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Musicothérapie traditionnelle

chez les Komian en Côte d’Ivoire


Du même auteur :

Musicologie et développement dans la société ivoirienne,


Sarrebruck (Allemagne), Éditions Universitaires Européennes, 2011.

© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-55978-3
EAN : 9782296559783
Koffi Modeste Armand GORAN

Musicothérapie traditionnelle
chez les Komian en Côte d’Ivoire

Préface du Pr Jérémie Kouadio N’Guessan


A Patricia,
Samira-Chrystal et Axel-Joshua !
REMERCIEMENTS

Il m’est impossible de remercier comme il le faudrait tous ceux


qui, à un titre ou à un autre, ont contribué à l’aboutissement de
cet ouvrage. Je tiens donc à exprimer au moment où ce travail
est mis sous presse, mes sincères remerciements aux
professeurs Simon-Pierre EKANZA, N’DA Paul, AKA Adou,
DICK Kobinan Rufin et SEMITI Ani Jules dont je salue la
mémoire, pour leurs critiques et leurs observations.
Je suis également reconnaissant à la communauté des komian
de Moossou, à mes guides KODJO Daniel et ADIGRAN Jean-
Pierre, à ABOLI Pierre et GORAN Edgar pour les prises de
vue.
Je voudrais également exprimer toute ma gratitude aux familles
GORAN, KANGA et TIGORI, notamment à Arnaud, Maxime,
Chantal, Nelly, Mariam, Latif, Lucien, Innocent, Olivier,
Laetitia, Brigitte, mes frères et sœurs pour le soutien moral et
matériel. Je n’oublie pas également, Oumou DOSSO, Michel
ASSEMIAN, Yapo ASSEMIEN, Jean-Claude KOUA,
Clémentine DJANE, FOTO Valentin, BOKA, KOUASSI John,
N’GORAN Vincent auxquels je dois la persévérance dans ce
travail ainsi que TEHE Hermann (pour l’assistance
technique dans la passation du test Verdeau-Paillès).
Je ne saurais terminer sans penser à Angèle OUEGNIN,
ZONGO Suzanne, TIGORI Maïmouna, Gisèle CHATELAIN,
BILE N’DEDE et famille, Yapo Sévérin, KANGAH Enokou
Serges, KOUADIO Vianey-Eric, NADRO Ourega Toussaint,
ABBA Emmanuel, Stéphane YAPI, AKOU Félicien, ODI
Ange, Michel, Jean-Marie, Julienne et Olivier ANOUMOU,
Anicet DUBOIS, As Kouakou Norbert, KOFFI Mahi Paul,
LONGRE Sébastien pour les aides reçues.
AVERTISSEMENT D’ORDRE PHONETIQUE

Pour ce travail, nous nous sommes servi, au chapitre de la


transcription des termes en langue locale, des conclusions du
séminaire organisé en 1977 par l’Institut de Linguistique
Appliquée (I.L.A.) de l’Université d’Abidjan sur
l’« orthographe des langues ivoiriennes » telles que présentées
dans les tableaux ci-dessous. Néanmoins, devant certaines
difficultés de retranscription, nous avons opté pour la méthode
de la transcription littérale.

Consonnes Voyelles
Phonèmes graphies Phonèmes Graphies
[b] b [i] I
[c] c [{] in
[d] d [6] 6
[f] f [e] e
[g] g [P] P
[h] h [a] a
[k] k [ã] an
[kp] kp [u] u
[l] l [<] un
[m] m [@] @
[n] n [o] o
[/] ny
[p] p
[r] r
[s] s
[t] t
[v] v
[w] w
[j] y
[z] z

