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MERVEILLEUX DE L’ESPRIT RÉEL :

UNE LECTURE DES INTERVENTIONS SURRÉALISTES

Tania Collani

Si le binôme entre la spiritualité et le merveilleux respecte une conception


des deux catégories partagée dans le sentiment de la transcendance,
le rapprochement entre l’esprit et la réalité se veut manifestement et
intentionnellement contradictoire. En ce sens, « l’esprit réel » renferme et
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décrit la poétique de la rencontre fortuite et du rapprochement arbitraire qui
caractérise le merveilleux typiquement surréaliste, c’est-à-dire le merveilleux

merveilleux et spiritualité • pups • 2014


tel qu’il se manifeste dans les œuvres du groupe surréaliste, surtout dans la
première moitié du xxe siècle.
Nous avons déjà eu l’opportunité d’analyser dans le détail plusieurs textes
surréalistes 1, et nous avons pu constater que le merveilleux est non seulement
une constante dans la production littéraire du groupe animé par André
Breton 2, mais qu’il fait aussi l’objet de nombreuses réflexions théoriques et
critiques de la part des surréalistes. Ne se limitant pas à une étude générique
littéraire, ces interventions se penchent sur la problématique du merveilleux
comme dimension vaste, touchant à la philosophie et à la phénoménologie
de la vie quotidienne. Nous verrons que ce que nous définissons comme
« merveilleux surréaliste » est le fruit d’une sédimentation d’expériences et
de définitions qui étaient déjà courantes avant l’apparition du surréalisme.
En croisant les données tirées de la critique et de la production littéraire
surréaliste, nous avons constaté que la « réalité » de l’esprit est à la base de
la philosophie surréaliste : ainsi, la matérialisation et la conceptualisation
d’images non censurées, devient le tremplin pour les définitions surréalistes du
« merveilleux moderne » et du « merveilleux quotidien ».

1 T. Collani, Le Merveilleux dans la prose surréaliste européenne, Paris, Hermann, 2010.


2 Sur l’importance d’André Breton pour cette réflexion, voir l’introduction (p. 17) et les articles
A. Bonord (p. 177) ou M. Burkhardt (p. 228).

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RACINES DU MERVEILLEUX SURRÉALISTE.
LE MERVEILLEUX : UN CONCEPT QUI EXCÈDE ET DÉBORDE

Le merveilleux est une idée et une catégorie largement exploitée au xviii e


et xixe siècles, non seulement par les critiques littéraires, mais aussi par un
grand nombre de médecins, occultistes, religieux et spécialistes en psychologie.
Généralement, le merveilleux constitue un synonyme de « surnaturel » et sa
définition se rapproche souvent à tout ce qui est lié aux croyances populaires,
à la magie, aux événements scientifiquement non prouvables, à la sphère du
miracle, de la légende et du mythe, à tous les champs concernant le spiritualisme
et une approche de l’homme non physique. La signification large du merveilleux
des surréalistes, sa tendance à déborder du champ strictement littéraire, vient
donc de plus loin et d’une accumulation de définitions et d’usages précédents.
En parcourant brièvement, en guise d’exemple, les études sur le merveilleux
qui ont précédé la théorisation surréaliste, nous avons remarqué que le mot
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merveilleux est employé comme un conteneur pour tout ce qui n’est pas
explicable et, surtout, pour tout ce qui n’est pas classable uniquement dans un
domaine du savoir : le merveilleux franchit les limites du connu et il touche
à ce qui ne peut pas être uniquement spirituel, ce qui n’est pas exclusivement
scientifique, folklorique ou littéraire, etc. Nous sommes persuadée que le
merveilleux est porteur d’une certaine dose d’excès, de générosité et qu’il présente
une tendance à déborder les limites d’une définition précise. Pour dresser une
structure définitoire non exhaustive, mais tout de même représentative de la
définition du merveilleux avant la production surréaliste, nous avons envisagé
une série de champs du savoir qui exploitent la définition du merveilleux.
Avant tout il y a la tradition littéraire, la théorisation sur le « merveilleux » en
littérature. Nous avons donc des ouvrages comme, Du merveilleux dans la littérature
française sous le règne de Louis XIV de Victor Delaporte ; Le merveilleux au XVIIIe siècle
d’Ernest d’Hauterive, Théorie du « merveilleux » dans la littérature française et
canadienne. XVIIe siècle de Jules S. Lesage ; Le merveilleux dans Charles Nodier d’Aimé
Lieffroy ; Les Sources du merveilleux chez E.T.A. Hoffmann de Paul Sucher – il s’agit
d’un texte qui figure aussi parmi les volumes possédés par André Breton ; l’Essai sur
le merveilleux dans la littérature française depuis 1800 de Hubert Matthey 3.

