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À Justine et à Charlotte,
pour votre cheminement à travers les
rocailles,
votre humour décapant,
votre inventive créativité
et votre immédiate compréhension.
Vous êtes des artistes, ne l’oubliez pas !
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Dédicace
CHAPITRE I - Narcissiques et absolument
séducteurs !
L’histoire d’Hélène
Vous avez dit narcissique ?
Le moteur pervers
La méthode perverse
La route étrange de l’homme pervers
La pratique de la confusion
Prendre l’autre pour une toupie, ou comment
jouir à tout prix…
CHAPITRE II - Un narcissique sans mystère
Déni et clivage : deux armes essentielles
Alors que le psychopathe est intolérant à la
frustration…
… le pervers, lui, recherche la jouissance
Le pervers est un destructeur
L’amoralité du pervers
Il est difficile de se remettre de la rencontre avec
un pervers
L’absence d’altérité du pervers
Qu’est-ce qui caractérise le pervers
narcissique ?
Le pervers tente d’échapper à quelque chose
Une organisation rigide et archaïque
CHAPITRE III - Un abus de maternage ?
Le maternage est un art
La relation et l’altérité
L’allaitement
Le portage
Maternage et pleurs
Les trois fonctions maternelles indispensables
Le vert paradis de la prime enfance
Que deviennent les enfants mal maternés ?
Passer de deux à trois
CHAPITRE IV - Que font les pères ?
Non, tout n’est pas possible
La paternalité
La version du père empêche la perversion
Le don du manque
L’apprentissage du plaisir, l’immédiateté de la
pulsion
La fonction paternelle, rempart contre la
perversité
Le glissement pervers
La chasse au père
CHAPITRE V - Le socle de la conscience
morale
Mourir de jouir : des rats, précurseurs de
l’homme ?
Nous avons trois cerveaux !
Freud et la pulsion
L’intégration morale
Le Surmoi, base de l’interdiction
CHAPITRE VI - Tuez les pères, et vous
ferez des pervers ?
La mort de Dieu préfigure celle du père
La mort du père
La paternité flottante, stigmate d’une société
perverse avancée
Le père à la fête ?
De l’intérêt du patriarcat dans la frustration
Le déséquilibre matriarcal
Mère archaïque ou mauvaise mère ?
Vers une société de la dévoration et de la
déconstruction ?
Comment nous avons intériorisé le modèle du
marché
L’absence de consistance
Et maintenant ?
Notes et références bibliographiques
Pour en savoir plus
Remerciements
Du même auteur chez Odile Jacob
Avant-propos
Il y a quelques décennies à peine, il était de bon
ton de soufrir, de traverser la vie avec douleur et de le
faire savoir. La névrose était largement répandue, la
culpabilité, omniprésente. Et voici qu’elle devient peau
de chagrin, cette culpabilité qui nous rongeait, et
qu’elle se trouve remplacée par la manipulation et la
jouissance. Si, avant, chacun jouait la partition du
malheur en tentant de dépasser l’autre, car l’homme
est ainsi fait qu’il veut toujours dominer, aujourd’hui,
chacun cherche à signifer qu’il est heureux, que tout
va très bien. Tout va très bien, madame la marquise !
Que s’est-il passé pour qu’en si peu de temps on
aboutisse à un tel changement ? Comment expliquer,
par exemple, que les Français se déclarent heureux à
95,3 % selon un sondage récentI ? On pourrait se
réjouir d’un tel chifre, certes, mais y a-t-il, à y
regarder de plus près, tant de raisons que cela d’être
heureux ? Ce bonheur revendiqué ne signife-t-il pas
plutôt que nous ne voulons plus voir ce qu’il y a autour
de nous ? Que nous ne voulons plus être autant
atteints par la misère du monde ? Que nous préférons
nous cacher derrière des piles de vêtements plein les
armoires et consommer, consommer jusqu’à
l’anesthésie ?
Nous ne voyons pas qu’en ne supportant plus le
manque et en élevant nos enfants de façon qu’il ne
soit plus à l’œuvre dans leur construction nous ne
laissons plus advenir le désir qui chuchote. Nous
voulons calmer le besoin, un besoin-angoisse qui
nous tyrannise et nous donne un faux-semblant de
bonheur au détriment d’un statut d’homme qui ne
courrait pas après son ombre. Nous ne voulons pas
voir à quel point nous fabriquons des pervers
ordinaires, qui ne tiennent plus compte d’autrui, dont
la destructivité est considérable, eux qui vont devenir
dans quelques années parents à leur tour. Ne peut-on
d’ailleurs considérer que la société du XIXe siècle, très
névrotique, a évolué globalement vers la perversité, le
pervers ordinaire étant en quelque sorte l’équivalent
d’un petit pervers narcissique ?
Qu’est-ce qui nous a fait ainsi basculer de l’air
ambiant névrotique à l’air ambiant pervers ordinaire ?
Comment expliquer que l’autre, aussi, soit désormais
chargé d’entretenir une jouissance qui ne doit jamais
faiblir ? Qu’il soit devenu celui dont je me sers pour
avoir plus de plaisir ? Dans ce rapport-là, bien sûr,
tout le monde ne part pas à armes égales. Un
déséquilibre peut s’installer rapidement, car certains –
les pervers narcissiques en premier lieu – savent
mieux que personne manipuler pour rentabiliser leur
petite entreprise jamais en panne. Et les autres, plus
fragiles ou qui ont simplement gardé plus d’humanité,
s’installent peu à peu dans un malaise dont ils ne
saisissent pas l’origine. Ils se sentent doublement
coupables, car ils ne comprennent pas qu’en donnant
autant d’eux-mêmes ils récoltent si peu – ou tant de
douleur. Ils prennent sur eux la culpabilité induite par
le pervers narcissique qui sait si bien leur transfuser
la sienne. Cette manipulation, la plupart du temps, se
fait de façon anodine ou insidieuse ; elle en est
d’autant plus efcace, afaiblissant durablement ses
victimes. Les phrases prononcées sont apparemment
sans importance, quelquefois au comble de
l’insignifance, mais elles amenuisent toujours l’autre,
faisant de lui un objet. À l’arrivée, la radioactivité du
pervers narcissique est telle que ses proies ne savent
plus où elles en sont ni même ce qu’elles ont fait pour
en arriver là. On ne consomme plus seulement des
biens matériels – ce mot, comme par hasard, si
proche de « maternel » –, on consomme aussi des
êtres humains.
Actuellement, ces pervers narcissiques se
développent d’une façon exponentielle – entre 10 %
et 30 % dans la population générale, estime-t-on. Ce
phénomène est inquiétant et nécessite une prise de
conscience générale du problème, car, si on découvre
la manipulation à l’œuvre dans la relation, la
« désemprise » peut commencer. Certes, la
marchandisation de l’existence favorise un
désenchantement du monde, et notre société est
devenue une « fabrique de pervers », mais rien
n’impose que l’emprise et la jouissance, qui sont les
deux caractéristiques fondamentales de la
destructivité du pervers narcissique, se développent
autant. L’éducation, l’importance d’un maternage
adéquat, une fonction paternelle d’intégration d’autrui
et de la loi peuvent permettre, en efet, un
changement du lien social et enrayer le phénomène.
La reconnaissance d’autrui, le sentiment d’altérité et
la lucidité fondent l’humanité et l’humilité de l’homme,
qui sont à l’opposé de la perversion narcissique.
CHAPITRE I
Narcissiques
et absolument séducteurs !
Le pervers narcissique cherche à détruire sa proie en lui inoculant sa
toxine. Parce qu’il est incapable d’accepter qu’il a en lui-même, comme tout
le monde, une part mauvaise, contre laquelle il devra toujours lutter. Cette
angoisse dépressive de se reconnaître mauvais, le pervers veut en faire
l’économie, et il la transfère sur sa proie qu’il va annexer et dévaloriser
après l’avoir ferrée. Il fait croire à l’autre que ses actes et ses décisions sont
personnels, alors qu’ils sont dictés par sa perversité. La proie est
télécommandée, elle ne le sait pas et elle va mal…
L’histoire d’Hélène
Hélène a 38 ans. Mariée, elle a eu un fls, Philippe, âgé de 19 ans. Elle a
ensuite divorcé. Quand elle a rencontré Albert, elle a très vite décidé de
vivre avec lui. Cela fait maintenant huit ans.
Il y a trois ans, elle a cessé de travailler à la suite d’une maladie auto-
immune. Elle explique que sa relation avec Albert a d’emblée été très forte. Il
venait de perdre sa femme, Jeannie, qui s’était suicidée dans des conditions
plutôt étranges : il l’avait retrouvée pendue dans la pièce du dessous. Selon
lui, la veille, rien ne s’était passé entre eux ; il lui avait seulement dit qu’il
envisageait de se donner la mort à cause des confits permanents qu’elle lui
occasionnait et dont il la jugeait pleinement responsable…
Hélène a dès le début joué un rôle maternel, aimant et protecteur dans
lequel elle s’est sentie valorisée. Placée sur un piédestal, elle s’investit dans
son couple, croit en lui et se sent bien. De leur union naissent deux jumelles
qui ont aujourd’hui 4 ans. C’est à partir de leur naissance d’ailleurs que les
choses commencent à se dégrader. Albert rentre tard le soir. Il paraît
grincheux, tendu, s’énerve facilement, ne veut pas être dérangé.
C’est à ce moment-là aussi que des voisins commencent à dire du mal
d’Albert et à semer le trouble dans la tête d’Hélène. Ils trouvent étrange le
décès de son épouse, qui était joyeuse, pleine de vie, avenante. C’était une
artiste. Ils l’ont vue peu à peu décliner et s’étioler au contact d’Albert qui,
pour eux, est un grand séducteur, mais quelqu’un qui ne tient pas ses
promesses. Lorsqu’elle lui fait part de ce qu’elle a entendu, la discussion se
passe mal.
Et puis, progressivement, Albert prend l’habitude de la taquiner sur ses
vêtements, ses ex-petits copains qui n’étaient pas de « vrais hommes », sur
le travail auquel elle ne comprend pas grand-chose, alors qu’au début il
appréciait tant ses compétences commerciales en stratégie d’entreprise et
disait d’elle qu’elle était « formidable ». La situation se répète et finit par
devenir blessante. Malgré cela, pour lui prouver qu’elle lui fait encore
confiance, Hélène vend sa maison et lui donne l’argent. Cela dit, elle a de
plus en plus l’impression de devenir un instrument entre ses mains : utile à
certains moments, gênant à d’autres. Elle devient de moins en moins
naturelle par peur de lui déplaire, elle commence à culpabiliser. Albert
répète qu’elle se crée des problèmes là où il n’y en a pas, qu’il fait tout pour
elle. Même des enfants alors qu’il n’en voulait pas ! Hélène sent de plus en
plus qu’il lui en veut ; elle déprime, se sent triste et éteinte. Elle a
l’impression qu’il lui prend toute son énergie, alors elle baisse les bras et se
focalise sur les enfants. Elle songe de plus en plus à fuir avec eux.
À chaque nouvelle discussion, Albert énumère tout le mal qu’elle lui a fait
et continue à lui faire. Il dresse d’elle un portrait dans lequel elle ne se
reconnaît pas : elle est décevante, égoïste, malveillante… Elle en ressort
chaque fois brisée. Il l’accuse d’être seule responsable de leur échec. Il va
trop loin dans ses reproches et, quoi qu’elle fasse, il tourne tout à son
avantage. Désormais elle le voit autrement : odieux, plein de haine, sans
scrupule, insensible, destructeur… Après une ultime tentative d’explication,
elle décide de partir.
Aujourd’hui, Hélène se remet difficilement de cette épreuve. Elle a
présenté un long épisode dépressif avant de pouvoir comprendre ce qui lui
était arrivé et de lire des articles sur les manipulateurs.
Pour se débarrasser d’Albert et de son personnage, elle a décidé
d’écrire un roman drôle sous pseudonyme. Elle a en tête le plan, a déjà
rédigé quelques chapitres et envisage comme titre La Prochaine Victime.
Cela lui est douloureux d’écrire, mais cette prise de parole la libère. Voici ce
qu’elle dit de sa démarche d’écriture : « Je peux faire une narration factuelle
pour un proc, un psy. Mais le décortiquer dans les scènes au restaurant,
dans les magasins, en famille, entre amis, en voyages, en couple, pour le
confondre me paraît efficace aussi. Le démasquer enfin au grand jour. Est-
ce que c’est idiot ? »
Nous avons tous rencontré des pervers narcissiques. Il y en a de plus en
plus. Ils constituent un problème de société. Chacun détient une part dans le
développement de ce phénomène : les mères qui ont à la fois un côté
séducteur et castrateur, faisant de leur enfant un enfant roi ; les pères qui
brillent par leur absence ou sont disqualifiés et n’imposent pas le respect de
l’interdit ; et puis, bien sûr, la société de consommation qui est devenue une
fabrique de pervers.
L’histoire d’Hélène présente des éléments sur lesquels je voudrais
insister, notamment la radioactivité du pervers, qui se caractérise par une
action de déstabilisation progressive, persistante et rémanente. Le pervers
narcissique prend l’autre pour une toupie et poursuit un lent travail de sape,
détruisant peu à peu sa proie qu’il anémie. Son unique but est d’alimenter
son narcissisme personnel. Le pervers narcissique a été identifié et décrit
pour la première fois par un clinicien français, Paul-Claude RacamierII, qui
cherchait à mieux comprendre certains comportements destructeurs dans
les familles, les groupes et les institutions. Toutefois, pour certains experts
internationaux, il correspondrait à une forme particulière de pathologie : la
paranoïa de caractère.
Vous avez dit narcissique ?
Repérer un pervers narcissique est utile à plus d’un titre. D’abord pour
ne pas le fréquenter, du fait de sa très grande destructivité. Pour savoir s’en
défaire ensuite et ne pas rester sa victime. Enfin, pour ne pas voir des
pervers partout ! Sinon nous n’aurions plus qu’à rester douillettement
enfermés chez nous, sans prendre le risque de la rencontre et de l’échange
qui fondent l’altérité. Chacun d’entre nous a certes sa propre équation à
résoudre, imposée par son histoire et celle de ses parents, qui l’ont inscrite
dans leur filiation. Mais rien ne nous oblige à rester victime d’un pervers
narcissique. On peut s’en défendre et les éviter ! Je vais vous proposer
quelques pistes pour vous aider à mieux voir de qui il est question et à agir
en conséquence. Les critères qui suivent donnent des indications sur le
fonctionnement pervers, mais ils sont à utiliser avec prudence et dextérité,
car le diagnostic suppose aussi une longue expérience et une capacité à
discriminer, qui n’est pas forcément immédiate. Par ailleurs, tous les critères
ne doivent pas obligatoirement être réunis pour attester d’une perversité. À
l’inverse, trois ou quatre critères ne suffisent pas à affirmer l’existence d’une
structuration perverse.
Le moteur pervers
Le pervers narcissique ne s’intéresse qu’à lui, et sa destructivité est
considérable. Il passe insensiblement de la haine à la destructivité et
entretient des rapports particuliers avec le sadisme parce qu’il n’a aucune
empathie et une totale amoralité. En revanche, il a un don particulier pour
culpabiliser les autres. Tout est bon pour cela : l’amitié, l’amour, la
conscience professionnelle, la famille… Il utilise les principes moraux des
autres pour assouvir ses besoins et sait alterner avec brio la menace
déguisée et le chantage ouvert.