11
PREFACE

Depuis des décennies, les chercheurs et penseurs africains ont


adopté comme credo et projet la valorisation des pratiques
culturelles africaines pour en faire, selon eux, les moyens
pléniers du développement intégral du continent. Il faut dire
qu’après les magistrales leçons administrées par Cheick Anta
Diop et les autres, leçons qui sont autant de coups de boutoirs
donnés à la citadelle de l’aliénation culturelle, le champ des
recherches africain a acquis reconnaissance, fierté et, pourquoi
ne pas le dire, une utilité certaine. Aussi, anthropologues,
sociologues, linguistes, historiens, écrivains, … musicologues
ont-ils investi ce champ à peine défloré avec une boulimie qui
n’a d’égal que le sentiment honteux d’avoir trop longtemps
laissé les autres prospérer, en les dénaturant parfois, sur nos
savoirs et valeurs civilisationnels. Gnôpthi se auton « Connais-
toi toi-même » avait professé Socrate dans la Grèce antique. Les
chercheurs africains semblent s’être approprié cette maxime du
grand philosophe. Connais ton histoire, connais ta culture,
connais ta langue, connais les pratiques médicinales de ton
terroir ! Tel semble être désormais le cri de ralliement des
savants de notre continent.
Le sujet du livre de Goran Koffi Modeste Armand est une
parfaite illustration de cette démarche heuristique centrée sur
les valeurs culturelles endogènes. Le projet est ambitieux et
intéressant à plus d’un titre. En effet, il ne s’agit ni plus ni
moins que de donner à voir et à comprendre l’utilisation de la
musique dans la thérapie pratiquée par l’une des confréries les
plus fascinantes, mais aussi les plus énigmatiques de la culture
ivoirienne akan : la confrérie des komian. Le komian dans la
culture akan en général et abouré en particulier, cumule les
fonctions de devin, de medium entre le monde visible et
invisible, de guérisseur, de psychothérapeute, etc. Cette
énumération non exhaustive des attributs du komian donne
toute la mesure de son importance dans la société abouré. C’est
une profession à multiple facettes que le présent ouvrage nous
permet de décrypter. Le komian, comme tout thérapeute,
possède une profonde connaissance de la nature duale de
l’homme, le physique et le spirituel. Dans la physiologie

13
humaine, il privilégie la tête, les yeux, les oreilles, la bouche, le
nez, le cœur et le ventre qui sont à la fois réceptacles de
sentiments, de sensations et d’émotions mais aussi moyens de
contact avec l’environnement physique visible et
l’environnement invisible ; mais en même temps la psyché de
l’homme l’intéresse et chez les Abouré cette dernière se
compose de deux entités : le úmien que traduit
approximativement le français âme (ou plutôt souffle vital,
énergie vitale) et le wawè, l’ombre qui est en fait le double
parfait de chaque personne, au demeurant très prisé par les
sorciers-mangeurs d’âmes. C’est d’ailleurs pour cette raison que
cette dernière entité bénéficie d’une protection spéciale de la
part des komian.
Toutes ces connaissances sur la dualité de la nature humaine,
mais également toutes les autres relatives à la théogonie abouré
constituent en quelque sorte les « modules de formation » de
l’élève-komian au cours d’une longue initiation. Si on ne naît
pas komian, tout le monde ne peut pas pour autant devenir
komian, car à la base il y a une présélection fondée sur les
prédispositions naturelles et le potentiel psychique de
l’individu. C’est pourquoi, ce sont les génies eux-mêmes qui,
« à partir d’une sémiologie identifiée », choisissent le corps
qu’ils vont habiter et dont ils vont faire leur porte-parole lors
des séances de divination et de soins aux malades. Avec
beaucoup de détails, l’auteur décrit les signes caractéristiques
de l’homme ou de la femme prédestiné(e) à la fonction de
komian. On apprend ainsi que le premier signe prémonitoire se
manifeste sous forme de maladies mentales à répétition. La
suite est un long processus dont les principales étapes sont la
Séparation : l’appelé subit une sorte de métamorphose physique
et psychique qui en fait un individu différent ; l’Admission :
l’appelé accède au statut d’adepte du komian ; la Révélation :
l’appelé prend définitivement conscience de son état d’initié ; le
Retour : le komian peut désormais, au niveau de la société,
remplir sa mission à la fois spirituelle, sociopolitique et
culturelle au sein de sa communauté.
La liturgie du komian, à l’instar de tout cérémonial cultuel,
comprend différentes phases que l’auteur nomme séquences, un
peu à la façon des actes d’une pièce de théâtre. A chaque

14
séquence correspondent une gestuelle et des objets rituels
appropriés (machette, pirogue, pagaie, etc.). Ces différentes
séquences rythment la progression de la possession du corps du
komian par les génies, le tout sur fond de mélodies assorties.
Lorsque l’entrée en transe atteint son paroxysme, le komian
devient alors le porte-parole et l’interprète des génies qui vont
l’investir à tour de rôle à des instants précis du déroulement du
cérémonial. Les chants choisis et entonnés à ces moments-là
sont autant d’éléments de la thérapie suggérée par les génies
selon les différents diagnostics posés.
Les choses présentées de cette façon peuvent donner
l’impression qu’on nage en plein folklorisme. C’est tout le
contraire qu’il faut retenir car, comme le montre l’auteur, le
komian utilise là des techniques éprouvées de psychothérapie
comme elle se pratique ailleurs dans le monde. Parmi ces
techniques, la musicothérapie est la plus usitée. D’ailleurs en
tant que méthode thérapeutique, elle semble très rependue dans
le monde puisqu’elle est attestée chez divers peuples
autochtones de la terre.
La musicothérapie pratiquée par le komian allie musique
instrumentale et chants dont les paroles sont chargées de vertus
curatives d’essence divine ou, à tout le moins, surnaturelle. On
dénombre ainsi quatre types de paroles : les paroles
exorcisantes ayant pour objectif de faire sortir du malade le
maléfique agent de la maladie ; les paroles propitiatoires ou
paroles d’invocation de Dieu dont le seul nom éloigne la
malveillance pour faire place à la bienveillance ; les paroles
adorcisantes destinées à faire fusionner dans le corps du patient
les énergies perturbatrices contraires afin d’y rétablir l’équilibre
et l’harmonie propices à la guérison ; enfin les paroles
conjuratoires qui consistent à tenir éloignés tous les éléments
jugés négatifs, comme une mise en quarantaine. Tout ce
cérémonial prend la forme d’une scène de théâtre où paroles
proférées se mêlent aux chants et aux rythmes des pas de danse
du komian.
Pour éviter que tout cela ne paraisse beaucoup trop théorique
aux yeux du lecteur, l’auteur a pris soin de compléter son
analyse par la présentation des résultats de l’application de la
méthodologie thérapeutique du komian à des sujets cobayes.

