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Jésus et ses héritiers

Michel Benoît

Jésus
et ses héritiers
Mensonges et vérités

Albin Michel
0 Éditions Albin Michel, 2008
A Guy L.
A Martine et Michel P.
A ceux qui cherchent
Celui qui contrôle le passé, contrôle le futur.
Celui qui contrôle le présent, contrôle le passé.
GEORGE
ORWELL
Le célèbre inconnu

J’avais dix-huit ans quand j ’ai découvert les


Évangiles, un peu par hasard. Avec l’impétuo-
sité de la jeunesse, je me suis tourné vers celle
qui détenait alors la vérité sur ces écrits mysté-
rieux, l’Église catholique. A travers la forêt des
textes, j’entrevoyais la silhouette d’un homme :
il m’a fallu de longues années pour le faire sor-
tir du clair-obscur des interprétations reçues.
Et il a pris dans ma vie une place confiden-
tielle, mais considérable.
Aujourd’hui, ce personnage est devenu un
héros de best-seller. Des milliers de romans,
d‘articles de revues populaires, de films, de
téléfilms lui sont consacrés.
Jésus : la personne la plus célèbre au monde.
Comment expliquer que, depuis vingt siè-
cles, on se batte avec acharnement autour de

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JÉSUS ET SES HÉRITIERS

son identité, comme s’il restait un inconnu ?


Pourquoi ces mystères qui l’entourent et qui
excitent tant la curiosité, au point qu’on ne
cesse de chercher, de publier, de filmer à son
sujet ?
Comment peut-on être si célèbre, et appa-
remment si mal connu ?

D’autant que notre documentation sur


l’homme, sa personnalité, son milieu de vie,
est remarquablement abondante et détaillée.
O n en sait bien plus sur lui que sur la plupart
des personnages de l’Antiquité’. Sa mort par
exemple est datée avec précision au 7 avril 302,
un vendredi à quinze heures devant la porte
Ouest de Jérusalem : pareille précision est raris-
sime pour cette époque. Nous en connaissons
les motifs apparents, mais aussi les véritables
motifs, cachés dans les textes. Les événements

1. A l’exception de Cicéron, Jules César ou Marc


Aurèle qui nous ont laissé des bribes de mémoires, il fau-
dra attendre les Confissions de saint Augustin pour avoir
la première autobiographie de l’Antiquité, au IV‘ siècle.
2. Ou 3 avril 33 : mais la plupart des spécialistes
penchent pour le 7 avril 30.

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LE CÉLÈBRE I N C O N N U

des dernières semaines de sa vie se déroulent


devant nos yeux comme un film, tourné par
quatre réalisateurs plus ou moins scrupuleux.
Cette documentation - le Nouveau Tes-
tament - a été écrite par étapes, dans une
période qui commence vers l’an 50 et se ter-
mine autour de l’an 100. Elle n’est pas histo-
rique, mais délibérément polémique et même
politique. C’est l’époque où l’Église se consti-
tue, transforme Jésus en Dieu, s’invente une
légitimité par rapport au judaïsme et aux
autres religions de l’Empire romain : s’érige en
héritière du prophète galiléen.
Mais les événements et les paroles sont là,
affleurant parfois sous la couche de maquillage
dont on a recouvert la personne de Jésus.
Contrairement à ce que certains affirmaient’,
on peut Zes retrouver. Les Évangiles ne sont pas
seulement la mise par écrit d’un mythe : der-
rière les ombres (et parfois, l’ombre est très
courte) il y a des personnages qui ressentent,
qui agissent et qui réagissent : des vivants.

1. Je pense à Albert Schweitzer (Geschichte der


Leben-Jesu Forschung [Histoire de la Recherche sur la
Vie de Jésus], 1906) ou à Rudolf Bultmann.

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JESUS E T SES HÉRITIERS

La cc quête duJésus historique ))

Pendant dix-sept siècles, les chrétiens n’ont


jamais entendu parler que du Christ : l’homme
Jésus s’effaçait derrière ce titre par lequel on le
désignait.
Pour la première fois en 1778, l’Allemand
Reimarus suggéra que ce Christ de la foi
n’était pas forcément le même que le Jésus de
l’Histoire’. Un mouvement se développa par
étapes, qu’on appelle maintenant la quête du((

Jésus historique D. Au mesiècle, une première


étape a été marquée par le rationalisme des
Lumières. Puis l’école de Rudolf Bultmann
s’est engagée au milieu du >oce siècle dans une
deuxième étape, existentialiste : Jésus devint
une icône tour à tour révolutionnaire, doux
rêveur romantique, guérisseur charismatique,
guérillero, philosophe égalitariste, marxiste. ..
l’occident projetait sur lui tous ses fantasmes,
toutes ses frustrations.

1. En fait, c’est un autre Allemand, D.F. Strauss,


dont le livre Le Christ de la foi et lelésus de i’histoire
(1865) instaura cette distinction devenue classique.

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LE CÉLÈBRE I N C O N N U

Chemin faisant, les exégètes mettaient au


point des critères de Lecture, véritables outils de
travail qui permettent de discerner à la fois
l’origine et l’authenticité des paroles ou des
faits rapportés par les textes. Grâce à ces outils,
on peut maintenant faire le tri, tamiser en
quelque sorte la mémoire telle qu’elle a sédi-
menté dans le Nouveau Testament.

La quête du Jésus historique entra dans une


troisième étape décisive à partir des années
1970, avec la redécouverte d’un fait passé
jusque-là sous silence : Jésus étuit juif: Son
enseignement est celui d’un juif, et non d’un
chrétien. Pour le comprendre, il fallait le repla-
cer à L’intérieur du judaïsme du I ~ ‘siècle, celui
qu’il a respiré par tous les pores de sa peau,
dans lequel il a vécu sans jamais s’en extraire.
Les fouilles faites au Caire, à Nag Hammadi
ou dans les grottes de la mer Morte permet-
taient de mieux connaître le milieu dans lequel
a grandi et vécu le Galiléen.
Jésus, un juif? Cela semble aller de soi, mais
aucune Église n’en a jamais tiré les conséquen-
ces. Ignorance ? Disons plutôt résistances, et

15
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

résistances considérables* . Au printemps 1975


j’ai présenté à Rome mon projet de thèse, Litur-
gie juive et redecouverte du Jésus j u f i le projet a
été refùsé par les autorités, sans commentaire.
Les pionniers de cette nouvelle quête sont
américains2, allemands3, français4, israéliens5 .
Leurs conclusions font l’objet de vives polé-
miques : car redécouvrir Jésus tel qu’il fut en

1. Récemment, après la publication du premier


tome de son monumental Jesus, a marginalJew (Un
certain juif Jésus, T. I, Paris, Cerf, 2004), John
P. Meier a été obligé de se justifier d’attaques très vives
des conservateurs par une conférence à I’Immaculate
Conception Seminar du New Jersey (février 1993)
dont on trouvera le texte sur http://theology.shu.edu/
lectures/marginafjew.htm.
2. Entre autres, James Charlesworth, Alan Culpep-
per, Joseph A. Fitzmeyer, Bart Ehrman, Raymond
E. Brown, John P. Meier, Geza Vermes (Angleterre).
3. Entre autres, J. Becker, Martin Hengel, Gerd
Theissen.
4. Entre autres, Marie-E. Boismard, J. Genot-
Bismuth, Jean Onimus, Étienne Nodet, Pierre Geol-
train, Jean-P. Lemonon, Daniel Marguerat (Suisse),
Franz Neirynck (Belgique).
5. O u travaillant en Israël. Entre autres, Daniel
Schwartz, Guy Stroumsa, Moshé Ben-Acher.

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LE CÉLÈBRE I N C O N N U

lui-même, c’est admettre qu’il n’a jamais voulu


fonder le christianisme, mais réformer profon-
dément le judaïsme.

Jésus devenu people

Le travail effectué depuis moins d u n siècle


par les quêteurs du Jésus historique est prodi-
gieux, dune haute tenue scientifique : il est
presque totalement ignoré des foules. Hélas, il
est tout aussi méconnu des auteurs de romans
ou de films à succès, plus intéressés par 1’Audi-
mat que par la vérité de l’Histoire. Car Jésus est
devenu un fonds de commerce très rentable
- alors que les Églises, détentrices de l’héritage,
se montrent incapables de rouvrir sa succession.
D’un côté l’indifférence d’un Occident qui
se détourne de sa religion fondatrice, de l’autre
l’engouement pour des films et des best-sellers
qui s’attachent aux énigmes entourant le célè-
bre inconnu. Preuve évidente que si le christia-
nisme semble en perte de vitesse, la personne
du rubbi juif ne cesse d’intéresser. Et nous
assistons à un phénomène nouveau : à travers
ces films et ces romans, un vaste public s’habi-

17
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

tue à entendre parler de Jésus autrement. Et il


en redemande.
Au regard de la recherche historique, les
réponses des romanciers ou des scénaristes
sont souvent simplistes ou mensongères. Mais
ils posent quand même au public la bonne
question :finalement, qui était Jésus ? Qui était
cet homme, sur lequel s’est construite l’iden-
tité culturelle de l’Occident ?
Jésus devenu people, pour la première fois
notre inconscient collectif échappe aux Églises :
il réclame le droit d‘inventaire, sans tabous. On
peut poser toutes les questions, et on les pose.

Solidement cimentée sur le socle des dogmes,


la statue de l’homme-Dieu a nourri pendant
vingt siècles l’imaginaire occidental : on hésite à
l’aborder de front. I1 m’a semblé préférable de la
contourner pour commencer par son entourage
rapproché, ces hommes et ces femmes qui ont
vécu, mangé avec lui, et n’ont pourtant rien
écrit: Marie sa mère, Jacques le frère d’un
enfant réputé unique. Judas et Marie Made-
leine, devenus des vedettes au box-office. Pierre,
le chef des Douze, icône du christianisme et

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LE CÉLÈBRE INCONNU

premier pape. Enfin le mystérieux disciple bien-


aimé, récemment sorti de l’anonymat.
Dès l’origine, des nuages dépais mensonges
ont entouré ces témoins directs d‘une saga fon-
datrice. Dissiper ces nuages, c’est découvrir quel-
ques vérités qui émergent de textes que l’on
croyait si bien connaître. Pour cela, il faut retirer
les lunettes de la foi. O n remarque alors que les
spécialistes, qui savent beaucoup de choses, ne
peuvent pas tout dire : presque tous appartien-
nent à une Église établie. Ils ouvrent quantité de
portes, mais leur respect des croyances ou la
.pression sociale leur interdisent de les franchir.
Je m’inscris parmi ces quêteurs du Jésus his-
torique, et m’appuie sur leurs travaux scienti-
fiques pour aller là où ils ne peuvent s’aventurer.
Sachant qu’en Histoire il n’y a pas de vérité
définitive, il n’y a que des hypothèses de plus
en plus affinées.
Derrière ses héritiers se cache le visage d u n
homme devenu Dieu malgré lui. Pour beau-
coup, il reste la personnalité la plus fascinante
d’un monde qu’il a rêvé de bouleverser, afin de
l’humaniser en le réconciliant avec Celui qui
n’a aucun nom.
L 'Histoire des vainqueurs

Du vivant de Jésus, personne n'a rien écrit.


O n nous raconte pourtant ses faits et gestes,
on nous rapporte ses paroles. Qui a transmis
tout cela ?
Ni lui ni les membres de son entourage,
mais ceux qui se sont autoproclamés ses héri-
tiers.
Une succession, en vérité, très disputée.

Quand le tombeau de Jésus est trouvé vide


le 9 avril 30, ses proches semblent pris au
dépourvu. Les Actes des Apôtres décrivent un
moment de désarroi total, qui va durer quel-
ques mois. Puis on voit les apôtres se ressaisir :
leur maître les avait tirés de la misère, ils ne
veulent pas y retomber. Il a fait naître en eux
un immense espoir, ils refusent de le laisser

21
J É S U S ET S E S H É R I T I E R S

s’éteindre, I1 a éveillé en eux une ambition, ils


ne peuvent plus s’en passer.
Autour d’eux se regroupent des nouveaux
venus, qu’il faut motiver afin que le mouvement
ne retombe pas : on leur raconte les souvenirs,
l’enseignement du maître disparu, au cours de
réunions où l’exaltation monte peu à peu. Cha-
cun peut parler, mais les apôtres sont là pour
contrôler ce qui se dit, la mémoire en train de se
constituer. Vingt ans plus tard, Paul donnera
encore à ses communautés une consigne stricte :
((Vérifiez tout, et ce qui est bon, retenez-le1. ))

Certaines des paroles de Jésus sont donc rete-


nues, d’autres écartées. Qui fait le tri ? Il n’y a
aucune autorité centrale, mais des communautés
dispersées et leurs chefs, qui s’opposent souvent
pour des raisons ethniques et idéologiques.
Le souvenir commence à mener sa vie propre :
la mémoire devient sélective, en fonction des
milieux où elle s’élabore, de leurs cultures et par-
fois de leurs ambitions propres.

1. Première lettre aux Thessaloniciens (1 Th) 5,21.


C’est le plus ancien écrit du Nouveau Testament
(début de l’an 51). Voir aussi Première épître aux
Corinthiens (I Co) 14’26, écrite cinq ans plus tard.

22
L’HISTOIRE DES V A I N Q U E U R S

Quand le mouvement s’étend hors de


Judée, son contrôle échappe définitivement
aux témoins directs, dont certains disparais-
sent: on éprouve alors le besoin de mettre
l’enseignement de Jésus par écrit. Des livrets ((

de paroles circulent de communauté à com-


))

munauté, d’abord en araméen, puis traduits


en grec pour la Syrie et l’Égypte. En 1945, on
a retrouvé à Nag Hammadi un de ces livrets,
l’Évangile de Thomas : une traduction en
copte égyptien de l’original grec, 114 paro- ((

les D rassemblées en vrac sans qu’on puisse dis-


cerner entre elles un ordre particulier.

Très vite, le mouvement Jésus gagne tout


le Bassin méditerranéen. Cette diffusion fou-
droyante est due à un homme étonnant qui
vient d’Asie Mineure, et n’a pas connu le Gali-
léen : Paul de Tarse. Entre l’an 51 et l’an 58,
il a écrit à ses disciples des lettres dont six nous
sont parvenues’ : ce sont les écrits les plus

1. Aux Thessaloniciens I et II, aux Corinthiens I et


II, aux Galates, aux Romains. La Première Épître aux
Thessaloniciens est datée de l’an 5 1, soit environ vingt
ans après la mort de Jésus.

23
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

anciens du Nouveau Testament. Peu après,


d’autres lettres circuleront, qui lui sont attri-
buées’ : mais on sait maintenant qu’elles ont
été rédigées par les communautés qu’il a fon-
dées, et publiées sous son nom.
En dehors du petit microcosme juif de
Palestine, personne ne savait rien du ra6bi
juif, de son bref parcours, de son entourage,
des circonstances qui le conduisirent à la
mort. C’est pourquoi une communauté, à la
fois proche de Jérusalem et ouverte au monde
extérieur, a eu la première l’idée de présenter
son livret de N paroles de Jésus en l’insérant
))

dans un cadre biographique sommaire : ce


sera l’Évangile selon Marc. Écrit d’abord en
araméen, langue de la Palestine et de la Syrie,
il est rapidement traduit en grec et connaît un
succès considérable : nous sommes peu avant
l’an 70.
Ce succès provoque des émules : deux autres
communautés se mettent à écrire leur propre
Évangile, elles reprennent celui de Marc et le
modifient chacune à sa façon. En Palestine,

1. Aux Philippiens, aux Colossiens, aux Éphésiens,


à Philémon, à Timothée I et II, à Tite.

24
L’ HIST O I RE DES V A I N Q U E U R S

l’une le remanie avec son propre livret de


((

paroles », et lui donne une coloration très


judaïsante : c’est l’Évangile selon Matthieu.
Une autre recueille des souvenirs et des para-
boles qui circulaient en milieu grec syrien :
l’Évangile selon Luc a perdu la couleur locale
juive, mais il souligne la tendresse de Jésus
pour les marginaux et les pécheurs.
Après l’an 70, trois Évangiles circulent donc :
on les appelle synoptiques parce qu’ils se sont
influencés mutuellement, et qu’ils peuvent être
lus en parallèle. Enfin autour de l’an 100, un
quatrième Évangile apparaît, dont nous repar-
lerons en détail.
Paul de Tarse faisait cavalier seul : ces qua-
tre Évangiles, pourtant consignés après les let-
tres écrites de sa main, n’ont que peu de
rapports avec elles.

Pendant les deux siècles suivants, beaucoup


d’autres Évangiles et Actes des Apôtres vont
être écrits puis diffusés dans l’Empire : dès lors
qu’il échappait à son entourage, le souvenir de
Jésus est tombé dans le domaine public. I1 a
rencontré des populations imprégnées d’une
quantité de religions baroques et colorées,

25
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

mélanges de philosophies, de demi-dieux


mâles ou femelles, dans lesquelles s’exprimait
un imaginaire d’une extraordinaire richesse.
Ces gens vont s’emparer du rabbi juif et
l’habiller à leur façon, tour à tour philosophe,
magicien ou héros invincible : des hommes,
des femmes ont vécu sincèrement de ces Évan-
giles, qui ont été leur seule source d’informa-
tion et de vérité sur Jésus.
Pourtant ils vont être condamnés par
l’Église qui prend le pouvoir : elle les appelle
apocryphes, les rejette et répand l’idée qu’elle a
reçu de la bouche de Jésus un dépôt, que tous
les autres n’ont pu que dénaturer. Elle se pré-
sente comme la seule légataire d’un héritage
qui n’a fait que se dégrader, une fois venu le
temps des hérétiques.
Depuis lors, le mythe du retour à Za pureté
des origines ne cesse de poursuivre le christia-
nisme.

Nous savons maintenant que l’héritage a été


détourné par l’entourage lui-même : Jésus n’a
pas eu d‘héritiers légitimes. Mais ce qu’il a légué
à la postérité - ses paroles, ses gestes - n’a pas
disparu, tellement forte était l’empreinte qu’il a

26
L’HISTOIRE DES VAINQUEURS

laissée sur ses proches, le respect et l’amour


qu’il a su leur inspirer.
Car détourner, ce n’est pas supprimer : c’est
prendre ce que l’on a reçu, et l’utiliser à des
fins personnelles.

Pendant des siècles il y a donc eu un combat


acharné pour la mémoire de Jésus, combat que
l’Église a mené simultanément sur deux fronts.
En écartant les Évangiles apocryphes, elle a pré-
servé la personne du Galiléen, son originalité qui
émergeait de façon fulgurante d’un terreau juif.
Mais en le transformant en Dieu, elle l’a extrait
de ce terreau et l’a fait croître et prospérer en
terre étrangère.
Au terme de ce combat, Jésus n’était plus
lui-même.
L’Histoire est toujours écrite après coup par
les vainqueurs, qui cherchent à contrôler le
passé pour justifier leur avenir. Avec une extra-
ordinaire continuité, des générations successi-
ves vont écrire l’histoire du christianisme en
défigurant le visage d’un homme.
Est-il possible de remonter jusqu’à une ori-
gine dénaturée depuis si longtemps, et avec
tant de persévérance ?

