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Texte 4 : Blaise Pascal, Pensées 1669, fragment 82,

« Imagination »

1 Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont
2 ils s’emmaillotent en chats fourrés (manteaux rouges et fourrures), les palais où ils jugent,
3 les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire. Et si les médecins n’avaient
4 des soutanes et des mules et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes
5 trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à
6 cette montre (apparence) si authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins
7 avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces
8 sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires il
9 faut qu’ils prennent ces vains instruments, qui frappent l’imagination, à laquelle ils ont affaire.
10 Et par là en effet ils s’attirent le respect.

11 Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce

12 qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les

13 autres par grimace.

14 C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne

15 se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels, mais ils se

16 sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces troupes en armes qui

17 n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours

18 qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les

19 plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une
20 raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné,
21 dans son superbe Sérail, de quarante mille janissaires.

22 Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans
23 une opinion avantageuse de sa suffisance.

24 L’imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout
25 du monde.
Classicolycée Vers l’oral du Bac p. 236-240

■ Explication linéaire de l’extrait de Blaise Pascal, Pensées, fragment 82, « Imagination », p. 225-226

Projet de lecture : Expliquez comment le moraliste dénonce la toute-puissance des apparences

■ Explication guidée

I. Lignes 1 à 10: La satire d’une société où l’apparence prévaut sur les compétences

a. Le moraliste pour dénoncer la toute-puissance de l’imagination et des apparences utilise l’énumération (« Leurs
robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys») pour
évoquer tous les éléments du décorum du système judiciaire, le champ lexical du vêtement («robes», «hermines»,
«s’emmaillotent», «soutanes», «bonnets carrés», «robes trop amples») et la métaphore animale: «chats fourrés».

b. Les cibles premières du moraliste sont les magistrats et les médecins: ce sont, d’après lui, des escrocs qui jouent
de leur réputation, de l’autorité conférée par leur statut et par leur vêtement (ce qui peut rappeler la satire des
médecins par Molière); plus généralement: le système judiciaire en général qui joue de son décorum impressionnant
pour mieux exercer un pouvoir, par autorité royale («fleurs de lys») sur le peuple; la médecine, qui n’a selon Pascal
aucun contenu scientifique; dernière cible: le peuple, d’une naïveté extrême et qui se laisse guider par son
imagination et non par sa raison. On pourrait ainsi reformuler sa thèse: les hommes sont par nature naïfs et aveuglés
par les apparences trompeuses ; certains l’ont si bien compris qu’ils utilisent cette faiblesse pour asseoir un pouvoir
qui ne repose sur aucune compétence véritable.

c. Pascal emploie les procédés rhétoriques suivants: — la modalisation du propos: connotation du verbe «dupé»; —
l’ironie: «tout cet appareil auguste était fort nécessaire»; — les oxymores: «sciences imaginaires», «montre si
authentique»; — un raisonnement en apparence démonstratif par l’utilisation des connecteurs logiques «si», «si»,
«mais», «et… en effet…» ; — des champs lexicaux en antithèse: «majesté», «vénérable», «auguste» s’opposant à
«dupé», «montre», «imaginaire», «vain», «imagination».

II. Lignes 11 à 16: Une analyse des mécanismes à l’œuvre dans le maintien de l’ordre social

a. La phrase « Les seuls gens de guerre […] les autres par grimace » (l. 14-16) met en évidence la comparaison entre
les magistrats et les médecins d’une part, et les soldats de l’autre, grâce aux outils de comparaison: «de la sorte », «
plus essentielle », et au parallélisme de construction: « par la force » d’une part, « par la grimace » d’autre part. Le
but argumentatif de cette stratégie est de mettre en évidence la supériorité de la force réelle sur l’apparence et
l’imagination, objets de la charge, comme le prouve la connotation très négative du mot « grimace ».

b. Pascal montre que l’habileté des rois consiste à savoir parfaitement utiliser l’apparat martial (champ lexical de
l’armée: « gardes », « hallebardes », « troupes armées », « trompettes », « tambours ») qui réunit les deux
dimensions: la force (même si Pascal souligne que du même coup elle est hors du roi: «au-devant », « sont
accompagnés », « environnent ») et la dimension spectaculaire (sens de la vue et de l’ouïe) propice à l’imagination.

c. Pascal emploie la métaphore filée du théâtre à travers les termes « déguisés », « grimace », « déguisement », «
masqués ». Il s’agit ici, en contexte, d’un vocabulaire très négativement connoté. Dans le passage, ce vocabulaire
systématiquement employé dans des tournures négatives renvoie à la pratique des magistrats et des médecins,
fermement condamnés en tant qu’escrocs. On constate que le roi ne s’abaisse pas à ce genre de stratagèmes: il
utilise le pouvoir des apparences et de l’imagination de façon plus subtile.

