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Mon arrivée à Djibouti coïncida avec des événements dramatiques qui

déchirèrent alors la communauté Somalie : la guerre civile, manipulée


de l'extérieur (1) entre deux tribus : les Issas (celle de ma mère) et les
Gadabourcy (à laquelle j'appartenais moi-même). Ses conséquences
devaient peser lourdement sur la vie politique et l'avenir du pays.
Une nuit (vers 20 heures ?) la ville fut brusquement secouée par des
coups de feu et des rumeurs qui éclatèrent dans la partie supérieure
de Djibouti (vers le quartier commerçant et la place Rimbault ?). Mon
père, Osman Rabeh, homme simple et bon, qui tint jusqu'au bout la
promesse qu'il fit à ma mère, à savoir qu'il m'adopterait et m'élèverait
comme son fils, était comme tous les soldats alors sous le drapeau
français consigné au camp en raison de la tension qui régnait dans le
pays.
Ma mère et quelques amies à elles, Gadabourcy ou mariées à des
membres de cette tribu, nous cachèrent, trois hommes et moi, dans une
paillette. Nous habitions alors en milieu Issa, près des Salines. Elles
éteignirent la lampe, fermèrent la porte et firent la surveillance au-
dehors. Mais, peu confiantes dans l'abri bien fragile où nous nous
tenions dans le noir, retenant nos souffles et tendant l'oreille et parce
que sans doute la menace se faisait plus proche et plus précise, elles
nous invitèrent peu de temps après à sortir.
Nous marchâmes entre les huttes dans l'atmosphère lourde de cette
nuit dramatique. Je ne connaissais aucun de mes compagnons et ne
pouvais même pas distinguer leurs visages à cause de l'obscurité et de
leur taille trop grande pour moi. Je les suivais, tandis qu'ils avançaient
silencieusement dans le sable frais que soulevaient leurs sandales.
Tout à coup, notre petit groupe fut interpellé par un homme dont
on n'apercevait que la cigarette allumée. Il nous lança une inquiétante
question :
— Qui va là ? Et de quelle tribu êtes-vous, messieurs ?

A ma grande surprise, mes compagnons répondirent tranquillement


(du moins le croyais-je) :
— Des hommes Gadabourcy !
Je ne comprenais pas la folle bravade de ces fugitifs qui, en plein
quartier général Issa, avaient l'imprudence de révéler leur véritable
identité !
— Alors, poursuivit l'homme, venez donc par ici, qu'on se batte!
Mon étonnement atteignit son comble lorsque, effectivement, ils se
tournèrent de son côté et se dirigèrent vers lui ! Quant à moi, je marquai
le pas d'abord, observai et m'en fus dans une autre direction, les
abandonnant à leur «fanfaronnade». Je n'ai jamais su par la suite ce
qu'ils devinrent...
Je sortais de la ville, arrivais bientôt sur un terrain vague et
m'arrêtais pris de peur dans la mer d'ombre où je baignais. L'heure était
tardive, calme et fraîche la nuit où des myriades d'étoiles scintillaient
dans le ciel. Quelques instants après, émergeant de la ligne d'horizon
constituée par des arbustes, je distinguais non loin de moi une silhouette
légèrement voûtée et hâtive qui marchait, tel un fantôme et portait sur
l'épaule une lance ou une pelle. Je la regardais venir, c'était un vieux. Il
faillit presque trébucher sur moi, car je me trouvais sur son chemin. Il fut
surpris de me voir là :
— Petit, que fais-tu ici ?
Je ne répondais pas. Il continua :
— De quelle tribu es-tu ?
Je m'appropriais, non sans malice mais salutairement, celle de ma
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mère dont je savais parfaitement la lignée :
— Issa.
— Fraction?
— Odahgob.
— Sous-Fraction ?
— Rer Hubleh.
Il ne m'interrogea plus, ayant reconnu et classé ma « fiche ». Il me prit
par la main :
— Viens.
II me ramena en ville, me confia à deux femmes (peut-être son
épouse et sa fille). Il repartit aussitôt, étant un élément du ban, cette
armée que la tribu levait pour la guerre...
Les deux femmes me préparèrent une natte au fond de la hutte, tandis
qu'elles-mêmes demeuraient assises de part et d'autre de l'entrée
ouverte, attendant la suite des événements. Mais je ne dormais pas moi
non plus, je regardais anxieusement au-dehors.
Toute la nuit, ma mère et son amie parcoururent la ville en tous sens.
Le matin, tandis que les deux femmes me débarbouillaient la figure
devant le tougoul, elles apparurent en face. Mon sauveur de la veille se
trouvait là aussi, ayant eu peut-être depuis lors quelques
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doutes sur la déclaration intéressée certes, mais tout de même à"


moitié véridique (puisqu'après tout j'étais le produit de mon père et
aussi de ma mère /) que je lui avais servie à la faveur de la nuit !
— Femme, c'est ton fils ?
— Oui, répondit ma mère.
— Emmène-le, tu as de la chance !
Quelques temps après, les luttes tribales reprirent. Poussés par
l'instinct grégaire les éléments épars de chaque clan se regroupaient
dans leur camp respectif. Il s'instaura ainsi, dans la communauté
Somalie, une scission tranchée, ponctuée par les tirailleurs sénégalais
postés ça et là dans les rues, et qui rendait d'autant plus dangereuse
l'explosion des passions meurtrières. Soeurs et de même souche, les
deux tribus s'enlaçaient, se déchiraient dans une étreinte animale et
sanglante. Seules les mères, dont le coeur aspirait à la paix et à
l'amour, se trouvaient écartelées, impuissantes et éplorées entre les
parties en lutte : elles comptaient père et frères dans l'une, époux et
enfants dans l'autre...
Une fois déjà ma mère m'avait porté sur son dos pour me
soustraire à une vie ancestrale qui se répétait indéfiniment
identique à elle-même, à l'écart de l'histoire et du monde.
Maintenant elle voulait me mettre à l'abri d'une furie sauvage qui
pouvait emporter les enfants comme les adultes. Comme mon père
se trouvait toujours retenu à la caserne et que nous étions seuls et
sans défense à la maison, ma mère qui sentait les premiers
grondements de l'orage dont les nuages denses et noirs
s'accumulaient dans le ciel, décida de m'emmener une nuit. Jeune
et vigoureuse, elle allait prestement de par les ruelles étroites et
tortueuses, évitant la lumière. Nous arrivâmes dans l'un de ces
hangars où elle avait déjà travaillé comme trieuse du café venu
d'Ethiopie et destiné à l'exportation ; les autorités françaises avaient
rassemblé là certaines familles (femmes et enfants). Le lendemain,
une jeune femme entra, vers midi. A peine avait-elle franchi le
portail qu'elle s'écroula dans la cour. Elle revenait, horrifiée, de la
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ville où la boucherie faisait rage. Au soir, morts et blessés se
comptaient par centaines des deux côtés... Après la tempête vint
l'accalmie.
La vie reprit son petit cours. La Côte française des Somalis
(C.F.S.), Vichyssoise, avait vivoté dans le blocus, suivi la guerre
civile qui la saigna à blanc. Elle en sortait abasourdie, anémiée. Les
«autochtones» (vocable colonial dont le mépris et la cacophonie
claquaient comme des pétards sur le tympan et faisaient surgir dans
mon esprit, chaque fois que je l'entendais, une image affligeante :
celle d'un pauvre noir qui s'en va bredouille, intimidé et titubant...)
surnageaient dans la chaleur, la peau humide et

suintante comme la grenouille ou asséchée par l'baleine brûlante du


Khamsin et couverte de bourbouille piquante...
Pas plus que le langage, l'amour n'est un héritage génétique. Il est le
résultat d'un long apprentissage. Nous en tissons patiemment les
multiples fils ténus, enchevêtrés et irisés, telle une toile d'araignée,
autour de la personne qui aura réussi à apprivoiser notre âme et qui sera
aimée. Lorsque ma mère, faisant une heureuse intrusion dans ma vie,
m'apparut pour la première fois, elle n'était pour moi qu'une inconnue,
une étrangère qui m'inspira tout d'abord des mouvements de recul et de
méfiance, certes rapidement vaincus par la générosité. Etrangère, elle
demeurait encore à mes yeux. Je puis dire le jour où les tentacules
hésitantes et fragiles, comme des vrilles, que je poussais en sa
direction percèrent l'apparence d'extranéïté et prirent racine en elle,
unissant nos deux êtres, scellant pour toujours l'union de nos coeurs.
Ce fut un temps de tristesse, de misère matérielle et de solitude que
celui de mon enfance. Ma mère travaillait la paille, produisait nattes,
balais, éventails, etc, pour tempérer quelque peu notre dénuement. Un
jour, elle ne trouva qu'un petit bout de pain sec et dur et me l'offrit, vers
midi, avec un verre d'eau pour le ramollir. Je savais instinctivement,
partageant en quelque sorte sa peine pour moi, qu'elle se sentait
intérieurement gênée de n'avoir mieux à me proposer que ce maigre
repas, réduit à l'extrême, pouvant difficilement «tromper» la faim
même d'un enfant. Je n'avais pas encore avalé la première bouchée
qu'un malaise me prit ; j'éprouvais un sentiment de honte en réalisant
tout à coup que j'étais seul à manger. Je levai les yeux sur ma mère :
— Maman, tu ne manges pas, toi ?
Son visage silencieux et pensif, penché sur l'ouvrage se redressa
lentement ; il s'illumina d'un sourire qui flotta sur ses lèvres, écarta
momentanément le rideau de soucis qui assombrissait son front,
inondant d'une bouffée de parfum et de lumière ma petite figure
tendue vers elle comme une fleur vers le soleil :
— Mange mon enfant ; moi, je n’ai pas faim...
C'était évidemment pour me rassurer, mais je ne l'étais qu'à demi,
sachant qu'elle en avait besoin tout comme moi mais se privait par
amour pour moi...
Ma mère entreprit mon éducation bien avant d'aller à l'école. Elle
m'apprit la propreté et la politesse, le sérieux et la régularité au travail, la
dignité et le sens de l'esthétique. D'où, pour moi, le refus des simagrées,
de plier les genoux, de jouer au courtisan et au clown ; bref, de la
laideur sous toutes ses formes... Elle m'enseigna ces vertus non
seulement par ses exigences sans défaillance à mon égard, mais aussi par
son comportement dans la vie quotidienne, ses
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rapports avec autrui, son attitude stoïque et fîère face à la souffrance et à


l'adversité.
Elle m'emmena bientôt à l'école coranique. Le Coran m'ouvrit cet
univers qui enflamme l'imagination enfantine parce qu'il
s'apparente à l'affabulation et au mythe : la religion. J'avais le plaisir
excitant (mais «rogné»!) d'être «présenté» (par longue interposition,
il est vrai!) à Dieu... voilé (Hélas!). N'empêche: «Dieu a tout créé» et
attention ! si jamais vous aviez l'imprudence de laisser fuser la brûlante
question qui venait tout de suite, spontanément, à l'esprit et qu'on avait
sur le bout de la langue : «Et qui l’a créé, Lui ? » ! Réflexion impie (peut-
être la seule !) s'il en fut ! Blasphème ! « Lèse-pouvoir » que Dieu se
promettait de châtier tout particulièrement dans l'au-delà en plongeant
le coupable sans procès ni rémission dans les feux éternels ! Le pouvoir,
même divin, est totalisant! Dieu, nous l'avions compris, ne voulait rien
avoir ni derrière soi dans le temps, ni même à côté de soi, dans l'espace
! Mais tout par devers soi et...par soi ! Dieu était seul. Car, s'il en existait
plusieurs, que se passerait-il ? Compétition et désordre dans le monde !
Aussi, était-il plus sage de n'en avoir qu'un seul, maître de tout, si invisible
et éthéré soit-il !
Dieu était doué de facultés prodigieuses : il voyait tout, où que ce soit.
Entendait tout, l'inaudible même ! Il savait tout, même les désirs
intimes du coeur, que le coeur lui-même ne s'avouait pas encore ! Alors
inutile de biaiser avec lui : il percevait secret et silence à l'instant ! On ne
pouvait mettre en échec son omni (présence + puissance + science) !
Naturellement, on ne pouvait prétendre lui rendre visite!
(hommage insignifiant à son égard !) ou le voir (spectacle insupportable
et sublime !). Il vous suffisait de savoir que Dieu était « là-haut», si haut
au-dessus des cieux, siégeant imperturbablement sur son trône majestueux
!
Cela vous donnait une espèce de balancement de l'esprit, d'élan stoppé
au départ ; une sorte d'impossible mouvement interne de la pensée !
L'esprit rôdait subrepticement autour de ce gros point noir
d'interrogation, tournoyant et vertigineux comme un Triangle des
Bermudes ! Il était tout à la fois fasciné, en proie à la tentation
irrésistible, et tenu «en respect» par l'angoisse? L'Etre-Dieu surgissait
ainsi avec fracas et tremblement dans l'espace logique de l'enfant !
Par ailleurs, Dieu avait à sa disposition toute une armée
innombrable formée de centaines de milliers Ranges, adorateurs et
dociles, purs et ailés, ignorant l'impérieuse servitude de l'absorption
alimentaire et la souillure corrélative des sécrétions !... Parmi eux, trois
se signalaient par leurs statuts «hors série». D ' abord celui qui, la
redoutable trompette à la bouche et les joues gon-
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flées, attendait l'ordre qui mettait fin au monde ! Qui sonnerait le coup
fatal dont les accents tombant en cascades dans l'Univers glaceraient les
humains de terreur ! Feraient avorter les femmes enceintes ! Rien qu'à y
penser seulement, on frémissait de peur! Mais, à chaque fois, Dieu
reportait le moment fatal : pour permettre à ces autres petits anges, les
enfants innocents qui apprennent le Coran d'achever l'étude du Livre
sacré ! Mais comme il arrivait toujours de nouveaux débutants pour
remplacer les sortants, l'Univers dont l'échéance normale était depuis
longtemps venue à expiration, survivait par l'indulgence et l'amour
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divins au regard de tous les enfants qui, de par le monde, récitaient
par coeur les versets du Coran. De la sorte, nous étions des
«sauveurs»! Eh oui! Et cela nous remplissait d'une secrète fierté étant
nous-mêmes une parcelle précieuse de la « cause efficiente » !
Puis venait, plutôt antipathique, l'Ange de la Mort. Dans le temps
(où le monde «tournait rond» car, depuis, il s'est passé des choses !), il
se montrait courtois et même compatissant ; il grattait gentiment à la
porte, faisait savoir avec regret, la main sur le coeur, l'objet de sa triste
visite, les victimes s'exécutaient avec conscience et résignation ; c'était du
«fair-play» et de la sagesse. Cependant, un de ces jours (les ennuis
commençaient !...) une mère lui dit que son fils, invité à «rendre l'âme»,
n'était pas encore prêt. Il repartit tranquillement, puis revint tout
confiant. La mère le pria encore d'attendre un peu. Lorsqu'il se
présenta pour la troisième fois quelque peu pressé parce qu'il avait du
«pain sur la planche» et qu'elle ouvrit la porte, elle ne fit rien moins que
de lui enfoncer une bûche ardente dans l'oeil ! Il s'en retourna,
bredouille et blessé, à son Maître et se plaignit de la malveillance des
humains qui récompensaient si méchamment sa gentillesse !
— « Seigneur, voyez dans quel piteux état je suis ! Je ne pourrai plus
faire mon travail qu'à moitié ! »
Dieu : —Oh ! mon bon ange, que t'est-il donc arrivé ?
L'Ange de la Mort: — Là-bas..., là-bas, sur la Terre (il pointa vers
le bas son doigt sans beauté) «ils» m'ont crevé un oeil !
Le Bon Dieu regarda son visage. Creusée et fondue, une cavité
oculaire fumait encore.
Dieu (furieux) : — Qui, ils ?
L'Ange de la Mort : —Les hommes...
Dieu : —Encore ! Ah ! ceux-là ! fit-il en hochant la tête. Je me
doutais bien que ce ne pouvait être qu'eux. Mais ne vois-tu pas toute
la DCA de flèches blasphématoires qu'ils me décochent chaque matin
en guise de remerciement à ma bonté ? Heureusement que j'ai pris mes
mesures : je les ai faits lilliputiens et me suis hissé moi-même si haut !
Autrement, il y a longtemps qu'ils auraient eu ma peau, ces êtres
étranges et têtus ! Quant à toi
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estime-toi heureux, tu n'as perdu qu'un oeil. Il t'en reste un autre, n'est-
ce pas ?
L'Ange de la Mort: —Oui, renifla-t-il.
Dieu : — Alors, je t'autorise désormais à te glisser chez eux sans
t'annoncer, ni même te montrer ! Ça va ?
L'Ange de la Mort : — Oui, Seigneur, et merci ; je m'en vais
retourner à ma besogne : je suis bien en retard aujourd'hui.
L'invisibilité renforçait sa position mais ne lui rendait pas son oeil.
L'Ange de la Mort était donc borgne (que c'était amusant !) ; depuis, il
accomplissait scrupuleusement sa mission : soit qu'il soufflât d'un
coup l'âme du corps comme la flamme de la bougie ;
Soit qu'il la raclât par à-coups dans les râles et les secousses ; ou que,
alliant la conscience à l'art, il la retirât insensiblement, centimètre par
centimètre, des orteils jusqu'à la bouche d'où elle s'échappait, éjectée
en un dernier hoquet, happée au vol, comme petit poisson hors de
l'eau, par la main adroite du «Pêcheur».
A travers ces histoires fantastiques, je me représentais l'Ange de la
Mort sous les espèces d'un homme peu aimable, il faut bien le dire,
obscur et taciturne qui s'en allait vers Dieu avec, sur le dos, un lourd sac
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rempli de toutes les âmes fauchées... Lorsque retentissait le tragique
coup de clairon qui marquerait le terme final des vivants, l'Ange de
la Mort devenait particulièrement affairé ; essoufflé et suant, il
ramassait toutes les âmes, une par une, n'en laissant réchapper aucune.
Mais, en restituant sa triste moisson, une désagréable surprise l'attendait :
L'Ange de la Mort — Ô Dieu ! Maître absolu ! Voici, selon votre
volonté toutes les âmes, cueillies et comptées pas une en plus, pas une
en moins. Mission accomplie et repos espéré !
Dieu : — Non, pas tout à fait... Il m'en manque encore une !
L'Ange de la Mort : — Comme par hasard... Laquelle ? Où l'ai-je
oubliée ? Ô Seigneur de tous les Univers !...
Dieu : — La vôtre, ange de la Mort !
L'Ange de la Mort — Comment ? Ai-je bien entendu ?
Dieu : — Mais oui ! je dis bien la vôtre !
Cette dernière précision était si terriblement tonnante et la panique
de l'Ange de la Mort si forte qu'il se sentit soudainement soulevé,
transporté dans un bond démesuré qui l'envoya par-delà les nues et les
cieux. Il retomba sur la Terre, la traversa comme un laser de part en part,
courut dans les étendues « subterriennes », vira à droite, puis à gauche,
fit un looping sur la face incurvée de l'espace clos et, tel un
boomerang, se retrouva à son point de départ ; Dieu était plein de
puissance et de patience, il n'avait pas bougé :
Dieu : — Eh bien ?
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L'Ange de la Mort : — ô Seigneur tout puissant ! Ce n'est volontiers


Que je vais à moi-même appliquer mon métier ! ,
J'ai pensé à tout
Trouer l'infini et fuir au-delà !
Ourdir un complot et vous ôter la vie !
Et, ô puissance sans partage ! moi Ange de la Mort
Et maître de la terreur
Régner rageusement sur mon royaume des morts ! En vain!
Rien ne sert de discourir sur la ruine de mes espoirs Soyez prêt
Seigneur je vais me suicider.
Alors, il se fit samouraï et se prit la tête dans les mains corps lutta
avec son corps et son âme, tournoya avec lui-comme jadis la mouche
mordue par la fourmi à la patte. Il y eut dans l'atmosphère un tel remous
de violence, de folie et de vent que le Bon Dieu lui-même sourcilla. Et
le tout se leva dans un mouvement hélicoïdal et, une seconde fois
l'Ange de la Mort disparut (mais alors dans le désordre !) ; puis, au bout
d'un instant; tomba, inerte et sans vie, aux pieds du Bon Dieu. Le Seigneur se
prit à rêver car il s'ennuyait affreusement dans ce monde dé peuplé : la
comédie captivante des humains sur la terre avait cessé ! En ente le choc du
corps de l'Ange de la Mort, il eut comme un sur
— Bon, dit-il ; il se leva et passa à l'Audience...
Le dernier était l'Ange Gabriel ; une espèce d'officier sui avec des
ailes gigantesques, brillantes et dorées, qui s'étendaient de l'Orient au
Couchant ! Il avait la charge de récupérer la Terrie. Il la «roulait» comme
une natte et, pas plus lourde qu'une cigare posait simplement sur l'oreille
!
Un taureau soutenait la terre sur sa nuque ! ayant lui-même sabots
dans l'eau! et l'eau... flottant sur l'éther! Devant museau dansait et
chantait un moustique (d'où venait celui-là?!). Il le menaçait de lui
chatouiller un peu le foi naseaux ! Naturellement, subissant l'ordre divin,
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l'animal demeurait immobile. Mais à quel prix ! Car, que se passerait-il
seulement éternuait ! ?
Aussi n'osant bouger son large front, l'encolure raide comme une corde
(car soutenir la planète n'était pas une mince affaire écarquillait, roulait
ses gros yeux en suivant du regard mouvement inquiétant de cet insecte
agaçant et cynique qui i là que pour lui créer des ennuis ! Et quelle joie
lorsque C venait le soulager de son immense fardeau ! Le taureau dans
les espaces infinis ! Et le moustique ? Que les vents ou le: (comme il
voudra) l'emportent!...
Personnage haut en couleur, excitant par ses actions, énigm

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par sa forme était le «JIN », le diable ! Quel toupet celui-là ! Au Maître


de la Matière, grise et bigarrée, des myriades de galaxies, de
l'impressionnante panoplie des enfers, des roses et verts paradis, au Juge
suprême et sans appel du jugement dernier, il avait simplement dit
«NON!» Un non qui sentait la grenade dégoupillée ! Le monde était
miné ! Troublée, la divine harmonie ! Par ce refus d'«obéissance civile»,
cette audace inouïe le diable inaugurait (« A la une de l'Univers » ! ) le
troublant et fascinant registre de la ... rébellion !
Les hommes ne sont pas les seuls à se sentir parfois impuissants
devant leur propre production. Dieu connaissait déjà cette mésaventure
avant eux, avec cette créature minuscule et récalcitrante : le diable !
Dieu (furieux) : — Tu as osé me désobéir ! Je te voue à la
damnation éternelle ! Je t'attends dans l'au-delà ! Tu me le paieras,
souviens-t-en !
Le diable : — Eh bien soit ! Mais jouons franc jeu. Puisque vous me
châtierez dans l'autre monde (chose par ailleurs, que j'accepte, endossant
entièrement mes responsabilités) accordez-moi carte blanche ici bas !
Pour enrôler à mon service les indécis, les faibles, les vicieux, les
ambitieux, et pourquoi pas aussi, ceux qui luttent avec eux-mêmes pour
accéder à votre grâce !
Dieu : — Ceux qui te suivront dans ta voie seront punis de même!
Le diable, satisfait, poussa un ricanement (hi! hi! hi !...), enchaîna
plusieurs sauts périlleux et disparut dans la nature...
Dans mon imagination, je voyais le diable comme un petit
bonhomme rabougri, comme un nain aux membres noueux et tordus,
mais ne souffrant bien sûr d'aucun handicap, en raison des exploits
intellectuels et physiques auxquels il était capable de se livrer. Il
pouvait tout, mais en mal! C'était l'envers divin ! Un Dieu maudit !
Toujours occupé à jouer de mauvais tours à tout le monde y compris Dieu
! Et naturellement, à moi aussi ! Assis sur le banc de l'école, je me disais
avec un petit pincement au coeur qu'il était «maintenant» en train de
jouer avec mon ballon ; qu'il me l'avait pris dès que j'avais quitté la
maison et qu'il le remettrait au même endroit, dans la même position
avec les mêmes taches, juste avant mon retour! De sorte que, tout en
«sachant» pertinemment qu'il s'en était servi, il me serait impossible de
déceler le moindre indice pour me prouver qu'effectivement j'avais raison
! Mais l'échec n'est rien, la moquerie est pire ! J'entendais presque le
diable me rire au nez ! Pareillement, bien sûr, il prenait un plaisir
malicieux à fouiner dans mon cartable, la nuit, pendant que je dormais.
La première chose que je faisais le matin, c'était de me jeter sur mon
sac et de vérifier si mes affaires étaient bien remises dans le même ordre où
je
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les avais rangées la veille, avant de me coucher : pour voir s'il n'avait pas
commis quelque imprudence, s'il n'avait pas oublié quelque petite
chose, insignifiante même, qui m'aurait permis d'établir sa
«culpabilité». Mais hélas ! mes investigations aboutissaient toujours au
même résultat : négatif. Ce qui m'exaspérait encore plus, c'était que le
malin devait se sentir drôlement content de me tourner ainsi la tête, de
savoir que je savais qu'il me roulait ainsi ! Je percevais presque sa voix
qui me disait, à travers le siler ;<Je /'ai eu, hein ? ».
Un jour, je crus découvrir un moyen infaillible. J'ôtai la natte de mon
lit, me couchai dessus à plat ventre ; j'écartai les cordes et fis semblant
de dormir en fermant un oeil tandis que l'autre, à peine ouvert, était
«braqué» sur le ballon placé au-dessous. Le diable pensera que je dors,
me disais-je. Il essaiera de dérober le jouet sans faire de bruit et hop ! juste
à ce moment j'ouvrirai grand les yeux pour le «prendre en flagrant délit»!
Mais je restai étendu des heures durant, le ballon ne bougeait pas. Je
me relevai fatigué, quelque peu honteux et frustré du plaisir si certain
que j'avais escompté. «Ben... Evidemment!» m'écriai-je après un
instant de réflexion, en éclatant de rire. Le diable ne pouvait en effet
tomber dans le piège pour la bonne raison qu'il me suivait déjà dès le début
! Je me résignai enfin au fait que le diable s'avérait « imbattable » et
j'abandonnai définitivement la partie. Je regrettais seulement de
n'avoir pas le bonheur de dévisager mon heureux concurrent. Nous nous
racontions entre enfants que la gent diabolique préférait grouiller dans
les ténèbres et que si l'on photographiait le noir, la nuit, on verrait alors,
en développant le négatif, apparaître leurs formes bizarres. Ah ! que
ne pouvions-nous posséder un appareil photo ! Monter un laboratoire !
Un cyclotron pour diable !
Mon père alimentait mon penchant pour la rêverie, la magie et le mythe
: par des histoires extraordinaires qui donnaient de délicieux frissons à
l'âme, des ailes légères à l'esprit qui vagabondait alors dans l'univers
merveilleux de l'imaginaire. C'était le soir, après le dîner, alors que nous
nous préparions à dormir, que mon père nous racontait ces histoires, à ma
mère et moi, dans le silence intime qui prélude au repos.
Bien des fois, en brousse, lors de mes nombreux voyages
nocturnes, il m'était arrivé, tandis que je marchais dans la forêt,
côtoyant les fauves, enjambant les reptiles, de tomber subitement sur
une «ville». Une «ville» avec ses lumières, ses maisons, ses habitants,
ses troupeaux; bref tout. Fatigué, je me disais alors que je pourrais m'y
restaurer, me reposer; mais parvenu à proximité, tout disparaissait
soudain, comme par enchantement ! Plus rien ! Que la nuit et le vent!
Que le vaste silence de la campagne

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endormie où s'élevaient solitaires les glapissements de chacals, le


hululement des hibous !...
— Mais Père, disais-je partagé entre le ravissement et la terreur,
comment était-ce possible ?
— Parce que la « Cité du diable » vaquait à ses affaires toutes
semblables aux nôtres, à l'abri du regard indiscret des humains. En
général, elle s'évanouissait avant même d'être aperçue, mais
lorsqu'elle était surprise, comme ce fut le cas pour moi, elle éteignait
pour ainsi dire son existence pour nous...
Je me représentais la mystérieuse « Citadelle » du Diable voguant à
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la surface terrestre. Elle plongeait, tel un submersible, sans bruit ni
trace dans l'océan profond de l'invisibilité. Quel prodigieux pouvoir
de passer ainsi, à son gré, d'une existence à une autre !
— Cependant, poursuivit mon père, il arrivait également que le
Diable se prît d'une réelle et vraie amitié pour les hommes.
— En quelle circonstance ?
— Lorsque, par exemple, on lui sauvait la vie. L'hyène en effet
voit le diable. Elle aime en croquer, elle qui mange de tout. Alors, on
voit parfois, dans la campagne, une hyène courir la gueule ouverte
et pendante en même temps qu'on entend la voix de quelqu'un qui
hurle. Si une personne se trouve dans les environs, alors le pauvre
diable se hâte d'implorer, en tournant autour d'elle, sa protection
contre l'animal qui le poursuit. On reconnaît évidemment que c'est le
diable, on chasse l'hyène si on juge ainsi... Quelque temps après, le père
du Diable vient vous trouver : « Mon fils vous doit la vie ; que puis-je
faire pour vous ?...
— Mais que demande alors le sauveur ?
— Rien souvent. Mais si le bénéficiaire est un homme averti, ce qui
arrive très rarement, alors il sollicite la «pierre philosophale» qui lui
permet d'obtenir tout ce qu'il peut désirer...
D'une certaine manière, mon père faisait lui-même partie de ce
monde déroutant, à l'existence duquel il croyait si fermement. Il
nous confiait que, tandis qu'il dormait, son âme empruntait la forme
d'une hyène et allait, quittant la ville, chasser là-bas dans la brousse.
Il se réveillait certains matins, après avoir vécu une excursion
fructueuse et nous faisait part de ses satisfactions. L'hyène pouvait ainsi
parcourir des centaines, des milliers de kilomètres ; elle reconnaît les
parents et amis demeurés dans leur être normal ou transformés
comme elle. Mon père racontait les détails de ses aventures avec une
grande fidélité, à en juger par l'assurance de ses propos. Mais des
événements malheureux pouvaient aussi survenir. Quelquefois,
l'hyène essuyait des coups, même des blessures mortelles ; si elle
périssait dans ses activités nocturnes, alors l'homme lui-même, qui lui
avait prêté son âme, ne survivait que quarante jours: le temps que
sa «feuille sur l'arbre lunaire» jaunisse,
23

automne de la vie, et tombe détachée et morte dans l'espace...


Pour moi, petit enfant exhumé pour ainsi dire de la brousse et plongé
dans un milieu différent, la ville de Djibouti offrait de nombreux sujets
d'émerveillement. Et d'abord les réverbères qui, à la tombée de la nuit,
brillaient dans les rues comme des étoiles suspendues. Je pensais que si
on les assemblait tous pour n'en faire qu'un seul, il serait si grand et si
lumineux comme un «soleil» et éclairerait partout ! Malheureusement leur
disposition éparpillée et figée se prêtait si peu à ce projet.
Et puis Y avion. Comment donc cet engin pouvait-il voler ? Bien sûr, il
avait des ailes comme les oiseaux mais il ne les « battait» pas comme eux
pour se soutenir. Raides comme des planches, elles ne devaient lui être de
nul secours. Pourtant, le voilà qui, apparemment sans inquiétude, se
mouvait dans le ciel où je le suivais longtemps du regard.
Bientôt les voyages d'été vers l'ex-Somaliland, lorsque les familles fuyaient
le Khamsin, m'initièrent à l'astronomie. Je me représentais la terre sous la
forme d'un disque plat. L'horizon qui, dans la plaine au-delà de Zeila (2),
apparaissait au loin, me donnait l'impression d'en être le bord extérieur. Je
me disais alors qu'arrivés là-bas, nous pourrions nous pencher sur le vide
comme du haut d'une passerelle. Mais à mesure que progressait le véhicule et
9
que se rapprochaient les arbres que je m'étais fixés comme repères pour marquer
la fin de notre trajet, la ligne, insaisissable, reculait. Elle reculait toujours.
La terre interminable se dévidait comme un rouleau. Une nouvelle
énigme naissait qui s'ajoutait aux autres ! les questions sur la vie, l'existence
commençaient! Elles allaient s'amasser...
La terre se réduisait pour moi à l'étendue mal définie entre Djibouti,
Borama et Gogti. Quel grand mot, pensais-je en moi-même, lorsque
j'entendais les adultes parler du «monde». Il me semblait déceler dans
leurs propos un goût superflu pour la complication inutile et la vanité ! Je
croyais par ailleurs que chacune de ces localités, les seules que je connusse,
possédait son soleil et sa lune. Et tandis que, dans le tangage et le roulis, le
camion surchargé cheminait lourdement sur le terrain sablonneux,
semblable à un bateau sur une mer houleuse, tâtonnant tel un gros bourdon
sa voie dans la nuit de ses antennes lumineuses, je me livrais à une
«observation astronomique» passionnante, la tête renversée sur la nuque. Je
tenais en effet à ne pas manquer le spectacle, certain selon moi, qui allait se
produire entre le moment où la « lune de Djibouti» aurait disparu à
l'horizon et celui où celle de Borama ne se serait pas encore montrée. Que
se passera-t-il alors ? Sans doute une chose extraordinaire ! Mais elle nous
suivait, la lune, ronde et belle, pudiquement voilée et pleine de langueur
comme un amour aimé... Reine de la nuit, elle répandait sur la campagne
assoupie
24

une fine clarté gazeuse aux replis argentés. Le camion berçait. «Dors,
dors mon enfant. Bien d'autres avant toi se sont épuisés à s'interroger
ainsi sur l'univers... ».
25

III

Je revins une seconde et dernière fois à Gogti. J'y découvrais des


thèmes nouveaux et enrichissants parce qu'ils me mettaient en contact
avec la réalité, l'idéal et l'art.
C'est à Gogti que m'apparut en effet pour la première fois, dans toute
sa brutalité, la condition féminine dans la société Somalie. Un jour, un
couple de bédouins entra dans le village. La femme, jeune et belle, tout en
pleurs, portait encore la toilette simple mais remarquée d'un mariage
récent. Elle avait tenté de reprendre sa liberté en fuyant le foyer
conjugal où l'on voulait, contre son gré, l'enchaîner à un homme qu'elle
n'avait sans doute ni choisi, ni peut-être connu. Son «propriétaire» et
impitoyable époux, qui s'estimait lésé dans son «droit absolu sur
elle», la ramenait aux pénates par des méthodes qui n'avaient rien
d'une tendre persuasion. Il usait avec assurance de son autorité
maritale, symbolisée par le fouet qu'il tenait fièrement dans la main et avec
lequel, régulièrement, il la battait.
La lanière mordait la peau lisse et douce de son épaule nue, lui
arrachait des sanglots étouffés. A chaque coup, des larmes chaudes
jaillissaient; elles inondaient son visage qu'elle cachait dans ses
mains... Je fus surpris que personne n'essayât d'intervenir en sa faveur
et d'ailleurs elle-même, parce que sans doute elle n'en avait pas l'espoir,
ne faisait aucun effort en ce sens. Les hommes se contentaient de
regarder comme un petit fait sans importance. Quant aux femmes,
10
compatissantes mais impuissantes, elles adoptaient la même attitude que
les vieux chevaux soumis à l'égard de la jeune monture fougueuse qui se
rebelle et donne encore des coups au mors qui viendra à bout de sa
résistance... Personne ne s'inquiéta de ce que l'homme poussait sa
femme devant lui, en la frappant comme une bourrique... Ils traversèrent
ainsi le village...
Je fus impressionné par ce spectacle de la tyrannie de l'homme et de la
souffrance résignée de la femme qui se déroulait dans l'indifférence
générale des villageois. J'en ai conçu une sorte d'antipathie pour les
hommes en général parce qu'ils me semblaient abuser de leur supériorité
physique pour maltraiter leurs

compagnes, et un secret mépris pour ceux, en particulier, dont les


épouses n'étaient pas « belles » à mon goût, alors que des ravissantes
créatures erraient «vacantes» dans les environs !
La femme faisait l'objet d'une exploitation systématique et
rigoureuse: économique et biologique, physique et affective. Labeurs
du foyer et peines de l'enfantement étaient son lot. Bête de somme et
productive, elle n'avait pas droit à la parole et au bonheur, à
l'épanouissement et à la liberté. Physiquement mutilée,
intellectuellement subjuguée, sa vie était faite d'asservissement, de
souffrance et de sacrifice. Il n'est pas rare de voir la femme Somalie
revenir le soir au campement le fagot sur le dos, le bébé dont elle avait
accouché seule, dans la journée, sur la poitrine et poussant devant elle
le troupeau un bâton à la main ! A la fin de sa vie, quand elle a servi
et a été usée, c'est le proverbe qui nous dit ce qu'on en fait: «une
vieille femme, on l'envoie en voyage au loin (avec l'espoir qu'elle
meure là-bas et ne revienne jamais !) ou alors on lui donne la tisane qui
l'enfonce en terre ! »...
Il faut dire qu'il a dû y avoir une conspiration générale des hommes
de par le monde contre la femme ! Pour le Somali, il ne faut jamais en
présence d'une femme se départir du « Hangool », ce gros bâton fourchu et
crochu qui sert au bédouin à porter les branches des épineux, à les serrer les
unes sur les autres pour former la clôture qui protège le campement des
animaux sauvages. Il constitue avec elle la seule forme rationnelle de
dialogue! Ailleurs, elle n'est pas mieux lotie: «Bats ta femme, dit-on,
si toi tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait»!? Incroyable! Femme
fantastique, femme magnifique, qu'as-tu fait? Les Russes, qui savent
allier les extrêmes, conseillent quant à eux, en y mettant une note de
romantisme: «Aime bien ta femme, mais bats-la comme ta pelisse ! ».
Que de poussière ne devait-elle pas avoir sur le corps à se vautrer ainsi
dans la diablerie, le mensonge et l'insolence ! Les Chinois se
montrent les plus raffinés, naturellement. A ce «mal nécessaire »
(comme dit un proverbe somali) ils donnent la « moitié du ciel » mais lui
réduisent les pieds en conséquence ! Protagoras affirmait : « L'homme
est la mesure de toutes choses ». Les hommes répliquèrent : « Le bâton est
la mesure de la femme » ! La femme suspecte, éternellement coupable,
toujours châtiée...
Une fois au moins, au pays du Pount, le beau sexe (appellation qui
assigne aux femmes un rôle bien défini et par trop connu !...) prit sa
revanche sur le «sexe fort» : en la personne d'une terrible matrone du
nom d'« Arawelo » dont la mémoire est universellement détestée dans les
milieux masculins somalis (et pour cause !) : pour avoir voulu asservir et
soumettre tous les mâles et de la manière la plus radicale, c'est-à-dire en
les châtrant à la naissance ! Elle régna, contraignant les hommes à
11
exécuter des absurdités (comme de faire 28

passer les caravanes par-dessus les montagnes sachant que les


chameaux sont si peu « alpinistes » !). Un vieillard « vivant dans une outre
» (tant pour sa sécurité que pour être transporté !) découvrait toujours un
moyen ingénieux de les retourner contre elle. Arawelo finit par
soupçonner qu'il y avait quelque part un « souffleur » caché, mais ne put le
dénicher. Sa tyrannie prit fin ; elle fut vaincue, mais elle laissa à l'usage
de ses «sujets» tout un bréviaire que mères et filles se transmettent
oralement de génération en génération et qui constitue un code de
conduite adroite et déroutante pour contrer le mâle envahissant et
dominateur !
Arawelo morte, la femme Somalie réintégra le rang et l'homme
soulagé jeta la pierre au tombeau de la première et reprit le « bâton » pour
la seconde !
Le tableau de violence dont je venais d'être témoin me livrait, trop
complexes encore pour moi, des attitudes dont les sens se
superposaient comme dans le rêve.
Gogti me fournit également l'occasion d'assister à la cérémonie du «
Culte de l'Ancêtre ». Bien plus tard, Freud, le célèbre savant de Vienne qui
ouvrit aux hommes une sorte de quatrième dimension, devait m'en
fournir des éclaircissements théoriques étonnants. Un après-midi, les
femmes du village, dont ma mère, se rassemblèrent au son du tam-tam.
Joyeuses et chantantes, emportant encens et offrandes, elles
embarquèrent dans un camion pour se rendre à l'endroit sacré où se
trouvait le tombeau de l'Ancêtre vénéré. Malgré notre insistance, nous
ne fûmes pas autorisés, mes deux amis et moi, à être de la compagnie.
Nous en tirâmes rapidement les conclusions et nous allâmes tenir, à
part dans le buisson, un petit conseil d'urgence :
— «Eh bien, puisqu'on ne veut pas nous emmener, pourquoi ne pas y
aller par nos propres moyens ? »
— « Eh oui ! pourquoi pas ? Allons-y ! ».
Notre décision était vite arrêtée dans l'exagération de nos forces et
l'ignorance du trajet. Nous guettions le camion. Quand il démarra et
sortit du village, nous nous mîmes à le suivre, nous dissimulant derrière
les arbres et les collines quand il entamait une portion droite de la route
(afin de ne pas être vus des passagers à l'arrière), accélérant dès qu'il
passait le tournant. Au début, nous courions allègrement, mais nous ne
tardâmes pas à sentir de la lourdeur dans nos petites jambes. Le véhicule
avec lequel nous gardions jusqu'à présent une distance relativement
courte et stable s'éloigna de plus en plus et finalement disparut ; la nuit
tomba. La fatigue, la faim et la soif nous firent rapidement oublier notre
objectif! Nous cherchâmes de l'eau, au hasard, mais en vain. Nous nous
dispersâmes dans la forêt. Par une inspiration fortuite mais salutaire,
je revenais m'étendre au milieu de la voie, sur le dos, les
29

jambes et les bras écartés. Je pouvais voir dans la pénombre, se


faufilant entre les arbres, des formes, des fauves peut-être qui
n'osaient pas encore attaquer, attendant que la nuit s'appesantisse
encore plus. Curieusement, je n'éprouvais aucune inquiétude, je
goûtais au contraire dans cette position une sensation de bien-être entre
le rêve et l'éveil, où seuls mes yeux gardaient encore quelque
mouvement. J'ai dû m'endormir ou perdre conscience car je
reprenais mes esprits sur le giron d'une femme, la tête arrosée d'eau.
12
Un autre camion, venu du village pour transporter un second groupe nous
avait sauvés.
Lorsque je me présentai devant ma mère, qui évidemment savait déjà
la nouvelle, elle ne se répandit pas en lamentations et ne se laissa pas
aller à la colère. Son sens élevé de l'honneur ne lui permettait pas
de me gronder devant autrui, encore moins de m'humilier en public.
Elle demeura assise, calme et silencieuse sous le dais de feuillage où les
femmes préparaient la nourriture du lendemain. Simplement, son
visage altier se recouvrit du masque volontaire du mécontentement;
elle m'adressa un de ces longs regards dont j'étais seul à saisir le sens
et qui mit un point final à l'incident...
Le lendemain, le soleil se levait sur une forêt humide et fumante,
grouillante de vie, remplie de rumeurs et de gémissements d'animaux
égorgés, au-dessus de laquelle montaient les chants et cantiques en
l'honneur de l'Ancêtre. La tribu avait convoqué ses membres ;
hommes, femmes s'y étaient donné rendez-vous, apportant chacun, selon
ses moyens et le degré de sa ferveur, une bête, du beurre, de l'encens,
etc... Poussé par la curiosité et disposant librement de mon temps, je
procédais soigneusement à une « inspection des lieux». J'ai vu ici un
bédouin qui s'apprêtait à immoler un chameau. Il s'est mis torse nu
pour l'opération. Innocent et debout, l'animal attendait
tranquillement. D'un long coup suivi de deux autres brefs et rapides, il
lui enfonça au creux de la gorge son coutelas jusqu'au manche. Quand
il retira son arme une fontaine de sang rouge et épais jaillit, se
répandant lentement sur le sol tel un métal fondu. S'étant vidé de sa
substance et ne pouvant se maintenir dans sa station debout, le chameau
chercha à s'accroupir, d'abord en des tentatives indécises, puis
irrésistibles et pesantes pour s'enfoncer bientôt, dépecé et dispersé en
lambeaux, dans la nuit infinie du néant... Ailleurs, on s'y prenait
autrement avec le taureau : «voyons donc, que se passe-t-il et où est partie
ma force ? » semblait-il se demander. Ses redoutables cornes, courtes et
pointues, ancrées dans le crâne massue ; son impressionnante
encolure qui se voulait la puissance même ; la vigilance de ses
sourcils soupçonneux, de ses larges yeux où la parole semblait s'être roulée
en boule, bloquée et perdue ; ses sabots durs comme fer qui 30

meurtrissaient le sol et toute son énorme masse coiffée d'une bosse qui
dandinait d'arrogance : tout cela ne lui servait à rien. Quatre hommes
vigoureux le couchaient de force sur le côté. Ainsi ligoté, les pattes
repliées et le formidable front rabattu sur l'épaule la lame froide et
tranchante lui fendait le fanon, s'engageait profondément dans la gorge
où les derniers beuglements se « réfractaient » en des râles
incompréhensibles et affreux dans la confusion chaotique des voies
vitales que la nature avait délicatement mêlées, se gardant de mélanger...
Quant aux moutons, c'est par dizaines qu'ils expérimentaient
tristement à leurs dépens le proverbe ironique auquel a donné lieu leur
bêtise têtue (qui causait déjà le désespoir t^e Panurge !). Si peu spéculatif,
ayant le nez toujours vers le bas, le ^bélier ne voit qu'une fois le ciel dans
sa vie : quand, à la renverse, on lui tranche le larynx ! ».
Les bédouins me semblaient faire preuve d'un appétit, d'une force de
déglutition étonnante. Ils faisaient disparaître des quartiers entiers de
viande...
Une fois par an, dans un grand festin, le clan se réunissait autour de
l'Ancêtre, mangeait et chantait, dansait et priait, invoquant sa
bienveillance et sa protection et promettant d'être présent au rendez-
vous, l'an prochain. Pour finir, on plongeait la main au flanc du
13
tombeau de l'Ancêtre, emportant chez soi le sable sacré et, au poignet,
un anneau de peau des bêtes immolées. Et, comme dans le temps la
horde primitive, la tribu se dispersait dans la nature ayant renouvelé son
engagement au regard du père immémorial mais toujours présent, et
renforcé son unité interne et son identité par ce rituel comparable au
pèlerinage.
Gogti, le petit village perdu dans la nature, s'accrochait au dos de la
terre. On aurait dit qu'il avait peur de tomber ! Il s'y aggrippait
paisiblement par ses doigts, ses racines nourricières qu'il étendait dans
toutes les directions et qui disparaissaient derrière les vallons et les
rivières: les pistes empruntées par les campagnards qui y apportaient
leurs produits et s'y ravitaillaient. Mais il demeurait relié au monde,
pour ainsi dire, par une «voie du ciel» ; une voie aérienne dont le
terminus venait atterrir devant le bâtiment en pierre de la police, dans
cette chose magique et parlante : \eposte de radio ! L'après-midi, en
sortant de la prière, les hommes venaient s'accroupir sur les cailloux et
écouter les informations. Il faut dire que dans la société orale Somalie
l'information est un facteur capital, le premier que doit livrer
immédiatement, aussi complet que possible, tout homme arrivant d'un
autre lieu : information sur les personnes, les bêtes, la pluie et le
pâturage, les rapports entre tribus dans la région, etc, et d'une manière
générale, tout événement digne d'intérêt rencontré ou observé en cours
de route. On rapporte qu'un voyageur qui jugeait ne posséder aucun
élément
31

intéressant à communiquer signala toutefois que dans le dernier


campement où il avait séjourné « une lance était appuyée contre la paroi
d'une hutte», entendant par là que n'étant pas couchée comme elle
devait l'être, elle pouvait tomber et ainsi blesser...
Le poste de radio ressemblait à une boîte de bois couverte d'un côté
d'une étoffe que la voix du speaker faisait vibrer. Les bédouins n'en
croyaient pas leurs yeux. Tour à tour émerveillés, amusés ou
incrédules, ils tournaient autour du curieux objet pour voir si
«quelqu'un n'était pas derrière».
— Mais, visiblement, remarquait l'un d'eux, sa grandeur ne peut
contenir aucune personne !
— Oui mais, rétorquait un autre, il n'y a pas de fumée sans feu ! et pas
davantage de voix sans bonhomme !
Ils le cherchaient donc et, ne le trouvant pas, considéraient
intrigués l'antenne, cette oreille étirée par laquelle l'appareil entendait
l'inaudible. Ils la suivaient du regard, penchés et fascinés, allongeant le
cou et touchant presque le fil de leur nez ! Tandis que la mystérieuse boîte
ventriloque débitait toujours ses propos ! Il faut dire que le Grand Ménelii
lui-même, à en croire Henri de Monfreid (Ménelik telqu 'ilfut} pensa
d'abord à une mauvaise farce et ne se laissa que difficilement persuader
que le téléphone permettait de communiquer à distance, après avoir
seulement, au bout du fil, interrogé le Gouverneur du Harar sur des secrets
dont il était le seul dépositaire !...
Puis, après les nouvelles, ce fut une belle voix, émouvante et
tourmentée qui retentit dans l'air et joua de mon âme comme d'une
lyre. La célèbre chanteuse («Gududa Carwo» ?) gémissait :
«Que les yeux sont impuissants à attirer à soi ce qu'on aime et dont
un précipice infranchissable vous sépare ! »
Qu'était-ce donc cette «chose aimée»? Et pourquoi ce «précipice »

14
? Je ne comprenais pas. Cela ne semblait pas poser de problème à Monsieur
M. qui démêlait bien d'autres énigmes, et rejoignit les vieux qui se
levèrent les uns après les autres; ils dédaignaient la chanson dans
laquelle ils ne voyaient que licence des moeurs.
Monsieur M. était le médecin du village ; un médecin respecté et craint.
Il agissait sur les deux registres : religieux et païen, sachant pour ainsi
dire glisser la plante magique dans les pages du Coran ! Sagement
orthodoxe et savamment hérétique, ce «cumul de pouvoir» lui
conférait une efficacité et une autorité notoire dans le village. Il n'avait
pas hésité à poursuivre le long du mur de clôture du poste de Police le
«Jin » (le diable) qui avait enlevé son enfant ! Monsieur M. contraignit le
ravisseur à lui restituer son fils ! C'était un petit homme court et noir,
avec des cheveux ras, épars et grisonnants sur un crâne réduit, la face
luisante et silencieuse, l'oeil

32

vif enseveli sous de lourdes paupières. Les habitants étaient


catégoriques sur son dernier exploit :
«Bien sûr, on ne pouvait voir le diable, affirmaient-ils, mais à
considérer la hauteur du pauvre garçon au-dessus du sol on voyait bien
que c'était « lui » qui l'emportait sur ses épaules et fuyait avec ! Seuls,
évidemment, des hommes de son genre pouvaient l'apercevoir, dialoguer
avec « lui » et le forcer. C'est même bien pour ça qu'il s'en prend à leur
progéniture».
De méchante langues racontaient aussi que Monsieur M. avait plus
d'un tour dans son sac : comme par exemple, le voyage qu'il fit à Zeila. Il
en ramena de grosses billes multicolores qu'il présenta ensuite aux
bédouins comme des «engins anti-serpent» ( !) en demandant une
bfvbis a la pièce ! ? !...
Sur cette même cour du bâtiment de la police le maire du district, un
anglais original que la population surnomma «Ciraweyne» (« Grands
cheveux blancs »), rendit un jugement qui « fit époque » et souleva
l'étonnement général des habitants. Un homme avait séduit une jeune fille
qui tomba enceinte. En pareil cas, le ravisseur devait réparation à la
famille et prendre la femme «entamée» pour épouse ; autrement, le
déshonneur se lavait dans le sang. Comme F« auteur du trouble » refusait
de se plier aux usages, les deux tribus étaient sur le point de s'affronter.
Elles allèrent chercher un ultime recours auprès du Maire, le Blanc.
Alors celui-ci donna un fil au représentant de la partie plaignante et,
tenant lui-même une aiguille lui demanda de glisser le fil dans le chas ;
ce que l'homme fit sans difficulté une première fois.
— Bon! dit le Blanc, maintenant recommençons.
L'audience était inquiète. Tous les habitants du village s'étaient
réunis, retenaient leur souffle et s'efforçaient d'imaginer à quoi
aboutirait ce petit jeu insolite et ridicule. Alors « Ciraweyne » se mit
bizarrement à agiter l'aiguille. Le brave bédouin, ne réussissant pas dans
sa tentative et ne comprenant plus rien, s'arrêta et considéra le maire d'un
air interrogateur.
— Vous y arrivez ? demanda celui-ci.
— Bien sûr que non ?
— Alors votre fille ? hein ? Elle n'avait pas «bougé» ! Elle était
consentante et par conséquent on ne vous doit rien !...
La décision du maire déconcerta par son excentricité, son cynisme.
«Le Blanc n'a pas été sérieux», commentèrent quelques uns qui
15
jugeaient cette légèreté incompréhensible.
Quelque temps après, Ciraweyne (assurément il n'avait pas fini
d'étonner !) pour fêter le mariage de sa fille en Angleterre, fît passer par
deux fois, en rase motte, un bimoteur sur le village et, à ces somalis
purs musulmans bien que peu pratiquants, il largua du
33

jambon enveloppé de platique ! Les habitants, curieux, regardaient les


morceaux de chair plate et blanchâtre et s'en allaient avec une moue de
dégoût et d'ironie...
— La viande, c'est de la viande, même de la viande de porc, dit l'un.
— Bien sûr! répliqua l'autre.
Deux jeunes «pionniers» honorèrent le londonien et chrétien
cadeau ! Ils dégustèrent ! Ils ne craignaient pas le courroux d'Allah et
piochèrent dans la voie des précurseurs (car en tout, il faut bien
commencer!). Le premier s'appelait Aden G., un beau garçon grand
et droit aux cheveux noirs et lisses comme un hindou, une peau d'ébène
et, en contraste, des dents blanches avec, entre les incisives supérieures,
ce petit écart si prisé par les somalis sur le plan esthétique. Je le connaissais
bien ; car il venait souvent chez notre voisine, une jeune veuve, coquette
et avenante. Il s'asseyait sur le tabouret, lui tendait sa jambe robuste et
les mettait au défi, elle et les deux autres filles qui vivaient avec elle, de
la plier. Alors elles prenaient la jambe à bras le corps, peinaient,
s'arrêtaient, recommençaient et, fatiguées et essoufflées, heureuses
peut-être d'échouer, avouaient leur faiblesse. Aden G. devait tout de
même leur payer les dix shillings promis, trouvant lui-même son compte
dans ce jeu agréable, apparemment innocent ! Le second était le fils du
célèbre H. ; ce dernier était un vieil arabe qui, après un demi-siècle
en Somalie parlait toujours la langue du pays d'une manière qui en
faisait la risée des habitants. Un jour où il avait perdu un mouton il prit
sa gourde et son bâton de pèlerin, et se mit à sa recherche à travers la
brousse ; mais il ne possédait ni la force physique, ni la connaissance
nécessaire du terrain, ni même probablement le courage de parcourir
seul la campagne ; il rentra bientôt, prudemment avant la tombée de la
nuit. Son aspect, ses propos auraient pu faire croire qu'il revenait d'une
longue pérégrination. Alors les villageois lui demandaient, pour
s'amuser, de décrire son mouton.
— Eh bien, répondait-il, il avait la tête et les pieds noirs et il bêlait
!
Autant affirmer qu'un enfant égaré avait deux yeux et deux oreilles
et qu'il pleurait !
H. tenait une petite boutique qui avait dû vieillir avec lui et était tenue
par sa femme infirme, mais active. Il revenait de Hargeisa, où il était allé
se ravitailler, non pas avec des marchandises mais avec une plaie à la
jambe !
— Mais, H. que vous est-il arrivé ? lui demandait-on.
— J'ai vu dans cette ville un Elwane (prestidigitateur)
chaleureusement applaudi par la foule. Il s'ôtait l'oeil et vous le
montrait comme ça, dans le creux de la main. Il se transperçait le 34

ventre de part en part et remettait tout en ordre en soufflant dans sa paume.


— Et alors ?
— Et alors la vieille habitude m'a soudain repris et, ignorant que les
antiques vertus m'avaient depuis longtemps déserté, je m'écriai : regardez,
16
moi aussi, je suis un Elwane... et puis...
— Et puis ? ...
— Et puis... vous voyez !...
Il s'était hardiment planté le couteau dans la cuisse, il eut beau réciter
fébrilement les bribes de formules magiques dont il se souvenait
encore et masser de sa main l'endroit atteint. Rien à faire ! Il dut se rendre
à l'évidence : la blessure restait béante et le sang coulait ! Au lieu de
vaquer à ses affaires, il fit un séjour à l'hôpital !
Tout le monde se tordait de rire. Certains remarquaient méchamment
:
— Vous auriez dû essayer avec l'autre, ça marcherait peut-être mieux
!
— Et pourtant, répondit-il de sa voix chevrotante à cette
moquerie, c'est à peine si moi, dans le temps, je ne mettais pas ma tête à
mes pieds ! et devant quels spectacteurs !...
— Mais, H., c'est peut-être ce vieux sorcier d'I. qui vient acheter chez
vous, qui vous a caché une mauvaise herbe dans la boutique : pour avarier
vos vertus, vous dépouiller de vos pouvoirs ?
— Les malheurs n'arrivent pas qu'à moi, rétorqua-t-il
malicieusement. Vous connaissez la nouvelle au sujet de ce renard ?
—Non.
— Eh bien, il est rentré l'autre jour dans la boutique, les lèvres et les
mains blanches ! Oui, blanches comme chez le Blanc !
— Ah oui et pourquoi ?
— Probablement il n'a pas dû respecter les règles en la matière. Il est allé
pisser puis cueillir l'herbe sans les ablutions requises ! Car, comme vous
le savez, il faut s'entourer de mille précautions: n'approcher
certaines plantes qu'entre chien et loup, à l'abri des regards, lorsque
votre silhouette se confond avec la nuit! D'autres fois, il faut l'aborder
dans la journée, d'une certaine manière, en évitant par exemple que
votre ombre la recouvre tout en récitant les formules appropriées. C'est
du moins ce qu'il m'avait raconté lui-même...
Alors les mains qu'il avançait imprudemment et la bouche qui
n'aurait pas dû prononcer les propos magiques furent soudain
léchées, brûlées par une flamme qui jaillit de la plante ! Après quoi,
peureux comme il est, il a pris la fuite !...
Le griot était du groupe, écoutait le long discours que H. tenait à son
sujet en feignant de ne pas remarquer sa présence. I. échangeait des coups
d'oeil complices avec l'assistance. Son apparence était des
35

plus singulières: on eût dit d'abord que ses cheveux raides et terreux
avaient été repiqués tant ils étaient rares et laissaient des espaces
découverts ! Le regard glissait sur son visage fuyant où les yeux, petits et
creux, n'avaient ni cils ni sourcils ! Avec sa bouche décolorée aux dents
larges et longues, ses oreilles décollées et pointues (qui s'étaient
effilées et devenues mobiles à force d'être aux aguets !), c'était une tête
« amphibie » entre l'hyène et la mort ! Il eut, en guise de rire, un bref
ricanement et dit de sa voix rauque et caverneuse (semblable à celle que
le tourbillon tire des termitières !) :
— Doucement, vieille charogne! si tu continues ainsi c'est
maintenant que je cacherai ma petite herbe dans ta boutique. Et tu m'en
diras des nouvelles !
— Mais, vieux loup, répondit H., pourquoi n'en mettrais-tu pas une
qui fasse pousser les pattes à ma pauvre femme! Si tu ne possèdes pas
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celle-là dans ton grimoire, alors tu ne vaux rien !
Et tout le monde de s'écrier :
— Voyez comme il l'aime ! Ah ! cet incorrigible arabe ! A ton âge t'es
toujours amoureux ?
—Tu préférerais peut-être que je te rende une petite visite ce soir,
après le coucher, hein ? reprit le griot.
— Alors là, je n'y tiens pas; franchement, t'es suffisamment
repoussant comme ça et je n'ai nulle envie de te contempler en hyène
hideuse. Du reste, tu devrais avoir honte de bouffer toutes les nuits les
chameaux d'autrui, voleur impénitent !
—Justement, cette nuit, j'en ai trouvé un qui errait ; il faut dire que
je me suis rarement régalé ainsi. Mais, ajouta-t-il, je n'étais pas seul à ce
festin. J'avais un hôte !
— Qui était-ce ?
— Le petit «Libax» (ce qui veut dire «Lion»), fils de Waberi.
— Comment ? s'écrièrent les hommes. Il «a l'hyène» lui aussi ? ce
n'est pas possible ! Ce n'est qu'un marmot !
— Alors là, tu ne vas pas nous en faire accroire, renchérit H.,
ragaillardi et heureux de prendre en faute son adversaire et vieil ami.
Car nous pouvons le vérifier tout de suite puisqu'il habite juste à côté
— Oui ! Oui ! Vérifions-le !
Un auditeur se proposa d'y aller sur le champ. On l'encouragea : « Vas-
y ! vas-y ! »
La famille W. était très nombreuse. Un enfant était souffrant ; on avait
mandé un guérisseur, un bédouin. Celui-ci prit la petite paume livide
du malade, examina à la lumière du jour puis prononcça sans
hésitation son diagnostic : anémie, paludisme, la rate... Il prescrit le
traitement drastique : le feu. Puisque le mal et le feu, comme disent les
Somalis, sont incompatibles et ne peuvent

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cohabiter. Si le feu arrive, alors la maladie plie bagage ! Quelques


pointes de feu précis au «Madag» (3) sur le ventre. Le médecin
conseilla également qu'on tuât un mouton et que l'enfant soit nourri
exclusivement au confit de viande.
Préoccupé par le patient et la visite du guérisseur, la famille n'avait
pas prêté attention ce matin-là au petit Libax qui, contrairement à son
habitude, ronflait toujours. Le messager frappa à la porte :
— Entrez, dit le père de Libax.
— Bonjour W.
— Où est «Libax», s'il vous plaît ?
— Mais je ne le vois pas ce matin ! Où est-il passé au fait,
demanda-t-il en s'adressant à sa femme.
— Tu cries toujours pour rien ! L'enfant dort et laisse-le tranquille.
—Laisse-le tranquille? Il s'en fallait de peu que monsieur W.
boiteux et colérique ne se fâchât ! Mais que va-t-il faire pour moi ce
vaurien ! Je ne vais quand même pas lui confier un champ à labourer
!
— Mais, intervient le visiteur, je vous prie de le réveiller.
— Monsieur I., que vous connaissez bien, prétend l'avoir « vu » la veille,
et qu'il a mangé avec lui un chameau! Que Libax «a l'hyène».
— Comment ? dit-il incrédule, en inclinant sa tête chauve, les
sourcils froncés et la main gauche appuyée sur sa jambe impotente.
— Comment ? Le « lion », ça ne lui suffit pas ? il lui faut aussi «
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l'hyène »? Et quoi encore ? Le « chacal »? La « grenouille »? Et que devient
alors cette maison?...
— Calme-toi ! Voyons ! dit sa femme, tandis qu'il franchissait déjà
le seuil.
La mère réveillant le garçon en le secouant :
— Libax ! Lève-toi ? Qu'as-tu donc ? Il est presque midi !
L'enfant encore somnolent se rassit à demi sur la natte, balançant sa
lourde tête. Visiblement il y avait de quoi l'appeler «lion»! Il était
carré et fort, mangeait toujours comme quatre et hurlait comme un
fauve lorsque, à midi, il criait sur le perron, pour annoncer à ses
innombrables frères éparpillés dans le village que le couvert était mis et le
repas commencé : « La Galyey ! La Galyey ! La Galyey ! ». Et tant pis
pour les retardataires ! La grande assiette commune, où l'on mettait
riz et viande ensemble se vidait en quelques minutes sifflant et
tournoyant comme la terre !
— Tu veux manger? lui demanda-t-elle.
— Non, je n'ai pas faim.
— Ah ! Bon ? C'est nouveau ça !
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—J'ai pas faim ! Je suis rassasié. On a mangé cette nuit un chameau,


je veux seulement dormir.
— Ne dis pas des sottises, je t'en prie !
— Mais si maman ! C'est vrai et avec I...
Le messager qui écoutait n'attendit pas plus longtemps.
Nous étions trois amis: Liban, Rayale et moi. La surprenante «montée
en grade» de notre petit camarade Libax nous laissait réfléchir. Nous
commencions à éprouver une crainte respectueuse ! Il y eut ensuite une
remarque de profonde sagesse.
Rayale : Eh bien, mes enfants, quand on va jouer dans l'oued, faudra
pas lui chercher noise, car alors il vous enverra sa petite amie le soir et vous
verrez !...
Liban, ingénu, cherchait à comprendre, posait des questions tandis
que Rayale, doctoral, expliquait.
Liban : Mais, comment fait-il avec sa hyène, Libax ?
Rayale : Beuh, tu vois, le soir quand il dort, il rentre dedans ! et ça court avec
dans la brousse !
Liban pensait à la voiture, avec son chauffeur: «Ma Asagaa Wada ?
» (alors c'est lui qui conduit ?).
Rayale : Mais non ! Qu'est-ce que tu racontes. L'hyène n'a pas de volant.
Ça va tout seul ! Seulement Libax est dans son ventre. Le matin, il la quitte
tranquillement et c'est tout.
Alors Liban, qui ne voyait toujours pas la connexion entre Libax et
l'animal eut une réflexion subite :
— Et si Libax ne pouvait ressortir ?
Rayale écarquilla les yeux, haussa les sourcils :
— Ne peut ressortir ? Comment ça ?
Liban s'animait, comme si l'événement s'était effectivement produit :
— Mais oui : si, une fois entré dans l'hyène, il y restait coincé?
— « C-o-i-n-c-é ? » répétions-nous en traînant sur les syllabes. Nous
n'avions pas pensé à cette éventualité amusante, stupéfiante !
Rayale : Alors il restera couché. Il ne va pas se réveiller...
Liban : Comment il ne va pas se réveiller ? Et s'il peut plus sortir du tout ?
Rayale : Eh bien... Il dormira toujours ! hein ?...
Rayale n'était plus sûr de lui. Son savoir se perdait dans ce
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«toujours» comme un petit ruisseau dans le désert. Bientôt il s'esquiva
:
— Dites donc ! vous venez ? Moi, je retourne à la boutique
Monsieur H. est gentil avec moi. Il me donne toujours un bonbon ou une
pincée de sucre.
— Oui!
H., occupé, versait du thé à ses amis. Rayale se faufila entre les clients.
Nous restions dehors et communiquions avec lui par la TSF

38

formée de grimaces et de mouvements de doigts. Rayale se


morfondait dans son coin depuis un moment. Il nous regarda avec l'air
de dire :
«Bah... j'sais pas ce qui s'passe aujourd'hui ! Il n'a pas l'air de me
reconnaître ! »
La bonne Kadija était là. Elle demandait aux hommes si Monsieur
M. se trouvait parmi eux.
— Non, répondit le griot I. Mais qu'y a-t-il, Madame, vous semblez
bien inquiète ? »
— Hélas ! oui, car ma fille ne mange pas, elle ne parle pas et ne dort
plus ! et cela dure depuis des jours ! Elle est toute changée ! Malaha wa
lagalay ! (peut-être le mauvais génie est-il entré en elle !)
— En ce cas, répondit I., ce n'est pas Monsieur M. qu'il vous faut,
mais le «Macalin» (le maître du Coran).
— Oui, appuya H., à chaque mal sa médication.
Il y eut un silence où Rayale fit entendre tout à coup un petit
toussotement clair et net suivi d'un râclement de gorge comme
lorsqu'on s'éclaircit la voix avant de prendre la parole ! Nous étions ahuris
! Quelle catastrophe ! Liban laissa éclater son indignation :
— «Mais qu'est-ce qui lui prend? Wu is walwaalayaye ! (il exagère
!) ».
H. plongea la main dans la boîte, se tourna vers Rayale dont il avait
remarqué la présence dès son entrée.
« Hein ? Et toi, comment ça va ? Tiens, voilà ton bonbon ! Mais tu vas
aller trouver le Maître et lui dire que Kadija a besoin de lui, ce soir, hein
? Allez ! file. »
L'école Coranique se trouvait en dehors du village. C'était vendredi,
jour de repos pour les élèves et le Seigneur. Le Maître, seul, méditait
dans sa pièce claire-obscure, ruminant des pensées, attendant comme
une araignée au fond de sa toile. Il flaira tout de suite qu'il y avait
quelque chose dans l'air.
«Entrez, petits. Qu'y a-t-il?»
Espiègle, vif et expansif, Rayale, tout essoufflé, partit subitement
comme un fusil chargé :
— Maître, Kadija te demande, parce que le «démon est entré dans
sa fille !...»
— Ah !...» fit le Maître qui songeait déjà au « Kitab » (livre sacré)
approprié.
J'étais resté sur le pas de la porte. Mon attention fut captivée par un
spectacle stupéfiant : sur le haut du petit mur de clôture, fait de pierres
grossièrement empilées et mollement scellées par de l'argile, deux
serpents se livraient une lutte à mort. Ils se faisaient face, ouvraient
démesurément leurs gueules. Les extrémités de leurs mâchoires se
touchaient, inscrivaient dans le vide un losange terrifiant armé au
sommet d'une double paire symétrique de
20
39

crochets. Ne possédant ni bras, ni jambes pour se saisir et ne voulant pas


non plus, par un obscur instinct, s'attaquer respectivement aux flancs ou
se mordre l'un l'autre une mâchoire (auquel cas ils se détruiraient tous
les deux sans victoire, ni défaite) chacun d'eux s'efforçait de
neutraliser la gueule de l'adversaire en l'enfermant dans la sienne.
Tout à coup, celui de gauche happa le museau de son rival par un petit
mouvement sec, rapide et presqu'imperceptible comme celui d'une
murène. Il ne desserra plus. Un moment s'écoula. Par un second effort,
il atteignit la tête, la broya. Alors commença un phénomène effrayant : il
se mit, par un travail silencieux et laborieux, par des contractions
ahurissantes, à engloutir progressivement sa victime aussi longue et
grosse que lui-même ! A la fin, il n'y avait plus qu'un seul et énorme
serpent !...
L'éternel Rayale sortit, en coup de vent, bondissant comme une balle
et, déjà loin, me jeta en courant: «Hé! tu viens!...> J'abandonnai le
serpent à sa lourde digestion (le soleil l'aiderait).
Midi. Le muezzin mit les index dans les oreilles: «Allahou Akbar!
Allahu Akbar ! »
« Lagalyey ! Lagalyey ! » carillonna Libax comme pour lui
répondre.
L'imam appelait ses fidèles, et Libax ses frères.
— « Dites-donc, c'est pas chaque nuit qu'il se tape une chamelle, ce
Libax ! Il doit se contenter de l'ordinaire pour aujourd'hui ! hein ?
remarqua Rayale, moqueur. « Et si on allait manger nous-mêmes ? hein
? qu'en pensez-vous ? »
— Oh ! Oui ! On a faim !
Et, juste avant de nous séparer Rayale rappela, l'oeil pétillant du plaisir
escompté :
— Et n'oubliez pas les gars, le spectacle ! Faudrait pas le rater !
Liban : « quel spectacle ? »
Rayale : « Mais quand le Macalin délogera le diable ! »
— «Ah ! Oui ! » fis-je spontanément, tout heureux : j'avais hâte de
contempler la débandade du diable !
Le grand disque solaire rouge et plein, était posé sur la montagne. A
l'est s'élevait, silencieuse et veloutée, la musique étoilée de la nuit.
Une escadrille d'oiseaux passait dans le ciel en formation triangulaire.
C'était l'heure où les derniers bédouins attardés dans le village
reprenaient par le soleil couchant le chemin du campement ; où les
respectables mères croyantes et bonnes offraient leur nourriture
spirituelle aux anges gardiens des pénates, qui visitaient à cet instant
les foyers, en jetant une poignée d'encens au feu, mêlant aux veloutés de
fumée des voeux pieux et passionnés ; où, après les ablutions, l'imam
tourné vers l'ouest, consultait de temps à autre, pour annoncer la
prière marquant la transition du 40

jour à la nuit, son avant-bras porté horizontal à la hauteur des yeux ; où les
êtres honnêtes rentraient chez eux et où les prédateurs abandonnaient
leurs repaires...
Une fois de plus, dans le ciel désolé, faisait rage le combat sanglant
de la lumière et des ombres ; les derniers feux du soleil embrasaient le
couchant comme un gigantesque volcan. Le Maître quitta à ce moment
sa tanière. Il avait passé tout l'après-midi dans un curieux état d'âme :
21
léthargie délicieuse et méditation dans la somnolence... Debout sur le
seuil de sa petite pièce, il porta tout d'abord un regard mécontent et froid
sur le paysage morne et muet du cimetière (où se trouvait l'école
coranique), ces lieux obscurs et solitaires où il vivait au milieu des
reptiles, des revenants et du vent... Les pans de son vieux et large
veston flottant sur les côtés, son «kitab» en bandoulière lui battant le
flanc, une canne menaçante dans la main, il se mit en route vers le village
avec cette allure bizarre de vautour prenant son envol. Il rencontra en
chemin son disciple et dévoué serviteur, un jeune homme timide,
obéissant et chétif qui lui tenait compagnie et le secondait dans ses
tâches à l'école. Il revenait du village chercher son écuelle pour
quémander l'aumône et recevoir le cocktail habituel de galette, viande,
riz, doura, etc qui composait son repas du midi et du soir.
«Suis-moi» lui ordonna le maître, sans s'arrêter, ni même daigner
le regarder. Le disciple acquiesça, sans mot dire, connaissant les manières
abruptes de son maître.
Nous jouions à quelque distance de là à une partie de course de
voitures (il ne s'agissait évidemment pas des 24 heures du Mans !)
confectionnées avec de la paille sèche et poussée par la brise. Tout à coup,
l'épatant Ravale, ponctuel comme une horloge pour les petits événements
insolites et amusants s'écria en baissant la voix, la bouche bizarrement
arrondie :
— Eh ! Les gars ! L'voilà !
Nous ramassâmes hâtivement nos jouets. Liban ne trouva pas le sien
—J'ai gagné ! j'ai gagné ! fit-il joyeusement.
— J'ai gagné ? Comment ça ?
— Mais je ne vois pas mon véhicule ! la preuve qu'il a filé loin
pendant que nous regardions le Maître !
« Chuut ! » ordonna Ravale. « II s'approche ! »
Le Maître marchait devant. Le disciple suivait. Nous leur
emboîtâmes le pas.
Quelques femmes s'étaient déjà réunies devant la maison de
Kadija. Sa fille, la tête ceinte d'un bandeau, l'air quelque peu perdu,
était assise à l'intérieur, appuyée contre le mur. La mère se lamentait,
attendait impatiemment le Maître.
— Assalama Calaykum ! (la paix soit sur vous !)
41

