Vous êtes sur la page 1sur 294

-1

2-

© Champ social éditions, 2024


34 bis, rue Clérisseau - 30 000 NÎMES
contact@champsocial.com
www.champsocial.com
ISBN : 979-10-346-0839-3
Le travail de la relation

La recherche
en travail social & santé
dans les sciences de l’éducation

Actes du Colloque TRESSE -3

Sous la direction de Sébastien Ponnou et Richard Wittorski


Cet ouvrage rassemble une partie des actes du colloque
TRESSE - La Recherche en Travail Social et Santé dans les
Sciences de l’Éducation, qui s’est tenu au
Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en
Éducation et Formation (CIRNEF) des universités de Rouen
et de Caen Normandie du 30 juin au 2 juillet 2021.

Nous adressons nos plus vifs remerciements aux collègues,


chercheurs et professionnels, ainsi qu’aux institutions
universitaires et partenaires, pour leur soutien sans faille et leur
contribution à la réussite de ce projet.

4-
Table des Matières

Introduction — 9
Sébastien Ponnou et Richard Wittorski
Partie I - Le travail de la relation — 15
Chapitre 1. - La compétence relationnelle : de l’injonction
institutionnelle à l’autonomie professionnelle — 17
Philip Milburn
Chapitre 2. - Le travail de la relation : part cachée de l’activité ?
Enjeux pour la recherche et la formation — 29
Patricia Champy-Remoussnard
Chapitre 3. - Les ajustements dans les métiers adressés à autrui : une
notion clé dans le travail de la relation — 45
Éric Saillot, Andry Rabiaza, Dominique Broussal, Marion
Paggetti, Delphine Guyet, Alexandra Maurine, Thierry Piot
Chapitre 4. - Stratégies cliniques sur le terrain : quelle autonomie -5
pour les équipes et les sujets ? Quel rapport au savoir ? — 57
Françoise Hatchuel, David Faure, Katia François, Magdalena
Kohout-Diaz, Régine Scelles, Stéphane Tregouët
Chapitre 5. - Pratiques d’orientation clinique en travail social — 69
Sébastien Ponnou, Christophe Niewiadomski, Pascal Fugier,
Guy de Villers et Michel Chauvière
Partie II - Évolution des prescriptions institutionnelles et
transformation des contextes d’exercice des métiers dans le
champ du travail social et de la santé — 79
Chapitre 1. - Évolution des prescriptions institutionnelles et
transformations des contextes d’exercice des métiers dans le champ
de la santé et du social : envisager la bifurcation, accompagner la
transition — 81
Dominique Broussal
Chapitre 2. - Le bricolage des professionnels de la rééducation ou
l’effet visible des transformations des contextes d’exercice des
métiers et des évolutions des prescriptions institutionnelles. Un
regard depuis un institut normand de formation en rééducation/
réadaptation — 93
Delphine Guyet
Partie III - Collaboration interprofessionnelle et/ou avec les
personnes concernées... et apprentissages mutuels — 105
Chapitre 1. - Identifier quelques dynamique et conditions des
collaborations vertueuses — 107
Philippe Lyet
Chapitre 2. - La posture professionnelle de l’entre-deux : entrer en
relation avec les parents d’enfants en situation de handicap — 117
Laurence Thouroude
Chapitre 3. - Récit clinique et co-construction de savoirs — 131
Fabien Clouse
Chapitre 4. - Produire des connaissances partagées : l’exemple d’un
partenariat institution-université — 141
6- Sébastien Ponnou, Nadège Bartkowiak, Maryan Lemoine
Chapitre 5. - Former, se former, mettre en œuvre des collaborations
interprofessionnelles et/ou avec les personnes concernées : enjeux,
dispositifs, pratiques — 153
Marie Thérèse Pérez Roux, Éric Maleyrot, Delphine Guyet,
Stéphane Balas, Paul Orly, Gilles Monceau
Partie IV - Exercice et transformation des métiers et des
formations du social et de la santé — 173
Chapitre 1. - Esquisse d’une histoire politique d’un demi-siècle de
travail social – 175
Michel Chauvière
Chapitre 2. - Le processus par étapes visant le développement des
compétences à la relation d’aide : la formation universitaire de
l’Université Sorbonne Paris Nord proposée aux médiateurs de santé
pairs — 187
Olivia Gross
Chapitre 3. - Le défi d’une approche pluraliste de la clinique en formation
des travailleurs sociaux : entre clinique de l’intersubjectivité et clinique
des épreuves de la « puissance de normativité » – 199
Patrick Lechaux
Partie V - Approches internationales — 231
Chapitre 1. - L’arrivée des travailleuses sociales dans les cliniques
médicales du Québec — 233
Yves Couturier, Maude-Émilie Pépin
Chapitre 2. - Internationalisation de l’enseignement supérieur et
formation aux métiers de l’humain — 251
Emmanuelle Annoot, Jean-Marie De Ketele, Diane Bedoin, Philippe
Brun, Lidia Mazzilli, Bérangère Laroudie
Chapitre 3. - Psychanalyse, clinique et travail social à l’université — 267
Entretien avec Marcelo Ricardo Pereira et Sébastien Ponnou
Conclusion — 279
Richard Wittorski, Sébastien Ponnou
-7
Présentation des auteurs — 284
8-
Introduction

Sébastien Ponnou, Richard Wittorski

Le travail social et la santé sont d’abord des champs de pratiques


marqués par la diversité de leurs publics, de leurs acteurs, de leurs
activités professionnelles, de leurs cadres épistémologiques, institu-
tionnels et politiques.
Travail social et santé sont traversés par des enjeux de pra-
tiques, de formation mais aussi de recherche qui s’articulent à des
paradigmes spécifiques tels que l’éducation inclusive, l’éducation
thérapeutique du patient, les pratiques et recherches cliniques, la
formation professionnelle ou les pratiques d’évaluation… Lesquels
forment des domaines d’investigation déjà anciens ou d’actualité -9
très forte en sciences de l’éducation et de la formation.

1) Travail social et santé : des champs de recherche émergeants dans les


sciences de l’éducation
Dans la période récente, plusieurs phénomènes ont contribué à
renforcer les liens entre la recherche en travail social et en santé dans
les sciences de l’éducation et de la formation.
Tout d’abord, les approches socioéconomiques (pour le travail
social) et biomédicales (pour la santé), souvent fortement présentes
dans ces deux champs, semblent rencontrer des limites dans le trai-
tement des problématiques sociales et sanitaires les plus récentes. Ce
contexte a d’une part favorisé le déploiement d’innovations péda-
gogiques et de modalités d’accompagnements éducatifs spécifiques,
par exemple en ce qui concerne les troubles mentaux ou psycho-
sociaux, ou sur un autre registre, dans le cadre de l’accueil des mi-
grants. D’autre part il a conduit à identifier de nouvelles questions
de recherche nécessitant d’autres approches épistémologiques et
théoriques, particulièrement lorsqu’elles se rapportent à l’analyse de
l’activité et des apprentissages.
De plus, le travail social et la santé, comme d’autres pratiques
telles que l’enseignement et la gestion, cherchent à devenir des
champs de recherche autonomes grâce au développement d’un cor-
pus de savoirs spécifiques susceptibles d’éclairer les professionnels
dans leur activité. Cette intention est parfois liée, comme en France,
à un mouvement d’universitarisation avéré (santé) ou en cours (tra-
vail social).
Quand ce processus « d’universitarisation » est observé, les
sciences de l’éducation et de la formation sont appelées à prendre
une part importante à cinq titres au moins :
1. En termes de contenus de formation, du fait de leur im-
plication au sein de chacun de ces domaines.
2. En termes pédagogiques, afin de penser les dispositifs de
formation les plus adaptés aux enjeux professionnels de
ces secteurs.
3. En termes de formation de formateurs.
4. En termes d’ingénierie de la formation.
5. En termes de recherche, puisque la question de la for-
mation professionnelle y est couplée au déploiement de
10 - recherches et de réseaux de recherche dédiés.
Nous considérons également qu’il est possible de prendre appui
sur les dynamiques transdisciplinaires à l’œuvre dans les sciences de
l’éducation et de la formation afin de mettre au travail les probléma-
tiques propres aux domaines de l’intervention sociale et de la san-
té. Ainsi, cet ouvrage sera également l’occasion d’aborder les enjeux
épistémologiques, méthodologiques et praxéologiques, spécifiques à
la recherche pluri/interdisciplinaire menée à propos du travail social
et de la santé, et de penser plus avant leur articulation.
Une attention particulière sera par ailleurs portée aux approches
comparatives internationales : en effet, les problématiques contem-
poraines de l’intervention sociale et du soin se déploient désormais à
un niveau transnational.
Cette nouvelle donne nous invite à considérer l’intérêt de pen-
ser les domaines de l’intervention sociale et de la santé comme des
champs de recherche aux transversalités multiples, actuellement
émergents en sciences de l’éducation et de la formation. L’objectif de
ce recueil consiste donc à procéder à une vaste recension des travaux
et dispositifs scientifiques dédiés aux domaines du travail social et
de la santé dans les sciences de l’éducation et de la formation, afin
d’en interroger les contenus, les articulations, les orientations et les
modes de diffusion ; puis partant des matériaux ainsi recueillis, d’en
dégager les traits saillants et d’en structurer les perspectives de re-
cherche pour les années à venir.

2 ) Focus sur le travail de la relation


Le travail social et la santé sont deux champs de pratiques ca-
ractérisés par le fait que le cœur de l’activité déployée est d’abord un
« travail de la relation », qu’il s’agisse de la relation du professionnel
avec son institution, avec d’autres professionnels avec lesquels il est
invité à collaborer, ou encore avec les « bénéficiaires » de son activité
(tantôt désignés usagers1, patients, personnes concernées, sujets…).
Or, il faut bien le reconnaître, on sait encore peu de choses sur la na-
ture de cette relation, notamment du fait qu’elle soit mise en œuvre
dans des espaces partiellement publics, ce qui la rend alors souvent
« insue », invisible voire clandestine.
Étudier les pratiques de la relation répond alors à des enjeux
sociaux, professionnels et scientifiques évidents, en essayant de
répondre aux questions suivantes : comment étudier et caractériser - 11
cette activité pour comprendre les métiers à l’œuvre ? Que peut-
on dire des orientations politiques et éthiques liées à cette activité ?
Comment se fait le travail avec la personne concernée ? Comment
travailler avec un public vulnérable (maladie, situation de handi-
cap, pauvreté, exclusion, défavorisation sociale) ? Faut-il parler du
travail de la relation ou de différents types de travail de la relation,
en fonction notamment des conceptions de celui-ci ou d’orienta-
tions différentes que les acteurs donnent à leurs façons d’investir
la relation dans l’action ? Comment le professionnel fait-il pour se
saisir de/comprendre la situation ? Le travail de la relation relève-
t-il d’un travail avec, ou d’un travail sur ? Comment est prise en
compte la question du genre dans le travail de la relation ? Quelles
sont les conditions et modalités de transformation de cette activité
et des métiers associés ? Sous quelles influences - celle des nouvelles
prescriptions des institutions, celle de l’évolution de la place donnée
aux personnes concernées ? Comment ce travail de la relation se
1. « Merci de ne plus nous appeler usagers », rapport remis en 2015 à la Ministre
Marisol Touraine par la Présidente du Conseil Supérieur du Travail Social (CSTS)
https://www.travail-social.com/_CSTS
transmet-il entre professionnels et qu’est-ce qui se transmet ou ne se
transmet pas ? Comment former à cette activité relationnelle ?
Penser la relation au cœur des métiers du travail social et de
la santé implique également de questionner la dimension du genre
(féminisation de certains métiers, prise en compte du genre dans la
relation avec la « personne concernée » que ce soit le fait de celle-ci
ou du professionnel) mais aussi d’interroger la part du care dans l’ac-
compagnement auprès des personnes concernées. Il convient alors
de penser le care comme une pratique, plutôt que comme une dis-
position (Tronto, 2008), au risque sinon de l’essentialiser et de le ré-
duire à des dispositions naturelles, en d’autres termes de le renvoyer
à des aptitudes féminines « dominantes » (Molinier, 2010).

3) Présentation des contributions


Partant de l’ensemble de ces constats et enjeux, l’ouvrage sera
composé de cinq chapitres :
1. Le travail de la relation.
2. L’évolution des prescriptions institutionnelles et la transfor-
mation des contextes d’exercice des métiers dans le champ
12 - du travail social et de la santé.
3. La collaboration interprofessionnelle et/ou avec les per-
sonnes concernées... et les apprentissages mutuels.
4. L’exercice et les transformations des métiers et des forma-
tions du social et de la santé.
5. Les perspectives internationales.
La première partie « Le travail de la relation » sera introduite par
Philip Milburn, avec un texte intitulé « La compétence relationnelle :
de l’injonction institutionnelle à l’autonomie professionnelle », suivi
d’une contribution de Patricia Champy-Remoussnard, « Le travail
de la relation : part cachée de l’activité - enjeux pour la recherche et la
formation ». Trois chapitres extraits de symposia viendront compléter
cette première partie : le premier, touchant « Les ajustements dans
les métiers adressés à autrui : une notion clé dans le travail de la rela-
tion », nous est proposé par Éric Saillot, Andry Rabiaza, Dominique
Broussal, Marion Paggetti, Delphine Guyet, Alexandra Maurine
et Thierry Piot. Le second symposium, emmené par Françoise Hat-
chuel, David Faure, Katia François, Magdalena Kohout-Diaz, Ré-
gine Scelles, et Stéphane Tregouët concerne les « Stratégies cliniques
sur le terrain : quelle autonomie pour les équipes et les sujets ? Quel
rapport au savoir ? ». Toujours sur le thème de la clinique dans les
domaines du soin et de l’éducation, Sébastien Ponnou, Christophe
Niewiadomski, Pascal Fugier, Guy de Villers et Michel Chauvière
interrogent la diversité et les fondements des « Pratiques d’orienta-
tion clinique en travail social », à l’appui de la récente publication
d’un ouvrage éponyme, consacré à cette thématique.
La deuxième partie de l’ouvrage dédiée à « L’évolution des
prescriptions institutionnelles et à la transformation des contextes
d’exercice des métiers dans le champ du travail social et de la san-
té » est composée du texte de Dominique Broussal, « Évolution
des prescriptions institutionnelles et transformations des contextes
d’exercice des métiers dans le champ de la santé et du social :
envisager la bifurcation, accompagner la transition », et d’un chapitre
de Delphine Guyet « Le bricolage des professionnels de la rééduca-
tion ou l’effet visible des transformations des contextes d’exercice
des métiers et des évolutions des prescriptions institutionnelles – un
regard depuis un institut normand de formation en rééducation/
réadaptation ».
Dans une troisième partie consacrée à la « Collaboration in-
- 13
terprofessionnelle et/ou avec les personnes concernées, et aux ap-
prentissages mutuels », Philippe Lyet propose « d’identifier quelques
dynamiques et conditions des collaborations vertueuses », tandis que
Laurence Thouroude nous invite à penser « La posture profession-
nelle de l’entre-deux : entrer en relation avec les parents d’enfants en
situation de handicap ». Extraits de la même table ronde, les texte
de Fabien Clouse « Récit clinique et co-construction de savoirs »
puis de Sébastien Ponnou, Nadège Bartkowiak et Maryan Lemoine
sur le thème « Produire des connaissances partagées : l’exemple d’un
partenariat institution-université », permettront de poursuivre la
discussion. Enfin, Marie Thérèse Pérez Roux, Éric Maleyrot, Del-
phine Guyet, Stéphane Balas, Paul Orly et Gilles Monceau refer-
ment la troisième partie de cet ouvrage avec un chapitre intitulé
« Former, se former, mettre en œuvre des collaborations interprofes-
sionnelles et/ou avec les personnes concernées : enjeux, dispositifs,
pratiques ».

La quatrième partie de cet ouvrage portant sur « l’Exercice et la


transformation des métiers et des formations du social et de la santé »
s’ouvre sur « Une esquisse d’une histoire politique d’un demi-siècle
de travail social » proposée par Michel Chauvière. Ce texte, tout aus-
si précieux qu’éclairant, est suivi par le chapitre d’Olivia Gross « Le
processus par étapes visant le développement des compétences à la
relation d’aide : la formation universitaire de l’Université Sorbonne
Paris Nord proposée aux médiateurs de santé pairs ». Enfin, Patrick
Lechaux abordera la place de la clinique dans les formations en tra-
vail social et le processus de professionnalisation qui y est à l’œuvre.
Dans une dernière partie, l’ouvrage propose d’interroger la re-
cherche en travail social et santé dans les sciences de l’éducation via
une approche internationale. Le premier chapitre, proposé par Yves
Couturier et Maude-Émilie Pépin, présente une recherche dédiée
à « L’arrivée des travailleuses sociales dans les cliniques médicales
du Québec ». Le deuxième chapitre reprend les principaux axes du
symposium rassemblant Emmanuelle Annoot, Jean-Marie De Ketele,
Diane Bedoin, Philippe Brun, Lidia Mazzilli, et Bérangère Laroudie
sur le thème de « l’Internationalisation de l’enseignement supérieur
et formation aux métiers de l’humain ». Enfin, dans un entretien
dédié au thème « Psychanalyse, clinique et travail social à l’univer-
14 - sité », Marcelo Ricardo Pereira et Sébastien Ponnou discutent des
fondements et du déploiement de la recherche en travail social et
santé orientée par la psychanalyse au Brésil et des modalités selon
lesquelles cet engagement de la clinique dans la recherche porte
éclairage et contribution au travail de la relation.
Partie I
- 15
Le travail de la relation
16 -
Chapitre 1.

La compétence relationnelle : de l’injonction


institutionnelle à l’autonomie professionnelle

Philip Milburn 2

Dans le secteur du social, du médico-social et du socio-éduca-


tif, l’une des principales activités des intervenants professionnels se
traduit par une relation personnelle avec les usagers, qu’ils soient di-
rectement ou indirectement (notamment les parents) concernés par
l’intervention qui leur est destinée. La nature et la qualité de cette
relation constitue une clé majeure pour la réussite de cette interven-
tion, et par conséquent de la mission de ces acteurs professionnels. - 17
Or, si les objectifs sont le plus souvent bien définis, la nature
de la relation reste pour sa part assez peu codifiée, que ce soit sur
le plan réglementaire ou méthodologique. Toutefois, dans ce sec-
teur d’activités, l’activité et le contenu de la relation ne sont pas à
la seule discrétion du praticien, comme cela peut être le cas pour
les médecins, les psychologues ou les avocats. Les professionnels in-
terviennent ici sur la base d’un mandat qui leur est confié par une
institution qui fixe un certain nombre de cadres en la matière. Or il
semble que, depuis quelques années, ces institutions sont enclines à
fixer des cadres de plus en plus précis quant à l’intervention dans ses
différentes dimensions. Ces injonctions faites aux professionnels le
sont au titre de l’attente d’un surcroît d’efficacité, voire d’efficience,
cette seconde notion supposant d’atteindre ses objectifs à moindres
moyens. Aussi, la codification des activités est parfois accompagnée
d’un certain nombre d’instruments de mesure de cette efficience,
telles des grilles d’évaluation des usagers concernant leur progression
vers les objectifs de l’intervention. Dès lors, la marge de manœuvre
2. Professeur de sociologie, Université Rennes 2, Laboratoire Espace et Société -
ESO, CNRS UMR 6590.
et d’initiative des intervenants dans la relation avec leurs usagers se
voit significativement réduite et leurs modalités d’intervention stan-
dardisées. Ce chapitre vise à discuter un certain nombre d’enjeux
relatifs à cette situation, rencontrés par de nombreuses professions
dans plusieurs domaines d’activités de ce secteur.

1) De l’injonction institutionnelle à la compétence professionnelle


Le processus que nous venons de décrire n’est pas circonscrit au
secteur du social mais il est à l’œuvre dans une multitude de secteurs
d’activités professionnelles (Demazière et al., 2010). Il est le plus
souvent abordé en termes de sociologie des politiques publiques ou
des organisations, qui vient analyser comment ces entités tendent à
se conformer à des modèles visant à optimiser l’efficience des ser-
vices grâce à des outils de standardisation, de mesure et de contrôle
du travail, des accomplissements et des interventions. Ces modèles
se retrouvent en général sous l’appellation, pour ce qui concerne le
secteur public, du New Public Management (NPM) qui les a théorisés
(Bezès, 2009, Dujarier, 2017). Nous voudrions pour notre part les
aborder par un autre angle, celui de la sociologie des professions, en
18 - partant de l’examen des pratiques professionnelles et de la manière
dont elles sont définies et constituées par des intervenants en tant
qu’ils se définissent comme participants d’un collectif professionnel
et non d’une agence ou d’un organisme et du mandat qui leur est
confié.
Ce parti pris analytique consiste à saisir, pour ce qui concerne le
secteur qui nous intéresse, la manière dont l’activité ou l’intervention
est construite non pas tant par la convergence des cadres fixés
par le mandat d’une part et l’expérience cumulative d’autre part,
mais bien par des modalités élaborées dans un espace collectif
fait d’interactions en mode mineur (des échanges informels au
quotidien) ou en mode majeur (réunions de service, publications,
colloques, etc.). Il consiste également à considérer la relation avec
l’usager comme un moment décisif de l’intervention, qui ne peut
acquérir d’efficacité qu’à la seule condition que celui-ci s’implique
dans la relation. Or ce processus, s’il répond bien à une méthode,
ne saurait être véritablement codifié dans la mesure où il suppose
une capacité d’adaptation à chaque usager. Dès lors, la question de
ce que nous appellerons ici la « relation professionnelle » est à situer
au cœur de la compétence et par conséquent, le processus de sa
constitution, en tant que compétence, se trouve au cœur de l’analyse
que doit réaliser le sociologue des professions.
Or, une telle compétence tend à se voir imposer un certain
nombre de cadres, d’outils et de de références, élaborées par les ad-
ministrations en charge des mandats visant les usagers. Ces méthodes
de cadrage peuvent prendre différentes formes, depuis les textes juri-
diques définissant les statuts et les missions, jusqu’à des outils infor-
matiques qui amènent à contraindre la pratique, en passant par des
injonctions administratives plus classiques, telles les circulaires. Pre-
nons ici quelques exemples issus des recherches que nous avons pu
mener sur différents domaines d’intervention dans ce secteur pour
mieux saisir certains aspects d’un tel processus.
La Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) intervient sur le
mandat des juges des enfants, en matière d’assistance éducative (en-
fants considérés en danger au titre du Code civil) et surtout en ma-
tière pénale, concernant les mineurs auteurs d’infraction et soumis à
un accompagnement socio-éducatif. Depuis une vingtaine d’années,
les services de cette administration et leurs éducateurs ont été soumis
à une pluralité de réorientations et de redéfinition de leurs missions
(Bailleau et Milburn, 2011). Elles ont tout d’abord été restreintes au
- 19
domaine pénal : la prise en charge des dossiers d’assistance éduca-
tive reste juridiquement de leur ressort, mais leur financement n’en
tient plus compte. Ces mandats judiciaires sont donc renvoyés vers
le secteur associatif habilité. De plus, durant cette période des années
2000, des dispositifs de réponse socio-éducative à destination des
mineurs contrevenants sont créés sur un mode très contraignants,
autour de la notion de « sanction éducative » posée par le législateur
en 2002.
Deux types de structures emblématiques sont alors développées
dans ce sens : les Centres Éducatifs Fermés (CEF) et les
Établissements Pénitentiaires pour Mineurs (EPM) qui sont munis
d’un service éducatif. Dans ces cas de figure, la relation éducative est
considérablement bouleversée, puisqu’elle devient surdéterminée par
un ensemble de conditions imposées par la mesure prononcée par le
juge. Dans le cas des CEF, une mesure de contrôle judiciaire impose
aux jeunes un séjour de 6 mois à temps plein avec un programme
éducatif très déterminé par le cahier des charges de l’établissement.
Dès lors, l’intervention éducative est soumise en toute priorité aux
obligations fixées à destination du jeune, notamment l’interdiction
qui lui est faite de quitter l’établissement, et aux conséquences
que cela peut avoir sur le comportement du mineur (Lenzi et
Milburn, 2015). L’intervention en milieu carcéral au sein des
EPM est confrontée au même type d’enjeux, la relation éducative
étant réduite à s’insérer dans le régime pénitentiaire, constitué de
contraintes et d’obligations pour les mineurs incarcérés en toute
situation3 (Bailleau et Milburn, 2014).
Un processus semblable s’est instillé pour les mesures dites de
milieu ouvert, destinées aux mineurs contrevenants. Les mesures à
caractère contraignants se sont multipliées durant la période plus
récente, notamment les sursis mise à l’épreuve et les contrôles ju-
diciaires, introduisant une pluralité d’obligations que les mineurs
doivent respecter. Surtout, les instructions de l’administration in-
sistent sur la nécessité de contrôle et de respect des obligations, au-
trement dit de signaler les manquements, y compris aux rendez-vous
fixés par l’éducateur ou l’éducatrice (Lenzi et al., 2020). Le Québec
franchit d’ailleurs un cap en imposant des grilles d’évaluation notées
des progrès effectués par les mineurs, afin d’orienter les mesures et
20 - les contenus d’intervention (Lenzi et al., 2020). Cette technique, si
elle n’est pas développée par la tutelle de la PJJ, est également mise
en œuvre dans certains CEF relevant du secteur habilité.

Dans toutes ces situations, la relation éducative n’est pas pour


autant réduite à une fonction d’évaluation et de contrôle, et elle
conserve bien une dimension pédagogique. Celle-ci n’en reste pas
moins considérablement impactée par les cadres ainsi fixés. L’appro-
priation par les mineurs de l’accompagnement vers les objectifs pé-
dagogiques (la définition et les modalités de réalisation d’un projet,
notamment) tend à être soumis au sens qu’ils peuvent donner aux
contraintes et au risque de sanction en cas de manquement, qui lui
confère une dynamique ambivalente. Cet aspect devient l’un des le-
viers sur lequel l’agent éducatif peut prendre appui, mais cela limite
ses choix dans l’adaptation de la méthode pédagogique à la person-
nalité du mineur accompagné. La tolérance à certains manquements
(typiquement, une absence non annoncée à une rendez-vous ou une

3. Le cadre fixé par les EPM prévoit notamment que les éducateurs doivent in-
tervenir en « binôme » avec les surveillants durant les temps où les mineurs sont
réunis ensemble dans les espaces communs.
fugue d’un foyer) peut en effet contribuer à les « retravailler » avec le
jeune et ainsi les réintroduire dans le parcours pédagogique, en met-
tant à l’épreuve le régime de confiance inhérent à la relation éduca-
tive. Dans cette perspective, les obligations ne sont pas une entrave
mais un atout pour la constitution de la relation éducative. Elles
contribuent toutefois à la mettre en difficulté dès lors que ces élé-
ments du mandat deviennent un cadre restrictif pour l’intervenant,
qui devrait en rendre compte auprès de l’institution de manière sys-
tématisée.
Un processus de ce type a été ébauché dans le cadre des Ser-
vices Pénitentiaire d’Insertion et de Probation au début des années
2010, où leur mission été redessinée par l’administration pour pas-
ser de la notion de réinsertion qui les animait jusqu’alors à celle de
« prévention de la récidive ». Ainsi, l’objectif prioritaire n’est plus de
redonner à la personne placée sous main de justice la possibilité de
retrouver les moyens de vivre dans le respect des lois, mais d’éviter
qu’elle ne commette de nouvelles infractions, cet objectif pouvant
servir d’étalon de mesure de l’activité des services. Ce déplacement
de la mission générale a été accompagnée de tentatives de recalibrage
de l’activité des conseillers de probation (qui ont cessé d’être des - 21
« éducateurs pénitentiaires » depuis 1999). Il s’est traduit notam-
ment par la volonté de classifier les dossiers en fonction du risque de
récidive, en différentes catégories de « suivis différenciés » (Jamet et
Milburn, 2014). Ainsi, les modalités exactes du suivi (fréquence des
rendez-vous, exigences en termes de réalisation des objectifs, etc.)
sont fixées en fonction de la catégorie à laquelle appartient le dossier
de la personne accompagnée.
Cette volonté de cadrage de l’activité a été complétée par le
développement d’outils informatiques à destination des conseillers.
Un premier logiciel (APPI4) s’est imposé à eux, permettant de com-
piler les informations relatives à chaque personne suivie, que ce soit
sur ses caractéristiques personnelles, les motifs de la mesure où les
appréciations portées par le conseiller (de Larminat, 2011). Cette
application informatique permet à tous ceux qui y sont autorisés
d’avoir accès à ces données à tout moment (chef de service, collè-
gues, juge d’application des peines). Surtout, un autre logiciel a été
diffusé dans le service au début de cette période, sous le nom de

4. APPI : Application Pénitentiaire de Probation et d’Insertion.


DAVC5, visant à compiler de manière très standardisée un certain
nombre de caractéristiques des probationnaires de manière à mesu-
rer, par un système de notation du calcul, les risques de récidive et
les atouts de désistance6.
Un tel logiciel supposait alors d’être complété au fur et à mesure
de l’entretien réalisé auprès de la personne, en fonction des réponses
qu’il apportait aux questions correspondant aux rubriques ainsi pré-
vues. En l’occurrence, l’instrumentation informatique contribue,
sans pour autant annoncer un tel objectif, à cadrer de façon très
précise les entretiens réalisés auprès de ces personnes et induisait de
la sorte le schéma relationnel avec le conseiller de probation. Or, le
questionnaire ainsi informatisé renvoyait prioritairement au com-
portement et au passé délictuels du probationnaire, plutôt que sur
ses ressources, ses possibilités, ses demandes ou ses motivations, qui
constituent la base sur laquelle les conseillers s’appuient pour donner
un contenu aux obligations fixées par le tribunal et obtenir l’adhé-
sion des personnes. Une telle discordance entre ce cadrage imposé
par l’intermédiaire de l’informatique et des modalités usuelles de
fonctionnement des conseillers a occasionné une forte réticence de
22 - leur part, qui s’est traduite en termes collectifs, notamment via les
syndicats. Le projet de généralisation d’un tel outil fut abandon-
né à l’occasion du changement politique de 2012. Depuis lors, une
version plus allégée et négociée de « référentiel de pratiques opéra-
tionnelles » a été développé pour offrir des réponses adaptées aux
différents types de public en termes de suivi.

2) La compétence relationnelle : de la technique à l’éthique professionnelle


Un tel épisode, s’il n’a pas connu de suite directe, n’en reste pas
moins archétypal du processus d’injonction institutionnelle dans ce
qu’elle peut avoir d’emprise sur les pratiques des professionnels dans
leur contenu, notamment relationnel, qui constitue le cœur de leur
compétence. Or, ainsi que nous l’avons déjà suggéré, cette compé-
tence relationnelle est un élément essentiel en vue de la réussite de
l’intervention, elle doit comporter une potentialité d’adaptation à
5. DAVC : Diagnostic à Visée Criminologique.
6. Ce concept a été développé en criminologie pour désigner le processus par le-
quel les personnes récidivistes sont susceptibles de renoncer à toute activité délin-
quante à un moment donné de leur biographie, lié à un changement de contexte
de vie.
chaque situation, non seulement de dossiers ou de personnes, ainsi
qu’en situation d’entretien spécifique.
Ce que nous baptisons de la sorte renvoie à la capacité à définir
un registre d’échange avec chaque usager, quel que soit le domaine
concerné, qui lui permette d’adopter la ligne de conduite la plus
adéquate en vue de répondre à la fois aux cadres fixés par l’insti-
tution (qu’elle soit judiciaire ou administrative) et à ses intérêts. Il
s’agit de poser des conditions préalables à une « adhésion » à l’inter-
vention, qui permettront de s’accorder sur les différents termes de
ce que chaque protagoniste (professionnel et usager) peut attendre
de l’autre. Il s’agit notamment de convertir la part de contrainte ou
de contrôle institutionnel en compréhension par ce dernier de son
propre intérêt dans l’intervention. Une telle dimension de contrainte
institutionnelle est présente à dose plus ou moins importante, que
l’on se situe dans le domaine de l’éducation, du médico-social, de
l’assistance sociale ou de la protection de l’enfance. Les domaines
relevant du socio-pénal que nous avons développés présentent l’in-
térêt de comporter une dimension de contrainte importante, jouant
ainsi d’un effet grossissant sur le processus de réduction de celle-ci
au profit d’une implication de l’usager dans une intervention qu’il - 23
n’a pas choisie. Bien entendu, un tel processus qui suppose adhésion,
implication et accord, n’est pas effectif en chaque occurrence mais
constitue l’objectif que tout professionnel peut se fixer.
Cependant, les moyens pour l’atteindre varient en fonction de
la personnalité et des caractéristiques de chacun des usagers avec les-
quels ils ou elles travaillent, supposant d’avoir recours à des moyens
adaptés pour chacun. Cela implique de créer un régime relation-
nel qui lui convienne. Celui-ci repose en premier lieu sur un socle
éthique constituant le fondement de la relation professionnelle : la
confiance mutuelle en est l’élément majeur. Elle assure la personnalisa-
tion de la relation, où l’intervenant acquiert aux yeux de l’usager une
valeur au-delà de son seul statut institutionnel. Elle permettra aussi à
ce dernier de s’appuyer sur les engagements pris par l’usager vis-à-vis
de lui pour l’accompagner dans ses réalisations. Ainsi, la confiance
se décline en une pluralité de valeurs qui vont ponctuer la relation
professionnelle : écoute mutuelle, loyauté, engagement, reconnais-
sance de la situation et des accomplissements, etc. (Milburn, 2002).
La présence de l’usager au rendez-vous constitue un premier test
de la qualité de la relation professionnelle. Pour sa part, l’entretien
n’est pas un simple échange d’informations, il consiste tout d’abord
à construire un régime relationnel par l’intermédiaire d’une série
d’actes d’interaction qui vient le structurer et le consolider, selon un
processus bien connu des sociologues interactionnistes (Goffman,
1974). Mieux, les intervalles entre chaque entretien contribuent
également à consolider ce régime, permettant à l’usager de mettre
à l’épreuve des éléments de l’accompagnement et de les commenter
lors de la rencontre suivante. Il est patent que, pour établir ce régime,
l’intervenant ne peut avoir recours à une simple procédure prédéfi-
nie ; il ne peut non plus s’appuyer sur une simple intuition issue du
sens commun en matière de relations sociales : une telle compétence
repose sur une expérience professionnelle fondée sur la répétition
de situations et leur comparaison. Toutefois, la notion d’expérience
reste insuffisante pour définir une compétence en la matière, c’est-
à-dire une capacité d’action orientée vers un objectif de réussite de
l’intervention. En effet, la compétence relationnelle s’accompagne
d’une compétence herméneutique, à savoir une capacité d’interpréter non
seulement les éléments présents dans le dossier mais également les
comportements et les valeurs dont l’usager fait preuve dans la situa-
24 - tion interactionnelle, et de conférer un sens général à l’ensemble de
ces éléments et par là, une ligne de cohérence à l’intervention parta-
gée par les deux parties.
La nature herméneutique et sémantique de cette compétence ne
lui permet en aucune manière d’être réduite à des procédures stan-
dardisées. Les applications informatiques comportent moins d’effets
que la simple présence d’un ordinateur, d’un clavier et d’un écran
entre l’intervenant et usager durant l’entretien, qui n’est nullement
anodine dans la mesure où ces objets peuvent acquérir un sens pour
l’usager et constituer un tiers non humain venant perturber la qua-
lité de la relation.
Ainsi, si l’institution est fondée à fixer des cadres normatifs,
voire méthodologiques, pour définir le contenu des interventions
à l’égard des usagers, la part relationnelle dans la mise en œuvre de
l’intervention constitue l’élément majeur de la compétence profes-
sionnelle, c’est-à-dire qu’il appartient à l’intervenant non seulement
en tant qu’agent (représentant l’institution) mais en tant qu’acteur
professionnel qui puise ses ressources dans une expérience collective
et personnelle répondant à ses propres rationalités et ses propres ré-
férences partagées. Ainsi équipé, le professionnel en tant que prati-
cien n’intervient pas à l’encontre ou en dépit du cadre institutionnel,
mais bien dans la lignée des objectifs que celui-ci fixe en tant qu’il
représente son mandant. En la matière, le principe d’efficacité, voire
d’efficience, n’est nullement laissé pour compte, il est au centre des
valeurs professionnelles qui animent l’intervention.
Aussi, pour en arriver au cœur de notre propos, les profession-
nels de la relation de service doivent disposer d’une part d’auto-
nomie dans la réalisation de leur intervention, non pas pour leur
confort personnel mais dans la perspective de mener à bien leur mis-
sion, dans la perspective du mandat qui leur est attribué par leur
tutelle ou leur employeur. C’est ce que la sociologie des professions
appelle la part prudentielle du travail des professionnels du secteur so-
cial, qui renvoie à la dimension discrétionnaire de leur compétence
(Champy, 2011 ; Lenzi et Milburn, 2020). Elle consiste à élaborer
une chaîne de microdécisions en vue de la réussite de leur interven-
tion, dont ils sont au reste amenés à assumer la responsabilité des
conséquences. En cela, cette dimension discrétionnaire ne saurait
être réduite à un arbitraire dans la mesure où elle répond à toute
une série d’impératifs qui en assurent la base structurelle. Qui plus
est, les choix qui guident ces décisions, autrement dit les sources de - 25
la démarche d’interprétation des situations, s’élabore dans le cadre
d’une expérience partagée, celle d’un collectif dont les schémas d’in-
terprétations sont alimentés au sein des différents espaces profes-
sionnels, depuis les réunions de service jusqu’aux colloques portés
par certaines organisations.

3) Quelques réflexions synthétiques


Les organismes institutionnels s’appuient souvent sur l’idée
d’une réponse appropriée venant pallier les risques de traitement
inégalitaire des dossiers et des usagers fondé sur la subjectivité et l’ar-
bitraire des intervenants, ne répondant à aucune autre logique que
celle de leur inspiration ou de leurs émotions, consacrant davantage
de temps ou d’énergie à ceux qui leur paraissent plus sympathiques
ou plus conformes à leurs attentes, ou négligeant ceux qui ne sont
pas suffisamment « compliants ». Ils viennent justifier de la sorte
une standardisation des interventions en fonction d’une classifica-
tion raisonnée au moyen d’instruments de mesure objectivants.
En réalité, la compétence professionnelle que nous venons d’ex-
poser ne conduit nullement un tel arbitraire et à de telles inégalités
de traitement, dans la mesure où l’intervention ne se résume pas à des
modalités techniques, mais elle s’appuie sur des valeurs éthiques. Or celles-ci
ne participent pas de valeurs, d’opinions ou d’émotions personnelles,
mais relèvent d’une rationalité professionnelle qui intègre dans son
schéma d’interprétation non seulement les éléments objectivables de
l’usager ou de son dossier, mais la composition de tous les éléments
qui donnent du sens à l’intervention, en particulier pour l’usager
lui-même qui est alors vraiment saisi dans sa dimension personnelle.
Le recours à cette éthique professionnelle, c’est-à-dire élaborée dans
un collectif autour des objectifs de l’intervention, permet ainsi de
dépasser toute dimension affective ou subjective se traduisant, par
exemple par de la compassion ou de l’aversion vis-à-vis de l’usager.
Une telle éthique repose en dernier ressort sur une valeur charnière
que constitue la responsabilité professionnelle, qui comme son nom l’in-
dique, habilite à répondre de son action autant vis-à-vis de l’institution
mandante que de l’usager lui-même.
Ainsi, en saisissant les pratiques professionnelles dans cette pers-
26 - pective sociologique, il apparaît que, si l’injonction institutionnelle
sous ses formes politiques et techniques relève sans doute d’une
forme de nouvelle gouvernementalité, il n’en reste pas moins que
les intervenants professionnels disposent d’un espace d’autonomie
qui repose sur une forme de compétence qui ne saurait se réduire
à quelques procédures et techniques d’intervention. Cet espace est
sans doute un objet de lutte incessante, mais il conserve une forte ca-
pacité à s’imposer comme une ressource indispensable, à condition
d’être sans cesse alimentée par une construction collective de cette
compétence partagée.
Bibliographie

Champy, F. (2011). Nouvelle théorie sociologique des professions. Paris : PUF.


Bailleau, F. & Milburn, P. (2014). Éduquer les mineurs en milieu carcéral
en France. Innovations institutionnelles et tensions professionnelles, Dé-
viance et société, 2 (vol. 38), p. 133-158.
Bailleau, F. & Milburn, P. (2011). La PJJ à la croisée des chemins. Entre
contrôle gestionnaire et pénalisation des mineurs, Les cahiers de la justice, 3,
p. 38-49.
Bézès, P. (2009) Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française
(1962-2008). Paris : PUF.
Demazière, D., Milburn, P. & Boussard, V. (2010). L’injonction au profession-
nalisme analyses d’une dynamique plurielle. Rennes : PUR.
Dujarier, M.-A. (2017). Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux
cadres du travail. Paris : La Découverte.
Goffman, E. (1974). Les rites d’interaction. Paris : Les Éditions De Minuit.
Larminat (de) X. (2011). La centralisation des données comme instrument de mise
à distance. Les usages du logiciel APPI au sein de l’administration pénitentiaire », Les
instruments d’action publique mis en discussion théorique, Colloque Réseau État - 27
Recomposé (RER), 7/1/2011, 14 p.
Lenzi, C., Milburn, P., Milly, B. & Sallée, N. (2020). Le travail éducatif
contraint en milieu ouvert dans la prise en charge pénale des mineurs. Regards croisés
France-Québec : des professionnalités aux gouvernementalités. Mission de recherche
droit et justice.
Lenzi, C. & Milburn, P. (2015). Les centres éducatifs fermés : de la clôture
institutionnelle à l’espace éducatif. Espaces et sociétés, 162, p. 95-110.
Lenzi, C. & Milburn, P. (2020). La dimension discrétionnaire de l’éduca-
tion sous contrainte : une analyse des compétences prudentielles et émo-
tionnelles ». In Kuehni, M. (Dir.). Le travail social sous l’œil de la prudence.
Bâle/Lausanne : Schwabe Verlag / Éditions HETSL.
Milburn, P. (2002). La compétence relationnelle : maîtrise de l’interaction
et légitimité professionnelle. Avocats et médiateurs. Revue française de socio-
logie, 43-1. pp. 47-72.
Milburn, P. & Jamet, L. (2014). Prévention de la récidive : les services de proba-
tion et d’insertion français dans la tourmente. Action publique et compétences profes-
sionnelles, Champ pénal/Penal field, Vol. XI. En ligne : http://champpenal.
revues.org/8936
28 -
Chapitre 2.

Le travail de la relation : part cachée de l’activité ?


Enjeux pour la recherche et la formation

Patricia Champy-Remoussenard7

Pourquoi s’intéresser à la part cachée de l’activité de travail ?


Cet intérêt tient à la prise de conscience de la complexité de l’activité
humaine au travail, qui implique qu’il échappe souvent à nos
tentatives pour le connaître. De façon générale, on peut constater
une forme de cécité sociale à l’égard du travail. Nous croyons le
connaître mais nous ne le connaissons pas. Nous ne le comprenons
pas. Parfois même, c’est notre propre activité qui nous échappe, que - 29
nous avons besoin de mieux comprendre, de voir autrement.
Le travail est un fait social qui manifeste donc à tout moment
sa part d’indéchiffrable. La question de la visibilité, de la mise en
lumière du travail dans sa complexité, du travail sous toutes ses
facettes est donc à la fois un enjeu social et un enjeu scientifique
(Champy-Remoussenard, 2020). Un enjeu social dans une société
instable, en évolution constante et accélérée, dans une société où la
relation travail/formation se reconfigure en permanence, le besoin
de comprendre ce qu’est le travail, les compétences qu’il mobilise,
la formation qu’il exige, les processus de professionnalisation qu’il
engage est devenu très présent. Notre société est en quête de repères
parce que tout est instable, c’est sans doute aussi pour cela qu’elle
génère un besoin de contrôle. Dans les organisations, la montée
en puissance de la demande de rendre compte de l’activité devient
tellement pressante qu’elle donne parfois aux professionnels le
sentiment de mobiliser plus de temps et d’énergie à rendre compte
du travail qu’à le faire.
7. Professeure en sciences de l’éducation et de la formation, Centre Interuniver-
sitaire de Recherche en Éducation de Lille – CIREL, ULR 4354, Université de
Lille.
La mise en lumière des dimensions cachées est aussi un enjeu
scientifique. « Il n’y a de science que de ce qui est caché » écrivait
Bachelard en 1949. C’est bien une tentative incessante pour
comprendre ce qui nous échappe qui donne son sens au travail
scientifique. Bourdieu remarquait que dès le moment où l’on fait
une science du monde social, elle révèle inévitablement du caché et,
de son point de vue en particulier, ce que les dominants n’ont pas
envie de voir dévoiler (Bourdieu et Haacke, 1994). Différents travaux
ont montré l’importance de cette mise en lumière des dimensions
cachées dans les sciences humaines et sociales pour faire progresser
les connaissances sur le travail humain (Champy-Remoussenard,
2014).
Les questions associées à la part relationnelle du travail constituent
sans doute une sorte d’analyseur des potentiels, des tensions et des
paradoxes au sein de notre société. L’homme au travail a toujours
été en relation avec d’autres, et en relation avec la matière (société
industrielle) ou avec la nature, le vivant (société agricole) mais la société
actuelle regorge de nouvelles activités plutôt valorisées (l’influenceur
des réseaux sociaux, le community manager, …) ou déjà présentes depuis
30 - longtemps dans les secteurs de la santé, du social et dans le travail
éducatif où elles sont bien moins valorisées. Alors que cette part
constitutive du travail humain est essentielle à la plupart des activités,
elle est souvent minorée dans la communication sur le travail, dans
l’organisation du travail, mal reconnue et mal rémunérée, et très
peu prise en compte dans les formations (Wittorski, 2014). La part
relationnelle est pourtant considérée comme une part complexe du
travail. Elle est de plus en plus présente dans des activités de service
et de communication. Nous la considérerons ici comme une part le
plus souvent cachée de l’activité.
Dans un premier temps nous discuterons de la nature des
dimensions cachées en commençant par l’explorer dans d’autres
secteurs que le travail éducatif, social ou de la santé. Ensuite nous
nous attarderons sur le travail de relation considéré ici comme part
cachée de l’activité afin de mieux le comprendre dans les secteurs
de la santé, du travail social et du travail éducatif dans leur relative
spécificité. Dans un troisième temps nous ouvrirons un débat sur
la triple complication du dévoilement des dimensions cachées et
relationnelles en recherche, en formation et en organisation du
travail. C’est en étudiant les activités de métiers de l’entretien des
routes qu’initialement nous avons repéré des dimensions du travail
génériques et transversales à toutes les activités humaines au travail
dont fait partie le travail de la relation. Peut-on considérer qu’on
est bien loin des métiers du travail social et de la santé et du travail
de relation ? Pas tant que cela, comme on le verra. Nous allons
donc commencer par revenir sur des matériaux collectés dans cette
recherche par ce qu’ils permettent de saisir ce qui se joue autour de
la part cachée du travail. C’est principalement à partir de l’étude
d’activités de management (organisation du travail des équipes) en
matière d’entretien de la route que nous avons mis en évidence la
forme que prenaient les dimensions cachées du travail humain et
analysé leur nature et leurs fonctions dans l’exercice de ces activités.
Les dimensions collectives du travail et les dimensions relationnelles
y jouent un rôle de premier plan.

1) Comprendre la nature et la fonction des dimensions cachées du travail


Des extraits d’entretiens relatifs aux activités de management vont
nous permettre de montrer comment ils manifestent les formes et
les statuts de la part cachée du travail. Dans un premier exemple, un
responsable de la Gestion de la Route s’exprime au sujet des heures - 31
supplémentaires. Ingénieur du corps des Ponts et Chaussées, cadre
A+ du Ministère, chargé de la gestion de l’entretien routier sur le
territoire d’un département.
« Il y a encore de vieilles habitudes, mauvaises
habitudes qui traînent ici ou là. C’est-à-dire l’heure
supplémentaire cadeau, l’heure supplémentaire : tiens
puisque t’as été sage, t’as qu’à te marquer deux heures
supplémentaires. Alors ça, ça me rend fou quand
j’entends des choses comme ça, mais ça existe, ça existe et
c’est complétement perturbant pour le fonctionnement
de l’organisation. On se coltine les organisations
syndicales là-dessus. Parce que ça tombe un peu dans
les droits acquis. Alors, à la fois les organisations
syndicales souhaiteraient que ça dure, mais pas trop.
Elles souhaiteraient que la direction s’implique dans la
distribution des heures supplémentaires pour que ce
soit équitable. Pis en même temps, ils voudraient que ça
s’arrête et que les gens soient payés pareil [...]. Toujours
est-il que le discours dans la maison, ben, c’est de faire
des heures supplémentaires quand c’est nécessaire après
avoir vérifié que c’est bien organisé et puis de mettre
un terme à la distribution de billets de satisfaction sous
forme d’heures supplémentaires. Quand je dis mettre
un terme, on considère que le terme est mis. Il y a
longtemps qu’il a été décidé de procéder comme ça [...]
Il y a une espèce d’accord tacite. Le subdivisionnaire
disant : moi je ne peux maîtriser, vous ne pouvez me
demander tout le temps, tous les matins, tous les soirs,
si on peut engager trois heures supplémentaires. Dans
la pratique, il délègue, mais en déléguant au contrôleur,
il ne se dote pas forcément des moyens de contrôle qui
lui permettraient de vérifier qu’il n’y a pas de dérapage.
Il dit, je vous délègue et après il signe. Et, quand la
direction lui dit : dites donc, dans votre subdi, ça
boulotte sec, hein, en heures supplémentaires, il n’a pas
de réponse. Alors, il va voir, il fouille dans ses trucs et
parfois, quand il est un peu naïf, il dit, ben oui, je ne
sais pas trop bien pourquoi. Pas toujours. Encore une
fois, je mets l’accent sur des phénomènes qui sont, tout
32 - compte fait, minoritaires ».
Ces propos permettent de saisir la relation complexe que
l’organisation entretient avec un processus de détournement du
volume d’heures supplémentaires affectées à une subdivision
territoriale. Les propos du cadre manifestent la difficulté qu’il
rencontre à « faire avec » ces aspects de l’organisation du travail et
les tensions qu’elles entraînent dans son activité. Alors que tout son
propos montre l’importance de activités relatées et commentées, les
quelques mots ajoutés à la fin de la séquence analysée : « phénomènes
tout compte fait minoritaires » traduisent, in fine, sa volonté de
relativiser le récit de ce qui semble délicat à porter à connaissance.
Le statut des activités décrites est à la fois marqué par son caractère
condamnable et condamné et l’acceptation et la connivence collective
dont elles font l’objet (« l’accord tacite »). Les activités en question
semblent donc revêtir cette forme de façon quasi irréductible et
les discours critiques apparaissent comme nécessaires et vains tout
à la fois. La critique a ici une fonction nécessaire de rappel de la
prescription mais elle signale aussi le caractère irréductiblement
clandestin mais pas strictement caché des « heures supplémentaires
cadeaux ».
Dans un deuxième exemple, à la suite d’une demande
d’explicitation de l’enquêteur après qu’un contrôleur des Travaux
Publics de l’État8 ait dit : « je fais un peu l’assistante sociale avec
les agents des fois », il revient sur l’activité d’élagage des arbres aux
abords de la route.
« Ça peut être très particulier. Pour vous citer :
actuellement le Parc est en train de nous abattre trois
cents arbres. Le Conseil Général a passé un marché
avec eux. Le Parc abat, emmène des billes à M. Le
département fera une vente. Il reste les branches. Avec
une broyeuse, on broie et bien évidemment on ne broie
pas les vieilles branches. Ils les récupèrent pour faire
du bois de chauffage. Il est important que chaque gars
ait le même volume de bois de chauffage, même s’il
n’est pas sur le chantier. Il faut prévenir parce que les
gars ne le diront pas. L’information ne remontera pas
jusqu’à moi. Mais il faut éviter qu’ils se sentent lésés.
Quand il est en train de travailler là-bas, les autres font
du bois, 2 ou 3 stères. Il faut penser à dire aux gens à
faire une répartition au prorata, pour que tout le monde - 33
y trouve son compte. Si on ne le fait pas, les gens vont
dire : il y a des privilégiés. Pis on fout le bordel dans
une subdivision, on ne sait pas pourquoi. Ça fait partie
des rapports humains. Enfin si ça s’apprend mais je ne
sais pas où ».
L’organisation du processus de partage du bois participe des
pratiques habituelles et routinières d’organisation du travail des
équipes. Il n’est caché qu’au regard de la haute hiérarchie. Il est à
ce point constitutif des pratiques de travail qu’il n’est même plus
perçu dans ses dimensions potentiellement illicites par les acteurs
des premiers échelons de la hiérarchie. Dans ce cas les pratiques
de récupération ne relèvent en rien de l’appropriation furtive par
un agent mais bien d’une distribution qui fait partie des modes de
reconnaissance couramment utilisés par l’encadrement de proximité
pour maintenir un climat de travail serein dans la subdivision. Ces
pratiques qui pourraient être perçues à première vue comme en
marge jouent un rôle de dynamiseur du travail collectif.