15
Parlant des protocoles suivis, l’auteur note qu’au-delà des
spécificités culturelles, lesdits protocoles ressortissent bien à
l’universel. C’est ainsi, par exemple, qu’il montre que le test
Verdeau-Paillès, conçu pour l’Occident, est parfaitement
applicable à la méthode thérapeutique du komian. « Que ce soit
en Occident ou en Côte d’Ivoire » écrit-il, « le recours au test
Verdeau-Paillès (…) permet de proposer des solutions
thérapeutiques qui conduisent à la guérison ».
On voit bien, à travers cet excellent livre, que derrière
l’institution komian que d’aucuns auraient classée avec mépris
au rayon de folklore fétichiste, se trouve une démarche
méthodique et scientifique toute vouée à la guérison.
Au terme de la lecture d’un tel ouvrage où la scientificité des
connaissances ancestrales est révélée par leur confrontation
avec les démarches scientifiques modernes, on ne peut
s’empêcher de penser à tous ces savoirs perdus à jamais pour
avoir été l’objet d’ostracisme colonial et postcolonial. Mais
apparemment tout semble encore possible et le travail de Goran
Koffi Modeste Armand laisse espérer que, pourvu qu’on y
mette la volonté et la rigueur scientifique requise, des pans
entiers des cultures africaines ancestrales peuvent encore être
exhumés pour échapper à l’oubli et nourrir la science
universelle.

Abidjan, le 06 juillet 2011

Jérémie Kouadio N’Guessan


Professeur Titulaire en Sciences du Langage
Doyen de l’UFR Langues, Littératures et Civilisations
Université de Cocody-Abidjan

16
AVANT-PROPOS

La musicothérapie est l’usage de la musique dans le traitement


des maladies. Si cette technique de soins est ordinaire et
d’usage clinique en Occident, parce que ses fondements
scientifiques et son cadre épistémologique et de logique
rationnelle ont été établis et reconnus par tous, en Afrique noire,
et particulièrement en Côte d’Ivoire, elle demeure encore
empirique et logée dans l’irrationnel parce que non encore
explorée par les chercheurs africains et ivoiriens.
Ce livre vient donc combler une lacune. Il vient surtout, dans
une position pionnière et d’avant-garde, corriger une injustice
scientifique en valorisant les techniques de musicothérapie des
femmes komian, ces guérisseuses traditionnelles dont la
réputation, en matière de guérison des maladies est bien établie
en pays abouré et même hors des frontières de cette localité
ivoirienne située dans le département de Grand Bassam au sud-
est lagunaire de la république de Côte d’Ivoire.
Les femmes komian du pays abouré - car il y a de même des
hommes komian – sont issues d’une chaîne ininterrompue de
traditions thérapeutiques mystiques à transmission initiatique
ésotérique ou secrète depuis des siècles. Elles sont par
conséquent dépositaires de connaissances traditionnelles
anciennes, à l’instar des nonkara de Fodonon en pays taguana
(localité de Katiola) au Centre-nord de la république de Côte
d’Ivoire. Cette recherche dont les résultats sont consignés dans
ce livre est à saluer : elle révèle au grand jour dans le cercle
scientifique universitaire ivoirien l’existence de cette tradition
thérapeutique séculaire en l’actualisant sur des bases
scientifiques pertinentes. La musicothérapie des
femmes komian abouré de Moossou sort ainsi de son empirisme
et du cadre de sa tradition secrète pour intégrer l’univers de la
rationalité épistémologique et de la validité scientifique.
C’est dire ici qu’avec la science médicale des
femmes komian abouré, l’anthropologie de l’irrationnel cède la
place désormais à la reconnaissance d’une phénoménologie
thérapeutique prouvée et affirmée comme valable pour servir
d’appoint à la thérapeutique des hôpitaux en se positionnant
comme une alternative efficace dans la recherche de solutions