27
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

Pour relever ce défi nous nous attacherons à


quelques-uns des membres de l’entourage de
Jésus, ceux sur lesquels nous sont parvenues
des informations.
fi
Une miLLe désunie

L’image de la Sainte Famille proposée au


monde entier en exemple de cohésion, dentente
et de complicité mutuelle, fait penser aux
vieux films d’Hollywood. Un père, travailleur
infatigable, protecteur d’un enfant qui n’était
pas de lui. Une mère, dès l’origine fervente dis-
ciple de son fils unique. Ni frères ni sœurs,
puisque Dieu devenu homme doit être né
miraculeusement de sa mère, la laissant vierge
après l’accouchement.
La vérité serait-elle d‘une autre nature ?

Mère Courage
Elle l’a conçu, elle l’a porté, nourri au sein.
Elle lui survivra, ombre silencieuse présente

29
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

auprès des premiers disciples. Pourtant, nous


savons très peu de choses de la mère de Jésus :
elle n’apparaît que trois fois dans le Nouveau
’,
Testament et toujours furtivement.
Les chrétiens grecs ou romains éprouvèrent
vite le besoin d’avoir quelque information sur
la naissance et sur l’enfance de leur nouveau
dieu, comme c’était l’usage dans les religions
de l’Empire. Vers l’an 80, deux auteurs ano-
nymes ajoutèrent donc aux Évangiles de Mat-
thieu et de Luc une enfance de Jésus dans
(( ))

la tradition des rnidrashim, ces récits légen-


daires répandus dans la littérature orientale,
de la Bible aux Contes des Mille et Une Nuits.
Légendes : on ne peut en tirer aucune indica-
tion historique fiable2. L’Occident y a puisé le
folklore de nos Noëls d’enfance, et quelques
fêtes de notre calendrier : c’est tout. Avant ces

1. Marc (Mc) 3,31 et parallèles ; Jean un) 2,3 ;


Actes des Apôtres (Ac) 1,14. Nous verrons plus loin
(p. 62-65) que le dialogue entre Jésus et sa mère au
pied de la croix (Jn19,25) n’est pas authentique.
2. I1 y a cependant, dans l’enfance de Jésus N selon
((

Luc, des bribes d’une enfance de Jean-Baptiste N qui


((

contiennent peut-être des éléments historiques.

30
U N E FAMILLE DÉSUNIE

remaniements tardifs, les Évangiles commen-


çaient tous par la rencontre entre Jean-Baptiste
et Jésus au bord du Jourdain. Des trente années
qui précèdent, de sa jeunesse on ne parlait pas,
parce qu’il n’y avait rien à dire d‘un juif ordi-
naire, petit entrepreneur galiléen, que rien ne
distinguait des autres juifs pieux de son pays.

Quittant Jean-Baptiste, Jésus revient chez lui,


et peu après sa famille est invitée à une noce
paysanne dans le village de Cana. Seule au
milieu de l’euphorie de la fête, Marie s’aperçoit
d u n petit problème d’intendance : le vin vient
à manquer. Normalement, une femme juive
aurait dû s’en ouvrir à son maître et mari : or il
apparaît qu’il n’est pas là puisqu’elle s’adresse à
Jésus, et c’est à lui qu’elle demande d‘intervenir.
Ce qui lui vaut une réponse assez sèche : Qu’y
((

a-t-il de toi à moi, femme’ ? D


Rien d’étonnant, dans ce pays le fils aîné -
qui a pris la place du père absent - n’a pas à se
faire dicter sa conduite par une femme, fût-elle
sa mère.

1. Jn 2,4.

31
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

Est-ce que par hasard, ce jour-là, Joseph


aurait été retenu à la maison ? Non, nulle part
ailleurs on ne le voit apparaître dans les Évan-
giles. I1 n’est qu’un nom sur la carte d’identité
de Jésus, que tous appellent le fils de Joseph
((

l’entrepreneur’ ». O n s’accorde donc à penser


que le père de Jésus était mort quand son fils a
commencé sa vie publique. De cette ombre
nous ne savons qu’une chose : il a donné à
ses cinq fils des prénoms significatifs. Ieshua,
Iakob, Iôseph, lehoudu, Shiméon, chacun de ces
noms remonte aux origines de l’histoire
d’Israël. Ieshua-Jésus est donc né dans une
famille pieuse, où l’on rêvait sans doute à la
restauration de l’Israël mythique.
Plusieurs fois nommés dans le Nouveau
Testament, les frères et sœurs de Jésus ont fait
couler beaucoup d’encre. Depuis le I I ~siècle,
l’Église a toujours refusé de voir en eux autre
chose que des cousins ou des enfants d’un pre-
mier lit de Joseph: gênés par cette posture
dogmatique mais contraints par l’évidence des

1. Matthieu (Mt) 1355 et parallèles. Le grec tec-


ton, habituellement traduit par charpentier », désigne
((

en fait un entrepreneur en bâtiment.

32
U N E FAMILLE DÉSUNIE

textes, les chercheurs admettent maintenant


qu’il s’agissait bien de frères et de sœurs de
sang.
Veuve, Marie est donc seule à la tête d’une
fratrie nombreuse, seule obligée de résoudre
tous les détails de la vie quotidienne. A Cana
elle a fait preuve de son sens pratique : elle
s’est montrée efficace, mais néanmoins sou-
mise à son aîné, le chef de famille remplaçant
son père.
En femme habituée à tenir les rênes d’une
maison, elle s’est inquiétée d’un problème
d’intendance - mais elle ne transgressera pas
les usages en vigueur.

Peu après, quelque chose vient perturber


cet ordre convenu d’une famille galiléenne :
son aîné se met soudain à avoir un compor-
tement asocial, il fait et dit des choses insen-
sées, rameute les foules autour de lui. Toute
cette agitation, elle l’entend depuis son vil-
lage : on devine les paroles acides des voi-
sins, les regards, les rumeurs.. . Puisque son
mari n’est plus là, elle décide d’agir. Elle
prend ses enfants par la main, et organise
avec eux une expédition pour se saisir de
((

33
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

Jésus, rapporte Marc, car ils disaient : I1 est


devenu fou’ ! ))

Devant l’urgence, la mère soumise et effa-


cée s’est transformée en Mère Courage. Elle
n’a pas cherché à comprendre pourquoi
Jésus avait si brusquement changé, et semble
avant tout avoir été soucieuse de protéger un
cercle familial menacé dans sa respectabilité
sociale. Mais elle a fait preuve de caractère et
montré qu’elle savait prendre les décisions,
pour affronter une situation devenue insup-
portable.
Et quand on prévient l’aîné, entouré
d’une foule nombreuse, que sa mère et ses
frères l’attendent dehors devant la porte,
qu’elle l’appelle pour le ramener à la raison,
elle s’attire une réponse cinglante : Ma ((

mère, qui est-ce ? Ma mère, mes frères et


mes sœurs, ce sont ceux qui font la volonté
de Dieu2. ))

Son fils vient de la renier, devant elle et


publiquement.
Mère Courage, mère douloureuse.

1. Mc 3,21 : grec exestè, il est hors de sens ».


((

2. Mc 3’33 et parallèles.

34
U N E FAMILLE D É S U N I E

O n la retrouve plus tard à Jérusalem, réfu-


giée avec les apôtres qui s’y cachent après l’échec
de la Crucifixion’. Elle a suivi son cadet
Jacques, devenu à son tour chef de famille
depuis la mort violente de l’aîné - comme elle
avait suivi Jésus avant qu’il ne devienne fou à
ses yeux, comme elle avait suivi Joseph avant
lui.

C’est tout, et c’est peu. Portrait gris muraille


d’une mère de famille juive, exactement
conforme à ce qu’on attendait d’une veuve de
son époque.
Cette femme, qui devait pourtant connaître
son fils aîné mieux que personne, n’a rien
transmis à son sujet, malgré une légende qui
veut qu’elle ait confié sur le tard ses souvenirs
à l’évangéliste Luc. O n ne peut même pas
affirmer qu’elle ait été l’une des disciples fer-
ventes de Jésus : de son vivant il n’a représenté
pour elle qu’une source d’irritation. Mais per-
sonne ne peut dire si elle ne l’est pas devenue
après sa mort, quand elle-même disparaît des

1. Ac 1,14.

35
JÊSUS E T SES HÉRITIERS

textes : la tradition l’affirme et je veux le croire,


tant est attachante la figure effacée de cette
mère souffrante, aimante et courageuse.

Jacques et les nazôréens

Dès lors que Jésus est devenu une célébrité


locale, les tensions ont donc éclaté dans sa
famille. O n en a la confirmation dans un épi-
sode rapporté par le quatrième Évangile : la
fête de Soukoth était l’une des plus populaires
d’Israël, et les juifs avaient l’habitude de mon-
ter la célébrer à Jérusalem. Jésus décide de ne
pas y aller - peut-être pour éviter une confron-
tation avec les autorités du Temple. Ses frères
lui lancent alors avec méchanceté : Va donc((

d’ici en Judée ! O n n’agit pas en secret, quand


on veut être en vue. Puisque tu fais ces choses-
là, manifeste-toi publiquement’ ! O n sent de
))

la hargne, une jalousie de petits provinciaux


qui défient leur aîné d’aller faire la vedette D
((

à la capitale. Et l’Évangile commente d’un ton

1. Jn 7, 3-4.

36
U N E FAMILLE DÉSUNIE

désabusé : Pas même ses frères en effet ne


((

croyaient en lui. ))

Après leur départ, Jésus se ravise : il ira bien


à la fête, mais tout seul et en se cachant d’eux’.
Une mère blessée par le comportement de
son aîné, des frères jaloux : en fait la Sainte
((

Famille se montre désunie, et désunie par la


))

faute de Jésus.
I1 ne leur en voudra pas. Sa première parole,
lorsqu’il apparaît aux femmes le matin de
pâque, sera pour eux : G Allez dire à mes frères
qu’ils doivent aller en Galilée : là, ils me ver-
ront 2.))

Après la Crucifixion, Jacques est donc


devenu à son tour chef de famille. Il emmène
avec lui sa mère et ses trois frères à Jérusalem,
mais il lui faudra du temps pour s’imposer à la
tête de la communauté. Vers l’an 38 (huit ans
après la mort de Jésus), Paul tout juste converti
monte pour la première fois à la capitale : il
indique - et l’ordre de préséance ici est impor-
tant - qu’il a rencontré d’abord Pierre, puis

1. Jn 7, 10.
2. Mt 28,lO.

37
JÉSUS E T SES H E R I T I E R S

((Jacques le frère du Seigneur et aucun autre


apôtre’ ».Traduisez : à cette époque Pierre est
le chef de la communauté, et Jacques vient
juste après lui.
Dix ans plus tard, en 48, se tient à Jérusa-
lem une assemblée houleuse à laquelle Paul
assiste, et qu’il décrit en détail. Le fragile équi-
libre du pouvoir a changé, car l’ordre de pré-
séance qu’il donne n’est plus le même : c’est
Jacques maintenant qui est cité en premier, et
Pierre qui vient après lui2. Passant devant
Pierre, le frère de Jésus a pris le pouvoir dans
la ville où son aîné est mort.
Il se trouve à la tête du groupe le plus
influent3, qui oblige farouchement tous les
convertis à observer intégralement la loi juive.
D’où la fureur de Paul qui veut, lui, donner
une dimension universelle à l’Église en forma-
tion : l’enracinement juif de Jésus l’intéresse
moins que le Christ ressuscité. Au cours de
l’assemblée de 48, il va se heurter violemment

1. Épître aux Galates (Ga) 1,19.


2. Ga 2,9.
3. Ga 2,12 : Paul parle de ceux [du clan] de Jac-
((

ques »,tinas apo Iakôbou.

38
UNE FAMILLE DÉSUNIE

à tous les notables juifs, jusqu’à ce que Jacques


tranche avec l’autorité qui est désormais la
sienne : Je juge, moi.. .
(( ))

Et Paul leur en gardera une haine tenace.


Quelques années plus tard, il les traite publi-
quement d’intrus, de faux frères, d’espions, et
ajoute qu’il a refusé de céder, fût-ce pour un
((

instant, à ceux qu’on tenait pour des notables


- peu m’importe ce qu’alors ils pouvaient
être2 ».
Les vainqueurs écrivent l’Histoire : à partir
de ce moment, Jacques et ses frères disparais-
sent de la chronique officielle de l’Église, telle
que Luc la compose à la gloire de Paul victo-
rieux.
Mais on sait que Jacques restera jusqu’à sa
mort, en 62, le chef incontesté de la presti-
gieuse communauté de Jérusalem. Ses mem-
bres, dira plus tard le chroniqueur Épiphane,
((étaient des juifs attachés aux pratiques de la
loi juive, mais qui croyaient aussi en Jésus. Des
juifs et rien dautre, si ce n’est qu’ils croyaient
en Jésus tout en vivant à la juive. Ils ne s’appe-

l. Ac 15,19.
2. Ga 2’5-6.

39
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

lèrent pas “Jésuens”, ils ne gardèrent pas le


nom de “juifs”, ils n’adoptèrent pas celui de
“chrétiens” : ils s’appelèrent nuzôréens’ ».

Nuzôréens : la redécouverte de ce groupe est


essentielle pour comprendre la suite de l’his-
toire de l’occident. Pour l’instant, disons seu-
lement que Jésus lui-même, de son vivant, a
été nazôréen. Jacques lui restera fidèle, en refu-
sant à la fois de rester juif et de devenir chré-
tien. Sauvagement pourchassés par tous, les
nazôréens commencent à s’exiler dès 70,
quand le Temple est détruit par Titus. L’Église
victorieuse a tout fait pour effacer jusqu’à leur
mémoire : mais l’Histoire suinte, quand on la
presse de questions, Elle rend justice
aujourd’hui à ces disciples de Jésus, et retrouve
leur trace jusqu’en Arabie, au VIF siècle, dans
le texte du Coran.
Nous reparlerons des nazôréens. Après la
mort de Jacques un de ses frères, puis des cou-
sins, enfin des collatéraux perpétueront à Jéru-
salem une dynastie de la famille de Jésus

1. Épiphane de Salamine, Punurion XXIX.

40
U N E FAMILLE DÉSUNIE

jusqu’en 135, date à laquelle l’empereur


Hadrien interdira la ville à tous les juifs. Le
souvenir de cette succession dynastique a été
plongé dans l’oubli par le mépris de l’Église
romaine conquérante.
Le cadet de Jésus restera pourtant vivant
dans la mémoire de ceux que l’Église écrasait
comme hérétiques. Évangile de Thomas, écrit
au I I siècle
~ : Les disciples questionnèrent
((

Jésus : nous savons que tu vas nous quitter. Et


alors, qui sera notre guide ? Jésus leur dit : là
où vous serez arrivés, vous irez à Jacques le
Justel. O n lit ici le témoignage d’un groupe
))

minoritaire resté fidèle à la mémoire du frère


de Jésus, et de sa fuite éperdue devant les chré-
tiens devenus vainqueurs.

Une famille désunie du vivant de Jésus,


dont il se sépare dans un climat tendu. Une
mère effacée mais courageuse, qui a souffert du

1. Évangile de Thomas, 12 (cité dans la version


d’André Wautier, Paroles gnostiques du Christ Jésus,
Ganesha, Montréal, 1988). Ce texte fait partie de la
bibliothèque gnostique retrouvée à Nag Hammadi en
1945.

41
J É S U S ET S E S H É R I T I E R S

parcours chaotique du premier de ses fils. Un


frère d’abord jaloux, puis pris en tenaille entre
le souvenir de son aîné et son judaïsme viscé-
ral.
Lorsque la séparation d’avec sa famille est
consommée, lorsqu’il la quitte dans l’incom-
préhension mutuelle pour mener sa vie d’itiné-
rance, Jésus tente de se recomposer un
entourage : il semble qu’il ait espéré y retrou-
ver une famille de substitution, qui recueille-
rait son héritage. Quelques hommes, et une
femme, émergent de ce cercle rapproché.
Remonter leurs traces, c’est éclairer les origi-
nes d’un jour nouveau.
Un treizième upôtre ?

Quand il quitte Jean-Baptiste et le Jourdain


pour revenir chez lui, quatre hommes décident
de suivre Jésus : André et son frère Pierre, Phi-
lippe et Nathanaël. En leur compagnie il accom-
plit des guérisons, qui lui valent une renommée
immédiate. Il guérit, et il enseigne : d‘abord, en
bon disciple, il répète mot à mot ce que procla-
mait son maître, le royaume de Dieu s’appro-
((

che ». Puis rapidement il franchit le pas, prend


son autonomie et élabore son propre message :
((Le royaume de Dieu est déjd Id, dit-il, il est
présent parmi vous et vous en avez la preuve
dans les miracles que vous voyez, dans l’ensei-
gnement nouveau que vous entendez’. ))

1. Mt 11’2-6 et parallèle chez Luc (source dite Q D).


((

43
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

En quelques mois, il a pris conscience


qu’il apporte une nouveauté radicale, une
rupture dans le judaïsme de son enfance. U n
nouvel Israël est en train de naître, et pour
rendre cette réalité visible il choisit, parmi
ceux qui l’entourent, douze hommes. Ce
chiffre avait alors une portée symbolique,
immédiatement comprise par les foules jui-
ves : douze, comme les douze fils de Jacob,
ancêtres des douze tribus de l’Israël mythi-
que.
Le choix des Douze remonte bien à Jésus
lui-même. Il a voulu en faire l’image parlante,
la métaphore tangible de ce qu’il appelle son
((royaume ». Mais il a aussi rêvé qu’ils pour-
raient devenir les auxiliaires de sa prédi-
cation : c’est pourquoi peu après il décide de
les envoyer en mission, deux par deux, afin
d’étendre et de démultiplier son action. O r
l’expérience va se révéler désastreuse : le succès
a tourné la tête de ces hommes. En l’absence
de leur maître ils ont essayé de l’imiter, de
guérir un enfant épileptique - et c’est un
échec lamentable. Dépités, les Douze se plai-
gnent à Jésus : ils ont voulu s’emparer de son

44
UN TREIZIÈME APOTRE ?

pouvoir, mais sans puiser à sa source - l’inten-


sité de sa prière’.
Échaudé par cette expérience, jamais plus il
ne les enverra en mission. Désormais, il va être
suivi d’un groupe de douze hommes dont il se
plaint amèrement : Vous ne comprenez pas,
((

vous ne saisissez pas ? Avez-vous donc l’esprit


bouché2 ? ))

Au-delà du symbole, Jésus se cherchait des


collaborateurs, des complices, des continuateurs
de sa mission: il n’aura dans son entourage
que douze suiveurs, qui jamais ne compren-
dront véritablement leur maître.
Et qui finiront par le trahir, avant de
détourner son héritage.

Ces Douze, il est curieux de remarquer que


pas une fois Jésus lui-même ne leur donne le
titre d’apôtres, ni même de disciples3. De son

1. Mc 9, 14-29 et parallèles.
2. Mc 8,17.
3. Tous les emplois de ce terme dans la bouche de
Jésus semblent porter, à des degrés divers, la marque de
fabrique de l’Église primitive : par exemple Mt 10,24 ;
10,42 ; 13,52 ; 26,18 ; Luc (Lc) 14,26-27, etc.

