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Premier jour
Ce n’est que vers 23 heures, ce même 17 juillet, soit vingt heures après le
deuxième meurtre et deux jours après le premier, que les policiers
du laboratoire central de la police scientifique, rue de Dantzig, à Paris,
recevant d’Ajaccio les images de la scène de crime de Porticcio, et les
comparant à celles de Longjumeau, se rendirent compte des similitudes
entre les deux crimes. Ils décidèrent d’attendre le lendemain matin pour
prévenir leur « hiérarchie », c’est-à-dire le préfet de police. Les événements
de la nuit s’en chargèrent avant eux.
Troisième jour
Quand Olivier Pelick l’appela, vers 5 h 55, pour lui demander de venir
d’urgence voir le ministre, le commissaire Fatima Hadj se réveillait d’un
terrible cauchemar. Toujours le même : son père venait d’être assassiné ;
encore une fois brûlé vif. Mais, dans son rêve, comme chaque fois qu’elle le
faisait, il ne ressemblait pas à Fouad, son père.
Elle alluma la radio et comprit immédiatement la raison de l’appel du
ministère. Les médias ne parlaient que du « crucifié de Beauvau ».
Elle fila sous la douche, encore sous le coup de son rêve, qui la renvoyait
à de vieilles histoires de famille jamais élucidées, et qu’elle n’avait aucune
envie de voir resurgir.
Cette nuit-là, Fatima avait dormi seule, dans son appartement du quai de
Valmy. Elle y vivait depuis deux ans avec ses enfants, deux garçons de 10 et
8 ans, Issa et Raphaël. À 35 ans, cette très jolie brune aux yeux verts,
grande et fine, s’était séparée depuis peu de leur père, un avocat vedette du
barreau de Paris, Jean-Marie Bezard, spécialisé dans les divorces. Une
séparation, puis un divorce difficile, qui l’avaient plongée dans un début de
dépression dont elle n’était sortie que par le travail, et par l’apprentissage de
deux nouvelles langues étrangères (sa passion). Inquiète pour sa santé, sa
mère, Samy, qui vivait depuis vingt ans dans un grand duplex au sixième et
dernier étage de ce même immeuble, avait réussi à lui obtenir, et à financer,
au moment de sa séparation, cet appartement de quatre pièces, au premier
étage, que Fatima n’aurait jamais eu les moyens de s’offrir seule. Dans ce
même immeuble où Fatima avait vécu à partir de l’âge de 15 ans, avec sa
mère, au dernier étage.
Sa mère… Samy… Samira Belkhir de son vrai nom, était venue en 1980
à 18 ans de Fès à Dunkerque pour épouser, dans un mariage arrangé, Fouad
Hadj, un Marocain de 24 ans débarqué en France quatre ans plus tôt, pour
travailler comme ouvrier chez un sous-traitant d’Usinor. Très intelligent et
très travailleur, il y était devenu rapidement contremaître, puis avait
travaillé dans les bureaux. Ils eurent très vite trois enfants. Deux garçons,
Gabriel et Éden, puis Fatima. Fin 1983, tout de suite après la naissance de
sa fille, après quatre ans de mariage, Samira avait rompu avec son mari,
pour suivre à Paris un jeune médecin américain, rencontré lors de son stage
à l’hôpital de la ville. Elle était alors devenue sculpteur, avec un grand
succès, sous le nom de Samy ; et elle avait vite gagné beaucoup d’argent.
Le bel Américain l’avait tout de suite abandonnée pour rejoindre sa femme
et son fils, rentrés en Californie. Fatima avait ainsi passé son enfance
partagée entre sa mère, à Paris, pendant la semaine, et son père, le week-
end, à Dunkerque.
Fouad n’avait jamais voulu quitter cette ville, où il s’était fait des amis.
Surtout une, Élise, rencontrée cinq ans après le départ de Samira, dans une
manifestation contre les fermetures des sites sidérurgiques du Nord. Elle
était institutrice. Pour le rejoindre, elle avait quitté son mari, proviseur d’un
lycée de la ville. Elle n’avait pas eu d’enfant, ni avec son premier mari, ni
avec Fouad, avec qui elle vivait maintenant depuis plus de vingt-cinq ans
sans qu’ils soient mariés. Élise avait fait découvrir la littérature à son
nouveau compagnon. Il avait quitté l’usine, d’abord pour ouvrir une petite
épicerie. Puis il s’était installé comme libraire dans un quartier ouvrier de
Dunkerque. Avec un grand succès. Tout le monde admirait son insatiable
curiosité littéraire, et sa façon unique de partager son enthousiasme pour les
livres qu’il aimait.
Gabriel, le frère aîné de Fatima, avait d’abord suivi des études d’histoire
de l’art à Paris, puis s’était occupé des œuvres de sa mère, avant d’ouvrir
une galerie d’art à Londres ; il y était heureux. Toute sa jeunesse avait été
plus occupée par sa passion pour l’art et la musique de Freddie Mercury que
par les cours au lycée Henri-IV où sa mère avait tenu à inscrire ses trois
enfants. Le deuxième frère de Fatima, Éden, était, lui, au grand dam de sa
mère, entré dans l’armée, en passant le concours de Saint-Cyr ; puis il était
immédiatement entré dans les services spéciaux : il avait toujours voulu
rendre à la France ce qu’il pensait qu’elle avait apporté à sa famille ; son
obsession était de combattre les ennemis du pays sur tous les fronts. Fatima
était très proche de ses deux frères, si différents soient-ils l’un de l’autre.
Gabriel était un confident ; Éden, un protecteur. L’un et l’autre l’appuyaient
dans son opposition à leur mère : Samy et Fatima ne s’étaient jamais
entendues. Samy en voulait à sa fille de ne pas se laisser façonner par elle :
elle rêvait de faire de Fatima une comédienne. « Ton physique, tu es une
star ! C’est ton capital », disait-elle. De fait, dès ses 17 ans, Fatima
impressionnait par sa beauté hiératique, ses yeux verts, ses longs cheveux
noirs et sa démarche hautaine. Après avoir envisagé un temps de travailler
avec son frère à Londres, ou de mettre à profit son extraordinaire don des
langues (elle en parlait neuf, à présent, et en apprenait sans cesse de
nouvelles, pour tromper son ennui et ses angoisses nocturnes), elle avait
finalement décidé de se lancer dans des études de droit afin de devenir
commissaire de police, provoquant la colère tendre de son père, qui n’avait
jamais porté la police dans son cœur, depuis le temps où il manifestait à
Dunkerque face aux CRS. Elle avait parcouru tous les grades à très grande
vitesse après l’école de police : commissaire, principal et maintenant la plus
jeune divisionnaire de France. La police satisfaisait sa passion pour la
vérité, la transparence et la résolution des énigmes. Un seul avait compris
son choix : Luc, Luc Gerty.
Luc. L’ami d’enfance de Gabriel, le grand amour de Fatima, avec qui elle
avait commencé des études de droit à la Sorbonne. Ils avaient projeté de
rentrer ensemble dans la police. Il l’avait quittée après quinze ans d’amitiés
enfantines et deux ans de passion amoureuse, pour terminer ses études de
droit en Californie, sans lui proposer de l’emmener. Il voulait maintenant
devenir avocat aux États-Unis. Peu de temps après cette rupture, Fatima
épousait maître Jean-Marie Bezard, un des plus célèbres avocats parisiens,
de quinze ans son aîné, spécialisé dans les divorces chics et les braqueurs de
haut niveau, qu’elle avait croisé, jeune commissaire à peine sortie de son
école, lors d’une garde à vue particulièrement houleuse. Pour elle, c’était
son premier mariage ; pour lui, c’était son troisième. Fatima fit tout pour y
croire, pour oublier Luc. Malgré la colère de sa mère qui ne voyait en lui
qu’un prédateur. Ils eurent vite deux garçons, Issa et Raphaël ; ils s’étaient
séparés après sept ans de mariage, dont quatre de disputes.
Cette nuit-là, du 17 au 18 juillet, Fatima avait confié ses deux enfants à
sa mère, cinq étages plus haut ; et elle avait dormi seule : son nouvel amant,
George L’Héritier, un des conseillers du président de la République, qui
l’avait tant aidée à surmonter le retour de la dépression lors de la rupture de
son mariage ; il était reparti après avoir dîné chez elle. Il n’aimait pas,
disait-il, laisser ses gardes du corps en veille toute la nuit sous les fenêtres
d’une conquête, d’autant plus, pensait Fatima, qu’il en avait sans doute plus
d’une. Elle s’en moquait ; elle était décidée à ne plus s’attacher à personne.
Après avoir préparé son habituelle mixture matinale (citron, gingembre,
miel, cannelle, eau chaude) et fini sa séance quotidienne de gym, Fatima
s’habilla d’un pantalon noir et d’une veste grise et monta chez sa mère pour
la prévenir qu’elle sortait plus tôt que d’habitude. Elle voulait absolument
voir ses enfants, qui partaient le lendemain avec leur père, pour quinze jours
de vacances. Elle n’aimait pas les laisser si longtemps. Chaque départ était
un arrachement.
Samy était déjà réveillée et travaillait dans son atelier, une pièce d’angle,
qui donnait à la fois sur la rue Lucien-Sampaix et sur le canal Saint-Martin.
De là, on voyait l’un des ponts qui traversaient le canal, sur lequel Fatima et
ses frères aimaient tant, enfants, aller regarder les rares bateaux passer.
Samy était encore très belle, malgré ses 56 ans. De grands yeux noirs, un
physique très protégé, de mille façons, des ravages du temps. Elle avait
cessé de travailler la pierre, pour s’intéresser au bronze, à l’ancienne : elle
faisait des modèles en cire, coulés ensuite en bronze. Fatima découvrit ce
matin-là que sa mère travaillait à des nus de femmes enceintes.
Fatima lui raconta ce qu’elle avait entendu à la radio du meurtre de la
place Beauvau. Samy soupira :
– Décidément, le monde ne tourne pas rond… Et la chaleur. Il n’a jamais
fait aussi chaud. Tu te rends compte ? Presque 30 degrés à 6 heures du
matin… Tu devrais surtout mettre en prison les industriels qui polluent ! Ils
tuent bien plus de monde que les terroristes.
– Les enfants…
– Quoi, les enfants ? Tes enfants ? Ils dorment encore. Et ne t’inquiète
pas, je vais m’occuper d’eux. Je peux même les emmener à Vézelay avec
moi après-demain.
– Non, maman, merci ! Ils partent en vacances demain avec leur père à
l’île Maurice.
– Tu sais ce que j’en pense… Tu ne devrais pas lui laisser tes enfants si
longtemps. Qui sait avec qui il part à Maurice ! Sûrement pas seulement
avec tes enfants !
– Tu n’es pas objective. Tu ne l’as jamais aimé…
– Il les laisse tous les week-ends seuls chez lui, avec des filles au pair !
Jamais les mêmes ! C’est eux qui me l’ont dit. Tu devrais réclamer la garde
totale. De toute façon, je suis convaincue qu’il va encore trouver une excuse
pour ne pas partir avec eux. On parie ? Quand les a-t-il pris la dernière
fois ? Quand ? En tout cas, je serais ravie de les emmener à Vézelay !
– Parce que, pour une fois, tu pars seule ? Pas d’amant de passage ?
– Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Non. Pas d’« amant de passage »,
comme tu dis. Et tes enfants seraient mieux chez moi.
– Écoute, maman : moi aussi, j’ai vécu entre mes deux parents séparés.
Et c’était autre chose de passer la semaine ici, chez toi, et le week-end à
Dunkerque, que d’être partagés, comme mes enfants, entre le quai de Valmy
et la rue Bonaparte ! Vivre La vie est un long fleuve tranquille en une seule
famille, être à la fois Groseille et Le Quesnois, je t’assure que ce n’était pas
évident.
– Je sais. Et je suis très fière de vous trois ! Mais ton père n’a jamais
voulu déménager, tu le sais bien ! J’ai proposé de l’aider, de l’installer à
Paris, de lui financer une belle librairie à Bastille ou ailleurs, pas loin d’ici,
mais il n’a jamais voulu.
– Je sais, je sais. C’était à ton honneur de l’avoir proposé. Et au sien de
l’avoir refusé. Bon, je file. Finalement, ne réveille pas les enfants. Je les
garderai avec moi, pour le dernier soir.
– D’accord, répondit Samy. Prends ma voiture, je n’en ai pas besoin,
aujourd’hui. Tiens, voici les clés.
Fatima ne se fit pas prier. Elle adorait conduire la vieille Triumph TR4
verte décapotable de sa mère, qui ne la conduisait plus depuis longtemps,
même si elle prétendait toujours en avoir l’usage : Samy ne pouvait
admettre la moindre atteinte de l’âge. Et sa vue avait suffisamment baissé
pour lui interdire de conduire sans lunettes, qu’elle refusait de porter.
Fatima descendit au parking, retrouva avec plaisir le bruit rassurant du
moteur de la vieille anglaise et partit vers la place Beauvau.
En cette aube de juillet, le canal Saint-Martin paraissait presque beau.
Plusieurs couples d’amoureux semblaient avoir passé la nuit à regarder les
étoiles se refléter dans l’eau. Elle roula vers la Bastille et passa devant le
Bataclan, en quittant le canal.
Pour ne pas plonger dans la tristesse de sa solitude, qu’avait fait resurgir
sa mère, elle écouta la chanson qui la consolait le plus, en ce moment :
« Somebody to Love », de Freddie Mercury, dans la version de George
Michael. « Une rengaine pour midinettes, disait sa mère. Comment peux-tu
écouter ça ? »
George Michael. Dont le prénom avait inspiré à Georges L’Héritier de
retirer le « s » du sien. George. Décidément si décevant…
En approchant de l’avenue Marigny, vers 6 h 30, elle dut montrer son
badge : toutes les rues étaient maintenant fermées ; des policiers
contrôlaient chaque entrée. Devant les barrages s’entassaient badauds,
journalistes et voitures équipées de caméras. Les rares personnes autorisées
à s’approcher, de très loin, de l’abribus, pour se rendre à leur travail, ou qui
le voyaient de leurs fenêtres, décrivirent aux journalistes et sur les réseaux
sociaux une curieuse bâche noire, ainsi que le va-et-vient d’experts en
combinaison blanche.
Les chaînes de télévision se contentèrent de passer en boucle les images
floues prises par le smartphone d’un cuisinier du Bristol, venant prendre
son service et intrigué par l’agitation des policiers autour du lieu. Sur ces
images, on distinguait bien le corps décapité et une silhouette, qui semblait
à l’affût, à quelque distance… BFM affirma, sur la foi d’une prétendue fuite
de la police, que le corps était celui d’un certain Jérôme Parent, journaliste
connu, baroudeur et grand reporteur pour une chaîne de télévision anglaise,
peut-être aussi un peu agent secret, disparu plus d’un an auparavant au
Liban, et qu’on pensait retenu comme otage en Irak. Comme la police ne
démentait pas, plusieurs médias relayèrent cette rumeur.
Il était trop tard pour que les journaux du matin évoquent l’affaire, sinon
dans leur édition numérique. Sur son site, Le Monde parla immédiatement
du « crucifié de Beauvau », expression que tous reprirent.
À cette heure si matinale, aucun média n’avait encore établi de lien entre
le cadavre de la place Beauvau et ceux découverts la veille et l’avant-veille
à Longjumeau et à Porticcio, ce que les spécialistes de permanence au
laboratoire national de la police scientifique avaient évidemment fait dès
6 h 35, en recevant les détails de la nouvelle scène de crime, la troisième.
À 6 h 37, Fatima réussit, après de nombreux contrôles, à parquer sa
voiture dans la cour du ministre, encore vide : elle avait visiblement été
annoncée.
Elle gravit les quelques marches du perron ; un huissier la reçut pour la
mener un étage plus haut, jusqu’au bureau du ministre directement, à
l’entresol.
Il la fit entrer dans cette pièce dont rêvaient tous les policiers. Le ministre
se tenait debout, à côté de son bureau, encore habillé du survêtement avec
lequel il était allé voir le corps.
Fatima le connaissait, pour l’avoir souvent croisé à l’Élysée l’année
précédente, quand ils y travaillaient tous les deux, l’une comme responsable
de la sécurité des voyages officiels et l’autre comme conseiller du président.
Petit, presque obèse, chauve et des yeux globuleux, son accent du Midi
chantant détonnait avec son air peu aimable et son allure toujours très
survoltée. Fatima remarqua que ses mains n’étaient pas très soignées.