17
aux nombreux problèmes de soins auxquels sont confrontés les
populations ivoiriennes.
Le livre du docteur GORAN Koffi Modeste Armand est ainsi
une initiative scientifique heureuse pour le monde médical
ivoirien et africain. Il peut et doit servir de base et de référence
à un enseignement universitaire qui élargit le cadre des
disciplines de l’anthropologie médicale avec :
-l’ouverture de structures de formation, de laboratoires sur la
culture et la santé en vue de rendre opérationnel, au sein de
l’Université de Cocody, le programme du CAMES de
valorisation de la médecine africaine ;
-l’établissement d’une médecine intégrative articulant
psychodrame, psychothérapie, croyance et spiritualité pour la
valorisation de l’ethnoscience africaine.
Dans ce projet, l’implication de l’Université de Cocody et de
l’Organisation Mondiale de la Santé est indispensable puisque,
à terme, il s’agit de faire émerger une génération de
musicothérapeutes compétents ayant les pieds dans une
tradition de techniques thérapeutiques éprouvées par des siècles
d’usage et la tête dans une modernité médicale qui cherche
encore ses marques devant des phénomènes pathologiques qui
la dépassent.

Dr ADIGRAN Jean-Pierre
Spécialiste de civilisations africaines
Enseignant-chercheur à l’INSAAC

18
INTRODUCTION

L’une des raisons pour lesquelles il a été décidé de rendre


intelligible, pour ainsi dire, une technique thérapeutique
musicale qui semble réservée à une classe particulière d’initiées
est en grande partie née des difficultés liées aux problèmes de
santé en Afrique. Difficultés que nous pouvons, somme toute,
résumer par le coût onéreux de la médecine moderne
occidentale, par le manque ou l’insuffisance des infrastructures
médicales, par le nombre réduit des praticiens de cette
médecine ainsi que par la faiblesse des données culturelles
locales dans les programmes étatiques de santé. Nous pensons
qu’il est important d’expérimenter d’autres traditions
thérapeutiques en appoint à la médecine occidentale moderne
ou médecine officielle dans un projet commun de guérison en
Afrique. De ce point de vue, l’évocation d’une thérapie
traditionnelle peut constituer aujourd’hui l’une des modalités
importantes permettant d’exploiter les autres dimensions du
processus de guérison des malades. D’où l’intérêt que suscitent
les recherches pouvant concourir à la lutte contre les fléaux qui
menacent la santé des populations.
Aussi, avons-nous choisi d’explorer, dans cet ouvrage, les
techniques de musicothérapie chez les komian1 et plus
précisément chez les femmes guérisseuses traditionnelles en
pays abouré de Moossou2 pour porter un nouveau regard sur les
pratiques de guérison endogène ; pour nous intéresser aux
processus de guérison qui font un usage accru de la musique
afin d’épauler la médecine officielle à venir à bout de toute

1
Le komian est connu dans la littérature religieuse française, sous la
désignation de vaticinateur ou de vaticinatrice selon qu’il s’agit d’un individu
de sexe masculin ou de sexe féminin. Tout au long de notre travail, nous
substituerons au terme vaticinateur / vaticinatrice, celui de komian. Un
chapitre est réservé à l’étude ethnologique du komian.
2
Moossou est un village et un quartier de la ville de Grand-Bassam. Le terme
Abouré « sert à désigner la langue et ses locuteurs » (BOGNY, 2001 : 191),
même si les Abouré se nomment Abou (ABLE, 1978 : 17). Pour Jean-Noël
LOUCOU, « c’est l’appellation Abouré qu’a retenue l’administration alors
que les ethnies voisines les identifient par les noms de Agoua et Compa »
(2002 : 129).

19
forme de pathologie. C’est le lieu de dire que l’existence des
thérapies musicales est un lieu commun dans toutes les
cultures3. Cependant, en Côte d’ivoire, force est de constater
qu’aucune information officielle n’a trait à l’existence de soins
par la musique et pourtant, l’on a, en milieu non hospitalier,
souvent recours à des pratiques thérapeutiques renforcées par la
musique. Cela est confirmé par la situation en vigueur au sein
de l’Université de Cocody-Abidjan et même du pays où
l’évocation de la musicothérapie se résume à un module
d’enseignement alors qu’elle devrait donner lieu à une véritable
formation débouchant sur des emplois dans les milieux
hospitaliers, éducatifs, sportifs, commerciaux, judiciaires, etc.
Par conséquent, ce travail fait office de pionnier dans le
domaine. Ce qui, bien entendu, lui imprime une spécificité
découlant de la dialectique entre les données positivistes dont la
science se fait le porte-voix et les données surnaturelles qui
dépassent l’entendement humain.
L’intérêt que nous portons à la profession musicothérapeute
doublée de la notoriété de la thérapie des komian -bien qu’elle
soit un patrimoine propre aux kwa4- expliquent notre choix pour
ce sujet tant le caractère transculturel et l’utilité sociale de cette
pratique plaide pour son exploitation, sa valorisation et sa
promotion. Nous y reviendrons. Mais avant, il est utile de savoir
que la musicothérapie est une forme d’art-thérapie à médiation
musicale, qui fait appel à une approche sensorielle du son et de
la musique dans un but thérapeutique. Elle est « l’utilisation de
la musique, du son, du rythme dans une relation de
psychothérapie »5.