8. Personnel de catégorie B, sous la responsabilité de l’ingénieur de subdivision.


Après l’examen d’un certain nombre de propos de ce type, les
hypothèses d’analyse des formes prises par l’organisation collective
du travail ont été dégagées. L’activité de récupération de matériaux
(bois de chauffage résultant de l’activité d’élagage des abords de
la route) et l’usage « détourné » des heures supplémentaires alors
qualifiées de « cadeau » et de nombreux autres exemples du même
type constituent bien des modalités de reconnaissance du travail
des agents de la fonction publique utiles à l’organisation du travail
des équipes mais ne relevant jamais d’une prescription officielle,
la contrariant la plupart du temps, et ne faisant l’objet d’aucun
processus de formalisation tout en générant un débat dans la
communauté professionnelle. Ces dimensions du travail d’entretien
de la route montrent qu’il existe au sein de l’institution des facettes
des activités cachées et à la fois connues et tolérées par l’encadrement
et les représentants du personnel. L’écart entre les velléités de
condamnation de telles activités et le fait qu’elles survivent sans
qu’aucune mesure ne soit prise à leur encontre a pu être expliqué
par leur utilité fonctionnelle dans l’organisation réelle du travail.
Les travaux ont également mis en évidence les motifs de la forte
34 - insatisfaction exprimée par les chefs d’équipes et les contrôleurs
à l’égard des formations en management qui leur étaient proposées.
Leurs critiques questionnaient la légitimité et l’utilité de formations
conçues et animées par des consultants externes et véhiculant des
modèles de management perçus comme très éloignées des activités
effectives et des bricolages et catachrèses du quotidien (Clot, 1999).
La fonction de ces aspects de l’activité dans l’organisation collective
du travail s’explique donc par le contexte propre à l’organisation
et à la reconnaissance du travail dans la fonction publique, les
contraintes et les limites qu’il impose à ceux qui organisent le travail,
et par conséquent, l’inventivité et l’adaptation dont doivent faire
preuve les personnels chargés de l’encadrement. Il y a, au cœur des
pratiques de management précédemment citées, des dimensions qu’on
peut qualifier de « relationnelles », c’est-à-dire qui mettent en jeu
des relations entre personnes nécessaires à la conduite de l’activité
professionnelle et qui lui sont spécifiques. Dans ce contexte, comme
dans d’autres, l’étude de ces aspects des activités professionnelles
révèle une tension paradoxale entre leur déploiement effectif dans
l’activité, les difficultés des acteurs à les nommer, leur très relatif
degré de reconnaissance, s’il s’agit de les situer dans un système de
qualification et de les évaluer, et enfin leur quasi-absence de prise en
compte dans les programmes de formation.
De nombreuses recherches montrent que ce type de dimensions
du travail n’est nullement spécifique à ce contexte professionnel,
mais revêt des formes variées dans la plupart des secteurs. C’est ce
qu’a montré l’analyse des activités émergentes des Emplois-jeunes
dans le cadre du programme « Nouveaux Services Emplois-jeunes »
dans lesquelles la relation d’aide à la personne et d’autres types de
compétences relationnelles étaient mobilisées de manière plus ou
moins visible et légitime. Les « nouveaux services » étaient en effet
souvent des services à la personne et supposaient une fonction de
médiation et d’accompagnement social. Les entretiens recueillis ont
montré que, dans les propos des jeunes, l’euphémisation de ces pans
de l’activité était liée au contexte d’activités émergentes ainsi qu’à la
pluriactivité qui a généré des difficultés spécifiques de verbalisation
des situations. Des pans entiers du travail des personnes étaient
susceptibles de passer inaperçus car ils se trouvaient peu valorisés, ou
peu mis en évidence par les intitulés de postes et, par conséquent,
exclus de l’expression d’un « besoin » de formation, qui pour être
légitime, doit être plutôt en lien avec les dimensions visibles et - 35
reconnues du travail. C’est pourtant sur ce volet de leurs activités
souvent qualifié de « social » et fortement ancré dans la relation
à autrui que les Emplois-jeunes ont témoigné de la plus grande
complexité du processus de construction de leurs compétences et
exprimé une demande de formation et d’accompagnement nécessaire
à leur dynamique de professionnalisation (Champy-Remoussenard
et Meyer, 2004). Nous avons encore pu le constater en explorant
les activités relationnelles des professionnels de l’éducation relatées
à l’occasion d’ateliers d’écriture sur l’activité, notamment le type de
relations que les enseignants entretiennent avec les élèves dans les
activités qu’ils organisent en dehors du cadre des cours. Les récits de
tels aspects de la relation éducative sont nombreux : ils reviennent sur
des visites à l’extérieur de l’école, où une relation alternative à celle
habituellement vécue à l’école s’instaure, rendant possible la relation
empêchée par le cadre strictement scolaire (Champy-Remoussenard,
2006).
Globalement, le besoin de revenir sur ces dimensions
relationnelles pour les décrire, les élucider semble inversement
proportionnel à l’importance qui leur est attribuée en formation
initiale et continue. La difficulté à expliciter les aspects relationnels
de l’activité témoigne du statut que ces compétences ont dans
notre société, survalorisées et dévalorisées tout à la fois, attribuées
à des caractéristiques féminines (Soares, 1998), des dons et des
qualités innées plutôt qu’à des compétences susceptibles d’être
intentionnellement construites. En l’absence d’une reconnaissance à
la hauteur de leur importance dans le travail, elles se voient rendues
peu visibles, presque inavouables, y compris par ceux qui les exercent.

2) Dans la part cachée du travail, les dimensions collectives et relationnelles


du travail
Nous ferons ici l’hypothèse que les dimensions collectives et
relationnelles de l’activité sont fortement liées. Mais quelle est la
nature du lien entre elles ? L’humanité du travail réside dans le fait
que l’activité relie d’une manière ou d’une autre un individu aux
autres. Même quand elle s’effectue dans l’isolement, dans la mesure
où elle est définie par sa valeur et son utilité sociale, elle se trouve
reliée à autrui. C’est ainsi que Canguilhem (1943) spécifiait le
travail humain, en le distinguant du travail des machines. Oddone
36 - (1981) remarqua, en mettant en œuvre la méthode d’analyse du
travail des « instructions au sosie », que « le problème du rapport
à la tâche ne peut se résoudre qu’en modifiant les rapports aux
camarades de travail, aux organisations syndicales (et de partis) et à
la hiérarchie ». Clot (2008) donne une grande place à la relation à
autrui dans la clinique de l’activité. Selon lui, « l’action du sujet doit
traverser le milieu mouvant des activités d’autrui ». Selon Clot et
Leplat (2005), l’activité est d’ailleurs à la fois personnelle (de façon
irréductible), interpersonnelle puisque « sans destinataire, l’activité
perd de son sens », transpersonnelle car « traversée par une histoire
collective », impersonnelle « sous l’angle de la tâche prescrite (Clot
et Leplat, 2005). Durrive, dans son essai de reconceptualisation de la
compétence (2013) propose « d’envisager le travail en fonction des
autres ». Incontournable, omniprésent, le travail collectif échappe
pourtant bien souvent à l’analyse. Émanant de cadres conceptuels
différents, ces travaux relatifs à l’activité humaine au travail mettent
tous l’accent sur cette relation irréductible entre soi au travail et
autrui. Cette relation s’inscrit elle-même dans ce qui constitue
le travail réel, dans la tension entre tâche et activité définie par
l’ergonomie (Leplat, 1997).
L’importance du travail avec autrui n’est donc pas propre au
secteur du travail social mais, en revanche nous ferons l’hypothèse
que la manière dont ces activités agissent sur autrui, elle, leur est
spécifique. Les recherches en sciences de l’éducation et de la formation
portant sur les métiers de l’enseignement, du travail social, de
l’accompagnement, ont cherché à qualifier et comprendre ce qui les
spécifiait sur ce registre. Un ensemble de chercheurs ont notamment
étudié les processus de professionnalisation dans ce qu’ils ont appelé
les « métiers adressés à autrui » (Tardif, Marcel, Périsset et Piot,
2017). Nous ferons l’hypothèse que la part relationnelle est cachée
dans la dimension constructive de ces métiers que Freud qualifiait
d’impossibles (éduquer, soigner, gouverner), si on suit la distinction
proposée par Samurçay et Rabardel entre dimension productive et
dimension constructive. Pastré (2011) montre qu’elle est dissimulée
dans le silence de son usage et il insiste pour sa part sur la dimension
sociale du travail et sur sa dimension communicative.
Des travaux récents mettent en évidence ce caractère caché des
dimensions relationnelles dans des activités de la sphère du travail
social. Leurs résultats appellent à poursuivre des recherches sur
certains aspects de cette part relationnelle cachée. Les travaux - 37
d’Andrys (Andrys, 2019 ; Andrys et Lérénand, 2020) mettent en
évidence les aspects relationnels du travail des Éducateurs de Jeunes
Enfants (EJE) et la manière dont il participe du processus inclusif.
Les récits qu’elle a recueillis par des ateliers d’écriture sur l’activité
concordent avec les autres matériaux collectés par entretiens et
observations pour mettre en évidence l’importance de différentes
facettes de la part relationnelle de l’activité des EJE. Ainsi, les
échanges entre parents et EJE sont essentiels pour comprendre
l’enfant et atteindre l’objectif d’inclusion. L’EJE Fiona commence
l’un de ses récits en insistant sur l’importance des temps d’échange
au moment de l’accueil du matin et du soir, elle écrit :
« Je sais que je suis EJE quand, le matin et le soir, je
peux discuter et échanger avec les familles lors du
temps d’accueil. C’est un moment qui est, pour moi,
privilégié et permet d’en connaitre un peu plus sur le
quotidien des enfants et des parents ».

Cette relation définit son identité même. De manière générale,


les formes de collaboration et toutes les interactions entre acteurs
apparaissent comme fondamentales dans le travail d’inclusion étudié
par la chercheuse. Au sein de ces relations et de ces interactions,
les récits mettent plus particulièrement en lumière l’importance
considérable des émotions dans le travail de relation. Le travail
émotionnel au cœur du travail de relation avait été mis en évidence
par Mireille Cifali (2018), qui a montré que notre rapport à l’autre,
y compris professionnel, est rempli de sentiments. Angelo Soares
(2003), Maël Virat et Catherine Lenzi (2018), ainsi qu’Anne Lise
Ulmann (2012) ont également montré que le travail émotionnel des
professionnels de la petite enfance fait partie de leur quotidien et
qu’il est éprouvant.
L’EJE Annick identifie la présence des émotions à travers
l’ensemble de ses récits et la manière dont elle effectue un travail
émotionnel au quotidien. Elle écrit :
« Mes écrits sont remplis d’émotion. Ma façon de
travailler, mes attitudes professionnelles sont basées,
il me semble, sur des émotions, des sentiments sans
que cela ne perturbe ma conscience professionnelle.
Je pense que je réussis à être fortement empathique,
38 - à ressentir les états d’âme et émotions de l’autre pour
adapter ma stature professionnelle. Et ce, je pense, de
plus en plus ».
Andrys montre que les émotions sont présentes dans l’activité
voire omniprésentes et souvent invisibles aux yeux des observateurs
extérieurs et même pour l’EJE elle-même, plus ou moins aveugle
concernant cette dimension de son travail. Elle montre aussi, à la
suite de ces autres auteurs, que feindre, ignorer ou masquer ce travail
émotionnel est potentiellement délétère, aliénant, générateur de
stress. Alors que son caractère assumé, dicible et partageable apporte
satisfaction et reconnaissance. Le travail émotionnel mis en lumière
par les récits et les échanges des ateliers d’écriture nécessite, pour ne
pas altérer la santé mentale des EJE, certaines conditions de travail
et d’échange spécifiques.
Les travaux de Kheroufi-Andriot (2020) qui portent sur
l’activité collective d’accompagnement en vue de l’inclusion scolaire
convergent vers les mêmes conclusions. Il existe des relations
interpersonnelles entre les professionnels de l’école et ceux de
l’Institut Thérapeutique et Pédagogique, essentielles, mais qui sont
pour autant peu reconnues et difficilement verbalisables, et qu’il
qualifie de dimensions relationnelles.
Les travaux de De Miribel (2018, 2020) ont porté sur l’activité
d’infirmiers en psychiatrie. Il y aborde la question de la « distance
thérapeutique » que l’infirmier est supposé conserver vis-à-vis du
patient. Celle-ci consiste à se garder de franchir certains stades
relationnels que peut générer l’intimité d’une relation de soin
(familiarités, proximité corporelle, communication tactile, etc.), ceci
tout en s’attachant à construire et entretenir une « alliance » avec le
patient. Cette distance revêt une signification toute particulière en
psychiatrie en raison de la spécificité des relations interpersonnelles,
et de l’incertitude liée aux expressions du trouble psychique, mais
aussi au risque de violence tel qu’il peut se manifester. De Miribel
prend appui sur un exemple où l’infirmière choisit de « prendre un
café avec le patient » pour éclairer la réalité du travail de relation, en
décalage avec les prescriptions :
« Quand on apprend en théorie, on nous dit : ‘quand
vous allez chez le patient, vous n’avez pas à rentrer
dans sa vie, c’est un entretien. Faut clarifier l’entretien.
L’idéal c’est de se mettre dans une pièce bien précise,
- 39
que ce soit identifié comme ça, etc.’, qu’on doit
pas se familiariser avec la vie du patient. Faut pas le
tutoyer, faut garder une distance thérapeutique. Et très
longtemps au début, moi je... voilà. Non, je vais pas
boire un café, voilà. Rapidement j’ai levé certains trucs
comme ça. Parce que je me suis dit : finalement c’est
bête. Qu’est-ce que c’est boire un café avec un patient ?
Ça créé une convivialité, c’est plus facile de discuter,
enfin voilà. [...] Alors je dis pas qu’à chaque fois on
va faire ça, mais il y a certains patients qui ont aussi
des approches culturelles par exemple. J’allais chez un
patient. Pas boire le thé à la menthe chez lui, c’était
impossible. Donc, soit je prenais le parti de rester
comme dans la théorie. Soit j’essaie aussi, à un moment
donné, de créer cette relation un peu privilégiée avec le
patient. Il est chez lui, il me propose un thé ou un truc,
c’est culturel aussi. Donc, soit je m’oppose et aussi je
perds l’alliance, parce que ce patient-là je pense qu’il
aurait été très violent si j’avais refusé. Soit j’essaie de
voir les choses différemment. Et ça, ça m’a fait grandir
aussi ».
L’alternative à laquelle a été confrontée Julie a favorisé, selon elle,
une réflexion constructive dans sa manière d’envisager la relation
thérapeutique. Elle considère notamment que la dérogation à certains
principes peut participer du travail soignant. Le caractère initialement
peu visible et a fortiori peu licite de la situation examinée donne par
ailleurs à voir chez les soignants qu’une forme de compétence est
à l’œuvre, bien que de manière discrète. La situation rapportée et
analysée par Julie convoque particulièrement ici l’importance des
« compétences relationnelles et communicationnelles » identifiées
par Piot (2019), registre de compétences par nature peu visibles, peu
formalisables, non mesurables, mais capitales dans la mise en œuvre
d’un service rendu, en l’occurrence à un autre vulnérable.
Tous ces travaux mettent donc en évidence le statut très sensible
du travail de relation dans la construction de l’identité professionnelle,
la place essentielle de la prise en compte des émotions qui reste
grandement à étudier. Le rôle essentiel de cette part relationnelle dans
la construction d’une activité collective, les compétences discrètes
40 - que cela construit et leur faible prise en compte dans les formations,
les dérogations à la règle, les contournements, les accommodements
raisonnables et les bricolages et catachrèse qu’occasionne l’exercice
de cette part de l’activité… posent la question des difficultés et
complications qu’entraîne le dévoilement par la recherche de cette
part cachée du travail que sont les dimensions relationnelles, sur
lesquelles nous allons nous arrêter maintenant.

3) Quels enjeux et limites de l’accès aux dimensions cachées, la triple


complication de l’accès à ces dimensions ?
On a vu que ce n’est pas sans mal que l’on accède à ces dimensions
du travail. Mais dès lors que le chercheur est parvenu à se frayer une
voie d’accès vers elles, des risques et des difficultés certaines doivent
être envisagés. Trois types de difficultés se dessinent, relevant d’une
triple complication à prendre en charge les dimensions cachées.
On identifie tout d’abord des difficultés propres au processus de
formalisation de ces dimensions. Celui-ci s’inscrit dans l’intention
sociale de produire des connaissances organisées à propos de la
réalité sociale commune qu’il représente. Il est destiné à produire
un référentiel sur lequel les acteurs peuvent ensuite s’appuyer pour
agir, décider, évaluer. Dans le cas qui nous intéresse, la formalisation
des dimensions qui ont vocation à être cachées suppose que
soient réunies des conditions qui permettent leur dévoilement et
leur expression. En utilisant la méthode des Ateliers d’Écriture et
d’Échange sur l’Activité (AEA) (Champy-Remoussenard, 2020),
nous avons montré qu’il faut réunir des conditions particulières pour
que s’expriment des dimensions cachées. En effet, les travailleurs qui
relatent les situations dans lesquelles s’engagent ces dimensions sont
comme des témoins que l’on doit protéger et qui entendent bien se
protéger.
Les difficultés se situent ensuite sur le registre de la prise en
compte de dimensions cachées dans la formation professionnelle.
Le positionnement des formations professionnelles à l’égard de ce
versant des activités est une question majeure et complexe. Que peut/
doit faire la formation de ce qui est dévoilé ? Est-elle en mesure de
prendre en charge ce qui contrarie et interroge la prescription ? Est-
elle en mesure, voire en droit de se faire l’écho des processus de re-
normalisation active dans les dimensions collectives et relationnelles
du travail ? On peut considérer que la formation est susceptible de - 41
les éclairer, de les interroger, de les menacer, tout autant que de leur
donner de la valeur et de la légitimité. Ce sont peut-être finalement
les formes et les stratégies de formation choisies qui permettent
de donner un statut aux dimensions cachées et clandestines dans
l’ingénierie de formation. Tout dépend en fait des relations établies
entre formation formelle et non formelle, du statut conféré au sujet
et à ses attentes en matière de formation et également de la relation
que la formation entretient à l’expérience de ses « publics » ou
« bénéficiaires ». Donner un statut central à l’expérience, au vécu
(un des principes de l’andragogie) paraît être une des voies pour
réconcilier/concilier dimensions cachées et formation.
Enfin, ce sont les difficultés de communication et d’usage des
résultats de la recherche conduite à propos des dimensions cachées
qui posent question et problème. L’accès à ces formes partiellement
« dissimulées » de l’organisation collective du travail entraîne en
effet un danger à les donner à voir, à les porter à connaissance. Plus
que d’autres, les dimensions cachées et clandestines de l’activité
professionnelle exigent de construire des formes contractuelles de
la diffusion des travaux de recherche et de prévenir le chercheur des
risques de censure ou d’autocensure pouvant émaner des milieux
de pratiques. Les répercussions d’une mise en évidence de ce qui
habituellement reste caché peuvent être diverses, tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur de l’organisation. Il y a des risques à lui renvoyer
l’image de cette part cachée des activités : en lui adressant en miroir
l’image de ses ambiguïtés et difficultés à s’engager dans certains
changements. Il y a des risques à fragiliser les acteurs et les équilibres
trouvés sur le terrain en les donnant trop explicitement à voir. Mais,
que signifierait qu’il occulte la part la plus significative des résultats
produits ? Ceci pose la question des usages de la recherche, de la
responsabilité sociale du chercheur.

Conclusion
Yves Clot dans Le travail sans l’homme ? paru en 2016,
attire l’attention sur l’importance du travail considéré comme
activité humaine. Nous traversons une période (mais il y en a eu
d’autres : comme celle où l’esclavage était très répandu) où une
lutte permanente se mène pas toujours sur un plan politique ou
syndical, mais le plus souvent dans la discrétion des actes ordinaire
42 - du quotidien au travail pour conserver son caractère humain et sa
dignité à l’activité. Sans doute que dans les activités où comme nous
l’avons vu se jouent la santé physique ou mentale d’autrui, voire sa
survie, son développement personnel ou son éducation, son accès à
l’emploi, cet enjeu est encore plus fort, plus sensible, plus évident.
Mais il est présent aussi dans tous les métiers. En connaissant,
faisant connaître, reconnaissant l’importance de la part relationnelle
du travail, l’importance des dimensions collectives, on va dans le
sens de ce combat contre une déshumanisation du travail. Plus
encore, la part relationnelle, les aspects émotionnels sont au cœur
de l’humanité engagée dans les activités professionnelles adressées à
autrui d’où les enjeux essentiels associés à leur connaissance et à leur
reconnaissance.
Bibliographie

Andrys, M. (2019). L’éducation inclusive dès la petite enfance : une


recherche collaborative avec des éducateurs de jeunes enfants. Pensées
Plurielles, 49.
Andrys, M. & Lénérand, V. (2020). Observer l’éducation inclusive des
enfants avec des éducateurs : Comparaison dans les secteurs de la petite
enfance en Hauts-de-France et du médico-social en Martinique. Spirale -
Revue de recherches en éducation, 65-2, 111-122.
Bachelard, G. (1949). Le rationalisme appliqué, Paris : PUF.
Bourdieu, P. & Haacke, H. (1993). Libre-échange. Dijon : Les Presses du
réel.
De Miribel, J. (2020). Faire un pas de côté : transgresser pour forger
son rapport au métier. In Baujard, C. (Dir.). (2020). Validation des acquis
buissonniers. Vers une meilleure reconnaissance par l’institution éducative de l’expérience
des professionnels, des étudiants et des élèves. Paris : L’Harmattan.
Canguilhem, G. (1966). Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Champy-Remoussenard, P. & Meyer, V. (2004). Être emploi-jeune et après ?
Nancy : PUN.
- 43
Champy-Remoussenard, P. (2014). Les dimensions collectives comme
dimensions génériques du travail humain et leurs déclinaisons dans des
activités d’enseignement partenariales. Questions vives, 21, 11-25.
Champy-Remoussenard, P. (2017) La part cachée de l’activité de travail. In
Barbier J.M. & Durand M. (Dir.) (2017). Encyclopédie d’analyse des activités.
Paris : PUF.
Champy-Remoussenard, P. (2020). Les ateliers d’écriture et d’échange sur
l’activité comme moyen d’accès aux dimensions cachées du travail. Travail
et apprentissage, 21, 111-129.
Cifali, M. (2018). S’engager pour accompagner. Paris : PUF.
Clot, Y. (2008). Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de
travail et de vie. Paris : La découverte.
Durrive, L. (2013). Compétences et activité de travail. L’art de gérer des débats de
normes ? Synthèse de recherche en vue de l’HDR. Université de Strasbourg, non
publié.
Kheroufi-Andriot, 0. (2020). Utiliser les connaissances produites
sur les dimensions cachées de l’activité pour former des enseignants
inclusifs. Spirale - Revue de recherches en éducation, 65-1, 131-142.
Clot, Y. & Leplat, J. 2005. La méthode clinique en ergonomie et
psychologie du travail. Le travail humain, 68/4, 289-316.
Oddone, I. (2015). Redécouvrir l’expérience du travail. Paris : Éditions sociales.
Pastré, P. (2011). Penser l’activité en développement. In Pastré, P. (2011).
La didactique professionnelle : Approche anthropologique du développement chez les
adultes. Paris : PUF.
Soares, A. (2003). Les émotions dans le travail. Travailler, 9, 9-18.
Tardif, M. & Marcel, J.F., Périsset, D. & Piot, T. (Dir.). (2017).
L’organisation du travail des acteurs scolaires. Points de repères sur les évolutions au
début du XXIe siècle. Laval : Presses Universitaires de Laval.
Ulmann, A. L. (2012). Le travail émotionnel des professionnelles de la
petite enfance. Revue des politiques sociales et familiales, 109(1), 47-57.
Wittorski, R. (2014). Rendre visible la part insue de l’activité, quelques
motifs, enjeux et fonctions remplies. In Champy-Remoussenard, P. (Dir).
(2014). En quête du travail caché : enjeux scientifiques, sociaux, pédagogiques.
Toulouse, Octares.

44 -
Chapitre 3.

Les ajustements dans les métiers adressés à autrui :


une notion clé dans le travail de la relation
Éric Saillot9, Andry Rabiaza10, Dominique Broussal11, Marion
Paggetti12, Delphine Guyet13, Alexandra Maurine14, Thierry Piot15

Dans le cadre du colloque TRESSE – la Recherche en Travail


Social et Santé dans les Sciences de l’Éducation – nous avons
coordonné un symposium sur les activités d’ajustements dans les
métiers adressés à autrui (Piot, 2009), encore appelés métiers
de la relation ou de l’interaction humaine, en particulier dans le
domaine du soin et de la santé. Les travaux récents en sciences de
l’éducation et de la formation sur les activités d’ajustement, plutôt
orientés sur l’activité enseignante (Bucheton, 2020 ; Saillot, 2020) - 45
nous ont permis d’émettre l’hypothèse que la notion d’ajustement

9. Professeur des universités en sciences de l’éducation, Université de Caen Nor-


mandie, CIRNEF – Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en Éduca-
tion et Formation.
10. Médecin généraliste et doctorant en sciences de l’éducation, Université de
Caen Normandie, CIRNEF – Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand
en Éducation et Formation.
11. Professeur des universités en sciences de l’éducation, Université Toulouse Jean
Jaurès, UMR EFTS – Éducation Formation, Travail, Savoirs.
12. Psychomotricienne, docteure en Sciences de l’éducation et de la formation et
assistante d’enseignement et de recherche à l’Institut Agro Dijon.
13. Docteure en sciences de l’éducation, responsable d’ingénierie pédagogique
des métiers de la rééducation et conseillère scientifique paramédicale à l’IFRES
d’Alençon.
14. Infirmière, cadre de santé en IFSI, docteure en sciences de l’éducation et ingé-
nieure en pédagogie au CESU 34.
15. Professeur des universités émérite en sciences de l’éducation, Université de
Caen Normandie, CIRNEF - Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand
en Éducation et Formation.
pourrait être un vecteur d’intelligibilité pour mieux comprendre les
compétences professionnelles qui fondent le travail de la relation,
problématique centrale de ce colloque. La notion d’ajustement
pourrait ainsi permettre d’analyser certaines activités liées au travail
de la relation, dans l’enseignement, l’éducation, la formation,
le travail social, le soin ou la santé. Le colloque TRESSE nous a
donné l’opportunité scientifique de discuter la portée heuristique
de cette notion pour mieux comprendre le travail de la relation qu’il
s’agisse de la relation du professionnel avec d’autres professionnels
ou encore avec les « bénéficiaires » de son activité (tantôt désignés
par les termes « usagers », « patients »). Nous avons situé la
problématique de notre symposium dans l’un des axes du colloque qui
vise à mieux comprendre comment se déploient certaines activités
professionnelles liées à un travail de relation, notamment les ressorts
des relations interindividuelles, avec les autres professionnels et/ou
les publics, qui nécessitent des ajustements.
Ce symposium a permis de regrouper et de faire discuter autour
de leurs contributions scientifiques différents chercheurs en sciences
de l’éducation et de la formation. Dans un premier temps, nous
46 - avons rappelé le cadrage scientifique du symposium, que ce soient les
lectures croisées qui doivent alimenter les échanges, ou l’heuristique
de la notion d’ajustement qui nous a rassemblés. La première
contribution discutée a été celle que nous avons co-écrite avec
Andry Rabiaza, chef de clinique à l’UFR santé de Caen, en charge
de la formation des médecins généralistes, en lien avec la phase
exploratoire de sa recherche doctorale. Il s’agit de comprendre en
quoi la notion d’ajustement peut être un vecteur d’intelligibilité
de la relation médecin-patient. Ensuite, la communication de
Dominique Broussal a permis de questionner les ajustements au
cœur de l’éthique relationnelle des médecins anesthésistes avec leurs
patients. Marion Paggetti s’est intéressée quant à elle aux ajustements
des psychomotriciens avec des patients enfants. Delphine Guyet
s’est focalisée sur les ajustements des masseurs-kinésithérapeutes en
formation qui apprennent à lire leurs patients. Alexandra Maurine
nous a permis de découvrir les ajustements au cœur du raisonnement
clinique de l’infirmier en service d’urgence. Thierry Piot a proposé
une perspective intéressante qui permet de penser les ajustements
comme une fonction pédagogique transversale dans les métiers
adressés à autrui.
Dans une première partie nous présenterons le cadre conceptuel
liés aux activités d’ajustement, sur lequel nous avons adossé la
problématique de ce symposium. Dans une deuxième partie, nous
présenterons les différentes contributions, avant de discuter dans
une troisième et dernière partie certains points de vigilance ou de
tension qui ont été soulevés au cours des échanges, et les perspectives
de recherche et de formation qui ont été évoquées.

1) L’heuristique de la notion d’ajustement pour appréhender le travail de la


relation
La notion d’ajustement, fil rouge de ce symposium, a été proposée
aux différents auteurs pour appréhender et questionner le travail
de la relation, notamment dans les métiers du soin et de la santé,
des professionnels avec leurs patients : les médecins généralistes ou
anesthésistes, les psychomotriciens, les infirmiers ou les masseurs-
kinésithérapeutes. L’étymologie situe les ajustements d’abord du
côté de l’idée de conformité en droit, ou par rapport à la justice
divine, avant de se laïciser au XIIIe siècle, et de s’orienter vers l’idée
d’exactitude et de précision, dans la mesure exacte d’un instrument,
ou d’un vêtement, avec parfois des dimensions esthétiques, comme - 47
pour les jardins ou les intérieurs des maisons. En psychologie du
développement, les ajustements représentent des modifications de
l’organisme pour le rendre mieux adapté à son environnement.
L’ajustement ontogénétique est une adaptation transitoire
aux situations particulières rencontrées au cours de la vie. Les
ajustements sont des processus conjoncturels situés qui construisent
potentiellement des adaptations, qui sont, elles, structurelles. Dans
le travail de la relation, activité d’interaction humaine par excellence,
les ajustements, voire les micro-ajustements sont fréquents et
multiregistres, qu’ils s’opèrent de façon peu consciente ou de
façon stratégique, dans une dynamique professionnelle propre à la
situation, et aux acteurs en interaction.
Initialement, en sciences de l’éducation, on trouve la trace de cette
notion dans les travaux de recherche sur l’activité d’enseignement-
apprentissage, notamment ceux d’Altet dans les années 1990 qui ont
permis de souligner l’importance des ajustements dans la coactivité
maître-élèves. En didactique, Sensevy définit l’agir enseignant
comme un « processus constant d’ajustement mutuel » (2011, p.52)
qu’il cherche à analyser avec sa théorie de l’action conjointe (Sensevy
et Mercier, 2007). Goigoux (2007) définit l’ajustement didactique
comme la capacité de l’enseignant à prélever des indices pertinents qui
permettent d’inférer l’activité des élèves, afin de modifier des variables
dans la situation pour lui permettre de réussir, de comprendre, de
progresser. Jorro (2002) a pointé des gestes d’ajustement dans sa
catégorisation de la professionnalité enseignante.
Cette notion est centrale dans le modèle de l’agir enseignant de
Bucheton (2009) fondé sur une grammaire de gestes professionnels
ajustés, organisés en fonction de cinq principales macro-
préoccupations enchâssées (Bucheton et Soulé, 2009). Elle définit
l’ajustement comme « la manière dont l’agir langagier et corporel
de l’enseignant se règle sur la situation spécifique de la classe et
plus encore sur l’évolution de cette situation pendant la leçon »
(Bucheton, 2009, p.64). Elle a notamment analysé l’activité de
coajustement entre les postures des enseignants et celles des élèves.
Cette coactivité a été souvent soulignée par Altet (1992), qualifiée
d’action conjointe par Sensevy (2007) ou appréhendée comme un
couplage d’activité par Barbier (2017). Saillot (2020) a prolongé
48 - la conceptualisation de cette notion en caractérisant l’ajustement
comme une posture professionnelle interactive, adaptative, située
et pluri-adressée, basée sur une modélisation systémique « penser-
dire-faire-observer/écouter », qu’il a notamment mobilisée pour
appréhender les ajustements réciproques entre deux enseignants dans
des binômes professionnels sensés coenseigner, c’est-à-dire partager
le même espace et parfois les mêmes élèves (Saillot et Malmaison,
2018).
Les activités d’ajustements dans les métiers de l’interaction
humaine s’inscrivent dans une forme de vigilance pragmatique et
réflexive basée sur des sémioses (lectures, décodages) qui consistent
à identifier, à interpréter et à prélever des éléments significatifs, des
indices pertinents dans la situation, afin d’opérer des modifications
ou des combinaisons d’actions pour répondre de façon précise
aux besoins identifiés et sélectionnés, pour la situation, autrui,
ou soi-même (Saillot, 2021). Il s’agit d’une sorte de flexibilité
professionnelle qui « permet une souplesse dans l’ajustement aux
circonstances » et « qui organise les perceptions, les interprétations,
et l’action » (Mayen, Olry et Pastré, 2017). Si les ajustements sont
multiscalaires et multi-registres, ils s’opèrent essentiellement dans le
travail de la relation dans des dimensions intersubjectives (de soi
vers autrui), intrasubjectives (de soi à soi) et instrumentales (vers les
outils et les ressources professionnelles).
Lorsqu’on associe la notion d’ajustement à celle de posture
professionnelle, on comprend les proximités avec la théorie de
l’enquête de Dewey (2006) dont les dimensions réflexives dans
et sur l’action (Schön, 1994 ; Vergnaud, 1996) sont basées sur
l’observation et l’écoute. Il s’agit donc d’appréhender l’observation
et l’écoute, comme des gestes professionnels, des compétences
fondamentales dans les métiers de la relation, notamment dans les
entretiens cliniques, ou dans les conversations soignant-patient,
travailleur social-bénéficiaire, etc. L’écoute nécessite des exigences
afin d’entendre réellement son interlocuteur et comprendre ce
qu’il dit, sans tomber dans les pièges d’une surinterprétation qui ne
correspondrait pas à sa propre réalité (Randin, 2008). L’observation
clinique questionne des enjeux similaires si le professionnel veut
bien percevoir, identifier et comprendre ce qui se joue face à lui dans
l’attitude de la personne, ses gestes, ses mimiques ou ses signaux
physiques ou physiologiques, même les plus faibles. Thierry Piot
(2018) a notamment souligné le rôle déterminant et méconnu des - 49
conversations ajustées soignant-patient dans une logique de caring au
cœur des interactions de soin.

2) Comment les contributions ont appréhendé la question des ajustements


dans le travail de la relation
Tout d’abord, Andry Rabiaza a présenté la phase exploratoire
de sa recherche doctorale qui vise à articuler analyse du travail
et formation, dans une démarche de didactique professionnelle
(Mayen, Olry et Pastré, 2017). Il cherche à construire un dispositif
de formation innovant basé sur des auto-confrontations à partir
d’enregistrements filmés d’entretiens cliniques de médecins
généralistes avec leurs patients. Il s’agit dans un premier temps
d’identifier leurs représentations sur ce travail de relation, afin de
comprendre s’ils identifient des compétences ou des ressources
déterminantes, telles que pourraient l’être leurs ajustements. Ont-
ils conscience des ajustements qu’ils mobilisent en situation ?
Pourraient-ils opérer d’autres ajustements avec leurs patients ?
L’objectif est de les aider à analyser l’activité réflexive qui nourrit
ce travail de relation avec le patient, notamment à la lumière des
ajustements. Centrer une partie de la formation des médecins
généralistes sur des compétences professionnelles qui leur paraissent
non médicales dans un premier temps, constitue un véritable défi et
une innovation pédagogique en soi.
Dominique Broussal nous a proposé de questionner les
ajustements au cœur de l’éthique relationnelle des médecins
anesthésistes avec leurs patients. En s’inspirant du modèle
d’analyse de Bucheton (2009) qui avait nourri son travail de
thèse, il y a quelques années, il a cherché à analyser les « gestes
d’atmosphère » qui permettent de façonner l’éthique relationnelle
dans des consultations préanesthésiques. Dit autrement, il s’agit
de comprendre les ajustements des médecins anesthésistes qui leur
permettent d’impliquer les patients dans une coopération positive
pour la suite, en gagnant progressivement leur confiance. Il s’est
basé sur une recherche-intervention qui vise à accompagner des
transformations dans les pratiques de consultation, notamment
en chirurgie ambulatoire. Il a proposé des pistes de réflexion
sur les préoccupations professionnelles qui fondent ces « gestes
50 - d’atmosphère » des médecins anesthésistes pour coconstruire la
confiance, dans une sorte de rapport gagnant-gagnant. Il a repris le
modèle des ajustements multiregistres (Saillot, 2020) pour l’analyse
de ces préoccupations professionnelles : cadrer, partager, dialoguer,
ritualiser, faire coopérer et expliciter.
Marion Paggetti a présenté une partie de sa recherche doctorale
sur les ajustements des psychomotriciens avec des patients enfants.
Elle a rappelé brièvement les travaux de Thievenaz (2019a) qui
propose d’appréhender l’expérience professionnelle à l’aune de
la théorie de l’enquête de Dewey, notamment dans une approche
micrologique de l’activité (2019b). Elle a apporté quelques éléments
d’analyse des interactions à dominante corporelle conduites par les
psychomotriciens exerçant auprès d’enfants, qui donnent à voir
une mise en intelligibilité des ajustements effectués. Ses analyses lui
permettent de questionner le processus par lequel les professionnels
ajustent ou réajustent leurs actions thérapeutiques auprès des
enfants. Elle s’est focalisée sur les micro-perturbations que rencontre
le psychomotricien à l’occasion de son activité, qu’il interroge dans
une forme singulière d’enquête, afin d’opérer de micro-ajustements.
Cette contribution tisse des liens étroits entre activités d’ajustement
et travail d’enquête chez les psychomotriciens, dans une approche
micrologique (Thievenaz, 2019b).
Delphine Guyet s’est focalisée sur les ajustements des masseurs-
kinésithérapeutes (MK) en formation qui apprennent à lire leurs
patients. Dans cette optique, elle s’est basée sur le modèle du multi-
agenda de macro-préoccupations enchâssées (Bucheton et Soulé,
2009) prolongé par le modèle des ajustements multi-registres
(Saillot, 2020) pour réfléchir à un outil d’analyse pour la formation
des MK. Quelles macro-préoccupations et quels gestes professionnels
peuvent être identifiés et placés au cœur de la formation des MK ?
Est-il possible de construire un modèle des macro-préoccupations
professionnelles des MK qui permette l’analyse des ajustements au
cœur du travail de rééducation ? Cette contribution a trouvé de
l’écho avec les communications de Dominique Broussal sur les gestes
professionnels d’atmosphère, et de Marion Paggetti sur les micro-
ajustements effectués à partir d’une lecture du corps du patient.
Alexandra Maurine a rappelé qu’elle situe sa démarche dans une
approche de didactique professionnelle (Pastré, Mayen et Vergnaud,
2006) comme Andry Rabiaza avant elle. Elle s’est basée sur des
données recueillies lors d’entretiens d’autoconfrontation avec des
- 51
infirmiers, afin d’essayer d’identifier les ajustements opérés avec leurs
patients dans les services d’urgence, et qui fondent leur raisonnement
clinique. Elle s’intéresse particulièrement aux dimensions langagières
de ces ajustements entre infirmiers et patients. Elle se demande
comment mieux outiller la formation professionnelle des infirmiers
face à ces enjeux importants d’ajustements langagiers avec les
patients ? Selon elle, il semble nécessaire de questionner le travail
de décryptage ou de traduction langagière effectué par les infirmiers
pour bien communiquer avec les patients, surtout dans le contexte si
particulier des urgences. Dans ce type de situation, les patients font
face à une grande vulnérabilité, et leurs émotions prennent parfois le
pas sur leurs capacités de raisonnement, obligeant ainsi les infirmiers
à des ajustements dans le feu de l’action.
Thierry Piot a offert une grille de lecture transversale des
ajustements à l’aune de la théorie de l’agir communicationnel
(Habermas, 1987) et des théories du care (Tronto, 2009) qui
apportent quelques pistes de réflexion et d’action pour l’ensemble
des métiers adressés à autrui, encore appelés métiers de la relation
ou de l’interaction humaine. Sa proposition permet de penser
les ajustements dans le travail de la relation comme une fonction
pédagogique transversale mais finalement centrale dans les métiers
adressés à autrui, que ce soit pour des dimensions éthiques telles
que les a appréhendées Dominique Broussal dans ce symposium par
exemple, ou pour des questions plus techniques et médicales, dans
une dialectique entre cure et care (Rothier Bautzer, 2013).

Conclusion : quelques points de vigilance et perspectives scientifiques


Ces différentes contributions, enrichies par les lectures croisées
qui ont nourri les discussions du symposium, ont permis d’apporter
quelques éléments scientifiques particulièrement éclairants, dans le
cadre de ce colloque sur le travail de la relation, dans les métiers du
soin ou de la santé.
L’un des principaux points de vigilance concerne la prudence
scientifique à conserver pour ne pas voir des ajustements partout, et
donc finalement nulle part, si on ne les définit pas assez précisément.
Comme les ajustements constituent des sortes de compétences
professionnelles souvent peu visibles par l’observateur, voire peu
52 - conscientisées par le praticien lui-même, ils nécessitent des regards
croisés et des échanges entre chercheurs et professionnels (auto-
confrontations) pour les identifier, les caractériser, et ainsi mieux
les comprendre. L’un des intérêts de ces analyses est d’aider les
professionnels à en prendre conscience afin de les mobiliser de façon
plus stratégique, comme de véritables instruments (Rabardel, 1995,
1999).
Il semble donc que le travail scientifique de conceptualisation
initié autour de la notion d’ajustement structure progressivement
un cadre théorique qui permette de partager des significations
communes autour d’invariants, notamment la recherche de précision
par l’intermédiaire de sémioses (lectures) de l’environnement, avec
l’objectif d’identification de besoins (de la situation, du bénéficiaire
ou de soi-même) afin de chercher à mieux y répondre. Les échanges
du symposium ont montré la nécessité de clarifier les similitudes et les
différences avec des notions connexes, notamment celles d’adaptation
et de régulation. Rappelons que l’adaptation s’inscrit plutôt dans un
processus structurel qui nécessite de multiples (micro)-ajustements,
processus conjoncturels toujours situées et renouvelés pour de
nouvelles lectures de l’environnement (décodage, interprétation et
problématisation) qui guident les prises de décision. La régulation
permet un retour à une norme initialement définie (comme un
thermostat pour une température prédéterminée ou un régulateur de
vitesse sur un véhicule) quand les ajustements s’opèrent par rapport
à des normes sans cesse questionnées et réévaluées grâce à différentes
sémioses : de l’environnement, d’autrui, et de soi-même.
Les ajustements s’inscrivent dans des activités multi-registres et
multiscalaires qui les rendent difficiles à appréhender, en dehors du fait
qu’elles ne sont pas directement observables, comme toute activité,
qui « ne se touche pas du doigt » (Hubault, 1996), et qui recouvre une
réalité complexe. On ne peut donc pas identifier des ajustements, sans
la participation des acteurs, afin de découvrir leurs intentions et leurs
éventuelles stratégies d’action (Pastré, 2004) à l’aide des approches
méthodologiques de la psychologie du travail (auto-confrontations
notamment). Il est nécessaire de savoir ce que l’on cherche quand
on appréhende des ajustements, mais il est indispensable de les
caractériser finement après les avoir identifiés. Quelle est la nature
des ajustements identifiés ? S’agit-il d’ajustements intersubjectifs,
intrasubjectifs, instrumentaux par exemple ? Après avoir déterminé - 53
leur nature, il est pertinent de caractériser leur fonction. S’agit-il
d’une fonction communicationnelle ? Relationnelle ? Pédagogique ?
Didactique ? Ergonomique ? Technique ? Ou d’autres fonctions,
selon les situations et les enjeux professionnels. Tous les ajustements
sont-ils efficaces ? Permettent-ils toujours d’améliorer la relation ou
la précision de l’intervention ?
Ces différentes questions offrent des perspectives scientifiques
importantes pour gagner en précision dans les analyses du travail, et
dans la formation, dans une perspective de didactique professionnelle
(Mayen, Olry et Pastré, 2017) qui vise à comprendre comment
on apprend dans et par des situations. S’ajuster en situation dans
le travail de la relation nécessite une activité réflexive qui articule
vigilance et flexibilité, et constitue un objet complexe de recherche
et de formation. Il faut cependant veiller à ne pas tomber dans
une forme d’illusion scientifique ou formative, qui attribuerait
aux ajustements une sorte de pouvoir magique dans le travail de la
relation. Évoquer la présence d’ajustements sans préciser leur nature
et leur fonction ne permet pas de comprendre finement ce qui se joue
dans ces situations professionnelles. Les analyses nécessitent donc un
travail de précision, dans une approche écologique et micrologique
de ces activités, qui s’intéresse aux « détails négligeables » qui font
parfois la différence, et qui permettent de comprendre comment
« l’expérience s’élabore progressivement dans l’infiniment petit des
actes de travail » (Thievenaz, 2019b, p.238).
Ce symposium a permis d’ouvrir, pour les métiers du champ
du soin – très représentés dans les contributions – et du social, sur
une réflexion qui relie la question des ajustements et la question
de la pédagogie, dans la mesure où, en s’adressant à des personnes
vulnérables, les professionnels, pour bien faire leur travail, ont
besoin de construire une coopération éclairée et ajustée avec les
bénéficiaires : dans ce cas des apprentissages réciproques, en termes
d’activité constructive (Rabardel et Samurçay, 2004) s’invitent dans
la relation qui se noue et permettent une forme d’autonomisation
progressive des bénéficiaires. Cela permet de questionner les
fonctions pédagogiques des ajustements.

54 -

Bibliographie

Altet, M. (1992). Une formation professionnelle par l’analyse des pratiques


et l’utilisation d’outils conceptuels issus de la recherche : modes cognitifs et
modes d’ajustement. Les sciences de l’Éducation. Pour l’Ère nouvelle, 1/2.
Barbier, J.-M. (2017). Le concept de couplage d’activités entre sujets. In
Barbier, J.-M. et Thievenaz, J. (Dir.). (2017). Agir pour, sur et avec autrui.
Paris : L’Harmattan.
Barbier, J.-M. et Thievenaz, J. (Dir.). (2017). Agir pour, sur et avec autrui. Les
couplages d’activités. Paris : L’Harmattan, pp. 287-294.
Bucheton, D. (Dir.). (2009). L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés.
Toulouse : Octares.
Bucheton, D. & Soulé, Y. (2009). Les gestes professionnels et le jeu des
postures de l’enseignant dans la classe : un multi-agenda de préoccupations
enchâssées. Éducation et Didactique, 3, 3, pp. 29-48.
Dewey, J. (2006). Logique : la théorie de l’enquête. Paris : PUF.
Goigoux, R. (2007). Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants.
Éducation et didactique, 1/3, pp. 19-41.
Habermas, J. (1987) Théorie de l’agir communicationnel. Rationalité de l’agir et
rationalisation de la société. Paris : Fayard.
Hubault, F. (1996). De quoi l’ergonomie peut-elle faire l’analyse ? In
Daniellou, F. (Dir.). (1996). L’ergonomie en quête de ses principes. Toulouse :
Octares.
Jorro, A. (2002). Professionnaliser le métier d’enseignant. Paris : ESF.
Mayen, P., Olry, P. & Pastré, P. (2017). L’ingénierie didactique
professionnelle. In Carré, P. & Caspar, P. (2017). Traité des sciences et des
techniques de la formation. Paris : Dunod.
Pastré, P. (2004). Le rôle des concepts pragmatiques dans la gestion des
situations problèmes : le cas des régleurs en plasturgie. In Samurçay, R.
& Pastré, P. (Dir.). (2004). Recherches en didactique professionnelle. Toulouse :
Octares.
Pastré, P., Mayen, P. & Vergnaud, G. (2006). La didactique professionnelle.
Revue Française de Pédagogie, 154, pp. 145-198.
Piot, T. (2009). Quels indicateurs pour mesurer le développement
professionnel dans les métiers adressés à autrui ? Questions Vives, 5, 11. - 55
Piot, T. (2018). Le rôle déterminant et méconnu des conversations
soignant-patient au cœur des interactions de soin, in D. Broussal et J.
Thievenaz (dir.), Apprendre des interactions de soin, Les dossiers des sciences de
l’éducation, n° 39.
Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies, une approche cognitive des
instruments contemporains. Paris : Armand Colin.
Rabardel, P. (1999). Le langage comme instrument, éléments pour une
théorie instrumentale élargie. In Clot, Y. (Dir.). (1999). Avec Vygotski.
Paris : La Dispute.
Rabardel, P. & Samurçay, R. (2004). Modèle pour l’analyse de l’activité
et des compétences. In Samurçay, R. & Pastré, P. (2004). Recherches en
didactique professionnelle. Toulouse : Octares.
Randin, J.-M. (2008). Qu’est-ce que l’écoute ? Des exigences d’une si
puissante « petite chose », Approche centrée sur la personne. Pratique et
recherche., 7, pp. 71 à 78.
Rauthier Bautzer, E. (2013). Entre cure et care, les enjeux de la professionnalisation
infirmière. Rueil Malmaison : Lamarre.
Saillot, E. (2020). S’ajuster au cœur de l’activité d’enseignement-apprentissage.
Construire une posture d’ajustement. Paris : L’Harmattan.
Saillot, E. (2021). Contribution à une théorie de l’activité d’ajustement : Approche
compréhensive et transformative, du travail enseignant aux métiers de l’interaction
humaine, Note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches,
Université de Caen Normandie.
Saillot, E. et Malmaison, S. (2018). Analyse des ajustements réciproques
dans une activité de co-enseignement : Étude de cas dans le dispositif
« Plus de maîtres que de classes », Éducation & socialisation, Les cahiers du
CERFEE.
Sensevy, G. (2011). Le Sens du savoir. Bruxelles : De Boeck.
Sensevy, G. & Mercier, A. (2007). Agir ensemble : l’action didactique conjointe
du professeur et des élèves, Rennes : PUR.
Schön, D. (1994). Le praticien réflexif. Montréal : Éditions Logiques.
Thievenaz, J. (2019a). Enquêter et apprendre au travail. Approcher l’expérience
avec John Dewey, Dijon : éditions Raison et Passions.
Thievenaz, J. (2019b). Pour une approche micrologique de l’expérience en formation
des adultes, Éducation permanente, 220/221, pp. 3-4.
56 - Tronto, J. (2009). Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : Éditions
La Découverte.
Vergnaud, G. (1996), Au fond de l’action, la conceptualisation. In Barbier
J.-M. (Dir.) Savoirs théoriques, savoirs d’action. Paris : PUF.
Chapitre 4.

Stratégies cliniques sur le terrain : quelle autonomie pour


les équipes et les sujets ? Quel rapport au savoir ?

Françoise Hatchuel16, David Faure17, Katia François18,


Magdalena Kohout-Diaz19, Régine Scelles20,
Stéphane Tregouët21

Ce texte est dédié à la mémoire de notre collègue Régine Scelles, professeure


de psychopathologie clinique à l’Université Paris Nanterre, qui nous avait
fait l’amitié de prendre part au symposium qui est à l’origine de ce texte,
et qui nous a quittés le 28 janvier 2022. Sa finesse et son énergie nous
manquent. Nous gardons précieusement ses travaux de référence sur le
handicap.
- 57
Pour ce symposium, nous nous sommes réunis sur l’idée de
questionner la pertinence et la mise en œuvre sur le terrain d’une
approche clinique d’orientation psychanalytique, telle qu’elle
16. Professeure des universités en sciences de l’éducation, responsable de l’équipe
Savoir, Rapport au Savoir et Processus de Transmission (SRSPT), Centre de Re-
cherches Éducation et Formation – CREF, EA 1589, Université Paris Nanterre.
17. Psychosociologue, maître de conférences associé, équipe Savoir, Rapport au
Savoir et Processus de Transmission (SRSPT), Centre de Recherches Éducation et
Formation – CREF, EA 1589, Université Paris Nanterre.
18. Assistante sociale au ministère de la justice, doctorante en sciences de l’édu-
cation, l’équipe Savoir, Rapport au Savoir et Processus de Transmission (SRSPT),
Centre de Recherches Éducation et Formation – CREF, EA 1589, Université Paris
Nanterre.
19. Professeure des universités en sciences de l’éducation, Laboratoire Cultures,
Éducation, Société – LACES EA 7437, Université de Bordeaux.
20. Professeure de psychopathologie, Laboratoire Clinique, Psychanalyse, Déve-
loppement – CliPsyD, EA 4430, Université Paris-Nanterre.
21. Cadre infirmier, doctorant en sciences de l’éducation, équipe Savoir, Rapport
au Savoir et Processus de Transmission (SRSPT), Centre de Recherches Éducation
et Formation – CREF, EA 1589, Université Paris Nanterre.
peut être définie en sciences de l’éducation, en psychosociologie,
et en psychologie (Blanchard-Laville et al., 2005 ; de Gaulejac,
Giust-Desprairies et Massa, 2013). Nous souhaitions comprendre
comment cette démarche aide à penser les pratiques, les dispositifs et
les modalités d’action des sujets en interaction, avec l’intuition que
cette question résonnerait avec celle du rapport au savoir, le nôtre
et celui des personnes avec lesquelles nous travaillons. Nous nous
sommes en effet situés le plus souvent dans une posture multiple, de
chercheurs, mais aussi dans la diversité de nos pratiques de formation
ou d’accompagnement (de professionnels, d’usagers, de proches…).
Que se passe-t-il, concrètement sur le terrain, lorsque des actrices
et acteurs s’efforcent de mettre en œuvre une démarche privilégiant
l’engagement du sujet dans sa pratique, en particulier lorsqu’il est
question de lien à un autre sujet ? Comment nos théorisations et
nos auteurs de référence sont-ils mis à l’épreuve par la réalité tout en
nous soutenant dans la pensée et dans l’action ? Comment chacun
s’en arrange-t-il, tient son cadre, soutient son approche ? Comment
portons-nous la spécificité de l’approche clinique, notamment en
termes de rapport au savoir face à la pensée opératoire et aux savoirs
58 - objectivants - et quels en sont les effets sur le terrain ? Comment
cette approche nous aide-t-elle à comprendre des éléments du
rapport au savoir des personnes présentes dans nos recherches ?
Comment peut-elle se vivre, consciemment ou non, et s’articuler
avec d’autres types de savoirs, souvent à la fois plus identifiables
et plus reconnus ? À quels moments pouvons-nous dire « qu’il y a
de la clinique » ? Comment parvenons-nous à rester « cliniciens »,
ou à aider des professionnels à le rester ? Mais aussi comment la
clinique s’invite-t-elle dans nos pratiques et celles des sujets que
nous accompagnons là où on ne l’attend pas forcément, notamment
quand le savoir « ordinaire » est mis en échec » ? Il s’agissait donc
avant tout de défendre la possibilité pour les professionnels de « faire
avec » la réalité telle qu’elle se présente, en se faisant les interprètes de
la diversité à travers le style propre à chacun, en tentant de déjouer
les mécanismes de défense ordinaires, notamment en termes de
dénégation. Ainsi, plutôt que la notion de « stratégies cliniques » qui
avait donné son titre au symposium, nous en venions à évoquer celle
de « tactiques cliniques », qui nous semble mieux signifier la façon
dont l’approche clinique nous aide à déjouer nos projets de maîtrise.
Parmi les différentes situations et études présentées, la question
du handicap et de la vulnérabilité a constitué un fil conducteur, dans
la mesure justement où elle renvoie au non-savoir de chaque sujet :
comment faisons-nous quand nous ne savons pas ? Comment faisons-
nous face à ces situations « étranges » (voir Hatchuel, Chauvier,
Kerrien et Markakis, 2016) qui nous désorientent ? Comment
parvenir à dégager notre propre espace de pensée, en ouvrir à
autrui, entendre et défendre ceux qui existent ? Comment penser
et défendre une épistémologie et une éthique du care (Molinier,
Laugier et Papermann, 2009 ; Tronto, 2012) et questionner ce que
peut signifier « prendre soin » dans les situations de souffrance et
d’incertitude ?

