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flées, attendait l'ordre qui mettait fin au monde ! Qui sonnerait le coup
fatal dont les accents tombant en cascades dans l'Univers glaceraient les
humains de terreur ! Feraient avorter les femmes enceintes ! Rien qu'à y
penser seulement, on frémissait de peur! Mais, à chaque fois, Dieu
reportait le moment fatal : pour permettre à ces autres petits anges, les
enfants innocents qui apprennent le Coran d'achever l'étude du Livre
sacré ! Mais comme il arrivait toujours de nouveaux débutants pour
remplacer les sortants, l'Univers dont l'échéance normale était depuis
longtemps venue à expiration, survivait par l'indulgence et l'amour
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divins au regard de tous les enfants qui, de par le monde, récitaient
par coeur les versets du Coran. De la sorte, nous étions des
«sauveurs»! Eh oui! Et cela nous remplissait d'une secrète fierté étant
nous-mêmes une parcelle précieuse de la « cause efficiente » !
Puis venait, plutôt antipathique, l'Ange de la Mort. Dans le temps
(où le monde «tournait rond» car, depuis, il s'est passé des choses !), il
se montrait courtois et même compatissant ; il grattait gentiment à la
porte, faisait savoir avec regret, la main sur le coeur, l'objet de sa triste
visite, les victimes s'exécutaient avec conscience et résignation ; c'était du
«fair-play» et de la sagesse. Cependant, un de ces jours (les ennuis
commençaient !...) une mère lui dit que son fils, invité à «rendre l'âme»,
n'était pas encore prêt. Il repartit tranquillement, puis revint tout
confiant. La mère le pria encore d'attendre un peu. Lorsqu'il se
présenta pour la troisième fois quelque peu pressé parce qu'il avait du
«pain sur la planche» et qu'elle ouvrit la porte, elle ne fit rien moins que
de lui enfoncer une bûche ardente dans l'oeil ! Il s'en retourna,
bredouille et blessé, à son Maître et se plaignit de la malveillance des
humains qui récompensaient si méchamment sa gentillesse !
— « Seigneur, voyez dans quel piteux état je suis ! Je ne pourrai plus
faire mon travail qu'à moitié ! »
Dieu : —Oh ! mon bon ange, que t'est-il donc arrivé ?
L'Ange de la Mort: — Là-bas..., là-bas, sur la Terre (il pointa vers
le bas son doigt sans beauté) «ils» m'ont crevé un oeil !
Le Bon Dieu regarda son visage. Creusée et fondue, une cavité
oculaire fumait encore.
Dieu (furieux) : — Qui, ils ?
L'Ange de la Mort : —Les hommes...
Dieu : —Encore ! Ah ! ceux-là ! fit-il en hochant la tête. Je me
doutais bien que ce ne pouvait être qu'eux. Mais ne vois-tu pas toute
la DCA de flèches blasphématoires qu'ils me décochent chaque matin
en guise de remerciement à ma bonté ? Heureusement que j'ai pris mes
mesures : je les ai faits lilliputiens et me suis hissé moi-même si haut !
Autrement, il y a longtemps qu'ils auraient eu ma peau, ces êtres
étranges et têtus ! Quant à toi
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estime-toi heureux, tu n'as perdu qu'un oeil. Il t'en reste un autre, n'est-
ce pas ?
L'Ange de la Mort: —Oui, renifla-t-il.
Dieu : — Alors, je t'autorise désormais à te glisser chez eux sans
t'annoncer, ni même te montrer ! Ça va ?
L'Ange de la Mort : — Oui, Seigneur, et merci ; je m'en vais
retourner à ma besogne : je suis bien en retard aujourd'hui.
L'invisibilité renforçait sa position mais ne lui rendait pas son oeil.
L'Ange de la Mort était donc borgne (que c'était amusant !) ; depuis, il
accomplissait scrupuleusement sa mission : soit qu'il soufflât d'un
coup l'âme du corps comme la flamme de la bougie ;
Soit qu'il la raclât par à-coups dans les râles et les secousses ; ou que,
alliant la conscience à l'art, il la retirât insensiblement, centimètre par
centimètre, des orteils jusqu'à la bouche d'où elle s'échappait, éjectée
en un dernier hoquet, happée au vol, comme petit poisson hors de
l'eau, par la main adroite du «Pêcheur».
A travers ces histoires fantastiques, je me représentais l'Ange de la
Mort sous les espèces d'un homme peu aimable, il faut bien le dire,
obscur et taciturne qui s'en allait vers Dieu avec, sur le dos, un lourd sac
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rempli de toutes les âmes fauchées... Lorsque retentissait le tragique
coup de clairon qui marquerait le terme final des vivants, l'Ange de
la Mort devenait particulièrement affairé ; essoufflé et suant, il
ramassait toutes les âmes, une par une, n'en laissant réchapper aucune.
Mais, en restituant sa triste moisson, une désagréable surprise l'attendait :
L'Ange de la Mort — Ô Dieu ! Maître absolu ! Voici, selon votre
volonté toutes les âmes, cueillies et comptées pas une en plus, pas une
en moins. Mission accomplie et repos espéré !
Dieu : — Non, pas tout à fait... Il m'en manque encore une !
L'Ange de la Mort : — Comme par hasard... Laquelle ? Où l'ai-je
oubliée ? Ô Seigneur de tous les Univers !...
Dieu : — La vôtre, ange de la Mort !
L'Ange de la Mort — Comment ? Ai-je bien entendu ?
Dieu : — Mais oui ! je dis bien la vôtre !
Cette dernière précision était si terriblement tonnante et la panique
de l'Ange de la Mort si forte qu'il se sentit soudainement soulevé,
transporté dans un bond démesuré qui l'envoya par-delà les nues et les
cieux. Il retomba sur la Terre, la traversa comme un laser de part en part,
courut dans les étendues « subterriennes », vira à droite, puis à gauche,
fit un looping sur la face incurvée de l'espace clos et, tel un
boomerang, se retrouva à son point de départ ; Dieu était plein de
puissance et de patience, il n'avait pas bougé :
Dieu : — Eh bien ?
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les avais rangées la veille, avant de me coucher : pour voir s'il n'avait pas
commis quelque imprudence, s'il n'avait pas oublié quelque petite
chose, insignifiante même, qui m'aurait permis d'établir sa
«culpabilité». Mais hélas ! mes investigations aboutissaient toujours au
même résultat : négatif. Ce qui m'exaspérait encore plus, c'était que le
malin devait se sentir drôlement content de me tourner ainsi la tête, de
savoir que je savais qu'il me roulait ainsi ! Je percevais presque sa voix
qui me disait, à travers le siler ;<Je /'ai eu, hein ? ».
Un jour, je crus découvrir un moyen infaillible. J'ôtai la natte de mon
lit, me couchai dessus à plat ventre ; j'écartai les cordes et fis semblant
de dormir en fermant un oeil tandis que l'autre, à peine ouvert, était
«braqué» sur le ballon placé au-dessous. Le diable pensera que je dors,
me disais-je. Il essaiera de dérober le jouet sans faire de bruit et hop ! juste
à ce moment j'ouvrirai grand les yeux pour le «prendre en flagrant délit»!
Mais je restai étendu des heures durant, le ballon ne bougeait pas. Je
me relevai fatigué, quelque peu honteux et frustré du plaisir si certain
que j'avais escompté. «Ben... Evidemment!» m'écriai-je après un
instant de réflexion, en éclatant de rire. Le diable ne pouvait en effet
tomber dans le piège pour la bonne raison qu'il me suivait déjà dès le début
! Je me résignai enfin au fait que le diable s'avérait « imbattable » et
j'abandonnai définitivement la partie. Je regrettais seulement de
n'avoir pas le bonheur de dévisager mon heureux concurrent. Nous nous
racontions entre enfants que la gent diabolique préférait grouiller dans
les ténèbres et que si l'on photographiait le noir, la nuit, on verrait alors,
en développant le négatif, apparaître leurs formes bizarres. Ah ! que
ne pouvions-nous posséder un appareil photo ! Monter un laboratoire !
Un cyclotron pour diable !
Mon père alimentait mon penchant pour la rêverie, la magie et le mythe
: par des histoires extraordinaires qui donnaient de délicieux frissons à
l'âme, des ailes légères à l'esprit qui vagabondait alors dans l'univers
merveilleux de l'imaginaire. C'était le soir, après le dîner, alors que nous
nous préparions à dormir, que mon père nous racontait ces histoires, à ma
mère et moi, dans le silence intime qui prélude au repos.
Bien des fois, en brousse, lors de mes nombreux voyages
nocturnes, il m'était arrivé, tandis que je marchais dans la forêt,
côtoyant les fauves, enjambant les reptiles, de tomber subitement sur
une «ville». Une «ville» avec ses lumières, ses maisons, ses habitants,
ses troupeaux; bref tout. Fatigué, je me disais alors que je pourrais m'y
restaurer, me reposer; mais parvenu à proximité, tout disparaissait
soudain, comme par enchantement ! Plus rien ! Que la nuit et le vent!
Que le vaste silence de la campagne
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une fine clarté gazeuse aux replis argentés. Le camion berçait. «Dors,
dors mon enfant. Bien d'autres avant toi se sont épuisés à s'interroger
ainsi sur l'univers... ».
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III
meurtrissaient le sol et toute son énorme masse coiffée d'une bosse qui
dandinait d'arrogance : tout cela ne lui servait à rien. Quatre hommes
vigoureux le couchaient de force sur le côté. Ainsi ligoté, les pattes
repliées et le formidable front rabattu sur l'épaule la lame froide et
tranchante lui fendait le fanon, s'engageait profondément dans la gorge
où les derniers beuglements se « réfractaient » en des râles
incompréhensibles et affreux dans la confusion chaotique des voies
vitales que la nature avait délicatement mêlées, se gardant de mélanger...
Quant aux moutons, c'est par dizaines qu'ils expérimentaient
tristement à leurs dépens le proverbe ironique auquel a donné lieu leur
bêtise têtue (qui causait déjà le désespoir t^e Panurge !). Si peu spéculatif,
ayant le nez toujours vers le bas, le ^bélier ne voit qu'une fois le ciel dans
sa vie : quand, à la renverse, on lui tranche le larynx ! ».
Les bédouins me semblaient faire preuve d'un appétit, d'une force de
déglutition étonnante. Ils faisaient disparaître des quartiers entiers de
viande...
Une fois par an, dans un grand festin, le clan se réunissait autour de
l'Ancêtre, mangeait et chantait, dansait et priait, invoquant sa
bienveillance et sa protection et promettant d'être présent au rendez-
vous, l'an prochain. Pour finir, on plongeait la main au flanc du
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tombeau de l'Ancêtre, emportant chez soi le sable sacré et, au poignet,
un anneau de peau des bêtes immolées. Et, comme dans le temps la
horde primitive, la tribu se dispersait dans la nature ayant renouvelé son
engagement au regard du père immémorial mais toujours présent, et
renforcé son unité interne et son identité par ce rituel comparable au
pèlerinage.
Gogti, le petit village perdu dans la nature, s'accrochait au dos de la
terre. On aurait dit qu'il avait peur de tomber ! Il s'y aggrippait
paisiblement par ses doigts, ses racines nourricières qu'il étendait dans
toutes les directions et qui disparaissaient derrière les vallons et les
rivières: les pistes empruntées par les campagnards qui y apportaient
leurs produits et s'y ravitaillaient. Mais il demeurait relié au monde,
pour ainsi dire, par une «voie du ciel» ; une voie aérienne dont le
terminus venait atterrir devant le bâtiment en pierre de la police, dans
cette chose magique et parlante : \eposte de radio ! L'après-midi, en
sortant de la prière, les hommes venaient s'accroupir sur les cailloux et
écouter les informations. Il faut dire que dans la société orale Somalie
l'information est un facteur capital, le premier que doit livrer
immédiatement, aussi complet que possible, tout homme arrivant d'un
autre lieu : information sur les personnes, les bêtes, la pluie et le
pâturage, les rapports entre tribus dans la région, etc, et d'une manière
générale, tout événement digne d'intérêt rencontré ou observé en cours
de route. On rapporte qu'un voyageur qui jugeait ne posséder aucun
élément
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? Je ne comprenais pas. Cela ne semblait pas poser de problème à Monsieur
M. qui démêlait bien d'autres énigmes, et rejoignit les vieux qui se
levèrent les uns après les autres; ils dédaignaient la chanson dans
laquelle ils ne voyaient que licence des moeurs.
Monsieur M. était le médecin du village ; un médecin respecté et craint.
Il agissait sur les deux registres : religieux et païen, sachant pour ainsi
dire glisser la plante magique dans les pages du Coran ! Sagement
orthodoxe et savamment hérétique, ce «cumul de pouvoir» lui
conférait une efficacité et une autorité notoire dans le village. Il n'avait
pas hésité à poursuivre le long du mur de clôture du poste de Police le
«Jin » (le diable) qui avait enlevé son enfant ! Monsieur M. contraignit le
ravisseur à lui restituer son fils ! C'était un petit homme court et noir,
avec des cheveux ras, épars et grisonnants sur un crâne réduit, la face
luisante et silencieuse, l'oeil
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plus singulières: on eût dit d'abord que ses cheveux raides et terreux
avaient été repiqués tant ils étaient rares et laissaient des espaces
découverts ! Le regard glissait sur son visage fuyant où les yeux, petits et
creux, n'avaient ni cils ni sourcils ! Avec sa bouche décolorée aux dents
larges et longues, ses oreilles décollées et pointues (qui s'étaient
effilées et devenues mobiles à force d'être aux aguets !), c'était une tête
« amphibie » entre l'hyène et la mort ! Il eut, en guise de rire, un bref
ricanement et dit de sa voix rauque et caverneuse (semblable à celle que
le tourbillon tire des termitières !) :
— Doucement, vieille charogne! si tu continues ainsi c'est
maintenant que je cacherai ma petite herbe dans ta boutique. Et tu m'en
diras des nouvelles !
— Mais, vieux loup, répondit H., pourquoi n'en mettrais-tu pas une
qui fasse pousser les pattes à ma pauvre femme! Si tu ne possèdes pas
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celle-là dans ton grimoire, alors tu ne vaux rien !
Et tout le monde de s'écrier :
— Voyez comme il l'aime ! Ah ! cet incorrigible arabe ! A ton âge t'es
toujours amoureux ?
—Tu préférerais peut-être que je te rende une petite visite ce soir,
après le coucher, hein ? reprit le griot.
— Alors là, je n'y tiens pas; franchement, t'es suffisamment
repoussant comme ça et je n'ai nulle envie de te contempler en hyène
hideuse. Du reste, tu devrais avoir honte de bouffer toutes les nuits les
chameaux d'autrui, voleur impénitent !
—Justement, cette nuit, j'en ai trouvé un qui errait ; il faut dire que
je me suis rarement régalé ainsi. Mais, ajouta-t-il, je n'étais pas seul à ce
festin. J'avais un hôte !
— Qui était-ce ?
— Le petit «Libax» (ce qui veut dire «Lion»), fils de Waberi.
— Comment ? s'écrièrent les hommes. Il «a l'hyène» lui aussi ? ce
n'est pas possible ! Ce n'est qu'un marmot !
— Alors là, tu ne vas pas nous en faire accroire, renchérit H.,
ragaillardi et heureux de prendre en faute son adversaire et vieil ami.
Car nous pouvons le vérifier tout de suite puisqu'il habite juste à côté
— Oui ! Oui ! Vérifions-le !
Un auditeur se proposa d'y aller sur le champ. On l'encouragea : « Vas-
y ! vas-y ! »
La famille W. était très nombreuse. Un enfant était souffrant ; on avait
mandé un guérisseur, un bédouin. Celui-ci prit la petite paume livide
du malade, examina à la lumière du jour puis prononcça sans
hésitation son diagnostic : anémie, paludisme, la rate... Il prescrit le
traitement drastique : le feu. Puisque le mal et le feu, comme disent les
Somalis, sont incompatibles et ne peuvent
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jour à la nuit, son avant-bras porté horizontal à la hauteur des yeux ; où les
êtres honnêtes rentraient chez eux et où les prédateurs abandonnaient
leurs repaires...
