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Numero

SPECIAL

LES
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ARCHIVES
SECRETES
´

DE LA SECONDE
GUERRE MONDIALE
RÉVÉLATIONS : s 1 9 40, la France savait !
• G énocid e : dè
it le Reich
• Quand Vichy espionna reto urné s par les nazis
• Des ré sistants

M 08183 - 33 - F: 5,95 E - RD
DÉCOUVERTE Colorado, l’héritage amérindien
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SAVOIR
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LES PIEDS.

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ÉDITORIAL

Révélations

O
N PENSAIT TOUT SAVOIR SUR LA SECONDE GUERRE
MONDIALE.Les documents filmiques et sonores, les
rapports manuscrits et dactylographiés, les procès-ver-
baux des interrogatoires auraient tout dévoilé. Il n’y
aurait plus rien à apprendre sur l’activité des réseaux
de la Résistance, sur l’action des « combattants de l’ombre » et sur la
répression allemande. À tort. Conservées par le Service historique
de la Défense (SHD), les archives des services spéciaux, accessibles
depuis deux ans seulement, livrent des informations de premier ordre
sur le renseignement et le contre-espionnage entre 1930 et 1945.
Pour ce numéro spécial, fruit d’un travail collectif entre la rédaction
d’Historia et le SHD, archivistes, historiens et journalistes se sont
plongés dans un ensemble documentaire de près de 500 mètres
linéaires pour proposer un nouvel éclairage sur cette
période en exhumant des dossiers classés confidentiels.
Les piles de documents privés griffonnés, de fiches
d’identification biffées, de câbles à peine lisibles ont
encore beaucoup à nous apprendre. Lisez plutôt. Le
général Didelet, en poste à Berlin en 1938, prévint l’état-
major de la modernisation éclair de la Wehrmacht et de
l’imminente entrée en guerre de l’Allemagne. Paris fit
Jean Luc Bertini

la sourde oreille… En octobre 1940, le renseignement


français alertait déjà sur les « crimes en série » commis
Victor Battaggion par les nazis au moyen du zyklon B : « Les vieillards et
Rédacteur en chef adjoint
chargé du Spécial les fous sont supprimés d’Allemagne. […] On se sert,
pour les faire disparaître, d’un certain « gaz bleu »
– invention diabolique […] qui permet les exécutions en masse. »
L’Abwehr, le service de renseignements allemand, comptait, quant
à lui, dans ses recrues des agents retournés issus de la France libre
et de la Résistance. Des V-mann (Vertrauensmann), « hommes de
confiance », envoyés en mission d’observation ou d’infiltration d’un
réseau… L’histoire de la Seconde Guerre mondiale continue de
s’écrire. Et les archives des services spéciaux ont encore pléthore
d’informations à révéler. En voici, seulement, un avant-goût. L

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 3


SOMMAIRE
6 INFOGRAPHIE 8 INTRODUCTION

SURVEILLER, PROTÉGER, 20 L
 E FRANÇAIS QUI ANNONÇA
INFORMER LA DÉFAITE
En poste à Berlin en 1938, le général Didelet
10 LE TRÉSOR DE GUERRE DE LA DGSE alerte l’état-major de Gamelin du danger
La Sécurité extérieure a versé ses archives allemand. En vain… p  ar Nicolas Texier
au Service historique de la Défense. Un fonds
exceptionnel, p
 ar Frédéric Quéguineur 26 QUAND VICHY ESPIONNAIT LE REICH
Après la défaite, le renseignement continue
14 L
 E VOYAGE FOU de traquer les agents allemands, malgré les
DES ARCHIVES RUSSES promesses de l’armistice, p ar Olivier Forcade
Le périple rocambolesque des dossiers du
ren­seignement français, saisis par les nazis, repris 30 L
 ES PREMIÈRE ARMES
par les Soviétiques, p
 ar Bertrand Fonck DE FRANÇOIS MITTERRAND
En 1943, « Morland » quitte Vichy pour Londres.
LA GUERRE DE L’OMBRE Et bataille pour diriger le mouvement résistant
des prisonniers, p
 ar Hugues Demeude

34 R
 ÉVÉLATIONS SUR
LES PRÉMICES DE LA SHOAH
En octobre 1940, les Français font état
d’« exécutions de masse » perpétrées par les nazis
au moyen d’un « gaz bleu », par Nicole Jordan

40 MELVILLE ET L’ARMÉE DE LONDRES


À l’été 1943, Jean-Pierre Grumbach signe son
engagement dans les FFL. Sa nouvelle identité :
Melville, comme l’écrivain,par Denis Lefebvre

42 ENIGMA : LE CHIFFRE ET LES LETTRES


Les nazis disposent d’une machine à crypter répu-
tée inviolable – dont les Alliés ont les plans depuis
les années 1930, p ar Olivier Forcade

46 A
 LGER-LONDRES :
akg-images / ullstein bild

LA GUERRE DES SERVICES


Le combat des chefs entre Giraud et de Gaulle fait
rage à la fin de 1942, par services secrets inter­
posés, par Sébastien-Yves Laurent

L E S AU T E U R S THOMAS FONTAINE Docteur en histoire, spécialiste de la répression


et des déportations, directeur du musée de la Résistance nationale.

SÉBASTIEN ALBERTELLI Historien des services secrets gaullistes. En OLIVIER FORCADE Professeur d’histoire contemporaine des relations
2016, il a publié Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance (Perrin). internationales à la Sorbonne et spécialiste du renseignement. Sa
Censure en France pendant la Grande Guerre (Fayard) vient de paraître.
GRÉGORY AUDA Historien, rédacteur en chef des Chemins de la mémoire,
il a signé des documentaires et divers ouvrages, dont Les Belles Années BERTRAND FONCK Docteur en histoire et conservateur du patrimoine
du « milieu » : 1940-1944 (Michalon, 2002). au Service historique de la Défense (SHD), il a codirigé le volume 1940,
l’empreinte de la défaite. Témoignages et archives (PU de Rennes, 2014).
HUGUES DEMEUDE Journaliste et réalisateur de documentaires.
THOMAS GROTUM Historien, maître de conférences à l’université
VÉRONIQUE DUMAS Journaliste, responsable du site Internet d’Historia. de Trèves et directeur du projet sur l’histoire de la Gestapo de cette ville.
N° 33 JANVIER-FÉVRIER 2017

Rue des Archives/PVDE

50 L
 A CHATTE DANS LES GRIFFES 76 À
 LA RECHERCHE DES
DE L’AIGLE NAZI ARCHIVES NAZIES
Comment une résistante de la première heure À l’été 1944, la lutte s’engage entre le Reich
finira, sous la menace ennemie, par donner et les forces françaises. L’enjeu ? Les archives
les siens… p ar Hugues Demeude allemandes, p  ar Frédéric Quéguineur

52 LES ZÉLÉS AGENTS DE L’ABWEHR 82 L


 ES SOUTIENS AMÉRICAINS
À Paris, le contre-espionnage du Reich recrute DE KLAUS BARBIE
à tout va. Des collaborateurs aux profils divers Après-guerre, le « boucher de Lyon » est protégé
et parfois inattendus, p
 ar Véronique Dumas par les États-Unis. Pourtant, la police française
l’interroge en 1948… par Thierry Sarmant
58 U
 NE VILLE FRONTIÈRE À
L’HEURE DE LA GESTAPO 84 L’INVITÉ DU SPÉCIAL
Dès 1942, Trèves devient le centre d’aiguillage Michel Blondan, fils de résistant devenu
des déportés Nuit et Brouillard, p
 ar Thomas archiviste, évoque l’immense travail mémoriel
Grotum, Lena Haase et Ksenia Stähle des gens de sa profession, p
 ropos recueillis
par Denis Lefebvre

62 LE DÉMANTÈLEMENT D’ALLIANCE


En 1942, ce mouvement aux ramifications
nationales est noyauté. La Gestapo va lui porter
un coup terrible, par C. Neveu et T. Fontaine
DÉCOUVERTE
88 
L’HÉRITAGE AMÉRINDIEN
LE GRAND NETTOYAGE DU COLORADO
Les vestiges des Anasazis, un patrimoine
70 A
 UX TROUSSES DE LA classé à l’Unesco, par Farid Ameur
GESTAPO FRANÇAISE
Après l’armistice, d’ex-figures du milieu se 106 MOTS FLÉCHÉS
recyclent en ouvrant des antennes de la police
politique allemande, p  ar Grégory Auda

LENA HAASE Historienne, elle est responsable de l’inventaire et de la On lui doit La Gestapo en Moselle (Serpenoise, 2012).
valorisation du fonds des dossiers individuels de la Gestapo au SHD.
FRÉDÉRIC QUÉGUINEUR Chef du pôle Défense au Département des fonds
NICOLE JORDAN Historienne américaine de l’université de l’Illinois, d’archives du Centre historique des archives du SHD.
chercheuse associée au Centre pour les études européennes à Harvard.
THIERRY SARMANT Spécialiste du Grand Siècle et de l’histoire de Paris,
SÉBASTIEN-YVES LAURENT Historien, professeur à l’université de il dirige le département des fonds d’archives au SHD.
Bordeaux, il a écrit Atlas du renseignement (Presses de Sciences po, 2014).
KSENIA STÄHLE Collaboratrice du projet de l’histoire de la Gestapo
DENIS LEFEBVRE Journaliste, spécialiste du socialisme et auteur de Trèves à l’université de cette ville rhénane.
en 2010 des Secrets de l’expédition de Suez : 1956 (Perrin).
NICOLAS TEXIER Archiviste au ministère de la Défense et romancier,
CÉDRIC NEVEU Enseignant, il est spécialiste des polices allemandes. il a aussi contribué à la Revue historique des armées.
L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
SURVEILLER, PROTÉGER, INFORMER

LE MAILLAGE DES
SERVICES SECRETS
40 45 46 48 16
19 19 19 19 20
SECRET INTELLIGENCE SERVICE (MI 6, pour Military Intelligence, section 6)
Service secret britannique chargé du renseignement extérieur.

ROYAUME-
UNI GOVERNMENT CODE AND CYPHER SCHOOL GOVERNMENT
Bureau responsable de l’interception et du déchiffrage COMMUNICATIONS
des communications ennemies ; siège à Bletchley Park. HEADQUARTERS
Service
SPECIAL OPERATIONS EXECUTIVE de renseignements
(« Direction des opérations spéciales », 1940-1946). électroniques
du gouvernement.

71 40 41
18 19 19

FRANCE LIBRE
FRANCE
SERVICE DE
2E BUREAU 5E BUREAU RENSEIGNEMENTS
Service de Services spéciaux militaires
renseignements de de contre-espionnage,
DE LA
l’armée française organisés par le colonel Rivet au FRANCE LIBRE
entre 1871 déclenchement des hostilités.
et 1940. Il comprend :

SERVICE DE RENSEIGNEMENTS
VICHY

GUERRE MARINE AIR BMA SMA


Bureau des menées Service des menées
antinationales. antinationales.
Remplace le BCR. Remplace le SCR.
BCR SCR
Bureau de Section de
centralisation du centralisation du
renseignement. renseignement.
TR
Travaux ruraux : dépendant du ministère de l’Agriculture,
SEA c’est la couverture des services de Paul Paillole,
Équivalent du SCR en métropole. qui luttent contre les agents italiens et allemands.

6 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


RÉPUBLIQUE DE WEIMAR III E REICH RÉPUBLIQUE ALLEMANDE

25 33 44 45 50 56 89 16
19 19 19 19 19 19 19 20
ABWEHR GEHLEN BND
Service de renseignements de l’état-major Ancêtre du BDN Bundesnachrichtendienst.
ALLEMAGNE allemand de 1925 à 1944. (1946-1956). Service de renseignements
extérieur du gouvernement
fédéral allemand.
GEHEIME FELDPOLIZEI
« Police secrète militaire de campagne »,
organe opérationnel de l’Abwehr.

STASI
Police politique et
contre-espionnage de
RSHA la RDA (1950-1989).
« Office central de sécurité
du Reich ». Réunit
l’ensemble des services
répressifs allemands.

SIPO-SD
Police de surêté qui réunit
la police criminelle (Kripo)
et la police politique
(Gestapo). La Sipo est
intégrée au SD (service
de sécurité du parti nazi)
en 1939.

42 43 44 45 46 82 16
19 19 19 19 19 19 20

FRANCE
BCRA BCRAA BCRAL SDECE (1945-1982) DGSE (Depuis 1982)
Bureau central Bureau central Bureau central de Service de documentation Direction générale
de renseignements de renseignements renseignements et extérieure et de contre- de la sécurité extérieure.
et d’action. et d’action d’Alger. d’action de Londres. espionnage.

DGSS (1943-1944) DGER (1944-1946)


Direction générale des Direction générale des
services spéciaux. Résulte études et recherches.
de la fusion entre services Remplace la DGSS
gaullistes et giraudistes. et signe la fusion
SSM entre le BCRAA (dirigé
Une partie de ses agents sous par Paillole) et le BCRAL
la direction de Ronin et de Rivet (dirigé par Dewavrin,
part pour l’Algérie et constitue alias « Passy »).
des services secrets au service
du général Giraud.
Fusionnent en
novembre 1943 pour
former la DGSS, sous
la direction de Jacques
Soustelle.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 7


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
SURVEILLER, PROTÉGER, INFORMER

Les PRINCIPAUX BUREAUX


DU RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
Bureau
des menées Bureau central
antinationales de renseignements
En 1940, les Allemands et le et d’action
gouvernement du maréchal Pétain À Londres, à partir de 1940, la France libre se dote
s’accordent sur deux principes en progressivement des attributs d’un État, dont des services
matière de guerre secrète : les secrets, essentiels pour maintenir la liaison avec le territoire
Français renoncent à toute action national. Ces services sont créés par des amateurs, aucun
hostile au Reich, mais le nouveau professionnel n’ayant rejoint de Gaulle. Un jeune capitaine du
régime, basé à Vichy, pourra lutter génie – André Dewavrin, alias « Passy » – est chargé de créer
contre les activités secrètes de ses le 2e bureau de l’état-major, vite transformé en Service de
ennemis, qu’ils soient intérieurs ou renseignements (SR). Il travaille avec le Secret Intelligence
venus de l’étranger. Les services Service (SIS) pour recueillir des informations sur la situation
français de renseignements (SR) militaire, économique et politique en France. En 1941, il
de contre-espionnage – Section commence à travailler avec le Special Operations Executive
de centralisation du renseignement, (SOE), chargé de l’action subversive en territoire occupé. En
(SCR) – et ceux qui assurent la 1942, le SR est rebaptisé Bureau central de renseignements et
synthèse des renseignements au sein d’action (BCRA) après s’être doté d’une section de contre-
des 2es bureaux d’état-major sont espionnage et d’une section politique. Ce service envoie en
donc maintenus – sous l’autorité du France plus de 400 agents avant le jour J. Une petite moitié
colonel Rivet – mais amputés de leurs bâtit des réseaux de renseignements. Les autres se
branches tournées contre l’Allemagne consacrent à l’action : ils assurent une liaison – militaire ou
et l’Italie. La SCR est rebaptisée politique – avec les mouvements de résistance. Beaucoup
Service des menées antinationales d’agents ont un rôle technique : opérateurs radio, instructeurs
(MA) et confiée au lieutenant-colonel de sabotage ou officiers chargés d’organiser les opérations
d’Alès. Ce service dispose d’un bureau maritimes ou aériennes clandestines. D’autres font office de
des menées antinationales (BMA) traits d’union et d’ambassadeurs, à l’image de Jean Moulin ou
dans chaque région militaire. En des délégués militaires régionaux (DMR) envoyés à partir de
principe, les BMA sont chargés l’été 1943 pour préparer le Débarquement.
d’assurer la protection de l’armée
d’armistice, mais leur rôle est en
réalité bien plus large puisqu’il s’agit
de protéger le régime contre tous ses
ennemis. Entrent dans cette catégorie
aussi bien les communistes que
les agents britanniques, gaullistes
ou les membres des mouvements
de résistance. Les BMA sont
officiellement dissous en mars 1942 Travaux ruraux
sous la pression de l’occupant, Le régime de Vichy cultive l’ambiguïté : contrairement à ce qu’ont pu prétendre certains de ses cadres,
mais ils sont reconstitués au cours il ne pratique aucun double jeu en faveur des services gaullistes ; en revanche, il cherche effectivement
de l’été sous le nom de Service à préserver sa capacité d’action clandestine contre l’occupant, en contravention avec les engagements
de la sécurité militaire (SSM) pris au moment de l’armistice. Dès 1940 sont ainsi reconstitués des services de renseignements
et confiés au commandant Paillole. clandestins (SR Guerre, alias Kléber, du lieutenant-colonel Perruche ; SR Air, du colonel Ronin) et un
Ils ne disparaissent vraiment qu’avec service de contre-espionnage camouflé derrière la façade d’une société des Travaux ruraux (TR),
la dissolution de l’armée de rattachée au ministère de l’Agriculture. Les cadres et les agents de ces services, qui servent loyalement
l’armistice, fin 1942. Vichy, revendiqueront après la guerre d’avoir été les premiers résistants. Les TR sont dirigés par le
LOIC DERRIEN

commandant Paillole, qui installe sa centrale à Marseille (villa Éole, alias « Cambronne »), d’où il pilote
une quinzaine de postes. Ce service continue à utiliser les agents de renseignements et les agents
doubles recrutés en Allemagne, à l’image de Hans-Thilo Schmidt, qui fournit de 1931 à 1943 des
renseignements sur la machine de cryptage Enigma. Il s’applique également à démasquer les agents
allemands et italiens opérant en France et à les faire arrêter et juger par la justice militaire. Jusqu’en
1942, cette activité suscite de violents conflits à l’intérieur même du régime de Vichy, Darlan et Laval
lui reprochant de nuire à leur politique de collaboration avec l’Allemagne.
8
Les services secrets s’imposent au XXe siècle c omme des organes
essentiels de l’État. Aussi leur existence se trouve-t‑elle directement
affectée lorsque la légitimité de cet État est contestée, comme c’est
le cas en France entre 1940 et 1945. L’histoire des services secrets
français en témoigne de manière admirable et parfois tragique.
Par Sébastien Albertelli

Direction de la sécurité
militaire
En novembre 1942, le débarquement allié en Afrique du
Nord accentue le morcellement de la France : aux autorités
de Vichy et de Londres s’ajoutent celles d’Alger, menées par
l’amiral Darlan puis par le général Giraud et soutenues par
les Américains. Très vite, les principaux responsables des
services secrets de Vichy gagnent Alger, où ils font
allégeance à Darlan puis à Giraud. Ainsi se développe une
nouvelle branche des services spéciaux français. Le colonel
Ronin dirige une Direction des services spéciaux (DSS)
composée de deux ensembles inégaux : un petit service
Action et une Direction des services de renseignements et
de sécurité militaire (DSR-SM), confiée au colonel Rivet. En
pratique, la SM du lieutenant-colonel Chrétien puis du
colonel Paillole reste largement autonome. Pour tous, il
s’agit de renouer les relations avec les hommes restés en
France. Le réseau de renseignements Alliance, dirigé par
Marie-Madeleine Fourcade, qui travaillait jusqu’alors
directement pour les Britanniques, se rattache à la DSR.
Composés pour l’essentiel de professionnels, ces services
tissent rapidement des liens avec leurs homologues alliés.
Ils se montrent en revanche volontiers condescendants,
voire hostiles à l’égard des services gaullistes, auxquels ils
reprochent leur amateurisme et leurs préoccupations
politiques. Mais force est de constater que l’apolitisme
qu’ils proclament témoigne souvent, comme celui de Giraud
lui-même, d’une difficulté à rompre avec l’héritage de Vichy.

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L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
SURVEILLER, PROTÉGER, INFORMER

LE TRÉSOR DE GUERRE
DE LA DGSE
En 1999, la Direction générale de la sécurité extérieureverse
au Service historique de la Défense ses archives couvrant la
période 1930-1945. Un ensemble exceptionnel.

Par Frédéric Quéguineur

D
ans un courrier daté fait un agglomérat de documents
du 24 décembre d’origine diverse constitués par dif-
1999, la Direction férents services de contre-espion-
générale de la sécu- nage français existants dans les
rité extérieure années 1940.
(DGSE) propose au
service historique de l’armée de LES COLONIES, VICHY ET LONDRES
terre (SHAT), installé au château Les archives les plus anciennes
de Vincennes, le versement de ses conservées ont été produites par les
archives datant de la Seconde services spéciaux d’Afrique du Nord
Guerre mondiale. Si le versement à partir des années 1930 jusqu’à
est prévu (et même obligatoire) par 1944. On y trouve la production
la réglementation en vigueur, l’évé- d’avant-guerre de la Section d’étude
nement reste inédit : c’est la pre- et d’Afrique (SEA), équivalent du
mière fois que les services secrets Service de centralisation du rensei-
français souhaitent se dessaisir gnement en métropole, des dossiers
Frédéric Hanoteau/SHD

d’une partie de leurs archives. relevant des services secrets de


Cette décision découle de la volonté Vichy, comme les bureaux des
gouvernementale d’ouvrir les fonds menées antinationales (BMA),
d’archives de cette période. Lionel Coffre-fort Les documents versés sont actifs de 1940 à 1942, ainsi que
Jospin a signé deux ans aupara- accessibles aux chercheurs depuis 2013. l’ensemble de la production de la
vant, en 1997, une circulaire facili- direction de la sécurité militaire,
tant l’accès aux archives de la remises aux archivistes du SHAT, créée après le débarquement des
période 1940 - 1945. La DGSE sou- qui y découvrent alors environ Alliés en Afrique du Nord et dirigée
haite ainsi se mettre en conformité 500 mètres linéaires d’archives iné- par le colonel Paul Paillole, respon-
avec cette circulaire. Après accord dites réparties sur deux niveaux, sable du contre-espionnage fran-
du SHAT, des opérations de trans- auxquels il faut ajouter des fichiers çais. Rentré à Paris le 24 août 1944,
fert se déroulent l’année suivante. papier conservés dans 13 meubles à ce dernier rapatrie l’ensemble de
Elles restent limitées puisque l’es- tiroirs. Un vrai trésor ! Ces ces archives d’Alger à Paris.
sentiel des archives de la DGSE archives, que l’on appelle commu- Le second ensemble regroupe les
datant de cette période était déjà nément « fonds du BCRA », ont archives du Bureau central de ren-
conservé en dépôt dans un local connu une histoire mouvementée, seignements et d’action (BCRA),
sécurisé du château de Vincennes passant de main en main jusqu’à mis en place dès 1940 à Londres
affecté aux agents de la DGSE. En leurs versements au château de par André Dewavrin, alias « Passy »,
2000, les clés de ce local sont Vincennes. Ce fonds constitue de sous l’autorité du général de Gaulle.

10 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Fonds de tiroirs Le dépôt de la DGSE représente
Frédéric Hanoteau/SHD

500 mètres d’archives linéaires, répartis sur deux


niveaux, auxquels s’ajoutent des fiches conservées
dans 13 meubles semblables à celui-ci.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 11


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
SURVEILLER, PROTÉGER, INFORMER

services de contre-espionnage fran-


Compilation çais pour acquérir, transmettre et
Le fonds contient, protéger l’information.
entre autres
rapports, des
Les fonds d’archives contiennent
fiches émanant aussi plusieurs milliers de dossiers
des services d’enquêtes menées après la guerre
secrets de Vichy, par ces services chargés de traquer
de la France
et de débusquer les agents des ser-

Frédéric Hanoteau/SHD
libre et même du
Reich. Soit près vices ennemis et les traîtres fran-
de vingt ans de çais. Dans ces dossiers sont conser-
menées secrètes. vés des notes et bulletins de rensei-
gnements, des procès-verbaux d’ar-
restations et parfois même des
documents allemands, saisis après
la guerre, prouvant les faits repro-
chés à certains individus. Enfin, si
les services ont une mission répres-
sive, ils sont aussi chargés de
reconnaître l’action résistante
menée par leurs agents pendant la
guerre. Plusieurs types de pièces
conservées dans les archives per-
mettent de retracer le parcours de
Frédéric Hanoteau/SHD ceux qui ont lutté contre l’occu-
pant : actes d’engagement, rap-
ports, correspondance, états des
services… Des documents néces-
saires pour que les intéressés voient
Rapportées en France au printemps taires françaises ainsi qu’en Alle- leurs droits reconnus.
1945, les archives de Londres sont magne, en Autriche et en Italie. Les En décembre 1945, le Service de
prises en charge par Daniel Cor- archives de ces antennes font aussi documentation extérieure et de
dier, ancien secrétaire de Jean partie de l’ensemble documentaire contre-espionnage (SDECE) est
Moulin. Si une partie est versée aux versé par la DGSE en 1999. créé et hérite des archives de la
Archives nationales, une autre est DGER et des organismes qui l’ont
récupérée par les services secrets. Il PLUSIEURS MILLIERS D’ENQUÊTES précédé. Alimentées encore pen-
s’agit des archives de la section De provenance diverse, les archives dant quelques années, ces archives
Contre-espionnage, des collections versées par la DGSE en 1999 pré- sont ensuite reclassées et recondi-
de télégrammes, des séries de dos- sentent des typologies très variées. tionnées par le personnel du
siers individuels des agents recru- Déjà, on y trouve de nombreux SDECE, faisant souvent disparaître
tés à Londres ainsi qu’un ensemble documents en lien avec l’activité et les informations sur leur prove-
des documents comptables et le fonctionnement même des ser- nance. Le fonds est versé en 1999
financiers du BCRA. vices secrets. C’est le cas, par par la DGSE mais laissé en l’état. Ce
Enfin, le dernier ensemble, le exemple, des ordres de mission et n’est qu’en 2013 que la décision de
plus volumineux, est composé des des rapports des agents du BCRA classer cet ensemble documentaire
archives produites après la Libéra- envoyés en France occupée ou des est prise. Le travail se poursuit
tion par la Direction générale des comptes rendus d’interrogatoires actuellement au Service historique
services spéciaux, qui en des volontaires souhaitant servir la de la Défense (lire « Gros plan »
novembre 1944 devient la Direction France libre. Les relevés d’intercep- ci-contre). Des inventaires, mis à la
générale des études et recherche tions téléphoniques, les listes de disposition du public, permettent
(DGER) ainsi que de ses annexes. pseudonymes et d’indicatifs, les aujourd’hui d’apprécier la richesse
La DGER, chargée du contre- messages codés et les nombreux et la variété de ces archives restées
espionnage, basée à Paris est aussi documents saisis témoignent des dans l’ombre pendant presque
implantée dans les régions mili- méthodes secrètes utilisées par les soixante-dix ans. L

12 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
os
pl
an
Frédéric Hanoteau/SHD
Écheveau Après-guerre, des pièces ont été mélangées
à dessein par les archivistes pour protéger l’information.
Il faut à présent les reclasser. Un travail de fourmi.

Un classement toujours en cours

V
ERSÉES EN 1999, LES un système de fichage. Or ces archives, une nouvelle méthode
ARCHIVES DE LA DGSE fichiers, qui étaient le seul moyen de est expérimentée. L’idée est de
SONT EN COURS DE retrouver l’information, ont disparu… recréer les dossiers tels qu’ils
CLASSEMENT DEPUIS En 1999, les archivistes du étaient constitués à l’origine afin de
2013. Le travail n’est pas aisé, car SHAT se retrouvent ainsi devant s’affranchir du classement opéré
beaucoup de documents ont été des milliers de cartons portant par le SDECE. Cela consiste en fait
sortis de leurs dossiers d’origine sur leurs tranches, comme seules à identifier les anciennes références
pour être mélangés et reclassés indications, les cotes extrêmes des et cotes portées sur les documents
dans une série documentaire documents les composant. Face pour retrouver le classement
continue composée de plus de à cette situation, il est convenu d’origine de l’ensemble des pièces.
700 000 pièces, sans logique de surseoir au classement de Ce travail, long et fastidieux, mené
chronologique ou thématique. ces archives. Seuls quelques par une équipe de quatre archivistes
L’objectif des archivistes du SDECE instruments de recherche partiels et secondés par des vacataires
qui opérèrent à ce reclassement une base de données transmise par et bénévoles, porte ses fruits.
à la fin des années 1940 était la DGSE permettent aux archivistes Aujourd’hui, sur les 500 mètres
de protéger l’information en la de Vincennes de s’orienter dans ces d’archives que comptent le fonds,
noyant dans la masse. Tous les fonds et d’opérer des recherches environ 300 sont inventoriés dans
documents conservés dans cette ponctuelles au profit de quelques des instruments de recherche
série documentaire ont ainsi été historiens. accessibles en salle de lecture au
cotés dans un ordre numérique En 2013, pour pallier les château de Vincennes et sur le site
(de 1 à 700 000) et indexés selon difficultés de classement de ces internet du SHD. L  F. Q.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 13


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
SURVEILLER, PROTÉGER, INFORMER

LE VOYAGE FOU DES


ARCHIVES RUSSES
Ballottés au cours de la guerre, les dossiers des services
gouvernementaux français ont constitué un véritable butin
exploité par Berlin, mais aussi par notre allié soviétique.

Par Bertrand Fonck

BELGIQUE
ZONE SOUS
ADMINISTRATION ALLEMAGNE
MILITAIRE
MANCHE
1993-
ALSACE 1994
La Ferté- Territoire NORVÈGE
annexé au
sous-Jouarre Reich
Paris
FR ANCE Strasbourg SUÈDE
Vincennes ZONE
Brest INTERDITE MER
ZONE OCCUPÉE DU NORD
DANEMARK MER
10 juin
1939 IRLANDE BALTIQUE
ROYAUME-UNI
Montrichard Lig Londres
ne PAYS-BAS Berlin
Nantes n
de io ALLEMAGNE
démarc at Juillet BELGIQUE Va
OCÉAN 1943
16 juin ATLANTIQUE Paris Prague PO
1939 BOHÊME-
ZONE Hradištko MORAVIE
INTERDITE Vichy FRANCE SLOVAQU
Camp de SUISSE AUTRICHE
HON
la Courtine Lyon Vichy
ZONE
OCÉAN
D’OCCUPATION ITALIE
CROATIE
ATLANTIQUE ZONE LIBRE JuinPORTUGALITALIENNE SE
(jusqu’en 1943 (ju squ’à
ESPAGNE
Bordeaux nov. 1942) l’automne Rome MONT.

