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© ODILE JACOB, FÉVRIER 2013

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS


www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-7741-4
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de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
À Geneviève, première lectrice, avisée,
aux conseils judicieux,
d’intelligence convaincante,
au trait pertinent,
en témoignage de ta capacité d’écriture…
et de tout ce que je ne dis pas !

À Justine et à Charlotte,
pour votre cheminement à travers les
rocailles,
votre humour décapant,
votre inventive créativité
et votre immédiate compréhension.
Vous êtes des artistes, ne l’oubliez pas !
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Dédicace
CHAPITRE I - Narcissiques et absolument
séducteurs !
L’histoire d’Hélène
Vous avez dit narcissique ?
Le moteur pervers
La méthode perverse
La route étrange de l’homme pervers
La pratique de la confusion
Prendre l’autre pour une toupie, ou comment
jouir à tout prix…
CHAPITRE II - Un narcissique sans mystère
Déni et clivage : deux armes essentielles
Alors que le psychopathe est intolérant à la
frustration…
… le pervers, lui, recherche la jouissance
Le pervers est un destructeur
L’amoralité du pervers
Il est difficile de se remettre de la rencontre avec
un pervers
L’absence d’altérité du pervers
Qu’est-ce qui caractérise le pervers
narcissique ?
Le pervers tente d’échapper à quelque chose
Une organisation rigide et archaïque
CHAPITRE III - Un abus de maternage ?
Le maternage est un art
La relation et l’altérité
L’allaitement
Le portage
Maternage et pleurs
Les trois fonctions maternelles indispensables
Le vert paradis de la prime enfance
Que deviennent les enfants mal maternés ?
Passer de deux à trois
CHAPITRE IV - Que font les pères ?
Non, tout n’est pas possible
La paternalité
La version du père empêche la perversion
Le don du manque
L’apprentissage du plaisir, l’immédiateté de la
pulsion
La fonction paternelle, rempart contre la
perversité
Le glissement pervers
La chasse au père
CHAPITRE V - Le socle de la conscience
morale
Mourir de jouir : des rats, précurseurs de
l’homme ?
Nous avons trois cerveaux !
Freud et la pulsion
L’intégration morale
Le Surmoi, base de l’interdiction
CHAPITRE VI - Tuez les pères, et vous
ferez des pervers ?
La mort de Dieu préfigure celle du père
La mort du père
La paternité flottante, stigmate d’une société
perverse avancée
Le père à la fête ?
De l’intérêt du patriarcat dans la frustration
Le déséquilibre matriarcal
Mère archaïque ou mauvaise mère ?
Vers une société de la dévoration et de la
déconstruction ?
Comment nous avons intériorisé le modèle du
marché
L’absence de consistance
Et maintenant ?
Notes et références bibliographiques
Pour en savoir plus
Remerciements
Du même auteur chez Odile Jacob

Avant-propos
Il y a quelques décennies à peine, il était de bon
ton de soufrir, de traverser la vie avec douleur et de le
faire savoir. La névrose était largement répandue, la
culpabilité, omniprésente. Et voici qu’elle devient peau
de chagrin, cette culpabilité qui nous rongeait, et
qu’elle se trouve remplacée par la manipulation et la
jouissance. Si, avant, chacun jouait la partition du
malheur en tentant de dépasser l’autre, car l’homme
est ainsi fait qu’il veut toujours dominer, aujourd’hui,
chacun cherche à signifer qu’il est heureux, que tout
va très bien. Tout va très bien, madame la marquise !
Que s’est-il passé pour qu’en si peu de temps on
aboutisse à un tel changement ? Comment expliquer,
par exemple, que les Français se déclarent heureux à
95,3 % selon un sondage récentI ? On pourrait se
réjouir d’un tel chifre, certes, mais y a-t-il, à y
regarder de plus près, tant de raisons que cela d’être
heureux ? Ce bonheur revendiqué ne signife-t-il pas
plutôt que nous ne voulons plus voir ce qu’il y a autour
de nous ? Que nous ne voulons plus être autant
atteints par la misère du monde ? Que nous préférons
nous cacher derrière des piles de vêtements plein les
armoires et consommer, consommer jusqu’à
l’anesthésie ?
Nous ne voyons pas qu’en ne supportant plus le
manque et en élevant nos enfants de façon qu’il ne
soit plus à l’œuvre dans leur construction nous ne
laissons plus advenir le désir qui chuchote. Nous
voulons calmer le besoin, un besoin-angoisse qui
nous tyrannise et nous donne un faux-semblant de
bonheur au détriment d’un statut d’homme qui ne
courrait pas après son ombre. Nous ne voulons pas
voir à quel point nous fabriquons des pervers
ordinaires, qui ne tiennent plus compte d’autrui, dont
la destructivité est considérable, eux qui vont devenir
dans quelques années parents à leur tour. Ne peut-on
d’ailleurs considérer que la société du XIXe siècle, très
névrotique, a évolué globalement vers la perversité, le
pervers ordinaire étant en quelque sorte l’équivalent
d’un petit pervers narcissique ?
Qu’est-ce qui nous a fait ainsi basculer de l’air
ambiant névrotique à l’air ambiant pervers ordinaire ?
Comment expliquer que l’autre, aussi, soit désormais
chargé d’entretenir une jouissance qui ne doit jamais
faiblir ? Qu’il soit devenu celui dont je me sers pour
avoir plus de plaisir ? Dans ce rapport-là, bien sûr,
tout le monde ne part pas à armes égales. Un
déséquilibre peut s’installer rapidement, car certains –
les pervers narcissiques en premier lieu – savent
mieux que personne manipuler pour rentabiliser leur
petite entreprise jamais en panne. Et les autres, plus
fragiles ou qui ont simplement gardé plus d’humanité,
s’installent peu à peu dans un malaise dont ils ne
saisissent pas l’origine. Ils se sentent doublement
coupables, car ils ne comprennent pas qu’en donnant
autant d’eux-mêmes ils récoltent si peu – ou tant de
douleur. Ils prennent sur eux la culpabilité induite par
le pervers narcissique qui sait si bien leur transfuser
la sienne. Cette manipulation, la plupart du temps, se
fait de façon anodine ou insidieuse ; elle en est
d’autant plus efcace, afaiblissant durablement ses
victimes. Les phrases prononcées sont apparemment
sans importance, quelquefois au comble de
l’insignifance, mais elles amenuisent toujours l’autre,
faisant de lui un objet. À l’arrivée, la radioactivité du
pervers narcissique est telle que ses proies ne savent
plus où elles en sont ni même ce qu’elles ont fait pour
en arriver là. On ne consomme plus seulement des
biens matériels – ce mot, comme par hasard, si
proche de « maternel » –, on consomme aussi des
êtres humains.
Actuellement, ces pervers narcissiques se
développent d’une façon exponentielle – entre 10 %
et 30 % dans la population générale, estime-t-on. Ce
phénomène est inquiétant et nécessite une prise de
conscience générale du problème, car, si on découvre
la manipulation à l’œuvre dans la relation, la
« désemprise » peut commencer. Certes, la
marchandisation de l’existence favorise un
désenchantement du monde, et notre société est
devenue une « fabrique de pervers », mais rien
n’impose que l’emprise et la jouissance, qui sont les
deux caractéristiques fondamentales de la
destructivité du pervers narcissique, se développent
autant. L’éducation, l’importance d’un maternage
adéquat, une fonction paternelle d’intégration d’autrui
et de la loi peuvent permettre, en efet, un
changement du lien social et enrayer le phénomène.
La reconnaissance d’autrui, le sentiment d’altérité et
la lucidité fondent l’humanité et l’humilité de l’homme,
qui sont à l’opposé de la perversion narcissique.
CHAPITRE I

Narcissiques
et absolument séducteurs !
Le pervers narcissique cherche à détruire sa proie en lui inoculant sa
toxine. Parce qu’il est incapable d’accepter qu’il a en lui-même, comme tout
le monde, une part mauvaise, contre laquelle il devra toujours lutter. Cette
angoisse dépressive de se reconnaître mauvais, le pervers veut en faire
l’économie, et il la transfère sur sa proie qu’il va annexer et dévaloriser
après l’avoir ferrée. Il fait croire à l’autre que ses actes et ses décisions sont
personnels, alors qu’ils sont dictés par sa perversité. La proie est
télécommandée, elle ne le sait pas et elle va mal…
L’histoire d’Hélène
Hélène a 38 ans. Mariée, elle a eu un fls, Philippe, âgé de 19 ans. Elle a
ensuite divorcé. Quand elle a rencontré Albert, elle a très vite décidé de
vivre avec lui. Cela fait maintenant huit ans.
Il y a trois ans, elle a cessé de travailler à la suite d’une maladie auto-
immune. Elle explique que sa relation avec Albert a d’emblée été très forte. Il
venait de perdre sa femme, Jeannie, qui s’était suicidée dans des conditions
plutôt étranges : il l’avait retrouvée pendue dans la pièce du dessous. Selon
lui, la veille, rien ne s’était passé entre eux ; il lui avait seulement dit qu’il
envisageait de se donner la mort à cause des confits permanents qu’elle lui
occasionnait et dont il la jugeait pleinement responsable…
Hélène a dès le début joué un rôle maternel, aimant et protecteur dans
lequel elle s’est sentie valorisée. Placée sur un piédestal, elle s’investit dans
son couple, croit en lui et se sent bien. De leur union naissent deux jumelles
qui ont aujourd’hui 4 ans. C’est à partir de leur naissance d’ailleurs que les
choses commencent à se dégrader. Albert rentre tard le soir. Il paraît
grincheux, tendu, s’énerve facilement, ne veut pas être dérangé.
C’est à ce moment-là aussi que des voisins commencent à dire du mal
d’Albert et à semer le trouble dans la tête d’Hélène. Ils trouvent étrange le
décès de son épouse, qui était joyeuse, pleine de vie, avenante. C’était une
artiste. Ils l’ont vue peu à peu décliner et s’étioler au contact d’Albert qui,
pour eux, est un grand séducteur, mais quelqu’un qui ne tient pas ses
promesses. Lorsqu’elle lui fait part de ce qu’elle a entendu, la discussion se
passe mal.
Et puis, progressivement, Albert prend l’habitude de la taquiner sur ses
vêtements, ses ex-petits copains qui n’étaient pas de « vrais hommes », sur
le travail auquel elle ne comprend pas grand-chose, alors qu’au début il
appréciait tant ses compétences commerciales en stratégie d’entreprise et
disait d’elle qu’elle était « formidable ». La situation se répète et finit par
devenir blessante. Malgré cela, pour lui prouver qu’elle lui fait encore
confiance, Hélène vend sa maison et lui donne l’argent. Cela dit, elle a de
plus en plus l’impression de devenir un instrument entre ses mains : utile à
certains moments, gênant à d’autres. Elle devient de moins en moins
naturelle par peur de lui déplaire, elle commence à culpabiliser. Albert
répète qu’elle se crée des problèmes là où il n’y en a pas, qu’il fait tout pour
elle. Même des enfants alors qu’il n’en voulait pas ! Hélène sent de plus en
plus qu’il lui en veut ; elle déprime, se sent triste et éteinte. Elle a
l’impression qu’il lui prend toute son énergie, alors elle baisse les bras et se
focalise sur les enfants. Elle songe de plus en plus à fuir avec eux.
À chaque nouvelle discussion, Albert énumère tout le mal qu’elle lui a fait
et continue à lui faire. Il dresse d’elle un portrait dans lequel elle ne se
reconnaît pas : elle est décevante, égoïste, malveillante… Elle en ressort
chaque fois brisée. Il l’accuse d’être seule responsable de leur échec. Il va
trop loin dans ses reproches et, quoi qu’elle fasse, il tourne tout à son
avantage. Désormais elle le voit autrement : odieux, plein de haine, sans
scrupule, insensible, destructeur… Après une ultime tentative d’explication,
elle décide de partir.
Aujourd’hui, Hélène se remet difficilement de cette épreuve. Elle a
présenté un long épisode dépressif avant de pouvoir comprendre ce qui lui
était arrivé et de lire des articles sur les manipulateurs.
Pour se débarrasser d’Albert et de son personnage, elle a décidé
d’écrire un roman drôle sous pseudonyme. Elle a en tête le plan, a déjà
rédigé quelques chapitres et envisage comme titre La Prochaine Victime.
Cela lui est douloureux d’écrire, mais cette prise de parole la libère. Voici ce
qu’elle dit de sa démarche d’écriture : « Je peux faire une narration factuelle
pour un proc, un psy. Mais le décortiquer dans les scènes au restaurant,
dans les magasins, en famille, entre amis, en voyages, en couple, pour le
confondre me paraît efficace aussi. Le démasquer enfin au grand jour. Est-
ce que c’est idiot ? »
Nous avons tous rencontré des pervers narcissiques. Il y en a de plus en
plus. Ils constituent un problème de société. Chacun détient une part dans le
développement de ce phénomène : les mères qui ont à la fois un côté
séducteur et castrateur, faisant de leur enfant un enfant roi ; les pères qui
brillent par leur absence ou sont disqualifiés et n’imposent pas le respect de
l’interdit ; et puis, bien sûr, la société de consommation qui est devenue une
fabrique de pervers.
L’histoire d’Hélène présente des éléments sur lesquels je voudrais
insister, notamment la radioactivité du pervers, qui se caractérise par une
action de déstabilisation progressive, persistante et rémanente. Le pervers
narcissique prend l’autre pour une toupie et poursuit un lent travail de sape,
détruisant peu à peu sa proie qu’il anémie. Son unique but est d’alimenter
son narcissisme personnel. Le pervers narcissique a été identifié et décrit
pour la première fois par un clinicien français, Paul-Claude RacamierII, qui
cherchait à mieux comprendre certains comportements destructeurs dans
les familles, les groupes et les institutions. Toutefois, pour certains experts
internationaux, il correspondrait à une forme particulière de pathologie : la
paranoïa de caractère.
Vous avez dit narcissique ?
Repérer un pervers narcissique est utile à plus d’un titre. D’abord pour
ne pas le fréquenter, du fait de sa très grande destructivité. Pour savoir s’en
défaire ensuite et ne pas rester sa victime. Enfin, pour ne pas voir des
pervers partout ! Sinon nous n’aurions plus qu’à rester douillettement
enfermés chez nous, sans prendre le risque de la rencontre et de l’échange
qui fondent l’altérité. Chacun d’entre nous a certes sa propre équation à
résoudre, imposée par son histoire et celle de ses parents, qui l’ont inscrite
dans leur filiation. Mais rien ne nous oblige à rester victime d’un pervers
narcissique. On peut s’en défendre et les éviter ! Je vais vous proposer
quelques pistes pour vous aider à mieux voir de qui il est question et à agir
en conséquence. Les critères qui suivent donnent des indications sur le
fonctionnement pervers, mais ils sont à utiliser avec prudence et dextérité,
car le diagnostic suppose aussi une longue expérience et une capacité à
discriminer, qui n’est pas forcément immédiate. Par ailleurs, tous les critères
ne doivent pas obligatoirement être réunis pour attester d’une perversité. À
l’inverse, trois ou quatre critères ne suffisent pas à affirmer l’existence d’une
structuration perverse.

Le moteur pervers
Le pervers narcissique ne s’intéresse qu’à lui, et sa destructivité est
considérable. Il passe insensiblement de la haine à la destructivité et
entretient des rapports particuliers avec le sadisme parce qu’il n’a aucune
empathie et une totale amoralité. En revanche, il a un don particulier pour
culpabiliser les autres. Tout est bon pour cela : l’amitié, l’amour, la
conscience professionnelle, la famille… Il utilise les principes moraux des
autres pour assouvir ses besoins et sait alterner avec brio la menace
déguisée et le chantage ouvert.

La séduction
La séduction est la clé de voûte du premier rapport qui s’établit avec un
pervers narcissique. La littérature, l’art, le cinéma et la mythologie le reflètent
excellemment. « Le corbeau et le renard » en fournit une illustration : un
individu rusé qui a un but, un sujet narcissique sensible à ce qu’on dit de lui,
une proie, un mobile et une intention. Dans cette fable de La Fontaine, le
compliment et la flatterie n’ont d’autre but que la satisfaction d’un désir non
avoué, qui est de spolier l’autre ! Bien entendu, il serait vain de fonder un
diagnostic uniquement sur un symptôme, mais, comme le pervers excelle
dans le domaine de la flatterie, il est important d’y être sensible. Certes, la
manipulation ne suffit pas à faire un pervers, et il y a lieu de bien différencier,
par exemple, ce qui a trait au jeu social – qui apporte du piment à la vie – et
la perversité, qui vise la mort psychique programmée de l’autre en
pratiquant d’abord un rapt d’identité, puis une anémie redoutable. Lorsque
vous verrez un renard, dites-vous que son intérêt n’est pas loin. Il va
chercher à vous amener là où il l’entend et à profiter de la situation à vos
dépens : la thématique perverse vit aux dépens de celui qui l’écoute ! La
flatterie, sans être l’unique apanage du pervers, en est le nutriment, qui lui
permet d’insensibiliser et d’anesthésier sa proie. En la matière, il est plus
que rusé, il n’annonce pas la couleur, ne se démasque jamais ! Et c’est
parce qu’il est pervers jusqu’au bout, au-delà de ce qu’on peut imaginer,
qu’il a une force redoutable.
Prenons un deuxième exemple, mythologique cette fois, celui de
Pygmalion. Ce sculpteur tombe narcissiquement amoureux de Galatée, son
œuvre. Celle-ci correspond à la femme de ses rêves. Il supplie alors les
dieux de lui donner vie, tellement il est devenu amoureux de son ouvrage !
Et Galatée, en prenant vie, devient sa chose, Pygmalion en acquiert la totale
maîtrise. Ce rapt d’identité, c’est ce que le pervers narcissique fait avec sa
victime : il l’empêche en somme de vivre sa personnalité. Quelquefois, un
comportement anodin ou des phrases anodines, lorsqu’on les sort de leur
contexte, ont la capacité d’anesthésier autrui, même s’il présente des
qualités remarquables. Ces paroles, ces phrases sont d’autant plus
efficaces qu’elles paraissent quelconques. C’est comme si le pervers avait
une capacité radioactive : tout ce qui émane de lui intoxique l’autre à son
insu. Il a une étrange faculté à inoculer des phrases comme des plasmides1.
Tout l’inverse des gens vrais qui peuvent parfois exprimer des propos vifs,
mais sans qu’autrui en soit pour autant détruit.
En littérature, Bernard Shaw a très bien illustré ce point dans sa pièce
de théâtre Pygmalion. Deux amis font le pari de transformer une vendeuse
de fleurs en une lady. Higgins, un célibataire endurci, qui vit proche de sa
mère, en conçoit le projet et tente d’éduquer convenablement sa Galatée,
mademoiselle Liza. L’essentiel pour notre propos est contenu dans ce
dialogue entre Higgins et sa mère :
« Mme Higgins : Vous faites vraiment une jolie paire de bébés, à jouer
ainsi avec votre poupée vivante. – Higgins : Jouer ! Ne te fais pas d’illusion
sur ce point, mère : c’est la tâche la plus rude à laquelle je me sois jamais
attelé. Mais vous n’avez pas idée à quel point ce peut être terriblement
passionnant de prendre un être humain et d’en faire un autre être totalement
différent en lui façonnant un autre langage. C’est combler le gouffre le plus
profond qui sépare les unes des autres les classes et les âmesIII. » Ce à quoi
Liza répondra plus tard : « La différence entre une lady et une vendeuse de
fleurs n’est pas dans la manière dont elles se conduisent, mais dans la
manière dont elles sont traitéesIV. »
L’homme pervers est plutôt courtois, raffiné, il cache son jeu. Il se tient
naturellement avec la tête un peu penchée, il vous regarde avec attention,
vous sourit, vous parle calmement. Sa voix vous endort. On dirait même qu’il
arrive à vous ensorceler. Comme si vous étiez sous hypnose, sous le
charme. Vous vous sentez flatté, honoré. Il n’est d’ailleurs pas impossible
qu’il utilise la flagornerie pour arriver à ses fins. C’est bien là le problème :
l’homme pervers nous manipule. Derrière tout ce vernis qui nous ferait lui
donner le bon Dieu sans confession se cache quelqu’un qui nous
instrumentalise, fait de nous sa proie et va nous spolier. Trop beau, trop
honnête pour être vrai, devrions-nous dire. Malheureusement, notre faille
narcissique ne nous le permet pas.
Les classiques du cinéma se sont aussi emparés de la problématique
perverse. Dès 1943, Alfred Hitchcock, dans L’Ombre d’un doute, l’un des
films qu’il aimait le plus, exprime la perversité dans sa destructivité à l’état
pur. Une jeune fille, Charlie Newton, a un rapport d’admiration quasi érotique
avec son oncle qui a le même prénom qu’elle. Ce qu’elle ne sait pas, c’est
que celui-ci détrousse, après les avoir tuées, de riches veuves et qu’il est
recherché par la police. Sa nièce fait de lui, dans un premier temps, un
homme séduisant, sympathique, drôle et entraînant, mais, peu à peu, la
vérité va s’imposer, notamment à cause de cette bague qu’il lui donne et qui
porte, gravé, le nom d’une richissime veuve assassinée… La suspicion
devenant trop nette, l’oncle impose à Charlie une violente discussion dans
un café, au cours de laquelle il s’écrie : « Sais-tu que le monde n’est qu’une
porcherie ? Tu vis en somnambule, réveille-toi ! » N’arrivant pas à ramener
sa nièce « à la raison », il tentera par deux fois de l’assassiner, sans succès,
puis réessaiera une ultime fois. La scène de meurtre est filmée comme une
scène d’amour : l’oncle et la nièce farouchement enlacés devant la porte
ouverte du compartiment du train lancé à vive allure, se retiennent,
s’agrippent, se poussent, avant qu’il ne tombe dans le vide… Dans ce film,
Hitchcock exprime avec un suspens grandissant la séduction du pervers, sa
manipulation de l’entourage, son immoralisme et enfin sa violence – qui va
jusqu’au meurtre lorsqu’il est démasqué. Considéré comme l’un des films les
plus noirs d’Hitchcock, L’Ombre d’un doute met bien en évidence ce
passage du pervers tant aimé à l’ange exterminateur quand le masque
tombe.

Haine et destructivité
Le pervers narcissique est donc un séducteur, du moins dans un
premier temps. C’est aussi un éternel insatisfait, qui a besoin de haïr pour
exister. Très destructeur, il vit dans l’amour de la haine, qui est un très
puissant moteur de son comportement. Il jalouse le bien-être qu’il observe
chez l’autre, et, s’il n’arrive pas à l’obtenir pour son compte, sa haine en
exécute la destruction envieuse. Incapable d’aimer, le pervers détruit
cyniquement toute relation et attaque les liens. Son comportement se
caractérise par une rage envieuse, une convoitise haineuse et un rapt
cynique de tout ce qu’a autrui en termes de joie de vivre, d’épanouissement
et d’empathie. Quand il a bien ferré l’objet de sa convoitise, il l’humilie et
l’avilit. Sournois, provoquant un mal maximal en ayant l’air de presque rien, il
est capable de faire croire à l’autre qu’il est responsable de ses actes, alors
qu’il les lui a dictés.
Cette situation est très bien rendue dans Mademoiselle Julie, d’August
Strindberg. Huis clos nocturne et tragique qui oppose Julie, la jeune
aristocrate, à Jean, le valet de son père. Cette pièce écrite en 1888 est l’une
des pièces de Strindberg les plus jouées dans le monde. Elle fonctionne sur
la réciprocité : au mépris de Julie pour ses serviteurs répond le mépris de
ceux-ci pour leurs maîtres ; à l’orgueil de Julie répond celui de Jean.
Prisonnière du sentiment de supériorité de sa classe sociale, inculqué par
son éducation, et de la haine des hommes, distillée par sa mère, Julie
affronte Jean et veut le dominer. Elle veut dominer l’homme, comme elle
croit avoir le droit de dominer le valet de son père. À sa violence va répondre
celle de Jean qui va se révéler le plus fort à ce jeu cruel. Cet affrontement
entre Julie et Jean n’est pas qu’une lutte de classes, c’est surtout une lutte
de pouvoir entre une femme et un homme. L’héroïne va se déshonorer plus
par folie que par amour. On l’a quelquefois comparée à Hamlet. Totalement
imprévisible, elle est double, forte et faible, servile et hautaine, tendre et
autoritaire, sadique et masochiste. En un mot, elle présente toutes les
caractéristiques de la victime d’un pervers narcissique, que son prédateur
fait passer pour folle.
Julie qui se libère de ses tabous va aller jusqu’au bout de son fantasme :
être souillée par un homme de classe inférieure. La nuit de la Saint-Jean est
propice à cette libération : l’héroïne va tenter de s’affranchir de son passé,
de sa condition de soumise. À l’autorité d’un père absent succède une
atmosphère de fête païenne favorable à tous les excès. Julie, déchue, fait
déchoir sa propre race dans une chambre secrète où elle se livre en victime
expiatoire. La prise de conscience qu’elle a de son acte provoque chez elle
un choc émotionnel. Le valet qui a su profiter d’elle lui suggère alors l’air de
rien d’en finir, lui donnant même une corde – après lui avoir fait croire, dans
un premier temps, qu’il avait l’intention vague d’en finir avec sa vie. Il joue
avec l’idée de sa mort à lui, ce qui introduit petit à petit l’idée de sa mort à
elle, qui avant cela n’était pas en germe dans son esprit. « Quelle horrible
puissance m’a poussée vers vous ?, s’écrie-t-elle alors. La faiblesse attirée
par la force ? Celle qui tombe vers celui qui monte ! Ou était-ce l’amour ?
L’amour, ça ? Vous savez ce que c’est, l’amourV ? » Et elle disparaît avec la
corde pour se pendre, sans que le valet ne réagisse ni ne l’en empêche, il a
lui-même semé la graine, suggéré son geste, injecté un plasmide. Voilà un
parfait exemple de la façon dont le pervers utilise l’infraverbal, l’invisible et le
corps à corps. Il y a lieu d’insister sur cette proximité physique du pervers,
comme s’il soufflait sur sa proie. Il est capable d’entrer dans le fantasme de
l’autre.

Un sadique ?
Le pervers jouit de voir souffrir. Il aime humilier et se caractérise par sa
malignité destructrice. Pour lui, les humains sont des ustensiles, des jouets
de son bon plaisir. Il fait donc en sorte que sa victime ne puisse pas s’en
sortir et ne témoigne pas contre lui. C’est un sadique, mais hors relation
bilatérale comme dans le sadomasochisme, car sa proie ne tire pas de
satisfaction à souffrir. La logique perverse ignore le respect de l’autre, qui
n’est qu’un objet utilitaire dans son plan narcissique étendu.
En fait, un pervers narcissique se sert des autres pour combler son vide
intérieur, et l’énergie affichée de certains l’attire : il va chercher à les
soumettre, il va se construire sur la destruction de l’autre.
Le pervers narcissique craint la solitude, le vide ainsi que les personnes
qu’il ne peut dominer. Il cherche notamment à s’approprier la joie de vivre, la
sensibilité, la créativité des autres. Dès que quelqu’un émet une idée
intéressante, il la fait sienne, dans un aveuglement haineux, car il ne
supporte pas qu’on le dépasse. Il veut tout, refusant l’échange et
l’équivalence. Il s’intéresse à toute personne passionnée qui est détentrice
de quelque chose qui pourrait le passionner. Il a autant de coups de cœur
que de rejets brutaux, ce que l’entourage comprend mal, car il donne
l’impression de brûler ce qu’il a adoré. Extrêmement envieux des bons
vivants ou des personnes haut placées, sa volonté de puissance peut le
conduire à séduire un partenaire qui l’introduira dans un milieu qu’il envie.
Le bénéfice attendu en est un faire-valoir lui permettant d’acquérir plus de
pouvoir. Bien sûr, il s’attaquera ensuite à ce faire-valoir pour ne pas se sentir
en dette. La symétrie relationnelle n’existe pas avec lui. Un pervers
narcissique doit être dominateur et neutraliser l’adversaire ou la proie. Avec
le pervers, dès le départ, tout est imposé à la victime qui n’a pas le droit de
dire non ni de négocier. Quand bien même celle-ci tenterait d’employer les
ficelles du pervers, elle se heurterait à un orfèvre en la matière.
Voici, en schématisant, la procédure utilisée par un pervers narcissique
pour venir à bout de sa proie :
— Premier temps : l’apprivoisement. Il affiche une telle chaleur humaine
que sa future victime en vient à se sentir pleine d’une très grande confiance.
— Deuxième temps : le ferrage. Il s’insinue de plus en plus et se rend
indispensable.
— Troisième temps : la vampirisation. La victime est alors à la merci du
pervers narcissique ou totalement détruite.
Le pervers est dans un jeu de séduction, je l’ai dit. Dès que la victime est
ferrée, il la maintient accrochée autant que de besoin et joue avec sa victime
comme le chat avec la souris – capable de faire patte de velours quand il
faut la saisir, puis sortant ses griffes si elle tente l’évasion ! Sa proie peut
mettre des années avant de se rendre compte du processus de destruction
dont elle est l’objet. Au commencement, ce sont les brimades, les phrases
anodines avec des sous-entendus blessants et avilissants. Puis les choses
se répètent, d’où la sensation d’une agression constituée. Un incident
déclenche la crise, l’agresseur se dévoile. C’est alors la prise de conscience
et le sursaut de révolte ; ils vont provoquer la tentative de mise à mort.
Avec un pervers narcissique, toute remise en cause de sa domination
déclenche une rage destructrice. Il s’ingénie à culpabiliser sa proie, refuse
toute critique et toute discussion constructive, n’hésite pas dénigrer, à
insulter sans témoin. Sinon, il procède par allusions destructrices, mais
invisibles pour les non-avertis. La victime, de son côté, donne énormément
d’elle, mais ce n’est jamais assez. Quand il dévore sa proie, il se persuade
que c’est elle qui sollicite sa soumission. Il refuse de reconnaître les
difficultés qu’il crée autour de lui pour ne pas avoir une perception négative
de sa propre image. La responsabilité incombe systématiquement à son
partenaire qui, pourtant, s’ingénie souvent et longtemps à jouer un rôle
réparateur. Toujours irréprochable à ses propres yeux, le pervers
narcissique considère que les autres ont toujours tort. Il peine à voir la
disproportion entre le peu qu’il donne et tout ce qu’il prend ou reçoit. Selon
lui, l’autre ne témoigne qu’ingratitude et mesquinerie.
Quand la victime devient dangereuse pour le pervers, parce qu’elle lui
reproche sa perversité, elle devient la personne sur qui focaliser sa haine.
Cela vaut plus largement pour tous ceux qui auront tenté de le faire changer.
Le schéma suivant présente un curseur qui va de l’oblativité altruiste (on se
dévoue à autrui) à la perversité narcissique fondée sur la cruauté qui peut
aller jusqu’à l’acte criminel. Entre les deux, il y a les pervers ordinaires, qui
ne se soucient pas d’autrui. Tout est affaire de gradation : le pervers
narcissique est un grand pervers par rapport au pervers ordinaire.

Figure 1. Curseur qui va du pervers narcissique


(grand pervers) à l’oblativité.
Le pervers narcissique a comme moteur la haine et la destructivité, d’où
son sadisme, son absence d’empathie et son amoralité. Il a tendance à s’en
prendre particulièrement, je l’ai dit, à ceux qui tentent de le faire changer et
va chercher à les faire chuter parce qu’il ne leur pardonne pas de faire
intrusion dans son système de renforcement narcissique permanent. C’est
ainsi qu’il existe des interférences entre paranoïa, perversité et sadisme. On
peut même considérer que paranoïa et sadisme sont les formes les plus
abouties de la perversité.
Figure 2. Interférences entre sadisme, paranoïa et perversité.
Dans le cercle gris foncé se situe le pervers ; en gris clair, le sadique ; en blanc, le
paranoïaque. Il existe des intersections : pervers et paranoïaque (PP), paranoïaque et
sadique (PaS), pervers et sadique (PeS).
Ce schéma illustre les différents cousinages entre la perversité, le
sadisme et la paranoïa : l’amour de la haine sous-tend leur fonctionnement.
Bien évidemment, le pervers sadique et paranoïaque (PPS) présente le plus
haut degré de criminalité. Il se situe à gauche sur le curseur de la figure 1, et
pose de très nombreux problèmes au criminologue, au thérapeute et au
clinicien.