La séduction
La séduction est la clé de voûte du premier rapport qui s’établit avec un
pervers narcissique. La littérature, l’art, le cinéma et la mythologie le reflètent
excellemment. « Le corbeau et le renard » en fournit une illustration : un
individu rusé qui a un but, un sujet narcissique sensible à ce qu’on dit de lui,
une proie, un mobile et une intention. Dans cette fable de La Fontaine, le
compliment et la flatterie n’ont d’autre but que la satisfaction d’un désir non
avoué, qui est de spolier l’autre ! Bien entendu, il serait vain de fonder un
diagnostic uniquement sur un symptôme, mais, comme le pervers excelle
dans le domaine de la flatterie, il est important d’y être sensible. Certes, la
manipulation ne suffit pas à faire un pervers, et il y a lieu de bien différencier,
par exemple, ce qui a trait au jeu social – qui apporte du piment à la vie – et
la perversité, qui vise la mort psychique programmée de l’autre en
pratiquant d’abord un rapt d’identité, puis une anémie redoutable. Lorsque
vous verrez un renard, dites-vous que son intérêt n’est pas loin. Il va
chercher à vous amener là où il l’entend et à profiter de la situation à vos
dépens : la thématique perverse vit aux dépens de celui qui l’écoute ! La
flatterie, sans être l’unique apanage du pervers, en est le nutriment, qui lui
permet d’insensibiliser et d’anesthésier sa proie. En la matière, il est plus
que rusé, il n’annonce pas la couleur, ne se démasque jamais ! Et c’est
parce qu’il est pervers jusqu’au bout, au-delà de ce qu’on peut imaginer,
qu’il a une force redoutable.
Prenons un deuxième exemple, mythologique cette fois, celui de
Pygmalion. Ce sculpteur tombe narcissiquement amoureux de Galatée, son
œuvre. Celle-ci correspond à la femme de ses rêves. Il supplie alors les
dieux de lui donner vie, tellement il est devenu amoureux de son ouvrage !
Et Galatée, en prenant vie, devient sa chose, Pygmalion en acquiert la totale
maîtrise. Ce rapt d’identité, c’est ce que le pervers narcissique fait avec sa
victime : il l’empêche en somme de vivre sa personnalité. Quelquefois, un
comportement anodin ou des phrases anodines, lorsqu’on les sort de leur
contexte, ont la capacité d’anesthésier autrui, même s’il présente des
qualités remarquables. Ces paroles, ces phrases sont d’autant plus
efficaces qu’elles paraissent quelconques. C’est comme si le pervers avait
une capacité radioactive : tout ce qui émane de lui intoxique l’autre à son
insu. Il a une étrange faculté à inoculer des phrases comme des plasmides1.
Tout l’inverse des gens vrais qui peuvent parfois exprimer des propos vifs,
mais sans qu’autrui en soit pour autant détruit.
En littérature, Bernard Shaw a très bien illustré ce point dans sa pièce
de théâtre Pygmalion. Deux amis font le pari de transformer une vendeuse
de fleurs en une lady. Higgins, un célibataire endurci, qui vit proche de sa
mère, en conçoit le projet et tente d’éduquer convenablement sa Galatée,
mademoiselle Liza. L’essentiel pour notre propos est contenu dans ce
dialogue entre Higgins et sa mère :
« Mme Higgins : Vous faites vraiment une jolie paire de bébés, à jouer
ainsi avec votre poupée vivante. – Higgins : Jouer ! Ne te fais pas d’illusion
sur ce point, mère : c’est la tâche la plus rude à laquelle je me sois jamais
attelé. Mais vous n’avez pas idée à quel point ce peut être terriblement
passionnant de prendre un être humain et d’en faire un autre être totalement
différent en lui façonnant un autre langage. C’est combler le gouffre le plus
profond qui sépare les unes des autres les classes et les âmesIII. » Ce à quoi
Liza répondra plus tard : « La différence entre une lady et une vendeuse de
fleurs n’est pas dans la manière dont elles se conduisent, mais dans la
manière dont elles sont traitéesIV. »
L’homme pervers est plutôt courtois, raffiné, il cache son jeu. Il se tient
naturellement avec la tête un peu penchée, il vous regarde avec attention,
vous sourit, vous parle calmement. Sa voix vous endort. On dirait même qu’il
arrive à vous ensorceler. Comme si vous étiez sous hypnose, sous le
charme. Vous vous sentez flatté, honoré. Il n’est d’ailleurs pas impossible
qu’il utilise la flagornerie pour arriver à ses fins. C’est bien là le problème :
l’homme pervers nous manipule. Derrière tout ce vernis qui nous ferait lui
donner le bon Dieu sans confession se cache quelqu’un qui nous
instrumentalise, fait de nous sa proie et va nous spolier. Trop beau, trop
honnête pour être vrai, devrions-nous dire. Malheureusement, notre faille
narcissique ne nous le permet pas.
Les classiques du cinéma se sont aussi emparés de la problématique
perverse. Dès 1943, Alfred Hitchcock, dans L’Ombre d’un doute, l’un des
films qu’il aimait le plus, exprime la perversité dans sa destructivité à l’état
pur. Une jeune fille, Charlie Newton, a un rapport d’admiration quasi érotique
avec son oncle qui a le même prénom qu’elle. Ce qu’elle ne sait pas, c’est
que celui-ci détrousse, après les avoir tuées, de riches veuves et qu’il est
recherché par la police. Sa nièce fait de lui, dans un premier temps, un
homme séduisant, sympathique, drôle et entraînant, mais, peu à peu, la
vérité va s’imposer, notamment à cause de cette bague qu’il lui donne et qui
porte, gravé, le nom d’une richissime veuve assassinée… La suspicion
devenant trop nette, l’oncle impose à Charlie une violente discussion dans
un café, au cours de laquelle il s’écrie : « Sais-tu que le monde n’est qu’une
porcherie ? Tu vis en somnambule, réveille-toi ! » N’arrivant pas à ramener
sa nièce « à la raison », il tentera par deux fois de l’assassiner, sans succès,
puis réessaiera une ultime fois. La scène de meurtre est filmée comme une
scène d’amour : l’oncle et la nièce farouchement enlacés devant la porte
ouverte du compartiment du train lancé à vive allure, se retiennent,
s’agrippent, se poussent, avant qu’il ne tombe dans le vide… Dans ce film,
Hitchcock exprime avec un suspens grandissant la séduction du pervers, sa
manipulation de l’entourage, son immoralisme et enfin sa violence – qui va
jusqu’au meurtre lorsqu’il est démasqué. Considéré comme l’un des films les
plus noirs d’Hitchcock, L’Ombre d’un doute met bien en évidence ce
passage du pervers tant aimé à l’ange exterminateur quand le masque
tombe.
Haine et destructivité
Le pervers narcissique est donc un séducteur, du moins dans un
premier temps. C’est aussi un éternel insatisfait, qui a besoin de haïr pour
exister. Très destructeur, il vit dans l’amour de la haine, qui est un très
puissant moteur de son comportement. Il jalouse le bien-être qu’il observe
chez l’autre, et, s’il n’arrive pas à l’obtenir pour son compte, sa haine en
exécute la destruction envieuse. Incapable d’aimer, le pervers détruit
cyniquement toute relation et attaque les liens. Son comportement se
caractérise par une rage envieuse, une convoitise haineuse et un rapt
cynique de tout ce qu’a autrui en termes de joie de vivre, d’épanouissement
et d’empathie. Quand il a bien ferré l’objet de sa convoitise, il l’humilie et
l’avilit. Sournois, provoquant un mal maximal en ayant l’air de presque rien, il
est capable de faire croire à l’autre qu’il est responsable de ses actes, alors
qu’il les lui a dictés.
Cette situation est très bien rendue dans Mademoiselle Julie, d’August
Strindberg. Huis clos nocturne et tragique qui oppose Julie, la jeune
aristocrate, à Jean, le valet de son père. Cette pièce écrite en 1888 est l’une
des pièces de Strindberg les plus jouées dans le monde. Elle fonctionne sur
la réciprocité : au mépris de Julie pour ses serviteurs répond le mépris de
ceux-ci pour leurs maîtres ; à l’orgueil de Julie répond celui de Jean.
Prisonnière du sentiment de supériorité de sa classe sociale, inculqué par
son éducation, et de la haine des hommes, distillée par sa mère, Julie
affronte Jean et veut le dominer. Elle veut dominer l’homme, comme elle
croit avoir le droit de dominer le valet de son père. À sa violence va répondre
celle de Jean qui va se révéler le plus fort à ce jeu cruel. Cet affrontement
entre Julie et Jean n’est pas qu’une lutte de classes, c’est surtout une lutte
de pouvoir entre une femme et un homme. L’héroïne va se déshonorer plus
par folie que par amour. On l’a quelquefois comparée à Hamlet. Totalement
imprévisible, elle est double, forte et faible, servile et hautaine, tendre et
autoritaire, sadique et masochiste. En un mot, elle présente toutes les
caractéristiques de la victime d’un pervers narcissique, que son prédateur
fait passer pour folle.
Julie qui se libère de ses tabous va aller jusqu’au bout de son fantasme :
être souillée par un homme de classe inférieure. La nuit de la Saint-Jean est
propice à cette libération : l’héroïne va tenter de s’affranchir de son passé,
de sa condition de soumise. À l’autorité d’un père absent succède une
atmosphère de fête païenne favorable à tous les excès. Julie, déchue, fait
déchoir sa propre race dans une chambre secrète où elle se livre en victime
expiatoire. La prise de conscience qu’elle a de son acte provoque chez elle
un choc émotionnel. Le valet qui a su profiter d’elle lui suggère alors l’air de
rien d’en finir, lui donnant même une corde – après lui avoir fait croire, dans
un premier temps, qu’il avait l’intention vague d’en finir avec sa vie. Il joue
avec l’idée de sa mort à lui, ce qui introduit petit à petit l’idée de sa mort à
elle, qui avant cela n’était pas en germe dans son esprit. « Quelle horrible
puissance m’a poussée vers vous ?, s’écrie-t-elle alors. La faiblesse attirée
par la force ? Celle qui tombe vers celui qui monte ! Ou était-ce l’amour ?
L’amour, ça ? Vous savez ce que c’est, l’amourV ? » Et elle disparaît avec la
corde pour se pendre, sans que le valet ne réagisse ni ne l’en empêche, il a
lui-même semé la graine, suggéré son geste, injecté un plasmide. Voilà un
parfait exemple de la façon dont le pervers utilise l’infraverbal, l’invisible et le
corps à corps. Il y a lieu d’insister sur cette proximité physique du pervers,
comme s’il soufflait sur sa proie. Il est capable d’entrer dans le fantasme de
l’autre.
Un sadique ?
Le pervers jouit de voir souffrir. Il aime humilier et se caractérise par sa
malignité destructrice. Pour lui, les humains sont des ustensiles, des jouets
de son bon plaisir. Il fait donc en sorte que sa victime ne puisse pas s’en
sortir et ne témoigne pas contre lui. C’est un sadique, mais hors relation
bilatérale comme dans le sadomasochisme, car sa proie ne tire pas de
satisfaction à souffrir. La logique perverse ignore le respect de l’autre, qui
n’est qu’un objet utilitaire dans son plan narcissique étendu.
En fait, un pervers narcissique se sert des autres pour combler son vide
intérieur, et l’énergie affichée de certains l’attire : il va chercher à les
soumettre, il va se construire sur la destruction de l’autre.
Le pervers narcissique craint la solitude, le vide ainsi que les personnes
qu’il ne peut dominer. Il cherche notamment à s’approprier la joie de vivre, la
sensibilité, la créativité des autres. Dès que quelqu’un émet une idée
intéressante, il la fait sienne, dans un aveuglement haineux, car il ne
supporte pas qu’on le dépasse. Il veut tout, refusant l’échange et
l’équivalence. Il s’intéresse à toute personne passionnée qui est détentrice
de quelque chose qui pourrait le passionner. Il a autant de coups de cœur
que de rejets brutaux, ce que l’entourage comprend mal, car il donne
l’impression de brûler ce qu’il a adoré. Extrêmement envieux des bons
vivants ou des personnes haut placées, sa volonté de puissance peut le
conduire à séduire un partenaire qui l’introduira dans un milieu qu’il envie.
Le bénéfice attendu en est un faire-valoir lui permettant d’acquérir plus de
pouvoir. Bien sûr, il s’attaquera ensuite à ce faire-valoir pour ne pas se sentir
en dette. La symétrie relationnelle n’existe pas avec lui. Un pervers
narcissique doit être dominateur et neutraliser l’adversaire ou la proie. Avec
le pervers, dès le départ, tout est imposé à la victime qui n’a pas le droit de
dire non ni de négocier. Quand bien même celle-ci tenterait d’employer les
ficelles du pervers, elle se heurterait à un orfèvre en la matière.
Voici, en schématisant, la procédure utilisée par un pervers narcissique
pour venir à bout de sa proie :
— Premier temps : l’apprivoisement. Il affiche une telle chaleur humaine
que sa future victime en vient à se sentir pleine d’une très grande confiance.
— Deuxième temps : le ferrage. Il s’insinue de plus en plus et se rend
indispensable.
— Troisième temps : la vampirisation. La victime est alors à la merci du
pervers narcissique ou totalement détruite.
Le pervers est dans un jeu de séduction, je l’ai dit. Dès que la victime est
ferrée, il la maintient accrochée autant que de besoin et joue avec sa victime
comme le chat avec la souris – capable de faire patte de velours quand il
faut la saisir, puis sortant ses griffes si elle tente l’évasion ! Sa proie peut
mettre des années avant de se rendre compte du processus de destruction
dont elle est l’objet. Au commencement, ce sont les brimades, les phrases
anodines avec des sous-entendus blessants et avilissants. Puis les choses
se répètent, d’où la sensation d’une agression constituée. Un incident
déclenche la crise, l’agresseur se dévoile. C’est alors la prise de conscience
et le sursaut de révolte ; ils vont provoquer la tentative de mise à mort.
Avec un pervers narcissique, toute remise en cause de sa domination
déclenche une rage destructrice. Il s’ingénie à culpabiliser sa proie, refuse
toute critique et toute discussion constructive, n’hésite pas dénigrer, à
insulter sans témoin. Sinon, il procède par allusions destructrices, mais
invisibles pour les non-avertis. La victime, de son côté, donne énormément
d’elle, mais ce n’est jamais assez. Quand il dévore sa proie, il se persuade
que c’est elle qui sollicite sa soumission. Il refuse de reconnaître les
difficultés qu’il crée autour de lui pour ne pas avoir une perception négative
de sa propre image. La responsabilité incombe systématiquement à son
partenaire qui, pourtant, s’ingénie souvent et longtemps à jouer un rôle
réparateur. Toujours irréprochable à ses propres yeux, le pervers
narcissique considère que les autres ont toujours tort. Il peine à voir la
disproportion entre le peu qu’il donne et tout ce qu’il prend ou reçoit. Selon
lui, l’autre ne témoigne qu’ingratitude et mesquinerie.
Quand la victime devient dangereuse pour le pervers, parce qu’elle lui
reproche sa perversité, elle devient la personne sur qui focaliser sa haine.
Cela vaut plus largement pour tous ceux qui auront tenté de le faire changer.
Le schéma suivant présente un curseur qui va de l’oblativité altruiste (on se
dévoue à autrui) à la perversité narcissique fondée sur la cruauté qui peut
aller jusqu’à l’acte criminel. Entre les deux, il y a les pervers ordinaires, qui
ne se soucient pas d’autrui. Tout est affaire de gradation : le pervers
narcissique est un grand pervers par rapport au pervers ordinaire.
Le cousin du paranoïaque
Doué d’une excellente combativité, un pervers narcissique a une
capacité de rebond importante que renforcent sa mégalomanie, son
narcissisme, voire sa paranoïa. Il sait habilement reporter sa responsabilité
sur les autres et se démettre de la sienne. Son orgueil démesuré, à la fois
mythomaniaque et mégalomaniaque, le pousse à gagner à tout prix. Il ne
peut admettre de perdre et utilise la ruse et les mauvais coups pour parvenir
à ses fins. Comme un enfant gâté, s’il ne rencontre pas de résistance, il ira
toujours plus loin – jusqu’au point de non-retour parfois, quand la justice
intervient : le coup d’arrêt sera alors le retour de balancier.
