnes qui ont réussi à mettre en place des
opérations semblables. Il décide alors de faire appel à leur
compétence professionnelle. Il se met à rechercher l’un d’entre
eux comme il l’aurait fait pour trouver un médecin, s’il avait été
malade, ou un ingénieur-conseil, s’il avait eu besoin de ce genre
d’expert.
Supposez qu’il ait entendu parler de moi comme d’un
homme qui connaisse bien le jeu. Je vous parie qu’il va essayer
de tirer tout ce qu’il peut de mon savoir-faire. Ensuite, il
arrange une entrevue et il m’appelle au bon moment. Bien sûr,
il y a des chances que je connaisse l’action et que je mesure
l’ampleur de la tâche : c’est mon métier, après tout. C’est grâce à
cela que je gagne ma vie. Mon visiteur me dit alors ce que lui ou
son association veut faire et me demande de monter
l’opération.
C’est alors à mon tour de parler. Je lui demande quelques
informations que j’estime nécessaire d’avoir pour bien saisir ce
que je dois faire. J’évalue l’action et j’en suppute ses possibilités
sur le marché. Ceci et ma lecture des conditions courantes
m’aident alors à jauger les probabilités de succès de l’opération.
Si mon analyse est concluante, j’accepte la proposition et lui
annonce alors les termes de notre accord. S’il en accepte les
termes — les honoraires et les conditions — je commence
immédiatement mon travail.
En général, je demande et obtiens des options d’achat pour
des blocs d’actions. Dans la mesure du possible, j’insiste pour
obtenir des options d’achat à des prix d’exercice croissants[58].
Le prix d’exercice de l’option commence un peu en dessous du
cours du marché et monte ensuite graduellement. Supposons,
par exemple, que je passe un ordre de 100 000 actions et que le
cours soit à 40. Je commence par quelques milliers de titres à
35, d’autres à 37, d’autres à 40, puis à 45 et 50 et ainsi de suite
jusqu’à 75 et 80.
Si après mon travail de professionnel (ma manipulation) les
prix montent, et si au plus haut niveau il y a une bonne
demande pour le titre me permettant de vendre quelques
beaux blocs, bien sûr je vends les titres. Cela me permet de
gagner de l’argent, mais mes clients gagnent aussi de l’argent.
Tout est dans l’ordre des choses. S’ils paient pour mon habileté,
ils doivent en avoir pour leur argent. Bien sûr, l’opération du
pool peut se retrouver perdante, mais c’est rare, car je
n’entreprends rien sans avoir une bonne chance de gagner.
Cette année, je n’ai pas eu de chance sur une ou deux
opérations, et je n’ai rien gagné. Il y a des raisons, mais c’est une
autre histoire, que je raconterai plus tard, peut-être.
La première chose à faire dans un mouvement haussier sur
une action est de s’assurer qu’il s’agit bien d’un mouvement
haussier. Cela paraît stupide, n’est-ce pas? Réfléchissez-y un
moment : ce n’est pas si stupide que ça. En effet, la manière la
plus sûre de le faire est de s’assurer de la liquidité et de la force
d’une action. Après tout, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le
meilleur agent publicitaire du monde est le téléscripteur, et le
meilleur support publicitaire est, de loin, la bande du
téléscripteur. Je n’ai pas besoin de faire tout un baratin pour
mes clients. Je n’ai pas besoin d’informer les quotidiens des
plus-values potentielles sur l’action que je travaille ni d’inonder
les revues financières avec les perspectives de la société ni de
me comporter comme un suiveur. J’obtiens toutes ces choses
hautement désirables simplement en rendant l’action active.
Quand il y a de l’activité, il y a toujours une demande
synchrone pour des explications. Cela signifie, bien sûr, que les
raisons nécessaires pour la publication accourent d’elles-
mêmes, sans la moindre aide de ma part.
Tout ce que demandent les spéculateurs en bourse, c’est de
l’activité. Ils peuvent acheter ou vendre n’importe quelle action
à n’importe quel niveau, à condition qu’elle dispose d’un
marché actif. Ils peuvent échanger des milliers d’actions s’ils
voient qu’il y a de l’activité, et leur puissance réunie est alors
considérable. Ces spéculateurs représentent toujours la
première vague d’acheteurs. Ils vous suivent à la hausse et ils
vous sont d’une aide précieuse à tous les stades de l’opération.
Je comprends que James R. Keene employait habituellement les
plus actifs des spéculateurs professionnels de parquet. C’était à
la fois pour dissimuler l’origine de sa manipulation et aussi
parce qu’il savait pertinemment qu’ils étaient de loin les
meilleurs rabatteurs et diffuseurs de tuyaux de Wall Street. Il
leur donnait souvent des options d’achat verbalement, au-
dessus du cours, pour qu’ils puissent effectuer un travail utile
avant de passer à la caisse : ils devaient mériter leurs plus-
values! Pour faire venir les spéculateurs professionnels, je n’ai
personnellement jamais eu autre chose à faire qu’à rendre une
action active : les spéculateurs n’en demandent pas plus. Il est
bon, d’ailleurs, de se souvenir que ces spéculateurs
professionnels de parquet achètent des actions avec la ferme
intention de les revendre avec profit. Peu importe que le profit
soit important, ce qui compte c’est qu’il soit rapide.
Je rends l’action active pour attirer l’attention des
spéculateurs sur elle, pour les raisons que j’ai indiquées. Je
l’achète, je la vends et les spéculateurs suivent. La pression
vendeuse n’est pas en mesure de peser trop si je détiens
suffisamment d’actions, comme je l’exige toujours. L’achat,
cependant, prévaut sur les ventes, et le public suit, non pas
celui qui dirige le mouvement, mais plutôt les spéculateurs
professionnels. Les gens commencent alors à entrer dans la
danse en achetant. Je m’empresse de répondre à cette très
désirable demande : ce qui signifie que je suis globalement
vendeur. Si la demande est ce qu’elle doit être, elle absorbera
plus que je n’ai à vendre aux premiers stades de la
manipulation. Quand cela arrive, je vends les titres à découvert,
par tactique. En d’autres termes, je vends plus d’actions que je
n’en détiens. Notez bien que pour moi, agir de la sorte constitue
une opération absolument sans risque, puisque je vends en
ayant, de l’autre côté, des options d’achat. Bien sûr, quand la
demande du public se relâche, les actions cessent de
progresser : alors j’attends.
Supposons qu’ensuite l’action ait cessé de monter, alors
arrivent les jours ternes. Le marché entier peut revenir un peu,
ou alors quelques spéculateurs à l’œil vif se rendent compte
qu’il n’y a pas d’intérêt acheteur à proprement parler sur mes
titres : ils les vendent et le public suit. Bref, quelle qu’en soit la
raison, mes actions commencent à baisser. Et bien, à ce
moment-là, je les rachète. Je donne ainsi au titre le support
qu’une action doit avoir pour rester dans les faveurs de ses
propres parrains. Plus fort encore : je suis capable de créer un
support sans la moindre accumulation, c’est-à-dire sans
accroître le nombre de titres que j’aurai à vendre plus tard.
Notez que je fais cela sans diminuer mes ressources financières.
Évidemment, ce que je suis réellement en train de faire, c’est
simplement de me racheter sur des titres que j’ai vendus à
découvert à des cours plus élevés, quand la demande du public,
des spéculateurs ou des deux le permettait. Il est toujours bon
de montrer aux spéculateurs et au public qu’il y a une demande
pour une action qui baisse. Cela permet de faire le point à la
fois sur les ventes à découvert insouciantes des professionnels
et sur les liquidations des détenteurs frileux. Il s’agit des ventes
que vous constatez habituellement quand une action devient de
plus en plus faible, en clair ce que devient une action quand elle
n’a pas de support. Ces achats de couverture constituent de ma
part ce que j’appelle «un processus de stabilisation».
Comme le marché s’élargit, je vends le titre bien sûr, en
accompagnant le marché, mais jamais assez pour coiffer la
hausse. C’est une règle stricte de mes plans de stabilisation. Il
est évident que plus je vends l’action sur une avance
raisonnable et ordonnée, plus j’encourage les spéculateurs
conservateurs, qui sont plus nombreux que les spéculateurs
téméraires. Ceci me permet, soit dit en passant, de renforcer la
ligne de support que je suis capable de donner aux actions pour
les inévitables jours de faiblesse. En effet, en étant toujours
vendeur, je suis toujours en position de soutenir l’action sans le
moindre danger pour moi. En règle générale, je commence mes
ventes à un cours qui me laisse une plus-value. Mais, je vends
souvent sans faire la moindre plus-value, simplement pour
créer ou pour accroître ce que j’appelle mon pouvoir d’achat
sans risque. Mon business ne consiste pas seulement à faire
monter les cours ou à vendre un gros bloc d’actions pour un
client mais aussi à faire de l’argent pour moi-même. C’est
pourquoi je ne demande à aucun de mes clients de financer
mes opérations : ma commission ne dépend que de mon succès.
Bien sûr, ce que je décris là n’est pas une pratique immuable.
Je n’ai jamais adhéré à un système inflexible. Je m’adapte
toujours aux circonstances.
Une action qui est destinée à être distribuée doit être tirée
au plus haut cours possible et n’être vendue qu’ensuite. Je me
répète, parce que c’est fondamental, et parce que le public croit
que la vente se fait toujours au plus haut. Parfois une action est
sinistrée, quoi qu’on fasse, elle ne veut pas monter. Il n’y a alors
pas d’autre alternative que de la vendre. Le cours,
naturellement, baissera sur vos ventes plus que vous ne le
souhaitiez, mais vous pourrez généralement le soigner. Tant
qu’une action que je suis en train de manipuler monte sur mes
achats, je sais que tout marche comme sur des roulettes. Je peux
donc l’acheter les yeux fermés et j’utilise mon propre argent
sans crainte, comme je le ferais d’ailleurs pour d’autres actions
qui se comporteraient de la même manière : j’ai identifié la
ligne de moindre résistance. Vous vous souvenez de mes
théories spéculatives à propos de l’existence de cette ligne,
n’est-ce pas? Et bien, quand la ligne de moindre résistance est
établie, il ne me reste plus qu’à la suivre, non pas parce que je
suis en train de manipuler cette action-là, à ce moment-là, mais
parce que je suis un spéculateur à temps plein.
Si mes achats ne poussent pas le cours à la hausse, j’arrête
d’acheter et je me mets à la vente, c’est-à-dire que je me
comporte avec cette action comme si je n’avais pas à la
manipuler. Comme vous le savez, la grande partie des ventes de
titres se fait à la baisse. Je suis toujours étonné de voir la
quantité de titres que l’on peut vendre à la baisse.
Je répète qu’à aucun moment pendant la manipulation, je
n’oublie que je suis un spéculateur boursier. Mes problèmes en
tant que manipulateur, après tout, sont les mêmes que ceux que
je rencontre en tant qu’opérateur. Toutes les manipulations ont
une fin, quand le manipulateur ne peut faire évoluer une action
comme il l’entend. Quand l’action que vous êtes en train de
manipuler n’agit pas comme vous le souhaitez, sortez! Ne
cherchez jamais à discuter avec le téléscripteur. N’essayez pas
de le leurrer. Sortez tant que vous le pouvez encore et que cela
ne vous coûte pas trop cher!
CHAPITRE 21