1) L’enfant en situation de handicap et le désir de savoir


Régine Scelles avait ainsi ouvert le symposium du point de vue
de l’enfant en situation de handicap, de son désir de savoir, et
notamment de savoir sur soi et sa maladie ou son handicap (Gargiulo
et al, 2014). Elle soulignait que chaque enfant investit le savoir pour
des raisons différentes, qui peuvent être étroitement intriquées : les
unes ont trait à lui-même (désir de maîtriser les choses, de réduire les - 59
étrangetés inquiétantes et de répondre à un questionnement…), les
autres ont trait aux liens qu’il entretient avec ses proches (désir d’être
reconnu, estimé, d’avoir une action sur l’autre, de le dépasser…)22.
Les apprentissages, quant à eux, sont pour partie guidés, soutenus
et organisés par les adultes, et, pour partie, peuvent être coconstruits
avec les pairs (frères et sœurs, enfants également en situation de
handicap, camarades de classe valides, etc.) dans une interaction
symétrique et réciproque (Scelles, 2010 ; Scelles et Dayan, 2015).
Ces savoirs que les enfants apprennent ensemble sont d’autant plus
cruciaux que, souvent, les choses sont difficilement nommées par
les adultes, pris dans leurs propres éprouvés. Régine Scelles donne
ainsi l’exemple d’une enseignante qui, embarrassée des réactions
de certains élèves face à une fillette trisomique, leur répond : « un
jour elle sera comme vous ». L’enfant entend ainsi qu’il y a quelque
chose d’elle qu’il ne faudrait pas savoir. Face à ce qu’elle appelle « une
défaillance de la verticalité », les pairs peuvent être une ressource très
importante.
22. On pourra ici bien sûr également se reporter aux travaux de l’équipe « savoir,
rapport au savoir et processus de transmission » et à la synthèse faite en 2005
(Hatchuel, 2005).
Or, parfois les enfants en situation de handicap éprouvent
des difficultés à établir avec leurs pairs valides ou en situation de
handicap des relations diversifiées, électives et/ou évolutives (Parten,
1932 ; Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996). Ils et elles sont
alors seuls, solitaires au milieu des groupes, en particulier dans les
moments libres, non organisés par l’adulte. Ils et elles sont « collés » à
l’adulte. Ce manque de relations choisies et évolutives avec les autres
a un impact sur les processus d’inclusion, la vie sociale, familiale et
affective des sujets en situation de handicap. Or, si les prescriptions
inclusives ont abouti à l’idée qu’un enfant en situation de handicap
peut et doit être accueilli en milieu « ordinaire », tout reste à faire en
matière de tissage de relation.
À partir d’une pratique de recherche et d’une pratique clinique,
quelques pistes ont alors été ouvertes pour soutenir le développement
des habiletés de l’enfant en situation de handicap à interagir avec ses
pairs afin de stimuler les co-apprentissages dans le domaine du savoir
mais aussi du savoir-être entre enfants, compétences indispensables
pour vivre le mieux possible en société et faire génération.

60 - 2) Le sujet-interprète
Magdalena Kohout-Diaz a, de son côté, questionné la notion de
prescription à travers les résultats d’une enquête exploratoire menée
auprès de 38 étudiant.e.s de première année (n=23) et seconde
année (n=15) de la mention Professorat des Écoles du master des
Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation,
qui fréquentaient le séminaire de recherche « Éducation inclusive
et diversités : scolariser les élèves à besoins éducatifs particuliers »
(Kohout-Diaz, 2017). Au travers d’une approche mixte (quantitative
par questionnaires et qualitative par entretiens collectifs), l’enquête
conduit au constat que les incertitudes des métiers de l’enseignement
et de l’éducation concernant le processus inclusif sont en partie
générées par des injonctions paradoxantes (De Gaulejac, 2019) sur
la conduite professionnelle à tenir dans l’interprétation des besoins
éducatifs particuliers. Lorsqu’elle est entendue comme un discours
institutionnel prescriptif, la notion d’école inclusive ne permet pas
le déploiement de pratiques créatives et inédites issues d’une analyse
clinique des situations concrètes, telle qu’on aurait pu la penser
dans une épistémologie fondée sur le care (Molinier et al, 2009). Les
futurs enseignants pris dans un tissu d’injonctions sont au contraire
plutôt conduits à s’orienter suivant des nosographies médicales et
neurobiologiques qui les dépossèdent de leur questionnement propre
en la matière (voir plateforme Cap école inclusive). Magdalena Kohout-
Diaz propose alors le terme de « sujet-interprète » pour définir la
nécessité pour l’enseignant.e d’interpréter ces besoins particuliers,
en construisant son style professionnel propre. Elle fait l’hypothèse
que les séminaires de recherche pour les futurs professionnels de
l’éducation et de l’enseignement sont une voie privilégiée qui permet
de questionner de façon clinique les situations et les pratiques
pédagogiques, à condition de contourner le malentendu qui réduit
la recherche en éducation à venir justifier des pratiques pédagogiques
prescrites, ainsi mises « sous la tutelle » (Clanet, 2009) et pétrifiées.

3) Accueillir le chaos de la demande


David Faure a poursuivi cette réflexion sur la façon dont les
professionnels vivent l’écart entre la représentation institutionnelle
de leur pratique et les demandes qui leur sont adressées à partir d’une
recherche-intervention psychosociologique qu’il mène auprès d’une
équipe intervenant auprès de personnes atteintes de « handicaps - 61
rares » (GNCHR, 2012). Celle-ci fait apparaître des difficultés
dans l’accueil des demandes qui sont adressées à l’équipe (Assoun,
2005), difficultés qui semblent provenir d’un décalage entre les
représentations de l’offre institutionnelle légitimée par une expertise
principalement médicale (Collins, 2014) et les ressources à mettre
en œuvre pour accueillir et traiter une demande qui s’origine dans la
souffrance du patient et apparaît alors comme « inconnue » (Rosolato,
1978). L’ensemble peut s’interpréter en termes de contenance face au
chaos de la demande (Bion, 2012) et aux ressources qui permettent
ou non de se disposer à l’accueillir (Hatchuel, 2012).
Lors d’une séance d’analyse de pratiques centrée sur une
réaction en chaîne créée par la difficulté de l’équipe à contenir la
souffrance d’un jeune polyhandicapé, le travail a permis de repérer
comme une réverbération de la demande, qui se propage sans jamais
trouver de réponse, dans un mécanisme qui semble provoqué par le
décalage entre des types de rapport au savoir, différents selon que les
situations sont envisagées comme donnant lieu à la mise en œuvre
d’une expertise ou d’une écoute clinique du sujet. La situation met
en évidence un « imaginaire leurrant » (Enriquez, 1992) de l’expertise
et ses effets sur la mobilisation de ressources par les praticiens du
dispositif Handicaps rares. Le travail clinique autour du rapport au
savoir permet alors de dépasser l’opposition entre savoirs « objectifs »
et « subjectifs » pour mettre en évidence la problématique de « l’usage
psychique » des savoirs de l’accompagnant confronté à sa propre
vulnérabilité face à la demande, et à ses effets sur l’organisation
collective et le cadre institutionnel.

4) Soutenir Éros
Françoise Hatchuel a ensuite repris la notion qu’elle a théorisée
précédemment en termes de « soutenir Éros » (Hatchuel, 2012) à
partir des travaux de Piera Aulagnier sur l’investissement (Aulagnier,
1982/1986). L’idée centrale sera que la souffrance (physique
ou psychique) nous met dans un désarroi qui nous plonge dans
la position du nourrisson. L’enjeu est d’en sortir. La clinique
n’abrase pas ces éprouvés de désarroi et d’impuissance mais, alliée
à l’anthropologie, elle nous aide à penser et à intérioriser que,
contrairement au nourrisson auquel nous sommes renvoyés, nous
62 - pouvons les traverser et les surmonter, à la fois parce que d’autres
l’ont fait avant nous et parce que chaque sujet sait un peu où trouver
ses ressources propres. Ceci avait conduit Brigitte Cohen-Boulakia,
doctorante malheureusement décédée, à considérer, à partir de son
expérience de cadre de santé en soins palliatifs, que « soutenir Éros
c’est soutenir l’autonomie ». Cette théorisation à laquelle Françoise
Hatchuel adhérait de façon intellectuelle a pris un sens tout à fait
singulier à l’occasion d’un évènement personnel douloureux où, face
à une personne proche très éprouvée par un deuil difficile, dans le
désarroi de l’impuissance à soulager la peine de l’autre, elle a pu se
reconnecter à un éprouvé de bien-être en proposant : « tu veux un
café ? ». Le « micro-évènement » signifiant a alors été que là où elle
pensait « tu veux que je t’apporte un café ? », la personne, jusque-là
prostrée sur son canapé, s’est levée d’un bond en répondant : « tu
as raison, je vais aller m’en faire un ». Tactiques cliniques : non pas
penser, décider, mais adopter (plus ou moins consciemment) la
formulation la plus ouverte possible, alors même que la pensée est,
elle, déjà davantage dans la solution.
Elle a ainsi pu montrer comment l’accueil de la souffrance
d’autrui passait par une empathie à la vulnérabilité de chacun, mais
qui ne réduise pas le sujet à cette souffrance, en redonnant à chacun la
possibilité de retrouver/soutenir son désir face à ce qui l’attaque : les
procédures, la sidération, la souffrance… Ces mouvements à la fois
infimes et fondamentaux passent par des ancrages et des rituels (par
exemple l’habitude du café comme lien), et permettent ainsi de lutter
contre l’hybris et la tentation de l’emprise (« je sais à ta place ce qui va
te faire du bien et je m’en occupe »). Se joue également la question
centrale de la résistance du réel qui tend de plus en plus souvent à
être perçue non pas comme une nécessité à laquelle nous devons
faire face collectivement mais comme une agression personnelle
(Fassin et Rechtman, 2011). Harmut Rosa (2020) souligne ainsi la
difficulté croissante à accepter ce qu’il appelle « l’indisponibilité du
monde ». Dans cette perspective, ce que Françoise Hatchuel appelle
le « risque filicide » – celui de ne pas réussir à faire vivre les nouveau-
nés, si vulnérables du fait de la prématurité qui caractérise l’espèce
humaine - jadis pris en charge par le collectif, tend à se rabattre sur
une culpabilité personnelle (Hatchuel, 2020).
Elle a conclu sur la notion de « bienveillance perverse » – héritée - 63
des conceptions de Paul Fustier – qui souligne que l’autonomie n’est
jamais extérieure au sujet : elle ne peut se penser qu’à partir de là
où chacun en est. Les dispositifs cliniques groupaux de type analyse
Balint des pratiques contribuent ainsi à remettre chacun en lien avec
la diversité de ses éprouvés et à pouvoir mieux les faire cohabiter
grâce à la réverbération du groupe.

5) Accueillir l’étrangeté
Pour finir, Katia François et Stéphane Tregouët ont travaillé
à partir de ce qu’ils comprenaient des enjeux psychiques de deux
professionnelles rencontrées lors d’entretiens.
Pour Katia François, assistante sociale, il s’agit d’un « entretien
social », pratique ordinaire dans son métier, mais dont elle montre
comment sa formation en master puis comme doctorante selon une
approche clinique d’orientation psychanalytique lui a permis de
soutenir une dynamique plus pertinente et de faire émerger un nouveau
savoir accompagnant les turbulences d’un métier de la relation en
pleine mutation. Lorsque Denise23, adjointe administrative de 43
ans, en instance de divorce, la sollicite par mail pour un rendez-vous,
l’objet en lettre capitale indique : « DEMANDE DE RENDEZ-
VOUS URGENTE ». Ce style d’écriture inhabituel se doublera lors
de l’entretien d’une demande de Denise d’être aidée à « retrouver
sa tête », alors que la demande objectivée est celle d’un logement.
Katia François montre alors comment la conduite de l’entretien va
permettre que ce logement se modélise peu à peu dans l’imaginaire
de Denise, dans son éprouvé d’images liées au démembrement-
remembrement où la sensation de perdre des morceaux d’elle-
même vient faire écho à la dispersion des différents membres de
la famille. Dans cet éprouvé de perte et de confusion, l’entretien
social, en proposant des métaphores (« vous êtes en chemin »)
devient un « espace-corps » à investir en tant qu’espace transitionnel
resubjectivant (Lauru, 2013) où Denise pourra mûrir sa demande et
s’autoriser à dire son désir d’un nouvel appartement mais aussi d’une
nouvelle rencontre amoureuse. Écouter et regarder Denise, en étant
animée d’une démarche clinique d’orientation psychanalytique, a
ainsi permis de la laisser déployer son discours et d’aller au-delà de
64 - l’inconfort de l’étrangeté de sa demande. En questionnant l’accueil
d’une demande énigmatique et celle d’une parole en attente d’être
lue, Katia François a pu nous montrer comment avait pu se réaliser
pour elle et donc potentiellement pour d’autres travailleurs sociaux,
cette opération psychique de transformation des demandes dites
étranges en potentiel départ d’un travail de la relation.
Stéphane Tregouët a lui, de son côté, interviewé Clara
pour les besoins de sa recherche. À partir d’un entretien clinique
d’orientation psychanalytique, il a cherché à mettre en évidence
la réalité psychique, et notamment la souffrance et les éléments
désorganisateurs de cette infirmière exerçant en psychiatrie adulte,
confrontée à des changements institutionnels douloureux (Kaës,
1996).
Il montre ainsi les effets psychiques négatifs et/ou toxiques
ressentis par cette infirmière devant les changements progressifs
qui viennent impacter son rapport à la tâche primaire du soin,
mais aussi la relation aux patients accueillis et la fiabilité des liens
avec l’équipe soignante. En effet, les logiques de réorganisation

23. Les prénoms ont été modifiés pour des raisons évidentes de confidentialité.
institutionnelle, sous l’emprise d’un management autoritaire, viennent
modifier les fonctions de contenance de cette infirmière mais aussi
de l’équipe soignante (Mellier, 2018), provoquant notamment un
effet « thanatophore » (perte de la fonction phorique, c’est-à-dire
de la fonction de portage de l’autre, si nécessaire dans les métiers
du soin) tel qu’a pu l’analyser Emmanuel Diet (1996). La crise
institutionnelle contribue alors au désarrimage de ses appartenances
professionnelles entre l’ancienne filiation des soins et la nouvelle
organisation imposée. Dans ce contexte difficile, des éléments des
réaménagements psychiques mis en place par Clara ont pu être
abordés.

Conclusion
Nous avons ainsi pu repérer à la fois ce qui attaque et ce qui répare,
et notamment la possibilité d’apprendre ensemble, pas forcément
comme on le croit et pas forcément ce que l’on croit ou ce qu’il
« faudrait » selon les normes en vigueur. Usagers et professionnels
cherchent, tâtonnent, font face et apprennent peut-être avant tout
à ne pas savoir. Nous avons aussi pu voir la difficulté (mais pas
l’impossibilité) pour ces savoirs issus de la rencontre à se confronter - 65
à d’autres savoirs plus institutionnalisés, en interrogeant les effets
de cette confrontation. Il apparaît alors que la réaffirmation forte
de la pertinence d’une posture clinique, d’accueil de la souffrance
sans désir d’une éradication immédiate, d’acceptation du manque,
le soutien de l’errance du sujet et de ses inquiétudes peuvent aider
à apprendre, penser et agir ensemble et en congruence avec le réel.
Ces compétences cliniques peuvent porter sur la relation, en termes
d’écoute, d’empathie ou de bienveillance, mais il semble qu’elles
portent surtout sur une certaine façon de « donner forme » (y
compris au niveau institutionnel) à l’informe, cet informe de doute,
de peur, de détresse profonde, d’inconnu, dans un premier temps
si difficile à accueillir. Il est probable que dans ces processus, la
question des éprouvés de honte soit cruciale, notamment lorsque le
sujet en souffrance anticipe une norme supposée qui fera obstacle à
l’énonciation de l’éprouvé.
À ce titre, la question des mots s’est avérée prégnante. Comment
les sujets s’accordent-ils sur des termes comme « prescription »,
« bonnes pratiques », etc. ? Il nous a semblé important de soutenir
l’écart entre ce qui peut être prescrit ou défini de l’extérieur
(notamment des objectifs) et ce qui ne peut que rester du ressort
du sujet (le mode de faire dans sa singularité). Ce sont toujours des
sujets engagés qui agissent. Nous avons pu aussi, bien sûr, repérer la
multiplicité des formes de savoir, savoir médical, savoir prescripteur,
savoir d’expérience, non-savoir… La tentation permanente de les
hiérarchiser et la pertinence, au contraire, d’arriver à les soutenir à
égalité de dignité. En la matière, la place d’une démarche de recherche
et de questionnement nous a semblée centrale, nous conduisant à
conclure, en paraphrasant Patrice Ranjard (1984) : « pour la défense
des sujets mais contre leurs défenses ».

Bibliographie

Assoun, P.-L. (2005). Précarité du sujet, objet de la demande. Préjudice et


précarité à l’épreuve de la psychanalyse. Cliniques méditerranéennes, 72(2), 7.
66 - Aulagnier, P. (1982). Condamné à investir, Nouvelle Revue de Psychanalyse,
XXV, 309-330. Repris dans Un interprète en quête de sens. Paris : Ramsay,
1986, 325-358.
Bion, W. R. (1996). Aux sources de l’expérience. Paris : PUF.,
Blanchard-Laville, C., Chaussecourte, P., Hatchuel, F., Pechberty, B. (2005).
Note de synthèse : Recherches cliniques d’orientation psychanalytiques
dans le champ de l’éducation et de la formation, Revue Française de Pédagogie,
151, pp. 111-162.
Clanet, J. (Dir.). (2009). Recherche/formation des enseignants : quelles
articulations ? Rennes : PUR.
Collins, H. (2014). Are we all scientific experts now ? Cambridge : Polity Press.
Diet, E. (1996). Le thanatophore, travail de la mort et de la destructivité
dans les instituions. In Kaës, R. & al. (2016). Souffrance et psychopathologie des
liens institutionnels. Paris : Dunod.
Enriquez, E. (1992). L’organisation en analyse. Paris : PUF.
Fassin, D & Rechtman, R. (2011). L’empire du traumatisme. Enquête sur la
condition de victime. Paris : Seuil.
Gargiulo, M., Herson, A. & Angeard, N. (2014). Annoncer une maladie
génétique à l’enfant : Désir de savoir, besoin de comprendre. Médecine
thérapeutique pédiatrie, 17(1), p. 8-14.
Gaulejac de, V., Giust-Desprairies, F. & Massa, A. (Dir.). (2013). La
recherche clinique en sciences sociales. Toulouse : Érès.
Gaulejac de, V. (2019). Système paradoxant. In Vandevelde, A. & Fugier,
P., Dictionnaire de sociologie clinique. Toulouse : Érès.
Groupement National de Coopération Handicaps Rares (GNCHR)
(2012). Situations de handicaps rares et complexes : de l’entrée en relation à la
communication [Actes de colloque].
Hatchuel, F. (2005). Savoir, apprendre, transmettre. Paris : La Découverte.
Hatchuel, F. (2012). Soutenir le travail : une posture psychique face au
chaos. Connexions, 97, 119-135.
Hatchuel, F. (2020). Ritualiser les passages pour accompagner notre part
vulnérable à l’épreuve de l’hypermodernité ? Carrefours de l’éducation, 50,
49-62.
Hatchuel, F., Chauvier, E., Kerrien E. & Markakis, K. (2016). O aluno
estranho, entre reflexividade e atribuição ? Estilos da Clinica, 21-2, p. 428-454.
Kaës, R. (1996). Souffrance et psychopathologie des liens institués, une
introduction. In Kaës, R. & al. (1996). Souffrance et psychopathologie des liens
institutionnels. Paris: Dunod.
Kohout-Diaz, M. (2017). Incertitudes de l’éducation inclusive : obstacles
- 67
ou moteurs de la formation des enseignants ? Spirale, 60, pp. 71-87.
Lauru, D. (2013). Désubjectivation et resubjectivation. Figures de la
psychanalyse, 25(1), 23-31.
Mellier, D. (2018). La vie psychique des équipes. Institution contenance et soin.
Malakoff : Dunod.
Molinier, P., Laugier, S. et Paperman, P. (2009). Qu’est-ce que le care ? Souci
des autres, sensibilité, responsabilité. Paris : Payot & Rivages.
Parten, M. (1932). Social participation among preschool children. Journal of
Abnormal and Social Psychology, 27(3), p. 243-269.
Plate-forme Cap école inclusive. En ligne: https://eduscol.education.fr/
cid144057/cap-ecole-inclusive.html
Ranjard, P. (1984). Les enseignants persécutés. Paris : Robert Jauzé.
Rosolato, G. (1978). La relation d’inconnu. Paris : Gallimard.
Rosa, H. (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : La Découverte
Scelles, R. (2010). Liens fraternels et handicap. De l’enfance à l’âge adulte.
Toulouse : Eres.
Scelles, R. & Dayan, C. (2015). L’enfant en situation de handicap : désir de
savoir et apprentissage avec les pairs. Cliopsy, 7-26.
Tronto, J. (2012). Le risque ou le care ? Paris : PUF.
Vasquez-Bronfman, A. & Martinez, I. (1996). La socialisation à l’école.
Approche ethnographique. Paris : PUF.

68 -
Chapitre 5.

Pratiques d’orientation clinique en travail social

Sébastien Ponnou24, Christophe Niewiadomski25,


Pascal Fugier26, Guy de Villers27, Michel Chauvière28

Le travail social est un secteur polysémique marqué par la


diversité de ses publics, de ses acteurs, de ses institutions, de ses
prismes théoriques et praxéologiques. Au niveau international,
cette diversité est considérée comme une richesse, témoignant de la
complexité à l’œuvre dans les pratiques sociales. Mais depuis le début
des années 1980-1990, elles est également perçue comme un facteur
d’incertitude : insistant sur un manque supposé de scientificité dans
le champ de l’intervention sociale, plusieurs acteurs universitaires
et institutionnels ont soutenu le déploiement d’une Pratique Basée - 69
sur des Données Probantes en Travail Social – Evidence-Based Practice In
Social Work (EBP) dont l’objectif consiste à collecter des données de
recherche de manière à orienter les pratiques des travailleurs sociaux
et d’en accroître l’efficacité (Guilgun, 2005 ; McNeece et Thyer,
2004 ; Proctor, 2002 ; Sheldon, 2001). Largement représentée dans

24. Psychanalyste, professeur des universités en sciences de l’éducation, Centre


Interdisciplinaire de Recherche Culture, Éducation, Formation, Travail – CIR-
CEFT, EA 4384, université Paris 8. Réseau interdisciplinaire et international de
recherches en intervention sociale/travail social Hybrida IS.
25. Professeur des universités en sciences de l’éducation, Centre Interuniversi-
taire de Recherche en Éducation de Lille - CIREL, EA 4354, Université de Lille.
Réseau International de Sociologie Clinique - RISC, Collègue International de
Recherche Biographique en Éducation - CIRBE.
26. Maître de conférences en sciences de l’éducation, laboratoire École Mutations
Apprentissages – EMA, EA 4507 – Université de Cergy.
27. Professeur émérite en philosophie, psychanalyste, Université Catholique de
Louvain – UCL.
28. Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’Études et de Recherches
de Sciences Administratives et Politiques – CERSA, UMR 7106 – CNRS/Uni-
versité Panthéon-Assas.
la littérature internationale – en particulier dans les pays anglo-
saxons – les approches de type EBP ont récemment fait l’objet
d’intenses controverses de la part de plusieurs auteurs argumentant
le risque de standardisation des pratiques sociales réduites à une série
de protocoles (Webb, 2001 ; Reynolds, 2008 ; Couturier et Carrier,
2003).
Dans un article de référence, Webb élabore une critique
minutieuse des fondements méthodologiques et idéologique des
approches EBP, importées des sciences biomédicales et supportées par
des logiques économiques et managériales. Cette étude approfondie
dénonce la faiblesse des approches néopositivistes des pratiques
relationnelles et ouvre sur des recommandations susceptibles
d’améliorer le modèle Evidence-Based. Il argumente également la
pertinence des approches épistémologiques, empiriques et cliniques
dans le champ de l’intervention sociale. De nombreux travaux ont
relayé les investigations conduites par Webb, mais aucune de ces
critiques n’a ouvert sur le déploiement d’approches ou de perspectives
alternatives au modèle EBP, susceptibles de répondre conjointement
à l’incertitude relative à toute relation d’aide, ainsi qu’aux enjeux
70 - scientifiques contemporains de l’intervention sociale.
En France, les professionnels et les chercheurs s’inquiètent
également du risque de marchandisation, de technocratisation et de
standardisation des pratiques sociales, cependant les modèles de type
EBP n’y ont trouvé qu’un relai limité : ils ne sont pas référencés dans
les programmes de formation en travail social, et ne sont pas enseignés
aux étudiants. Ils ne sont pas mentionnés dans la littérature spécialisée
destinée aux travailleurs sociaux – sinon de manière marginale et sur
un versant critique – et ne sont pas intégrés aux pratiques ni à la
culture des professionnels. Cette situation s’explique notamment au
regard de l’histoire du travail social en France (Chauvière, 2009),
où l’influence des approches biomédicales du handicap, des troubles
mentaux ou des inadaptations est fortement contrebalancée par
des conceptions psychoéducatives – en particulier les approches
cliniques en sciences humaines et sociales (SHS). De récentes
investigations ont en effet permis de mettre au jour la récurrence des
références aux approches cliniques dans le domaine de l’intervention
sociale (Ponnou et Clouse, 2019). Ces approches cliniques irriguent
les pratiques, les dynamiques institutionnelles et la formation des
travailleurs sociaux. Elles sont constitutives des discours et tiennent
une part importante dans l’identité professionnelle des acteurs
du secteur. Cependant, sous ses airs consensuels, le concept de
« clinique » – qui a lieu au chevet du malade, recueillir les signes de la
maladie au chevet du patient – souffre d’une plurivocité importante
en travail social, et par extension, en SHS.
Développée en médecine depuis l’Antiquité, l’approche
clinique s’est en effet étendue à l’ensemble des disciplines des SHS
dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle désigne conjointement
ou séparément une méthode diagnostique, une thérapeutique, une
pédagogie, ainsi qu’un ensemble de méthodologies de recherche.
Reconnue comme champ propre en psychologie, sociologie,
anthropologie, ou sciences de l’éducation (Blanchard-Laville, 1999 ;
Blanchard-Laville et al., 2005 ; Canguilhem, 1966 ; Cifali, Giust-
Desprairies et al., 2005 ; De Gaulejac, Giust-Desprairies, Massa et
al., 2013 ; Foucault, 1963 ; Jaeger, 2014 ; Niewiadomski, 2012 ;
Ponnou, 2016 ; Revaut d’Allones et al., 1989 ; Rochex, 2010),
elle revêt aujourd’hui un caractère polysémique en fonction des
prismes théoriques, pratiques, méthodologiques, ou des terrains de
recherche auxquels elle s’applique. Or la transversalité et la diversité
des références aux approches cliniques dans les différents domaines - 71
de l’intervention sociale semblent des leviers pertinents pour
soutenir une approche scientifique susceptible de mettre en lumière
les théories et les pratiques du sens propres aux métiers du soin, de
l’éducation et du travail social.
Ainsi, l’objectif de ce symposium est de rassembler et d’articuler
les différentes composantes des recherches et pratiques cliniques en
SHS, pour en discuter les effets et les enjeux dans le domaine de
l’intervention sociale (Ponnou et Niewiadomski, 2020). Ces apports
doivent permettre de saisir les coordonnées théoriques, pratiques,
éthiques et méthodologiques d’une Pratique Fondée sur des
Données Cliniques en Travail Social/Clinical-Based Practice in Social
Work comme alternative aux conceptions néopositivistes et libérales
de la relation d’aide.

1) La clinique, les droit, les institutions, les savoirs


Michel Chauvière rappelle d’emblée les dérives de la
marchandisation du secteur en pointant le tournant néo-libéral
emprunté par notre société à la fin du XXe siècle, terrain fertile à
l’émergence de la méthode EBP. Pour se représenter le travail social,
on peut raisonner à partir d’un idéaltype à quatre piliers principaux
interdépendants, constituant une sorte de « carré des intelligences »
utilisable pour mieux comprendre le « social réalisé » : la clinique
bien sûr mais également les droits, les institutions et les savoirs. Car
aussi indépendante soit elle, cette clinique, tout à la fois éthique
et pratique, salariée et libérale, ne se suffit pas à elle seule et ne
doit donc pas être trop isolée. De ce fait, elle n’est guère séparable
d’autres « intelligences du social et de l’humain », plus ou moins
concurrentes, avec lesquelles elle interfère en permanence. Bien
que distincts, ensemble, ces quatre piliers font système, avec des
équilibres et déséquilibres internes variables d’une période à l’autre
et d’une culture professionnelle à l’autre (Chauvière, 2011). C’est
chacun tout autant que l’ensemble solidaire que l’hypergestion,
le managérialisme débridé d’aujourd’hui paraissent corrompre.
Finalement, la clinique apparaît ici comme une source indispensable
d’interventions et de connaissances, à l’articulation des subjectivités
et du social, mais aussi de jugement et d’engagement sur le terrain.

72 - 2) La circulation et l’émergence de savoirs et de pratiques entre professionnels


de la jeunesse : enjeu central d’une recherche collaborative à caractère clinique
Pascal Fugier soutient la thèse suivante : l’implication des
professionnels des secteurs social et médico-social dans des
dispositifs de recherche à caractère participatif et clinique contribue
non seulement à la défense et la reconnaissance de leur cœur de
métier – la relation d’aide et d’accompagnement ou encore le
travail éducatif - mais facilite aussi la circulation et l’émergence
de savoirs et de significations aptes à (re)penser, (re)fonder, (re)
problématiser les enjeux et fondements de leurs postures, pratiques
et cultures professionnelles. Il s’appuie pour cela sur les résultats
de deux recherches-actions menées auprès de professionnels du
travail et de l’intervention sociale, concernant l’évolution de leurs
conditions de travail d’une part et la prévention de l’implication des
jeunes dans le trafic de drogues d’autre part. Il a d’abord précisé les
modalités et principes centraux de ces deux dispositifs de recherche-
action, entendus comme des recherches en action, centrées sur la
« participation des sujets de la recherche à la conduite de la recherche
elle-même » (Dubost, 1987).
Il emprunte aux approches cliniques en psychosociologie et
en sociologie (Enriquez, Gaulejac, Giust-Desprairies, Rhéaume…)
certains de leurs concepts et méthodes, en particulier la conduite
d’entretiens collectifs, l’élaboration de supports d’expression et
la mise en place de temps de restitution et de résurgence dédiés à
l’exploration des résonances (compréhensions et émotions) suscitées
par le dispositif de recherche-action (Vandevelde-Rougale, 2011).
Puis, il rend compte de certains effets induits par ce type de dispositif.
Leur caractère participatif engage les professionnels dans une clinique
du changement, en tant que « le travail d’une connaissance partagée
est condition de changement : il est déjà action par l’analyse »
(Rhéaume, 2010). Ce faisant, les recherches-actions participatives et
cliniques œuvrent à l’émergence de praticiens réflexifs (Schön, 1994)
ou de praticiens chercheurs (Kohn, 2001), mais aussi, sur le plan
collectif, à l’émergence d’organisations réflexives (Herreros, 2012),
notion à débattre avec celle, voisine, d’organisation apprenante.

3) L’apport de la clinique narrative aux métiers de l’accompagnement


Par la suite, Christophe Niewiadomski a pu préciser, à partir
d’un ensemble de travaux théoriques et cliniques menés en SHS, les - 73
perspectives offertes par une « clinique narrative » et les liens à la fois
historiques et épistémologiques que cette dernière entretient avec
la clinique psychanalytique. En effet, la clinique narrative désigne à
la fois une épistémologie de la réception du discours d’autrui et la
posture adoptée dans un ensemble de dispositifs cliniques à la faveur
desquels chercheurs et praticiens se fondent sur le recueil et l’analyse
de données biographiques. Elle se donne pour objet d’étudier les
processus de construction du sujet au sein de l’espace social, c’est-à-
dire de saisir les manières dont les individus donnent forme à leurs
expériences, comment ils font signifier les situations et les événements
de leur existence, comment ils agissent et se construisent dans leurs
environnements historiques, sociaux, culturels et politiques. Dans
cette perspective, cette approche porte attention à l’expérience vécue
des individus en situation sociale et à la reconstruction narrative de
l’histoire de vie d’une ou de plusieurs personnes par le récit oral et/
ou écrit de celle-ci. Enfin, la clinique narrative, en contrepoint d’un
objectif de connaissance scientifique, tente de promouvoir, dans le
domaine des « métiers de l’accompagnement », une intention éthique
de la relation intersubjective attentive à la médiation narrative du
récit en tant que lieu de réflexivité et vecteur possible de processus
de formation par la mise en mouvement du sujet.

4) Clinique, psychanalyse et travail social : enjeux de pratique et de formation


Sébastien Ponnou évoque ses récents travaux portant sur
les représentations de Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou
sans Hyperactivité (TDAH) dans les médias et dans le domaine
de l’intervention sociale, qui lui ont permis de mettre en lumière
les limites des approches biomédicales des troubles mentaux et
psychosociaux, et de soutenir la pertinence des pratiques et recherches
cliniques dans les domaines de l’intervention sociale et de la santé
(Ponnou, 2022 ; Ponnou, 2020). Ces résultats ont été corroborés
par des études dédiées aux pratiques et aux dispositifs de formation
des travailleurs sociaux. Ces éléments l’ont conduit à étudier la
consistance du concept « clinique » en procédant à une recension
de cette thématique dans de vastes corpora en travail social et par
extension, en SHS. Les résultats obtenus ont permis de mettre en
lumière des associations systématiques entre clinique et psychanalyse
dans chaque discipline des SHS. Or cette référence généralisée aux
74 - conceptions psychanalytiques de la clinique semble paradoxale dans
la mesure où cette thématique n’a jamais fait l’objet d’une étude
approfondie : les fondements des conceptions psychanalytiques de la
clinique restent à construire, du moins à mettre au jour. Partant de
ces indications, Sébastien Ponnou a procédé à l’analyse systématique
du terme « clinique » dans la base de données de l’École de la Cause
Freudienne et dans l’ensemble des corpora de Sigmund Freud, Jacques
Lacan, et Jacques-Alain Miller, dont il a recueilli les textes en version
numérique – parus et inédits. Cette vaste recension a permis de
dégager quatre catégories principales selon des critères quantitatifs
(fréquence) et qualitatifs (sens), susceptibles de condenser les
conceptions psychanalytiques de la clinique : 1) Clinique, transfert
et politique psychanalytique du symptôme. 2) La clinique, c’est le
réel comme impossible à supporter. 3) Clinique et éthique de la
psychanalyse. 4) La clinique et l’enseignement de la psychanalyse.
Il a ensuite présenté ces résultats de manière à en inférer les
perspectives et les enjeux dans les pratiques socioéducatives d’une
part, et dans le champ de la formation d’autre part, en discutant des
modalités d’écriture de la clinique en travail social, et de dispositifs
pédagogiques susceptibles de nourrir les pratiques et recherches
cliniques dans la formation des travailleurs sociaux (Ponnou, 2016 ;
Ponnou et Niewiadomski, 2020).

5) La dissidence psychanalytique
Enfin Guy De Villers vient retracer l’histoire de l’EBM en France
et en Belgique et met en exergue plusieurs écueils liés à cette approche.
Il rappelle la place prépondérante donnée aujourd’hui de l’exigence
d’une fondation de la médecine, et plus généralement de toutes les
pratiques d’intervention sur l’humain, sur des preuves vérifiées. Le
premier constat est simple : le traitement proposé par la méthode
EBM est souvent médicamenteux. Or, dans les secteurs sanitaire
et médico-social, celui-ci a montré toutes ses limites. D’autre part,
l’auteur met en garde contre ce nouveau paradigme qui tend à mettre
de côté les autres modèles thérapeutiques – comme la psychanalyse
– qui s’écarteraient des normes produites par l’EBM. Et de souligner
que ce modèle gagne peu à peu tous les secteurs de l’activité
humaine (santé, enseignement, politique). Or, les alternatives à
l’EBM proposent une autre temporalité : la psychanalyse n’a qu’un
seul médium : la parole de l’analysant, le temps qu’il lui faut pour
la dire et, pour l’analyste, le temps pour l’entendre. Autrement dit, - 75
une temporalité aux antipodes de la vision court-termiste proposée
par l’EBM. Les historiens des sciences croient pouvoir saluer, depuis
les travaux de Archie Cochrane, l’émergence du nouveau paradigme,
l’EBM, parfois appelée « médecine factuelle ». Guy de Villers
interroge cette prétention de l’EBM à la dignité du paradigme en
faisant référence aux travaux d’un pionnier en la matière : Ludwig
Fleck (2008). Après avoir dégagé la rhétorique de la preuve qui sous-
tend la norme de l’EBM en contrepoint de la preuve par la parole,
autre dimension de la relation du médecin et de son patient (Gori
et Del Volgo, 2005), il dénonce les dérives et les impasses de l’EBM,
principalement lorsqu’elle se mue en Marketing-Based Medecine.
Bibliographie

Blanchard-Laville C., Chaussecourte P., Hatchuel F., & Pechberty B.


(2005). Recherches cliniques d’orientation psychanalytique dans le champ
de l’éducation et de la formation. Revue Française de Pédagogie, n° 151, pp.
111-162.
Blanchard-Laville C. (1999). L’approche clinique d’inspiration
psychanalytique : enjeux théoriques et méthodologiques. Revue française de
pédagogie, n° 127, pp.9-22.
Canguilhem, G. (1966). Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Cifali M., Giust-Desprairies F. et al. (2006). De la clinique. Un engagement
pour la formation et la recherche. Paris : De Boeck.
Chauvière, M. (2009). Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy. Suivi de l’efficace
des années quarante. Paris : L’Harmattan.
Chauvière, M. (2011). L’intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et
propositions. Paris : La Découverte, collection Cahiers libres.
Couturier Y. & Carrier, S. (2003). Pratiques fondées sur les données
probantes en travail social: un débat émergent. Nouvelles Pratiques Sociales,
16(2), pp. 68-79.
76 -
De Gaulejac V., Giust-Desprairies F., Massa A. & al. (2013). La recherche
clinique en sciences sociales. Toulouse : Érès.
Dubost, J. (1987). L’intervention psychosociologique. Paris : PUF.
Fleck, L. (2008). Genèse et développement d’un fait scientifique. Paris : Champs
Flammarion.
Foucault M. (1963). Naissance de la clinique. Paris : PUF.
Gilgun, J. F. (2005). The four cornerstones of evidence-based practice in social work.
Research on Social Work Practice, 15(1), 52-61.
Gori, R. & Del Volgo, M.-J. (2005). La santé totalitaire. Essai sur la
médicalisation de l’existence. Paris : Denoël.
Herreros, G. (2012b). « Vers des organisations réflexives : pour un autre
management », Nouvelle revue de psychosociologie. 13, 43-58.
Jaeger M. (Dir.) (2014). Le travail social et la recherche - conférence de consensus.
Malakoff : Dunod.
Kohn, R. C. (2001). « Les positions enchevêtrées du praticien qui devient
chercheur ». In M-P. Mackiewicz (dir.). Praticien et chercheur. Parcours dans le
champ social (p. 15-38). Paris : L’Harmattan.
Mc Neece C. A. & Thyer, B. A. (2004). Evidence-based practice and social
work. Journal of evidence-based social work, vol. 1, n°1, 7-25.
Niewiadomski C. (2012). Recherche biographique et clinique narrative: entendre et
écouter le sujet contemporain. Toulouse : Érès.
Ponnou, S. (2022). À l’écoute des enfants hyperactifs : le pari de la psychanalyse.
Nîmes : Champ social Éditions.
Ponnou, S. (2020). Hyperactivité/TDAH: trouble scandale. Le sociographe,
79-93.
Ponnou, S. (2016). Le travail social à l’épreuve de la clinique psychanalytique.
Paris : L’Harmattan.
Clouse, F., & Ponnou, S. (2019). Recherches hybrides en travail social :
analyse des productions scientifiques des pôles recherche, étude, formation
en action sociale (PREFAS) 1. Empan, 116(4), 118-126.
Ponnou, S. ; Haliday, H. & Gonon, F. (2019). Where to find accurate
information on ADHD? A study of scientific distortions among French websites,
newspapers, and television programs. Health.
Ponnou, S., & Niewiadomski, C. (Dir.) (2020). Pratiques d’Orientation
Clinique en Travail Social. Paris: L’Harmattan.
Proctor E.-K. (2002). Social work, school violence, mental health, and drug abuse: a - 77
call for evidence-based practices. Social Work Research, 2002, vol. 26, n°2, 67-69.
Reynolds, S. (2008). Evidence-based practice: a critical appraisal. John Wiley &
Sons.
Rhéaume, J. (2010). « La démarche clinique en psychodynamique du
travail, en psychosociologie et sociologie clinique du travail ». In Y. Clot
(dir.). Agir en clinique du travail (p. 169-183). Toulouse : Érès.
Revault d’Allonnes, C., Assouly-Piquet, C., Slama, F. B., Blanchet, A.,
& Douville, O. (1989). La démarche clinique en sciences humaines: documents,
méthodes, problèmes. Paris : Dunod.
Rochex J.-Y. (2010). Approches cliniques et recherche en éducation. Questions
théoriques et considérations sociales. Recherches et formations, n°65, pp. 111-122.
Schön, D. A. (1994). Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans
l’agir professionnel. Paris : Les éditions logiques.
Sheldon, B. (2001). The validity of evidence-based practice in social work:
A reply to Stephen Webb. The British Journal of Social Work, 31(5), 801-809.
Vandevelde-Rougale, A. (2011). « La co-construction de la posture clinique
dans une recherche sociologique ». Revue ¿ Interrogations ? 13.
Webb S.-A. (2001). Some Considerations on the Validity of Evidence-
Based Practice in Social Work. British Journal of Social Work, vol. 31, n°1,
57-79.

78 -
Partie II
Évolution des prescriptions institutionnelles et
transformation des contextes d’exercice des métiers
- 79
dans le champ du travail social et de la santé
80 -
Chapitre 1.

Évolution des prescriptions institutionnelles et transformations des


contextes d’exercice des métiers dans le champ de la santé et du
social : envisager la bifurcation, accompagner la transition
Dominique Broussal29

Ce texte reprend, en la développant, l’intervention que nous


avons pu faire lors de la table ronde du 30 juin 2021 organisée
dans le cadre du colloque TRESSE. Ce temps d’échange nous avait
permis de porter un regard sur un ensemble de phénomènes qui
modifient selon nous en profondeur les conditions dans lesquelles
les professionnels de la santé et du social exercent aujourd’hui. Que
l’on considère ces évolutions comme positives ou négatives, elles
affectent le quotidien des acteurs, le sens qu’ils donnent à leur métier, - 81
mais également la façon que l’on peut avoir d’envisager la formation
des professionnels de demain. À travers ce questionnement, centré
sur les métiers et leurs reconfigurations, il s’agit aussi de réfléchir
à la place que nous accordons, dans notre société, à l’homme, à la
femme ou à l’enfant vulnérables. Quel traitement leur réservons-
nous ? Quelles hiérarchies établissons-nous entre des enjeux liés
au « prendre soin » et d’autres qui sont de nature économique, les
deux n’étant pas disjoints. On se souvient du mot de Roland Gori,
soulignant qu’alors qu’autrefois la gestion était au service du soin,
c’est aujourd’hui le soin qui se trouve au service de la gestion30. Si
c’est réellement le cas, on peut comprendre que certains soignants
expriment leur sentiment de ne plus faire le métier auquel ils s’étaient
destinés. Le regard que nous portons dans cette contribution
s’intéressera, dans un premier temps, au changement que produit
le fait de travailler avec des usagers considérés comme responsables

29. Professeur des universités en sciences de l’éducation, Université Toulouse


Jean Jaurès, UMR EFTS – Éducation Formation, Travail, Savoirs.
30. http://www.compagnie-naje.fr/roland-gori/
ou qu’il s’agit de responsabiliser. Dans un deuxième temps, nous
nous demanderons comment cette logique gestionnaire que nous
évoquions influe sur la prise en charge des usagers ainsi que sur
le travail des professionnels. Il s’agira dans les deux cas d’explorer
l’hypothèse d’une bifurcation. C’est-à-dire de considérer que cet
ensemble de turbulences qui grèvent le quotidien des soignants ou
des travailleurs sociaux peuvent être reliées les unes aux autres. Et
qu’une fois reliées, elles dessinent une vision cohérente des métiers
et de leur devenir, annonçant un changement profond du cours de
leur histoire (Abbott, 2009 ; Bernoux, 2004 ; Bessin et al., 2010).
Cela pose la question de l’accompagnement de cette transition, un
accompagnement ici pensé depuis les sciences de l’éducation et de
la formation, ce qui signifie pour nous qu’il ne saurait exclure la
négatricité, c’est-à-dire « la capacité prêtée, reconnue à tout être
humain de vouloir et de pouvoir déjouer, à partir de ses ressources,
par ses propres contre-stratégies, les stratégies dont il se sent être
plus ou moins objet de la part d’autrui » (Ardoino, 2000, p. 203).
Ajoutons enfin que ce texte doit beaucoup aux échanges que nous
avons pu avoir avec Patrick Lartiguet et Caroline-Marie Cavard, tous
82 - deux doctorants à l’UMR EFTS - Éducation Formation, Travail,
Savoirs.

1) L’usager responsable : un nouvel horizon pour les professions, une


transition à accompagner
Cette question de la place que l’on donne aux personnes que
l’on accompagne a longtemps constitué un impensé. Qu’il soit
patient ou bénéficiaire, cette place était celle de celui qu’il convient
d’assister parce qu’il connaît les affres de la maladie, d’une situation
familiale problématique, ou qu’il rencontre des difficultés à s’insérer
dans la société pour y mener une existence décente. Il semblait aller
de soi qu’à ce titre, l’accompagné ne pouvait être jugé responsable
d’une situation qu’il subissait. C’était donc à l’accompagnateur,
représentant l’institution concernée, de fournir l’aide suffisante pour
parvenir à une issue favorable : guérison, réinsertion. Dans le cas
où un « retour à la normale » n’était pas envisageable, l’assistance
se poursuivait, allant jusqu’à s’installer durablement. La question
principale était dès lors celle de la compétence du professionnel, de
sa disponibilité, de la congruence entre les moyens mis à disposition
et les besoins de l’usager. Agissant à la façon d’une prothèse,
l’accompagnement avait à la fois le mérite de pallier la difficulté,
permettant ainsi l’intégration, et l’inconvénient de maintenir l’usager
dans un état de dépendance. La fin de l’accompagnement n’était pas
l’objectif principal, pourrait-on dire de façon rapide.
Se substituant à la logique intégrative que nous venons de
rappeler, on a pu assister dans les années 2000 à la montée en
puissance de la logique d’inclusion. Présent aujourd’hui dans la
plupart des Projets Régionaux de Santé (PRS), ce virage inclusif
modifie fondamentalement le regard porté sur l’usager. Celui-ci n’est
plus considéré dans une perspective déficitaire au regard de la norme
majoritaire. Sa singularité est reconnue et se doit d’être respectée.
L’usager ne peut être réduit à son handicap social ou physique ou à
la pathologie dont il est atteint. Citoyen à part entière, il bénéficie de
droits à l’accessibilité, à la compensation, à la participation et au libre
choix. Cela modifie de fait la façon d’envisager l’accompagnement.
La définition qui suit rend compte de cette nouvelle conception
du rôle du travailleur social : « Il participe au développement
des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur
environnement »31. La loi du 2 janvier 2021, rénovant l’action
sociale et médico-sociale, affirme quant à elle la place centrale de - 83
l’usager, considéré comme au centre du dispositif. Le travailleur
social doit dès lors abandonner sa fonction de « prothèse sociale »
pour fournir à l’usager les outils qui lui permettront progressivement
de s’autonomiser, d’assurer la responsabilité de ses actes et de son
parcours. Alors qu’il avait jadis à cœur de faire en sorte que les
personnes en marge puissent être prises en compte par la société,
l’orientation actuelle (que porte l’idée de responsabilisation) tend
à rogner les marges au profit d’une société dans laquelle chacun
puisse prendre place sans distinction. Si le projet est honorable, il
ne manque de soulever des critiques ou des inquiétudes dans les
rangs des travailleurs sociaux eux-mêmes. Les craintes portent sur la
possible disparition du secteur médico-social et son remplacement
par des prestataires de services. Des doutes s’expriment sur la mise en
œuvre effective de l’inclusion dans une société qui n’y est pas encore
préparée. Et le poids qui pourrait dans le futur reposer sur les épaules
des proches aidants est souligné (Monchicourt et Payrastre, 2019,

31. Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social :


https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000034633910, accédé
le 27 mai 2022.
p.8). Pour certains, l’inclusion relève d’une forme d’hypocrisie,
répondant davantage à des préoccupations managériales ou
économiques qu’à de véritables objectifs d’inclusion des populations
les plus fragiles. La responsabilisation à outrance est montrée du
doigt, pouvant justifier l’abandon progressif de certaines aides et
conduire à la mise en danger des plus faibles.
Afin d’intégrer dans leurs pratiques cette orientation, les
travailleurs sociaux doivent faire preuve de discernement, de
prudence (Champy, 2011). Ils ont en effet à choisir, selon les
situations, entre deux postures sensiblement différentes. La première
posture est la plus attendue. Elle représente l’avenir de la profession.
Elle consiste à fournir à l’usager les « clés » pour qu’il œuvre
par lui-même à son émancipation. L’horizon professionnel qui
caractérise cette nouvelle trajectoire consiste en l’accomplissement
du projet de société inclusive. On peut en partie justifier la
dynamique d’universitarisation des formations par cette bifurcation.
Fournir des clés pour l’émancipation des usagers, participer à leur
« alphabétisation sociale » (Freire, 1974), nécessite de disposer de
théories puissantes permettant de rendre intelligibles des processus
84 - complexes. Cela requiert également des repères pour l’intervention
(Delvaux et Tilman, 2012). La deuxième posture, qui a été longtemps
privilégiée, opère désormais dans une semi-clandestinité. Elle prend
acte de situations dans laquelle l’injonction de responsabilisation est
intenable. Parce que celle-ci ne ferait que rajouter à la difficulté. Ou
bien parce que le caractère non inclusif de la société s’y révèle dans sa
brutalité. Le travailleur social reprend alors son bâton de ravaudeur
du social, d’arpenteur des marges. Mais il ne saurait faire comme si
la bifurcation n’avait pas eu lieu. Il agit en ayant conscience de ne
plus répondre à ce que l’on attend de lui. La qualification de cette
pratique constitue d’ailleurs un enjeu important. S’agit-il d’une
transgression ? D’une forme de militantisme ? Ou de la survivance
d’un geste obsolète, inscrivant le professionnel dans un attachement
nostalgique à un passé de la profession qui ne reviendra plus.
Selon le jugement porté, on conçoit que l’accompagnement des
professionnels puisse différer. Il semblerait sur ce point intéressant
de s’interroger sur la façon dont un certain nombre de politiques
volontaristes, visant la transformation de la société (c’est le cas des
politiques d’inclusion), mettent les professionnels en situation de
devancer la réalité, d’être en avance sur leur époque. Si l’on conçoit
qu’un travailleur social puisse jouer d’une certaine façon le rôle
d’opérateur du changement, ne faudrait-il pas prendre la mesure
des difficultés spécifiques que suscitent ces périodes de transition ?
La question se pose notamment au niveau des collectifs de travail.
Ceux-ci mêlent en effet des générations qui ne sauraient avoir le
même rapport au changement, selon que celui-ci intervient à la fin
d’une carrière, à son mitant ou à l’orée d’une vie professionnelle.
Dans le champ de la santé, la question de la responsabilisation
se pose dans des termes sensiblement différents. Dans la vision
paternaliste du soin qui a longtemps prévalu, le professionnel
recherche l’observance du patient. Il faut noter que dans certains
pays (la Hongrie par exemple), les patients ne sont pas remboursés
s’ils ne prennent pas leurs traitements. On peut également refuser
une greffe à des patients dont les comportements seraient inadaptés.
Ce n’est pas tant du côté de ce type de responsabilisation que vient
le changement, que du côté du modèle émergent du partenariat de
soin, porté notamment par l’emblématique Montréal model (Pomey
et al., 2015). Le partenariat peut se définir comme un engagement
réciproque entre patients et professionnels de santé, sur la base de
la complémentarité des savoirs. Il se caractérise « par le co-leadership - 85
d’actions communes, la co-construction (de la compréhension
du problème et des pistes de solutions), et la co-responsabilité
(par rapport aux résultats des actions réalisées conjointement) »
(Hervé et al., 2017, p.15). La responsabilité ne renvoie donc plus
ici à la question de l’observance, mais bien à l’idée que patients
et soignants décident ensemble et assument une responsabilité
commune. L’Agence Régionale de Santé d’Occitanie indique dans
son Projet Régional de Santé que « chaque personne doit, dès son
plus jeune âge, pouvoir davantage agir sur sa santé, prendre part à
son traitement et devenir un partenaire éclairé des professionnels
de santé » (Agence Régionale de Santé Occitanie, 2018, p.20). Elle
évoque ce faisant la nécessité d’accompagner les personnes pour leur
permettre d’être actrices de leur santé. Là aussi, un tel changement
suscite des réticences. Celles-ci se manifestent chez les professionnels
de santé qui peuvent, à juste titre, y voir une remise en cause de leur
autorité et de leur expertise. Concevoir la personne en soin comme
un partenaire nécessite également de considérer autrement les
savoirs dont elle dispose. C’est-à-dire en acceptant le fait qu’ils soient
tout aussi respectables que ceux qu’a produits la science médicale.
Nous retrouvons ici des débats classiques entre savoirs théoriques
et savoirs d’expérience. Cette opposition fonde aujourd’hui encore
un certain nombre de hiérarchies socio-professionnelles. Le principe
du croisement des savoirs, tel qu’expérimenté au sein d’ATD Quart
Monde (Brun, 2002) constitue à ce titre une piste intéressante, car
elle tend à montrer que le développement du pouvoir d’agir des
acteurs, la reconnaissance de la responsabilité des usagers (que ce
soit dans le champ du travail social ou dans celui de la santé) ne peut
se faire sans une réflexion plus large sur la façon dont une certain
hiérarchie des savoirs fonde de nos jours encore certaines hiérarchies
sociales. La bifurcation que nous mettons ici en avant touche
donc à l’autonomie même de la profession, elle dessine un horizon
qui signifie la fin du paternalisme médical, de la toute-puissance
du médecin. La requalification du patient (celui qui subit) en
personne en soin ouvre la voie du patient partenaire ce qui modifie
considérablement les rapports soignants-soignés, terminologie
qui est elle-même appelée à disparaître. Pour que cette rupture
s’accomplisse, un accompagnement consistant est à penser : c’est le
cas de la thèse de Patrick Lartiguet que nous évoquions plus haut,
86 - thèse financée par l’ARS Occitanie et visant l’opérationnalisation du
partenariat de soin avec les patients (Lartiguet et al., 2019).

