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La liste des œuvres de Jacques Attali figure en fin d’ouvrage.

Premier jour

En ces jours terriblement sombres pour le monde et dérisoirement joyeux


pour la France, le premier meurtre, si horrible et spectaculaire fût-il, passa
tout à fait inaperçu.
Ce lundi 16 juillet 2018, un peu avant 6 heures du matin, Marie Lefurt,
jeune infirmière à peine diplômée, venue prendre son tour de garde au
Centre hospitalier général de Longjumeau, claqua, furieuse, la portière de la
petite voiture de sport conduite par son compagnon, un interne au service de
pédiatrie de l’hôpital Bichat – dispute d’amoureux, pensa-t-il, rupture
définitive, décida-t-elle.
Pressant le pas devant l’abribus situé devant le 53, rue du Président-
François-Mitterrand, juste devant l’hôpital, elle sursauta d’horreur : un
corps nu, à demi calciné, lui faisait face, placé debout contre une des parois
vitrées de l’abribus ; un corps d’homme, sans tête, ni mains, ni pieds ; les
bras en croix attachés, comme les chevilles, par des fils électriques ; une
feuille de papier violet coincée au niveau du poignet droit par un des fils.
Elle hurla, faillit s’évanouir, se précipita à l’intérieur de l’hôpital et réveilla
le vigile, à l’accueil, qui appela la police.
Une brigade de la BAC vint immédiatement et alerta l’identité judiciaire.
Le commissaire adjoint Antoine Debach, ce jour-là en charge de la brigade,
averti trois minutes plus tard, prévint le commissaire de la ville, Edmond
Albou. Depuis son lieu de vacances, celui-ci exigea que la police
scientifique et technique sécurise le lieu, qu’on l’isole d’une bâche et qu’on
récupère soigneusement les fils et la feuille fixée sur le bras. Le
commissaire adjoint fit transporter le corps mutilé à la morgue et enferma
dans le coffre du commissariat la feuille de papier violet, après y avoir lu
ces quelques mots imprimés en caractères gothiques :
Si dans quelque rêve étouffant, toi aussi tu pouvais marcher
À 6 h 50, le commissaire Debach avertit la permanence du Parquet,
comme l’exigeait la procédure ; le procureur saisit la PJ d’Évry, qui
chargea, vers 8 heures du matin, le commissaire René Lambry de la
Direction régionale de Versailles, et un groupe spécialement constitué, de
commencer l’enquête.
Le commissaire Lambry était un vieux routier de la PJ, où il avait passé
l’essentiel de ses vingt-trois années de service. En examinant les photos
prises sur place par les policiers de Longjumeau, il fut surpris : il en avait
vu, des meurtres, et des scènes de crime. Des meurtres par arme à feu,
couteau, matraque, poison, et tant d’autres moyens. Jamais quelque chose
de ce genre. Cela ne ressemblait à aucun cas qu’il avait eu à connaître. Il ne
voulut pas, pour autant, exclure un règlement de comptes entre gangs
rivaux, très nombreux dans la région, et demanda aux hommes de son
groupe de se renseigner sur d’éventuels signalements de disparitions dans
les cités voisines de l’hôpital. En particulier la résidence Bel Air et la Cité
Bellevue. Là, on lui avait récemment signalé des bagarres très violentes
entre petits trafiquants.
La première dépêche de l’AFP consacrée à l’affaire tomba à 7 h 05. Elle
ne mentionnait qu’un cadavre retrouvé à un arrêt de bus, sans autre détail.
Les médias la relayèrent à peine, tout occupés qu’ils étaient à commenter
les quatre attentats terroristes qui venaient d’ensanglanter l’Allemagne,
l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas.
À Berlin, l’avant-veille, 14 juillet, à partir de 17 h 54, sept hommes,
munis de badges de service, avaient réussi à passer tous les contrôles de
sécurité, pourtant considérablement renforcés dans la ville depuis l’attentat
de Noël 2016, et avaient pénétré dans la salle des séances du Bundestag où
ils avaient tiré à la kalachnikov sur les parlementaires en session. Ils avaient
pu mitrailler pendant huit minutes, faisant 134 morts, avant d’être abattus
par la police. En tout cas, c’est ce qu’on crut un moment, mais on
n’identifia que quatre de leurs corps et on en conclut que, si invraisemblable
que cela puisse paraître, trois d’entre eux avaient réussi à s’enfuir, dans la
panique générale qui s’en était suivie.
En Italie, en Belgique et aux Pays-Bas, exactement au même moment,
d’autres bâtiments officiels avaient été visés par des tireurs : le palais Chigi,
résidence du président du Conseil, à Rome, le Berlaymont, où se trouvent
les bureaux de la Commission européenne à Bruxelles, et le siège de la
Cour pénale internationale à La Haye, manquant de peu la présidente, la
juge argentine Silvia Fernandez de Gurmendi, visiblement la cible de
l’attentat.
Ces trois attaques avaient fait respectivement 17, 6 et 15 morts. À Rome,
les quatre tueurs avaient pu s’échapper. À Bruxelles, ils avaient tous été
tués. À La Haye, l’attentat avait été commis par un « drone-suicide »,
technique déjà utilisée en Irak.
Ces attentats furent revendiqués depuis Khartoum le même jour, dès
19 h 15, par une nouvelle organisation terroriste, encore mal connue, basée
en Érythrée et en Éthiopie et dont le nom pouvait être traduit en français par
« La Flamme ». Certains experts en lutte antiterroriste affirmaient qu’elle
pourrait avoir pris le contrôle d’organisations islamistes antérieures, dont
Al-Qaida et Daesh, et qu’elle entendait interdire à qui que ce soit d’agir en
Occident sans son accord. Son communiqué précisait avoir attendu la fin du
ramadan pour agir, et avoir voulu ainsi venger les 13 200 migrants morts
noyés, lors du dernier hiver, en Méditerranée. « Noyés, parce que les
Infidèles faisaient tout pour empêcher le retour de l’Islam en Europe. »
Quelques-uns de ces terroristes furent vite identifiés, parce qu’ils
faisaient partie des listes de suspects dont disposaient les services secrets.
Ceux qu’on commençait à nommer les « suspects extrêmes » parce que
considérés comme prêts à passer à l’acte. Ils auraient dû, selon les médias,
être beaucoup mieux surveillés ou même arrêtés préventivement.
Ce matin-là, 16 juillet, deux jours après ces quatre attentats, le chaos en
Europe était encore indescriptible. Polices en alerte, médias en ébullition,
opinions publiques en furie, milices privées prêtes à agir, défilés de foules
en colère réclamant la détention préventive sans contrôle judiciaire de tout
individu suspecté de relation avec une organisation terroriste ou au moins
de dangerosité avérée, ce que la Suisse et la Grande-Bretagne venaient de
décider. En Allemagne, les sociaux-démocrates n’osaient même plus
rappeler que cette « détention préventive des suspects » servit de prétexte
au gouvernement d’Adolf Hitler pour ouvrir les premiers camps de
concentration dès l’été 1933. Un Conseil européen fut convoqué en urgence
pour le lendemain soir, afin d’étudier la situation.
Les médias français, qui couvraient largement ces événements, se
consolaient en évoquant la mystérieuse immunité dont semblait bénéficier
la France, épargnée par le terrorisme depuis un an ; immunité d’autant plus
étonnante que cette nouvelle vague d’attentats avait eu lieu le jour de la fête
nationale française.
Certains journalistes avaient osé suggérer que le nouveau président, dont
l’élection avait été une énorme surprise, avait peut-être passé un accord
avec les divers commanditaires possibles. L’Élysée, qui avait adressé ses
condoléances aux autres dirigeants européens, avait fait savoir que le
président traitait avec le plus grand mépris ce genre d’insinuations. D’autres
avaient laissé entendre que la tranquillité de la France n’était peut-être pas
sans relation avec la vague de crimes crapuleux et de disparitions
inexpliqués qui avait fait sensation l’année précédente : plus de cent
cinquante personnes assassinées ou disparues, disait-on. Et de nombreux
fichiers S en fuite ou disparus. La presse avait eu le plus grand mal à
connaître les noms des victimes et des disparus ; on apprit seulement que
beaucoup des victimes étaient des SDF et des réfugiés. On pensa alors, pour
expliquer les meurtres, à des actes xénophobes et on chercha, en vain, du
côté des organisations d’extrême droite les plus radicales.
Ce matin-là, les médias européens négligèrent aussi d’autres événements,
qui faisaient pourtant la une des journaux, depuis plusieurs jours, partout
dans le monde :
En mer de Chine, deux porte-avions, trois croiseurs et des dizaines
d’autres bateaux, appartenant aux flottes de guerre chinoise et américaine,
mises en alerte maximale, s’approchaient dangereusement les uns des autres
en mer de Chine et au voisinage de Taiwan ; le Japon, la Corée du Sud et la
Corée du Nord se lançaient dans de grandes manœuvres navales et
aériennes, et rivalisaient d’invectives. Les quatre grandes puissances d’Asie
en étaient ainsi venues là, au bord de la guerre, car chacune revendiquait la
propriété de quelques îlots en mer de Chine, dont on disait qu’ils
surplombaient de vastes gisements sous-marins de métaux rares, nécessaires
à la fabrication des semi-conducteurs et des panneaux solaires. On
commençait, même sur CNN et Fox News, à évoquer la mise en œuvre
prochaine des accords de défense entre les nations du Pacifique, lesquels
contraindraient la marine américaine à entrer en action si un missile chinois
ou nord-coréen venait à frapper un navire, ou un territoire, japonais ou sud-
coréen.
Le président Trump, dont les démêlés avec le président Xi Jinping
n’avaient cessé d’occuper les médias depuis son élection, en particulier à
propos de Taiwan, se lança dans de grandes diatribes contre la concurrence
déloyale des entreprises chinoises. Ces matières premières, si précieuses, ne
feraient qu’encourager ce genre de pratiques, clamait-il à tous les micros
qui se tendaient vers lui, alors qu’il terminait à Kigali son premier voyage
officiel en Afrique. Il était d’autant plus furieux que Moscou, qu’il croyait
son allié, s’était rangé, depuis la veille, aux côtés de Pékin et avait fait
appareiller un de ses porte-avions et deux de ses destroyers depuis
Vladivostok vers la mer de Chine. Les présidents américain, russe et chinois
cherchaient, disait-on, un accord en secret, contre l’avis des faucons dans
chacun des camps.
Dans ce désordre, ni le nouveau secrétaire général des Nations unies, le
Portugais Antonio Guterres, ni aucun dirigeant européen, ne réussissaient à
faire entendre leur voix. En particulier, le nouveau président français
s’intéressait peu aux affaires internationales, alors que la chancelière
d’Allemagne, réélue avec beaucoup de difficultés en septembre 2017,
s’était rendue à Pékin le 12 juillet pour tenter, en vain, de jouer de son
influence, qui restait grande à Pékin ; elle avait dû rentrer en urgence à
Berlin après l’attentat.
Les médias français parlaient moins encore d’événements qui avaient
pourtant récemment fait tous leurs titres : le début de l’installation de fusées
russes à Kaliningrad et le rappel, par le président russe, de son exigence
d’« un passage terrestre sûr, reconnu et garanti pour tout citoyen et véhicule
russe, civil et militaire, à travers les pays baltes », vers l’« enclave russe en
mer Baltique » ; la démission du Premier ministre britannique, désavouée
par son opinion pour sa mauvaise gestion de la négociation sur le Brexit ; le
nouveau gouvernement en Syrie, dont la critique par Moscou donnait le
sentiment que les Russes souhaitaient le départ d’Assad ; les émeutes au
Burkina Faso et au Mali, déclenchées par la famine provoquée par
l’extrême sécheresse de cet été. Même la démission surprise, deux mois
plus tôt, du ministre de l’Intérieur français, Martial Le Guay, et ses
conséquences politiques étaient à peine évoquées.
Malgré ces tragédies à nos portes, malgré ces menaces de guerre, le
principal sujet occupant les médias français, ce lundi matin, était la victoire,
la veille, dimanche 15 juillet, de l’équipe de France en finale de la Coupe
du monde de football, dans le grand stade Loujniki, à Moscou, face à une
équipe de Russie survoltée, en présence des deux présidents français et
russe. On avait d’abord envisagé d’annuler cette Coupe du monde en raison
des menaces de boycott allemand et anglais, puis de reporter sa finale en
raison des attentats de la veille. Mais non, tout avait été maintenu.
Un match fou, que la France avait emporté 4 à 3 aux tirs au but, dans une
ambiance extrêmement tendue, avec un arbitre anglais terrorisé par les
menaces qu’il avait reçues à son hôtel et dans le vestiaire juste avant le
coup d’envoi. La rencontre avait aussi failli être annulée en raison de
rumeurs d’attentats ; d’autant plus qu’on avait arrêté, l’avant-veille, jour de
la demi-finale de la Russie contre l’Allemagne, à Moscou, dans un camion
garé face au musée Pouchkine, un groupe de Tchétchènes que la police
russe soupçonnait de préparer un attentat ; sans être convaincu d’avoir
arrêté tous les membres du groupe.
Quelques médias russes, sans doute informés directement par la police,
avaient prétendu savoir qu’on avait déjoué trois autres projets d’attentats du
même groupe, dans d’autres stades où s’étaient déroulés les précédents
matchs de la coupe du monde : le premier à Saint-Pétersbourg, où on aurait
découvert, juste avant d’ouvrir les portes au public du stade Krestovksi, le
nouveau stade de la ville, une bombe très sophistiquée, cachée dans un
portique de surveillance ; le deuxième dans une fan-zone installée dans le
parc Gorki, à Moscou, pendant le match Ukraine-États-Unis ; et le troisième
à Rostov, dans les sous-sols de l’hôtel Residentziya, le meilleur de la ville,
où résidait l’équipe d’Allemagne, la veille de sa demi-finale contre la
Russie, qui s’était terminée une minute avant l’attentat du Bundestag.
Le président russe avait tenu à ce que la finale se joue comme prévu,
après avoir chassé de Moscou toute « présence nuisible », avait précisé un
communiqué laconique du Kremlin.
En France, la nuit du 15 au 16, qui avait suivi la victoire de l’équipe
nationale, avait été courte. Partout, des jeunes gens ivres, au volant de
voitures bondées, avaient parcouru les rues des villes et des villages, en
klaxonnant et en criant comme s’ils avaient eux-mêmes gagné le match.
Des pétards, des feux d’artifice improvisés. Des beuveries dans la rue. Avec
une police aux aguets, partout, se demandant si « La Flamme » n’allait pas
saisir cette occasion pour frapper la France, après ses quatre voisins
européens.
À Longjumeau en particulier, certains de ces véhicules bondés de jeunes
gens braillards étaient passés à plusieurs reprises devant l’abribus où
avait été trouvé le corps, sans que personne remarque rien.
Ce même jour, le 16 juillet, à 19 heures, le site d’un petit journal local, un
quotidien tirant à quelques milliers d’exemplaires, L’Écho de Longjumeau,
publia un article signé par un certain Étienne Bartolini. Il décrivait pour la
première fois avec force détails la scène du crime, telle qu’elle avait été vue
devant l’abribus par l’infirmière : le corps partiellement calciné, sans tête,
ni mains, ni pieds. L’article ne mentionnait pas la feuille de papier violet ni
la ligne énigmatique qui y était imprimée ; il évoquait, pour conclure, la
piste d’un crime rituel et faisait référence à la tradition rosicrucienne.
Un journaliste un peu particulier, ce Bartolini : divorcé, petit, mince,
chauve et qui avait été sportif (il avait longtemps pratiqué l’aviron) ; ancien
policier parti cinq ans plus tôt en retraite (il venait d’avoir 55 ans). Après
avoir travaillé aux renseignements généraux, il avait été un temps le garde
du corps d’une ministre, longtemps députée de Longjumeau ; il était ensuite
entré dans une firme de sécurité, pour laquelle il avait voyagé au Moyen-
Orient et en Asie centrale, avant de revenir vivre avec sa mère dans un
modeste pavillon voisin de l’hôpital de la ville et de devenir journaliste
pour compléter sa retraite. Sans pour autant avoir, disait-on au journal,
renoncé à ses relations dans la police.
En tout cas, grâce à ses liens avec le commissaire Albou, il était remonté
jusqu’à l’infirmière, qui, toujours traumatisée et en arrêt maladie, lui avait
confié ce qu’elle avait vu, en lui faisant promettre de protéger son
anonymat, ce qu’il avait respecté.

Ce soir-là, lundi 16 juillet 2018, aucun média national ne reprit cette


information ; personne ne rendit compte de cette scène de crime si
particulière. Ce meurtre n’était, au regard de tout ce qui se passait par
ailleurs, qu’un fait divers sans importance.
Les journaux télévisés de 20 heures ne parlèrent que des attentats en
Europe, de la crise en Asie, et surtout du retour des footballeurs et de leur
réception en grande pompe à l’Élysée à 18 heures par le président de la
République, rentré lui aussi de Moscou dans la nuit. Une réception très gaie,
avec un président hilare, malgré les drames chez nos voisins, après une
descente triomphale, par l’équipe au grand complet, des Champs-Élysées
noirs de monde, en dépit des appels à la vigilance de la police, pleinement
mobilisée par l’imminence, disaient certains, d’un nouvel attentat.
Deuxième jour

Le lendemain, mardi 17 juillet, à 3 h 20 du matin, un couple de touristes


anglais sortant très éméché d’une boîte de nuit située à l’entrée de Porticcio
et revenant vers son voilier, découvrit, épouvanté, dans les phares de sa
Ferrari de location, un corps calciné, tête, pieds et mains coupés, attaché à
un arrêt de bus, au bord de la route.
L’homme, un jeune banquier de la City, Mickael Powell, venant de faire
fortune par une gestion habile des fortes secousses qui agitaient alors les
Bourses mondiales, voulut s’arrêter. Sa compagne, Laurie Constable, qui
tenait depuis peu une boutique de mode à Chelsea, le lui interdit, entre deux
sanglots. Ils poursuivirent leur route vers le port.
Mickael insista pour prévenir la police locale. Laurie le supplia de ne pas
le faire : quelqu’un d’autre allait bientôt apercevoir cette horreur et faire le
nécessaire. Pourquoi s’en mêler ? Ils n’étaient que des touristes, de passage
sur leur bateau, qu’ils étrennaient pour leurs premières vacances ensemble.
Ils n’avaient rien à voir avec cette histoire. Pourquoi donner leur nom ?
Laurie ne disait pas qu’elle ne voulait surtout pas que son ancien amant,
un boxeur australien plutôt brutal, qu’elle avait quitté six mois plus tôt à
Sydney dans le drame, retrouve ainsi sa trace.
Ils rejoignirent à 4 h 05 leur voilier de 23 mètres, le Pale Blue Dot (« la
pâle trace bleue »), nommé ainsi par Mickael, passionné d’astronomie, en
référence à une célèbre remarque de l’astronome américain Carl Sagan,
observant la photo la plus lointaine de la Terre, prise en 1990 par Voyager 1,
à 6 milliards de kilomètres de distance.
Mickael hésita, puis, malgré les supplications de sa compagne, appela la
police locale depuis une cabine téléphonique de la marina. Ils ne se feraient
ainsi pas identifier, expliqua-t-il à Laurie, qui, furieuse, se promit de quitter
ce minable dès qu’ils auraient débarqué à Porto Cervo.
L’officier de police du commissariat de Porticcio qui reçut l’appel, à une
heure si matinale, parlait très mal l’anglais. Mickael, qui ne donna pas son
nom, ne fit pas le moindre effort pour s’exprimer en français, langue qu’il
prétendait pourtant maîtriser ; il décrivit en anglais la scène de crime du
mieux qu’il put. L’officier comprit seulement qu’un incident s’était produit
à quelque distance de Porticcio en direction d’Ajaccio, et, à tout hasard,
envoya, à 4 h 22, une patrouille, qui ne trouva rien et rentra bredouille.
À 5 h 35, un motard de la gendarmerie, renvoyé par le même officier au
lever du jour, découvrit aisément le corps, aussi mutilé que l’avait décrit le
jeune Anglais, au pied d’un abribus. Le motard s’approcha, horrifié, du
cadavre calciné, et vit, fixé sur son bras gauche, une feuille de papier de
couleur violette, où il lut :
Derrière le chariot où nous l’avons flanqué
Le lieu fut immédiatement isolé et sécurisé. Mais, même si les gendarmes
et les policiers, en Corse, avaient plus d’expérience que ceux de
Longjumeau, aucun des spécialistes accourus sur place, ni personne à la
préfecture d’Ajaccio ni au Parquet, ne fit le lien avec le mort de
Longjumeau : aucune information sur ce crime n’avait été envoyée aux
autres commissariats du pays.
Pendant cette journée du 17, à Paris et en Corse, les deux enquêtes
suivirent leur chemin parallèlement :
À Versailles, les premières conclusions de l’enquête sur le cadavre de
Longjumeau, menée par le laboratoire de police scientifique, atterrirent le
17 en fin d’après-midi sur le bureau du commissaire Lambry. La mort
remontait à environ deux semaines ; la victime, un homme d’une
quarantaine d’années, semblait-il, d’origine caucasienne, avait été brûlée
vive avec de l’essence utilisée pour allumer les feux de cheminée. Une
calcination très partielle, car le corps était encore parfaitement
reconnaissable. La décapitation et la section des membres avaient eu lieu
après la mort ; aucune empreinte du mort n’était identifiable, faute de mains
et de pieds. Aucune autre empreinte ou trace ADN n’apparaissait non plus
ni sur les fils qui attachaient le corps ni sur la feuille de papier. L’analyse du
corps, qu’on envoya au fichier national des empreintes génétiques, ne
donna rien. L’autopsie ne révéla pas la moindre prothèse, ni aucun élément
dans le corps permettant de l’identifier. On chercha à croiser avec les
disparitions dans l’intérêt des familles, on ne trouva rien ; pas plus que sur
les caméras de vidéosurveillance, pourtant très nombreuses dans le quartier.
Les analyses faites au laboratoire de Versailles révélèrent seulement la
présence sur le corps de traces d’une plante particulière : la « nivéole de
printemps », inconnue dans la région de Longjumeau, mais relativement
abondante dans le Nord de la France, le long du cours supérieur de l’Oise et
de ses affluents, dans les Vosges, la Franche-Comté, le massif des
Chartreuses, le Luberon et les Alpes-Maritimes. Autant chercher une
aiguille dans une botte de foin.
Enfin, le texte trouvé sur le corps fut vite identifié comme le premier vers
d’un poème écrit par un soldat britannique pendant la Première Guerre
mondiale, un certain Wilfred Owen. Le poème ne disait rien à personne. On
nota seulement qu’il avait été tapé sur un ordinateur portable d’un modèle
récent, utilisant la police de caractères « Old English Text ».
Ce jour-là, vers 15 heures, le procureur de Versailles ouvrit, par un
réquisitoire introductif, une information judiciaire sur ce meurtre. Le juge
d’instruction, Josseline Leroy, désignée sur le tableau préétabli, prit contact
avec le commissaire Lambry.
À Ajaccio, les premières analyses du laboratoire de police scientifique
montrèrent que la victime, un homme d’environ trente-cinq ans d’origine
caucasienne, était morte de brûlures, deux semaines plus tôt ; la tête et les
extrémités avaient été coupées post mortem ; l’analyse de la flore retrouvée
sur le corps mentionnait aussi cette « nivéole de printemps », parmi d’autres
plantes présentes dans le Sud de la France, mais pas en Corse. Le texte fut
identifié comme le deuxième vers d’un poème écrit en février 1918 par un
poète anglais du nom de Wilfred Owen, dont personne ne voyait le lien
avec la Corse. Et la mise en scène ne ressemblait à aucune tradition d’aucun
groupe opérant ou ayant opéré en Corse. On ne trouva sur le corps aucune
prothèse, ni aucune correspondance avec le fichier national des empreintes
génétiques.
Ce jour-là, les médias nationaux parlèrent peu de ces deux affaires, tout
occupés encore par les interminables commentaires sur la victoire de
l’équipe de France de football, la réaction très honorable des médias russes
à la défaite de leur équipe nationale, et la traque des trois terroristes
échappés de Berlin et des quatre échappés de Rome, dont on avait retrouvé
trace sur une caméra de vidéosurveillance à l’aéroport de Zagreb, où ils
semblaient s’être retrouvés. Les médias évoquèrent aussi une rumeur selon
laquelle plusieurs des terroristes de Berlin et de Bruxelles, dont on avait
retrouvé les corps, étaient des citoyens érythréens. Enfin, on parlait
beaucoup du « drone-suicide » de La Haye, qui créait une panique partout
en Europe à l’apparition de tout drone dans un lieu public.
Dans la presse mondiale, après les décisions anglaise et suisse d’ouvrir
des camps de détention préventive des suspects de terrorisme, qu’on
nommait « suspects extrêmes », un grand débat montait sur la question :
fallait-il enfermer, sans accord de juge, tous les suspects de relation avec
des mouvements terroristes ? Comment les définir ? Et les enfermer pour
combien de temps ? Qui pouvait prendre une telle décision ? Pouvait-on,
dans une démocratie, laisser à un pouvoir politique le soin de définir qui il
peut détenir, sans jugement ni limite de temps ? N’était-ce pas la grandeur
de la démocratie que d’interdire ce genre d’arbitraire ? N’est-ce pas le
fondement même de l’habeas corpus, dont les Anglais avaient été les
premiers inventeurs, au XIIIe siècle, que les mêmes Anglais s’apprêtaient
ainsi à fouler au pied ? On citait en exemple Guantanamo, centre de
détention de tels suspects, installé à Cuba par le président Bush, et on
évoquait le traitement des suspects sous divers régimes.
Dans un long article, Le Monde rappela qu’en Allemagne la détention
préventive des suspects, sous le nom de Schutzhaft, avait été au cœur de la
prise de pouvoir du régime nazi. Instituée dès février 1933, elle avait permis
à Hitler de faire arrêter et enfermer dans des camps, avec le seul aval de la
police politique, les personnes suspectées d’activités contre l’État, même si
elles avaient été relâchées par la justice faute de preuve. Voulait-on revoir
cela ?
Ce soir-là, les télévisions françaises, comme celles du monde entier,
passèrent en boucle des images de l’attentat de Berlin tournées par des
parlementaires avec leurs smartphones ; les images les plus atroces de ce
carnage, que les télévisions refusaient de diffuser, s’étalaient sur les réseaux
sociaux. Il était désormais clair que des complicités très nombreuses avaient
été nécessaires, y compris dans le personnel du Parlement et dans la police
allemande, pour qu’un tel massacre ait été possible.
La chancelière était rentrée d’urgence la veille de son voyage en Chine,
où elle avait tenté de faire entendre la voix de l’Europe dans la crise, qui
s’aggravait : les bateaux des diverses marines de guerre s’approchaient les
uns des autres ; le leader nord-coréen Kim Jong-Un avait lancé un
ultimatum dont personne ne comprenait le sens ; le Parlement japonais
discutait de la nécessité de rappeler des réservistes. On débattait, sur toutes
les chaînes d’information du monde, entre experts militaires, de la tension
entre la Chine et les États-Unis, et des conversations qu’on imaginait très
tendues entre les deux présidents ; une situation comparable, selon les
meilleurs spécialistes, à la crise des missiles de Cuba, plus d’un demi-siècle
auparavant, qui avait failli provoquer une troisième guerre mondiale.
Au Moyen-Orient, il était maintenant de plus en plus clair que la Russie,
qui soutenait la Chine contre les États-Unis dans leur conflit, ne soutiendrait
plus longtemps le président Assad ; et qu’elle se sentait assez forte pour
conserver le port de Lattaquié, dont elle avait fait une base navale pour ses
sous-marins nucléaires, quels que soient les dirigeants à Damas.
Au Conseil européen, convoqué d’urgence à Bruxelles ce jour-là, les
gouvernements portugais, espagnol, grec et italien, qui avaient le plus grand
mal à répondre à leurs oppositions, réclamèrent la fermeture des frontières
et l’enfermement préventif, sans contrôle judiciaire, de tous les suspects de
relation avec des groupements terroristes. Le Premier ministre polonais
déclara que, si l’Europe voulait promouvoir un vrai grand projet qui ait du
sens, elle devrait décider de construire au plus vite, sur une île lointaine
appartenant à un des États membres, un « Guantanamo fédéral européen »,
regroupant tous les suspects de terrorisme, sans jugement et aussi
longtemps qu’il serait nécessaire ; il évoqua la Guyane française comme
l’endroit le mieux adapté. Après tout, le bagne n’y avait été fermé qu’en
1946. Le dirigeant polonais fut approuvé par les Premiers ministres
hongrois, letton, lituanien et bulgare. D’autres chefs de gouvernement, dont
la chancelière allemande, déclarèrent que l’idée méritait d’être étudiée. Le
Conseil décida de mettre le sujet à l’ordre du jour de sa prochaine réunion,
convoquée pour le 4 août suivant.
Interrogé à ce propos, après cette déclaration, depuis Paris et alors que le
sommet n’était pas encore terminé, le nouveau ministre français de
l’Intérieur, Dominique Sénéca, fit une réponse évasive (« on va étudier
ça »), scandalisant les médias, qui le détestaient.
Depuis la démission surprise, deux mois plus tôt, pour des « raisons
personnelles » restées mystérieuses, du précédent ministre de l’Intérieur,
Martial Le Guay (ancien chef du RAID, héros des missions les plus
difficiles, resté très populaire auprès des policiers), le président avait
nommé à sa place un de ses amis d’enfance, Dominique Sénéca, dit
« Sénèque ».
Sénéca était médecin ; en tout cas, il l’avait été quelques années, il y a
longtemps ; député depuis vingt ans, jamais encore ministre, il s’était
spécialisé, à la commission des lois, dans le contrôle des services secrets.
Détesté des journalistes pour le secret théâtral dont il entourait son action, et
méprisé par ses subordonnés pour son alcoolisme de plus en plus manifeste,
en particulier depuis la mort de sa femme, six mois plus tôt, il s’était
installé, dès l’élection du président l’année précédente et jusqu’à sa
nomination Place Beauvau, dans un des bureaux de l’aile ouest de l’Élysée,
sans même prendre soin de s’inscrire dans la hiérarchie officielle du cabinet
présidentiel. Il avait la réputation d’être sans foi ni loi, prêt à tout pour le
président ; et de disposer de réseaux infinis dans les tréfonds de la police.
On ne lui connaissait ni ami, ni enfant, ni famille. Seulement une vaste
propriété en vallée de Chevreuse, où il menait, disait-on, grand train.

À Bruxelles, ce soir-là, pendant sa conférence de presse qui suivit le


Conseil européen, le président français prit son ton le plus solennel, pour
annoncer, de sa voix sèche, métallique, avec son léger accent du Sud-Ouest,
que les humoristes enrageaient de ne pouvoir imiter correctement, un
renforcement des mesures de sécurité. Il confirma qu’il avait depuis
longtemps fait étudier l’isolement des individus suspectés de terrorisme ;
mais démentit ce que son ministre de l’Intérieur avait laissé entendre : il
n’était pas question que la France reçoive sur son sol tous les suspects
d’Europe, « pour ne pas aggraver les risques terroristes et ne pas mobiliser
des forces de sécurité pour les garder, alors qu’on en a tant besoin ailleurs,
pour assurer la sécurité des honnêtes gens ». Il ajouta : « Nous avons nos
propres suspects, “les fichiers S”, avec aussi des listes plus réduites de gens
vraiment dangereux, qu’on peut qualifier de suspects extrêmes. Je suis
cependant, continua-t-il, contre l’idée d’un “Guantanamo fédéral
européen”. Non que je sois contre l’idée de l’isolement de ces suspects
extrêmes, ne serait-ce que pour éviter que des milices privées s’en prennent
à eux, mais je pense que chaque pays doit prendre en charge sa propre
sécurité, et régler à sa manière ces problèmes ; chacun a sa manière »,
insista-t-il.
Quand un journaliste l’interrogea sur le risque d’arbitraire dans la
définition de ces « suspects extrêmes » et dans leur détention, le président
répondit : « Mieux vaut un innocent en prison que dix innocents
assassinés. » Les journalistes, qui savaient qu’ils tenaient là la phrase que
les médias allaient retenir, tentèrent d’en savoir davantage : de quels
suspects pourrait-il s’agir ? « À ma connaissance, répondit le président, il
n’existe pour le moment aucun suspect dont on peut craindre quoi que ce
soit sur le territoire national. »
Plusieurs commentateurs notèrent que le président avait surtout voulu,
par cette intervention solennelle, tenter d’effacer l’image désastreuse qu’il
avait donnée de lui-même, hilare et jubilant, après la victoire de la France,
en recevant les joueurs à l’Élysée, au lendemain d’attentats qui avaient
endeuillé quatre capitales européennes, et en pleine crise en Asie.

Ce n’est que vers 23 heures, ce même 17 juillet, soit vingt heures après le
deuxième meurtre et deux jours après le premier, que les policiers
du laboratoire central de la police scientifique, rue de Dantzig, à Paris,
recevant d’Ajaccio les images de la scène de crime de Porticcio, et les
comparant à celles de Longjumeau, se rendirent compte des similitudes
entre les deux crimes. Ils décidèrent d’attendre le lendemain matin pour
prévenir leur « hiérarchie », c’est-à-dire le préfet de police. Les événements
de la nuit s’en chargèrent avant eux.
Troisième jour

Le lendemain, mercredi 18 juillet, à 5 h 05, une ronde de police passant en


voiture place Beauvau, juste devant le ministère de l’Intérieur, comme
toutes les heures, découvrit un corps partiellement calciné, sans tête, ni
pieds, ni mains, attaché les bras en croix par des fils électriques à un arrêt
de bus de l’avenue Marigny ; une feuille de papier violet était retenue par
un des fils au poignet droit.
Immédiatement prévenu par son collaborateur de permanence, Olivier
Pelick, un jeune sous-préfet très ambitieux, venu rejoindre son cabinet dans
l’espoir d’obtenir plus facilement une circonscription électorale dans son
Finistère natal, le ministre de l’Intérieur quitta son grand appartement de
fonction, situé au-dessus de son bureau, à moins de cent mètres de la
découverte macabre, vêtu du survêtement qu’il utilisait pour faire sa
gymnastique matinale, et vint observer le corps, à 5 h 30, pendant que la
police sécurisait le lieu.
Le ministre, ancien médecin, pensait ne pas être impressionné. Et
pourtant, le choc fut, pour lui, comme pour tous les policiers qui
l’entouraient, considérable, quand il vit ce corps mutilé, brûlé peut-être vif,
pieds et mains coupés et décapité. En prenant des précautions infinies, un
des policiers saisit la feuille de papier violet attachée au bras du supplicié et
l’orienta vers le ministre qui lut :
Et regarder les yeux laiteux se révulsant dans son visage

Face au corps, le ministre ne pensait qu’à ce qu’il allait dire au président.


Car il fallait bien qu’il le prévienne : une telle mise en scène, à quelques
mètres du palais présidentiel, c’était extrêmement grave ; et le président, qui
détestait être réveillé très tôt, détestait plus encore apprendre la moindre
mauvaise nouvelle par les médias. « On me paye pour tout savoir avant tout
le monde, alors débrouille-toi », avait-il dit à son ministre en le nommant.
Persuadé que cette histoire pouvait lui coûter son poste, qu’il venait juste
d’obtenir, il ne se résolvait pourtant pas à l’appeler. Sénèque recopia la
phrase sur son téléphone, exigea le silence absolu des policiers présents sur
place, et ordonna qu’on boucle tout le quartier ; ce qui avait déjà été fait sur
ordre de son collaborateur, très fier de pouvoir annoncer au ministre qu’il
avait devancé ses consignes : dès 5 h 20, toutes les rues menant place
Beauvau avaient été fermées par un vaste cordon de policiers ; le ministre
avait d’ailleurs pu constater en arrivant qu’une énorme bâche noire avait été
tendue sur l’abribus. Il était temps, car quelques rares passants avaient déjà
pris des photos avec leurs smartphones.
Le ministre hésitait encore sur la bonne façon de joindre le président
quand il dut faire face, à 5 h 35, à la colère froide et ironique du Premier
ministre, qui le détestait et qui connaissait très bien ce ministère, par lequel
il était passé. « La République est humiliée », avait dit l’hôte de Matignon,
sur un ton emphatique et prétentieux, qui irritait beaucoup Sénèque et dont
les imitateurs avaient appris à se moquer efficacement.
Le ministre de l’Intérieur hésitait encore à appeler le président quand, à
5 h 40, une dépêche de l’AFP annonça qu’un cadavre calciné, tête et
extrémités coupées, et attaché debout, les bras en croix, venait d’être
découvert par une ronde de police, en charge de la sécurité du ministère et
de l’Élysée, à l’angle de la rue du Faubourg-Saint-Honoré et de l’avenue
Marigny, c’est-à-dire devant le ministère de l’Intérieur, place Beauvau à
Paris ; à trente mètres de l’entrée du palais de l’Élysée. Personne, continuait
la dépêche, ne savait encore quand et comment un tel cadavre avait pu être
déposé là, ni comment une telle mise en scène avait été possible sur le
carrefour le mieux éclairé et le mieux surveillé de France.
À 5 h 45, ce que le ministre de l’Intérieur craignait le plus se produisit :
le président de la République lui téléphona :
– Dom, c’est quoi, ça ? rugit le président. Tes hommes laissent
commettre un crime en pleine rue à cinquante mètres de chez moi, et je suis
prévenu par des journalistes ? Avant même que George ne m’appelle !
L’État n’existe plus ! Un meurtre dans le triangle sacré ! C’est presque,
symboliquement, un régicide !
Le ministre enragea de ne pas s’en être souvenu : la consigne était
d’appeler, en cas de problème grave, à toute heure de la nuit, George
L’Héritier, le conseiller personnel du président, le seul qui avait le droit de
le déranger en toutes circonstances. Oui, Dom s’en voulait. Il aurait dû y
penser. Le président continua :
– Ça m’encourage à déménager plus vite encore que prévu !
Le ministre soupira : le président cherchait tous les prétextes pour se
conforter dans sa décision de déplacer la présidence de la République aux
Invalides, comme il l’avait laissé entendre, juste après son élection. Au
grand dam des services du ministère de l’Intérieur, qui ne voyaient pas
comment ils pourraient assurer sa sécurité, dans cette gigantesque bâtisse ;
et de ceux du ministère de la Défense, qui ne voulaient, sous aucun
prétexte, abandonner ce fleuron de leur patrimoine immobilier, où logeaient
tant d’officiers supérieurs.
– Écoute, Clo, répondit-il, c’est sous contrôle, je t’assure ! On va trouver
les auteurs de ce canular.
« Clo » était le diminutif qu’utilisaient les amis intimes du président ;
ceux qui le connaissaient depuis l’enfance ; et personne ne savait plus d’où
venait ce surnom. Il n’avait rien à voir avec son prénom et nul ne s’était
jamais risqué à en demander l’origine au président.
– Ah bon ? Parce que tu appelles ça un canular ?
– Oui ! improvisa le ministre, sûrement des étudiants en médecine faisant
une blague ; on faisait ça, de mon temps, aussi ! Mes hommes sont déjà sur
une piste.
– Une blague ? Un corps calciné, décapité et torturé ?! T’appelles ça une
blague ?
– Il est peut-être mort naturellement et des étudiants ont pu jouer avec le
corps après ! Tu n’imagines pas de quoi les étudiants en médecine sont
capables !
– On n’a rien retrouvé sur le corps ? Pas de signe distinctif ?
– Non, rien, à ma connaissance. Juste une feuille de papier avec quelques
mots écrits.
– Une feuille de papier ? Ça dit quoi ?! Les médias n’en ont pas parlé.
– Non, ils ne le savent pas.
– Lis-la-moi.
– Euh. Attends, j’ai pris ça en note, tout à l’heure : « Et regarder les yeux
laiteux se révulsant dans son visage. »
– « Les yeux laiteux » ? Tu es sûr que tu as bien noté ? Ça ne veut rien
dire !
– Un canular, je te dis !
– Arrête avec ça ! Et ne dis surtout pas ce genre de phrase à la con à la
presse ! N’oublie pas que tu es ministre de l’Intérieur de la République,
maintenant. Tu peux ne pas dire toute la vérité, mais tu ne dois plus jamais
mentir. En tout cas tant que tu es ministre.
Sénèque fit semblant de ne pas comprendre la menace implicite.
– Je n’ai pas l’intention de parler à la presse, rassure-toi !
– Au contraire ! Fais-le tout de suite ! Ne laisse pas courir des rumeurs.
Fais-le avant le Conseil des ministres de ce matin. Il faut montrer qu’on
contrôle la situation. Mais ne dis rien qu’on puisse te reprocher plus tard,
d’accord ?
– Tu veux que je fasse un communiqué ?
– Non. Une conférence de presse. Dans une heure.
– À 7 heures du matin ? Tu plaisantes ? Il n’y aura personne !
– Tu crois ça ? Tu vas voir ! Tous les chiens seront là. Ne dis surtout pas
que tu as une piste. Dis juste que l’enquête est en cours, que personne
n’aurait dû pouvoir s’approcher du ministère de l’Intérieur ou du palais de
l’Élysée ; et que des sanctions vont être prises. Et renvoie la suite au préfet
de police et au procureur de la République. D’accord ?
– D’accord.
– Qui va s’occuper de l’enquête ?
– Qui ? Quel juge d’instruction ?
– Mais non, imbécile, ce n’est pas ton affaire ! Quel policier ?
– Euh. Je n’y ai pas encore pensé.
– Moi, si. Fatima Hadj.
– Celle qui dirigeait le service de protection des personnalités ? Elle est
un peu neuve, tu ne crois pas ? Elle vient juste de prendre le service de
répression du banditisme à la PJ. Pas très expérimentée…
– Oui. « Répression de la criminalité » ! Tu ne connais même pas le nom
de tes services ! Oui, elle. Elle est très bien. Très maligne. Très jolie. Très
compétente. Les journalistes vont l’adorer.
– Très bien. Si tu veux…
– Et puis, avec un nom pareil, reprit le président, elle doit venir des
quartiers, ça fera bon effet. Surtout si on trouve que les auteurs sont des
jeunes de banlieue.
– Je crois aussi qu’elle a des relations dans ta maison…
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– On m’a dit qu’elle couchait avec ton conseiller, George L’Héritier.
– George couche avec la terre entière. Et il s’en vante. George m’est
précieux, parce qu’il a une intuition politique très sûre, et parce qu’il
connaît tout le monde. Mais je lui ai déjà dit de se méfier des femmes ; elles
le perdront. Débrouille-toi pour que tout soit confié à cette fille. Mets aussi
Léo dans la boucle.
Le ministre sursauta : Léo Salz… Celui qui… L’âme damnée du
président, un policier redouté de tous, qui savait tout sur tout le monde et
qui suivait le président depuis plus de quinze ans… Sénèque n’avait jamais
entretenu de bonnes relations avec lui. Léo avait toujours refusé d’entrer
dans ses réseaux. Et même s’ils avaient dû collaborer plus d’une fois dans
l’exécution des basses œuvres du président, ils ne s’aimaient pas.
– Léo ? Pourquoi, Clo ? Tu n’as pas confiance en moi ?!
– Léo peut aller là où tu ne peux pas aller. Tu sais bien… Il peut
découvrir des choses dans les services. Il peut laisser traîner ses oreilles. Il
surveillera ce que fait la commissaire.
– Ça, pour agir en sous-marin… Je sais. C’est même ce qu’il fait de
mieux.
– Arrête avec ça ! Mets Léo dans la boucle, je te dis ! Et tu me fais le
plaisir de révoquer immédiatement le responsable de la sécurité du quartier.
– Oui, oui, bien sûr. Le commissaire Écalle… Le pauvre, il vient juste
d’arriver, dix jours avant moi.
– Et propose-moi aussi un autre préfet de police. Lui aussi va payer ça !
Dans les circonstances actuelles, la France a besoin d’autorité. Même d’une
autorité aveugle. Si ce n’est pas un démocrate qui est autoritaire,
maintenant, la France se donnera bientôt à un dictateur.
– Ah, à propos, répondit Sénèque, il faut que je te dise…
Le président avait déjà raccroché.