45
JESUS ET SES HÉRITIERS

vivant, il les a appelés simplement les Douze’ »,


((

et ce n’est que plus tard qu’on voit apparaître


dans les textes l’expression les douze apôtres2».
((

Pourquoi ?
Parce que le titre d’apôtre va devenir dans
l’Église une sorte de marque déposée, un label
oficiel. Écrivant ses Actes entre 80 et 90, Luc
décrit le choix du douzième apôtre qui devra
remplacer Judas, mort tragiquement et dans
des circonstances mystérieuses. Pour l’élection
du remplaçant, un seul critère: il devra être
choisi parmi ceux qui nous ont accompagnés
((

tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu au


milieu de nous, depuis le baptême de Jean-
Baptiste et jusqu’à la fin3.
))

C’est-à-dire depuis la rencontre du Jourdain


jusqu’à sa mort et sa résurrection.

1. L‘expression Les Douze dans le Nouveau Tes-


(( ))

tament semble remonter à Jésus, encore que la phrase


rapportée par Jn 6,70 ( NNe vous ai-je pas choisis, vous
les Douze ? D)témoigne de la haine sourde qui opposa les
rédacteurs du quatrième Évangile aux apôtres ».
((

2. Mt 10,2, qui reflète ici le point de vue de I’l?glise


de la deuxième moitié du I ~ siècle.

3. AC 1,21-22.

46
UN TREIZIÈME APÔTRE ?

Cette condition, et elle seule, suffit à valider


le titre d’apôtre et l’autorité qui l’accompagne.
Dans 1’Eglise en formation, ce titre va rapide-
ment être revendiqué par ceux qui convoitent
l’héritage de Jésus. 11 est tellement honorifique
que Paul de Tarse - qui n’a pourtant pas
connu Jésus, qui ne remplit donc pas la condi-
tion indispensable -, Paul se l’attribuera plus
tard à la force du poignet, afin de se sentir
mieux armé dans la lutte féroce qui l’oppose
aux apôtres légitimes. II se présente fièrement
comme appelé à être apôtre par la volonté de
((

Dieu’ », et non par le fait qu’il aurait suivi


Jésus dès le début.
Institués par Jésus comme un symbole de la
nouveauté qu’il rêvait d’apporter, les Douze
sont devenus après sa mort les douze apôtres »,
((

détenteurs du pouvoir.
C’est pourquoi, pour les barons de l’Église,
il ne pourra jamais y avoir que douze apôtres.
Douze héritiers, pas un de plus.

1. 1co 1,l.

47
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

Un treizième apôtre ?

Le moment crucial, c’est donc celui où Jésus


revient auprès de Jean-Baptiste après avoir
vécu un long temps de méditation solitaire au
désert. Avant, il n’était qu’un juif pieux - comme
tant d’autres, dont il n’y a jamais rien eu à
dire. Après, il est habité d’un charisme tel qu’il
va dévoiler un monde nouveau à ceux qui
peuvent l’entendre. Et que les représentants
du judaïsme traditionnel, menacés, fragilisés
par cette impétueuse nouveauté, vont s’abattre
sur lui et l’éliminer sans tarder.
A sa sortie du désert, il est rempli de ce qu’il
vient de vivre et de découvrir là-bas, entre ciel
et sable. Tout est en lui, rien encore n’a été
tenté, il n’est que promesses sans échecs, force
sans entraves, projets sans limites. Et c’est à
ce moment précis que cinq hommes le ren-
contrent.

Nous possédons de cette rencontre UR récit


étonnant. Étonnant, parce qu’il est écrit avec
la spontanéité, la fraîcheur, le luxe de détails
que seul peut se permettre un témoin oculaire.

48
UN TREIZIÈME APOTRE ?

Les lieux (la rive d u Jourdain), la succession


des jours, l’heure sont indiqués avec précision :
il ne manque plus que la couleur du ciel,
l’odeur des ajoncs aux abords d e la rivière ...
Le lendemain, Jean-Baptiste se trouvait de nou-
veau au même endroit [la rive du Jourdain]
avec deux de ses disciples ... Les deux dis-
ciples ... suivirent Jésus. Ce que voyant, il se
retourna et leur dit : Que cherchez-vous ? Ils
(( ))

lui dirent : Rabbi, où demeures-tu ? I1 leur


(( ))

dit : Venez et voyez »... Ils allèrent, et demeu-


((

rèrent auprès de lui toute la journée. I1 était


environ seize heures. André, le frère de Pierre,
était l’un de ces deux qui avaient suivi Jésus.. .1

L’un de ces deux : q u i est l’autre disciple,


celui q u i ne se n o m m e pas et qui raconte ?
Selon la définition des Actes c’est un apôtre,
puisqu’il vient d e rencontrer Jésus au bord du
Jourdain et qu’il le suivra jusqu’à la fin: il
remplit bien la condition indispensable. Avec
André, il est m ê m e le tout premier à l’avoir
connu (avant Pierre), et il sera le dernier à le

1. Jn 1, 35-40.

49
J É S U S ET S E S H É R I T I E R S

voir - sur la croix. Malgré cela, jamais il n’appa-


raîtra dans les listes officielles des apôtres. Ni
dans aucun texte du Nouveau Testament, sauf
dans le quatrième Évangile, dont il est l’ini-
tiateur.
Cet homme, qui aurait pu - mieux que
n’importe qui - se prévaloir du titre d’apôtre,
se désigne lui-même comme le disciple que
Jésus aimait. Je l’appellerai désormais le trei-
zième apôtre‘ sans pouvoir le nommer, puisque
nous ignorons jusqu’à son nom.

I1 réapparaît au début de la dernière semaine


que Jésus va vivre à Jérusalem, et décrit toujours
les événements dramatiques de ces moments
cruciaux avec les accents, la chaleur, la préci-
sion d’un témoin oculaire.
Mais avant de le suivre dans cette période,
il faut revenir en arrière et dire ce que nous
savons de lui.

1. Voir mon roman Le Secret du treizième apôtre,


Albin Michel, 2006.

50
IJN T R E I Z I È M E A P Ô T R E ?

Lu redécouverte d u n témoin supprimé

C’est dans les années 1980 qu’un savant


catholique, Raymond E. Brown, redécou- ((

vrit officiellement le disciple bien-aimé et


))

montra qu’il s’agissait bien d’un treizième


homme, distinct de l’apôtre Jean : I1 est évi- ((

dent que le disciple quelésus uimuit fut un per-


sonnage historique et un compagnon de
J’esus 1 .
))

Ce témoin inconnu, véritable homme au ((

masque de fer de l’Église primitive, est


))

nommé huit fois dans le texte du quatrième


Évangile, soit explicitement, soit par allusions
sans équivoque.
Ainsi, le chapitre 21 décrit le court séjour
que Pierre et six disciples ont effectué autour
du lac de Galilée, où ils se sont enfuis juste
après la Crucifixion. L’auteur donne des

1. Raymond E. Brown, américain, membre à cette


époque de la Commission biblique pontificale (la plus
haute autorité catholique en matière de Bible) : La
Communauté du disciple bien-aimé, Éditions du Cerf,
Paris, 1983, p. 34.

51
J É S U S ET S E S H É R I T I E R S

noms : étaient présents Thomas, Nathanaël,


((

les fils de Zébédée Uean et son frère] et deux


autres disciples. Qui sont ces deux autres dis-
))

ciples ? Un peu plus loin dans le texte, l’un des


deux sort de l’anonymat : (t Pierre, s’étant
retourné, vit derrière lui le disciple que Jésus
aimait’. ))
C’est encore lui : c’est celui que j’appelle le
treizième apôtre, et dans cette scène il est expli-
citement distingué de l’apôtre Jean, le fils de
Zébédée, dont la tradition a fait l’auteur du
quatrième Évangile.

Au moment de la rencontre initiale au bord


du Jourdain, on nous dit qu’il a passé une
journée entière avec le rabbi, mais il ne se joint
pas aux quatre autres qui accompagnent jésus
lorsqu’il revient en Galilée. Eux suivent leur
nouveau maître, mais aussi ils retournent chez
eux. Tandis que lui, il habite Jérusalem. Il
connaît bien la ville, ses descriptions dans le
quatrième Évangile sont exactes, colorées, et
ont été confirmées par les fouilles archéolo-

1. Jn 21, 2 et 20.

52
UN TREIZIÈME APÔTRE ?

giques. Il y possède une maison située non loin


de celle du grand prêtre Caïphe, dans ce quar-
tier Ouest réservé aux personnes riches, et
sévèrement gardé par la police juive’. Comme
toutes les villas de ce quartier, la sienne est
vaste et comporte, au premier étage, une salle ((

haute pouvant contenir une centaine de per-


))

sonnes : c’est dans cette salle que Jésus prendra


son dernier repas, c’est là que la plupart des
disciples terrorisés se cachent immédiatement
après l’exécution de leur maître, avant de
s’enfuir en Galilée. C’est là aussi que les resca-
pés de l’affaire Jésus se réfugieront en troupeau
informe, quand ils reviendront à Jérusalem
quelques semaines après le 7 avril 30. Ils y res-
teront un bon moment, jusqu’à ce qu’ils se
sentent assez en sécurité pour pouvoir se mon-
trer à nouveau en ville. Et c’est dans cette salle
que se produira entre eux un phénomène
curieux, que l’Église appelle le miracle de la
Pentecôte : c’était cinquante jours après la
pâque de l’an 30.

I. Ces précisions ont été apportées par l’équipe de


J. Charlesworth, Jesus and the Dead Seu Scrolls, New
York, Doubleday, 1992.

53
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

I1 a donc pris le risque d’abriter et de c:acher


chez lui les complices d‘un crucifié : il leur
rend ainsi un immense service, à ce moment-
là il est encore solidaire du groupe des apôtres.

Cette bonne entente ne durera pas : on l’a


vu, son nom et son existence même ont été
gommés de tous les textes du Nouveau Testa-
ment, sauf de son récit conservé dans le qua-
trième Évangile. Lorsque Paul fait à trois
reprises un voyage officiel à Jérusalem (en 39,
en 48, puis en 52)’ il donne le détail de ses
rendez-vous avec les colonnes », c’est-à-dire
((

ceux qui comptent dans l’Église naissante : le


disciple bien-aimé n’est mentionné nulle part,
ni directement ni par allusion. A-t-il déjà dis-
paru de Jérusalem, s’est-il déjà réfugié dans le
silence qu’on lui impose ?
Si les apôtres l’ont poursuivi de leur haine
jusqu’à anéantir sa mémoire, lui non plus ne
les aime guère : on a remarqué que, dans le
quatrième Évangile, le mot dpostoLos n’est
jamais employé pour désigner les Douze.
Comme s’il avait voulu leur dénier ce label
officiel de l’autorité, lui pour qui Jésus est le
seul apostolos de Dieu. Lui qui se désigne lui-

54
UN TREIZIÈME APOTRE ?

même comme matbètès, disciple à la mode des


philosophes grecs.

Un notable deJérusalem

Riche, il possède une maisonnée : c’est


même l’un de ses serviteurs qui introduit dis-
crètement le rabbi et sa bande dans un quartier
protégé, où leur accent galiléen et leur tenue
de pauvres les auraient immédiatement fait
repérer. Jésus a soigneusement préparé son
entrée clandestine en ville, un signal a été
convenu entre lui et son ami, et il en prévient
ses disciples :

((Allez à la ville. Un homme viendra à votre ren-


contre, portant une cruche d’eau. Suivez-le, et là
où il entrera, dites au propriétaire : “Le maître te
fait dire : où est la salle.. . ?” Et lui vous montrera
la pièce du haut, vaste, garnie.. . ))

Le propriétaire anonyme, c’est le treizième


apôtre, qui est traité dans ce récit comme

1. Mc 14, 13-15, et parallèles chez Mt et Lc.

55
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

l’étranger qu’il est devenu pour l’Église, au


moment où Marc écrit ce texte un peu avant
l’an 70.
Et ce court passage est le seul où l’ombre de
cet homme apparaît furtivement dans les trois
Évangiles synoptiques : lorsqu’ils ont supprimé
toute trace de son existence, les rédacteurs
n’ont pas pensé à ce petit détail - le porteur
d’eau, serviteur du propriétaire qui fut l’un des
leurs, leur frère, avant de leur sauver la vie.
Quarante ans plus tard, il est devenu pour eux
un ennemi qu’on ne nomme pas.
Ce détail est authentifié, parce que ceux qui
le rapportent ne peuvent pas faire autrement’.
I1 témoigne qu’une relation intime, de confiance
et d‘amitié, s’était instaurée entre Jésus et celui
qui l’avait rencontré, le premier, à sa sortie
du désert. Pareille complicité, dont les Douze
sont exclus, n’a pu que susciter leur jalousie
f’eroce.
Riche, il est aussi entouré de relations haut
placées. I1 avoue qu’il est connu du grand prê-
tre Caïphe, son voisin et la plus haute au.torité

1. C’est une extension du critère d’embarra dont


nous reparlerons.

56
UN TREIZIÈME APOTRE ?

d’Israël. Il a ses entrées dans son palais, le petit


personnel le reconnaît immédiatement et le
laisse aller et venir librement : c’est un habitué,
à la différence de Pierre qui n’ose pas entrer, et
reste dehors.

Pierre et un autre disciple avaient suivi Jésus.


Comme cet autre disciple était connu d u grand
prêtre, il entra dans [son] palais avec Jésus.
Pierre [était resté] à l’extérieur, près de la porte.
L’autre disciple, celui qui était connu du grand
prêtre, sortit, s’adressa à la gardienne et fit
entrer Pierre’.

Toujours pas de nom : mais l’autre disciple


ici, c’est lui - comme au bord du Jourdain,
comme sur la rive du lac de Galilée.
Et c’est lui qui va présenter Jésus à des per-
sonnalités de Jérusalem, comme Nicodème
(membre du conseil d’État), Lazare (riche pro-
priétaire), Joseph d’Arimathie qui prêtera un
tombeau tout neuf pour y abriter temporaire-
ment le cadavre du supplicié. Ces personnes
aisées, ces propriétaires influents, ces officiels,

1. Jn 18,1516.

57
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

le petit rabbi provincial n’a pu les rencontrer


dans la capitale que par l’intermédiaire de son
ami : elles ne font pas partie du monde qu’il
pourrait fréquenter à Jérusalem, où il n’est
jamais que de passage. Elles joueront toutes un
rôle déterminant dans les derniers jours de
Jésus, et elles ne sont mentionnées (ce n’est pas
un hasard) que dans le quatrième Évangile.
Autre témoignage de la relation privilégiée qui
unissait le Galiléen et l’homme de Jérusalem.

Essénien ? Nuzôréen ?

Une certitude : le treizième apôtre, au


moment où il rencontre Jésus, est l’un des dis-
ciples de Jean-Baptiste, tout comme les quatre
Galiléens qu’il semble côtoyer à ce moment-là.
Seule l’effervescence provoquée par la prédica-
tion du Baptiste pouvait rapprocher un instant
des hommes de milieu social et d‘éducation
aussi éloignés que le riche bourgeois de Jérusa-
lem, et les pêcheurs misérables du lac.
Ils sont donc, tous les cinq, baptistes.
Le mouvement baptiste était une nébuleuse
née du rejet du Temple, de son culte, de sa

58
UN TREIZIÈME APÔTRE ?

hiérarchie corrompue, de sa compromission


avec l’argent, le pouvoir et l’occupant romain.
Les baptistes avaient remplacé le culte sacrifi-
ciel du Temple par des immersions, plus ou
moins fréquentes, dans l’eau qui leur procurait
la purification intérieure.
Parmi les divers groupes baptistes, les plus
célèbres sont les esséniens, qui étaient présents
sur tout le territoire d’Israël, et jusqu’en Syrie
semble-t-il. Le baptême, qu’ils pratiquaient
quotidiennement, était leur sacrement princi-
pal - avec un repas rituel très formalisé. Des
chercheurs pensent que Jean-Baptiste, avant de
vivre en ermite au bord du Jourdain, avait été
membre d’une communauté essénienne -
peut-être Qumrân.
Baptiste, le treizième apôtre, était-il essé-
nien? O n ne peut le prouver avec certitude.
Mais de nombreux indices du quatrième
Évangile montrent une forte influence essé-
nienne sur la communauté qui se regroupera
plus tard autour de lui.
I1 faut savoir qu’on pouvait fort bien être
baptiste de façon temporaire : quantité de juifs
faisaient auprès des hommes du désert une
expérience transitoire - comme Flavius Josè-

59
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

phe, qui avouera avoir tâté des esséniens (et


d’autres sectes juives) avant d’être et de rester
finalement pharisien.
L’une des sectes de cette mouvance multi-
forme était celle des nazôréens. Lorsqu’il décrit
la capture de son maître par les policiers du
Temple, le treizième apôtre est le seul à leur
faire répéter - avec une insistance théâtrale -
qu’ils viennent chercher Jésus le nazôréen’ ».
((

Selon lui encore, l’écriteau placé sur la croix


du condamné aurait porté l’inscription (( Jésus
le nazôréen, roi des juifs2 ».Alors que les Évan-
giles synoptiques sont unanimes et formels :
l’inscription, comme c’était la coutume
romaine, portait uniquement le motif officiel
de la condamnation du crucifié, Jésus, roi des
((

juifs ».L’appartenance d’un condamné à l’une


ou l’autre des sectes juives n’intéressait aucu-
nement la puissance d’occupation.
Ce détail peu vraisemblable et son insistance
lorsqu’il raconte la capture de Jésus sont peut-
être la façon discrète dont le treizième apôtre
signale qu’il était lui-même nazôréen - comme

1. Jn 18, 5 et 7.
2. Jn 13’19.

60
UN TREIZIÈME APÔTRE ?

son maître. Si c’est le cas, leur appartenance au


même mouvement spirituel a dû être, pour ces
deux hommes, un élément supplémentaire
d’amitié, de complicité et d’intimité.
O n ne sait presque rien de ce qu’étaient les
nazôréens dans la Palestine du I ~ siècle.
‘ La
secte serait tombée dans l’oubli si Jésus lui-
même n’en avait pas fait partie : c’est grâce à
lui qu’ils vont connaître par la suite une posté-
rité étonnante - nous y reviendrons.
Dans les synoptiques, nazôréen a été partout
transformé en Nazaréen - c’est-à-dire habitant
de Nazareth. I1 ne f i l a i t pas que l’identité
nazôréenne de Jésus passe à la postérité, ses
racines baptistes devuient disparaître de la
mémoire. Les évangélistes en ont donc fait un
habitant de Nazareth (Jésus de Nuzareth), alors
que les fouilles ont montré qu’il n’y a pas trace
d’un village à Nazareth au I ~ ‘siècle, et que Fla-
vius Josèphe - qui situe scrupuleusement la
moindre bourgade de Galilée - ne parle pas
d’un Nazareth D d’où serait venu le héros des
((

juifs christianisés - dont il a entendu parler.

61
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

L ’héritier Légitime ?
Dès les débuts de l’Église, trois hommes -
Pierre, Jacques et Paul - luttent en première
ligne pour s’approprier l’héritage de Jésus.
Dans ce combat des chefs, Jacques possède un
atout de taille : il est le propre fière de Jésus,
son frère de sang, son héritier tout désigné.
Pour tenir tête à cette primauté de nais-
sance, les disciples du treizième apôtre vont
tenter après coup de lui inventer une légitimité
supérieure : le choix de Jésus en personne juste
avant sa mort. Un peu comme Paul invoquera
le choix de Dieu, pour légitimer sa qualité
d’apôtre - alors qu’il n’a jamais connu Jésus.
Le résultat, c’est une courte scène qui ne se
trouve que dans le quatrième Évangile, et pour
cause : une scène devenue emblématique, par-
tout représentée dans l’art chrétien, et qui a
donné lieu à d‘infinis commentaires.