La Réole 1943)
ALBANIE

Bon-Encontre Roquefort
Lédenon Eyguières
19 juin Oct. 1942
1939 SICILE
Début 1941
Brax Toulouse Octobre MAROC
1940 Marseille TUNISIE
Toulon
ALGÉRIE
MER MÉDI
ÉE
MER MÉDITERRAN
200 km
250 km

14 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


M
oscou, que leurs seuls agents –, sont l’abri. Est alors entreprise la confis-
octobre 1991. conservés des kilomètres linéaires cation de volumes considérables
L’historienne d’archives françaises mais aussi d’archives trouvés dans les bureaux
américaine belges, allemandes, polonaises ou de l’administration militaire, à
Patricia Grims- tchèques. Ces milliers de boîtes l’École militaire, rue de Bellechasse
ted révèle la dûment étiquetées, ces dizaines de ou encore aux Invalides. D’autres
présence d’archives françaises au milliers de dossiers patiemment documents tombent aux mains de
sein d’une administration créée inventoriés et exploités dans le plus la Wehrmacht au cours de la
après-guerre mais dont l’existence grand secret depuis la fin de la débâcle : il en va ainsi des papiers
n’a été rendue publique que l’année Seconde Guerre mondiale sont le des états-majors de région ou, plus
précédente : les Archives spéciales résultat d’une véritable odyssée incroyable encore, des archives du
centrales d’État. Dans ce dépôt archivistique qui les a vus traverser Grand Quartier général, que les
clandestin situé dans la banlieue l’Europe en guerre. Apparaît alors Allemands découvrent par le plus
nord de Moscou, dépendant direc- au grand jour l’ampleur des spolia- grand des hasards à bord d’un train
tement des services secrets sovié- tions opérées dans la France occu- bloqué en gare de La Charité-sur-
tiques – qui n’y laissent pénétrer pée, touchant les archives des Loire, dans la Nièvre.
ministères stratégiques (Intérieur,
Guerre, Affaires étrangères) aussi PILLER LA FRANCE DE SON HISTOIRE
bien que des papiers de partis poli- ET DE SES SECRETS
UN tiques, d’associations ou de person- La curiosité de l’occupant se porte
P É R IPLE nalités, en particulier juives et sur les documents d’intérêt straté-
d a ns l’ E u r o pe franc-maçonnes, mais également gique, de renseignement ou encore
en guerre
l’ampleur des saisies de trophées de portée historique, comme ces
FINLANDE
de guerre menées à grande échelle plans de fortifications levés outre-
par l’Armée rouge en 1945. Rhin par des ingénieurs français du
Leningrad
Les origines de cet étonnant XVIIIe siècle. Sont notamment tou-
ESTONIE périple remontent aux premières chées les archives des hautes ins-
heures de l’Occupation. Lorsque tances de la défense nationale,
LETTONIE Moscou
les Allemands arrivent à Paris, des directions du ministère de la
E LITUANIE le 14 juin 1940, ils prennent le Guerre, des bureaux de l’état-major
Été U. R . S . S .
RUSSIE 1945 contrôle d’administrations qui n’ont de l’armée, de l’armée française du
BLANCHE
Voronej
que très imparfaitement anticipé Rhin et d’unités diverses. C’est ainsi
l’invasion et mis leurs dossiers à que des dizaines de wagons remplis
arsovie Stalingrad
OLOGNE
UKRAINE
Odyssée Paris-Vichy-Prague-Moscou et quelques autres caches… autant de lieux où ont
CARTOGRAPHIE HUGUES PIOLET

UIE transité les petites et grandes affaires de la IIIe République, avant leur retour définitif – du moins,
TRANSNISTRIE

Frédéric Hanoteau/SHD
on l’espère – à Vincennes, où même les caisses deviennent des objets historiques.
NGRIE

ROUMANIE
MER NOIRE
ERBIE
.
BULGARIE
E
TURQUIE
GRÈCE

SYRIE
CHYPRE
CRÈTE

ITERRANÉE
PALESTINE

LIBYE
ÉGYPTE

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 15


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
SURVEILLER, PROTÉGER, INFORMER

d’archives prennent le chemin de services de renseignements fran- archives rejoignent le PC clandestin


Berlin, où doit dès lors s’écrire l’his- çais, 35 tonnes de papier sont mises du colonel Rivet, villa Éole, à Mar-
toire de l’Europe occupée. en caisses et transférées le 10 juin seille, où elles peuvent de nouveau
Mais ce sont sans doute les sur la rive sud de la Loire, à Mont­ être exploitées.
archives des services de renseigne- richard. Le 16 juin, elles sont de Dans l’espoir de les mettre à
ments militaires qui connaissent la nouveau évacuées par camions vers l’abri en Afrique du Nord, il semble
destinée la plus rocambolesque. Au le camp de La Courtine, avant que qu’on les ait une fois encore trans-
moment de la mobilisation, en le convoi ne gagne La Réole, férées dans la prison maritime de
1939, elles se trouvent au château Bon-Encontre, près d’Agen, puis le l’Arsenal, à Toulon, mais le projet
Péreire, non loin de La Ferté-sous- château de Brax, aux environs de n’aurait pas reçu l’aval de l’amiral
Jouarre, où se sont installés les Toulouse. Là, les archives les moins Darlan et les caisses regagnent
principaux éléments du Grand utiles sont brûlées. L’essentiel Marseille début 1941. Les dossiers y
Quartier général. D’après le colonel est toutefois conservé et camouflé sont enrichis de la production des
Paillole, face à l’avancée alle- dans les caves de Roquefort. bureaux des menées antinationales
mande, qui provoque le repli des Finalement, en octobre 1940, ces (lire p. 26-29 et 46-49) jusqu’en
1942 et des informations fournies
par le réseau clandestin des Tra-
vaux ruraux. En octobre 1942,
alors que la menace pesant sur la
zone libre s’intensifie, les dossiers
les plus sensibles sont mis à part et
resteront camouflés à Eyguières
(dans les Bouches-du-Rhône) et en
Auvergne jusqu’à la Libération, tan-
dis que le plus gros des archives est
dirigé vers Lédenon, dans le Gard.
Y sont-elles murées dans les caves
du château féodal qui domine le
bourg ou enterrées dans la pro-
priété d’un honorable correspon-
dant de Paillole ? Toujours est-il que
cette énième cache ne résiste que
moins d’un an aux recherches de la
Gestapo. Mise sur cette piste par un
agent français retourné par les
Allemands, elle s’empare le 20 juin
1943 de ce trésor qui lui a si long-
temps échappé. Ces 20 tonnes d’ar-
chives sont alors transférées dans
un camp de la SS à Herdischko, au
nord de Prague, où elles font l’objet
d’un début d’exploitation par les
services de renseignements alle-
mands. On ignore encore s’ils ont
pu par ce moyen découvrir et neu-
traliser des agents antinazis.
Frédéric Hanoteau/SHD

DÉTRUITES, MAIS PAS POUR


TOUT LE MONDE
À l’été 1945, l’Armée rouge découvre
Débâcle En juin 1940, l’effondrement du front entraîne des « visites » très ciblées conduites ces fonds, de même que de nombreux
par la Wehrmacht et l’Abwehr (ici, des bureaux aux Invalides, à Paris). S’engage alors une course autres dépôts disséminés sur le ter-
contre la montre entre Allemands et Français pour cacher les documents les plus précieux… ritoire de l’ancien Grand Reich. Les

16 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


LE FICHIER DES SERVICES
DE RENSEIGNEMENTS MILITAIRES
Le fonds des services de renseignements l’Occupation, qui complètent directement
militaires rapatrié de Russie est issu de les fonds des services spéciaux versés
la production des différentes sections et par la DGSE portant sur la même période.
des échelons locaux du 2e bureau SR/SCR Outre les dossiers, le Service historique
(service de renseignements/Section de de la Défense s’est vu restituer un fichier
centralisation du renseignement) pendant riche de plusieurs centaines de milliers
l’entre-deux-guerres, mais également de fiches qui témoignent de l’ampleur
des services qui ont fonctionné pendant de la surveillance mise en œuvre par les
l’Occupation en métropole jusqu’à l’invasion services de renseignements et de contre-
de la zone libre, à savoir le service des espionnage français, des postes frontières
Menées antinationales (MA), le Service de jusqu’au cœur des cabinets ministériels mis
sécurité militaire (SSM) et les Travaux ruraux sur écoute. À côté d’anonymes surveillés
(TR). Les 19 000 dossiers composant cet pour leurs engagements politiques,
ensemble, qui se répartissent entre dossiers suspectés d’accointances avec l’étranger ou
individuels pour la majorité et dossiers convaincus de propagande révolutionnaire
Poème Comme d’autres
thématiques, couvrent donc une large figurent des personnalités politiques, personnalités suspectées

Frédérich Hanoteau/SHD
période allant de la veille de la Première littéraires et du monde du spectacle d’accointances avec
Guerre mondiale à 1942. On peut estimer surveillées notamment pour leurs relations l’étranger, Aragon est
à 2 000 environ les dossiers clos sous avec les Allemands. B. F. surveillé par les SR français.

troupes soviétiques agissent alors tion fréquente qui en est faite tout camions en 1993-1994. Mais les
comme les Allemands en 1940 et au long de la guerre froide (une nationalistes de la Douma, accu-
multiplient les prises de guerre au cinquantaine de consultations pour sant le gouvernement de brader
rythme de leur avancée vers l’ouest, certains dossiers !). Quelques dos- le patrimoine russe en restituant
mais en opérant suivant les ordres siers seront restitués à la France ces trophées de la « Grande Guerre
de Beria, dans le plus grand secret, sous forme de cadeaux diploma- patriotique », bloquent le processus
de sorte que les archives françaises tiques dans les années 1960, mais en juin 1994. Les négociations
sont réputées détruites dans les bom- seule la chute de l’Union soviétique ne peuvent reprendre que trois
bardements et la tourmente de l’ef- redonnera vie à cette mémoire ans plus tard, en 1997 et il faut
fondrement de la Wehrmacht. confisquée et entraînera, non sans attendre les années 2000 pour
Les Archives spéciales centrales de nouvelles péripéties, le dernier que puissent enfin se concrétiser
d’État sont créées pour accueillir voyage de ces archives oubliées. les derniers transferts.
cette documentation affluant par Les archives militaires,
wagons entiers de toute la zone UN RETOUR ÂPREMENT NÉGOCIÉ aujourd’hui conservées au
d’influence soviétique, que le KGB MAIS AUJOURD’HUI ACHEVÉ Service historique de la Défense, à
compte bien exploiter à son profit. Bien que le sort des archives inté- Vincennes, de même que les fonds
Parmi elles, près de sept kilomètres resse moins le grand public que de la Sûreté, consultables aux
linéaires de documents français celui des œuvres d’art spoliées par Archives nationales, lèvent alors le
sont analysés – de façon souvent les nazis et recherchées par les voile sur tout un pan de l’histoire
très sommaire – et font l’objet fameux Monuments Men, les révéla- de l’entre-deux-guerres et de
d’inven­taires. tions retentissantes de Patricia l’Occupation qui était demeuré
Les dossiers gardent la trace de Grimsted ne passent pas inaperçues caché depuis 1945. Elles consti-
ce travail de classement, de des- auprès de la diplomatie française. tuent également un « fossile archi-
cription et de foliotage qui se Celle-ci obtient un accord de vistique » qui, au-delà de sa richesse
superpose aux annotations témoi- restitution réciproque, signé le intrinsèque, fascine par les cin-
gnant de leur lecture par les Alle- 12 novembre 1992. Contre le finan- quante ans d’histoire de l’Europe
mands. Le prélèvement de cer- cement par la France du microfil- dont il témoigne et que la consul­
taines pièces et les formulaires de mage des documents intéressant la tation directe de ces documents
consultation russes encore présents Russie, un premier lot d’archives revenus de nulle part rend si direc-
dans les dossiers montrent l’utilisa- prend le chemin de la France par tement palpable. L

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 17


akg-images / ullstein bild
Clé du succès
L’encodeur-décodeur allemand
Enigma permet à l’Abwehr et à
la Wehrmacht de communiquer
en toute sécurité. En fait, son
code est cassé par les Polonais
et les Français bien avant le
déclenchement des hostilités.

LA
GUERRE
DE
L’OMBRE
Dans ce conflit mondial, tous les coups
sont permis…Espionnage et intoxications
se manigancent dans tous les services. Les
alliances sont parfois temporaires et les allé-
géances, à géométrie variable. Sur le terrain,
courage et peur sont le lot quotidien
de ceux qui luttent et meurent dans le secret.
L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Frédéric Hanoteau/SHD
Vision Contrairement à ses chefs, Didelet (en 1935, à dr., tenant la carte) voit plus loin que l’expérience de 1914-1918.

LE FRANÇAIS QUI

SHD
ANNONÇA LA DÉFAITE
En poste à Berlin en 1938,le général Henri Didelet
comprend rapidement les dangers de la nouvelle Wehrmacht
et ne cesse d’alerter Paris. Mais sera-t-il écouté ?

Par Nicolas Texier

E
n mai 1940, il ne faut qu’un L’histoire du général Didelet, attaché militaire
mois aux troupes allemandes d’ambassade à Berlin, illustre bien cette version
pour avoir raison des forces moderne du mythe de Cassandre. En octobre
françaises et du corps expédi- 1938, le colonel Henri Didelet, alors âgé de
tionnaire britannique. La 52 ans, est nommé à Berlin. Ses supérieurs voient
défaite éclair des armées en lui un officier doté des qualités intellectuelles
alliées paraît être aussi celle et mondaines nécessaires à ce poste délicat.
des services de renseigne- Outre leur travail de représentation auprès des
ments, incapables d’avoir prévu l’attaque et la autorités locales, les attachés militaires font par-
tactique de la Wehrmacht. Pourtant, tout cela tie du dispositif du renseignement français. Ils
avait été annoncé, sans susciter, chez les élites sont formés puis suivis par le 2e bureau de l’état-
politiques et militaires, la réaction que l’on était major de l’armée, lequel constitue le centre du
en droit d’attendre. renseignement militaire français.

20 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


En pointe La Reichswehr, rebaptisée en 1935
la Wehrmacht (« force de défense »), bénéficie de
la politique nazie de réarmement. Elle parfait son
expérience en participant à la guerre d’Espagne et
en paradant lors de la remilitarisation de la Rhénanie
(cliché SHD, sans date, vers 1939). Pendant toute
l’année 1939, les rapports de Didelet donnent
une vision claire de l’effort de modernisation mené
par l’adversaire, déjà tourné vers un conflit mondial.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 21


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

espions » du 2e bureau. Mais, comme pour ses


collègues, l’attaché naval et l’attaché de l’air, la
familiarité du colonel avec les questions mili-
taires lui permet d’effectuer du renseigne-
ment, à partir de plusieurs petits faits qui
seraient restés insignifiants aux yeux du néo-
phyte. Il transmet ensuite ces informations à
Paris, sous la forme de rapports secrets
presque quotidiens, qui font eux-mêmes l’ob-
jet d’études, de notes et de synthèses.
Rédigés sur ordre ou à son initiative, ces
rapports peuvent être très généraux (comme
sur l’état d’esprit en Allemagne, l’emprise du
parti nazi sur l’armée ou la constitution d’une
nouvelle division) ou porter, au contraire, sur
des faits très précis (disgrâce de tel ou tel
général, composition du havresac du fantas-
sin allemand, etc.). Dans tous les cas, et
comme celles rédigées par son prédécesseur,
les synthèses de Didelet s’inscrivent dans la
certitude d’une guerre imminente, conflit au
cours duquel les blindés et l’aviation seront
amenés à jouer un grand rôle. Seule la
confiance qu’il place dans l’armée française lui
permet d’estimer que le Reich n’aura guère les
SHD/Frederic Hanoteau

moyens de sa politique agressive en 1939, mais


tout au plus un ou deux ans plus tard…

L’OFFENSIVE SUR SEDAN ? CONNUE D’AVANCE !


Question Le Français traque les moindres faits concernant l’armée De leur côté, les services de renseignements fran-
allemande et rédige des dossiers qui s’inscrivent dans la certitude d’une çais sont parvenus à recruter un agent au sein
guerre imminente. Gamelin, chef d’état-major de la défense nationale en
1938, n’en tiendra aucun compte, à la grande surprise du militaire. même de l’état-major de la Wehrmacht : Hans-
Thilo Schmidt (1888-1943). L’histoire de cet
espion – employé au bureau du chiffre du minis-
tère de la Reichswehr et à l’origine des informa-
Dès son arrivée à Berlin, Didelet s’attache tions qui permettront aux Alliés de déchiffrer
donc à traquer toute information susceptible de les messages codés par la machine Enigma – est
donner des indices sur la préparation à la guerre de nos jours bien connue (lire p. 42-45). C’est
de l’armée et de la population du Reich. Se d’ailleurs ce même agent qui fournira aux Fran-
sachant surveillé par les services allemands de çais le moment et le lieu même de l’offensive sur
contre-espionnage, il ne peut guère avoir recours Sedan en 1940… Ces succès démontrent que,
qu’à des sources « ouvertes » (radios, presse, tout en disposant de trop peu de dotations et
actualités cinématographiques, annonces du d’effectifs, les services français restent une
gouvernement, manœuvres militaires, conver- machine efficace, disposant de plusieurs atouts
sations, faire-part, etc.) et aux informations four- face à leurs adversaires, l’Abwehr (services de
nies par les consulats français – la surveillance renseignements de l’armée) de l’amiral Canaris
sur le terrain ou le recrutement d’« honorables et les sections de la Gestapo consacrées à la
correspondants » étant réservés aux « vrais traque des agents de l’étranger.

22 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
os
Roulé En tant qu’attaché militaire, le colonel français

pl
est reçu en novembre 1938 au Berghof, la résidence de
Hitler à Berchtesgaden. Deux mois plus tôt, l’entrevue

an
qui s’y est déroulée entre le Führer et le Premier ministre
britannique, Neville Chamberlain, a entériné l’annexion
des Sudètes pour sauver la paix. Au grand dam des
services secrets français et de Didelet.
Rue des Archives/Tallandier

Didelet au QG de Hitler
P
RENANT SES FONCTIONS soutien-gorge de Hermann Göring ! vexations envers leurs alliés,
D’ATTACHÉ MILITAIRE, le Plusieurs dignitaires nazis sont que l’ambassadeur nippon soit
colonel Didelet est invité, en effet venus s’installer dans les raccompagné par deux « géants du
avec l’ambassadeur de France, parages du maître des lieux et, protocole » afin de mieux humilier
Roger Coulondre (qui a succédé à quand l’ambassadeur et l’attaché le frêle Japonais… L’entrevue avec
André François-Poncet), à rencontrer militaire français se présentent à Hitler est protocolaire et rapide.
le Führer en novembre 1938. La la résidence, Didelet est frappé Didelet en retire le sentiment d’un
visite a lieu au Berghof, résidence par l’atmosphère mystique qui se homme peut-être malade, doté en
de Hitler dans le village alpin de dégage des lieux : « Puis on monte tout cas d’un « regard fulgurant de
Berchtesgaden. Acquise par Hitler en vers le haut lieu où réside le dieu magnétiseur pressé » et qui semble
1933, la villa est progressivement entouré de ses anges noirs, c’est- avide « d’accomplir de son vivant la
adaptée aux besoins du chancelier à-dire de tous les hommes jeunes, tâche immense qu’il s’est assigné. »
puis du Führer, par la constitution beaux et vêtus en SS qui rendent Cette visite sera la seule de
d’un périmètre de sécurité, des les honneurs, prennent la garde, Didelet au Berghof, et il faudra
aménagements conçus pour remplissent tous les offices et attendre 1945 pour revoir des
l’accueil d’hôtes de marque et assurent tous les services dans cet militaires français dans la résidence
le percement de kilomètres de étrange monastère. » incendiée par les SS devant
galeries, où les Français de la Au Berghof, la délégation l’approche des Alliés. Le village est
2e DB découvriront, en 1945, un française croise l’ambassadeur et pris par la 3e division d’infanterie
trésor d’objets d’art pillés dans l’attaché militaire japonais, venus américaine, tandis que des éléments
toute l’Europe, des centaines de présenter au Führer les lettres de de la 2e DB montent jusqu’au
bouteilles de grands crus, ainsi créance signées de l’empereur Berghof et en découvrent les trésors.
que des curiosités de toutes Hirohito. Les Allemands ont pris Un partage a alors lieu, et les grands
sortes, dont la collection de soin d’ajouter, entre autres petites crus iront aux Américains ! L  N. T.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 23


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

À la fin de la Première Guerre mondiale, le forcent de maintenir les Allemands, ces défauts
renseignement militaire et le contre-espionnage finiront par aboutir au désastre qu’on connaît.
français disposent d’un savoir-faire et d’une Quelles sont dès lors les raisons qui expliquent
expérience inégalés dans leur histoire. L’effort l’aveuglement des autorités civiles et militaires
se poursuit dans l’entre-deux-guerres : le minis- au cours de la drôle de guerre puis lors de l’of-
tère de l’Intérieur se dote en 1934 d’un service fensive de mai 1940 ? Elles sont de deux ordres,
nommé Surveillance du territoire, renforcé sous psychologique et organisationnel. Mais elles
le Front populaire, tandis que l’armée réorganise tiennent toutes à un seul axiome : traumatisée
son contre-espionnage en 1937. Tout semble par la Première Guerre mondiale, la France ne
donc concourir à faire des « services » un outil veut pas d’un nouveau conflit.
efficace. De fait, et malgré un manque d’effec-
tifs, des instructions obsolètes et l’absence d’une DES INFORMATIONS EXAGÉRÉMENT ALARMISTES ?
doctrine du renseignement claire, ils ras- Privée de directives claires – Didelet se plaint
semblent de nombreuses informations sur le ainsi de n’avoir reçu aucune directive du général
réarmement allemand, les choix tactiques de la Gamelin (chef d’état-major général de l’armée),
Wehrmacht, l’ampleur de la mobilisation natio- et pas davantage de questions de sa part –, affli-
gée de lourdeurs administratives qui empêchent
la circulation de l’information, l’excellente
machine que représentent les services de rensei-
Les officiers de l’armée gnements ne pourra dès lors que tourner à vide

française persistent et accumuler succès, informations et résultats


presque en vain… Les officiers de l’armée per-

à se méfier des sistent à se méfier des « espions », y compris de


ceux issus de leur rang. L’affaire Dreyfus conti-
informations délivrées nue d’entacher l’image des services, et la Grande
Guerre a amené les militaires à privilégier le
par l’espionnage, renseignement opérationnel, alors que l’espion-

vu comme une activité nage en territoire ennemi est considéré comme


une activité douteuse, se déroulant dans un

peu sérieuse… monde interlope de courtisanes et d’aventuriers,


avec l’argent, le mensonge et la coercition
comme armes principales.
Les services sont en outre perçus comme exa-
nale, les ambitions du Reich en Europe centrale gérément alarmistes. Face aux habitudes d’un
ou les plans allemands d’invasion, au fur et à corps de vieux officiers empreints de la victoire
mesure que se précise la menace. de 1918, face aux tout-puissants règlements
Ces informations restent pourtant à peu près ordonnant des schémas de combat dépassés, des
sans effet, ni sur les politiques (hormis les efforts rapports comme ceux du 2e bureau, qui incitent
en matière de réarmement décidés par le Front à de profonds bouleversements en termes d’or-
populaire) ni sur les militaires qui, à l’exception ganisation, de doctrine, d’armements et d’effec-
de quelques « têtes brûlées » comme le général tifs, ne sont d’aucun poids. Les élites politiques
de Gaulle, préféreront persister à employer les et militaires privilégient dès lors les propos d’in-
chars d’assaut en soutien de l’infanterie, plutôt terlocuteurs plus rassurants, parce que moins au
que de les réunir en grandes unités blindées. Et fait des réalités militaires, comme ceux
ce, alors que le 2e Bureau avait traduit et diffusé d’hommes d’affaires ou de diplomates. Le chef
dans les casernes l’ouvrage du général Guderian du 2e bureau sera ainsi le premier à se plaindre
intitulé Achtung, Panzer ! Ajouté au « brouillard de l’oreille complaisante qui est prêtée, dans les
de guerre » particulièrement dense que s’ef- premiers cercles du pouvoir, à toutes les voix qui

24 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


s’estiment bien informées sur les véritables inten-
tions allemandes, et qu’il doit constamment réfu-
ter dans de longues suites de rapports.
Honneur…
et discipline
Et quand elles sont enfin entendues, les Capturé en mai 1940,
alarmes du 2e bureau obtiennent l’effet inverse : le général sera accusé
plutôt que de susciter une réaction ferme des de collaboration par les

SHD/Frederic Hanoteau
démocraties lorsque survient en 1938 l’annexion prisonniers français
des Sudètes [la population allemande du pour- et mettra fin à ses jours
tour de la Bohême, en Tchécoslovaquie] par le le 17 mai 1945.
Reich, les dirigeants français et britanniques,
paralysés par ce que leurs services leur rap-
portent sur la puissance de l’armée allemande,
préfèrent chercher l’apaisement avec un ennemi
décrit comme si redoutable. Car l’autre raison
tient à la pesanteur des appareils bureaucra-
tiques, qui cloisonnent l’information. Hormis des
réunions communes organisées sous le Front
populaire, il n’existe aucune structure permet-
tant de centraliser et communiquer l’information
aux responsables politiques comme à la haute
hiérarchie militaire. Dans un souci d’apaisement,
les cabinets ministériels préfèrent d’ailleurs ne
pas transmettre à leurs ministres les informa- LA FIN TRAGIQUE
tions les plus alarmantes. Didelet écrira ainsi à
propos du général Gamelin : « Peut-être faut-il DU GÉNÉRAL DIDELET
supposer qu’il n’aimait pas être renseigné, car la
vérité l’agaçait et il se plaisait dans le vague. » Nommé commandant de la 9e division d’infanterie
motorisée à son retour de Berlin, le général Didelet prend
LE DESTIN D’UNE MODERNE CASSANDRE part à la campagne de France et finit capturé le 19 mai
Didelet revient à Paris au moment de la décla- 1940. Prisonnier, il est d’abord dirigé sur la citadelle de
ration de guerre, par le train diplomatique. Le Königstein (où il partage la cellule du futur maréchal Juin),
général Gamelin ne demande pas à le voir. Pis : il prend ensuite le commandement du camp des aspirants
il l’éconduit lorsqu’il prend l’initiative de se pré- officiers, situé à Stablack, en Prusse-Orientale. Les 1 500 000
senter au Grand État-Major général. Puis l’an- prisonniers français sont la responsabilité de Vichy, qui
cien attaché militaire est laissé deux mois sans veut en faire les vecteurs de la Révolution nationale. Fidèle
que personne ne l’interroge sur l’Allemagne ou au maréchal Pétain, catholique, germaniste entretenant
la conduite de la guerre, avant d’être affecté au de bonnes relations avec les officiers allemands, Didelet
commandement d’une division d’infanterie. Ses entreprend de mettre en œuvre les directives de Vichy auprès
avertissements, comme ceux des services de des jeunes aspirants, à travers des activités culturelles et
renseignements militaires, n’auront pas été sportives, des fêtes religieuses et vichystes. Il les incite
entendus… Apollon avait craché dans la bouche à travailler dans les fermes des environs, convaincu que
de Cassandre, lui ôtant toute faculté de la France doit s’efforcer de trouver sa place dans « l’ordre
convaincre, alors qu’elle pouvait lire l’avenir. Ce nouveau » instauré en Europe par le Reich. En butte à l’hostilité
sentiment, terrible au regard du désastre qui de prisonniers qui l’accusent de collaboration, il met fin à
s’annonce, a dû étreindre tous ceux qui possé- ses jours à Lübeck le 17 mai 1945, lors de l’évacuation des
daient des informations prédisant la défaite des prisonniers par les troupes alliées. N. T.
Alliés : celui d’une véritable malédiction, pré-
lude à une tragédie… L

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 25


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

QUAND VICHY
ESPIONNAIT LE REICH
De 1940 à 1942,les services de l’État français arrêtent
2 000 espions allemands et en exécutent une quarantaine !
Un aspect méconnu de ce régime collaborationniste.

Par Olivier Forcade

E
n 1939, l’espionnage de l’Alle- ment Ceux de la Libération, fondé par l’ancien
magne par la France est déjà aviateur Maurice Ripoche. Le SR Air est pour-
ancien. L’entrée en guerre offi- tant resté un petit service de renseignements,
cielle ne change donc rien à autour de sa centrale à Vichy et de ses huit
une guerre secrète entre les antennes de la zone sud (Vichy, Limoges, Lyon,
deux nations commencée en Marseille, Perpignan, en y ajoutant Alger, Casa-
1871… Dès septembre 1939, blanca et Tunis), qui a compté 407 permanents
le service de renseignements au total, contre 3 514 au SR Guerre.
(SR) Guerre recherche l’intention stratégique de
manœuvre de l’Allemagne. Le SR Marine main- DE BIEN NOMBREUX ENNEMIS…
tient alors son organisation d’avant-guerre et un Pendant l’été 1940, sous l’autorité des généraux
service de renseignements Air est même créé Weygand et Colson, Rivet et d’Alès jettent les
après l’armistice. Dès après la défaite, à l’été bases d’un organisme de défense de l’armée
1940, le colonel Rivet, commandant des services contre l’espionnage, le sabotage, les menées
spéciaux militaires à partir de 1936, adapte le communistes et, plus généralement, les menées
SR Guerre au cadre de l’armée d’armistice. antinationales (MA). La mission des bureaux des
Contrevenant à l’interdiction des Allemands, menées antinationales (BMA) comporte trois
le général de l’armée de l’air et secrétaire d’État volets : protection de l’armée d’armistice contre
à l’Aviation Jean Bergeret prolonge la mission les espions allemands et italiens sévissant en
du colonel Georges Ronin, chef du service de zone libre, couverture des organisations clan-
renseignements de l’armée de l’air, rattaché à destines du SR, exploitation des renseignements
son cabinet. Des réseaux sont mis sur pied, aptes – et en particulier ceux des agents traités depuis
à renseigner très vite sur la Luftwaffe en France, les années 1930 au sein de l’Abwehr et des ins-
Belgique et Méditerranée. Dès l’été 1940, la tances de décision allemandes. Ces BMA sont
bataille d’Angleterre confirme l’importance du donc l’outil de la lutte secrète contre l’occupant,
renseignement aérien. Il faut cependant attendre mais également contre les réseaux et mouve-
Manuel Cohen

le printemps 1941 pour que Ronin mette en place ments résistants français en zone sud. De là, la
une liaison quotidienne avec l’Angleterre ; dès controverse sur le caractère proprement résis-
lors, il transmet des informations recueillies tant des services spéciaux clandestins entre sep-
notamment par le réseau Hector, par le mouve- tembre 1940 et août 1942.