Quand Olivier Pelick l’appela, vers 5 h 55, pour lui demander de venir
d’urgence voir le ministre, le commissaire Fatima Hadj se réveillait d’un
terrible cauchemar. Toujours le même : son père venait d’être assassiné ;
encore une fois brûlé vif. Mais, dans son rêve, comme chaque fois qu’elle le
faisait, il ne ressemblait pas à Fouad, son père.
Elle alluma la radio et comprit immédiatement la raison de l’appel du
ministère. Les médias ne parlaient que du « crucifié de Beauvau ».
Elle fila sous la douche, encore sous le coup de son rêve, qui la renvoyait
à de vieilles histoires de famille jamais élucidées, et qu’elle n’avait aucune
envie de voir resurgir.
Cette nuit-là, Fatima avait dormi seule, dans son appartement du quai de
Valmy. Elle y vivait depuis deux ans avec ses enfants, deux garçons de 10 et
8 ans, Issa et Raphaël. À 35 ans, cette très jolie brune aux yeux verts,
grande et fine, s’était séparée depuis peu de leur père, un avocat vedette du
barreau de Paris, Jean-Marie Bezard, spécialisé dans les divorces. Une
séparation, puis un divorce difficile, qui l’avaient plongée dans un début de
dépression dont elle n’était sortie que par le travail, et par l’apprentissage de
deux nouvelles langues étrangères (sa passion). Inquiète pour sa santé, sa
mère, Samy, qui vivait depuis vingt ans dans un grand duplex au sixième et
dernier étage de ce même immeuble, avait réussi à lui obtenir, et à financer,
au moment de sa séparation, cet appartement de quatre pièces, au premier
étage, que Fatima n’aurait jamais eu les moyens de s’offrir seule. Dans ce
même immeuble où Fatima avait vécu à partir de l’âge de 15 ans, avec sa
mère, au dernier étage.
Sa mère… Samy… Samira Belkhir de son vrai nom, était venue en 1980
à 18 ans de Fès à Dunkerque pour épouser, dans un mariage arrangé, Fouad
Hadj, un Marocain de 24 ans débarqué en France quatre ans plus tôt, pour
travailler comme ouvrier chez un sous-traitant d’Usinor. Très intelligent et
très travailleur, il y était devenu rapidement contremaître, puis avait
travaillé dans les bureaux. Ils eurent très vite trois enfants. Deux garçons,
Gabriel et Éden, puis Fatima. Fin 1983, tout de suite après la naissance de
sa fille, après quatre ans de mariage, Samira avait rompu avec son mari,
pour suivre à Paris un jeune médecin américain, rencontré lors de son stage
à l’hôpital de la ville. Elle était alors devenue sculpteur, avec un grand
succès, sous le nom de Samy ; et elle avait vite gagné beaucoup d’argent.
Le bel Américain l’avait tout de suite abandonnée pour rejoindre sa femme
et son fils, rentrés en Californie. Fatima avait ainsi passé son enfance
partagée entre sa mère, à Paris, pendant la semaine, et son père, le week-
end, à Dunkerque.
Fouad n’avait jamais voulu quitter cette ville, où il s’était fait des amis.
Surtout une, Élise, rencontrée cinq ans après le départ de Samira, dans une
manifestation contre les fermetures des sites sidérurgiques du Nord. Elle
était institutrice. Pour le rejoindre, elle avait quitté son mari, proviseur d’un
lycée de la ville. Elle n’avait pas eu d’enfant, ni avec son premier mari, ni
avec Fouad, avec qui elle vivait maintenant depuis plus de vingt-cinq ans
sans qu’ils soient mariés. Élise avait fait découvrir la littérature à son
nouveau compagnon. Il avait quitté l’usine, d’abord pour ouvrir une petite
épicerie. Puis il s’était installé comme libraire dans un quartier ouvrier de
Dunkerque. Avec un grand succès. Tout le monde admirait son insatiable
curiosité littéraire, et sa façon unique de partager son enthousiasme pour les
livres qu’il aimait.
Gabriel, le frère aîné de Fatima, avait d’abord suivi des études d’histoire
de l’art à Paris, puis s’était occupé des œuvres de sa mère, avant d’ouvrir
une galerie d’art à Londres ; il y était heureux. Toute sa jeunesse avait été
plus occupée par sa passion pour l’art et la musique de Freddie Mercury que
par les cours au lycée Henri-IV où sa mère avait tenu à inscrire ses trois
enfants. Le deuxième frère de Fatima, Éden, était, lui, au grand dam de sa
mère, entré dans l’armée, en passant le concours de Saint-Cyr ; puis il était
immédiatement entré dans les services spéciaux : il avait toujours voulu
rendre à la France ce qu’il pensait qu’elle avait apporté à sa famille ; son
obsession était de combattre les ennemis du pays sur tous les fronts. Fatima
était très proche de ses deux frères, si différents soient-ils l’un de l’autre.
Gabriel était un confident ; Éden, un protecteur. L’un et l’autre l’appuyaient
dans son opposition à leur mère : Samy et Fatima ne s’étaient jamais
entendues. Samy en voulait à sa fille de ne pas se laisser façonner par elle :
elle rêvait de faire de Fatima une comédienne. « Ton physique, tu es une
star ! C’est ton capital », disait-elle. De fait, dès ses 17 ans, Fatima
impressionnait par sa beauté hiératique, ses yeux verts, ses longs cheveux
noirs et sa démarche hautaine. Après avoir envisagé un temps de travailler
avec son frère à Londres, ou de mettre à profit son extraordinaire don des
langues (elle en parlait neuf, à présent, et en apprenait sans cesse de
nouvelles, pour tromper son ennui et ses angoisses nocturnes), elle avait
finalement décidé de se lancer dans des études de droit afin de devenir
commissaire de police, provoquant la colère tendre de son père, qui n’avait
jamais porté la police dans son cœur, depuis le temps où il manifestait à
Dunkerque face aux CRS. Elle avait parcouru tous les grades à très grande
vitesse après l’école de police : commissaire, principal et maintenant la plus
jeune divisionnaire de France. La police satisfaisait sa passion pour la
vérité, la transparence et la résolution des énigmes. Un seul avait compris
son choix : Luc, Luc Gerty.
Luc. L’ami d’enfance de Gabriel, le grand amour de Fatima, avec qui elle
avait commencé des études de droit à la Sorbonne. Ils avaient projeté de
rentrer ensemble dans la police. Il l’avait quittée après quinze ans d’amitiés
enfantines et deux ans de passion amoureuse, pour terminer ses études de
droit en Californie, sans lui proposer de l’emmener. Il voulait maintenant
devenir avocat aux États-Unis. Peu de temps après cette rupture, Fatima
épousait maître Jean-Marie Bezard, un des plus célèbres avocats parisiens,
de quinze ans son aîné, spécialisé dans les divorces chics et les braqueurs de
haut niveau, qu’elle avait croisé, jeune commissaire à peine sortie de son
école, lors d’une garde à vue particulièrement houleuse. Pour elle, c’était
son premier mariage ; pour lui, c’était son troisième. Fatima fit tout pour y
croire, pour oublier Luc. Malgré la colère de sa mère qui ne voyait en lui
qu’un prédateur. Ils eurent vite deux garçons, Issa et Raphaël ; ils s’étaient
séparés après sept ans de mariage, dont quatre de disputes.
Cette nuit-là, du 17 au 18 juillet, Fatima avait confié ses deux enfants à
sa mère, cinq étages plus haut ; et elle avait dormi seule : son nouvel amant,
George L’Héritier, un des conseillers du président de la République, qui
l’avait tant aidée à surmonter le retour de la dépression lors de la rupture de
son mariage ; il était reparti après avoir dîné chez elle. Il n’aimait pas,
disait-il, laisser ses gardes du corps en veille toute la nuit sous les fenêtres
d’une conquête, d’autant plus, pensait Fatima, qu’il en avait sans doute plus
d’une. Elle s’en moquait ; elle était décidée à ne plus s’attacher à personne.
Après avoir préparé son habituelle mixture matinale (citron, gingembre,
miel, cannelle, eau chaude) et fini sa séance quotidienne de gym, Fatima
s’habilla d’un pantalon noir et d’une veste grise et monta chez sa mère pour
la prévenir qu’elle sortait plus tôt que d’habitude. Elle voulait absolument
voir ses enfants, qui partaient le lendemain avec leur père, pour quinze jours
de vacances. Elle n’aimait pas les laisser si longtemps. Chaque départ était
un arrachement.
Samy était déjà réveillée et travaillait dans son atelier, une pièce d’angle,
qui donnait à la fois sur la rue Lucien-Sampaix et sur le canal Saint-Martin.
De là, on voyait l’un des ponts qui traversaient le canal, sur lequel Fatima et
ses frères aimaient tant, enfants, aller regarder les rares bateaux passer.
Samy était encore très belle, malgré ses 56 ans. De grands yeux noirs, un
physique très protégé, de mille façons, des ravages du temps. Elle avait
cessé de travailler la pierre, pour s’intéresser au bronze, à l’ancienne : elle
faisait des modèles en cire, coulés ensuite en bronze. Fatima découvrit ce
matin-là que sa mère travaillait à des nus de femmes enceintes.
Fatima lui raconta ce qu’elle avait entendu à la radio du meurtre de la
place Beauvau. Samy soupira :
– Décidément, le monde ne tourne pas rond… Et la chaleur. Il n’a jamais
fait aussi chaud. Tu te rends compte ? Presque 30 degrés à 6 heures du
matin… Tu devrais surtout mettre en prison les industriels qui polluent ! Ils
tuent bien plus de monde que les terroristes.
– Les enfants…
– Quoi, les enfants ? Tes enfants ? Ils dorment encore. Et ne t’inquiète
pas, je vais m’occuper d’eux. Je peux même les emmener à Vézelay avec
moi après-demain.
– Non, maman, merci ! Ils partent en vacances demain avec leur père à
l’île Maurice.
– Tu sais ce que j’en pense… Tu ne devrais pas lui laisser tes enfants si
longtemps. Qui sait avec qui il part à Maurice ! Sûrement pas seulement
avec tes enfants !
– Tu n’es pas objective. Tu ne l’as jamais aimé…
– Il les laisse tous les week-ends seuls chez lui, avec des filles au pair !
Jamais les mêmes ! C’est eux qui me l’ont dit. Tu devrais réclamer la garde
totale. De toute façon, je suis convaincue qu’il va encore trouver une excuse
pour ne pas partir avec eux. On parie ? Quand les a-t-il pris la dernière
fois ? Quand ? En tout cas, je serais ravie de les emmener à Vézelay !
– Parce que, pour une fois, tu pars seule ? Pas d’amant de passage ?
– Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Non. Pas d’« amant de passage »,
comme tu dis. Et tes enfants seraient mieux chez moi.
– Écoute, maman : moi aussi, j’ai vécu entre mes deux parents séparés.
Et c’était autre chose de passer la semaine ici, chez toi, et le week-end à
Dunkerque, que d’être partagés, comme mes enfants, entre le quai de Valmy
et la rue Bonaparte ! Vivre La vie est un long fleuve tranquille en une seule
famille, être à la fois Groseille et Le Quesnois, je t’assure que ce n’était pas
évident.
– Je sais. Et je suis très fière de vous trois ! Mais ton père n’a jamais
voulu déménager, tu le sais bien ! J’ai proposé de l’aider, de l’installer à
Paris, de lui financer une belle librairie à Bastille ou ailleurs, pas loin d’ici,
mais il n’a jamais voulu.
– Je sais, je sais. C’était à ton honneur de l’avoir proposé. Et au sien de
l’avoir refusé. Bon, je file. Finalement, ne réveille pas les enfants. Je les
garderai avec moi, pour le dernier soir.
– D’accord, répondit Samy. Prends ma voiture, je n’en ai pas besoin,
aujourd’hui. Tiens, voici les clés.
Fatima ne se fit pas prier. Elle adorait conduire la vieille Triumph TR4
verte décapotable de sa mère, qui ne la conduisait plus depuis longtemps,
même si elle prétendait toujours en avoir l’usage : Samy ne pouvait
admettre la moindre atteinte de l’âge. Et sa vue avait suffisamment baissé
pour lui interdire de conduire sans lunettes, qu’elle refusait de porter.
Fatima descendit au parking, retrouva avec plaisir le bruit rassurant du
moteur de la vieille anglaise et partit vers la place Beauvau.
En cette aube de juillet, le canal Saint-Martin paraissait presque beau.
Plusieurs couples d’amoureux semblaient avoir passé la nuit à regarder les
étoiles se refléter dans l’eau. Elle roula vers la Bastille et passa devant le
Bataclan, en quittant le canal.
Pour ne pas plonger dans la tristesse de sa solitude, qu’avait fait resurgir
sa mère, elle écouta la chanson qui la consolait le plus, en ce moment :
« Somebody to Love », de Freddie Mercury, dans la version de George
Michael. « Une rengaine pour midinettes, disait sa mère. Comment peux-tu
écouter ça ? »
George Michael. Dont le prénom avait inspiré à Georges L’Héritier de
retirer le « s » du sien. George. Décidément si décevant…
En approchant de l’avenue Marigny, vers 6 h 30, elle dut montrer son
badge : toutes les rues étaient maintenant fermées ; des policiers
contrôlaient chaque entrée. Devant les barrages s’entassaient badauds,
journalistes et voitures équipées de caméras. Les rares personnes autorisées
à s’approcher, de très loin, de l’abribus, pour se rendre à leur travail, ou qui
le voyaient de leurs fenêtres, décrivirent aux journalistes et sur les réseaux
sociaux une curieuse bâche noire, ainsi que le va-et-vient d’experts en
combinaison blanche.
Les chaînes de télévision se contentèrent de passer en boucle les images
floues prises par le smartphone d’un cuisinier du Bristol, venant prendre
son service et intrigué par l’agitation des policiers autour du lieu. Sur ces
images, on distinguait bien le corps décapité et une silhouette, qui semblait
à l’affût, à quelque distance… BFM affirma, sur la foi d’une prétendue fuite
de la police, que le corps était celui d’un certain Jérôme Parent, journaliste
connu, baroudeur et grand reporteur pour une chaîne de télévision anglaise,
peut-être aussi un peu agent secret, disparu plus d’un an auparavant au
Liban, et qu’on pensait retenu comme otage en Irak. Comme la police ne
démentait pas, plusieurs médias relayèrent cette rumeur.
Il était trop tard pour que les journaux du matin évoquent l’affaire, sinon
dans leur édition numérique. Sur son site, Le Monde parla immédiatement
du « crucifié de Beauvau », expression que tous reprirent.
À cette heure si matinale, aucun média n’avait encore établi de lien entre
le cadavre de la place Beauvau et ceux découverts la veille et l’avant-veille
à Longjumeau et à Porticcio, ce que les spécialistes de permanence au
laboratoire national de la police scientifique avaient évidemment fait dès
6 h 35, en recevant les détails de la nouvelle scène de crime, la troisième.
À 6 h 37, Fatima réussit, après de nombreux contrôles, à parquer sa
voiture dans la cour du ministre, encore vide : elle avait visiblement été
annoncée.
Elle gravit les quelques marches du perron ; un huissier la reçut pour la
mener un étage plus haut, jusqu’au bureau du ministre directement, à
l’entresol.
Il la fit entrer dans cette pièce dont rêvaient tous les policiers. Le ministre
se tenait debout, à côté de son bureau, encore habillé du survêtement avec
lequel il était allé voir le corps.
Fatima le connaissait, pour l’avoir souvent croisé à l’Élysée l’année
précédente, quand ils y travaillaient tous les deux, l’une comme responsable
de la sécurité des voyages officiels et l’autre comme conseiller du président.
Petit, presque obèse, chauve et des yeux globuleux, son accent du Midi
chantant détonnait avec son air peu aimable et son allure toujours très
survoltée. Fatima remarqua que ses mains n’étaient pas très soignées.
Derrière lui, dans le coin droit de la pièce, était adossé contre une
bibliothèque un homme vêtu de noir des pieds à la tête, un pull à col roulé
sous sa veste ; très mince et très grand, au point d’en être un peu voûté.
Derrière de fines lunettes cerclées d’argent, on devinait des yeux gris très
clairs. D’une main, il triturait quelque chose qui ressemblait à un chapelet ;
de l’autre, il semblait s’appuyer sur une canne étrange, surmontée d’un
pommeau d’ivoire, en forme de tête de mort. Fatima remarqua ses mains.
Fines. Longues. Sensuelles. Il la salua d’un bref geste de la tête, sans se
présenter.
Ce n’était pas nécessaire : tout le monde dans la police, et Fatima
particulièrement, connaissait Léo Salz. L’homme de confiance du président,
qui l’avait accompagné dans la plupart de ses fonctions antérieures, et dont
la carrière demeurait largement mystérieuse : on disait qu’il avait été
envoyé dans des zones de combat, sans couverture, et qu’il avait eu à tuer,
ou au moins à commander des équipes de tueurs. On le savait très jaloux de
son indépendance, ce qui expliquait qu’à 41 ans, avec le grade de
commandant, il soit encore si marginal. On disait aussi qu’il avait sa propre
équipe, comme une invisible garde rapprochée, dont il ne se séparait jamais,
quelles que soient ses fonctions.
Personne ne savait vraiment comment le président avait croisé, au moins
quinze ans plus tôt, la route de ce policier hors norme. La rumeur disait
qu’ils se rendaient mutuellement des services. Que faisait-il là, ce matin ?
Sénèque et lui avaient travaillé ensemble à l’Élysée, mais cela n’expliquait
pas la présence d’un conseiller du président dans le bureau du ministre de
l’Intérieur, à 7 heures du matin.
Fatima se souvint de ce qu’on disait dans les services : un ministre
incompétent, nommé là en catastrophe après la démission énigmatique de
son prédécesseur, et que le président avait entouré de policiers de haut
niveau ; et en particulier de spécialistes des services secrets.
Sénèque resta debout, ne proposa pas à la jeune commissaire de s’asseoir
et commença, sans même la saluer :
– Je viens de parler au président ; nous avons décidé… enfin, je veux dire
« le Parquet a décidé » de vous confier cette enquête.
– L’enquête ?
– Le meurtre de la place Beauvau. Vous n’avez pas écouté la radio ?
– Oui, bien sûr, monsieur le ministre, mais je ne suis pas compétente sur
ces sujets. Il y a des spécialistes à la PJ.
Le ministre hésita, puis ajouta, après un long regard vers l’homme en
noir :
– Nous avons besoin de quelqu’un de fiable et de… médiatique. Cette
affaire est très embarrassante. C’est sûrement une provocation.
Fatima remarqua le regard d’aigle du policier quand le ministre avait
hésité ; Léo ne semblait pas du tout impressionné par Sénèque : il tenait
visiblement d’ailleurs sa légitimité.
– Monsieur le ministre, je ne suis pas « médiatique ». Il est arrivé que les
médias parlent de moi, c’est vrai ; mais, moi, je ne parle pas aux médias.
– C’est bien ce que je voulais dire ! Quelqu’un essaie de nous ridiculiser.
Alors, on a besoin d’une enquête menée par quelqu’un qui rassure les
journalistes, sans pour autant leur parler. D’accord ?
– S’il s’agit de se taire, je peux vous garantir ma compétence.
Le ministre regarda Fatima, interloqué, puis l’homme en noir, qui
esquissa un léger sourire. Elle resta imperturbable ; elle n’aimait ni ce
président, ni ses ministres, et encore moins celui-là ; pas question de faire
plus que d’être loyale. Et compétente. De cela, elle n’avait aucun doute.
Et sa carrière fulgurante, sans appui politique, en témoignait. Sénèque
décida de sourire.
– Alors, commencez tout de suite. Nous en avons déjà parlé avec le
procureur.
– Bien, monsieur le ministre. Et vous en avez aussi parlé au directeur
général ? C’est lui qui, normalement…
– Oui, oui, un de mes collaborateurs l’a fait. Et je vais l’annoncer dans
dix minutes, dans une conférence de presse, à laquelle je veux que vous
assistiez.
Une conférence de presse à 7 heures du matin ? Fatima crut avoir mal
compris. Elle reprit :
– Une conférence de presse maintenant ?
– Oui. J’ai pensé utile de…
– Et le juge d’instruction ?
– Dieu sait qui va être désigné ! Enfin, « Dieu »… manière de parler !
Le ministre ricana, comme s’il cherchait à la provoquer. Fatima ne
broncha pas ; elle remarqua que Léo s’était raidi et semblait bouillir d’une
colère intense. Le ministre reprit :
– Bon… Dès que vous trouverez quelque chose, parlez-en à Léo ici
présent : Léo Salz. Il a toute notre… ma… confiance. Allez, à tout à
l’heure. Allez m’attendre dans la salle de presse.

Léo fit signe au ministre qu’il allait la raccompagner. Le ministre voulut


le retenir d’un geste, que Léo ignora superbement.
Fatima sortit, suivie du policier, qui marchait lentement, s’appuyant sur
sa canne. Elle remarqua qu’il boitait un peu ; ce qu’il ne faisait pas quelques
mois avant, quand elle le croisait dans les couloirs de l’Élysée ou pendant
les voyages officiels du président.
Il ouvrit une porte jouxtant le bureau du ministre :
– Vous pouvez attendre ici, si vous voulez.
Fatima n’était pas certaine d’avoir bien entendu. La voix de l’homme
était monocorde, froide, très basse ; un léger accent, indiscernable :
allemand ? Alsacien ? Hollandais ? Suédois ? Elle réalisa qu’elle ne l’avait
jamais entendu parler jusqu’ici. Elle hésita. Était-ce son bureau ? Juste à
côté de celui du ministre ?
– Je préfère attendre dans ma voiture, dit-elle. J’écouterai la radio.
Il haussa les épaules, puis murmura :
– Si je peux vous être utile, n’hésitez pas.
Fatima était mal à l’aise devant cette voix si posée, qui donnait une
impression si différente de celle de ses yeux aux aguets et de ses mains sans
cesse en mouvement ; l’une avec son chapelet. L’autre avec sa canne.
– « Utile » ? Utile à quoi ? dit-elle.
– Utile à votre enquête. N’hésitez pas à me faire part de vos idées…
Fatima s’étonna de sentir chez cet homme, qui avait vécu sûrement tant
de moments difficiles et fait preuve de tant d’audace et de sang-froid,
comme une forme de timidité ; de retenue en tout cas. De distance. Voilà, de
distance.
Il planta son regard dans le sien.
– Vous savez que je suis policier, n’est-ce pas ?
Fatima ne répondit pas, se défendant d’être troublée par la puissance
calme qui émanait de lui. Il reprit, après un long silence :
– Je n’ai pas occupé que des postes confortables…
Et, comme les questions ne venaient toujours pas, il ajouta :
– Je suis passé récemment par Beyrouth.
Fatima sursauta : son deuxième frère, Éden, s’y trouvait en ce moment,
pour le compte de la DGSE. Léo le connaissait-il ? Elle risqua :
– Basé à Beyrouth ? Je suppose que vous n’êtes pas resté sur les plages…
Il s’arrêta. Et ajouta, dans un arabe parfait :
– Si vous voulez savoir si j’ai croisé Éden, oui.
Comment savait-il ? Pourquoi en parlait-il ? Pourquoi en arabe ?
Pourquoi cet arabe-là, celui du Liban ? Comment savait-il qu’elle le
parlait ? Elle résista à lui demander des nouvelles de son frère ; il n’aurait
pas répondu. Elle changea de sujet et répondit, en hébreu, pour le
provoquer :
– Vous êtes au cabinet du ministre ?
Il parut étonné, se détendit, sourit à peine et répondit, dans la même
langue :
– Pas vraiment… je ne fais pas de politique. Les lions et les loups ne se
fréquentent pas.
Il ment, pensa-t-elle. Et pourquoi cette métaphore ? Elle revint au
français et répondit :
– Ce n’est pas ce qu’on dit.
– On dit quoi ?
– On dit que vous êtes un ami du président de la République, que vous
travaillez avec lui depuis longtemps. Donc, vous ne pouvez pas dire que
vous ne faites pas de politique.
Il se raidit. Pourquoi eut-elle alors le sentiment qu’une bouffée de haine
le traversait ?
– Le président n’est pas mon ami. Personne n’est son ami… Un homme
politique n’a pas d’amis. Seulement des gens qui le servent ; et des
ennemis…
Il se retourna et avança vers l’escalier. Elle le suivit et l’entendit dire, en
lui tournant le dos :
– Combien de langues parlez-vous ?
Elle se retourna. Elle répondit :
– Neuf, pour le moment. Et vous ?
Il sembla hésiter et la vrilla du regard :
– Un peu plus. Pour le moment… Vous voulez vraiment attendre dans
votre voiture ?
– Oui, c’est bien.
– Je vous raccompagne.
Il avança vers l’escalier. En le descendant, il tint ostensiblement la
rampe. Ils traversèrent le bref vestibule. Un huissier leur ouvrit la porte qui
donnait sur la cour. Le policier se retourna vers elle pour la laisser passer
devant lui :
– C’est une sale affaire, vous savez… peut-être même une affaire de
police.
– Comment ça, une affaire de police ?!
Il avait parlé si bas qu’elle crut avoir mal entendu.
– Cela me rappelle des choses qu’on nous apprenait dans les services. Je
n’aimerais pas qu’on découvre que ce sont des policiers qui ont fait ça…
– Des policiers ! Qui auraient mis un corps devant leur propre ministère ?
Pourquoi ? Pour protester contre la politique de sécurité ? L’insuffisance des
moyens ?
Il haussa les épaules. Elle le frôla, involontairement, en passant le seuil.
Elle trembla. Il lui tendit la main :
– Non, ce n’est pas cela dont je parle… Peu importe… La conférence de
presse commence dans quinze minutes ; soyez là.
Il lui tourna le dos et repartit en boitant vers le premier étage. Sa voix
résonnait encore en elle. « Un homme politique n’a pas d’amis », avait-il
dit.
Elle remonta dans sa voiture. Il commençait à faire très chaud, dans
Paris. Elle passa quelques coups de fil pour prévenir ses équipes. Dont
Alfred Zemmour, son adjoint.
Alfred était un policier chevronné, qu’on lui avait affecté à son arrivée
dans son nouveau service il y a huit mois ; parce qu’elle n’y avait pas
beaucoup d’expérience, alors qu’il en avait énormément. Né il y a
cinquante-trois ans de parents tout juste rapatriés d’Oran, qu’il rejoignait
scrupuleusement tous les vendredis soir à Sarcelles, pour célébrer le début
du shabbat avec eux, sa sœur, son beau-frère pharmacien, leurs deux enfants
et les cinq siens. Et surtout sa femme, Odette. Odette Zemmour, née Ohana.
Aussi présente dans la vie de Zemmour que l’épouse de Columbo dans celle
du policier californien : il en parlait tout le temps ; elle était la référence de
toutes ses suggestions ; mais on ne la voyait jamais. En tout cas, Fatima ne
l’avait jamais vue, même si elle avait déjà invité plusieurs fois le couple à
dîner chez elle.
Fatima se signala ensuite au substitut du procureur de Paris d’un SMS
qui resta sans réponse. Ces gens-là, pensa-t-elle, ne se réveillent pas très tôt.
La conférence de presse du ministre commença à 7 h 10, dans la salle de
presse du rez-de-chaussée. Bondée. Soixante-dix journalistes ; au moins
vingt caméras. Parmi eux, un nouveau venu, qui avait réussi à se glisser là,
sans accréditation, en jouant de son ancienne carte de police ; comme s’il
avait été à l’affût, tout près du ministère, à l’heure du crime : Étienne
Bartolini, le journaliste de Longjumeau.
Fatima se plaça dans un coin de la salle, le plus loin possible du ministre.
Elle chercha des yeux Léo, qui n’était pas là : il doit aimer la publicité
autant qu’un chat aime la pluie, pensa-t-elle.
Le ministre avait pris le temps de se changer à la va-vite et de s’habiller
d’un costume marron mal coupé, d’une chemise bleue, d’une cravate jaune
et de chaussures noires. Il chercha Fatima des yeux et lui fit signe de le
rejoindre, ce qu’elle fit semblant de ne pas comprendre. Il eut du mal à
expliquer à des journalistes narquois comment quelqu’un avait pu prendre
le temps d’organiser une telle mise en scène, sous ses fenêtres et celles du
président de la République, sans qu’aucun policier en faction ni aucune
ronde s’en rende compte.
Sénèque ne privilégia aucune hypothèse, se retranchant derrière l’enquête
et renvoyant aux déclarations à venir du procureur de Paris. Il annonça qu’il
avait confié le dossier à une fonctionnaire que les médias connaissaient
bien : le commissaire Fatima Hadj, qu’il désigna du doigt, à l’autre bout de
la pièce.
Certains journalistes ne furent pas surpris en entendant son nom. La
jeune femme avait fait les unes de tous les journaux huit mois auparavant,
quand elle avait été nommée directrice du nouveau service de répression de
la criminalité au sein de la police judiciaire, créé à l’occasion du prochain
déménagement de la PJ, qui allait bientôt quitter le quai des Orfèvres pour
les Batignolles. On avait vanté ses mérites, ses compétences, ses exploits
antérieurs, à la direction d’un commissariat difficile à Toulouse et au
service de la sécurité des hautes personnalités. Plusieurs médias en ligne
s’étaient alors fait l’écho de rumeurs d’une liaison entre la jeune femme et
un conseiller important du président de la République. L’un et l’autre
avaient démenti. Leur relation était d’autant plus discrète que George
L’Héritier était en instance de divorce et que Fatima n’était pas sa seule
« distraction », comme il nommait ses conquêtes.
Poussé par mille questions, le ministre suggéra seulement qu’il s’agissait
sans doute d’une provocation isolée d’un déséquilibré, hypothèse d’autant
plus vraisemblable que personne, ni aucune organisation, criminelle ou
terroriste, n’avait revendiqué le crime. Aucun rapport avec les tragédies
ailleurs en Europe, insista-t-il.
C’est seulement à ce moment que Fatima remarqua les gestes faussement
discrets d’un jeune conseiller du ministre, Olivier Pelick, qui essayait, en
vain, depuis quelques minutes, d’attirer l’attention de son patron.
Au même instant, à 7 h 31, alors que le ministre annonçait, en conclusion
de sa conférence de presse, qu’il avait décidé de limoger, avec effet
immédiat, le responsable de la sécurité du quartier, « seul responsable de ce
carnaval », et que le préfet de police serait lui aussi remplacé dans deux
heures, en Conseil des ministres, Fatima reçut un SMS de son adjoint,
Alfred Zemmour. Il l’informait qu’un message venait d’être envoyé aux
agences de presse à partir d’un compte inconnu sur Signal, nommé « Les
Dénonciateurs », avec les photos des trois cadavres calcinés de
Longjumeau, Porticcio et Paris. Sans aucun commentaire.
Alfred s’excusait de ne pas l’avoir su plus tôt, mais le labo, qui avait
l’information depuis une heure, n’avait pas pensé à le prévenir, puisqu’il ne
savait pas que le service de Fatima était chargé de l’enquête. Le labo avait
tout de suite informé le collaborateur de permanence au cabinet du préfet de
police, qui, lui, n’avait prévenu le cabinet du ministre que vingt minutes
plus tard, soit dix minutes après le début de la conférence de presse. Ce qui
expliquait les mimiques paniquées du jeune Pelick.
Trois photos prises sur place par des policiers, dans trois villes
différentes, par trois photographes différents de la police scientifique. Trois
photos a priori centralisées nulle part. Trois photos de meurtres entre
lesquels aucun média n’avait encore fait le lien.
Pelick n’eut pas le temps de passer l’information au ministre, qui
répondait, à ce moment, à une question sur la sécurité de la présidence de la
République, avant que le site du Monde, puis d’autres médias ne
reproduisent les trois photos ; et que les journalistes présents à la
conférence de presse, informés par leurs téléphones, ne le bombardent de
questions.
Le ministre, pris de court, en profita pour terminer sa conférence de
presse plus vite que prévu, prétextant un nouvel appel du président, qui ne
se fit pas attendre : avant même qu’il ne soit remonté dans son bureau, le
président l’appela :
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore, Dom ? Trois meurtres ?
Deux autres comme celui de ce matin ? Tu étais au courant ?
– Non, Clo. Je viens de l’apprendre… mes services.
– Trois meurtres identiques ? Avec eux aussi des membres coupés ?
– Je ne sais pas. Enfin, c’est ce qu’on dit.
– Bravo ! C’est qui ces gens ? Une secte ?
– Je n’en sais rien !
– Une bande de mafieux ?
– Je ne sais pas, je te dis, Clo !! En tout cas, ça peut pas être des
terroristes !
– Tais-toi, on ne parle pas de ça au téléphone.
– On est sur une ligne cryptée.
– Écoute, rien n’est crypté. Tu es inconscient ou quoi ?
– Ce ne sont pas des méthodes de terroristes. Tu sais bien qu’ils
n’agissaient pas comme ça.
– Ils changeaient sans arrêt de modus operandi. Et pour effrayer la
population, ils ne pourraient pas trouver mieux que ça ! Regarde ce qu’ils
ont fait la semaine dernière à Berlin ! À Rome, à Bruxelles et à La Haye !
– Oui. Mais ils ne nous attaquent plus, Clo ! Depuis des mois.
Le président laissa s’établir un grand silence, puis reprit, en articulant ses
mots, comme pour une dictée.
– Écoute-moi bien, Sénèque : nous ne savons pas pourquoi ils ne nous
attaquent plus. Je répète : « Nous ne savons pas pourquoi ils ne nous
attaquent plus. » C’est clair ? Répète après moi !
– Oui, c’est ça. « On ne sait pas… Nous ne savons pas pourquoi ils ne
nous attaquent plus. » Mais si tu penses à ce que je pense, ça ne peut pas
être ça non plus.
– Arrête ! Je t’ai dit de ne pas en parler.
– Mais je ne parle de rien !
– Alors ne parle vraiment de rien. Tu vas me faire le plaisir de trouver
tout de suite qui est derrière ce triple meurtre. Et qui sont ces
« Dénonciateurs ». Une adresse sur Signal, ça se décrypte, non ? Trouvez-
moi le propriétaire de ce compte ! Je n’aime pas ça du tout. Et il ne faut pas
laisser traîner ça dans n’importe quel service. Appelle le procureur pour que
ces trois crimes soient instruits à Paris et que Fatima Hadj les reprenne,
sous le contrôle direct de Léo.
– Ouh là, les services ne vont pas aimer !
– T’es ministre ou pas ? Et préviens le garde des Sceaux. Il faudra peut-
être trouver des éléments pour qualifier les meurtres d’actes de terrorisme,
si on veut les confier aux mêmes policiers et au même juge. Vois ça au plus
vite.
– D’accord.
– Dépêche-toi de me résoudre ce truc-là. Je ne sais pas pourquoi, mais je
le sens mal.
– Rassure-toi, c’est du travail d’amateurs. Ils ont laissé plein d’indices,
rien à voir avec…
– Arrête ! Je vais raccrocher.
– Des amateurs, je te dis, on va vite leur mettre la main dessus.
– Tu as intérêt ! sinon… À tout à l’heure, au Conseil des ministres. Tu as
une heure pour me proposer un nouveau préfet de police.
Dès la publication des photos et la fin de la conférence de presse du
ministre, tous les médias français s’agitèrent ; et les trois photos, qu’aucune
censure ne parvint à cacher, renvoyèrent au néant tous les autres titres du
jour, qui pourtant ne manquaient pas : une crise au Congrès américain, qui
n’acceptait pas l’accord intervenu dans la nuit entre les présidents
américain, russe et chinois sur le partage des eaux en mer de Chine et le
statut de Taiwan ; les premières arrestations administratives de suspects
extrêmes en Suisse ; le naufrage d’un bateau de migrants avec
1 400 personnes au large du détroit de Gibraltar ; et les suites de l’attentat
au Bundestag : la chancelière avait démissionné hier soir, puis avait repris
sa démission dans la nuit, à la demande de ses partenaires de la coalition,
exigeant qu’elle suive elle-même l’enquête, qui commençait à révéler
d’incroyables faiblesses de la police allemande : trois membres du
personnel du Bundestag étaient en garde à vue, soupçonnés de complicité
avec les auteurs des attentats ; et on avait perdu la trace en Croatie des sept
terroristes en fuite. Enfin, le départ depuis Saint-Pétersbourg d’un convoi de
camions militaires en direction de Kaliningrad, qui allait bientôt atteindre la
frontière lituanienne.

Pour expliquer ces trois meurtres, chaque média proposa son scénario :
on parla de crime sexuel, de jeu de rôle, de secte, de vengeance politique,
d’acte terroriste, de règlements de comptes de la mafia italienne ou de
trafiquants de drogue afghans, de meurtriers isolés s’imitant les uns les
autres, d’avertissements avant un attentat massif, d’une demande de rançon,
avec assassinat progressif d’otages. Certains experts, péremptoires et
mystérieux, expliquèrent même que cela avait un sens rituel très particulier
et annonçait la fin des temps.
Les journaux insistèrent sur l’usage de Signal par les Dénonciateurs, ce
qui ressemblait à une méthode de terroristes…
À 8 h 30, ce matin-là, Étienne Bartolini, dans un article très approfondi
de L’Écho de Longjumeau, expliqua que c’était sans doute là un message
envoyé à quelqu’un pour le punir de quelque crime passé. Personne n’y
prêta attention.
En arrivant quai des Orfèvres, que commençaient à encombrer les cartons
du déménagement, prévu pour dans quinze jours vers le nouveau bâtiment
des Batignolles, Fatima trouva sur son bureau le dossier des trois enquêtes,
que le directeur général de la police nationale avait obtenu, non sans mal,
des services locaux.
Les collègues chargés de chacune des enquêtes n’avaient trouvé aucun
indice sur place. Les trois victimes, des hommes de type caucasien, avaient
été brûlées vives, puis on avait coupé leur tête et leurs membres. Tout
laissait penser qu’elles étaient encore vivantes au moment de la
carbonisation. Et qu’elles étaient mortes le même jour, et peut-être au même
moment ; deux semaines plus tôt environ. L’analyse de l’ADN des victimes
n’avait rien donné non plus : elles n’étaient répertoriées dans aucun fichier.
Seul indice : on retrouvait sur chacun des corps les traces d’une même
plante, la « nivéole de printemps ». Aucun autre indice ne permettait de les
identifier, sinon le fil électrique qui liait leurs bras et leurs jambes. Enfin,
dans les trois cas, un vers de ce poème inconnu d’un même poète inconnu,
Wilfred Owen… Trois vers, trois morts…
Vers 11 heures, le procureur désigna pour les trois affaires un même juge
d’instruction, Ludovic Duroflé, qui prit contact avec Fatima. Elle le
connaissait et décida de le tenir à distance autant qu’elle le pourrait. Duroflé
était compétent, procédurier et soucieux à l’infini de son image. Il avait,
disait-on, très envie d’être promu au plus vite à la Cour de cassation ; et,
pour cela, il était très sensible aux avis des journalistes et aux pressions
venant de la Chancellerie. Pas question de le laisser entraver ou diriger son
enquête.
Personne ne comprenait non plus comment le détenteur de ce compte
Signal, dont on ne pouvait pour l’instant identifier la source, avait pu se
procurer ces trois clichés, alors que les trois procédures n’étaient pas encore
centralisées.
Fatima pensa que c’était par là qu’il fallait commencer. Elle demanda la
liste exhaustive de tous ceux qui avaient pu, dans la police, avoir accès à
ces photos, pour comprendre qui pouvait les avoir transmises à ce
« dénonciateur » : on identifia cinq personnes, dans le laboratoire central de
la police scientifique et technique. Toutes insoupçonnables.
Vers midi, Fatima réunit toute son équipe, pour leur répartir leurs tâches :
identification des corps, date et lieu de leur mort, identification du texte,
recherche du propriétaire de l’adresse de messagerie des Dénonciateurs.
Elle rappela à chacun de ses hommes l’interdiction absolue de parler à la
presse. L’affaire était trop sensible ; on n’avait de toute façon rien à dire.
« Ne parlez pas non plus au Parquet ou aux juges. C’est mon affaire. Et j’ai
bien l’intention de leur en dire le moins possible, pour le moment. Le secret
sera sûrement essentiel, dans cette affaire. »
En fin d’après-midi, elle se souvint qu’elle avait vaguement prévu de
dîner ce soir-là avec George. Elle eut envie d’annuler. Elle l’aimait bien.
Mais l’ironie légère de son amant ne collait pas avec son humeur du
moment. Et surtout, elle voulait absolument passer du temps avec ses
enfants, à la veille de leur départ en vacances avec leur père.
George… Énarque, né en Martinique dans une grande famille becquet,
passé par le corps préfectoral avant d’attacher sa carrière à celle du futur
président, rencontré lorsqu’il était secrétaire général de son département
d’origine, Georges (dit George) L’Héritier, jeune quadragénaire, se piquait
de culture. Il avait écrit il y a cinq ans une thèse de lettres sur « la modernité
chez Leo Perutz » où il avait jonglé avec brio avec toute la symbolique des
romans de l’auteur tchèque, fondée sur le rôle du hasard dans les
rencontres, qu’il disait retrouver dans la modernité des réseaux numériques.
Puis, l’année suivante, un autre livre, prétentieusement titré Les Nouvelles
Liaisons dangereuses, consacré au rôle des artistes dans les mouvements
terroristes. Il avait en particulier étudié le rôle des peintres dans le soutien
aux révolutionnaires russes, aux nihilistes austro-hongrois, aux guérilleros
colombiens, aux Brigades rouges, à la Fraction armée rouge, aux Black
Panthers et, plus récemment, à Al-Qaida et à Daesh.
Fatima l’appela, pour annuler ce dîner. Avant même qu’elle place un mot,
George lança de sa voix haut perchée :
– Bravo, belle affaire, cette histoire ! Ça fait du bruit dans Paris ! La
France n’était pas dans la boucle du terrorisme, on était jaloux ! On a
mieux ! Tu vas t’amuser ! On en parle ? Mais pas ce soir, j’ai un truc.
Demain ?
Elle répliqua sèchement :
– Pas question d’en parler, tu sais bien. Ni ce soir, ni demain.
Lui éclata de rire, d’un rire qu’elle n’aimait pas.
– J’ai les moyens de te faire parler.
Elle haussa les épaules et raccrocha sans répondre. Elle détestait les
marivaudages téléphoniques de son amant. Son point faible. Un de ses trop
nombreux points faibles.
Quatrième jour

Ce matin-là, jeudi 19 juillet, à l’aube, Fatima fut réveillée d’un terrible


cauchemar par Issa et Raphaël, bondissant dans son lit, impatients et joyeux
avant leur départ. Toujours le même songe : son père était mort. Cette fois,
il avait été assassiné par des voyous. Ils avaient pris en chasse sa voiture –
sa vieille Renault à laquelle il tenait tant – alors qu’il rentrait chez lui, dans
la petite maison de la rue Verheecke, à Dunkerque, et ils l’avaient percuté.
De loin, elle voyait la Renault prendre feu et la silhouette de son père
disparaître dans les flammes, sans pouvoir intervenir ni même crier.
Dans son rêve, après les obsèques de son père, elle se retrouvait à Paris,
dans un appartement inconnu, magnifiquement décoré, pleurant dans les
bras de sa mère, entourée de gens venus les embrasser ; des photos de son
père défilaient sur plusieurs grands écrans accrochés aux murs. Elle était
écrasée de chagrin, effondrée par le manque. Elle ne s’étonnait pas, dans
son rêve, de la présence de sa mère, ni de ne reconnaître aucun ami ; ni
même de ce que celui qu’on pleurait et dont le portrait s’affichait sur tous
les écrans ne ressemblait pas du tout à son père : blond aux yeux verts, il
semblait jeune et très grand. Tout le contraire de son père.
En se réveillant, elle se sentit épuisée, comme si elle n’avait pas dormi
une seconde. Bouleversée par son chagrin, écrasée de tristesse, en sueur et
en larmes, incapable, pendant de longues minutes, malgré les rires de ses
enfants, d’admettre que ce n’était qu’un rêve, et que son père devait dormir
tranquillement chez lui à Dunkerque, comme toutes les nuits depuis
quarante ans. Elle l’appellerait tout à l’heure…
Elle avait commencé à cauchemarder la mort de son père juste après la
naissance d’Issa, son aîné ; et ces songes la tourmentaient de plus en plus
souvent. Presque toujours, son père mourait brûlé vif dans l’incendie d’une
voiture ; plus rarement d’une noyade ou d’une maladie. Fatima était
toujours bouleversée par cette mort, qui était à chaque fois une surprise, une
déchirure. Très souvent, elle assistait à son agonie, impuissante, et à ses
obsèques, en sanglots. Dans ces rêves, celui qu’elle pleurait ne ressemblait
jamais à son vrai père, qu’elle avait même cru une fois apercevoir parmi les
invités à ses propres obsèques.
Ce matin-là, elle sortit de la douleur dans laquelle la plongeait toujours ce
cauchemar, en pensant que ce rêve d’un homme brûlé vif avait dû lui être
inspiré par les photos des trois crucifiés des abribus, qu’elle avait
longuement regardées la veille.
Vers 8 heures du matin, elle monta avec ses enfants chez sa mère.
Elle avait eu du mal à leur préparer leur dernier petit déjeuner et à
boucler leurs valises avant leur départ en vacances avec leur père ; l’île
Maurice pour quinze jours. Des vacances qu’elle ne pouvait leur offrir. Les
embrasser avec légèreté, les quitter sans drame… Elle avait déjà vécu avec
son père et sa mère cette concurrence insupportable…
Elle ne souffrait plus de son propre divorce. Elle se rendait lentement
compte qu’elle n’avait jamais vraiment aimé Jean-Marie, juste aimé
l’amour qu’il lui portait, pour le temps, si bref, où il avait existé.
Décidément, elle n’avait jamais aimé que Luc, et elle se retenait très
souvent de lui écrire. Ils avaient décidé de faire silence, de ne plus se parler
ni s’écrire quand il était parti en Californie. « Un an de silence, avaient-ils
décidé ensemble, et on essaiera de redevenir des amis après. » Elle n’avait
jamais pu sortir de ce silence, qui revenait la torturer en ses nuits de
solitude. Regarder devant. Ne pas lui écrire. Ne pas lui demander son avis.
Sur rien. Ne plus penser aux projets ensemble. Faire comme si l’amour ne
lui manquait pas. Elle avait celui de ses enfants et cela lui suffisait. Pour se
distraire, outre des amants de passage, apprendre des langues nouvelles était
un plaisir rassurant, dont elle ne se lassait jamais. Après six langues
européennes (français, anglais, allemand, espagnol, italien, portugais), elle
avait ajouté l’arabe, l’hébreu et le farsi ; elle en commençait trois vraiment
nouvelles, le japonais, le chinois et le coréen…
En laissant ses enfants, ce matin-là, chez sa mère, elle fit tout pour leur
sourire ; l’aîné, Issa, était très gai, il pensait à tout ce que son père lui avait
promis : un équipement de plongée, une matinée de pêche au gros et des
leçons d’équitation. Le cadet, Raphaël, masquait difficilement son peu de
désir de quitter sa mère ; elle fit semblant de ne pas le remarquer.
En quittant le parking du quai de Valmy avec la voiture de Samy, qu’elle
avait bien l’intention d’utiliser tous les jours dorénavant, elle alluma la
radio. Les nouvelles ne manquaient pas : les suites du Conseil européen de
l’avant-veille, la mise en œuvre des programmes de détention préventive
des suspects extrêmes en Suisse et en Grande-Bretagne ; les projets
polonais pour installer un Guantanamo fédéral européen ; la traque des
auteurs des attentats de Berlin et Rome, qui semblait se concentrer sur la
Croatie ; les déclarations du président chinois, réaffirmant que la mer de
Chine était chinoise et que Taiwan n’était qu’une province de l’empire du
Milieu. Tout cela ne présageait rien de bon pour les jours à venir… Certains
commentateurs parlaient même d’une troisième guerre mondiale. Elle
pensa, par association d’idées, à la première, et à ce poète, Wilfred Owen,
dont trois vers, écrits en 1918, servaient de signature aux meurtriers de ces
trois crimes horribles… En savoir plus sur lui. Elle y penserait… Seule
l’arrivée sans encombre à Kaliningrad du convoi militaire russe, sans
incident avec les forces de l’OTAN, était une nouvelle rassurante et donnait
le sentiment qu’un conflit n’était à présent pas inévitable.
Toutes les radios évoquaient les trois crimes de Longjumeau, Porticcio et
Paris, en évoquant mille hypothèses puisque, disait-on, les policiers en
charge de l’enquête refusaient de faire le moindre commentaire. On parlait
de vengeance d’une mafia, d’un malade mental échappé d’un hôpital
psychiatrique, d’une punition entre proxénètes des Balkans. Et même d’un
cannibale ne consommant que certaines parties du corps de ses victimes ;
on avait déjà connu cela, affirmèrent quelques spécialistes, pourtant
incapables de citer le moindre cas.
Alors qu’elle roulait vers son bureau, s’efforçant de ne pas penser à la
joie de ses enfants, Fatima reçut un appel de Léo Salz.
Le policier l’invitait à déjeuner le jour même. Il voulait faire le point sur
l’enquête et lui suggérer quelques idées. Étrange invitation : chez Savy, rue
Bayard, tout près du ministère de l’Intérieur et de l’Élysée. Un restaurant
fréquenté depuis longtemps par des policiers, des journalistes, des
politiciens et des hommes d’affaires, quand ils avaient envie qu’on sache
qu’ils se rencontraient. Elle y avait déjà déjeuné à deux reprises, à
l’invitation de Jean-Marie, avant leur mariage. Une cuisine auvergnate,
volontairement peu diététique, à en croire la carte et l’accent de quelques-
uns des serveurs.
Elle n’aimait pas ces mondanités, et elle se trouvait déjà beaucoup trop
visible. Elle n’avait pas choisi ce métier pour se trouver sous les feux de la
rampe ; mais parce qu’elle aimait chercher la vérité, enquêter, comprendre.
Le métier de policier, pour elle, ressemblait à celui d’un chercheur. Un
chercheur en monstruosité humaine. La plus passionnante des recherches.
Nous sommes tous des monstres, pensait-elle souvent, provisoirement
domestiqués. Avec des secrets profondément enfouis et des perversions plus
ou moins maîtrisées. Et cette nouvelle affaire n’allait pas lui faire changer
d’avis.
Et Léo ? Pourquoi voulait-il qu’on sache qu’ils se rencontrent ? Il était
très connu de certains journalistes, qui savaient sa proximité avec le
président ; ils seraient donc immanquablement repérés dans ce restaurant.
La presse en conclurait que l’Élysée souhaitait être directement tenu au
courant de l’enquête. Pourquoi ?
Même si le déménagement du quai des Orfèvres vers le nouveau siège de
la police parisienne, boulevard des Batignolles, si souvent retardé et prévu
maintenant pour dans quinze jours, rendait les bureaux du Quai encore plus
difficiles d’accès que d’habitude, encombrés par les déménageurs, c’était là,
pensait Fatima, qu’il devait venir, s’il voulait lui parler.
Elle prétexta un autre déjeuner et refusa : on ne la convoquait pas ainsi,
au dernier moment ! Puis, cinq minutes plus tard, prise par un élan qui la
troubla elle-même, elle rappela Léo pour accepter, prétextant que son
rendez-vous venait d’être annulé. Elle s’en voulut immédiatement. Puis elle
assuma son impulsion : elle avait envie de le revoir, tout simplement. Elle
n’avait même pas osé lui proposer de changer le lieu du déjeuner. Pourquoi
cédait-elle si facilement à ses impulsions avec certains hommes ? Elle
devrait pourtant avoir compris, avec le temps, que cela ne se terminait
jamais bien.
Décidément, cette journée commençait mal. Pour se détendre, elle récita
de mémoire, en roulant, une liste de verbes irréguliers allemands qu’elle
avait du mal à retenir, et une liste de mots rares en farsi, en utilisant la
méthode de la répétition espacée, qui force à une répétition d’autant plus
proche de certaines choses qu’on les mémorise plus difficilement. Elle
essaya d’écouter Radio Téhéran, mais constata que c’était encore trop
difficile pour elle. Décidément, rien n’allait, ce matin.
De mauvaise humeur en arrivant au bureau, ce qu’elle y découvrit ne
l’aida pas à retrouver le sourire. Elle passa d’abord sa colère sur les experts
du laboratoire de la police scientifique, qui ne trouvaient rien sur aucun des
trois corps : l’ADN d’aucun d’entre eux ne figurait parmi les 4 millions de
traces dont disposait la police ; aucun indice ne les reliait non plus aux dix
mille disparitions faisant l’objet d’une recherche depuis le début de
l’année : ni prothèse, ni implant, ni pacemaker. Rien. Puis elle s’en prit aux
juges d’instruction locaux qui, sur réquisitions des parquets compétents,
s’étaient dessaisis au profit de leur collègue parisien, le juge Duroflé, la
laissant ainsi seule en tête à tête avec ce magistrat hautain et médiatique.
Elle lança plusieurs pistes. D’abord, creuser ces histoires de plantes
présentes sur les trois corps. De quoi s’agit-il exactement ? La « nivéole de
printemps ». Pourrait-on être plus précis sur la nature de ces fleurs et donc
sur leur localisation ? Cela donnerait une indication du lieu où ces corps ont
été incinérés, ensemble vraisemblablement.
Puis, elle appela un de ses anciens professeurs d’histoire, Charles
Dumoncel, retraité depuis dix ans, qui l’avait émerveillée au lycée et avec
qui elle avait gardé contact. Elle voulait comprendre le contexte dans lequel
avait été écrit le poème dont étaient extraites les trois lignes. Il lui expliqua
que Wilfred Owen était très connu en Grande-Bretagne. Que ce poème avait
été écrit, selon ses souvenirs, par un soldat tué une semaine avant
l’armistice. Un poème qu’on pouvait dire antimilitariste. Ah oui ? Elle se
promit de le lire en entier.
Le professeur fut intarissable sur la folie de ces derniers jours du conflit,
où tant de soldats étaient morts pour rien. L’armistice signé le 3 novembre
par l’Autriche-Hongrie avec l’Italie ; la création, le 7, d’un conseil
d’ouvriers et de soldats à Munich ; l’abdication, le 9, du Kaiser et la
proclamation de la République à Berlin. Enfin, le début de ce qu’on
nommera plus tard la « grippe espagnole », et qui fit plus encore de morts
que la Grande Guerre elle-même. Elle l’aurait écouté pendant des heures.
Décidément, elle devait lire ce poème.
En entrant, vers 13 h 15, dans le petit restaurant de la rue Bayard, Fatima
vit que toutes les tables, disposées des deux côtés d’un étroit couloir, étaient
occupées. Léo, isolé dans une sorte de petit box, était en grande
conversation avec deux hommes qui se levèrent immédiatement en la
voyant entrer et s’éclipsèrent après avoir embrassé le policier d’une étrange
façon, comme dans un rituel de secte ou de confrérie : trois fois sur la joue
droite, une fois sur la joue gauche. Léo fit deux pas vers elle ; il boitait
toujours. Il était habillé d’un costume élégant et d’une chemise ouverte.
Toujours en noir. Rien d’un policier.
En le rejoignant, elle reconnut, à une des tables, l’ancien ministre de
l’Intérieur, Martial Le Guay, à qui Léo demanda d’un petit geste discret de
la main de ne pas venir le saluer.
À peine installés à leur table, Léo commanda le repas sans même lui
demander son avis, sinon d’un regard. Elle se laissa faire. Salade de
tourteau, sole, salade de fruits. Pour deux. Pas du tout ce que prennent ici
les habitués, à en croire les plats qu’elle voyait sortir de la cuisine, au fond
de la salle… Un long silence s’installa. Elle en apprécia chaque seconde,
ayant l’intuition qu’il n’y aurait plus jamais de silence entre eux, qu’ils
auraient bientôt beaucoup à se dire. Elle regarda ses mains, pour fuir son
regard. Plus calmes, moins agitées que lors de leur première rencontre, la
veille, chez le ministre. Elle remarqua qu’il jouait encore avec une sorte de
chapelet ; et qu’il avait toujours sa canne, à ses côtés. Un étrange pommeau
d’ivoire, à tête de mort.
Il restait silencieux. Pourquoi l’avait-il invitée ? Elle chercha un sujet de
conversation, l’interrogea sur sa canne. Pourquoi ce pommeau ? Il esquiva.
Elle lui demanda s’il était marié, s’il avait des enfants, en parlant du
départ des siens, en vacances, le soir même. Il se referma ; elle s’en voulut
d’avoir posé cette question. Elle se troubla. Il fit semblant de ne pas le
remarquer. Puis, une fois l’entrée servie, il s’adoucit, la regarda longuement
dans les yeux et, comme si quelque chose s’était brusquement débloqué,
comme si une digue avait sauté, lui parla longuement de son enfance en
Nouvelle-Calédonie ; de ses relations difficiles avec son grand-père, juif
allemand réfugié à Shanghai, puis à Nouméa ; de son père, devenu
ingénieur dans les mines de nickel de l’archipel ; de sa mère, issue d’une
grande famille du Vaucluse, venue s’installer un siècle plus tôt à Nouméa ;
de son entrée à Saint-Cyr, malgré l’opposition de sa mère, qui aurait voulu
qu’il reprenne les affaires familiales, en Provence, en Nouvelle-Calédonie
et en Australie ; de sa carrière d’officier sur tous les théâtres d’opérations
extérieures ; de son mariage avec une Américaine, médecin, rencontrée au
Liban ; de la mine sur laquelle sa voiture avait sauté, dans la Bekaa,
emportant son pied, ce qui expliquait qu’il boite parfois quand la douleur
revenait, malgré sa prothèse ; de sa décision de renvoyer sa femme et leur
fille de deux ans en France, pendant qu’il terminait sa mission au Liban ; de
la mort de sa femme et de sa fille, alors qu’il était encore au Liban : un
incendie inexpliqué de leur maison de Fontainebleau. Un long silence
s’installa, comme pour marquer sa souffrance. Fatima n’osait bouger,
traversée par son chagrin. Sa femme et sa fille mortes dans un incendie,
comme elle voyait mourir son père…
Le temps passait. Elle n’avait plus du tout envie d’évoquer l’enquête qui
les réunissait. Son histoire, si tragique, racontée avec si peu de mots, avec
autant de pudeur, la fascinait : comment un homme pouvait-il survivre à
cela, se demandait-elle ? Comment ne pas devenir fou quand tout ce qu’on
aime disparaît en une minute, dans les pires souffrances ? Et cette réalité,
qui ressemblait tant à son propre cauchemar récurrent…
Léo prenait soudainement une épaisseur tragique qui la rassurait : cela le
revêtait d’une élégance rare, souveraine, comme l’ont ceux que plus rien ne
peut atteindre ; qui ne se sentent pas soumis à la justice, ni même à
l’opinion, des autres hommes.
Alors qu’on servait le café, il murmura :
– Que pensez-vous de la détention préventive des suspects extrêmes ?
Elle ne fut pas surprise par la question. C’était le grand sujet de
conversation de ces jours. En particulier dans la police. Beaucoup
espéraient que le nouveau président s’y rallie et avaient été déçus de ses
déclarations l’avant-veille, à la sortie du Conseil européen.
– Cela dépend de ce qu’on appelle « suspect extrême », répondit-elle. Je
n’aime pas l’idée de détention arbitraire ; et je ne pense pas que la police
puisse opérer dans une démocratie sans être contrôlée par la justice.
Il sourit, en demandant un deuxième café :
– J’ai cru comprendre, cependant, que vous n’aimez pas trop les juges
d’instruction.
Comment connaissait-il les consignes qu’elle avait données à son
équipe ? Elle ne releva pas.
– En effet ; je n’aime pas leur inclination à tout raconter aux journalistes.
Mais je respecte leur rôle.
Il sourit, pas dupe de cette langue de bois.
– C’est ça, c’est ça… Et si on parlait un peu de votre affaire ?
– Bien sûr. Je suppose que c’est pour cela que vous m’avez invitée.
Il reposa sa tasse et la fixa d’un regard insistant :
– Pas seulement… Vous n’avancez pas beaucoup, n’est-ce pas ?
– Nous n’avons rien, sur rien. Aucune identification. Ni des victimes, ni
du lieu des meurtres, ni du compte sur Signal. Ni du mode opératoire du ou
des criminels.
– Ne soyez pas impatiente. Cela ne fait même pas deux jours que vous
vous en occupez !
Après un silence, Léo ajouta :
– Je me suis demandé si l’essentiel n’était pas dans la mise en scène des
corps.
– Comment ça ?
– Cela pourrait renvoyer à une volonté de choquer, pour conditionner le
pays.
Où voulait-il en venir ?
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
– Les spécialistes des neurosciences ont démontré que les films d’horreur
provoquaient, chez certains spectateurs, un désir de tuer. De même, les
mises en scène macabres de Daesh, avec des scènes de décapitation,
visaient moins à terroriser ceux qui les voyaient sur les réseaux sociaux
qu’à fasciner et à attirer des gens jeunes et faibles vers l’acte de tuer ; elles
ont d’ailleurs déclenché de nombreuses vocations de terroristes,
d’innombrables passages à l’acte, pratiquement impossibles à déceler, parce
que se concrétisant sans influence identifiable d’un proche ; juste par le
spectacle de mises à mort sur les réseaux sociaux.
– Et vous pensez que les mises en scène de ces trois meurtres pourraient
viser à déclencher des comportements de meurtriers chez des gens
sensibles ?
– C’est une hypothèse sérieuse, en tout cas.
– Les auteurs de ces trois meurtres voudraient donc recruter des
assassins ? C’est pour cela qu’ils auraient diffusé ces photos ?
– En quelque sorte ; pour déclencher une vague de meurtres.
– Vous pensez donc qu’il y aura d’autres meurtres de ce genre ?
Il répondit, en allemand :
– Ça, c’est certain. C’est écrit, noir sur blanc.
Elle répondit, en français.
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Il continua, en anglais :
– Ils sont annoncés par les phrases trouvées sur les corps.
Elle sursauta : « Les phrases trouvées sur les corps » ! Comment les
connaissait-il ? Aucun média n’en n’avait parlé et elle avait exigé le secret
absolu de ses équipes. Avait-il eu connaissance du dossier ? Le ministre
avait dit qu’elle devait l’informer. Pas que Léo aurait accès au dossier. Elle
osa, en anglais :
– Comment connaissez-vous ces phrases ?
Il prit un chocolat, qu’on avait servi avec le café, et, après un long
silence, reprit, sans la regarder, revenant au français :
– Parce que vous pensiez pouvoir me les cacher ? Ne devrais-je pas tout
savoir des progrès de votre enquête ?
– Oui, oui, bien sûr. Mais là, on ne sait encore rien, sinon que c’est un
poème écrit en 1918 par un poète anglais inconnu…
Léo prit, sur la banquette où il était assis, un gros livre à couverture
rouge, dont il feuilleta les pages.
– En effet… J’en ai trouvé un exemplaire pour vous, chez Galignani. Une
occasion. Une édition bilingue.
Elle s’en voulut de ne pas avoir encore lu le poème en entier. Elle
hasarda :
– Mes équipes l’ont lu. Mais on n’a pas vu quel sens cela pouvait avoir
avec le crime. J’en ai même parlé à des historiens…
– Vous l’avez bien lu ? Regardez page 117 et 118.
Elle prit le livre qu’il lui tendait et y vit le poème ; en anglais sur une
page ; en français sur l’autre.
– Et vous concluez quoi, de ce texte ?
– Lisez-le. En français. À haute voix. Il y a vingt-huit vers, dans la
version la plus longue. Commencez au dix-septième. C’est le début de la
version courte.
Elle lut, sur la page de droite, en chuchotant pour ne pas être entendue
des autres tables, qui semblaient s’intéresser à leur conversation – pourquoi
avait-elle brusquement le sentiment d’être épiée ?