Jésus vient d’être crucifié. Le témoignage


des synoptiques est formel : un détachement
de soldats romains, commandés par un centu-
rion, entourait le lieu d’exécution et veillait à

62
UN TREIZIÈME APOTRE ?

ce que personne ne s’approche des condamnés.


I1 y a des spectateurs, nombreux : le Golgotha
était situé très en vue, face à la porte Ouest de
Jérusalem, précisément pour inspirer la terreur
à la population, mais tous ces spectateurs se
tenaient à. distance, notent les Évangiles. O n en
a la confirmation dans une anecdote savou-
reuse du Satiricon de Pétrone’, qui raconte les
lamentations d’une femme empêchée par les
soldats de venir au secours de son crucifié de
mari : aucun spectateur n’était jamais autorisé
à s’approcher du pied des croix, et à parler aux
suppliciés.
O n trouve pourtant, dans le quatrième
Évangile, le récit d’un dialogue entre Jésus et
sa mère :

Or près de la croix de Jésus se tenait sa mère.. .


Jésus donc, voyant sa mère et, se tenant près
delle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère :
(( Femme, voici ton fils. Puis il dit au disciple :
))

(( Voici ta mère. D Dès cette heure-là, le disciple

l’accueillit chez lui2.

1. Satiricon, CXII.
2. Jn 19, 25-27.

63
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

Rencontre totalement improbable, et totale-


ment inventée. Par qui, et pourquoi ?
Rien, dans le style, ne permet de retrouver ici
la griffe littéraire du treizième apôtre : ces détails,
ce sentiment de chose vue que nous retrou-
(( ))

vons par ailleurs’. La notice, impersonnelle, n’est


pas de sa main : elle a été ajoutée par sa commu-
nauté, et sans doute après la mort du fondateur.
Pourquoi ? Parce qu’on veut lire là le testament
de Jésus, adressé à son ami : A partir de mainte-
((

nant tu e5 monfière pirituel puisque ma mère que


voici est ta mère. u Poussée par la nécessité de
s’affirmer, sa communauté n’hésite pas à attribuer
au treizième apôtre le titre de frère de Jésus »,
((

non pas par le sang comme Jacques, mais par la


dernière volonté de Jésus lui-même. Frère désigné
par le mourant, et donc son héritier : sa commu-
nauté peut prétendre - au même titre que celie de
Jacques - à la première place.
La lutte pour son héritage a commencé au
pied de la croix de Jésus.

Oui, le treizième apôtre était présent à la


porte Ouest de Jérusalem, dans l’atmosphère

1. Voir plus loin, p. 72.

64
UN TREIZIÈME APOTRE ?

lourde et oppressante de la Crucifixion. Bou-


leversé, il raconte l’agonie de Jésus avec sa
manière si personnelle.
Mais non, il n’a pas pu s’avancer jusqu’au
pied de la croix. I1 a vu, de loin, le geste de com-
passion d’un légionnaire qui donne à boire à
l’agonisant. I1 a vu le coup de lance, et il est le
seul à rapporter ce fait historiquement vrai-
semblable, avec une plume tremblante d’émo-
tion. I1 a vu, de loin, et il était seul de tous les
apôtres, les autres s’étant enfuis dès la capture
de Jésus au jardin des Oliviers.
I1 a vu, mais c’est sa communauté qui invente
le dialogue au pied de la croix.
Quand elle ajoute que dès cette heure-là il
((

accueillit Marie chez lui », c’est un mensonge.


I1 l’a bien hébergée, mais pas dès la mort du
crucifié : quelques semaines plus tard, et mêlée
aux rescapés de l’aventure Jésus qui vont se
retrouver dans la salle haute de sa maison
((avec quelques femmes, dont Marie mère de
Jésus, et avec ses frères’ ».

1. Ac 1, 14.

65
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

L’a-t-il gardée auprès de lui pur Id suite ? La


tradition l’affirme, et c’est bien possible.
Ce pouvoir que procure le testament spiri-
tuel du maître donnera au quatrième Évangile
un poids considérable pour la suite des temps,
parce que son auteur sera peu à peu assimilé à
l’un des douze apôtres, Jean dit l’évangéliste.
Qui raflera l’héritage, de façon posthume.

Il a fallu un siècle pour que l’Église admette


cet Évangile au même titre que les synopti-
ques, et pour les spécialistes il reste l’une des
énigmes les plus passionnantes de la Bible. O n
connaît mieux maintenant les étapes de sa for-
mation : les suivre à la trace, c’est saisir à sa
source le processus du détournement de la
mémoire.
Une énigme enfin dévoilée :
le quutrième Évungile

Jusqu’à une époque toute récente, le disc;Ple


que Jésus aimait était donc identifié par la tra-
dition à l’apôtre Jean, fils de Zébédée, auteur
de l’Évangile qui porte son nom. Un des
membres de l’entourage de Jésus.
En réalité, que savons-nous de lui ?
I1 est, de son métier, pêcheur sur le lac de Gali-
lée. Tout comme Pierre et son frère André, mais
ces deux derniers sont seuls et ne possèdent que
leur barque. Tandis que Jean travaille avec son
père Zébédée, qui dirige une équipe d’ouvriers’.
Il est donc moins pauvre que Pierre, ce qui
n’empêche qu’ils ravaudent souvent leurs filets
côte à côte : des collègues, des amis2.

1. Mc 1, 20.
2. Lc 5 , 1-10,

67
J É S U S ET S E S H É R I T I E R S

Un ouvrier-pêcheur, galiléen, et qui n’a pas


dû fréquenter l’école de la synagogue: plu-
sieurs mois après la mort de Jésus, il va être
arrêté en même temps que Pierre par les auto-
rités juives. O r celles-ci

constatant l’assurance de Pierre et de Jean, et se


rendant compte qu’il s’agissait d’hommes illet-
trés et sans instruction, s’étonnaient’. ..

Nous sommes alors aux alentours de l’an


31 : Jean est décrit comme un inculte, ne
sachant ni lire ni écrire. Comment ce pêcheur
attaché à ses filets, qui ne parle que l’araméen
galiléen, comment pourrait-il être l’auteur de
1’« Évangile selon saint Jean D dont de nom-
breux passages ont été écrits directement en
grec, et un grec de grande beauté, suprême-
ment élégant et poétique ? Comment pouvait-
il ensuite écrire l’Apocalypse, qui témoigne
d’une connaissance approfondie des mythes et
religions orientales, qui est remplie de réfé-
rences culturelles encore difficiles à décrypter,

1. Ac 4, 13 : grec idiôtai (frustes, incultes) h i


àgràmmatoi (illettrés).

68
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

même aujourd’hui, par nos modernes spécia-


listes ?
Comment, pourquoi connaîtrait-il si bien
la ville de Jérusalem, ses rues et ses piscines, lui
qui n’y va (rarement) que pour sacrifier au
Temple ? Et comment surtout pourrait-il être
un familier de Caïphe, premier personnage de
l’État juif, comment pourrait-il entrer et sortir
librement dans son palais (alors que Pierre, son
compère, reste à la porte) ?
I1 y a plus : on sait de source sûre que le
frère de Jean a été décapité par le roi Hérode
en l’an 44l. Avec l’érudition qui lui est coutu-
mière, le père M.E. Boismard a montré en
19962que - selon toute vraisemblance -Jean
avait été tué par Hérode en même temps que
son frère et au cours de la même persécution.
Si Jean est mort en l’an 44, alors qu’aucun
Évangile n’a encore été écrit, comment peut-
il être l’auteur de celui qui porte son nom, et
dont la dernière rédaction est datée par tous
autour de l’an 100 ? Comment a-t-il pu

1. Ac 12, 2.
2. Marie-Émile Boismard, dominicain catholique :
Le Martyre delean lhpôtre, Paris, Gabalda, 1996.

69
JÊSUS E T SES HÉRITIERS

écrire l’Apocalypse, qui date de 110, peut-


être 120 ?
Non, Jean l’apôtre n’a jamais rien écrit, lui
dont les mains n’avaient jamais manipulé que
des filets de pêche, n’avaient jamais tenu un
calame.
Mais alors, qui est l’auteur de l’Évangile
((

selon saint Jean » l ?

Un évangile en pelures dhignon


Quiconque lit cet Évangile s’aperçoit qu’il y
a de grandes différences de vocabulaire, de style,
d‘expression, de doctrine même d’une page à
l’autre, d’un paragraphe à l’autre, parfois d‘une
ligne à l’autre. I1 faut se rendre à l’évidence : il
n’y a pas un seul auteur, mais plusieurs. Peut-
on en dire plus ?
Tout de suite, on remarque que le texte est
truffé de petits reportages », extrêmement
((

vivants. Par exemple, trente-six heures après la

1. Je laisse ici de côté la question des trois épîtres


attribuées à Jean, ainsi que de l’Apocalypse : en traiter
nous entraînerait trop loin.

70
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

mort d e Jésus, tandis que tous se terrent dans


la salle haute de la maison du quartier Ouest :

Le premier jour de la semaine, à l’aube, alors


qu’il faisait encore sombre, Marie de Magdala
se rend au tombeau et voit que la pierre a été
enlevée du tombeau. Toute courant, elle
[revient trouver] Pierre et l’autre disciple, celui
que Jésus aimait, et elle leur dit : O n a enlevé
((

le Seigneur du tombeau ... Alors Pierre sortit


))

[de la salle haute], ainsi que l’autre disciple, et


ils allaient au tombeau. Tous deux couraient
ensemble, et l’autre disciple courut plus vite
que Pierre et arriva le premier au tombeau. Et
se penchant, il voit les bandelettes qui étaient
posées là, cependant il n’entra pas. Alors arriva
Pierre, qui le suivait : il entre dans le tombeau
et contemple les bandelettes posées là, et le
linge qui avait recouvert la tête. Celui-ci n’avait
pas été déposé avec les bandelettes, mais il était
roulé [ou plié] à part, dans un autre endroit.. .1

La qualité visuelle d e ce court récit est éton-


nante : on nous dit qu’il fait encore sombre,
qu’ils courent ensemble dans l’obscurité d e

1. Jn 20, 1-7.

71
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

cette aube du 9 avril, que l’autre disciple réussit


à distancer son compagnon. O n entend pres-
que Pierre arriver enfin, suant et soufflant. Les
linges sont décrits avec des précisions de
femme de ménage: nous avons là le témoi-
gnage d’un témoin oculaire des événements.
I1 raconte, il n’interprète pas. I1 dit ce qu’il
a vu.

Ces scènes croquées sur le vif parsèment


le quatrième Évangile. Familiarisez-vous avec
elles, et vous reconnaîtrez immédiatement la
marque littéraire du treizième apôtre. La pre-
mière rencontre, dont nous avons déjà parlé.
Puis plus grand-chose de suivi: son ami ne
voit Jésus que lorsqu’il monte à Jérusalem, à
l’occasion des grandes fêtes juives. Alors il
raconte ce qui l’a le plus frappé : l’esclandre du
Temple (2, 13-25), la guérison d’un paraly-
tique ( 5 ) et d’un aveugle-né (9), l’épisode de la
femme adultère (8), la réanimation de Lazare
(11) et son hospitalité (12, 1-11). Et tout au
début la scène du (( miracle de Cana, où son
))

témoignage sera réinterprété plus tard par


l’ajout d’une seule phrase - qui lui donne une
tout autre signification.

72
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

Puis Jésus vient à Jérusalem pour y mourir :


le treizième apôtre le retrouve dans sa ville, et
son regard ne le quitte plus, jusqu’à la fin,
jusqu’au tombeau trouvé vide puis la rencon-
tre inattendue au bord du lac de Galilée.
Tous ces bits and pieces, ces notations d u n
témoin oculaire de premier plan, ne consti-
tuent pas un Évangile, comme celui de Marc
qui prétend à la biographie de Jésus. Non,
c’est le récit d u n homme qui se souvient des
quelques faits marquants d’une amitié, nouée
deux ans auparavant au bord du Jourdain.

Celui qu’il décrit est un homme - et rien


d’autre -, mais qui est parvenu au sommet de
l’accomplissement humain : un homme réa- ((

lisé », comme l’aurait dit cinq siècles plus tôt


Siddharta Gautama, le Bouddha.
Cet homme, notre chroniqueur jouit inten-
sément de sa simplicité, de son abord facile, de
sa parole et de sa personnalité vive et chaleu-
reuse. Et puis, par brèves échappées, il le mon-
tre soudain totalement possédé par son Dieu,
le Dieu de Moïse que nul ne peut nommer, et
que Jésus appelle pourtant abba, papa. Alors,
comme s’il se sentait indigne de pénétrer plus

73
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

avant dans l’intimité du maître, le treizième


apôtre se tait. Avec une immense pudeur, il se
retire devant le mystère d’une profondeur
entrevue, abyssale, vertigineuse.
Mais d’autres n’auront pas ce scrupule
d’amitié, cette réserve devant l’indicible. Ils
veulent aller au-delà de ce qu’il a dit, au-delà
de ce qu’il a fait, pour construire à partir de lui
un surhomme : un dieu incarné.
Min de comprendre comment le récit frag-
mentaire du treizième apôtre a été modifié par
enrobages successifs, il faut nous intéresser à
l’activité de cet homme après la Crucifixion.
Qu’a-t-il fait, durant toute cette période où
l’héritage de Jésus va être capté par ceux qui le
transforment d‘abord en ressuscité, puis en
Messie et enfin en Dieu créateur ?
Des recherches minutieuses ont permis
d’établir ce que les textes ne disent pas au pre-
mier abord : autour du treizième apôtre, s’était
constituée une communauté, qui a connu une
destinée complexe. C’est la complexité de la
communauté du disciple bien-aimé qui permet
seule d’expliquer la complexité du quatrième
Évangile, et ses apparentes contradictions.

74
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

Lu communuuté du disciple bien-uimé‘

Au commencement il n’y avait pas d‘Église


uniforme, unie par une conception homogène
de Jésus. Mais des communautés, rassemblées
autour de l’un ou l’autre apôtre qui servait de
point de ralliement et d’étendard. Paul de
Tarse, dans une de ses lettres authentiques,
décrit bien la situation :

J’entends dire ... qu’il y a des discordes entre


vous. Je m’explique: chacun de vous parle
ainsi : G Moi, j’appartiens à Paul - moi, à Apol-
los [collaborateur de Paul] - moi, à Pierre - et
moi, au Christ2 ! ))

Autrement dit, plusieurs apôtres (ou leurs col-


laborateurs) avaient fondé une communauté,
qui appartenait à son fondateur. Comme on
(( ))

i’a vu, le titre d’apôtre leur conférait une autorité


inégalable, et un droit à l’héritage.

1. Les travaux de Raymond E. Brown, cités plus


haut, ont servi à élaborer mes propres hypothèses.
2. lCorl,l2.

75
J É S U S E T SES H É R I T I E R S

Les Actes des Apôtres décrivent trois de ces


communautés, qui s’opposent et se déchirent
violemment : celle de Pierre, que le vieux chef
tiendra d u n e main de fer jusqu’à son éviction
finale de Palestine. Celle de Jacques, l’étoile
montante, qui prend peu à peu la tête de ceux
qu’on appellera (d’un terme trop général pour
être exact) les judéo-chrétiens. Et les Grecs de ))

Paul, qui méprise profondément les apôtres,


((ceux qu’on tenait pour des notables - peu
m’importe ce qu’alors ils pouvaient être’ ! ))

O n a découvert qu’une quatrième commu-


nauté pouvait être identifiée en Palestine, celle
du treizième apôtre.
D’abord, vont se réunir autour de lui des
juifs qui étaient venus à Jésus. C’est sans doute
à ce groupe initial qu’il transmettra ses souve-
nirs sur l’homme qu’il a connu : ils constituent
ce que j’ai appelé son récit. Son témoignage
sera englobé dans les constructions successives
de la communauté, au gré de ses évolutions.
Elle vit en effet au milieu d’une effervescence

1. Ga 2,6.

76
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

que nous avons du mal à imaginer, et qui tient


au contexte juif de l’époque: on la voit se
heurter à tous les groupes de pression qui
s’entrecroisent autour d’elle.
Le premier heurt se produira en Judée avec
Pierre et les siens, qui se prétendent les seuls
dépositaires de l’héritage. L’opposition entre le
premier des Douze et le treizième apôtre fut
violente, on en a plusieurs témoignages dans le
quatrième Évangile. D’où sans doute, de la
part de sa communauté, un sentiment de relé-
gation qui la poursuivra jusqu’au bout.
Puis il y a la confrontation avec les juifs, qui
ne font pas la différence et l’englobent d’abord
dans la méfiance, ensuite dans la haine et dans
l’exclusion dont les premiers chrétiens furent
victimes en territoire juif.
Enfin il y a la rencontre avec les non-juifs,
dont la philosophie et les religions baroques
exerceront sur le christianisme naissant une
fascination, qui deviendra vite une empreinte.
Sous la pression de ces influences conju-
guées, la communauté du treizième apôtre va
connaître des tensions internes très fortes.
Autour d’une question centrale, l’identité de
Jésus, qu’on va appeler de moins en moins le

77
J E S U S ET SES HÉRITIERS

nazôréen et de plus en plus le Messie’. Sans


que ce terme, cependant, signifie encore une
divinisation de l’ami rencontré au bord du
Jourdain. C’est ce que les spécialistes appellent
une christologie basse : Jésus n’est plus tout
(( ))

à fait un homme ordinaire, mais il gravite


encore dans l’orbite humaine.

Pendant cette période floue de maturation


identitaire, les Samaritains vont jouer un
grand rôle.
C’étaient des juifs, mais qui rejetaient le
temple de Jérusalem et célébraient leur propre
culte sur le mont Garizim. L’éloignement
aidant, ils s’étaient écartés du judaïsme ortho-
doxe : le Messie qu’ils espéraient ne devait pas
nécessairement provenir de la race de David.
Comme rien ne prouvait que Jésus fût issu de
David2, il était peut-être plus facile pour eux

1. Messie - Massiah en hébreu - est traduit en grec


par Christ ».
((

2. C’est pourquoi, dans les deux prologues de leurs


Évangiles, Matthieu et Luc s’efforcent d’inscrire Jésus
(avec plus ou moins de bonheur) dans la lignée davi-
dique.

78
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

d’admettre que cet homme était bien le Messie


qu’ils attendaient.
Ils ont donc influencé la façon dont évolua
rapidement la perception de l’identité de Jésus.
Seul le quatrième Évangile, dans son long
chapitre 4,raconte le séjour que Jésus fit chez
les Samaritains. Le narrateur précise qu’ils le
((

prièrent de demeurer parmi eux: et il y


demeura deux jours1 ». Quand on sait avec
quelle minutie les juifs évitaient tout contact
avec ces hérétiques - jusqu’à faire parfois de
longs détours pour éviter de traverser leur pro-
vince, qui se trouvait sur la grande route du
Nord - on comprend que ce compte rendu
n’est pas là par hasard.
Mais dans le quatrième Évangile, rien n’est
jamais insignifiant.
O n y retrouve le souci de la chose vue, de la
réalité quotidienne, des petits détails sur l’ami
très aimé. L’auteur raconte que Jésus vient de
parcourir à pied une longue route, et

fatigué du chemin, il s’était assis tout simple-


ment au bord d’un puits. Il était environ midi.