Une fois de plus, dans le ciel désolé, faisait rage le combat sanglant
de la lumière et des ombres ; les derniers feux du soleil embrasaient le
couchant comme un gigantesque volcan. Le Maître quitta à ce moment
sa tanière. Il avait passé tout l'après-midi dans un curieux état d'âme :
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léthargie délicieuse et méditation dans la somnolence... Debout sur le
seuil de sa petite pièce, il porta tout d'abord un regard mécontent et froid
sur le paysage morne et muet du cimetière (où se trouvait l'école
coranique), ces lieux obscurs et solitaires où il vivait au milieu des
reptiles, des revenants et du vent... Les pans de son vieux et large
veston flottant sur les côtés, son «kitab» en bandoulière lui battant le
flanc, une canne menaçante dans la main, il se mit en route vers le village
avec cette allure bizarre de vautour prenant son envol. Il rencontra en
chemin son disciple et dévoué serviteur, un jeune homme timide,
obéissant et chétif qui lui tenait compagnie et le secondait dans ses
tâches à l'école. Il revenait du village chercher son écuelle pour
quémander l'aumône et recevoir le cocktail habituel de galette, viande,
riz, doura, etc qui composait son repas du midi et du soir.
«Suis-moi» lui ordonna le maître, sans s'arrêter, ni même daigner
le regarder. Le disciple acquiesça, sans mot dire, connaissant les manières
abruptes de son maître.
Nous jouions à quelque distance de là à une partie de course de
voitures (il ne s'agissait évidemment pas des 24 heures du Mans !)
confectionnées avec de la paille sèche et poussée par la brise. Tout à coup,
l'épatant Ravale, ponctuel comme une horloge pour les petits événements
insolites et amusants s'écria en baissant la voix, la bouche bizarrement
arrondie :
— Eh ! Les gars ! L'voilà !
Nous ramassâmes hâtivement nos jouets. Liban ne trouva pas le sien
—J'ai gagné ! j'ai gagné ! fit-il joyeusement.
— J'ai gagné ? Comment ça ?
— Mais je ne vois pas mon véhicule ! la preuve qu'il a filé loin
pendant que nous regardions le Maître !
« Chuut ! » ordonna Ravale. « II s'approche ! »
Le Maître marchait devant. Le disciple suivait. Nous leur
emboîtâmes le pas.
Quelques femmes s'étaient déjà réunies devant la maison de
Kadija. Sa fille, la tête ceinte d'un bandeau, l'air quelque peu perdu,
était assise à l'intérieur, appuyée contre le mur. La mère se lamentait,
attendait impatiemment le Maître.
— Assalama Calaykum ! (la paix soit sur vous !)
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IV
«Nous, affirma Warsame, nous allons à l'école là-bas, chez les blancs,
nous avons une institutrice européenne !
— «Mais alors, comment vous comprenez - vous ?» répondis-je. En effet,
la maîtresse française ne parlait pas — évidemment — le somali ; et eux mes
petits camarades, ne connaissaient pas non plus le français puisqu'ils allaient
en classe justement pour l'apprendre. Comment donc élèves et institutrice
pouvaient-ils communiquer ?
— «Eh bien, m'expliqua Warsame, elle nous montre d'abord le crayon,
puis elle dit «crayon».
Je trouvais cette méthode intéressante, je n'y avais pas pensé. Elle
permettait à des personnes parlant des langues différentes de
s'entendre. Quant à moi, j'étais inscrit à l'école du quartier. Nous avions un
compatriote comme instituteur ; ce qui me paraissait plus logique puisqu'il
pouvait recourir, au besoin, à la langue maternelle, le somali, pour mieux
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nous expliquer tel mot français difficile à saisir pour nous.
Monsieur A. compétent, sérieux et aimable, était un jeune homme
de petite taille, toujours proprement vêtu d'une culotte et d'une chemise à
manches courtes blanches et bien repassées. Il avait un surnom plaisant ;
personne, évidemment n'osait l'appeler A. « le chat». Mais, parfois, lorsqu'il
étirait sa «grandeur sans excès» pour écrire tout en haut du tableau, tenant la
craie du bout des doigts et qu'il avait ainsi le dos tourné un félin, élève
«surnuméraire», invisible et fluide, rôdait entre les rangées et poussait
sournoisement ça et là, dans ses arrêts sans trace, des «miaou!...
miaou!...» clandestins mais perceptibles jusqu'au « blackboard » où ils
allaient mourir au pied de l'estrade comme des petites vagues sur le rivage !
Alors Monsieur A. baissait lentement le bras le long du corps, pivotait
sur lui-même doucement comme sur des ressorts et, s'efforçant de
dissimuler son irritation, cherchait sans faire semblant à saisir à leur source ces
cris insolents et provocants qui effleuraient à peine l'atmosphère. La classe
redevenait soudain studieuse et silencieuse. Les miaulements se
muaient miraculeusement en grattements de plume sur le papier ! Bien
que la plume, dans son
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ressortir tout aussitôt ! Ma mère me lança un coup d'oeil. Elle était debout
dans la cour :
— Tu t'es déjà lavé ?
— Oui, maman, dis-je, peu sûr de moi.
D'où sortait donc ce «déjà» importun, sans lequel tout serait bien
en ordre et qui me faisait sursauter en l'entendant, comme le lièvre qui,
se sentant en sécurité, perçoit soudain si près le pas du chasseur !...
— C'est ce qu'on va voir, enlève un peu ta chemise.
J'étais pris, acculé au pied du mur : il n'y avait pas d'issue ! avec une
lenteur mortelle je cherchais des doigts les boutons de ma chemise à
manches courtes et, fixant honteusement le sol, découvris bientôt une
petite poitrine sèche et chétive... Ma mère ne parlait pas ; je relevai la
tête.
— Eh bien ? Qu'attends-tu ?
Je retournai aux toilettes. A partir de ce jour, je conclus qu'un peu
de courage face à l'eau froide coûtait moins qu'un mensonge !
Dès lors, la réflexion prit progressivement la relève de l'autorité ferme
et vigilante de ma mère à mesure que, poussé par les ans, je m'éloignais
de son ombre protectrice et que s'avançait sur moi l'éclaircie de ma
liberté, chargée d'aventure et de toute la vie...
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V
La vie lâcha bientôt les uns après les autres, comme une horde de chiens
affamés, les problèmes insidieux qui en constituent la trame, contre
lesquels nous passons nos jours à nous débattre et qui finissent par
dévorer, épuisé, chacun de nous... D'abord, il y eut en ces années-là une
pluie diluvienne. La ville africaine s'était transformée en une triste cité
lacustre tombée à genoux dans les eaux troubles, sales et puantes,
glacées la nuit et brûlantes le jour, où paillettes et maisons en planches
avaient échoué sur des bancs boueux.
Il pleuvait depuis des jours. Ma mère essaya de nous préparer la
nourriture, car il fallait manger, du moins ce qu'on avait. Et comme dans
ce qui nous servait alors de cuisine, le foyer avait été emporté, ma mère
entassa malles, nattes et autres affaires sur le lit où nous étions perchés,
mes frères et soeurs et moi-même ; elle plaça le poêle sur l'autre grabat en
le calant tant bien que mal pour le maintenir en équilibre. Elle alluma
ainsi avec peine un feu de bois mouillés et fumants. Et puis, la pluie ayant
repris, le toit de chaume se mit à pleurer au long des pailles pendant
en stalactites. Ma mère, découragée à court de moyens, s'arrêta net. Elle
promena à la ronde un regard attristé et furieux dans la pièce : la marée et
l'humidité, le froid et la faim, ses enfants qui grelottaient et auxquels
elle ne pouvait même plus offrir un verre de thé pour se réchauffer.
Soudain, elle eut une idée ; elle abandonna tout, nous jeta dans un taxi et
nous transporta tous à l'Ile du Héron où travaillait notre père et nous
répandit pour ainsi dire à l'entrée, devant la barrière. La sentinelle, un
somali, s'enquit de l'objet de cette visite insolite. Ma mère, autoritaire,
lui fit savoir qu'elle était l'épouse d'Osman Rabeh et qu'elle voulait voir
« le Blanc qui commande le camp » ! La sentinelle était sceptique, mais
transmit tout de même le message. Il pensait que cette femme exagérait,
que le Commandant du camp n'était pas homme à s'amuser et que le
pauvre mari paierait sans doute bien cher cette bêtise. Mais ma mère ne
montrait aucun signe de faiblesse ou de nervosité, mais au contraire
une grande
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comprit pas alors, tandis que le peuple se rappelle toujours: «La France
nous avait tendu notre indépendance. Nous aurions pu la prendre, en
paix, ainsi que nous en avions le droit. La main qui nous l'offrait a
commencé à se retirer, mais elle est encore à mi-chemin et nous
pouvons encore nous ressaisir (7). Car lorsqu'elle se sera réfugiée derrière
le dos, il faudra alors les armes et le sacrifice du sang !...»
Mais Gouled oublia dans ses poches le «Bon Debré» et gâcha
également cette chance. Il cloua le Territoire sur la croix du Statu quo...
Lorsque, après le dépouillement du scrutin, on déclara que Harbi était
battu, ce fut comme une nuit de deuil, comme si nous avions perdu un
père. La lueur d'espoir s'éteignait, l'horizon se bouchait de nouveau,
bas et sombre comme un ciel d'hiver... B. et moi sortîmes de la ville ;
nous restâmes longtemps à méditer, muets et tristes, dans l'obscurité et
le silence. Bientôt, Harbi quitta le pays pour se doter à l'étranger des
moyens d'y revenir. Puis, un jour, en 1961, la nouvelle tomba, fendant le
coeur aux derniers fidèles. «Le Tigre est mort» disaient les colons.
Oui, Harbi était mort. Il s'était évanoui, sans laisser de traces, entre
les cieux sans fond et la méditerranée sans mémoire... Là-bas, quelque part
sur la Corne, l'océan las d'attendre rejeta des caisses d'armes sur le
rivage. Mais, projeté hors du temps, dans l'indéfini, le destinataire n'était
pas au rendez-vous...
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VII
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VIII
En I960, il y eut un grand événement historique. Le Somaliland (ex-
Somalie britannique) et la Somalie italienne accédajent à
l'indépendance à quelques jours d'intervalle et proclamèrent l'union
au 1e juillet. Du cap Gardafoui jusqu'à Diri-Dawa, de Wajer à
Djibouti, la nation Somalie était soulevée d'un immense espoir. A
Djibouti, dans l'avenue 26, où les maisons semblaient s'éterniser dans
un jeûne d'existence (les années passaient, revenaient et les trouvaient
toujours dans le même état de délabrement...), les hommes emmitouflés
de leurs turbans pour se protéger contre le vent de sable du Khamsin,
écoutaient attentifs et silencieux, l'oreille collée aux transistors. Quelques
femmes essuyaient des larmes ; le célèbre artiste Abdoullahi Qarshi
auteur de l'hymne national, chantait son œuvre :
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pour moi comme un oracle subit, une violente commotion cérébrale qui
me mit en transe. Mane sublime, le message me tombait dans les mains,
comme un lambeau de liberté, brûlant d'humanité et de vie. Tel un
homme altéré, je me jetais avidement sur cette eau pure et fraîche. J'en
apprenais fiévreusement les articles par coeur comme si je pouvais par là
même me les octroyer. Dans quel désert aride la grande source qui avait
jailli là-bas à Paris «pour tous les hommes» s'était-elle perdue pour nous
laisser dans la soif et la nuit ? Dans quel océan de ténèbres la lumière
s'était-elle absorbée ? Où était cette Histoire de vérité ? de dignité et
d'audace ? Cette histoire où les hommes arrachaient à eux-mêmes dans
le feu leur propre humanité pour l'offrir, la révéler généreusement aux
humains ? Où ? Où était-elle m'écriai-je cette histoire la vraie,
soupçonnée, recherchée, cachée qui m'excluait de ses registres et se
reflétait dans ma vie par l'envers de sa réalité? L'introduction du
Professeur s'adressait évidemment aux petits français, mais elle était pour
moi tout à la fois une vérité cruelle et une invitation au sacrifice où la
liberté s'échangeait avec la mort: «ces droits qui vous semblent
aujourd'hui si naturels, vos arrières grands-pères durent les payer de leur
vie...» et, ajoutait-il «aujourd'hui encore, des centaines de millions de
par le monde en sont privés... ». Je me comptais, je me sentais comme
un petit point rouge et douloureux dans cette humanité innombrable,
déshéritée et malheureuse, accablée sous le poids d'une vie ingrate, qui
servait de pavé au Progrès et traînait à la remorque, à demi-morte derrière
le char implacable de l'Histoire... On nous barricadait les possibilités,
on nous limitait l'existence comme aux poissons dans une mare...
Hôpital Peltier. J'étais chef de poste. A midi, on apporta pour le
Directeur de la Santé un exemplaire du Plan quinquennal rétabli par
l'Administration coloniale. Je le feuilletai «clandestinement» par
curiosité en commençant par le secteur qui revêtait à mes yeux la plus
grande importance : l'Enseignement. On y lisait en toutes lettres que
la scolarisation ne saurait « dépasser 14 %, pour ne pas bouleverser les
structures sociales...» La colère, la crispation m'empêchèrent de
parcourir le reste, d'ailleurs à l'avenant...
Pour une fois nous avions au lycée un proviseur qui désirait faire oeuvre
utile. Constatant que les élèves originaires du pays allaient rarement au-
delà du Brevet en raison des difficultés financières, il proposa de tripler
la bourse pour ceux d'entre eux qui voulaient poursuivre de longues
études et préparer une carrière professorale. Ils touchaient ainsi presqu'un
salaire de fonctionnaire. Aux autres, plus pressés, il conseilla des
orientations professionnelles. Par ces nouvelles perspectives
encourageantes, le proviseur conférait un sens et un avenir à nos études.
Bien d'anciens élèves songeaient déjà à revenir au lycée reprendre des
études suspendues sous la contrainte 80
Enervé, je m'expliquais :
— Mais parce que vous, vous avez des pieds, vous avez des bottes, vous
avez une bagnole, vous avez chez vous le téléphone d'où vous pouvez
même appeler le Bon Dieu si ça vous plait !... Allez au Diable !
Ils se croyaient tout permis ces petits privilégiés du Colon qui
pullulaient et vivaient de son haleine comme les têtards dans l'eau.
L'autre jour, il y en avait un qui forçait la barrière, houspillait le portier
en dehors des heures de visite :
— Faut me laisser passer ! Je suis député, moi ! je veux aller voir
quelqu'un !
— Et ceux-là, dis-je, croyez-vous qu'ils vont danser là-dedans ? »
Hommes, femmes, enfants venus des quartiers étaient là depuis
des heures, avec un petit déjeuner refroidi. Les visites n'étaient
autorisées qu'avant ou après les heures de travail. Il me
menaça :
— Je vais voir le Directeur !
Cette tactique leur réussissait : en échange de leur serment de servile
allégeance. Je pensais «va à ton Directeur, Philistin ! ».
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XI
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Abane, qui alla souvent dans sa vie d'un camp à l'autre : élu sur la liste
P.M.P. en 1963, il avait déserté, retrouvait le peuple en 1966, devait
encore une fois de plus convoler avec Aref, revenir encore...
Quelle était pour le colon la manière la plus économique, la plus subtile
de saboter le mouvement des masses ! Lui donner une direction
choisie pour créer incohérence et confusion au moment critique...
L'explosion populaire avait surpris le colonialisme par sa puissance, sa
soudaineté. Après les premiers débordements, il mit rapidement au
point une stratégie, une tactique de torero : il développa sur tous les
plans, politique et militaire, intérieur et extérieur, des rets d'actions
conjuguées destinées à immobiliser, assommer le taureau...