3 En détail, en suivant l’ordre chronologique de publication : V. Delaporte, Du merveilleux dans


la littérature française sous le règne de Louis XIV, Paris, Retaux-Bray, 1891 ; E. d’Hauterive,
Le Merveilleux au XVIIIe siècle, Paris, F. Juven, 1902 ; J. S. Lesage, Théorie du « merveilleux »
dans la littérature française et canadienne. XVIIe siècle, Québec, Leger Brousseau, 1902 ;
A. Lieffroy, Le Merveilleux dans Charles Nodier, Besançon, impr. de Jacquin, 1907 ; P. Sucher,
Les Sources du merveilleux chez E.T.A. Hoffmann, Paris, Alcan, 1912 ; H. Matthey, Essai sur
le merveilleux dans la littérature française depuis 1800. Contribution à l’étude des genres,
Paris, Payot, 1915.

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Puis nous avons la tradition des voyages dits « merveilleux », à moitié entre la
découverte géographique et la littérature, les aventures de Jules Verne et toute
la série de « voyages extraordinaires » en vogue à partir de la fin du xviiie siècle 4.
Nous trouvons ensuite le champ du savoir de plus en plus à la mode au
xixe siècle, c’est-à-dire celui de la science, de l’hypnotisme, de la psychanalyse et
de la divulgation scientifique en général : nous pensons aux dizaines de volumes
ubliés par Louis Figuier (Histoire du merveilleux dans les temps modernes,
Les Merveilles de la science, Les Merveilles de l’industrie) ; Le Merveilleux et la
science. Étude sur l’hypnotisme d’Élie Méric ; Le Merveilleux scientifique de
Joseph-Pierre Durand, jusqu’à arriver à L’Illusion du merveilleux de Charles
Guilbert, volume figurant aussi dans la bibliothèque d’André Breton 5.
Sans oublier la composante importante du contexte populaire, folklorique
et religieux – les légendes, les contes, les racines premières d’une culture qui
produiraient un terrain extrêmement fertile pour le merveilleux, un dernier
champ pourrait concerner un merveilleux impliqué avec l’alchimie, la magie, 159
la prophétie, l’occultisme et la tératologie. Parmi les livres et les contributions

tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes
publiés au xixe et au début du xxe siècle, nous évoquons Traditions tératologiques,
ou Récits de l’Antiquité et du Moyen Âge en Occident sur quelques points de la fable,
du merveilleux et de l’histoire naturelle de Jules Berger de Xivrey ; La Réalité
des esprits et le phénomène merveilleux de leur écriture directe du baron de
Guldenstubbe – il s’agit d’un livre particulièrement intéressant parce qu’il
expérimente le procédé de l’écriture directe qui rappelle, pour de nombreux
aspects, l’écriture automatique des surréalistes ; nous avons aussi toute une
série d’affiches publicitaires datant de la fin du xixe siècle qui démontrent qu’on

4 Considérons par exemple G.-H. Bougeant, Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin, dans
la Romancie. La relation de l’île imaginaire, et l’histoire de la princesse de Paphlagonie.
Voyages de l’isle d’amour, Amsterdam, Serpente, 1788 ; Eu. Mouton, Les Voyages
merveilleux de Lazare Poban, Marseillais, en Portugal, au royaume de Siam et en Chine,
ouvrage illustré de 51 vignettes dessinées par éd. Zier, Paris, Hachette, 1893 ; Marco Polo,
Les Merveilleux voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle, publiés par Maurice
Turpaud, Paris, Spes, 1920.
5 En détail, en suivant l’ordre chronologique : L. Figuier, Histoire du merveilleux dans les
temps modernes, Paris, L. Hachette, 1860, 4 vol. ; L. Figuier, Les Merveilles de la science,
ou Description populaire des inventions modernes, Paris, Jouvet et Cie, 6 vol., 1867-1891 ;
L. Figuier, Les Merveilles de l’industrie, ou Description des principales industries modernes.
Industries chimiques, Paris, Jouvet et Cie, 1873-1877, 4 vol., ; L. Michel, Plus de mystères !
Initiation de l’homme aux merveilleux secrets de la science vivante-universelle, Paris,
impr. de P. Dupont, 1878 ; L’Hypnotisme et le magnétisme, merveilleux phénomènes :
léthargie, catalepsie, somnambulisme, suggestions, Paris, Delarue, nouvelle édition de
Magnétisme et Hypnotisme par le docteur Cullère, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1887 ; É. Méric,
Le Merveilleux et la science. Étude sur l’hypnotisme [1887], Paris, Letouzay et Ané, nouvelle
édition 1891 ; J.-P. Durand, Le Merveilleux scientifique, Paris, Alcan, 1894 ; Ch. Guilbert,
L’Illusion du merveilleux, Paris, Albin Michel, 1913.