3
En Occident, c’est après les deux guerres mondiales et la crise économique
de 1929 que ces thérapies ont véritablement fait leur apparition dans l’univers
de la médecine moderne pour gagner leur lettre de noblesse dans les hôpitaux.
4
En Côte d’Ivoire, les langues Kwa sont parlées par les Akan. Les Akan sont
un groupe ethnolinguistique qu’on retrouve dans trois pays d’Afrique
occidentale : Togo, Ghana et Côte d’Ivoire. Les Kwa appartiennent à la
grande famille linguistique Niger-congo ou Niger-kordofanienne (BOGNY,
Op. cit. : 181).
5
(E) LECOURT, La pratique de la musicothérapie, Paris, ESF, 1986, p.14.

20
La musicothérapie est un mode de soins qui s’articule autour de
trois approches que sont la musicothérapie réceptive, la
musicothérapie active et les techniques de psychosynthèse.
En musicothérapie réceptive, le sujet est soumis à l’écoute d’un
programme sonore dont le contenu est élaboré selon l’âge, la
culture et la nature de la pathologie du malade. Le but
poursuivi, à travers ce programme, est de « supprimer les états
d’angoisse, d’anxiété, de nervosité, d’insomnie ainsi que de
traiter diverses maladies psychosomatiques »6.
Par contre, en musicothérapie active, l’accent est mis « sur des
productions sonores pour faciliter la communication avec des
enfants psychotiques, autistiques ou des personnes âgées »7.
Inventé par Luigi Person8, le concept de techniques de
psychosynthèse combine « la musicothérapie réceptive avec
d’autres méthodes de relaxation »9. Il peut s’agir de la
musicothérapie associée au training autogène de Schultz, de la
musicothérapie combinée au rêve éveillé dirigé de Desoille, de
la musicothérapie et du réflexe de relaxation de Benson, de la
musicothérapie et de la sophrologie, de la musicothérapie et de
la relaxation à inductions multiples de Michel Sapir, de la
musicothérapie et du yoga, de la musicothérapie et du massage,
etc.
Les techniques de musicothérapie se rapportent donc aux divers
modes d’utilisation du son et de la musique dans un contexte de
psychothérapie. Elles ont pour finalité d’aider les malades à

6
(J.) JOST, « Musicothérapie : de la recherche à la pratique » in Gestions
Hospitalières n°245, avril 1985, p.317.
On entend par états d’angoisse, la manifestation de symptômes
neurovégétatifs en tant qu’expression somatique d’un dérèglement de
l’appareil psychique. L’anxiété se rapporte à une peur sans objet ou à une peur
que l’on ressent dans l’attente imminente d’un danger imaginaire au point de
plonger son auteur dans un profond désarroi. Quant à la nervosité, elle se
rapporte à un état d’irritabilité de plus en plus permanent. L’insomnie désigne
des troubles du sommeil, qui peuvent être dus, entre autres, à l’anxiété. Ceci
étant, des informations complémentaires seront données sur ces pathologies
dans la deuxième partie de cet essai.
7
(J.) JOST, art. cit. p.317.
8
Cf BENCE (Léon) & MEREAUX (Max), Guide pratique de musicothérapie,
ST-JEAN-DE-BRAYE (France), Editions Dangles, 1987, p.28.
9
BENCE (Léon) & MEREAUX (Max), idem., p.19.