2) Au-delà de la boutade : la santé et le travail social sont-ils réellement au


service de la logique gestionnaire ?
Nous évoquions en introduction le mot de Roland Gori
faisant état d’un renversement de logique. La formulation de la
question adressée aux participants de la table ronde se voulait plus
nuancée : « À partir de votre expérience, comment pensez-vous que
la prise en charge des usagers s’articule (ou se heurte) avec la logique
gestionnaire à l’œuvre actuellement et en quoi cela change-t-il le
travail des professionnels ? ». Soulignons tout d’abord qu’il y a une
vraie difficulté à envisager cette question indépendamment des
résonances idéologiques qu’elle suscite. Les discours portant sur la
marchandisation de la santé (Comeliau, 2001) ou du travail social
(Hardy, 2014) ne manquent pas. Il suffit cependant d’échanger avec
des travailleurs sociaux pour se convaincre de la réelle intensification
des considérations économiques et de l’impact qu’elles ont pu
avoir sur leurs pratiques professionnelles. Rappelons que c’était
précisément l’origine des travaux toulousains sur l’implication
dans le champ du travail social (Mias, 1997 ; Mias, 1998). Il est
intéressant de souligner que ces questionnements sur l’impact des
logiques gestionnaires remontent donc à plus de vingt ans. Comment
interpréter cette persistance ? Ne signe-t-elle pas un refus de prendre
acte du virage que la Loi Organique relative aux Lois de Finances
(LOLF) du 1er août 2001 a d’une certaine façon entériné ?
« Chaque politique publique se voit allouer des crédits,
mais aussi des objectifs assortis d’indicateurs pour en
évaluer la réalisation. La budgétisation par programme
est tournée vers les résultats de l’action publique et non
vers les moyens matériels et humains qu’elle met en
œuvre. L’équation derrière la LOLF consiste à donner
plus d’autonomie aux gestionnaires dans le choix
d’affectation de la ressource financière, en échange
d’une responsabilité managériale accrue »32.
Il y a là une trajectoire clairement définie, une bifurcation
assumée et annoncée dont les effets n’ont cessé de se faire sentir
au cours des vingt dernières années, longue transition au cours
de laquelle le regret du « temps d’avant » n’a cessé de s’exprimer,
alimenté par des discours politiques qui affirment haut et fort qu’un - 87
autre monde est possible. Il n’appartient pas aux chercheurs de se
prononcer sur ce point. Mais le travail d’objectivation réalisé permet
de soutenir l’hypothèse d’une bifurcation empêchée, ou pour le
moins inachevée. Nous sommes depuis vingt ans dans un entre-
deux qui fait co-exister cette logique gestionnaire structurante et un
idéal professionnel qui y résiste ou qui rêve de s’en affranchir. Un
tel contexte exacerbe la tension entre rationalité forte et rationalité
faible (Piot, 2009). Alors que certains professionnels ont déjà
pris pied sur l’autre rive, d’autres se tiennent au milieu du gué.
L’accompagnement fondé sur l’efficacité, la conversion de l’usager
en client, la désinstitutionalisation font partie de leur paysage. Mais
ils se tiennent à distance et marquent ainsi leur défiance, persuadés
qu’il est encore possible de rebrousser chemin.
Si l’on essaie d’imaginer le futur de la profession, une fois
la bifurcation pleinement réalisée, un scénario se profile. Aux
logiques collectives qui ont longtemps prévalu dans le travail

32. https://www.vie-publique.fr/fiches/21908-quelles-sont-les-principales-inno-
vations-introduites-par-la-lolf
social, se substituera une forme d’accompagnement « morcelé »33.
Les prises en charge individualisées continueront à fragiliser les
collectifs d’appartenance, renforçant le caractère individuel d’une
professionnalisation resserrée sur le développement de compétences,
conduisant à une dilution des cultures et des identités professionnelles,
se manifestant par une hétérogénéité des pratiques d’intervention.
Les logiques gestionnaires et économiques contraindront de plus
en plus le temps de prise en charge des usagers. La dégradation
des conditions de prise en charge qui s’en suivra accentuera les
phénomènes de turn-over, favorisant le développement de l’intérim et
créant paradoxalement les conditions d’une sortie de crise. Jusque-
là considérée comme une solution provisoire ou réservée à un petit
nombre, l’intérim s’imposera progressivement comme un choix
durable pour de nombreux travailleurs qui y trouveront des avantages
en termes de mobilité, d’organisation de leur temps personnel, de
liberté, voire de santé au travail. Un nouveau rapport au travail
s’imposera alors, supposant de nouvelles formes d’implication et
reconfigurant assez profondément l’identité du travailleur social.
Dans le champ de la santé, les débats autour de la logique
88 - gestionnaire et de ses effets délétères demeurent vifs. En dépit des 19
milliards d’euros d’investissement annoncés, des 8 milliards d’euros
consacrés à la revalorisation des métiers et des 15 000 recrutements
promis, le Ségur de la santé n’a pas suffi à assainir une situation
dont la crise sanitaire a accentué la dégradation. Au moment où
nous écrivons ces lignes (27 mai 2022), la Première ministre
Élisabeth Borne a fait de la pénurie annoncée de soignants dans les
établissements de santé l’un des points principaux d’une réunion
de travail qu’elle a animée. Le directeur de l’ARS Occitanie, Didier
Jaffre, indiquait dans le même temps : « Il y a déjà des services dans
la région qui n’ont plus le nombre de soignants nécessaires pour
fonctionner »34. Nous esquissions dans les paragraphes précédents
un futur du travail social privilégiant l’intérim. Faut-il envisager un
futur de la santé où les soignants seraient devenus une espèce en voie
de disparition ? Lancée en 2004, dans le cadre du plan « Hôpital
2007 », la Tarification À l’Activité (T2A) a promu une logique
33. Le terme nous a été proposé par Caroline-Marie Cavard.
34. La Dépêche, vendredi 27 mai 2022, https://www.ladepeche.fr/2022/05/27/
video-gouvernement-borne-lexecutif-preoccupe-par-la-penurie-de-soignants-an-
noncee-pour-cet-ete-10321705.php, accédé le 28 mai 2022.
de mesure de la nature et du volume des activités à rebours du
fonctionnement antérieur fondé sur une autorisation de dépenses.
Elle a progressivement installé une organisation du système de
santé privilégiant le curatif et la consommation d’actes de soin. Le
temps qui peut être accordé à la relation entre les personnes en soin
et les professionnels, s’il est déterminant dans la qualité du soin,
n’engendre en effet pas de recette pour l’établissement. Il serait
toutefois simpliste d’opposer la logique gestionnaire et la qualité
des soins. Parmi les solutions qui permettraient de concilier ces
deux objectifs, le partenariat de soin avec les patients s’impose. Il
permettrait à la fois d’améliorer l’efficience des prises en soin (qualité
et performance) et de limiter la surconsommation des actes de soin.
Il suppose toutefois une évolution notable des mentalités et de la
façon d’envisager les relations entre système de soin et usagers, et ne
saurait par conséquent se décréter (Maraquin, 2015).

Conclusion
Le parti que nous avons pris dans ce texte a été de considérer
l’évolution des prescriptions institutionnelles observables dans le
champ de la santé et du travail social sous l’angle d’une bifurcation - 89
en cours. Les collectifs de travail ne sont pas des entités figées. Ce
sont des organismes vivants, ils se transforment continûment en
s’inscrivant dans des trajectoires qui offrent à ceux qui s’y inscrivent
des horizons de réalisation possibles. On exerce un métier à la fois
pour les modes de vie qu’il autorise, pour les valeurs qu’il permet
de mettre en œuvre, mais aussi pour les réalisations qu’il permet
d’espérer tout au long de sa carrière. La logique d’inclusion, tout
comme la diffusion du modèle partenarial, constituent à ce titre des
événements qui engagent les métiers du social et de la santé dans
de nouvelles trajectoires, c’est-à-dire dans de nouvelles formes de
réalisation personnelle. La période de transition dans laquelle nous
nous trouvons a ceci d’inconfortable qu’elle laisse encore planer
le doute sur l’orientation qui sera collectivement prise. La crise
sanitaire a permis de constater la toute-puissance du pouvoir médical
et la fragilité de cette toute jeune démocratie en santé35 devant le

35. « La démocratie en santé est une démarche associant l’ensemble des acteurs
du système de santé dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de
santé, dans un esprit de dialogue et de concertation », https://www.ars.sante.fr/
quest-ce-que-la-democratie-en-sante-3, accédé le 28 mai 2022.
pouvoir des experts. Les discours de certains candidats aux élections
présidentielles ont montré que la société inclusive n’était pas pour
tous une évidence. La nature intergénérationnelle des collectifs met
par ailleurs en présence des personnes qui ne sauraient avoir le même
rapport aux changements en cours. Concluons en rappelant le rôle
que la recherche en sciences de l’éducation et de la formation est
susceptible de jouer en matière d’accompagnement du changement
(Bedin, 2013 ; Broussal et al., 2015). En favorisant les démarches de
type participatif, elles favorisent la conscientisation des changements
en cours et visent l’émancipation des acteurs.

Bibliographie

Abbott, A. (2009). À propos du concept de turning point. Bifurcations,


90 - ruptures et continuité. In Bessin, M., Bidart, C. & Grossetti, M. (2009).
Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement (p. 187211).
Paris : La Découverte.
Agence Régionale de Santé Occitanie. (2018). Projet régional de santé pour
la santé de 6 millions de personnes en Occitanie. ARS Occitanie. : https://
prs.occitanie-sante.fr/wp-content/uploads/2018/02/1_projet-rgional-de-
sant-occitanie-cadre-dorientation-stratgique.pdf
Ardoino, J. (2000). Négatricité. In Ardoino, J. (2000). Les avatars de
l’Éducation - Problématiques et notions en devenir (p. 203204). Paris : PUF.
Bedin, V. (2013). La recherche-intervention en éducation et en formation :
Une nouvelle forme de conduite et d’accompagnement du changement. In
Bedin, V. (2013). Conduite et accompagnement du changement. Contribution des
sciences de l’éducation (p. 87105). Paris : L’Harmattan.
Bernoux, P. (2004). Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations.
Paris : Seuil.
Bessin, M., Bidart, C. & Grossetti, M. (2010). Bifurcations. Les sciences
sociales face aux ruptures et à l’évènement. Paris : La Découverte.
Broussal, D., Ponté, P. & Bedin, V. (Dir.). (2015). Recherche-Intervention et
accompagnement du changement en éducation. Paris : L’Harmattan.
Brun, P. (2002). Croisement des savoirs et pouvoir des acteurs. L’expérience
d’ATD-Quart Monde. VST - Vie sociale et traitements, 76, 5560.
Champy, F. (2011). Nouvelle théorie sociologique des professions. Paris : PUF.
Comeliau, C. (2001). Approche économique de la santé : rationalisation
ou marchandisation ? In Rainhorn J.-D. & Burnier M.-J., La santé au
risque du marché. Incertitudes à l’aube du XXIe siècle (p. 111122). Cahiers
de l’IUED.
Delvaux, E., & Tilman, F. (2012). Méthodes de formation d’adulte et
émancipation. Le Grain. Atelier de pédagogie sociale. En ligne : http://
www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id
=377:methodes-de-formation-dadulte-et-emancipation&catid=9&Item
id=103
Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspéro.
Hardy, J.-P. (2014). La marchandisation du travail social. Fausses peurs et réalités.
Paris : Dunod.
Hervé, C., Stanton-Jean, M. & Mamzer, M.-F. (2017). La participation des
patients. Paris : Dalloz. - 91
Lartiguet, P., Broussal, D., Saint-Jean, M. & Szapiro, N. (2019).
Opérationnalisation du partenariat de soin avec les patients : mise en
œuvre d’une recherche-intervention en Occitanie. Colloque international sur
le partenariat de soin avec les patients, Faculté de médecine de Nice, Université
Côte d’Azur, Oct. 2019, N. En ligne : https://hal-univ-tlse2.archives-
ouvertes.fr/hal-02506861/document
Maraquin, C. (2015). Le partenariat c’est quoi ? In Maraquin, C. (2015).
Handicap : Pratiques professionnelles à domicile. Paris : Dunod. En ligne :
https://www.cairn.info/--9782100721368-page-113.htm
Mias, C. (1997). L’implication professionnelle des travailleurs sociaux
dans le secteur médico-social associatif [Thèse de Doctorat]. Toulouse II-
Le Mirail.
Mias, C. (1998). L’implication professionnelle dans le travail social. Paris :
L’Harmattan.
Monchicourt, N. & Payrastre, P. (2019). La notion d’inclusion : Quels enjeux,
risques et défis pour le secteur médico-social, les personnes accompagnées et la société ?
B.I. du CREAI Bourgogne-Franche-Comté, 370, 514.
Piot, T. (2009). Quels indicateurs pour mesurer le développement
professionnel dans les métiers adressés à autrui ? Questions vives, recherches en
éducation, 5(11). En ligne : http://questionsvives.revues.org/622
Pomey, M.-P., Flora, L., Karazivan, P., Dumez, V., Lebel, P., Vanier, M.-C.,
Débarges, B., Clavel, N. & Jouet, E. (2015). Le « Montréal model » : Enjeux
du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé. Santé
Publique, 4150.

92 -
Chapitre 2.

Le bricolage des professionnels de la rééducation ou


l’effet visible des transformations des contextes
d’exercice des métiers et des évolutions des prescriptions
institutionnelles. Un regard depuis un institut normand
de formation en rééducation/réadaptation

Delphine Guyet36

Les métiers de la rééducation/réadaptation, regroupés au sein


de la CNU 9137 depuis 201938 sont en tension depuis quelques
années, comme les autres professions paramédicales, du fait d’un
processus d’universitarisation-professionnalisation (Bourdoncle, - 93
2007 ; Perez-Roux, 2019). Au niveau mondial, prime actuellement
une volonté d’utilisation et d’uniformisation des pratiques basées sur
des preuves probantes au détriment parfois de la singularité du patient
et de son contexte. Au niveau européen, l’harmonisation des cursus
est recherchée via la double diplomation en fin de parcours : diplôme
d’État et supplément de diplôme Europass39. Au niveau national,
la mise en œuvre des expérimentations des modalités permettant
le renforcement des échanges entre les formations de santé, la mise

36. Docteure en sciences de l’éducation, professionnelle de santé, conseillère


scientifique et responsable d’ingénierie pédagogique des métiers de la rééducation
et conseillère scientifique paramédicale à l’IFRES d’Alençon.
37. CNU désigne le Conseil National des Université. Chaque discipline y est
représentée par un numéro – ici le numéro 91 pour les sciences de la réadaptation
et de la rééducation.
38. Décret n°2019-1107 du 30 octobre 2019 modifiant le décret n° 87-31 du 20
janvier 1987 relatif au Conseil national des universités pour les disciplines médi-
cales, odontologiques et pharmaceutiques.
39. Arrêté du 2 mai 2017 modifiant l’arrêté du 2 septembre 2015 relatif au di-
plôme d’État de masseur kinésithérapeute (Bo du 15 mai 2017).
en place d’enseignements communs et l’accès à la formation par la
recherche complète le processus en cours40. Parallèlement la santé a
connu de grandes évolutions contextuelles et législatives, mises en
lumière au moment de la pandémie de la Covid 19 : tarification
à l’activité, droit des malades41, loi HPST42, modernisation du
système de santé43, organisation et transformation du système de
santé44, amélioration du système de santé par la confiance et la
simplification45…
C’est dans ce contexte que le propos de cet écrit apporte un
éclairage sur les changements induits par le fait de travailler avec
des usagers responsables ou à responsabiliser, sur l’articulation de la
prise en charge des usagers avec la logique gestionnaire actuellement
à l’œuvre et les transformations dans le travail des professionnels et
la formation initiale.

1) Quelles implications de considérer un patient comme responsable


Depuis la loi de 2004 dite Kouchner relative aux droits
des malades, chaque patient doit être informé de son état, de ses
traitements possibles et donner son accord pour tout acte à réaliser
94 -
sur sa personne. Un usager responsable ou à responsabiliser est alors
une personne reconnue comme sujet et non plus comme objet de
soins. Cette personne a une part, une place à prendre dans la co-
construction de son projet de soin, ce qui en soi est déjà le principe
en rééducation réadaptation (Higgs, 2008). Cependant, cela engage
à aller au-delà de la négociation d’objectifs fixés par le praticien pour
le patient en fonction du projet de vie de celui-ci ; aller jusqu’à la co-
40. Décret n° 2020-553 du 11 mai 2020 relatif à l’expérimentation des modalités
permettant le renforcement des échanges entre les formations de santé, la mise en
place d’enseignements communs et l’accès à la formation par la recherche.
41. Loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité
du système de santé.
42. Loi n° 2009-879 du 7 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux
patients, à la santé et aux territoires.
43. Loi n° 2016-40 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de
santé.
44. Loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transforma-
tion du système de santé.
45. Loi n°2021-502 du 26 Avril 2021 visant à améliorer le système de santé par la
confiance et la simplification.
construction d’objectifs partagés et partageables (Wijma, 2017)...
Pour passer d’une démarche centrée sur la personne à une démarche
partenariale pour reprendre les termes du modèle du partenariat de
Montréal (Pomey, 2015). Dans ce modèle, le patient prend une part
active non seulement dans la propre gestion de sa santé, mais aussi
dans la gestion du système de santé par la participation aux instances
de gouvernance.
Une personne responsable ou à responsabiliser est une personne
avec laquelle il faut communiquer. Comme nous le rappelle Thierry
Piot (2018), les conversations soignant/soigné dont le rôle est
« méconnu et déterminant », deviennent alors un pivot central
dans la construction de la relation soignant/soigné, de la relation de
confiance à mettre en place, de l’alliance thérapeutique à installer.
Le patient doit être écouté et entendu dans ses mots et ses maux, et
ses symptômes cliniques doivent alors être décodés (Guyet, 2019 ;
Guyet et Rinaudo, 2021). La forme de la communication devient
essentielle, ce qui explique actuellement un grand nombre d’articles
parus dans la base de données biomédicales PUBMED sur ce qui
est appelé dans le jargon professionnel « les facteurs contextuels ».
Les grands questionnements actuels portent sur les effets des mots - 95
négatifs, du contexte sur le patient et sa guérison, les croyances de
celui-ci, la plus-value de l’acte de soin (Cook, 2021).
Une personne responsable ou à responsabiliser est aussi
une personne à informer. Le contenu de la conversation devient
important, rejoignant ainsi le concept de littératie en santé. Le
patient doit avoir accès à un contenu de qualité et éclairant lui
permettant de mesurer les effets, les risques des traitements proposés,
et de prendre les décisions les plus efficientes pour lui afin d’obtenir
son consentement éclairé face aux soins, consentement institué par
la loi du droit des malades.
Une personne responsable est aussi une personne dont
l’autonomie est visée. Une meilleure compliance et adhérence aux
soins est recherchée. Le patient doit pouvoir se prendre en charge,
reconnaitre les premiers symptômes d’aggravation de son état
clinique, se prendre en charge et adapter son traitement de fond
habituel. Le patient, grâce à l’éducation thérapeutique, acquiert de
compétences d’autosoins et d’adaptation de sa prise en charge. Ces
compétences sont décrites dans le référentiel des compétences du
patient institué par l’université de Montréal (2016), avec les critères
et indicateurs utilisables pour leur évaluation. Lorsque le patient
maitrise bien sa maladie, a fait preuve d’empowerment46, il participe
même à l’éducation de ses pairs malades. Cependant, pour parvenir
à ces compétences d’autosoins et d’adaptation de sa prise en charge,
le contenu du soin doit être modifié, passant plus du cure au care, du
curatif au préventif (Wittorski, 2007).
Une personne responsable est aussi une personne à éduquer.
L’éducation thérapeutique du patient est en plein essor, mais elle
concerne une personne déjà malade. Actuellement, l’heure est à la
prévention primaire, à l’éducation à la santé et la promotion de celle-
ci avant que les pathologies n’arrivent. Qui n’a jamais entendu les
slogans de ces campagnes nationales de santé publique : « Bouge
ton dos », « 5 fruits et légumes par jour » ou encore « 10000 pas
par jour » rappelant toutes les bonnes habitudes à acquérir pour
faciliter le vieillissement réussi et éviter ainsi les maladies chroniques
cardiovasculaires.

2) Quelles modifications engendrées pour le professionnel par ce nouveau


96 - statut du patient responsable ou à responsabiliser
Ce principe de patient sujet induit une modification de la
posture du professionnel (Wijma, 2017). Celui-ci doit sortir
de son modèle biomédical pour se situer dans un modèle éco-
biopsychosocial. Il doit considérer les savoirs expérientiels du patient
et tenir compte de son environnement, de son contexte personnel
et familial, de ses expériences passées. Le professionnel doit alors
accepter de pouvoir aussi apprendre de son patient et de son travail
de malade chronique ou pas (Wijma, 2017), rejoignant ainsi la
notion de patient partenaire. Madeline Voyen (2019) dans son étude
auprès de soignants français pratiquant l’éducation thérapeutique,
via une approche centrée sur la personne, souligne que 93.8% des
soignants interrogés estimaient devoir acquérir des compétences
de collaboration et 92.3% devaient accepter/favoriser l’autonomie
du patient et reconnaitre qu’il est capable de prendre lui-même des
décisions. Un véritable changement de paradigme pour les soignants
est à opérer : reconnaitre le travail du patient, son savoir expérientiel
(Thievenaz, 2017).

46. L’empowerment est entendu comme une dynamique individuelle d’estime de


soi, de développement de ses compétences supposant un engagement collectif et
une action sociale transformative.
Ce changement à opérer se retrouve par exemple dans l’évolution
de la définition de la kinésithérapie modifiée en 2016, la faisant
passer d’un art à une discipline. Elle inclue les notions de prévention
et de promotion de la santé. Le professionnel se place alors plus dans
une relation de service que de soins. Il délivre une prestation pour
transformer le patient et lui permettre de développer son pouvoir
d’agir, son empowerment.
Le professionnel doit avoir les outils pour écouter le patient,
pour décoder ses maux et ses mots, pour décrypter ses croyances.
Un équipement en outils de communication (sur les principes
de la communication active, l’empathie, la congruence, …), en
psychologie (sur les mécanismes de défenses…), en sociologie (sur le
rôle des croyances, sur les rites, sur le corps, …) est nécessaire. Dans
les nouveaux référentiels de formation réingéniés, de nombreuses
heures d’enseignement sont accordées à ces disciplines, créant
parfois des incompréhensions à la fois chez les étudiants et chez les
formateurs, qui opposent ces disciplines « molles » à la rigueur des
pratiques professionnelles de soin et les considèrent comme perte de
temps pour les apprentissages des « techniques de base » du métier
(Perez-Roux, 2019). - 97
Concernant le contenu de ses messages adressés au patient, le
soignant délivre aussi une information qui l’oblige, d’après le code de
déontologie de sa profession édité par le Conseil de l’Ordre, à être la
plus sérieuse et probante possible. Le professionnel doit développer
au maximum ses connaissances scientifiques pour délivrer une
information pertinente, efficiente et actualisée. Le professionnel
est alors placé en tension, comme les professions de rééducation
d’ailleurs, entre une approche singulière basée sur les préférences du
patient et une approche Evidence-Based Practice – basée sur les preuves
statistiques – qui gomme la singularité au prisme de l’efficience, et de
la prestation qui a fait ses preuves scientifiques voire économiques.

3) Quels changements induits dans le travail des professionnels par


l’articulation de la prise en charge des usagers avec la logique gestionnaire
actuellement à l’œuvre
Le propos va être illustré à partir d’une situation professionnelle
d’un masseur-kinésithérapeute dans sa pratique ordinaire de praticien
libéral, selon une visée économique dans un premier temps, puis
selon une démarche clinique réalisée par le professionnel dans un
deuxième temps.
Selon les statistiques de la DREES (Milien, 2018), les
kinésithérapeutes sont majoritairement des libéraux (80%) et ont
50% de charges fiscales. Aussi, imaginez la situation ordinaire
suivante : une patiente se présente chez le praticien libéral pour sa
lombalgie (douleur du bas du dos) sur ordonnance de son médecin
traitant. La première séance va servir de bilan et va être facturée 10.7
AMK, le code AMK étant équivalent à 2.15 euros depuis 201247,
soit 23 euros. La retranscription de ce bilan, l’envoi au médecin
traitant et à la caisse primaire d’assurance maladie pour l’entente
préalable en vue de la prise en charge des soins pour le patient font
partie de cette facturation.
Puis une séance de soins d’une durée de 30 minutes établie
règlementairement pour traiter cette lombalgie est facturée 16.30
euros. Le contenu de cette séance doit être retranscrit pour assurer
la traçabilité des soins. Ce temps de transcription n’est pas inscrit
dans la nomenclature des actes professionnels. Finalement après
déduction de ces charges fiscales de 50%, cette séance de 30 minutes
rapporte 8.15 euros au praticien. Cela devient la course aux patients,
les actes sont multipliés et les séances individuelles se transforment
98 - insidieusement en séances collectives. Le professionnel aligne les
heures de travail pour se garantir un revenu qu’il estime en adéquation
avec le grade master auquel son diplôme est reconnu depuis 2021.
Ce phénomène est amplifié depuis 2012 avec la non-revalorisation
du prix des séances. Il va encore s’accentuer avec le taux d’inflation
en cours et la question du pouvoir d’achat des ménages actuellement
en débat.
Observons maintenant cette séance du point de vue de la
démarche clinique que réalise le professionnel de santé, durant les
30 minutes de la séance comprenant l’accueil et le déshabillage-
habillage. Le praticien doit mener une démarche d’enquête selon
Dewey, pour à la fin de la première séance, dégager la problématique
du patient, tout en tenant compte des dernières recommandations,
des dernières publications de données probantes, lues sur son temps
de loisirs. Durant cette séance, le praticien doit aussi apprivoiser
le patient pour le cerner en un temps court. Il repère les facteurs
de risques et les drapeaux de contre-indication et de réorientation

47. Ameli, Nomenclature Générale des Actes Professionnels des professions de


santé.
médicale. Il repère ses croyances, son environnement, ses désirs, ses
savoirs expérientiels, son parcours de soins antérieur, ses expériences
passées. Il l’informe pour lui permettre de prendre ses décisions
de façon éclairée. Il négocie avec lui des objectifs, il construit avec
lui un plan de traitement adapté. Il propose un accès au télésoin si
le patient est éligible aux conditions d’octroi de ce nouveau type
de soin, instauré depuis le confinement de mars 2020 et institué
définitivement depuis juin 2021. Et surtout il lui prodigue des soins,
but premier de sa venue vers ce professionnel de santé.
Compte tenu des délais et des prix fixés, le respect de la
nomenclature des actes professionnels ne facilite pas la démarche
singulière particulièrement coûteuse en temps relationnel et en
charge cognitive, mais encourage plutôt à un traitement stéréotypé
interchangeable et adaptable pour une majorité de patients. Le
praticien recherche aussi la moindre pénibilité de travail en s’équipant
d’outils technologiques qui lui permettent d’avoir plusieurs patients à
la fois, contrairement à la convention nationale qui régit les relations
entre la profession et l’assurance maladie, et de les faire travailler en
autonomie, en les rendant acteurs de leur prise en charge. N’est-
ce pas là une injonction paradoxale comme le signalaient Martine - 99
Janner Raimondi et Richard Wittorski en 2017 dans leur livre
Rhétorique de l’implicite en Éducation Formation : entre discours et pratiques ?
C’est finalement en essayant de combattre/contourner une logique
économique de réduction des soins que les professionnels bricolent
et instaurent une pratique rendant les acteurs autonomes, ce qui
finalement participe encore plus du New Public Management.
Cette illustration reste à une échelle locale d’un seul praticien,
elle se retrouve aussi à l’échelle d’un service de soins, d’un hôpital.
Il n’est pas rare d’avoir une dotation financière qui ne permette pas
aux patients d’avoir tous la prestation individualisée correspondant à
leur état de santé (par exemple, une dotation en protection urinaire
de nuit ne correspondant pas au nombre de résidents à équiper, qui
impose un « planning » de rotation de celles-ci pour qu’un maximum
de patients en use). Le scandale des maisons de retraite, révélé par
les médias en 2022, a dévoilé cet aspect du soin, très entaché des
politiques financières de management.
4) Des incidences sur la formation initiale
Cette tension entre pratique basée sur les preuves probantes à
rationalité statistique et pratique basée sur la singularité de la prise
en charge dans un métier destiné à autrui (Piot, 2008) se retrouve
aussi au sein des instituts de formations initiales. Un équilibre est à
trouver, à créer entre une formation à et par la recherche, basée sur
des techniques prouvées comme le demande les expérimentations
de mutualisations des études en santé ; et une formation centrée sur
une pratique singulière et basée sur les techniques professionnelles
empiriques éprouvées par la pratique, non prouvées à ce jour par la
science, et transmises par les pairs. Une tendance vers l’instauration
d’une formation professionnelle supérieure, comme l’avait décrit
Richard Wittorski (2018), articulant des savoirs de la recherche
et des savoirs d’action, professionnalisation et universitarisation,
se dessine dans les formations paramédicales d’autant plus que
les enseignants chercheurs des CNU de la santé dont fait partie
la CNU de la rééducation/rééducation, ont la particularité d’être
bi-appartenants. Ils doivent être à la fois praticiens hospitaliers et
enseignants universitaires.
100 - Ce besoin nouveau d’un exercice professionnel plus centré
sur le préventif exige encore davantage de capacités réflexives de la
part du professionnel qui doit lui-même développer les capacités
réflexives du patient pour lui permettre de se prendre en charge seul
en autonomie et à moindre coût. Ce besoin nouveau demande des
outils importants appartenant aux sciences humaines et sociales et
pas seulement aux sciences biomédicales. C’est sans doute dans
ce sens que tend l’arrêté du 10 juin 2021 relatif aux modalités de
fonctionnement des Instituts de formation paramédicaux qui fixe
comme conditions au directeur et aux formateurs permanents d’être
munis d’un diplôme de niveau 7 en sciences de l’éducation et de la
formation ou en sciences humaines.
C’est sans doute aussi le but recherché par les arrêtés parus
en 2022 permettant aux étudiants de rééducation d’effectuer des
vacations d’aide-soignant pendant leurs études48. C’est leur permettre

48. Arrêté du 3 février 2022 relatif aux vacations des étudiants en santé pour la
réalisation des activités d’aide-soignant et d’auxiliaire de puériculture ou des actes
et activités d’infirmier, et à l’obtention du diplôme d’État d’aide-soignant par les
étudiants en santé non médicaux et du diplôme d’État d’auxiliaire de puériculture
par les étudiants sage-femmes.
de découvrir le patient d’une autre façon, notamment à travers les
soins de nursing, avec un autre vocabulaire, celui de soignant et non de
rééducateur ; de travailler en interprofessionnalité, gage de meilleure
qualité des soins selon l’OMS49 et de meilleure connaissance des
autres professions de santé. Leur permettre de se connaitre pour
se reconnaitre et apprendre à travailler ensemble (Policard, 2014),
participe au décloisonnement recherché des professions pour
l’amélioration du système de santé en favorisant les parcours de soins
du patient. Les étudiants sensibilisés dès le début de leurs études à
ces nouvelles pratiques seront des professionnels plus enclins à la
collaboration professionnelle ensuite.
La mise en place du service sanitaire50 des étudiants en santé
(SSES), porté conjointement par le ministère des Solidarités et de la
Santé et le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et
de l’Innovation, va aussi dans ce sens. Il s’adresse à tous les étudiants
du secteur, dans le but de les familiariser aux enjeux de prévention,
de promouvoir les comportements favorables à la santé dont l’impact
sur la qualité de vie, sur la morbidité et sur la mortalité est démontré
– et d’assurer des actions de prévention auprès de publics divers.
Cependant ce service sanitaire a aussi un autre objectif visé, - 101
celui du travail interprofessionnel. Ainsi, en Normandie, compte
tenu de sa situation de sous dotation en professionnels de santé
et de la réunification de deux régions, l’ARS Normandie, en lien
avec le Conseil Régional de Normandie responsable des formations
paramédicales depuis la loi de décentralisation de 2004, a fait
le choix de piloter régionalement ce projet, de manière à faire
collaborer les 24 instituts de formation du territoire. Tous les
étudiants se retrouvent en groupe interprofessionnel d’au moins
trois disciplines (infirmiers, médecins, pharmaciens, maïeuticiens,
masseur-kinésithérapeute) pour la réalisation des actions selon des
thématiques nationales et régionales spécifiques. La richesse de cette
collaboration leur fait entrevoir un possible travail en collaboration
au sein de Communautés Professionnelles Territoriales de Santé
(CPTS), dans un territoire de santé, comme suggéré dans le plan
« ma santé 2022 » (Couturier et Belzile, 2016 ; Mahieu, 2022 ). La
49. World Health Organization (WHO). Framework for action on interprofes-
sional education and collaborative practice. 2010 [cited 2018 May 06]. https://
apps.who.int/iris/handle/10665/70185#sthash.rPdgWrmv.dpuf
50. Arrêté du 12 juin 2018 relatif au service sanitaire pour les étudiants en santé.
territorialisation de la santé via ses organismes de formation initiale
est en cours (Le Bouler et Lenesley, 2021).

Bibliographie

Bourdoncle, R. (2007). Universitarisation. Recherche et formation, 54,135-


149.
Direction collaboration et partenariat patient. (2016). Le référentiel de
compétence des patients partenaires [Internet]. Montréal (Québec) ;
Direction collaboration et partenariat patient [28 octobre 2016 ; 15 mai
2020]. En ligne : https://medfam.umontreal.ca/wp-content/uploads/
sites/16/2018/05/Referentiel_compe tences_des_patients_2016.pdf
Couturier, Y. et Belzile, L. (2016). L’intervention de coordination dans les métiers
du prendre soin. Nîmes : Champ social Éditions.
Guyet, D. (2019). Apprendre à lire le patient en formation initiale de masso-
kinésithérapie : approches cliniques. Thèse en sciences de l’éducation, Université
102 - Rouen-Normandie.
Guyet, D., Rinaudo, J.L. (2021). Le patient : le tiers impensé dans
l’apprentissage du raisonnement clinique, Éducation et socialisation, 60.
Higgs, J., Jones, M., Loftus, S. et Christensen, N. (2008). Clinical reasoning
in health profession. Amsterdam : Elsevier.
Janner Raimondi, M. et Wittorski, R. (2017). Rhétoriques de l’implicite en
éducation et en formation. Mont Saint Aignan : PURH.
Le Bouler, S. et Lenesley, P. (2021). Études de santé, le temps des réformes.
Tours : PUFR.
Mahieu, C. (2022). Retour d’expérience sur l’introduction du service
sanitaire des étudiants en santé dans la formation de maïeutique en France.
Étude exploratoire des perceptions des enseignantes. Pédagogie médicale, 23 ;
2, 97-106.
Millien, C. (2018). D’ici à 2040, les effectifs de masseurs-kinésithérapeutes
augmenteraient de 57 % soit bien plus que les besoins de soins. Études et
résultats, DREES.
Perez-Roux, T. (Dir). (2019). La réforme des études en santé entre universitarisation
et professionnalisation. Le cas des instituts de formation en masso-kinésithérapie.
Paris : L’Harmattan.
Piot,T. (2018). Le rôle déterminant et méconnu des conversations
soignant-patient au cœur des interactions de soin. Les dossiers des sciences de
l’éducation, 39, 13-31.
Policard, F. (2014). Apprendre ensemble à travailler ensemble :
l’interprofessionnalité en formation. Recherche en soins infirmiers, 117 (2),
33-49.
Pomey, M.C., Flora, L. et coll. (2015). Le « Montréal model » : enjeux du
partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé. Santé
Publique, HS(S1) : 41-50.
Thievenaz, J. (2017). L’analyse des activités du patient : une occasion de
réinterroger la notion de travail. Éducation et socialisation, 44.
Voyen, M. (2019). Connaissance, perception et définition du concept
« Patient Partenaire de Soins » : qu’en pensent les acteurs impliqués
en éducation thérapeutique ? Résultats d’une enquête nationale. En
ligne : https://www.socsete.org/IMG/pdf/poster_congres_2019_voyen_
madeline_2.pdf
- 103
Wijma, A.J. (2017). Patient-centeredness in physiotherapy : What does it entail ? A
systematic review of qualitative studies. Physiother Theory Pract. Nov ;33(11):825-
840.
Wittorski, R. (2007). La professionnalisation : note de synthèse. Savoirs,
17, 11-39.
Wittorski, R. (2018). Conclusion : vers une formation professionnelle
supérieure ? In Ade, D. et Piot, T. (2018). La formation entre universitarisation
et professionnalisation, Tensions et perspectives dans des métiers de l’interaction humaine
(135-148). Rouen : PURH.
104 -
Partie III
- 105
Collaboration interprofessionnelle et/ou avec
les personnes concernées...
et apprentissages mutuels
106 -
Chapitre 1.

Identifier quelques dynamique et conditions des


collaborations vertueuses

Philippe Lyet51

Collaborer avec « d’autres » constitue une dimension


intrinsèque de l’exercice des métiers sanitaires et sociaux. Comme
d’autres exercices professionnels, celui-ci se caractérise par le fait
que l’action des intervenants consiste à travailler avec des personnes
qui rencontrent des difficultés qui les conduisent à solliciter
l’intervention de ces professionnels. Les travailleurs sociaux comme
les soignants collaborent donc avec ces personnes au sens où, a minima,
ils « travaillent en relation » avec elles. Souvent, cette collaboration - 107
n’est pas simple relation, elle suppose des ajustements voire des
négociations entre les attentes, les demandes ou les exigences des
personnes concernées et les méthodologies d’intervention des
professionnels et leurs interprétations des cadres politiques dans
lesquels leur action s’inscrit. Les collaborations que les intervenants
sociaux et les soignants développent ne se résument pas à leur travail
avec les personnes concernées. Elles concernent aussi les relations de
travail qu’ils construisent avec d’autres intervenants, que ce soit dans le
cadre d’équipes pluridisciplinaires, souvent médico-socio-éducatives
ou de partenariats (Lyet, 2008). Cette situation est particulièrement
fréquente et prégnante pour l’intervention sociale. Cela tient au fait
que ces professionnels travaillent avec les personnes sur les difficultés
diverses que celles-ci rencontrent. Celles-ci font toutes l’objet de
politiques publiques : politiques d’éducation, d’emploi, de justice,
de la santé, etc. Des administrations dédiées, au niveau étatique

51. Docteur en sociologie, habilité à diriger des recherches en sciences de l’éduca-


tion et de la formation, coordinateur scientifique Askoria Grande École des Soli-
darités, chercheur associé au laboratoire École, Mutations, Apprentissages – EMA
4507, CY Cergy Paris Université - philippe.lyet@askoria.eu.
et local, ainsi que des organisations privées, associatives ou à but
lucratif, les développent et, pour cela, ont structuré des groupes
professionnels spécifiques : enseignants, éducateurs, soignants, etc.
Intervenants sociaux et soignants sont ainsi confrontés au défi
de prendre en compte d’autres logiques liées aux politiques et aux
cultures professionnelles dans lesquelles s’inscrivent les interventions
de leurs partenaires. Cette exigence de la collaboration est telle qu’elle
conduit certains acteurs à en faire un idéal. Yvette Molina montre par
exemple que c’est le cas dans les cursus de formation des travailleurs
sociaux. Elle parle d’une « conception forte de la coopération sur
les terrains professionnels de l’intervention sociale. Il s’agit en
quelque sorte d’un idéal du travail en équipe pluriprofessionnelle
qui caractérise le secteur. Ce qui est valorisé est la mutualisation de
l’expertise des intervenants et comment chacun apporte sa spécificité
dans l’intérêt des publics dont ils s’occupent » (Molina, 2018, p. 29).
Au-delà d’un idéal professionnel, que peut-on dire de la question de
la collaboration, notamment dans le domaine social et sanitaire ?
Si, dans les premiers temps des sciences des organisations, l’entrée
était plutôt la question du pouvoir comme capacité à atteindre ses
108 - objectifs, ce sont les questions de la communication et de la co-
construction qui sont désormais privilégiées. Un exemple illustrera
cette deuxième approche et permettra de poser la question de
l’articulation de logiques diverses et de la manière dont elle peut
être comprise. Ces perspectives déboucheront sur une analyse des
transformations identitaires qui accompagnent les collaborations
coconstruites.

1) Des enjeux et des dynamiques collaboratives comprises de manières


différenciées
Collaborer – étymologiquement travailler en relation avec
d’autres, ou travailler ensemble – est un terme qui, en soi, est neutre.
Il peut en effet y avoir différentes formes et différentes « qualités »
de collaborations. Pourtant, le terme est parfois connoté, que l’on
pense à la collaboration du gouvernement français de Vichy avec
l’occupant nazi pendant la seconde guerre mondiale qui a longtemps
disqualifié ce terme en France, ou à des usages plus valorisés comme
dans les cursus de formation en travail social, voire à des utilisations
conduisant de fait à masquer les rapports de subordination quand,
dans les dernières années, il devient usuel pour les managers de
certains secteurs de nommer collaborateurs leurs subordonnés. Si
différents types et processus de collaboration sont pris en compte
par les diverses théories des sciences des organisations, c’est d’abord
dans une perspective utilitariste, sous l’angle de la ruse et de la
capacité à masquer ses intentions et à promouvoir ses intérêts, que
la collaboration a été abordée dans les années 1950, aux Etats-Unis
(March et Simon, 1964) puis en France (Crozier et Friedberg, 1977).
Parallèlement, la question de la construction interactive de
dynamiques ou de mondes sociaux est travaillée dans des théorisations
diverses. Des années 1930 aux années 1960, l’interactionnisme
symbolique d’origine américaine construit une théorie qui met
l’accent sur la trame de la négociation (Strauss, 1985). En philosophie
politique, l’œuvre d’Hannah Arendt (1958/2020) ouvre, après la
seconde guerre mondiale, la voie à une compréhension du pouvoir
comme capacité collective à transformer la réalité dans les sociétés
organisées complexes52. Dans les années 1980, la théorie de l’agir
communicationnel de Jurgen Habermas (2021) met l’accent sur la
capacité à construire du commun pour agir. Dans le prolongement
de ces orientations théoriques, collaborer est de plus en plus souvent - 109
abordé dans la perspective de construire avec d’autres à partir des
différences voire des divergences. Si cela ne remet pas en cause le
fait que, dans de nombreux cas, les relations sociales sont utilitaires,
ces approches en termes de co-construction mettent en évidence des
processus diversifiés.

2) L’exemple d’une collaboration partenariale entre instituant et institué


J’ai conduit il y a quelques années une recherche approfondie
sur les conditions permettant des collaborations partenariales jugées
satisfaisantes par leurs acteurs dont certains étaient des représentants
de services sociaux (Lyet, 2008). Cette recherche m’a conduit à
montrer que ces collaborations se caractérisent par l’émergence d’un
ordre local construit autour du partage de valeurs, d’objectifs et de
méthodes. Les acteurs impliqués y avaient développé des identités
non seulement acceptées, mais revendiquées, qui conciliaient bien

52. En prenant ses distances avec l’orientation privilégiée de la philosophie poli-


tique à aborder la question du pouvoir sous l’angle de la puissance, dans les pro-
longements d’œuvres canoniques (Machiavel, 2012 ; Hobbes, 1999).
leurs attentes et celles de leurs collaborateurs. Les désaccords n’étaient
pas rares mais ils étaient exprimés dans le cadre d’une régulation
qui permettait à ces intervenants de se mettre d’accord sur des
principes directeurs auxquels ils adhéraient. Bien que la présence
des employeurs dans ces dynamiques fût minimale, ces actions
n’en étaient pas moins travaillées par une dynamique instituante et
organisante : des conceptions étaient débattues, des projets étaient
coconstruits. Leurs mises en œuvre avaient conduit à la mise en place
d’un collectif régulateur qui s’était vu reconnaître une légitimité par
les acteurs de terrain et par les hiérarchies. Celui-ci arbitrait entre des
options différentes, répartissait les activités produites par le collectif,
proposait des solutions pratiques.
Cet exemple montre que des actions transversales peuvent
générer des formes instituantes. Il faut cependant se garder de
généraliser comme il faut se garder de considérer qu’il y aurait
institutionnalisation parce que ces formes d’actions produisent
des règles et des procédures. La question de l’institution (dans ces
différentes dimensions et acceptions) apparaît complexe dans ces
dispositifs. Certaines dimensions des actions étudiées renvoient aux
110 - processus à l’œuvre dans les dynamiques de l’institution (instituant
et institué) mais parallèlement, on peut observer une faiblesse
de ces processus. Cette faiblesse tient notamment au fait que ces
collaborations se développent entre des « acteurs hétérogènes » qui
gravitent habituellement dans des mondes « suffisamment différents »
pour que la communication, c’est-à-dire la capacité à construire une
problématique qui soit commune, ne soit ni simple, ni évidente.
Dans de nombreux cas, les collaborations sont complexes, elles
aboutissent difficilement à la construction d’un projet véritablement
commun.

3) Des institutions plurielles


Ces collaborations se développent souvent entre convergences
et désaccords, par des interactions coopératives-conflictuelles où
sont discutées des questions de fond, des orientations à donner
à l’intervention reposant sur des représentations diverses des
problèmes et des solutions plurielles. Les configurations (Elias,
1981) se caractérisent souvent par la coexistence de plusieurs fins,
héritées de l’histoire du secteur d’action, qui conduisent les acteurs
à arbitrer entre des orientations d’actions diverses qui caractérisent
la problématique de l’action53. L’analyse institutionnelle a fait de
l’analyse de cette pluralité une de ses spécificités, « à une époque où les
institutions étaient d’abord perçues comme des réalités immuables et
contraignantes » (Monceau, 2015, p.211), en particulier telle qu’elle
a été pratiquée par René Lourau pour lequel « les institutions se
transforment en permanence par un processus continu traversé par
des contradictions actives » (Lourau, 1969, p.210). De son côté, Yves
Bonny montre « la pluralité des finalités, des principes et des logiques »
des institutions (Bonny, 2012, p.15). Des acteurs sociaux différents
transportent des représentations sociales des problèmes à traiter et
de la manière de le faire qui peuvent parfois devenir concurrentes
dans un même secteur d’action. Denise Jodelet prend l’exemple
de l’émergence du SIDA et montre que deux représentations de la
maladie coexistent dans les premières années, l’une morale et l’autre
biologique, et qu’« elles s’étayent sur des valeurs variables selon les
groupes sociaux dont elles tirent leurs significations comme sur des
savoirs antérieurs réactivés par une situation sociale particulière »
(Jodelet, 1989, p.52).
4) Transaction sociale, hybridation sociale, traduction et apprentissages requis - 111
Trois approches seront présentées ici pour rendre compte des
processus sociocognitifs qui se développent dans les configurations
où, dans la dynamique de leur collaboration, des acteurs divers
arbitrent ou se situent provisoirement et localement entre les
options en présence. Chacune de ces approches prend en compte
un aspect des phénomènes à l’œuvre dans les configurations.
Tout d’abord, Jean Remy (1998) s’intéresse à la manière dont les
acteurs transigent entre des options différentes et construisent un
monde social provisoire, entre conflit et coopération. Il analyse ces
processus à l’aide du concept de transaction sociale. Remy parle « des
tensions entre des exigences incontournables mais partiellement
incompatibles » (1998, p.21). De ce fait, pour Remy, « le mode de
coexistence entre ces tensions est instable » (Rémy, 1988, p. 21) et
« les agents sociaux sont dans des situations dont la structuration est

53. Pour Norbert Elias, la configuration est « la figure globale toujours changeante
que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur
personne, les actions et les relations réciproques. […] Cette configuration forme
un ensemble de tensions » (Elias, 1981, p. 157).
ouverte sur plusieurs réactions » (Rémy, 1988, p. 21). Le concept de
transaction sociale est particulièrement pertinent pour penser des
situations où il s’agit « de trouver des accommodements sur ce qui
n’est pas négociable et d’élaborer des compromis qui, sauf exception,
ne débouchent pas sur un accord complet ou un consensus mais qui
permettent une coopération conflictuelle » (Blanc, 1998, p.224).
Ensuite, mes travaux m’ont conduit à conceptualiser un autre
processus : la succession, au sein d’une configuration, de scènes
d’action dont chacune est polarisée sur un enjeu ou un problème
qui autorise plusieurs logiques d’action à partir desquelles le jeu
des acteurs s’organise (Lyet, 2020). Sur chaque scène, les acteurs
transigent entre ces logiques ou optent pour l’une d’entre elles, en
fonction de la compréhension qu’ils ont de l’enjeu ou du problème
qui caractérise la scène d’action.
Je parlerai d’hybridation sociale à propos du processus social
de développement de configurations où les scènes d’action se
succèdent et où le jeu des acteurs actualise une logique d’action
dans chacune de celles-ci54. La configuration est bien référée à un
mixte de logiques d’action, mais dans une discontinuité des scènes
112 - d’action caractéristique d’un monde microsocial quantique, c’est-
à-dire granulaire, segmenté. D’une scène à une autre, les acteurs
sautent de manière non prévisible d’une logique à une autre comme
les électrons sautent d’une orbite à une autre dans la mécanique
quantique (Rovelli, 2020). Enfin, une dernière approche s’intéresse
à un troisième processus : l’émergence, avec ou malgré ces différences
et ces divergences, d’un « acteur-réseau ». Celui-ci se construit par ce
qui apparait comme un travail pratique du sens car la dynamique du
sens y est convoquée dans une perspective d’action, en s’appuyant
sur la recherche de solutions pratiques favorisant la collaboration
et la mobilisation des acteurs (Callon, 1986). Comprendre ce
travail pratique du sens passe par la reconstitution des débats
54. Le terme d’hybridation, emprunté au vocabulaire biologique, se justifie ici en
ce qu’il rend compte d’un processus qui présente des similarités avec l’hybridation
génétique. Celle-ci se réalise dans chaque paire de chromosomes par un emprunt
aléatoire aux paires équivalentes de chromosomes chez la mère et le père du nouvel
être. De la même manière qu’un être biologique résulte d’un ensemble de chromo-
somes issus d’hybridations spécifiques dont la combinaison crée sa singularité non
reproductible, une configuration sociale résulte de la succession de scènes sociales
où des logiques d’action s’actualisent de manière partiellement aléatoire pour en
faire une réalité singulière non reproductible.
(des « controverses ») qui ont conduit les acteurs à se rassembler
sur une approche commune par des opérations de traduction.
Cette dynamique de traduction repose sur une opération de
problématisation qui permet de construire de manière inédite un
problème qui rassemble différents acteurs qui vont « faire réseau » et
s’allier pour le résoudre. Ce travail de problématisation s’opère grâce
à un ou des traducteurs qui disposent de la légitimité nécessaire pour
endosser le rôle de celui qui problématise.
Les trois processus présentés ici transaction sociale, hybridation
sociale et traduction constituent des dimensions/dynamiques
repérables dans les collaborations qui se développent dans des
espaces sociaux complexes et hétérogènes. Y participer requiert de la
part des « coacteurs » des apprentissages spécifiques, individuels et
collectifs. Construire une collaboration, c’est apprendre ensemble,
selon les cas de figure, à transiger, traduire, problématiser, hybrider,
sauter collectivement d’une scène à une autre dans des schémas
spécifiques qui construisent l’identité singulière du collectif de
« collaborateurs ».

5) L’émergence de communautés identitaires - 113


Un autre processus se déroule dans l’ombre, au-delà de ce que
les individus engagés dans ces collaborations peuvent conscientiser,
voire pressentir : la double dynamique, d’une part, de redéfinition
de leur place et de leur rôle et, d’autre part, de construction
d’une dynamique commune, autrement dit la construction d’une
identité interactive ou transactionnelle (Dubar, 2010). Dans
une configuration collaborative, la construction de sa place et
de son rôle conduit à ce qu’un « je » s’ajuste à d’autres « je » qui,
réciproquement, s’ajuste à lui. Les individus engagés dans ces
élaborations identitaires au cœur de ces collaborations ne présentent
pas des identités totalement déterminées à l’avance. Les places se
redéfinissent (souvent partiellement) pour s’ajuster réciproquement
et produire une dynamique collective où chacun négocie ou ajuste
son rôle. De ce fait, identités individuelles et identités collectives
se construisent dialogiquement. La réussite d’une collaboration
partenariale passe par le succès de la mutation des identités des
acteurs en présence, individus et groupes, et par leur mise en
complémentarité. Cette situation ne semble pas si fréquente que cela.
Quand des professionnels d’origines différentes doivent construire
leur collaboration, les concurrences de logiques et de modèles,
mais aussi les interférences de positionnement gênent souvent les
coopérations. Cette difficulté a été particulièrement repérée dans le
cas des équipes pluridisciplinaires. Jean-René Loubat (1999) montre
bien que la défense des identités apparaît d’autant plus vive que les
acteurs se sentent menacés, soit par le flou institutionnel concernant
leurs rôles, soit par la reconnaissance insuffisante de leur spécificité.