Absence d’empathie et amoralité


Froid et calculateur, le pervers narcissique est incapable d’amour. Il est
dépourvu d’humanité et d’affect, indifférent à la souffrance de l’autre. En
revanche, il sait singer, pour un temps, des sentiments humains et peut
même manifester de l’empathie, même si c’est par pure fourberie. Tout
pervers narcissique se venge d’une blessure narcissique. Il ne supporte ni
défaite ni rejet et éprouve une rancune inflexible, un farouche besoin de
revanche pour laquelle il va mobiliser toutes les ressources dont il dispose.
La séduction perverse n’a aucune tonalité affective. Un pervers
maintient toujours une distance pour ne pas s’engager. Méprisant lois et
règles de vie, il n’a aucune notion des valeurs morales et ne connaît ni état
d’âme, ni remords, ni problème de conscience. Son unique morale est la loi
du plus fort. Il manifeste une telle banalisation du mal, un tel nihilisme que sa
victime a même peine à le croire au début. Ne respectant que plus fort que
lui dans le domaine du pouvoir, de la richesse ou de la combativité, il
méprise ceux qui expriment humanité et sensibilité. Seul compte le résultat.
Pour un pervers, la fin justifie les moyens. Il en tire même la sensation
d’avoir vis-à-vis d’autrui une intelligence supérieure !
Le pervers a l’art de la promesse, sachant qu’il n’a pas besoin de la
tenir, parce qu’elle n’engage que ceux qui y croient ! Il ne connaît ni honte ni
culpabilité. Pris en défaut, il nie avec un aplomb hors du commun. Il est d’un
égoïsme farouche avec une vision très forte de son intérêt, toujours à l’affût
d’un bénéfice pour sa personne. Opportuniste et utilitariste, il profite de
chaque situation ou de chaque personne rencontrée. Courageux
uniquement quand la victoire est sûre, afin de gratifier son image, il fait
preuve en général d’une grande prudence. Insensible à l’honneur et à
l’élégance morale, il est égocentrique, tout lui est dû. Comme un « grand
enfant gâté », il n’admet aucun reproche. Sa seule règle est celle de son bon
plaisir.
La méthode perverse
Je voudrais ici aborder la façon dont s’y prend un pervers narcissique
pour arriver à ses fins : plonger sa proie dans la confusion et la manipuler.
Diverses armes sont en effet à sa portée dans le maniement desquelles il
excelle.

Une désarmante sincérité2


Comment un pervers narcissique a-t-il accès à l’autre ? D’abord en
mélangeant mensonge et franchise en vue de déstabiliser son interlocuteur,
lequel est totalement dérouté par tant de sincérité qui le fait fondre et le
désarme. Il sait aussi falsifier la vérité de façon qu’on ne puisse pas vraiment
lui reprocher de mentir. Et il est d’autant plus redoutable qu’il est
imprévisible. Cet ensemble de caractéristiques crée une sorte de confusion
autour de sa personne, ce qui est tout bénéfice pour lui. Un pervers
narcissique a un grand art des ingrédients. Toujours dans la peau d’un
autre, là où on ne l’attend pas, il n’est jamais authentique, peut mentir avec
aplomb, d’une façon jusqu’au-boutiste. Il ne reconnaîtra jamais ses torts,
même lors d’un interrogatoire ou d’un procès – sauf s’il n’a pas grand-chose
à y perdre : il pourra alors avouer un mensonge mineur en vue de se
concilier les bonnes grâces de son interlocuteur. Jamais content d’autrui, le
pervers envie la réussite des autres, qui le mettent ainsi face à son propre
sentiment d’échec. Il diffuse sa vision négative du monde et son
insatisfaction chronique de la vie. Personne n’a vraiment grâce à ses yeux. Il
met en doute les qualités, la personnalité ou la compétence des autres, les
critique, les dévalorise et les juge sans en avoir l’air. En revanche, il ne
supporte pas les critiques qui le concernent et va jusqu’à nier les évidences.
Agresser autrui lui permet d’éviter la douleur, la peine et la dépression. Il
attend, masqué, dans l’ombre, calcule longtemps à l’avance son coup –
parfois pendant plusieurs années.

Double discours et double comportement


Un pervers narcissique est capable de feindre la plupart des émotions et
de jouer des personnages de façon étonnante. Son jeu est fréquemment
renouvelé. Il change ses opinions, ses comportements et ses sentiments en
fonction des interlocuteurs ou des situations. Il donne l’image d’une
personne parfaitement calme, ne s’énervant jamais. Mais il souffle le chaud
et le froid, dit un jour une chose, le lendemain son contraire, s’ingénie à
mettre sa proie dans la confusion. Il sait utiliser les paradoxes, se déjuger
sans le reconnaître, au mépris de toute logique et de toute cohérence,
simplement pour placer sa victime dans une situation d’expectative confuse,
dont il se servira pour mieux la soumettre et la détruire. Il va même jusqu’à
affirmer à son interlocuteur « qu’il n’a jamais tenu ces propos-là », qui
pourtant ont bel et bien été prononcés, ou bien que celui-ci a mal compris ce
qu’il a bien voulu exprimer. Il insinue alors que l’interlocuteur pourrait
manquer d’intelligence !
Jaloux et égocentrique, il prêche aussi le faux pour savoir le vrai, ou
invoque de fausses raisons logiques pour déguiser ses demandes. Comme
il se complaît dans l’ambiguïté, ses messages sont obscurs, à double face. Il
place ainsi l’autre dans l’impossibilité de fournir des réponses adéquates.
Son interlocuteur essaie de trouver des solutions qui, bien sûr, seront
inadaptées et, donc, rejetées, ce qui lui permettra d’exprimer critiques et
reproches, déroutant encore plus sa victime.
Un pervers narcissique répond très souvent de façon floue, il utilise les
autres pour transmettre ses messages, ne communique jamais clairement
ses demandes, ses sentiments et ses opinions. Il est capable de changer
totalement de sujet au cours d’une discussion, évite une réunion ou
s’échappe d’un entretien. Même s’il affirme s’en préoccuper, il ignore les
demandes d’autrui. Il n’y a que lui qui l’intéresse. Il peut dire des choses
extravagantes que les autres acceptent parce que c’est lui. Si quelqu’un
d’autre le disait, cela ne passerait pas : blagues déplacées, propos
incohérents, jeux de mots aberrants, etc. D’une certaine façon, un pervers
narcissique jouit d’une grande immunité.

Un entregent arrogant et cynique


Apprécié dans un premier temps, car affable, sympathique, séduisant, le
pervers narcissique est fin psychologue, il sait remporter les faveurs du
public et s’attirer la sympathie des auditeurs. Il aime se valoriser et paraître.
Ce qui explique qu’il ne supporte pas les critiques, qui le rendent très
agressif : il tente alors de reconstruire l’image avantageuse qu’il a de lui-
même, considérant comme un crime de lèse-majesté qu’on ait osé
l’attaquer.
Ayant extérieurement une haute opinion de lui qui cache son vide
interne, il considère autrui comme quantité négligeable. Par ailleurs, il
déteste qu’on lui fasse de l’ombre ou qu’on lui signifie un refus. Il a besoin de
rabaisser les autres en mettant en avant des traits de personnalité négatifs
qu’il a observés ou induits chez eux : ingratitude, égoïsme, faiblesse… Il
divise, manie la suspicion pour mieux régner. Il utilise le dernier moment
pour donner des ordres ou faire agir autrui à l’inverse de ses opinions,
comme une girouette. Extrêmement efficace pour atteindre ses propres buts,
il utilise un discours qui paraît logique, cohérent mais qui jure avec ses
attitudes ou ses comportements. Il est par ailleurs extrêmement doué pour
alimenter les conversations sur sa personne, surtout s’il n’est pas là !
L’impression que dégage un pervers est qu’on ne sait jamais vraiment –
dans un premier temps, du moins – s’il ignore les conséquences de ses
actes, ce qui lui confère une apparence naïve, sincère et touchante, ou s’il
joue à l’innocence, ce qui en fait un parfait cynique. Il contourne la
transgression pour faire l’économie de la culpabilité alors que le névrosé la
reçoit de plein fouet. Le pervers narcissique fait l’innocent, engagé dans un
étrange rapport à la loi qu’il refuse, ce qui fait de lui un double hors-la-loi :
non seulement il connaît la loi et ne l’applique pas, mais il refuse de rendre
des comptes !

Le cousin du paranoïaque
Doué d’une excellente combativité, un pervers narcissique a une
capacité de rebond importante que renforcent sa mégalomanie, son
narcissisme, voire sa paranoïa. Il sait habilement reporter sa responsabilité
sur les autres et se démettre de la sienne. Son orgueil démesuré, à la fois
mythomaniaque et mégalomaniaque, le pousse à gagner à tout prix. Il ne
peut admettre de perdre et utilise la ruse et les mauvais coups pour parvenir
à ses fins. Comme un enfant gâté, s’il ne rencontre pas de résistance, il ira
toujours plus loin – jusqu’au point de non-retour parfois, quand la justice
intervient : le coup d’arrêt sera alors le retour de balancier.
Ses premières réussites régulières lui donnent l’impression que les
valeurs morales sont sans fondement et qu’il peut aller de victoire en victoire
grâce à son immoralité. Il en arrive même à penser que la morale n’est faite
que pour les imbéciles. La dynamique des succès qu’il remporte devient vite
une addiction. Pourtant, tôt ou tard se dressera devant lui quelqu’un qui lui
résistera et causera sa perte. À force de duper tout le monde, un pervers se
fait énormément d’ennemis. Il devient alors plus secret, se tient sur ses
gardes, se confie de moins en moins, montre une susceptibilité maladive. Il
développe suspicion et méfiance, ce qui lui donne l’impression paranoïaque
de décupler son intelligence avec un regain d’énergie combative. C’est à
son apogée qu’il devient alors le plus vulnérable. La pente descendante
n’est plus loin.

Inadaptation et infraction
Derrière une apparence généreuse et brillante, on découvre avec
stupeur un individu mesquin, rageur, rancunier, jaloux et vengeur. Les buts
élevés qu’il affichait deviennent beaucoup moins nobles et témoignent de sa
bassesse morale. S’il se venge, c’est sans témoin, il savoure sa vengeance
en solitaire ! Ce qui explique que sa conduite paraisse secrète ou
indéchiffrable, d’autant qu’il sait manier silence et discrétion parce qu’il n’a
aucun besoin de se confier du fait de son absence de culpabilité. Il a des
actions incongrues, dont il est le seul à rire.
Cette tendance peut aller jusqu’à l’acte criminel comme un assassinat,
au point que, lors d’un procès pénal, le pervers narcissique ne bénéficie pas
d’une responsabilité altérée ou atténuée. Il connaît en effet la loi. Il est
conscient de ce qu’il fait. S’il passe à l’acte, c’est par défi, par jeu ou pour le
frisson de sa prétendue supériorité. Il est donc responsable de ses choix, et
il serait scandaleux de l’irresponsabiliser et de le faire bénéficier d’une
immunité pénale.

Psychotique ou pervers ?
Je l’ai dit, certains cliniciens considèrent que le pervers narcissique est
un psychotique sans symptômes. Tel n’est pas mon avis. Même s’il fait tout
pour se défendre de la psychose, le pervers a une organisation rigide et
archaïque fondée sur la jouissance et l’emprise qui lui fait trouver son
équilibre sur le dos d’autrui. Il est de surcroît, à la différence du psychotique,
ancré dans le réel. On peut même dire qu’il est hyperréaliste pour ses
projets et sa stratégie, ce qui lui permet de planifier et de programmer
stratégie et tactique pour utiliser sa proie. Il doit donc répondre de ses actes
et de ce qu’il impose à autrui. Il n’accepte pas non plus ses propres
contradictions internes ni de se percevoir comme malade. De ce fait, il ne
paraît pas sérieux de l’irresponsabiliser en prétendant qu’il ne peut faire
autrement pour exister. Si tant est que certains aient pu être blessés dans
leur enfance – ils ont le plus souvent manqué de père et de limites – doit-on
considérer pour autant que l’enfance excuse tout ? Si un pervers
narcissique est capable de calculer ses actes et leurs conséquences, il n’est
pas irresponsable d’un point de vue pénal. Certains spécialistes ont
rapproché maladie narcissique et addiction, mais, insistons là-dessus : un
pervers narcissique ne se considère pas comme malade, les thérapies n’ont
pas de prise sur lui. S’il accepte par calcul de s’y soumettre, il va vite
considérer le thérapeute comme incompétent. Peu de cliniciens décrivent
les mécanismes et les motivations profondes en rapport avec
l’enfermement, le mensonge systématique pour duper autrui et la
manipulation avec un double discours pseudo-sincère. Certains experts,
thérapeutes, magistrats et avocats peuvent être eux aussi dupés par le
pervers narcissique.

La route étrange de l’homme pervers


J’aborderai ici quelques questions qui font encore l’objet de
controverses entre cliniciens et chercheurs, mais qui ont l’avantage de poser
des questions essentielles : comment un pervers narcissique le devient-il ?
Comment évolue-t-il ? Qui sont ses victimes ? Quel est son niveau
socioculturel et intellectuel ? Y a-t-il un noyau du fonctionnement pervers ?

Tout se joue avant 5 ans, ou comment devient-on


pervers ?
L’explication selon moi la plus probante est celle-ci : souvent peu
reconnu dans sa personnalité propre, le pervers narcissique a été dans
l’enfance le faire-valoir de ses parents, un enfant roi, mais aussi un petit
tyran. Il a donc construit une personnalité autocentrée et, dans une certaine
mesure, factice pour se conformer à l’attente parentale. Une fois adulte, il
poursuit sur sa lancée narcissique, en instrumentalisant l’existence. Des
carences affectives précoces ou des blessures narcissiques peuvent aussi
expliquer l’incapacité à aimer et l’énorme désir de reconnaissance qui
conduit à se survaloriser en dévalorisant autrui. Les deux causes
s’additionnent alors : il s’agit d’une inacceptation de la souveraineté de
l’être. Dans l’immense majorité des cas, toutefois, le pervers narcissique a
été un enfant surprotégé, chouchouté qui profite du manque de lucidité de
ses parents sur sa véritable nature et à qui personne n’a appris à résister à
ses pulsions, à accepter la frustration et à acquérir l’altérité. Personne n’a
fait barrage à sa jouissance. La fonction paternelle, ce qu’on appelle la loi du
père, ne lui a pas été signifiée. Il n’a aucun interdit.
Faute d’avoir été castré par le père, le pervers se sent frustré et amer,
envieux et jaloux. Il veut toujours plus. Le contentement n’est pas son fort, il
est persuadé que les autres ont toujours mieux. Un petit détail deviendra
blessure narcissique ou frustration et aura tôt fait de le faire basculer dans la
haine, voire de le faire passer à l’acte. Doté d’une intelligence correcte, un
pervers narcissique devient vite machiavélique et élabore des pièges subtils.
Il peut très tôt abuser parents ou proches, avec un sens aigu de la
psychologie et de la mise en scène. Il sait déjà manipuler père et mère.

Comment évolue le pervers ?


Le pervers est face à son vide intérieur, à son absence d’intérêt pour les
autres. Il est donc extrêmement rare qu’il change, car cela impliquerait qu’il
adopte une hiérarchie des valeurs morales. Et il a tellement eu de bénéfices
à escroquer les autres et à être un imposteur ! Jouissance et emprise ont
été ses bottes de sept lieues. Il a ainsi acquis admiration, célébrité, pouvoir.
Il est impossible de changer un pervers narcissique par un discours
rationnel. Il ne faut pas oublier que la quête perpétuelle de pouvoir est une
véritable drogue dure. L’expérience montre que le pervers ne change
jamais. S’il feint de faire croire à ses proches qu’il va changer, ce n’est que
pour reculer l’échéance et mieux sauter ou renforcer son pouvoir. Il dupe les
autres. Tout effort d’amélioration est vain parce qu’il risquerait de presque
tout y perdre ! Donc moins on parle au pervers, moins on se justifie, et plus
on commence à se porter mieux. C’est le début du décrochage.

Qui sont les victimes ?


Les victimes d’un pervers narcissique présentent le plus souvent une
vulnérabilité psychique. Sensibles, elles présentent un narcissisme fragile
avec quelques brèches par lesquelles le pervers va s’introduire. Elles ont
des antécédents traumatiques dans l’enfance ou l’adolescence qu’elles
ignorent souvent parce qu’ils ont été refoulés, et souvent un père effacé qui
n’a pas été assez sécurisant. Le pervers, dans un véritable travail de corps
à corps, ne va pas respecter la nécessaire distance, mais faire irruption
dans la sphère vitale de ses proies. Ce travail de pénétration est une sorte
d’intrusion colonisatrice.
Les victimes ont les qualités que le pervers n’a pas : créatrices, prêtes à
donner le meilleur d’elles, réellement séduisantes3, extraverties et vivantes,
elles savent exprimer leurs joies. Profondément généreuses et altruistes,
elles ne peuvent concevoir que la perversité existe. Elles trouvent toujours
des excuses à leur bourreau. Prêtes à se sentir coupables, elles acceptent
aisément la critique et s’épuisent à donner au pervers une impossible
satisfaction. Capables de prendre sur elles et d’intérioriser une culpabilité
qui n’est pas la leur, elles ont tendance à penser que tout est leur faute. Le
pervers narcissique peut ainsi projeter hors de lui ce qui ne va pas et rejeter
la culpabilité sur sa proie : ce n’est pas moi, c’est l’autre ! Quand vous vous
sentez coupable sans raison objective, que vous ressentez un
incompréhensible malaise et que vous vous dévalorisez, cherchez autour de
vous, un pervers n’est pas loin. Il aura su vous transfuser sa négativité et sa
culpabilité !
Le pervers narcissique recherche une personne maternante, dévouée,
aimante, parce qu’il a besoin d’être admiré, vénéré. Il veut une proie
dévouée corps et âme à son service. Comme il ne peut offrir en échange que
la haine, l’attirance qu’il ressent va se transformer en destructivité vis-à-vis
de la personne à qui il doit tant. Ses victimes sont pleines d’énergie, d’allant,
d’enthousiasme, de joie de vivre. Elles ont un caractère passionné. Il les
vampirise, les dévitalise parce qu’il croit ainsi pouvoir aspirer leurs qualités.
Ses choix se portent donc vers des personnes honnêtes, aimables,
sincères, mais qui ont aussi un besoin de réparation et de consolation,
manquent d’esprit critique, et qui voient dans le pervers un grand gosse à
dorloter. Car le pervers sait faire vibrer la fibre maternelle.
Une certaine naïveté et une fragilité sont deux autres ingrédients très
prisés du pervers narcissique pour favoriser une relation de dépendance. Sa
victime a besoin de se blottir contre une personnalité officiellement forte, qui
rassure. C’est justement l’image que le pervers veut donner de lui. Les
personnes qui succombent ont très souvent eu un père absent ou falot, une
mère phallique et omniprésente. Le pervers peut ainsi se nourrir de l’espoir
qu’elles placent en lui et dans ses fallacieuses promesses.
Pendant longtemps, la personne harcelée va garder l’illusion de guérir
son agresseur. Ce qui explique qu’elle subisse ses coups sans sourciller et
ses attaques qui la détruisent. Elle présente un mélange de fierté,
d’aveuglement, d’entêtement, mais aussi de refus de la réalité et de
distorsion cognitive en ne voulant pas voir cette réalité en face. Elle ne veut
pas se reconnaître comme victime, elle imagine contrôler la situation – ce
que le pervers lui fait croire d’ailleurs alors que c’est lui qui tire les ficelles !
Certaines victimes présentent un tel manque de confiance en elles
qu’elles acceptent avec une étonnante passivité leur soumission. Au point
que certains psychanalystes ont pu considérer qu’elles seraient secrètement
complices, favorisant une relation sadomasochiste, dans l’espoir de se faire
mieux accepter du pervers par la satisfaction qu’elles lui procurent. Je
pense que cette construction théorique relève plutôt de la fiction, pour en
avoir vu les dégâts sur les victimes et constaté qu’elles n’en redemandaient
pas !
La plupart d’entre elles sont trop faibles pour se défendre et sont
déstabilisées par l’absence de scrupules et par le mensonge systématique
du pervers, et savent qu’il est capable de se venger. Elles présentent un
mélange de fascination et de peur. Certains pervers infligent à leurs victimes
de tels coups qu’elles mettent du temps pour s’en remettre. Quelques-unes
vont d’ailleurs jusqu’au suicide. On peut à ce sujet parler de crime parfait.
Certains cliniciens ont comparé l’aveuglement des victimes à celui des
membres d’une secte face au gourou. Elles ne mesurent pas la puissance
de l’emprise et le courage nécessaire pour s’en libérer. D’où leur facilité à se
bercer d’illusions !
Souvent, la victime d’un pervers a une problématique non réglée avec
son propre père, qui a été disqualifié, absent ou effacé et n’a pas su jouer
son rôle protecteur ni fixer des limites. Et comme il ne faut pas oublier que le
pervers narcissique a une grande capacité à colorer la vie de couleurs vives,
il est dans un premier temps très attirant. Il ajoute un supplément de vie
dans une existence monotone, c’est son grand pouvoir. Il a aussi un autre
pouvoir, celui de calmer l’anxiété du névrosé : il l’endort agréablement, lui
faisant croire que la vie est un long fleuve tranquille, ce qui ne manque pas
de charme !

Niveau socioculturel et intellectuel des pervers


narcissiques
Un pervers narcissique est fin psychologue. Il a en général un bon
niveau culturel et une aisance sociale qui l’aide à charmer son entourage et
à manipuler ses proies. C’est un prédateur, qui sait très bien se servir des
effets de discours ! Même s’il est mielleux et adopte systématiquement une
position basse pour tromper son interlocuteur, il pense être fort et se situer
au-dessus ; il se persuade que les autres ne peuvent que l’admirer, compte
tenu de ses qualités et de sa haute importance. Il se sert d’autrui pour en
obtenir ce à quoi il est sûr d’avoir droit et, par un subtil retournement de
situation, il suscite la culpabilité de sa victime afin de l’empêcher de
retrouver son indépendance. Son mépris de l’autre est tel qu’il n’a aucun
problème de conscience. Jamais ne lui viendrait à l’esprit une interrogation
sur son fonctionnement. Pour lui, sa victime lui doit gratitude et
remerciements pour ce qu’il fait pour elle, car elle ne serait rien sans lui !

Le noyau du fonctionnement pervers


Le pervers narcissique comme tout manipulateur sait se rendre aimable
et utilise différents personnages : séducteur un jour, il saura le lendemain se
présenter comme victime faible et innocente. Ayant un important souci de
l’apparence, il donne une image valorisante de lui et cache son absence
d’émotion, d’amour et d’authenticité. Tout ce qui n’est pas lui l’indiffère, il ne
s’intéresse qu’à la manipulation d’autrui et, dans ce but, fait alterner chez
l’autre les regrets et les peurs. Grâce à son intuition considérable au point
qu’il a des antennes ou un radar, il sait d’emblée ce dont l’autre a besoin et
s’en sert pour le mettre sous sa coupe. Le pervers narcissique est quelqu’un
qui n’est pas fini. Et ce non-fini implique qu’il a besoin de l’autre pour le
compléter. Par ailleurs, en disant à quelqu’un : « Vous êtes celui qui compte
le plus pour moi », il introduit une relation forte d’emblée où l’autre se sent
important. En retour, le pervers se sera rendu important aux yeux de son
interlocuteur. Bien joué ! Et, bien évidemment, il a un grand nombre de
personnes qui comptent considérablement pour lui !
Avec lui, la maltraitance n’est pas sous le feu des projecteurs.
Spécialiste de la double vie et de la double personnalité, c’est un véritable
caméléon, qui sait reproduire le comportement ou les paroles de l’autre pour
créer l’illusion d’un accord parfait ! Il agit dans l’ombre et a horreur de la
pleine lumière. Prudemment, il sait cloisonner ses relations, pour qu’on ne
recoupe pas ses mensonges ou que ses victimes ne s’allient pas contre lui.
Il possède en ce domaine une technique redoutable et sait encenser pour
mieux couler : « Vous êtes le meilleur, le plus cultivé, la seule personne qui
compte à mes yeux, mon unique ami… » Il n’hésite pas à resservir le même
leitmotiv à plusieurs personnes. Ces éloges, cette soumission feinte ou cet
attachement officiel ont pour but de vous endormir et de jouer ensuite l’effet
de surprise pour fondre sur vous au moment où vous vous y attendez le
moins ! Au Moyen Âge, on parlait de félonie.
Le pervers narcissique, je l’ai dit, aime les situations où il sera admiré. Il
fait tout pour attirer l’attention de ses semblables qu’il considère pourtant
comme de simples faire-valoir ou des victimes potentielles. Il utilise son
pouvoir de séduction, ses talents de comédien, son apparence sérieuse,
bref, toutes ses facettes pour s’imposer. Par exemple en arrêtant la
discussion par des injonctions qu’il veut définitives comme : « Te rends-tu
compte de ce que tu me demandes ? » S’il compte beaucoup pour certaines
personnes, personne ne compte pour lui. Il ne perd pas son temps à parler
des autres, il agit.

La force du pervers, ou l’art de la suggestion


En plus de la séduction, le pervers narcissique excelle aussi à provoquer
sentiments, réactions, actes ; il procède par allusions, et ne se compromet
pas. Il suscite l’intérêt d’autrui pour mieux le duper, allèche sa proie, sans
entrer dans le vif du sujet, l’air de ne pas y toucher. Il pousse ainsi l’autre à
chercher à en savoir plus, pour l’amener là où il l’a décidé. De la même
façon, s’il veut refuser quelque chose, il prendra l’autre à contre-pied avant
même qu’il ne sache pourquoi. Pour obtenir l’ascendant sur sa victime, il use
d’un message moralisateur et s’affiche comme noble et pur, contraignant
l’autre à se soumettre à cette morale. Il se présente souvent avec une fausse
modestie, osant à peine proposer ses solutions, ce qui a pour effet de mieux
susciter l’intérêt et la convoitise. Il sait se rendre indispensable et
irremplaçable. Capable de se faire passer pour bête et naïf4, il prêche le faux
pour savoir le vrai.
L’art de la controverse
Il arrive parfois qu’à un moment de moindre vigilance et parce qu’il est
tellement fier de ses manigances le pervers narcissique se vante auprès
d’autrui de ses succès, insistant sur le fait que sa proie l’a bien mérité –
« pourquoi est-elle si naïve ? ». Quand des interrogations naissent à propos
de son comportement et de sa sincérité, il parvient assez aisément à redorer
son blason, affirmant qu’il cherchait juste à tester son interlocuteur.
Curieusement, il se fera pardonner parce qu’il sait se rendre sympathique et
qu’il a souvent une explication toute prête pour justifier un comportement
contradictoire – une fatigue, une maladie transitoire, et puis tout le monde
peut se tromper, non ? Le pervers est capable d’un avis un jour et d’un autre
le lendemain, pour le plaisir de la contradiction et le besoin de plonger autrui
dans la confusion. Il utilise des messages paradoxaux.

L’art de la calomnie5
Le pervers narcissique a une grande capacité à calomnier, tout en
restant très maître de lui. Avec grand sérieux, se donnant l’air de rapporter
des paroles qui ne sont pas les siennes, il n’use jamais d’accusations
claires, seulement d’allusions voilées. À la longue, il distille le soupçon,
mais, officiellement, il n’a jamais tenu un seul propos diffamatoire ! Il abuse
de la répétition, semant le doute sur l’honnêteté de l’autre et ses intentions. Il
sait que beaucoup de gens font du proverbe « il n’y a pas de fumée sans
feu » une vérité absolue qu’il n’hésite pas à utiliser très régulièrement,
d’autant plus qu’on ne sait jamais d’où vient la fumée !
La pratique de la confusion
Les victimes d’un pervers narcissique le disent régulièrement, elles ont
été tellement manipulées qu’elles ne savent plus où elles en sont ni qui
croire. Elles sont dans la confusion. Qui plus est, comme elles ne sont plus
très sûres de rien, elles s’embrouillent dans leurs actes, leurs explications,
leurs jugements et se dévalorisent au point d’apparaître quasi délirantes. De
fait, un pervers narcissique se débrouille toujours pour renverser la charge
de la preuve : de persécuteur qu’il est dans la réalité, il parvient à se poser
en victime imaginaire. Cela en grande partie parce qu’il a créé une relation
de dépendance, bloqué les capacités de jugement de sa proie et pratiqué un
harcèlement qui l’a vampirisée. En outre, nous avons tous tendance à sous-
estimer les pervers, parce qu’ils savent nous endormir !

L’art de la confusion entre soi et l’autre


Un pervers narcissique s’attribue les qualités de l’autre et les lui dénie
pour pallier ses manques personnels et se parer d’atouts superbes. Il a l’art
de feindre d’avoir oublié les points essentiels qui caractérisent les
confidences que vous lui avez faites et qui, pour vous, caractérisent des
périodes essentielles de votre vie dont il banalise sciemment le manque
d’intérêt. La séduction perverse est essentiellement narcissique. Ce pervers-
là cherche dans l’autre une image aimable de soi ; sa séduction est à sens
unique. Il fascine sans se laisser prendre, tente de conjurer la réalité pour
manipuler les apparences. C’est ainsi qu’il est maléfique et rend confus. Son
but est d’effacer les limites entre soi et l’autre. Se produit une sorte
d’aliénation qui peut évoquer l’idéalisation amoureuse où l’on se refuse à
voir les défauts de l’autre, mais, ici, nous sommes dans l’incorporation qui a
pour but de détruire : l’autre constitue une menace, et il n’est en rien
complémentaire pour le pervers.

Crédible malgré des énormités !


La communication perverse est faite de fausses vérités. Si le conflit
devient ouvert, le pervers narcissique va utiliser les mensonges les plus
grossiers, et se débrouiller pour toujours avoir raison. Il a déjà vampirisé et
affaibli sa victime, qui ne se complaît pas dans la polémique et qui vit dans
la confusion permanente entre vérités et mensonges. Lors de la mise à mort
de sa proie, le pervers recourt au mensonge direct, à l’encontre de
l’évidence. Il déploie ses talents de comédien et vise à convaincre
l’entourage de sa victime qu’il a raison. Pour lui, tout ce qu’il dit dans
l’instant est vrai. Un pervers narcissique ne craint pas de falsifier la vérité. Il
va même jusqu’à prétendre que l’absence de traces objectives est la preuve
de l’inexistence des faits rapportés. Son mensonge est l’exact déni de ce qui
s’oppose à son intérêt narcissique. Il utilise un foisonnement de détails qui
trompe la vigilance des proches. Au point que plus c’est gros, plus on a
tendance à y adhérer, tellement il y met du sien et joue admirablement sa
partition !

Le renversement de la charge de la preuve


Le pervers narcissique sait admirablement se poser en victime. Dans un
divorce, par exemple, il se dira abandonné et clamera partout qu’il n’y est
pour rien, et il finira par trouver des consolateurs zélés ! L’enfant, si enfant il
y a, se retrouvera ballotté entre ses deux parents, servira de monnaie
d’échange, de bouc émissaire, voire pourra présenter ultérieurement un
syndrome d’aliénation parentale (SAP). Ce syndrome, décrit en 1986 par
Richard Gardner, apparaît, on le sait, quand l’un des parents effectue, de
manière implicite, un « lavage de cerveau » visant à détruire l’image de
l’autre parent. Quand l’opération réussit, l’enfant rejette ou diabolise ce
parent qu’il aimait auparavant et fait indissolublement corps avec le parent
aliénant, conformément au désir de celui-ci. Pour le reste, profitant des
circonstances, le pervers prend, avec talent, sa mine de chien battu, attirant
des femmes maternelles qui se dévouent à autrui et qui deviendront de ce
fait ses futures victimes. De la même façon, il saura tirer profit d’une
maladie, qu’elle soit imaginaire ou réelle, d’un accident, ou abuser d’un
handicap.