1. Jn 4, 40.

79
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

Midi, l’heure du plein soleil ... Jésus a soif.


Arrive une femme, une Samaritaine - double-
ment impure pour un homme juif. Quand
Jésus la voit envoyer sa jarre au fond du puits,
il lui dit :

((Donne-moi à boire ... et je te donnerai de


l’eau vive. Elle lui dit : Monsieur, tu n’as
)) ((

même pas de seau, et le puits est profond : où


la prendras-tu donc, cette eau vive ? [en tout
cas], donne-moi l’eau [courante] pour que je
’.
n’aie plus à venir puiser ici ! .. >)

C’est peut-être dans ce chapitre 4 qu’on


peut lire l’enseignement donné par le trei-
zième apôtre à ses disciples : la condamnation
des cultes et des rites, remplacés par le culte
((en esprit et en vérité ». L’impossibilité de
savoir quoi que ce soit de Dieu, sinon qu’il
est esprit, justement : c’est-à-dire tout autre
que les hommes, et tout autre que celui qui
bavarde familièrement, à l’heure la plus
chaude du jour, avec une étrangère à qui il
demande à boire. Sa conception de l’identité

1. Jn 4, 6-15.

80
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

de Jésus enfin, quand il fait dire à la femme :


N Je vois que tu es un prophète, plus grand
que notre père Jacob ! ))

Une phrase, cependant, n’est sans doute pas


du narrateur, elle a été rajoutée par la suite
sous l’influence des Samaritains eux-mêmes :

La femme lui dit : ((Je sais qu’un Messie doit


venir.. . Lorsqu’il viendra, il nous annoncera
toutes choses. Jésus lui répondit : G Je le suis,
))

moi qui te parle’. ))

C’était la condition du ralliement des Sama-


ritains au nouveau prophète : il fallait qu’ils
puissent dire que c’était bien lui leur Messie,
celui qu’ils attendaient.
O n voit déjà, sur cet exemple, comment le
noyau initial du quatrième Évangile a pu être
modifié, par adjonction de petites touches,
sans pour autant disparaître.

1. Jn 4, 25-26.

81
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

L ’éclatementde la communauté

A partir de là les choses deviennent plus


touffues, et l’on a le sentiment que les
meilleurs spécialistes’ peinent à démêler une
évolution qui s’étale sur plusieurs générations.
O n peut cependant dire ceci - en attendant
mieux :
Dès l’an 48, l’assemblée de Jérusalem voit
s’affronter deux tendances, celle des judaïsants
de Pierre puis de Jacques qui s’opposent vio-
lemment aux ((GrecsD de Paul. La commu-
nauté du treizième apôtre va se trouver prise
entre deux feux: pour ceux de ses membres
qui sont d’origine samaritaine, le Christ de
Paul ne peut pas être le Messie qu’ils atten-
daient - ils se heurtent aux Grecs ». Pour
((

ceux qui sont d’origine juive, Jésus est un nou-


veau prophète plus grand que Jacob D - ils se
((

heurt ent aux judaïsants.


Écartelée par ces sensibilités diverses qui
la composent, la communauté s’éloigne de

1. Georg Richter, Marie E. Boismard, Wolfgang


Langbrandtner, Raymond E. Brown.

a2
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

l’Église en formation et de ses soubresauts :


elle entre en dissidence.
Fragilisée par cette rupture, elle s’ouvre alors
à des étrangers de culture grecque. Déjà, cer-
tains de ses membres voyaient en Jésus leur
Messie : sous l’influence hellénique d’autres
franchissent une étape décisive et vont finir par
l’identifier au Dieu créateur.
Ce saut dans une dimension sur-naturelle,
c’est ce que les spécialistes appellent la chris-
((

tologie haute : Jésus a quitté le monde des


))

humains, pour être désormais placé sur orbite


divine.

O n imagine le choc, pour ceux qui vou-


laient rester fidèles à l’enseignement du trei-
zième apôtre : c’était une dénaturation, une
trahison pure et simple de son témoignage.
La communauté va alors exploser en trois
groupes :
1. Ceux qui acceptent la divinisation et
quittent la communauté pour fusionner avec
l’Église devenue majoritaire : il faudra encore
une génération pour qu’ils assimilent la philo-
sophie populaire grecque. À la fin du I ~ siècle

et avec une audace incroyable, ils utilisent son

83
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

vocabulaire pour formuler définitivement la


divinité de Jésus. Et c’est le Prologue du qua-
trième Évangile :

Au commencement était le logos


Et le logos était tourné vers Dieu,
Et le logos était Dieu.
Tout fut [créé] par lui,
Et rien de ce qui fut, ne fut sans lui.
I1 était dans le monde,
Et le monde fut par lui.
Et le logos s’est fait chair.. .1

Écrit directement en grec, ce texte est l’un


des sommets de la poésie antique. Et le logos
dont il parle, c’est Jésus dématérialisé, devenu
Verbe de Dieu et créateur de l’univers. O n est
loin de l’ami assis au bord d’un puits de Sama-
rie, à l’heure la plus chaude du jour, et qui
demande à boire !
2. Ceux qui ne veulent pas quitter Jérusa-
lem : après l’éviction de Pierre, ils fusionnent
avec les judéo-chrétiens de Jacques et de ses
successeurs.

1. Jn 1, 1-14 (extraits).

84
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

3. Ceux qui sont restés fidèles au treizième


apôtre, envers et contre tous. Vers 80 ou 90, les
Actes des Apôtres parlent déjà d’un parti des
((

nazôréens’ »,qui ne se distingue pas encore


des chrétiens en général. Peu après, les annales
du christianisme les mentionnent comme des
hérétiques, confondus parfois avec les ébioni-
tes, autre hérésie condamnée par l’Église.
Mon hypothèse est que les disciples restés
fidèles au treizième apôtre peuvent être identi-
fiés à ces nazoréens qui sont bien un mouve-
ment autonome, partout pourchassé. Ils vont
écrire un Évangile des nazôréens, dont Origène
prendra connaissance avant qu’il soit détruit
par l’Église dominante. Peut-être peut-on
l’assimiler à l’Évangile des Hébreux, dont quel-
ques lignes nous sont parvenues? Les vain-
queurs ont si bien récrit l’Histoire qu’il est
difficile, maintenant, d‘avoir des certitudes sur
ce point précis.
Les nazôréens vont connaître une postérité
inattendue : quiconque lit le Coran, en se réfé-
rant à l’original arabe, s’aperçoit que nos tra-

1. Ac 24,5.

85
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

ductions françaises mentionnent souvent les


chrétiens : mais c’est nazra que l’auteur du
Coran a écrit en arabe, ce qu’il faudrait traduire
par nazôréen, et non chrétien ».A travers le
((

Coran, nous possédons ainsi une documenta-


tion précieuse sur la façon dont des nazôréens
du V I I ~siècle, réfugiés en Arabie, avaient fait
évoluer l’enseignement du treizième apôtre.

L hdieu de La communauté
La mort du treizième apôtre a été, pour
ceux qui lui étaient restés fidèles, un choc
considérable. Sa communauté avait pu espérer
qu’il ne mourrait pas. Elle manifeste à la fois
cette espérance folle, et son désespoir, dans les
dernières lignes du quatrième Évangile :

Voyant [le disciple que Jésus aimait], Pierre dit


à Jésus : Seigneur, et lui, que lui arrivera-
((

t-il ? Jésus lui répondit : Si je veux qu’il


)) ((

demeure jusqu’à ce que je vienne, que


t’importe ? Toi, suis-moi. Le bruit se répandit
))

alors chez les frères que ce disciple ne mourrait


pas. Or Jésus n’avait pas dit à Pierre : I1 ne
((

86
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

mourra pas », mais : Si je veux qu’il demeure


((

jusqu’à ce que je vienne ... 1


))

Cette même communauté témoigne solen-


nellement que tout ce qui a été conservé de lui
dans le quatrième Évangile correspond bien à
ce qu’il a vu :

C’est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui


les a écrits, et nous savons que son témoignage
est conforme à la vérité2.

Par là, elle s’oppose vivement à ceux qui ont


transformé Jésus d’abord en Christ, puis en
Dieu. Au moment de la dernière compilation
du texte (vers l’an loo), ces derniers ont réussi
à y glisser leur propre témoignage, qui contre-
dit le précédent :

[Tous ces signes] ont été mis par écrit, pour que
vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de
Dieu3.

1. Jn 21, 20-23.
2. Jn 21, 24.
3. Jn 20, 31.

87
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

Maintenues à quelques lignes de distance,


ces deux proclamations qui s’opposent mon-
trent, de façon éloquente, quel fut le destin
tourmenté d’un groupe d’hommes emmenés
par celui qui avait vu. Malgré la férocité du
combat pour la possession de l’héritage, son
récit a été conservé dans le texte final : les stra-
tes se superposent, se mélangent, mais rien n’a
été effacé.

Si je me suis appuyé sur des exégètes dont les


travaux sont indiscutables, en revanche aucun
d’entre eux n’identifie explicitement - comme
je le fais - l’auteur du noyau initial du qua-
trième Évangile avec le treizième apôtre. Tous
leurs travaux mènent à cette conclusion, mais
elle bouleverse trop d’idées reçues pour être
assumée par les Églises dont ils dépendent.

Le quatrième Évangile n’a été officialisé


qu’avec réticence : dans son œuvre monumen-
tale écrite vers l’an 170, saint Irénée ne le cite
pas. Est-ce parce que les étapes de la divinisa-
tion de Jésus y sont trop visibles, au moment
où le dogme de l’Incarnation commençait à
poindre ? O u bien parce que l’Église primitive

88
UNE ÉNIGME ENFIN DÉVOILÉE

était écartelée entre d’un côté un texte dont


certains passages allaient à l’encontre de ses
ambitions dogmatiques, et de l’autre le pres-
tige d’un témoin incontournable ?
Le résultat est là : acharnés à la disparition
du dicciple bien-aimé, ses ennemis n’ont pas
osé supprimer son témoignage.

Nous avons scruté ce moment des origines


où la mémoire se dépose dans des textes. Peut-
on remonter plus haut encore, jusqu’aux évé-
nements mêmes qui furent à la source de cette
mémoire, et qui jouent dans notre civilisation
le rôle de mythe fondateur ?
S’y risquer, c’est faire sortir de l’ombre pro-
tectrice deux hommes, autour desquels flotte
un parfum de mort : Judas, et Pierre.
Qui forment, avec le treizième apôtre, un
trio indissociable.
Judas reuisité

Une chose est certaine : Jésus a été livré aux


autorités juives de Jérusalem. Cette trahison,
c’est un crime, elle s’est soldée par la mort
d’un homme.
Qui l’a trahi, rendant possible son arresta-
tion ? Qui est son assassin ?
Les mille voix du passé répondent :Judds, et
lui seul.
Depuis vingt siècles, l’opinion publique una-
nime fait peser sur lui l’entière responsabilité du
forfait, au point que son nom est devenu une
insulte, synonyme de traître, d’espion de l’inté-
rieur.
Quelques voix pourtant se sont élevées pour
défendre l’indéfendable. Cela ne date pas d’hier,
puisqu’on vient de retrouver un très ancien

91
JESUS ET SES HERITIERS

Évangile de Judas1, selon lequel il n’aurait pas


trahi, mais aurait obéi à un ordre secret de son
maître : c’est à sa demande qu’il l’aurait livré,
pour permettre à Jésus d’accomplir la volonté
de Dieu en se sacrifiant pour l’Humanité.
Judas, seul responsable de la mort de Jésus
- ou bien complice de la volonté divine ?
Ni l’un ni l’autre.

O n sait peu de choses de lui, sauf qu’il avait


un surnom, Iscariote. Diverses hypothèses ont
été émises pour expliquer le sens de ce sobriquet.
La plus vraisemblable fait dériver Iscariote de
sicuire, l’une des branches de ceux qu’on appel-
lera un peu plus tard les zélotes : des brigands,
(( ))

experts dans le maniement du glaive (la Sica), qui


ont terrorisé la population avant de devenir la
bête noire des Romains, qu’ils réussiront à chas-
ser de Jérusalem pour quelques semaines avant la
destruction du Temple en l’an 70.

1. Datant du I I I ~siècle, retrouvé en 1978 dans le


désert égyptien et publié par le National Geographic,
Flammarion 2006.

92
JUDAS REVISITÉ

Un ancien zélote donc, qui a rejoint la


bande à Jésus. Mais un homme intègre, le seul
des Douze à qui Jésus confie une fonction per-
manente : il est le trésorier du groupe. Jésus et
les siens vivaient des dons de ceux qui les sou-
tenaient, et c’est Judas qui tenait la bourse’. Ni
factures ni reçus, jamais Jésus n’aurait confié
cette charge sensible à un homme douteux,
peu sûr. De plus, la loi juive faisait à chacun
obligation de donner en aumône une partie de
ses revenus : c’est Judas qui sera chargé de faire
la charité au nom de son maître, sans que per-
sonne ne le contrôle2.
Cette confiance que lui accordait Jésus, elle
a dû susciter bien des jalousies : ((Judas était
voleur ») dit le quatrième Évangile : Chargé
((

de la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait3. ))

Judas voleur : accusation gratuite, de pure mai-


veillance. Bien au contraire, il proteste quand
il estime que les fonds sont mal employés : un
jour, il est témoin d’un gaspillage - du moins,
pour cet homme pauvre c’en est un. Une

1. Jn 13,29.
2. Idem.
3. Jn 12,6.

93
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

femme répand un parfum extrêmement coû-


teux sur le corps de Jésus. Judas, en trésorier
scrupuleux, proteste qu’on aurait pu donner ((

[cet argent] aux pauvres’ ».Et si Jésus le remet


en place, c’est avec douceur: Les pauvres,
((

vous les aurez toujours avec vous... ))

Judas ici s’est montré digne de la confiance


de son maître, intègre et scrupuleux.

De tous les apôtres il est le seul, dans les


Évangiles, qu’on voit embrasser Jésus. Sans
doute est-ce le baiser de la trahison, par lequel il
désigne le nazôréen aux soldats venus l’arrêter.
Mais le geste lui-même ne choque personne,
semble habituel entre ces deux hommes. Mat-
thieu, dans une tradition qui lui est propre, rap-
porte que Jésus s’adresse alors à lui en l’appelant
umi2 - ce qui contraste avec ses réprimandes
sèches ou désabusées envers les autres disciples.

1. Jn 12,5.
2. 26, 50. En grec hétairé, qui n’a pas la connotation
affective de philos ou agapètos par lesquels le quatrième
Évangile qualifie les relations de Jésus avec Lazare ou le
treizième apôtre. Entre Jésus et Judas il ne s’agit pas
d’une amitié intime, mais d‘une relation amicale.

94
JUDAS REVISITÉ

Parmi les Douze, Jésus a donc eu un seul


ami, à qui il a remis sa confiance. Pourquoi, et
surtout comment, cet homme a-t-il pu trahir ?
Répondre à cette question, c’est mener une
enquête policière rigoureuse : l’historien est
parfois le détective du passé. Nous nous inspi-
rerons de la technique desprojlers de la police
moderne: commençons par le crime, pour
remonter au criminel.

Le crime
Le crime : Jésus u été truhi.
Les dignitaires de Jérusalem l’avouent : ils
veulent l’arrêter parce qu’il s’oppose au Tem-
ple, et qu’ils voient en lui le meneur potentiel
d’une révolte générale’. Mais ils hésitent à le
faire publiquement, tant qu’il est protégé par
son bouclier vivant, la foule des sympathisants.
Seul un très proche, connaissant bien ses habi-
tudes, pouvait savoir où et quand le trouver,
isolé, pour permettre une arrestation en dou-
ceur. O r les témoins sont unanimes : la nuit

1. Jn 11, 47-53.

95
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

du jeudi 6 avril, tous ont vu Judas Iscariote


guider les policiers au milieu d’une oliveraie
touffue où Jésus s’était réfugié. Tous l’ont vu
localiser, dans l’obscurité, le bivouac des Gali-
léens, s’approcher du rabbi, et le désigner aux
hommes de Caïphe. Les témoignages provien-
nent de sources différentes, et ils concordent :
l’enquêteur les valide.
Mais il soulève une question : comment cet
homme, dont le surnom montre qu’il est connu
pour ses sympathies zélotes, comment se trouve-
t-il ce soir-là à la tête d’un peloton de policiers,
lui qui est leur ennemi et qui les évite soigneu-
sement - comme lorsqu’il est entré en ville
quelques heures plus tôt, guidé par le porteur
d‘eau ?
Les Évangiles ont fourni la réponse devenue
politiquement correcte pour la suite des siè-
cles : Parce qu’il était allé rencontrer Caïphe
((

quelques jours auparavant, et qu’il avait conclu


avec lui un marché : lui livrer Jésus, pour de
l’argent - par cupidité. ))

Examinons soigneusement cette version des


faits.
Judas aurait donc pris, tout seul, l’initiative
d‘un contact direct avec la plus haute autorité

96
JUDAS REVISITÉ

de l’État d’Israël. Est-ce vraisemblable ? Com-


ment un juif marginal, galiléen de surcroît,
disciple d’un rabbi sur lequel pèse depuis quel-
ques jours un mandat d’arrêt rendu public’. ..
comment cet homme au passé et au présent
lourds à porter aurait-il pu circuler dans un
quartier infesté de policiers sur le qui-vive, à
cause de l’afflux des pèlerins de la pâque juive ?
Mais admettons qu’il ait réussi à se faufiler :
comment peut-il se présenter à la porte sévère-
ment gardée du palais de Caïphe, sans être
immédiatement reconnu et arrêté ? Et ensuite
comment peut-il, le plus simplement du
monde, obtenir une audience immédiate avec
le chef de l’État ?
Comment, enfin, peut-il avoir songé un
seul instant à conclure un marché, à négocier
un accord avec le grand prêtre qu’il hait ?
L’idée même d’une telle démarche n’a pas A

pu lui venir spontanément à l’esprit. I1 faut


entendre, dans les Évangiles, la façon mépri-
sante dont les dignitaires juifs parlent des gens
de son espèce, pour mesurer l’épaisseur du
dédain avec lequel ils traitaient le peuple, cette

1. Jn 11, 57.

97
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

racaille qui ne connaît pas la Loi’ ». Judas


((

porte en lui ce jugement, depuis son enfance.

