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Marx - 1847

LE COMMUNISME DU « RHEINISCHER BEOBACHTER »

[Deutsche-Brusseler-Zeitung, 12 septembre 1847.]

Bruxelles, 5 septembre.Dans le numéro 70 du présent journal, un article du Rh. Beobachter est


introduit par ces mots : « Le Rh. Beobachter prêche, dans son numéro 206, le communisme comme
suit. »

Que ce soit là une remarque ironique ou non, les communistes ne sauraient admettre sans
protester que le Rh. Beobachter puisse prêcher le « communisme », et ils doivent surtout protester
contre l'affirmation selon laquelle l'article communiqué dans le numéro 70 de la D-B-Z serait
communiste.

Si une certaine fraction des socialistes allemands a tempêté sans discontinuer contre la
bourgeoisie libérale, et cela d'une façon qui a avantagé seulement les gouvernements allemands ;
si, maintenant, s'appuyant sur les phrases de ces gens, des journaux gouvernementaux tels que le
Rh. Beobachter prétendent que ce n'est pas la bourgeoisie libérale mais le gouvernement qui
représente les intérêts du prolétariat, les communistes déclarent n'avoir rien en commun ni avec
les premiers, ni avec les derniers.

On a voulu, certes, rendre les communistes responsables de tout cela ; on leur a prêté le dessein
de s'allier avec le gouvernement.

Cette accusation est ridicule. Le gouvernement ne peut pas s'allier aux communistes, les
communistes ne peuvent pas s'allier au gouvernement, pour la simple raison que les
communistes sont, de tous les partis révolutionnaires de l'Allemagne, le parti le plus
révolutionnaire, et parce que le gouvernement sait cela mieux que quiconque.

Imagine-t-on que les communistes puissent s'allier à un gouvernement qui les a déclarés
coupables de haute trahison et qu'il traite comme tels ?

Imagine-t-on que le gouvernement puisse propager dans ses organes des principes qui sont
considérés en France comme anarchiques, incendiaires, dissolvants pour toutes les institutions
sociales, et auxquels ce même gouvernement ne cesse d'attribuer précisément les mêmes
qualificatifs ?

C'est absurde. Voyons le prétendu communisme du Rb. Beobachter, et nous constaterons qu'il
est bien innocent. Voici le début de l’article :

« Si nous considérons notre (!) situation sociale, nous voyons partout les plus grandes
anomalies et les besoins (!) les plus urgents, et nous sommes obligés de le dire : il y a eu
beaucoup de négligences. Voilà un fait incontestable, et la question se pose seulement
(!) : d'où cela vient-il ? Nous sommes persuadés que notre constitution n'y est pour rien,
car (!) en France et en Angleterre la situation sociale est dans un état (!) bien pire.
Néanmoins (!), le libéralisme ne cherche le remède que dans la représentation ; si le
peuple était représenté, il saurait, bien sûr, se tirer d'affaire. Voilà qui est, de toute
évidence, tout à fait illusoire, mais pareillement (!) extrêmement (!) plausible. »

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Dans ces phrases, on a l'image exacte du Beobachter, qui est en train de ronger sa plume, ne
sachant comment trouver un début d'article, spéculant, biffant, se remettant à écrire, et
réussissant ainsi à la fin, après un notable laps de temps, le magnifique passage cité ci-dessus.
Pour arriver au libéralisme, son dada congénital, il commence par « notre situation sociale », donc,
Strictement parlant, par la situation sociale du Beobachter, qui peut, certes, avoir ses
désagréments. Grâce à la plus triviale des observations que notre situation est misérable
et que l'on a négligé beaucoup de choses, il parvient, à travers quelques phrases fort hérissées
d'épines, à un point où la question se pose seulement : d'où cela vient-il ? Mais cette question se
pose à lui seulement pour aussitôt disparaître. Au vrai, le Beobachter ne nous dit pas d'où cela
vient, il ne nous dit pas non plus d'où cela ne vient pas, il nous dit seulement ce d'où il est persuadé
que cela ne vient pas, et, naturellement, pas de la constitution prussienne. De la constitution
prussienne, il parvient, moyennant un audacieux « car », à la France et à l'Angleterre, et de là
jusqu'au libéralisme prussien, il ne lui faut naturellement qu'un petit bond, qu'il exécute avec
légèreté, s'appuyant sur un « néanmoins » parfaitement immotivé. Et le voilà enfin arrivé sur le
terrain recherché où il peut s'exclamer : « Voilà qui est, de toute évidence, tout à fait illusoire, mais
tout autant extrêmement plausible. » Mais tout autant extrêmement !!!