J
e suis parfaitement conscient du fait que toutes ces généralités
ne paraissent pas particulièrement impressionnantes : les
généralités le sont d’ailleurs rarement. Il est possible que je
réussisse mieux en vous donnant un exemple concret. Je vais
vous raconter comment j’ai fait monter le cours d’une action de
30 points, en accumulant seulement 7 000 bouts et en
développant un marché qui aurait pu absorber presque
n’importe quelle quantité d’actions.
C’était sur Imperial Steel. L’action avait été introduite sur le
marché par des gens réputés et avait été plutôt bien vendue
comme une valeur d’actif. Près de 30 % du capital était placé
dans le public à travers différentes sociétés de bourse.
Toutefois, il n’y avait pas d’activité significative sur le titre après
le placement. De temps en temps, quelqu’un demandait à l’un
ou l’autre des initiés — les membres du syndicat de placement
initial — si les perspectives bénéficiaires étaient meilleures
qu’attendues et si elles étaient plus qu’encourageantes. Tout
cela était bel et bon, mais pas vraiment palpitant. L’aspect
spéculatif était absent et, du point de vue de l’investisseur, la
stabilité des cours et la pérennité du dividende n’étaient pas
assurées. C’était une action qui n’avait jamais ressenti comme
une nécessité impérieuse le fait de se comporter de manière
sensationnelle. Elle était tellement sage qu’aucune hausse ne
suivait jamais les rapports extrêmement confiants des initiés.
Mais enfin, le cours ne baissait jamais non plus.
Imperial Steel restait délaissée, méconnue, sans intérêt,
satisfaite d’être une de ces actions qui ne baisse pas parce que
personne ne la vend, et que personne ne vend parce qu’on
n’aime pas être vendeur à découvert sur un titre qui rapporte
autant. En effet, le vendeur est trop facilement à la merci d’une
manipulation par une clique d’initiés. De manière similaire, il
n’y avait aucune raison particulière de l’acheter. Cependant,
pour les investisseurs, Imperial Steel restait une valeur de
spéculation. Pour le spéculateur, c’était une action
complètement morte, le genre qui entre en léthargie au
moment où vous l’achetez. Le gars qui est obligé de traîner le
cadavre pendant un ou deux ans perd bien plus que les frais
d’obsèques : il est sûr de passer à côté des bonnes affaires qui
pourraient se présenter entre-temps.
Un jour, le membre le plus en vue du syndicat sur Imperial
Steel, agissant en son nom et au nom de ses associés, vint me
voir. Lui et ses associés désiraient créer un marché sur le titre
dont ils contrôlaient les 70 % qui n’étaient pas dans le public. Ils
me demandèrent de vendre leurs participations à des cours
supérieurs à ce qu’ils pensaient obtenir s’ils essayaient de
vendre eux-mêmes sur le marché. Ils voulaient connaître mes
conditions pour ce boulot.
Je lui dis que j’y réfléchirai et que je lui indiquerai mes
exigences quelques jours plus tard. J’irai voir ce que la bête
avait dans le ventre. J’envoyai des experts jeter un coup d’œil
aux comptes de la société : ils me firent des rapports honnêtes.
Je ne cherchais pas à voir les bons ou les mauvais côtés, mais
les faits tels qu’ils étaient.
Les rapports montraient que la boîte était solide. Les
perspectives justifiaient des achats d’actions au cours du
marché, si l’investisseur voulait bien se donner la peine
d’attendre un peu. Dans ces circonstances, une avance des
cours serait en réalité le plus normal et le plus légitime des
mouvements de marché, à savoir le processus qui consiste à
acheter le futur à bon prix. Il n’y avait donc aucune raison, a
priori, pour m’empêcher d’entreprendre consciencieusement et
discrètement une manipulation sur Imperial Steel.
Je fis connaître mon opinion et il m’appela chez moi pour
parler de l’affaire en détail. Je lui indiquai quelles étaient mes
conditions. En rémunération de mes services, je ne demandai
pas de commissions mais des options d’achat sur 100 000
actions Imperial Steel. Les prix d’exercice de ces options
s’étayaient de 70 à 100 $. Cela pouvait paraître un peu
gourmand pour certains. Les initiés devaient considérer le fait
qu’ils étaient totalement incapables de vendre 100 000 actions
ou même 50 000 à 70 $ par leurs propres moyens. Il n’y avait
tout simplement pas de marché pour leurs titres. Toutes les
discussions sur les bénéfices mirifiques et les brillantes
perspectives n’amèneraient pas plus d’acheteurs dans le
marché, en tout cas, pas pour cette quantité. En somme, je ne
pourrais pas toucher ma commission si mes clients ne
gagnaient pas quelques millions de dollars. Ce que je
demandais n’était donc pas exorbitant : c’était une juste
rémunération pour les services rendus.
Sachant que l’action avait une vraie valeur d’actif, que les
conditions générales étaient haussières et par là même
favorables à une avance des titres de qualité, je me suis dit que
je devais agir assez rapidement. Mes clients, encouragés par les
opinions que j’exprimais, ont immédiatement accepté les
termes de l’accord : l’affaire se présentait sous de bons auspices.
Je procédais afin de me protéger autant que faire se peut. Le
syndicat possédait ou contrôlait environ 70 % du flottant. Je
leur fis déposer leur 70 % chez un fiduciaire[59] : je n’avais pas
l’intention de me laisser utiliser comme un dépotoir pour les
gros détenteurs. Ayant gelé la majorité des participations, je
devais encore tenir compte des 30 % de flottant qui restaient,
néanmoins c’était un risque à courir. Les spéculateurs
expérimentés ne s’attendent jamais à des aventures sans risque.
À vrai dire, la probabilité que l’ensemble du flottant débarque
en même temps sur le marché n’était pas plus grande que celle
de voir tous les détenteurs d’une police d’assurance décéder le
même jour, dans la même heure. Il y a des tables actuarielles
non écrites des risques du marché boursier, comme il existe des
tables de mortalité humaine.
M’étant protégé moi-même contre quelques-uns des dangers
inhérents à un coup de bourse de ce style, j’étais prêt à
commencer ma campagne dont l’objectif était de rendre mes
options d’achats intéressantes. Pour y arriver, je poussais le
cours et développais un marché dans lequel je pourrais vendre
100 000 actions, celles pour lesquelles je disposais d’options.
La première chose que je fis, fut d’étudier attentivement le
nombre d’actions prêtes à revenir sur le marché en cas de
hausse. Ce qui était un travail relativement facile à réaliser par
l’intermédiaire de mes courtiers. Ces derniers n’avaient aucun
mal à estimer le nombre de titres à vendre au marché ou
légèrement au-dessus. Je ne sais plus si les spécialistes
m’avaient dit quels ordres ils avaient dans leurs livres ou non.
Le cours était à 70, mais j’étais dans l’incapacité de vendre à ce
prix-là. Il n’était pas évident qu’il existât une demande même
faible, à ce cours, ni même un peu plus bas. Je devais donc
étudier ce que mes courtiers m’indiqueraient. C’était suffisant
pour comprendre qu’il y avait pas mal d’actions à l’offre et à
quel point la demande était faible.
Dès que je pus disposer de ces informations, j’achetai
tranquillement toutes les actions qui étaient à vendre à 70 et
au-dessus. Quand je dis «je», vous aurez compris que je parle de
mes courtiers. Les ventes provenaient de petits porteurs
puisque mes clients avaient, bien évidemment, annulé tous les
ordres de vente qu’ils avaient pu passer avant qu’ils
n’immobilisent leurs actions.
Je n’ai pas eu à acheter beaucoup d’actions. En outre, je
savais que ce type de hausse induirait d’autres achats et,
évidemment, d’autres ordres de vente aussi.
Je n’avais donné aucun tuyau d’achat sur Impérial Steel à
qui que ce soit. Je ne l’ai jamais fait, d’ailleurs. Mon boulot
consistait à chercher à influencer directement l’opinion par la
meilleure publicité possible. Je ne dis pas que ceci ne ressemble
pas à une propagande haussière. Il est tout aussi légitime et
souhaitable de promouvoir la valeur d’une nouvelle action que
de promouvoir la valeur des lainages, des chaussures ou des
voitures. Dans tous les cas, une information précise et fiable
devrait être donnée au public. Ce que je veux dire, c’est que le
téléscripteur faisait tout ce qu’il fallait pour servir mes desseins.
Comme je l’ai expliqué précédemment, les quotidiens de bonne
réputation essaient toujours de publier des explications aux
mouvements des marchés : cela reste de l’information. Leurs
lecteurs cherchent à savoir non seulement ce qui arrive sur les
marchés boursiers, mais aussi pourquoi cela arrive. Donc, sans
que le manipulateur ait levé le petit doigt, les plumitifs
financiers imprimeront toute l’information disponible —
rumeurs comprises — et analyseront les perspectives
bénéficiaires, les conditions de marché ainsi que les
perspectives boursières, bref, tout ce qui peut expliquer la
hausse. Quand un journaliste ou une de mes connaissances me
demande mon opinion sur une action et que j’en ai une, je
n’hésite pas un seul instant à l’exprimer. Je ne donne jamais de
conseils de ma propre initiative et je ne donne jamais de
tuyaux : je n’ai rien à gagner à garder secrètes mes opérations.
Cela dit, je suis parfaitement conscient que le meilleur de tous
les tuyauteurs, le plus persuasif de tous les vendeurs, c’est le
téléscripteur.
Quand j’eus absorbé toutes les actions qui étaient à la vente
à 70 et un peu plus haut, j’allégeai le marché de cette pression.
Naturellement cela montrait clairement aux spéculateurs où
était la ligne de moindre résistance d’Imperial Steel : elle était
manifestement vers le haut. Au moment où cette information
fut perçue par les spéculateurs les plus attentifs sur le parquet,
ils en conclurent logiquement que l’action entrait dans une
tendance haussière dont ils ne connaissaient pas les limites.
Mais ils en savaient assez pour commencer à acheter. Leur
demande pour Imperial Steel avait été exclusivement créée par
l’évidence de la tendance haussière de l’action : le fameux tuyau
haussier infaillible en provenance du téléscripteur! Je me
chargeai de la satisfaire rapidement. Je vendis donc aux
spéculateurs les actions que j’avais achetées aux porteurs qui
désiraient s’en défaire. Bien sûr ces ventes étaient exécutées
avec doigté et je me contentais de fournir la demande sans plus.
Je ne pesais pas sur le marché, mais ne souhaitais pas non plus
une hausse trop rapide. Cela ne serait pas malin de lâcher la
moitié de mes 100 000 actions à ce stade du processus. N’oubliez
pas que ma mission était de créer un marché suffisamment
liquide pour vendre ma ligne entière.
Même si je ne faisais que fournir la demande des
spéculateurs, le marché se trouverait temporairement déprimé
par l’absence de ma propre influence acheteuse, jusqu’ici
déployée avec constance. Bien entendu, les achats des
spéculateurs cessèrent et le cours stoppa sa progression.
Immédiatement après, on vit apparaître des ventes de taureaux
désappointés ou de spéculateurs dont les raisons d’acheter
cessaient au moment précis où la tendance haussière fut mise
en échec. Je m’attendais à ces ventes et j’achetai alors, à la
baisse, l’action que j’avais vendue aux spéculateurs quelques
points plus haut. Je savais que ces achats allaient freiner la
baisse du titre et que, dès que les cours cesseraient de décliner,
les ordres de vente cesseraient d’affluer.
Alors je recommençai tout depuis le début. Je pris tous les
titres qui étaient à la vente en faisant monter le cours : il n’y en
avait pas trop. Le cours reprit une seconde fois le chemin de la
hausse, mais à partir d’un niveau de départ supérieur à 70.
N’oubliez pas qu’à la baisse, il y a de nombreux détenteurs qui
sont prêts à racheter ce qu’ils ont vendu plus haut. Cependant,
ils ne le feront pas à trois ou quatre points du sommet. De tels
spéculateurs jurent toujours qu’ils vendront sûrement s’il y a
un redressement. Ils passent des ordres de vente en hausse et
ensuite ils changent d’avis avec la variation des cours. Bien sûr,
il y a toujours des profits à prendre pour des joueurs prudents
qui restent peu de temps en position et pour qui prendre un
profit, même petit, n’a jamais rendu quelqu’un plus pauvre.
Tout ce que j’avais à faire après cela, c’était de répéter le
processus, alternativement acheteur et vendeur, mais toujours
en travaillant de plus en plus haut.
Il arrive parfois, après que vous avez pris toutes les actions
qui étaient à vendre, que le cours s’envole brutalement : on
peut alors assister à de petites pointes de hausse sur les actions
que vous êtes en train de manipuler. C’est une excellente
publicité parce que cela fait parler du marché et que cela attire
aussi à la fois les spéculateurs professionnels et ce type de
boursicoteurs qui aiment les sensations fortes (il s’agit, je crois,
d’une espèce très répandue). Je fis comme cela sur Imperial
Steel, et quoique la demande ait été créée par ces coups de
collier, je fournissais. Mes ventes maintenaient toujours le
mouvement haussier à l’intérieur de certaines limites à la fois
en termes d’amplitude et de vitesse. En achetant à la baisse et
en vendant à la hausse, je faisais plus que tirer le cours, je
créais un véritable marché sur Impérial Steel.
Après avoir commencé mes opérations, il n’y eut pas un
moment où on pouvait acheter ou vendre librement l’action. Je
veux dire par-là, acheter ou vendre un montant raisonnable
sans causer des fluctuations violentes dans les cours. La peur
que ressent le spéculateur d’être collé au plus haut s’il achète,
ou squeezé à mort s’il vend, cette peur-là avait disparu. L’écart
graduel entre les professionnels et le public, dans la croyance à
l’existence et à la permanence du marché d’Imperial Steel, est
étroitement lié à la confiance qu’on a dans le mouvement.
Manifestement, l’activité du titre finit par mettre un terme aux
doutes et aux objections. Toujours est-il qu’après avoir acheté et
vendu une bonne quantité de milliers d’actions, je réussis à
vendre des actions au-dessus du pair. À 100 $ l’action, tout le
monde voulait acheter Imperial Steel. Pourquoi pas? Tout le
monde savait que c’était un bon titre, que cela avait été et
restait une bonne affaire. La hausse du titre en était la
meilleure preuve. Une action qui pouvait prendre 30 points à
partir de 70 pouvait en gagner encore 30 au-dessus du pair :
voilà comment la plupart des boursiers raisonnent.
Pour faire monter le cours de 30 points, je n’avais accumulé
que 7 000 titres. Le cours moyen d’achat de cette ligne était de
près de 85 : ce qui représentait un profit de 15 points. Sans
conteste, l’ampleur de mes plus-values, encore potentielles, était
bien supérieure. L’action pouvait être vendue bien plus cher sur
des manipulations judicieuses et j’avais des options d’achats sur
100 000 titres qui s’échelonnaient de 70 à 100.
Les circonstances m’empêchèrent de convertir mes plus-
values potentielles en espèces sonnantes et trébuchantes. Cela
aurait été le cas, si je l’avais fait moi-même : un bel exemple de
manipulation, parfaitement fondée et réussie, à juste titre.
L’actif de la société était solide et l’action n’était pas chère,
même au cours le plus élevé. Entre-temps, un des membres du
syndicat originel eut soudain le désir de prendre le contrôle de
l’actif principal : une banque de premier ordre avec de larges
ressources financières. Le contrôle d’un groupe prospère et en
croissance comme Impérial Steel est beaucoup plus à la portée
d’une banque que d’investisseurs particuliers. Pour parer à
toute éventualité, la firme m’avait fait une offre pour toutes mes
options. Cela représentait pour moi un énorme profit. Je le pris
immédiatement : je suis toujours prêt à vendre si je peux sortir
d’un bloc avec un joli profit et je suis toujours satisfait de ce que
j’encaisse.
Avant de disposer de mes options sur 100 000 actions,
j’appris que ces banquiers avaient embauché des experts pour
faire un examen encore plus précis de la boîte. Leurs rapports
étaient suffisamment éloquents pour m’inciter à rester sur le
titre. Je décidai donc de garder quelques milliers d’actions à
titre de placement. Je crois en ces titres, je les détiens d’ailleurs
toujours.
Tout ce que j’avais fait dans ma manipulation sur Imperial
Steel était parfaitement normal et même sain. Tant que le cours
montait sur mes achats, je savais que j’avais raison.
L’action n’avait jamais été sinistrée, comme elles le sont
parfois. Quand vous trouvez qu’une action ne réagit pas de
manière satisfaisante sur vos achats, vous n’avez besoin
d’aucun tuyau pour vendre. Vous savez que si cette action a une
valeur et que les conditions générales du marché sont correctes,
vous pouvez toujours la soigner après une baisse, même si elle
est de 20 points. Toutefois, je n’ai jamais eu ce genre de
problème avec Impérial Steel.
Lors de mes manipulations sur les actions, je ne perds
jamais de vue les principes de base de la spéculation. Peut-être
serez-vous étonné de m’entendre répéter ou rabâcher le fait
que je ne cherche jamais à chipoter avec le téléscripteur, ou que
je suis incapable de me mettre en colère contre le marché à
cause de son comportement. Vous pourriez penser — peut-être
le pensez-vous d’ailleurs — que des types astucieux qui ont
gagné des millions dans leurs propres affaires et qui ont pris
des positions avec succès à Wall Street à plusieurs reprises
peuvent atteindre la sagesse suprême de jouer sans émotion
aucune. Vraiment, vous seriez surpris de la fréquence avec
laquelle quelques-uns des plus chanceux de nos émetteurs se
comportent comme des ménagères ronchonnes quand le
marché n’agit pas comme ils le souhaitent. Ils semblent le
prendre comme une offense personnelle et ils commencent à
perdre de l’argent en perdant leur bonne humeur.
À une époque, on a beaucoup glosé sur une éventuelle
mésentente entre John Prentiss et moi-même. Les gens
s’attendaient à une histoire dramatique sur une opération de
bourse qui aurait mal tourné avec quelques magouilles. Ces
dernières auraient coûté, à lui ou à moi, quelques millions ou
quelque chose de ce genre. En fait, il n’en est rien.
Prentiss et moi étions amis depuis des années. Il m’avait
donné, à maintes reprises, des informations que j’avais pu
utiliser avec profit. Je lui avais donné des conseils qu’il pouvait
ou non suivre. Lorsqu’il les suivait, il économisait de l’argent.
Il jouait un rôle prépondérant dans l’organisation et