Derrière lui, dans le coin droit de la pièce, était adossé contre une
bibliothèque un homme vêtu de noir des pieds à la tête, un pull à col roulé
sous sa veste ; très mince et très grand, au point d’en être un peu voûté.
Derrière de fines lunettes cerclées d’argent, on devinait des yeux gris très
clairs. D’une main, il triturait quelque chose qui ressemblait à un chapelet ;
de l’autre, il semblait s’appuyer sur une canne étrange, surmontée d’un
pommeau d’ivoire, en forme de tête de mort. Fatima remarqua ses mains.
Fines. Longues. Sensuelles. Il la salua d’un bref geste de la tête, sans se
présenter.
Ce n’était pas nécessaire : tout le monde dans la police, et Fatima
particulièrement, connaissait Léo Salz. L’homme de confiance du président,
qui l’avait accompagné dans la plupart de ses fonctions antérieures, et dont
la carrière demeurait largement mystérieuse : on disait qu’il avait été
envoyé dans des zones de combat, sans couverture, et qu’il avait eu à tuer,
ou au moins à commander des équipes de tueurs. On le savait très jaloux de
son indépendance, ce qui expliquait qu’à 41 ans, avec le grade de
commandant, il soit encore si marginal. On disait aussi qu’il avait sa propre
équipe, comme une invisible garde rapprochée, dont il ne se séparait jamais,
quelles que soient ses fonctions.
Personne ne savait vraiment comment le président avait croisé, au moins
quinze ans plus tôt, la route de ce policier hors norme. La rumeur disait
qu’ils se rendaient mutuellement des services. Que faisait-il là, ce matin ?
Sénèque et lui avaient travaillé ensemble à l’Élysée, mais cela n’expliquait
pas la présence d’un conseiller du président dans le bureau du ministre de
l’Intérieur, à 7 heures du matin.
Fatima se souvint de ce qu’on disait dans les services : un ministre
incompétent, nommé là en catastrophe après la démission énigmatique de
son prédécesseur, et que le président avait entouré de policiers de haut
niveau ; et en particulier de spécialistes des services secrets.
Sénèque resta debout, ne proposa pas à la jeune commissaire de s’asseoir
et commença, sans même la saluer :
– Je viens de parler au président ; nous avons décidé… enfin, je veux dire
« le Parquet a décidé » de vous confier cette enquête.
– L’enquête ?
– Le meurtre de la place Beauvau. Vous n’avez pas écouté la radio ?
– Oui, bien sûr, monsieur le ministre, mais je ne suis pas compétente sur
ces sujets. Il y a des spécialistes à la PJ.
Le ministre hésita, puis ajouta, après un long regard vers l’homme en
noir :
– Nous avons besoin de quelqu’un de fiable et de… médiatique. Cette
affaire est très embarrassante. C’est sûrement une provocation.
Fatima remarqua le regard d’aigle du policier quand le ministre avait
hésité ; Léo ne semblait pas du tout impressionné par Sénèque : il tenait
visiblement d’ailleurs sa légitimité.
– Monsieur le ministre, je ne suis pas « médiatique ». Il est arrivé que les
médias parlent de moi, c’est vrai ; mais, moi, je ne parle pas aux médias.
– C’est bien ce que je voulais dire ! Quelqu’un essaie de nous ridiculiser.
Alors, on a besoin d’une enquête menée par quelqu’un qui rassure les
journalistes, sans pour autant leur parler. D’accord ?
– S’il s’agit de se taire, je peux vous garantir ma compétence.
Le ministre regarda Fatima, interloqué, puis l’homme en noir, qui
esquissa un léger sourire. Elle resta imperturbable ; elle n’aimait ni ce
président, ni ses ministres, et encore moins celui-là ; pas question de faire
plus que d’être loyale. Et compétente. De cela, elle n’avait aucun doute.
Et sa carrière fulgurante, sans appui politique, en témoignait. Sénèque
décida de sourire.
– Alors, commencez tout de suite. Nous en avons déjà parlé avec le
procureur.
– Bien, monsieur le ministre. Et vous en avez aussi parlé au directeur
général ? C’est lui qui, normalement…
– Oui, oui, un de mes collaborateurs l’a fait. Et je vais l’annoncer dans
dix minutes, dans une conférence de presse, à laquelle je veux que vous
assistiez.
Une conférence de presse à 7 heures du matin ? Fatima crut avoir mal
compris. Elle reprit :
– Une conférence de presse maintenant ?
– Oui. J’ai pensé utile de…
– Et le juge d’instruction ?
– Dieu sait qui va être désigné ! Enfin, « Dieu »… manière de parler !
Le ministre ricana, comme s’il cherchait à la provoquer. Fatima ne
broncha pas ; elle remarqua que Léo s’était raidi et semblait bouillir d’une
colère intense. Le ministre reprit :
– Bon… Dès que vous trouverez quelque chose, parlez-en à Léo ici
présent : Léo Salz. Il a toute notre… ma… confiance. Allez, à tout à
l’heure. Allez m’attendre dans la salle de presse.
Pour expliquer ces trois meurtres, chaque média proposa son scénario :
on parla de crime sexuel, de jeu de rôle, de secte, de vengeance politique,
d’acte terroriste, de règlements de comptes de la mafia italienne ou de
trafiquants de drogue afghans, de meurtriers isolés s’imitant les uns les
autres, d’avertissements avant un attentat massif, d’une demande de rançon,
avec assassinat progressif d’otages. Certains experts, péremptoires et
mystérieux, expliquèrent même que cela avait un sens rituel très particulier
et annonçait la fin des temps.
Les journaux insistèrent sur l’usage de Signal par les Dénonciateurs, ce
qui ressemblait à une méthode de terroristes…
À 8 h 30, ce matin-là, Étienne Bartolini, dans un article très approfondi
de L’Écho de Longjumeau, expliqua que c’était sans doute là un message
envoyé à quelqu’un pour le punir de quelque crime passé. Personne n’y
prêta attention.
En arrivant quai des Orfèvres, que commençaient à encombrer les cartons
du déménagement, prévu pour dans quinze jours vers le nouveau bâtiment
des Batignolles, Fatima trouva sur son bureau le dossier des trois enquêtes,
que le directeur général de la police nationale avait obtenu, non sans mal,
des services locaux.
Les collègues chargés de chacune des enquêtes n’avaient trouvé aucun
indice sur place. Les trois victimes, des hommes de type caucasien, avaient
été brûlées vives, puis on avait coupé leur tête et leurs membres. Tout
laissait penser qu’elles étaient encore vivantes au moment de la
carbonisation. Et qu’elles étaient mortes le même jour, et peut-être au même
moment ; deux semaines plus tôt environ. L’analyse de l’ADN des victimes
n’avait rien donné non plus : elles n’étaient répertoriées dans aucun fichier.
Seul indice : on retrouvait sur chacun des corps les traces d’une même
plante, la « nivéole de printemps ». Aucun autre indice ne permettait de les
identifier, sinon le fil électrique qui liait leurs bras et leurs jambes. Enfin,
dans les trois cas, un vers de ce poème inconnu d’un même poète inconnu,
Wilfred Owen… Trois vers, trois morts…
Vers 11 heures, le procureur désigna pour les trois affaires un même juge
d’instruction, Ludovic Duroflé, qui prit contact avec Fatima. Elle le
connaissait et décida de le tenir à distance autant qu’elle le pourrait. Duroflé
était compétent, procédurier et soucieux à l’infini de son image. Il avait,
disait-on, très envie d’être promu au plus vite à la Cour de cassation ; et,
pour cela, il était très sensible aux avis des journalistes et aux pressions
venant de la Chancellerie. Pas question de le laisser entraver ou diriger son
enquête.
Personne ne comprenait non plus comment le détenteur de ce compte
Signal, dont on ne pouvait pour l’instant identifier la source, avait pu se
procurer ces trois clichés, alors que les trois procédures n’étaient pas encore
centralisées.
Fatima pensa que c’était par là qu’il fallait commencer. Elle demanda la
liste exhaustive de tous ceux qui avaient pu, dans la police, avoir accès à
ces photos, pour comprendre qui pouvait les avoir transmises à ce
« dénonciateur » : on identifia cinq personnes, dans le laboratoire central de
la police scientifique et technique. Toutes insoupçonnables.
Vers midi, Fatima réunit toute son équipe, pour leur répartir leurs tâches :
identification des corps, date et lieu de leur mort, identification du texte,
recherche du propriétaire de l’adresse de messagerie des Dénonciateurs.
Elle rappela à chacun de ses hommes l’interdiction absolue de parler à la
presse. L’affaire était trop sensible ; on n’avait de toute façon rien à dire.
« Ne parlez pas non plus au Parquet ou aux juges. C’est mon affaire. Et j’ai
bien l’intention de leur en dire le moins possible, pour le moment. Le secret
sera sûrement essentiel, dans cette affaire. »
En fin d’après-midi, elle se souvint qu’elle avait vaguement prévu de
dîner ce soir-là avec George. Elle eut envie d’annuler. Elle l’aimait bien.
Mais l’ironie légère de son amant ne collait pas avec son humeur du
moment. Et surtout, elle voulait absolument passer du temps avec ses
enfants, à la veille de leur départ en vacances avec leur père.
George… Énarque, né en Martinique dans une grande famille becquet,
passé par le corps préfectoral avant d’attacher sa carrière à celle du futur
président, rencontré lorsqu’il était secrétaire général de son département
d’origine, Georges (dit George) L’Héritier, jeune quadragénaire, se piquait
de culture. Il avait écrit il y a cinq ans une thèse de lettres sur « la modernité
chez Leo Perutz » où il avait jonglé avec brio avec toute la symbolique des
romans de l’auteur tchèque, fondée sur le rôle du hasard dans les
rencontres, qu’il disait retrouver dans la modernité des réseaux numériques.
Puis, l’année suivante, un autre livre, prétentieusement titré Les Nouvelles
Liaisons dangereuses, consacré au rôle des artistes dans les mouvements
terroristes. Il avait en particulier étudié le rôle des peintres dans le soutien
aux révolutionnaires russes, aux nihilistes austro-hongrois, aux guérilleros
colombiens, aux Brigades rouges, à la Fraction armée rouge, aux Black
Panthers et, plus récemment, à Al-Qaida et à Daesh.
Fatima l’appela, pour annuler ce dîner. Avant même qu’elle place un mot,
George lança de sa voix haut perchée :
– Bravo, belle affaire, cette histoire ! Ça fait du bruit dans Paris ! La
France n’était pas dans la boucle du terrorisme, on était jaloux ! On a
mieux ! Tu vas t’amuser ! On en parle ? Mais pas ce soir, j’ai un truc.
Demain ?
Elle répliqua sèchement :
– Pas question d’en parler, tu sais bien. Ni ce soir, ni demain.
Lui éclata de rire, d’un rire qu’elle n’aimait pas.
– J’ai les moyens de te faire parler.
Elle haussa les épaules et raccrocha sans répondre. Elle détestait les
marivaudages téléphoniques de son amant. Son point faible. Un de ses trop
nombreux points faibles.
Quatrième jour
Elle le regarda :
– Oui. Les trois phrases que nous avons trouvées sur les corps. Je croyais
que c’étaient les premiers vers d’un poème ?
– Cela dépend des versions ; il en a écrit plusieurs… C’est le début dans
certaines versions. Continuez.
Elle poursuivit sa lecture, à voix basse :
Ce 28 juillet, George L’Héritier vint, comme tous les soirs depuis une
semaine, dîner chez Fatima. Il semblait très nerveux. Il était passé chez un
traiteur voisin de l’Élysée et avait apporté le repas. Fatima n’était pas de
bonne humeur : depuis deux jours, elle n’arrivait pas à parler à ses enfants,
que sa mère refusait obstinément de lui passer. Si cela continuait, elle irait
les voir au plus vite. Cela lui permettrait de passer par Avallon, pour visiter
le lieu de dépose du sixième corps.
George ne mangeait rien. Il était sombre. Comme s’il avait quelque chose
à lui dire, mais qu’il hésitait à le faire.
Voulait-il la quitter ? Pour la première fois, il ne la questionna pas sur son
enquête. Comme s’il lui en voulait de quelque chose. Ou, plutôt, comme s’il
s’en voulait d’être là, ou d’une faute qu’il avait commise. Elle se demandait
s’il avait commis une erreur à l’Élysée, que le président lui reprochait. Ou
si, comme tout le monde, il cédait à la pression des Dénonciateurs et pensait
être, lui aussi, coupable de quelque chose de très grave. Ou bien si, plus
simplement, il s’était rendu compte qu’il ne l’aimait plus, qu’il avait envie
de rompre, sans oser le faire ; qu’il avait décidé de partir bientôt en
vacances sans elle. Elle s’en moquait ; elle n’avait aucune envie de partir en
vacances avec lui, même s’il avait, imprudemment sans doute, émis ce
projet, un mois plus tôt, sans plus jamais en parler ensuite.
Les hommes ne savent pas rompre, pensa-t-elle. Ils espèrent toujours
conserver leurs maîtresses négligées dans une sorte de futur antérieur, pour
y revenir si le désir revenait. Rompre, c’est irréversible, et la rupture
renvoie à la mort. Les femmes, elles, savent rompre, puisqu’elles donnent la
vie.
Fatima pensa que ses enfants lui manquaient. Et qu’elle était heureuse,
bien plus qu’elle ne l’aurait pensé, d’avoir retrouvé Léo, avec qui elle
déjeunait le lendemain.
Pendant qu’elle essayait d’entretenir la conversation et de le faire parler
de l’interview du président, George regardait ses deux téléphones : un
BlackBerry et un Samsung dernier modèle, imposé par la présidence ;
toutes les trois minutes au moins. Comme il le faisait depuis leur première
rencontre. Au début, elle avait trouvé cela insultant, et puis elle s’y était
habituée. Mais cette fois, il les consultait d’une façon inquiète, fébrile.
Comme s’il craignait de recevoir une mauvaise nouvelle. Elle sourit. Elle
imagina qu’une de ses maîtresses lui avait annoncé qu’elle était enceinte et
qu’elle refusait d’avorter. Non. Ce devait être plus sérieux. George était trop
cynique pour se laisser impressionner par une histoire de fille. Depuis
qu’elle avait compris qu’il était ce que lui-même avait défini comme un
« pervers narcissique », elle s’était définitivement détachée de lui.
Le silence lui pesait. Pour en finir, elle l’entraîna vers le lit. Il la suivit.
Comme toujours, il se laissa faire quand elle le caressa, puis la prit
violemment, brusquement, sans un mot, ce qui n’était pas dans ses
habitudes. Comme elle l’avait craint, elle n’éprouva aucun plaisir. Même
pas le plaisir de lui en donner. L’amour n’était plus désormais entre eux
qu’une juxtaposition de deux masturbations, pensa-t-elle. En finir. Elle
aurait voulu lui parler ; lui dire que ce n’était pas grave, qu’ils pourraient
rester des amis, que ce serait mieux comme ça. L’amitié, aurait-elle ajouté,
c’est mieux que l’amour, ça dure plus longtemps. Et cela évite tant de
souffrances. On peut être amis toute une vie. On ne peut pas aimer toute une
vie.
Long silence, tous les deux allongés sur le dos, dans le lit… Elle réalisa
qu’elle avait pensé à Léo en faisant l’amour avec George.
Elle voulut le lui dire, mais il ne la laissa pas parler. Il était déjà retourné
à ses téléphones et semblait avoir repris, sur son BlackBerry, le fil d’une
conversation interrompue. Sûrement avec une maîtresse, sur Telegram, en
tout cas sur un réseau crypté.
Elle glissa, pincée :
– C’est si important, cette conversation ? Ça ne peut pas attendre ?
– Quand le président m’écrit sur Telegram, je dois répondre.
Elle savait bien que c’était faux : le président ne lui écrivait que sur
l’autre numéro, celui du Samsung. Et il n’envoyait que des SMS non
cryptés. On le lui reprochait assez…
– Je ne te demande rien… Juste… Dis-moi… Tu sembles préoccupé ?
– Il est si imprévisible, si décevant…
– Qui ?
– Le président.
– Ah ? Tu étais son plus grand fan !
– Disons… qu’il m’a déçu.
– En quoi ?
– Il y a des choses qu’on ne doit pas faire.
– Je ne comprends pas.
– Je ne peux pas t’en parler. Je ne suis pas d’accord avec lui sur des
points importants. Parfois, je me demande s’il n’a pas fait des choses… pas
bien.