Est-il possible que les communistes soient tombés si bas que l'on puisse leur attribuer la paternité
de pareilles phrases, de pareilles transitions, de pareilles questions qui surgissent et disparaissent
avec légèreté, de pareils « seulement », « car » et « néanmoins », et surtout la formule « mais tout
autant extrêmement » ?

Excepté le « vieux stratège » Arnold Ruge, il n'existe que peu d'hommes en Allemagne qui
sauraient écrire de cette façon, et ces rares hommes sont tous conseillers consistoriaux au
ministère de M. Eichhorn.

On ne nous demandera pas de nous arrêter à ce passage introductif. Il n'a pas d'autre contenu que
sa forme gauche, il n'est que la porte par laquelle nous entrons dans les salles où notre conseiller
consistorial prêche en observateur une croisade contre le libéralisme.

Écoutons ceci :

« Le libéralisme a, d'emblée, l'avantage d'approcher le peuple sous des dehors plus


légers et plus agréables que ne le fait la bureaucratie. (Évidemment, M. Dahlmann ou M.
Gervinus eux-mêmes n'écrivent pas de manière aussi pesante et aussi grossière.) Il parle
du bien du peuple et des droits du peuple. Mais, en vérité, le peuple n'est pour lui qu'une
occasion de faire peur au gouvernement ; le peuple lui sert de chair à canon dans le
grand assaut contre la puissance gouvernementale. S'emparer du pouvoir de l'État,
voilà la vraie tendance du libéralisme ; le bien du peuple, c'est pour lui chose
secondaire. »

L'éminent conseiller consistorial croit-il, ce disant, avoir dit au peuple une chose nouvelle ? Le
peuple, et surtout la partie communiste du peuple, sait fort bien que la bourgeoisie libérale ne
poursuit que son propre intérêt ; qu'il ne faut pas trop se fier à ses sympathies pour le peuple.
Mais si M. le conseiller consistorial en conclut que les bourgeois libéraux exploitent à leurs fins le
peuple, pour autant qu'il prend part au mouvement politique, nous sommes obligés de lui
répondre : cela est, évidemment, tout à fait plausible pour un conseiller du consistoire, mais tout
autant extrêmement illusoire.

Le peuple ou, pour substituer à cette expression diffuse et incertaine un terme précis, le
prolétariat, raisonne tout à fait autrement qu'on ne se l'imagine au ministère des cultes. Le
prolétariat ne demande pas si le bien du peuple est pour les bourgeois chose secondaire ou chose
principale, s'ils veulent ou ne veulent pas se servir des prolétaires comme chair à canon. Le
prolétariat ne demande pas ce que les bourgeois veulent seulement, mais ce à quoi ils sont

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contraints. Il demande si l'état présent des choses politiques, le règne de la bureaucratie, lui offrira
plus de moyens d'atteindre ses propres fins que l'état de choses auquel aspirent les libéraux : le
règne de la bourgeoisie. Il lui suffit, pour cela, de comparer la position politique du prolétariat en
Angleterre, en France et en Amérique avec celle du prolétariat en Allemagne, pour constater que
le règne de la bourgeoisie met entre les mains du prolétariat non seulement des armes
entièrement nouvelles pour le combat contre la bourgeoisie, mais qu'il lui procure aussi une
position tout autre, une position de parti reconnu.

Or, M. le conseiller consistorial croit-il que le prolétariat, qui se rallie de plus en plus au parti
communiste, que ce prolétariat ne saura pas utiliser la liberté de la presse, la liberté de
l'association ? Qu'il aille donc lire les journaux ouvriers, anglais et français ! Qu'il aille donc assister
une fois à un seul meeting des chartistes !