Si dans quelque rêve étouffant, toi aussi tu pouvais marcher


Derrière le chariot où nous l’avons flanqué,
Et regarder les yeux laiteux se révulsant dans son visage

Elle le regarda :
– Oui. Les trois phrases que nous avons trouvées sur les corps. Je croyais
que c’étaient les premiers vers d’un poème ?
– Cela dépend des versions ; il en a écrit plusieurs… C’est le début dans
certaines versions. Continuez.
Elle poursuivit sa lecture, à voix basse :

Décomposé, comme celui d’un démon malade de péchés ;


Si tu pouvais entendre à chaque cahot le sang
Remonter en gargouillant de ses poumons infectés,
Obscène comme un cancer, plus amer que la bile
De plaies infectes et incurables sur des langues innocentes –
Mon ami, tu ne dirais pas avec cet enthousiasme si exalté
Aux enfants qui brûlent pour quelque gloire désespérée :
Ce Mensonge de toujours : Dulce et decorum est
Pro patria mori

Il la fixa avec intensité. Elle leva les yeux, se reprit et chuchota :


– « Il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie. » C’est un vers d’un
poète latin, Horace, n’est-ce pas ?
– En effet. Vous connaissez Horace ? Je vois qu’on ne m’a pas menti, en
me parlant de vous…
Elle ne releva pas.
– Pourquoi notre meurtrier a-t-il placé trois vers d’un auteur
complètement inconnu sur les corps de ses trois victimes ?
Il sourit :
– Owen, inconnu ? Inconnu en France, mais très connu en Grande-
Bretagne. Le plus lu après Shakespeare ! Un très grand poète, peut-être le
plus grand de ceux qui ont écrit sur la Première Guerre mondiale. C’est de
cela qu’il parle, dans ce poème : l’amertume et le malheur de la guerre,
l’horreur de la violence, l’absurdité des ordres et la vanité de la gloire.
C’est aussi ce que le vieux Dumoncel lui avait dit juste avant le déjeuner.
Elle regretta de ne pas avoir déjà approfondi cette piste… Il faudra creuser
toute cette histoire. Peut-être un lien avec la tension mondiale
d’aujourd’hui…
– Vous y trouvez un sens ?
– L’histoire de ce poète est passionnante… Owen était un jeune homme
de milieu modeste et de santé fragile. Il s’est quand même porté volontaire
fin 1916, à 23 ans, pour combattre en France. Par amour de la France, où il
avait été précepteur. Il a été blessé presque tout de suite, en janvier 1917,
dans un accrochage, juste après la fin de la bataille de la Somme, où les
troupes anglaises avaient été très longtemps en première ligne, dans le froid
et la neige ; il était resté inconscient, moribond, pendant plusieurs jours, sur
le champ de bataille, alors que les balles sifflaient autour de lui, à côté du
cadavre de l’un de ses amis. Puis, il avait été récupéré, mourant, par des
soldats anglais, et renvoyé, avec presque aucune chance de survie, dans un
hôpital en Écosse. C’est là qu’il écrivit la première version de ce poème,
qu’il envoya à sa mère en ajoutant : « Voici un poème sur les gaz
asphyxiants, écrit hier. » Rétabli, dix-huit mois plus tard, il a demandé à
revenir au front. Il y arriva en septembre 1918, alors que le sort des armes
commençait à s’inverser, en faveur des Anglais et des Français. Il a été tué
dans un assaut, dans un petit village du Nord de la France, le 4 novembre,
une semaine avant l’armistice, alors que la guerre était déjà gagnée. Un
assaut absurde, ordonné par des chefs imbéciles… Sa mère a reçu le
télégramme annonçant sa mort en même temps que sonnaient les cloches de
l’armistice… Il repose maintenant dans le petit cimetière de ce village, avec
soixante de ses camarades, dont certains n’ont jamais été identifiés.
Il semblait rêveur. Elle s’étonna :
– Vous connaissez ?
Il sursauta, comme pris en faute.
– Quoi ? Ce village ? Non…
Elle pensa que cette mort absurde d’un poète au combat le troublait,
parce qu’elle devait le renvoyer à celle de sa famille. Il reprit :
– Owen a reçu à titre posthume la Military Cross pour son courage. Ses
poèmes ont été publiés un peu plus tard, à l’initiative de Siegfried Sassoon,
un autre grand écrivain anglais, ayant lui aussi combattu en France. Ils
s’étaient rencontrés en Écosse, où ils étaient tous les deux en
convalescence.
– Comment savez-vous tout cela ?
Il montra le livre qu’il venait de lui donner.
– Vous verrez, c’est écrit dans la préface.
Elle réfléchit :
– Qu’est-ce qu’un poète anglais, mort il y a presque exactement un
siècle, peut avoir en commun avec ces trois meurtres ? Son texte ne dit rien
qui renvoie à la mise en scène de nos victimes : il parle des yeux des morts,
alors que, au contraire, ici on a des cadavres sans tête… Il parle de la vanité
de la gloire à la guerre. Mais de quelle guerre pourrait-il s’agir ici ? Cela
n’a aucun sens !
– Le plus inquiétant n’est pas cela.
– C’est quoi ?
– C’est qu’il reste neuf vers encore, dans ce poème.
Oh… Elle n’y avait pas pensé. Personne n’y avait pensé autour d’elle…
– Et alors ? Ah, oui. Trois vers, trois morts… Vous pensez qu’on doit
s’attendre à neuf autres morts ?… Vous croyez ?
– … Ou plus encore.
– Comment ça ?
– Les deux derniers vers, en latin, pourraient laisser penser que, après
onze meurtres individuels, on passerait à des meurtres de masse…
– Pourquoi ? Je ne comprends pas.
Léo la regarda très longuement, d’un air très attentif, soucieux même.
Comme s’il allait dire quelque chose. Et puis, après un long silence, il
sursauta et fit signe au maître d’hôtel de lui apporter l’addition :
– Après tout, c’est vous qui menez l’enquête. Je vais d’ailleurs vous
laisser la mener tranquille : je pars ce soir en vacances, pour une semaine.
– Vous ? En vacances ? Le ministre vous a demandé de…
– Oui, mais voilà, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Et le meurtrier ne
m’a pas demandé la date de mes vacances avant d’agir !
Elle sourit et pensa aux siennes, dans quinze jours, qui pouvaient être
aussi menacées…
– En effet.
– Et il arrive, reprit-il, qu’on doive faire des concessions à ceux qu’on
aime. Dans le passé, j’ai trop sacrifié ceux que j’aimais pour recommencer
ces erreurs. Le ministre, et l’enquête, et vous, si vous permettez, passeront
après. D’ailleurs, j’ai l’impression que cela vous soulage plutôt, que je ne
sois plus dans vos pattes, non ?
Ah, pensa-t-elle, un peu touchée, il a quelqu’un dans sa vie. Elle n’insista
pas, vaguement rêveuse, vaguement jalouse. Avec qui partait-il ? Elle
n’avait pas envie de le quitter. Elle n’avait pas envie de le laisser partir.

L’après-midi, de retour à son bureau, elle pensa à leur conversation. Ce


poème renvoyait à la Première Guerre mondiale. Peut-être y avait-il
quelque chose à chercher de ce côté. La date de la mort du poète ? Le
4 novembre ? Fallait-il craindre quelque chose pour le 4 novembre 2018 ?
Le début d’une grande apocalypse ? À moins qu’il faille regarder ce qui se
passait en juillet et août 1918, exactement un siècle plus tôt ? Elle chercha.
L’été 18 était le moment du début de l’offensive des Alliés, qui renversa le
sort des armes. La 10e armée française dépassa à ce moment Le Plessier-
Huleu ; la 6e armée enlevait Neuilly-Saint-Front et prenait le plateau de
Priez. Sur la Somme, les Anglais progressaient aussi. Le 21 juillet, Château-
Thierry était repris et 20 000 soldats allemands étaient faits prisonniers.
Puis, les Français et les Anglais avaient repris toute une série de villages.
En quoi cela pouvait-il avoir un rapport quelconque avec trois meurtres
horribles commis un siècle plus tard ?
Tard dans l’après-midi, sa mère l’appela pour s’étonner que son ex-mari
ne soit pas venu chercher les enfants comme convenu, pour les emmener à
l’aéroport. Le vol partait bientôt ; ils allaient le manquer ! Fatima chercha à
joindre Jean-Marie sur son mobile. Il était sur répondeur. Elle appela son
bureau.
Selon son assistante, maître Bezard était parti ce matin en catastrophe à
Londres, pour dix jours ; pour travailler avec une cliente américaine qui
voulait divorcer d’un prince du Moyen-Orient selon le droit britannique ;
une cliente extrêmement riche et capricieuse.
Fatima resta sans voix… Dix jours ? Il abandonnait ses enfants le jour de
leur départ en vacances ?
L’assistante continua : oui, maître Bezard a dû reporter ses vacances. Ne
le lui avait-il pas encore dit ? Oh, il l’appellerait sûrement dans la soirée.
Un peu moqueuse, l’assistante ; comme si elle était bien plus que cela.
Cinquième jour

Le lendemain, le vendredi 20 juillet, vers 2 heures du matin, deux


touristes américains arrivés quatre jours plus tôt de Los Angeles – Sofia
Lenory, une compositeur de musique de cinéma, et Nicolas Brennan, un
avocat spécialisé dans le droit du cinéma – rejoignirent à pied leur hôtel, le
Bristol, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à cinquante mètres de la place
Beauvau, après une soirée très arrosée chez un metteur en scène français,
habitant juste à côté, au 20 rue du Cirque. Le Français avait proposé à Sofia
d’écrire la musique de son prochain film, une comédie racontant les
improbables aventures d’un joueur d’échecs professionnel et d’une joueuse
de poker, elle aussi professionnelle, à Paris, pendant l’occupation
allemande…
Les deux Américains aperçurent, à trente mètres de l’entrée du palace, à
l’angle de l’avenue Matignon, un squelette, vaguement enveloppé d’un
drap, posé contre un arrêt de bus. La jeune femme hurla ; son compagnon
l’entraîna vers l’hôtel, pendant qu’elle sanglotait, promettant qu’elle ne
remettrait plus jamais les pieds en Europe : « I told you ! I told you ! This is
a wild place ! No human can survive in this jungle ! »
Nicolas téléphona à son cabinet californien et demanda au premier de ses
associés qui lui répondit d’étudier comment déposer plainte pour
harcèlement moral contre l’hôtel, ou contre la France, ou contre le
réalisateur français, ou contre les trois. L’associé n’eut pas le temps de leur
répondre qu’on voyait bien pire tous les jours à Los Angeles que Nicolas
avait raccroché.
Le concierge, que l’avocat californien alerta en pénétrant dans le hall de
l’hôtel par le tambour monumental qui en protégeait l’entrée, se précipita
sur les lieux encore déserts, constata, dans la demi-pénombre, que ce que
les deux Américains venaient de raconter n’était pas le produit d’une
imagination enflammée par l’alcool. Il appela le détective de l’hôtel qui
prévint la police.
La nouvelle filtra immédiatement. À 3 h 30, des agences et des réseaux
sociaux annoncèrent la découverte, par un célèbre avocat américain et sa
compagne, une musicienne plus célèbre encore, d’un quatrième « crucifié à
l’abribus », comme on les désignait à présent.
Les premiers commentaires portèrent la marque d’une grande
inquiétude : qu’est-ce que tout cela cachait ? Un criminel en série ? Une
forme nouvelle d’attentat terroriste, spécifique à la France ? Et si ce tueur
prenait des gens au hasard dans la rue, pour assouvir un désir de meurtre et
de visibilité morbide ? Certains critiquaient sévèrement la police ; d’autres
applaudissaient ce meurtrier si audacieux, qui venait narguer l’État jusqu’en
son centre névralgique.
Sur les réseaux sociaux, si friands d’anonymat, certains critiquaient ce
criminel anonyme, trop lâche pour revendiquer ses actes. D’autres
affirmaient qu’on avait tort de refuser d’enfermer les suspects et que, si on
avait déjà créé un Guantanamo à la française, cela ne serait pas arrivé. Oui,
décidément, il fallait se décider à le faire. Et on répétait la phrase que le
président avait lâchée à des journalistes deux jours plutôt : « Mieux vaut un
innocent en prison que dix innocents assassinés. » Qu’attendait-il pour le
mettre en pratique ? Décidément, ce président ne valait pas mieux que le
précédent. On aurait dû en élire un autre, beaucoup plus autoritaire, et qui
ne se serait pas embarrassé d’arguties juridiques.
Fatima, immédiatement prévenue, à 3 h 10, décida d’aller voir sur place.
Pas question de laisser qui que ce soit d’autre, surtout pas le juge Duroflé,
prendre les devants. Elle était certaine en effet que le magistrat allait tenter
de récupérer cette affaire, comme il avait récupéré celles de province. Et
elle ne voulait pas d’un juge tout-puissant pour la contrôler.
Malgré l’heure – il était 3 h 15 –, elle pouvait se rendre sur place
immédiatement : ses enfants étaient chez sa mère, où elle les avait laissés la
veille au soir. Après la défection de son ex-mari et n’ayant pas d’autre
solution, elle avait accepté la proposition de sa mère de les emmener à
Vézelay, où elle devait passer tout l’été à travailler à des sculptures
monumentales, commandées par un client américain. Les deux enfants
aimaient beaucoup leur grand-mère, et la déception de ne pas voir leur père
serait moindre s’ils étaient avec elle. Fatima prévoyait de les récupérer dans
quinze jours, le 9 août exactement, pour les emmener en Bretagne, pour un
stage de voile, comme prévu depuis longtemps. En tout cas, si l’enquête lui
en laissait la possibilité. Elle n’osait le craindre : pas question de faire
passer son travail avant ses enfants. Un père défaillant leur suffisait.
En se préparant un café, elle appela Zemmour, qui ne répondit pas. Elle
alluma la radio. On évoquait déjà ce nouveau cadavre ; on disait que la
police avait une piste et pensait avoir identifié, pour une fois, la victime.
Elle tempêta : qui peut dire cela à la presse sans la prévenir ? A-t-on déjà
chargé quelqu’un d’autre qu’elle de cette affaire ? Et comment auraient-ils
pu trouver l’identité du mort ? Y avait-il une carte d’identité sur le
squelette ? Absurde. De plus, la police scientifique n’avait sûrement pas eu
le temps d’intervenir. Non, c’était faux. Elle était fâchée qu’on ne parle pas
d’elle, consciente qu’elle n’avait pas plus de retenue que le juge. Il faudrait
y penser.
La radio égrena ensuite bien d’autres nouvelles : en Allemagne, la police
avait remonté la piste des terroristes du Bundestag jusqu’à un mystérieux
donneur d’ordre, un Érythréen installé en Croatie, et ils étaient maintenant
assiégés dans une villa isolée sur l’île de Brač. Le président de la
République française venait d’annoncer son départ surprise pour Berlin : il
allait rendre visite à la chancelière d’Allemagne, pour lui exprimer sa
solidarité ; on lui avait beaucoup reproché de ne pas l’avoir encore fait. À la
Commission, à Bruxelles, on étudiait maintenant sérieusement la
proposition polonaise d’un Guantanamo fédéral. Après tout, pensait-on au
Berlaymont – l’immeuble de la Commission, meurtri par l’attentat survenu
six jours plus tôt –, on n’avait pas souvent sous la main un projet de
fédéralisme européen qui soit populaire ! Autant en profiter.
En mer de Chine, des accrochages de plus en plus nombreux avaient lieu
entre les troupes japonaises et chinoises à proximité de l’une ou l’autre des
sept îles artificielles que les Chinois avaient fait construire ; sur CNN, une
célèbre consultante en géopolitique, ancienne ambassadrice des États-Unis
aux Nations unies, commenta le refus par le Congrès américain de l’accord
signé par les présidents américain, russe et chinois ; elle y voyait l’annonce
du début de ce qui pourrait aboutir à une troisième guerre mondiale ; elle
prévoyait la prochaine mise en alerte maximale des troupes américaines.
D’autant plus que, sur un autre front, un nouveau convoi partait de Saint-
Pétersbourg, à travers les trois États baltes, pour Kaliningrad ; les rumeurs
voulaient qu’ils transportent cette fois des missiles nucléaires.
Par ailleurs, des émeutes venaient d’éclater aux États-Unis dans les
universités de la Côte ouest, dont Stanford et Berkeley, pour protester
contre la double décision du président Trump d’interdire à tout nouveau
jeune Asiatique de commencer des études aux États-Unis et d’exiger de
tous ceux qui y étaient déjà en cours d’études un remboursement immédiat
de tous leurs emprunts étudiants. On disait aussi que son secrétaire à la
Défense préparait un appel des réservistes, selon la même technique de
tirage au sort que pendant la guerre au Vietnam, pour envoyer davantage de
troupes au Japon ; et cela n’était pas pour rien dans la colère des étudiants.
À 4 h 10, Fatima arriva faubourg Saint-Honoré, devant l’hôtel Bristol.
Décidément, pensa-t-elle, cette affaire se déroulait sur quelques centaines
de mètres carrés. Elle y trouva le juge Duroflé, qui avait, comme elle l’avait
prévu, anticipé sur sa saisine. Furieux et dédaigneux, il lui expliqua ce que
les policiers venaient de lui dire : ce squelette – la tête, les mains et pieds
coupés, attaché les bras en croix comme les trois autres – était en fait un
mannequin en plastique. Fatima faillit éclater de rire, mais se retint devant
le regard courroucé du magistrat. En approchant, elle remarqua qu’aucun
texte n’était posé sur le prétendu cadavre. Ce détail, commun aux trois
meurtres, n’avait donc pas encore fuité.
Léo, lui… Elle chercha à le joindre, mais il était déjà dans l’avion. Pour
les Seychelles, avait-il fini par lui lâcher juste avant de la quitter, la veille,
après leur déjeuner. Comment avait-il les moyens de se payer de telles
vacances ? Elle le chassa de son esprit.
À 4 h 40, un communiqué du ministre de l’Intérieur dénonça « une
plaisanterie de très mauvais goût, au moment où nous avons besoin de
laisser travailler sereinement toutes nos forces de sécurité ». Dix minutes
plus tard, le procureur de Paris publia un communiqué similaire,
s’attribuant l’essentiel de la conduite de l’enquête, sous la direction du juge
Duroflé, « qui bénéficie de l’appui compétent des forces de police ». Cela
ne fit que relancer, dans la matinée, les critiques de la presse contre la
guerre des services, et en particulier contre la police et son ministre, qui se
faisaient balader par un criminel habile et, peut-être même aussi, désormais,
par des plaisantins audacieux.
Nicolas Brennan, l’avocat américain, lui, s’entêta à maintenir sa plainte,
décidé à arguer qu’à la panique de sa compagne s’ajoutait désormais le
dommage causé par le ridicule de la situation dans laquelle tout cela l’avait
placé aux yeux du monde entier ; en particulier de ses clients de Hollywood
et de ses confrères, qui avaient déjà commencé à répandre la nouvelle de
son incapacité à distinguer un squelette de son imitation plastique, quelle
perspicacité !
Vers midi ce jour-là, vendredi 20 juillet, cinquième jour seulement depuis
la découverte du premier corps, le site de L’Écho de Longjumeau – que bien
des journalistes parisiens et internationaux consultaient désormais chaque
fois qu’il était question de cette affaire – fit paraître un article d’Étienne
Bartolini, encore une fois apparemment beaucoup mieux informé que ses
confrères.
Il expliquait que, selon ses sources, soigneusement protégées, on pouvait
s’attendre, de manière imminente, à d’autres meurtres du même type ; sans
doute huit, ou neuf autres. Pour lui, ces découvertes macabres témoignaient
d’une vengeance de grande ampleur, venant de proches des premières
victimes d’une catastrophe aux conséquences gigantesques ; sans doute une
catastrophe écologique, dont le grand public n’avait pas encore
connaissance, parce qu’il s’agirait vraisemblablement d’une émission de
gaz nocif indécelable. Pas un acte terroriste, mais une imprudence de
savants inconséquents. Selon lui, les policiers avaient identifié les
responsables de cette catastrophe, qui se trouveraient, pour certains, parmi
les trois « crucifiés à l’abribus » ; mais ils préféraient ne pas en parler, afin
de ne pas terrifier l’opinion et de ne pas prendre le risque de rendre
sympathiques les auteurs, encore inconnus, de ces meurtres vengeurs.
Enfin, disait-il, l’explication de tout cela serait à trouver dans un texte
écrit par un poète anglais, dont il ne disait rien de plus…

En lisant ces lignes, reprises immédiatement par tous les médias, la


panique redoubla, en France et ailleurs. Tout le monde chercha à joindre
Étienne Bartolini ; les télévisions firent le pied de grue devant son pavillon ;
il ne répondit pas. Que cachait-on ? Quelle catastrophe menaçait le pays, ou
même l’humanité ? Les parlementaires français, depuis leurs lieux de
vacances, sommaient le gouvernement de s’expliquer. Le Parlement
européen fit savoir sa préoccupation. On allait bientôt interpeller la France
au Conseil de sécurité à l’ONU, pour démêler le vrai du faux… Les
écologistes exigeaient une enquête pour vérifier si aucune centrale nucléaire
n’aurait pas connu une fuite qu’on aurait tue.
Le président d’Areva, celui de EDF et le patron de l’Autorité de sûreté
nucléaire vinrent à 13 heures à la télévision, avec le ministre de
l’Environnement et celui de l’Industrie, et jurèrent solennellement que, si
catastrophe il y avait, il fallait chercher ailleurs. Personne ne les crut. On se
rendit compte qu’un tel scénario pouvait arriver sans qu’il soit possible de
le vérifier. L’opposition exigea que le président de la République s’exprime,
mais il resta étonnamment muet. Il ne savait rien, confia-t-il à son
entourage, et il n’avait pas de raison d’ajouter à l’irrationalité en venant
avouer son ignorance. Ceux qui l’approchaient ne le croyaient pas, car on le
trouvait inquiet, renfermé. De plus, on s’étonna de voir le ministre de
l’Intérieur passer, cet après-midi-là, un temps considérable dans le bureau
du président.
Fatima se demanda comment ce journaliste pouvait être si bien informé ;
non pas d’une éventuelle catastrophe ou d’une vengeance, qui n’était, à sa
connaissance, qu’une hypothèse parmi d’autres, mais de l’existence même
du poème anglais, que nul média n’avait encore mentionné. À 15 heures,
elle demanda à Zemmour qu’on convoque Bartolini pour le lendemain
matin. Puis elle se ravisa : il ne servirait à rien de le voir : quand un policier
convoque un journaliste, celui-ci se retranche toujours derrière le secret de
ses sources. Elle demanda donc au juge d’instruction l’autorisation de le
surveiller. Oui, de le mettre sur écoute. Oui, elle savait bien, c’est très
inhabituel de mettre un journaliste sur écoute, mais la situation est
inhabituelle, non ?
La procédure, pensa-t-elle, prendra au moins trois jours : il fallait encore
que Duroflé accepte. Et Fatima se doutait bien, à sa réaction au téléphone,
qu’il ferait traîner, histoire de montrer qu’il était le patron de l’enquête. Et
pour ne pas nuire à son image auprès des journalistes. Pourtant, la situation
était grave. Il était vrai que, en le lisant bien, ce poème pouvait renvoyer à
une catastrophe globale ; comme l’avait aussi suggéré Léo… Léo.
Il lui manquait. Elle l’appellerait demain. Il répondrait sûrement, même
des Seychelles… Elle voulait lui soumettre une autre hypothèse qui lui était
venue, et qu’elle allait demander à ses équipes de creuser : il pourrait s’agir
de meurtres de gens très importants. Des savants, par exemple, du monde
entier, coresponsables d’une invention, ou d’une découverte majeure et
dangereuse, que les Dénonciateurs auraient voulu rendre impossible en les
tuant. Ces sujets la passionnaient. Elle avait lu par exemple qu’on parlait
beaucoup, depuis quelques mois, d’une nouvelle technique de génie
génétique, le CRISPR – Cas9, qui rendait très faciles les manipulations des
cellules-souches. Et aussi de ces réseaux neuronaux, qui avaient appris à
dialoguer dans les langages inaccessibles aux hommes ; dans des langues
qu’elle ne pourrait jamais apprendre… Et si tout cela avait échappé à leurs
créateurs ?
Tout était possible. Et chacun pouvait inscrire ses propres fantasmes et
ses terreurs les plus intimes dans l’énigme de ces meurtres.
Plus tard dans l’après-midi, elle relança ses collaborateurs, sur tous les
sujets : où en était-on sur cette histoire de plante endémique ? On avançait,
répondit Zemmour : selon le laboratoire, le pollen trouvé sur les trois corps
semblait venir de l’une des plus rares sortes de cette nivéole endémique.
Une sorte paléoendémique, connue sous deux formes seulement,
légèrement différentes l’une de l’autre : la Acis nicaeensis des Alpes-
Maritimes et la Acis fabrei du Vaucluse. Celle des Alpes-Maritimes se
distinguait de celle du Vaucluse par des fleurs plus petites et toujours
groupées. Les experts dirent qu’on trouvait la première dans trente-six
localisations, et la seconde dans trois, allant, selon les spécialistes, dans les
deux cas, « du matorral thermophile aux pelouses xérophiles ». C’était
encore bien obscur, mais on progressait, disait Zemmour. « Même madame
Zemmour me dit que j’avance pas assez vite ; que, si ça ne tenait qu’à elle,
on aurait déjà trouvé. Alors, je t’assure, je crains sa colère plus que la
tienne ! »
Et le compte Signal des Dénonciateurs ? On ne parvenait toujours pas à
identifier son propriétaire ? Pour l’instant, répondit Zemmour, les
recherches se perdaient dans les profondeurs du réseau, dans des opérateurs
en Irlande et en Moldavie. Fatima interrogea les juges, pour voir comment
lancer des commissions rogatoires dans ces pays. Facile en Irlande. Presque
sans espoir en Moldavie.
À 17 h 15, ce même vendredi 20 juillet, cinquième jour depuis la
première découverte d’un crucifié, les Dénonciateurs envoyèrent aux
agences un bref message, mettant fin à toutes ces hypothèses : « Nous ne
commentons ni les canulars ni les spéculations hasardeuses. Il n’est pas ici
question de catastrophe nucléaire, ni d’aucune autre catastrophe planétaire,
scientifique ou militaire. Mais d’une immense catastrophe morale, propre à
la France. La vérité éclatera bientôt. Dans deux semaines ; le 4 août, très
exactement. Vous êtes encore loin de la mériter. »
Un lâche soulagement s’empara du pays. « Une catastrophe morale » ?
C’était tout ? Ce n’était donc pas si grave ! La panique se calma un peu. On
voulut les croire : après tout, ces Dénonciateurs semblaient vraiment
fiables. Ils avaient fait connaître avant tout le monde les trois crimes
précédents et ils paraissaient, même, se vanter d’en être les auteurs.
Certains se demandèrent cependant si L’Écho de Longjumeau et les
Dénonciateurs n’agissaient pas de concert, l’un pour affoler l’opinion, et
l’autre pour la rassurer, par des informations contradictoires savamment
orchestrées.
Bartolini demeura silencieux et ne sortit pas de chez lui, même pas pour
la boîte de karaoké où il se rendait, jusqu’à présent, tous les vendredis soir.

Cet après-midi-là, d’autres hypothèses coururent alors dans les réseaux


sociaux sur les motifs de ces trois meurtres, et de ceux que Bartolini
annonçait : on parla d’une vengeance familiale, de représailles contre la
firme qui fabriquait ces abribus, d’un règlement de comptes entre mafias,
d’une exécution sacrificielle de membres d’une secte, voulant faire
connaître leur prédiction d’une prochaine apocalypse, d’une action originale
de terroristes islamistes, n’agissant pas en France comme ailleurs en
Europe : la France, disait-on, n’était pas, comme elle le croyait, à l’abri des
attentats ; ils y étaient seulement plus raffinés qu’ailleurs. On parlait du
retour des fichiers S disparus en grand nombre un an plus tôt. On craignait
aussi de plus en plus que cela inspire des fous, ou que tel soit l’auteur de ces
meurtres ; et que tout cela ne soit que le prélude d’une immense vague de
meurtres de même nature.

Dans plusieurs villes du pays, des habitants organisèrent, cette fin


d’après-midi-là, les premières « rondes de citoyens », pour ne plus laisser
un seul arrêt de bus sans surveillance. La plupart des maires commencèrent
par s’y opposer, puis laissèrent faire ; certains même autorisèrent ces gardes
improvisés à être armés, en violation de la loi, mais en conformité avec le
programme du nouveau président de la République. Celui-ci fit savoir par
son porte-parole à 18 h 30 qu’il ne voyait pas d’obstacle à ce que le peuple
contribue au succès d’une enquête à laquelle il attachait lui-même la plus
grande importance ; et qu’il pressait le garde des Sceaux et le ministre de
l’Intérieur de la conclure au plus tôt.

En fin d’après-midi, Fatima accompagna Issa et Raphaël à la gare de


Lyon, pour y rejoindre Samira, qui devait les y attendre pour prendre avec
eux le dernier train pour Montbard. Les deux garçons n’étaient pas encore
sortis de la tristesse dans laquelle les avait plongés la défection de leur
père : celui-ci leur avait parlé la veille au téléphone, très brièvement, et leur
avait promis monts et merveilles pour la deuxième quinzaine du mois
d’août. Ils n’y croyaient pas. Et puis, au lieu d’aller maintenant à l’île
Maurice, ils partaient pour Vézelay ; ils aimaient bien la maison de leur
grand-mère, mais la déception était rude. Pendant le très court trajet du quai
de Valmy vers la gare de Lyon, ils restèrent muets, se tenant tous les deux
par la main, comme pour se protéger de l’égoïsme des adultes. Fatima leur
savait gré de ne pas protester davantage…
En entrant dans le hall principal de la gare, elle longea, sur sa gauche, un
café, improbablement nommé Montreux Jazz, au-dessous du mythique
restaurant Le Train Bleu, qui lui rappelait tant de souvenirs de son
adolescence avec sa mère. Elle regarda le tableau d’affichage, placé très
haut devant elle, sur la gauche : le train était à l’heure. Il partait dans trente
minutes, de la voie E, dans le hall 1, c’est-à-dire juste devant elle. Ne pas
s’inquiéter, elle était à l’heure. Elle chercha des yeux sa mère. En vain.
Serait-elle là ? Samy manquait souvent son train ; mais pas aujourd’hui !
Non, pas aujourd’hui !
Soudain, Issa lui échappa et se précipita en riant vers une petite fille
blonde, habillée d’une jupe et d’un chemisier jaunes, assise avec un
homme, d’un âge voisin du sien, à une table du café. Fatima eut un choc en
le voyant. Comme s’il lui rappelait quelqu’un… Pourtant, elle ne se
souvenait pas de l’avoir jamais rencontré.
Les enfants s’embrassèrent chaleureusement ; Issa semblait retrouver sa
joie de vivre. L’homme se leva et vint vers Fatima en lui souriant, comme
un peu gêné. Très grand, blond, les yeux clairs, habillé d’un jean délavé et
d’un polo beige.
Elle allait lui adresser la parole quand Samira les rejoignit, les bras
chargés de journaux et de friandises.
– Bonjour, tu as failli être en retard ! dit Samira à sa fille, tout en
embrassant, très naturellement, le jeune homme.
– Comment allez-vous ? dit celui-ci en tendant la main à Fatima, avec un
accent américain à couper au couteau. Je m’appelle Josh, Josh Murphy, je
suis le père de Natacha et le fils de…
Samira interrompit le jeune homme et le prit par le bras.
– Bon, voilà, vous vous connaissez maintenant… Allez, on y va ; on va
manquer le train. Je te laisse. T’inquiète, je vais bien m’occuper d’eux.
Sa mère avait un nouvel amant ? Si jeune ! Et elle partait en vacances
avec lui et sa fille ? Comment Issa et Raphaël connaissaient-ils la fille de
l’amant de sa mère ? Cet homme dormait-il parfois chez sa mère et y
croisait-il ses enfants, sans qu’elle le sache ? Samira était capable de tout.
Elle avait fait bien pire… Fatima n’aimait pas savoir ses enfants mêlés aux
aventures amoureuses de sa mère ! Et puis, pourquoi Samira avait-elle
interrompu le jeune homme quand il allait lui dire de qui il était le fils ?
Fatima savait qu’elle ne tirerait pas un mot de sa mère, qui se pressait
vers le train avec le jeune homme et les trois enfants, visiblement très
heureux d’être ensemble.
En rejoignant sa voiture, garée en double file devant l’hôtel Mercure, à
gauche en sortant de la gare, Fatima réalisa brusquement que l’homme
qu’elle venait de voir avec sa mère, ce Josh Murphy, ce jeune nouvel amant
de sa mère, ressemblait à s’y méprendre à celui que, dans son rêve, elle
prenait pour son père, et qu’elle voyait mourir, brûlé vif, dans un cauchemar
éternellement recommencé.
Du sixième au treizième jour

Malgré cette psychose et la mobilisation générale qui s’en était suivie,


malgré les rondes et les tours de garde, dans une France soudainement
rattrapée par la terreur qui venait de saisir quatre autres pays européens,
personne ne vit comment, ni par qui, furent installés les huit cadavres qu’on
découvrit l’un après l’autre, nuit après nuit, chaque fois juste avant l’aube,
dans la semaine qui suivit : tous masculins, tous décapités, sans mains ni
pieds, partiellement calcinés, et installés comme les trois premiers, à l’insu
de tous, les bras en croix, devant des arrêts de bus, un peu partout à travers
la France :
Le samedi 21 juillet, à 5 h 37, le quatrième corps fut découvert devant la
mairie de Bordeaux, place Pey-Berland, par un groupe de marchands
chinois venus acheter du vin et repartant vers l’aéroport.
Le dimanche 22 juillet, à 4 h 54, le cinquième fut trouvé devant le lycée
Diderot, 23, boulevard Laveran, dans le quartier Saint-Jérôme, un des
quartiers nord de Marseille, par un groupe de jeunes gens désœuvrés
passant à moto.
Le lundi 23 juillet, à 6 h 32, le sixième terrifia, devant la maison des
Papillons à Avallon, 4, rue de Lyon, des religieuses en route pour Vézelay.
Le mardi 24 juillet, à 3 h 13, le septième apparut au bord de la Loire, sur
le pont des Trois-Continents, pas loin de l’entrée d’un ancien village de
pêcheurs et de cap-horniers, à Trentemoult, près de Nantes, devant un
plaisancier roulant vers son voilier.
Le mercredi 25 juillet, à 4 h 54, le huitième fut aperçu, devant la gare
routière de Calais, sur le quai du Rhin, par un chauffeur d’autocar venant
prendre son service.
Le jeudi 26 juillet, à 1 h 29, le neuvième terrorisa, devant un restaurant
chinois, La Pagode d’Or, avenue Lamartine à Livry-Gargan, un plongeur
de l’établissement, terminant son service.
Le vendredi 27 juillet, à 6 h 43, le dixième fut repéré devant le siège
d’une agence du Crédit agricole à Mulhouse, par des éboueurs commençant
leur tournée.
Le samedi 28 juillet, à 5 h 39, le onzième surgit dans les phares de la
voiture d’une ronde de citoyens, encore une fois à côté d’un arrêt de bus, au
3 de la rue de la Manutention, devant le musée des Émaux et Faïences, à
Longwy.
On aurait pu croire, pensa Fatima, à quelques manifestations d’imitateurs
des premiers meurtres, comme l’avait prévu Léo, si on n’avait pas retrouvé,
sur chacun des huit corps, attachée de la même façon, sur un des bras, avec
un morceau du même fil électrique, une feuille de papier violet où était écrit
un des vers suivants du même poème ; ce qu’aucun média n’avait encore
révélé à propos des trois premiers meurtres, sinon Étienne Bartolini, qui
n’avait pas précisé de quel texte il s’agissait.
Sur le onzième cadavre, on lut seulement le début du onzième vers : « Ce
Mensonge de toujours », mais pas la citation latine, qui s’étendait sur les
onzième et douzième vers :

Dulce et decorum est,


Pro patria mori.

La mise en place de ces corps tenait de la magie et stupéfia tous les


services de police. Personne, dans aucune de ces villes, n’avait pu voir
quand, et comment, ces corps avaient été transportés et installés, tous de la
même façon, devant des arrêts de bus. Et pourtant, faire venir des corps de
là où ils avaient dû être tués et mutilés sans se faire prendre était un
exercice incroyablement complexe et périlleux. Au surplus, installer une
telle mise en scène prenait du temps : au moins sept minutes, avait estimé la
police, depuis le moment de l’arrivée d’une voiture transportant le corps
jusqu’à la fin de la mise en place, en supposant que les coupables étaient au
moins trois.
Une heure après la découverte de chaque corps, le compte des
Dénonciateurs, dont l’origine demeurait toujours mystérieuse, envoyait aux
agences de presse une des photos prises, semblait-il, par les policiers ;
comme si les assassins avaient leurs entrées dans tous les laboratoires de
police scientifique. Sans autre commentaire. Aucune explication. Aucune
revendication. Sans évoquer le poème d’Owen, dont un vers se trouvait
pourtant sur chaque corps.
Chaque service de police, chaque département, chaque commissariat
rivalisait de zèle. Les arrestations se multiplièrent. La détention préventive
des suspects paraissait, décidément, une bonne idée. Qu’attendait-on pour la
mettre vraiment en pratique ?
Chaque soir, le pays retenait son souffle ; on se demandait si le supplicié
de l’aube était le dernier ou si on en retrouverait encore un autre la nuit
suivante.
À chaque meurtre découvert, le juge Duroflé se comportait comme s’il
était en charge de toutes ces affaires, en allant voir les corps ; c’était la
logique d’une « bonne administration de la justice », expliquait-il. Il aurait
aimé d’ailleurs qu’on catégorise ces meurtres comme des « crimes
terroristes », ce qui aurait permis de le nommer juge unique pour tous ; mais
le procureur de Paris, qui centralisait les enquêtes, le refusait : aucun indice,
aucune revendication ne renvoyait encore au terrorisme. Aussi maintenait-
il, pour chaque meurtre, la qualification d’« homicide volontaire avec
préméditation ». Il acceptait cependant, pour le moment, de les confier au
juge Duroflé, lequel ne pouvait faire autrement que d’en déléguer l’enquête
au commissaire Hadj et à ses équipes.

Après chaque meurtre, Fatima envoyait Zemmour et ses hommes


seconder les policiers locaux, pour assurer la cohérence des enquêtes.
Autopsie, analyse ADN, recherches morphologiques. Tous revenaient
bredouilles. Sinon que toutes les victimes étaient des hommes, de type
caucasien, brûlés vifs, sans doute en même temps, et mutilés juste après leur
mort. Comme si les victimes avaient été choisies exprès pour n’avoir
aucune prothèse, aucun implant. On comprenait maintenant que les têtes et
les extrémités des membres avaient été coupées avec une scie électrique très
puissante. On en connaissait trois modèles. Cela ne menait nulle part. Seul
indice : on retrouvait sur tous les corps cette même nivéole de printemps ; et
les analyses confirmaient que ces plantes venaient d’une variété
particulière, paléoendémique, qu’on ne trouvait qu’en Provence et sur la
Côte d’Azur. Fatima avait donc envoyé, dès le quatrième meurtre, des
gendarmes des Alpes-Maritimes et du Vaucluse, tenter de circonscrire plus
précisément les zones où poussait cette nivéole paléoendémique. Il faudrait
des jours, à en croire le laboratoire, pour être plus précis. Et cela ne
mènerait peut-être nulle part.

Dès le quatrième mort, Fatima essaya de joindre Léo, mais il ne


répondait pas : ni sur son téléphone, ni sur son mail, ni sur Telegram ; alors
qu’il y était manifestement connecté et qu’il consultait, elle le voyait,
régulièrement son compte ; la sonnerie du téléphone indiquait bien qu’il
était à l’étranger. Aux Seychelles, il avait bien Internet. Il devait bien voir
ce qui se passait…
La France entière ne parlait plus que de cela. Pourtant les autres
événements ne manquaient pas : en Asie, le cessez-le-feu fragile, voulu par
les dirigeants américain, russe et chinois, était mis en péril par les
déclarations belliqueuses des dirigeants nord-coréens, qui menaçaient tous
les jours de bombarder Tokyo, si le Japon ne retirait pas ses bateaux de la
mer de Chine et ne revenait pas sur sa décision de lancer un programme
nucléaire militaire. Les dirigeants de « La Flamme », commanditaires des
attentats en Allemagne, avaient été identifiés comme des ex-officiers de
l’armée érythréenne ayant déserté pour former leur propre organisation
terroriste ; leurs agents, qui semblaient avoir réussi à fuir la Croatie, étaient
maintenant pris dans une gigantesque chasse à l’homme à travers toute
l’Europe, suivie par les principaux médias du monde. Dans les pays baltes,
le deuxième convoi russe avait été refoulé à la frontière lituanienne, pour
avoir refusé d’ouvrir des containers qu’on soupçonnait chargés de missiles.
En France, après chaque meurtre, les journalistes se tournaient vers
Étienne Bartolini, étonnamment silencieux depuis que les Dénonciateurs
avaient démenti certaines de ses hypothèses. Il était toujours cloîtré chez
lui, et les caméramans installés devant son pavillon finirent par se lasser.
L’enquête qu’avait demandée Fatima sur lui tardait à se mettre en place,
car le juge Duroflé rechignait à placer un journaliste sur écoute : peur pour
sa réputation auprès de la presse. Et le reste des investigations sur lui ne
donnait rien : aucune condamnation ; un parcours très banal au sein de la
police ; un divorce, comme beaucoup de ses collègues du service de
protection des personnalités. Pas d’enfant. Pas de relation sentimentale
connue, ni honorable ni douteuse. La réputation d’être un excellent joueur
de go en ligne, à quoi il consacrait, semble-t-il, tous ses loisirs. Ah oui,
aussi, une passion pour le karaoké ; il allait souvent chanter, seul, dans un
bar où il ne parlait à personne. Il connaissait en particulier tout le répertoire
de Freddie Mercury. Fatima sourit en apprenant cela : le leader de Queen
était aussi le musicien préféré de son frère Gabriel… Étrange connexion
entre deux personnes vivant sur deux planètes si lointaines ; elle aurait du
mal à imaginer une rencontre entre le journaliste de banlieue et le galeriste
londonien.
Jour après jour, présentateurs vedettes de chaînes de télévision et
éditorialistes du monde entier débarquaient en France pour rendre compte
de ces extraordinaires événements. Paul Auster s’installa au Ritz, décidé à
écrire un long article pour le New Yorker sur « la panique française »,
comparant la situation à celle de son Mr Vertigo. Shashi Tharoor vint en
faire de même depuis Delhi et commença une vaste enquête sur la « France,
comme métaphore des cauchemars de l’Occident », pour le Times of India.
Edgar Morin, au meilleur de sa forme, expliqua brillamment dans Le
Monde du 29 juillet que les meurtres des abribus étaient la réciproque
attendue de la rumeur d’Orléans, qu’il avait étudiée près d’un demi-siècle
plus tôt : alors que, à Orléans, il y avait eu des rumeurs sans mort ; ici, il y
avait des morts sans rumeurs. Il invitait aussi à réfléchir à ce sentiment
général de culpabilité qui s’emparait du pays. « Et si nous étions tous
coupables de quelque chose », disait-il, en faisant référence à ce que Blaise
Pascal avait écrit sur la culpabilité générale, qui nous condamne tous à
l’enfer, à moins d’une grâce imméritée et inexplicable…
La BBC dépêcha une équipe, qui voulut démontrer, en allant sur toutes
les scènes de crime, qu’ils renvoyaient à la difficulté d’intégration des
minorités en France ; et les journalistes de Fox News ne faisaient plus leurs
reportages depuis Paris que vêtus de gilets pare-balles.
De nombreux hommes politiques français, à droite comme à gauche,
répétèrent, devant leurs caméras, que rien de tout cela ne serait arrivé si on
avait mis en place la détention préventive des suspects extrêmes ; en
ratissant large. Pas seulement les suspects extrêmes de terrorisme, mais tous
les fichiers S ; après tout, cela ne faisait, selon les experts, que
20 000 personnes.
Fatima avait demandé à ses équipes de chercher si le choix des villes où
les corps avaient été déposés avait un sens. Les policiers avaient combiné
leurs initiales dans tous les sens. Ils avaient étudié le nom des rues, les
numéros dans les rues. En vain.
Certains journalistes avaient souligné que deux de ces villes renvoyaient
vaguement au président de la République : la ville de la naissance de sa
mère, Bordeaux, et la ville dont son mentor, au tout début de sa carrière,
avait été maire et député, Calais. Sûrement un hasard. La présidence avait
démenti toute relation avec ces meurtres, disant qu’une telle allégation ne
relevait que du fantasme et de l’acharnement stérile d’une opposition à
court d’arguments ; le porte-parole de la présidence avait d’ailleurs montré,
dans des conversations officieuses avec des journalistes, qu’on trouvait
beaucoup plus de correspondances entre le nom de ces villes et la carrière
d’autres hommes politiques français : trois points communs avec la vie du
chef de l’opposition, quatre avec celle de l’ancien président de la
République (et si c’était lui, après tout, dont on voulait punir un acte resté
secret ?…), trois avec chacun des principaux candidats à l’élection
présidentielle, et autant avec la vie de l’éphémère ministre de l’Intérieur,
Martial Le Guay, dont les vrais motifs de démission étaient toujours restés
flous. L’adjoint de Fatima, Alfred Zemmour, avait aussi noté que toutes ces
villes avaient été des étapes du Tour de France, dans les vingt dernières
années. Un site Internet prétendit aussi que leurs gares avaient été toutes
construites la même année, en 1913, ce que la SNCF démentit
immédiatement.
Décidé à prouver sa sérénité, malgré la peur qui avait saisi le pays, le
président de la République partit en vacances, dans sa résidence
personnelle, près de Villeneuve-sur-Lot, héritée de sa mère et entourée d’un
des vignobles de sa famille. La rumeur voulait que, là, il ne se préoccupait
que de sa collection de timbres, dont on ne savait rien, sinon qu’elle était
d’une valeur inestimable.
Le ministre de l’Intérieur, lui, était resté à Paris, obligé, presque chaque
jour, de prendre la parole, pour rassurer l’opinion. Sénèque était convaincu,
disait-il à qui voulait l’entendre, que toute cette affaire relevait de la
criminalité la plus banale. Un fou tentant de se faire remarquer. Il avait
presque chaque soir de longs conciliabules téléphoniques avec le président.
Le président avait aussi voulu montrer que le pays était tranquille. Peu de
ses collaborateurs avaient reporté leurs vacances, sauf ceux de l’état-major
particulier et ceux de la section en charge du terrorisme, et ceux qui avaient
des raisons d’être à Paris pour faire avancer leur carrière. George L’Héritier
était de ceux-là : il s’agitait à Paris, peu à l’Élysée, beaucoup au Quai
d’Orsay et dans les dîners en ville, intriguant pour se faire nommer
ambassadeur à Vienne, son rêve depuis des années.
Quand il rejoignait Fatima quai de Valmy (et ce fut le cas tous les soirs,
cette semaine-là, car elle n’avait pas envie d’être seule, en l’absence de ses
enfants), George l’interrogeait sur son enquête, qui le passionnait « en tant
que romancier », disait-il. Ce qu’il n’était absolument pas, pensait-elle, sauf
qu’il aimait à romancer sa propre vie. Elle ne lui confiait rien et l’écoutait
élaborer des théories de plus en plus farfelues.
Un soir, il lui expliqua d’une façon péremptoire qu’à son avis les
assassins des hommes qu’on retrouvait chaque soir suppliciés étaient des
anarchistes, membres d’une nouvelle organisation, encore inconnue, une
sorte de Greenpeace particulièrement violent, ayant décidé d’assassiner tous
les patrons d’un laboratoire pharmaceutique, ou d’une entreprise
d’armement. En tout cas, ces assassins étaient sûrement des gens très bien,
qui avaient débarrassé l’humanité de gens nuisibles. Il pensait qu’on
retrouverait un mort chaque soir jusqu’à ce que le pays soit suffisamment
paniqué pour que les meurtriers révèlent leurs exigences.
Fatima ne répondait pas : si les coupables avaient assassiné tous les
dirigeants d’une firme, il y a longtemps qu’on le saurait. De plus, elle
n’arrivait pas à trouver ces assassins sympathiques ; elle pensait au
contraire que c’étaient des monstres froids, accomplissant avec cynisme une
tâche horrible : brûler des gens vivants, pour leur couper ensuite la tête, les
mains et les pieds ; il fallait être malade pour faire cela, ou au moins obéir
aux ordres d’un malade : des tueurs à gages sans doute. Elle pensait que
cela cesserait après douze ou treize meurtres, puisque le poème comptait
douze vers.
Le soir de la découverte du dixième corps, George lui expliqua qu’il avait
changé d’avis et que, au contraire, le meurtrier tuait des gens au hasard et
qu’il était le type même du « pervers narcissique ».
« Ah, et quelle est ta définition du pervers narcissique ? » répondit-elle,
intriguée.
La psychanalyse ne l’avait jamais vraiment intéressée, malgré les cours
qu’elle avait suivis, ou plutôt subis, pendant sa formation de commissaire,
sans y trouver le moindre intérêt. Personne, pensait-elle, ne peut démontrer
l’existence réelle de ces histoires d’inconscient, de secrets de famille et de
vérités cachées.
George expliqua, enchanté de briller à ses yeux :
– Un pervers narcissique, c’est quelqu’un qui choisit sa proie quand
celle-ci est en plein désarroi, en lui faisant croire qu’il va la sauver, pour
ensuite l’entraîner plus bas que terre. Ce meurtrier a dû faire cela avec ses
victimes : repérer des sans-abri, les prendre sous son aile, leur faire miroiter
un avenir rassurant, pour ensuite les torturer et les tuer.
Elle pensa qu’il venait de se définir lui-même, sans le savoir. Si telle était
la définition du pervers narcissique, alors George en était un, de la pire
espèce. Si pervers, et si narcissique…
Prétendre sauver pour détruire ? Fatima sourit. Il avait prétendu
l’emporter au plus haut, après son divorce et son début de dépression. Mais
elle sentait bien qu’il était dangereux, qu’il lui mentait tout le temps ; qu’il
commençait même à la dénigrer, à la ridiculiser, à la tirer vers le bas par des
remarques cinglantes, dévalorisantes, sous prétexte d’être exigeant et de la
pousser à l’être. Cela ne l’impressionnait pas. Elle était assez forte pour
s’en sortir, et son jeu ne la troublerait pas.
Elle reprit, en souriant, espérant qu’il comprendrait qu’elle parlait de lui :
– Un « pervers » peut-il être autre chose que « narcissique » ?
George partit dans une longue explication qu’elle n’écouta pas.
Elle aimait de moins en moins ces soirées et ces nuits avec lui, faites
désormais de silences et de désirs vides. Après quelques mois amusants et
sensuels, elle avait senti poindre chez George une tristesse, une inquiétude,
une aigreur, un égoïsme, une méchanceté aussi. Comme s’il se vengeait sur
elle d’un échec secret.
Pis encore, elle s’ennuyait de plus en plus avec lui ; à table et même,
depuis peu, au lit.