Ses premières réussites régulières lui donnent l’impression que les
valeurs morales sont sans fondement et qu’il peut aller de victoire en victoire
grâce à son immoralité. Il en arrive même à penser que la morale n’est faite
que pour les imbéciles. La dynamique des succès qu’il remporte devient vite
une addiction. Pourtant, tôt ou tard se dressera devant lui quelqu’un qui lui
résistera et causera sa perte. À force de duper tout le monde, un pervers se
fait énormément d’ennemis. Il devient alors plus secret, se tient sur ses
gardes, se confie de moins en moins, montre une susceptibilité maladive. Il
développe suspicion et méfiance, ce qui lui donne l’impression paranoïaque
de décupler son intelligence avec un regain d’énergie combative. C’est à
son apogée qu’il devient alors le plus vulnérable. La pente descendante
n’est plus loin.
Inadaptation et infraction
Derrière une apparence généreuse et brillante, on découvre avec
stupeur un individu mesquin, rageur, rancunier, jaloux et vengeur. Les buts
élevés qu’il affichait deviennent beaucoup moins nobles et témoignent de sa
bassesse morale. S’il se venge, c’est sans témoin, il savoure sa vengeance
en solitaire ! Ce qui explique que sa conduite paraisse secrète ou
indéchiffrable, d’autant qu’il sait manier silence et discrétion parce qu’il n’a
aucun besoin de se confier du fait de son absence de culpabilité. Il a des
actions incongrues, dont il est le seul à rire.
Cette tendance peut aller jusqu’à l’acte criminel comme un assassinat,
au point que, lors d’un procès pénal, le pervers narcissique ne bénéficie pas
d’une responsabilité altérée ou atténuée. Il connaît en effet la loi. Il est
conscient de ce qu’il fait. S’il passe à l’acte, c’est par défi, par jeu ou pour le
frisson de sa prétendue supériorité. Il est donc responsable de ses choix, et
il serait scandaleux de l’irresponsabiliser et de le faire bénéficier d’une
immunité pénale.
Psychotique ou pervers ?
Je l’ai dit, certains cliniciens considèrent que le pervers narcissique est
un psychotique sans symptômes. Tel n’est pas mon avis. Même s’il fait tout
pour se défendre de la psychose, le pervers a une organisation rigide et
archaïque fondée sur la jouissance et l’emprise qui lui fait trouver son
équilibre sur le dos d’autrui. Il est de surcroît, à la différence du psychotique,
ancré dans le réel. On peut même dire qu’il est hyperréaliste pour ses
projets et sa stratégie, ce qui lui permet de planifier et de programmer
stratégie et tactique pour utiliser sa proie. Il doit donc répondre de ses actes
et de ce qu’il impose à autrui. Il n’accepte pas non plus ses propres
contradictions internes ni de se percevoir comme malade. De ce fait, il ne
paraît pas sérieux de l’irresponsabiliser en prétendant qu’il ne peut faire
autrement pour exister. Si tant est que certains aient pu être blessés dans
leur enfance – ils ont le plus souvent manqué de père et de limites – doit-on
considérer pour autant que l’enfance excuse tout ? Si un pervers
narcissique est capable de calculer ses actes et leurs conséquences, il n’est
pas irresponsable d’un point de vue pénal. Certains spécialistes ont
rapproché maladie narcissique et addiction, mais, insistons là-dessus : un
pervers narcissique ne se considère pas comme malade, les thérapies n’ont
pas de prise sur lui. S’il accepte par calcul de s’y soumettre, il va vite
considérer le thérapeute comme incompétent. Peu de cliniciens décrivent
les mécanismes et les motivations profondes en rapport avec
l’enfermement, le mensonge systématique pour duper autrui et la
manipulation avec un double discours pseudo-sincère. Certains experts,
thérapeutes, magistrats et avocats peuvent être eux aussi dupés par le
pervers narcissique.
L’art de la calomnie5
Le pervers narcissique a une grande capacité à calomnier, tout en
restant très maître de lui. Avec grand sérieux, se donnant l’air de rapporter
des paroles qui ne sont pas les siennes, il n’use jamais d’accusations
claires, seulement d’allusions voilées. À la longue, il distille le soupçon,
mais, officiellement, il n’a jamais tenu un seul propos diffamatoire ! Il abuse
de la répétition, semant le doute sur l’honnêteté de l’autre et ses intentions. Il
sait que beaucoup de gens font du proverbe « il n’y a pas de fumée sans
feu » une vérité absolue qu’il n’hésite pas à utiliser très régulièrement,
d’autant plus qu’on ne sait jamais d’où vient la fumée !
La pratique de la confusion
Les victimes d’un pervers narcissique le disent régulièrement, elles ont
été tellement manipulées qu’elles ne savent plus où elles en sont ni qui
croire. Elles sont dans la confusion. Qui plus est, comme elles ne sont plus
très sûres de rien, elles s’embrouillent dans leurs actes, leurs explications,
leurs jugements et se dévalorisent au point d’apparaître quasi délirantes. De
fait, un pervers narcissique se débrouille toujours pour renverser la charge
de la preuve : de persécuteur qu’il est dans la réalité, il parvient à se poser
en victime imaginaire. Cela en grande partie parce qu’il a créé une relation
de dépendance, bloqué les capacités de jugement de sa proie et pratiqué un
harcèlement qui l’a vampirisée. En outre, nous avons tous tendance à sous-
estimer les pervers, parce qu’ils savent nous endormir !
La relation de dépendance
L’autre, c’est le double, et il s’agit pour le pervers de nier toute
différence, toute altérité. Un pervers narcissique ne tient pas compte des
droits, des besoins et des désirs de l’autre, qu’il assujettit. Il flatte pour
plaire, fait des cadeaux (qui ne coûtent pas cher !), se met aux petits soins
pour sa proie, mais produit malgré tout un sentiment de malaise et
d’absence de liberté. Le pervers, quand il exprime consciemment un besoin,
s’arrange pour qu’il reste insatisfait : soit la demande dépasse les capacités
de l’autre, soit elle est exprimée à un moment crucial où l’autre ne peut la
satisfaire. D’où son mécontentement permanent qui l’aide à démontrer le
côté « saumâtre » de l’existence : il l’avait bien dit !
Le harcèlement pour bloquer les capacités de
jugement
Lors de la phase d’emprise, la tactique du pervers narcissique est
essentiellement d’inhiber la pensée critique de sa victime. Dans la phase
suivante, d’injonction et d’induction, il provoque des actes et des réactions.
Il essaie de pousser à bout sa victime, ce qui lui permet de la dénoncer
comme mauvaise ; ainsi, elle apparaîtra aux yeux des autres comme
responsable de ce qui lui arrive ! Le pervers provoque alors des conflits
artificiels, dans le but de se faire des alliés et de fragiliser sa proie. Il cherche
à l’isoler, à ne pas transmettre les consignes, à donner des tâches
humiliantes ou, au contraire, un excès de travail, voire un travail largement
au-dessus de ses compétences. Sur le point d’être confondu lorsqu’il s’est
livré à des actes de violence, il maîtrise aussi l’art d’enrober les choses et, à
l’ultime moment, juste avant sa condamnation, tente de se faire passer pour
irresponsable de ses actes. Ce qui rappelle, dans un autre registre, les
déclamations du vicomte de Valmont à madame de Tourvel, quand il la
délaisse et répète : « Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute, ce n’est
pas ma faute. »
Un narcissique
sans mystère
Le qualifcatif « pervers », qu’il s’applique à une personnalité ou à un
acte, comporte l’idée d’immoralité et d’asociabilité, ce qui implique d’emblée
des liens étroits avec la question du mal, de la justice et de la vie en société.
Ce n’est que tardivement, vers le début du XXe siècle, que la psychanalyse
s’est emparée de ce terme, afn d’en aborder la psychogenèse. Freud en
réalise l’étude notamment dans Trois Essais sur la théorie sexuelle. Pour lui,
la jouissance du pervers s’intègre dans une régression de la libido à un
stade prégénital ; elle s’accompagne d’un déni d’une partie de la réalité et
d’un clivage du moi.
L’amoralité du pervers
La morale est un ensemble de normes et de règles qui caractérisent une
société et favorisent son existence, sa cohérence, sa solidité et même sa
survie. Elle a des fondements philosophiques, car elle est une théorie du
bien et du mal, qui fixe par des énoncés normatifs les fins de l’action
humaine. En ce sens, la morale est l’ensemble des règles de conduite que
l’on tient pour universelles et qui considèrent que la fin ne peut justifier les
moyens. La morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas
qu’on nous fasse, c’est-à-dire à tenter de se mettre à sa place, à se
représenter les conséquences de ses actes.
La différenciation entre l’honnête homme et le pervers est dans la perte
du sens moral. Non dans le contenu des fantasmes, mais dans leur maintien
ou non dans le registre imaginaire. Le pervers est celui qui exécute son
fantasme : il jouit dans le passage à l’acte transgressif et n’a aucune
culpabilité. En clair, il arrive à chacun d’avoir de mauvaises pensées, ce
n’est pas pour autant que nous les exécutons. La morale (notre Surmoi) est
une force interdictrice. La différence se situe entre la mise en scène par
opposition avec la mise en acte. On peut considérer que la règle intériorisée
est ce qui permet au citoyen de savoir comment se conduire, tandis que la
loi est le rappel extérieur que cette règle existe et qu’il faut s’y conformer
sous peine de sanction.
L’amoralité du pervers narcissique est systématiquement constatée par
les experts. Elle est due en grande partie à l’insensibilité et à la recherche de
la jouissance dont la condition est l’acquisition d’un pouvoir sur l’autre. Le
pervers s’est replié en deçà de ce qui est humain. C’est un déséquilibré qui
n’a pas intégré la loi morale et qui a tendance à faiblement neutraliser ses
conflits internes. Il les projette sur l’extérieur dans son comportement et ses
actes. L’autre, dans l’usage qu’il en fait, devient comme le commentaire de
ses pensées inconscientes, car la pulsion n’est pas élaborée dans ses
conséquences. Il y a dans ce domaine faillite des processus secondaires,
ces processus constructeurs qui obéissent au principe de réalité par
opposition au primat du pulsionnel qui suit l’unique principe de plaisir.
L’irruption de la brutalité pulsionnelle qui s’empare du pervers renvoie
bien sûr à la perte du contrôle liée à l’urgence à satisfaire une pulsion, mais
il y a aussi la maîtrise de la proie issue de son incapacité fondamentale à
être sensible à la souffrance d’autrui. La sympathie – c’est-à-dire
étymologiquement la capacité à souffrir avec – n’existe pas chez le pervers.
Pourtant, il est séducteur et ô combien ! Le diable n’est pas une figure
grimaçante, il attise notre intérêt, et la tentation peut prendre une forme
ravissante pour capter notre attention ! Le pervers narcissique cherche à
montrer l’inanité de l’amour et éprouve la capacité du lien jusqu’à
l’épuisement parce qu’il est confronté sans le savoir à la question de
l’absurdité de la vie qu’il ne veut pas même se poser. Il n’entretient aucun
dialogue avec la mort et se repaît, tel Saturne dévorant ses enfants3, de la
souffrance de l’autre à laquelle il est insensible (mais dont il jouit) et de
l’ascendant que sa séduction aura opéré. C’est là une grande part de sa
destructivité.
Dans le couple qu’il forme avec sa proie, le pervers narcissique prend
aisément l’allure du calme flegmatique et sa proie, celle de l’effervescence
stérile qu’il a lui-même engendrée. L’image qu’il peut donner est à son
avantage et au détriment de sa victime qu’il met en ébullition et dont il
regarde avec délectation et supériorité l’agitation brouillonne et finalement
stérile. Comme le chat avec la souris juste avant de l’achever.
Il est difficile de se remettre de la rencontre avec
un pervers
Le pervers narcissique va percuter de plein fouet notre personnalité en
ce qu’elle a de plus intime, mais aussi notre chair dans ce qu’elle a de plus
personnel. Cette violence primaire rend odieuse la perversité et convoque
bien évidemment un besoin de vengeance, qu’il faut entendre comme
naturel et sain dans un premier temps. C’est la première étape après la
meurtrissure, la blessure et la dépression qui contribuent au sentiment de
honte dans lequel une victime peut s’enfermer si personne ne lui tend la
main. Si les conduites névrotiques exagèrent le contrôle interne par la
production de défenses comparables à une cuirasse, dans la perversité,
cette cuirasse n’existe pas, les pulsions s’expriment de façon très variée et
librement ! C’est en ce sens qu’on a pu dire que la perversion était l’inverse
de la névrose. Pour le reste, il existe des traits communs aux différents
pervers : ils se ressemblent et s’assemblent par une instabilité du
comportement, une adaptation à la vie sociale, une tendance au passage à
l’acte. Ils donnent aussi l’impression d’être offerts et ouverts à la vie, un
sentiment de liberté qui ne peut qu’attirer tout névrosé qui se refuse le plaisir
de vivre.
Un abus de maternage ?
« La force de la mère n’est pas d’être une personne qui
s’active dans une direction donnée et qu’on peut observer de
l’extérieur avec plus ou moins d’intérêt ou d’indiférence, la
mère est un milieu, un mode d’existence qui décide de la clé et
de l’octave à partir desquelles se développent le chant et la
musique. »
Luc LANG, Mother, 2012.
La relation et l’altérité
Le lien et la relation caractérisent l’homme : nous naissons avec le
cordon ombilical qui nous relie à notre mère, et notre relation de
dépendance pendant longtemps vis-à-vis des soins que les autres nous
procurent et que nous leur procurons fonde un échange régulier qui est le
socle du lien social. Ainsi, durant toute notre existence, nous créons des
liens avec autrui. Les psychanalystes insistent sur le fait que le premier lien,
élaboré naturellement avec notre mère à qui nous naissons reliés, est
ensuite la matrice de notre relation aux autres, au monde et conditionne
notre relation amoureuse. Ce lien avec la mère, que les psychanalystes
appellent la relation d’objet primaire, car notre premier objet d’amour, c’est
notre mère, déterminera ensuite les attachements que nous aurons avec les
autres.
Anatomiquement, la naissance peut se définir par l’expulsion hors de
l’utérus et par la section du cordon ombilical. C’est la taille de la tête du bébé
après 270 jours de gestation qui va imposer la naissance ! Mais il nous faut
aussi peu à peu naître au monde, et le lien biologique avec la mère est
essentiellement un lien au corps. À l’inverse des autres mammifères, le petit
d’homme naît inachevé. L’enfant va devoir continuer son développement et
sa maturation après sa naissance. Dès la première année, son cerveau va
doubler de volume pour atteindre 60 % de sa taille adulte. Il ne sera capable
de ramper que… 200 jours plus tard ! De nombreuses transformations
fonctionnelles et psychiques vont progressivement permettre au nouveau-né
de passer d’une relation interne à une relation externe avec sa mère, qui est
la mieux préparée pour répondre à ses besoins.
L’allaitement
La lactation est un processus involontaire, hormonal, biologique et
psychologique qui prépare la mère à nourrir son bébé. La nature n’a pas
prévu l’arrêt du lien à la naissance. Bien au contraire, son évolution et sa
progression montrent l’extrême dépendance du tout-petit qui a besoin de sa
mère. C’est l’autre face du maternage. Le lien mère-bébé qui s’effectue par
l’allaitement va développer l’oralité. L’oralité passe par le plaisir buccal de la
succion et donne au bébé une première approche différenciant l’externe et
l’interne. Du point de vue symbolique, l’oralité favorisera l’introjection, c’est-
à-dire la capacité à faire entrer en soi de bons « objets » constructeurs ou
réparateurs de notre psychisme. Mais la fixation à l’oralité renvoie à la
dépendance, à la problématique boulimie-anorexie, voire à certaines
addictions. Il n’est certes pas suffisant de rester une bouche ouverte pour
devenir pervers, mais être une bouche ouverte consiste déjà à tout attendre
de l’autre, ce qui est le premier stade de la perversité en faisant d’autrui
l’objet de ma jouissance.