21
surmonter les difficultés psychologiques, les nombreux troubles
somatiques et psychosomatiques, d’une part, et ceux souffrant
de troubles psychiques, névrotiques et psychotiques, d’autre
part. Par ses techniques, la musicothérapie se présente comme
« une thérapie privilégiée pour les personnes qui ont des
difficultés de communication »10 ou qui souffrent d’isolement.
Ce qui en fait une authentique psychothérapie11.
Cette recherche, par le biais de la thérapie des komian vise donc
à montrer que la corrélation entre la musique et la guérison est
connue et pratiquée en Côte d’Ivoire et en Afrique.
Autrement dit, cette étude se propose de mettre en lumière, à
partir de l’exemple du komian, l’existence d’une thérapeutique
africaine des procédés musicaux.
Concernant l’état de la question, les travaux de DUCHESNES12
et ESSANE13 ont, tout autant, abordés l’histoire, l’organisation
et la fonction sociale du culte komian bien qu’ESSANE soit allé
plus loin en présentant, dans une problématique de l’ethnologie
de l’initiation, ce culte comme un système ésotérique équivalent
aux écoles ésotériques occidentales. Cela dit, ces deux auteurs
ne traitent pas dans leurs ouvrages, des rôles et des effets de la
musique dans la thérapie des komian si bien que ces travaux ont
servi dans la présentation des fondements et des caractéristiques
de cette thérapie.
La question de la thérapeutique des procédés musicaux a déjà
fait l’objet de plusieurs travaux qui remontent aux littératures
antiques égyptiennes et grecques ; elle est même contenue dans
divers textes religieux et sacrés. Le pouvoir des sons et de la
musique sur la santé de l’homme étant connue depuis les
origines de l’humanité, il serait superfétatoire de relayer ici
toute cette littérature fournie qui a connu ses heures de gloire

)(
(J.) JOST, art. cit. p.317.
11
(J) VERDEAU-PAILLÈS, « Parmi les psychothérapies : la musicothérapie
et sa spécificité » in l’Encéphale, Vol. 17, n°1, 1991, p.44.
12
(V.) DUCHESNE, Le cercle du kaolin. Boson et initiés en terre anyi Côte
d’Ivoire, Paris, Institut d’ethnologie, Musée de l’homme, Palais de Chaillot,
1996.
13
(S.) ESSANE, l’Initiation royale chez les Agni, Thèse de Doctorat d’Etat,
Université Paul Valery de Montpellier 3 (France), 1980.

22
durant l’Antiquité (égyptienne, grecque, romaine) et la
Renaissance.
Retenons que les bases de la médecine psychosomatique se sont
bâties sur le binôme son/être humain. Ce binôme en tant que
complexe est au départ de la modernisation des liens unissant la
musique à la thérapie avec HELMHOLTZ14 et STUMPF15.
Aujourd’hui, en effet, le complexe son/être humain est devenu
l’essence même de la musicothérapie en tant que thérapie se
servant des procédés musicaux ou des éléments constitutifs de
la musique pour ouvrir les canaux de communication
spécifiques au sujet. C’est pour cette raison que la musique est
utilisée dans la médecine et plus particulièrement dans ses
ramifications psychologiques et psychiatriques16.
Parler des liens entre la musique et la guérison dans la thérapie
des komian renvoie généralement à la danse et à la transe en
tant que techniques psychophysiques à caractère thérapeutique.
Cette conception est certainement due au fait qu’en plus des
croyances locales, les travaux réalisés jusque-là et présentés par
ROUGET17, ont été orientés vers la dimension thérapeutique
des techniques psychophysiques en tant que contribution des
génies - entités métaphysiques - au processus de guérison.
D’ailleurs, ces techniques sont perçues par la conscience

14
Cf : La théorie physiologique du son cité par (L.) BENCE et (M.)
MERAUX, Guide pratique de musicothérapie, Saint-Jean-de-Braye (France),
Editions Dangles, 1987, « Coll. Santé naturelle », p.11.
15
Cf : La psychologie du son cité par (L.) BENCE et (M.) MERAUX, idem.,
p.11.
16
(J.) ARVEILLER, Des musicothérapies, Issy-les-Moulineaux (France),
Editions Scientifiques et Psychologiques, 1980, « Coll. Psychologie et
pédagogie de la musique ».
17
(G.) ROUGET, La musique et la transe, 2e édition, Paris, Gallimard, 1990.
(A.) ZEMPLENI, « La dimension thérapeutique du culte des rab, ndöp, tuuru
et samp : rites de possession chez les Lebou et Wolof » in Psychopathologie
II-3, 1966, pp. 295-439.
(G.) COSSARD, « Musique dans le Candomblé » in La musique dans la vie,
Paris, Ed. T. Nikiprowetsky, O.C.O.R.A., 1967, pp. 159-207.
(M.) LEIRIS, La possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de
Gondar, Paris, Plon, 1958.
(R.) BASTIDE, Le candomblé de Bahia (Rite nagô), Paris, Mouton, 1955.
(J.) MONFOUGA-NICOLAS, Ambivalence et culte de possession, Paris,
Editions Anthropos, 1972.

