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Tania Collani
tania collani Merveilleux et l’esprit réel : une lecture des interventions surréalistes
publiés au xixe et au début du xxe siècle, nous évoquons Traditions tératologiques,
ou Récits de l’Antiquité et du Moyen Âge en Occident sur quelques points de la fable,
du merveilleux et de l’histoire naturelle de Jules Berger de Xivrey ; La Réalité
des esprits et le phénomène merveilleux de leur écriture directe du baron de
Guldenstubbe – il s’agit d’un livre particulièrement intéressant parce qu’il
expérimente le procédé de l’écriture directe qui rappelle, pour de nombreux
aspects, l’écriture automatique des surréalistes ; nous avons aussi toute une
série d’affiches publicitaires datant de la fin du xixe siècle qui démontrent qu’on
4 Considérons par exemple G.-H. Bougeant, Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin, dans
la Romancie. La relation de l’île imaginaire, et l’histoire de la princesse de Paphlagonie.
Voyages de l’isle d’amour, Amsterdam, Serpente, 1788 ; Eu. Mouton, Les Voyages
merveilleux de Lazare Poban, Marseillais, en Portugal, au royaume de Siam et en Chine,
ouvrage illustré de 51 vignettes dessinées par éd. Zier, Paris, Hachette, 1893 ; Marco Polo,
Les Merveilleux voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle, publiés par Maurice
Turpaud, Paris, Spes, 1920.
5 En détail, en suivant l’ordre chronologique : L. Figuier, Histoire du merveilleux dans les
temps modernes, Paris, L. Hachette, 1860, 4 vol. ; L. Figuier, Les Merveilles de la science,
ou Description populaire des inventions modernes, Paris, Jouvet et Cie, 6 vol., 1867-1891 ;
L. Figuier, Les Merveilles de l’industrie, ou Description des principales industries modernes.
Industries chimiques, Paris, Jouvet et Cie, 1873-1877, 4 vol., ; L. Michel, Plus de mystères !
Initiation de l’homme aux merveilleux secrets de la science vivante-universelle, Paris,
impr. de P. Dupont, 1878 ; L’Hypnotisme et le magnétisme, merveilleux phénomènes :
léthargie, catalepsie, somnambulisme, suggestions, Paris, Delarue, nouvelle édition de
Magnétisme et Hypnotisme par le docteur Cullère, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1887 ; É. Méric,
Le Merveilleux et la science. Étude sur l’hypnotisme [1887], Paris, Letouzay et Ané, nouvelle
édition 1891 ; J.-P. Durand, Le Merveilleux scientifique, Paris, Alcan, 1894 ; Ch. Guilbert,
L’Illusion du merveilleux, Paris, Albin Michel, 1913.
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barbe véritable, tout comme un décor en bois et carton est toujours plus vrai
qu’un décor naturel 10 ». De son côté, Robert Desnos, dans l’un de ses nombreux
écrits consacrés au cinéma comme véhicule d’un merveilleux moderne, affirme
qu’« il est un cinéma plus merveilleux que tout autre […], nous allons dans
les salles obscures chercher le rêve artificiel et peut les -être l’excitant capable
de peupler nos nuits désertées 11 ». Les rêves, avec leur montage quelque peu
cinématographique, ne diffèrent pas trop des invraisemblances apparentes
de l’écran : « Comment ne pas identifier les ténèbres du cinéma aux ténèbres
nocturnes, films aux rêves ! […] Bienheureux ceux-là dont la vie dramatique
du sommeil est la maîtresse de la vie éveillée 12 ». L’esprit, entendu dans son
sens premier comme « souffle vital 13 » ou, plus philosophiquement comme
« principe immatériel » par opposition à la matière et à la substance corporelle,
entretient un rapport très intéressant avec les rêves : tous les deux (esprit et
rêves) émanent de l’homme, selon la vision surréaliste qui ne prévoit pas une
dimension transcendante ou divine, et ils habitent de préférence certains lieux
– la ville de Paris avec ses passages magiques, les grottes où les cristaux travaillent
pendant des siècles pour se parfaire, un objet perdu et ensuite trouvé dans un
14 Sur l’animisme, voir l’article de P. Longuenesse (p. 164), ainsi que la synthèse finale (p. 241).
15 « Déclaration du 27 janvier 1925 » signée par le Bureau de recherches surréalistes 15, rue de
Grenelle, http://melusine.univ-paris3.fr/ (consulté le 2 juin 2011).
16 M. Nadeau, Histoire du surréalisme [1944], Paris, Le Seuil, 1964, p. 164.
17 A. Breton, « Légitime défense », La Révolution surréaliste, n° 8, 1er décembre 1926, p. 35.
18 A. Breton, Manifeste du surréalisme [1924], Paris, Gallimard, 1999, p. 24.
Et c’est seulement grâce à sa liberté, une fois franchi le seuil de la censure aveugle
qui bloque l’esprit, que l’homme arrivera à apercevoir toute la beauté et la
lumière du merveilleux, comme l’écrit Aragon :
Cette croyance […] abolit comme la vitesse le faisceau de censures qui entrave
l’esprit. La liberté, ce mot magnifique, voilà le point où il prend pour la première
fois un sens : la liberté commence où naît le merveilleux 21.
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nous n’écoutions que notre impatience et que nous demeurions, sans aucune
réticence, aux ordres du merveilleux. Quels que soient les moyens auxquels
nous jugerons bon de recourir […] il est impossible dans notre foi en son
aptitude vertigineuse et sans fin que nous puissions jamais démériter de
l’esprit 22.