«Nous avons créé le jour pour le labeur, la nuit pour le repos»
affirme Dieu dans le Coran. Le jour appartenait au colon et la nuit au
peuple. Mais voilà, le colon occupait également la nuit : couvre-feu !
Le peuple tirait sa force et sa confiance à se contempler dans sa puissance,
57
son courage. Dédoublé, il agissait et se regardait agir. Cela le rendait
encore plus fort ! Il fallait donc qu'il se perdît de vue ; que, dispersé et
débité en petits morceaux éparpillés, il disparût pour lui-même dans le
noir et la nuit ! dans le silence et la terreur ! Enterré !... Pas de lit ! On
couchait par terre, à plat ventre, une oreille en alerte et l'oeil ouvert.
Les balles chantaient et passaient au travers des paillettes, déchirant le
silence, comme des moustiques mortels. A 18 heures, jeeps et soldats
sillonnaient les rues ; les coups de feu commençaient ; on tressaillait
à chaque détonation. Pas de sommation. Toute silhouette formait cible
et chaque coup faisait mouche... Un élève rentrait en hâte, rasant les
murs. Soudain, il chancela, tomba sur le trottoir, ses bouquins en
coussin...
Une fille ouvrit prudemment la porte, passa la tête et regarda à
gauche, puis à droite ; les soldats, au bout de la rue, parlaient entre eux ;
elle courut, s'engouffra dans la porte voisine, la sienne. La sentinelle
se retourna ; elle l'avait à peine entrevue, n'eut pas le temps de viser.
Elle tira au jugé. Derrière l'abri fragile la fille, le flanc labouré, chavira.
Elle tourna sur elle-même lentement comme une toupie et tomba. Le bol
de lait qu'elle avait entre les mains dansa. Un nuage blanc, couronne
de pureté, plana sur elle un instant et se mêla au sang, aux sanglots de
la famille...
A la mosquée du quartier n°5 à l'aube, pour les mâtines, le muezzin
quitta sa maison comme toujours, poussé par une foi fatidique qui se
termina en une fin imprévue et abrupte « Allaahou Akb...» il n'eut pas
le temps d'achever. Dans la rue de Zeila, l'appelé, réveillé, mit l'oeil
dans le viseur et le doigt sur la gâchette... Un trou à la tempe... Le pieux
appel des fidèles s'écoula,
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96
verrez sous un autre visage ceux que vous croyez être vos amis. Quand
vous aurez vu d'autres cieux, vous serez plus utile à votre pays. Venez
en France, je vous ai trouvé un Centre d'étudiants qui peut vous héberger
; vous pourrez aller à l'Université et travailler avec moi...
Du point de vue de mon intérêt personnel, c'était une situation idéale.
Je ne pouvais rêver mieux : étudier la médecine sous la direction
théorique et pratique du Dr M.L. m'eût comblé de joie. Mais les
considérations morales m'interdisaient ce bonheur. Je lui répondis,
anxieux et crispé : « mon avenir est lié au destin de mon pays... ». Je m'y
sentais enchaîné...
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plus avant, qu'il était polonais. Ces polonais qui aimaient tant la liberté
qu'ils faisaient la politique dans la gymnastique ! et qui (selon notre
professeur d'histoire) livrés sans secours à la répression sauvage des
cosaques, s'écriaient dans la douleur et le désespoir : « le Dieu est trop haut,
la France est trop loin !...».
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XIV
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tout près de moi et qu'ils me laissaient passer au vu de ma «carte
d'identité». Celle-ci prit progressivement à mes yeux l'aspect d'un
certificat, d'une marque distinctive et patentée de ma soumission ; de
mon consentement, de ma «servilité» pour tout dire. Elle me valait
ainsi cette «indépendance», cette liberté humiliante, douloureuse... où
je ressentais et subissais le poids de l'oppression comme l'homme
terrassé, impuissant mais encore conscient, ressent et subit celui du
fauve ; chaque compatriote saisi, assassiné m'ébranlait comme la
secousse des lambeaux de chair arrachés... Langue chaude et douce
qui lèche la plaie vive...
— A quoi me sert-elle, dis-je, en sortant ma « carte d'identité » et
tandis que je m'apprêtais à la lancer de toutes mes forces, au loin et pour
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toujours, comme on lance le prépuce après la circoncision pour devenir
enfin libre comme avant, pur et fier comme tous mes frères, Iman
m'arrêta :
— Attends Omar... Attends jusqu'à demain...
Mon ivresse et ma joie tombèrent brutalement, heurtant dans le fond
du réel subitement surgi l'écueil du doute sur ma destinée... La
barque de l'espoir voguait encore incertaine en des eaux dangereuses
où le naufrage était déjà présent comme une avalanche imminente...
— Oui, dis-je, d'un air triste, tu as raison... Attendons demain... _
Et demain... c'était le deuil...
Dès le matin, les électeurs se pressaient en foule compacte et
disciplinée devant les bureaux de vote. Les habitants s'encoura-
geaient mutuellement, s'offraient des rafraîchissements. C'était la
fête, une fête où pourtant le coeur n'y était déjà plus mais seulement
le courage.
A Djibouti et dans le Sud du pays la volonté des masses était
unanime. Mais nous ignorions ce que le colonialisme complotait dans
le nord. Il n'y avait aucun représentant du Parti pour suivre, contrôler la
régularité des opérations du scrutin. On y pratiquait le vote collectif, les
chefs de tribu (les Okals) imposés et corrompus par l'administration
votaient en bloc en lieu et place des centaines d'électeurs réels,
imaginaires ou indifférents dans leurs tombes. Nous savions que dans
le nord au secret se distillait notre défaite. Mais pour le moment,
l'enthousiasme populaire, la volonté d'indépendance nous masquaient,
provisoirement, cette sinistre vérité : celle de notre liberté égorgée qui
râlait déjà là-bas et dont les , soubresauts allaient bientôt ensanglanter la
capitale... "" 18h30, au carrefour du boulevard de Gaulle et de l'avenue
13. Nous avions tenté, vainement, de porter à manger à nos assesseurs du
bureau de vote du quartier 2. Le cordon de soldats nous refoula. Un groupe
d'officiers se tenait à côté des blindés rangés le long du boulevard; ils
observaient, attendant le moment d'agir. Je me –
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dirigeai vers eux, indigné, et m'adressai à leur supérieur. Je lâchai un mot
malheureux, impropre aux circonstances ; je m'en aperçus rapidement
par la réaction ironique de mon interlocuteur :
— Mais ce n'est pas démocratique!
Le Général s'esclaffa, interpella un collègue et s'exclama:
— Oh ! Untel, on me traite de « démocrate » ! Moi !... Ha ? Ha ? Ha ?
avec l'intention de me dire : « Mais mon pauvre imbécile, je ne suis pas ici
pour ça ! »
Eh oui, il avait autre chose à faire. Il devait s'illustrer dans la
répression populaire sauvage au lendemain du soi-disant référendum
; ce qui lui valut la Présidence de la Nouvelle Assemblée Territoriale...
Le bourreau narguait le peuple humilié et vaincu du haut de cette tribune.
Le peuple éprouva au fond de son coeur cette dignité comme une offense
voulue à son adresse...
Jusqu'à minuit, les résultats des différents bureaux de vote (de
Djibouti et du Sud) nous furent nettement favorables à nous partisans
enthousiastes de l'Indépendance ; mais à partir de zéro heure la radio
diffusa un conseil significatif semblable à une espèce d'anesthésie
préalable à la douloureuse opération chirurgicale : la mise à mort de
notre indépendance tant désirée ! « Gardez votre sang froid!»
(Dhigiina Qabooja!)... Des vagues successives de «Oui»
interminables et sans mélange affluaient du Nord, nous frappaient de
plein fouet, comme des boulets rouges et brûlants. C'était le
66
commencement de la fin. Le lendemain on déclarait dans les informations
que le « oui » l'avait emporté sur le « non » et que la population avait opté, à
une « large majorité » pour le maintien dans territoire dans l'ensemble
français .. J « Comment ? Le «oui» l'a emporté ? Non ! Non !... »
Certains, furieux, donnaient un violent coup de pied à leur transistor
comme s'ils atteignaient, au travers de l'appareil, le speaker, l'auteur de
cet énorme mensonge. D'autres se levaient, le regard absent:
«Comment donc? Mais ce n'est pas possible ! Non ! Ce n'est pas possible
que le « oui » ait gagné » et ils s'en allaient marchant au hasard, répétant
une question désormais sans réponse dans laquelle se perdait aussi leur
raison. Volée, l'indépendance ! Volée, la dignité ! Volée aussi la vérité
! De nouveau le néant ! De nouveau les ténèbres ! L'humiliation et
l'offense !... Certains se libéraient ainsi de tout, du colon et de la vie vers ce
refuge inexpugnable de la folie...
Le matin de bonheur, je me rendais chez le Secrétaire Général ;
Monsieur Gouled se tenait une cigarette à la main, à sa fenêtre du 1"
étage; nous parlions des résultats du «référendum». Il n'était pas à
mes yeux indigné outre mesure. Tout à coup, une sourde détonation
ébranla l'air, Je ne sais plus quand ni comment je dégringolai
l'escalier. J'arrivai à l'avenue 13 où la population, révoltée contre ce
mensonge, affrontait les forces de l'ordre ;
107
hommes, ménagères revenues du marché, enfants tous couraient en tous
sens, effrayés. Les soldats, abrités, tiraient sur la foule, des cibles
faciles.
Partout dans la ville africaine (où l'on essayait de le contenir), le
peuple livrait un dernier combat à coup de pierres et de bouteilles,
formait des barricades, allumait des feux dans les rues pour
empêcher les camions et les tanks d'entrer dans les quartiers] A
l'angle ouest de l'avenue 13, des jeunes gens avaient poussé des
barils de pétrole sur des vieux pneus qui brûlaient et s'étaient élevés eux-
mêmes dessus, inconscients du danger et menaçant de leurs poings
fermés les soldats qui tiraient des arcades opposées. «Descendez donc
! » leur criai-je.
"" Des hélicoptères survolaient les quartiers, lâchaient des grenades sur
les habitants. On ne comptait plus les blessés et les morts... Je me
collais au mur pour me protéger : « Omar ! Omar ! Entre donc ! » c'était
la mère d'un ami ; elle habitait là et m'avait reconnu. A peine à
l'intérieur, une grenade éclata. Elle mordit la maison au flanc
laissant un grand trou dans le sol et le mur en planches.
C'était la défaite, le bouclage des quartiers, les fouilles, les longues
heures d'attente dans les rues, au soleil, les mains sur la tête et des
mitraillettes autour braquées sur vous... Le taureau populaire, vaincu,
gisait dans la boue, la sueur et le sang. Après l'instant de frénésie, de
lucide liberté, venaient le coup de massue et le coma...jusqu'au prochain
assaut. La foule minuscule et vorace de vermines, de mouchards et
menteurs, de vendeurs en gros et au détail du peuple qui se terraient aux
heures souveraines des masses sortaient de leur cachette, montaient de
leurs petites pattes acérées et crochues sur le corps énorme et inerte du
peuple. Ils prospéraient dans ses blessures, respiraient dans sa peine, se
sentaient libres dans ,—son inconscience... Avec courage et
promptitude, avec sa force herculéenne, le peuple avait redressé sa tête
échevelée et furieuse, brandi ses milles bras comme un minotaure. Epuisé,
saigné à blanc, il tombait à genoux devant l'oppresseur. Ô peuple humble
et bon, audacieux et fier, que de fois n'as-tu pas été trahi, entraîné dans des
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embuscades mortelles!... Pour finir (car nous dévorions les journaux en
quête d'un commentaire compréhensif, sympathisant : que disait-on de
nous?...) quelqu'un nous servit un dessert délicieux en écrivant (dans Le
Monde 7) : La « mouche » (entendez la C.F.S...) s'était aventurée dans le
désert hostile ; vite instruite de sa liberté à la «chèvre de M. Seguin», elle
recula frémissante devant cet avenir « gueule de loup« et revint se
réfugier dans l'abondance enfermée et glacée du «frigidaire» colonial...
Dans le bulletin le Populaire du P.M.P. consacré au pseudo-
référendum, j'écrivais: Consultation en Côte des Somalis. Gouled me
convoqua, il me demanda :
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doutes sur la déclaration intéressée certes, mais tout de même à"
moitié véridique (puisqu'après tout j'étais le produit de mon père et
aussi de ma mère /) que je lui avais servie à la faveur de la nuit !
— Femme, c'est ton fils ?
— Oui, répondit ma mère.
— Emmène-le, tu as de la chance !
Quelques temps après, les luttes tribales reprirent. Poussés par
l'instinct grégaire les éléments épars de chaque clan se regroupaient
dans leur camp respectif. Il s'instaura ainsi, dans la communauté
Somalie, une scission tranchée, ponctuée par les tirailleurs sénégalais
postés ça et là dans les rues, et qui rendait d'autant plus dangereuse
l'explosion des passions meurtrières. Soeurs et de même souche, les
deux tribus s'enlaçaient, se déchiraient dans une étreinte animale et
sanglante. Seules les mères, dont le coeur aspirait à la paix et à
l'amour, se trouvaient écartelées, impuissantes et éplorées entre les
parties en lutte : elles comptaient père et frères dans l'une, époux et
enfants dans l'autre...
Une fois déjà ma mère m'avait porté sur son dos pour me
soustraire à une vie ancestrale qui se répétait indéfiniment
identique à elle-même, à l'écart de l'histoire et du monde.
Maintenant elle voulait me mettre à l'abri d'une furie sauvage qui
pouvait emporter les enfants comme les adultes. Comme mon père
se trouvait toujours retenu à la caserne et que nous étions seuls et
sans défense à la maison, ma mère qui sentait les premiers
grondements de l'orage dont les nuages denses et noirs
s'accumulaient dans le ciel, décida de m'emmener une nuit. Jeune
et vigoureuse, elle allait prestement de par les ruelles étroites et
tortueuses, évitant la lumière. Nous arrivâmes dans l'un de ces
hangars où elle avait déjà travaillé comme trieuse du café venu
d'Ethiopie et destiné à l'exportation ; les autorités françaises avaient
rassemblé là certaines familles (femmes et enfants). Le lendemain,
une jeune femme entra, vers midi. A peine avait-elle franchi le
portail qu'elle s'écroula dans la cour. Elle revenait, horrifiée, de la
ville où la boucherie faisait rage. Au soir, morts et blessés se
comptaient par centaines des deux côtés... Après la tempête vint
l'accalmie.
La vie reprit son petit cours. La Côte française des Somalis
(C.F.S.), Vichyssoise, avait vivoté dans le blocus, suivi la guerre
civile qui la saigna à blanc. Elle en sortait abasourdie, anémiée. Les
«autochtones» (vocable colonial dont le mépris et la cacophonie
claquaient comme des pétards sur le tympan et faisaient surgir dans
mon esprit, chaque fois que je l'entendais, une image affligeante :
celle d'un pauvre noir qui s'en va bredouille, intimidé et titubant...)
surnageaient dans la chaleur, la peau humide et
flées, attendait l'ordre qui mettait fin au monde ! Qui sonnerait le coup
fatal dont les accents tombant en cascades dans l'Univers glaceraient les
humains de terreur ! Feraient avorter les femmes enceintes ! Rien qu'à y
penser seulement, on frémissait de peur! Mais, à chaque fois, Dieu
reportait le moment fatal : pour permettre à ces autres petits anges, les
enfants innocents qui apprennent le Coran d'achever l'étude du Livre
sacré ! Mais comme il arrivait toujours de nouveaux débutants pour
remplacer les sortants, l'Univers dont l'échéance normale était depuis
longtemps venue à expiration, survivait par l'indulgence et l'amour
divins au regard de tous les enfants qui, de par le monde, récitaient
par coeur les versets du Coran. De la sorte, nous étions des
«sauveurs»! Eh oui! Et cela nous remplissait d'une secrète fierté étant
nous-mêmes une parcelle précieuse de la « cause efficiente » !
