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Beauvoir - Le Deuxieme Sexe Tome1
Beauvoir - Le Deuxieme Sexe Tome1
LE DEUXIÈME
SEXE
I
Les faits et les mythes
FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Gallimard
Benoîte Groult
à Jacques Bost
Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et
l’homme ; et un principe mauvais qui a créé le chaos, les
ténèbres et la femme.
PYTHAGORE.
Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit
être suspect, car ils sont à la fois juge et partie.
POULAIN DE LA BARRE.
INTRODUCTION
DESTIN
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE VUE
DU MATÉRIALISME HISTORIQUE
HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER
MYTHES
CHAPITRE PREMIER
on leur prête le clair mystère des ceps noueux, de l’eau fraîche ; elles
pansent et guérissent ; leur sagesse est la sagesse silencieuse de la
vie, elles comprennent sans mots. Près d’elles l’homme oublie tout
orgueil ; il connaît la douceur de s’abandonner et de redevenir un
enfant, car il n’y a de lui à elles aucune lutte de prestige : il ne saurait
envier à la nature ses vertus inhumaines ; et dans leur dévouement
les sages initiées qui le soignent se reconnaissent comme ses
servantes ; il se soumet à leur puissance bienfaisante parce qu’il sait
que dans cette soumission il reste leur maître. Les sœurs, les amies
d’enfance, les pures jeunes filles, toutes les futures mères font partie
de cette troupe bénie. Et l’épouse même, quand sa magie érotique
s’est dissipée, apparaît à beaucoup d’hommes moins comme une
amante que comme la mère de leurs enfants. Du jour où la mère est
sanctifiée et asservie on peut sans effroi la retrouver chez la
compagne elle aussi sanctifiée et soumise. Racheter la mère, c’est
racheter la chair, donc l’union charnelle et l’épouse.
Privée de ses armes magiques par les rites nuptiaux,
économiquement et socialement subordonnée à son mari, la « bonne
épouse » est pour l’homme le plus précieux trésor. Elle lui appartient
si profondément qu’elle participe à la même essence que lui : « Ubi
tu Caïus, ego Gaïa » ; elle a son nom, ses dieux, il est responsable
d’elle : il l’appelle sa moitié. Il s’enorgueillit de sa femme comme de
sa maison, ses terres, ses troupeaux, ses richesses, et parfois même
davantage ; c’est à travers elle qu’il manifeste aux yeux du monde sa
puissance : elle est sa mesure, et sa part sur terre. Chez les Orientaux
la femme se doit d’être grasse : on voit qu’elle est largement nourrie
et elle fait honneur à son maître(93). Un musulman est d’autant plus
considéré qu’il possède un plus grand nombre de femmes et qu’elles
sont d’apparence plus florissante. Dans la société bourgeoise, un des
rôles dévolus à la femme, c’est de représenter : sa beauté, son
charme, son intelligence, son élégance sont les signes extérieurs de la
fortune du mari au même titre que la carrosserie de son automobile.
Riche, il la couvre de fourrures et de bijoux. Plus pauvre, il vantera
ses qualités morales et ses talents de ménagère ; le plus déshérité, s’il
s’est attaché une femme qui le sert, croit posséder quelque chose sur
terre : le héros de la Mégère apprivoisée convoque tous ses voisins
pour leur montrer avec quelle autorité il a su dompter sa femme.
Tout homme ressuscite plus ou moins le roi Candaule : il exhibe sa
femme parce qu’il croit étaler ainsi ses propres mérites.