La relation de dépendance
L’autre, c’est le double, et il s’agit pour le pervers de nier toute
différence, toute altérité. Un pervers narcissique ne tient pas compte des
droits, des besoins et des désirs de l’autre, qu’il assujettit. Il flatte pour
plaire, fait des cadeaux (qui ne coûtent pas cher !), se met aux petits soins
pour sa proie, mais produit malgré tout un sentiment de malaise et
d’absence de liberté. Le pervers, quand il exprime consciemment un besoin,
s’arrange pour qu’il reste insatisfait : soit la demande dépasse les capacités
de l’autre, soit elle est exprimée à un moment crucial où l’autre ne peut la
satisfaire. D’où son mécontentement permanent qui l’aide à démontrer le
côté « saumâtre » de l’existence : il l’avait bien dit !
Le harcèlement pour bloquer les capacités de
jugement
Lors de la phase d’emprise, la tactique du pervers narcissique est
essentiellement d’inhiber la pensée critique de sa victime. Dans la phase
suivante, d’injonction et d’induction, il provoque des actes et des réactions.
Il essaie de pousser à bout sa victime, ce qui lui permet de la dénoncer
comme mauvaise ; ainsi, elle apparaîtra aux yeux des autres comme
responsable de ce qui lui arrive ! Le pervers provoque alors des conflits
artificiels, dans le but de se faire des alliés et de fragiliser sa proie. Il cherche
à l’isoler, à ne pas transmettre les consignes, à donner des tâches
humiliantes ou, au contraire, un excès de travail, voire un travail largement
au-dessus de ses compétences. Sur le point d’être confondu lorsqu’il s’est
livré à des actes de violence, il maîtrise aussi l’art d’enrober les choses et, à
l’ultime moment, juste avant sa condamnation, tente de se faire passer pour
irresponsable de ses actes. Ce qui rappelle, dans un autre registre, les
déclamations du vicomte de Valmont à madame de Tourvel, quand il la
délaisse et répète : « Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute, ce n’est
pas ma faute. »

Prendre l’autre pour une toupie, ou comment


jouir à tout prix…
D’où vient la capacité du pervers narcissique à faire croire qu’il est
indispensable ? Quand il est là, rien ne peut arriver, il rassure et il sait
trouver la faille pour accéder au cœur de l’autre, pour mieux l’emprisonner
dans des filets invisibles, mais ô combien efficaces ! Il se balade dans le
cerveau de sa proie, a la connaissance intuitive de ses aspirations, puis il
prend le pouvoir. L’hôte devient téléguidé au moment même où il croit
n’avoir jamais été aussi bien compris par quelqu’un ! Cette proximité de
pensée à laquelle fait croire le pervers narcissique met l’autre dans une
confiance – pour ne pas dire un aveuglement – propice à la défaite de sa
propre pensée. Le souvenir de la petite enfance n’est pas loin. La force du
pervers, c’est aussi de savoir faire vibrer la mélancolie en chacun de nous
pour ce lieu lointain de l’enfance lié étroitement à la mère…

1. On appelle « plasmide » le matériel génétique injecté par un virus à l’intérieur du


cytoplasme de la cellule bactérienne. Ce plasmide continue son existence propre et
contamine la bactérie.
2. Il est important à ce sujet de distinguer « sincérité », qui résulte d’un effet théâtral de
séduction et qui ne dure qu’un instant, de l’authenticité, qui, elle, renvoie à l’unité de l’être
et à sa permanence. La sincérité, selon nous, se caractérise par une loyauté qui n’est pas
inscrite dans la durée, tandis que l’authenticité est durable, son exactitude est
incontestable. On parle par exemple de documents authentiques. Le terme sincère, en ce
domaine, n’est pas suffisant.
3. Il y a lieu, à ce sujet, de différencier séducteur = actif (qui peut être un trait de
perversion) de séduisant, qui est en rapport avec le charme, plutôt donné (au sens passif
du terme) que recherché activement.
4. « Faire l’âne pour avoir du foin » est un proverbe qui lui convient parfaitement.
5. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! », Francis Bacon, Essai
sur l’athéisme (1597), Paris, Aubier, « Les Essais », 1992.
CHAPITRE II

Un narcissique
sans mystère
Le qualifcatif « pervers », qu’il s’applique à une personnalité ou à un
acte, comporte l’idée d’immoralité et d’asociabilité, ce qui implique d’emblée
des liens étroits avec la question du mal, de la justice et de la vie en société.
Ce n’est que tardivement, vers le début du XXe siècle, que la psychanalyse
s’est emparée de ce terme, afn d’en aborder la psychogenèse. Freud en
réalise l’étude notamment dans Trois Essais sur la théorie sexuelle. Pour lui,
la jouissance du pervers s’intègre dans une régression de la libido à un
stade prégénital ; elle s’accompagne d’un déni d’une partie de la réalité et
d’un clivage du moi.

Déni et clivage : deux armes essentielles


En psychanalyse, le déni désigne l’absence de perception d’une partie
de la réalité et particulièrement celle de la diférence des sexes, qui est à
l’origine de l’angoisse de castration. Il porte autant sur la réalité externe, dite
perceptive, que sur la réalité interne. L’acte de déni est un refus de certaines
perceptions, et il est pour Freud caractéristique de la perversité. Un
fragment, ou une partie plus importante de la réalité, est escamoté. Alors
qu’elle perçoit la réalité, la personne qui dénie se comporte comme si cette
réalité n’existait pas. Dans la perversité, on l’a vu, l’autre n’est plus sujet,
mais objet de jouissance. On peut dès lors s’interroger sur les possibilités
d’insight du pervers et sur l’impact d’un jugement moral sur l’acte pervers1.
Dès lors, quel accès le pervers a-t-il à la loi ? Ne trouve-t-il pas sa
jouissance dans la transgression d’un interdit ?
Le clivage, lui, renvoie à une coupure entre deux parties du Moi, qui
s’ignorent l’une l’autre. Il repose sur le fait qu’une partie de la réalité est
perçue, mais rejetée. C’est là aussi une façon de se protéger contre
l’angoisse de castration, fondement de la structuration perverse. La réalité
paraît trop brutale. Il y a donc un abandon d’une partie de la perception
inconciliable avec les exigences pulsionnelles. Il s’agit de remplacer ce qui
est par des représentations plus supportables. Comme la clinique conduit à
constater qu’il persiste un relatif contact avec le réel, Freud en arrive à
penser la séparation entre deux parties de la personnalité, l’une percevant la
réalité et l’autre la déniant. La particularité du clivage réside dans l’absence
de communication entre les deux parties clivées : il n’y a pas de compromis.
Dans la névrose, une partie de la réalité est aussi déniée (souvent dans
le refoulement), mais cette dénégation peut être levée dans une prise de
conscience, dans l’expérience psychanalytique. De même, toujours dans la
névrose, selon Melanie Klein du moins, il peut exister un clivage de l’objet :
le bon objet gratificateur, qui dispense des satisfactions, et le mauvais objet,
qui est source de frustration. C’est ainsi que l’objet pulsionnel qu’est la mère
sera vécu selon les moments comme bonne mère maternante ou mauvaise
mère persécutrice.
Alors que le psychopathe est intolérant à la
frustration…
Le déni et le clivage caractéristiques du pervers narcissique lui servent à
éviter la contradiction et l’ambivalence qui permettent habituellement de
peser le pour et le contre et de faire des choix en fonction de critères
éthiques. Chez le psychopathe, on trouve un refus du temps d’arrêt de
l’action qu’impose la frustration.
La frustration est un état mental d’insatisfaction caractérisé par un
déséquilibre entre un désir, une attente et sa réalisation. Le terme utilisé
auparavant par les psychanalystes est passé dans le langage courant. Les
sources de la frustration peuvent être internes ou externes. Les sources
internes sont en rapport avec des déficiences personnelles, un manque de
confiance en soi, une phobie sociale qui empêche d’atteindre un but. Les
causes externes mettent en jeu le contexte, l’environnement (une grève, une
manifestation, la neige qui bloque la route, toutes situations contre
lesquelles nous ne pouvons rien) ou encore un refus ; elles peuvent être à
l’origine de réactions excessives de la part du psychopathe. L’intolérance à
la frustration anéantit la capacité de concentration et de réflexion, diminue
sa capacité constructive ou créatrice et entraîne une attitude agressive ou
des passages à l’acte impulsifs.
… le pervers, lui, recherche la jouissance
Tapi dans l’ombre2, il construit son acte dans la recherche d’une
jouissance, qui peut le faire percevoir comme mystérieux dans la mesure où
on ne perçoit pas quel est son moteur. La perversion s’exprime alors soit
dans les formes de son passage à l’acte, soit en une entité nosographique
correspondant aux troubles sexuels, soit en prenant une forme particulière
(troubles des habitudes et des impulsions, conduites dyssociales, crimes)
ne répondant pas aux critères d’une maladie mentale, mais avec à la clé la
jouissance du prédateur. Rappelons-le, le moteur du pervers est l’emprise et
la jouissance.
L’expertise pénale, l’injonction de soins demandés aux psychiatres ont à
tenir compte de ces difficultés. La perversité en effet n’est pas assimilable à
une maladie psychiatrique. Comment évaluer la responsabilité ? Quelles
explications, quelles possibilités de reconstruction peut-on offrir aux
victimes, objets de la jouissance d’un pervers ?

Le pervers est un destructeur


Dès que l’acte pervers est commis, il y a pour la victime un traumatisme
psychique, parce qu’un trop-plein d’excitation a fait irruption sans qu’elle y
soit préparée et sans qu’elle puisse lui donner un sens. Et il n’y a pas de
possibilité de faire des liens entre ce trop-plein et son sens relationnel ou
affectif. C’est ainsi qu’on peut considérer le pervers comme un amateur de
sensations fortes, pour lui comme pour sa proie. Or l’excitation permanente
est la porte ouverte à la perversion ordinaire, autre façon de parler de « la
bouche ouverte ».
Certes, la manipulation et le mensonge ne sont pas l’apanage unique du
pervers, mais ce qui le caractérise, c’est l’indifférence (ou la jouissance) à la
souffrance de l’autre dont il peut abuser. Le pervers fait de nous sa victime,
sa culpabilité est inexistante, ce qui donne une impression de liberté et
d’intelligence. Il n’a pas acquis le sens de l’altérité. On dit classiquement
qu’il ne souffre pas. C’est même ainsi qu’on justifie la condamnation pénale
dans son aspect de punition sociale, à cause de l’incurabilité structurelle du
pervers qui ne connaît pas la culpabilité. Cette approche est vraie si l’on
définit le pervers comme celui qui, sur les plans médico-légal et
psychodynamique, enfreint la loi tout en sachant que c’est la loi. De ce point
de vue, on peut d’ailleurs se demander si le pervers n’est pas celui qui
fascine l’autre parce qu’il ose ce que nous n’oserions pas faire : on dit qu’il
agit le fantasme de l’autre à son insu et qu’il le manipule. Ce qui favorise la
réussite du passage à l’acte du pervers, c’est qu’il a une part de sincérité qui
fait que nous lui faisons confiance, jusqu’au moment où cette confiance se
change en terreur, parce que tout bascule avec le pouvoir qu’il s’arroge sur
nous.

L’amoralité du pervers
La morale est un ensemble de normes et de règles qui caractérisent une
société et favorisent son existence, sa cohérence, sa solidité et même sa
survie. Elle a des fondements philosophiques, car elle est une théorie du
bien et du mal, qui fixe par des énoncés normatifs les fins de l’action
humaine. En ce sens, la morale est l’ensemble des règles de conduite que
l’on tient pour universelles et qui considèrent que la fin ne peut justifier les
moyens. La morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas
qu’on nous fasse, c’est-à-dire à tenter de se mettre à sa place, à se
représenter les conséquences de ses actes.
La différenciation entre l’honnête homme et le pervers est dans la perte
du sens moral. Non dans le contenu des fantasmes, mais dans leur maintien
ou non dans le registre imaginaire. Le pervers est celui qui exécute son
fantasme : il jouit dans le passage à l’acte transgressif et n’a aucune
culpabilité. En clair, il arrive à chacun d’avoir de mauvaises pensées, ce
n’est pas pour autant que nous les exécutons. La morale (notre Surmoi) est
une force interdictrice. La différence se situe entre la mise en scène par
opposition avec la mise en acte. On peut considérer que la règle intériorisée
est ce qui permet au citoyen de savoir comment se conduire, tandis que la
loi est le rappel extérieur que cette règle existe et qu’il faut s’y conformer
sous peine de sanction.
L’amoralité du pervers narcissique est systématiquement constatée par
les experts. Elle est due en grande partie à l’insensibilité et à la recherche de
la jouissance dont la condition est l’acquisition d’un pouvoir sur l’autre. Le
pervers s’est replié en deçà de ce qui est humain. C’est un déséquilibré qui
n’a pas intégré la loi morale et qui a tendance à faiblement neutraliser ses
conflits internes. Il les projette sur l’extérieur dans son comportement et ses
actes. L’autre, dans l’usage qu’il en fait, devient comme le commentaire de
ses pensées inconscientes, car la pulsion n’est pas élaborée dans ses
conséquences. Il y a dans ce domaine faillite des processus secondaires,
ces processus constructeurs qui obéissent au principe de réalité par
opposition au primat du pulsionnel qui suit l’unique principe de plaisir.
L’irruption de la brutalité pulsionnelle qui s’empare du pervers renvoie
bien sûr à la perte du contrôle liée à l’urgence à satisfaire une pulsion, mais
il y a aussi la maîtrise de la proie issue de son incapacité fondamentale à
être sensible à la souffrance d’autrui. La sympathie – c’est-à-dire
étymologiquement la capacité à souffrir avec – n’existe pas chez le pervers.
Pourtant, il est séducteur et ô combien ! Le diable n’est pas une figure
grimaçante, il attise notre intérêt, et la tentation peut prendre une forme
ravissante pour capter notre attention ! Le pervers narcissique cherche à
montrer l’inanité de l’amour et éprouve la capacité du lien jusqu’à
l’épuisement parce qu’il est confronté sans le savoir à la question de
l’absurdité de la vie qu’il ne veut pas même se poser. Il n’entretient aucun
dialogue avec la mort et se repaît, tel Saturne dévorant ses enfants3, de la
souffrance de l’autre à laquelle il est insensible (mais dont il jouit) et de
l’ascendant que sa séduction aura opéré. C’est là une grande part de sa
destructivité.
Dans le couple qu’il forme avec sa proie, le pervers narcissique prend
aisément l’allure du calme flegmatique et sa proie, celle de l’effervescence
stérile qu’il a lui-même engendrée. L’image qu’il peut donner est à son
avantage et au détriment de sa victime qu’il met en ébullition et dont il
regarde avec délectation et supériorité l’agitation brouillonne et finalement
stérile. Comme le chat avec la souris juste avant de l’achever.
Il est difficile de se remettre de la rencontre avec
un pervers
Le pervers narcissique va percuter de plein fouet notre personnalité en
ce qu’elle a de plus intime, mais aussi notre chair dans ce qu’elle a de plus
personnel. Cette violence primaire rend odieuse la perversité et convoque
bien évidemment un besoin de vengeance, qu’il faut entendre comme
naturel et sain dans un premier temps. C’est la première étape après la
meurtrissure, la blessure et la dépression qui contribuent au sentiment de
honte dans lequel une victime peut s’enfermer si personne ne lui tend la
main. Si les conduites névrotiques exagèrent le contrôle interne par la
production de défenses comparables à une cuirasse, dans la perversité,
cette cuirasse n’existe pas, les pulsions s’expriment de façon très variée et
librement ! C’est en ce sens qu’on a pu dire que la perversion était l’inverse
de la névrose. Pour le reste, il existe des traits communs aux différents
pervers : ils se ressemblent et s’assemblent par une instabilité du
comportement, une adaptation à la vie sociale, une tendance au passage à
l’acte. Ils donnent aussi l’impression d’être offerts et ouverts à la vie, un
sentiment de liberté qui ne peut qu’attirer tout névrosé qui se refuse le plaisir
de vivre.

L’absence d’altérité du pervers


Dire du pervers narcissique qu’il n’a pas intégré la loi, même si c’est
vrai, ne fait pas beaucoup avancer le problème. C’est un peu comme si on
parlait de la vertu dormitive de l’opium pour en expliquer la sédation… par la
vertu dormitive ! La boucle est bouclée, mais nous n’avons pas avancé. Le
problème essentiel du pervers est qu’il n’accède pas entièrement à l’altérité.
Autrui n’a d’intérêt que s’il peut en faire l’objet de sa jouissance. L’autre est
donc soumis au pervers. Il a perdu sa liberté. Le pervers n’accepte pas le
non. Tout doit être soumis à sa règle du bon plaisir (ou de la jouissance
érigée en norme, comme quête éperdue de l’excès). Rappelons que le
pervers est, d’un point de vue médico-légal comme psychanalytique, celui
qui enfreint la loi tout en sachant que c’est la loi. C’est ce que l’on appelle la
transgression. Et cette transgression se fait dans l’optique de la jouissance.
Le pervers considère que la fin justifie les moyens et, de préférence, sans
véritable effort. Peut-on d’ailleurs concevoir un pervers qui ferait un effort ?
Avec un tableau aussi traumatisant, il paraît impossible de se remettre
de l’inhumain en l’homme pervers. Toutes proportions gardées, bien
évidemment, c’est un peu comme si l’on demandait aux rescapés des
camps nazis d’oublier et de mener une vie normale. Primo Levi à un
Allemand venu lui demander pardon répond : « Je ne sais pas ce que
signifie pardonner […]. Je ne voudrais pas qu’on prenne cette absence de
jugement explicite de ma part pour un pardon indiscriminé. Non, je n’ai
pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l’avenir,
je ne leur pardonnerai, à moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un qui ait prouvé
– faits à l’appui, et pas avec des mots, ou trop tard – qu’il est aujourd’hui
conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l’étranger,
et qu’il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience
et de celle des autres. Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je
suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à
pardonner à son ennemi ; mais un ennemi qui se repent n’est plus un
ennemiVI. »

Qu’est-ce qui caractérise le pervers


narcissique ?
La manipulation ? Mais ne la trouve-t-on pas aussi chez l’hystérique ou
le paranoïaque qui font de nous leur auditoire privilégié et cherchent à nous
compter comme fidèles dans leur camp ou spectateurs sur leur scène ? Le
mensonge ? Mais Don Juan et, avec lui, les séducteurs ou les mythomanes
savent si bien mentir ! La jouissance ? C’est sans doute par ce biais-là
qu’on peut le mieux approcher le pervers, la jouissance étant entendue
comme la capacité à se sentir exister dans l’obligation d’une mainmise sur
l’autre. Ce qui implique l’absence de recherche de consentement, l’autre
n’étant là que comme objet de jouissance. On est très près du sadisme,
mais ici pas de partenaire masochiste, dont la jouissance à souffrir peut
gommer, par sa propre complaisance, celle du sadique. Toutefois, dire que
le pervers jouit de la souffrance qu’il inflige à l’autre n’est qu’une
constatation clinique qui ne permet pas d’avancée psychodynamique. Il faut
donc chercher d’autres hypothèses pour tenter d’en mieux cerner la finalité.

Le pervers tente d’échapper à quelque chose


Si on pose comme postulat qu’on est pervers pour échapper à quelque
chose, est-ce au châtiment que le pervers veut échapper ? Aux
conséquences de ses actes ? Au respect de la loi ou bien à tout autre
chose ? Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse4, cette
phrase, nul doute que le pervers la connaît bien ! N’y a-t-il pas dans
l’irrespect de l’autre que pratique le pervers narcissique une implicite
démonstration que tout est pourri, sanieux, purulent, infecté, putride, vain et
surtout que la beauté et la pureté n’existent pas ? Car le pervers veut
souiller. Il conteste la part d’esthétique que contient l’existence. Et l’amour
est aussi la capacité à révéler en autrui des qualités enfouies en lui, à son
insu.
Quelles sont les hypothèses psychodynamiques qui permettent de
mieux situer ce qui se trame dans le rapport entre le pervers narcissique et
sa victime ? La première est de considérer qu’il existe un axe
psychopathologique qui va de la névrose à la psychose en passant par
l’étape intermédiaire de la perversion. Dire que le pervers se défend de la
psychose, c’est supposer qu’il entretient une relation particulière et
spécifique avec le réel. Est-ce seulement parce qu’il se croit au-dessus des
lois et qu’il les enfreint ? Ou bien peut-on considérer que les nombreux
passages à l’acte du pervers narcissique sont des équivalents délirants ?
Cette idée que rien (ou presque) n’arrête un pervers semble indiquer qu’il
cherche indéfiniment ses limites et que la fonction « paternante » (la
métaphore paternelle) qui conduit à intégrer que tout n’est pas possible n’a
pu se marquer dans son inconscient.
Chez un pervers, l’intégration de la loi et son corollaire, l’interdit, ne sont
pas signifiants. Le non n’a pas de sens. C’est ce qui peut expliquer que le
pervers veut tout, tout entier et tout de suite. La castration5 et la frustration
n’opèrent pas avec lui : il est dans l’évitement de ces deux notions qui sont
fondamentales à toute vie sociale, qui font que nous sommes un parmi
d’autres et qu’autrui nous est nécessaire. Ce fonctionnement presque dans
l’immédiateté de la décharge, sorte d’acting out, montre bien à quel point le
pervers fonctionne selon le principe primaire du couple plaisir-déplaisir. Il
n’accepte pas de « différer » en suivant le principe de réalité qui modifie ou
restructure la pulsion pour la rendre recevable par l’autre. Connaissez-vous
beaucoup de pervers qui « subliment », c’est-à-dire qui changent le but et
l’objet de leur pulsion au profit de cette part d’idéalité qui sertit l’existence
d’une certaine beauté – cette différance6 faisant alors toute la différence ? Le
pervers a un parti pris qui concerne son plaisir et sa jouissance, qu’il
camoufle dans un premier temps parce qu’il méprise l’autre qui n’est que
l’objet de son bon plaisir. Ce qui laisse à penser qu’il est possible, au point
où nous en sommes de notre réflexion, de proposer une seconde
hypothèse : le pervers est incapable d’amour ou n’a pas beaucoup de
capacité d’amour pour l’autre. Son oblativité est affaiblie, il ne peut projeter
en l’autre suffisamment de qualités qui le rendraient aimable à ses yeux.
La lecture très noire de l’existence qu’a le pervers narcissique laisse à
supposer qu’une attente forte au cours de son développement n’a jamais
été entendue ou que quelque chose s’est cassé en lui, stoppant ainsi un
processus qui aurait dû être plus harmonieux dans l’investissement du
monde et d’autrui. La relation d’objet7 du pervers s’est arrêtée en route,
avant d’intégrer qu’il peut y avoir du beau et du bon en autrui. Or c’est ce
mouvement qui induit le respect de l’autre.
Une organisation rigide et archaïque
Si le pervers narcissique ne peut projeter en l’autre des qualités, c’est
sans doute qu’au fond de lui il se déteste, ce qui indique un profond noyau
dépressif non élaboré et une conviction quasi délirante qu’il n’y a rien de
bien en ce bas monde. Le pervers semble n’avoir aucune capacité à
positiver. Noyau dépressif profond, incapacité à positiver, conviction quasi
délirante : nous voilà donc très proche de la psychose. Ce qui nous ramène
à une de nos hypothèses psychodynamiques : le pervers est celui qui a
tenté d’échapper à la psychose, hypothèse qui ouvre des pistes
thérapeutiques où la moralisation et le jugement, qui n’ont aucun effet sur ce
type d’individus, n’ont pas leur place. Cette hypothèse implique que le
pervers n’a pas une connaissance suffisante de l’existence de l’autre, de ce
qu’il peut faire ou ne pas faire. Le monde extérieur est vacillant, seuls
comptent son plaisir personnel et sa jouissance, mais l’organisation
perverse est très rigide : il n’est pas facile de faire cesser la jouissance et
d’être à l’écoute de l’autre ! Le pervers se situe très près de la toute-
puissance infantile : il peut s’autoriser tout, car rien n’est venu formaliser
l’interdit et permettre son intégration, rien n’est venu faire métaphore de la
loi du père.
Mais y a-t-il une perte totale du sens moral chez le pervers ? La loi de la
jungle ou celle du plus fort sont-elles les seules qu’il reconnaît ? N’y a-t-il
que la jouissance de la transgression qui le placerait par-delà le bien et le
mal ? Si le soleil se couche sur les bons et les méchants, la mort efface toute
chose. C’est là une autre loi à laquelle nul ne peut se soustraire.
La toute-puissance ne rend pas immortel. De ce fait, le pervers n’a pas
de réponse vis-à-vis de la mort. Qu’aurait-il à dire sur sa finitude, son
vieillissement et son trépas ? Un pervers narcissique se situe dans
l’immédiateté, ce qui laisse entendre qu’il est d’abord et avant tout dans
l’évitement de la mortalité. Lui faire prendre conscience d’un futur, d’une
durée le replace dans l’historicité de sa trajectoire et l’oblige à s’interroger.
Or le pervers n’a pas d’histoire, la question du pervers, si l’on peut dire,
c’est qu’il n’y a pas de question !
J’ai montré à quel point l’organisation perverse est à la fois extrêmement
archaïque, extrêmement rigide et totalement amorale dans l’emprise
jouissive qu’elle s’arroge sur l’autre. Ce qui implique que la seule victoire,
face au pervers, c’est la fuite ! Il n’y a rien à gagner à la fréquentation d’un
pervers narcissique. Victor Hugo écrivait : « Il existe des âmes écrevisses
reculant continuellement vers les ténèbres, rétrogradant dans la vie plutôt
qu’elles n’y avancent, employant l’expérience à augmenter leur difformité,
empirant sans cesse, et s’imprégnant de plus en plus d’une noirceur
croissanteVII. » On l’a vu, le pervers narcissique cherche à se rendre
indispensable et irremplaçable. C’est pourquoi il travaille l’autre dans un
véritable corps à corps, dont il tire ensuite tous les avantages. Il arrive un
moment dans la relation du pervers avec sa proie où même une phrase
quelconque peut devenir toxique. Le poids des « mots de peu », qui se fixent
dans le cerveau et continuent leur périple sournoisement dénigrant,
hautement toxique, c’est la radioactivité de presque rien !

1. Pour les psychanalystes, la mise en place de ce mécanisme de défense est


réactionnelle à une angoisse intolérable de castration. Cette angoisse prend-elle son
caractère infranchissable sous l’effet d’un traumatisme particulier dans l’histoire infantile ?
Quoi qu’il en soit, l’accès à une structuration génitale de type œdipien et donc l’intégration
des interdits parentaux, fondement du Surmoi, ne peuvent se faire.
2. Le pervers est un travailleur de l’ombre, il ne sort que masqué, c’est en ce sens qu’il
sait tromper.
3. Saturne dévorant un de ses fils est l’une des Peintures noires de Francisco de Goya,
peinte entre 1819 et 1823 directement sur les murs de sa maison appelée la Quinta del
Sordo (la « Ferme du sourd ») dans les environs de Madrid. Ce tableau fait référence à la
mythologie grecque : pour éviter que ne s’accomplisse la prédiction selon laquelle il serait
détrôné par l’un de ses enfants, Cronos – Saturne dans la mythologie romaine – dévore
chacun d’eux à leur naissance. Cette peinture murale a été transférée sur toile et est
exposée aujourd’hui au musée du Prado.
4. Cette maxime a été appelée « règle d’or » (Golden Rule) pour la première fois en 1615
par Thomas Jackson, grand théologien et prédicateur anglican. Elle fonde l’éthique de la
réciprocité.
5. La castration est un concept psychanalytique qui renvoie à l’effroi du petit garçon quand
il découvre la différence des sexes et le fait que sa mère n’a pas de pénis. C’est à peu
près la même chose pour la petite fille qui découvre qu’il lui manque un pénis. La
castration signifie donc le manque symbolique, tandis que la frustration renverrait au
manque imaginaire et la privation, au manque réel. La castration devient synonyme du
manque à être de chaque sujet et va déterminer sa relation à l’autre sexe et aussi, tout
simplement, à l’autre.
6. Pour Derrida, la différance (avec un a) est la capacité d’attendre, de différer la
réalisation d’un désir ; c’est en quelque sorte une longue patience.
7. On appelle relation d’objet le lien qui nous unit à une personne qui nous est proche, de
façon à bien indiquer la direction entre le « je » qui est le sujet et l’« autre », l’objet.
CHAPITRE III

Un abus de maternage ?
« La force de la mère n’est pas d’être une personne qui
s’active dans une direction donnée et qu’on peut observer de
l’extérieur avec plus ou moins d’intérêt ou d’indiférence, la
mère est un milieu, un mode d’existence qui décide de la clé et
de l’octave à partir desquelles se développent le chant et la
musique. »
Luc LANG, Mother, 2012.

Pour le nourrisson, sa mère, c’est tout ! Il est l’objet d’une constante


sollicitude et de soins réguliers : l’allaitement, la toilette, l’habillage, le
nursing, les caresses, le babillage, le portage, le coucher, le bercement,
l’échange des sourires, les premiers apprentissages… Toute cette présence
aimante fait de lui l’objet omnipotent de la mère, mais, en même temps, peut
le renvoyer à une mère toute-puissante, qui sait tout de lui, fait tout pour lui,
est entièrement et exclusivement consacrée à tous ses besoins. Pourquoi
faudrait-il donc faire cesser cette délicieuse période de bien-être et de
jouissance ? N’est-ce pas dans ce trop-plein qu’on peut situer dès la prime
enfance le risque de fabriquer de futurs pervers ?
Il est difcile de priver le nouveau-né et l’enfant d’une telle relation en
rapport avec l’oralité qui réfère à la dépendance totale de l’enfant à l’égard
de celle qui le nourrit et l’aide à se développer. Les papas poules n’exercent
pas leur fonction paternelle, mais continuent une action de substitution
maternelle. Ils maternent l’enfant et sont des mères déguisées. Ils aident,
certes, leur compagne, qui souvent fait face à la fois aux tâches
domestiques et aux contraintes d’un emploi à l’extérieur, mais leur enfant
attend plus d’eux ! La fonction paternelle, en efet, est diférente, j’y
reviendrai.
Cette mère aimante et attentive des premiers moments de la vie
constitue pour le nourrisson son premier objet d’amour. Elle est à l’origine
d’un très important plaisir de dépendance, de gratifcations narcissiques et
d’échanges avec son enfant, dans la continuité de ce qu’elle a vécu durant
sa grossesse. Au point de favoriser une fusion et un excès de jouissance
avec son enfant, le fxant dans une oralité dévorante qui fera le lit de la
perversité. Les psychanalystes désignent cette image de la mère à la prime
enfance sous l’appellation de « mère archaïque », parce qu’ils considèrent
que, si une relation pathologique s’instaure à cette phase du
développement, il y aura des risques importants d’évolution vers des
tableaux cliniques variés qui trouvent souvent leur origine au stade oral, vers
la prime enfance, comme l’alternance anorexie-boulimie, certaines formes
d’alcoolisme, les toxicomanies, les troubles identitaires précoces.

Le maternage est un art


Le maternage a cette particularité contradictoire d’être un instinct qui
s’exprime peu à peu, à cause de notre mode de vie qui refoule ce qui est
corporel et tactile. Il signifie la capacité maternelle innée de s’occuper de son
enfant, de lui donner des soins attentifs, prévenants et sécurisants qui vont
aider l’évolution du bébé tout au long de la prime enfance. De ce fait, la
manière de faire d’une mère diffère de celle de toute autre personne. Une
mère a, en effet, une capacité très rapide et une grande compétence à
interpréter les signaux de son nouveau-né et à y répondre de façon
adéquate.
L’homme vient au monde totalement immature et dépend des soins qui
lui sont prodigués. C’est d’ailleurs le sens d’infans qui en latin signifie « celui
qui n’a pas acquis le langage » – donc inachevé, incomplet, dépendant.
Notre culture occidentale privilégie la séparation entre le corps et l’esprit. À
tort, nous pensons ne plus avoir d’instinct. C’est pourquoi beaucoup de
mères se tournent vers un mode d’emploi qui les aiderait à s’occuper de leur
bébé, et la plupart des jeunes parents sont à la recherche d’une guidance.
Auparavant, la présence au foyer des grands-parents pouvait servir
d’étayage dans ce domaine. Ils assistaient la jeune maman et la
conseillaient utilement, ce qui dépassait de loin ce que le jeu avec une
poupée peut permettre d’acquérir ! Ils pouvaient aussi prodiguer leur aide
dans les tâches matérielles comme le nursing du nouveau-né, ce qui aidait
considérablement la jeune maman à prendre confiance en elle et à vite
devenir experte.
On connaît l’importance des échanges lors du biberon, du changement
des couches et du berceau. Mais peu de personnes nous enseignent
maintenant l’importance globale du besoin de contact, de présence, de
chaleur humaine et de caresses, de comptines, de chansons d’enfants et
d’échanges, avec ou sans paroles, par geste, avec le regard et l’importance
du sourire. Tout cela fait partie du maternage du bébé que les mères
apprennent peu à peu en sa présence, en fonction de ce qu’elles sont et des
réponses de leur bébé. Ce maternage va avoir pour conséquence d’orienter
plus tard notre relation avec notre corps et notre narcissisme, de développer
harmonieusement notre personnalité dans notre premier rapport au monde,
grâce à notre mère. Si, dans notre petite enfance, nous avons été caressés,
câlinés, doudounés, objets de soins affectueux et attentifs, alors nous
prendrons soin de nous, ce qui évitera ensuite certaines conduites
destructrices et une insuffisante érotisation de notre corps. Nous aurons
suffisamment de bien-être animal et serons alors capables de prendre soin
de nous et d’être bien dans notre peau, d’avoir une relation de respect et
d’intérêt à l’égard d’autrui, ce qu’on appelle une relation d’altérité sécure.
Attitude très différente de la perversité qui consiste à considérer autrui
comme un objet de jouissance dont on peut abuser.