– Parce que tu crois encore qu’il y a des hommes politiques qui n’ont rien
à se reprocher ? Je ne te pensais pas si naïf. Depuis quelques jours, la
France entière ne pense qu’à ce que chacun d’entre nous a à se reprocher ;
et toi, tu penses à ce qu’un autre pourrait avoir à se reprocher ? Tu ne
penses pas à tes propres fautes ? Jamais ? Tu m’amuses…
– Ne te moque pas. Le président n’est pas un type bien ; il est capable de
tout !
– Merci, je suis au courant ! Moi, je n’ai pas voté pour lui !
– Je n’aurais pas dû…
– Tu n’aurais pas dû ? « Pas dû » quoi ? Voter pour lui ?
George se leva et partit vers la salle de bains en lui tournant le dos,
emportant avec lui un seul de ses deux téléphones, le Samsung. Elle
l’entendit à peine répondre :
– Oui, c’est ça. Voter pour lui. Laisse, oublie. Il faut que j’y aille.
– Déjà ?
– Oui, je dois partir.
– Là maintenant ? Tout de suite ? Cinq minutes après m’avoir baisée ! Si
tu pars maintenant, tu ne me revois plus jamais.
Le mercredi 1 er
août, inquiétée par l’appel laconique, la veille au soir, de
sa mère, Fatima prit le premier TGV du matin, gare de Lyon, pour
Montbard. Elle se demandait si elle allait retrouver à Vézelay l’homme et la
petite fille entraperçus à la gare de Lyon, dix jours plus tôt, lorsqu’elle y
avait conduit ses enfants. Cet homme dont elle n’arrivait pas à comprendre
comment il pouvait ressembler à cet inconnu qu’elle s’obstinait dans ces
cauchemars à prendre pour son père…
Elle avait rappelé dix fois sa mère pour en savoir plus, mais celle-ci
n’avait jamais répondu. Elle se rassurait comme elle pouvait ; Samira,
comme d’habitude, devait en avoir assez d’avoir ses petits-enfants avec
elle. Fatima espérait pourtant que Samira voudrait bien les garder quelques
jours encore… Elle n’excluait même pas de devoir annuler ou reporter ses
vacances avec eux, si l’enquête piétinait. Et puis, cet ultimatum dans quatre
jours… Pas question de partir en vacances à ce moment-là ! Mais pas
question, non plus, de le leur annoncer encore. Elle admirait Léo de ne pas
avoir cédé et d’être parti quand même en vacances avec deux enfants, qui
devaient être les siens. Il respectait les vraies priorités, lui.
De toute façon, on allait bientôt tout savoir, elle en était certaine.
L’enquête s’accélérait, avec la découverte de la grange de Lioux, et de la
rotule de Percy.
Fatima avait seulement annoncé à ses adjoints qu’elle se rendait sur le
lieu du sixième crime ; celui d’Avallon devant une sorte de musée des
Papillons, drôle d’endroit, et qu’elle rentrerait dans la soirée. Ils s’étaient
moqués d’elle : elle cherchait surtout, lui dirent-ils, à éviter d’être là le jour
du déménagement tant redouté, et depuis si longtemps retardé, du quai des
Orfèvres vers les Batignolles. L’administration avait choisi cette date, au
creux de l’été, en pensant que tout serait calme, et facile. Et, naturellement,
il n’en était rien…
Zemmour avait prévenu de sa visite le commissaire local, un certain
Théophile Perroux. « Il est un sacré numéro », ajouta-t-il.
Dans le train, elle lut la presse. La Commission européenne préparait,
pour le Conseil européen du samedi suivant – le même jour que l’expiration
de l’ultimatum ; y avait-il un lien ? –, le projet d’un centre commun de
détention des suspects extrêmes, ou au moins des règles communes, pour
que les conditions de détention dans les futurs centres ouverts dans chaque
pays soient, au moins, toutes conformes à la Déclaration européenne des
droits de l’homme, contrainte dont plusieurs gouvernements voulaient se
défaire : il était normal après tout, disaient-ils, d’enfermer, sans jugement et
sans limite de temps, avant qu’ils ne passent à l’acte, ceux qui étaient
« extrêmement suspects » de préparer un acte violent.
Le gouvernement éthiopien venait de lancer son armée contre les
dirigeants de « La Flamme ». Les dirigeants du mouvement, des Érythréens
pour la plupart, s’étaient réfugiés, selon les services secrets américains,
dans la province éthiopienne de Gambela, à l’extrême ouest du pays, une
des régions les plus pauvres et les moins accessibles du pays, peuplée de
quelques tribus Nuer et Anuak. Les Éthiopiens disaient avoir cédé à un
ultimatum des Américains, qui les avaient menacés d’intervenir eux-mêmes
s’ils n’agissaient pas. Les Allemands avaient envoyé – pour la première
fois – des conseillers militaires sur place ; et affluaient aussi des forces
spéciales américaines, anglaises, italiennes et françaises.
En Asie, la situation venait de rebondir. En mer de Chine, les flottes de
guerre des divers pays s’éloignaient les unes des autres ; le président
américain aurait fait savoir à son homologue chinois qu’il acceptait, en
échange d’un soutien prolongé du dollar, de reconnaître la propriété
chinoise du sol et du sous-sol des îlots artificiels et de ne pas reconnaître
l’indépendance de Taiwan. Cela semblait apaiser la tension. Par contre, le
Nord-Coréen Kim Jong-Un menaçait de détruire le Japon avec ses armes
nucléaires si Tokyo se dotait vraiment de fusées et d’armes équivalentes aux
siennes ; et le président chinois semblait avoir laissé au dictateur coréen le
soin de parler en son nom : pour les Chinois, le Japon ne devait jamais
devenir une puissance nucléaire, à aucun prix. Des négociations intenses
avaient lieu. Le Premier ministre d’Australie avait proposé ses bons offices
et une réunion des puissances de la région se préparait à Canberra.
À 10 h 32, Fatima était à peine montée dans un taxi en gare de Montbard
en direction de Vézelay que Zemmour l’appela. Il semblait lointain, difficile
à entendre. Elle crut deviner :
– Tu vas bien ? Tu es arrivée à Avallon ?
– Pas encore. Que se passe-t-il ? Je dois faire demi-tour ?
– Pas du tout ! À Paris, c’est le chaos, avec le déménagement…
– C’est pour ça que tu m’appelles ? Je t’entends mal.
– Je suis en voiture. La rotule a parlé : l’hôpital Percy a retrouvé le
dossier ! Un miracle ! Figure-toi qu’il était caché dans un…
– Bon alors, quoi ?
– Nous avons identifié le cadavre de Longwy.
– Très bien ! Alors ?
– Olivier Szerniak ; 46 ans, né à Stains ; d’abord prof de gym à Villiers-
le-Bel, puis policier, dans un commissariat à Paris, puis à Lyon, viré
discrètement après avoir été suspecté d’avoir participé à une carambouille
et à un règlement de comptes avec un de ses indics, mais disculpé, faute de
preuve ; puis pendant trois ans agent de sécurité en Libye, pour le compte
d’une entreprise américaine à Tripoli ; on a dit qu’il avait eu des démêlés
avec la police militaire américaine, parce qu’il tirait à tort et à travers. Il est
rentré en France, il y a un an ; il a d’abord tenu un bar, à Houlgate, qui a fait
faillite ; aux dernières nouvelles, il habitait à Cachan et se disait brocanteur.
– De la famille ?
– On n’a rien trouvé. Pas d’enfant ni de compagne. Et pas d’amis non
plus, semble-t-il : sa disparition n’a pas été signalée.
– Il faut aller voir son appartement.
– C’est fait ; il y a une heure.
– Bravo ! Alors ?
– La fouille n’a rien donné : des restes d’un repas d’il y a un mois. Aucun
vêtement. Rien dans la salle de bains. Visiblement, quelqu’un est passé par
là avant nous et a tout nettoyé.
– Les voisins ?
– Ils disent qu’il leur faisait peur.
– Comment ça ?
– Il semblait prêt à sauter à la gorge de toute personne qui pouvait le
contrarier.
Fatima ne put s’empêcher d’être déçue. Ainsi, un des crucifiés n’était
qu’un pauvre type sans importance ? Un ancien policier raté ? Un
mercenaire perdu… Un violent sans cause… Elle avait espéré que tous ces
morts soient des gens d’exception, des philosophes, des scientifiques, dont
les découvertes auraient pu déranger une secte ou une grande entreprise, ou
des puissants… mais non. En tout cas, celui-là n’était rien…
Pourquoi alors tant d’efforts et de mise en scène pour assassiner
quelqu’un de si peu d’importance ? L’assassin tuait peut-être des inconnus
au hasard ; et si, pour lui, seul comptait, justement, la mise en scène ? Et la
ville…
Elle reprit :
– Pour l’instant, on garde cette info pour nous quelques heures au moins.
On ne révèle pas ce nom au ministre ni même aux juges.
– Mais on ne peut pas leur cacher, c’est illégal !
– On va le faire, pourtant. Sinon, ils vont tout balancer à la presse.
Essayons, pour une fois, d’avoir un coup d’avance sur ceux qui ont fait ça.
– C’est toi, le chef. Je ne vois pas ce que tu penses gagner comme ça.
– J’ai le sentiment que des gens nous espionnent et cherchent à découvrir
la vérité avant nous, autrement que nous. Autant ne pas leur donner des
armes.
– Quels gens ?
– Je ne sais pas… Peut-être ces Dénonciateurs et ce journaliste, ce
Bartolini ; ils jouent tous un jeu que je ne comprends pas.
– Tu penses que le journaliste est en relation avec les Dénonciateurs ?
C’est très possible… Tu veux qu’on fasse quoi, maintenant ?
– Il faut chercher si des gens du même genre ont disparu.
– C’est quoi, « des gens du même genre » ? « Brocanteur » ? « Prof de
gym » ? « Agent de sécurité » ? « Tenancier de bar » ? Houlgate ? La
Libye ? On n’a rien à quoi s’accrocher. Rien.
– Il faut tout chercher : ses habitudes, ses relations, son histoire.
– Tu penses vraiment que ce sont des meurtres liés ?
– Je ne crois pas aux meurtres au hasard ; ni aux imitateurs en série, aux
Copycat. C’est trop précis. Trop chronométré.
– Alors, on va chercher… J’ai peut-être une piste.
– Ah ? Parle plus fort, je ne t’entends pas.
– Je passe sur une petite route. Ça peut couper… On a trouvé chez
Szerniak la carte d’un club de tir, à Rambouillet.
– Mais ? Tu m’as dit que vous n’aviez rien trouvé !
– Rien. Sauf ça, et bien visible, en plus. Comme si on voulait nous mettre
sur une piste. Comme si on savait qu’on trouverait la prothèse et qu’on
viendrait chez lui. Je ne vois pas comment ils ont pu savoir ça !
– Quelqu’un, dans notre équipe, a pu parler ?
– Je ne vois pas qui. Très peu de gens sont au courant ! Et je connais mes
hommes, aucun n’aurait fait ça !
– Tu vois ! Raison de plus pour garder ça secret. Vas-y ! Va voir ce club
de tir. Mais fais attention. On nous tend peut-être un piège.
– Je suis déjà en route, qu’est-ce que tu crois ? Et pas seul ! Je te rappelle
en rentrant ce soir. Bonne journée. Salue bien Perroux, le commissaire
d’Avallon, pour moi ! C’est un ami.
– Attends, Zemmour ! Méfie-toi, c’est un jeu de pistes ; il est possible
que…
Zemmour avait raccroché. Fatima pensa qu’elle avait sous-estimé ce
policier. Il était vraiment excellent. Précis. Rapide, très rapide.
Se méfier… La piste du club de sport lui était offerte par celui qui tirait
toutes les ficelles de cette histoire. Mais qui ? Et pourquoi ? Un des amis
des crucifiés qui voulait les venger ? Ou, au contraire, le meurtrier qui
voulait se faire prendre ? Ou leur tendre un piège pour allonger la liste de
ses victimes ?
En entrant dans Vézelay, Fatima ne fut pas surprise par la foule. En été,
depuis quelque quinze ans, la ville n’était qu’embouteillages de voitures et
de cars de touristes venant visiter la basilique. Dans son adolescence, le lieu
n’était pas aussi couru ; désormais, presque plus un Chinois ou un Japonais
ne venait en Europe sans visiter la plus belle basilique romane du monde,
Sainte- Marie-Madeleine, à petite distance de Paris. Et surtout, sans acheter
les vins de Bourgogne, qui se vendaient par caisses entières dans les
boutiques jalonnant la rue Saint-Pierre, montant, en pente raide, depuis le
parking devant l’hôtel de la Poste, jusqu’à l’esplanade du sanctuaire.
Elle lâcha le taxi au pied de la colline et grimpa à pied jusqu’à la place,
devant la façade occidentale de la basilique, qu’elle ne se lassait jamais
d’admirer. À un moment, dans la montée, elle crut apercevoir quelqu’un
devant elle, qui la dévisageait. Illusion d’optique ? Elle était si jolie qu’elle
attirait sans cesse le regard des hommes ; mais, là, c’était différent. Elle
regarda de nouveau, l’homme avait disparu. Au lieu d’aller directement
chez sa mère, elle contourna la basilique et s’arrêta au magnifique
belvédère d’où on découvrait toute la vallée. Elle attendit un peu, balaya les
alentours d’un regard. Des touristes japonais. Rien de plus. Et pourtant, elle
avait encore le sentiment d’être épiée…
Elle revint par le même chemin, passa devant le porche, tourna à gauche
dans la rue du Couvent et descendit la rue des Halles, jusqu’à la propriété
de sa mère, bien cachée derrière un haut mur de pierres. Que de fois avait-
elle, avec ses frères, escaladé ce mur pour se promener dans le village,
pendant que sa mère et son amant du moment étaient occupés ailleurs…
Elle sonna à la grille du jardin. Toujours ce sentiment d’être observée…
Après une minute, sa mère apparut à la porte de la maison, à quelques
mètres de la grille donnant sur la rue, habillée d’une grande blouse blanche
et d’un bonnet d’infirmière : son travail était le seul moment où elle ne
déployait aucun effort pour paraître encore jeune, malgré ses 56 ans. Fatima
en conclut que son jeune amant n’était sûrement pas dans la maison : jamais
Samira n’aurait pris le risque de se montrer ainsi à un homme. Depuis la
rue, avant même que sa mère ne lui ouvre, Fatima demanda :
– Comment vont les enfants ?
– Bien, bien… Mais…
– Mais quoi ? Tu m’as inquiétée, hier !
– Pas de raison de t’inquiéter. Embrasse-moi d’abord, dit-elle en
rejoignant sa fille dans le jardin pour lui ouvrir la grille. Enfin… hier, les
enfants ont vu trois hommes qui semblaient postés devant la maison. Moi,
j’ai eu plusieurs fois l’impression d’être suivie. Et hier soir, juste avant que
je t’appelle, ma voisine est venue me dire que deux messieurs étaient venus
lui poser des questions sur moi, mes habitudes, sur qui je recevais, et sur
toi ; ça m’a inquiétée…
– Ils ont parlé de moi ?
– Oui, ils ont demandé si tu comptais venir.
– Ils ont donné leur nom ?
– Ils lui ont dit qu’ils étaient de la police, mais ils ne lui ont pas donné
leur nom.
Qui ? Pourquoi ? Qui la cherchait ?
– Ils ressemblaient à quoi, ces deux messieurs ?
– La voisine n’a pas su me dire… Écoute, c’est sûrement rien, mais j’ai
juste pensé… Allez, entre !
Fatima réfléchit. Des hommes venaient surveiller sa mère ? Pourquoi ?
Pour l’intimider ? Avaient-ils l’intention de s’en prendre à ses enfants ?
Difficile à croire… Elle allait faire le nécessaire immédiatement.
Elle s’isola, appela Zemmour et expliqua la situation. Zemmour comprit
très vite : il n’avait pas demandé qu’on surveille chez sa mère et aucun
policier ne l’aurait fait sans le prévenir. Donc, ce n’étaient pas des policiers.
Il allait tout de suite appeler le commandant de la gendarmerie locale pour
que la maison de sa mère soit surveillée en permanence, et pas
discrètement. Qu’elle ne s’inquiète pas, cela serait en place aujourd’hui
même.
Fatima revint vers sa mère, qui reprit :
– Viens voir ! Je suis au milieu d’un projet formidable. Une grande
maternité, qui sera installée à l’entrée d’une grande clinique privée, en
Californie. Je fais ici seulement une maquette en cire. On la refera là-bas en
bronze en beaucoup plus grand, plus tard, quand ils auront accepté… Je te
montrerai tout à l’heure. Alors, installe-toi ! Céline t’a préparé ton café. Et
Jeanne va t’aider à t’installer dans ta chambre. Tu restes jusqu’à dimanche ?