Mais la femme ne flatte pas seulement la vanité sociale de
l’homme ; elle lui permet aussi un orgueil plus intime ; il s’enchante
de la domination qu’il exerce sur elle ; aux images naturalistes du soc
entaillant le sillon se superposent quand la femme est une personne
des symboles plus spirituels ; ce n’est pas seulement érotiquement,
c’est moralement, intellectuellement que le mari « forme » son
épouse ; il l’éduque, la marque, lui impose son empreinte. Une des
rêveries auxquelles l’homme se complaît, c’est celle de
l’imprégnation des choses par sa volonté, du modelage de leur forme,
de la pénétration de leur substance : la femme est par excellence la
« pâte molle » qui se laisse passivement malaxer et façonner ; tout en
cédant elle résiste, ce qui permet à l’action masculine de se
perpétuer. Une matière trop plastique s’abolit par sa docilité ; ce qu’il
y a de précieux chez la femme c’est que quelque chose en elle
échappe indéfiniment à toute étreinte ; ainsi l’homme est maître
d’une réalité qui est d’autant plus digne d’être maîtrisée qu’elle le
déborde. Elle éveille en lui un être ignoré qu’il reconnaît avec fierté
comme soi-même ; dans les sages orgies conjugales il découvre la
splendeur de son animalité : il est le Mâle ; corrélativement la femme
est femelle, mais ce mot prend à l’occasion les plus flatteuses
résonances : la femelle qui couve, allaite, lèche ses petits, les défend,
les sauve au péril de sa vie est un exemple pour l’humanité ; avec
émotion l’homme réclame de sa compagne cette patience, ce
dévouement ; c’est encore la Nature, mais pénétrée de toutes les
vertus utiles à la société, à la famille, au chef de famille que celui-ci
entend enfermer au foyer. Un des désirs communs à l’enfant et à
l’homme c’est de dévoiler le secret caché à l’intérieur des choses ; de
ce point de vue la matière est décevante : une poupée éventrée, voilà
son ventre dehors, elle n’a plus d’intériorité ; l’intimité vivante est
plus impénétrable ; le ventre féminin est le symbole de l’immanence,
de la profondeur ; il livre en partie ces secrets, entre autres quand le
plaisir s’inscrit sur le visage féminin ; mais aussi il les retient ;
l’homme capte à domicile les obscures palpitations de la vie sans que
la possession en détruise le mystère. Dans le monde humain la
femme transpose les fonctions de la femelle animale : elle entretient
la vie, elle règne sur les régions de l’immanence ; la chaleur et
l’intimité de la matrice, elle les transporte dans le foyer ; c’est elle qui
garde et anime la demeure où s’est déposé le passé, où se préfigure
l’avenir ; elle engendre la génération future et elle nourrit les enfants
déjà nés ; grâce à elle l’existence que l’homme dépense à travers le
monde dans le travail et l’action se rassemble en se replongeant dans
son immanence : quand le soir il rentre dans sa maison, le voilà
ancré sur la terre ; par la femme la continuité des jours est assurée ;
quels que soient les hasards qu’il affronte dans le monde extérieur,
elle garantit la répétition des repas, du sommeil ; elle répare tout ce
que l’activité détruit ou use : elle prépare les aliments du travailleur
fatigué, elle le soigne s’il est malade, elle raccommode, lave. Et dans
l’univers conjugal qu’elle constitue et perpétue, elle introduit tout le
vaste monde : elle allume les feux, fleurit la maison, apprivoise les
effluves du soleil, de l’eau, de la terre. Un écrivain bourgeois cité par
Bebel résume ainsi avec sérieux cet idéal : « L’homme veut quelqu’un
dont non seulement le cœur batte pour lui, mais dont la main lui
éponge le front, qui fasse rayonner la paix, l’ordre, la tranquillité, une
silencieuse autorité sur lui-même et sur les choses qu’il retrouve
chaque jour en rentrant à la maison ; il veut quelqu’un qui répande
sur toutes choses cet inexprimable parfum de femme qui est la
chaleur vivifiante de la vie du foyer. »
On voit combien depuis l’apparition du christianisme la figure de
la femme s’est spiritualisée ; la beauté, la chaleur, l’intimité que
l’homme souhaite saisir à travers elle ne sont plus des qualités
sensibles ; au lieu de résumer la savoureuse apparence des choses,
elle devient leur âme ; plus profond que le mystère charnel, il y a en
son cœur une secrète et pure présence dans laquelle se reflète la
vérité du monde. Elle est l’âme de la maison, de la famille, du foyer.