La relation et l’altérité
Le lien et la relation caractérisent l’homme : nous naissons avec le
cordon ombilical qui nous relie à notre mère, et notre relation de
dépendance pendant longtemps vis-à-vis des soins que les autres nous
procurent et que nous leur procurons fonde un échange régulier qui est le
socle du lien social. Ainsi, durant toute notre existence, nous créons des
liens avec autrui. Les psychanalystes insistent sur le fait que le premier lien,
élaboré naturellement avec notre mère à qui nous naissons reliés, est
ensuite la matrice de notre relation aux autres, au monde et conditionne
notre relation amoureuse. Ce lien avec la mère, que les psychanalystes
appellent la relation d’objet primaire, car notre premier objet d’amour, c’est
notre mère, déterminera ensuite les attachements que nous aurons avec les
autres.
Anatomiquement, la naissance peut se définir par l’expulsion hors de
l’utérus et par la section du cordon ombilical. C’est la taille de la tête du bébé
après 270 jours de gestation qui va imposer la naissance ! Mais il nous faut
aussi peu à peu naître au monde, et le lien biologique avec la mère est
essentiellement un lien au corps. À l’inverse des autres mammifères, le petit
d’homme naît inachevé. L’enfant va devoir continuer son développement et
sa maturation après sa naissance. Dès la première année, son cerveau va
doubler de volume pour atteindre 60 % de sa taille adulte. Il ne sera capable
de ramper que… 200 jours plus tard ! De nombreuses transformations
fonctionnelles et psychiques vont progressivement permettre au nouveau-né
de passer d’une relation interne à une relation externe avec sa mère, qui est
la mieux préparée pour répondre à ses besoins.

L’allaitement
La lactation est un processus involontaire, hormonal, biologique et
psychologique qui prépare la mère à nourrir son bébé. La nature n’a pas
prévu l’arrêt du lien à la naissance. Bien au contraire, son évolution et sa
progression montrent l’extrême dépendance du tout-petit qui a besoin de sa
mère. C’est l’autre face du maternage. Le lien mère-bébé qui s’effectue par
l’allaitement va développer l’oralité. L’oralité passe par le plaisir buccal de la
succion et donne au bébé une première approche différenciant l’externe et
l’interne. Du point de vue symbolique, l’oralité favorisera l’introjection, c’est-
à-dire la capacité à faire entrer en soi de bons « objets » constructeurs ou
réparateurs de notre psychisme. Mais la fixation à l’oralité renvoie à la
dépendance, à la problématique boulimie-anorexie, voire à certaines
addictions. Il n’est certes pas suffisant de rester une bouche ouverte pour
devenir pervers, mais être une bouche ouverte consiste déjà à tout attendre
de l’autre, ce qui est le premier stade de la perversité en faisant d’autrui
l’objet de ma jouissance.
L’allaitement au sein – s’il est possible – fait partie du maternage, il est
naturellement le prolongement de la grossesse. Parmi les animaux, les
mammifères élaborent des laits très différents pour répondre aux besoins
spécifiques de l’espèce. Pour ceux qui cachent leur portée dans une tanière,
comme la mère s’occupe seule de ses enfants et les abandonne
temporairement lorsqu’elle va chercher la nourriture, son lait sera très riche
en protéines, pour favoriser leur croissance. À l’inverse, le lait humain est
riche en graisse. Il est digéré en moins de deux heures, et les bébés
constamment portés par leur mère se nourrissent très souvent. Comme les
espèces nidicoles avec leurs petits, les humains nourrissent régulièrement
l’« oisillon laissé au nid ».
Le lait maternel est un nutriment unique, totalement adapté à l’espèce
humaine, avec de nombreux composants que nous ne savons pas encore
tous synthétiser. Ses caractéristiques physico-chimiques varient au cours de
chaque tétée. Il s’adapte en quantité et en qualité chaque jour pour
correspondre aux besoins du petit d’homme. De ce point de vue, les laits
maternisés sont de faibles copies du lait maternel, au goût et à la
composition constants. Ils sont préparés à partir du lait de vache, transformé
industriellement.
L’allaitement maternel valorise la fonction maternelle, favorise
l’attachement par la répétition des tétées qui sont des moments d’échanges
que nul ne peut remplacer. C’est ainsi que le maternage est essentiel à la
vie. Il favorise le développement d’un enfant sécure, c’est-à-dire qui a
confiance en lui, n’a pas peur de l’étranger, sourit, se tourne vers lui avec
bienveillance et tient compte de sa présence (à l’inverse du pervers). À la
différence du biberon, au moment de la tétée, tous les sens sont sollicités.
Cet échange multisensoriel procure une intense gratification à l’enfant et à
sa mère. Il stimule aussi la sécrétion d’endorphines, neuromodulateurs du
bien-être qui ont une action de relaxation sur la mère comme sur son enfant.
De nos jours, dans nos sociétés industrialisées, le lien biologique et
psychologique de l’allaitement maternel se fait plus rare ou est raccourci,
particulièrement chez les mères qui doivent reprendre le travail. C’est ce qui
explique l’essor des substituts de lait maternel, qui résultent certes d’une
meilleure connaissance de la composition biochimique du lait de la mère,
mais représentent aussi un marché commercial considérable. Ils permettent
également l’interchangeabilité des fonctions, avec la possibilité
d’intervention du père dans l’aide qu’il apporte à sa compagne. Mais n’y a-t-
il pas là l’ébauche d’une indifférenciation des rôles ? Un père peut-il se
contenter d’être un substitut maternel ou une seconde mère ? Son enfant –
comme sa compagne – a besoin de beaucoup plus ! En effet, très tôt, la
présence vraie du père va signifier l’arrêt de la jouissance, premier temps de
la perversité. La paternalité va aussi diminuer la position d’emprise du bébé
sur sa mère, deuxième condition de la perversité.

Le portage
Le portage constitue un contact privilégié entre le bébé et sa mère, et
assure une transition progressive du ventre maternel au monde extérieur. Le
« peau à peau » avec son bébé est considéré comme un soin et un étayage
au développement. C’est un moment d’échange sensoriel qui satisfait le
besoin de contact du tout-petit, un moyen d’aider à supporter une douleur ou
de diminuer un stress. Lorsqu’un bébé est bercé par les battements de cœur
de sa mère, sa respiration devient de plus en plus régulière. Par ailleurs, le
contact physique prolongé stimule la production d’une hormone antistress :
l’ocytocine. Pour la maman, cet échange physique permet de retrouver
l’intimité de la grossesse et contribue à la construction du lien d’attachement
et à la sécurité affective de l’enfant, qui a besoin d’être bercé dans les bras
de sa mère. Certains spécialistes, pour définir le maternage, ont parlé de
grossesse extra-utero, ils considèrent qu’elle dure plus de un an ! C’est une
façon de souligner à quel point le nouveau-né a besoin de contact et de
chaleur pour le bon fonctionnement de son cerveau. Le portage permet de
combler de nombreux besoins ; le bébé en contact corporel permanent vibre
à la sensorialité (la sienne et celle de la personne qui le porte – le plus
souvent la mère) : chaleur, odeur, battements du cœur et perception des
vibrations du porteur. D’où l’importante sensation de confiance dans la vie
que procure le portage en développant chez le petit enfant un sentiment
sécure. Le petit d’homme a besoin d’une présence attentionnée et aimante
capable de lui apporter calme et apaisement en développant en lui peu à
peu un pare-excitation. Le pare-excitation est une fonction de l’appareil
psychique qui consiste à protéger d’un excès de stimulations externes, dont
l’intensité créerait un état de panique déstabilisant gravement l’homéostasie.
Il s’agit d’un filtre qui évite l’emballement du psychisme. Le maternage qui
calme l’enfant et le rend sécure est essentiel au développement de ce pare-
excitation, une excitation trop brutale ou trop intense ayant une action
traumatique. Du fait de l’instinct maternel, on peut considérer que la mère
est physiologiquement programmée à la fois par ses attitudes
psychologiques, mais aussi du fait de la sécrétion d’hormones et de
neuromédiateurs, pour donner une réponse maternante à son nouveau-né.

Maternage et pleurs
Lorsqu’elle entend son bébé pleurer, la circulation sanguine de la mère
augmente au niveau des seins. L’allaitement au sein libère de la prolactine,
hormone à l’origine des déterminants biologiques de l’instinct maternel. Par
ailleurs, l’ocytocine qui déclenche la lactation est aussi à l’origine d’un
sentiment de relaxation et de plaisir. Ne peut-on voir là comme une
compensation aux pleurs du bébé ? Les mères sont donc en quelque sorte
« connectées » à leur enfant.
Une « bonne mère » est celle qui apprend à son bébé à mieux crier ! En
effet, comme il sait qu’elle va venir, le bébé crie moins fort et moins
longtemps. Le maternage, de ce point de vue, structure l’environnement du
bébé. La mère le garde à proximité d’elle quand il est fatigué et prêt à
dormir. Elle augmente ainsi sa propre sensibilité aux pleurs et leur donne
plus rapidement une réponse adéquate : rapide lorsque le bébé est jeune et
facilement déstabilisé ou que le cri exprime clairement un danger ; plus lente
lorsque le bébé est plus âgé et commence à mieux percevoir certains
désagréments. Avoir la réaction la mieux appropriée aux pleurs du bébé est
le premier et le plus difficile défi du maternage, début de la communication
mère-enfant ! Ce système ne fonctionne bien qu’après la répétition des
milliers d’appels-réponses des premiers mois. Au début, la jeune maman
peut avoir l’impression de ne pas savoir s’y prendre – ce qui est déjà un bon
signe et témoigne de son interrogation sur sa capacité à materner, premier
temps d’une réelle compétence.
Face aux pleurs de son enfant, une mère peut avoir deux positions
différentes : soit elle les considère comme un signal à évaluer et auquel
répondre, soit elle y voit une habitude à perdre. Dans le premier cas, elle
deviendra vite experte pour tout ce qui concerne son bébé. Chaque
communication mère-bébé est unique. En effet, le nourrisson en pleurant
exprime un besoin, mais avec son tempérament propre. Ses pleurs ne sont
dirigés contre personne. Dans le second cas, son bébé utilisera comme
langage univoque les pleurs, et la communication mère-bébé aura tendance
à s’appauvrir.
Le maternage consiste à créer un environnement positif qui fera
décroître le besoin de pleurer en offrant des bras aimants et une écoute
apaisante pour que le bébé ne pleure pas tout seul. Ce qui implique un
véritable travail de détective qui consiste à chercher le sens des pleurs et
comment intervenir. Le principal moyen de communication de l’enfant au
cours des premiers mois de sa naissance est constitué par les pleurs. Si la
mère en comprend le sens, le bébé développera plus aisément d’autres
moyens de communication plus sophistiqués : la réponse maternante aux
pleurs du nourrisson est donc déterminante. Durant les pleurs, le bébé
exprime une détresse aussi bien physiologique que psychologique, et c’est
dans le domaine des pleurs que la consolation est le plus visible.
Tout ce maternage favorise le processus de maturation qui permet la
structuration du moi et le développement affectif. Le nouveau-né est dans
une situation de dépendance totale vis-à-vis de son entourage. La mère y
répond par la préoccupation maternelle primaire caractérisée par la capacité
à s’identifier à l’enfant pour le comprendre. Elle est en résonance avec les
besoins de son bébé et éprouve l’impérieuse nécessité de les satisfaire. Ce
qu’elle considère comme signaux de détresse de son enfant lui est
intolérable. Le nourrisson et sa mère forment alors une dyade.

Les trois fonctions maternelles indispensables


À propos du maternage, il paraît essentiel d’évoquer la contribution de
Winnicott, qui a été un excellent observateur des relations mère-bébé
précoces. Pour ce pédopsychiatre anglais, il existe trois fonctions
maternelles, indispensables pour le développement harmonieux de l’enfant :
— La présence maternelle au moment adéquat offre à l’enfant l’illusion
d’éprouver que c’est lui qui est capable, dans sa toute-puissance, de donner
existence à sa mère, qui survient au bon moment, quand il en a besoin. Il a
alors cette impression qu’il crée l’objet. On dit qu’il fait l’expérience de la
toute-puissance créatrice ou hallucinatoire qui consiste à faire apparaître sa
mère quand il en a besoin. C’est ce que Winnicott appelle la
« présentification de l’objet » (object-presenting).
— La mère soutient l’enfant par le maternage et a un rôle de pare-
excitation. Elle tempère les excitations dont l’intensité trop importante
dépasserait les capacités de l’enfant à y faire face. Cette fonction est
fondamentale dans le développement du moi. L’intégration du moi est
associée au développement sensori-moteur et à la capacité de l’enfant à
reconnaître ce qu’il ressent : la faim, la soif, le froid, l’inconfort. De cette
intégration dérive l’acquisition du « je ». Cette capacité à contenir est
appelée holding par Winnicott.
— Les soins prodigués à l’enfant participent à la capacité d’intégrer ses
limites corporelles et, par conséquent, à avoir la notion de son intériorité. Le
contact de l’eau sur la peau au cours du bain permet de sentir la surface du
corps ; l’habillage aide à se figurer les différentes parties du corps ; la
manipulation physique du nourrisson – handling – intervient dans la
personnalisation.
Grâce au holding (qui renvoie au fait de porter) et au handling (qui
renvoie à la main), la psyché investit le somatique. L’enfant acquiert le
sentiment d’habiter son corps. Le passage d’une adaptation parfaite aux
besoins de l’enfant à une moindre adaptation s’effectue progressivement.
L’enfant délaisse peu à peu son côté fusionnel sans connaître
d’insupportables angoisses dues à la perte brutale du holding et du
handling. Et, même s’il ressent des sentiments de colère en l’absence de sa
mère, il est capable de maintenir en lui une représentation de cette dernière.
C’est ainsi que Winnicott évoque la mère suffisamment bonne, qu’il
définit comme capable d’accepter que son enfant vive les premières
frustrations qui vont structurer son désir grâce au manque qu’il vivra comme
moteur. Elle n’est ni trop longtemps absente ni trop possessive ou
envahissante. Elle accepte que son enfant se différencie d’elle, accède à
l’émergence du désir. Une réponse chaotique, désordonnée ou imprévisible
aux besoins de l’enfant peut avoir valeur d’ingérence ou de négligence ; elle
donnera à sa construction du monde un caractère morcelé. Ce qui peut, là
aussi, favoriser l’éclosion d’une structuration perverse à titre défensif pour
éviter le morcellement psychotique de l’enfant.
Le vert paradis de la prime enfance
Je l’ai dit, le nourrisson, à cause de sa fragilité et de sa dépendance,
nécessite une attention constante et des soins consciencieux et aimants.
Cette période qui correspond au sentiment océanique d’être comblé, à la
sensation d’élation et de plénitude narcissique est celle où tout est plaisir,
tout est jouissance, tout peut devenir perversité. Le sentiment océanique
renvoie à la fois à l’idée de se bercer d’illusions mais aussi au bien-être de
flotter dans une détente qui n’a pas de limites… Nul doute alors que la
pulsion à l’état pur soit revêtue du sceau de la satisfaction immédiate, sans
tenir compte des conséquences. His Majesty the Baby, a-t-on coutume de
dire…, et cette position de l’enfant roi, à laquelle nous aurons tous à
renoncer, est une position grandiose et valorisée, à l’origine d’un sentiment
de bien-être et de complétude. Il n’est pas bon que l’univers clos, à deux, qui
fait succéder la naissance à la grossesse se maintienne trop longtemps.
Même si à la dépendance du tout-petit répond la disponibilité de sa mère qui
fait son apprentissage et veut se mettre au service de son enfant, devenu le
centre de son nouvel univers, le territoire de la mère ne peut en rien être
confondu avec le territoire de la femme. En cela, le rôle du père est
essentiel. Sa présence impose la prise de conscience chez la mère que son
bébé n’est pas tout. Qu’elle ne peut renoncer à être femme.
La mère suffisamment bonne est celle qui sert de contenant aux
angoisses de l’enfant. Sa présence, son activité de nursing, les soins qu’elle
dispense à l’enfant vont aider celui-ci à accepter peu à peu le monde
externe et lui permettre d’avoir des investissements d’objets progressifs.
Le maternage est l’ensemble des soins apportés par la mère à son
enfant. Les techniques de maternage devraient se transmettre de manière
traditionnelle dans chaque société. Malheureusement, dans nos sociétés
postmodernes, comme il faut faire table rase du passé, la tradition s’efface
et se perd. Le maternage correspond à une grande proximité avec le bébé et
permet de répondre dans les meilleurs délais à ses besoins : allaitement,
portage, écoute des pleurs, sommeil, massages, contacts prolongés… C’est
faire ce que l’on ressent au plus profond de soi dans l’intérêt du bébé, tout
en composant avec les besoins de chacun des membres de la famille. C’est
la manière la plus naturelle de s’occuper de son bébé. Chacun saisit à quel
point il est nécessaire au développement harmonieux de l’enfant et constitue
une période essentielle de la vie.

Que deviennent les enfants mal maternés ?


Les pays occidentaux ont tendance à pratiquer une culture de la
séparation précoce, qui peut avoir des conséquences psychologiques. Dans
les troubles graves du développement de la prime enfance, les troubles
alimentaires avec alternance d’anorexie et de boulimie, l’augmentation de la
dépressivité, ainsi que dans les comportements addictifs, on constate
souvent des relations parents-enfants difficiles. D’un point de vue plus
général, certains cliniciens se demandent si l’augmentation de la violence
sociétale actuelle n’a pas pour corollaire le développement chaotique de la
capacité d’aimer de nos enfants. En effet, bousculés par une vie trépidante,
sentant leur mère fatiguée et pas toujours disponible, séparés trop
rapidement de leur premier objet d’amour, ils peuvent alors développer un
sentiment d’insatisfaction et de malaise qui sera la cause d’une attaque des
liens et d’une agressivité généralisée par insuffisance de cette consolation
qu’est le maternage.
Il existe essentiellement trois anomalies du maternage : le maternage
insuffisant, le maternage tardif et le maternage excessif. Le maternage
insuffisant ou tardif, ce qui revient pratiquement au même, peut entraîner
des carences affectives précoces, les besoins et les rythmes de l’enfant
n’étant pas pris en compte. Rappelons que la petite enfance est la période
où se construit le socle de la sécurité affective, qui va permettre de
distinguer ce que les spécialistes appellent l’enfant sécure, qui se
développera harmonieusement, avec calme et confiance, par opposition à
l’enfant non sécure.
Si un sentiment de frustration prématuré se développe chez un enfant
insuffisamment materné, son comportement en sera marqué dans le
quotidien, dans ses relations avec les autres enfants, dans l’incapacité à
prêter, à demander sans prendre de force ou à faire preuve d’empathie. Par
ailleurs, l’enfant aura besoin de vérifier l’amour de ses parents en usant de
provocations et risque alors de n’avoir pour réponse que la colère ou les
punitions. Devenu adulte, pour se satisfaire de son sort, indifférent à la
souffrance d’autrui, il se repliera sur un individualisme jouisseur et deviendra
ainsi un parfait consommateur. Le néolibéralisme avancé n’a-t-il pas besoin
de grands enfants capricieux et consommateurs pour favoriser l’économie
de marché ?
Par ailleurs, dans un raccourci plutôt rapide, nous avons tendance à
confondre addiction et dépendance affective. Et nous feignons d’oublier que,
pour combler le vide laissé par la dépendance affective à la mère, associé à
un important manque d’amour, l’adolescent (puis l’adulte) va se sentir
dépendant d’une autre source de plaisir par compensation, qui va vite
devenir une envie irrépressible. L’addiction ne cesse de prendre de
l’ampleur à notre époque, au point même de devenir le mal du siècle à
cause d’un maternage insuffisant. L’enfant est souvent abandonné à sa
solitude. On peut – à ce sujet – se demander si l’objet transitionnel qu’est le
doudou, présenté comme le substitut de la mère et fortement recommandé
en tant que tel, ne serait pas l’apprentissage solitaire de la consolation et de
la réassurance auprès d’un objet et non d’une personne, ce qui favorise une
activité de plus en plus consommatrice, du fait de l’importance de l’objet.
C’est là le drame de notre société de consommation qui nous fait peu à
peu remplacer une présence aimante par un objet de substitution censé
combler notre vide. La demande adressée à quelqu’un se transforme en
besoin de possession. Et le tour de passe-passe, l’artifice, le substitut, le
leurre vont fonctionner pour nous comme l’illusion moderne. À chacun de
nos maux correspond un objet, un médicament, parfaitement adapté, au
point que le mot qui signe l’absence irréfragable est devenu pratiquement
inutile. Pourquoi parler en définitive ? La bouche ouverte n’a-t-elle pas
seulement besoin d’être remplie ? Donc de consommer ? Ce mensonge
consumériste nous fait croire que nous pouvons être remplis. Il ne nous aide
pas à élaborer le vide en nous et toute la séquence qui en découle :
manque, demande, désir… Nous régressons alors vers le règne animal où la
parole n’est plus nécessaire et où le symbolique est remplacé par l’objet
devenu seul capable d’apporter la jouissance. C’est cela aussi la perversion
ordinaire.
Mais le maternage peut aussi être excessif et prolongé. Et c’est là que le
père doit intervenir pour y mettre fin. En effet, si l’enfant ne reste qu’une
permanente bouche ouverte pour une jouissance illimitée, nous avons là une
des conditions pour devenir pervers. Fermer la bouche de l’enfant, aider au
sevrage est l’une des tâches importantes et structurantes du père.

Passer de deux à trois


La position maternelle a une fonction contenante : l’enfant émet des
signaux bruts dont il ne sait pas le sens, sa mère va apprendre peu à peu à
les décoder et à les lui restituer dans un troisième temps. La contenance est
surtout fusionnelle, elle instaure une continuité de l’espace-temps avec une
sensation de béatitude océanique et diluée. Elle repose sur trois temps :
l’écoute des signes de l’enfant, le décodage de ces signes, puis
l’interprétation qui en est donnée à l’enfant. Dans cette position, l’enfant peut
aisément imaginer qu’il est l’unique objet des préoccupations et des soins
maternels.
Dans l’idéal, même lorsque la mère est suffisamment maternante, il est
nécessaire que le père introduise une rupture dans cette fusion avec elle.
L’enfant va le considérer comme celui qui interrompt, qui peut être un rival,
qui détourne l’attention de sa mère. Voilà le schéma classique, même
rebattu – rappelons-nous que nous n’avons pas trouvé mieux pour aider le
petit d’homme à grandir et à s’autonomiser. La structuration œdipienne a fait
ses preuves. Elle a permis à chacun de trouver sa juste place et de
s’identifier à des images paternelles et maternelles dans sa structuration. Le
père va représenter le premier jalon de l’altérité et inscrire à un moment
précis dans le développement de l’enfant la perte qui fondera ensuite
l’économie du désir. Il s’ensuit alors un manque qui va être à l’origine d’une
tentative de penser et de représenter. La paternalité introduit donc la pensée
discursive et irruptive, tandis que la maternalité témoigne d’une complétude
narcissique et confiante. On peut même dire que le père introduit au
symbolique de la perte, qui est la représentation de la frustration. Ce
manque fondera l’économie du désir, qui est à l’opposé de l’économie de la
jouissance. Et c’est justement là qu’il est nécessaire de bien différencier
désir et jouissance. Le désir naît du manque, il résulte d’une élaboration et
positionne l’autre en tant que sujet. Il témoigne de l’incomplétude et n’est en
rien de l’ordre du besoin.
La jouissance est sans fin, elle est en rapport avec un objet qui vient
combler et apporte une satiété, qui nous fait croire que l’objet est
parfaitement adapté à nous. Il n’y a plus qu’à mettre la clé dans la serrure ou
la molécule dans le récepteur, et tout repart. Une dépression ? Vite un
antidépresseur ! Surtout ne nous soucions pas de la cause, ne réfléchissons
plus, n’élaborons plus, échappons vite à la condition humaine. La recherche
d’un sens à sa vie est totalement étrangère dans une société consumériste
qui a perverti l’humain en l’homme. C’est cela aussi la fabrique de l’homme
pervers.
CHAPITRE IV

Que font les pères ?


« La discipline soumet l’homme aux lois de l’humanité, et
commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit
avoir lieu de bonne heure. Il n’y a personne qui, ayant été
négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d’apercevoir dans
l’âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit
dans la culture (car on peut nommer ainsi l’instruction). Celui
qui n’est point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est
sauvage. Le manque de discipline est un mal pire que le défaut
de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis
qu’on ne peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut
de discipline. »
Emmanuel KANT, Traité de pédagogie, 1776.

Les pères s’absentent de leur tâche essentielle qui est de décoller


l’enfant de la mère. Ils cherchent à prendre sa place en devenant papas
poules ou papas potes, mais ne font plus d’enfants bien plantés !
Auparavant, la tâche des pères était d’éduquer l’enfant. Mais maintenant le
père veut être aimé. Il lui est donc de plus en plus difcile de dire non à
l’enfant. La nécessaire castration de la toute-puissance et de la jouissance
de celui-ci n’a plus lieu. De ce fait, l’enfant arrive difcilement à devenir
adulte et responsable. On peut donc évoquer une démission des pères
contemporaine d’une marchandisation de l’existence qui fait que notre
société libérale avancée est devenue une fabrique de pervers.
Pour continuer notre cheminement, je vais maintenant évoquer en détail
la fonction du père dans ses efets de sevrage, de frustration et de
castration. Le père est celui qui stoppe la jouissance. En cela, il constitue
une butée contre la perversion. À l’encontre de la tendance actuelle qui est
de considérer que chaque parent est identique, je souhaiterais ici stimuler
une réfexion sur le rôle nécessairement diférent et asymétrique de chacun
des parents qui va permettre à l’enfant de se construire une image bivalente
et fructueuse – ce qui l’aidera aussi dans ses identifcations, au fondement
de son identité. Chaque parent a une fonction diférente dans le
positionnement de l’enfant vis-à-vis du réel.

Non, tout n’est pas possible


En effet, la relation avec la mère est régie par le corporel et le besoin,
tandis que celle avec le père instaure la différence des sexes et des
générations. Parce qu’il est celui qui permet l’engendrement, le père
introduit à l’historique, donc à la filiation. Il aura une incidence sur le cerveau
gauche de l’enfant, ce qui développera sa rationalité et sa combativité,
tandis que la mère stimulera le cerveau droit et, de ce fait, la rêverie et la
créativité (chez l’enfant droitier, bien entendu ; chez le gaucher, les choses
s’inversent). Les parents ne sont pas la copie conforme l’un de l’autre. Leur
rôle est non superposable. Le père va inscrire directement et définitivement
chez son enfant la perte de son premier objet d’amour et l’inciter à différer
son désir, à aller voir ailleurs. Il a aussi pour fonction de faire accepter par
l’enfant le réel et cette vérité fondamentale que tout n’est pas possible. Cette
introduction à la catégorie de l’impossible est à l’origine d’un certain
renoncement individuel qui va fonder le lien social. Ce qui souligne
l’importance de l’autorité face aux côtés dévastateurs de la pulsion, qui
impose, comme Kant l’a bien noté, une domestication, mais aussi de faire
un détour du côté de ce que l’œdipe va structurer en l’homme, avec
notamment l’ouverture à l’exogamie, soit l’inverse de l’inceste.
Le stade œdipien constitue une structure qui fonctionne pour permettre
à l’enfant de trouver – entre autres – des modèles identificatoires. L’enfant
comprend qu’il n’est pas l’unique objet des préoccupations maternelles. Un
rival de taille l’empêche de fusionner avec son unique objet d’amour qu’est
sa mère. Dès la prime enfance, le père introduit de la sorte une rupture, une
perte de l’objet total de soin, de narcissisme et de bien-être qu’est la mère.
Le petit d’homme doit accepter qu’il ne soit pas tout pour elle et qu’elle ne
puisse être tout pour lui.
Ainsi, le père inscrit la perte dans l’inconscient de l’enfant. Il représente
symboliquement la fonction tierce. C’est pourquoi l’enfant apprend
nécessairement à différer l’exercice de son désir et à passer du principe de
plaisir au principe de réalité. Ce qui signifie qu’il accepte le délai, la
persévérance, la ténacité et la pertinacité. Renonçant à l’immédiateté de la
jouissance, l’enfant est alors contraint d’abandonner un fonctionnement
pervers. Parallèlement, il se rend bien compte qu’il n’est pas l’égal de celui
qui lui interdit la mère. Ce qui d’une certaine façon le rassure et lui permet de
se projeter dans l’avenir : « Quand je serai grand, je ferai… comme papa ! »
L’interdit de l’inceste va servir de creuset pour intégrer la différence des
générations et fonder le respect de l’aïeul. Il permet aussi de diriger ses
regards vers l’ailleurs. C’est le principe de l’exogamie qui ouvre vers
l’extérieur et favorise non pas la recherche du « même », mais, au contraire,
le plaisir de la différence et l’ouverture à l’étranger : la xénophilie. Cet interdit
va aussi intégrer que toute jouissance a une fin. C’est la raison pour laquelle
on dit souvent que le Surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe. Or, dans
l’ensemble des états psychopathologiques, on peut repérer des stades
œdipiens qui se sont mal passés. On dit qu’ils sont mal résolus ou qu’ils
sont des « embryons d’œdipe ». Ces personnalités mal bâties présentent
une absence de limites et de nombreux traits pervers parce qu’elles n’ont
pas intériorisé la loi.
Le stade œdipien a ainsi comme fonction de faire accéder à l’interdit de
l’inceste comme première loi, à la différence des sexes, à la différence des
générations, au modèle exogamique, avec un passage des processus
primaires du principe de plaisir-déplaisir aux processus secondaires qui
intègrent le principe de réalité, la mise en place du refoulement aidant à
domestiquer la pulsion et à passer au-delà de l’autoérotisme. Or
l’autoérotisme est le fondement de la société de consommation : « Personne
n’interdira que je jouisse de l’objet, ni que je me fasse jouir tout seul ! »,
semble clamer régulièrement le consommateur.

La paternalité
J’appelle paternalité la fonction spécifique qui est dévolue au père,
dissymétrique de la maternalité. La mère, du fait de la gestation, a un
rapport immédiat et de continuité avec son enfant. La maternalité – le rôle, la
place et la fonction de la mère – découle de ce fait biologique irrécusable.
Devenir père suppose de se situer dans une fonction tierce qui opère une
médiation, une mise à distance d’une dyade qui fonctionne de la gestation
jusqu’après la naissance et qui se suffit à elle-même. Le père doit peu à peu
prendre sa place, mais celle-ci ne découle pas de son unique volonté.
Donner son nom à l’enfant ou en assumer la charge matérielle ne suffit pas.
C’est lentement que le père accède à son statut, avec les aléas qui risquent
chaque fois de le confondre avec la mère. Chaque père connaît bien
entendu l’irrécusable importance de sa propre mère, c’est la raison pour
laquelle il peut craindre de gêner la mère de son enfant et qu’il se sent
gauche ou inutile. À cause de cela, le père risque d’errer longtemps avant de
trouver sa juste place qui est de répondre à l’appel de son enfant et de sa
mère, à cette fonction de triangulation qui vise à offrir un rapport dialectique
d’ouverture au symbolique et d’adresse sociale à l’autre.
Le père va créer un rapport de concurrence et de prévalence avec son
enfant. Il joue le rôle de filtre, de référence, voire de censure en limitant la
toute-puissance maternelle. L’action de la mère est ainsi relativisée par cette
instance tierce qui s’intéresse à la fois à l’enfant, mais aussi à la mère. Ainsi,
dans la triangulation, le père évite le piège des réactions en miroir entre
l’enfant et sa mère, qui sont dans un rapport physique de corps à corps. Il
coupe le cordon ombilical qui relie l’enfant à sa mère, limite la fusion avec
elle et va décoller l’enfant de sa mère. Il est, quant à lui, dans un rapport
symbolique avec son enfant.