Conclusion
Lorsqu’une collaboration se développe suffisamment, elle fait
de ses partenaires des coauteurs et des coacteurs de la collaboration
dans ce que je propose de comprendre comme une « communauté
de pairs hétérogènes ». Ces collaborateurs sont hétérogènes du fait
de leurs origines, identités et caractéristiques différentes. Ceux-
ci sont des pairs parce qu’ils contribuent paritairement à l’œuvre
collective et parce qu’ils se découvrent comme des pairs originaux,
non parce qu’ils sont semblables mais parce qu’ils contribuent
ensemble à partir de leurs différences à une œuvre qui les rassemble.
114 - C’est la raison pour laquelle on peut parler de communauté, non
pas au sens d’un commun préexistant reposant sur des origines, des
identités et des caractéristiques similaires des membres d’un groupe
déjà constitué ; mais d’une communauté au sens étymologique du
mot communauté (Esposito, 2000), cum munus, qui signifie le fait,
pour des acteurs, de partager ensemble une dette réciproque au
regard d’un service rendu, ce qu’ils s’apportent mutuellement et qui
crée entre eux une dette réciproque et mutuelle – cet objet précieux
qui fonde leur communauté d’action et qui en est sa manifestation
la plus forte, cette dette qui fonde le don-contredon selon Marcel
Mauss (2012).
Une collaboration satisfaisante, vertueuse, apparait ainsi
comme un segment singulier qui s’est construit grâce à la manière
particulière dont ces acteurs ont habité un dispositif pour y faire
société commune. Ce à quoi sont confrontés tous ceux qui cherchent
à collaborer, c’est peut-être simplement la complexité de ce qui
fait société, à travers quelques phénomènes anthropologiques et
sociologiques fondamentaux. Ils font l’expérience que faire société,
c’est combiner des transactions, des convergences de sens, des dons/
contre-dons, des sauts d’une scène à une autre, qui enrôlent dans de
nouveaux rôles.
Faire société dans des collaborations coconstruite où chacun
peut contribuer à la dynamique collective d’une manière qui lui
convient, c’est à la fois faire connaissance et faire reconnaissance,
au sens d’Axel Honneth (2000), c’est-à-dire concilier bienveillance,
valorisation des compétences sociales et promotion identitaire dans
un statut légitime, selon des règles légitimes. Faire société, au fond,
lorsque de tels cercles vertueux se produisent – et c’est loin d’être
toujours le cas – c’est être embarqué dans l’aventure de faire la place
à une éthique de l’altérité selon Levinas (1990), quand chacun
peut échapper au risque de sa « totalité »55 qui enferme sur soi pour
découvrir au contraire l’« infini »56 de la différence de l’autre et
s’ouvrir à de nouveaux possibles.

Bibliographie

Arendt, H. (2020). Condition de l’homme moderne. Paris : LGF/Livre de poche.


Blanc, M. (1998). La transaction, un processus de production et - 115
d’apprentissage du « vivre ensemble ». In Freynet, M.-F., Blanc, M.,
Pineau, G. (Dir.). Les transactions aux frontières du social (p. 219-237). Lyon :
Chronique sociale.
Bonny, Y. (2012). Les institutions publiques au prisme de la pluralité.
In Bonny, Y. et Demailly, L. (Dir.). L’institution plurielle. Lille : Presses
Universitaires du Septentrion.
Callon, M. (1986). Éléments pour une sociologie de la traduction : la
domestication des coquilles St-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie
de St. Brieuc. L’Année sociologique, 36 (p. 169-208).
Crozier M. et Friedberg, E. (1977). L’acteur et le système. Paris : Seuil.
Dubar, C. (2010). La socialisation, Construction des identités sociales et
professionnelles. Paris : Armand Colin.
Elias, N. (1981). Qu’est-ce que la sociologie ? Paris : Pocket.
Esposito, R. (2000). Communitas, origine et destin de la communauté, précédé de
Conloquium. Paris : PUF.

55. Pour reprendre le concept du philosophe nommé dans le titre de son livre
Totalité et infini.
56. Idem.
Habermas, J. (2021). Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1, Rationalité de
l’agir et rationalisation de la société. Paris : Fayard.
Hobbes, T. (1999). Léviathan. Paris : Dalloz.
Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance. Paris : Cerf.
Jodelet, D. (1989). Représentations sociales, un domaine en expansion. In
Jodelet, D. (Dir.). Les représentations sociales. Paris : PUF.
Levinas, E. (1990). Totalité et infini. Paris : Le livre de poche.
Loubat, J.-R. (1999). Résoudre les conflits dans les établissements sanitaires et
sociaux : théories, cas, réponses. Paris : Dunod.
Lourau R. (1969). L’analyse institutionnelle. Paris : Éditions de Minuit.
Lyet, P. (2008). L’institution incertaine du partenariat. Paris : L’Harmattan.
Lyet, P. (2020). Prudence et agilité dans les processus d’hybridation de
l’intervention sociale. In Kuehni, M. (Dir.). Le Travail social sous l’œil de la
prudence. Bâle : Schwabe AG.
Machiavel, N. (2012). Le Prince. Paris : Hachette/BNF.
March, J. G. et Simon, H. A. (1964). Les organisations, problèmes
psychosociologiques. Paris : Dunod.
116 - Mauss, M. (2012). Essai sur le don - Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques. Paris : PUF.
Monceau, G. (2015). Transformations sociales et recherche-intervention.
In Marcel, J.F. (Dir.). La recherche-intervention par les sciences de l’éducation.
Dijon : Educagri éditions.
Molina, Y. (2018). La coopération, entre idéal de la complémentarité et
régulation dans le champ professionnel segmenté du travail social. Traverses,
2, 24-32.
Remy, J. (1998). La transaction sociale : forme de sociabilité et posture
méthodologique. In Freynet, M.-F., Blanc, M et Pineau, G. (Dir.). Les
transactions aux frontières du social. Lyon : Chronique sociale.
Rovelli, C. (2020). Helgoland. Le sens de la mécanique quantique. Paris :
Flammarion.
Strauss, A. (1985). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et
interactionnisme. Paris : L’Harmattan.
Chapitre 2.

La posture professionnelle de l’entre-deux : entrer


en relation avec les parents d’enfants en situation de
handicap

Laurence Thouroude57

Depuis la loi de 2002 rénovant l’action sociale, les professionnels


du secteur médico-social sont contraints d’impliquer les parents
dans les projets et décisions concernant les enfants en situation
de handicap. Les parents sont désormais à considérer comme de
véritables partenaires de l’éducation. Quelle place occupent-ils dans - 117
le discours et les pratiques des professionnels ? La participation
parentale dans la co-construction des parcours de vie fait l’objet
d’un consensus apparent, qui cache de profondes divergences dans
les représentations et les pratiques. Quelles représentations sous-
tendent les postures professionnelles ? Quels obstacles à l’implication
parentale et comment les surmonter ?
Ce chapitre porte un éclairage sur les transformations des
postures professionnelles pour prendre en compte la place des
parents dans le suivi éducatif de l’enfant et sur les conditions d’une
coopération au service de l’éducation inclusive.

1) Les quatre dimensions de l’entre-deux


L’objectif inclusif posé par la loi de 2005 est de rompre avec
une approche biomédicale du handicap, le considérant comme
une situation sociale. Dans l’optique inclusive, c’est le milieu qui
doit se modifier pour permettre la participation de tous, dans les

57. Maître de conférences en sciences de l’éducation, Université de Rouen Nor-


mandie, Laboratoire CIRNEF.
lieux ouverts à tous. Cette perspective ravive la question de la lutte
contre l’exclusion, car c’est bien la position « d’exclu potentiel » qui
caractérise la personne handicapée (Ebersold, 1994). Le handicap
engage donc pleinement la posture des professionnels.
Notre entrée conceptuelle s’appuie sur l’entre-deux, tel que
théorisé par Daniel Sibony dans son ouvrage fondateur : Entre-
deux : l’origine en partage, publié en 1991. Sibony traite la question
de l’altérité, dans toute situation inconfortable, où trouver place
ne va pas de soi. Le concept permet de penser à la fois l’identité
des personnes handicapées et la situation sociale dans laquelle elles
se trouvent. L’entre-deux servira donc de fil conducteur à notre
réflexion. Nous en retiendrons quatre aspects.
L’entre-deux du handicap comme situation de liminalité : dans cette
première acception du terme, l’entre-deux est proche du sens donné
par Robert Murphy (1990, p.183) au concept de liminalité : « Les
handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni
morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni à l’intérieur ».
La liminalité comme entre-deux, désigne une identité qui reste sur
le seuil, toujours en marge, une situation anthropologique unique.
118 - Trouver place au sein de divers groupes sociaux peut s’avérer un
véritable défi pour la personne handicapée.
L’entre-deux des parcours institutionnels, une succession de passages
à risque : la deuxième acception de l’entre-deux s’applique au
parcours des enfants en situation de handicap, jalonné d’obstacles
et de risques. Passer l’entre-deux est pour l’enfant et sa famille, une
épreuve qui se répète à chaque passage. Chaque passage réussi est une
épreuve surmontée… Jusqu’au prochain obstacle. La responsabilité
des professionnels est clairement engagée dans ce processus. Sibony
écrit à ce propos : « Il revient souvent aux instances responsables
(instituées ou parentales) d’aider à constituer les termes même de
l’entre-deux pour en permettre le franchissement ; tout comme il
faut des rives au fleuve pour y faire le projet d’un pont » (1991,
p.241).
L’entre-deux du même et du différent dans la rencontre avec l’altérité : la
rencontre passe par l’autre, et surtout par le regard de l’autre porté
sur soi. Dans le champ du handicap, le regard de l’autre occupe
une place importante dans la construction identitaire : selon qu’il
stigmatise, exclut, ou au contraire accueille la différence, l’identité
se construira différemment. C’est pourquoi le troisième aspect de
l’entre-deux porte sur l’espace d’articulation de la différence et de
la ressemblance, pour favoriser la rencontre et les liens. Comme
le dit Sibony : « La différence apparaît comme un entre-deux trop
mince, elle coupe là où c’est la coupure même qui ouvre l’espace
d’un nouveau lien » (1991, p.11). « C’est l’espace d’entre-deux
qui s’impose comme lieu d’accueil des différences qui se rejouent »
(1991, p.13). L’entre-deux est avant tout un lieu de rencontre et de
partage.
L’entre-deux comme posture professionnelle face au handicap : dans
sa quatrième forme, l’entre-deux ne se présente plus en termes
de personnes, de situations ou de rencontres, mais de posture
professionnelle. Et je définis la posture comme « une orientation
constante du penser » (Thouroude, 2016, p.75). Le terme
de « posture » est particulièrement approprié au contexte de
l’accompagnement et du suivi éducatif, car il engage un sujet (le
professionnel) dans sa relation à une personne aidée. Pour Maela Paul
(2012, p.15) : « La posture désigne une manière d’être en relation à
autrui dans un espace et à un moment donné. C’est une attitude ‘de
corps et d’esprit’ ». En matière de posture, « le penser » nous semble - 119
plus juste que « la pensée », pour les raisons exprimées par Didier
Anzieu : « Le penser est une partie active du moi, tantôt consciente,
tantôt préconsciente. […] Je préfère l’infinitif « le penser », plus abstrait,
au substantif « la pensée » dont la connotation reste plus concrète »
(Anzieu, 2007, p.248). La posture est donc une manière d’être avec
autrui, orientée de façon constante par des éléments conscients et
préconscients qui constituent « le penser ». La posture de l’entre-
deux est axée sur les points communs et non sur les différences. Elle
vise la rencontre avec autrui, le terme de « rencontre » étant entendu
au sens plein du terme comme « une valeur », « car par elle on accède
à l’universel », pour reprendre les propos d’Olivier Reboul (1991,
p.11).
La rencontre avec l’autre n’est possible que sur la base de points
communs. Nous posons l’hypothèse que les professionnels qui
parviennent à créer du lien portent un regard sur ce qui les rapproche
des parents, plutôt que sur ce qui les différencie. C’est ce qui
caractérise l’entre-deux comme posture professionnelle. Soulignons
que la rencontre avec « l’autre » en situation de handicap ne va pas de
soi, car ce sont les différences qui surgissent en premier lieu, et non
les points communs. Comme le souligne Simone Korff-Sausse (2007
a, p.22) : « Accepter l’autre dans sa différence est une chose ; mais
accepter l’autre dans sa ressemblance en est une autre, beaucoup plus
ardue, car plus menaçante [...] Plutôt que de revendiquer le droit
à la différence, il est donc beaucoup plus dérangeant de réclamer
le droit à la ressemblance ». Entre différence et ressemblance, la
rencontre parents-professionnels est à haut risque de malentendus,
d’incompréhensions et de conflits, a fortiori lorsqu’elle est marquée
par la blessure narcissique que constitue pour les parents la mise au
monde d’un enfant porteur d’une anomalie.

2) Méthodologie
Les travaux relatés ici sont le fruit d’une recherche collective
dirigée par Nicolas Guirimand (2012-2016), ayant déjà fait l’objet de
plusieurs publications (Guirimand et Mazereau, 2016 ; Guirimand,
Mazereau et Leplège, 2018 ; Guirimand, Thouroude et Leplège,
2018).
La méthodologie s’est déroulée en trois temps. Dans un premier
temps, nous avons réalisé deux courts-métrages sur le parcours de vie
120 - de Maxence, polyhandicapé (syndrome d’Angelman) âgé de 7 ans,
accueilli en Institut Médico-Pédagogique (IMP). Dans le premier
court-métrage, les professionnels ayant suivi Maxence s’expriment
sur le suivi et l’accompagnement de l’enfant. Dans le second, les
parents expriment leur point de vue. Dans un deuxième temps,
nous avons invité des professionnels de l’éducation et du soin à
visionner les deux courts-métrages, puis à débattre des questions
de coordination médico-sociale entre les différents partenaires,
y compris les parents. Nous avons réuni 67 professionnels des
secteurs médico-social, sanitaire et éducatif, répartis autour de 7
tables rondes. Les débats ont été enregistrés (en audio et en vidéo) et
retranscrits intégralement. Grâce à cette méthodologie innovante,
les professionnels ont pu s’exprimer sur leurs propres pratiques,
sans se sentir trop exposés au regard des autres participants. Nicolas
Guirimand l’a dénommée « l’effet Pomponette » en référence au film
de Marcel Pagnol intitulé « la femme du boulanger », où Raimu,
trompé par son épouse, adresse à sa chatte fugueuse des paroles qui
sont en réalité destinées à sa femme. « De cette façon, le mari parvient
à dire comment il a vécu cette absence sans s’en prendre directement
à son épouse » (Guirimand et Mazereau, 2016, p.97). Ce processus
de contournement a très bien fonctionné : les professionnels se sont
exprimés dans un climat de confiance en se référant chaque fois
qu’ils en ressentaient le besoin, aux propos tenus par les parents et
les professionnels des films. Le troisième temps est celui de l’analyse
des données. Concernant le présent chapitre, nous avons axé nos
analyses sur les propos des professionnels impliquant les parents :
les obstacles à la communication, les moyens de les surmonter, et les
points de rencontre pour créer du lien.

3) Résultats et analyses
3.1) Les voies de l’entre-deux : une attention aux points sensibles
Sous l’appellation « points sensibles », nous regroupons les
thématiques qui s’avèrent particulièrement délicates à aborder avec
les parents dans les pratiques d’accompagnement, en raison du
potentiel de souffrance qu’ils véhiculent. Les points les plus sensibles
identifiés sont : l’annonce du handicap, les temporalités parentales
et professionnelles, les deuils et passages qui jalonnent le parcours
de l’enfant.
L’annonce et le vocabulaire du handicap : les professionnels soulignent - 121
le caractère traumatique de l’annonce pour les parents concernés, ce
qui rend cette tâche particulièrement difficile. Il convient d’ailleurs
d’en parler au pluriel, car l’annonce ne se réduit pas à un moment
ponctuel. Elle se répète au cours des différents passages : du « quatre
pattes » au verticalisateur, de la poussette au fauteuil, mais aussi de
la grande section de maternelle à l’Unité Localisée pour l’Inclusion
Scolaire (ULIS), de l’ULIS à l’Institut Médicoéducatif (IME)…
Une éducatrice évoque la répétition des effets traumatiques de
ces annonces successives, qu’elle qualifie de « petites violences ».
Pour Serge Ebersold (2007), « le handicap se dévoile plus qu’il ne
s’annonce ». Le vécu des annonces est d’autant plus important qu’il
produit des effets à long terme chez les parents concernés, avec
des répercussions importantes sur leurs relations futures avec les
professionnels.
Au cours des annonces successives, se pose la délicate question
du vocabulaire utilisé pour parler du handicap de l’enfant. Pour
les parents, le mot « handicap » fait mal et il est souvent refusé.
Il est pourtant incontournable pour obtenir des aides matérielles
et humaines auprès de la Maison Départementale des Personnes
Handicapées (MDPH). Les professionnels, conscients de la charge
affective véhiculée par le vocabulaire du handicap, adoptent
volontiers une approche moins défectologique que globale et
situationnelle. Une directrice de Service d’Éducation Spéciale et de
Soins à Domicile (SESSAD) pointe la différence entre diagnostic et
handicap. Elle tient à préciser que « pour un même diagnostic, deux
personnes différentes, ça va s’exprimer de manière différente ». Des
professionnels de SESSAD plaident en faveur de l’abolition du terme
de « prise en charge », au profit de celui d’« accompagnement », dans
le souci d’un vocabulaire plus humain et plus positif. Il s’agit bien
de « passer de la prise en charge à la prise en compte », comme le
recommande Charles Gardou dans le rapport Chossy (2011).
Les temporalités parentales et professionnelles : la construction de la
parentalité est un long processus, qui s’élabore au fil du temps. Sur
le plan psychique, c’est une expérience individuelle, traversée par
des enjeux affectifs. Simone Korff-Sausse (2007b) identifie trois
phases de l’expérience de la parentalité lorsque l’enfant présente une
anomalie : la sidération sous le choc de l’annonce ; la reconnaissance
de l’enfant et son inscription dans la filiation ; la prise en compte de
122 - sa différence sur un fond commun de ressemblance, en articulant les
deux aspects. L’aboutissement du processus consiste à reconnaître
l’enfant dans son humanité et sa globalité, par-delà mais aussi avec ses
limitations et besoins spécifiques. Lorsque les professionnels parlent
du « choc de l’annonce », ils sont bien conscients de la phase de
sidération. Mais cette connaissance opère dans un registre davantage
cognitif qu’affectif. Ces décalages leur font courir le risque de « brûler
les étapes ». Par exemple, lorsque les parents n’ont pas encore dépassé
la phase 1 de « sidération », les professionnels se trouvent d’emblée
projetés dans la phase 2, celle de la reconnaissance de l’enfant avec
son handicap, et atteignent rapidement la phase 3. Les parents ont
besoin de davantage de temps, et ils n’atteignent pas toujours la phase
3. Le processus « d’acceptation du handicap » reste relatif et fragile.
Une prise de conscience des décalages de temporalités est nécessaire
pour faire en sorte qu’elles n’entravent pas la communication entre
parents et professionnels.
Deuils et passages : chaque passage est l’occasion de raviver les
angoisses parentales auxquelles les professionnels sont attentifs,
d’autant que dans bien des cas, le handicap grandit avec l’enfant
(a fortiori dans les cas de polyhandicap, mais pas seulement). Les
passages sont des « entre-deux », des épreuves qui demandent à être
accompagnées. Les professionnels s’interrogent : comment aider les
parents à « faire le deuil de l’enfant normal » ? Cette question en
appelle une autre : s’agit-il bien d’un « deuil » ? Pour rendre compte
de la situation, Luc Vanden Driessche (2010) élabore le concept de
« métamorphose de l’enfant imaginaire » comme alternative à celui
de « deuil ». La métamorphose est comme une deuxième naissance :
il s’agit en quelque sorte de réapprendre à vivre. Le travail psychique
consiste à « pouvoir métamorphoser sur ce plan leurs représentations
idéalisées afin de s’ajuster à la personnalité, aux aptitudes et au
devenir de l’enfant réel » (Vanden Driessche, 2010, p.550-551).
Pour les professionnels comme pour les parents, l’enjeu consiste à
faire le deuil des idéaux mythiques pour miser sur les possibles.
3.2) Trouver l’entre-deux dans la relation aux parents : une attention à la place de
chacun

« Trouver place » est un problème que Sibony qualifie


« d’ontologique » : chercher sa place, chercher où être… Pour les
professionnels, la question se pose de trouver place et de s’y maintenir,
tout en évitant les deux dérives inverses : celle qui consiste à être - 123
« trop placé », ce qui suppose un cadre rigide exerçant un pouvoir
de domination sur les parents, celle qui consiste à n’avoir « pas de
place », ce qui revient à laisser tout pouvoir aux parents et renoncer
à l’exercice de leur professionnalité. Comment impliquer les parents
dans les décisions concernant leur enfant tout en préservant sa
professionnalité ?
Le partage des savoirs : si la place des parents est reconnue comme
essentielle, la difficulté est de la concrétiser dans les pratiques. La
question du partage des savoirs est au cœur des enjeux. Les « savoirs
experts » des professionnels peuvent entrer en rivalité avec les
« savoirs profanes » des parents, des savoirs non spécialisés, « issus
des situations éducatives ordinaires » (Mazereau, 2016, p.199).
Cette vision peut amener les professionnels à percevoir leurs savoirs
spécialisés comme des instruments de domination, les conduisant
à s’auto-dévaloriser et à paralyser leur action. Ceux qui trouvent
l’entre-deux considèrent les savoirs parentaux comme une ressource,
sans pour autant dévaloriser leurs « savoirs experts ». L’enjeu est de
reconnaître les parents comme de véritables partenaires, avec leurs
savoirs et leurs compétences propres, autant de points d’appui aux
pratiques d’accompagnement des professionnels.
Secret et partage d’informations : la question du partage des savoirs
amène une autre question, celle de la transmission des informations
concernant l’enfant. Qui doit transmettre quoi et à qui ?
Nombreux sont les professionnels qui déplorent un manque de
transmission des informations relatives au profil et au parcours des
enfants accueillis. Une enseignante spécialisée en ULIS-collège a
accueilli une élève avec deux pieds-bots, sans aucune information
préalable sur son état. Le trajet hebdomadaire à pied du collège à la
salle de sport la faisait souffrir, mais l’enseignante lui demandait de
presser le pas, ignorant sa situation spécifique. Et l’enseignante de
conclure : « Parfois, le secret médical, ce n’est pas à nous qu’il va faire
mal en fait, mais c’est aux enfants. »
Un directeur de CRRHP (Centre Régional de Ressources
Handicap et Profession) critique vivement la notion de secret
professionnel, lui préférant celle de « secret partagé », dans une
relation de confiance avec les parents. Le paradoxe entre partage
nécessaire de l’information et secret professionnel obligé suscite
des tensions qui conduisent certains professionnels à s’en remettre
entièrement aux parents pour trancher la question, par peur de tenir
124 - des propos « déplacés ». Mais le renoncement professionnel n’est pas
loin et le débat reste ouvert. Quelles sont les informations utiles aux
professionnels ? Certaines informations importantes sont utiles mais
relèvent de la vie privée : deuils, maladies, mésentente parentale…
Même lorsque les parents perçoivent l’impact de ces évènements
de vie sur le développement de leur enfant, on comprend aisément
la difficulté pour eux d’en parler aux professionnels. La posture de
l’entre-deux suppose de dépasser le clivage entre secret et partage
d’informations, pour aborder le « secret partagé », au cas par cas.
La question de l’implication parentale : la demande d’implication
des parents dans le suivi éducatif a pris une place grandissante dans
le discours des professionnels. Comment faire avec les parents qui
ne s’impliquent pas ? Comment les faire participer ? Un chef de
service éducatif en IME pointe le risque de se montrer intrusif : « Les
équipes ont du mal parce qu’elles se sentent intrusives. Les familles
ont le droit de ne pas ouvrir la porte, mais comme les familles ne
viennent pas, parfois on va les chercher... Quand je dis on va les
chercher c’est psychologiquement... C’est-à-dire : vous me rappelez
ce soir ». Comment interpréter l’absence des parents ? La confiance
dans l’institution pourrait suffire à expliquer leur faible implication
dans les projets personnalisés. Mais si la confiance est certes nécessaire,
elle est cependant rarement suffisante aux yeux des professionnels. La
confiance sans implication fait l’objet d’interprétations négatives :
désintérêt (ils n’ont pas lu le projet), sentiment d’incompétence (ce
sont les professionnels qui savent), ou encore manque de disponibilité
(parents débordés par des difficultés multiples). La non-implication
parentale suscite des inquiétudes et des doutes chez les professionnels,
voire des sentiments de culpabilité : « est-ce qu’on a laissé la parole
libre ? Est-ce qu’on est capable de la laisser ? Est-ce qu’on est capable de
laisser cette place ? Je ne sais pas. » (Stagiaire en formation CAFERUIS
(chef de service) en Institut Thérapeutique, Éducatif et Pédagogique
(ITEP)).
La question du retrait parental rencontre un enjeu majeur : éviter la
stigmatisation et adopter une approche compréhensive. Certains
professionnels y parviennent, telle une enseignante en IME, qui
évoque l’angoisse suscitée par le franchissement de la porte d’un
établissement spécialisé pour expliquer l’utilisation du taxi plutôt
que le véhicule personnel des parents. Un directeur de SESSAD
relaye le point de vue de parents en retrait : « il y a des parents qui - 125
m’ont dit : ‘mais moi, j’ai pas envie d’être avec d’autres parents qui ont
des enfants comme moi parce que ça me renvoie aussi à des problèmes
d’identification’. Je respecte aussi ce point de vue-là ». Travailler dans
l’entre-deux de la rencontre requiert une posture compréhensive, et
paradoxalement, l’acceptation d’un certain retrait parental.

3.3) La posture professionnelle de l’entre-deux : une attention aux

points de rencontre

Accepter un temps de suspension : à propos du lien d’accompagnement,


Paul Fustier défend une posture de lâcher prise, laissant place au retrait
sans le figer, en restant ouvert à d’autres possibles. « Accompagner
au quotidien, c’est accompagner la question de l’énigme d’autrui,
c’est-à-dire essentiellement ne pas donner de réponse qui étoufferait
la question. » (Fustier, 2000, p.119) Fustier recommande de « laisser
cheminer le lien », c’est-à-dire laisser à autrui le choix de la place
qu’il souhaite occuper, ou qu’il peut occuper à un moment donné.
En effet, on ne peut pas répondre à la place des parents ; il n’y a pas
de réponse a priori ni de réponse définitive.
Favoriser les liens et les articulations : il peut s’avérer très difficile de
travailler avec les parents, en particulier lorsque le jeune est soumis
à des mesures judiciaires. Par exemple, l’orientation en ITEP relève
davantage d’un choix contraint que de l’exercice d’un simple droit
parental. Comment construire des partenariats dans ces conditions ?
Un directeur d’ITEP parvient à éviter le clivage bon (institution) /
mauvais (parents). Il trouve l’entre-deux en évoquant les difficultés
de tous dans l’exercice des fonctions parentales. Aussi lui arrive-t-il
de « bousculer un peu les professionnels », en leur disant : « écoutez,
les parents ils ont des droits, des responsabilités. Ils ne sont pas
bons, mais après tout, est-ce qu’on est des bons parents nous aussi ?
Je n’en sais rien ». Les professionnels confrontés à la maltraitance
parentale doivent protéger l’enfant qui se trouve en danger dans sa
famille, sans pour autant discréditer les parents. Un directeur de
Centre Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP)/SESSAD s’interroge
sur les capacités des équipes à anticiper les situations violentes, par
exemple lorsqu’elles remarquent des traces de coups sur le corps d’un
enfant et qu’elles n’ont pas rencontré les parents depuis plusieurs
mois : « On va bien sûr aller les voir et leur demander : voilà,
126 - qu’est-ce qui se passe à la maison ? Tout ça ne se fait pas sans un
accompagnement, quelque chose d’une relation de confiance qui
doit à mon avis s’établir sur des mois, voire des années ». La posture
professionnelle de l’entre-deux se veut compréhensive, exempte de
tout jugement, sachant qu’on ne saurait aider l’enfant en dehors de
ses parents et encore moins contre eux.
Investir les espaces informels : face à la difficulté de créer du lien
dans les espaces formels, les rencontres informelles sont idéalisées :
café des parents, kermesses, portes ouvertes… « Un truc qui fédère,
une activité qui corresponde à la culture des parents », dixit un
responsable associatif. Les espaces informels sont considérés comme
favorables à la création de liens de proximité avec les parents. Un
directeur de CMPP/SESSAD souligne la nécessité de lutter contre
l’isolement des familles. Il cite l’exemple de l’expérience canadienne,
où « pour faire entrer les parents dans l’institution, on ne leur
demande pas de venir parler de leur enfant. Il y a des espèces de
clubs de parents qui se montent. Sur des échanges de vêtements,
sur une pouponnière, sur la cuisine… ». L’idéalisation de l’informel,
convivial et festif, s’explique par le fait que ces espaces sont source
de rapprochement des parents, à la fois aux normes sociales et aux
professionnels.
Ritualiser l’informel : un directeur d’ITEP a ritualisé l’informel
en ouvrant un espace de parole nommé « café des parents » un
samedi matin tous les deux mois, encadré par une psychologue et
une assistante sociale. Même si ces espaces de parole restent peu
fréquentés, ils n’en présentent pas moins d’intérêt pour les parents
présents : trouver une écoute, du soutien, partager la souffrance de se
sentir stigmatisé, trouver des éléments de réassurance quant à leurs
compétences parentales mises à mal. Ritualiser l’informel rassemble
les parents et les professionnels autour de points communs non
stigmatisants. Il ne s’agit pas de formaliser l’informel, ce qui serait
un non-sens, mais de lui offrir un cadre. Le cadre est ce qui soutient
et structure. Donner un cadre à l’informel, c’est à la fois le structurer
et le soutenir, ce à quoi répondent les espaces de parole ritualisés.

Conclusion
Les relations parents/professionnels se sont complexifiées dans
le secteur médico-social depuis la loi de 2002, où des nouveaux
pouvoirs accordés aux parents tendent à fragiliser les identités
professionnelles. Face à ces enjeux, les conditions de la rencontre avec
les parents portent sur trois points essentiels : la réduction des écarts - 127
de vocabulaire et de temporalités (pour trouver l’entre-deux dans la
rencontre) ; l’accompagnement des passages (pour aider les parents
à franchir les entre-deux inconfortables) ; la formulation d’attentes
d’implication raisonnée (pour travailler dans l’entre-deux sans être
intrusif ). La posture de l’entre-deux suppose des « mutations »
dans les représentations et les pratiques, pour reprendre la formule
de Gardou (2006) à propos de la scolarisation. Dans le secteur
médico-social, notre recherche suggère une mutation de posture
professionnelle en quatre points : de la « course aux objectifs » au
respect des temporalités parentales pour une relative « acceptation
du handicap » (Korff-Sausse, 2007) ; du « déni du handicap » à la
« métamorphose de l’enfant imaginaire » (Vanden Driessche, 2010) ;
du cloisonnement des savoirs « experts » et « profanes » au partage
des savoirs (Mazereau, 2016) ; des dérives de la toute-puissance/
impuissance (la première nie l’altérité et la seconde paralyse l’action)
à l’accompagnement de « l’énigme d’autrui (Fustier, 2000). Chacun
des partenaires doit se saisir de la possibilité d’occuper une « juste
place », dans « l’entre-deux de la rencontre » (Sibony, 1991). Dans
les espaces formels comme dans les espaces informels, la posture
professionnelle de l’entre-deux offre l’occasion de tisser des liens
avec les parents, afin d’ouvrir vers des possibilités de coopération.

Bibliographie

Anzieu, D. (2007). Psychanalyse des limites. Paris : Dunod.


Chossy, J.-F. (2011). Évolution des mentalités et changement de regard de la société
sur les personnes handicapées. Passer de la prise en charge à la prise en compte. Rapport
ministériel remis à F. Fillon, novembre 2011.
Ebersold, S. (1994). L’intégration et l’insertion face à l’exclusion. Les cahiers
du CTNERHI, 64, 29-38.
Ebersold, S. (2007). Parents, professionnels face au dévoilement du handicap : dires
et regards. Toulouse : Érès.
Fustier, P. (2000). Le lien d’accompagnement. Entre don et contrat salarial. Paris :
Dunod.
Gardou, C. (2006). Mettre en œuvre l’inclusion scolaire, les voies de la
mutation. Reliance, 22, 91-98.
128 - Guirimand, N.& Mazereau, P. (2016). La coordination des parcours de
jeunes enfants en situation de handicap. Des professionnels se positionnent
en contexte inclusif, Spirale 57, numéro spécial : Petite enfance et politique
inclusive : quelle prise en compte du handicap ? 93-107.
Guirimand, N.,Thouroude, L. & Leplège, A. (2018). La posture de
l’entre-deux des professionnels des secteurs médico-social et sanitaire et
la coordination des parcours des jeunes en situation de handicap. Alter,
European Journal of disability research 12, 13-25.
Guirimand, N., Mazereau, P., Leplège, A. (Dir.). (2018). Les nouveaux
enjeux du secteur social et médico- social. Décloisonner & coordonner les parcours de vie
et de soin. Nîmes : Champ social Éditions.
Korff-Sausse S. (2007a). La peur de la différence. In Patrick Ben Soussan.
(2007). Naître différent, Collection Mille et un bébés, Toulouse : Érès, 9-31.
Korff-Sausse S. (2007b). L’impact du handicap sur les processus de
parentalité. Reliance, 26, 22-29.
Mazereau, P. (2016). Fonctions et statuts des savoirs dans les situations
d’inclusion. In Janner-Raimondi, M & Bedoin, D. (Dir.) (2016). Petite
enfance et handicap. Grenoble : PUG.
Murphy, R. (1990). Vivre à corps perdu, Paris : Plon.
Paul, M. (2012). L’accompagnement comme posture professionnelle
spécifique. L’exemple de l’éducation thérapeutique du patient. Recherche en
soins infirmiers, 110, 13-20.
Reboul, O. (1991). Nos valeurs sont-elles universelles ? Revue française de
pédagogie, 97, 5-11.
Sibony, D. (1991). Entre-deux : l’origine en partage. Paris : Seuil.
Thouroude, L. (2016). L’entre-deux familial et scolaire. In Janner-
Raimondi, M & Bedoin, D. (Dir.) (2016). Petite enfance et handicap.
Grenoble : PUG.
Vanden Driessche, L. (2010). Le narcissisme parental face au handicap de l’enfant.
La psychiatrie de l’enfant, 53, 547-608.

- 129
130 -
Chapitre 3.

Clinique et co-construction de savoirs

Fabien Clouse58

L’Éducateur Spécialisé (ES) en Dispositif Intégré Thérapeu-


tique Éducatif et Pédagogique (DITEP) intervient auprès d’un pu-
blic âgé de 6 à 21 ans qui présente des difficultés psychologiques
dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du compor-
tement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentis-
sages (Décret 2005-11). Ces troubles du comportement sont avant
tout symptômes, trop bruyants pour être accueillis en milieu ordi-
naire : violences (contre soi, les autres, l’environnement), cris, in-
sultes, agitation motrice. Ce sont avant tout des jeunes en souffrance - 131
– souffrance dont l’origine est multifactorielle – qui se retrouvent
accompagnés en établissement spécialisé pas tant pour ce qu’ils sont
que pour l’effet qu’ils produisent. Notre plus petit dénominateur
commun est dès lors de faire hospitalité à la souffrance (Clouse et
Daraignez, 2022) et de leur faire place, eux qui se retrouvent ex-
clus. Notre intervention en tant qu’éducateur réside dans la com-
préhension et l’interprétation du langage symptomatique de ces
jeunes, au quotidien, au moyen de nombreuses médiations. Nous
nous appuyons pour cela sur les approches d’orientation clinique
(Ponnou et Niewiadomski, 2020), clinique définie par Jacques Ar-
doino comme « ce qui veut appréhender le sujet (individuel et/ou
collectif ) à travers un système de relations constitué en dispositif,
c’est-à-dire au sein duquel le praticien, ou le chercheur, comme leurs
partenaires, se reconnaissent effectivement impliqués, qu’il s’agisse
de viser l’évolution, le développement, la transformation d’un tel
sujet ou la production de connaissances, en soi comme pour lui ou
pour nous » (Ardoino, 1989). Nous faisons l’hypothèse que cette
58. Éducateur spécialisé, doctorant en sciences de l’éducation à l’université de
Lille Nord de France (CIREL – EA 4354).
appréhension du sujet se produit dans nos établissements par l’inter-
face préférentiel du récit que l’on fait de la relation éducative vécue
auprès de ces adolescents. Ce récit devient lieu et place de la clinique
en permettant un processus réflexif à ce qui se joue au quotidien.
Nous proposerons dans ce chapitre de nous centrer sur la collabora-
tion qui voit le jour autour du partage de récits entre professionnels.
1) Le récit comme interface
Le récit comme appréhension du réel, de soi-même, des autres
comme du monde a fait l’objet de nombreux écrits (Ricoeur, 1985 ;
Pineau et Le Grand, 2019 ; Boudjadi, 2021)… De même que son
apport dans le travail social (Graitson et Neuforge, 2008 ; Niewia-
domski, 2012). L’éducateur spécialisé, dès sa formation, est amené
à produire des récits, oraux ou écrits, à partir d’observations cli-
niques tirées de son quotidien. Une récente recherche menée auprès
d’éducatrices en DITEP a montré comment le passage par le récit
était la voie privilégiée pour ces professionnelles de mettre en par-
tage leur vécu journalier (Clouse, 2023). C’était ce qui leur venait
le plus naturellement pour se représenter et représenter à autrui ce
132 - qu’elles vivaient auprès de ces adolescents en difficulté. Bien que
la forme orale soit la plus souvent utilisée, le rapport à l’écriture
des ES est, paraît-il, problématique (Crognier, 2010). Pourtant, les
supports écrits – cahier de liaison, notes personnelles, écrits profes-
sionnels – ne sont pas en reste : qu’il s’agisse de retracer la journée,
retranscrire un évènement, un compte rendu d’appel téléphonique
avec un parent, ces narrations sont omniprésentes. La simplicité de
l’exercice « je vais te raconter ce qu’il s’est passé, ce que j’ai vu, ce que
j’ai compris » en fait le support idéal pour la transmission d’infor-
mations entre professionnels. Cela permet aussi de s’intéresser aux
petites choses qui font le quotidien de l’éducateur spécialisé : les
murmures, les regards, les détails, le banal, la routine, tout « l’in-
fra-ordinaire » pour reprendre les mots de Pérec qui s’interroge sur la
façon d’apprécier cet espace-temps : « ce qui se passe chaque jour et
qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun,
l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment
en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »
(1989, p.11).
Il en va de même, bien que nous n’allions pas le développer ici,
pour ce qui concerne le jeune accompagné dans ces établissements.
L’accueil, le recueil de la parole de l’adolescent s’organise en vue d’en
faire une mise en récit pour soi, pour lui et pour l’équipe. Les rup-
tures, les traumatismes, les non-dits sont fréquents dans le passé de
ces adolescents et ils expriment souvent la demande aux profession-
nels de les aider à rendre leur histoire plus intelligible. Le récit, par-
fois à plusieurs voix (enfant, famille, éducateurs, psychologues), per-
met alors de venir étayer et structurer ces manques et leur quête de
compréhension de leur identité. La pluralité des regards est de mise,
quel que soit le support utilisé. D’autre part, nous avons pu consta-
ter que les espaces de paroles étaient nombreux dans le travail so-
cial : réunion d’équipe interdisciplinaire, réunion éducative, Groupe
d’Analyses des Pratiques Professionnelles (GAPP), supervision, etc.
Dès lors, les récits se véhiculent par des canaux divers (espaces for-
mels ou informels), auprès de la multitude de corps professionnels
gravitant en DITEP (psychologue, ES, assistante de service social,
maîtresse de maison, chauffeur, médecin psychiatre, infirmière, chef
de service, etc.) et dans des temps divers. Certains lieux ont été re-
connus comme plus propices à leur émergence : le coin fumeur, le
bureau des éducateurs, la salle de la machine à café, les GAPP. Nous
avons toutefois remarqué une tendance parfois corporatiste : les édu- - 133
catrices entre elles dans le bureau, les psychologues entre eux dans
leur bureau avec une certaine imperméabilité des échanges. Enfin,
ces professionnelles usent souvent d’une tonalité humoristique dans
ces narrations, leur permettant de mettre à distance la souffrance
liée à l’accompagnement de jeunes en grande détresse. Elles pensent
rendre « moins lourds » à supporter ces histoires de vie souvent tra-
giques, pour eux comme pour les destinataires du récit. Dans la
même veine, les concepts théoriques sont rarement utilisés, comme
si les éducatrices ne se sentaient pas légitimes pour les manipuler ou
comme si elles ne les pensaient pas à propos dans ce format discursif.
Il convient de préciser que nous envisageons ici le savoir dans
la perspective développée par Jacques Legroux, c’est-à-dire comme
zone interface entre l’information, extérieure au sujet, et la connais-
sance, impliquant la totalité de l’expérience personnelle du sujet :
« Le savoir est constitué d’informations mises en
relation, organisées par l’activité intellectuelle du sujet
[…] la signification du savoir par le sujet réside dans
les relations qu’il établit entre les informations. Or, ces
relations n’existent que dans la mesure où le sujet les
construit. Autrement dit, il n’y a pas de savoir en soi,
de savoir-objet […] le savoir est personnel ou n’est pas.
Il est le savoir que l’on a soi-même construit » (Legroux,
cité par Niewiadomski, 2012).

2) Récit et mise en réflexion des pratiques


De nombreux auteurs ont mis en exergue ce lien : Mireille Cifali
(2007), par exemple, lorsqu’elle affirme que le récit est le premier
niveau d’intelligibilité des pratiques ou Michel de Certeau (1990)
pour qui le récit est « l’écrin des pratiques ». À notre sens, ces pra-
tiques se révèlent à l’aune du récit que peut faire le professionnel des
moments partagés avec l’enfant et l’adolescent : en l’écoutant narrer
son geste, décrire son expérience, nous incorporons des éléments
de son faire, de son art (Lemay, 1999). De là, des apprentissages
sont possibles à travers une expérience partagée, sortie de l’ombre
du déjà-vécu grâce à l’actualisation de la parole de l’autre à travers le
récit ainsi offert comme objet de connaissance. Ces pratiques quo-
tidiennes deviennent intelligibles, une fois proposées en partage aux
collègues, pouvant ainsi être réinterprétées – ou non – parfois la
134 - simple écoute permet à celui qui raconte de dénouer certains enjeux
(Beillerot, 1996).
Mais cet exercice est loin d’être aisé : la socialisation du récit
d’expériences induit des effets d’exposition auprès de collègues à qui
l’on accorde sa confiance car elle fait entrer en résonance des enjeux
affectifs. C’est une prise de risque que de proposer à la réflexion ce
que l’on a pensé, compris et agi, puisque c’est partager avec l’autre sa
subjectivité. D’où l’importance d’un cadre sécurisant pour pouvoir
s’aventurer à dire quelque chose de sa pratique et accepter que l’autre
en dise quelque chose également (Herreros, 2012). Cela nécessite,
du côté du professionnel qui parle, le désir de mettre en commun et
de produire un échange. Et c’est bien en confrontant les expériences
de chacun, autrement dit, en les conflictualisant au sens de Simmel
(1992), en les faisant se frotter entre elles, qu’émerge une connaissance
disponible pour tous. Comme aime à le répéter un collègue : il a bien
fallu frotter deux pierres pour obtenir du feu. Ces temps permettent
alors d’aborder ce qui menace l’intégrité psychique des praticiens en
questionnant leurs pratiques, sans chercher à vouloir forcément les
corriger ou les uniformiser. Il s’agit d’abord de ne pas se dérober à
ces enjeux.
Indubitablement, ce qui émerge de ces récits, c’est avant tout
le jeune accompagné. Ces professionnels rendent compte d’un sujet
considéré à chaque fois comme un cas singulier dont l’accompa-
gnement nécessite un travail d’élaboration sur ses propres finalités.
Le plus souvent, il s’agit de verbaliser « ce qui ne marche pas » afin
de prendre du recul sur la globalité de la situation en y associant
aussi les données transférentielles et contre-transférentielles en jeu
dans ces situations. Des thématiques reviennent souvent dans ces
vignettes cliniques, sans exhaustivité : le normal et le pathologique
(Canguilhem, 2013), l’éthique situationnelle – que nous appelons
aussi « l’éthique du moindre mal », la violence, l’insupportable, le
manque, le travail en équipe. C’est là où nous convoquent ces jeunes
parfois en souffrance extrême et qui ne peuvent l’exprimer autre-
ment que dans un agir destructeur. Le récit devient alors « l’un des
maillons d’une articulation entre théorie et pratique où la notion de
dégagement et de distanciation est nodale » (Cifali, 1995).
Ce qui ressort des situations qu’elles évoquent à travers leurs
récits, c’est qu’elles sont marquées par l’unicité (ce qui a marché n’est
pas reproductible), le multidimensionnel (avec ses dimensions so-
ciales, psychologiques, institutionnelles, pédagogiques, éthiques), la - 135
simultanéité (où elles doivent gérer l’ensemble sans négliger les be-
soins de chacun, notamment sur les accueils de groupe).

3) Le récit comme construction de connaissances sur autrui et sur soi-même


Le partage de ces vignettes est une invitation à ce que la subjec-
tivité de l’autre s’entrechoque avec la nôtre. Il ne s’agit nullement de
demander « tu aurais fait quoi toi ? » ou même « tu penses que j’ai
bien fait ? » mais bien « qu’est-ce que ça t’évoque ? », « qu’est-ce que
tu en as compris ? ». Tout entre en balance : la spécificité du poste
occupé, la nature de la relation que l’on a avec le jeune, nos connais-
sances de la situation et le vécu commun. Une maîtresse de maison
pourra dire que tel adolescent joue telle chose lorsqu’ils sont tous les
deux quand l’infirmière se souviendra d’un évènement passé dans
son bureau. Il n’est pas question non plus de seulement décliner des
scènes de vie avec le jeune concerné mais bien de viser à faire des
liens et à construire une réalité partagée qui viendrait rendre plus
intelligible la situation.
Autrement dit, la narration de l’expérience devient clinique
lorsqu’elle est actualisée par l’acte du récit. Sans cela, elle ne ferait
pas connaissance puisque rendue intransmissible. C’est pourquoi la
clinique est co-construction de savoirs, de soi, des autres, par soi,
par les autres, sur soi, sur les autres (Barus-Michel et al., 1996).
C’est une démarche de compréhension qui est une expérience plus
transformatrice qu’explicative ou prédictive. C’est une invitation à
entrer dans une parole qui n’est pas la production d’un discours de
vérité mais l’émergence de significations dégagées d’une expérience
partagée. En ouvrant de nouveaux horizons, en affichant de nou-
velles potentialités au vécu du professionnel, le récit clinique verse
vers l’actualisation de connaissances parfois infuses ou en jachère
qui n’auraient pas émergé sans cette transmission. Le récit ouvre sur
la répétition, un va-et-vient entre références théoriques, pratique
accumulée, informations recueillies sur les situations concrètes et
écoute de l’autre en soi. En d’autres termes, nous pourrions dire
que la clinique est la construction de savoirs en situation concrète
où l’on est impliqué. Mais ces savoirs ne sont pas forcément ceux
que l’on pense. L’éducateur sait trop bien comment l’incertitude, la
contingence, l’arbitraire, sont consubstantiels de son métier ; d’où la
conviction d’avoir créé, au fil des années, un solide savoir du non-sa-
136 - voir (Rancière, 2004).
La question a été posée dans cette table ronde, s’il fallait formali-
ser cette co-construction et les espaces qui la rendent possible. Pour
notre part, nous ne le pensons pas. Comme nous l’avons évoqué, le
partage d’un récit peut s’apparenter à une mise à nu. Il y a quelque
chose de l’ordre de l’intime qui transpire parfois de ce que l’on ra-
conte. Chaque professionnel a des relations préférentielles avec cer-
tains de ses collègues, des personnes ressources avec qui il se sent
plus en confiance. De même, certains lieux sont plus propices à une
parole libre et spontanée. C’est en cela qu’on ne peut pas normer ou
formaliser tous ces espaces en disant : « écoute, c’est seulement ici et
maintenant que ton récit peut exister ». D’où l’importance que ces
institutions, à rebours des logiques néo-libérales et de leur quête de
l’efficacité absolue (Clouse, 2022), continuent de rendre possibles
ces espaces interstitiels au sens de Fustier (2012), c’est-à-dire ces
zones de travail/non-travail indispensables au faire équipe. On ne
peut pas dire la même chose à tout le monde, de la même façon,
dans un espace (pré)déterminé. Nous avons pu observer comment,
trop souvent, l’injonction du partage du récit pouvait parfois para-
lyser la mise au travail. Néanmoins, nous pensons comme indispen-
sable que des espaces cliniques formalisés (GAPP, réunion clinique,
régulation, supervision) puissent exister, comme étant l’autre face de
l’exercice de la mise en partage du récit. L’organisation du travail se
doit de mettre en place tous les dispositifs évoqués précédemment,
formels ou informels, où il peut se passer quelque chose – ou même
rien, chaque sujet ayant la liberté de s’en saisir ou non.
Conclusion
La clinique recouvre, à travers le récit, les pratiques d’interve-
nants s’affrontant à la complexité des interactions entre le sujet et un
environnement en perpétuelle mutation. Elle se focalise sur l’histoire
du sujet et de son groupe d’appartenance, les contextes psychiques
et sociaux, les négociations qui s’effectuent entre les normes et les
contraintes sociales. Être dans la clinique nous dit Mireille Cifali,
« c’est côtoyer des êtres vivants et essayer de comprendre certains
processus, parmi lesquels ceux qui sont porteurs de destruction.
Avec comme impératif : que le savoir construit ait des effets de trans-
formation et pour le clinicien et pour ceux avec qui il travaille. La
visée n’est donc pas prioritairement les connaissances en elles-mêmes
et leur transmission après-coup, mais les sujets dans leur construc- - 137
tion d’une connaissance qui peut avoir des effets susceptibles d’être
constructeurs. De cette rencontre, il en résulte alors une modestie »
(Cifali, 2002). Cette modestie, nous la touchons du doigt, particu-
lièrement dans les récits cliniques, dans ce qui fait la complexité des
métiers de l’humain : les paris, les énigmes, les impossibles, « ce qui
ne marche pas ». En ce sens, notre conviction est que la démarche
clinique ne s’apprend pas, elle peut se transmettre - sous les formes
discursives que nous avons évoquées – et s’apparente à un espace
dans lequel nous nous aventurons, in vivo, sur le terrain. Cela revient
à dire que l’implication du clinicien est tout à la fois donnée, résul-
tat, force et limite (Pagès, 2006).
La force du récit clinique ne réside pas tant dans ce qu’il nous
donne comme information nouvelle sur une situation que dans son
invitation à réfléchir à plusieurs. En étant « travail du commun »
(Nicolas Le-Strat, 2016), il promet une aventure réflexive dont
personne ne sort indemne. Nous avons insisté sur la dimension
conflictualisante que pouvait occasionner le partage de ces maté-
riaux cliniques, à notre sens consubstantielle du travail social et de
ses paradoxes (Autès, 2004). Parce que chaque récit est forcément
part de soi comme part des autres, il devient caisse de résonnance
où s’entrechoquent les subjectivités, et production de savoirs co-
construits. Dans les histoires que proposent les éducateurs, il n’y
a pas de réponse absolue aux interrogations que posent les situa-
tions rencontrées, mais bien souvent des tentatives et des éléments
réflexifs qui se structurent autour du récit : la pratique ainsi racontée
produit l’objet clinique. N’en demeure pas moins une certitude dans
les histoires : qu’elles demeurent à chaque fois inachevées, que le
point final est toujours promesse d’une page nouvelle, et par-dessus
tout, qu’il y a toujours un manque ontologique dans ce que l’on
peut dire ou écrire. Ou comme le résume Victor Hugo : « parfois, les
mots manquent aux émotions » (Hugo, 2012, p.77).

Bibliographie

Ardoino, J. (1989). De la clinique. Réseaux, 55-57.