— Calaykura Assalam! répondit respectueusement Kadija. Les


femmes se rangèrent pudiquement sur le côté pour laisser passer le Maître.
— Entrez, mon Cheik ! invita simplement la bonne Kadija. Il se
redressa instinctivement de satisfaction orgueilleuse à s'entendre
nommer ainsi « Cheik », honneur auquel ni son aspect extérieur sans
dignité, ni son savoir religieux primaire ne relevaient encore.
Kadija offrit deux tabourets au Maître et à son compagnon ; elle
leur versa un thé au lait chaud et aromatisé qui ne manqua pas de
distiller appétit et esprit à la personne du Maître. Il ne s'était pas
trompé ; «cela augurait bien ! » pensait-il. Il se mit à son aise : il
coucha sa canne par terre, le kitab dans son giron et, ainsi qu'il en
avait l'habitude, repoussant le turban en arrière, se passa la main
sur le visage comme un chat se lèche les babines devant un bon plat
avant d'« entrer en matière». Il ne se hâtait pas de saisir le verre de
thé fumant bien qu'il en eût une vive envie et l'eût vidé si vite en
aspirant entre ses dents le liquide brûlant. Il buvait ainsi
successivement coup sur coup et sans parler (c'était sa dose
22
indispensable) deux verres. Ça lui donnait une chaleur agréable aux
tempes, une sueur qui perlait à la racine des cheveux. Il balaya la
pièce d'un coup d'oeil rapide et discret et distingua, sans faire
semblant d'observer, une assiette de dattes succulentes et rouges et
de flocons de maïs ; plus loin, un grand vase recouvert de van, qui
devait sans doute contenir quelque bonne chose : riz et viande, ou
galettes aux épices et au beurre. Le petit disciple effacé et craintif
s'efforça en tout d'imiter le Maître pour éviter de commettre un
geste qui lui attirerait ce regard foudroyant qu'il lui avait décoché un
jour où, dans des circonstances semblables, il s'était imprudemment
précipité sur le thé. Depuis, recroquevillé peureusement sur
lui-même, il se confinait dans une dépendance totale et passive,
pareil aux choses auxquelles on assigne une fois pour toute la place
et la limite de leur corps. Comme le Maître ne semblait pas pressé,
Kadija entama le sujet :
— Maître, veuillez nous excuser pour le dérangement ! Mais j'ai été
obligée de solliciter votre visite parce que ma fille...
— Oui, oui coupa le Maître avec un hochement de tête significatif qui
semblait dire «passez-nous les détails! venons-en au fait, allons !
Kadija hésitante mais courtoise pour se ressaisir :
— «Ah! c'est vrai...»
Elle pensait «peut-être le boutiquier ou le griot l'ont-il informé de
quoi il s'agissait?» Elle ne se doutait pas que le Maître se contentait
des conclusions rapides et claires tirées des propos vagues et brefs que
l'exhubérant Rayale avait lâchés à brûle-pourpoint « Eh quoi ? ne savait-
il pas de longue date ce qu'était le «Shaydan» (le

42

diable) et comment il fallait s'y prendre ? » Tout le reste n'était que


bagatelle ! Comme pour la rassurer et, en même temps, l'inviter à «
passer à la pratique », il continua pourtant :
— Ne vous inquiétez pas Madame ; tout ira bien en souhaitant que le
Bon Dieu nous assiste dans notre action !
Kadija avait compris. Elle jeta un coup d'oeil discret pour voir s'ils
avaient fini de boire le thé. Le Maître ajouta :
— « La décision appartient à Dieu et à lui seul » en repoussant les verres
et la théière presque vide. Kadija se leva, s'adressa à sa fille.
— Saada ! Viens, ma fille, que le Cheik te soigne ! Ne vois-tu donc
pas qu'il est là !
Mais Saada ne répondit pas. Elle remua seulement la tête, les yeux
fermés, comme si elle avait peine à la tenir sur ses épaules.
— Sortez-la dehors, suggéra le Maître.
— Enfin! poussa Rayale dans un soupir de soulagement. Il s'inquiétait
sérieusement et craignait que le Maître n'« opérât à huis clos » !
Il songeait déjà (car Rayale était fécond en astuces!) s'il ne faudrait
pas s'introduire à l'intérieur de la maison !
On plaça la fille sur un tabouret. Quatre personnes prirent position
autour d'elle, ou plutôt du malin génie retranché en elle. Le Maître
s'accroupit à droite et son disciple à gauche. Kadija tenait les bras et les
genoux. Assise derrière, une amie à elle tenait les épaules. Le Macalin
et son assistant mirent alors les mains en cornets, chacun sur une oreille
et commencèrent en même temps et au même rythme lent d'abord puis
progressivement accéléré la «Soura» (verset du Coran) appropriée pour
donner l'assaut au diable :
23
« Bismilahi Rahmani Rahim Yaasin... »
Par les deux conduits auditifs comme par deux meurtières, ils tiraient
des balles incendiaires à mots magiques du Coran. Car il fallait mettre
le feu à cette âme creuse et caverneuse que le diable avait transformée
en terrier obscur et inquiétant. Au bout d'un instant, il y eut un cri aigu,
strident et saccadé :
— « Oouu ! Oouu ! Oouu !... Malheur !... Malheur !... Malheur à moi!...
«Ça y est!» pensait le Maître «Je l'ai touché! Il est là dedans ! Maintenant
il ne faut plus le lâcher ! ». Du coin, il lança un coup d'oeil significatif et
étincelant à Kadija. «C'était donc vrai ! » se disait celle-ci « */y était ! ».
Elle lui rendit son regard, attendrie et reconnaissante.
Rayale, quant à lui, ouvrit de grands yeux en se tournant vers nous
avec l'air de dire : «Vous avez entendu ? // a parlé!». C'était une voix
bizarre, venue d'un autre monde, émise par un être invisible, intriguant.
Le petit Liban n'en croyait pas ses oreilles.
43

« Coo-mm-ent ? » fit-il, en remuant à peine des lèvres silencieuses où les


mots semblaient s'être évaporés sous la surprise.
La fille commença à se balancer, comme la cage suspendue lorsque
l'oiseau affolé sautille, vole, heurte les parois. Le Maître pensait : «II
se démène ! ». Il s'adresse à Kadija : «Tenez-la bien».
Il récitait toujours le « Yasin». Le diable hurlait :
— Hi! Hi! Hi!... Oh! la la!... Oh! la la! je brûle! arrêtez! pitié !...
Le Maître lâcha momentanément la gâchette et commença
l'interrogatoire habituel ; il fallait en effet que le diable dise son
identité, qu'il révèle : « qui il était ? Pourquoi ici? Depuis quand? etc ».
Le laisser partir « incognito » n'était ni concevable, ni d'ailleurs efficace !...
« Oouu !... Oouu ! Oouu !...»
« Qui es-tu ? » dit le Maître.
Il n'y eut pas de réponse ; mais un petit ricanement persifleur où le
diable semblait signifier au Maître «Tu ne m'auras pas, vieux. Je suis plus
malin que toi ! ».
Le Maître se sentit un peu offensé. Il eut voulu expulser d'un seul
coup l'intrus pour prouver son pouvoir! mais, après tout, il n'était pas
trop mécontent de rencontrer quelques difficultés dans son opération
afin de faire devant l'audience attentive (tout un groupe : voisins,
passants, enfants s'était formé autour) la démonstration de son savoir et
de son habileté. «Bon !, se dit-il, tu me fais ça à moi ! Tu vas voir ! ». Il
ajusta son tir, mit bien les mains autour du lobe et sa bouche dans le
conduit. Le disciple fit de même.
— Oh ! la la ! Oh ! la la ! je brûle ! je brûle ! arrêtez ! pitié ! pitié ! je vais
parler ! !...
— Alors qui es-tu ?
Rayale s'était penché si fort qu'il collait presque son oreille à la nuque
du Maître ! Son visage, incliné, était tourné vers nous. Il écoutait avec
une gravité ridicule, en fronçant les sourcils, la bouche serrée et tordue,
l'oeil fermé à demi ! Comme s'il auscultait et voulait, en connaisseur,
identifier la catégorie à laquelle appartenait l'indésirable «locataire»! Sur
sa tête, ses cheveux ras et crépus semblaient s'être roulés et raccourcis
en points d'interrogation désespérés ! Le petit Liban, tout plein de bon
sens, lui donna une tape sur la calotte :
— T'es pas fou ? recule-toi et te mets pas sur sa voie ! Il pourrait
s'engouffrer en toi !
Mais, perdu dans les profondeurs concentrées de sa méditation, Rayale
24
encaissa le coup sans bouger. Liban, déçu, haussa les épaules. Quant à moi,
je me réjouissais de voir (du moins l'espérai-je) le diable coincé, pincé
par la peau du cou agitant ses pattes en l'air, dans le vide. Qu'il eût été
plaisant de le regarder dans les yeux et de 44

lui dire: «Ça va, mon pote? hein?». Malheureusement, il se cachait


encore soigneusement dans les lieux souterrains et mystérieux de cette
fille. Celle-ci était d'ailleurs prise de secousses si violentes que les gens
avaient de la peine à la maintenir en place.
— Pitié ! Pitié ! Arrêtez ! je vais dire qui je suis !
— Alors qui es-tu ?
— La mendiante Timiro !
— Bien sûr ! s'écrièrent certaines personnes. Timiro était en effet une
vieille femme toute ratatinée et couverte de haillons. Ne possédant au
monde ni être cher, ni bien, elle vivait dans une petite hutte à l'écart de
tous où elle se glissait le soir en rampant.
Le Maître poursuivit son interrogatoire :
— Et pourquoi es-tu entrée dans cette fille ?
— Elle était jeune et belle, rassasiée et heureuse.
— Et puis ?
De nouveau le diable se tut. Le Maître redoubla d'ardeur, attisa le
bûcher et souffla une fournaise infernale dans la « caverne » et ses recoins :
— Oouu ! Oouu !... J'avais faim, elle m'avait refusé une bouchée du riz
abondant qu'elle mangeait, et s'était moquée de moi !
— Depuis quand « habites »-tu ici ? »
— Deux mois !
Le Maître hocha la tête d'un air préoccupé. Kadija attachait sur lui
des yeux inquiets. Elle essayait d'imaginer les ravages causés depuis
tout ce temps. Enfin, pensa-t-elle, pouvru qu'il s'en aille !
— Estime-toi heureux, répondit le Maître au diable, on va pas te
demander de loyer! Mais tu vas déguerpir instamment et presto, hein?
Le diable se tut encore. Il devait s'être roulé en boule comme un
hérisson et blotti dans un coin dérobé. Le Maître avait compris, le plus
difficile restait à faire : déloger le diable qui livre sa dernière bataille. Il
avait pris possession de ces «lieux», chevauchant le regard envieux de
la mendiante. Une dernière fois le Maître et son disciple activèrent le
brasier. Bientôt le Jin se mit à gémir :
— Arrêtez ! Arrêtez ! je vous prie !...
— Alors, vas-tu décamper, oui ou non ?
— Oouu ! Oouu ! Oouu !... je brûle ! je suis mort ! pitié ! Arrêtez, je vais
sortir !
— Allons vite !
— Je sors ! je sors ! ça y est ! Voilà je suis sorti !
Le plus curieux, c'est que le diable parlait toujours du dedans alors
qu'il prétendait avoir évacué ! mais la contradiction ne semblait pas
arrêter le Maître :
— Par où es-tu sorti ?
— Par le petit doigt l

45

— Quel petit doigt ?


— Ah ! Ah ! Pitié ! je suis mort ! Je suis sorti par l'auriculaire
gauche !
25
« Bon !» fit le Maître satisfait en portant sur les spectacteurs un
regard fier en quête d'admiration. Il précisa à l'intention du parasite
perturbateur :
— Va-t-en ! Et ne reviens pas par le pouce ! car alors je doublerai la
dose !
La cure d'exorcisme était achevée et l'«écharde» expulsée...
Il faisait déjà noir. Les gens commençaient à se disperser et nous-
mêmes à échanger nos impressions. Liban et Rayale constituaient
un tandem sympathique : Liban, le plus jeune, timide, hésitant et
franc ; tandis que Rayale, toujours sûr de lui, était hardi, ignorant
l'oscillation. Depuis un certain temps, un petit doute insaisissable et
glissant comme une anguille circulait dans l'esprit de Liban, mais il
n'osait pas l'avouer ouvertement. L'avait-il bien vu, oui ou non ?
D'ailleurs n'avait-il pas entendu parler le diable ? Le maître n'avait-il
pas cherché à le chasser ? Et le diable lui-même n'avait-il pas annoncé
qu'il décrochait ? Il était donc bien là, et aussi sûrement a dû sortir ! Puis
Liban se rappela avec regret qu'au moment où le diable déclarait
«sortir par le petit doigt gauche», la fille tenait son poing fermé! Il
avança cependant, comme pour tester :
— C'est à peine si on l'a entrevu ? hein ? les amis ? On eût dit que
Rayale, qui avait toujours réponse à tout, attendait la question
depuis très longtemps !
— Mais tu veux tout de même pas qu'il se pavane ! Il avait le feu au
derrière !... Liban réfléchit, puis son visage rayonna de plaisir :
— C'est vrai. Ben alors, il pourra pas s'asseoir ! le pauvre ! avec son
derrière douloureux, rouge et plat comme celui du singe ! Il éclata de
rire.
— Tu sais, répliqua Rayale, un diable ça peut s'asseoir et même
dormir sur la tête, si ça veut...
J'imaginai le diable comme un petit énergumène tout couvert de suie,
hurlant et courant sur ses pattes maigres et cagneuses comme celles d'un
satyre, le dos arqué, agitant des bras difformes et balançant son
énorme tête triangulaire et cornue !

C'était le «AID » ; le Cheik B. aimé de tous les habitants n'avait pas pu


se rendre à la Prière solennelle qui se déroulait en dehors du village. Il
était alité ; de temps à autre, il demandait si la prière était achevée. On
chuchotait dans son entourage qu'il n'attendait que la fin de celle-ci pour
fermer les yeux et que par conséquent il ne fallait pas l'en informer. Le
Cheik se retourna une dernière fois :

46

— N'est-on pas encore revenu de la prière ?


Un «étranger», parmi les visiteurs, répondit:
— Bien sûr que si, et depuis longtemps...
— Et pourquoi me l'avait-on caché, dit le Cheik avec regret en
reprenant sa position initiale ; il se recoucha sur le côté droit face à la
Mecque, comme l'exige la religion pour le mourant. Il ne se releva
plus... On eût dit qu'il avait rendez-vous fixé à la sortie de la prière...

Une fois par semaine, le représentant du SYL (*) organisait, le


soir, devant le siège, une réunion politique pour les villageois. Il
26
nous chargeait, nous les enfants, en nous offrant une pièce de
monnaie à chacun, de l'annoncer le matin aux habitants en allant
chanter en rang par deux des chansons patriotiques et populaires
devant les boutiques et les cafés :
« Quand donc enfin vont-ils se réveiller, ces Somalis ? Qu'ils
ont l'oreille si dure, comme les galets de rivières !...
«Qui met son fils à l'école, ne sait-il pas qu'il va réussir ? Qui
met sa fille à l'école, ne sait-il pas qu'elle va réussir ?

De retour à Djibouti, ma mère m'inscrivit à l'école. Je quittais


Gogti pour ne plus y revenir. D'ailleurs peu de temps après, les
Anglais l'offrirent au Négus avec la «reserved area»... Gogti, un
petit monde riche en idées: ananisme, fétichisme, mysticisme,
tradition et religion, progrès et patriotisme fleurissaient côte à côte. J'y
ai perdu de vue également mes petits copains : sauf Libax que j'ai
rencontré récemment à Mogadiscio : il était capitaine de l'armée
Somalienne et n'avait pas, apparemment, formé une «section
d'hyène» dans l'infanterie !...

47

IV

«Nous, affirma Warsame, nous allons à l'école là-bas, chez les blancs,
nous avons une institutrice européenne !
— «Mais alors, comment vous comprenez - vous ?» répondis-je. En effet,
la maîtresse française ne parlait pas — évidemment — le somali ; et eux mes
petits camarades, ne connaissaient pas non plus le français puisqu'ils allaient
en classe justement pour l'apprendre. Comment donc élèves et institutrice
pouvaient-ils communiquer ?
— «Eh bien, m'expliqua Warsame, elle nous montre d'abord le crayon,
puis elle dit «crayon».
Je trouvais cette méthode intéressante, je n'y avais pas pensé. Elle
permettait à des personnes parlant des langues différentes de
s'entendre. Quant à moi, j'étais inscrit à l'école du quartier. Nous avions un
compatriote comme instituteur ; ce qui me paraissait plus logique puisqu'il
pouvait recourir, au besoin, à la langue maternelle, le somali, pour mieux
27
nous expliquer tel mot français difficile à saisir pour nous.
Monsieur A. compétent, sérieux et aimable, était un jeune homme
de petite taille, toujours proprement vêtu d'une culotte et d'une chemise à
manches courtes blanches et bien repassées. Il avait un surnom plaisant ;
personne, évidemment n'osait l'appeler A. « le chat». Mais, parfois, lorsqu'il
étirait sa «grandeur sans excès» pour écrire tout en haut du tableau, tenant la
craie du bout des doigts et qu'il avait ainsi le dos tourné un félin, élève
«surnuméraire», invisible et fluide, rôdait entre les rangées et poussait
sournoisement ça et là, dans ses arrêts sans trace, des «miaou!...
miaou!...» clandestins mais perceptibles jusqu'au « blackboard » où ils
allaient mourir au pied de l'estrade comme des petites vagues sur le rivage !
Alors Monsieur A. baissait lentement le bras le long du corps, pivotait
sur lui-même doucement comme sur des ressorts et, s'efforçant de
dissimuler son irritation, cherchait sans faire semblant à saisir à leur source ces
cris insolents et provocants qui effleuraient à peine l'atmosphère. La classe
redevenait soudain studieuse et silencieuse. Les miaulements se
muaient miraculeusement en grattements de plume sur le papier ! Bien
que la plume, dans son
49

va-et-vient passât plus de temps à voyager et à lécher les bords de l'encrier


qu'à composer des mots sur la feuille !...
Monsieur A. promenait sur la salle un regard « étendu » et aérien qui
balayait le ciel de la classe comme un radar et était prêt à atterrir, parachuté,
sur une tête ! On sentait presque ce regard vous frôler les cheveux, les
épaules !... Les élèves, tout particulièrement les « coupables », prenaient des
positions besogneuses. Elles devaient les douer d'un pouvoir mimétique leur
permettant de se camoufler, se confondre dans le milieu de l'innocence !
Selon qu'on était indigné ou amusé, on baissait les oreilles ou pouffait de
rire.
— «Mais tourne-toi ! Ne me regarde pas ! » chuchota Robleh. F. lui jetait
des coups d'oeil et se tenait la bouche avec la main pour contenir un rire
irrésistible et dangereux. Robleh se roulait presqu'en boule. On eût dit que
le mystérieux chat s'était réfugié en lui ! Le maître qui ne lui connaissait ni
cette attitude si sage, ni cette posture compassée l'observait depuis un certain
temps. Robleh flairait que quelque chose allait venir. Il était le plus grand
de la classe, extraordinairement fort, athlétique et sympathique. Il portait
sur ses larges épaules une tête de matou, qu'il aimait d'ailleurs à imiter
lorsqu'il lacérait les cartons de ses ongles ras et solides en poussant des «
RRRAAWW ! ». A l'instar de ses mains, ses orteils suscitaient la curiosité :
trapus et courts comme sectionnés par un coup de hache, ils étaient presque
élastiques ! Il ne souffrait jamais d'entorse bien qu'il donnât au gros ballon
de cuir, vieux et alourdi par le sable humide, des coups violents du bout de
ses pieds nus !
Il scella d'ailleurs lui-même son destin : il porta sur le Maître un regard
non pas direct mais qui se traîna de dessus sa table jusqu'à l'estrade, rampa
sur le mur comme une fourmi, accrocha par un ingénieux détour le corps
de l'instituteur, remonta en tâtonnant jusqu'au niveau des yeux et se rétracta
dans une «retraite-éclair»! Robleh ne savait pas qu'il était devenu depuis
quelque temps le point de mire de toute la classe. Le maître, immobile,
attendait. Tout à coup : — « Robleh ! »
Celui-ci baissa instinctivement la tête, comme le chat pour esquiver ou
amortir un coup. «Ai-je bien entendu? hein?» pensait-il; son ami F., maigre
et droit comme une asperge, était stupéfait. Il avait oublié sa main sur ses
lèvres. Son visage s'était figé sur son rire homérique et deux grosses larmes
tremblotaient sur les paupières de ses yeux grands ouverts. Robleh avait
28
compris lorsque, pour la deuxième fois, le maître l'appela. Plus de doute, il
s'agissait bien de lui. Alors une question désespérée glissa de sa bouche
entr'ouverte, lente, molle et amorphe : « Mmou... oiaa.. M'sieur ? » se
pointant en même temps l'index sur la poitrine. Il se leva à demi, les genoux
fléchis et pris entre le banc et la table trop serrés pour lui,
50

appuya pesamment de ses mains sur le pupitre en creusant le dos, la tête


légèrement relevée et considérant le maître par dessous les sourcils, tel
un fauve prêt à bondir. '— « Oui, toi ! et tiens-toi debout comme il faut ! »
Robleh se déplia par des petits mouvements raides et mécaniques comme
une poupée que l'on gonfle. Les élèves retenaient leur souffle ; Robleh
attendait : le châtiment, bien sûr !
Mais le maître au lieu de punir (c'eût été tellement plus simple pour le
pauvre Robleh !) demanda curieusement :
— «Dis-moi un peu comment le chat miaule. »
Robleh fut étonné, pris au dépourvu ! Il promena sur la salle ahurie
un regard chargé de surprise et de détresse! «Vous avez entendu ? les
gars ? » semblait-il dire, une moue de désarroi à la commissure gauche.
Après la délectation, c'était la déroute !
Il avait tout à l'heure, avec un plaisir malicieux et un rare bonheur,
à la grande joie de ses copains, exécuté dans l'anonymat sa féline
symphonie! Une petite note douce et pure, vibrante et plaintive qui
resta suspendue dans l'air comme un ruban !
— «Mi... hahaha... houhouhou !... » émit-il d'une voix tremblante, qui,
excepté la première syllabe, ressemblait plutôt au bêlement de chèvre ! Le
contraste fut si tranché que les élèves éclatèrent de rire! Robleh ne
comprenait pas cette soudaine trahison ! En quête de soutien, il
s'attendait plutôt à une solidarité complice !
Toutefois, et pour se rattraper, il crut se justifier face au maître,
— «Je ne sais pas faire mieux, Monsieur... »
— «Justement ! Parce que tu ne le veux pas ! et tu sais pourquoi ! Alors
vas-tu continuer longtemps ton petit numéro ? hein ?
— «Non, Monsieur».
Il était vaincu, mais heureux tout de même de n'être pas puni ! Peut-être
cette indulgence du Maître le rendit-il plus sage ; car il renonça
définitivement à faire le malin. La classe reprit le travail avec sérieux et
ardeur après cette détente qui mêlait des émotions délicieuses: la peur, la
surprise, le rire ; «ta, to, te... Toto, tata,... Toto tate ta tête...»
Nous le répétions après le maître, ensemble, en chantant. C'était une
manière nouvelle de parler, presqu'un jeu.
Un jour, Monsieur A. fut poussé à bout. En entrant le matin dans la classe
et avant de nous asseoir nous avions l'habitude de le saluer par un «bonjour
Monsieur!», et de même le soir lui souhaitions-nous «au revoir
Monsieur* avant de quitter l'école. C'était le soir. Nous nous étions levés,
après avoir fermé les volets, et nous nous préparions à sortir ; soudain, il se
forma comme un orage, une conspiration, un complot imprévu, improvisé,
ourdi par tous et aucun :

51

«AUU-REE-VOH-RR!... MO-ON-SffiU-UR!...». Nous avions


graduellement monté la voix, hurlé à tue-tête. Les murs vibrèrent. La
force de nos gorges déployées souffla dans la classe comme un ouragan.
29
Le maître, enseveli sous cette avalanche de sons et comme écrasé par une
pression sous-marine trop forte, se baissa en se prenant la tête dans
les mains pour se protéger les oreilles et le crâne ! Il ne reconnaissait
plus dans ce cri qui crevait le plafond le «au revoir Monsieur!» qu'il nous
avait appris et auquel il acquiesçait toujours par un aimable sourire.
Après la tempête, il se releva lentement comme quelqu'un qui,
assommé, reprend ses esprits ! Il ne s'énerva pas mais, au contraire, nous
invita calmement à nous rasseoir comme s'il allait nous annoncer
solennellement une bonne nouvelle! «Que fera-t-il?» Mais lorsqu'il
ordonna de « fermer la porte », nous sûmes rapidement à quoi nous en
tenir. Un silence glacial, oppressant et lourd monta dans la salle comme
la marée. Nous prenions conscience, après coup (hélas ! c'était trop tard
!) que nous avions « dépassé la mesure ». Le maître lui aussi passa sur
la règle (instrument de châtiment bénin) et préféra le mètre! Il se
planta devant la première table, décidé et sombre comme un ciel bas
trainant la foudre dans le ventre !
— « Tends la main ! »
Le plat du mètre mordit la paume « aïe !»
— « Allez ! l'autre encore ! et « ban ! ban ! ». Cela continua au long
des rangées. La douleur arrachait de tels cris et grimaces, imprimait
des contorsions si bizarres que les spectateurs dont le tour n'était pas
encore venu ne purent bientôt s'empêcher de rire aux éclats. La classe
entière se transforma en une arène où un redoutable gladiateur
renversait successivement ses minuscules adversaires ! Certains, après
avoir reçu le premier coup agitaient, devant la salle, leur main meurtrie
et inerte, suspendue comme un chiffon au bout de leur poignet ! Triste
drapeau blanc exhibé en guise de reddition ! D'autres, retenant la
respiration pour comprimer la douleur, demeuraient ainsi un instant,
le visage congestionné, puis se mettaient fébrilement à souffler
dessus, comme s'ils avaient une braise dans la paume !
D'autres encore enfouissaient leurs mains entre les genoux et se
mordaient désespérément la lèvre inférieure, s'infligeant ainsi à eux-
mêmes une douleur plus grande, antidote de la première ! Enfin
certains, n'y tenant plus, se retranchaient carrément sous les tables (ce
qui était un courage d'un autre genre ! une «résistance » à sa manière !).
Le maître tournait autour en tentant de les en faire sortir et puis, furieux
et pressé (si ce n'est toi, c'est donc ton frère !) passait au suivant.
A mesure qu'il progressait, la rumeur joyeuse, les rires laissaient place
aux reniflements, aux gémissements et aux supplications ! La 52

colère du maître se déchaînait. Bûcheron adroit et déterminé, il rasait la


forêt d'insolence et dégageait son autorité assiégée !...

L'année scolaire tirait à sa fin. Dernière composition. « Doigt-levé »


(c'était le surnom de F. venu au monde disait-on dans cet état de sage
avertissement !) faisait partie des meilleurs élèves. F. et moi confrontions nos
toutes nouvelles «connaissances» que nous avions investies dans la dictée.
— J'ai écrit « jolie* avec un e, affirma F. avec assurance
— Mais non, répondis-je, il n'y a pas de «e».
— Mais si ! Je l'ai vu de mes yeux avec un « e »! c'est comme ça.
— Moi aussi, je l'ai vu sans « e » !
La question semblait sans issue! Nous allâmes trouver sur le champ
le maître pour nous départager ; il nous déçut quelque peu en nous
donnant raison à tous les deux, n'ayant pas pris en compte le défaut
d'accord grammatical qui avait pu être commis sur le mot :
—Joli peut s'écrire avec ou sans «e». Vous verrez cela plus tard lorsque
30
vous serez en classe supérieure.
Notre livre « Mamadou et Bineta » mettait une note obscure dans cette
gaieté générale. Les images d'africains exposées n'étaient nullement
attrayantes. Rien dans leurs attitudes, leurs actions ou idées ne suscitait
l'admiration ou un mouvement de sympathie à leur égard. Leurs formes,
allongées et tordues, couraient pour ainsi dire le long des pages. Les
personnages gauches et flous, inachevés comme des ébauches d'enfants,
dégageaient quelque chose de primitif. Ils baignaient dans une
pauvreté humiliante qui ne paraissait pas accidentelle, transitoire et
gênante ; mais en quelque sorte innée, normale et naturelle : une pauvreté
qui leur collait à la peau noire et aux pieds nus, remplissait leurs case et
calebasse... La dernière leçon culminait et se concluait dans la bêtise, le
ridicule et la laideur : Mamadou poursuivi par l'hyène ne trouvait rien d'autre
qu'à émettre un cri animal, une espèce de braiment : un «Bizmilahi!» que
nous reproduisions durant la lecture en nous pinçant le nez... Dès le
début, et à leur insu, on inoculait aux petits noirs qui allaient à l'école
coloniale une vaccination intellectuelle contre la culture et les valeurs
africaines, contre leur dignité et leur appartenance à eux-mêmes...
Lorsque, pendant les vacances scolaires, nos petits collègues du
Somaliland nous montraient leurs manuels, je pensais que les africains
étaient, tout au moins sur le plan physique et vestimentaire,
passablement présentés... En effet, on ne leur plaquait pas la nuit à la
figure avec deux trous blanc et une plaie saignante...
A la rentrée suivante, j'étais muté à l'école du Boulevard de la
République. J'y allais à pied, fier et enthousiaste. L'éloignement de
53

l'Ecole, l'élévation des classes (baraques sur pilotis), leur disposition


rectiligne qui marquait nettement la progression lente mais sûre vers
le large escalier par lequel montaient librement les grands élèves du
Cours complémentaire, la leçon de morale bue par l'âme comme une pure
nourriture matinale me fournissaient la sensation agréable que je venais
de gravir un échelon intellectuel et social. A la fin de chaque année
scolaire, je me disais avec satisfaction : «la prochaine fois, tu monteras
par cet escalier ! ». Et je considérais le nombre croissant de ceux que je
laissais derrière moi et celui, diminuant, qui me séparait encore des
grandes classes.
Les études, c'était comme une route à travers la nature, l'histoire et le
temps ; une promenade exaltante où l'esprit était convié à des paysages
constamment renouvelés ; une actualisation intemporelle du passé par la
magie de l'image et des mots. Bientôt, des figures attachantes,
admirables, faisaient leur apparition : Vercingétorix, patriote courageux,
beau et loyal dans la défaite rendant les armes à son vainqueur assis dans
son trône et plein de morgue. Jeanne d'Arc héroïque (que les anglais,
ironie des hommes, devaient canoniser après l'avoir auparavant
carbonisée !) superbe dans son armure et sur sa monture, donnant à la tête
de ses hommes un assaut périlleux pour jeter les étrangers à lajner. Et puis,
d'une autre étoffe, doux et sublime, le Petit Prince de Saint Exupéry,
adorable et triste ; la rosé et le désert ; le serpent argenté dans les
rochers... Vol de nuit : le pilote dans la cabine, écouteurs aux oreilles.
L'appareil lutte dans la nuit contre la pluie et le vent, au-dessus des
montagnes. Le pilote consulte l'« altimètre ». Comment donc, me
demandais-je, pouvait-on savoir à combien la terre se trouvait au-
dessous? Peut-être laissait-on tomber, par un trou, une corde, une
longue corde jusqu'au sol ? Mais cela me semblait peu pratique : car la
corde ne serait pas verticale, vu que l'avion se mouvait ; et par ailleurs elle
31
accrocherait les arbres, les rochers et gênerait ainsi l'appareil, le
mettrait en danger... Dès cette époque, Saint-Exupéry devint pour moi
mon premier auteur préféré et la rédaction, une discipline
passionnante.
Je connaissais déjà, à travers mes lectures de français, le nom de
«Sorbonne» et de «Collège de France». Je me les représentais comme
les citadelles prestigieuses et lumineuses du Savoir auxquelles devait me
conduire le long itinéraire, à peine entamé, que j'avais à parcourir...
Ma mère soutenait mon effort comme un porte-avions, comme une
base de repli où je revenais à des heures régulières et d'où, après avok
remonté le soir la machine du destin, décollait mon avenir en excursions
exploratrices dont les jours étendaient graduellement la portée et
l'espérance. Elle suivait et contrôlait mes mouvements, leur imposait
un rayon d'action déterminé dont l'école était

54

devenue le centre ; comme si elle craignait qu'à l'instar du petit


animal qui s'aventure hors des limites permises, je me perdisse dans la
nature. Combien en effet de mes petits copains, livrés à eux-mêmes,
ayant goûté à l'ivresse des plaisirs précoces s'étaient, par un « excès
de vitesse », égarés dans un « accident de la vie » ? Collés et dépassés,
abandonnés et oubliés, morts peut-être ?... Férié ou non, je devais
impérativement rentrer à 18 heures, me laver, dîner, étudier, dormir
pour être demain à l'école et à l'heure.
Une fois que ma mère avait couché mes petits frères et soeurs, elle
installait dans la cour la petite table ronde et basse (qui servait au
repas) recouverte, en guise de nappe, d'un morceau d'étoffe récupéré
sur une des ses vieilles robes ; et, après qu'elle eût posé dessus la
lampe à pétrole nous nous placions autour, elle pour tresser, et moi
pour étudier.
— Ça y est maman, disais-je en me levant, je sais ma leçon.
— On va voir, donne-moi ton cahier.
Elle le prenait et le plaçait correctement sur ses genoux, faisant
semblant de suivre sur les lignes ce que je récitais par coeur. Lorsque
j'hésitais, trébuchais sur les mots, me reprenais alors, avant même que
j'eusse fini, elle me jetait dédaigneusement mon cahier sur la table,
sans même me regarder avec un : « leçon mal apprise... », et, sans plus,
se remettait tranquillement à l'ouvrage ! Mais quand, l'ayant au
contraire bien assimilée, je reproduisais mon texte fièrement et sans
faute, elle me tendait respectueusement mon cahier de deux mains
tandis que, levant les yeux sur moi, elle me gratifiait d'un petit
sourire, doublé parfois d'une aimable ironie :
— Tu vois, je n'ai pas besoin, moi, d'aller à l'école pour savoir le
français ! C'est bon, tu peux aller te coucher.
J'en étais venu à la croire, tant, pratiquement, elle ne se trompait
jamais! Mais je découvris plus tard que ce n'était qu'une ingénieuse
astuce de sa part ! Il est bien des signes extérieurs qui permettent à
une grande personne de juger si un enfant fait réellement ou non ce
qu'on lui demande.
Comme ce jour où, rentré du jeu au crépuscule et devant
obligatoirement procéder d'abord (et combien à contre coeur) à ma
toilette («va me laver ces pieds d'entremetteuse ! » me disait alors ma
mère parce que dans son esprit, celle-ci devait longtemps marcher
32
pieds nus de par la ville avant de joindre les appels honteux et cachés !),
je décidai de sonder prudemment la fraîcheur de l'eau ; et, retirant avec
un frisson ma main glacée du seau, je crus me mouiller seulement la
tête et les parties visibles des membres, sans même me déshabiller !
Probablement désireux d'en finir au plus vite avec cette douche, j'ai
dû, à peine entré dans la salle de bain,
55

ressortir tout aussitôt ! Ma mère me lança un coup d'oeil. Elle était debout
dans la cour :
— Tu t'es déjà lavé ?
— Oui, maman, dis-je, peu sûr de moi.
D'où sortait donc ce «déjà» importun, sans lequel tout serait bien
en ordre et qui me faisait sursauter en l'entendant, comme le lièvre qui,
se sentant en sécurité, perçoit soudain si près le pas du chasseur !...
— C'est ce qu'on va voir, enlève un peu ta chemise.
J'étais pris, acculé au pied du mur : il n'y avait pas d'issue ! avec une
lenteur mortelle je cherchais des doigts les boutons de ma chemise à
manches courtes et, fixant honteusement le sol, découvris bientôt une
petite poitrine sèche et chétive... Ma mère ne parlait pas ; je relevai la
tête.
— Eh bien ? Qu'attends-tu ?
Je retournai aux toilettes. A partir de ce jour, je conclus qu'un peu
de courage face à l'eau froide coûtait moins qu'un mensonge !
Dès lors, la réflexion prit progressivement la relève de l'autorité ferme
et vigilante de ma mère à mesure que, poussé par les ans, je m'éloignais
de son ombre protectrice et que s'avançait sur moi l'éclaircie de ma
liberté, chargée d'aventure et de toute la vie...

56

33
V

La vie lâcha bientôt les uns après les autres, comme une horde de chiens
affamés, les problèmes insidieux qui en constituent la trame, contre
lesquels nous passons nos jours à nous débattre et qui finissent par
dévorer, épuisé, chacun de nous... D'abord, il y eut en ces années-là une
pluie diluvienne. La ville africaine s'était transformée en une triste cité
lacustre tombée à genoux dans les eaux troubles, sales et puantes,
glacées la nuit et brûlantes le jour, où paillettes et maisons en planches
avaient échoué sur des bancs boueux.
Il pleuvait depuis des jours. Ma mère essaya de nous préparer la
nourriture, car il fallait manger, du moins ce qu'on avait. Et comme dans
ce qui nous servait alors de cuisine, le foyer avait été emporté, ma mère
entassa malles, nattes et autres affaires sur le lit où nous étions perchés,
mes frères et soeurs et moi-même ; elle plaça le poêle sur l'autre grabat en
le calant tant bien que mal pour le maintenir en équilibre. Elle alluma
ainsi avec peine un feu de bois mouillés et fumants. Et puis, la pluie ayant
repris, le toit de chaume se mit à pleurer au long des pailles pendant
en stalactites. Ma mère, découragée à court de moyens, s'arrêta net. Elle
promena à la ronde un regard attristé et furieux dans la pièce : la marée et
l'humidité, le froid et la faim, ses enfants qui grelottaient et auxquels
elle ne pouvait même plus offrir un verre de thé pour se réchauffer.
Soudain, elle eut une idée ; elle abandonna tout, nous jeta dans un taxi et
nous transporta tous à l'Ile du Héron où travaillait notre père et nous
répandit pour ainsi dire à l'entrée, devant la barrière. La sentinelle, un
somali, s'enquit de l'objet de cette visite insolite. Ma mère, autoritaire,
lui fit savoir qu'elle était l'épouse d'Osman Rabeh et qu'elle voulait voir
« le Blanc qui commande le camp » ! La sentinelle était sceptique, mais
transmit tout de même le message. Il pensait que cette femme exagérait,
que le Commandant du camp n'était pas homme à s'amuser et que le
pauvre mari paierait sans doute bien cher cette bêtise. Mais ma mère ne
montrait aucun signe de faiblesse ou de nervosité, mais au contraire
une grande
57

détermination qui s'exprimait comme d'habitude par un calme


impassible et hautain et des propos réduits au nécessaire.
Le Commandant vint lui-même quelques instants après, constater de
ses propres yeux ce fait osé : à savoir qu'une femme «autochtone»
s'amena avec sa marmaille et exigea simplement une «entrevue» avec le
Commandant! Cependant, il ordonna à la sentinelle de lever la
barrière, et à ma mère de le suivre. Il nous reçut dans son bureau. Ma
mère ne présenta pas une requête plaintive ; sa démarche était la seule
issue à la situation intolérable dans laquelle elle se trouvait. Elle
s'adressa ainsi à l'Officier par l'intermédiaire de l'interprète :
— «En raison des inondations, je n'ai plus de demeure où garder mes
enfants et leur donner à manger. C'est vous qui retenez à votre service
mon mari qui aurait pu m'aider. Je suis donc venue le rejoindre, avec
ma nichée, là où il est. »
Le Commandant l'écouta attentivement puis il prit le téléphone.
Quand il le raccrocha, il lui dit d'aller voir le Service Social de
l'Armée, au camp militaire près de la Mairie. Nous y attendait une dame
élégante en uniforme, deux barrettes dorées sur les épaules, le béret
délicatement posé sur sa blonde chevelure. Ma mère mit à rude épreuve
34
mes faibles connaissances de français : elle m'enjoignit de traduire, ce que
je fis comme je pus ! A la fin de la journée elle avait obtenu tout un
camion de planches et de tuiles et l'on nous octroya un lopin de terre
dans le quartier. Et mon père se chargea de construire la maison...

58

VI

1958. J'entrais déjà en septième. Sur la place Ménélik étaient


exposés des panneaux. Des affiches multicolores promettaient
monts et merveilles : au cas où les habitants voteraient « bien » au
référendum... Méfiants, nous lisions mon ami B. et moi, ce qui nous
paraissait un mensonge éhonté : pour extorquer aux habitants un
consentement mal réfléchi qui imprimerait une distorsion néfaste à
l'avenir du pays. La campagne électorale battait son plein en ce mois
de septembre ; elle agitait la ville, atteignait tous les secteurs.
Lorsque la question fut évoquée en classe, DJ. le plus grand
d'entre nous, mieux informé des problèmes politiques déclara :
— «Nous voulons l'indépendance».
Le maître, un alsacien maigre comme un sabre, à la voix
nasillarde qui roulait les « r » comme un tambour du fond de la
gorge tandis que ses joues creuses battaient la mesure, se fâcha tout
rouge. Il tourna sa figure allongée au nez en bec d'aigle et, fixant de ses
petits yeux DJ., il répondit, menaçant et méprisant :
— «Vous voulez l'indépendance, vous, les Somalis ? Vous qui
vous essuyez le cul avec les cailloux et ne savez même pas faire du
papier ? Allons donc !...»
Personne ne dit mot. Il y eut un lourd silence. A la récréation,
lorsque les élèves sortirent, le maître, qui jugeait sans doute s'être
laissé aller trop loin dans sa colère, retint DJ. pour lui expliquer, par
acquit de conscience en adoptant un ton plus conciliant, que vouloir
l'indépendance à l'heure actuelle était prématuré, que les français ne
la refuseraient pas et la concéderaient lorsque nous serions, selon lui, en
35
mesure de la recevoir :
— Tu comprends ? Quand tu pourras me remplacer, alors tu
pourras la demander, ton indépendance, pas maintenant, hein ?
Bref, on nous promettait qu'on nous aimerait mieux
qu'auparavant...
Mes préférences allaient à Harbi (4) qui invitait la population à
opter pour le «Non». J'étais alors trop petit pour connaître cette
personnalité marquante qui respirait l'intelligence, l'audace et la

59

lucidité, et dont l'éloquence naturelle et fougueuse enflammait les foules.


La fille aimable et d'humeur joyeuse qui travaillait dans notre maison
(comme femme de ménage) était quant à elle d'un avis différent. Une
discussion animée s'engageait entre nous, sous l'arbitrage amusé de ma
mère.
— Moi, disait-elle fièrement, je suis une Mamassan (5) ; je vote pour
Gouled (6), parce que c'est mon cousin!...
On lui demandait : «Veux-tu être libre ?», elle comprenait «De quelle
tribu es-tu ?»! J'étais peiné sans pouvoir m'expliquer. Ma mère conclut en
manière de consolation :
— De toute façon, toi, tu n'as pas voix au chapitre puisque tu ne votes
pas. Ne te fatigue donc pas tant !...
C'était vrai. Mais j'avais le sentiment que l'on décidait pour nous, les
petits, par-dessus nos têtes et à tort ! Esprits faibles abusés, égoïstes
escomptant simplement un intérêt personnel, rancuniers ruminant des
pensées haineuses, rescapés du compact «Bataillon somali» qui
s'estimaient soudain heureux de ce que les «militaires aient pris le pouvoir
en France» (?), tous perçurent de travers l'option présentée par Harbi.
L'irrationnel, l'arriération et l'ignorance rallièrent en masses sombres le parti
de Gouled, lequel emporta ainsi une « victoire » où, en vérité, le pays avait
été défait dans son avenir... Celui qui se trouve au pied de la montagne et
dont l'horizon se limite à un mètre juge insensé et fou le message passionné
de l'homme au sommet et dont le regard exalté, dans l'air vivifiant et pur
36
des hauteurs, domine des vastes étendues... Harbi avait prêché du haut
d'un de ces « sommets de l'histoire* d'où il percevait le profil des Temps
nouveaux : le « dégel des années 60» et les grondements souterrains d'une
Afrique qui allait s'éveiller d'un long sommeil séculaire. La grande et
future Nation Somalie souveraine dans laquelle il nourrissait l'ambition
de se tailler un rôle éminent en usant de la Somalie Française
Indépendante comme d'un tremplin, accélérant ainsi l'histoire de la
Corne... Mais Gouled n'était même pas debout. Il se coucha sur le dos,
éjecta niaisement en l'air sa salive, qui lui retomba sur la figure et,
satisfait de sa «démonstration» géniale, demanda à l'audience quelque
peu gênée :
— Est-ce que ça tient en l'air ?
— Evidemment que non, puisque vous l'avez dans les yeux...
— Et pas davantage, voyez-vous, l'indépendance de Harbi !
Mais Harbi songeait déjà à autre chose. Les grands hommes,
courageux et dévoués à une cause, ne jettent jamais le manche après la
cognée. Après ce qu'on a perdu, on pense toujours à ce qu'on peut encore
sauver. On rapporte également qu'après le référendum Harbi s'adressa à son
rival heureux en ces paroles allégoriques et émouvantes qui s'avérèrent
prophétiques mais que Gouled ne 60

comprit pas alors, tandis que le peuple se rappelle toujours: «La France
nous avait tendu notre indépendance. Nous aurions pu la prendre, en
paix, ainsi que nous en avions le droit. La main qui nous l'offrait a
commencé à se retirer, mais elle est encore à mi-chemin et nous
pouvons encore nous ressaisir (7). Car lorsqu'elle se sera réfugiée derrière
le dos, il faudra alors les armes et le sacrifice du sang !...»
Mais Gouled oublia dans ses poches le «Bon Debré» et gâcha
également cette chance. Il cloua le Territoire sur la croix du Statu quo...
Lorsque, après le dépouillement du scrutin, on déclara que Harbi était
battu, ce fut comme une nuit de deuil, comme si nous avions perdu un
père. La lueur d'espoir s'éteignait, l'horizon se bouchait de nouveau,
bas et sombre comme un ciel d'hiver... B. et moi sortîmes de la ville ;
nous restâmes longtemps à méditer, muets et tristes, dans l'obscurité et
le silence. Bientôt, Harbi quitta le pays pour se doter à l'étranger des
moyens d'y revenir. Puis, un jour, en 1961, la nouvelle tomba, fendant le
coeur aux derniers fidèles. «Le Tigre est mort» disaient les colons.
Oui, Harbi était mort. Il s'était évanoui, sans laisser de traces, entre
les cieux sans fond et la méditerranée sans mémoire... Là-bas, quelque part
sur la Corne, l'océan las d'attendre rejeta des caisses d'armes sur le
rivage. Mais, projeté hors du temps, dans l'indéfini, le destinataire n'était
pas au rendez-vous...

37
61

VII

Je rentrai de l'école un mercredi soir, très malheureux : le maître avait


établi la liste des candidats pour l'examen d'entrée en 6ème (qui aurait
lieu le vendredi suivant) sur laquelle ne figurait pas mon nom. Il avait
rejeté mon acte de naissance de Borama et refusé de m'inscrire.
— Mais qu'as-tu aujourd'hui ? me demanda ma mère.
—Je ne suis pas autorisé à me présenter à l'examen, faute d'un acte
de naissance valable !...
Je baissais la tête, regardais dans ma main ce document épais, inutile
en ses trois langues (anglais, arabe et leur traduction en français) et,
pensant que vendredi je ne pourrais pas m'asseoir à la table des épreuves,
je ne pus m'empêcher de pleurer. Mon père se montra surpris, mécontent
de mon attitude. Peut-être ne saisissait-il pas toute l'importance que
j'attachais à l'entrée en 6ème...
En tout cas, il m'aimait bien. Lorsqu'il revenait du camp, le soir,
harnaché et suant comme un cheval, son premier geste était toujours
pour moi : une orange et une caresse affectueuse sur la tête. Puis je l'aidais
à se «débarrasser de son bât» comme disait ironiquement ma mère en
parlant de tout ce que, inhabituel dans le mode vestimentaire somali, il
portait sur lui : uniforme, casque, brodequins, ceinture, musette. Et,
une fois à l'aise, il secouait parfois la tête d'un air songeur, au sujet du «
combat sans issue entre la mer qui ne saurait reculer et le Français qui
ne pourrait renoncer» et dont la longue jetée du Héron était l'enjeu
constamment disputé. «Là, se sont épuisés les francs du Français ! » disait-
il avec un profond soupir.
Mon père s'était enrôlé pour la guerre 39/45 puis l'armistice avait rendu
sans objet l'embarquement vers l'Europe. Il s'était déclaré étranger et
conserva longtemps, volontairement, ce statut qui donnait droit,
croyait-on, aune pension plus substantielle que celle à laquelle pouvaient
prétendre les ressortissants français...
Nous montions, mon père et moi, dans le vieil escalier obscur et
grinçant de la Sûreté Générale. A peine entrés dans le bureau, alors que
mon père en uniforme après avoir salué était encore au
63

garde-à-vous, l'officier d'état civil, une «tête de chaîne penchée»,


rébarbatif et boiteux vint se planter devant lui, en pirouettant sur sa jambe
de bois, raide et pointue qui heurtait bruyamment le plancher, et
le gronda si fort dans une langue qu'il pouvait difficilement
comprendre et encore moins manipuler pour répondre, que je fus
consterné.
— Tu as dit que ton fils est né à Borama, et maintenant tu
déclares qu'il est né à Djibouti ! Qu'est-ce que c'est que ça ? tu te fous
de la gueule du monde ? hein ?...
Où donc avait-il jamais déclaré cela ? Il ne se souvenait pas... Mais le
Blanc avait la mémoire immuable des mots. Je m'en voulais pour mon père
parce que j'étais moi-même la cause de son humiliation. Je récitais
38
fébrilement en silence certains versets du Coran supposés conjurer le
danger. Monsieur K. se tut brusquement, retourna à son fauteuil en
dansant sur sa patte épouvantable et passa simplement au dossier
suivant. Nous n'avions plus qu'à sortir...
Puis mon père fit le nécessaire pour me « commander» un acte de
naissance à Borama, que le maître venait de refuser de prendre en
considération. Il n'y avait plus d'autre possibilité de «manoeuvre» pour
mes parents. Ma mère se taisait. Elle était désarmée. Le jour où le Blanc
avait posé une question dangereuse :
— Madame, votre enfant a un an de plus que votre mariage ;
comment cela se fait-il ? Ma mère avait eu le « bon réflexe » comme on dit.
— Oui, c'est exact, avait-elle répondu au Français. Avant de nous
marier officiellement mon époux et moi, nous vivions déjà
ensemble, aussi voyez-vous...
— Ah!...
Elle avait, par cette astuce intelligente au dépens de son honneur, assuré
une base juridique à mon existence en ville et à mon avenir. Mais,
aujourd'hui, elle se taisait, ne disait rien parce qu'elle ne pouvait rien
pour moi : le problème dépassait ses « ressources ». Elle me regardait les
yeux à demi-clos, se mordant intérieurement la lèvre comme sous le
pincement d'une douleur secrète à travers laquelle je percevais en
effigie sa peine pour moi.
Il n'est pas que Don Quichotte qui partit un matin à l'aventure. Le
lendemain, un jeudi où je n'avais pas classe, j'enfourchai ma
Rossinante, une vieille bicyclette sans garde-boue ni freins,
infatigable et fidèle que j'avais acquise une année où j'avais,
pendant les vacances, travaillé comme «Secrétaire» auprès d'un
vendeur de Kat et que ma mère devait condamner en rouant de coups
ses pattes rondes à cause d'un accident de circulation qui faillit me
coûter la vie et dans lequel, en vérité, la pauvre machine avait été
innocente.
Je me rendis à la Mairie. Beaucoup d'autres élèves aux prises avec
64

la même difficulté remplissaient la salle d'attente. Puis le


«Commandant de Cercle» sortit et annonça qu'il ne pourrait recevoir
ceux qui, munis d'une copie dérisoire de leur demande, avaient sollicité
un «Jugement supplétif» ; ils devaient attendre.
— Y a-t-il d'autres ?
— Oui, répondis-je.
— Où es-tu né ?
— A Borama.
— Entre.
Je lui tendis mon acte de naissance imposant qu'il feuilleta
attentivement. Monsieur L., très connu à Djibouti, était de ceux dont
l'action avait profondément marqué le pays ; l'administrateur
commando qui n'hésitait pas au besoin à intervenir physiquement et
avait régné d'un référendum à l'autre (de 1958 à 1967) durant une
décennie. Grand et droit, fort et hautain, il circulait dans sa voiture
originale, une land-rover avec, disait-on, une mitraillette sous le siège...
Je me rappelais un jour, il apparut sur le perron de la Mairie. Des
hommes, venus retirer leurs cartes pour des élections inutiles dont
l'issue, calculée d'avance, n'avait de secret que pour eux, s'étaient
massés en rangs serrés entre les barrières métalliques placées de
chaque côté de l'entrée principale. Monsieur L. regarda un moment les
mains sur les hanches ; puis, méprisant et brutal, il les repoussa
39
violemment des deux bras pour dégager l'escalier. Les hommes se
couchèrent en arrière les uns sur les autres comme un champ de blé sous
le vent et se redressèrent péniblement sans protester, reprenant leur
attente interminable dans une absurde patience. Que ne rentraient-ils
chez eux en disant « au diable vos cartes ! »
Monsieur L. n'était pas un enfant de choeur mais se trouva ce jour-
là dans une heureuse disposition à mon égard. Il téléphona à la Sûreté
Générale, à l'Enseignement. Certes le dossier à constituer comportait
un acte de naissance mais cette pièce ne devait pas nécessairement
être délivrée par les autorités djiboutiennes. Il mit observations, signature
et cachet et me rendit mon document en me conseillant d'aller voir mon
maître. 15h30. J'allai chez ce dernier, près de l'hôpital Peltier.
C'était la première fois que j'entrais dans une maison européenne :
une villa ombragée, entourée d'une large cour avec des bancs de fleurs
soigneusement taillées. Monsieur S. venait d'achever sa sieste. Il y
avait déjà là un ami de classe, c'était un arabe. Il possédait le précieux
acte de naissance mais était trop âgé pour pouvoir se présenter à
l'examen d'entrée en 6ème. Il en apportait maintenant un autre qui
lui attribuait l'âge requis. Monsieur S. le menaça d'appeler la police et
de le faire arrêter pour falsification de pièce d'identité. Il prit peur et
s'enfuit sans même
65

penser à son acte de naissance ! Quant à moi je me demandais :


comment pouvait-on s'offrir le luxe de les avoir à son choix, ces pièces
dont on avait du mal à obtenir seulement un exemplaire ?
Un jour, en tournant les pages de mon dictionnaire, je tombai sur le
nom d'une curieuse plante « carnivore » ! (la dionée). Cela me paraissait
étrange, car je ne voyais pas comment une plante pouvait courir,
pourchasser et mordre comme le ferait un lion par exemple, pour se
nourrir de chair ! Le matin, je n'eus même pas la patience d'attendre que
nous entrions en classe et demandai à Monsieur S. tandis que nous nous
mettions en rang :
— Monsieur, y a-t-il des plantes « carnivores » ?
— Oui, me dit-il en m'enfonçant la poitrine de son index dur, mais
ce n 'est pas dans le Coran !
Bien que je fusse musulman, je me sentis moins froissé dans ma
croyance que surpris par cette référence étrangère à la question et qui
me privait des explications passionnantes que j'avais espérées. De même
lorsque Monsieur S. lut les remarques en rouge du Commandant de
Cercle, il me dit :
— Bon ; mais tu n'auras pas de bourse, car la France n 'estplus la vache
à traire !...
Cela m'importait peu pour le moment. Ce qui me tenait surtout à
coeur, c'était de pouvoir poursuivre mes études. Je revins donc à l'Ecole
de la République où le Directeur m'inscrivit in extremis, sur la liste.
J'étais le dernier à y être porté, mais enfin j'y étais !
De retour à la maison ma mère me considéra tendrement avec cette
contraction adorable du menton où la satisfaction s'alliait à la fierté :
— Alors tu es content ?
— Oui, répondis-je; j'ajoutai aussitôt: mais maman, les
épreuves sont minutées, si vous n'avez pas fini à temps on vous
arrache la copie !...
Elle intervint auprès de mon père, lequel me prêta sa montre-
bracelet neuve et dorée. Je la plaçai à côté des affaires que j'avais
40
préparées et mises sur une chaise tout près de mon lit pour le matin.
Longtemps, dans la soirée, j'admirai ce bijou à la lumière vacillante de
la lampe à pétrole. Le mouvement de la trotteuse, infatigable, engagée
dans une course sans fin et toujours recommencée, avait quelque chose
de fascinant qui faisait rêver... Zéro en dictée était une note éliminatoire.
Dans la grande salle du Cours Complémentaire où nous subissions les
épreuves de français, nous avions une européenne et une dame de
couleur. La première commença la dictée. Elle avait une voix faible et
était enceinte, ce qui expliquait peut-être qu'elle se fût installée une
fois pour toutes au bureau et n'en bougeât plus ! Nous avions du mal à
saisir
66 .

ce qu'elle prononçait. Nous suions à grosses gouttes et nous nous jetions


des regards désespérés. Au fond de la salle où ma lettre O m'avait
relégué dans l'ordre alphabétique, je ne percevais que des «mots perdus
»!...
En passant dans les rangs, l'institutrice qui assurait la surveillance
constata que les élèves ne suivaient plus la maîtresse. Comme une armée
qui traîne et s'étire, se disperse dans les champs et les fossés derrière ses
chefs qui avancent toujours ! C'était le désastre ! Il fallait «réorganiser».
Alors, lentement, d'une voix haute et claire, elle relut en détachant les
syllabes. Ce fut comme une bouffée d'air qui nous décrispa. Quant à moi,
je retournai simplement ma feuille et pris le texte au verso sous la
relecture. J'avais, pour ainsi dire, accroché le train avec le petit doigt,
comme j'aurais pu le manquer d'aussi peu .'J'étais admis ; quand je voulus
rendre la montre à mon père, il me demanda :
— Tu es reçu ?
— Oui, père.
— Alors, tu peux la garder, je te la donne.
C'était pour moi le plus beau cadeau. L'entrée au Cours Complémentaire
signifiait pour moi une sorte de puberté intellectuelle qui se manifesta dès
lors dans ma conduite, ma manière de m'habiller!...

41
67

VIII
En I960, il y eut un grand événement historique. Le Somaliland (ex-
Somalie britannique) et la Somalie italienne accédajent à
l'indépendance à quelques jours d'intervalle et proclamèrent l'union
au 1e juillet. Du cap Gardafoui jusqu'à Diri-Dawa, de Wajer à
Djibouti, la nation Somalie était soulevée d'un immense espoir. A
Djibouti, dans l'avenue 26, où les maisons semblaient s'éterniser dans
un jeûne d'existence (les années passaient, revenaient et les trouvaient
toujours dans le même état de délabrement...), les hommes emmitouflés
de leurs turbans pour se protéger contre le vent de sable du Khamsin,
écoutaient attentifs et silencieux, l'oreille collée aux transistors. Quelques
femmes essuyaient des larmes ; le célèbre artiste Abdoullahi Qarshi
auteur de l'hymne national, chantait son œuvre :

«Les nations s'honorent de drapeaux différents Pur et


bleu est le nôtre, comme l'azur sans nuage, 0 mes frères,
aimez-le !
(...)
Ô, toi, belle et blanche étoile Toi dont le secours nous
fut si précieux Puisses-tu, de par le monde par la grâce
divine, Jouir à jamais de l'estime des humains !... » (...)
Les Amharas, incrédules et dédaigneux, affirmaient : le jour où les
Somalis seront indépendants, alors les «ânes auront poussé des cornes !
». En conséquence, on leur rendit l'ironie en poussant vers l'Ethiopie des
bourriques biscornues l...
A Djibouti, les colonialistes redoublèrent de vigilance, en renforçant la
surveillance des frontières du côté de Loyada (frontière avec la Somalie).
La naissance de la jeune république devait leur fournir un bouc émissaire
pour nier, réprimer toutes revendications, dès lors toujours fomentées de
Mogadiscio... Pourtant en 1961, se déroulèrent des manifestations
massives mais pacifiques sous la
69

Direction du Parti Mouvement Populaire, à l'occasion de la visite de Robert


Lecourt (8). Les habitants confiants en la France exprimèrent leur désir au «
messager » de la Métropole sollicitant sagement une évolution vers la
Communauté. Mais Robert Lecourt s'est réjoui du berger qui, dans le nord
du pays, avait couvert un marathon (c'est à peine s'il n'était pas mort à
l'arrivée!...) pour lui dire «vive la France ! ». Et pour toute réponse, il
nous renvoya, par-dessus l'épaule, de l'avion qui l'emportait vers la
France, quelques sacs de dourah que nous, reçûmes secs sur la panse et qui
nous coupèrent net l'appétit... EH bien, qu'allait-on faire maintenant dans
l'avenir ? La question demeurait...
Bientôt mon père tomba malade, j'allai lui rendre visite à l'hôpital.
Il se débattait dans des draps blancs dont l'éclat répandait quelque chose de
sinistre.
— « Si mon heure arrive, me dit-il, dans un moment de répit, la maison
appartient à vous quatre (c'est-à-dire mes trois frères et soeurs et moi) ;
42
vous aurez chacun un pilier... »
J'étais ému. Heureusement, mon père survécut à l'opération. Mais il
fut réformé avec une pension temporaire très insuffisante.
Au bout de treize années et demi de service, il finissait comme l"e
classe... Je me révoltais contre ce grade qui me semblait plus une marque
de mépris qu'un insigne d'honneur. Si mauvais soldat que l'on fût, tout de
même après tant d'années, cela me paraissait injuste! «Si ton père avait
été seulement caporal, pensais-je, peut-être ne serait-il pas tombé malade
; et tu aurais pu continuer tes études sans avoir à affronter tous ces
problèmes matériels et moraux douloureux ». Ce fut une année de misère
: pas de bourse pour moi, car j'étais « étranger» ; pas de solde pour mon père,
car il était réformé ; et pas de pension car celle-ci traînait encore dans les
paperasses en métropole. Nous n'avions aucune ressource ; mais,
heureusement, un gîte. Au moins, on ne nous jetait pas dehors étaler
notre pauvreté dans les rues, faute de loyer. Ma mère luttait comme elle
pouvait pour notre survie en essyant de ménager son honneur et surtout ma
fierté. J'étais déjà ce grand garçon auquel elle aurait voulu, si cela eût
dépendu d'elle, offrir une vie meilleure ou du moins cacher la misère
familiale. Aussi, ne fut-elle pas surprise, mais plutôt soulagée, lorsque je
décidai d'aller poursuivre mes études, ailleurs, et de ne revenir qu'une fois
celles-ci achevées pour aider les «survivants»...
Entre temps, mon père avait obtenu ses pièces d'identité française ;
ma situation était donc régularisée et j'ai pu poser ma candidature pour
l'un des trois postes d'enfants de troupe accordés au pays.
Le Palais du Gouverneur, blanc et plongé dans la verdure au bord de la
mer, ressemblait à un grand bateau, sorti de l'océan, qui eût 70

accosté le rivage. Il ressemblait à une énorme ancre qui maintenait la


C.F.S. (Côte Française des Somalis) dans un passé immuable.
Je portai mon dossier au secrétariat-général. Le fonctionnaire
français le reçut de mauvaise grâce en grognant :
«Toujours des Gadabourcy ! ». Les Français étaient toujours des
Français, sans plus ; tandis que nous, nous étions toujours étiquetés de
telle ou telle tribu. D'ailleurs, précisément cette année-la, j'étais parvenu
à une résolution ferme et définitive au sujet du tribalisme : un oncle à moi
se livra à des propos désobligeants vis-à-vis d'une autre tribu, lors d'une
réunion chez lui, «entre cousins», et sans soupçonner d'oreille
indiscrète. Il se montra furieux lorsqu'il apprit qu'un élément de ladite
tribu était présent et s'en prit violemment (mais trop tard...) à celui qui
avait eu l'imprudence d'amener avec lui un compagnon étranger et
commis la négligence coupable de ne l'en avoir pas prévenu. A partir de
ce jour, je décidai de ne jamais m'enquérir de l'appartenance tribale de
qui que ce soit pour parler toujours correctement et n'avoir pas à tenir
un langage différent selon les auditeurs. Et voilà qu'on vous rappelait
constamment la vôtre, façon de vous inviter à préciser celle d'autrui...
La nuit de mon départ pour Madagascar (où nous allions à l'Ecole
militaire), des rafles faisaient rage dans la ville. Un convoi de camions freina
brutalement à l'avenue 26 ; les gendarmes se jetèrent, avec des bruits de
botte et des aboiements de chiens, sur les gens qui prenaient l'air,
conversaient ou mangeaient paisiblement dans les restaurants. On se
saisit de tout le monde ; on les entassa comme des sardines dans les
véhicules. Je me tenais habillé de mon costume de voyage sur le trottoir
avec quelques amis ; ceux-ci disparurent en un clin d'œil dans les ruelles
obscures. Je demeurai à ma place et fus naturellement «ramassé». Je ne
fus relâché que quelques instants avant le décollage...
43
J'eus ainsi mon baptême de l'air. Je fus impressionné par l'intérieur
duveteux de l'appareil, le tuyau d'échappement, artistement aménagé
dans l'aile et d'où sortait un ouragan rouge de feu, pareil au cratère d'un
volcan ; par la beauté extraordinaire de l'hôtesse grande, mince et
blonde aux yeux pers qui m'offrit, avec un sourire ravissant, un jus de
fruit tandis que, perdu dans mon admiration, j'emprisonnais ses doigts
effilés et doux entre ma main et le gobelet en plastique !
Le jour se levait dans les nues, sous le bleu du ciel, au-dessus de l'opale
immense de la mer, parmi de gros nuages laiteux immobiles et semblables
à des célestes dolmens en l'honneur de Zeus et dont le soleil, rosé
éblouissante posée en bas sur l'océan, sertissait les contours
harmonieux d'une frange lumineuse et dorée. C'était un réveil dans
l'univers des rêves, la fraîcheur éthérée des premiers jours du monde...
71

Je découvrais Madagascar, île verte et rouge, et pleine de vent...


Nous marchions à travers la ville, en uniforme, à la file indienne. Puis
un petit bonhomme malgache chez qui nos traits physiques reconnus
ravivaient la nostalgie pour notre pays s'approcha de nous :
— Vous êtes Somalis ?
— Oui.
— Venez, je vous offre à boire.
Il nous informa qu'il fut le secrétaire personnel de Harbi et nous parla
longuement, avec émotion, de ce dernier : « Harbi était certain de pouvoir
en une nuit s'emparer de la ville de Djibouti, de neutraliser les colons
locaux. Mais qui, demandait-il désespéré, me protégera des armées qui
viendront alors de France ? »
Naturellement, personne...
Au lycée civil où nous allions, je guettais fiévreusement les heures de
français qui mettaient longtemps à revenir. Nous avions comme
professeur une dame qui me semblait comblée de tous les dons : belle
et aimable, d'une admirable aptitude pédagogique ; je la tenais toute
entière dans mon champ audio-visuel, pour ne rien laisser échapper
d'une présence esthétique et enrichissante.
Puis, ce fut comme une fenêtre, ouverte sur le passé terrifiant de ma
race le jour où, découvrant pour la première fois l'esclavage, je tombai
sur un texte inoubliable intitulé : « le Capitaine blanc et le Chef noir*.
Le négrier apportait de la pacotille d'Europe et rechargeait sur la côte
Ouest (de l'Afrique) sa « cargaison d'ébène ». Le Chef, infâme, se
chargeait de pourchasser ses congénères capturant le gibier sur le
continent. Un jour, le Capitaine vint. Il voulait cent esclaves. Le Noir
fit sortir des étables un troupeau d'hommes, de femmes et d'enfants
humiliés et chargés de chaînes. Le Blanc, penché sur la passerelle, comptait.
Par malheur, il n'y en eut que quatre-vint-dix-neuf. « II me faut le
centième ! » hurla le Capitaine. Le fournisseur rechercha, racla ses enclos,
n'y trouva rien, puis revint :
— J'en ai pas ; tu l'auras la prochaine fois !
Alors le capitaine, qui avait un sens plus aigu de la comptabilité et une
piètre estime de son partenaire, le prit sans procès par le col et, tout chef
qu'il fut, il compléta le nombre. Je lui en étais presque reconnaissant :
il vendait ses frères de race pour en tirer une fierté et une richesse
ignominieuse ; il méritait un sort pire !
A la fin de l'année scolaire nous reçûmes au camp la visite du
ministre malgache de l'Education Nationale. S'adressant à nous, futurs
soldats, il nous tint un discours qui comportait cet heureux paradoxe : «
44
défendre son pays peut-être autre que la guerre ». Eh oui, le fusil n'était
pas, contrairement à ce que nous pouvions croire, le seul moyen de
protéger sa patrie. La faim, la maladie, l'ignorance

72

constituaient à leur manière des agressions, des invasions permanentes


et plus dangereuses. Nombreux furent alors les petits malgaches qui
se portèrent volontaires pour la Campagne d'alphabétisation lancée
par le Gouvernement...
Quant à nous, un incident malheureux dont un de nos compatriotes
avait été victime mit fin à notre séjour dans l'île. Dans l'avion qui nous
ramenait à Djibouti un légionnaire « défroqué » (il rentrait en Europe)
nous racontait que l'on peignait les tanks et avions français aux
couleurs malgaches pour l'anniversaire de l'Indépendance, afin que la
foule acclamât Tsiranana et que, tout de suite après le défilé, on
grattait les appareils dans les garages... De la sorte, une fois l'an, les
Malgaches avaient une armée d'un jour...