La version du père empêche la perversion


En quelque sorte, l’enfant est comme une bouche ouverte qui passerait
son temps à consommer, à téter, à demander constamment du bon lait, des
vitamines, ce qui le rend dépendant de l’extérieur et ne l’aide pas à compter
sur ses propres ressources : il cherche un gros sein toujours disponible. Et si
le père ne peut pas jouer la fonction de « fermer la bouche ouverte » de son
enfant, de distinguer la bouche qui mange de la bouche qui parle, le risque
est alors de voir émerger une « société buccale » d’enfants permanents, et
nous n’en sommes déjà plus très loin avec notre société de consommation.
La fonction paternelle coupe de la fusion avec la mère ; le père vient
introduire l’altérité. Dans la perte qu’il impose, il n’y a pas qu’une fonction
interdictrice, mais une fonction d’initiation au réel, d’ouverture sur l’extérieur
et de recherche de l’ailleurs en éveillant la curiosité et l’exploration. Car toute
étape est là pour imposer, certes, une perte d’un côté, mais aussi un gain de
l’autre. En signifiant la première loi d’interdiction de l’incestuel entre l’enfant
et sa mère, le père signifie à l’enfant qu’il doit grandir, se développer,
affronter le monde, qu’il ne peut pas toujours être materné. Cette version du
père évite la perversion. Certains auteurs, pour insister sur l’absence de la
fonction paternelle dans la perversité, utilisent l’expression « mèreversion ».
Ils veulent souligner ainsi que le père n’a pu inscrire la perte dans
l’inconscient de l’enfant et mettre en relief la fusion-effusion qui se contente
de soi et de la mère, sans ouverture vers l’autre.
Pour Freud, « ce passage de la mère au père caractérise une victoire de
la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, donc un progrès de la civilisation, car
la maternité est attestée par le témoignage des sens, tandis que la paternité
est une conjecture, elle est édifiée sur une déduction et sur un postulat. Le
fait de donner ainsi le pas au processus de pensée sur la perception
sensorielle fut lourd de conséquencesVIII ». Bien entendu, comme je l’ai
souligné à propos du rôle fondamental du maternage, la mère est
indispensable, elle constitue le premier rapport au monde qu’a l’enfant. Mais
ce premier rapport doit évoluer vers un autre régime, car la mère et l’enfant
n’ont formé qu’un seul corps. C’est un autre même, la chair dont il émane, et
la relation à la mère est toute corporelle, faite de sensation et de sensorialité.
Les mots, le langage et le symbolique n’ont pas la première place dans ce
rapport vital. Dans un second temps intervient le rapport au père, qui, lui,
n’est pas un autre même – une sorte de duplication – mais un autre
« autre », creuset de l’altérité. Si cette seconde étape a bien fonctionné,
l’enfant accédera convenablement à la vie des autres et à la vie en société.
C’est là l’idéal de toute éducation, où les parents initient l’enfant à la
découverte de l’autre, des autres, c’est-à-dire de l’altérité. Et l’acceptation
de la liberté d’autrui fait aussi un barrage contre la perversion.
Si l’enfant reste sous l’emprise de sa mère, il développera alors des
rapports ambigus et ambivalents d’amour-dépendance et de haine-révolte
contre une mère qu’il considérera – à tort ou à raison – comme omnipotente.
Pour faire rapide, mère et enfant se suffisent pour assurer la continuité d’une
chaîne de génération, dans une transparence illusoire où n’existe aucun
mystère. Certes, ce fonctionnement en réplique, à l’identique, sous le régime
du même est utile à l’enfant. Il s’inscrit sous le signe de la positivité, de
l’évidence, instruit une relation de causalité, laisse à penser que
l’adéquation au monde se fonde sur la naturalité et va de soi, qu’elle est
présente dans la réalité.
Le père surgit de l’inattendu ; il naît de la confrontation et d’une
rencontre, avec tous les effets de surprise que cela signifie. Ce heurt avec le
père induit à la fois malheur et bonheur. Dans le processus culturel de la
sublimation, le père est essentiel dans la mesure où il introduit au
symbolique, au langage, à la parole pleine par opposition au bavardage. La
langue maternelle, en effet, fonctionne sur le mode du babil, du bavardage et
de l’allitération ou de l’onomatopée, en répétant des phonèmes comme
« papa », « dodo », « tata », « mama », « caca », « pipi », « popo »,
« mimi », « zizi », « tonton », « toutou »… La langue de nos pères, elle, use
du signifiant sous la barre duquel chacun doit passer. Objet de transmission,
le signifiant nous préexiste et nous succédera. La parole qui fait corps nous
permet d’être pris au mot et d’advenir alors comme sujet. Comme le dit
René Char dans Chants de la Balandrane, « les mots qui vont surgir savent
de nous des choses que nous ignorons d’eux ». Le père est ainsi cause de
rupture de la continuité d’une simplicité béate où tout paraissait aller de soi.
Il convoque à l’expérience du manque. Son rôle fortement symbolique est
d’initier au symbolique ! C’est pourquoi Jacques Lacan a parlé de la
métaphore paternelle.

Le don du manque
Dans notre société actuelle, nous cherchons avant tout la satisfaction et
la jouissance, comme les rats de laboratoire qui appuient sur une pédale
pour trouver leur insatiable et mortelle satisfaction ! Pourtant, la frustration
n’est pas seulement nécessaire, elle est impérative : l’enfant à qui on ne dit
jamais non ne sait pas se construire ; il devient violent, égocentrique et se
croit tout permis. Le non est un don ; il nous pousse à sortir de nous-mêmes
et à accepter les autres. Pour bien comprendre cette notion fondamentale
qui va à contre-courant de l’époque actuelle, il est nécessaire de faire un
bref détour sur les notions de manque, de besoin, de demande et de désir.
À notre époque, le manque apparaît comme insupportable, parce que
nous cherchons à vivre l’immédiate satisfaction. Le sevrage n’est pas à
l’ordre du jour. L’effort n’est plus au rendez-vous. Le plaisir du labeur, la
satisfaction du devoir accompli qui nous aidaient auparavant à échapper à
l’humaine pesanteur ne sont plus reconnus. La facilité règne, maîtresse
incontestée. Presque plus personne n’ose revendiquer de « bâtir » des
enfants, ni ne les forge d’abord à l’aune du désir, de l’enthousiasme et de
l’idéal. Actuellement, ne faut-il pas d’abord « réussir dans la vie » plutôt que
« réussir sa vie » ?
La frustration, bien sûr, est une affaire de discernement : ni trop, à cause
des carences, ni pas assez, à cause d’un risque d’inflation narcissique chez
l’enfant. L’éducation n’enseigne plus l’interdit. Si les parents n’aident plus à
intégrer la différence entre le possible et l’impossible, ni le respect des
limites qui fonde l’altérité, l’enfant n’aura pas suffisamment d’acquis en
termes de sociabilité, ne saura pas rester à sa place et deviendra alors
envahissant.
La problématique du manque entretient des rapports avec la frustration
ou la possession, le besoin et l’effort, le désir et la demande, dans une
société de consommation qui se préoccupe essentiellement de l’avoir et qui
délaisse l’être, l’essence de l’homme. Le manque se situe en très grande
partie du côté de l’avoir. L’être, lui, est comblé dans l’épanouissement. Être
est la seule façon d’espérer, rappelait Lao-tseu, au milieu du IVe siècle av. J.-
C. C’est ainsi que nous évoquerons la réalisation, qui est à l’opposé du
manque !
Le père vient donc imposer à l’enfant, par la castration, que tout n’est
pas possible. Il permet la renonciation. L’enfant acceptera alors la condition
humaine qui est de vivre dans le manque, de désirer, d’investir et de
désinvestir, et d’accepter que tout a une fin – c’est ce que la mort vient
signifier de la condition humaine et du sens à donner à la vie. Cette
condamnation à accepter le manque fait la dignité de la condition humaine,
à laquelle la société de consommation voudrait nous faire croire qu’on peut
échapper. Le père intervient comme limite et comme structure, et cela à un
stade très précoce du développement afin d’inscrire définitivement le
manque dans l’inconscient de l’enfant.
L’altérité doit être imposée à l’enfant pendant qu’il se construit. Elle fera
alors partie de sa constitution et sera intégrée en lui, par la fonction
symbolique du père qui fera cesser la jouissance. Si c’est à l’enfant de faire
de l’altérité sa condition, cette notion qui fonde le social ne dépendra alors
que de son bon vouloir. L’inscription de l’altérité doit s’arrimer
automatiquement chez l’enfant, pour ne jamais être négociable ou effaçable.
La version du père va ainsi donner sa place à l’humilité et à l’humanité
de l’homme, en étant à l’origine de la brisure, de la faille, de la fêlure, de la
béance. C’est ainsi qu’il fait sa place au vide. En ce sens, il existe un acte de
foi, parce que le père n’est pas évident. Le droit romain, que nous avons
repris, affirmait un grand principe : « Pater semper incertus est, mater
certissima » (le père est toujours incertain, la mère incontestable). C’est la
mère qui désigne son père à l’enfant. Elle lui dit : « Voilà ton père. » Il y aura
donc un acte de foi de l’enfant vis-à-vis de la parole de la mère qui fait du
père un symbole. C’est ce qu’on appelle le pacte symbolique qui va faire
métaphore et permettre de passer du sens propre au sens figuré. Le pacte
symbolique renvoie à la façon dont notre monde est organisé par le langage
et ses lois : le mot qui est le meurtre de la chose, le déplacement qu’opère la
métonymie, la condensation de la métaphore qui exprime un saut du sens
propre au figuré, la perte de l’objet qu’implique le langage, mais en même
temps la possibilité d’avoir accès à sa propre parole. Ce qui fait de nous des
êtres parlants.

L’apprentissage du plaisir, l’immédiateté de la


pulsion
Le père va permettre une appréhension autre de la réalité. Le réel n’est
pas ce que je constate, ni ce que je rêve, il diffère de ma représentation, et
la catégorie de l’impossible y est bien circonscrite. Mais devenir père
suppose une première et indispensable condition : celle de renoncer à être
mère, renoncer à être une autre mère. Ce qui n’est pas sans conséquence
sur la transmission au niveau d’une génération, voire à la génération
suivante. Cette transmission est déniée par l’époque postmoderne qui fait
table rase du passé et de la tradition.
Et, pourtant, être plus proche de l’un des deux parents que de l’autre
n’est pas sans conséquence sur le devenir d’un individu. Ni non plus sur le
devenir de sa filiation à laquelle il risque de transmettre, à son insu et sans le
filtre de la connaissance, le déséquilibre qu’il aura vécu sans même en
prendre conscience.
La rencontre avec le compagnon masculin de la mère est la cause d’une
confrontation avec le narcissisme de l’enfant. Cette instance tierce doit se
structurer à un moment particulier et favorable du développement
neurobiologique de l’enfant. Même s’il ne vient qu’en second, le père
s’interpose entre la mère et l’enfant. Il témoigne de la maternité fécondée et
de la filiation. Son interposition coupe les liens narcissiques et fusionnels
d’une dyade qui risquerait de tourner en rond. On peut donc considérer que
la rencontre avec le père joue le rôle d’un organisateur psychique qui va
fonder le réel de la différenciation entre les deux parents, mais aussi le réel
de l’impossible. C’est ce qu’exprimait d’une autre façon Marc Aurèle dans
sa célèbre prière : « Seigneur, donnez-nous le courage d’accepter ce que
nous ne pouvons changer, la force de changer ce qui peut l’être et la lucidité
d’en faire la différence. »
Le père a donc une fonction limitatrice, interdictrice et calmante, mais il
peut aussi jouer comme idéal, dans la mesure où l’être humain se
caractérise par une capacité à prendre de la distance à l’égard de l’objet de
sa pulsion. Cette différence est la fonction symbolique, qui, en donnant une
signification au manque, contribue à opposer le court-circuit de la jouissance
pour un circuit plus long associant le plaisir de la retenue, l’anticipation du
plaisir de la satisfaction future et l’érotisation de l’attente par l’intermédiaire
du langage, de la pensée et de l’accès au symbolique. De ce point de vue, la
mère est immédiate, le père, secondaire.
Le père impose la catégorie du vide que le langage viendra représenter.
C’est ce qu’exprime avec une perspicacité intuitive Valère Novarina : « La
parole […] est surtout le signe que nous sommes formés autour d’un vide,
que nous sommes de la chair autour d’un trou, l’entourant, et que le trou
n’est pas devant nous (comme une tombe par exemple où il faudrait un jour
tomber dedans pour faire une fin), mais dans nous, mais dedans, et que
nous sommes non pas ceux qui ont le néant pour avenir – ça, c’est le sort
des animaux – mais ceux qui portent leur néant à l’intérieurIX. »

La fonction paternelle, rempart contre la


perversité
Une des caractéristiques de la fonction paternelle est d’initier à la
finitude dont notre société parle si peu à cause du tabou de la mort et de la
pression à toujours rester jeune. Le père est celui qui perd et qui initie
l’enfant au réel de la perte. Il marque définitivement l’enfant de cette perte
fondamentale de la jouissance et lui signifie : « Après moi tu vivras, mais
nous mourrons tous. » Cette loi de la condition humaine est d’accepter
chaque jour nos limites dans un deuil permanent de nous-mêmes, du
domaine de l’avoir et de l’idée mégalomaniaque que tout serait possible.
Le père a donc pour fonction essentielle de décoller l’enfant de la mère
et de l’aider à acquérir une autonomie. En ce sens, il enseigne la
renonciation, la juste distance et le doute qui nous font sortir de l’hypnose
maternelle. C’est sa part iconoclaste en ce qu’il favorise l’esprit critique et la
distanciation face à l’illusion et à la rêverie. Il initie au présent. Le réel est ce
contre quoi l’on bute. Le père interrompt. Il bâtit, il structure. Tel est le don
du père : interrompre la douce rêverie que la mère favorise dans la nidation
qui est sienne. La capacité d’amour est une capacité de désillusion, c’est-à-
dire de clairvoyance et de lucidité.
« Aller voir ailleurs parce que je n’y suis pas » initie à de puissantes
fonctions organisatrices : l’acceptation de la différence de génération (« je
suis trop petit pour combler ma mère », dira le petit garçon), l’acceptation de
la différence des sexes (« si je plais à ma mère, je pourrai sans doute plaire
plus tard à quelqu’un du même sexe qu’elle »), le passage du principe
primaire de plaisir-déplaisir au principe secondaire de réalité en acceptant la
différance (différer dans le temps) de la réalisation d’un désir et la durée
comme endurance, la genèse de la conscience morale avec l’intégration de
la loi et de l’interdit, l’ouverture à autrui, à l’étranger, ce que nous appelons
la xénophilie au lieu de l’hospitalité (ou l’altérité), pour bien marquer notre
temps très xénophobe qui ne fabrique et ne revendique que du même (la
grégarité individualiste) et ne supporte plus la différence et ce qui origine.
Le père va changer de registre, initier au symbolique et permettre la
sémiotique. L’œil qui voit (cerveau occipital) est séduit, donc en anesthésie
psychique, par opposition à l’oreille (cerveau fronto-temporal), qui écoute,
recherche le sens et se préoccupe d’herméneutique1. Il y a donc un miroir
brisé, qui limite l’expansion narcissique. La fonction de la parole est alors
non seulement de représenter, mais de signifier le manque par l’accession
au symbolique. D’ailleurs, on pourrait dire que le symbolique signifie
obligatoirement le manque. Ce qui va faire de l’enfant un sujet, c’est qu’il
entre dans le langage qui lui préexiste et lui succédera. C’est l’aphanisis qui,
pour les lacaniens, impose de passer sous la barre du signifiant et d’accéder
au monde symbolique qui est le monde de la perte. Le mot signifie que la
chose n’est plus là. Le sujet commence alors à surgir et à se construire.
L’énergie libre de l’érotisation permanente se fixe. Et le (vrai) père est celui
qui met fin à l’érotisation permanente, à la toute jouissance omnipotente et à
son excitation. L’interdit prononcé est de se cantonner au réel, d’accepter de
différer, de se calmer. La séduction perverse n’est pas l’amour, c’est le
miroir aux alouettes.
La fonction essentielle du père est de faire sortir l’enfant de la rêverie
maternelle (la complétude du même, qui se suffirait d’un tête à tête et d’un
corps à corps), de l’initier au réel, c’est-à-dire à la condition humaine faite de
finitude, de douleur, et qui aboutit à la mort. Le père exprime la condition
tragique de l’existence et aide l’enfant à donner un sens à sa vie. Il ouvre à
la parole qui est une adresse à l’autre et va de ce faire l’orienter vers ses
semblables, où il deviendra un parmi d’autres êtres de relation.
Ainsi, le père vient compléter la mère dans l’assomption de la filiation, il
va témoigner de la double matrice filiatrice : la chair du côté de la mère, le
symbolique du côté du père, car un être humain n’est pas seulement fait de
chair, mais de toute parole qui sort de la bouche de son père. Ce qui
implique une transmission par le père de ce qui ne lui appartient pas et que
son propre père lui a transmis de ses aïeux. Le tiers, vécu d’abord comme
un intrus, vient interrompre une douce illusion et nous rappelle que rien n’est
acquis, que l’imprévu constitue la vie. C’est aussi cela que le père vient
signifier. Et c’est en cela qu’il dérange. Mais notre société douillettement
repliée entre l’univers du confort et celui du conformisme supporte-t-elle
qu’on la dérange ?
Le glissement pervers
Parce qu’elle est fondée sur la jouissance, notre société de
consommation évolue vers un modèle pervers. Le clivage capitaliste qui
réduit l’homme à sa valeur économique sous prétexte de rentabilité
immédiate met de côté la préoccupation du futur et l’anticipation à cause
d’une marchandisation de l’existence. L’homme est ainsi dépossédé de sa
dimension psychique et spirituelle. Nul doute alors que notre mode de vie
fabrique de plus en plus de pervers.
La société actuelle produit de plus en plus d’adolescents pérennisés. Le
sevrage ne se fait plus. Ce terme qui signifiait au départ « séparer »,
« trancher », prend à partir du XIIIe siècle le sens de « cesser
progressivement d’allaiter », donc stopper la dépendance à l’égard du sein
maternel, cesser d’être un nourrisson et commencer à croquer la vie, à
différencier l’intérieur de soi et l’extérieur, à sortir du giron maternel et à
grandir. Aujourd’hui, le sevrage ne se fait plus, car il faut consommer pour la
croissance. Inutile de grandir, restons non sevrés, et la société continuera de
tourner ! Nous sommes gavés, envahis d’objets, la plupart du temps inutiles
ou interchangeables.
Il existe des liens importants entre les facteurs psychologiques et leurs
correspondances socio-économiques. C’est là toute la question des
corrélats entre la vie psychique et notre mode de vie. Toute-puissance,
difficulté à devenir adulte, difficulté à assumer le réel : trois notions clés qui
peuvent être rapportées à notre mode de vie. En effet, si l’on considère
l’évolution de nos sociétés en fonction de l’organisation de l’œdipe, force est
de constater que nous sommes passés en près d’un demi-siècle de la
famille structurée à la famille éclatée, ce qui n’est pas sans conséquence sur
l’évolution de la psychopathologie. Et, parallèlement, la fonction paternelle
n’aura jamais autant été mise à mal qu’à notre période contemporaine.
Le père n’a pas à se mettre à la place de la mère, il existe en effet des
papas poules qui veillent tellement sur leur enfant qu’ils participent à
fabriquer des « éternels nourrissons » qui, leur vie durant, auront une
tendance à échapper à la condition humaine en revendiquant une
indépendance officielle, alors qu’ils sont passifs et dépendants de quelqu’un
d’autre. D’où le mécontentement et la plainte de ces éternels nourrissons qui
n’ont jamais vraiment connu la frustration.
Le travail du désir consiste à délaisser l’illusion nostalgique de la
complétude narcissique avec la mère pour affronter la lutte pour la vie. Avec
les papas poules, l’enfant risque d’avoir l’impression qu’il a des parents
identiques, dont le rôle est déspécifié. Or, pour qu’il y ait œdipe, encore faut-
il qu’il y ait un père, ou quelqu’un qui puisse exercer la fonction tierce dont
j’ai déjà parlé ! La fonction de l’interdit ne peut pas jouer si le père s’absente
ou est disqualifié. Dans ce cas-là, comme la phase œdipienne ne fonctionne
pas correctement, il y aura mésusage du commerce de l’autre qui sera
manipulé dans l’envie. Le meurtre du père équivaut au refus de la
transmission, à l’irrespect et à l’attitude consumériste. L’interdit doit être
prononcé. Que serait une civilisation s’il n’y avait pas d’interdit ?

La chasse au père
Dans le mouvement d’émancipation des femmes, qui revendiquent les
mêmes droits que les hommes, il y a le refus tout à fait justifié de la
puissance conférée au père dans le patriarcat. Celui-ci a été à l’origine
d’abus et a placé beaucoup d’hommes et de femmes sous le joug des
graves névroses décrites par Freud. Il est donc absolument nécessaire de
lutter contre le patriarcat et de favoriser l’émancipation des femmes ainsi
que l’autonomie progressive de l’enfant. Rappelons que le Code Napoléon –
par exemple – les a exclues de la vie sociale pendant plus d’un siècle et
demi.
Toutefois, un certain intégrisme féministe – confondant le bébé et l’eau
du bain – a jeté l’anathème sur le masculin et la fonction paternelle. Ce
féminisme excessif revêt un aspect communautariste, déclarant la guerre à
l’homme et exprimant la volonté de le transformer ! Avec quelques relents
pseudo-marxistes, la femme est le prolétaire et l’homme, l’exploiteur. C’est
là le credo de ces intégristes exprimé par ce slogan : « La femme est une
victime et l’homme, un prédateur. » Quelle réécriture soviétique de
l’Histoire ! Lutter contre l’homme prédateur devient alors s’en prendre au
père, un des archétypes par lequel les intégristes entendent mener la lutte
contre les hommes. Destituer la fonction paternelle, c’est détruire le père.
C’est ainsi que notre société est devenue parricide. On s’est mis alors à
publier des livres et des enquêtes où les pères étaient présentés comme
autoritaires, lâches et pédophiles. Mais, si les hommes n’étaient que ces
caricatures, les femmes n’auraient jamais eu la possibilité d’exprimer leur
désir d’égalité. Or le patriarche est plus une image absolue qu’une réalité.
Cette référence à la Rome antique est trop écrasante à porter pour les
hommes, et la majorité des femmes l’aurait refusée !
Historiquement, l’homme, du fait de sa constitution, a certes été enclin à
s’occuper des tâches physiques pénibles et dangereuses. La paysannerie
ne reposait-elle pas sur le nombre de bras d’une famille et surtout sur le
nombre de garçons ? En outre, l’essor de l’agriculture française a aussi
reposé sur le rôle considérable des femmes à la campagne, où les mariages
avec les femmes fortes étaient notamment signe d’opulence et de réussite.
Si l’homme a traditionnellement mis sa force et sa créativité dans la
construction de l’habitat, la recherche de la subsistance par la pêche et la
chasse, la protection de sa famille et du clan par la guerre et l’amélioration
du quotidien par la technologie, la femme, parce qu’elle ne pouvait alors
maîtriser ses grossesses, avait une disponibilité plus limitée pour les travaux
pénibles. Lui ont été dédiés l’enfantement, la nutrition, le maternage. Cette
répartition homme-femme des fonctions a donc revêtu un sens pratique
sans forcément dévaloriser le rôle de l’un par rapport à l’autre. Le code
d’Hammourabi des Sumériens (2 500 av. J.-C.) décrivait précisément les
devoirs des hommes et les lois qui protégeaient les femmes. On est très loin
d’une sujétion ou d’une domination. C’est la domination patriarcale, en
revanche, qui n’est pas acceptable.
L’Histoire montre d’importantes variations en fonction des cultures. Chez
les Celtes, par exemple, qui constituent une civilisation protohistorique de
peuples indo-européens, qui se définissent par l’usage de langues celtiques
et par certains particularismes culturels, la femme a un statut et elle est
respectée. Le peuple celte a été présent sur une grande partie du continent
européen et en Asie Mineure. L’apogée de son expansion s’étend du
VIIIe siècle av. J.-C. jusqu’au IIIe siècle. Chez eux, la femme utilise ses biens
comme elle l’entend. Elle les conserve si elle se marie, les reprend en cas de
divorce. Le mariage résulte d’un contrat non définitif. Le divorce n’est pas lié
à la culpabilité, c’est un contrat qui cesse. Si la femme possède plus de
biens que son mari, c’est elle qui dirige les affaires du ménage sans l’avis de
son époux. Par le mariage, la femme n’entre pas dans la famille de son mari,
mais garde sa famille d’origine et y retourne en cas de divorce. Elle peut se
séparer de son mari en cas de mauvais traitements. Elle reprend alors ses
biens et sa part acquise pendant le mariage.
Aujourd’hui, alors que l’évolution de nos sociétés a permis à la femme
de sortir de son rôle circonscrit et confiné, pour les féministes intégristes, la
différenciation des rôles hommes-femmes ne serait qu’un outil de
domination, construction sociale sans aucun lien avec la biologie et la
physiologie (force musculaire de l’homme versus maternité et allaitement
pour la femme). La différenciation des sexes n’aurait d’autre finalité que de
favoriser l’exploitation de la femme par l’homme. Cet intégrisme repose sur
un déni des rôles différents du père et de la mère, comme de l’homme et de
la femme. Une représentation claire de son identité, dont la fonction
paternelle ou maternelle fait partie, permet en effet la construction de l’enfant
et de l’adolescent, mais elle rend possible aussi de la mettre en question et
de la faire évoluer.
Les femmes ont toujours tenu un grand rôle dans l’éducation des
enfants. Il semblait naturel qu’elles interviennent dans les premières années
du développement de l’enfant (temps du maternage), idée qui n’est
d’ailleurs pas remise en cause actuellement lors des décisions de justice en
cas de divorce. La mère favorise la communication corporelle, initie au
langage du corps, puis à la langue maternelle, tandis que, dans un second
temps, le père apprend l’action, la prise de risque, le dépassement, et initie
au symbolique. Nous en arrivons ainsi à la fonction première. Celle où
chacun des parents n’est pas interchangeable, sauf à vouloir émousser leur
autorité et à priver l’enfant d’une double représentation, de deux images
identificatoires différentes. Ces deux images vont lui servir à nouer des
relations avec le monde extérieur et à mettre en place des stratégies
différentes. Ce qui a aussi pour conséquence de le préparer au monde des
adultes en lui donnant des repères, qui l’aideront ensuite à trouver sa place.
Le développement d’un enfant nécessite l’amour d’une mère et d’un père
qui s’investissent tous les deux, différemment, dans l’éducation de leur
enfant. L’enfant est le père de l’homme, a-t-on coutume de dire. Cette
phrase attribuée à tort à Jacques Lacan est en fait tirée du poème
« Rainbow » de William Wordsworth (1770-1850).
L’accès au symbolique qu’instaure la fonction paternelle initie à la
condition humaine, faite de renonciation, de perte et d’acceptation de la
castration. Plus l’existence psychique se singularise et se complexifie, plus
s’éloigne le risque de l’alexithymie. L’alexithymie est un trouble de la
symbolisation caractérisé par l’incapacité à mettre un mot sur une émotion,
ce qui limite considérablement les échanges et la prise de conscience.
Rappelons que les délinquants multirécidivistes ne maîtrisent que quelques
centaines de mots, donnant en cela raison à Victor Hugo quand il déclarait
en tant que député : « Quand on ouvre une école, c’est une prison qu’on
ferme ! » – propos qui rappellent la teneur de son livre Claude Gueux.
Le symbole a ainsi une fonction cathartique parce qu’il nous fait
reconnaître le manque et notre déréliction. En cela, il nous permet cette
ouverture à l’autre que sont l’adresse du langage et la promesse de la
parole. Et cette parole est le propre de l’espèce humaine. Elle suppose une
certaine reconnaissance qu’il existe autre chose que nous. Les lois du
langage auxquelles nous sommes soumis façonnent notre inscription dans
le social. Mais nous devons tenir compte d’un affaiblissement actuel de la
parole qui devient boniment.
La publicité est une bonimenteuse. Le mot ne fait plus corps. Le verbe
n’est plus chair. Une novlangue est en train de naître. La novlangue est la
langue officielle d’Oceania, inventée par George Orwell pour son roman
1984, publié en 1949 ! Il s’agit d’une simplification lexicale et syntaxique de
la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées subversives.
Donc toute critique du système et même toute idée de critique sont
impossibles. Nous sommes formatés et binaires. Le bavardage prend la
place de la parole pleine, pour manipuler autrui. L’utilisation fallacieuse du
sens des mots par le pervers n’est là que pour mieux endormir sa proie.
Dans cette optique aussi, notre société est une fabrique de pervers.