Cependant, au ministère des cultes où l'on rédige le Rh. Beobachter, on se fait des idées étranges
sur le prolétariat. On pense avoir à faire à des paysans poméraniens ou à des portefaix berlinois.
On croit avoir atteint les limites extrêmes de la profondeur d'esprit, quand on promet au peuple,
non plus panem et circenses, mais panem et religionem, pain et religion au lieu de pain et jeux. On
se figure un prolétariat qui souhaiterait qu'on vînt l'assister, on ne pense pas au fait qu'il n'attend
de l'aide de personne, sauf de lui-même. On ne soupçonne pas que le prolétariat soit capable de
sonder tout autant le tréfonds des discours de messieurs les conseillers consistoriaux sur le
« bien du peuple » et la mauvaise situation sociale que les discours semblables des bourgeois
libéraux.

Et pourquoi le bien du peuple est-il chose sans importance aux yeux des bourgeois ? Le Rh.
Beobachter répond : la Diète réunie l'a démontré, la perfidie s'étale devant nos yeux. L'impôt sur
le revenu fut, pour le libéralisme, l'épreuve de force, mais il y a échoué.

Les voilà, ces braves conseillers consistoriaux qui, dans leur innocence économique, s'imaginent
qu'ils peuvent jeter de la poudre aux yeux du prolétariat moyennant l'impôt sur le revenu !

La taxe sur la viande et la mouture frappent directement le salaire ; l'impôt sur le revenu frappe
le profit du capital. Extrêmement plausible, n'est-il pas vrai, M. le conseiller consistorial ? Mais les
capitalistes n'admettront pas et ne peuvent pas admettre qu'on taxe impunément leurs profits. La
concurrence l'exige déjà, quant à elle. Dans quelques mois, après l'introduction de l'impôt sur le
revenu, le salaire se trouverait donc diminué exactement du montant dont il s'est augmenté
effectivement par suite de la suppression de la taxe sur la viande et la mouture, laquelle a entraîné
la baisse des prix des victuailles.

Le niveau du salaire qui s'exprime non pas en argent, mais dans les subsistances nécessaires au
travailleur, autrement dit le niveau du salaire non pas nominal mais réel dépend du rapport entre
l'offre et la demande. Un changement du mode d'imposition peut causer une gêne momentanée,
mais, à la longue, il n'y fera rien.

Le seul avantage économique de l'impôt sur le revenu, c'est qu'il est perçu à meilleur compte, et
de cela, le conseiller consistorial ne parle pas. Au demeurant, cette circonstance non plus ne
rapporte rien au prolétariat.

À quoi se réduit donc tout ce bavardage à propos de l'impôt sur le revenu ?

Premièrement, le prolétariat n'a, dans toute cette affaire, aucun intérêt, ou c'est seulement un
intérêt momentané.

Deuxièmement, le gouvernement, qui entre quotidiennement en contact direct avec le prolétariat,


et l'affronte hostilement lors de la perception de l'impôt sur la viande et la mouture, ce

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gouvernement demeure, quand il s'agit d'impôt sur le revenu, à l'arrière-plan, et il force la
bourgeoisie de se charger entièrement de l'odieuse fonction de peser sur le salaire.

Par conséquent, l'impôt sur le revenu n'aurait des avantages que pour le gouvernement, ce qui
explique la colère des conseillers consistoriaux quand ils voient que cet impôt est rejeté. Mais
admettons, ne serait-ce qu'un instant, que le prolétariat est intéressé dans cette affaire ; cette
Diète-là pouvait-elle l’approuver ?

Aucunement. Elle ne devait approuver le moindre crédit, elle devait laisser le système de finances
exactement comme il était, aussi longtemps que le gouvernement n'avait pas satisfait toutes ses
revendications. Le refus du crédit est, dans toutes les assemblées parlementaires, le moyen par
lequel le gouvernement est contraint de faire des concessions à la majorité. Le refus conséquent
de voter des crédits fut le seul où la Diète se montra énergique, et c'est la raison pour laquelle les
conseillers consistoriaux déçus sont obligés de chercher à rendre ce refus suspect devant le
peuple.

Et pourtant, toujours selon le Rh. B., ce furent les organes du libéralisme qui ont vraiment mis sur
le tapis l'impôt sur le revenu.