Pourtant, le Galiléen pauvre a bien rencon-


tré le grand prêtre, un accord a bien été conclu
entre eux : et Caïphe était le seul à pouvoir
placer cette racaille douteuse à la tête d’un
(( ))

peloton de policiers du Temple, qui ont dû


protester intérieurement - avant d’obéir aux
ordres.
Conclusion : si Judas est parvenu à l’inté-
rieur du quartier Ouest, jusqu’à la porte du
palais, c’est que quelqu’un l’a guidé. S’il a pu
pénétrer à l’intérieur, c’est que quelqu’un l’y a
fait entrer. S’il y a rencontré Caïphe, c’est
que quelqu’un l’a présenté à lui. S’il a conclu
avec lui un accord, c’est que quelqu’un le lui
a soufflé.
Ce quelqu’un, son profil est précis. D’une
part, il faut qu’il connaisse assez bien Judas
pour le convaincre, lui faire surmonter sa ter-
reur et ses scrupules. Et d‘autre part il doit
bien connaître la ville, la topographie du quar-
tier protégé, l’entrée du palais de Caïphe, sa

1. Jn 7,49.

98
JUDAS REVISITÉ

portière, ses gardes armés ... et, bien sûr, Caï-


phe lui-même.
Un seul homme correspond exactement à ce
portrait-robot : le treizième apôtre. Lui seul
peut avoir mis Judas en présence de Caïphe.
L’homme de Jérusalem est-il donc un agent
double ? Côté face : l’ami de toujours, l’intime
du rabbi, qu’il héberge en ville, à qui il a pré-
senté ses relations, qui ne l’abandonnera pas au
moment de la Crucifixion, et. .. côté pile, le
commanditaire d’une trahison préparée de
longue date, s’acoquinant avec un ancien
zélote pour livrer Jésus aux autorités du Tem-
ple - lui, un ancien baptiste qui les déteste ?
Pour résoudre cette impasse, il faut redon-
ner leur épaisseur humaine à trois hommes
figés, depuis des siècles, par la version politi-
quement correcte des faits : Judas bien sûr,
mais aussi Caïphe, et Pierre. Le treizième apô-
tre va se servir de chacun pour obtenir l’arres-
tation de Jésus.
Faire arrêter Jésus : pourquoi cette démar-
che incompréhensible, venant de l u i ? Le
projler s’appuie ici sur tout un ensemble
d’indices. Peut-être seront-ils jugés insuffi-
sants aux yeux de l’historien - surtout quand

99
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

il affronte vingt siècles d’une vérité-propagande


bétonnée de partout : ne sommes-nous pas au
cœur de la légende fondatrice de l’occident
chrétien ?
Avant de les examiner, rappelons que les
indices d’une enquête, tout comme les critères
de l’exégèse, n’ont de valeur que par leur
convergence. Et si ces critères convergent pour
établir la signification d’un texte, encore faut-
il qu’elle s’accorde avec le contexte, puis avec
le simple bon sens. Alors seulement, on peut
proposer la solution d’une énigme.

Au début du I ~ siècle
’ régnait en Palestine
une situation pré-insurrectionnelle permanente.
Les Actes mentionnent les révoltes de Theu-
das, puis de Judas le Galiléen’, réprimées dans
un bain de sang. Luc raconte un massacre
d’insurgés galiléens par Pilate2, et l’Histoire
en rapporte plusieurs autres. (( Galiléen était
))

devenu synonyme de terroriste : lui-même à


la tête d’un groupe de Galiléens, Jésus sera
recherché par les hommes d’Hérode et obligé

1. AC5, 36-37.
2. Lc 13’1.

1O0
JUDAS REVISITÉ

de se cacher’. Son entrée dans Jérusalem ne


passera pas inaperçue, et les slogans lancés sur
son passage2 témoignent que Flavius Josèphe
avait raison quand il écrivait qu’une folie ((

furieuse s’est étendue sur toute la nation3 ».


Dans les Évangiles, l’impatience des Douze
devient perceptible à l’approche de la pâque.
O n voit Pierre et deux apôtres prendre Jésus à
part pour lui demander : Est-ce le moment ?
((

Quand est-ce que tout cela va finir4 ? Les tex-


))

tes laissent à entendre qu’ils avaient reporté sur


Jésus l’espoir de tout un peuple : le mettre à la
tête d’une insurrection armée, donner l’assaut
au Temple en profitant de l’afflux des pèlerins
pour la pâque. Chaque année, la situation était
tellement tendue pendant cette fête qu’une
légion habituellement cantonnée à Césarée
venait toujours renforcer la garnison de Jéru-
salem.
Le quatrième Évangile témoigne que le trei-
zième apôtre a toujours adopté une attitude

1. Lc 13, 31.
2. Mc 11, 9-10 et parallèles.
3. Antiquite‘sjuives 17, 10, 5
4. Mc 13, 4 et parallèles.

101
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

critique vis-à-vis des Douze : seul, il était Capa-


ble de porter un jugement d’ensemble sur cette
marmite qui bouillait. Sans doute ses relations
lui donnaient-elles un recul et des informa-
tions qui manquaient aux apôtres - et que leur
fanatisme, de toute façon, ne leur aurait pas per-
mis d’analyser lucidement. Lui, il a les moyens
de juger que la situation n’est pas mûre : elle le
sera seulement trente-huit ans plus tard, quand
la guerre juive contre Rome permettra aux zélo-
tes de s’emparer de Jérusalem.
Alors il mesure le danger que court Jésus,
s’il était associé à cette tentative vouée
d’avance à l’échec.
Dans ce contexte (et même si elle nous sur-
prend) une seule explication est possible, qui
tienne compte de ce que nous savons de cha-
cun : si le treizième apôtre a fait en sorte que
le nazôréen soit arrêté, c’était pour le mettre à.
ldbri de ses apôtres aveuglés par leur fana-
tisme. Au cas où l’assaut aurait bien lieu à
l’occasion de la fête, nulle part il ne serait
mieux en sécurité que dans les caves du palais
de Caïphe.

102
JUDAS REVISITÉ

Le complot
L’analyse de la situation politique, du com-
portement des apôtres et de la personnalité du
disciple bien-aimé éclaire sa motivation.
Mais Pierre ?
S’il va collaborer au complot c’est pour des
raisons différentes, qui permettent seules de
comprendre la suite des événements.
Une tradition tardive d’origine judéenne
témoigne que Jésus, quand il donne à Simon
son nouveau nom de Pierre, l’interpelle par son
surnom: ((Heureux es-tu, Simon le bar-

jona.. . O n traduit toujours barjona par fils
)) ((

de Jonas D. C’est oublier d’abord qu’au I ~ siècle,



Jonas était un nom rare en Israël. Ensuite, qu’il
n’est jamais question dans les Évangiles de ce
Jonas père de Pierre et André, alors qu’on y parle
souvent du père de deux apôtres moins impor-
tants, Jean et son frère, les fils de Zébédée.
Mais surtout qu’en araméen, les brigands-
terroristes zélotes étaient surnommés bay’o-
nim: Simon le barjona)) ne signifie sans
((

1. Mt 16, 17.

103
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

doute pas Simon, fils de Jonas », mais


<(

(( Simon le zélote : ce sobriquet indique que


))

(comme nombre de Galiléens) Pierre avait fait


un passage chez les zélotes. O r les quatre Évan-
giles nous apprennent qu’il y avait déjà, parmi
les Douze, un autre Simon le zélote’ N : il fal-
((

lait que Jésus change le nom du premier


d’entre eux, il l’appelle Pierre ». ((

Ayant conservé d‘un passé zélote ce surnom


encombrant, Pierre se prépare au coup de main
contre le Temple dont tous rêvent : on l’a VCI faire
part à Jésus de son impatience, et nous découvri-
rons qu’à ce moment, il est armé en permanence.
I1 a besoin de Jésus, dont la célébrité seule permet-
tra de transformer l’assaut final en prise de pou-
voir pour restaurer le royaume de David2. Mais il
sait que Jésus le pacifique refusera de s’associer à

1. Dans le texte grec, ce Simon est appelé Cana-


((

néen ». Avec Barjona et Iscariote », c’était un


(( )) ((

autre synonyme de terroriste-zélote ». Toutes nos


((

Bibles traduisent Simon le zélote ».


((

2. La tradition est unanime (Mc 11,lO et parallè-


les) à témoigner que le rêve d’une restauration davidi-
que faisait partie des fantasmes de l’entourage de Jésus.

104
JUDAS REVISITÉ

une action violente: la seule solution est de le


mettre sur la touche pendant l’insurrection, pro-
visoirement et en sorte qu’il soit disponible dès
l’issue victorieuse. Quel meilleur endroit que
l’intérieur du palais de Caïphe ?
Sa motivation n’est donc pas celle du trei-
zième apôtre : Pierre ne cherche pas à mettre
Jésus à Z’dbri, mais en réserve. Partant d’une ana-
lyse différente de la situation, les deux hommes
sont parvenus à la même conclusion : il faut
que Jésus soit mis hors jeu, au moment pro-
pice et en douceur.
Ni l’un ni l’autre ne prendront le risque de
guider eux-mêmes les policiers jusqu’à Jésus.
Le treizième apôtre, parce que c’est un notable
connu de Jérusalem. Pierre, parce qu’il a des
projets d’avenir : il a entendu Jésus lui promet-
tre la première place dans son royaume - et il
entend royaume au sens politique, pas au
(( ))

sens spirituel que lui donnait Jésus. Cette pre-


mière place, c’est l’héritage qu’il convoite‘.

1. II existe de nombreux témoignages, dans les


Évangiles, sur la lutte pour la première place qui han-
tait l’esprit des apôtres, du vivant de Jésus et alors
qu’ils cheminaient à ses côtés.

105
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

I1 lui faut trouver dans l’entourage un pro-


che, qui se chargera de la sale besogne.
Qui, parmi les Douze ? Mieux qu’aucun
d’entre eux, un ancien zélote comme lui se
laissera convaincre par Pierre le barjona :
Judas l’Iscariote fera l’affaire. Unis par leur
passé commun, les deux hommes s’enten-
dent.
Convaincu, gagné à sa cause par Pierre,
Judas se laisse donc conduire par le treizième
apôtre jusque dans le palais de Caïphe. Toute-
fois il ne veut pas livrer son maître vénéré sans
garanties : qu’il soit arrêté, soit, puisque c’est
pour sa sécurité. Mais que sa vie, jamais, ne
soit mise en danger. Alors Judas négocie sa col-
laboration, en utilisant une procédure juive
‘archaïque dont témoignent la Bible et la
Mishna’ : certaines personnes pouvaient être
vouées à Dieu, et dès lors elles n’appartenaient
plus qu’à lui. Pour éviter qu’elles ne subissent
l’anathème (la destruction physique), les per-
sonnes vouées pouvaient être rachetées par une

1. Traité Arakin 8,8 : la Mishna y prolonge, au


I I siècle,
~ la loi du rachat du fils que codifiait la Bible,
Nombres (Nb) 8,17.

106
JUDAS REVISIT2

somme d’argent, dont la Loi fixait le mon-


tant’.
Judas exige que Jésus soit protégé par un
vœu qui le place sous la protection de Dieu :
l’argent que lui remettra Caïphe attestera
qu’à aucun moment la vie de son maître ne
sera menacée.
Ravi de l’occasion qui se présente à lui, Caï-
phe accepte et remet à Judas les trente pièces
d’argent qui sont censées garantir la sécurité
physique de Jésus.
Contrairement à la thèse de l’Évangile de
Judas, l’Iscariote n’a pas été complice d’une
secrète volonté suicidaire de son maître : s’il
a accepté de collaborer avec Pierre, de se
laisser guider par le treizième apôtre, de
conclure un contrat avec Caïphe, c’était
pour mettre sans tarder Jésus à la tête du
royaume de David restauré - le rêve de tous
les juifs.

1. Lévitique (Lv) 27, 3-5. L’Évangile selon Mat-


thieu 27,9 se réfère implicitement à ce passage du
Lévitique, en en transformant complètement le sens
pour effacer toute trace du complot.

107
J É S U S ET SES H É R I T I E R S

Quand Judas sort de chez Caïphe tout est


en place, le règne de David notre père’ N est
((

enfin à portée de la main.

L écbec
Mais les choses ne se déroulent pas comme
prévu. Caïphe, dont le quatrième Évangile
témoigne qu’il a toujours eu l’intention de
faire mourir Jésus2, ne tient pas une parole
qu’il n’a donnée à Judas que pour calmer ses
scrupules. I1 livre le nazôréen aux Romains,
chargé d’une accusation mortelle : soulève le
((

peuple3, et se fait roi4 ».


Quand Judas voit Jésus conduit chez
Pilate, horrifié, il comprend qu’il a été floué.
Dans l’urgence, il tente alors une manœuvre
désespérée : faire machine arrière, tout arrê-
ter, rendre à Caïphe l’argent du vœu. Trop
tard, les prêtres refusent et se moquent de

1. Mc 11,lO et parallèles.
2. Jn 11, 49-53.
3. Lc 23,5.
4. Jn 19,12.

108
JUDAS REVISITÉ

lui’. Alors, publiquement et de façon solen-


nelle, il jette ces misérables pièces dans le sanc-
tuaire du Temple. Par ce geste, il prend Dieu
lui-même à témoin de la forfaiture des prêtres.
Geste grandiloquent, qui contredit la ver-
sion officielle des Évangiles : Judas aurait trahi
par cupidité. Si son unique motivation était
l’amour de l’argent, pourquoi est-il allé le ren-
dre, sans attendre un instant? Et publique-
ment, alors que la transaction avec Caïphe
avait été secrète ? Pourquoi n’a-t-il pas tout
simplement disparu, les trente pièces d’argent
sonnant dans sa poche ?
Parce que Judas n’était ni voleur ni cupide.
I1 n’a pas trahi par amour de l’argent, et il n’a
pas non plus obéi à un ordre secret de Jésus :
il a été victime de l’idéal partagé par tout un
peuple - purifier la terre d’Israël de ses occu-
pants, restaurer le royaume de David et retrou-
ver la liberté.
Seules une étude minutieuse des textes et
une connaissance suffisante du contexte reli-
gieux et politique de l’époque permettent

1. Mt 27, 4.

109
J E S U S ET S E S H E R I T I E R S

d’avancer cette hypothèse surprenante. Seule la


convergence des indices rend compte d‘événe-
ments et d’attitudes apparemment contradic-
toires.

Pauvre Judas, pauvre naïf, il a bien participé


à la trahison, il a été le premier couteau de
(( ))

ses compagnons. Dans le drame ... qu’est la


((

mort de Jésus, Judas ne joue qu’un rôle instru-


mental : il est le donneur‘. ))

Comment le juger ? Si l’on juge les actes seu-


lement, oui, il est coupable de complicité de
meurtre. Mais si l’on juge les intentions, les
mobiles profonds ? I1 n’a pas prémédité l’acte,
comme ses commanditaires. Pas innocent,
mais pas si coupable que cela. ((Judas n’a pas
<<
trahi”. .. Il a commis une grave erreur de juge-
ment, prisonnier qu’il était de sa conviction de
bien agir »,confirme un exégète reconnu2.

Chemin faisant, l’enquête a mis en lumière


le rôle inattendu d’une icône de la chrétienté,

1. Xavier Léon-Dufour, jésuite et exégète catholi-


que : ((Judas, homme de foi ? »,Études, 1997, p. 654.
2. Xavier Léon-Dufour, op. cit., p. 656.

110
JUDAS REVISITÉ

le premier pape de l’Histoire : l’apôtre Pierre.


Pour faire la part des mensonges qui le protè-
gent, il va falloir remonter aux faits dont
témoignent les textes, en partant des plus cer-
tains pour éclairer les plus obscurs.
L dpôtre Pierre hit-il un meurtrier ?

I1 n’est pas surprenant que Pierre soit celui


des Douze sur lequel le Nouveau Testament
fournisse le plus d’informations : pendant
plus de quinze ans, il a été le chef incontesté
de l’Église-mère de Jérusalem. L’Évangile
selon Matthieu notamment, fidèle reflet de
cette communauté, prend constamment le
soin de protéger son chef et d’affirmer sa pri-
mauté.
Deux traits de tempérament apparaissent
dans ces témoignages primitifs : son ambition
dévorante, et son caractère impulsif, tout
d’une pièce. La mémoire s’en est longtemps
conservée puisque l’Évangile de Marie, apocry-
phe écrit aux alentours de l’an 150, fait dire à
l’apôtre Lévi : Pierre, tu as toujours été un
((

113
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

emporté ! Et maintenant tu t’acharnes contre


la femme.. . ))

Les efforts de Matthieu n’ont pas été vains :


la réputation de Pierre a été maintenue intacte
jusqu’à nos jours. A l’intérieur de la coupole
du Vatican, sa qualité d’unique héritier légi-
time est même gravée en lettres d’or: Tu es
Pierre et sur cette pierre j e batirai mon Église.
Mais quand on l’examine de près, la pierre
se montre plus friable qu’il n’y paraît.

La mort suspecte dxnanie et Saphire

Dans ses Actes, Luc raconte comment les


nouveaux convertis, à peine enrôlés, étaient
invités à vendre leurs biens et à remettre
l’argent aux dirigeants : Tous ceux qui possé-
((

daient des terres ou des maisons les vendaient,


apportaient le prix de la vente et le déposaient
aux pieds des apôtres2 qui répartissaient cette
))

manne à leur gré. Or, continue Luc, (( un cer-

1. Évangile de Marie, traduction de J.Y. Leloup,


Aibin Michel, 1997, [18] 7-8.
2. Ac 4, 34-35.

114
L ’ A P O T R E P I E R R E ...

tain Ananie, d’accord avec sa femme Saphire,


vendit une propriété. Puis, de connivence avec
elle, il retint une partie du prix, apporta le
reste et le déposa aux pieds des apôtres’ ».
Saluons au passage le premier témoignage
historique d’un détournement financier effec-
tué par un chrétien convaincu.
Pierre semble parfaitement au courant du
montant exact de la vente (espionne-t-il ses
fidèles ?). I1 constate la différence et la lui
reproche publiquement : “Ananie, dit alors
((

Pierre, pourquoi.. . as-tu détourné une partie


du prix du terrain ? Comment cette décision a-
t-elle pu naître dans ton cœur ?... Ce n’est pas
aux hommes que tu as menti, c’est à Dieu !”
Quand il entendit ces mots, Ananie tomba et
expira2.))

Comment Ananie meurt-il si brusquement,


et devant tout le monde ?
Trois heures plus tard, Saphire, son épouse,
arrive toute pimpante sans savoir ce qui s’était
((

passé, poursuit Luc. Pierre l’interpella : “Dis-


moi, le terrain que vous avez vendu, c’était bien

1. AC 5, 1-2.
2. AC 5, 3-5.

115
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

tant ? - Oui, dit-elle, c’est bien ce prix-là. -


Comment avez-vous pu vous concerter [ainsi,
cria] Pierre ! Écoute, voici à la porte les pas de
ceux qui viennent d’enterrer ton mari : ils vont
t’emporter, toi aussi !” Aussitôt elle comba
devant les pieds de Pierre et expira’. ))

Imperturbable, Luc relate à chaque fois la


terreur des assistants : Une grande crainte
((

s’empara alors de l’assemblée tout entière, et


de tous ceux qui apprenaient cet événement2. ))

O n les comprend : car ce que nous lisons


ici, c’est le récit d’un double assassinat, com-
mis en public et devant les pieds b) de Pierre.
((

Pour accorder un crédit quelconque à cette


accusation grave, l’enquêteur doit sonder le
texte en employant les critères exégétiques les
plus sûrs.
D’abord, on lui objectera que Luc avoue dès
le début avoir composé un récit ordonné3 à
(( ))

1. Ac 5, 7-10. Hépesenpros toùspodas autou : le texte


grec souligne le mouvement de Saphire qui tombe
devant Pierre [resté] debout.
2. Ac 5, 5 et 11.
3. Lc 1,3.