L’allaitement au sein – s’il est possible – fait partie du maternage, il est
naturellement le prolongement de la grossesse. Parmi les animaux, les
mammifères élaborent des laits très différents pour répondre aux besoins
spécifiques de l’espèce. Pour ceux qui cachent leur portée dans une tanière,
comme la mère s’occupe seule de ses enfants et les abandonne
temporairement lorsqu’elle va chercher la nourriture, son lait sera très riche
en protéines, pour favoriser leur croissance. À l’inverse, le lait humain est
riche en graisse. Il est digéré en moins de deux heures, et les bébés
constamment portés par leur mère se nourrissent très souvent. Comme les
espèces nidicoles avec leurs petits, les humains nourrissent régulièrement
l’« oisillon laissé au nid ».
Le lait maternel est un nutriment unique, totalement adapté à l’espèce
humaine, avec de nombreux composants que nous ne savons pas encore
tous synthétiser. Ses caractéristiques physico-chimiques varient au cours de
chaque tétée. Il s’adapte en quantité et en qualité chaque jour pour
correspondre aux besoins du petit d’homme. De ce point de vue, les laits
maternisés sont de faibles copies du lait maternel, au goût et à la
composition constants. Ils sont préparés à partir du lait de vache, transformé
industriellement.
L’allaitement maternel valorise la fonction maternelle, favorise
l’attachement par la répétition des tétées qui sont des moments d’échanges
que nul ne peut remplacer. C’est ainsi que le maternage est essentiel à la
vie. Il favorise le développement d’un enfant sécure, c’est-à-dire qui a
confiance en lui, n’a pas peur de l’étranger, sourit, se tourne vers lui avec
bienveillance et tient compte de sa présence (à l’inverse du pervers). À la
différence du biberon, au moment de la tétée, tous les sens sont sollicités.
Cet échange multisensoriel procure une intense gratification à l’enfant et à
sa mère. Il stimule aussi la sécrétion d’endorphines, neuromodulateurs du
bien-être qui ont une action de relaxation sur la mère comme sur son enfant.
De nos jours, dans nos sociétés industrialisées, le lien biologique et
psychologique de l’allaitement maternel se fait plus rare ou est raccourci,
particulièrement chez les mères qui doivent reprendre le travail. C’est ce qui
explique l’essor des substituts de lait maternel, qui résultent certes d’une
meilleure connaissance de la composition biochimique du lait de la mère,
mais représentent aussi un marché commercial considérable. Ils permettent
également l’interchangeabilité des fonctions, avec la possibilité
d’intervention du père dans l’aide qu’il apporte à sa compagne. Mais n’y a-t-
il pas là l’ébauche d’une indifférenciation des rôles ? Un père peut-il se
contenter d’être un substitut maternel ou une seconde mère ? Son enfant –
comme sa compagne – a besoin de beaucoup plus ! En effet, très tôt, la
présence vraie du père va signifier l’arrêt de la jouissance, premier temps de
la perversité. La paternalité va aussi diminuer la position d’emprise du bébé
sur sa mère, deuxième condition de la perversité.
Le portage
Le portage constitue un contact privilégié entre le bébé et sa mère, et
assure une transition progressive du ventre maternel au monde extérieur. Le
« peau à peau » avec son bébé est considéré comme un soin et un étayage
au développement. C’est un moment d’échange sensoriel qui satisfait le
besoin de contact du tout-petit, un moyen d’aider à supporter une douleur ou
de diminuer un stress. Lorsqu’un bébé est bercé par les battements de cœur
de sa mère, sa respiration devient de plus en plus régulière. Par ailleurs, le
contact physique prolongé stimule la production d’une hormone antistress :
l’ocytocine. Pour la maman, cet échange physique permet de retrouver
l’intimité de la grossesse et contribue à la construction du lien d’attachement
et à la sécurité affective de l’enfant, qui a besoin d’être bercé dans les bras
de sa mère. Certains spécialistes, pour définir le maternage, ont parlé de
grossesse extra-utero, ils considèrent qu’elle dure plus de un an ! C’est une
façon de souligner à quel point le nouveau-né a besoin de contact et de
chaleur pour le bon fonctionnement de son cerveau. Le portage permet de
combler de nombreux besoins ; le bébé en contact corporel permanent vibre
à la sensorialité (la sienne et celle de la personne qui le porte – le plus
souvent la mère) : chaleur, odeur, battements du cœur et perception des
vibrations du porteur. D’où l’importante sensation de confiance dans la vie
que procure le portage en développant chez le petit enfant un sentiment
sécure. Le petit d’homme a besoin d’une présence attentionnée et aimante
capable de lui apporter calme et apaisement en développant en lui peu à
peu un pare-excitation. Le pare-excitation est une fonction de l’appareil
psychique qui consiste à protéger d’un excès de stimulations externes, dont
l’intensité créerait un état de panique déstabilisant gravement l’homéostasie.
Il s’agit d’un filtre qui évite l’emballement du psychisme. Le maternage qui
calme l’enfant et le rend sécure est essentiel au développement de ce pare-
excitation, une excitation trop brutale ou trop intense ayant une action
traumatique. Du fait de l’instinct maternel, on peut considérer que la mère
est physiologiquement programmée à la fois par ses attitudes
psychologiques, mais aussi du fait de la sécrétion d’hormones et de
neuromédiateurs, pour donner une réponse maternante à son nouveau-né.
Maternage et pleurs
Lorsqu’elle entend son bébé pleurer, la circulation sanguine de la mère
augmente au niveau des seins. L’allaitement au sein libère de la prolactine,
hormone à l’origine des déterminants biologiques de l’instinct maternel. Par
ailleurs, l’ocytocine qui déclenche la lactation est aussi à l’origine d’un
sentiment de relaxation et de plaisir. Ne peut-on voir là comme une
compensation aux pleurs du bébé ? Les mères sont donc en quelque sorte
« connectées » à leur enfant.
Une « bonne mère » est celle qui apprend à son bébé à mieux crier ! En
effet, comme il sait qu’elle va venir, le bébé crie moins fort et moins
longtemps. Le maternage, de ce point de vue, structure l’environnement du
bébé. La mère le garde à proximité d’elle quand il est fatigué et prêt à
dormir. Elle augmente ainsi sa propre sensibilité aux pleurs et leur donne
plus rapidement une réponse adéquate : rapide lorsque le bébé est jeune et
facilement déstabilisé ou que le cri exprime clairement un danger ; plus lente
lorsque le bébé est plus âgé et commence à mieux percevoir certains
désagréments. Avoir la réaction la mieux appropriée aux pleurs du bébé est
le premier et le plus difficile défi du maternage, début de la communication
mère-enfant ! Ce système ne fonctionne bien qu’après la répétition des
milliers d’appels-réponses des premiers mois. Au début, la jeune maman
peut avoir l’impression de ne pas savoir s’y prendre – ce qui est déjà un bon
signe et témoigne de son interrogation sur sa capacité à materner, premier
temps d’une réelle compétence.
Face aux pleurs de son enfant, une mère peut avoir deux positions
différentes : soit elle les considère comme un signal à évaluer et auquel
répondre, soit elle y voit une habitude à perdre. Dans le premier cas, elle
deviendra vite experte pour tout ce qui concerne son bébé. Chaque
communication mère-bébé est unique. En effet, le nourrisson en pleurant
exprime un besoin, mais avec son tempérament propre. Ses pleurs ne sont
dirigés contre personne. Dans le second cas, son bébé utilisera comme
langage univoque les pleurs, et la communication mère-bébé aura tendance
à s’appauvrir.
Le maternage consiste à créer un environnement positif qui fera
décroître le besoin de pleurer en offrant des bras aimants et une écoute
apaisante pour que le bébé ne pleure pas tout seul. Ce qui implique un
véritable travail de détective qui consiste à chercher le sens des pleurs et
comment intervenir. Le principal moyen de communication de l’enfant au
cours des premiers mois de sa naissance est constitué par les pleurs. Si la
mère en comprend le sens, le bébé développera plus aisément d’autres
moyens de communication plus sophistiqués : la réponse maternante aux
pleurs du nourrisson est donc déterminante. Durant les pleurs, le bébé
exprime une détresse aussi bien physiologique que psychologique, et c’est
dans le domaine des pleurs que la consolation est le plus visible.
Tout ce maternage favorise le processus de maturation qui permet la
structuration du moi et le développement affectif. Le nouveau-né est dans
une situation de dépendance totale vis-à-vis de son entourage. La mère y
répond par la préoccupation maternelle primaire caractérisée par la capacité
à s’identifier à l’enfant pour le comprendre. Elle est en résonance avec les
besoins de son bébé et éprouve l’impérieuse nécessité de les satisfaire. Ce
qu’elle considère comme signaux de détresse de son enfant lui est
intolérable. Le nourrisson et sa mère forment alors une dyade.
La paternalité
J’appelle paternalité la fonction spécifique qui est dévolue au père,
dissymétrique de la maternalité. La mère, du fait de la gestation, a un
rapport immédiat et de continuité avec son enfant. La maternalité – le rôle, la
place et la fonction de la mère – découle de ce fait biologique irrécusable.
Devenir père suppose de se situer dans une fonction tierce qui opère une
médiation, une mise à distance d’une dyade qui fonctionne de la gestation
jusqu’après la naissance et qui se suffit à elle-même. Le père doit peu à peu
prendre sa place, mais celle-ci ne découle pas de son unique volonté.
Donner son nom à l’enfant ou en assumer la charge matérielle ne suffit pas.
C’est lentement que le père accède à son statut, avec les aléas qui risquent
chaque fois de le confondre avec la mère. Chaque père connaît bien
entendu l’irrécusable importance de sa propre mère, c’est la raison pour
laquelle il peut craindre de gêner la mère de son enfant et qu’il se sent
gauche ou inutile. À cause de cela, le père risque d’errer longtemps avant de
trouver sa juste place qui est de répondre à l’appel de son enfant et de sa
mère, à cette fonction de triangulation qui vise à offrir un rapport dialectique
d’ouverture au symbolique et d’adresse sociale à l’autre.
Le père va créer un rapport de concurrence et de prévalence avec son
enfant. Il joue le rôle de filtre, de référence, voire de censure en limitant la
toute-puissance maternelle. L’action de la mère est ainsi relativisée par cette
instance tierce qui s’intéresse à la fois à l’enfant, mais aussi à la mère. Ainsi,
dans la triangulation, le père évite le piège des réactions en miroir entre
l’enfant et sa mère, qui sont dans un rapport physique de corps à corps. Il
coupe le cordon ombilical qui relie l’enfant à sa mère, limite la fusion avec
elle et va décoller l’enfant de sa mère. Il est, quant à lui, dans un rapport
symbolique avec son enfant.
Le don du manque
Dans notre société actuelle, nous cherchons avant tout la satisfaction et
la jouissance, comme les rats de laboratoire qui appuient sur une pédale
pour trouver leur insatiable et mortelle satisfaction ! Pourtant, la frustration
n’est pas seulement nécessaire, elle est impérative : l’enfant à qui on ne dit
jamais non ne sait pas se construire ; il devient violent, égocentrique et se
croit tout permis. Le non est un don ; il nous pousse à sortir de nous-mêmes
et à accepter les autres. Pour bien comprendre cette notion fondamentale
qui va à contre-courant de l’époque actuelle, il est nécessaire de faire un
bref détour sur les notions de manque, de besoin, de demande et de désir.
À notre époque, le manque apparaît comme insupportable, parce que
nous cherchons à vivre l’immédiate satisfaction. Le sevrage n’est pas à
l’ordre du jour. L’effort n’est plus au rendez-vous. Le plaisir du labeur, la
satisfaction du devoir accompli qui nous aidaient auparavant à échapper à
l’humaine pesanteur ne sont plus reconnus. La facilité règne, maîtresse
incontestée. Presque plus personne n’ose revendiquer de « bâtir » des
enfants, ni ne les forge d’abord à l’aune du désir, de l’enthousiasme et de
l’idéal. Actuellement, ne faut-il pas d’abord « réussir dans la vie » plutôt que
« réussir sa vie » ?
La frustration, bien sûr, est une affaire de discernement : ni trop, à cause
des carences, ni pas assez, à cause d’un risque d’inflation narcissique chez
l’enfant. L’éducation n’enseigne plus l’interdit. Si les parents n’aident plus à
intégrer la différence entre le possible et l’impossible, ni le respect des
limites qui fonde l’altérité, l’enfant n’aura pas suffisamment d’acquis en
termes de sociabilité, ne saura pas rester à sa place et deviendra alors
envahissant.
La problématique du manque entretient des rapports avec la frustration
ou la possession, le besoin et l’effort, le désir et la demande, dans une
société de consommation qui se préoccupe essentiellement de l’avoir et qui
délaisse l’être, l’essence de l’homme. Le manque se situe en très grande
partie du côté de l’avoir. L’être, lui, est comblé dans l’épanouissement. Être
est la seule façon d’espérer, rappelait Lao-tseu, au milieu du IVe siècle av. J.-
C. C’est ainsi que nous évoquerons la réalisation, qui est à l’opposé du
manque !
Le père vient donc imposer à l’enfant, par la castration, que tout n’est
pas possible. Il permet la renonciation. L’enfant acceptera alors la condition
humaine qui est de vivre dans le manque, de désirer, d’investir et de
désinvestir, et d’accepter que tout a une fin – c’est ce que la mort vient
signifier de la condition humaine et du sens à donner à la vie. Cette
condamnation à accepter le manque fait la dignité de la condition humaine,
à laquelle la société de consommation voudrait nous faire croire qu’on peut
échapper. Le père intervient comme limite et comme structure, et cela à un
stade très précoce du développement afin d’inscrire définitivement le
manque dans l’inconscient de l’enfant.
L’altérité doit être imposée à l’enfant pendant qu’il se construit. Elle fera
alors partie de sa constitution et sera intégrée en lui, par la fonction
symbolique du père qui fera cesser la jouissance. Si c’est à l’enfant de faire
de l’altérité sa condition, cette notion qui fonde le social ne dépendra alors
que de son bon vouloir. L’inscription de l’altérité doit s’arrimer
automatiquement chez l’enfant, pour ne jamais être négociable ou effaçable.
La version du père va ainsi donner sa place à l’humilité et à l’humanité
de l’homme, en étant à l’origine de la brisure, de la faille, de la fêlure, de la
béance. C’est ainsi qu’il fait sa place au vide. En ce sens, il existe un acte de
foi, parce que le père n’est pas évident. Le droit romain, que nous avons
repris, affirmait un grand principe : « Pater semper incertus est, mater
certissima » (le père est toujours incertain, la mère incontestable). C’est la
mère qui désigne son père à l’enfant. Elle lui dit : « Voilà ton père. » Il y aura
donc un acte de foi de l’enfant vis-à-vis de la parole de la mère qui fait du
père un symbole. C’est ce qu’on appelle le pacte symbolique qui va faire
métaphore et permettre de passer du sens propre au sens figuré. Le pacte
symbolique renvoie à la façon dont notre monde est organisé par le langage
et ses lois : le mot qui est le meurtre de la chose, le déplacement qu’opère la
métonymie, la condensation de la métaphore qui exprime un saut du sens
propre au figuré, la perte de l’objet qu’implique le langage, mais en même
temps la possibilité d’avoir accès à sa propre parole. Ce qui fait de nous des
êtres parlants.
La chasse au père
Dans le mouvement d’émancipation des femmes, qui revendiquent les
mêmes droits que les hommes, il y a le refus tout à fait justifié de la
puissance conférée au père dans le patriarcat. Celui-ci a été à l’origine
d’abus et a placé beaucoup d’hommes et de femmes sous le joug des
graves névroses décrites par Freud. Il est donc absolument nécessaire de
lutter contre le patriarcat et de favoriser l’émancipation des femmes ainsi
que l’autonomie progressive de l’enfant. Rappelons que le Code Napoléon –
par exemple – les a exclues de la vie sociale pendant plus d’un siècle et
demi.