Et c’est dans cette stricte relation entre l’esprit et la réalité que se positionnent les
différentes définitions de merveilleux par les surréalistes. Michel Leiris 23, auteur
d’un Essai du merveilleux (1926) resté à l’état d’ébauche, décrit le merveilleux
en ces termes :
C’est aux dernières limites du possible, sur les confins les plus lointains des
apparences, à l’extrême pointe vers laquelle convergent toutes les directions
confondues […] que s’effectue la plus profonde et la plus énigmatique peut-être
des démarches que tente l’esprit de l’homme, celle par qui s’élabore secrètement
le Merveilleux 24.
19 Sur la question du bonheur, voir les articles d’A. Bonord (p. 181), S. Marchand (p. 196),
M. Burkhardt (p. 221), E. Poulain-Gautret (p. 237), ainsi que la synthèse finale (p. 243).
20 Ibid., p. 14-15.
21 L. Aragon, « Une vague de rêves » [Commerce, automne 1924], Œuvres poétiques, Paris,
Livre Club Diderot, 1989, t. I, l. II, p. 573.
22 A. Breton, « Pourquoi je prends la direction de La Révolution surréaliste », La Révolution
surréaliste, n° 4, 15 juillet 1925, p. 3.
23 À propos de Michel Leiris, voir l’article d’A. Bonord (p. 175-182) et la synthèse finale (p. 242-244).
24 M. Leiris, Le Merveilleux, éd. C. Maubon, Bruxelles, Devillez, 2000, p. 39.
Breton prend ses distances vis-à-vis d’une littérature esclave de l’apparence réelle
(le réalisme), mais il ne s’en prendra jamais au réel en tant que tel. Breton confesse
ouvertement sa dévotion et son amour pour le merveilleux, en se référant avant
25 Ibid.
26 A. Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 16.
27 Ibid., p. 17.
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Sade, dans son essai « Idée sur les romans », qui précède Les Crimes de l’amour
(1800) ; il faut donc considérer l’appréciation de Breton dans le cadre d’une
définition large du merveilleux en littérature. Et si le roman de Lewis est défini
comme « merveilleux » c’est qu’au niveau littéraire, l’un des buts des surréalistes
a été celui de rendre le merveilleux un genre pour des adultes ; ils ont voulu faire
sortir le merveilleux de la sphère littéraire purement enfantine :
C’est que la plupart des exemples que ces littératures [les littératures du Nord
et les littératures orientales] auraient pu me fournir sont entachés de puérilité,
pour la seule raison qu’elles s’adressent aux enfants. […] Si charmants soient-
ils, l’homme croirait déchoir à se nourrir de contes de fées 29, et j’accorde que
ceux-ci ne sont pas tous de son âge. Le tissu des invraisemblances adorables
demande à être un peu plus fin, à mesure qu’on avance […]. La peur, l’attrait
de l’insolite, les chances, le goût du luxe sont ressorts auxquels on ne fera jamais
appel en vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes
encore presque bleus 30.
C’est pour cette raison que les surréalistes choisiront de glisser la « merveille » au
sein du quotidien et de la modernité : l’insolite, l’étrange, la rencontre fortuite
émerveillent plus efficacement l’imaginaire de l’homme moderne si on a la
28 Ibid., p. 24-25.
29 Sur les fées, voir les articles de Chr. Ferlampin-Acher (p. 71-75), P. Longuenesse (p. 144-146),
I. Olivier (p. 202-204) ou E. Poulain-Gautret (p. 231-240).
30 Ibid., p. 25-26.
31 Ibid.
32 M. Leiris, Le Merveilleux, op. cit., p. 61.
33 M. Leiris, « 45, rue Blomet », dans Zébrage, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 228.
34 R. Desnos, « Minuit à quatorze heure. Essai de Merveilleux moderne » [Les Cahiers du mois,
n° 12, 1925], dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 257-262.
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Si Robert Desnos invente la variation du merveilleux qui est la définition de
l’« imagerie moderne », Aragon propose une « mythologie moderne » dans
son Paysan de Paris (1926) : « chaque jour se modifie le sentiment moderne
de l’existence. Une mythologie se noue et se dénoue 37 ». La mythologie, tout
comme le merveilleux, a perdu toute trace d’immanence et d’immutabilité
pour se mettre à disposition de la modification imposée par le sentiment du
moderne.
Variation du merveilleux moderne, le merveilleux quotidien représente
une ultérieure actualisation de la catégorie : le rapport entre la banalité et
l’indifférence du quotidien, d’un côté, et l’apparition de la merveille de l’autre,
est un expédient très fréquent dans la littérature et dans l’art surréalistes.
À propos de l’apparat de photos « banales » qui accompagnent le récit de Nadja
de Breton, par exemple, Pascaline Mourier-Casile a très justement affirmé
que « leur banalité, leur neutralité voulue est pour attester que l’avènement de
l’insolite, la magique traversée des apparences, le brusque surgissement de la
merveille s’opèrent au cœur du quotidien 38 ».
Le merveilleux quotidien se perdrait donc dans tous ces hommes qui, à force de
vivre dans « l’habitude du monde », n’aperçoivent plus l’insolite. La définition
que Michel Carrouges donne du hasard objectif en référence au surréalisme,
et plus en particulier à la pensée d’André Breton, ressemble beaucoup au
merveilleux quotidien envisagé par Aragon :
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Le hasard collectif serait l’ensemble des prémonitions, des rencontres insolites
et des coïncidences stupéfiantes qui se manifestent de temps à autre dans la
vie humaine. Ces phénomènes apparaissent comme les signaux d’une vie
merveilleuse qui viendrait se révéler par intermittences, dans le cours de
l’existence quotidienne 40.
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41 A. Breton, Revolver à cheveux blanc [1932], dans Œuvres complètes, éd. M. Bonnet, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. II, p. 50.