Le jeudi 26 juillet, après la découverte du neuvième corps, Léo revint au


bureau, sans avoir prévenu personne. S’il avait voulu cacher qu’il était parti
en vacances au soleil, il aurait été trahi par son bronzage et par les photos
que Zemmour ne mit pas longtemps à trouver, cachées sur Instagram. Des
photos, postées sur un compte identifié par un pseudonyme, prises les jours
précédents, les 21, 22 et 23 juillet, dans l’après-midi, dit Zemmour, sur une
des plages de Mahé aux Seychelles. On y voyait Léo, souriant, avec deux
enfants. Fatima s’étonna : des enfants ? N’avait-il pas dit que sa fille était
morte avec sa femme ? Il avait d’autres enfants ? Elle faillit le lui demander
quand Léo lui proposa de déjeuner, un jour prochain ; elle hésita, puis
accepta, pour le dimanche suivant, le 29.

Le samedi 28 juillet, à 6 h 46, juste après la découverte du onzième


corps, le compte des Dénonciateurs envoya à plusieurs médias la photo du
cadavre, comme il l’avait fait les jours précédents pour chaque corps
retrouvé. Mais cette fois-ci avec un texte :
« Ceci est le dernier corps, pour le moment. Le dernier avertissement.
Patience… Encore une semaine, et, si les coupables, les vrais coupables, ne
font pas ce qu’ils auraient dû faire depuis longtemps, toute la vérité
éclatera, pour le plus grand malheur de la France. »
On compara ce message à celui envoyé par les mêmes Dénonciateurs une
semaine avant, juste au début de cette vague de crimes, et qui évoquait une
« immense catastrophe morale pour la France », et prévenait que la vérité
éclaterait après la fin de l’ultimatum fixé au samedi 4 août.
C’était cohérent. L’échéance était la même : le samedi suivant. Mais
quoi ? Pourquoi ? Quels « coupables » ? Quels « vrais coupables » ? Quelle
« vérité » ? Les médias, comme la police et les juges, se perdirent en
conjectures : « Dernier avertissement » ? Les meurtres s’interrompaient ?
Les « coupables » de quoi ? De ces onze meurtres ? Ou d’un autre méfait
que ces meurtres venaient punir ? Quel « grand malheur » ? Quelle
« catastrophe morale » ? Que se passerait-il le samedi suivant ? La plupart
des commentateurs avaient écarté maintenant l’hypothèse d’une catastrophe
nucléaire ou d’un danger planétaire. Mais, alors, à quoi s’attendre ?
Beaucoup de gens, célèbres ou anonymes, dirigeants puissants ou simples
citoyens, qui se sentaient coupables de quelque chose, furent pris
d’angoisse : « Et si on assassinait des coupables impunis ? Et si, pensait
chacun, ces meurtres avaient une relation avec telle ou telle turpitude que
j’aurais pu commettre ? Et si j’étais le suivant sur la liste ? Devrais-je me
dénoncer ? »
Chacun se rassurait en se persuadant qu’il fallait sûrement avoir commis
un acte d’une gravité extrême pour justifier une telle mise en scène ; mais,
allez savoir…
Le pays se lança ainsi, ce jour-là, en silence, dans une grande
introspection, dont personne ne se sentait un innocent spectateur.
En milieu de matinée de ce 28 juillet, jour de la découverte du onzième
corps à Longwy, tous les médias se firent l’écho d’un nouvel article
d’Étienne Bartolini dans L’Écho de Longjumeau, publiant pour la première
fois l’intégralité du poème d’Owen, révélant qu’un vers différent avait été
trouvé sur chaque corps et qu’il restait un vers et demi non encore divulgué.
Encore un mort à prévoir… ou deux, au plus, concluait-il. Étienne ne se
risquait pas à plus de spéculations, de peur, sans doute, d’être de nouveau
démenti par les Dénonciateurs.
Mais d’où ce journaliste tenait-il ce poème ? Cette information, pensait
Fatima, avait été gardée totalement secrète, et sa publication allait gêner
l’enquête ! Il ne pouvait décidément pas être qu’un simple joueur de go à la
retraite. Il avait sûrement des relations toutes particulières, au plus haut
niveau sans doute, dans la police. Ou chez les assassins.
Furieuse, Fatima Hadj redemanda l’autorisation de le faire mettre sur
écoute, ce que le juge Duroflé n’avait toujours pas accordé, une semaine
après sa demande. Elle regrettait de ne pas avoir convoqué le journaliste
d’emblée, après la parution de son précédent article mentionnant le poème.
Elle obtint cette fois du juge, sans trop d’effort, qu’il soit mis sur écoute et
suivi, selon une procédure de confidentialité absolue.
Cette traque commença mal : Zemmour la prévint que les policiers
chargés de filer le journaliste ne le trouvaient nulle part : il n’était plus dans
son pavillon, que sa mère avait ouvert aux journalistes ; et on avait
entièrement perdu sa trace. Les autres journalistes, qui cherchaient à
l’interviewer, ne l’avaient pas vu s’échapper du pavillon dans lequel il
s’était reclus une semaine auparavant, et devant lequel les caméras faisaient
à nouveau le pied de grue.
La commissaire exigea qu’on demande de l’aide à tous les services. Il
fallait absolument retrouver ce journaliste. On devait désormais le
considérer comme un suspect. Après tout, il était tout à côté, lors du dépôt
du premier corps, et il ne serait pas le premier meurtrier à commenter ses
propres crimes dans les médias.
Devant l’ampleur que prenait l’affaire, et la panique que provoqua
l’annonce de l’éventualité d’autres meurtres, le procureur de Paris consentit
enfin à centraliser l’instruction et nomma ce samedi matin à 12 heures un
juge d’instruction unique pour les onze crimes. Compte tenu des
circonstances des découvertes, et du modus operandi, on ne pouvait plus
exclure l’hypothèse terroriste. Duroflé intrigua pour être choisi. Ce serait
normal, expliqua-t-il : il était déjà en charge des trois premiers crimes et
s’était déplacé sur les lieux de la découverte des autres victimes, pour,
disait-il, tenter de mieux comprendre. Mais, au-delà des aspects techniques
du dossier, le procureur de Paris voulut lui faire payer son refus de faire
suivre le journaliste, et, sans le dessaisir, obtint la désignation, à ses côtés,
du juge Tieli, un des principaux juges du pôle antiterroriste, qui n’allait pas
manquer de prendre l’ascendant sur Duroflé et sur l’instruction de
l’ensemble des meurtres.
Froid, très compétent, connaissant par cœur les points les plus
minuscules du code de procédure pénale, grand lecteur de Pascal et des
jansénistes, détestant les médias, Tieli, un peu plus âgé que Duroflé, aimait
camper un personnage de moine- soldat, alors qu’il était tout aussi politique
que son collègue. Fatima n’aimait pas la façon qu’il avait de faire savoir à
tout interlocuteur qu’il était le neveu du tout-puissant directeur des affaires
criminelles au ministère de la Justice.
Elle décida de faire avec lui comme avec Duroflé : lui en dire le moins
possible. De fait, elle n’avait pas grand-chose à lui raconter.
Les corps continuaient de ne livrer aucun secret. Aucun ADN
identifiable. Toujours rien de nouveau sur les traces de fleurs trouvées sur
les corps ; les gendarmes cherchaient toujours. On avait juste la
confirmation que ces gens avaient été brûlés vifs à des dates voisines, sans
doute tous le même jour. Vraisemblablement tous en même temps.
Comment diable avait-on pu piéger onze personnes, pour les brûler vives,
puis les découper ? Comment ces corps avaient-ils pu être stockés et
transportés à travers la France ? Quelle énorme organisation pouvait être
derrière tout cela ? Qu’avait-on fait des têtes, des mains, des pieds ?

Dans l’après-midi de ce samedi, Alfred Zemmour prévint Fatima que ses


hommes avaient enfin retrouvé Étienne Bartolini, à Longjumeau, au pied
d’une barre d’immeubles HLM, rue Pipien, où il avait eu un rendez-vous
avec un inconnu, qu’on avait pu apercevoir, mais pas photographier. Il était
ensuite rentré chez lui, très placidement. On ne savait pas comment ce
rendez-vous avait été fixé, ni comment le journaliste avait pu ainsi
disparaître pendant plusieurs jours. Il est vrai qu’il n’était sous surveillance,
y compris sur tous les réseaux sociaux, même les plus cryptés, que depuis le
matin même.

Quelques heures plus tard, ce samedi 28 juillet, à 20 heures, le président


de la République, accorda une interview à France 2 depuis le bureau du
gouverneur militaire de Paris, aux Invalides, confirmant ainsi
spectaculairement son intention d’y transférer bientôt la résidence
présidentielle.
Il ne lâcha aucune information particulière sur ces meurtres, qu’il balaya
d’un revers de la main comme des actes de criminalité de droit commun.
« Onze morts, c’est beaucoup. Mais ce n’est qu’un fait divers. » Il n’attacha
pas non plus d’importance à la menace de voir un grand événement se
produire le samedi suivant. Il n’y croyait pas. Et il invitait chaque Français
à ne pas se plier à ce genre de chantage, à profiter tranquillement de ses
vacances.
Les médias titrèrent immédiatement sur son habileté, négligeant qu’il
avait annoncé au passage qu’il refusait d’envoyer son porte-avions en mer
de Chine, comme le demandaient les Américains ; à la fois parce que la
France n’y était pas contrainte par ses alliances et parce que cet unique
porte-avions serait plus utile en Méditerranée. « Pour couler les bateaux de
réfugiés ? » avait demandé le journaliste, qui n’avait obtenu qu’un sourire,
ironique et vaguement choqué, en réponse.

Ce 28 juillet, George L’Héritier vint, comme tous les soirs depuis une
semaine, dîner chez Fatima. Il semblait très nerveux. Il était passé chez un
traiteur voisin de l’Élysée et avait apporté le repas. Fatima n’était pas de
bonne humeur : depuis deux jours, elle n’arrivait pas à parler à ses enfants,
que sa mère refusait obstinément de lui passer. Si cela continuait, elle irait
les voir au plus vite. Cela lui permettrait de passer par Avallon, pour visiter
le lieu de dépose du sixième corps.
George ne mangeait rien. Il était sombre. Comme s’il avait quelque chose
à lui dire, mais qu’il hésitait à le faire.
Voulait-il la quitter ? Pour la première fois, il ne la questionna pas sur son
enquête. Comme s’il lui en voulait de quelque chose. Ou, plutôt, comme s’il
s’en voulait d’être là, ou d’une faute qu’il avait commise. Elle se demandait
s’il avait commis une erreur à l’Élysée, que le président lui reprochait. Ou
si, comme tout le monde, il cédait à la pression des Dénonciateurs et pensait
être, lui aussi, coupable de quelque chose de très grave. Ou bien si, plus
simplement, il s’était rendu compte qu’il ne l’aimait plus, qu’il avait envie
de rompre, sans oser le faire ; qu’il avait décidé de partir bientôt en
vacances sans elle. Elle s’en moquait ; elle n’avait aucune envie de partir en
vacances avec lui, même s’il avait, imprudemment sans doute, émis ce
projet, un mois plus tôt, sans plus jamais en parler ensuite.
Les hommes ne savent pas rompre, pensa-t-elle. Ils espèrent toujours
conserver leurs maîtresses négligées dans une sorte de futur antérieur, pour
y revenir si le désir revenait. Rompre, c’est irréversible, et la rupture
renvoie à la mort. Les femmes, elles, savent rompre, puisqu’elles donnent la
vie.
Fatima pensa que ses enfants lui manquaient. Et qu’elle était heureuse,
bien plus qu’elle ne l’aurait pensé, d’avoir retrouvé Léo, avec qui elle
déjeunait le lendemain.
Pendant qu’elle essayait d’entretenir la conversation et de le faire parler
de l’interview du président, George regardait ses deux téléphones : un
BlackBerry et un Samsung dernier modèle, imposé par la présidence ;
toutes les trois minutes au moins. Comme il le faisait depuis leur première
rencontre. Au début, elle avait trouvé cela insultant, et puis elle s’y était
habituée. Mais cette fois, il les consultait d’une façon inquiète, fébrile.
Comme s’il craignait de recevoir une mauvaise nouvelle. Elle sourit. Elle
imagina qu’une de ses maîtresses lui avait annoncé qu’elle était enceinte et
qu’elle refusait d’avorter. Non. Ce devait être plus sérieux. George était trop
cynique pour se laisser impressionner par une histoire de fille. Depuis
qu’elle avait compris qu’il était ce que lui-même avait défini comme un
« pervers narcissique », elle s’était définitivement détachée de lui.
Le silence lui pesait. Pour en finir, elle l’entraîna vers le lit. Il la suivit.
Comme toujours, il se laissa faire quand elle le caressa, puis la prit
violemment, brusquement, sans un mot, ce qui n’était pas dans ses
habitudes. Comme elle l’avait craint, elle n’éprouva aucun plaisir. Même
pas le plaisir de lui en donner. L’amour n’était plus désormais entre eux
qu’une juxtaposition de deux masturbations, pensa-t-elle. En finir. Elle
aurait voulu lui parler ; lui dire que ce n’était pas grave, qu’ils pourraient
rester des amis, que ce serait mieux comme ça. L’amitié, aurait-elle ajouté,
c’est mieux que l’amour, ça dure plus longtemps. Et cela évite tant de
souffrances. On peut être amis toute une vie. On ne peut pas aimer toute une
vie.
Long silence, tous les deux allongés sur le dos, dans le lit… Elle réalisa
qu’elle avait pensé à Léo en faisant l’amour avec George.
Elle voulut le lui dire, mais il ne la laissa pas parler. Il était déjà retourné
à ses téléphones et semblait avoir repris, sur son BlackBerry, le fil d’une
conversation interrompue. Sûrement avec une maîtresse, sur Telegram, en
tout cas sur un réseau crypté.
Elle glissa, pincée :
– C’est si important, cette conversation ? Ça ne peut pas attendre ?
– Quand le président m’écrit sur Telegram, je dois répondre.
Elle savait bien que c’était faux : le président ne lui écrivait que sur
l’autre numéro, celui du Samsung. Et il n’envoyait que des SMS non
cryptés. On le lui reprochait assez…
– Je ne te demande rien… Juste… Dis-moi… Tu sembles préoccupé ?
– Il est si imprévisible, si décevant…
– Qui ?
– Le président.
– Ah ? Tu étais son plus grand fan !
– Disons… qu’il m’a déçu.
– En quoi ?
– Il y a des choses qu’on ne doit pas faire.
– Je ne comprends pas.
– Je ne peux pas t’en parler. Je ne suis pas d’accord avec lui sur des
points importants. Parfois, je me demande s’il n’a pas fait des choses… pas
bien.
– Parce que tu crois encore qu’il y a des hommes politiques qui n’ont rien
à se reprocher ? Je ne te pensais pas si naïf. Depuis quelques jours, la
France entière ne pense qu’à ce que chacun d’entre nous a à se reprocher ;
et toi, tu penses à ce qu’un autre pourrait avoir à se reprocher ? Tu ne
penses pas à tes propres fautes ? Jamais ? Tu m’amuses…
– Ne te moque pas. Le président n’est pas un type bien ; il est capable de
tout !
– Merci, je suis au courant ! Moi, je n’ai pas voté pour lui !
– Je n’aurais pas dû…
– Tu n’aurais pas dû ? « Pas dû » quoi ? Voter pour lui ?
George se leva et partit vers la salle de bains en lui tournant le dos,
emportant avec lui un seul de ses deux téléphones, le Samsung. Elle
l’entendit à peine répondre :
– Oui, c’est ça. Voter pour lui. Laisse, oublie. Il faut que j’y aille.
– Déjà ?
– Oui, je dois partir.
– Là maintenant ? Tout de suite ? Cinq minutes après m’avoir baisée ! Si
tu pars maintenant, tu ne me revois plus jamais.

George haussa les épaules et fonça sous la douche, sans répondre.


Fatima ne put s’empêcher de regarder l’autre téléphone, le BlackBerry,
tombé au pied du lit. Elle entendit couler l’eau. Elle saisit l’appareil et le
débloqua très vite (curieux que ce modèle si bien crypté puisse être utilisé
par n’importe qui sans mot de passe !).
George restait toujours très longtemps sous la douche. Elle avait sans
doute au moins dix minutes devant elle. Elle hésita à lire les messages sur
ce téléphone ; elle savait ce qu’elle y trouverait : des conversations avec
d’autres maîtresses, des jeux érotiques avec des filles, rencontrées ou pas.
Elle était d’ailleurs certaine qu’il avait des relations avec deux filles en
même temps, dans le même lit ; il le lui avait souvent proposé. Elle n’avait
pas envie de lire cela.
Non, elle se respectait trop pour l’espionner. Elle se sentirait salie par une
telle indiscrétion. Elle reposa le téléphone exactement là où elle l’avait
trouvé, au pied du lit, juste avant que George ne ressorte de la douche,
cherchant du regard son BlackBerry. Sans un mot, il le ramassa, la regarda,
chercha à l’embrasser, furtivement. Elle le repoussa. Il s’habilla et s’en alla.
Quatorzième jour

Ce matin-là, dimanche 29 juillet 2018, vers 6 heures du matin, Fatima se


réveilla, seule dans son lit, encore au milieu d’un terrible cauchemar.
Cette fois, son père était enfermé avec d’autres gens dans une maison en
feu… Une étrange maison, posée comme en équilibre au bord d’une falaise
: une sorte de grand manoir de pierre avec des tours ovales, des remparts
obliques et des meurtrières en forme de losanges. Un feu s’y déclarait
pendant que des personnages habillés de longues tuniques aux couleurs
chatoyantes y dînaient en riant dans une des pièces les plus hautes. Parmi
eux, il y avait son père ; le seul vêtu de noir, et le seul triste. Quand les
flammes atteignirent les tentures de la pièce, tous, sauf lui, se précipitèrent
dans les escaliers interminables et franchirent le lourd portail. Puis, sans un
mot, arc-boutés sur les murs, ils poussèrent la maison, comme s’ils
pensaient pouvoir la faire tomber de la falaise. Après d’énormes efforts, la
gigantesque bâtisse commençait à glisser lentement sur le sol, vers le vide.
Son père, lui, était resté à l’intérieur, dans la salle à manger, immobile ;
d’abord triste, puis souriant quand les flammes l’atteignirent.
Dans son rêve, Fatima était spectatrice de tout cela. Elle entendait les
hurlements de joie de ceux qui réussissaient à faire basculer dans le vide
l’énorme manoir où son père mourait. Dans une maison en feu, pour une
fois ; pas une voiture, dans laquelle il périssait, en général, dans ses
cauchemars.
Elle criait, pleurait, hurlait devant ce spectacle auquel elle assistait,
impuissante, de loin.
Encore une fois, dans son rêve, son père était un homme de haute taille,
aux yeux verts, très clairs, et blond. Encore une fois, il ressemblait au
nouveau compagnon de sa mère, croisé gare de Lyon. Lui ? Son père ? Le
rêve disait-il vrai ? Mais non, ce n’était pas possible. Il semblait avoir le
même âge qu’elle. Et son père, Fouad, elle le connaissait bien et l’aimait
depuis toujours. C’était une illusion temporelle, rien d’autre. Comme
souvent, quand le rêve influe sur la perception de la réalité. Elle avait lu
cela quelque part : une scène vécue un jour peut modifier des souvenirs
antérieurs.
Comme chaque fois qu’elle faisait un tel rêve, qu’elle ne pouvait
s’empêcher de trouver prémonitoire, elle resta prostrée, en sueur, avec un
long moment de tremblements et de larmes, avant de réaliser que ce n’était
qu’un rêve. Puis elle décida d’appeler le vieux libraire. L’avant-veille, après
un cauchemar de même nature, elle ne l’avait pas fait… Elle le regrettait.
Même si l’heure était très matinale, elle ne résista pas à son inquiétude :
le rêve avait été trop réaliste. Le vieil homme dormait très peu, il préparait
sans doute déjà l’ouverture de sa librairie, prévue à 7 heures, comme tous
les dimanches depuis vingt ans : il y accueillait alors un club de lecteurs
qu’il avait fondé pour les ouvriers, en activité ou retraités. C’était sa fierté :
des gens qui ne lisaient jamais, qui considéraient la lecture comme réservée
à une autre caste, à qui leurs parents avaient même parfois interdit de lire,
venaient désormais tous les dimanches matin au « Rendez-vous des
illettrés » (c’était le nom qu’il avait donné à sa librairie), pour échanger des
livres, boire un café, parler de leurs vies ; et surtout, l’écouter leur faire la
lecture. Quand elle était enfant, elle se cachait dans l’escalier pour l’écouter
lire, avec son délicieux accent marocain, qu’il n’avait jamais perdu, un
chapitre du Comte de Monte-Cristo, à des fidèles aussi captivés qu’elle.
Elle l’appela. Le téléphone sonna longtemps, puis bascula sur le
répondeur. Étrange. Il lui répondait toujours, sauf s’il lisait un livre à haute
voix. Et là, il était encore trop tôt pour qu’il le fasse. Elle ne laissa pas de
message, plus inquiète que jamais. Dix minutes plus tard, son téléphone
sonna ; elle sourit : la sonnerie qu’elle avait installée pour lui, rien que pour
lui (« Somebody to Love », dans la version de George Michael, que Fouad
adorait depuis que son fils Gabriel la lui avait fait découvrir) : son père la
rappelait.
Fatima fut surprise d’entendre la voix d’Élise, la compagne de son père.
Pourquoi la rappelait-elle depuis le téléphone portable dont Fouad ne se
séparait pourtant jamais ? Fatima s’inquiéta. « Non, tout va bien », répondit
Élise, de sa voix douce, que Fatima ne put s’empêcher de trouver triste. « Il
est juste descendu à la librairie et il a laissé le téléphone à la maison. Tu
sais, il y a de plus en plus de gens, dans ces lectures, alors il doit
commencer de plus en plus tôt ! » Pourquoi Fatima eut-elle le sentiment
qu’Élise mentait ? Elle rappellerait plus tard.
Fatima appela ses enfants, à Vézelay. Ils lui manquaient. Sa mère
répondit ; ses enfants dormaient encore. Samira s’inquiéta : des nouvelles
de Jean-Marie ? Ses enfants le réclament !
Fatima éluda. Elle n’avoua pas à sa mère qu’elle avait reçu le matin
même un bref SMS de son ex-mari, lui confirmant qu’il devrait finalement
rester à Londres les quatre ou cinq prochains jours et qu’il lui proposait de
prendre leurs enfants avec lui à partir du 15 août. Il devait bien savoir
qu’elle refuserait : leurs vacances étaient prévues depuis longtemps : un
stage de voile à Belle-Île à partir du 9 août. Samira insista : « Ils sont
vraiment perturbés, les deux ; s’il ne vient pas vite les reprendre, ce serait
bien que toi, tu viennes les voir. Je sais que tu fais comme tu peux. Je
comprends que tu es très occupée. »
Samira ne changeait pas : toujours culpabilisante.
Y aller ? Oui, mais quand ? Cette enquête s’annonçait si mal… Des
morts tous les jours. Onze en tout, pour le moment. Deux juges
imprévisibles. Aucune piste. L’annonce d’une révélation, ou d’une
catastrophe, pour samedi prochain…
Tous les médias français titrèrent ce matin-là sur le fait que, comme
l’avaient annoncé les Dénonciateurs, pour la première fois depuis huit jours,
on n’avait retrouvé aucun nouveau cadavre calciné, mutilé, nulle part en
France.
L’enquête sur les « crucifiés aux abribus » piétinait. Rien. Rien. Le juge
Duroflé n’avait, pour la première fois depuis qu’il était en charge de
l’instruction, trouvé aucune occasion de parler, ou de faire fuiter la moindre
information. Son collègue Tieli venait de charger Fatima, ou plus
exactement son service, d’une commission rogatoire étendue, ordonnant,
selon le vocabulaire vieillot de la justice, que « toutes investigations utiles
soient poursuivies en tous lieux ». Autrement dit : carte blanche.
L’enquête avait progressé sur un seul point : celui des plantes trouvées
sur les corps des suppliciés.
Le laboratoire avait pu établir que ces végétaux n’étaient pas des nivéoles
de Nice (ou Acis nicaeensis) des Alpes-Maritimes, mais des nivéoles de
Fabre (ou Acis fabrei) du Vaucluse. Cette plante rare ne poussait pas en
beaucoup d’endroits : à l’entrée du ravin de l’Ermitage, dans la commune
de Villes-sur-Auzon, sur le piémont méridional du mont Ventoux ; au bord
de la route des gorges de la Nesque, sous le village de Méthamis ; et dans
la forêt domaniale de Saint-Lambert, au bord de la piste des Indochinois,
dans la commune de Lioux, à quelques mètres à peine de la limite
administrative du parc naturel régional du Luberon.
Ces trois zones étaient situées dans des forêts domaniales ou
communales, faisant toutes l’objet d’une gestion conservatoire, sur des
espaces distants les uns des autres de vingt kilomètres à vol d’oiseau.
Fatima demanda d’y lancer des fouilles et de chercher un endroit où avait
pu avoir lieu un grand bûcher un mois plus tôt. Car le laboratoire
scientifique en était certain désormais, toutes les victimes avaient brûlé
vives ensemble. La gendarmerie promit une réponse dans deux jours au
plus. Le temps pressait.
Dans la matinée, les autres événements du monde reprirent le dessus : en
Asie, le président chinois avait fait débarquer plus de dix mille femmes et
enfants, venus des ports du littoral, sur les sept îlots disputés et les y avait
installés tout à fait décemment, comme s’il s’agissait de migrants
volontaires et durables. Personne, au Japon ni aux États-Unis, ne pouvait
plus imaginer de les reconquérir sans faire la guerre à la Chine, ce qui ne
semblait pas une option réaliste. Sauf pour quelques ultras de la Maison-
Blanche. Après tout, disaient-ils, l’armée chinoise est encore très faible, et
ce serait l’occasion pour le président Trump d’imposer ce qu’il voulait par-
dessus tout : humilier durablement la Chine. Ils rappelaient que les Français
auraient évité la Deuxième Guerre mondiale s’ils avaient attaqué Hitler en
1936, au moment de la remilitarisation de la Ruhr.
Au Montenegro, deux des Érythréens soupçonnés d’être liés aux
terroristes du Bundestag s’étaient fait sauter dans une maison isolée, au
moment de leur arrestation ; les autres avaient fui ; en Moldavie, selon
certaines sources. La chancelière d’Allemagne, très fragilisée par la
découverte de failles dans les services de sécurité du pays, laissait entendre
à son entourage qu’elle regrettait de s’être représentée en septembre 2017 ;
elle savait bien combien sa trop courte victoire limitait sa capacité d’action.
Elle avait accepté ce nouveau mandat uniquement parce qu’elle était
convaincue que, sans elle, l’extrême droite allemande aurait gagné les
élections, l’Europe se serait effondrée, la France serait sortie de la
zone euro. Désormais, à cause de ces attentats, elle pensait que ces
catastrophes auraient lieu de toute façon, et qu’elle n’y pouvait plus rien.
De plus, la Russie grondait de se voir refuser le passage de ses camions et
exigeait que l’Union européenne et l’OTAN fassent entendre raison aux
pays baltes.
Enfin, on reparlait ce matin-là de Jérôme Parent, le journaliste disparu
depuis un an au Liban : Le Canard enchaîné publia des informations
prouvant qu’il était en fait un agent des services secrets français, en charge
de plusieurs assassinats ciblés, et affirmant qu’il avait été tué récemment en
opération, dans une région tenue secrète, pour une mission plus secrète
encore.
Au Burkina Faso et au Mali, les émeutes de la faim avaient provoqué
dans la matinée des pillages dans plusieurs villes : Bamako, Mopti, Gao,
Ouagadougou, Bobo-Dioulasso. Le président français décida d’envoyer
immédiatement un contingent du génie pour y organiser le rapatriement de
tous les Français installés dans ces deux pays, qui s’entassaient déjà, de plus
en plus nombreux, dans les aéroports des deux capitales. Et il partit pour
une brève visite surprise sur le porte-avions français, qui croisait en
Méditerranée, avec la flotte qui l’accompagnait, afin de montrer que la
France saurait veiller au grain, en cas d’arrivée massive de réfugiés sur nos
côtes. Mais quoi ? Nos bateaux aideraient-ils les migrants ? Ou tireraient-ils
sur leurs embarcations ?
À midi, ce dimanche matin, on apprit aussi que le nouveau Premier
ministre britannique, à peine nommé, venait de demander l’arrêt de la
négociation sur le Brexit, sans dire clairement s’il cherchait juste une pause
ou s’il remettait en cause la raison d’être de ces discussions.

À 13 heures, Fatima retrouva Léo pour déjeuner au parc Montsouris,


dans un restaurant un peu caché sur la butte, au milieu des joggeurs. La
chaleur écrasait un Paris désert. Les vacanciers de juillet n’étaient pas
encore rentrés et ceux d’août étaient déjà partis.
Pourquoi eut-elle brièvement, en marchant dans le parc, l’impression
d’être suivie ? Elle se retourna, mais non. Rien… Elle se souvint qu’elle
avait déjà eu ce sentiment, furtivement, plusieurs jours auparavant.
Léo l’attendait à une table, sur la terrasse ombragée, qu’on n’atteignait
qu’après avoir gravi une trentaine de marches raides. De loin, elle vit qu’il
feuillettait un livre. Un autre était posé sur la table.
Vêtu cette fois d’un costume gris et d’une chemise blanche, sans cravate,
il affichait une mine bronzée. Il ôta ses lunettes de soleil et lui sourit. Elle
remarqua ses yeux gris, plus clairs encore que dans son souvenir. Elle
mourait d’envie de lui demander qui étaient les deux enfants avec qui il
était parti en vacances, mais elle se retint.
Il posa le livre qu’il tenait en main au-dessus de l’autre, d’une telle façon
qu’elle ne put en apercevoir ni les couvertures ni les titres.
Elle remarqua, à côté de lui, la canne à tête de mort qu’il utilisait quand
elle l’avait rencontré au ministère onze jours plus tôt ; il jouait parfois avec
le pommeau, comme s’il cherchait à le dévisser.
Ils commandèrent, en prenant tout leur temps, une salade et des fruits.
Il avait suivi l’affaire de loin, dit-il, sans appeler personne. Il paraissait
déçu, irrité, que l’enquête ne progresse pas plus vite. Il s’étonna que les
criminels aient pu déposer ces onze corps sans que personne s’en aperçoive.
Il lui demanda si elle avait besoin de plus de moyens pour enquêter. Selon
lui, on avait affaire à une équipe considérable, peut-être plusieurs équipes
d’ailleurs, capables de prendre le risque de sillonner la France avec des
cadavres décapités dans une voiture. Et il ne fallait pas lésiner sur les
moyens d’enquête.
Il posa encore mille questions : a-t-on vraiment cherché s’il n’y avait pas
eu de meurtres du même genre, dans le passé, en France ou à l’étranger ?
Ces meurtres pouvaient-ils constituer un message envoyé à quelqu’un ? Le
poème, par exemple, recelait-il un sens caché ? Avait-on creusé la vie de
son auteur, cet Owen ? Était-il rattaché d’une façon ou d’une autre à
l’histoire française ? Et ces villes, étaient-elles choisies au hasard ? Pensait-
elle que les Dénonciateurs étaient les auteurs des onze meurtres, ou ceux
qui les dénonçaient ? Fallait-il considérer la « catastrophe morale » évoquée
dans leur communiqué et leur appel à des « aveux » des « vrais coupables »,
comme une marque de folie d’un tueur ou comme quelque chose de
sérieux ? Avait-on une idée de la « catastrophe morale » dont ils parlaient ?
Fatima, piquée au vif, exaspérée, répliqua qu’elle n’avait pas attendu son
retour de vacances pour envisager toutes ces hypothèses. En son absence,
on les avait évidemment explorées à fond, sans rien trouver de
véritablement significatif. Elle le lui aurait d’ailleurs déjà dit, s’il avait pris
la peine de la rappeler depuis son lieu de vacances.
En résumé, on n’avait trouvé trace d’aucun meurtre du même genre, ni en
France ni à l’étranger, dans aucune archive. Ce poète anglais, Owen, avait
mené une vie très courte, sans histoires ; avant de mourir, comme Léo le
savait d’ailleurs, au combat en novembre 1918, en France, pendant les
ultimes affrontements de la Première Guerre mondiale. On avait interrogé
des spécialistes de la littérature de guerre et de la littérature britannique ;
aucun d’entre eux n’avait vu dans ce poème quoi que ce soit, à part la
dénonciation de l’absurdité de la guerre. On avait cherché un événement
particulier et significatif ayant eu lieu en juillet ou en août 1918, cent ans
auparavant, cela n’avait rien donné. Quant aux villes, non, personne ne
saisissait le sens de leur choix. Vraisemblablement, le meurtrier avait
favorisé des lieux où il disposait d’une planque pour se débarrasser plus
aisément des cadavres. Enfin, elle prenait au sérieux la menace des
Dénonciateurs de dévoiler les motifs de leurs meurtres après l’expiration de
leur ultimatum le samedi suivant ; tout cela était totalement planifié et les
Dénonciateurs faisaient, jusqu’à présent, tout ce qu’ils disaient ; il fallait
donc s’attendre à quelque chose de concret et d’important. Sans qu’elle ait
la moindre idée de ce que signifiait les « aveux » qu’ils réclamaient. Elle
s’attendait d’ailleurs à ce qu’il y ait au moins encore un mort, puisqu’il
manquait, il le savait bien, un vers et demi du poème.
Léo ne semblait pas convaincu : selon lui, le meurtrier aux onze victimes
se cachait derrière les Dénonciateurs et faisait tout pour qu’on comprenne le
message qu’il transmettait. Il y avait donc quelque chose à trouver dans le
choix de ces villes et de ce poème. Le criminel voulait que les coupables de
quelque crime se dénoncent avant la fin de son ultimatum. Et son message
devait être facile à décrypter.
Un silence s’installa ; en bruit de fond, elle percevait la mélodie étouffée
d’une chanson qu’elle connaissait, sans pouvoir la reconnaître. Elle regarda
encore les mains de Léo, comme en fraude. Des mains fines, très soignées.
Il la fascinait.
Elle eut encore, fugitivement, le sentiment d’être surveillée. D’une façon
inquiétante. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’eux. Le restaurant était
presque vide : trois couples d’amoureux, une famille. Que lui arrivait-il ?
Angoisse nouvelle, inutile…
Elle vit approcher la serveuse ; en posant les assiettes, celle-ci déplaça les
deux livres de Léo et, avant qu’il n’ait eu le temps de les remettre en place,
Fatima en aperçut très rapidement les couvertures ; elle devina que l’un
était peut-être écrit en espagnol, mais rien de plus. Et l’autre dans une
langue qu’elle ne connaissait pas ; elle en était mortifiée : une langue dont
elle ne pouvait même pas identifier l’origine. Elle pensa à du hongrois, ou
du basque… Deux langues qu’elle s’était promis d’apprendre un jour…
Il l’interrogea sur le compte des Dénonciateurs : alors, où en était-on
dans la localisation de son propriétaire ? Elle répondit qu’elle appelait tous
les jours les services de cyber-sécurité des ministères de l’Intérieur et de la
Défense, parmi les meilleurs du monde, mais qu’ils étaient à la peine.
C’était un compte Signal, sans cesse modifié, lui avait-on expliqué, « avec
des métadonnées dans tous les sens et des proxys bien camouflés ». Le juge
Duroflé avait lancé des commissions rogatoires qui n’avaient pas encore
abouti et le juge Tieli pensait obtenir de meilleurs résultats avec la
coopération antiterroriste. Mais ce n’était pas facile, car une partie des
données transitait par l’Irlande, une autre par la Moldavie. Il s’étonna : la
Moldavie ? Oui, la Moldavie. Quand aura-t-on la réponse ? Dans quatre
jours, promettaient les services. Elle ajouta : « Les experts des services me
disent que les Dénonciateurs n’ont pas utilisé toutes les possibilités du
“dark Net”, en particulier de Tor. C’est même curieux. »
Léo sembla longuement réfléchir. Il ajouta, après un silence :
– Ils auraient donc pu mieux se cacher… Là, ils sont à la portée d’une
commission rogatoire. Bonne nouvelle…
Il l’interrogea encore sur le journaliste de Longjumeau, Étienne Bartolini.
Alors ? Qu’avait donné l’enquête sur lui ? Un ancien policier médiocre,
devenu journaliste plus médiocre encore, répondit-elle. Que savait-on sur sa
vie privée ? On avait seulement constaté, répondit Fatima, qu’il vivait une
vie très routinière et solitaire, occupé à jouer au go en ligne et à chanter en
karaoké dans les bars de la région. Sans aucune communication avec
personne. En tout cas sur aucun des numéros et des réseaux qu’on lui
connaissait. Ah ? Il était sur écoute ? Depuis quand ? Hier, avait-elle
répondu : le juge avait beaucoup trop tardé et il avait fallu que le procureur
intervienne. Le journaliste en avait même profité pour disparaître pendant
plusieurs jours. Léo lui conseilla de le rencontrer. Après tout, un journaliste
peut parler à un policier. Peut-être lui dira-t-il quelque chose, si elle lui
laissait entendre qu’elle lui réserverait un scoop le moment venu. Elle
acquiesça. Il avait raison.
Il l’interrogea sur ses enfants. Étaient-ils en vacances ? Elle répondit très
naturellement : leur âge, leurs soucis, leurs exigences. Elle essaya de
l’orienter sur les siens : en avait-il d’autres que celui qui était mort avec sa
femme ? Il éluda et regarda l’heure. Comme si en parler lui rappelait un
rendez-vous.
Il demanda l’addition. En la posant, le serveur déplaça les livres de Léo
et découvrit la couverture de l’un d’entre eux : c’était une histoire de la
guerre civile espagnole et du régime franquiste : El régimen de Franco. Un
enfoque político-jurídico, d’un certain J. Ferrando Badía. En quoi cela
l’intéressait-il ? Il déplaça rapidement les deux livres, pour qu’elle ne voie
pas la couverture de l’autre… Un livre sur l’histoire de l’Espagne. L’autre
devait donc être en basque, elle avait bien deviné.
Une fois le café servi, il regarda encore sa montre. Elle n’avait aucune
envie de le quitter. Il se leva, s’approcha pour l’embrasser sur la joue, quand
ses lèvres glissèrent jusqu’aux siennes. Elle ne recula pas. Il sourit, fit une
sorte de jolie révérence et la laissa là, rêveuse.
Elle hésita et décida d’aller voir son nouveau bureau, dans le nouvel
immeuble de la police judiciaire, aux Batignolles, dans lequel elle devait
emménager le lendemain. Mais, lui dit-on, l’immeuble était encore
inaccessible : derniers réglages de sécurité, derniers aménagements.
Elle ne cessa de penser à Léo, à son baiser. Et à leur conversation. Il avait
raison : certaines pistes n’avaient pas encore été suivies sérieusement. Par
exemple, ce journaliste. Qui était-il vraiment ?
Elle hésita, puis elle appela Zemmour, lui demandant de convoquer
Bartolini pour le lendemain, lundi, à la première heure. Alfred était en
pleine dispute avec madame Zemmour, qui exigeait, dit-il, qu’il la rejoigne
au Pilat, où elle était partie en vacances avec les enfants. Il conseilla à
Fatima de proposer elle-même au journaliste de le voir informellement.
Avec les journalistes, c’est mieux. « C’est comme moi, tu vois : madame
Zemmour me dit toujours, quand je lui demande de faire des courses : “Et
pourquoi tu me demandes de faire ça ? Tu ne peux pas le faire toi-même ?
Je suis certaine que cela sera mieux fait, et au moins tu ne pourras pas te
plaindre du résultat.” »
Zemmour lui donna le numéro du journaliste ; elle l’appela et se
présenta :
– Commissaire Hadj, chef du service de répression de la criminalité, à la
préfecture de Police de Paris.
Un silence. Le journaliste sembla hésiter, puis répondit :
– Je sais très bien qui vous êtes.
Elle entendait sa voix pour la première fois. Une voix très jeune.
– Pourrait-on se voir demain ? J’ai besoin de savoir ce que vous savez…
– Ah ? Je serai donc le premier gardé à vue, dans cette affaire ?
– Non, non. C’est tout à fait officieux ; ce n’est même pas une audition
de témoin. Juste une rencontre informelle. Naturellement, je ne vous
demanderai pas de trahir vos sources. Mais vous cherchez la vérité, n’est-ce
pas ? Comme moi.
– Et j’aurai quoi, moi, en échange ?
– Pas de secrets, mais des informations en priorité.
Il hésita.
– Pourquoi demain ? Pourquoi pas aujourd’hui ?
Elle sourit :
– Un dimanche ? Pourquoi pas ? Vous n’avez rien de mieux à faire ?
Elle l’entendit rire et répondre :
– Et vous ?
Elle réfléchit et pensa que, de toute façon, elle n’avait pour le moment ni
enfant ni amant, rien qui la retînt, puis plongea :
– D’accord ; où ?
Il dicta :
– Dans quarante-cinq minutes au Blue Bar, sur la route de Longjumeau, à
Chilly-Mazarin.
Quand elle arriva une heure plus tard dans ce restaurant de karaoké,
Étienne l’attendait assis devant le bar, dans une salle totalement vide. Il ne
ressemblait pas aux photos de lui qu’elle avait vues. Il n’était plus l’ancien
policier sportif et bien mis. On aurait dit un journaliste sorti d’un roman de
Fred Vargas. Il avait le teint cireux. Il était mal rasé ; habillé d’un vieux
jean, d’une chemise douteuse, de baskets sales. Elle s’étonna de
l’inquiétude qui animait ses yeux.
Elle le fit parler. Il ne se fit pas prier, même si les mots lui venaient
difficilement ; il bégayait ; ce qu’elle avait pris au téléphone pour une
hésitation. Oui, il venait souvent dans ce restaurant. Il aimait le karaoké,
cela le défoulait. Il chantait à n’en plus finir. Et ici, c’était génial.
– Oui, je sais, répondit-elle, ils ont tout le répertoire de Freddie Mercury,
ici.
Il se renfrogna, comprenant qu’il était traqué depuis des jours et que
Fatima savait beaucoup de choses sur lui.
Elle attaqua d’emblée : comment avait-il su que des vers d’un poème
anglais avaient été utilisés comme signature par les tueurs ? Il éluda :
– Ça, ce sont mes sources.
Elle insista : pourquoi suivait-il cette enquête de près ? Il lui répondit
qu’il s’était pris au jeu depuis qu’il avait été confronté au premier meurtre,
dans la ville de son enfance, Longjumeau. Il avait réfléchi, sans vraiment
enquêter, juste en regardant d’un peu loin les événements. Sans jamais
chercher à entrer dans les détails. C’est toujours comme ça qu’il faisait au
jeu de go : ne pas répondre coup pour coup, se mettre à la place de son
adversaire, penser cinq, dix coups d’avance.
Qu’est-ce qui reliait tous ces meurtres ? Comment raisonnaient leurs
auteurs ? Pour Bartolini, il fallait chercher du côté des lieux où on avait
trouvé les corps. Il avait cherché, et il avait trouvé ; pour cinq d’entre eux.
Cinq des villes, dit-il, étaient liées à des épisodes de la vie du président de
la République. C’est pour cela qu’il était inquiet et commençait à avoir
peur. Il énuméra : le président avait été élève quelques mois, en terminale,
au lycée de Longjumeau ; sa mère était née à Bordeaux ; il avait été
l’assistant parlementaire d’un député de Calais ; son fils avait été élève
d’une école de commerce à Nantes ; enfin, il avait fait son premier discours
de campagne, comme chef du parti, à Avallon. Pour les autres villes, il
cherchait encore et il trouverait.
En particulier, à Calais, dit Étienne d’un ton appuyé, il avait un ami,
ancien journaliste, lui aussi, à La Voix du Nord, un nommé Bertrand Goé,
qui connaissait l’histoire secrète de la ville sur le bout des doigts.
Ces meurtres, d’une façon ou d’une autre, il en était certain, étaient liés
au président de la République. Cela ne pouvait pas être des coïncidences.
En regardant ainsi, il ne quittait pas la porte des yeux. Fatima regarda. Tout
était calme. Le journaliste avait-il, comme elle, le sentiment d’être suivi ?
En tout cas, lui, il l’était…
Fatima était sceptique et déçue : c’était vraiment dérisoire, comme
explication ; les médias avaient déjà montré que ce genre de coïncidences
lointaines existaient pour bien d’autres que le président. Non, ça ne tenait
pas.
Le journaliste insista : il ne fallait rien écarter. Et ce n’est pas parce que
cela mettrait en cause le premier personnage de l’État qu’il ne fallait pas
chercher ; cela au moins donnait un peu de sens à quelque chose, qui
jusqu’ici n’en avait guère. Il attaqua : avait-elle comme instruction de ne
pas mettre en cause le président ? Faisait-elle partie d’une conspiration pour
le protéger ?
– Évidemment non, protesta-t-elle, en pensant qu’elle perdait son temps
avec ce pauvre type.
Une seule chose l’intriguait : ce journaliste que Léo Salz, si proche du
président, lui avait conseillé de voir, mettait précisément en cause le
président ! Elle s’amusait à l’avance de l’embarras dans laquelle elle allait
plonger le policier en lui racontant cette conversation surréaliste dans un bar
de banlieue.
Fatima allait le quitter, quand elle remarqua que Bartolini regardait
encore intensément derrière elle. Elle se retourna brutalement et aperçut une
silhouette quittant précipitamment la salle vide. Elle regardait le journaliste
pétrifié de peur, quand son téléphone sonna. Alfred Zemmour l’appelait : on
avait enfin un indice ; et sérieux : sur le onzième corps, celui de Longwy, on
avait trouvé une rotule métallique, posée vingt-cinq ans plus tôt, par un
chirurgien de l’hôpital militaire de Percy. On va vite savoir de qui il s’agit.
Deux ou trois jours, pas plus : vieilles archives, pas informatisées, dures à
localiser. Mais on allait les retrouver. Il en était certain !
Quinzième jour

Le lendemain, lundi 30 juillet, à l’aube, Fatima partit pour Dunkerque.