Puis venait, plutôt antipathique, l'Ange de la Mort. Dans le temps
(où le monde «tournait rond» car, depuis, il s'est passé des choses !), il
se montrait courtois et même compatissant ; il grattait gentiment à la
porte, faisait savoir avec regret, la main sur le coeur, l'objet de sa triste
visite, les victimes s'exécutaient avec conscience et résignation ; c'était du
«fair-play» et de la sagesse. Cependant, un de ces jours (les ennuis
commençaient !...) une mère lui dit que son fils, invité à «rendre l'âme»,
n'était pas encore prêt. Il repartit tranquillement, puis revint tout
confiant. La mère le pria encore d'attendre un peu. Lorsqu'il se
présenta pour la troisième fois quelque peu pressé parce qu'il avait du
«pain sur la planche» et qu'elle ouvrit la porte, elle ne fit rien moins que
de lui enfoncer une bûche ardente dans l'oeil ! Il s'en retourna,
bredouille et blessé, à son Maître et se plaignit de la malveillance des
humains qui récompensaient si méchamment sa gentillesse !
— « Seigneur, voyez dans quel piteux état je suis ! Je ne pourrai plus
faire mon travail qu'à moitié ! »
Dieu : —Oh ! mon bon ange, que t'est-il donc arrivé ?
L'Ange de la Mort: — Là-bas..., là-bas, sur la Terre (il pointa vers
le bas son doigt sans beauté) «ils» m'ont crevé un oeil !
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Le Bon Dieu regarda son visage. Creusée et fondue, une cavité
oculaire fumait encore.
Dieu (furieux) : — Qui, ils ?
L'Ange de la Mort : —Les hommes...
Dieu : —Encore ! Ah ! ceux-là ! fit-il en hochant la tête. Je me
doutais bien que ce ne pouvait être qu'eux*. Mais ne vois-tu pas toute
la DCA de flèches blasphématoires qu'ils me décochent chaque matin
en guise de remerciement à ma bonté ? Heureusement que j'ai pris mes
mesures : je les ai faits lilliputiens et me suis hissé moi-même si haut !
Autrement, il y a longtemps qu'ils auraient eu ma peau, ces êtres
étranges et têtus ! Quant à toi
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estime-toi heureux, tu n'as perdu qu'un oeil. Il t'en reste un autre, n'est-
ce pas ?
L'Ange de la Mort: —Oui, renifla-t-il.
Dieu : — Alors, je t'autorise désormais à te glisser chez eux sans
t'annoncer, ni même te montrer ! Ça va ?
L'Ange de la Mort : — Oui, Seigneur, et merci ; je m'en vais
retourner à ma besogne : je suis bien en retard aujourd'hui.
L'invisibilité renforçait sa position mais ne lui rendait pas son oeil.
L'Ange de la Mort était donc borgne (que c'était amusant !) ; depuis, il
accomplissait scrupuleusement sa mission : soit qu'il soufflât d'un
coup l'âme du corps comme la flamme de la bougie ;
Soit qu'il la raclât par à-coups dans les râles et les secousses ; ou que,
alliant la conscience à l'art, il la retirât insensiblement, centimètre par
centimètre, des orteils jusqu'à la bouche d'où elle s'échappait, éjectée
en un dernier hoquet, happée au vol, comme petit poisson hors de
l'eau, par la main adroite du «Pêcheur».
A travers ces histoires fantastiques, je me représentais l'Ange de la
Mort sous les espèces d'un homme peu aimable, il faut bien le dire,
obscur et taciturne qui s'en allait vers Dieu avec, sur le dos, un lourd sac
rempli de toutes les âmes fauchées... Lorsque retentissait le tragique
coup de clairon qui marquerait le terme final des vivants, l'Ange de
la Mort devenait particulièrement affairé ; essoufflé et suant, il
ramassait toutes les âmes, une par une, n'en laissant réchapper aucune.
Mais, en restituant sa triste moisson, une désagréable surprise l'attendait :
L'Ange de la Mort — Ô Dieu ! Maître absolu ! Voici, selon votre
volonté toutes les âmes, cueillies et comptées pas une en plus, pas une
en moins. Mission accomplie et repos espéré !
Dieu : — Non, pas tout à fait... Il m'en manque encore une !
L'Ange de la Mort : — Comme par hasard... Laquelle ? Où l'ai-je
oubliée ? Ô Seigneur de tous les Univers !...
Dieu : — La vôtre, ange de la Mort !
L'Ange de la Mort — Comment ? Ai-je bien entendu ?
Dieu : — Mais oui ! je dis bien la vôtre !
Cette dernière précision était si terriblement tonnante et la panique
de l'Ange de la Mort si forte qu'il se sentit soudainement soulevé,
transporté dans un bond démesuré qui l'envoya par-delà les nues et les
cieux. Il retomba sur la Terre, la traversa comme un laser de part en part,
courut dans les étendues « subterriennes », vira à droite, puis à gauche,
fit un looping sur la face incurvée de l'espace clos et, tel un
boomerang, se retrouva à son point de départ ; Dieu était plein de
puissance et de patience, il n'avait pas bougé :
75
Dieu : — Eh bien ?
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20
les avais rangées la veille, avant de me coucher : pour voir s'il n'avait pas
commis quelque imprudence, s'il n'avait pas oublié quelque petite
chose, insignifiante même, qui m'aurait permis d'établir sa
«culpabilité». Mais hélas ! mes investigations aboutissaient toujours au
même résultat : négatif. Ce qui m'exaspérait encore plus, c'était que le
malin devait se sentir drôlement content de me tourner ainsi la tête, de
savoir que je savais qu'il me roulait ainsi ! Je percevais presque sa voix
qui me disait, à travers le siler ;<Je /'ai eu, hein ? ».
Un jour, je crus découvrir un moyen infaillible. J'ôtai la natte de mon
lit, me couchai dessus à plat ventre ; j'écartai les cordes et fis semblant
de dormir en fermant un oeil tandis que l'autre, à peine ouvert, était
«braqué» sur le ballon placé au-dessous. Le diable pensera que je dors,
me disais-je. Il essaiera de dérober le jouet sans faire de bruit et hop ! juste
à ce moment j'ouvrirai grand les yeux pour le «prendre en flagrant délit»!
Mais je restai étendu des heures durant, le ballon ne bougeait pas. Je
me relevai fatigué, quelque peu honteux et frustré du plaisir si certain
que j'avais escompté. «Ben... Evidemment!» m'écriai-je après un
instant de réflexion, en éclatant de rire. Le diable ne pouvait en effet
tomber dans le piège pour la bonne raison qu'il me suivait déjà dès le début
! Je me résignai enfin au fait que le diable s'avérait « imbattable » et
j'abandonnai définitivement la partie. Je regrettais seulement de
77
n'avoir pas le bonheur de dévisager mon heureux concurrent. Nous nous
racontions entre enfants que la gent diabolique préférait grouiller dans
les ténèbres et que si l'on photographiait le noir, la nuit, on verrait alors,
en développant le négatif, apparaître leurs formes bizarres. Ah ! que
ne pouvions-nous posséder un appareil photo ! Monter un laboratoire !
Un cyclotron pour diable !
Mon père alimentait mon penchant pour la rêverie, la magie et le mythe
: par des histoires extraordinaires qui donnaient de délicieux frissons à
l'âme, des ailes légères à l'esprit qui vagabondait alors dans l'univers
merveilleux de l'imaginaire. C'était le soir, après le dîner, alors que nous
nous préparions à dormir, que mon père nous racontait ces histoires, à ma
mère et moi, dans le silence intime qui prélude au repos.
Bien des fois, en brousse, lors de mes nombreux voyages
nocturnes, il m'était arrivé, tandis que je marchais dans la forêt,
côtoyant les fauves, enjambant les reptiles, de tomber subitement sur
une «ville». Une «ville» avec ses lumières, ses maisons, ses habitants,
ses troupeaux; bref tout. Fatigué, je me disais alors que je pourrais m'y
restaurer, me reposer; mais parvenu à proximité, tout disparaissait
soudain, comme par enchantement ! Plus rien ! Que la nuit et le vent!
Que le vaste silence de la campagne
22
une fine clarté gazeuse aux replis argentés. Le camion berçait. «Dors,
dors mon enfant. Bien d'autres avant toi se sont épuisés à s'interroger
ainsi sur l'univers... ».
25
III
81
fournir des éclaircissements théoriques étonnants. Un après-midi, les
femmes du village, dont ma mère, se rassemblèrent au son du tam-tam.
Joyeuses et chantantes, emportant encens et offrandes, elles
embarquèrent dans un camion pour se rendre à l'endroit sacré où se
trouvait le tombeau de l'Ancêtre vénéré. Malgré notre insistance, nous
ne fûmes pas autorisés, mes deux amis et moi, à être de la compagnie.
Nous en tirâmes rapidement les conclusions et nous allâmes tenir, à
part dans le buisson, un petit conseil d'urgence :
— «Eh bien, puisqu'on ne veut pas nous emmener, pourquoi ne pas y
aller par nos propres moyens ? »
— « Eh oui ! pourquoi pas ? Allons-y ! ».
Notre décision était vite arrêtée dans l'exagération de nos forces et
l'ignorance du trajet. Nous guettions le camion. Quand il démarra et
sortit du village, nous nous mîmes à le suivre, nous dissimulant derrière
les arbres et les collines quand il entamait une portion droite de la route
(afin de ne pas être vus des passagers à l'arrière), accélérant dès qu'il
passait le tournant. Au début, nous courions allègrement, mais nous ne
tardâmes pas à sentir de la lourdeur dans nos petites jambes. Le véhicule
avec lequel nous gardions jusqu'à présent une distance relativement
courte et stable s'éloigna de plus en plus et finalement disparut ; la nuit
tomba. La fatigue, la faim et la soif nous firent rapidement oublier notre
objectif! Nous cherchâmes de l'eau, au hasard, mais en vain. Nous nous
dispersâmes dans la forêt. Par une inspiration fortuite mais salutaire,
je revenais m'étendre au milieu de la voie, sur le dos, les
29
meurtrissaient le sol et toute son énorme masse coiffée d'une bosse qui
dandinait d'arrogance : tout cela ne lui servait à rien. Quatre hommes
vigoureux le couchaient de force sur le côté. Ainsi ligoté, les pattes
repliées et le formidable front rabattu sur l'épaule la lame froide et
tranchante lui fendait le fanon, s'engageait profondément dans la gorge
où les derniers beuglements se « réfractaient » en des râles
incompréhensibles et affreux dans la confusion chaotique des voies
vitales que la nature avait délicatement mêlées, se gardant de mélanger...
Quant aux moutons, c'est par dizaines qu'ils expérimentaient
tristement à leurs dépens le proverbe ironique auquel a donné lieu leur
bêtise têtue (qui causait déjà le désespoir t^e Panurge !). Si peu spéculatif,
ayant le nez toujours vers le bas, le ^bélier ne voit qu'une fois le ciel dans
sa vie : quand, à la renverse, on lui tranche le larynx ! ».
Les bédouins me semblaient faire preuve d'un appétit, d'une force de
déglutition étonnante. Ils faisaient disparaître des quartiers entiers de
viande...
Une fois par an, dans un grand festin, le clan se réunissait autour de
l'Ancêtre, mangeait et chantait, dansait et priait, invoquant sa
bienveillance et sa protection et promettant d'être présent au rendez-
vous, l'an prochain. Pour finir, on plongeait la main au flanc du
tombeau de l'Ancêtre, emportant chez soi le sable sacré et, au poignet,
un anneau de peau des bêtes immolées. Et, comme dans le temps la
horde primitive, la tribu se dispersait dans la nature ayant renouvelé son
engagement au regard du père immémorial mais toujours présent, et
renforcé son unité interne et son identité par ce rituel comparable au
pèlerinage.
Gogti, le petit village perdu dans la nature, s'accrochait au dos de la
terre. On aurait dit qu'il avait peur de tomber ! Il s'y aggrippait
paisiblement par ses doigts, ses racines nourricières qu'il étendait dans
toutes les directions et qui disparaissaient derrière les vallons et les
rivières: les pistes empruntées par les campagnards qui y apportaient
leurs produits et s'y ravitaillaient. Mais il demeurait relié au monde,
pour ainsi dire, par une «voie du ciel» ; une voie aérienne dont le
terminus venait atterrir devant le bâtiment en pierre de la police, dans
cette chose magique et parlante : \eposte de radio ! L'après-midi, en
sortant de la prière, les hommes venaient s'accroupir sur les cailloux et
écouter les informations. Il faut dire que dans la société orale Somalie
l'information est un facteur capital, le premier que doit livrer
immédiatement, aussi complet que possible, tout homme arrivant d'un
autre lieu : information sur les personnes, les bêtes, la pluie et le
pâturage, les rapports entre tribus dans la région, etc, et d'une manière
générale, tout événement digne d'intérêt rencontré ou observé en cours
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de route. On rapporte qu'un voyageur qui jugeait ne posséder aucun
élément
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plus singulières: on eût dit d'abord que ses cheveux raides et terreux
avaient été repiqués tant ils étaient rares et laissaient des espaces
découverts ! Le regard glissait sur son visage fuyant où les yeux, petits et
creux, n'avaient ni cils ni sourcils ! Avec sa bouche décolorée aux dents
larges et longues, ses oreilles décollées et pointues (qui s'étaient
effilées et devenues mobiles à force d'être aux aguets !), c'était une tête
« amphibie » entre l'hyène et la mort ! Il eut, en guise de rire, un bref
ricanement et dit de sa voix rauque et caverneuse (semblable à celle que
le tourbillon tire des termitières !) :
— Doucement, vieille charogne! si tu continues ainsi c'est
maintenant que je cacherai ma petite herbe dans ta boutique. Et tu m'en
diras des nouvelles !
— Mais, vieux loup, répondit H., pourquoi n'en mettrais-tu pas une
qui fasse pousser les pattes à ma pauvre femme! Si tu ne possèdes pas
celle-là dans ton grimoire, alors tu ne vaux rien !
Et tout le monde de s'écrier :
— Voyez comme il l'aime ! Ah ! cet incorrigible arabe ! A ton âge t'es
toujours amoureux ?
—Tu préférerais peut-être que je te rende une petite visite ce soir,
après le coucher, hein ? reprit le griot.
— Alors là, je n'y tiens pas; franchement, t'es suffisamment
repoussant comme ça et je n'ai nulle envie de te contempler en hyène
hideuse. Du reste, tu devrais avoir honte de bouffer toutes les nuits les
chameaux d'autrui, voleur impénitent !
—Justement, cette nuit, j'en ai trouvé un qui errait ; il faut dire que
je me suis rarement régalé ainsi. Mais, ajouta-t-il, je n'étais pas seul à ce
festin. J'avais un hôte !
— Qui était-ce ?
— Le petit «Libax» (ce qui veut dire «Lion»), fils de Waberi.
— Comment ? s'écrièrent les hommes. Il «a l'hyène» lui aussi ? ce
n'est pas possible ! Ce n'est qu'un marmot !
— Alors là, tu ne vas pas nous en faire accroire, renchérit H.,
ragaillardi et heureux de prendre en faute son adversaire et vieil ami.
Car nous pouvons le vérifier tout de suite puisqu'il habite juste à côté
— Oui ! Oui ! Vérifions-le !
Un auditeur se proposa d'y aller sur le champ. On l'encouragea : « Vas-
y ! vas-y ! »
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La famille W. était très nombreuse. Un enfant était souffrant ; on avait
mandé un guérisseur, un bédouin. Celui-ci prit la petite paume livide
du malade, examina à la lumière du jour puis prononcça sans
hésitation son diagnostic : anémie, paludisme, la rate... Il prescrit le
traitement drastique : le feu. Puisque le mal et le feu, comme disent les
Somalis, sont incompatibles et ne peuvent
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« Lagalyey ! Lagalyey ! » carillonna Libax comme pour lui
répondre.