l’émission d’actions de la Petroleum Products Company. Après
un début plus ou moins brillant, les conditions générales
empirèrent et la nouvelle action ne se comportait pas vraiment
comme Prentiss et ses associés l’avaient espéré. Quand les
conditions de base s’améliorèrent, Prentiss forma un pool et
commença ses opérations sur Pete Products.
Je ne puis rien vous dire sur sa technique. Il ne me disait pas
comment il travaillait et je ne le lui demandais pas. Il était clair,
nonobstant son expérience à Wall Street et son indubitable
clairvoyance, que son activité n’était pas couronnée de succès. Il
ne fallut pas longtemps au pool pour comprendre qu’il n’y avait
pas grand-chose à tirer de l’action. Il devait avoir essayé tout ce
qu’il connaissait parce qu’on ne remplace pas à la légère le
responsable d’un pool par une personne de l’extérieur, à moins
qu’il ne se sente pas à la hauteur de la tâche et c’est bien la
dernière chose qu’on peut admettre. Toujours est-il qu’il vint
me voir, et après quelques préliminaires amicaux, il me dit qu’il
voulait me charger du marché de Pete Products en me laissant
disposer des participations du pool. Elles s’élevaient à un peu
plus de 100 000 actions. L’action se négociait alors entre 102 et
103.
La chose me paraissait louche et j’ai décliné la proposition
après moult remerciements. Cependant, il insista pour que
j’accepte. Il me le demandais à titre personnel et je finis par
accepter. Par tempérament, je n’aime pas m’identifier à des
entreprises dans le succès desquelles je n’ai pas confiance, mais
je pense cependant qu’un homme a des dettes envers ses amis
et ses connaissances. Je lui dis que je ferais de mon mieux et
que je n’étais pas très chaud sur le dossier, puis je lui énumérai
les facteurs adverses dont j’aurais à tenir compte. Tout ce que
Prentiss répondit c’était qu’il ne m’avait pas demandé de
garantir des millions de profits au pool. Il était persuadé, si je
prenais une participation, que je ferais le nécessaire pour que
les choses tournent bien.
Vraiment, je m’étais engagé à faire quelque chose à mon
corps défendant. Comme je le craignais, je trouvais une
situation pas facile, due en grande partie aux propres erreurs
de Prentiss alors qu’il essayait de manipuler l’action pour le
compte du pool. Le temps, facteur essentiel, jouait contre moi.
J’étais convaincu que nous étions très proches de la fin de la
vague de hausse et que l’amélioration du marché, qui avait tant
encouragé Prentiss, risquait fort de n’être qu’une simple hausse
sans lendemain. J’avais peur que le marché ne tourne
définitivement à la baisse avant de pouvoir accomplir grand-
chose sur Pete Products. Toujours est-il que je lui avais donné
ma parole, je décidai donc de travailler avec tout le sérieux
habituel.
Je commençais à faire monter le cours. J’eus un succès
mitigé. Je me souviens de l’avoir tiré jusqu’à 107 ou quelque
chose comme cela. Ce n’était pas trop mal et j’étais même
globalement capable de vendre un peu d’actions. Cela n’était
pas énorme, mais j’étais heureux de ne pas avoir augmenté les
participations du pool. Il y avait beaucoup de gens en dehors du
pool qui n’attendaient qu’une petite hausse pour larguer leurs
actions et mon opération était une aubaine pour eux. Si les
conditions générales avaient été meilleures, j’aurais pu faire
encore mieux. J’avais été appelé trop tard pour faire ce travail.
Tout ce que je pouvais faire maintenant, je le sentais bien,
c’était de sortir avec un minimum de perte pour le pool.
Je me rendis chez Prentiss et lui exposai mon point de vue. Il
commença à le réfuter. Alors, je lui expliquai pourquoi j’étais
arrivé à cette conclusion. Je lui dis :
— Prentiss, je sens parfaitement ce marché. Cette action n’a
plus aucun répondant. La réaction du public envers ma
manipulation n’est pas difficile à évaluer. Quand on fait le
maximum pour rendre Pete Products attractif aux spéculateurs,
qu’on lui donne tous les supports nécessaires et que, malgré
cela, tout ce qu’on obtient c’est que le public le laisse seul avec
ses titres, tu peux être certain qu’il y a quelque chose qui ne
colle pas, sur le titre ou sur le marché. Il n’y a absolument
aucun moyen de forcer l’affaire. On est certain de perdre si on
le fait. Celui qui dirige un pool peut vouloir acheter ses titres s’il
a de la compagnie, mais s’il est le seul acheteur dans le marché,
il serait stupide d’acheter, tu le sais bien. Pour chaque lot de
5 000 actions que j’achète, le public doit toujours être en mesure
d’en acheter lui aussi 5 000. Je ne dois en aucun cas être le seul
à acheter. Si c’est le cas, tout ce que je réussirai à faire sera
d’être inondé d’actions dont je ne veux pas. Il n’y a qu’une seule
chose à faire : c’est de vendre. Et le seul moyen de vendre est de
vendre.
— Tu veux dire vendre tout ce que tu pourras vendre?
demanda Prentiss.
— Exactement! lui dis-je.
Je savais qu’il était déjà sur le point d’objecter.
— Si je vends le titre du pool, il est évident que le cours va
s’effondrer et passer en dessous du pair et...
— Oh! non ça, jamais! hurla-t-il.
Vous auriez cru que je lui demandais de se joindre à un club
de suicidés.
— Prentiss, lui dis-je, c’est un principe cardinal de la
manipulation boursière que de faire monter une action que l’on
veut vendre. On ne vend pas d’un seul coup sur une hausse : on
ne peut tout simplement pas le faire. La plus grosse partie des
ventes se fait à la baisse à partir du sommet. Je ne peux pas
faire monter ton action de 125 à 130. J’aimerais bien, mais c’est
impossible : donc, tu auras à commencer tes ventes à partir du
niveau actuel. À mon avis, toutes les actions doivent baisser et
Petroleum Products ne fera certainement pas exception à la
règle. Il est préférable pour elle de baisser maintenant sur les
ventes du pool plutôt que de plonger le mois prochain sur les
ventes de n’importe qui. Elle baissera quoiqu’il arrive.
J’avais l’impression d’avoir dit quelque chose de
monstrueux, car vous auriez pu entendre ses hurlements
jusqu’en Chine. Il ne voulait pas prêter l’oreille à de tels propos.
Il m’expliqua que cela mettrait une sacrée pagaille dans
l’historique des cours, sans parler des inconvénients vis-à-vis de
la banque qui avait nanti les actions, entre autres problèmes.
Je lui ai répété alors qu’à mon avis, rien au monde ne
pourrait empêcher Pete Products de chuter de 15 à 20 points. Le
marché dans son ensemble était orienté comme cela et je lui dis
une fois de plus qu’il serait absurde de croire que son action
serait une éblouissante exception. De nouveau, mon discours ne
servit à rien : il insista pour que je soutienne le cours.
Voilà un homme d’affaires avisé, un des plus brillants
émetteurs de l’époque, qui avait gagné des millions à Wall
Street et qui connaissait beaucoup mieux que la moyenne le jeu
de la spéculation, qui insiste lourdement pour me voir soutenir
une action au début d’un marché baissier. C’était son titre après
tout, mais c’était quand même une très mauvaise affaire. Cela
me choquait tellement que je me remis à argumenter avec lui,
mais sans succès. Il insista pour que je soutienne les cours.
De toute évidence, quand le marché dans son ensemble se
mit à faiblir et que la baisse commença sérieusement, Pete
Products suivit comme le reste de la cote. Au lieu de vendre,
j’achetai des actions pour le pool d’initiés — sur ordre de
Prentiss.
La seule explication est que Prentiss ne croyait pas vraiment
à ce marché baissier. En ce qui me concerne, j’étais persuadé
que nous vivions les derniers feux du marché haussier. J’avais
vérifié ma première supposition par des tests non seulement
sur Pete Products, mais aussi sur d’autres actions. Je n’attendis
pas que le marché baissier daigne s’annoncer avant de
commencer à vendre. Certes, je ne vendis pas une action de
Pete Products, mais j’étais vendeur sur d’autres titres.
Comme je l’avais prévu, le pool de Pete Products, dans leurs
futiles et vains efforts pour soutenir les cours, se retrouva vite
submergé par toutes les actions qu’ils détenaient déjà, et par
toutes celles qu’ils avaient à acheter. À la fin, ils liquidèrent
leurs positions, mais à des niveaux beaucoup plus bas que ceux
qu’ils auraient obtenus si Prentiss m’avait laissé vendre quand
je le souhaitais. Il ne pouvait pas en être autrement. Prentiss
pense encore qu’il avait raison, du moins c’est ce qu’il me dit. Je
comprends qu’il dise que je lui ai donné le conseil de vendre
parce que j’étais moi-même vendeur sur d’autres titres alors
que le marché dans son ensemble continuait à progresser. Cela
sous-entend, évidemment, que la chute de Pete Products avait
été le résultat de ventes extérieures au pool d’initiés à
n’importe quel prix pour renforcer ma position baissière sur les
autres actions.
Tout cela n’est qu’ineptie. Je n’étais pas baissier parce que
j’étais vendeur d’actions. J’étais baissier parce que c’était la
conséquence de mon analyse de la situation et je vendis à
découvert seulement après être devenu baissier. Il n’y a jamais
beaucoup d’argent à gagner en faisant mal les choses, pas en
bourse en tout cas. Ma tactique de vente des actions du pool
était basée sur ce qu’une expérience de 20 ans, et elle seule, me
disait être sage et réaliste de faire. Prentiss aurait dû être assez
spéculateur pour voir venir le coup. De toute façon, il était trop
tard pour tenter autre chose.
Je suppose que Prentiss partage la désillusion de milliers de
boursiers hors du coup qui sont persuadés qu’un manipulateur
peut tout faire : mais c’est tout simplement impossible. La plus
belle opération de Keene a été sa manipulation sur les actions
U.S. Steel, ordinaires ou à dividendes prioritaires, au printemps
1901. Il réussit, non pas parce qu’il était intelligent et plein de
ressources, et pas plus parce qu’il avait un syndicat d’hommes
riches derrières lui. Il réussit en partie à cause de ces raisons,
mais surtout parce que le marché dans son ensemble était bon
et que l’opinion du public était haussière.
Il n’est jamais bon d’agir contre les enseignements de
l’expérience et contre le bon sens. Les pigeons à Wall Street ne
sont pas tous des boursicoteurs. J’ai déjà évoqué les griefs de
Prentiss contre moi. Il m’en a voulu parce que je fis ma
manipulation, non pas comme je le souhaitais, mais comme il
me l’avait demandé.
Il n’y a ni mystère, ni magouille, ni escroquerie dans les
manipulations destinées à vendre une action en bloc, si de telles
opérations ne sont pas accompagnées de fausses déclarations.
Les bonnes manipulations sont celles qui sont fondées sur les
bons principes de spéculation. Les gens se donnent beaucoup
de mal avec les vieilles pratiques, comme les tripotages de
cours. Toutefois, je peux vous assurer que la véritable arnaque
boursière est assez rare. La différence entre une manipulation
boursière et la vente d’actions et d’obligations en douce réside
plus dans le caractère de la clientèle que dans le caractère de
l’appel au public. J. P. Morgan & Co. vend une émission
d’obligations au public, c’est-à-dire aux investisseurs. Un
manipulateur vend un bloc d’actions au grand public, c’est-à-
dire à des spéculateurs. Un investisseur regarde avant tout la
sécurité, la pérennité des intérêts que lui rapportera le capital
qu’il investit. Le spéculateur ne voit que la rapidité du profit.
Le manipulateur trouve nécessairement ses premiers clients
parmi les spéculateurs qui acceptent un risque supérieur à la
moyenne aussi longtemps qu’ils ont une chance raisonnable
d’avoir un gros retour sur leur capital. Moi-même, je n’ai jamais
cru au jeu à l’aveuglette. Je peux jouer gros ou je peux n’acheter
que 100 actions. Cependant dans chaque cas, je dois avoir une
bonne raison de le faire.
Je me souviens très bien comment je suis entré dans le
monde de la manipulation, c’est-à-dire dans la
commercialisation des actions pour le compte d’autrui. J’aime
beaucoup rappeler cette anecdote, car elle montre à merveille
l’attitude professionnelle de Wall Street envers les opérations
boursières. Cela arriva après mon retour, c’est-à-dire après ma
fameuse opération sur Bethlehem Steel en 1915, celle qui m’a
ouvert la voie du redressement financier.
Je traitais avec une certaine constance et je ne m’en sortais
pas trop mal. Je n’ai jamais cherché la publicité des quotidiens
et jamais, non plus, à faire mystère de mes opérations. Vous
savez, comme moi, comment les professionnels de Wall Street
exagèrent à la fois leurs succès et les échecs des opérateurs
connus pour être actifs. Bien sûr, les quotidiens qui en
entendent parler impriment ces rumeurs. Selon les ragots, j’ai
été miné tellement de fois ou j’ai gagné tellement de millions
que, toujours selon les mêmes sources autorisées, ma seule
réaction à ces rapports est de me demander comment et où sont
nées toutes ces rumeurs. Si vous saviez comme ces rumeurs
grossissent vite! J’ai eu des tas d’amis courtiers qui me
racontèrent la même histoire à chaque fois un petit peu
différente améliorée ou plus circonstanciée.
Tous ces préliminaires pour vous dire comment j’entrepris
une manipulation d’une action pour quelqu’un d’autre. Les
histoires que les quotidiens imprimaient, sur la manière dont
j’ai remboursé totalement les millions que je devais, tournaient
carrément à l’abus de confiance. Mes grosses positions et mes
gains étaient tellement exagérés par les quotidiens qu’on parlait
pas mal de moi à Wall Street. Elle était bien loin, l’époque où un
opérateur balançant une ligne de 200 000 actions pouvait
dominer le marché. Comme vous le savez, le public veut
toujours trouver un successeur aux vieux leaders. C’est la
réputation de M. Keene, d’être un habile opérateur en bourse,
un gagneur de millions en un seul coup, qui a amené les
émetteurs et les banquiers à s’adresser à lui pour vendre de
gros blocs d’actions. En clair, ses services comme manipulateur
étaient très demandés à cause des rumeurs boursières qui
entouraient ses succès précédents comme spéculateur.
Seulement voilà Keene n’est plus avec nous. Il est parti au
paradis des spéculateurs où, il nous l’avait dit une fois, il ne
resterait qu’un moment à moins qu’il n’y trouve Sysonby
l’attendant. Deux ou trois autres personnes qui ont marqué
l’histoire boursière dans les derniers mois étaient retombées
dans l’obscurité de l’inactivité prolongée. Je fais
particulièrement allusion à certains plongeurs[60] de l’Ouest,
comme on les appelait à l’époque. Ils avaient débarqué à Wall
Street en 1901, après avoir tiré quelques millions de leurs
participations dans les aciéries, et y étaient restés. En réalité, ils
étaient des superémetteurs plus que des opérateurs du type de
Keene. Ils étaient extrêmement capables, fabuleusement riches
et avaient un succès fou sur les actions des sociétés qu’eux et
leurs amis contrôlaient. Ils n’étaient pas exactement de grands
manipulateurs comme Keene ou le gouverneur Flower. Encore
qu’on ait entendu, à la bourse, beaucoup de rumeurs les
concernant et qu’ils aient eu des suiveurs parmi les
professionnels et les courtiers. Après qu’ils aient cessé de
spéculer activement, Wall Street se retrouva sans manipulateur,
du moins n’en parlait-on plus dans les journaux.
Vous vous souvenez du grand marché haussier qui
commença, quand la bourse retrouva son activité en 1915. Au
moment où le marché s’élargissait et que les achats des alliés
dans le pays se chiffraient en milliards, nous étions entrés dans
une forte période de croissance. Aussi longtemps que la
manipulation durait, il n’était pas nécessaire à quiconque de
lever le moindre petit doigt pour créer un marché illimité, car
la guerre était sur le point d’être déclarée. Une masse de gens
gagnaient des millions en recherchant des capitaux pour
répondre à des commandes ou même à des promesses de
commandes. Ils se transformaient en émetteurs à succès, avec
l’aide de leurs aimables banquiers ou en faisant coter leurs
sociétés sur le marché. Le public achetait n’importe quoi
pourvu que ce soit habilement proposé.
Lorsque le soufflé du boom commença à retomber,
quelques-uns de ces émetteurs se retrouvèrent eux-mêmes
contraints à faire appel à des experts de la vente d’actions.
Quand le public est gavé avec toutes sortes d’actions — dont
quelques-unes achetées au plus haut — il n’est pas toujours
facile d’en fourguer de nouvelles. Après une forte hausse, le
public est persuadé que rien ne pourra plus jamais monter. Ce
n’est pas que les acheteurs deviennent plus sélectifs, mais
simplement que l’époque des achats aveugles est révolue, l’état
d’esprit ayant changé. Les cours n’ont même pas besoin de
descendre pour rendre les gens pessimistes. Il suffit pour cela
que le marché reste ennuyeux et morne pendant un moment.
Dans toutes les périodes d’euphorie, des entreprises ont été
constituées principalement, pour ne pas dire exclusivement,
dans le but de tirer profit de l’appétit du public pour toutes
sortes d’actions. Il y a donc des émissions sur le tard. La raison
pour laquelle les émetteurs font cette erreur est qu’étant eux-
mêmes des êtres humains, ils sont incapables d’admettre la fin
du développement. En outre, c’est une bonne affaire que de
tenter sa chance quand le profit possible est assez gros. Le
sommet n’est jamais en vue quand la vision est viciée par
l’espoir. Le boursicoteur moyen voit une action, dont personne
ne veut à 12 ou à 14 $, monter brutalement à 30, ce qui est
certainement le sommet puis jusqu’à 50 $. Il se dit alors que
c’est forcément la fin de la hausse. Elle monte encore à 60, 70
puis à 75 $. Il devient alors évident que l’action, qui quelques
semaines plus tôt se traitait à moins de 15 $, ne peut aller plus
haut. Pourtant, elle continue à progresser à 80 et à 85. Là-
dessus, le boursicoteur moyen — qui ne pense jamais à la
valeur de la société, mais toujours et uniquement au cours de
l’action et pour qui les actions ne sont pas gouvernées par les
conditions générales, mais par les peurs — prend le chemin le
plus facile. Il cesse tout simplement de penser qu’il peut y avoir
une limite à la hausse. C’est pourquoi les boursicoteurs qui sont
assez sages pour ne pas acheter au plus haut laissent passer
leurs chances en ne prenant pas leurs profits. Les gros coups
dans les booms sont toujours le fait du public, sur le papier.
D’ailleurs, ils restent sur le papier!
CHAPITRE 22

