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Un patrimoine négligé et menacé : les

étonnants noms de nos rues, ruelles et


chemins
jeudi 8 décembre 2016, par Michel Baumgarth

La routine rend bien des objets de notre vie quotidienne transparents à notre regard : bien
qu’ils nous soient indispensables, on ne les voit vraiment que lors des rares circonstances où
on les utilise consciemment. Les plaques qui mentionnent le nom de nos rues n’échappent pas
à cette fatalité.
Pendant de longues années, je n’ai vu en elles que le support des banales indications
indispensables pour se repérer en ville et permettre la distribution du courrier ; mais un
événement fortuit m’a fait prendre conscience que, si la majorité d’entre elles sont de la plus
grande banalité, il se cache au milieu de cette multitude de véritables bijoux.

Un petit livre noir aux pages jaunies…

Je me dois d’abord de vous conter


comment j’ai pris conscience de
l’existence de ces joyaux cachés : tout
a commencé en 1992 par la
découverte d’un petit livre noir dont
mon grand-père Adrien n’avait pas pu
se résoudre à se séparer malgré son
obsolescence patente et avérée. Il
l’avait donc placé dans la valise en
carton qui servait de refuge aux objets
hétéroclites auxquels il tenait
beaucoup.

Sa couverture lustrée et craquelée par


l’usage, ses pages jaunies par le
temps… à l’évidence le livre était fort
ancien ; mais les premières pages
manquaient et avec elles son année
d’édition.

Mon entourage n’accorda aucun


intérêt à ma trouvaille ; moi j’en vis
un de taille : parmi les communes
décrites, il y avait Créteil, mon
village natal, mais un Créteil comme
il se présentait bien avant ma
naissance.

L’évolution avait été colossale entre le plan de la bourgade figurant dans le bouquin de
Grand-père et celui du Créteil actuel devenu capitale du Val de Marne en 1966 : de nos jours
433 artères sillonnent la commune là où, dans le livre, il n’en existait que 175…
Mais de quand datait mon précieux bouquin ? Pour le savoir, je me livrais à une analyse
comparative du contenu : il ne mentionnait aucun des nom des cristoliens résistants fusillés
que notre commune honora en 1945 et la rue d’Estienne d’Orves, baptisée en 1944, n’y
figurait pas non plus. Par contre, j’y trouvais l’invraisemblable trio des rue du cap, rue de
bonne et rue de l’espérance apparues conjointement en 1939 à partir de la stupide
proposition d’un conseiller municipal entiché du cap de bonne espérance.

La date de parution était donc comprise entre 1939 et 1944 ; je réduisis l’écart en constatant
l’absence de l’éphémère rue du maréchal Pétain qui n’exista que de 1941 à 1944 [1].

Il appert que mon petit livre noir ne pouvait être paru qu’en l’année 1940 ou dans les quelques
mois qui la précédèrent ou la suivirent ; il avait donc un âge respectable de plus d’un demi
siècle : là où mes proches n’avaient vu qu’une vieillerie tout juste bonne pour le pilon du
recyclage, il y avait un document quasi historique à qui je fis une place de choix dans ma
bibliothèque.

Je l’ai très souvent sorti de son étagère lors de mes petits temps libres et j’ai étendu mes
investigations aux communes limitrophes, puis aux autres de plus en plus éloignées. J’y
trouvai nombre de noms de rue qui stimulèrent mon intérêt et l’une d’entre elles fut le facteur
déclenchant de ma prise de onscience puisqu’aujourd’hui, hélas, elle ne figure plus sur le plan
de la ville d’Argenteuil :

Je résolus donc de colliger les noms de rue qui sortaient


de la banalité ambiante.
Maintenant et ailleurs…
Encouragé par le bilan de cette collecte, je décidais de poursuivre mes investigations au delà
de cette période et de les étendre au delà de ces communes.