L'imam appelait ses fidèles, et Libax ses frères.
— « Dites-donc, c'est pas chaque nuit qu'il se tape une chamelle, ce
Libax ! Il doit se contenter de l'ordinaire pour aujourd'hui ! hein ?
remarqua Rayale, moqueur. « Et si on allait manger nous-mêmes ? hein
? qu'en pensez-vous ? »
— Oh ! Oui ! On a faim !
Et, juste avant de nous séparer Rayale rappela, l'oeil pétillant du plaisir
escompté :
— Et n'oubliez pas les gars, le spectacle ! Faudrait pas le rater !
Liban : « quel spectacle ? »
Rayale : « Mais quand le Macalin délogera le diable ! »
— «Ah ! Oui ! » fis-je spontanément, tout heureux : j'avais hâte de
contempler la débandade du diable !
Le grand disque solaire rouge et plein, était posé sur la montagne. A
l'est s'élevait, silencieuse et veloutée, la musique étoilée de la nuit.
Une escadrille d'oiseaux passait dans le ciel en formation triangulaire.
C'était l'heure où les derniers bédouins attardés dans le village
reprenaient par le soleil couchant le chemin du campement ; où les
respectables mères croyantes et bonnes offraient leur nourriture
spirituelle aux anges gardiens des pénates, qui visitaient à cet instant
les foyers, en jetant une poignée d'encens au feu, mêlant aux veloutés de
fumée des voeux pieux et passionnés ; où, après les ablutions, l'imam
tourné vers l'ouest, consultait de temps à autre, pour annoncer la
prière marquant la transition du 40
jour à la nuit, son avant-bras porté horizontal à la hauteur des yeux ; où les
êtres honnêtes rentraient chez eux et où les prédateurs abandonnaient
leurs repaires...
Une fois de plus, dans le ciel désolé, faisait rage le combat sanglant
de la lumière et des ombres ; les derniers feux du soleil embrasaient le
couchant comme un gigantesque volcan. Le Maître quitta à ce moment
sa tanière. Il avait passé tout l'après-midi dans un curieux état d'âme :
léthargie délicieuse et méditation dans la somnolence... Debout sur le
seuil de sa petite pièce, il porta tout d'abord un regard mécontent et froid
sur le paysage morne et muet du cimetière (où se trouvait l'école
coranique), ces lieux obscurs et solitaires où il vivait au milieu des
reptiles, des revenants et du vent... Les pans de son vieux et large
veston flottant sur les côtés, son «kitab» en bandoulière lui battant le
flanc, une canne menaçante dans la main, il se mit en route vers le village
avec cette allure bizarre de vautour prenant son envol. Il rencontra en
chemin son disciple et dévoué serviteur, un jeune homme timide,
obéissant et chétif qui lui tenait compagnie et le secondait dans ses
tâches à l'école. Il revenait du village chercher son écuelle pour
quémander l'aumône et recevoir le cocktail habituel de galette, viande,
riz, doura, etc qui composait son repas du midi et du soir.
«Suis-moi» lui ordonna le maître, sans s'arrêter, ni même daigner
le regarder. Le disciple acquiesça, sans mot dire, connaissant les manières
abruptes de son maître.
Nous jouions à quelque distance de là à une partie de course de
voitures (il ne s'agissait évidemment pas des 24 heures du Mans !)
confectionnées avec de la paille sèche et poussée par la brise. Tout à coup,
l'épatant Ravale, ponctuel comme une horloge pour les petits événements
insolites et amusants s'écria en baissant la voix, la bouche bizarrement
arrondie :
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— Eh ! Les gars ! L'voilà !
Nous ramassâmes hâtivement nos jouets. Liban ne trouva pas le sien
—J'ai gagné ! j'ai gagné ! fit-il joyeusement.
— J'ai gagné ? Comment ça ?
— Mais je ne vois pas mon véhicule ! la preuve qu'il a filé loin
pendant que nous regardions le Maître !
« Chuut ! » ordonna Ravale. « II s'approche ! »
Le Maître marchait devant. Le disciple suivait. Nous leur
emboîtâmes le pas.
Quelques femmes s'étaient déjà réunies devant la maison de
Kadija. Sa fille, la tête ceinte d'un bandeau, l'air quelque peu perdu,
était assise à l'intérieur, appuyée contre le mur. La mère se lamentait,
attendait impatiemment le Maître.
— Assalama Calaykum ! (la paix soit sur vous !)
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IV
«Nous, affirma Warsame, nous allons à l'école là-bas, chez les blancs,
nous avons une institutrice européenne !
— «Mais alors, comment vous comprenez - vous ?» répondis-je. En effet,
la maîtresse française ne parlait pas — évidemment — le somali ; et eux mes
petits camarades, ne connaissaient pas non plus le français puisqu'ils allaient
en classe justement pour l'apprendre. Comment donc élèves et institutrice
pouvaient-ils communiquer ?
— «Eh bien, m'expliqua Warsame, elle nous montre d'abord le crayon,
puis elle dit «crayon».
Je trouvais cette méthode intéressante, je n'y avais pas pensé. Elle
permettait à des personnes parlant des langues différentes de
s'entendre. Quant à moi, j'étais inscrit à l'école du quartier. Nous avions un
compatriote comme instituteur ; ce qui me paraissait plus logique puisqu'il
pouvait recourir, au besoin, à la langue maternelle, le somali, pour mieux
nous expliquer tel mot français difficile à saisir pour nous.
Monsieur A. compétent, sérieux et aimable, était un jeune homme
de petite taille, toujours proprement vêtu d'une culotte et d'une chemise à
manches courtes blanches et bien repassées. Il avait un surnom plaisant ;
personne, évidemment n'osait l'appeler A. « le chat». Mais, parfois, lorsqu'il
étirait sa «grandeur sans excès» pour écrire tout en haut du tableau, tenant la
craie du bout des doigts et qu'il avait ainsi le dos tourné un félin, élève
«surnuméraire», invisible et fluide, rôdait entre les rangées et poussait
sournoisement ça et là, dans ses arrêts sans trace, des «miaou!...
miaou!...» clandestins mais perceptibles jusqu'au « blackboard » où ils
allaient mourir au pied de l'estrade comme des petites vagues sur le rivage !
Alors Monsieur A. baissait lentement le bras le long du corps, pivotait
sur lui-même doucement comme sur des ressorts et, s'efforçant de
dissimuler son irritation, cherchait sans faire semblant à saisir à leur source ces
cris insolents et provocants qui effleuraient à peine l'atmosphère. La classe
redevenait soudain studieuse et silencieuse. Les miaulements se
muaient miraculeusement en grattements de plume sur le papier ! Bien
que la plume, dans son
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ressortir tout aussitôt ! Ma mère me lança un coup d'oeil. Elle était debout
dans la cour :
— Tu t'es déjà lavé ?
— Oui, maman, dis-je, peu sûr de moi.
D'où sortait donc ce «déjà» importun, sans lequel tout serait bien
en ordre et qui me faisait sursauter en l'entendant, comme le lièvre qui,
se sentant en sécurité, perçoit soudain si près le pas du chasseur !...
— C'est ce qu'on va voir, enlève un peu ta chemise.
J'étais pris, acculé au pied du mur : il n'y avait pas d'issue ! avec une
lenteur mortelle je cherchais des doigts les boutons de ma chemise à
manches courtes et, fixant honteusement le sol, découvris bientôt une
petite poitrine sèche et chétive... Ma mère ne parlait pas ; je relevai la
tête.
— Eh bien ? Qu'attends-tu ?
Je retournai aux toilettes. A partir de ce jour, je conclus qu'un peu
de courage face à l'eau froide coûtait moins qu'un mensonge !
Dès lors, la réflexion prit progressivement la relève de l'autorité ferme
et vigilante de ma mère à mesure que, poussé par les ans, je m'éloignais
de son ombre protectrice et que s'avançait sur moi l'éclaircie de ma
liberté, chargée d'aventure et de toute la vie...
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La vie lâcha bientôt les uns après les autres, comme une horde de chiens
affamés, les problèmes insidieux qui en constituent la trame, contre
lesquels nous passons nos jours à nous débattre et qui finissent par
dévorer, épuisé, chacun de nous... D'abord, il y eut en ces années-là une
pluie diluvienne. La ville africaine s'était transformée en une triste cité
lacustre tombée à genoux dans les eaux troubles, sales et puantes,
glacées la nuit et brûlantes le jour, où paillettes et maisons en planches
avaient échoué sur des bancs boueux.
Il pleuvait depuis des jours. Ma mère essaya de nous préparer la
nourriture, car il fallait manger, du moins ce qu'on avait. Et comme dans
ce qui nous servait alors de cuisine, le foyer avait été emporté, ma mère
entassa malles, nattes et autres affaires sur le lit où nous étions perchés,
mes frères et soeurs et moi-même ; elle plaça le poêle sur l'autre grabat en
le calant tant bien que mal pour le maintenir en équilibre. Elle alluma
ainsi avec peine un feu de bois mouillés et fumants. Et puis, la pluie ayant
repris, le toit de chaume se mit à pleurer au long des pailles pendant
en stalactites. Ma mère, découragée à court de moyens, s'arrêta net. Elle
promena à la ronde un regard attristé et furieux dans la pièce : la marée et
l'humidité, le froid et la faim, ses enfants qui grelottaient et auxquels
elle ne pouvait même plus offrir un verre de thé pour se réchauffer.
Soudain, elle eut une idée ; elle abandonna tout, nous jeta dans un taxi et
nous transporta tous à l'Ile du Héron où travaillait notre père et nous
répandit pour ainsi dire à l'entrée, devant la barrière. La sentinelle, un
somali, s'enquit de l'objet de cette visite insolite. Ma mère, autoritaire,
lui fit savoir qu'elle était l'épouse d'Osman Rabeh et qu'elle voulait voir
« le Blanc qui commande le camp » ! La sentinelle était sceptique, mais
transmit tout de même le message. Il pensait que cette femme exagérait,
que le Commandant du camp n'était pas homme à s'amuser et que le
pauvre mari paierait sans doute bien cher cette bêtise. Mais ma mère ne
montrait aucun signe de faiblesse ou de nervosité, mais au contraire
une grande
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comprit pas alors, tandis que le peuple se rappelle toujours: «La France
nous avait tendu notre indépendance. Nous aurions pu la prendre, en
paix, ainsi que nous en avions le droit. La main qui nous l'offrait a
commencé à se retirer, mais elle est encore à mi-chemin et nous
pouvons encore nous ressaisir (7). Car lorsqu'elle se sera réfugiée derrière
le dos, il faudra alors les armes et le sacrifice du sang !...»
Mais Gouled oublia dans ses poches le «Bon Debré» et gâcha
également cette chance. Il cloua le Territoire sur la croix du Statu quo...
Lorsque, après le dépouillement du scrutin, on déclara que Harbi était
battu, ce fut comme une nuit de deuil, comme si nous avions perdu un
père. La lueur d'espoir s'éteignait, l'horizon se bouchait de nouveau,
bas et sombre comme un ciel d'hiver... B. et moi sortîmes de la ville ;
nous restâmes longtemps à méditer, muets et tristes, dans l'obscurité et
le silence. Bientôt, Harbi quitta le pays pour se doter à l'étranger des
moyens d'y revenir. Puis, un jour, en 1961, la nouvelle tomba, fendant le
coeur aux derniers fidèles. «Le Tigre est mort» disaient les colons.
Oui, Harbi était mort. Il s'était évanoui, sans laisser de traces, entre
les cieux sans fond et la méditerranée sans mémoire... Là-bas, quelque part
sur la Corne, l'océan las d'attendre rejeta des caisses d'armes sur le
rivage. Mais, projeté hors du temps, dans l'indéfini, le destinataire n'était
pas au rendez-vous...
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VII
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VIII
En I960, il y eut un grand événement historique. Le Somaliland (ex-
Somalie britannique) et la Somalie italienne accédajent à
l'indépendance à quelques jours d'intervalle et proclamèrent l'union
au 1e juillet. Du cap Gardafoui jusqu'à Diri-Dawa, de Wajer à
Djibouti, la nation Somalie était soulevée d'un immense espoir. A
Djibouti, dans l'avenue 26, où les maisons semblaient s'éterniser dans
un jeûne d'existence (les années passaient, revenaient et les trouvaient
toujours dans le même état de délabrement...), les hommes emmitouflés
de leurs turbans pour se protéger contre le vent de sable du Khamsin,
écoutaient attentifs et silencieux, l'oreille collée aux transistors. Quelques
femmes essuyaient des larmes ; le célèbre artiste Abdoullahi Qarshi
auteur de l'hymne national, chantait son œuvre :
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IX
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pour moi comme un oracle subit, une violente commotion cérébrale qui
me mit en transe. Mane sublime, le message me tombait dans les mains,
comme un lambeau de liberté, brûlant d'humanité et de vie. Tel un
homme altéré, je me jetais avidement sur cette eau pure et fraîche. J'en
apprenais fiévreusement les articles par coeur comme si je pouvais par là
même me les octroyer. Dans quel désert aride la grande source qui avait
jailli là-bas à Paris «pour tous les hommes» s'était-elle perdue pour nous
laisser dans la soif et la nuit ? Dans quel océan de ténèbres la lumière
s'était-elle absorbée ? Où était cette Histoire de vérité ? de dignité et
d'audace ? Cette histoire où les hommes arrachaient à eux-mêmes dans
le feu leur propre humanité pour l'offrir, la révéler généreusement aux
humains ? Où ? Où était-elle m'écriai-je cette histoire la vraie,
soupçonnée, recherchée, cachée qui m'excluait de ses registres et se
reflétait dans ma vie par l'envers de sa réalité? L'introduction du
Professeur s'adressait évidemment aux petits français, mais elle était pour
moi tout à la fois une vérité cruelle et une invitation au sacrifice où la
liberté s'échangeait avec la mort: «ces droits qui vous semblent
aujourd'hui si naturels, vos arrières grands-pères durent les payer de leur
vie...» et, ajoutait-il «aujourd'hui encore, des centaines de millions de
par le monde en sont privés... ». Je me comptais, je me sentais comme
un petit point rouge et douloureux dans cette humanité innombrable,
déshéritée et malheureuse, accablée sous le poids d'une vie ingrate, qui
servait de pavé au Progrès et traînait à la remorque, à demi-morte derrière
le char implacable de l'Histoire... On nous barricadait les possibilités,
on nous limitait l'existence comme aux poissons dans une mare...
Hôpital Peltier. J'étais chef de poste. A midi, on apporta pour le
Directeur de la Santé un exemplaire du Plan quinquennal rétabli par
l'Administration coloniale. Je le feuilletai «clandestinement» par
curiosité en commençant par le secteur qui revêtait à mes yeux la plus
grande importance : l'Enseignement. On y lisait en toutes lettres que
la scolarisation ne saurait « dépasser 14 %, pour ne pas bouleverser les
structures sociales...» La colère, la crispation m'empêchèrent de
parcourir le reste, d'ailleurs à l'avenant...
Pour une fois nous avions au lycée un proviseur qui désirait faire oeuvre
utile. Constatant que les élèves originaires du pays allaient rarement au-
delà du Brevet en raison des difficultés financières, il proposa de tripler
la bourse pour ceux d'entre eux qui voulaient poursuivre de longues
études et préparer une carrière professorale. Ils touchaient ainsi presqu'un
salaire de fonctionnaire. Aux autres, plus pressés, il conseilla des
orientations professionnelles. Par ces nouvelles perspectives
encourageantes, le proviseur conférait un sens et un avenir à nos études.