U
n jour, Jim Barnes, qui est non seulement un de mes
principaux courtiers, mais aussi un ami intime,
m’appelle. Il souhaite que je lui fasse une faveur. Il ne
m’avait jamais parlé comme cela dans le passé. Je lui demandai
alors de m’expliquer en quoi consistait cette faveur. J’espérais
qu’il s’agirait de quelque chose que je pourrais faire, car je
désirais vraiment lui rendre service. Il m’expliqua alors que sa
firme s’intéressait aux actions d’une société cotée. En fait, ils
avaient été les principaux émetteurs de la société et avaient
placé la plus grande partie des titres dans le public. Les
circonstances leur avaient montré qu’ils devaient
impérativement mettre sur le marché une assez grosse quantité
de titres. Jim voulait que je me charge de la commercialisation
des actions. L’action s’appelait Consolidated Stove.
Je ne souhaitais pas trop être impliqué, ni de près ni de loin,
dans cette action pour diverses raisons. Toutefois, Barnes,
envers qui j’avais quelques dettes de reconnaissance, insista sur
le caractère personnel de cette affaire : ce qui suffit à lever mes
objections. C’était un bon copain, un ami, et sa firme, je dois
l’avouer, était un peu trop impliquée dans l’affaire, à tel point
que je consentis à faire ce qui était en mon pouvoir.
Il m’a toujours semblé que la différence la plus pittoresque
entre le boom de la guerre et les autres booms résidait dans le
rôle qui était joué par un type de personnage nouveau dans les
affaires boursières : «le garçon banquier».
Le boom était prodigieux : ses causes et ses origines étaient
parfaitement compréhensibles par tous. Dans le même temps et
dans tout le pays, les plus grandes banques et les trusts faisaient
certainement tout ce qu’ils pouvaient pour transformer en
millionnaires toute sorte d’entrepreneurs et de fabricants de
munitions. C’était tellement vrai que tout ce qu’un type devait
faire était de dire qu’il était un ami d’un ami d’un membre de
l’une des commissions des Alliés. On lui offrait alors tout le
capital nécessaire pour exécuter les contrats qu’il n’avait pas
encore obtenus. J’avais l’habitude d’entendre des histoires
incroyables d’employés devenus présidents de société. Ils
faisaient des affaires de plusieurs millions de dollars avec de
l’argent emprunté par les trusts et obtenaient des contrats qui
laissent une traînée de profits en passant de main en main. Un
flot d’or se déversait dans le pays depuis l’Europe et les banques
devaient trouver les moyens de le monopoliser.
Certes, quelques vieux grincheux pouvaient trouver à redire
sur la manière dont la barque était menée, mais de toute façon
ils étaient totalement dépassés. La mode des présidents de
banques grisonnants convenait parfaitement aux périodes de
grand calme mais, dans ces périodes agitées, la jeunesse était la
qualification principale. Les banques avaient certainement dû
faire d’énormes profits.
Jim Barnes et ses associés, profitant de l’amitié et de la
confiance du jeune président de la Marshall National Bank,
avaient décidé de consolider trois «Stove Companies»[61] bien
connues. Ils vendraient ainsi les actions de la nouvelle
compagnie au public qui, depuis des mois, avait acheté
n’importe quoi pourvu d’un beau certificat bien gravé.
Le problème provenait du fait que le «Stove business» était
tellement prospère que les trois sociétés versaient des
dividendes sur leurs actions ordinaires, pour la première fois
de leur histoire : du coup, leurs principaux détenteurs ne
souhaitaient pas se départir du contrôle. Il y avait un bon
marché en coulisse pour ces trois titres. Ils en avaient vendu
autant qu’ils avaient pu et ils étaient assez satisfaits de la
tournure des événements. Leur capitalisation individuelle était
trop petite pour justifier de gros mouvements sur le marché et
c’est là que la société de Jim Barnes intervint. Il remarqua que
la Consolidated Company devait être d’une taille suffisamment
importante pour pouvoir être inscrite au Stock Exchange, où les
nouvelles actions pouvaient être rendues plus attractives que
les anciennes. C’est un vieil adage de Wall Street : «changez la
couleur des certificats pour les rendre plus alléchants».
Supposons qu’une action cesse d’être attractive au pair, parfois
en quadruplant le nombre vous pouvez faire monter les
nouvelles actions à 30 ou 35. Ceci représente l’équivalent de 120
ou 140 pour les anciennes actions — chiffre qui n’aurait jamais
été atteint sans cette opération.
Il semble que Barnes et ses associés aient réussi à
convaincre quelques-uns de leurs amis détenant, à titre
spéculatif, quelques actions de Gray Stove Company, un gros
holding, d’entrer dans la consolidation, sur la base de quatre
actions de Consolidated pour chaque action de Gray. La
Midland et la Western suivirent alors leur grande sœur et la
parité d’échange fut fixée sur la base d’une pour une. Elles
cotaient en coulisse environ 25 à 30, et la Gray — qui était la
plus connue et qui versait des dividendes — se traitait à 125.
Dans le but de se procurer des fonds pour racheter leurs
participations aux détenteurs qui voulaient réaliser leurs
placements, et fournir du capital additionnel pour couvrir les
améliorations et autres dépenses promotionnelles, il était
nécessaire de lever quelques millions. Du coup, Barnes vit le
président de sa banque, qui prêta aimablement à son syndicat
3, 5 millions de dollars. La garantie était constituée par 100 000
actions de la nouvelle société. Le syndicat assura au président,
du moins c’est ce qu’on m’a dit, que le cours ne descendrait pas
en dessous de 50. Ce serait une opération très profitable compte
tenu de la valeur de la société.
La première erreur des émetteurs fut commise dans le choix
du moment opportun. Le point de saturation pour la nouvelle
action avait été atteint par le marché et ils auraient dû le voir.
Malgré cela, ils auraient pu tout de même en tirer un honnête
profit s’ils n’avaient pas essayé de singer les folies totalement
déraisonnables que d’autres émetteurs avaient faites à l’apogée
du boom.
Vous ne devez toutefois pas en conclure hâtivement que Jim
Barnes et ses associés étaient fous ou n’étaient que des gamins
sans expérience. Ils étaient parfaitement sensés, étaient tous
familiers des méthodes de Wall Street et quelques-uns d’entre
eux étaient même des spéculateurs de haut vol. Toutefois, ils
avaient fait plus que surestimer la capacité d’achat du public.
Ils auraient pu évaluer cette capacité par des tests concrets. En
espérant que le marché haussier durerait plus longtemps qu’il
ne le fit, ils se trompaient plus lourdement, et d’une manière
plus coûteuse. Je suppose que la raison en était que ces mêmes
hommes avaient rencontré tellement de succès rapides qu’ils ne
doutaient pas un seul instant qu’ils pourraient tous boucler leur
opération avant le retournement du marché. Ils étaient tous
très connus et avaient un nombre considérable de suiveurs
parmi les spéculateurs professionnels et les grandes maisons de
courtage.
L’opération était extrêmement bien montée. Les quotidiens
avaient été très généreux en leur faisant une remarquable
publicité. Les vieilles affaires étaient identifiées à l’industrie des
«Stove Companies» américaines et leurs produits étaient
connus dans le monde entier. On y faisait un amalgame
patriotique et tout un tas de littérature s’étalait dans les
quotidiens à propos des parts de marchés qu’ils gagnaient dans
le monde. Les marchés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud
étaient pratiquement déjà conquis ou en passe de l’être.
Les administrateurs de la société étaient tous des hommes
dont les noms étaient connus de tous les lecteurs des pages
financières. Le travail de publicité était si bien mené, et les
promesses des initiés anonymes sur l’inévitable évolution des
cours étaient si bien tournées, qu’on avait réussi à créer une
grande demande pour les nouvelles actions. Le résultat ne se fit
pas attendre. Quand les livres de souscription furent clos, on
constata que le titre, qui était offert au public à 50 $ l’action,
avait été sur-souscrit de 25 %.
Rendez-vous compte! La meilleure chose que les émetteurs
pouvaient espérer était de réussir la vente des nouvelles
actions, à ce cours, après des semaines de travail et après avoir
poussé le cours à 75 ou plus haut pour obtenir une moyenne à
50. Dans cette situation, cela représentait une avance de près de
100 % sur le cours des anciennes actions des compagnies
constituantes. C’était la crise et ils ne la subissaient pas comme
cela aurait dû être le cas. Ce qui vous montre bien que chaque
business a ses propres caractéristiques. Parfois, la prudence
peut se révéler moins rentable que le bon sens utilisé à bon
escient. Les émetteurs, émerveillés par cette sur-souscription
inattendue, en conclurent que le public était prêt à payer
n’importe quel prix pour n’importe quelle quantité d’actions. Ils
furent assez stupides pour réduire les demandes du public. Que
les émetteurs aient été rapaces, d’accord, mais au moins qu’ils
l’aient été intelligemment!
Ce qu’ils auraient dû faire, sans hésiter, c’était d’allouer les
actions en totalité. Ils se seraient alors trouvés vendeurs à
découvert de 25 % de la totalité du montant souscrit : cela leur
aurait permis de soutenir le cours au moment nécessaire et au
moindre coût pour eux-mêmes. Sans le moindre effort de leur
part, ils auraient ainsi été dans la position stratégique forte
dans laquelle j’essaie toujours de me trouver moi-même quand
je manipule des actions. Ils auraient pu empêcher les cours de
plonger et, par là même, inspirer confiance dans la stabilité des
cours des nouvelles actions et dans le syndicat de placement. Ils
auraient dû se souvenir que leur travail n’était pas achevé
après avoir fourgué les titres au public : ce n’était qu’une partie
de ce qu’ils avaient à faire.
Ils pensèrent qu’ils avaient très bien réussi, mais il ne se
passa pas longtemps avant que les conséquences de leurs deux
magistrales bourdes n’apparaissent au grand jour. Le public
n’acheta plus d’actions, car le marché développait des
tendances de réaction. Les initiés prirent peur et ne
supportèrent plus Consolidated Stove. Si les initiés n’achètent
pas leurs propres actions en cas de baisse, qui va le faire?
L’absence de support est généralement considérée comme un
assez joli tuyau baissier.
Nul besoin d’entrer plus avant dans les détails statistiques,
le cours de Consolidated Stove fluctua en sympathie avec le
marché, mais il ne remonta jamais au-dessus des cotations
initiales qui étaient à peine supérieures à 50. Barnes et ses amis
se décidèrent finalement à intervenir à l’achat pour maintenir
le titre au-dessus de 40. Ne pas avoir soutenu le cours au début
de sa carrière boursière était regrettable; mais ne pas avoir
vendu toutes les actions que le public réclamait était bien pire.
Toujours est-il que l’action était maintenant cotée sur le New
York Stock Exchange et que son cours était redescendu à 37, où
elle trouva un équilibre. Elle resta à ce niveau parce que Jim
Barnes et ses associés la soutenaient et que leur banque leur
avait prêté 35 $ par action sur 100 000 actions. Si jamais la
banque décidait de liquider son prêt, il n’y avait aucun doute
que le cours plongerait. Le public, qui se bousculait pour en
acheter à 50, était beaucoup moins intéressé maintenant qu’on
traitait à 37, et probablement n’en voudrait plus du tout à 27.
Entre-temps, les excès des banques en matière de prêts
commençaient à faire réfléchir les gens. Les jours des «garçons-
banquiers» étaient comptés. Le milieu bancaire fit une
soudaine et brutale rechute vers le conservatisme. Les amis
intimes se voyaient exiger leurs prêts, exactement comme s’ils
n’avaient jamais joué au golf avec le président.
Il n’était pas utile de menacer le créancier ni de demander
un sursis auprès de l’emprunteur. La situation était hautement
inconfortable pour les deux parties. La banque, par exemple,
avec laquelle mon ami Jim Barnes faisait des affaires, était
encore assez bien disposée. On en était aux : «Pour l’amour de
Dieu, remboursez ce prêt où nous allons tous nous retrouver dans
une merde noire».
Le caractère du bordel ambiant et ses possibilités étaient
suffisamment patents pour que Jim Barnes vienne me voir en
me demandant de vendre les 100 000 actions nécessaires pour
rembourser les 3, 5 millions de dollars prêtés par la banque. Si
le syndicat ne réalisait qu’une petite perte là-dessus, il m’en
serait plus que reconnaissant.
Inutile de vous dire que cela tenait de la mission impossible.
Le marché, dans son ensemble, n’était ni très actif ni très ferme;
cependant, par périodes, il y avait des petites hausses quand
tout le monde s’animait et essayait de se persuader que la vague
de la hausse était sur le point de déferler.
Je répondis à Barnes que j’allais étudier l’affaire et que je lui
ferais savoir sous quelles conditions j’entreprendrais le travail.
Alors, je l’étudiais. Je ne cherchais pas à analyser les derniers
rapports annuels de la société. Mes études étaient confinées aux
phases boursières du problème. Je ne tentais pas de faire du
racolage pour faire monter le titre sur la foi des bénéfices ou
des perspectives. Toutefois, mon objectif était de fourguer ce
bloc au marché. Tout ce que j’avais à prendre en compte étaient
les éléments qui devraient, pourraient ou auraient pu m’aider
ou m’entraver dans cette tâche.
Je fis alors une découverte intéressante : il y avait trop
d’actions détenues par trop peu de gens — c’est-à-dire, trop
pour être sans risque et beaucoup trop pour que la situation
soit confortable. Clifton P. Kane & Co., banquiers et courtiers,
membres du New York Stock Exchange, en détenaient 70 000.
Ils étaient des amis intimes de Barnes et avaient usé de leur
influence dans la consolidation, en tant que spécialistes de la
valeur depuis des années. Leurs clients avaient été mis sur un
bon coup. L’ex-sénateur Samuel Gordon, associé
[62]
commanditaire dans la société de son neveu Gordon Bros.,
était le propriétaire du second bloc de 70 000 actions. De plus, le
fameux Joshua Wolff détenait 60 000 actions. Tout cela faisait
un total de 200 000 actions de Consolidated Stove détenues par
une petite équipe de vétérans professionnels de Wall Street. Ils
n’avaient besoin de personne pour leur dire quand ils devaient
vendre leurs titres. Si j’avais fait quoi que ce soit pour rendre le
titre attractif au public, à savoir rendre l’action active et ferme,
j’étais certain de voir Kane, Gordon et Wolff s’en débarrasser, et
pas à doses homéopathiques. La vision de leurs 200 000 actions
déferlant telles les chutes du Niagara sur le marché n’était pas
particulièrement réjouissante. N’oubliez pas que la crème du
mouvement haussier avait disparu et qu’il n’y avait pas une
demande débordante pour mettre en place mes opérations,
quelle que soit l’habileté que je pourrais déployer. Jim Barnes
n’avait aucune illusion sur le boulot dont il m’avait
modestement chargé. Il m’avait demandé de vendre une action
artificiellement dopée dans un marché haussier qui était sur le
point de rendre son dernier soupir. Bien sûr, rien dans les
journaux ne laissait présager la fin du marché haussier, mais je
le pressentais, Jim Barnes aussi et vous pouviez parier que la
banque également.
Bon, j’avais donné ma parole à Jim. Du coup, je pris contact
avec Kane, Gordon et Wolff. Leurs 200 000 actions constituaient
pour moi une véritable épée de Damoclès. Je pensais donc qu’il
était préférable de me couvrir la tête d’un casque d’acier. La
manière la plus facile, me semblait-il, était de parvenir à une
sorte d’accord de réciprocité. S’ils m’aidaient passivement en se
retirant de la vente pendant que je vendais les 100 000 actions
de la banque, je les aiderais ensuite activement en essayant de
créer un marché pour tout le monde. De toute façon, dans la
situation actuelle, ils ne pouvaient pas vendre le dixième de
leur participation sans voir Consolidated Stove faire le
plongeon, et ils le savaient si bien qu’ils n’avaient même pas
rêvé pouvoir les vendre. Tout ce que je leur demandais était de
faire preuve de jugement au moment de la vente et d’une
intelligente abnégation afin de ne pas être bêtement égoïste.
Jouer à l’éléphant dans le magasin de porcelaine n’a jamais rien
rapporté à personne, à Wall Street comme partout ailleurs. Je
désirais les convaincre qu’un largage prématuré ou inconsidéré
de leurs titres empêcherait un largage complet. Le temps
m’était compté.
J’espérais que ma proposition frapperait leur imagination
parce qu’ils étaient des boursiers expérimentés et qu’ils ne se
faisaient aucune illusion sur le niveau actuel de la demande sur
Consolidated Stove. Clifton P. Kane était à la tête d’une maison
de courtage prospère avec des succursales dans 11 villes et des
clients par centaines. Sa firme avait dirigé de nombreux pools
dans le passé.
Le sénateur Gordon, qui détenait 70 000 actions, était un
homme immensément riche. Son nom était aussi très familier
des lecteurs de la presse métropolitaine. En effet, il avait eu
maille à partir avec la justice pour avoir rompu sa promesse
envers une manucure de 16 ans qui possédait un manteau de
vison d’une valeur de 5 000 $ et 132 lettres de l’accusé. Il avait
lancé son neveu dans les affaires comme courtier et il jouait le
rôle d’associé commanditaire dans leur firme. Il avait participé
à une bonne douzaine de pools. Il avait hérité d’une grosse
participation dans la Midland Stove Company et il détenait
100 000 actions de la Consolidated Stove. Il en avait
suffisamment pour mépriser les tuyaux haussiers de Jim Barnes
et avait déjà vendu 30 000 de ces titres avant que le marché ne
s’épuise. Il avait expliqué plus tard à un ami qu’il en aurait
liquidé plus si les autres gros porteurs, qui étaient de vieux
amis, ne l’avaient pas supplié de stopper ses ventes, ce qu’il fit
par égard pour eux. Quoi qu’il en soit, et comme je le disais, il
n’y avait pas de marché pour vendre.
Le troisième type était Joshua Wolff. C’était le plus célèbre
de tous les spéculateurs. Depuis 20 ans, chacun le connaissait
comme un des plus gros spéculateurs du parquet. Il n’avait pas
d’égal pour faire monter ou faire chuter les actions, et pour lui,
10 000 ou 20 000 actions ne signifiaient pas plus que 200 ou 300
titres pour un spéculateur moyen. Avant que je ne débarque à
New York, j’avais déjà entendu parler de lui comme d’un gros
plongeur. Il traînait derrière lui toute une coterie du genre
sportif qui jouait à un jeu sans limite, que ce soit en bourse ou
aux courses.
Tous avaient l’habitude de l’accuser de n’être rien d’autre
qu’un joueur, mais il développait une réelle habileté et une très
forte aptitude pour le jeu spéculatif. Dans le même temps, sa
réputation d’indifférence envers les intellectuels faisait de lui le
héros de nombre d’anecdotes. L’une des plus connues, parmi
tous les bobards qui circulaient sur lui, racontait que Joshua
était invité à ce qu’on peut appeler un dîner chic. Dans un
moment d’inattention de la maîtresse de maison, plusieurs des
invités commencèrent à discuter de littérature avant qu’on ne
puisse les arrêter. Une jeune femme, qui était assise juste à côté
de Joshua et qui ne l’avait pas entendu ouvrir la bouche,
excepté dans un but masticatoire, se tourna vers lui.
Visiblement curieuse de connaître l’opinion d’un grand
financier, elle lui demanda : «Et vous, M. Wolff, que pensez-vous
de Balzac? »
Josh cessa poliment de mastiquer, déglutit et répondit :
«Non, je n’ai jamais spéculé sur cette putain d’action! »
Voilà donc qui étaient les trois plus gros porteurs individuels
de Consolidated Stove. Quand ils vinrent me voir, je leur dis que
s’ils acceptaient de former un syndicat pour récupérer un peu
de liquidités et de me donner une option sur leur titre au-
dessus du cours actuel, je ferais ce que je pourrais pour créer
un marché. Ils me demandèrent rapidement ce qu’il fallait
mobiliser.
Je répondis : «Vous détenez ces actions depuis un bon bout
de temps et vous ne pouvez rien en tirer. Rien qu’à vous trois,
vous détenez 200 000 actions, et vous savez très bien que vous
n’avez pas la moindre chance de vous en débarrasser s’il n’y a
pas de marché pour elles. Il faut un sacré marché pour
absorber ce que vous voulez lui donner, et il serait sage de
disposer de suffisamment de liquidités pour initier les premiers
achats sur le titre. Il ne sert à rien de commencer et puis de
devoir s’arrêter par manque de munitions. Je suggère que vous
formiez un syndicat et que vous réunissiez six millions en
espèces. Ensuite que vous donniez une option d’achat au
syndicat sur vos 200 000 actions à 40 et que vous déposiez
toutes vos actions sur un compte bloqué. Si tout se passe bien, le
syndicat va réussir à tout larguer et à gagner en prime pas mal
d’argent. »
Comme je vous le disais précédemment, il y a eu toutes
sortes de rumeurs sur mes gains boursiers. Je suppose que ça
m’aide, car rien ne réussit comme la réussite. Toujours est-il
que je n’ai pas eu besoin d’argumenter beaucoup avec mes
gaillards. Ils savaient exactement jusqu’où ils pourraient aller
s’ils essayaient de jouer tout seuls. Ils pensaient que mon plan
était le bon. Quand ils partirent, ils dirent qu’ils étaient prêts à
former le syndicat sur-le-champ.
Ils n’eurent pas trop de mal à convaincre quelques-uns de
leurs amis à se joindre à eux. Je suppose qu’ils plaisantèrent
avec plus d’aplomb que moi-même sur le succès de l’entreprise.
D’après ce que j’avais entendu, ils y croyaient vraiment : il ne
s’agissait donc pas d’un tuyau stupide. Toujours est-il que le
syndicat fut constitué en quelques jours. Kane, Gordon et Wolff
me donnèrent des options d’achats sur 200 000 actions à 40 et je
pus constater que les titres avaient bel et bien été déposés en
lieu sûr. Cette précaution m’assurait qu’aucun de ces titres ne
reviendraient sur le marché au moment où je ferais monter les
cours : je devais assurer mes arrières. Combien d’opérations
prometteuses avaient mal tourné à cause de membres du pool
qui avaient perdu confiance les uns dans les autres! À l’époque
de la constitution du second pool sur American Steel and Wire
Company, les initiés s’étaient accusés mutuellement de trahison
et avaient essayé de tout larguer en même temps. Il y avait eu
un gentleman ’s agreement[63] entre John W. Gates et ses copains
et les Seligman et leurs banquiers associés. Et bien, j’entendis
dans le bureau du courtier quelqu’un réciter ce quatrain,
attribué à John W. Gates :
La tarentule sauta sur le dos du mille-pattes
Et gloussa avec une joie morbide :
«Je vais empoisonner ce dangereux bandit
Si je ne le fais pas, c’est lui qui le fera. »