73

45
IX

De retour à Djibouti, où nous devions passer une année avant de


repartir pour la France, je retrouvai ma famille avec son lot inséparable
de misère. Le samedi soir, je venais visiter notre maison où ma mère
m'accueillait de son mieux en s'efforçant de me dissimuler notre
détresse. Mais, dans la pièce faiblement éclairée, je savais que mes frères
et soeurs se roulaient sur les nattes de tristesse et de faim. Tout à coup, j '
avais honte. Honte de m ' être gavé, moi, à la popote de la caserne, d'avoir le
ventre plein. J'avais envie de vomir... Unsoir, j'entrai àla maison. Mon petit
frère était mort. Ma mère, assise au fond, sur le lit, pleurait en silence, pour
elle-même, le petit corps enveloppé et posé à côté d ' elle, raide et droit, dans
un dernier adieu de douleur. Je m'agenouillai devant elle et voulant la
consoler :
— Calme-toi maman. Pourquoi pleures-tu ? Tu n'as rien payé pour
l'avoir...
Ma mère se tut brusquement comme sous le choc, releva lentement
la tête et fixa sur moi un regard calme et profond où je lus tout à la fois
sa douleur et ma maladresse. Plus que l'argent, c'était sa chair arrachée,
cet enfant qu'elle perdait... Je décidai de démissionner de mon statut
d'enfant de troupe pour aider mes parents. Travailler s'imposait à moi
comme une tentative de sauvetage. Je me sentais si pessimiste, révolté
par les conditions d'existence intolérables des miens.
Le BEPC achevait une première étape dans mes études interrompues
par les circonstances et coïncidait avec une réflexion générale sur la vie.
A la dissertation de français, je traitai le sujet suivant qui revêtait une
signification particulière relativement à mon expérience : « Chaque
enfance a ses moments de bonheur ; dîtes les vôtres et pourquoi ». Ces
moments se situaient pour moi à l'époque où la vie ne m'offrait encore
que des agréments, me dérobant les déplaisirs, les angoisses, les drames
réservés à l'avenir ; et où, trop jeune encore pour me voir confier quelque
chose ou aller à l'école, je passais mon temps à manger, dormir et jouer ; à
recevoir des cadeaux les jours de fête et où tout le monde se montrait gentil
à
75

mon égard. Ces instants étaient maintenant bien loin et fuyaient


comme des lueurs palpitantes au fond du passé...
Ma contribution financière améliorait sensiblement la situation
matérielle de la famille, mais ne résolvait pas tous les problèmes.
Comme en pareil cas, lorsque trop de besoins se présentent pour les
ressources limitées dont on dispose, mes parents exprimèrent des
points de vue différents quant à l'utilisation de mon salaire. Déçu et
quelque peu irrité, je jetai ma paye sur la table, devant mon père et ma
mère en leur laissant pour ainsi dire le soin de « se débrouiller avec ».
Ce fut pour ma mère l'occasion de m'administrer sa dernière leçon :
— N'est-ce pas que tu as su gagner cet argent ?
— Oui, maman.
— Eh bien, quand on sait gagner son argent il faut aussi savoir s'en
servir. Reprends-le ! C'est toi qui le répartiras, qui donneras ce qu'il
46
faut pour la maison, pour tes parents et penseras aussi à ton avenir
d'homme en mettant quelque chose de côté !...
Elle était péremptoire. J'hésitais, confus, mais reconnaissant. Je
voulais esquiver, par une attitude infantile de fuite, une responsabilité
qui m'incombait. Ma mère me rejeta ma besace sur le dos ; car assumer,
c'est porter un poids. J'eus dès lors la charge de gérer le budget
familial...
1963. Enfant de troupe en 3ème. On nous demandait à la
dissertation de français d'indiquer celui qui, parmi les personnages
historiques étudiés, jouissait de nos préférences et d'en fournir les
raisons. Je retenais Cavour. Je comparais les provinces romaines
désunies à ses quatre membres enchaînés, lui-même représentant la tête.
Il désirait libérer, unifier la péninsule, sa patrie bien-aimée. La situation
d'alors de l'Italie offrait des analogies frappantes avec celle, actuelle,
de la nation Somalie, divisée arbitrairement, écartelée entre plusieurs
puissances. Elle m'inspirait la vive admiration que je nourrissais alors
pour l'homme d'Etat romain qui avait su, avec courage et lucidité,
rendre son intégrité et son unité à l'Italie ; chose à laquelle aspiraient les
Somalis mais dont ils étaient encore bien loin... Quel ne fut pas alors
mon étonnement le jour où, fouillant dans la vieille bibliothèque
désaffectée qui nous servait, à la caserne, de salle d'étude, et
recherchant une voie d'accès rapide à une Ecole d'Officiers, je
tombai sur une revue militaire d'Etudes politiques où l'on affirmait
textuellement que la «présence de la France en Côte des Somalis était
un rempart à une Grande Somalie... ». Dès lors cette présence prenait
une coloration différente: par-delà l'écrasante oppression locale, elle
visait à d'autres objectifs bien plus inquiétants...
La situation du pays avait d'ailleurs sérieusement empiré. En 1962,
le Parti Mouvement Populaire (le P.M.P.), qui avait déjà
76

mobilisé la population l'année précédente et dont l'assise populaire ne


faisait que s'élargir, avait emporté les élections tendant à désigner le
représentant du Territoire à l'Assemblée Nationale française. Son
candidat, Moussa Ahmed Idris, avait été élu. Les élections à
l'Assemblée Territoriale devaient avoir lieu en 1963. La victoire du
P.M.P. ne faisait pas de doute. Les dirigeants du Parti songeaient déjà
à la procédure qui, à l'Assemblée Territoriale, leur permettrait de
débloquer le statu quo et au nouveau Gouvernement à mettre en place
pour préparer le pays à évoluer vers l'indépendance. Mais c'était
oublier que le colonialisme avait plus d'un tour dans son sac : aux
leaders du P.M.P. il coupa l'herbe sous les pieds en substituant les
circonscriptions au système de liste unique et du scrutin majoritaire.
Le P.M.P. se retrouva « minoritaire »...
On entend parfois des affirmations selon lesquelles la France
n'aurait jamais eu de politique coloniale cohérente. Cela est faux, du
moins en ce qui nous concerne. S'agissant de la C.F.S. elle conçut et
appliqua avec méthode une stratégie politique qui, dans sa rigueur
logique, relève presque de la géométrie et porta pleinement ses fruits
au bout de 20 ans...
Quel était, en effet, le problème du colonialisme? Le
pansomalisme. Cette idéologie se décomposait en ses deux éléments
constitutifs :
a) d'abord la libération des territoires Somalis sous tutelle étrangère
;
47
b) l'Union avec la mère-patrie dont un noyau s'était déjà formé
avec la naissance en I960 de la République de Somalie.
Pour y faire face, le colonialisme procédera par trois étapes sur le
plan intérieur :
1) Faire en sorte que le nationalisme somali n'ait pas de prise sur la
population. Il fallait par conséquent briser V unité de la Communauté
Somalie, le sentiment de son appartenance à la nation Somalie et la
réduire politiquement minoritaire. Ainsi, l'Administration coloniale
distinguera parmi les somalis vivants dans le pays en issas et non-
issas. Aux premiers, il fallait faire accepter qu'ils n'étaient pas
somalis ; aux seconds, par contre, imposer leur origine Somalie pour
pouvoir les déclarer « allogènes », c'est-à-dire « étrangers », suspects et «
citoyens de second ordre » ! Les issas, quant à eux, devaient s'estimer
heureux puisqu'en récompense, on les instituait co-propriétaires du
Territoire avec les afars !
L'ensemble des accords en la matière furent signés à Arta (9) où les
issas furent censés renier leur origine naturelle et réelle en confessant
le péché de s'être sentis un moment (rien qu'un moment !) somalis ;
ils acceptèrent ainsi, pour eux-mêmes et pour la
77

Communauté Somalie, une position politique inférieure et minoritaire


dans l'Assemblée Territoriale «élue» en 1963. Deux hommes jouèrent
un rôle éminent dans cette triste affaire: M. Kamyl, alors Sénateur,
qui donna son nom à la nouvelle loi électorale (la « loi Kamyl ») du côté
Afar ; M. Gouled, alors ministre du côté Issa.
2) Faire disparaître la référence Somali dans l'appellation du pays ;
ce qui fut fait en 1967 après l'infâme « référendum » ; la Côte Française
des Somalis devenait le T.F.A.I. (Territoire Français des Afars et des
Issas) ; dénomination qui dégénéra, par une amère ironie populaire, en
« Territoire Fantoche des Anes et des Ignorants »!...
3) Accentuer le particularisme afar: pour les éloigner d'autant des
somalis. Puisque ces derniers se trouvaient contaminés par les germes
de \ indépendance et du pansomalisme. L'Administration Coloniale
redécouvrait à point nommé les afars délaissés jusqu'à présent dans le
nord. Elle les proclama subitement majoritaires et sur le plan
psychologique, leur inventa même la fameuse «Grande Afarie»: juste
pour l'opposer à la «Grande Somalie» (on avait le sens de la symétrie,
chez les Colons !). Pour s'être laissés embarquer dans cette illusion où ils
n'étaient en fait qu'un pur jouet, les afars se retrouvèrent du jour au
lendemain, les « fesses dans la poussière » et ils sont loin encore de sortir
du dédale...
Sur le plan régional, une Sainte Alliance unissait Paris, Addis-Abeba
et Nairobi contre le mouvement pansomalien. Mais, d'autre part, il fallait
découvrir un mécanisme qui permît d'arc-bouter l'une contre l'autre la
Somalie et l'Ethiopie : afin de neutraliser la poussée de la première
vers la CFS. Et l'on trouva l'astuce : puisque la «revendication» de la
République de Somalie se basait sur la communauté de sang, sur un lien
affectif, il fallait inciter l'Ethiopie à mettre en avant un lien économique
donc vital, avec Djibouti...
Le reste : renforcement progressif des forces de l'ordre, maintien
délibéré du sous-développement, obscurantisme, etc. n'était qu'affaire
de routine...
«Côte Française des Somalis», «Territoire Français des Afars» (10),
« Territoire Français des Afars et des Issas» (11), «Territoire de Djibouti »
48
(12), cette riche nomenclature devait aboutir en 1977 à la République
(apatride du Pays) de Djibouti*... La nation d'abord, la tribu ensuite,
une ville à la fin : c'était la généalogie d'un peuple, l'évolution historique
réifiante de sa personnalité et de son identité... Et le tout scellé d'un
cachet : Gouled, garant et produit ambigu de toutes ces contradictions
;...
J'avais obtenu le BEPC en juin 1963. Depuis juillet, je travaillais à
l'hôpital comme infirmier. J'étais premier au concours de

78

recrutement et à l'examen de fin de stage. Le Docteur D., médecin chef,


me convoqua. Il m'exprima d'abord sa satisfaction et m'encouragea à
poursuivre des études médicales que j'étais, selon lui, susceptible
d'entreprendre. «J'en ai parlé au Gouverneur dont je suis le médecin
personnel. Je vous conseille d'agir également de votre côté». Il fallait,
je l'avais compris, l'indispensable coup de pouce, piston par le député
de la tribu. Il était justement, hospitalisé aux Post-opérés pour un
furoncle aux fesses. Il fallait évidemment se soumettre d'abord à lui
pour accéder à la faveur d'être introduit dans la sphère supérieure de
son patron. L'Administration coloniale ménageait par ce moyen un
appui politique artificiel pour le «collabo» et ses créatures secondaires.
Mais je pensais que si je méritais quelque chose par mes qualités ou mon
travail, on devait me l'accorder sans que j'eusse à faire de courbettes
; ce que je tenais en outre comme une trahison vis-à-vis de mes deux
camarades qui venaient tout juste après moi dans le classement. On
n'en fit rien. Je laissai tomber. Il en fut de même pour ma réussite au
Concours de recrutement d'Infirmier Diplômé d'Etat où je me situais
également en tête des candidats admis. Ceux des fonctionnaires qui
jouissaient de la bienveillance des autorités coloniales et de leur
«auxiliaire», le Collabo, percevaient leurs émoluments mensuels
durant les stages en métropole. On me proposait seulement une bourse
qui me suffisait à peine et ne me permettrait pas d'assister ma famille
dont j'étais désormais le seul soutien. Je me disais que si je devais
l'abandonner provisoirement, ce serait pour un projet qui en vaudrait la
peine : faire des études de médecine. Je désirais en effet devenir
médecin, comme Lebras, jeune docteur sympathique et doué, à peine
plus âgé que moi et dont j'étais l'assistant technique. La médecine
permettait de soulager directement et individuellement une souffrance
humaine. Noble et sacré, son exercice me paraissait presqu'un sacerdoce.
Arta avait été un coup dur pour le pays. Je me sentais encerclé, englué
dans un avenir assiégé et bouché. Il n'existait qu'une seule et difficile
issue à cette existence souterraine ; une petite ouverture vers le monde, la
liberté et l'épanouissement intellectuel : le bac. Je décidai donc de tenter ce
que j'appelais « la trouée du bac ». Réussir dans les conditions sociales
et politiques d'alors constituait une performance. Résolu d'y consacrer
toute mon énergie, de demander éventuellement un congé de longue
durée l'année de l'examen, je reprenais mes études avec le CNTE
d'abord, au lycée ensuite. J'y allais le matin pour me rendre ensuite à
pied à l'hôpital Peltier et commencer là-bas, à midi, mon travail qui
durait jusqu'à' 20 heures.
Lorsque, dans mes cours par correspondance, l'Instruction
Civique m'apporta la Déclaration des Droits de l'Homme, ce fut
79

49
pour moi comme un oracle subit, une violente commotion cérébrale qui
me mit en transe. Mane sublime, le message me tombait dans les mains,
comme un lambeau de liberté, brûlant d'humanité et de vie. Tel un
homme altéré, je me jetais avidement sur cette eau pure et fraîche. J'en
apprenais fiévreusement les articles par coeur comme si je pouvais par là
même me les octroyer. Dans quel désert aride la grande source qui avait
jailli là-bas à Paris «pour tous les hommes» s'était-elle perdue pour nous
laisser dans la soif et la nuit ? Dans quel océan de ténèbres la lumière
s'était-elle absorbée ? Où était cette Histoire de vérité ? de dignité et
d'audace ? Cette histoire où les hommes arrachaient à eux-mêmes dans
le feu leur propre humanité pour l'offrir, la révéler généreusement aux
humains ? Où ? Où était-elle m'écriai-je cette histoire la vraie,
soupçonnée, recherchée, cachée qui m'excluait de ses registres et se
reflétait dans ma vie par l'envers de sa réalité? L'introduction du
Professeur s'adressait évidemment aux petits français, mais elle était pour
moi tout à la fois une vérité cruelle et une invitation au sacrifice où la
liberté s'échangeait avec la mort: «ces droits qui vous semblent
aujourd'hui si naturels, vos arrières grands-pères durent les payer de leur
vie...» et, ajoutait-il «aujourd'hui encore, des centaines de millions de
par le monde en sont privés... ». Je me comptais, je me sentais comme
un petit point rouge et douloureux dans cette humanité innombrable,
déshéritée et malheureuse, accablée sous le poids d'une vie ingrate, qui
servait de pavé au Progrès et traînait à la remorque, à demi-morte derrière
le char implacable de l'Histoire... On nous barricadait les possibilités,
on nous limitait l'existence comme aux poissons dans une mare...
Hôpital Peltier. J'étais chef de poste. A midi, on apporta pour le
Directeur de la Santé un exemplaire du Plan quinquennal rétabli par
l'Administration coloniale. Je le feuilletai «clandestinement» par
curiosité en commençant par le secteur qui revêtait à mes yeux la plus
grande importance : l'Enseignement. On y lisait en toutes lettres que
la scolarisation ne saurait « dépasser 14 %, pour ne pas bouleverser les
structures sociales...» La colère, la crispation m'empêchèrent de
parcourir le reste, d'ailleurs à l'avenant...
Pour une fois nous avions au lycée un proviseur qui désirait faire oeuvre
utile. Constatant que les élèves originaires du pays allaient rarement au-
delà du Brevet en raison des difficultés financières, il proposa de tripler
la bourse pour ceux d'entre eux qui voulaient poursuivre de longues
études et préparer une carrière professorale. Ils touchaient ainsi presqu'un
salaire de fonctionnaire. Aux autres, plus pressés, il conseilla des
orientations professionnelles. Par ces nouvelles perspectives
encourageantes, le proviseur conférait un sens et un avenir à nos études.
Bien d'anciens élèves songeaient déjà à revenir au lycée reprendre des
études suspendues sous la contrainte 80

des nécessités. Le Ministre de l'Enseignement d'alors, un certain


Hassan Gouled, expulsa le Proviseur H. et les professeurs qui
partageaient les mêmes idées...
Les élèves de ma classe exécutaient en plein air, dans la large cour du
lycée, des mouvements sous la direction du professeur d'EPS. J'attendais
le cours suivant. A la fin de la séance, un jeune camarade français vint vers
moi. Il était torse nu et, contractant le biceps, me donna gentiment un
coup d'épaule :
— Hein ? Omar, nous, on se défend !...
— Non, répondis-je, c'est l'ombre de Napoléon qui te défend. Moi,
je suis orphelin...
50
Cultiver ma beauté physique ne m'était pas indifférent mais
d'importance secondaire pour moi qui me débattais dans d'autres
problèmes : du pain pour ma famille, un peu de lumière pour moi...
Tandis que R. et ses camarades venaient au lycée, heureux, en voiture...
Sur mon chemin vers l'hôpital, portant mon cartable chargé où j'avais
mis tous mes livres (étant de garde !e soir, pour revenir directement au
lycée, demain matin) je pensais à Diderot : « la liberté est un présent du
ciel et chacun a le droit d'en jouir... ». Je me rappelais la peinture du
penseur dans le Bordas : assis dans son cabinet de travail, drapé dans un
beau manteau rouge, la plume à la main, le visage franc et confiant tourné
vers l'avenir... Diderot avait été le « Chef des Philosophes ». Il avait lutté
pendant vingt ans contre l'absolutisme et l'arbitraire du pouvoir royal,
contre la misère et le mépris du peuple, contre les forces obscures de la
déraison et de l'ignorance... Quel bel exemple de courage, de lucidité et
d'amour de liberté ! Diderot devenait pour moi un idéal. Rousseau,
pathétique et généreux, m'apportait une idée d'une autre dimension,
mais complémentaire pourtant ; il mettait les hommes en garde contre
l'égoïsme, l'instinct d'appropriation hypertrophié et dangereux, contre la
sauvagerie possessive et rendait la planète à tous ceux qui y vivent : «
Vous êtes perdus si vous oubliez que la terre n'est à personne et que
les fruits sont à tous!...». Mais l'opprimé, dépouillé, était un apatride à
qui on avait pris jusqu'à sa patrie ! Il planait sur la planète ! sur le bien et
le bonheur ! C'était un fantôme d'homme, un «vagabond», un exilé de
l'existence !...
Le professeur d'histoire avait parlé du Capital tn termes élogieux qui
excitaient mon admiration pour son auteur : « pour écrire le Capital,
avait-elle affirmé, il faut être philosophe, historien, économiste et,
naturellement, écrivain... ». Je désirais m'absorber immédiatement dans
cette oeuvre de génie. Mais où la trouver ? Je goûtais à l'art, aux
émotions du coeur, aux frissons de la vie avec Chateaubriand et
Baudelaire. Salammbô, mon premier roman lu en classe de première, me
procura des heures de délices et me laissa des souvenirs grandioses de
Carthage. Les nubiens, écrivait Flaubert,
81

étaient venus participer au conflit en dansant avec comme bannière


une « queue de vache » et portant innocemment au cou des pierres
précieuses qui auraient pu « acheter des royaumes »!...

On amena un enfant en bas âge dans la salle d'urgence. Inerte et


froid, on le tenait pour mort. J'appelai le médecin de garde, le
Docteur Lebras, qui vint instamment comme d'habitude. Il l'examina,
fit sortir la mère qui continua à pleurer dehors. Ensuite, avec la paume
de sa main droite, il se mit à pomper sur la petite poitrine qui
s'enfonçait, se déformait et se relevait comme un ballon. Le petit
corps flasque nous parut torturé, le médecin peinant toujours,
désespérément, en silence. Tout à coup, le minuscule moteur de la
vie commença à démarrer. Le pouls battit, d'abord faiblement, puis
de plus en plus fort et régulier. Les membres, le corps se ranimaient,
l'enfant se mit à geindre. Il avait été victime d'un arrêt cardiaque, le
docteur lui avait fait un massage méthodique et persévérant. C'était un
miracle ! Infirmiers, brancardiers, nous restions ébahis, médusés par
l'acte. La mère, quand elle fut autorisée à entrer n'en croyait pas ses
yeux : son enfant vivait! Le médecin avait retenu cette vie au bord
du néant, comme on rattrape de justesse un objet fragile qui tombe...
51
Nous étions devant la Salle d'Urgence à parler de la science, de la
compétence du médecin qui allait à son domicile dans l'hôpital, du
bonheur de la mère... « Dieu seul est maître de la vie et de la mort »
croyions-nous. Oui, mais l'homme peut parfois glisser opportu-
nément sa main sous celle de Dieu... Puis, un monsieur, grand et
musclé, en tenue hippique s'avança vers nous. C'était le représentant
du Territoire dans la «Haute Assemblée métropolitaine», le
«Sénateur». Une fois l'an, il allait ânonner là-bas un misérable petit
speech préfabriqué. Le reste du temps, il enfourchait chevaux et nana.
Périodiquement on lui assurait les voix nécessaires sur la misère et la
mort des électeurs (dans les simulacres de scrutin). Ensuite, on le
propulsait au sommet de la Tour Eiffel d'où il atterrissait en chute
libre dans le Sénat. C'était un playboy hors de propos, une espèce
d'épouvantail moral dans l'atmosphère de tragédie générale. Un
«imbécile heureux» comme disait, sarcastique et lucide, un ami
d'enfance...
— Je vais téléphoner, me dit-il, d'un air infatué avec l'intention
d'utiliser l'appareil de la salle d'urgence.
— Non, répondis-je sèchement.
Et pourquoi le lui permettrais-je quand on le refusait aux pauvres
gens venus à pied du fond des quartiers et qui sollicitaient seulement,
humblement, que l'on prévienne un proche du décès d'un des leurs à
l'hôpital ?
— Pourquoi non ? insista-t-il.
82

Enervé, je m'expliquais :
— Mais parce que vous, vous avez des pieds, vous avez des bottes, vous
avez une bagnole, vous avez chez vous le téléphone d'où vous pouvez
même appeler le Bon Dieu si ça vous plait !... Allez au Diable !
Ils se croyaient tout permis ces petits privilégiés du Colon qui
pullulaient et vivaient de son haleine comme les têtards dans l'eau.
L'autre jour, il y en avait un qui forçait la barrière, houspillait le portier
en dehors des heures de visite :
— Faut me laisser passer ! Je suis député, moi ! je veux aller voir
quelqu'un !
— Et ceux-là, dis-je, croyez-vous qu'ils vont danser là-dedans ? »
Hommes, femmes, enfants venus des quartiers étaient là depuis
des heures, avec un petit déjeuner refroidi. Les visites n'étaient
autorisées qu'avant ou après les heures de travail. Il me
menaça :
— Je vais voir le Directeur !
Cette tactique leur réussissait : en échange de leur serment de servile
allégeance. Je pensais «va à ton Directeur, Philistin ! ».

52
83

Faute de leaders (incarcérés), d'adhérents (apeurés), le P.M.P. frustré


de sa victoire légitime agonisait. Les manifestations populaires de 1961,
le triomphe aux élections à l'Assemblée Nationale (Française), tout
cela était déjà bien loin, oublié. Le peuple s'était dispersé comme un
troupeau de moutons effrayés. Chacun se terrait dans un trou, y enfonçait
la tête comme l'autruche laissant le cul en l'air et recevant tout de même
sa ration de coups. L'on s'abîmait dans le fatalisme religieux,
l'hébétude du kat, les divisions tribales intestines savamment
entretenues. C'était le désespoir, une atmosphère étouffante. Une vie
étale et figée, imperméable aux effets fertilisants du temps qui glissait
en surface...
Le soulagement venait d'ailleurs. Du cinéma, mon principal loisir,
un loisir formateur: «44jours à Pékin». Le massacre des Chinois par
milliers, chez eux. Poignante, la défaite de la reine Tseu-hi, vaincue et
présentée à la fin comme une sorcière : avec sa figure de vieille femme
toute ridée, ses longues griffes d'ogresse, tout son corps en loque
dépouillé de dignité et de parure, abandonnée seule dans son palais
piégé et détruit. Son sort me bouleversait. Derrière moi, des
compatriotes se moquaient d'elle. J'avais envie de leur hurler : « taisez-
vous, idiots ! Ne voyez-vous pas que c'est aussi votre reine ! »
Un fois rentré à la maison, je rédigeai une «lettre au Président Mao».
Je le remerciais d'avoir délivré le peuple chinois. Puis, l'ayant achevée,
je me rappelais qu'il faudrait la porter à la poste et que, probablement,
elle «ne passerait pas». Lorsque bien des années plus tard à l'occasion
de la visite de Pompidou en Chine je lisais sous la plume heureuse d'un
journaliste (du Monde?) : «La mère était tombée ivre au bord du
ruisseau ; Mao l'avait relevée, lavée et lui avait rendu sa dignité...»
l'image de Tseu-hi me revenait. Tseu-hi, dernière impératrice de
l'Empire du Milieu, humiliée puis réhabilitée par un digne fils par-delà
la tombe... Les paroles de Lawrence d'Arabie résonnaient longtemps
dans mon esprit, tombaient en cascade amplifiées et vibrantes, dans le
silence

métallique du désert, en ce crépuscule ensanglanté par un crime


fratricide : « Tant que vous vous tuerez entre tribus vous resterez un peuple
minime, barbare et sauvage ! »...
Messmer (13) vint. Il nous dit, satisfait et s'adressant à d'autres que
nous, bien sûr, que la puissance opérationnelle de la base militaire
(française) à Djibouti était de nature à décourager les velléités des
Etats limitrophes, en l'occurence, la Somalie. L'estomac sifflait ; le crâne
sonnait creux. Il nous fallait autre chose que le bruit des canons...
Billotte (14) suivit. Il flaira la poudre : nous sommes bien installés
ici, mais il serait dangereux de trop négliger les intérêts des populations
locales. Nous allongeâmes l'oreille. Elle se rétracta de lassitude ; rien ne
vint...
Et voilà que l'on annonçait l'arrivée prochaine du Grand Charles !
On jubilait de joie ! De Gaulle, le grand Dieu blanc et le Prophète de la
France ! Le Chef illustre ! le décolonisateur de l'Afrique ! Bref, de
53
Gaulle ! Oui, de Gaulle qui ne se paie pas de mensonges !
Lui, auquel on avait toujours criminellement caché notre sort ! Lui
qui avait le pouvoir magique de transformer radicalement nos vies !
Terre minuscule et malheureuse, voici le Messie ! Mets-toi debout !...
L'Administration locale s'inquiétait, multipliait les sondages,
mélangeait assurance et menace. La pâte froide et massive, molle et
informe du peuple se mettait à battre sourdement, à s'animer, se
gonfler sous l'effet d'un levain mystérieux et subit ; elle, que l'on croyait
morte ! crevée et cuite ! Les colons interrogeaient anxieusement leurs
agents: «Qu'est-ce qu'on fabrique en ville? hein ? ». Mais la ville
s'enfermait dans un silence têtu, se hérissait de paillettes et de maisons en
planches encore plus ridicules qu'à l'accoutumée à cacher ainsi leur
secret (elles ouvertes à tous vents ! Comédie ou quoi ?). De Gaulle, emporté
dans un voyage grandiose et aérien, fit un trou vertical à sa trajectoire
triomphale autour du monde. Il se posa à l'aéroport de Djibouti le 25
septembre 1966, au soir. Tous les habitants sortirent dans les rues, ils
s'étaient massés sur le trottoir du Boulevard de Gaulle jusqu'à
l'aéroport où une foule nombreuse s'était déjà réunie. On attendait, en
silence et bon ordre, dans le respect de soi et du visiteur prestigieux.
Puis, au sommet de l'escalier, ce de Gaulle, dernier des gaulois, géant
et Général, jaillit comme Jupiter. On déchira violemment la tenture
transparente des partisans épars du Collabo Aref (15) placés en
première ligne pour cacher les masses et farder la vérité. Ils se
débattirent bientôt dans le vide, les jambes en l'air, la tête en bas,
absorbés par la foule, piétines. Les gendarmes volèrent à leur
rescousse. On s'empoigna, «force de l'ordre» (vite débordée) et

86

foule ; on tira sabre au clair, sortant des milliers de pancartes et


banderoles de dessous les chemises, les robes ! En avant ! A l'assaut de la
liberté ! « Indépendance ! » « Indépendance totale et immédiate ! »... Un
manifestant courut, éperdu et poursuivi par les gendarmes, vers le
Général descendu de l'avion et, pathétique, supplia: «Papa, de Gaulle,
indépendance! S'il te plaît!... »
Ce fut de l'aéroport jusqu'au Palais du Gouverneur où devait se rendre
le cortège présidentiel une vaste clameur de bienvenue, d'appel pour
la liberté. Mais les coups se mirent à pleuvoir sur les manifestants. Alors
le taureau populaire, furieux, dressa la queue et donna, le regard fulminant
et soufflant la fournaise, de formidables coups de cornes ; submergeant,
saccageant tout comme un torrent. Il livrait bataille, accomplissant des
prodiges : contre les tanks, faute de roquettes, on lançait coca !... On visait
à la fronde pour répliquer au fusil !...
La ville africaine était pratiquement libérée. Cloisons tribales et peur
animale volaient en éclat sous le soubresaut d'audace et de dignité. La
croûte de désespoir, de résignation et de torpeur qui défigurait le
peuple tombait, secouée. Une fraternité chaleureuse, trépidante, la
conscience de la force collective extraordinaire, des dangers enivrants de
la liberté unissaient, fondaient les coeurs dans une même et puissante
volonté : s'émanciper! Crever le couvercle et se hisser hors de la cave !
Cesser d'être esclave et devenir hommes, enfin! Les murs hurlaient «la
liberté ou la mort!». Les colons rétorquaient, grinçant des dents « la
liberté, non. La mort, oui ! » en attendant leur heure, celle de la vengeance
sauvage. Ainsi devait commencer avec de Gaulle une décennie de
tragédie inutile et sanglante.
Le lendemain, le Général devait prononcer un discours dans l'après-
54
midi à la place Lagarde. Dès 13 heures, une foule dense, des milliers
d'hommes et de femmes s'y étaient rendus, impatients d'entendre les
paroles du Président qui entre temps faisait la sieste. Puis, tout à coup,
sans sommation, on chargea les habitants à la grenade et au fusil. Le
général avait, semblait-il, ordonné de «déblayer la place». La foule,
surprise, paniquée, balança un instant comme une lame de fond, puis
se répandit et s'engouffra dans les issues emportant barrières
métalliques, piétinant morts et blessés. L'énorme box dressé au milieu
de la place et d'où devait être prononcé le discours tant attendu, roula
comme une balle sur une mer démontée. Le Général n'avait pas mangé
la veille. Tirant (16) lui avait « servi un plat de serpent » si peu appétissant
! Notre danse macabre déparait son tableau de gloire. Espérait-on de lui
qu'il dît « bis »? Ah ! non ! « Déblayez !...»
Sur la place vide, une grosse femme, le visage tordu de douleur, se
dressait. Elle portait sur ses bras une jeune fille inconsciente à qui

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une jambe manquait. Après l'espoir, c'était l'offrande au Général. Mais


celui-ci passa impassible, pataugeant dans les flaques de sang, marchant
sur le tapis de sandales abandonnées... Là-bas, dans les quartiers, on
matraquait, on poursuivait le peuple ; on le cognait pour le contraindre
à se retirer dans ses taudis, comme un monstre dans son repaire obscur
et nauséabond. Le Général parla en son absence, à l'Assemblée où
s'étaient réunis, dociles et décorés, les hauts dignitaires de la Servitude.
A la vérité, nous aussi nous n'entendîmes rien de son discours. Un seul
mot nous eût suffi et ce mot manquait : « indépendance ! »
— Vous agitez n'importe comment, nous dit-il, des misérables bouts
d'étoffes couverts de gribouillage ! Exprimez-vous autrement ! Parlez
un autre langage ! Clair, que je comprenne !...»
Et comment n'y avions-nous pas pensé, cet autre langage, en effet?
De Gaulle partit pour l'Ethiopie. Billotte procéda à un «sondage» de
l'opinion publique dans la ville «autochtone». Au quartier n°5, où
j'étais l'interprète, il posa une question sensée :
—Je vois ce qui s'est passé, dit-il en faisant un signe de la main pour
éloigner l'hélicoptère qui tournait au-dessus de nous. Que faut-il faire
selon vous pour ramener le calme dans les esprits ?
Il y avait deux anciens combattants comme interlocuteurs. Le
premier, une tête ronde, lisse et oblongue adaptable à toutes
ouvertures, tourna ennuyeusement autour du pot. Monsieur A.J.,
impatient, l'évinça d'un geste irrité, s'assit sur la chaise devant le
ministre :
— Bon ! dit-il ; il ferma les yeux dans un bref moment de
recueillement et, se prenant la barbe abondante et dorée, baignée au
henné, il se montra clair et concis, allant tout de suite à l'essentiel :
— Mon Général, pour que le sang cesse de couler et que le calme
revienne dans la ville, il faut écarter immédiatement de la vie politique
du Territoire trois personnages qui sont la cause principale de cette situation
explosive : le sanguinaire Albert Shatdjian (17), le tyrannique Tirant et
l'exécrable Aref.
Mais comme toujours, il n'en fut rien. Il y a belle lurette que nous
avions appris à nous contenter de ces promesses éternellement démenties,
constamment, solennellement renouvelées...
55
Cependant, le peuple s'organisait. En quelques jours, toute la ville
devint P.M.P. Les adhérents s'inscrivaient par dizaines de milliers ;
les militants se relayaient jour et nuit au Siège. La population cotisait,
réunissait des dons, constituait des fonds pour financer l'action
libératrice du Parti. Une effervescence, une activité fébrile s'était
emparée de tous. Chacun se dévouait corps et âme à la cause commune.
Le coeur du peuple, engourdi dans un
88

long hibernage battait au rythme rapide de la vie revenue, s'éveillaft au


soleil radieux de l'amour et de la liberté...

89
56
XI

«Evidemment, j'éprouve moi-même des réserves, mais je propose


cependant de les accueillir au sein du Parti. Nous ne pouvons pas, en
effet, encourir dans l'avenir le reproche d'avoir entravé l'unité nationale
par notre intransigeance au cas où notre tentative de libération
n'aboutirait pas et où l'on ne manquerait pas alors de faire de notre
attitude actuelle la cause principale de l'échec populaire...» Moussa
Ahmed Idris, député du Territoire à l'Assemblée Nationale Française
concluait ainsi, calmement, après avoir écouté le Comité. Ceux qui, hier
encore, à la veille de l'arrivée du Général de Gaulle, comptaient parmi les
partisans fidèles, sinon distingués, du Collabo Aref ; qui eussent
bassement prodigué leurs éloges à ce dernier, vanté les bienfaits infinis de
la colonisation, si le peuple n'avait pas osé rompre le silence, ce temps
mort de sa vie, ceux-là frappaient maintenant à la porte du Parti. Leur
chef de file s'appelait Hassan Gouled. Isolé, après Arta, en mal de voix, il
avait été en 1963 marginalement élu aux abords d'Ambouli et constitué
Conseiller Territorial manu militari par les appelés de la Base aérienne
188... Comme il se doit (car la bêtise est rarement seule : elle a souvent sa
suite !...), il était à la tête d'un groupe de députés : ternes figures, diminués
ou débiles pour la plupart et dont il était lui-même, naturellement, l'astre
et la lumière des yeux... Déconsidérés par l'administration coloniale
(puisqu'ils ne jouissaient d'aucune prise sur les habitants), abandonnés,
méprisés par le peuple passé de l'« autre côté » de la barrière, ils flottaient
dans le vide, éprouvaient soudain la nostalgie des niasses. Ces messieurs
savaient à la vérité comment sauter d'un train à l'autre, en sens inverse
l...
Monsieur Moussa Ahmed, le Président du Parti, avait exprimé son
opinion ; il avait raison d'une certaine manière. Nous étions, nous les
jeunes, plus réticents. Mais nous approuvâmes la décision, à contre-coeur.
Que faire d'autre ? Le PMP devint ainsi une arche de Noé où
s'embarquèrent non seulement masses et véritables militants mais
aussi arrivistes, filous et traîtres. Gouled devint Secrétaire Général.
Autre personnalité «marquante», Idris Farah

91

Abane, qui alla souvent dans sa vie d'un camp à l'autre : élu sur la liste
P.M.P. en 1963, il avait déserté, retrouvait le peuple en 1966, devait
encore une fois de plus convoler avec Aref, revenir encore...
Quelle était pour le colon la manière la plus économique, la plus subtile
de saboter le mouvement des masses ! Lui donner une direction
choisie pour créer incohérence et confusion au moment critique...
L'explosion populaire avait surpris le colonialisme par sa puissance, sa
soudaineté. Après les premiers débordements, il mit rapidement au
point une stratégie, une tactique de torero : il développa sur tous les
plans, politique et militaire, intérieur et extérieur, des rets d'actions
conjuguées destinées à immobiliser, assommer le taureau...
«Nous avons créé le jour pour le labeur, la nuit pour le repos»
affirme Dieu dans le Coran. Le jour appartenait au colon et la nuit au
peuple. Mais voilà, le colon occupait également la nuit : couvre-feu !
Le peuple tirait sa force et sa confiance à se contempler dans sa puissance,
57
son courage. Dédoublé, il agissait et se regardait agir. Cela le rendait
encore plus fort ! Il fallait donc qu'il se perdît de vue ; que, dispersé et
débité en petits morceaux éparpillés, il disparût pour lui-même dans le
noir et la nuit ! dans le silence et la terreur ! Enterré !... Pas de lit ! On
couchait par terre, à plat ventre, une oreille en alerte et l'oeil ouvert.
Les balles chantaient et passaient au travers des paillettes, déchirant le
silence, comme des moustiques mortels. A 18 heures, jeeps et soldats
sillonnaient les rues ; les coups de feu commençaient ; on tressaillait
à chaque détonation. Pas de sommation. Toute silhouette formait cible
et chaque coup faisait mouche... Un élève rentrait en hâte, rasant les
murs. Soudain, il chancela, tomba sur le trottoir, ses bouquins en
coussin...
Une fille ouvrit prudemment la porte, passa la tête et regarda à
gauche, puis à droite ; les soldats, au bout de la rue, parlaient entre eux ;
elle courut, s'engouffra dans la porte voisine, la sienne. La sentinelle
se retourna ; elle l'avait à peine entrevue, n'eut pas le temps de viser.
Elle tira au jugé. Derrière l'abri fragile la fille, le flanc labouré, chavira.
Elle tourna sur elle-même lentement comme une toupie et tomba. Le bol
de lait qu'elle avait entre les mains dansa. Un nuage blanc, couronne
de pureté, plana sur elle un instant et se mêla au sang, aux sanglots de
la famille...
A la mosquée du quartier n°5 à l'aube, pour les mâtines, le muezzin
quitta sa maison comme toujours, poussé par une foi fatidique qui se
termina en une fin imprévue et abrupte « Allaahou Akb...» il n'eut pas
le temps d'achever. Dans la rue de Zeila, l'appelé, réveillé, mit l'oeil
dans le viseur et le doigt sur la gâchette... Un trou à la tempe... Le pieux
appel des fidèles s'écoula,

92

silencieux, en un filet de sang rouge et chaud, écumant à la


commissure. Le corps glissa et heurta avec un bruit pesant et mat sur les
dalles froides et dures de la mosquée déserte ; où les « képis blancs»
(légionnaires) prenaient plaisir à pisser en levant la patte comme les
chiens. Oui, la religion musulmane me semblait une religion
abandonnée par ses fidèles, oubliée par son Dieu. Car, quand les lieux
saints étaient ainsi souillés, que la tête des imams vertueux était fracassée
que n'envoyait-il, ce Dieu dit tout-puissant, sa foudre terrible sur les
coupables !...
A l'hôpital Peltier, dans la morgue, étendu sur la table de pierre tel un
Pharaon infortuné sur son lit de mort, reposait le corps d'un ami d'enfance,
un ami de classe. C'était arrivé la veille, à la Cité L. à l'heure du souper. Une
balle tirée à bout portant, à travers la porte. Au milieu de la tête, une
horrible raie. Son cerveau soufflé gicla sur le toit voûté de béton. Voie
lactée. Et suspendue au plafond, sa pensée éperdue... Son visage
détendu ressemblait à celui d'un homme paisiblement endormi. Il n'eut
pas le temps d'avoir peur. «Est-ce vrai, Omar, que je suis mort ? et quand
? » «Mais oui, tu es mort...» La mort s'était si vite abattue, happée si
vite sa conscience... vue poignante. Des larmes chaudes me montèrent aux
yeux.
Au bloc opératoire, un blessé gisait sur la table, son estomac
humide, lisse et rond, pendait hors de lui, comme un ballon attaché à
l'épigastre. Il se tordait de douleur. Le chirurgien chauve, massif, lourd et
lent ne paraissait pas pressé. Impassible, il me dit :
— Demande-lui comment ça s'est passé.
58
—J'étais couché sous une arcade ; les soldats me réveillèrent du canon
du fusil, puis me tirèrent dessus sans me laisser le temps de me mettre
debout.
Il parlait péniblement, avec des silences de plus en plus longs.
— Par où la balle est-elle entrée ?
J'eus l'impression que le chirurgien laissait volontairement s'écouler
le peu de minutes comptées qui restaient à l'agonisant au lieu de les
mettre immédiatement à profit. Il n'eut pas la force de répondre. Il
montra du doigt sa fosse iliaque droite où il y avait un petit orifice
apparemment inoffensif; il a fallu qu'on le prît par les jambes comme un
lapin pour réaliser un tel chef-d'oeuvre, pensais-je. C'était un
cauchemar... Il mourut...
Djibouti, centre stratégique, névralgique. Djibouti : la tête. S'en
emparer, la couper, l'aplatir contre terre pour pouvoir maîtriser le corps.
(Oui le chat tenait entre ses griffes la tête du serpent...) Et d'abord,
l'isoler. Barrage, haies de fils barbelés, champs de mines, miradors... On
essayait de passer tout de même. Dès qu'on touchait, les grenades
suspendues comme des fruits empoisonnés vous explosaient au nez.
Alors on rampait et restait coincé. Mutilé,
93

accroché, déchiqueté, on s'y débattait. La mouche dans la toile


d'araignée... Alors l'épeire fondait sur vous : le rugissement de la jeep ;
aveuglante et blanche comme la mort, la lumière crue du projecteur ;
et puis vous léchant comme la fraîcheur de la menthe, la rafale, dernier
rythme du monde... achevé. Votre corps échouait à l'hôpital ou au fond
d'un ravin : au choix:.. Ratisser, curer, racler, saigner la ville ; la vider de
sa vie. On boucla les quartiers. Les uns après les autres ; on fouillait,
réquisitionnait, volait, violait, abattait le parent ou l'époux qui tentait
de s'interposer. On jetait dans les camions, en prenant les hommes par la
nuque ; en tirant les femmes par les cheveux ; on aidait les jeunes filles à
monter dans les camions le canon du fusil poussé entre les jambes... L'on
embarquait tout ce monde, hommes, femmes et enfants, par dizaines
de milliers, dans la «poudrière», battus, comptés, triés, manipulés
comme des bêtes. Sans litière et sans toit, par 40 °C à l'ombre, la faim
et la soif; la tête fondue dans le soleil, les pieds cuisant dans le sable
brûlant. Mépris et cruauté. Un groupe de jeunes avait tenté de
s'échapper; «témoins» leurs corps criblés, pantelants et saignants,
exposés au séchoir barbelé...
De la « Poudrière », par camions, comme des bennes de sable, on
déversait hommes, vieillards et enfants, malades et femmes enceintes
au no man 's land, du côté de la Somalie. Mitraillette au poing et
malheur à qui voulait revenir: la légion longeait la frontière... Le jour,
les fugitifs, abandonnant la terre, se réfugiaient là-haut au flanc des
montagnes, accrochés comme des lézards aux rochers, épiant le ciel :
l'alouette, son sinistre croassement, et son vol de biais, comme une
sauterelle... On se terrait alors sous l'ombre avare et transparente d'un
épineux, haletant de soif et de peur, dans le grésillement d'insectes, le
crépitement des pierres éclatées dans cette chaleur d'été où les formes
fluides et mouvantes baignaient dans une mer de mirage... Le soleil et
le soldat... Soudain, de sa cachette on détalait comme un lièvre à
l'approche du prédateur. Une chasse à courre commençait. Le groupe se
dispersait, au hasard ; on fuyait, courait comme chamois sur les rochers :
pieds meurtris et genoux écorchés... Les coups de feu éclataient, en arrière.
Le coeur bondissait ; la balle frôlait les oreilles bourdonnantes, on se
courbait ; elle passait entre les jambes, on sautait ; elle frappait à
59
gauche, à droite... Assommés dans les chutes; blessés par les
projectiles ; pris et abattus ; ou perdus, épuisés, déshydratés...
Ces hommes. Ils picoraient leur vie comme des pigeons. Tel un
méchant petit garçon, le gendarme les poursuivait. Ils voletaient autour
de lui, se posaient, s'envolaient de nouveau, effrayés, éparpillés... Ah !
cette frontière ! Ce bandeau de terre et ce barrage ! Cette ville par-delà,
c'était la plage de leur vie. Terre hostile et chérie ; terre hérissée de
baïonnettes ; terre des chiens du gendarme ;
94

terre piégée et mimétique comme la lumière : ils la survolaient


suspendus au parachute de leur propre existence... Plane, pauvre diable
!
A l'hôpital, je voulus compter les cadavres. Trois ou quatre par
semaine. C'était trop. On en amenait parfois qui, gonflés, raidis et
couverts de poussière, ne gardaient plus qu'une forme vaguement
humaine... Mort anonyme. Seul être compatissant peut-être, une
mouche dans la morgue. Elle danse le deuil... Il n'appartenait plus à
aucune famille, à aucun pays, cet homme qui, un jour, avait eu une
identité, une patrie. Nom ? Inconnu. Date de la mort ? Deux ou trois
jours ? Plus ? Lieu ? Quelque part là-bas, à la frontière. Cause du
décès? Déshydraté... Poursuivis, ils avaient été tous précipités dans
la tombe où les attendait, assommante, noire et absurde, une grosse
interrogation : pourquoi ? Pourquoi cette fin?...
Mon âme communiait avec les morts, l'angoisse douloureuse de leurs
êtres chers qui les cherchaient, ou ignoraient encore leur existence
assassinée... J'accumulais en moi le poids croissant, de jour en jour, de
cette tragédie. Cela vous donnait pour la vie une espèce de cirrhose
morale que l'on traînait partout, saturé, dégoûté...
Surprenante et dangereuse : l'union somalo-afar. La saper s'avérait pour
le colon une question de principe : en lançant d'une part à des fins de
mystification intérieure et de propagande extérieure, le mythe des
«frères ennemis» entre lesquels l'armée française restait en permanence
« l'arme au pied »... et, d'autre part, le fameux thème sensationnel de
{'«invasion étrangère» orchestré avec la complicité du sénile et
sanguinaire Haïle Salassié, lequel revendiqua pour lui le « droit légitime
» de ronger nos os au cas où la France abandonnerait sa proie famélique...
Et alors, à qui remettre cette indépendance puisque les deux frères
qui devaient l'accueillir ensemble brandissaient le surin pour s'entretuer ?
Voudrait-on la concéder qu'il n'y aurait personne pour la prendre! Et
d'ailleurs, où la poser? Puisque la C.F.S. serait envahie aussitôt par
la Somalie et l'Ethiopie ? Bref, le départ de la France créerait le vide et le
chaos ! Par conséquent : sagesse, ordre et paix coïncidaient avec sa
présence, facteur d'équilibre et de progrès !...
La République de Somalie refusa de mettre le doigt dans
l'engrenage ; le sort de la Somalie Française ne saurait être un enjeu entre
Mogadiscio et Addis-Abeba. Le premier Ministre d'alors,
Abdourazak Hadji Houssein, devait déclarer: «Nous voulons
seulement les voir libres et unis sous un drapeau de leur choix » (18). «Nous
savons que vous faites la campagne pour le «NON»
95

publiquement dans les rues » me dit au Palais du Gouverneur où j'ai été


60
convoqué, le Commandant F. du 2ème Bureau. Je songeais au proverbe
somali : «Le lion observe d'abord les orteils de sa victime ; s'il la voit
reculer alors il rugit pour faire éclater la peur et se jetT dessus une fois
que la personne paniquée aura tourné le dos ». A sa remarque tendant à
m'intimider, je rétorquai par une question où je l'accusais :
— La France nous propose deux options ; me reprochez-vous de chosir le
non ? il fit machine arrière.
— Non, dit-il hypocritement, car c'est «votre droit». Mais je
voulais vous rappeler que si vous comptez sur la Somalie pour vous aider
après notre départ, vous vous trompez. Car la Somalie est un pays
désertique, faible et pauvre où ses habitants eux-mêmes meurent de
faim !
Je récusais de le suivre sur ce terrain :
— Les problèmes de la Somalie concernent les Somaliens...
— Mais vous ne pouvez pas être indépendants. Vous n'avez
personne pour diriger votre Etat. Il vous faut des cadres : des
ingénieurs, des médecins... (je pensais aux affiches sur la place
Ménélik...).
— Cela nous a pris un siècle pour avoir un licencié. A ce compte-
là, le monde se consumera'avant que nous soyons prêts pour
l'indépendance...
Alors il changea de sujet et de ton. On en vint à la méthode
universelle : le bâton et la carotte.
— Je pourrais agir autrement, poursuivit-il, avec une menace à peine
déguisée. Mais je veux vous conseiller comme un «père», ne
compromettez pas votre avenir sur ce qui va se passer dans quelques mois.
Nous pourrions vous aider, vous envoyer en stage par exemple. Car
nous savons que vous êtes un bon élément à l'hôpital.
— Si vous n'avez rien d'autre à me dire je préfère me retirer. Il se
leva; je me dirigeai vers la porte. «Réfléchissez bien!» me lança-t-il.
— C'est déjà fait. Et merci pour vos «conseils de père»...
En effet, j'avais déjà réfléchi. Le 26 août (1966) je délibérais en tête-à-
tête avec moi-même : «le bac ou la liberté ? », avec la liberté, pensais-je,
on pouvait avoir le bac, espérer plus. Mais l'inverse n'était pas
évident... Avec l'immense et heureuse volonté populaire de s'émanciper
je résolus, enthousiaste, de mettre toute mon énergie, tout mon temps
à la disposition de cet idéal passionnant qu'est la cause du peuple. Le
Docteur M.L. partait les jours suivants. Je l'accompagnai à l'aéroport,
je regrettais de ne pas aller avec lui... Il devait m'écrire de Bordeaux une
lettre prophétique : ne prenez pas de position trop tranchée. Avec le recul
du temps, vous

96

verrez sous un autre visage ceux que vous croyez être vos amis. Quand
vous aurez vu d'autres cieux, vous serez plus utile à votre pays. Venez
en France, je vous ai trouvé un Centre d'étudiants qui peut vous héberger
; vous pourrez aller à l'Université et travailler avec moi...
Du point de vue de mon intérêt personnel, c'était une situation idéale.
Je ne pouvais rêver mieux : étudier la médecine sous la direction
théorique et pratique du Dr M.L. m'eût comblé de joie. Mais les
considérations morales m'interdisaient ce bonheur. Je lui répondis,
anxieux et crispé : « mon avenir est lié au destin de mon pays... ». Je m'y
sentais enchaîné...
61
97

XII

Juge et partie, la puissance coloniale ne cacha plus son intention de


tricher. Avec la publication de nouvelles listes électorales, une majorité
subite et fictive avait été attribuée aux afars favorables à l'oppression au
détriment des Somalis, partisans de l'Indépendance dont des dizaines de
milliers avaient été expulsés ou privés de droit de vote. Le texte (voté par
l'Assemblée Nationale Française) interdisait pratiquement en son
article 10 tout contrôle du scrutin dans le nord (afin de fournir une
couverture légale au trucage). Tout cet ensemble de falsifications ruina
définitivement les espoirs d'une libération prochaine. L'administration
locale se chargea de l'exécution matérielle de ces deux mesures cyniques
par lesquelles le colonialisme s'assurait du maintien, sous sa
domination, de la C.F.S. et parvint à faire dire à sa «population»
contrairement à la volonté librement exprimée des habitants, qu'elle
désirait demeurer entre ses griffes... Une indignation générale monta des
masses. La question, cruciale, se posa dès lors de savoir si, dans ces
conditions, cela valait la peine de voter. A quoi servirait d'aller aux
urnes puisque les dés étaient pipés? Nous l'avions gagnée, notre
indépendance ; nous voyions que le colon était en train de nous la voler.
Faute de pouvoir la reconquérir par la force, refusons au moins de
signer l'arrêt de mort, l'assassinat de notre indépendance ! Tel fut le point
de vue spontané, sensé et unanime du peuple. Le Président Moussa
Ahmed Idris et les jeunes du Comité du P.M.P. pensaient effectivement
qu'il fallait inviter la population à s'abstenir ; car voter revenait à jouer
le jeu du colonialisme, un jeu truqué, et à le justifier dans sa tricherie.
Mais Gouled, le Secrétaire Général, soutenait l'opinion inverse. Il
ordonnait le vote. Croyait-il sincèrement que nous allions triompher ?
C'était une chose radicalement impossible. Dans la grande réunion qui
eut lieu au quartier 4, le triste «Conseil des Sages» composé de chefs
coutumiers, se rangea, par ignorance des machinations coloniales ou par
complaisance, à l'opinion erronée du Secrétaire Général. Cette
décision installa la confusion et l'écœurement au sein du

99

peuple. Nous avions la certitude qu'on conduisait les masses à un


combat perdu d'avance.
Gouled devait expliquer que si l'orgueilleux De Gaulle ne
recueillait pas plus de 60% des suffrages, il se sentirait offensé et
abandonnerait dédaigneusement la CFS à elle-même. Cependant le
journal Le Monde écrivait que la situation était semblable à celle de la
Guinée mais que leur Sékou Touré n'était pas encore né... En avance
sur son temps, Harbi, notre Sekou Touré, avait été anéanti auparavant...

62
100
XIII

C'était la veille du «référendum». Au siège du Parti, nos


assesseurs pour les bureaux de vote dans le Nord étaient revenus,
expulsés par l'Administration du District, agressés, certains même blessés
et portant sur la tête un bandeau tacheté de sang. Devant la Mairie où je
tentais vainement de retirer ma carte d'électeur (introuvable bien
sûr comme des centaines d'autres) le Commandant F. du Service
d'Hygiène me lança ironiquement :
— Et qui sont vos assesseurs dans le Nord ?
— Nos assesseurs dans le Nord ? Ah !... Figurez-vous, ce sont les
administrateurs...
Le Commandant de Cercle, un de ces architectes de notre défaite avec
lequel F. était en train de discuter, se fâcha :
— Mais regardez-moi cet effronté !
Il se dirigea vers moi, menaçant. Il cherchait une provocation pour
pouvoir m'envoyer en tôle. J'étais furieux, et de toute façon je n'avais
rien à perdre. J'étais donc prêt à me défendre. Des compatriotes
intervinrent et m'emmenèrent plus loin. Quelques instants plus tard,
j'accompagnais le Président Moussa Ahmed au Palais du Gouverneur.
Nous voulions rencontrer le Président, venu de la Métropole, de la soi-
disant Commission de Contrôle. Nous lui exprimâmes nos plaintes au
sujet de nos assesseurs refoulés des Cercles du Nord, des milliers de
cartes d'électeur «perdues», des milliers de « citoyens français » auxquels
on déniait le droit de votei, etc. Il répondit calmement :
— A ma connaissance les opérations se déroulent normalement. On
me signale seulement que dans le nord un camion du P.M.P. a failli
renverser une jeep de l'armée (quelle ironie !).
Nous avions compris ; on se moquait de nous ; on prenait plaisir à nous
ridiculiser sur notre défaite désormais certaine, déjà consommée.
Nous faisions des démarches, nous formulions des revendications
«conformément à la loi»: nous dûmes admettre qu'elles étaient
inutiles, dérisoires et humiliantes...
Depuis quelques jours, je n'allais plus à mon travail. En octobre (1966)
avaient été arrêtés les membres du Bureau de Coordination

101

entre le PMP et l'UDA (Union Démocratique Afar). Ce jour-là,


j'étais encore au lycée lorsque j'appris leur incarcération. Pensant que
j'étais presque le seul « survivant » du Bureau et qu'on viendrait me
saisir moi aussi (les gendarmes me disais-je, ne m'ont pas trouvé à
l'hôpital), je m'étais résolu à ne pas me rendre au travail comme je
devais le faire mais à aller au quartier mettre sur pied un bureau de
remplacement.
Le lendemain, le médecin chef me convoqua :
— Nous savons pourquoi vous étiez absent hier. J'espère que vous ne
nierez pas l'importante occupation qui vous avait retenu hors de
l'hôpital. Je vous fais un rapport. Je veux qu'il figure dans votre
dossier. Si nous partons, évidemment... Autrement, il sera là et
63
servira !...
C'était clair. J'avais droit à mon congé annuel. On me l'avait
refusé, dans le même temps où l'on accordait des congés
supplémentaires et payés à d'autres collègues de travail : pour faire
campagne pour le OUI dans les cercles intérieurs.
«Eh quoi ? me disais-je, si nous gagnons nous serons les maîtres de
notre pays. Dans la cas contraire, tu n'as plus rien à attendre de
l'hôpital et du Médecin-Chef C. ...» Je m'en allai donc me
consacrer totalement au PMP.
19 mars 1967, 17h30. A l'avenue 13, l'armée et la gendarmerie
avaient déjà pris possession, alignaient leurs véhicules ; sur les
auto-mitrailleuses pendaient des bandes de cartouches. Les balles
oblongues et dorées renvoyaient des éclats rouges sous le soleil
couchant. Je me dirigeais silencieux vers le siège du Parti ; mes
grandes espérances s'étiolaient... Inquiète, la population observait
avec appréhension ces forces imposantes amassées dans l'avenue. Un
groupe de journalistes discutaient avec des jeunes, la colère montait. On
sentait que la farce allait se terminer dans le sang. -
— Regardez dis-je à un journaliste, en indiquant les soldats et
leurs véhicules (cela laissait penser à un 14 juillet...) Peut-on ainsi «
décider librement de notre destin », comme nous sommes censés le faire
?
Sa figure paisible s'ornait d'une belle barbe brune ; il parlait le
français comme une langue étrangère. Il me répondit, calme, d'un air
désabusé :
— Vous savez, aller contre la volonté des grands est un crime...
Oui, naïfs, nous avions espéré, désiré même la compréhension, la
sympathie, la compassion avec notre condition. Nous voulions
seulement la liberté, l'égalité dans l'amitié. Et voilà qu'on nous
tenait pour « coupables ». On était prêt à nous châtier, sévèrement
dans le sang. L'innocence, la bénédiction eurent donc consisté dans la
soumission?... Spontanément, je sentais une reconnaissance
profonde pour ce journaliste. Je pensais, sans d'ailleurs m'informer

102

plus avant, qu'il était polonais. Ces polonais qui aimaient tant la liberté
qu'ils faisaient la politique dans la gymnastique ! et qui (selon notre
professeur d'histoire) livrés sans secours à la répression sauvage des
cosaques, s'écriaient dans la douleur et le désespoir : « le Dieu est trop haut,
la France est trop loin !...».

64
103
XIV

20 heures. Vint au siège du Parti un homme au visage grave et tout


couvert de poussière. Il arrivait de l'intérieur du Pays. Il était porteur
d'un message des habitants de son Cercle : le colon nous brouillait les
cartes, eh ! bien renversons tout ! «A quoi bon voter. Nous, demain à
l'ouverture des bureaux nous sommes prêts à nous emparer des urnes !
Que risquons-nous ? Rien que la mort et la mort ne nous fait pas peur ! Mais,
avant de passer à l'acte nous avons jugé utile de vous consulter vous, les
gens du Parti. C'est pourquoi je suis venu. Je dois repartir à l'instant et
désire une réponse immédiate ».
J'étais heureux, surpris par la clarté, le courage et la justesse de cette
décision qui seule répondait à la situation présente. Les bédouins
pensaient mieux que nos philistins de politiciens. Eh ! oui, pourquoi ne
pas briser ces boîtes remplies de mensonge dans lesquelles le colon veut
capter et confisquer, emporter notre avenir ? Si on ne peut gagner comme
cela eût été le cas si le colon n'avait pas triché, ne le laissons pas au moins
se livrer tranquillement à son trucage ! Et que le monde sache alors qu'au
19 mars 1967 il n'y eut pas vote mais lutte entre le peuple et l'oppresseur
!... Je fus chargé de conduire le messager au Secrétaire Général, Hassan
Gouled, qui refusa catégoriquement d'envisager une telle perspective...
Le soir, je fus le dernier à quitter le siège du Parti. Je marchais dans
l'avenue 13, accompagné d'un ami. Je me trouvais dans une grande
excitation nerveuse. Demain annoncera la renaissance du monde ou
l'anéantissement... La vie, ces derniers temps, m'était devenue de plus
en plus pénible. Lorsque je touchais mon salaire à la fin du mois, je
humais les billets de banque. Ils me semblaient dégager un relent de
sang ; sang de mes frères torturés, mutilés ou tués. Mon traitement me
paraissait la rançon de ma « collaboration » avec le système d'oppression
; de sorte que je ne pouvais plus m'empêcher, en portant la poignée de
riz à la bouche, de penser irrésistiblement à ceux qui, dans les prisons,
la poudrière, à la frontière avaient faim et soif et souffraient. Il me
semblait entendre leurs cris, voir leurs pleurs... J'en arrivais à avoir
honte de ma « liberté » dans les rues, lorsque les gendarmes raflaient
brutalement

105
tout près de moi et qu'ils me laissaient passer au vu de ma «carte
d'identité». Celle-ci prit progressivement à mes yeux l'aspect d'un
certificat, d'une marque distinctive et patentée de ma soumission ; de
mon consentement, de ma «servilité» pour tout dire. Elle me valait
ainsi cette «indépendance», cette liberté humiliante, douloureuse... où
je ressentais et subissais le poids de l'oppression comme l'homme
terrassé, impuissant mais encore conscient, ressent et subit celui du
fauve ; chaque compatriote saisi, assassiné m'ébranlait comme la
secousse des lambeaux de chair arrachés... Langue chaude et douce
qui lèche la plaie vive...
— A quoi me sert-elle, dis-je, en sortant ma « carte d'identité » et
tandis que je m'apprêtais à la lancer de toutes mes forces, au loin et pour
65
toujours, comme on lance le prépuce après la circoncision pour devenir
enfin libre comme avant, pur et fier comme tous mes frères, Iman
m'arrêta :
— Attends Omar... Attends jusqu'à demain...
Mon ivresse et ma joie tombèrent brutalement, heurtant dans le fond
du réel subitement surgi l'écueil du doute sur ma destinée... La
barque de l'espoir voguait encore incertaine en des eaux dangereuses
où le naufrage était déjà présent comme une avalanche imminente...
— Oui, dis-je, d'un air triste, tu as raison... Attendons demain... _
Et demain... c'était le deuil...
Dès le matin, les électeurs se pressaient en foule compacte et
disciplinée devant les bureaux de vote. Les habitants s'encoura-
geaient mutuellement, s'offraient des rafraîchissements. C'était la
fête, une fête où pourtant le coeur n'y était déjà plus mais seulement
le courage.
A Djibouti et dans le Sud du pays la volonté des masses était
unanime. Mais nous ignorions ce que le colonialisme complotait dans
le nord. Il n'y avait aucun représentant du Parti pour suivre, contrôler la
régularité des opérations du scrutin. On y pratiquait le vote collectif, les
chefs de tribu (les Okals) imposés et corrompus par l'administration
votaient en bloc en lieu et place des centaines d'électeurs réels,
imaginaires ou indifférents dans leurs tombes. Nous savions que dans
le nord au secret se distillait notre défaite. Mais pour le moment,
l'enthousiasme populaire, la volonté d'indépendance nous masquaient,
provisoirement, cette sinistre vérité : celle de notre liberté égorgée qui
râlait déjà là-bas et dont les , soubresauts allaient bientôt ensanglanter la
capitale... "" 18h30, au carrefour du boulevard de Gaulle et de l'avenue
13. Nous avions tenté, vainement, de porter à manger à nos assesseurs du
bureau de vote du quartier 2. Le cordon de soldats nous refoula. Un groupe
d'officiers se tenait à côté des blindés rangés le long du boulevard; ils
observaient, attendant le moment d'agir. Je me –

106
dirigeai vers eux, indigné, et m'adressai à leur supérieur. Je lâchai un mot
malheureux, impropre aux circonstances ; je m'en aperçus rapidement
par la réaction ironique de mon interlocuteur :
— Mais ce n'est pas démocratique!
Le Général s'esclaffa, interpella un collègue et s'exclama:
— Oh ! Untel, on me traite de « démocrate » ! Moi !... Ha ? Ha ? Ha ?
avec l'intention de me dire : « Mais mon pauvre imbécile, je ne suis pas ici
pour ça ! »
Eh oui, il avait autre chose à faire. Il devait s'illustrer dans la
répression populaire sauvage au lendemain du soi-disant référendum
; ce qui lui valut la Présidence de la Nouvelle Assemblée Territoriale...
Le bourreau narguait le peuple humilié et vaincu du haut de cette tribune.
Le peuple éprouva au fond de son coeur cette dignité comme une offense
voulue à son adresse...
Jusqu'à minuit, les résultats des différents bureaux de vote (de
Djibouti et du Sud) nous furent nettement favorables à nous partisans
enthousiastes de l'Indépendance ; mais à partir de zéro heure la radio
diffusa un conseil significatif semblable à une espèce d'anesthésie
préalable à la douloureuse opération chirurgicale : la mise à mort de
notre indépendance tant désirée ! « Gardez votre sang froid!»
(Dhigiina Qabooja!)... Des vagues successives de «Oui»
interminables et sans mélange affluaient du Nord, nous frappaient de
plein fouet, comme des boulets rouges et brûlants. C'était le
66
commencement de la fin. Le lendemain on déclarait dans les informations
que le « oui » l'avait emporté sur le « non » et que la population avait opté, à
une « large majorité » pour le maintien dans territoire dans l'ensemble
français .. J « Comment ? Le «oui» l'a emporté ? Non ! Non !... »
Certains, furieux, donnaient un violent coup de pied à leur transistor
comme s'ils atteignaient, au travers de l'appareil, le speaker, l'auteur de
cet énorme mensonge. D'autres se levaient, le regard absent:
«Comment donc? Mais ce n'est pas possible ! Non ! Ce n'est pas possible
que le « oui » ait gagné » et ils s'en allaient marchant au hasard, répétant
une question désormais sans réponse dans laquelle se perdait aussi leur
raison. Volée, l'indépendance ! Volée, la dignité ! Volée aussi la vérité
! De nouveau le néant ! De nouveau les ténèbres ! L'humiliation et
l'offense !... Certains se libéraient ainsi de tout, du colon et de la vie vers ce
refuge inexpugnable de la folie...
Le matin de bonheur, je me rendais chez le Secrétaire Général ;
Monsieur Gouled se tenait une cigarette à la main, à sa fenêtre du 1"
étage; nous parlions des résultats du «référendum». Il n'était pas à
mes yeux indigné outre mesure. Tout à coup, une sourde détonation
ébranla l'air, Je ne sais plus quand ni comment je dégringolai
l'escalier. J'arrivai à l'avenue 13 où la population, révoltée contre ce
mensonge, affrontait les forces de l'ordre ;

107
hommes, ménagères revenues du marché, enfants tous couraient en tous
sens, effrayés. Les soldats, abrités, tiraient sur la foule, des cibles
faciles.
Partout dans la ville africaine (où l'on essayait de le contenir), le
peuple livrait un dernier combat à coup de pierres et de bouteilles,
formait des barricades, allumait des feux dans les rues pour
empêcher les camions et les tanks d'entrer dans les quartiers] A
l'angle ouest de l'avenue 13, des jeunes gens avaient poussé des
barils de pétrole sur des vieux pneus qui brûlaient et s'étaient élevés eux-
mêmes dessus, inconscients du danger et menaçant de leurs poings
fermés les soldats qui tiraient des arcades opposées. «Descendez donc
! » leur criai-je.
"" Des hélicoptères survolaient les quartiers, lâchaient des grenades sur
les habitants. On ne comptait plus les blessés et les morts... Je me
collais au mur pour me protéger : « Omar ! Omar ! Entre donc ! » c'était
la mère d'un ami ; elle habitait là et m'avait reconnu. A peine à
l'intérieur, une grenade éclata. Elle mordit la maison au flanc
laissant un grand trou dans le sol et le mur en planches.
C'était la défaite, le bouclage des quartiers, les fouilles, les longues
heures d'attente dans les rues, au soleil, les mains sur la tête et des
mitraillettes autour braquées sur vous... Le taureau populaire, vaincu,
gisait dans la boue, la sueur et le sang. Après l'instant de frénésie, de
lucide liberté, venaient le coup de massue et le coma...jusqu'au prochain
assaut. La foule minuscule et vorace de vermines, de mouchards et
menteurs, de vendeurs en gros et au détail du peuple qui se terraient aux
heures souveraines des masses sortaient de leur cachette, montaient de
leurs petites pattes acérées et crochues sur le corps énorme et inerte du
peuple. Ils prospéraient dans ses blessures, respiraient dans sa peine, se
sentaient libres dans ,—son inconscience... Avec courage et
promptitude, avec sa force herculéenne, le peuple avait redressé sa tête
échevelée et furieuse, brandi ses milles bras comme un minotaure. Epuisé,
saigné à blanc, il tombait à genoux devant l'oppresseur. Ô peuple humble
et bon, audacieux et fier, que de fois n'as-tu pas été trahi, entraîné dans des
67
embuscades mortelles!... Pour finir (car nous dévorions les journaux en
quête d'un commentaire compréhensif, sympathisant : que disait-on de
nous?...) quelqu'un nous servit un dessert délicieux en écrivant (dans Le
Monde 7) : La « mouche » (entendez la C.F.S...) s'était aventurée dans le
désert hostile ; vite instruite de sa liberté à la «chèvre de M. Seguin», elle
recula frémissante devant cet avenir « gueule de loup« et revint se
réfugier dans l'abondance enfermée et glacée du «frigidaire» colonial...
Dans le bulletin le Populaire du P.M.P. consacré au pseudo-
référendum, j'écrivais: Consultation en Côte des Somalis. Gouled me
convoqua, il me demanda :

108

— Qui a écrit ça? en indiquant ce titre d'où j'avais évincé le terme


qui symbolisait l'oppression, goûtant ainsi une espèce de libération
semblable à l'assouvissement du désir dans le rêve.
— Moi, dis-je.
Il me regarda mais se tut. Je n'y avais pas pensé, à cette question qui
m'étonnait...