Pour la période moderne, cette recherche serait aisée de nos jours grâce à internet ; à l’époque
mes moyens étaient rudimentaires : consultation à la sauvette des guides Blay dans le rayon
librairie des grandes surfaces lors de mes vagabondages dans les villes importantes et
moyennes ; quant aux petits villages que je traversais, je ne manquais pas d’en consulter les
plans sur les panneaux ou en mairie. Mes amis s’étonnèrent de mon étrange nouvelle lubie ;
néanmoins certains s’efforcèrent d’y contribuer en me rapportant les plans des villes visitées
au cours de leurs escapades [2].

Parfois le nom de la rue est banal, mais une mention additionnelle sur la plaque lui donne
toute sa saveur :

Au temps d’antan…

Pour les temps anciens, je mis à profit mes habitudes de rat de bibliothèque en fouinant dans
leurs dépôts anciens. Dans quelques villes des érudits locaux s’étaient intéressés à l’histoire
des rues de leur cité et avaient déposé leurs travaux sous forme d’un manuscrit ou d’un
opuscule à l’intention de leurs concitoyens.

Outre de nombreuses trouvailles, j’appréciais le confortable sentiment de m’être trouvé des


précurseurs en « hodonomenologie » (néologisme tiré du grec hodo = la rue et nomen = le
nom) et j’y piochais des arguments pour tenter de justifier l’intérêt de ma démarche auprès de
mes proches et de les rassurer un peu sur mon état mental…

Paris

Dans la salle discrète du dépôt des ouvrages anciens de la bibliothèque à


Saint-Maur des fossés, je dénichais un prodigieux document qui cohabitait
avec les extraordinaires plans de Paris du XIIIe au XIXe siècle :

« Dictionnaire administratif et historique des rues et monuments de


Paris » de Félix et Louis LAZARD 1844 [3]
Toulouse

La ville connut un singulier destin pendant la période révolutionnaire : pour marquer la


rupture avec l’ancien régime les noms de rue furent jetés aux orties et les comités de quartier
s’en donnèrent à cœur joie pour rebaptiser les artères de la ville ; manifestement l’imagination
était au pouvoir :
Orléans

La bibliothèque me livra l’ouvrage « les rues d’Orléans » d’Eugène LEPAGE (1901) et un


petit opuscule manuscrit déposé par l’abbé Louis GAILLARD au milieu du siècle dernier.

Rue de mon idée… Chenevières (94 430), rue eureka… Émerainville (77184)

En quelques mois ma récolte de noms de rues étonnantes était déjà fort conséquente et il me
vint l’idée d’en utiliser une sélection pour illustrer mes propos dans le texte de la
communication que je préparais pour les journées de la Société Française d’Alcoologie.

Les dieux ne furent guère cléments avec moi : le sort me désigna pour être le dernier orateur
de la dernière journée ; la durée des temps de parole ne fut évidemment pas respectée et le
retard s’accumulant, les participants s’enfuyaient par lassitude ou pour ne pas rater leur train ;
quand je parvins enfin à la tribune, il ne restait que trois survivants. Ceux-ci ne furent pas
vraiment enthousiasmés par mes propos sur la nécessité de rectifier l’image caricaturale que le
public se fait de l’alcoolique, mais ils tinrent à me féliciter pour… l’originalité de ma
présentation et de mes plaques de rues qui avaient été projetées tout au long de mon exposé.

Leurs commentaires chaleureux me réconfortèrent : ne faisant pas partie du sérail, je


n’attendais certes pas de congratulations à propos de mes idées iconoclastes sur l’alcoologie,
mais leur intérêt porté à « mes » rues me fit chaud au cœur.
La rue est à nous …

La rue de notre enfance a porté une contribution essentielle à la construction de notre identité,
de notre personnalité et de notre moi-intime. Son nom, même banal, n’est donc pas anodin.
J’ai gardé le souvenir du sourire accueillant d’une vieille femme de l’impasse boisson à
Cholet (49000) tandis que je photographiais la plaque de sa rue : « n’est-ce pas qu’elle est
belle notre rue ? »

L’urbanisation galopante et la réhabilitation de nos vieux quartiers sont redoutables pour nos
vieilles rues et en engendrent de nouvelles qu’il faut baptiser. La pierre d’achoppement du
choix de ces noms, c’est que les citoyens se reposent sur leurs édiles pour les décider.