Tard dans la soirée de dimanche, elle avait reçu un appel d’Élise, la
compagne de son père : Fouad était au plus mal. Elle n’avait pas voulu le
lui dire la veille, parce qu’elle espérait une amélioration, mais son état avait
empiré. Fatima hésita à partir tout de suite en voiture, mais elle se sentait
incapable de conduire, surtout de nuit. Trop fatiguée. Elle irait à l’aube. Elle
en profiterait pour passer par Calais, sur le lieu de la découverte du
huitième corps. Elle ne réussit pas à se rendormir. Nuit blanche.
Cette nuit-là, comme toutes les précédentes depuis dix jours, des
incidents avaient eu lieu à plusieurs arrêts de bus à travers le pays : des gens
avaient cru voir des cadavres, ou des silhouettes en train de déposer des
paquets suspects. Pourtant, depuis deux jours, comme les Dénonciateurs
l’avaient annoncé dans leur dernier message, aucun corps n’avait été
découvert.
À l’aube, épuisée, elle prévint Zemmour qu’elle allait à Dunkerque, en
train, « pour des raisons personnelles ». En rentrant, dit-elle, elle s’arrêterait
à Calais, pour voir le lieu du huitième crime ; il n’était pas nécessaire qu’il
prévienne les policiers locaux. Son adjoint n’avait pas fait de commentaires.
Elle lui répéta ce qu’elle attendait de son équipe : les plantes ? La
localisation du compte Signal ? La prothèse ? On allait trouver, répétait-il
en boucle. L’enquête progressait enfin.Ces plantes endémiques, qu’on ne
trouvait que dans trois endroits du Vaucluse, et dont tous les corps portaient
la trace, allaient révéler le lieu du bûcher. Et la découverte d’une prothèse
sur le onzième corps annonçait la prochaine identification d’au moins une
victime. Il se demandait si c’était par hasard qu’on l’avait trouvée dans le
dernier corps déposé. Sûrement pas, répondit-elle. Rien n’était laissé au
hasard dans cette affaire. Visiblement, ceux qui menaient ce jeu semaient
des indices à leur guise, à leur rythme.
À la radio, qu’elle écouta sur son téléphone avec ses écouteurs, en
marchant vers la gare du Nord, les éditorialistes s’impatientaient ; ils
commençaient à réclamer la démission du ministre. La découverte de la
prothèse n’avait pas fuité. Ni celle des plantes. Très bien.
Sur France Inter, Léa Salamé, revenue exprès de ses vacances, expliqua
qu’on avait sûrement affaire à de très dangereux terroristes, qui allaient
bientôt recommencer à frapper, là où on s’y attendait le moins ; pour elle,
ces meurtres en série constituaient une puissante métaphore de la situation
du pays, dans lequel le président semblait avoir brusquement perdu la main,
après l’état de grâce des premiers mois de son mandat. Une telle situation,
ajoutait-elle, était particulièrement inquiétante parce que, selon ses sources,
on craignait, au plus haut niveau dans la police, que ces meurtres en série
donnent à des gens ordinaires l’idée de tuer un proche, un rival, un
concurrent, ou un simple gêneur, et qu’ils en fassent porter la responsabilité
à ces tueurs en série.
Sur Europe 1, Natacha Polony se voulait plus rassurante : puisque aucun
nouveau cadavre supplicié n’était apparu depuis deux jours, c’est que tout
cela était terminé. Ces onze morts n’annonçaient rien de particulier. Il ne
fallait y voir qu’un acte banal de folie criminelle, prévisible dans une
France devenue médiocre, cosmopolite et ouverte à tous les vents de la
mondialisation. Elle attendait les prétendues révélations promises pour le
samedi suivant avec curiosité plus qu’avec inquiétude.
Les événements semblaient lui donner raison : aucune catastrophe
imminente ne se profilait. Aucune épidémie, ni radioactivité particulière. Le
président était rentré de son inspection de nos navires en Méditerranée et
reparti ostensiblement en vacances à la Lanterne, la résidence
gouvernementale jouxtant le parc du château de Versailles, qu’il avait tout
de suite quitté très discrètement pour le château lorrain de sa nouvelle
compagne, dont les médias commençaient à soupçonner l’existence.
En s’installant dans le train pour Dunkerque, qu’elle connaissait si bien
pour l’avoir pris chaque vendredi soir de son enfance, Fatima aurait voulu
dormir un peu. Impossible : assis juste devant elle, trois jeunes gens, vêtus
de survêtements rouges et chaussés de baskets rutilantes, dissertaient, dans
un mélange d’arabe et de français, des mérites comparés de plusieurs filles
et des meilleures façons de voyager sans billet. Fatima les entendit parler
d’elle, très fort, dans un arabe proche de celui de son père, qui ne lui parlait
plus que français. Ils ricanaient de tout ce qu’ils aimeraient lui faire, s’ils
pouvaient la coincer dans les toilettes du wagon.
Au passage d’un contrôleur, ils rivalisèrent d’insultes, cette fois-ci en
français, à la grande colère muette des rares passagers du wagon. Ils
refusèrent de payer leurs billets et l’amende, et, plus encore, de lui donner
leurs identités. Calme, très courtois, le contrôleur réitéra sa demande, puis
s’en alla, sous les ricanements des jeunes gens.
Fatima n’intervint pas : qu’aurait-elle pu faire, sinon sortir son arme de
service ? Elle n’aimait pas la violence, ni l’autorité. Et montrer sa carte de
police ne les aurait sûrement pas impressionnés.
Elle se demanda si ce métier était vraiment fait pour elle. Elle aimait la
dimension psychologique d’une enquête. Pas la brutalité de la confrontation
aux malfrats. Elle aimait faire respecter le droit. Pas combattre ceux qui le
violent. Peut-être en changerait-elle, un jour ; par exemple, pour partir
travailler avec Gabriel, dans sa galerie d’art, à Londres. Elle aimait la
douceur de son frère et la façon dont il parlait des artistes qu’il défendait.
En ce moment, il se passionnait pour un artiste kurde, qu’il avait connu
grâce à Éden, leur frère, policier en poste au Moyen-Orient.
Elle en avait parlé à George, il y a quelques semaines ; il le connaissait,
se vanta-t-il. Il l’avait d’ailleurs cité dans son livre sur les relations entre les
artistes et le terrorisme, comme un exemple de soutien par les artistes d’une
cause considérée par certains comme terroriste et par d’autres comme
légitime.
George et Gabriel s’étaient rencontrés et ne s’étaient pas entendus. Ils
n’avaient pas grand-chose en commun, sinon leur amour pour la musique
anglaise des années 2000, et pour Freddie Mercury. Gabriel avait fait
comprendre avec tact à sa sœur que le livre de George n’était qu’un copier-
coller de quelques extraits de catalogues d’expositions, pris un peu au
hasard, sans véritable recherche ; et que, si le sujet méritait qu’on le traite,
George l’avait gâché pour longtemps. Oui, la violence est source de
création et d’art. La Suisse n’a créé que le coucou, disait-il, mais la
violence, en Italie, en France, en Flandres, était à la source de la
Renaissance. Oui, aujourd’hui aussi, des artistes s’étaient mis au service du
terrorisme, mais pas ceux dont George parlait. Et pas comme ça.
George… Comment avait-elle pu s’attacher à ce prédateur ? Elle savait
que sa relation avec lui était terminée et elle en éprouvait du soulagement.
Mais lui, l’avait-il compris ?
Que Luc lui manquait ! Combien elle aurait voulu échanger avec lui !
Maintenant… Ne pas y penser.
Pendant que le train roulait, elle essaya de se concentrer sur les nouvelles
du monde, qu’elle lisait sur son iPhone : la situation en Asie se détendait
depuis que le président des États-Unis avait annoncé le retrait des bateaux
américains de la mer de Chine, prenant acte de l’installation irréversible de
colons chinois sur les îles artificielles. Les commentateurs, sur Facebook, se
partageaient entre ceux qui louaient sa sagesse et ceux qui raillaient sa
lâcheté, annonçant une catastrophe pour l’Occident après ce premier recul
devant une coalition russo-chinoise. Trump, après tout, se désolaient-ils,
n’était peut-être pas plus ferme vis-à-vis de la Chine qu’Obama ne l’avait
été face à la Syrie.
Devant cette reculade de son principal allié, la Diète japonaise approuva
à l’unanimité la décision du gouvernement de doter le pays de l’arme
nucléaire, parce qu’il ne pouvait plus, déclara son Premier ministre Shinzo
Abe, « compter sur personne ».
À Moscou, le président russe semblait ne pas insister et avait fait faire
demi-tour au convoi d’armes nucléaires refoulées par le gouvernement
lituanien à sa frontière.
Dans le Sahel, la situation se dégradait de jour en jour ; des centaines de
milliers de gens quittaient ces pays et se dirigeaient vers les côtes du Maroc,
de l’Algérie, de la Mauritanie et du Sénégal. De Paris, le président français
avait annoncé l’envoi d’une force de ravitaillement, en plus des avions
chargés de rapatrier les Français installés dans ces pays. Pour certains
commentateurs, cette force était surtout là pour empêcher ces migrants
climatiques de parvenir jusqu’à la mer et d’embarquer vers l’Europe, sur
des bateaux de plus en plus grands, fournis par des passeurs de mieux en
mieux organisés.
Les partis politiques français, pris pour la plupart de terreur à l’idée de
cet afflux de réfugiés, rivalisaient de propositions généreuses envers ces
pays. Tous, en tout cas, réclamaient la création de centres européens de
détention préventive des suspects, où on pourrait entasser, sans limite de
temps ni autorisation des juges, non seulement les gens suspectés de
terrorisme, mais aussi tous les migrants en situation irrégulière.
À 9 heures, encore dans le train, elle appela l’ancien correspondant de
La Voix du Nord, Bertrand Goé, dont lui avait parlé Étienne Bartolini.
Le journaliste n’avait sûrement pas évoqué ce nom par hasard…
Bertrand Goé ne sembla pas étonné qu’elle demande à le voir et lui
donna rendez-vous le jour même, à 16 heures.
À 9 h 15, en descendant du train dans la gare de Dunkerque, à peu près
déserte en ce lundi matin d’été, Fatima fut soulagée de voir des policiers
attendre les jeunes resquilleurs.
En les dépassant, elle leur lança, dans un arabe parfait : « Je vous
souhaite une bonne journée, messieurs ! »
Elle calcula : son rendez-vous avec le journaliste de Calais était à
16 heures. Elle avait donc le temps de voir longuement son père.
En traversant la ville de son enfance, elle remarqua des voitures, chargées
chacune de plusieurs passagers, ralentissant devant des arrêts de bus.
Plusieurs fois, elle eut encore le sentiment d’être suivie. Elle se retourna,
mais non rien. Pourquoi cette impression, de plus en plus insistante, d’une
présence hostile autour d’elle ? S’en débarrasser. Il n’y avait rien…
Au bout de vingt-cinq minutes de marche, elle arriva devant le petit
immeuble de briques où son père occupait un appartement au-dessus de sa
librairie. Le Rendez-vous des illettrés était ouvert. Fatima crut y voir son
père derrière la vitrine et se précipita ; mais non, c’était un vendeur qu’elle
ne connaissait pas, qui la regarda tristement quand elle se présenta. Elle
monta par l’escalier intérieur qui reliait l’appartement et la boutique.
La compagne de son père lui ouvrit, joliment habillée d’une longue jupe
grise, d’un chemisier blanc et d’un collier de perles. Élise semblait avoir
vieilli, depuis la dernière visite de Fatima, un mois plus tôt. Elle lui servit
du café et chuchota que Fouad allait un peu mieux que la veille et qu’il
venait de s’endormir.
– Merci d’être venue. Je t’ai peut-être dérangée pour rien. Mais j’ai un
peu paniqué à l’idée qu’il puisse mourir sans te revoir…
– Mourir ! On en est là ! Que disent les médecins ?
– Qu’il pourrait vivre encore un peu, mais qu’il se laisse aller. Il a voulu
aller à l’hôpital, pour ne pas me déranger. Mais j’ai tenu à ce qu’il ne parte
pas d’ici, puisque les médecins pensent qu’il y sera mieux qu’à l’hôpital. Et
puis, parfois, je reprends espoir…
– Tu as bien fait… Tu as prévenu mes frères ?
– Juste Gabriel. Il arrive dans l’après-midi. Je ne sais pas comment
joindre Éden.
– Je vais le prévenir. Gabriel va venir ? Seul, j’espère.
– Non, avec son compagnon.
Lynn. Un musicien jamaïcain qui ne quittait plus Gabriel depuis trois
ans…
– Il va faire de la peine à papa, inutilement.
– Mais non ! Lynn est déjà venu ici et cela s’est très bien passé. Ton père
est beaucoup plus moderne que tu ne le crois.
– Ah ? Tu as sûrement raison. Gabriel aurait dû me le dire…
– Il n’a pas osé, sûrement. Tu leur fais peur, à tes frères, tu sais ?
– C’est ça, oui, je suis terrifiante !
– Tu veux te reposer un peu ? Je t’ai préparé ta chambre.
– Je ne peux pas le voir ?
– Si tu veux bien, plutôt tout à l’heure. Je préfère ne pas le réveiller, pour
une fois qu’il dort.
– Bien sûr, tu as raison. Et cela me fera aussi du bien, de dormir un peu.
– Je peux te demander où en est ton enquête ? Tout le monde doit t’en
parler.
– On n’a rien trouvé, encore… Mais ça va venir. Viens me chercher
quand il sera réveillé.
– Ce sera sans doute vers midi. Ça ne te retarde pas trop ?
– Non, non ! Ça me va, je vais essayer de dormir un peu.
Elle pénétra dans sa chambre d’adolescente. Rien n’y avait bougé. Tant
de souvenirs revenaient… Épuisée, elle s’endormit facilement, sans
craindre de refaire le même cauchemar : elle ne le faisait jamais quand elle
était à Dunkerque…
Trois heures plus tard, Élise vint la réveiller d’un café et d’un sourire
forcé :
– On peut aller le voir, si tu veux.
– Il ne dort plus ?
– Non. Enfin…
Elles traversèrent le petit couloir et rejoignirent la chambre de Fouad, où,
enfant, Fatima se glissait pour qu’il lui lise tant de contes.
Fouad était réveillé, appuyé contre un oreiller, un livre à la main. Il avait
tant changé depuis un mois ! Il était maintenant extrêmement maigre. Sa
barbe avait poussé. Ses cheveux étaient encore plus rares… Ses yeux
étaient comme exorbités. Il semblait plus vieux que son âge. Après tout, il
n’avait que 62 ans.
Depuis quand ne l’avait-elle pas vu ? Pas plus d’un mois ; pourtant, que
de changements. Il posa le livre qu’il était en train de lire et se redressa. Elle
en vit le titre : Cinq méditations sur la mort, de François Cheng. Il sourit :
– Qu’est-ce que tu fais là ?! Tu aurais pu me prévenir !
Sa voix était méconnaissable ; rauque, faible, blanche…
– Élise ne t’a pas dit que je venais ?
– Si elle me l’avait dit, je te l’aurais interdit.
– Tu ne veux pas me voir !
– Tu as mieux à faire, non ? Et tes enfants, comment vont-ils ?
– Bien, papa.
– Tu aurais dû me les amener.
– Je reviendrai bientôt avec eux. Mais là, ils sont en vacances.
– Avec leur père ?
– Non. C’est un peu compliqué.
– Pff. Je ne l’ai jamais aimé, celui-là. Et ton travail ? J’ai toujours pensé
que ce n’était pas un métier pour toi. Tu aurais dû continuer avec les
langues. Faire de la vraie recherche. Tu as l’air fatiguée !
– Un peu. Mais ce n’est pas important. Et toi ? Toi ? Ça va mieux, si je
comprends bien ? Les médecins…
– Les médecins, tu les connais, ils font les mystérieux. Mais, moi, j’ai
bien compris.
– Tu as compris quoi ?
– Que le grand départ, c’est pour bientôt… J’y suis prêt, maintenant.
– Ne dis pas ça, papa, on a tous besoin de toi.
– Allons, allons… Élise, tu peux me donner à boire ?
Élise sortit de la pièce et les laissa seuls. Fouad reprit :
– S’ils ne sont pas avec leur père, ils sont où, tes enfants ?
– Ils sont partis à Vézelay, avec…
– Comment va-t-elle ?
– Bien. Elle m’a demandé de tes nouvelles.
– Je ne te crois pas… Ce n’est pas grave. Il y a longtemps que j’ai…
Samy… Pendant quelques années, j’ai été si malheureux que c’était même
impossible pour moi d’entendre prononcer son nom. Mais c’est fini
maintenant.
– Je sais, papa…
– Ta mère, tu sais, je crois qu’elle ne m’a jamais vraiment aimé ; qu’elle
n’a jamais aimé personne. Ce n’est pas grave… Elle a beaucoup de talent.
Et le talent, ça rend égoïste, paraît-il.
– Vous devriez vous revoir.
– J’y suis prêt, maintenant, mais je ne pense pas qu’elle le voudra. Elle a
sa vie, et je n’en ai jamais vraiment fait partie…
Il hésita, prit la main de Fatima, la regarda dans les yeux et ajouta :
– Mais si elle veut, qu’elle vienne avec tes enfants. Je peux la revoir sans
souffrir, désormais. Depuis que j’ai rencontré Élise, j’ai trouvé la paix.
– Je lui dirai. Ça serait bien… Je vais chercher les garçons chez elle dans
quelques jours pour les emmener en Bretagne. Et je te les amène à notre
retour. Dans un peu plus de deux semaines. D’accord ?
– Deux semaines…
– Oui, deux semaines. Et dans deux semaines, tu iras encore mieux,
d’accord ?
Elle n’aimait pas qu’il se pense ainsi mourant. Elle repensa à son
cauchemar : son père, brûlé vif dans un accident. Oserait-elle lui en parler ?
Peut-être un jour. Pas maintenant.
Après un long silence, elle l’entendit murmurer :
– N’oublie pas l’enfant que tu étais. Il ne faut jamais oublier l’enfant
qu’on a été.
– Que veux-tu dire ?
– Enfant, tu étais si exigeante avec toi-même que rien ne comptait sauf la
perfection.
– Oui ? J’essaie encore un peu…
– C’est bien, continue… Et, après moi, ne sois pas triste, d’accord ? Ne
m’en veux de rien.
Elle retint ses larmes et sourit :
– Mais de quoi pourrais-je t’en vouloir ? Ta vie est droite. Et tu as été…
tu es… un excellent père, pour nous trois.
– Oui… pour vous trois… J’ai fait ce que j’ai pu… Quoi qu’on te dise
plus tard, sache que tu es la femme de ma vie, et que je t’ai donné tout
l’amour que je pouvais.
– Je le sais, papa…
– Il arrive qu’une vie droite contienne des zones d’ombre, projetées par
des rochers du voisinage ; des ombres qu’on n’a pas le courage d’avouer à
ceux qu’on aime.
– Alors, c’est que c’est sans importance, papa. Et je préfère ne jamais le
savoir.
Fatima se détourna pour cacher son émotion. Son téléphone sonna.
C’était Zemmour.

Elle s’isola et décrocha :


– Les juges d’instruction font du zèle maintenant ! Après avoir tout fait
pour le protéger, ils souhaitent maintenant convoquer Étienne Bartolini,
pour le mettre en examen pour recel de violation du secret de l’instruction.
Ils ont même décidé d’une perquisition chez lui, pour demain matin.
– Rappelle-leur qu’on ne traite pas ainsi les journalistes. Ils le savent
bien !
– Duroflé, peut-être. Tieli, il n’en a rien à cirer, des médias. Et il aurait
bien envie de donner une leçon de procédure à Duroflé ! Tu rentres quand ?
– Ce soir. Je vais à Calais, maintenant.
– Ah, très bien, j’ai prévenu le commissaire local. Il t’attendra.
– T’inquiète. Je n’ai pas besoin de lui. Je te l’avais dit.
– Ah ? Tu vois qui ?
– Je te raconterai.
– Fais attention à toi… Madame Zemmour dit toujours que…
Fatima sourit, l’interrompit d’un « Au revoir, monsieur Zemmour »,
raccrocha et revint vers son père :
– Pardon, papa.
– Le travail ?
– Oui, une enquête difficile…
– J’en ai entendu parler, comme tout le monde. Tu vas la résoudre, cette
énigme. Tu es la meilleure !
– N’exagère pas.
Il se redressa et regarda autour de lui. Il fit signe à Élise, qui venait de
revenir dans la pièce, de lui donner un des livres, posé sur une des piles, au
pied de son lit, assez loin. Un petit volume, qu’il tendit à Fatima :
– Dis-moi, as-tu lu ça ? Un roi sans divertissement.
– Non, c’est quoi ?
– Un roman de Jean Giono.
– Pourquoi devrais-je le lire ?
– J’y ai pensé hier en lisant ce que disent les journaux sur tes meurtres.
Cela n’a sans doute rien à voir. Mais… il y est question d’un meurtrier
qui… Tiens, prends-le. Et lis-le ! De toute façon, tu ne perds jamais ton
temps quand tu lis un livre !
Fatima partit pour Calais en début d’après-midi, sans attendre son frère,
laissant son père endormi. Élise voulut la raccompagner à la gare, mais
Fatima insista pour qu’elle ne se dérange pas et reste près de Fouad. En
marchant, Fatima le regretta. Élise avait peut-être quelque chose à lui dire ?
Dans le train, Fatima lui envoya un SMS, pour la remercier. Élise ne
répondit pas.
En arrivant à Calais, après quarante-cinq minutes de voyage, elle se
rendit au lieu de rendez-vous fixé par l’ancien journaliste de La Voix du
Nord : la résidence Val-des-Roses, une modeste maison de retraite, en
briques roses, dans la rue Marceau. Elle était un peu en avance. Bertrand
Goé, vêtu d’une robe de chambre fanée et de pantoufles incertaines,
l’attendait dans le hall. Dans une pièce voisine, quelques autres
pensionnaires jouaient aux cartes. Il l’emmena dans la rue, marchant
lentement en s’appuyant sur son bras.
Il lui parla longuement de la ville, de ses trafics, de son port, de ses
arcanes politiques, de ce que le tunnel sous la Manche avait modifié, de la
façon honteuse dont on traitait les malheureux qui cherchaient à passer en
Grande-Bretagne, du travail formidable du maire de Grande-Synthe. Elle le
laissa parler. Elle avait l’intuition qu’il allait lui dire quelque chose
d’important sans qu’elle ait à l’interroger. Au milieu d’un monologue sur
les compromissions et les corruptions dans le port, il glissa : « Ici, on a eu
plein de gloires. On a même eu, il y a trente ans, un député homosexuel,
dont l’assistant était le petit ami… il a fait une grande carrière, depuis, le
petit ami. » Puis il continua à parler du port, des trafiquants, et des migrants
qui allaient bientôt arriver par dizaines de milliers au moins.
Dès qu’elle monta dans le train pour Paris, Fatima n’eut aucun mal à
trouver qu’un député d’ici, il y a trente ans, avait eu brièvement comme
assistant parlementaire… l’actuel président de la République ; une
information qu’on trouvait aisément sur Internet, dans les archives ouvertes
de l’Assemblée nationale. Et nulle part dans la biographie officielle du
président de la République.
Elle ouvrit le roman de Giono que lui avait donné son père. 280 pages.
Lisible, pour elle, pendant le temps du voyage. Elle n’avait jamais rien lu de
cet écrivain. Elle fut vite fascinée. Il racontait, dans une langue magnifique,
comment, en 1843, le capitaine de gendarmerie Langlois, bloqué par la
neige dans l’auberge d’un village isolé dans les Alpes, tua de sang-froid,
sans y être contraint, un inconnu qu’il avait vu déposer sur une branche
d’un grand hêtre le corps d’un homme qu’il venait d’assassiner. Bouleversé
par son réflexe meurtrier, Langlois démissionna de la gendarmerie.
Quelques années plus tard, revenant dans ce même village pour y chasser le
loup, il se découvrit de nouveau attiré par le sang et la mort. Terrorisé par sa
propre fascination, il se suicida en allumant dans sa bouche un bâton de
dynamite, comme on allume un cigare : « C’était la tête de Langlois, qui
prenait, enfin, les dimensions de l’univers. Qui a dit : “Un roi sans
divertissement est un homme plein de misères” ? » Ainsi se terminait le
roman de Giono.
En posant le livre, Fatima en était bouleversée. Tout policier devrait
l’avoir lu, pensait-elle. Il racontait parfaitement combien chaque être
humain peut être fasciné par le mal. Au point d’avoir peur d’y céder. Il
disait tout de la peur de la mort, du désir de s’en distraire (d’où la citation
finale, de Pascal) ; du désir de la fuir par tous les moyens, y compris en
tuant ; de la violence essentielle, qui peut déraper, si elle n’est pas maîtrisée.
Il disait tout aussi des gens et des peuples qui cèdent à la folie des
génocides. Tuer pour ne pas penser qu’on va mourir. Tuer pour se prouver
qu’on est vivant. Et puis, aussi, se supprimer, pour ne pas tuer…
Quel rapport cela pouvait-il avoir avec son enquête ? Son père pensait-il
que les assassins des onze « crucifiés à l’abribus » étaient des hommes
comme les autres, qui s’ennuyaient et se divertissaient, par des meurtres, de
leur propre peur de mourir ? Ou que les Dénonciateurs étaient des
meurtriers qui voulaient qu’on les découvre, pour ne pas tuer davantage de
gens ? Le fait que le capitaine Langlois, dans le roman, se suicide en se
faisant exploser la tête, renvoyait-il, dans l’idée de son père, aux onze corps
décapités ?

En descendant du train, elle appela son père, pour prendre de ses


nouvelles et lui parler du roman. Il ne répondit pas. Elle appela Zemmour :
– Alors, vous avez les résultats pour la rotule ?
– Pas encore. Percy doit encore chercher dans des milliers de cartons,
m’a-t-on dit. Ce n’est pas gagné… Mais, par contre, pour les plantes,
bingo !
– Comment ça ?
– Sur la commune de Lioux, un des trois endroits où poussent ces
nivéoles de Fabre, les gendarmes ont trouvé, dans une des forêts
domaniales, une sorte de vieille maison en pierre, incendiée, puis
soigneusement nettoyée. C’est sans doute là que tous les meurtres ont eu
lieu. Les légistes et la scientifique sont encore sur place.
– Bravo ! Elle appartient à qui, cette maison ?
– Forêt domaniale, je te dis. À personne. C’était un refuge pour bergers.
Et personne de la région n’y a mis les pieds depuis des années.
– C’est un gros progrès. Faites vraiment fouiller tout en détail. Le secret
des meurtres est là. Il faut savoir qui a pu avoir accès à cette bâtisse. Et s’il
n’y a pas, quelque part, des traces, des empreintes.
– D’accord. Mais, si j’en crois madame Zemmour, quand on met le feu à
une maison, c’est qu’on veut faire disparaître tout ce qui s’y trouve !
De retour chez elle, vers 21 heures, épuisée de sa journée, Fatima regarda
longuement le canal, qui l’apaisait. L’eau… Sur le pont, juste devant ses
fenêtres, des amoureux riaient aux éclats. Sa solitude lui pesait. Elle appela
son frère au Liban. Elle savait qu’elle pouvait le trouver, à cette heure-là,
sur son mobile sécurisé. Elle lui parla de leur père. Il allait faire
l’impossible pour venir au plus vite. Elle appela ses enfants, qui, encore une
fois, semblaient trop occupés pour lui parler.
Elle chercha en vain le sommeil.
À 4 h 50 du matin, son téléphone sonna. C’était encore Zemmour. Elle
décrocha :
– Encore toi ? Tu ne dors jamais ?
– Viens vite, on va pouvoir clore l’enquête : des gens ont arrêté les
auteurs des crimes des abribus. Et ils les ont massacrés.
Seizième jour

Ce matin-là, mardi 31 juillet à 3 h 50, près de la basilique de Saint Denis,


cinq « citoyens-volontaires » (une commerçante et son mari au chômage, un
employé municipal, un retraité de la gendarmerie et un étudiant en droit),
officiellement sans armes, effectuant une de leurs rondes nocturnes, avaient
repéré deux personnes déposant furtivement dans un abribus non éclairé,
boulevard Marcel-Sembat, une sorte de lourd et long paquet, ressemblant à
un corps enveloppé dans un tapis. Les « citoyens-volontaires » s’étaient
précipités, voulant ouvrir le paquet ; une bagarre s’en était suivie. Les deux
suspects s’étaient débattus et avaient crié dans une langue inconnue. Dans
l’obscurité, les « citoyens-volontaires » avaient cru voir un des suspects
sortir un couteau et s’étaient affolés. Le commerçant avait sorti un pistolet
et tiré sur les deux hommes. Morts sur-le-champ. L’auteur des coups de feu
avait immédiatement alerté les médias, en appelant le standard de sa station
de radio favorite, se vantant d’avoir mis hors d’état de nuire les assassins
des abribus, avant de se rendre, triomphant, à 4 h 20, avec les quatre autres
« citoyens-volontaires », au commissariat, en face de la mairie, laissant sur
place les victimes et le corps enveloppé.
La BAC vint immédiatement sécuriser le lieu sans ouvrir le paquet ; puis
elle appela la brigade criminelle et la police scientifique, qui prévint
immédiatement l’officier de police de permanence au cabinet du préfet, qui
avertit ensuite le conseiller de permanence au cabinet du ministre de
l’Intérieur, encore une fois Olivier Pelick.
À 4 h 50, les premiers tweets annoncèrent la mort des auteurs des
« meurtres des abribus », avec des photos, visiblement prises par un ou
plusieurs des « citoyens-volontaires ». C’est à ce moment que Zemmour
prévint Fatima et que le juge Tieli prépara une déclaration triomphante,
destinée à la presse, à publier une fois qu’il aurait reçu le rapport de la
police scientifique, affirmant que tout cela était le résultat d’une longue
enquête menée sous sa direction.
À 4 h 55, ce 31 juillet, le conseiller de permanence à la présidence, alerté
par le ministère de l’Intérieur, après avoir hésité, décida de prévenir George
L’Héritier, comme le prévoyait la procédure établie depuis l’élection du
nouveau président : seul son conseiller personnel a le droit de réveiller le
chef de l’État.
George préféra attendre un peu. Il savait qu’il avait quitté la Lanterne la
veille pour un château près de Nancy, appartenant à la famille de sa
nouvelle compagne, des industriels de Lorraine. George se promit de
prévenir le président dès qu’il en saurait davantage sur l’identité des
victimes.
C’est à ce moment seulement que furent remontées au ministère de
l’Intérieur les premières constatations faites par les spécialistes de l’identité
judiciaire sur les corps des deux victimes et sur le contenu du paquet qu’ils
transportaient. Assiégée par les médias, la police locale se taisait
obstinément.
À 5 h 37, un communiqué du ministère de l’Intérieur fit savoir que cinq
citoyens de bonne volonté venaient, de bonne foi, et sans doute en état de
légitime défense, d’assassiner deux réfugiés afghans en route vers Calais,
qui, ivres de fatigue et cherchant un abri, transportaient quelques affaires
dans un gros baluchon.
George se félicita de ne pas avoir réveillé le président et finit par
l’appeler vers 7 heures du matin, lui racontant toute l’histoire.
Le président éructa :
– C’est arrivé quand ?
– Quoi ?
– Cette bagarre, ces meurtres.
– À 3 h 50 ce matin.
– Et tu as laissé passer plus de trois heures avant de m’appeler ?!
– Attends, mais c’est une fausse nouvelle ! Ce ne sont pas les meurtriers
qu’on recherche !
– Une fausse nouvelle ? C’est souvent bien pire qu’une vraie ! Si on a tué
ces deux pauvres types, c’est parce qu’on ne résout pas cette énigme ! Tu ne
te rends pas compte ?! Vraiment, George, tu perds ton sens politique ! Le
pays dérape. Avec en plus ces vagues de migrants qui vont bientôt déferler
sur l’Europe, tout devient possible. Si les gens se mettent à tuer des gens à
tous les arrêts de bus, où va-t-on ? On aura bientôt des milices qui iront tirer
dans les quartiers ! Cette enquête doit avancer au plus vite. Il faut avoir des
choses à dire au public.
Le président raccrocha et téléphona au ministre de l’Intérieur :
– Tu es au courant, Dom, je suppose ?
– Euh… Oui, Clo… On m’a appelé immédiatement.
– Et tu ne pouvais pas m’informer ?
– Écoute, faut savoir ! Tu as demandé qu’on ne te dérange pas. Il n’y a
que ton George qui a le droit de… Et puis, cela s’est vite révélé faux.
– Oui ! C’est ça ! George m’a dit la même chose ! « Faux ! » Avec un
lynchage ! Le pays panique. Des bavures de ce genre, il en faudra combien
pour que tu traites ça sérieusement ? Et maintenant, les gens se prennent
pour des justiciers. Avec tout le reste… Tu as vu ce qui se passe
aujourd’hui ? Des terroristes se promènent en Europe. Les Japonais
réclament maintenant l’arme nucléaire, ce que les Chinois n’accepteront
jamais. Des Africains arrivent en masse sur les côtes du Sénégal et du
Maghreb pour venir chez nous. Je ne vais pas pouvoir empêcher le Conseil
européen de samedi prochain de décider la création d’un Guantanamo
fédéral européen. Et les Russes, j’en suis certain, préparent un coup, pour
répliquer à l’affront que viennent de leur faire les Baltes !
– Oui, mais tout cela ne nous concerne pas directement !
– Raison de plus pour en finir avec ce qui nous concerne directement. Et
d’abord cette histoire de fous… Ces onze morts. On est ridicules depuis le
premier jour. Il faut résoudre ça au plus vite.
– On fait tout ce qu’on peut, Clo.
– Visiblement, cela ne suffit pas. Pourquoi faut-il tellement de temps
pour identifier ces victimes ? Ils ont sûrement des familles, ces gens-là !
Des gens qui se sont inquiétés parce que leur père ou leur mari, ou leur
frère, a disparu récemment. Et, visiblement, ils sont européens.
– On cherche, mais des dizaines, parfois des centaines de personnes
disparaissent tous les mois, et elles sont libres de le faire ; ce n’est pas
facile. On me promet des résultats pour aujourd’hui.
– Ça fait presque trois semaines que tu me dis cela ! Je me demande si tu
as bien fait de confier l’enquête à cette Fatima Hadj. Tu aurais pu prendre
une équipe plus compétente.
– Mais ? C’était ton choix, Clo !
– Ah ? Première nouvelle. Et Léo ? Il fait quoi ?
– Il était parti en vacances, tu sais. Il vient de rentrer.
– Ah oui, je sais, je sais. Ce n’était vraiment pas le moment. Mais il
m’avait prévenu. Je vais l’appeler. Et pourquoi dis-tu que tu auras des
résultats aujourd’hui ?
– On a trouvé une prothèse dans le corps de Longwy, une prothèse posée
il y a vingt-cinq ans dans un hôpital militaire. On doit pouvoir l’identifier
avec ça.
– Longwy…
– Quoi ?
– Non, rien…
– Et les policiers viennent de découvrir la grange où les corps auraient été
brûlés, près de Lioux, dans le Vaucluse.
– Dans le Vaucluse… Tout ça n’est sûrement pas par hasard. C’est
soigneusement planifié.
– Je ne crois pas ; ce sont des tueurs, des bouchers. Tu vois ce qu’ils font
avec les corps ? Pas des intellectuels !
– Et puis ce poème… Pourquoi ? Et cette citation latine, à la fin…
– Aucune idée. Ça n’a aucun sens.
– Cela a un sens. Ils nous narguent ; ils veulent qu’on les trouve, mais en
cherchant beaucoup. Ils abattent leurs cartes les unes après les autres.
– Tu crois que cela a un rapport avec… ?
– Mais non ! Évidemment pas ! Aucun, oublie et n’en parle jamais !
C’est fait, c’est fait… Et ça a parfaitement réussi !… Il n’y a plus la
moindre trace… C’est derrière nous, maintenant.
– C’est vrai ; une réussite totale.
– On n’en parle plus, je te l’ai déjà dit. Surtout par téléphone.
– D’accord, d’accord.
– Non, cette affaire, c’est autre chose… Quelque chose contre moi…
– Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi contre toi ?! Il n’y a aucune
raison !
– Si, si, je sais ce que je dis… Cette histoire de « catastrophe morale ».
Cet ultimatum pour samedi prochain… Et ces villes…
– Quoi, ces villes ?
– Tu n’as pas compris ?
– Compris quoi ? Qu’est-ce que je devrais comprendre, Clo ?
– Ne compte pas sur moi pour te le dire. Dis à Léo de venir me voir.
– Léo, pourquoi Léo ?
– T’occupe.
Le président raccrocha ; et le ministre, furieux, passa sa colère sur ses
conseillers, puis il appela Fatima :
– Alors ? Ça vient, les résultats ? La prothèse ? La grange ?
– Oui, monsieur le ministre, nous aurons des résultats très vite
maintenant. Nous avons des pistes sérieuses.
– Par ailleurs, dites-moi, les villes où on a trouvé les corps. Il paraît que
cela aurait un sens. Vous avez compris, vous ?
Fatima réfléchit : pas question de tout lui dire.
– Écoutez, monsieur le ministre, on ne sait pas encore.
– On ne sait pas encore quoi ?
– On ne sait pas encore si cela a une relation avec l’affaire.
– Et ça pourrait être quoi ?!
Elle hésita, puis lança :
– Monsieur le ministre, je ne peux pas croire que vous n’ayez pas
entendu dire, dans les médias, que plusieurs de ces villes renvoient à des
moments importants de la vie du président de la République. Ça n’a
sûrement aucun sens, mais…
– Oui, je sais, on l’a dit, comme cela renvoie à la vie de presque tous les
hommes politiques, pour certains de ces lieux. Je suis certain que cela
renvoie même à des lieux de votre vie à vous aussi, en cherchant bien !
– Oui, mais lui, cela renvoie à beaucoup de lieux. À plus qu’à d’autres,
semble-t-il.
– Comment ça ?
– Les meurtres ont eu lieu à Longjumeau, Porticcio, Paris, Bordeaux,
Marseille, Avallon, Nantes, Calais, Livry-Gargan, Mulhouse et Longwy.
– Je sais, je sais ! Eh bien ?
Fatima s’étonna. Tout le monde savait qu’il y avait des points communs
entre les lieux des crimes avec la vie du président. Elle décida de lui dire ce
qui traînait sur divers sites Internet, en se souvenant de ce que lui avait dit
Bartolini :
– Le président a été élève au collège de Longjumeau. La mère du
président est née à Bordeaux ; son fils a été élève d’une école de commerce
à Nantes…
– Et les autres villes ?
Long silence. Fatima hésita… Elle ne savait rien de plus que ce que
certains médias avaient dit, ce que Bartolini lui avait dit et ce qu’elle avait
appris à Calais. Elle ne pouvait imaginer que le ministre ne soit pas au
courant. Pourquoi voulait-il la faire parler de cela ?
– Vous le connaissez mieux que moi, répondit-elle prudemment.
– Vous pensez vraiment que cette histoire vise le président ? On aurait
placé intentionnellement des cadavres dans des villes qui renverraient à des
moments embarrassants de la vie du président ? Pourquoi ?
– Je ne sais pas, monsieur le ministre. C’est peut-être une coïncidence.
Ou juste une façon de détourner l’attention. De nous éloigner de l’essentiel.
– Oui, c’est ça… une coïncidence. Bon, agissez, faites vite. Vous avez
encore toute ma… notre confiance. Enfin, pour le moment.
La dernière phrase avait été prononcée lentement, en détachant les mots.

Fatima resta un moment songeuse devant son téléphone. La menace était


claire : Sénèque allait bientôt faire en sorte que l’enquête lui soit retirée.
Les politiques sont si impatients…
D’une certaine façon, elle en serait soulagée. C’était sa première très
grande enquête. Et elle ne voulait pas nuire à ses enfants. Il était temps
qu’elle les rejoigne. Ils l’attendaient ; pas question de les décevoir. Oui,
aller les voir, vite. Tout à l’heure, au téléphone, elle avait pu enfin leur
parler et elle les avait sentis tristes et inquiets, sans qu’ils veuillent lui dire
pourquoi. Que se passait-il ? Le nouvel ami de sa mère les ennuyait ? Elle
n’aimait pas cette situation. Elle décida d’y aller au plus vite. Même
quelques heures. Vézelay. Elle en profiterait pour passer à Avallon, voir le
lieu du sixième meurtre.
Sixième meurtre… On en était à onze. Y en aurait-il d’autres ? Non,
décidément, elle ne pouvait se détacher de cette énigme. Elle ne voulait pas
être déchargée de l’enquête. Elle était trop proche de la solution. On allait
bientôt trouver l’identité d’une des victimes. On avait trouvé où elles étaient
toutes mortes. Restaient encore bien des inconnues… L’ultimatum n’était
pas si loin. Après, elle pourrait s’occuper de ses enfants.
Elle revint aux vers d’Owen trouvés sur les corps. Il fallait comprendre
leur raison d’être.
Ne manquait que la citation latine qui occupait la fin du onzième vers :
« Dulce et decorum est » (« Il est doux et glorieux ») et l’intégralité du
douzième : « Pro patria mori » (« De mourir pour sa patrie »).
Qu’avait voulu dire celui qui envoyait ce poème, en arrêtant ses meurtres
et ses envois avant la citation ? Encore un ou deux morts à craindre ?
Pourquoi tardaient-ils à venir ?
« Il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie. » Fatima pensa que
cette phrase ne pouvait pas être là par hasard.
Ce vers, au fait, d’où venait-il ? Elle chercha. Il était, elle le savait, du
poète latin Horace. Elle avait appris le latin au lycée, et donc un peu
d’histoire romaine, mais il ne lui en restait pas grand-chose.
Peut-être était-il la clé de l’affaire ?
Horace, apprit-elle, était un contemporain de Jules César. Soldat au
service de Brutus, il avait été banni par Marc Antoine, qui avait gagné la
bataille de succession de César, puis gracié par lui. Il était devenu ensuite
questeur. Même s’il avait refusé de devenir le secrétaire de l’empereur
Auguste à la mort de Marc Antoine, il était resté jusqu’à sa mort un poète
célèbre et adulé du pouvoir. Il écrivit en particulier de nombreux poèmes à
la gloire de l’armée romaine, dont l’un, particulièrement célèbre pour quatre
vers, dont le premier était celui cité par Owen.
Peut-être fallait-il s’intéresser aux trois autres vers de ce poème ? Elle
lut :
Dulce et decorum est pro patria mori / mors et fugacem persequitur
virum / nec parcit inbellis iuventae / poplitibus timidove tergo.
Et en improvisa la traduction : Il est doux et glorieux de mourir pour sa
patrie / La mort poursuit l’homme qui s’enfuit / ni n’épargne les jarrets ou
le dos lâche / des jeunes gens peu aguerris.
Donc, c’était un appel au courage contre la lâcheté… D’ailleurs, lut-elle,
après la mort d’Horace, et jusqu’aujourd’hui, ces vers du poème avaient été
utilisés dans de très nombreuses situations militaires, pour galvaniser les
soldats avant un combat. Il était même, aujourd’hui encore, la devise de
l’école des officiers de l’armée de terre britannique.
Fatima ne voyait pas quoi en tirer… Dans le contexte du poème d’Owen,
les vers d’Horace sonnaient comme une antiphrase, de façon ironique, pour
dénoncer la gloire militaire, pour s’indigner contre les chefs qui envoient
leurs hommes mourir pour rien au combat, pour dire que « mourir pour sa
patrie » n’était justement ni « doux » ni « glorieux ».
Était-ce un message des assassins ? Ceux-ci voulaient-ils dénoncer les
combats dans lesquels la France était engagée ? Des crimes commis au nom
de la France ? L’envoi des troupes en Afrique ?
Tant de portes demeuraient encore ouvertes.
Le téléphone sonna. C’était Samy :
– Tu vas bien ? Ce serait bien que tu viennes bientôt voir tes enfants…
Demain matin, par exemple.
Dix-septième jour