26 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Aux aguets
Le colonel Rivet
dirige les services de
renseignements
et de contre-espionnage
de l’armée française
à partir de 1936.

Rue des Archives/Tallandier


Responsable en 1940
des services spéciaux
du régime de Vichy,
il rejoint la France libre
en novembre 1942.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 27


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Tallandier
Rue des Archives/
en
Manuel Coh
1941
ationales, créés en
Les bureaux des menées antin e l’Abw ehr
 ar tes rebattues
C ne libre ou occupé
nnent, en zo
e, des actions contr rseille
nion à Ma
par Rivet, entrepre ces (ci-dessus, réu tard.
se ign em en t bri tannique. Ces servi tan ce un an plu s
et le ren la Résis
42) basculent dans
Entre janvier 1941 et août 1942, les BMA sont le 12 septembre 19
le fer de lance de la lutte secrète de l’armée
d’armis­tice contre l’Allemagne, à tel point qu’ils C’est pourquoi le gouvernement de l’amiral Dar-
deviennent un enjeu des relations entre les auto- lan (décembre 1940-avril 1942) s’insurge contre
rités allemandes d’occupation et le régime de l’action des BMA et du SR Air en 1941.
Vichy. Avec un pouvoir quasi discrétionnaire, les
BMA arrêtent depuis septembre 1940 à tour de ENTRE LE MARTEAU ET L’ENCLUME
bras des centaines de suspects : 516 agents com- En février 1942, l’arrestation par la Surveillance
munistes ; des agents de l’Intelligence Service ; du territoire d’Henri Devillers, un Français tra-
mais aussi des membres de mouvements auto- vaillant pour le Reich, se solde par sa condam-
nomistes ou collaborationnistes du RNP de Déat nation à mort par le tribunal militaire de la
et du PPF de Doriot ; 390 agents gaullistes enfin. 14 e division militaire. Il est exécuté le 19 juin
Mais surtout, les BMA arrêtent des agents alle- 1942. C’est un tournant pour Vichy. Obstacles à
mands et italiens ! Ils sont bien devenus la pro- la politique de collaboration, les BMA sont dis-
tection du contre-espionnage clandestin et leur sous le 24 août 1942 par Laval, revenu au pou-
adversaire prioritaire est l’Abwehr et les services voir. Le ministre de l’Intérieur lui-même, Pierre
d’espionnage étrangers. Pucheu, collabore avec les Allemands pour stop-
Sur 698 agents arrêtés en dix-huit mois, 264 per leur activité. Le SR Air désactive nombre de
sont condamnés par des juridictions de Vichy, ses réseaux. Les membres du Groupement de
dont 194 tra­vaillant pour l’Allemagne, parmi les- contrôle radio­é lectrique, affiliés au réseau
quels 30 agents de l’Abwehr condamnés à mort ! Alliance, subissent de nombreuses arrestations

28 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Visionnaires Dès avant l’invasion
de la Pologne, les SR français bénéficient
de sources particulièrement fiables
et voient la catastrophe se préciser.

et déportations. Après le débarquement allié en


Afrique du Nord (8 novembre 1942), « Kléber »
devient le nom donné aux moyens de recherche
du renseignement du SR Guerre, qui poursuit
ses opérations jusqu’à la Libération. Sous l’auto-
rité du commandant Bertrand et de son adjoint,
Lochard, il coiffe de nombreux réseaux de ren-
seignements pour assurer, dix-huit mois durant,

Manuel Cohen
à Clermont-Ferrand, le trafic radio vers Londres
et Alger. L’action du SR Guerre s’étend à l’em-
pire, aux Balkans, aux pays neutres, dont la AOÛT 1939: VERS LA GUERRE,
Suisse grâce à une dizaine d’agents.
Sur ordre de Hitler, l’Abwehr traque les six JOUR PAR JOUR
postes du SR Guerre (de P1 à P6) en 1943-1944.
De là, la découverte à Lyon, en février 1943, de Extraits de Louis Rivet, Carnets du chef des services secrets
la firme Technica, qui camoufle les sections alle- 1936-1944 (Nouveau Monde éditions, édités et annotés par
mandes et italiennes du SR Guerre depuis 1940, Olivier Forcade et Sébastien Laurent, 2010).
entraînant la chute de P1 et P4. P3 (Limoges) et
P2 (Vichy) se mettent en sommeil. P5 (Marseille) « 21 août [Souligné en marge] A.M. Berlin signale importants
et P6 (Toulouse) continuent d’opérer jusqu’à la mouvements en cours en direction frontière polonaise.
Libération. En novembre 1943, le Sicherheits- Exécution du plan annoncé par le SR en juillet. Mise en garde
dienst identifie 25 postes du SR, sans compter des postes SR. Rappel des permissionnaires. […] Situation
leurs antennes, espionnant l’Allemagne. À Paris, considérée comme très grave par correspondants à Berlin,
le capitaine de Saint-Hilaire réactive l’antenne qui rentrent. Coup de théâtre de la dépêche Havas (23 h 30)
en mettant en place le réseau Marco, affilié à annonçant imminence de la conclusion d’un pacte de non-
Kléber, dans le nord de la France. Le but est de agression germano-soviétique. […]
donner aux Alliés l’ordre de bataille de la Wehr- 23 août [Souligné en marge] Situation militaire en Allemagne
macht à la veille du Débarquement. se développe au rythme prévu. Concentration semble se
Le SR Air de Ronin a également travaillé main dessiner. Mesure sûreté prise chez nous. Postes SR sont en
dans la main avec les Alliés. Aussi, l’Intelligence alerte. Prêts à mobilisation totale. […]
Service l’encourage, avec Rivet, à passer à Alger 24 août [Souligné en marge] Situation aggravée d’heure
le 11 novembre 1942. Rejoints à Alger par Pail- en heure. Mesures se [suivent] et nous acheminent vers
lole – qui participera aux opérations d’intoxica- mobn générale. Renst “G. [texte illisible]” annonce entrée de
tion préalables au débarquement de Normandie troupes alldes en Pologne 26 au 28 août, avec avance rapide
–, ils actionnent à la fin de 1942 les agents en pour atteindre ancienne frontière germano-russe. SR en
sommeil du réseau Kléber, des Travaux ruraux bonne position. […] Rensts sur l’Italie. […]
(contre-espionnage) et des réseaux Air. Com- 26-27 août Journées de tension grave. La diplomatie joue
mence alors la fusion des services de renseigne- ses dernières cartes. Derniers dialogues entre chefs d’État.
ments de l’armée d’armistice à Alger dans la [Souligné en marge] Préparatifs militaires poussés en tous
Direction des services de renseignements et de pays européens touchés par le conflit prochain. Aucune
sécurité militaire, commandée par Ronin, sous chance ne semble demeurer pour la paix. [Souligné en
l’autorité de Giraud (lire p. 46-49). Après une marge] Service central se mobilise progressivement. Les
année 1943 marquée par la coopération avec postes reçoivent l’ordre de mobon totale. Nombreux visiteurs
l’Intel­ligence Service contre l’Allemagne et des de la dernière heure.
heurts avec le BCRA, la fusion avec le BCRA est 28 août […] On attend le dernier acte avant la décision dans
opérée le 27 novembre 1943 dans la Direction la démarche anglaise et la réponse de Hitler. Préparatifs se
générale des services spéciaux, confiée à Jacques développent en Allemagne, en France, en Pologne, mollement
Soustelle par le général de Gaulle. L en Italie. Aucune action militaire sur frontière orientale
allemande. »
JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 29
L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
Pierre PEAN/GAMMA L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Entourage Quand est prise cette photo, à la fin de l’année 1942, Mitterrand travaille encore
pour Vichy au Commissariat général au reclassement des prisonniers de guerre. Selon son
biographe Michel Winock, il « devient chef adjoint au service des relations avec la presse pour
la zone non occupée. Il rédige alors des articles, s’occupe d’un bulletin de liaison, prononce
quelques conférences, prend part un moment à des émissions sur la Radio nationale ».

30 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


LES PREMIÈRES ARMES
DU RÉSISTANT
FRANÇOIS MITTERRAND
À Londres, le 26 novembre 1943,celui qui se fait appeler
Morland dresse un réquisitoire contre un certain Michel
Cailliau, neveu du général de Gaulle. En jeu : la direction
du mouvement de résistance des prisonniers de guerre.
Par Hugues Demeude

L
e dossier no 8395 consacré à de droite natif de Jarnac, pétainiste comme son
François Mitterrand et conservé père, vient de basculer dans la clandestinité.
au SHD dans les archives Comment a-t-il traversé la guerre pour en arri-
secrètes de la Seconde Guerre ver là ? Comment est-il passé du rôle d’auxiliaire
mondiale se révèle fort mince. du régime de Vichy à celui de résistant organi-
La chemise cartonnée de cou- sateur d’un réseau secret ?
leur rose qui le concerne ne
contient que bien peu d’élé- UNE BIEN ÉTRANGE COLLABORATION
ments. Les deux documents principaux qu’elle Mobilisé en 1939, il est aux avant-postes dans la
conserve fournissent néanmoins un éclairage Meuse quand l’armée allemande lance ses
instructif sur les voyages effectués dans la clan- attaques le 10 mai 1940. Quatre jours plus tard,
destinité par celui qui se fait alors appeler Mor- devant Verdun, il est blessé par un éclat d’obus.
land : d’abord à Londres le 16 novembre 1943, Évacué dans un hôpital militaire, il est capturé
puis à Alger, qu’il a rejoint au départ de la capi- par les Allemands puis envoyé dans un camp de
tale anglaise le 3 décembre 1943 pour y rencon- prisonniers, comme près de deux millions de
trer le général de Gaulle. soldats français. En décembre 1941, après une
La première archive est une lettre datée du année et demie de détention et deux tentatives
26 novembre 1943 intitulée : « Note au sujet du d’évasion infructueuses, il parvient à fuir. Mit-
mouvement de résistance des prisonniers de terrand gagne alors Vichy en 1942 pour servir
guerre et ses rapports avec Michel Charette », Pétain et sa « Révolution nationale ». Pas de
pseudonyme de Michel Caillau, neveu direct par traces dans le dossier des archives nationales de
sa mère du chef de la France libre. Quand il cette année 1942, durant laquelle il collabore au
Frederic Hanoteau/SHD

rédige cette note dactylographiée Mitterrand est Commissariat général au reclassement des pri-
arrivé à Londres depuis dix jours. À 27 ans, et sonniers de guerre. Mais là où Laval, le chef du
en quelques mois seulement, ce jeune catholique gouvernement de Vichy, fait en sorte d’échanger

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 31


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

des prisonniers retenus par les Allemands contre – à travers « des centres d’entraide des prison-
des ouvriers français à envoyer outre-Rhin, Mit- niers de guerre qui réunissent actuellement
terrand et ses collègues décident d’organiser des 180 000 hommes ». Autrement dit, Mitterrand,
filières d’évasion et de fabriquer de faux papiers. qui a œuvré sous les ordres de Pinot, se présente
Progressivement, il se détourne des vichystes bel et bien comme un vichysto-résistant incon-
au profit des réseaux résistants. À commencer tournable sur lequel les représentants du CFLN
par celui d’Antoine Mauduit à l’été 1942, qui peuvent compter.
structure un maquis dans les Alpes. Mitterrand Sa lettre a aussi pour objectif d’empêcher
finit par démissionner du Commissariat en jan- Michel Caillau, alias Michel Charette, de prendre
vier 1943. Peu après, il est décoré néanmoins de la direction de ce mouvement de résistance des
la francisque, distinction honorifique synonyme prisonniers de guerre. Un mano a mano s’opère,
de tache sombre renvoyant à son adhésion au dans lequel Mitterrand se montre très fin tacti-
régime de Vichy. Ironie de l’Histoire, il la reçoit cien et habile écrivain : « Michel Charette n’est
au moment où la bascule est pour lui en train de pas partie intégrante du Mouvement de résis-
s’opérer. En mars 1943, Mitterrand rencontre tance des prisonniers de guerre, son activité
ainsi à Mâcon Henri Frenay, le chef du mouve- n’ayant été connue du comité directeur qu’en
ment Combat, qui l’adoube comme organisateur mars 1943 : il lui fut alors proposé de la mettre
d’un réseau de prisonniers de guerre. au service de l’ensemble […]. Malheureusement,
Il passe alors dans la clandestinité sous le nom il s’avéra très vite que Michel Charette ne repré-
de Monier mais aussi Morland, avec pour pseu- sentait que des groupes infimes, dont la plupart
donyme Purgon. Sous la menace de la Gestapo étaient déjà intégrés aux mouvements de résis-
et de la Milice, il est envoyé à Londres le tance (Combat, surtout) et ne permettaient pas
16 novembre 1943 pour que son Mouvement de d’atteindre la masse des prisonniers de guerre.
résistance des prisonniers de guerre soit officiel- De plus, il prit très rapidement des positions per-
lement reconnu par le Comité français de la libé- sonnelles qui menaçaient de disloquer l’unité du
ration nationale (CFLN), le gouvernement qui mouvement. Il fut donc jugé nécessaire de se
s’est établi à Alger le 3 juin 1943 et a pris la suc- séparer de lui, ce qui ne provoqua guère autre
cession de la France libre. chose que son propre mécontentement. »
Mitterrand veut mettre son adversaire échec
L’ÉMERGENCE D’UN RÉSEAU ISSU DE VICHY et mat lors de son voyage à Alger, qu’il anticipe
D’emblée, Mitterrand rappelle dans sa lettre dans la lettre : « Les entretiens que je compte
pourquoi les évadés se sont spontanément avoir à Alger permettront, je l’espère, d’établir
regroupés dès leur retour d’Allemagne : « afin de un programme d’action avec le commissaire Fre-
se défendre contre les recherches de la police nay, hors de ces difficultés peu importantes
allemande, de s’entraider pour retrouver du tra- quant à la vie interne du mouvement mais qui
vail, de faciliter l’évasion de leurs camarades risquent de créer à l’extérieur des situations équi-
demeurés en captivité et de participer de tout voques. » C’est ce qui se produisit. Mitterrand
leur pouvoir à la lutte contre l’occupant ». Il rencontre de Gaulle lors de son séjour algérois
signale également qu’ils sont très actifs dans la entre le 3 décembre 1943 et le 2 janvier 1944,
Résistance : « dans 52 départements, des groupes date de son retour pour Londres. Il lui est
de 100 à 300 hommes, encadrés et divisés en demandé de fusionner son Mouvement de résis-
douzaines, participaient aux opérations des élé- tance des prisonniers de guerre avec celui de
ments militaires et civils, locaux, de la Résis- Charette, dont les ambitions se trouvent débou-
tance ». Mitterrand précise dans sa lettre que tées. Première victoire d’un jeune homme dans
c’est grâce à l’appui de Maurice Pinot, le com- son inexorable conquête du pouvoir.
missaire aux prisonniers de guerre du régime de De retour à Londres, Mitterrand piaffe d’im-
Vichy, qu’un réseau serré d’évadés a pu s’établir patience d’en découdre et d’aller partager avec

32 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Le grand saut Mitterrand s’envole pour Londres le 16 novembre 1943.
Là, il rédige un rapport sur son mouvement résistant d’aide aux prisonniers.
Discréditant son rival Michel Cailliau, le neveu du Général, l’ex-fonctionnaire
de Vichy cherche surtout à obtenir la légitimité de Londres ou d’Alger.

ses compagnons d’armes cette reconnaissance dispositions pour que le départ de Monier béné-
Frédéric Hanoteau/SHD

qu’ils viennent d’obtenir. Cet aspect apparaît ficie d’une priorité pour les opérations du mois
clairement dans une deuxième lettre que de mars. »
contient le dossier Mitterrand. Une note signée François Mitterrand est rentré en France le
Henri Frenay, qui a été nommé commissaire aux 27 février 1944. Il prend la direction du mouve-
Prisonniers, Déportés et Réfugiés par le CFLN. ment unifié des prisonniers de guerre (appelé
Datée du 16 février 1944, rédigée à Londres, elle Mouvement national des prisonniers de guerre
est adressée au gradé responsable de la logis- et déportés), dont plusieurs membres sont arrê-
tique, qui n’est « pas sans savoir que mon cama- tés durant le printemps par la Gestapo. Le
rade Monier attend son retour en France depuis 19 août 1944, il participe à Paris à la libération
le début du mois de janvier. Aux opérations de du Commissariat aux prisonniers. Alexandre
janvier comme à celles de février il n’a pas pu Parodi, le représentant du général de Gaulle, le
partir. […] Étant donné les dispositions nou- choisit alors parmi les hommes chargés de gou-
velles qui ont été prises par le Comité d’action verner le pays provisoirement à la Libération. Il
en France et qui prévoient l’unification des mou- devient quelque temps le commissaire général
vements de résistance prisonniers et déportés, correspondant du ministère des Prisonniers, en
étant donné également la tâche que j’ai confié à attendant le retour à Paris d’Henri Frenay. Élu
Monier au titre de mon commissariat et sans député de la Nièvre au sortir de la guerre, il
laquelle la mission que m’a donnée le Comité de devient un an après ministre des Anciens com-
libération nationale risquerait de ne pouvoir être battants en 1947. Le préambule d’une très longue
remplie, je vous demanderai de prendre toutes carrière politique. L


JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 33


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

RÉVÉLATIONS SUR LES


PRÉMICES DE LA SHOAH
Dès le mois d’octobre 1940,une taupe des services de
renseignements français alerte sur des « crimes en série » commis
par les nazis au moyen d’un mystérieux « gaz bleu ».

Par Nicole Jordan, traduit de l’américain par Thierry Sarmant

akg-images / ullstein bild

34 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


année de la Seconde Guerre mondiale. Survivant
miraculeux d’une guerre de destruction massive,
ce document illustre ce que les « fonds de Mos-
cou » peuvent apporter au renouveau de la
recherche sur le conflit.

LE MILLIER D’INFORMATEURS DU SR FRANÇAIS


L’identification de la source de ce rapport nous
transporte dans l’univers flottant et en demi-
teinte de l’espionnage français. Entre les deux
guerres, le service des renseignements français
au/ SHD

(SR) bénéficie alors de plus de 1500 sources sur


Hanote

l’Allemagne national-socialiste, dont plusieurs


Frédéric

au plus haut niveau. Dès 1931, Hans-Thilo


Schmidt, le frère débauché d’un général de pan-
La mort zers, vend les secrets de la machine Enigma au
est SR. Un officier important de l’Abwehr de l’ami-
leur métier
Himmler et Heydrich ral Canaris communique avec le SR via sa maî-
(ici en 1938), tresse française. Soumis à un chantage en raison
principaux maîtres de son homosexualité, le frère d’un maréchal de
d’œuvre de la Solution l’air fournit des informations sur la Luftwaffe de
finale. Quelques mois
après la défaite de la Göring… Et même après la défaite de la France,
France, un informateur certains de ces agents continuent de renseigner
du renseignement le SR camouflé de l’armée d’armistice. La note
français évoque une d’octobre 1940 peut venir aussi bien d’un diplo-
« invention diabolique »
testée sur les Polonais mate ou d’un haut fonctionnaire que d’un officier
et les plus faibles des de la commission d’armistice de Wiesbaden. La
Allemands. source, identifiée en marge comme « M », reste
incertaine, d’autant que ce type d’identification

A
n’est pas dans les habitudes du SR, qui préfère
ordinairement la désignation « Honorable Cor-
près plus d’un demi-siècle respondant » suivie d’un chiffre.
de recherches, on croit Depuis l’avant-guerre, le SR concentre ses
tout savoir sur la machine efforts sur les « renseignements d’intentions »
de mort nazie : rien de relatifs aux plans expansionnistes du Führer.
plus faux. La compréhen- Conservée dans un dossier consacré à l’expan-
sion du phénomène se sion hitlérienne en Europe, la note d’oc-
heurte à l’irrationalité de tobre 1940 contient des renseignements d’en-
l’État national-socialiste, semble et d’ambiance, sans faits précis ni
aux querelles entre ses différents centres de pou- chiffres. Elle paraît amalgamer un ou deux docu-
voir, à l’influence de l’idéologie sur les décisions ments antérieurs, rédigés peut-être à partir de
qui y étaient prises. L’usage omniprésent de l’eu- propos tenus à l’oral ou d’une lettre à l’encre
phémisme, la fragmentation, la dispersion ou la sympathique : d’où la médiocre structuration des
disparition des sources contribuent à la difficulté paragraphes et les répétitions ou distorsions
de l’enquête. Une note de renseignement d’oc- entre les paragraphes 2, 3 et 4. Cette rédaction
tobre 1940, récemment découverte, apporte incertaine peut aussi refléter la désorganisation
ainsi un éclairage radicalement nouveau sur les du SR dans les mois qui suivent la capitulation,
projets génocidaires des nazis durant la première à un moment où ses meilleurs officiers sont

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 35


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

sont supprimés en Allemagne. Les nazis pré-


tendent que, puisqu’ils sont inutiles, on ne doit
pas avoir à les nourrir. On se sert, pour les faire
disparaître, d’un certain “gaz bleu” – invention
diabolique et nouvelle probablement qui permet
les exécutions en masse. »

UNE IDÉOLOGIE D’« HYGIÈNE RACIALE »


Pour comprendre l’importance de ces para-
graphes, il faut revenir sur la généalogie de
l’Holo­causte. La première application de l’idéo-
logie d’« hygiène raciale » développée par Adolf
Hitler intervient peu de temps après son arrivée
au pouvoir : il s’agit d’une loi de 1933 ordonnant
akg-images

la stérilisation forcée des personnes souffrant de


Sursis Dans leur quête génocidaire, les bourreaux laissent aussi la mort faire maladies héréditaires. Publiquement favorable
son travail, en parquant leurs victimes dans des ghettos insalubres. Un quart à l’euthanasie de ces personnes depuis 1929, Hit-
des 200 000 Juifs du ghetto de Lodz décéderont ainsi avant leur déportation.
ler reconnaît en privé au milieu des années 1930
qu’elle ne pourrait être mise en œuvre en temps
affectés à d’autres postes ou doivent adopter une de paix. La conquête de la Pologne lui offre l’oc-
couverture. Le rapport compile diverses sortes casion de commencer l’euthanasie des adultes
d’informations : pilules nutritives en vue de l’in- dans le Warthegau, la région de la Pologne
vasion future de l’Union soviétique, pertes de la conquise annexée au Reich. Le Führer signe le
Luftwaffe pendant la bataille d’Angleterre – dues décret sur la prétendue euthanasie des handica-
en partie au décodage d’Enigma rendu possible pés en octobre 1939 et l’antidate pour que l’acte
par le SR et ses collaborateurs polonais. Mais coïncide avec l’invasion de la Pologne, le 1er sep-
notre attention est particulièrement attirée par tembre 1939. Les historiens considèrent que
les paragraphes centraux, qui fournissent des cette « campagne d’euthanasie » de 1939-1940,
informations de premier ordre sur le développe- au cours de laquelle les chambres à gaz furent
ment des techniques de gazage par les Alle- utilisées pour la première fois dans le IIIe Reich,
mands – étape essentielle dans la mise en œuvre est le prologue immédiat de l’Holocauste.
de la Solution finale : Dès octobre 1939, l’expérimentation des gaz,
« La Pologne est actuellement “débarrassée” y compris du zyklon B, commence au fort VII de
de toute sa classe intellectuelle. Les quelques Posen [auj. Poznan, en Pologne], dans le War-
prêtres, docteurs, avocats, etc., qui ont échappé thegau. En revanche, dans les frontières du
à la mort se trouvent en Allemagne dans des Reich d’avant-guerre, les gazages ne débutent
camps de concentration ou de travail. Là, le qu’en janvier 1940. Dès le départ, le développe-
fameux “gaz bleu” a été également employé pour ment de ces techniques excite l’intérêt de Hey-
commettre ces “crimes en série”. Grâce à cela, drich et de Himmler : en décembre 1939, une
la Pologne est à l’heure actuelle déjà germani- ligne dans le journal de Himmler (« krematorium
sée. » On lit plus loin : « Les vieillards et les fous – Entlau­sungsanstalten » – « crématoire – unités

Frédéric Hanoteau/ SHD

36 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
os
Innocence Évacuation d’enfants
de Lodz en septembre 1942. Le

pl
ghetto, relié par le train au camp de
Chelmno, sera liquidé en août 1944.

an
Galerie Bilderwelt/Getty Images
« Guerre d’anéantissement »
E
N AOÛT ET SEPTEMBRE l’intelligentsia polonaise et les enfants à la mort. Et c’est un
1939, Hitler fait part à ses Juifs sont les chefs naturels d’une agent d’une de ces divisions qui,
généraux de ses projets possible résistance et doivent en février 1940, choisit Auschwitz,
d’extermination en Pologne dans être éliminés préventivement. à une soixantaine de kilomètres
le cadre d’une Vernichtungskrieg En octobre 1940, un diplomate de la ville de Cracovie, comme site
(« guerre d’anéantissement »). Le allemand en rapport étroit avec d’un nouveau camp géant destiné
22 août, il les scandalise en disant : l’Abwehr note dans son journal originellement à accueillir les
« Qui se souvient de la destruction qu’une campagne est ouverte pour prisonniers polonais. Une note de
des Arméniens ? », et leur annonce l’extermination des Juifs et des la résistance polonaise naissante
que ni les femmes ni les enfants intellectuels polonais, groupes assure qu’à partir de juin 1940 des
ne seront épargnés. Hitler désigne fréquemment confondus dans le membres de l’intelligentsia sont
« le clergé, l’aristocratie, les Juifs discours national-socialiste. emmenés dans des camps situés
et l’intelligentsia » comme les Les gazages en question ont en Allemagne, notamment Dachau,
groupes à éliminer. Le génocide pu avoir lieu après la déportation Sachsenhausen-Oranienburg et
arménien, qui a commencé par des élites polonaises dans le vieux Mathausen, et « torturés sans
l’émigration forcée en temps de Reich, où les divisions à la tête pitié », mais les archives de Varsovie
paix et l’élimination des notables de mort dirigent les camps établis ne mentionnent pas l’emploi des
en temps de guerre, sert de modèle par le régime avant la guerre. gaz : le gazage mis en œuvre dans
à la campagne contre les élites C’est aux chefs de ces divisions des camps éloignés du territoire
polonaises et les autres groupes que Hitler a confié en août 1939 polonais a dû être tenu secret, selon
visés. Pour Heydrich et Himmler, la tâche d’envoyer femmes et la consigne de Heydrich. L  N. J.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 37


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

mands. Il sera ensuite transféré dans les camps


« Reinhard » (Belzec, Sobibor, Treblinka) utili-
sant le monoxyde de carbone, afin d’y mettre en
œuvre la Solution finale en 1942 et 1943 aussi
bien qu’à Auschwitz-Birkenau.
Lors de la campagne d’euthanasie et au cours
de l’Holocauste, les exécutions en masse par
balles sont utilisées en concurrence avec les gaz.
Le meurtre des malades mentaux polonais est le
Opération « T4 »
En octobre 1939, prélude à un programme plus large qui a pour
Hitler autorise objectif l’élimination de nombreuses catégories
les médecins à de Polonais et de tous les Juifs. Ces derniers sont
donner une « mort des cibles prioritaires des exécutions de masse,
miséricordieuse »
aux patients jugés aussi bien par balles que dans les déportations
incurables et aux et les gazages, destinées à libérer de l’espace à
handicapés : les l’est pour des colons d’origine allemande au sein
praticiens nazis ont
d’une vaste entreprise de « germanisation ».
désormais droit de
UIG/Leemage

vie et de mort sur


des citoyens. VERS L’EXTERMINATION INDUSTRIALISÉE
L’importance historique de la note du SR est dans
son identification précoce du zyklon comme
d’épouillage ») suggère une organisation de la agent de mort industrielle, sur une échelle sans
mort industrielle utilisant le zyklon. Auschwitz- précédent. La note permet aussi de dater de la
Birkenau se profile. p é r io de i m mé d i ate me nt a nté r ie u r e à
Dans les mois suivants, des expériences octobre 1940 le passage par les Allemands au
menées par les SS conduisent à la conception de gazage dans leur « dur combat racial », suivant
camions spéciaux utilisant le monoxyde de car- la formule de Hitler. Ce recours au gazage,
bone. En mai et juin 1940, ces camions servent datant probablement de juillet 1940, marque un
pour la première fois à gazer les pensionnaires changement de cap après les exécutions mas-
des asiles du Warthegau. Le personnel impliqué sives par balles de Polonais et de Juifs qui carac-
dans ces gazages dans les régions annexées de térisent la terreur en Pologne durant les premiers
la Pologne est employé au début 1940, lors de la mois de l’occupation allemande – alors que les
campagne « T4 » d’euthanasie dans les asiles alle- Soviétiques procèdent eux aussi à des fusillades

DU MONOXYDE DE CARBONE AU ZYKLON B


On considère en général mauvaise traduction de bleu » permet, comme d’euthanasie, ont des
que la « campagne l’allemand Blausaüre, le relève la source du capacités moindres
d’euthanasie » de lequel désigne l’acide renseignement français, et présentent le
1939-1940 a utilisé le prussique (dont la base des exécutions à un désavantage d’être
monoxyde de carbone. chimique est l’hydrogène rythme industriel. À visibles. Le choix du
La note d’octobre 1940 cyanide ou HCN), connu l’inverse, les camions de monoxyde de carbone
emploie pourtant à deux à cette époque sous le gazage au monoxyde de se heurte aussi à des
reprises l’expression nom de zyklon. L’emploi carbone, utilisés dans difficultés techniques de
« gaz bleu », qui est une de ce fameux « gaz le cadre de l’opération mise en œuvre. N. J.