– Maman ! Je vois les enfants et je repars ! Tu as vu ce qui se passe ?
– Oh, moi, tu sais, en dehors de mon travail…
– Où sont les enfants ?
Samy prit sa fille par le bras et la conduisit au salon, où les attendait
Céline, une des deux femmes de ménage – qui travaillait là depuis que
Samira s’y était installée, il y a vingt ans –, avec un plateau, des tasses et du
café. Fatima laissa sa mère servir, en embrassant Céline.
– Et les enfants ? Où sont-ils ? insista-t-elle auprès de Céline
– Ils sont sortis avec Jeanne, dit Céline avec son joli sourire. Ils vont
bientôt revenir.
Céline repartit vers la cuisine, avec son plateau.
– Alors, des nouvelles de ton ex ? demanda Samira
– Jean-Marie ? Non…
– Et comment vont tes amours ?
– Merci, calme plat.
– Tu ne vas pas rester seule ! Tu es ravissante.
Autant profiter de ce moment, pensa Fatima :
– On peut parler, peut-être ? dit-elle à sa mère, en se servant un nouveau
café.
– Mais ? C’est bien ce qu’on fait, là ? Non ?
– Parler vraiment, de sujets sérieux. Comme on ne fait jamais, toi et
moi…
– Tu m’inquiètes. Que se passe-t-il ? Encore à propos des hommes qui
sont venus hier ?
– Non, ça, ça va être vite réglé. C’est autre chose…
– Quoi ?
– Ils sont encore là, ces gens ?
Samira sourit ; comme si elle avait espéré cette question. Et si c’était
pour cela qu’elle m’avait fait venir ? pensa Fatima…
– Ces gens ? Quels gens ?
– Cette petite fille. Et son père, ton nouvel… amant.
– De qui parles-tu ?
– Mais de ceux que j’ai croisés à la gare de Lyon !
Samira éclata de rire :
– Lui ? Mais non ! Ce n’est pas mon amant ! Tu as vu son âge ?!
– Écoute, maman, cela ne t’a jamais gênée, l’âge des hommes !
– Bon, si tu veux, mais là, c’est tout autre chose.
Samira s’assit dans un des canapés et incita, d’une petite tape sur un
coussin, Fatima à en faire autant.
– C’est vrai, j’aurais dû t’en parler plus tôt. Mais bon. Je ne pensais pas
qu’il reviendrait.
– Qui ?
– Lui !
– Qui, lui ?
– Josh…
– C’est qui, Josh ?
Samira laissa s’installer un silence et resservit du café à sa fille.
– Tu te souviens que j’ai quitté ton père pour un médecin américain.
– Je ne me « souviens » pas. Tu m’as raconté avoir quitté papa après ma
naissance pour un médecin américain. Il y a trente-cinq ans. Quel rapport
entre ces gens et ce médecin ?
– Josh, c’est son fils… Le fils de Laurel, de Laurel Murphy, le
médecin…
– C’est le fils de ton ancien amant ? Tu couches maintenant avec le fils
de ton ancien amant ?
– Mais non ! Quelle horreur ! Tu me crois capable de ça ?
– Maman !? Tu as oublié Simon et son fils ? Tu as quitté le père pour le
fils ! Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ?
– Non, non, bon, ce n’est pas la même chose.
– Alors, c’est quoi ?
– Laurel était en train de divorcer quand je l’ai connu à Dunkerque un
peu avant ta naissance. Il avait un fils de cinq ans : Josh.
Fatima ne put s’empêcher de penser que Josh avait exactement le même
âge que Léo. Encore une coïncidence… Samira continuait :
– J’ai quitté ton père pour lui, je suis partie à Paris. Très vite, Laurel m’a
quittée pour rentrer en Amérique retrouver son fils. Quand il est mort, Josh
est venu me voir.
– Qui est mort ?
– Laurel. Le médecin. Mon amant.
– Récemment ?
– Il y a sept ans. Vingt-huit ans après que nous nous étions séparés. Je
l’avais oublié, moi… D’un accident de la route en Californie. Sa voiture a
pris feu.
Fatima eut comme un éblouissement. Brusquement, elle fut en sueur,
comme quand elle sortait d’un de ses cauchemars. L’amant de sa mère était
mort comme mourait son père dans ses nuits ? Pas possible. Son père. Se
reprendre. Samira regardait intensément sa fille.
– Ça va ?
– Oui, oui ; continue.
– Je t’ai déjà raconté tout cela !
– Jamais, maman ! Jamais !
– Tu as oublié… Laurel n’est pas mort tout de suite. Il a traversé des
mois de souffrance avec ses brûlures. Avant de mourir, il a demandé à son
fils de me rencontrer.
– Et ?
– Et c’est tout. Josh est venu.
– Pourquoi ton ancien amant voulait-il que tu revoies son fils ?
– Je ne sais pas, moi ! Comme ça… On est devenus amis, et voilà. Il est
revenu, il y a quelques jours ; avec sa fille. Oui, la petite Natacha, c’est sa
fille. Il est banquier à New York et il avait des affaires en France. Il est resté
une journée ici, puis il est retourné à Paris et m’a confié Natacha pour
quelques jours. Ça fait de la compagnie à tes enfants, non ? Allez, je
retourne travailler. Tu restes déjeuner au moins, n’est-ce pas ?
Samira s’était levée et retournait vers son atelier, sans un regard pour sa
fille.
Fatima hésita. Sa mère lui avait-elle vraiment déjà raconté cette histoire ?
Mais non ! Elle s’en souviendrait. Elle avait déjà entendu parler de ce
médecin qui avait séparé ses parents, mais elle pensait que sa mère ne
l’avait rencontré qu’après sa naissance ; mais maintenant elle ne savait
plus… Tout cela était resté dans le non-dit… Fatima et ses frères avaient
mis du temps à reconstituer l’histoire de leurs parents. Pourquoi ce Laurel,
cet amant qui l’avait quittée, trente-cinq ans plus tôt, tenait-il tant à ce que
son fils rencontre Samira ?
À l’arrivée bruyante et joyeuse des enfants, Fatima comprit qu’elle avait
eu tort de s’inquiéter pour eux. Ils allaient très bien ; les vacances à Maurice
paraissaient oubliées. Et ils ne semblaient pas troublés par le souvenir de
ces trois hommes qu’ils avaient vus postés devant la maison. Les deux
garçons semblaient aux ordres de la fillette, qui usait avec délice de son
ascendant sur eux…
Deux heures plus tard, après un déjeuner rapide, Fatima repartit, en taxi.
En sortant de chez Samira, accablée de laisser encore ses enfants, elle vit,
ostensiblement positionnée devant la maison, une voiture de gendarmerie,
qui la rassura. Décidément très efficace, Zemmour.
Elle allait d’abord s’arrêter à Avallon, heureuse que l’enquête lui
permette de penser à autre chose qu’aux menaces qui pouvaient peser sur
ses enfants, et aux révélations de sa mère…
En approchant de la ville, elle appela le commissaire local, Théophile
Perroux, et lui donna rendez-vous sur le lieu de la découverte, dix jours plus
tôt, du corps du sixième supplicié, devant la maison des Papillons, au 4 de
la rue de Lyon. Il accepta sans enthousiasme excessif.
Le commissaire Théophile Perroux commença par parler de lui : il était
en poste à Avallon depuis trente-quatre ans. Né en Tunisie, de parents
fonctionnaires expatriés, il avait commencé sa carrière à Auxerre, aux
Renseignements généraux ; il s’était marié à Avallon et avait voulu s’établir
dans la ville de sa femme, où il avait bien l’intention de prendre sa retraite
dans moins d’un an. Il semblait très fatigué, très nerveux, fumait cigarette
sur cigarette. Fatima n’était visiblement pas bienvenue.
Sur le meurtre, il avait déjà tout dit à Zemmour, quand celui-ci l’avait
appelé il y a une semaine. Pas grand-chose à ajouter. Quand le corps mutilé
avait été découvert, tout avait été fait dans les règles, selon la circulaire
reçue du ministère : les photos, la zone de sécurité, le transfert du corps à la
morgue, le laboratoire scientifique (Ah, pensa Fatima, le ministère avait
envoyé une circulaire ? Première nouvelle…).
Elle demanda à entrer dans la maison des Papillons, devant laquelle on
avait trouvé le corps. Et si un indice se cachait là ? On n’y avait pas pensé,
sur le moment… Quelques visiteurs. Des vitrines emplies de papillons et
d’autres insectes naturalisés, chassés en Afrique, en Amérique centrale et
dans le Sud-Est asiatique, étaient accolées les unes aux autres. Des
papillons hermaphrodites ; d’autres, « presque entièrement transparents » ;
et, enfin, celui que l’exposition présentait comme « le plus grand papillon
du monde, dont certains spécimens peuvent atteindre 32 cm d’envergure ».
Difficile d’imaginer qu’une piste était dissimulée là. Seul importait sans
doute l’arrêt de bus. Et la ville, peut-être…
Le policier, lui, savait peut-être quelque chose sur Avallon qui pourrait
l’aider. Sur le président et Avallon, peut-être ? Ne pas écarter cette
hypothèse, si folle soit-elle. Elle savait déjà par Bartolini que le président y
avait fait un de ses grands discours. Est-ce tout ? Elle proposa au policier de
prendre un verre avant de repartir vers la gare. Il accepta et proposa de la
raccompagner ensuite en voiture jusqu’à Montbard. Comme s’il voulait être
certain qu’elle quitterait la ville.
Ils s’attablèrent à une terrasse de café sur la place du Général-de-Gaulle.
Après quelques minutes, et deux bières, qu’il avala très vite, elle risqua :
– En trente ans, vous avez dû en voir de belles, non ? Des hommes
politiques ont dû commettre pas mal de turpitudes ici, comme ailleurs ?
– Et comment ! s’anima-t-il. On a tout eu : des élus qui finançaient leur
maison de campagne avec l’argent des routes ; des listes électorales
truquées ; des rumeurs dégueulasses pour déstabiliser des adversaires ; des
parents prêts à tout pour obtenir un emploi de fonctionnaire pour leurs
enfants ; des adjoints au maire obsédés sexuels. Des dirigeants nationaux en
campagne, qui se croyaient tout permis avec les jeunes militantes, après les
meetings.
– Vraiment ?
– Oui, tiens, même notre président…
– Quoi, notre président ?
Le commissaire la regarda en coin, se raidit et se ferma :
– Non, rien, reprit-il, des ragots, rien à dire. C’est du passé, tout ça.
Il la fixait maintenant avec suspicion. Elle s’en voulut de sa question. Il
aurait suffi de le laisser parler. L’alcool l’avait libéré. Il avait compris où
elle voulait l’amener et il n’avait pas l’intention d’y aller. Théophile
Perroux voulait visiblement finir tranquillement sa carrière. Il consulta sa
montre, se leva et insista pour payer : « Pas question de se faire entretenir
par des jeunottes de Paris. »
Fermé, il la laissa repartir en taxi vers la gare et le train pour Paris.
Si le président était visé par cette mise en scène, tenait-il à ce qu’elle
résolve l’enquête ? N’avait-il chargé Léo de la suivre que pour étouffer
l’enquête ? Léo était-il son ennemi ?
En arrivant à Paris, à 21 heures, elle reçut un SMS de George : « On ne
va pas se quitter comme ça, dînons demain soir ? Tu me manques. »
Fatima ne répondit pas. C’était fini. Elle ne le reverrait plus. Il n’avait
donc pas compris ?
En arrivant quai de Valmy, elle reçut un appel d’Alfred Zemmour :
– Bien rentrée d’Avallon ? Utile ?
– Oui. Enfin… Et toi, tu es allé à ce club de tir ? Tout s’est bien passé ?
– Oui. Nous sommes rentrés vivants !
– Alors ?
– Un endroit étrange, au milieu de la forêt de Rambouillet. Très difficile
d’accès. Des gens bizarres, qui parlent peu. Ils ont des règles de sécurité
impressionnantes. Plus qu’au ministère, je t’assure. On dirait qu’ils ont
peur…
– Peur ? Peur de quoi ?!
– Je ne sais pas… En fait, ce club, cela ressemble à une secte ; tu verrais
leur chef. Un colosse. Tout en muscles. Il a un ascendant incroyable sur tous
les autres.
– Et tu as appris quoi ?
– Je les ai interrogés sur Olivier Szerniak. Ils n’ont rien lâché, que des
banalités. Je les ai menacés d’une perquisition, de garde à vue. Cela n’a pas
eu l’air de les impressionner ; ils ont l’air de connaître la musique… Quand
nous sommes repartis, un d’entre eux nous a rejoints à deux kilomètres du
stand de tir ; il semblait terrorisé. Il m’a glissé que Szerniak était craint des
autres membres du club, parce qu’ils avaient découvert qu’il avait un passé
bien plus sombre encore que celui de chacun d’eux : quand il était policier,
avant d’être muté à Lyon, il aurait passé six mois dans le service Action de
la DGSE, il aurait dérapé et tué en Irak des gens qui n’étaient pas des cibles
désignées. Par plaisir… En fait, il semble qu’il aimait tuer et qu’il tuait à
tort et à travers.
Fatima pensa au roman que lui avait fait lire son père. Un roi sans
divertissement. Le capitaine de gendarmerie qui se suicidait quand il
découvrait qu’il prenait du plaisir à tuer… Elle demanda :
– Et ils savent ce qu’il est devenu ?
– Non. Il a disparu depuis un mois et ils disent qu’ils ont très peur qu’il
revienne.
Elle réfléchit :
– Et si tous ces morts, les onze crucifiés, étaient membres de ce club ?
– J’y ai pensé. J’ai pris le listing de leurs membres depuis quinze ans. On
va chercher. Ça aurait du sens : ce club pourrait servir de réservoir de tueurs
à gages, qui auraient été assassinés par leurs commanditaires ou par des
amis de leurs victimes. Ça colle aussi avec leur panique. Et avec le message
des Dénonciateurs, sur la vengeance.
– Ça ne colle pas avec la mise en scène.
– La mise en scène ne colle avec rien. Je te dis : les villes ont été choisies
au hasard, là où ils pouvaient déposer les corps.
– Ça non plus, je n’en suis pas certaine… De moins en moins, même…
Je vais dormir maintenant. Je suis épuisée. On se voit demain matin.
– Attends ! Ne raccroche pas ! J’ai une autre nouvelle, pour toi, très
intéressante. Bien plus intéressante.
– Quoi ?
– Ton journaliste.
– Mon journaliste ?
– Celui de Longjumeau
– Étienne Bartolini ? Oui ? Quoi ?
– Il a revu aujourd’hui à Longjumeau la personne mystérieuse qu’il y
avait rencontrée hier.
– Oui ? Alors ?
– Mes hommes, qui le suivaient, ont réussi, cette fois, à prendre une
photo de leur rencontre.
– Très bien ! Et il ressemble à quoi ?
– À Léo Salz.
– Comment ça ?!
– Ton journaliste a rencontré le conseiller du ministre. Pas étonnant qu’il
en sache autant, ce journaliste.
– Incroyable… Léo Salz et le journaliste… Qu’ont-ils en commun ?
– Ça, j’en sais rien ! Demande-le-lui toi-même, à monsieur Salz ! C’est
ton ami, non ?
Dix-huitième jour
Fatima passa une heure et demie à informer les deux juges d’instruction,
qui s’impatientaient : ils semblaient étrangement décidés à clore l’enquête,
au plus vite.
Puis elle partit vers la place Beauvau, où elle arriva à 11 h 10. Elle fut
immédiatement reçue par le ministre, qu’elle n’avait pas vu depuis qu’il lui
avait annoncé, vingt jours plus tôt, qu’elle serait en charge de l’enquête, au
matin de la découverte du troisième cadavre.
Sénèque était méconnaissable : livide, nerveux, marchant de long en
large. Trente secondes après l’entrée de Fatima s’ouvrit une porte masquée
dans la bibliothèque du ministre. Léo entra. Il la salua d’un geste de la
main, très professionnel. Il s’était changé depuis qu’il l’avait quittée, à
l’aube. Toujours habillé de noir, elle remarqua ses chaussures de sport. Et
toujours sa canne à pommeau, avec laquelle il jouait… Elle se rendit
compte qu’elle ne savait pas où il habitait… Elle fit tout pour ne pas le
regarder. Le ministre et Léo ne se saluèrent pas, comme s’ils s’étaient déjà
vus ce matin-là. Fatima crut déceler de la crainte dans le regard que le
ministre lança à Léo à son entrée.
– Alors ? Vous avancez ? dit le ministre à Fatima.
– Les victimes ont été identifiées, répondit-elle.