Notez bien que pas un instant je n’ai sous-entendu que l’un


de mes amis de Wall Street n’ait envisagé de me doubler dans
une opération boursière. Mais en règle générale, il vaut mieux
dire «on ne sait jamais» que «si j’avais su» : cela tombe sous le
sens.
Après que Wolff, Kane et Gordon m’aient dit qu’ils avaient
formé un syndicat avec six millions en espèces, il n‘y avait rien
d’autre à faire qu’à attendre l’argent. J’avais insisté sur le
caractère urgent de l’action. Néanmoins, l’argent vint au
compte-gouttes. Je pense qu’il a fallu quatre ou cinq versements
partiels. Je ne sais pas quelle en était la raison, mais je me
souviens d’avoir envoyé un S.O.S. à Kane, Wolff, et Gordon.
Cet après-midi-là, je reçus quelques gros chèques pour
environ quatre millions de dollars et la suite m’était promise
dans un jour ou deux. Il fallait au moins commencer avant que
le marché haussier ne retombe. Dans le meilleur des cas, ce ne
serait pas du tout cuit, et plus vite je commencerais le travail
mieux cela vaudrait. Le public n’avait pas été particulièrement
enthousiaste vis-à-vis de nouveaux mouvements de marché sur
des actions jusque-là inactives. Mais, avec une cagnotte de
quatre millions de dollars, on peut toujours faire une grosse
opération pour attirer l’intérêt sur n’importe quel titre. C’était
largement suffisant pour absorber tout ce qui viendrait à l’offre.
Si le temps m’était compté, comme je l’ai dit, il n’y avait pas de
raison particulière d’attendre les deux autres millions pour
commencer. Plus vite l’action monterait à 50, mieux ce serait
pour le syndicat : c’était évident.
Le lendemain matin, à l’ouverture, je fus surpris de
constater qu’il y avait des volumes de transactions
anormalement élevés sur Consolidated Stove. Comme je vous
l’ai dit auparavant, l’action était sinistrée depuis des mois. Le
cours s’était stabilisé à 37, Jim Barnes prenant grand soin de
l’empêcher de descendre plus bas à cause du gros prêt de la
banque, gagé à 35. Mais pour ce qui est d’aller plus haut, il y
avait plus de chance de voir un jour le Rocher de Gibraltar
danser le shimmy[64] sur le détroit que de voir Consolidated
Stove entamer la moindre progression sur le téléscripteur.
Et bien, monsieur, ce matin-là, il y a eu une demande pour
l’action, et le cours monta à 39. Dans la première heure de
cotation, les transactions étaient plus importantes que sur
l’ensemble du premier semestre. C’était la nouvelle du jour et
cela fît monter tout le marché par contagion. J’appris peu après
qu’on ne parlait plus que de cela dans les salles de cotations des
courtiers.
Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais cela ne me
perturba pas outre mesure de voir Consolidated Stove redresser
la tête. En règle générale, je ne m’interroge pas trop sur chaque
mouvement inhabituel des actions parce que mes amis sur le
parquet, les courtiers qui travaillent pour moi ou des amis
personnels parmi les spéculateurs professionnels du parquet,
me tiennent au courant. Ils savent que j’aime bien suivre les
gros mouvements et m’appellent pour m’informer de toutes les
nouvelles ou ragots qui circulent. Ce jour-là, tout ce que
j’entendis, c’est qu’il y avait sans le moindre doute des achats
d’initiés sur Consolidated Stove : il n’y avait pas de
manipulation, tout était authentique. Les acheteurs prenaient
tout ce qui se présentait entre 37 et 39, et quand on leur en
demandait la raison et d’où leur venait le tuyau, ils refusaient
sèchement de répondre. Ceci mit la puce à l’oreille des
spéculateurs attentifs et rasés qui en conclurent qu’il se passait
quelque chose : quelque chose de gigantesque. Quand un titre
monte sous l’achat d’initiés qui refusent d’encourager le monde
à les suivre massivement, les observateurs attentifs du
téléscripteur commencent à se demander à voix haute à quel
moment la notice officielle sera publiée.
Je n’avais encore rien fait sur le titre. Je regardais en
m’interrogeant et en décortiquant l’ensemble des transactions.
Mais le lendemain, non seulement le volume des achats
augmenta, mais devint plus agressif. Les ordres de vente qui,
depuis des mois, traînaient dans les carnets des spécialistes au-
dessus de 37 $ — cours de l’époque léthargique — avaient été
absorbés sans le moindre problème, et les nouveaux ordres de
vente n’étaient pas suffisants pour enrayer la hausse.
Naturellement, le cours s’envola : il dépassa 40, maintenant, il
approchait 42.
Au moment où il atteignait ce chiffre, j’ai estimé que je
pouvais commencer à vendre le stock que la banque détenait
en garantie. Bien sûr, j’avais prévu que le cours baisserait sur
mes ventes; néanmoins si ma moyenne sur la ligne entière était
de 37, je n’aurais commis aucune erreur. Je savais ce que valait
l’action et j’avais ma petite idée sur la manière de la rendre
attrayante après des mois d’inactivité. Et bien, monsieur, je leur
ai laissé prendre soigneusement mes titres jusqu’à en larguer
30 000 : et la hausse n’était toujours pas enrayée!
Cet après-midi-là, j’ai enfin compris la raison de cette hausse
à la fois si opportune et si mystérieuse. Après la clôture la nuit
précédente et aussi le lendemain matin avant l’ouverture, il
semble que les spéculateurs de parquet avaient été mis au
parfum que j’étais furieusement haussier sur Consolidated
Stove et que j’allais tirer le cours directement de 15 à 20 points
sans la moindre réaction, comme à mon habitude, c’est-à-dire
selon les gens qui n’avaient jamais vu mes positions. Le
tuyauteur en chef était Joshua Wolff en personne. C’était ses
propres achats d’initié qui avaient fait monter les cours, la
veille. Ses compères parmi les spéculateurs de parquet
n’avaient fait que suivre son tuyau, croyant qu’il en savait trop
pour se tromper.
Concrètement, il n’y avait pas plus de pression acheteuse sur
le marché que je ne le croyais. N’oubliez pas que je devais
fourguer 300 000 actions et vous réaliserez que mes craintes
étaient bel et bien fondées. Après tout, Governor Flower avait
raison. Quand on l’accusait de manipuler ses actions, comme
Chicago Gas, B. R. T. ou Fédéral Steel, il avait l’habitude de
répondre : «La seule manière que je connaisse de faire monter
une action est de l’acheter». C’était aussi la seule manière que
connaissaient les spéculateurs de parquet, et le cours s’en
ressentait.
Le lendemain, avant le petit déjeuner, je lus dans les
journaux du matin ce que des milliers de lecteurs lisaient, et
qui avait déjà été envoyé sur tous les câbles à des centaines de
succursales et offices dans tout le pays : Larry Livingstone avait
lancé une grande manipulation haussière sur Consolidated
Stove. Les détails différaient selon les versions. L’une d’elle
précisait que j’avais formé un pool d’initiés et que j’avais
commencé à secouer sérieusement l’intérêt vendeur qui
s’étendait. Une autre laissait entendre des hausses du dividende
dans un proche avenir. Une troisième rappelait au monde
entier qu’il était bon de se souvenir de la manière avec laquelle
j’intervenais sur une action lorsque j’étais haussier. Une
dernière accusait la société de dissimuler des actifs dans le but
de permettre aux initiés d’accumuler le titre. Et tous étaient
d’accord pour dire que la hausse n’avait pas encore vraiment
commencé.
J’arrivai à mon bureau et je lus mon courrier avant que le
marché n’ouvre. J’étais parfaitement conscient que Wall Street
était submergé par des tuyaux très chauds qui prônaient l’achat
de Consolidated Stove toutes affaires cessantes. Mon téléphone
n’arrêtait pas de sonner et l’employé qui répondait entendait
toujours la même question lui demandant, d’une manière ou
d’une autre, une centaine de fois dans la matinée : «Était-il vrai
que Consolidated Stove allait monter? ». Je dois dire que Joshua
Wolff, Kane ainsi que Gordon, et vraisemblablement Jim
Barnes, avaient plutôt bien mené leur barque.
Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Pourquoi, ce
matin-là, les ordres d’achat déferlaient de tout le pays — des
ordres d’achat portant sur des milliers d’actions d’un titre dont
personne ne voulait trois jours auparavant? Et n’oubliez pas
qu’en fait, tout ce dont le grand public disposait, c’était de ma
réputation, dans les journaux, d’être un spéculateur de haut vol
particulièrement chanceux. Réputation qui me venait de
quelques reporters imaginatifs que je devais remercier.
Et bien, monsieur, là-dessus, au troisième jour de hausse, je
vendis Consolidated Stove. Je fis de même au quatrième et au
cinquième jour. La première chose que je sus, c’est que j’avais
vendu, pour Jim Barnes, les 100 000 actions que la Marshall
National Bank détenait en garantie du prêt de 3, 5 millions de
dollars et qu’il devait rembourser. Si la plus réussie des
manipulations consiste à atteindre l’objectif fixé au moindre
coût pour le manipulateur, alors l’opération sur Consolidated
Stove était le plus beau coup de toute ma carrière. En effet, à
aucun moment je n’ai eu à acheter la moindre action. Je n’avais
pas encore tiré le cours au plus haut possible, ni commencé mes
véritables ventes. Je n’avais même pas réalisé ma principale
vente à la baisse, mais à la hausse du titre. Être tombé sur un
courant acheteur pour ainsi dire tombé du ciel sans que vous
ayez eu à bouger le petit doigt, surtout quand vous êtes pressé,
c’était comme un avant-goût du paradis. J’avais entendu un jour
un ami de Governor Flower dire que, dans une des plus grandes
manipulations haussières pour le compte du pool de B. R. T., le
syndicat vendit 50 000 actions du titre avec profit, mais que
Flower & Co. touchèrent des commissions sur plus de 250 000
actions et que W. R Hamilton aurait distribué 220 000 actions
d’Amalgamated Copper. James R. Keene aurait traité pas moins
de 700 000 titres pendant la nécessaire manipulation. Belle
facture d’honoraires! Pensez à cela et considérez que les seules
commissions que j’avais à payer étaient celles sur les 100 000
actions que j’avais vendues pour Jim Barnes : j’appelle cela une
belle économie.
Ayant vendu ce que j’avais décidé de vendre pour mon ami
Jim, l’argent que le syndicat avait accepté de lever n’ayant pas
été employé et ne ressentant pas le désir de racheter les actions
que j’avais vendues, j’avais dans l’idée de partir prendre un peu
de repos. Je ne me souviens plus exactement où, mais je me
souviens très bien avoir abandonné l’action à elle-même. Il ne
fallut pas longtemps pour que le cours commence à baisser. Un
jour, alors que l’ensemble du marché était assez faible,
quelques-uns des taureaux désappointés ont voulu se
débarrasser de leurs titres Consolidated Stove de toute urgence,
et sur ses ventes, l’action cassa le prix d’exercice de l’option qui
était de 40. Personne ne semblait en vouloir. Comme je vous
l’avais dit précédemment, je n’étais pas haussier sur le marché
en général. Cela me rendait encore plus reconnaissant que
jamais pour le miracle qui m’avait permis de disposer de
100 000 actions sans avoir à tirer les cours de 20 ou 30 points
dans la semaine, comme les gentils tuyauteurs l’avaient
prophétisé.
Ne trouvant pas de support, le cours reprit ses bonnes
vieilles habitudes en déclinant régulièrement jusqu’au jour où il
chuta plutôt lourdement pour tomber à 32. C’était son seuil le
plus bas jamais enregistré à ce jour, parce que, comme vous
vous en souvenez, Jim Barnes et le syndicat originel avaient
maintenu le cours à 37 avant la manipulation pour éviter de
voir la banque solder leurs 100 000 actions sur le marché, pour
se payer.
Ce jour-là, j’étais confortablement installé dans mon bureau
en train d’étudier tranquillement l’évolution des cours quand
Joshua se fit annoncer. J’acceptai de le recevoir. Il s’engouffra
dans mon bureau. Il n’était pas très grand, mais il semblait plus
imposant car il était fou de rage, comme je pus le constater
immédiatement.
Il se précipita sur moi qui étais debout près du
téléscripteur :
— Eh! Qu’est-ce que c’est que cette histoire?
— Prends un fauteuil, M. Wolff, lui dis-je poliment.
Et je m’assieds moi-même pour l’encourager à parler
calmement.
— Je ne veux pas de fauteuil! Je veux savoir ce que cela
signifie! cria-t-il aussi fort que possible.
— Qu’est-ce que cela signifie?
— Qu’est-ce que tu es en train de faire?
— Je suis en train de faire de quoi?
— Cette action! Cette action!
— Mais quelle action? lui demandais-je.
Cela le rendit fou furieux, et il se mit à crier :
— Consolidated Stove! Qu’est-ce que tu fous là-dessus?
— Mais rien du tout! Absolument rien. Où est le problème?
lui dis-je.
Il me regarda droit dans les yeux pendant quelques
secondes avant d’exploser.
— Regarde le cours! Regarde-le!
— Oui, on est à 31 1/2.
— À 31 1/2, et j’en ai des wagons.
— Je sais : tu en as 60 000. Tu les as depuis pas mal de temps,
parce que tu les as achetés à Gray Stove...
Il ne me laissa pas finir et il me dit :
— Mais j’en ai acheté un bon paquet. Certaines m’ont coûté
plus de 40 $! Et je les ai toujours.
Il me lançait des regards tellement incendiaires que
j’ajoutai :
— Je ne t’ai jamais dit d’en acheter.
— Tu ne m’as jamais dit quoi?
— Je ne t’ai jamais dit de charger la barque avec ce titre.
— Je n’ai jamais dit que tu m’en avais conseillé l’achat. Mais
tu étais en train de le tirer à la hausse.
— Pourquoi l’aurais-je fait? l’interrompais-je.
Il me regarda, tellement en colère qu’il était incapable de
parler. Quand il retrouva sa voix, il me dit :
— Tu étais en train de la tirer à la hausse. Tu avais les
moyens d’en acheter.
— Oui. Mais je n’achète plus une action sur ce titre, lui
répondis-je.
C’est l’étincelle qui mit le feu aux poudres.
— Tu n’achètes plus une action, alors que tu disposes de plus
de quatre millions en espèces pour en acheter? Tu n’en achètes
plus une?
— Plus une seule, répétais-je.
Il était tellement mal maintenant qu’il ne pouvait parler
normalement. Finalement, il réussit à articuler :
— À quel type de jeu joues-tu?
Dans son for intérieur, il m’accusait de toutes sortes de
crimes que la décence m’interdit d’évoquer ici. Je pouvais en
voir défiler une longue liste dans ses yeux. Cela me poussa à lui
dire :
— Ce que tu veux vraiment me demander, Wolff, c’est
pourquoi je n’achète pas au-dessus de 50 l’action que tu as
achetée en dessous de 40, n’est-ce pas?
— Non, ce n’est pas cela. Tu as une option à 40 et quatre
millions en espèces pour faire monter le cours jusqu’à ce
niveau.
— Oui, mais je n’ai pas touché à l’argent et le syndicat n’a
pas perdu un cent dans l’opération.
— Écoute, Livingstone..., commença-t-il.
Mais je ne lui laissai pas en placer une.
— C’est toi qui va m’écouter Wolff. Tu savais que les 200 000
actions que tu détenais avec Gordon et Kane allaient monter. De
plus, tu savais qu’il n’y aurait pas une assez grosse quantité de
flottant à venir sur le marché si je tirais les prix, comme j’aurais
dû le faire, et pour deux raisons : la première pour créer un
marché sur le titre, et la seconde pour faire un bénéfice au-
dessus de 40. Mais tu ne t’es pas satisfait des 40 $ par action,
pour les 60 000 actions que tu portais depuis des mois, et de ta
part dans le syndicat. Du coup, tu as décidé d’en prendre
beaucoup plus en dessous de 40 pour me les refourguer quand
je tirerais le cours avec l’argent du syndicat, comme tu étais sûr
que j’allais le faire. Tu aurais acheté avant que je ne le fasse et
tu m’aurais ensuite tranquillement revendu tes titres. Dans tous
les cas, tu m’aurais fourgué les titres. Je suppose que tu
t’imaginais que le cours monterait jusqu’à 60. C’était du tout
cuit et tu as probablement acheté 10 000 actions dans le seul
but de les revendre sachant que, dans le pire des cas tu aurais
toujours pu me les refiler. Et pour être sûr que quelqu’un
tiendrait le panier si je ne le faisais pas, tu as prévenu tout le
pays, de même que le Canada et le Mexique, sans penser un
instant aux difficultés que cela me créerait. Tous tes amis
savaient ce que j’étais supposé faire. Entre leurs achats et les
miens, tout marchait comme sur des roulettes. Et bien, tes amis
intimes à qui tu as passé le tuyau l’ont passé à d’autres amis
après en avoir acheté des pleines lignes. La troisième strate de
tuyautés se préparait à fournir la quatrième, la cinquième et
vraisemblablement la sixième strate de pigeons, à tel point que,
quand finalement j’ai réussi à faire quelques ventes, j’ai été
doublé par quelques milliers de spéculateurs avisés. C’était
amicalement pensé de ta part, Wolff. Tu ne peux imaginer à
quel point j’ai été surpris de constater que Consolidated Stove
avait commencé à monter avant même d’avoir acheté une seule
action, et combien je te suis reconnaissant de m’avoir permis de
vendre pour le syndicat 100 000 actions aux environs de 40, à
des gens qui s’apprêtaient à me vendre ces mêmes actions à 50
ou 60. J’étais sûrement un pigeon de ne pas utiliser les quatre
millions pour faire de l’argent pour eux, n’est-ce pas? L’argent
devait servir à acheter des actions, mais seulement si je pensais
que cela était nécessaire. Eh bien, je ne l’ai pas utilisé!
Joshua traînait à Wall Street depuis assez longtemps pour ne
pas se vexer pour des histoires de bourse. Il se calma en
m’écoutant et, quand j’eus fini de parler, il me dit avec une
intonation amicale :
— Écoute Larry, vieux lascar, que devons-nous faire?
— Fais ce qu’il te plaît.
— Sois beau joueur. Que ferais-tu à ma place?
— Si j’étais à ta place, dis-je avec solennité, sais-tu ce que je
ferais?
— Quoi?
— Je me tirerais! lui dis-je.
Il me regarda un moment, et sans un mot il tourna les talons
et quitta mon bureau. Il n’y a jamais remis les pieds.
Peu de temps après, le sénateur Gordon m’appela. Il était
également un peu maussade et me fit quelques reproches.
Ensuite, Kane vint se joindre au chœur des pleureuses. Ils
avaient oublié que leurs actions étaient invendables en quantité
au moment où ils avaient créé le syndicat. Tout ce dont ils se
souvenaient, c’est que je n’avais pas vendu leurs participations
à 44 alors que j’avais à ma disposition les millions du syndicat
et que l’action était active. Maintenant, on était à 30 et l’action
était terne comme de l’eau de vaisselle. De leur point de vue,
j’aurais dû vendre avec un plus gros profit.
Évidemment, quelque temps après, ils finirent aussi par se
calmer. Le syndicat n’avait pas perdu un cent et le problème
essentiel restait le même : vendre leur titre. Un jour ou deux
plus tard, ils revinrent me voir et me demandèrent de les aider
à sortir. Gordon était particulièrement insistant, et à la fin je
leur fis mettre leurs actions dans le pool à 25 1/2.
Ma commission pour mes services revenait à la moitié de ce
que je pourrais vendre au-dessus de ce cours. La dernière
cotation était de 30.
Donc, je me retrouvai avec leurs actions à liquider. Compte
tenu des conditions générales du marché et du propre
comportement de Consolidated Stove, il n’y avait qu’une seule
manière de procéder. Cela consistait, bien sûr, à vendre à la
baisse, sans essayer auparavant de faire monter les cours car
j’aurais certainement reçu des actions à la pelle sur le chemin
de la hausse. Mais à la baisse, je pouvais trouver ces acheteurs
qui estiment toujours qu’une action est bon marché quand elle
est vendue 15 ou 20 points en dessous du plus haut du
mouvement, particulièrement quand le plus haut en question
fait partie de l’histoire récente. Un redressement va forcément
venir, de leur point de vue. Après avoir vu Consolidated Stove se
négocier à presque 44, il est évident que l’acheter à 30 constitue
une excellente affaire.
Cela a marché comme d’habitude. Ceux qui chassent les
bonnes affaires achètent dans un volume suffisant pour rendre
liquides les participations du pool. Mais pensez-vous que
Gordon ou Wolff ou Kane en ressentirent la moindre gratitude?
Pas le moins du monde. Ils m’en veulent toujours, c’est du
moins ce que me disent leurs amis. Ils parlent souvent aux gens
de ce que je leur ai fait. Ils ne peuvent pas me pardonner de ne
pas avoir poussé les cours assez haut, comme ils l’espéraient.
En fait, je n’aurais jamais été capable de vendre la centaine
de milliers d’actions de la banque si Wolff et le reste de la clique
n’avaient pas transmis à la cantonade leurs tuyaux brûlants. Si
j’avais travaillé comme d’habitude, c’est-à-dire d’une manière
logique, j’aurais certainement pris les titres quel que soit le
cours. Je vous ai dit que nous étions entrés dans un marché qui
déclinait. Le seul moyen de vendre dans un tel marché est de
vendre non pas avec une totale insouciance, mais sans trop se
préoccuper du prix. Il n’y avait pas d’autre voie possible, mais
je suppose qu’ils ne le croyaient pas. Ils sont encore mécontents
et je ne le suis pas. Être furieux ne mène jamais nulle part. Plus
d’une fois, il m’est apparu comme une évidence qu’un
spéculateur qui perd son sang-froid est un homme mort. Dans
ce cas, il n’y eut pas trop de conséquences, mais je vais vous
raconter une drôle d’histoire. Un jour, Mme Livingstone est
entrée chez une couturière qui lui avait été chaudement
recommandée. La femme était compétente et obligeante et
avait une très agréable personnalité. À la troisième ou
quatrième visite, quand la couturière se sentit plus en
confiance, elle demanda à mon épouse : «J’espère que
M. Livingstone va bientôt faire monter Consolidated Stove.
Nous avons quelques actions que nous avons achetées parce
que nous nous étions dit qu’il était en train de tirer les cours, et
nous avons toujours entendu dire qu’il avait beaucoup de
succès dans toutes ses opérations».
Je vous dirai qu’il n’est pas plaisant de penser que le public
innocent puisse perdre de l’argent en suivant un tuyau de ce
genre. Peut-être comprendrez-vous pourquoi, personnellement,
je ne donne jamais aucun conseil? Cette couturière m’a fait
réaliser qu’en matière de griefs, j’en avais un sérieux contre
Wolff.
CHAPITRE 23