Le mercredi 1 er
août, inquiétée par l’appel laconique, la veille au soir, de
sa mère, Fatima prit le premier TGV du matin, gare de Lyon, pour
Montbard. Elle se demandait si elle allait retrouver à Vézelay l’homme et la
petite fille entraperçus à la gare de Lyon, dix jours plus tôt, lorsqu’elle y
avait conduit ses enfants. Cet homme dont elle n’arrivait pas à comprendre
comment il pouvait ressembler à cet inconnu qu’elle s’obstinait dans ces
cauchemars à prendre pour son père…
Elle avait rappelé dix fois sa mère pour en savoir plus, mais celle-ci
n’avait jamais répondu. Elle se rassurait comme elle pouvait ; Samira,
comme d’habitude, devait en avoir assez d’avoir ses petits-enfants avec
elle. Fatima espérait pourtant que Samira voudrait bien les garder quelques
jours encore… Elle n’excluait même pas de devoir annuler ou reporter ses
vacances avec eux, si l’enquête piétinait. Et puis, cet ultimatum dans quatre
jours… Pas question de partir en vacances à ce moment-là ! Mais pas
question, non plus, de le leur annoncer encore. Elle admirait Léo de ne pas
avoir cédé et d’être parti quand même en vacances avec deux enfants, qui
devaient être les siens. Il respectait les vraies priorités, lui.
De toute façon, on allait bientôt tout savoir, elle en était certaine.
L’enquête s’accélérait, avec la découverte de la grange de Lioux, et de la
rotule de Percy.
Fatima avait seulement annoncé à ses adjoints qu’elle se rendait sur le
lieu du sixième crime ; celui d’Avallon devant une sorte de musée des
Papillons, drôle d’endroit, et qu’elle rentrerait dans la soirée. Ils s’étaient
moqués d’elle : elle cherchait surtout, lui dirent-ils, à éviter d’être là le jour
du déménagement tant redouté, et depuis si longtemps retardé, du quai des
Orfèvres vers les Batignolles. L’administration avait choisi cette date, au
creux de l’été, en pensant que tout serait calme, et facile. Et, naturellement,
il n’en était rien…
Zemmour avait prévenu de sa visite le commissaire local, un certain
Théophile Perroux. « Il est un sacré numéro », ajouta-t-il.
Dans le train, elle lut la presse. La Commission européenne préparait,
pour le Conseil européen du samedi suivant – le même jour que l’expiration
de l’ultimatum ; y avait-il un lien ? –, le projet d’un centre commun de
détention des suspects extrêmes, ou au moins des règles communes, pour
que les conditions de détention dans les futurs centres ouverts dans chaque
pays soient, au moins, toutes conformes à la Déclaration européenne des
droits de l’homme, contrainte dont plusieurs gouvernements voulaient se
défaire : il était normal après tout, disaient-ils, d’enfermer, sans jugement et
sans limite de temps, avant qu’ils ne passent à l’acte, ceux qui étaient
« extrêmement suspects » de préparer un acte violent.
Le gouvernement éthiopien venait de lancer son armée contre les
dirigeants de « La Flamme ». Les dirigeants du mouvement, des Érythréens
pour la plupart, s’étaient réfugiés, selon les services secrets américains,
dans la province éthiopienne de Gambela, à l’extrême ouest du pays, une
des régions les plus pauvres et les moins accessibles du pays, peuplée de
quelques tribus Nuer et Anuak. Les Éthiopiens disaient avoir cédé à un
ultimatum des Américains, qui les avaient menacés d’intervenir eux-mêmes
s’ils n’agissaient pas. Les Allemands avaient envoyé – pour la première
fois – des conseillers militaires sur place ; et affluaient aussi des forces
spéciales américaines, anglaises, italiennes et françaises.
En Asie, la situation venait de rebondir. En mer de Chine, les flottes de
guerre des divers pays s’éloignaient les unes des autres ; le président
américain aurait fait savoir à son homologue chinois qu’il acceptait, en
échange d’un soutien prolongé du dollar, de reconnaître la propriété
chinoise du sol et du sous-sol des îlots artificiels et de ne pas reconnaître
l’indépendance de Taiwan. Cela semblait apaiser la tension. Par contre, le
Nord-Coréen Kim Jong-Un menaçait de détruire le Japon avec ses armes
nucléaires si Tokyo se dotait vraiment de fusées et d’armes équivalentes aux
siennes ; et le président chinois semblait avoir laissé au dictateur coréen le
soin de parler en son nom : pour les Chinois, le Japon ne devait jamais
devenir une puissance nucléaire, à aucun prix. Des négociations intenses
avaient lieu. Le Premier ministre d’Australie avait proposé ses bons offices
et une réunion des puissances de la région se préparait à Canberra.
À 10 h 32, Fatima était à peine montée dans un taxi en gare de Montbard
en direction de Vézelay que Zemmour l’appela. Il semblait lointain, difficile
à entendre. Elle crut deviner :
– Tu vas bien ? Tu es arrivée à Avallon ?
– Pas encore. Que se passe-t-il ? Je dois faire demi-tour ?
– Pas du tout ! À Paris, c’est le chaos, avec le déménagement…
– C’est pour ça que tu m’appelles ? Je t’entends mal.
– Je suis en voiture. La rotule a parlé : l’hôpital Percy a retrouvé le
dossier ! Un miracle ! Figure-toi qu’il était caché dans un…
– Bon alors, quoi ?
– Nous avons identifié le cadavre de Longwy.
– Très bien ! Alors ?
– Olivier Szerniak ; 46 ans, né à Stains ; d’abord prof de gym à Villiers-
le-Bel, puis policier, dans un commissariat à Paris, puis à Lyon, viré
discrètement après avoir été suspecté d’avoir participé à une carambouille
et à un règlement de comptes avec un de ses indics, mais disculpé, faute de
preuve ; puis pendant trois ans agent de sécurité en Libye, pour le compte
d’une entreprise américaine à Tripoli ; on a dit qu’il avait eu des démêlés
avec la police militaire américaine, parce qu’il tirait à tort et à travers. Il est
rentré en France, il y a un an ; il a d’abord tenu un bar, à Houlgate, qui a fait
faillite ; aux dernières nouvelles, il habitait à Cachan et se disait brocanteur.
– De la famille ?
– On n’a rien trouvé. Pas d’enfant ni de compagne. Et pas d’amis non
plus, semble-t-il : sa disparition n’a pas été signalée.
– Il faut aller voir son appartement.
– C’est fait ; il y a une heure.
– Bravo ! Alors ?
– La fouille n’a rien donné : des restes d’un repas d’il y a un mois. Aucun
vêtement. Rien dans la salle de bains. Visiblement, quelqu’un est passé par
là avant nous et a tout nettoyé.
– Les voisins ?
– Ils disent qu’il leur faisait peur.
– Comment ça ?
– Il semblait prêt à sauter à la gorge de toute personne qui pouvait le
contrarier.
Fatima ne put s’empêcher d’être déçue. Ainsi, un des crucifiés n’était
qu’un pauvre type sans importance ? Un ancien policier raté ? Un
mercenaire perdu… Un violent sans cause… Elle avait espéré que tous ces
morts soient des gens d’exception, des philosophes, des scientifiques, dont
les découvertes auraient pu déranger une secte ou une grande entreprise, ou
des puissants… mais non. En tout cas, celui-là n’était rien…
Pourquoi alors tant d’efforts et de mise en scène pour assassiner
quelqu’un de si peu d’importance ? L’assassin tuait peut-être des inconnus
au hasard ; et si, pour lui, seul comptait, justement, la mise en scène ? Et la
ville…
Elle reprit :
– Pour l’instant, on garde cette info pour nous quelques heures au moins.
On ne révèle pas ce nom au ministre ni même aux juges.
– Mais on ne peut pas leur cacher, c’est illégal !
– On va le faire, pourtant. Sinon, ils vont tout balancer à la presse.
Essayons, pour une fois, d’avoir un coup d’avance sur ceux qui ont fait ça.
– C’est toi, le chef. Je ne vois pas ce que tu penses gagner comme ça.
– J’ai le sentiment que des gens nous espionnent et cherchent à découvrir
la vérité avant nous, autrement que nous. Autant ne pas leur donner des
armes.
– Quels gens ?
– Je ne sais pas… Peut-être ces Dénonciateurs et ce journaliste, ce
Bartolini ; ils jouent tous un jeu que je ne comprends pas.
– Tu penses que le journaliste est en relation avec les Dénonciateurs ?
C’est très possible… Tu veux qu’on fasse quoi, maintenant ?
– Il faut chercher si des gens du même genre ont disparu.
– C’est quoi, « des gens du même genre » ? « Brocanteur » ? « Prof de
gym » ? « Agent de sécurité » ? « Tenancier de bar » ? Houlgate ? La
Libye ? On n’a rien à quoi s’accrocher. Rien.
– Il faut tout chercher : ses habitudes, ses relations, son histoire.
– Tu penses vraiment que ce sont des meurtres liés ?
– Je ne crois pas aux meurtres au hasard ; ni aux imitateurs en série, aux
Copycat. C’est trop précis. Trop chronométré.
– Alors, on va chercher… J’ai peut-être une piste.
– Ah ? Parle plus fort, je ne t’entends pas.
– Je passe sur une petite route. Ça peut couper… On a trouvé chez
Szerniak la carte d’un club de tir, à Rambouillet.
– Mais ? Tu m’as dit que vous n’aviez rien trouvé !
– Rien. Sauf ça, et bien visible, en plus. Comme si on voulait nous mettre
sur une piste. Comme si on savait qu’on trouverait la prothèse et qu’on
viendrait chez lui. Je ne vois pas comment ils ont pu savoir ça !
– Quelqu’un, dans notre équipe, a pu parler ?
– Je ne vois pas qui. Très peu de gens sont au courant ! Et je connais mes
hommes, aucun n’aurait fait ça !
– Tu vois ! Raison de plus pour garder ça secret. Vas-y ! Va voir ce club
de tir. Mais fais attention. On nous tend peut-être un piège.
– Je suis déjà en route, qu’est-ce que tu crois ? Et pas seul ! Je te rappelle
en rentrant ce soir. Bonne journée. Salue bien Perroux, le commissaire
d’Avallon, pour moi ! C’est un ami.
– Attends, Zemmour ! Méfie-toi, c’est un jeu de pistes ; il est possible
que…
Zemmour avait raccroché. Fatima pensa qu’elle avait sous-estimé ce
policier. Il était vraiment excellent. Précis. Rapide, très rapide.
Se méfier… La piste du club de sport lui était offerte par celui qui tirait
toutes les ficelles de cette histoire. Mais qui ? Et pourquoi ? Un des amis
des crucifiés qui voulait les venger ? Ou, au contraire, le meurtrier qui
voulait se faire prendre ? Ou leur tendre un piège pour allonger la liste de
ses victimes ?
En entrant dans Vézelay, Fatima ne fut pas surprise par la foule. En été,
depuis quelque quinze ans, la ville n’était qu’embouteillages de voitures et
de cars de touristes venant visiter la basilique. Dans son adolescence, le lieu
n’était pas aussi couru ; désormais, presque plus un Chinois ou un Japonais
ne venait en Europe sans visiter la plus belle basilique romane du monde,
Sainte- Marie-Madeleine, à petite distance de Paris. Et surtout, sans acheter
les vins de Bourgogne, qui se vendaient par caisses entières dans les
boutiques jalonnant la rue Saint-Pierre, montant, en pente raide, depuis le
parking devant l’hôtel de la Poste, jusqu’à l’esplanade du sanctuaire.
Elle lâcha le taxi au pied de la colline et grimpa à pied jusqu’à la place,
devant la façade occidentale de la basilique, qu’elle ne se lassait jamais
d’admirer. À un moment, dans la montée, elle crut apercevoir quelqu’un
devant elle, qui la dévisageait. Illusion d’optique ? Elle était si jolie qu’elle
attirait sans cesse le regard des hommes ; mais, là, c’était différent. Elle
regarda de nouveau, l’homme avait disparu. Au lieu d’aller directement
chez sa mère, elle contourna la basilique et s’arrêta au magnifique
belvédère d’où on découvrait toute la vallée. Elle attendit un peu, balaya les
alentours d’un regard. Des touristes japonais. Rien de plus. Et pourtant, elle
avait encore le sentiment d’être épiée…
Elle revint par le même chemin, passa devant le porche, tourna à gauche
dans la rue du Couvent et descendit la rue des Halles, jusqu’à la propriété
de sa mère, bien cachée derrière un haut mur de pierres. Que de fois avait-
elle, avec ses frères, escaladé ce mur pour se promener dans le village,
pendant que sa mère et son amant du moment étaient occupés ailleurs…
Elle sonna à la grille du jardin. Toujours ce sentiment d’être observée…
Après une minute, sa mère apparut à la porte de la maison, à quelques
mètres de la grille donnant sur la rue, habillée d’une grande blouse blanche
et d’un bonnet d’infirmière : son travail était le seul moment où elle ne
déployait aucun effort pour paraître encore jeune, malgré ses 56 ans. Fatima
en conclut que son jeune amant n’était sûrement pas dans la maison : jamais
Samira n’aurait pris le risque de se montrer ainsi à un homme. Depuis la
rue, avant même que sa mère ne lui ouvre, Fatima demanda :
– Comment vont les enfants ?
– Bien, bien… Mais…
– Mais quoi ? Tu m’as inquiétée, hier !
– Pas de raison de t’inquiéter. Embrasse-moi d’abord, dit-elle en
rejoignant sa fille dans le jardin pour lui ouvrir la grille. Enfin… hier, les
enfants ont vu trois hommes qui semblaient postés devant la maison. Moi,
j’ai eu plusieurs fois l’impression d’être suivie. Et hier soir, juste avant que
je t’appelle, ma voisine est venue me dire que deux messieurs étaient venus
lui poser des questions sur moi, mes habitudes, sur qui je recevais, et sur
toi ; ça m’a inquiétée…
– Ils ont parlé de moi ?
– Oui, ils ont demandé si tu comptais venir.
– Ils ont donné leur nom ?
– Ils lui ont dit qu’ils étaient de la police, mais ils ne lui ont pas donné
leur nom.
Qui ? Pourquoi ? Qui la cherchait ?
– Ils ressemblaient à quoi, ces deux messieurs ?
– La voisine n’a pas su me dire… Écoute, c’est sûrement rien, mais j’ai
juste pensé… Allez, entre !
Fatima réfléchit. Des hommes venaient surveiller sa mère ? Pourquoi ?
Pour l’intimider ? Avaient-ils l’intention de s’en prendre à ses enfants ?
Difficile à croire… Elle allait faire le nécessaire immédiatement.
Elle s’isola, appela Zemmour et expliqua la situation. Zemmour comprit
très vite : il n’avait pas demandé qu’on surveille chez sa mère et aucun
policier ne l’aurait fait sans le prévenir. Donc, ce n’étaient pas des policiers.
Il allait tout de suite appeler le commandant de la gendarmerie locale pour
que la maison de sa mère soit surveillée en permanence, et pas
discrètement. Qu’elle ne s’inquiète pas, cela serait en place aujourd’hui
même.
Fatima revint vers sa mère, qui reprit :
– Viens voir ! Je suis au milieu d’un projet formidable. Une grande
maternité, qui sera installée à l’entrée d’une grande clinique privée, en
Californie. Je fais ici seulement une maquette en cire. On la refera là-bas en
bronze en beaucoup plus grand, plus tard, quand ils auront accepté… Je te
montrerai tout à l’heure. Alors, installe-toi ! Céline t’a préparé ton café. Et
Jeanne va t’aider à t’installer dans ta chambre. Tu restes jusqu’à dimanche ?
– Maman ! Je vois les enfants et je repars ! Tu as vu ce qui se passe ?
– Oh, moi, tu sais, en dehors de mon travail…
– Où sont les enfants ?
Samy prit sa fille par le bras et la conduisit au salon, où les attendait
Céline, une des deux femmes de ménage – qui travaillait là depuis que
Samira s’y était installée, il y a vingt ans –, avec un plateau, des tasses et du
café. Fatima laissa sa mère servir, en embrassant Céline.
– Et les enfants ? Où sont-ils ? insista-t-elle auprès de Céline
– Ils sont sortis avec Jeanne, dit Céline avec son joli sourire. Ils vont
bientôt revenir.
Céline repartit vers la cuisine, avec son plateau.
– Alors, des nouvelles de ton ex ? demanda Samira
– Jean-Marie ? Non…
– Et comment vont tes amours ?
– Merci, calme plat.
– Tu ne vas pas rester seule ! Tu es ravissante.
Autant profiter de ce moment, pensa Fatima :
– On peut parler, peut-être ? dit-elle à sa mère, en se servant un nouveau
café.
– Mais ? C’est bien ce qu’on fait, là ? Non ?
– Parler vraiment, de sujets sérieux. Comme on ne fait jamais, toi et
moi…
– Tu m’inquiètes. Que se passe-t-il ? Encore à propos des hommes qui
sont venus hier ?
– Non, ça, ça va être vite réglé. C’est autre chose…
– Quoi ?
– Ils sont encore là, ces gens ?
Samira sourit ; comme si elle avait espéré cette question. Et si c’était
pour cela qu’elle m’avait fait venir ? pensa Fatima…
– Ces gens ? Quels gens ?
– Cette petite fille. Et son père, ton nouvel… amant.
– De qui parles-tu ?
– Mais de ceux que j’ai croisés à la gare de Lyon !
Samira éclata de rire :
– Lui ? Mais non ! Ce n’est pas mon amant ! Tu as vu son âge ?!
– Écoute, maman, cela ne t’a jamais gênée, l’âge des hommes !
– Bon, si tu veux, mais là, c’est tout autre chose.
Samira s’assit dans un des canapés et incita, d’une petite tape sur un
coussin, Fatima à en faire autant.
– C’est vrai, j’aurais dû t’en parler plus tôt. Mais bon. Je ne pensais pas
qu’il reviendrait.
– Qui ?
– Lui !
– Qui, lui ?
– Josh…
– C’est qui, Josh ?
Samira laissa s’installer un silence et resservit du café à sa fille.
– Tu te souviens que j’ai quitté ton père pour un médecin américain.
– Je ne me « souviens » pas. Tu m’as raconté avoir quitté papa après ma
naissance pour un médecin américain. Il y a trente-cinq ans. Quel rapport
entre ces gens et ce médecin ?
– Josh, c’est son fils… Le fils de Laurel, de Laurel Murphy, le
médecin…
– C’est le fils de ton ancien amant ? Tu couches maintenant avec le fils
de ton ancien amant ?
– Mais non ! Quelle horreur ! Tu me crois capable de ça ?
– Maman !? Tu as oublié Simon et son fils ? Tu as quitté le père pour le
fils ! Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ?
– Non, non, bon, ce n’est pas la même chose.
– Alors, c’est quoi ?
– Laurel était en train de divorcer quand je l’ai connu à Dunkerque un
peu avant ta naissance. Il avait un fils de cinq ans : Josh.
Fatima ne put s’empêcher de penser que Josh avait exactement le même
âge que Léo. Encore une coïncidence… Samira continuait :
– J’ai quitté ton père pour lui, je suis partie à Paris. Très vite, Laurel m’a
quittée pour rentrer en Amérique retrouver son fils. Quand il est mort, Josh
est venu me voir.
– Qui est mort ?
– Laurel. Le médecin. Mon amant.
– Récemment ?
– Il y a sept ans. Vingt-huit ans après que nous nous étions séparés. Je
l’avais oublié, moi… D’un accident de la route en Californie. Sa voiture a
pris feu.
Fatima eut comme un éblouissement. Brusquement, elle fut en sueur,
comme quand elle sortait d’un de ses cauchemars. L’amant de sa mère était
mort comme mourait son père dans ses nuits ? Pas possible. Son père. Se
reprendre. Samira regardait intensément sa fille.
– Ça va ?
– Oui, oui ; continue.
– Je t’ai déjà raconté tout cela !
– Jamais, maman ! Jamais !
– Tu as oublié… Laurel n’est pas mort tout de suite. Il a traversé des
mois de souffrance avec ses brûlures. Avant de mourir, il a demandé à son
fils de me rencontrer.
– Et ?
– Et c’est tout. Josh est venu.
– Pourquoi ton ancien amant voulait-il que tu revoies son fils ?
– Je ne sais pas, moi ! Comme ça… On est devenus amis, et voilà. Il est
revenu, il y a quelques jours ; avec sa fille. Oui, la petite Natacha, c’est sa
fille. Il est banquier à New York et il avait des affaires en France. Il est resté
une journée ici, puis il est retourné à Paris et m’a confié Natacha pour
quelques jours. Ça fait de la compagnie à tes enfants, non ? Allez, je
retourne travailler. Tu restes déjeuner au moins, n’est-ce pas ?
Samira s’était levée et retournait vers son atelier, sans un regard pour sa
fille.
Fatima hésita. Sa mère lui avait-elle vraiment déjà raconté cette histoire ?
Mais non ! Elle s’en souviendrait. Elle avait déjà entendu parler de ce
médecin qui avait séparé ses parents, mais elle pensait que sa mère ne
l’avait rencontré qu’après sa naissance ; mais maintenant elle ne savait
plus… Tout cela était resté dans le non-dit… Fatima et ses frères avaient
mis du temps à reconstituer l’histoire de leurs parents. Pourquoi ce Laurel,
cet amant qui l’avait quittée, trente-cinq ans plus tôt, tenait-il tant à ce que
son fils rencontre Samira ?
À l’arrivée bruyante et joyeuse des enfants, Fatima comprit qu’elle avait
eu tort de s’inquiéter pour eux. Ils allaient très bien ; les vacances à Maurice
paraissaient oubliées. Et ils ne semblaient pas troublés par le souvenir de
ces trois hommes qu’ils avaient vus postés devant la maison. Les deux
garçons semblaient aux ordres de la fillette, qui usait avec délice de son
ascendant sur eux…
Deux heures plus tard, après un déjeuner rapide, Fatima repartit, en taxi.
En sortant de chez Samira, accablée de laisser encore ses enfants, elle vit,
ostensiblement positionnée devant la maison, une voiture de gendarmerie,
qui la rassura. Décidément très efficace, Zemmour.
Elle allait d’abord s’arrêter à Avallon, heureuse que l’enquête lui
permette de penser à autre chose qu’aux menaces qui pouvaient peser sur
ses enfants, et aux révélations de sa mère…
En approchant de la ville, elle appela le commissaire local, Théophile
Perroux, et lui donna rendez-vous sur le lieu de la découverte, dix jours plus
tôt, du corps du sixième supplicié, devant la maison des Papillons, au 4 de
la rue de Lyon. Il accepta sans enthousiasme excessif.
Le commissaire Théophile Perroux commença par parler de lui : il était
en poste à Avallon depuis trente-quatre ans. Né en Tunisie, de parents
fonctionnaires expatriés, il avait commencé sa carrière à Auxerre, aux
Renseignements généraux ; il s’était marié à Avallon et avait voulu s’établir
dans la ville de sa femme, où il avait bien l’intention de prendre sa retraite
dans moins d’un an. Il semblait très fatigué, très nerveux, fumait cigarette
sur cigarette. Fatima n’était visiblement pas bienvenue.
Sur le meurtre, il avait déjà tout dit à Zemmour, quand celui-ci l’avait
appelé il y a une semaine. Pas grand-chose à ajouter. Quand le corps mutilé
avait été découvert, tout avait été fait dans les règles, selon la circulaire
reçue du ministère : les photos, la zone de sécurité, le transfert du corps à la
morgue, le laboratoire scientifique (Ah, pensa Fatima, le ministère avait
envoyé une circulaire ? Première nouvelle…).
Elle demanda à entrer dans la maison des Papillons, devant laquelle on
avait trouvé le corps. Et si un indice se cachait là ? On n’y avait pas pensé,
sur le moment… Quelques visiteurs. Des vitrines emplies de papillons et
d’autres insectes naturalisés, chassés en Afrique, en Amérique centrale et
dans le Sud-Est asiatique, étaient accolées les unes aux autres. Des
papillons hermaphrodites ; d’autres, « presque entièrement transparents » ;
et, enfin, celui que l’exposition présentait comme « le plus grand papillon
du monde, dont certains spécimens peuvent atteindre 32 cm d’envergure ».
Difficile d’imaginer qu’une piste était dissimulée là. Seul importait sans
doute l’arrêt de bus. Et la ville, peut-être…
Le policier, lui, savait peut-être quelque chose sur Avallon qui pourrait
l’aider. Sur le président et Avallon, peut-être ? Ne pas écarter cette
hypothèse, si folle soit-elle. Elle savait déjà par Bartolini que le président y
avait fait un de ses grands discours. Est-ce tout ? Elle proposa au policier de
prendre un verre avant de repartir vers la gare. Il accepta et proposa de la
raccompagner ensuite en voiture jusqu’à Montbard. Comme s’il voulait être
certain qu’elle quitterait la ville.
Ils s’attablèrent à une terrasse de café sur la place du Général-de-Gaulle.
Après quelques minutes, et deux bières, qu’il avala très vite, elle risqua :
– En trente ans, vous avez dû en voir de belles, non ? Des hommes
politiques ont dû commettre pas mal de turpitudes ici, comme ailleurs ?
– Et comment ! s’anima-t-il. On a tout eu : des élus qui finançaient leur
maison de campagne avec l’argent des routes ; des listes électorales
truquées ; des rumeurs dégueulasses pour déstabiliser des adversaires ; des
parents prêts à tout pour obtenir un emploi de fonctionnaire pour leurs
enfants ; des adjoints au maire obsédés sexuels. Des dirigeants nationaux en
campagne, qui se croyaient tout permis avec les jeunes militantes, après les
meetings.
– Vraiment ?
– Oui, tiens, même notre président…
– Quoi, notre président ?
Le commissaire la regarda en coin, se raidit et se ferma :
– Non, rien, reprit-il, des ragots, rien à dire. C’est du passé, tout ça.
Il la fixait maintenant avec suspicion. Elle s’en voulut de sa question. Il
aurait suffi de le laisser parler. L’alcool l’avait libéré. Il avait compris où
elle voulait l’amener et il n’avait pas l’intention d’y aller. Théophile
Perroux voulait visiblement finir tranquillement sa carrière. Il consulta sa
montre, se leva et insista pour payer : « Pas question de se faire entretenir
par des jeunottes de Paris. »
Fermé, il la laissa repartir en taxi vers la gare et le train pour Paris.
Si le président était visé par cette mise en scène, tenait-il à ce qu’elle
résolve l’enquête ? N’avait-il chargé Léo de la suivre que pour étouffer
l’enquête ? Léo était-il son ennemi ?
En arrivant à Paris, à 21 heures, elle reçut un SMS de George : « On ne
va pas se quitter comme ça, dînons demain soir ? Tu me manques. »
Fatima ne répondit pas. C’était fini. Elle ne le reverrait plus. Il n’avait
donc pas compris ?
En arrivant quai de Valmy, elle reçut un appel d’Alfred Zemmour :
– Bien rentrée d’Avallon ? Utile ?
– Oui. Enfin… Et toi, tu es allé à ce club de tir ? Tout s’est bien passé ?
– Oui. Nous sommes rentrés vivants !
– Alors ?
– Un endroit étrange, au milieu de la forêt de Rambouillet. Très difficile
d’accès. Des gens bizarres, qui parlent peu. Ils ont des règles de sécurité
impressionnantes. Plus qu’au ministère, je t’assure. On dirait qu’ils ont
peur…
– Peur ? Peur de quoi ?!
– Je ne sais pas… En fait, ce club, cela ressemble à une secte ; tu verrais
leur chef. Un colosse. Tout en muscles. Il a un ascendant incroyable sur tous
les autres.
– Et tu as appris quoi ?
– Je les ai interrogés sur Olivier Szerniak. Ils n’ont rien lâché, que des
banalités. Je les ai menacés d’une perquisition, de garde à vue. Cela n’a pas
eu l’air de les impressionner ; ils ont l’air de connaître la musique… Quand
nous sommes repartis, un d’entre eux nous a rejoints à deux kilomètres du
stand de tir ; il semblait terrorisé. Il m’a glissé que Szerniak était craint des
autres membres du club, parce qu’ils avaient découvert qu’il avait un passé
bien plus sombre encore que celui de chacun d’eux : quand il était policier,
avant d’être muté à Lyon, il aurait passé six mois dans le service Action de
la DGSE, il aurait dérapé et tué en Irak des gens qui n’étaient pas des cibles
désignées. Par plaisir… En fait, il semble qu’il aimait tuer et qu’il tuait à
tort et à travers.
Fatima pensa au roman que lui avait fait lire son père. Un roi sans
divertissement. Le capitaine de gendarmerie qui se suicidait quand il
découvrait qu’il prenait du plaisir à tuer… Elle demanda :
– Et ils savent ce qu’il est devenu ?
– Non. Il a disparu depuis un mois et ils disent qu’ils ont très peur qu’il
revienne.
Elle réfléchit :
– Et si tous ces morts, les onze crucifiés, étaient membres de ce club ?
– J’y ai pensé. J’ai pris le listing de leurs membres depuis quinze ans. On
va chercher. Ça aurait du sens : ce club pourrait servir de réservoir de tueurs
à gages, qui auraient été assassinés par leurs commanditaires ou par des
amis de leurs victimes. Ça colle aussi avec leur panique. Et avec le message
des Dénonciateurs, sur la vengeance.
– Ça ne colle pas avec la mise en scène.
– La mise en scène ne colle avec rien. Je te dis : les villes ont été choisies
au hasard, là où ils pouvaient déposer les corps.
– Ça non plus, je n’en suis pas certaine… De moins en moins, même…
Je vais dormir maintenant. Je suis épuisée. On se voit demain matin.
– Attends ! Ne raccroche pas ! J’ai une autre nouvelle, pour toi, très
intéressante. Bien plus intéressante.
– Quoi ?
– Ton journaliste.
– Mon journaliste ?
– Celui de Longjumeau
– Étienne Bartolini ? Oui ? Quoi ?
– Il a revu aujourd’hui à Longjumeau la personne mystérieuse qu’il y
avait rencontrée hier.
– Oui ? Alors ?
– Mes hommes, qui le suivaient, ont réussi, cette fois, à prendre une
photo de leur rencontre.
– Très bien ! Et il ressemble à quoi ?
– À Léo Salz.
– Comment ça ?!
– Ton journaliste a rencontré le conseiller du ministre. Pas étonnant qu’il
en sache autant, ce journaliste.
– Incroyable… Léo Salz et le journaliste… Qu’ont-ils en commun ?
– Ça, j’en sais rien ! Demande-le-lui toi-même, à monsieur Salz ! C’est
ton ami, non ?
Dix-huitième jour

Le jeudi 2 août, en faisant sa gymnastique, à partir de 6 heures du matin,


Fatima pensa encore à la révélation de sa mère. Le fils de ce Laurel, qui
ressemblait tant au père qui occupait ses cauchemars, pouvait-il être son
demi-frère ? Mais non. Elle ne pouvait pas rêver de la mort d’un père
imaginaire. Elle ne pouvait pas non plus admettre que le jeune homme
croisé deux semaines plus tôt gare de Lyon soit son demi-frère. Mais non,
décidément non… Ne pas y penser.
Puis, en écoutant la radio, Fatima ne put échapper à son enquête : les
médias glosaient à n’en plus finir sur le dernier message des Dénonciateurs,
demandant aux « vrais coupables » de se dénoncer avant le surlendemain, le
4 août, s’ils voulaient éviter à la France un « malheur » et une « catastrophe
morale » ?
Partout, dans le pays, on pestait contre la police, dont l’enquête semblait
au point mort ; on se rassurait en constatant qu’on ne découvrait plus de
corps suppliciés. Les rondes continuaient, pourtant, dans une angoisse
encore lourde : qui pouvaient être ces « coupables » ? Et quels crimes
avaient-ils commis ?
On s’inquiétait en se rappelant que les Dénonciateurs avaient menacé la
France d’un « malheur ». On se rassurait : après tout, une « catastrophe
morale », ce n’était pas si grave.
En parlant de « malheur », le monde n’en manquait pas, ce matin-là. En
Afrique de l’Ouest, les réfugiés climatiques quittaient, en foules de plus en
plus denses, le Burkina Faso et le Mali, pour s’entasser sur les pistes, dans
des camions, des bus, ou en longues processions, suivis par les drones des
télévisions internationales et quelques camions d’ONG tentant de leur
distribuer un peu d’eau et de nourriture. En Éthiopie, la chasse aux
dirigeants de « La Flamme » commençait ; on pensait qu’elle serait longue,
dans cette région désertique, mal balisée : si cela ressemblait à ce qui s’était
produit en Afghanistan après le 11 septembre 2001, quand avait démarré la
traque des dirigeants d’Al-Qaida, cela risquait d’être interminable. En
Turquie, un nouveau coup d’État contre le président Erdogan, cette fois
organisé par son propre ministre de l’Intérieur, venait d’échouer, grâce à
l’appui des services secrets russes. En Syrie et en Irak, le calme régnait
depuis l’élimination de Daesh ; mais la situation d’Assad semblait plus que
jamais précaire : on disait qu’à présent les Russes, ayant conforté leur
présence en Méditerranée et leur enclave portuaire autour de Lattaquié,
n’avaient plus besoin de le soutenir. En Russie, le président avait annoncé
qu’il envoyait de nouveau des missiles à Kaliningrad, mais, cette fois, par la
mer… En Asie, la Corée du Nord annonçait l’imminence d’un nouvel essai
balistique, le dernier coup de semonce, selon la télévision de Pyongyang,
avant de tirer vraiment sur le Japon, pour l’empêcher de se doter de l’arme
nucléaire. Car, martelait Kim Jong-Un, « jamais la Corée démocratique et
populaire n’admettra que le Japon devienne une puissance nucléaire ».
À 7 h 10, interrogé sur France Inter, dans une longue interview, le
président de la République déclara qu’il s’adresserait désormais tous les
jours aux Français, en raison de la gravité de la situation internationale, qui
mobilisait toute son attention. « Elle concerne aussi tout le pays, qui doit se
regrouper derrière moi et derrière mon gouvernement. L’heure n’est pas aux
disputes partisanes ni aux faits divers. J’ai d’ailleurs demandé aux ministres
de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères d’annuler leurs
vacances et de se tenir prêts à toute éventualité. Pour ma part, j’en fais
évidemment autant. En tout cas, je reste en France. »
Interrogé sur l’affaire des « crucifiés des abribus » et sur l’ultimatum des
Dénonciateurs, le président écarta la question d’une phrase cinglante : « En
ces heures graves pour le monde, ne me parlez pas de faits divers ; qui, de
toutes les façons, ne me concernent pas. Je mets d’ailleurs le pays en garde
contre toutes les tentatives de division et de subversion, et contre toutes les
rumeurs. Cela ne pourrait venir que de terroristes, qui répandraient de
fausses nouvelles et des calomnies pour nuire à l’unité nationale. »
Les éditorialistes, qui commentaient son interview en direct, lui
donnèrent raison : ces histoires de meurtres en série, si abominables soient-
elles, n’avaient aucune importance, au regard de ce qui se jouait sur la scène
internationale. Nous étions au bord de la troisième guerre mondiale, alors
qu’approchait le centenaire de la fin de la première ; le reste n’était
qu’anecdote. Le président avait été, disaient-ils, très convaincant. Les
commentateurs étaient tous convaincus que les prochains sondages
montreraient une remontée en flèche de sa cote de popularité. Pas un seul
ne se demanda pourquoi il avait éprouvé le besoin de préciser que ce fait
divers « ne le concernait pas ».
Écoutant tout cela en roulant vers son bureau, Fatima enragea : une crise
internationale devait-elle mettre entre parenthèses l’état de droit ? Parce
qu’une menace pesait sur quelques îlots en mer de Chine, on ne devait plus
traquer les criminels en France ? Allons ! Ne pas se laisser intimider. Ni par
un président pour qui elle n’avait pas voté, ni par l’opinion, dont il était
sans doute le fidèle reflet. Tenir bon.
D’autant plus que son enquête, enfin, avançait : on avait identifié une des
victimes. On avait trouvé l’endroit où elles avaient vraisemblablement
toutes brûlé vives.
Restaient encore beaucoup d’inconnues : on n’avait aucune idée du motif
de leur assassinat, ni de l’identité de leurs meurtriers, ni de celle des dix
autres victimes. On ne savait même pas si les victimes se connaissaient. Ni
pourquoi une telle mise en scène, pourquoi ces mutilations et ce poème. On
était loin, donc, de la résolution de l’énigme. Et il ne restait que deux jours
avant l’expiration de l’ultimatum…
En tout cas, il était difficile de qualifier cette histoire de « fait divers ».
Alors pourquoi cette charge ?
À 7 h 20, alors qu’elle approchait de son bureau, elle reçut un SMS de
son adjoint : « Viens vite ! Et ne te trompe pas d’adresse. Ne va pas quai
des Orfèvres, c’est fini ! Je t’attends aux Batignolles ! Un colis est arrivé
pour toi cette nuit. Quel cadeau de bienvenue ! Tu as des admirateurs bien
trash ! »
Elle l’appela ; il ne répondit pas. Elle fonça.
À son arrivée au « Bastion » – le surnom, déjà trouvé, du nouveau
bâtiment ultramoderne dans lequel tous les services de la police parisienne
emménageaient enfin, ce matin-là, avec un an de retard –, Fatima eut du
mal à franchir toutes les barrières de sécurité, puis à trouver son chemin
jusqu’à son service, dans les dédales d’ascenseurs, de portes blindées et de
couloirs à la signalétique encore incertaine. Quand elle parvint enfin au
quatorzième étage, dans l’espace réservé à son service, elle chercha
Zemmour. Introuvable. Elle l’appela de nouveau sur son mobile :
– Tu es où ? Je ne te vois pas !
– Normal, je suis au labo, rue de Dantzig. Ils n’ont pas encore déménagé,
eux.
– Ah ? Qu’est-ce que tu fais là-bas ?!
– C’est à cause de ton colis.
– Mon colis ?
– Celui dont je t’ai parlé dans le SMS ! Une ronde, cette nuit, a trouvé un
gros paquet posé sur ton bureau. Ton nouveau bureau.
– Bravo ! C’est bien gardé, ici !
– Comme tu dis ! Y a encore des progrès à faire. Je suis venu très tôt ce
matin. Quand j’ai vu ça, j’ai appelé les services de sécurité ; personne ne
sait comment cela a pu arriver jusque-là sans que personne s’en rende
compte ! Les démineurs l’ont ouvert et ils ont trouvé dedans… Devine…
– Pas la moindre idée et pas envie de jouer aux devinettes. Alors ?
– Une tête, des mains et des pieds largement calcinés, enveloppés dans du
papier journal. J’ai porté tout ça moi-même ici, au laboratoire central de la
préfecture de police scientifique. Ils l’ont vite identifié : même ADN
qu’Olivier Szerniak.
– J’avais bien pensé qu’on pourrait nous envoyer ça, un jour… Des
traces, des empreintes sur le colis ?
– Rien du tout. Et personne ici ne l’a touché sans gant.
– Pourquoi nous envoyer cela maintenant ? Et comment savent-ils que
nous avons identifié ce corps et pas un autre ?
– Oui, et juste le lendemain du jour où nous l’avons identifié…
– Ils doivent être tout près. Ils nous narguent.
– Tu penses encore qu’ils ont un complice dans notre service ? Je n’y
crois pas ! Je t’ai déjà dit que je réponds de chacun de nos hommes !
Madame Zemmour…
– Ou au laboratoire de la police scientifique… J’y avais déjà pensé, au
début, quand ils ont diffusé les premières photos… C’est sûrement un
message… Mais lequel ? Tu as regardé le papier qui emballait… ça ?
– Oui. Je t’ai dit : on n’a pas trouvé d’empreinte. Et sur la tête, pas non
plus de prothèse dentaire.
– Non, je veux dire : vous avez regardé ce qui était écrit sur ce papier ?
– Ah, l’emballage ? Ben, rien ; c’est du papier d’emballage. Du papier
journal.
– Oui, mais quel journal ?
– Quelle importance ! Du papier journal.
– Tout est important, dans cette histoire. Ils ne font rien au hasard. Quel
journal ?
– Attends, je regarde… C’est une double page du Monde du… jeudi
3 octobre 1991…
– Un journal d’il y a vingt-sept ans… Pourquoi ces pages ?
– Sûrement un hasard. Pour emballer.
– Je ne crois pas. Ces pages sont un collector. On ne se prive pas sans
raison d’un journal qu’on a gardé pendant vingt-sept ans. Ceux qui font ça
ne laissent rien au hasard. Ils font tout pour qu’on comprenne, à leur
rythme, les mobiles de leurs meurtres, et la raison d’être de leurs mises en
scène. Comme s’ils voulaient que cela provoque le plus grand scandale
possible…
– Et tu crois quoi ? Qu’ils ont choisi exprès ce journal ?
– C’est ce qu’ils feraient s’ils voulaient nous donner un indice. Peut-être
veulent-ils nous orienter vers un article particulier, dans ce journal. Un
article qui pourrait avoir un rapport avec cette histoire. Je n’en sais rien. Y a
quoi, comme articles, sur ces pages ?
– Ces onze meurtres seraient une vengeance pour quelque chose qui se
serait produit il y a vingt-sept ans, s’étonna Zemmour. Je n’y crois pas.
Mais bon… Attends, je regarde… Il y a à peu près une vingtaine d’articles,
sur ces quatre pages : sur la rivalité entre Rocard et Mitterrand ; sur la fin de
l’Union soviétique ; sur la reconnaissance des deux Corées, des trois États
baltes, de l’Arménie ; sur un procès en Espagne ; sur des émeutes au Zaïre ;
sur une crise gouvernementale en Israël ; sur un coup d’État en Haïti ; sur
deux matchs de foot ; sur la mort de Klaus Barbie, celle de Franck Capra,
celle de Miles Davis… et beaucoup d’autres sujets. Comment veux-tu
qu’on trouve celui qui aurait de l’importance ?
– Rien sur la Grande Guerre ? Ou sur un anniversaire de la Grande
Guerre ? Ça pourrait être aussi la date de la naissance ou de la mort de
quelqu’un d’important pour notre histoire ?
– On va regarder, reprit Zemmour.
– Tu as du nouveau, pour le club de tir ?
– Tu n’es pas au courant ?
– De quoi ?
– Je pensais qu’il t’aurait appelée en direct !
– Qui ?
– Le juge !
– Quel juge ?
– Tieli ! Les vérifications n’ont rien donné : aucun autre membre du club
n’a disparu. Mais Tieli veut que nous entendions les responsables en les
plaçant en garde à vue ; aussi longtemps que ce sera nécessaire pour les
rendre bavards, dit-il. Avec la procédure antiterroriste, ça peut être long ! Il
est convaincu qu’ils ont tué les membres d’un autre groupe du même genre.
– C’est quoi, cette idée ? Il aurait pu m’en parler !
– Il dit que cela arrive, entre bandes rivales. Et qu’aux États-Unis il y a
tout le temps des batailles rangées entre membres de clubs de tir rivaux.
– Oui, mais voilà, on n’est pas aux États-Unis, ici ! Et on ne voit pas
pourquoi les membres d’un club de tir de Rambouillet auraient brûlé vifs,
puis auraient dispersé à travers la France, « façon puzzle », comme disait
Audiard, les cadavres de leurs petits copains décapités. Ça ne tient pas
debout !
– Je suis d’accord. Mais il veut le faire ; et, pour une fois, Duroflé est
d’accord avec lui. On dirait que nos deux juges font tout maintenant pour
désigner des coupables et conclure l’enquête au plus vite.
– C’est n’importe quoi ! Ils ne peuvent pas faire ça sans mon accord,
non ? Que dit la procédure ? Tu la connais mieux que moi…
– La procédure dit que le juge d’instruction peut faire ce qu’il veut,
même si tu n’es pas d’accord.
– Même si j’en parle au procureur ?
– Il m’a dit que la demande lui venait justement du procureur, qui veut en
finir ! Et, de toute façon, c’est à lui, juge d’instruction, de décider s’il clôt
l’enquête ou non, avec ou sans l’accord des policiers et du procureur. On a
déjà vu ça ! Tiens, l’affaire…
– Alors, dis-lui que je suis contre. S’ils cherchent à enterrer l’histoire, ce
sera sans moi. Dépêche-toi de revenir du labo. Je t’attends au bureau.
– Attends ! Une dernière chose : sur un des murs pas entièrement calciné
de la grange de Lioux, quelqu’un avait écrit, près du sol, quelque chose
qu’on a eu du mal à déchiffrer. Cela semble être : « Gallic ». G, A, deux L,
I, C. Et puis on a aussi trouvé onze empreintes digitales exploitables.
Comme si les victimes avaient voulu qu’on puisse les identifier…
– Les victimes, ou le meurtrier…
– En tout cas, c’est onze. Ça collerait bien avec nos onze cadavres.
– En effet. Il n’y a donc pas d’autres victimes à craindre.
– On va voir si on les retrouve dans nos fichiers.
– Ne vous contentez pas de fichiers de délinquants. Cherchez s’il n’y a
pas d’autres policiers parmi les victimes.
– Pourquoi des policiers ?
– Juste une idée… D’abord, Szerniak a été brièvement policier. Et
ensuite, Léo m’avait dit quelque chose comme ça…
– Léo ?
– Léo Salz, le conseiller du président.
– Je sais très bien qui est Léo Salz ! Tu l’appelles « Léo », maintenant ?!
– Oui, bon… Il m’avait dit, quand je l’ai rencontré, juste après le
troisième meurtre : « Je n’aimerais pas apprendre que ce sont des policiers
qui ont fait ça. »
– Attends, là on parle des victimes, pas des meurtriers.
– Oui, mais je ne sais pas si Léo parlait des unes ou des autres.
– Tu ne vois pas que ce « Léo » t’envoie sur de fausses pistes, depuis le
début ? À propos, tu lui as demandé ce qu’il faisait à Longjumeau ?
– Non, je veux le voir pour lui en parler. Je veux voir sa réaction.
– Ça tombe bien, il est là.
– Comment ça, « il est là » ? « Il est là » où ?
– À côté de toi. Il s’est installé dans un bureau.
– Ici ? Au Bastion ? Pourquoi tu ne me le dis pas ?
– Tu ne m’as rien demandé.
– Mais qu’est-ce qu’il fait là ?
– J’en sais rien. Il a pris un bureau, d’autorité, au même étage que nous.
Je l’ai trouvé là en arrivant ce matin. Il doit y être encore. Il m’a donné le
sentiment de s’y installer !
– Incroyable ! Où exactement ?
– La pièce du fond, à vingt mètres de toi…

Fatima s’y précipita. Depuis le couloir encore encombré de caisses de


déménagement, elle vit Léo dans une pièce vitrée au fond du couloir, assis
derrière un bureau. Vêtu d’un pantalon noir, d’une chemise noire et d’un
pull noir. Aucun dossier, aucun cartable. Posée contre son bureau, la canne
qu’elle lui avait déjà vue, avec, en guise de pommeau, une tête de mort. Il
était au téléphone et jouait avec ses lunettes.
Avant d’entrer dans la pièce, Fatima se donna une contenance et se passa
la main dans les cheveux. Il la vit faire ce geste et sourit. Elle s’en voulut,
prit l’air le plus renfrogné possible et pénétra dans le bureau :
– Vous êtes nouveau dans mon service ? On aurait pu me prévenir !
Il raccrocha et se leva :
– Je me suis dit que ce serait plus commode, si je venais souvent, d’avoir
un bureau ici. Et il y en a encore plusieurs vides à votre étage ! Ça vous
ennuie ?
Sa voix la troublait toujours autant.
– C’est votre affaire. Dites-moi, puis-je demander ce que vous faisiez
hier à Longjumeau ?
– Vous le savez bien : je voyais ce journaliste, que vous faites suivre…
Elle avait oublié qu’elle le lui avait dit. Donc, il ne se cachait pas. Elle se
détendit. Il continua :
– Votre Étienne avait souhaité me voir. Je ne vois pas pourquoi j’aurais
refusé. Je me demandais comment ce petit journaliste avait pu faire
beaucoup mieux que toute votre équipe…
Elle sentit la pique et décida de ne pas la relever :
– Et vous avez trouvé ?
– Pas vraiment…
– Pourquoi voulait-il vous voir ?
– Je ne sais pas, il ne m’a rien appris de neuf.
– Et vous ne lui avez rien révélé de l’enquête ?
– Ah ? Il y aurait quelque chose à lui révéler ?
– Il sait pourtant beaucoup de choses qu’il ne devrait pas savoir.
– Comme quoi ?
– Comme l’existence du poème, par exemple ? Comment le sait-il ?
– Il n’a pas voulu me le dire. Et à vous ? Mais vous lui avez sûrement
posé la question. Quand vous l’avez vu dimanche dernier, juste après notre
si charmant déjeuner… Car vous l’avez vu, n’est-ce pas ? Et vous ne m’en
avez pas parlé…
Fatima se sentait prise en faute. Comme toujours, dans ces cas-là, elle se
raidit. Elle s’éloigna, comme si elle s’apprêtait à quitter le bureau.
– Je n’ai pas de comptes à vous rendre.
– Sur l’enquête, vous devez tout me dire. C’est bien ce que le ministre
vous a demandé, n’est-ce pas ?
Il lui fit signe de s’asseoir, elle refusa d’un geste.
– En effet. Il me l’a demandé…
– Mais vous ne tenez pas à ce que le ministre sache tout, n’est-ce pas ?
– Je ne tiens pas à ce que les médias sachent tout, nuance. Les ministres,
ça parle tout le temps. C’est même l’essentiel de leur raison d’être.
– Un peu facile, ce jugement… Rassurez-vous, je ne dis pas tout ce que
je sais au ministre. Ni à personne d’autre… Alors, que vous a-t-il dit, ce
journaliste, sur le poème ? Comment le connaissait-il ?
– Il ne me l’a pas dit. Il m’a juste répondu qu’un journaliste ne révélait
pas ses sources… C’est vous, la « source » ?
– Si je vous disais que ce n’est pas moi, vous ne me croiriez pas, alors,
pourquoi vous le dire ?
Léo prit la canne et joua avec elle, comme s’il dessinait quelque chose
sur le sol, tête baissée, parlant très bas… Il continua :
– Mais vous, vous me cachez encore des informations.
Que dessinait-il ? se demandait Fatima, fascinée par les gestes lents et
précis du policier. Il continua, pendant qu’elle répondait :
– Ah ? Je ne vous cache rien…
– Vous ne me parlez pas du colis que vous venez de recevoir.
Heureusement que certains de vos adjoints sont plus… coopératifs.
Rassurez-vous, je n’en ai pas encore parlé au ministre. Alors ? Qu’en
pensez-vous ?
– Je pense qu’ils nous narguent. Qu’ils veulent nous montrer qu’ils
restent les maîtres de la situation.
– S’ils ont pris de tels risques, dit-il, pour vous apporter cela ici, malgré
tous les contrôles, c’est qu’ils ont une raison, une très bonne raison ! Vous
avez regardé s’il n’y a pas une prothèse dentaire, ou quelque chose, dans ce
crâne, qui pourrait nous aider ?
– Rien de tel… Mais on cherche. Dites-moi, Léo… Quand je vous ai
rencontré la première fois, chez le ministre, vous m’aviez dit que vous
pensiez que les coupables de ces meurtres pourraient être des policiers.
Vous le pensez encore ? Parce que Szerniak est un policier…
Léo leva la tête, laissant sa canne en suspens, comme intéressé :
– Les assassins des « crucifiés des abribus » ? Des policiers ? Je vous ai
dit ça ? Je ne m’en souviens pas…
– Le jour du troisième meurtre, lors de notre première rencontre, dans
l’antichambre du ministre. Vous m’aviez dit que cela vous rappelait une
autre affaire.
Léo sembla sincèrement perplexe. Il la regarda intensément.
– Oui. Possible. Mais, depuis, il s’est passé tellement de choses ! On a
trouvé huit nouveaux corps ! Non, ça n’a rien à voir.
Un silence s’installa. Il reposa la canne, puis ajouta, comme s’il se parlait
à lui-même :
– Finalement, il n’y a rien de plus dangereux que les gens qui veulent, de
toute force, faire le bien autour d’eux.
– Pourquoi dites-vous cela ?
– Pour rien, comme ça… Les pires salauds que j’aie rencontrés étaient
des gens qui croyaient faire le bien, servir une cause, en écrasant tout le
reste.
– Et vous croyez que ces gens-là, ceux qui ont tué et mutilé onze
personnes, servaient une cause ?
– Possible. Je ne sais pas.
– Sur un des murs de la ferme de Lioux, quelqu’un avait écrit « Gallic ».
Ça vous dit quelque chose ?
Léo sourit :
– « Gallic » ? Juste « Gallic » ? Ah ! Voilà peut-être un indice ! Vous êtes
certaine que ce n’était pas là avant ?
– C’est possible. On n’a pas encore pu le savoir.
– Gallic… Vous avez regardé sur Google ?
Elle s’en voulut de ne pas y avoir pensé. Et Zemmour, et tous les
policiers ? Ils auraient dû déjà chercher ! Léo était déjà en train de le faire
sur son téléphone :
– « Gallic », voilà : le Gallic était un transbordeur à roue à aubes. Il a été
construit en 1894 sous le nom de SS Birkenhead par John Scott and Co. Il a
été utilisé comme ferry par la Société Birkenhead sur la Mersey jusqu’en
1907, date à laquelle il fut vendu à la White Star Line qui l’utilisa jusqu’en
1911. Et c’est aussi un adjectif, qui veut dire « gaulois », en anglais.
– Gaulois. C’est étrange…
Léo reprit son jeu avec la canne, puis il ajouta :
– Si vous voulez mon avis, il y a encore bien des choses à tirer de ce
journaliste… Voyez-le. Le temps presse, d’après ce qu’ils disent… Leur
ultimatum expire après-demain soir.
Il posa la canne sur la table et se mit à en dévisser le pommeau, qu’il
posa sur la table. De la canne, il sortit une longue fiole de verre, dont il but
une partie du contenu, sans lui en proposer. Un médicament ? Il souffrait ?
Elle regarda le pommeau. Ce n’était pas une tête de mort, comme elle
l’avait cru, mais une étrange figure, représentant une tête d’homme,
sculptée sur une moitié, et lisse sur l’autre… On distinguait un œil, une
narine, une moitié de bouche. Il posa le pommeau sur son bureau.
Elle dit, en la montrant :
– C’est un fétiche ? Cela a un sens particulier ?
– C’est la copie d’une très vieille statue olmèque, du nom de
« Dualidad », dont l’original est au musée de Xalapa, près de Vera Cruz au
Mexique… Disons que c’est un objet qui m’est cher… Vous voyez, elle
sépare les deux côtés de l’humanité : l’informe et la forme, le barbare et le
civilisé… Les deux faces de chaque être humain.
Il fit jouer un mécanisme, et la statue se sépara en deux moitiés. Il
murmura :
– J’ai renoncé à trouver quelqu’un avec qui la partager…
Elle se sentit traversée par la remarque. Il se reprit, rassembla en un
instant les deux parties du pommeau qu’il revissa sur la canne et ajouta :
– Alors, vous rencontrez ce journaliste et nous nous retrouvons après,
voulez-vous ? Dînons ? Ce soir, par exemple ?
Fatima hésita, rougit et sortit, troublée et rageuse. Non, se méfier. Ne pas
se laisser aller à ce qu’elle ressentait. Le fuir. Par contre, il avait raison. Elle
devait voir Bartolini. Elle appela le journaliste depuis son bureau et lui
demanda de venir la voir le jour même. Il accepta ; il serait là à 15 heures ;
il semblait avoir attendu cet appel.
Il était 13 heures. Elle alla dans le couloir et vit que Léo était parti.
Fatima essaya de joindre ses enfants. Samy lui répondit qu’ils allaient
très bien. Et que la voiture de gendarmerie devant la porte la rassurait
beaucoup. Elle essaya de joindre son père. Élise lui répondit qu’il dormait,
pour le moment.
Décidément, tous ceux qui lui étaient chers se dérobaient. Pourquoi cette
solitude ? Qu’avait-elle fait pour la mériter… Elle sentait qu’une chape de
tristesse allait tomber sur elle.
La dépression.
Ne pas la laisser revenir… Ne pas penser à Luc… Écarter les idées
noires. Elle se recroquevilla longuement sur son siège. Juste un mauvais
moment à passer.
Elle récita une longue liste de verbes irréguliers allemands (beißen, beißt,
biss, gebissen ; bleiben, bleibt, blieb, geblieben ; gedeihen, gedeiht, gedieh,
gediehen). Cela marchait souvent…
Elle resurgit lentement. Respira profondément. Longtemps. Et décida
d’aller marcher un peu. Elle ne connaissait pas du tout leur nouveau
quartier. Il était peut-être temps de faire un peu connaissance. Sous un soleil
très lourd, elle atteignit le parc Martin-Luther-King par le boulevard
Berthier. Elle fut surprise par l’omniprésence de l’eau ; comme quai de
Valmy. L’eau la rassurait…
Elle s’assit sur un banc et en profita pour faire le point sur l’enquête.
Onze personnes brûlées vives dans une grange du Vaucluse, puis
décapitées, apparaissant l’une après l’autre dans onze villes de France, avec
à chaque fois un vers d’un même poème anglais attaché à un bras. Parmi
ces victimes, un ancien policier, viré pour excès de violence. Onze
empreintes, qui allaient parler. Onze villes dont certaines semblaient avoir
un rapport avec le président de la République. Et ce mot de « Gallic »,
trouvé là où les onze hommes avaient brûlé vifs. Ce mot qui ne voulait rien
dire, sauf en anglais. En anglais, comme le poème. Fallait-il y voir quelque
signe ? L’annonce, pour le surlendemain, d’un grand malheur si les « vrais
coupables » ne se dénonçaient pas…
Et puis encore, pourquoi les juges voulaient-ils en finir avec l’enquête ?
Et ce journaliste, pourquoi lui avait-il caché qu’il voyait Léo ?
Elle allait mieux et remonta dans son bureau sans déjeuner, juste à temps
pour recevoir le journaliste. En passant devant le bureau qu’avait occupé
Léo, elle remarqua qu’il n’était pas revenu.
Étienne Bartolini l’attendait dans son bureau avec Zemmour. Il semblait
préoccupé, tendu, comme aux aguets. Zemmour le dévisageait avec
méfiance, comme un suspect qu’il s’apprêtait à coffrer pour longtemps.
– Je ne pensais pas vous revoir si vite, dit le journaliste sans se lever…
Vous avez un scoop, pour mes lecteurs ?
– Pas vraiment. Mais vous, vous en avez sûrement un pour moi.
– Ah ?
– Oui. Vous m’avez menti, monsieur Bartolini ; et je n’aime pas cela.
Maintenant, il va falloir me dire vraiment ce que vous savez. Le statut de
journaliste ne protège pas les criminels, vous savez ?
– Me voilà suspect, sourit-il. Cela distraira mes lecteurs ! En quoi vous
aurais-je menti ?
– Vous ne m’avez pas dit que vous aviez rencontré monsieur Salz.
– Si c’est un mensonge, ce n’est qu’un mensonge par omission. Et je ne
crois pas devoir tout vous dire !
– Qu’est-ce que vous faites avec monsieur Salz ? Pourquoi l’avoir
rencontré hier, et sans doute pas pour la première fois ? C’est lui, votre
source ?
– Ah, vous me faites suivre maintenant ? J’aurais dû m’en douter. Cela ne
me gêne pas. Je n’ai rien à cacher.
– C’est ce que disent tous les coupables. Pourquoi avoir demandé à le
voir ?
– C’est lui qui a demandé à me voir.
– Monsieur Salz vient de m’affirmer exactement le contraire.
Le journaliste ne semblait pas troublé par l’objection. Il répondit, très
calmement :
– Pourtant, c’est la vérité. Il était intrigué par mes articles et il voulait
comprendre comment je pouvais savoir tout cela.
– En effet, on peut se le demander.
– Alors ? Vos sources ?
– Juste de la déduction. Rien de plus.
– Le poème ? De la déduction ?
– Bien sûr, de la déduction ! Pas besoin de « source ».
– Ah ? Et comment vous avez fait ? Aucun média ne l’avait mentionné
avant vous. Il faut bien que quelqu’un vous en ait parlé !
Le journaliste sourit, prit son temps, comme s’il préparait un effet.
– Un des vers était partiellement visible sur une des photos, celle du mort
de la place Beauvau, le troisième. Vous n’aviez pas remarqué ? Vous
regarderez de nouveau. Vous verrez que, sur cette photo, on observe
quelque chose d’écrit, en tout petit, sur une feuille, ou sur le bras du mort.
J’ai mis du temps à le déchiffrer et j’y suis parvenu : « Et regarder les yeux
laiteux ». J’ai longtemps cru que je m’étais trompé. Mais non, c’était bien
ça. Ce n’est pas une phrase banale. Avec ça, pas très difficile de retrouver la
source ! J’ai essayé en français, j’ai rien trouvé. Je l’ai traduite en anglais.
Et j’ai trouvé. Un poème d’un certain Wilfred Owen. Le troisième vers
d’une des versions de ce poème. Le troisième vers pour le troisième corps.
Un poème de douze vers. Et après ce fut un jeu d’enfant d’en conclure qu’il
y avait sans doute un vers par cadavre. Onze vers, pour onze cadavres. Et
qu’il en manque donc un… Ils sont nuls, vos policiers.
Fatima regarda Zemmour, qui pianotait frénétiquement sur son ordinateur
et recherchait la photo dont le journaliste parlait. Il dut l’avoir trouvée, car il
fit un signe affirmatif à Fatima. Fatima était ahurie. Elle regarda Zemmour.
C’était si simple que cela ? Vraiment ? Et personne n’avait rien vu.
Incroyable…
Le journaliste poursuivit :
– Et je peux même vous dire où on trouvera le prochain corps.
– Où ça ?
– Dans un petit village du Nord, nommé Ors.
Fatima masqua son étonnement : Léo avait aussi mentionné un petit
village du Nord, mais sans le nommer. Pensait-il au même ?
– Tiens ? Pourquoi là ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
– Encore une fois, juste un tout petit peu de déduction… C’est à la portée
du moindre lecteur de… Mais cherchez !
Zemmour chuchota à Fatima :
– Je peux te voir en tête-à-tête ?
– Oui. Merci monsieur Bartolini, vous pouvez y aller, mais restez à ma
disposition. Je ne suis pas certaine que vous m’ayez encore tout dit.
Le journaliste se leva, comme soulagé. Elle hésita, puis ajouta :
– Une dernière question, monsieur Bartolini : le mot « Gallic », ça vous
dit quelque chose ?
– Non, pourquoi ?
– C’est moi qui pose les questions. « Gallic », ça ne vous dit rien ?
– Non, mais cela pourrait être le début de « Gallican ».
Là aussi, elle s’en voulut de ne pas y avoir pensé ! Bien sûr : les
suppliciés du Luberon n’avaient peut-être pas eu le temps de finir d’écrire
leur mot avant de mourir.
– Gallican ? C’est quoi, ça ?
Le journaliste répondit, sincèrement surpris qu’elle ne le sache pas :
– « Église gallicane ». Un courant historique de l’Église catholique
française.
– C’est une secte ?
Fatima regarda Zemmour avec un air de reproche et chercha sur Google.
Elle lut :
– Gallicanisme : « rites de la liturgie catholique tels qu’ils étaient
pratiqués en Gaule jusqu’au IXe siècle ».
Elle pensa : les onze morts seraient membres d’une très ancienne secte
chrétienne ? Tout est possible, après tout. Léo avait dit que rien n’était pire
que les gens qui veulent faire le bien des gens contre leur gré. C’était cela
qu’il avait en tête ?
Ne pas en dire plus au journaliste, qui semblait intrigué. Il risqua :
– Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Rien, non, rien. Aucune importance. Tant pis. Rien. Restez disponible,
s’il vous plaît. Je compte sur votre totale collaboration.
– La collaboration d’un journaliste ? Vous savez, il ne faut pas trop y
compter. Mais enfin, si je peux vous être utile sans nuire à mes lecteurs…
Par exemple, je vous promets d’attendre trois jours avant de parler du crâne
qu’on vous a envoyé ce matin.
Fatima et Zemmour sursautèrent.
– Comment savez-vous ça ?
– Vos collègues devraient parler moins fort. On entend tout, dans vos
couloirs. Au revoir, commissaire.
Le journaliste sortit. Zemmour, un peu piteux, murmura :
– Je ne suis pas certain qu’on ait gagné au change, en déménageant. Cela
semble être une passoire et une maison de verre, ici.
– Il est énorme, ce type… Tu le crois sincère ?
– Malheureusement, oui, répondit Zemmour. Ses conclusions tiennent la
route. Mais il m’a semblé inquiet et soulagé de partir, comme s’il avait
craint des questions qui ne sont pas venues… J’aurais bien aimé le garder
pour la nuit, histoire de voir ce qu’il aurait eu à dire demain matin.
– Oui, mais ça, on ne peut pas. Pas de raison.Tu voulais me dire autre
chose ? Tu m’as fait signe, tout à l’heure.
Zemmour se leva pour aller refermer la porte que Bartolini avait laissée
entrouverte en sortant.
– Oui, je viens d’avoir l’info : on a identifié une des empreintes dans la
grange. Tu ne t’imagineras pas de qui elles sont… C’est impossible. Mais
on a vérifié, et c’est bien ça.
– Dis toujours. Je m’attends à tout, dit Fatima.
– Jérôme Parent.
– Jérôme Parent ? Le journaliste prisonnier en Irak ?
– Exactement : celui dont on a perdu la trace depuis un an et qu’on
croyait prisonnier d’un mouvement terroriste ou mort !
– Je t’avais dit que ça grouillait de policiers, cette histoire. On garde aussi
cela pour nous. Strictement pour nous. C’est bien clair ? Mais on avance.
– Il est temps. L’ultimatum se termine après-demain à minuit. C’est
vraiment bientôt.
– Comme tu dis.