68
109

XV

Ce soi-disant référendum fournit au colonialisme le prétexte de


réduire brutalement la prépondérance des Somalis dans le pays. Aref,
le chien de garde, momentanément écarté du pouvoir, conservé en
éprouvette et remis de nouveau en selle, révéla les intentions
coloniales, en même temps qu'il donnait libre cours à sa vengeance
haineuse et morbide ; interrogé par la BBC il déclara sans détour : puisque
les Somalis avaient opté pour le « non » et que le pays avait « choisi » de rester
français ils devaient tous, selon lui, quitter le pays. On renvoya donc en
bloc pour commencer 2 500 dockers somalis ; on licencia tous ceux
qui, dans l'administration civile et militaire, avaient pris position pour
l'indépendance ; des milliers de personnes furent expulsées, etc. Le choix
était simple et clair pour l'impérialisme : balayer la population Somalie
vers la République de Somalie et pousser le territoire vers l'Ethiopie...
Le «pouvoir afar» d'Aref, illusoire, sans base ni principe parce que
pur mensonge colonial, devait encore durer une décennie et léguer aux
afars, en héritage, la porcherie d'Arhiba (19). « Faruuryaweyne » («
Grosses-lèvres ») était la laideur non seulement morale mais physique
personnifiée. Il avait prononcé de ses lèvres boursouflées et retroussées
une chose jamais osée qui plongea la population endeuillée dans la
consternation : à savoir, que le référendum s'était déroulé
«normalement et en toute équité». En échange de quelques bouchées, il
avait absous le colonialisme de tous ses crimes : mensonge éhonté,
truquage sans ambage, assassinats odieux, les viols et toutes les souffrances
de nos mères, de nos enfants. En raison de cette infamie, on le surnomma «
le porc ». « Faruuryaweyne » entrait dans la catégorie des sous-traitants de
la servilité, de ceux qui avaient pour maître direct non pas les colons mais
leur homme de paille, Aref. L'Administration coloniale reprit son jeu
favori : les divisions tribales. Elle poussa à la formation du
«Rassemblement du Peuple Issa». Les Issas devaient confesser leurs
errements, leur désir d'indépendance ; bref, le péché de s'être unis avec
leurs frères de race et d'avoir voulu la liberté...
Vint l'élection du député du Territoire à l'Assemblée Nationale

111

Française. Le député sortant, Monsieur Moussa Ahmedldris, que nous


soutenions dans sa décision, refusa catégoriquement de renouveler sa
candidature. Gouled, dans la réunion du Comité Directeur qui eut lieu
chez lui à cette occasion, se fâcha avec la brutalité qui lui est propre et se
laissa aller à des gros mots à l'adresse de Moussa. Bien qu'étant de nature
réservée et polie, Moussa réagit violemment. Nous les séparâmes.
Moussa avançait que présenter une candidature revenait à jouer le jeu du
colonialisme ; Gouled développait au contraire le raisonnement
singulier suivant: le référendum était pour la France. Sa présence était
mise en cause. Si elle avait triché, c'était pour elle. Tandis que l'élection
du député du Territoire relevait d'une considération de «politique
intérieure». L'Administration locale, insistait-il, respecterait la
tradition et ce qu'il considérait comme un « partage entre les deux ethnies
69
» : le sénateur étant afar, la députation revenait aux Somalis, aux
issas... Il ne paraissait pas saisir la contradiction qu'il y aurait ainsi entre
le fait que la France, avec les mêmes électeurs, aurait gagné au référendum
mais perdu à la députation au profit de l'opposition. Ce serait
s'infliger elle-même un démenti, tandis que l'échec du P.M.P.
confirmerait notre défaite précédente à la consultation. Il eût fallu nous
abstenir, mais Gouled nomma autoritairement un autre candidat, Idris
Farah, qui brûlait d'être désigné à ce poste. La population fur écoeurée,
doublement : par la grave erreur politique ainsi commise et par la
personnalité décevante et ambiguë du candidat. Les habitants, les
militants du Parti obéirent, mais à contre-coeur et par esprit de
discipline. Le vote eut lieu ; comme on pouvait s'y attendre, le favori de
l'Administration l'emporta. Mais le candidat du Parti réunit 11 000 voix.
Quelques semaines après, Idris Farah chargé de cette confiance
populaire n'hésita pas, tel un âne avec son bât, à reprendre le chemin
de son maître Aref, et à abandonner le peuple qui lui donna le premier
d'une série de sobriquets : le « bousier »...
La France raffermit sa suprématie momentanément menacée.
Djibouti se révélait pour elle d'une importance stratégique
extraordinaire de par sa position. La C.F.S. remplissait un triple rôle qui
peut être brièvement décrit comme suivant :
a) une « grande oreille », un centre actif de renseignements dont les
multiples réseaux, tels les fils d'une toile d'araignée, s'étendent vers
Mogadiscio, Addis-Abeba, vers Khartoum et Aden, etc... et un «poste
d'observation pour l'Afrique» comme devait dire le Secrétaire Général
de l'OUAd'alors.
b) un point d'attache de la chaîne stratégique formée de Djibouti,
des Comores, Diego Suarez pour les forces navales françaises de
l'Océan Indien et de la Mer Rouge.
c) une base d'observation et d'intervention dans le Moyen Orient

112

Mon arrivée à Djibouti coïncida avec des événements dramatiques qui


déchirèrent alors la communauté Somalie : la guerre civile, manipulée
de l'extérieur (1) entre deux tribus : les Issas (celle de ma mère) et les
Gadabourcy (à laquelle j'appartenais moi-même). Ses conséquences
devaient peser lourdement sur la vie politique et l'avenir du pays.
Une nuit (vers 20 heures ?) la ville fut brusquement secouée par des
coups de feu et des rumeurs qui éclatèrent dans la partie supérieure
de Djibouti (vers le quartier commerçant et la place Rimbault ?). Mon
père, Osman Rabeh, homme simple et bon, qui tint jusqu'au bout la
promesse qu'il fit à ma mère, à savoir qu'il m'adopterait et m'élèverait
comme son fils, était comme tous les soldats alors sous le drapeau
français consigné au camp en raison de la tension qui régnait dans le
pays.
Ma mère et quelques amies à elles, Gadabourcy ou mariées à des
membres de cette tribu, nous cachèrent, trois hommes et moi, dans une
paillette. Nous habitions alors en milieu Issa, près des Salines. Elles
éteignirent la lampe, fermèrent la porte et firent la surveillance au-
dehors. Mais, peu confiantes dans l'abri bien fragile où nous nous
tenions dans le noir, retenant nos souffles et tendant l'oreille et parce
que sans doute la menace se faisait plus proche et plus précise, elles
nous invitèrent peu de temps après à sortir.
Nous marchâmes entre les huttes dans l'atmosphère lourde de cette
nuit dramatique. Je ne connaissais aucun de mes compagnons et ne
70
pouvais même pas distinguer leurs visages à cause de l'obscurité et de
leur taille trop grande pour moi. Je les suivais, tandis qu'ils avançaient
silencieusement dans le sable frais que soulevaient leurs sandales.
Tout à coup, notre petit groupe fut interpellé par un homme dont
on n'apercevait que la cigarette allumée. Il nous lança une inquiétante
question :
— Qui va là ? Et de quelle tribu êtes-vous, messieurs ?

A ma grande surprise, mes compagnons répondirent tranquillement


(du moins le croyais-je) :
— Des hommes Gadabourcy !
Je ne comprenais pas la folle bravade de ces fugitifs qui, en plein
quartier général Issa, avaient l'imprudence de révéler leur véritable
identité !
— Alors, poursuivit l'homme, venez donc par ici, qu'on se batte!
Mon étonnement atteignit son comble lorsque, effectivement, ils se
tournèrent de son côté et se dirigèrent vers lui ! Quant à moi, je marquai
le pas d'abord, observai et m'en fus dans une autre direction, les
abandonnant à leur «fanfaronnade». Je n'ai jamais su par la suite ce
qu'ils devinrent...
Je sortais de la ville, arrivais bientôt sur un terrain vague et
m'arrêtais pris de peur dans la mer d'ombre où je baignais. L'heure était
tardive, calme et fraîche la nuit où des myriades d'étoiles scintillaient
dans le ciel. Quelques instants après, émergeant de la ligne d'horizon
constituée par des arbustes, je distinguais non loin de moi une silhouette
légèrement voûtée et hâtive qui marchait, tel un fantôme et portait sur
l'épaule une lance ou une pelle. Je la regardais venir, c'était un vieux. Il
faillit presque trébucher sur moi, car je me trouvais sur son chemin. Il fut
surpris de me voir là :
— Petit, que fais-tu ici ?
Je ne répondais pas. Il continua :
— De quelle tribu es-tu ?
Je m'appropriais, non sans malice mais salutairement, celle de ma
mère dont je savais parfaitement la lignée :
— Issa.
— Fraction?
— Odahgob.
— Sous-Fraction ?
— Rer Hubleh.
Il ne m'interrogea plus, ayant reconnu et classé ma « fiche ». Il me prit
par la main :
— Viens.
II me ramena en ville, me confia à deux femmes (peut-être son
épouse et sa fille). Il repartit aussitôt, étant un élément du ban, cette
armée que la tribu levait pour la guerre...
Les deux femmes me préparèrent une natte au fond de la hutte, tandis
qu'elles-mêmes demeuraient assises de part et d'autre de l'entrée
ouverte, attendant la suite des événements. Mais je ne dormais pas moi
non plus, je regardais anxieusement au-dehors.
Toute la nuit, ma mère et son amie parcoururent la ville en tous sens.
Le matin, tandis que les deux femmes me débarbouillaient la figure
devant le tougoul, elles apparurent en face. Mon sauveur de la veille se
trouvait là aussi, ayant eu peut-être depuis lors quelques
14

71
doutes sur la déclaration intéressée certes, mais tout de même à"
moitié véridique (puisqu'après tout j'étais le produit de mon père et
aussi de ma mère /) que je lui avais servie à la faveur de la nuit !
— Femme, c'est ton fils ?
— Oui, répondit ma mère.
— Emmène-le, tu as de la chance !
Quelques temps après, les luttes tribales reprirent. Poussés par
l'instinct grégaire les éléments épars de chaque clan se regroupaient
dans leur camp respectif. Il s'instaura ainsi, dans la communauté
Somalie, une scission tranchée, ponctuée par les tirailleurs sénégalais
postés ça et là dans les rues, et qui rendait d'autant plus dangereuse
l'explosion des passions meurtrières. Soeurs et de même souche, les
deux tribus s'enlaçaient, se déchiraient dans une étreinte animale et
sanglante. Seules les mères, dont le coeur aspirait à la paix et à
l'amour, se trouvaient écartelées, impuissantes et éplorées entre les
parties en lutte : elles comptaient père et frères dans l'une, époux et
enfants dans l'autre...
Une fois déjà ma mère m'avait porté sur son dos pour me
soustraire à une vie ancestrale qui se répétait indéfiniment
identique à elle-même, à l'écart de l'histoire et du monde.
Maintenant elle voulait me mettre à l'abri d'une furie sauvage qui
pouvait emporter les enfants comme les adultes. Comme mon père
se trouvait toujours retenu à la caserne et que nous étions seuls et
sans défense à la maison, ma mère qui sentait les premiers
grondements de l'orage dont les nuages denses et noirs
s'accumulaient dans le ciel, décida de m'emmener une nuit. Jeune
et vigoureuse, elle allait prestement de par les ruelles étroites et
tortueuses, évitant la lumière. Nous arrivâmes dans l'un de ces
hangars où elle avait déjà travaillé comme trieuse du café venu
d'Ethiopie et destiné à l'exportation ; les autorités françaises avaient
rassemblé là certaines familles (femmes et enfants). Le lendemain,
une jeune femme entra, vers midi. A peine avait-elle franchi le
portail qu'elle s'écroula dans la cour. Elle revenait, horrifiée, de la
ville où la boucherie faisait rage. Au soir, morts et blessés se
comptaient par centaines des deux côtés... Après la tempête vint
l'accalmie.
La vie reprit son petit cours. La Côte française des Somalis
(C.F.S.), Vichyssoise, avait vivoté dans le blocus, suivi la guerre
civile qui la saigna à blanc. Elle en sortait abasourdie, anémiée. Les
«autochtones» (vocable colonial dont le mépris et la cacophonie
claquaient comme des pétards sur le tympan et faisaient surgir dans
mon esprit, chaque fois que je l'entendais, une image affligeante :
celle d'un pauvre noir qui s'en va bredouille, intimidé et titubant...)
surnageaient dans la chaleur, la peau humide et

suintante comme la grenouille ou asséchée par l'baleine brûlante du


Khamsin et couverte de bourbouille piquante...
Pas plus que le langage, l'amour n'est un héritage génétique. Il est le
résultat d'un long apprentissage. Nous en tissons patiemment les
multiples fils ténus, enchevêtrés et irisés, telle une toile d'araignée,
autour de la personne qui aura réussi à apprivoiser notre âme et qui sera
aimée. Lorsque ma mère, faisant une heureuse intrusion dans ma vie,
m'apparut pour la première fois, elle n'était pour moi qu'une inconnue,
une étrangère qui m'inspira tout d'abord des mouvements de recul et de
72
méfiance, certes rapidement vaincus par la générosité. Etrangère, elle
demeurait encore à mes yeux. Je puis dire le jour où les tentacules
hésitantes et fragiles, comme des vrilles, que je poussais en sa
direction percèrent l'apparence d'extranéïté et prirent racine en elle,
unissant nos deux êtres, scellant pour toujours l'union de nos coeurs.
Ce fut un temps de tristesse, de misère matérielle et de solitude que
celui de mon enfance. Ma mère travaillait la paille, produisait nattes,
balais, éventails, etc, pour tempérer quelque peu notre dénuement. Un
jour, elle ne trouva qu'un petit bout de pain sec et dur et me l'offrit, vers
midi, avec un verre d'eau pour le ramollir. Je savais instinctivement,
partageant en quelque sorte sa peine pour moi, qu'elle se sentait
intérieurement gênée de n'avoir mieux à me proposer que ce maigre
repas, réduit à l'extrême, pouvant difficilement «tromper» la faim
même d'un enfant. Je n'avais pas encore avalé la première bouchée
qu'un malaise me prit ; j'éprouvais un sentiment de honte en réalisant
tout à coup que j'étais seul à manger. Je levai les yeux sur ma mère :
— Maman, tu ne manges pas, toi ?
Son visage silencieux et pensif, penché sur l'ouvrage se redressa
lentement ; il s'illumina d'un sourire qui flotta sur ses lèvres, écarta
momentanément le rideau de soucis qui assombrissait son front,
inondant d'une bouffée de parfum et de lumière ma petite figure
tendue vers elle comme une fleur vers le soleil :
— Mange mon enfant ; moi, je n 'ai pas faim...
C'était évidemment pour me rassurer, mais je ne l'étais qu'à demi,
sachant qu'elle en avait besoin tout comme moi mais se privait par
amour pour moi...
Ma mère entreprit mon éducation bien avant d'aller à l'école. Elle
m'apprit la propreté et la politesse, le sérieux et la régularité au travail, la
dignité et le sens de l'esthétique. D'où, pour moi, le refus des simagrées,
de plier les genoux, de jouer au courtisan et au clown ; bref, de la
laideur sous toutes ses formes... Elle m'enseigna ces vertus non
seulement par ses exigences sans défaillance à mon égard, mais aussi par
son comportement dans la vie quotidienne, ses 16

rapports avec autrui, son attitude stoïque et fîère face à la souffrance et à


l'adversité.
Elle m'emmena bientôt à l'école coranique. Le Coran m'ouvrit cet
univers qui enflamme l'imagination enfantine parce qu'il
s'apparente à l'affabulation et au mythe : la religion. J'avais le plaisir
excitant (mais «rogné»!) d'être «présenté» (par longue interposition,
il est vrai!) à Dieu... voilé (Hélas!). N'empêche: «Dieu a tout créé» et
attention ! si jamais \ous aviez l'imprudence de laisser fuser la brûlante
question qui venait tout de suite, spontanément, à l'esprit et qu'on avait
sur le bout de la langue : «Et quil'z. créé, Lui ? » ! Réflexion impie (peut-
être la seule !) s'il en fut ! Blasphème ! « Lèse-pouvoir » que Dieu se
promettait de châtier tout particulièrement dans l'au-delà en plongeant
le coupable sans procès ni rémission dans les feux éternels ! Le pouvoir,
même divin, est totalisant! Dieu, nous l'avions compris, ne voulait rien
avoir ni derrière soi dans le temps, ni même à côté de soi, dans l'espace
! Mais tout par devers soi et...par soi ! Dieu était seul. Car, s'il en existait
plusieurs, que se passerait-il ? Compétition et désordre dans le monde !
Aussi, était-il plus sage de n'en avoir qu'un seul, maître de tout, si invisible
et éthéré soit-il !
Dieu était doué de facultés prodigieuses : il voyait tout, où que ce soit.
Entendait tout, l'inaudible même ! Il savait tout, même les désirs
73
intimes du coeur, que le coeur lui-même ne s'avouait pas encore ! Alors
inutile de biaiser avec lui : il percevait secret et silence à l'instant ! On ne
pouvait mettre en échec son omni (présence + puissance + science) !
Naturellement, on ne pouvait prétendre lui rendre visite!
(hommage insignifiant à son égard !) ou le voir (spectacle insupportable
et sublime !). Il vous suffisait de savoir que Dieu était « là-haut», si haut
au-dessus des cieux, siégeant imperturbablement sur son trône majestueux
!
Cela vous donnait une espèce de balancement de l'esprit, d'élan stoppé
au départ ; une sorte d'impossible mouvement interne de la pensée !
L'esprit rôdait subrepticement autour de ce gros point noir
d'interrogation, tournoyant et vertigineux comme un Triangle des
Bermudes ! Il était tout à la fois fasciné, en proie à la tentation
irrésistible, et tenu «en respect» par l'angoisse? L'Etre-Dieu surgissait
ainsi avec fracas et tremblement dans l'espace logique de l'enfant !
Par ailleurs, Dieu avait à sa disposition toute une armée
innombrable formée de centaines de milliers Ranges, adorateurs et
dociles, purs et ailés, ignorant l'impérieuse servitude de l'absorption
alimentaire et la souillure corrélative des sécrétions !... Parmi eux, trois
se signalaient par leurs statuts «hors série». D ' abord celui qui, la
redoutable trompette à la bouche et les j oues gon-
17

flées, attendait l'ordre qui mettait fin au monde ! Qui sonnerait le coup
fatal dont les accents tombant en cascades dans l'Univers glaceraient les
humains de terreur ! Feraient avorter les femmes enceintes ! Rien qu'à y
penser seulement, on frémissait de peur! Mais, à chaque fois, Dieu
reportait le moment fatal : pour permettre à ces autres petits anges, les
enfants innocents qui apprennent le Coran d'achever l'étude du Livre
sacré ! Mais comme il arrivait toujours de nouveaux débutants pour
remplacer les sortants, l'Univers dont l'échéance normale était depuis
longtemps venue à expiration, survivait par l'indulgence et l'amour
divins au regard de tous les enfants qui, de par le monde, récitaient
par coeur les versets du Coran. De la sorte, nous étions des
«sauveurs»! Eh oui! Et cela nous remplissait d'une secrète fierté étant
nous-mêmes une parcelle précieuse de la « cause efficiente » !
Puis venait, plutôt antipathique, l'Ange de la Mort. Dans le temps
(où le monde «tournait rond» car, depuis, il s'est passé des choses !), il
se montrait courtois et même compatissant ; il grattait gentiment à la
porte, faisait savoir avec regret, la main sur le coeur, l'objet de sa triste
visite, les victimes s'exécutaient avec conscience et résignation ; c'était du
«fair-play» et de la sagesse. Cependant, un de ces jours (les ennuis
commençaient !...) une mère lui dit que son fils, invité à «rendre l'âme»,
n'était pas encore prêt. Il repartit tranquillement, puis revint tout
confiant. La mère le pria encore d'attendre un peu. Lorsqu'il se
présenta pour la troisième fois quelque peu pressé parce qu'il avait du
«pain sur la planche» et qu'elle ouvrit la porte, elle ne fit rien moins que
de lui enfoncer une bûche ardente dans l'oeil ! Il s'en retourna,
bredouille et blessé, à son Maître et se plaignit de la malveillance des
humains qui récompensaient si méchamment sa gentillesse !
— « Seigneur, voyez dans quel piteux état je suis ! Je ne pourrai plus
faire mon travail qu'à moitié ! »
Dieu : —Oh ! mon bon ange, que t'est-il donc arrivé ?
L'Ange de la Mort: — Là-bas..., là-bas, sur la Terre (il pointa vers
le bas son doigt sans beauté) «ils» m'ont crevé un oeil !
74
Le Bon Dieu regarda son visage. Creusée et fondue, une cavité
oculaire fumait encore.
Dieu (furieux) : — Qui, ils ?
L'Ange de la Mort : —Les hommes...
Dieu : —Encore ! Ah ! ceux-là ! fit-il en hochant la tête. Je me
doutais bien que ce ne pouvait être qu'eux*. Mais ne vois-tu pas toute
la DCA de flèches blasphématoires qu'ils me décochent chaque matin
en guise de remerciement à ma bonté ? Heureusement que j'ai pris mes
mesures : je les ai faits lilliputiens et me suis hissé moi-même si haut !
Autrement, il y a longtemps qu'ils auraient eu ma peau, ces êtres
étranges et têtus ! Quant à toi
18

estime-toi heureux, tu n'as perdu qu'un oeil. Il t'en reste un autre, n'est-
ce pas ?
L'Ange de la Mort: —Oui, renifla-t-il.
Dieu : — Alors, je t'autorise désormais à te glisser chez eux sans
t'annoncer, ni même te montrer ! Ça va ?
L'Ange de la Mort : — Oui, Seigneur, et merci ; je m'en vais
retourner à ma besogne : je suis bien en retard aujourd'hui.
L'invisibilité renforçait sa position mais ne lui rendait pas son oeil.
L'Ange de la Mort était donc borgne (que c'était amusant !) ; depuis, il
accomplissait scrupuleusement sa mission : soit qu'il soufflât d'un
coup l'âme du corps comme la flamme de la bougie ;
Soit qu'il la raclât par à-coups dans les râles et les secousses ; ou que,
alliant la conscience à l'art, il la retirât insensiblement, centimètre par
centimètre, des orteils jusqu'à la bouche d'où elle s'échappait, éjectée
en un dernier hoquet, happée au vol, comme petit poisson hors de
l'eau, par la main adroite du «Pêcheur».
A travers ces histoires fantastiques, je me représentais l'Ange de la
Mort sous les espèces d'un homme peu aimable, il faut bien le dire,
obscur et taciturne qui s'en allait vers Dieu avec, sur le dos, un lourd sac
rempli de toutes les âmes fauchées... Lorsque retentissait le tragique
coup de clairon qui marquerait le terme final des vivants, l'Ange de
la Mort devenait particulièrement affairé ; essoufflé et suant, il
ramassait toutes les âmes, une par une, n'en laissant réchapper aucune.
Mais, en restituant sa triste moisson, une désagréable surprise l'attendait :
L'Ange de la Mort — Ô Dieu ! Maître absolu ! Voici, selon votre
volonté toutes les âmes, cueillies et comptées pas une en plus, pas une
en moins. Mission accomplie et repos espéré !
Dieu : — Non, pas tout à fait... Il m'en manque encore une !
L'Ange de la Mort : — Comme par hasard... Laquelle ? Où l'ai-je
oubliée ? Ô Seigneur de tous les Univers !...
Dieu : — La vôtre, ange de la Mort !
L'Ange de la Mort — Comment ? Ai-je bien entendu ?
Dieu : — Mais oui ! je dis bien la vôtre !
Cette dernière précision était si terriblement tonnante et la panique
de l'Ange de la Mort si forte qu'il se sentit soudainement soulevé,
transporté dans un bond démesuré qui l'envoya par-delà les nues et les
cieux. Il retomba sur la Terre, la traversa comme un laser de part en part,
courut dans les étendues « subterriennes », vira à droite, puis à gauche,
fit un looping sur la face incurvée de l'espace clos et, tel un
boomerang, se retrouva à son point de départ ; Dieu était plein de
puissance et de patience, il n'avait pas bougé :
75
Dieu : — Eh bien ?
19

L'Ange de la Mort : — ô Seigneur tout puissant ! Ce n'est volontiers


Que je vais à moi-même appliquer mon métier ! ,
J'ai pensé à tout
Trouer l'infini et fuir au-delà !
Ourdir un complot et vous ôter la vie !
Et, ô puissance sans partage ! moi Ange de la Mort
Et maître de la terreur
Régner rageusement sur mon royaume des morts ! En vain !
Rien ne sert de discourir sur la ruine de mes espoirs Soyez prêt
Seigneur je vais me suicider.
Alors, il se fit samouraï et se prit la tête dans les mains corps lutta
avec son corps et son âme, tournoya avec lui-comme jadis la mouche
mordue par la fourmi à la patte. Il dans l'atmosphère un tel remous de
violence, de folie et de vei le Bon Dieu lui-même sourcilla. Et le tout se
leva dai mouvement hélicoïdal et, une seconde fois l'Ange de la
disparut (mais alors dans le désordre !) ; puis, au bout d'un inst; tomba, inerte
et sans vie, aux pieds du Bon Dieu. Le Seigneur se rêver car il s'ennuyait
affreusement dans ce monde dépeup comédie captivante des humains sur
la terre avait cessé ! En ente le choc du corps de l'Ange de la Mort, il eut
comme un sur
— Bon, dit-il ; il se leva et passa à l'Audience...
Le dernier était l'Ange Gabriel ; une espèce d'officier sui avec des
ailes gigantesques, brillantes et dorées, qui s'étendai l'Orient au Couchant
! Il avait la charge de récupérer la Terri «roulait» comme une natte et, pas
plus lourde qu'une cigare posait simplement sur l'oreille !
Un taureau soutenait la terre sur sa nuque ! ayant lui-mê sabots dans
l'eau! et l'eau... flottant sur l'éther! Devai museau dansait et chantait
un moustique (d'où vei celui-là?!). Il le menaçait de lui chatouiller
un peu le foi naseaux ! Naturellement, subissant l'ordre divin, l'animal
derr immobile. Mais à quel prix ! Car, que se passerait-il seulerm éternuait
!?
Aussi n'osant bouger son large front, l'encolure raide comrr corde (car
soutenir la planète n'était pas une mince affaii écarquillait, roulait ses
gros yeux en suivant du rega mouvement inquiétant de cet insecte agaçant
et cynique qui i là que pour lui créer des ennuis ! Et quelle joie lorsque
C venait le soulager de son immense fardeau ! Le taureau g£ dans les
espaces infinis ! Et le moustique ? Que les vents ou le: (comme il voudra)
l'emportent!...
Personnage haut en couleur, excitant par ses actions, énigm

20

par sa forme était le «JIN », le diable ! Quel toupet celui-là ! Au Maître


de la Matière, grise et bigarrée, des myriades de galaxies, de
l'impressionnante panoplie des enfers, des rosés et verts paradis, au Juge
suprême et sans appel du jugement dernier, il avait simplement dit
«NON!» Un non qui sentait la grenade dégoupillée ! Le monde était
miné ! Troublée, la divine harmonie ! Par ce refus d'«obéissance civile»,
cette audace inouïe le diable inaugurait (« A la une de l'Univers » ! ) le
troublant et fascinant registre de la ... rébellion !
Les hommes ne sont pas les seuls à se sentir parfois impuissants
devant leur propre production. Dieu connaissait déjà cette mésaventure
76
avant eux, avec cette créature minuscule et récalcitrante : le diable !
Dieu (furieux) : — Tu as osé me désobéir ! Je te voue à la
damnation éternelle ! Je t'attends dans l'au-delà ! Tu me le paieras,
souviens-t-en !
Le diable : — Eh bien soit ! Mais jouons franc jeu. Puisque vous me
châtierez dans l'autre monde (chose par ailleurs, que j'accepte, endossant
entièrement mes responsabilités) accordez-moi carte blanche ici bas !
Pour enrôler à mon service les indécis, les faibles, les vicieux, les
ambitieux, et pourquoi pas aussi, ceux qui luttent avec eux-mêmes pour
accéder à votre grâce !
Dieu : — Ceux qui te suivront dans ta voie seront punis de même!
Le diable, satisfait, poussa un ricanement (hi! hi! hi !...), enchaîna
plusieurs sauts périlleux et disparut dans la nature...
Dans mon imagination, je voyais le diable comme un petit
bonhomme rabougri, comme un nain aux membres noueux et tordus,
mais ne souffrant bien sûr d'aucun handicap, en raison des exploits
intellectuels et physiques auxquels il était capable de se livrer. Il
pouvait tout, mais en mal! C'était l'envers divin ! Un Dieu maudit !
Toujours occupé à jouer de mauvais tours à tout le monde y compris Dieu
! Et naturellement, à moi aussi ! Assis sur le banc de l'école, je me disais
avec un petit pincement au coeur qu'il était «maintenant» en train de
jouer avec mon ballon ; qu'il me l'avait pris dès que j'avais quitté la
maison et qu'il le remettrait au même endroit, dans la même position
avec les mêmes taches, juste avant mon retour! De sorte que, tout en
«sachant» pertinemment qu'il s'en était servi, il me serait impossible de
déceler le moindre indice pour me prouver qu'effectivement j'avais raison
! Mais l'échec n'est rien, la moquerie est pire ! J'entendais presque le
diable me rire au nez ! Pareillement, bien sûr, il prenait un plaisir
malicieux à fouiner dans mon cartable, la nuit, pendant que je dormais.
La première chose que je faisais le matin, c'était de me jeter sur mon
sac et de vérifier si mes affaires étaient bien remises dans le même ordre où
je
21

les avais rangées la veille, avant de me coucher : pour voir s'il n'avait pas
commis quelque imprudence, s'il n'avait pas oublié quelque petite
chose, insignifiante même, qui m'aurait permis d'établir sa
«culpabilité». Mais hélas ! mes investigations aboutissaient toujours au
même résultat : négatif. Ce qui m'exaspérait encore plus, c'était que le
malin devait se sentir drôlement content de me tourner ainsi la tête, de
savoir que je savais qu'il me roulait ainsi ! Je percevais presque sa voix
qui me disait, à travers le siler ;<Je /'ai eu, hein ? ».
Un jour, je crus découvrir un moyen infaillible. J'ôtai la natte de mon
lit, me couchai dessus à plat ventre ; j'écartai les cordes et fis semblant
de dormir en fermant un oeil tandis que l'autre, à peine ouvert, était
«braqué» sur le ballon placé au-dessous. Le diable pensera que je dors,
me disais-je. Il essaiera de dérober le jouet sans faire de bruit et hop ! juste
à ce moment j'ouvrirai grand les yeux pour le «prendre en flagrant délit»!
Mais je restai étendu des heures durant, le ballon ne bougeait pas. Je
me relevai fatigué, quelque peu honteux et frustré du plaisir si certain
que j'avais escompté. «Ben... Evidemment!» m'écriai-je après un
instant de réflexion, en éclatant de rire. Le diable ne pouvait en effet
tomber dans le piège pour la bonne raison qu'il me suivait déjà dès le début
! Je me résignai enfin au fait que le diable s'avérait « imbattable » et
j'abandonnai définitivement la partie. Je regrettais seulement de
77
n'avoir pas le bonheur de dévisager mon heureux concurrent. Nous nous
racontions entre enfants que la gent diabolique préférait grouiller dans
les ténèbres et que si l'on photographiait le noir, la nuit, on verrait alors,
en développant le négatif, apparaître leurs formes bizarres. Ah ! que
ne pouvions-nous posséder un appareil photo ! Monter un laboratoire !
Un cyclotron pour diable !
Mon père alimentait mon penchant pour la rêverie, la magie et le mythe
: par des histoires extraordinaires qui donnaient de délicieux frissons à
l'âme, des ailes légères à l'esprit qui vagabondait alors dans l'univers
merveilleux de l'imaginaire. C'était le soir, après le dîner, alors que nous
nous préparions à dormir, que mon père nous racontait ces histoires, à ma
mère et moi, dans le silence intime qui prélude au repos.
Bien des fois, en brousse, lors de mes nombreux voyages
nocturnes, il m'était arrivé, tandis que je marchais dans la forêt,
côtoyant les fauves, enjambant les reptiles, de tomber subitement sur
une «ville». Une «ville» avec ses lumières, ses maisons, ses habitants,
ses troupeaux; bref tout. Fatigué, je me disais alors que je pourrais m'y
restaurer, me reposer; mais parvenu à proximité, tout disparaissait
soudain, comme par enchantement ! Plus rien ! Que la nuit et le vent!
Que le vaste silence de la campagne

22

endormie où s'élevaient solitaires les glapissements de chacals, le


hululement des hibous !...
— Mais Père, disais-je partagé entre le ravissement et la terreur,
comment était-ce possible ?
— Parce que la « Cité du diable » vaquait à ses affaires toutes
semblables aux nôtres, à l'abri du regard indiscret des humains. En
général, elle s'évanouissait avant même d'être aperçue, mais
lorsqu'elle était surprise, comme ce fut le cas pour moi, elle éteignait
pour ainsi dire son existence pour nous...
Je me représentais la mystérieuse « Citadelle » du Diable voguant à
la surface terrestre. Elle plongeait, tel un submersible, sans bruit ni
trace dans l'océan profond de l'invisibilité. Quel prodigieux pouvoir
de passer ainsi, à son gré, d'une existence à une autre !
— Cependant, poursuivit mon père, il arrivait également que le
Diable se prît d'une réelle et vraie amitié pour les hommes.
— En quelle circonstance ?
— Lorsque, par exemple, on lui sauvait la vie. L'hyène en effet
voit le diable. Elle aime en croquer, elle qui mange de tout. Alors, on
voit parfois, dans la campagne, une hyène courir la gueule ouverte
et pendante en même temps qu'on entend la voix de quelqu'un qui
hurle. Si une personne se trouve dans les environs, alors le pauvre
diable se hâte d'implorer, en tournant autour d'elle, sa protection
contre l'animal qui le poursuit. On reconnaît évidemment que c'est le
diable, on chasse l'hyène si on juge ainsi... Quelque temps après, le père
du Diable vient vous trouver : « Mon fils vous doit la vie ; que puis-je
faire pour vous ?...
— Mais que demande alors le sauveur ?
— Rien souvent. Mais si le bénéficiaire est un homme averti, ce qui
arrive très rarement, alors il sollicite la «pierre philosophale» qui lui
permet d'obtenir tout ce qu'il peut désirer...
D'une certaine manière, mon père faisait lui-même partie de ce
monde déroutant, à l'existence duquel il croyait si fermement. Il
78
nous confiait que, tandis qu'il dormait, son âme empruntait la forme
d'une hyène et allait, quittant la ville, chasser là-bas dans la brousse.
Il se réveillait certains matins, après avoir vécu une excursion
fructueuse et nous faisait part de ses satisfactions. L'hyène pouvait ainsi
parcourir des centaines, des milliers de kilomètres ; elle reconnaît les
parents et amis demeurés dans leur être normal ou transformés
comme elle. Mon père racontait les détails de ses aventures avec une
grande fidélité, à en juger par l'assurance de ses propos. Mais des
événements malheureux pouvaient aussi survenir. Quelquefois,
l'hyène essuyait des coups, même des blessures mortelles ; si elle
périssait dans ses activités nocturnes, alors l'homme lui-même, qui lui
avait prêté son âme, ne survivait que quarante jours: le temps que
sa «feuille sur l'arbre lunaire» jaunisse,
23

automne de la vie, et tombe détachée et morte dans l'espace...


Pour moi, petit enfant exhumé pour ainsi dire de la brousse et plongé
dans un milieu différent, la ville de Djibouti offrait de nombreux sujets
d'émerveillement. Et d'abord les réverbères qui, à la tombée de la nuit,
brillaient dans les rues comme des étoiles suspendues. Je pensais que si
on les assemblait tous pour n'en faire qu'un seul, il serait si grand et si
lumineux comme un «soleil» et éclairerait partout ! Malheureusement leur
disposition éparpillée et figée se prêtait si peu à ce projet.
Et puis Y avion. Comment donc cet engin pouvait-il voler ? Bien sûr, il
avait des ailes comme les oiseaux mais il ne les « battait» pas comme eux
pour se soutenir. Raides comme des planches, elles ne devaient lui être de
nul secours. Pourtant, le voilà qui, apparemment sans inquiétude, se
mouvait dans le ciel où je le suivais longtemps du regard.
Bientôt les voyages d'été vers l'ex-Somaliland, lorsque les familles fuyaient
le Khamsin, m'initièrent à l'astronomie. Je me représentais la terre sous la
forme d'un disque plat. L'horizon qui, dans la plaine au-delà de Zeila (2),
apparaissait au loin, me donnait l'impression d'en être le bord extérieur. Je
me disais alors qu'arrivés là-bas, nous pourrions nous pencher sur le vide
comme du haut d'une passerelle. Mais à mesure que progressait le véhicule et
que se rapprochaient les arbres que je m'étais fixés comme repères pour marquer
la fin de notre trajet, la ligne, insaisissable, reculait. Elle reculait toujours.
La terre interminable se dévidait comme un rouleau. Une nouvelle
énigme naissait qui s'ajoutait aux autres ! les questions sur la vie, l'existence
commençaient! Elles allaient s'amasser...
La terre se réduisait pour moi à l'étendue mal définie entre Djibouti,
Borama et Gogti. Quel grand mot, pensais-je en moi-même, lorsque
j'entendais les adultes parler du «monde». Il me semblait déceler dans
leurs propos un goût superflu pour la complication inutile et la vanité ! Je
croyais par ailleurs que chacune de ces localités, les seules que je connusse,
possédait son soleil et sa lune. Et tandis que, dans le tangage et le roulis, le
camion surchargé cheminait lourdement sur le terrain sablonneux,
semblable à un bateau sur une mer houleuse, tâtonnant tel un gros bourdon
sa voie dans la nuit de ses antennes lumineuses, je me livrais à une
«observation astronomique» passionnante, la tête renversée sur la nuque. Je
tenais en effet à ne pas manquer le spectacle, certain selon moi, qui allait se
produire entre le moment où la « lune de Djibouti» aurait disparu à
l'horizon et celui où celle de Borama ne se serait pas encore montrée. Que
se passera-t-il alors ? Sans doute une chose extraordinaire ! Mais elle nous
suivait, la lune, ronde et belle, pudiquement voilée et pleine de langueur
comme un amour aimé... Reine de la nuit, elle répandait sur la campagne
assoupie
79
24

une fine clarté gazeuse aux replis argentés. Le camion berçait. «Dors,
dors mon enfant. Bien d'autres avant toi se sont épuisés à s'interroger
ainsi sur l'univers... ».
25

III

Je revins une seconde et dernière fois à Gogti. J'y découvrais des


thèmes nouveaux et enrichissants parce qu'ils me mettaient en contact
avec la réalité, l'idéal et l'art.
C'est à Gogti que m'apparut en effet pour la première fois, dans toute
sa brutalité, la condition féminine dans la société Somalie. Un jour, un
couple de bédouins entra dans le village. La femme, jeune et belle, tout en
pleurs, portait encore la toilette simple mais remarquée d'un mariage
récent. Elle avait tenté de reprendre sa liberté en fuyant le foyer
conjugal où l'on voulait, contre son gré, l'enchaîner à un homme qu'elle
n'avait sans doute ni choisi, ni peut-être connu. Son «propriétaire» et
impitoyable époux, qui s'estimait lésé dans son «droit absolu sur
elle», la ramenait aux pénates par des méthodes qui n'avaient rien
d'une tendre persuasion. Il usait avec assurance de son autorité
maritale, symbolisée par le fouet qu'il tenait fièrement dans la main et avec
lequel, régulièrement, il la battait.
La lanière mordait la peau lisse et douce de son épaule nue, lui
arrachait des sanglots étouffés. A chaque coup, des larmes chaudes
jaillissaient; elles inondaient son visage qu'elle cachait dans ses
mains... Je fus surpris que personne n'essayât d'intervenir en sa faveur
et d'ailleurs elle-même, parce que sans doute elle n'en avait pas l'espoir,
ne faisait aucun effort en ce sens. Les hommes se contentaient de
regarder comme un petit fait sans importance. Quant aux femmes,
compatissantes mais impuissantes, elles adoptaient la même attitude que
les vieux chevaux soumis à l'égard de la jeune monture fougueuse qui se
rebelle et donne encore des coups au mors qui viendra à bout de sa
résistance... Personne ne s'inquiéta de ce que l'homme poussait sa
femme devant lui, en la frappant comme une bourrique... Ils traversèrent
ainsi le village...
Je fus impressionné par ce spectacle de la tyrannie de l'homme et de la
souffrance résignée de la femme qui se déroulait dans l'indifférence
générale des villageois. J'en ai conçu une sorte d'antipathie pour les
hommes en général parce qu'ils me semblaient abuser de leur supériorité
physique pour maltraiter leurs

compagnes, et un secret mépris pour ceux, en particulier, dont les


épouses n'étaient pas « belles » à mon goût, alors que des ravissantes
créatures erraient «vacantes» dans les environs !
La femme faisait l'objet d'une exploitation systématique et
rigoureuse: économique et biologique, physique et affective. Labeurs
du foyer et peines de l'enfantement étaient son lot. Bête de somme et
productive, elle n'avait pas droit à la parole et au bonheur, à
l'épanouissement et à la liberté. Physiquement mutilée,
intellectuellement subjuguée, sa vie était faite d'asservissement, de
80
souffrance et de sacrifice. Il n'est pas rare de voir la femme Somalie
revenir le soir au campement le fagot sur le dos, le bébé dont elle avait
accouché seule, dans la journée, sur la poitrine et poussant devant elle
le troupeau un bâton à la main ! A la fin de sa vie, quand elle a servi
et a été usée, c'est le proverbe qui nous dit ce qu'on en fait: «une
vieille femme, on l'envoie en voyage au loin (avec l'espoir qu'elle
meure là-bas et ne revienne jamais !) ou alors on lui donne la tisane qui
l'enfonce en terre ! »...
Il faut dire qu'il a dû y avoir une conspiration générale des hommes
de par le monde contre la femme ! Pour le Somali, il ne faut jamais en
présence d'une femme se départir du « Hangool », ce gros bâton fourchu et
crochu qui sert au bédouin à porter les branches des épineux, à les serrer les
unes sur les autres pour former la clôture qui protège le campement des
animaux sauvages. Il constitue avec elle la seule forme rationnelle de
dialogue! Ailleurs, elle n'est pas mieux lotie: «Bats ta femme, dit-on,
si toi tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait»!? Incroyable! Femme
fantastique, femme magnifique, qu'as-tu fait? Les Russes, qui savent
allier les extrêmes, conseillent quant à eux, en y mettant une note de
romantisme: «Aime bien ta femme, mais bats-la comme ta pelisse ! ».
Que de poussière ne devait-elle pas avoir sur le corps à se vautrer ainsi
dans la diablerie, le mensonge et l'insolence ! Les Chinois se
montrent les plus raffinés, naturellement. A ce «mal nécessaire »
(comme dit un proverbe somali) ils donnent la « moitié du ciel » mais lui
réduisent les pieds en conséquence ! Protagoras affirmait : « L'homme
est la mesure de toutes choses ». Les hommes répliquèrent : « Le bâton est
la mesure de la femme » ! La femme suspecte, éternellement coupable,
toujours châtiée...
Une fois au moins, au pays du Pount, le beau sexe (appellation qui
assigne aux femmes un rôle bien défini et par trop connu !...) prit sa
revanche sur le «sexe fort» : en la personne d'une terrible matrone du
nom d'« Arawelo » dont la mémoire est universellement détestée dans les
milieux masculins somalis (et pour cause !) : pour avoir voulu asservir et
soumettre tous les mâles et de la manière la plus radicale, c'est-à-dire en
les châtrant à la naissance ! Elle régna, contraignant les hommes à
exécuter des absurdités (comme de faire 28

passer les caravanes par-dessus les montagnes sachant que les


chameaux sont si peu « alpinistes » !). Un vieillard « vivant dans une outre
» (tant pour sa sécurité que pour être transporté !) découvrait toujours un
moyen ingénieux de les retourner contre elle. Arawelo finit par
soupçonner qu'il y avait quelque part un « souffleur » caché, mais ne put le
dénicher. Sa tyrannie prit fin ; elle fut vaincue, mais elle laissa à l'usage
de ses «sujets» tout un bréviaire que mères et filles se transmettent
oralement de génération en génération et qui constitue un code de
conduite adroite et déroutante pour contrer le mâle envahissant et
dominateur !
Arawelo morte, la femme Somalie réintégra le rang et l'homme
soulagé jeta la pierre au tombeau de la première et reprit le « bâton » pour
la seconde !
Le tableau de violence dont je venais d'être témoin me livrait, trop
complexes encore pour moi, des attitudes dont les sens se
superposaient comme dans le rêve.
Gogti me fournit également l'occasion d'assister à la cérémonie du «
Culte de l'Ancêtre ». Bien plus tard, Freud, le célèbre savant de Vienne qui
ouvrit aux hommes une sorte de quatrième dimension, devait m'en

81
fournir des éclaircissements théoriques étonnants. Un après-midi, les
femmes du village, dont ma mère, se rassemblèrent au son du tam-tam.
Joyeuses et chantantes, emportant encens et offrandes, elles
embarquèrent dans un camion pour se rendre à l'endroit sacré où se
trouvait le tombeau de l'Ancêtre vénéré. Malgré notre insistance, nous
ne fûmes pas autorisés, mes deux amis et moi, à être de la compagnie.
Nous en tirâmes rapidement les conclusions et nous allâmes tenir, à
part dans le buisson, un petit conseil d'urgence :
— «Eh bien, puisqu'on ne veut pas nous emmener, pourquoi ne pas y
aller par nos propres moyens ? »
— « Eh oui ! pourquoi pas ? Allons-y ! ».
Notre décision était vite arrêtée dans l'exagération de nos forces et
l'ignorance du trajet. Nous guettions le camion. Quand il démarra et
sortit du village, nous nous mîmes à le suivre, nous dissimulant derrière
les arbres et les collines quand il entamait une portion droite de la route
(afin de ne pas être vus des passagers à l'arrière), accélérant dès qu'il
passait le tournant. Au début, nous courions allègrement, mais nous ne
tardâmes pas à sentir de la lourdeur dans nos petites jambes. Le véhicule
avec lequel nous gardions jusqu'à présent une distance relativement
courte et stable s'éloigna de plus en plus et finalement disparut ; la nuit
tomba. La fatigue, la faim et la soif nous firent rapidement oublier notre
objectif! Nous cherchâmes de l'eau, au hasard, mais en vain. Nous nous
dispersâmes dans la forêt. Par une inspiration fortuite mais salutaire,
je revenais m'étendre au milieu de la voie, sur le dos, les
29

jambes et les bras écartés. Je pouvais voir dans la pénombre, se


faufilant entre les arbres, des formes, des fauves peut-être qui
n'osaient pas encore attaquer, attendant que la nuit s'appesantisse
encore plus. Curieusement, je n'éprouvais aucune inquiétude, je
goûtais au contraire dans cette position une sensation de bien-être entre
le rêve et l'éveil, où seuls mes yeux gardaient encore quelque
mouvement. J'ai dû m'endormir ou perdre conscience car je
reprenais mes esprits sur le giron d'une femme, la tête arrosée d'eau.
Un autre camion, venu du village pour transporter un second groupe nous
avait sauvés.
Lorsque je me présentai devant ma mère, qui évidemment savait déjà
la nouvelle, elle ne se répandit pas en lamentations et ne se laissa pas
aller à la colère. Son sens élevé de l'honneur ne lui permettait pas
de me gronder devant autrui, encore moins de m'humilier en public.
Elle demeura assise, calme et silencieuse sous le dais de feuillage où les
femmes préparaient la nourriture du lendemain. Simplement, son
visage altier se recouvrit du masque volontaire du mécontentement;
elle m'adressa un de ces longs regards dont j'étais seul à saisir le sens
et qui mit un point final à l'incident...
Le lendemain, le soleil se levait sur une forêt humide et fumante,
grouillante de vie, remplie de rumeurs et de gémissements d'animaux
égorgés, au-dessus de laquelle montaient les chants et cantiques en
l'honneur de l'Ancêtre. La tribu avait convoqué ses membres ;
hommes, femmes s'y étaient donné rendez-vous, apportant chacun, selon
ses moyens et le degré de sa ferveur, une bête, du beurre, de l'encens,
etc... Poussé par la curiosité et disposant librement de mon temps, je
procédais soigneusement à une « inspection des lieux». J'ai vu ici un
bédouin qui s'apprêtait à immoler un chameau. Il s'est mis torse nu
pour l'opération. Innocent et debout, l'animal attendait
tranquillement. D'un long coup suivi de deux autres brefs et rapides, il
82
lui enfonça au creux de la gorge son coutelas jusqu'au manche. Quand
il retira son arme une fontaine de sang rouge et épais jaillit, se
répandant lentement sur le sol tel un métal fondu. S'étant vidé de sa
substance et ne pouvant se maintenir dans sa station debout, le chameau
chercha à s'accroupir, d'abord en des tentatives indécises, puis
irrésistibles et pesantes pour s'enfoncer bientôt, dépecé et dispersé en
lambeaux, dans la nuit infinie du néant... Ailleurs, on s'y prenait
autrement avec le taureau : «voyons donc, que se passe-t-il et où est partie
ma force ? » semblait-il se demander. Ses redoutables cornes, courtes et
pointues, ancrées dans le crâne massue ; son impressionnante
encolure qui se voulait la puissance même ; la vigilance de ses
sourcils soupçonneux, de ses larges yeux où la parole semblait s'être roulée
en boule, bloquée et perdue ; ses sabots durs comme fer qui 30

meurtrissaient le sol et toute son énorme masse coiffée d'une bosse qui
dandinait d'arrogance : tout cela ne lui servait à rien. Quatre hommes
vigoureux le couchaient de force sur le côté. Ainsi ligoté, les pattes
repliées et le formidable front rabattu sur l'épaule la lame froide et
tranchante lui fendait le fanon, s'engageait profondément dans la gorge
où les derniers beuglements se « réfractaient » en des râles
incompréhensibles et affreux dans la confusion chaotique des voies
vitales que la nature avait délicatement mêlées, se gardant de mélanger...
Quant aux moutons, c'est par dizaines qu'ils expérimentaient
tristement à leurs dépens le proverbe ironique auquel a donné lieu leur
bêtise têtue (qui causait déjà le désespoir t^e Panurge !). Si peu spéculatif,
ayant le nez toujours vers le bas, le ^bélier ne voit qu'une fois le ciel dans
sa vie : quand, à la renverse, on lui tranche le larynx ! ».
Les bédouins me semblaient faire preuve d'un appétit, d'une force de
déglutition étonnante. Ils faisaient disparaître des quartiers entiers de
viande...
Une fois par an, dans un grand festin, le clan se réunissait autour de
l'Ancêtre, mangeait et chantait, dansait et priait, invoquant sa
bienveillance et sa protection et promettant d'être présent au rendez-
vous, l'an prochain. Pour finir, on plongeait la main au flanc du
tombeau de l'Ancêtre, emportant chez soi le sable sacré et, au poignet,
un anneau de peau des bêtes immolées. Et, comme dans le temps la
horde primitive, la tribu se dispersait dans la nature ayant renouvelé son
engagement au regard du père immémorial mais toujours présent, et
renforcé son unité interne et son identité par ce rituel comparable au
pèlerinage.
Gogti, le petit village perdu dans la nature, s'accrochait au dos de la
terre. On aurait dit qu'il avait peur de tomber ! Il s'y aggrippait
paisiblement par ses doigts, ses racines nourricières qu'il étendait dans
toutes les directions et qui disparaissaient derrière les vallons et les
rivières: les pistes empruntées par les campagnards qui y apportaient
leurs produits et s'y ravitaillaient. Mais il demeurait relié au monde,
pour ainsi dire, par une «voie du ciel» ; une voie aérienne dont le
terminus venait atterrir devant le bâtiment en pierre de la police, dans
cette chose magique et parlante : \eposte de radio ! L'après-midi, en
sortant de la prière, les hommes venaient s'accroupir sur les cailloux et
écouter les informations. Il faut dire que dans la société orale Somalie
l'information est un facteur capital, le premier que doit livrer
immédiatement, aussi complet que possible, tout homme arrivant d'un
autre lieu : information sur les personnes, les bêtes, la pluie et le
pâturage, les rapports entre tribus dans la région, etc, et d'une manière
générale, tout événement digne d'intérêt rencontré ou observé en cours
83
de route. On rapporte qu'un voyageur qui jugeait ne posséder aucun
élément
31

intéressant à communiquer signala toutefois que dans le dernier


campement où il avait séjourné « une lance était appuyée contre la paroi
d'une hutte», entendant par là que n'étant pas couchée comme elle
devait l'être, elle pouvait tomber et ainsi blesser...
Le poste de radio ressemblait à une boîte de bois couverte d'un côté
d'une étoffe que la voix du speaker faisait vibrer. Les bédouins n'en
croyaient pas leurs yeux. Tour à tour émerveillés, amusés ou
incrédules, ils tournaient autour du curieux objet pour voir si
«quelqu'un n'était pas derrière».
— Mais, visiblement, remarquait l'un d'eux, sa grandeur ne peut
contenir aucune personne !
— Oui mais, rétorquait un autre, il n'y a pas de fumée sans feu ! et pas
davantage de voix sans bonhomme !
Ils le cherchaient donc et, ne le trouvant pas, considéraient
intrigués l'antenne, cette oreille étirée par laquelle l'appareil entendait
l'inaudible. Ils la suivaient du regard, penchés et fascinés, allongeant le
cou et touchant presque le fil de leur nez ! Tandis que la mystérieuse boîte
ventriloque débitait toujours ses propos ! Il faut dire que le Grand Ménelii
lui-même, à en croire Henri de Monfreid (Ménelik telqu 'ilfut} pensa
d'abord à une mauvaise farce et ne se laissa que difficilement persuader
que le téléphone permettait de communiquer à distance, après avoir
seulement, au bout du fil, interrogé le Gouverneur du Harar sur des secrets
dont il était le seul dépositaire !...
Puis, après les nouvelles, ce fut une belle voix, émouvante et
tourmentée qui retentit dans l'air et joua de mon âme comme d'une
lyre. La célèbre chanteuse («Gududa Carwo» ?) gémissait :
«Que les yeux sont impuissants à attirer à soi ce qu'on aime et dont
un précipice infranchissable vous sépare ! »
Qu'était-ce donc cette «chose aimée»? Et pourquoi ce «précipice »
? Je ne comprenais pas. Cela ne semblait pas poser de problème à Monsieur
M. qui démêlait bien d'autres énigmes, et rejoignit les vieux qui se
levèrent les uns après les autres; ils dédaignaient la chanson dans
laquelle ils ne voyaient que licence des moeurs.
Monsieur M. était le médecin du village ; un médecin respecté et craint.
Il agissait sur les deux registres : religieux et païen, sachant pour ainsi
dire glisser la plante magique dans les pages du Coran ! Sagement
orthodoxe et savamment hérétique, ce «cumul de pouvoir» lui
conférait une efficacité et une autorité notoire dans le village. Il n'avait
pas hésité à poursuivre le long du mur de clôture du poste de Police le
«Jin » (le diable) qui avait enlevé son enfant ! Monsieur M. contraignit le
ravisseur à lui restituer son fils ! C'était un petit homme court et noir,
avec des cheveux ras, épars et grisonnants sur un crâne réduit, la face
luisante et silencieuse, l'oeil

32

vif enseveli sous de lourdes paupières. Les habitants étaient


catégoriques sur son dernier exploit :
«Bien sûr, on ne pouvait voir le diable, affirmaient-ils, mais à
considérer la hauteur du pauvre garçon au-dessus du sol on voyait bien
84
que c'était « lui » qui l'emportait sur ses épaules et fuyait avec ! Seuls,
évidemment, des hommes de son genre pouvaient l'apercevoir, dialoguer
avec « lui » et le forcer. C'est même bien pour ça qu'il s'en prend à leur
progéniture».
De méchante langues racontaient aussi que Monsieur M. avait plus
d'un tour dans son sac : comme par exemple, le voyage qu'il fit à Zeila. Il
en ramena de grosses billes multicolores qu'il présenta ensuite aux
bédouins comme des «engins anti-serpent» ( !) en demandant une
bfvbis a la pièce ! ? !...
Sur cette même cour du bâtiment de la police le maire du district, un
anglais original que la population surnomma «Ciraweyne» (« Grands
cheveux blancs »), rendit un jugement qui « fit époque » et souleva
l'étonnement général des habitants. Un homme avait séduit une jeune fille
qui tomba enceinte. En pareil cas, le ravisseur devait réparation à la
famille et prendre la femme «entamée» pour épouse ; autrement, le
déshonneur se lavait dans le sang. Comme F« auteur du trouble » refusait
de se plier aux usages, les deux tribus étaient sur le point de s'affronter.
Elles allèrent chercher un ultime recours auprès du Maire, le Blanc.
Alors celui-ci donna un fil au représentant de la partie plaignante et,
tenant lui-même une aiguille lui demanda de glisser le fil dans le chas ;
ce que l'homme fit sans difficulté une première fois.
— Bon! dit le Blanc, maintenant recommençons.
L'audience était inquiète. Tous les habitants du village s'étaient
réunis, retenaient leur souffle et s'efforçaient d'imaginer à quoi
aboutirait ce petit jeu insolite et ridicule. Alors « Ciraweyne » se mit
bizarrement à agiter l'aiguille. Le brave bédouin, ne réussissant pas dans
sa tentative et ne comprenant plus rien, s'arrêta et considéra le maire d'un
air interrogateur.
— Vous y arrivez ? demanda celui-ci.
— Bien sûr que non ?
— Alors votre fille ? hein ? Elle n'avait pas «bougé» ! Elle était
consentante et par conséquent on ne vous doit rien !...
La décision du maire déconcerta par son excentricité, son cynisme.
«Le Blanc n'a pas été sérieux», commentèrent quelques uns qui
jugeaient cette légèreté incompréhensible.
Quelque temps après, Ciraweyne (assurément il n'avait pas fini
d'étonner !) pour fêter le mariage de sa fille en Angleterre, fît passer par
deux fois, en rase motte, un bimoteur sur le village et, à ces somalis
purs musulmans bien que peu pratiquants, il largua du
33

jambon enveloppé de platique ! Les habitants, curieux, regardaient les


morceaux de chair plate et blanchâtre et s'en allaient avec une moue de
dégoût et d'ironie...
— La viande, c'est de la viande, même de la viande de porc, dit l'un.
— Bien sûr! répliqua l'autre.
Deux jeunes «pionniers» honorèrent le londonien et chrétien
cadeau ! Ils dégustèrent ! Ils ne craignaient pas le courroux d'Allah et
piochèrent dans la voie des précurseurs (car en tout, il faut bien
commencer!). Le premier s'appelait Aden G., un beau garçon grand
et droit aux cheveux noirs et lisses comme un hindou, une peau d'ébène
et, en contraste, des dents blanches avec, entre les incisives supérieures,
ce petit écart si prisé par les somalis sur le plan esthétique. Je le connaissais
bien ; car il venait souvent chez notre voisine, une jeune veuve, coquette
et avenante. Il s'asseyait sur le tabouret, lui tendait sa jambe robuste et
85
les mettait au défi, elle et les deux autres filles qui vivaient avec elle, de
la plier. Alors elles prenaient la jambe à bras le corps, peinaient,
s'arrêtaient, recommençaient et, fatiguées et essoufflées, heureuses
peut-être d'échouer, avouaient leur faiblesse. Aden G. devait tout de
même leur payer les dix shillings promis, trouvant lui-même son compte
dans ce jeu agréable, apparemment innocent ! Le second était le fils du
célèbre H. ; ce dernier était un vieil arabe qui, après un demi-siècle
en Somalie parlait toujours la langue du pays d'une manière qui en
faisait la risée des habitants. Un jour où il avait perdu un mouton il prit
sa gourde et son bâton de pèlerin, et se mit à sa recherche à travers la
brousse ; mais il ne possédait ni la force physique, ni la connaissance
nécessaire du terrain, ni même probablement le courage de parcourir
seul la campagne ; il rentra bientôt, prudemment avant la tombée de la
nuit. Son aspect, ses propos auraient pu faire croire qu'il revenait d'une
longue pérégrination. Alors les villageois lui demandaient, pour
s'amuser, de décrire son mouton.
— Eh bien, répondait-il, il avait la tête et les pieds noirs et il bêlait
!
Autant affirmer qu'un enfant égaré avait deux yeux et deux oreilles
et qu'il pleurait !
H. tenait une petite boutique qui avait dû vieillir avec lui et était tenue
par sa femme infirme, mais active. Il revenait de Hargeisa, où il était allé
se ravitailler, non pas avec des marchandises mais avec une plaie à la
jambe !
— Mais, H. que vous est-il arrivé ? lui demandait-on.
— J'ai vu dans cette ville un Elwane (prestidigitateur)
chaleureusement applaudi par la foule. Il s'ôtait l'oeil et vous le
montrait comme ça, dans le creux de la main. Il se transperçait le 34

ventre de part en part et remettait tout en ordre en soufflant dans sa paume.


— Et alors ?
— Et alors la vieille habitude m'a soudain repris et, ignorant que les
antiques vertus m'avaient depuis longtemps déserté, je m'écriai : regardez,
moi aussi, je suis un Elwane... et puis...
— Et puis ? ...
— Et puis... vous voyez !...
Il s'était hardiment planté le couteau dans la cuisse, il eut beau réciter
fébrilement les bribes de formules magiques dont il se souvenait
encore et masser de sa main l'endroit atteint. Rien à faire ! Il dut se rendre
à l'évidence : la blessure restait béante et le sang coulait ! Au lieu de
vaquer à ses affaires, il fit un séjour à l'hôpital !
Tout le monde se tordait de rire. Certains remarquaient méchamment
:
— Vous auriez dû essayer avec l'autre, ça marcherait peut-être mieux
!
— Et pourtant, répondit-il de sa voix chevrotante à cette
moquerie, c'est à peine si moi, dans le temps, je ne mettais pas ma tête à
mes pieds ! et devant quels spectacteurs !...
— Mais, H., c'est peut-être ce vieux sorcier d'I. qui vient acheter chez
vous, qui vous a caché une mauvaise herbe dans la boutique : pour avarier
vos vertus, vous dépouiller de vos pouvoirs ?
— Les malheurs n'arrivent pas qu'à moi, rétorqua-t-il
malicieusement. Vous connaissez la nouvelle au sujet de ce renard ?
—Non.
— Eh bien, il est rentré l'autre jour dans la boutique, les lèvres et les
86
mains blanches ! Oui, blanches comme chez le Blanc !
— Ah oui et pourquoi ?
— Probablement il n'a pas dû respecter les règles en la matière. Il est allé
pisser puis cueillir l'herbe sans les ablutions requises ! Car, comme vous
le savez, il faut s'entourer de mille précautions: n'approcher
certaines plantes qu'entre chien et loup, à l'abri des regards, lorsque
votre silhouette se confond avec la nuit! D'autres fois, il faut l'aborder
dans la journée, d'une certaine manière, en évitant par exemple que
votre ombre la recouvre tout en récitant les formules appropriées. C'est
du moins ce qu'il m'avait raconté lui-même...
Alors les mains qu'il avançait imprudemment et la bouche qui
n'aurait pas dû prononcer les propos magiques furent soudain
léchées, brûlées par une flamme qui jaillit de la plante ! Après quoi,
peureux comme il est, il a pris la fuite !...
Le griot était du groupe, écoutait le long discours que H. tenait à son
sujet en feignant de ne pas remarquer sa présence. I. échangeait des coups
d'oeil complices avec l'assistance. Son apparence était des
35

plus singulières: on eût dit d'abord que ses cheveux raides et terreux
avaient été repiqués tant ils étaient rares et laissaient des espaces
découverts ! Le regard glissait sur son visage fuyant où les yeux, petits et
creux, n'avaient ni cils ni sourcils ! Avec sa bouche décolorée aux dents
larges et longues, ses oreilles décollées et pointues (qui s'étaient
effilées et devenues mobiles à force d'être aux aguets !), c'était une tête
« amphibie » entre l'hyène et la mort ! Il eut, en guise de rire, un bref
ricanement et dit de sa voix rauque et caverneuse (semblable à celle que
le tourbillon tire des termitières !) :
— Doucement, vieille charogne! si tu continues ainsi c'est
maintenant que je cacherai ma petite herbe dans ta boutique. Et tu m'en
diras des nouvelles !
— Mais, vieux loup, répondit H., pourquoi n'en mettrais-tu pas une
qui fasse pousser les pattes à ma pauvre femme! Si tu ne possèdes pas
celle-là dans ton grimoire, alors tu ne vaux rien !
Et tout le monde de s'écrier :
— Voyez comme il l'aime ! Ah ! cet incorrigible arabe ! A ton âge t'es
toujours amoureux ?
—Tu préférerais peut-être que je te rende une petite visite ce soir,
après le coucher, hein ? reprit le griot.
— Alors là, je n'y tiens pas; franchement, t'es suffisamment
repoussant comme ça et je n'ai nulle envie de te contempler en hyène
hideuse. Du reste, tu devrais avoir honte de bouffer toutes les nuits les
chameaux d'autrui, voleur impénitent !
—Justement, cette nuit, j'en ai trouvé un qui errait ; il faut dire que
je me suis rarement régalé ainsi. Mais, ajouta-t-il, je n'étais pas seul à ce
festin. J'avais un hôte !
— Qui était-ce ?
— Le petit «Libax» (ce qui veut dire «Lion»), fils de Waberi.
— Comment ? s'écrièrent les hommes. Il «a l'hyène» lui aussi ? ce
n'est pas possible ! Ce n'est qu'un marmot !
— Alors là, tu ne vas pas nous en faire accroire, renchérit H.,
ragaillardi et heureux de prendre en faute son adversaire et vieil ami.
Car nous pouvons le vérifier tout de suite puisqu'il habite juste à côté
— Oui ! Oui ! Vérifions-le !
Un auditeur se proposa d'y aller sur le champ. On l'encouragea : « Vas-
y ! vas-y ! »
87
La famille W. était très nombreuse. Un enfant était souffrant ; on avait
mandé un guérisseur, un bédouin. Celui-ci prit la petite paume livide
du malade, examina à la lumière du jour puis prononcça sans
hésitation son diagnostic : anémie, paludisme, la rate... Il prescrit le
traitement drastique : le feu. Puisque le mal et le feu, comme disent les
Somalis, sont incompatibles et ne peuvent

36

cohabiter. Si le feu arrive, alors la maladie plie bagage ! Quelques


pointes de feu précis au «Madag» (3) sur le ventre. Le médecin
conseilla également qu'on tuât un mouton et que l'enfant soit nourri
exclusivement au confit de viande.
Préoccupé par le patient et la visite du guérisseur, la famille n'avait
pas prêté attention ce matin-là au petit Libax qui, contrairement à son
habitude, ronflait toujours. Le messager frappa à la porte :
— Entrez, dit le père de Libax.
— Bonjour W.
— Où est «Libax», s'il vous plaît ?
— Mais je ne le vois pas ce matin ! Où est-il passé au fait,
demanda-t-il en s'adressant à sa femme.
— Tu cries toujours pour rien ! L'enfant dort et laisse-le tranquille.
—Laisse-le tranquille? Il s'en fallait de peu que monsieur W.
boiteux et colérique ne se fâchât ! Mais que va-t-il faire pour moi ce
vaurien ! Je ne vais quand même pas lui confier un champ à labourer
!
— Mais, intervient le visiteur, je vous prie de le réveiller.
— Monsieur I., que vous connaissez bien, prétend l'avoir « vu » la veille,
et qu'il a mangé avec lui un chameau! Que Libax «a l'hyène».
— Comment ? dit-il incrédule, en inclinant sa tête chauve, les
sourcils froncés et la main gauche appuyée sur sa jambe impotente.
— Comment ? Le « lion », ça ne lui suffit pas ? il lui faut aussi «
l'hyène »? Et quoi encore ? Le « chacal »? La « grenouille »? Et que devient
alors cette maison?...
— Calme-toi ! Voyons ! dit sa femme, tandis qu'il franchissait déjà
le seuil.
La mère réveillant le garçon en le secouant :
— Libax ! Lève-toi ? Qu'as-tu donc ? Il est presque midi !
L'enfant encore somnolent se rassit à demi sur la natte, balançant sa
lourde tête. Visiblement il y avait de quoi l'appeler «lion»! Il était
carré et fort, mangeait toujours comme quatre et hurlait comme un
fauve lorsque, à midi, il criait sur le perron, pour annoncer à ses
innombrables frères éparpillés dans le village que le couvert était mis et le
repas commencé : « La Galyey ! La Galyey ! La Galyey ! ». Et tant pis
pour les retardataires ! La grande assiette commune, où l'on mettait
riz et viande ensemble se vidait en quelques minutes sifflant et
tournoyant comme la terre !
— Tu veux manger? lui demanda-t-elle.
— Non, je n'ai pas faim.
— Ah ! Bon ? C'est nouveau ça !
37

—J'ai pas faim ! Je suis rassasié. On a mangé cette nuit un chameau,


88
je veux seulement dormir.
— Ne dis pas des sottises, je t'en prie !
— Mais si maman ! C'est vrai et avec I...
Le messager qui écoutait n'attendit pas plus longtemps.
Nous étions trois amis: Liban, Rayale et moi. La surprenante «montée
en grade» de notre petit camarade Libax nous laissait réfléchir. Nous
commencions à éprouver une crainte respectueuse ! Il y eut ensuite une
remarque de profonde sagesse.
Rayale : Eh bien, mes enfants, quand on va jouer dans l'oued, faudra
pas lui chercher noise, car alors il vous enverra sa petite amie le soir et vous
verrez !...
Liban, ingénu, cherchait à comprendre, posait des questions tandis
que Rayale, doctoral, expliquait.
Liban : Mais, comment fait-il avec sa hyène, Libax ?
Rayale : Beuh, tu vois, le soir quand il dort, il rentre dedans ! et ça court avec
dans la brousse !
Liban pensait à la voiture, avec son chauffeur: «Ma Asagaa Wada ?
» (alors c'est lui qui conduit ?).
Rayale : Mais non ! Qu'est-ce que tu racontes. L'hyène n'a pas de volant.
Ça va tout seul ! Seulement Libax est dans son ventre. Le matin, il la quitte
tranquillement et c'est tout.
Alors Liban, qui ne voyait toujours pas la connexion entre Libax et
l'animal eut une réflexion subite :
— Et si Libax ne pouvait ressortir ?
Rayale écarquilla les yeux, haussa les sourcils :
— Ne peut ressortir ? Comment ça ?
Liban s'animait, comme si l'événement s'était effectivement produit :
— Mais oui : si, une fois entré dans l'hyène, il y restait coincé?
— « C-o-i-n-c-é ? » répétions-nous en traînant sur les syllabes. Nous
n'avions pas pensé à cette éventualité amusante, stupéfiante !
Rayale : Alors il restera couché. Il ne va pas se réveiller...
Liban : Comment il ne va pas se réveiller ? Et s'il peut plus sortir du tout ?
Rayale : Eh bien... Il dormira toujours ! hein ?...
Rayale n'était plus sûr de lui. Son savoir se perdait dans ce
«toujours» comme un petit ruisseau dans le désert. Bientôt il s'esquiva
:
— Dites donc ! vous venez ? Moi, je retourne à la boutique
Monsieur H. est gentil avec moi. Il me donne toujours un bonbon ou une
pincée de sucre.
— Oui!
H., occupé, versait du thé à ses amis. Rayale se faufila entre les clients.
Nous restions dehors et communiquions avec lui par la TSF