38 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


massives de membres de l’élite polonaise (en par- ploi des gaz comme moyen d’imposer les hiérar-
ticulier à Katyn, en avril et mai 1940). L’emploi chies raciales dans les territoires dominés par
des gaz est la suite immédiate de la conquête de les nazis. En révélant une intention précoce de
la Pologne, et non, comme on l’écrit souvent, un déployer les gaz dans un cadre ethnique, ce rap-
nouvel instrument de mise à mort succédant aux port suggère que le régime national-socialiste a
exécutions par balles qui accompagnèrent l’inva- nourri dès le début de la guerre l’intention de
sion de la Russie (opération « Barbarossa ») en mener une « guerre d’extermination » (Ver-
1941. On assiste donc à la mise en œuvre de nichtungskrieg) (hypothèse désignée comme
modalités multiples du meurtre de masse ciblant « intentionnaliste » par les historiens), et non
désormais les juifs, Hitler ayant déclaré en jan- dans un second temps, après l’invasion de la Rus-
vier 1939 qu’une guerre européenne entraînerait sie (hypothèse dite « fonctionnaliste »). Elle
la fin des Juifs d’Europe. incline ainsi à une nouvelle lecture de la genèse
Le rapport d’octobre 1940 complète une série de la Solution finale, dans laquelle les prépara-
de notes produites par Himmler et Heydrich en tifs matériels de l’extermination industrialisée
1939-1940 au sujet de la « germanisation » de par zyklon ne procèdent plus de l’opération « Bar-
l’est de l’Europe – idée maîtresse qui induit l’em- barossa », mais la précèdent d’une année. L

Frédéric Hanoteau/ SHD


United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Marion Davy

Rebut « La vie n’est qu’un fardeau », selon ce film de propagande nazi qui, sous couvert d’euthanasie, légitime ces « exécutions en
masse » dont parle la source au moyen d’un « gaz bleu ». Ces gazages perpétrés en 1940 préfigurent la Solution finale.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 39


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E
Ralko/Shutterstock

Frédéric Hanoteau/SHD

MELVILLE ET
L’ARMÉE
participer à la campagne de Flandres.
Après l’effondrement militaire de la
France, il est embarqué à Dunkerque,

DE LONDRES
séjourne une semaine en Angleterre
puis rallie Brest, Évreux, Castres, où
il arrive le 24 juin. Il est démobilisé
le 10 août 1940, reste deux mois dans
le Tarn, se rend à Marseille, où il
retrouve son frère Jacques. Ils ne
En août 1943, u  n jeune homme de 26 ans pensent qu’à une chose, fuir en
rallie la capitale de la France libre. Soumis Angleterre. Le rapport d’août 1943
permet de suivre Melville au plus
à un interrogatoire, il décline sa nouvelle près. Il prend un travail de représen-
identité de résistant : Jean-Pierre Melville. tant dans une société de couture et
de confection qui lui permet de cir-
Par Denis Lefebvre culer, notamment dans la région de

L
Toulouse. Il profite de ces voyages
ondres, 13 août 1943, un la Résistance. Une des fiches qu’il pour distribuer de la propagande
dénommé Jean-Pierre remplit ensuite porte cette mention clandestine. Il quitte Marseille en
Grumbach, alias « Car- écrite de sa main : « Je désire servir janvier 1942 et retourne à Castres,
tier », est interrogé par les sous le nom de Melville. » Melville, tout en s’engageant de plus en plus
services du général de Jean-Pierre Melville : l’un des plus dans la Résistance.
Gaulle : ils veulent connaître son par- grands cinéastes de la seconde moi- Après l’invasion allemande de la
cours et comprendre pourquoi il tié du XXe siècle. zone sud, en novembre 1942, il
entend rallier la France libre. Un Le procès-verbal décrit sa vie : sa décide de gagner Londres. Il part
document dactylographié de neuf naissance à Paris, le 21 octobre 1917, pour l’Espagne avec quelques cama-
pages est ensuite établi, portant la ses études, les petits boulots qu’il rades. À Barcelone, il prend contact
mention : « Confidentiel. Très secret. » effectue ensuite, son engagement en avec le consul de Grande-Bretagne.
Il se termine ainsi : « Le volontaire 1937 à titre résiliable au 71e régiment Le 1er décembre, on annonce aux
Grumbach a produit une très bonne d’infanterie à Fontainebleau, puis membres du groupe qu’ils vont
impression. Rien ne s’oppose […] à son détachement à la première ins- embarquer pour Gibraltar. Mais leur
son incorporation dans les forces pection moto à Paris. En sep- bateau est arraisonné, ils sont empri-
françaises combattantes. » Grum- tembre 1939, il monte en ligne dans sonnés jusqu’au 24 janvier 1943 à
bach-Cartier entre dans l’histoire de la Somme puis dans l’Aisne, avant de fond de cale d’une canonnière puis

40 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Frédéric Hanoteau/SHD

Baptême
du feu
Après
son engagement
dans les FFL, Jean-
Pierre Grumbach,
alias « Cartier »,
est affecté
en octobre 1943
comme artilleur
à la 1re division
française libre,
unité de combat
composée
de légionnaires
et soldats
des colonies.
Frédéric Hanoteau/SHD

transférés à la prison de Carthagène, est démobilisé en novembre 1945 et pendant son séjour à Barcelone,
dont ils ne sont libérés que le 21 mai. entame sa nouvelle vie, sous le signe Jacques Grumbach aurait franchi la
Ils s’installent à Madrid puis, un mois du cinéma. La guerre y est très frontière espagnole et aurait eu une
plus tard, sont autorisés à s’embar- présente, avec Le Silence de la mer, crise cardiaque à Barcelone. » Mel-
quer pour Gibraltar. De là, Grumbach réalisé en 1947 d’après le livre de ville savait donc que son frère était
rallie Liverpool puis Londres. Vercors, son premier film, ou Léon décédé. Mais il ignorait les circons-
Dans les archives du SHD de Morin prêtre en 1961. Il est aussi le tances exactes de sa mort, et la réfé-
Vincennes, on trouve deux dossiers réalisateur de L’Armée des ombres en rence à une crise cardiaque est
sur lui. Dans le premier, son audition 1969, d’après le roman de Joseph fausse. Jacques Grumbach avait lui
du 13 août 1943. Dans le second, plu- Kessel – l’un des plus grands films aussi voulu rallier la France libre en
sieurs documents, essentiellement sur la Résistance. novembre 1942, en passant comme
des fiches avec photos et empreintes tant d’autres par l’Espagne. Au cours
digitales. C’est là qu’apparaît son « HORRIBLE ET MERVEILLEUSE » de l’ascension d’un col pyrénéen, il a
désir de s’appeler désormais Melville, Il a déclaré un jour : « L’époque de la été assassiné par un passeur espa-
en hommage à l’auteur de Moby Dick. guerre a été abominable, horrible gnol, et son corps a été abandonné
On trouve dans ce même dossier un et… merveilleuse. » Merveilleuse ? en pleine nature. La tragédie ne s’ar-
étonnant document. À la rubrique Sans doute entendait-il avec ce mot rête pas là. En octobre 1950, on
profession, il indique : « Industrie du revenir sur la lutte, l’exaltation de la retrouve un cadavre dans un ravin.
cinéma », pas moins… Dès 1943, lutte, sur sa jeunesse aussi. Abomi- On comprend bientôt qu’il s’agit de
alors que rien jusque-là ne semblait nable et horrible, c’est une réalité, Jacques Grumbach. Exhumé, son
le prédisposer à cette activité, il défi- y compris pour lui, dans son vécu, cor ps sera enterré à Paris en
nit et choisit son avenir. Quelques dans sa conscience, y compris après novembre 1952, en présence de sa
semaines plus tard, il est envoyé en la Libération. famille – et donc de Jean-Pierre Mel-
Algérie et affecté à la première divi- On trouve dans son interrogatoire ville, qui, en 1950, avait identifié le
sion française libre comme artilleur. d’août 1943 quelques lignes qui corps. La guerre le poursuivait
En 1944, il découvre la guerre, de évoquent son frère : « D’après l’infor- encore. Avait-elle été aussi « merveil-
l’Italie à la campagne de France. Il mation qui est parvenue à l’intéressé leuse » qu’il l’avait déclaré ? L

L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

ENIGMA : LE CHIFFRE
ET LES LETTRES
Le décryptage des communicationsde la Wehrmacht fut l’un
des tournants de la guerre. Cette réussite de l’espionnage
britannique doit beaucoup aux Polonais et aux Français.

Par Olivier Forcade

E
n juin 1931, un officier alle- à partir de 1921. Ils alertent les Anglais, mais
mand de 44 ans, Hans-Thilo ceux-ci ne croient pas à une menace allemande
Schmidt, travaillant au centre imminente sur la sécurité européenne avant
de cryptographie de la Reichs- l’Anschluss et la crise de Munich en 1938. Aussi
wehr, offre, contre rétribu- la coopération technique secrète s’enclenche-
tion, de livrer des secrets sur t‑elle avec les seuls Polonais, notamment les
le chiffre allemand. Frère du mathématiciens travaillant depuis 1926 autour
chef des services de transmis- de Marian Rejewski. L’exploitation du renseigne-
sion, il peut se procurer les manuels d’emploi de ment à des fins stratégiques et diplomatiques est
la machine Enigma, mise au point en 1923 pour déterminante. En 1933, Rejewski perce le code
des transactions commerciales et utilisée à par- d’Enigma et le fonctionnement de la machine
tir de 1926 pour coder les communications de la est découvert. Pour autant, les messages décryp-
marine (à partir de 1928 pour la Reichswehr, et tés sont en nombre limité.
1935 pour la Luftwaffe). Il est recruté par
Rodolphe Lemoine, alias « Rex », à savoir Rudolph 8 840 MESSAGES ANALYSÉS ENTRE 1939 ET 1940
Stahlmann. Cette source allemande, surnommée En 1939, Londres se ravise face à la menace d’une
« Asche » ou « H.E. », est soigneusement dissimu- invasion allemande. En janvier 1939, la ren-
lée par les services spéciaux français pendant contre entre des cryptologues polonais et le chef
quarante ans. De 1931 à 1939, le capitaine Gus- du service du chiffre, le colonel Langer, avec
tave Bertrand, son officier traitant, le rencontre Denniston et des chiffreurs de l’Intelligence Ser-
à 18 reprises, en protégeant son identité pendant vice, est organisée à Paris par les services fran-
toutes les années 1930. À chaque fois, Asche lui çais. Les Français acceptent d’élargir la coopé-
communique des documents de première impor- ration de contre-espionnage à la Belgique et à la
tance sur la machine Enigma, notices d’emploi, Hollande avec les Anglais, de façon à mieux cer-
informations sur le réarmement allemand et les ner les intentions de manœuvres stratégiques
Suddeutsche Zeitung/Rue des Archives

panzers, données de routine militaire qui sont des Allemands sur le continent. Le 26 juillet
la base du renseignement. 1939, à Piry en Pologne, une reproduction de la
Les Français décident d’informer bientôt les machine Enigma en service dans la Wehrmacht
Polonais, avec lesquels une coopération secrète est présentée par les Polonais aux Anglais. Leur
en matière de renseignement s’est mise en place surprise est totale. À la mi-août, Bertrand fait

42 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Retors Le secret d’Enigma repose
akg-images / Interfoto / Friedrich

sur la substitution, au moyen de rotors,


des lettres tapées. Les machines les plus
perfectionnées offrent des milliards
de milliards de combinaisons possibles.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 43


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

SSPL/Bletchley Park Trust/Getty images


Gigaoctets Pour casser le code d’Enigma, le cerveau humain ne suffit plus.
À Bletchley Park, non loin de Londres, des scientifiques créent, sous l’égide du décryptés, 5 064 intéressent les opérations alle-
mathématicien Alan Turing, un supercalculateur baptisé la « Bombe ».
mandes de mai-juin 1940. Ils sont malheureuse-
ment exploités trop tard, essentiellement après
acheminer par la valise diplomatique française le 21 mai. Les effets opérationnels de l’utilisation
deux exemplaires fabriqués en urgence. L’une de la source Enigma sont donc très décevants
des deux répliques est destinée aux services dans la campagne de France.
anglais pour permettre à Alan Turing de travail-
ler à casser les codes allemands. LES COUPS DE FILET DE L’ANNÉE 1943
La défaite de la Pologne en septembre 1939 En juillet 1940, Bertrand emporte en zone libre
accélère l’histoire. Les cryptanalystes polonais l’Enigma polonaise et celle fabriquée par les ser-
de l’équipe Z du colonel Langer (et d’autres, espa- vices français. Il installe son nouveau PC Cadix
gnols) passent en France, intégrés au 5e bureau, au château de Fouzes, près d’Uzès. Une trentaine
précisément au PC Bruno de Bertrand, installé de chiffreurs et cryptanalystes français et polo-
au château de Bois-Vignolles, au sud-est de Paris. nais y travaillent, en liaison avec Londres – les
C’est là que l’Enigma polonaise donnée aux Fran- Polonais informent aussi, séparément, le gou-
çais est démontée afin de fabriquer des répliques. vernement polonais libre de Londres –, jusqu’à
Une deuxième machine est construite à partir l’invasion de la zone libre par les Allemands, le
de pièces fabriquées par la firme d’optique Belin. 11 novembre 1942. Les services de sécurité alle-
Le PC Bruno est actif pendant la drôle de guerre, mands vont rechercher activement les moyens
puis la campagne de France ; jusqu’au 18 juin secrets de l’armée d’armistice, pour repérer les
1940, il découvre 126 clés journalières. Les postes radio du SR Air et du réseau Kléber (nou-
décr y ptements croissent en nombre en veau nom du SR Guerre après 1942) et identifier
avril 1940, mais l’écoute des communications de les activités du Groupement de contrôles radio­
la Luftwaffe et de la Wehrmacht s’interrompt le électriques des commandants Romon et Labat.
1er mai 1940, rendant aveugle le renseignement Les 8 et 9 novembre 1942, Bertrand décide de
jusqu’au 21 mai. Les messages décryptés cacher les archives et le matériel lors de l’éva-
couvrent la période du 6 juillet 1939 au 18 juin cuation du PC Cadix. Via l’Espagne, les Polonais
1940 – les Britanniques contribuent à la décou- cherchent à gagner Londres, où tous ne par-
verte de 83 % des clés. Sur les 8 840 télégrammes viennent pas. L’année 1943 voit un démantèle-

44 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Manuel Cohen

ment des postes français, l’arrestation de Romon aussi les cryptages moins sophistiqués des uni-
et en mars celle de Lemoine, qui livre Schmidt. tés élémentaires, bataillons et régiments. Si en
Arrêté par la Gestapo, ce dernier se donne la 1940 des centaines de messages sont interceptés
mort en septembre 1943. À cet instant, les Alliés chaque mois, en 1942 et 1943, des dizaines de
décryptent déjà l’essentiel des messages. milliers de messages sont chaque mois décryp-
Au début de la guerre, les décryptements ont tés par Bletchley Park, qui centralise les écoutes
permis à la Pologne, à la France et à la Grande- et les décryptements au nord-ouest de Londres.
Bretagne de lire un nombre croissant de mes- Les interceptions des communications des
sages de la Luftwaffe et de la Wehrmacht, sans armées allemandes, notamment en URSS en
toutefois changer le cours de la bataille de France 1941 et début 1942, maintiennent actif le ren-
– la moitié des huit divisions blindées allemandes seignement technique français. Bien sûr, les ren-
n’est pas localisée le 10 mai 1940. Si Enigma seignements militaires communiqués conti-
tient une place non négligeable, ce sont les inter- nûment aux Alliés en 1940-1942 ne sont qu’une
ceptions en clair et le radar qui donnent l’avan- partie modeste des résultats du programme
tage à la Royal Air Force contre la Luftwaffe « Ultra ». Ceux-ci ont continué de s’appuyer sur
pendant la bataille d’Angleterre, qui se solde par ces renseignements, le commandant Bertrand
un échec de Hitler. Le volume des communica- rattachant l’action du renseignement technique
tions de l’Axe s’accroît en 1941-1942, offrant tou- au réseau Kléber en 1943. S’évadant après son
jours plus de renseignements grâce au pro- arrestation par l’Abwehr en janvier 1944, il
gramme « Ultra » de décryptement des messages contribue notamment, avec Paillole, au succès
Enigma interceptés au niveau des armées, des de la préparation des opérations d’intoxication
corps d’armée et des divisions. Les Alliés percent et de débarquement en Europe en 1944. L

BERTRAND, LE MEILLEUR ENNEMI D’ENIGMA


Dans Enigma ou la Plus 1915, il refuse d’être décryptement. Il assure du 2e bureau des FFI.
Grande Énigme de la démobilisé en 1919 et une liaison régulière avec En octobre 1944, on le
guerre, publié en 1973, est affecté à la section l’Intelligence Service. retrouve à la DGER ; il
Gustave Bertrand révèle du chiffre à l’état-major Lors de l’invasion de la reconstitue les archives
le nom de la source du des armées alliées zone libre, il camoufle de la section du chiffre
renseignement recrutée d’Orient. De 1930 à son matériel et passe à partir des documents
en 1931 : Schmidt, alias 1939, il est à la section dans la clandestinité. qu’il a sauvés en 1940
« H.E. », dont il devient de décryptement du En janvier 1944, il est et en 1942. Il disparaît
son officier traitant. SR-SCR. Bertrand arrêté par l’Abwehr, mais en 1976, un an après
Né en 1896, Gustave rencontre 18 fois H.E. parvient à s’échapper que Paul Paillole a
Bertrand est un officier jusqu’en 1939. Après six jours plus tard. Peu publié Notre espion chez
à la carrière atypique : l’armistice, il dirige la avant le Débarquement, Hitler, qui narre l’épopée
issu du rang, engagé section D clandestine, il gagne Londres, des services et le rôle
volontaire en août 1914, qui abrite les équipes rejoint le BCRA, avant qu’y tint Bertrand dans
sous-lieutenant en française et polonaise de d’être placé à la tête l’histoire d’Enigma. O. F.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 45


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

KEYSTONE-FRANCE

ALGER-LONDRES :
LA GUERRE DES SERVICES
Après l’invasion de la zone libre,un nouvel organe
de renseignements créé à Alger par le chef des services de
Vichy poursuit le combat aux côtés des Français
de Londres. Non sans mal…
Par Sébastien-Yves Laurent

46 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


le plus possible de personnels afin de faire
d’Alger la nouvelle capitale des services. Il
lui faut ensuite rétablir le plus grand
nombre de liaisons avec la métropole et y
pratiquer désormais une clandestinité
totale. Mais dans ce moment délicat, le ser-
vice de Rivet, désormais appelé la DSR-SM,
se trouve plongé malgré lui dans l’affronte-
ment entre les généraux de Gaulle et Giraud.

UN DIFFICILE TRAVAIL D’ÉQUIPE…


À Vichy, Rivet avait eu à faire à une pression
très forte du gouvernement, notamment sous
Darlan. Ce poids de l’autorité politique accen-
tue la défiance de l’officier, qui ne conçoit de
services de renseignements que rattachés à
une hiérarchie militaire. Rivet n’a qu’une
seule ambition : contribuer à l’effort de guerre
et participer à la libération du territoire. Le
général Catroux, chef de la mission de liaison
envoyée par de Gaulle, qui arrive à Alger en
mars 1943 pour discuter avec Jean Monnet,
n’a pas pour préoccupation la question de la
fusion entre le Bureau central de renseigne-
ments et d’action (BCRA) gaulliste, installé à
Londres, et la Direction des services de rensei-
Bagarre générale gnements et de sécurité militaire (DSR-SM),
Une partie des services secrets de Vichy rejoint à Alger le organe qui a succédé aux services de l’armée
général Giraud (à g.), antiallemand, pétainiste, antigaulliste
et soutenu par les Américains. Quant aux Français libres,
d’armistice, établis autour de Vichy. Même le
ils entendent conserver le réseau vichyste, mais à condition « comité militaire permanent » du CFLN – le
que ses membres acceptent la prééminence de De Gaulle (à Comité français de libération nationale [consti-
Manuel Cohen

dr.), appuyé par Churchill. tué à Alger le 3 juin 1943 sous la coprésidence
de Giraud et de De Gaulle et qui deviendra le

D
Gouvernement provisoire de la République fran-
çaise en 1944] – ne s’intéresse pas aux militaires
eux jours après le débar- et civils de l’ombre. Ainsi, à Londres comme à
quement anglo-américain Alger, les services bénéficient d’une latitude d’ac-
au Maroc et en Algérie, le tion de la part de leurs hiérarchies respectives.
8 novembre 1942 (opéra- Ni Giraud ni de Gaulle ne marquent un intérêt
tion « Torch »), le colonel poussé pour ces services, ainsi qu’en ont témoi-
Rivet, chef des services gné leurs chefs respectifs, le colonel Rivet et le
spéciaux de l’armée d’ar- lieutenant-colonel Dewavrin (alias « Passy »).
mistice (lire p. 26-29), Malgré tout, un front nouveau s’ouvre.
atterrit à Alger, accompagné de plusieurs de ses Ainsi, à la guerre en Tunisie au printemps
officiers. S’appuyant sur ses services de rensei- 1943, puis en France métropolitaine à partir de
gnements actifs en Tunisie, en Algérie et au l’été 1944, s’ajoute la guerre de l’ombre entre
Maroc contre l’Allemagne et l’Italie dès l’été Giraud et de Gaulle pour le contrôle de la Résis-
1940, Rivet a pour objectif premier de récupérer tance et la guerre entre les services. Rivet,

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 47


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Manuel Cohen
Réclamation
Le colonel Rivet met sur pied à Alger la
Direction des services de renseignement et
de sécurité militaire (DSR-SM), pour continuer
la lutte contre l’Allemagne. Il s’insurge, dès
septembre 1943, des tentatives du BCRA
gaulliste de « dénigrer » son travail.

patron des services français depuis 1936, défend oppose : leur passé, leurs pratiques, leur vision
classiquement une sujétion étroite à l’autorité de la relation avec l’autorité politique et… leur
militaire. Passy, chargé depuis juillet 1940 par politique – quand bien même ils se défendent
le général de Gaulle de créer des services de ren- d’en faire. À Londres, depuis 1940, le BCRA qui
seignements, préfère mettre l’accent sur les liens s’improvise recherche le contact avec les volon-
avec la Résistance. Cela amène son BCRA à tés individuelles et collectives pour résister à l’oc-
nouer des relations avec les réseaux et avec les cupant, quelles qu’elles soient : évadés, syndica-
mouvements – politiques – en France occupée. listes, anciens militaires ou même des rescapés
En outre, les ambitions de Giraud et de Gaulle de la IIIe République – le 18 juin 1940, l’appel du
ne sont pas les mêmes : le premier n’entend être général de Gaulle est sans exclusive…
qu’un commandant en chef de l’ensemble des À la même époque, en zone libre, les services
forces militaires, rôle que de Gaulle lui aban- spéciaux de l’armée d’armistice – qui luttent éga-
donne en novembre 1943, manifestant ainsi clai- lement contre l’occupant – demeurent, quoique
rement que ses projets sont de nature politique. clandestins, intégrés dans une hiérarchie mili-
En outre, en France occupée, la Résistance prend taire qui n’a pour seul objectif que de reprendre
à partir de 1943 un tour nettement politique. le combat militaire. Mais c’est aussi une armée
Après s’être ignorés, DSR-SM et BCRA s’af- qui adhère aux valeurs de la Révolution natio-
frontent à compter du printemps 1943 dès lors nale de Pétain. Ces deux services s’affrontent
qu’il apparaît clairement qu’une « fusion », selon indirectement dès 1940 pour ces raisons et s’en-
les termes de l’époque, doit être menée. Tout les gagent dans un conflit véritable en 1943. Le ser-

48 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Ultime coup
d’éclat du général
vice de Rivet est mal soutenu par les maladresses
de Gaulle, les
de Giraud, tandis que le BCRA de Passy est plus services secrets
de l’armée
habile et peut se prévaloir de l’appui de repré-
sentants civils de la France clandestine. Les deux
parties constatent rapidement leurs désaccords,
alors que les Alliés, les Britanniques en particu- passent sous
lier, les pressent de s’entendre tant le besoin
d’une Résistance unifiée est cruciale en vue du
contrôle direct
futur débarquement en métropole. De Gaulle,
peu après l’éviction de Giraud de la coprésidence
des civils
du C F L N (9 novembre 1943), sig ne le
20 novembre 1943 un décret créant la Direction
générale des services spéciaux (DGSS), confiée
à un gaulliste fervent, Jacques Soustelle, ancien ment au printemps, conséquence de la victoire
commissaire à l’Information et directeur adjoint politique de De Gaulle. Le 15 avril 1944, Rivet
du cabinet du général de Gaulle. C’est lui qui doit est mis en retraite et nommé général de brigade.
conduire la fusion. Son grand adjoint, le lieutenant-colonel Paillole,
chef du contre-espionnage, demeure plus long-
LIQUIDER L’HÉRITAGE DE LA IIIE RÉPUBLIQUE temps, dans la mesure où son service est d’une
La DSR-SM la refuse car elle lui semble être une efficacité avec laquelle la DGSS ne peut rivaliser,
intégration dans le BCRA. Début 1944, de Gaulle mais il démissionne tout de même à la fin de
décide de donner le coup de grâce en coupant novembre 1944, après avoir réinstallé ses ser-
les crédits des services spéciaux. Les carnets du vices à Paris. La nouvelle époque des services du
colonel Rivet (Carnets du chef des services secrets : temps de paix s’ouvre. L’épisode des quinze mois
du Front populaire à Vichy, Nouveau Monde édi- d’Alger a permis de liquider l’héritage de la
tions, 2010) attestent la situation dramatique IIIe République et de Vichy, et de préparer la nais-
dans laquelle se trouve son service. Lucide et sance de nouveaux services spéciaux, rattachés
amer, il écrit le 10 février 1944 : « Dire qu’il faut au gouvernement, dissipant ainsi les faux-sem-
chercher des appuis vers la politique ! » Rien n’y blants depuis la création en 1872 des services de
fait : la DSR-SM est démembrée administrative- renseignements français. L

Limogé à Alger
Le BCRA (Bureau central
de renseignements
et d’action) évince
en avril 1944 le DSR-SM.
Dont le chef, Rivet
(au centre), est envoyé
à la retraite avec le grade
de général.
Collection particulière

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 49


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Ligne de fuite
Sur les bords de la
Garonne, en 1940.
Année où bascule le
destin de l’espionne.

LA CHATTE DANS
Rue des Archives/Tallandier
Ralko/Shutterstock

LES GRIFFES
Carré – nom de code : Victoire, alias
« la Chatte ». Sur l’ensemble des élé-
ments variés qui composent l’épais

DE L’AIGLE NAZI
dossier archivé consacré à Mathilde
Carré, avec des fiches accablantes de
l’Abwehr – le service de renseigne-
ments de l’état-major allemand –,
pour lequel elle travaillait, des notes
des services français et autres cou-
La trajectoire de Mathilde Carré, r ésistante pures de presse, le document le plus
de la première heure retournée par instructif est ce rapport britannique,
amendé en 1944, traduit en français
les Allemands, s’éclaire d’un jour nouveau et porté à la connaissance de la
grâce à des documents récemment étudiés. 14 e chambre correctionnelle de la
cour de justice de la Seine à l’occa-

P
Par Hugues Demeude sion de son procès, qui s’est déroulé
en janvier 1949.
etite (elle mesure et de jeter en prison cette femme de
un mètre cin- 34 ans responsable de l’arrestation UNE BLOUSE BLANCHE SUR LE FRONT
quante), mince, un an auparavant de nombreux résis- Fait étonnant, celle qui selon ce rap-
les cheveux brun tants membres du très efficace port « s’est arrangée dans le cours de
foncé, le visage réseau de renseignements Interallié, sa vie pour attirer l’attention par une
ovale, les yeux auquel elle appartenait. combinaison de vanité, d’astuce, de
gris-vert, le nez Sur la base de ses propres récits et cruauté et une absence totale de
retroussé… Les de témoignages circonstanciés loyauté enracinée et d’émotion » a
premières lignes du rapport des ser- d’autres membres du réseau, les ser- commencé la guerre comme une
vices britanniques consacré en juil- vices secrets britanniques rédigent farouche résistante. Elle avait du
let 1942 à « l’affaire Victoire » un long rapport d’une soixantaine de reste de qui tenir. Son père, ingé-
esquissent le portrait de cette figure pages qui détaille le parcours ahuris- nieur de profession, fait preuve de
noire de la Seconde Guerre mon- sant de cette agente double considé- bravoure pendant la Grande Guerre,
diale, comme pour tenter de la cer- rée en son temps comme la princi- obtenant la Légion d’honneur et la
ner. Ils viennent de tendre un piège pale espionne du conflit : Mathilde croix de guerre.

50 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Écran noir
D’après son avoc
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Albert Naud, un
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centaine d’agen
ts
auraient été arrê

après les révéla s
tio
de Mathilde Ca ns
rré.
Dont la vie insp
irera
à Henri Decoin
le fil
La Chatte en 19 m
58.

hen
Manuel Co
Ce que désire Mathilde Carré, c’est Au cours de l’année 1941, la Chatte plus, intoxiquant par de fausses
se battre. À la mort de son mari, en livre de précieuses informations à informations l’Intelligence service.
1939, elle quitte l’Afrique du Nord Londres, où se trouve le gouverne- Face aux réseaux de renseignements,
pour Paris, où elle se forme pour ment polonais en exil. Elle est un elle se présente dorénavant comme
devenir infirmière de guerre. Elle agent de renseignements exem- « Victoire », le nouveau chef du réseau
exerce cette profession durant la plaire. Mais le 18 novembre 1941, Interallié. Mais elle attire très rapi-
débâcle auprès des soldats blessés. après avoir remonté sa piste pendant dement les soupçons du colonel Mau-
C’est à cette période que des liens un mois, l’agent allemand de rice Buckmaster, un responsable des
s’établissent avec des membres du l’Abwehr Hugo Bleicher l’arrête, ainsi services secrets britanniques chargé
2e bureau. En septembre 1940, une que Walenty. Mathilde Carré perd des questions de renseignements
rencontre décisive fait basculer son alors la raison et se met immédiate- avec la France. Un piège lui est
destin. Le capitaine polonais Roman ment à travailler pour Bleicher. Se tendu ; on la fait venir en Angleterre
Czerniewski, alias « Walent y », livrant à lui corps et âme. Agente comme si de rien n’était.
l’aborde dans un restaurant de Tou- retournée, elle sert de leurre pour Dans la nuit du 26 février 1942,
louse. Un rapprochement s’opère, qui faire arrêter les membres du réseau Victoire embarque au large des côtes
se transforme en liaison. Walenty, Interallié les uns après les autres. françaises sur un navire anglais. La
qui a monté un réseau de renseigne- Gestapo, prévenue par elle, pense
ments polonais en zone occupée, INTOXIQUER L’INTELLIGENCE SERVICE qu’elle va pouvoir disposer d’un nou-
avec l’aide de l’Intelligence Service, « Ainsi tomberont 35 résistants », vel agent sur le sol britannique…
lui demande de le rejoindre. écrit un journaliste lors du compte mais Victoire comprend vite qu’elle
Les membres du 2e bureau avec rendu de son procès en janvier 1949, a été démasquée. Victime d’une
lesquels elle a gardé contact la à l’issue duquel la Chatte est condam- habile opération de contre-espion-
pressent d’accepter. Toute informa- née à mort. Et d’égrener une liste de nage, la Chatte est arrêtée à Londres
tion en provenance des Polonais est noms pour rendre hommage aux et emprisonnée. En 1945, elle est
bonne à prendre… Elle devient ainsi hommes tombés : Lejeune, Aubertin, extradée en France. Elle est condam-
un membre actif du réseau Interallié. Marchal, Hugenlobert, les époux née à mort en 1949 – peine commuée
C’est lors d’un de ses passages à Vichy Lach, Charles Maurice, Lucien Roqui- en vingt ans de prison en raison de
que, à l’issu d’un bon repas dans un gny, Jacques Collardey, Roussel, ses actes de bravoure datant d’avant
hôtel luxueux, le surnom « la Chatte » Ragon, Dupré… tous dénoncés dans sa trahison. Libérée en 1954 pour
lui est donné par des journalistes les guet-apens tendus par la Chatte raison de santé, Mathilde Carré
américains avec lesquelles elle devi- et son nouveau mentor, Bleicher. meurt à Paris en 2007, emportant
sait en griffant le cuir de son fauteuil. Lequel la pousse à en faire toujours avec elle sa part d’ombre. L
L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

LES ZÉLÉS AGENTS


DE L’ABWEHR
Rattaché à la Wehrmacht,le contre-espionnage allemand s’appuie
sur un contingent d’« hommes de confiance », des recrues venues
de tous les horizons – y compris de la Résistance.