1. L’herméneutique consiste à rechercher le sens caché derrière le sens immédiat d’un


texte, d’un discours, d’un comportement. En ce sens, la psychanalyse est une
herméneutique.
CHAPITRE V

Le socle
de la conscience morale
L’homme fonctionne selon deux registres opposés : celui du désir, selon
la séquence : manque, frustration, demande, élaboration, symbolique,
désir ; et puis le registre de la jouissance qui met en jeu pulsion,
immédiateté, incapacité à diférer, excitation, consommation. C’est ce
dernier registre qui peut endommager défnitivement l’altérité même si, du
point de vue économique, il fait fonctionner à plein la « croissance »…
Mourir de jouir : des ratsX, précurseurs de
l’homme ?
Il y a déjà plusieurs dizaines d’années, deux physiologistes ont eu l’idée
d’implanter une électrode dans l’hypothalamus latéral des rats considéré
comme la zone de la jouissance. Celle-ci envoyait des décharges
électriques dont la fréquence et l’intensité variaient. Le rat, en appuyant sur
un levier, déclenche le stimulateur et reçoit une décharge de brève durée
dans cette zone qui appartient à ce qu’on a appelé plus tard le système de
la récompense cérébrale et qui stimule la sensation de plaisir et de
jouissance. On aurait pu comprendre que le rat s’arrêterait vite de se faire
soufrir et que la décharge électrique n’était pas très agréable ! Las ! Très
vite, le rat appuie de plus en plus sur le levier. Ses appuis sont même
proportionnels à l’intensité du courant. Les observateurs notent jusqu’à cent
appuis par minute, preuve que le rat a du plaisir à stimuler ce centre, sinon il
arrêterait vite de s’envoyer des décharges douloureuses ! Les
neurophysiologistes qualifent ce comportement d’autostimulation de la
récompense cérébrale. Ils notent aussi une envie impérieuse au point que
l’animal, afamé et assoifé, se prive de manger et de boire. Il meurt de faim
ou de soif parce qu’il préfère se faire jouir ! Insatiable, il ne montre aucune
accoutumance et ne s’arrête que lorsqu’on débranche le stimulateur. On a
pensé qu’on tenait là l’explication des mécanismes de la jouissance :
l’autostimulation entraîne du plaisir qui est le renforçateur naturel des
réponses comportementales – le désir recherche le plaisir. Avec ce modèle,
on détenait toutes les explications à l’addiction et aux multiples
dépendances (alcool, drogues, boulimie, etc.) ; on pouvait comprendre
qu’on meure d’overdose comme le rat qui préfère s’autostimuler plutôt que
de s’alimenter…
Bien sûr, dans les conditions normales de l’existence, la satisfaction
naturelle d’un besoin s’accompagne d’une sensation de plaisir associée à
un apaisement du désir, provoquant l’arrêt du fonctionnement de quête.
L’autostimulation de la récompense cérébrale correspond à une impossible
satiété. C’est, de fait, l’une de ses caractéristiques : rien n’arrête la grande
malédiction de la jouissance illimitée.
Jouissance qui est essentielle à nos sociétés parce qu’elle sous-tend la
croissance. Il s’agit d’une attitude extrêmement égocentrique qui refuse
l’altérité : l’autre devient un gêneur, une limitation à ma jouissance dès lors
qu’il diffère de moi ; en revanche, tous ceux qui sont comme moi sont
comme des renforçateurs positifs de ma conduite, et leur grégarité, que je
partage, me prouve que je suis dans la bonne voie. C’est ainsi qu’on
fabrique de nouveaux consommateurs en fonction de leurs dénominateurs
communs : les enquêtes d’opinion façonnent l’opinion et la consommation
dans l’optique d’une jouissance. Plus que d’une mode, il s’agit d’un
formatage de ce qui reste de jugement chez le consommateur, ouvrant sur
d’autres marchés commerciaux. La jouissance nous met dans un rapport
immédiat avec l’objet, sans passer par l’épreuve du manque – manque qui
ouvre à l’altérité, au désir, à l’acceptation de l’impossible, qui implique la
renonciation, mais aussi la durée, qui nécessite de différer, d’attendre. Notre
société de consommation est la société de l’objet, qui, à peine créé, en
remplace un autre, et de l’interchangeable, où tout apparaît facile. Ce
faisant, notre époque favorise et encourage le règne de la jouissance.
Nous avons trois cerveauxXI !
Ce système d’opposition jouissance-désir est en rapport avec
l’organisation de notre cerveau. En effet, le cerveau des primates que nous
sommes se développe en trois couches successives : le cerveau reptilien, le
cerveau limbique et le cerveau cortical. Ils présentent des différences
structurelles et biochimiques radicales, mais l’éducation que nous donnons
à nos enfants et le milieu dans lequel ils vivent permettent une
hiérarchisation donnant au cortex cérébral de l’homme pensant la
suprématie sur les deux autres.
Vu sous un certain angle, on peut considérer qu’on retrouve ici le fameux
triptyque freudien : le Ça, le Surmoi et le Moi.
— Le premier, le cerveau reptilien, commande les comportements de
survie de l’individu et de l’espèce. Ses caractéristiques sont invariables et
automatiques : il n’y a pas d’adaptation possible aux changements de
l’environnement. C’est le cerveau le plus archaïque de l’évolution. À un
stimulus correspond une réaction quasi réflexe prédéterminée et
inchangeable. Ce cerveau reptilien peut, en gros, être considéré comme
celui de la pulsion, qui est brutale, violente et ne s’encombre d’aucune
convention. Il est le support de la motricité extrapyramidale involontaire
réflexe. Il est aussi à l’origine des comportements spécifiques de l’espèce :
postures, choix du territoire, chasse, fabrication du nid, défense des petits. Il
intervient également dans la survie de l’espèce : attaque devant une proie,
fuite devant un prédateur. On considère qu’il conserve les actes et les
passions archétypiques de l’espèce. C’est en partie ce cerveau réflexe que
va viser la publicité pour favoriser la consommation, et c’est à l’inverse sur
sa domestication que vont jouer l’éducation, la sociabilité et la sublimation.
Si ce cerveau reptilien a une part trop importante lors du développement du
petit d’homme, la notion d’altérité, l’inscription définitive de la perte et
l’intégration qu’on ne peut pas tout faire manqueront – ce qui va favoriser les
conditions de la perversité et la mise en route de la jouissance qui tourne à
vide, comme un cercle fermé sur l’étroitesse du Moi.
— Notre deuxième cerveau, ou système limbique, est aussi appelé le
rhinencéphale parce qu’il dérive de structures liées auparavant à la fonction
olfactive. C’est le cerveau du flair, il est le siège des émotions et des
motivations. Il présente plus de souplesse, est capable de répondre à une
information présente en intégrant le souvenir d’informations passées. Il
affecte donc d’un coefficient émotionnel nos actes et nos comportements. Il
est essentiellement centré sur le passé. Très développé chez l’homme
comme chez le dauphin, c’est le cerveau sentimental, siège des émotions et
des affects. Il est intermédiaire entre la pulsion reptilienne et la réflexion
corticale. Tout ce que ressent un individu, tout ce qui caractérise son
environnement ainsi que les fonctions végétatives, humorales et nerveuses
qui participent à l’homéostasie siègent dans le système limbique.
— Enfin, il y a le cerveau cortical, caractéristique de l’espèce humaine.
Il est capable d’anticiper et de choisir très vite la réponse la mieux adpatée à
une stimulation en fonction de ce qu’il a intégré du passé et de ce qu’il
projette de l’avenir. C’est le cerveau de l’intelligence, des capacités à
discriminer, du jugement, du raisonnement, de l’anticipation. Il est le propre
des vertébrés supérieurs et favorise l’adaptabilité et la liberté de l’individu. Il
constitue aussi un frein aux deux autres cerveaux. C’est le cerveau de la
sociabilité, de l’altérité et de la sublimation. C’est sur le cortex que
l’éducation, la culture et le mode de vie agissent de façon à favoriser la
maîtrise de soi et la compréhension de l’autre.
Au niveau de l’évolution, on peut imaginer que chaque cerveau a
correspondu à des âges particuliers dans le développement des espèces :
l’âge de la pierre taillée, de la pierre polie, de l’acquisition du feu et de
l’invention de la roue, le passage d’Homo faber à Homo sapiens… Le
système de la récompense cérébrale et l’existence des trois cerveaux
constituent le socle neurophysiologique de la conscience morale, qui
explique l’opposition désir-jouissance et permet d’éclairer les
comportements addictifs. Mais le psychisme humain est-il réductible à des
mécanismes, à une machinerie cellulaire ou moléculaire ?

Freud et la pulsion
Tout au long de sa réflexion théorique et clinique, Freud a posé
implicitement la question de la structuration psychopathologique. Si l’on est
névrotique, on vit dans un conflit interne avec, d’un côté, le Ça réservoir des
pulsions, de l’autre, l’intégration de l’interdit social par le Surmoi, qui va être
à l’origine du symptôme, compromis entre ces deux forces contradictoires.
Pour Freud, la perversion est l’envers de la névrose, la névrose est une
perversion négativeXII. L’important pour notre propos est de retenir que, si
l’on est névrosé, on ne peut être pervers !
Pour le père de la psychanalyse, la pulsion est une force qui est à mi-
chemin entre le biologique et le psychologique. C’est une force interne
dirigée vers l’extérieur avec un but et un objet : « Par pulsion, écrit-il, nous
désignons le représentant psychique d’une source continue d’excitation
provenant de l’intérieur de l’organisme, que nous différencions de
l’“excitation” extérieure et discontinue. La pulsion est donc à la limite des
domaines psychiques et physiquesXIII. » Pour lui, la pulsion est donc un
concept limite. Située entre le somatique et le psychique, elle se définit par
sa source, sa poussée, son objet et son but, par opposition à l’instinct
spécifique du règne animal. Elle se caractérise par un aspect mécanique et
répétitif en rapport avec le cerveau reptilien.
Vers la fin de sa vie, Freud en arrive à opposer la pulsion de mort,
Thanatos, à la pulsion de vie, Éros.
Dans la perversité, cette question de la pulsion est centrale. Il existe des
pulsions inhibées quant au but selon la formule de Freud et dont la
satisfaction va se trouver entravée, détournée ou interdite par l’éducation
que nous aurons reçue ou par la maîtrise de nous que nous aurons acquise.
C’est là que nous touchons de plus près aux rapports entre morale et
perversion, entre interdit et pulsion. Le pervers ordinaire comme le pervers
narcissique n’ont pas bien intégré une harmonieuse inhibition de certaines
pulsions. Leur cerveau reptilien n’est pas suffisamment contrôlé par leur
système limbique et encore moins par le cerveau cortical. Ce qui explique en
grande partie le mélange amour-haine et l’ambivalence à l’égard de l’objet
d’amour du fait de l’opposition entre pulsion de vie et destructivité. Le
pervers dont le système de contrôle de la jouissance est peu développé a
souvent tendance à détruire l’objet de son appétence.

L’intégration morale
L’acquisition de la conscience morale est lente, progressive et
complexe. En effet, l’agressivité, la jalousie, la haine, l’envie, l’idée de
détruire, la violence font partie des réactions classiques, voire naturelles, de
l’enfant. On retrouve le même processus destructeur à une plus vaste
échelle, au sein de nos sociétés. Le cerveau reptilien, siège de la pulsion et
de l’instinct, est socialement dévastateur. L’histoire des deux guerres
mondiales et des tueries d’innocents ont dégradé l’image de la culture et
propulsé sur le devant de la scène la destructivité de l’homme et le mal
absolu dont il est capable. Dire que l’homme est un loup pour l’hommeXIV
n’est pas très gentil pour le loupXV, faisait déjà remarquer Plaute en son
temps. De façon générale, l’Histoire montre l’évolution progressive des
hommes vers la perversité, corrélativement à la diminution, puis au déclin de
la fonction paternelle.

L’apport de l’éthologie
Les éthologues évoquent la notion d’agression qui concerne la défense
du territoire vitalXVI. Il s’agit de l’instinct de combat de l’animal et de l’homme
dirigé contre son congénère. Il a pour but la survie de l’espèce et sélectionne
les plus forts et les plus aptes à la reproduction. L’agressivité a ainsi un rôle
biologique bénéfique. Toutefois, les comportements peuvent devenir
exagérés, manquer leur but, être nuisibles. La nature a inventé chez l’animal
d’ingénieux mécanismes pour rendre inoffensive cette agressivité. Il n’en va
pas de même chez l’homme, qui manque de facteurs régulateurs et dont les
armes actuelles et l’activité économique effrénée appauvrissent et menacent
la planète comme l’espèce humaine.
La formation de la conscience morale chez l’homme n’est donc pas
naturelle mais culturelle. Elle va de pair avec la formation du caractère, donc
de l’éducation, de la sublimation et des rôles diversifiés et spécifiques du
père interdicteur et de la mère facilitatrice. Ce caractère n’est pas donné : il
se construit par intégration successive de l’expérience, des tendances et de
l’éducation, de façon à réaliser un système individuel stable fondé sur le
libre arbitre et l’autodétermination. Le jugement moral participe de l’équilibre
de l’individu et l’aide dans le choix de ses actions. Il y a un passage de
l’automatisme pulsionnel très archaïque du cerveau reptilien à une
organisation volontaire du Moi correspondant au cerveau cortical. La morale
consiste ainsi en un contrôle éthique personnel en fonction de valeurs, de
principes et de l’intériorisation de l’interdit. Elle n’est en rien acquise
d’emblée. C’est pourquoi les experts, lorsqu’ils examinent un inculpé,
cherchent chez lui ce qu’ils appellent la perte du sens moral. Cette notion
très importante caractérise le pervers.
La théorie de l’agression des éthologues est une généralisation de la
théorie anthropologique du bouc émissaire. L’instinct de territorialité
augmente la motivation d’agression. D’où la nécessité de détourner
l’agressivité vers un ennemi commun. Si on applique cette notion à l’homme,
l’amour n’est possible que si les deux partenaires haïssent en même temps
les mêmes choses ou les mêmes individus. Tout regroupement social, par
exemple, ne peut exister que par réorientation de l’agressivité
interindividuelle contre un même ennemi : nation contre nation, classe
supérieure contre classe inférieure, syndicat contre patronat, parti politique
contre parti politique, équipe contre équipe…
Cette approche un peu mécaniciste avec à l’appui la référence au bouc
émissaire omet que l’homme se situe au-delà du règne animal et échappe
au simple domaine biologique par le saut culturel. Et la morale se positionne
d’abord dans le champ culturel puisqu’elle permet, par la sublimation qu’elle
opère, un détournement socialisé de la pulsion.
L’importance éducative des parents
La plupart des spécialistes considèrent que la morale est la résultante
des pressions du milieu dans lequel vit l’enfant et de la transmission de
valeurs, essentiellement par l’éducation parentale. Or notre société
postmoderne dévalorise les parents et particulièrement le père. Il n’est donc
guère étonnant qu’on repère de plus en plus de troubles de la conscience
morale, voire carrément des agénésies perverses du sens moral.
Dans un premier temps, un petit enfant ne veut pas déplaire à ses
parents, il cherche à se conformer à l’idéal qu’il croit qu’ils ont de lui. Il se
dit : « Je ne fais pas ceci parce que cela va déplaire à ma mère ou à mon
père. » Cette attitude passive l’aide peu à peu à intégrer des règles dont il ne
comprend pas toujours l’intérêt. Ensuite, l’enfant va acquérir
progressivement une morale authentique en éprouvant des sentiments
comme la sympathie, l’empathie, la compassion, la pitié. C’est ce qu’on
appelle la morale de la compréhension fondée sur l’altérité. Cette morale
très affectivée fait intervenir notre cerveau limbique1.
Les spécialistes considèrent qu’une morale fondée sur le sentiment n’est
pas assez solide et pérenne. Ils opposent donc la morale du sentiment à
celle de la raison. La sensibilité est particulariste et la raison, universelle.
L’éthique est ainsi fondée sur l’obligation et le devoir. Mais l’éducation
morale n’est cependant pas possible sans appel au sentiment. Même chez
l’adulte, c’est un sentiment – sympathie, amour, respect – qui est le motif
habituel de la conduite moraleXVII. La morale va donc se fonder sur la
sincérité et l’authenticité, dans laquelle le corps ne peut mentir. Chez
l’immoral ou l’amoral2, le langage ne fait pas corps.
Dans ce domaine, les processus d’identification sont d’une grande
importance. L’enfant va peu à peu faire siennes les qualités de sa mère, de
son père ou des adultes qui lui servent de modèles et qu’il introjecte en lui.
Introjection et identification sont deux processus importants dans le
développement de la conscience morale.

Identification et introjection
Le terme d’introjection a été introduit par Ferenczi par opposition à celui
de projection. Il s’agit d’un processus imaginaire dans lequel les qualités des
objets d’amour sont transposées à l’intérieur du Moi de l’individu. Le sujet
est attiré vers un idéal qui va l’aider à construire son identification, il pourra
ainsi en sacrifiant une partie de ses intérêts immédiats accepter plus
facilement autrui. La vie morale participe d’un échange et d’une réciprocité
qui transforment le « je » et le « tu » en « nous ». Il y a donc un partage qui
fonde la reconnaissance mutuelle. En dehors de l’apport parental
inconscient qui assure la transmission culturelle des règles, des coutumes et
de la culture, on considère qu’il existe peu à peu une intégration consciente
où intervient la culpabilité infantile.
C’est de la première à la sixième année du développement du petit
d’homme que l’éducation aura le meilleur résultat. Cette culpabilité primitive,
considérée comme une prémorale, va évoluer à un niveau supérieur
d’intégration. Une adaptation progressive à la vie en société se développera
avec l’acquisition d’une autonomie et d’une éthique adulte fondée sur une
réussite affective associée à une tolérance aux inévitables frustrations, à
l’acceptation des limites et à l’arrêt de la jouissance. D’où une élaboration
rationnelle des conduites. C’est ainsi que le petit enfant passe d’une
prémorale à une éthique rationnelle : « Je ne fais pas cela pour ne pas
déplaire à maman ou papa » devient alors « Je ne fais pas à autrui, ce que
je ne voudrais pas qu’on me fasse ». La condition essentielle de la vie
morale est d’accepter qu’il existe un autre, différent de moi-même, vis-à-vis
duquel j’ai des devoirs. L’altérité (le grand Autre3 des lacaniens) est
uniquement l’acceptation de cette correspondance, du fait que ma liberté
s’arrête là où commence celle d’autrui : en d’autres termes, mon devoir est
le droit de l’autre, et mon droit est le devoir d’autrui…
De mon point de vue, la perversion ordinaire qui se généralise peu à peu
dans notre société est à mettre en rapport avec une distorsion des rôles, une
démission parentale ; elle est liée également à l’influence trop précoce et
généralisée de la télévision, qui est devenue une sorte de troisième parentXVIII
en même temps qu’un vecteur du divin marchéXIX. Tout cela, à mes yeux,
explique l’augmentation actuelle de la fréquence des troubles de
l’acquisition du sens moral. Les carences que l’on observe aujourd’hui dans
la prononciation et l’intégration de l’interdit par le père stimulent la
propension à la jouissance et laissent persister des réponses archaïques
aux pulsions. La culpabilité n’y a pas sa place. La responsabilité morale
perd peu à peu son sens pour l’individu perverti qui devient pervers
ordinaire ; les conduites antisociales se multiplient.
La carence de la fonction paternelle4 dépositaire de l’autorité et de la loi
introduit une perversité ordinaire qui oriente les choix de vie de l’individu et
dans le pire des cas une véritable perversité de caractère. À l’extrême, le
comportement subversif peut résulter d’un choix délibéré et lucide de la part
de l’individu. Nous sommes alors face à la perversité structurale, celle du
pervers narcissique qui pose le problème du mal.
Le Surmoi, base de l’interdiction
L’approche psychanalytique apporte un éclairage intéressant sur ce que
certains théoriciens ont appelé l’agénésie de la conscience morale, en
décrivant les rôles spécifiques de la mère et du père.

Une mère suffisamment bonne


La mère « suffisamment bonne » est celle qui s’inquiète quand il y a trop
de bruits provenant de l’enfant ou quand il n’y en a pas assez. Elle vaque à
ses occupations, à demi-présente pour elle et à demi présente pour son
enfant. Son attention n’est alertée que quand il y a de grands cris ou des
pleurs, qui témoignent d’un danger couru par son enfant et nécessitant son
intervention. De la même façon, le silence de l’enfant est en lui-même
inquiétant, car il peut signifier la témérité de celui-ci ou le fait qu’il est en train
de commettre une bêtise aux conséquences fâcheuses. Pour compléter
cette définition, je dirais que la bonne mère est celle qui désigne et souligne
le père.
Dans l’éducation des enfants, il est très important que l’apprentissage
des premières frustrations se fasse dans de bonnes conditions. Le sevrage
et l’éducation sphinctérienne constituent les premières expériences de
rétention et acquièrent une valeur de maîtrise de soi et du système moteur.
Toute l’éducation a pour but de nous rendre maîtres de nous-mêmes, alors
que la société de consommation – à l’inverse – nous incite à céder à tous
nos caprices et à toutes nos tentations, à nos pulsions. Voilà pourquoi le
néocapitalisme doit lutter (voire l’annihiler) contre la fonction éducative et
notamment l’intervention paternelle en la disqualifiant. C’est en ce sens que
le capitalisme sans entraves entraîne à notre insu une perversité ordinaire
généralisée, car il incite à la consommation, et non à la maîtrise de soi ou au
développement de notre libre arbitre5.
Si la mère, dans cette période qui va de 1 à 6 ans, est incohérente,
ambivalente face aux caprices de son enfant, ou si elle revit ses propres
carences affectives d’une façon très névrotique, en alternant indulgence et
sévérité, et ce souvent à contretemps, elle va venir compliquer ou empêcher
la fonction paternelle. Ce qui fait que l’enfant ne va pas investir ses premiers
actes volontaires d’une quantité suffisante de plaisir pour en saisir la valeur
d’échange. On en revient au dualisme fécond de l’alternance droits-devoirs
et à l’implication des systèmes limbique et cortical qui freinent le cerveau
reptilien. C’est toute l’importance entre, d’un côté, l’effort que l’enfant doit
consentir et, de l’autre, la valeur d’échange qui doit lui être signifiée. Là
s’arrête la jouissance qui fait autrement le lit de la perversion ordinaire. Les
premières relations avec la mère sont essentielles. Celle-ci est le premier
objet d’amour de l’enfant et elle va déterminer chez lui une empreinte
particulière à l’origine de la relation d’objet6 qu’il développera durant ses
premières années, puis à l’âge adulte. Cette relation d’objet primaire influera
même sur le choix de son conjoint ou de son compagnon. Le père est là,
dans sa fonction tierce, pour signifier à l’enfant qu’il peut aimer quelqu’un
d’autre que sa mère, qui est d’abord son unique objet d’amour.
Une anomalie précoce du développement infantile déterminera la
psychose de l’enfant. Si elle est plus tardive, la névrose de l’adulte. Entre les
deux (de 3 à 6 ans environ) se situe l’organisation perverse du sujet, fixée au
niveau de l’oralité, avec une angoisse particulière qui consiste en une peur
panique du vide, un besoin de remplissage permanent par horreur de la
frustration et un évitement de la phase dépressive de la petite enfance
lorsque le réel vient buter contre sa toute-puissance – ce qui explique le côté
vampire du pervers, prédateur qui se nourrit de sa proie : sa sensation de
vide interne, son utilitarisme en consolident l’appétence. Oralité, perversité
et société de consommation suivent la même ligne de fuite. Notre société
perverse a besoin du pervers qui l’alimente, et les pervers réussissent si
bien dans notre société déshumanisée !
Toute mère joue un rôle central dans le maintien d’une permanence de
l’apprentissage et dans l’introduction à l’altérité. Sauf si elle en reste à une
position de fusion dualiste, qui ne prépare pas le travail du père. Face à la
pulsion tyrannique du petit d’homme, il est nécessaire, en effet, d’être deux.
Il est dur d’être mère, et, pour être une bonne mère, il faut l’aide de l’autre
parent, car c’est lui qui permettra l’ajustage de la distance.

Un père absent, effacé ou disqualifié


On pourrait penser que tout n’est pas joué, que le père va venir corriger
l’évolution perturbée ou carencée de l’enfant, mais, justement, dans la
perversion ordinaire, le père ne peut pas donner ce coup d’arrêt
fondamental à cette réaction en chaîne. En effet, dans ce cas de figure,
comme par hasard, il est soit naturellement absent, falot, effacé, soit
disqualifié par la mère. Dans de nombreux foyers, le rôle de la femme a
évolué du fait de l’absentéisme du père. Une chronique de l’évolution
familiale des cinquante dernières années montrerait des femmes peu à peu
obligées d’assurer, par la force des choses, la suprématie sur des maris
absents de la scène. Le féminisme, qui a connu un essor considérable à
partir des années 1960, a aussi joué un certain rôle en empiétant sur la
fonction paternelle. Ce que les sociologues ont appelé la « révolte contre le
père » est lié à l’émancipation sexuelle des femmes, mais constitue
également une ébauche de matriarcat.
Le père ne réalise plus actuellement pour l’enfant une image
identificatoire suffisamment solide, mais surtout il n’est pas capable
d’inscrire définitivement dans l’inconscient de l’enfant qu’il a à accepter la
perte de son premier amour et que sa mère ne sera jamais à lui – ce qui
normalement déclenche chez l’enfant une capacité à s’ouvrir à autrui, à
développer une relation tournée vers l’extérieur et à accepter l’autre. Cet
interdit de l’inceste – outre son sens réel évident – a aussi un sens
symbolique avec tout un ensemble de retombées. Dans la perversion, cette
fonction d’acceptation de la perte n’a pu jouer, l’enfant reste une bouche
grande ouverte et sent toujours plus ou moins que sa mère lui appartient.
Dans ce cas-là, la mère excite, là où le père aurait dû calmer.
Nous sommes dans le domaine de la jouissance incestuelle7, qui n’est
en rien réductible à l’inceste, bien entendu ! Du coup, la relation vis-à-vis
d’autrui n’est pas stable. Chacun devient un objet interchangeable dans une
variabilité des liens, quand ce n’est pas une attaque des liens.
Il n’est pas impossible que, face à un rejet ou un abandon parental, un
enfant tente de s’organiser comme il peut, pas forcément sur le mode de la
résilience, mais sous un angle pervers. Il développera alors une attitude
fourbe, évitant les conflits avec l’extérieur ; n’ayant aucune capacité
d’identification stable, il ne pourra pas intégrer ou intérioriser des conflits
personnels structurants lui permettant d’accéder à son ambivalence, à
mieux comprendre qu’il a en lui une part autre, inconsciente, et qu’il doit
mieux accepter la différence.
La tolérance est, en effet, le signe clinique de l’assomption de l’altérité et
de son propre inconscient qui fait que « je ne suis pas celui qui parle ».
Quelques sociologues ont émis l’hypothèse que des parents révoltés et
subversifs favorisaient la perversité ordinaire ou narcissique de leur enfant
afin de régler leurs comptes avec la société : le « pervers équilibré » serait
ainsi issu d’une famille déjà antisociale.
L’économie interne du pervers ordinaire est profondément troublée par
l’absence d’intériorisation des conflits, l’absence d’angoisse et de
culpabilité. Un pervers a besoin de se confronter au monde extérieur, cela lui
permet d’en vérifier à la fois la stabilité et les limites parce que, justement, lui
est sans limites. Nous sommes là dans des cas extrêmes d’absence de
fantasme, d’affect, de pensée réflexive, voire d’incapacité à mettre des mots.
Faiblesse du Moi, incapacité à s’auto-interdire (Surmoi), comportement
archaïque, voire très primitif et rigide, primat de la jouissance sur des
processus de réalité très insuffisants, projection perpétuelle de l’agressivité
sur le monde extérieur avec impossibilité de mentaliser d’éventuels conflits
intérieurs permettant d’élaborer la pulsion, répétition de la prédation pour se
renforcer aux dépens de toutes les victimes : tels sont les fondements de la
défaillance du sens moral qui va conditionner un glissement sociologique
progressif du pervers ordinaire vers le pervers narcissique, qui cherchera à
prendre une revanche à l’encontre de la mère archaïque.
La fonction paternelle est d’inscrire définitivement la notion de perte
dans l’inconscient de l’enfant et d’introduire à la dimension de l’impossible
dans le réel. Il évoque la permanence, ce qui perdure et persévère. Face à la
perversion, il y a la version du père, qui va fermer une bouche ouverte et
stopper une attitude consommatoire en initiant au « plus tard » et au « tout
n’est pas possible »… Le père a pour fonction de bloquer l’enfant dans sa
dévoration et sa toute-puissance, il coupe la fusion d’avec la mère et l’en
différencie. En cela, il ouvre à l’autre. Il existe une séquence : père ® perd ®
perte, qui fait partie de la condition humaine. C’est en ce sens qu’on
considère que le père est le dépositaire de la Loi ou que l’on évoque la loi du
père. Il ouvre sur l’extérieur, sur l’exogamie dans une recherche de l’ailleurs
favorisant un investissement qui ne soit pas que narcissique.

1. L’empathie se caractérise par une faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de


percevoir ce qu’il ressent. La sympathie, elle, témoigne d’une participation active à la joie
ou à la douleur de quelqu’un. La compréhension repose sur l’intelligence ; c’est la
capacité à concevoir et à saisir le sens du comportement de quelqu’un, sans pour autant
toujours l’excuser. L’antipathie est une aversion spontanée vis-à-vis de quelqu’un.
2. Amoral renvoie à une indifférence aux préceptes moraux ; immoral, à une action
volontairement contraire à la morale.
3. Pour les lacaniens, le « grand Autre » signifie ce qui est antérieur au sujet, mais
néanmoins le détermine. Dans un premier temps, c’est la mère qui fait office de « grand
Autre », qui deviendra ensuite le lieu du langage et des signifiants.
4. Lacan était encore plus audacieux en évoquant la « forclusion paternelle » (ou du nom
du père).
5. Les publicitaires prennent les Français pour des gens stupides, qu’on peut allécher,
hypnotiser en créant des besoins qui n’existent pas ! L’idée de la croissance est liée à la
consommation de masse. Se priver ferait s’écrouler un système qui n’a jamais été fondé
sur la valeur du travail, mais sur l’hyperconsommation de produits jetables qui polluent la
planète et sur la finance. C’est ce qu’on appelle d’un mot magique, la « croissance », qui
varie en fonction du moral des ménages et du marché, lequel alterne lui-même entre une
position déprimée et une confiance qui se redresse !
6. Certains auteurs, pour insister sur l’absence de fonction paternelle dans la perversité,
parlent de « mèreversion » ou de « mèreversité ».
7. Il est maintenant classique d’opposer l’incestueux (où le passage à l’acte a eu lieu) à
l’incestuel (où l’interdit n’a pas été prononcé de façon claire). Dans les deux cas, on
constate des relations troubles de dépendance et une oralité dévorante qui cherche
toujours le sein imaginaire de notre société consumériste !
CHAPITRE VI

Tuez les pères,


et vous ferez des pervers ?
« Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
lorsque les fls ne tiennent plus compte de leurs paroles,
lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent
les fatter, lorsque fnalement les jeunes gens méprisent les
lois, parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux
l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté
et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. »
PLATON, La République, VIII, 562b-563e.

L’étude du pervers narcissique nous a permis de visualiser à la loupe ce


qu’est un pervers ordinaire, car il existe en mineur les mêmes ingrédients
pour les deux, ce sont les proportions qui difèrent. Le miroir grossissant que
nous avons utilisé montre à l’évidence qu’il existe une relation forte entre les
deux. Notre société actuelle a des caractéristiques qui font que nous
glissons peu à peu vers la perversion ordinaire, et, si nous n’y prenons
garde, si nous allons trop loin, les enfants que nous élevons fonctionneront
sur un mode pervers. Il sera alors moins question de la terre que nous allons
laisser à nos enfants que des enfants que nous allons laisser à notre terre.
Je l’ai dit à plusieurs reprises tout au long de cet ouvrage, les liens entre
l’économie de marché, centrée sur la jouissance, et la perversion ordinaire
nous éloignent de la rencontre avec nous-mêmes et avec autrui en
détruisant peu à peu le processus d’humanisation. En abordant la question
de la jouissance et de l’emprise, nous arrivons au point central de notre
propos : notre société est une fabrique de pervers parce qu’elle a évacué le
père dans sa fonction d’acceptation de la frustration et qu’elle repose
désormais, et de plus en plus, sur l’évitement de la problématique de la
castration. Pour le dire autrement, s’il n’y a pas la version du père, il y aura
perversion. La fonction paternelle est un rempart contre la perversité. En
aidant son enfant à grandir, le père met un coup d’arrêt à la grande
malédiction de la jouissance illimitée. Le néolibéralisme, fondé sur une
prétendue croissance, ne se soutient que de la jouissance efrénée, qui fait
de la société de consommation une fabrique de pervers ordinaires. Avec
une répartition juste et équitable, l’augmentation des biens de production
pourrait participer à la diminution de la misère économique, mais ce que
nous constatons, c’est une misère psychique qui ne fait que s’aggraver.