38

formée de grimaces et de mouvements de doigts. Rayale se


morfondait dans son coin depuis un moment. Il nous regarda avec l'air
de dire :
«Bah... j'sais pas ce qui s'passe aujourd'hui ! Il n'a pas l'air de me
reconnaître ! »
La bonne Kadija était là. Elle demandait aux hommes si Monsieur
M. se trouvait parmi eux.
— Non, répondit le griot I. Mais qu'y a-t-il, Madame, vous semblez
bien inquiète ? »
— Hélas ! oui, car ma fille ne mange pas, elle ne parle pas et ne dort
plus ! et cela dure depuis des jours ! Elle est toute changée ! Malaha wa
89
lagalay ! (peut-être le mauvais génie est-il entré en elle !)
— En ce cas, répondit I., ce n'est pas Monsieur M. qu'il vous faut,
mais le «Macalin» (le maître du Coran).
— Oui, appuya H., à chaque mal sa médication.
Il y eut un silence où Rayale fit entendre tout à coup un petit
toussotement clair et net suivi d'un râclement de gorge comme
lorsqu'on s'éclaircit la voix avant de prendre la parole ! Nous étions ahuris
! Quelle catastrophe ! Liban laissa éclater son indignation :
— «Mais qu'est-ce qui lui prend? Wu is walwaalayaye ! (il exagère
!) ».
H. plongea la main dans la boîte, se tourna vers Rayale dont il avait
remarqué la présence dès son entrée.
« Hein ? Et toi, comment ça va ? Tiens, voilà ton bonbon ! Mais tu vas
aller trouver le Maître et lui dire que Kadija a besoin de lui, ce soir, hein
? Allez ! file. »
L'école Coranique se trouvait en dehors du village. C'était vendredi,
jour de repos pour les élèves et le Seigneur. Le Maître, seul, méditait
dans sa pièce claire-obscure, ruminant des pensées, attendant comme
une araignée au fond de sa toile. Il flaira tout de suite qu'il y avait
quelque chose dans l'air.
«Entrez, petits. Qu'y a-t-il?»
Espiègle, vif et expansif, Rayale, tout essoufflé, partit subitement
comme un fusil chargé :
— Maître, Kadija te demande, parce que le «démon est entré dans
sa fille !...»
— Ah !...» fit le Maître qui songeait déjà au « Kitab » (livre sacré)
approprié.
J'étais resté sur le pas de la porte. Mon attention fut captivée par un
spectacle stupéfiant : sur le haut du petit mur de clôture, fait de pierres
grossièrement empilées et mollement scellées par de l'argile, deux
serpents se livraient une lutte à mort. Ils se faisaient face, ouvraient
démesurément leurs gueules. Les extrémités de leurs mâchoires se
touchaient, inscrivaient dans le vide un losange terrifiant armé au
sommet d'une double paire symétrique de

39

crochets. Ne possédant ni bras, ni jambes pour se saisir et ne voulant pas


non plus, par un obscur instinct, s'attaquer respectivement aux flancs ou
se mordre l'un l'autre une mâchoire (auquel cas ils se détruiraient tous
les deux sans victoire, ni défaite) chacun d'eux s'efforçait de
neutraliser la gueule de l'adversaire en l'enfermant dans la sienne.
Tout à coup, celui de gauche happa le museau de son rival par un petit
mouvement sec, rapide et presqu'imperceptible comme celui d'une
murène. Il ne desserra plus. Un moment s'écoula. Par un second effort,
il atteignit la tête, la broya. Alors commença un phénomène effrayant : il
se mit, par un travail silencieux et laborieux, par des contractions
ahurissantes, à engloutir progressivement sa victime aussi longue et
grosse que lui-même ! A la fin, il n'y avait plus qu'un seul et énorme
serpent !...
L'éternel Rayale sortit, en coup de vent, bondissant comme une balle
et, déjà loin, me jeta en courant: «Hé! tu viens!...> J'abandonnai le
serpent à sa lourde digestion (le soleil l'aiderait).
Midi. Le muezzin mit les index dans les oreilles: «Allahou Akbar!
Allahu Akbar ! »

90
« Lagalyey ! Lagalyey ! » carillonna Libax comme pour lui
répondre.
L'imam appelait ses fidèles, et Libax ses frères.
— « Dites-donc, c'est pas chaque nuit qu'il se tape une chamelle, ce
Libax ! Il doit se contenter de l'ordinaire pour aujourd'hui ! hein ?
remarqua Rayale, moqueur. « Et si on allait manger nous-mêmes ? hein
? qu'en pensez-vous ? »
— Oh ! Oui ! On a faim !
Et, juste avant de nous séparer Rayale rappela, l'oeil pétillant du plaisir
escompté :
— Et n'oubliez pas les gars, le spectacle ! Faudrait pas le rater !
Liban : « quel spectacle ? »
Rayale : « Mais quand le Macalin délogera le diable ! »
— «Ah ! Oui ! » fis-je spontanément, tout heureux : j'avais hâte de
contempler la débandade du diable !
Le grand disque solaire rouge et plein, était posé sur la montagne. A
l'est s'élevait, silencieuse et veloutée, la musique étoilée de la nuit.
Une escadrille d'oiseaux passait dans le ciel en formation triangulaire.
C'était l'heure où les derniers bédouins attardés dans le village
reprenaient par le soleil couchant le chemin du campement ; où les
respectables mères croyantes et bonnes offraient leur nourriture
spirituelle aux anges gardiens des pénates, qui visitaient à cet instant
les foyers, en jetant une poignée d'encens au feu, mêlant aux veloutés de
fumée des voeux pieux et passionnés ; où, après les ablutions, l'imam
tourné vers l'ouest, consultait de temps à autre, pour annoncer la
prière marquant la transition du 40

jour à la nuit, son avant-bras porté horizontal à la hauteur des yeux ; où les
êtres honnêtes rentraient chez eux et où les prédateurs abandonnaient
leurs repaires...
Une fois de plus, dans le ciel désolé, faisait rage le combat sanglant
de la lumière et des ombres ; les derniers feux du soleil embrasaient le
couchant comme un gigantesque volcan. Le Maître quitta à ce moment
sa tanière. Il avait passé tout l'après-midi dans un curieux état d'âme :
léthargie délicieuse et méditation dans la somnolence... Debout sur le
seuil de sa petite pièce, il porta tout d'abord un regard mécontent et froid
sur le paysage morne et muet du cimetière (où se trouvait l'école
coranique), ces lieux obscurs et solitaires où il vivait au milieu des
reptiles, des revenants et du vent... Les pans de son vieux et large
veston flottant sur les côtés, son «kitab» en bandoulière lui battant le
flanc, une canne menaçante dans la main, il se mit en route vers le village
avec cette allure bizarre de vautour prenant son envol. Il rencontra en
chemin son disciple et dévoué serviteur, un jeune homme timide,
obéissant et chétif qui lui tenait compagnie et le secondait dans ses
tâches à l'école. Il revenait du village chercher son écuelle pour
quémander l'aumône et recevoir le cocktail habituel de galette, viande,
riz, doura, etc qui composait son repas du midi et du soir.
«Suis-moi» lui ordonna le maître, sans s'arrêter, ni même daigner
le regarder. Le disciple acquiesça, sans mot dire, connaissant les manières
abruptes de son maître.
Nous jouions à quelque distance de là à une partie de course de
voitures (il ne s'agissait évidemment pas des 24 heures du Mans !)
confectionnées avec de la paille sèche et poussée par la brise. Tout à coup,
l'épatant Ravale, ponctuel comme une horloge pour les petits événements
insolites et amusants s'écria en baissant la voix, la bouche bizarrement
arrondie :
91
— Eh ! Les gars ! L'voilà !
Nous ramassâmes hâtivement nos jouets. Liban ne trouva pas le sien
—J'ai gagné ! j'ai gagné ! fit-il joyeusement.
— J'ai gagné ? Comment ça ?
— Mais je ne vois pas mon véhicule ! la preuve qu'il a filé loin
pendant que nous regardions le Maître !
« Chuut ! » ordonna Ravale. « II s'approche ! »
Le Maître marchait devant. Le disciple suivait. Nous leur
emboîtâmes le pas.
Quelques femmes s'étaient déjà réunies devant la maison de
Kadija. Sa fille, la tête ceinte d'un bandeau, l'air quelque peu perdu,
était assise à l'intérieur, appuyée contre le mur. La mère se lamentait,
attendait impatiemment le Maître.
— Assalama Calaykum ! (la paix soit sur vous !)
41

— Calaykura Assalam! répondit respectueusement Kadija. Les


femmes se rangèrent pudiquement sur le côté pour laisser passer le Maître.
— Entrez, mon Cheik ! invita simplement la bonne Kadija. Il se
redressa instinctivement de satisfaction orgueilleuse à s'entendre
nommer ainsi « Cheik », honneur auquel ni son aspect extérieur sans
dignité, ni son savoir religieux primaire ne relevaient encore.
Kadija offrit deux tabourets au Maître et à son compagnon ; elle
leur versa un thé au lait chaud et aromatisé qui ne manqua pas de
distiller appétit et esprit à la personne du Maître. Il ne s'était pas
trompé ; «cela augurait bien ! » pensait-il. Il se mit à son aise : il
coucha sa canne par terre, le kitab dans son giron et, ainsi qu'il en
avait l'habitude, repoussant le turban en arrière, se passa la main
sur le visage comme un chat se lèche les babines devant un bon plat
avant d'« entrer en matière». Il ne se hâtait pas de saisir le verre de
thé fumant bien qu'il en eût une vive envie et l'eût vidé si vite en
aspirant entre ses dents le liquide brûlant. Il buvait ainsi
successivement coup sur coup et sans parler (c'était sa dose
indispensable) deux verres. Ça lui donnait une chaleur agréable aux
tempes, une sueur qui perlait à la racine des cheveux. Il balaya la
pièce d'un coup d'oeil rapide et discret et distingua, sans faire
semblant d'observer, une assiette de dattes succulentes et rouges et
de flocons de maïs ; plus loin, un grand vase recouvert de van, qui
devait sans doute contenir quelque bonne chose : riz et viande, ou
galettes aux épices et au beurre. Le petit disciple effacé et craintif
s'efforça en tout d'imiter le Maître pour éviter de commettre un
geste qui lui attirerait ce regard foudroyant qu'il lui avait décoché un
jour où, dans des circonstances semblables, il s'était imprudemment
précipité sur le thé. Depuis, recroquevillé peureusement sur
lui-même, il se confinait dans une dépendance totale et passive,
pareil aux choses auxquelles on assigne une fois pour toute la place
et la limite de leur corps. Comme le Maître ne semblait pas pressé,
Kadija entama le sujet :
— Maître, veuillez nous excuser pour le dérangement ! Mais j'ai été
obligée de solliciter votre visite parce que ma fille...
— Oui, oui coupa le Maître avec un hochement de tête significatif qui
semblait dire «passez-nous les détails! venons-en au fait, allons !
Kadija hésitante mais courtoise pour se ressaisir :
— «Ah! c'est vrai...»
Elle pensait «peut-être le boutiquier ou le griot l'ont-il informé de
92
quoi il s'agissait?» Elle ne se doutait pas que le Maître se contentait
des conclusions rapides et claires tirées des propos vagues et brefs que
l'exhubérant Rayale avait lâchés à brûle-pourpoint « Eh quoi ? ne savait-
il pas de longue date ce qu'était le «Shaydan» (le

42

diable) et comment il fallait s'y prendre ? » Tout le reste n'était que


bagatelle ! Comme pour la rassurer et, en même temps, l'inviter à «
passer à la pratique », il continua pourtant :
— Ne vous inquiétez pas Madame ; tout ira bien en souhaitant que le
Bon Dieu nous assiste dans notre action !
Kadija avait compris. Elle jeta un coup d'oeil discret pour voir s'ils
avaient fini de boire le thé. Le Maître ajouta :
— « La décision appartient à Dieu et à lui seul » en repoussant les verres
et la théière presque vide. Kadija se leva, s'adressa à sa fille.
— Saada ! Viens, ma fille, que le Cheik te soigne ! Ne vois-tu donc
pas qu'il est là !
Mais Saada ne répondit pas. Elle remua seulement la tête, les yeux
fermés, comme si elle avait peine à la tenir sur ses épaules.
— Sortez-la dehors, suggéra le Maître.
— Enfin! poussa Rayale dans un soupir de soulagement. Il s'inquiétait
sérieusement et craignait que le Maître n'« opérât à huis clos » !
Il songeait déjà (car Rayale était fécond en astuces!) s'il ne faudrait
pas s'introduire à l'intérieur de la maison !
On plaça la fille sur un tabouret. Quatre personnes prirent position
autour d'elle, ou plutôt du malin génie retranché en elle. Le Maître
s'accroupit à droite et son disciple à gauche. Kadija tenait les bras et les
genoux. Assise derrière, une amie à elle tenait les épaules. Le Macalin
et son assistant mirent alors les mains en cornets, chacun sur une oreille
et commencèrent en même temps et au même rythme lent d'abord puis
progressivement accéléré la «Soura» (verset du Coran) appropriée pour
donner l'assaut au diable :
« Bismilahi Rahmani Rahim Yaasin... »
Par les deux conduits auditifs comme par deux meurtières, ils tiraient
des balles incendiaires à mots magiques du Coran. Car il fallait mettre
le feu à cette âme creuse et caverneuse que le diable avait transformée
en terrier obscur et inquiétant. Au bout d'un instant, il y eut un cri aigu,
strident et saccadé :
— « Oouu ! Oouu ! Oouu !... Malheur !... Malheur !... Malheur à moi!...
«Ça y est!» pensait le Maître «Je l'ai touché! Il est là dedans ! Maintenant
il ne faut plus le lâcher ! ». Du coin, il lança un coup d'oeil significatif et
étincelant à Kadija. «C'était donc vrai ! » se disait celle-ci « */y était ! ».
Elle lui rendit son regard, attendrie et reconnaissante.
Rayale, quant à lui, ouvrit de grands yeux en se tournant vers nous
avec l'air de dire : «Vous avez entendu ? // a parlé!». C'était une voix
bizarre, venue d'un autre monde, émise par un être invisible, intriguant.
Le petit Liban n'en croyait pas ses oreilles.
43

« Coo-mm-ent ? » fit-il, en remuant à peine des lèvres silencieuses où les


mots semblaient s'être évaporés sous la surprise.
La fille commença à se balancer, comme la cage suspendue lorsque
93
l'oiseau affolé sautille, vole, heurte les parois. Le Maître pensait : «II
se démène ! ». Il s'adresse à Kadija : «Tenez-la bien».
Il récitait toujours le « Yasin». Le diable hurlait :
— Hi! Hi! Hi!... Oh! la la!... Oh! la la! je brûle! arrêtez! pitié !...
Le Maître lâcha momentanément la gâchette et commença
l'interrogatoire habituel ; il fallait en effet que le diable dise son
identité, qu'il révèle : « qui il était ? Pourquoi ici? Depuis quand? etc ».
Le laisser partir « incognito » n'était ni concevable, ni d'ailleurs efficace !...
« Oouu !... Oouu ! Oouu !...»
« Qui es-tu ? » dit le Maître.
Il n'y eut pas de réponse ; mais un petit ricanement persifleur où le
diable semblait signifier au Maître «Tu ne m'auras pas, vieux. Je suis plus
malin que toi ! ».
Le Maître se sentit un peu offensé. Il eut voulu expulser d'un seul
coup l'intrus pour prouver son pouvoir! mais, après tout, il n'était pas
trop mécontent de rencontrer quelques difficultés dans son opération
afin de faire devant l'audience attentive (tout un groupe : voisins,
passants, enfants s'était formé autour) la démonstration de son savoir et
de son habileté. «Bon !, se dit-il, tu me fais ça à moi ! Tu vas voir ! ». Il
ajusta son tir, mit bien les mains autour du lobe et sa bouche dans le
conduit. Le disciple fit de même.
— Oh ! la la ! Oh ! la la ! je brûle ! je brûle ! arrêtez ! pitié ! pitié ! je vais
parler ! !...
— Alors qui es-tu ?
Rayale s'était penché si fort qu'il collait presque son oreille à la nuque
du Maître ! Son visage, incliné, était tourné vers nous. Il écoutait avec
une gravité ridicule, en fronçant les sourcils, la bouche serrée et tordue,
l'oeil fermé à demi ! Comme s'il auscultait et voulait, en connaisseur,
identifier la catégorie à laquelle appartenait l'indésirable «locataire»! Sur
sa tête, ses cheveux ras et crépus semblaient s'être roulés et raccourcis
en points d'interrogation désespérés ! Le petit Liban, tout plein de bon
sens, lui donna une tape sur la calotte :
— T'es pas fou ? recule-toi et te mets pas sur sa voie ! Il pourrait
s'engouffrer en toi !
Mais, perdu dans les profondeurs concentrées de sa méditation, Rayale
encaissa le coup sans bouger. Liban, déçu, haussa les épaules. Quant à moi,
je me réjouissais de voir (du moins l'espérai-je) le diable coincé, pincé
par la peau du cou agitant ses pattes en l'air, dans le vide. Qu'il eût été
plaisant de le regarder dans les yeux et de 44

lui dire: «Ça va, mon pote? hein?». Malheureusement, il se cachait


encore soigneusement dans les lieux souterrains et mystérieux de cette
fille. Celle-ci était d'ailleurs prise de secousses si violentes que les gens
avaient de la peine à la maintenir en place.
— Pitié ! Pitié ! Arrêtez ! je vais dire qui je suis !
— Alors qui es-tu ?
— La mendiante Timiro !
— Bien sûr ! s'écrièrent certaines personnes. Timiro était en effet une
vieille femme toute ratatinée et couverte de haillons. Ne possédant au
monde ni être cher, ni bien, elle vivait dans une petite hutte à l'écart de
tous où elle se glissait le soir en rampant.
Le Maître poursuivit son interrogatoire :
— Et pourquoi es-tu entrée dans cette fille ?
— Elle était jeune et belle, rassasiée et heureuse.
— Et puis ?
De nouveau le diable se tut. Le Maître redoubla d'ardeur, attisa le
94
bûcher et souffla une fournaise infernale dans la « caverne » et ses recoins :
— Oouu ! Oouu !... J'avais faim, elle m'avait refusé une bouchée du riz
abondant qu'elle mangeait, et s'était moquée de moi !
— Depuis quand « habites »-tu ici ? »
— Deux mois !
Le Maître hocha la tête d'un air préoccupé. Kadija attachait sur lui
des yeux inquiets. Elle essayait d'imaginer les ravages causés depuis
tout ce temps. Enfin, pensa-t-elle, pouvru qu'il s'en aille !
— Estime-toi heureux, répondit le Maître au diable, on va pas te
demander de loyer! Mais tu vas déguerpir instamment et presto, hein?
Le diable se tut encore. Il devait s'être roulé en boule comme un
hérisson et blotti dans un coin dérobé. Le Maître avait compris, le plus
difficile restait à faire : déloger le diable qui livre sa dernière bataille. Il
avait pris possession de ces «lieux», chevauchant le regard envieux de
la mendiante. Une dernière fois le Maître et son disciple activèrent le
brasier. Bientôt le Jin se mit à gémir :
— Arrêtez ! Arrêtez ! je vous prie !...
— Alors, vas-tu décamper, oui ou non ?
— Oouu ! Oouu ! Oouu !... je brûle ! je suis mort ! pitié ! Arrêtez, je vais
sortir !
— Allons vite !
— Je sors ! je sors ! ça y est ! Voilà je suis sorti !
Le plus curieux, c'est que le diable parlait toujours du dedans alors
qu'il prétendait avoir évacué ! mais la contradiction ne semblait pas
arrêter le Maître :
— Par où es-tu sorti ?
— Par le petit doigt l

45

— Quel petit doigt ?


— Ah ! Ah ! Pitié ! je suis mort ! Je suis sorti par l'auriculaire
gauche !
« Bon !» fit le Maître satisfait en portant sur les spectacteurs un
regard fier en quête d'admiration. Il précisa à l'intention du parasite
perturbateur :
— Va-t-en ! Et ne reviens pas par le pouce ! car alors je doublerai la
dose !
La cure d'exorcisme était achevée et l'«écharde» expulsée...
Il faisait déjà noir. Les gens commençaient à se disperser et nous-
mêmes à échanger nos impressions. Liban et Rayale constituaient
un tandem sympathique : Liban, le plus jeune, timide, hésitant et
franc ; tandis que Rayale, toujours sûr de lui, était hardi, ignorant
l'oscillation. Depuis un certain temps, un petit doute insaisissable et
glissant comme une anguille circulait dans l'esprit de Liban, mais il
n'osait pas l'avouer ouvertement. L'avait-il bien vu, oui ou non ?
D'ailleurs n'avait-il pas entendu parler le diable ? Le maître n'avait-il
pas cherché à le chasser ? Et le diable lui-même n'avait-il pas annoncé
qu'il décrochait ? Il était donc bien là, et aussi sûrement a dû sortir ! Puis
Liban se rappela avec regret qu'au moment où le diable déclarait
«sortir par le petit doigt gauche», la fille tenait son poing fermé! Il
avança cependant, comme pour tester :
— C'est à peine si on l'a entrevu ? hein ? les amis ? On eût dit que
Rayale, qui avait toujours réponse à tout, attendait la question
depuis très longtemps !
95
— Mais tu veux tout de même pas qu'il se pavane ! Il avait le feu au
derrière !... Liban réfléchit, puis son visage rayonna de plaisir :
— C'est vrai. Ben alors, il pourra pas s'asseoir ! le pauvre ! avec son
derrière douloureux, rouge et plat comme celui du singe ! Il éclata de
rire.
— Tu sais, répliqua Rayale, un diable ça peut s'asseoir et même
dormir sur la tête, si ça veut...
J'imaginai le diable comme un petit énergumène tout couvert de suie,
hurlant et courant sur ses pattes maigres et cagneuses comme celles d'un
satyre, le dos arqué, agitant des bras difformes et balançant son
énorme tête triangulaire et cornue !

C'était le «AID » ; le Cheik B. aimé de tous les habitants n'avait pas pu


se rendre à la Prière solennelle qui se déroulait en dehors du village. Il
était alité ; de temps à autre, il demandait si la prière était achevée. On
chuchotait dans son entourage qu'il n'attendait que la fin de celle-ci pour
fermer les yeux et que par conséquent il ne fallait pas l'en informer. Le
Cheik se retourna une dernière fois :

46

— N'est-on pas encore revenu de la prière ?


Un «étranger», parmi les visiteurs, répondit:
— Bien sûr que si, et depuis longtemps...
— Et pourquoi me l'avait-on caché, dit le Cheik avec regret en
reprenant sa position initiale ; il se recoucha sur le côté droit face à la
Mecque, comme l'exige la religion pour le mourant. Il ne se releva
plus... On eût dit qu'il avait rendez-vous fixé à la sortie de la prière...

Une fois par semaine, le représentant du SYL (*) organisait, le


soir, devant le siège, une réunion politique pour les villageois. Il
nous chargeait, nous les enfants, en nous offrant une pièce de
monnaie à chacun, de l'annoncer le matin aux habitants en allant
chanter en rang par deux des chansons patriotiques et populaires
devant les boutiques et les cafés :
« Quand donc enfin vont-ils se réveiller, ces Somalis ? Qu'ils
ont l'oreille si dure, comme les galets de rivières !...
«Qui met son fils à l'école, ne sait-il pas qu'il va réussir ? Qui
met sa fille à l'école, ne sait-il pas qu'elle va réussir ?

De retour à Djibouti, ma mère m'inscrivit à l'école. Je quittais


Gogti pour ne plus y revenir. D'ailleurs peu de temps après, les
Anglais l'offrirent au Négus avec la «reserved area»... Gogti, un
petit monde riche en idées: ananisme, fétichisme, mysticisme,
tradition et religion, progrès et patriotisme fleurissaient côte à côte. J'y
ai perdu de vue également mes petits copains : sauf Libax que j'ai
rencontré récemment à Mogadiscio : il était capitaine de l'armée
Somalienne et n'avait pas, apparemment, formé une «section
d'hyène» dans l'infanterie !...

96
47

IV

«Nous, affirma Warsame, nous allons à l'école là-bas, chez les blancs,
nous avons une institutrice européenne !
— «Mais alors, comment vous comprenez - vous ?» répondis-je. En effet,
la maîtresse française ne parlait pas — évidemment — le somali ; et eux mes
petits camarades, ne connaissaient pas non plus le français puisqu'ils allaient
en classe justement pour l'apprendre. Comment donc élèves et institutrice
pouvaient-ils communiquer ?
— «Eh bien, m'expliqua Warsame, elle nous montre d'abord le crayon,
puis elle dit «crayon».
Je trouvais cette méthode intéressante, je n'y avais pas pensé. Elle
permettait à des personnes parlant des langues différentes de
s'entendre. Quant à moi, j'étais inscrit à l'école du quartier. Nous avions un
compatriote comme instituteur ; ce qui me paraissait plus logique puisqu'il
pouvait recourir, au besoin, à la langue maternelle, le somali, pour mieux
nous expliquer tel mot français difficile à saisir pour nous.
Monsieur A. compétent, sérieux et aimable, était un jeune homme
de petite taille, toujours proprement vêtu d'une culotte et d'une chemise à
manches courtes blanches et bien repassées. Il avait un surnom plaisant ;
personne, évidemment n'osait l'appeler A. « le chat». Mais, parfois, lorsqu'il
étirait sa «grandeur sans excès» pour écrire tout en haut du tableau, tenant la
craie du bout des doigts et qu'il avait ainsi le dos tourné un félin, élève
«surnuméraire», invisible et fluide, rôdait entre les rangées et poussait
sournoisement ça et là, dans ses arrêts sans trace, des «miaou!...
miaou!...» clandestins mais perceptibles jusqu'au « blackboard » où ils
allaient mourir au pied de l'estrade comme des petites vagues sur le rivage !
Alors Monsieur A. baissait lentement le bras le long du corps, pivotait
sur lui-même doucement comme sur des ressorts et, s'efforçant de
dissimuler son irritation, cherchait sans faire semblant à saisir à leur source ces
cris insolents et provocants qui effleuraient à peine l'atmosphère. La classe
redevenait soudain studieuse et silencieuse. Les miaulements se
muaient miraculeusement en grattements de plume sur le papier ! Bien
que la plume, dans son
49

va-et-vient passât plus de temps à voyager et à lécher les bords de l'encrier


qu'à composer des mots sur la feuille !...
Monsieur A. promenait sur la salle un regard « étendu » et aérien qui
balayait le ciel de la classe comme un radar et était prêt à atterrir, parachuté,
sur une tête ! On sentait presque ce regard vous frôler les cheveux, les
épaules !... Les élèves, tout particulièrement les « coupables », prenaient des
positions besogneuses. Elles devaient les douer d'un pouvoir mimétique leur
permettant de se camoufler, se confondre dans le milieu de l'innocence !
Selon qu'on était indigné ou amusé, on baissait les oreilles ou pouffait de
rire.
— «Mais tourne-toi ! Ne me regarde pas ! » chuchota Robleh. F. lui jetait
des coups d'oeil et se tenait la bouche avec la main pour contenir un rire
irrésistible et dangereux. Robleh se roulait presqu'en boule. On eût dit que
le mystérieux chat s'était réfugié en lui ! Le maître qui ne lui connaissait ni
97
cette attitude si sage, ni cette posture compassée l'observait depuis un certain
temps. Robleh flairait que quelque chose allait venir. Il était le plus grand
de la classe, extraordinairement fort, athlétique et sympathique. Il portait
sur ses larges épaules une tête de matou, qu'il aimait d'ailleurs à imiter
lorsqu'il lacérait les cartons de ses ongles ras et solides en poussant des «
RRRAAWW ! ». A l'instar de ses mains, ses orteils suscitaient la curiosité :
trapus et courts comme sectionnés par un coup de hache, ils étaient presque
élastiques ! Il ne souffrait jamais d'entorse bien qu'il donnât au gros ballon
de cuir, vieux et alourdi par le sable humide, des coups violents du bout de
ses pieds nus !
Il scella d'ailleurs lui-même son destin : il porta sur le Maître un regard
non pas direct mais qui se traîna de dessus sa table jusqu'à l'estrade, rampa
sur le mur comme une fourmi, accrocha par un ingénieux détour le corps
de l'instituteur, remonta en tâtonnant jusqu'au niveau des yeux et se rétracta
dans une «retraite-éclair»! Robleh ne savait pas qu'il était devenu depuis
quelque temps le point de mire de toute la classe. Le maître, immobile,
attendait. Tout à coup : — « Robleh ! »
Celui-ci baissa instinctivement la tête, comme le chat pour esquiver ou
amortir un coup. «Ai-je bien entendu? hein?» pensait-il; son ami F., maigre
et droit comme une asperge, était stupéfait. Il avait oublié sa main sur ses
lèvres. Son visage s'était figé sur son rire homérique et deux grosses larmes
tremblotaient sur les paupières de ses yeux grands ouverts. Robleh avait
compris lorsque, pour la deuxième fois, le maître l'appela. Plus de doute, il
s'agissait bien de lui. Alors une question désespérée glissa de sa bouche
entr'ouverte, lente, molle et amorphe : « Mmou... oiaa.. M'sieur ? » se
pointant en même temps l'index sur la poitrine. Il se leva à demi, les genoux
fléchis et pris entre le banc et la table trop serrés pour lui,
50

appuya pesamment de ses mains sur le pupitre en creusant le dos, la tête


légèrement relevée et considérant le maître par dessous les sourcils, tel
un fauve prêt à bondir. '— « Oui, toi ! et tiens-toi debout comme il faut ! »
Robleh se déplia par des petits mouvements raides et mécaniques comme
une poupée que l'on gonfle. Les élèves retenaient leur souffle ; Robleh
attendait : le châtiment, bien sûr !
Mais le maître au lieu de punir (c'eût été tellement plus simple pour le
pauvre Robleh !) demanda curieusement :
— «Dis-moi un peu comment le chat miaule. »
Robleh fut étonné, pris au dépourvu ! Il promena sur la salle ahurie
un regard chargé de surprise et de détresse! «Vous avez entendu ? les
gars ? » semblait-il dire, une moue de désarroi à la commissure gauche.
Après la délectation, c'était la déroute !
Il avait tout à l'heure, avec un plaisir malicieux et un rare bonheur,
à la grande joie de ses copains, exécuté dans l'anonymat sa féline
symphonie! Une petite note douce et pure, vibrante et plaintive qui
resta suspendue dans l'air comme un ruban !
— «Mi... hahaha... houhouhou !... » émit-il d'une voix tremblante, qui,
excepté la première syllabe, ressemblait plutôt au bêlement de chèvre ! Le
contraste fut si tranché que les élèves éclatèrent de rire! Robleh ne
comprenait pas cette soudaine trahison ! En quête de soutien, il
s'attendait plutôt à une solidarité complice !
Toutefois, et pour se rattraper, il crut se justifier face au maître,
— «Je ne sais pas faire mieux, Monsieur... »
— «Justement ! Parce que tu ne le veux pas ! et tu sais pourquoi ! Alors
vas-tu continuer longtemps ton petit numéro ? hein ?
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— «Non, Monsieur».
Il était vaincu, mais heureux tout de même de n'être pas puni ! Peut-être
cette indulgence du Maître le rendit-il plus sage ; car il renonça
définitivement à faire le malin. La classe reprit le travail avec sérieux et
ardeur après cette détente qui mêlait des émotions délicieuses: la peur, la
surprise, le rire ; «ta, to, te... Toto, tata,... Toto tate ta tête...»
Nous le répétions après le maître, ensemble, en chantant. C'était une
manière nouvelle de parler, presqu'un jeu.
Un jour, Monsieur A. fut poussé à bout. En entrant le matin dans la classe
et avant de nous asseoir nous avions l'habitude de le saluer par un «bonjour
Monsieur!», et de même le soir lui souhaitions-nous «au revoir
Monsieur* avant de quitter l'école. C'était le soir. Nous nous étions levés,
après avoir fermé les volets, et nous nous préparions à sortir ; soudain, il se
forma comme un orage, une conspiration, un complot imprévu, improvisé,
ourdi par tous et aucun :

51

«AUU-REE-VOH-RR!... MO-ON-SffiU-UR!...». Nous avions


graduellement monté la voix, hurlé à tue-tête. Les murs vibrèrent. La
force de nos gorges déployées souffla dans la classe comme un ouragan.
Le maître, enseveli sous cette avalanche de sons et comme écrasé par une
pression sous-marine trop forte, se baissa en se prenant la tête dans
les mains pour se protéger les oreilles et le crâne ! Il ne reconnaissait
plus dans ce cri qui crevait le plafond le «au revoir Monsieur!» qu'il nous
avait appris et auquel il acquiesçait toujours par un aimable sourire.
Après la tempête, il se releva lentement comme quelqu'un qui,
assommé, reprend ses esprits ! Il ne s'énerva pas mais, au contraire, nous
invita calmement à nous rasseoir comme s'il allait nous annoncer
solennellement une bonne nouvelle! «Que fera-t-il?» Mais lorsqu'il
ordonna de « fermer la porte », nous sûmes rapidement à quoi nous en
tenir. Un silence glacial, oppressant et lourd monta dans la salle comme
la marée. Nous prenions conscience, après coup (hélas ! c'était trop tard
!) que nous avions « dépassé la mesure ». Le maître lui aussi passa sur
la règle (instrument de châtiment bénin) et préféra le mètre! Il se
planta devant la première table, décidé et sombre comme un ciel bas
trainant la foudre dans le ventre !
— « Tends la main ! »
Le plat du mètre mordit la paume « aïe !»
— « Allez ! l'autre encore ! et « ban ! ban ! ». Cela continua au long
des rangées. La douleur arrachait de tels cris et grimaces, imprimait
des contorsions si bizarres que les spectateurs dont le tour n'était pas
encore venu ne purent bientôt s'empêcher de rire aux éclats. La classe
entière se transforma en une arène où un redoutable gladiateur
renversait successivement ses minuscules adversaires ! Certains, après
avoir reçu le premier coup agitaient, devant la salle, leur main meurtrie
et inerte, suspendue comme un chiffon au bout de leur poignet ! Triste
drapeau blanc exhibé en guise de reddition ! D'autres, retenant la
respiration pour comprimer la douleur, demeuraient ainsi un instant,
le visage congestionné, puis se mettaient fébrilement à souffler
dessus, comme s'ils avaient une braise dans la paume !
D'autres encore enfouissaient leurs mains entre les genoux et se
mordaient désespérément la lèvre inférieure, s'infligeant ainsi à eux-
mêmes une douleur plus grande, antidote de la première ! Enfin
certains, n'y tenant plus, se retranchaient carrément sous les tables (ce
qui était un courage d'un autre genre ! une «résistance » à sa manière !).
99
Le maître tournait autour en tentant de les en faire sortir et puis, furieux
et pressé (si ce n'est toi, c'est donc ton frère !) passait au suivant.
A mesure qu'il progressait, la rumeur joyeuse, les rires laissaient place
aux reniflements, aux gémissements et aux supplications ! La 52

colère du maître se déchaînait. Bûcheron adroit et déterminé, il rasait la


forêt d'insolence et dégageait son autorité assiégée !...

L'année scolaire tirait à sa fin. Dernière composition. « Doigt-levé »


(c'était le surnom de F. venu au monde disait-on dans cet état de sage
avertissement !) faisait partie des meilleurs élèves. F. et moi confrontions nos
toutes nouvelles «connaissances» que nous avions investies dans la dictée.
— J'ai écrit « jolie* avec un e, affirma F. avec assurance
— Mais non, répondis-je, il n'y a pas de «e».
— Mais si ! Je l'ai vu de mes yeux avec un « e »! c'est comme ça.
— Moi aussi, je l'ai vu sans « e » !
La question semblait sans issue! Nous allâmes trouver sur le champ
le maître pour nous départager ; il nous déçut quelque peu en nous
donnant raison à tous les deux, n'ayant pas pris en compte le défaut
d'accord grammatical qui avait pu être commis sur le mot :
—Joli peut s'écrire avec ou sans «e». Vous verrez cela plus tard lorsque
vous serez en classe supérieure.
Notre livre « Mamadou et Bineta » mettait une note obscure dans cette
gaieté générale. Les images d'africains exposées n'étaient nullement
attrayantes. Rien dans leurs attitudes, leurs actions ou idées ne suscitait
l'admiration ou un mouvement de sympathie à leur égard. Leurs formes,
allongées et tordues, couraient pour ainsi dire le long des pages. Les
personnages gauches et flous, inachevés comme des ébauches d'enfants,
dégageaient quelque chose de primitif. Ils baignaient dans une
pauvreté humiliante qui ne paraissait pas accidentelle, transitoire et
gênante ; mais en quelque sorte innée, normale et naturelle : une pauvreté
qui leur collait à la peau noire et aux pieds nus, remplissait leurs case et
calebasse... La dernière leçon culminait et se concluait dans la bêtise, le
ridicule et la laideur : Mamadou poursuivi par l'hyène ne trouvait rien d'autre
qu'à émettre un cri animal, une espèce de braiment : un «Bizmilahi!» que
nous reproduisions durant la lecture en nous pinçant le nez... Dès le
début, et à leur insu, on inoculait aux petits noirs qui allaient à l'école
coloniale une vaccination intellectuelle contre la culture et les valeurs
africaines, contre leur dignité et leur appartenance à eux-mêmes...
Lorsque, pendant les vacances scolaires, nos petits collègues du
Somaliland nous montraient leurs manuels, je pensais que les africains
étaient, tout au moins sur le plan physique et vestimentaire,
passablement présentés... En effet, on ne leur plaquait pas la nuit à la
figure avec deux trous blanc et une plaie saignante...
A la rentrée suivante, j'étais muté à l'école du Boulevard de la
République. J'y allais à pied, fier et enthousiaste. L'éloignement de
53

l'Ecole, l'élévation des classes (baraques sur pilotis), leur disposition


rectiligne qui marquait nettement la progression lente mais sûre vers
le large escalier par lequel montaient librement les grands élèves du
Cours complémentaire, la leçon de morale bue par l'âme comme une pure
nourriture matinale me fournissaient la sensation agréable que je venais
de gravir un échelon intellectuel et social. A la fin de chaque année
scolaire, je me disais avec satisfaction : «la prochaine fois, tu monteras
100
par cet escalier ! ». Et je considérais le nombre croissant de ceux que je
laissais derrière moi et celui, diminuant, qui me séparait encore des
grandes classes.
Les études, c'était comme une route à travers la nature, l'histoire et le
temps ; une promenade exaltante où l'esprit était convié à des paysages
constamment renouvelés ; une actualisation intemporelle du passé par la
magie de l'image et des mots. Bientôt, des figures attachantes,
admirables, faisaient leur apparition : Vercingétorix, patriote courageux,
beau et loyal dans la défaite rendant les armes à son vainqueur assis dans
son trône et plein de morgue. Jeanne d'Arc héroïque (que les anglais,
ironie des hommes, devaient canoniser après l'avoir auparavant
carbonisée !) superbe dans son armure et sur sa monture, donnant à la tête
de ses hommes un assaut périlleux pour jeter les étrangers à lajner. Et puis,
d'une autre étoffe, doux et sublime, le Petit Prince de Saint Exupéry,
adorable et triste ; la rosé et le désert ; le serpent argenté dans les
rochers... Vol de nuit : le pilote dans la cabine, écouteurs aux oreilles.
L'appareil lutte dans la nuit contre la pluie et le vent, au-dessus des
montagnes. Le pilote consulte l'« altimètre ». Comment donc, me
demandais-je, pouvait-on savoir à combien la terre se trouvait au-
dessous? Peut-être laissait-on tomber, par un trou, une corde, une
longue corde jusqu'au sol ? Mais cela me semblait peu pratique : car la
corde ne serait pas verticale, vu que l'avion se mouvait ; et par ailleurs elle
accrocherait les arbres, les rochers et gênerait ainsi l'appareil, le
mettrait en danger... Dès cette époque, Saint-Exupéry devint pour moi
mon premier auteur préféré et la rédaction, une discipline
passionnante.
Je connaissais déjà, à travers mes lectures de français, le nom de
«Sorbonne» et de «Collège de France». Je me les représentais comme
les citadelles prestigieuses et lumineuses du Savoir auxquelles devait me
conduire le long itinéraire, à peine entamé, que j'avais à parcourir...
Ma mère soutenait mon effort comme un porte-avions, comme une
base de repli où je revenais à des heures régulières et d'où, après avok
remonté le soir la machine du destin, décollait mon avenir en excursions
exploratrices dont les jours étendaient graduellement la portée et
l'espérance. Elle suivait et contrôlait mes mouvements, leur imposait
un rayon d'action déterminé dont l'école était

54

devenue le centre ; comme si elle craignait qu'à l'instar du petit


animal qui s'aventure hors des limites permises, je me perdisse dans la
nature. Combien en effet de mes petits copains, livrés à eux-mêmes,
ayant goûté à l'ivresse des plaisirs précoces s'étaient, par un « excès
de vitesse », égarés dans un « accident de la vie » ? Collés et dépassés,
abandonnés et oubliés, morts peut-être ?... Férié ou non, je devais
impérativement rentrer à 18 heures, me laver, dîner, étudier, dormir
pour être demain à l'école et à l'heure.
Une fois que ma mère avait couché mes petits frères et soeurs, elle
installait dans la cour la petite table ronde et basse (qui servait au
repas) recouverte, en guise de nappe, d'un morceau d'étoffe récupéré
sur une des ses vieilles robes ; et, après qu'elle eût posé dessus la
lampe à pétrole nous nous placions autour, elle pour tresser, et moi
pour étudier.
— Ça y est maman, disais-je en me levant, je sais ma leçon.
— On va voir, donne-moi ton cahier.
101
Elle le prenait et le plaçait correctement sur ses genoux, faisant
semblant de suivre sur les lignes ce que je récitais par coeur. Lorsque
j'hésitais, trébuchais sur les mots, me reprenais alors, avant même que
j'eusse fini, elle me jetait dédaigneusement mon cahier sur la table,
sans même me regarder avec un : « leçon mal apprise... », et, sans plus,
se remettait tranquillement à l'ouvrage ! Mais quand, l'ayant au
contraire bien assimilée, je reproduisais mon texte fièrement et sans
faute, elle me tendait respectueusement mon cahier de deux mains
tandis que, levant les yeux sur moi, elle me gratifiait d'un petit
sourire, doublé parfois d'une aimable ironie :
— Tu vois, je n'ai pas besoin, moi, d'aller à l'école pour savoir le
français ! C'est bon, tu peux aller te coucher.
J'en étais venu à la croire, tant, pratiquement, elle ne se trompait
jamais! Mais je découvris plus tard que ce n'était qu'une ingénieuse
astuce de sa part ! Il est bien des signes extérieurs qui permettent à
une grande personne de juger si un enfant fait réellement ou non ce
qu'on lui demande.
Comme ce jour où, rentré du jeu au crépuscule et devant
obligatoirement procéder d'abord (et combien à contre coeur) à ma
toilette («va me laver ces pieds d'entremetteuse ! » me disait alors ma
mère parce que dans son esprit, celle-ci devait longtemps marcher
pieds nus de par la ville avant de joindre les appels honteux et cachés !),
je décidai de sonder prudemment la fraîcheur de l'eau ; et, retirant avec
un frisson ma main glacée du seau, je crus me mouiller seulement la
tête et les parties visibles des membres, sans même me déshabiller !
Probablement désireux d'en finir au plus vite avec cette douche, j'ai
dû, à peine entré dans la salle de bain,
55

ressortir tout aussitôt ! Ma mère me lança un coup d'oeil. Elle était debout
dans la cour :
— Tu t'es déjà lavé ?
— Oui, maman, dis-je, peu sûr de moi.
D'où sortait donc ce «déjà» importun, sans lequel tout serait bien
en ordre et qui me faisait sursauter en l'entendant, comme le lièvre qui,
se sentant en sécurité, perçoit soudain si près le pas du chasseur !...
— C'est ce qu'on va voir, enlève un peu ta chemise.
J'étais pris, acculé au pied du mur : il n'y avait pas d'issue ! avec une
lenteur mortelle je cherchais des doigts les boutons de ma chemise à
manches courtes et, fixant honteusement le sol, découvris bientôt une
petite poitrine sèche et chétive... Ma mère ne parlait pas ; je relevai la
tête.
— Eh bien ? Qu'attends-tu ?
Je retournai aux toilettes. A partir de ce jour, je conclus qu'un peu
de courage face à l'eau froide coûtait moins qu'un mensonge !
Dès lors, la réflexion prit progressivement la relève de l'autorité ferme
et vigilante de ma mère à mesure que, poussé par les ans, je m'éloignais
de son ombre protectrice et que s'avançait sur moi l'éclaircie de ma
liberté, chargée d'aventure et de toute la vie...

102
56

La vie lâcha bientôt les uns après les autres, comme une horde de chiens
affamés, les problèmes insidieux qui en constituent la trame, contre
lesquels nous passons nos jours à nous débattre et qui finissent par
dévorer, épuisé, chacun de nous... D'abord, il y eut en ces années-là une
pluie diluvienne. La ville africaine s'était transformée en une triste cité
lacustre tombée à genoux dans les eaux troubles, sales et puantes,
glacées la nuit et brûlantes le jour, où paillettes et maisons en planches
avaient échoué sur des bancs boueux.
Il pleuvait depuis des jours. Ma mère essaya de nous préparer la
nourriture, car il fallait manger, du moins ce qu'on avait. Et comme dans
ce qui nous servait alors de cuisine, le foyer avait été emporté, ma mère
entassa malles, nattes et autres affaires sur le lit où nous étions perchés,
mes frères et soeurs et moi-même ; elle plaça le poêle sur l'autre grabat en
le calant tant bien que mal pour le maintenir en équilibre. Elle alluma
ainsi avec peine un feu de bois mouillés et fumants. Et puis, la pluie ayant
repris, le toit de chaume se mit à pleurer au long des pailles pendant
en stalactites. Ma mère, découragée à court de moyens, s'arrêta net. Elle
promena à la ronde un regard attristé et furieux dans la pièce : la marée et
l'humidité, le froid et la faim, ses enfants qui grelottaient et auxquels
elle ne pouvait même plus offrir un verre de thé pour se réchauffer.
Soudain, elle eut une idée ; elle abandonna tout, nous jeta dans un taxi et
nous transporta tous à l'Ile du Héron où travaillait notre père et nous
répandit pour ainsi dire à l'entrée, devant la barrière. La sentinelle, un
somali, s'enquit de l'objet de cette visite insolite. Ma mère, autoritaire,
lui fit savoir qu'elle était l'épouse d'Osman Rabeh et qu'elle voulait voir
« le Blanc qui commande le camp » ! La sentinelle était sceptique, mais
transmit tout de même le message. Il pensait que cette femme exagérait,
que le Commandant du camp n'était pas homme à s'amuser et que le
pauvre mari paierait sans doute bien cher cette bêtise. Mais ma mère ne
montrait aucun signe de faiblesse ou de nervosité, mais au contraire
une grande
57

détermination qui s'exprimait comme d'habitude par un calme


impassible et hautain et des propos réduits au nécessaire.
Le Commandant vint lui-même quelques instants après, constater de
ses propres yeux ce fait osé : à savoir qu'une femme «autochtone»
s'amena avec sa marmaille et exigea simplement une «entrevue» avec le
Commandant! Cependant, il ordonna à la sentinelle de lever la
barrière, et à ma mère de le suivre. Il nous reçut dans son bureau. Ma
mère ne présenta pas une requête plaintive ; sa démarche était la seule
issue à la situation intolérable dans laquelle elle se trouvait. Elle
s'adressa ainsi à l'Officier par l'intermédiaire de l'interprète :
— «En raison des inondations, je n'ai plus de demeure où garder mes
enfants et leur donner à manger. C'est vous qui retenez à votre service
mon mari qui aurait pu m'aider. Je suis donc venue le rejoindre, avec
ma nichée, là où il est. »
Le Commandant l'écouta attentivement puis il prit le téléphone.
Quand il le raccrocha, il lui dit d'aller voir le Service Social de
103
l'Armée, au camp militaire près de la Mairie. Nous y attendait une dame
élégante en uniforme, deux barrettes dorées sur les épaules, le béret
délicatement posé sur sa blonde chevelure. Ma mère mit à rude épreuve
mes faibles connaissances de français : elle m'enjoignit de traduire, ce que
je fis comme je pus ! A la fin de la journée elle avait obtenu tout un
camion de planches et de tuiles et l'on nous octroya un lopin de terre
dans le quartier. Et mon père se chargea de construire la maison...

58

VI

1958. J'entrais déjà en septième. Sur la place Ménélik étaient


exposés des panneaux. Des affiches multicolores promettaient
monts et merveilles : au cas où les habitants voteraient « bien » au
référendum... Méfiants, nous lisions mon ami B. et moi, ce qui nous
paraissait un mensonge éhonté : pour extorquer aux habitants un
consentement mal réfléchi qui imprimerait une distorsion néfaste à
l'avenir du pays. La campagne électorale battait son plein en ce mois
de septembre ; elle agitait la ville, atteignait tous les secteurs.
Lorsque la question fut évoquée en classe, DJ. le plus grand
d'entre nous, mieux informé des problèmes politiques déclara :
— «Nous voulons l'indépendance».
Le maître, un alsacien maigre comme un sabre, à la voix
nasillarde qui roulait les « r » comme un tambour du fond de la
gorge tandis que ses joues creuses battaient la mesure, se fâcha tout
rouge. Il tourna sa figure allongée au nez en bec d'aigle et, fixant de ses
petits yeux DJ., il répondit, menaçant et méprisant :
— «Vous voulez l'indépendance, vous, les Somalis ? Vous qui
vous essuyez le cul avec les cailloux et ne savez même pas faire du
papier ? Allons donc !...»
Personne ne dit mot. Il y eut un lourd silence. A la récréation,
lorsque les élèves sortirent, le maître, qui jugeait sans doute s'être
laissé aller trop loin dans sa colère, retint DJ. pour lui expliquer, par
104
acquit de conscience en adoptant un ton plus conciliant, que vouloir
l'indépendance à l'heure actuelle était prématuré, que les français ne
la refuseraient pas et la concéderaient lorsque nous serions, selon lui, en
mesure de la recevoir :
— Tu comprends ? Quand tu pourras me remplacer, alors tu
pourras la demander, ton indépendance, pas maintenant, hein ?
Bref, on nous promettait qu'on nous aimerait mieux
qu'auparavant...
Mes préférences allaient à Harbi (4) qui invitait la population à
opter pour le «Non». J'étais alors trop petit pour connaître cette
personnalité marquante qui respirait l'intelligence, l'audace et la

59

lucidité, et dont l'éloquence naturelle et fougueuse enflammait les foules.


La fille aimable et d'humeur joyeuse qui travaillait dans notre maison
(comme femme de ménage) était quant à elle d'un avis différent. Une
discussion animée s'engageait entre nous, sous l'arbitrage amusé de ma
mère.
— Moi, disait-elle fièrement, je suis une Mamassan (5) ; je vote pour
Gouled (6), parce que c'est mon cousin!...
On lui demandait : «Veux-tu être libre ?», elle comprenait «De quelle
tribu es-tu ?»! J'étais peiné sans pouvoir m'expliquer. Ma mère conclut en
manière de consolation :
— De toute façon, toi, tu n'as pas voix au chapitre puisque tu ne votes
pas. Ne te fatigue donc pas tant !...
C'était vrai. Mais j'avais le sentiment que l'on décidait pour nous, les
petits, par-dessus nos têtes et à tort ! Esprits faibles abusés, égoïstes
escomptant simplement un intérêt personnel, rancuniers ruminant des
pensées haineuses, rescapés du compact «Bataillon somali» qui
s'estimaient soudain heureux de ce que les «militaires aient pris le pouvoir
en France» (?), tous perçurent de travers l'option présentée par Harbi.
L'irrationnel, l'arriération et l'ignorance rallièrent en masses sombres le parti
de Gouled, lequel emporta ainsi une « victoire » où, en vérité, le pays avait
105
été défait dans son avenir... Celui qui se trouve au pied de la montagne et
dont l'horizon se limite à un mètre juge insensé et fou le message passionné
de l'homme au sommet et dont le regard exalté, dans l'air vivifiant et pur
des hauteurs, domine des vastes étendues... Harbi avait prêché du haut
d'un de ces « sommets de l'histoire* d'où il percevait le profil des Temps
nouveaux : le « dégel des années 60» et les grondements souterrains d'une
Afrique qui allait s'éveiller d'un long sommeil séculaire. La grande et
future Nation Somalie souveraine dans laquelle il nourrissait l'ambition
de se tailler un rôle éminent en usant de la Somalie Française
Indépendante comme d'un tremplin, accélérant ainsi l'histoire de la
Corne... Mais Gouled n'était même pas debout. Il se coucha sur le dos,
éjecta niaisement en l'air sa salive, qui lui retomba sur la figure et,
satisfait de sa «démonstration» géniale, demanda à l'audience quelque
peu gênée :
— Est-ce que ça tient en l'air ?
— Evidemment que non, puisque vous l'avez dans les yeux...
— Et pas davantage, voyez-vous, l'indépendance de Harbi !
Mais Harbi songeait déjà à autre chose. Les grands hommes,
courageux et dévoués à une cause, ne jettent jamais le manche après la
cognée. Après ce qu'on a perdu, on pense toujours à ce qu'on peut encore
sauver. On rapporte également qu'après le référendum Harbi s'adressa à son
rival heureux en ces paroles allégoriques et émouvantes qui s'avérèrent
prophétiques mais que Gouled ne 60

comprit pas alors, tandis que le peuple se rappelle toujours: «La France
nous avait tendu notre indépendance. Nous aurions pu la prendre, en
paix, ainsi que nous en avions le droit. La main qui nous l'offrait a
commencé à se retirer, mais elle est encore à mi-chemin et nous
pouvons encore nous ressaisir (7). Car lorsqu'elle se sera réfugiée derrière
le dos, il faudra alors les armes et le sacrifice du sang !...»
Mais Gouled oublia dans ses poches le «Bon Debré» et gâcha
également cette chance. Il cloua le Territoire sur la croix du Statu quo...
Lorsque, après le dépouillement du scrutin, on déclara que Harbi était
battu, ce fut comme une nuit de deuil, comme si nous avions perdu un
père. La lueur d'espoir s'éteignait, l'horizon se bouchait de nouveau,
bas et sombre comme un ciel d'hiver... B. et moi sortîmes de la ville ;
nous restâmes longtemps à méditer, muets et tristes, dans l'obscurité et
le silence. Bientôt, Harbi quitta le pays pour se doter à l'étranger des
moyens d'y revenir. Puis, un jour, en 1961, la nouvelle tomba, fendant le
coeur aux derniers fidèles. «Le Tigre est mort» disaient les colons.
Oui, Harbi était mort. Il s'était évanoui, sans laisser de traces, entre
les cieux sans fond et la méditerranée sans mémoire... Là-bas, quelque part
sur la Corne, l'océan las d'attendre rejeta des caisses d'armes sur le
rivage. Mais, projeté hors du temps, dans l'indéfini, le destinataire n'était
pas au rendez-vous...

106
61

VII

Je rentrai de l'école un mercredi soir, très malheureux : le maître avait


établi la liste des candidats pour l'examen d'entrée en 6ème (qui aurait
lieu le vendredi suivant) sur laquelle ne figurait pas mon nom. Il avait
rejeté mon acte de naissance de Borama et refusé de m'inscrire.
— Mais qu'as-tu aujourd'hui ? me demanda ma mère.
—Je ne suis pas autorisé à me présenter à l'examen, faute d'un acte
de naissance valable !...
Je baissais la tête, regardais dans ma main ce document épais, inutile
en ses trois langues (anglais, arabe et leur traduction en français) et,
pensant que vendredi je ne pourrais pas m'asseoir à la table des épreuves,
je ne pus m'empêcher de pleurer. Mon père se montra surpris, mécontent
de mon attitude. Peut-être ne saisissait-il pas toute l'importance que
j'attachais à l'entrée en 6ème...
En tout cas, il m'aimait bien. Lorsqu'il revenait du camp, le soir,
harnaché et suant comme un cheval, son premier geste était toujours
pour moi : une orange et une caresse affectueuse sur la tête. Puis je l'aidais
à se «débarrasser de son bât» comme disait ironiquement ma mère en
parlant de tout ce que, inhabituel dans le mode vestimentaire somali, il
portait sur lui : uniforme, casque, brodequins, ceinture, musette. Et,
une fois à l'aise, il secouait parfois la tête d'un air songeur, au sujet du «
combat sans issue entre la mer qui ne saurait reculer et le Français qui
ne pourrait renoncer» et dont la longue jetée du Héron était l'enjeu
constamment disputé. «Là, se sont épuisés les francs du Français ! » disait-
il avec un profond soupir.
Mon père s'était enrôlé pour la guerre 39/45 puis l'armistice avait rendu
sans objet l'embarquement vers l'Europe. Il s'était déclaré étranger et
conserva longtemps, volontairement, ce statut qui donnait droit,
croyait-on, aune pension plus substantielle que celle à laquelle pouvaient
prétendre les ressortissants français...
Nous montions, mon père et moi, dans le vieil escalier obscur et
grinçant de la Sûreté Générale. A peine entrés dans le bureau, alors que
mon père en uniforme après avoir salué était encore au
63

garde-à-vous, l'officier d'état civil, une «tête de chaîne penchée»,


rébarbatif et boiteux vint se planter devant lui, en pirouettant sur sa jambe
de bois, raide et pointue qui heurtait bruyamment le plancher, et
le gronda si fort dans une langue qu'il pouvait difficilement
comprendre et encore moins manipuler pour répondre, que je fus
consterné.
— Tu as dit que ton fils est né à Borama, et maintenant tu
déclares qu'il est né à Djibouti ! Qu'est-ce que c'est que ça ? tu te fous
de la gueule du monde ? hein ?...
Où donc avait-il jamais déclaré cela ? Il ne se souvenait pas... Mais le
Blanc avait la mémoire immuable des mots. Je m'en voulais pour mon père
parce que j'étais moi-même la cause de son humiliation. Je récitais
107
fébrilement en silence certains versets du Coran supposés conjurer le
danger. Monsieur K. se tut brusquement, retourna à son fauteuil en
dansant sur sa patte épouvantable et passa simplement au dossier
suivant. Nous n'avions plus qu'à sortir...
Puis mon père fit le nécessaire pour me « commander» un acte de
naissance à Borama, que le maître venait de refuser de prendre en
considération. Il n'y avait plus d'autre possibilité de «manoeuvre» pour
mes parents. Ma mère se taisait. Elle était désarmée. Le jour où le Blanc
avait posé une question dangereuse :
— Madame, votre enfant a un an de plus que votre mariage ;
comment cela se fait-il ? Ma mère avait eu le « bon réflexe » comme on dit.
— Oui, c'est exact, avait-elle répondu au Français. Avant de nous
marier officiellement mon époux et moi, nous vivions déjà
ensemble, aussi voyez-vous...
— Ah!...
Elle avait, par cette astuce intelligente au dépens de son honneur, assuré
une base juridique à mon existence en ville et à mon avenir. Mais,
aujourd'hui, elle se taisait, ne disait rien parce qu'elle ne pouvait rien
pour moi : le problème dépassait ses « ressources ». Elle me regardait les
yeux à demi-clos, se mordant intérieurement la lèvre comme sous le
pincement d'une douleur secrète à travers laquelle je percevais en
effigie sa peine pour moi.
Il n'est pas que Don Quichotte qui partit un matin à l'aventure. Le
lendemain, un jeudi où je n'avais pas classe, j'enfourchai ma
Rossinante, une vieille bicyclette sans garde-boue ni freins,
infatigable et fidèle que j'avais acquise une année où j'avais,
pendant les vacances, travaillé comme «Secrétaire» auprès d'un
vendeur de Kat et que ma mère devait condamner en rouant de coups
ses pattes rondes à cause d'un accident de circulation qui faillit me
coûter la vie et dans lequel, en vérité, la pauvre machine avait été
innocente.
Je me rendis à la Mairie. Beaucoup d'autres élèves aux prises avec
64

la même difficulté remplissaient la salle d'attente. Puis le


«Commandant de Cercle» sortit et annonça qu'il ne pourrait recevoir
ceux qui, munis d'une copie dérisoire de leur demande, avaient sollicité
un «Jugement supplétif» ; ils devaient attendre.
— Y a-t-il d'autres ?
— Oui, répondis-je.
— Où es-tu né ?
— A Borama.
— Entre.
Je lui tendis mon acte de naissance imposant qu'il feuilleta
attentivement. Monsieur L., très connu à Djibouti, était de ceux dont
l'action avait profondément marqué le pays ; l'administrateur
commando qui n'hésitait pas au besoin à intervenir physiquement et
avait régné d'un référendum à l'autre (de 1958 à 1967) durant une
décennie. Grand et droit, fort et hautain, il circulait dans sa voiture
originale, une land-rover avec, disait-on, une mitraillette sous le siège...
Je me rappelais un jour, il apparut sur le perron de la Mairie. Des
hommes, venus retirer leurs cartes pour des élections inutiles dont
l'issue, calculée d'avance, n'avait de secret que pour eux, s'étaient
massés en rangs serrés entre les barrières métalliques placées de
chaque côté de l'entrée principale. Monsieur L. regarda un moment les
mains sur les hanches ; puis, méprisant et brutal, il les repoussa
108
violemment des deux bras pour dégager l'escalier. Les hommes se
couchèrent en arrière les uns sur les autres comme un champ de blé sous
le vent et se redressèrent péniblement sans protester, reprenant leur
attente interminable dans une absurde patience. Que ne rentraient-ils
chez eux en disant « au diable vos cartes ! »
Monsieur L. n'était pas un enfant de choeur mais se trouva ce jour-
là dans une heureuse disposition à mon égard. Il téléphona à la Sûreté
Générale, à l'Enseignement. Certes le dossier à constituer comportait
un acte de naissance mais cette pièce ne devait pas nécessairement
être délivrée par les autorités djiboutiennes. Il mit observations, signature
et cachet et me rendit mon document en me conseillant d'aller voir mon
maître. 15h30. J'allai chez ce dernier, près de l'hôpital Peltier.
C'était la première fois que j'entrais dans une maison européenne :
une villa ombragée, entourée d'une large cour avec des bancs de fleurs
soigneusement taillées. Monsieur S. venait d'achever sa sieste. Il y
avait déjà là un ami de classe, c'était un arabe. Il possédait le précieux
acte de naissance mais était trop âgé pour pouvoir se présenter à
l'examen d'entrée en 6ème. Il en apportait maintenant un autre qui
lui attribuait l'âge requis. Monsieur S. le menaça d'appeler la police et
de le faire arrêter pour falsification de pièce d'identité. Il prit peur et
s'enfuit sans même
65

penser à son acte de naissance ! Quant à moi je me demandais :


comment pouvait-on s'offrir le luxe de les avoir à son choix, ces pièces
dont on avait du mal à obtenir seulement un exemplaire ?
Un jour, en tournant les pages de mon dictionnaire, je tombai sur le
nom d'une curieuse plante « carnivore » ! (la dionée). Cela me paraissait
étrange, car je ne voyais pas comment une plante pouvait courir,
pourchasser et mordre comme le ferait un lion par exemple, pour se
nourrir de chair ! Le matin, je n'eus même pas la patience d'attendre que
nous entrions en classe et demandai à Monsieur S. tandis que nous nous
mettions en rang :
— Monsieur, y a-t-il des plantes « carnivores » ?
— Oui, me dit-il en m'enfonçant la poitrine de son index dur, mais
ce n 'est pas dans le Coran !
Bien que je fusse musulman, je me sentis moins froissé dans ma
croyance que surpris par cette référence étrangère à la question et qui
me privait des explications passionnantes que j'avais espérées. De même
lorsque Monsieur S. lut les remarques en rouge du Commandant de
Cercle, il me dit :
— Bon ; mais tu n'auras pas de bourse, car la France n 'estplus la vache
à traire !...
Cela m'importait peu pour le moment. Ce qui me tenait surtout à
coeur, c'était de pouvoir poursuivre mes études. Je revins donc à l'Ecole
de la République où le Directeur m'inscrivit in extremis, sur la liste.
J'étais le dernier à y être porté, mais enfin j'y étais !
De retour à la maison ma mère me considéra tendrement avec cette
contraction adorable du menton où la satisfaction s'alliait à la fierté :
— Alors tu es content ?
— Oui, répondis-je; j'ajoutai aussitôt: mais maman, les
épreuves sont minutées, si vous n'avez pas fini à temps on vous
arrache la copie !...
Elle intervint auprès de mon père, lequel me prêta sa montre-
bracelet neuve et dorée. Je la plaçai à côté des affaires que j'avais
109
préparées et mises sur une chaise tout près de mon lit pour le matin.
Longtemps, dans la soirée, j'admirai ce bijou à la lumière vacillante de
la lampe à pétrole. Le mouvement de la trotteuse, infatigable, engagée
dans une course sans fin et toujours recommencée, avait quelque chose
de fascinant qui faisait rêver... Zéro en dictée était une note éliminatoire.
Dans la grande salle du Cours Complémentaire où nous subissions les
épreuves de français, nous avions une européenne et une dame de
couleur. La première commença la dictée. Elle avait une voix faible et
était enceinte, ce qui expliquait peut-être qu'elle se fût installée une
fois pour toutes au bureau et n'en bougeât plus ! Nous avions du mal à
saisir
66 .

ce qu'elle prononçait. Nous suions à grosses gouttes et nous nous jetions


des regards désespérés. Au fond de la salle où ma lettre O m'avait
relégué dans l'ordre alphabétique, je ne percevais que des «mots perdus
»!...
En passant dans les rangs, l'institutrice qui assurait la surveillance
constata que les élèves ne suivaient plus la maîtresse. Comme une armée
qui traîne et s'étire, se disperse dans les champs et les fossés derrière ses
chefs qui avancent toujours ! C'était le désastre ! Il fallait «réorganiser».
Alors, lentement, d'une voix haute et claire, elle relut en détachant les
syllabes. Ce fut comme une bouffée d'air qui nous décrispa. Quant à moi,
je retournai simplement ma feuille et pris le texte au verso sous la
relecture. J'avais, pour ainsi dire, accroché le train avec le petit doigt,
comme j'aurais pu le manquer d'aussi peu .'J'étais admis ; quand je voulus
rendre la montre à mon père, il me demanda :
— Tu es reçu ?
— Oui, père.
— Alors, tu peux la garder, je te la donne.
C'était pour moi le plus beau cadeau. L'entrée au Cours Complémentaire
signifiait pour moi une sorte de puberté intellectuelle qui se manifesta dès
lors dans ma conduite, ma manière de m'habiller!...

110
67

VIII
En I960, il y eut un grand événement historique. Le Somaliland (ex-
Somalie britannique) et la Somalie italienne accédajent à
l'indépendance à quelques jours d'intervalle et proclamèrent l'union
au 1e juillet. Du cap Gardafoui jusqu'à Diri-Dawa, de Wajer à
Djibouti, la nation Somalie était soulevée d'un immense espoir. A
Djibouti, dans l'avenue 26, où les maisons semblaient s'éterniser dans
un jeûne d'existence (les années passaient, revenaient et les trouvaient
toujours dans le même état de délabrement...), les hommes emmitouflés
de leurs turbans pour se protéger contre le vent de sable du Khamsin,
écoutaient attentifs et silencieux, l'oreille collée aux transistors. Quelques
femmes essuyaient des larmes ; le célèbre artiste Abdoullahi Qarshi
auteur de l'hymne national, chantait son œuvre :

«Les nations s'honorent de drapeaux différents Pur et


bleu est le nôtre, comme l'azur sans nuage, 0 mes frères,
aimez-le !
(...)
Ô, toi, belle et blanche étoile Toi dont le secours nous
fut si précieux Puisses-tu, de par le monde par la grâce
divine, Jouir à jamais de l'estime des humains !... » (...)
Les Amharas, incrédules et dédaigneux, affirmaient : le jour où les
Somalis seront indépendants, alors les «ânes auront poussé des cornes !
». En conséquence, on leur rendit l'ironie en poussant vers l'Ethiopie des
bourriques biscornues l...
A Djibouti, les colonialistes redoublèrent de vigilance, en renforçant la
surveillance des frontières du côté de Loyada (frontière avec la Somalie).
La naissance de la jeune république devait leur fournir un bouc émissaire
pour nier, réprimer toutes revendications, dès lors toujours fomentées de
Mogadiscio... Pourtant en 1961, se déroulèrent des manifestations
massives mais pacifiques sous la
69

Direction du Parti Mouvement Populaire, à l'occasion de la visite de Robert


Lecourt (8). Les habitants confiants en la France exprimèrent leur désir au «
messager » de la Métropole sollicitant sagement une évolution vers la
Communauté. Mais Robert Lecourt s'est réjoui du berger qui, dans le nord
du pays, avait couvert un marathon (c'est à peine s'il n'était pas mort à
l'arrivée!...) pour lui dire «vive la France ! ». Et pour toute réponse, il
nous renvoya, par-dessus l'épaule, de l'avion qui l'emportait vers la
France, quelques sacs de dourah que nous, reçûmes secs sur la panse et qui
nous coupèrent net l'appétit... EH bien, qu'allait-on faire maintenant dans
l'avenir ? La question demeurait...
Bientôt mon père tomba malade, j'allai lui rendre visite à l'hôpital.
Il se débattait dans des draps blancs dont l'éclat répandait quelque chose de
sinistre.
— « Si mon heure arrive, me dit-il, dans un moment de répit, la maison
appartient à vous quatre (c'est-à-dire mes trois frères et soeurs et moi) ;
111
vous aurez chacun un pilier... »
J'étais ému. Heureusement, mon père survécut à l'opération. Mais il
fut réformé avec une pension temporaire très insuffisante.
Au bout de treize années et demi de service, il finissait comme l"e
classe... Je me révoltais contre ce grade qui me semblait plus une marque
de mépris qu'un insigne d'honneur. Si mauvais soldat que l'on fût, tout de
même après tant d'années, cela me paraissait injuste! «Si ton père avait
été seulement caporal, pensais-je, peut-être ne serait-il pas tombé malade
; et tu aurais pu continuer tes études sans avoir à affronter tous ces
problèmes matériels et moraux douloureux ». Ce fut une année de misère
: pas de bourse pour moi, car j'étais « étranger» ; pas de solde pour mon père,
car il était réformé ; et pas de pension car celle-ci traînait encore dans les
paperasses en métropole. Nous n'avions aucune ressource ; mais,
heureusement, un gîte. Au moins, on ne nous jetait pas dehors étaler
notre pauvreté dans les rues, faute de loyer. Ma mère luttait comme elle
pouvait pour notre survie en essyant de ménager son honneur et surtout ma
fierté. J'étais déjà ce grand garçon auquel elle aurait voulu, si cela eût
dépendu d'elle, offrir une vie meilleure ou du moins cacher la misère
familiale. Aussi, ne fut-elle pas surprise, mais plutôt soulagée, lorsque je
décidai d'aller poursuivre mes études, ailleurs, et de ne revenir qu'une fois
celles-ci achevées pour aider les «survivants»...
Entre temps, mon père avait obtenu ses pièces d'identité française ;
ma situation était donc régularisée et j'ai pu poser ma candidature pour
l'un des trois postes d'enfants de troupe accordés au pays.
Le Palais du Gouverneur, blanc et plongé dans la verdure au bord de la
mer, ressemblait à un grand bateau, sorti de l'océan, qui eût 70

accosté le rivage. Il ressemblait à une énorme ancre qui maintenait la


C.F.S. (Côte Française des Somalis) dans un passé immuable.
Je portai mon dossier au secrétariat-général. Le fonctionnaire
français le reçut de mauvaise grâce en grognant :
«Toujours des Gadabourcy ! ». Les Français étaient toujours des
Français, sans plus ; tandis que nous, nous étions toujours étiquetés de
telle ou telle tribu. D'ailleurs, précisément cette année-la, j'étais parvenu
à une résolution ferme et définitive au sujet du tribalisme : un oncle à moi
se livra à des propos désobligeants vis-à-vis d'une autre tribu, lors d'une
réunion chez lui, «entre cousins», et sans soupçonner d'oreille
indiscrète. Il se montra furieux lorsqu'il apprit qu'un élément de ladite
tribu était présent et s'en prit violemment (mais trop tard...) à celui qui
avait eu l'imprudence d'amener avec lui un compagnon étranger et
commis la négligence coupable de ne l'en avoir pas prévenu. A partir de
ce jour, je décidai de ne jamais m'enquérir de l'appartenance tribale de
qui que ce soit pour parler toujours correctement et n'avoir pas à tenir
un langage différent selon les auditeurs. Et voilà qu'on vous rappelait
constamment la vôtre, façon de vous inviter à préciser celle d'autrui...
La nuit de mon départ pour Madagascar (où nous allions à l'Ecole
militaire), des rafles faisaient rage dans la ville. Un convoi de camions freina
brutalement à l'avenue 26 ; les gendarmes se jetèrent, avec des bruits de
botte et des aboiements de chiens, sur les gens qui prenaient l'air,
conversaient ou mangeaient paisiblement dans les restaurants. On se
saisit de tout le monde ; on les entassa comme des sardines dans les
véhicules. Je me tenais habillé de mon costume de voyage sur le trottoir
avec quelques amis ; ceux-ci disparurent en un clin d'œil dans les ruelles
obscures. Je demeurai à ma place et fus naturellement «ramassé». Je ne
fus relâché que quelques instants avant le décollage...
112
J'eus ainsi mon baptême de l'air. Je fus impressionné par l'intérieur
duveteux de l'appareil, le tuyau d'échappement, artistement aménagé
dans l'aile et d'où sortait un ouragan rouge de feu, pareil au cratère d'un
volcan ; par la beauté extraordinaire de l'hôtesse grande, mince et
blonde aux yeux pers qui m'offrit, avec un sourire ravissant, un jus de
fruit tandis que, perdu dans mon admiration, j'emprisonnais ses doigts
effilés et doux entre ma main et le gobelet en plastique !
Le jour se levait dans les nues, sous le bleu du ciel, au-dessus de l'opale
immense de la mer, parmi de gros nuages laiteux immobiles et semblables
à des célestes dolmens en l'honneur de Zeus et dont le soleil, rosé
éblouissante posée en bas sur l'océan, sertissait les contours
harmonieux d'une frange lumineuse et dorée. C'était un réveil dans
l'univers des rêves, la fraîcheur éthérée des premiers jours du monde...
71

Je découvrais Madagascar, île verte et rouge, et pleine de vent...