Par Véronique Dumas

Pension complète Les panzers entrent


dans Paris le 14 juin 1940. Le lendemain,
l’Abwehr prend ses quartiers au Lutetia (Paris 6e).
En avril 1945, l’hôtel sera réquisitionné
pour accueillir les déportés, les prisonniers
et les ouvriers du STO rapatriés.

52 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


L
’Abwehr, « défense » dans la
langue de Goethe, désigne le
service de renseignements de
l’état-major allemand, créé
en 1921. Sa section III F,
consacrée au contre-
espionnage, s’implante
pendant la Seconde
Guerre mondiale en France dans la capi-
tale et quelques grandes villes. En
août 1944, à la libération de Paris, les ser-
vices secrets français saisissent des dos-
siers à l’hôtel Lutetia, QG de l’Abwehr. Les
archives du SHD indiquent que d’autres
auraient été découverts en Allemagne en
akg-images / arkivi

novembre 1945. Tous contiennent des cen-


taines de dossiers individuels. Chacun d’entre
eux renferme au moins une fiche d’identification
cartonnée. Outre l’état civil, elle donne des indi-
cations sur la catégorie dans laquelle la personne
Rue des Archives/Tallandier

concernée est enregistrée. Il suffit d’avoir solli- Double jeu Comme son chef, l’amiral Canaris (qui sera
cité un Ausweis ou d’avoir retenu l’attention de exécuté par les nazis en 1945), le colonel Friedrich Rudolf,
chef de l’Abwehr en France (ici au restaurant La Tour
la section III F pour y figurer comme informa- d’argent) traque les résistants tout en s’opposant aux SS.
teur possible ou occasionnel.

PREMIÈRE MOTIVATION : L’APPÂT DU GAIN


La plupart de ces fiches concernent les V-mann gain, lié ou non à une adhésion idéologique. Cer-
(Vertrauensmann), ou hommes de confiance, les tains, travaillant pour la France libre et la Résis-
informateurs de l’Abwehr, civils ou militaires, tance, ont été retournés par le biais de moyens
qui ont été engagés. Dans ce cas, elles men- de pression divers.
tionnent leurs pseudonymes, leurs indicatifs, Jean-Paul Dubois, alias « Bäumchen », journa-
c’est-à-dire leur classification en trois catégories liste né à San Francisco en 1885, est recruté en
(F pour les agents ordinaires, E pour ceux que octobre 1940. L’argent et la sympathie idéolo-
leur position sociale avantage pour recueillir des gique semblent avoir été des ressorts puissants,
renseignements, et GV pour les agents doubles) sans oublier le sentiment de sa propre impor-
ainsi que le nom de leur référent. Cette nomen- tance. Il se montre un espion zélé et méthodique,
clature, suivie d’un matricule de 7000 à 9000 sachant très exactement comment procéder, en
est établie à l’insu des agents et n’est utilisée que utilisant ses relations dans la presse et les
pour la correspondance interne au service. milieux diplomatiques pour recueillir un maxi-
Leurs missions vont de la simple observation mum d’informations sans se faire repérer,
à l’infiltration d’un réseau de la Résistance. comme il l’écrit dans un rapport au moment de
Venus d’horizons divers, ils ont tous plus ou son recrutement. L’homme paraît très sûr de lui
moins le même profil. Il s’agit d’individus géné- et n’hésite pas à demander « une auto avec chauf-
ralement amenés à voyager, en contact avec un feur avec Ausweis pour aller plus vite » et « l’appui
maximum de personnes et dotés d’un esprit sans réserve des services de la Wehrmacht à
d’analyse leur permettant de collecter des infor- toute heure ». « Une comptabilité exacte des
mations et d’en rendre compte. Quelles sont dépenses sera établie et fournie hebdomadaire-
leurs motivations ? En premier lieu, l’appât du ment », précise-t-il en conclusion, en soulignant

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 53


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Frédéric Hanoteau / SHD

ce dernier mot. Les notes de frais des agents de


l’Abwehr sont très souvent dans leurs dossiers
et montrent une tenue administrative scrupu-
leuse des comptes. Jean-Paul Dubois se rend à
plusieurs reprises en zone sud et en Afrique du
Nord et fournit des renseignements circonstan-
ciés sur certaines personnalités rencontrées
mais aussi sur l’état d’esprit de la population.
C’est également la mission confiée à Suzanne
Clément, alias « Tibi », née le 14 mars 1905 à
Maxéville (Meurthe-et-Moselle), officiellement
simple inspectrice TSF recrutée en 1940, dont
la motivation principale est elle aussi financière.
Ses émoluments – 4 000 francs mensuels en
1942 et des notes de frais s’élevant au total à
91 700 francs – traduisent de gros besoins
d’argent que ses missions, même en zone libre
et en Afrique du Nord, ne justifient pas entière-
ment. Son dossier a été découvert après la guerre
par la Direction générale des études et de la
SHD

recherche (DGER, le futur SDECE). S’y


trouvent ses rapports envoyés à son contact.
En 1941, elle détaille ce qui se passe en zone
libre, où « les esprits sont très montés contre
les Allemands », à Marseille – où, indique-
t‑elle, « les Juifs sont assez mal vus ». Elle
donne également des informations sur les
Fouine Extrait d’un rapport filières permettant de passer en Angleterre
Frédéric Hanoteau/SDH

de Suzanne Clément, depuis Vichy, sur la haine des marins de


alias « Tibi » (ci-contre), daté Toulon contre les Anglais depuis Mers el-
du 27 septembre 1941.
L’agente rapporte de ses Kébir ou sur des personnes susceptibles
missions en zone libre d’être « intéressantes ». Tibi indique par ail-
ou en Afrique du Nord tout leurs avoir entendu le maréchal Pétain
ce qui se dit sur l’ennemi. être traité de « vieille baderne » – une main
allemande corrigera pour « badin ».

54 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Chapeautée
« Mademoiselle »
est recrutée aux
premiers jours
Mais cette épaisse liasse de documents ren- de l’Occupation.
ferme également des instructions de chefs de Vivant à l’hôtel
l’Abwehr à l’attention de l’agent Tibi et des Ritz, un vivier nazi,
elle s’affiche
comptes rendus sur son travail qui, au fil des au bras de l’agent
mois, se font de plus en plus critiques. Suzanne Hans Günther
Clément est soumise à des pressions croissantes. von Dincklage,
On lui demande toujours plus d’informations, de son amant.
détails. Cette espionne est pourtant arrivée à
passer inaperçue pendant toute la durée de la

AFP PHOTO

SHD
guerre et à la Libération. Si son dossier n’avait

Frédéric Hanoteau /
pas été trouvé parmi d’autres, elle n’aurait peut-
être jamais été inculpée d’intelligence avec l’en-
nemi, comme cela sera le cas en 1946.

« LA DANSEUSE AUX SEINS NUS »


Les procès-verbaux d’interrogatoires menés dans
le cadre de son inculpation mentionnent qu’elle
apparaît dans les archives de la Mondaine pour
avoir fait l’objet d’un rapport dans les années
1920. À l’époque, lesbienne assumée, elle figure
sur les affiches de divers music-halls parisiens
comme « la danseuse aux seins nus ». Pendant
son audition, elle nie toute relation avec les
troupes d’occupation. Le SHD ignore ce que cette
femme est devenue. Au moins n’a-t-elle, appa-
remment, pas de sang sur les mains…
Ce n’est pas le cas de Fernand Garcia, alias COCO CHANEL, PETITE MAIN
« Canton », né le 13 juin 1918 à Levallois-Perret,
no F 7271, qui a infiltré un groupe de résistants DU GRAND REICH
bourguignons. Dans un rapport de trois pages
couvertes de son écriture appliquée, il dénonce La fiche d’identification de la fondatrice éponyme de
ses compagnons et les personnes qui leur la maison de couture Chanel, Gabrielle Chasnel, alias
viennent en aide, prévient des actions program- « Westminster », précise sa date de naissance, le 19 août
mées contre les Allemands, fournit des indica- 1893, à Saumur (elle est née en réalité dix ans plus tôt),
tions de localisation précises et va jusqu’à donner son adresse parisienne (35, rue Cambon), son numéro
des instructions pour procéder aux arrestations. d’identification (F 7124) et le nom de son officier traitant,
Cet agent très actif se voit contraint, sous peine le lieutenant Niebuhr, alias « Neubauer ». Voici la seule pièce
d’être découvert, de participer en novembre 1943 subsistant dans son dossier de la section III F. Les autres
à un attentat mené contre quatre soldats alle- ont été extraites par une main inconnue après-guerre.
mands, dont il rendra compte à l’Abwehr, per- Maîtresse pendant l’Occupation du baron Hans Günther
mettant l’arrestation du groupe de résistants. von Dincklage, espion de l’Abwehr, elle a été présentée au
Canton a produit d’autres comptes rendus du lieutenant Niebuhr par un Français, Louis de Vaufreland,
même type qui provoqueront la liquidation com- membre lui aussi du service. Auditionné dans le cadre de
plète du maquis des régions de Tournus, Mâcon, l’enquête menée sur la créatrice de mode à la Libération,
Cluny et Chalon-sur-Saône. Son dossier a été Niebuhr précise que ses relations dans la haute société
retrouvé dans ceux de l’Abwehr de Dijon, décou- anglaise en faisait une recrue intéressante, susceptible de se
verts à Stuttgart en 1945. Jugé par la cour de rendre en Angleterre, d’approcher Churchill et de fournir des
justice de Dijon, il est condamné à mort. L renseignements politiques et économiques. V. D.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 55


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

Un diable en soutane
soumis à un chantage de la part sont incarcérées puis déportés
du colonel Reille, sous-chef de à Buchenwald, Mauthausen et
l’Abwehr au Lutetia. Ses contacts Ravensbrück. Peu en reviendront.
avec les milieux de la Résistance Travaillant avec deux de ses trois
sont connus. Étant désormais sœurs, Anne-Marie et Irma, qui
allemand, il a le devoir de profiter lui servent d’indicatrices, l’abbé
de sa position pour servir son pays. continue de sévir. À Lyon, il confesse
En cas de refus, il sera remis à la des prisonniers en soutirant des
police allemande. Le voici, selon informations, incite des jeunes
ses propres dires, « pris dans un gens à rejoindre la Résistance
engrenage qui ne [le] lâcherait pour mieux les dénoncer ensuite.
plus ». L’intéressé parle même d’un Généreusement rétribué, il touche
« jeu captivant ». Les Allemands 12 000 francs par mois (soit le
Frédéric Hanoteau / SHD

louent, de son propre aveu, ses salaire d’un officier supérieur), plus
qualités de polyglotte, « sa finesse des primes par résistant livré. En
psychologique » et un « certain sens 1943, il quitte La Varenne pour

S
inné de l’aventure ». un luxueux appartement dans le
UR SA FICHE DE Ces supérieurs ont pris la 16e arrondissement de Paris. Un
L’ABWEHR, ROBERT mesure de l’ego surdimensionné déménagement suscité autant par la
ALESCH, ALIAS « AXEL », du personnage. Alesch semble très nécessité d’échapper à la traque de
né le 6 mars 1900 satisfait de cette situation, qui lui résistants trahis que par la volonté
à Aspelt, au Luxembourg, est permet d’exercer son indéniable de mener grand train.
classé GV, agent double. Ce prêtre talent de manipulateur. L’abbé, L’Occupation lui donne l’occasion
catholique germanophone, parlant qui a pour principale mission de de s’enrichir par la spoliation et
français avec un fort accent s’introduire dans des réseaux le vol. Il en profite jusqu’à la fin
alsacien, a fait ses études dans son de résistance pour provoquer de la guerre, avant de s’enfuir
pays natal et en Suisse, avant de l’arrestation de leurs membres, à Bruxelles, où il est arrêté en
s’installer à Paris en 1935. Nommé prouve rapidement ses aptitudes. 1945. L’épais dossier de l’Abwehr
curé à Saint-Maur, puis à La Varenne- Se servant de sa qualité de prêtre le concernant, complété par les
Saint-Hilaire, il compte parmi ses pour capter la confiance de ses rapports d’interrogatoire menés lors
paroissiens des gaullistes, dont il victimes, ce qu’il faisait déjà en de son procès pour intelligence avec
se rapproche dès 1940. De 1941 tant que résistant français, il rentre l’ennemi et par des coupures de
à 1942, il mène des activités en en contact avec Germaine Tillion, presse, révèle qu’il est également
faveur de la Résistance et des membre du réseau du Musée de enregistré comme agent de la
renseignements anglais, tout en l’Homme, qui le présente à Jacques Gestapo sous les pseudonymes de
agissant pour le compte de l’Abwehr. Legrand, chef du Gloria SMH, un Franklin, Pasteur et de Saint-Martin.
L’histoire commence en 1941 réseau dépendant du SIS (Secret Une lettre de lui, adressée à Hugo
lorsqu’il postule à la mission France- Intelligence Service) et en liaison Bleicher, commissaire de la Gestapo,
Luxembourg. Or le Luxembourg ayant avec le SOE (Special Operations se termine par un « Heil Hitler, très
été annexé au Reich, l’abbé Alesch, Executive), et à la fondatrice de amicalement vôtre ». À son procès,
pour être agréé à ce poste par les celui-ci, Gabrielle Picabia, la fille il assure seul sa défense, affirmant
autorités d’occupation, doit être du peintre Francis Picabia. Alesch n’avoir jamais cessé de prêcher la
naturalisé allemand. C’est chose reçoit un nom de code, « Bishop ». bonté et clamant son innocence
faite en juin de cette année. Dès Le 13 août 1942, Germaine Tillion, avant, magnanime, de pardonner à
lors, selon le récit qu’il fera après- Jacques Legrand et les principaux ses juges. Condamné à mort, l’abbé
guerre à son procès, il se retrouve responsables du Gloria SMH sont Alesch est fusillé le 25 janvier 1949
dans une position inconfortable, arrêtés. Près de 80 personnes au fort de Montrouge. L V. D.

56 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
os
pl
an
Frédéric Hanoteau / SHD

Faux-semblant Ce rapport du 7 février 1945 mentionne le prêtre comme agent de la Gestapo. De fait, œuvrant à la fois pour la
Résistance et ceux qui la combattent, l’abbé Alesch est idéalement placé pour dénoncer ses « camarades » à ses officiers traitants.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 57


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

UNE VILLE FRONTIÈRE À


L’HEURE DE LA GESTAPO
R
D.

Nid d’aigles À l’automne 1935,


Archives de la ville de Trèves

la « police secrète d’État » s’établit


dans ce bâtiment de la ville du
Reichsgau (division administrative
sous le IIIe Reich) Koblenz-Trier.

À Trèves, le parcours de deux individus, u


 n Allemand et un
résistant français, illustre les méthodes de la police politique :
un mélange de routine bureaucratique et de violence…

Par Thomas Grotum, Lena Haase et Ksenia Stähle

58 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


T
rois mois seulement après la
prise du pouvoir par les nazis,
le 30 janvier 1933, un bureau
de la « police secrète d’État » est
ouvert à Trèves. Son objectif
consiste à écarter les adver­
saires politiques des nazis et à
surveiller la population de la
région. En raison de sa proximité avec les pays
voisins (France, Luxembourg et Belgique), le
bureau est également chargé d’observer ce qui
se passe derrière les frontières. La Gestapo de
Trèves joue également un rôle dans le cas par­
ticulier de la Sarre. Placée en 1920 sous la tutelle
de la Société des Nations, la région réintègre le
Reich après le référendum de 1935.
La Gestapo s’efforce donc d’y limiter l’in­
fluence de la France et de créer une atmosphère
propice aux intérêts de l’Allemagne nazie. Elle
surveille plus particulièrement un certain
nombre d’opposants en exil qui ont trouvé refuge
dans ces deux pays ainsi que d’anciens soldats Fiché, fichu ? L es destins présentés ici font partie d’un fonds de plus
Frédéreic Hanoteau / SHD

allemands ayant servi dans la Légion étrangère. de 3 000 dossiers de la Gestapo de Trèves, qui sont actuellement analysés
dans le cadre d’un projet mené par l’université de Trèves, le Service historique
Le 28 janvier 1936, le maire de Trèves signale à de la Défense de Vincennes et l’Institut historique allemand de Paris.
la Gestapo le retour imminent d’un ancien • Dossier de l’ancien légionnaire allemand Nikolaus Harens.
légionnaire, Nikolaus Harens. Dilemme : il peut
aussi bien s’agir d’un espion à la solde de la
France que d’un combattant aguerri dont la contact avec ses anciens camarades. De plus, il
Wehrmacht pourrait avoir besoin… a interdiction de travailler pour l’armée ou l’in­
dustrie de l’armement. Il fait désormais l’objet
KÉPIS BLANCS CONTRE CASQUES D’ACIER d’une surveillance et, entre 1936 et 1941, sera
Au cours de la guerre de 1870-1871, les Alle­ convoqué et entendu sept fois à la Gestapo de
mands découvrent que certains d’entre eux com­ Trèves. Ces interrogatoires répétés n’ont pas
battent pour la France. Un choc à l’heure de la pour but d’obtenir de nouvelles informations,
constitution d’un État-nation allemand ! Le sort mais de lui donner le sentiment qu’il est épié sans
qui leur est réservé reflète les relations tendues relâche. En 1940, Harens demande son enrôle­
entre les deux pays. Dès les années 1920, les ment dans la Wehrmacht. Une requête accordée,
anciens légionnaires sont arrêtés à leur retour après un nouvel interrogatoire – et malgré les
en Allemagne, puis interrogés… interdictions précédemment émises, preuve que
Le 21 octobre 1936, Nikolaus Harens passe la la Gestapo n’est pas exempte de contradictions.
frontière pour être aussitôt appréhendé. Il confie Après un nouvel interrogatoire, la direction
s’être enrôlé de manière volontaire et donne de locale du NSDAP (le parti nazi) atteste que ses
son plein gré des renseignements sur d’autres opinions politiques sont bien dans la ligne du
légionnaires allemands. Après ce premier entre­ parti… Le dossier Harens éclaire la probléma­
tien, la Gestapo maintient sa détention quelques tique du traitement réservé aux soldats de la
semaines. Relâché, Harens s’engage, entre Légion de retour en Allemagne : faire naître l’illu­
autres, à faire part de tout changement d’adresse, sion (et seulement l’illusion, car lacunes et erreurs
à ne pas parler de la Légion et à éviter tout ne sont pas absentes) d’une surveillance absolue

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 59


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

et restreindre ainsi la liberté d’action de la per- une partie du groupe. Le 9 octobre 1941, les Alle-
Mort vivant sonne surveillée. Au cours de la guerre, la Ges- mands arrêtent 119 Français. Ce sont les pré-
André Breton, tapo de Trèves dispose d’une compétence terri- mices du décret « Nuit et Brouillard » (Nacht und
membre du
réseau Hector,
toriale étendue à la France. À ce titre, elle est non Nebel, « NN »), à l’origine de la déportation de
est arrêté seulement chargée de la surveillance des détenus 6 000 Français. Promulgué le 7 décembre 1941
en août 1942. d’un camp de prisonniers de guerre, mais sert afin de porter un coup décisif à la Résistance, il
Il sera transféré aussi de plaque tournante pour les résistants ordonne la déportation secrète de tous ceux qui
à Trèves en
décembre et « Nuit et brouillard » déportés de France. n’auraient pas été condamnés à mort par les com-
y subira les Le réseau Hector existe depuis juin 1940 mandements allemands (Feldkommandantur) et
interrogatoires quand André Breton, un jeune maçon de 29 ans, n’auraient pas immédiatement été exécutés.
de la Gestapo le rejoint en février 1941. Le réseau transmet
locale.
• Rapport vers l’Angleterre des informations, jusqu’à ce L’APPLICATION DE L’ORDRE « NUIT ET BROUILLARD »
classé secret du qu’un espion de l’Abwehr finisse par démanteler Le destin d’André Breton bascule le 12 août
10 janv. 1943. 1942 : il est arrêté pour port d’armes illégal à
Frédérec Hanoteau / SHD
Abbeville. C’est le début d’une odyssée de près
de trois ans à travers les prisons et les camps de
concentration, sans l’ombre d’un procès. Incar-
céré à Amiens, puis à Paris, il sera transféré vers
le camp de Hinzert (lire l’encadré p. 61). Son

AFP PHOTO / STF

Criminel En 1941, le maréchal Keitel signe le décret Nacht


und Nebel, qui ordonne le transfert vers l’Allemagne de tous les
opposants afin de les faire disparaître dans un secret absolu.

60 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
Calvaire Centre de transit méconnu

os
pour les opposants du Reich, le site abrite
les déportés le temps des interrogatoires.

pl
an
United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Robert A. Schmuhl
départ pour le Reich est imminent, mais ni lui
ni sa famille ne le savent. Personne ne doit
découvrir ce qu’il advient des prisonniers « NN ».
Le 3 décembre 1942, un train quitte la gare de
l’Est. À son bord, Breton ainsi que 21 autres
hommes et 13 femmes. Ces détenus doivent dis-
paraître dans les prisons et les camps allemands
« à la faveur de la nuit », dans la mesure où ils

Hinzert, camp
n’ont pas été condamnés à mort par un Sonder-
gericht, un tribunal d’exception nazi.
Trèves est la première étape de ce parcours.

hors champ
Breton y est entendu par la Gestapo. Les inter-
rogatoires violents visent à soutirer des informa-
tions susceptibles de permettre une nouvelle per-
cée dans la Résistance. Mais il ne parle pas. Le

C
11 février 1943, interrogé de nouveau, il réfute RÉÉ D’ABORD COMME PRISON POUR LES
toutes les accusations. Il fait le récit de cet inter- TRAVAILLEURS a  ux frontières (lors de l’édification
rogatoire à son compagnon de cellule. La colla- du Westwall, l’équivalent allemand de la ligne
boration de celui-ci avec la Gestapo lui vaut Maginot) devenus délinquants, Hinzert (près de Trèves)
d’être soumis à de nouveaux interrogatoires, est transformé en camp spécial SS. Dès 1940, il est
cette fois menés par le commando d’investiga- utilisé comme camp de concentration, avant de devenir, à
tion du camp de Hinzert, son nouveau lieu de partir de 1942, un centre de transit des déportés Nacht
détention. Breton y reçoit le numéro 5296. C’est und Nebel. Jusqu’à sa libération par les Américains, en
le début d’un long chemin de souffrance. mars 1945, plus de 10 000 hommes passent par Hinzert.
Dépouillé de son nom, il passera deux ans et Ils viennent de plus de 20 pays d’Europe, mais la
demi dans divers lieux d’incarcération du Reich. plupart sont originaires de France et du Luxembourg. Ces
Tous ont en commun les conditions de travail prisonniers, souvent résistants, sont ensuite déportés
atroces et la sous-nutrition. Après les prisons de vers d’autres camps du Reich. La majeure partie des
Wolfenbüttel, Breslau et Brieg, suivent les camps détenus venant d’Europe orientale sont, eux, déportés à
de concentration de Gross-Rosen, de Mittelbau- Hinzert comme travailleurs forcés. Parmi les prisonniers
Dora et de Buchenwald. Sa libération intervient d’origine allemande, les anciens légionnaires forment le
le 21 avril 1945. Lorsque André Breton finit par groupe le plus important. Ils sont livrés aux Allemands en
rentrer chez lui le 21 avril 1945, il n’est pas le 1940 et détenus comme mesure de probation.
seul à être complètement changé. Au moins 321 prisonniers sont morts à Hinzert. Les
La France entière est profondément traumati- raisons principales sont la malnutrition, l’épuisement
sée. On honore alors particulièrement les com- par le travail et l’hygiène désastreuse. Plusieurs groupes
battants de la Résistance. L’un d’eux est André de prisonniers sont également exécutés : 70 prisonniers
Breton. Le 2 mai 1958, le « certificat de validation de guerre soviétiques en automne 1941, 20 résistants
des services, campagnes et blessures des dépor- luxembourgeois en septembre 1942 et 23 autres
tés et internés de la Résistance » lui est décerné en février 1944. Un détachement de la Gestapo de
et lui confère officiellement le statut de membre Trèves est présent au camp jour et nuit, effectuant
des Forces françaises combattantes. Son chemin des interrogatoires longs et violents afin d’obtenir des
de croix n’est pas seulement la démonstration de renseignements précis sur les groupes de résistants.
la collaboration entre la Gestapo de Trèves, Le but est de détruire les réseaux d’opposants dans les
l’Abwehr et la police française. Il illustre aussi de différents pays d’Europe. L  T. G., L. H. et K. S.
manière exemplaire le destin de nombreux Fran-
çais et Françaises victimes de la déportation pen-
dant la Seconde Guerre mondiale. L

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 61


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

LE DÉMANTÈLEMENT
DU RÉSEAU ALLIANCE
Créé en 1940 par des irréductiblesqui se rapprochent de
Londres, ce réseau de 3 000 membres est noyauté en 1942.
S’ensuit une terrible hécatombe, relatée par les archives.

Par Cédric Neveu et Thomas Fontaine

G
eorges Loustaunau-
Lacau, germanophobe
et anticommuniste,
qui sert dans un pre-
mier temps le régime
de Vichy, décide rapi-
dement de monter un
réseau de renseigne-
ments en novembre 1940 : Navarre, l’em-
bryon du réseau Alliance, d’abord exclusi-
vement implanté en zone non occupée. À
ier
partir d’avril 1941, il se met au service de Rue des Archives/Talland

l’Intelligence Service. Après l’arrestation de


Loustaunau-Lacau en mai 1941, le réseau
se réorganise autour de deux chefs : Marie- Femme de tête L’une des identités de Mar
chef politique d’Alliance en 1941. ie-Madeleine Fourcade,
Madeleine Méric, alias « Hérisson », le chef Échappant à ses ennemis, elle rest
France, la seule représentante de e, en
politique, et Léon Faye, alias « Aigle », le chef la gent féminine à avoir dirigé un rése
au.
militaire. Il se développe rapidement, s’ou-
vrant à toutes les catégories sociales et recrutant
un quart de femmes. À partir de 1942, il étend Tout commence à Strasbourg, en Alsace
son action à la zone occupée. Le premier « coup annexée par le Reich, où, le 12 novembre 1942,
de chaud » survient en novembre 1942 avec l’ac- le jeune Ferdinand Dellagnolo est arrêté par la
tion « Donar », une opération de détection des Gestapo. Au cours de son interrogatoire, il révèle
postes radio de la Résistance. Le 6 novembre, à qu’il a rencontré en octobre, à Vichy, deux agents
Marseille, les chefs du réseau sont surpris à la d’un réseau et s’est proposé pour collecter des
villa Pinède, alors qu’ils viennent d’organiser renseignements en Alsace. L’enquête, qui fera
l’évasion en Afrique du Nord du général Giraud. tomber le réseau, est menée de concert par la
Ils sont laissés entre les mains des policiers fran- Gestapo strasbourgeoise et le BdS parisien (la
çais de la Surveillance du territoire, et ceux-ci direction des polices allemandes), rapidement
leur permettent finalement de s’évader. prévenu. Les policiers utilisent un matelot

62 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Traque Après les aveux
d’un résistant arrêté fin
1942, le maillage de la police
allemande se resserre.
En 1943, les interpellations
Service historique de la Défense

s’enchaînent, mais le réseau


ne disparaît pas pour autant.
• Rapport de la Gestapo de
Strasbourg sur Ferdinand
Dellagnolo (3 juin 1943).

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 63


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

met de démanteler presque intégralement le pre-


mier réseau Alliance entre janvier et avril 1943.
Le secteur de Marseille est anéanti, avec notam-
ment l’arrestation de l’artiste Robert Lynen
(« L’Aiglon »), qui se chargeait des liaisons
avec des agents parisiens. Le secteur de
Toulouse perd ses deux têtes : Jean Phi-
lippe, alias « Pétrel », et Sigismond Damm.
Les Allemands s’emparent surtout du chef
du centre d’Alliance : le général Camille
Raynal, alias « Briard », est appréhendé à Cusset
(Allier) le 2 mars. Armand Siffert, le chef opé-
rateur radio en zone sud, est pris à Marseille le
3 février. Les services allemands ont arrêté près
de 150 agents en août 1943, mais les prin-
cipaux chefs leur échappent toujours.