Bien d'anciens élèves songeaient déjà à revenir au lycée reprendre des
études suspendues sous la contrainte 80
Enervé, je m'expliquais :
— Mais parce que vous, vous avez des pieds, vous avez des bottes, vous
avez une bagnole, vous avez chez vous le téléphone d'où vous pouvez
même appeler le Bon Dieu si ça vous plait !... Allez au Diable !
Ils se croyaient tout permis ces petits privilégiés du Colon qui
pullulaient et vivaient de son haleine comme les têtards dans l'eau.
L'autre jour, il y en avait un qui forçait la barrière, houspillait le portier
en dehors des heures de visite :
— Faut me laisser passer ! Je suis député, moi ! je veux aller voir
quelqu'un !
— Et ceux-là, dis-je, croyez-vous qu'ils vont danser là-dedans ? »
Hommes, femmes, enfants venus des quartiers étaient là depuis
des heures, avec un petit déjeuner refroidi. Les visites n'étaient
autorisées qu'avant ou après les heures de travail. Il me
menaça :
— Je vais voir le Directeur !
Cette tactique leur réussissait : en échange de leur serment de servile
allégeance. Je pensais «va à ton Directeur, Philistin ! ».
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XI
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Abane, qui alla souvent dans sa vie d'un camp à l'autre : élu sur la liste
P.M.P. en 1963, il avait déserté, retrouvait le peuple en 1966, devait
encore une fois de plus convoler avec Aref, revenir encore...
Quelle était pour le colon la manière la plus économique, la plus subtile
de saboter le mouvement des masses ! Lui donner une direction
choisie pour créer incohérence et confusion au moment critique...
L'explosion populaire avait surpris le colonialisme par sa puissance, sa
soudaineté. Après les premiers débordements, il mit rapidement au
point une stratégie, une tactique de torero : il développa sur tous les
plans, politique et militaire, intérieur et extérieur, des rets d'actions
conjuguées destinées à immobiliser, assommer le taureau...
«Nous avons créé le jour pour le labeur, la nuit pour le repos»
affirme Dieu dans le Coran. Le jour appartenait au colon et la nuit au
peuple. Mais voilà, le colon occupait également la nuit : couvre-feu !
Le peuple tirait sa force et sa confiance à se contempler dans sa puissance,
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son courage. Dédoublé, il agissait et se regardait agir. Cela le rendait
encore plus fort ! Il fallait donc qu'il se perdît de vue ; que, dispersé et
débité en petits morceaux éparpillés, il disparût pour lui-même dans le
noir et la nuit ! dans le silence et la terreur ! Enterré !... Pas de lit ! On
couchait par terre, à plat ventre, une oreille en alerte et l'oeil ouvert.
Les balles chantaient et passaient au travers des paillettes, déchirant le
silence, comme des moustiques mortels. A 18 heures, jeeps et soldats
sillonnaient les rues ; les coups de feu commençaient ; on tressaillait
à chaque détonation. Pas de sommation. Toute silhouette formait cible
et chaque coup faisait mouche... Un élève rentrait en hâte, rasant les
murs. Soudain, il chancela, tomba sur le trottoir, ses bouquins en
coussin...
Une fille ouvrit prudemment la porte, passa la tête et regarda à
gauche, puis à droite ; les soldats, au bout de la rue, parlaient entre eux ;
elle courut, s'engouffra dans la porte voisine, la sienne. La sentinelle
se retourna ; elle l'avait à peine entrevue, n'eut pas le temps de viser.
Elle tira au jugé. Derrière l'abri fragile la fille, le flanc labouré, chavira.
Elle tourna sur elle-même lentement comme une toupie et tomba. Le bol
de lait qu'elle avait entre les mains dansa. Un nuage blanc, couronne
de pureté, plana sur elle un instant et se mêla au sang, aux sanglots de
la famille...
A la mosquée du quartier n°5 à l'aube, pour les mâtines, le muezzin
quitta sa maison comme toujours, poussé par une foi fatidique qui se
termina en une fin imprévue et abrupte « Allaahou Akb...» il n'eut pas
le temps d'achever. Dans la rue de Zeila, l'appelé, réveillé, mit l'oeil
dans le viseur et le doigt sur la gâchette... Un trou à la tempe... Le pieux
appel des fidèles s'écoula,
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verrez sous un autre visage ceux que vous croyez être vos amis. Quand
vous aurez vu d'autres cieux, vous serez plus utile à votre pays. Venez
en France, je vous ai trouvé un Centre d'étudiants qui peut vous héberger
; vous pourrez aller à l'Université et travailler avec moi...
Du point de vue de mon intérêt personnel, c'était une situation idéale.
Je ne pouvais rêver mieux : étudier la médecine sous la direction
théorique et pratique du Dr M.L. m'eût comblé de joie. Mais les
considérations morales m'interdisaient ce bonheur. Je lui répondis,
anxieux et crispé : « mon avenir est lié au destin de mon pays... ». Je m'y
sentais enchaîné...
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plus avant, qu'il était polonais. Ces polonais qui aimaient tant la liberté
qu'ils faisaient la politique dans la gymnastique ! et qui (selon notre
professeur d'histoire) livrés sans secours à la répression sauvage des
cosaques, s'écriaient dans la douleur et le désespoir : « le Dieu est trop haut,
la France est trop loin !...».
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XIV
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tout près de moi et qu'ils me laissaient passer au vu de ma «carte
d'identité». Celle-ci prit progressivement à mes yeux l'aspect d'un
certificat, d'une marque distinctive et patentée de ma soumission ; de
mon consentement, de ma «servilité» pour tout dire. Elle me valait
ainsi cette «indépendance», cette liberté humiliante, douloureuse... où
je ressentais et subissais le poids de l'oppression comme l'homme
terrassé, impuissant mais encore conscient, ressent et subit celui du
fauve ; chaque compatriote saisi, assassiné m'ébranlait comme la
secousse des lambeaux de chair arrachés... Langue chaude et douce
qui lèche la plaie vive...
— A quoi me sert-elle, dis-je, en sortant ma « carte d'identité » et
tandis que je m'apprêtais à la lancer de toutes mes forces, au loin et pour
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toujours, comme on lance le prépuce après la circoncision pour devenir
enfin libre comme avant, pur et fier comme tous mes frères, Iman
m'arrêta :
— Attends Omar... Attends jusqu'à demain...
Mon ivresse et ma joie tombèrent brutalement, heurtant dans le fond
du réel subitement surgi l'écueil du doute sur ma destinée... La
barque de l'espoir voguait encore incertaine en des eaux dangereuses
où le naufrage était déjà présent comme une avalanche imminente...
— Oui, dis-je, d'un air triste, tu as raison... Attendons demain... _
Et demain... c'était le deuil...
Dès le matin, les électeurs se pressaient en foule compacte et
disciplinée devant les bureaux de vote. Les habitants s'encoura-
geaient mutuellement, s'offraient des rafraîchissements. C'était la
fête, une fête où pourtant le coeur n'y était déjà plus mais seulement
le courage.
A Djibouti et dans le Sud du pays la volonté des masses était
unanime. Mais nous ignorions ce que le colonialisme complotait dans
le nord. Il n'y avait aucun représentant du Parti pour suivre, contrôler la
régularité des opérations du scrutin. On y pratiquait le vote collectif, les
chefs de tribu (les Okals) imposés et corrompus par l'administration
votaient en bloc en lieu et place des centaines d'électeurs réels,
imaginaires ou indifférents dans leurs tombes. Nous savions que dans
le nord au secret se distillait notre défaite. Mais pour le moment,
l'enthousiasme populaire, la volonté d'indépendance nous masquaient,
provisoirement, cette sinistre vérité : celle de notre liberté égorgée qui
râlait déjà là-bas et dont les , soubresauts allaient bientôt ensanglanter la
capitale... "" 18h30, au carrefour du boulevard de Gaulle et de l'avenue
13. Nous avions tenté, vainement, de porter à manger à nos assesseurs du
bureau de vote du quartier 2. Le cordon de soldats nous refoula. Un groupe
d'officiers se tenait à côté des blindés rangés le long du boulevard; ils
observaient, attendant le moment d'agir. Je me –
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dirigeai vers eux, indigné, et m'adressai à leur supérieur. Je lâchai un mot
malheureux, impropre aux circonstances ; je m'en aperçus rapidement
par la réaction ironique de mon interlocuteur :
— Mais ce n'est pas démocratique!
Le Général s'esclaffa, interpella un collègue et s'exclama:
— Oh ! Untel, on me traite de « démocrate » ! Moi !... Ha ? Ha ? Ha ?
avec l'intention de me dire : « Mais mon pauvre imbécile, je ne suis pas ici
pour ça ! »
Eh oui, il avait autre chose à faire. Il devait s'illustrer dans la
répression populaire sauvage au lendemain du soi-disant référendum
; ce qui lui valut la Présidence de la Nouvelle Assemblée Territoriale...
Le bourreau narguait le peuple humilié et vaincu du haut de cette tribune.
Le peuple éprouva au fond de son coeur cette dignité comme une offense
voulue à son adresse...
Jusqu'à minuit, les résultats des différents bureaux de vote (de
Djibouti et du Sud) nous furent nettement favorables à nous partisans
enthousiastes de l'Indépendance ; mais à partir de zéro heure la radio
diffusa un conseil significatif semblable à une espèce d'anesthésie
préalable à la douloureuse opération chirurgicale : la mise à mort de
notre indépendance tant désirée ! « Gardez votre sang froid!»
(Dhigiina Qabooja!)... Des vagues successives de «Oui»
interminables et sans mélange affluaient du Nord, nous frappaient de
plein fouet, comme des boulets rouges et brûlants. C'était le
135
commencement de la fin. Le lendemain on déclarait dans les informations
que le « oui » l'avait emporté sur le « non » et que la population avait opté, à
une « large majorité » pour le maintien dans territoire dans l'ensemble
français .. J « Comment ? Le «oui» l'a emporté ? Non ! Non !... »
Certains, furieux, donnaient un violent coup de pied à leur transistor
comme s'ils atteignaient, au travers de l'appareil, le speaker, l'auteur de
cet énorme mensonge. D'autres se levaient, le regard absent:
«Comment donc? Mais ce n'est pas possible ! Non ! Ce n'est pas possible
que le « oui » ait gagné » et ils s'en allaient marchant au hasard, répétant
une question désormais sans réponse dans laquelle se perdait aussi leur
raison. Volée, l'indépendance ! Volée, la dignité ! Volée aussi la vérité
! De nouveau le néant ! De nouveau les ténèbres ! L'humiliation et
l'offense !... Certains se libéraient ainsi de tout, du colon et de la vie vers ce
refuge inexpugnable de la folie...
Le matin de bonheur, je me rendais chez le Secrétaire Général ;
Monsieur Gouled se tenait une cigarette à la main, à sa fenêtre du 1"
étage; nous parlions des résultats du «référendum». Il n'était pas à
mes yeux indigné outre mesure. Tout à coup, une sourde détonation
ébranla l'air, Je ne sais plus quand ni comment je dégringolai
l'escalier. J'arrivai à l'avenue 13 où la population, révoltée contre ce
mensonge, affrontait les forces de l'ordre ;
107
hommes, ménagères revenues du marché, enfants tous couraient en tous
sens, effrayés. Les soldats, abrités, tiraient sur la foule, des cibles
faciles.
Partout dans la ville africaine (où l'on essayait de le contenir), le
peuple livrait un dernier combat à coup de pierres et de bouteilles,
formait des barricades, allumait des feux dans les rues pour
empêcher les camions et les tanks d'entrer dans les quartiers] A
l'angle ouest de l'avenue 13, des jeunes gens avaient poussé des
barils de pétrole sur des vieux pneus qui brûlaient et s'étaient élevés eux-
mêmes dessus, inconscients du danger et menaçant de leurs poings
fermés les soldats qui tiraient des arcades opposées. «Descendez donc
! » leur criai-je.
"" Des hélicoptères survolaient les quartiers, lâchaient des grenades sur
les habitants. On ne comptait plus les blessés et les morts... Je me
collais au mur pour me protéger : « Omar ! Omar ! Entre donc ! » c'était
la mère d'un ami ; elle habitait là et m'avait reconnu. A peine à
l'intérieur, une grenade éclata. Elle mordit la maison au flanc
laissant un grand trou dans le sol et le mur en planches.
C'était la défaite, le bouclage des quartiers, les fouilles, les longues
heures d'attente dans les rues, au soleil, les mains sur la tête et des
mitraillettes autour braquées sur vous... Le taureau populaire, vaincu,
gisait dans la boue, la sueur et le sang. Après l'instant de frénésie, de
lucide liberté, venaient le coup de massue et le coma...jusqu'au prochain
assaut. La foule minuscule et vorace de vermines, de mouchards et
menteurs, de vendeurs en gros et au détail du peuple qui se terraient aux
heures souveraines des masses sortaient de leur cachette, montaient de
leurs petites pattes acérées et crochues sur le corps énorme et inerte du
peuple. Ils prospéraient dans ses blessures, respiraient dans sa peine, se
sentaient libres dans ,—son inconscience... Avec courage et
promptitude, avec sa force herculéenne, le peuple avait redressé sa tête
échevelée et furieuse, brandi ses milles bras comme un minotaure. Epuisé,
saigné à blanc, il tombait à genoux devant l'oppresseur. Ô peuple humble
et bon, audacieux et fier, que de fois n'as-tu pas été trahi, entraîné dans des
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embuscades mortelles!... Pour finir (car nous dévorions les journaux en
quête d'un commentaire compréhensif, sympathisant : que disait-on de
nous?...) quelqu'un nous servit un dessert délicieux en écrivant (dans Le
Monde 7) : La « mouche » (entendez la C.F.S...) s'était aventurée dans le
désert hostile ; vite instruite de sa liberté à la «chèvre de M. Seguin», elle
recula frémissante devant cet avenir « gueule de loup« et revint se
réfugier dans l'abondance enfermée et glacée du «frigidaire» colonial...
Dans le bulletin le Populaire du P.M.P. consacré au pseudo-
référendum, j'écrivais: Consultation en Côte des Somalis. Gouled me
convoqua, il me demanda :
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de vote inefficace et faux. Première étape : la ville autochtone devait avoir
ses secrets. Il paraissait indispensable, pour y parvenir, de couper les
ponts avec la «ville blanche» et par conséquent de pourchasser les «
mouchards ». Une réunion eut lieu à cet effet chez Houfane, plus tard
surnommé «Ho Chi Minh». Ancien de l'école Militaire de Madagascar
il avait été renvoyé de l'armée, alors que, jeune et brillant sous-officier,
il avait devant lui une carrière prometteuse. Motif: complicité avec la
liberté...
Je fus heureusement surpris de découvrir chez lui toute une
bibliothèque révolutionnaire : Trotsky (le Terrorisme, la Révolution
permanente) ; Lénine (L'Etat de la Révolution) ; Marx (le Capital) ; Mao
(le Petit livre rouge...}, «Ho» possédait une avance théorique
incontestable sur moi et sur la plupart des jeunes de son âge. Du coup
naquit entre nous cette fraternité intellectuelle, profonde et
passionnante, plus forte que le lien du sang lui-même : le partage d'un
même idéal, d'une même idée. Il était animé de cette même volonté
sacrée de libération, de dévouement de soi, de l'amour inconditionnel
du peuple...
Une nuit, 20 heures. Jo nous conduisait dans sa voiture. Il donnait
des signes d'énervement. Il sortit du coffre un petit baluchon qui
contenait un revolver et deux bombes. Jo avait peur. Cela nous étonnait.
«Mais où est-ce qu'on va mettre ça? » dit-il embarrassé. On cacha
finalement le colis dans le tiroir d'un employé au Port... Déjà, les entretiens
ouverts, nullement secrets, de Jo avec un gendarme bien connu et zélé
de la brigade de recherche nous inquiétaient.
— Mais que pouvez-vous avoir à vous dire, toi et ce type ?