Très juste, et c'est là une mesure purement bourgeoise. C'est pourquoi les bourgeois peuvent
pourtant le refuser, lorsqu'il leur est proposé à un moment inopportun par des ministres auxquels
ils ne peuvent accorder la moindre confiance. Du reste, nous prenons acte de cet aveu concernant
la paternité de l'impôt sur le revenu ; il nous sera utile plus tard.

Après s'être livré, pendant quelques instants, à un bavardage aussi vide que confus, le conseiller
consistorial achoppe soudain sur le prolétariat :

« Que veut dire le mot " prolétariat" ? (Voilà de nouveau une de ces questions qui
surgissent seulement pour ne pas trouver réponse.) Ce n'est pas exagéré si nous (c'est-
à-dire les conseillers consistoriaux du Rh. B., et nullement les autres journaux profanes)
disons : un tiers du peuple n'a aucune base d'existence, et un autre tiers est près du
déclin. L'affaire des prolétaires est l'affaire de la grande majorité du peuple, la question
cardinale. »

Étonnant qu'une seule Diète réunie, avec une opposition minimale, mette à la raison ces
bureaucrates ! Il n'y a pas longtemps, le gouvernement n'a-t-il pas défendu aux journaux
d'affirmer pareilles exagérations, comme si nous avions, en Prusse, un prolétariat ? N'a-t-il
menacé d'interdiction, entre autres, la Trier'sche Zeitung pourtant si innocente ! parce qu'elle
cherchait, de manière malveillante, à faire accréditer l'existence même, en Prusse, des mauvaises
conditions du prolétariat telles qu'elles existent en France et en Angleterre ? Libre au
gouvernement de faire ce qu'il veut. Prenons aussi acte de ce que la grande majorité du peuple
sont des prolétaires.

« La Diète, apprenons-nous encore, a considéré la question de principe comme la


question cardinale, c'est-à-dire la question de savoir si la haute assemblée devait
recevoir le pouvoir de l'État. Et le peuple, que devait-il recevoir ? Pas de chemins de
fer, pas de banque de crédit foncier, pas de réductions d'impôt ! Bienheureux
peuple ! »

Remarquez notre conseiller consistorial, les cheveux bien lissés, qui commence tout doucement à
montrer le bout de l'oreille. « La Diète a considéré la question de principe comme la question
cardinale. » Sainte simplicité de ces tendres serpents de verre ! La question de savoir si l'on peut
mettre à la disposition du gouvernement un emprunt de 30 millions, un impôt sur le revenu d'un
rendement impossible à déterminer d'avance, une banque agricole grâce à laquelle il pourrait

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contracter de 400 à 500 millions sur les domaines à ce gouvernement actuel, indécent et
réactionnaire, et le rendre ainsi indépendant à tout jamais ; ou si l'on doit le traiter
parcimonieusement pour l'amener, par le refus de crédits, à se soumettre à l'opinion publique :
tout cela, ce patte-pelu de conseiller du consistoire l'appelle la question de principe!

« Et le peuple, que devait-il recevoir ? » demande le consistorial compatissant ? « Pas de chemins


de fer » mais dans ce cas il n'aura pas non plus à payer des impôts pour couvrir les intérêts de
l'emprunt et les grandes pertes inévitables lors de l'exploitation de cette ligne ferroviaire. « Pas
de banques agricoles ! » Notre conseiller consistorial n'insinue-t-il pas que le gouvernement serait
prêt à accorder des crédits aux prolétaires ? Bien au contraire, il voulait accorder des crédits à la
noblesse, que le peuple devait payer. Par ce moyen, les paysans se seraient vu faciliter le rachat
des corvées. Si les paysans attendent encore quelques années, ils n'auront probablement pas
besoin de les racheter. Quand les seigneurs féodaux passeront sous les fourches des paysans, et ce
jour pourra arriver facilement, les corvées cesseront d'elles-mêmes.

« Pas d'impôt sur le revenu. » Mais aussi longtemps que l'impôt sur le revenu ne rapporte au peuple
aucun revenu, il peut lui être complètement indifférent.