Vers 18 h 30, ce jeudi 2 août, Fatima reçut un SMS de George, qui


annulait leur dîner, prétextant une réunion avec le président… Leur dîner ?
Quel dîner ? Ah oui ! Elle avait oublié : il lui avait proposé de dîner avec
elle ce soir. Elle n’avait pas répondu à son invitation. Et elle n’avait jamais
eu l’intention de le revoir.
Pourquoi annulait-il ? Vraiment, un dîner avec le président ? Cela n’avait
plus d’importance. George ne comptait plus… Pire, elle ne le supportait
plus.
Elle lui en voulait de l’avoir salie de ses mensonges et de ses piques
humiliantes. Elle décida de lui tendre un piège : en quelques minutes, elle se
créa une adresse mail, sous un faux nom, inventée au hasard des mots qui
lui venait : Thalia Aphélie ; à qui elle inventa un profil Facebook avec de
très jolies photos trouvées dans une banque d’images russe ; elle lui créa
aussi tout un passé, un cursus universitaire, avec plein d’amis ; elle la fit
exister depuis des années sur LinkedIn, sur Instagram et sur WhatsApp. On
sait faire cela, dans la police…
Puis, à partir de cette nouvelle adresse, elle écrivit à George sur
Facebook, LinkedIn et Twitter :
– Bonjour ! Je suis une jeune étudiante en littérature allemande. J’ai lu
votre magnifique essai sur Leo Perutz. Je suis fascinée par cet auteur ! Et
par vous ! Je me suis demandé si vous aviez publié autre chose sur lui ?
George répondit, tout de suite, par un message privé sur Twitter :
– Non, mais j’y travaille en ce moment et je serais ravi d’en parler avec
vous. Êtes-vous libre à dîner un jour ? Ce soir ?
Fatima sourit, s’en voulut de ne pas résister à cet enfantillage et fit
donner rendez-vous par Thalia à George au bar du Ritz le soir même, à
21 heures. Puis elle appela Léo pour accepter son invitation à dîner, bien
décidée à faire l’amour avec lui le soir même.
Dix-neuvième jour

Le vendredi 3 août, à 8 heures du matin, les empreintes trouvées dans la


grange, près de Lioux, avaient parlé. Comme si les onze victimes avaient
tout fait pour qu’on les identifie. Parmi elles, non seulement celles d’Olivier
Szerniak et de Jérôme Parent, mais aussi de trois policiers en activité, dans
les services secrets ; et de six anciens policiers, en retraite ou reconvertis ;
ayant pour la plupart travaillé dans un service de répression de la
criminalité, de lutte antiterroriste, ou dans le service Action de la DGSE. Et
n’ayant jamais travaillé ensemble. Onze hommes. Onze Français de moins
de 50 ans. La plupart ayant eu des ennuis pour leur brutalité.
Apprenant tout cela par un appel du chef de la police scientifique, Fatima
lui ordonna le secret le plus absolu et se précipita à son bureau. Léo l’avait
quittée avant la fin de la nuit, sans qu’ils aient fait l’amour, parce qu’ils
n’avaient pas voulu, d’un commun accord implicite, brusquer une relation
qui leur semblait pleine de tant de promesses. Une nuit de conversations,
sur leurs vies, le monde, leurs peurs. Une nuit de silence aussi, blottis dans
les bras l’un de l’autre.
Elle l’avait interrogé sur les enfants qui l’accompagnaient aux
Seychelles. Il avait raconté : c’étaient les enfants de son meilleur ami,
comme son frère, mort très récemment dans une mission secrète en
territoire irakien avec six de ses hommes. Une mission dont on ne parlerait
jamais. Un secret d’État absolu. Des héros à jamais anonymes. Morts pour
la France, dans des conditions terribles, scandaleuses même. Il tremblait en
en parlant. Elle n’insista pas.
Ils avaient parlé de se revoir. Ce soir même. Elle aimait ses failles
secrètes. Elle était heureuse. Enfin une histoire commençait. Une histoire
d’amour.
En sortant de chez elle, à 8 h 35, Fatima remarqua sur le pont qui
traversait le canal, à droite de son immeuble, quelqu’un qui la visait. Avec
une arme ? Un appareil photo ? Elle fit un geste violent de recul et vit
l’homme prendre un air innocent et se détourner. Un touriste ? Il y en avait
souvent, sur ce petit pont.
Elle tourna à gauche, passa devant la boutique Antoine et Lili – où elle
adorait, jeune adolescente, passer des heures à choisir, parmi toutes les
merveilles qu’on y trouvait pour les enfants, des vêtements de princesse –,
tourna encore à gauche dans la rue Lucien-Sampaix et y trouva la voiture de
sa mère. Elle y monta, démarra en trombe, revint vers le quai de Valmy,
passa devant le pont. L’homme n’y était plus. Que lui voulait-on ? Elle était
certaine que ce n’était pas un innocent touriste.
Elle longea le canal, avec toujours le sentiment d’être suivie. Elle roula
dans Paris désert, comme suspendu.
Les radios parlaient en boucle de l’ultimatum de la Corée du Nord et le
comparaient à la crise des missiles de Cuba, cinquante-six ans plus tôt : le
monde avait alors craint un affrontement nucléaire des deux
superpuissances du moment, parce que des bateaux soviétiques,
transportant des fusées et des armes nucléaires, approchaient de l’île pour
les y installer, juste en face de la Floride.
Seul France Inter mentionna aussi le naufrage d’un bateau de migrants au
large des côtes libyennes, avec plus de 650 passagers à bord : il y avait
presque tous les jours, désormais, des tragédies de ce genre ; et les médias y
attachaient de moins en moins d’importance. On avait identifié, parmi les
victimes, de nombreux Érythréens et Éthiopiens. Certaines rumeurs, non
confirmées, disaient que le bateau était trop lourdement chargé d’armes et
de munitions.
En Europe, les hommes politiques étaient de plus en plus nombreux à
réclamer l’internement préventif des « suspects extrêmes ». À Bruxelles, les
hauts fonctionnaires préparaient le Conseil européen du lendemain ; et ce
sujet y serait à l’ordre du jour.
On mentionnait aussi, avec curiosité plus qu’avec angoisse, le
« malheur » et la « catastrophe morale », annoncés pour le lendemain,
samedi à minuit, à l’expiration de l’ultimatum dont les Dénonciateurs
avaient menacé la France. Fatima fut soulagée de voir que les noms des
onze suppliciés n’avaient pas encore fuité. Elle avait peut-être encore le
temps de résoudre l’énigme. Avec le sentiment que les criminels la
guidaient vers la solution à leur guise, à leur rythme.
En traversant la place de Clichy, approchant du Bastion, elle appela Léo,
qui ne répondit pas. Il lui manquait déjà ; le revoir. Dès ce soir… Elle
appela le juge Tieli et obtint qu’il renonçât à faire arrêter les dirigeants du
club de tir de Rambouillet : pourquoi ces abrutis auraient-ils torturé et
décapité onze policiers ? Cela ne tenait plus.
Alors qu’elle sortait de sa voiture, dans le parking extérieur du Bastion,
Zemmour l’appela :
– Le cabinet du ministre a téléphoné ; il veut te voir tout de suite.
– Qui ? Le ministre ?
– Oui.
– Maintenant ?
– Il a dit : « tout de suite ».
– Je suis en train d’arriver au bureau. Je monte. J’irai après.
Sans raccrocher, elle pénétra dans l’immeuble, dont l’architecture lui
semblait décidément beaucoup trop moderne pour les fonctions que les
policiers y remplissaient. Elle continua sa conversation avec Zemmour :
– Je veux comprendre : onze policiers ont disparu, depuis des semaines
parfois, et personne, ici, ni nulle part dans la police ou ailleurs, n’a fait le
lien avec ces crimes ?
– Attends, on n’en savait rien. Leurs disparitions n’étaient pas signalées !
Beaucoup d’entre eux n’étaient plus dans la police. Parent n’était pas
policier, officiellement ; et il avait eu au moins six identités différentes :
difficile de le suivre ! Seulement trois de ces policiers étaient encore en
fonction ; et encore, dans des services très particuliers, si tu vois ce que je
veux dire ; et dans ces services, on peut disparaître très facilement… On ne
pouvait pas savoir !
– C’est justement ça, que je vous reproche. Il y a des amicales d’anciens
flics ! Vous auriez dû…
– Leurs seuls points communs, c’est qu’ils étaient tous célibataires, sans
enfants ni proches. Personne n’a signalé leurs disparitions.
– Les services auraient dû s’inquiéter, au moins pour les trois en
fonction !
– Non, tous les trois avaient demandé un congé…
Elle monta dans l’ascenseur et appuya sur le quatorzième étage.
– Je veux tout savoir sur chacun d’eux. Leurs relations, leurs goûts, leurs
voyages à l’étranger. Ils ont forcément au moins un point commun !
– Pas forcément. Le coupable est peut-être juste un fou qui assassine des
policiers, ou des ex-policiers, au hasard.
– Il n’y a aucun hasard dans cette histoire. C’est très méticuleux : des
policiers sans famille ; particulièrement violents ; leurs carrières analogues ;
la mise en scène identique ; les corps décapités et calcinés. Et le poème ?
On n’a toujours pas compris pourquoi il était là, celui-là !
– Non… On ne voit vraiment pas ce qu’il vient faire là. Je l’ai lu hier à
madame Zemmour. Elle pense qu’il ne faut s’intéresser qu’à la dernière
phrase ; que le meurtrier était en service commandé, qu’il agissait « pour la
patrie ».
– La phrase en latin ? « Il est doux et glorieux de mourir pour sa
patrie »… Peut-être… Et puis, ces Dénonciateurs ? Vous n’avez toujours
pas trouvé qui envoie ces messages ? Qui possède cette adresse sur Signal ?
Fatima, toujours dans l’ascenseur, eut le sentiment que Zemmour hésitait
avant de répondre :
– On n’est pas loin. La commission rogatoire en Irlande n’a rien donné,
mais on a quelqu’un en Moldavie qui va peut-être nous dire… On a une
piste. Mais…
– Mais quoi ?
– On doit encore vérifier.
– C’est quoi ? Qu’est-ce que tu me caches ?
– Écoute, je préfère attendre. J’aurai la réponse dans la journée.
– Bon, aujourd’hui, vous vous focalisez sur ces policiers. Je veux
comprendre ce qu’ils ont en commun.
Elle sortit de l’ascenseur, entra dans son service et vit devant elle
Zemmour qui, raccrochant, lui dit :
– Je te rappelle que le ministre t’attend…
Elle demanda :
– Tu n’as pas vu Léo ?
– Il est passé tôt ce matin, mais il est reparti. Tu t’inquiètes pour lui ?
Fatima se troubla. Que savait-il ? Elle n’aimait pas étaler sa vie privée.
Elle se reprit et répondit :
– Ne te moque pas. Tu lui as dit, pour la découverte des noms ?
– Pas besoin, répondit Zemmour. Il m’en a parlé, il le savait…
– Il le savait ? J’ai pourtant interdit à la scientifique d’en parler à
personne.
– Il a ses entrées partout.
– Pourquoi tu dis ça ?
Zemmour regarda Fatima, hésita et ajouta :
– Pour rien, pour rien…

Fatima passa une heure et demie à informer les deux juges d’instruction,
qui s’impatientaient : ils semblaient étrangement décidés à clore l’enquête,
au plus vite.
Puis elle partit vers la place Beauvau, où elle arriva à 11 h 10. Elle fut
immédiatement reçue par le ministre, qu’elle n’avait pas vu depuis qu’il lui
avait annoncé, vingt jours plus tôt, qu’elle serait en charge de l’enquête, au
matin de la découverte du troisième cadavre.
Sénèque était méconnaissable : livide, nerveux, marchant de long en
large. Trente secondes après l’entrée de Fatima s’ouvrit une porte masquée
dans la bibliothèque du ministre. Léo entra. Il la salua d’un geste de la
main, très professionnel. Il s’était changé depuis qu’il l’avait quittée, à
l’aube. Toujours habillé de noir, elle remarqua ses chaussures de sport. Et
toujours sa canne à pommeau, avec laquelle il jouait… Elle se rendit
compte qu’elle ne savait pas où il habitait… Elle fit tout pour ne pas le
regarder. Le ministre et Léo ne se saluèrent pas, comme s’ils s’étaient déjà
vus ce matin-là. Fatima crut déceler de la crainte dans le regard que le
ministre lança à Léo à son entrée.
– Alors ? Vous avancez ? dit le ministre à Fatima.
– Les victimes ont été identifiées, répondit-elle.
– Oui, oui… Léo m’a dit.
– Onze policiers ou anciens policiers, sans famille ; et qui n’avaient
jamais travaillé ensemble.
– Voilà. Évidemment, ils ne se connaissaient pas ! Abandonnez cette
piste. Ce sont des meurtres au hasard. Un fou tue des policiers pris au
hasard.
– Ah ? Je ne suis pas encore certaine de cela, monsieur le ministre.
Le ministre martela d’une voix étrange. Blanche, métallique. Inquiétante.
– C’est pourtant simple : un fou a assassiné onze policiers pris au hasard.
Il a cessé de le faire, depuis une semaine. Voilà, c’est fini. Il n’y a plus rien
à craindre. L’important, c’est qu’il n’y a plus de meurtres. Il faut clore cette
enquête au plus vite. Passer à autre chose. Et vous, vous allez vous occuper
de vos enfants.
Le ministre prit un temps, puis ajouta, en la regardant droit dans les
yeux :
– Ils vont bien, vos enfants ? Ils sont toujours chez leur grand-mère,
n’est-ce pas ?
Fatima trembla. Une menace ? C’était ça, les rôdeurs autour de la maison
de Vézelay ? Le ministre la surveillait pour faire pression sur elle ? Elle
regarda Léo, qui la fixait intensément, et resta imperturbable. Le ministre
continua :
– Vous allez donc clore l’enquête. Maintenant. On trouvera un jour qui
est ce malade mental. Et c’est cela que le procureur va déclarer tout à
l’heure à la presse.
– Le procureur ? Mais il…
– Oui. Il va demander aux juges de clore l’instruction. L’opinion a besoin
de savoir que c’est fini, d’être rassurée, de passer à autre chose. Et on va lui
dire cela.
– Mais, monsieur le ministre, on n’a pas trouvé le ou les coupables… On
ne sait pas si… On ne peut pas mettre le couvercle sur cette enquête sans
coupable.
Le ministre tapa sur son bureau violemment.
– On les trouvera un jour ! L’important, c’est qu’ils ont cessé de tuer. Et
donc, on peut ranger cette histoire dans le rayon des affaires non résolues.
Ça ne sera pas la seule ! Il y en a plein, tous les jours !
– Mais ? Monsieur le ministre, on ne peut accepter qu’on tue des
policiers sans chercher ni qui ni pourquoi !
– On peut. Si on le décide. On a cherché. On n’a pas trouvé. On passe à
autre chose. Il se passe des choses autrement plus graves, en ce moment. On
est au bord d’une troisième guerre mondiale. Vous ne voyez pas ? Je vous
assure que l’opinion ne s’intéresse absolument plus à cette histoire.
– Le coupable…
Le ministre se leva et commença à marcher en la désignant du doigt,
comme menaçant :
– Assez ! Le coupable, le coupable, vous n’avez que ce mot à la bouche !
Je vais vous en trouver, moi, des coupables, si c’est ça que vous voulez ! Ça
court les rues, les coupables ! Il suffit de savoir s’y prendre !
– Je ne comprends pas…
– Des coupables, il suffit de les chercher là on veut : Paris est plein de
coupables. Des suspects, des coupables, c’est pareil ! Tiens, par exemple,
des SDF, des réfugiés en situation illégale ! Tous peuvent avoir fait cela.
C’est bien leur genre, l’assassinat de policiers !
Fatima regarda Léo, éberluée : le ministre plaisantait-il ? Léo fit signe à
Fatima de ne pas y attacher d’importance.
Elle répondit, calmement :
– N’importe quel SDF ou réfugié aurait pu rassembler onze policiers
dans une grange du Vaucluse et les convaincre de se laisser brûler sans
réagir ? Il aurait pu les décapiter, leur couper pieds et mains, et transporter
leurs corps dans onze villes différentes sans que personne remarque rien ?
Et pourquoi aurait-il attaché à chaque corps un vers d’un poète anglais
complètement inconnu ?
– Oh, vous m’embêtez ! Léo va aider les juges à faire en sorte que
l’enquête soit clôturée au plus vite.
Léo sursauta : il sembla sincèrement surpris. Fatima répondit :
– Pardon, monsieur le ministre ?
– Léo va codiriger l’enquête avec vous. C’est d’accord avec le procureur
et les juges. Et il va les aider à clore l’enquête. N’est-ce pas, Léo ?
Léo resta silencieux et immobile. Indéchiffrable.
– Dans ce cas, dit Fatima, monsieur le ministre, je préfère vous demander
de m’en décharger.
– Vous n’y pensez pas ! Que dirait l’opinion ? Que nous nous sommes
trompés en vous choisissant ? Ma carrière et, accessoirement, la vôtre
seraient terminées ! Allez, continuez, vous avez toute ma confiance… Et
celle du président. Pour clore l’enquête.
Elle pensa : un ministre de l’Intérieur ne peut pas donner l’« instruction »
de clore une enquête judiciaire. Le Parquet ne peut le faire non plus. Tout
est entre les mains des juges d’instruction. Mais ceux-là semblaient aussi
vouloir clore….
– Je vais être plus clair encore, reprit le ministre, comme s’il lisait dans
ses pensées : je vais demander au ministre de la Justice, mon collègue, de
donner instruction au directeur des affaires criminelles et des grâces à la
Chancellerie d’en « parler » au procureur, qui pourrait en « parler » aux
juges d’instruction, qui pourraient « comprendre » la nécessité, pour leurs
carrières, de clore l’instruction ; et cela d’autant plus facilement qu’il n’y a
pas de parties civiles.
C’est ça, pensa-t-elle… Et ça va marcher, enragea-t-elle. C’est déjà
arrivé… Les juges doivent déjà être au courant. Cela explique leur
comportement de ce matin. Ils vont essayer d’enterrer l’affaire. Tous. Je ne
laisserai pas faire. Je ne suis pas devenue policier pour couvrir cela ! Et de
toute façon, la presse ne les lâchera pas… C’est absurde… Que veulent-ils
cacher ?
D’un téléphone blanc, posé sur le bureau du ministre, retentit une
sonnerie très particulière, stridente et continue ; le ministre se précipita pour
y répondre.
– Oui, Clo ; quoi ? Tu crois ? Vraiment ?
D’un geste de la main, Sénèque demanda à Fatima de sortir et à Léo de
rester.
En sortant, Fatima vit Léo lui faire signe de l’attendre et entendit le
ministre chuchoter :
– Écoute, je ne panique pas, Clo. Mais il faut arrêter ça au plus vite,
crois-moi !… Fais-moi confiance… Léo pense que… Oui, il est là, à côté
de moi…
Fatima n’entendit pas la suite. Moins d’une minute après, Léo sortit ; il
était très pâle.
– Que se passe-t-il ?
– On approche de la fin…
– Que veux-tu dire ?
– Tu n’as pas encore compris ?
– Quoi ?
– À qui parlait Sénèque, à ton avis ?
– Je ne sais pas : qui appelle-t-il « Clo » ?
– Mieux vaut que tu ne le saches pas, ajouta-t-il en lui tournant le dos.
Elle voulut lui demander de la rejoindre ce soir, mais il avait déjà disparu
par une autre porte, qui semblait conduire à un escalier.

En route pour son bureau, Fatima écouta les nouvelles, comme des
milliards de gens suspendus à la crise en mer de Chine. Un immense soupir
de soulagement parcourut la planète quand le Premier ministre japonais
annonça solennellement à la télévision que son pays, à la demande de ses
alliés, réitérait sa décision de ne jamais se doter de l’arme nucléaire. Et qu’il
présentait ses excuses au monde entier pour avoir laissé entendre le
contraire. La crise internationale allait refluer.
Fatima pensa qu’il serait désormais plus difficile au ministre d’écarter
l’affaire des crucifiés : les médias allaient y retrouver de l’intérêt.
En arrivant devant le Bastion, son téléphone sonna : un appel d’Étienne
Bartolini.
– Il faut que je vous voie au plus vite.
– Pourquoi ?
– Pas au téléphone.
– Où ? Quand ?
– Maintenant !
– Où ?
Il avait raccroché. Quand elle atteignit son étage au Bastion, Bartolini
l’attendait devant l’ascenseur, l’air nerveux.
– Ah, je vois que vous avez des entrées faciles, ici, dit-elle.
– Disons que vous n’avez pas une sécurité maximale.
– Vous vouliez me dire quoi ?
– Les victimes des meurtres, à mon avis, ce n’est pas l’essentiel. Ce sont
des meurtres au hasard.
Étrange. Ce journaliste pensait comme le ministre ? Lui aussi voulait
faire interrompre l’enquête ? Et s’il était en fait téléguidé par la Place
Beauvau ? Cela expliquerait beaucoup de choses, et en particulier qu’il ne
veuille pas dévoiler ses sources. Le journaliste continua :
– Le plus important, ce sont les endroits où on a trouvé ces cadavres ; ils
sont tous reliés à des moments importants dans la vie du président.
– Certains, oui, répondit Fatima. Calais, et un ou deux autres, peut-être,
mais cela ne suffit pas.
– J’en ai plus, aujourd’hui. Je me suis beaucoup renseigné. Pas très
difficile. En passant des coups de fil à d’anciens collègues des RG.
– Vous étiez dans les RG, vous ?
– Vous ne le saviez pas ? Oui, avant d’être garde du corps de ministre.
– Bon, et alors ? Les RG sont les champions des tuyaux crevés. Je vous
écoute.
– Notre cher président a fait une partie de ses études secondaires à
Longjumeau.
– Ce n’est pas vraiment un scoop !
– Ah, laissez-moi parler ! Son père avait une maison en Corse ; sa mère
est née à Bordeaux ; il a des soutiens importants parmi les élus marseillais ;
il a été l’assistant parlementaire d’un député de Calais, dont il était, dit-on,
le petit ami. Mais ça, vous le saviez, non ?
Fatima marqua le coup. C’est pour cela qu’il l’avait envoyé vers ce
Bertrand Goé, l’ancien journaliste de La Voix du Nord ? Il le savait donc, lui
aussi. Pourquoi avait-il voulu qu’elle le découvre par elle-même ?
Le journaliste poursuivit :
– Et il a été pris dans une affaire de mœurs à Avallon.
Fatima fut stupéfaite. C’est donc bien ça qu’avait laissé entendre le
commissaire Perroux, devant la maison des Papillons, l’avant-veille ?
Comment ce journaliste de Longjumeau le savait-il aussi ?
– Continuez !
– Le fils du président a été élève d’une école de commerce à Nantes, dont
il a été chassé rapidement pour avoir triché à un examen. Enfin, à Livry-
Gargan, vit un entrepreneur des quartiers, qui fait dans l’immobilier et la
drogue, et dont on dit qu’il a beaucoup financé sa carrière politique.
Impressionnant. Fatima ne broncha pas. Elle continua :
– Très bien. Et Longwy ? Et Mulhouse ? Et la place Beauvau ?
– Longwy, c’est là où est née sa nouvelle maîtresse. Beauvau, c’est juste
à côté de l’Élysée ; et Mulhouse, je ne sais pas encore, mais je vais trouver.
Fatima était presque convaincue. Cela prenait sens…
– Supposons que cela soit signifiant. Que toutes ces villes renvoient
vraiment au président de la République ; vous en déduisez quoi ?
– Que quelqu’un tue des gens pris au hasard, pour faire comprendre au
président qu’il sait tout sur lui. Pour le faire chanter, sans doute. Une
puissance étrangère, peut-être. C’est plus spectaculaire que de publier des e-
mails confidentiels ou des sex tapes, non ? À moins que cela ne soit une
vengeance personnelle.
– Vous aviez dit qu’on allait trouver un douzième corps dans un village
du Nord. Quel rapport, selon vous, entre ce village et le président ?
Le journaliste la regarda longuement et se dirigea vers la porte de son
bureau.
– Oui. À Ors… J’en suis convaincu… Je suis sur une nouvelle piste.
Mais c’est si énorme ! Je dois vérifier encore bien des choses. Je vous
rappelle ce soir. Et n’en parlez à personne. Protégez-vous !

Tout l’après-midi, dans son bureau, Fatima tenta de joindre Léo, en vain.
Elle réfléchit : la panique du ministre, qui voulait visiblement enterrer
l’affaire. Les onze policiers morts… Le journaliste qui avait parlé de
vengeance. « Vengeance »… Cela lui rappelait quelque chose. Elle
n’arrivait pas à retrouver quoi… Une vengeance. Et si c’était une
vengeance contre ces policiers ? Ou une vengeance de ces policiers…
« Gallic ». Gallican… Un vague souvenir effleura sa mémoire. Elle prit le
temps de tout écrire, de faire des schémas pour relier les diverses pièces du
puzzle, de griffonner sur d’innombrables brouillons. Elle consulta
longuement Google. Puis elle sourit.
Elle avait trouvé.
Elle aurait dû y penser depuis longtemps. Tout se mettait en place.
Comment avait-elle pu ne pas le voir ?!…
Elle se souvint de son déjeuner du dimanche précédent avec Léo et du
livre qu’il lisait, sur l’histoire de l’Espagne. Et de l’autre livre, en basque…
En basque ! Il avait sûrement compris, lui aussi, avant elle… Pourquoi ne
lui en avait-il pas parlé ? L’avait-il volontairement laissée entrevoir le titre,
pour la mettre sur la voie ? Ou le lui avait-il caché pour la protéger ?
À 18 h 30, elle appela Zemmour, qui la rejoignit dans son bureau :
– Dis-moi, le journal qui enveloppait le crâne, tu t’en souviens ?
– Évidemment, pourquoi ?
– Tu as gardé les photos de ces pages ?
– Oui. Bien sûr !
– Tu m’avais bien dit qu’il y avait un article sur une affaire policière en
Espagne, non ? Tu veux bien vérifier ?
Zemmour sortit une minute. Une longue minute. À son retour, un grand
sourire :
– Bonne mémoire ! L’article parle de l’arrestation des… GAL. Tiens,
« Gal »… Comme « Gallic ».
Bingo ! pensa Fatima.
– Les GAL, reprit Zemmour, c’étaient des policiers, non ?…
– Exactement. Les GAL, c’étaient des policiers qui ont tué des terroristes
basques dans les années 1980. Illégalement ; et en France. L’article qu’il
fallait lire, dans le journal qui emballait la tête de Szerniack, c’était cet
article sur l’Espagne !
– Attends, tu me rappelles qui c’étaient, ces GAL ?
– Je te lis ce que je viens de trouver sur Wikipedia et dans d’autres
articles. Fin 1982, les Espagnols étaient furieux de voir les terroristes
basques de l’ETA, réfugiés en France, venir assassiner des policiers et des
gardes civils en Espagne et rentrer ensuite, en toute impunité, faire la fête à
Bayonne et à Saint-Jean-de-Luz.
– Pourquoi en toute impunité ?
– Parce que la France refusait de les arrêter et de les livrer à l’Espagne.
– Et alors, ils ont fait quoi ?
– Le gouvernement espagnol de l’époque a décidé d’agir en toute
illégalité ; de faire justice lui-même sur le territoire français.
– Des policiers espagnols seraient venus en fraude en France assassiner
des gens qu’ils soupçonnaient de terrorisme ?
– Exactement, et sur ordre du ministre de l’Intérieur de l’époque, un
socialiste, José Barrionuevo. Pour frapper ces terroristes repliés en France,
ce ministre a créé en secret les Groupes antiterroristes de libération, les
GAL.
– C’est un socialiste, qui a fait ça ?
– Oui. En fait, il ne faisait que reprendre à son compte une initiative de
Franco, le dictateur qui venait de mourir, qui avait créé les « guérilleros du
Christ-Roi » pour traquer en France les réfugiés d’ETA.
– Belle continuité !
– Comme tu dis ! Les socialistes envoyèrent donc en France, en 1983 –
l’année de ma naissance ! –, des policiers volontaires, pour recruter des
tueurs, dans le milieu, dans les amicales parachutistes, les clubs de tir, les
sociétés de sécurité. Avec mission d’exécuter en France les gens de l’ETA
que leur désigneraient les policiers espagnols. En fait, ces tueurs, recrutés
par l’État espagnol, ont mené des opérations « homo » comme on fait nous,
mais en France. Alors que nous, on s’interdit d’agir clandestinement dans
les pays d’où on peut espérer une extradition.
– Pourquoi tu me racontes tout ça ? Tu penses que c’est cet article qu’il
fallait lire dans ces quatre pages ?
– Oui. Attends la suite. Entre octobre 1983 et janvier 1986, les GAL
tuèrent dix-sept « soldats » ou cadres du mouvement basque ; des durs prêts
à tuer pour obtenir l’indépendance basque. Mais les GAL ont aussi
assassiné par bavure, pour régler des comptes personnels ou par plaisir, huit
autres personnes, étrangères au mouvement séparatiste.
– Ils tuaient par plaisir ? Madame Zemmour, elle me dit toujours : « S’ils
le méritent, tu dois punir nos enfants, mais pas trouver du plaisir à le faire. »
Fatima pensa au roman de Giono… Décidément, son père n’en avait pas
parlé pour rien. Elle l’appellerait tout à l’heure…
Zemmour continua :
– Et cela s’arrêta quand ?
– En juillet 1986, quand la France accepta d’extrader les dirigeants
basques réfugiés en France.
– Et comment on sait tout ça ?
– Huit ans plus tard, en 1994, deux policiers suspectés d’avoir
commandité ces meurtres ont dénoncé tous les autres en échange de leur
grâce.
– Et les coupables ont été condamnés ? Même le ministre ?
– Et comment ! Le préfet de Biscaye, le chef de la police de Bilbao, un
général de la Garde civile, le directeur général de la Sécurité de l’État, le
secrétaire d’État à la Sécurité, et le ministre de l’Intérieur ont pris jusqu’à
soixante-quinze ans de prison !
– Quel rapport avec notre affaire ? Tu penses que notre affaire a à voir
avec les histoires des GAL ? Ces gens sont sortis de prison ?
– Non, c’est juste une métaphore ! Notre histoire, c’est comme celle des
GAL.
– Les crucifiés des abribus seraient des policiers ripoux, ou des policiers
complices de terroristes, qui auraient été assassinés par des tueurs envoyés
par des policiers honorables, sur ordre du pouvoir ?
– Peut-être.
– Des policiers français se seraient conduits comme les GAL ? Ils
auraient fait assassiner et crucifier d’autres policiers ? Parce qu’ils étaient
des ripoux ? Ou des complices de terroristes ? Je n’y crois pas une
seconde ! Pas la police française. On parle de détention préventive de
suspects de terrorisme extrême ! Pas de « meurtre préventif » de policiers
par des policiers !
– Et pourtant…
Après un silence, Zemmour ajouta :
– Et si c’était l’inverse ?
– Quoi, l’inverse ?
– Eh bien, si les suppliciés étaient des GAL français, des policiers qui
auraient, eux, assassiné des suspects de terrorisme ; et que des terroristes
auraient voulu punir en les retrouvant et en les crucifiant ?
Fatima était songeuse. Une autre idée venait de lui traverser l’esprit,
fulgurante. Elle aurait tant voulu en parler à Léo. Elle dit :
– Ou si des policiers ne supportaient pas de voir certains de leurs
collègues devenir des assassins. Pas des ripoux, ni seulement des assassins
de terroristes. Juste des assassins. « Les Gallicans », les crucifiés, c’étaient
comme les GAL : ils ont dû tuer des terroristes ; mais aussi, comme les
GAL, tuer des gens ordinaires, sans raison ; et des vengeurs sont ensuite
venus les assassiner.
Zemmour réfléchit :
– Mais, alors, les suppliciés seraient des policiers chargés par le pouvoir
de faire un sale boulot, et que des gens auraient voulu punir pour avoir été
trop loin ? Ce serait cela, le « malheur », la « catastrophe morale » ? Et les
Dénonciateurs exigeraient donc que les coupables, les commanditaires des
suppliciés, se dénoncent avant demain soir ?
Un long silence s’installa. Elle reprit :
– À propos, tu devais me dire, pour les Dénonciateurs. Tu as trouvé ?
Un long silence. Fatima regarda Zemmour. Il hésita, la regarda droit dans
les yeux, puis baissa le regard. Il semblait troublé :
– Oui. Enfin, on n’en est certain que depuis une petite demi-heure… Une
partie des métadonnées qui transitent par Signal viennent d’un compte en
Irlande, et d’un autre en Moldavie.
– Oui, ça tu m’as déjà dit. Alors ?
– La commission rogatoire en Irlande n’a rien donné ; mais on a un ami,
en Moldavie… On aurait pu ne jamais le trouver… parce qu’avec la
Moldavie…
– Épargne-moi les détails techniques : je ne comprends pas.
Zemmour semblait gêné.
– Ben, tant mieux, comme ça, c’est plus facile pour toi de garder le
secret, si tu ne comprends pas… Madame Zemmour dit toujours que…
– Écoute, je l’aime beaucoup, madame Zemmour, sans la connaître – à
propos, tu me la présentes quand, si elle existe ?… –, mais là, franchement,
j’en ai rien à foutre de ce qu’elle dit, madame Zemmour ! Alors, accouche !
– Te voilà vulgaire, maintenant. Ce n’est pas ma faute si ton ami Léo est
impliqué !
– Léo ? Comment ça, Léo ?!
– Les Dénonciateurs… Il y va très souvent, sur cette adresse. Il écrit,
même, à partir de cette adresse.
– Comment ça ? Léo les aurait déjà trouvés et il ne me le dit pas ?!
– À moins qu’il ne soit lui-même le véritable propriétaire de l’adresse. À
moins que le Dénonciateur, celui qui nous envoie toutes les photos et tous
les messages, depuis le début, ce soit Léo Salz.
Vingtième jour

Le samedi 4 août à l’aube, jour d’expiration de l’ultimatum, Fatima partit


pour Ors, le village du Nord dont lui avait parlé le journaliste. Pour en finir.
La veille au soir, plusieurs événements considérables avaient secoué le
pays et justifiaient ce voyage…
D’abord, à 20 heures, le président de la République avait fait une
déclaration à la télévision, sans annonce préalable, depuis l’Élysée. Comme
il avait annoncé la veille qu’il parlerait tous les jours pendant la crise en
mer de Chine, personne ne s’étonna qu’il prît la parole. De plus, en ce
vendredi d’été, peu de gens se trouvaient devant leur téléviseur quand le
président commença son allocution.
Assis à son bureau, l’air solennel et manifestement nerveux, le président
avait lu un texte d’un seul feuillet, en semblant parfois hésiter et s’éloigner
des notes qu’il avait sous les yeux.
« Mes chers compatriotes,
« Je vous ai dit hier matin que je vous parlerais tous les jours pendant
cette crise. Je tiens cette promesse. Malgré l’apparente détente en mer de
Chine, la situation internationale reste extrêmement tendue ; et le Conseil
européen de demain soir aura à traiter beaucoup de sujets très importants,
dont celui des menaces de conflit en mer de Chine, de la situation à
Kaliningrad, des migrations en Afrique et de la détention préventive des
suspects extrêmes en Europe.
« Le monde, et notre pays, sont encore soumis à de très grandes menaces,
qui peuvent mettre en danger notre souveraineté et notre existence.
« Rien ne me détournera de cette mission sacrée, défendre notre pays
contre tous ses ennemis, d’où qu’ils viennent, qui qu’ils soient. C’est la
responsabilité principale que vous m’avez confiée, et je l’exercerai jusqu’à
la fin de mon mandat dans quatre ans.
« Par ailleurs, et c’est la raison principale de mon message de ce soir, le
ministre de l’Intérieur vient de me faire savoir que l’énigme des onze
suppliciés, qu’un criminel déposait depuis quelques jours, à l’abord d’arrêts
de bus, était résolue. Plus aucun crime de ce genre n’est à craindre. Le
coupable est identifié et la police est en train de l’arrêter.
« Nous savons désormais que ces morts étaient tous d’honorables
policiers, ou anciens policiers.
« Je peux même vous révéler, sans livrer plus de détails, pour des raisons
de sécurité nationale, que ces onze policiers étaient tous des héros, agissant
pour la France dans des opérations particulièrement délicates, essentielles
pour la sécurité nationale. Ils ont en effet, sur mes ordres, en prenant tous
les risques, éliminé de très dangereux terroristes ; oui, ils ont risqué leur vie
pour vous protéger, en mettant hors d’état de nuire des terroristes, juste
avant qu’ils ne nous frappent. Oui, ils ont, sur mes ordres, éliminé tous les
“suspects extrêmes” préparant des attaques terroristes contre notre pays,
garantissant ainsi pour longtemps notre sécurité. Ces policiers ont donc
commis ce qu’on appelle à tort des “crimes d’État” ; qui sont en fait des
actes de guerre. Et je m’honore de les leur avoir ordonnés. »
Fatima, en entendant cela depuis chez elle, où elle avait dîné seule, faute
d’avoir pu joindre Léo, pensa à la dernière phrase du poème d’Owen, qu’on
n’avait encore retrouvée sur aucun des onze corps : « Il est doux et glorieux
de mourir pour sa patrie. » Léo était le Dénonciateur, avait affirmé
Zemmour. Non. Impossible.
Le président posa le papier, hésita, puis le reprit et conclut, très solennel :
« Ces onze policiers ont ensuite, malheureusement, été tués, d’une façon
particulièrement horrible, par un soldat perdu, un policier dévoyé, un de
mes anciens collaborateurs, qui s’est fait ainsi l’allié objectif des ennemis
de notre nation. Il a été localisé ; il est, à l’heure où nous parlons, encerclé,
assiégé, et sera très bientôt arrêté et châtié. L’affaire est maintenant close.
Plus aucun corps ne sera retrouvé. Une cérémonie aura lieu dès lundi
prochain, aux Invalides, pour honorer la mémoire de ces onze héros. La
France doit maintenant panser ses plaies et regarder devant. Bien d’autres
dangers nous menacent et nous devons rester unis. Vive la République, vive
la France. »
Fatima était stupéfaite. Léo était-il le « policier dévoyé » dont parlait le
président ? Était-il vraiment le Dénonciateur et l’assassin des onze
policiers ? Léo aurait brûlé vifs et coupé en morceaux onze personnes ? Les
« Gallic », ou quel que soit leur nom, étaient donc bien, comme elle l’avait
deviné, des policiers en mission, qu’un autre policier, Léo Salz, aurait
assassinés et suppliciés, avant de mettre en scène la découverte de leurs
corps ? En se cachant sous le nom de « Dénonciateur » ? Pourquoi ?
Comment le président savait-il tout cela avant elle ? Qui menait cette
enquête sans elle ? Et Léo qui ne répondait pas. En fuite ? Repéré ?
Assiégé ? Comment ? Où ? Ils allaient le tuer…
Elle appela Zemmour, qui ne répondit pas non plus, comme souvent le
vendredi soir… Elle chercha à joindre Bartolini, qui lui avait promis de la
rappeler le soir même ; lui non plus ne décrocha pas.
À voir la réaction du ministre, quelques minutes plus tard, montant dans
sa voiture dans la cour du ministère et refusant, l’air hagard, de répondre
aux journalistes, il était clair que, lui non plus, n’était pas au courant.
Les déclarations du président bouleversèrent tous les programmes des
chaînes de télévision de la soirée, qui improvisèrent des émissions
spéciales, avec des experts en terrorisme, ou supposés tels.
La plupart approuvèrent le président d’avoir fait exécuter des terroristes
avant qu’ils ne passent à l’acte. On regrettait seulement qu’il ait dû le
reconnaître publiquement. Il aurait pu s’en passer, après tout. Quelques
commentateurs américains notèrent que le président n’avait pas dit si ces
terroristes avaient été tués à l’étranger ou en France, ce qui serait une
grande première dans les démocraties occidentales. Mais non, ce n’était pas
possible ; c’était juste une imprécision de son discours. Un discours qu’on
jugeait d’ailleurs étonamment bâclé.
Le procureur de Paris refusa obstinément le moindre commentaire,
laissant savoir que cette affaire relevait désormais du crime d’État et n’était
donc plus de sa compétence. Les deux juges d’instruction demeuraient
introuvables.
Étienne Bartolini, assailli de demandes d’interviews, refusa de parler,
barricadé dans son pavillon de Longjumeau : il réservait, dit-il seulement, la
primeur de ses révélations à son propre journal, qui les publierait le
surlendemain matin, dimanche 5 août. Il semblait simplement ne pas être
convaincu par les déclarations du président.
Les médias cherchèrent le nom de ce « soldat perdu », l’« ancien
collaborateur » dont le président avait parlé.
Un peu avant minuit, ce vendredi 3 août, le visage et le nom de Léo Salz
apparurent sur toutes les chaînes de télévision. Les journalistes savaient peu
de choses de lui. Sa naissance en Nouvelle-Calédonie, dans une grande
famille locale, ses origines partiellement allemandes, son passage par Saint-
Cyr, dont il était sorti dans les premiers ; ses séjours fréquents sur les
théâtres d’opérations les plus risqués ; ses relations avec le président, qui
devait être affreusement déçu par la trahison de son collaborateur. Rien
n’expliquait cet accès de folie, qui semblait pourtant parfaitement calculé.
Beaucoup pensaient que ce ne pouvait être l’œuvre d’un homme seul et
qu’il avait sûrement bénéficié de complicités.
Les journalistes se réjouissaient : le sujet les occuperait encore
longtemps. Et puis, il y avait la chasse à l’homme : on disait que Léo Salz
avait été repéré par des caméras vidéo en débarquant ce vendredi 3 août
vers 17 h 40 d’un train venant de Paris à la gare TGV d’Avignon ; qu’il
avait pu alors échapper à la police, déjà à sa recherche, et se réfugier dans
une maison isolée du Luberon, vers laquelle convergeaient, en ce moment
même, de nombreuses forces de police.
Tant de questions encore en suspens.
Une seule chose était certaine : on ne retrouverait plus nulle part de corps
de supplicié !