Elle est aussi celle des collectivités plus vastes : ville, province ou
nation. Jung fait remarquer que les cités ont toujours été assimilées à
la Mère du fait qu’elles contiennent les citoyens dans leur sein : c’est
pourquoi Cybèle apparaissait couronnée de tours ; pour la même
raison on parle de la « mère patrie » ; mais ce n’est pas seulement le
sol nourricier, c’est une réalité plus subtile qui trouve dans la femme
son symbole. Dans l’Ancien Testament et dans l’Apocalypse,
Jérusalem, Babylone ne sont pas seulement des mères : elles sont
aussi des épouses. Il y a des villes vierges et des villes prostituées
comme Babel et Tyr. On a aussi appelé la France la « fille aînée » de
l’Église ; la France et l’Italie sont des sœurs latines. La fonction de la
femme n’est pas spécifiée mais seulement sa féminité dans les
statues qui figurent la France, Rome, Germania et dans celles qui,
place de la Concorde, évoquent Strasbourg et Lyon. Cette
assimilation n’est pas seulement allégorique : elle est affectivement
réalisée par quantité d’hommes(94). Il est fréquent que le voyageur
demande à la femme la clef des contrées qu’il visite : quand il tient
une Italienne, une Espagnole dans ses bras, il lui semble posséder
l’essence savoureuse de l’Italie, de l’Espagne. « Quand j’arrive dans
une nouvelle ville, je commence toujours par aller au bordel », disait
un journaliste. Si un chocolat à la cannelle peut découvrir à Gide
toute l’Espagne, à plus forte raison les baisers d’une bouche exotique
livreront à l’amant un pays avec sa flore, sa faune, ses traditions, sa
culture. La femme n’en résume pas les institutions politiques ni les
richesses économiques ; mais elle en incarne à la fois la pulpe
charnelle et le mana mystique. De Graziella de Lamartine aux
romans de Loti et aux nouvelles de Morand, c’est à travers les
femmes qu’on voit l’étranger tenter de s’approprier l’âme d’une
région. Mignon, Sylvie, Mireille, Colomba, Carmen dévoilent la plus
intime vérité de l’Italie, du Valais, de la Provence, de la Corse, de
l’Andalousie. Que Goethe se soit fait aimer de l’Alsacienne
Frédérique est apparu aux Allemands comme un symbole de
l’annexion de l’Allemagne ; réciproquement, quand Colette Baudoche
refuse d’épouser un Allemand, c’est aux yeux de Barrès l’Alsace qui
se refuse à l’Allemagne. Il symbolise Aigues-Mortes et toute une
civilisation raffinée et frileuse dans la petite personne de Bérénice ;
elle représente aussi la sensibilité de l’écrivain lui-même. Car dans
celle qui est l’âme de la nature, des villes, de l’univers, l’homme
reconnaît aussi son double mystérieux ; l’âme de l’homme, c’est
Psyché, une femme.
Psyché a des traits féminins dans Ulalume d’Edgar Poe : « Ici, une
fois, à travers une allée titanique de cyprès j’errais avec mon âme –
une allée de cyprès avec Psyché mon âme… Ainsi je pacifiai Psyché et
la baisai… et je dis : qu’y a-t-il écrit, douce sœur, sur la porte ? »
Et Mallarmé dialoguant au théâtre avec « une âme ou bien notre
idée » (à savoir la divinité présente à l’esprit de l’homme) l’appelle
« une si exquise dame anormale (sic) »(95).
L’Éternel Féminin
Nous attire vers le haut
É
IV. – BRETON OU LA POÉSIE
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