Jo restait évasif. Il faisait parti du Comité de rédaction du Parti.
La veille, il emportait toujours un exemplaire du bulletin
hebdomadaire à distribuer le lendemain, en prenant soin de le cacheter.
— Mais qu'est-ce que tu vas en faire ? lui demandions-nous avec
soupçons.
— Rien de spécial. Je vais seulement le lire chez moi, ce soir.
— Mais tu sais déjà le contenu, et puis qu'as-tu besoin de
l'estampiller ?
— Beuh...
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R. était le maître à penser des jeunes du Comité de Coordination. Il
tenait dans la main une grande enveloppe portant le cachet du Parti.
Long, fluet et voûté, c'était une nature tout à tour gaie et taciturne,
expansive et méditative, fougueuse et indulgente, méfiante au regard de
l'ambigu. La nuit dernière, à la Cité L. un gendarme en civil de la
brigade de recherche, différent de l'ami de Jo, nous harcelait. Soudain R.
explosa, «fous-nous la paix, imbécile ! ». Décontenancé, le gendarme qui
se voulait amical et tournait
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et, quant à moi, enchaîné aux barreaux. Il nous a fallu quinze jouis de
grève de la faim pour obtenir des conditions moins humiliantes. Bientôt
j'eus tout le corps couvert de furonculose et je contractai l'hépatite. On
me confectionna, à moi condamné à mort, une grosse chaîne fixée au
mur. Je devais, la nuit, la prendre de mes deux mains pour pouvoir me
retourner dans mon sommeil agité...
« Vous devriez demander la grâce » me dit le régisseur. Pourquoi ? Quelle
grâce ? Dans ma lettre au Procureur, j'écrivais : « Quand mon sang giclera,
buvez-le tout chaud et badigeonnez du reste votre «Liberté — Egalité
— Fraternité»! Je pensais au buste de la République qui trônait,
impassible, au-dessus du Tribunal, le jour du Jugement et symbolisait
pour moi, non pas la dignité, mais l'oppression, l'iniquité et
l'arbitraire...
Au quartier 5, Ahmed Wais (qui m'avait, adolescent, initié à la
politique en me parlant pour la première fois de la colonisation et du
mouvement pour l'indépendance à Djibouti) avait eu une altercation à
mon sujet avec un homme. Ce dernier affirmait :
— Omar aurait dû être prudent. Voilà maintenant là
où ça mène !
Waïs répliqua violemment :
— Et alors ? Si personne ne prend des risques, qui délivrera ce pays ?
Omar a bien fait. Il n'y a pas lieu de le plaindre parce qu’il a fait son
devoir. Ils faillirent en venir aux mains. Tous les deux étaient mes
oncles, l'un défendant mon intérêt personnel, l’autre mon honneur et
la cause nationale.
Ma mère, conduite par ma soeur, vint me rendre visite, toute de blanc
vêtue, symbole de pureté mystique (dans laquelle elle s'était réfugiée
143
contre la souffrance) et de deuil (pour la mort promise au fils aîné). Elle
se tenait là devant moi, humble et muette, la tête baissée pareille à un
drapeau blanc sur le rivage en guise d'adieu à mon âme en partance... Le
bateau du destin m'emportait au loin. Je l'observais, transi de tristesse.
Ne l'avais-je pas abandonnée, tandis qu'elle était venue me témoigner
son amour ? Sa silhouette se dressait comme un reproche innocent. Je
faisais sur moi un suprême effort pour ne pas hurler ma faute, implorer
à genoux un pardon dont son coeur était déjà rempli. Alors, silencieuse,
elle leva les bras, les ouvrit au-dessus de ma tête en un pieux
mouvement destiné à conjurer le danger, le spectre de la mort qui
planait sur mes jours et brillait dans ma vie comme un sombre soleil
de minuit... Je pris tendrement dans mes mains son beau et douloureux
visage adoré et l'embrassai en humant profondément cette douce
senteur maternelle dont j'allais être sevré dans une séparation qui
pouvait bien être définitive...
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que dans et par le mouvement, comme la bicyclette. Sous le poids
avilissant de la détention, le prisonnier ne peut que s'intégrer dans l'une
ou l'autre perspective : l'élévation intellectuelle par le renforcement
des valeurs morales fondamentales ou, au contraire, l'infléchissement
vers le bas ; le bas, c'est-à-dire la pesanteur, la matière, la mort... et
l'abrutissement plus ou moins marqué! Il arrive que, n'ayant pu accéder
à la première possibilité (c'est-à-dire demeurer ou du moins garder
l'espoir d'être homme...) et refusant la seconde alternative, le parcours à
rebours dans les bas-fonds des espèces animales, on actionne pour ainsi
dire le « siège éjectable » pour se précipiter hors de l'univers carcéral...
(Dément donc, n'est-ce-pas, qu'en tel état on consente à vous laisser partir
? Ce qui est un encouragement implicite au suicide ! Alors qu'en toute
rigueur on devrait purger sa peine en intégrité, mort ou pas, peu
importe. Et par conséquent, conserver le corps du coupable et ne le rendre
qu'une fois «quitte» de son obligation...). Une corde, une chaise ; puis,
balancier arrêté du temps mort d'une vie, exclamation hurlante et muette,
poignante dans l'immobile et le silence, un corps qui pend du toit
comme une mise à terme à l'éternité... Quelquefois, il s'en fallut d'un
rien : un dernier fil à la vie qui cède et l'on bascule dans le vide. Un être
aimé, une femme, un enfant, seul espoir, seul garant d'avenir nous
abandonne. Alors on « s'en va soi-même» n'ayant plus rien à attendre...
On quitte «la salle d'attente» où le séjour est devenu dès lors inutile...
On fuit le présent ingrat et brûlant comme un gril vers l'appel
prometteur de l'avenir et l'attrait du passé ; vers l'univers miroitant de
l'imaginaire. « Rien ne se créé, rien ne se perd » dit-on. De même rien ne
s'oublie, tout se mémorise. Lç vécu est là dans sa totalité, sa richesse.
Dépouillé de tout, le détenu redécouvre ce trésor qui est en même temps
un jouet et un sujet de méditation ; il creuse patiemment cette mine,
ce filon d'où il tire une unité et un être, une histoire à son existence
écartelée, enterrée et niée. Il ressuscite, se réhabilite dans ce passé
messianique qu'il consulte, qu'il feuillette minutieusement comme
les pages d'un livre sacré. Il exhume les étapes, les événements de son
existence. Le passé se voit investi d'une fonction salutaire : il surgit
comme un heureux rempart entre le prisonnier et les barreaux. Arc-bouté
aux ogives de murailles hautes et épaisses qui vous enserrent et
enferment du monde, il protège contre les assauts, les accès du
sentiment de déchéance, d'abandon et de néant. Il est ce toit, cette
armature intérieure qui empêche le ciel (Dieu qu'il est bas et lourd,
menaçant !) de vous tomber sur la tête ; on est surpris de l'effrayante fidélité
de notre mémoire qui restitue dans leur ordre et détail jusqu'aux
expériences les plus éloignées, les plus insignifiantes. Dans la vie
quotidienne, la mémoire nous paraît si défaillante parce
127
que, trop sollicitée par le désordre et la diversité de nos affaires nous ne
savons pas ou n'avons pas le temps d'interroger cette faculté
extraordinaire par laquelle ce qui est à jamais révolu reçoit la
réversibilité pour la conscience. Mémoire et imagination ont une
signification métaphysique profonde : elles représentent des
substituts de ce don d'ubiquité qui nous manque relativement à
l'espace et au temps, enfermés que nous sommes, toujours à leur
carrefour. Loin du tumulte des hommes et des jours, dans la solitude
silencieuse de la prison, votre vie décantée, calme et pure et devenue un
milieu transparent, vous invite à vous mirer en elle. On est là. On se
regarde être au loin, perspective au profil des jours passés...
L'obligation de prendre seul ses repas accentue le sentiment
d'isolement. Partager la nourriture, c'est partager l'amour, la vie et la joie.
L'alimentation se transforme dès lors en une corvée dont on s'acquitte
149
sans plaisir. On mange son pain comme l'âne mâchonne son foin, en
silence dans un coin, sans qu'on s'occupe de lui... Une chose peut
changer de valeur non parce qu'elle a changé en elle-même, mais
parce que l'ambiance, altérée, est devenue autre. La prison dégrade
l'assimilation ; elle en fait une fonction servile, presque animale.
Attaché, on vous apporte journellement votre botte de foin à l'écurie...
D'aucuns disent «Ah! Non! Je ne pourrais jamais passer tant
d'années en prison! Jamais!». Mais la captivité montre
l'extraordinaire capacité d'adaptation de l'homme et les ressources
infinies de l'imagination pour esquiver, occulter la condition
anormale, inhumaine qui lui est imposée... Pour atténuer le caractère
péniblement, involontairement « égoïste » de mes repas, je lançais des
invitations à des connaissances... imaginaires! Je les accueillais avec
tout le protocole requis ; mes hôtes prenaient place autour de la table et je
conversais avec eux, à haute voix bien sûr (car autrement comment
m'auraient-ils entendu ?) comme si j'avais en face de moi des êtres véritables
! Oui, je parlais ; car la parole n'est pas seulement un moyen de
communication, une nécessité de notre vie sociale dont nous pouvons nous
passer dès lors que nous n'avons plus de message à transmettre. Parler
même si l'on n'a ni message, ni même interlocuteur peut s'avérer un
besoin impérieux. Il y a un plaisir, une joie à exercer seulement ses cordes
vocales (autrement comment pourrait-on jamais chanter?) et peu
importe dans quel but ! Parler pour s'entendre parler... Pour exorciser les
démons de la solitude, je marchais, discourais, gesticulais. Epuisé, je
m'allongeais, la paix venait... Paix fragile, effarouchée en permanence...
Rêveries éveillées si profondes où les murs disparaissent. Sommeil agité ;
cauchemar où l'on est précipité dans le vide ; rêve fantastique où l'on vole
et plane sur des villes, des montagnes ; frustration
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demanda s'il amenait également avec lui les 100000 dollars en or.
— «Oui»!
— « Allez les chercher » !
Il rapporta une petite boîte noire contenant des lingots d'or portant
la marque Banque de France. Puis on fit venir nos camarades, le
commandant étant sorti.
— « Est-ce bien eux ? demanda le responsable »
— «Oui», répondirent nos camarades.
Je reconnus Aden Robleh, le Secrétaire Général, Mohamed Osman
(« Ho Chi Minh »), Abdi Hassan (« Hatouf ») et un jeune qui s'avéra être ce
garçon blessé au menton par un éclat de grenade, lors des émeutes du 19
mars, et que j'avais essayé de soigner dans le quartier. Nos camarades
exigèrent la vérification de l'authenticité de l'or, ce qui fut fait.
Nous étions libres. Mais nous ne quittâmes pas Aden, quelque temps
après, sans y «laisser des plumes» !...
Mogadiscio. Toute cette population, du piéton au Président en
passant par les pilotes, officiers, professeurs, médecins, etc, était
Somalie ! Ce beau et grand pays avec ses plaines, ses champs, ses forêts
leur appartenait. La nation Somalie, libre, fière et confiante en elle-
même, était mobilisée ! Elle tentait courageusement de s'arracher au
sous-développement et avait déclaré la guerre aux trois fléaux, au trois
obstacles majeurs au progrès : hfatm, la maladie et Vignorance ; mais aussi
contre la paresse, cette fatalité (musculaire !) pernicieuse dans laquelle
l'habitude aidant, on finit par se complaire. Certes, les Somalis
n'avaient ni capitaux, ni usines, et personne n'était disposé à leur en
fournir. Ils découvraient par contre qu'ils possédaient une richesse
propre, innée, inépuisable qui s'exprimait à travers la devise nationale,
simple et véridique : « Frères ! Usons de nos muscles ! de notre matière
grise ! Tirons-en profit! Aidons-nous nous-mêmes!»... Les masses,
mobilisées, encadrées et enthousiastes, avaient ainsi accompli des prodiges
pour doter leur pays d'infrastructures (hôtels, routes, écoles, dispensaires,
etc.) C'était à mes yeux une chose admirable, presque incroyable ; une
chose profondément réjouissante. Les somalis, dans ce vaste
mouvement historique et populaire, se montraient gais et fiers,
confiants quant à leur avenir. A Djibouti, on finissait sa carrière boy,
planton ou pantin. Les conditions d'existence réduisaient à l'état de
demi-hommes, à des êtres diminués par la violence et la peur, par tout
un système terrifiant qui excluait jusqu'à l'idée d'une telle évolution...
Pour moi donc qui, habitué à l'atmosphère de barbelés et de
poudrière, avais passé ma dernière décennie dans la souffrance morale
et le confinement, durant de longues années, « coincé » entre quatre murs,
l'arrivée à Mogadiscio et l'ambiance de liberté, de 140
souveraineté nationale représentaient un soulagement indicible, une
sorte de renaissance, de redécouverte de moi-même. J'avais là, sous mes
yeux, ce que pouvaient être dans d'autres conditions les habitants
aujourd'hui humiliés de Djibouti...
La révolution du 21 octobre 1969, voulue et soutenue par le peuple
avait réalisé un travail politique, économique et culturel indéniable
qui lui a valu une image respectueuse sur le plan international,
notamment africain où la Somalie s'affirma comme l'une des nations
158
d'avant-garde contre le colonialisme, le sous-développement et la
domination étrangère. En 1975, six ans seulement après la prise du
pouvoir salutaire par les militaires nationalistes (qui évitèrent ainsi la
guerre civile) le régime révolutionnaire du Général Mohamed Siyad
Baré était à son apogée...
Quatre heures du matin. Borama endormi repose encore dans la nuit
comme au fond de la mer. La land-rover s'arrête devant la maison où
vivent ma mère et ma soeur. Mon frère cadet frappe et entre pour les
prévenir de ma présence. J'étais impatient de retrouver ma mère et
appréhendais en même temps cette rencontre : craignant qu'elle ne meure
à me revoir ou, peut-être plus pénible encore pour moi, qu'elle ne fonde
en larmes à l'évocation de toutes les souffrances endurées à cause de moi...
Ma soeur avait allumé la lampe à pétrole. Elle se jeta la première sur
moi. Elle s'était elle aussi sacrifiée : « tant que mon frère est détenu, et ma
mère dans cet état, je n'aurais garde de penser à moi...». Ma mère avait
eu seulement le temps de se relever sur sa couche. Elle était assise
comme d'habitude, les jambes allongées, l'une sur l'autre. Je
m'agenouillais auprès d'elle et, la prenant de deux mains, je couvrais
de baisers cette figure qui était pour moi l'infini de l'amour et que la nuit
me rendait en cette aube, rappelée de loin et surgie de l'ombre, à demi-
éclairée par une lueur vacillante et émaillée du sourire émouvant de
mon enfance...
— Maman !
Après mon refus de solliciter la grâce tout le monde, y compris moi-
même, croyait à Djibouti que j'allais être exécuté. On disait : «II a
dédaigné d'implorer la clémence et exigé d'être fusillé sur la place
Rimbaud ! ». Seule ma mère récusait ma mort et tenait une formule
lapidaire et presque biblique ; «Je n'ai pas quant à moi, le pressentiment
que son heure soit venue...». Durant les longues années où, hors de sa
vue, je demeurai enseveli serti dans les murs, n'ayant pour compagnon que
le monologue intérieur et l'espoir, ma mère avait elle aussi, à la suite du
drame, vécu une double aventure : religieuse d ' abord, à la recherche de Dieu...
Et puis, sans doute dans ce même élan, des randonnées solitaires au travers
de l'Ethiopie, fuyant l'incompréhension (le colon avait créé le vide
autour de la
141
famille...), la misère et la laideur, aspirant à l'air calme et pur de la
campagne vaste et verte. Elle avait ainsi entrepris un pèlerinage
particulier et périlleux qui la conduisit à Diri-Dawa où l'attiraient la
nostalgie de sa jeunesse et la sépulture de son père. Un jour, à Diri-
Dawa, elle confia à ma soeur :
—Jusqu'à présent, je le voyais de loin, comme une silhouette dans
le mirage. Mais, ce matin, sa présence me semble si proche ; elle me
caresse le visage comme une brise...