Le 4 août, à 1 h 33 du matin, alors que tout le pays était à la fois


bouleversé et soulagé de ce dénouement, l’AFP annonça que, contrairement
à ce qu’avait annoncé le président, le compte des Dénonciateurs venait de
lui envoyer la photo d’un nouveau corps. Incinéré. Décapité. Attaché à la
grille du monument aux morts d’un petit village du Nord : Ors.
Et cette fois, la photo montrait, à côté du corps, une feuille de papier
violet, avec un bref texte en latin :
Dulce et decorum est, pro pratria mori

Ors… Bartolini avait prévu qu’un corps y serait découvert. Et Léo avait
évoqué un village du Nord dès leur premier déjeuner… À propos de quoi,
déjà ? Ah oui, le village où était mort Wilfred Owen, l’auteur du poème…
Elle vérifia sur Google. Oui… C’est bien là qu’Owen était mort et avait été
enterré ! Elle aurait dû s’y intéresser plus tôt ! Pourquoi y déposer un
corps ? Comment le journaliste l’avait-il deviné ? Et Léo ? S’il était assiégé
dans le Vaucluse, il ne pouvait pas avoir déposé un douzième corps dans un
village perdu du Nord de la France ! Léo était donc peut-être innocent ! Et il
allait sans doute mourir bientôt…

À l’aube du samedi 4 août, jour de l’expiration de l’ultimatum, Fatima


prit le premier train pour Valenciennes, gare TGV la plus proche d’Ors.
Assise dans un wagon presque vide en ce samedi matin, Fatima parcourut
les nouvelles sur son téléphone. On ne parlait que du discours du président
et du nouveau cadavre qui le démentait.
Une photo de Léo circulait sur tous les sites ; une photo très floue, prise à
la gare TGV d’Avignon, et qui ne ressemblait pas au Léo qu’elle
connaissait. S’ils n’ont que ça, sourit-elle, il a sûrement passé les frontières
depuis longtemps, sans difficultés. Elle n’arrivait pas à penser qu’il allait
être arrêté ou tué. Ni à le croire coupable. Il y avait sûrement une
explication rationnelle à cette histoire folle. Non, Léo n’avait pu se ranger
du côté des terroristes. Ni avoir coupé en morceaux des héros de la police.
Et pourtant… Tout le laissait croire. Elle se rendait compte qu’elle se
doutait depuis le début qu’il était derrière toute l’affaire ; il y avait trop
d’indices : ses questions incessantes sur l’enquête, et en particulier sur le
nom du détenteur du compte des Dénonciateurs ; ses réticences quand le
nom du président venait dans la conversation ; ses absences, chaque fois
qu’on découvrait un corps ; les livres qu’il lisait, sur l’histoire espagnole, en
espagnol et en basque ; et la citation latine, à la fin du poème, qui renvoyait
clairement à l’honneur de mourir pour le service de son pays. Cette citation
qu’il avait longuement évoquée avec elle… Et ce village du Nord dont il lui
avait parlé sans le nommer…
En fait, il lui avait tout dit, mais elle n’avait pas voulu l’entendre.

Les autres nouvelles passaient au second plan : la Diète japonaise, réunie


en urgence, avait confirmé, à l’unanimité moins six voix, la renonciation
irréversible du pays à toute forme d’armement nucléaire. Les bateaux
russes, chargés de missiles nucléaires, renonçaient à atteindre le port de
Kaliningrad et faisaient demi-tour. Les sept terroristes échappés de Croatie
avaient réussi à s’évaporer dans la nature ; et, sans doute, à rejoindre leur
nouveau point de ralliement, quelque part en Afrique, pendant que, en
Éthiopie, les troupes de la coalition internationale commençaient à
progresser vers la tanière des dirigeants de « La Flamme ». Les Russes
venaient d’annoncer qu’ils ne voyaient plus aucun obstacle à ce qu’Assad
soit destitué et renvoyé devant le Tribunal pénal international. En
Méditerranée, les bateaux de migrants continuaient d’affluer ; certains
atteignaient maintenant les Açores et les côtes du Portugal. Le Conseil
européen, convoqué pour cet après-midi-là, devait débattre de la création
d’un Guantanamo fédéral européen, pour y enfermer les « suspects
extrêmes de violence terroriste ».
À l’arrivée en gare de Valenciennes, Fatima vit descendre du même train
plusieurs équipes de télévision, qui, visiblement, se rendaient au même
endroit qu’elle.
Une voiture de la gendarmerie locale vint la chercher pour la conduire à
Ors, à 40 kilomètres de là. Le sous-officier qui lui servait de chauffeur lui
raconta en détail ses démêlés avec les élus d’une commune voisine, qu’il
disait particulièrement corrompus, regrettant de ne pas avoir encore réussi à
les confondre.
Le maire, par exemple, grommelait le gendarme, utilisait une technique
imparable pour recevoir des pots-de-vin impunément : il suggérait à
l’administré qui lui demandait un passe-droit, de prendre comme « conseil »
un certain cabinet d’avocats, dont l’élu lui donnait l’adresse, à Lille, et il lui
conseillait d’y verser une généreuse « provision pour frais et honoraires » ;
après ça, l’élu s’arrangeait avec l’avocat. « Sans des aveux, c’est
improuvable », enrageait le policier.
Fatima regarda sa montre : il était 10 h 07. Elle se promettait, en rentrant
d’Ors, de retrouver son père, à 160 kilomètres de là. Les nouvelles que lui
avait données Élise la veille au soir étaient inquiétantes ; et la réalité sans
doute pire encore.
Elle remarqua que, depuis les révélations de sa mère, elle ne rêvait plus
de la mort de son père… Et si ce médecin américain était vraiment son
père ? C’était possible, après tout. Les dates étaient compatibles… Et puis,
ses propres yeux verts, comme ceux du jeune homme croisé à la gare… Et
si elle n’avait voulu entrer dans la police que pour mener cette enquête-là,
la plus importante de sa vie…
Peu importe. Fouad était évidemment son père. Pour toujours. Le voir
vite. Tout à l’heure.
Quand la voiture pénétra dans le parc naturel de l’Avesnois, elle alluma
la radio. Sur France Info, on ne parlait que de Léo, et de la traque, qui
semblait proche de sa conclusion : beaucoup de forces de police et de
gendarmerie convergeaient vers une vaste propriété viticole située à l’entrée
du village de Roussillon.
Roussillon. Pas loin de Lioux… C’était crédible. Léo avait sans doute
une planque dans la région où il avait assassiné les policiers… Où sa mère
avait de la famille. Elle s’en souvenait, maintenant.
Non, ce n’était pas possible, pensa Fatima ; Léo ne pouvait pas être un
tueur. Pas un tueur sadique, comme celui-là ! Et puis, pourquoi aurait-il tué
des policiers en service commandé ? De quel droit se serait-il érigé en
justicier ? Qui était cette douzième victime ? Avait-il déposé lui-même ce
corps à Ors ? À cause du poète qui y était mort ? À moins que le président
ait aussi commis quelque crime dans ce coin perdu du bocage de
l’Avesnois ? Car, clairement, le coupable, Léo ou un autre, défiait le
président en pointant certaines de ses turpitudes. Pourquoi ?
Non, toutes ces questions n’avaient aucun sens. Elle appela Zemmour. Il
ne répondit pas. Était-il encore à la synagogue, comme souvent le samedi
matin, ou l’avait-on déjà débranché de l’enquête, comme l’en avait
menacée le ministre ?

La voiture roula encore un moment dans la forêt. C’était un très beau jour
d’été ; le soleil faisait briller l’herbe des pâtures. Fatima vit sur sa droite la
maison forestière où, expliqua son chauffeur, avait dormi Owen dans la nuit
du 3 au 4 novembre 1918, avant de partir à l’assaut du canal. Une maison
joliment réaménagée en petit musée. Elle fit signe au chauffeur de ralentir.
Belle construction moderne en forme de colimaçon… Pas le temps de s’y
arrêter.
Elle se rappela ce qu’elle avait lu, dans le train, sur la mort du poète :
À partir de juillet 1918, les armées alliées, renforcées par l’arrivée des
premières troupes américaines, avaient engagé l’offensive et retourné le sort
des armes ; la guerre était désormais imperdable pour les Français et les
Anglais. Et les émeutes en Allemagne, à partir d’octobre, ajoutaient au
désarroi des soldats allemands. On attendait, d’un moment à l’autre, la
reddition du Kaiser. Le sous-lieutenant Owen, de retour au front fin
septembre 1918, après dix-huit mois de convalescence, mena le 1er octobre
un assaut victorieux à la tête de la compagnie du Second Manchester, près
du village de Joncourt, juste à côté d’Ors. Le 3 novembre, les soldats néo-
zélandais libérèrent la ville du Quesnoy, à quinze kilomètres au nord d’Ors.
Au même moment, Owen et ses soixante hommes se reposaient, près d’Ors,
dans cette maison forestière, à moins d’un kilomètre du canal de la Sambre
à l’Oise, face aux troupes allemandes qui tenaient l’autre rive. Les Anglais
comme les Allemands guettaient l’annonce, qu’ils savaient imminente, de la
fin du conflit. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, l’état-major allié, qui
voulait à tout prix reprendre des positions sur la rive droite du canal avant la
fin des combats, ordonna à Owen de traverser le canal de la Sambre à
l’Oise, malgré la présence sur l’autre rive de mitrailleurs allemands. Owen
savait les risques que ses hommes et lui allaient courir, pour rien. Pourtant,
pas question de désobéir à un ordre, même insensé. Sans doute repensa-t-il
alors à la citation d’Horace, qu’il avait reprise dans un de ses poèmes,
quelques mois auparavant, pour dénoncer l’absurdité de la guerre… « Il est
doux et glorieux de mourir pour sa patrie. » Vers 3 heures du matin, dans
cette maison forestière où il n’avait pas dû beaucoup dormir, Owen écrivit à
sa mère ; une dernière lettre.
Juste avant l’aube, profitant du brouillard, le sous-lieutenant Wilfred
Owen parcourut, avec sa compagnie, les quelques centaines de mètres qui
les séparaient du canal. Dans le plus grand silence. Il envoya les hommes du
génie mettre à l’eau des flotteurs de liège, puis il descendit lui-même, le
premier, dans l’étroit canal, suivi de ses hommes. Dix mètres à franchir
dans une eau glacée, de près de deux mètres de profondeur, avec tout
l’équipement. En silence. Les premiers soldats s’apprêtaient, avec lui, à
prendre pied sur la terre ferme quand le brouillard se dissipa brusquement,
les laissant tous à découvert. Les mitrailleurs allemands tuèrent alors, en
quelques rafales, soixante soldats anglais. Dont Wilfred Owen. Soixante
morts. Parmi les dernières victimes de la Première Guerre mondiale.
Ordres criminels. Absurdes batailles… Tant d’absurdes batailles…
Laissant la maison forestière sur sa droite, Fatima fit signe au chauffeur
d’avancer. Ils traversèrent une voie de chemin de fer sur laquelle,
visiblement, les trains ne circulaient plus depuis longtemps.
À 10 h 45, ils entrèrent dans Ors ; derrière les rares maisons du village,
elle devina le canal de la Sambre à l’Oise et, au bord, sur sa gauche, à
un kilomètre en aval du village, une stèle qui signalait l’endroit exact où
Wilfred Owen était tombé.
Ils pénétrèrent dans le village par le nord-ouest. Fatima découvrit d’abord
quelques maisons de briques rouges, avec des fenêtres encadrées de pierres
grises, et d’autres, qui avaient dû être aussi faites de briques rouges il y a
longtemps, maintenant recouvertes d’une peinture grise et sale, donnant à
l’ensemble du village une allure de délabrement.
Quelques dizaines de mètres plus loin, sur une minuscule place, elle vit,
face à elle, une petite église, elle aussi en briques rouges ; en face de
l’église, un estaminet à la devanture blanche, Le café des Arcades ; de
l’autre côté de la place, à côté de l’église, une inscription sur une modeste
maison indiquait une « salle des fêtes », qui ne devait plus accueillir grand
monde, et sur une autre maison basse on pouvait lire l’inscription :
« Mairie-PTT ».
À quelques dizaines de mètres, derrière cette place, on devinait le canal
et, sur la droite, une petite écluse.
Collé à la façade de l’église donnant vers la salle des fêtes, un monument
aux morts de la Grande Guerre, entouré d’un grillage devant lequel un
barrage de gendarmerie retenait un groupe de curieux, quelques enfants, des
journalistes et des caméras de télévision.
Fatima descendit de voiture et fendit la petite foule en brandissant son
badge de police. Des gendarmes la conduisirent derrière une bâche et lui
montrèrent des photos du corps du douzième supplicié, qui venait d’être
emporté à la morgue de Valenciennes : dans la même disposition que tous
les autres, aussi mutilé que tous les autres. Il avait fallu, pour le déposer là,
le faire passer au-dessus des barreaux de la grille rouillée qui entourait le
monument aux morts.
Les policiers lui transmirent la feuille de papier violet qu’ils avaient
détachée du corps. Elle lut :
Dulce et decorum est, pro patria mori
La fin du poème d’Owen…
Elle réfléchit. Pourquoi ? Pourquoi Léo aurait-il déposé ce corps ?
Pourquoi ici ? Si c’était lui, comment avait-il fait pour se trouver déjà à
l’autre bout du pays, en Provence, où il était assiégé ?
Elle voulut voir la tombe d’Owen. Peut-être y découvrirait-elle un indice.
On lui indiqua le chemin du cimetière. Elle refusa que des policiers
l’accompagnent. Elle tenait à y aller seule.
Elle descendit la Grande Rue vers le sud-ouest, en longeant le café des
Arcades, puis prit sur la droite la rue de la Gare jusqu’à voir l’entrée du
cimetière.
Devant les grilles qui en marquaient l’entrée, elle remarqua d’abord trois
panneaux expliquant que le village avait été au cœur de la dernière grande
bataille de la Première Guerre mondiale. Puis les hautes tombes noires,
parfois fleuries, parfois parcourues d’herbes folles, des habitants du village.
Apparemment, rien d’autre.
Elle hésita un moment, esquissa un demi-tour, puis progressa encore, au-
delà de ces mausolées, jusqu’à découvrir un autre cimetière, très différent :
une pelouse bien entretenue ; une haute croix blanche sur un socle
octogonal ; un carré rassemblant, sur trois rangées, une soixantaine de
petites pierres tombales blanches, toutes identiques, posées verticalement et
ordonnées à la perfection. Plusieurs étaient fleuries de coquelicots, vrais ou
artificiels. Le coquelicot : la fleur qui repousse le plus vite sur les champs
de bataille…
Parcourant la troisième et dernière rangée, Fatima approcha d’une tombe
plus fleurie que les autres et y lut le nom de Wilfred Owen.
Sur la pierre était gravé, en anglais : « La vie reviendra-t-elle en ces
corps ? Il annulera ainsi la mort. »
Dans un cadre entouré de coquelicots, posé devant la tombe, était écrit,
aussi en anglais : « Mon sujet, c’est la guerre, la pitié de la guerre. Et la
poésie est dans la pitié. »
Elle resta là un moment. Les soixante tombes des soldats fauchés par une
mitrailleuse à la veille de l’armistice… Tous ces morts absurdes. Des
millions de morts absurdes… Tant d’ordres criminels… Dans cette guerre,
et dans tant d’autres avant et après elle. Les auteurs de l’ordre qui avait tué
Owen et ses hommes avaient-ils été identifiés et jugés ? Certainement pas…
« La poésie est dans la pitié », avait écrit Owen.
Elle voulut aller voir l’endroit où le poète et ses hommes étaient tombés.
Depuis le cimetière, elle revint vers l’église et le monument aux morts,
d’où commençaient à diffuser les équipes de télévision, et tourna cette fois
à l’est dans la rue de Landrecies.
Au bout de cent mètres, elle se retrouva face à un petit pont, sur le canal.
Un canal. Comme celui qui accompagnait sa vie, depuis son enfance, à
Paris. Mais si différent.
La rive était bordée de chaque côté par de hauts arbres qui empêchaient
le soleil d’éclairer vraiment le chemin.
Sur la droite, une toute petite écluse, à l’entrée de laquelle se trouvaient
un tas de bois et une minuscule maison blanche, où devait avoir vécu un
éclusier, lorsque le canal était encore en service. Personne.
Fatima hésita et commença à marcher sur le chemin au bord du canal,
dans la direction du lieu où était tombé Owen et où elle voyait se dresser la
stèle aperçue depuis la route.
En avançant, dans le silence, elle croisa un couple de deux vieilles
personnes, promenant un petit chien noir ; ils semblaient encore très
amoureux.
À quelques dizaines de mètres devant elle, juste à l’endroit où Owen
avait dû tenter de rejoindre l’autre rive, elle aperçut, à côté de la stèle, un
banc faisant face au canal.
C’est donc là que soixante soldats britanniques étaient entrés dans l’eau,
pour obéir à un ordre absurde…
Brusquement, elle sentit qu’elle n’était plus totalement seule… Un bruit
de pas. Elle se figea.
Derrière elle, quelqu’un marchait. S’appuyant sur une canne.
Il était là.
Pas en Provence ?
Elle était sûrement sa prochaine victime…
Le chemin se terminait bientôt. Comme sa vie, sans doute…
Elle murmura :
– Il faut que tu te rendes, Léo…
– Ne te retourne pas et avance.
Sa voix, aussi froide et métallique qu’au premier jour de leur rencontre.
– Tu vas me tuer, moi aussi ?
– Si tu fais le moindre geste pour te retourner, ou si tu cries, je n’hésiterai
pas une seconde. Ma mission n’est pas encore terminée et personne ne
m’empêchera de la mener à bien. Avance, s’il te plaît.
Elle eut l’envie folle de se retourner et de le prendre dans ses bras. Il dut
le sentir et dit :
– Je t’en prie, ne te retourne pas.
Elle crut deviner des silhouettes derrière les arbres et entendre le
craquement de pas sur les branches. La police avait-elle retrouvé Léo ?
Zemmour avait-il envoyé des hommes pour la protéger ?
– Marche, et assieds-toi sur le banc. Sans te retourner.
Elle s’assit, face au canal. Il resta derrière elle ; à deux mètres, pensa-t-
elle, sans doute appuyé sur un des arbres bordant le chemin.
Elle demanda, doucement :
– Pourquoi ? Pourquoi avoir tué ces héros ? Pourquoi ces mises en
scène ? Pourquoi ces villes ? Pourquoi ce village, pour finir ? Tu es
vraiment passé du côté des terroristes ?
– Ça fait beaucoup de questions à la fois. Je vais tout te dire…
Commençons par le commencement… Tu te souviens des attentats qui ont
eu lieu il y a trois semaines partout ailleurs en Europe ?
– Oui. Bien sûr ! Quel rapport avec tout ça ?
– Le rapport, le voici : s’il n’y a pas eu d’attentats en France, c’est parce
qu’il s’est passé, avant, bien des choses horribles…
– Où ? En France ?
– Ce qu’a dit le président, hier soir, la version qu’il va tenter d’imposer,
n’est pas la vérité… Il avait eu l’idée, avant l’élection présidentielle, de
faire en sorte, s’il était élu, de faire assassiner tous ceux qui, de près ou de
loin, pourraient préparer des attentats contre la France. Et pas seulement à
l’étranger, comme on l’a fait jusqu’à maintenant, mais aussi sur le territoire
national.
– Faire assassiner des suspects sur le territoire national ?
– Exactement. Les « suspects extrêmes ». Ceux que, maintenant, on parle
d’enfermer dans ce Guantanamo européen qu’ils vont sans doute décider ce
soir. Le président, lui, avait décidé de les tuer. Tous. Légitime défense. Pour
éradiquer autant que possible les réseaux terroristes, et intimider ceux qui
pourraient vouloir recommencer. La liste de ces suspects lui avait été
fournie, avant l’élection, par des amis de Sénèque dans les services. Elle
comptait cent quatre-vingt-trois noms. Cent quatre-vingt-
trois personnes dont on avait de bonnes raisons de penser qu’elles
pourraient un jour passer à l’acte en France. Ou commanditer un attentat en
France. Et il a décidé de les éliminer toutes.
– Cent quatre-vingt-trois !
– Ce n’est pas si énorme ! Pas beaucoup plus en tout cas que le nombre
d’assassinats du même genre, sous le quinquennat précédent. Seulement là,
cette fois-ci, une bonne partie était en France. Et pas par des drones, ni par
des soldats en opération, ni par des alliés…
– Le président a ordonné des assassinats en France ?
– Oui, et c’est ce qu’il a reconnu hier soir !
– Il n’a pas dit que c’était en France ! On peut trouver des gens pour faire
ça ?! Des assassinats en France !
– Quand un président veut quoi que ce soit, il peut toujours trouver des
policiers pour s’en charger.
– Sans que nul n’enquête ?
– La police enquête rarement sur les crimes de la police. Surtout les
crimes commis sur ordre du pouvoir politique. C’est un point commun des
démocraties et des dictatures.
– Comment t’es-tu trouvé mêlé à ça ?
– Dès son élection, le président m’a demandé de me charger de cette
opération. D’organiser cet assassinat de gens dont on avait la quasi-
certitude qu’ils allaient bientôt passer à l’acte. J’ai accepté. C’était de la
légitime défense. Et puis, ce n’était pas la première fois que j’étais chargé
d’une opération homicide. Mais jamais en France… J’ai vu la liste de
Sénèque et les rapports des services les concernant : des terroristes,
indubitablement, qui allaient tous bientôt passer à l’acte ; et tous leurs
chefs. Des gens extrêmement dangereux. Il fallait absolument agir. Les
enfermer n’aurait servi à rien, sinon à en embrigader d’autres dans les
prisons. Le président m’a donné carte blanche. J’ai fait venir un camarade
de combat, un policier de très haut niveau, capable de tout, auteur, déjà, lui
aussi, de plusieurs homicides d’État, qu’on avait infiltré dans le mouvement
islamiste et qu’on disait, par commodité, journaliste et prisonnier en Irak.
– Jérôme Parent.
– Exactement. Enfin, moi, à l’époque, je l’appelais surtout Lucien Rabot.
– Il connaissait le président ?
– Non. Le président ne l’avait jamais rencontré auparavant. Parent a
demandé à voir le président. Pour être certain de son impunité. J’ai organisé
leur unique rencontre. La rencontre de Rabot et du président. Le président
lui a garanti qu’il ne serait pas inquiété. Par écrit. Parent lui a fait
comprendre que la liste, les cent quatre-vingt-trois noms, n’était qu’une
liste « indicative ».
– Comment ça, « indicative » ?!
– Un instant. Tu vas comprendre. Parent connaissait tout le monde dans
les services. Une fois rassuré par le président, il a recruté des tueurs, sans
m’associer à ses choix. Il les a choisis pour leur extrême violence et leur
immoralité.
– Pourquoi ne pas les avoir choisis toi-même ?
– C’est la règle dans les services. On délègue, et on débranche.
– Il a recruté combien d’hommes ?
– Onze. Tous policiers ou anciens policiers.
– Onze ? Ça fait douze avec lui ? Le corps qu’on a retrouvé ici est aussi
un de ces policiers ? Mais on n’a retrouvé que onze empreintes, à Lioux.
– En effet…
– Qui savait qu’ils étaient douze ?
– Personne, sauf Parent et moi.
– Et le président ?
– Non. Il ne savait même pas que ce Lucien Rabot, qu’il avait rencontré,
était un autre nom de Jérôme Parent, qu’on disait prisonnier en Irak. Il ne
savait pas non plus que les tueurs étaient des policiers ou d’anciens
policiers.
– Douze tueurs d’État… Ce sont eux qui se sont nommés « Gallic » ?
– En fait, leur nom de code était « Gallicans », en référence aux GAL.
Parce que, comme les GAL, ces « Gallicans » étaient chargés d’abattre des
ennemis du pays, de tuer des terroristes, de mettre fin à une menace très
grave contre la sécurité du pays, de la France éternelle. D’où l’idée du nom
de code « Gallican », voisin à la fois de celui des GAL, et de celui de la
Gaule. C’est le président lui-même qui l’avait trouvé ; il en était très fier.
– Donc, rien de religieux ?
– Non, évidemment.
– Si je comprends bien, ces « Gallicans » étaient des policiers ou des
anciens policiers, chargés par le président de la République de liquider des
terroristes ; comme les GAL en avaient été chargés par le pouvoir politique
espagnol.
– Exactement.
– Le président ne craignait-il pas que la justice se retourne contre lui,
comme elle s’est retournée contre ceux qui avaient commandité les GAL ?
– Non. Les temps ont changé. Abattre des terroristes sans jugement n’est
plus tabou. Aujourd’hui, on considérerait les GAL comme des héros. Et
leurs meurtres comme des actes de légitime défense.
– Si ce sont des héros, agissant sous tes ordres, pourquoi t’es-tu retourné
contre eux ?
– Les héros sont très vite devenus des monstres.
– Comment ça ?
– Parent les avait choisis pour leur capacité à tuer. Pas pour leur dévotion
à la cause publique. Il voulait des assassins. Pas des hommes d’honneur.
– Ils n’ont pas tué que leurs cibles ? Comme les GAL ?
– Voilà… Parent a été pris par l’ivresse de l’impunité que lui avait
garantie le président. Lui et ses hommes ont d’abord liquidé ceux qui
étaient sur la liste, les cent quatre-vingt-trois.
– Cela aurait dû se voir, cent quatre-vingt-trois fichiers S assassinés !
– Ils ont fait disparaître leurs corps et courir le bruit que ces fichiers S,
très surveillés, avaient quitté le pays.
– Je comprends. On en a en effet beaucoup parlé…
– Puis, comme le président avait dit que la liste était « indicative », les
Gallicans ont commencé à tuer des gens vaguement soupçonnés de relations
avec des mouvements extrémistes. Puis leurs ennemis personnels ; puis ils
ont tué par plaisir. D’abord hors de France, puis en France ; en faisant tuer
les ennemis des uns par les autres, pour avoir les meilleurs alibis possibles ;
ou en déguisant ces meurtres en règlements de comptes entre bandes
rivales. Ils ont aussi tué des SDF, des migrants, des gens sans ressources,
sans amis. Ils ont même tué des enfants ; des enfants sans abri. En tout,
trois cent cinquante-quatre assassinats. Au moins. En moins d’un an.
– « Un roi sans divertissement », murmura-t-elle.
Fatima pensait que, si elle sortait vivante de cette situation, la première
personne à qui elle devait parler serait son père. Son père…
Elle continua :
– Comment cela a-t-il pu passer inaperçu ?
– Mais ce n’est pas passé inaperçu. On en a parlé dans les médias, il y a
un an. On s’est inquiété de ces meurtres et de ce qu’on croyait des départs.
On a même fait le lien avec l’absence d’attentats en France, et puis cela a
disparu de l’actualité, parce qu’il n’y avait que des soupçons, et aucune
plainte de personne.
– Et toi, comment l’as-tu su ?
– Parent tenait méticuleusement à jour la liste de leurs exploits. Il me l’a
montrée, fin mai, il y a un peu plus de deux mois.
– Tu en as parlé au président ?
– Oui, il approuvait sans états d’âme les crimes de celui qu’il connaissait
sous le nom de Lucien Rabot. Ces policiers débarrassaient le pays de
suspects, de gens douteux, de migrants, de sans-abri. Cela lui allait très
bien. Et s’il y avait parmi eux des victimes innocentes, il ne voulait pas le
savoir. Et puis, il m’a dit : « Je ne pouvais pas empêcher votre ami Rabot
d’agir à sa guise ; mais vous, peut-être. »
– Il te demandait de les tuer ?
– Il n’avait aucun problème moral avec ces crimes, tant que cela ne le
mettait pas en danger. Mais, peu de temps après, il pensa que ce tueur
commençait à en faire trop. Il était même furieux qu’il m’ait parlé de ses
« bavures ». Cela devenait risqué pour lui. Il voulait que ces hommes
disparaissent. C’est là que j’ai compris qu’il ne savait pas combien ils
étaient. Six, dix, onze, douze ou plus. Ni qu’ils étaient des policiers. Et qu’il
n’avait pas saisi que Rabot et Parent étaient une seule et même personne.
– Et tu l’as fait.
– Pas tout de suite. J’étais bouleversé jusqu’au fond de mon âme. D’une
certaine façon, j’étais complice de ces abominations. J’avais choisi Parent
et fermé les yeux sur la suite. Pas question de laisser cela impuni. J’ai
commencé à mûrir mon plan contre le seul vrai coupable, le président. Et
contre ces hommes. Pas un ne devait en réchapper. J’ai d’abord prévenu en
avril dernier le ministre de l’Intérieur, Martial Le Guay, pour qu’il les fasse
arrêter. Je ne suis pas certain qu’il m’ait cru : il a été voir le président, qui
lui a donné sa parole que tout cela était faux.
– Le Guay a dit au président qu’il le savait par toi ?
– Non, nous étions convenus qu’il prétendrait l’avoir appris par des fuites
d’un des Gallicans. Pour paniquer encore plus le président.
– Et Le Guay ? Qu’a-t-il fait ?
– Ne sachant plus qui croire, Le Guay a alors démissionné et le président
a nommé Sénèque à sa place.
– Personne d’autre n’était au courant ?
– Personne. Seulement Sénèque et moi.
– Et George L’Héritier, il était au courant ?
– Ton amant ? Non… Le président n’a aucune confiance en lui.
Fatima pensa que George avait dû comprendre, il y a une semaine, que le
président avait commis des turpitudes en lien avec les corps qu’on
retrouvait. Il avait dû penser que les suppliciés étaient des victimes du
président. Mais il n’avait pas eu le courage de chercher plus loin, ni de lui
en parler. C’était tout lui. George n’aimait pas les mauvaises nouvelles.
Du bruit derrière elle. Elle devinait que Léo avait du mal à tenir debout et
marchait un peu. Elle reprit.
– Et toi ? Pourquoi ne les as-tu pas dénoncés à la police ?
– La police n’aurait jamais enquêté sur des policiers tuant des terroristes.
Encore moins s’ils le faisaient sur ordre du président. Seul Le Guay aurait
eu l’autorité nécessaire… Mais il n’y avait aucune preuve contre les
Gallicans. Aucune preuve qu’ils étaient coupables de quoi que ce soit.
– Donc, tu as fait quoi ?
– Je ne pouvais imaginer que, dans notre pays, on laisse un tel crime
impuni. Et puis… Il y avait autre chose…
– Quoi donc ?
– Je te le dirai un peu plus tard. J’ai décidé de les punir moi-même. Et de
punir avec eux le président, qui avait voulu tout ça. Et pour réussir, pour
que le crime ne soit pas étouffé, il fallait déclencher le plus grand scandale
possible. Sans que le président se doute, jusqu’au bout, qu’il s’agissait du
meurtre des Gallicans, et que j’en étais le chef d’orchestre.
– Tu as donc organisé tout cela…
– Oui. Il y a un peu plus d’un mois, fin juin dernier, j’ai demandé à
Parent de rassembler les Gallicans, pour leur remettre une récompense, « de
la part du président ».
– Il aurait pu vérifier !
– Mais il a vérifié ! Toujours sous le nom de Rabot, il a appelé le
président, qui a confirmé. Je lui avais parlé et il avait approuvé cette
réunion. Il a sans doute compris ce que je voulais faire, mais il n’a pas
cherché à en savoir davantage. Il était très content de me voir obéir à son
ordre implicite.
– L’ordre de les tuer tous…
– Oui. Je leur ai donné rendez-vous le 4 juillet dernier, dans une grange,
dans une forêt domaniale de Lioux – je t’ai dit, lors de notre premier
déjeuner, que j’avais de la famille dans le Vaucluse, mais tu n’avais pas fait
attention. Un buffet magnifique les y attendait, avec des vins
extraordinaires. Ils n’ont pas remarqué que les fenêtres étaient scellées.
Quand ils ont tous été dedans, j’ai prétexté la nécessité de sortir pour
chercher la « surprise », j’ai verrouillé la seule porte, et j’ai mis le feu à la
grange, que j’avais rendue extrêmement inflammable. Cela a brûlé en trente
minutes.
– Comment as-tu pu faire cela ?!
– Aucun moyen de les arrêter autrement. Ils allaient encore tuer des
milliers de personnes si on ne les mettait pas hors d’état de nuire.
– Et après ? Tu as coupé les têtes, les mains, les pieds ? Toi-même ?
– Non, j’ai des hommes pour cela.
– Des hommes ? Tu n’es pas seul ?
– Évidemment non. Je ne suis pas un loup solitaire.
Elle comprit mieux les bruits qui les entouraient. Léo avait des hommes à
lui. Depuis le début. Elle aurait dû y penser.
– Ah. Tant mieux… Je ne t’imaginais pas coupant des têtes, des pieds,
des mains.
– Oh, ça… Si tu savais tout ce que j’ai fait, dans ma vie…
– Et après ?
– Après, j’ai fait écrire par un de mes hommes « Gallican » sur un mur de
la grange ; et j’ai fait apposer onze de leurs mains sur un autre mur. Onze,
pas douze… Pour piéger le président. Et ça a marché. J’ai laissé mes
hommes terminer. Je suis rentré à Paris et j’ai dit au président que j’avais
fait disparaître les tueurs, sans lui dire leurs noms ni leur nombre, et que
leurs cadavres étaient au fond de la mer… Il ne m’a pas demandé de détails.
J’ai ensuite commencé à déposer des corps, sans qu’on puisse les identifier,
dans des lieux symboliques des turpitudes du président. Pour qu’il
comprenne, peu à peu, qu’il était visé par quelqu’un ; mais sans jamais faire
le lien avec les Gallicans et leur disparition.
– Quand les corps ont été déposés, tu étais en vacances aux Seychelles !
Il y a des photos de toi, prises là-bas, ces jours-là !
– Pas si compliqué à faire…
– Donc, chaque lieu où tu as déposé un corps est bien lié au président ?
– Oui ; à des points sombres de sa vie… Un : à Longjumeau, où il a fait
une partie de ses études, on l’avait soupçonné de viol, en terminale, mais
l’enquête s’est arrêtée. Deux : son père avait une maison à Porticcio, où le
président a passé une grande partie de ses vacances d’adolescent ; c’est là
qu’il s’est lié avec tout un groupe de Corses, dont certains sont devenus des
patrons de salles de jeux, un peu partout dans le monde ; des relations qui
l’ont bien aidé au début de sa carrière. Trois : la place Beauvau, pour
signifier que Sénèque était aussi visé. Quatre : sa mère est née à Bordeaux.
Par ailleurs (cinq), il a des soutiens importants parmi les élus marseillais, en
particulier dans la communauté comorienne, très présente dans le quartier
où on a trouvé le corps ; et il y a recruté le chef de ses gardes du corps, qui
lui a évité bien des ennuis, jusqu’à ce qu’il s’en débarrasse. Six : lui, un soir
de meeting, il a violé une fille à Avallon.
– Ah, c’était donc ça…
– Sept : son fils a été brièvement l’élève d’une école de commerce à
Nantes, dont il a été exclu pour avoir triché. Huit : il a été l’assistant
parlementaire d’un député de Calais, dont il fut le petit ami, et qui lui a
trouvé sa circonscription.
– Oui, ça… J’ai été à Calais. Continue.
– Neuf : à Livry-Gargan vit un entrepreneur des quartiers, qui fait dans
l’immobilier et la drogue, dont le président a beaucoup facilité la carrière, et
qui lui aurait donné, en échange, avec un prête-nom, la propriété d’un
centre commercial. Dix : le président a un compte bancaire secret à Bâle, en
Suisse, où il va au moins une fois par an, sous prétexte d’aller faire des
meetings pour soutenir le maire de Mulhouse. Onze : à Longwy est née sa
nouvelle maîtresse, celle qui a un château près de Nancy. Je tenais le
président au courant tous les jours. Avec tous ces indices, il a compris que
cette histoire était dirigée contre lui. Mais il n’avait aucune raison de faire
le lien avec moi et encore moins avec les Gallicans.
– Douze ? Ors ? Pourquoi ?
– Ça, c’est tout autre chose… Dans ma dernière conversation avec
Parent, quand il s’est vanté devant moi de tous ces meurtres, sans que je lui
dise ma colère, il m’a raconté, sur le ton d’une menace à peine voilée, que
le président pourrait me faire tuer très élégamment si je parlais. En
m’envoyant dans une mission dangereuse, que je ne refuserais pas. Alors
que je ne lui répondais pas, il avait ajouté : « Il l’a déjà fait. Ton ami
mort en Irak – tu vois de qui je parle ? –, il est mort de cela, avec six autres
camarades, d’une mission absurde, décidée par le président, dont ils
savaient qu’ils ne reviendraient pas… »
– Et c’était vrai ?
– Oui, mon meilleur ami, le père des deux enfants, dont je t’ai parlé, est
mort en mission secrète. Une mission absurde. Perdue d’avance.
– Le président les a envoyés se faire tuer, sans raison, comme Owen ?
– Exactement.
– Pourquoi ?
– Il espérait, en cas de succès, en tirer quelques points de plus dans les
sondages…
– Comment s’appelait-il, cet ami ?
– Son nom n’existe plus, pour protéger ses enfants…
– C’est pour cela, Ors ? Le lieu où est mort un soldat à cause d’un ordre
absurde ?
– Oui : une mort absurde. Pour obéir aux ordres absurdes d’un chef
absurde… Owen en est la plus belle illustration. En le choisissant, je
m’assurais de donner une visibilité mondiale à cette histoire : Owen est très
célèbre dans le monde anglo-saxon et sa mort est symbolique de l’ordre
absurde. Le président, lui, a compris dès qu’il a su comment était mort
l’auteur du poème dont on retrouvait des vers sur chaque corps. Et je me
suis fait un plaisir de lui raconter, en le tenant au courant de ton enquête.
Mais il n’a pas fait le lien avec moi, ne se doutant pas que Rabot m’avait
tout raconté.
– Et après ? Tu as demandé à suivre mon enquête ?
– Oui, j’en ai soufflé l’idée au président qui s’est tout de suite inquiété,
après le troisième mort, des relations avec des lieux qui le concernaient.
– Quand a-t-il compris que c’était toi ?
– Hier seulement. Jusqu’à ce qu’il apprenne que Rabot était un des noms
de Parent, il ne pouvait pas comprendre que les « crucifiés des abribus »
étaient les Gallicans. Le nom de Szerniak lui était inconnu. Mais hier, en fin
d’après-midi, quand il a appris qu’on m’avait identifié comme propriétaire,
en Moldavie, de l’adresse des Dénonciateurs, et que j’ai fui, en faisant
croire à tout le monde que j’allais à Roussillon, il a décidé de prendre les
devants et d’annoncer lui-même que l’affaire était résolue, que j’avais tué
des policiers qui avaient fait leur devoir et que j’allais bientôt être arrêté.
C’était très bien joué. Il donnait le sentiment qu’il dirigeait l’opération. Et il
pensait qu’on pourrait croire que Parent et ses hommes n’avaient tué que
des terroristes. Et ça, l’opinion l’approuvera, si je ne pouvais faire connaître
la vérité. En réalité, il n’a aucune intention de me faire arrêter. Ses ordres
sont évidemment de me tuer. S’il y parvient, il est le héros…
– Et le ministre de l’Intérieur ?
– Sénèque a appris en même temps que le président que j’étais le
Dénonciateur et que Rabot faisait partie des suppliciés des abribus. Il a
compris aussi que le président ne tolérerait pas de partager ce secret. À
l’heure où nous parlons, il doit se terrer quelque part.
Fatima s’efforça de ne pas se laisser envahir par l’émotion. Elle ne
voulait pas qu’il meure…
– Tu devrais t’en aller vite… Ils vont te retrouver.
– Ne t’inquiète pas, j’ai encore un peu d’avance. Et je voulais te voir.
Fatima ressentait le bonheur de le retrouver. Un bonheur éphémère. Un
amour naissant sitôt disparu. Elle se reprit et continua :
– C’est toi qui informais le journaliste ?
– Oui. Je l’ai repéré dès son article sur le corps de Longjumeau, le
premier corps. Je l’ai tout de suite contacté et je l’ai informé à l’avance, de
façon anonyme, de la prochaine découverte du deuxième et du troisième
corps ; puis des neuf corps à venir. C’est pour cela qu’il m’a cru.
– Mais tu l’as envoyé sur plein de fausses pistes.
– J’ai laissé travailler son imagination. Il fallait absolument qu’il ait
parfois tort, pour que ses fantasmes ajoutent à la panique générale. Je l’aime
bien, ce journaliste. Il est encore plus flic que journaliste. C’est pour ça
qu’il est bon journaliste…
– Donc, la « catastrophe morale », c’était ça ? Que les Français
apprennent que leur président et leur ministre de l’Intérieur avaient ordonné
à une bande d’assassins de tuer des centaines de gens ? Et que personne
n’avait vraiment cherché à comprendre qui étaient ces morts et pourquoi ils
avaient été assassinés ?
– Exactement. C’est le plus important. Des morts sans importance. Dans
l’indifférence ; comme ces SDF anonymes qui meurent de froid chaque
hiver, sans que nul connaisse leur nom. Cela ne te semble pas une véritable
catastrophe morale ?
– Pas si ce sont des crimes d’État.
– Oui, mais voilà, ce ne sont pas que des crimes d’État. Ce sont surtout
des crimes autorisés par l’État. Ce n’est pas du tout la même chose. Il n’y a
rien de pire que ceux qui prétendent lutter contre les barbares avec des
méthodes de barbares. Plus que le terrorisme, il faut craindre ceux qui se
nourrissent de lui pour mettre fin à la démocratie. Ils sont en apparence
leurs ennemis. Ils sont en réalité leurs alliés.
– Je ne peux imaginer qu’une telle histoire soit possible…
– Qu’est-ce qui semble invraisemblable ? Les assassinats ciblés ? Les
meurtres gratuits ? Allons donc ! Tu ne sens pas la violence revenir en force
dans le pays et dans le monde ? Tu ne sais pas que, l’an dernier, plus de
huit cents personnes sont mortes assassinées dans la seule ville de
Chicago ? Que plusieurs centaines de gens meurent chaque année de
règlements de comptes entre bandes rivales en France ? Que des centaines
meurent encore, d’assassinats plus ou moins sadiques ? Tu ne sais pas que,
dans les tréfonds les plus cachés d’Internet, on peut aujourd’hui, en toute
impunité, acheter des esclaves, commander des tueurs à gages, se faire
livrer un organe, louer des enfants pour une semaine ou une année, faire
tirer par un drone sur un village d’Irak ou sur un quartier de Mexico ? Ça ne
te paraît pas plus invraisemblable que cette histoire ? Et pourtant, c’est vrai.
À l’instant où nous parlons, des centaines de transactions de ce genre se
déroulent quelque part dans le monde. Alors, quoi d’autre peut te sembler
invraisemblable ? Qu’un président de la République fasse tuer des gens ?
Tous les présidents de la Ve République l’ont fait. Avec plus ou moins de
rigueur morale.
– Oui, mais là, on parle de meurtres gratuits, en France ! Comment un tel
monstre a-t-il pu être élu président ?
– Il n’est pas un monstre ; il est juste un exemple extrême de ce à quoi
peut conduire l’exercice du pouvoir. Il est aussi à l’image du pays, fait de
grandeurs, d’illusions, de mesquineries et de petites compromissions. La
France, c’est à la fois le pays de la Résistance et de la Collaboration ; le
pays où la police est capable de sadisme et d’héroïsme, de révolte lucide et
de fascination pour le pouvoir. Le crime d’État n’en est que la face la plus
sombre… D’autres présidents ont fait tuer des gens en France sous couvert
de l’intérêt supérieur de la nation. Et ce président… Tu te souviens que,
dans le bureau du ministre, avant-hier matin, tu as entendu Sénèque parler
au téléphone à quelqu’un qu’il appelait « Clo » ?
– Oui, je crois, pourquoi ?
– « Clo » est le surnom du président. Ses camarades de classe, au
collègue des jésuites où il était élève et où on enseignait encore
sérieusement le latin, l’avaient surnommé Clo, pour Claude, comme
l’empereur romain du même nom, parce qu’il était bègue, et fou de pouvoir.
Depuis, il a maîtrisé son bégaiement. Pas sa folie du pouvoir.
Elle devina que Léo se déplaçait derrière elle. Elle entendit des bruits de
pas, comme des chuchotements. Elle s’inquiéta :
– Tu ne devrais pas être là. Tu devrais partir. Fuis, s’il te plaît !
Léo éclata de rire :
– Il me cherche encore à l’autre bout du pays. J’ai fait ce qu’il faut pour
cela. Cela me laisse un peu de temps.
– Ne sois pas si inconscient ! Il a les moyens de te retrouver ! Ici ou
ailleurs. Fuis !
– S’il me tuait, ou si je n’étais plus en situation de parler dans douze
heures, quand expirera l’ultimatum, quelqu’un d’autre fera connaître toute
la vérité. Il tiendra la promesse des Dénonciateurs, la mienne, de tout
dévoiler. Quelqu’un qui n’était pas mêlé aux meurtres, à qui j’ai tout
raconté, qui a toutes les preuves, qui est assez intègre et assez courageux
pour tout dévoiler si nécessaire. Dans les moindres détails.
– Qui ?
– Ne me le demande pas. Je serais inquiet pour toi si tu en savais trop. Et
tu ne veux pas que je m’inquiète pour toi, n’est-ce pas ?
Elle entendit de très nombreux pas derrière elle, qui se rapprochaient,
puis s’éloignaient. La police qui venait arrêter Léo ? Puis le silence, et les
bruits de la forêt.
– Léo ? Léo ?
Il ne répondit pas.
Elle se retourna : Léo avait disparu. Au pied de l’arbre auquel il s’était
appuyé, elle vit une des deux moitiés de la petite statue d’ivoire qui servait
de pommeau à sa canne…

Le soir même, samedi 4 août, vingt jours après la découverte du premier


corps à Longjumeau, à 23 h 55, alors que Fatima était à Dunkerque avec
Élise et le corps de son père, mort dans l’après-midi, se préparant pour aller
l’enterrer, selon ses vœux, au Maroc, on retrouva les cadavres de
Dominique Sénéca et d’Étienne Bartolini. L’un dans sa propriété de la
vallée de Chevreuse. L’autre dans un bar de karaoké de Longjumeau. Tous
les deux s’étaient suicidés, conclut la police.
Léo Salz avait disparu, mais, selon la présidence de la République, on
avait de bonnes raisons de penser que « ce policier félon avait, lui aussi, mis
fin à ses jours ».
Au même moment, Martial Le Guay, ancien ministre de l’Intérieur,
commençait une conférence de presse diffusée en direct sur les réseaux
sociaux. Sans préavis. Il avait, disait-il, beaucoup de choses à raconter.
Du même auteur

Essais
Analyse économique de la vie politique, PUF, 1973.
Modèles politiques, PUF, 1974.
L’Anti-économique (avec Marc Guillaume), PUF, 1975.
La Parole et l’Outil, PUF, 1976.
Bruits. Économie politique de la musique, PUF, 1977, nouvelle édition,
Fayard, 2000.
La Nouvelle Économie française, Flammarion, 1978.
L’Ordre cannibale. Histoire de la médecine, Grasset, 1979.
Les Trois Mondes, Fayard, 1981.
Histoires du Temps, Fayard, 1982.
La Figure de Fraser, Fayard, 1984.
Au propre et au figuré. Histoire de la propriété, Fayard, 1988.
Lignes d’horizon, Fayard, 1990.
1492, Fayard, 1991.
Économie de l’Apocalypse, Fayard, 1994.
Chemins de sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996.
Fraternités, Fayard, 1999.
La Voie humaine, Fayard, 2000.
Les Juifs, le Monde et l’Argent, Fayard, 2002.
L’Homme nomade, Fayard, 2003.
Foi et Raison – Averroès, Maïmonide, Thomas d’Aquin, Bibliothèque
nationale de France, 2004.
Une brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006 (nouvelle édition, 2009-
2015).
La Crise, et après ?, Fayard, 2008.
Le Sens des choses, avec Stéphanie Bonvicini et 32 auteurs, Robert
Laffont, 2009.
Survivre aux crises, Fayard, 2009.
Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique, la dernière chance, Fayard,
2010.
Demain, qui gouvernera le monde ?, Fayard, 2011.
Candidats, répondez !, Fayard, 2012.
La Consolation, avec Stéphanie Bonvicini et 18 auteurs, Naïve, 2012.
Avec nous, après nous… Apprivoiser l’avenir, avec Shimon Peres,
Fayard/Baker Street, 2013.
Histoire de la modernité. Comment l’humanité pense son avenir, Robert
Laffont, 2013.
Devenir soi, Fayard, 2014.
Peut-on prévoir l’avenir ?, Fayard, 2015.
Le destin de l’Occident : Athènes-Jérusalem, avec Pierre-Henry Salfati,
Fayard, 2016.
Vivement après-demain !, Fayard, 2016.

Dictionnaires
Dictionnaire du XXIe siècle, Fayard, 1998.
Dictionnaire amoureux du judaïsme, Plon/Fayard, 2009.

Romans
La Vie éternelle, roman, Fayard, 1989.
Le Premier Jour après moi, Fayard, 1990.
Il viendra, Fayard, 1994.
Au-delà de nulle part, Fayard, 1997.
La Femme du menteur, Fayard, 1999.
Nouv’Elles, Fayard, 2002.
La Confrérie des Éveillés, Fayard, 2004.
Notre vie, disent-ils, roman, Fayard, 2014.

Biographies
Siegmund Warburg, un homme d’influence, Fayard, 1985.
Blaise Pascal ou le Génie français, Fayard, 2000.
Karl Marx ou l’Esprit du monde, Fayard, 2005.
Gândhî ou l’Éveil des humiliés, Fayard, 2007.
Phares. 24 destins, Fayard, 2010.
Diderot ou le bonheur de penser, Fayard, 2012.

Théâtre
Les Portes du Ciel, Fayard, 1999.
Du cristal à la fumée, Fayard, 2008.
Théâtre, Fayard, 2016.

Contes pour enfants


Manuel, l’enfant-rêve (ill. par Philippe Druillet), Stock, 1995.

Mémoires
Verbatim I, Fayard, 1993.
Europe(s), Fayard, 1994.
Verbatim II, Fayard, 1995.
Verbatim III, Fayard, 1995.
C’était François Mitterrand, Fayard, 2005.

Beaux-livres
Mémoire de sabliers. Collections, mode d’emploi, Éditions de l’Amateur,
1997.
Amours. Histoires des relations entre les hommes et les femmes, avec
Stéphanie Bonvicini, Fayard, 2007.

Rapports
Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, Stock, 1998.
L’Avenir du travail, Fayard/Institut Manpower, 2007.
300 décisions pour changer la France, rapport de la Commission pour la
libération de la croissance française, XO/La Documentation française,
2008.
Paris et la Mer. La Seine est Capitale, Fayard, 2010.
Une ambition pour 10 ans, rapport de la Commission pour la libération
de la croissance française, XO/La Documentation française, 2010.
Pour une économie positive, Fayard/La Documentation française, 2013.
Francophonie et francophilie, moteurs de croissance durable, rapport au
Président de la République, La Documentation française, 2014.
100 jours pour que la France réussisse, Fayard, 2016.
Couverture : Nuit de Chine
Illustration : © Shutterstock Photos

Dépôt légal : mars 2017

© Librairie Arthème Fayard, 2017

ISBN : 978-2-213-70667-2
Table
Couverture

Page de titre

Premier jour

Deuxième jour

Troisième jour

Quatrième jour

Cinquième jour

Du sixième au treizième jour

Quatorzième jour

Quinzième jour

Seizième jour

Dix-septième jour

Dix-huitième jour

Dix-neuvième jour

Vingtième jour

Du même auteur

Page de copyright
Couverture : Attali Jacques, Premier arrêt après la mort, Fayard
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