Autès, M. (2004). Les Paradoxes du travail social. Malakoff : Dunod.
Barus-Michel, J., Giust-Desprairies, F., Ridel, L. (1996). Crises : approche
138 - psychosociale clinique. Paris : Desclée de Brouwer.
Beillerot, J. (1996). Analysons nos pratiques professionnelles. Cahiers péda-
gogiques, 346.
Boudjadi, G. (2021). Approcher le vif du sujet par la parole biographique. No-
dosité biographique, éthique du vague et clinique narrative. Thèse de doctorat en
sciences de l’éducation, Université de Lyon.
Canguilhem, G. (2013). Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Cifali, M. (2002). « Une clinique en sciences de l’éducation ? », Les sciences
de l’éducation en question, Université de Provence, Aix-Marseille I, 31-38.
Cifali, M. (1996). Transmission de l’expérience : entre parole et écriture.
Éducation permanente, 127, 183-200.
Cifali, M. & André, A. (2007). Écrire l’expérience : vers la reconnaissance des
pratiques professionnelles. Paris : PUF.
Clouse, F. (2022). Paradoxes et antagonismes du travail social. Commu-
nication au colloque international, « Travail des frontières dans l’interven-
tion sociale et la recherche », GIS Hybrida-IS, Rennes, 18 mai 2022.
Clouse, F. & Daraignez, G. (2022). L’en-souffrance : clinique d’un entre-
deux. Psychasoc. En ligne : http://www.psychasoc.com/
Clouse, F. (2023). Le travail de la relation en DITEP : entre clinique,
éthique et pratique. Questions vives, n°38.
Crognier, P. (2010). Pratiques d’écriture en travail social : de quelques ten-
sions.... Empan, 79, 138-144.
Décret n° 2005-11 du 6 janvier 2005 fixant les conditions techniques
d’organisation et de fonctionnement des instituts thérapeutiques, édu-
catifs et pédagogiques : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORF-
TEXT000000260009
De Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien, t.1, Arts de faire. Paris :
Gallimard.
Fustier, P. (2012). « L’interstitiel et la fabrique de l’équipe ». Nouvelle revue
de psychosociologie, vol. 14, no. 2, pp. 85-96.
Graitson, I. & Neuforge, E. (2008). L’intervention narrative en travail social :
essai méthodologique à partir des récits de vie. Paris : L’Harmattan.
Herreros, G. (2012). La violence ordinaire dans les organisations : plaidoyer pour
des organisations réflexives. Toulouse : Érès.
Hugo, V. (2012). Le Dernier Jour d’un condamné. Paris : J’ai lu.
Lemay, M. (1999). Les éducateurs aujourd’hui. Malakoff : Dunod.
Nicolas-Le Strat, P. (2016). Le travail du commun. Rennes : Les éditions du - 139
Commun.
Niewiadomski, C. (2012). Recherche biographique et clinique narrative. Entendre
et écouter le Sujet contemporain. Toulouse : Erès.
Pagès, M. (2006). L’implication dans les sciences humaines. Une clinique de la
complexité. Paris : L’Harmattan.
Pérec, G. (1989). L’infra-ordinaire. Paris : Seuil.
Pineau, G. & Le Grand, J. (2019). Les histoires de vie. Paris : PUF.
Ponnou, S. & Niewiadomski, C. (2020). Pratiques d’orientation clinique en
travail social. Paris : L’Harmattan.
Rancière, J. (2004). Le maître ignorant : cinq leçons d’émancipation intellectuelle.
Paris, 10-18.
Ricoeur, P. (1985). Temps et récit III. Paris : Seuil.
Simmel, G. (1992). Le conflit. Paris : Circé.
140 -
Chapitre 4.

Produire des connaissances partagées :


l’exemple d’un partenariat institution-université

Sébastien Ponnou59, Nadège Bartkowiak60, Maryan Lemoine61

Nous souhaitons aborder ici une dynamique de partenariat in-


novante entre l’Établissement Public Autonome Communal (EPAC)
Les Deux Séquoias de Bourdeilles (24) et les laboratoires des sciences
de l’éducation des universités de Limoges (FRED – EA 6311) et
de Rouen (CIRNEF – EA 7454). L’EPAC Les Deux Séquoias est
une institution regroupant un Établissement d’Hébergement pour
Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), un Foyer Occupationnel - 141
(FO) et des studios, ainsi qu’un Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM).
L’EPAC est né en 2014 de la fusion de ces services partageant une
histoire, un projet, une culture et un patrimoine commun. Il dispose
d’une capacité totale d’accueil de 178 résidents. Le partenariat
entre l’EPAC et l’université repose sur l’articulation de trois projets
principaux : le premier concerne un travail de recueil de données as-
socié à un dispositif de formation par la recherche visant à recueillir
la parole des résidents lors de la restructuration du projet institution-
nel. Le second concerne deux dispositifs d’intervention-recherche
couplés à des missions d’évaluation interne menées au sein du FAM
et du FO de l’EPAC. Le troisième concerne une intervention-re-
cherche sur le thème de la démocratie sanitaire financée par l’Agence

59. Psychanalyste, professeur des universités en sciences de l’éducation, Centre


Interdisciplinaire de Recherche Culture, Éducation, Formation, Travail – CIR-
CEFT, EA 4384, université Paris 8. Réseau interdisciplinaire et international de
recherches en intervention sociale/travail social Hybrida IS.
60. Directrice-adjointe de l’EPAC Les Deux Séquoias, Bourdeilles.
61. Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Limoges
(FRED – EA 6311).
Régionale de Santé Nouvelle Aquitaine (ARS) et portant sur l’en-
semble de l’institution.

1) Naissance du partenariat : le projet « Scènes de vie et paroles de résidents


à Bourdeilles »
Le partenariat EPAC-université est né d’une rencontre : des dis-
cussions et des échanges nourris entre des membres de la direction de
l’EPAC Les Deux Séquoias et les enseignants-chercheurs de l’université
de Limoges et Rouen ont donné naissance à un désir de travail parta-
gé, qui s’est cristallisé en 2015 lors d’un premier recueil de données
intitulé « Scènes de vie et paroles de résidents à Bourdeilles ». Cette
initiative, sollicitée par la direction, visait à recueillir la parole des
résidents des différentes unités de l’EPAC dans le cadre du processus
de fusion engagé en 2014, et dans la perspective d’une refonte du
projet institutionnel intégrant le point de vue des personnes accueil-
lies. Au-delà du caractère novateur de l’intention initiale, l’originali-
té du dispositif était de conjuguer ce recueil de données à un proces-
sus de formation associant huit étudiants de la Faculté des Lettres et
des Sciences Humaines de Limoges inscrits dans le master Diversité
142 - Culture Formation, avec la possibilité, après un premier semestre de
formation aux méthodes qualitatives et quantitatives de recueil de
données en sciences de l’éducation, d’engager une démarche d’in-
vestigation directe sur le terrain. Compte tenu des problématiques
des publics accueillis à l’EPAC (polyhandicap, troubles sévères de
la communication, déficiences intellectuelles avec troubles associés,
problématiques du vieillissement, démences), nous avons retenu une
démarche de type clinique et ethnographique, in situ et in vivo, sous
forme d’immersions croisées, en privilégiant la prise de note systé-
matique à partir d’observations et du recueil de discours.
Nous avons ainsi réalisé un total de 75 immersions, 500 heures
cumulées de présence, et collecté via ce dispositif de recherche col-
lectif près de 150 pages d’observations croisées qui ont été exploi-
tées dans trois directions principales : elles ont d’abord permis d’ap-
préhender les représentations et les préoccupations des résidents
concernant les travaux, les déménagements et les multiples change-
ments engendrés par les remaniements institutionnels. Ces données
ont par ailleurs été réinvesties dans le cadre du projet institutionnel
qu’elles ont contribué à structurer. Elles ont enfin donné corps et
lisibilité aux démarches de participation des résidents au sein de leur
mode d’accueil. Cette démarche, qui a fait l’objet d’une restitution
auprès des professionnels et des résidents, a contribué à l’animation
des dynamiques institutionnelles et à la mise au travail d’une iden-
tité professionnelle commune au moment de la restructuration glo-
bale des contours de l’établissement (Lemoine, Ponnou et al., 2015).

2) Les dispositifs d’intervention-recherche et d’évaluation interne


Une deuxième collaboration s’est déployée en 2018, à la de-
mande de l’équipe de direction de l’EPAC qui souhaitait mobiliser
des méthodes de recherche de terrain au service de l’évaluation in-
terne du FAM et du FO. Partant de cette demande, les chercheurs
ont alors construit un dispositif centré sur la recherche de la connais-
sance partagée du sens des pratiques et la spécificité des enjeux insti-
tutionnels, afin de produire un travail d’auto-évaluation, mais aussi
de contribuer à la formation des professionnels. L’objectif était éga-
lement de mettre à l’épreuve une nouvelle modalité d’évaluation des
institutions médicosociales qui, tout en cadrant avec les attentes de
l’Agence nationale d’évaluation sociale et médicosociale (ANESM,
2009 et 201262), se déplace des approches standardisées et managé-
riales de l’intervention sociale pour prendre en compte et analyser les - 143
problématiques spécifiques des publics, les enjeux professionnels et
les dynamiques institutionnelles propres à ces services. À l’appui de
leurs bagages praxéologiques et scientifiques, libres de négocier les
contraintes liées à la commande institutionnelle, les chercheurs ont
mobilisé des méthodes de terrain éprouvées en sciences humaines
et sociales afin d’observer et de problématiser les pratiques profes-
sionnelles, et de permettre aux acteurs de les appréhender selon une
démarche réflexive (Ponnou & Lemoine, 2021). Dans cette perspec-
tive, et afin de faciliter une appropriation progressive du dispositif
par les professionnels, ils ont structuré l’évaluation selon un phasage
précis, de telle sorte que la démarche constitue à la fois un temps
d’observation, de réflexion et de transformation des pratiques. Cette
proposition a trouvé un écho très favorable auprès des professionnels
qui y ont vu une occasion de mettre en valeur la complexité et le
sens de leur travail. Dans cette perspective, le dispositif visait l’enrô-
lement et l’implication des acteurs de l’institution via la création des
conditions de confiance par une présence régulière et le déploiement
62. Les démarches d’évaluation des institutions médicosociales sont désormais de
la compétence de la Haute Autorité de Santé (HAS).
d’espaces de paroles et de travail partagés, susceptibles d’enrichir les
démarches et réflexions de chacun. En favorisant les allers et venues
entre les apports de terrain et les instances d’une part, les éclairages
des chercheurs et les activités du quotidien d’autre part, l’idée était
de permettre aux professionnels de participer au travail d’évaluation
et de déployer conjointement une démarche de co-formation.
Chaque dispositif d’évaluation s’est échelonné sur une période
de trois à cinq mois, et s’est centré sur six thématiques principales,
dégagées par la direction de l’institution en amont de l’intervention
des chercheurs. La plupart de ces thématiques reprenait les enjeux
classiques des démarches d’évaluation du secteur : la bientraitance,
l’accès au soin, la communication adaptée aux problématiques des
résidents, et notamment aux troubles du spectre autistique et pa-
thologies apparentées, le maintien des liens familiaux, sociaux
et amicaux, l’ouverture sur l’extérieur, le projet personnalisé. Ces
thématiques ont été mises au travail pour elles-mêmes, mais elles
ont également servi de points d’entrée et d’angles de vue à partir
desquels mettre en lumière les pratiques et les enjeux spécifiques à
l’institution. Ces entrées thématiques ont ainsi permis, sans viser
144 - l’exhaustivité, de produire une « cartographie » de l’institution, de
même que des présentations schématisées dynamiques des pratiques
et des interactions professionnelles.

3) Les professionnels au cœur du processus méthodologique


Après un temps de rencontres et de présentation, nous avons
initié une première phase de recueil des données fondée sur cinq
types de méthodes ou d’approches :
- Observations de terrain de type ethno/anthropologiques
(Lahire, 1998 ; Laplantine, 2003, 2005; Guigue, 2005 ; Co-
pans, 2008).
- Entretiens informels sur site.
- Études de cas ou de situations cliniques en travail social
(Ponnou, 2016 ; Ponnou & Niewiadomski, 2020).
- Analyse de contenu des Projets de Soin informatisés (PSI).
- Revue de littérature.
L’ensemble des informations ainsi obtenues a été croisé et syn-
thétisé sous forme de dossiers comportant des hypothèses et des
éléments de diagnostics. Nous avons remis ces dossiers aux profes-
sionnels qui ont pu interroger ces éléments individuellement et col-
lectivement, pour servir de base d’échange et d’élaboration lors des
groupes de travail à l’œuvre dans la troisième phase.
Les données recueillies lors de la deuxième phase, problématisées
et transmises aux professionnels, ont fait l’objet d’un processus
d’élaboration à travers la constitution de groupes de travail par
thématique. Chaque groupe avait pour fonction de produire des
hypothèses ou des propositions de pratiques professionnelles
susceptibles de contribuer à l’amélioration de la qualité du service.
Au-delà de ces propositions et des observations qui ont pu se faire
jour dans les échanges, une prise de note systématique a été réalisée
afin de saisir les modes de production d’un savoir professionnel sur
les pratiques déployées, les enjeux formels et informels traversant
les modes de co-construction d’une clinique et d’une culture
institutionnelle. Puis nous avons mené des entretiens d’explicitation
et d’approfondissement (Vermersch, 1996) afin de développer
l’appréhension des démarches engagées par les professionnels pour
en favoriser la compréhension, partager et cristalliser les perspectives
contribuant à l’élaboration des recommandations mises en exergue
dans le rapport d’évaluation. Enfin, nous avons proposé une - 145
restitution du rapport d’évaluation à l’ensemble des participants,
professionnels comme résidents.
Schéma - Déroulement du dispositif d’évaluation :

146 -
4) « Le Résident : par lui, pour lui, chez lui »
Le partenariat entre l’EPAC et les universités de Limoges et de
Rouen s’est poursuivi à l’appui cette fois d’un dispositif d’interven-
tion-recherche sur la période 2018-2020 en réponse à un appel à
projets sur le thème de la démocratie sanitaire financé par l’ARS
Nouvelle-Aquitaine. À l’appui d’une longue tradition concernant
la consultation et la participation des résidents aux projets et aux
dimensions quotidiennes de la vie institutionnelle, la direction de
l’EPAC a sollicité ses partenaires universitaires afin de coconstruire
un dispositif de recherche-intervention susceptible de répondre aux
enjeux d’innovation et au cahier des charges posé par l’ARS. Ainsi,
le projet « Le résident : par lui, pour lui, chez lui » a été élaboré de
manière à toucher trois objectifs principaux :
- Favoriser l’expression la plus directe et la plus fidèle possible
des résidents.
- Amener les professionnels à prendre en considération les élé-
ments exprimés par les résidents dans leurs pratiques, adopter
une démarche réflexive, inventer sans cesse les dispositifs et les
pratiques innovantes susceptibles de soutenir et d’améliorer
la participation de chacun dans les différents aspects de la vie - 147
sociale et institutionnelle.
- Respecter le lieu de vie comme domicile et accepter que le
résident puisse le modeler et l’envisager à sa manière.
Chacun de ces axes a fait l’objet de démarches spécifiques, com-
prenant des temps d’observation et d’intervention sur site, des es-
paces de formation, d’analyse de la pratique, d’animation de groupes
de paroles, d’atelier d’appropriation ou de réinterprétation de la
charte des résidents, ou de mise à disposition de moyens financiers à
l’usage des résidents pour l’organisation de leurs vacances… Plus
largement, ce projet a visé à développer la culture de la participation
des résidents, la culture du prendre soin et du respect de la place
de chacun dans le système que représente l’institution. À l’instar
des précédentes interventions, il s’est couplé à des dispositifs de re-
cherche et de formation susceptibles de concourir à la promotion de
la démocratie sanitaire et des paradigmes associés.
Le travail sur les données issues des différents dispositifs d’in-
tervention-recherche a permis un certain rééquilibrage de la relation
professionnel/résident. La parole des résidents a été mise au travail
« comptant » : dans cette perspective, ce n’est plus le savoir du pro-
fessionnel soignant ou éducateur qui sert de porte d’entrée, mais les
choix, la position et le discours du résident considéré comme sujet,
dans sa globalité, dont il faut favoriser et valoriser la parole.

5) La collaboration interprofessionnelle : un travail de maïeutique par des


mosaïticiens
De par leur extériorité, observant de multiples situations de
travail et invitant chacun à s’exprimer, les chercheurs se trouvent
dans une situation doublement singulière par rapport aux acteurs
qu’ils accompagnent. Everett C. Hugues indique que « pour étudier
correctement la division du travail, il faut, dans chaque système de
travail, prendre en compte le point de vue de toutes les catégories de
personnes qui y sont impliquées, que leur position soit supérieure ou
inférieure, qu’elles soient au centre ou à la périphérie du système »
(Hughes, 1997, p. 68). Au sein de chaque dispositif, les chercheurs
ont accès à une diversité d’actions et à la pluralité des discours, et
ont la charge de proposer un cadre temporaire d’interprétation et
d’analyse pour poursuivre et approfondir la démarche. Ils agissent à
148 - l’articulation de la maïeutique et de l’élaboration de ce cadre tem-
poraire, afin d’aider à situer les données les unes par rapport aux
autres pour construire collectivement et de manière progressive un
sens à l’ensemble. Ils agissent ainsi en « mosaïticiens », où pour filer
la métaphore de Becker (1986), ils révisent au fil du cheminement
le cadre et l’assemblage des données pour une compréhension plus
fine et une appropriation des objets. Ce concept de « mosaïticien »
a trouvé dans le partenariat entre l’EPAC et l’université un terreau
propice à son enracinement et à son déploiement. Les équipes sou-
lignent également les paradoxes de la figure de l’évaluateur ou de
l’expert, qui, tel un deus ex machina, débarque sur la scène institution-
nelle pour y produire une série de recommandations applicables aux
professionnels qui œuvrent au quotidien et depuis de nombreuses
années auprès des résidents avec lesquels ils ont tissé une relation si
particulière. A contrario, le parti pris de notre intervention a été de
placer la participation des résidents et des professionnels au cœur de
notre démarche.

Conclusion : clinique et démocratie sanitaire


Les expériences esquissées à travers ce chapitre ne représentent
qu’une déclinaison des multiples possibilités de partenariat entre les
institutions médicosociales et l’université d’une part, les terrains de
l’intervention sociale et la recherche d’autre part. Ce partenariat re-
pose sur des valeurs partagées et des principes clairement discutés
entre les différents acteurs, la prise en compte des intérêts et des
contraintes de chacun, au bénéfice des dynamiques professionnelles,
institutionnelles, de formation et de recherche, et supposons-le in
fine, au service d’un souci constant pour les publics bénéficiaires
de l’action sociale. Ces dispositifs font, à notre sens, support au
déploiement des principes de participation et de « démocratie en
acte » au sein de l’institution. Non seulement au sein des instances
participatives et représentatives susceptibles de favoriser la prise en
compte de la parole des résidents : conseil de la vie sociale, groupes
de parole… Mais bien au-delà, dans la mesure où la parole est par-
tout dans l’institution. La dissymétrie des places et des fonctions,
les inégalités criantes dans le rapport que chacun entretient à son
corps, à ses pensées, à ses capacités d’investir la relation à l’autre
et le champ social n’est pas un frein à la circulation et à la prise en
compte de cette parole qui fait socle et transversalité dans la diversité
des pratiques et des cultures professionnelles. Malgré ou au-delà du
handicap, de la maladie, des entraves du corps ou de la communi- - 149
cation, ça parle. La relation est parlante, l’institution est parlante.
L’institution fait le choix de la parole du résident, par quoi les profes-
sionnels inventent les dispositifs de subjectivation qui s’étayent sur
le matériel signifiant qui se fait jour dans la relation et dans l’insti-
tution. La clinique devient alors un autre mode de faire institution,
particulièrement exigeant puisqu’il s’agit de façonner le commun à
partir de la logique propre à la parole de chacun. Nous nous sommes
efforcés de mettre en œuvre des dispositifs à même de restituer et
de faire support à cet effort de démocratie en acte : d’une part, les
immersions au long cours ont favorisé la prise en compte de la parole
des résidents au sein même du processus de recherche. Là encore, le
passage par la clinique a été nécessaire à la prise en compte de cette
parole entravée, dont les professionnels se sont faits les passeurs, les
traducteurs. D’autre part, les professionnels ainsi interpellés par la
parole des résidents ont eu le souci de témoigner du sens de leur
pratique, d’en réinterroger les fondements, les paradoxes, l’éthique,
la complexité et la diversité… Certes, le dispositif de recherche a
contribué à la mise en réflexion des fonctions et pratiques profes-
sionnelles. Mais il a aussi servi des mouvements de décentration et
de rééquilibrage de la relation entre les résidents et les soignants.
Ainsi, dans le dispositif clinique, les situations particulières
des résidents, des professionnels et des chercheurs n’ont pas altéré
le commun de la situation : des sujets aux prises avec l’institution,
ses règlements, ses logiques, ses acteurs, des attentes ou des objec-
tifs partagés ou contradictoires… De telle sorte que l’institution
s’inscrive et résonne comme métaphore ou continuité du contrat
social. Il n’y a pas eux et nous - résidents, professionnels, chercheurs,
chacune de ces appellations charriant son lot de représentations et
de stigmates… Mais des Femmes, des Hommes, citoyens et sujets,
embarqués dans la tâche sans cesse renouvelée du vivre-ensemble.

Bibliographie

ANESM. (2009). La Conduite de l’évaluation interne dans les établisse-


ments et services visés. En ligne : www.anesm.sante.gouv.fr
ANESM. (2012). L’Évaluation interne et externe : quel bilan ? E, ligne :
150 - www.anesm.sante.gouv.fr
Becker, H. (1986). Biographie et mosaïque scientifique. Actes de la recherche
en sciences sociales. 62-63, 105-110.
Copans, J. (2008). L’Enquête et ses méthodes : l’enquête ethnologique de terrain.
Paris : Armand Colin.
Guigue, M. (2005). Les dynamiques de la familiarité dans la recherche. Les
Sciences de l’éducation. Pour l’Ère nouvelle, 38 (1) 93-108.
Hughes, E.C. (1996). Men and their work. Le regard sociologique. Paris : MSHJ.
Lahire, B. (1998). Décrire la réalité sociale ? Place et nature de la description
en sociologie. In Reuter, Y. (1998). La Description : théories, recherches, forma-
tion, enseignement. Villeneuve D’Ascq : Presses Universitaire du Septentrion.
Laplantine, F. (2003). De tout petits liens. Paris : Mille et une nuits.
Laplantine, F. (2005). La description ethnographique. Paris : Armand Colin.
Lemoine, M., Ponnou, S. & al. (2015). Scènes de vie et paroles de rési-
dents à Bourdeilles (24), Recherche-Intervention dans le cadre de la fusion
de deux institutions médico-sociales - Établissement d’Hébergement pour
Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) et Foyer Occupationnel (FO)/
Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM) - inédit.
Ponnou, S. (2015), Le travail social à l’épreuve de la clinique psychanalytique.
Paris : L’Harmattan.
Ponnou, S. & Niewiadomski, C. (Dir.). (2020). Pratiques d’orientation cli-
nique en travail social. Paris : L’Harmattan.
Ponnou, S.& Lemoine, M. 2021. Subvertir les dispositifs d’évaluation des
institutions médicosociales : approche clinique et anthropologique. Pensée
plurielle, 53-1, 53-75.
Vermersch, P. (1996). L’entretien d’explicitation. Paris : ESF.

- 151
152 -
Chapitre 5.

Former, se former, mettre en œuvre des collaborations


inter-professionnelles et/ou avec les personnes concernées :
enjeux, dispositifs, pratiques

Thérèse Perez-Roux63, Éric Maleyrot64, Delphine Guyet65,


Stéphane Balas66, Paul Orly67, Gilles Monceau68

Pour démontrer leur utilité et s’ouvrir de nouvelles perspectives


économiques, les professionnels dont l’activité est réglementée69

63. Professeure en sciences de l’éducation, Université Paul Valéry Montpellier 3,


Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Forma- - 153
tion – LIRDEF EA3749.
64. Maître de conférences en sciences de l’éducation et de la Formation,
Université Paul Valéry Montpellier 3, Laboratoire Interdisciplinaire de Re-
cherche en Didactique, Éducation et Formation – LIRDEF EA3749.
eric.maleyrot@univ-montp3.fr
65. Docteure en sciences de l’éducation et de la formation, Laboratoire Centre
Interdisciplinaire de Recherche Normand en Éducation et formation – CIRNEF,
EA 7454 – Université de Rouen Normandie. delphine.guyet1@univ-rouen.fr
66. Maître de conférences, UR Formation & Apprentissages Professionnels,
Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), HESAM université.
stephane.balas@lecnam.net
67. Professeur en sciences de l’éducation et de la formation, Université Bourgogne
Franche Comté, Institut Agro Dijon, UR Formation & Apprentissages Profes-
sionnels. paul.olry@agrosupdijon.fr
68. Professeur en sciences de l’éducation et de la formation, laboratoire École
Mutations, Apprentissages – EMA, EA 4507 – CY Cergy Paris Université.
gilles.monceau@u-cergy.fr
69. L’exercice d’une activité réglementée nécessite de posséder un diplôme ou une
qualification spécifique. Il est donc subordonné au respect de critères d’accès ou
des conditions d’exercice qui font l’objet d’un encadrement réglementaire imposé
par l’État.
doivent désormais trouver des formes novatrices d’exercice de leur
profession et sont particulièrement poussés à pratiquer l’interpro-
fessionnalité (Serlooten, 2020). Des évolutions apparaissent : « un
changement de mentalités, passant de la méfiance à la confiance70,
a conduit à développer divers outils permettant aux professionnels
de se rapprocher pour unir leurs forces ainsi que des espaces de ré-
flexion pour améliorer ces unions » (Serlooten, 2020, p.1).
Ce vaste phénomène est aujourd’hui repérable dans les métiers
de l’humain (santé, travail social, éducation et formation). Il a des
effets dans la formation initiale et continue, qui doit en saisir les
enjeux et permettre le développement de nouveaux registres de com-
pétences pour faire face à la mutation de ces métiers. En ce sens, le
mouvement vers des formes d’interprofessionnalités vient question-
ner des logiques de professionnalisation centrées sur les spécificités
du métier choisi et relativement ignorantes du travail réalisé par les
autres professionnels du secteur ou inter-secteur.
La réflexion engagée dans cette contribution touche aux champs
de la santé et du travail social. Notons que l’Organisation Mondiale
de la Santé définit la collaboration interprofessionnelle comme une
154 - activité dans laquelle des spécialistes issus d’au moins deux profes-
sions de santé différentes travaillent conjointement, dans le but de
favoriser un apprentissage mutuel, susceptible d’améliorer les résul-
tats en matière de santé. Cette approche est considérée par l’OMS71
comme une solution pertinente et concrète pour répondre aux dé-
fis importants que doivent relever les systèmes de santé (Santschi,
2018). En France, la création et le développement de réseaux de
soins pluri-professionnels, de maisons de santé pluri-disciplinaires,
traduisent ces évolutions. Le changement assez radical des pratiques
que cela engendre, nécessite de préparer à l’interprofessionnali-
té dès la formation initiale. Dans ce cadre, le Service Sanitaire des

70. Selon le baromètre interprofessionnalité Indexfi-Squaremetric pour


2015-2016 (https://fr.slideshare.net/Squaremetric/baromtre-de-linterprofession-
nalit-en-france-2016), la pratique de l’interprofessionnalité présente l’avantage
d’augmenter le chiffre d’affaires des professionnels en assurant un meilleur service
client par des synergies.
71. World Health Organization (WHO). Framework for action on interpro-
fessional education and collaborative practice. 2010 [cited 2018 May 06].
https://apps.who.int/iris/handle/10665/70185#sthash.rPdgWrmv.dpuf
Étudiants en Santé (SSES)72, porté conjointement par le ministère
des Solidarités et de la Santé et le ministère de l’Enseignement Su-
périeur, de la Recherche et de l’Innovation, s’adresse à tous les étu-
diants du secteur, dans le but de les familiariser aux enjeux de pré-
vention73 et de promouvoir les comportements favorables à la santé,
dont l’impact sur la qualité de vie, sur la morbidité et sur la mortalité
est démontré. Pour les politiques, cet objectif est crucial parce qu’il
est porteur d’amélioration de la santé mais aussi de justice sociale.
Notons que le SSES mis en place en 2018 s’inscrit dans le vaste
mouvement d’universitarisation touchant l’ensemble des filières du
monde paramédical. Celles-ci ont vécu ces quinze dernières années
une réingénierie des études, initiée par la formation en soins infir-
miers en 2009, jusqu’à la formation en masso-kinésithérapie mise en
œuvre en 2015 (Perez-Roux, 2019 ; Pinho de Mesquita, Matumoto,
Chervin et Monceau, 2020).
Par ailleurs, un des objectifs de la Loi 2016-41 du 26 janvier
2016, portant sur la modernisation du système de santé, vise une
participation plus forte des acteurs de ce système au niveau opéra-
tionnel et politique. Elle vient renforcer les prérogatives des Agences
Régionales de Santé (ARS). Par exemple, l’ARS d’Occitanie, dans - 155
son Projet Régional de Santé de 2018-2022, se donne pour objectif
de « promouvoir un partenariat soignant/soigné de qualité pour
permettre à l’usager d’être acteur de santé ». Pour cela, elle souhaite
une implication plus importante des patients en santé (patients
experts/ressources/partenaires et représentants d’usagers) non
seulement dans l’accompagnement des patients, mais également dans
la formation des professionnels de santé et auprès des établissements
de soin.
Ces deux réformes sont symptomatiques d’une volonté des ins-
tances de santé de renforcer les relations inter-métiers et/ou avec
le patient. Elles posent alors la question de la mise en œuvre d’une
véritable collaboration qui s’ancre dans le travail quotidien, au-delà
des intentions.
Un certain nombre d’établissements de formation s’empare de
cette question et fait intervenir des patients en tant que partenaires

72. Arrêté du 12 juin 2018 relatif au service sanitaire pour les étudiants en santé.
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000037051110/
73. Ibidem.
pédagogiques (Guelle et Guyet, 2019 ; Broussal et Saint Jean, 2019)
dans ces territoires habituellement occupés par les professionnels de
santé.
De même, au niveau de la formation en travail social, la der-
nière réforme des diplômes de 2018 a prévu un socle commun réu-
nissant les futurs Éducateurs de Jeunes Enfants (EJE), les Assistants
de Service Social (ASS), les Conseillers en Économie Sociale Fami-
liale (CESF) et les Éducateurs Spécialisés (ES). De ce fait, les établis-
sements de formation sont invités à organiser de nombreux cours
en transversalité, à destination des étudiants des différentes filières,
ce qui peut modifier l’activité des formateurs et l’interconnaissance
entre filières. Un domaine de certification (domaine 4) intitulé « Dy-
namiques interinstitutionnelles, partenariats et réseaux » invite les
futurs professionnels et leurs formateurs à travailler sur ou à partir
de formes d’interprofessionnalités. Celles-ci interrogent l’intra-
professionnalité, c’est-à-dire ce qui fonde l’essence même du métier
mais aussi les atouts/limites du « spécifique » et du « partageable »,
lorsqu’il s’agit de mieux comprendre la complexité des situations et
les logiques des acteurs qui les font vivre.
156 - Au-delà de la transversalité de certains contenus, pensés pour
soutenir ou favoriser l’interprofessionnalité, la collaboration atten-
due avec les personnes concernées (usagers/bénéficiaires, patients,
etc.) modifie les places/rôles de chacun et le sens du travail (Du-
bar, 2000). Ces problématiques apparaissent par exemple dans le
monde de la petite enfance, où les professionnels (enseignants, EJE,
puéricultrices, etc.) sont amenés à travailler conjointement, y com-
pris avec les familles et les structures éducatives, sans que les enjeux
sous-jacents et les conditions de réussite ne soient réellement étudiés
(Torterat et Azaoui, 2020).
Par ailleurs, dans le champ du travail social, un important tra-
vail en équipe pluridisciplinaire peut exister, notamment au niveau
des conseils départementaux, qui organisent l’action sociale : protec-
tion de l’enfance, protection maternelle et infantile, protection des
majeurs vulnérables, accès et maintien dans le logement des publics
défavorisés etc. (Fourdrignier, 2016). Ainsi, ASS, ES, CESF, puéri-
cultrices, infirmiers, médecins vont travailler ensemble dans le cadre
de leurs missions communes. Mais entre les intentions et la réalisa-
tion, il y a l’action et les conditions de sa mise en œuvre, notamment
du fait de l’injonction à « faire avec » les bénéficiaires, les usagers, les
patients, etc.
Or, agir collectivement avec des étudiants, patients, profes-
sionnels provenant d’autres secteurs, est une action qui néces-
site réflexion, volonté et ouverture. Les équipes pédagogiques se
confrontent, se rapprochent, non sans difficultés. Même animés par
la volonté de réussir, des « mondes » qui n’ont jusque-là jamais eu à
prendre en compte l’autre, doivent travailler – et faire travailler les
étudiants – ensemble (Perez-Roux, 2021).
Ce chapitre s’intéresse plus particulièrement à l’activité de soin
et à l’intervention sociale envisagées dans une dimension collective
et interprofessionnelle avec différents publics : étudiants, patients,
usagers/bénéficiaires, formateurs ou professionnels sur le terrain. Il
s’agissait d’interroger les enjeux des dispositifs « collaboratifs » mis
en place, leurs effets sur la pratique professionnelle et/ou de forma-
tion, tout en considérant les situations de travail vécues par les pro-
fessionnels, dans leurs dimensions sociales, relationnelles, éthiques,
afin de penser les dispositifs de formation dans ces métiers de façon
plus éclairée.
- 157
À ce titre, revenons sur les six propositions mises en discussion
au sein du symposium. Les trois premières présentent deux dispositifs
de formation relevant de l’interprofessionnalité dans le champ de la
santé.

1) Le patient, partenaire pédagogique : une expérimentation en formation


de masso-kinésithérapie
Éric Maleyrot étudie une expérimentation conduite dans un
Institut de Formation en Masso-Kinésithérapie (IFMK) pour dé-
velopper la collaboration formateur-patient à maladie chronique en
formation initiale de soignants.
De fait, la participation des patients experts/partenaires à la for-
mation des soignants est fortement encouragée par les prescriptions
et recommandations de la Haute Autorité de Santé relayées par les
Agences Régionales de Santé pour améliorer la qualité des soins. Des
établissements de formation font intervenir des patients en tant que
« patient partenaire pédagogique ». Ainsi, un projet de recherche
en cours s’intéresse à l’initiative d’un IFMK du Sud de la France où
la direction crée un dispositif avec des patients atteints de maladie
chronique engagés comme formateurs, avec l’ambition de dévelop-
per cette expérience sur les quatre années du cursus de formation.
La contribution s’intéresse à ce dispositif, notamment à l’activi-
té de formation envisagée dans une dimension partenariale entre un
formateur de cet institut (FMK) et un Patient Partenaire Formateur
(PPF). Elle interroge les enjeux du dispositif expérimental de forma-
tion tout en essayant d’éclairer : a) en quoi cette interaction partena-
riale transforme la pratique professionnelle du FMK ; b) ce qu’elle
apporte au projet du PPF expert de la vie avec sa maladie.
Pour répondre à ces questions, la communication s’est appuyée
sur les notions de partenariat (Landry, 1994 ; Mérini, 1998) et de
professionnalisation (Bourdoncle, 2000 ; Wittorski, 2007) et sur
l’analyse thématique d’entretiens semi-directifs individuels menés
auprès de quatre FMK et de quatre PPF suite à l’observation de TD
coanimés en binôme FMK-PPF. Chaque TD de deux heures pour
les étudiants de première année s’est déroulé en présentiel, avec un
cadre pédagogique commun aux quatre binômes.
158 - L’analyse des propos exprimés sur l’activité réalisée dégage quatre
types de partenariat (service, associatif, réciprocité et réciprocité avec
controverse) du plus cadré par le FMK au plus partagé par les deux
animateurs. Ces différences s’expliquent par des tensions plus ou
moins fortes vécues tant par les FMK que par les PPF, provenant à
la fois de leur projet personnel ou professionnel mais également de
leur degré d’expérience (ou absence d’expérience) dans le domaine
de la formation.
Après un an de déploiement du dispositif, les apprentissages
développés et les effets transformatifs sont peu apparents sur la pra-
tique professionnelle du FMK. Du côté du PPF, il n’émerge pas non
plus de processus de professionnalisation de l’activité de formateur
en IFMK. En effet, le PPF n’a pas encore de vision globale de la
formation au métier de masseur-kinésithérapeute et, lorsqu’il est
ex-formateur d’un autre champ professionnel, ses compétences ne
sont pas prises en compte. En revanche, il est constaté un processus
de vitalisation du projet de vie du PPF. Ce processus se manifeste
par une certaine militance. En porte-parole de son association de
patients, le PPF cherche prioritairement à faire mieux connaître aux
étudiants sa pathologie et ses effets vécus bio-psycho-sociaux.
Si l’étude de ce partenariat débutant permet d’éclairer les enjeux
de place et les premiers effets des collaborations avec les personnes
concernées, les recherches sur ce dispositif expérimental de forma-
tion appellent à être poursuivies pour approfondir les rapports de
pouvoir qui se jouent entre FMK et PPF dans la visée transformative
de leur action en formation.
2) L’interfiliarité en question
En utilisant des angles d’approche différents et des contextes
de mise en œuvre contrastés, les deux contributions suivantes s’inté-
ressent au SSES et à ce qui se joue au niveau de l’interfiliarité.
À partir d’une approche qualitative, Thérèse Perez-Roux ana-
lyse un dispositif en interfiliarité qui réunit des étudiants en mas-
so-kinésithérapie et en soins infirmiers, en se centrant sur les formes
et modalités de la collaboration entre formateurs. Elle s’intéresse aux
enjeux et aux défis posés par un tel dispositif et à ses conditions de
réussite.
En effet, la réforme des études en masso-kinésithérapie a conduit
les IFMK à une réingénierie de la formation initiale (Perez-Roux,
2019). Cette réforme s’est accompagnée d’une série de prescriptions
- 159
parmi lesquelles la nécessité de préparer à l’interprofessionnalité dans
le champ de la santé (Policard, 2014), à partir de la mise en place du
service sanitaire. Depuis la rentrée 2018, un module de six semaines
est inscrit dans les maquettes de formation de 47 000 étudiants en
médecine, pharmacie, odontologie, maïeutique, masso-kinésithéra-
pie et soins infirmiers74. Il vise l’acquisition de ces compétences et
des actions auprès de tous les publics (élèves, personnes fragilisées,
sportifs, etc.). Les textes réglementaires incluant le service sanitaire
dans les maquettes de formation ont été publiés en juin 2018. Une
instruction du 27 novembre 2018 accompagne les acteurs pour son
déploiement sur les territoires. L’objectif est de former tous les futurs
professionnels de santé aux enjeux de la prévention, par la participa-
tion à la réalisation d’actions concrètes, auprès de publics identifiés
comme prioritaires. Les interventions sont prévues dans des éta-
blissements scolaires, les lieux de vie, les entreprises, sur des thèmes

74. À partir de la rentrée universitaire 2019, le SSES est étendu à toutes les for-
mations de santé (formations en ergothérapie, en orthophonie, etc.), soit environ
50 000 étudiants par an.
prioritaires de la santé publique (promotion de l’activité physique,
information sur la contraception, lutte contre les addictions – tabac,
alcool, drogues, ...).
Dans l’IFMK étudié depuis septembre 2019, des séances réu-
nissant des étudiants en masso-kinésithérapie et en soins infirmiers
ont été mises en place. Il s’agissait pour eux de co-construire un
support (poster, vidéo ou autre) servant d’appui pour une action
de prévention auprès de publics cibles sur un thème prioritaire en
santé publique. Ces séances étaient co-animées par un formateur de
l’IFMK et un formateur d’un Institut de Formation en Soins Infir-
miers (IFSI).
La recherche s’intéresse à « ce qui se joue » dans la mise en place
de ces dispositifs en termes de professionnalisation (Bourdoncle,
2000), à la fois du point de vue des directions, des formateurs en
charge de leur mise en œuvre et des étudiants. La contribution se
centre plus particulièrement sur les formateurs en articulant, sur le
plan théorique, plusieurs entrées : a) par les dispositifs, envisagés
à trois niveaux : idéel-fonctionnel-vécu (Albero, 2010) ; b) par les
acteurs dont les professionnalités sont « bousculées » par ces chan-
160 - gements (Jorro et De Ketele, 2011 ; Perez-Roux, 2012) ; c) par les
valeurs et les représentations sociales et professionnelles des deux
mondes (IFSI et IFMK) qui ont à travailler ensemble.
Des entretiens ont été conduits avec l’équipe de direction de
l’IFMK et avec les formateurs impliqués dans le dispositif. Les trois
entretiens avec la responsable du dispositif dans l’IFMK (septembre
2019, novembre 2019 et mars 2020) permettent de saisir la dyna-
mique de l’expérimentation, c’est-à-dire ce qui se transforme entre
l’intention initiale et la réalité des mises en œuvre sur le terrain. Les
entretiens réalisés avec les formateurs des trois IFSI concernés par
le projet donnent à comprendre les leviers et les obstacles pour faire
fonctionner un tel dispositif.
Les résultats (Perez-Roux, 2021) rendent compte de tensions :
a) entre la traduction de la prescription par l’équipe de direction en
fonction des opportunités et des contraintes locales, les représenta-
tions des formateurs et les attentes des étudiants ; b) entre les acteurs
de l’IFMK et ceux des différents IFSI concernés par l’expérimen-
tation. Ils mettent l’accent sur les transformations du projet au fil
du temps, notamment en raison de la crise sanitaire de 2020 et sur
les changements repérés chez les formateurs à travers cette nouvelle
forme de collaboration. Ils éclairent les conditions de réussite de tels
dispositifs, en interrogeant le sens de ce travail, dans une période
fortement bousculée par les évolutions liées à l’universitarisation des
cursus de formation médicale et para médicale en France.

3) Les compétences collaboratives des étudiants


Dans la continuité de cette précédente contribution, Delphine
Guyet revient sur le SSES piloté par l’ARS Normandie. Elle étudie
la manière dont s’en sont saisis les étudiants en masso-kinésithérapie
de la région et cherche à comprendre dans quelle mesure ce disposi-
tif constitue un levier de développement des compétences collabo-
ratives pour les étudiants. Le service sanitaire, objectif de stratégie
nationale de santé, est institué depuis juin 2018 pour les étudiants
en santé. Il vise à faire acquérir des connaissances liées aux enjeux de
promotion/prévention de la santé et à assurer des actions de préven-
tion auprès de publics divers. Ce service sanitaire vient s’ajouter à
la maquette de formation qui a bénéficié de la réingénierie en 2015
(Perez-Roux, 2019) avec des UE badgées et une modification du
parcours de stage pour y intégrer les six semaines de formation de - 161
ce SSES.
Compte tenu de sa situation de sous dotation en profession-
nels de santé et de la réunification de deux régions, l’ARS Norman-
die, en lien avec le Conseil Régional de Normandie responsable des
formations paramédicales depuis la loi de décentralisation de 2004,
a fait le choix de piloter régionalement ce projet, de manière à faire
collaborer les 24 instituts de formation du territoire. Par ailleurs,
elle a fourni des supports de cours, collecté des lieux de stage et édité
un guide pratique. La création de groupes interprofessionnels d’au
moins trois disciplines (infirmiers/médecins/pharmaciens/maïeu-
ticiens/masseur-kinésithérapeute) est le principal critère de choix
pour la réalisation des actions selon les thématiques nationales et
régionales spécifiques. Les étudiants choisissent principalement le
lieu de stage en fonction de sa localisation géographique. L’institut
de formation, par l’intermédiaire de son référent pédagogique, de-
vient le garant de l’organisation des enseignements du SESS. Ainsi,
chaque étudiant est inscrit dans un projet interprofessionnel dont il
découvre la thématique dans un deuxième temps.
La recherche s’intéresse à la réception, par les étudiants, de ce
projet délocalisé de l’IFMK et à ses effets éventuels sur leur défini-
tion de l’interprofessionnalité, de leur rôle social, de leur profession-
nalité (Bourdoncle, 2000 ; Wittorski, 2007).
Un questionnaire centré sur leur vision du SESS, de l’interpro-
fessionnalité, sur l’apport de ce stage à leur formation profession-
nelle a été diffusé en mars 2020 auprès de deux promotions : l’une
au retour de stage, l’autre un an après. 75 étudiants sur 174 ont
répondu.
Alors que les étudiants avaient une vision négative de ce projet,
il ressort finalement que le SESS leur a révélé l’importance de l’ap-
prendre à travailler ensemble, tout en découvrant la complémentari-
té des rôles de chaque professionnel et les compétences transversales
associées (Coulet, 2019 ; Policard, 2014). Les étudiants expriment
aussi une découverte de leur rôle professionnel plus axé sur le care
que sur le cure (Wittorski, 2007). La richesse de cette expérience leur
fait entrevoir un possible travail en collaboration au sein de Com-
munautés Professionnelles Territoriales de Santé, comme suggéré
dans le plan « ma santé 2022 » (Couturier et Belzile, 2016 ; Mahieu,
162 - 2022).

4) L’intra-professionnalité, l’interprofessionnalité et les rapports sociaux


La contribution de Stéphane Balas interroge l’intra et l’inter-
professionnalité à partir de la dimension sociale de l’activité de soin
qui mobilise de façon plus ou moins directe les collègues, les profes-
sionnels des métiers proches et les patients. Les autres peuvent être
ainsi considérés comme un moyen d’apprentissage et de développe-
ment, ce qui ouvre des perspectives pour la formation. En effet, dans
le travail, il est aujourd’hui de plus en plus communément admis
que, face aux exigences et aux aléas des situations professionnelles,
on n’agit pas seul. On partage avec les collègues, dans une forme
de socialité professionnelle, des expériences et des affects, qui nous
aident à devenir des professionnels plus compétents. De même, on
établit avec les autres acteurs des situations de travail, de très nom-
breux rapports sociaux. Dans une forme de paradoxe, on peut aller
jusqu’à dire que même seul, on ne travaille jamais de manière isolée
car le « collectif est en nous » (Clot, 2008).
Cette analyse est d’autant plus vraie dans un univers profes-
sionnel comme celui des soignants qui, comme tous les « métiers
de l’humain » (Jobert, 2013), fait de la relation l’une des caracté-
ristiques majeures des situations de travail. Dans ce sens, l’autre est
alors un « objet » de son activité de travail, dans la mesure où le
professionnel de santé agit sur lui, sa santé, son corps… Mais il est
aussi un « moyen » d’agir car, c’est en partie par lui que s’explique (et
s’exprime) la réussite ou l’échec de l’action conduite dans la situa-
tion. De même, c’est avec les autres soignants, de son propre métier
ou d’un autre, participant au même acte de soin, que se construisent
les réponses efficientes face aux obstacles du réel.
Clot (2016), dans un chapitre rédigé en dialogue avec des col-
lègues sociologues du travail, cherche à montrer que sa psychologie
du travail est aussi celle des rapports sociaux. Il indique d’ailleurs
que « le professionnalisme a besoin de dialogue pour se survivre, de
discordances et d’arbitrage » (p. 68). Ainsi, le rapport social, l’acti-
vité relationnelle ne sont pas vus comme une homogénéisation qui
conduit à la « bonne pratique », si fréquente dans le secteur de la
santé, et dont la pandémie actuelle a montré les limites, mais bien
comme le développement des désaccords et des solutions alterna-
tives multiples (Balas, 2014).
Sur la base d’une double intervention conduite dans le cadre
- 163
d’un travail doctoral (Balas, 2011), la contribution montre com-
ment, dans une démarche de « didactique clinique de l’activité »,
se conçoit un dispositif de formation et de certification des mas-
seurs-kinésithérapeutes.
Comment les « autres », compris comme l’ensemble des acteurs
dont l’objet de l’activité porte sur le même objet que l’activité du
professionnel (Clot, 2008), c’est-à-dire les collègues, les profession-
nels des métiers proches, les patients, participent du « réel de l’activi-
té » de travail de ces masseurs-kinésithérapeutes ? Il s’agit de montrer
comment ce réel est pris en compte puis transposé dans des situa-
tions de formation et d’évaluation certificative pour permettre de
concevoir des dispositifs authentiquement marqués par les dimen-
sions humaines et sociales du travail de soignant. Ainsi, la formation
de ces soignants devient réellement professionnalisante en inscrivant
les rapports sociaux et la collaboration interprofessionnelle comme
les constituants centraux des situations de travail et non comme une
condition périphérique de l’acte de soin.
5) Interprofessionnalité et coordination dans le travail collectif
En étudiant des dispositifs pensés autour de l’interprofessionna-
lité, les deux dernières contributions ouvrent des perspectives pour
la formation dans d’autres champs, notamment celui du travail so-
cial, mais plus largement dans un ensemble de métiers de l’humain.
Paul Olry s’appuie sur la visite aux parents dans l’aide sociale
à l’enfance pour mettre en lumière des écarts entre professionnels
dans la réalisation de l’action. En effet, au sein de nombreux éta-
blissements de travail social, l’interprofessionnalité est souvent une
coactivité du fait des contraintes liées à l’organisation du travail. Les
professionnels se croisent mais ont peu d’occasions de « faire en-
semble », premier niveau de l’interprofessionnalité.
Les écoles ou les instituts professionnels segmentent les parcours
de formation en fonction des certifications visées. Certaines tâches,
communes à plusieurs statuts professionnels, sont enseignées diffé-
remment au motif légitime que le but poursuivi par chaque profes-
sionnel n’est pas identique. Ces différences ne sont pas l’objet d’un
temps de formation lors du parcours en école, mais se concrétisent
164 - en situations de travail avec les pairs, les bénéficiaires et/ou usagers.
L’interprofessionnalité est abordée ici sous l’angle de la coordi-
nation (Policard, 2014), dans le travail collectif (collaboration/coo-
pération ; Barthe et Queinnec, 1999). Ces notions opèrent une dis-
tinction entre le travail se réalisant par une collaboration visible avec
les bénéficiaires/ usagers d’une part et, d’autre part, l’action discrète
de coordination entre professionnels. La communication a d’abord
formulé un présupposé : l’écart entre les façons de faire, de dire et de
penser (Hubault, 1997) est une ressource de l’interprofessionnalité :
cet écart est formateur.
Le propos tenu s’est intéressé à un dispositif de médiation in-
terprofessionnelle (Virkkunen, 2004) dans le secteur de l’aide so-
ciale à l’enfance. Son objet partagé est la visite aux familles dans le
cadre d’une mesure d’accompagnement éducatif prise par un juge.
Plusieurs travailleurs sociaux (Éducateur Spécialisé, Technicien d’In-
tervention Sociale et Familiale, Assistants sociaux, etc.) ont à réaliser
une tâche de suivi judiciaire qui, bien qu’enseignée formellement
dans les écoles, demeure mal connue dans sa concrétisation dans
les familles. Sept travailleurs sociaux d’un groupe de 14 volontaires,
sept familles, ont accepté une observation in situ de ces « entretiens
de suivi », filmés avec une centration sur le professionnel, aux fins
de mieux comprendre les écarts entre façons de dire et de penser le
suivi.
Les images ont fait l’objet de deux analyses : 1) Une au-
to-confrontation avec le professionnel concerné, qui a pu expliciter
pour elle-même le couplage action/situation ; 2) La situation et la
façon de faire ont été débattues en allo-confrontation (Mollo et Fal-
zon, 2007) au sein d’un groupe interprofessionnel.
L’exploitation des traces de ces visites a porté sur les écarts de fa-
çons de faire, donnant ainsi lieu à des échanges interprofessionnels.
La prééminence de l’aléa (dans les visites) en tension avec l’arbitrage
entre des mandats (parfois contradictoires), des compromis sur les
intentions initiales (familles et TS) ont fait émerger des objets de
médiation liés : a) au contenu de la visite ; b) aux micro-mondes
personnels qui constituent des leviers pour réguler la relation avec
les parents, selon un usage différencié de l’expertise professionnelle ;
c) elle fait également apparaître les compétences langagières argu-
mentatives des travailleurs sociaux, en tant que stratégies de suivi.
Cette dimension langagière, essentielle aux pratiques de suivi des - 165
familles, s’avère tout à la fois commune aux différents professionnels
et distinctive d’un savoir-faire d’expertise (Olry et Mayeux, 2017).

6) Approches et perspectives transversales


La dernière contribution apporte une dimension transversale
dans le travail engagé au sein du symposium. Elle invite par ailleurs à
adopter une posture critique quant aux évolutions actuelles concer-
nant les collaborations, l’ouverture, la participation et à leurs effets
sur les professionnels au travail.
Gilles Monceau interroge les notions d’interprofessionnalité
et de participation, en montrant dans quelle mesure elles rendent
compte de l’institutionnalisation d’une idéologie transversale à
l’éducation, à la santé et à l’action sociale.
De fait, les politiques publiques concernant ces différents sec-
teurs ont, depuis les années 2000, demandé aux professionnels des
métiers de la relation (Demailly, 2006) :
- de décloisonner davantage les pratiques professionnelles (mul-
ti, pluri et/ou interprofessionnalité) pour collaborer dans des
dispositifs souvent territorialisés (la politique de soutien à la pa-
rentalité en étant un bon exemple) ;
- de faire participer les « personnes concernées » (anciennement
désignés comme « usagers » puis « bénéficiaires ») au fonction-
nement des établissements et services publics ou ayant des mis-
sions de service public mais aussi de les associer au travail édu-
catif, social ou sanitaire fait pour eux et désormais avec eux.
Ces deux objectifs opérationnels se retrouvent à présent dans deux
logiques généralement dissociées, voire contradictoires :
- une logique d’émancipation individuelle (l’individu doit deve-
nir autonome et responsable) ;
- une logique de rationalisation gestionnaire (recherche d’effi-
cience des financements).
À la croisée de ces logiques, s’institutionnalise une idéologie qui
diffuse dans les politiques publiques (Loi 2002-2 rénovant l’action
sociale et médico-sociale par exemple) et la nouvelle gestion publique
en agençant émancipation individuelle et efficience (rationalisation
166 - gestionnaire). Les cadres des secteurs éducatifs, sanitaires et sociaux
sont les premiers appelés à faire tenir ensemble ces objectifs et ces
logiques. Le succès actuel des concepts d’empowerment et de pouvoir
d’agir en est sans doute l’un des effets.
Dans le domaine de l’appui à la parentalité, par exemple, les
professionnels sont alors exposés, tout comme les parents, à des
contradictions institutionnelles qu’ils doivent gérer au quotidien
(Bessaoud Alonso et Monceau, 2019). La plus évidente de ces
contradictions est le fait de devoir à la fois soutenir les parents dans
leur prise d’autonomie, tout en les conduisant à adopter de « bonnes
pratiques » parentales (Neyrand, 2012). Contradictions fortes à ré-
soudre aussi par les professionnels scolaires dans l’accueil des enfants
du voyage (Dufournet-Coestier et Monceau, 2019) ou par les per-
sonnels soignants face à la demande d’accouchement par césarienne
(Santana da Silva, 2019).
En s’appuyant sur une démarche socio-clinique institution-
nelle (Monceau, 2018), la contribution revient sur ces trois derniers
exemples, illustrés par des vignettes issues de recherches collectives
et doctorales, pour montrer comment ces contradictions institution-
nelles, transversales aux secteurs éducatifs, sanitaires et sociaux, sont
à la fois causes et effets de l’injonction à l’interprofessionnalité et à
la participation.