Toutefois, un certain intégrisme féministe – confondant le bébé et l’eau
du bain – a jeté l’anathème sur le masculin et la fonction paternelle. Ce
féminisme excessif revêt un aspect communautariste, déclarant la guerre à
l’homme et exprimant la volonté de le transformer ! Avec quelques relents
pseudo-marxistes, la femme est le prolétaire et l’homme, l’exploiteur. C’est
là le credo de ces intégristes exprimé par ce slogan : « La femme est une
victime et l’homme, un prédateur. » Quelle réécriture soviétique de
l’Histoire ! Lutter contre l’homme prédateur devient alors s’en prendre au
père, un des archétypes par lequel les intégristes entendent mener la lutte
contre les hommes. Destituer la fonction paternelle, c’est détruire le père.
C’est ainsi que notre société est devenue parricide. On s’est mis alors à
publier des livres et des enquêtes où les pères étaient présentés comme
autoritaires, lâches et pédophiles. Mais, si les hommes n’étaient que ces
caricatures, les femmes n’auraient jamais eu la possibilité d’exprimer leur
désir d’égalité. Or le patriarche est plus une image absolue qu’une réalité.
Cette référence à la Rome antique est trop écrasante à porter pour les
hommes, et la majorité des femmes l’aurait refusée !
Historiquement, l’homme, du fait de sa constitution, a certes été enclin à
s’occuper des tâches physiques pénibles et dangereuses. La paysannerie
ne reposait-elle pas sur le nombre de bras d’une famille et surtout sur le
nombre de garçons ? En outre, l’essor de l’agriculture française a aussi
reposé sur le rôle considérable des femmes à la campagne, où les mariages
avec les femmes fortes étaient notamment signe d’opulence et de réussite.
Si l’homme a traditionnellement mis sa force et sa créativité dans la
construction de l’habitat, la recherche de la subsistance par la pêche et la
chasse, la protection de sa famille et du clan par la guerre et l’amélioration
du quotidien par la technologie, la femme, parce qu’elle ne pouvait alors
maîtriser ses grossesses, avait une disponibilité plus limitée pour les travaux
pénibles. Lui ont été dédiés l’enfantement, la nutrition, le maternage. Cette
répartition homme-femme des fonctions a donc revêtu un sens pratique
sans forcément dévaloriser le rôle de l’un par rapport à l’autre. Le code
d’Hammourabi des Sumériens (2 500 av. J.-C.) décrivait précisément les
devoirs des hommes et les lois qui protégeaient les femmes. On est très loin
d’une sujétion ou d’une domination. C’est la domination patriarcale, en
revanche, qui n’est pas acceptable.
L’Histoire montre d’importantes variations en fonction des cultures. Chez
les Celtes, par exemple, qui constituent une civilisation protohistorique de
peuples indo-européens, qui se définissent par l’usage de langues celtiques
et par certains particularismes culturels, la femme a un statut et elle est
respectée. Le peuple celte a été présent sur une grande partie du continent
européen et en Asie Mineure. L’apogée de son expansion s’étend du
VIIIe siècle av. J.-C. jusqu’au IIIe siècle. Chez eux, la femme utilise ses biens
comme elle l’entend. Elle les conserve si elle se marie, les reprend en cas de
divorce. Le mariage résulte d’un contrat non définitif. Le divorce n’est pas lié
à la culpabilité, c’est un contrat qui cesse. Si la femme possède plus de
biens que son mari, c’est elle qui dirige les affaires du ménage sans l’avis de
son époux. Par le mariage, la femme n’entre pas dans la famille de son mari,
mais garde sa famille d’origine et y retourne en cas de divorce. Elle peut se
séparer de son mari en cas de mauvais traitements. Elle reprend alors ses
biens et sa part acquise pendant le mariage.
Aujourd’hui, alors que l’évolution de nos sociétés a permis à la femme
de sortir de son rôle circonscrit et confiné, pour les féministes intégristes, la
différenciation des rôles hommes-femmes ne serait qu’un outil de
domination, construction sociale sans aucun lien avec la biologie et la
physiologie (force musculaire de l’homme versus maternité et allaitement
pour la femme). La différenciation des sexes n’aurait d’autre finalité que de
favoriser l’exploitation de la femme par l’homme. Cet intégrisme repose sur
un déni des rôles différents du père et de la mère, comme de l’homme et de
la femme. Une représentation claire de son identité, dont la fonction
paternelle ou maternelle fait partie, permet en effet la construction de l’enfant
et de l’adolescent, mais elle rend possible aussi de la mettre en question et
de la faire évoluer.
Les femmes ont toujours tenu un grand rôle dans l’éducation des
enfants. Il semblait naturel qu’elles interviennent dans les premières années
du développement de l’enfant (temps du maternage), idée qui n’est
d’ailleurs pas remise en cause actuellement lors des décisions de justice en
cas de divorce. La mère favorise la communication corporelle, initie au
langage du corps, puis à la langue maternelle, tandis que, dans un second
temps, le père apprend l’action, la prise de risque, le dépassement, et initie
au symbolique. Nous en arrivons ainsi à la fonction première. Celle où
chacun des parents n’est pas interchangeable, sauf à vouloir émousser leur
autorité et à priver l’enfant d’une double représentation, de deux images
identificatoires différentes. Ces deux images vont lui servir à nouer des
relations avec le monde extérieur et à mettre en place des stratégies
différentes. Ce qui a aussi pour conséquence de le préparer au monde des
adultes en lui donnant des repères, qui l’aideront ensuite à trouver sa place.
Le développement d’un enfant nécessite l’amour d’une mère et d’un père
qui s’investissent tous les deux, différemment, dans l’éducation de leur
enfant. L’enfant est le père de l’homme, a-t-on coutume de dire. Cette
phrase attribuée à tort à Jacques Lacan est en fait tirée du poème
« Rainbow » de William Wordsworth (1770-1850).
L’accès au symbolique qu’instaure la fonction paternelle initie à la
condition humaine, faite de renonciation, de perte et d’acceptation de la
castration. Plus l’existence psychique se singularise et se complexifie, plus
s’éloigne le risque de l’alexithymie. L’alexithymie est un trouble de la
symbolisation caractérisé par l’incapacité à mettre un mot sur une émotion,
ce qui limite considérablement les échanges et la prise de conscience.
Rappelons que les délinquants multirécidivistes ne maîtrisent que quelques
centaines de mots, donnant en cela raison à Victor Hugo quand il déclarait
en tant que député : « Quand on ouvre une école, c’est une prison qu’on
ferme ! » – propos qui rappellent la teneur de son livre Claude Gueux.
Le symbole a ainsi une fonction cathartique parce qu’il nous fait
reconnaître le manque et notre déréliction. En cela, il nous permet cette
ouverture à l’autre que sont l’adresse du langage et la promesse de la
parole. Et cette parole est le propre de l’espèce humaine. Elle suppose une
certaine reconnaissance qu’il existe autre chose que nous. Les lois du
langage auxquelles nous sommes soumis façonnent notre inscription dans
le social. Mais nous devons tenir compte d’un affaiblissement actuel de la
parole qui devient boniment.
La publicité est une bonimenteuse. Le mot ne fait plus corps. Le verbe
n’est plus chair. Une novlangue est en train de naître. La novlangue est la
langue officielle d’Oceania, inventée par George Orwell pour son roman
1984, publié en 1949 ! Il s’agit d’une simplification lexicale et syntaxique de
la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées subversives.
Donc toute critique du système et même toute idée de critique sont
impossibles. Nous sommes formatés et binaires. Le bavardage prend la
place de la parole pleine, pour manipuler autrui. L’utilisation fallacieuse du
sens des mots par le pervers n’est là que pour mieux endormir sa proie.
Dans cette optique aussi, notre société est une fabrique de pervers.
Le socle
de la conscience morale
L’homme fonctionne selon deux registres opposés : celui du désir, selon
la séquence : manque, frustration, demande, élaboration, symbolique,
désir ; et puis le registre de la jouissance qui met en jeu pulsion,
immédiateté, incapacité à diférer, excitation, consommation. C’est ce
dernier registre qui peut endommager défnitivement l’altérité même si, du
point de vue économique, il fait fonctionner à plein la « croissance »…
Mourir de jouir : des ratsX, précurseurs de
l’homme ?
Il y a déjà plusieurs dizaines d’années, deux physiologistes ont eu l’idée
d’implanter une électrode dans l’hypothalamus latéral des rats considéré
comme la zone de la jouissance. Celle-ci envoyait des décharges
électriques dont la fréquence et l’intensité variaient. Le rat, en appuyant sur
un levier, déclenche le stimulateur et reçoit une décharge de brève durée
dans cette zone qui appartient à ce qu’on a appelé plus tard le système de
la récompense cérébrale et qui stimule la sensation de plaisir et de
jouissance. On aurait pu comprendre que le rat s’arrêterait vite de se faire
soufrir et que la décharge électrique n’était pas très agréable ! Las ! Très
vite, le rat appuie de plus en plus sur le levier. Ses appuis sont même
proportionnels à l’intensité du courant. Les observateurs notent jusqu’à cent
appuis par minute, preuve que le rat a du plaisir à stimuler ce centre, sinon il
arrêterait vite de s’envoyer des décharges douloureuses ! Les
neurophysiologistes qualifent ce comportement d’autostimulation de la
récompense cérébrale. Ils notent aussi une envie impérieuse au point que
l’animal, afamé et assoifé, se prive de manger et de boire. Il meurt de faim
ou de soif parce qu’il préfère se faire jouir ! Insatiable, il ne montre aucune
accoutumance et ne s’arrête que lorsqu’on débranche le stimulateur. On a
pensé qu’on tenait là l’explication des mécanismes de la jouissance :
l’autostimulation entraîne du plaisir qui est le renforçateur naturel des
réponses comportementales – le désir recherche le plaisir. Avec ce modèle,
on détenait toutes les explications à l’addiction et aux multiples
dépendances (alcool, drogues, boulimie, etc.) ; on pouvait comprendre
qu’on meure d’overdose comme le rat qui préfère s’autostimuler plutôt que
de s’alimenter…
Bien sûr, dans les conditions normales de l’existence, la satisfaction
naturelle d’un besoin s’accompagne d’une sensation de plaisir associée à
un apaisement du désir, provoquant l’arrêt du fonctionnement de quête.
L’autostimulation de la récompense cérébrale correspond à une impossible
satiété. C’est, de fait, l’une de ses caractéristiques : rien n’arrête la grande
malédiction de la jouissance illimitée.
Jouissance qui est essentielle à nos sociétés parce qu’elle sous-tend la
croissance. Il s’agit d’une attitude extrêmement égocentrique qui refuse
l’altérité : l’autre devient un gêneur, une limitation à ma jouissance dès lors
qu’il diffère de moi ; en revanche, tous ceux qui sont comme moi sont
comme des renforçateurs positifs de ma conduite, et leur grégarité, que je
partage, me prouve que je suis dans la bonne voie. C’est ainsi qu’on
fabrique de nouveaux consommateurs en fonction de leurs dénominateurs
communs : les enquêtes d’opinion façonnent l’opinion et la consommation
dans l’optique d’une jouissance. Plus que d’une mode, il s’agit d’un
formatage de ce qui reste de jugement chez le consommateur, ouvrant sur
d’autres marchés commerciaux. La jouissance nous met dans un rapport
immédiat avec l’objet, sans passer par l’épreuve du manque – manque qui
ouvre à l’altérité, au désir, à l’acceptation de l’impossible, qui implique la
renonciation, mais aussi la durée, qui nécessite de différer, d’attendre. Notre
société de consommation est la société de l’objet, qui, à peine créé, en
remplace un autre, et de l’interchangeable, où tout apparaît facile. Ce
faisant, notre époque favorise et encourage le règne de la jouissance.
Nous avons trois cerveauxXI !
Ce système d’opposition jouissance-désir est en rapport avec
l’organisation de notre cerveau. En effet, le cerveau des primates que nous
sommes se développe en trois couches successives : le cerveau reptilien, le
cerveau limbique et le cerveau cortical. Ils présentent des différences
structurelles et biochimiques radicales, mais l’éducation que nous donnons
à nos enfants et le milieu dans lequel ils vivent permettent une
hiérarchisation donnant au cortex cérébral de l’homme pensant la
suprématie sur les deux autres.
Vu sous un certain angle, on peut considérer qu’on retrouve ici le fameux
triptyque freudien : le Ça, le Surmoi et le Moi.
— Le premier, le cerveau reptilien, commande les comportements de
survie de l’individu et de l’espèce. Ses caractéristiques sont invariables et
automatiques : il n’y a pas d’adaptation possible aux changements de
l’environnement. C’est le cerveau le plus archaïque de l’évolution. À un
stimulus correspond une réaction quasi réflexe prédéterminée et
inchangeable. Ce cerveau reptilien peut, en gros, être considéré comme
celui de la pulsion, qui est brutale, violente et ne s’encombre d’aucune
convention. Il est le support de la motricité extrapyramidale involontaire
réflexe. Il est aussi à l’origine des comportements spécifiques de l’espèce :
postures, choix du territoire, chasse, fabrication du nid, défense des petits. Il
intervient également dans la survie de l’espèce : attaque devant une proie,
fuite devant un prédateur. On considère qu’il conserve les actes et les
passions archétypiques de l’espèce. C’est en partie ce cerveau réflexe que
va viser la publicité pour favoriser la consommation, et c’est à l’inverse sur
sa domestication que vont jouer l’éducation, la sociabilité et la sublimation.
Si ce cerveau reptilien a une part trop importante lors du développement du
petit d’homme, la notion d’altérité, l’inscription définitive de la perte et
l’intégration qu’on ne peut pas tout faire manqueront – ce qui va favoriser les
conditions de la perversité et la mise en route de la jouissance qui tourne à
vide, comme un cercle fermé sur l’étroitesse du Moi.
— Notre deuxième cerveau, ou système limbique, est aussi appelé le
rhinencéphale parce qu’il dérive de structures liées auparavant à la fonction
olfactive. C’est le cerveau du flair, il est le siège des émotions et des
motivations. Il présente plus de souplesse, est capable de répondre à une
information présente en intégrant le souvenir d’informations passées. Il
affecte donc d’un coefficient émotionnel nos actes et nos comportements. Il
est essentiellement centré sur le passé. Très développé chez l’homme
comme chez le dauphin, c’est le cerveau sentimental, siège des émotions et
des affects. Il est intermédiaire entre la pulsion reptilienne et la réflexion
corticale. Tout ce que ressent un individu, tout ce qui caractérise son
environnement ainsi que les fonctions végétatives, humorales et nerveuses
qui participent à l’homéostasie siègent dans le système limbique.
— Enfin, il y a le cerveau cortical, caractéristique de l’espèce humaine.
Il est capable d’anticiper et de choisir très vite la réponse la mieux adpatée à
une stimulation en fonction de ce qu’il a intégré du passé et de ce qu’il
projette de l’avenir. C’est le cerveau de l’intelligence, des capacités à
discriminer, du jugement, du raisonnement, de l’anticipation. Il est le propre
des vertébrés supérieurs et favorise l’adaptabilité et la liberté de l’individu. Il
constitue aussi un frein aux deux autres cerveaux. C’est le cerveau de la
sociabilité, de l’altérité et de la sublimation. C’est sur le cortex que
l’éducation, la culture et le mode de vie agissent de façon à favoriser la
maîtrise de soi et la compréhension de l’autre.
Au niveau de l’évolution, on peut imaginer que chaque cerveau a
correspondu à des âges particuliers dans le développement des espèces :
l’âge de la pierre taillée, de la pierre polie, de l’acquisition du feu et de
l’invention de la roue, le passage d’Homo faber à Homo sapiens… Le
système de la récompense cérébrale et l’existence des trois cerveaux
constituent le socle neurophysiologique de la conscience morale, qui
explique l’opposition désir-jouissance et permet d’éclairer les
comportements addictifs. Mais le psychisme humain est-il réductible à des
mécanismes, à une machinerie cellulaire ou moléculaire ?