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parle de merveilleux aussi au théâtre, lorsqu’il y a des démonstrations magiques
ou extraordinaires ; sans oublier que Gaston Méry fonde la revue L’Écho du
merveilleux (1897-1914), qui consacre plusieurs numéros à authentifier les
apparitions mariales de Marie Martel à Tilly-sur-Seulles en 1896 ; ou L’Occultisme
hier et aujourd’hui. Le merveilleux préscientifique de Joseph Grasset 6.
Ce dense réseau de références bibliographiques et scientifiques témoigne
que l’intérêt pour le merveilleux n’est pas limité au champ de la littérature.
D’ailleurs Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, admet
que le champ d’action du merveilleux dépasse le champ strictement littéraire,
dans lequel on peut plus facilement renfermer la définition de fantastique 7 :
« l’aspiration au merveilleux en tant que phénomène anthropologique dépasse
le cadre d’une étude qui se veut littéraire 8 ». Les surréalistes ont repris de façon
systématique l’ampleur de la définition du merveilleux en vogue au xixe siècle,
en coopérant ensemble et avec les moyens critiques et littéraires à une idée
160 complexe et sédimentée. Considérons par exemple cette citation tirée du Miroir
du merveilleux de Pierre Mabille :
Au-delà de l’agrément, de la curiosité, de toutes les émotions que nous donnent
les récits, les contes et les légendes, au-delà du besoin de se distraire, d’oublier,
de se procurer des sensations agréables et terrifiantes, le but réel du voyage
merveilleux est […] l’exploration plus totale de la réalité universelle 9.

La défense du merveilleux ne se fait pas par opposition à la réalité, puisque


Mabille décrit une exploration totale de « la réalité universelle ». Il y a plutôt une
volonté de la part des surréalistes de réformer la notion de réel, pour pouvoir y
inclure tous les phénomènes qui ont un lien avec l’imaginaire humain : avant
tout les rêves, mais aussi les rites, la prophétie, la magie. Nous retrouvons donc
dans la réflexion surréaliste plusieurs thématiques qui étaient déjà traitées de

6 En détail, en suivant l’ordre chronologique : J. Berger De Xivrey, Traditions tératologiques,


ou Récits de l’antiquité et du Moyen Âge en Occident sur quelques points de la fable,
du merveilleux et de l’histoire naturelle, publ. d’après plusieurs ms. inédits, Paris,
Imprimerie royale, 1836 ; Baron de Guldenstubbe, La Réalité des esprits et le phénomène
merveilleux de leur écriture directe, Paris, A. Franck, 1857 ; Affiche des frères Isola
(« Domaine du merveilleux »), 1890 ; Affiche « Travail merveilleux » des Folies-Bergère,
1895 ; Joseph Grasset, L’Occultisme hier et aujourd’hui. Le merveilleux préscientifique,
Montpellier, Coulet, 1907 ; G. Phaneg, Cinquante merveilleux secrets d’alchimie, avec une
étude-préface de Papus, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1912.
7 Sur la question du fantastique, voir l’introduction et les articles de K. Ueltschi (p. 59-61),
S. Marchand (p. 188-192 et 194-198) et I. Olivier (p. 201-205).
8 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1970,
p. 59.
9 P. Mabille, Le Miroir du merveilleux [Paris, Sagittaire, 1940], Paris, Les Éditions de Minuit,
1962, p. 24. À propos de la réflexion de Pierre Mabille, voir l’article d’A. Bonord (p. 177-179).

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« merveilleuses » avant le surréalisme ; mais au niveau de la définition, les choses
évoluent, puisque ce qui est merveilleux pour les surréalistes ne se situe pas en
dehors de la sphère du réel.