– Oui, oui… Léo m’a dit.
– Onze policiers ou anciens policiers, sans famille ; et qui n’avaient
jamais travaillé ensemble.
– Voilà. Évidemment, ils ne se connaissaient pas ! Abandonnez cette
piste. Ce sont des meurtres au hasard. Un fou tue des policiers pris au
hasard.
– Ah ? Je ne suis pas encore certaine de cela, monsieur le ministre.
Le ministre martela d’une voix étrange. Blanche, métallique. Inquiétante.
– C’est pourtant simple : un fou a assassiné onze policiers pris au hasard.
Il a cessé de le faire, depuis une semaine. Voilà, c’est fini. Il n’y a plus rien
à craindre. L’important, c’est qu’il n’y a plus de meurtres. Il faut clore cette
enquête au plus vite. Passer à autre chose. Et vous, vous allez vous occuper
de vos enfants.
Le ministre prit un temps, puis ajouta, en la regardant droit dans les
yeux :
– Ils vont bien, vos enfants ? Ils sont toujours chez leur grand-mère,
n’est-ce pas ?
Fatima trembla. Une menace ? C’était ça, les rôdeurs autour de la maison
de Vézelay ? Le ministre la surveillait pour faire pression sur elle ? Elle
regarda Léo, qui la fixait intensément, et resta imperturbable. Le ministre
continua :
– Vous allez donc clore l’enquête. Maintenant. On trouvera un jour qui
est ce malade mental. Et c’est cela que le procureur va déclarer tout à
l’heure à la presse.
– Le procureur ? Mais il…
– Oui. Il va demander aux juges de clore l’instruction. L’opinion a besoin
de savoir que c’est fini, d’être rassurée, de passer à autre chose. Et on va lui
dire cela.
– Mais, monsieur le ministre, on n’a pas trouvé le ou les coupables… On
ne sait pas si… On ne peut pas mettre le couvercle sur cette enquête sans
coupable.
Le ministre tapa sur son bureau violemment.
– On les trouvera un jour ! L’important, c’est qu’ils ont cessé de tuer. Et
donc, on peut ranger cette histoire dans le rayon des affaires non résolues.
Ça ne sera pas la seule ! Il y en a plein, tous les jours !
– Mais ? Monsieur le ministre, on ne peut accepter qu’on tue des
policiers sans chercher ni qui ni pourquoi !
– On peut. Si on le décide. On a cherché. On n’a pas trouvé. On passe à
autre chose. Il se passe des choses autrement plus graves, en ce moment. On
est au bord d’une troisième guerre mondiale. Vous ne voyez pas ? Je vous
assure que l’opinion ne s’intéresse absolument plus à cette histoire.
– Le coupable…
Le ministre se leva et commença à marcher en la désignant du doigt,
comme menaçant :
– Assez ! Le coupable, le coupable, vous n’avez que ce mot à la bouche !
Je vais vous en trouver, moi, des coupables, si c’est ça que vous voulez ! Ça
court les rues, les coupables ! Il suffit de savoir s’y prendre !
– Je ne comprends pas…
– Des coupables, il suffit de les chercher là on veut : Paris est plein de
coupables. Des suspects, des coupables, c’est pareil ! Tiens, par exemple,
des SDF, des réfugiés en situation illégale ! Tous peuvent avoir fait cela.
C’est bien leur genre, l’assassinat de policiers !
Fatima regarda Léo, éberluée : le ministre plaisantait-il ? Léo fit signe à
Fatima de ne pas y attacher d’importance.
Elle répondit, calmement :
– N’importe quel SDF ou réfugié aurait pu rassembler onze policiers
dans une grange du Vaucluse et les convaincre de se laisser brûler sans
réagir ? Il aurait pu les décapiter, leur couper pieds et mains, et transporter
leurs corps dans onze villes différentes sans que personne remarque rien ?
Et pourquoi aurait-il attaché à chaque corps un vers d’un poète anglais
complètement inconnu ?
– Oh, vous m’embêtez ! Léo va aider les juges à faire en sorte que
l’enquête soit clôturée au plus vite.
Léo sursauta : il sembla sincèrement surpris. Fatima répondit :
– Pardon, monsieur le ministre ?
– Léo va codiriger l’enquête avec vous. C’est d’accord avec le procureur
et les juges. Et il va les aider à clore l’enquête. N’est-ce pas, Léo ?
Léo resta silencieux et immobile. Indéchiffrable.
– Dans ce cas, dit Fatima, monsieur le ministre, je préfère vous demander
de m’en décharger.
– Vous n’y pensez pas ! Que dirait l’opinion ? Que nous nous sommes
trompés en vous choisissant ? Ma carrière et, accessoirement, la vôtre
seraient terminées ! Allez, continuez, vous avez toute ma confiance… Et
celle du président. Pour clore l’enquête.
Elle pensa : un ministre de l’Intérieur ne peut pas donner l’« instruction »
de clore une enquête judiciaire. Le Parquet ne peut le faire non plus. Tout
est entre les mains des juges d’instruction. Mais ceux-là semblaient aussi
vouloir clore….
– Je vais être plus clair encore, reprit le ministre, comme s’il lisait dans
ses pensées : je vais demander au ministre de la Justice, mon collègue, de
donner instruction au directeur des affaires criminelles et des grâces à la
Chancellerie d’en « parler » au procureur, qui pourrait en « parler » aux
juges d’instruction, qui pourraient « comprendre » la nécessité, pour leurs
carrières, de clore l’instruction ; et cela d’autant plus facilement qu’il n’y a
pas de parties civiles.
C’est ça, pensa-t-elle… Et ça va marcher, enragea-t-elle. C’est déjà
arrivé… Les juges doivent déjà être au courant. Cela explique leur
comportement de ce matin. Ils vont essayer d’enterrer l’affaire. Tous. Je ne
laisserai pas faire. Je ne suis pas devenue policier pour couvrir cela ! Et de
toute façon, la presse ne les lâchera pas… C’est absurde… Que veulent-ils
cacher ?
D’un téléphone blanc, posé sur le bureau du ministre, retentit une
sonnerie très particulière, stridente et continue ; le ministre se précipita pour
y répondre.
– Oui, Clo ; quoi ? Tu crois ? Vraiment ?
D’un geste de la main, Sénèque demanda à Fatima de sortir et à Léo de
rester.
En sortant, Fatima vit Léo lui faire signe de l’attendre et entendit le
ministre chuchoter :
– Écoute, je ne panique pas, Clo. Mais il faut arrêter ça au plus vite,
crois-moi !… Fais-moi confiance… Léo pense que… Oui, il est là, à côté
de moi…
Fatima n’entendit pas la suite. Moins d’une minute après, Léo sortit ; il
était très pâle.
– Que se passe-t-il ?
– On approche de la fin…
– Que veux-tu dire ?
– Tu n’as pas encore compris ?
– Quoi ?
– À qui parlait Sénèque, à ton avis ?
– Je ne sais pas : qui appelle-t-il « Clo » ?
– Mieux vaut que tu ne le saches pas, ajouta-t-il en lui tournant le dos.
Elle voulut lui demander de la rejoindre ce soir, mais il avait déjà disparu
par une autre porte, qui semblait conduire à un escalier.
En route pour son bureau, Fatima écouta les nouvelles, comme des
milliards de gens suspendus à la crise en mer de Chine. Un immense soupir
de soulagement parcourut la planète quand le Premier ministre japonais
annonça solennellement à la télévision que son pays, à la demande de ses
alliés, réitérait sa décision de ne jamais se doter de l’arme nucléaire. Et qu’il
présentait ses excuses au monde entier pour avoir laissé entendre le
contraire. La crise internationale allait refluer.
Fatima pensa qu’il serait désormais plus difficile au ministre d’écarter
l’affaire des crucifiés : les médias allaient y retrouver de l’intérêt.
En arrivant devant le Bastion, son téléphone sonna : un appel d’Étienne
Bartolini.
– Il faut que je vous voie au plus vite.
– Pourquoi ?
– Pas au téléphone.
– Où ? Quand ?
– Maintenant !
– Où ?
Il avait raccroché. Quand elle atteignit son étage au Bastion, Bartolini
l’attendait devant l’ascenseur, l’air nerveux.
– Ah, je vois que vous avez des entrées faciles, ici, dit-elle.
– Disons que vous n’avez pas une sécurité maximale.
– Vous vouliez me dire quoi ?
– Les victimes des meurtres, à mon avis, ce n’est pas l’essentiel. Ce sont
des meurtres au hasard.
Étrange. Ce journaliste pensait comme le ministre ? Lui aussi voulait
faire interrompre l’enquête ? Et s’il était en fait téléguidé par la Place
Beauvau ? Cela expliquerait beaucoup de choses, et en particulier qu’il ne
veuille pas dévoiler ses sources. Le journaliste continua :
– Le plus important, ce sont les endroits où on a trouvé ces cadavres ; ils
sont tous reliés à des moments importants dans la vie du président.
– Certains, oui, répondit Fatima. Calais, et un ou deux autres, peut-être,
mais cela ne suffit pas.
– J’en ai plus, aujourd’hui. Je me suis beaucoup renseigné. Pas très
difficile. En passant des coups de fil à d’anciens collègues des RG.
– Vous étiez dans les RG, vous ?
– Vous ne le saviez pas ? Oui, avant d’être garde du corps de ministre.
– Bon, et alors ? Les RG sont les champions des tuyaux crevés. Je vous
écoute.
– Notre cher président a fait une partie de ses études secondaires à
Longjumeau.
– Ce n’est pas vraiment un scoop !
– Ah, laissez-moi parler ! Son père avait une maison en Corse ; sa mère
est née à Bordeaux ; il a des soutiens importants parmi les élus marseillais ;
il a été l’assistant parlementaire d’un député de Calais, dont il était, dit-on,
le petit ami. Mais ça, vous le saviez, non ?
Fatima marqua le coup. C’est pour cela qu’il l’avait envoyé vers ce
Bertrand Goé, l’ancien journaliste de La Voix du Nord ? Il le savait donc, lui
aussi. Pourquoi avait-il voulu qu’elle le découvre par elle-même ?
Le journaliste poursuivit :
– Et il a été pris dans une affaire de mœurs à Avallon.
Fatima fut stupéfaite. C’est donc bien ça qu’avait laissé entendre le
commissaire Perroux, devant la maison des Papillons, l’avant-veille ?
Comment ce journaliste de Longjumeau le savait-il aussi ?
– Continuez !
– Le fils du président a été élève d’une école de commerce à Nantes, dont
il a été chassé rapidement pour avoir triché à un examen. Enfin, à Livry-
Gargan, vit un entrepreneur des quartiers, qui fait dans l’immobilier et la
drogue, et dont on dit qu’il a beaucoup financé sa carrière politique.
Impressionnant. Fatima ne broncha pas. Elle continua :
– Très bien. Et Longwy ? Et Mulhouse ? Et la place Beauvau ?
– Longwy, c’est là où est née sa nouvelle maîtresse. Beauvau, c’est juste
à côté de l’Élysée ; et Mulhouse, je ne sais pas encore, mais je vais trouver.
Fatima était presque convaincue. Cela prenait sens…
– Supposons que cela soit signifiant. Que toutes ces villes renvoient
vraiment au président de la République ; vous en déduisez quoi ?
– Que quelqu’un tue des gens pris au hasard, pour faire comprendre au
président qu’il sait tout sur lui. Pour le faire chanter, sans doute. Une
puissance étrangère, peut-être. C’est plus spectaculaire que de publier des e-
mails confidentiels ou des sex tapes, non ? À moins que cela ne soit une
vengeance personnelle.
– Vous aviez dit qu’on allait trouver un douzième corps dans un village
du Nord. Quel rapport, selon vous, entre ce village et le président ?
Le journaliste la regarda longuement et se dirigea vers la porte de son
bureau.
– Oui. À Ors… J’en suis convaincu… Je suis sur une nouvelle piste.
Mais c’est si énorme ! Je dois vérifier encore bien des choses. Je vous
rappelle ce soir. Et n’en parlez à personne. Protégez-vous !
Tout l’après-midi, dans son bureau, Fatima tenta de joindre Léo, en vain.
Elle réfléchit : la panique du ministre, qui voulait visiblement enterrer
l’affaire. Les onze policiers morts… Le journaliste qui avait parlé de
vengeance. « Vengeance »… Cela lui rappelait quelque chose. Elle
n’arrivait pas à retrouver quoi… Une vengeance. Et si c’était une
vengeance contre ces policiers ? Ou une vengeance de ces policiers…
« Gallic ». Gallican… Un vague souvenir effleura sa mémoire. Elle prit le
temps de tout écrire, de faire des schémas pour relier les diverses pièces du
puzzle, de griffonner sur d’innombrables brouillons. Elle consulta
longuement Google. Puis elle sourit.
Elle avait trouvé.
Elle aurait dû y penser depuis longtemps. Tout se mettait en place.
Comment avait-elle pu ne pas le voir ?!…
Elle se souvint de son déjeuner du dimanche précédent avec Léo et du
livre qu’il lisait, sur l’histoire de l’Espagne. Et de l’autre livre, en basque…
En basque ! Il avait sûrement compris, lui aussi, avant elle… Pourquoi ne
lui en avait-il pas parlé ? L’avait-il volontairement laissée entrevoir le titre,
pour la mettre sur la voie ? Ou le lui avait-il caché pour la protéger ?
À 18 h 30, elle appela Zemmour, qui la rejoignit dans son bureau :
– Dis-moi, le journal qui enveloppait le crâne, tu t’en souviens ?
– Évidemment, pourquoi ?
– Tu as gardé les photos de ces pages ?
– Oui. Bien sûr !
– Tu m’avais bien dit qu’il y avait un article sur une affaire policière en
Espagne, non ? Tu veux bien vérifier ?
Zemmour sortit une minute. Une longue minute. À son retour, un grand
sourire :
– Bonne mémoire ! L’article parle de l’arrestation des… GAL. Tiens,
« Gal »… Comme « Gallic ».
Bingo ! pensa Fatima.
– Les GAL, reprit Zemmour, c’étaient des policiers, non ?…
– Exactement. Les GAL, c’étaient des policiers qui ont tué des terroristes
basques dans les années 1980. Illégalement ; et en France. L’article qu’il
fallait lire, dans le journal qui emballait la tête de Szerniack, c’était cet
article sur l’Espagne !
– Attends, tu me rappelles qui c’étaient, ces GAL ?
– Je te lis ce que je viens de trouver sur Wikipedia et dans d’autres
articles. Fin 1982, les Espagnols étaient furieux de voir les terroristes
basques de l’ETA, réfugiés en France, venir assassiner des policiers et des
gardes civils en Espagne et rentrer ensuite, en toute impunité, faire la fête à
Bayonne et à Saint-Jean-de-Luz.
– Pourquoi en toute impunité ?
– Parce que la France refusait de les arrêter et de les livrer à l’Espagne.
– Et alors, ils ont fait quoi ?
– Le gouvernement espagnol de l’époque a décidé d’agir en toute
illégalité ; de faire justice lui-même sur le territoire français.
– Des policiers espagnols seraient venus en fraude en France assassiner
des gens qu’ils soupçonnaient de terrorisme ?
– Exactement, et sur ordre du ministre de l’Intérieur de l’époque, un
socialiste, José Barrionuevo. Pour frapper ces terroristes repliés en France,
ce ministre a créé en secret les Groupes antiterroristes de libération, les
GAL.
– C’est un socialiste, qui a fait ça ?
– Oui. En fait, il ne faisait que reprendre à son compte une initiative de
Franco, le dictateur qui venait de mourir, qui avait créé les « guérilleros du
Christ-Roi » pour traquer en France les réfugiés d’ETA.
– Belle continuité !
– Comme tu dis ! Les socialistes envoyèrent donc en France, en 1983 –
l’année de ma naissance ! –, des policiers volontaires, pour recruter des
tueurs, dans le milieu, dans les amicales parachutistes, les clubs de tir, les
sociétés de sécurité. Avec mission d’exécuter en France les gens de l’ETA
que leur désigneraient les policiers espagnols. En fait, ces tueurs, recrutés
par l’État espagnol, ont mené des opérations « homo » comme on fait nous,
mais en France. Alors que nous, on s’interdit d’agir clandestinement dans
les pays d’où on peut espérer une extradition.
– Pourquoi tu me racontes tout ça ? Tu penses que c’est cet article qu’il
fallait lire dans ces quatre pages ?