Conclusion

À l’issue des présentations, le symposium a permis d’engager des


échanges, de questionner les fondements, les conditions et les effets
des collaborations interprofessionnelles, de faire émerger quelques
pistes de réflexion, entre avancées et vigilances.
Tout d’abord, il s’agit d’appréhender plus finement ce qui se
joue, dans l’interprofessionnalité, au niveau de la relation. Les diffé-
rentes recherches mobilisées mettent en avant une relation complexe
qui se situe entre formel et informel, entre explicite et implicite,
entre connivence et étrangeté. Derrière les enjeux de place, les ap-
ports mutuels et les possibles incompréhensions, se construit une
modalité de travail dans laquelle il est parfois nécessaire de sortir
de sa zone de confort (professionnel et personnel) pour aller vers
d’autres logiques d’action. Comment ce commun se travaille-t-il ?
Comment assumer la différence pour en faire un atout ? Si les études - 167
présentées dans le symposium soulignent un besoin/un intérêt pour
échanger du point de vue des professionnels, de quelle nature est cet
échange (organisation du travail, langage utilisé, normes et valeurs
sous-jacentes, etc.) et n’y a-t-il pas un risque de procéduralisation ?
En effet, la relation est avant tout une communication verbale et
non verbale entre des individus. Si l’analyser pour formaliser des
compétences dans un référentiel peut sembler pertinent pour la for-
mation (l’évaluation), une vigilance s’impose. Ce qui s’échange peut
être explicite, formalisé mais une part du discours « crypté » reste à
comprendre. À ce titre, l’interprofessionnalité ne relève pas seule-
ment d’un acte « technique » mais intègre de façon plus ou moins
consciente, des rapports de pouvoir et, en arrière-plan, des enjeux
politiques. On peut même voir dans l’injonction politique au dé-
veloppement de l’interprofessionnel, une orientation qui contraint
les professionnels, et dont le sens reste davantage guidé par une lo-
gique « gestionnaire » que par des enjeux d’efficience. En ce sens
une tension existe entre décision politique (prescription au travail en
collaboration avec d’autres professionnels, des usagers, des patients)
et pratiques au quotidien.
Un deuxième point considère le périmètre (les limites) des dis-
positifs intégrant des collaborations interprofessionnelles et/ou avec
les personnes concernées. Sont-ils envisagés dans une visée (trans)
formative ou, comme le suggère Serlooten (2020), dans une pers-
pective plus économique ? Que recherche l’institution quand elle
légifère pour soutenir ce type d’action en formation et dans/pour le
travail ? Quelles sont les incidences sur l’activité ordinaire des profes-
sionnels ? En effet, au-delà des enjeux de santé publique (prévention
primaire, éducation thérapeutique du patient, etc.), et des enjeux du
travail social « dont les pratiques visent la prise en charge de l’incapa-
cité provisoire ou durable de certaines personnes à assurer leur bien-
être social » (Baillergeau, 2009, p.40), quels arrière-plans idéolo-
giques et politiques se dessinent ? À titre d’exemple, comme d’autres
professionnels des « métiers de la relation » (Demailly, 2008), les
formateurs en travail social sont confrontés à une nouvelle forme de
gestion publique (New Public Management ou NPM), basée sur une
culture du résultat, sur l’emprunt de pratiques et d’outils issus du
privé : introduction des mécanismes de marché dans l’offre de biens
et services d’intérêt général, logique de la transparence tant sur la
168 - qualité que sur les coûts des prestations, recherche de l’efficience
dans l’emploi des fonds publics, participation des usagers dans la
définition et l’évaluation des prestations publiques... (Chappoz et
Pupion, 2012). Dans la perspective conjointe d’une rationalisation
des moyens, désormais présente dans un ensemble de métiers de
l’humain, ne s’agit-il pas de rompre avec les corporatismes pour une
efficience accrue, c’est-à-dire pour renforcer l’efficacité d’une action
tout en diminuant son coût, ou en utilisant autrement les moyens
financiers et humains alloués ? Cette perspective intègre-t-elle les
dispositifs nécessitant de nouvelles formes de travail abordées dès la
formation initiale, ou une analyse du travail réel permettant d’envi-
sager une approche du métier plus intégrative et ouverte aux diffé-
rents acteurs concernés ? À terme, la satisfaction des usagers/clients/
bénéficiaires est-elle considérée comme un indicateur de l’efficacité
du service rendu ?
Un troisième point d’analyse porte sur la tension entre deux
termes qui coexistent aujourd’hui dans les discours politiques et
institutionnels : émancipation du sujet visée par ces dispositifs et
rationalisation des moyens (diminution des coûts). Cette tension
peut affecter des professionnels qui se sentent empêchés d’assurer
leur mission de façon optimale. En effet, une idéologie diffuse dé-
sormais dans l’ensemble des services publics, soumis à des évalua-
tions récurrentes, elles-mêmes portées par la démarche qualité et,
en arrière-plan, par les logiques du NPM. Comment fonctionnent
ces assemblages idéologiques qui associent interprofessionnalité, em-
powerment75, pouvoir d’agir, responsabilisation ? Comment, au-delà
de cet amalgame terminologique, tenter de concilier histoire des
métiers et nouvelles contraintes, en (re)considérant les épreuves de
professionnalités au sein même des différents métiers ? Comment
rester vigilant sur les limites de cette idéologie de l’inter- qui pour-
rait basculer vers plus d’employabilité, de réactivité, de flexibilité et,
in fine, de remise en cause des spécificités et des logiques de métier,
constitutives d’une identité professionnelle en mutation ?

Bibliographie

Albero, B. (2010). La formation en tant que dispositif : du terme au


- 169
concept. In Charlier, B. & Henri, F. (2010). (Dir.). La technologie de l’éduca-
tion : recherches, pratiques et perspectives. Paris : PUF.
Aubert, M., Manière, D., Mourey, F & Outata, S. (2005). Interprofessionna-
lité en gérontologie. Toulouse, France : Érès.
Baillergeau, E. (2009). Les enjeux contemporains du travail social en Eu-
rope. Informations sociales, 152, 40-48.
Balas, S. (2011). Le référentiel, un outil de formation, un instrument de développe-
ment du métier. Le métier de masseur-kinésithérapeute en référence. Thèse pour le
doctorat de sciences de l’éducation. Paris : CNAM. En ligne : http://tel.
archives-ouvertes.fr/tel-00669690
Balas, S. (2014). Un référentiel pour développer les différences. Le cas
d’une intervention avec des masseurs-kinésithérapeutes. In Prot, B. (Dir.).
(2014). Les référentiels contre l’activité - en formation, gestion, certification. Tou-
louse : Octares, pp. 151-165.

75. L’empowerment est entendu comme une dynamique individuelle d’estime de soi,
de développement de ses compétences supposant un engagement collectif et une
action sociale transformative.
Bessaoud Alonso, P. & Monceau, G. Des professionnels qui doivent
faire avec les contradictions institutionnelles des politiques publiques.
Connexions, 112, 31-43.
Bourdoncle, R. (2000). Autour des mots : professionnalisation, formes et
dispositifs. Recherche et Formation, 35, 117-132.
Broussal, D &, M. (Dir.). (2019). La professionnalisation des acteurs de la santé.
Recherche, innovation, institution. Toulouse : Cépaduès.
Chappoz, Y. & Pupion, P-C. (2012). Le New Public Management. Gestion et
management public, 1(2), 1-3.
Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.
Clot, Y. (2016). Activité, affect : sources et ressources du rapport social. In
Dujarier, M.-A., Gaudart, C., Gillet, A. & Lénel, P. (2016). L’activité en
théories. Regards croisés sur le travail. Toulouse : Octarès.
Coulet, J.C. (2019). Compétences transversales : quelques suggestions
pour s’affranchir d’un mythe. Recherches en éducation, 37, 34-49.
Couturier, Y., Belzile, L. (2016). L’intervention de coordination dans les métiers
du prendre soin. Nîmes : Champ social éditions.
Demailly, L. (2006). Politiques de la relation. Lille : Septentrion.
170 - Dubar, C. (2000). La crise des identités. Paris : PUF.
Dufournet Coestier, V. & Monceau, G. (2019). Scolariser les enfants en
tentant de contrôler les parents. Le cas des enfants du voyage en France. So-
ciétés et jeunesses en difficulté, 22. https://journals.openedition.org/sejed/9626
Fourdrignier, M. (2016). Les coopérations, de nouvelles transactions dans
le travail social ? Pensée plurielle, 43 (3), 23-35.
Guelle, B & Guyet, D. (2019). Le patient partenaire pédagogique, un
atout pour l’enseignement du raisonnement clinique en formation initiale
de masso-kinésithérapie. Kiné scient, 613, 5-14.
Hopwood, N. & Clerke, T. (2016). Professional pedagogies of parent-
ing that build resilience through partnership with families at risk: a cul-
tural-historical approach. Pedagogy, Culture & Society, 24(4), 599-615.
https://doi.org/10.1080/14681366.2016.1197299.
Houzel, D. (2002). Les enjeux de la parentalité. In Solis-Ponton, L. (2002).
La parentalité. Défi pour le troisième millénaire. Paris : PUF.
Jobert, G. (2013). Le formateur d’adultes : un agent de développement.
Nouvelle revue de psychosociologie, 15, 31-44.
Jorro, A & De Ketele, J-M. (2011). La professionnalité émergente : quelle recon-
naissance ? Bruxelles : De Boeck.
Landry C. (1994). Conclusion générale et proposition d’un cadre d’analyse
du partenariat. In Landry, C. & Serre, F. (Dir.). (1994). École et entreprise.
Vers quel partenariat ? Québec : Presses de l’université du Québec.
Mahieu, C. (2022). Retour d’expérience sur l’introduction du service sa-
nitaire des étudiants en santé dans la formation de maïeutique en France.
Étude exploratoire des perceptions des enseignantes. Pédagogie médicale, 23 (2), 97-
106.
Mérini, C. (1998). Le partenariat en formation – De la modélisation à une appli-
cation. Paris : L’Harmattan.
Monceau, G. (2018). Le changement objet et effet de la socio-clinique
institutionnelle. Le cas d’une recherche-intervention dans le domaine de la
parentalité. In Broussal, D., Bonnaud, K., Marcel, J.-F. & Sabuc, P. (Dir.).
(2018). Recherche(s) et changement(s): dialogues et relations (p. 153-169). Tou-
louse : Cépadues éditions.
Neyrand, G. (2011). Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité.
Toulouse : Éres.
Perez-Roux, T. (2012). La professionnalité enseignante : Modalités de construction - 171
en formation. Rennes : PUR.
Perez-Roux, T. (2021). Étude d’un dispositif en interfiliarité dans le cadre
du Service sanitaire des étudiants en santé : conception, mise en œuvre et
perspectives. Recherche en soins infirmiers, 145 (2), 65-78.
Perez-Roux, T. (Dir., 2019). La réforme des études en santé entre universitarisation
et professionnalisation. Paris : L’Harmattan.
Policard, F. (2014). Apprendre ensemble à travailler ensemble : l’interpro-
fessionnalité en formation. Recherche en soins infirmiers, 117 (2), 33-49.
Pinho de Mesquita, L., Matumoto, S., Chervin, J. & Monceau, G. (2020).
L’interprofessionnalité dans les formations paramédicales en France : re-
gards croisés sur le processus d’universitarisation. Éducation, Santé, Sociétés,
6, (1), 119-136.
Santana da Silva, S. (2019). L’institutionnalisation de la césarienne au Brésil et en
France : composants éducatifs et sanitaires. Doctorat en cotutelle en sciences de
l’éducation et de la formation (CY Cergy Paris Université) et en sciences
de la santé (Université de Sao Paulo).
Santschi, V. (2018). L’interprofessionnalité au cœur des soins. REISO, Re-
vue d’information sociale. En ligne : https://www.reiso.org/document/3150.
Serlooten, C. (2020). L’interprofessionnalité, un nouveau mode d’exer-
cice du secret professionnel. In Simonian-Gineste, H. & Torricelli-Chri, S.
(Dir.). (2020). Les professions (dé)réglementées. Bilans et perspectives juridiques (pp.
113-153). Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole.
Torterat, F & Azaoui, B. (Dir.) (2021). Initiatives collaboratives pour l’enfance.
Montpellier : PULM.
Wittorski, R. (2007). La professionnalisation : note de synthèse. Savoirs,
17, 11-39.

172 -
Partie IV
- 173
Exercice et transformation des métiers
du social et de la santé
174 -
Chapitre 1.

Esquisse d’une histoire politique d’un demi-siècle de


travail social76

Michel Chauvière77

À mon avis, le manque d’attractivité du travail social aujourd’hui


n’est qu’un symptôme, voire un syndrome, et c’est là un syndrome
inquiétant, je dirais même pathétique. Car c’est toute la situation
actuelle, prise dans sa globalité, qui s’est dégradée. En témoignent
les différents titres de la revue Esprit consacrées au travail social de-
puis les années 1970 :
- 1972 : Pourquoi le travail social ?, republié en 1984 avec en titre
- 175
la mention additionnelle Normalisation et contrôle social : le travail
social entre dans la lumière, le sujet devient politique ;
- 1998 : À quoi sert le travail social ?, une curieuse interrogation
qui contient la réponse : à pas grand-chose, peut-être même à
rien ;
- 2022 : plus récemment, avec ce titre étonnant : Il était une fois
le travail social, un véritable enterrement. Requiescat in pace.
Heureusement, d’autres titres significatifs ont été publiés très
récemment. Par exemple : Que veut le travail social ?, dans un numé-
ro de la Revue française de service social, en 2022 ; ou encore Où va le
travail social ? Contrôle, activation et émancipation, ouvrage collectif sous
la direction de Manuel Boucher, publié par Champ social éditions,

76. Ce texte a d’abord été prononcé lors d’une conférence au Musée Social du
Conservatoire National des Archives et de l’Histoire de l’Éduction Spécialisée et
de l’Action Sociale (CNAHES – https://www.cnahes.org/).
77. Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’Études et de Recherches
de Sciences Administratives et Politiques – CERSA, UMR 7106 – CNRS/Uni-
versité Panthéon-Assas.
également en 2022. J’ajoute la supplication de Jean-François Go-
mez : Délivrez-vous du management ! Monde d’avant et monde d’après dans
les métiers de l’humain, Éditions Libre et solidaire, encore en 2022, etc.
Comment l’expliquer ? Je pense que le manque d’attractivité, la dé-
saffection, le désamour vis-à-vis des métiers du travail social est lié à
un faisceau de raisons, internes ou endogènes mais aussi externes ou
exogènes, qui aujourd’hui font confluence, dans les représentations
sociales du champ et dans les actes – à commencer par Parcours sup
qui formalise les métiers à l’excès.
Examinons d’abord une explication endogène souvent utilisée.
Le déficit d’attractivité des métiers du social serait explicable par
certaines caractéristiques supposées de la culture des jeunes généra-
tions, à savoir la perte de sens du travail, à quoi il faudrait ajouter
le recul de la distinction entre public et privé, entre non-lucratif et
lucratif (les youtubeurs font de l’agent en partant de rien et ce mo-
dèle perfuse chez les followers), mais aussi l’éco-anxiété qui fait passer
les préoccupations sociales au deuxième rang derrière le réchauffe-
ment climatique, sans oublier les effets psychologiques durables de
la pandémie.
176 -
Tout cela est sans doute un peu vrai mais encore insuffisant et
difficile à prouver. D’autant que la perte de sens du travail, c’est-à-
dire d’utilité pour soi et pour les autres, serait un phénomène plus
général qui toucherait tous les métiers (Coutrot et Pérez, Libération
du 22 septembre 2022). Il n’est donc pas spécifique aux seuls métiers
de l’humain, comme l’est le travail social. C’est une autre limite à ce
type d’explication.
D’où mes questions, comment en est-on arrivés-là dans le sec-
teur social salarié et professionnel, proprement dit ? Comment com-
prendre rétrospectivement ce qui s’est passé ?

1) Délégitimation et désarmement des professionnels du social


Je vous propose ici d’aborder ce qui fait un peu défaut dans de
nombreux travaux, CNAHES y compris, à savoir l’histoire politique
du travail social et plus particulièrement l’histoire des mutations de
sa soutenabilité par les autorités publiques. Mon hypothèse est qu’il
faudrait essayer de comprendre un processus engagé très tôt mais
lent à se manifester de délégitimation et de désarmement progressifs
des professionnels de métier, en même temps que de liquidation de
la politique d’action sociale globale des années 1970 qui les légiti-
mait. On en connait les multiples conséquences : par exemple, la co-
lonisation/absorption du médico-social par la santé surtout depuis
la loi Hôpital Patients Santé Territoire (HPST) (2008) et, pour tous
les domaines concernés, l’imposition d’une logique de dispositifs, au
cas par cas, soumis à la concurrence, régulé par des agences se subs-
tituant aux administrations déconcentrées de la DDASS (Direction
Départementale de l’Action Sanitaire et Sociale) et de la DRASS
(Direction Régionale de l’Action Sanitaire et Sociale), etc. Ce qui
segmente toutes les interventions et n’est plus couvert par aucune
doctrine globale sur le fond, hormis le culte de la gestion écono-
mique. Autrement dit, nous traverserions un moment d’effondre-
ment systémique voulu, continu et très bien orchestré centralement.
Pour avancer dans cette direction, il faut à mon avis trois condi-
tions : d’abord se référer à une période nécessairement plus longue
que celle des toutes dernières années qu’ici tout un chacun connait
bien, en l’espèce prendre au moins les cinquante dernières années
(un demi-siècle donc). De plus, il faut aborder l’histoire politique du
travail social inséparablement de celle de l’action sociale – comme on - 177
le fait d’ailleurs dans l’affichage du CNAHES – et aborder ces sujets
non plus en creux mais en substance, non plus en s’excusant presque
d’exister mais en valorisant, tout au contraire, le génie propre du tra-
vail social spécialisé et salarié. J’ajoute que je crois indispensable de
se méfier et même de déconstruire la catégorie plus large, inventée
très récemment, de l’intervention sociale, simplement parce qu’elle
oublie que le social était devenu un travail spécifique. Enfin, il faut
garder en mémoire la promesse inaugurale du travail social, autre-
ment dit la promesse signifiée par son existence même, d’être l’un
des bras séculiers irremplaçables de l’État social protecteur et redis-
tributif (dit encore État providence), hors marché. Comme l’école, la
santé publique ou la justice le sont dans leurs domaines immatériels
respectifs. En d’autres termes, je dirais que la protection sociale est
aussi un bien commun, un droit de base, essentiel à la vie, comme le
sont, outre les trois que je viens de citer, au plan matériel cette fois
l’eau, le gaz, l’électricité et même internet. Mais hélas on a laissé le
marché s’emparer de tous ces acquis précieux, qui font société, pour
les réifier en marchandises, on l’a même délibérément décidé et aidé,
avec les résultats désastreux que l’on connaît aujourd’hui. Ce qui
vaut notamment pour le travail social professionnel.
2) Les années 1970 : l’âge d’or du travail social
M’étant beaucoup engagé dans des travaux socio-historiques et
parce que notre cadre de réflexion est également socio-historique, je
crois qu’il faut tout d’abord réexaminer ce qui s’est passé en France
durant les années 1970. Ces années qui constituent le dernier et seul
petit âge d’or du travail social, sont ici susceptibles de servir de réfé-
rence. Les années 1970 se caractérisaient en effet par un bel aligne-
ment des planètes : une doctrine publique de la solidarité en actes,
comme dans l’article 1 de la loi en faveur des personnes handicapées,
beaucoup d’engagement social chez les intervenants militants autant
que chez les salariés, des moyens en progression significative, des
recrutements dans les différents métiers, des formations plus nom-
breuses… Pour les éducateurs par exemple, après le diplôme d’État
de 1967 et la convention collective de 1966, les années 1970 ont
vu se consolider les identités de métier, elles ont davantage été re-
connues et respectées. Les actions d’adaptation ayant conduit à un
certificat national de qualification, équivalent du diplôme d’État,
illustrent encore cette situation. Parallèlement, les centres de forma-
tion, à dominante associative, bénéficiaient d’une forte délégation et
178 - de financements publics pérennes, pendant qu’un paritarisme em-
ployeurs/salariés marquait la formation permanente après 1971 (loi
Delors). Le point d’orgue ce fut évidemment la première et dernière
apparition en France d’un secrétariat d’État à l’action sociale, avec
René Lenoir, pendant que Bernard Lory publiait Politique d’action so-
ciale. Nicole Questiaux, ministre d’État de la solidarité nationale en
1981-82, est peut-être la dernière du genre. Son « adresse aux travail-
leurs sociaux » de 1982 rappelle, entre autres, la part et la place qui
reviennent aux professionnels. Après elle, on ne parlera plus jamais
de ce sujet avant 2015, soit 33 ans. Entre les deux dates ce sera un
long tunnel. J’ajoute que cette période fut encore remarquable par
toutes sortes de publications. Après le numéro d’Esprit de 1972, le
travail social était devenu une question publique abondamment ana-
lysée, commentée, controversée. C’était bon signe.

3) Les contradictions coûteuses de la décentralisation dans les années 1980


Les années 80 et suivantes sont mieux connues : l’acte 1 de la
décentralisation a curieusement procédé par blocs de compétences,
notamment pour le social (1982, 1986), avant que l’acte 2 (2003)
ne requalifie les départements comme « chef de file de l’action so-
ciale ». Ce qui dépouillait encore plus la DAS (Direction des Affaires
Sociales) pourtant devenue DGAS (Direction Générale des Affaires
Sociales), et révélait qu’elle était désormais sans doctrine globale op-
posable pour l’action sociale couplée au travail social et, de ce fait,
politiquement affaiblie. En même temps, toujours en 2003, on a
aussi confié la politique de formation professionnelle à la responsa-
bilité économique des régions, qui d’ailleurs ne le demandaient pas.
Il faut continuer d’analyser les coûteuses contradictions de cette
décentralisation, particulièrement pour tout le social en actes profes-
sionnels. À quoi la gauche arrivée au pouvoir depuis peu, voulait-elle
répondre par la décentralisation de l’action sociale ? Que valent les
arguments comme la proximité ou la promesse de démocratie lo-
cale ? Pourquoi le département, pour l’ASE par exemple ? Choix
purement idéologique ou vraie vision solidariste ?
Quoi qu’il en fût, une partie des compétences sociales s’est
alors trouvée rapidement et autoritairement transférée aux départe-
ments sans que ne soit jamais abordée la question du travail social
des professionnels. En réalité, un ver était entré dans le fruit. Après
le recours à moult consultants pour structurer les pouvoirs départe-
mentaux, le plus souvent incompétents en matière sociale, les résul-
- 179
tats furent vite et visiblement décevants. Pas seulement parce que les
moyens promis par l’État n’étaient pas toujours fournis. En réalité,
les départements, de toutes les couleurs politiques, se sont surtout
transformés en entreprises donneur d’ordre, face à des employeurs
devenus des opérateurs « pour le compte de », soumis aux appels
d’offres et à la loi de la concurrence, pendant que les métiers du
social ont commencé à régresser au statut peu enviable de ressource
humaine avec Direction des Ressources Humaines (DRH), c’est-à-
dire de main-d’œuvre.
La politique des métiers, déjà empêchée par la dispersion terri-
toriale, a payé le prix fort pour ce déplacement de légitimité au béné-
fice des départements et des employeurs/opérateurs. Les symptômes
en sont connus : les déconventionnements notamment de la préven-
tion spécialisée, les procès en inefficacité, la dénonciation des mal-
traitances, la démarche qualité, en 1994, etc. C’est dans ce contexte
qu’est aussi apparue en 1998 la seconde livraison de la revue Esprit
titrant malheureusement « À quoi sert le travail social ? ».
4) La récession de l’État social
Çà et là on s’est bien posé des questions, mais sans grand effet sur
le nouveau cours des affaires sociales. Ainsi, on a fondé le CNAHES
pour sauver les archives porteuses de sens, on s’est interrogé sur les
« mutations » du travail social (Chopart, 2020), sur la meilleure
façon de défendre les qualifications contre l’ingénierie des compé-
tences (Chauvière et Tronche, 2002), etc. Plus tard, en 2003, un
collectif de professionnels, de formateurs et d’intellectuels a même
organisé 789, les états généraux du social, pratiquement sans impact.
C’était pourtant le moment de nouveaux chantiers : l’inser-
tion par l’économique, le RMI, la politique de la ville, etc. Mais les
nouveaux pilotes ne s’appuyaient guère sur les métiers historiques,
quand ils ne les critiquaient pas et cherchaient parfois à les débor-
der. Ces innovations importantes ne changèrent pas davantage la
trajectoire récessive de l’État social et ne suscitèrent aucun gain de
professionnalisation, tout au contraire. Pendant le même temps, le
vieux projet de 5e risque dépendance qui courrait depuis les années
1970 n’aboutissait toujours pas et, au contraire, on laissa s’installer le
marché de la Silver Economy au profit des « vieux dépendants » dont
180 - on exploitera la solvabilité, au contraire des valeurs de solidarité na-
tionale. Cela donnera ORPEA ou KORIAN et bien d’autres qui
souvent nourrissent leurs actionnaires avant leurs salariés et surtout
leurs clients. On connait la suite…
On peut discuter ce tableau. Il n’en reste pas moins que les or-
ganisations du travail social sont alors, dans leur ensemble, restées
politiquement aphones, ne sachant pas très bien comprendre, c’est-
à-dire mettre des mots sur ce qui se tramait et agir collectivement.
Que, de leur côté, les établissements de formation professionnelle se
sont montrés incapables de sortir de leur organisation quasi-féodale
et de penser les enjeux et l’avenir du travail social spécialisé et salarié
dans les nouvelles conditions imposées, très économiques, très poli-
tiques et en voie de « désocialisation du social ».

5) Le social soumis aux lois du marché


Les années 2000 et 2010 ont correspondu principalement à la
mise en application progressive du nouveau modèle économique ap-
plicable aux allocations de moyens publics, consacré en 2000 par la
Loi Organique sur les Lois de Finances (LOLF). Paradoxalement,
cette loi, qui était un instrument d’origine centrale, jacobin et parle-
mentaire, était aussi à l’inverse de l’esprit affiché de la décentralisa-
tion, révélant au passage que peut-être notre décentralisation n’était
qu’une déconcentration maquillée ! La mise en œuvre visait parti-
culièrement le secteur social réputé coûteux mais aussi désormais
fortement décentralisé, c’est-à-dire déconcentré. Concrètement,
la stratégie du « chef de file » départemental a ainsi été soumise à
quelques tangages. A progressé également une indifférenciation des
statuts juridiques : publics, associatifs ou lucratifs, tous étant désor-
mais considérés comme des entreprises du Social Business. Ce que
la loi Hamon en 2014 qualifiera même d’entreprises sociales (un
oxymore ?). Enfin, on concocta dès 2002-2 ledit droit des usagers,
presque de l’usager-roi, lequel introduisait un second grand renver-
sement de légitimité pour les professionnels. L’usager sait ce qui est
bon pour lui, mieux que le professionnel.
Plus tard, toujours top-down, par souci de rationalisation des in-
vestissements publics et pour aller vers une vraie politique générale
de l’offre, comme s’il s’agissait d’un marché, on réforma par voie
réglementaire les modes de financements des uns et des autres. On
imposa, par exemple, des Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de - 181
Moyen (CPOM) qui étaient en réalité de faux contrats, puis on en-
treprit de fermer des établissements (avec des fusions-absorptions, la
désinstitutionalisation, la plateformisation des prestations et des ser-
vices) également à des fins de meilleure gestion et de résultats soi-di-
sant plus efficaces et plus transparents. Toujours sans considérer les
professionnels, pour ce qu’ils réalisent concrètement, utilement et en
pleine responsabilité sur le terrain.
Un léger sursaut en leur faveur et pour les formations appa-
rut bien en 2015 (états généraux du travail social, rapport Bour-
guignon…), mais cette séquence n’introduisit aucun redressement
significatif dans la dévalorisation des métiers. Elle accentuait plutôt
la réification des actes et le contrôle du travail, sans se soucier de son
organisation en nombre et en qualification. Dans ces conditions,
l’adéquation compétences/emplois devint alors la seule doctrine ré-
gionale applicable pour la formation, on dira aussi employabilité.

6) Une nouvelle philosophie de l’État social


Comment interpréter ces évolutions ? Qu’est-ce qui se joue,
visiblement et invisiblement ? Rappelons d’abord que, sous pres-
sion libérale externe, parfois relayée par l’Europe, nous assistons de-
puis une quarantaine d’années à l’implantation lente mais continue
d’une nouvelle philosophie de l’État social. S’il était anciennement
vecteur et garant d’un égal accès des citoyens aux droits universels
(1945, 1989…), l’État dit social d’aujourd’hui s’applique de plus en
plus à cibler et techniciser les opérations, en économisant les moyens
matériels et humains, avec notamment une « réingénierie » du travail
social comme s’il s’agissait d’un investissement et non d’une redis-
tribution solidaire, démocratique et couplée à une exigence cogni-
tive. Toujours pour limiter les coûts, il demande aussi une participa-
tion aux usagers bénéficiaires, voire des contreparties comme pour
le RSA, mieux encore leur responsabilisation, leur résilience, avec
bien souvent un emballage pseudo vertueux. C’est ce qu’on appelle
dorénavant l’État social actif. La stratégie est nouvelle, mais d’une
très grande ambiguïté, étant davantage appuyée sur les opérateurs
de projets performants et bien managés que sur le génie clinique des
métiers de terrain.
Le néolibéralisme des années 1930 aux USA impacta la France
quarante ans plus tard. Cette vision du monde, fortement relayée
182 - par Les Nouveaux Économistes, se cantonna d’abord à la sphère uni-
versitaire, puis s’immisça dans le cadre des politiques publiques à la
fin de la décennie. En France, l’universitaire Raymond Barre fut l’un
des leurs, « meilleur économiste de France », disait le président Va-
léry Giscard d’Estaing, qui en fit même son premier ministre après
Jacques Chirac. Et l’une de ses actions oubliées fut de mettre fin au
secrétariat d’État à l’action sociale de René Lenoir !
Ce fut alors le début du tournant de la rigueur, impliquant une
baisse systémique des dépenses publiques et une politique de priva-
tisation, de flexibilité de l’emploi et de promotion de la concurrence,
comme principe libéral d’autorégulation. C’est ce qu’on retrouvera
dans le New Public Management, boosté par la LOLF, qui non seule-
ment gomme les différences entre la gestion publique et privée asso-
ciative, mais fait aussi des usagers du service public ou assimilés des
consommateurs dont les choix ne seraient guidés que par l’efficience
des moyens alloués, la qualité garantie des prestations et la satis-
faction finale des clients qu’ils sont devenus. Dans ces conditions,
l’évaluation, s’est vite imposée comme l’instrument sociotechnique
principal, avec une double peine pour le social, interne et externe.
Un vrai mantra, qui pourtant tournait le dos aux critères d’utilité
sociale et surtout d’adéquation clinique aux besoins, quoi qu’il en
coûte, mais par solidarité socialisée.
Se répandait ainsi une pensée hyper-calculatrice : au niveau des
politiques budgétaires, au niveau gestionnaire, et dans le secteur mé-
dico-social tout particulièrement ; après avoir généralisé les appels
d’offres, la mise en concurrence, remplacé les DDASS et les DRASS
par des agences à l’anglo-saxonne, on en arriva logiquement à la
tarification rebasée sur les résultats (CPOM, PMSI, T2A, SERA-
FIN-PH…).
Pour nourrir la machinerie informatique qui se généralisait et le
marché mondial qui la portait, les opérateurs comme les directeurs
furent alors contraints d’en passer par des budgets prévisionnels et
des analyses de résultats excessivement normalisés, détaillés et chro-
nophages au détriment de l’action concrète. Parallèlement, au ni-
veau cognitif, on constata un abus de recommandations de bonnes
pratiques, plus normatives qu’on le prétendait (par exemple, en ma-
tière d’autisme), ce qui tuait les pratiques cliniques et les espoirs
d’un travail inventif et critique. Quand la clinique, qui entretient
sciemment une incertitude cultivée, féconde et nécessaire sur ce
qu’est l’humain, est sommée de rendre des comptes quantitatifs de
- 183
résultats, le plus souvent, elle ne sait le faire, encore moins et surtout
si c’est sur ordre. Pareille gestion du travail empêchait évidemment
les professionnels de terrain comme les formateurs du reste d’espérer
participer effectivement à la conception des politiques publiques et
de leur mise en œuvre. Chacun sa place dans la nouvelle division
du travail. C’est ce qu’on appellera plus tard l’inclusion. De toute
évidence, le peu de démocratie sociale qui existait encore, n’est plus.

Conclusion
En d’autres termes, pour comprendre la situation actuelle, il
convient donc d’essayer de comprendre comment s’est progressive-
ment construit cette abusivement dite « rénovation » et plus précisé-
ment encore comment et pourquoi le domaine du « social en actes »
s’est laissé envahir et instrumentalisé par le management, au risque de
perdre sa singularité, son génie, par suite de différentes décisions
politiques et productions normatives le plus souvent hors-champ et
délétères.
C’est donc, à mes yeux, la succession de ces actions délibéré-
ment déconstructives, qui après s’être progressivement et finalement
diffusées dans tous les domaines de pratique des travailleurs sociaux,
est à l’origine de ce qui s’exprime aujourd’hui comme une perte
de sens, c’est-à-dire une perte d’intérêt et une désaffection pour de
telles carrières professionnelles, pourtant riches en enjeux et en res-
ponsabilités mais devenues pauvres en reconnaissance et en légitimi-
té. Désarmées et lâchées par les autorités publiques, pour faire court.
Beaucoup pensent qu’ils ont mieux à faire et à gagner, au niveau des
revenus, que de se fourvoyer dans un travail social où toute trace
d’autonomie relative des métiers est en train de disparaître, entraî-
nant l’imagination, l’innovation et l’engagement dans les métiers de
l’humain, auxquels appartient ce travail social.
Tous ces éléments, qui détruisent les métiers, ont fini par se
savoir plus largement, par infuser, dans tout le corps social. Ils sont
aujourd’hui bien intégrés de façon tout à fait anhistorique et acri-
tique par les nouvelles générations. Ceci explique sans doute une
partie significative de cela.

184 -

Bibliographie

Boucher, M. (2022). Où va le travail social : Contrôle, activation et émancipation.


Nîmes, Champ social.
Boussion, S. (2010). Quand les éducateurs spécialisés accèdent au statut :
genèse de la convention collective nationale de 1966. (1947-1966). Revue
d’histoire de la protection sociale. 3, 73-87.
Chauvière, M. & Tronche, D. (2002). Qualifier le travail social. Dynamique
professionnelle et qualité de service. Paris : Dunod.
Chauvière, M. (2007). Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalan-
disation. Paris : La Découverte, coll. Alternatives sociales.
Chauvière, M., Depenne, D. & Trapon, M. (2018). Dialogue sur le génie du
travail social. Paris : ESF Éditeur.
Chauvière, M. (2011). L’Intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et
propositions. Paris : La découverte, coll. « Cahiers libres ».
Chopart, J.- N. (2020). Les Mutations du travail social. Dynamiques d’un champ
professionnel. Paris : Dunod.
Coutrot, T. & Pérez C. (2022). « Les gens veulent un travail où l’on se sent
utile et où l’on a son mot à dire ». Libération. 22 septembre, https://www.li-
beration.fr/idees-et-debats/les-gens-veulent-un-travail-mais-un-travail-ou-
lon-se-sent-utile-et-ou-lon-a-son-mot-a-dire-20220921_VGJGHQ52B-
BHDLFMIHOAQBR6S5Y/
Gomez, J.-F. (2022). Délivrez-nous du management. Monde d’avant et monde
d’après dans les métiers de l’humain. Paris : Libre et Solidaire.

- 185
186 -
Chapitre 2.

Le processus par étapes visant le développement


des compétences à la relation d’aide : la formation
universitaire de l’Université Sorbonne Paris Nord
proposée aux médiateurs de santé pairs

Olivia Gross78

Le champ de la psychiatrie, plus qu’aucun autre, n’a fait que


chercher à se réinventer depuis ces dernières décennies, sous les
effets d’abus et du grand enfermement qui l’ont dominé pendant
des siècles. Les effets délétères de l’institutionnalisation à outrance - 187
ont été pointés depuis les années 1970. Ces remises en cause ont
été le fait de psychiatres éclairés comme de patients, se qualifiant de
« survivants de la psychiatrie » pour signifier que de tous leurs maux,
leur psychiatrisation a été le pire. Judi Chamberlin (1978), elle-même
concernée par un trouble psychique, retrace la double histoire de cette
prise de conscience : celle de la construction d’une émancipation des
personnes concernées et celle de la dé-chronicisation de la maladie
mentale. Elle rapporte que dans les années 1970, les patients
subissaient des hospitalisations longues, souvent à répétition, jusqu’à
devenir chronicisés. Pendant une certaine période, et malgré certains
traitements dégradants, le groupe de patients dont elle faisait partie
n’a pas remis en question les soins reçus, jusqu’à ce qu’un dramatique
évènement (le suicide d’un patient) conduise leur groupe à se réunir
en dehors de l’hôpital. D’échanges en échanges, alors qu’au départ
ils n’avaient pas d’autre projet que de partager leurs émotions

78. Titulaire de la Chaire de recherche sur l’engagement des patients (Labora-


toire Éducations et Promotion de la Santé – UR3412 – Université Sorbonne Paris
Nord). L’auteure remercie le Professeur Rémi Gagnayre pour sa relecture de ce
texte et ses précieux conseils.
respectives autour de cet évènement, une prise de conscience et
des revendications ont émergé, dans deux directions principales :
ayant réalisé que l’institutionnalisation n’avait pas produit les effets
positifs escomptés, que les personnes avaient eu recours aux soins
psychiatriques parce que la vie leur était intolérable mais que l’hôpital
n’avait fait qu’aggraver leur état initial, les premières revendications
ont porté sur les modes de prise en charge en psychiatrie. Les
secondes concernaient davantage la stigmatisation à laquelle les
personnes font face une fois un diagnostic de maladie mentale posé.
Concernant la lutte contre la stigmatisation, sans doute que
l’action la plus puissante a été d’élaborer une alternative à la mort
sociale induite par un diagnostic de trouble psychiatrique. Cela s’est
fait en important en psychiatrie la notion de rétablissement, telle que
mobilisée au sein des groupes d’entraide des alcooliques anonymes.
Dans ces deux contextes, le rétablissement n’induit pas un retour à
un état antérieur, dans le sens où le but n’est pas de guérir. « Le réta-
blissement est plutôt une attitude, une posture et une façon d’abor-
der les défis de la journée » (Deegan, 1996). Il s’agit de rompre avec
de vieux automatismes de pensées et de comportements et surtout de
188 - renouer avec l’espoir d’une vie satisfaisante, voire « vibrante » en dé-
pit du trouble (Deegan, 1992). Ce qui ouvre ainsi potentiellement
la voie à la réincorporation des personnes concernées dans la cité,
donc à leur inclusion dans la vie, en dépit du diagnostic-pronostic
initial. L’espoir est donc l’ingrédient-clé de ce processus. C’est à cet
effet que des modèles positifs, incarnés par des personnes ayant déjà
entamé ce processus, peuvent être d’un grand soutien. Ce pourquoi
spontanément les personnes ont eu tendance à se regrouper dans des
groupes d’entraide.
Parallèlement, en réponse aux limites de la psychiatrie asilaire,
certains psychiatres se sont attachés à développer la psychiatrie com-
munautaire, dans l’objectif premier de soigner les personnes au cœur
de la cité, plutôt que de les en isoler. En France, des psychiatres ont
développé des lieux de vie ou d’accueil de journée et ils ont aussi dé-
couvert l’intérêt des groupes de parole et d’entraide. Mais regrouper
des personnes, toutes en début de rétablissement, a été peu utile pour
combattre l’apathie et le manque de motivation qui caractérisent le
manque d’espoir. Comme en a témoigné Mary Barnes (Barnes et
Berke, 1991), une ex-psychiatrisée ayant profité du même type de
proposition au Royaume-Uni, ce que peuvent s’apporter mutuelle-
ment des personnes en début de rétablissement reste limité, même
s’il n’en demeure pas moins qu’il reste possible de développer une
présence à l’autre propice à apaiser ses angoisses (Veit, 2018). En
revanche, dès lors qu’une personne rentre dans un processus de réta-
blissement, les autres peuvent se mettre à y croire pour elles-mêmes.
En effet, pour espérer, il faut constater par soi-même que ceux qui
ont connu les mêmes difficultés (qu’on appellera ci-dessous des
« pairs ») s’en sont sortis. C’est ce qui explique le succès des groupes
d’entraide. En revanche, force est de préciser que malgré l’attrait
qu’exerce la désinstitutionalisation, celle-ci n’a pas été un franc suc-
cès, le virage domiciliaire ayant trop souvent conduit à des dérélic-
tions synonymes d’un regain de problèmes à peu près partout dans le
monde. À l’heure actuelle, en psychiatrie (comme au-delà, mais cela
fera l’objet d’un autre article) la tendance est à hybrider les modèles
pour remédier aux limites de chacun.
Ainsi, en France, l’offre de soins et d’accompagnement s’est faite
plurielle. Différentes possibilités co-existent, allant de l’hospitalisa-
tion en milieu fermé à des accompagnements à domicile. De plus,
bien que jusque-là seulement réservées à des réseaux d’entraide entre
personnes concernées, les approches par les pairs ont été convoquées - 189
dans le cadre des soins, dans le double objectif de proposer des mo-
dèles positifs aux malades et de contribuer à la déstigmatisation des
personnes vivant avec un trouble psychique, y compris auprès des
professionnels du secteur. Ainsi, à partir d’expériences étrangères
concluantes, a émergé en France depuis 2012, sous l’impulsion du
Centre Collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation
en santé mentale (CCOMS), un programme de pair-aidants pro-
fessionnels, dénommés Médiateurs de Santé Pairs (MSP). À la dif-
férence des pairs-aidants qui émergent spontanément et pour les-
quels aucune formation n’est nécessaire, dans le cas des MSP, une
formation a été conçue pour certifier leur capacité à accompagner
leurs pairs et à s’intégrer dans des environnements professionnels. La
formation prodiguée depuis quatre ans à l’Université Sorbonne Paris
Nord a permis de développer un savoir-faire pédagogique suscep-
tible de servir à des formations du même ordre, comme cela a permis
de clarifier en quoi les savoirs expérientiels des uns étaient utiles à
l’accompagnement des autres.
Ce chapitre décrit un seul aspect de la formation des MSP, celui
qui vise à développer leurs compétences à la relation d’aide. Si cela
constitue un défi, c’est que des savoirs expérientiels aux savoir-y-faire
nécessaires pour accompagner un pair, il y a un saut épistémologique
et pratique, des uns ne découlant pas forcément les autres, car on
peut savoir ce qu’il faut faire, sans savoir s’y prendre. De plus, si
dans la vie courante chacun est libre de se faire aider par qui il veut,
dans le cadre de ce programme, ce choix n’existe pas. Aussi, chaque
MSP, indépendamment de ses aptitudes personnelles initiales doit
pouvoir développer les compétences requises pour accompagner
ses pairs et cela indépendamment de toute affinité personnelle ou
même de diagnostic commun. Dans une première partie, sera décrit
brièvement le programme « médiateurs de santé pairs » ainsi que la
partie de la formation centrée sur le développement des savoir-y-
faire liés à la relation d’aide. Ce type de relation dans le paradigme
du rétablissement fera l’objet d’une seconde partie, pour en relever
les spécificités et les valeurs.

1) Le développement des savoir-y-faire


190 - 1.1) Le programme « médiateurs de santé pairs »
S’il est désormais possible en France d’intégrer des pairs profes-
sionnels (dits « MSP » en psychiatrie) dans les milieux de soins et
d’accompagnement, c’est grâce aux efforts du CCOMS et en parti-
culier à ceux de son directeur historique, le Dr. Roelandt. Au fonde-
ment de la création de ce programme, il y a l’idée qu’ils auront une
proximité expérientielle avec les personnes accompagnées et que cela
devrait permettre une proximité relationnelle propice à améliorer la
situation de ces dernières. Leur recrutement dépend de la volonté
des directions des structures de santé, souvent sous l’effet d’incita-
tions des Agences Régionales de Santé. Il serait faux d’affirmer que
ce nouveau corps professionnel n’a pas suscité des résistances des
autres acteurs de la psychiatrie (Roelandt et Staedel, 2016) mais à ce
jour en France, presque 200 MSP sont en fonction. Ils le sont sous
des statuts variés, néanmoins tous les milieux de soins et d’accompa-
gnement sont concernés, à condition qu’ils soient « rétablissement
compatibles ». Se trouvent dans cette catégorie tous les lieux de soins
où il n’est pas estimé qu’un diagnostic d’un trouble psychiatrique
enferme les personnes dans des répétitions mortifères conduisant à
une chronicisation sans issue et où il est recherché le Développe-
ment du Pouvoir d’Agir des personnes (DPA), de la manière la plus
humanisante possible.
La notion de rétablissement est en effet indissociable du mouve-
ment que symbolisent les MSP, puisque le premier rôle des MSP est
de soutenir le processus de rétablissement de leurs pairs. Ne peuvent
donc devenir MSP que des personnes engagées dans un processus de
rétablissement et leur projet de soutenir le rétablissement de leurs
pairs doit pouvoir être pleinement intégré aux soins prodigués là
où ils exercent. Pour autant, même quand il y a une convergence
de vision entre les MSP et leurs collègues sur ce plan, la qualité de
leur intégration varie, celle-ci étant dépendante de facteurs conjonc-
turels voire interpersonnels, comme elle dépend certainement aussi
de la capacité du nouveau MSP à s’intégrer dans un milieu qui a su
fonctionner jusque-là sans lui. De manière à faciliter les prises de
fonction, le programme MSP a été adossé à deux piliers : un emploi
et une formation, dans ce dernier ordre. Ce n’est en effet qu’une fois
dans l’emploi que les MSP rentrent en formation. Celle-ci, de niveau
universitaire de licence 3, se déroule donc en alternance. De nom-
breux défis ont jalonné la création de cette formation, dont le fait - 191
qu’elle soit destinée à un nouveau groupe professionnel, aux tâches
encore floues et qui diffèrent selon les secteurs de recrutement. Cela
dit, s’il est une tâche qui leur est toujours commune, c’est celle rela-
tive à la relation d’aide, à l’accompagnement de leurs pairs.
1.2) Accompagner le développement des compétences à la relation

d’aide

La formation des MSP est conçue de la manière suivante : un


tiers à l’université, un tiers d’apprentissages auto-dirigés (via des
lectures personnelles, des participations à des conférences…) et un
tiers en activité professionnelle. Chacune de ces ressources faisant
l’objet d’évaluations. Cinq compétences orientent la pédagogie
du parcours de licence destiné aux MSP. « Accompagner ses pairs
dans leur processus de rétablissement » est l’une d’entre elles et sans
doute l’une des deux prioritaires (avec s’intégrer dans une équipe
de soins ou d’accompagnement) dans la mesure où il s’agit de leur
cœur de métier. Comme chacune des autres compétences, celle-ci
est composée d’objectifs contributifs qui permettent d’établir une
progression pédagogique : utiliser ses savoirs expérientiels pour
faciliter le processus d’identification avec la personne accompagnée,
mobiliser les approches basées sur le développement du pouvoir d’agir,
développer l’estime pour elles-mêmes des personnes accompagnées,
les orienter vers l’accès à leurs droits, mener des entretiens pour
les motiver à se rétablir. Le développement de cette compétence
convoque un processus cognitif d’ordre socioconstructiviste et
réflexif, soutenu par un environnement d’apprentissage adéquat (un
groupe restreint d’étudiants, une pédagogie active permettant des
interactions nombreuses), des ressources cognitives spécifiques (des
expériences de vie ou professionnelles et un guide pour l’action) ainsi
que par des pédagogies particulières selon les étapes du processus
(résolution de conflits socio-cognitifs, pédagogie de la réussite,
analyses de pratiques…).
L’ensemble du processus s’appuie sur quatre étapes. La première
étape consiste à faire en sorte que les étudiants se familiarisent avec
leurs propres savoirs expérientiels. Servant à opérer un tri entre ce
qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas pour chacun, les savoirs
expérientiels sont éminemment individus dépendants (Gross et Ga-
gnayre, 2017). Ils sont le plus souvent implicites, ayant rarement
192 - l’occasion d’être exprimés. Mais il ne suffit pas qu’ils deviennent
explicites pour que les MSP puissent s’en servir pour soutenir un
pair. En effet, par définition, les savoirs expérientiels diffèrent selon
les personnes (ce qui fonctionne pour l’une peut ne pas fonctionner
pour l’autre). En fait, pour que les savoirs expérientiels deviennent
utiles pour autrui, il faut qu’ils montent en abstraction, c’est-à-dire
qu’il faut identifier le général derrière le singulier. Concrètement, il
est demandé aux étudiants de repérer ce qui a pu fonctionner et ne
pas fonctionner pour chacun d’entre eux, dans leur vie quotidienne
avec le trouble psychique, dans leurs parcours et relations de soins
ainsi que pour leur rétablissement. Cela leur permet de réaliser qu’en
effet, leurs expériences sont souvent singulières : qu’un d’entre eux a
mobilisé la méditation, mais que pour un autre cela a été un échec
ou encore qu’un évènement comme avoir un enfant a altéré le pro-
cessus de rétablissement de l’un et au contraire a été bénéfique à un
autre. Ce n’est que la montée en abstraction qui permet de résoudre
ce conflit sociocognitif, et qui leur permet de se mettre au service de
la subjectivation d’autrui puisque cela évite de plaquer sur un tiers
ce qui a fonctionné pour eux. En l’occurrence, il faut trouver la res-
source susceptible de fonctionner pour le pair-aidé et faire en sorte
qu’il reconnaisse ses forces et ses limites.
Toujours sur le plan des savoirs, il s’agit, lors d’une deu-
xième étape, de leur faire prendre conscience des biais cognitifs
qui orientent le rapport au monde de tout un chacun. Les savoirs
sont en effet toujours situés, c’est-à-dire qu’ils émanent d’individus
conditionnés par la place qu’ils occupent dans le monde (Harding,
1992 ; Puig de la Bellacasa, 2012), place qui affecte le sujet qui in-
terprète et dès lors celui qui énonce. Si cela s’impose, c’est pour qu’ils
identifient leurs propres biais cognitifs, c’est-à-dire ce qui oriente
leur compréhension des situations des personnes accompagnées.
L’enjeu est qu’ils réalisent que leurs collègues auront d’autres types
de biais cognitifs, et donc qu’ils auront une lecture différente des
mêmes évènements. Cet état de fait doit les réjouir car ce sont leurs
savoirs situés qui leur permettent de développer leur posture propre
et par conséquent d’enrichir l’offre d’accompagnement. En effet, ce
n’est que leur spécificité qui justifie leur irruption dans le paysage
psychiatrique. Ce pourquoi il s’agit ensuite de travailler à la spécifi-
cité de leurs accompagnements, de leur posture et de leurs valeurs.
Cette troisième étape vise à faire en sorte que les MSP expriment
ce qui compte pour eux, vers quoi ils vont tendre dans les relations
d’aide. Revenir sur leurs propres parcours leur permet d’identifier ce - 193
qu’ils valorisent. Ce faisant, ils apprennent à interpréter leurs expé-
riences, faisant émerger de manière herméneutique une épistémolo-
gie qui leur est propre. Cela leur permet de constituer leur corpus
de bonnes pratiques et d’avoir une assise pour résister à une trop
grande acculturation professionnelle susceptible de leur faire perdre
leurs spécificités. En effet, cette manière de procéder leur permet
d’être producteurs de leurs propres normes professionnelles, ce qui
est garant du respect de leur authenticité et de leur autonomie. Si
cela mérite d’être souligné, c’est que des idées préconçues circulent :
la formation les déformerait ou bien encore, trop de formation leur
ferait perdre leur spécificité (tandis que pas assez de formation serait
dangereux pour celles et ceux qu’ils accompagnent).
Concrètement, afin d’identifier les pratiques qui fonctionnent
– et surtout celles qui leur conviennent – il est particulièrement
mobilisé au cours de cette étape la pédagogie de la réussite (Gal-
vani, 2004, 2020). Sont soulevées des situations professionnelles
d’accompagnement lors desquelles les MSP ont constaté que, quasi
à leur insu, tout avait fonctionné à la perfection. Il s’agit alors de
conscientiser en groupe les savoirs et savoirs-y-faire mis en œuvre
derrière ces moments de réussite pour qu’ils deviennent en capacité
de les reproduire à volonté. Les bonnes pratiques sur lesquelles ils
s’accordent sont d’ordre varié. Un certain nombre de savoir-être et
de savoir-faire visent à signaler leur proximité expérientielle avec les
personnes accompagnées (les toucher, les tutoyer…). La proximité
est d’ailleurs ce qui les caractérise, au point qu’ils se réclament d’une
« bonne proximité » versus de la « bonne distance » qui oriente la
posture de leurs autres collègues. Mais surtout, la vraie proximité
passe par l’identification réciproque. Ce qui nécessite qu’ils livrent
des éléments de leur parcours de vie, mais seulement les plus per-
tinents, au regard de la personne qu’ils ont à côté d’eux. Et cela
ne serait pas possible s’ils ne l’avaient pas écoutée longuement. Ce
n’est qu’alors qu’ils peuvent s’autoriser à partager leurs propres ex-
périences, et seulement dans le but d’établir un lien interpersonnel
de qualité (ce qui reste une gageure dans la mesure où les personnes
qu’ils accompagnent ont l’habitude de se sentir coupées des autres, si
ce n’est de l’humanité tout entière). Il s’agit ensuite de soutenir leur
rétablissement, ce qui singularise et oriente la relation d’aide dans
laquelle ils s’engagent.