Nous marchions à travers la ville, en uniforme, à la file indienne. Puis
un petit bonhomme malgache chez qui nos traits physiques reconnus
ravivaient la nostalgie pour notre pays s'approcha de nous :
— Vous êtes Somalis ?
— Oui.
— Venez, je vous offre à boire.
Il nous informa qu'il fut le secrétaire personnel de Harbi et nous parla
longuement, avec émotion, de ce dernier : « Harbi était certain de pouvoir
en une nuit s'emparer de la ville de Djibouti, de neutraliser les colons
locaux. Mais qui, demandait-il désespéré, me protégera des armées qui
viendront alors de France ? »
Naturellement, personne...
Au lycée civil où nous allions, je guettais fiévreusement les heures de
français qui mettaient longtemps à revenir. Nous avions comme
professeur une dame qui me semblait comblée de tous les dons : belle
et aimable, d'une admirable aptitude pédagogique ; je la tenais toute
entière dans mon champ audio-visuel, pour ne rien laisser échapper
d'une présence esthétique et enrichissante.
Puis, ce fut comme une fenêtre, ouverte sur le passé terrifiant de ma
race le jour où, découvrant pour la première fois l'esclavage, je tombai
sur un texte inoubliable intitulé : « le Capitaine blanc et le Chef noir*.
Le négrier apportait de la pacotille d'Europe et rechargeait sur la côte
Ouest (de l'Afrique) sa « cargaison d'ébène ». Le Chef, infâme, se
chargeait de pourchasser ses congénères capturant le gibier sur le
continent. Un jour, le Capitaine vint. Il voulait cent esclaves. Le Noir
fit sortir des étables un troupeau d'hommes, de femmes et d'enfants
humiliés et chargés de chaînes. Le Blanc, penché sur la passerelle, comptait.
Par malheur, il n'y en eut que quatre-vint-dix-neuf. « II me faut le
centième ! » hurla le Capitaine. Le fournisseur rechercha, racla ses enclos,
n'y trouva rien, puis revint :
— J'en ai pas ; tu l'auras la prochaine fois !
Alors le capitaine, qui avait un sens plus aigu de la comptabilité et une
piètre estime de son partenaire, le prit sans procès par le col et, tout chef
qu'il fut, il compléta le nombre. Je lui en étais presque reconnaissant :
il vendait ses frères de race pour en tirer une fierté et une richesse
ignominieuse ; il méritait un sort pire !
A la fin de l'année scolaire nous reçûmes au camp la visite du
ministre malgache de l'Education Nationale. S'adressant à nous, futurs
soldats, il nous tint un discours qui comportait cet heureux paradoxe : «
113
défendre son pays peut-être autre que la guerre ». Eh oui, le fusil n'était
pas, contrairement à ce que nous pouvions croire, le seul moyen de
protéger sa patrie. La faim, la maladie, l'ignorance

72

constituaient à leur manière des agressions, des invasions permanentes


et plus dangereuses. Nombreux furent alors les petits malgaches qui
se portèrent volontaires pour la Campagne d'alphabétisation lancée
par le Gouvernement...
Quant à nous, un incident malheureux dont un de nos compatriotes
avait été victime mit fin à notre séjour dans l'île. Dans l'avion qui nous
ramenait à Djibouti un légionnaire « défroqué » (il rentrait en Europe)
nous racontait que l'on peignait les tanks et avions français aux
couleurs malgaches pour l'anniversaire de l'Indépendance, afin que la
foule acclamât Tsiranana et que, tout de suite après le défilé, on
grattait les appareils dans les garages... De la sorte, une fois l'an, les
Malgaches avaient une armée d'un jour...

73

114
IX

De retour à Djibouti, où nous devions passer une année avant de


repartir pour la France, je retrouvai ma famille avec son lot inséparable
de misère. Le samedi soir, je venais visiter notre maison où ma mère
m'accueillait de son mieux en s'efforçant de me dissimuler notre
détresse. Mais, dans la pièce faiblement éclairée, je savais que mes frères
et soeurs se roulaient sur les nattes de tristesse et de faim. Tout à coup, j '
avais honte. Honte de m ' être gavé, moi, à la popote de la caserne, d'avoir le
ventre plein. J'avais envie de vomir... Unsoir, j'entrai àla maison. Mon petit
frère était mort. Ma mère, assise au fond, sur le lit, pleurait en silence, pour
elle-même, le petit corps enveloppé et posé à côté d ' elle, raide et droit, dans
un dernier adieu de douleur. Je m'agenouillai devant elle et voulant la
consoler :
— Calme-toi maman. Pourquoi pleures-tu ? Tu n'as rien payé pour
l'avoir...
Ma mère se tut brusquement comme sous le choc, releva lentement
la tête et fixa sur moi un regard calme et profond où je lus tout à la fois
sa douleur et ma maladresse. Plus que l'argent, c'était sa chair arrachée,
cet enfant qu'elle perdait... Je décidai de démissionner de mon statut
d'enfant de troupe pour aider mes parents. Travailler s'imposait à moi
comme une tentative de sauvetage. Je me sentais si pessimiste, révolté
par les conditions d'existence intolérables des miens.
Le BEPC achevait une première étape dans mes études interrompues
par les circonstances et coïncidait avec une réflexion générale sur la vie.
A la dissertation de français, je traitai le sujet suivant qui revêtait une
signification particulière relativement à mon expérience : « Chaque
enfance a ses moments de bonheur ; dîtes les vôtres et pourquoi ». Ces
moments se situaient pour moi à l'époque où la vie ne m'offrait encore
que des agréments, me dérobant les déplaisirs, les angoisses, les drames
réservés à l'avenir ; et où, trop jeune encore pour me voir confier quelque
chose ou aller à l'école, je passais mon temps à manger, dormir et jouer ; à
recevoir des cadeaux les jours de fête et où tout le monde se montrait gentil
à
75

mon égard. Ces instants étaient maintenant bien loin et fuyaient


comme des lueurs palpitantes au fond du passé...
Ma contribution financière améliorait sensiblement la situation
matérielle de la famille, mais ne résolvait pas tous les problèmes.
Comme en pareil cas, lorsque trop de besoins se présentent pour les
ressources limitées dont on dispose, mes parents exprimèrent des
points de vue différents quant à l'utilisation de mon salaire. Déçu et
quelque peu irrité, je jetai ma paye sur la table, devant mon père et ma
mère en leur laissant pour ainsi dire le soin de « se débrouiller avec ».
Ce fut pour ma mère l'occasion de m'administrer sa dernière leçon :
— N'est-ce pas que tu as su gagner cet argent ?
— Oui, maman.
— Eh bien, quand on sait gagner son argent il faut aussi savoir s'en
servir. Reprends-le ! C'est toi qui le répartiras, qui donneras ce qu'il
115
faut pour la maison, pour tes parents et penseras aussi à ton avenir
d'homme en mettant quelque chose de côté !...
Elle était péremptoire. J'hésitais, confus, mais reconnaissant. Je
voulais esquiver, par une attitude infantile de fuite, une responsabilité
qui m'incombait. Ma mère me rejeta ma besace sur le dos ; car assumer,
c'est porter un poids. J'eus dès lors la charge de gérer le budget
familial...
1963. Enfant de troupe en 3ème. On nous demandait à la
dissertation de français d'indiquer celui qui, parmi les personnages
historiques étudiés, jouissait de nos préférences et d'en fournir les
raisons. Je retenais Cavour. Je comparais les provinces romaines
désunies à ses quatre membres enchaînés, lui-même représentant la tête.
Il désirait libérer, unifier la péninsule, sa patrie bien-aimée. La situation
d'alors de l'Italie offrait des analogies frappantes avec celle, actuelle,
de la nation Somalie, divisée arbitrairement, écartelée entre plusieurs
puissances. Elle m'inspirait la vive admiration que je nourrissais alors
pour l'homme d'Etat romain qui avait su, avec courage et lucidité,
rendre son intégrité et son unité à l'Italie ; chose à laquelle aspiraient les
Somalis mais dont ils étaient encore bien loin... Quel ne fut pas alors
mon étonnement le jour où, fouillant dans la vieille bibliothèque
désaffectée qui nous servait, à la caserne, de salle d'étude, et
recherchant une voie d'accès rapide à une Ecole d'Officiers, je
tombai sur une revue militaire d'Etudes politiques où l'on affirmait
textuellement que la «présence de la France en Côte des Somalis était
un rempart à une Grande Somalie... ». Dès lors cette présence prenait
une coloration différente: par-delà l'écrasante oppression locale, elle
visait à d'autres objectifs bien plus inquiétants...
La situation du pays avait d'ailleurs sérieusement empiré. En 1962,
le Parti Mouvement Populaire (le P.M.P.), qui avait déjà
76

mobilisé la population l'année précédente et dont l'assise populaire ne


faisait que s'élargir, avait emporté les élections tendant à désigner le
représentant du Territoire à l'Assemblée Nationale française. Son
candidat, Moussa Ahmed Idris, avait été élu. Les élections à
l'Assemblée Territoriale devaient avoir lieu en 1963. La victoire du
P.M.P. ne faisait pas de doute. Les dirigeants du Parti songeaient déjà
à la procédure qui, à l'Assemblée Territoriale, leur permettrait de
débloquer le statu quo et au nouveau Gouvernement à mettre en place
pour préparer le pays à évoluer vers l'indépendance. Mais c'était
oublier que le colonialisme avait plus d'un tour dans son sac : aux
leaders du P.M.P. il coupa l'herbe sous les pieds en substituant les
circonscriptions au système de liste unique et du scrutin majoritaire.
Le P.M.P. se retrouva « minoritaire »...
On entend parfois des affirmations selon lesquelles la France
n'aurait jamais eu de politique coloniale cohérente. Cela est faux, du
moins en ce qui nous concerne. S'agissant de la C.F.S. elle conçut et
appliqua avec méthode une stratégie politique qui, dans sa rigueur
logique, relève presque de la géométrie et porta pleinement ses fruits
au bout de 20 ans...
Quel était, en effet, le problème du colonialisme? Le
pansomalisme. Cette idéologie se décomposait en ses deux éléments
constitutifs :
a) d'abord la libération des territoires Somalis sous tutelle étrangère
;
116
b) l'Union avec la mère-patrie dont un noyau s'était déjà formé
avec la naissance en I960 de la République de Somalie.
Pour y faire face, le colonialisme procédera par trois étapes sur le
plan intérieur :
1) Faire en sorte que le nationalisme somali n'ait pas de prise sur la
population. Il fallait par conséquent briser V unité de la Communauté
Somalie, le sentiment de son appartenance à la nation Somalie et la
réduire politiquement minoritaire. Ainsi, l'Administration coloniale
distinguera parmi les somalis vivants dans le pays en issas et non-
issas. Aux premiers, il fallait faire accepter qu'ils n'étaient pas
somalis ; aux seconds, par contre, imposer leur origine Somalie pour
pouvoir les déclarer « allogènes », c'est-à-dire « étrangers », suspects et «
citoyens de second ordre » ! Les issas, quant à eux, devaient s'estimer
heureux puisqu'en récompense, on les instituait co-propriétaires du
Territoire avec les afars !
L'ensemble des accords en la matière furent signés à Arta (9) où les
issas furent censés renier leur origine naturelle et réelle en confessant
le péché de s'être sentis un moment (rien qu'un moment !) somalis ;
ils acceptèrent ainsi, pour eux-mêmes et pour la
77

Communauté Somalie, une position politique inférieure et minoritaire


dans l'Assemblée Territoriale «élue» en 1963. Deux hommes jouèrent
un rôle éminent dans cette triste affaire: M. Kamyl, alors Sénateur,
qui donna son nom à la nouvelle loi électorale (la « loi Kamyl ») du côté
Afar ; M. Gouled, alors ministre du côté Issa.
2) Faire disparaître la référence Somali dans l'appellation du pays ;
ce qui fut fait en 1967 après l'infâme « référendum » ; la Côte Française
des Somalis devenait le T.F.A.I. (Territoire Français des Afars et des
Issas) ; dénomination qui dégénéra, par une amère ironie populaire, en
« Territoire Fantoche des Anes et des Ignorants »!...
3) Accentuer le particularisme afar: pour les éloigner d'autant des
somalis. Puisque ces derniers se trouvaient contaminés par les germes
de \ indépendance et du pansomalisme. L'Administration Coloniale
redécouvrait à point nommé les afars délaissés jusqu'à présent dans le
nord. Elle les proclama subitement majoritaires et sur le plan
psychologique, leur inventa même la fameuse «Grande Afarie»: juste
pour l'opposer à la «Grande Somalie» (on avait le sens de la symétrie,
chez les Colons !). Pour s'être laissés embarquer dans cette illusion où ils
n'étaient en fait qu'un pur jouet, les afars se retrouvèrent du jour au
lendemain, les « fesses dans la poussière » et ils sont loin encore de sortir
du dédale...
Sur le plan régional, une Sainte Alliance unissait Paris, Addis-Abeba
et Nairobi contre le mouvement pansomalien. Mais, d'autre part, il fallait
découvrir un mécanisme qui permît d'arc-bouter l'une contre l'autre la
Somalie et l'Ethiopie : afin de neutraliser la poussée de la première
vers la CFS. Et l'on trouva l'astuce : puisque la «revendication» de la
République de Somalie se basait sur la communauté de sang, sur un lien
affectif, il fallait inciter l'Ethiopie à mettre en avant un lien économique
donc vital, avec Djibouti...
Le reste : renforcement progressif des forces de l'ordre, maintien
délibéré du sous-développement, obscurantisme, etc. n'était qu'affaire
de routine...
«Côte Française des Somalis», «Territoire Français des Afars» (10),
« Territoire Français des Afars et des Issas» (11), «Territoire de Djibouti »
117
(12), cette riche nomenclature devait aboutir en 1977 à la République
(apatride du Pays) de Djibouti*... La nation d'abord, la tribu ensuite,
une ville à la fin : c'était la généalogie d'un peuple, l'évolution historique
réifiante de sa personnalité et de son identité... Et le tout scellé d'un
cachet : Gouled, garant et produit ambigu de toutes ces contradictions
;...
J'avais obtenu le BEPC en juin 1963. Depuis juillet, je travaillais à
l'hôpital comme infirmier. J'étais premier au concours de

78

recrutement et à l'examen de fin de stage. Le Docteur D., médecin chef,


me convoqua. Il m'exprima d'abord sa satisfaction et m'encouragea à
poursuivre des études médicales que j'étais, selon lui, susceptible
d'entreprendre. «J'en ai parlé au Gouverneur dont je suis le médecin
personnel. Je vous conseille d'agir également de votre côté». Il fallait,
je l'avais compris, l'indispensable coup de pouce, piston par le député
de la tribu. Il était justement, hospitalisé aux Post-opérés pour un
furoncle aux fesses. Il fallait évidemment se soumettre d'abord à lui
pour accéder à la faveur d'être introduit dans la sphère supérieure de
son patron. L'Administration coloniale ménageait par ce moyen un
appui politique artificiel pour le «collabo» et ses créatures secondaires.
Mais je pensais que si je méritais quelque chose par mes qualités ou mon
travail, on devait me l'accorder sans que j'eusse à faire de courbettes
; ce que je tenais en outre comme une trahison vis-à-vis de mes deux
camarades qui venaient tout juste après moi dans le classement. On
n'en fit rien. Je laissai tomber. Il en fut de même pour ma réussite au
Concours de recrutement d'Infirmier Diplômé d'Etat où je me situais
également en tête des candidats admis. Ceux des fonctionnaires qui
jouissaient de la bienveillance des autorités coloniales et de leur
«auxiliaire», le Collabo, percevaient leurs émoluments mensuels
durant les stages en métropole. On me proposait seulement une bourse
qui me suffisait à peine et ne me permettrait pas d'assister ma famille
dont j'étais désormais le seul soutien. Je me disais que si je devais
l'abandonner provisoirement, ce serait pour un projet qui en vaudrait la
peine : faire des études de médecine. Je désirais en effet devenir
médecin, comme Lebras, jeune docteur sympathique et doué, à peine
plus âgé que moi et dont j'étais l'assistant technique. La médecine
permettait de soulager directement et individuellement une souffrance
humaine. Noble et sacré, son exercice me paraissait presqu'un sacerdoce.
Arta avait été un coup dur pour le pays. Je me sentais encerclé, englué
dans un avenir assiégé et bouché. Il n'existait qu'une seule et difficile
issue à cette existence souterraine ; une petite ouverture vers le monde, la
liberté et l'épanouissement intellectuel : le bac. Je décidai donc de tenter ce
que j'appelais « la trouée du bac ». Réussir dans les conditions sociales
et politiques d'alors constituait une performance. Résolu d'y consacrer
toute mon énergie, de demander éventuellement un congé de longue
durée l'année de l'examen, je reprenais mes études avec le CNTE
d'abord, au lycée ensuite. J'y allais le matin pour me rendre ensuite à
pied à l'hôpital Peltier et commencer là-bas, à midi, mon travail qui
durait jusqu'à' 20 heures.
Lorsque, dans mes cours par correspondance, l'Instruction
Civique m'apporta la Déclaration des Droits de l'Homme, ce fut
79

118
pour moi comme un oracle subit, une violente commotion cérébrale qui
me mit en transe. Mane sublime, le message me tombait dans les mains,
comme un lambeau de liberté, brûlant d'humanité et de vie. Tel un
homme altéré, je me jetais avidement sur cette eau pure et fraîche. J'en
apprenais fiévreusement les articles par coeur comme si je pouvais par là
même me les octroyer. Dans quel désert aride la grande source qui avait
jailli là-bas à Paris «pour tous les hommes» s'était-elle perdue pour nous
laisser dans la soif et la nuit ? Dans quel océan de ténèbres la lumière
s'était-elle absorbée ? Où était cette Histoire de vérité ? de dignité et
d'audace ? Cette histoire où les hommes arrachaient à eux-mêmes dans
le feu leur propre humanité pour l'offrir, la révéler généreusement aux
humains ? Où ? Où était-elle m'écriai-je cette histoire la vraie,
soupçonnée, recherchée, cachée qui m'excluait de ses registres et se
reflétait dans ma vie par l'envers de sa réalité? L'introduction du
Professeur s'adressait évidemment aux petits français, mais elle était pour
moi tout à la fois une vérité cruelle et une invitation au sacrifice où la
liberté s'échangeait avec la mort: «ces droits qui vous semblent
aujourd'hui si naturels, vos arrières grands-pères durent les payer de leur
vie...» et, ajoutait-il «aujourd'hui encore, des centaines de millions de
par le monde en sont privés... ». Je me comptais, je me sentais comme
un petit point rouge et douloureux dans cette humanité innombrable,
déshéritée et malheureuse, accablée sous le poids d'une vie ingrate, qui
servait de pavé au Progrès et traînait à la remorque, à demi-morte derrière
le char implacable de l'Histoire... On nous barricadait les possibilités,
on nous limitait l'existence comme aux poissons dans une mare...
Hôpital Peltier. J'étais chef de poste. A midi, on apporta pour le
Directeur de la Santé un exemplaire du Plan quinquennal rétabli par
l'Administration coloniale. Je le feuilletai «clandestinement» par
curiosité en commençant par le secteur qui revêtait à mes yeux la plus
grande importance : l'Enseignement. On y lisait en toutes lettres que
la scolarisation ne saurait « dépasser 14 %, pour ne pas bouleverser les
structures sociales...» La colère, la crispation m'empêchèrent de
parcourir le reste, d'ailleurs à l'avenant...
Pour une fois nous avions au lycée un proviseur qui désirait faire oeuvre
utile. Constatant que les élèves originaires du pays allaient rarement au-
delà du Brevet en raison des difficultés financières, il proposa de tripler
la bourse pour ceux d'entre eux qui voulaient poursuivre de longues
études et préparer une carrière professorale. Ils touchaient ainsi presqu'un
salaire de fonctionnaire. Aux autres, plus pressés, il conseilla des
orientations professionnelles. Par ces nouvelles perspectives
encourageantes, le proviseur conférait un sens et un avenir à nos études.
Bien d'anciens élèves songeaient déjà à revenir au lycée reprendre des
études suspendues sous la contrainte 80

des nécessités. Le Ministre de l'Enseignement d'alors, un certain


Hassan Gouled, expulsa le Proviseur H. et les professeurs qui
partageaient les mêmes idées...
Les élèves de ma classe exécutaient en plein air, dans la large cour du
lycée, des mouvements sous la direction du professeur d'EPS. J'attendais
le cours suivant. A la fin de la séance, un jeune camarade français vint vers
moi. Il était torse nu et, contractant le biceps, me donna gentiment un
coup d'épaule :
— Hein ? Omar, nous, on se défend !...
— Non, répondis-je, c'est l'ombre de Napoléon qui te défend. Moi,
je suis orphelin...
119
Cultiver ma beauté physique ne m'était pas indifférent mais
d'importance secondaire pour moi qui me débattais dans d'autres
problèmes : du pain pour ma famille, un peu de lumière pour moi...
Tandis que R. et ses camarades venaient au lycée, heureux, en voiture...
Sur mon chemin vers l'hôpital, portant mon cartable chargé où j'avais
mis tous mes livres (étant de garde !e soir, pour revenir directement au
lycée, demain matin) je pensais à Diderot : « la liberté est un présent du
ciel et chacun a le droit d'en jouir... ». Je me rappelais la peinture du
penseur dans le Bordas : assis dans son cabinet de travail, drapé dans un
beau manteau rouge, la plume à la main, le visage franc et confiant tourné
vers l'avenir... Diderot avait été le « Chef des Philosophes ». Il avait lutté
pendant vingt ans contre l'absolutisme et l'arbitraire du pouvoir royal,
contre la misère et le mépris du peuple, contre les forces obscures de la
déraison et de l'ignorance... Quel bel exemple de courage, de lucidité et
d'amour de liberté ! Diderot devenait pour moi un idéal. Rousseau,
pathétique et généreux, m'apportait une idée d'une autre dimension,
mais complémentaire pourtant ; il mettait les hommes en garde contre
l'égoïsme, l'instinct d'appropriation hypertrophié et dangereux, contre la
sauvagerie possessive et rendait la planète à tous ceux qui y vivent : «
Vous êtes perdus si vous oubliez que la terre n'est à personne et que
les fruits sont à tous!...». Mais l'opprimé, dépouillé, était un apatride à
qui on avait pris jusqu'à sa patrie ! Il planait sur la planète ! sur le bien et
le bonheur ! C'était un fantôme d'homme, un «vagabond», un exilé de
l'existence !...
Le professeur d'histoire avait parlé du Capital tn termes élogieux qui
excitaient mon admiration pour son auteur : « pour écrire le Capital,
avait-elle affirmé, il faut être philosophe, historien, économiste et,
naturellement, écrivain... ». Je désirais m'absorber immédiatement dans
cette oeuvre de génie. Mais où la trouver ? Je goûtais à l'art, aux
émotions du coeur, aux frissons de la vie avec Chateaubriand et
Baudelaire. Salammbô, mon premier roman lu en classe de première, me
procura des heures de délices et me laissa des souvenirs grandioses de
Carthage. Les nubiens, écrivait Flaubert,
81

étaient venus participer au conflit en dansant avec comme bannière


une « queue de vache » et portant innocemment au cou des pierres
précieuses qui auraient pu « acheter des royaumes »!...

On amena un enfant en bas âge dans la salle d'urgence. Inerte et


froid, on le tenait pour mort. J'appelai le médecin de garde, le
Docteur Le bras, qui vint instamment comme d'habitude. Il
l'examina, fit sortir la mère qui continua à pleurer dehors. Ensuite,
avec la paume de sa main droite, il se mit à pomper sur la petite
poitrine qui s'enfonçait, se déformait et se relevait comme un ballon.
Le petit corps flasque nous parut torturé, le médecin peinant
toujours, désespérément, en silence. Tout à coup, le minuscule
moteur de la vie commença à démarrer. Le pouls battit, d'abord
faiblement, puis de plus en plus fort et régulier. Les membres, le
corps se ranimaient, l'enfant se mit à geindre. Il avait été victime d'un
arrêt cardiaque, le docteur lui avait fait un massage méthodique et
persévérant. C'était un miracle ! Infirmiers, brancardiers, nous
restions ébahis, médusés par l'acte. La mère, quand elle fut autorisée
à entrer n'en croyait pas ses yeux : son enfant vivait! Le médecin
avait retenu cette vie au bord du néant, comme on rattrape de justesse
120
un objet fragile qui tombe... Nous étions devant la Salle d'Urgence à
parler de la science, de la compétence du médecin qui allait à son
domicile dans l'hôpital, du bonheur de la mère... « Dieu seul est maître
de la vie et de la mort » croyions-nous. Oui, mais l'homme peut
parfois glisser opportunément sa main sous celle de Dieu... Puis, un
monsieur, grand et musclé, en tenue hippique s'avança vers nous.
C'était le représentant du Territoire dans la «Haute Assemblée
métropolitaine», le «Sénateur». Une fois l'an, il allait ânonner là-bas
un misérable petit speech préfabriqué. Le reste du temps, il
enfourchait chevaux et nana. Périodiquement on lui assurait les voix
nécessaires sur la misère et la mort des électeurs (dans les simulacres de
scrutin). Ensuite, on le propulsait au sommet de la Tour Eiffel d'où
il atterrissait en chute libre dans le Sénat. C'était un playboy hors de
propos, une espèce d'épouvantail moral dans l'atmosphère de tragédie
générale. Un «imbécile heureux» comme disait, sarcastique et
lucide, un ami d'enfance...
— Je vais téléphoner, me dit-il, d'un air infatué avec l'intention
d'utiliser l'appareil de la salle d'urgence.
— Non, répondis-je sèchement.
Et pourquoi le lui permettrais-je quand on le refusait aux pauvres
gens venus à pied du fond des quartiers et qui sollicitaient seulement,
humblement, que l'on prévienne un proche du décès d'un des leurs à
l'hôpital ?
— Pourquoi non ? insista-t-il.
82

Enervé, je m'expliquais :
— Mais parce que vous, vous avez des pieds, vous avez des bottes, vous
avez une bagnole, vous avez chez vous le téléphone d'où vous pouvez
même appeler le Bon Dieu si ça vous plait !... Allez au Diable !
Ils se croyaient tout permis ces petits privilégiés du Colon qui
pullulaient et vivaient de son haleine comme les têtards dans l'eau.
L'autre jour, il y en avait un qui forçait la barrière, houspillait le portier
en dehors des heures de visite :
— Faut me laisser passer ! Je suis député, moi ! je veux aller voir
quelqu'un !
— Et ceux-là, dis-je, croyez-vous qu'ils vont danser là-dedans ? »
Hommes, femmes, enfants venus des quartiers étaient là depuis
des heures, avec un petit déjeuner refroidi. Les visites n'étaient
autorisées qu'avant ou après les heures de travail. Il me
menaça :
— Je vais voir le Directeur !
Cette tactique leur réussissait : en échange de leur serment de servile
allégeance. Je pensais «va à ton Directeur, Philistin ! ».

121
83

Faute de leaders (incarcérés), d'adhérents (apeurés), le P.M.P. frustré


de sa victoire légitime agonisait. Les manifestations populaires de 1961,
le triomphe aux élections à l'Assemblée Nationale (Française), tout
cela était déjà bien loin, oublié. Le peuple s'était dispersé comme un
troupeau de moutons effrayés. Chacun se terrait dans un trou, y enfonçait
la tête comme l'autruche laissant le cul en l'air et recevant tout de même
sa ration de coups. L'on s'abîmait dans le fatalisme religieux,
l'hébétude du kat, les divisions tribales intestines savamment
entretenues. C'était le désespoir, une atmosphère étouffante. Une vie
étale et figée, imperméable aux effets fertilisants du temps qui glissait
en surface...
Le soulagement venait d'ailleurs. Du cinéma, mon principal loisir,
un loisir formateur: «44jours à Pékin». Le massacre des Chinois par
milliers, chez eux. Poignante, la défaite de la reine Tseu-hi, vaincue et
présentée à la fin comme une sorcière : avec sa figure de vieille femme
toute ridée, ses longues griffes d'ogresse, tout son corps en loque
dépouillé de dignité et de parure, abandonnée seule dans son palais
piégé et détruit. Son sort me bouleversait. Derrière moi, des
compatriotes se moquaient d'elle. J'avais envie de leur hurler : « taisez-
vous, idiots ! Ne voyez-vous pas que c'est aussi votre reine ! »
Un fois rentré à la maison, je rédigeai une «lettre au Président Mao».
Je le remerciais d'avoir délivré le peuple chinois. Puis, l'ayant achevée,
je me rappelais qu'il faudrait la porter à la poste et que, probablement,
elle «ne passerait pas». Lorsque bien des années plus tard à l'occasion
de la visite de Pompidou en Chine je lisais sous la plume heureuse d'un
journaliste (du Monde?) : «La mère était tombée ivre au bord du
ruisseau ; Mao l'avait relevée, lavée et lui avait rendu sa dignité...»
l'image de Tseu-hi me revenait. Tseu-hi, dernière impératrice de
l'Empire du Milieu, humiliée puis réhabilitée par un digne fils par-delà
la tombe... Les paroles de Lawrence d'Arabie résonnaient longtemps
dans mon esprit, tombaient en cascade amplifiées et vibrantes, dans le
silence

métallique du désert, en ce crépuscule ensanglanté par un crime


fratricide : « Tant que vous vous tuerez entre tribus vous resterez un peuple
minime, barbare et sauvage ! »...
Messmer (13) vint. Il nous dit, satisfait et s'adressant à d'autres que
nous, bien sûr, que la puissance opérationnelle de la base militaire
(française) à Djibouti était de nature à décourager les velléités des
Etats limitrophes, en l'occurence, la Somalie. L'estomac sifflait ; le crâne
sonnait creux. Il nous fallait autre chose que le bruit des canons...
Billotte (14) suivit. Il flaira la poudre : nous sommes bien installés
ici, mais il serait dangereux de trop négliger les intérêts des populations
locales. Nous allongeâmes l'oreille. Elle se rétracta de lassitude ; rien ne
vint...
Et voilà que l'on annonçait l'arrivée prochaine du Grand Charles !
On jubilait de joie ! De Gaulle, le grand Dieu blanc et le Prophète de la
France ! Le Chef illustre ! le décolonisateur de l'Afrique ! Bref, de
122
Gaulle ! Oui, de Gaulle qui ne se paie pas de mensonges !
Lui, auquel on avait toujours criminellement caché notre sort ! Lui
qui avait le pouvoir magique de transformer radicalement nos vies !
Terre minuscule et malheureuse, voici le Messie ! Mets-toi debout !...
L'Administration locale s'inquiétait, multipliait les sondages,
mélangeait assurance et menace. La pâte froide et massive, molle et
informe du peuple se mettait à battre sourdement, à s'animer, se
gonfler sous l'effet d'un levain mystérieux et subit ; elle, que l'on croyait
morte ! crevée et cuite ! Les colons interrogeaient anxieusement leurs
agents: «Qu'est-ce qu'on fabrique en ville? hein ? ». Mais la ville
s'enfermait dans un silence têtu, se hérissait de paillettes et de maisons en
planches encore plus ridicules qu'à l'accoutumée à cacher ainsi leur
secret (elles ouvertes à tous vents ! Comédie ou quoi ?). De Gaulle, emporté
dans un voyage grandiose et aérien, fit un trou vertical à sa trajectoire
triomphale autour du monde. Il se posa à l'aéroport de Djibouti le 25
septembre 1966, au soir. Tous les habitants sortirent dans les rues, ils
s'étaient massés sur le trottoir du Boulevard de Gaulle jusqu'à
l'aéroport où une foule nombreuse s'était déjà réunie. On attendait, en
silence et bon ordre, dans le respect de soi et du visiteur prestigieux.
Puis, au sommet de l'escalier, ce de Gaulle, dernier des gaulois, géant
et Général, jaillit comme Jupiter. On déchira violemment la tenture
transparente des partisans épars du Collabo Aref (15) placés en
première ligne pour cacher les masses et farder la vérité. Ils se
débattirent bientôt dans le vide, les jambes en l'air, la tête en bas,
absorbés par la foule, piétines. Les gendarmes volèrent à leur
rescousse. On s'empoigna, «force de l'ordre» (vite débordée) et

86

foule ; on tira sabre au clair, sortant des milliers de pancartes et


banderoles de dessous les chemises, les robes ! En avant ! A l'assaut de la
liberté ! « Indépendance ! » « Indépendance totale et immédiate ! »... Un
manifestant courut, éperdu et poursuivi par les gendarmes, vers le
Général descendu de l'avion et, pathétique, supplia: «Papa, de Gaulle,
indépendance! S'il te plaît!... »
Ce fut de l'aéroport jusqu'au Palais du Gouverneur où devait se rendre
le cortège présidentiel une vaste clameur de bienvenue, d'appel pour
la liberté. Mais les coups se mirent à pleuvoir sur les manifestants. Alors
le taureau populaire, furieux, dressa la queue et donna, le regard fulminant
et soufflant la fournaise, de formidables coups de cornes ; submergeant,
saccageant tout comme un torrent. Il livrait bataille, accomplissant des
prodiges : contre les tanks, faute de roquettes, on lançait coca !... On visait
à la fronde pour répliquer au fusil !...
La ville africaine était pratiquement libérée. Cloisons tribales et peur
animale volaient en éclat sous le soubresaut d'audace et de dignité. La
croûte de désespoir, de résignation et de torpeur qui défigurait le
peuple tombait, secouée. Une fraternité chaleureuse, trépidante, la
conscience de la force collective extraordinaire, des dangers enivrants de
la liberté unissaient, fondaient les coeurs dans une même et puissante
volonté : s'émanciper! Crever le couvercle et se hisser hors de la cave !
Cesser d'être esclave et devenir hommes, enfin! Les murs hurlaient «la
liberté ou la mort!». Les colons rétorquaient, grinçant des dents « la
liberté, non. La mort, oui ! » en attendant leur heure, celle de la vengeance
sauvage. Ainsi devait commencer avec de Gaulle une décennie de
tragédie inutile et sanglante.
Le lendemain, le Général devait prononcer un discours dans l'après-
123
midi à la place Lagarde. Dès 13 heures, une foule dense, des milliers
d'hommes et de femmes s'y étaient rendus, impatients d'entendre les
paroles du Président qui entre temps faisait la sieste. Puis, tout à coup,
sans sommation, on chargea les habitants à la grenade et au fusil. Le
général avait, semblait-il, ordonné de «déblayer la place». La foule,
surprise, paniquée, balança un instant comme une lame de fond, puis
se répandit et s'engouffra dans les issues emportant barrières
métalliques, piétinant morts et blessés. L'énorme box dressé au milieu
de la place et d'où devait être prononcé le discours tant attendu, roula
comme une balle sur une mer démontée. Le Général n'avait pas mangé
la veille. Tirant (16) lui avait « servi un plat de serpent » si peu appétissant
! Notre danse macabre déparait son tableau de gloire. Espérait-on de lui
qu'il dît « bis »? Ah ! non ! « Déblayez !...»
Sur la place vide, une grosse femme, le visage tordu de douleur, se
dressait. Elle portait sur ses bras une jeune fille inconsciente à qui

87

une jambe manquait. Après l'espoir, c'était l'offrande au Général. Mais


celui-ci passa impassible, pataugeant dans les flaques de sang, marchant
sur le tapis de sandales abandonnées... Là-bas, dans les quartiers, on
matraquait, on poursuivait le peuple ; on le cognait pour le contraindre
à se retirer dans ses taudis, comme un monstre dans son repaire obscur
et nauséabond. Le Général parla en son absence, à l'Assemblée où
s'étaient réunis, dociles et décorés, les hauts dignitaires de la Servitude.
A la vérité, nous aussi nous n'entendîmes rien de son discours. Un seul
mot nous eût suffi et ce mot manquait : « indépendance ! »
— Vous agitez n'importe comment, nous dit-il, des misérables bouts
d'étoffes couverts de gribouillage ! Exprimez-vous autrement ! Parlez
un autre langage ! Clair, que je comprenne !...»
Et comment n'y avions-nous pas pensé, cet autre langage, en effet?
De Gaulle partit pour l'Ethiopie. Billotte procéda à un «sondage» de
l'opinion publique dans la ville «autochtone». Au quartier n°5, où
j'étais l'interprète, il posa une question sensée :
—Je vois ce qui s'est passé, dit-il en faisant un signe de la main pour
éloigner l'hélicoptère qui tournait au-dessus de nous. Que faut-il faire
selon vous pour ramener le calme dans les esprits ?
Il y avait deux anciens combattants comme interlocuteurs. Le
premier, une tête ronde, lisse et oblongue adaptable à toutes
ouvertures, tourna ennuyeusement autour du pot. Monsieur A.J.,
impatient, l'évinça d'un geste irrité, s'assit sur la chaise devant le
ministre :
— Bon ! dit-il ; il ferma les yeux dans un bref moment de
recueillement et, se prenant la barbe abondante et dorée, baignée au
henné, il se montra clair et concis, allant tout de suite à l'essentiel :
— Mon Général, pour que le sang cesse de couler et que le calme
revienne dans la ville, il faut écarter immédiatement de la vie politique
du Territoire trois personnages qui sont la cause principale de cette situation
explosive : le sanguinaire Albert Shatdjian (17), le tyrannique Tirant et
l'exécrable Aref.
Mais comme toujours, il n'en fut rien. Il y a belle lurette que nous
avions appris à nous contenter de ces promesses éternellement démenties,
constamment, solennellement renouvelées...
124
Cependant, le peuple s'organisait. En quelques jours, toute la ville
devint P.M.P. Les adhérents s'inscrivaient par dizaines de milliers ;
les militants se relayaient jour et nuit au Siège. La population cotisait,
réunissait des dons, constituait des fonds pour financer l'action
libératrice du Parti. Une effervescence, une activité fébrile s'était
emparée de tous. Chacun se dévouait corps et âme à la cause commune.
Le coeur du peuple, engourdi dans un
88

long hibernage battait au rythme rapide de la vie revenue, s'éveillaft au


soleil radieux de l'amour et de la liberté...

89
125
XI

«Evidemment, j'éprouve moi-même des réserves, mais je propose


cependant de les accueillir au sein du Parti. Nous ne pouvons pas, en
effet, encourir dans l'avenir le reproche d'avoir entravé l'unité nationale
par notre intransigeance au cas où notre tentative de libération
n'aboutirait pas et où l'on ne manquerait pas alors de faire de notre
attitude actuelle la cause principale de l'échec populaire...» Moussa
Ahmed Idris, député du Territoire à l'Assemblée Nationale Française
concluait ainsi, calmement, après avoir écouté le Comité. Ceux qui, hier
encore, à la veille de l'arrivée du Général de Gaulle, comptaient parmi les
partisans fidèles, sinon distingués, du Collabo Aref ; qui eussent
bassement prodigué leurs éloges à ce dernier, vanté les bienfaits infinis de
la colonisation, si le peuple n'avait pas osé rompre le silence, ce temps
mort de sa vie, ceux-là frappaient maintenant à la porte du Parti. Leur
chef de file s'appelait Hassan Gouled. Isolé, après Arta, en mal de voix, il
avait été en 1963 marginalement élu aux abords d'Ambouli et constitué
Conseiller Territorial manu militari par les appelés de la Base aérienne
188... Comme il se doit (car la bêtise est rarement seule : elle a souvent sa
suite !...), il était à la tête d'un groupe de députés : ternes figures, diminués
ou débiles pour la plupart et dont il était lui-même, naturellement, l'astre
et la lumière des yeux... Déconsidérés par l'administration coloniale
(puisqu'ils ne jouissaient d'aucune prise sur les habitants), abandonnés,
méprisés par le peuple passé de l'« autre côté » de la barrière, ils flottaient
dans le vide, éprouvaient soudain la nostalgie des niasses. Ces messieurs
savaient à la vérité comment sauter d'un train à l'autre, en sens inverse
l...
Monsieur Moussa Ahmed, le Président du Parti, avait exprimé son
opinion ; il avait raison d'une certaine manière. Nous étions, nous les
jeunes, plus réticents. Mais nous approuvâmes la décision, à contre-coeur.
Que faire d'autre ? Le PMP devint ainsi une arche de Noé où
s'embarquèrent non seulement masses et véritables militants mais
aussi arrivistes, filous et traîtres. Gouled devint Secrétaire Général.
Autre personnalité «marquante», Idris Farah

91

Abane, qui alla souvent dans sa vie d'un camp à l'autre : élu sur la liste
P.M.P. en 1963, il avait déserté, retrouvait le peuple en 1966, devait
encore une fois de plus convoler avec Aref, revenir encore...
Quelle était pour le colon la manière la plus économique, la plus subtile
de saboter le mouvement des masses ! Lui donner une direction
choisie pour créer incohérence et confusion au moment critique...
L'explosion populaire avait surpris le colonialisme par sa puissance, sa
soudaineté. Après les premiers débordements, il mit rapidement au
point une stratégie, une tactique de torero : il développa sur tous les
plans, politique et militaire, intérieur et extérieur, des rets d'actions
conjuguées destinées à immobiliser, assommer le taureau...
«Nous avons créé le jour pour le labeur, la nuit pour le repos»
affirme Dieu dans le Coran. Le jour appartenait au colon et la nuit au
peuple. Mais voilà, le colon occupait également la nuit : couvre-feu !
Le peuple tirait sa force et sa confiance à se contempler dans sa puissance,
126
son courage. Dédoublé, il agissait et se regardait agir. Cela le rendait
encore plus fort ! Il fallait donc qu'il se perdît de vue ; que, dispersé et
débité en petits morceaux éparpillés, il disparût pour lui-même dans le
noir et la nuit ! dans le silence et la terreur ! Enterré !... Pas de lit ! On
couchait par terre, à plat ventre, une oreille en alerte et l'oeil ouvert.
Les balles chantaient et passaient au travers des paillettes, déchirant le
silence, comme des moustiques mortels. A 18 heures, jeeps et soldats
sillonnaient les rues ; les coups de feu commençaient ; on tressaillait
à chaque détonation. Pas de sommation. Toute silhouette formait cible
et chaque coup faisait mouche... Un élève rentrait en hâte, rasant les
murs. Soudain, il chancela, tomba sur le trottoir, ses bouquins en
coussin...
Une fille ouvrit prudemment la porte, passa la tête et regarda à
gauche, puis à droite ; les soldats, au bout de la rue, parlaient entre eux ;
elle courut, s'engouffra dans la porte voisine, la sienne. La sentinelle
se retourna ; elle l'avait à peine entrevue, n'eut pas le temps de viser.
Elle tira au jugé. Derrière l'abri fragile la fille, le flanc labouré, chavira.
Elle tourna sur elle-même lentement comme une toupie et tomba. Le bol
de lait qu'elle avait entre les mains dansa. Un nuage blanc, couronne
de pureté, plana sur elle un instant et se mêla au sang, aux sanglots de
la famille...
A la mosquée du quartier n°5 à l'aube, pour les mâtines, le muezzin
quitta sa maison comme toujours, poussé par une foi fatidique qui se
termina en une fin imprévue et abrupte « Allaahou Akb...» il n'eut pas
le temps d'achever. Dans la rue de Zeila, l'appelé, réveillé, mit l'oeil
dans le viseur et le doigt sur la gâchette... Un trou à la tempe... Le pieux
appel des fidèles s'écoula,

92

silencieux, en un filet de sang rouge et chaud, écumant à la


commissure. Le corps glissa et heurta avec un bruit pesant et mat sur les
dalles froides et dures de la mosquée déserte ; où les « képis blancs»
(légionnaires) prenaient plaisir à pisser en levant la patte comme les
chiens. Oui, la religion musulmane me semblait une religion
abandonnée par ses fidèles, oubliée par son Dieu. Car, quand les lieux
saints étaient ainsi souillés, que la tête des imams vertueux était fracassée
que n'envoyait-il, ce Dieu dit tout-puissant, sa foudre terrible sur les
coupables !...
A l'hôpital Peltier, dans la morgue, étendu sur la table de pierre tel un
Pharaon infortuné sur son lit de mort, reposait le corps d'un ami d'enfance,
un ami de classe. C'était arrivé la veille, à la Cité L. à l'heure du souper. Une
balle tirée à bout portant, à travers la porte. Au milieu de la tête, une
horrible raie. Son cerveau soufflé gicla sur le toit voûté de béton. Voie
lactée. Et suspendue au plafond, sa pensée éperdue... Son visage
détendu ressemblait à celui d'un homme paisiblement endormi. Il n'eut
pas le temps d'avoir peur. «Est-ce vrai, Omar, que je suis mort ? et quand
? » «Mais oui, tu es mort...» La mort s'était si vite abattue, happée si
vite sa conscience... vue poignante. Des larmes chaudes me montèrent aux
yeux.
Au bloc opératoire, un blessé gisait sur la table, son estomac
humide, lisse et rond, pendait hors de lui, comme un ballon attaché à
l'épigastre. Il se tordait de douleur. Le chirurgien chauve, massif, lourd et
lent ne paraissait pas pressé. Impassible, il me dit :
— Demande-lui comment ça s'est passé.
127
—J'étais couché sous une arcade ; les soldats me réveillèrent du canon
du fusil, puis me tirèrent dessus sans me laisser le temps de me mettre
debout.
Il parlait péniblement, avec des silences de plus en plus longs.
— Par où la balle est-elle entrée ?
J'eus l'impression que le chirurgien laissait volontairement s'écouler
le peu de minutes comptées qui restaient à l'agonisant au lieu de les
mettre immédiatement à profit. Il n'eut pas la force de répondre. Il
montra du doigt sa fosse iliaque droite où il y avait un petit orifice
apparemment inoffensif; il a fallu qu'on le prît par les jambes comme un
lapin pour réaliser un tel chef-d'oeuvre, pensais-je. C'était un
cauchemar... Il mourut...
Djibouti, centre stratégique, névralgique. Djibouti : la tête. S'en
emparer, la couper, l'aplatir contre terre pour pouvoir maîtriser le corps.
(Oui le chat tenait entre ses griffes la tête du serpent...) Et d'abord,
l'isoler. Barrage, haies de fils barbelés, champs de mines, miradors... On
essayait de passer tout de même. Dès qu'on touchait, les grenades
suspendues comme des fruits empoisonnés vous explosaient au nez.
Alors on rampait et restait coincé. Mutilé,
93

accroché, déchiqueté, on s'y débattait. La mouche dans la toile


d'araignée... Alors l'épeire fondait sur vous : le rugissement de la jeep ;
aveuglante et blanche comme la mort, la lumière crue du projecteur ;
et puis vous léchant comme la fraîcheur de la menthe, la rafale, dernier
rythme du monde... achevé. Votre corps échouait à l'hôpital ou au fond
d'un ravin : au choix:.. Ratisser, curer, racler, saigner la ville ; la vider de
sa vie. On boucla les quartiers. Les uns après les autres ; on fouillait,
réquisitionnait, volait, violait, abattait le parent ou l'époux qui tentait
de s'interposer. On jetait dans les camions, en prenant les hommes par la
nuque ; en tirant les femmes par les cheveux ; on aidait les jeunes filles à
monter dans les camions le canon du fusil poussé entre les jambes... L'on
embarquait tout ce monde, hommes, femmes et enfants, par dizaines
de milliers, dans la «poudrière», battus, comptés, triés, manipulés
comme des bêtes. Sans litière et sans toit, par 40 °C à l'ombre, la faim
et la soif; la tête fondue dans le soleil, les pieds cuisant dans le sable
brûlant. Mépris et cruauté. Un groupe de jeunes avait tenté de
s'échapper; «témoins» leurs corps criblés, pantelants et saignants,
exposés au séchoir barbelé...
De la « Poudrière », par camions, comme des bennes de sable, on
déversait hommes, vieillards et enfants, malades et femmes enceintes
au no man 's land, du côté de la Somalie. Mitraillette au poing et
malheur à qui voulait revenir: la légion longeait la frontière... Le jour,
les fugitifs, abandonnant la terre, se réfugiaient là-haut au flanc des
montagnes, accrochés comme des lézards aux rochers, épiant le ciel :
l'alouette, son sinistre croassement, et son vol de biais, comme une
sauterelle... On se terrait alors sous l'ombre avare et transparente d'un
épineux, haletant de soif et de peur, dans le grésillement d'insectes, le
crépitement des pierres éclatées dans cette chaleur d'été où les formes
fluides et mouvantes baignaient dans une mer de mirage... Le soleil et
le soldat... Soudain, de sa cachette on détalait comme un lièvre à
l'approche du prédateur. Une chasse à courre commençait. Le groupe se
dispersait, au hasard ; on fuyait, courait comme chamois sur les rochers :
pieds meurtris et genoux écorchés... Les coups de feu éclataient, en arrière.
Le coeur bondissait ; la balle frôlait les oreilles bourdonnantes, on se
courbait ; elle passait entre les jambes, on sautait ; elle frappait à
128
gauche, à droite... Assommés dans les chutes; blessés par les
projectiles ; pris et abattus ; ou perdus, épuisés, déshydratés...
Ces hommes. Ils picoraient leur vie comme des pigeons. Tel un
méchant petit garçon, le gendarme les poursuivait. Ils voletaient autour
de lui, se posaient, s'envolaient de nouveau, effrayés, éparpillés... Ah !
cette frontière ! Ce bandeau de terre et ce barrage ! Cette ville par-delà,
c'était la plage de leur vie. Terre hostile et chérie ; terre hérissée de
baïonnettes ; terre des chiens du gendarme ;
94

terre piégée et mimétique comme la lumière : ils la survolaient


suspendus au parachute de leur propre existence... Plane, pauvre diable
!
A l'hôpital, je voulus compter les cadavres. Trois ou quatre par
semaine. C'était trop. On en amenait parfois qui, gonflés, raidis et
couverts de poussière, ne gardaient plus qu'une forme vaguement
humaine... Mort anonyme. Seul être compatissant peut-être, une
mouche dans la morgue. Elle danse le deuil... Il n'appartenait plus à
aucune famille, à aucun pays, cet homme qui, un jour, avait eu une
identité, une patrie. Nom ? Inconnu. Date de la mort ? Deux ou trois
jours ? Plus ? Lieu ? Quelque part là-bas, à la frontière. Cause du
décès? Déshydraté... Poursuivis, ils avaient été tous précipités dans
la tombe où les attendait, assommante, noire et absurde, une grosse
interrogation : pourquoi ? Pourquoi cette fin?...
Mon âme communiait avec les morts, l'angoisse douloureuse de leurs
êtres chers qui les cherchaient, ou ignoraient encore leur existence
assassinée... J'accumulais en moi le poids croissant, de jour en jour, de
cette tragédie. Cela vous donnait pour la vie une espèce de cirrhose
morale que l'on traînait partout, saturé, dégoûté...
Surprenante et dangereuse : l'union somalo-afar. La saper s'avérait pour
le colon une question de principe : en lançant d'une part à des fins de
mystification intérieure et de propagande extérieure, le mythe des
«frères ennemis» entre lesquels l'armée française restait en permanence
« l'arme au pied »... et, d'autre part, le fameux thème sensationnel de
{'«invasion étrangère» orchestré avec la complicité du sénile et
sanguinaire Haïle Salassié, lequel revendiqua pour lui le « droit légitime
» de ronger nos os au cas où la France abandonnerait sa proie famélique...
Et alors, à qui remettre cette indépendance puisque les deux frères
qui devaient l'accueillir ensemble brandissaient le surin pour s'entretuer ?
Voudrait-on la concéder qu'il n'y aurait personne pour la prendre! Et
d'ailleurs, où la poser? Puisque la C.F.S. serait envahie aussitôt par
la Somalie et l'Ethiopie ? Bref, le départ de la France créerait le vide et le
chaos ! Par conséquent : sagesse, ordre et paix coïncidaient avec sa
présence, facteur d'équilibre et de progrès !...
La République de Somalie refusa de mettre le doigt dans
l'engrenage ; le sort de la Somalie Française ne saurait être un enjeu entre
Mogadiscio et Addis-Abeba. Le premier Ministre d'alors,
Abdourazak Hadji Houssein, devait déclarer: «Nous voulons
seulement les voir libres et unis sous un drapeau de leur choix » (18). «Nous
savons que vous faites la campagne pour le «NON»
95

publiquement dans les rues » me dit au Palais du Gouverneur où j'ai été


129
convoqué, le Commandant F. du 2ème Bureau. Je songeais au proverbe
somali : «Le lion observe d'abord les orteils de sa victime ; s'il la voit
reculer alors il rugit pour faire éclater la peur et se jetT dessus une fois
que la personne paniquée aura tourné le dos ». A sa remarque tendant à
m'intimider, je rétorquai par une question où je l'accusais :
— La France nous propose deux options ; me reprochez-vous de chosir le
non ? il fit machine arrière.
— Non, dit-il hypocritement, car c'est «votre droit». Mais je
voulais vous rappeler que si vous comptez sur la Somalie pour vous aider
après notre départ, vous vous trompez. Car la Somalie est un pays
désertique, faible et pauvre où ses habitants eux-mêmes meurent de
faim !
Je récusais de le suivre sur ce terrain :
— Les problèmes de la Somalie concernent les Somaliens...
— Mais vous ne pouvez pas être indépendants. Vous n'avez
personne pour diriger votre Etat. Il vous faut des cadres : des
ingénieurs, des médecins... (je pensais aux affiches sur la place
Ménélik...).
— Cela nous a pris un siècle pour avoir un licencié. A ce compte-
là, le monde se consumera'avant que nous soyons prêts pour
l'indépendance...
Alors il changea de sujet et de ton. On en vint à la méthode
universelle : le bâton et la carotte.
— Je pourrais agir autrement, poursuivit-il, avec une menace à peine
déguisée. Mais je veux vous conseiller comme un «père», ne
compromettez pas votre avenir sur ce qui va se passer dans quelques mois.
Nous pourrions vous aider, vous envoyer en stage par exemple. Car
nous savons que vous êtes un bon élément à l'hôpital.
— Si vous n'avez rien d'autre à me dire je préfère me retirer. Il se
leva; je me dirigeai vers la porte. «Réfléchissez bien!» me lança-t-il.
— C'est déjà fait. Et merci pour vos «conseils de père»...
En effet, j'avais déjà réfléchi. Le 26 août (1966) je délibérais en tête-à-
tête avec moi-même : «le bac ou la liberté ? », avec la liberté, pensais-je,
on pouvait avoir le bac, espérer plus. Mais l'inverse n'était pas
évident... Avec l'immense et heureuse volonté populaire de s'émanciper
je résolus, enthousiaste, de mettre toute mon énergie, tout mon temps
à la disposition de cet idéal passionnant qu'est la cause du peuple. Le
Docteur M.L. partait les jours suivants. Je l'accompagnai à l'aéroport,
je regrettais de ne pas aller avec lui... Il devait m'écrire de Bordeaux une
lettre prophétique : ne prenez pas de position trop tranchée. Avec le recul
du temps, vous

96

verrez sous un autre visage ceux que vous croyez être vos amis. Quand
vous aurez vu d'autres cieux, vous serez plus utile à votre pays. Venez
en France, je vous ai trouvé un Centre d'étudiants qui peut vous héberger
; vous pourrez aller à l'Université et travailler avec moi...
Du point de vue de mon intérêt personnel, c'était une situation idéale.
Je ne pouvais rêver mieux : étudier la médecine sous la direction
théorique et pratique du Dr M.L. m'eût comblé de joie. Mais les
considérations morales m'interdisaient ce bonheur. Je lui répondis,
anxieux et crispé : « mon avenir est lié au destin de mon pays... ». Je m'y
sentais enchaîné...
130
97

XII

Juge et partie, la puissance coloniale ne cacha plus son intention de


tricher. Avec la publication de nouvelles listes électorales, une majorité
subite et fictive avait été attribuée aux afars favorables à l'oppression au
détriment des Somalis, partisans de l'Indépendance dont des dizaines de
milliers avaient été expulsés ou privés de droit de vote. Le texte (voté par
l'Assemblée Nationale Française) interdisait pratiquement en son
article 10 tout contrôle du scrutin dans le nord (afin de fournir une
couverture légale au trucage). Tout cet ensemble de falsifications ruina
définitivement les espoirs d'une libération prochaine. L'administration
locale se chargea de l'exécution matérielle de ces deux mesures cyniques
par lesquelles le colonialisme s'assurait du maintien, sous sa
domination, de la C.F.S. et parvint à faire dire à sa «population»
contrairement à la volonté librement exprimée des habitants, qu'elle
désirait demeurer entre ses griffes... Une indignation générale monta des
masses. La question, cruciale, se posa dès lors de savoir si, dans ces
conditions, cela valait la peine de voter. A quoi servirait d'aller aux
urnes puisque les dés étaient pipés? Nous l'avions gagnée, notre
indépendance ; nous voyions que le colon était en train de nous la voler.
Faute de pouvoir la reconquérir par la force, refusons au moins de
signer l'arrêt de mort, l'assassinat de notre indépendance ! Tel fut le point
de vue spontané, sensé et unanime du peuple. Le Président Moussa
Ahmed Idris et les jeunes du Comité du P.M.P. pensaient effectivement
qu'il fallait inviter la population à s'abstenir ; car voter revenait à jouer
le jeu du colonialisme, un jeu truqué, et à le justifier dans sa tricherie.
Mais Gouled, le Secrétaire Général, soutenait l'opinion inverse. Il
ordonnait le vote. Croyait-il sincèrement que nous allions triompher ?
C'était une chose radicalement impossible. Dans la grande réunion qui
eut lieu au quartier 4, le triste «Conseil des Sages» composé de chefs
coutumiers, se rangea, par ignorance des machinations coloniales ou par
complaisance, à l'opinion erronée du Secrétaire Général. Cette
décision installa la confusion et l'écœurement au sein du

99

peuple. Nous avions la certitude qu'on conduisait les masses à un


combat perdu d'avance.
Gouled devait expliquer que si l'orgueilleux De Gaulle ne
recueillait pas plus de 60% des suffrages, il se sentirait offensé et
abandonnerait dédaigneusement la CFS à elle-même. Cependant le
journal Le Monde écrivait que la situation était semblable à celle de la
Guinée mais que leur Sékou Touré n'était pas encore né... En avance
sur son temps, Harbi, notre Sekou Touré, avait été anéanti auparavant...

131
100
XIII

C'était la veille du «référendum». Au siège du Parti, nos


assesseurs pour les bureaux de vote dans le Nord étaient revenus,
expulsés par l'Administration du District, agressés, certains même blessés
et portant sur la tête un bandeau tacheté de sang. Devant la Mairie où je
tentais vainement de retirer ma carte d'électeur (introuvable bien
sûr comme des centaines d'autres) le Commandant F. du Service
d'Hygiène me lança ironiquement :
— Et qui sont vos assesseurs dans le Nord ?
— Nos assesseurs dans le Nord ? Ah !... Figurez-vous, ce sont les
administrateurs...
Le Commandant de Cercle, un de ces architectes de notre défaite avec
lequel F. était en train de discuter, se fâcha :
— Mais regardez-moi cet effronté !
Il se dirigea vers moi, menaçant. Il cherchait une provocation pour
pouvoir m'envoyer en tôle. J'étais furieux, et de toute façon je n'avais
rien à perdre. J'étais donc prêt à me défendre. Des compatriotes
intervinrent et m'emmenèrent plus loin. Quelques instants plus tard,
j'accompagnais le Président Moussa Ahmed au Palais du Gouverneur.
Nous voulions rencontrer le Président, venu de la Métropole, de la soi-
disant Commission de Contrôle. Nous lui exprimâmes nos plaintes au
sujet de nos assesseurs refoulés des Cercles du Nord, des milliers de
cartes d'électeur «perdues», des milliers de « citoyens français » auxquels
on déniait le droit de votei, etc. Il répondit calmement :
— A ma connaissance les opérations se déroulent normalement. On
me signale seulement que dans le nord un camion du P.M.P. a failli
renverser une jeep de l'armée (quelle ironie !).
Nous avions compris ; on se moquait de nous ; on prenait plaisir à nous
ridiculiser sur notre défaite désormais certaine, déjà consommée.
Nous faisions des démarches, nous formulions des revendications
«conformément à la loi»: nous dûmes admettre qu'elles étaient
inutiles, dérisoires et humiliantes...
Depuis quelques jours, je n'allais plus à mon travail. En octobre (1966)
avaient été arrêtés les membres du Bureau de Coordination

101

entre le PMP et l'UDA (Union Démocratique Afar). Ce jour-là,


j'étais encore au lycée lorsque j'appris leur incarcération. Pensant que
j'étais presque le seul « survivant » du Bureau et qu'on viendrait me
saisir moi aussi (les gendarmes me disais-je, ne m'ont pas trouvé à
l'hôpital), je m'étais résolu à ne pas me rendre au travail comme je
devais le faire mais à aller au quartier mettre sur pied un bureau de
remplacement.
Le lendemain, le médecin chef me convoqua :
— Nous savons pourquoi vous étiez absent hier. J'espère que vous ne
nierez pas l'importante occupation qui vous avait retenu hors de
l'hôpital. Je vous fais un rapport. Je veux qu'il figure dans votre
dossier. Si nous partons, évidemment... Autrement, il sera là et
132
servira !...
C'était clair. J'avais droit à mon congé annuel. On me l'avait
refusé, dans le même temps où l'on accordait des congés
supplémentaires et payés à d'autres collègues de travail : pour faire
campagne pour le OUI dans les cercles intérieurs.
«Eh quoi ? me disais-je, si nous gagnons nous serons les maîtres de
notre pays. Dans la cas contraire, tu n'as plus rien à attendre de
l'hôpital et du Médecin-Chef C. ...» Je m'en allai donc me
consacrer totalement au PMP.
19 mars 1967, 17h30. A l'avenue 13, l'armée et la gendarmerie
avaient déjà pris possession, alignaient leurs véhicules ; sur les
auto-mitrailleuses pendaient des bandes de cartouches. Les balles
oblongues et dorées renvoyaient des éclats rouges sous le soleil
couchant. Je me dirigeais silencieux vers le siège du Parti ; mes
grandes espérances s'étiolaient... Inquiète, la population observait
avec appréhension ces forces imposantes amassées dans l'avenue. Un
groupe de journalistes discutaient avec des jeunes, la colère montait. On
sentait que la farce allait se terminer dans le sang. -
— Regardez dis-je à un journaliste, en indiquant les soldats et
leurs véhicules (cela laissait penser à un 14 juillet...) Peut-on ainsi «
décider librement de notre destin », comme nous sommes censés le faire
?
Sa figure paisible s'ornait d'une belle barbe brune ; il parlait le
français comme une langue étrangère. Il me répondit, calme, d'un air
désabusé :
— Vous savez, aller contre la volonté des grands est un crime...
Oui, naïfs, nous avions espéré, désiré même la compréhension, la
sympathie, la compassion avec notre condition. Nous voulions
seulement la liberté, l'égalité dans l'amitié. Et voilà qu'on nous
tenait pour « coupables ». On était prêt à nous châtier, sévèrement
dans le sang. L'innocence, la bénédiction eurent donc consisté dans la
soumission?... Spontanément, je sentais une reconnaissance
profonde pour ce journaliste. Je pensais, sans d'ailleurs m'informer

102

plus avant, qu'il était polonais. Ces polonais qui aimaient tant la liberté
qu'ils faisaient la politique dans la gymnastique ! et qui (selon notre
professeur d'histoire) livrés sans secours à la répression sauvage des
cosaques, s'écriaient dans la douleur et le désespoir : « le Dieu est trop haut,
la France est trop loin !...».

133
103
XIV

20 heures. Vint au siège du Parti un homme au visage grave et tout


couvert de poussière. Il arrivait de l'intérieur du Pays. Il était porteur
d'un message des habitants de son Cercle : le colon nous brouillait les
cartes, eh ! bien renversons tout ! «A quoi bon voter. Nous, demain à
l'ouverture des bureaux nous sommes prêts à nous emparer des urnes !
Que risquons-nous ? Rien que la mort et la mort ne nous fait pas peur ! Mais,
avant de passer à l'acte nous avons jugé utile de vous consulter vous, les
gens du Parti. C'est pourquoi je suis venu. Je dois repartir à l'instant et
désire une réponse immédiate ».
J'étais heureux, surpris par la clarté, le courage et la justesse de cette
décision qui seule répondait à la situation présente. Les bédouins
pensaient mieux que nos philistins de politiciens. Eh ! oui, pourquoi ne
pas briser ces boîtes remplies de mensonge dans lesquelles le colon veut
capter et confisquer, emporter notre avenir ? Si on ne peut gagner comme
cela eût été le cas si le colon n'avait pas triché, ne le laissons pas au moins
se livrer tranquillement à son trucage ! Et que le monde sache alors qu'au
19 mars 1967 il n'y eut pas vote mais lutte entre le peuple et l'oppresseur
!... Je fus chargé de conduire le messager au Secrétaire Général, Hassan
Gouled, qui refusa catégoriquement d'envisager une telle perspective...
Le soir, je fus le dernier à quitter le siège du Parti. Je marchais dans
l'avenue 13, accompagné d'un ami. Je me trouvais dans une grande
excitation nerveuse. Demain annoncera la renaissance du monde ou
l'anéantissement... La vie, ces derniers temps, m'était devenue de plus
en plus pénible. Lorsque je touchais mon salaire à la fin du mois, je
humais les billets de banque. Ils me semblaient dégager un relent de
sang ; sang de mes frères torturés, mutilés ou tués. Mon traitement me
paraissait la rançon de ma « collaboration » avec le système d'oppression
; de sorte que je ne pouvais plus m'empêcher, en portant la poignée de
riz à la bouche, de penser irrésistiblement à ceux qui, dans les prisons,
la poudrière, à la frontière avaient faim et soif et souffraient. Il me
semblait entendre leurs cris, voir leurs pleurs... J'en arrivais à avoir
honte de ma « liberté » dans les rues, lorsque les gendarmes raflaient
brutalement

105
tout près de moi et qu'ils me laissaient passer au vu de ma «carte
d'identité». Celle-ci prit progressivement à mes yeux l'aspect d'un
certificat, d'une marque distinctive et patentée de ma soumission ; de
mon consentement, de ma «servilité» pour tout dire. Elle me valait
ainsi cette «indépendance», cette liberté humiliante, douloureuse... où
je ressentais et subissais le poids de l'oppression comme l'homme
terrassé, impuissant mais encore conscient, ressent et subit celui du
fauve ; chaque compatriote saisi, assassiné m'ébranlait comme la
secousse des lambeaux de chair arrachés... Langue chaude et douce
qui lèche la plaie vive...
— A quoi me sert-elle, dis-je, en sortant ma « carte d'identité » et
tandis que je m'apprêtais à la lancer de toutes mes forces, au loin et pour
134
toujours, comme on lance le prépuce après la circoncision pour devenir
enfin libre comme avant, pur et fier comme tous mes frères, Iman
m'arrêta :
— Attends Omar... Attends jusqu'à demain...
Mon ivresse et ma joie tombèrent brutalement, heurtant dans le fond
du réel subitement surgi l'écueil du doute sur ma destinée... La
barque de l'espoir voguait encore incertaine en des eaux dangereuses
où le naufrage était déjà présent comme une avalanche imminente...
— Oui, dis-je, d'un air triste, tu as raison... Attendons demain... _
Et demain... c'était le deuil...
Dès le matin, les électeurs se pressaient en foule compacte et
disciplinée devant les bureaux de vote. Les habitants s'encoura-
geaient mutuellement, s'offraient des rafraîchissements. C'était la
fête, une fête où pourtant le coeur n'y était déjà plus mais seulement
le courage.
A Djibouti et dans le Sud du pays la volonté des masses était
unanime. Mais nous ignorions ce que le colonialisme complotait dans
le nord. Il n'y avait aucun représentant du Parti pour suivre, contrôler la
régularité des opérations du scrutin. On y pratiquait le vote collectif, les
chefs de tribu (les Okals) imposés et corrompus par l'administration
votaient en bloc en lieu et place des centaines d'électeurs réels,
imaginaires ou indifférents dans leurs tombes. Nous savions que dans
le nord au secret se distillait notre défaite. Mais pour le moment,
l'enthousiasme populaire, la volonté d'indépendance nous masquaient,
provisoirement, cette sinistre vérité : celle de notre liberté égorgée qui
râlait déjà là-bas et dont les , soubresauts allaient bientôt ensanglanter la
capitale... "" 18h30, au carrefour du boulevard de Gaulle et de l'avenue
13. Nous avions tenté, vainement, de porter à manger à nos assesseurs du
bureau de vote du quartier 2. Le cordon de soldats nous refoula. Un groupe
d'officiers se tenait à côté des blindés rangés le long du boulevard; ils
observaient, attendant le moment d'agir. Je me –

106
dirigeai vers eux, indigné, et m'adressai à leur supérieur. Je lâchai un mot
malheureux, impropre aux circonstances ; je m'en aperçus rapidement
par la réaction ironique de mon interlocuteur :
— Mais ce n'est pas démocratique!
Le Général s'esclaffa, interpella un collègue et s'exclama:
— Oh ! Untel, on me traite de « démocrate » ! Moi !... Ha ? Ha ? Ha ?
avec l'intention de me dire : « Mais mon pauvre imbécile, je ne suis pas ici
pour ça ! »
Eh oui, il avait autre chose à faire. Il devait s'illustrer dans la
répression populaire sauvage au lendemain du soi-disant référendum
; ce qui lui valut la Présidence de la Nouvelle Assemblée Territoriale...
Le bourreau narguait le peuple humilié et vaincu du haut de cette tribune.
Le peuple éprouva au fond de son coeur cette dignité comme une offense
voulue à son adresse...
Jusqu'à minuit, les résultats des différents bureaux de vote (de
Djibouti et du Sud) nous furent nettement favorables à nous partisans
enthousiastes de l'Indépendance ; mais à partir de zéro heure la radio
diffusa un conseil significatif semblable à une espèce d'anesthésie
préalable à la douloureuse opération chirurgicale : la mise à mort de
notre indépendance tant désirée ! « Gardez votre sang froid!»
(Dhigiina Qabooja!)... Des vagues successives de «Oui»
interminables et sans mélange affluaient du Nord, nous frappaient de
plein fouet, comme des boulets rouges et brûlants. C'était le
135
commencement de la fin. Le lendemain on déclarait dans les informations
que le « oui » l'avait emporté sur le « non » et que la population avait opté, à
une « large majorité » pour le maintien dans territoire dans l'ensemble
français .. J « Comment ? Le «oui» l'a emporté ? Non ! Non !... »
Certains, furieux, donnaient un violent coup de pied à leur transistor
comme s'ils atteignaient, au travers de l'appareil, le speaker, l'auteur de
cet énorme mensonge. D'autres se levaient, le regard absent:
«Comment donc? Mais ce n'est pas possible ! Non ! Ce n'est pas possible
que le « oui » ait gagné » et ils s'en allaient marchant au hasard, répétant
une question désormais sans réponse dans laquelle se perdait aussi leur
raison. Volée, l'indépendance ! Volée, la dignité ! Volée aussi la vérité
! De nouveau le néant ! De nouveau les ténèbres ! L'humiliation et
l'offense !... Certains se libéraient ainsi de tout, du colon et de la vie vers ce
refuge inexpugnable de la folie...
Le matin de bonheur, je me rendais chez le Secrétaire Général ;
Monsieur Gouled se tenait une cigarette à la main, à sa fenêtre du 1"
étage; nous parlions des résultats du «référendum». Il n'était pas à
mes yeux indigné outre mesure. Tout à coup, une sourde détonation
ébranla l'air, Je ne sais plus quand ni comment je dégringolai
l'escalier. J'arrivai à l'avenue 13 où la population, révoltée contre ce
mensonge, affrontait les forces de l'ordre ;

107
hommes, ménagères revenues du marché, enfants tous couraient en tous
sens, effrayés. Les soldats, abrités, tiraient sur la foule, des cibles
faciles.
Partout dans la ville africaine (où l'on essayait de le contenir), le
peuple livrait un dernier combat à coup de pierres et de bouteilles,
formait des barricades, allumait des feux dans les rues pour
empêcher les camions et les tanks d'entrer dans les quartiers] A
l'angle ouest de l'avenue 13, des jeunes gens avaient poussé des
barils de pétrole sur des vieux pneus qui brûlaient et s'étaient élevés eux-
mêmes dessus, inconscients du danger et menaçant de leurs poings
fermés les soldats qui tiraient des arcades opposées. «Descendez donc
! » leur criai-je.
"" Des hélicoptères survolaient les quartiers, lâchaient des grenades sur
les habitants. On ne comptait plus les blessés et les morts... Je me
collais au mur pour me protéger : « Omar ! Omar ! Entre donc ! » c'était
la mère d'un ami ; elle habitait là et m'avait reconnu. A peine à
l'intérieur, une grenade éclata. Elle mordit la maison au flanc
laissant un grand trou dans le sol et le mur en planches.
C'était la défaite, le bouclage des quartiers, les fouilles, les longues
heures d'attente dans les rues, au soleil, les mains sur la tête et des
mitraillettes autour braquées sur vous... Le taureau populaire, vaincu,
gisait dans la boue, la sueur et le sang. Après l'instant de frénésie, de
lucide liberté, venaient le coup de massue et le coma...jusqu'au prochain
assaut. La foule minuscule et vorace de vermines, de mouchards et
menteurs, de vendeurs en gros et au détail du peuple qui se terraient aux
heures souveraines des masses sortaient de leur cachette, montaient de
leurs petites pattes acérées et crochues sur le corps énorme et inerte du
peuple. Ils prospéraient dans ses blessures, respiraient dans sa peine, se
sentaient libres dans ,—son inconscience... Avec courage et
promptitude, avec sa force herculéenne, le peuple avait redressé sa tête
échevelée et furieuse, brandi ses milles bras comme un minotaure. Epuisé,
saigné à blanc, il tombait à genoux devant l'oppresseur. Ô peuple humble
et bon, audacieux et fier, que de fois n'as-tu pas été trahi, entraîné dans des
136
embuscades mortelles!... Pour finir (car nous dévorions les journaux en
quête d'un commentaire compréhensif, sympathisant : que disait-on de
nous?...) quelqu'un nous servit un dessert délicieux en écrivant (dans Le
Monde 7) : La « mouche » (entendez la C.F.S...) s'était aventurée dans le
désert hostile ; vite instruite de sa liberté à la «chèvre de M. Seguin», elle
recula frémissante devant cet avenir « gueule de loup« et revint se
réfugier dans l'abondance enfermée et glacée du «frigidaire» colonial...
Dans le bulletin le Populaire du P.M.P. consacré au pseudo-
référendum, j'écrivais: Consultation en Côte des Somalis. Gouled me
convoqua, il me demanda :

108

— Qui a écrit ça? en indiquant ce titre d'où j'avais évincé le terme


qui symbolisait l'oppression, goûtant ainsi une espèce de libération
semblable à l'assouvissement du désir dans le rêve.
— Moi, dis-je.
Il me regarda mais se tut. Je n'y avais pas pensé, à cette question qui
m'étonnait...