III. Lignes 16 à 22: Une méditation pessimiste sur la puissance de l’imagination humaine

a. Pascal dans cette dernière partie emploie un vocabulaire exotique associé à une allitération en « s »: « Grand
Seigneur », « superbe Sérail », « quarante mille janissaires ». Cela entraîne, pour le lecteur, une sortie du contexte
qui était celui de la société du XVIIe siècle (signalé jusqu’ici par les possessifs « nos magistrats », « nos rois » et par
les références à des réalités familières du temps comme le détail des costumes des médecins). Les sonorités et les
images mentales, qui renvoient à un Orient indéfini et pittoresque, servent peut-être la nécessité d’échapper à un
risque de censure car le déplacement dans un ailleurs exotique permet la satire de la figure du souverain. Pascal
suggère qu’il faudrait être idiot pour ne pas se rendre compte que, malgré la splendeur du palais et le nombre
hyperbolique de ses gardes, le souverain est un homme comme les autres! Cela permet donc une illustration efficace
du propos.

b. La première maxime (« Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand
Seigneur environné, dans son superbe Sérail, de quarante mille janissaires. ») est caractérisée par l’aspect inattendu
de l’exemple exotique et par l’utilisation du conditionnel dans une intention railleuse (trait d’esprit): «il faudrait avoir
une raison bien épurée ». La deuxième maxime (« Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le
bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance. ») possède une apparence de vérité générale et
universelle (présent, « nous ») et reprend, dans une formulation concise et synthétique, la dénonciation d’une
autorité reposant sur le seul habit. On peut ici noter la dimension frappante car très visuelle de l’exemple choisi. La
troisième maxime (« L’imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du
monde. ») se signale aussi, conformément au genre, par une dimension universelle («de tout », « le tout du monde
») et par l’utilisation du présent de vérité générale pour renforcer le caractère définitif de la formulation.
L’enchaînement de ces trois maximes produit un effet progressif d’épure: le détour par la référence exotique tout
d’abord, le retour à la société française ensuite et enfin, une réflexion étendue à une leçon générale sur la nature
humaine, partout et de tout temps.

c. Le fragment n’a traité ni de bonheur ni de beauté mais a construit une argumentation à charge contre la justice
telle qu’elle est exercée dans le système judiciaire français (voir première partie). Pascal a démontré le caractère
fallacieux et vain de la justice: donc la justice — et par contiguïté, le bonheur et la beauté — apparaissent comme
des réalités vaines de ce monde, trompeuses car reposant sur des jeux d’apparences et sur le pouvoir de
l’imagination, fermement dénoncés par Pascal comme responsables de l’aveuglement des peuples. Le propos est
donc nécessairement ironique: pas plus qu’elle ne permet la justice, l’imagination ne permet l’accès au bonheur et à
la beauté. Le constat final est amer: le moraliste atteste de la toute-puissance ici-bas de l’imagination, dont il a
pourtant démontré la dimension trompeuse et aveuglante et l’utilisation qu’en font les puissants pour affermir leur
pouvoir et maintenir l’ordre social.

Question de grammaire

Dans le passage allant de « Et si les médecins » (l. 4) à « bonnets carrés » (l. 9), repérez les propositions
subordonnées, puis précisez leur nature (relatives, complétives ou circonstancielles). Identifiez la valeur des
propositions subordonnées circonstancielles. — «si les médecins n’avaient des soutanes et des mules et que les
docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties »: proposition subordonnée
conjonctive circonstancielle à valeur de condition. — « jamais ils n’auraient dupé le monde »: proposition principale.
— « qui ne peut résister à cette montre si authentique »: proposition subordonnée relative, complément de
l’antécédent « le monde ». — « S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir »:
proposition subordonnée conjonctive circonstancielle à valeur de condition. — « ils n’auraient que faire de bonnets
carrés »: proposition principale.

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