Freud et la pulsion
Tout au long de sa réflexion théorique et clinique, Freud a posé
implicitement la question de la structuration psychopathologique. Si l’on est
névrotique, on vit dans un conflit interne avec, d’un côté, le Ça réservoir des
pulsions, de l’autre, l’intégration de l’interdit social par le Surmoi, qui va être
à l’origine du symptôme, compromis entre ces deux forces contradictoires.
Pour Freud, la perversion est l’envers de la névrose, la névrose est une
perversion négativeXII. L’important pour notre propos est de retenir que, si
l’on est névrosé, on ne peut être pervers !
Pour le père de la psychanalyse, la pulsion est une force qui est à mi-
chemin entre le biologique et le psychologique. C’est une force interne
dirigée vers l’extérieur avec un but et un objet : « Par pulsion, écrit-il, nous
désignons le représentant psychique d’une source continue d’excitation
provenant de l’intérieur de l’organisme, que nous différencions de
l’“excitation” extérieure et discontinue. La pulsion est donc à la limite des
domaines psychiques et physiquesXIII. » Pour lui, la pulsion est donc un
concept limite. Située entre le somatique et le psychique, elle se définit par
sa source, sa poussée, son objet et son but, par opposition à l’instinct
spécifique du règne animal. Elle se caractérise par un aspect mécanique et
répétitif en rapport avec le cerveau reptilien.
Vers la fin de sa vie, Freud en arrive à opposer la pulsion de mort,
Thanatos, à la pulsion de vie, Éros.
Dans la perversité, cette question de la pulsion est centrale. Il existe des
pulsions inhibées quant au but selon la formule de Freud et dont la
satisfaction va se trouver entravée, détournée ou interdite par l’éducation
que nous aurons reçue ou par la maîtrise de nous que nous aurons acquise.
C’est là que nous touchons de plus près aux rapports entre morale et
perversion, entre interdit et pulsion. Le pervers ordinaire comme le pervers
narcissique n’ont pas bien intégré une harmonieuse inhibition de certaines
pulsions. Leur cerveau reptilien n’est pas suffisamment contrôlé par leur
système limbique et encore moins par le cerveau cortical. Ce qui explique en
grande partie le mélange amour-haine et l’ambivalence à l’égard de l’objet
d’amour du fait de l’opposition entre pulsion de vie et destructivité. Le
pervers dont le système de contrôle de la jouissance est peu développé a
souvent tendance à détruire l’objet de son appétence.
L’intégration morale
L’acquisition de la conscience morale est lente, progressive et
complexe. En effet, l’agressivité, la jalousie, la haine, l’envie, l’idée de
détruire, la violence font partie des réactions classiques, voire naturelles, de
l’enfant. On retrouve le même processus destructeur à une plus vaste
échelle, au sein de nos sociétés. Le cerveau reptilien, siège de la pulsion et
de l’instinct, est socialement dévastateur. L’histoire des deux guerres
mondiales et des tueries d’innocents ont dégradé l’image de la culture et
propulsé sur le devant de la scène la destructivité de l’homme et le mal
absolu dont il est capable. Dire que l’homme est un loup pour l’hommeXIV
n’est pas très gentil pour le loupXV, faisait déjà remarquer Plaute en son
temps. De façon générale, l’Histoire montre l’évolution progressive des
hommes vers la perversité, corrélativement à la diminution, puis au déclin de
la fonction paternelle.
L’apport de l’éthologie
Les éthologues évoquent la notion d’agression qui concerne la défense
du territoire vitalXVI. Il s’agit de l’instinct de combat de l’animal et de l’homme
dirigé contre son congénère. Il a pour but la survie de l’espèce et sélectionne
les plus forts et les plus aptes à la reproduction. L’agressivité a ainsi un rôle
biologique bénéfique. Toutefois, les comportements peuvent devenir
exagérés, manquer leur but, être nuisibles. La nature a inventé chez l’animal
d’ingénieux mécanismes pour rendre inoffensive cette agressivité. Il n’en va
pas de même chez l’homme, qui manque de facteurs régulateurs et dont les
armes actuelles et l’activité économique effrénée appauvrissent et menacent
la planète comme l’espèce humaine.
La formation de la conscience morale chez l’homme n’est donc pas
naturelle mais culturelle. Elle va de pair avec la formation du caractère, donc
de l’éducation, de la sublimation et des rôles diversifiés et spécifiques du
père interdicteur et de la mère facilitatrice. Ce caractère n’est pas donné : il
se construit par intégration successive de l’expérience, des tendances et de
l’éducation, de façon à réaliser un système individuel stable fondé sur le
libre arbitre et l’autodétermination. Le jugement moral participe de l’équilibre
de l’individu et l’aide dans le choix de ses actions. Il y a un passage de
l’automatisme pulsionnel très archaïque du cerveau reptilien à une
organisation volontaire du Moi correspondant au cerveau cortical. La morale
consiste ainsi en un contrôle éthique personnel en fonction de valeurs, de
principes et de l’intériorisation de l’interdit. Elle n’est en rien acquise
d’emblée. C’est pourquoi les experts, lorsqu’ils examinent un inculpé,
cherchent chez lui ce qu’ils appellent la perte du sens moral. Cette notion
très importante caractérise le pervers.
La théorie de l’agression des éthologues est une généralisation de la
théorie anthropologique du bouc émissaire. L’instinct de territorialité
augmente la motivation d’agression. D’où la nécessité de détourner
l’agressivité vers un ennemi commun. Si on applique cette notion à l’homme,
l’amour n’est possible que si les deux partenaires haïssent en même temps
les mêmes choses ou les mêmes individus. Tout regroupement social, par
exemple, ne peut exister que par réorientation de l’agressivité
interindividuelle contre un même ennemi : nation contre nation, classe
supérieure contre classe inférieure, syndicat contre patronat, parti politique
contre parti politique, équipe contre équipe…
Cette approche un peu mécaniciste avec à l’appui la référence au bouc
émissaire omet que l’homme se situe au-delà du règne animal et échappe
au simple domaine biologique par le saut culturel. Et la morale se positionne
d’abord dans le champ culturel puisqu’elle permet, par la sublimation qu’elle
opère, un détournement socialisé de la pulsion.
L’importance éducative des parents
La plupart des spécialistes considèrent que la morale est la résultante
des pressions du milieu dans lequel vit l’enfant et de la transmission de
valeurs, essentiellement par l’éducation parentale. Or notre société
postmoderne dévalorise les parents et particulièrement le père. Il n’est donc
guère étonnant qu’on repère de plus en plus de troubles de la conscience
morale, voire carrément des agénésies perverses du sens moral.
Dans un premier temps, un petit enfant ne veut pas déplaire à ses
parents, il cherche à se conformer à l’idéal qu’il croit qu’ils ont de lui. Il se
dit : « Je ne fais pas ceci parce que cela va déplaire à ma mère ou à mon
père. » Cette attitude passive l’aide peu à peu à intégrer des règles dont il ne
comprend pas toujours l’intérêt. Ensuite, l’enfant va acquérir
progressivement une morale authentique en éprouvant des sentiments
comme la sympathie, l’empathie, la compassion, la pitié. C’est ce qu’on
appelle la morale de la compréhension fondée sur l’altérité. Cette morale
très affectivée fait intervenir notre cerveau limbique1.
Les spécialistes considèrent qu’une morale fondée sur le sentiment n’est
pas assez solide et pérenne. Ils opposent donc la morale du sentiment à
celle de la raison. La sensibilité est particulariste et la raison, universelle.
L’éthique est ainsi fondée sur l’obligation et le devoir. Mais l’éducation
morale n’est cependant pas possible sans appel au sentiment. Même chez
l’adulte, c’est un sentiment – sympathie, amour, respect – qui est le motif
habituel de la conduite moraleXVII. La morale va donc se fonder sur la
sincérité et l’authenticité, dans laquelle le corps ne peut mentir. Chez
l’immoral ou l’amoral2, le langage ne fait pas corps.
Dans ce domaine, les processus d’identification sont d’une grande
importance. L’enfant va peu à peu faire siennes les qualités de sa mère, de
son père ou des adultes qui lui servent de modèles et qu’il introjecte en lui.
Introjection et identification sont deux processus importants dans le
développement de la conscience morale.
Identification et introjection
Le terme d’introjection a été introduit par Ferenczi par opposition à celui
de projection. Il s’agit d’un processus imaginaire dans lequel les qualités des
objets d’amour sont transposées à l’intérieur du Moi de l’individu. Le sujet
est attiré vers un idéal qui va l’aider à construire son identification, il pourra
ainsi en sacrifiant une partie de ses intérêts immédiats accepter plus
facilement autrui. La vie morale participe d’un échange et d’une réciprocité
qui transforment le « je » et le « tu » en « nous ». Il y a donc un partage qui
fonde la reconnaissance mutuelle. En dehors de l’apport parental
inconscient qui assure la transmission culturelle des règles, des coutumes et
de la culture, on considère qu’il existe peu à peu une intégration consciente
où intervient la culpabilité infantile.
C’est de la première à la sixième année du développement du petit
d’homme que l’éducation aura le meilleur résultat. Cette culpabilité primitive,
considérée comme une prémorale, va évoluer à un niveau supérieur
d’intégration. Une adaptation progressive à la vie en société se développera
avec l’acquisition d’une autonomie et d’une éthique adulte fondée sur une
réussite affective associée à une tolérance aux inévitables frustrations, à
l’acceptation des limites et à l’arrêt de la jouissance. D’où une élaboration
rationnelle des conduites. C’est ainsi que le petit enfant passe d’une
prémorale à une éthique rationnelle : « Je ne fais pas cela pour ne pas
déplaire à maman ou papa » devient alors « Je ne fais pas à autrui, ce que
je ne voudrais pas qu’on me fasse ». La condition essentielle de la vie
morale est d’accepter qu’il existe un autre, différent de moi-même, vis-à-vis
duquel j’ai des devoirs. L’altérité (le grand Autre3 des lacaniens) est
uniquement l’acceptation de cette correspondance, du fait que ma liberté
s’arrête là où commence celle d’autrui : en d’autres termes, mon devoir est
le droit de l’autre, et mon droit est le devoir d’autrui…
De mon point de vue, la perversion ordinaire qui se généralise peu à peu
dans notre société est à mettre en rapport avec une distorsion des rôles, une
démission parentale ; elle est liée également à l’influence trop précoce et
généralisée de la télévision, qui est devenue une sorte de troisième parentXVIII
en même temps qu’un vecteur du divin marchéXIX. Tout cela, à mes yeux,
explique l’augmentation actuelle de la fréquence des troubles de
l’acquisition du sens moral. Les carences que l’on observe aujourd’hui dans
la prononciation et l’intégration de l’interdit par le père stimulent la
propension à la jouissance et laissent persister des réponses archaïques
aux pulsions. La culpabilité n’y a pas sa place. La responsabilité morale
perd peu à peu son sens pour l’individu perverti qui devient pervers
ordinaire ; les conduites antisociales se multiplient.
La carence de la fonction paternelle4 dépositaire de l’autorité et de la loi
introduit une perversité ordinaire qui oriente les choix de vie de l’individu et
dans le pire des cas une véritable perversité de caractère. À l’extrême, le
comportement subversif peut résulter d’un choix délibéré et lucide de la part
de l’individu. Nous sommes alors face à la perversité structurale, celle du
pervers narcissique qui pose le problème du mal.
Le Surmoi, base de l’interdiction
L’approche psychanalytique apporte un éclairage intéressant sur ce que
certains théoriciens ont appelé l’agénésie de la conscience morale, en
décrivant les rôles spécifiques de la mère et du père.
La mort du père
Notre société libérale avancée ne laisse plus de place au père. C’est la
raison pour laquelle on peut déclarer de façon quelque peu provocatrice
qu’on peut même se passer du père ! La procréation assistée ne le prouve-t-
elle pas d’une certaine manière ?
Nous avons vu le lien entre le hors-la-loi, l’absence d’angoisse et la
jouissance infinie de la transgression : les pères étant déconsidérés, ils ne
peuvent plus inscrire définitivement perte et renonciation dans l’inconscient
de l’enfant. La catégorie de l’impossible n’existe plus. La science revient de
façon insistante sur ce leitmotiv, nous laissant imaginer qu’elle va
inlassablement faire reculer les limites du réel, nous transformer en
démiurges qui n’ont plus besoin d’un dieu. N’oublions pas pourtant la mise
en garde de Jean Rostand : « La science a fait de nous des dieux, avant que
nous ne méritions d’être des hommes. »
Autrefois, le père incarnait l’autorité dans la famille qui a toujours été
articulée avec le social. Il était légitimé dans sa place, parce qu’il
représentait l’un des maillons de la pyramide sociale. Il exerçait une fonction
symbolique qu’il transmettait de génération en génération. Il était en quelque
sorte la colonne vertébrale de la famille, et son rôle n’était pas contesté.
Balzac considère que les Français ont instauré le parricide au fondement de
leurs institutions : en coupant la tête de Louis XVI, disait-il, la Révolution ne
s’est pas rendu compte qu’elle coupait la tête de tous les pères de familleXXIV.
Si la famille a jusqu’à maintenant permis l’ouverture à la sociabilité, si le
foyer a été le lieu où le petit d’homme pouvait développer ses capacités
relationnelles pour apprendre à vivre à l’extérieur et devenir le sujet d’une
accession à la société dont il faisait partie, nous devons reconnaître que les
règles de politesse, de bienséance, de respect d’autrui sont de moins en
moins intégrées. Et, pourtant, elles permettaient à l’homme de se faire
reconnaître et accepter par autrui. Or, de façon corrélative, à la même
période où le patriarcat s’effondre, la famille perd cette fonction d’articulation
avec le social, témoignant d’une profonde mutation des liens. À partir du
XIXe siècle, la famille se referme peu à peu sur elle-même, se privatise en
quelque sorte. Les différents membres qui la composent ne sont plus liés
que par des intérêts réciproques. C’est ce que l’on appelle la famille
désinstitutionnalisée. Elle repose sur un pacte privé où la hiérarchie a
disparu et sur l’économie d’une fonction tierce parce que la légitimité de
l’autorité et de l’identité paternelle est sur le déclin.
Un très rapide survol du déclin patriarcal permet de repérer quelques
étapes fondamentales.
— À l’époque romaine, le père ne tient son autorité que de lui-même,
non de la référence à un quelconque dieu. Son pouvoir presque illimité se
fonde sur le respect d’une unique tâche : continuer la lignée filiatrice dans
laquelle il est un chaînon.
— Le parricide symbolique peut être daté du 21 janvier 1793 avec l’acte
de décès de la monarchie de droit divin. La République commet un
parricide. Si les hommes naissent égaux, la pyramide sociale n’est plus
corrélée à l’influence temporelle de la religion. Cette même année, le droit
monarchique qui fondait la puissance paternelle est aboli. Beurler soutient
son projet de loi « sur les rapports qui doivent subsister entre les enfants et
les auteurs de leurs jours, en remplacement des droits connus sous le titre
usurpé de Puissance Paternelle ». Et Cambacérès s’écrie : « Il n’y a plus de
puissance paternelle. »
— La restauration partielle de l’autorité paternelle par Napoléon
Bonaparte a lieu le 21 mars 1804 avec la promulgation du Code civil, mais
la partie la plus despotique en a été exclue, car les mœurs imposent une
diminution du patriarcat.
— La responsabilité du père dans la mort de son enfant est reconnue
soixante-dix ans plus tard en 1874 par une loi qui permet aussi, dans
certaines situations abusives, à l’autorité publique de se substituer à
l’autorité paternelle en plaçant un enfant en nourrice.
— En 1889 la loi sur la déchéance paternelle est promulguée. Lorsqu’un
père n’est plus capable d’exercer dignement son autorité sur son enfant, il
est déchu de son droit à l’autorité.
— Les mauvais traitements à l’enfant sont sanctionnés neuf ans plus
tard en 1898 par le législateur.