« Bienheureux peuple, poursuit le conseiller consistorial, toi qui as, n'est-ce pas, gagné
la question de principe ! Et si tu ne comprends pas ce que cela signifie, fais-le-toi
expliquer par tes représentants ; pendant qu'ils pérorent, tu oublieras peut-être ta
faim ! »

Qui oserait encore dire que la presse allemande n'est pas libre ? Le Rh. Beobachter emploie ici, tout
à fait impunément, une formule que maint jury provincial, en France, considérerait carrément
comme une excitation des diverses classes de la société les unes contre les autres et les feraient
punir en conséquence.

Le conseiller consistorial se comporte d'ailleurs d'une manière terriblement maladroite. Il


voudrait flatter le peuple, et ne le croit même pas capable de savoir quel genre de chose est la
question de principe. Comme il doit feindre qu'il compatit avec la faim du peuple, il se venge en
le déclarant sot et politiquement inapte. Le prolétariat sait si bien ce qu'est la question de
principe, qu'il ne reproche pas à la Diète de l'avoir gagnée mais de ne pas l'avoir gagnée. Le peuple
reproche à la Diète d'être restée sur la défensive, de ne pas être passée à l'attaque, de n'être pas
allée dix fois plus loin. Il lui reproche de n'avoir pas eu une attitude assez énergique pour
permettre au prolétariat de participer au mouvement. Certes, le prolétariat ne pouvait
s'intéresser à des droits qui affectent les ordres. Mais une Diète qui réclame des cours d'assises,
l'égalité devant la loi, l'abolition des corvées, la liberté de la presse, la liberté de coalition et une
véritable représentation, une Diète qui aurait rompu une fois pour toutes avec le passé et aurait
adapté ses revendications aux besoins du temps et non aux lois anachroniques, pareille Diète
pouvait compter sur l'appui le plus vigoureux du prolétariat.

Le Beobachter reprend :

« Prions Dieu que cette Diète n'absorbe pas le pouvoir gouvernemental, sinon, toutes
les améliorations sociales seraient irrémédiablement enrayées. »

M. le conseiller consistorial peut demeurer en paix. Une Diète qui n'a pas pu venir à bout du
gouvernement prussien, le prolétariat ne tardera pas, en cas de besoin, à venir à bout d'elle.

« Il a été dit, observe encore le conseiller consistorial, que l'impôt sur le revenu
conduit à la révolution, au communisme. À la révolution sans contredit, c'est-à-dire à
une transformation des conditions sociales, à la suppression de la misère illimitée. »

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Ou bien le conseiller consistorial veut se moquer de son public et dire simplement : l'impôt sur le
revenu supprime la misère illimitée pour lui substituer la misère limitée, et d'autres mauvaises
plaisanteries berlinoises du même genre, ou bien il est l'ignorant le plus grand et le plus effronté
qui soit en matière d'économie politique. Il ne sait pas qu'en Angleterre, l'impôt sur le revenu
existe depuis sept années, et qu'il n'a transformé aucune condition sociale, pas l'épaisseur d'un
cheveu de la misère illimitée. Il ne sait pas que là où, en Prusse, existe la misère la plus illimitée,
dans les villages de tisserands de Silésie et de Ravensberg, chez les petits paysans silésiens et
posnaniens, mosellans et vistulois, que c'est précisément là qu'existe l'impôt de classe, autrement
dit l'impôt sur le revenu.

Mais comment répondre sérieusement à de pareilles absurdités ? Voici la suite :

« Au communisme aussi, tel qu'on l'entend, justement... Là où, par le commerce et


l'industrie, tous les rapports sont tellement entrelacés et mouvants que l'individu
singulier ne peut pas se maintenir dans le torrent de la concurrence, il est renvoyé,
par la nature des rapports, à la société, qui doit égaliser, dans les cas particuliers, les
conséquences des fluctuations générales. La société est alors solidairement
responsable de l'existence de ses membres. »

Voilà, en vérité, le communisme du Rh. Beobachter. Donc : dans une société comme la nôtre, où nul
n'est assuré de son existence, de sa situation dans la vie, la société aurait le devoir d'assurer à
chacun son existence. Le conseiller consistorial reconnaît d'abord que la société existante en est
incapable, et ensuite il exige d'elle qu'elle fasse néanmoins cette chose pour elle impossible.