137
109

XV

Ce soi-disant référendum fournit au colonialisme le prétexte de


réduire brutalement la prépondérance des Somalis dans le pays. Aref,
le chien de garde, momentanément écarté du pouvoir, conservé en
éprouvette et remis de nouveau en selle, révéla les intentions
coloniales, en même temps qu'il donnait libre cours à sa vengeance
haineuse et morbide ; interrogé par la BBC il déclara sans détour : puisque
les Somalis avaient opté pour le « non » et que le pays avait « choisi » de rester
français ils devaient tous, selon lui, quitter le pays. On renvoya donc en
bloc pour commencer 2 500 dockers somalis ; on licencia tous ceux
qui, dans l'administration civile et militaire, avaient pris position pour
l'indépendance ; des milliers de personnes furent expulsées, etc. Le choix
était simple et clair pour l'impérialisme : balayer la population Somalie
vers la République de Somalie et pousser le territoire vers l'Ethiopie...
Le «pouvoir afar» d'Aref, illusoire, sans base ni principe parce que
pur mensonge colonial, devait encore durer une décennie et léguer aux
afars, en héritage, la porcherie d'Arhiba (19). « Faruuryaweyne » («
Grosses-lèvres ») était la laideur non seulement morale mais physique
personnifiée. Il avait prononcé de ses lèvres boursouflées et retroussées
une chose jamais osée qui plongea la population endeuillée dans la
consternation : à savoir, que le référendum s'était déroulé
«normalement et en toute équité». En échange de quelques bouchées, il
avait absous le colonialisme de tous ses crimes : mensonge éhonté,
truquage sans ambage, assassinats odieux, les viols et toutes les souffrances
de nos mères, de nos enfants. En raison de cette infamie, on le surnomma «
le porc ». « Faruuryaweyne » entrait dans la catégorie des sous-traitants de
la servilité, de ceux qui avaient pour maître direct non pas les colons mais
leur homme de paille, Aref. L'Administration coloniale reprit son jeu
favori : les divisions tribales. Elle poussa à la formation du
«Rassemblement du Peuple Issa». Les Issas devaient confesser leurs
errements, leur désir d'indépendance ; bref, le péché de s'être unis avec
leurs frères de race et d'avoir voulu la liberté...
Vint l'élection du député du Territoire à l'Assemblée Nationale

111

Française. Le député sortant, Monsieur Moussa Ahmedldris, que nous


soutenions dans sa décision, refusa catégoriquement de renouveler sa
candidature. Gouled, dans la réunion du Comité Directeur qui eut lieu
chez lui à cette occasion, se fâcha avec la brutalité qui lui est propre et se
laissa aller à des gros mots à l'adresse de Moussa. Bien qu'étant de nature
réservée et polie, Moussa réagit violemment. Nous les séparâmes.
Moussa avançait que présenter une candidature revenait à jouer le jeu du
colonialisme ; Gouled développait au contraire le raisonnement
singulier suivant: le référendum était pour la France. Sa présence était
mise en cause. Si elle avait triché, c'était pour elle. Tandis que l'élection
du député du Territoire relevait d'une considération de «politique
intérieure». L'Administration locale, insistait-il, respecterait la
tradition et ce qu'il considérait comme un « partage entre les deux ethnies
138
» : le sénateur étant afar, la députation revenait aux Somalis, aux
issas... Il ne paraissait pas saisir la contradiction qu'il y aurait ainsi entre
le fait que la France, avec les mêmes électeurs, aurait gagné au référendum
mais perdu à la députation au profit de l'opposition. Ce serait
s'infliger elle-même un démenti, tandis que l'échec du P.M.P.
confirmerait notre défaite précédente à la consultation. Il eût fallu nous
abstenir, mais Gouled nomma autoritairement un autre candidat, Idris
Farah, qui brûlait d'être désigné à ce poste. La population fur écoeurée,
doublement : par la grave erreur politique ainsi commise et par la
personnalité décevante et ambiguë du candidat. Les habitants, les
militants du Parti obéirent, mais à contre-coeur et par esprit de
discipline. Le vote eut lieu ; comme on pouvait s'y attendre, le favori de
l'Administration l'emporta. Mais le candidat du Parti réunit 11 000 voix.
Quelques semaines après, Idris Farah chargé de cette confiance
populaire n'hésita pas, tel un âne avec son bât, à reprendre le chemin
de son maître Aref, et à abandonner le peuple qui lui donna le premier
d'une série de sobriquets : le « bousier »...
La France raffermit sa suprématie momentanément menacée.
Djibouti se révélait pour elle d'une importance stratégique
extraordinaire de par sa position. La C.F.S. remplissait un triple rôle qui
peut être brièvement décrit comme suivant :
a) une « grande oreille », un centre actif de renseignements dont les
multiples réseaux, tels les fils d'une toile d'araignée, s'étendent vers
Mogadiscio, Addis-Abeba, vers Khartoum et Aden, etc... et un «poste
d'observation pour l'Afrique» comme devait dire le Secrétaire Général
de l'OUAd'alors.
b) un point d'attache de la chaîne stratégique formée de Djibouti,
des Comores, Diego Suarez pour les forces navales françaises de
l'Océan Indien et de la Mer Rouge.
c) une base d'observation et d'intervention dans le Moyen Orient

112

et la presqu'île arabique, ce carrefour hautement stratégique, coeur du


monde et artère énergétique d'Europe, où se rencontrent trois
continents et quatre mers...
Le siège du Parti avait été saccagé. L'armée en avait fait son
quartier général. Nous nous rendîmes sur les lieux, le Président
Moussa Ahmed et moi-même, accompagnés d'un avocat pour faire le
constat des dommages matériels. L'état du siège était affligeant : les portes
avaient été fracassées, les tiroirs défoncés, les archives jonchaient le sol
; armes et munitions s'étalaient sur les bureaux qui servaient de support, il
y a si peu de temps, à notre grand espoir... Plus rien, plus personne, rien
que le désordre et la défaite dans ce local qui avait été le cerveau du
mouvement, la ruche active et bourdonnante de la pensée populaire...
L'emplacement stratégique du siège ne justifiait pas seule cette
occupation. L'Administration coloniale devait savoir depuis
longtemps le sort qui serait réservé à notre Organisation. Rapidement, en
effet, on nous signifia la décision prise à Paris par le Conseil des Ministres,
de dissoudre notre Parti... Lorsque, alarmés, nous avions communiqué la
nouvelle au Secrétaire Général, Monsieur Hassan Gouled, il n'eut
qu'une réaction platonique et se contenta de dire, avec un sourire qui
se voulait rassurant: «La prohibition de notre Parti ne suffira pas à
l'effacer de notre coeur ! ». En tous cas, elle suffisait à l'effacer de la
réalité... On se hâta bientôt de changer la dénomination du
Territoire : pour faire disparaître définitivement toute référence à la
139
Nation Somalie. Nous pensions qu'une telle décision coloniale appelait
de notre part une vigoureuse et violente opposition. A défaut de moyens, il
fallait tout au moins organiser un bluff, montrer les dents. Nous
décidâmes donc, avec quelques membres du Comité Directeur, de
convoquer en urgence une grande réunion pour examiner la
situation. On dépêcha le vieux K. à Arta pour informer le Secrétaire
Général de la nécessité politique et de l'ordre du jour de cette
réunion: «Nous, Somalis, sommes formellement opposés à tout projet
tendant à modifier l'appellation séculaire de notre pays. Nous nous y
opposerons par tous les moyens nécessaires». Non seulement Gouled
n'approuva pas notre initiative mais échauda littéralement le vieux K.
Notre messager nous revint tout honteux. La réunion tomba à l'eau...
alors que nous avions tout préparé.
Le lendemain, le collabo Aref n'eut pas de peine à faire voter (vu que
les Afars étaient majoritaires dans l'Assemblée Territoriale) son projet:
«Territoire Français des Afars». Mais la métropole compléta : «Territoire
Français des Afars et des Issas». Une page de l'histoire du pays venait
d'être tournée. C'était un virage de plus dans l'avenir.
Il fallait faire quelque chose ; agir autrement que par le bulletin

113
de vote inefficace et faux. Première étape : la ville autochtone devait avoir
ses secrets. Il paraissait indispensable, pour y parvenir, de couper les
ponts avec la «ville blanche» et par conséquent de pourchasser les «
mouchards ». Une réunion eut lieu à cet effet chez Houfane, plus tard
surnommé «Ho Chi Minh». Ancien de l'école Militaire de Madagascar
il avait été renvoyé de l'armée, alors que, jeune et brillant sous-officier,
il avait devant lui une carrière prometteuse. Motif: complicité avec la
liberté...
Je fus heureusement surpris de découvrir chez lui toute une
bibliothèque révolutionnaire : Trotsky (le Terrorisme, la Révolution
permanente) ; Lénine (L'Etat de la Révolution) ; Marx (le Capital) ; Mao
(le Petit livre rouge...}, «Ho» possédait une avance théorique
incontestable sur moi et sur la plupart des jeunes de son âge. Du coup
naquit entre nous cette fraternité intellectuelle, profonde et
passionnante, plus forte que le lien du sang lui-même : le partage d'un
même idéal, d'une même idée. Il était animé de cette même volonté
sacrée de libération, de dévouement de soi, de l'amour inconditionnel
du peuple...
Une nuit, 20 heures. Jo nous conduisait dans sa voiture. Il donnait
des signes d'énervement. Il sortit du coffre un petit baluchon qui
contenait un revolver et deux bombes. Jo avait peur. Cela nous étonnait.
«Mais où est-ce qu'on va mettre ça? » dit-il embarrassé. On cacha
finalement le colis dans le tiroir d'un employé au Port... Déjà, les entretiens
ouverts, nullement secrets, de Jo avec un gendarme bien connu et zélé
de la brigade de recherche nous inquiétaient.
— Mais que pouvez-vous avoir à vous dire, toi et ce type ?
Jo restait évasif. Il faisait parti du Comité de rédaction du Parti.
La veille, il emportait toujours un exemplaire du bulletin
hebdomadaire à distribuer le lendemain, en prenant soin de le cacheter.
— Mais qu'est-ce que tu vas en faire ? lui demandions-nous avec
soupçons.
— Rien de spécial. Je vais seulement le lire chez moi, ce soir.
— Mais tu sais déjà le contenu, et puis qu'as-tu besoin de
l'estampiller ?
— Beuh...
140
R. était le maître à penser des jeunes du Comité de Coordination. Il
tenait dans la main une grande enveloppe portant le cachet du Parti.
Long, fluet et voûté, c'était une nature tout à tour gaie et taciturne,
expansive et méditative, fougueuse et indulgente, méfiante au regard de
l'ambigu. La nuit dernière, à la Cité L. un gendarme en civil de la
brigade de recherche, différent de l'ami de Jo, nous harcelait. Soudain R.
explosa, «fous-nous la paix, imbécile ! ». Décontenancé, le gendarme qui
se voulait amical et tournait

114

autour de nous, s'éloigna, l'air méchant et honteux (20). Quelque temps


après, R. fut expulsé vers la Somalie et continua à militer dans le
FLCS. Ce soir-là, il demanda impatient : «Mais où est-il, ce Jo ? ». Jo
devait nous emmener dans sa voiture jusqu'à l'hôtel où résidait le
destinataire de la lettre. Nous l'attendions devant le siège du Parti, dans
l'avenue 13. Il était déjà 21 heures et il n'était toujours pas là. Devant
nous, une 2 CV. Le conducteur, que nous connaissions, semblait avoir
des problèmes avec son moteur. R. alla le voir :
— Mais qu'a-t-elle ta voiture ?
— Je ne sais pas, ça ne démarre pas !
— Bon! On va te la pousser, mais tu nous rendras un petit service !
— D'accord !
— Allons-y les gars !
Lorsque nous fumes dans la chambre du journaliste sympathisant qui
acceptait que nous lui remettions un mémorandum pour son
gouvernement, il nous fît part de la communication téléphonique qu'il
avait reçue de la Direction de la Police et conclut : « Shake yourselves
! ». Jo seul était absent. Nous étions surpris et échangeâmes entre nous
des coups d'oeil significatifs. Le pauvre conducteur de la 2 CV avait été
lui aussi « secoué »...
— Mais il faut liquider ce type, c'est un traître ! proposa quelqu'un.
R. montra plus de modération bien que sérieusement inquiété.
— Attendons encore de plus amples indices. Mais, de toute façon,
il va falloir qu'il nous explique un peu pourquoi il n'était pas venu au
rendez-vous.
Jo ne pouvait fournir de justifications. Le groupe était miné...

115

141
XVI

17 octobre 1967 à 5 heures du matin. Une jeep freina brutalement


devant notre maison. On cogna violemment à la porte. J'allai ouvrir et me
trouvai face à face avec le Gendarme Y., l'ami de Jo «Allez, monte!».
D., un camarade se trouvait déjà sur le siège arrière, l'air encore
endormi. Il m'adressa un regard qui signifiait «Tu vois, le travail de
notre ami?». La jeep n'emprunta pas l'avenue 26, se faufila
rapidement dans les ruelles pour ne pas attirer l'attention des habitants.
Le gendarme était fier de sa jeep comme d'un joujou. Il éprouvait du
plaisir à accomplir sa besogne, affichait une assurance de soi, un air de
supériorité qui méritait d'être châtié. Nous étions plusieurs amis en
prison. Jo lui aussi était là.
Pour brouiller les pistes, on avait poussé jusqu'à l'arrêter avec nous,
et même à le garder encore en détention lorsque certains d'entre nous,
dont moi-même, furent mis en liberté provisoire. Mais au jour de
l'audience, le procureur, un grand diable aux allures nazies, dévoila le
fond de l'affaire : «Monsieur le Président affirma-t-il, vous avez là,
devant vous, l'ébauche d'une organisation de malfaiteurs». Je requiers
la peine la plus sévère pour chacun de ceux que je viens de nommer.
Quant àjo, je sollicite votre clémence en sa faveur, car c'est « le seul qui
a voulu nous dire quelque chose*... Il fut le seul à être acquitté.
Je ne m'affligeai pas trop de ma première incarcération. La ville de
Djibouti elle-même ne me semblait, avec son barrage, qu'un vaste
camp de prisonniers dont la prison centrale ne représentait en somme que
le cachot... J'éprouvais cependant un sentiment bizarre. Du fait que
j'en avais été extrait, il me semblait que le monde extérieur avait été
désorganisé, comme si mon être en constituait le centre de gravité !
Lorsque, après quinze jours passés au secret, on nous conduisit au
tribunal, mon premier mouvement fut de vérifier en cours de route si
effectivement ce monde n'avait pas changé d'aspect, d'allures ; s'il n'allait
pas boiteux et penché... Mais le monde tournait comme avant ; comme
avant les filles belles et nonchalantes se mouvaient sur la place Lagarde.
Tel un bateau

116

dont l'étrange capitaine, indifférent au sort des passagers, ne se


soucierait jamais de celui qui tombe à l'eau, le monde
imperturbablement poursuivait son chemin... (Qui donc des voyageurs
tient la liste à bord?... La mort: cette éternelle prison sans espoir de
liberté...).
J'étais en liberté provisoire. Une liberté conditionnée, spécialement
limitée entre le port et le barrage. Un sympathisant m'offrit 20.000F; je
me hâtai, avec cette somme, de préparer un tract. Nous nous étions
hissés à l'air libre et à la lumière, abandonnant un court instant notre
existence souterraine de taupe. Il nous fallait marquer le 1er
anniversaire de ce jour mémorable (le 19 mars) et montrer que, le
couvercle rabattu sur le crâne et refoulés dans la cave obscure, nous
continuions toujours à rêver à la lumière ; que nos coeurs alourdis de
tristesse recelaient encore une lueur d'espoir. «Personne, écrivais-je, ne
pourra empêcher la roue de l'histoire d'aller de l'avant ! ».
Accusé d'avoir voulu attenter à la vie d'Aref, je fus repris le 6 mai
142
1968 avec deux autres amis : Hatouf et Janale. L'instruction fut conduite et
achevée en un temps record par un juge saoul les trois quarts du temps,
qui se moquait éperdument de la vérité. Une parodie du Jugement fut
mise en scène. Je fus condamné à la peine capitale, Janale et Hatouf
respectivement à perpétuité et à 20 ans de travaux forcés. Aucun de nous
n'avait matériellement commis les actes qui nous étaient reprochés. On
nous enferma dans la Prison Centrale. Je découvrais là toute une
population de détenus à moitié nus semblables à des fous. Dans la
grande cour commune où ils vivaient sans literie, ni toit, comme des
bêtes, se trouvait depuis quelque temps un grand Cheik : Abdillahi
Bodéh ; respectable, versé dans la religion et la politique il purgeait
lui-même, en tant que militant fervent du P.M.P., une longue peine de
sept ans. Il avait, par son autorité morale, transformé la prison en une
mosquée, propre, ordonnée où les hommes apprirent à se respecter, à
s'aider mutuellement et à s'ouvrir à une vie élevée et plus humaine.
Après la prière du soir, il leur ordonnait: «Et maintenant, c'est le tour
d'Omar».
Alors les détenus venaient s'installer devant notre cellule. Je leur lisais,
je leur expliquais Frantz Fanon : Les damnés de la terre. Ils écoutaient,
silencieux et attentifs cette histoire brûlante, contée par un auteur
inconnu, mais qui n'était autre que leur propre histoire, leur vie de tous
les jours. Oui, des peuples opprimés, méprisés et piétines avaient pris
les armes et, ô miracle, vaincu l'invincible adversaire !...
Après une tentative de fuite infructueuse, nous fûmes tous les trois
jetés dans des cellules noires et chaudes infestées de lézards et de rats,
dépouillés de tous nos vêtements, couchant à même le sol

118

et, quant à moi, enchaîné aux barreaux. Il nous a fallu quinze jouis de
grève de la faim pour obtenir des conditions moins humiliantes. Bientôt
j'eus tout le corps couvert de furonculose et je contractai l'hépatite. On
me confectionna, à moi condamné à mort, une grosse chaîne fixée au
mur. Je devais, la nuit, la prendre de mes deux mains pour pouvoir me
retourner dans mon sommeil agité...
« Vous devriez demander la grâce » me dit le régisseur. Pourquoi ? Quelle
grâce ? Dans ma lettre au Procureur, j'écrivais : « Quand mon sang giclera,
buvez-le tout chaud et badigeonnez du reste votre «Liberté — Egalité
— Fraternité»! Je pensais au buste de la République qui trônait,
impassible, au-dessus du Tribunal, le jour du Jugement et symbolisait
pour moi, non pas la dignité, mais l'oppression, l'iniquité et
l'arbitraire...
Au quartier 5, Ahmed Wais (qui m'avait, adolescent, initié à la
politique en me parlant pour la première fois de la colonisation et du
mouvement pour l'indépendance à Djibouti) avait eu une altercation à
mon sujet avec un homme. Ce dernier affirmait :
— Omar aurait dû être prudent. Voilà maintenant là
où ça mène !
Waïs répliqua violemment :
— Et alors ? Si personne ne prend des risques, qui délivrera ce pays ?
Omar a bien fait. Il n'y a pas lieu de le plaindre parce qu’il a fait son
devoir. Ils faillirent en venir aux mains. Tous les deux étaient mes
oncles, l'un défendant mon intérêt personnel, l’autre mon honneur et
la cause nationale.
Ma mère, conduite par ma soeur, vint me rendre visite, toute de blanc
vêtue, symbole de pureté mystique (dans laquelle elle s'était réfugiée
143
contre la souffrance) et de deuil (pour la mort promise au fils aîné). Elle
se tenait là devant moi, humble et muette, la tête baissée pareille à un
drapeau blanc sur le rivage en guise d'adieu à mon âme en partance... Le
bateau du destin m'emportait au loin. Je l'observais, transi de tristesse.
Ne l'avais-je pas abandonnée, tandis qu'elle était venue me témoigner
son amour ? Sa silhouette se dressait comme un reproche innocent. Je
faisais sur moi un suprême effort pour ne pas hurler ma faute, implorer
à genoux un pardon dont son coeur était déjà rempli. Alors, silencieuse,
elle leva les bras, les ouvrit au-dessus de ma tête en un pieux
mouvement destiné à conjurer le danger, le spectre de la mort qui
planait sur mes jours et brillait dans ma vie comme un sombre soleil
de minuit... Je pris tendrement dans mes mains son beau et douloureux
visage adoré et l'embrassai en humant profondément cette douce
senteur maternelle dont j'allais être sevré dans une séparation qui
pouvait bien être définitive...

119

XVII

Un matin, on m'enleva la chaîne et, sans plus d'explication, on me


conduisit en cellule. Je demandai à voir le régisseur. Celui-ci refusa. Je
suivis donc le policier en ôtant ma chemise blanche à manches
longues, sachant la chaleur qu'il faisait dans la cellule. Quelques
instants après, je me retrouvai à la sortie. J'aperçus un camion de la
gendarmerie dont l'arrière engagé dans le portail et ouvert laissait voir
mes affaires. Le régisseur me jeta une couverture sur les épaules. Sur la
route de l'aéroport, le gendarme qui m'escortait me dit, ironique :
— Vous savez où on vous amène ?
— Non, je n'ai pas besoin de le savoir, je le verrai bien.
Je pensais qu'on allait m'exiler dans l'intérieur du pays.
Ayant écarté au préalable toutes les personnes qui pouvaient se
trouver dans les abords de l'appareil, on me poussa furtivement, une
cagoule sur la tête, dans l'avion d'Air-France. Je fis le voyage de Djibouti à
Paris les mains liées derrière le dos et enchaîné au siège dans l'arrière de
la cabine de pilotage.
A l'aéroport de Paris m'attendaient des CRS. L'inspecteur me tendit
un papier et me demanda de le signer. Je refusai :
— On n'a pas à être gracié quand on ne reconnait pas avoir commis
de faute !
— De toute façon, que vous signiez ou pas cela ne changera rien. Vous
avez été gracié. Je suis chargé de vous le notifier, c'est tout. Je montai dans
le camion.
— On l'emmène au quartier des morts ?
— Non, il est gracié.
En quelques heures, j'ai été projeté de Djibouti à Paris. Je me
retrouvai dans la cellule 52 de la Division 2 de la Santé...
J'ai reçu une lettre de mon avocat: il m'apprenait que mon pourvoi
en cassation avait été rejeté, que ma condamnation avait été commuée en
une peine à perpétuité et qu'il me faudrait de longues années de patience,
144
10 ans, peut-être même 15, avant de voir mon dossier rouvert... En
d'autres termes, je devais passer le reste de ma vie à peupler, d'une prison
à l'autre, des cellules comme celle que
21

j'occupais actuellement. Il me faudrait baigner, nager dans ce temps


de plomb en bloc, ce temps comprimé, coagulé entre ces murs et me
rouler en boule pour résister à la pression écrasante : pour que la vie ne
fût pas ossifiée...
La Maison d'Arrêt de la Santé était une pesante et vieille bâtisse, lourde
de tristesse et d'ennui. Une population disgraciée grouillait, bruyante,
dans ses couloirs irréguliers et poussiéreux que j'empruntai une ou
deux fois pour me rendre à l'infirmerie. Je subissais un régime
d'isolement rigoureux. Enfermé seul dans la cellule (ce qui était
presque un privilège, pour moi, ayant horreur de la promiscuité) on
m'accordait dans l'après-midi une promenade d'un quart d'heure dans une
petite cour triangulaire limitée par les bâtiments et entourée d'une
clôture de fer. J'entrais ; le gardien fermait la porte à clé et je tournais
seul sur la neige, en ce mois de décembre, grelottant dans ce froid
contre lequel je n'étais ni habitué, ni équipé. Au-delà se trouvait le
grand mur de la prison. Une fille se mettait à la même heure au balcon
du building d'en face. A ce moment un détenu, à l'aide d'un morceau de
miroir, lui envoyait du soleil dans les yeux. Intriguée au début, elle avait
fini par saisir le sens du message et témoignait d'une complicité
touchante en apparaissant régulièrement aux mêmes heures. Alors par-
dessus les barreaux et le mur, elle recevait sur la figure, comme un baiser,
une tache palpitante de lumière...
C'était la nuit. Je me réveillais et rouvrais les yeux sans bouger. Il
régnait dans la cellule un silence profond, une obscurité totale. Tout
à coup, j'eus comme l'impression d'avoir été enterré vivant dans
quelque large caveau. Je connus dès lors des sommeils agités et hantés de
cauchemars ; des sensations d'étouffement qui laissèrent bientôt la place
à des battements de coeur irréguliers et douloureux... L'angoisse,
autrement dit, la colère étouffée du coeur face à l'hostilité fortuite de
l'existence...
Je me mis alors à méditer sur le sens de mon incarcération ; je
procédai au bilan évidemment prématuré de ma vie et pensais surtout
à l'avenir. On vous jetait en prison pour des raisons précises. Et d'abord,
supprimer votre activité militante en vous réduisant à la passivité vide,
vertigineuse, de derrière les barreaux. Ensuite, on attaquait votre
personnalité même à la racine par le moyen des conditions d'existence
artificielles, extrêmement difficiles : afin de vous contraindre à l'abandon
des valeurs morales pour lesquelles vous avez combattu, risqué votre
vie et perdu la liberté. La libération nationale constituait l'objet de la
lutte anti-coloniale. Je constatais que ma situation carcérale déplaçait
pour ainsi dire, relativement à moi, le centre de gravité du conflit et
que la lutte revêtait une forme nouvelle dont je devenais moi-même
tout à la fois le terrain et l'enjeu. D'où ma ferme résolution d'accroître
mon 122

efficacité combative pour l'avenir. J'étais convaincu, en effet, que le plus


coriace l'emporterait dans cette lutte et que, de toute façon, l'Histoire
demeurait garante de notre vérité : une fois mon pays indépendant, les
portes de la prison s'ouvriraient devant moi. C'est ainsi que la
préservation de mon être m'apparut, à mes yeux, non plus comme une
fin en soi mais comme une nécessité, un instrument précieux, une
145
arme indispensable au regard de la Cause.
Ma propre édification intellectuelle devenait de la sorte la forme
ultime de lutte pour mon idéal, de contribution à la Cause du
peuple.
Je commençai donc à étudier le volumineux paquet de mes cours
par correspondance, reçu en retard fin février en raison de mon
transfert à Paris. Les études me fournirent une joie continuelle. Elles
introduisirent une dimension nouvelle, inespérée dans ma vie
pénitentiaire en mettant pour ainsi dire en mouvement ce temps
statique et stérile, en m'ouvrant une possibilité d'évasion vers un autre
univers de liberté et d'espoir.
La première dissertation de philosophie au sujet d'une citation de Paul
Valéry : «Je ne mettrai rien au-dessus de ma conscience » fut pour moi
l'occasion d'une véritable révélation, grâce à mon professeur Melle
Deschomets pour qui j'ai toujours nourri une profonde reconnaissance
en raison de son enseignement qui s'avéra si bénéfique pour moi. J'avais
défini la conscience comme le point de contact entre notre vie intérieure,
mystérieuse, aux mille replis et le monde environnant. «Oui, si vous le
voulez... » observait mon professeur en commençant par une formule
qui avait la magie de me mettre en état de réceptivité totale ; elle me
dévoila l'autre aspect du problème, le plus important peut-être :
faudrait-il donc récuser ainsi inconditionnellement toute forme d'autorité
(gouvernementale, sociale, etc.) dès lors qu'elle entrerait en conflit
avec notre conscience érigée en juge souverain ? et qu'adviendrait-il alors
de la communauté ?... Eh oui, en effet ! Comment ne l'avais-je pas vu ?...
Je savourais la joie que je puisais dans mes premiers éléments d''
épistémologie : le mauvais fonctionnement d'un organe (sain en lui-
même) pouvait s'expliquer par une lésion localisée dans un organe
périphérique lequel livrait au précédent, dans le cadre de leur unité
complémentaire, un produit ou une substance insuffisamment
élaboré et donc au-dessous du niveau de traitement requis...
La particule, de son côté, posait une double énigme : si l'on savait où elle
était on ne pouvait alors dire à quel moment et inversement. Elle n'était
plus au carrefour du temps et de l'espace. En outre, sous les projecteurs,
elle se modifiait comme la conscience sous son propre regard : elle
réagissait aux appareils destinés à l'observer telle
123

qu'elle était en elle-même ! Comment donc pourrions-nous jamais la


connaître?...
L'astronomie: dans le ciel brillaient toujours pour nous des étoiles
mortes depuis longtemps! Nous étions, nous, infimes terriens à la tête
enflée, aux gros yeux curieux à fleur de peau, plusieurs siècles en
retard sur l'univers !... Et puis, voyez-vous, cette équation mathématique
où l'infini était égal à 1 en valeur numérique ! Platon, voilà ton Un
enfin un !...
Avec Alexis Carrel (L'homme cet inconnu) je découvrais le temps
biologique: lors de la 2e guerre mondiale, une jeune femme (des
Services de Renseignements Britanniques ?) avait été arrêtée en Belgique
par les Allemands et condamnée le jour même à mort. Le lendemain on
la tira de son cachot pour l'exécution. Chose inouïe, elle avait vieilli et
sa chevelure blanchi en une nuit ! La vie se mettait en accord avec son
terme prématuré par la manifestation des signes séniles marquant
normalement sa fin... Je dévorais l'oeuvre poétique de Bergson. Ma
pensée se laissait caresser, transporter par la brise spirituelle du « Souffle
vital »... Interminables et tortueuses mais combien délicieuses ces
longues phrases de Proust dans l'ouvrage au titre poétique «Des Jeunes
146
filles en fleurs». Proust qui allait devenir mon auteur préféré... Je buvais
au Par-delà le Bien et le Mal, boisson tonifiante et forte; je méditais
sur l'idéal de bonheur du profond Spinoza: la connaissance, «ce
souverain bien qui ne diminue pas par le partage ». Ainsi, grâce aux études
naissait pour moi, au fond même de cette cellule où j'étais enfermé et coupé
du monde, un univers féerique où mon esprit enthousiaste pouvait
glaner, collecter, librement des perles lumineuses... Ô esprit, enfant
divin ! Ô, prairie ensoleillée du savoir !...
Cependant, une note d'ombre: dans mon beau livre de géographie
(terminale) je lisais, consterné: «Les vaches de la Hollande sont
mieux soignées que les petits africains»... Un camouflet à ma dignité
d'homme et d'africain...
J'étais reçu aux épreuves écrites du Bac. Médecin comme Lebras, avocat
comme Abraham Lincoln, ou professeur. Professeur, celui-là dont la
profession était, par définition, la diffusion du savoir. Mais, étant donné
la nature indéfinie de ma détention, que ferais-je si j'optais pour les
études médicales après les premières années de théories? Il me
faudrait alors, faute d'accès à la pratique, me réorienter; perspective
peu encourageante. Quant au barreau, la défense individuelle de mes
compatriotes lésés dans leurs droits par l'autorité coloniale me paraissait
requérir un effort tout aussi herculéen que vain, un travail de Sysiphe...
Philosophie, le feu du monde...

124
XVIII

« II se pourrait que vous nous quittiez bientôt, me dit le Directeur de la


Prison. Je tenais à vous souhaiter bonne chance et à vous féliciter pour
vos succès». Reçu au baccalauréat, je venais d'achever la première année
de philosophie.
—Je souhaiterais aller dans un endroit où je pourrais continuer à
étudier.
— Ne vous inquiétez pas, vous le pourrez tout comme ici. J'ai mis
des recommandations en ce sens dans votre dossier.
Ma situation pénale était sans issue ; sans espoir dans l'avenir
immédiat. «En ce qui concerne votre affaire, ajouta-t-il, laissez faire le
temps... ». Je pensais qu'il me disait cela pour me consoler. Mais cette
petite phrase devait prendre plus tard toute sa signification ; une
signification fondée sur l'expérience... Le temps seul possède en effet
cette force irrésistible qui dissout les situations les plus désespérantes
par leur apparence d'éternité...
Muret était une «centrale pilote», récente, située à une douzaine de
kilomètres de Toulouse, la «ville rosé». On essayait d'y reproduire un
substitut de vie et de mouvement : l'observation, la détention, la
confiance, la semi-liberté, liberté conditionnelle... Ce qu'on appelait le
«régime progressif» où l'on vous restituait, par petits bouts au fil des
ans, la liberté confisquée.
Les détenus sont des hommes « refoulés de la vie » (au vrai sens du mot),
les «satans sociaux» dans le pénitencier... De Gaulle aurait même été
plus explicite : les prisons sont les « poubelles de France ». Déchets, en
somme. Mais ma première impression était que ces prisonniers
avaient une existence meilleure que nos hommes «libres» là-bas, à
Djibouti...
147
Une prison, c'est avant tout une citadelle de la solitude, un espace
âprement circonscrit et clos, plombé d'un temps immobile et lourd comme
une pierre tombale. «L'enfer, c'est les autres» a écrit Sartre. Mais l'on
pourrait tout aussi bien énoncer : «le miroir, c'est les autres». Autrui
nous fournit la preuve tangible de notre existence et la soutient à
chaque instant. Sa disparition emporte notre identité. Le milieu social
constitue la matrice où se moule en
125

permanence notre individualité. «Incarcération» signifie en fait


extradition brutale de la Société (ou refoulement à la vie foetale). Les
racines avec la Société ont été sectionnées. Elles pendent de toutes
parts comme des moignons saignants. Le prisonnier est un homme
écorché et couvert de plaies ; un homme qui meurt à chaque instant,
en chaque personne connue et perdue dans laquelle agonise une image de
lui-même. Alors, on a beau se regarder dans une glace, on ne se reconnaît
plus soi-même. On a peur. Une peur indéfinissable : ni peur de la
claustrophobie ni peur de la mort. On a peur des murs, muets, entêtés,
inhumains, avides et froids ; ils s'avancent ; ils rampent vers vous dans
le silence moisi de la cellule et le vertige qu'ils vous causent. Cette fixité
démentielle ne peut qu'être volontaire ! Et quelle mauvaise foi, infinie !
«Mais bougez donc ! comprenez-vous ? Remuez-vous ? Allez-vous en !
». Même pas un frisson ! Pas un mot ou un sourire ! Dieu qu'ils sont
sourds, ces murs ! Mais ils avancent toujours, ces murs poreux,
spongieux qui veulent boire votre conscience ! Ils vous aspirent, vous
projettent et vous collent, vous aplatissent à toutes leurs encoignures !
Et vous voilà étalé, tendu, crucifié à leur surface ! Ces murs qui mordent,
coincent, immobilisent, qui vous encrottent dans leur être d'absurde
éternité ! Défiguré, tel ce dieu marin sous sa carapace ! Cronos !
Et soudain, on est saisi par l'angoisse ; par le sentiment d'une
horrible pétrification progressive. Hostie au regard sans fond, au fol
appétit des murs. On se sent broyé, macéré, assimilé par cette
masse, cette montagne d'inertie. Pesanteur écrasante de la matière !
Haleine glaciale de la mort ! L'espace cellulaire se transforme lui-
même en un estomac de quelque monstre fabuleux ! Le sommeil est un
retour à la vie foetale, avait écrit Freud. Mais l'emprisonnement,
pourrait-on ajouter, est un retour à l'état d'avant la vie! «Vous êtes
condamné à cinq ans de détention» signifie simplement: «Replongez-
vous durant tant d'années, dans la pierre ! ». On vous y a aménagé
auparavant une grotte ; on vous y enferme ; alors le bloc de granit se met
au travail. Commence ainsi une lutte désespérée : imbiber l'épaisseur,
passer au travers de la pierre par un mystérieux phénomène de
capillarité et ne pas se laisser absorber. «Liberté! tu m'appelles, je
t'entends, attends-moi ! »... D'où les tentatives hallucinantes de la
conscience, mais aussi des fins lancinantes... (le saut dans l'abysse et la
conscience au lasso.-..)
Du jour au lendemain, le détenu se retrouve comme une vieille pièce
de monnaie qui ne conserve plus de sa fonction que la forme extérieure.
Dévalué, il est également dépersonnalisé, appelé désormais par un
numéro anonyme. Dans ces conditions, il faut se livrer à une véritable et
pénible acrobatie pour ne pas sombrer, pour garder la « tête hors de l'eau ».
La vie ne peut conserver son équilibre 126

148
que dans et par le mouvement, comme la bicyclette. Sous le poids
avilissant de la détention, le prisonnier ne peut que s'intégrer dans l'une
ou l'autre perspective : l'élévation intellectuelle par le renforcement
des valeurs morales fondamentales ou, au contraire, l'infléchissement
vers le bas ; le bas, c'est-à-dire la pesanteur, la matière, la mort... et
l'abrutissement plus ou moins marqué! Il arrive que, n'ayant pu accéder
à la première possibilité (c'est-à-dire demeurer ou du moins garder
l'espoir d'être homme...) et refusant la seconde alternative, le parcours à
rebours dans les bas-fonds des espèces animales, on actionne pour ainsi
dire le « siège éjectable » pour se précipiter hors de l'univers carcéral...
(Dément donc, n'est-ce-pas, qu'en tel état on consente à vous laisser partir
? Ce qui est un encouragement implicite au suicide ! Alors qu'en toute
rigueur on devrait purger sa peine en intégrité, mort ou pas, peu
importe. Et par conséquent, conserver le corps du coupable et ne le rendre
qu'une fois «quitte» de son obligation...). Une corde, une chaise ; puis,
balancier arrêté du temps mort d'une vie, exclamation hurlante et muette,
poignante dans l'immobile et le silence, un corps qui pend du toit
comme une mise à terme à l'éternité... Quelquefois, il s'en fallut d'un
rien : un dernier fil à la vie qui cède et l'on bascule dans le vide. Un être
aimé, une femme, un enfant, seul espoir, seul garant d'avenir nous
abandonne. Alors on « s'en va soi-même» n'ayant plus rien à attendre...
On quitte «la salle d'attente» où le séjour est devenu dès lors inutile...
On fuit le présent ingrat et brûlant comme un gril vers l'appel
prometteur de l'avenir et l'attrait du passé ; vers l'univers miroitant de
l'imaginaire. « Rien ne se créé, rien ne se perd » dit-on. De même rien ne
s'oublie, tout se mémorise. Lç vécu est là dans sa totalité, sa richesse.
Dépouillé de tout, le détenu redécouvre ce trésor qui est en même temps
un jouet et un sujet de méditation ; il creuse patiemment cette mine,
ce filon d'où il tire une unité et un être, une histoire à son existence
écartelée, enterrée et niée. Il ressuscite, se réhabilite dans ce passé
messianique qu'il consulte, qu'il feuillette minutieusement comme
les pages d'un livre sacré. Il exhume les étapes, les événements de son
existence. Le passé se voit investi d'une fonction salutaire : il surgit
comme un heureux rempart entre le prisonnier et les barreaux. Arc-bouté
aux ogives de murailles hautes et épaisses qui vous enserrent et
enferment du monde, il protège contre les assauts, les accès du
sentiment de déchéance, d'abandon et de néant. Il est ce toit, cette
armature intérieure qui empêche le ciel (Dieu qu'il est bas et lourd,
menaçant !) de vous tomber sur la tête ; on est surpris de l'effrayante fidélité
de notre mémoire qui restitue dans leur ordre et détail jusqu'aux
expériences les plus éloignées, les plus insignifiantes. Dans la vie
quotidienne, la mémoire nous paraît si défaillante parce
127
que, trop sollicitée par le désordre et la diversité de nos affaires nous ne
savons pas ou n'avons pas le temps d'interroger cette faculté
extraordinaire par laquelle ce qui est à jamais révolu reçoit la
réversibilité pour la conscience. Mémoire et imagination ont une
signification métaphysique profonde : elles représentent des
substituts de ce don d'ubiquité qui nous manque relativement à
l'espace et au temps, enfermés que nous sommes, toujours à leur
carrefour. Loin du tumulte des hommes et des jours, dans la solitude
silencieuse de la prison, votre vie décantée, calme et pure et devenue un
milieu transparent, vous invite à vous mirer en elle. On est là. On se
regarde être au loin, perspective au profil des jours passés...
L'obligation de prendre seul ses repas accentue le sentiment
d'isolement. Partager la nourriture, c'est partager l'amour, la vie et la joie.
L'alimentation se transforme dès lors en une corvée dont on s'acquitte
149
sans plaisir. On mange son pain comme l'âne mâchonne son foin, en
silence dans un coin, sans qu'on s'occupe de lui... Une chose peut
changer de valeur non parce qu'elle a changé en elle-même, mais
parce que l'ambiance, altérée, est devenue autre. La prison dégrade
l'assimilation ; elle en fait une fonction servile, presque animale.
Attaché, on vous apporte journellement votre botte de foin à l'écurie...
D'aucuns disent «Ah! Non! Je ne pourrais jamais passer tant
d'années en prison! Jamais!». Mais la captivité montre
l'extraordinaire capacité d'adaptation de l'homme et les ressources
infinies de l'imagination pour esquiver, occulter la condition
anormale, inhumaine qui lui est imposée... Pour atténuer le caractère
péniblement, involontairement « égoïste » de mes repas, je lançais des
invitations à des connaissances... imaginaires! Je les accueillais avec
tout le protocole requis ; mes hôtes prenaient place autour de la table et je
conversais avec eux, à haute voix bien sûr (car autrement comment
m'auraient-ils entendu ?) comme si j'avais en face de moi des êtres véritables
! Oui, je parlais ; car la parole n'est pas seulement un moyen de
communication, une nécessité de notre vie sociale dont nous pouvons nous
passer dès lors que nous n'avons plus de message à transmettre. Parler
même si l'on n'a ni message, ni même interlocuteur peut s'avérer un
besoin impérieux. Il y a un plaisir, une joie à exercer seulement ses cordes
vocales (autrement comment pourrait-on jamais chanter?) et peu
importe dans quel but ! Parler pour s'entendre parler... Pour exorciser les
démons de la solitude, je marchais, discourais, gesticulais. Epuisé, je
m'allongeais, la paix venait... Paix fragile, effarouchée en permanence...
Rêveries éveillées si profondes où les murs disparaissent. Sommeil agité ;
cauchemar où l'on est précipité dans le vide ; rêve fantastique où l'on vole
et plane sur des villes, des montagnes ; frustration
128

sexuelle pénible où l'on se démène comme un animal en cage. Gorge


belle, nue et rouge et réveil en sursaut: panoplie infernale!... Remède:
m'assommer de travail. Lire, écrire, jusqu'à ce que les lignes vacillent
devant les yeux ; apprendre des séries de citations à réciter par coeur,
comme une prière, le soir au coucher : pour lutter contre les
«pulsions», bloquer la conscience unidimensionnelle (elle ne peut
contenir chaque fois qu'un concept) sur une pensée... Efficace...
Le prisonnier ne dispose plus que de lambeaux de sa vie ; une vie
réduite, cernée, limitée, réglementée de toutes parts. En deçà de ce qui
m'est encore en principe permis, j'ai tracé un no man's land: pour me
préserver autant que possible d'essuyer un refus qui eût blessé ma
dignité ; une dignité déjà sérieusement entamée, ébranlée par la privation
injuste et humiliante de la liberté.
Les études: source d'une véritable joie, une joie illimitée. Au 31
décembre, il me fallait un diplôme qui me permît de penser que les 365
jours écoulés ne me laissaient pas les mains vides et que le temps n'était
pas totalement perdu. Aussi, comptais-je les années passées en cellules
en «années universitaires». Je ne me pensais pas détenu mais
«étudiant»... Je possédais donc un sérieux outil, un précieux atout
pour lutter contre les vagues d'ennui, contre la monotonie du temps...
Le dialogue intemporel avec les philosophes, la compagnie
indéfectible des livres, l'aventure prodigieuse de la connaissance me
défendaient du souffle desséchant de la solitude.

150
129

XIX

Socrate. La maïeutique : une purification, l'ablution préalable au


savoir. Piquant, cet entretien entre le savant Socrate qui simule
malicieusement ne rien savoir et celui qui, ne sachant rien au fond,
prétend pourtant tout savoir ! Cette tête fïère et droite qui s'amène,
gonflée et grondante de son propre chaos, Socrate en a le flair ! Il l'attend
assis et sournois. Il voit déjà l'homme gigoter à terre dans le filet de ses
propres contradictions. Socrate (ambassadeur plénipotentiaire et
prodige auprès de l'Ignorance offensée!) présente d'abord ses lettres
de créance (question de convenance !) à son visiteur interloqué :
— Ma mère était sage-femme. Moi, j'accouche les esprits ! Bizarre
tradition familiale dans la profession ! Peu goûtée d'ailleurs par
Xanthipe, la plus acariâtre des femmes qui ne pouvait évidemment échoir
qu'à Socrate : sans doute pour assagir quelque peu sa sagesse !
Socrate : Et maintenant voyons ce que vous avez là ! On se hâte alors
de déballer son cher savoir ; on en fait étalage. Socrate tâte du bout du
doigt, lève le nez et lâche :
— Hum !... Je parie que c'est du vent !
— Comment ? s'écrie l'interlocuteur, outré. Du vent ? vous rigolez !
Socrate, mine de rien (quel traître !) se met à crever le ballon ! Le
«gazeux» s'évapore ; reste une outre vide et flasque !
— Mais que faites-vous ? Quel sadique que celui-là ! Sorcier !
Qu'avais-je donc besoin de venir chez ce va-nu-pieds! cet illusionniste !
Socrate le nargue de son groin :
— Mon enfant, tu te croyais riche d'un sac de faux jetons !
— Voleur ! tu m'as dépossédé !
— Oui, à la vérité, du poids de ta pauvreté!
Silence. Puis :
— Comment dites-vous, homme énigmatique ? Du poids de ma
pauvreté ?
131

Et en effet, c'est curieux, je me sens plus léger ! J'ai comme un petit


battement de coeur dans la pensée ! Socrate, l'oeil pétillant:
— Mettons-nous ensemble à démêler l'écheveau. Commençons par le
commencement, c'est-à-dire par la modestie. Réduisons ensuite le
multiple au simple ; remontons enfin aux principes, à la source du savoir
que tu portes en toi, à la réminiscence enfin ! Mais par Dieu, rappelle-toi
en ordre ! Car alors tu nous rendrais à tous les deux la tâche aisée !
— Oui, Maître, commençons...

— Quand donc désormais on vous demandera qu'est-ce que c'est que


la boue, ayez la gentillesse de ne pas nous parler des potiers !...
Socrate est un enragé ! Il inocule le démon à tout ce qu'il mord.
151
Faisons lui boire la ciguë et qu'il se taise à la fin !
— 0 Socrate, toi le meilleur des hommes condamné à mort!
Sauve-toi je t'en prie !
Platon se lamente...
Socrate : Et pourquoi donc ? Je suis loyal à la loi, à mon
enseignement et à moi-même !
Platon gémit : c'est vrai, cependant...
Socrate : digne disciple, ne vois-tu pas qu'ainsi je conclus ? Mon savoir
et ma vie ? Mission accomplie ? Que l'on donne un coq à Esculape, à
moi la coupe et good-bye !
Il est parti...
Marx: «Méditation d'un adolescent sur le choix d'une
profession». L'adolescent constate : nos rapports avec la société sont déjà
noués avant même que nous ne soyons nés. Le tissu de relations sociales est
là qui nous attend comme des langes dans lesquels nous allons voir le jour
! Il assigne à chacun de nous à quelle enseigne il va être logé : dans la cave
ou aux combles...
Il faut dire que la Société est « prévoyante » ! Mais combien myope et
maladroite ! Injuste, avouons-le ! Or, pense Marx, notre propre
épanouissement individuel ne peut se réaliser pleinement que par et dans
l'épanouissement de l'Humanité. Alors il s'arrête d'écrire sa dissertation.
Il se lève et regarde de face cette Humanité en portant sa main en visière
: car quelle silhouette fantastique ! Elle est là, devant lui, cette
Humanité, belle, affable et besogneuse, désordonnée, courant ou
rampant à tâtons dans les ténèbres, roulant comme un torrent
impérieux où les chutes des cascades se mêlent aux chants paisibles,
aux cantiques du soir!... Marx n'y retrouva ni achèvement de sagesse
hégélien, ni harmonie préétablie leibnigienne! Dieu, quel chaos
hallucinant! Mais quel possible passionnant !

132

Sans plus tarder Marx se mit à l'oeuvre, s'y absorba totalement, au


sens intellectuel et... physique !
A cette Humanité malade (car ce n'est pas possible qu'elle soit en si
piteux état et pourtant bien portante !), il confectionna un carnet de santé
et une ordonnance d'urgence ! Radiographie de l'Histoire et remède
d'avenir, sans oublier, bien sûr, la «lésion locale» (situation actuelle) !
L'Humanité jette un coup d'oeil méfiant à ce «bambin» qui se
propose à elle comme guide :
— Donne la main lui dit-il. Et vois la voie royale. Tu y es déjà ! Mais
il te faut aller de l'avant, prestement et proprement ! Allons ! plus vite !
Que tu es lente ! et quel baluchon de bêtises traînes-tu avec toi !

L'histoire, qui commence par le simple fait de se nourrir, de se vêtir


et de se loger (il ne fallait pas la chercher si loin ! Pour quelle autre raison
se démèneraient-ils, les hommes ?) cesse d'être le domaine des
caprices du hasard, une suite fortuite et dispersée de faits et
d'événements. Elle se développe et progresse selon des données de
base, concrètes, déterminées ; selon une logique rigoureuse. Les sociétés
sont des «organismes vivants» comparables aux espèces animales, avec
leur lignée phylogénique, leur ossature spécifique, leur forme extérieure
propre. Tout comme un être vivant, elles naissent, grandissent,
mettent au jour la société nouvelle et meurent. Comme dans les espèces
animales, il y a une continuité, une généalogie dans l'histoire des
Sociétés... Marx, spéléologue de l'économie. Il pioche et descend
152
jusqu'à cette profondeur obscure où l'on extrait dans le feu et le sang
la plus-value dont la production a été volontairement mystifiée et
dont la distribution détermine la structure sociale de la
communauté. Marx manque de pomme de terre... Il s'épuise et meurt
dans son fauteuil, seul... Encore une vie trop courte et une oeuvre
inachevée...

Darwin : La reluisante généalogie de l'homme ! Nous avons le


chimpanzé pour cousin ! Dame crocodile pour grand-mère ! La
chouette pour nièce ! Et nous tous, terriens, autant que nous
sommes, le poisson pour ancêtre ! Ah ! mes belles nageoires d'antan!
Je les sens dans ma cervelle, je m'en souviens quand, têtard, je
nageais encore dans cette autre mer, utérine !... C'en était fait d'un Adam
à l'«image de Dieu» se réveillant «frais émoulu» un beau matin de la
boue ! La création éclatait ! L'homme retombait droit dans le règne animal
! à sa place... « oubliée »!...
Nietzsche: avec Nietzsche, j'ai enterré mes morts, mes «idées
momies » {Crépuscule des Idoles 7), mis le feu à mes recoins moisis ;
133

affermi mes muscles à ses coups de boutoir ; renversé mes limites et


murailles, me laissant envahir d'étendues de liberté ! Je l'ai suivi,
«sonde», dans les profondeurs sous-marines ! mis, comme lui, un «
second masque » sur le premier ! Je me suis promené avec ce fauve, fier et
farouche, sur les lignes de crête à l'air pur et glacé et, ô ravissement,
écouté le « chant des cimes » / Dionysos débordant de vie, de liberté et
de joie ! Danse de la lumière dans l'infini de la nuit!
Nietzsche, le divin Nietzsche : épreuve de feu de l'apprenti
philosophe ! Le « chameau qui rumine des épines » (quel appétit mes
enfants !) avec, sur le dos, un fardeau qu'il ne peut « ni porter, ni poser»
(quelle patience ! ou quelle bêtise ?) ! Par-delà le Bien et le Mal... Un livre
de chevet des moments difficiles...

Freud: Les progrès de la science ont sapé la mégalomanie de


l'homme fondée sur l'ignorance, l'illusion volontaire et la vanité.
Amour divin («Dieu n'aime que moi!» dit l'Homme!). Tiare
universelle et toutes les galaxies tourbillonnant autour de sa gloire ! C'est
à peine si le Bon Dieu lui-même n'était pas jaloux de ce super auto-sacre
II Bref, qui est cet « Homme »? Un « Dieu-adjoint » de la créature ! Et en
effet si Dieu commande à tout, lui-même, Homme, trône sur toutes
choses !...
Vint Freud : « Mes amis, rien ne sert de nous leurrer ! ». Il constata sans
émotion :
a) Darwin: l'Homme = élément et maillon de la chaîne animale.
b) Kepler : la terre n'est pas le Centre de gravité de l'Univers ! ni plate,
ni fixe, mais petite et ronde et elle roule dans l'espace !...
Et comme deux ne pouvait jamais aller sans trois, alors lui, Freud, ajouta
un troisièmement :
c) « libre-arbitre » ? Pure illusion ! Le « moi n'est même pas maître dans
sa maison ! ». Ne parlons pas du monde !...
Freud est médecin. Il est sûr de son diagnostic ; il y a tant réfléchi
: cette Humanité n'a pas tous ses esprits ! Pour dire le mot : elle est
névrosée !
— Regarde-toi dans ta cave, sous ta conscience !
_ Comment?
_ Mais, oui! Regarde-toi un peu comme tu es ! Curieuse elle s'y
153
pencha ; offusquée par ce relent d'elle-même, elle se releva
rapidement, détournant la tête. Et puis, effrayée et furieuse comme
une folle, elle se mit à le poursuivre: «Petit effronté, quelle malice
avais-tu à me révéler à moi-même. Et surtout, est-ce moi ÇA, en moi
? ».
Un travail géologique s'était opéré dans ma pensée. Je m'efforçais de
restructurer mon univers intellectuel à l'occasion de la maîtrise 134

centrée sur mon principal sujet d'intérêt : la décolonisation. Sous le thème


:
De la violence révolutionnaire dans le contexte colonial.
J'essayais de comprendre les différentes étapes par lesquelles
passe l'évolution du noir colonisé ; il y avait d'abord :
1) Le Fratricide, premier produit de la colonisation. Il se
caractérise par :
— une absence complète de conscience historique ;
— une vie intellectuelle aliénée au plus haut point et dominée par
la superstition ;
— une agressivité à fleur de peau au regard de ses frères.
Ensuite venait :
2) L'oedipien, fils naturel issu du viol de la nation et qui s'est épris
d'une marâtre, femme du «Père» terrible. Il aspire ardemment au statut
d'« assimilé», c'est-à-dire d'homme blanchi et blanc... Mais il ne sera
reconnu ni par le « Père » ni par ses frères et, après avoir oscillé entre les
deux camps, sombrera finalement dans une rêverie éruptive : la
négritude. Ainsi naît :
3) Le rêveur, refoulé à son point de départ et brutalement confronté
avec lui-même, il embrasse avec amour et passion son être là avec sa
couleur et sa douleur immense... Bref, il procède à la « descente aux
enfers » avec cette jouissance masochiste du pénitent qui expie une faute
et veut aller à l'extrême limite de son épreuve,' pour mieux mériter le
pardon. Bientôt, du fond de ces profondeurs brûlantes, il entonne un
chant, chant de lui-même...
4) Le rebelle constitue le dernier stade. Il est celui qui a compris :
— qu'il est victime d'une société «capitaliste, colonisatrice,
accidentellement blanche» (21) ;
— qu'en aucun cas, sa peau ne doit être ressentie comme une tare (22);
— qu'il est homme et, à ce titre, «en droit d'exiger de l'autre un
comportement humain» (23) et qui affronte le système d'oppression les
armes à la main, au nom de la justice et de l'humanité...
Je pensais beaucoup à ma pauvre mère. J'eusse donné dix ans de ma
vie pour la voir seulement une heure ! Sans doute, me disais-je avec tristesse,
faible comme elle était, avait-elle depuis longtemps fermé les yeux... On
me le cachait, bien sûr...
Mon professeur Jean-Marc Gabaude et un Comité de soutien animé
par Moussa Dirie m'aidaient à « surnager »... Mes professeurs de
l'Université de Toulouse — Le Mirail étalaient leurs visites au long de
l'année et rompaient périodiquement ma solitude en m'apportant
lumière et chaleur humaine. Ce matin-là, le professeur de..., madame H.
m'attendait dans la salle de classe où les détenus, après la journée de
travail, suivaient des cours facultatifs pour les uns, obligatoires pour les
autres selon leur niveau d'éducation.
135
Belle et gaiement vêtue d'une toilette estivale et fleurie, sa lourde
chevelure noire lovée sur la nuque, elle était là comme un bouquet de
poésie dont les émanations matinales irradiaient mon être tandis que,
154
penchée sur le livre ouvert devant elle, lentement feuilleté, elle expliquait
d'une voix douce que je percevais faiblement de derrière les décors de mon
rêve... En observant ces crins rebelles négligemment répandus sur
l'encolure, je pensais à la course rythmée de la jument au soir dans la
savane, à la poursuite ennivrante du dompteur qui hume image et
cadence dans le vent, au chant, hennissements joyeux et, comme en
écho, le choeur lointain de l'orage qui étend au-dessus, dans le ciel,
son aile en baldaquin...
Elle avait parlé, je n'avais rien entendu, ayant écouté, là-bas, cette
autre musique, celle de la forme et de ma soif dans l'eau pure et fraîche...

136
XX

Côtoyer les autres détenus m'était devenu insupportable. J'étais saturé


de cette misère ! Saturé aussi des études ! Après le DE A je ne voulais plus
ni lire, ni parler. Je demandai l'isolement volontaire. Je commençai la
rédaction d'un essai autobiographique que je voulais aussi riche et
poétique que les ouvrages de Proust.
Je n'étais pas sorti de ma cellule (même pas pour le quart d'heure de
promenade solitaire) depuis deux mois lorsqu'un matin à 8 h. une
nouvelle me fît sursauter: un commando du Front de Libération de la
Côte Française des Somalis (le FLCS) avait pris en otage l'ambassadeur
de France à Mogadiscio. Il réclamait la libération de deux militants
détenus en France : Omar Elmi à Caen et moi-même !
155
Je suivis minute par minute l'évolution de l'affaire et ne dormis plus
pendant les trois jours que durèrent les négociations. Le
Gouvernement Français accepta les conditions un quart d'heure
seulement avant l'expiration du délai fixé par le commando du FLCS.
J'étais déjà prêt lorsqu'on vint ouvrir la cellule. Je fus conduit au bureau de
la Direction où m'attendait une escorte de gendarmes et où on me
demanda de signer une déclaration : ma libération étant peu conforme
aux exigences de la loi, celle-ci demeurait en vigueur à mon égard et
prendrait effet si j'étais repris dans un Territoire sous le drapeau
français. Une certaine honnêteté donc... Je signai sans difficulté.
Qu'aurais-je, me disais-je, à revenir dans un pays sous l'autorité
française ? La chose me paraissait peu probable tant que, du moins,
Djibouti n'était pas indépendant. Et après ? J'estimais qu'alors ce serait
une histoire close. Car quel litige y aurait-il entre mon pays,
indépendant, et la France ? Et pas davantage, pensais-je, entre le
Gouvernement et moi-même...
Le cortège se dirigeait vers l'aéroport de Toulouse, Je passai entre deux
rangées de gendarmes « assurant ma sécurité » et montai dans l'avion-
cargo au fond duquel se trouvait déjà mon camarade Omar Elmi.
— « Bonjour, Omar ! »
— «Bonjour ! » répondit-il.
137

A notre grande surprise, nous constations, un peu gênés, que nous


ne pouvions continuer le dialogue en somali, notre langue maternelle.
Mais à strictement parler, il n'y pas une langue maternelle qui ferait
corps en quelque sorte avec nous à notre naissance, qui ferait partie du
legs reçu de nos arrière-grands pères. Il y a seulement une langue du
milieu, qui coïncide en général avec la langue de la mère. Pendant de
longues années nous avons été privés de la possibilité de parler le
somali. Nous l'avions presque oublié! En détention, je l'avais
remarqué depuis longtemps, je rêvais en français et des personnages,
telle que ma mère, s'adressaient à moi dans cette langue. Nous
convînmes donc, par une nécessité tacite de réserver à un autre moment,
notre échange d'informations. Outre les gendarmes, il y avait dans
l'avion deux hommes en civil. Leur présence m'étonnait quelque peu.
Bientôt le dialogue s'engagea. Il s'agissait de deux officiers supérieurs,
un colonel et un général, homme d ' u n certain âge parlant
admirablement l'arabe. En réponse à ma question, le colonel me fit savoir
qu'ils allaient en «mission à Djibouti». La discussion politique porta
sur le pays, le FLCS, l'indépendance. Le colonel me demanda ce que je
pensais de la « Grande Afarie » : - Une propagande coloniale. Le
«Triangle Afar» comme on dit existe peut-être, mais pour réaliser
l'unification il faudrait que les afars éliminent d'abord les somalis à
Djibouti (ce qu'on tentait d'ailleurs, mais sans succès), contraignent
les Erythréens et les Ethiopiens à leur restituer ce qu'ils peuvent
revendiquer sur ces Territoires. Cela me paraît impossible. Mais la
propagande de la «Grande Afarie» a un autre but qu'elle-même. Le
colonel convint que c'était vrai.
L'appareil était affreusement lent et bruyant. Naturellement ! Il ne
fallait tout de même pas s'attendre à ce que Giscard mît la caravelle
à notre disposition !
Nous arrivâmes au Caire au petit jour. L'échange devait s'effectuer
à Aden. Nous survolâmes Djibouti ; puis l'appareil traversa le Bab-el-
Mandeb (les gendarmes tirèrent les rideaux ainsi qu'ils le faisaient chaque
156
fois que nous amorcions la descente) et se posa. Je pensais que nous nous
trouvions dans la capitale du régime révolutionnaire sud-yéménite pour
lequel j'éprouvais alors un élan de sympathie (qui ne tarda pas à se
«ralentir» rapidement !). Deux officiers, puis deux gendarmes français
montèrent. Intrigués, Omar et moi échangions un coup d'oeil. Que
signifie tout cela? me disais-je. La vue de ces gendarmes de Djibouti que
je ne connaissais que trop et qui ravageaient le peuple comme des
phacochères un champ de blé me causa une colère instinctive. Peut-
être un petit détachement venu de Djibouti pour la circonstance ? Mais
il fallut nous rendre à l'évidence lorsque vint prendre la relève de l'un
des
138

deux gendarmes français qui étaient avec nous à l'intérieur de


l'appareil (leurs compatriotes métropolitains étant descendus pour se
restaurer), un gendarme d'origine Somalie (aujourd'hui capitaine
!) ; un pourceau, gonflé comme une outre, qui nous lançait des
coups d'oeil apeurés, terrorisé qu'il était à l'idée que nous pouvions lui
parler !
Nous étions, non pas à Aden, mais bien à Djibouti. Que s'était-il
passé? Aden, semblait-il, avait refusé de se prêter à l'échange,
interdisant à l'avion militaire français de se poser sur son aéroport. Nous
quittions également Djibouti : la population mobilisée par l'événement
et suivant fiévreusement son déroulement, à la BBC entre autres,
inspirait des inquiétudes à l'Administration coloniale. Les habitants
commençaient à affluer à l'aéroport ; ils pouvaient l'assaillir et des
émeutes aggraver encore la situation de la France dans la région. Il fallait
l'éviter : nous repartîmes donc pour le Caire le soir.
Les deux officiers nous accompagnaient toujours. A la vérité, je
l'avais compris, il étaient «en mission» non pas à Djibouti, mais auprès
de nous. Le général lui-même dirigeait personnellement, en accord avec
Paris, les opérations.
En route vers le Caire, je me mis à méditer sur la situation et le
dénouement dramatique qui pouvait intervenir. Plus l'affaire
traînerait, plus le temps jouerait contre le commando de notre
Organisation. Ce dernier courait le risque d 'être liquidé,
l'ambassadeur étant récupéré et nous-mêmes renvoyés dans nos
cellules. Dans une telle perspective, quelle serait mon attitude ? Ma
décision était prise : mes camarades morts, je ne tenais pas à leur
survivre dans l'humiliation, le regret et la tristesse. Sitôt arrivé en
cellule, me pendre...
J'en étais là, complètement absorbé dans mes réflexions, lorsque le
général qui se promenait devant moi, me caressa la tête que je tenais
entre mes mains :
— «Ne vous en faîtes pas, mon fils, il y a encore le Caire... » Comme
s'il suivait mon dialogue intérieur et la grave résolution que je venais
d'arrêter. Je fus profondément touché par cette compréhension, cette
sympathie paternelle et humaine à laquelle je ne m'attendais pas de sa part
en de pareilles circonstances... Nous passâmes la nuit au Caire et
revînmes de nouveau à Aden vers 17 h.
Les forces de sécurité Sud-Yéménites avaient pris position autour de
l'appareil. On fit savoir au Commandant que lui seul était autorisé
à descendre de l'avion. Quelque temps après le commandant retourna.
157
On nous invita, nous deux, à sortir. Nous nous retrouvâmes avec le
commandant dans un bureau. On lui
139

demanda s'il amenait également avec lui les 100000 dollars en or.
— «Oui»!
— « Allez les chercher » !
Il rapporta une petite boîte noire contenant des lingots d'or portant
la marque Banque de France. Puis on fit venir nos camarades, le
commandant étant sorti.
— « Est-ce bien eux ? demanda le responsable »
— «Oui», répondirent nos camarades.
Je reconnus Aden Robleh, le Secrétaire Général, Mohamed Osman
(« Ho Chi Minh »), Abdi Hassan (« Hatouf ») et un jeune qui s'avéra être ce
garçon blessé au menton par un éclat de grenade, lors des émeutes du 19
mars, et que j'avais essayé de soigner dans le quartier. Nos camarades
exigèrent la vérification de l'authenticité de l'or, ce qui fut fait.
Nous étions libres. Mais nous ne quittâmes pas Aden, quelque temps
après, sans y «laisser des plumes» !...
Mogadiscio. Toute cette population, du piéton au Président en
passant par les pilotes, officiers, professeurs, médecins, etc, était
Somalie ! Ce beau et grand pays avec ses plaines, ses champs, ses forêts
leur appartenait. La nation Somalie, libre, fière et confiante en elle-
même, était mobilisée ! Elle tentait courageusement de s'arracher au
sous-développement et avait déclaré la guerre aux trois fléaux, au trois
obstacles majeurs au progrès : hfatm, la maladie et Vignorance ; mais aussi
contre la paresse, cette fatalité (musculaire !) pernicieuse dans laquelle
l'habitude aidant, on finit par se complaire. Certes, les Somalis
n'avaient ni capitaux, ni usines, et personne n'était disposé à leur en
fournir. Ils découvraient par contre qu'ils possédaient une richesse
propre, innée, inépuisable qui s'exprimait à travers la devise nationale,
simple et véridique : « Frères ! Usons de nos muscles ! de notre matière
grise ! Tirons-en profit! Aidons-nous nous-mêmes!»... Les masses,
mobilisées, encadrées et enthousiastes, avaient ainsi accompli des prodiges
pour doter leur pays d'infrastructures (hôtels, routes, écoles, dispensaires,
etc.) C'était à mes yeux une chose admirable, presque incroyable ; une
chose profondément réjouissante. Les somalis, dans ce vaste
mouvement historique et populaire, se montraient gais et fiers,
confiants quant à leur avenir. A Djibouti, on finissait sa carrière boy,
planton ou pantin. Les conditions d'existence réduisaient à l'état de
demi-hommes, à des êtres diminués par la violence et la peur, par tout
un système terrifiant qui excluait jusqu'à l'idée d'une telle évolution...
Pour moi donc qui, habitué à l'atmosphère de barbelés et de
poudrière, avais passé ma dernière décennie dans la souffrance morale
et le confinement, durant de longues années, « coincé » entre quatre murs,
l'arrivée à Mogadiscio et l'ambiance de liberté, de 140
souveraineté nationale représentaient un soulagement indicible, une
sorte de renaissance, de redécouverte de moi-même. J'avais là, sous mes
yeux, ce que pouvaient être dans d'autres conditions les habitants
aujourd'hui humiliés de Djibouti...
La révolution du 21 octobre 1969, voulue et soutenue par le peuple
avait réalisé un travail politique, économique et culturel indéniable
qui lui a valu une image respectueuse sur le plan international,
notamment africain où la Somalie s'affirma comme l'une des nations
158
d'avant-garde contre le colonialisme, le sous-développement et la
domination étrangère. En 1975, six ans seulement après la prise du
pouvoir salutaire par les militaires nationalistes (qui évitèrent ainsi la
guerre civile) le régime révolutionnaire du Général Mohamed Siyad
Baré était à son apogée...
Quatre heures du matin. Borama endormi repose encore dans la nuit
comme au fond de la mer. La land-rover s'arrête devant la maison où
vivent ma mère et ma soeur. Mon frère cadet frappe et entre pour les
prévenir de ma présence. J'étais impatient de retrouver ma mère et
appréhendais en même temps cette rencontre : craignant qu'elle ne meure
à me revoir ou, peut-être plus pénible encore pour moi, qu'elle ne fonde
en larmes à l'évocation de toutes les souffrances endurées à cause de moi...
Ma soeur avait allumé la lampe à pétrole. Elle se jeta la première sur
moi. Elle s'était elle aussi sacrifiée : « tant que mon frère est détenu, et ma
mère dans cet état, je n'aurais garde de penser à moi...». Ma mère avait
eu seulement le temps de se relever sur sa couche. Elle était assise
comme d'habitude, les jambes allongées, l'une sur l'autre. Je
m'agenouillais auprès d'elle et, la prenant de deux mains, je couvrais
de baisers cette figure qui était pour moi l'infini de l'amour et que la nuit
me rendait en cette aube, rappelée de loin et surgie de l'ombre, à demi-
éclairée par une lueur vacillante et émaillée du sourire émouvant de
mon enfance...
— Maman !
Après mon refus de solliciter la grâce tout le monde, y compris moi-
même, croyait à Djibouti que j'allais être exécuté. On disait : «II a
dédaigné d'implorer la clémence et exigé d'être fusillé sur la place
Rimbaud ! ». Seule ma mère récusait ma mort et tenait une formule
lapidaire et presque biblique ; «Je n'ai pas quant à moi, le pressentiment
que son heure soit venue...». Durant les longues années où, hors de sa
vue, je demeurai enseveli serti dans les murs, n'ayant pour compagnon que
le monologue intérieur et l'espoir, ma mère avait elle aussi, à la suite du
drame, vécu une double aventure : religieuse d ' abord, à la recherche de Dieu...
Et puis, sans doute dans ce même élan, des randonnées solitaires au travers
de l'Ethiopie, fuyant l'incompréhension (le colon avait créé le vide
autour de la
141
famille...), la misère et la laideur, aspirant à l'air calme et pur de la
campagne vaste et verte. Elle avait ainsi entrepris un pèlerinage
particulier et périlleux qui la conduisit à Diri-Dawa où l'attiraient la
nostalgie de sa jeunesse et la sépulture de son père. Un jour, à Diri-
Dawa, elle confia à ma soeur :
—Jusqu'à présent, je le voyais de loin, comme une silhouette dans
le mirage. Mais, ce matin, sa présence me semble si proche ; elle me
caresse le visage comme une brise...
Puis l'étau me desserra, j'étais de nouveau debout devant elle.
— Ainsi donc tu es là !
— Oui, maman... Comment vas-tu ?
Elle baissa la tête pour se recueillir puis, calmement :
— Tout va bien... Te voilà enfin parmi les vivants ! Rendons-en grâce
à Dieu...
Elle leva les bras au ciel. Et, un instant après, elle reprit avec moi,
changeant de ton, ses propos brefs et concis, virils.
— Et toi, tu continues toujours la lutte ?
A ce mot de lutte où se résumaient ma vie et ma pensée depuis une
décennie, je me relevai vivement d'instinct, sanglé dans ma tenue de
Jean bleu ; tout à la fois alerté et plein de respect comme un soldat devant
son commandant.
159
— Oui, mère. J'étais en mission d'enquête après l'affaire du Bus, à
Loyada. Les camarades attendaient dans la voiture.
— Alors, vas-y ! Qu'y aura-t-il d'autre au bout que la victoire ou la
mort ? N'est-ce pas ? ajouta-elle avec un petit sourire semblable à une
allusion à cette union explosive où l'accomplissement portait le néant en
son coeur comme une ellipse, une image récurrente.
Quel bonheur ! Je retrouvais ma mère telle que je l'avais toujours
connue... Je lui remis le peu d'argent que j'avais et repartis tout
aussitôt.