L
a spéculation boursière ne disparaîtra jamais. Il n’est
d’ailleurs pas souhaitable qu’elle disparaisse. Elle ne
peut pas être enrayée par les mises en garde qu’on peut
faire contre ses dangers. Vous ne pouvez empêcher les gens de
tenter de deviner l’évolution des cours, même s’ils n’ont ni
compétence ni expérience pour le faire. Des plans
soigneusement montés échoueront parce que l’inattendu ou
même l’inimaginable se produira. Un désastre peut provenir
d’une convulsion de la nature ou du temps, de votre propre
cupidité ou de quelque vanité humaine, de la peur ou d’un
espoir irraisonné. À part ce que l’on peut appeler ses ennemis
naturels, un spéculateur en bourse doit combattre certaines
pratiques ou abus qui sont indéfendables à la fois moralement
et commercialement.
En regardant en arrière et en considérant ce qu’étaient les
pratiques en cours il y a 25 ans[65], quand j’ai débarqué pour la
première fois à Wall Street, je dois admettre qu’il y a eu
beaucoup de progrès faits depuis. Les vieux bookmakers ont
disparu, mais les maisons de courtage qui pratiquent le semi-
courtage prospèrent encore aux dépens de gens qui persistent à
jouer dans l’espoir de devenir riches rapidement. Le Stock
Exchange fait du très bon boulot non seulement en luttant
contre ces escrocs, mais aussi en insistant sur la stricte
application de ses propres règles par ses propres membres.
Beaucoup de réglementations et de restrictions salutaires ont
été renforcées, pourtant il y a encore place pour des
améliorations. En fait, c’est plus le conservatisme invétéré de
Wall Street qu’un manque d’éthique qui explique la persistance
de certains abus.
Aussi difficile que profitable, la spéculation boursière l’a
toujours été et le deviendra chaque jour un peu plus. Il n’y a pas
si longtemps, un vrai spéculateur pouvait connaître presque
tous les titres de la cote. En 1901, quand J. P. Morgan a poussé la
United States Steel Corporation, qui n’était en fait qu’une simple
consolidation d’autres consolidations, la plupart ayant moins de
deux ans d’âge, la bourse comptait 275 actions inscrites à la
cote. Elle en dénombrait environ 100 sur le hors-cote parmi
lesquelles beaucoup de valeurs sans intérêt parce que trop
petites ou inactives en raison de leur caractère d’actions à
dividende garanti[66] et donc sans grand intérêt spéculatif. En
fait, une large majorité d’entre elles étaient des actions sur
lesquelles il n’y avait eu aucune transaction depuis des années.
Aujourd’hui[67], il y a environ 900 titres à la cote officielle et, les
jours de forte activité, on traite quotidiennement environ 600
lignes d’actions. De plus, les anciens groupes ou types d’actions
étaient plus faciles à suivre. Non seulement, ils étaient peu
nombreux, mais leur capitalisation était plus faible. Les
nouvelles qu’un spéculateur avait à surveiller ne recouvraient
pas un très vaste champ. De nos jours, on spécule sur n’importe
quoi, presque chaque secteur de l’économie mondiale est
représenté. Cela nécessite plus de temps et plus de travail pour
investir et, dans cette mesure, la spéculation boursière est
devenue bien plus difficile pour ceux qui veulent l’exercer
intelligemment.
Il y a des milliers de personnes qui achètent et vendent des
actions dans un but spéculatif mais le nombre de ceux qui
spéculent avec profit est faible. Comme le public est toujours
assez massivement «dans» le marché, il s’ensuit qu’il perd
toujours de l’argent. Les pires ennemis du spéculateur sont au
nombre de quatre : l’ignorance, la cupidité, la peur et l’espoir.
Tous les livres du monde et toutes les règles de toutes les
Bourses sur terre ne pourront jamais éliminer ces quatre
ennemis de cet animal qu’est l’homme. Des cohortes
d’économistes à sang froid ou de philanthropes aux cœurs
généreux tentent de prévenir les accidents qui viennent frapper
de plein fouet les plans les plus soigneusement conçus. Il reste
une autre source de perte : il s’agit des opérations de
désinformation délibérément camouflées en tuyaux
impeccables. Ce sont les plus insidieuses et les plus
dangereuses, parce qu’elles s’avancent masquées sous le
couvert de multiples déguisements.
Le boursicoteur moyen spécule soit sur des tuyaux soit sur
des rumeurs, que ceux-ci se transmettent par oral ou par écrit.
Vous ne pouvez vous prémunir contre les tuyaux ordinaires.
Par exemple, un ami de longue date désire sincèrement vous
enrichir en vous disant ce qu’il a fait : il a acheté ou vendu
quelques actions. Son intention est louable. Maintenant, si le
tuyau est mauvais, que pouvez-vous y faire? C’est pourquoi la
protection du public contre le professionnel ou le tuyauteur qui
veut l’escroquer est à peu près aussi illusoire que sa protection
envers les escrocs de haut vol ou l’alcool frelaté. Les
boursicoteurs sont absolument sans défense ni recours contre
les rumeurs typiques de Wall Street. Les vendeurs d’actions en
gros, les manipulateurs et autres pools ont à leur disposition
une gamme variée de maximes destinées à faciliter la vente de
leurs titres aux meilleurs cours possibles. De tous les tuyaux, la
diffusion d’informations haussières via les quotidiens et les
téléscripteurs est le plus pernicieux de tous.
Surveillez quotidiennement les titres des agences
d’informations financières et vous serez surpris du nombre
d’affirmations de nature quasi-officielle qu’elles impriment. La
source est souvent «un initié influent» ou «un administrateur
éminent» ou «un officiel de haut rang» ou quelqu’un «qui a du
pouvoir» : il est donc censé savoir de quoi il parle. Voilà les
titres du jour. Je prends une information au hasard, comme
celle-ceci : «Un banquier influent dit qu’il est encore trop tôt
pour attendre un marché baissier».
Est-ce que le banquier influent a réellement dit cela et, s’il l’a
dit, pourquoi l’a-t-il dit? Pourquoi n’a-t-il pas permis de publier
son nom? A-t-il peur que les gens le croient?
Voilà autre chose sur une société dont l’action a été très
active cette semaine. Dans ce cas, celui qui fait une déclaration
est «un administrateur éminent». Maintenant lequel des douze
administrateurs, s’il en est vraiment un, est en train de
s’exprimer? Il est évident qu’en restant anonyme, personne ne
peut être accusé de quoi que ce soit.
Sans que cela ait la moindre relation avec l’analyse
intelligente de la spéculation, le spéculateur en bourse doit
toujours considérer certains faits en rapport avec le jeu
boursier. En plus d’essayer de déterminer comment faire de
l’argent, on doit aussi essayer d’éviter d’en perdre. Il est presque
aussi important de savoir ce qu’il ne faut pas faire que de savoir
ce qu’il faut faire. Il est cependant bon de se souvenir que la
manipulation entre, jusqu’à un certain point, dans
pratiquement toutes les hausses d’actions prises
individuellement. De telles hausses sont causées par des initiés
avec pour seul objectif de vendre au meilleur cours possible. Le
client moyen croit passer pour un plouc, s’il insiste auprès de
son courtier pour connaître la raison de la hausse d’un titre.
Naturellement, les manipulateurs «expliquent» la hausse d’une
manière scientifique pour faciliter la vente de leurs actions. Je
suis fermement convaincu que les pertes du public seraient
sensiblement réduites s’il était interdit d’imprimer des
déclarations anonymes sur la nature haussière du marché. Je
veux parler de déclarations destinées à faire acheter le public
ou à lui faire garder ses titres.
La très grande majorité des articles haussiers imprimés sous
l’autorité des administrateurs anonymes ou initiés charrient
des informations peu fiables voire trompeuses pour le public.
Le grand public perd des millions et des millions de dollars
chaque année en acceptant de telles déclarations comme étant
quasi-officielles et donc dignes de confiance.
Supposons, par exemple, qu’une société soit dans une phase
récessive de son activité. L’action est inactive. La cotation
traduit la croyance générale et supposée précise sur la valeur
de la boîte. Si l’action était trop bon marché à ce niveau,
quelqu’un l’aurait su et l’aurait achetée : l’action aurait monté.
Inversement, si quelqu’un en avait su assez pour la vendre, le
cours aurait baissé. Comme rien n’est arrivé d’une manière ou
d’une autre, personne n’en parle et il ne se passe rien.
L’activité de la société est à un tournant. Qui sera le premier
à le savoir, les initiés ou le public? Vous pouvez parier que ce ne
sera pas le public. Que se passe-t-il alors? Si l’amélioration
continue, les bénéfices augmenteront et la société aura les
moyens de reprendre le versement des dividendes ou, si les
dividendes ont toujours été versés, d’en verser plus. Alors, la
valeur de l’action croîtra.
Supposez que l’amélioration se poursuive. La direction va-t-
elle rendre publique cette bonne nouvelle? Le président en
parlera-t-il aux petits porteurs? Un administrateur philanthrope
va-t-il s’exprimer par une déclaration signée pour faire profiter
le public qui lit la page financière dans les quotidiens et les gros
titres des agences de presse? Un modeste initié, poursuivant sa
politique habituelle d’anonymat, va-t-il se manifester par une
déclaration anonyme pour annoncer que l’avenir de la société
est des plus prometteurs? Pas à ce moment-là, en tout cas. Pas
un mot ne sera prononcé par ceux qui savent et pas une
déclaration ne sera imprimée par les quotidiens ou les
téléscripteurs.
La valeur de l’information est soigneusement cachée au
public pendant que les «initiés influents», pris d’un mutisme
soudain, vont sur le marché et achètent toutes les actions qu’ils
peuvent à bon compte. Comme ces achats bien informés, mais
très peu ostentatoires, sont à l’œuvre, les actions progressent.
Les journalistes financiers, sachant que les initiés doivent avoir
des raisons d’acheter, posent des questions. Les initiés
anonymes et unanimes déclarent d’une même voix qu’il n’y a
aucune nouvelle en vue : ils ne savent pas quelle est la raison
de la hausse. Parfois, ils vont même jusqu’à dire qu’ils ne se
sentent pas particulièrement concernés par les caprices du
marché des actions ou par des manœuvres de spéculateurs.
La hausse continue et vient alors le jour tant attendu où
ceux qui savent ont acheté tout ce qu’ils pouvaient. Wall Street
commence immédiatement à bruire de toutes sortes de
rumeurs haussières. Les téléscripteurs crépitent et disent aux
spéculateurs que, «de source sûre», la société est définitivement
sortie de la crise. Le même modeste administrateur qui ne
souhaitait pas donner son nom lorsqu’il disait qu’il ne pouvait
pas apporter sa caution à la hausse du titre, est maintenant en
mesure de dire, sans qu’on le nomme bien sûr, que les
détenteurs de titres ont de bonnes raisons de se sentir vivement
encouragés par les perspectives de la boîte.
Poussé par le déluge d’informations haussières, le public
commence à acheter le titre. Ces achats permettent de pousser
les cours plus haut. À bon escient, les prédictions des
administrateurs, uniformément anonymes, se vérifient et la
société poursuit ses paiements de dividendes, ou en accroît le
montant, selon les cas. Dans le même temps, les informations
haussières se multiplient. Elles ne sont pas plus nombreuses
qu’avant, mais beaucoup plus enthousiastes. Un
«administrateur de premier plan», à qui on a demandé une
déclaration, informe le monde entier que l’amélioration est plus
qu’en bonne voie. Un «initié éminent», après beaucoup de
flatteries, est poussé à la confession par une agence de presse et
affirme que les bénéfices ne sont rien de moins que
phénoménaux. Un «banquier bien connu», qui est en relation
avec la société, est en mesure de dire que l’accroissement des
commandes est tout simplement sans précédent dans l’histoire
de la spéculation. Même en l’absence de nouvelles commandes,
la société tournera jour et nuit pour on ne sait combien de mois.
Un «membre du comité financier», dans un manifeste en
caractères gras, exprime son étonnement au sujet de
l’étonnement du public à propos de la hausse du titre. La seule
chose étonnante est, selon lui, la modération avec laquelle
l’action grimpe. Tous ceux qui analyseront le rapport annuel à
venir comprendront aisément à quel point la valeur nette
comptable de l’action est supérieure au cours du marché. En
aucun cas, on ne donnera le nom du communicateur
philanthrope.
Aussi longtemps que les bénéfices continueront à être bons
et que les initiés ne discerneront aucun signe de fléchissement
dans la prospérité de la société, ils resteront assis sur les actions
qu’ils avaient achetées à bas prix. Il n’y a aucune raison que le
cours baisse, alors pourquoi vendraient-ils? Au moment où il y
aura un infléchissement dans l’activité de la société,
qu’arrivera-t-il? Viendront-ils faire des déclarations ou des
avertissements ou même la moindre des allusions? Pas du tout :
la tendance est maintenant baissière. De la même manière
qu’ils achetaient sans tambour ni trompette, quand la société
commençait à marcher mieux, ils vendent dans le silence le
plus total. Sur ces ventes d’initiés, l’action se met naturellement
à baisser. Le public commence à entendre des explications
familières. «Un initié influent» affirme que tout va bien et que
la baisse n’est que le résultat de vente de spéculateurs à
découvert qui essaient d’affecter le marché en général. Si un
beau jour, après que l’action ait baissé depuis quelque temps, il
y a une chute brutale, alors la demande d’informations et
d’explications devient plus pressante. Si personne ne s’exprime,
le public commencera à craindre le pire. Du coup, les
téléscripteurs sortent quelque chose de ce genre : «Quand on
demande à un administrateur de la société d’expliquer la
faiblesse de l’action, il répond que la seule conclusion à laquelle
il peut arriver est que la baisse actuelle est due à des opérations
de vente à découvert, les conditions de base n’ayant pas changé.
L’activité de la société n’a jamais été aussi bonne et les
probabilités sont très fortes d’une progression du dividende au
prochain détachement, à moins que quelque chose de
totalement imprévu ne se produise dans l’intervalle. Les ours
sont devenus plus agressifs et la faiblesse de l’action est
visiblement le fait d’un raid destiné à faire lâcher prise aux
mains faibles». Les nouvelles dépêches, crachées par les
téléscripteurs, souhaitant faire bonne mesure, sur la base
«d’informations fiables», précisent que la plupart des actions
achetées à la baisse ont été prises par des initiés et que les ours
se rendront bientôt compte qu’ils se sont précipités eux-mêmes
dans le trou. L’heure de vérité va bientôt sonner pour eux.
En sus des pertes subies par le public compte tenu des
déclarations haussières et de leurs achats d’actions, s’ajoutent
les pertes provenant du fait d’avoir été dissuadé de vendre.
Après avoir poussé les gens à acheter l’action, la prochaine
bonne action de «l’initié influent» qui souhaite vendre est
d’empêcher les gens de vendre la même action quand il ne veut
pas la tenir ou l’accumuler. Que doit croire le public après avoir
lu la déclaration de «l’administrateur influent»? Que peut bien
en penser celui qui ne dispose pas d’informations privilégiées?
Bien sûr, que l’action ne devrait jamais avoir baissé, mais
qu’elle a baissé sur des ventes de vendeurs à découvert. Dès que
ces ventes cesseront, les initiés leur infligeront une hausse
punitive, obligeant les vendeurs à se racheter à des cours
élevés. Le public le croit volontiers parce c’est exactement ce
qui aurait dû arriver si la baisse avait été vraiment le fait de
vendeurs à découvert.
L’action en question, nonobstant toutes les menaces ou les
promesses d’un squeeze fantastique de l’intérêt vendeur, ne
remonte toujours pas. Elle continue à baisser. Rien n’y fait. Les
initiés ont mis trop d’actions sur le marché pour que celui-ci
puisse les digérer.
Ces actions d’initiés, vendues par ces «administrateurs
influents» et ces «initiés qui ont des fonctions de direction»,
deviennent alors une sorte de ballon de football pour
spéculateurs professionnels, ce qui pousse le cours à la baisse. Il
semble ne plus y avoir de plancher. Les initiés sachant que les
conditions de base affecteront de manière négative les résultats
futurs de la société n’osent pas soutenir l’action jusqu’à la
prochaine amélioration des résultats de la société. C’est alors
seulement que réapparaîtront les achats et le grand silence des
initiés.
J’ai fait ma part de spéculation et j’ai, depuis quelques
années, toujours gardé un œil vigilant sur le marché. Je peux
donc dire que je ne connais pas un seul exemple de raid
baissier qui aurait contribué à faire baisser fortement une
action. Ce que l’on qualifie de raids baissiers ne sont en réalité
rien d’autre que des ventes motivées par une connaissance des
conditions réelles de l’action. Toutefois, il n’est jamais dit que
l’action baisse sur la vente d’initiés ou à tout le moins sur le
non-achat d’initiés. Tout le monde veut se dépêcher de vendre.
Quand tout le monde vend et que personne n’achète, il est
logique que l’action aille en enfer.
Le public doit avant tout comprendre ce point essentiel : la
raison réelle d’une baisse prolongée ne réside jamais dans un
raid de baissiers. Quand une action n’en finit pas de baisser,
vous pouvez parier que quelque chose ne va pas, soit avec le
marché en général soit avec cette société en particulier. Si la
baisse n’était pas justifiée, l’action se retrouverait alors
rapidement vendue en dessous de sa valeur réelle, ce qui
déclencherait ipso facto des achats qui limiteraient la baisse. De
ce fait, la seule fois où un ours peut faire beaucoup d’argent en
vendant une action est lorsque cette action est vraiment trop
haute. Vous pouvez parier votre dernier cent sur le fait que les
initiés ne le proclameront pas à la face du monde.
Assurément, le plus bel exemple de ce que je viens de dire
fut New Haven. Tout le monde sait aujourd’hui ce que très peu
de gens savaient à l’époque. L’action se traitait à 255 en 1902.
Elle était la première société de chemins de fer de la Nouvelle-
Angleterre. On mesurait alors, dans cette région du pays, la
respectabilité et le standing d’un individu aux nombres
d’actions qu’il détenait dans la société. Si quelqu’un avait dit
que la société risquait l’insolvabilité, on ne l’aurait pas mis en
prison pour cela. On l’aurait plutôt enfermé dans un asile
psychiatrique avec d’autres lunatiques de son acabit. Lorsqu’un
nouveau président plus volontariste fut mis en place par
M. Morgan et que la débâcle commença, il n’était pas a priori
évident que la nouvelle politique conduirait l’affaire où elle
allait. Cependant, quand la société réalisa investissement sur
investissement à des prix de plus en plus exorbitants, quels ont
été les observateurs lucides qui ont commencé à mettre en
doute la sagesse de la politique du président Mellen? Une
concession de trolley fut achetée pour deux millions et vendu à
New Haven pour dix millions. À ce moment-là, un ou deux
téméraires commirent alors le crime de lèse-majesté de laisser
entendre que la direction agissait avec une certaine
insouciance. Insinuant même que New Haven aurait autant de
facilités à supporter de telles extravagances que quelqu’un qui
veut remonter à la nage le courant du détroit de Gibraltar.
Bien sûr, les premiers à voir l’inévitable chute furent les
initiés. Ils étaient parfaitement conscients de la situation réelle
de la société et ils réduisirent en conséquence leurs
participations. Sur leurs ventes, comme sur l’absence de
soutien, les cours de l’action New England commencèrent à
fléchir. Comme d’habitude, on posa des questions et on réclama
des explications : les réponses habituelles furent rapidement
données. «Les initiés importants» déclarèrent qu’ils n’étaient
pas au courant du moindre problème et que la baisse était due
à des ventes à découvert assez téméraires. Du coup, «les
investisseurs» de la Nouvelle-Angleterre gardèrent, à New York,
leurs participations dans New Haven & Hartford. Pourquoi
auraient-ils fait autrement? Les initiés n’avaient-ils pas dit que
rien de mauvais ne pouvait arriver et ne dénonçaient-ils pas les
ventes à découvert? Les dividendes ne continuaient-ils pas à
être annoncés et payés?
Dans le même temps, le squeeze promis aux vendeurs ne
venait toujours pas. Les records à la baisse, eux, se succédaient.
Les ventes d’initiés devenaient de plus en plus pressantes et de
moins en moins déguisées. Néanmoins, le public qui avait fait
preuve de civisme fut accusé de tripatouillage d’actions et de
démagogie pour avoir osé demander des explications véritables
à la déplorable baisse de l’action. Résultat : la baisse fut la cause
de pertes effroyables pour tous ceux qui, en Nouvelle-
Angleterre, avaient voulu faire un investissement de bon père
de famille et s’assurer un dividende régulier.
Cette chute historique de 255 $ à 12 $ l’action n’a jamais été
— et n’aurait jamais pu être — l’œuvre de manipulateurs
baissiers. Elle ne fut ni initiée ni accentuée par d’agressives
ventes à découvert. Les initiés vendirent tout au long de la
baisse et toujours à des cours supérieurs à ce qu’ils auraient pu
faire s’ils avaient dit la vérité ou autorisé qu’on dise la vérité.
Peu importe que le cours soit à 250 ou 200 ou 150 ou 100 ou 50
ou 25, c’était encore trop cher pour cette action. Les initiés le
savaient, le public ne le savait pas. Le public peut probablement
méditer sur les inconvénients qu’il y a à intervenir en essayant
de gagner de l’argent en achetant ou en vendant, peu importe,
l’action d’une société dont seul un petit groupe d’hommes
connaissaient la situation exacte.
Les plus fortes baisses des vingt dernières années n’ont rien
à voir avec les prétendues ventes à découvert. La croyance
naïve dans cette explication est la cause directe de pertes qui se
chiffrent en milliards de dollars. C’est cette croyance qui a
toujours empêché le grand public de vendre des titres dont le
comportement n’était pas bon et qu’il aurait dû solder s’il
n’avait pas attendu l’inévitable hausse qui suit la fin des raids
baissiers. À l’époque, on accusait Keene d’être responsable des
baisses. Avant lui, on accusait Charley Woerishoffer ou Addison
Cammack. Après lui, c’est moi qui fit office de bouc émissaire.
Je me rappelle encore le cas de l’Intervale Oil. Il y avait un
pool dessus qui poussait l’action vers le haut et trouvait des
acheteurs à la hausse. Les manipulateurs tirèrent le cours
jusqu’à 50. Le pool vendit alors et il y eut une chute brutale. La
demande habituelle pour des explications suivit. Pourquoi
Intervale était-elle si faible? Il y eut suffisamment de personnes
qui posèrent la question pour faire de la réponse une nouvelle
importante. Une des agences de presse financière appela les
courtiers qui en savaient le plus sur l’avance de l’Intervale Oil
et qui devaient être également bien placés pour la baisse. Que
répondirent ces courtiers, membres du pool haussier, quand
l’agence de presse leur demanda une raison qu’on pourrait
imprimer et diffuser dans tout le pays? Et bien, tout simplement
que Larry Livingstone était en train de manipuler le marché! Ce
n’était pas tout : ils ajoutèrent qu’ils allaient se le faire. Bien sûr,
dans le même temps, le pool de l’Intervale continuait à vendre.
L’action s’établit alors aux alentours de 12 $ et ils purent en
vendre jusqu’à 10 $ et même moins car, même à ce cours, leur
prix de vente était encore au-dessus de leur coût d’achat.
Il est toujours sage et pertinent pour des initiés de vendre à
la baisse. Cependant, pour ceux qui ne disposent d’aucune
information et qui ont payé 35 ou 40 $ l’action, c’est différent.
Lisant ce que l’agence avait écrit, les non-initiés conservèrent
leurs positions et attendirent que Larry Livingstone se fasse
étriller par le pool d’initiés indignés.
Dans un marché haussier et particulièrement dans des
périodes de booms, c’est d’abord le public qui gagne de l’argent
qu’il reperdra plus tard, simplement en surestimant le marché
haussier. Cette expression de «raids des baissiers» l’aide à
surestimer le marché haussier. Le public devrait se méfier des
explications qui n’ont pour objet que de lui dire ce que les
initiés anonymes veulent lui faire croire.
CHAPITRE 24