D’où des décisions malheureuses : tendance fâcheuse au mimétisme ambiant ( quelle ville n’a
pas sa rue De Gaulle ?), manie d’honorer les militaires, les anciens maires, les notables locaux
et politiciens douteux… Souvent le manque d’imagination conduit à une solution de facilité :
le nouveau quartier voit alors décliner les rues aux noms de fleurs ou d’arbres et le ridicule
peut aller jusqu’aux noms de poissons (barbillons, brochets, carpe, épinoches, gardons,
goujons, perche, tanche… à Maisons-Alfort 94700). La monotonie de ce manque de diversité
ne permet évidemment pas la réappropriation par les habitants.

Cet écueil n’est en rien inéluctable : les citoyens ont leur mot à dire et peuvent s’opposer aux
changements de nom et aux choix douteux ; surtout ils sont une force de proposition et rien ne
s’oppose à ce qu’ils imitent les toulousains de la période révolutionnaire.

J’ai beaucoup apprécié la sagesse des habitants de Pontpoint (60700) qui ne se sont pas cru
obligés de débaptiser leur rue pisseuse ; cette petite impasse (qui fut jadis propice au
soulagement des habitants) fait de facto partie du patrimoine municipal et à ce titre mérite
d’être protégée.

Il faut saluer l’initiative de la ville d’Emerainville (77184) qui fit le choix de déléguer le choix
de la dénomination aux… enfants de ses écoles ! Cela nous a valu des noms délicieux et
poétiques dont on reconnaît l’origine enfantine par l’étonnante juxtaposition des couleurs (si
présentes dans l’imaginaire de nos bambins) aux objets, plantes et animaux.

Quid aujourd’hui…

Près de vingt cinq ans après ma découverte du petit livre noir de Grand-père Adrien, la boîte
en carton qui abrite les fiches de mes trouvailles reçoit encore souvent de nouvelles
arrivantes ; elles sont glanées sur le terrain car je me refuse à faire une recherche systématique
sur internet qui serait certes très facile, mais fastidieuse et surtout exempte du plaisir de la
découverte : impasse de la surprise Chalans (85300).
Je n’ai rien d’un collectionneur compulsif : chacune de ces rues étonnantes me parle ;
certaines se racontent quand on veut bien s’y intéresser : ainsi la voie du loup pendu à
Chatenay-Malabry (92019 qui était dans le petit livre noir, mais n’existe plus) et ses
nombreuses cousines nous rappellent qu’il y a moins de deux siècles le canidé semait la
terreur jusque dans les faubourgs de nos villes ; ainsi les innombrables rue de l’enfer de nos
villages n’étaient que le chemin menant au lieu où nos ancêtres se débarrassaient de leurs
encombrants ou odorants déchets ; de nombreuses appellations sont le souvenir de l’enseigne
qui signalait autrefois la présence d’une boutique ou d’une gargote ; les nombreuses rue de la
girafe dans les hameaux le long du trajet qui mène de Marseille à Paris rappellent l’épopée de
l’animal donné par le dey d’Alger à Louis Philippe et qui fit ce voyage à pied sous l’œil
incrédule et admiratif des badauds…

Je vous ai promené dans mon monde peuplé de rues extraordinaires ; j’espère que vous y
retournerez seul ou accompagné ; pour cela, il suffit de lever le nez et de porter les yeux en
haut au le coin des rues…

Nos petits-enfants raffolent de la chasse aux Pokémon… impasse des enfants sans soucis à
Troyes (10000). Pour les sevrer un peu de leurs jeux électroniques et pour les inciter à voir ce
qui les entourent de manière ludique, je suggère aux grands-parents de les initier à la chasse
aux noms de rues qui sortent de la banalité ambiante et font fantasmer ; laissez-leur
imaginaire élaborer des explications et vous conter des histoires à partir de quelques
questions… rue des rêveries Carrières–sous-Poissy (78955) :

Ici s’achève mon plaidoyer pour la sauvegarde du patrimoine que constituent les noms
étonnants de nos rues... rue de la bonne fin - Salles d’Angles (16130)J’espère vous avoir
convaincu.

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