UN PARCOURS DE RÉPRESSION ATYPIQUE


Si ce sont les policiers du service IV E de Hans
Kieffer au BdS Paris qui opèrent l’essentiel des
arrestations en zone occupée, c’est au BdS Stras-
bourg et au Obersturmführer SS Julius Gehrum
Service historique de la Défense

(lire p. 66) qu’est confiée l’instruction des prin-


cipaux coupables, là où l’affaire dite « Della-
gnolo » avait débuté. Le BdS Paris ne se voyait
pas non plus juger en peu de temps autant de
L’ombre d’un doute À l’été 1944, devant l’avancée alliée, la Gestapo résistants. C’est ce qui explique les parcours de
s’empresse de régler le sort des agents interpellés. Ainsi, Léon Gillet, répression longtemps considérés comme aty-
le père de l’un d’entre eux, est envoyé dans un « camp de concentration piques des membres du réseau. Les résistants
niveau II », bien que sa culpabilité n’ait pas été prouvée. • Rapport, 31 août. arrêtés sont regroupés à la prison de Fresnes
puis déportés le 27 mai et le 29 juin 1943 dans
les prisons de Buhl, Offenburg ou Wolfach, com-
allemand, Willy Müller, pour infiltrer l’organi- prises dans le Gau Oberrhein (pays de Bade et
sation, ce qui explique que sur les premiers docu- Alsace annexée). La proximité de ces prisons
ments ne mentionnent pas « Alliance », mais avec Strasbourg facilite les interrogatoires.
« l’affaire d’espionnage Dellagnolo » (Dellagnolo La nature militaire des informations trans-
Spionage-Fall) ou « Matelot » (Matrose). mises en Angleterre par le réseau Alliance
Dès janvier 1943, les Allemands comprennent explique que ce soit le tribunal de guerre du
qu’ils font face à une vaste organisation de ren- Reich (R KG) qui juge ses membres. Le
seignements militaire au service des Britan- 14 décembre, il siège à Fribourg pour la pre-
niques, opérant surtout en zone libre, avec des mière séance contre des membres du réseau :
points forts à Marseille, en Dordogne et dans le ceux des secteurs des Bouches-du-Rhône, de
Puy-de-Dôme. Ils identifient Maurice Grapin l’Hérault et du Sud-Ouest. Tous sont condamnés
(« Panda ») comme le responsable régional à Mar- à mort ; ils seront exécutés le 1er avril 1944 à
seille et l’arrêtent le 27 janvier. Les limiers alle- Karlsruhe. Le général Raynal et ses agents du
mands parviennent à le retourner. Cette trahi- centre de la France, ceux liés au réseau Mani-
son, ajoutée aux imprudences du groupe – les pule, et les derniers de Marseille sont jugés par
rapports des agents sont rédigés en clair –, per- le RKG en février 1944 : également condamnés

64 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
Massacre Début septembre 1944,

os
une centaine d’agents sont transférés
du camp de Schirmeck (ci-dessous),

pl
en Alsace, à celui de Natzweiler,
où ils seront exécutés par balles.

an
Rue des Archives/PVDE

Des résistants à éliminer


à tout prix
D
EVANT L’AVANCÉE ALLIÉE, au milieu des civils allemands moins neuf hommes et une femme
L’URGENCE EST DE MISE. fuyant la ville, arrive sur le pont de – Simone Bougouin, arrêtée en
Les détenus les plus Kehl, à la hauteur de la voiture de Saône-et-Loire. Dès le lendemain,
dangereux ne doivent pas tomber son supérieur, Erich Isselhorst. Ce le commando exécute 12 hommes
vivants entre leurs mains. Dans la dernier, ancien commandant d’une à Rastatt – tous du Puy-de-Dôme et
nuit du 1er au 2 septembre 1944, unité mobile de tuerie sur le front de l’Allier. Le 27 novembre, quatre
107 résistants d’Alliance sont de l’Est, en poste en Alsace depuis autres meurtres sont commis à la
transférés du camp de Schirmeck décembre 1943, est un adepte des prison d’Offenburg.
au camp de concentration de méthodes expéditives. Au milieu du Deux jours plus tard, près de
Natzweiler, à cinq kilomètres. Les SS chaos, Gehrum s’adresse à son chef Bühl, ce sont huit hommes de
les abattent d’une balle dans la tête et lui demande s’il doit appliquer Saône-et-Loire, dont Raymond Pader,
avant d’incinérer leurs corps. Début les instructions de Müller pour les l’adjoint au chef de la région Est,
novembre 1944, Heinrich Müller, détenus d’Alliance présents dans les qui sont extraits de la prison pour
le chef de la Gestapo du Reich, prisons du pays de Bade. Isselhorst être abattus. Le 30 novembre,
transmet à ses services un ordre répond par un simple « Allez ! », car à Pforzheim, 19 hommes – dont
d’exécution des agents détenus il a reçu confirmation des ordres Louis Payen, l’adjoint du chef de la
dans des prisons du Reich. d’exécution par l’Obergruppenführer sécurité d’Alliance ou l’aumônier
Le 23 novembre, alors que les Hoffmann, un cadre du RSHA Joseph Bordes (« Saint-Père ») – et
chars de Leclerc pénètrent dans présent à Strasbourg. huit femmes, tous de la région ouest
Strasbourg, le SS Julius Gehrum, Le jour même, à Kehl, Gehrum et du secteur de Paris du réseau,
responsable de la chute d’Alliance, et ses hommes assassinent au sont exécutés. L C. N. et T. F.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 65


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L A G U E R R E D E L’ O M B R E

sont arrêtés à Lyon. La découverte, notamment,

Les membres du réseau du carnet secret de Siegrist leur révèle quelque


90 adresses d’agents et de boîtes aux lettres.
adoptent des pseudos En août, différents agents de liaison tombent,
dont Pierre Dayn. Couplées à plusieurs trahisons
tirés de noms d’animaux, – dont celle de Jean-Paul Lien, qui sera mise en

raison pour laquelle les avant après la guerre –, les informations recueil-
lies vont permettre de frapper la tête d’Alliance.

Allemands l’appellent Après avoir passé l’été 1943 à Londres, puis les
premiers jours de septembre à Alger, Léon Faye
l’« arche de Noé » est déposé le 16 septembre à Silly-le-Long, au
nord-est de Paris. Il est accompagné de Ferdi-
nand Rodriguez, officier britannique de l’IS spé-
à la peine capitale, ils sont fusillés le 23 mai, sauf cialiste des liaisons radio. Ils retrouvent Jean-
Raynal, qui décède à la prison d’Ebrach en jan- Philippe Sneyers (« Escogriffe »), chargé de la
vier 1945. Georges Loustaunau-Lacau, le pre- sécurité, et Pierre Dallas (« Cornac »), respon-
mier chef d’Alliance, est emprisonné par Vichy, sable du service AVIA. Faye transporte une mal-
avant d’être livré aux Allemands à l’été 1943 et lette contenant les plans des postes radiopho-
déporté à Mauthausen. niques, ainsi que des douzaines de quartz, de
En zone occupée, depuis que Marie-Madeleine codes opérateurs de rechange, de carnets de
Fourcade a gagné Londres, Léon Faye est le chef papier inflammable ou absorbable ainsi que la
effectif d’Alliance. Le réseau est alors divisé en somme de quatre millions de francs.
postes, couvrant chacun plusieurs départements,
répartis en trois grandes régions : Sud-Est, Sud- 438 MORTS, UN MILLIER D’ARRESTATIONS
Ouest et zone occupée. Un service AVIA s’occupe Grâce à Jean-Paul Lien, adjoint de Sneyers, le
des liaisons aériennes ; un autre des faux papiers message annonçant la venue de Faye est connu
et de la sécurité. Des sous-réseaux lui sont liés, des nazis. Le groupe est arrêté peu de temps
comme Sea-Star ou les Compagnons de France. après l’atterrissage. Parmi les agents allemands
Mais les Allemands n’ont jamais lâché la piste à la manœuvre se trouve Robert Moog, déjà pré-
de ce qu’il appelle dorénavant « Alliance II ». Le sent à Caluire quelques semaines plus tôt. Cette
11 juin 1943, Ernest Siegrist (« Éléphant »), le arrestation au sommet en annonce au moins une
chef de la sécurité, et Louis Paye, son adjoint, centaine. Les services allemands ne cessent d’af-

JULIUS GEHRUM, LE BOURREAU D’ALLIANCE


Né le 14 juillet 1889 Après l’annexion illégale Résistance. Il « s’illustre » massacres de résistants
à Tiefenbronn (Bade), de l’Alsace à l’été 1940, au cours des actions d’Alliance à Natzweiler
Julius Gehrum intègre il prend aussi la tête « Waldfest » dans les en septembre 1944
la gendarmerie avant de la section III C de Vosges (sept.-nov. 1944), et dans le pays de
d’entrer à la Gestapo. En l’Einsatzkommando I où des commandos de Bade en novembre.
1940, il dirige la police /III de la Sipo-SD de la Sipo-SD arrêtent par Condamné à mort par
politique à Kehl et occupe Strasbourg, section centaines résistants et le tribunal militaire de
le poste d’inspecteur d’une quinzaine de civils et multiplient les Strasbourg, il est fusillé
criminel avec le grade fonctionnaires chargés exécutions sommaires. le 10 novembre 1947.
de SS-Obersturmführer. de lutter contre la Gehrum dirige les C. N. et T. F.

66 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Prod DB © Sport-Films / DR

KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO
Premiers rôles Le fondateur
d’Alliance, Georges Loustaunau-Lacau
(ci-dessus au procès de Pétain en
1945), tombe en 1941. Il survivra à son
internement à Mauthausen puis aux
marches de la mort. L’agent de liaison
et acteur Robert Lynen (ci-contre, assis,
dans Espoirs de Willy Rozier en 1941),
alias « l’Aiglon », est arrêté le 7 février
1943. Il sera fusillé le 1er avril 1944.

finer leur connaissance d’Alliance, ce qui néces- de la Vienne, le 21 décembre. Albert Coindeau
site parfois des interrogatoires supplémentaires (« Urus »), chef pour les départements de Loire-
de résistants arrêtés lors de la première chute du Inférieure et de Maine-et-Loire, est capturé le
groupe – dont celui de Jean-Philippe Salmson, 13 décembre par la Sipo-SD nantaise, qui s’em-
questionné alors qu’il est à Buchenwald ! pare de 204 messages envoyés à Londres et de
Dès le 16 septembre 1943, trois opérateurs 52 autres reçus. L’organisation est décimée.
radio de l’état-major sont arrêtés. Cinq jours plus Les détenus sont toujours transférés vers le
tard, les arrestations débutent dans le Centre, Gau Oberrhein, mais, en raison de l’engorgement
dont celle d’Édouard Kauffman, le chef régional. des prisons, ils sont internés à partir de
Les secteurs du Puy-de-Dôme et de l’Allier sont mars 1944 au camp de sécurité de Schirmeck,
anéantis. Pierre Berthomier (« Goéland ») et Jean en Alsace annexée. L’objectif est toujours de les
Fontaine, son adjoint, responsables des parachu- juger, comme pour les membres de l’état-major
tages, sont grièvement blessés lors de leur arres- du secteur de Paris, qui comparaissent le 28 juin
tation. Les 22 et 23 septembre, la série se pour- 1944 devant le RKG. Mais, lorsque les Alliés s’ap-
suit dans le département de Saône-et-Loire et prochent, ordre est donné par Berlin d’exécuter
dans l’Yonne, cette fois avec la chute de Paul ces résistants dangereux. Le 6 juin 1944, à la
Mengel (« Chauve-Souris »), le chef régional, et maison d’arrêt de Caen, 16 agents d’Alliance du
de Pierre Deliry, chargé de centraliser le cour- Calvados arrêtés en mars-avril 1944 sont mas-
rier transmis à l’état-major. Les secteurs du Finis- sacrés dans les courettes de la prison. Leurs
tère et d’Ille-et-Vilaine sont touchés fin sep- corps, incinérés, ne seront jamais retrouvés. De
tembre. Les arrestations commencent dans le septembre à novembre 1944, en Alsace et dans
Sud-Est à partir de la mi-octobre, alors qu’elles le pays de Bade, les massacres se multiplient (lire
ont déjà débuté dans le Sud-Ouest. Philippe Koe- l’encadré p. 65). Après-guerre, sur les 2 407 agents
nigswerther (« Mandrille »), le responsable bor- homologués du réseau, on recense officiellement
delais, est appréhendé le 8 ; Henri Ichon, patron 438 morts et un millier d’arrestations. L

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 67


Rue des Archives/PVDE
LE
GRAND
NETTOYAGE
Durant l’été 1944, le territoire français
se libère…Mais l’occupation a laissé
des cicatrices profondes, que la justice peine
à panser. Car Kommandanturs et autres
sièges de la Gestapo livrent bien des docu-
ments qui éclairent d’une lumière cruelle
les exactions nazies et la collaboration.

Crimes et châtiment
À Dijon, en juillet 1946, s’ouvre
le procès d’anciens agents des
services de renseignements
allemands : 45 Français
sont poursuivis pour trahison
et espionnage. La cour
prononcera 21 condamnations
à mort, dont 15 par contumace.
L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L E G R A N D N E T T OYAG E

AUX TROUSSES DE
LA GESTAPO FRANÇAISE
À la Libération, les agents pro-allemandspar conviction,
intérêt ou vice, sont pourchassés par Paris. Mais se dessinent
parfois d’étranges accointances entre l’État et ces criminels…

Par Grégory Auda

À
la Libération, l’une des et des services de renseignements : la « Gestapo
missions prioritaires de de la rue Lauriston », dirigée par Henri Lafont,
la Direction générale des la « Gestapo de Neuilly », menée par Rudy von
études et des recherches Mérode, la « Gestapo de l’avenue Henri-Martin »,
(DGER) et de la Direc- de Christian Masuy, et celle de « la rue de la
tion de la surveillance du Pompe », dont le chef est Friedrich Berger.
territoire (DST) consiste
à identifier, retrouver et DES MORTS ET DES MILLIARDS
punir les traîtres et les criminels de guerre. Si Leurs équipes, composées pour l’essentiel de
parmi ceux-ci figurent en bonne place les chefs truands, de commerçants dévoyés et de policiers
des groupes dits de la « Gestapo française », on véreux, déploient une activité considérable du
observe cependant que, entre les intérêts contra- point de vue économique : spoliation des « biens
dictoires des organismes de police et de rensei- juifs », rackets et trafics à grande échelle sur le
gnements, les guerres des services et les petits marché noir, chantages à l’arrestation et libéra-
secrets entre Alliés, le traitement appliqué aux tions tarifées, perquisitions illégales et cambrio-
uns et aux autres n’est pas exempt de calculs. lages, attaques à main armée… Mais, surtout,
L’expression « Gestapo française » recouvre la Gestapo française est un élément très actif du
une réalité complexe et mouvante : on retrouve système répressif allemand : arrestations de
dans cet ensemble des groupes relevant de la patriotes et de Juifs, assauts contre les organi-
police de sûreté (Sicherheitspolizei ou Sipo, sations de résistance, arrestations de membres
police secrète d’État et police criminelle), des des réseaux Azur, Kléber, Les Cloches des Halles,
services de renseignements et de sécurité de la Phalanx, Libération Nord, etc. La Gestapo fran-
SS (Sicherheitsdienst, SD), mais aussi des orga- çaise mène également des expéditions contre les
nisations appartenant à des services de rensei- maquis, en Dordogne et dans le Limousin, ouvre
gnements de l’état-major allemand (Abwehr). des succursales en province, installe des réseaux
Entre 1940 et 1944, ces officines pullulent à tra- d’espionnage à l’étranger.
vers la France, offrant aux nazis un maillage Ses membres pratiquent des sévices d’une vio-
répressif extrêmement dense sur une large part lence inouïe sur les prisonniers, commettent
du territoire. À Paris, quatre groupes retiennent enlèvements et assassinats… Le bilan de leur
l’attention de la Résistance, des forces de police action est dramatique pour la Résistance et pour

70 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


SHD
L a barre aux
diables En décembre
1944, les chefs de la
le pays : les arrestations se comptent par milliers,
Rue des Archives/Tallandier

Gestapo française, Lafont


l’argent détourné se chiffre en milliards de – naturalisé allemand et
francs. Lafont, Mérode, Masuy et Berger portent qui n’hésitait pas à traquer
une énorme responsabilité et leur capture consti- les résistants en uniforme
SS – et Bonny, qualifié
tue un enjeu pour les autorités françaises. en 1934 de « premier
policier de France »,
LAFONT : UNE EXÉCUTION BIEN RAPIDE… sont condamnés à mort.
SHD

Aussi, lorsque le chef de la Gestapo de la rue


Lauriston est arrêté en septembre 1944 par des
FFI et des agents de la section spéciale commu- de Paris, sauf évidemment ceux connus de tous. »
nément appelée « service anti-Gestapo » de la Lafont plaide sa cause et tente de sauver sa tête :
préfecture de police, la DGER entend bien exploi- il affirme avoir été naturalisé allemand,
ter ce qu’elle considère alors comme « une source demande à être considéré comme un prisonnier
considérable de renseignements ». La déception de guerre, embrouille les affaires qui lui sont
fut profonde : exécuteur zélé d’ordres abomi- reprochées et propose une lecture partielle de
nables, Lafont n’a jamais été un décideur. Pour ses crimes en se présentant avant tout comme
le commandant Thomas, chef du 2e bureau de un simple exécutant et un vulgaire droit com-
la direction des services de la documentation, le mun. En désespoir de cause, il propose même
jugement semble sans appel : « L’intéressé a très d’être parachuté en Allemagne afin de liquider
peu connu les organismes Abwehr ou SIPO-SD les dirigeants nazis. Las, ces manœuvres n’y

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 71


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L E G R A N D N E T T OYAG E

feront rien : Thomas les estime « tel- ports, ni l’assassinat ni l’arrestation de Mérode
lement puériles qu’elles ne méritent ne semblent avoir été réellement envisagés par
pas le moindre examen critique ». la DGER puisque, dans le même temps, le Ser-
Les enquêteurs n’obtenant de vice a établi le contact avec l’ancien patron de la
Lafont aucune révélation et la presse Gestapo de Neuilly.
ayant donné à cette affaire un relief Le 11 octobre 1944, une première rencontre
considérable, la pression est mise sur est organisée par l’agent W. 2024, de la DGER
la police parisienne pour hâter les (lire l’encadré p. 75). Au cours de cette entrevue,
conclusions d’une enquête qui aurait Mérode affiche sa haine et son mépris pour le
dû logiquement s’étaler sur plusieurs SD. Il lui est alors proposé de renseigner le Ser-
années. Dès le 4 octobre 1944, une vice, « car il faut bien penser à la défaite de l’Alle­
note émanant des services de la pré- magne et aux garanties à prendre dans ce sens ».
fecture de police annonce que « dans Après cette rencontre, l’attitude du Service
huit jours, [le service anti-Gestapo] change à l’égard de von Mérode, comme en
sera prêt à livrer une première char- témoigne cette note rédigée le lendemain : « Von
rette » à la justice. Deux mois plus Mérode semble tâter le terrain, dans un but
tard, Lafont est condamné à mort inconnu. Peut-être celui de changer de bord ou,
par la cour de justice de la Seine et
fusillé le 26 décembre 1944 au fort
Testament de Montrouge, à Arcueil. Le service
SHD/AFP

Avant-guerre, Lafont anti-Gestapo, qui depuis la Libération avait réa-


fut voleur, escroc
– et même gérant du
lisé une enquête absolument remarquable mal-
mess de l’amicale gré des conditions de travail épouvantables, sera
de la préfecture de dissous un an à peine après sa création.
police. Après 1941,
à la tête de la bande
de la rue Lauriston MÉRODE ET MASUY, DEUX POIDS, DEUX MESURES
(surnommée Si le cas Lafont laisse ainsi apparaître d’impor-
« la Carlingue »), il vit tantes divergences d’appréciation entre la police
comme un pacha au parisienne et le service de renseignements, l’af-
milieu des meurtres
et des rapines. faire Rudy von Mérode est plus équivoque
• Dernière fiche encore. Une note de la DGER du 6 avril 1944
de rensei­gnement expose que celui-ci « va très souvent en Espagne,
sur Henri Lafont en passant par Bayonne et Biarritz. Dans cette
– sans date.
dernière ville, rencontre un de ses agents et
amis, Hermann, camionneur à Biarritz, trafi-
quant et contrebandier d’or. En Espagne, se rend
SHD

toujours à Madrid, où il descend au Grand Hôtel


ou au Ritz. Agent très dangereux, l’un des plus
redoutables de la police et du service de rensei-
gnements ennemi. À supprimer au cours d’un
de ses voyages en Espagne. »
Une autre note, datée du 28 octobre 1944,
précise encore que « l’agent allemand Mérode se
cache actuellement à Madrid. […] Ayant fait du
trafic de films pornographiques, pourrait faci-
lement être arrêté par la police espagnole, si l’on
jugeait cette mesure opportune. » Pourtant, mal- Eaux troubles Georges Delfanne (1913-1947), dit « Masuy »,
gré les possibilités soulignées par ces deux rap- passe pour être l’inventeur du supplice de la baignoire.

72 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


au moins, de se couvrir. En tout cas, ou
bien von Mérode déteste vraiment le SD
et les individus du genre Lafont, ou bien,
cherchant à se disculper, il accuse et
charge d’anciens complices, soit, faisant
la part du feu, il lâche des éléments sur
un service étranger au sien. En tout état
de cause, ses mobiles exacts ne sont pas
mis au jour actuellement, mais cette
entrevue laisse entrevoir des possibilités
intéressantes. […] Faire poursuivre les
contacts de W. 2024 avec von Mérode, en
prenant toutes précautions utiles, étant
donné le jeu très dangereux auquel il se
livre. Mettre von Mérode à l’épreuve en

D.R.
lui demandant des renseignements et pré- Bons et
cisions sur la bande Lafont. » condamné à mort par contumace en novembre loyaux
sévices
La DGER autorise donc son agent à poursuivre 1945, il ne sera plus jamais inquiété par les ser- Les membres
la discussion avec Mérode. Entre octobre 1944 vices français. Une puissance supérieure le cou- des différents
et au moins avril 1945, le Service sait donc par- vrait-elle de son immunité ? Faut-il voir dans tout « bureaux »
faitement où se trouve l’ancien chef de la Ges- cela le résultat d’une négociation entre services de la Gestapo
française
tapo française de Neuilly, entretient avec lui des secrets de puissances alliées ? se retrouvent
relations suivies, connaît son adresse privée et dans une
a identifié ses fréquentations ainsi que ses habi- BERGER : UNE ÉVASION TRÈS SUSPECTE même pratique
de la violence,
tudes. Ces échanges discrets ne sont évidemment Le cas Berger paraît bien plus étrange encore.
débridée
pas dénués d’intentions dissimulées de part et Entre avril et août 1944, Friedrich Berger a été et aveugle.
d’autre : si Mérode assure sa tranquillité immé- le chef de la Gestapo de la rue de la Pompe, offi- • Caricature du
diate en parlant de ses anciens collègues, la cine responsable de l’arrestation de plus de « Franc-Tireur »,
sept. 1944.
DGER de son côté n’a pas encore renoncé à l’ar- 300 résistants, de plus d’une centaine de morts
rêter, comme l’indique ce rapport du 3 avril et de 163 déportations. S’il est difficile de com-
1945 : « L’identification de Rudolf von Mérode parer les méthodes des Gestapo françaises et de
est encore douteuse […]. Il semble cependant distinguer des degrés dans l’horreur, il faut
que son identité probable soit Martin, né à Thion- admettre que le sort réservé aux prisonniers de
ville ou Metz ou Silly-sur-Nied. Faire la preuve Berger est particulièrement abominable : la Ges-
de son identité de Français permettrait d’envi- tapo de la rue de la Pompe est composée d’au-
sager son extradition. » thentiques malades, de sadiques alcoolisés qui
Mais tandis que cette démarche est lancée, en donnent libre cours à toutes les perversions nées
février 1946, un nouveau rapport de l’antenne de leur imagination malsaine. C’est notamment
madrilène de la DGER indique que « Rudy von Berger et ses acolytes qui sont responsables du
Mérode et Masuy, pour lesquels le Service des massacre de 35 jeunes gens à la cascade du bois
criminels de guerre avait obtenu des autorités de Boulogne, le 16 août 1944. Détail sordide :
espagnoles l’arrestation et la livraison, auraient afin d’être certains de ne laisser aucun survivant
été livrés à un officier américain ». Si Masuy est derrière eux, les hommes de Berger jetèrent des
ensuite remis aux autorités françaises – qui le grenades sur les suppliciés.
jugeront et le fusilleront en octobre 1947 –, C’est donc l’homme responsable de ces atro-
Mérode, lui, disparaît. Une étrange disparition cités qui est arrêté à Milan par les Britanniques
en vérité puisqu’il sera plusieurs fois repéré en en mai 1945. Une note du Service de documen-
Espagne au cours des années 1950. Bien que tation extérieure et de contre-espionnage

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 73


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L E G R A N D N E T T OYAG E

Dans un contexte de tensions permanentes


entre la DST et le contre-espionnage, on com-
prend ce que cette affaire pouvait avoir de terri-
blement gênant pour le SDECE. Quelques
semaines plus tard, Léonard Hounau, directeur
de la production et de l’exploitation, no 2 du
SDECE, écrit à Roger Wybot, directeur de la Sur-
veillance du territoire, un courrier que l’on
devine embarrassé : « J’ai l’honneur de vous faire
connaître que le nommé Berger Friedrich, alias
“Sartorius”, avait été transféré en Allemagne, en
mars 1947, par les services britanniques. Les dif-
férents interrogatoires auxquels il avait été sou-
SHD

Impuni Ancien légionnaire, Friedrich Berger dirige l’antenne de la Gestapo mis avaient laissé entrevoir l’existence d’un
de la rue de la Pompe. Il mourra dans son lit, à Munich, en 1960… réseau russe doublant la Rote Kapelle (« Orchestre
rouge ») et avaient nécessité en Allemagne de
nombreuses et assez longues vérifications. Il
(SDECE) du 28 juillet 1946 expose que « Berger convient de noter, à ce sujet, que jusqu’en
se trouve actuellement à l’hôpital de Cesena juin 1947 mon représentant en Allemagne igno-
[entre Ravenne et Saint-Marin, en Émilie- rait la réelle activité passée en France de Berger.
Romagne]. Il est employé par les Anglais comme Dès que cette activité fut connue, il lui était pres-
mouchard parmi les agents de l’Axe que les Bri- crit d’activer l’interrogatoire de Berger et d’en
tanniques ont faits prisonniers et ont internés à tirer le maximum avant de le livrer au Service
Cesena. Le 2e tribunal militaire permanent de des criminels de guerre. Cependant, malgré le
Paris a lancé un mandat d’arrêt contre ce crimi- régime plus sévère auquel dès lors il était soumis,
nel, à l’arrestation duquel il attache une grande Berger parvenait à tromper le service de surveil-
importance. » Remis aux autorités françaises en lance et réussissait à s’évader du centre d’inter-
mars 1947, Friedrich Berger réussira pourtant à rogatoire dans la nuit du 1er au 2 juillet 1947. La
échapper à son jugement. gravité de cette évasion ne m’a pas échappé et a
Le 8 janvier 1948, le colonel Marcel Lafont motivé des vérifications qui ont fait apparaître
(alias « Verneuil »), chef du « service 23 » (le sur- ce qui suit : a) Berger n’a jamais été employé
nom attribué au contre-espionnage du SDECE), comme informateur ou agent ; b) Berger n’a
fait parvenir une lettre à Paul Gérard-Dubot, jamais quitté le centre d’interrogatoire, avant son
patron à l’époque de l’antenne du SDECE à Wil- évasion, sans être escorté par un gendarme ou
bad, en Allemagne : « Mon attention est attirée accompagné du chef de centre lui-même ; c) C’est
sur le cas du nommé Berger Friedrich […]. Il en profitant de la relève et de la réduction du
aurait – racontent certains policiers français – personnel que Berger a pu s’évader. »
été utilisé par [le SDECE]. Berger aurait disparu
il y a deux mois environ alors qu’il allait être UNE PÉNIBLE IMPRESSION D’INACHEVÉ
arrêté sur demande d’un juge d’instruction de Si les explications de Hounau sur la disparition
Paris. Je vous serais très obligé de vouloir bien de Berger semblent plutôt embrouillées, ce cour-
me faire connaître – sous pli personnel – ce qu’il rier laisse néanmoins filtrer quelques informa-
y a de vrai dans cette histoire au sujet de laquelle tions : l’ex-gestapiste y apparaît comme un infor-
deux télégrammes […] vous ont déjà été envoyés. mateur utile, capable de pénétrer l’organisation
Il est évident que nous ne saurions en aucune des réseaux soviétiques en Allemagne. Ce simple
façon empêcher cet assassin d’expier ses crimes fait, s’il devait être confirmé, suffirait à faire de
et que nous devons tout mettre en œuvre pour Berger un personnage intéressant, notamment
le livrer à la justice. » pour les services américains. Le 22 décembre

74 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


1952, Berger est bien condamné à mort, mais Berger et pourquoi celui-ci n’a-t-il pas été remis
par contumace, car il n’a jamais été repris. Il aux autorités judiciaires immédiatement après
mourra des suites d’une maladie, le 10 février sa capture ? Si les archives des services spéciaux
1960, à son domicile de Munich. français lèvent le voile sur des liaisons obscures
Ainsi, la consultation des archives des services et permettent d’expliquer – en partie – le par-
spéciaux laisse une impression d’inachevé, cours de ces criminels, elles ne disent pas tout.
comme si l’essentiel se passait en dehors de Il faudra encore les croiser avec celles de leurs
toutes traces écrites. Pourquoi avoir exécuté homologues américains, anglais, italiens, alle-
Lafont aussi rapidement ? Pourquoi mettre mands ou espagnols pour arriver à enfin com-
Masuy hors d’état de nuire et laisser Mérode en prendre comment et pourquoi certains agents
paix ? Pourquoi ne pas avoir au moins tenté d’ar- de la Gestapo française terminent devant un
rêter ce dernier lorsque cela était possible ? Com- peloton d’exécution tandis que d’autres par-
ment expliquer la surprenante disparition de viennent à échapper à toute sanction… L

UN TRAÎTRE BIEN UTILE


Plusieurs informateurs et agents infiltrés gravitent dans l'entourage de l'ex-gestapiste Rudy von Mérode.
Ils renseignent les services spéciaux français, notamment sur le volet économique de son activité. Au moins
trois d'entre eux se trouvent parmi ses proches collaborateurs : deux
femmes (les agentes W 2025 et W 2029) et un homme (W 2024).
C'est ce dernier qui, le 12 octobre 1944, à Saint-Sébastien, prend
langue avec l’ex-gestapiste, alors exilé en Espagne. L G. A.