Mais elle doit rattraper dans les cas particuliers tout ce dont elle ne peut se soucier dans ses
fluctuations générales : c'est ainsi que raisonne le conseiller consistorial.

« Un tiers du peuple n'a aucune base d'existence, et un autre tiers est sur le point de
dépérir. »

Donc, dix millions d'individus chez qui il convient d'égaliser, dans tels cas particuliers. Le
conseiller consistorial croit-il en toute sincérité que le pauvre gouvernement prussien réussira cet
exploit ?

Assurément, c'est-à-dire grâce à l'impôt sur le revenu, qui conduit au communisme tel que l'entend
justement le Rh. Beobachter.

Parfaitement. Après avoir radoté sur un prétendu communisme ; après avoir expliqué que la
société est responsable solidairement de l'existence de ses membres et qu'elle doit prendre soin
d'eux bien qu'elle en soit incapable; après ces fourvoiements, ces contradictions, ces impossibles
exigences, on nous tient pour capables d'accepter l'impôt sur le revenu comme la mesure qui
résoudra toutes les contradictions, rendra possibles toutes les impossibilités, rétablira la
solidarité de tous les membres de la société.

Nous renvoyons au mémoire de M. von Duesberg traitant de l'impôt sur le revenu et qui a été
soumis à la Diète. Dans ce mémoire, la recette de l'impôt sur le revenu avait déjà trouvé son emploi
jusqu'au dernier sou. Le gouvernement, gêné, n'avait pas un liard de reste pour égaliser les
fluctuations dans les cas particuliers, pour accomplir les devoirs de solidarité de la société. Et
même si, au lieu de dix millions, seulement dix individus avaient été envoyés, par suite des
circonstances, à M. von Duesberg, M. von Duesberg aurait été forcé de les éconduire.

Mais non, nous nous trompons ; outre l'impôt sur le revenu, M. le conseiller au consistoire dispose
encore d'un autre moyen pour introduire le communisme tel qu'il l'entend, justement :

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« Qu'est-ce que l'alpha et l'oméga de la foi chrétienne ? Le dogme du péché originel et
de la rédemption. Et c'est là que réside le lien de solidarité de l'humanité à sa plus
haute puissance ; un pour tous et tous pour un. »

Bienheureux peuple ! Voilà la question cardinale résolue pour l'éternité. Le prolétariat trouvera,
sous les ailes de l'aigle prussien, doublées des ailes du Saint-Esprit, deux inépuisables sources de
vie : premièrement, l'excédent de l'impôt sur le revenu sur les besoins ordinaires et
extraordinaires de l'État, lequel excédent est égal à zéro ; et, deuxièmement, les revenus des
domaines célestes du péché originel et de la rédemption, qui sont eux aussi égaux à zéro. Ces deux
zéros fournissent un terrain magnifique pour le tiers du peuple qui n'a aucune base d'existence,
un soutien puissant pour l'autre tiers qui est près du déclin. Sans conteste, excédents imaginaires,
péché originel et rédemption apaiseront la faim du peuple tout autrement que ne le font les longs
discours des députés libéraux ! On lit encore :

« Nous prions aussi dans le Pater : " Ne nous induis pas en tentation. " Et ce que nous
demandons pour nous, nous devrions le pratiquer nous-mêmes envers nos prochains. Or,
nos conditions sociales ne font que tenter l'homme, et l'excès de misère incite au crime. »

Et, nous, messieurs les bureaucrates, juges et conseillers consistoriaux de l'État prussien, nous
avons ces égards quand nous faisons, à cœur joie, rouer, décapiter, emprisonner et fouetter,
« induisant » ainsi les prolétaires « en tentation » de nous faire à leur tour rouer, décapiter,
emprisonner et fouetter plus tard. Ce qui ne manquera pas d'arriver.

« Cette situation, déclare M. le conseiller consistorial, un État chrétien ne doit pas la


tolérer, il lui faut y porter remède. »

Sans doute, par des hâbleries absurdes sur les obligations de solidarité de la société, par des
excédents imaginaires et des traites non acceptables sur Dieu le père, le fils et compagnie.