— Le désaveu de paternité est indirectement reconnu avec la loi de
1912. La recherche de paternité permet d’envisager l’absence de paternité.
— La correction paternelle est supprimée vingt-trois ans plus tard en
1935.
— Ce n’est qu’en 1965, avec la loi du 13 juillet 1965 qui abroge
l’incapacité de la femme mariée, que celle-ci peut désormais ouvrir un
compte en banque sans l’autorisation de son mari et disposer de ses biens
propres.
— L’autorité parentale conjointe remplace en 1970 l’autorité paternelle.
Le chef de famille, auquel la femme devait obéissance, n’est plus.
— La loi du 11 juillet 1975 instaure le divorce par consentement mutuel
et la pension alimentaire.
Toute cette succession d’étapes a permis à la femme de s’affirmer,
d’avoir un statut, de se libérer et d’être reconnue. Et c’est bien ! Il était
nécessaire d’amoindrir à juste titre le patriarcat. Pourtant, curieusement, de
façon insidieuse, la fonction paternelle a, elle aussi, été entamée.
En effet, la filiation est certes biologique, mais elle a aussi un aspect
hautement symbolique. Le lien de filiation n’est pas tant un lien charnel qu’un
lien de parole, dans lequel la mère désigne le père. C’est en ce sens que les
psychanalystes différencient filiation symbolique, filiation imaginaire et
filiation instituée : la filiation instituée est celle de l’état civil, elle est
probante : la filiation imaginaire renvoie au roman familial par rapport aux
parents qu’on se choisit ; la filiation symbolique est celle de la fonction
paternelle. Ces trois registres très différents prouvent que le lien ne se
résume pas à l’hérédité biologique. Dans le prolongement des différentes
lois portant atteinte au père, je voudrais insister sur celle du 4 mars 2002 qui
instaure le nom de famille et supprime le nom du père. Publiée au Journal
officiel du 5 mars 2002, cette loi n’entre en vigueur que le 1er janvier 2005,
soit presque trois ans après, et sa circulaire d’explication ne fait pas moins
de 105 pages4 ! Elle annule définitivement la transmission automatique du
nom du père. Avant le premier janvier 2005, l’enfant portait obligatoirement
le nom de son père (ou de sa mère si le père était inconnu). Avec cette loi, la
situation se complexifie. Voilà ses dispositions essentielles :
— Les enfants pourront porter le nom de leur père ou de leur mère, ou
une combinaison des noms des deux parents et les transmettre à leurs
propres enfants.
— Les règles d’application varient selon l’âge de la personne concernée
par ce nom. Il n’est pas possible de transmettre les deux doubles noms.
— Toute mention au patronyme5 est supprimée dans la loi.
— L’accolement de deux doubles noms est impossible ainsi que
l’inversion des vocables constituant le double nom des parents.
— L’enfant prend le nom du parent qui l’a reconnu en premier.
— Lorsque la filiation est établie simultanément, la faculté de choix du
nom offerte au père et à la mère ne peut être exercée qu’une seule fois.
Cette remise en cause de la transmission automatique du nom du père
instaure un choix face à une Règle, ce qui est lourd de conséquences
symboliques. Il est désormais possible de donner à l’enfant le nom du père,
le nom de la mère ou le nom de chacun des parents, relié par un tiret, dans
l’ordre qu’ils souhaitent. Il convient de ne pas scotomiser ce stigmate
hautement symbolique : la mise à mort du nom du père. N’est-ce pas là
l’inscription d’un parricide institué dans le texte légal ?
Le père à la fête ?
L’année 1968 a inscrit la fête des Pères dans nos calendriers. Venant
des États-Unis où elle existe depuis le 19 juin 1910, comme beaucoup de
fêtes, elle a une origine commerciale. En France, elle est lancée par une
marque de briquets6. Fête nationale en juin 1968, elle a le paradoxe de
s’inviter au moment même où éclôt un mouvement qui clame « ni père ni
maître » ! Dans sa révolte contre le père, la jeunesse de mai 1968 l’a fait
descendre de son piédestal. La paternité devient faillible à la même époque
où la loi du 28 décembre 19677, autorisant la contraception, va permettre à
la femme d’affirmer sa sexualité en la différenciant de la procréation. C’est la
fin de la paternité exclusive fondée sur une certaine misogynie. Dans la
même optique, la loi du 17 janvier 19758, en autorisant l’avortement, donne
à la femme la maîtrise de son corps. Plus tard, la science donne la vie par la
fécondation in vitro, et les mères porteuses arrivent sur le marché ! La
dissociation homme-père ou femme-mère est généralisée et consacrée. On
peut désormais être père ou mère biologique sans être parent, et être parent
sans être père ou mère biologique.
La révolution féministe a institué à juste titre une maternité volontaire
plutôt que subie et a aussi placé l’enfant au centre de la famille en diminuant
l’importance du couple, ce qui peut expliquer sa position un peu trop
centrale, alors qu’il devrait rester à sa place d’enfant. La puissance
paternelle n’existe plus, l’autonomie sociale, juridique et culturelle de la mère
est consacrée. Le matriarcat triomphe.
C’est si vrai qu’une nouvelle figure est apparue : celle du papa pote. Il
s’agit d’un grand adolescent, plutôt copain, un peu dérisoire et presque
inexistant. On l’appelle par son prénom, on lui demande de tempérer
l’autorité maternelle, mais il est difficile de compter sur lui. Il ne cherche plus
à se faire respecter par la société. La plupart du temps débordé ou absent, il
ne voit pas ses enfants grandir. Au chômage, il est disqualifié. Divorcé, il
devient intermittent du week-end, ou propriétaire de résidences alternées.
Nous assistons alors à une inversion des rôles et à une parentalisation de
l’enfant. Cette tendance est progressive parce que statistiquement les pères
fondent plus rapidement un autre foyer et que la garde des enfants est
généralement confiée à la mère. Ils doivent ainsi jouer les équilibristes dans
une famille recomposée, avec des enfants de plusieurs lits – les enfants de
leur nouvelle compagne, les leurs et les nouveaux conçus avec elle.
Le déséquilibre matriarcal
Aujourd’hui, notre société de consommation veut tout gouverner. Il n’est
plus question d’accepter l’impossible. Il est interdit d’interdire. La jouissance
sans fin associée à une insensibilité à l’autre favorise la perversion ordinaire.
Notre société en arrive au déni de l’existence d’autrui transformé en
ustensile du fait d’une utilisation objectale. La mère renvoie d’abord à
l’évidence. Parce qu’elle l’a porté pendant sa grossesse, mais aussi durant
son enfance, la mère est en quelque sorte la cause de l’enfant. La mère et
l’enfant fondent une filiation automatique, évidente, officielle, qui se suffit à
elle-même. La chaîne des générations s’impose dans une sorte de
continuité qui organise le premier rapport au monde de l’enfant : un rapport
imaginaire, dans le régime du même, nécessaire en raison de la prématurité
qui l’empêche de se confronter au monde. La mère représente la corporéité.
L’enfant, lors de la gestation, fait partie intégrante d’elle. Tout au long de
l’existence, ils auront l’un et l’autre à apprendre à se différencier. Mais il faut
que quelqu’un décolle l’enfant de sa mère. Ce rôle est traditionnellement
dévolu au père.
D’une certaine façon, le mythe de Pygmalion dont j’ai déjà parlé exprime
le paradoxe éducatif maternel actuel. L’enfant est placé par la mère face à
des injonctions paradoxales : ma fonction éducative nécessite que je t’aide
à t’améliorer et à évoluer, mais, comme tu es imparfait, dépendant et
incomplet, je suis la seule à pouvoir le faire ; si tu évoluais, tu n’aurais plus
besoin de moi, et mon rôle serait réduit à néant ; plus je t’aide à grandir, et
moins tu as besoin de moi ; à la fois je m’épuise pour toi, et, en même
temps, cela t’aide à devenir autonome, donc à m’abandonner. La seule
issue possible est celle d’une dévotion au Pygmalion maternel qui se
sacrifie. Le but à atteindre est d’une exceptionnelle valeur puisqu’il ne s’agit
pas moins que de la naissance d’un héros : l’enfant phallique de la mère
archaïque ! On voit bien, en dehors de cette situation paradoxale, ce qui est
mis en jeu de la séduction narcissique. Pour ne pas se destituer lui-même,
Pygmalion a tout intérêt à ne presque rien apprendre à sa Galatée, tout en
faisant semblant de presque tout lui enseigner. Pygmalion n’accepte pas la
perte qu’est l’amour qui autonomise. D’une certaine façon, le matriarcat
actuel repose sur l’hypnose maternelle. J’appelle « hypnose maternelle » le
douillet de l’illusion et des mots séducteurs qui cherchent à endormir et
donnent l’impression de ne pas être sorti du ventre maternel pour affronter la
condition humaine faite de frustration, de castration et d’être-pour-la-mort.
Ce mythe illustre bien la difficulté des mères d’aujourd’hui face à leur
descendance et à l’absentéisme des pères.
Dans notre réalité contemporaine, la femme a sur ses épaules un poids
bien trop lourd et l’impression de ne pas trouver suffisamment d’aide de la
part du père. Si sa place est devenue proéminente, c’est surtout parce que
le père s’absente. Il n’investit pas suffisamment son rôle. Mais lui-même n’a
pas eu de modèle paternel suffisamment probant sur lequel s’appuyer. Et,
même si le territoire de la mère ne recoupe pas exactement le territoire de
l’épouse, il faut bien reconnaître que la femme moderne fait le plus souvent
un double travail : travail rémunéré à l’extérieur qui lui donne un statut
semblable à l’homme et travail domestique où elle est souvent peu aidée et
qui est peu reconnu. Cette simple réalité explique le matriarcat : la femme,
du fait de son double statut, a une position centrale, supérieure à l’homme.
Et l’enfant ne pourra pas être décollé de sa mère par un père absent ou
effacé qui ne joue pas son rôle. Le matriarcat actuel fait ainsi le lit de la
perversité ordinaire parce que l’enfant n’est pas détaché de sa mère.
La suprématie de l’objet
L’oralité dévorante qui s’est emparée de notre société évoque la rage de
se remplir, la crainte du vide et l’urgence à incorporer un objet partiel
devenu proie, un objet qui ne s’inscrira pas dans la durée9. En d’autres
termes, la métaphore paternelle n’a pas pu jouer, le sevrage est rendu
impossible. C’est ce qui explique le refus de la frustration et le déni de la
castration associé au rejet systématique du passé, de l’historicité et de la
transmission. Seul le processus primaire et arbitraire du principe de plaisir
est à l’œuvre. Le principe de réalité est dénié. L’incapacité à différer, la
violence de l’intransigeance, la manipulation et l’usure constituent la clinique
de la dévoration due à la jouissance.
Des troubles du père aux maladies de la mère
Nous sommes en pleine mutation sociale, et les modifications
considérables de la pathologie mentale en sont la preuve indirecte. En effet,
nous connaissions auparavant le cycle du doute tourmenté : culpabilité →
responsabilité → névrose, en rapport avec la castration et la fonction
paternelle. Auparavant, nous étions confrontés aux « maladies du père10 » :
la névrose, la culpabilité, l’obsession, l’accusation morale et, dans le pire
des cas, la mélancolie ; c’était l’univers de la faute, du malaise et de
l’autoaccusation, face à l’interdiction prononcée par le père ; la pathologie
renvoyait, pour aller vite, à la problématique de la castration. Aujourd’hui,
c’est le cycle du désarroi déstructuré qui augmente : troubles de la
personnalité, troubles identitaires et du comportement, dépendance,
personnalité fragile ou recherche insensée de la jouissance11 par incapacité
à se distancier de la mère et à intégrer la perte et le sevrage comme
structurants. D’où le nombre considérable d’états frontières (les états
limites), mais aussi l’importance de la rigidité perverse ou de la paranoïa, qui
n’est autre que la haine du sexe opposé et de la différence, voire une
revanche contre la mère archaïque et omnipotente. D’où aussi les passages
à l’acte agressif, la délinquance, la dépression et surtout les toxicomanies
qui connaissent une augmentation considérable. Cette modification a une
signification, et c’est elle qu’il faut interroger. Qu’est-ce que cela nous dit sur
nos modernes sociétés ?
Le déclin du patriarcat a considérablement modifié les tableaux
psychopathologiques et cliniques. Nous sommes passés des troubles du
père, évoqués précédemment, aux maladies de la mère12, celles-ci se
référant à quelque chose de prégénital en rapport avec l’oralité dévorante
qui laisse la bouche grande ouverte. L’aboutissement le plus « réussi »,
qu’on peut considérer comme le paradigme de notre époque, est constitué
par les maladies addictives. « Je n’arrive pas à m’arrêter, c’est plus fort que
moi », disent la plupart de nos patients toxicomanes. Cette pathologie
renvoie-t-elle à autre chose qu’à la problématique du sevrage ?
Le sevrage et la castration sont les résultats de l’interdiction prononcée
par le père. Et, comme les pères sont disqualifiés ou s’absentent de la
scène, la mère n’est plus qu’un « gros sein » prodiguant un plein illusoire
face à une sensation de vide interne non élaboré, dont on voit
l’aboutissement extrême dans le rôle d’État providence qui dispenserait à
chacun selon son dû et saurait pourvoir à chaque citoyen tous ses plaisirs,
sinon ses besoins. Bien entendu, dans l’idée de chacun, ce qui est dû est ce
que l’on demande. Plus personne n’accepte qu’on lui réponde non ! C’est
ainsi que notre société fabrique de plus en plus de personnalités mal bâties,
d’êtres « mal finis », d’états limites et de pervers ordinaires, où seules notre
individualité, notre petite personne et notre jouissance sont le moteur de nos
actes. En témoignent aussi la perte d’enthousiasme pour des grandes
causes, la baisse du syndicalisme et le désintérêt vis-à-vis de la politique
avec des taux records d’abstention.
On peut observer sur un plan médical les conséquences pathologiques
du délitement du lien social, de la crise des repères, de la grégarité
individualiste, de la non-acceptation d’autrui comme différent de moi et de
l’absence de fonction d’interdiction habituellement dévolue au père.
J’appelle grégarité individualiste le fait d’avoir le même comportement
généralisé qui constitue une fermeture à l’autre : repli sur soi, manque
d’intérêt pour les voisins, crainte de l’étranger, peur de ce qui dérange,
crainte d’aller au-devant d’un inconnu. Ce type d’attitude xénophobe renvoie
plutôt à un fonctionnement clanique et participe aussi d’un parricide
insidieux qui a fait dire à certains que notre époque aurait moins à craindre
du bruit des bottes que du silence des pantoufles…
La crise économique, qui impose une rentabilité à tout-va, exerce une
violence extrême sur ceux qui se sentent écartés et vivent l’iniquité et
l’injustice d’un système qui produit aussi une déshumanisation rampante.
Société pervertie qui fabrique de plus en plus d’être mal bâtis, sans limites
et pervers ; perversion quotidienne et pervers ordinaires. À mi-chemin entre
névrose et psychose, ces patients présentent de nombreux traits pervers et
des difficultés à intégrer la règle, ce qui occasionne des problèmes avec la
loi. Ils ont des troubles de la personnalité et du jugement, des difficultés
d’identification, ils se laissent influencer et ne savent plus très bien qui ils
sont ni quel est leur désir. Ils utilisent mal leurs possibilités de raisonnement
et n’ont pas d’appareil critique. Prêts à croire dans un premier temps
n’importe quel discours (politique, outrancier ou sectaire), ils se ravisent
ensuite presque aussi rapidement. Obsédés d’eux-mêmes, ils ne cherchent
que leur jouissance et l’immédiateté. Différer leur est insupportable tellement
ils sont impatients. Cette évolution qui a été progressive a pour cause
principale le passage à une société parricide en rapport avec le
néolibéralisme avancé, qui conteste le rôle du père dans l’aide qu’il apporte
à l’enfant pour trouver sa juste place et sa juste distance d’avec la mère que
le père seconde après la phase de maternage. C’est ainsi qu’un père permet
à un enfant d’intégrer la loi. S’il est diminué, dévalorisé, contesté, moqué ou
s’il s’absente de son rôle, il ne pourra alors plus rien représenter. C’est ce
qui explique, par exemple, les conséquences redoutables du chômage sur la
désagrégation familiale, par dévalorisation du père.