Mérode : Comment allez-vous Mais sachez que les FFI, eux,


à la sécurité militaire ? veulent vous abattre.
W 2024 : Bien, comme vous le Résumé de l’agent français :
voyez. […] Mérode connaît
Enfin, me direz-vous après qui parfaitement toutes les
vous courez ? affaires de la rue Lauriston. Il
Après vous, vous le savez bien. est prêt à répondre à toutes
Mais qu’est-ce qui vous les demandes de précisions
intéresse ? sur eux, à dire ce qu’il en
Le commissaire « Rudy ». est exactement de chacun
Que cherchez-vous ? M’abattre, pour éviter que des gens qui
m’enlever ? sont chargés injustement par
Vous abattre, non ; nous aurions d’autres ne payent et faire
pu le faire, et moi-même, chanter ceux qui le méritent. Il
facilement, à bien des reprises, s’en moque et ne s’y intéresse
et le pouvons toujours. Nous ne pas puisqu’ils sont pris. Ton
SHD

sommes pas des tueurs. Vous de l’entretien : correct, net


enlever serait plus intéressant […]. Von Mérode aura lâché des Flou Frédéric Martin (1905-?), dit « Rudy »
encore qu’il soit probable que informations sur une dizaine ou « von Mérode », fait tomber des centaines
de résistants pendant la guerre. Réfugié en
vous ne parlerez pas. Mieux vaut d’agents allemands de Paris ou Espagne en 1945, il disparaît sans laisser
chercher un terrain d’entente. d’Espagne. » de trace au début des années 1950.

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L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L E G R A N D N E T T OYAG E

À LA RECHERCHE
DES ARCHIVES NAZIES
Durant l’été 1944,une course de vitesse est lancée entre les
Allemands en retraite et les services secrets français. L’objectif ?
Des tonnes de documents confidentiels…

Par Frédéric Quéguineur

Kaputt Des équipes alliées


chargées de récupérer les documents
allemands – les T Forces – foncent
vers la capitale… Leur but ? Explorer
les sièges des administrations nazies,
comme ici le palais du Luxembourg,
occupé par l’état-major de la Luftflotte 3
jusqu’à son départ le 18 août 1944.

76 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


hen
el Co
Manu
Brûlé
Le 20 août, de
la fumée s’élève de
la villa de la rue Paradis,
à Marseille. La Gestapo,
occupante des lieux,
s’est enfuie après avoir
tenté, sans succès, de
détruire ses archives.

À
la veille de la Libéra- la capitale. Des bus de transports parisiens
tion, les services de la réquisitionnés sont chargés de caisses d’archives
France libre s’intéressent alors que des liasses de documents sont brûlées
de très près au sort des dans les cours des administrations allemandes.
documents produits par Si la plupart des bureaux sont ainsi vides au
les autorités allemandes. moment de la libération de Paris, les Alliés font
Quelques-uns prouvant parfois de précieuses découvertes. C’est le cas,
l’implication de Français par exemple, à l’ambassade d’Allemagne et au
dans la politique collaborationniste ont déjà été consulat, rue Huysmans, où les Américains
interceptés et transmis aux services de la Direc- mettent la main sur des demandes de visas de
tion générale des services spéciaux (DGSS) à ressortissants français pour des séjours en Alle-
Londres et Alger. Ces services comptent bien magne pendant la guerre. À l’hôtel Lutetia, siège
profiter de la libération pour mettre la main sur de l’Abwehr, on retrouve des dossiers individuels
des archives compromettantes et accumuler d’informateurs français.
ainsi des preuves de la collusion de certains
Français avec l’occupant. TRAQUER CRIMINELS ET COLLABOS
Après le débarquement en Normandie, les Sur le reste du territoire, des consignes ont été
cibles prioritaires sont les administrations des adressées par les autorités allemandes pour éva-
Rene Saint Paul /Rue des Archives

forces occupantes de la capitale. Les Allemands cuer ou détruire les archives, mais certaines sont
cherchent de leur côté à mettre leurs archives à abandonnées par la Wehrmacht en déroute. À
l’abri. Devant l’avancée des Alliés, l’ordre est Marseille, on découvre les archives de la Ges-
donné le 1er août 1944 d’évacuer l’état-major de tapo (lire l’encadré p. 78). Des saisies impor-

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 77


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L E G R A N D N E T T OYAG E

tantes sont également opérées dans des villes Cela ne doit rien hasard : les informations conte-
d’Alsace et de Lorraine. La collecte se poursuit nues dans certaines archives peuvent ainsi être
lors de l’avancée des troupes en Allemagne en confrontées aux déclarations des personnes
1945. L’armée française met ainsi la main sur interrogées. Après exploitation, les documents
les archives de la Commission allemande d’ar- sont ensuite versés au Service de documentation
mistice de Wiesbaden et sur un lot de dossiers extérieure et de contre-espionnage (SDECE), à
de la Gestapo de Trèves, alors que les archives Paris. Ce service hérite de toutes les archives
de l’Abwehr de Dijon, évacuées en 1944, sont allemandes intéressant le contre-espionnage,
retrouvées à Stuttgart. Certaines archives inté- saisies en France et en Allemagne.
ressant les Français sont également remises par
les Alliés. C’est le cas de celles du commande- UN SCANDALE QUI FAIT PSCHITT…
ment militaire allemand, découvertes par l’ar- Quarante ans plus tard, l’existence de cette docu-
mée américaine et contenant des dossiers de mentation allemande, restée jusqu’alors secrète,
jugements rendus par les tribunaux militaires est révélée par les déclarations du chef du SDECE
allemands en France occupée. de 1970 à 1981, Alexandre de Marenches (1921-
Toutes les archives saisies en Allemagne sont 1995). Ce dernier, en 1986, revient dans un livre
regroupées dans des centres de documentation sur son passage dans les services secrets. Il y
créés pour l’occasion. Le plus important est le révèle qu’il a découvert à son arrivée au SDECE
Ministerial Collecting Center, situé près de Kas- des tonnes d’archives allemandes abandonnées
sel, géré par les Américains et les Anglais. Si les dans le fort de Noisy-le-Sec. Selon lui, y figurent
Français ont également installé un Bureau cen- des noms de personnalités connues pour leur
tral des archives allemandes au nord de Baden- action résistante mais qui apparaissent, à la lec-
Baden, tous les documents intéressant les ser- ture des documents allemands, comme des col-
vices secrets français sont en revanche achemi- laborateurs et des traîtres.
nés vers la petite localité de Wildbad, Il n’en suffisait pas plus pour mettre le feu aux
AN CE
KEYSTONE-FR
en Forêt-Noire. Base principale du poudres ! Les anciens résistants, encore nom-
contre-espionnage français en Alle- breux en 1986, se sentent visés par les déclara-
magne, Wildbad est aussi le lieu d’in- tions de Marenches. Le colonel Paul Paillole
terrogatoire des anciens membres (1905-2002), ancien responsable du contre-
des services répressifs allemands. espionnage français jusqu’en 1944, réagit vive-

LA GESTAPO MARSEILLAISE JOUE AVEC LE FEU


de la Gestapo, dans des ne sont qu’en partie sont ainsi saisis,
véhicules banalisés. brûlées. Les services comme des registres de
Peu de temps après, du contre-espionnage, main courante ou les
Marseille, dimanche les FFI découvrent dans vite informés, se rendent fiches des indicateurs
20 août 1944. Dans la maison abandonnée sur place et récupèrent et collaborateurs actifs
la soirée, alors que plusieurs dossiers en tout ce qui peut l’être. de la Gestapo. Ces
les premiers combats partie calcinés. Dans Certains papiers, archives, conservées
précédant la libération leur fuite, les Allemands qui s’effritent à la dans les fonds,
de la ville font rage, ont tenté d’incinérer moindre manipulation, présentent encore
des hommes quittent leurs archives mais sont recopiés sur place. aujourd’hui des traces de
précipitamment la villa certaines ont échappé Des documents de brûlures qui témoignent
de la rue Paradis, siège aux flammes et d’autres première importance de cet épisode… F. Q.

78 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


ment en indiquant que si, effectivement, des mands, mais uniquement des dossiers divers de
archives de la Gestapo ou de l’Abwehr ont été contre-espionnage français ne présentant pas de
saisies, elles ont aussi été largement exploitées. réel intérêt. Dont acte.
Il affirme que les assertions d’Alexandre de Ce n’est finalement qu’en 1999 que les archives
Marenches ne sont pas fondées et laissent planer allemandes réapparaissent, éparpillées dans les
un doute injuste à l’égard des individus qui se fonds des services spéciaux de la Seconde Guerre
sont engagés, parfois au péril de leur vie, contre mondiale versés en 1999 au SHAT. Comme l’in-
l’occupant allemand. diquait bien le colonel Paillole, ces archives n’ont
Alors que la polémique enfle, le ministre de pas du tout été abandonnées. Bien au contraire,
la Défense, André Giraud, décide de verser les tous les documents allemands ont été examinés
archives du SDECE conservées à Noisy-le-Sec au avec soin, traduits pour une partie, et des anno-
Service historique de l’armée de terre (SHAT) et tations montrent que certains ont été utilisés
demande à la commission consultative nationale dans des procédures judiciaires visant des col-
de la Résistance d’examiner les documents et de laborateurs français et des criminels de guerre
donner un avis sur l’opportunité de les rendre nazis. Elles sont aujourd’hui une source très
publics. Quelques mois plus tard, la commission précieuse d’informations sur la politique répres-
rend ses conclusions : les archives versées par le sive allemande menée en France pendant la
SDECE ne contiennent pas de documents alle- Seconde Guerre mondiale. L 

akg-images
Débâcle Le 1er août 1944, le front
normand est près de craquer et l’ordre est
donné aux administrations allemandes de
quitter Paris. Les archives qui ne peuvent
être transportées sont détruites dans la
précipitation, souvent incomplètement.

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 79


L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
L E G R A N D N E T T OYAG E

Sur le vif Cinq


planches oubliées dans
les locaux du SD de
Metz permettent aux
Français d’identifier
plusieurs agents nazis.
ICONOGRAPHIE : SERVICE HISTORIQUE DE LA DÉFENSE

Les caricatures du SD de Metz


L
ES ARCHIVES ALLEMANDES dessinateur se représente (n° 91) camp de rééducation de Schirmeck
SAISIES RÉSERVENT PARFOIS battant du tambour au côté de son (Bas-Rhin). Arrêté quelques mois
DE DRÔLES DE SURPRISES. collège Rolf Dupin (n° 89) jouant de plus tard par les Alliés, il est
C’est le cas de cinq planches la flûte traversière. condamné à mort par la cour de
de caricatures découvertes à Lautenschläger fait également justice de la Moselle et fusillé.
Metz représentant des agents du figurer des agents mosellans Ces documents, saisis à la
Sipo-SD de la Moselle. L’auteur recrutés par le Sipo-SD, comme Libération, ont été analysés avec
de ces documents s’appelle Alphonse Scherer, âgé de 25 ans. soin par les services secrets
Heinz Lautenschläger, chef de la Ce dernier apparaît sous les français. Les photographies
section III - C, chargée des affaires formes d’un amoureux transi ont notamment été extraites et
culturelles. On y retrouve des (n° 75) assis près d’Irène Kirsch agrandies, ce qui a permis de mettre
officiels allemands, comme le (n° 76), sténodactylo du SD. Le un visage sur des noms connus
général Dunckern, commandant dessin reflète la liaison entre ces du SD de Metz. Son auteur ne
en chef du Sipo-SD pour la région deux protagonistes qui se termine s’imaginait certainement pas que
Lorraine-Sarre-Palatinat, ou le de façon tragique. Scherer fait en ce qui était au départ une œuvre
capitaine Heinrich Fanelsa (n° 82), effet avorter sa maîtresse, crime humoristique allait entraîner plus
chef de la section VI du SD, particulièrement grave sous le tard l’arrestation et le jugement de
chargée du contre-espionnage. Le régime nazi. Il est alors expédié au certains de ses collègues. L  F. Q.

80 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Gr
os
pl
an

Croqués Heinz Lautenschläger, chef de la section III C (affaires culturelles), auteur de ces dessins réalisés lors du jour de l’An 1943-1944
ne manque pas de se représenter (ci-dessus entouré). La planche s’achève sur ces mots prémonitoires : « Mais maintenant, tout s’arrête »…

JANVIER-FÉVRIER 2017 SECONDE GUERRE MONDIALE 81


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Ralko/Shutterstock

LES SOUTIENS

Rue des Archives/Everett


AMÉRICAINS DE
KLAUS BARBIE
arrêté peu après par la Milice, interné
dans un hôpital allemand, d’où une
nouvelle fuite fictive est organisée.
Quelques jours plus tard, il reçoit une
carte d’identité et de l’argent. Mais,
après deux ou trois visites à Barbie,
Condamné à mort par contumace,« le boucher il disparaît. « Je n’ai jamais compris,
de Lyon » échappe à ses juges grâce à la conclut Barbie, pourquoi Hardy a
trahi ses camarades et que par la
protection des États-Unis. En 1948, pourtant, suite il ait refusé en quelque sorte de
il est interrogé par la police française… continuer sa collaboration avec moi
puisqu’il a disparu. » Interrogé sur le

L
Par Thierry Sarmant rôle qu’aurait pu jouer la fiancée de
Hardy, Lydie Bastien (qu’il appelle
e 14 mai 1948, deux crimes, mais sur le rôle d’un résistant « Lily Bastien »), il la blanchit totale-
policiers français controversé, René Hardy. ment : « Lily Bastien ne reçut que de
se rendent à Franc- Le témoignage de Barbie constitue rares visites de son fiancé Hardy et
fort-sur-le-Main, pour Hardy une lourde pièce à resta en dehors de nos transactions.
dans la zone de l’ex- charge. L’ex-SS explique que Hardy, Il est même probable qu’elle ait
Reich occupée par arrêté par la douane allemande de ignoré le jeu de son fiancé. »
les Américains. Là, Chalon-sur-Saône, a été ramené à
en présence d’un Lyon, interrogé par lui et « retourné » : SALIR D’ANCIENS RÉSISTANTS
officier français de liaison auprès des « Lui ayant fait miroiter qu’il pourrait Pour finir, Klaus Barbie impute l’ar-
autorités d’occupation américaine, ils échapper au châtiment qui l’attendait restation du général Delestraint, chef
entendent Klaus Barbie, ancien SS- en travaillant pour moi, Hardy a de l’armée secrète, et celle d’Henri
Obersturmführer (lieutenant), ancien accepté mes propositions sans grosse Aubry, son chef de cabinet, à une
chef de la Gestapo de Lyon. Criminel difficulté. » Après accord de Berlin, dénonciation de Hardy. L’arrestation
de guerre recherché, condamné à Barbie relâche Hardy. Quelques jours aurait été effectuée par un agent
mort par contumace en 1947, Barbie plus tard, à l’en croire, Hardy lui désigné comme « K 30 », dont Barbie
est entré au service du contre-espion- aurait indiqué le lieu et la date d’une prétend avoir oublié le nom.
nage des États-Unis. Les autorités réunion des chefs de la Résistance : Cette dernière déclaration doit nous
américaines, qui apprécient son il s’agit de l’entrevue de Caluire, dans inciter à la défiance. En effet, le géné-
expérience de la lutte contre les com- la banlieue de Lyon, le 21 juin 1943, ral Delestraint a été arrêté le 9 juin
munistes, refuseront toujours de l’ex- à laquelle assiste Jean Moulin. Au 1943, à Paris, au métro La Muette,
trader. Un procès-verbal conservé cours de la réunion, les Allemands douze jours avant l’entrevue de
dans les archives des services fran- font irruption et arrêtent les partici- Caluire, tandis qu’Aubry était, lui,
çais de renseignements révèle cepen- pants. Suivant une mise en scène présent à Caluire. Barbie se trompe-
dant qu’elles ont laissé les Français convenue, Hardy simule une fuite. t-il ? Brouille-t-il les pistes ? Cherche-
interroger Barbie, non pas sur ses S’étant blessé volontairement, il est t-il à couvrir ses anciens agents ou à

82 SECONDE GUERRE MONDIALE HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


SHD
salir d’anciens résistants ? S’il y a mands (dont l’identité reste à éta- second procès aboutit de justesse à
manipulation, où la situer ? Aubry, blir). Deuxième hypothèse : il dit la un acquittement trois ans plus tard
emprisonné par les Allemands, fut vérité, par indifférence au sort de – Hardy a fait au total six années de
libéré fin 1943. Des résistants l’accu- Hardy et parce qu’en aidant les ser- préventive. C’est dans le cadre de
sèrent de trahison après la guerre, vices français il pense peut-être se l’instruction de ce second procès que
sans apporter de preuves décisives. dédouaner. La même alternative se Barbie a été interrogé par les Fran-
Dans un livre contesté, le journaliste dessine au sujet des autres acteurs du çais. Les Américains ont consenti à
Pierre Péan affirme que Lydie Bas- drame survivants mentionnés dans cette audition, mais refusé de livrer
tien aurait été la maîtresse de l’ad- l’interrogatoire : Henri Aubry et Lydie leur collaborateur et même de le lais-
joint de Barbie, Stengritt, avant de Bastien. Là où Barbie est le moins ser témoigner au procès. Devenu
séduire René Hardy. crédible, c’est quand il affirme avoir romancier à succès, Hardy restera
Plusieurs hypothèses se présentent à oublié le nom véritable d’un agent jusqu’à sa mort, en 1987, entouré
l’esprit. En 1948, Klaus Barbie sait allemand, le fameux K 30… dont il d’une aura de suspicion. Stengritt,
fort bien pourquoi on vient l’interro- se remémore le nom de code, cinq condamné à mort puis gracié, fera
ger et que René Hardy – que d’autres années après les faits ! quinze ans de prison. Quant à Barbie,
documents de provenance allemande Hardy est soupçonné par ses pairs extradé par la Bolivie en 1983, il est
semblent désigner comme le traître dès 1943. Accusé de trahison à la fin jugé et condamné à la prison à vie en
de Caluire – est sur la sellette. Pre- de 1944, il est incarcéré puis acquitté, 1987. Il meurt à Lyon, prison Saint-
mière hypothèse : il choisit de le faute de preuves, au début de 1947. Joseph, le 25 septembre 1991. Lydie
« charger », afin de détourner l’atten- De nouveaux éléments amènent à Bastien décède, elle, en 1994, sans
tion d’autres collaborateurs des Alle- son arrestation en mars 1947. Un avoir jamais été inquiétée. L

LES DERNIERS JOURS DE JEAN MOULIN


En 1948, Barbie évoque déclarer artiste peintre et du personnel du KdS le déclare « en très
Jean Moulin qui « a eu il a même fait un dessin Lyon [Kommando der mauvaise santé à la
une attitude magnifique de moi et un croquis Sipo und der SD, le suite de ses tentatives
de courage, tentant de de ma secrétaire. Ces commandement régional de suicide » et affirme
se suicider à plusieurs documents ont disparu de la Gestapo]. » Barbie, ignorer son sort après
reprises en se jetant lors du bombardement expert en torture, son transfert à Paris.
dans l’escalier de la de mai 1944, où furent n’hésite pas à affirmer Jean Moulin serait mort
cave, et en se cognant la détruites une partie que Moulin « n’a jamais à Metz le 8 juillet 1943,
tête contre les murs […]. des archives et où fut été maltraité par [ses] dans le train le menant à
Il a toujours persisté à se tué la quasi-totalité services à Lyon ». Il Berlin. T. S.
L e s a r c h i v e s s e c r è t e s
ENTRETIEN

L’INVITÉ DU SPÉCIAL
MICHEL BLONDAN
Hanté par la geste de son père résistant,il consulte les
archives en quête de réponses. Et se découvre une vocation.
Considéré aujourd’hui par les historiens comme une
« personne-ressource », il nous explique sa méthode de travail.

HISTORIA – QUEL A ÉTÉ LE POINT DE DÉPART la guerre. Je me suis occupé de lui et j’ai pris
DE VOS RECHERCHES ? certains contacts avec des vétérans et avec l’Of-
MICHEL BLONDAN – Rien ne me prédisposait à fice national des anciens combattants, à Dijon.
m’embarquer dans cette aventure. Dans les J’ai compris que l’administration pouvait m’aider
années 1980, alors que j’étais professeur d’éco- à en savoir plus. Une fonctionnaire s’est rensei-
nomie et de gestion dans un lycée dijonnais, j’ai gnée à Paris. Quelques mois plus tard, la réponse
fait un peu de généalogie familiale. Puis je me est tombée : mon père a un dossier Résistance,
suis intéressé à la Résistance, à travers l’histoire un statut FFC [Forces françaises combattantes],
de mon père, René Blondan. La recherche est un grade, un droit à pension. Mais les dossiers
devenue une passion. Mon père a été résistant, ne sont pas communicables. J’apprends l’exis-
mais il en parlait très peu. Il a été agent de liai- tence du bureau Résistance à Vincennes. Je
son, principalement ; il prenait des enveloppes, demande à consulter le dossier de mon père. Je
les portait chez quelqu’un. Sans suis très bien reçu, la machine est lancée. Je
« Il faut partir poser de questions. C’était un homme travaillais à partir des bribes que je connaissais,
des hommes discret, réservé. J’ai commencé à quelques noms et surtout des pseudos : Hugues,
prendre des notes. Puis j’ai voulu Goliath, et tant d’autres. Puis le bureau Résis-
et des femmes comprendre un peu plus et je lui ai tance s’efface devant le SHD, les dossiers
plutôt que des posé des questions sur son action, sur s’ouvrent peu à peu, m’apportant de nouvelles
faits. À partir ses camarades de Résistance. Mais il pistes, évoquant des parcours de vie. Je mets des
de noms se ne me répondait pas. Il est vrai qu’il noms sur les alias. L’effet boule de neige. Au
avait souffert durant cette période, début, les dossiers n’étaient ni inventoriés ni
dégagent une comme d’ailleurs toute sa famille, cotés. Ils le sont maintenant, formant un
architecture et puisque ses deux frères, Lazare et ensemble inestimable, avec des noms, des dates
des références Hubert, ont été tués pendant la de naissance : 600 000 noms, 600 000 dossiers
à des actions guerre. Lui-même a été arrêté en permettant d’entamer des recherches, à complé-
mai 1944, interné à Dijon, envoyé en ter dans d’autres fonds : archives départemen-
concrètes » Allemagne dans un train, dont il s’est tales ou Archives nationales…
évadé à Belfort. Mais que de ques-
tions encore… Où allait ce train ? Vers quel H. – QUE RETIREZ-VOUS DE CES ANNÉES
camp ? Mon père m’a aussi parlé d’un aviateur DE RECHERCHES, POUR ÉCRIRE L’HISTOIRE
canadien venu effectuer des largages, mais qui DE LA RÉSISTANCE ?
avait été abattu ; il l’avait aidé avec ses cama- M. B. – Deux convictions s’imposent à moi. Il
rades, mais comment ? Qui était-il ? Que de mys- faut partir des hommes et des femmes plutôt que
tères, sur mon père et sur son action. des faits. C’est la démarche essentielle, fonda-
mentale. Pour moi, les actions sont secondaires.
H. – BIENTÔT, VOUS ÊTES ENTRÉ DANS LE MONDE À partir de noms, on obtient des dossiers indi-
DES ARCHIVES… viduels, puis se dégagent une architecture et des
M. B. – Dans les années 1990, il a eu des pro- références à des actions concrètes : parachu-
blèmes de santé, liés à son internement pendant tages, sabotages, etc. On pointe les arrestations,

84 SECONDE GUERRE MONDIALE


Thomas Salva / Hans Lucas

l’ampleur de la répression. Ensuite, le travail des accès aux archives. Aujourd’hui, c’est l’inverse.
chercheurs doit beaucoup aux archivistes, qui Nous devons donc exploiter au maximum les
classent, inventorient, aident, font comprendre archives pour compenser.
les logiques de classement. Mais l’échange se fait
dans les deux sens. Le chercheur, en effet, peut H. – CETTE CONNAISSANCE INTIME
leur donner des indications sur le contenu de ces DES ARCHIVES, QUE VOUS ÊTES L’UN DES RARES
cartons, établir des liaisons entre tel et tel dos- À AVOIR, ET CES MILLIERS DE FICHES QUE
sier, à partir de la connaissance qu’il a des VOUS AVEZ ACCUMULÉES VOUS DONNENT-ELLES
hommes, des pseudos. UN STATUT PARTICULIER ?
Malheureusement, il apparaît que certains his- M. B. – Après avoir consulté plus de 4 000 dos-
toriens professionnels fréquentent insuffisam- siers individuels issus du bureau Résistance, et
ment les centres d’archives. Certains publient bien d’autres cartons ici ou là, je suis devenu ce
des ouvrages très agréables à lire, excellentes que l’on appelle une « personne-ressource ». Que
synthèses de synthèses, mais souvent éloignés ce soit aux archives départementales de la Côte-
du concret, des réalités, des petites gens. Pour d’Or ou au SHD, Ségolène, Frédéric ou Jérôme
revenir à mon père, grâce à mon travail sur les m’interrogent régulièrement sur tel cas particu-
archives, j’en sais aujourd’hui mille fois plus que lier, telle affaire, tel alias. Alors, je partage mes
lui sur le Bureau des opérations aériennes, dont modestes connaissances et savoir-faire. Et je
il a été membre, et sur ses camarades de la Résis- transmets à d’autres chercheurs. En hommage à
tance. J’ai bien sûr le regret de ne pas pouvoir la Résistance et à ses membres. L
lui en parler : il est décédé en 1996… C’est ainsi :
autrefois, nous avions les témoins, mais pas Propos recueillis par Denis Lefebvre

SECONDE GUERRE MONDIALE 85


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Historia révèle le pourquoi de ces Le Moyen Âge a-t-il tout inventé ? Oui, Soumise à son seigneur et maître la Les Vikings : fiers combattants et
gestes et coutumes les plus répandus, car, de l’école aux énergies renouve- femme au Moyen Âge ? Que nenni. navigateurs de génie, les Scandinaves
mais aussi les origines des plus lables, il porte en lui les promesses Nombre d’entre elles ont été bien au- débarquent sur la scène internationale
méconnus. Un dossier à lire en croisant du monde moderne, nous a légué delà des limites imposées par la socié- dès le VIIIe siècle. Tout sur leur brillante
les doigts, un trèfle à 4 feuilles dans d’innombrables inventions et un savoir té féodale comme le décrit ce dossier civilisation, leur expansion à travers le
son porte-feuille et en évitant de passer encyclopédique. Un dossier surprenant éclairant. Également au sommaire : un globe, leur héritage. Un dossier écrit par
sous une échelle. sur une époque vraiment révolution- voyage au pays du dragon rouge, le fier les meilleurs spécialistes, par Odin !
naire. Pays de Galles.


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ANNÉE 2014 ANNÉE 2014


 N° 805 Les contes de fées  SP 15 Napoléon : la gloire et la honte
 N° 806 Les archives du Vatican  SP 16 Les Français contre les Français
 N° 807 La Grande Guerre  SP 17 Le Moyen Âge libère la femme
 N° 808 Vercingétorix : le Gaulois  N° 823-824 NUMERO DOUBLE  SP 18 Les Super-Héros : sentinelles
qui a trahi César Les trésors cachés de la France de l’histoire du XXe siècle
 N° 809 Au cœur de l’Histoire :  N° 825 Égypte : les mystères d’Osiris  SP 19 Les bonnes et les mauvaises
les prouesses des images 3D révélés manières
 N° 810 Ils débarquent… Ces heures qui  N° 826 Les prostituées  SP 20 La révolution française :
ont changé la face du monde  N° 827 Ces enfants qu’on fanatise du chaos à l’unité
 N° 811 Ceux qui font trembler les rois  N° 828 Jérusalem : toujours ressuscitée ANNÉE 2015
 N° 812 La grande aventure des Celtes
ANNÉE 2016  SP 21 L’art de la guerre au Moyen Âge
 N° 813 Louis XIV : sa passion pour la Chine
 SP 22 Les génies du mal : Hitler,
 N° 814 Sacré Saint Louis !  N°829 Nouvelle formule Qui sont les barbares ? Staline, Mao…
 N° 815 François 1er, un grand roi ?  N°830 Hitler : intime et politique  SP 23 Vikings : la saga scandinave
 N° 816 Résistants : la France qu’ils nous  N°831 Histoires érotiques de l’Élysée  SP 24 Les assassins de la mémoire
ont léguée  N°832 La grande Russie, terrible  SP 25 Mafia : la véritable histoire
et fascinante des parrains
ANNÉE 2015  N°833 Complotisme, mille ans  SP 26 Versailles
 N° 817 Moïse : ce que dit la Bible… et de mensonges
ce que disent les historiens et les scientifiques ANNÉE 2016
 N° 818 Les Chrétiens d’Orient :  SP27 Les revenants
boucs émissaires depuis 2 000 ans  SP28 La folie des sciences
 N° 819 L’homme providentiel : comment  SP29 États-Unis
les Français se trouvent un sauveur
 N° 820 Hitler : comment il s’est inspiré
de l’Amérique des années 20 Conservez vos numéros, dans cet élégant coffret
 N° 821 Napoléon et Paris : quand Paris réalisé dans une matière
dominait le monde à la fois solide et raffinée.
 N° 822 Secrets d’état : les dossiers
interdits de l’histoire
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DÉCOUVERTE
L’héritage amérindien du Colorado
Findlay Rankin - www.agefotostock.com

88 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


La civilisation anasazi a façonné
les paysages à présent arides du sud-
ouest de États-Unis. Villages, habitations

CARTOGRAPHIE : GREGORY PROCH


troglodytiques et tours mystérieuses
rappellent un monde disparu bien avant
l’arrivée des Européens.

90 PANORAMA
Chimney Rock
Garden of the Gods
Hovenweep
96 VISITE GUIDÉE
Mesa Verde, une terre sacrée
102 PARTIR
Des conseils pour préparer
votre voyage
104 LIRE
Histoire, romans, BD,
guides, contes…
la sélection d’Historia

Les amoureux d’histoire et de grands espaces seront comblés en


parcourant Fallen Rock Valley, dans le Colorado National Monument.

JANVIER-FÉVRIER 2017 89
DÉCOUVERTE PANORAMA

Chimney Rock,
haut lieu anasazi
TRÉSOR NATIONAL .
Ce site, proclamé
national monument
par Barack Obama
en 2012, abrite
200 vestiges de
bâtiments, dominés
par Chimney
Rock (au fond)
et Companion Rock
(au premier plan).

90 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Manuel Cohen
OMBILIC . À Chaco Pueblo, ce kiva aurait été
construit à la fin du XIe s. Comme tous les autres
bâtiments de ce type, il se compose d’une pièce
circulaire, utilisée pour des rituels religieux.

Manuel Cohen

PLUS PRÈS DES ÉTOILES . Chimney Rock culmine


à plus de 2 000 mètres, ce qui en fait le point
le plus élevé de tous les sites fréquentés par les
Amérindiens de la région.
Manuel Cohen

JANVIER-FÉVRIER 2017 91
DÉCOUVERTE PANORAMA
SANCTUAIRE .
D’une superficie de
13 km2, ce superbe
parc naturel domine
la ville de Colorado
Springs et déploie
ses étranges forma-
tions géologiques
gréseuses. Ici,
Cathedral Valley et
ses étonnants crêts.