L’ESPRIT ET LE RÉEL POUR LES SURRÉALISTES :


AU-DELÀ DES CONTRADICTIONS, VERS UNE NOUVELLE NOTION DE RÉALITÉ

Si la définition du merveilleux dépasse les limites du champ littéraire, il faut


tout de même reconnaître que la littérature reste l’un des lieux privilégiés pour
la manifestation du merveilleux au xxe siècle. La littérature et le cinéma, qui
devient une sorte de couveuse du merveilleux moderne, là où les frontières entre
le vrai et le faux se font faibles.
Le filtre littéraire ou cinématographique, en effet, rend parfois difficile à
comprendre la frontière entre le fictionnellement vrai et le fictionnellement
faux. Par exemple, Giorgio De Chirico écrit dans son roman surréaliste 161
Hebdomeros (1929) : « une fausse barbe est toujours sur l’écran plus vraie qu’une

tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes
barbe véritable, tout comme un décor en bois et carton est toujours plus vrai
qu’un décor naturel 10 ». De son côté, Robert Desnos, dans l’un de ses nombreux
écrits consacrés au cinéma comme véhicule d’un merveilleux moderne, affirme
qu’« il est un cinéma plus merveilleux que tout autre […], nous allons dans
les salles obscures chercher le rêve artificiel et peut les -être l’excitant capable
de peupler nos nuits désertées 11 ». Les rêves, avec leur montage quelque peu
cinématographique, ne diffèrent pas trop des invraisemblances apparentes
de l’écran : « Comment ne pas identifier les ténèbres du cinéma aux ténèbres
nocturnes, films aux rêves ! […] Bienheureux ceux-là dont la vie dramatique
du sommeil est la maîtresse de la vie éveillée 12 ». L’esprit, entendu dans son
sens premier comme « souffle vital 13 » ou, plus philosophiquement comme
« principe immatériel » par opposition à la matière et à la substance corporelle,
entretient un rapport très intéressant avec les rêves : tous les deux (esprit et
rêves) émanent de l’homme, selon la vision surréaliste qui ne prévoit pas une
dimension transcendante ou divine, et ils habitent de préférence certains lieux
– la ville de Paris avec ses passages magiques, les grottes où les cristaux travaillent
pendant des siècles pour se parfaire, un objet perdu et ensuite trouvé dans un

10 G. De Chirico, Hebdomeros [1929], Paris, Flammarion, 1964, p. 149.


11 R. Desnos, « Le rêve et le cinéma » [Paris-Journal, 27 avril 1923], dans Œuvres, Paris,
Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 184.
12 R. Desnos, « Les rêves de la nuit transportés sur l’écran » [Le Soir, 5 février 1927], dans ibid.,
p. 409.
13 Les différentes significations sont tirées du Trésor de la langue française.

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marché aux puces. Le surréalisme n’est cependant pas une forme d’animisme 14 :
la nature et les choses peuvent certes prendre vie, mais non pas parce qu’elles
seraient habitées par une entité spirituelle indépendante, mais seulement grâce
à la présence indispensable de l’homme et de l’imaginaire humain.
Le but du surréalisme est en effet, très ambitieux : il envisage une révolution de
la réalité et de l’homme en tant qu’être constitué d’un esprit et d’un corps. Voilà
pourquoi la définition même du surréalisme est fortement impliquée avec le
concept d’esprit, au-delà d’une volonté poétique ou esthétique : « Le surréalisme
n’est pas un moyen d’expression nouveau ou plus facile, ni même une
métaphysique de la poésie ; il est un moyen de libération totale de l’esprit et de
tout ce qui lui ressemble 15 ». Ou encore : « le surréalisme est en effet parti d’une
tentative collective, encore jamais tentée, de révolution sur le plan de l’esprit 16 ».
L’esprit, les rêves et la réalité ne sont plus vus comme des entités conflictuelles ;
au contraire, ils sont rapprochés et ils contribuent à construire la complexité de
162 l’homme dans la vision surréaliste du monde. Dans deux interventions de la
moitié des années 1920, André Breton affirme qu’« il est temps pour l’esprit de
réviser certaines oppositions de termes purement formelles telles que l’opposition
de l’acte à la parole, du rêve à la réalité 17 » ; et encore : « Je crois à la résolution
future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la
réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire 18 ».
La dialectique matière-esprit prend donc un sens nouveau à l’intérieur de la
« philosophie » surréaliste. Mais il faut bien remarquer que la non conflictualité
entre les deux états, si elle est naturelle chez l’être humain vierge de toute expérience
(c’est-à-dire l’enfant), elle est corrompue à jamais chez l’adulte, qui est passé par
le filtre de la morale et de l’éducation, par toute une série de choix binaires à faire
(le bien et le mal, la veille et le sommeil, le normal et l’anormal, le réel et l’irréel).
Un adulte qui confondrait ces couples faisant partie de la logique commune
serait évidemment étiqueté sous la marque de la folie. C’est pour revenir à cet
état vierge de l’enfance, où l’imagination sauvage n’est pas forcément considérée
négativement, que le surréalisme encourage la liberté de l’esprit de l’homme, qui
peut à tout moment décider d’imprimer un tournant à son existence :
Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus
grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas en mésuser gravement.