116
L ’ A P O T R E P I E R R E ...

partir de ses sources. Mais est-ce à dire qu’il


récrit totalement l’Histoire ? Luc a-t-il tout
inventé, les Actes ne sont-ils d’un bout à l’autre
qu’un conte, une fable tirée de son imagina-
tion ? Non, ils reposent sur des faits historiques
vérifiables par ailleurs. Le travail de composition
de Luc a été essentiellement littéraire, il a choisi
de rapporter certains événements parmi ceux
qui lui sont parvenus de la tradition orale ou
écrite. Et il les agence dans un ordre qui met en
lumière son intention théologique : décrire une
Église qui aurait été idéale dès l’origine.
Le long récit de la mort d ’ h a n i e et
Saphire, détaillé, rempli d’éléments très cou- ((

leur locale », a été retenu par Luc. Et pourtant,


ce récit montre l’Église primitive sous un jour
très défavorable, alors que Luc cherche tou-
jours à l’idéaliser. Nous avons là le principal
critère d’authentification d’un texte, le critère
démbarrax: Ce critère repose sur l’idée que
((

l’Église primitive ne se serait certainement pas


donné la peine de créer des matériaux qui ne
pouvaient qu’embarrasser leurs créateurs ’. ))

1. John P. Meier, Un certuin juifJésus, Les données


de L’Histoire, tome I, Paris, Cerf, 2004, p. 102.

117
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

Première conclusion : l’histoire d ’ h a n i e et


Saphire a toutes les chances d’être authentique.
Mais en choisissant de la rapporter, Luc aurait-
il eu une intention cachée ?

I1 existe en effet dans le passé d’Israël un


épisode semblable : l’histoire d’un certain
Akân, racontée au livre de Josué’. Au cours
d’une guerre autour de Jéricho, Akân dérobe
une partie du butin qui avait été voué par
anathème, c’est-à-dire réservé à Dieu seul.
S’approprier des objets consacrés à Dieu, vio-
ler l’anathème était considéré alors comme un
crime religieux majeur, puni de mort : séance
tenante, le peuple indigné se proclame justi-
cier, et venge l’affront subi par Dieu en lapi-
dant Akân.
Luc s’est vraisemblablement inspiré de cet
épisode biblique pour masquer une réalité en
vérité peu glorieuse. Il fait dire à Pierre : (( Ce
n’est pas aux hommes que tu as menti [en
détournant l’argent], c’est à Dieu ! A.dmet- ))

tons qu’aux yeux de l’apôtre le patrimoine des

1. Livre de Josué Uos), chapitre 7.

118
L’APGTRE PIERRE.

chrétiens soit considéré, dès l’instant de leur


conversion, comme propriété de Dieu. Admet-
tons encore qu’aux yeux de Luc, le détourne-
ment d’Ananie et Saphire eût été un délit
comparable à celui d’Akân : mais qui sést
chargé de f i i r e justice, tuant à deux reprises
pour venger l’affront subi par Dieu ?
Nulle part dans la Bible on ne voit Dieu,
dont ce n’est pas la coutume, exécuter de sa
propre main des fraudeurs : quelqu’un ou
quelques-uns s’en chargent toujours, en son
nom. Cinquante ou soixante ans après les faits,
Luc n’ose toujours pas désigner explicitement
l’auteur du meurtre, dont il signale seulement
qu’il était debout, face à ses victimes, quand
elles sont tombées à ses pieds.
Faisons maintenant une lecture sociologi-
que de l’épisode : à cette époque, Pierre est en
train de mettre en place un système de finan-
cement de l’Église, par contributions volon-
((

taires D des nouveaux adeptes. S’agissait-il de


consacrer pour toujours ces biens à Dieu, en
les mettant à part comme l’or qui s’accumu-
lait, devenu intouchable, dans l’énorme trésor
du Temple ? Nullement. Depuis leur prise de
pouvoir dans l’Église naissante, les apôtres

119
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

avaient abandonné leur gagne-pain quotidien :


les contributions des convertis servaient à les
faire vivre, eux et leurs familles.
Dieu n’a guère dû profiter de la génkrosité
plus ou moins spontanée de ses nouveaux fidè-
les : leurs dons transitaient d‘une main à
l’autre, pour entretenir un clergé naissant.
Conclusion : le chef vient de découvrir des
mauvais payeurs. S’il ne fait pas rapidement
Lin exemple, d‘autres les imiteront. C’en serait
fini de son autorité, sans parler de l’argent qui
ne rentrerait plus. O r Pierre, on va le voir,
était toujours armé. Ce jour-là, il s’est com-
porté en parrain : meurtre d’intimidation,
(( ))

pour l’exemple - comme Luc le souligne sans


vergogne.
Lequel doit reconnaître qu’après cela la
réputation de la nouvelle communauté était
devenue détestable : Les croyants se tenaient
((

[habituellement] sous le portique de Salomon,


mais personne n’osait se joindre à eux’. ))

Là aussi, on comprend.
Un récit historiquement fiable. Un crime
dont Luc tente maladroitement de dissimuler

1. AC5’12-13.

120
L ’ A P Ô T R E P I E R R E ...

l’auteur. Un mobile clairement établi : Pierre,


fondateur de l’Église-mère, est convaincu de
double meurtre sur la personne d ’ h a n i e et
Saphire.
L’enquêteur doit rechercher s’il n’aurait pas
eu, par hasard, des antécédents.

Tentutive ddssussinut SUT Mulchus

Revenons quelques mois plus tôt. Le récit de


l’arrestation de Jésus à Gethsémani est attesté
par les quatre Évangiles : nous avons là un cri-
tère d’authentification solide, celui d‘attestation
multiple. L’épisode que rapportent les Évangé-
listes est donc historiquement fiable : dans
l’affolement, un des compagnons de Jésus tire
son épée et frappe le serviteur du grand prêtre.
Les synoptiques masquent pudiquement l’iden-
tité de l’agresseur : L’un de ceux qui étaient
((

là »,disent-ils sans préciser qui’. Mais le qua-


trième Évangile, qui consigne ici le témoi-
gnage du seul témoin oculaire (le treizième
apôtre), donne tous les détails : Simon-Pierre,
((

1. Mc 14, 47 et parallèles.

121
JÉSUS ET SES H É R I T I E R S

qui portait un glaive, dégaina et frappa le ser-


viteur du grand prêtre, auquel il trancha
l’oreille droite : le nom de ce serviteur était
Malchus’. Un peu plus loin, il rapporte que
))

Pierre va être reconnu par un des serviteurs


((

du grand prêtre, un parent de celui à qui


Pierre avait tranché l’oreille2 : l’identification
))

de l’attaquant et de la victime est confirmée.


L’enquêteur s’étonne, et pose trois questions :
I) Pourquoi Pierre est-il armé ? Certes, il
n’est pas le seul parmi les Douze3, mais enfin
pourquoi le pêcheur du lac, devenu disciple
d’un prédicateur pacifiste, est-il armé dès ce
moment-là ?
2) Le coup que Pierre porte à Malchus n’est
pas un geste d’amateur affolé. C’est un coup
de tueur, Pierre vise la carotide et la manque
de peu. Ce n’est certainement pas en maniant
ses filets au bord du lac qu’il a appris à se servir
ainsi d’un glaive pour tuer. Ce geste confirme

1. Jn 18, 10.
2 . Jn 18, 26.
3 . Luc témoigne qu’après le départ de Judas, dans
la salle haute, il y avait deux épées (22,38) : celles de
Simon le zélote et de Pierre le bayons ?

122
L ’ A P Ô T R E P I E R R E ...

notre hypothèse : Pierre, autrefois, a bien fait


un stage chez les barjonim.
Là, il a appris où et comment frapper.
Malchus, ce soir-là, a eu beaucoup de chance :
il ne se doutait sans doute pas que, dans l’entou-
rage du rabbi, se trouvait un ancien zélote armé.
Pierre a manqué Malchus d’à peine un centimè-
tre, la carotide passe juste sous l’oreille.
3) Tout montre que Pierre ne s’est pas battu
pour protéger Jésus : au contraire, c’est Jésus
qui protège Pierre, quand il lui crie Rentre ((

ton glaive ! N Et, s’adressant aux policiers : Si ((

c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-là


s’en aller.. .))

Pierre s’est battu pour lui-même, pour sauver


sa peau. Dans ce contexte, son geste s’explique,
c’est son instinct de conservation qui a parlé.
L’enquêteur valide donc la deuxième accu-
sation portée contre lui : tentative de meurtre
sur Malchus, avec un soupçon de prémédita-
tion (il est armé en permanence).
Cet homme serait-il donc habité de pulsions
meurtrières ? L’enquête se poursuit.

1. Jn 18, 8 et 11.

123
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

Menuces de mort en Sumurie

Nous sommes longtemps après. Pierre et


Jean ont été envoyés par les apôtres en Samarie,
pour prendre le contrôle des nouvelles implan-
tations. Là ils rencontrent un certain Simon,
magicien de son état, qui fait à Pierre une étrange
proposition : Simon leur proposa de l’argent :
((

donnez-moi, dit-il, votre pouvoir ! La réaction


))

de Pierre confirme ce que nous savons de lui.


Partager son pouvoir? Jamais! I1 menace de
mort le simoniaque : Périsse ton argent, et toi
((

avec !))

Fort heureusement pour Simon, la scène se


déroule loin du territoire de Pierre : ici, il ne
peut pas mettre sa menace de mort à exécu-
tion. Le magicien, qui a dû entendre parler des
méthodes expéditives du chef de l’Église de
Jérusalem, comprend qu’il l’a échappé belle.
Terrorisé, il obtient la vie sauve et jure de ne
plus s’y reprendre : Que rien ne m’arrive de
((

ce que vous venez de dire’ ! ))

1. Tout cela : Ac 8, 19-24.

124
L’APOTRE PIERRE..

Luc a retenu cette tradition, et rien, dans la


façon dont il la rapporte, ne permet d’y discer-
ner une intention théologique. L’enquêteur
valide son origine historique, et l’accusation de
menace de mort lancée par Pierre à l’encontre
du Samaritain Simon.
Parvenu à ce point, le ((profil de Pierre
))

qui se dégage oblige l’enquêteur à rouvrir un


dossier soigneusement verrouillé par la tradi-
tion, mais qui comporte des zones d’ombre :
celui de la mort suspecte de Judas Iscariote,
peu de temps après celle de Jésus.

Judas a-t-il été assassiné ?

((Alors Judas, voyant que Jésus avait été


condamné [à mort] ... alla se pendre’. C’est
))

la version officielle de la mort de Judas, celle


de Matthieu, retenue par la postérité: 1’Isca-
riote se serait suicidé, et pas n’importe com-
ment - par pendaison. Version isolée, sans
aucun parallèle dans les synoptiques : un impor-
tant critère d’authenticité fait donc ici défaut,

1. Mt 27, 3 et 5.

125
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

cette tradition n’est nullement confirmée par


l’attestation multiple.
Pour comprendre comment elle a pu naître,
il faut savoir que la pendaison était considérée
en Israël comme une mort infamante, qui dés-
honorait à jamais le pendu’ : faire se pendre
Judas, c’était chercher à salir sa mémoire pour
l’éternité.
Quant au suicide, il inspirait aux juifs un
dégoût tel qu’on n’en trouve qu’un seul exem-
ple dans toute la Bible, celui d’Ahitophe1,
général d’Absalom fils de David. I1 propose au
jeune homme, qui voudrait se débarrasser de
son père, de tomber sur lui à l’improviste et de
le tuer de sa propre main. Comme sa proposi-
tion n’est pas retenue, il s’en alla chez lui,
((

mit ses affaires en ordre puis se pendit‘ ».

1. Maudit soit quiconque est pendu au gibet ! »,


((

s’exclamera plus tard Paul (Ga 3, 13). Dans le Rou-


leau du Temple, texte de Qumrân un peu antérieur,
on peut lire que ceux qui sont pendus à l’arbre sont
((

maudits des hommes et de Dieu (The Temple Scroll,


))

éd. Y. Yadin, The Israël Exp. Soc., Jérusalem, 1983,


t. II, p. 209).
2. Deuxième livre de Samuel (2s) 17, 23.

126
L ’ A P B T R E P I E R R E ...

A chaque fois qu’il le peut, le rédacteur de


l’Évangile selon Matthieu s’en va puiser dans
le passé biblique des antécédents illustres, à
partir desquels il récrit l’Histoire pour lui don-
ner l’orientation théologique qu’il souhaite.
C’est ici le cas : il veut noircir Judas à tout
prix. De même qu’il a déjà fait naître Jésus à
Bethléem pour pouvoir le présenter comme le
tt nouveau roi David »,Matthieu fait de Judas

le nouvel Ahitophel, le général félon qui vou-


lut tuer David. Et il s’inspire de si près du récit
de la mort d’Ahitophel qu’il lui emprunte,
pour décrire le geste de Judas, un terme tech-
nique rarement employé ’.
C’est ainsi que Judas, revu et corrigé par
Matthieu, se suicide comme autrefois Ahito-
phel - et comme lui, par pendaison.

Une version de la mort de Judas qui n’existe


que chez Matthieu. Soigneusement composée
à partir d u n e intention théologique évidente,

1. Grec : apancbestai. O n sait maintenant que le


rédacteur de l’Évangile selon Matthieu connaissait bien
la traduction grecque de la Bible, dite des Septante, et
qu’il s’inspire à plusieurs reprises de son texte.

127
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

selon un procédé habituel à l’auteur. Lequel


reprend jusqu’au vocabulaire de son modèle
biblique : tous ces éléments permettent d’écar-
ter définitivement l’authenticité historique de
ce texte.
Non, Judas ne s’est pas suicidé par pendai-
son. Mais alors, comment est-il mort ? Y aurait-
il, ailleurs, une autre version des faits ?
Oui, dans les Actes des Apôtres. Une ver-
sion différente.
Très différente, en vérité.

Quelques semaines après la Crucifixion,


Luc met dans la bouche de Pierre son premier
discours, dans lequel l’apôtre donne sa propre
version de la mort de Judas :

A propos de Judas, devenu le guide de ceux qui


ont arrêté Jésus ... : il est tombé la tête la pre-
mière, éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles
se sont répandues. [La chose] fut connue de
tous les habitants de Jérusalem’.

1. Ac 1, 16-19. Je suis ici de près le mot à mot du


texte grec.

128
L ’ A P O T R E P I E R R E ...

C’est la description d’un meurtre selon la


méthode des brigands-zélotes, attestée par les
historiens de l’époque : l’éventration par le
glaive dont ils ne se séparent pas, la siea qui
donnera leur surnom aux sicaires.
Comment Luc est-il si bien renseigné sur les
circonstances macabres de cette mort brutale ?
Comment sait-il que Judas est tombé la tête la
première ? Qu’il n’a pas été simplement poi-
gnardé, mais échtépar le milieu, de face - un
geste d’une violence inouïe ? Qu’on l’a
retrouvé baignant dans ses entrailles répandues
sur le sol ?
Pourquoi enfin met-il ce récit dans la bou-
che de Pierre, et non d‘un autre ?
I1 donne lui-même la réponse : La chose, ((

dit-il, fut connue de tous les habitants de Jéru-


salem. D L’horrible assassinat de Judas n’était
pas passé inaperçu. Peut-être y a-t-il eu des
témoins : en tout cas, à partir de cet événe-
ment, une tradition bien renseignée s’est for-
mée, puis a circulé. Pourquoi Matthieu, fidèle
reflet de l’Église de Jérusalem, l’a-t-il délibéré-
ment remplacée par une version inventée de
toutes pièces, la pendaison dont on a vu qu’elle
ne résistait pas à l’analyse ?

129
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

Les Actes ont été écrits après l’Évangile


selon Matthieu : pourquoi Luc n’attribue-t-il
pas la mort de Judas au suicide, version ((

officielle de l’Église de Jérusalem qu’il ne


))

peut ignorer ?
Parce qu’il affirme qu’il a pris soin de ((

s’être soigneusement informé de tout ce ))

qu’il rapporte auprès de ceux qui furent dès


((

le début témoins oculaires* ». Quand on sait


qu’il a vécu et écrit auprès des communautés
créées par Paul en milieu grec, ne peut-on
pas penser qu’il a recueilli - de ses témoins
oculaires - une tradition jugée solide, écartée
par Matthieu, et qu’il la rapporte pour faire
la pièce aux juifs de Jérusalem auxquels
(( ))

s’opposent, depuis toujours, les Grecs de


(( ))

Paul ?
Examinons maintenant son texte : contrai-
rement à la version de Matthieu, il n’existe
aucun antécédent biblique à la scène que
décrivent les Actes, on n’y discerne aucune
intention théologique. Quant à sa structure lit-
téraire, les sanglants détails de la mort de Judas

1. LC 1, 2-3.

130
L’APOTRE PIERRE ...

ne sont ni utiles ni nécessaires à la cohérence


du discours de Pierre.
L’exégète a donc toutes les raisons de valider
l’historicité de cet autre récit de la mort de
Judas, ou plutôt son origine dans une tradition
indépendante de Matthieu, suffisamment forte
pour lui avoir résisté.

Pourquoi Luc met-il ce récit dans Lz bouche


de Pieve? Sinon parce que la tradition qu’il
rapporte avait conservé un souvenir des cir-
constances troublantes de la trahison de Jésus.
Le rôle joué par Pierre auprès de Judas n’était
pas resté ignoré de tous, ni le geste désespéré
de l’Iscariote allant jeter l’argent du vœu au
Temple, de façon spectaculaire. A l’époque où
Luc écrit, un lourd souvenir entachait encore
la mémoire de Pierre, et cette mémoire lui est
parvenue .
Ce qu’on peut donc considérer comme une
((confession de Pierre par tradition interpo-
))

sée éclaire uposteriori le mobile du crime : s’il


a tué Judas, n’est-ce pas parce que l’Iscariote
sait, mieux que tout autre, comment s’est noué
le complot qui aboutit, par une sombre nuit
d’avril 30, à la capture de Jésus ?

131
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

Nous avons un récit circonstancié dont


l’authenticité résiste à l’examen : il y a eu crime.
Nous avons l’arme du crime : le glaive qui éven-
tre un homme. Nous avons la confession du
meurtrier, non pas directe mais par l’intermé-
diaire d’une tradition assez solide pour que Luc
ait choisi de l’opposer à la version officielle D
((

de Jérusalem.
L’enquêteur a examiné les faits un à un, dans
l’ordre inverse de leur chronologie. I1 s’est assuré
à chaque fois de la convergence des critères
d’interprétation. Au terme de l’enquête, l’hypo-
thèse qu’il retient s’impose delle-même : oui,
l’apôtre était bien habité à cette époque par des
pulsions meurtrières.
Judas ne s’est pas pendu. Un glaive l’a
((éclaté par le milieu ».
Et la main qui tenait ce glaive, c’était celle
de Pierre.

Lorsqu’elle remonte ainsi jusqu’à la préhis-


toire des textes, la quête du Jésus historique
ne prétend pas statuer sur la vérité intime de
Pierre, de Judas ou du treizième aditre. L

Comme c’est le cas pour tout être humain, ce


qu’ils furent au plus profond d’eux-mêmes reste

132
L ’ A P Ô T R E P I E R R E ...

un mystère, qui échappera toujours à l’histo-


rien.
En revanche, elle montre combien fragile est
la vérité officielle, quand elle doit être à tout
prix protégée, défendue au nom de la raison
d’État.
Car lorsqu’il s’agit de prendre ou de conso-
lider le pouvoir, il n’y a que des vérités utiles.
Marie Madeleine, concubine deJésus ?