23
collective comme le fondement de cette thérapie puisque ces
études ont plutôt fait ressortir le structuralisme relationnel entre
la transe, la danse et la guérison tout en faisant des premières
les signes manifestations de ces entités. A ce titre, elles servent
de techniques de divination, d’indications thérapeutiques et
d’indicateurs de guérison. Même dans les cas de fausse
possession ou possession négative, comme dans le ‘‘Ndöp18’’
des Wolof au Sénégal, la danse et la transe sont perçues comme
vecteurs de libération et de guérison si l’on se réfère aux
travaux de ZEMPLENI et de COSSARD. Elles permettent ainsi
de diagnostiquer l’origine du mal, de donner des indications
thérapeutiques et de repousser les mauvais esprits.
Dans cette perspective, la musique est présentée comme moyen
d’induction, et parfois même, comme la dimension sonore de la
manifestation présentielle des génies. Qu’elle soit vocale,
instrumentale ou vocale accompagnée, la musique assure
symboliquement des fonctions dont l’efficacité semble réglée
conventionnellement : elle caractérise l’adresse faite aux
divinités et permet ainsi de déclencher la communion et la
communication avec les génies, à travers les techniques
psychophysiques. La musique se présente dès lors, comme une
prière des hommes en direction des génies et un indicateur
manifestatoire de leur présence.
Au regard des croyances populaires et de l’état des travaux, il
ressort que la musique semble ne pas avoir d’impact
thérapeutique si ce n’est à travers les techniques
psychophysiques quand bien même que l’interaction musique/
thérapie remontre à la nuit des temps comme le dit si bien
ALPERSON, « la musique a une part importante dans les rites
magiques employés par les hommes préhistoriques dans leur
lutte contre la maladie »19 bien plus, nous ne pouvons que
constater que les techniques psychophysiques ne peuvent, d’une
manière générale, se réaliser sans qu’il n’y ait production
musicale. Le caractère dynamogénique et même thérapeutique
18
Le ‘‘Ndöp’’ est un culte de possession sénégalais dans lequel la musique
vise à déclencher la transe.
19
(P.) ALPERSON, « Harmonie et santé : perspectives philosophiques sur les
relations entre musique et médecine » in l’Information Psychiatrique, Vol.67,
n°1, janvier 1991, p.36.

24
de la musique est donc induit, puisqu’on lui reconnaît d’être à la
base de leur manifestation et de la survenue des génies si l’on se
réfère aux travaux susmentionnés.
Aujourd’hui, la scientificité de l’influence thérapeutique de
l’Art d’Euterpe est largement admise comme en témoignent la
mise en place de tests projectifs de type musical, la
réhabilitation de disciplines comme la mélothérapie et la
musicothérapie, jusqu’alors qualifiées de para-sciences. L’usage
de la musique dans la médecine clinique n’est plus une curiosité
même si son domaine de prédilection reste la psychiatrie.
Si en Occident et en Orient, la relation entre la musique
et la guérison n’est plus à démontrer, dans le contexte
traditionnel ivoirien, aucune étude scientifique à proprement
parler, n’a porté sur l’efficacité thérapeutique de la musique.
C’est pour combler ce vide que nous avons décidé de nous
servir de la thérapie des Komian.
Issue de l’aire culturelle Akan, cette forme de soins y assume
une fonction de contrôle, de régulation de l’ordre social et de
l’ordre religieux par le canal des génies et des ancêtres ainsi
qu’une fonction de thérapie par la musique. Dans cette
perspective, elle permet de comprendre et de structurer le social
à travers les liens entre Dieu, la création, les Hommes et la
musique. Dans sa phase opératoire, cette thérapie, à l’instar de
bien d’autres en Afrique, est marquée, du début à la fin, par la
réalisation des techniques psychophysiques sous induction de la
musique.
Dans ce protocole en effet, la musique endosse une posture
thérapeutique fondamentale, puisqu’elle est utilisée dans la
prise en charge de personnes souffrant de maladies mentales
comme les névroses et les psychoses. Par là, elle fait ressortir
l’universalité de son influence thérapeutique. Elle montre ainsi
comment l’homme subit cette influence sur le plan organique
par le truchement de la transformation des vibrations sonores en
pensée, en vision, en expression corporelle et même en
impressions cénesthésiques comme le révèlent les tests
projectifs de type musical20.

20
(J.) VERDEAU-PAILLÈS, Le bilan psycho-musical et la personnalité,
Courlay (France), Ed. J.M. FUSEAU, 1981.