14 Sur l’animisme, voir l’article de P. Longuenesse (p. 164), ainsi que la synthèse finale (p. 241).
15 « Déclaration du 27 janvier 1925 » signée par le Bureau de recherches surréalistes 15, rue de
Grenelle, http://melusine.univ-paris3.fr/ (consulté le 2 juin 2011).
16 M. Nadeau, Histoire du surréalisme [1944], Paris, Le Seuil, 1964, p. 164.
17 A. Breton, « Légitime défense », La Révolution surréaliste, n° 8, 1er décembre 1926, p. 35.
18 A. Breton, Manifeste du surréalisme [1924], Paris, Gallimard, 1999, p. 24.

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Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on
appelle grossièrement le bonheur 19, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au
fond de soi, de justice suprême 20.

Et c’est seulement grâce à sa liberté, une fois franchi le seuil de la censure aveugle
qui bloque l’esprit, que l’homme arrivera à apercevoir toute la beauté et la
lumière du merveilleux, comme l’écrit Aragon :
Cette croyance […] abolit comme la vitesse le faisceau de censures qui entrave
l’esprit. La liberté, ce mot magnifique, voilà le point où il prend pour la première
fois un sens : la liberté commence où naît le merveilleux 21.

Le merveilleux surréaliste se trouve là où se fait la rencontre entre l’esprit et le


réel, dans ce carrefour changeant en modes et formes. Le merveilleux est une
catégorie qui sommeille à cheval entre l’homme et les choses, et elle est prête à
déborder, avec son attitude vertigineuse :
163
Nous voulons, nous aurons « l’au-delà » de nos jours. Il suffit pour cela que

tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes
nous n’écoutions que notre impatience et que nous demeurions, sans aucune
réticence, aux ordres du merveilleux. Quels que soient les moyens auxquels
nous jugerons bon de recourir […] il est impossible dans notre foi en son
aptitude vertigineuse et sans fin que nous puissions jamais démériter de
l’esprit 22.

Et c’est dans cette stricte relation entre l’esprit et la réalité que se positionnent les
différentes définitions de merveilleux par les surréalistes. Michel Leiris 23, auteur
d’un Essai du merveilleux (1926) resté à l’état d’ébauche, décrit le merveilleux
en ces termes :
C’est aux dernières limites du possible, sur les confins les plus lointains des
apparences, à l’extrême pointe vers laquelle convergent toutes les directions
confondues […] que s’effectue la plus profonde et la plus énigmatique peut-être
des démarches que tente l’esprit de l’homme, celle par qui s’élabore secrètement
le Merveilleux 24.

19 Sur la question du bonheur, voir les articles d’A. Bonord (p. 181), S. Marchand (p. 196),
M. Burkhardt (p. 221), E. Poulain-Gautret (p. 237), ainsi que la synthèse finale (p. 243).
20 Ibid., p. 14-15.
21 L. Aragon, « Une vague de rêves » [Commerce, automne 1924], Œuvres poétiques, Paris,
Livre Club Diderot, 1989, t. I, l. II, p. 573.
22 A. Breton, « Pourquoi je prends la direction de La Révolution surréaliste », La Révolution
surréaliste, n° 4, 15 juillet 1925, p. 3.
23 À propos de Michel Leiris, voir l’article d’A. Bonord (p. 175-182) et la synthèse finale (p. 242-244).
24 M. Leiris, Le Merveilleux, éd. C. Maubon, Bruxelles, Devillez, 2000, p. 39.