Puis l'étau me desserra, j'étais de nouveau debout devant elle.
— Ainsi donc tu es là !
— Oui, maman... Comment vas-tu ?
Elle baissa la tête pour se recueillir puis, calmement :
— Tout va bien... Te voilà enfin parmi les vivants ! Rendons-en grâce
à Dieu...
Elle leva les bras au ciel. Et, un instant après, elle reprit avec moi,
changeant de ton, ses propos brefs et concis, virils.
— Et toi, tu continues toujours la lutte ?
A ce mot de lutte où se résumaient ma vie et ma pensée depuis une
décennie, je me relevai vivement d'instinct, sanglé dans ma tenue de
Jean bleu ; tout à la fois alerté et plein de respect comme un soldat devant
son commandant.
159
— Oui, mère. J'étais en mission d'enquête après l'affaire du Bus, à
Loyada. Les camarades attendaient dans la voiture.
— Alors, vas-y ! Qu'y aura-t-il d'autre au bout que la victoire ou la
mort ? N'est-ce pas ? ajouta-elle avec un petit sourire semblable à une
allusion à cette union explosive où l'accomplissement portait le néant en
son coeur comme une ellipse, une image récurrente.
Quel bonheur ! Je retrouvais ma mère telle que je l'avais toujours
connue... Je lui remis le peu d'argent que j'avais et repartis tout
aussitôt.
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XXI
143
La question de l'or restitué par Aden au gouvernement français sous
la pression, semble-t-il, de la RDS pour ménager ses relations avec Paris,
était suffisamment révélatrice et laissait penser que le régime
révolutionnaire somalien n'entendait pas se laisser déborder par la
croissance et les actions du Front, dans la mesure où ils risquaient de
mettre en cause sa politique extérieure...
b) La tentation existait également d'utiliser occasionnellement le FLCS
(du moins au niveau de déclaration) comme un instrument de négociation
avec la France.
c) Car la RDS, il faut bien le dire, ne voyait en fait le FLCS que comme
un élément, comme une donnée de sa politique de Grande Somalie,
principalement axée sur la perspective de libération de la Somalie
occidentale. Ce qui expliquait, entre autres, la passivité volontaire de
l'armée somalienne dans l'affaire du bus à Loyada (1976) lorsque les
forces françaises envahirent le village. Mogadiscio entendait éviter tout
accrochage sur ses flancs, et notamment avec l'importante base militaire
française de Djibouti. Ces considérations déterminèrent la manière dont
la RDS brada pour ainsi dire l'indépendance de la « Somalie Française »,
pressée d'avoir les mains libres et d'aider le peuple de la Somalie
occidentale à se libérer à leur tour de la domination éthiopienne.
Mogadiscio donna ainsi sa bénédiction à l'instauration d'un régime néo-
colonial qui allait se montrer, c'est le moins que l'on puisse dire, si ingrat
à son égard...
Peut-être pensait-on à Mogadiscio qu'une fois Djigjia, Harar et Diri-
Dawa libérés, Djibouti serait déjà acquis et qu'il serait alors aisé à la
RDS d'élaborer dans l'avenir une solution mieux appropriée... Mais
c'était précisément ce à quoi elle ne devait pas en venir... Aussi le
transitoire devait-il s'avérer permanent...
La France joua une admirable partie d'échecs avec la RDS ; celle-
ci découvrit un beau matin qu'on l'avait faite «échec et mat ». Mais la
palme ne revenait pas au seul Giscard : d'autres forces s'étaient liguées
contre la RDS.
Cependant avec l'avènement de Giscard d'Estaing à la Présidence de la
République le gouvernement français avait compris qu'il était impossible
de se maintenir par la force. De grands et profonds changements
étaient intervenus tant sur le plan africain (la fin des grands empires
coloniaux) et international (où la France faisait de plus en plus figure
d'accusé) que régional (disparition du régime féodal en Ethiopie : le
colonialisme perdait un allié fidèle et intéressé...) qu'intérieur où la
population était unanime à revendiquer l'indépendance. Paris chercha
donc à mettre au point une méthode plus souple qui permettrait
d'assurer la «présence française» en modifiant non pas le contenu
mais la forme des rapports entre la métropole et la colonie. Rien de
nouveau :
144
161
démarche classique... Quelles étaient donc les données du
problème ?
D'une part, il y avait la Somalie avec le FLCS basé à Mogadiscio ; de
l'autre l'Ethiopie, avec son pendant tout à fait formel du FLCS, le
Mouvement de Libération de Djibouti ; de même à l'intérieur
existaient le parti d'Aref, l'Union Nationale pour l'Indépendance (UNI)
bien tard venue à cette vocation ; et la Ligue Populaire Africaine pour
l'Indépendance (LPAI).
On avait dès 1974, mis un trait de plume à la petite toute-puissance
d'Aref (Président du Conseil), figure encombrante et usée, impopulaire
et détestée à l'intérieur, méprisée sur le plan international et à l'OUA,
comme « collabo ». Je savais en 1975, alors que j'étais encore à Muret
que Ali Aref, seul obstacle à ma libération, serait abandonné et
liquidé politiquement dans deux ans. On lui fit croire qu'on lui accordait
encore un sursis de deux ans pour acquérir l'audience des pays africains,
alors que Giscard mettait ce délai à profit. Par conséquent,
l'indépendance pouvait intervenir au bout de deux ans. C'est alors que
fut lancée la LPAI qui s'était cantonnée jusqu'à présent à la
revendication timorée d'une «égalité entre les ethnies» et dont
l'impérialisme entendait faire le centre de gravité du pouvoir dans
l'avenir. Ce n'est qu'à ce moment que la LPA (devenue LPAI) osa, avec
le clin d'oeil encourageant de la puissance coloniale, sortir du pays pour
plaider la cause de l'indépendance, suivant d'ailleurs en cela l'exemple
d'Aref lui-même. L'Administration coloniale se livra en même temps
à une manoeuvre destinée à récupérer les partisans du Président du
Conseil : tant pour isoler et affaiblir ce dernier que pour les préparer à
s'intégrer au nouveau système du Pouvoir en les incitant à former une soi-
disant «opposition parlementaire» composée des pures créatures d'Aref.
Ces deux groupes devaient finalement constituer le Gouvernement du
Pays, le MLD étant négligeable et le FLCS, quant à lui, voué à
l'élimination... Il est intéressant de relever dans les déclarations de la
LPAI, notamment à Alger (1975) le rôle que celle-ci, sous l'inspiration de
ses «conseillers» pensait attribuer au FLCS, «bras armé» (sans tête
pensante, bien sûr, puisque cette fonction revenait aux éminences grises
ou blanches de la LPAI...) du mouvement de libération. Lors de la session
de l'OUA à Kampala en 1975, et dans le cadre des accords de
coopération signés dans la même année, le FLCS prit littéralement la
main de la LPAI, inconnue dans les instances internationales, pour
l'introduire dans la salle et lui faire donner la parole. Cela n'empêcha pas
la LPAI, une fois de retour dans le pays, d'écrire dans son bulletin qu'elle
était le «seul représentant» du peuple !
La France joua :
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XXII
fut épargnée que grâce au courage de son père qui risqua ainsi lui-
même sa vie et s'opposa à ce qu'elle fût poussée seule dans la salle
obscure où l'attendait l'araignée...
Zeina avait surgi dans ma vie d'alors comme dans une baie sereine
et pure dans un paysage aride et tourmenté où la vertu apaisante de
sa présence me ménageait des moments de répit lorsqu'il me sembla
étouffer dans l'existence et ne plus pouvoir tenir nulle part au monde
! Lorsqu'il me prenait parfois cette envie étrange d'«ailleurs», d'exploser
hors de l'être...
Un jour, comme une messagère venue d'un autre monde et
secrètement destinée à moi, elle débarqua innocemment à l'aéroport de
Mogadiscio où je l'attendais à son insu. Elle était ravissante, le teint
éclatant de jeunesse rehaussé par sa tenue élégante et rosé, son attitude
réservée. Et tandis que, tenant son petit frère par la main, elle s'était
momentanément rangée à l'écart, ne voulant pas se mêler à la foule
bruyante des passagers, elle m'offrait sans le savoir le plaisir de l'observer
à loisir...
Se souvenait-elle de ce jour où, encore enfant, elle avait dans leur
maison énergiquement rejeté de venir dans mes bras ? Il y avait de cela
plus d'une décennie... Elle s'était depuis lors prodigieusement épanouie
et arborait le printemps de la vie. Se rappelait-elle ce jour où elle s'était
plaisamment écriée à Djibouti :
— Et pourquoi faire tant d'histoires ?, tandis que l'avion qui nous
transportait survolait la ville et que les habitants scrutaient le ciel. Des
hommes, on en a, ce n'est pas ça qui manque chez nous ! Par contre de
l'or, on en voit moins ! Alors qu'on prenne seulement les 100000 dollars
et cela suf...
Elle n'avait pas eu le temps de finir. Furieuse, ma future belle-mère
ramassa un tabouret :
— Mais de quoi parle-t-elle celle-là ?
— Oouu!... Excuse-moi maman, fit Zeina qui se baissa et s'esquiva.
A la sortie, j'allai au devant d'elle :
— Etes-vous bien Zeina ?
— Oui, qui êtes-vous?
Je me présentai. Elle fut un peu surprise de se trouver en face de moi,
mais ne dit rien.
— Venez, lui dis-je. Elle me suivit et monta dans le « bateau » qui nous
menait Dieu sait où en voguant entre les écueils et les étoiles...
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XXIII
matière. Celle-ci, troublée dans son sommeil sans fond, ne rêva plus qu'à
retrouver son repos immémorial. Ainsi, elle poursuivait depuis toujours,
pour la supprimer, la Vie qui fuyait en avant (principe de vie). La Vie
multipliait ses chances pour réduire les ratés (stock génétique),
brouillait ses pistes par une fuite « éclatée » et (le jet en « arbre de la Vie
») prenant pour ainsi dire son courage à deux mains, tentait d'assimiler à
elle la matière elle-même (les monstres préhistoriques). En vain. Le
«principe de vie» filait à une vitesse vertigineuse à travers les
générations successives dont les individus fontiennent seulement
comme un «plasma» (Freud) protecteur, une fois abandonnés, ils
étaient rejetés par le gêne comme autant de mues à la Mort à ses trousses...
La Vie était une folle et effrayante épopée !...
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Ainsi, des milliards d'hommes se levaient de terre en une masse
touffue, comme un champ de blé et, fauchés par la Mort, retombaient
dans la poussière... Et, sur cet océan anonyme des humains brillaient
de loin en loin, au voyageur de l'histoire, quelques phares: Confucius,
le Christ, Marx, Einstein, Freud...
Le vocable « évolution » ne me semblait pas convenir à cette course
effrénée ; car il n'y aurait eu alors qu'une seule espèce unique et
parfaite régnant sur le royaume de la matière. Mais l'oeuvre de la Vie
s'écroulait par pans entiers dans les cataclysmes permanents organisé
par la Matière. La Vie avait connu, pensais-je, deux grands et réels dangers
:
a) lorsque par un mouvement solidaire, elle dût réunir pour pouvoir
survivre, ses éléments d'abord épars (les protozoaires) ;
b) lorsqu'elle dût, dans son cauchemar affreux, inventer cette
étincelle : l'esprit. Mais celui-ci, enfant bâtard et prodige, ne tarda pas à
oublier ses devoirs terre à terre : prédire le danger, prévoir le salut. Il s'en
alla bientôt admirer les étoiles, vagabond des cieux et curieux des au-
delà !...
Ainsi la Vie était la grande malade alitée dans le monde, assiégée par la
Matière, veillée par ses deux garde-malades douloureusement enfantés : la
pensée lumineuse mais distraite et les sens fidèles mais bornés.
La Philosophie et l'Existence face à face. Cela fait deux consciences
conflictuelles. Tandis que l'Existence méprise la Science servante docile et
soumise qui ne peut jamais nous raconter que la Physiologie de l'Etre,
non point sa morphologie ; qu'elle admire et s'attache à la compagnie de
l'Art, enfant prodige qui l'étonné, la distrait en mettant en oeuvre plus
de moyens d'existence que l'Existence elle-même; elle hait et persécute
par contre la Philosophie, pauvre et curieuse, ne possédant nulle chose
sur soi mais sachant dérober ses secrets jalousement gardés. L'Existence
se sent mal à l'aise, épiée par cet «oeil aigu»... C'est pourquoi il est, 158
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Il faut vouloir que nous sommes ailleurs Que l'esprit a
une autre Patrie... Dieu, comme point Oméga du Bien
et du Beau, Comme Lumière éternelle de l'esprit...
Et moi
homme
J'habite le monde
Ami
Du Maître des possibles Je
contemple mes perspectives Et
quant à ce bébé
Quel bel enfant si vous pouviez le voir
Vous qui n'avez pas ce bonheur...
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Et, de nouveau,
Je suis à Paris Paris à'hier
Le Paris universel et ville éternelle
Antenne et tocsin au sommet de la Tour
Brûle flambeau et brille lumière !
Et qu'emplisse la beauté, qu'emplisse la plénitude !
Ohé ! Infini !... Salut comment vas-tu ?
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QUELQUES DATES QUI MARQUENT
L'HISTOIRE DE LA RÉGION
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N°l —1949. « Le R.P.F. réussit toutefois à se tailler une solide assise
parmi les
électeurs issas, en misant sur leur mécontentement. Cette tribu
turbulente et
revendicative constituait une magnifique force de manoeuvre.
En lui
promettant d'appuyer ses revendications au détriment des autres ethnies,
et en
exaltant le particularisme issa, le parti parvint à séparer les issas des
autres
populations indigènes, et à constituer une fidèle clientèle ». Philippe
Oberle :
Afars et Somalis, te Dossier de Djibouti, Paris, Présence Africaine,
1971,
P. 128.
N°2 — Très ancienne ville de la république de Somalie, sur la côte de
l'océan fetndien, à 40 km de Djibouti.
#N°J — Madag, terme somali désignant l'instrument décrit plus haut qui
sert à ||produire le feu.
N°4 — Mahamoud Harbi, membre de l'assemblée territoriale et député
à
l'Assemblée nationale ; il est également Premier ministre du territoire et
prend
! position pour le non au référendum de 1956.
JV°5 — Nom d'une tribu somali, issa en l'occurence. °(î — Hassan
Gouled Aptidon, rival de Harbi en 1958, partisan du oui..11 est
actuellement président de la République de Djibouti. °7—Harbi faisait
allusion à la possibilité d'opter pour la Communauté dans
les délais requis.
N°8 — Ministre des DOM-TOM.
N°9 — Village à 40 km de Djibouti.
N°10 — Appellation votée par l'Assemblée territoriale en 1967.
N*ll — Appellation complétée par la métropole.
N°12 — Appellation attribuée par l'Ethiopie dans les instances
internationales.
N°l3 — Ministre de la Défense du Général De Gaulle.
N°14 — Ministre des DOM-TOM.
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N°15 — Premier ministre du Territoire de 1960 à 1975.
N°16 — Gouverneur du Territoire.
N°l 7—Président de l'Assemblée territoriale.
N°18 — Un cas classique colonial, fascicule publié par le
Gouvernement
somalien, Mogadiscio, 1967.
N°19 — «Cité» construite par Aref pour les dockers afars.
N°20— Devenu deouis suoer-général d'Etat-maior...
N°21, 22, 23 —P. Fanon: les Damnés de la Terre, Paris, Maspéro,
1970,
pages: 163, 166, 186.
N°24 — Noms et surnoms des dirigeants djiboutiens.
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