Une économie pervertie : l’absence de valeur
humaine ajoutée
Si toute société a la folie qu’elle mérite, reconnaissons alors que notre
mode de vie fabrique de plus en plus de pervers. Conçue sur un modèle
désagrégé, notre vie sociale et économique est fondée sur la jouissance. Le
capitalisme de la rentabilité immédiate et perverse, sans souci du lendemain
et sans souci de la Terre que nous allons transmettre à nos enfants, réduit
l’homme à sa valeur économique. Celle-ci le dépossède de sa dimension
spirituelle et psychique. C’est cela, la marchandisation de l’existence.
Et cette économie-là est destructrice. Elle consiste à consommer de plus
en plus sans se préoccuper des conséquences d’une consommation de
masse qui ne produit que des déchets. Vivre dans le mythe de la croissance
va, bien entendu, détruire la planète. Ce mythe de l’exponentielle croissance
qui va tout résoudre est une résurgence de la croyance du XIXe siècle dans le
progrès économique qui devait fonder, en parallèle, le progrès de
l’humanité. Ne faudrait-il pas plutôt travailler moins pour vivre mieux,
consommer moins et réfléchir plus ? Cette décroissance aurait au moins le
mérite de sauvegarder notre écosystème.
Nous perdons peu à peu le sens de l’humain. Ce qui faisait lien est
balayé par la marchandisation et la démonétisation13. Tout est fait pour
éluder la rencontre et nous amener à vivre dans une bulle virtuelle donnée
comme vraie. À l’ère d’Internet, de la carte de crédit et de la
télétransmission, la commercialisation ne fait plus lien. La croissance du
produit intérieur brut ne se préoccupe pas de la nature des activités qu’elle
additionne. Ce qui compte, c’est le flux monétaire. Toutes les destructions
sont comptabilisées. Ainsi, s’il n’y avait pas de catastrophes naturelles, s’il
n’y avait plus d’accidents de la route, le PIB baisserait ! De la même façon,
les activités bénévoles ou associatives qui demandent des subventions et
produisent de la qualité humaine en favorisant le lien social ne sont pas
comptabilisées en positif dans le PIB ! Nous n’arrivons pas à évaluer
correctement la nature des richesses produites ou détruites, ce qui favorise
des comportements dangereux pour le bien commun. Les travailleurs
sociaux ou ceux qui interviennent dans l’humanitaire sont considérés
comme dépensiers et contre-productifs, même s’ils améliorent le tissu social
et relationnel. Leur intervention fait baisser le PIB. De la même façon, nous
refusons de considérer comme productif le travail domestique et continuons
à critiquer la non-productivité de nos services publics, qui ont pourtant une
incidence réelle sur l’aménagement du territoire ou sur la désertification de
nos campagnes.
La perversité économique de nos unités de mesure comme le PIB nous
fait passer d’un système où ce qui a de la valeur n’a pas de prix et, à
l’inverse, ce qui a du prix n’a pas toujours de valeur. Personne n’évoque les
tâches aveugles de notre comptabilité nationale comme l’importance des
biens naturels gratuits. Nous considérons que c’est seulement parce que
nous sommes solvables que nous représentons une valeur économique. La
démocratie, dans le libéralisme, est réduite à sa dimension minimale. Le
progrès se réduit à l’augmentation du produit national brut, qui ne porte que
sur des flux financiers et qui est indépendant de la qualité des biens produits
ou consommés. La prétendue qualité de vie s’efface devant la réalité de la
possession de masse. Le bien-être est supplanté par le beaucoup-avoir. En
effet, les principaux pôles de développement économiques reposent sur des
secteurs comme l’éducation et la santé. De ce point de vue, le concept de
productivité est contre-productif ! Car ces deux domaines qui nécessitent
une très importante intervention humaine, en temps consacré comme en
qualité relationnelle, sont censés être extrêmement coûteux pour le sacro-
saint PIB. De la même façon, une politique préventive a pour effet paradoxal
de réduire la croissance, puisque, là aussi, on ne fait pas la balance entre
coût investi et retour sur investissement. Le règne de l’objet prévalent de la
jouissance est consacré !
Le règne de l’image
Il y a d’abord le manque de repères actuels dans les fonctions et les
rôles. La fonction maternelle est confondue avec la fonction paternelle ou
jugée équivalente. Les familles monoparentales, la procréation assistée
(FIV), les mères porteuses qui pratiquent la location d’utérus, tout cela
favorise les troubles des repères et de l’identité, en modifiant
considérablement les rapports à la filiation et surtout la symbolique de la
paternalité, en donnant indirectement l’idée que le père n’est pas
indispensable. Nous en arrivons à oublier que la condition humaine est faite
de renonciation et d’acceptation de notre mortalité. Nous assistons à une
prolongation anormale de l’adolescence que certains ont appelée
adulescence14, pour insister sur cette incapacité à devenir adulte. Nous
constatons une attitude familiale fusionnelle, où la fonction paternelle est
diluée dans une sphère indifférenciée, qui consiste à se parler de moins en
moins pour passer de plus en plus de temps à regarder la télévision, monde
de l’image et du virtuel. Certains auteurs ont même parlé de troisième parent
à propos de la télévision, à cause de sa fonction d’objet quasi permanent
sur lequel l’enfant s’appuie et se construit. De fait, elle ne favorise pas
l’accès au discours, elle le met au contraire entre parenthèses. Or un enfant
a besoin qu’on lui parle pour pouvoir construire des images mentales qui
vont ensuite l’aider à énoncer clairement ce qu’il pense. Lorsqu’il est
submergé par ses affects et qu’il ne peut pas passer par le recul et la
distanciation du symbolique, il n’apprend pas à produire des énoncés. Il est
alors envahi pas son émotivité. Alors que la parole permet une mise en mots
de ce qu’on ressent, l’image, elle, ne le permet pas. Or, quand un enfant
n’entre pas dans le discours, il est incapable, devenu adolescent, d’exprimer
ses affects par des mots, il s’exprime alors par la violence. Le symbolique
évite le passage à l’acte et aide à la compréhension.
Le don de parole, que les parents savaient naguère transmettre, n’est
plus assuré. Ce qui allait de soi est devenu problématique et se solde par un
désarroi des travailleurs sociaux qui sont en prise directe avec des individus
mal installés dans le discours, incapables d’entrer dans le cours de la parole
et de distinguer fiction et réalité. On n’est pas loin de l’indifférence à
l’informe. L’indifférencié renvoie à l’indifférence, et l’individualisme a à voir
avec l’indifférence. L’école se trouve alors confrontée à une tâche
impossible, dont les conséquences sociales, politiques et psychologiques
sont de participer à la fabrique du pervers ordinaire.
Le néolibéralisme, qui se caractérise par le passage du capitalisme
industriel au capitalisme financier, utilise bien entendu la télévision comme
vecteur de conditionnement principal ; il fait passer par elle injonctions
publicitaires d’achats d’objets manufacturés, dont il faut stimuler la
consommation. Est-il besoin d’insister sur ce point ? La télévision a été
annexée pour favoriser un changement insidieux des mentalités, dépassant
la capacité parentale d’éduquer un enfant. Comment oublier que, pour
certains, les émissions ont pour vocation de rendre le cerveau du
téléspectateur « disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messagesXXVI » ?
L’ensemble de ces facteurs concourent à l’augmentation d’une
perversité ordinaire, dont les mécanismes de défense ont deux directions
essentielles : l’axe de l’évitement pour éviter de souffrir et l’axe de la
puissance pour trouver toujours la jouissance. Coupure et puissance
permettent le refus de l’autre et l’accès illimité à la jouissance.
L’absence de consistance
Nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont pas
suffisamment paternantes : elles n’aident pas à accepter la condition
humaine, faite de renonciation, de désillusion et d’arrêt de la jouissance ;
elles ne permettent pas d’acquérir un statut ; elles ne favorisent pas
l’ouverture à l’autre. Cette fonction, c’est celle du père réel qui montre à
l’enfant qu’il n’est pas toute jouissance pour sa mère, qu’elle est occupée
ailleurs et qu’elle ne peut être toute à lui.
Le travail de la paternalité est actuellement détruit par la crise socio-
économique et le néocapitalisme ultralibéral. La précarité entraîne une
déshumanisation. Être vécu comme un rebut, vivre près des poubelles,
acheter à la sauvette et à plus bas prix des aliments déjà périmés, comme
les biffins de la porte Montmartre, se loger sous un pont, se voler entre
pauvres, est-ce humanisant ? C’est aussi en ce sens que je parle de société
parricide, parce qu’en détruisant ses propres institutions celle-ci détruit
l’humain en l’homme.
La société de consommation, avec la dévalorisation de la marchandise
qu’elle promeut, est née du développement et de la généralisation du crédit.
Elle a connu l’apogée de son aberration dans la crise mondiale des
subprimes, qui correspondent grosso modo au montage virtuel de prêts
relais acquisition où l’on vous prête de l’argent à partir d’un bien non vendu
pour un bien non acheté ! On est dans le domaine du virtuel avec les
conséquences dramatiques qu’il entraîne chez des personnes fragiles,
après avoir engendré des catastrophes économiques.
Avant l’invention généralisée du crédit, on se privait, on économisait et
on n’achetait que ce dont on avait besoin, après le temps de la réflexion,
inscrit dans la durée. C’était l’époque où l’on différenciait la pauvreté de la
misère. La pauvreté était l’acceptation que l’on ne pouvait pas tout avoir et
qu’il fallait se priver. La misère était le manque de l’essentiel qui nécessite
un secours. Notre époque refuse la pauvreté, sans avoir les moyens de
permettre à chacun d’avoir la possibilité de s’élever sur l’échelle sociale.
C’était aussi l’époque où l’on acceptait une certaine pauvreté, pour ne pas
connaître la misère, et où l’on se disait quelquefois qu’un achat était « au-
dessus de ses moyens », ce qui conduisait à renoncer. Maintenant, on a
tendance à vouloir tout.
Avec la perversité ordinaire disparaît la réflexion. L’absence
d’intégration de l’altérité constitue un début de trouble du jugement. Le
vraisemblable peut apparaître plus vrai que le réel. Or la vue participe de
l’hypnose, et saint Thomas, qui ne croyait que ce qu’il voyait, est devenu,
malgré lui, une figure paradigmatique de notre société de consommation
fondée sur l’image publicitaire. Le « vu à la télévision » semble être un
critère de sérieux et de garantie. En revanche, par l’exercice de la logique,
par nos capacités de discrimination, de jugement et de raisonnement, nous
pouvons échapper au risque pervers et accepter un frein à la jouissance.
Cela fait d’un sujet un citoyen qui fonde son opinion sur la réflexion et qui
entretient des liens durables avec ses semblables. La vie psychique et
spirituelle suppose de ne pas réduire l’homme au domaine corporel, qui est
celui du besoin, mais de le relier à ses semblables et aux valeurs
primordiales qui ont fondé l’humanisme et sont, selon Platon, le Beau, le
Vrai, le Bon.
Aujourd’hui, nous vivons un changement radical du lien social et de
l’humanité. La société postmoderne avancée fait table rase du passé, qui
n’existe plus. Pour les mêmes raisons, elle gomme la mort, devenue un non-
événement. « Vis comme en mourant tu aimerais avoir vécu », disait il y a
plus de 2 500 ans Confucius. La mort nous oblige, en effet, à délaisser
l’accessoire au profit de l’essentiel. Or, à l’heure actuelle, le sentiment
tragique de la vie est forclos au profit de la jouissance qui comble et donne à
l’objet la fonction de masquer le vide, de nous gaver d’un trop-plein de
satisfaction béate.
Aujourd’hui, le régime de la jouissance a supplanté celui du désir.
Auparavant, le constat du manque était un moteur du désir et nous faisait
sortir de notre limite, aller vers l’autre, ouvrir nos bras. Aujourd’hui, le
tragique n’existe plus. Le contentement totalitaire lui a succédé. Chacun doit
être content et ne pas déranger son voisin, se satisfaire, se remplir de l’objet
et se taire. Même s’il en perd son humanité, l’homme peut enfin vivre sans
autrui !
Cette tyrannie consommatoire de la croissance à tous crins, cette
nouvelle religion du contentement est une tyrannie d’autant plus dangereuse
qu’elle est implicite, car il n’y a pas de leader qu’on puisse désigner, pas de
führer que l’on puisse combattre et renverser, pas de petit père des peuples
pervers paranoïaque, pas de sanguinaire grand timonier. Dès que l’homme
ne veut plus penser et ne se retourne pas sur ses pas pour chercher un sens
à sa vie, c’en est fait de la transcendance qui devient l’affaire du passé. Or,
justement, le postmodernisme s’érige dans l’auto-engendrement
monstrueux du déni de l’Histoire, dans l’oubli systématique de ceux qui nous
ont devancés, dans l’effacement d’une dette à l’égard des générations
précédentes, dans le refus du passé.
Notre société a réussi le tour de force de nous imposer l’excès comme
norme : il est devenu nécessaire d’être excessif. C’est cela aussi, l’univers
de la consommation. Nous sommes dans une morale de la transgression.
Tout doit être permis, tout doit être possible, l’institution doit être
déconstruite. Il n’y a pas d’arrêt à la jouissance… Le père, auparavant,
faisait barrage. L’adolescent n’a plus ce réel du père sur lequel il venait
buter pour se construire. Nous vivons dans le contradictoire, voire la
dissociation : il y a, d’une part, l’effacement progressif et camouflé de la
figure paternelle, qui était le pilier de l’identification, de la socialisation et de
l’institution ; d’autre part, on constate la persistance de modèles
contraignants, imposés par certaines traditions vécues pourtant comme
répressives et dénuées d’intérêt. Le père est devenu invisible ; on ne voit
plus son travail, on en ignore le résultat, l’autorité se vide de tout contenu.
L’autorité sans consistance, les forces pulsionnelles se libèrent de façon
anarchique, avec tout leur cortège d’effets d’opposition : agressivité,
destructivité, intégrisme, terrorisme, indifférence, addictions, angoisse du
vide. Et il n’est plus possible de demander à l’individu de s’adapter à la
mondialisation quand la fonction tierce exercée auparavant par le père, qui
servait de modèle rassurant par sa permanence, est autant mise à mal. Le
primat de l’économique et l’obsession de l’argent, le tabou de la mort,
l’excitation de la vitesse, le refus de la sublimation, l’absence de
transmission déterminent la société de la jouissance et s’opposent à la
paternalité. N’est-ce pas là aussi quelques-unes des caractéristiques
essentielles de la perversion ordinaire ?
Et maintenant ?
Le moment est venu de refermer cet ouvrage, qui nous a montré que la
jouissance effrénée sur laquelle repose notre société de consommation
sous-tend un matriarcat qui refuse le sevrage, la frustration, la castration.
N’assistons-nous pas, de ce fait, à une atteinte à la prévalence du langage,
comme semble le laisser présager le succès d’un film comme The Artist15 qui
renoue avec le mutisme, laissant à penser que le langage qui est constitutif
du monde humain n’est plus nécessaire et appelé à disparaître ? Ce que
nous constatons aussi du point de vue thérapeutique avec la diminution de
l’impact des soins de parole en lien avec la perte du lien social. Or
l’accession au langage représente le manque. Prendre l’autre pour une
toupie signifie la faillite à la fois du maternage et de la fonction paternelle. La
paternalité constituait un frein à l’omnipotente jouissance ; le néolibéralisme
avancé se livre à un parricide insidieux. L’enjeu est clair, mais tragique : il
faut tuer les pères pour consommer !
Notes et références
bibliographiques
I. Sondage publié le 20 avril 2011 par France-Presse.
Du même auteur
chez Odile Jacob
La Dépression, 2003.