– Oui. Attends la suite. Entre octobre 1983 et janvier 1986, les GAL
tuèrent dix-sept « soldats » ou cadres du mouvement basque ; des durs prêts
à tuer pour obtenir l’indépendance basque. Mais les GAL ont aussi
assassiné par bavure, pour régler des comptes personnels ou par plaisir, huit
autres personnes, étrangères au mouvement séparatiste.
– Ils tuaient par plaisir ? Madame Zemmour, elle me dit toujours : « S’ils
le méritent, tu dois punir nos enfants, mais pas trouver du plaisir à le faire. »
Fatima pensa au roman de Giono… Décidément, son père n’en avait pas
parlé pour rien. Elle l’appellerait tout à l’heure…
Zemmour continua :
– Et cela s’arrêta quand ?
– En juillet 1986, quand la France accepta d’extrader les dirigeants
basques réfugiés en France.
– Et comment on sait tout ça ?
– Huit ans plus tard, en 1994, deux policiers suspectés d’avoir
commandité ces meurtres ont dénoncé tous les autres en échange de leur
grâce.
– Et les coupables ont été condamnés ? Même le ministre ?
– Et comment ! Le préfet de Biscaye, le chef de la police de Bilbao, un
général de la Garde civile, le directeur général de la Sécurité de l’État, le
secrétaire d’État à la Sécurité, et le ministre de l’Intérieur ont pris jusqu’à
soixante-quinze ans de prison !
– Quel rapport avec notre affaire ? Tu penses que notre affaire a à voir
avec les histoires des GAL ? Ces gens sont sortis de prison ?
– Non, c’est juste une métaphore ! Notre histoire, c’est comme celle des
GAL.
– Les crucifiés des abribus seraient des policiers ripoux, ou des policiers
complices de terroristes, qui auraient été assassinés par des tueurs envoyés
par des policiers honorables, sur ordre du pouvoir ?
– Peut-être.
– Des policiers français se seraient conduits comme les GAL ? Ils
auraient fait assassiner et crucifier d’autres policiers ? Parce qu’ils étaient
des ripoux ? Ou des complices de terroristes ? Je n’y crois pas une
seconde ! Pas la police française. On parle de détention préventive de
suspects de terrorisme extrême ! Pas de « meurtre préventif » de policiers
par des policiers !
– Et pourtant…
Après un silence, Zemmour ajouta :
– Et si c’était l’inverse ?
– Quoi, l’inverse ?
– Eh bien, si les suppliciés étaient des GAL français, des policiers qui
auraient, eux, assassiné des suspects de terrorisme ; et que des terroristes
auraient voulu punir en les retrouvant et en les crucifiant ?
Fatima était songeuse. Une autre idée venait de lui traverser l’esprit,
fulgurante. Elle aurait tant voulu en parler à Léo. Elle dit :
– Ou si des policiers ne supportaient pas de voir certains de leurs
collègues devenir des assassins. Pas des ripoux, ni seulement des assassins
de terroristes. Juste des assassins. « Les Gallicans », les crucifiés, c’étaient
comme les GAL : ils ont dû tuer des terroristes ; mais aussi, comme les
GAL, tuer des gens ordinaires, sans raison ; et des vengeurs sont ensuite
venus les assassiner.
Zemmour réfléchit :
– Mais, alors, les suppliciés seraient des policiers chargés par le pouvoir
de faire un sale boulot, et que des gens auraient voulu punir pour avoir été
trop loin ? Ce serait cela, le « malheur », la « catastrophe morale » ? Et les
Dénonciateurs exigeraient donc que les coupables, les commanditaires des
suppliciés, se dénoncent avant demain soir ?
Un long silence s’installa. Elle reprit :
– À propos, tu devais me dire, pour les Dénonciateurs. Tu as trouvé ?
Un long silence. Fatima regarda Zemmour. Il hésita, la regarda droit dans
les yeux, puis baissa le regard. Il semblait troublé :
– Oui. Enfin, on n’en est certain que depuis une petite demi-heure… Une
partie des métadonnées qui transitent par Signal viennent d’un compte en
Irlande, et d’un autre en Moldavie.
– Oui, ça tu m’as déjà dit. Alors ?
– La commission rogatoire en Irlande n’a rien donné ; mais on a un ami,
en Moldavie… On aurait pu ne jamais le trouver… parce qu’avec la
Moldavie…
– Épargne-moi les détails techniques : je ne comprends pas.
Zemmour semblait gêné.
– Ben, tant mieux, comme ça, c’est plus facile pour toi de garder le
secret, si tu ne comprends pas… Madame Zemmour dit toujours que…
– Écoute, je l’aime beaucoup, madame Zemmour, sans la connaître – à
propos, tu me la présentes quand, si elle existe ?… –, mais là, franchement,
j’en ai rien à foutre de ce qu’elle dit, madame Zemmour ! Alors, accouche !
– Te voilà vulgaire, maintenant. Ce n’est pas ma faute si ton ami Léo est
impliqué !
– Léo ? Comment ça, Léo ?!
– Les Dénonciateurs… Il y va très souvent, sur cette adresse. Il écrit,
même, à partir de cette adresse.
– Comment ça ? Léo les aurait déjà trouvés et il ne me le dit pas ?!
– À moins qu’il ne soit lui-même le véritable propriétaire de l’adresse. À
moins que le Dénonciateur, celui qui nous envoie toutes les photos et tous
les messages, depuis le début, ce soit Léo Salz.
Vingtième jour
Ors… Bartolini avait prévu qu’un corps y serait découvert. Et Léo avait
évoqué un village du Nord dès leur premier déjeuner… À propos de quoi,
déjà ? Ah oui, le village où était mort Wilfred Owen, l’auteur du poème…
Elle vérifia sur Google. Oui… C’est bien là qu’Owen était mort et avait été
enterré ! Elle aurait dû s’y intéresser plus tôt ! Pourquoi y déposer un
corps ? Comment le journaliste l’avait-il deviné ? Et Léo ? S’il était assiégé
dans le Vaucluse, il ne pouvait pas avoir déposé un douzième corps dans un
village perdu du Nord de la France ! Léo était donc peut-être innocent ! Et il
allait sans doute mourir bientôt…
La voiture roula encore un moment dans la forêt. C’était un très beau jour
d’été ; le soleil faisait briller l’herbe des pâtures. Fatima vit sur sa droite la
maison forestière où, expliqua son chauffeur, avait dormi Owen dans la nuit
du 3 au 4 novembre 1918, avant de partir à l’assaut du canal. Une maison
joliment réaménagée en petit musée. Elle fit signe au chauffeur de ralentir.
Belle construction moderne en forme de colimaçon… Pas le temps de s’y
arrêter.
Elle se rappela ce qu’elle avait lu, dans le train, sur la mort du poète :
À partir de juillet 1918, les armées alliées, renforcées par l’arrivée des
premières troupes américaines, avaient engagé l’offensive et retourné le sort
des armes ; la guerre était désormais imperdable pour les Français et les
Anglais. Et les émeutes en Allemagne, à partir d’octobre, ajoutaient au
désarroi des soldats allemands. On attendait, d’un moment à l’autre, la
reddition du Kaiser. Le sous-lieutenant Owen, de retour au front fin
septembre 1918, après dix-huit mois de convalescence, mena le 1er octobre
un assaut victorieux à la tête de la compagnie du Second Manchester, près
du village de Joncourt, juste à côté d’Ors. Le 3 novembre, les soldats néo-
zélandais libérèrent la ville du Quesnoy, à quinze kilomètres au nord d’Ors.
Au même moment, Owen et ses soixante hommes se reposaient, près d’Ors,
dans cette maison forestière, à moins d’un kilomètre du canal de la Sambre
à l’Oise, face aux troupes allemandes qui tenaient l’autre rive. Les Anglais
comme les Allemands guettaient l’annonce, qu’ils savaient imminente, de la
fin du conflit. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, l’état-major allié, qui
voulait à tout prix reprendre des positions sur la rive droite du canal avant la
fin des combats, ordonna à Owen de traverser le canal de la Sambre à
l’Oise, malgré la présence sur l’autre rive de mitrailleurs allemands. Owen
savait les risques que ses hommes et lui allaient courir, pour rien. Pourtant,
pas question de désobéir à un ordre, même insensé. Sans doute repensa-t-il
alors à la citation d’Horace, qu’il avait reprise dans un de ses poèmes,
quelques mois auparavant, pour dénoncer l’absurdité de la guerre… « Il est
doux et glorieux de mourir pour sa patrie. » Vers 3 heures du matin, dans
cette maison forestière où il n’avait pas dû beaucoup dormir, Owen écrivit à
sa mère ; une dernière lettre.
Juste avant l’aube, profitant du brouillard, le sous-lieutenant Wilfred
Owen parcourut, avec sa compagnie, les quelques centaines de mètres qui
les séparaient du canal. Dans le plus grand silence. Il envoya les hommes du
génie mettre à l’eau des flotteurs de liège, puis il descendit lui-même, le
premier, dans l’étroit canal, suivi de ses hommes. Dix mètres à franchir
dans une eau glacée, de près de deux mètres de profondeur, avec tout
l’équipement. En silence. Les premiers soldats s’apprêtaient, avec lui, à
prendre pied sur la terre ferme quand le brouillard se dissipa brusquement,
les laissant tous à découvert. Les mitrailleurs allemands tuèrent alors, en
quelques rafales, soixante soldats anglais. Dont Wilfred Owen. Soixante
morts. Parmi les dernières victimes de la Première Guerre mondiale.
Ordres criminels. Absurdes batailles… Tant d’absurdes batailles…
Laissant la maison forestière sur sa droite, Fatima fit signe au chauffeur
d’avancer. Ils traversèrent une voie de chemin de fer sur laquelle,
visiblement, les trains ne circulaient plus depuis longtemps.
À 10 h 45, ils entrèrent dans Ors ; derrière les rares maisons du village,
elle devina le canal de la Sambre à l’Oise et, au bord, sur sa gauche, à
un kilomètre en aval du village, une stèle qui signalait l’endroit exact où
Wilfred Owen était tombé.
Ils pénétrèrent dans le village par le nord-ouest. Fatima découvrit d’abord
quelques maisons de briques rouges, avec des fenêtres encadrées de pierres
grises, et d’autres, qui avaient dû être aussi faites de briques rouges il y a
longtemps, maintenant recouvertes d’une peinture grise et sale, donnant à
l’ensemble du village une allure de délabrement.
Quelques dizaines de mètres plus loin, sur une minuscule place, elle vit,
face à elle, une petite église, elle aussi en briques rouges ; en face de
l’église, un estaminet à la devanture blanche, Le café des Arcades ; de
l’autre côté de la place, à côté de l’église, une inscription sur une modeste
maison indiquait une « salle des fêtes », qui ne devait plus accueillir grand
monde, et sur une autre maison basse on pouvait lire l’inscription :
« Mairie-PTT ».
À quelques dizaines de mètres, derrière cette place, on devinait le canal
et, sur la droite, une petite écluse.
Collé à la façade de l’église donnant vers la salle des fêtes, un monument
aux morts de la Grande Guerre, entouré d’un grillage devant lequel un
barrage de gendarmerie retenait un groupe de curieux, quelques enfants, des
journalistes et des caméras de télévision.
Fatima descendit de voiture et fendit la petite foule en brandissant son
badge de police. Des gendarmes la conduisirent derrière une bâche et lui
montrèrent des photos du corps du douzième supplicié, qui venait d’être
emporté à la morgue de Valenciennes : dans la même disposition que tous
les autres, aussi mutilé que tous les autres. Il avait fallu, pour le déposer là,
le faire passer au-dessus des barreaux de la grille rouillée qui entourait le
monument aux morts.
Les policiers lui transmirent la feuille de papier violet qu’ils avaient
détachée du corps. Elle lut :
Dulce et decorum est, pro patria mori
La fin du poème d’Owen…
Elle réfléchit. Pourquoi ? Pourquoi Léo aurait-il déposé ce corps ?
Pourquoi ici ? Si c’était lui, comment avait-il fait pour se trouver déjà à
l’autre bout du pays, en Provence, où il était assiégé ?
Elle voulut voir la tombe d’Owen. Peut-être y découvrirait-elle un indice.
On lui indiqua le chemin du cimetière. Elle refusa que des policiers
l’accompagnent. Elle tenait à y aller seule.
Elle descendit la Grande Rue vers le sud-ouest, en longeant le café des
Arcades, puis prit sur la droite la rue de la Gare jusqu’à voir l’entrée du
cimetière.
Devant les grilles qui en marquaient l’entrée, elle remarqua d’abord trois
panneaux expliquant que le village avait été au cœur de la dernière grande
bataille de la Première Guerre mondiale. Puis les hautes tombes noires,
parfois fleuries, parfois parcourues d’herbes folles, des habitants du village.
Apparemment, rien d’autre.
Elle hésita un moment, esquissa un demi-tour, puis progressa encore, au-
delà de ces mausolées, jusqu’à découvrir un autre cimetière, très différent :
une pelouse bien entretenue ; une haute croix blanche sur un socle
octogonal ; un carré rassemblant, sur trois rangées, une soixantaine de
petites pierres tombales blanches, toutes identiques, posées verticalement et
ordonnées à la perfection. Plusieurs étaient fleuries de coquelicots, vrais ou
artificiels. Le coquelicot : la fleur qui repousse le plus vite sur les champs
de bataille…
Parcourant la troisième et dernière rangée, Fatima approcha d’une tombe
plus fleurie que les autres et y lut le nom de Wilfred Owen.
Sur la pierre était gravé, en anglais : « La vie reviendra-t-elle en ces
corps ? Il annulera ainsi la mort. »
Dans un cadre entouré de coquelicots, posé devant la tombe, était écrit,
aussi en anglais : « Mon sujet, c’est la guerre, la pitié de la guerre. Et la
poésie est dans la pitié. »
Elle resta là un moment. Les soixante tombes des soldats fauchés par une
mitrailleuse à la veille de l’armistice… Tous ces morts absurdes. Des
millions de morts absurdes… Tant d’ordres criminels… Dans cette guerre,
et dans tant d’autres avant et après elle. Les auteurs de l’ordre qui avait tué
Owen et ses hommes avaient-ils été identifiés et jugés ? Certainement pas…
« La poésie est dans la pitié », avait écrit Owen.
Elle voulut aller voir l’endroit où le poète et ses hommes étaient tombés.
Depuis le cimetière, elle revint vers l’église et le monument aux morts,
d’où commençaient à diffuser les équipes de télévision, et tourna cette fois
à l’est dans la rue de Landrecies.
Au bout de cent mètres, elle se retrouva face à un petit pont, sur le canal.
Un canal. Comme celui qui accompagnait sa vie, depuis son enfance, à
Paris. Mais si différent.
La rive était bordée de chaque côté par de hauts arbres qui empêchaient
le soleil d’éclairer vraiment le chemin.
Sur la droite, une toute petite écluse, à l’entrée de laquelle se trouvaient
un tas de bois et une minuscule maison blanche, où devait avoir vécu un
éclusier, lorsque le canal était encore en service. Personne.
Fatima hésita et commença à marcher sur le chemin au bord du canal,
dans la direction du lieu où était tombé Owen et où elle voyait se dresser la
stèle aperçue depuis la route.
En avançant, dans le silence, elle croisa un couple de deux vieilles
personnes, promenant un petit chien noir ; ils semblaient encore très
amoureux.
À quelques dizaines de mètres devant elle, juste à l’endroit où Owen
avait dû tenter de rejoindre l’autre rive, elle aperçut, à côté de la stèle, un
banc faisant face au canal.
C’est donc là que soixante soldats britanniques étaient entrés dans l’eau,
pour obéir à un ordre absurde…
Brusquement, elle sentit qu’elle n’était plus totalement seule… Un bruit
de pas. Elle se figea.
Derrière elle, quelqu’un marchait. S’appuyant sur une canne.
Il était là.
Pas en Provence ?
Elle était sûrement sa prochaine victime…
Le chemin se terminait bientôt. Comme sa vie, sans doute…
Elle murmura :
– Il faut que tu te rendes, Léo…
– Ne te retourne pas et avance.
Sa voix, aussi froide et métallique qu’au premier jour de leur rencontre.
– Tu vas me tuer, moi aussi ?
– Si tu fais le moindre geste pour te retourner, ou si tu cries, je n’hésiterai
pas une seconde. Ma mission n’est pas encore terminée et personne ne
m’empêchera de la mener à bien. Avance, s’il te plaît.
Elle eut l’envie folle de se retourner et de le prendre dans ses bras. Il dut
le sentir et dit :
– Je t’en prie, ne te retourne pas.
Elle crut deviner des silhouettes derrière les arbres et entendre le
craquement de pas sur les branches. La police avait-elle retrouvé Léo ?