142
XXI

Je voudrais parler ici du Front de Libération de la Côte Française des


Somalis (FLCS) qui avait son siège à Mogadiscio et de ses problèmes.
Le régime politique auquel les militaires ont mis fin avait
simplement décidé de disperser, du moins de paralyser le FLCS. Le coup
d'état du 21 octobre fit naître de grands espoirs, vite déçus, chez les
militants dont beaucoup durent rejoindre leurs collègues à l'étranger,
faute d'une activité politique. A son tour, mais pour d'autres raisons, la
révolution avait délibérément opté pour la mise en sourdine de la
question des territoires somalis sous domination étrangère, et
notamment de la CFS. Elle voulait, dans un premier temps, avoir les
mains libres au regard des problèmes intérieurs et s'atteler à la tâche de
la reconstruction nationale.
Résumés brièvement, les problèmes du Front pourraient se ramener
à trois ordres :
— les rapports avec la République Démocratique de Somalie (RDS)
;
— les objectifs stratégiques et politiques du FLCS ;
— la place et le rôle du FLCS après la libération dans le gouvernement
du pays indépendant.
Pour en venir tout de suite à l'essentiel, disons que la RDS considérait
le FLCS sous trois aspects :
a) du point de vue de sa sécurité. Le FLCS constituait alors la seule
organisation (parce que revêtant une grande importance politique)
populaire et armée en-dehors des structures officielles de l'Etat. Par
conséquent le régime révolutionnaire, soucieux de son autorité et
soupçonneux par nature de tout mouvement non encadré des masses,
tenait avant tout à écarter les possibilités de troubles internes qui
160
pouvaient être occasionnés par la présence et l'influence du Front. De la
même manière les militaires cherchaient à s'assurer contre les risques de
conflit pouvant découler, pour la sécurité extérieure de la RDS, des
actions du Front. D'où une tendance, naturelle pourrait-on dire, à vouloir
contrôler en permanence la vie, les idées, les mouvements du FLCS.

143
La question de l'or restitué par Aden au gouvernement français sous
la pression, semble-t-il, de la RDS pour ménager ses relations avec Paris,
était suffisamment révélatrice et laissait penser que le régime
révolutionnaire somalien n'entendait pas se laisser déborder par la
croissance et les actions du Front, dans la mesure où ils risquaient de
mettre en cause sa politique extérieure...
b) La tentation existait également d'utiliser occasionnellement le FLCS
(du moins au niveau de déclaration) comme un instrument de négociation
avec la France.
c) Car la RDS, il faut bien le dire, ne voyait en fait le FLCS que comme
un élément, comme une donnée de sa politique de Grande Somalie,
principalement axée sur la perspective de libération de la Somalie
occidentale. Ce qui expliquait, entre autres, la passivité volontaire de
l'armée somalienne dans l'affaire du bus à Loyada (1976) lorsque les
forces françaises envahirent le village. Mogadiscio entendait éviter tout
accrochage sur ses flancs, et notamment avec l'importante base militaire
française de Djibouti. Ces considérations déterminèrent la manière dont
la RDS brada pour ainsi dire l'indépendance de la « Somalie Française »,
pressée d'avoir les mains libres et d'aider le peuple de la Somalie
occidentale à se libérer à leur tour de la domination éthiopienne.
Mogadiscio donna ainsi sa bénédiction à l'instauration d'un régime néo-
colonial qui allait se montrer, c'est le moins que l'on puisse dire, si ingrat
à son égard...
Peut-être pensait-on à Mogadiscio qu'une fois Djigjia, Harar et Diri-
Dawa libérés, Djibouti serait déjà acquis et qu'il serait alors aisé à la
RDS d'élaborer dans l'avenir une solution mieux appropriée... Mais
c'était précisément ce à quoi elle ne devait pas en venir... Aussi le
transitoire devait-il s'avérer permanent...
La France joua une admirable partie d'échecs avec la RDS ; celle-
ci découvrit un beau matin qu'on l'avait faite «échec et mat ». Mais la
palme ne revenait pas au seul Giscard : d'autres forces s'étaient liguées
contre la RDS.
Cependant avec l'avènement de Giscard d'Estaing à la Présidence de la
République le gouvernement français avait compris qu'il était impossible
de se maintenir par la force. De grands et profonds changements
étaient intervenus tant sur le plan africain (la fin des grands empires
coloniaux) et international (où la France faisait de plus en plus figure
d'accusé) que régional (disparition du régime féodal en Ethiopie : le
colonialisme perdait un allié fidèle et intéressé...) qu'intérieur où la
population était unanime à revendiquer l'indépendance. Paris chercha
donc à mettre au point une méthode plus souple qui permettrait
d'assurer la «présence française» en modifiant non pas le contenu
mais la forme des rapports entre la métropole et la colonie. Rien de
nouveau :
144

161
démarche classique... Quelles étaient donc les données du
problème ?
D'une part, il y avait la Somalie avec le FLCS basé à Mogadiscio ; de
l'autre l'Ethiopie, avec son pendant tout à fait formel du FLCS, le
Mouvement de Libération de Djibouti ; de même à l'intérieur
existaient le parti d'Aref, l'Union Nationale pour l'Indépendance (UNI)
bien tard venue à cette vocation ; et la Ligue Populaire Africaine pour
l'Indépendance (LPAI).
On avait dès 1974, mis un trait de plume à la petite toute-puissance
d'Aref (Président du Conseil), figure encombrante et usée, impopulaire
et détestée à l'intérieur, méprisée sur le plan international et à l'OUA,
comme « collabo ». Je savais en 1975, alors que j'étais encore à Muret
que Ali Aref, seul obstacle à ma libération, serait abandonné et
liquidé politiquement dans deux ans. On lui fit croire qu'on lui accordait
encore un sursis de deux ans pour acquérir l'audience des pays africains,
alors que Giscard mettait ce délai à profit. Par conséquent,
l'indépendance pouvait intervenir au bout de deux ans. C'est alors que
fut lancée la LPAI qui s'était cantonnée jusqu'à présent à la
revendication timorée d'une «égalité entre les ethnies» et dont
l'impérialisme entendait faire le centre de gravité du pouvoir dans
l'avenir. Ce n'est qu'à ce moment que la LPA (devenue LPAI) osa, avec
le clin d'oeil encourageant de la puissance coloniale, sortir du pays pour
plaider la cause de l'indépendance, suivant d'ailleurs en cela l'exemple
d'Aref lui-même. L'Administration coloniale se livra en même temps
à une manoeuvre destinée à récupérer les partisans du Président du
Conseil : tant pour isoler et affaiblir ce dernier que pour les préparer à
s'intégrer au nouveau système du Pouvoir en les incitant à former une soi-
disant «opposition parlementaire» composée des pures créatures d'Aref.
Ces deux groupes devaient finalement constituer le Gouvernement du
Pays, le MLD étant négligeable et le FLCS, quant à lui, voué à
l'élimination... Il est intéressant de relever dans les déclarations de la
LPAI, notamment à Alger (1975) le rôle que celle-ci, sous l'inspiration de
ses «conseillers» pensait attribuer au FLCS, «bras armé» (sans tête
pensante, bien sûr, puisque cette fonction revenait aux éminences grises
ou blanches de la LPAI...) du mouvement de libération. Lors de la session
de l'OUA à Kampala en 1975, et dans le cadre des accords de
coopération signés dans la même année, le FLCS prit littéralement la
main de la LPAI, inconnue dans les instances internationales, pour
l'introduire dans la salle et lui faire donner la parole. Cela n'empêcha pas
la LPAI, une fois de retour dans le pays, d'écrire dans son bulletin qu'elle
était le «seul représentant» du peuple !
La France joua :
145

a) la RDS contre le FLCS parce que le colonialisme n'aurait pas pu par


lui-même venir à bout de notre Organisation. Giscard disposait de deux
«Jokers»: un dans la main et bien usé, l'autre encore « vierge » sur la
table : Aref et Gouled. La Somalie possédait quant à elle un atout essentiel,
le FLCS qui opérait à partir de son territoire. Giscard proposa à Siyad Barre
un échange : Aref contre le FLCS. La RDS acquiesça...
b) l'Ethiopie contre la RDS : Paris tenait à maintenir à Djibouti une
base militaire. Celle-ci devait assurer les intérêts stratégiques et
économiques de la France, et d'une façon générale, de l'Occident. C'est
pourquoi si les Américains, comme les Français, voyaient d'un bon oeil
l'expulsion des Soviétiques de la Somalie, ils n'envisageaient pas pour
162
autant une victoire de cette dernière dans la guerre qui l'opposait à
l'Ethiopie : cela aurait permis à la RDS de devenir maîtresse dans la
région et d'encercler la république de Djibouti. S'étant aliéné l'appui
de l'Union Soviétique et des pays de l'Est et ne bénéficiant pas du
soutien de l'Occident (trop favorable à l'Ethiopie), la RDS fut battue.
Elle essuya ainsi un triple échec : elle perdit tout à la fois l'amitié de
Moscou, l'influence sur Djibouti et la guerre de la Somalie Occidentale.
Et, conséquences inévitables en pareil cas, elle dut faire face sur le plan
national à des problèmes politiques et économiques très sérieux.
c) LPAI contre FLCS à l'intérieur de la République de Djibouti le
pouvoir avait été remis à la LPAI; son président, Gouled, devenait
le président de la République. Elle n'avait en rien mérité cette
prépondérance : sa position nouvelle résultait tout simplement de la
volonté de la France et de la complicité de la RDS. Trois événements
majeurs, en effet, avaient déterminé de façon décisive l'indépendance de
la République de Djibouti.
En premier lieu, la révolution éthiopienne (1974) qui ébranla le statut
quo général dans la région et qui était elle-même, d'une certaine
manière, un écho et une réplique à la révolution du 21 octobre 1969
en Somalie; ensuite l'enlèvement par le FLCS de l'ambassadeur de
France à Mogadiscio qui obligea toutes les parties concernées, et
notamment la RDS et la France, à rouvrir le dossier de la CFS ; et enfin,
l'affaire du bus de Loyada qui arracha à Giscard la reconnaissance de la
«vocation à l'indépendance» de la dernière colonie africaine (décembre
1976). Dans tous les cas, la LPAI était absente... Une fois au pouvoir
et en guise de remerciement, la LPAI cracha dans la main de la RDS ; ce
qui n'était pas étonnant... En 1975, Mogadiscio tenait pour ainsi dire la
«marmite» Djiboutienne par les deux anses : par l'intermédiaire du FLCS
et de la LPAI. Mais la RDS s'amputa inconsidérément elle-même de son
bras naturel et l'on décrocha la «prothèse » le moment venu. Ce fut l'échec.
La RDS ne se retrouva pas seulement dans l'impossibilité

146

d'agir ; mais, moralement liée et craignant d'aggraver la situation, elle ne


put même pas dénoncer l'attitude indigne et ingrate du nouveau
gouvernement de la République de Djibouti. Pourtant, sans le soutien
vigoureux et total, à tous les niveaux, du peuple et du gouvernement de
la République Démocratique de Somalie, le pays n'aurait probablement
pas de sitôt accédé à l'indépendance...
Le F.L.C.S.
Fin 1975, quelques mois après mon arrivée à Mogadiscio, je
procédai à une première analyse de la situation du FLCS. J'arrivais, dans
mon rapport, à la conclusion que le FLCS n'était pas la seule partie
concernée, que la France, la RDS, l'Ethiopie et la LPAI pouvaient,
par un accord de fait, et bien que poursuivant des objectifs
différents, s'entendre tacitement sur l'élimination préalable du
FLCS : la France n'envisageait nullement que le Front prît le pouvoir à
Djibouti ; cela bouleverserait les données dans la Corne d'Afrique.
L'Ethiopie, bien qu'affaiblie, ne pouvait que s'en réjouir et la LPAI en
profiter. Quant à la RDS, la volonté de libération de la Somalie de
l'Ouest et le désir de «courtiser» la France la poussèrent à consentir
à ce jeu mené par Giscard. La possibilité de la liquidation du Front
appelait une réaction immédiate, réfléchie et méthodique qui, pour ma
part devait se développer en trois étapes :
163
1) Pour des raisons politiques et stratégiques le Territoire de la RDS
constituait pour nous une base d'opération irremplaçable. Elle pourvoyait
pratiquement à elle seule aux besoins du Front. Nous devions par
conséquent nous efforcer d'obtenk du Gouvernement révolutionnaire le
maximum de confiance et d'appui matériel et politique.
2) Mettre au point une stratégie périphérique, en multipliant le
nombre et en renforçant l'importance de nos représentations dans
d'autres pays amis : afin que le FLCS échappe partiellement à une «saisie
politique» éventuelle.
3) Accroître notre présence politique et militaire à l'intérieur du pays.
Alors que je me trouvais encore à Muret, Philippe Decraene parlait
dans le Monde du «Front aux rangs clairsemés d'Aden Robleh». Fin
1975, il était nécessaire de dépasser rapidement ce stade à la faveur de
l'impact psychologique et politique de l'action d'éclat que le FLCS venait
d'accomplir avec succès et par conséquent :
a) renforcer la direction ;
b) accroître le nombre et la combativité des effectifs armés ;
c) implanter à l'intérieur du pays un réseau de cellules bien structuré.
Il fallait, en outre, définir la stratégie et la tactique à suivre pour

147

atteindre les objectifs politiques et militaires et élaborer le programme


économique et social que le Front entendait mettre en oeuvre après
l'accession à l'indépendance. Il était nécessaire, en effet, que le FLCS
se mette à la hauteur des événements et se prépare à l'avenir. Car, sans
une clarté idéologique et des principes de base, on risquait de s'empêtrer
dans des contradictions.
Mais le Secrétaire Général Aden Robleh Awale me semblait
manquer singulièrement d'imagination et manifestait une étroites-se
d'esprit étonnante. A un moment où il fallait faire preuve de
dynamisme, il affichait un scepticisme béat et se complaisait dans une
passivité inadmissible. Dans mon esprit, le Secrétaire Général, plus que
tout autre devait vivre dans un état permanent d'alerte intellectuelle et
physique ; car un petit retard dans la réflexion ou les rendez-vous
pouvaient, dans l'enchaînement dialectique des événements se solder au
bout par la perte de vies humaines. Quels que soient nos moyens,
n'assumions-nous pas tout de même une lourde responsabilité vis-à-vis
du peuple ? Nous avions par conséquent le devoir impérieux de nous
en acquitter le plus scrupuleusement que nous pouvions. Aden Robleh
ne paraissait pas saisir les possibilités que nous offrait la nouvelle
situation et les tâches qu'elle nous imposait pour atteindre nos buts.
Plus grave, certains traits de sa personne s'inscrivaient en faux contre
les qualités requises d'un militant ayant la charge, en tant que
Secrétaire Général, de diriger un Front de libération et de lui imprimer
l'impulsion nécessaire en se montrant lui-même comme un modèle
d'activité, d'honnêteté et de dévouement à la cause du peuple.
Avec les années, il en était venu, au contraire, à considérer le Front
comme une boutique de la famille Robleh !
Par ailleurs, le Secrétaire Général ne nourrissait dans le fond
aucune préférence quant à la question de savoir avec qui et comment
accéder à l'indépendance. Une seule chose lui importait apparemment:
demeurer Secrétaire Général de l'Organisation jusqu'à l'échéance de
l'indépendance et entrer à Djibouti assis, pour ainsi dire, sur le Front
comme sur la selle d'un cheval, afin d'obtenir la meilleure place qu'il
pourrait briguer. C'est donc avec précipitation qu'il entra au pays avec
ses copains abandonnant, comme s'ils étaient en fuite, le siège du
164
Front portes grandes ouvertes, toutes archives étalées à l'intérieur et le
drapeau flottant au sommet. Une fois à Loyada, il voulut vendre le
Front aux enchères. Cela lui coûta quelques mètres de tripe et la vie
à un valeureux patriote : Janale dont on enterra l'assassinat...
1976. La réunion du Comité de Libération de l'OUA se tint à Dar Es
Salam. Aden Robleh entra en relation avec la délégation envoyée par Ali
Aref laquelle, dès son retour à Djibouti se vanta de ce que
148

«d'ores et déjà le contact était établi avec le Front ! » II n'avait rfi


préalablement soumis la question au Comité, ni postérieurement
fourni de compte-rendu. Il est vrai qu'à la réunion suivante, par la
bouche de son secrétaire « chargé de la liaison » entre lui, Aden (à la
maison...) et le Comité (au siège...), il proposa d'étudier la
possibilité pour notre pays d'une « solution à la Seychelles » où, sous les
bons offices de l'OUA, le pendant d'Aref était devenu président et le
Secrétaire Général du Front de Libération, Premier ministre ! C'était
clair ! Je fus furieux et la discussion tourna court à ce sujet. A la
réunion de Dar Es Salam, l'OUA alloua comme chaque année une
certaine somme à notre Organisation. Le montant ne fut pas versé au
compte bancaire du Front selon la procédure habituelle. Aden
s'arrangea pour le percevoir en espèce sur place. Au retour, il ne
donna aucune précision ni sur l'importance des fonds attribués, ni
sur les dépenses qu'il avait engagées, ni même sur la justification du
procédé exceptionnel qui lui avait permis de toucher les fonds. Puis,
quelques temps après, la police saisit à l'aéroport de Mogadiscio des
milliers de livres sterling qui quittaient le pays en contrebande.
L'homme arrêté avoua que les devises étrangères lui étaient confiées
par le Secrétaire Général du FLCS, Aden Robleh. Lorsqu'on lui
demanda des éclaircissements il prépara pour toute réponse un complot
qui transformait la réunion prévue en un guet-apens où un autre
militant et moi-même devions être assassinés. Ce détournement
déshonorait le Front. Avions-nous le droit de disposer à notre gré des
taxes prélevées sur les fagotières et les porteuses d'eau d'Afrique et que
l'OUA nous allouait au titre d'aide financière pour libérer notre
peuple et mettre fin à sa souffrance ? Aden refusa d'apparaître à
la réunion suivante. Le Comité décida à la majorité et
conformément au règlement du Front de destituer le Secrétaire
Général et de l'écarter momentanément des affaires de
l'Organisation. Gratifié à titre de récompense d'un porte-feuille, en
tant que ministre du Commerce, des Transports et du Tourisme, il
aurait, semble-t-il, détourné (entre le Kat, Air-Djibouti et Sheraton
Hôtel) 3 milliards de francs, et il fut pratiquement vidé par-dessus
bord... Et cette curieuse manie d'un certain patriotisme qui se
monnaie toujours en fin de compte en billets de banque... On a beau
cacher : bossu, on porte toujours sa bosse...

149

165
XXII

Lorsque, en 1976, je visitai pour la première fois notre camp


d'entraînement situé dans le nord (de la Somalie), je fus surpris par la
situation misérable de quelques dizaines d'hommes qui étaient là : il
manquaient du minimum nécessaire pour vivre ; ne possédant bien sûr, ni
matériel, ni éducation militaire et politique et souffrant presque tous de
dysenterie en raison de mauvaises conditions d'hygiène aggravées par
une sous-alimentation chronique. Leur état de démoralisation, de
dénuement matériel ne permettait pas d'espérer sérieusement qu'ils
puissent jouer un rôle quelconque dans la libération du pays. Aden se
contentait d'y passer de temps à autre, leur égorgeait deux chèvres ou un
chameau...
Mieux valait les renvoyer dans leurs foyers ou changer radicalement
leur situation.
Avec les camarades qui m'accompagnaient dans cette mission et les
membres de la Commission militaire, je rédigeai un rapport détaillé
remis en main propre par le Gouverneur du Nord au Général
Mohamed Siyad Barre auquel, par la même occasion, je demandais une
audience urgente. Le Président me demanda d'expliquer le rapport.
— Monsieur le Président, vous nous aviez toujours dit que la RDS
prenait à charge la nourriture, l'équipement et l'entraînement de nos
combattants.
— En effet.
— Eh bien, ce que nous avons observé dans notre camp nous paraît
tout à la fois inattendu et inadmissible. Nous avons vu non pas des
combattants capables d'affronter les forces impressionnantes du
colonialisme mais des hommes qui, par leur détresse, ressemblent en tous
points aux sinistrés de la sécheresse de Sablale ! Votre armée est joliment
organisée et équipée, est-il possible que pour nos militants vous n'ayiez
même pas trouvé de marmites ? Ils utilisent des barils rouilles en guise de
casseroles !...
Le Président, visiblement impressionné, écoutait avec attention :
— Avez-vous fini votre exposé ?
— Oui, Camarade Président.
151

Il demanda des explications aux membres du SRC (Conseil


Suprême de la Révolution) responsable de cette affaire.
— Vous pouvez recruter autant de combattants que vous jugerez utile.
Le premier vice-président, le Général Mohamed Ali Samalar, ici présent,
veillera personnellement à pourvoir à vos besoins.
A mon arrivée à Mogadiscio, Paris-Match m'accueillit par un
slogan, en écrivant «ni afar, ni issa» sous la photo où je brandissais le
drapeau du Front, symbole d'un avenir libre pour lequel nous
combattions. Dès 1963 j'en étais venu à juger et condamner le
tribalisme sur le plan politique. Il constituait, avec le Kat et la
religion, les trois obstacles majeurs sur le chemin de l'émancipation
populaire. Durant mes années de détention où j'étais tout à la fois loin
166
de la réalité sociale et plongé dans l'univers abstrait de la réflexion
théorique, je l'avais pratiquement oublié. Je le redécouvrais de
nouveau, après ma libération, dans cette agression bassement sournoise
qui visait à miner mon action militante dans l'esprit, mystifié, de certains
de mes compatriotes. Je ne pouvais m'empêcher de relever, avec une
nuance d'ironie, que celui qui prétendait m'imposer cette ségrégation
n'appartenait lui-même ni aux afars, ni aux issas... Je savais déjà en quoi
consistait la morale du « Corèze et du Zambèze » et le principe du « diviser
pour régner » impérialiste auquel nous étions habitués depuis
longtemps. Je ne m'en affligeais pas outre mesure. Mais je fus plus inquiet
d'observer que la discussion sur les problèmes politiques prenait
toujours, au sein du Front, une coloration tribale au-delà d'une certaine
limite. Cela empêcha notre Organisation d'avoir une direction stable,
ferme et lucide. Plus d'une fois je songeais, découragé, à me retirer. Mais
je me sentais moralement lié jusqu'à la libération. Après celle-ci, je
pourrais, comme je l'avais déclaré à un journaliste du Monde,
m'adonner à ma passion principale : la philosophie et son enseignement.
Depuis l'incident de Loyada, Giscard était bien décidé à couper au
Front l'herbe sous les pieds, à court-circuiter le processus de
l'indépendance. Pour jouer pleinement son rôle dans l'avenir, le FLCS
devait agir dans quatre directions :
1) Tenir un grand Congrès auquel auraient participé tous les
militants ceux de l'intérieur comme ceux se trouvant en RDS ou à
l'étranger et au cours duquel le Front aurait résolu ses problèmes
internes dans la perspective d'un retour prochain au Pays. En route, pour
la deuxième fois aux Nations Unies, j'informais le président Siyad Barre
pour que la RDS nous aidât dans l'organisation de ce Congrès.
2) Notre armée se montait maintenant à un millier d'hommes
environ suffisamment entraînés. Il fallait la transformer en armée
régulière, avec son équipement, ses unités, ses grades, son 152

encadrement et ses statuts pour former le noyau des forces armées


nationales. A l'occasion de la Conférence des Non-alignés à
Colombo (Sri-Lanka) en 1976 qui m'offrit la possibilité d'approcher
certains grands du Tiers-Monde (Tito, Indira Gandhi,
Boumédienne...), j'en parlai au chef de la délégation somalienne, le
2ème vice-président Ismaël Ali Abokor, qui reconnut la légitimité de notre
ambition et me promit d'en informer le Président dès qu'il serait à
Mogadiscio.
3) II fallait, pour dissiper toute ambiguïté, faire connaître que les
militants du FLCS n'entendaient pas rentrer dans le pays
individuellement mais en tant qu'Organisation nourrissant la
volonté d'être présente sur le terrain un mois au moins avant le
référendum projeté. Il appartenait donc aux parties intéressées de
prendre les mesures politiques et juridiques nécessaires à cet effet. Nous
rédigeâmes à cette fin un tract qui souleva un grand écho dans le pays mais
provoqua la réaction violente de la LPAI !
4) II nous fallait enfin, en vue de la campagne électorale, réunir les
fonds indispensables. A Colombo, j'avais pu voir le Président
Boumédienne pour lequel j'avais une grande admiration (son
discours sur la récupération de richesses nationales prononcé à
Kampala en 1975 à la réunion de l'OUA me paraissait être un
document d'une profondeur, d'une importance historique
précieuse). Khadafi en tenue de bédouin, se pavanait comme un coq
sous les projecteurs. Boumédienne se tenait à côté, simple et modeste.
167
Je me dirigeai vers lui :
— Monsieur le Président, vous êtes, vous, algériens, nos aînés dans
l'expérience de la lutte de libération. Vous avez eu jadis le même
protagoniste. Notre pays est à la veille de son indépendance. Le FLCS a
besoin de votre appui sur tous les plans...
Le Président Boumédienne, affable et accueillant, me répondit
souriant, presque paternel :
— Mais venez donc à Alger !...
J'étais heureux de cette invitation pleine de promesses.

A la Session Générale des Nations Unies, je prononçai au nom du


front Uni (FLCS - LPAI - Opposition parlementaire) le discours que
j'avais rédigé moi-même. Le représentant de la France annonça que son
gouvernement envisageait l'accession à l'indépendance de sa dernière
colonie africaine. Seul, de tous les états pfésents, l'Ethiopie fut la seule
à s'opposer jusqu'à la dernière minute, et en vain, à la souveraineté de
notre pays. Je rencontrai ensuite la délégation française et un Conseiller
technique de M. O. Stirn, alors Ministre des DOM-TOM. La discussion
porta principalement sur la table ronde de Paris. Je fis savoir que le FLCS
n'y participerait qu'à deux conditions :
153

— que d'abord il y soit officiellement invité (ce que fit O. Stirn à


Djibouti) ;
— et qu'auparavant le FLCS et la France en conflit vidassent leur litige
dans une rencontre préalable.
Mon interlocuteur me répondit que celle-ci pourrait avoir lieu soit à
Mogadiscio, soit à Alger, à notre choix. Alger présentait plus
d'avantage et nous permettait de faire d'une pierre deux coups...
L'indépendance pratiquement acquise, j'écrivis de New York à mon
Professeur J.M. Gabaude. Je l'informai que mon pays allait enfin être
libre et que je reviendrais à Toulouse pour achever mes études.
Nous étions restés près de deux mois à New York, c'était trop. Il fallait
rentrer vite, directement à Mogadiscio.
A l'aéroport nous apprîmes que certains de nos amis avaient été arrêtés
ou placés sous résidence surveillée. Une Commission siégeait au Palais du
Peuple. On nous attendait. Nous nous y rendîmes. A l'escalier, je
rencontrai un des responsables somaliens, membre de la Commission :
— Alors ? Comment ça s'est passé à New York ? me dit-il en me prenant
le bras. J'étais fou de colère ; je me dégageai brutalement et lui lançai :
— Ça va mal ! Allez au diable !
— Mais... fit-il surpris.
— Et alors, au moment où vous deviez nous aider, vous décidez de
nous détruire ! C'est bien choisi, n'est-ce pas ?
Nous fûmes donc tous emprisonnés. Giscard et Gouled devaient être
reconnaissants à Siad. Les «durs» du FLCS avaient été écartés. La
Conférence de Paris pouvait avoir lieu...
Les policiers vinrent me prendre à l'hôtel vers quatre heures du matin.
Je devais ce jour-là aller chercher Zeina et l'amener à l'aéroport. Elle
apprit à Djibouti que j'étais arrêté. A Djibouti où l'attendait le
redoutable Service des Renseignements des Armées. Les locaux de
l'Inquisition coloniale se trouvaient près d'Héron, dans une sinistre tour
qui était le moulin à moudre les âmes. Zeina fut soumise à un
interrogatoire angoissant et quotidien durant lequel son père, Ahmed
Wais, s'imposa (la sauvant ainsi du pire) comme interprète, notant
168
chaque jour les questions et réponses pour éviter dans les propos une
contradiction qui aurait pu être fatale. ,Zeina fut étonnée à quel point
ses «interlocuteurs» étaient renseignés sur la Somalie, sur les
membres du Front et sur son voyage dont les moindres détails avaient
été observés, consignés... On la menaça, pour manque
d'«incompréhension», de la transmettre à l'étage supérieur d'où l'on
sortait rarement indemne et où le bourreau boiteux qui broie le corps pour
entrer en effraction dans les âmes se serait emparé d'elle comme d'une
proie... Elle ne
154

fut épargnée que grâce au courage de son père qui risqua ainsi lui-
même sa vie et s'opposa à ce qu'elle fût poussée seule dans la salle
obscure où l'attendait l'araignée...
Zeina avait surgi dans ma vie d'alors comme dans une baie sereine
et pure dans un paysage aride et tourmenté où la vertu apaisante de
sa présence me ménageait des moments de répit lorsqu'il me sembla
étouffer dans l'existence et ne plus pouvoir tenir nulle part au monde
! Lorsqu'il me prenait parfois cette envie étrange d'«ailleurs», d'exploser
hors de l'être...
Un jour, comme une messagère venue d'un autre monde et
secrètement destinée à moi, elle débarqua innocemment à l'aéroport de
Mogadiscio où je l'attendais à son insu. Elle était ravissante, le teint
éclatant de jeunesse rehaussé par sa tenue élégante et rosé, son attitude
réservée. Et tandis que, tenant son petit frère par la main, elle s'était
momentanément rangée à l'écart, ne voulant pas se mêler à la foule
bruyante des passagers, elle m'offrait sans le savoir le plaisir de l'observer
à loisir...
Se souvenait-elle de ce jour où, encore enfant, elle avait dans leur
maison énergiquement rejeté de venir dans mes bras ? Il y avait de cela
plus d'une décennie... Elle s'était depuis lors prodigieusement épanouie
et arborait le printemps de la vie. Se rappelait-elle ce jour où elle s'était
plaisamment écriée à Djibouti :
— Et pourquoi faire tant d'histoires ?, tandis que l'avion qui nous
transportait survolait la ville et que les habitants scrutaient le ciel. Des
hommes, on en a, ce n'est pas ça qui manque chez nous ! Par contre de
l'or, on en voit moins ! Alors qu'on prenne seulement les 100000 dollars
et cela suf...
Elle n'avait pas eu le temps de finir. Furieuse, ma future belle-mère
ramassa un tabouret :
— Mais de quoi parle-t-elle celle-là ?
— Oouu!... Excuse-moi maman, fit Zeina qui se baissa et s'esquiva.
A la sortie, j'allai au devant d'elle :
— Etes-vous bien Zeina ?
— Oui, qui êtes-vous?
Je me présentai. Elle fut un peu surprise de se trouver en face de moi,
mais ne dit rien.
— Venez, lui dis-je. Elle me suivit et monta dans le « bateau » qui nous
menait Dieu sait où en voguant entre les écueils et les étoiles...

169
155

XXIII

L'incarcération à Laanta-Buur (à 60 km de Mogadiscio) dura onze mois.


Je l'ai vécue dans des conditions matérielles et morales qui la rendirent
extrêmement plus difficile que les longues années passées dans les geôles
coloniales. Je ne sauvai ma personnalité que par un suprême effort et par
la vertu de l'écriture. C'est là que je rédigeai en deux mois, sous forme de
fragments, un ouvrage d'abord destiné à la publication, puis proposé
comme sujet de thèse à l'Université de Toulouse-Lé Mirail. Mon
emprisonnement m'apparaissait en totale contradiction avec mes idées,
mes sentiments, ma situation au regard du Front, de la RDS et de mon
pays. Il s'ensuivit une profonde crise philosophique et morale où
ma confiance en la raison, en l'homme et dans le Socialisme se trouvait
ébranlée. Notre véritable demeure ici-bas, c'est notre vision du monde. La
mienne fut alors bousculée.
Soudain, une tempête violente souffla sur mon édifice
intellectuel si beau, si parfait, si patiemment élevé et emporta mes
valeurs. C'était le naufrage dans l'océan démonté de l'incertitude, la
Solitude de la Conscience livrée au chaos des éléments en furie. Il me fallut
: ou mourir ou, homme grenouille et armé de ma plume, plonger dans
cette eau glacée, rechercher et retrouver la vérité perdue. Je remontais
enfin des abysses et parvenais à la surface, apaisée, de la mer les mains
pleines d'une myriade de perles qui brillaient au soleil : les éléments
tissés ensemble par le nombre ! J'étais heureux, ébloui et ravi ! Quelle
merveille !
Mais il me fallut auparavant constater la finitude désespérahte, la
gratuité démente, la précarité hallucinante de l'existence humaine. Elle
finissait un beau matin comme elle avait commencé : sans raison...
Tout : pensée, beauté et lumière s'arrêtait pour toujours au seuil du
néant! La vie n'était elle-même qu'une espèce d'accoutumance et
le plaisir, un appât. Elle nous prodiguait au début (enfance) affection,
soin et protection. Mais, une fois l'hameçon mordu, elle nous menait
en martyrs, à son gré...
D'ailleurs, la Vie luttait pour prolonger le sursis. Un jour, il y eut,
nous dit Freud, cette contraction mystérieuse au sein de la
157

matière. Celle-ci, troublée dans son sommeil sans fond, ne rêva plus qu'à
retrouver son repos immémorial. Ainsi, elle poursuivait depuis toujours,
pour la supprimer, la Vie qui fuyait en avant (principe de vie). La Vie
multipliait ses chances pour réduire les ratés (stock génétique),
brouillait ses pistes par une fuite « éclatée » et (le jet en « arbre de la Vie
») prenant pour ainsi dire son courage à deux mains, tentait d'assimiler à
elle la matière elle-même (les monstres préhistoriques). En vain. Le
«principe de vie» filait à une vitesse vertigineuse à travers les
générations successives dont les individus fontiennent seulement
comme un «plasma» (Freud) protecteur, une fois abandonnés, ils
étaient rejetés par le gêne comme autant de mues à la Mort à ses trousses...
La Vie était une folle et effrayante épopée !...
170
Ainsi, des milliards d'hommes se levaient de terre en une masse
touffue, comme un champ de blé et, fauchés par la Mort, retombaient
dans la poussière... Et, sur cet océan anonyme des humains brillaient
de loin en loin, au voyageur de l'histoire, quelques phares: Confucius,
le Christ, Marx, Einstein, Freud...
Le vocable « évolution » ne me semblait pas convenir à cette course
effrénée ; car il n'y aurait eu alors qu'une seule espèce unique et
parfaite régnant sur le royaume de la matière. Mais l'oeuvre de la Vie
s'écroulait par pans entiers dans les cataclysmes permanents organisé
par la Matière. La Vie avait connu, pensais-je, deux grands et réels dangers
:
a) lorsque par un mouvement solidaire, elle dût réunir pour pouvoir
survivre, ses éléments d'abord épars (les protozoaires) ;
b) lorsqu'elle dût, dans son cauchemar affreux, inventer cette
étincelle : l'esprit. Mais celui-ci, enfant bâtard et prodige, ne tarda pas à
oublier ses devoirs terre à terre : prédire le danger, prévoir le salut. Il s'en
alla bientôt admirer les étoiles, vagabond des cieux et curieux des au-
delà !...
Ainsi la Vie était la grande malade alitée dans le monde, assiégée par la
Matière, veillée par ses deux garde-malades douloureusement enfantés : la
pensée lumineuse mais distraite et les sens fidèles mais bornés.
La Philosophie et l'Existence face à face. Cela fait deux consciences
conflictuelles. Tandis que l'Existence méprise la Science servante docile et
soumise qui ne peut jamais nous raconter que la Physiologie de l'Etre,
non point sa morphologie ; qu'elle admire et s'attache à la compagnie de
l'Art, enfant prodige qui l'étonné, la distrait en mettant en oeuvre plus
de moyens d'existence que l'Existence elle-même; elle hait et persécute
par contre la Philosophie, pauvre et curieuse, ne possédant nulle chose
sur soi mais sachant dérober ses secrets jalousement gardés. L'Existence
se sent mal à l'aise, épiée par cet «oeil aigu»... C'est pourquoi il est, 158

naturellement, une méfiance mutuelle entre la Philosophie et


l'Existence. Alors celle-ci offre le trône au tyran et un tonneau à
Diogène...
Notre Science demeurait toujours une science phénoménologique.
Elle n'était jamais qu'approximative et descriptive comme le prouvent ses
deux méthodes : induction et réduction et l'expérimentation qui n'est
qu'un pis-aller. A la fin de mes recherches, je parvenais à la conclusion
qu'il existait un lien originel entre les éléments et le nombre et que seuls la
structure et le nombre déterminaient la qualité et la forme. La
connaissance parfaite ou, comme je l'appelais, la science supérieure, se
définissait précisément comme la reconstruction interne, théorique et
pratique, sans vérification ni possibilité d'erreur, de tous phénomènes à
partir de la maîtrise du mouvement et du nombre des éléments ultimes de
la matière. La forme achevée et définitive de cette science serait les
mathématiques qui permettront non seulement de restituer
rigoureusement l'être, mais également S'explorer le passé et l'avenir.
La science supérieure offre à l'homme un pouvoir infini où les
frontières entre savoir, magie et art s'évanouissent... Bien que
pénible, le séjour à Laanta-Buur fut pour moi une période
extrêmement bénéfique d'ascèse intellectuelle. J'aspirais à faire de ma vie
une « galerie du Savoir et de l'Art » où mon âme fût fixée dans le vrai
et le beau... Chrysalide. Me muer dans l'épreuve me fut toujours un
principe...
Deux heures du matin. La clé grince dans la serrure de la première porte
171
blindée, puis dans celle de la seconde, à barreaux. Cliquetis de fer si
particulier aux prisons. Lourde poignée de clés. Ces clés qui sont les tristes
symboles, presque vivants, d'espoirs suppliciés des âmes captives et qui
en s'entrechoquant émettent cette musique plaintive et brisée qui cause
toujours de la peine au prisonnier...
L'inspecteur, célibataire endurci et bedonnant, équilibré comme une
quille, me dit en baissant la voix, d'un ton confidentiel qui ne manquait
pas d'humour noir :
— Vous allez voir le «Vieux» (c'est-à-dire le Président) et serez peut-
être libéré. Mais, ainsi que vos amis, vous laisserez ici vos affaires. «Si
vous vous mettez d'accord», on vous les apportera en ville. Autrement,
vous viendrez les retrouver ici (!). Il n'y avait pas à rire ; j'acquiesçai d'un
hochement de tête.
Enfin, la muraille s'ouvre ! Nous voici devant le portail. Immenses et
grinçants, les battants de fer s'écartent sur la figure verte et bleue de
la vie. Nous sortons. Mes amis montent sur le camion qui nous attend.
Moi, je me mets à courir à perdre baleine sur la route, derrière mon
regard qui s'envole vers l'horizon revenu... L'air libre est là, chargé de
rosée et de l'arôme des fleurs !
159

Qu'il emplisse mes poumons et s'emplisse de ma voix ! Osmose et musique


!
Tu es libre enfin !
Le soleil brille et la lumière est pour toi !
Et voici éprouvante et belle ton éternelle bien-aimée
la Liberté !
Danse amant elle t'invite à la métamorphose...
En entrant dix ans après dans la vieille et chère maison familiale, où j'avais
passé mon enfance, formé tant de rêves et agité bien des problèmes
précoces, je trouvai mon père alité, affaibli et usé par le temps, lui jadis si
vigoureux... Je l'amenais à l'hôpital Peltier où il fut opéré d'urgence. Le
lendemain, en reprenant ses esprits mais ne pouvant encore parler, il me
reconnut et me serra fortement la main tandis que ses yeux s'humectaient et
que les larmes coulaient des deux côtés de son visage... Le jour suivant,
il succomba, une complication pulmonaire ayant aggravé son état. Il
disparaissait ainsi alors que nous n'avions même pas eu le bonheur de
communier par les mots et de nous dire l'un à l'autre tout ce que la vie, ce
maître exigeant, avait chargé chacun de nous pour l'autre...
Peu de temps après, je quittais le pays pour Toulouse afin d'achever
mes études. J'étais à 15 jours de la soutenance de ma thèse (qui eut lieu
finalement en mars 79, entre deux avions...) lorsque notre séjour fut
brutalement interrompu.
Vers 19 heures, nous rentrions dans notre appartement d'étudiants que
nous occupions à la Farouette. Zeina, anglophone, revenait de ses
cours de français, et moi, de l'université. Nous redescendîmes de la
grande tour pour acheter à manger.
Deux hommes, nerveux, m'encadrèrent :
—Vous êtes monsieur Rabeh ?
— Oui.
— Suivez-nous, nous sommes de la police. Ils montrèrent
hâtivement leur carte.
Au Commissariat, on nous fit savoir que j'étais expulsé (ma femme
se joignit à moi) et que nous n'étions pas autorisés à entrer en contact avec
qui que ce scit, mais seulement à emporter quelques affaires avec nous. Nous
172
avions à l'époque, dans la perspective du retour du Front au pays avant
l'indépendance, demandé l'amnistie pour les membres de notre
Organisation, pour que nous puissions prendre part aux activités politiques
sur le territoire. Bien entendu, cette mesure devait être prise, dans notre
esprit, par le gouvernement français. Lorsque, à vrai dire pour la première
fois, je relus attentivement le texte en totalité à Toulouse, sous les yeux des
policiers, je découvris avec stupéfaction que ladite amnistie avait été
décidée non par Giscard, mais à Djibouti, le 27 juin, c'est-à-dire le jour
de la proclamation de l'indépendance et par
160

Hassan Gouled, président de la République de Djibouti... Mais, en toute


rigueur, le premier président de la République de Djibouti ne pouvait
amnistier personne au premier jour de sa fonction, et en tous cas pas les
membres du Front qui n'avaient enfreint aucune loi de la nouvelle république
de Djibouti ; le Front aurait même, juridiquement parlant, cessé d'exister,
en tant que Mouvement de libération, dès l'accession à la souveraineté
internationale. Un jour peut-être, les étudiants en droit de Djibouti
examineront cet acte comme une ineptie... En tous cas, cela permettait
au gouvernement de Giscard, nullement lié par une telle décision, de
me rejeter brutalement hors des frontières, à quinze jours de la
soutenance de ma thèse de Doctorat.
Nous passâmes donc la nuit dans les locaux de la police, dans une
cellule complètement obscure et infestée de punaises, qui
impressionna profondément ma femme, enceinte de sept mois. Le
lendemain, nous devions prendre l'avion pour Djibouti, accompagnés
de deux inspecteurs et d'une infirmière.
Nous nous préparions à aller en Angleterre et au Canada, et de là aux
Etats-Unis. J'entendais en effet voyager pendant les cinq premières
années de l'indépendance de la République de Djibouti et lire dans le
«Grand Livre du Monde», comme disait Descartes...

173
161

XXIV

Entre l'indépendance conçue et voulue par ce grand pionnier,


Harbi, et celle qui porta à sa tête un certain Gouled, il y avait
évidemment un long chemin, dans une autre direction... La
République de Djibouti a vu le jour le 27 juin 1977 au prix d'une
distorsion de l'histoire, dans une sorte de surprise... Elle est
aujourd'hui toute entière tenue par la France dans le creux de la main.
Elle remplit pleinement son rôle principal qui est sa raison d'être :
permettre et protéger la permanence d'une base militaire dont
l'importance stratégique extraordinaire pour l'Occident est
aujourd'hui bien connue. C'est cette base et ses nécessités qui ont
produit la République de Djibouti et non l'inverse comme on pourrait
le croire. A cette base donc il fallait cette république, et à cette
république, ce président...
La magie de Giscard consista à transvaser tout un régirne de la
période coloniale à celle de la liberté et de l'indépendance.
Souveraineté signifia continuité et non pas rupture avec le passé...
Les Djiboutiens percèrent rapidement à jour ce tour de passe-passe
de laLPAI à Paris ; d'autant plus vite qu'ils étaient déjà soupçonneux.
Après «l'échange», à la place du beau cheval escompté, on leur amena
une bourrique boiteuse... Ceux dont le dos était habitué aux courbettes
et la face sans fierté aux grimaces l'escortaient et, rhabillés en héraults
de liberté, entonnaient le Chant de l'indépendance ! Lorsque, les voyant
revenir, les Djiboutiens les reconnurent, il se poussèrent des coudes : «Les
voilà qui s'amènent, les filous de 20 ans ! ». Gravement Gouled en avant,
les Gourad et Geeri Ba'y, les Gouhad et Agoon (24), les Thiers au tiers
et Tayllerand miniature... «Ils se sont abrités derrière l'indépendance
comme des fantassins derrière un char. On n'a pas pu tirer ! ». Eh oui !
Ces élections jumelées : indépendance et Parlement. Comment
prendre la première et se débarrasser des prétendus parlementaires ?
Pas moyen, c'était prévu ! Le Non rejetait la liberté. Et dire Oui revenait
à «avaler la pilule» ! Alors, sagement et patiemment les habitants
votèrent Oui au «référendum-élections » (depuis 58, jusqu'à 77 en passant
par 67, on vola
163

toujours les Djiboutiens à ces fameux « référendums » ! Et peut-être qui sait?


en viendra-t-il un quatrième... Que feront-ils alors ?...). C'est ainsi que ce
« parlement » où l'on avait embarqué «préférés et favoris » fut accroché à
l'ensemble, comme le dernier et lourd wagon du train indépendance ! Les
Djiboutiens comme des chevaux halent toujours la péniche, ce poids mort...
Mais ils se consolaient à l'idée que «l'Afrique ne se libère jamais en une
fois. Il lui faut (démarche désormais devenue classique) se reprendre une
seconde fois. Nous avons marqué le premier coup. La seconde étape reste à
franchir!»... Et qu'adviendrait-il si, justement, il n'était pas donné aux
Djiboutiens le temps de se reprendre ?...
Le peuple accueillait son nouveau Président dans les quartiers. Il lui dit
avec une finesse tout à fait asiatique : « Monsieur le Président, vous êtes une
174
bonne odeur malheureusement entourée de puanteurs!... »
Mais on peut avoir la sinusite et ne rien sentir... A force de cohabiter
avec ces relents nauséabonds, n'est-il pas devenu lui-même désagréable?
Ne risque-t-il pas d'être contaminé en supposant qu'il fût sain ?
Son investiture à la « magistrature suprême », ce fut pour lui la mise
d'un carcan autour du cou. Il n'eut ni l'audace, ni la lucidité de le briser,
craignant lui-même de se casser ; il n'est point permis à la statue de bouger
sur son piédestal : elle est là pour une raison qui la dépasse...
Après l'illusion, les Djiboutiens redécouvrirent la réalité. Ils
constatèrent avec tristesse: «le penchant naturel l'emporte sur les conseils
! ». Alors pour Gouled, à une antique chanson s'en ajouta une autre :
«Ne savions-nous pas qui tu étais déjà?
Nous avions, en un moment d'euphorie, oublié volontiers
ton passé !
Mais hélas ! te voilà redevenu égal à toi-même !...» Ils savent qu'ils
n'ont rien à attendre de ce cabinet mort-né, où l'impotence s'allie à
l'incompétence et où Gouled (et pour cause) préfère comme premier
ministre un Gourât, cet être primitif sorti tout droit de la préhistoire, à un
Dini, seul peut-être à posséder à Djibouti une étoffe d'homme d'Etat...
(Dans son livre : la Dame de Tadjourah, où Aref flatte comme une femme
et tente d'inciter le «gorille» à l'action répressive lors de l'affaire de Janale
et Hatouf, Ponchardier, haut-Commissaire du territoire de 1969-71,
traite Barkat Gourât d'homme « évolué » : sans doute parce qu'il barbotait
bien dans la piscine du Palais et poussait des «barrissements» (sic)...)
L'histoire, a-t-on dit, se répète deux foix : la première fois comme 164

tragédie, la seconde comme comédie. A Djibouti, ce sera l'inverse


puisque tout est à l'envers. Quelque chose va se répéter une seconde
fois. Mais quoi? Demandons-le d'abord au numéro 1, à Gouled.
Qu'est-ce qu'il en pense ? Et rien ne servira de se taire, car l'Histoire
parlera...

175
165

XXV

Le 15 août 1981, en bonne et due forme, nous procédâmes


conformément à la loi, au dépôt des statuts de notre parti : le Parti
Populaire Djiboutien (P.P.D.). Le nouveau Comité était au grand
complet avec, à sa tête, ce patriote indéfectible, rempli de bonté et de
sagesse, Monsieur Moussa Ahmed Idris. Les citoyens s'étaient groupés
autour de nous, dans le hall de la cité ministérielle et avaient applaudi
notre décision. L'existence de notre Parti était connue depuis deux mois et
accueillie comme une alternative nécessaire parles habitants. Son
officialisation se répandit comme une traînée de poudre dans le pays.
Alors le Gouvernement fit une chose inouïe ; une chose dont il était
seul capable : il se mit à mentir (et sur les antennes de la Radio-
Télévision !) sur une vérité publique ! Une vérité connue de tous dans
cette République qui se résume à une ville (Djibouti) et où le «téléphone
de la brousse» comme on dit fonctionne plus qu'à merveille! Il déclara
carrément «n'avoir pas connaissance d'un prétendu Parti d'opposition
dont la rumeur courait en ville » ! On eût beau envoyer à ces messieurs
photocopies du cahier de transmission dûment revêtu du cachet du
Ministère de l'Intérieur ! Rien n'y fit...
Lorsque, après le délai légal, le Président Moussa Ahmed Idris,
accompagné des membres du Comité demanda le récépissé, Gouhad
flanqué de deux acolytes, leva sa «tête d'hyène grimpant une côte». Il
porta sur lui son regard incertain, décoloré par la culpabilité et le
manque de confiance, un regard pâle et avare comme un ciel d'hiver
tropical. Il éructa les quelques mots que ses supérieurs, encore plus
stupides, lui avaient mis dans la bouche :
— Quel récépissé ? dit-il, feignant de ne pas comprendre. Un léger
sourire évanescent passa comme un nuage sur le visage harmonieux et
serein de Moussa :
— Mais le récépissé légal suite au dépôt des statuts de notre Parti,
Monsieur le Ministre...
— Le Gouvernement n'a pas vu les statuts en question et ne connaît
pas le Parti dont vous parlez.
Alors Dini roula ses gros yeux blancs, inclina de côté sa lourde
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tête impressionnante et, haussant les épaules dans l'attitude


irrationnelle du petit garçon, lança, dédaigneux :
— l'Iinyo ! Flinyo ! Miya ? l'Iinyo Af Dawladeed Ma Aha !
(«Refus infantile n'est point raison d'Etat ! »)
Dans un geste moqueur, le populaire «Cheiko» avança le menton,
son éternelle cigarette entre les dents, fermant l'oeil à demi et
rayonnant d'ironie. Il poussa son petit ricanement aigu et saccadé :
— Hi ! Hi ! Hi !... War Muxu Yidhi ? Yaa ! (« Qu'a-t-il dit donc ?
Hein!») Hi! Hi! Hi!...
Et Hashi de compléter ce tableau digne du Canard Enchaîné :
— Bien sûr que le Gouvernement n'a pas vu les statuts ! Comment
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le pourrait-il lui «aveugle au coeur» !
Sept lois en vigueur dans le pays, de la Déclaration des Droits de
l'Homme jusqu'aux lois constitutionnelles et organiques en passant par la
loi de 1901, autorisaient la fondation de notre Parti. Cependant, le
Gouvernement mit un louable acharnement à l'interdire; parce
qu'il avait clairement conscience qu'une compétition
démocratique lui serait fatale ; qu'il était, à court d'idées, incapable
d'imaginer d'autres formes d'action contre notre Organisation et parce
qu'enfin il pensait simplement que la loi écrite n'était qu'une phrase,
à côté et contre laquelle il pouvait toujours en inscrire une autre....
Un Gouvernement dont le but principal est de garder le pouvoir ne
peut que s'avilir et avilir en même temps le peuple. Sous le régime
de Gouled, le niveau de conscience politique des habitants est retombé à
plus de 10 ans en arrière relativement à ce qu'il était seulement à la veille
de l'indépendance. Le PPD aurait modifié cette situation malsaine où
la mystification, le népotisme, la corruption et la dépravation morale
sont devenus choses courantes à une allure étonnante. Il aurait tenu aux
Djiboutiens un autre discours, montré un autre style dans la gestion
des affaires nationales, les relations entre le pouvoir et le peuple. Il
aurait mis en oeuvre une autre politique de développement
économique et social: plus rationnelle pour ne pas gâcher la chance
de la République de Djibouti qui résidait dans cette première décennie
d'après l'indépendance ; une politique plus lucide quant à l'avenir et plus
juste vis-à-vis de diverses composantes et couches sociales...
Contre le PPD, le Gouvernement fit appel aux sentiments les plus
bas : le tribalisme. Lorsqu'il voulut inciter les habitants à commettre
des agressions physiques sur la personne des membres de notre Parti en
donnant l'ordre, en vain d'ailleurs, de nous molester, des citoyens sensés
n'ont-ils pas dénoncé, dans les annexes même du RPP, cette attitude
irresponsable ? Car, disaient-ils, n'est-ce pas là le meilleur moyen de mettre
en cause la paix sociale en provoquant la
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guerre civile ? Et dire que par la suite le Gouvernement prétendit nous
avoir emprisonnés « pour notre sécurité » !
Il ne restait plus au Gouvernement que la répression directe, au
mépris des lois, de l'immunité parlementaire et des considérations
morales. Une répression qui ne fut de bout en bout qu'un abus de
pouvoir, puisque ce Gouvernement n'avait, ne pouvait avoir aucune
idée de ce qui lui était permis par le fait de sa mission et le distinguer
d'avec ce qui lui était prohibé en raison précisément de ce pour quoi
cette mission avait pu lui être confiée...
Suspension des fonctions (avec suspension du « traitement intégral y
compris les prestations familiales ») ; expulsions des logements
administratifs, incarcérations... Il s'est permis, chose inédite, jusqu'au
retrait, entendez bien, de la nationalité! Un Gouver-moment peut, à
tort ou à raison, décider de fusiller un citoyen. Mais on ne peut lui
reprendre la nationalité et l'expulser du territoire national! (Quelle
innovation en droit!). Ce fut le cas d'Omar Chardi Bouni, ancien
secrétaire aux relations extérieures du FLCS (mieux connu de Gouled
que de tout autre...) et dont la fillette, victime d'un accident de
circulation fut rejetée hors de l'hôpital parce que c'était sa fille et bien
qu'elle soit, par son âge, étrangère à tout cela...
On me notifia l'obligation de vider les lieux, comme on dit. J'écrivis
une lettre, pour le principe : suspendu dans mes fonctions de Directeur
de l'Ecole Normale, je demeurais toujours professeur et ne me croyais
pas, pour le moment, déchu de mon droit au logement acquis à ce
titre. Naturellement, pas de réponse. Des policiers se présentèrent pour
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me mettre dehors manu militari.
— Si le Gouvernement, leur dis-je, n'a aucune notion de l'honneur
et de la loi, moi j'en ai. Je saurai rendre les clés où je dois... vous
pouvez vous en aller...
Et puisque le Procureur de la République, un coopérant, refusait de
délivrer un mandat d'arrêt, alléguant qu'il n'y avait pas de délit, ce fut
l'internement administratif (comme au temps des colons...) dans des
camps militaires à l'intérieur du pays et dans des conditions qui se
voulaient délibérément difficiles.
Moulouhle (camp militaire dans le nord du pays). Nous attendions
auprès de la land-rover, entourés de soldats. Après nous avoir écouté, le
jeune sergent désabusé qui commandait l'escorte nous confia :
— Mais pourquoi vous gaspiller. Cette Afrique en est encore à se
traîner en des lieux depuis longtemps abandonnés par l'Humanité. ..
Oui. C'était vrai et... pénible. Certaines scènes de nos transferts
fréquents d'un endroit à l'autre faisaient penser aux manoeuvres et trafics
de la mafia. Des avions qui, venant de directions différentes,
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aterrissent au crépuscule sur un terrain vague, loin des villes et repartent
aussitôt avec d'autres passagers, vers d'autres destinations...
Dora (camp militaire au nord du pays). Je tombai malade, souffrant
d'une hépatite et demandai un médecin, soutenu par mes deux autres amis
Yahya et « Djama le barbu ». Le sergent confia à l'un d'eux : «celui-là, nous
avons ordre de le liquider à la moindre occasion. Il peut crever si ça lui
chante, mais il n'aura pas de docteur».
— Crever? répondis-je à Djama. Et si le Bon Dieu et moi, on refusait
?
Je vécus et fus guéri...
Djama et moi étions à l'intérieur. Les soldats, menaçants, étaient devant
la porte fermée. Au sergent, hier cuisinier du colon aujourd'hui
«Commandant-adjoint» du camp pour «fait d'indépendance», j'adressai
une remarque :
— Savez-vous que ce drapeau sur le fort et ce kalachnikov dans vos
mains, c'est le Front qui les amena tous les deux dans le pays ?
— Et qui vous a dit, vous, de chercher l'indépendance ? J'ai senti
comme un coup sur la tête
— Personne, en effet...
Je me tus. On était au-delà de Z, au-delà du discours...
Pour moi, et plus intéressant, un long travail intérieur commencé déjà à
Laanta-Buur, s'acheva à Dora, comme un grand fleuve souterrain qui
débouche enfin dans la mer : le retour à la foi...
«N'as-tu pas vu, me disait un matin une voix en moi-même, que de
chaque épreuve de ta vie nous avions fait pour toi une occasion d'élever ton
âme ? Qu'à la première nous t'avions révélé le savoir ? Qu'à la seconde nous
t'avions révélé la force du doute, ce savoir second sur le premier savoir ?
Qu'attends-tu donc aujourd'hui pour oser l'éclosion de cet aveu de ton
âme, aveu de ton amour de la lumière divine ?...»
Yahaya, cette âme spirituelle et artiste m'avait réappris la prière avant de
nous quitter.
Je priais. La paix descend sur l'âme.

Qu'il est immense cet univers aux myriades d'Etoiles Qu'elle


est belle l'intelligence qui voit la Lumière Qu'elle est belle
l'intelligence qui aime la vérité Qu'elle est belle
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l'intelligence qui se repaît de beauté Et comment penser
que s'éteigne un jour à jamais
cette intelligence ?
Décomposée, dévorée par les vers ?...

170
Il faut vouloir que nous sommes ailleurs Que l'esprit a
une autre Patrie... Dieu, comme point Oméga du Bien
et du Beau, Comme Lumière éternelle de l'esprit...

Certains jours, condamné à la peine capitale, j'étais prêt à me laisser


trancher la tête pour ce pays, à arroser de mon sang la gestation
difficile de cette indépendance. Et puis...
Ils ont dit :
— Supprimons son salaire et qu'il soit à la merci.
— Hayye (oui). Ils
ont dit :
— Expulsons-le de la maison et qu'il soit à la rue.
— Hayye. Ils
ont dit :
pitoyable et absurde
— A son bébé aussi, coupons le biberon.
— Allah, quelle bêtise ! Ils
ont dit :
— Encore !
Pet d'âne non point parole d'homme (comme dit le
proverbe).
« A la faim, nous lui ferons goûter... »
— Waa yaabe maxay is moodeen (Pour qui se prennent-ils ces
messieurs ? C'est vraiment étonnant !)
— Ee Abbowe adiguna bal H waran ? (Et toi, frère dis-moi, qu'en est-il
?)

Et moi
homme
J'habite le monde
Ami
Du Maître des possibles Je
contemple mes perspectives Et
quant à ce bébé
Quel bel enfant si vous pouviez le voir
Vous qui n'avez pas ce bonheur...

Dans le temps, un grec singulier qui vivait à l'écart avait mis


devant sa maison en dehors de la ville :
«Qui entre ici me fait honneur, qui n'entre point me fait plaisir».

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Je suis fier d'avoir de mon chef accompli en son temps


Ce qui était de mon devoir
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Mais je regrette aujourd'hui d'y avoir, ce faisant,
perdu un temps précieux...
Laakiin,

_« Mar hadaan ka gabyey go 'aygiina ka qaatay... » (Mais puisque « j'en


ai fait un poème et pris mon plaid...» (Comme disait le poète...)
A l'usage des Djiboutiens...
La vie continue...

Et, de nouveau,
Je suis à Paris Paris à'hier
Le Paris universel et ville éternelle
Antenne et tocsin au sommet de la Tour
Brûle flambeau et brille lumière !
Et qu'emplisse la beauté, qu'emplisse la plénitude !
Ohé ! Infini !... Salut comment vas-tu ?

Paris, le 30Juillet 1983.

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QUELQUES DATES QUI MARQUENT
L'HISTOIRE DE LA RÉGION

1862 : installation des français à Obock


1884 : installation des anglais à Berbera
1892 : installation des italiens à Mogadiscio
1892 : Création de la Côte française des Somalis
1949 : Guerre civile à Djibouti.
1957 : Mahamoud Harbi devient premier ministre du territoire
1950 : Mise sous tutelle des Nations Unies de la Somalie italienne après
la défaite du fascisme. La Somalie est promise à
180
l'indépendance en I960
1951 : Annexion de l'Erythrée par l'Ethiopie
1958 : Référendum. La Côte française des Somalis enregistre le plus
fort pourcentage de «Non» (25 %) pour l'indépendance après la
Guinée
I960 : Ali Aref devient le premier ministre de la C.F.S. I960 :
Indépendance du Somaliland
I960 : Indépendance de la Somalie italienne. La fusion avec
l'ancienne Somalie britannique donne naissance à la République
de Somalie.
1960 : Formation, par Harbi, du Front de Libération de la Côte
Française des Somalis (F.L.C.S.)
I960: Mort de Mahamoud Harbi (dans un «accident d'avion» entre
Genève et le Caire...)
I960: Formation, à Djibouti, du Parti Mouvement Populaire
(P.M.P.)
1961 : Manifestations populaires pour la Communauté lors de la visite
de Robert Lecourt, alors ministre des DOM-TOM
1962: Election de Moussa Ahmed Idris, candidat du P.M.P., pour
représenter le Territoire à l'Assemblée nationale française

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1963 : Nouveau mode de scrutin pour contrecarrer le mouvement


populaire pour l'indépendance.
1966 : Manifestations et émeutes à l'occasion du passage du Général De
Gaulle
1966 : Mise en place du barrage autour de Djibouti
1967 : (19 mars) Référendum truqué. La C.F.S. «vote Oui... »
1967 : Changement d'appellation du Territoire qui devient : Territoire
Français des A fars et des Issus (I.F.A.I.).
1968 : (Mai) Procès de MM. Omar Osman Rabeh, Ali Guellé et Abdi
Hassan Liban
1969 : Révolution militaire en république de Somalie (21 octobre)
1974 : Destitution de l'Empereur Haïlé Salasié, prise du pouvoir par
les militaires en Ethiopie.
1976 : Affaire du Bus à Loyada. Le Gouvernement de Giscard
reconnaît l'évolution vers l'indépendance
1976 : Démission de Ali Aref de son poste de Premier ministre occupé
depuis près de 15 ans (exception faite de l'écart momentané en
1966)
1977 : 3e référendum. Le T.F.A.I. opte pour l'indépendance.
1977 : Accession à l'indépendance du pays qui devient : la République
181
de Djibouti
1979 : Fondation du Rassemblement Populaire pour le Progrès
(R.P.P.)
1981 : Formation du premier parti d'opposition, le Parti Populaire
Djiboutien (P.P.D.)
Arrestation des membres du P.P.D., interdiction de leur
Organisation et proclamation du système du Parti-unique.

174
N°l —1949. « Le R.P.F. réussit toutefois à se tailler une solide assise
parmi les
électeurs issas, en misant sur leur mécontentement. Cette tribu
turbulente et
revendicative constituait une magnifique force de manoeuvre.
En lui
promettant d'appuyer ses revendications au détriment des autres ethnies,
et en
exaltant le particularisme issa, le parti parvint à séparer les issas des
autres
populations indigènes, et à constituer une fidèle clientèle ». Philippe
Oberle :
Afars et Somalis, te Dossier de Djibouti, Paris, Présence Africaine,
1971,
P. 128.
N°2 — Très ancienne ville de la république de Somalie, sur la côte de
l'océan fetndien, à 40 km de Djibouti.
#N°J — Madag, terme somali désignant l'instrument décrit plus haut qui
sert à ||produire le feu.
N°4 — Mahamoud Harbi, membre de l'assemblée territoriale et député
à
l'Assemblée nationale ; il est également Premier ministre du territoire et
prend
! position pour le non au référendum de 1956.
JV°5 — Nom d'une tribu somali, issa en l'occurence. °(î — Hassan
Gouled Aptidon, rival de Harbi en 1958, partisan du oui..11 est
actuellement président de la République de Djibouti. °7—Harbi faisait
allusion à la possibilité d'opter pour la Communauté dans
les délais requis.
N°8 — Ministre des DOM-TOM.
N°9 — Village à 40 km de Djibouti.
N°10 — Appellation votée par l'Assemblée territoriale en 1967.
N*ll — Appellation complétée par la métropole.
N°12 — Appellation attribuée par l'Ethiopie dans les instances
internationales.
N°l3 — Ministre de la Défense du Général De Gaulle.
N°14 — Ministre des DOM-TOM.
182
N°15 — Premier ministre du Territoire de 1960 à 1975.
N°16 — Gouverneur du Territoire.
N°l 7—Président de l'Assemblée territoriale.
N°18 — Un cas classique colonial, fascicule publié par le
Gouvernement
somalien, Mogadiscio, 1967.
N°19 — «Cité» construite par Aref pour les dockers afars.
N°20— Devenu deouis suoer-général d'Etat-maior...
N°21, 22, 23 —P. Fanon: les Damnés de la Terre, Paris, Maspéro,
1970,
pages: 163, 166, 186.
N°24 — Noms et surnoms des dirigeants djiboutiens.

175

Très tôt, Omar Osman Rabeh a ressenti la nécessité de la liberté.


Tandis qu'il est en classe terminale, les événements politiques qui,
en 1966, secouent Vex-Côte Française des ï Somalis le confrontent
brutalement à un choix radical : la liberté ou le bac ? Il opte
définitivement pour la première, conscient de son acte et prêt à en
assumer les conséquences. Alors commence pour lui une aventure
intense qui le conduit successivement à explorer les profondeurs
brûlantes de la vie carcérale, à militer dans le Front de Libération et les
Instances internationales, à contester enfin la légitimité douteuse et
la gestion néfaste des gouvernants entrés en scène en République de
Djibouti par la «voie latérale».
Dix ans de geôle, notamment à Djibouti et en France. Une
libération négociée à la suite de l'enlèvement de l'ambassadeur de
France à Mogadiscio pour permettre la naissance de la République de
Djibouti.
.Telle est une partie de l'itinéraire hors du commun d'Omar
Osman Rabeh. '' ' .. '
Une nouvelle fois incarcéré par le régime à Parti unique en
vigueur à Djibouti, pour avoir fondé un parti d'opposition-
démocratique, Omar Osman Rabeh décide, après sa libération, de
quitter provisoirement le pays pour prendre du recul vis-à-vis des
événements.
Cette autobiographie sincère et violente, relate son cheminement
intellectuel, de la brousse africaine à son expérience de militant
emprisonné avide de comprendre les hommes et • d'agir sur
l'Histoire. Sa réflexion ej ses recherches, parties de Djibouti,
s'étendent aujourd'hui à toute la région, à l'Afrique et, en général, au
sort dramatique du Tiers-Monde. Le titre de l'ouvrage indique cette
ouverture sur l'avenir...
Né en 1946, Omar Osman Rabeh, incarcéré pour la première fois
en 1967, étudie en prison le droit et surtout la philosophie (Doctorat
de 3e Cycle en 1979).

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