« On pourrait aussi nous épargner le bavardage franchement ennuyeux sur le


communisme, opine notre conseiller consistorial observateur. Si seulement ceux qui
y sont appelés développent les principes sociaux du christianisme, les communistes
auront tôt fait de se taire. »

Les principes sociaux du christianisme ont eu maintenant dix-huit siècles pour se développer, et
ils n'ont pas besoin d'un nouveau développement par des conseillers consistoriaux.

Les principes sociaux du christianisme ont justifié l’esclavage antique, magnifié le servage
médiéval, et ils s’entendent également, en cas de besoin, à plaider l’oppression du prolétariat, fût-
ce en ayant l’air quelque peu contrit. Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité
d’une classe dominante et d’une classe opprimée, et ils n’ont pour celle-ci que le vœu pieux que la
première veuille bien se montrer charitable.

Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel la compensation consistoriale de toutes
les infamies et justifient de la sorte la permanence de ces infamies sur notre terre.

Les principes sociaux du christianisme considèrent toutes les vilenies des oppresseurs envers les
opprimés soit comme le juste châtiment du péché originel et des autres péchés, soit comme des
épreuves que le Seigneur, dans son infinie sagesse, inflige aux hommes délivrés du péché.

Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l'abaissement, la


servilité, l'humilité, bref toutes les qualités de la canaille, et le prolétariat, qui refuse de se laisser
traiter en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit
d'indépendance beaucoup plus encore que de son pain.

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Les principes sociaux du christianisme sont fourbes, et le prolétariat est révolutionnaire.

C'en est assez quant aux principes sociaux du christianisme. Voyons plus loin :

« Nous avons reconnu la réforme sociale comme la vocation la plus noble de la


monarchie. »

Est-ce bien vrai ? Jusqu'ici, il n'en fut pas du tout question. Toutefois, admettons-le. Et en quoi
consiste la réforme sociale de la monarchie ? À faire accepter un impôt sur le revenu dérobé aux
organes du libéralisme, un impôt qui doit offrir des excédents dont le ministre des finances ne sait
rien ; à créer des banques de crédit agricole insolvables ; à construire des chemins de fer en Prusse
orientale et surtout à tirer profit d'un énorme capital de péché originel et de rédemption !

« Voilà ce que commande l'intérêt même de la royauté » la royauté doit donc être tombée
bien bas !

« C'est ce qu'exige la détresse de la société » qui réclame, pour l'instant, bien plus de droits
protecteurs que de dogmes.

« C'est ce que recommande l'Évangile » tout, absolument tout le recommande, sauf l'état
effroyablement sinistre du Trésor prussien, ce gouffre qui, en trois ans, aura englouti
irrémédiablement les 15 millions russes. Au demeurant, l'Évangile recommande des tas de choses,
et parmi elles, même la castration, comme début de la réforme sociale sur soi-même. (Matthieu,
XXV.)

« La royauté, nous explique notre conseiller consistorial, ne fait qu'un avec le peuple. » Ce mot
n'est qu'une variante de la vieille formule « l'État, c'est moi », et c'est même très exactement la
formule qu'employa Louis XVI le 23 juin 1789 à l'encontre de ses états généraux rebelles : si vous
n'obéissez pas, je vous renvoie chez vous « et seul je ferai le bonheur de mon peuple ».

Pour se décider à employer cette formule, la royauté doit déjà se sentir très harcelée, et notre
savant conseiller consistorial sait certainement comment le peuple français a remercié Louis XVI
de l'avoir employée.

« Le trône, assure encore M. le conseiller consistorial, doit reposer sur la large base du peuple,
c'est là qu'il se trouve le mieux. » À savoir, tant que les larges épaules du peuple ne jetteront pas
dans le ruisseau, d'un sursaut puissant, cette surélévation importune.