La mort de Dieu préfigure celle du père


Les trois grandes religions monothéistes – judaïsme, christianisme et
islam – sont confrontées, bien avant même l’injonction nietzschéenne, à la
mort de Dieu, et celle-ci est à mettre en rapport avec la mise à l’écart du
père. Pour les freudiens, en effet, le monothéisme est une religion du
Surmoi. Alors que le polythéisme, avec ses différents cultes partiels, est
basé sur un ensemble de pulsions qui viennent du Ça, le monothéisme, lui,
impose à l’individu une notion universelle de bien et de mal et consacre un
grand nombre d’interdits qui se traduisent par des renoncements aux
pulsions que le polythéisme sacralise.
La figure d’un Dieu vengeur, exigeant, sorte de père dur et sévère,
représente à la fois une instance morale, mais aussi fonde notre fraternité. Si
nous n’avons qu’un seul père, alors nous sommes tous frères : la verticalité
divine est la condition de l’horizontalité humaine. Nous sommes tous frères,
soumis et respectueux d’un même père lointain et autoritaire, dont les
desseins sont impénétrables, mais qui est obligatoirement juste : il n’est pas
question de critiquer la place où nous sommes, ni notre condition. Tout est
décidé par lui : les coups du sort, notre condition sociale, notre évolution,
notre avenir, l’heure de notre mort. C’est la main de Dieu ! Et les voies du
Seigneur sont impénétrables. Nulle révolte, plutôt le fatalisme acceptant la
condition sociale et ce que Dieu nous réserve.
Cette soumission, qui fait que le Père céleste pourvoit aux besoins de
chacun, fonde l’exode du peuple juif qui traverse le désert sans penser aux
contingences matérielles, parce qu’il peut se nourrir de la manne qui tombe
du ciel. Cette idée est reprise dans l’Évangile quand le Christ déclare :
« Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne
recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous
pas plus qu’euxXX ? »
Dans cette optique, il nous est demandé de nous soumettre sans
réfléchir, ce qui a de quoi, bien sûr, inquiéter. Notre Père jugera nos actes et
nos pensées au moment du Jugement dernier. Et, selon l’aune de son
verdict, nous pourrons gagner le paradis, brûler en enfer ou tenter de nous
améliorer dans les limbes d’un purgatoire, bien incertain cependant… La
religion forge ainsi un retrait à l’égard des biens matériels et une suspicion à
l’égard de la possession ou de la richesse qui éloignent du salut de l’âme
éternelle. D’où une attitude, de la part du croyant, contre la cupidité à l’égard
des biens de ce monde que renforce la lutte contre les sept péchés capitaux
qui nous font rompre la relation avec Dieu et avec les autres hommes :
l’orgueil, la luxure, la gourmandise, la paresse, l’envie, la colère et l’avarice
sont en effet du côté de l’ego. À l’inverse, toute la moralisation concernant
autrui développe forcément l’altérité : « Tu aimeras ton prochain comme toi-
mêmeXXI. » C’est ce courant que l’on retrouve dans la règle d’or de l’éthique
dont j’ai déjà parlé : « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas que l’on
te fasse. » Cette maxime figure sous des formulations voisines dans la
plupart des religions, philosophies ou cultures du monde. C’est la barrière
que la morale dresse contre l’égoïsme et contre ceux qui pensent ne pouvoir
réaliser pleinement leur liberté qu’en piétinant celle des autres. Elle fonde en
quelque sorte l’altérité, qui est la chose au monde la moins bien partagée !
Or la religion avait justement pour but de relier1. Elle ouvre les yeux vers
l’extérieur, vers autre chose qu’il faut chercher ailleurs. Elle y est longtemps
parvenue grâce à son insistance sur le lien organique que se devait
d’entretenir l’homme dans sa relation à son père et à son prochain, qui était
son frère. La liturgie, les mystères de la foi, les miracles, la confession, la
rémission des péchés, la pénitence, le carême, les sacrifices (Abraham à qui
il est demandé de sacrifier son fils, Dieu qui envoie Jésus, son Fils, qui
meurt pour nous), la notion de péché originel et de la chute, toute cette
répétition favorisait, avec la retenue et la politesse, l’altérité et la relation à
l’autre qui n’était ni un gêneur ni un intrus.
C’était une façon de lutter contre la grégarité individualiste2 et d’accepter
la différence, fondée sur la charité. Et la liturgie répétait régulièrement cette
priorité de tout croyant : accepter l’autre. Nous étions alors tous frères,
partageant le même pain, buvant à la même coupe, répétant le même
sacrifice.
Deux grands penseurs sont venus ébranler la fonction unificatrice de la
religion en semant le doute : Nietzsche, avec son imprécation sur la mort de
Dieu, et Freud, lorsqu’il affirme la parenté de la religion avec la névrose
obsessionnelle. Si leur position philosophique est incluse dans leur système
de pensée, l’un et l’autre, chacun à sa façon, ont eu pour répercussion de
diminuer la place du père et de limiter son rôle. Nietzsche, en affirmant
« Dieu est mort3 », a témoigné avec cette malédiction blasphématoire de la
mort à la fois du père, et de l’humain en l’homme. Il a ensuite suffi à Freud de
déclarer que la religion était une névrose obsessionnelle pour amoindrir
considérablement le facteur d’union et de fraternité qu’elle représentait entre
les hommes. En 1927, il déclare : « Aux époques d’ignorance et de faiblesse
intellectuelle qu’elle a d’abord traversées, l’humanité ne pouvait réaliser les
renoncements aux instincts indispensables à la vie en commun des hommes
qu’en vertu de forces purement affectives. Et le résidu de ces démarches,
analogues au refoulement, qui eurent lieu aux temps préhistoriques,
subsiste longtemps en tant que partie intégrante de la civilisation. La religion
serait la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité ; comme celle de
l’enfant, elle dérive du complexe d’Œdipe, des rapports de l’enfant au père.
D’après ces conceptions, on peut prévoir que l’abandon de la religion aura
lieu avec la fatale inexorabilité d’un processus de croissance, et que nous
nous trouvons à l’heure présente justement dans cette phase de
l’évolutionXXII. » Ce faisant, Freud reprend une idée qu’il a déjà énoncée en
1913 : « On pourrait presque dire qu’une hystérie est une œuvre d’art
déformée, qu’une névrose obsessionnelle est une religion déformée et une
manie paranoïaque un système philosophique déforméXXIII. »

La mort du père
Notre société libérale avancée ne laisse plus de place au père. C’est la
raison pour laquelle on peut déclarer de façon quelque peu provocatrice
qu’on peut même se passer du père ! La procréation assistée ne le prouve-t-
elle pas d’une certaine manière ?
Nous avons vu le lien entre le hors-la-loi, l’absence d’angoisse et la
jouissance infinie de la transgression : les pères étant déconsidérés, ils ne
peuvent plus inscrire définitivement perte et renonciation dans l’inconscient
de l’enfant. La catégorie de l’impossible n’existe plus. La science revient de
façon insistante sur ce leitmotiv, nous laissant imaginer qu’elle va
inlassablement faire reculer les limites du réel, nous transformer en
démiurges qui n’ont plus besoin d’un dieu. N’oublions pas pourtant la mise
en garde de Jean Rostand : « La science a fait de nous des dieux, avant que
nous ne méritions d’être des hommes. »
Autrefois, le père incarnait l’autorité dans la famille qui a toujours été
articulée avec le social. Il était légitimé dans sa place, parce qu’il
représentait l’un des maillons de la pyramide sociale. Il exerçait une fonction
symbolique qu’il transmettait de génération en génération. Il était en quelque
sorte la colonne vertébrale de la famille, et son rôle n’était pas contesté.
Balzac considère que les Français ont instauré le parricide au fondement de
leurs institutions : en coupant la tête de Louis XVI, disait-il, la Révolution ne
s’est pas rendu compte qu’elle coupait la tête de tous les pères de familleXXIV.
Si la famille a jusqu’à maintenant permis l’ouverture à la sociabilité, si le
foyer a été le lieu où le petit d’homme pouvait développer ses capacités
relationnelles pour apprendre à vivre à l’extérieur et devenir le sujet d’une
accession à la société dont il faisait partie, nous devons reconnaître que les
règles de politesse, de bienséance, de respect d’autrui sont de moins en
moins intégrées. Et, pourtant, elles permettaient à l’homme de se faire
reconnaître et accepter par autrui. Or, de façon corrélative, à la même
période où le patriarcat s’effondre, la famille perd cette fonction d’articulation
avec le social, témoignant d’une profonde mutation des liens. À partir du
XIXe siècle, la famille se referme peu à peu sur elle-même, se privatise en
quelque sorte. Les différents membres qui la composent ne sont plus liés
que par des intérêts réciproques. C’est ce que l’on appelle la famille
désinstitutionnalisée. Elle repose sur un pacte privé où la hiérarchie a
disparu et sur l’économie d’une fonction tierce parce que la légitimité de
l’autorité et de l’identité paternelle est sur le déclin.
Un très rapide survol du déclin patriarcal permet de repérer quelques
étapes fondamentales.
— À l’époque romaine, le père ne tient son autorité que de lui-même,
non de la référence à un quelconque dieu. Son pouvoir presque illimité se
fonde sur le respect d’une unique tâche : continuer la lignée filiatrice dans
laquelle il est un chaînon.
— Le parricide symbolique peut être daté du 21 janvier 1793 avec l’acte
de décès de la monarchie de droit divin. La République commet un
parricide. Si les hommes naissent égaux, la pyramide sociale n’est plus
corrélée à l’influence temporelle de la religion. Cette même année, le droit
monarchique qui fondait la puissance paternelle est aboli. Beurler soutient
son projet de loi « sur les rapports qui doivent subsister entre les enfants et
les auteurs de leurs jours, en remplacement des droits connus sous le titre
usurpé de Puissance Paternelle ». Et Cambacérès s’écrie : « Il n’y a plus de
puissance paternelle. »
— La restauration partielle de l’autorité paternelle par Napoléon
Bonaparte a lieu le 21 mars 1804 avec la promulgation du Code civil, mais
la partie la plus despotique en a été exclue, car les mœurs imposent une
diminution du patriarcat.
— La responsabilité du père dans la mort de son enfant est reconnue
soixante-dix ans plus tard en 1874 par une loi qui permet aussi, dans
certaines situations abusives, à l’autorité publique de se substituer à
l’autorité paternelle en plaçant un enfant en nourrice.
— En 1889 la loi sur la déchéance paternelle est promulguée. Lorsqu’un
père n’est plus capable d’exercer dignement son autorité sur son enfant, il
est déchu de son droit à l’autorité.
— Les mauvais traitements à l’enfant sont sanctionnés neuf ans plus
tard en 1898 par le législateur.
— Le désaveu de paternité est indirectement reconnu avec la loi de
1912. La recherche de paternité permet d’envisager l’absence de paternité.
— La correction paternelle est supprimée vingt-trois ans plus tard en
1935.
— Ce n’est qu’en 1965, avec la loi du 13 juillet 1965 qui abroge
l’incapacité de la femme mariée, que celle-ci peut désormais ouvrir un
compte en banque sans l’autorisation de son mari et disposer de ses biens
propres.
— L’autorité parentale conjointe remplace en 1970 l’autorité paternelle.
Le chef de famille, auquel la femme devait obéissance, n’est plus.
— La loi du 11 juillet 1975 instaure le divorce par consentement mutuel
et la pension alimentaire.
Toute cette succession d’étapes a permis à la femme de s’affirmer,
d’avoir un statut, de se libérer et d’être reconnue. Et c’est bien ! Il était
nécessaire d’amoindrir à juste titre le patriarcat. Pourtant, curieusement, de
façon insidieuse, la fonction paternelle a, elle aussi, été entamée.
En effet, la filiation est certes biologique, mais elle a aussi un aspect
hautement symbolique. Le lien de filiation n’est pas tant un lien charnel qu’un
lien de parole, dans lequel la mère désigne le père. C’est en ce sens que les
psychanalystes différencient filiation symbolique, filiation imaginaire et
filiation instituée : la filiation instituée est celle de l’état civil, elle est
probante : la filiation imaginaire renvoie au roman familial par rapport aux
parents qu’on se choisit ; la filiation symbolique est celle de la fonction
paternelle. Ces trois registres très différents prouvent que le lien ne se
résume pas à l’hérédité biologique. Dans le prolongement des différentes
lois portant atteinte au père, je voudrais insister sur celle du 4 mars 2002 qui
instaure le nom de famille et supprime le nom du père. Publiée au Journal
officiel du 5 mars 2002, cette loi n’entre en vigueur que le 1er janvier 2005,
soit presque trois ans après, et sa circulaire d’explication ne fait pas moins
de 105 pages4 ! Elle annule définitivement la transmission automatique du
nom du père. Avant le premier janvier 2005, l’enfant portait obligatoirement
le nom de son père (ou de sa mère si le père était inconnu). Avec cette loi, la
situation se complexifie. Voilà ses dispositions essentielles :
— Les enfants pourront porter le nom de leur père ou de leur mère, ou
une combinaison des noms des deux parents et les transmettre à leurs
propres enfants.
— Les règles d’application varient selon l’âge de la personne concernée
par ce nom. Il n’est pas possible de transmettre les deux doubles noms.
— Toute mention au patronyme5 est supprimée dans la loi.
— L’accolement de deux doubles noms est impossible ainsi que
l’inversion des vocables constituant le double nom des parents.
— L’enfant prend le nom du parent qui l’a reconnu en premier.
— Lorsque la filiation est établie simultanément, la faculté de choix du
nom offerte au père et à la mère ne peut être exercée qu’une seule fois.
Cette remise en cause de la transmission automatique du nom du père
instaure un choix face à une Règle, ce qui est lourd de conséquences
symboliques. Il est désormais possible de donner à l’enfant le nom du père,
le nom de la mère ou le nom de chacun des parents, relié par un tiret, dans
l’ordre qu’ils souhaitent. Il convient de ne pas scotomiser ce stigmate
hautement symbolique : la mise à mort du nom du père. N’est-ce pas là
l’inscription d’un parricide institué dans le texte légal ?

La paternité flottante, stigmate d’une société


perverse avancée
Notre société se caractérise par la remise en cause de la fonction
paternelle. La paternité est devenue symptôme, au sein de la famille
d’abord, puis dans notre société, sans doute par déception de la sphère
publique et à cause du déclin du militantisme. Depuis quelques décennies,
le père réintègre la sphère privée, comme en témoigne le congé de
paternité, instauré en 2001, qui le ramène au sein du quotidien familial. Mais
il existe un malaise important de ces nouveaux pères. Ils sont souvent
suspectés, et on leur reproche de ne pas s’engager au moment même où les
familles ressentent le besoin d’un représentant de l’autorité. En quête de
repères, les jeunes familles sont à la recherche d’une nouvelle autorité, et
les pères ne savent pas toujours comment se positionner. Ils constatent
parfois que leur épouse peut désormais avoir plus d’autorité qu’eux. Père,
repère…
Un tel changement est considérable au vu de l’Histoire. Depuis l’âge de
bronze, le patriarcat constituait, en effet, le fondement et le modèle de la
société. Héros ou bon bourgeois, le père instituait une relation de domination
et d’apprentissage maître-disciple qu’aucune compétition ne devait troubler.
Exclue, la mère subissait un ordre social cruel pour les enfants comme pour
les femmes. Ce pater familias tirait son origine de la Rome antique. Il a vu la
concrétisation de son pouvoir dans le Code civil de 1804, dit Code
Napoléon, qui précise bien dans son article 1124 : « Les personnes privées
de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et
les débiles mentaux. » Cette société a été dénoncée à juste titre par les
féministes. Pour elles, le viol relève d’une question de pouvoir et non de
sexe. Aux fils, un nom à perpétuer ; aux filles, un mari à épouser. Cet ordre,
Victor Hugo le dénonçait déjà en 1877 dans L’Art d’être grand-père.
Si Lacan a bien su opposer le père réel au père imaginaire et au père
symbolique, la sociologie est désormais à la recherche de critères adaptés à
la paternalité. Les modèles du passé correspondent pêle-mêle au
patriarche, d’âge avancé, respecté et obéi ; au bon père de famille, sûr de
ses certitudes et d’être entendu de ses enfants ; au père sévère, sourcilleux
de la réputation des siens ; au héros militaire décoré ; au père modèle,
soucieux de l’éducation de ses enfants ; au père fouettard, qui ne veut rien
comprendre. Mais il s’agit là d’images extraites du musée des reliques
mythologiques, qui s’évanouissent face au quotidien. Le père traditionnel est
mort avec l’émancipation des femmes et le passage de la famille élargie,
fondée sur la cohabitation de plusieurs générations et la transmission de
l’habitation, qui était un bien institué, à la famille nucléaire composée
uniquement des deux parents avec leurs enfants. Ce déclin du patriarcat a
entraîné des difficultés d’image spéculaire des nouveaux pères, qui ont eu à
inventer leur style, en rupture avec celui de leur propre père. Cela pour être
en accord avec un principe d’équivalence des rôles au sein du couple, dans
le respect attentif de l’enfant. C’est là l’un des fondements du parricide
auquel on assiste actuellement. En effet, il faut tuer le père vertical et se
situer dans l’horizontalité à l’égard de la descendance. Ce double
mouvement, dans lequel le père n’est plus le représentant de l’autorité,
explique que notre société puisse fabriquer autant de pervers ordinaires.
En matière domestique et familiale, la mère a maintenant le rôle premier.
S’occuper de l’enfant a toujours été la prérogative féminine. Que reste-t-il
alors au nouveau père face à la nouvelle autonomie que la mère a acquise,
une fois l’autorité reprise aux hommes ? Descendu de son piédestal, il
investit l’affect, l’émotivité, l’intériorité, mais surtout se positionne comme
une mère secondaire en délaissant sa fonction paternelle. Il est plus proche
de l’enfant, mais aussi plus fragile. En seulement un siècle et demi, il est
passé d’une fonction d’ordre et d’économie familiale au rôle de pourvoyeur
de confort et de tendresse. L’autorité n’est plus acquise, elle se mérite par
l’affection donnée aux siens. La parentalité actuelle se constitue sur le
besoin d’être aimé de ses descendants et non plus sur le devoir d’éduquer.
Notre société s’adapte peu à peu au régime de la jouissance. Les troubles
alimentaires, l’obésité, la dépendance dépressive et les toxicomanies sont
devenus les symptômes de cette incapacité à s’arrêter, qui caractérise
l’absence de sevrage.
L’émancipation des femmes et l’autonomie de la jeunesse ont affecté
l’image du père souverain. Même si le statut de la femme mariée
qu’imposait le Code Napoléon est modifié en 1938, ce n’est qu’en 1965 que
l’édifice législatif patriarcal est vraiment ébranlé. Ainsi a enfin et
heureusement cessé la domination officielle de l’homme sur la femme, les
liens amoureux comme la naissance d’un enfant sont devenus l’objet d’un
choix. La généralisation de l’union libre, du divorce, le déclin du mariage, les
naissances hors mariage ont fait entrer la société dans l’ère de la
recomposition familiale et de l’apparition de pères pluriels. Ils n’ont plus de
rôle hiérarchique et vertical, parce qu’ils ne tiennent plus leur pouvoir d’un
statut de chef de famille. Leur fonction est horizontale. Ils partagent et
assument les tâches familiales, créent de nouveaux liens avec un enfant qui
n’est pas le leur, mais celui de leur nouvelle compagne. Le nouveau père est
obligé de faire preuve de souplesse et de s’effacer devant la mère plurielle,
ce qui favorise aussi le matriarcat.

Le père à la fête ?
L’année 1968 a inscrit la fête des Pères dans nos calendriers. Venant
des États-Unis où elle existe depuis le 19 juin 1910, comme beaucoup de
fêtes, elle a une origine commerciale. En France, elle est lancée par une
marque de briquets6. Fête nationale en juin 1968, elle a le paradoxe de
s’inviter au moment même où éclôt un mouvement qui clame « ni père ni
maître » ! Dans sa révolte contre le père, la jeunesse de mai 1968 l’a fait
descendre de son piédestal. La paternité devient faillible à la même époque
où la loi du 28 décembre 19677, autorisant la contraception, va permettre à
la femme d’affirmer sa sexualité en la différenciant de la procréation. C’est la
fin de la paternité exclusive fondée sur une certaine misogynie. Dans la
même optique, la loi du 17 janvier 19758, en autorisant l’avortement, donne
à la femme la maîtrise de son corps. Plus tard, la science donne la vie par la
fécondation in vitro, et les mères porteuses arrivent sur le marché ! La
dissociation homme-père ou femme-mère est généralisée et consacrée. On
peut désormais être père ou mère biologique sans être parent, et être parent
sans être père ou mère biologique.
La révolution féministe a institué à juste titre une maternité volontaire
plutôt que subie et a aussi placé l’enfant au centre de la famille en diminuant
l’importance du couple, ce qui peut expliquer sa position un peu trop
centrale, alors qu’il devrait rester à sa place d’enfant. La puissance
paternelle n’existe plus, l’autonomie sociale, juridique et culturelle de la mère
est consacrée. Le matriarcat triomphe.
C’est si vrai qu’une nouvelle figure est apparue : celle du papa pote. Il
s’agit d’un grand adolescent, plutôt copain, un peu dérisoire et presque
inexistant. On l’appelle par son prénom, on lui demande de tempérer
l’autorité maternelle, mais il est difficile de compter sur lui. Il ne cherche plus
à se faire respecter par la société. La plupart du temps débordé ou absent, il
ne voit pas ses enfants grandir. Au chômage, il est disqualifié. Divorcé, il
devient intermittent du week-end, ou propriétaire de résidences alternées.
Nous assistons alors à une inversion des rôles et à une parentalisation de
l’enfant. Cette tendance est progressive parce que statistiquement les pères
fondent plus rapidement un autre foyer et que la garde des enfants est
généralement confiée à la mère. Ils doivent ainsi jouer les équilibristes dans
une famille recomposée, avec des enfants de plusieurs lits – les enfants de
leur nouvelle compagne, les leurs et les nouveaux conçus avec elle.

De l’intérêt du patriarcat dans la frustration


Historiquement, le passage du matriarcat au patriarcat a constitué pour
l’humanité un progrès intellectuel et spirituel. On est en effet passé du
domaine de l’évidence à celui du conceptuel. Il faut saisir l’importance de
ces deux régimes différents. D’un côté, il y a un régime fondé sur l’évidence
et la positivité, celui étayé par le matriarcat ; de l’autre, un régime où ce qui
devient important et l’emporte est de l’ordre de la foi et de l’accession au
symbolique. Le patriarcat, au sens psychodynamique, introduit en effet la
dimension du réel dans le champ du psychisme et de la spéculation
mentale. Il a un effet traumatisant, car le symbolique nous éloigne de la
chose. Il implique une opération de renonciation à la correspondance exacte
avec l’objet de mon plaisir qui ne pourra jamais me satisfaire totalement. Il
ne sera jamais qu’un substitut, un semblant. Il y a donc une perte. Comme
l’écrit Charles Melman, « la condition de mon désir, de son
accomplissement, va être corrélée à cette perteXXV ». En quelque sorte, le
réel du père introduit l’altérité et la différence.
L’objet ne sera plus le sein, qui apparaît intarissable et favorisant une
naturelle satisfaction – ce que reprend la société de consommation et qui la
fonde. L’objet ne sera jamais préadapté à mon désir, préparé uniquement
pour moi ; cela introduit certes au manque, mais aussi à une certaine
intégration de la vanité de mon désir, qui fait que l’homme est condamné à
investir. Et si l’objet n’est pas préadapté à mon désir, c’est qu’en face il y a
un sujet dont je dois accepter la liberté et qui n’est pas forcément soumis à
toutes mes injonctions ou à tous mes caprices. Épicure, avec un peu de pain
et de soleil, rivalise de félicité avec Jupiter. Il nous enseigne que le
minimalisme n’a rien de frustrant, qu’il est à l’opposé du misérabilisme, à
condition de pouvoir préserver certains besoins vitaux, bien sûr. Le
minimalisme concentre notre intérêt sur les choix les plus authentiques de
nos désirs et en décuple l’intensité, nous libérant ainsi des illusions
imposées par les miroirs aux alouettes de notre société ou que nous nous
créons nous-mêmes.
L’évolution actuelle vers la famille égalitaire privatisée prouve l’essor du
matriarcat. Le renforcement du rôle de la mère est devenu une réalité
sociale. Dans le droit de la filiation et de la paternité, on passait d’une
certitude : « mater est certissima » à une désignation par la parole qui
fondait un acte de foi : « pater incertus est ». Le père représentait une
certaine dimension de l’incertitude qui fondait le sujet de n’être pas que
l’enfant de la mère. Il n’en est plus du tout ainsi aujourd’hui.

Le déséquilibre matriarcal
Aujourd’hui, notre société de consommation veut tout gouverner. Il n’est
plus question d’accepter l’impossible. Il est interdit d’interdire. La jouissance
sans fin associée à une insensibilité à l’autre favorise la perversion ordinaire.
Notre société en arrive au déni de l’existence d’autrui transformé en
ustensile du fait d’une utilisation objectale. La mère renvoie d’abord à
l’évidence. Parce qu’elle l’a porté pendant sa grossesse, mais aussi durant
son enfance, la mère est en quelque sorte la cause de l’enfant. La mère et
l’enfant fondent une filiation automatique, évidente, officielle, qui se suffit à
elle-même. La chaîne des générations s’impose dans une sorte de
continuité qui organise le premier rapport au monde de l’enfant : un rapport
imaginaire, dans le régime du même, nécessaire en raison de la prématurité
qui l’empêche de se confronter au monde. La mère représente la corporéité.
L’enfant, lors de la gestation, fait partie intégrante d’elle. Tout au long de
l’existence, ils auront l’un et l’autre à apprendre à se différencier. Mais il faut
que quelqu’un décolle l’enfant de sa mère. Ce rôle est traditionnellement
dévolu au père.
D’une certaine façon, le mythe de Pygmalion dont j’ai déjà parlé exprime
le paradoxe éducatif maternel actuel. L’enfant est placé par la mère face à
des injonctions paradoxales : ma fonction éducative nécessite que je t’aide
à t’améliorer et à évoluer, mais, comme tu es imparfait, dépendant et
incomplet, je suis la seule à pouvoir le faire ; si tu évoluais, tu n’aurais plus
besoin de moi, et mon rôle serait réduit à néant ; plus je t’aide à grandir, et
moins tu as besoin de moi ; à la fois je m’épuise pour toi, et, en même
temps, cela t’aide à devenir autonome, donc à m’abandonner. La seule
issue possible est celle d’une dévotion au Pygmalion maternel qui se
sacrifie. Le but à atteindre est d’une exceptionnelle valeur puisqu’il ne s’agit
pas moins que de la naissance d’un héros : l’enfant phallique de la mère
archaïque ! On voit bien, en dehors de cette situation paradoxale, ce qui est
mis en jeu de la séduction narcissique. Pour ne pas se destituer lui-même,
Pygmalion a tout intérêt à ne presque rien apprendre à sa Galatée, tout en
faisant semblant de presque tout lui enseigner. Pygmalion n’accepte pas la
perte qu’est l’amour qui autonomise. D’une certaine façon, le matriarcat
actuel repose sur l’hypnose maternelle. J’appelle « hypnose maternelle » le
douillet de l’illusion et des mots séducteurs qui cherchent à endormir et
donnent l’impression de ne pas être sorti du ventre maternel pour affronter la
condition humaine faite de frustration, de castration et d’être-pour-la-mort.
Ce mythe illustre bien la difficulté des mères d’aujourd’hui face à leur
descendance et à l’absentéisme des pères.
Dans notre réalité contemporaine, la femme a sur ses épaules un poids
bien trop lourd et l’impression de ne pas trouver suffisamment d’aide de la
part du père. Si sa place est devenue proéminente, c’est surtout parce que
le père s’absente. Il n’investit pas suffisamment son rôle. Mais lui-même n’a
pas eu de modèle paternel suffisamment probant sur lequel s’appuyer. Et,
même si le territoire de la mère ne recoupe pas exactement le territoire de
l’épouse, il faut bien reconnaître que la femme moderne fait le plus souvent
un double travail : travail rémunéré à l’extérieur qui lui donne un statut
semblable à l’homme et travail domestique où elle est souvent peu aidée et
qui est peu reconnu. Cette simple réalité explique le matriarcat : la femme,
du fait de son double statut, a une position centrale, supérieure à l’homme.
Et l’enfant ne pourra pas être décollé de sa mère par un père absent ou
effacé qui ne joue pas son rôle. Le matriarcat actuel fait ainsi le lit de la
perversité ordinaire parce que l’enfant n’est pas détaché de sa mère.

Mère archaïque ou mauvaise mère ?


L’enfant, devant une mère qui lui apparaît merveilleuse, grandiose,
sachant tout, prévoyant tout ou ayant une attitude trop prévenante, risque de
concevoir une inquiétude particulière en rapport avec sa position infantile,
cette position de celui qui n’est pas fini. La fonction maternelle met la mère
en position d’objet omnipotent.
Une mauvaise mère peut prendre différents rôles. Semblable à la fée
Carabosse, elle jettera un mauvais sort à l’enfant en le rendant dépendant
d’elle, en allant au-devant de sa demande avant même qu’il ne l’ait
manifestée, ce qui fait qu’il en arrivera à ne plus savoir ce qu’il veut ni même
ce qu’il ressent. Or nous avons tous besoin, pour nous construire, de
délaisser l’immédiateté qui comble, de prendre de la distance avec l’objet.
Se séparer de sa mère équivaut à abandonner la satisfaction immédiate et
renoncer à la jouissance qui comble pour trouver la voie de son désir. Or
l’appareil psychique nécessite pour se développer de différer la satisfaction.
Cette mère-là, qui se met d’emblée à la place de son enfant et qui
prétend savoir – avant lui – ce dont il a besoin, pratique une sorte de gavage
et ne permet pas une bonne différenciation du stade oral. Elle n’a pas intégré
la différence considérable qui existe entre la bouche qui mange et la bouche
qui parle. Et elle n’inscrit pas cette donnée fondamentale de préparation au
symbolique dans l’inconscient de l’enfant. De ce fait, son enfant aura du mal
à exprimer ses besoins, à les différencier de ses demandes et ne saura pas
où se situe son désir. Il deviendra ainsi un parfait consommateur. Cette
mauvaise mère par excès que je viens de décrire est une mère toxique : en
se rendant indispensable, elle intoxique son enfant et l’empêche de grandir,
elle fait de lui sa chose et ne l’aide en rien à s’orienter vers sa destinée
d’homme. Ce faisant, elle développera sans doute un éternel adolescent, un
état sans limite. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que, dans cette attitude, elle ait
des comptes inconscients à régler avec les hommes – son père ou son mari.
Le père dans cette dyade fusionnelle mère-enfant n’a pas sa place, n’a pas
de place. Il n’y a qu’elle et son enfant.
Cette mère tient par-dessus tout à son statut de mère parce que c’est le
seul qui lui paraît jouable. Il est nécessaire d’insister sur la différenciation
entre le territoire de la femme et le territoire de la mère qui ne sont pas
superposables. Sur ce dernier, on peut aisément repérer une éviction de la
sexualité, le mâle ne servant qu’à féconder, le plaisir étant ailleurs, dans le
fruit de la conception. Cette attitude, plutôt étouffante, évoque justement
l’indifférenciation au sein de la dyade fusionnelle, voire l’addiction, qui va
rendre l’enfant toujours dépendant. On peut voir dans cette position l’origine
de nombreuses dépressions dites anaclitiques et surtout de multiples
toxicomanies ou pharmacodépendances – dont l’essor est considérable à
notre époque – qui viennent rappeler que l’enfant n’a pu prendre son
indépendance d’homme. Bien entendu, il ne s’agit pas là d’un choix
conscient d’être une mauvaise mère par excès. La plupart du temps, il s’agit
de mères anxieuses, ce qui gêne le développement sécure de l’enfant,
l’empêche de trouver en lui ses propres ressources et d’explorer à son
rythme son environnement. Cette mère par excès fonctionne très bien avec
un père absent, qui est son complémentaire, la parentalité impliquant que
chacun ait un rôle déterminé, identifié et complémentaire, mais non
interchangeable.
La mère par défaut, elle, se situe plutôt sur le versant dépressif. Elle
manque de gratifications et de maternage à l’égard de son enfant, paraît
plutôt froide et insensible, manifeste très peu ses affects vis-à-vis de son
enfant qui se sent peu enclin à explorer son environnement et peu stimulé.
De ce fait, il aura tendance à douter de lui, à ne pas avoir une grande
confiance dans la vie et à ne pas s’ouvrir vers l’extérieur. Cette mère par
défaut doute déjà d’elle et n’a peut-être pas suffisamment de capacité de
don et de générosité. Elle est souvent faussement compensée par un père
par excès, omniprésent et vérificateur.
Par ailleurs, la position toute particulière donnée à l’enfant roi par le
matriarcat ne lui permet pas facilement d’accepter le poids du réel. L’enfant
n’est pas à sa place d’enfant. Il est magnifié par ses parents, et le plus
souvent par sa mère. L’enfant roi est d’abord l’enfant de la mère. Son
irrespect, son insolence ou son audace font rire dans un premier temps,
mais la difficulté de l’existence ne lui est pas montrée, chacun s’amuse de
lui : on rit de sa provocation et de son impolitesse irrespectueuse du début, il
n’a pas de limites clairement établies. Et quand la drôlerie passe au second
plan, on s’aperçoit bien tard que cet enfant roi présente des troubles
identitaires et surtout qu’il n’a pas intégré l’interdit puisque ses moindres
caprices ont été exaucés. Il passe alors brutalement du sentiment de la
toute-puissance de sa prime enfance au sentiment d’irruption persécutoire
du monde de l’autre ; il faut dire qu’au départ il vivait dans une élation
narcissique sans limite, propice à l’éclosion d’une future perversité ordinaire.
Nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont pas
suffisamment « paternantes » en ce sens qu’elles n’aident pas à accepter la
condition humaine et à ne pas se situer dans le consommatoire. Le mythe
actuel de l’enfant roi doit être entendu comme une tendance réactionnelle à
prolonger l’éternel enfant : c’est un mécanisme de défense qui s’appelle
l’infantilisation. Si on laisse l’enfant grandir à son rythme, il faut commencer
à le laisser à sa place d’enfant et ne pas chercher à le faire grandir trop vite,
ce qui consiste à le presser dans un adultomorphisme qui ne respecte pas
les étapes qu’il doit franchir peu à peu. Sinon, nous l’empêchons de mûrir
vraiment, de devenir un adulte stable. Ces distorsions éducatives fixent une
suprématie du narcissisme à un stade où celui-ci gêne l’épanouissement
d’une relation d’objet satisfaisante.
Vers une société de la dévoration et de la
déconstruction ?
Nos sociétés postmodernes, devenues parricides, vivent de l’urgence
consommatrice qui nourrit et remplit sans qu’il n’y ait de sevrage possible.
L’objet venant colmater l’angoisse, ce sein parfait serait-il devenu le
nouveau dispensateur édénique de tous les bienfaits ? La jouissance de
l’objet n’est-elle pas une dévoration sans sevrage, où l’objet risque d’être
détruit, consumé et brûlé dans cette frénésie du tout, tout de suite ? Cet
objet adoré, haï et détruit, ne nous détruit-il pas aussi en retour, dans une
addiction qui nous contraint là où notre liberté défaille ?