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Et toujours Michel Leiris définit le merveilleux tel qu’il est envisagé par les
surréalistes comme une dimension capable de dépasser les contradictions
apparentes, héritées de la logique aveugle :
Le Merveilleux est l’unique corde, le Merveilleux qui prend naissance, dans le
rejet déjà de cette logique stupide comme toutes les bornes, et dans une vaste
aspiration vers le nouveau, l’inconnaissable, l’énorme forêt pleine d’aventures
et de périls […] la lande absolument pure de l’esprit qu’aucune charrue logique
jamais n’a déchirée 25.

POUR CONTINUER AVEC LES CONTRADICTIONS :


LE MERVEILLEUX MODERNE ET LE MERVEILLEUX QUOTIDIEN

Lorsqu’on décide de mettre l’esprit au contact direct avec le réel, on prive le


merveilleux de son immanence et on l’insère dans le courant de l’histoire, dans
164
le changement, dans l’évolution, la révolution, l’involution du temps qui passe.
Certes, il y a tout un courant soutenu par Pierre Mabille dans son Miroir du
merveilleux, qui repère le merveilleux dans toute une série de manifestations
populaires et folkloriques (les rites, les contes, l’art premier). Mais dans ce
cas aussi on est obligé de reconnaître une origine humaine et historiquement
reconnaissable du merveilleux. Cette rencontre entre le merveilleux et la réalité
de l’histoire humaine donnera lieu à des définitions très originales au sein du
surréalisme. Nous limiterons ici notre analyse aux définitions de « merveilleux
moderne » et de « merveilleux quotidien ».
L’ouverture au merveilleux se fait avant tout aux dépens de la littérature qui
opte pour « l’attitude réaliste, inspirée du positivisme 26 » ; Breton attaque
notamment la littérature typiquement romancière qui se consacre uniquement
à la reproduction de la réalité rétinienne :
Si le style d’information pure et simple, dont la phrase précitée offre un
exemple, a cours presque seul dans les romans, c’est, il faut le reconnaître,
que l’ambition des auteurs ne va pas très loin. Le caractère circonstanciel,
inutilement particulier, et chacune de leurs notations, me donne à penser
qu’ils s’amusent à mes dépens 27.

Breton prend ses distances vis-à-vis d’une littérature esclave de l’apparence réelle
(le réalisme), mais il ne s’en prendra jamais au réel en tant que tel. Breton confesse
ouvertement sa dévotion et son amour pour le merveilleux, en se référant avant

25 Ibid.
26 A. Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 16.
27 Ibid., p. 17.

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tout à un merveilleux entendu au sens large et, ensuite, au merveilleux plus
spécifiquement littéraire, puisqu’il est la seule voie pour valoriser un genre, celui
du roman, qui a été rendu presque stérile par les œillères réalistes :
Pour cette fois, mon intention était de faire justice de la haine du merveilleux
qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le
faire tomber. Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe
quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau.
Dans le domaine de la littérature, le merveilleux seul est capable de féconder
des œuvres ressortissant à un genre inférieur tel que le roman et d’une façon
générale tout ce qui participe de l’anecdote. Le Moine de Lewis, en est une
preuve admirable. Le souffle du merveilleux l’anime tout entier 28.

La définition du Moine de Lewis comme exemple de la catégorie du merveilleux,


peut nous laisser quelque peu perplexe ; le livre de Lewis est un roman gothique,
qui partage plusieurs traits avec des romans d’Ann Radcliffe ou Walpole. Mais 165
il ne faut pas oublier que le livre de Lewis fit l’objet de l’éloge du marquis de

tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes
Sade, dans son essai « Idée sur les romans », qui précède Les Crimes de l’amour
(1800) ; il faut donc considérer l’appréciation de Breton dans le cadre d’une
définition large du merveilleux en littérature. Et si le roman de Lewis est défini
comme « merveilleux » c’est qu’au niveau littéraire, l’un des buts des surréalistes
a été celui de rendre le merveilleux un genre pour des adultes ; ils ont voulu faire
sortir le merveilleux de la sphère littéraire purement enfantine :
C’est que la plupart des exemples que ces littératures [les littératures du Nord
et les littératures orientales] auraient pu me fournir sont entachés de puérilité,
pour la seule raison qu’elles s’adressent aux enfants. […] Si charmants soient-
ils, l’homme croirait déchoir à se nourrir de contes de fées 29, et j’accorde que
ceux-ci ne sont pas tous de son âge. Le tissu des invraisemblances adorables
demande à être un peu plus fin, à mesure qu’on avance […]. La peur, l’attrait
de l’insolite, les chances, le goût du luxe sont ressorts auxquels on ne fera jamais
appel en vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes
encore presque bleus 30.