« L'aristocratie, conclut M. le conseiller consistorial, laisse à la royauté sa dignité et lui confère une
parure poétique, tout en lui retirant la puissance réelle. La bourgeoisie lui enlève et la puissance
et la dignité, et ne lui donne qu'une liste civile. Le peuple conserve à la royauté sa puissance, sa
dignité et sa poésie. »

Dans ce passage, M. le conseiller consistorial prend malheureusement trop au sérieux la


rodomontade de Frédéric-Guillaume, l'appel à Son peuple dans le discours du trône. Son dernier
mot est : chute de l'aristocratie, chute de la bourgeoisie, établissement d'une monarchie
s'appuyant sur le peuple.

Si ces revendications n'étaient pas purement chimériques, elles renfermeraient une révolution
complète.

Nous n'allons point nous arrêter au fait que l'aristocratie ne peut être renversée autrement que
par la bourgeoisie et le peuple réunis, que la domination du peuple dans un pays où aristocratie
et bourgeoisie existent encore côte à côte est pur non-sens. À ces extravagances d'un conseiller
consistorial du ministre Eichhorn, on ne saurait répondre par des arguments sérieux.

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À ces messieurs qui voudraient sauver la royauté prussienne, apeurée par un saut périlleux dans
le peuple, nous ne ferons que quelques remarques bienveillantes.

De tous les éléments politiques, le peuple est le plus dangereux pour un roi. Pas le peuple dont
parle Frédéric-Guillaume, pas celui qui, les larmes aux yeux, dit merci pour avoir reçu un coup de
pied et un silbergros ; ce peuple-là n'est absolument pas dangereux, car il n'existe que dans
l'imagination du roi. Mais le peuple réel, les prolétaires, les petits paysans et la plèbe, c'est, comme
dit Hobbes, puer robustus sed malitiosus, un enfant robuste mais malicieux, et il ne se laisse mener
en bateau ni par des rois maigres, ni par des rois pansus.

Ce peuple-là arracherait à Sa Majesté, avant toute chose, une constitution en même temps que le
suffrage universel, la liberté d'association, la liberté de la presse et autres choses désagréables.

Et une fois en possession de tout cela, il l'utiliserait à seule fin d'expliquer aussi vite que possible
ce qu'est la puissance, la dignité et la poésie de la royauté.

Le digne détenteur actuel de cette royauté pourrait alors s'estimer heureux si le peuple
l'embauchait comme déclamateur public auprès de l'association des ouvriers berlinois, avec une
liste civile de 250 thalers et un grand verre de bière blanche par jour.

Si messieurs les conseillers consistoriaux, qui président aujourd'hui aux destinées de la


monarchie prussienne et du Rh. Beobachter, devaient avoir des doutes à ce sujet, ils n'auraient
qu'à jeter un coup d'œil sur l'histoire. L'histoire fait aux rois qui en appellent à leur peuple des
horoscopes bien différents.

Charles Ier d'Angleterre en appela, lui aussi, à Son peuple, par-dessus ses ordres. Il appela son
peuple aux armes contre le parlement. Mais le peuple se déclara contre le roi, chassa du parlement
tous les membres qui ne représentaient pas le peuple et finit par faire décapiter le roi par le
parlement devenu le représentant réel du peuple. Ainsi se termina l'appel de Charles I er à son
peuple. Cela s'est produit le 30 janvier 1649 et son jubilé de deux cents ans sera célébré en 1849.

Louis XVI de France en appela, lui aussi, à Son peuple. Pendant trois ans, il fit sans cesse appel à
une partie du peuple au nom de l'autre partie ; il chercha Son peuple, le vrai peuple, le peuple
brûlant d'enthousiasme pour Lui, et ne le trouva nulle part. Finalement, il le trouva dans le camp
de Coblence, derrière les rangs de l'armée des Prussiens et des Autrichiens. « C'en est trop », se
dit son peuple en France. Le 10 août 1792, il enferma l'appelant au Temple, et convoqua la
Convention nationale qui le représentait sous tous les rapports.

Cette Convention se déclara compétente pour juger de l'appel de l'ex-roi et, après quelques
délibérations, elle envoya l'appelant sur la place de la Révolution où il fut guillotiné le 21 janvier
1793.

Voilà ce qui arrive quand les rois font appel à Leurs peuples. Quant à savoir ce qui arrive quand des
conseillers consistoriaux veulent instaurer une monarchie démocratique, il nous faut encore
patienter.

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