L
e public veut toujours qu’on l’informe. C’est ce qui fait
d’ailleurs des échanges de tuyaux — donnés ou reçus
peu importe — une pratique universelle. C’est la raison
pour laquelle les courtiers proposent à leurs clients des conseils
de spéculation soit par l’intermédiaire de lettres de marché soit
de vive voix. Les courtiers ne devraient pas trop s’étendre sur
les conditions économiques actuelles, car la tendance d’un
marché a toujours six à neuf mois d’avance sur les conditions
réellement en vigueur. Les bénéfices d’aujourd’hui ne justifient
pas les conseils des courtiers d’acheter des actions à moins
qu’on ait la certitude que, dans six ou neuf mois, les
perspectives d’activité pourront garantir le maintien du même
rendement. Si vous pouvez voir aussi loin, et d’une manière
raisonnablement claire, que les conditions de base évolueront
par rapport à la situation actuelle, l’argument sur le bas prix de
l’action tombera. Le spéculateur doit regarder loin devant lui
alors que le courtier, lui, est uniquement préoccupé par ses
commissions à court terme, d’où l’inévitable fausseté de la lettre
boursière moyenne. Les courtiers vivent des commissions
provenant du public. Parfois, ils essaient d’induire le public en
erreur à travers leurs lettres boursières, ou de vive voix, en les
incitant à acheter les actions sur lesquelles ils ont des ordres de
vente de la part d’initiés ou de manipulateurs.
Il arrive souvent qu’un initié aille voir une société de bourse
et lui dise : «Je souhaite que vous développiez un marché dans
lequel je puisse disposer de 50 000 actions de mon titre».
Le courtier demande plus de détails. Disons que le cours de
l’action est à 50 $, l’initié lui dit : «Je vous donnerai des options
d’achat sur 5 000 actions à 45 et ensuite 5 000 actions à chaque
hausse d’un point pour la totalité des 50 000 actions. Je vous
donnerai également un ordre de vente de 50 000 actions. »
Maintenant, la partie est plutôt facile pour le courtier,
surtout s’il a une large clientèle. C’est précisément le genre de
courtier que recherche le client : une maison avec des câbles
directs vers des succursales et des connexions dans tout le pays.
Il dispose en principe d’une large clientèle pour des opérations
de ce type. Souvenez-vous bien que, dans tous les cas, le
courtier joue absolument sans risque grâce à l’option d’achat
qu’il a reçue. S’il peut entraîner le public, il dispose à sa guise
de la ligne à vendre et peut réaliser un gros profit en plus de ses
commissions habituelles.
Il me revient à l’esprit les exploits d’un initié qui est très
connu à Wall Street. Il appelle le responsable commercial d’une
grande société de bourse. À une époque, il allait même plus loin
et appelait, en règle générale, un des jeunes associés de la
société. Il lui tient alors un discours de ce style : «Écoute, mon
garçon, je veux te montrer que j’apprécie ce que tu as fait pour
moi en diverses occasions. Je vais te donner une chance de
gagner vraiment beaucoup d’argent. Nous sommes en train de
former une nouvelle société pour absorber les actifs de l’une de
nos sociétés et nous allons faire monter le titre bien au-dessus
de son cours actuel. Je vais te donner des actions Bantam Shops
à 65, l’action cotant actuellement 72».
L’initié, qui a la reconnaissance du ventre, raconte la même
histoire une douzaine de fois aux patrons des plus grandes
sociétés de courtage. Une fois que les heureux bénéficiaires de
la générosité de l’initié sont à Wall Street, que vont-ils faire de
ces actions qui leur laissent déjà un bénéfice? Bien sûr,
conseiller à tout le monde d’acheter la valeur. Le gentil
donateur en est parfaitement conscient. Ce faisant, ils vont
l’aider à créer un marché dans lequel le gentil initié pourra
vendre toutes ces bonnes choses à des cours élevés au pauvre
public.
Il y a d’autres trucs dans la panoplie des vendeurs d’actions
qui mériteraient d’être relevés. Les autorités boursières ne
devraient pas autoriser l’inscription à la cote officielle de
valeurs cotées qui sont proposées au public grâce à un plan de
paiement partiel. Disposer du cours coté donne une sorte de
sanction à l’action. En outre, l’existence d’un marché officiel et
les fluctuations des cours, tout cela développe un fort pouvoir
d’attraction sur le public.
Un autre truc classique de la vente, qui coûte au public
insouciant de nombreux millions de dollars et n’envoie
personne en prison — parce que c’est parfaitement légal — est
d’augmenter le capital exclusivement en raison des exigences
du marché. Le processus n’est pas vraiment différent du
changement de couleur des certificats d’actions.
Le tour de passe-passe qui consiste à multiplier par deux,
par quatre ou même par dix le nombre de titres d’une société,
est habituellement causé par le désir de rendre une vieille
marchandise plus facile à vendre. L’ancien prix était de 1 $ par
livre et le paquet se vendait mal. Cela se vendra mieux à 25
cents, et peut-être même à 27 ou 30 cents, la boîte d’un quart de
livre.
Pourquoi le public ne s’interroge-t-il pas sur l’intérêt de
rendre l’action plus attirante? Voilà un nouvel exemple
d’opérations philanthropiques. Le spéculateur avisé sait se
méfier des cadeaux empoisonnés : il est toujours sur ses gardes.
Le public, lui, n’y pense pas et cela lui coûte des millions de
dollars par an.
La loi punit celui qui est à l’origine de rumeurs destinées à
affecter le crédit ou les affaires des personnes physiques ou
morales, en fait, tout ce qui tend à déprimer les valeurs des
titres en poussant le public à les vendre. Originellement,
l’intention principale peut avoir été de réduire le danger de
panique en punissant quiconque lançait des rumeurs sur la
solvabilité des banques en périodes de tension. Bien sûr, elle
sert aussi à protéger le public contre des ordres de ventes en
dessous de la vraie valeur. En d’autres termes, la loi de ce pays
punit le diffuseur d’informations baissières de cette nature.
Le public est-il protégé contre les dangers de l’achat
d’actions au-dessus de leur valeur réelle? Qui punit le diffuseur
d’informations haussières non justifiées? Personne, vous le
savez bien. Le public perd plus d’argent en achetant des titres
sur des conseils d’initiés anonymes qu’il n’en perd en vendant
des actions en dessous de leur valeur, pendant les prétendus
raids des baissiers. Si une loi était votée pour réprimer le délit
de propagation de fausses nouvelles à la hausse, comme elle le
fait à la baisse, je crois que le public économiserait des millions.
Naturellement, les émetteurs, manipulateurs et autres
bénéficiaires de l’optimisme des foules vous diront que celui
qui traite sur des rumeurs et des déclarations non signées ne
peut s’en prendre qu’à lui-même. On peut aussi argumenter que
celui qui est suffisamment fou pour se droguer ne mérite
aucune protection.
Les autorités boursières devraient y suppléer. Il est vital de
protéger le public contre les pratiques déloyales. Si un homme
en position de savoir souhaite faire accepter au public des faits
ou même des opinions, qu’il le fasse en son nom. Les
informations haussières signées ne les rendraient pas
nécessairement vraies. Cependant, elles rendraient les «initiés»
et «les administrateurs» plus prudents.
Le public doit toujours garder à l’esprit les éléments de base
d’une saine spéculation boursière. Quand une action est en
train de monter, aucune explication fumeuse n’est nécessaire
pour expliquer pourquoi elle monte. Il faut des achats
continuels pour qu’une action continue à monter. Aussi
longtemps que cela dure, avec de temps en temps quelques
petites réactions, le bon conseil se résume à suivre la tendance.
Si, après une longue hausse constante, la tendance se retourne
et commence graduellement à retomber, avec des petits
redressements occasionnels, il est évident que la ligne de
moindre résistance est alors passée de haut en bas. Si tel est le
cas, pourquoi devrait-on chercher des explications
compliquées? Il y a probablement de bonnes raisons pour que
le cours baisse. Toutefois, ces raisons ne sont connues que de
quelques rares personnes qui les gardent précieusement pour
elles, ou qui disent au public que l’action est vraiment bon
marché. La nature et les règles du jeu sont tels que le public
devrait comprendre que la vérité ne peut pas provenir des
rares personnes qui savent.
Plusieurs des déclarations prétendument attribuées aux
«initiés» ou aux officiels n’ont pas la moindre base réelle.
Parfois, on ne demande même pas aux initiés de faire des
déclarations, signées ou non. Ces histoires sont inventées par
quelqu’un qui a un gros intérêt dans le marché. À un certain
stade de l’avance des cours d’une valeur, les gros initiés ne sont
pas opposés à recevoir l’aide de professionnels pour spéculer
sur cette action. Quand l’initié sera en mesure d’informer le
gros spéculateur de l’opportunité de vendre, vous pouvez parier
qu’il ne le dira pas. Le grand professionnel est donc exactement
dans la même situation que le public, seulement lui, à la
différence du public, il a besoin d’un marché suffisamment
large pour sortir. Bien sûr, certains initiés ne peuvent être crus à
aucun moment. En règle générale, les hommes qui sont à la tête
de grosses sociétés peuvent agir dans le marché, grâce à leur
connaissance d’initiés, mais ils ne peuvent dire des mensonges.
Ils ne disent tout simplement rien, parce qu’ils ont découvert
qu’il y a des moments où le silence est d’or.
Je vous ai dit à de nombreuses reprises, et je ne le dirai
jamais assez, que l’expérience de nombreuses années de
spéculation boursière m’a convaincu que personne ne peut
battre le marché de manière consistante et continuelle, à moins
qu’il ne fasse de l’argent sur des actions spécifiques en certaines
occasions seulement. Quelle que soit son expérience, la
possibilité de perdre est toujours présente parce que la
spéculation ne peut jamais être sûre à 100%. Les professionnels
de Wall Street savent qu’agir sur un tuyau d’initiés peut ruiner
un homme plus sûrement que la famine, la peste, les mauvaises
récoltes, l’escroquerie, les changements politiques ou ce que
l’on peut appeler les accidents normaux. Il n’y a pas de chemin
pavé de roses pour le succès à Wall Street, ni nulle part
ailleurs : je crois qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter!