La suprématie de l’objet
L’oralité dévorante qui s’est emparée de notre société évoque la rage de
se remplir, la crainte du vide et l’urgence à incorporer un objet partiel
devenu proie, un objet qui ne s’inscrira pas dans la durée9. En d’autres
termes, la métaphore paternelle n’a pas pu jouer, le sevrage est rendu
impossible. C’est ce qui explique le refus de la frustration et le déni de la
castration associé au rejet systématique du passé, de l’historicité et de la
transmission. Seul le processus primaire et arbitraire du principe de plaisir
est à l’œuvre. Le principe de réalité est dénié. L’incapacité à différer, la
violence de l’intransigeance, la manipulation et l’usure constituent la clinique
de la dévoration due à la jouissance.
Des troubles du père aux maladies de la mère
Nous sommes en pleine mutation sociale, et les modifications
considérables de la pathologie mentale en sont la preuve indirecte. En effet,
nous connaissions auparavant le cycle du doute tourmenté : culpabilité →
responsabilité → névrose, en rapport avec la castration et la fonction
paternelle. Auparavant, nous étions confrontés aux « maladies du père10 » :
la névrose, la culpabilité, l’obsession, l’accusation morale et, dans le pire
des cas, la mélancolie ; c’était l’univers de la faute, du malaise et de
l’autoaccusation, face à l’interdiction prononcée par le père ; la pathologie
renvoyait, pour aller vite, à la problématique de la castration. Aujourd’hui,
c’est le cycle du désarroi déstructuré qui augmente : troubles de la
personnalité, troubles identitaires et du comportement, dépendance,
personnalité fragile ou recherche insensée de la jouissance11 par incapacité
à se distancier de la mère et à intégrer la perte et le sevrage comme
structurants. D’où le nombre considérable d’états frontières (les états
limites), mais aussi l’importance de la rigidité perverse ou de la paranoïa, qui
n’est autre que la haine du sexe opposé et de la différence, voire une
revanche contre la mère archaïque et omnipotente. D’où aussi les passages
à l’acte agressif, la délinquance, la dépression et surtout les toxicomanies
qui connaissent une augmentation considérable. Cette modification a une
signification, et c’est elle qu’il faut interroger. Qu’est-ce que cela nous dit sur
nos modernes sociétés ?
Le déclin du patriarcat a considérablement modifié les tableaux
psychopathologiques et cliniques. Nous sommes passés des troubles du
père, évoqués précédemment, aux maladies de la mère12, celles-ci se
référant à quelque chose de prégénital en rapport avec l’oralité dévorante
qui laisse la bouche grande ouverte. L’aboutissement le plus « réussi »,
qu’on peut considérer comme le paradigme de notre époque, est constitué
par les maladies addictives. « Je n’arrive pas à m’arrêter, c’est plus fort que
moi », disent la plupart de nos patients toxicomanes. Cette pathologie
renvoie-t-elle à autre chose qu’à la problématique du sevrage ?
Le sevrage et la castration sont les résultats de l’interdiction prononcée
par le père. Et, comme les pères sont disqualifiés ou s’absentent de la
scène, la mère n’est plus qu’un « gros sein » prodiguant un plein illusoire
face à une sensation de vide interne non élaboré, dont on voit
l’aboutissement extrême dans le rôle d’État providence qui dispenserait à
chacun selon son dû et saurait pourvoir à chaque citoyen tous ses plaisirs,
sinon ses besoins. Bien entendu, dans l’idée de chacun, ce qui est dû est ce
que l’on demande. Plus personne n’accepte qu’on lui réponde non ! C’est
ainsi que notre société fabrique de plus en plus de personnalités mal bâties,
d’êtres « mal finis », d’états limites et de pervers ordinaires, où seules notre
individualité, notre petite personne et notre jouissance sont le moteur de nos
actes. En témoignent aussi la perte d’enthousiasme pour des grandes
causes, la baisse du syndicalisme et le désintérêt vis-à-vis de la politique
avec des taux records d’abstention.
On peut observer sur un plan médical les conséquences pathologiques
du délitement du lien social, de la crise des repères, de la grégarité
individualiste, de la non-acceptation d’autrui comme différent de moi et de
l’absence de fonction d’interdiction habituellement dévolue au père.
J’appelle grégarité individualiste le fait d’avoir le même comportement
généralisé qui constitue une fermeture à l’autre : repli sur soi, manque
d’intérêt pour les voisins, crainte de l’étranger, peur de ce qui dérange,
crainte d’aller au-devant d’un inconnu. Ce type d’attitude xénophobe renvoie
plutôt à un fonctionnement clanique et participe aussi d’un parricide
insidieux qui a fait dire à certains que notre époque aurait moins à craindre
du bruit des bottes que du silence des pantoufles…
La crise économique, qui impose une rentabilité à tout-va, exerce une
violence extrême sur ceux qui se sentent écartés et vivent l’iniquité et
l’injustice d’un système qui produit aussi une déshumanisation rampante.
Société pervertie qui fabrique de plus en plus d’être mal bâtis, sans limites
et pervers ; perversion quotidienne et pervers ordinaires. À mi-chemin entre
névrose et psychose, ces patients présentent de nombreux traits pervers et
des difficultés à intégrer la règle, ce qui occasionne des problèmes avec la
loi. Ils ont des troubles de la personnalité et du jugement, des difficultés
d’identification, ils se laissent influencer et ne savent plus très bien qui ils
sont ni quel est leur désir. Ils utilisent mal leurs possibilités de raisonnement
et n’ont pas d’appareil critique. Prêts à croire dans un premier temps
n’importe quel discours (politique, outrancier ou sectaire), ils se ravisent
ensuite presque aussi rapidement. Obsédés d’eux-mêmes, ils ne cherchent
que leur jouissance et l’immédiateté. Différer leur est insupportable tellement
ils sont impatients. Cette évolution qui a été progressive a pour cause
principale le passage à une société parricide en rapport avec le
néolibéralisme avancé, qui conteste le rôle du père dans l’aide qu’il apporte
à l’enfant pour trouver sa juste place et sa juste distance d’avec la mère que
le père seconde après la phase de maternage. C’est ainsi qu’un père permet
à un enfant d’intégrer la loi. S’il est diminué, dévalorisé, contesté, moqué ou
s’il s’absente de son rôle, il ne pourra alors plus rien représenter. C’est ce
qui explique, par exemple, les conséquences redoutables du chômage sur la
désagrégation familiale, par dévalorisation du père.
Une économie pervertie : l’absence de valeur
humaine ajoutée
Si toute société a la folie qu’elle mérite, reconnaissons alors que notre
mode de vie fabrique de plus en plus de pervers. Conçue sur un modèle
désagrégé, notre vie sociale et économique est fondée sur la jouissance. Le
capitalisme de la rentabilité immédiate et perverse, sans souci du lendemain
et sans souci de la Terre que nous allons transmettre à nos enfants, réduit
l’homme à sa valeur économique. Celle-ci le dépossède de sa dimension
spirituelle et psychique. C’est cela, la marchandisation de l’existence.
Et cette économie-là est destructrice. Elle consiste à consommer de plus
en plus sans se préoccuper des conséquences d’une consommation de
masse qui ne produit que des déchets. Vivre dans le mythe de la croissance
va, bien entendu, détruire la planète. Ce mythe de l’exponentielle croissance
qui va tout résoudre est une résurgence de la croyance du XIXe siècle dans le
progrès économique qui devait fonder, en parallèle, le progrès de
l’humanité. Ne faudrait-il pas plutôt travailler moins pour vivre mieux,
consommer moins et réfléchir plus ? Cette décroissance aurait au moins le
mérite de sauvegarder notre écosystème.
Nous perdons peu à peu le sens de l’humain. Ce qui faisait lien est
balayé par la marchandisation et la démonétisation13. Tout est fait pour
éluder la rencontre et nous amener à vivre dans une bulle virtuelle donnée
comme vraie. À l’ère d’Internet, de la carte de crédit et de la
télétransmission, la commercialisation ne fait plus lien. La croissance du
produit intérieur brut ne se préoccupe pas de la nature des activités qu’elle
additionne. Ce qui compte, c’est le flux monétaire. Toutes les destructions
sont comptabilisées. Ainsi, s’il n’y avait pas de catastrophes naturelles, s’il
n’y avait plus d’accidents de la route, le PIB baisserait ! De la même façon,
les activités bénévoles ou associatives qui demandent des subventions et
produisent de la qualité humaine en favorisant le lien social ne sont pas
comptabilisées en positif dans le PIB ! Nous n’arrivons pas à évaluer
correctement la nature des richesses produites ou détruites, ce qui favorise
des comportements dangereux pour le bien commun. Les travailleurs
sociaux ou ceux qui interviennent dans l’humanitaire sont considérés
comme dépensiers et contre-productifs, même s’ils améliorent le tissu social
et relationnel. Leur intervention fait baisser le PIB. De la même façon, nous
refusons de considérer comme productif le travail domestique et continuons
à critiquer la non-productivité de nos services publics, qui ont pourtant une
incidence réelle sur l’aménagement du territoire ou sur la désertification de
nos campagnes.
La perversité économique de nos unités de mesure comme le PIB nous
fait passer d’un système où ce qui a de la valeur n’a pas de prix et, à
l’inverse, ce qui a du prix n’a pas toujours de valeur. Personne n’évoque les
tâches aveugles de notre comptabilité nationale comme l’importance des
biens naturels gratuits. Nous considérons que c’est seulement parce que
nous sommes solvables que nous représentons une valeur économique. La
démocratie, dans le libéralisme, est réduite à sa dimension minimale. Le
progrès se réduit à l’augmentation du produit national brut, qui ne porte que
sur des flux financiers et qui est indépendant de la qualité des biens produits
ou consommés. La prétendue qualité de vie s’efface devant la réalité de la
possession de masse. Le bien-être est supplanté par le beaucoup-avoir. En
effet, les principaux pôles de développement économiques reposent sur des
secteurs comme l’éducation et la santé. De ce point de vue, le concept de
productivité est contre-productif ! Car ces deux domaines qui nécessitent
une très importante intervention humaine, en temps consacré comme en
qualité relationnelle, sont censés être extrêmement coûteux pour le sacro-
saint PIB. De la même façon, une politique préventive a pour effet paradoxal
de réduire la croissance, puisque, là aussi, on ne fait pas la balance entre
coût investi et retour sur investissement. Le règne de l’objet prévalent de la
jouissance est consacré !

Comment nous avons intériorisé le modèle du


marché
Comme nous allons le voir, il existe une corrélation directe entre le mode
de vie et la psychologie : l’un et l’autre se soutiennent.

Le règne de l’image
Il y a d’abord le manque de repères actuels dans les fonctions et les
rôles. La fonction maternelle est confondue avec la fonction paternelle ou
jugée équivalente. Les familles monoparentales, la procréation assistée
(FIV), les mères porteuses qui pratiquent la location d’utérus, tout cela
favorise les troubles des repères et de l’identité, en modifiant
considérablement les rapports à la filiation et surtout la symbolique de la
paternalité, en donnant indirectement l’idée que le père n’est pas
indispensable. Nous en arrivons à oublier que la condition humaine est faite
de renonciation et d’acceptation de notre mortalité. Nous assistons à une
prolongation anormale de l’adolescence que certains ont appelée
adulescence14, pour insister sur cette incapacité à devenir adulte. Nous
constatons une attitude familiale fusionnelle, où la fonction paternelle est
diluée dans une sphère indifférenciée, qui consiste à se parler de moins en
moins pour passer de plus en plus de temps à regarder la télévision, monde
de l’image et du virtuel. Certains auteurs ont même parlé de troisième parent
à propos de la télévision, à cause de sa fonction d’objet quasi permanent
sur lequel l’enfant s’appuie et se construit. De fait, elle ne favorise pas
l’accès au discours, elle le met au contraire entre parenthèses. Or un enfant
a besoin qu’on lui parle pour pouvoir construire des images mentales qui
vont ensuite l’aider à énoncer clairement ce qu’il pense. Lorsqu’il est
submergé par ses affects et qu’il ne peut pas passer par le recul et la
distanciation du symbolique, il n’apprend pas à produire des énoncés. Il est
alors envahi pas son émotivité. Alors que la parole permet une mise en mots
de ce qu’on ressent, l’image, elle, ne le permet pas. Or, quand un enfant
n’entre pas dans le discours, il est incapable, devenu adolescent, d’exprimer
ses affects par des mots, il s’exprime alors par la violence. Le symbolique
évite le passage à l’acte et aide à la compréhension.
Le don de parole, que les parents savaient naguère transmettre, n’est
plus assuré. Ce qui allait de soi est devenu problématique et se solde par un
désarroi des travailleurs sociaux qui sont en prise directe avec des individus
mal installés dans le discours, incapables d’entrer dans le cours de la parole
et de distinguer fiction et réalité. On n’est pas loin de l’indifférence à
l’informe. L’indifférencié renvoie à l’indifférence, et l’individualisme a à voir
avec l’indifférence. L’école se trouve alors confrontée à une tâche
impossible, dont les conséquences sociales, politiques et psychologiques
sont de participer à la fabrique du pervers ordinaire.
Le néolibéralisme, qui se caractérise par le passage du capitalisme
industriel au capitalisme financier, utilise bien entendu la télévision comme
vecteur de conditionnement principal ; il fait passer par elle injonctions
publicitaires d’achats d’objets manufacturés, dont il faut stimuler la
consommation. Est-il besoin d’insister sur ce point ? La télévision a été
annexée pour favoriser un changement insidieux des mentalités, dépassant
la capacité parentale d’éduquer un enfant. Comment oublier que, pour
certains, les émissions ont pour vocation de rendre le cerveau du
téléspectateur « disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messagesXXVI » ?
L’ensemble de ces facteurs concourent à l’augmentation d’une
perversité ordinaire, dont les mécanismes de défense ont deux directions
essentielles : l’axe de l’évitement pour éviter de souffrir et l’axe de la
puissance pour trouver toujours la jouissance. Coupure et puissance
permettent le refus de l’autre et l’accès illimité à la jouissance.

La perte du spirituel, le refus de la transcendance


La spiritualité et la transcendance sont désormais délaissées au profit de
l’objet dès lors qu’il est supposé produire une jouissance, c’est-à-dire
colmater toute brèche. Ce même objet est relégué au rang de relique
lorsqu’il a rendu service et ne sert plus à rien. Dieu est mort, et nous
assistons à un désenchantement du monde. La transcendance s’appuyait
sur le rayonnement de la religion monothéiste et influençait la cité au point
que le Père était le représentant, au sein de la famille, de cette fonction
d’exception qu’il tirait de la religion. Il se voit maintenant contesté de toute
part et délégitimé. Le religieux qui avait modelé en profondeur les formes
politiques de nos sociétés en a été chassé.
Le christianisme – dans sa spécificité révolutionnaire – a joué un rôle
fondamental dans le développement du monde occidental. Et le
développement de nos sociétés contemporaines avec l’essor des
techniques modernes comme avec le développement des procédures
démocratiques a favorisé une évolution vers une société qui se situe en
dehors de la religion et ne lui demande plus secours. C’est cela, le
désenchantement du monde.
Le déclin religieux a pour conséquence une difficulté d’être soi. La
société postreligieuse est aussi celle où la question de la folie se pose avec
une acuité inconnue. C’est une société épuisante pour les individus. Rien ne
les secourt, rien où prendre appui face à la lancinante question
métaphysique : quel est le sens de la vie ? Que faire de ma vie si je suis seul
à en décider ? Ne suis-je qu’un parmi d’autres ? À quoi bon vivre si l’on
disparaît sans laisser de traces, comme si aux yeux des vivants on n’avait
pas vécu ?
Nous sommes condamnés à vivre dans la déréliction et dans l’angoisse,
ce qui nous avait été épargné par la grâce des cieux. Maintenant, chacun se
doit d’élaborer ses réponses pour lui-même. Ce peut être la fuite dans la
folie, entre euphorie et dépression, entre certitude paranoïaque d’être le
centre du monde et éclatement schizophrénique de soi. Il y a aussi des
réponses collectives, qui se développeront sans doute de plus en plus,
notamment sous des formes intégristes radicales ou de terrorismes
généralisés. Comme l’écrit si justement Marcel Gauchet, « entre l’amour de
soi jusqu’à l’éviction du reste et la volonté d’abolition de soi dans ses
expressions les plus variées, entre l’absolu de l’être et l’être-rien, peut-être
n’aurons-nous plus jamais fini de balancer. Voilà en tout cas la douleur
lancinante, journalière que nul opium sacral ne nous permettra plus
d’oublier : l’inexpiable contradiction du désir inhérente au fait même d’être
sujetXXVII ».
Absence d’altérité, jouissance, non-intégration de la perte : ces trois
expressions clés peuvent être rapportées à notre mode de vie. Et,
justement, à propos de notre société organisée sur un mode buccal, il y a
lieu de le redire : s’il y a la bouche qui mange, il y a aussi la bouche qui
parle. Le sens n’en est pas le même : centripète ou centrifuge. Si nous
gardons la bouche ouverte, dans une oralité dévorante, nous restons de
bons consommateurs non sevrés. L’excitation permanente est la porte
ouverte à la perversion ordinaire, autre façon de parler de bouche ouverte.
L’excitation générale génère une stérilité. En revanche, cette excitation
permanente est très intéressante pour l’économie de marché qui ne cherche
qu’à placer les objets dont la consommation doit être exponentielle pour
stimuler la croissance. Sinon, le système s’effondrerait, puisqu’il est fondé
sur toujours plus de consommation. Mais la consommation nous incite à
toujours plus de virtuel… Et la boucle est bouclée !

L’absence de consistance
Nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont pas
suffisamment paternantes : elles n’aident pas à accepter la condition
humaine, faite de renonciation, de désillusion et d’arrêt de la jouissance ;
elles ne permettent pas d’acquérir un statut ; elles ne favorisent pas
l’ouverture à l’autre. Cette fonction, c’est celle du père réel qui montre à
l’enfant qu’il n’est pas toute jouissance pour sa mère, qu’elle est occupée
ailleurs et qu’elle ne peut être toute à lui.
Le travail de la paternalité est actuellement détruit par la crise socio-
économique et le néocapitalisme ultralibéral. La précarité entraîne une
déshumanisation. Être vécu comme un rebut, vivre près des poubelles,
acheter à la sauvette et à plus bas prix des aliments déjà périmés, comme
les biffins de la porte Montmartre, se loger sous un pont, se voler entre
pauvres, est-ce humanisant ? C’est aussi en ce sens que je parle de société
parricide, parce qu’en détruisant ses propres institutions celle-ci détruit
l’humain en l’homme.
La société de consommation, avec la dévalorisation de la marchandise
qu’elle promeut, est née du développement et de la généralisation du crédit.
Elle a connu l’apogée de son aberration dans la crise mondiale des
subprimes, qui correspondent grosso modo au montage virtuel de prêts
relais acquisition où l’on vous prête de l’argent à partir d’un bien non vendu
pour un bien non acheté ! On est dans le domaine du virtuel avec les
conséquences dramatiques qu’il entraîne chez des personnes fragiles,
après avoir engendré des catastrophes économiques.
Avant l’invention généralisée du crédit, on se privait, on économisait et
on n’achetait que ce dont on avait besoin, après le temps de la réflexion,
inscrit dans la durée. C’était l’époque où l’on différenciait la pauvreté de la
misère. La pauvreté était l’acceptation que l’on ne pouvait pas tout avoir et
qu’il fallait se priver. La misère était le manque de l’essentiel qui nécessite
un secours. Notre époque refuse la pauvreté, sans avoir les moyens de
permettre à chacun d’avoir la possibilité de s’élever sur l’échelle sociale.
C’était aussi l’époque où l’on acceptait une certaine pauvreté, pour ne pas
connaître la misère, et où l’on se disait quelquefois qu’un achat était « au-
dessus de ses moyens », ce qui conduisait à renoncer. Maintenant, on a
tendance à vouloir tout.
Avec la perversité ordinaire disparaît la réflexion. L’absence
d’intégration de l’altérité constitue un début de trouble du jugement. Le
vraisemblable peut apparaître plus vrai que le réel. Or la vue participe de
l’hypnose, et saint Thomas, qui ne croyait que ce qu’il voyait, est devenu,
malgré lui, une figure paradigmatique de notre société de consommation
fondée sur l’image publicitaire. Le « vu à la télévision » semble être un
critère de sérieux et de garantie. En revanche, par l’exercice de la logique,
par nos capacités de discrimination, de jugement et de raisonnement, nous
pouvons échapper au risque pervers et accepter un frein à la jouissance.
Cela fait d’un sujet un citoyen qui fonde son opinion sur la réflexion et qui
entretient des liens durables avec ses semblables. La vie psychique et
spirituelle suppose de ne pas réduire l’homme au domaine corporel, qui est
celui du besoin, mais de le relier à ses semblables et aux valeurs
primordiales qui ont fondé l’humanisme et sont, selon Platon, le Beau, le
Vrai, le Bon.
Aujourd’hui, nous vivons un changement radical du lien social et de
l’humanité. La société postmoderne avancée fait table rase du passé, qui
n’existe plus. Pour les mêmes raisons, elle gomme la mort, devenue un non-
événement. « Vis comme en mourant tu aimerais avoir vécu », disait il y a
plus de 2 500 ans Confucius. La mort nous oblige, en effet, à délaisser
l’accessoire au profit de l’essentiel. Or, à l’heure actuelle, le sentiment
tragique de la vie est forclos au profit de la jouissance qui comble et donne à
l’objet la fonction de masquer le vide, de nous gaver d’un trop-plein de
satisfaction béate.
Aujourd’hui, le régime de la jouissance a supplanté celui du désir.
Auparavant, le constat du manque était un moteur du désir et nous faisait
sortir de notre limite, aller vers l’autre, ouvrir nos bras. Aujourd’hui, le
tragique n’existe plus. Le contentement totalitaire lui a succédé. Chacun doit
être content et ne pas déranger son voisin, se satisfaire, se remplir de l’objet
et se taire. Même s’il en perd son humanité, l’homme peut enfin vivre sans
autrui !
Cette tyrannie consommatoire de la croissance à tous crins, cette
nouvelle religion du contentement est une tyrannie d’autant plus dangereuse
qu’elle est implicite, car il n’y a pas de leader qu’on puisse désigner, pas de
führer que l’on puisse combattre et renverser, pas de petit père des peuples
pervers paranoïaque, pas de sanguinaire grand timonier. Dès que l’homme
ne veut plus penser et ne se retourne pas sur ses pas pour chercher un sens
à sa vie, c’en est fait de la transcendance qui devient l’affaire du passé. Or,
justement, le postmodernisme s’érige dans l’auto-engendrement
monstrueux du déni de l’Histoire, dans l’oubli systématique de ceux qui nous
ont devancés, dans l’effacement d’une dette à l’égard des générations
précédentes, dans le refus du passé.
Notre société a réussi le tour de force de nous imposer l’excès comme
norme : il est devenu nécessaire d’être excessif. C’est cela aussi, l’univers
de la consommation. Nous sommes dans une morale de la transgression.
Tout doit être permis, tout doit être possible, l’institution doit être
déconstruite. Il n’y a pas d’arrêt à la jouissance… Le père, auparavant,
faisait barrage. L’adolescent n’a plus ce réel du père sur lequel il venait
buter pour se construire. Nous vivons dans le contradictoire, voire la
dissociation : il y a, d’une part, l’effacement progressif et camouflé de la
figure paternelle, qui était le pilier de l’identification, de la socialisation et de
l’institution ; d’autre part, on constate la persistance de modèles
contraignants, imposés par certaines traditions vécues pourtant comme
répressives et dénuées d’intérêt. Le père est devenu invisible ; on ne voit
plus son travail, on en ignore le résultat, l’autorité se vide de tout contenu.
L’autorité sans consistance, les forces pulsionnelles se libèrent de façon
anarchique, avec tout leur cortège d’effets d’opposition : agressivité,
destructivité, intégrisme, terrorisme, indifférence, addictions, angoisse du
vide. Et il n’est plus possible de demander à l’individu de s’adapter à la
mondialisation quand la fonction tierce exercée auparavant par le père, qui
servait de modèle rassurant par sa permanence, est autant mise à mal. Le
primat de l’économique et l’obsession de l’argent, le tabou de la mort,
l’excitation de la vitesse, le refus de la sublimation, l’absence de
transmission déterminent la société de la jouissance et s’opposent à la
paternalité. N’est-ce pas là aussi quelques-unes des caractéristiques
essentielles de la perversion ordinaire ?

Et maintenant ?
Le moment est venu de refermer cet ouvrage, qui nous a montré que la
jouissance effrénée sur laquelle repose notre société de consommation
sous-tend un matriarcat qui refuse le sevrage, la frustration, la castration.
N’assistons-nous pas, de ce fait, à une atteinte à la prévalence du langage,
comme semble le laisser présager le succès d’un film comme The Artist15 qui
renoue avec le mutisme, laissant à penser que le langage qui est constitutif
du monde humain n’est plus nécessaire et appelé à disparaître ? Ce que
nous constatons aussi du point de vue thérapeutique avec la diminution de
l’impact des soins de parole en lien avec la perte du lien social. Or
l’accession au langage représente le manque. Prendre l’autre pour une
toupie signifie la faillite à la fois du maternage et de la fonction paternelle. La
paternalité constituait un frein à l’omnipotente jouissance ; le néolibéralisme
avancé se livre à un parricide insidieux. L’enjeu est clair, mais tragique : il
faut tuer les pères pour consommer !

1. C’est le sens de religare en latin.


2. Nous utilisons cet oxymore pour signifier la capacité à s’agglutiner en clubs, en groupes
spécifiques sans ouverture à la différence, sans hospitalité et, bien au contraire, avec une
suspicion à l’égard de qui ne partage pas nos opinions. Fait caractéristique de notre
époque !
3. « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous
consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à
présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. – Qui
nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles
expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte
n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-
mêmes des dieux simplement – ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? », in F.
Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882, livre troisième, aphorisme 108, trad. fr. P. Wotling, Paris,
Garnier-Flammarion, 2003.
4. Cette scriptomanie n’est-elle pas le symptôme institutionnel du parricide ? En effet, on
couche sur le papier ce qui n’est pas intégré et intériorisé, et qui ne fait pas loi.
5. « Patronyme » dérive du latin pater, le « père ». Toute référence au nom du père est
exclue. D’ailleurs, le mot patronyme est remplacé par nom de famille.
6. À la différence de la fête des Mères, consacrée par la loi du 24 mai 1956 qui dispose
que « la République française rend officiellement hommage chaque année aux mères
françaises au cours d’une journée consacrée à la célébration de la “Fête des mères” »,
organisée par le ministre chargé de la Santé avec le concours de l’Union nationale des
associations familiales. Ces dispositions ont été intégrées au Code de l’action sociale et
des familles lors de sa création en 1956, et l’organisation de la fête a été assignée au
ministre chargé de la Famille à partir de 2004.
7. Dite loi Lucien Neuwirth, du nom du député qui l’a soutenue.
8. Dite loi Simone Veil, pour la même raison.
9. Dans la théorie kleinienne, le petit d’homme traverse d’abord une phase schizo-
paranoïde, avec l’impression que le sein comme objet partiel le persécute quand il a faim
et lui manque. Il n’intègre pas la globalité de la mère comme différente de lui. Dans la
phase dépressive, une culpabilité naissante donne à croire à l’enfant qu’il aurait détruit le
bon objet qu’est le sein, ce qui explique son mal-être archaïque. On peut penser que,
chez le pervers, une phase schizo-paranoïde incomplète et sans doute hâtée n’a pas
véritablement permis le passage à l’élaboration de la phase dépressive.
10. Cette « appellation » est à entendre comme causale. Il s’agit du patriarcat, non de la
paternalité (qui est la fonction paternelle) que nous avons eu à cœur d’approfondir tout au
long de cet ouvrage.
11. Les physiologistes décrivent les high sensations seakers (« amateurs d’émotions
fortes »), qui sont assez voisins des équivalents suicidaires ou des jugements ordaliques,
où l’on joue à se faire peur, pour jouir, dans un second temps, d’avoir triomphé du danger
– surtout s’il est mortel !
12. Là aussi, il est question du matriarcat (qui n’est pas le maternage) : s’il est dominant, il
ne permet pas le sevrage, le don du non, l’acceptation de la perte et l’assomption de
l’impossible, car il y a des choses que nous ne pouvons changer.
13. Sous forme scripturale (le chèque) ou numérique (la carte de crédit et les retraits ou
versements automatiques).
14. Adolescere en latin signifie « grandir », « se développer ». Ce n’est pas toujours
l’ambition du petit d’homme au sens psychologique ou moral du terme. Et l’adolescence
actuelle se prolonge indéfiniment.
15. Film muet de Michel Hazanavicius, sorti en 2011. Sélectionné au festival de Cannes
2011, The Artist a valu à Jean Dujardin le prix d’interprétation masculine. Grâce à l’accueil
cannois, le film a été acheté par des distributeurs du monde entier. Il a entamé alors une
brillante carrière internationale et gagné plus de cent récompenses, remportant
notamment trois Golden Globes, sept BAFTA, six césars, un goya et cinq oscars. The
Artist est le deuxième film non produit par des Anglo-Saxons à remporter l’oscar du
meilleur film, et Jean Dujardin est devenu le premier comédien français à recevoir l’oscar
du meilleur acteur.

Notes et références
bibliographiques
I. Sondage publié le 20 avril 2011 par France-Presse.

II. Racamier P.- C., « Autour de la perversion narcissique », Le


Génie des origines, Paris, Payot, 2005, p. 279-337.
III. Shaw B., Pygmalion, Paris, L’Arche, 2006, p. 74.
IV. Ibid., p. 109.
V. Strindberg A., Mademoiselle Julie, trad. fr. T. Sinding, Paris,
Circé, « Théâtre », 2006, p. 55.

VI. Levi P., Si c’est un homme, Paris, Pocket, n° 3117, 2010.


VII. Hugo V., à propos des Thénardier, Les Misérables, I, Livre
4, 2 : « Première esquisse de deux fgures louches ».

VIII. Freud S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste


(1939), Paris, Gallimard, 1986, p. 213.
IX. Novarina V., « Pour Louis de Funès », Le Théâtre des
paroles, Paris, POL, 1989, p. 129.

X. C’est l’expérience princeps menée par Olds et Milner en


1954.
XI. MacLean P. D., Les Trois Cerveaux de l’homme (1970-
1978), Paris, Robert Laffont, 2000. C’est MacLean qui a
découvert, en s’appuyant sur l’évolution des espèces, que le
cerveau des primates se développait en trois couches
successives : le cerveau reptilien, le cerveau limbique et le
cerveau cortical.
XII. Freud S., Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905),
Paris, Gallimard, trad. fr. B. Reverchon-Jouve, 1962, p. 56.
XIII. Ibid., p. 56.
XIV. La première référence à cette expression se trouve dans la
comédie Asinaria (La Comédie des ânes). Plaute est né vers
254 av. J.-C. à Sarsina dans l’antique Ombrie, maintenant
située en Romagne ; il est mort en 184 à Rome. C’est un
comique latin qui a inspiré plusieurs auteurs, dont Molière.
XV. Bouchard S., Quinze Lieux communs, Québec, Boréal, p.
177.
XVI. Lorenz K., L’Agression, une histoire naturelle du mal,
Paris, Flammarion, 1969. Lorentz a reçu le prix Nobel de
physiologie et de médecine en 1973.
XVII. Lacroix J., Les Sentiments et la Vie morale, Paris, PUF,
« Sup », 1968, p. 3.
XVIII. Desmurget M., TV Lobotomie, Paris, Max Milo, 2011.
XIX. Dufour D.-R., Le Divin Marché, Paris, Denoël, 2007.

XX. Évangile selon saint Matthieu, 6, 26.


XXI. Évangile selon saint Marc, 12, 29-31.
XXII. Freud S., L’Avenir d’une illusion (1948), trad. fr. Marie
Bonaparte, Paris, PUF, 1971, p. 61.
XXIII. Freud S., Totem et Tabou (1913), trad. fr. S.
Jankélévitch, Paris, Payot, 1979, p. 88.
XXIV. Balzac H. de, Mémoires de deux jeunes mariées, 1841 :
« En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à
tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il
n’y a plus que des individus. »
XXV. Melman C., L’Homme sans gravité, Paris, Folio, 2009, p.
96-98.
XXVI. Le Lay P., Les Dirigeants face au changement, Paris,
Éditions du 8e jour, 2004, p. 92.
XXVII. Gauchet M., Le Désenchantement du monde, Paris,
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Pour en savoir plus


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Bibliothèque Payot », 1981.
Winnicott D. W., Processus de maturation chez l’enfant, 1965, Paris,
Payot, 1989.
Remerciements
À Madame Odile Jacob,
qui a bien voulu accueillir mon ouvrage.
Je tiens à exprimer ma gratitude à Marie-Lorraine Colas qui m’a
accompagné tout au long de ce difcile travail de mise en mots.

Du même auteur
chez Odile Jacob
La Dépression, 2003.

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