Zemmour avait-il envoyé des hommes pour la protéger ?
– Marche, et assieds-toi sur le banc. Sans te retourner.
Elle s’assit, face au canal. Il resta derrière elle ; à deux mètres, pensa-t-
elle, sans doute appuyé sur un des arbres bordant le chemin.
Elle demanda, doucement :
– Pourquoi ? Pourquoi avoir tué ces héros ? Pourquoi ces mises en
scène ? Pourquoi ces villes ? Pourquoi ce village, pour finir ? Tu es
vraiment passé du côté des terroristes ?
– Ça fait beaucoup de questions à la fois. Je vais tout te dire…
Commençons par le commencement… Tu te souviens des attentats qui ont
eu lieu il y a trois semaines partout ailleurs en Europe ?
– Oui. Bien sûr ! Quel rapport avec tout ça ?
– Le rapport, le voici : s’il n’y a pas eu d’attentats en France, c’est parce
qu’il s’est passé, avant, bien des choses horribles…
– Où ? En France ?
– Ce qu’a dit le président, hier soir, la version qu’il va tenter d’imposer,
n’est pas la vérité… Il avait eu l’idée, avant l’élection présidentielle, de
faire en sorte, s’il était élu, de faire assassiner tous ceux qui, de près ou de
loin, pourraient préparer des attentats contre la France. Et pas seulement à
l’étranger, comme on l’a fait jusqu’à maintenant, mais aussi sur le territoire
national.
– Faire assassiner des suspects sur le territoire national ?
– Exactement. Les « suspects extrêmes ». Ceux que, maintenant, on parle
d’enfermer dans ce Guantanamo européen qu’ils vont sans doute décider ce
soir. Le président, lui, avait décidé de les tuer. Tous. Légitime défense. Pour
éradiquer autant que possible les réseaux terroristes, et intimider ceux qui
pourraient vouloir recommencer. La liste de ces suspects lui avait été
fournie, avant l’élection, par des amis de Sénèque dans les services. Elle
comptait cent quatre-vingt-trois noms. Cent quatre-vingt-
trois personnes dont on avait de bonnes raisons de penser qu’elles
pourraient un jour passer à l’acte en France. Ou commanditer un attentat en
France. Et il a décidé de les éliminer toutes.
– Cent quatre-vingt-trois !
– Ce n’est pas si énorme ! Pas beaucoup plus en tout cas que le nombre
d’assassinats du même genre, sous le quinquennat précédent. Seulement là,
cette fois-ci, une bonne partie était en France. Et pas par des drones, ni par
des soldats en opération, ni par des alliés…
– Le président a ordonné des assassinats en France ?
– Oui, et c’est ce qu’il a reconnu hier soir !
– Il n’a pas dit que c’était en France ! On peut trouver des gens pour faire
ça ?! Des assassinats en France !
– Quand un président veut quoi que ce soit, il peut toujours trouver des
policiers pour s’en charger.
– Sans que nul n’enquête ?
– La police enquête rarement sur les crimes de la police. Surtout les
crimes commis sur ordre du pouvoir politique. C’est un point commun des
démocraties et des dictatures.
– Comment t’es-tu trouvé mêlé à ça ?
– Dès son élection, le président m’a demandé de me charger de cette
opération. D’organiser cet assassinat de gens dont on avait la quasi-
certitude qu’ils allaient bientôt passer à l’acte. J’ai accepté. C’était de la
légitime défense. Et puis, ce n’était pas la première fois que j’étais chargé
d’une opération homicide. Mais jamais en France… J’ai vu la liste de
Sénèque et les rapports des services les concernant : des terroristes,
indubitablement, qui allaient tous bientôt passer à l’acte ; et tous leurs
chefs. Des gens extrêmement dangereux. Il fallait absolument agir. Les
enfermer n’aurait servi à rien, sinon à en embrigader d’autres dans les
prisons. Le président m’a donné carte blanche. J’ai fait venir un camarade
de combat, un policier de très haut niveau, capable de tout, auteur, déjà, lui
aussi, de plusieurs homicides d’État, qu’on avait infiltré dans le mouvement
islamiste et qu’on disait, par commodité, journaliste et prisonnier en Irak.
– Jérôme Parent.
– Exactement. Enfin, moi, à l’époque, je l’appelais surtout Lucien Rabot.
– Il connaissait le président ?
– Non. Le président ne l’avait jamais rencontré auparavant. Parent a
demandé à voir le président. Pour être certain de son impunité. J’ai organisé
leur unique rencontre. La rencontre de Rabot et du président. Le président
lui a garanti qu’il ne serait pas inquiété. Par écrit. Parent lui a fait
comprendre que la liste, les cent quatre-vingt-trois noms, n’était qu’une
liste « indicative ».
– Comment ça, « indicative » ?!
– Un instant. Tu vas comprendre. Parent connaissait tout le monde dans
les services. Une fois rassuré par le président, il a recruté des tueurs, sans
m’associer à ses choix. Il les a choisis pour leur extrême violence et leur
immoralité.
– Pourquoi ne pas les avoir choisis toi-même ?
– C’est la règle dans les services. On délègue, et on débranche.
– Il a recruté combien d’hommes ?
– Onze. Tous policiers ou anciens policiers.
– Onze ? Ça fait douze avec lui ? Le corps qu’on a retrouvé ici est aussi
un de ces policiers ? Mais on n’a retrouvé que onze empreintes, à Lioux.
– En effet…
– Qui savait qu’ils étaient douze ?
– Personne, sauf Parent et moi.
– Et le président ?
– Non. Il ne savait même pas que ce Lucien Rabot, qu’il avait rencontré,
était un autre nom de Jérôme Parent, qu’on disait prisonnier en Irak. Il ne
savait pas non plus que les tueurs étaient des policiers ou d’anciens
policiers.
– Douze tueurs d’État… Ce sont eux qui se sont nommés « Gallic » ?
– En fait, leur nom de code était « Gallicans », en référence aux GAL.
Parce que, comme les GAL, ces « Gallicans » étaient chargés d’abattre des
ennemis du pays, de tuer des terroristes, de mettre fin à une menace très
grave contre la sécurité du pays, de la France éternelle. D’où l’idée du nom
de code « Gallican », voisin à la fois de celui des GAL, et de celui de la
Gaule. C’est le président lui-même qui l’avait trouvé ; il en était très fier.
– Donc, rien de religieux ?
– Non, évidemment.
– Si je comprends bien, ces « Gallicans » étaient des policiers ou des
anciens policiers, chargés par le président de la République de liquider des
terroristes ; comme les GAL en avaient été chargés par le pouvoir politique
espagnol.
– Exactement.
– Le président ne craignait-il pas que la justice se retourne contre lui,
comme elle s’est retournée contre ceux qui avaient commandité les GAL ?
– Non. Les temps ont changé. Abattre des terroristes sans jugement n’est
plus tabou. Aujourd’hui, on considérerait les GAL comme des héros. Et
leurs meurtres comme des actes de légitime défense.
– Si ce sont des héros, agissant sous tes ordres, pourquoi t’es-tu retourné
contre eux ?
– Les héros sont très vite devenus des monstres.
– Comment ça ?
– Parent les avait choisis pour leur capacité à tuer. Pas pour leur dévotion
à la cause publique. Il voulait des assassins. Pas des hommes d’honneur.
– Ils n’ont pas tué que leurs cibles ? Comme les GAL ?
– Voilà… Parent a été pris par l’ivresse de l’impunité que lui avait
garantie le président. Lui et ses hommes ont d’abord liquidé ceux qui
étaient sur la liste, les cent quatre-vingt-trois.
– Cela aurait dû se voir, cent quatre-vingt-trois fichiers S assassinés !
– Ils ont fait disparaître leurs corps et courir le bruit que ces fichiers S,
très surveillés, avaient quitté le pays.
– Je comprends. On en a en effet beaucoup parlé…
– Puis, comme le président avait dit que la liste était « indicative », les
Gallicans ont commencé à tuer des gens vaguement soupçonnés de relations
avec des mouvements extrémistes. Puis leurs ennemis personnels ; puis ils
ont tué par plaisir. D’abord hors de France, puis en France ; en faisant tuer
les ennemis des uns par les autres, pour avoir les meilleurs alibis possibles ;
ou en déguisant ces meurtres en règlements de comptes entre bandes
rivales. Ils ont aussi tué des SDF, des migrants, des gens sans ressources,
sans amis. Ils ont même tué des enfants ; des enfants sans abri. En tout,
trois cent cinquante-quatre assassinats. Au moins. En moins d’un an.
– « Un roi sans divertissement », murmura-t-elle.
Fatima pensait que, si elle sortait vivante de cette situation, la première
personne à qui elle devait parler serait son père. Son père…
Elle continua :
– Comment cela a-t-il pu passer inaperçu ?
– Mais ce n’est pas passé inaperçu. On en a parlé dans les médias, il y a
un an. On s’est inquiété de ces meurtres et de ce qu’on croyait des départs.
On a même fait le lien avec l’absence d’attentats en France, et puis cela a
disparu de l’actualité, parce qu’il n’y avait que des soupçons, et aucune
plainte de personne.
– Et toi, comment l’as-tu su ?
– Parent tenait méticuleusement à jour la liste de leurs exploits. Il me l’a
montrée, fin mai, il y a un peu plus de deux mois.
– Tu en as parlé au président ?
– Oui, il approuvait sans états d’âme les crimes de celui qu’il connaissait
sous le nom de Lucien Rabot. Ces policiers débarrassaient le pays de
suspects, de gens douteux, de migrants, de sans-abri. Cela lui allait très
bien. Et s’il y avait parmi eux des victimes innocentes, il ne voulait pas le
savoir. Et puis, il m’a dit : « Je ne pouvais pas empêcher votre ami Rabot
d’agir à sa guise ; mais vous, peut-être. »
– Il te demandait de les tuer ?
– Il n’avait aucun problème moral avec ces crimes, tant que cela ne le
mettait pas en danger. Mais, peu de temps après, il pensa que ce tueur
commençait à en faire trop. Il était même furieux qu’il m’ait parlé de ses
« bavures ». Cela devenait risqué pour lui. Il voulait que ces hommes
disparaissent. C’est là que j’ai compris qu’il ne savait pas combien ils
étaient. Six, dix, onze, douze ou plus. Ni qu’ils étaient des policiers. Et qu’il
n’avait pas saisi que Rabot et Parent étaient une seule et même personne.
– Et tu l’as fait.
– Pas tout de suite. J’étais bouleversé jusqu’au fond de mon âme. D’une
certaine façon, j’étais complice de ces abominations. J’avais choisi Parent
et fermé les yeux sur la suite. Pas question de laisser cela impuni. J’ai
commencé à mûrir mon plan contre le seul vrai coupable, le président. Et
contre ces hommes. Pas un ne devait en réchapper. J’ai d’abord prévenu en
avril dernier le ministre de l’Intérieur, Martial Le Guay, pour qu’il les fasse
arrêter. Je ne suis pas certain qu’il m’ait cru : il a été voir le président, qui
lui a donné sa parole que tout cela était faux.
– Le Guay a dit au président qu’il le savait par toi ?
– Non, nous étions convenus qu’il prétendrait l’avoir appris par des fuites
d’un des Gallicans. Pour paniquer encore plus le président.
– Et Le Guay ? Qu’a-t-il fait ?
– Ne sachant plus qui croire, Le Guay a alors démissionné et le président
a nommé Sénèque à sa place.
– Personne d’autre n’était au courant ?
– Personne. Seulement Sénèque et moi.
– Et George L’Héritier, il était au courant ?
– Ton amant ? Non… Le président n’a aucune confiance en lui.
Fatima pensa que George avait dû comprendre, il y a une semaine, que le
président avait commis des turpitudes en lien avec les corps qu’on
retrouvait. Il avait dû penser que les suppliciés étaient des victimes du
président. Mais il n’avait pas eu le courage de chercher plus loin, ni de lui
en parler. C’était tout lui. George n’aimait pas les mauvaises nouvelles.
Du bruit derrière elle. Elle devinait que Léo avait du mal à tenir debout et
marchait un peu. Elle reprit.
– Et toi ? Pourquoi ne les as-tu pas dénoncés à la police ?
– La police n’aurait jamais enquêté sur des policiers tuant des terroristes.
Encore moins s’ils le faisaient sur ordre du président. Seul Le Guay aurait
eu l’autorité nécessaire… Mais il n’y avait aucune preuve contre les
Gallicans. Aucune preuve qu’ils étaient coupables de quoi que ce soit.
– Donc, tu as fait quoi ?
– Je ne pouvais imaginer que, dans notre pays, on laisse un tel crime
impuni. Et puis… Il y avait autre chose…
– Quoi donc ?
– Je te le dirai un peu plus tard. J’ai décidé de les punir moi-même. Et de
punir avec eux le président, qui avait voulu tout ça. Et pour réussir, pour
que le crime ne soit pas étouffé, il fallait déclencher le plus grand scandale
possible. Sans que le président se doute, jusqu’au bout, qu’il s’agissait du
meurtre des Gallicans, et que j’en étais le chef d’orchestre.
– Tu as donc organisé tout cela…
– Oui. Il y a un peu plus d’un mois, fin juin dernier, j’ai demandé à
Parent de rassembler les Gallicans, pour leur remettre une récompense, « de
la part du président ».
– Il aurait pu vérifier !
– Mais il a vérifié ! Toujours sous le nom de Rabot, il a appelé le
président, qui a confirmé. Je lui avais parlé et il avait approuvé cette
réunion. Il a sans doute compris ce que je voulais faire, mais il n’a pas
cherché à en savoir davantage. Il était très content de me voir obéir à son
ordre implicite.
– L’ordre de les tuer tous…
– Oui. Je leur ai donné rendez-vous le 4 juillet dernier, dans une grange,
dans une forêt domaniale de Lioux – je t’ai dit, lors de notre premier
déjeuner, que j’avais de la famille dans le Vaucluse, mais tu n’avais pas fait
attention. Un buffet magnifique les y attendait, avec des vins
extraordinaires. Ils n’ont pas remarqué que les fenêtres étaient scellées.
Quand ils ont tous été dedans, j’ai prétexté la nécessité de sortir pour
chercher la « surprise », j’ai verrouillé la seule porte, et j’ai mis le feu à la
grange, que j’avais rendue extrêmement inflammable. Cela a brûlé en trente
minutes.
– Comment as-tu pu faire cela ?!
– Aucun moyen de les arrêter autrement. Ils allaient encore tuer des
milliers de personnes si on ne les mettait pas hors d’état de nuire.
– Et après ? Tu as coupé les têtes, les mains, les pieds ? Toi-même ?
– Non, j’ai des hommes pour cela.
– Des hommes ? Tu n’es pas seul ?
– Évidemment non. Je ne suis pas un loup solitaire.
Elle comprit mieux les bruits qui les entouraient. Léo avait des hommes à
lui. Depuis le début. Elle aurait dû y penser.
– Ah. Tant mieux… Je ne t’imaginais pas coupant des têtes, des pieds,
des mains.
– Oh, ça… Si tu savais tout ce que j’ai fait, dans ma vie…
– Et après ?
– Après, j’ai fait écrire par un de mes hommes « Gallican » sur un mur de
la grange ; et j’ai fait apposer onze de leurs mains sur un autre mur. Onze,
pas douze… Pour piéger le président. Et ça a marché. J’ai laissé mes
hommes terminer. Je suis rentré à Paris et j’ai dit au président que j’avais
fait disparaître les tueurs, sans lui dire leurs noms ni leur nombre, et que
leurs cadavres étaient au fond de la mer… Il ne m’a pas demandé de détails.
J’ai ensuite commencé à déposer des corps, sans qu’on puisse les identifier,
dans des lieux symboliques des turpitudes du président. Pour qu’il
comprenne, peu à peu, qu’il était visé par quelqu’un ; mais sans jamais faire
le lien avec les Gallicans et leur disparition.
– Quand les corps ont été déposés, tu étais en vacances aux Seychelles !
Il y a des photos de toi, prises là-bas, ces jours-là !
– Pas si compliqué à faire…
– Donc, chaque lieu où tu as déposé un corps est bien lié au président ?
– Oui ; à des points sombres de sa vie… Un : à Longjumeau, où il a fait
une partie de ses études, on l’avait soupçonné de viol, en terminale, mais
l’enquête s’est arrêtée. Deux : son père avait une maison à Porticcio, où le
président a passé une grande partie de ses vacances d’adolescent ; c’est là
qu’il s’est lié avec tout un groupe de Corses, dont certains sont devenus des
patrons de salles de jeux, un peu partout dans le monde ; des relations qui
l’ont bien aidé au début de sa carrière. Trois : la place Beauvau, pour
signifier que Sénèque était aussi visé. Quatre : sa mère est née à Bordeaux.