C’est pour cette raison que les surréalistes choisiront de glisser la « merveille » au
sein du quotidien et de la modernité : l’insolite, l’étrange, la rencontre fortuite
émerveillent plus efficacement l’imaginaire de l’homme moderne si on a la

28 Ibid., p. 24-25.
29 Sur les fées, voir les articles de Chr. Ferlampin-Acher (p. 71-75), P. Longuenesse (p. 144-146),
I. Olivier (p. 202-204) ou E. Poulain-Gautret (p. 231-240).
30 Ibid., p. 25-26.

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possibilité de contaminer le monde contemporain. On aurait raison de croire
qu’il s’agit d’un expédient qui a démontré sa validité poétique et esthétique, si
l’on considère sa récurrence dans la publicité contemporaine.
En donnant un contexte moderne au merveilleux, les surréalistes reconnaissent
que le merveilleux peut et doit changer avec le changement d’époque, comme
l’écrit André Breton :
Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe
obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous
parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout
autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. Dans
ces cadres qui nous ont sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable
inquiétude humaine […] 31.

Le merveilleux ainsi défini se soustrait en quelque sorte à l’atemporalité auquel


166 il était condamné avec l’incipit « Il était une fois ». Breton déplace l’attention
sur les détails, sur la phénoménologie du merveilleux et Leiris précise le sens
et le contexte du rapprochement entre le substantif « merveilleux » et l’adjectif
« moderne » :
Quelque déplaisant et peu significatif que soit cet adjectif « moderne » il est
nécessaire de l’employer pour qualifier ce genre de merveilleux qui fait le fond
et l’atmosphère de notre époque 32.

Si l’on voulait trouver les traits qui caractérisent ce merveilleux moderne


surréaliste, il faudrait se tourner vers l’esthétique surréaliste tout court,
puisque c’est dans l’arbitraire des rapprochements que l’émerveillement
surréaliste naît – considérons toujours la célèbre phrase de Lautréamont
qui fit l’objet de culte pour les surréalistes, beau « comme la rencontre
fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un
parapluie ». Un émerveillement libre de toute référence religieuse et avec
un tissu d’invraisemblances adressé à un public d’adultes : Michel Leiris
défend à ce propos un « merveilleux manifestement irrationnel, fondé sur
des conjonctions insolites et comme parachuté d’ailleurs (autrement dit le
merveilleux typiquement surréaliste 33) ».
Robert Desnos publie en 1925, un scénario significativement intitulé
« Minuit à quatorze heure. Essai de Merveilleux moderne 34 », et dans un

31 Ibid.
32 M. Leiris, Le Merveilleux, op. cit., p. 61.
33 M. Leiris, « 45, rue Blomet », dans Zébrage, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 228.
34 R. Desnos, « Minuit à quatorze heure. Essai de Merveilleux moderne » [Les Cahiers du mois,
n° 12, 1925], dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 257-262.

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article publié en 1929 il fait référence au concept d’« imagerie moderne » :
toute une culture populaire éphémère (publicité, cinéma, bande dessinée,
etc.) est réhabilitée, car elle est une composante fondamentale de l’imaginaire
moderne et parce qu’en son sein nous pouvons percevoir la « présence pour
la première fois du merveilleux propre au xxe siècle, utilisation naturelle des
machines et des récentes inventions, mystère des choses, des hommes et du
destin 35 ».
Louis Aragon aussi exalte le merveilleux moderne en faisant référence au
cinéma et par opposition surtout aux formes du merveilleux enfantin (les contes
de fées) et du merveilleux scientifique :
des contes de fées, pauvres imaginations, où la nature n’est bouleversée que
par de petites transmutations, de petits transports en image. On n’a fait
appel qu’au merveilleux scientifique, toujours embarrassé de vraisemblance
matérielle. Mais il se propose à notre fantaisie un fantastique, un merveilleux
167
moderne autrement riche et divers. Le cinéma peut les réaliser sans aucun
obstacle 36.

tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes
Si Robert Desnos invente la variation du merveilleux qui est la définition de
l’« imagerie moderne », Aragon propose une « mythologie moderne » dans
son Paysan de Paris (1926) : « chaque jour se modifie le sentiment moderne
de l’existence. Une mythologie se noue et se dénoue 37 ». La mythologie, tout
comme le merveilleux, a perdu toute trace d’immanence et d’immutabilité
pour se mettre à disposition de la modification imposée par le sentiment du
moderne.
Variation du merveilleux moderne, le merveilleux quotidien représente
une ultérieure actualisation de la catégorie : le rapport entre la banalité et
l’indifférence du quotidien, d’un côté, et l’apparition de la merveille de l’autre,
est un expédient très fréquent dans la littérature et dans l’art surréalistes.
À propos de l’apparat de photos « banales » qui accompagnent le récit de Nadja
de Breton, par exemple, Pascaline Mourier-Casile a très justement affirmé
que « leur banalité, leur neutralité voulue est pour attester que l’avènement de
l’insolite, la magique traversée des apparences, le brusque surgissement de la
merveille s’opèrent au cœur du quotidien 38 ».

35 R. Desnos, « Imagerie Moderne » [Documents, n° 7, décembre 1929], dans ibid.,p. 459.


36 L. Aragon, « Du sujet » [Le Film, n° 149, 22 janvier 1919], dans Œuvre poétique, éd. cit., t. I,
l. I, p. 85.
37 L. Aragon, Le Paysan de Paris [1953], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 15.
38 P. Mourier-Casile, Nadja d’André Breton, Paris, Gallimard, 1995, p. 141.

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Le quotidien serait donc une base où se greffe à merveille la rencontre
fortuite surréaliste. Aragon définit le merveilleux quotidien en rapport avec la
mythologie moderne :
Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui
se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un
chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l’habitude du monde avec
une aisance croissante, qui se défait progressivement du goût et de la perception
de l’insolite 39.

Le merveilleux quotidien se perdrait donc dans tous ces hommes qui, à force de
vivre dans « l’habitude du monde », n’aperçoivent plus l’insolite. La définition
que Michel Carrouges donne du hasard objectif en référence au surréalisme,
et plus en particulier à la pensée d’André Breton, ressemble beaucoup au
merveilleux quotidien envisagé par Aragon :
168
Le hasard collectif serait l’ensemble des prémonitions, des rencontres insolites
et des coïncidences stupéfiantes qui se manifestent de temps à autre dans la
vie humaine. Ces phénomènes apparaissent comme les signaux d’une vie
merveilleuse qui viendrait se révéler par intermittences, dans le cours de
l’existence quotidienne 40.

Mais la théorisation du groupe surréaliste ne rendra jamais compte du


merveilleux quotidien comme le fait sa production littéraire qui, surtout
celle des années 1920, est entièrement consacrée à ce sujet. Si nous prenons
des récits publiés dans cette période – Le Paysan de Paris d’Aragon, Babylone
(1927) de Crevel, La Liberté ou l’Amour ! (1927) de Desnos, Nadja de Breton,
Les Dernières Nuits de Paris (1928) de Soupault – , il est facile de s’apercevoir
qu’il s’agit de récits qui baignent dans le merveilleux et qui se passent dans un
Paris décidément reconnaissable, où le quotidien représente le terrain fertile
pour le surgissement du merveilleux.

Inséré à grande force dans la mutabilité des temps, devenu un accessoire


indispensable de l’homme moderne qui ne veut pas se renfermer dans le règne
de la réalité apparente et bidimensionnelle, le merveilleux est synonyme d’une
révolution – humaine, spirituelle, politique, morale. Impliqué fortement avec
les rêves, le cinéma, la publicité, il est tour à tour synonyme d’imagerie, de
mythologie, d’insolite, d’inquiétude humaine.

39 L. Aragon, Le Paysan de Paris, éd. cit., p. 16.


40 M. Carrouges, « Le hasard collectif », dans Entretiens sur le surréalisme, éd. F. Alquié, Paris/
La Haye, Mouton, 1968, p. 271.

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L’enjeu le plus important du merveilleux chez les surréalistes est donc son
essence concrète – car il existe aussi une riche documentation surréaliste sur le
« merveilleux concret » – , qui intervient activement dans la sphère de ce que nous
appelons normalement la réalité. Un merveilleux centré certes sur l’esprit, mais
non pas sur le « spirituel » généralement envisagé comme antonyme du « sensuel ».
Il s’agit d’un merveilleux spirituel, d’un spirituel qui « tend à devenir réel », comme
le dit Breton à propos de l’imaginaire dans son Revolver à cheveux blanc 41.

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tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes

41 A. Breton, Revolver à cheveux blanc [1932], dans Œuvres complètes, éd. M. Bonnet, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. II, p. 50.

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