Une dernière figure émerge de l’entourage


de Jésus, une figure de tendresse, celle d’une
femme. Contrairement aux hommes, elle n’a
joué aucun rôle dans le détournement de son
héritage. Elle alimente pourtant l’imagination
des romanciers et des scénaristes, qui en ont
fait une concubine de Jésus.
Selon eux, le Christ était dévoré d’une pas-
sion coupable pour une femme de son entou-
rage, une ancienne prostituée avec laquelle il
aurait eu des enfants : Marie Madeleine.
Dieu prenant du plaisir avec une fille de
mauvaise vie : le scoop était trop beau.

Il est historiquement certain que le rabbi iti-


nérant a été accompagné très tôt par des fem-
((

mes qu’il avait guéries d’esprits mauvais et de

135
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

maladies : Marie appelée la Magdaléenne,


dont étaient sortis sept démons.. . et beaucoup
d’autres qui l’aidaient de leurs biens’ ».
Pour les juifs la santé était un don de Dieu,
son altération une agression démoniaque.
Quand Jésus guérit une maladie nerveuse
(épilepsie) ou mentale (hystérie), les Évan-
giles traduisent donc qu’il a chassé les
((

démons du malade. Sept démons, cela veut


))

seulement dire que Marie Madeleine était très


mal en point quand Jésus l’a guérie : d’où
sans doute sa reconnaissance, l’attachement
profond à son rabbi guérisseur dont témoi-
gnent les textes.
En effet, c’est une fidèle parmi les fidèles.
Elle est mentionnée au moment de la Cruci-
fixion, alors que les Douze sont absents. O n la
voit faire partie des pleureuses qui accompa-
gnent le cadavre à sa sépulture, et Marc précise
qu’elle (( regarde où on l’avait posé2 », puis
Matthieu qu’elle s’attarde et G reste là, assise,
en face du tombeau3 ».O n la voit enfin reve-

l. LC 8, 2-3.
2. Mc 15, 47.
3. Mt 27, 61.

136
M A R I E M A D E L E I N E ...

nir le lendemain matin pour achever la toilette


funéraire, trouver le tombeau vide, et en aver-
tir les apôtres - c’est la version des synop-
tiques’.
Dans la version du quatrième Évangile, elle
s’est bien attardée en pleurs devant le trou
béant du sépulcre. Mais c’est alors que Jésus
lui apparaît, à elle, en premier : elle court le
dire aux disciples, toujours absents et qui se
terrent en ville2. Le treizième apôtre, dont on
lit ici le témoignage de première main, semble
prendre un malin plaisir à souligner que c’est
une femme qui a précédé les apôtres dans ces
moments cruciaux, de même que lui avait été
le premier - avant Pierre - à parvenir au tom-
beau.
La résurrection n’a eu aucun témoin. La
découverte du tombeau vide au matin du
9 avril 30 bénéficie de l’attestation multiple
des Évangiles, de même que le rôle des fem-
mes, premières à l’avoir vu sans le cadavre
qu’eliés y avaient déposé trente-six heures
plus tôt.

1. Lc 24, 9 et parallèles.
2. Jn 20, 11-18.

137
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

Et parmi elles Marie Madeleine, dont tous


les témoignages soulignent le désarroi, la peine
immense et les pleurs: une femme dévastée
par le chagrin.

Voilà ce qu’on sait d’elle. Nulle part il


n’est dit qu’elle exerça le plus vieux métier du
monde: ce n’est qu’au Moyen Âge qu’une
légende tenace l’a confondue avec la prosti-
tuée repentante, dont Luc raconte ailleurs
l’histoire’. Et rien, absolument rien, ne per-
met de déduire de ces informations qu’elle ait
pu avoir avec son maître une relation éroti-
que quelconque.
Tout, au contraire, indique que Jésus,
quand il quitte Jean-Baptiste pour se lancer
dans la vie publique, est resté célibataire.
Situation peu fréquente, il est vrai, en Israël où
le mariage (et le mariage fécond) était la règle
générale : mais certains juifs pieux, comme les
baptistes et notamment les esséniens, choisis-
saient volontairement la chasteté pour mode
de vie. Ancien disciple de Jean-Baptiste, le
nazôréen a fait partie de cette minorité qui

1. LC 7, 36-50.

138
M A R I E M A D E L E I N E ...

avait choisi volontairement le célibat. Son


enseignement très strict sur le mariage, son
exposition permanente aux regards d’amis exi-
geants (notamment les pharisiens de Galilée)
ou d’ennemis guettant son moindre faux pas,
rendent hautement improbable une liaison
sexuelle parallèle avec une femme quelconque.
Et plus encore avec une ancienne prostituée,
ce qui aurait provoqué un scandale épouvanta-
ble et bruyant.
Marie Madeleine concubine de Jésus, c’est
donc une légende. D’où provient-elle ?

Les gnostiques

De quelques communautés étranges qui se


développèrent au sein du christianisme nais-
sant, un peu partout pendant les IF et I I I ~siè-
cles : les gnostiques.
O n savait très peu de choses d’eux jusqu’à la
découverte fortuite, en 1945, à Nag Hammadi,
d u n e cinquantaine de livres écrits en grec
entre 150 et 200, puis traduits en copte égyp-
tien. Un monde fabuleux apparaissait soudain,
fait de légendes entremêlées de philosophie

137
J E S U S ET S E S H É R I T I E R S

platonicienne, de religions orientales obscures,


d’échos du christianisme en formation.. . non
p,as un, mais plusieurs gnosticismes. Ni une
Eglise ni même un mouvement structuré : une
mouvance, à la fois vaste et forte.
Les gnostiques avaient cependant un point
commun : une méfiance totale, viscérale,
envers la matière périssable et source de tous
nos maux. Ils constataient que le mal imprè-
gne l’univers matériel : puisque Dieu est bon,
il ne pouvait pas avoir créé le mal ni la matière.
I1 y avait donc pour eux deux dieux: le dieu
créateur de ce monde, qu’ils appelaient le
démiurge et qui est mauvais. Et le dieu bon,
créateur des esprits purs dont la chute dans un
corps est une déchéance : Malheur à vous qui
((

vous en remettez à la chair, cette prison qui


périra’ ! ))

Les esséniens étaient des gnostiques juifs,


qui distinguaient la Lumière des ténèbres,
l’Esprit de la matière, les Fils de Lumière (eux)
des fils des ténèbres (les autres). Le quatrième

1. Le Livre de Thomas le champion, Textes gnostiques


de Shenesêt, Paroles gnostiques du ChristJésus, présentés
par André Wautier, Ganesha, Montréal, 1988, 16.

140
M A R I E M A D E L E I N E ...

Évangile, dans sa rédaction finale, est impré-


gné de leur gnose.
Pour les gnostiques, l’acte sexuel était
immonde et dégradant : Tous les corps péri-
((

ront: ne sont-ils pas nés de rapports sexuels


semblables à ceux des bêtes’ ? ))

N Ne crains pas la chair et n’en sois pas

amoureux. Si tu la crains elle te dominera, et


si tu l’aimes elle te paralysera et te dévo-
rera2. ))

Le gnosticisme était donc un mouvement


d‘ascétisme radical, qui prônait la chasteté totale
et perpétuelle3. Si l’homme doit s’unir à la
femme, c’est de façon mystique, pour que cha-
cun des deux retrouve l’unité originelle - celle
qui existait avant la distinction des sexes.
O n voit alors fleurir un langage imagé, sym-
bolique, totalement codé, dont seuls les gnos-

1. Idem, 5.
2. Évangile de Philippe, traduit par J.Y. Leloup,
p. 62 Albin Michel, 2003.
3. La présentation qu’en a fait à plusieurs reprises
Michel Onfray est malhonnête et racoleuse : il étend à
l’ensemble de la mouvance gnostique les débordements
sexuels supposés dune seule secte, les phitionites.

141
J É S U S ET S E S H É R I T I E R S

tiques pouvaient comprendre la signification


cachée,

Les gnostiques se sont très vite emparés de


la personne de Jésus, telle qu’elle leur par-
venait par bribes à une époque où circulaient
des dizaines d’évangiles et d’actes des apôtres.
Le Jésus gnostique ne pouvait pas f0rniquer
avec une femme, c’eût été tomber dans la
déchéance qu’il dénonce dans un texte de
Nag Hammadi : Ô incomparable amour de
((

la Lumière, dit Jésus, ô tristesse du feu qui


brûle les corps des hommes, les consumant
nuit et jour! Celui qui cherche la Vérité
auprès de la vraie Sagesse doit fuir la volupté,
qui détruit l’homme’. ))

Dans ce contexte, l’échange d u n baiser


revêt une signification symbolique, qui trouve
sa source dans la mystique juive2 : La bouche((

est la source et la sortie du souffle, et lorsque


le baiser se pose sur la bouche, un souffle

1. Le Livre de Thomas le champion, op. cit., 8.


2. Cantique des Cantiques 1’2 : Qu’il me baise
((

des baisers de sa bouche ».

142
M A R I E M A D E L E I N E ...

s’unit à un souffle’. O n n’y comprend rien si


))

l’on oublie qu’en hébreu, le même mot (ruah)


désigne à la fois le souffle et l’esprit : dans la
Bible le souffle de Dieu », c’est l’Esprit de
((

Dieu.
Le baiser échangé sur la bouche est la façon
gnostique de dire la communion la plus intime
dans l’esprit. Et la communication, la trans-
fusion de l’esprit d’une bouche à l’autre, d’un
souffle à l’autre, d’un être à l’autre.

Marie Madeleine, héroïne des gnostiques


I1 fallait ce détour pour comprendre d’où
provient la légende : d’un passage de l’Évangile
de Philippe, écrit vers 150 et retrouvé parmi
les autres à Nag Hammadi :

Le Maître aimait Marie-Madeleine plus que


tous ses disciples
I1 l’embrassait souvent sur la bouche2.

1. Piroucb Esser sefirot belima, cité par J.Y. Leloup,


gvangile de Philippe, p. 51 Albin Michel, 2003.
2. Évangile de Philippe, op. cit., 55.

143
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

Le baiser sur la bouche que donne ici Jésus


à Marie Madeleine est un terme codé du gnos-
ticisme : il traduit une connivence particu-
lière, relevée par les Évangiles, entre le rabbi
guérisseur et celle qu’il avait délivrée de ses
maladies graves, les sept démons ».Présente
((

au moment de sa mort, présente à sa sépulture,


la première présente au tombeau vide - avant
les apôtres -, elle a été fidèle, plus qu’eux
tous.
C’est cette intimité que l’Évangile de Phi-
lippe traduit par l’image du baiser sur la. bou-
che, allusion sans équivoque à la connaissance
parfaite (la gnose) que Jésus aurait accordée à
Marie Madeleine, elle qui ne l’a pas aban-
donné comme les autres.

Plus fidèle que les apôtres, et donc mieux


initiée qu’eux ? Leur jalousie éclate :

André prit la parole et s’adressa à ses frères :


t( Dites, que pensez-vous de ce qu’elle vient de
raconter? Ces pensées different de celles que
nous avons connues. D Pierre ajouta : t< Est-il
possible que le Maître se soit entretenu ainsi,
avec une femme, sur des secrets que nous, nous

144
M A R I E M A D E L E I N E ...

ignorons ? Devons-nous changer nos habitudes,


écouter cette femme ? L‘a-t-il vraiment préférée
à nous’ ? ))

.’
Avec une femme Dans cet Évangile gnosti-
que, l’auteur entendait dénoncer à la fois le
solide machisme de l’Église, et sa volonté
féroce d’imposer partout une seule vérité sur
Jésus - la sienne.
Persécutés par l’Église et luttant contre elle,
les gnostiques se sont reconnus dans le per-
sonnage de Marie Madeleine. Comme cette
femme, ils prétendaient posséder sur Jésus une
vérité plus haute et plus parfaite que celle des
apôtres. Comme elle, Jésus les baisait sur la
bouche, leur insufflant le souffle mystérieux de
l’Esprit - qui faisait pour eux défaut à l’Église
arrogante et impérialiste.

Héroïne des gnostiques, Marie Madeleine a


été pour eux une sorte de Jeanne d’Arc, bran-
dissant l’étendard de la gnose, les vérités res-
tées cachées à l’Église dominante.

1. Évangile de Marie, présenté par J.Y. Leloup,


p. 43, Albin Michel, 1997.

145
JÉSUS E T SES HÉRITIERS

L’intimité entre la Magdaléenne et son


rabbi, le baiser qu’ils échangent sur la bouche
en même temps qu’un mystérieux souffle spi-
rituel n’ont jamais eu uucune signiflcution h o -
tique. Les fantasmes de l’occident, qui a vu
dans ce baiser la preuve que cette femme était
la concubine de Jésus, prouvent seulement son
ignorance.

Les femmes juives de l’époque étaient can-


tonnées aux tâches domestiques : lorsqu’ils
voient Jésus, assis au bord du puits, bavarder
familièrement avec la Samaritaine, les disciples
((s’étonnent qu’il parlât à une femme’ ».Nulle
part ailleurs dans le Nouveau Testament on ne
le voit prendre à part les femmes de son entou-
rage pour les enseigner, comme il le fera à plu-
sieurs reprises pour ses apôtres2.
Rien ne permet donc de dire, comme le
pensaient les gnostiques, que Marie Madeleine
a été l’objet d’un enseignement secret: mais
rien ne permet non plus d’écarter la possibilité
que son intuition féminine lui ait donné de

1. Jn 4, 27.
2. Par exemple, Mt 13, 36.

146
M A R I E M A D E L E I N E ...

percer, mieux que les hommes, le mystère de la


personne et de la personnalité de Jésus.
En s’engouffrant dans cette zone d’ombre,
les romanciers à succès ont plaqué sur Marie
Madeleine nos obsessions.
La réalité était peut-être plus subtile : elle
échappe en tout cas à l’historien.
Le prophète nu

L’Histoire est un enjeu politique majeur :


((Celui qui contrôle le passé, contrôle le
futur. ))

Les chrétiens, imités en cela par les musul-


mans, l’ont très tôt compris et ont pris le pou-
voir en manipulant l’histoire de ce qu’ils ont
appelé la Révélation.
Jusqu’au milieu du mesiècle, certains quê-
teurs du Jésus historique pensaient que la cap-
tation de l’héritage avait été l’œuvre de Paul de
Tarse et de ses successeurs : c’est à partir de lui
que tout aurait basculé, Jésus devenant Christ
et Dieu, le christianisme constitué en idéologie
pouvant s’imposer à toute la planète.
Alors naquit un mythe tenace: avant ce
détournement, il y aurait eu un temps des ori-
gines pendant lequel le dépôt avait été transmis

149
JÉSUS ET SES HÉRITIERS

dans toute son intégrité et sa pureté. Ce dépôt,


il n’avait pu que se dégrader par la suite : mais
on le retrouvait dans la lettre des Évangiles où
il serait demeuré intact, expression authenti-
que de tout ce que Jésus avait dit et fait de son
vivant.
Parvenue à maturité, la quête du Jésus his-
torique a montré par quels mécanismes tor-
tueux la mémoire s’est transmise. Si l’héritage
de Jésus a été détourné, ce n’est pas à cause de
l’érosion quasi naturelle d’un dépôt qui aurait
été fidèlement légué à la postérité par ses apô-
tres, héritiers légitimes. Pour parvenir enfin
jusqu’à nous, alourdi autant qu’enrichi par les
siècles, mais inaltéré.
Non, le détournement a eu lieu dès Z’origine
- ou plutôt, si l’on considère que l’apparition
des textes écrits marque la naissance du chris-
tianisme, uvunt même Zbrigine.
En nous permettant de remonter à la pré-
histoire de textes devenus sacrés, la quête a fait
exploser le mythe des origines.
O n découvre alors que les proches de Jésus
n’étaient pas tous des saints, que le christia-
nisme n’est pas né uniquement sous l’impul-
sion de l’Esprit, et que ceux qui ont écrit les

150
LE PROPHÈTE N U

Évangiles n’ont pas toujours été animés par la


pureté d’une foi innocente.
En levant les zones d’ombre entourant ces
hommes et ces femmes qui l’ont rencontré,
avant ,l’origine du mythe qu’ils ont contribué à
bâtir sur sa mémoire, la recherche dépouille
Jésus de sa parure mythologique. Mais elle
nous prive aussi de l’imaginaire fondateur de
notre civilisation.
Et pour la première fois depuis dix-sept siè-
cles, l’Europe a refusé en 2004 de se reconnaî-
tre dans un christianisme miné à la fois par la
recherche et par la modernité.

L’historien n’a pas prise sur l’avenir. Mais il


remarque qu’au moment même où les Églises
traditionnelles semblent entrer dans une longue
agonie, les chercheurs se libèrent du poids de
l’Histoire officielle et portent sur Jésus le
nazôréen un regard à la fois neuf et rafraîchis-
sant. Je veux y voir plus qu’une coïncidence : la
promesse, pour l’occident privé de ses racines
fondatrices, d u n souffle et d’une espérance qui
semblent désormais lui faire cruellement défaut.

151
JÉSUS E T SES H É R I T I E R S

Aujourd’hui, Jésus redevient un prophète


nu. Dénudé une première fois par ceux qui lui
arrachèrent sa tunique pour le clouer sur une
poutre, il a été dénudé une deuxième fois par
ceux qui l’ont dépouillé de sa vérité d’homme.
Nous qui venons au terme de tant de siè-
cles, il nous faut tenter de le saisir tel qu’il fut
avant que ses héritiers ne s’en emparent.
Ceux parmi son entourage dont nous avons
suivi la trace ont tous aimé Jésus, chacun a été
fasciné par lui. Chez Pierre, l’ambition a été plus
forte que l’amour. Judas n’a été qu’un fétu de
paille dans une tourmente qui l’a emporté.
Dévoré par la jalousie des autres, le treizième
apôtre a été effacé de l’Histoire. Quelques fem-
mes - sa mère douloureuse, Marie Madeleine la
fidèle - ont sauvé l’honneur.
Aucun d’entre eux n’a jamais eu l’intention
de nuire au rabbi qui leur ouvrait la voie royale
de la connaissance. S’ils ont trahi l’héritage,
c’était par inconscience.

Redécouvert tel qu’il fut en lui-même, le


rabbi subversif, doux et humble de cœur, reste
pour nous une promesse à accomplir.
Table

Le celebre inconnu ...................................


, \
11
L’Histoire des vainqueurs ......................... 21
Une famille désunie ................................ ,. 29
* .\
U n treizleme apôtre ? ........................ ........ 43
Une énigme enfin dévoilée :
le quatrième Évangile ............................ 67
..
Judas revisité ............................................. 91
L’apôtre Pierre était-il un meurtrier ? ....... 113
Marie Madeleine, concubine de Jésus ?..... 135
.
Le prophète nu .......... .............................. 149
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Albin Michel

LE SECRET DU TREIZIÈME N O T R E , 2006.

Chez dhutres éditeurs

PRISONNIER DE DIEU, Fixot, 1992.


QU’AVEZ-VOUS FAIT DE DIEU ? Fixot, 1993.
DIEU MALGRÉ LUI, NOUVELLE ENQUÊTE SUR JÉSUS,
Robert Laffont, 2001.
BIENVENUE EN INDE, UNE ESCALE EN ENFER, La
Martinière, 2004.

Site Internet de l’auteur :


http://michelbenoit 17.over-blog.com
Composition Nord Compo
Impression Bussière, février 2008
Éditions Albin Michel
22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-michel.f r

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