Par ailleurs (cinq), il a des soutiens importants parmi les élus marseillais, en
particulier dans la communauté comorienne, très présente dans le quartier
où on a trouvé le corps ; et il y a recruté le chef de ses gardes du corps, qui
lui a évité bien des ennuis, jusqu’à ce qu’il s’en débarrasse. Six : lui, un soir
de meeting, il a violé une fille à Avallon.
– Ah, c’était donc ça…
– Sept : son fils a été brièvement l’élève d’une école de commerce à
Nantes, dont il a été exclu pour avoir triché. Huit : il a été l’assistant
parlementaire d’un député de Calais, dont il fut le petit ami, et qui lui a
trouvé sa circonscription.
– Oui, ça… J’ai été à Calais. Continue.
– Neuf : à Livry-Gargan vit un entrepreneur des quartiers, qui fait dans
l’immobilier et la drogue, dont le président a beaucoup facilité la carrière, et
qui lui aurait donné, en échange, avec un prête-nom, la propriété d’un
centre commercial. Dix : le président a un compte bancaire secret à Bâle, en
Suisse, où il va au moins une fois par an, sous prétexte d’aller faire des
meetings pour soutenir le maire de Mulhouse. Onze : à Longwy est née sa
nouvelle maîtresse, celle qui a un château près de Nancy. Je tenais le
président au courant tous les jours. Avec tous ces indices, il a compris que
cette histoire était dirigée contre lui. Mais il n’avait aucune raison de faire
le lien avec moi et encore moins avec les Gallicans.
– Douze ? Ors ? Pourquoi ?
– Ça, c’est tout autre chose… Dans ma dernière conversation avec
Parent, quand il s’est vanté devant moi de tous ces meurtres, sans que je lui
dise ma colère, il m’a raconté, sur le ton d’une menace à peine voilée, que
le président pourrait me faire tuer très élégamment si je parlais. En
m’envoyant dans une mission dangereuse, que je ne refuserais pas. Alors
que je ne lui répondais pas, il avait ajouté : « Il l’a déjà fait. Ton ami
mort en Irak – tu vois de qui je parle ? –, il est mort de cela, avec six autres
camarades, d’une mission absurde, décidée par le président, dont ils
savaient qu’ils ne reviendraient pas… »
– Et c’était vrai ?
– Oui, mon meilleur ami, le père des deux enfants, dont je t’ai parlé, est
mort en mission secrète. Une mission absurde. Perdue d’avance.
– Le président les a envoyés se faire tuer, sans raison, comme Owen ?
– Exactement.
– Pourquoi ?
– Il espérait, en cas de succès, en tirer quelques points de plus dans les
sondages…
– Comment s’appelait-il, cet ami ?
– Son nom n’existe plus, pour protéger ses enfants…
– C’est pour cela, Ors ? Le lieu où est mort un soldat à cause d’un ordre
absurde ?
– Oui : une mort absurde. Pour obéir aux ordres absurdes d’un chef
absurde… Owen en est la plus belle illustration. En le choisissant, je
m’assurais de donner une visibilité mondiale à cette histoire : Owen est très
célèbre dans le monde anglo-saxon et sa mort est symbolique de l’ordre
absurde. Le président, lui, a compris dès qu’il a su comment était mort
l’auteur du poème dont on retrouvait des vers sur chaque corps. Et je me
suis fait un plaisir de lui raconter, en le tenant au courant de ton enquête.
Mais il n’a pas fait le lien avec moi, ne se doutant pas que Rabot m’avait
tout raconté.
– Et après ? Tu as demandé à suivre mon enquête ?
– Oui, j’en ai soufflé l’idée au président qui s’est tout de suite inquiété,
après le troisième mort, des relations avec des lieux qui le concernaient.
– Quand a-t-il compris que c’était toi ?
– Hier seulement. Jusqu’à ce qu’il apprenne que Rabot était un des noms
de Parent, il ne pouvait pas comprendre que les « crucifiés des abribus »
étaient les Gallicans. Le nom de Szerniak lui était inconnu. Mais hier, en fin
d’après-midi, quand il a appris qu’on m’avait identifié comme propriétaire,
en Moldavie, de l’adresse des Dénonciateurs, et que j’ai fui, en faisant
croire à tout le monde que j’allais à Roussillon, il a décidé de prendre les
devants et d’annoncer lui-même que l’affaire était résolue, que j’avais tué
des policiers qui avaient fait leur devoir et que j’allais bientôt être arrêté.
C’était très bien joué. Il donnait le sentiment qu’il dirigeait l’opération. Et il
pensait qu’on pourrait croire que Parent et ses hommes n’avaient tué que
des terroristes. Et ça, l’opinion l’approuvera, si je ne pouvais faire connaître
la vérité. En réalité, il n’a aucune intention de me faire arrêter. Ses ordres
sont évidemment de me tuer. S’il y parvient, il est le héros…
– Et le ministre de l’Intérieur ?
– Sénèque a appris en même temps que le président que j’étais le
Dénonciateur et que Rabot faisait partie des suppliciés des abribus. Il a
compris aussi que le président ne tolérerait pas de partager ce secret. À
l’heure où nous parlons, il doit se terrer quelque part.
Fatima s’efforça de ne pas se laisser envahir par l’émotion. Elle ne
voulait pas qu’il meure…
– Tu devrais t’en aller vite… Ils vont te retrouver.
– Ne t’inquiète pas, j’ai encore un peu d’avance. Et je voulais te voir.
Fatima ressentait le bonheur de le retrouver. Un bonheur éphémère. Un
amour naissant sitôt disparu. Elle se reprit et continua :
– C’est toi qui informais le journaliste ?
– Oui. Je l’ai repéré dès son article sur le corps de Longjumeau, le
premier corps. Je l’ai tout de suite contacté et je l’ai informé à l’avance, de
façon anonyme, de la prochaine découverte du deuxième et du troisième
corps ; puis des neuf corps à venir. C’est pour cela qu’il m’a cru.
– Mais tu l’as envoyé sur plein de fausses pistes.
– J’ai laissé travailler son imagination. Il fallait absolument qu’il ait
parfois tort, pour que ses fantasmes ajoutent à la panique générale. Je l’aime
bien, ce journaliste. Il est encore plus flic que journaliste. C’est pour ça
qu’il est bon journaliste…
– Donc, la « catastrophe morale », c’était ça ? Que les Français
apprennent que leur président et leur ministre de l’Intérieur avaient ordonné
à une bande d’assassins de tuer des centaines de gens ? Et que personne
n’avait vraiment cherché à comprendre qui étaient ces morts et pourquoi ils
avaient été assassinés ?
– Exactement. C’est le plus important. Des morts sans importance. Dans
l’indifférence ; comme ces SDF anonymes qui meurent de froid chaque
hiver, sans que nul connaisse leur nom. Cela ne te semble pas une véritable
catastrophe morale ?
– Pas si ce sont des crimes d’État.
– Oui, mais voilà, ce ne sont pas que des crimes d’État. Ce sont surtout
des crimes autorisés par l’État. Ce n’est pas du tout la même chose. Il n’y a
rien de pire que ceux qui prétendent lutter contre les barbares avec des
méthodes de barbares. Plus que le terrorisme, il faut craindre ceux qui se
nourrissent de lui pour mettre fin à la démocratie. Ils sont en apparence
leurs ennemis. Ils sont en réalité leurs alliés.
– Je ne peux imaginer qu’une telle histoire soit possible…
– Qu’est-ce qui semble invraisemblable ? Les assassinats ciblés ? Les
meurtres gratuits ? Allons donc ! Tu ne sens pas la violence revenir en force
dans le pays et dans le monde ? Tu ne sais pas que, l’an dernier, plus de
huit cents personnes sont mortes assassinées dans la seule ville de
Chicago ? Que plusieurs centaines de gens meurent chaque année de
règlements de comptes entre bandes rivales en France ? Que des centaines
meurent encore, d’assassinats plus ou moins sadiques ? Tu ne sais pas que,
dans les tréfonds les plus cachés d’Internet, on peut aujourd’hui, en toute
impunité, acheter des esclaves, commander des tueurs à gages, se faire
livrer un organe, louer des enfants pour une semaine ou une année, faire
tirer par un drone sur un village d’Irak ou sur un quartier de Mexico ? Ça ne
te paraît pas plus invraisemblable que cette histoire ? Et pourtant, c’est vrai.
À l’instant où nous parlons, des centaines de transactions de ce genre se
déroulent quelque part dans le monde. Alors, quoi d’autre peut te sembler
invraisemblable ? Qu’un président de la République fasse tuer des gens ?
Tous les présidents de la Ve République l’ont fait. Avec plus ou moins de
rigueur morale.
– Oui, mais là, on parle de meurtres gratuits, en France ! Comment un tel
monstre a-t-il pu être élu président ?
– Il n’est pas un monstre ; il est juste un exemple extrême de ce à quoi
peut conduire l’exercice du pouvoir. Il est aussi à l’image du pays, fait de
grandeurs, d’illusions, de mesquineries et de petites compromissions. La
France, c’est à la fois le pays de la Résistance et de la Collaboration ; le
pays où la police est capable de sadisme et d’héroïsme, de révolte lucide et
de fascination pour le pouvoir. Le crime d’État n’en est que la face la plus
sombre… D’autres présidents ont fait tuer des gens en France sous couvert
de l’intérêt supérieur de la nation. Et ce président… Tu te souviens que,
dans le bureau du ministre, avant-hier matin, tu as entendu Sénèque parler
au téléphone à quelqu’un qu’il appelait « Clo » ?
– Oui, je crois, pourquoi ?
– « Clo » est le surnom du président. Ses camarades de classe, au
collègue des jésuites où il était élève et où on enseignait encore
sérieusement le latin, l’avaient surnommé Clo, pour Claude, comme
l’empereur romain du même nom, parce qu’il était bègue, et fou de pouvoir.
Depuis, il a maîtrisé son bégaiement. Pas sa folie du pouvoir.
Elle devina que Léo se déplaçait derrière elle. Elle entendit des bruits de
pas, comme des chuchotements. Elle s’inquiéta :
– Tu ne devrais pas être là. Tu devrais partir. Fuis, s’il te plaît !
Léo éclata de rire :
– Il me cherche encore à l’autre bout du pays. J’ai fait ce qu’il faut pour
cela. Cela me laisse un peu de temps.
– Ne sois pas si inconscient ! Il a les moyens de te retrouver ! Ici ou
ailleurs. Fuis !
– S’il me tuait, ou si je n’étais plus en situation de parler dans douze
heures, quand expirera l’ultimatum, quelqu’un d’autre fera connaître toute
la vérité. Il tiendra la promesse des Dénonciateurs, la mienne, de tout
dévoiler. Quelqu’un qui n’était pas mêlé aux meurtres, à qui j’ai tout
raconté, qui a toutes les preuves, qui est assez intègre et assez courageux
pour tout dévoiler si nécessaire. Dans les moindres détails.
– Qui ?
– Ne me le demande pas. Je serais inquiet pour toi si tu en savais trop. Et
tu ne veux pas que je m’inquiète pour toi, n’est-ce pas ?
Elle entendit de très nombreux pas derrière elle, qui se rapprochaient,
puis s’éloignaient. La police qui venait arrêter Léo ? Puis le silence, et les
bruits de la forêt.
– Léo ? Léo ?
Il ne répondit pas.
Elle se retourna : Léo avait disparu. Au pied de l’arbre auquel il s’était
appuyé, elle vit une des deux moitiés de la petite statue d’ivoire qui servait
de pommeau à sa canne…
Essais
Analyse économique de la vie politique, PUF, 1973.
Modèles politiques, PUF, 1974.
L’Anti-économique (avec Marc Guillaume), PUF, 1975.
La Parole et l’Outil, PUF, 1976.
Bruits. Économie politique de la musique, PUF, 1977, nouvelle édition,
Fayard, 2000.
La Nouvelle Économie française, Flammarion, 1978.
L’Ordre cannibale. Histoire de la médecine, Grasset, 1979.
Les Trois Mondes, Fayard, 1981.
Histoires du Temps, Fayard, 1982.
La Figure de Fraser, Fayard, 1984.
Au propre et au figuré. Histoire de la propriété, Fayard, 1988.
Lignes d’horizon, Fayard, 1990.
1492, Fayard, 1991.
Économie de l’Apocalypse, Fayard, 1994.
Chemins de sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996.
Fraternités, Fayard, 1999.
La Voie humaine, Fayard, 2000.
Les Juifs, le Monde et l’Argent, Fayard, 2002.
L’Homme nomade, Fayard, 2003.
Foi et Raison – Averroès, Maïmonide, Thomas d’Aquin, Bibliothèque
nationale de France, 2004.
Une brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006 (nouvelle édition, 2009-
2015).
La Crise, et après ?, Fayard, 2008.
Le Sens des choses, avec Stéphanie Bonvicini et 32 auteurs, Robert
Laffont, 2009.
Survivre aux crises, Fayard, 2009.
Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique, la dernière chance, Fayard,
2010.
Demain, qui gouvernera le monde ?, Fayard, 2011.
Candidats, répondez !, Fayard, 2012.
La Consolation, avec Stéphanie Bonvicini et 18 auteurs, Naïve, 2012.
Avec nous, après nous… Apprivoiser l’avenir, avec Shimon Peres,
Fayard/Baker Street, 2013.
Histoire de la modernité. Comment l’humanité pense son avenir, Robert
Laffont, 2013.
Devenir soi, Fayard, 2014.
Peut-on prévoir l’avenir ?, Fayard, 2015.
Le destin de l’Occident : Athènes-Jérusalem, avec Pierre-Henry Salfati,
Fayard, 2016.
Vivement après-demain !, Fayard, 2016.
Dictionnaires
Dictionnaire du XXIe siècle, Fayard, 1998.
Dictionnaire amoureux du judaïsme, Plon/Fayard, 2009.
Romans
La Vie éternelle, roman, Fayard, 1989.
Le Premier Jour après moi, Fayard, 1990.
Il viendra, Fayard, 1994.
Au-delà de nulle part, Fayard, 1997.
La Femme du menteur, Fayard, 1999.
Nouv’Elles, Fayard, 2002.
La Confrérie des Éveillés, Fayard, 2004.
Notre vie, disent-ils, roman, Fayard, 2014.
Biographies
Siegmund Warburg, un homme d’influence, Fayard, 1985.
Blaise Pascal ou le Génie français, Fayard, 2000.
Karl Marx ou l’Esprit du monde, Fayard, 2005.
Gândhî ou l’Éveil des humiliés, Fayard, 2007.
Phares. 24 destins, Fayard, 2010.
Diderot ou le bonheur de penser, Fayard, 2012.
Théâtre
Les Portes du Ciel, Fayard, 1999.
Du cristal à la fumée, Fayard, 2008.
Théâtre, Fayard, 2016.
Mémoires
Verbatim I, Fayard, 1993.
Europe(s), Fayard, 1994.
Verbatim II, Fayard, 1995.
Verbatim III, Fayard, 1995.
C’était François Mitterrand, Fayard, 2005.
Beaux-livres
Mémoire de sabliers. Collections, mode d’emploi, Éditions de l’Amateur,
1997.
Amours. Histoires des relations entre les hommes et les femmes, avec
Stéphanie Bonvicini, Fayard, 2007.
Rapports
Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, Stock, 1998.
L’Avenir du travail, Fayard/Institut Manpower, 2007.
300 décisions pour changer la France, rapport de la Commission pour la
libération de la croissance française, XO/La Documentation française,
2008.
Paris et la Mer. La Seine est Capitale, Fayard, 2010.
Une ambition pour 10 ans, rapport de la Commission pour la libération
de la croissance française, XO/La Documentation française, 2010.
Pour une économie positive, Fayard/La Documentation française, 2013.
Francophonie et francophilie, moteurs de croissance durable, rapport au
Président de la République, La Documentation française, 2014.
100 jours pour que la France réussisse, Fayard, 2016.
Couverture : Nuit de Chine
Illustration : © Shutterstock Photos
ISBN : 978-2-213-70667-2
Table
Couverture
Page de titre
Premier jour
Deuxième jour
Troisième jour
Quatrième jour
Cinquième jour
Quatorzième jour
Quinzième jour
Seizième jour
Dix-septième jour
Dix-huitième jour
Dix-neuvième jour
Vingtième jour
Du même auteur
Page de copyright
Couverture : Attali Jacques, Premier arrêt après la mort, Fayard
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