FRÉQUENTÉ . Les tribus


indiennes s’y implantent
au premier millénaire
avant notre ère. Mais, bien
longtemps avant, des di-
nosaures – dont une nou-
velle espèce d’iguanodon
découverte ici en 2008,

Manuel Cohen
le theiophytalia – arpen-
taient déjà ces terres…

92 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


BAPTISÉ . En 1859, deux
explorateurs parcourent cette
contrée. L’un d’eux avance
que cet étrange endroit
serait parfait pour établir une
buvette (a beer garden) quand
la région se développera. Plus
poétique, son compagnon
estime, lui, que la beauté des
paysages en fait un lieu idéal
pour une assemblée de dieux :
le Garden of the Gods est né !

Manuel Cohen
Dans les
plis et
replis du
Garden of
the Gods
Manuel Cohen

JANVIER-FÉVRIER 2017 93
DÉCOUVERTE PANORAMA

CAMPÉ . Le visiteur découvre à Hovenweep – mot signifiant « vallée désertée » – les ruines de six villages (ici, Square Tower) bâtis entre 1200
et 1300 apr. J.-C. Les habitants se consacraient à l’agriculture (maïs, haricots, courges), l’élevage (dindons) et à la chasse (wapitis, bisons, mouflons…).

94 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


VILLAGE . Castle Rock se
révèle un important établis-
sement anasazi : 16 kivas,
40 salles, neuf tours et un
enclos le composent. Près de
2 500 Amérindiens vivaient
sur l’ensemble du site,
labellisé monument national
en 1923. Sécheresse et
luttes intestines ont provoqué
son abandon.

Manuel Cohen
Donjons et bisons
à Hovenweep
Manuel Cohen

Manuel Cohen

JUMELLES . Observatoires astronomiques, habitations, centres de stockage ? Ces constructions ont longtemps intrigué les chercheurs.
Aujourd’hui, même si leur fonction reste incertaine, les archéologues penchent pour une utilisation religieuse, comme ici aux Twin Towers.

JANVIER-FÉVRIER 2017 95
DÉCOUVERTE VISITE GUIDÉE
GROUPÉS. Vue du
village (XIIIe s.) de
Cliff Palace : dans
une anfractuosité
rocheuse, les
Indiens Anasazis
ancêtres des Pue-
blos, rencontrés
par les premiers
explorateurs espa-
gnols) ont bâti près
de 200 structures
d’habitation, de
stockage ou bien
cultuelles.

96 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


PAR FARID AMEUR
« Dans les falaises qui courent sous le plateau de Mesa

Gil Lefauconnier
Verde se cachent les vestiges d’une culture originale, riche
et méconnue qui a su entrer en communion avec les
éléments naturels. Une incroyable Pompéi amérindienne… »

Mesa Verde,
une terre sacrée
Ce parc national du Colorado est célèbre pour ses paysages
et pour les habitations troglodytiques des mystérieux Anasazis.
Un trésor archéologique classé au patrimoine de l’Unesco.

Par une douce matinée d’été, un ciel bleu d’azur Depuis 1978, Mesa Verde est inscrit au patrimoine mon-
illumine le comté de Montezuma, dans le sud-ouest dial de l’humanité. Avec une moyenne annuelle d’un
du Colorado. Une légère brise balaie les hautes herbes demi-million de visiteurs, il s’est imposé comme le lieu
qui bordent la route 166.L’atmosphère est bucolique. sacro-saint de l’héritage amérindien.
Au bord d’un fossé, un renard gris observe Véritable carrefour de civilisations
attentivement le va-et-vient des voitures précolombiennes, le sud-ouest du Colo-
avant de se frayer un passage. Plus loin, rado fait aujourd’hui figure de centre
de jeunes daims s’égayent dans la archéologique des États-Unis. Terre
prairie puis disparaissent dans de hauts plateaux, il se situe au
les profondeurs de la forêt. Sou- cœur de la « piste des Anciens »
dain, à l’horizon, se dressent les (Trail of the Ancients), une route
contours majestueux de Mesa panoramique de toute beauté
Verde. Un relief imposant de jalonnée de réserves amérin-
couleur ocre, soigneusement diennes, de musées, de parcs
d é l i m it é s u r u n e s p a c e d e et de monuments historiques.
211 kilomètres carrés, et que Celle-ci s’ancre dans une région
l’on croirait taillé à la serpe. De connue sous le nom des « Quatre
la splendeur à l’état pur, qui se Coins » (Four Corners), à l’inter-
dévoile à mesure que l’on se rap- section entre l’Utah, le Colorado,
proche de ses contreforts rocheux. l’Arizona et le Nouveau-Mexique. Des
À peine entame-t-on l’ascension paysages de rêve que les westerns ont
de ce plateau que l’on ressent une impression popularisés. Le site de Mesa Verde (« plateau
particulière. Un mélange de curiosité et de respect vert » en espagnol, en raison de la végétation qui
pour des terres que l’on devine chargées d’histoire. coiffe ses hauteurs) s’élève à 2 596 mètres d’altitude.
Quelque chose d’intemporel, baigné dans une nature Exposée au sud, sillonnée d’étroits canyons et de falaises
Manuel Cohen

Manuel Cohen

restée sauvage, stimule l’imagination. Rien d’étonnant. érodées, cette forteresse naturelle a été sculptée par le
L’esprit des Indiens d’Amérique guide chacun de vos pas. vent et l’eau depuis des millénaires. Les vestiges mis

JANVIER-FÉVRIER 2017 97
DÉCOUVERTE VISITE GUIDÉE
DOMINANTE.
Le Navajo Canyon abrite
la Square Tower House.
Bâtie dans un assem-
blage de blocs de grès,
de mortier et de poutres,
cette tour du XIIIe siècle
constitue la construc-
tion la plus élevée
(environ 8,5 m) du parc.

AS DU BARREAU. L’établissement de Long House (à dr.), occupé


Manuel Cohen

de 1200 à 1280, illustre bien les différents moyens de passer d’une


terrasse à l’autre par le biais d’étroits sentiers et d’échelles.

au jour démontrent que des peuples préhistoriques ont


pratiqué la chasse, la cueillette et l’agriculture dans la
contrée. Vers 9 500 avant notre ère, des Paléo-Amérin-
diens s’y sont aventurés, sans doute attirés par la dou-
ceur du climat et l’abondance du gibier.
Mais il nous est impossible de savoir s’ils s’y
sont établis à demeure ou s’ils n’y ont séjourné que par

Manuel Cohen
intermittence. Aux alentours de 5 000 av. J.-C., la zone
est parcourue par des tribus semi-nomades. Une variété
d’œuvres rupestres datant de 2 500 avant l’ère chrétienne
témoigne d’une occupation plus effective des lieux,
évolution due à la présence de nappes d’eau et de gorges C’est à eux que succèdent, sur le site de Mesa Verde,
encaissées. Les fouilles archéologiques ont permis d’éta- au milieu du VIe siècle apr. J.-C., des Indiens du désert
blir que la région a été ensuite occupée par des peuples leur étant apparentés et entrés dans l’histoire sous le
originaires de l’ouest du Nouveau-Mexique et issus de nom d’Anasazis. L’appellation, d’ailleurs, fait polémique.
la tradition oshara. Parce qu’ils excellaient dans l’art de Faute de sources écrites, on ignore comment ils se dési-
la vannerie, on les a affublés du surnom de « fabricants gnaient eux-mêmes. Leurs descendants, les Hopis, les
de paniers ». Adeptes de la chasse, de la cueillette et de Acomas et les Zuñis, n’apprécient guère ce vieux mot
l’agriculture, ils s’abritaient des températures extrêmes navajo qui signifie « anciens ennemis » et qui englobe
dans de modestes maisons à fosse (pit-houses), enterrées toutes les cultures amérindiennes ayant vécu dans des
de plus d’un mètre et couvertes de roseaux et de boue. pueblos, ces villages de pierre dont l’architecture a tant
Au fil du temps, ils en sont venus à cultiver du maïs, des frappé les premiers conquistadors. Aussi, pour éviter de
haricots, des courges, du tabac et du coton. froisser les passions, toujours vivaces à l’échelle tribale,

98 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


forcent l’admiration. Aussi ne doit-on pas s’étonner outre
mesure que l’écologie, cet équilibre nécessaire entre
l’homme et la nature, soit le sujet favori des conversa-
tions des touristes à Mesa Verde.
Nos connaissances sur les Anasazis, il faut en
convenir, sont limitées.Réparti en plusieurs groupes,
le « peuple de jadis » (Hisatsninom), comme les appellent
les Hopis, vivait dans des zones arides, dans les actuels
États du Colorado, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona et
de l’Utah. Cette civilisation, à l’origine proche de celles
Manuel Cohen

des Hohokams et des Mogollons, s’est singularisée à la


faveur de sa sédentarisation. Dépourvue de castes et de
SUR LEURS TRACES. La culture de ce peuple demeure largement hiérarchie, la société tribale était a priori égalitaire. Elle
méconnue, malgré la découverte de nombreux pétroglyphes – dont s’organisait selon un système matrilocal (le couple s’ins-
des cercles et des spirales caractéristiques – comme, ici, ceux gravés
dans l’abri d’Ismay Rock, datés de 500-750 apr. J.-C. talle dans la résidence de la mère de l’épouse) et matrili-
néaire. Les femmes détenaient le patrimoine familial,
demeure et champs, et avaient la possibilité de divorcer
on se réfère aujourd’hui de plus en plus à l’expression si elles en émettaient le vœu.
« ancêtres des Pueblos » (Ancestral Puebloans). Une façon
de respecter la mémoire de celles et de ceux qui, dans Profondément pieux, les Anasazis rendaient un culte au
l’imaginaire collectif, figurent en bonne place dans le dieu Kokopelli, symbole de la fertilité, du bien-être et de la
panthéon des civilisations précolombiennes. sagesse, ainsi qu’aux esprits invisibles, bienfaisants
Une certitude : il est peu d’endroits où la création ou malfaisants, qui s’incarnaient à travers des objets
humaine ait réussi à s’allier à un milieu naturel aussi rituels (poupées, masques, costumes). La vie religieuse
beau et fertile. Le parc de Mesa Verde, ne manquent s’articulait autour des kivas, des chambres circulaires
jamais de rappeler les rangers, compte plus de 4 000 sites creusées dans le sol et recouvertes d’un toit amovible.
archéologiques ! Et si les Anasazis ont laissé des traces Orientées selon les points cardinaux, on y accédait par
de leur passage dans la région, c’est bien dans le temple une petite échelle pour pratiquer le culte ou pour réunir
resplendissant du sud-ouest du Colorado que l’on vient le conseil du village. Un foyer était aménagé en son centre
contempler leurs vestiges. À l’aurore, lorsque le soleil et la fumée s’échappait par un conduit de ventilation. De
darde ses premiers rayons à travers des écharpes de là, les chamanes scrutaient les déplacements du Soleil,
brume, il faut se hasarder le long des sentiers situés au de la Lune et des astres à l’approche des solstices. Un petit
bord des canyons pour saisir, dans un silence à peine per- trou s’apparentait à une porte symbolique par laquelle
turbé par le chant des oiseaux, la beauté infinie des lieux. les esprits des ancêtres pénétraient dans le monde réel.
L’atmosphère, à vrai dire, invite à se rapprocher de la Quand ils ne chassaient pas (daims, mouf lons,
nature. Une expérience paisible et vivifiante qui a com- dindons sauvages et lapins), les Anasazis cultivaient le
posé le quotidien des Anasazis pendant sept siècles. Bien maïs, base de leur alimentation, mais aussi les haricots,
que des affrontements sporadiques aient pu les opposer les courges, les calebasses, le coton et le tabac. Pignons,
à d’autres tribus indiennes, eux-mêmes n’ont jamais fait baies et figues de barbarie formaient une nourriture
de la guerre leur leitmotiv. d’appoint. Sous l’empire de la nécessité, ils avaient
À l’instar de leurs prédécesseurs, ce sont avant adopté des techniques d’irrigation pour se prémunir
tout des chasseurs et des cueilleurs dont la sédenta- de la sécheresse. Tout en construisant une série de bar-
risation est liée aux progrès de l’agriculture. C’est rages, de canaux et de réservoirs, ils avaient aussi appris
par leur habileté à se fondre dans un environnement à se constituer des réserves en allant puiser de l’eau de
contraignant, tout en respectant les écosystèmes, qu’ils pluie dans les arroyos, ces cours d’eau temporaires qui

JANVIER-FÉVRIER 2017 99
DÉCOUVERTE VISITE GUIDÉE
se remplissaient au moindre orage. D’où l’importance sons peu claires, les Indiens entreprennent de bâtir des
capitale du stockage. Experts en tissage, en vannerie et cités troglodytiques, c’est-à-dire des villages édifiés à
en tannage, ils utilisaient des fibres végétales (yucca, flanc de falaise, dans des anfractuosités rocheuses qui
sumac, osier, branchages), des roches ou des matières forment des alcôves naturelles. Est-ce pour se prémunir
d’origine animale (peaux, fourrures, os) pour confec- des rigueurs du climat ? S’agit-il d’une mesure défen-
tionner jarres, paniers, corbeilles, vêtements, poteries, sive ? religieuse ? Faut-il y voir la conséquence d’une
ustensiles de cuisine, outils et armes de chasse. pénurie de bois de chauffage ou d’une manière de se rap-
procher des ressources en eau, dont ils dépendaient tant
Cette ingéniosité trouve sa meilleure expression dans l’ar- pour leur survie ?
chitecture.Au milieu du VIIIe siècle, les Anasazis vivent Le mystère demeure entier. Aujourd’hui, on
dans de petites maisons de pisé. Manifestement à la dénombre dans le parc de Mesa Verde 600 ensembles
faveur d’une explosion démographique, la tendance a été architecturaux de ce type. À Cliff Palace, Balcony
au regroupement en hameaux. Vers l’an mille, les com- House et Long House notamment, les touristes sont
munautés villageoises comptent plusieurs centaines sensibles au caractère intime des lieux. À partir des
d’habitants et on estime à 5 000 le nombre d’Anasazis à surplombs rocheux, on y accède par une série d’échelles,
avoir élu domicile à Mesa Verde, soit environ le quart de de tunnels et de sentiers vertigineux et inextricables.
ceux établis dans le sud-ouest du Colorado. Un tournant On se demande comment vivaient les Anasazis dans ces
majeur intervient au début du XIIe siècle. Pour des rai- constructions souvent faites à base de pierres sèches

Manuel Cohen
ESPRITS. Balcony House, autre abri-sous-roche, est aussi accessible
par une échelle (10 m). Il comprend des habitations et deux kivas – ces
structures cérémonielles circulaires creusées dans le sol
(ci-dessous et en bas à g.) qui permettent de dialoguer avec les dieux.

MYSTÈRE. Également à Long House (ci-dessus), la visite du village


sous la falaise dévoile plus de 150 pièces ainsi que de très nombreux
dessins réalisés sur les parois. Son abandon, après quelques décen-
nies d’occupation seulement, reste inexpliqué.
Manuel Cohen

100 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


et de briques cuites solidarisées par du mortier, néces-
sitant un investissement lourd de la communauté. Le
regard se pose sur les maisons (dont certaines font deux
étages), on s’extasie devant le dédale d’encoches qui
permettait aux habitants de descendre dans les forêts
de pins et de genévriers situées en bas des canyons ou de
remonter à la surface pour cultiver leurs champs. Ces
habitations témoignent d’un effort de conception qui
laisse transparaître son usage communautaire. On a
peine à croire que vers 1285 les Anasazis ont dû quitter
les lieux de manière organisée, vraisemblablement à la
suite d’une période de sécheresse, pour faire route vers
le sud (Arizona et Nouveau-Mexique), où ils se sont scin-
dés en plusieurs groupes. Il est cependant possible que
d’autres facteurs (tensions politico-sociales, prophétie,
menaces extérieures) aient pu contribuer à leur départ.

DR
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En décembre 1888, des
cow-boys à la recherche de bétail égaré découvrent, Le musée archéologique
totalement par hasard, les ruines de Cliff Palace. « Un
château enchanté ! » ont-ils déclaré à leur retour. Certes,
les Utes et les Navajos connaissaient l’existence de ces
de Chapin Mesa
sites, mais ils n’avaient jamais osé, par superstition,
s’en approcher de trop près. Trois ans plus tard, Gustaf
Nordenskiöld, un scientifique suédois de passage dans
B âti à proximité des falaises de Spruce Canyon,
le musée constitue le point de départ idéal pour
une première visite. Derrière ses murs d’adobe, le
le Colorado, prend les premières photographies de la cité centre a pour vocation de rappeler l’histoire du parc,
anasazie. Leur publication connaît aussitôt un grand d’insister sur son aspect patrimonial et de rendre
succès. Aussi, pendant la décennie qui suit, les hauteurs hommage aux Anasazis. Il abrite une magnifique
de Mesa Verde deviennent une destination d’autant plus collection d’objets, de photographies et de peintures
populaire que l’on découvre d’autres vestiges archéolo- amérindiennes. Une première galerie expose d’un
giques dans ce que l’on considérait jusqu’alors comme côté les premiers clichés du site au moment de sa
une simple réserve de chasse. Curieux et collectionneurs (re)découverte à la fin du XIXe siècle, et de l’autre
explorent les lieux et endommagent les habitations. une série de dioramas reconstituant la vie dans
Alerté, le gouvernement fédéral se saisit du dos- les pueblos à travers les âges. Les salles suivantes
sier. Le 29 juin 1906, le président Roosevelt, conscient de nous proposent une immersion dans l’univers
la valeur patrimoniale de l’héritage amérindien, signe le des Anasazis. Techniques de construction, art
décret créant le parc national de Mesa Verde. Des années culinaire, armes, représentations rupestres… la
durant, archéologues, ethno-historiens et anthropo­ culture tribale est mise à l’honneur à travers une
logues étudient les sites, tandis que les pouvoirs publics remarquable sélection d’objets. Des vitrines mettent
entreprennent de restaurer les lieux. Une tâche rendue l’accent sur le rapport privilégié des Anasazis à la
difficile par les conditions climatiques, comme en nature, leur ingéniosité, leur conception du monde,
témoignent les incendies – le dernier d’envergure date de tout en démontrant qu’ils ne vivaient pas en vase
2003 – qui menacent de façon endémique la pérennité de clos, comme en témoigne l’existence d’échanges
cet espace naturel réputé pour ses forêts giboyeuses et la intertribaux. Enfin, des peintures saisissantes,
variété de sa flore. Depuis plus d’un siècle, les Anasazis, exécutées par des artistes formés à la célèbre école
quant à eux, suscitent un intérêt sans cesse renouvelé. d’art amérindien de Santa Fe, au Nouveau-Mexique,
On continuera longtemps encore à s’interroger sur les restituent des scènes de la vie quotidienne et des
prouesses d’un peuple besogneux qui ne connaissait ni danses cérémonielles. Une visite indispensable et,
le fer ni la roue, ni les animaux de bât, sur leur modèle surtout, une initiation bienvenue aux mystères de
écologique, et sur les mystères qui entourent leur départ Mesa Verde… L F. A.
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JANVIER-FÉVRIER 2017 101


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JANVIER-FÉVRIER 2017 103


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L’Ouest américain. Le livre d’or des parcs


et du voyage
d’Alain Thomas (Alain Thomas éditeur, deux albums sous coffret,
264 et 288 p., 63 €).

H H H Voici l’œuvre d’une vie, réalisée par un photo-


graphe de talent, le premier en France à s’être intéressé
aux grands espaces nord-américains. Ces deux volumes
sont la version étoffée d’une trilogie éditée il y a vingt-
cinq ans. Car Alain Thomas n’a jamais cessé d’arpenter,
de l’aube au crépuscule, tous les parcs naturels du pays.
Le premier tome déploie les panoramas du plateau du
Colorado et des sites emblématiques de la culture Ana-
sazi. Le second nous conduit notamment en Californie
au cœur du parc Yosemite et à travers les Rocheuses. Les
343 photographies, toutes prises au sol et numérisées
à 240 millions de pixels, techniquement parfaites, sont
habitées par la grâce. Selon les recommandations de l’ar-
tiste, il vaut mieux les regarder sous une lumière directe,
pour profiter pleinement de leur qualité iconographique
et artistique. Elles sont de plus accompagnées de textes
inspirés nous incitant à réfléchir sur ce spectacle d’une
nature préservée et en prise directe avec l’Éternité. L

HISTOIRE étude sont revenus à la ÉPOPÉE ment le spectacle de Buf-


source, aux documents falo Bill. Cet univers fan-
La Présence officiels, replacés dans La Véritable tasmé a fait les grandes
indienne aux leur contexte historique, Histoire de heures du cinéma, de la
États-Unis pour retracer l’histoire l’Ouest américain littérature et même de la
textes réunis et présentés
des Indiens à travers celle de Jacques Portes (Armand
BD. Spécialiste des États-
par Nelcya Delanoë et Joëlle des États-Unis et montrer Colin, 335 p., 22,90 €). Unis, Jacques Portes
Rostkowski (L’Harmattan, l’évolution de la politique a entrepris, dans cette
241 p., 25 €).
fédérale à leur égard. passionnante étude, de
Aujourd’hui, les premiers démêler le faux du vrai,
Américains ont fait, indi- en retraçant, comme
viduellement et collecti- l’indique le titre, la « véri-
vement, la preuve de leur table » histoire du Far
capacité de résistance. Ils West. En 11 tableaux, de
sont parvenus à s’affir- l’arrivée des premiers
mer dans de nombreux Amérindiens à l’exploi-
domaines, en particulier tation du gaz de schiste
dans celui de la culture, et H H H Depuis 1870, dans le Dakota du Nord,
font entendre leurs voix l’Ouest américain a la voici, dure et violente,
HHH Spécialistes de dans le monde pour un nourri un riche imagi- mais finalement encore
l’histoire amérindienne, plus grand respect des naire – le plus souvent plus fascinante que son
les auteurs de cette autochtones. L  caricatural, avec notam- image idéalisée. L

104 HISTORIA NUMÉRO SPÉCIAL


Historia a aimé : Un peu H Beaucoup HH Passionnément H H H Pas du tout H/

ROMAN H H Blutch et Ches- BEAU LIVRE


terfield, les héros des
Colorado-saga, Tuniques bleues, série Les Indiens
1&2 qui se déroule sur fond de d’Amérique
de James Michener (Le Livre guerre de Sécession, sont du Nord
de poche, 625 et 660 p., 5,50 €). chargés d’une mission d’Edward S. Curtis
à haut risque : infiltrer (Taschen, 768 p., 15 €).
les rangs d’une bande de
mercenaires aux ordres
du capitaine Miller, escla-
vagiste notoire, afin de ils ont transcrit dans
l’empêcher de continuer à leurs récits, transmis
harceler les troupes unio- oralement, le souffle
nistes. Ils ne tardent pas d’une énergie vitale
à découvrir son repaire… universelle. Classées
H H H Écrivain et univer- une mine abandonnée. par thèmes, tels que la
sitaire, James Michener Cet épisode, qui a pour création du monde, les
(1907-1997), Prix Pulitzer cadre les forêts du Colo- saisons, l’homme, les ani-
en 1948, mérite large- rado, s’inspire de faits H H H Né en 1868, maux ou les objets et les
ment d’être redécouvert. historiques. L  Edward Sheriff Curtis rites, ces histoires nous
Écrire et voyager, les deux met sa passion pour la emportent dans une autre
passions de sa vie, l’ont RÉCIT photographie au ser- dimension, celle d’un
amené à se spécialiser vice de la sauvegarde univers infini, reliant les
dans les grandes fresques Une Anglaise des cultures indiennes. hommes aux esprits. L 
historiques. Colorado- au Far West Pendant trente ans, il
saga – qui retrace l’essor d’Isabella Lucy Bird
(Payot, 288 p., 8,15 €).
parcourt des milliers ITINÉRAIRES
de Centenial, une ville de kilomètres, prend
des Rocheuses – a ainsi la plus de 40 000 clichés et Parcs de l’Ouest
particularité de débuter rencontre 80 nations américain
à la préhistoire (l’homme indiennes, du Mexique (Gallimard, collection
n’apparaît que vers la au détroit de Béring. Le « Bibliothèque du voyageur »,
416 p., 29,50 €).
centième page…) et de présent ouvrage réunit
s’achever dans les années l’intégralité du portfolio
1970. Une épopée devenue amérindien de Curtis en
un classique… L une seule publication.
L’ouvrage indispensable
BD sur le sujet… L
H H L’auteur se voit
Les Tuniques prescrire un remède sou- MYTHOLOGIE
bleues verain contre le spleen :
« Colorado Story » (vol. 57) voyager. Elle passe Contes et légendes
scénario de Cauvin plusieurs mois dans le des Amérindiens H H H Peu encombrant,
et dessin de Lambil (Dupuis, Colorado. La région n’est choisis et traduits par Marylin abondamment illustré
46 p., 10,60 €). Plénard, ill. d’A. Lefort
alors fréquentée que par et complet, doté d’une
(Flies France, 216 p., 20 €).
des colons, dont le mys- section histoire, de sug-
térieux Rocky Mountain H H H Il ne s’agit pas ici gestions d’itinéraires
Jim, un personnage haut de classiques à raconter et d’un carnet pratique
en couleur. L’excentrique aux enfants, mais plutôt détaillé, l’ouvrage offre
Anglaise en tombera d’une immersion dans une mine d’informations
follement amoureuse… la mythologie originelle pour préparer son périple
Le début d’une romance et la poésie des Amérin- et visiter les 59 parcs
improbable. Une histoire diens du Nord. En prise nationaux que comptent
vraie à dévorer. L
 directe avec la nature, les États-Unis. L

JANVIER-FÉVRIER 2017 105


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militaire de Claude Perdriel.
débarquement Horsa ou Général
Hamilcar américain Directeur éditorial :
Maurice Szafran.
Un point, Directeur éditorial adjoint :
c’est tout ! Guillaume Malaurie.
Caen Directeur délégué :
pris Jean-Claude Rossignol.
à revers
Service abonnements :
Entre Mers Chanteur Historia Spécial, service abonnements,
et Kébir jaune Tenues 4, rue de Mouchy,
Zones de Soldat militaires 60 438 Noailles Cedex.
débarquement américain Tél. France : 01 55 56 70 56 ;
étranger : 00 33 1 55 56 70 56.
A perdu sa Tarifs France : 1 an, 6 numéros
compagnie + Historia (mensuel) 10 numéros
Se pratique + 1 numéro double : 88 €. Tarifs pour
en société l’étranger : nous consulter.
Anciens numéros :
Iwo Jima, Démenti Moulin pour Sophia Publications, BP 65,
ses amis D’où fut 24, chemin Latéral, 45390 Puiseaux.
Okinawa Général
résistants lancé l’appel Tél. : 02 38 33 42 89.
ou à la tête du 18 juin 1940
Guadalcanal de la 2e DB Possessif
RÉDACTION – Rédacteur en chef :
Papier à Éric Pincas (19 39). Rédacteur en
reproduire chef adjoint chargé des Spéciaux :
Livre Victor Battaggion (19 40), assistante :
de la loi Florence Jaccot (19 23). Secrétaires de
mosaïque rédaction : Alexis Charniguet (19 46),
Ni oui ni non Xavier Donzelli (19 45), Jean-Pierre
Syndicat Serieys (19 47). Directeur artistique :
Aura mis Premier ouvrier
ministre français Stéphane Ravaux (19 44) ; rédacteur
au passé
britannique de graphiste : Nicolas Cox (1943).
Note
1940 à 1945 Rédactrices photo :
Annie-Claire Auliard (19 42),
Conflue Claire Balladur Segura (19 41).
Dents à Caen
dures Parcours Comité éditorial : Olivier Coquard,
sinueux Patrice Gélinet, Catherine Salles,
Thierry Sarmant, Laurent Vissière.
Général Lettres Une des Responsable administratif et
en chef du facteur plages du financier : Vincent Gentric (19 18).
de la Fleuve débarquement
France Libre d’Espagne en Normandie Comptabilité : Teddy Merle (19 71).
Direction des ressources humaines :
Agnès Cavanié (19 71).
Sorties
de Directeur des ventes et promotion :
l’ombre Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) ;
ventes messageries : À juste titres
– Benjamin Boutonnet – Réassort
Région De l’air disponible : 04 88 15 12 41,
d’Allemagne pour les www.direct-editeurs.fr.
Lutte pilotes de
guerre Responsable marketing direct :
antiaérienne
Linda Pain (19 14) ;
responsable gestion abonnements :
Officier Isabelle Parez (19 12).
Troupes Cible Communication : Isabelle Rudi-Houet
en aéroportées des FFI (19 70).
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Fabrication : Christophe Perrusson.
Chef Régie publicitaire : Mediaobs
Fin de la Recruteur
Seconde Guerre d’opérations L I M M C – 44, rue Notre-Dame-des-Victoires,
mondiale, Descend C A N N E A S U C R E 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79.
Organe de
le 8 avec le feu Directeur général : Corinne Rougé
l’épuration H D U R R A U L
B A T I S T A S E C (01 44 88 93 70, crouge@mediaobs.com) ;
Douce en directeur commercial :
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musique Jean-Benoît Robert (01 44 88 97 78,
D A M N E E C R U E jbrobert@mediaobs.com) ;
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ou Victoria publicité littéraire : Pauline Duval
S E M U R A S I E (01 70 37 39 75, pduval@mediaobs.com).
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Mena Toujours S C O R B U T E P Impression : G. Canale & CSPA, via
dans la bonne en tête I S A T A N S A Liguria, 24, Borgaro T. se 10071, Turin.
direction I G B S R I O I N G Imprimé en Italie/Printed in Italy.
A L B A I E O N Dépôt légal : janvier 2017. © Sophia
Publications. Commission paritaire :
P R E V U P L E B E
no 0321 K 80413. ISSN : 2114-544X.
E A D I O S Historia numéro Spécial est édité par
L S D O G M la société Sophia Publications.
O S S U E S Ce numéro comporte un encart
Les… et les P E S O E E E abonnement Historia sur les
Élément Morts, célèbre G E N I S S E exemplaires kiosque France + étranger
de roman (hors Suisse et Belgique).
réponse de guerre Solution du numéro 32 Crédits de couverture :
Frédéric Hanoteau/SHD.

106 SECONDE GUERRE MONDIALE

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