FIN
NOTES

[1] SEC (Securities and Exchange Commission) est


l’équivalent de la Commission des opérations de bourse (COB).

[2] Publié dans Market Wizards, New York Institute of


Finance, 1989, et The New Market Wizards, Harper Business,
1992.

[3]Traduction de bucket shop, sorte d’officine de paris,


clandestins mais tolérés par les autorités, où les joueurs
pouvaient prendre position sur les cours de bourse. Ils furent
interdits en 1933 par la SEC (Security Exchange Commission),
l’équivalent américain de la COB (Commission des Opérations
de Bourse). Le principe de la spéculation chez les bookmakers
est très simple : un client veut spéculer sur une action qui cote,
par exemple, 100 $. Il dépose 1 $ par titre et achète 100 actions.
Si le titre monte à 103 $, le client peut revendre et encaisser 3 $
par titre. En revanche, dès que le titre passe en dessous de 99 $,
le client est automatiquement soldé et perd sa mise.
[4]John W. Gates était un célèbre spéculateur du début du
XXe siècle connu pour son goût immodéré des paris à un
million de dollars.

[5]Ligne : nombre de titres traités en une seule fois.

[6]Il s’agit de John Davidson Rockefeller (1839-1937)


considéré par les Américains comme le modèle de la réussite en
affaires.

[7] Bout : une unité, un titre dans le jargon boursier,


contraction de l’expression «un bout de papier» qui signifie
«une action».

[8] En 1902.

[9] Ordre stop : ordre assorti d’un cours limite à partir


duquel le donneur d’ordre se porte acheteur ou vendeur.
L’ordre d’achat (ou de vente) est exécuté dès que le cours
plafond (ou plancher) est atteint.

[10] Stop-loss : terme correspondant au seuil où l’on


souhaite vendre sa position. Il désigne soit un cours limite
(plafond ou plancher) soit un montant total de pertes que se
fixe un opérateur, à ne pas dépasser. Cet ordre est destiné à
limiter les pertes.

[11] William McKingley (1843-1901) : homme politique et


président des États-Unis en 1896 et 1900. Avocat, représentant
républicain au Congrès, il fut le champion du protectionnisme
douanier. Assassiné en 1901, le vice-président Théodore
Roosevelt le remplaça.

[12] L’élection du président des États-Unis a toujours lieu le


mardi qui suit le premier dimanche de novembre, tous les
quatre ans.

[13] Surnom donné par les boursiers à Northern Pacific

[14] Être long : être en position acheteur sur un titre ou un


indice. L’opérateur qui s’est mis volontairement en position
longue anticipe une hausse des cours.

[15] Cotton Exchange et Produce Exchange : marchés à


terme de marchandises aux États-Unis.

[16] Le l/8e de dollar était le courtage minimum de tous les


courtiers américains jusqu’en 1975.

[17] Le Curb est l’ancêtre de l’American Stock Exchange,


marché de coulissiers qui se tenait aux portes de la bourse de
Wall Street.

[18] Le huitième de dollar était à l’époque la plus faible


variation de cours possible, on pouvait donc coter de 85 à 85 l/8e
par exemple.

[19] L’ours : sur un marché à terme, l’ours est le symbole du


spéculateur qui joue la baisse, il désigne le vendeur à découvert
qui vend des contrats à terme qu’il ne possède pas dans le but
de les racheter moins cher avant la date d’échéance du contrat.
[20] Spéculateur américain qui, avec Jay Gould et aidé par le
gendre du président Grant tenta un corner sur l’or qui échoua
(krach du vendredi 24 septembre 1869, ou vendredi noir
pendant lequel le cours de l’or chuta de 162 à 135 $).

[21] Corner : manipulation d’un marché à terme consistant à


s’assurer la totalité des titres ou du stock disponible pour
obliger ensuite les vendeurs à découvert à se racheter aux
conditions fixées par les acheteurs.

[22] La pratique de la pyramide consiste à investir


systématiquement ses gains potentiels et à s’en servir comme
déposit pour accroître sa mise.

[23] Squeeze : étranglement d’un marché par des achats


massifs destinés à faire peur aux vendeurs à découvert et à les
pousser à racheter leurs positions. Le «squeeze» est une
situation spécifique aux marchés à terme.

[24] Guerre des Boers (1900-1902), pendant laquelle


quelques 450 000 soldats anglais furent mobilisés.

[25] Pool : groupe de spéculateurs qui s’associent pour une


opération ponctuelle en confiant la direction de la spéculation à
un tiers chargé de gérer le stock des titres détenu par les
associés, de faire monter les cours avec les capitaux déposés,
puis de vendre les titres et de répartir les plus-values entre les
associés.

[26] Le troisième lundi de février, qui commémore la


naissance de Washington, est un jour férié aux États-Unis : la
Bourse est donc fermée.

[27] Aix-Les-Bains était, au début du siècle, un centre de


villégiature et une station thermale très prisée de la haute
société internationale.

[28] Taureau : animal symbolisant la hausse. Le taureau


désigne l’acheteur ou le spéculateur à la hausse.

[29] Le dollar équivaut à 100 cents.

[30] La balle de coton : unité de mesure correspondant à


217, 70 kilogrammes de coton.

[31] Winnipeg : ville du Canada, capitale de la province du


Manitoba.

[32] La guerre de Sécession (1861-1865).

[33] Stop-loss : ordre de bourse destiné à limiter une


position perdante.

[34] Le pharaon est un jeu de hasard proche du chemin de


fer ou du baccarat.

[35] Le boisseau : unité de mesure du blé d’environ 35 litres.

[36] «Ne vendez pas quand la sève monte aux arbres», jeu de
mots quasiment intraduisible, signifiant qu’il ne faut pas aller
contre la tendance naturelle du marché est un croisement de
l’expression «ne vendez pas quand le nigaud monte aux
arbres», c’est-à-dire quand tout le monde achète, donnant par là
même une force irrésistible au marché.

[37] L’échéance mars est l’une des échéances de livraison


des contrats à terme de marchandises.

[38] Il s’agit d’un club politique patriotique proche du parti


républicain.

[39] Noblesse oblige en français dans le texte.

[40] Une personne physique a, aux États-Unis et au Canada,


la possibilité légale de se déclarer en faillite.

[41] Le Lusitania était un paquebot anglais coulé par un


sous-marin allemand le 7 mai 1915. On dénombra 128
américains parmi les 1200 victimes, ce qui précipita l’entrée en
guerre des États-Unis.

[42] Les Adirondacks, un des premiers parcs naturels créé


dans le nord-est des États-Unis à la fin du XIXe siècle.

[43] Gridley est un cercle de jeu.

[44] Gentleman’s agreement : accord reposant sur l’honneur.

[45] Bernard Baruch : grand financier américain du début


du siècle.
[46] La guerre entre l’Espagne et les États-Unis, pour Cuba, a
éclaté en mars 1898.

[47] Baron Rothschild : il s’agit de James Rothschild (1792-


1868), grand financier du XIXe siècle qui a laissé quelques
préceptes boursiers.

[48] Les Suisses allemands installés en Pennsylvanie au


cours des XVIIe et XVIIIe siècles étaient réputés pour leur
sérieux et leur rigueur. Cette réputation s’accompagne de la
même connotation péjorative que l’on trouve en France
lorsqu’on évoque les Suisses alémaniques.

[49] Crucible, Republic et Bethlehem Steel sont des aciéries


américaines.

[50] 60 miles/heure équivaut à environ 100 km/heure.

[51] Vendre à l’œil : vendre à découvert dans le jargon


boursier.

[52] Jay Gould fut un des grands spéculateurs américains de


la fin du XIXe siècle.

[53] West Point, académie militaire américaine située sur les


bords de l’Hudson, forme les officiers des armées de l’air et de
terre.

[54] Ponzi : un ponzi est une escroquerie financière.


[55] Une opération de cavalerie, en bourse, consiste à créer
un marché fictif entre deux intervenants qui s’échangent une
ligne d’actions en se l’achetant et se la revendant.

[56] Le commodore Cornélius Vanderbilt (1794-1877) était


surnommé le roi des chemins de fer.

[57] Shylock : personnage de William Shakespeare dans le


Marchand de Venise et qui personnifie le vil usurier.

[58] Une option d’achat donne le droit à son détenteur


d’acheter des actions à un cours fixé à l’avance pendant une
durée fixée à l’avance. Si le cours progresse, le détenteur
d’option l’exerce, sinon il abandonne son droit.

[59] Un fiduciaire est une personne de confiance chargée de


la gestion des intérêts financiers d’un tiers.

[60] Un plongeur est un spéculateur qui traite de gros


montants et qui n’hésite pas à «plonger» dans le marché.

[61] Stove Company : société bidon créée pour lever des


fonds sur le marché en période d’euphorie boursière.

[62] Associé commanditaire : associé d’une société en


commandite qui ne risque que son capital initial, à la différence
de l’associé commandité qui est indéfiniment responsable des
pertes de la société sur ses biens personnels.

[63] Gentleman’s agreement : accord reposant sur l’honneur.


[64] Le «shimmy» : danse d’origine américaine, exécutée sur
un air de fox-trot très en vogue après la première guerre
mondiale.

[65] Il y a 25 ans, donc aux alentours de 1900.

[66] Actions à dividende garanti (guaranteed stocks) : actions


privilégiées qui donnent à leur détenteur le droit à un
dividende supérieur à celui des actions ordinaires.

[67] Donc aux alentours de 1925.


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