25
Aussi, s’agit-il, par cette étude, de montrer dans quelle mesure
les modalités d’utilisation de la musique telles qu’évoquées
s’appliquent dans la thérapie des Komian ainsi que les maladies
qu’elle peut aider à soigner.
En somme, ce travail, vise à mettre en lumière les mécanismes,
et les méthodes par lesquels la musique contribue à l’effectivité
de la guérison. Telle que présentée, la perspective théorique de
cette recherche permet de dégager un intérêt anthropologique et
un intérêt médical.
Le premier, en rapport avec anthropologie médicale, est d’ordre
théorique et a une visée épistémologique : montrer les
fondements et la démarcation de la thérapie des Komian d’avec
la musicothérapie occidentale, on ne peut évoquer la médecine
négro-africaine sans faire référence au binôme Nature/Culture.
La pertinence de la médecine négro-africaine réside dans la
« corrélation entre la nature comme réceptacle de médicaments
et support physique d’une part, et la culture comme ensemble
des valeurs sociales, d’autre part »21, alors que celle de la
médecine occidentale ramène son efficacité à la biochimie et à
la chirurgie.
Avec la colonisation, l’on a oublié que les processus
thérapeutiques de tout peuple pris comme données de la culture
et centre placentaire des besoins religieux, sont un indicateur du
niveau d’harmonie existant entre lui et son milieu. Ils se
présentent même comme un avatar de l’idéal religieux, comme
une pertinence et une conservation de l’identité culturelle.
Par là, il devient possible d’inscrire la thérapie des komian dans
l’horizon du possible en tant que capacité qu’elle offre à
assumer toute seule un procès de guérison. Ainsi, l’idéologie
thérapeutique komian pourra résister comme « une actualité
culturelle dans l’attitude et le comportement de l’homme
africain face à la maladie »22 puisqu’aucune idéologie de
domination « ne saurait créer […] une vision nouvelle du
monde qui constitue une rupture radicale avec tout ce qui avait
21
(F.) KOUAKOU N’GUESSAN, « Pour une anthropologie médicale
africaine » in Annales de l’université d’Abidjan, série F, tome VII,
ethnomusicologie, 1978, p.93.
22
(S.) ESSANE, Une sociologie de l’université en Afrique, Abidjan, PUCI,
2001, p.167.

26
été exprimé jusqu’alors »23 s’il ne tient pas compte du passé
culturel du peuple en question.
Le second intérêt, en rapport avec la médecine officielle, est
d’ordre pratique et vise la création d’un institut universitaire de
formation et de recherche en musicothérapie.
La première, intitulée Fondements et caractéristiques de la
thérapie des femmes komian ou guérisseuses traditionnelles
comprend deux chapitres.
La deuxième partie nommée Rituels thérapeutiques, art-thérapie
et processus de guérison chez les femmes komian est constituée
de deux chapitres.
La troisième et dernière partie, titrée Réceptivité musicale et
guérison dans la thérapie des femmes komian, vise à démontrer
l’influence thérapeutique de la musique au travers d’un test
projectif. Elle possède elle-aussi, deux chapitres.

23
Cf : (L.) GOLDMANN (1978) cité par (S.) ESSANE, idem., p.133.

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PREMIERE PARTIE :
FONDEMENTS ET CARACTERISTIQUES
DE LA THERAPIE DES KOMIAN

La thérapie des komian, à l’instar de bien d’autres du pays et


même du continent, « se présente idéologiquement comme une
conception générale de l’univers, de la vie et de l’homme, une
totalité cohérente »24. Etudier cette thérapie ne peut donc se
faire que sous la forme « d’une cosmologie comportant une
cosmogonie, une théologie, une anthropologie, d’une ontologie
et d’une psychologie, d’un corps de techniques et de
spéculations ‘‘physiques’’, d’une éthique et d’une organisation
sociale, d’une littérature et d’un art »25.
En d’autres termes, cette thérapie est tributaire des
représentations de la Vie et de l’Homme dans la culture abouré.
Or, évoquer cette culture revient à aborder la cosmologie de ce
peuple. C’est dire qu’on ne peut étudier les fondements et les
caractéristiques de la thérapie des komian sans se référer à
l’ensemble de leurs savoirs théoriques et de leurs pratiques qui
rendent compte de leur conception de la Création et des liens
entre l’Homme et l’Univers. Au regard de cette perspective,
nous avons organisé cette partie en deux chapitres.
Le premier, intitulé ‘‘Fondements de la thérapie des komian’’,
porte sur les savoirs et les pratiques thérapeutiques de ces
guérisseuses, qui se présentent comme une explication
totalisante de la Création tout en faisant ressortir l’utilité sociale
de l’institution komian.
Le second, titré ‘‘Présentation de la thérapie des komian’’, vise
à montrer les dimensions et les caractéristiques de cette
thérapie, ainsi que les modes de traitement dont elle fait usage.

24
(H.) MEMEL-FOTE cité par (M. D.) GADOU, « Conception dida de la vie
et de l’homme » in L’Arc a dit, N°5/2003, p.20.
25
(H.) MEMEL-FOTE cité par (M. D.) GADOU, idem., p.20.

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