2) Spécificités de la relation d’aide de pair-à-pair dans le paradigme du


194 - rétablissement : le triptyque Vouloir-Conscientiser-Pouvoir (VCP)
La maïeutique oriente les relations d’aide que les MSP pro-
posent. Les personnes n’étant pas standardisables (Wittorski, 2019),
il s’agit d’aider chaque personne accompagnée à devenir qui elle est,
de l’aider à identifier ce qui compte pour elle et enfin de la guider
dans les étapes à franchir pour y arriver. Par conséquent, les MSP ne
sauraient se faire l’instrument des projets des soignants quand ceux-
ci sont plus directifs (prendre son traitement, accepter une hospitali-
sation…). Les étapes précédentes leur ont en effet permis de réaliser
que le seul projet qui les guide de leur côté, c’est d’encourager les
personnes à se projeter dans un parcours de rétablissement. Aussi,
au cours d’une quatrième étape, les MSP sont invités à penser à leur
propre cheminement dans le rétablissement à l’aune d’un triptyque
(dit VCP) dont la validité externe semble établie, tant celui-ci fait
écho à leur parcours :
1) Vouloir. Cela consiste à transmettre le désir de rétablissement.
Vouloir est le premier pas d’une démarche émancipatrice car à
force de ne pas réussir, ou par peur de l’échec, on apprend à ne
plus rien vouloir pour soi-même.
2) Conscientiser. Il s’agit ensuite d’aider les personnes à identifier
ce qui dépend d’elles et ce qui n’en dépend pas. Cela afin qu’elles
prennent leur part de responsabilité et développent leurs capa-
cités. Parallèlement, il s’agit d’identifier ce qui ne dépend pas
d’elles. Percevoir les enjeux structuraux, les déterminants qui
ont influé sur les situations individuelles, permet de déculpa-
biliser et ouvre la voie à la possibilité d’influer sur ces facteurs,
notamment au moyen de la participation collective.
3) Pouvoir. Le troisième et dernier mouvement concerne le fait de
passer de vouloir à pouvoir. Si cela s’impose, c’est que la volonté
ne fait pas tout : on peut vouloir, sans pouvoir. Soit parce qu’on
n’a pas les ressources internes suffisantes ou par difficulté à ac-
céder aux ressources externes nécessaires. Cela nécessite d’iden-
tifier ses ressources internes, comme les ressources externes, puis
d’avoir la capacité de les mobiliser, ce qui est encore autre chose.
Cela convoque donc des facteurs de conversion internes et ex-
ternes et les MSP sont bien placés pour aider à les activer.
En toute cohérence avec ce triptyque, on s’intéressera principale-
ment aux forces et ressources des personnes, soit à leurs habilités
et compétences. Ce pourquoi les MSP sont invités à mobiliser des - 195
outils d’accompagnement qui en permettent l’identification (versus
tous les types d’outils qui mesurent les besoins ou les incapacités).
Cette étape de la formation se termine sur l’identification des risques
et des tensions liés aux relations d’aide. Il est en effet nécessaire d’être
sensible à au moins quatre écueils qui guettent celles et ceux qui
s’engagent dans les métiers de la relation d’aide :
- Mobiliser une grille de lecture par le prisme de la vulnérabilité
car ce présupposé affecte toujours le présupposé de son
autonomie (Lacour, 2009). Or, les situations de vulnérabilité
suscitent aussi des stratégies de résistance (Medina, 2012) et
personne n’est fait d’un bloc monolithique. Aussi, mieux vaut
mobiliser une anthropologie conjonctive (tous vulnérables,
tous capables) qu’une anthropologie disjonctive qui oppose
les personnes capables de celles considérées comme incapables
(Genard, 2007).
- Pour autant, il faut veiller à ne pas banaliser les difficultés aux-
quelles font face les personnes (Avanzo et Hamzaoui, 2017). Il
s’agit de ne pas s’habituer aux injustices et de garder intacte sa
capacité d’indignation.
- La valorisation de certains profils de personnes au détriment
d’autres, considérés comme pas assez méritants (Boujut, 2005).
Hier, il y avait d’un côté les « bons pauvres » et de l’autre, ceux
qui ne méritaient pas la philanthropie. Il ne faudrait pas tomber
dans les mêmes écueils et valoriser les « bons accompagnés »,
soit ceux qui cherchent à s’en sortir versus ceux n’ayant pas tout
mis tout en œuvre pour éviter cette situation (Avanzo, Ham-
zaoui, 2017), ceux qui n’ont pas la reconnaissance facile, qui ne
respectent pas les règles…
- La tendance à la normalisation des pratiques et à une sécuri-
sation excessive par peur des risques (Bouquet, 2007) qui s’op-
pose aux accompagnements centrés sur les personnes et au dé-
veloppement de leur pouvoir d’agir.
À ces écueils, s’en cumulent d’autres, spécifiques aux MSP. Nous
en retiendrons trois : développer une relation de codépendance avec
les personnes qu’ils accompagnent (soit s’investir à outrance pour les
pairs au point de s’oublier eux-mêmes), minimiser le risque d’être
tiraillé entre un sentiment de loyauté à leurs collègues et un senti-
ment de loyauté à leurs pairs, agir par mimétisme comme leurs col-
196 - lègues soignants, au risque de perdre de vue leurs spécificités. C’est
en partie pour lutter contre ces différents risques, qu’il est également
proposé aux étudiants lors de cette dernière étape de développer leur
réflexivité au moyen d’analyses de pratiques. De plus, considérant
qu’il est important qu’ils poursuivent ces analyses de pratiques passé
le temps de la formation (Gross, 2020), au fil de la formation, de
plus en plus d’autonomie leur est laissée, pour qu’ils en maîtrisent
la méthode.

Conclusion
S’agissant d’articuler un respect pour la vulnérabilité d’autrui,
sans pour autant le réduire à cette vulnérabilité, indépendamment
de ses sympathies personnelles et sans tomber dans le contrôle social,
la relation d’aide reste un exercice difficile. Des difficultés supplé-
mentaires traversent la fonction des MSP auxquelles leur formation
vise à pallier. De plus, par souci de cohérence pédagogique, leur pro-
jet étant de contribuer au développement du pouvoir d’agir des per-
sonnes, leur formation poursuit le même objectif les concernant. Il
leur revient de se positionner sur les pratiques professionnelles qu’ils
veulent promouvoir et l’ensemble de leur formation vise leur autono-
mie professionnelle. Les différentes promotions de MSP, soutenues
par les orientations pédagogiques choisies sont parvenues à stabiliser
un corpus de postures et de valeurs : écouter, viser l’identification
réciproque, se centrer sur les ressources des personnes plutôt que
sur leurs besoins, témoigner d’une proximité expérientielle et rela-
tionnelle, soutenir le développement du VCP plutôt que poursuivre
des objectifs prédéterminés, entretenir leurs spécificités, connaître
leurs forces et leurs limites, rester vigilant vis-à-vis des écueils liés à
la relation d’aide.

Bibliographie

Avanzo, S. & Hamzaoui, M. (2017). Vers une banalisation de l’aide et de


l’action sociale au conditionnel. Les Politiques Sociales, 4-9.
Barnes, M. & Berke, J. (1991). Mary Barnes : two accounts of a journey through
madness. San Diego : Harcourt Brace Jovanovic, 425 p.
Boujut, S. (2005). Le travail social comme relation de service ou la gestion
- 197
des émotions comme compétence professionnelle. Déviance et Société, 29,
141-153.
Bouquet, B. (2007). Le travail social à l’épreuve, face aux défis, dyna-
miques et reconquête de sens. Empan, 68 (4), 35-42.
Deegan, P. (1996). Recovery as a journey of the heart. Psychiatric Rehabilita-
tion Journal, 19 (3),91-97.
Deegan, P. (1992). The Independent Living Movement and people with
psychiatric disabilities : Taking back control over our own lives. Psychosocial
Rehabilitation Journal, 15, 3-19.
Chamberlin, J. (1978). On Our Own: Patient Controlled Alternatives to the Men-
tal Health System. Philadelphia : Haworth Press.
Galvani, P. (2004). L’exploration des moments intenses et du sens personnel
des pratiques professionnelles. Interactions, 8(2), 95-121
Galvani, P. (2020). Autoformation et connaissance de soi : une méthode de recherche-
formation-expérientielle. Lyon : Chroniques Sociales.
Genard, J.L. (2007). Glissements anthropologiques, déplacements insti-
tutionnels et nouvelles formes de rationalisation : le contexte renouvelé
du travail social. In C. Bolzman, J. Libois, F. Tschopp Le Travail Social à la
recherche de nouveaux paradigmes : inégalités sociales et environnementales, Éditions
IES, 192 p.
Gross, O. (2020) Les défis associés à la fonction de médiateur de santé
pair : enjeux pour leur formation initiale et continue, Rhizome, 75-76, pp.
164-17.
Gross, O. et Gagnayre, R. (2017). Caractéristiques des savoirs des patients
et liens avec leur pouvoir d’action : implication pour la formation médi-
cale, Revue Française de Pédagogie, 201, 71-82.
Harding, S. (1992). Rethinking standpoint epistemology: what is “strong objectivi-
ty”? The Centennial Review, 36 (3), 437-470.
Lacour, C. (2009). La personne âgée vulnérable : entre autonomie et pro-
tection. Gérontologie et société, 32(131), 187-201.
Medina, J. (2012). The epistemology of resistance : Gender and racial oppression,
epistemic injustice, and resistant imaginations. Oxford University Press.
Puig de la Bellacasa, M. (2012). Politiques féministes et construction des savoirs :
« penser nous devons » ! Paris : L’Harmattan.
Roelandt, J. & Staedel, B. (2016). L’expérimentation des médiateurs de santé -
198 - pairs : Une révolution intranquille. Paris : Doin.
Veit, C. (2018). Ce que Mary Barnes nous enseigne de la pair-aidance.
L’information psychiatrique, 94, 557-562.
Wittorski, R. (2019). Le métier de travailleur social, une activité d’abord
coconstruite et distribuée, Vie Sociale, 25-26, 131-141.
Chapitre 3.

Le défi d’une approche pluraliste de la clinique en


formation des travailleurs sociaux : entre clinique
de l’intersubjectivité et clinique des épreuves de la
« puissance de normativité »

Patrick Lechaux79

Cette contribution entend explorer la question suivante :


la relation étant au cœur de l’intervention dans les métiers de
travail avec autrui, en particulier pour ce qui concerne le travail
social, qu’en est-il alors du processus de professionnalisation par la
formation des travailleurs sociaux ? Si l’on fait l’hypothèse que ce - 199
travail de la relation est avant tout de type clinique, ne doit-on pas
s’attendre à ce que la clinique ait une place privilégiée en formation
des futurs professionnels, qui plus est lorsqu’il s’agit de formations
en alternance ?
Cette question peut être prolongée par deux autres. Si
l’universitarisation progressive des formations postbac en travail
social donne a priori une place centrale aux savoirs académiques, qu’en
est-il alors d’une formation clinique à l’art de la relation ? En outre,
au regard de la technicisation et de la rationalisation du travail social,
mais aussi de la formation sous l’effet d’une extension du domaine
des normes (approche par compétences, référentiels en cascade,
procédures qualité, certification tout au long de la formation, …),
une formation clinique est-elle encore possible ?
Ce questionnement m’a conduit à chercher à faire le point sur la
place de la clinique dans la formation des travailleurs sociaux : quelle
place celle-ci a-t-elle occupé historiquement dans la construction

79. Chercheur en sciences de l’éducation et de la formation – CIRCEFT ESCOL,


Université Paris 8, GIS Hybrida-IS.
du modèle des écoles professionnelles de métier ? Qu’en est-il
aujourd’hui dans cette période de métamorphose du dispositif de
formation ? Je m’interroge aussi sur le sens et les formes possibles
d’une clinique en formation au regard des défis que le dispositif de
formation doit désormais relever (Lechaux, 2022).
Cette exploration adopte une double entrée : un point de vue
socio-historique à partir d’un travail d’analyse des archives engagé
depuis près de 10 ans ; une approche de type ethnographique dans le
cadre de mon immersion depuis 20 ans dans le milieu des centres de
formations sociales. En tant que chercheur et acteur impliqué, j’ai pu
pratiquer cette forme d’ethnographie qui s’ancre sur les « possibilités
d’observation qu’offrent les circonstances » (Girin, 2016, p.314) et
sur « la conversation » – autant que sur l’enquête – « pour rétablir
une certaine symétrie dans le jeu des questions et des réponses, et
des autres échanges qui tissent le rapport du chercheur à son terrain
d’investigation et d’intervention » (Girin, p.324).
Je partirai de la trajectoire d’un siècle des écoles de travail
social, pour aborder un modèle de professionnalisation clinique
professionnaliste. J’interrogerai ensuite la pertinence de la résilience
200 - du modèle clinique dominant d’orientation psychanalytique au
regard des transformations du travail du social. Ceci avant d’explorer
des chemins possibles d’une approche pluraliste en lien avec de
nouvelles problématiques induites par les transformations du travail
du social mais aussi du travail de la formation.

1) La clinique des investissements psychiques comme marqueur de la


singularité des métiers du travail du social
1.1) Le pouvoir institutionnel de (re)socialisation attribué à la

relation en travail social

Le Bihanic (2013) a montré que l’on pouvait parler en France


d’un « professionnalisme bureaucratique », à la différence du monde
anglo-saxon, dans le sens où l’institutionnalisation des professions
et de leur autonomie ne peut s’imposer qu’avec l’intervention active
de l’État. Il en va plus particulièrement pour ce qui concerne les
métiers de l’éducation, du soin au sens large, et du travail social,
l’État social ayant veillé à ce que les dynamiques de ces groupes
professionnels viennent bien prendre leur place comme bras armés
des politiques publiques des différents secteurs concernés. Inscrits
dans ce « programme institutionnel » (Dubet, 2002), ces métiers
adressés à autrui participent d’une visée socialisatrice des individus
aux rôles sociaux fondateurs de l’ordre social en s’appuyant sur « la
relation comme institution », selon la formule de Dubet. Pour ce
dernier, le « travail sur autrui » des travailleurs sociaux est à la fois un
travail expert de rééducation des conduites d’un côté et de soutien à
l’autodétermination et à l’émancipation des individus de l’autre, ceci
au nom d’un programme institutionnel de contrôle social80.
Les métiers du travail social se sont ainsi construits en cherchant
à déployer des activités propres et un territoire professionnel
spécifique entre deux grands attracteurs qu’étaient le champ médical
d’un côté, et celui de l’enseignement de l’autre, donc entre deux
mouvements que je propose de qualifier de paramédicalisation et
de parapédagogisation. La relation socio-éducative, d’éducation
sociale pour le service social et d’éducation spécialisée pour le groupe
professionnel des éducateurs, se différencie des autres métiers de
la relation par le fait que la relation ne constitue pas le cadre de
l’intervention du service du soin ou de l’enseignement, mais le cœur
même de cette activité individualisée visant à favoriser l’intégration
sociale de populations en grandes difficultés sociales ou aux conduites - 201
déviantes. L’expertise propre de ces métiers du travail du social
légitimant le territoire singulier de ces « écologies liées » (Abbott,
1985, in Lechaux, 2022) est régulièrement interrogé, en particulier
celui de l’éducation spécialisée, tant la rhétorique de ces groupes
professionnels affirme la primauté de la posture professionnelle sur
la technicité. Je citerai pour l’illustrer ce propos d’une éducatrice
spécialisée, formatrice chevronnée, qui déclare : « L’analyse éducative
ne peut se déployer qu’à travers, que depuis la relation à l’autre. La
technicité de l’éducateur spécialisé, c’est en fait sa posture ».
Un fil rouge partagé entre ces deux métiers (assistant de service
social, éducateur spécialisé), consiste dès lors à inscrire la relation
individualisée dans un double registre : celui des investissements
subjectifs respectifs de la relation par les « usagers » et par les
professionnels sans lesquels ne peut s’exercer une socialisation
80. Cf. Michel Foucault lors de la table ronde organisée par la revue Esprit en
1972 : « Le travail social s’inscrit à l’intérieur d’une grande fonction qui n’a pas
cessé de prendre des dimensions nouvelles depuis des siècles, qui est la fonction de
surveillance-correction. Surveiller les individus, et les corriger, dans les deux sens
du terme, c’est-à-dire les punir ou les pédagogiser » (p. 125).
consentie, mais aussi celui des rôles sociaux organisateurs de la
vie en société dans les sphères familiale, scolaire, professionnelle
notamment, retenus comme les cadres incontournables de cette
resocialisation81. Cette conception institutionnelle et psychique82
de la relation constitue un premier marqueur de la singularité
revendiquée de ces deux métiers à la recherche de leur reconnaissance
comme espaces professionnels autonomes. Le second marqueur est
celui de la psychologie clinique83 qui est progressivement investie
par les deux groupes professionnels émergents comme atout en
termes de légitimité scientifique, puis de légitimité institutionnelle
en vue de faire sa place dans les luttes de territoires entre les groupes
professionnels du soin et de l’enseignement-éducation. L’extrait
suivant du résumé en français de la 4° commission « réadaptation
sociale » de la 3° conférence internationale de service social à Londres
en 1936 donne bien à voir cette finalité sociale de « réadaptation »
aux rôles sociaux constitutifs de la vie sociale et la place de la relation
individuelle comme engagement respectif du professionnel et du
« client » dans un processus de socialisation consentie et même activée
par ce dernier : « Par le traitement individualisé, le service social rend
202 - à la collectivité les membres mal adaptés redevenus des éléments
producteurs. […] On doit chercher à comprendre l’individu en tant
qu’organisme psychologique […] établir des relations avec l’individu
en se montrant prêt à lui laisser trouver et mettre en œuvre lui-même
une adaptation avec ses sentiments profonds » 84. Cette conception
de la relation à orientation psychopédagogique s’appuie sur « la
81. On peut en dire tout autant de la conception freudienne de la psychanalyse
qui a attaché un rôle central au travail, au mariage et à la procréation comme
normes sociales incontournables du passage à un état adulte (Laufer, 2022).
82. Dans le format contraint de ce chapitre, on ne peut citer les nombreux textes
des périodes fondatrices des deux métiers qui mettent en scène l’importance pour
le professionnel de gagner la confiance de la personne ou du groupe pris en charge
en vue de faciliter leur implication dans le « redressement » social ou éducatif
entrepris.
83. Rappelons que Daniel Lagache crée en 1947 la licence de psychologie et de-
vient la même année titulaire de la chaire de psychologie à la Sorbonne, fondant
ce qu’il appelle la psychologie clinique qu’il qualifie « d’étude approfondie des cas
individuels » faisant ainsi un clin d’œil à la formule utilisée par Mary Richmond
pour définir le case work. Lagache était alors en relation étroite avec les figures
richmondiennes du service social français.
84. Compte-rendu de la 3° conférence internationale de service social. Londres,
12-18 juillet 1936. Le Play House Press, 1938, p. 500. Site Gallica.
dynamique relationnelle de l’enquête » (Zappi, 2022) pour le service
social et une même dynamique relationnelle de l’observation pour
l’éducation spécialisée (Capul et Lemay, 2013). Qu’en est-il dès lors
en formation ?
1.2) La professionnalisation-formation comme socialisation clinique au
métier et par le métier

La reconstitution socio-historique de ce que j’ai appelé « la


trajectoire d’un siècle du dispositif de formation des travailleurs
sociaux » (Lechaux, 2020) m’a conduit à identifier une « configuration
professionnaliste » incarnée par des écoles professionnelles de métier.
Elle se caractérise par le couplage entre le métier conçu comme un art
de la relation à finalité socio-éducative et un processus de formation
en termes de socialisation clinique. Cette configuration se construit
à partir des années 1930 et trouve son apogée entre le tournant des
années 1960 et celui des années 2000.
Dès son ouvrage fondateur du social work (1922) – avec pour
sous-titre « Le service social des cas individuels » – traduit en France
en 1926, Mary Richmond définit l’assistant de service social comme
un « clinicien social » (Richmond, 2002, p.108) qui met au cœur de - 203
son activité le « pouvoir éducatif des relations » (Richmond, 2022,
p.77). Cette référence historique incontournable pour le groupe
professionnel français rend possible son ouverture à la psychologie
clinique que Lagache a définie comme « l’étude approfondie des
cas individuels », ce qui n’est pas sans faire écho au social work
richmondien qui va connaître une diffusion considérable à partir
des années 1950 en France85. Au point que l’ouvrage historique le
plus documenté sur « les savoirs fondateurs (1920-1965) » du service
social, consacré à Mary Richmond et aux reformulations du case work
au cours de cette période, adopte le titre suivant : « L’intervention
clinique en service social » (Perrot, Fournier et Salomon, 2006).
Les nombreux travaux consacrés à l’histoire du métier d’éducateur
spécialisé qui se construit comme groupe professionnel à partir des
années 1940 mettent également en évidence l’ancrage clinique du
métier, même si ses filiations scientifiques et institutionnelles sont
tout autres que celles du métier d’assistant social. Et en 1962, le
85. Au point que l’ouvrage historique le plus documenté sur « les savoirs fonda-
teurs (1920-1965) » du service social, consacré à M. Richmond et aux reformula-
tions du case work au cours de cette période, adopte le titre suivant : L’intervention
clinique en service social (Perrot, Fournier, Salomon, 2006).
groupe professionnel adopte la définition de l’éducateur spécialisé
comme « technicien des relations humaines » en vue d’exercer une
« pédagogie clinique du jeune inadapté », définition qui va servir
de point d’appui à la négociation du Diplôme d’État d’Éducateur
Spécialisé contre les velléités du ministère de l’Éducation Nationale
d’en faire un enseignant rééducateur pour les « éducables ».
Cette conception clinique partagée, adossée toutefois pour
chacun de ces deux métiers à des lignages et des méthodologies
d’intervention nettement différenciées, va puiser au tournant
des années 1960 une forte légitimité dans le développement des
sciences humaines, et en particulier de la psychanalyse et de la
psychologie sociale. Non seulement comme objet des enseignements
disciplinaires, mais aussi comme outil d’analyse des pratiques en
formation continue d’abord et en formation initiale ensuite. Les
deux groupes professionnels vont y puiser le cadre scientifique et
méthodologique de l’analyse de l’expérience qui manquait aux
pratiques des stages en formation initiale, mais aussi à celles de la
formation continue émergente, en particulier pour les éducateurs au
regard du mode de recrutement répandu de professionnels « faisant
204 - fonction », formés sur le tas. L’analyse des pratiques cliniques du
métier au prisme de ces cadres théoriques va ainsi contribuer à
asseoir de façon scientifique et technique cette formation informelle
au travail et par le travail, sous le contrôle étroit des organisations de
travail et de pairs soucieux d’incarner le métier au quotidien, et de
socialiser les futurs professionnels.
Les années 1955-1970 sont celles du plein développement des
groupes d’analyse des pratiques en formation initiale et en formation
continue associée à l’émergence de la fonction de supervision
professionnelle dans les organisations de travail, et psychopédagogique
en centre de formation. Deux ouvrages constituent des marqueurs
de cette révolution interne des pratiques de formation, cherchant à
tirer toutes les conséquences de la conception clinique du métier en
termes de (re) professionnalisation clinique à l’école de métier ainsi
qu’en emploi.
Le premier, Supervision et formation de l’éducateur spécialisé,
est de Jacques Salomé (1972). Il propose un cadre théorique et
méthodologique de la supervision psychopédagogique de type
clinique qu’il a formalisé à partir de l’expérience québécoise de la
formation à la « rééducation psycho-éducative », en s’inscrivant
également dans le sillage des travaux du psychiatre Michel Lemay86.
Pour Salomé, « l’élément fondamental à l’action éducative est l’élément
relationnel » (Salomé, 1972, p.272). Il s’agit donc de reconnaître
et mettre au travail « ses propres résonances émotionnelles » dans
la relation avec un jeune ou un groupe en vue de « travailler au
niveau du moi à la construction et au développement d’un moi
professionnel » (Salomé, 1972, p.19 et p.271). L’enjeu est en effet
pour lui de transformer la personnalité de l’étudiant en « personnalité
professionnelle », l’outil de travail des éducateurs dans leur relation
aux jeunes.
L’année suivante, en 1973, Myriam David publie La formation de
superviseur de service social. Relation d’une expérience (Edition CNAF).
Après avoir été à partir de 1959 le fer de lance d’une approche psycho-
sociale de l’aide dans la pratique du service social, elle s’engage dans
l’expérimentation et la formalisation de la fonction de superviseur
dans les services sociaux de la CNAF, expérience qui va ensuite
se diffuser dans les écoles de service social. La méthodologie du
diagnostic social reste bien la clé de voûte de l’intervention sociale,
mais celle-ci ne peut pleinement se déployer que si elle met au travail
ce qui en constitue le cœur, à savoir « la relation qui implique un - 205
usage conscient de soi-même comme assistante sociale » (David,
1973, p.43).
Ces deux ouvrages représentent ainsi un moment fondateur,
celui d’une dynamique à intention scientifique de formalisation de la
démarche clinique en formation. Celle-ci vise à se professionnaliser
à la relation comme intersubjectivité ou co-usage de soi, engageant
les investissements psychiques de l’usager comme du professionnel.
Cette démarche s’est alors appuyée sur deux types d’initiatives qui
ont adopté des formes très différenciées d’une école à l’autre : les
groupes d’analyse des pratiques (GAP) et une fonction de supervision
ou d’accompagnement psychopédagogique individualisé de chaque
étudiant. Ces initiatives ne prennent toutefois pleinement tout leur
sens dans la professionnalisation des futurs professionnels que si
elles sont articulées avec une fonction équivalente de supervision
par des pairs expérimentés du métier lors de l’accueil des étudiants
en stages. Ceci en vue de « créer une vision d’ensemble éducative

86. Il a, dix ans plus tôt, importé en France le modèle québécois du métier et de
sa supervision qui va faire référence en France.
cohérente » 87 entre l’école et les terrains professionnels dans le cadre
d’une « pédagogie clinique du jeune inadapté » 88.
On n’est pas sans penser à la formule de Philippe Naville qui
constitue la meilleure définition possible du modèle professionnaliste :
« L’école n’est pas seulement la préface au métier, car le métier est
aussi une école. Nous avons donc à faire à une continuité éducative. »
(1948, p.31). On peut également parler d’une « socialisation de
conversion » (Darmon, 2007) au regard de l’ambition affichée par
cette clinique en formation de chercher à transformer la personnalité
de l’apprenant en une personnalité professionnelle de métier aux
« dispositions irréversibles » (Darmon, 2007).
On a là les principes fondateurs de cette « forme »89 de
professionnalisation-formation clinique qui caractérise, de mon
point de vue, le modèle professionnaliste (centré sur le métier) de la
formation des travailleurs sociaux qui est à son acmé dans les années
1970-1980.
2) De la socialisation clinique à la clinique des épreuves d’un métier sous
l’emprise de l’incertitude
206 - 2.1) Le modèle professionnaliste de socialisation clinique à l’épreuve :
extension et dénaturation depuis le tournant des années 2000

À défaut d’enquêtes empiriques d’ampleur significative, il est


aujourd’hui difficile de se prononcer sur les transformations des
dispositifs de formation aux métiers du social ces trente dernières
années. On pourrait conclure à une clinique en voie de disparition au
vu de la littérature, à dominante professionnelle90, tant celle-ci ne fait
désormais qu’exceptionnellement référence à la clinique. Mais aussi
à l’extension de la clinique en formation à la lumière des nouvelles
87. Cf. site du Cnahes. Espace délégation Bretagne. Extrait du DVD interviews
CNAHES Bretagne, Témoins de l’éducation spécialisée en Bretagne. Filmé par Jean-Yves
Dagnet.
88. Cf. article de M. Lemay dans le Bulletin Liaisons de l’ANEJI, n° 34, 1960.
89. Par analogie avec la « forme scolaire » de Vincent (2012).
90. Si la littérature académique sur le travail social est particulièrement abondante,
il n’en va pas de même pour la question de la formation des travailleurs sociaux
qui constitue une forme de point aveugle de la recherche, aussi bien pour les cher-
cheurs universitaires ayant cet objet de travail que pour les chercheurs des centres
de formations sociales. Rares sont en effet les publications sur le sujet : Thouvenot
(2017) ; Lechaux (2020 ; 2022 ; 2023) ; dossier de la revue Phronesis (2023, 1).
formes pédagogiques centrées sur la construction de l’identité
professionnelle et la fabrication du praticien réflexif induites pour une
part par les évolutions des référentiels de certification. Leurs épreuves
instituent en effet une nouvelle norme dans la validation sociale de
la qualification de métier qui est empruntée à celle du dispositif de
validation des acquis de l’expérience (VAE) : être en mesure pour le
candidat, à partir de ses expériences de stage au cours de la formation,
de montrer comment il a déployé les compétences attendues par
le référentiel, adopté un « positionnement professionnel » dans la
relation à l’usager, fait preuve de « réflexivité » à travers sa capacité à
questionner ses pratiques et à les « problématiser » (Lechaux, 2023).
Une revue de littérature (académique et professionnelle) relative
à la question de la formation des travailleurs sociaux croisée avec
une approche de type ethnographique « de la conversation » (Girin,
2016) permet de dégager des indices d’une dynamique que je
propose de qualifier de diffraction de la clinique en formation au
regard des nouvelles formes de problématisation du travail social et
de la professionnalisation.
On retiendra d’abord que la forme dite de « groupes d’analyse
des pratiques » (GAP) reste une composante incontournable du - 207
dispositif de formation. Ainsi, de St Just montre en 2003, à partir
d’une enquête en direction des 53 centres de formation préparant
au métier d’éducateur spécialisé, que 26 des 27 centres répondants
pratiquent les GAP, dans le cadre toutefois d’une grande variété
de formes, d’appellations et de références théoriques. Il s’agit de la
modalité pédagogique la plus importante en termes de récurrence
tout au long de la formation : entre 9 et 11 séquences annuelles tout
au long des trois ans, soit 6,5% du temps de formation pour le panel
issu de cette enquête.
On ne dispose pas d’enquête systématique récente sur le sujet.
Mais les matériaux en ma possession me conduisent à affirmer que
ce constat de 2003 est très probablement toujours d’actualité et que
l’orientation psychanalytique semble rester dominante.
Un peu plus tard, Ravon (2009) souligne ce qu’il appelle une
« extension » de cette forme qui fait désormais l’objet d’une demande
sociale significative de la part des institutions du secteur social et
médico-social. Il rappelle l’ancrage principal dans les « groupes
Balint » et combien la relation d’aide, sous l’effet des nouvelles
problématiques sociales des publics et des politiques sociales des
années 1980-1990, est devenue « une aide à la relation qui suppose
une plus grande implication de soi et une forte présence subjective »,
soit une « extension de l’engagement personnel dans la pratique du
fait de la singularisation des situations (Ion, 1998) » (Ravon, 2009,
p.119).
Les références bibliographiques de la contribution de Ravon
donnent à voir comment ces dispositifs cliniques portant sur les
pratiques de la relation sont alors problématisés comme des espaces
à « visée avant tout formative » pour les participants qui y trouvent
des ressources pour élaborer leur propre ajustement de soi en tant
que « sujet de sa pratique professionnelle ». C’est à la même période
que la notion de « professionnalité » s’installe comme nouveau
cadre conceptuel en forte proximité avec le concept d’identité
professionnelle. Ravon (2009) souligne ainsi le déplacement de l’objet
de l’analyse en formation : de « la pratique » à la personne elle-même
du professionnel sous l’injonction de devenir « sujet de soi-même »
pour reprendre une expression d’Ehrenberg (1998). Déplacement
auquel il résiste car, pour lui, les « épreuves de professionnalité »
208 - (Ravon et Laval, 2008) relèvent bien du régime des pratiques sous
l’emprise des situations problématiques et la force des injonctions
managériales à des « bonnes pratiques ».
On assiste alors à partir des années 2000 à une nouvelle extension
de l’approche clinique sous le double effet des politiques sociales
dites d’activation d’un côté et de l’approche par les compétences
et l’individualisation de la formation de l’autre91, qui partagent
un même paradigme, celui de l’individu auto-entrepreneur de
lui-même devant relever le défi de son propre empowerment. Ce
déplacement de la conception de la pratique de la relation – de la
relation comme intersubjectivité à la relation comme processus de
subjectivation de l’usager mais aussi du professionnel - se traduit par
une extension de la clinique en termes cette fois de diversification
des formes pédagogiques. Qu’il s’agisse de viser un « sujet auteur
de son engagement » (Desroches) ou d’adopter des démarches
« autoformatrices » (Pineau), des « techniques de soi » (Foucault)
vont largement se diffuser au sein du dispositif de formation : récit

91. La démarche de validation des acquis de l’expérience (VAE) instituée en 2002


concentre cette double évolution.
de vie, mise en récit de son expérience, démarche dite de portfolio,
conduite accompagnée d’un parcours de formation à travers la forme
narrative… L’approche du vécu expérientiel des situations de travail
et de vie relève désormais d’un véritable paradigme de la narrativité.
Il s’articule lui-même à deux autres paradigmes majeurs qui se sont
imposés au cours des vingt dernières années : celui de l’identité
professionnelle et celui de la réflexivité, instituant ce déplacement
de l’analyse des pratiques à l’auto-analyse de la subjectivation du
professionnel.
La vague de référentialisation qui déferle dans le même temps à
partir des années 2000 (référentiels de bonnes pratiques, de métier,
de compétences, de formation, de certification, de qualité…) est
de ce point de vue ambivalente. De par sa décomposition de type
taylorien et prescriptif de l’activité et son quadrillage gestionnaire
du dispositif de formation, la référentialisation peut être assimilée
à une entreprise de fabrication quasi industrielle de professionnels
compétents et performants au regard des nouvelles normes du New
Public Management, c’est-à-dire sachant pleinement engager leur
subjectivité dans le travail, sonnant le glas du modèle historique
professionnaliste de socialisation clinique des praticiens des métiers - 209
du travail social. L’injonction à raisonner désormais en certificats
de « blocs de compétences » plutôt qu’en qualification attestée
par le titre du diplôme ne laisse en effet plus de place au temps
long de la socialisation clinique au métier92. Mais en même temps,
le nouveau cadre normatif des épreuves de certification, construit
en référence à celui de la validation des acquis de l’expérience
(VAE), repose sur la capacité du candidat à montrer comment,
dans des situations données, il s’investit subjectivement en individu
compétent/performant adoptant le positionnement professionnel
et la réflexivité attendus du professionnel de métier. La technicité
narrative mobilisée à cet effet exigerait cependant de continuer à
s’inscrire dans une formation-professionnalisation à orientation
clinique, selon le discours dominant des formateurs des écoles de
travail social. Ce postulat mériterait que soit entreprise une enquête
d’ampleur significative afin d’objectiver la réalité des pratiques
actuelles de mobilisation de ces « techniques de soi » de type narratif.
Mes observations relatives aux usages des référentiels de
92. Cf. par exemple le dossier de la revue Forum, n° 164, septembre 2021 : « Quelles
réformes de la formation dans les diplômes d’État en travail social ? ». Coordonné
par F. Clouse, M. Marty, M. Mechkar et S. Ponnou.
certification me conduisent à proposer une autre hypothèse : et s’il
ne s’agissait en réalité que de faire preuve d’une capacité rhétorique à
convertir la langue immergée (le dialecte) de ses pratiques de métier
dans la langue officielle du référentiel ? La diffusion généralisée
de la norme du praticien réflexif peut en effet générer cette
dérive rhétorique si cette réflexivité est rabattue sur la capacité de
production par le sujet en formation de discours sur les pratiques,
discours de rationalisation, de justification et légitimation induits
par le référentiel et les attentes des jurys. Ce qui n’a rien à voir
avec la capacité d’analyse de son activité réelle en situation93. Mon
immersion de longue durée dans le milieu du travail social (milieu des
établissements sociaux et médico-sociaux et milieu de la formation)
m’a progressivement conduit à repérer la puissance de cette « langue
de métier » (Cru, 2014) : comme vecteur d’appartenance au groupe
professionnel et de distinction dans l’espace des professions sociales,
et ainsi comme vecteur particulièrement structurant du processus
de socialisation professionnelle. On peut dès lors interroger le
paradigme narratif des épreuves de certification : s’agit-il de mettre
en mots les compétences réellement déployées dans les situations
210 - professionnelles retenues comme situations probantes de sa maîtrise
des bases du métier ? Ou bien ne s’agit-il tout simplement que
de montrer que l’on sait parler la langue officielle du métier et en
pratiquer la rhétorique, voire l’art oratoire du métier, entre rhétorique
et éloquence ? On retrouve ici l’analyse critique assez redoutable du
dispositif de formation des travailleurs sociaux développée par Trépos
(1992). Ne pouvant fonder leur travail sur des savoirs scientifiques
légitimes, les travailleurs sociaux, dit-il, en sont réduits à construire
des discours « obliques » par emprunt à une diversité de cadres
théoriques et de disciplines, discours qui ne relèvent en fait, selon
lui, que d’une capacité de rationalisation idéologique de leur action.
D’où l’enjeu, lors de la sélection à l’entrée en formation, de repérer
les candidats ayant le meilleur « équipement théorique » possible
ainsi que des « dispositions éthiques », « la professionnalisation
spécifique du travail social par la formation professionnelle [n’étant]
93. Les différents courants théoriques portant sur l’analyse de l’activité ont pour
point commun l’enjeu de chercher à accéder à ce qui constitue le cœur de cette
activité du sujet par-delà les actions réalisées et les discours sur celles-ci, à savoir
« le réel du métier » (Clot, 2008). D’où l’enjeu d’adopter des démarches rigou-
reuses qui ont été formalisées à cet effet : entretien d’explicitation, entretiens par
autoconfrontation croisée. Cf. Champy-Remoussenard (2005).
qu’une simple rationalisation a posteriori de ces dispositions » (Trépos,
1992, p.148-149).
Ces transformations récentes du dispositif de formation
questionnent in fine le métier même de formateur en centre
de formations sociales. Issus très majoritairement des rangs des
professionnels de métier du travail social (Verron, 2016), les
formateurs ont incarné ce modèle professionnaliste à orientation
clinique en se portant garants de ce fil rouge à travers des pratiques
de formation se référant à l’Éducation populaire, tout en sous-
traitant la plupart des GAP à des psychologues cliniciens externes à
l’institution de formation.
La nouvelle économie de la formation professionnelle qui
régit désormais la professionnalisation-formation des travailleurs
sociaux se traduirait, au regard de nombreuses observations et de nos
« conversations » avec les formateurs, par un double mouvement de
diffraction et de fragilisation de l’approche clinique. Diffraction dans
le sens où les espaces de « travail de type clinique » sur l’expérience
des étudiants se diversifient : les GAP « classiques » à orientation
psychanalytique cohabitent avec des groupes d’analyse de l’activité
ou de réflexivité sur l’expérience ayant en commun une finalité
- 211
narrative et préparatoire aux épreuves de certification. La fonction de
formateur se diffracte à son tour entre la fonction professionnaliste
à orientation clinique (fondatrice du modèle historique des écoles
de métier) – à travers l’animation de ces groupes « narratifs » – et
une fonction managériale de la formation (coordination et gestion
des promotions d’étudiants, des pools d’intervenants). L’orientation
plus gestionnaire que clinique du métier de formateur semble avoir
pris le dessus, contribuant ainsi à une forme d’extinction du discours
clinique au sein du groupe professionnel des formateurs.
En d’autres termes, ce double mouvement d’extension et de
diffraction de la clinique en formation semble avoir pour effet que la
clinique serait désormais partout et nulle part, soulevant finalement
la question de ce qu’il faut entendre par clinique en formation
aujourd’hui. Ou encore, y a-t-il encore besoin d’une clinique et
laquelle ?
2.2) Retour sur le travail du social : épreuves et épuisement de la

« puissance de normativité » des professionnels


Le programme institutionnel de l’activation de la capacité d’invention de soi
La littérature abondante relative aux transformations des
politiques sociales et de formation professionnelle au tournant du
XXIe siècle converge pour montrer que celles-ci ont en commun
le paradigme de l’individualisation, de la responsabilisation et de
la participation des publics concernés, l’individu étant appelé
à devenir auto-entrepreneur de lui-même. Genard (2013) a
caractérisé ces politiques par leur adossement à des « présupposés
anthropologiques » communs qui « prêtent aux acteurs des capacités
et des compétences qu’ils sont censés détenir, à moins qu’ils ne soient
appelés à les enrichir par des stratégies d’empowerment si elles leur font
défaut ou sont insuffisantes » (p.43). L’intervention sociale s’inscrit
dès lors dans un tout autre « programme institutionnel » que celui
de la socialisation aux rôles sociaux organisateurs de la vie en société,
ces rôles devant être désormais construits et expérimentés par chaque
individu à travers un processus « d’invention de soi » (Kaufman,
2004). Sont tour à tour mobilisées des notions comme celles
212 - d’activation, de capacitation, de réhabilitation, de développement
du pouvoir d’agir, la participation des personnes et la mobilisation
de leurs savoirs, voire de leur propre expertise, devenant la clé de
l’efficacité de l’intervention sociale. Cette redistribution des places
et des expertises dans le cadre d’un « travail avec autrui » ne va
pas sans produire un effet de symétrie sur le plan des processus de
vulnérabilisation au point qu’on a pu parler de « vulnérabilités en
miroir » (Gaucher, Ribes, Ploton, 2003).
Si la vulnérabilité est devenue « une nouvelle catégorie de
l’action publique » (Brodiez-Dolino, 2016), elle reste pour cette
autrice une situation limite caractéristique de certaines périodes de
la vie des personnes les plus fragiles que les nouveaux programmes
institutionnels et l’intervention sociale peuvent aider à surmonter en
activant et soutenant leur capacité de résilience. Ces « vulnérabilités
en miroir » s’éclairent tout autrement si l’on appréhende la
vulnérabilité comme un invariant anthropologique (Beck, 2001)
d’une société dite du « risque » et plus largement encore comme le
marqueur ontologique du vivant, humain et non humain.
La vulnérabilité et la « puissance de normativité » comme ontologie du
vivant
Au moment où l’on fête les 80 ans de la thèse de Georges
Canguilhem « Essais sur quelques problèmes concernant le normal et
le pathologique » (1943)94, il importe de rappeler le cadre théorique
qu’il a perfectionné tout au long de sa vie et qui s’avère toujours
d’une grande pertinence pour penser aujourd’hui la « disruption et
normativité du vivant dans l’anthropocène » (Montévil, 2023).
Pour Canguilhem, la maladie, l’erreur, l’infraction, l’exception,
la monstruosité même, font partie du vivant, plus que la régularité
ou l’invariance, parce que le vivant n’existe qu’à travers ses
interdépendances avec l’environnement qui est par essence instable.
Le vivant se manifeste alors comme « puissance de normativité ».
Sous l’effet de la force des normes propre à l’environnement, le vivant
est par essence vulnérable dans le sens où il est affecté, touché, blessé,
menacé dans son intégrité. Mais en même temps, cette affectation
n’est pas soumission à cette instabilité normative environnementale.
Au contraire, elle stimule une puissance vitale (une « plasticité du
vivant » dit Canguilhem) consistant à renormaliser les normes
de l’environnement, « dominer le milieu et l’organiser selon ses - 213
valeurs de vivant », s’aménager ou « s’instituer un milieu propre »
(Canguilhem, 1966, p.203-205), qui est à la fois structuration de cette
interrelation vivant-environnement et développement des capacités
de résilience du vivant. La maladie et l’erreur ou l’inadaptation
ne sont alors que des symptômes de la façon dont, à un moment
donné, le vivant cherche et réussit à reconstruire l’équilibre troublé
par « les infidélités du milieu ». Poursuivre son activité de vivant
consiste ainsi, pour Canguilhem, à « instituer des normes nouvelles
dans des situations nouvelles », à s’engager dans une « lutte pour
l’ajustement » et un « débat de normes avec le milieu » (Canguilhem,
1966, p.170-171). Le vivant est ainsi « un champ d’expériences et
d’entreprises qu’on appelle son milieu » qui constitue « l’histoire de
chacun » faite d’épreuves, de « débats pour s’expliquer avec la variété
[…] de préférences ou de valeurs (valere signifie bien se porter) »
(p.203-205) qui orientent les conduites, dirait Foucault, élève de
Canguilhem.

94. Colloque international « Le normal et le pathologique, 80 ans après ». ENS


Paris, 24 mai 2023.
Ce cadre théorique transforme du coup l’approche de la
vulnérabilité et de cette « vulnérabilité en miroir » (marqueur de
l’intervention sociale) comme relation d’activation du pouvoir
d’agir des personnes vulnérables. D’une part, la vulnérabilité relève
d’une condition partagée, universelle, bien qu’elle ne soit pas égale
selon les individus, étant très indexée sur les inégalités sociales ainsi
que sur les agressions plus ou moins exacerbées des contextes à des
moments donnés de la vie. D’autre part, elle est réversible au sens
où il n’y a pas vulnérabilité sans résilience possible au regard de la
plasticité et de la puissance de normativité du vivant croisées avec
des interventions politiques et professionnelles rendant le milieu
plus ou moins soutenant.
Ce cadre théorique rend dès lors compte aussi bien de la situation
des personnes accompagnées que de celle des professionnels de
l’intervention sociale aux prises avec leur propre vulnérabilité dans
leur travail avec les vulnérabilités d’autrui.

Une clinique psychosociale de la vulnérabilité en souffrance des professionnels


Cette lecture anthropologique de l’agir usager et de l’agir
214 - professionnel prend une acuité toute particulière si l’on considère
avec Ravon (2015) que l’on est entré dans « un ordre pragmatiste
du travail social », c’est-à-dire un environnement structurellement
régi par l’instabilité, l’indétermination, l’incertitude95, voire
l’indécidabilité au regard notamment de la multiplication et de la
non-congruence des normes. Les « infidélités du milieu » ne sont
plus passagères, intermittentes mais deviennent la règle dans le
même temps où l’autonomie de l’usager est institutionnalisée en
termes d’injonction à s’inventer soi-même. L’emprise des situations
hic et nunc dans des temporalités courtes ainsi que l’injonction à la
reconnaissance de l’expertise et des savoirs d’expérience des usagers
condamnent le professionnel à mobiliser en continu sa puissance
de normativité in situ. Le rôle professionnel, les savoirs et les règles
de métier ne sont plus que d’un secours limité, ceux-ci, ainsi que
l’expérience professionnelle elle-même, s’avérant mis à l’épreuve de
façon quasi permanente dans cette obligation de « reconstruction »
(Dewey) continue de son propre pouvoir d’agir professionnel.
95. L’incertitude est même une condition des sociétés modernes pour Martuccelli
(2017), incertitude que l’on retrouve également dans les sociologies d’Edgar Mo-
rin ou Bruno Latour.
Si l’activité prudentielle tend aujourd’hui à être appréhendée
comme argument de valorisation de la noblesse d’un travail social
à la recherche de sa reconnaissance (Kuehni, 2019), on ne doit pas
occulter pour autant que cette prudence de l’agir professionnel
se déploie aujourd’hui en situation extrême sous « le triptyque de
l’incertitude, de la complexité et de la singularité » (Soulet, 2019,
p.300). Situation extrême qui pourrait relever de ce que Stiegler
(2021) a qualifié de « disruption » au sens où, sous le régime de
l’innovation permanente (technologique, normative), le savoir et
les possibilités de régulation arrivent toujours trop tard et tournent
pour partie à vide.
En outre, l’activité prudentielle ne peut se déployer pleinement
qu’à travers la mobilisation d’espaces et de moments de délibération
en vue d’exercer avec pertinence et justesse pour une situation donnée
l’intelligence et la sagesse pratiques constitutives de la prudence. Or,
les collectifs de travail n’ont jamais été autant « malades » ainsi que
le montrent depuis quelques années les recherches et interventions
en analyse du travail (Dejours, Clot), l’exigence d’activation de la
puissance de normativité des professionnels ne pouvant pas vraiment
compter sur le caractère soutenant des collectifs. C’est ce que Stiegler - 215
(2021) caractérise comme un signal de « production d’entropie » au
sens où les potentiels dynamiques d’un système tendent à s’épuiser
et à empêcher sa capacité de renouvellement et de reconstruction de
son milieu. L’économie plus que jamais clinique du travail pratique
du social devient ainsi celle de la pathologie comme constituant
structurel et durable de l’injonction à la co-production de dynamiques
d’empowerment des personnes accompagnées : pathologie au sens
canguilhemien, à savoir des professionnalités en déséquilibre quasi
permanent, épuisées ou en voie de l’être au regard des épreuves en
continu de l’exercice ordinaire du travail social exigeant une forme
de génie de puissance de normativité, un déploiement d’« énergie
sociale » dirait Hartmut Rosa (Le Monde, 12 septembre 2023).
Dès lors, peut-on encore former à cette « clinique
psychosociale » (Ravon, 2020) de l’extrême dont l’exposé montre
bien qu’elle ne peut se réduire à la figure du praticien réflexif ?
Quelles figures de professionnel pourraient relever ce défi d’une
puissance de normativité « anti-entropique » (Stiegler, 2021), à fort
potentiel de résilience ? Et peut-on imaginer une nouvelle forme
de professionnalisation clinique par la formation à la hauteur de ce
défi ? Ce questionnement conduit de facto à un déplacement d’une
approche clinique à orientation psychanalytique, centrée sur le sujet
et son transfert – non pour autant disqualifiée – à une approche
centrée sur l’inter-activité professionnel-usager sous l’emprise de la
situation et en contexte institutionnel et organisationnel.
3) Réinvestir la clinique en formation comme clinique de la puissance de
normativité du métier
3.1) La formation comme traversée d’épreuves
Outre l’emprise gestionnaire sur le process de formation exercé
par les technologies particulièrement normatives des politiques
actuelles de formation professionnelle (prisme généralisé de
l’approche par compétences, référentialisation, qualité, …), des
transformations majeures de l’environnement de la formation,
relativement récentes, opèrent selon moi une rupture telle que ce
sont les fondements même du modèle professionnaliste de métier
du dispositif de professionnalisation des travailleurs sociaux qui se
dérobent, imposant d’engager la « reconstruction » (Dewey) de ce
dispositif (Lechaux, 2023a). Je ne fais que les énoncer ici au regard
216 - du caractère contraint du chapitre.
La première a trait au profil des jeunes entrant en formation,
d’un double point de vue. Avec l’institutionnalisation de Parcoursup,
les écoles ont en grande partie perdu la main sur l’entrée dans le
processus de professionnalisation. Il en résulte de « nouveaux
publics », très jeunes, sortant directement du lycée, au projet
professionnel flottant, toujours soumis aux affres de la transition
à l’âge adulte, plus proches pour de nombreux formateurs des
caractéristiques des publics de l’éducation spécialisée que de celles
des « novices » du travail social. De l’autre, la précarisation de la
société affecte les écoles aux prises avec un nombre croissant et
élevé d’étudiants ayant des problématiques sociales et psychiques
suffisamment marquées (grande précarité économique, addictions,
troubles psychiques…) pour qu’ils puissent dès lors être assimilés
aux publics du travail social, plusieurs d’entre eux faisant d’ailleurs
l’objet d’un accompagnement par les services sociaux ou de santé96.
Il leur faut donc construire leur professionnalité de travailleur social

96. Sans parler des étudiants vivant directement l’expérience des discriminations
sociales de par leur origine ethnique, leur orientation sexuelle, …
depuis cette expérience personnelle de « personne concernée » par
le travail social, expérience intime difficilement exposable dans les
espaces collectifs d’analyse des pratiques.
La seconde rupture concerne les « terrains de stage » et le
modèle dit de « l’alternance intégrative » que Lemay et Lelièvre
ont formalisé en termes de « continuité éducative » dans les années
1960. Cette socialisation clinique sous la conduite du « maître »,
un pair expérimenté, sinon expert du métier, s’est reconfigurée
au début des années 2000 avec l’institutionnalisation des « sites
qualifiants » qui dépossédait ce maître du pilotage du stage pour
le confier à un responsable de l’institution et qui démultipliait les
espaces du stage (plusieurs services, une institution partenaire…).
Plus récemment, une nouvelle configuration, d’une alternance
plus aléatoire qu’intégrative, semble s’imposer : sous l’effet d’une
pénurie croissante de travailleurs sociaux et du recrutement de
professionnels sans qualification de métier du travail social, de plus
en plus d’étudiants effectuent leurs stages sous la responsabilité d’un
autre professionnel de métier, voire sans encadrement rapproché
conséquent. Leurs apprentissages relèvent alors pour l’essentiel de
ce que j’ai appelé leur « activité de reliance » (Lechaux, 2016), c’est- - 217
à-dire de leur propre capacité à transformer cette expérience vécue
du travail plus ou moins accompagnée en une professionnalité de
métier.
Ces transformations majeures mettent les écoles de travail
social dans l’obligation de relever le défi de retravailler le dispositif
de formation comme dispositif d’organisation de la traversée des
épreuves de la transition. On peut l’assimiler à une expérience de
l’entre-deux ou de la liminarité que Van Gennep (1910) a caractérisé
comme un des rites de passage entre celui de la séparation de son
milieu de vie habituel et celui de l’incorporation dans une nouvelle
communauté avec une place et un statut reconnus. Traversée au sens
de la traversée d’un fleuve, pour reprendre la métaphore de Michel
Serres dans Le Tiers instruit (1992), qui est une expérience de cette
zone intermédiaire (que les géographes qualifient de frontiérité ou
de lisiérité) où l’on n’a plus pied, ayant perdu les repères de la rive
quittée sans pour autant partager à ce stade ceux de la rive à atteindre.
C’est là que se loge à son acmé l’expérience de la vulnérabilité
du sujet en formation, vulnérabilité au carré puisqu’elle est aussi
l’expérience de celle du professionnel sous l’emprise des situations
problématiques de l’exercice du travail social, voire vulnérabilité au
cube si elle se croise avec cette expérience de « personne concernée »
précédemment évoquée pour un nombre croissant d’étudiants.
Comment, dès lors, réinvestir la clinique en formation en
vue d’accompagner la mobilisation en actes de cette puissance de
normativité du vivant aux prises avec ce défi de devoir, pour reprendre
les formules de Canguilhem, « instituer des normes nouvelles dans
des situations nouvelles » et de « s’instituer un milieu propre » dans
la traversée des épreuves de l’apprentissage du métier ?
3.2) Un double déplacement de la clinique en formation : travail

collectif de l’expérience du métier en actes et en situation

Je m’inscris ici dans la continuité et le prolongement des travaux


de Ravon et de ce qu’il a appelé « une clinique sociologique de
l’activité » (2012) ou encore « une clinique du sens de l’activité »
(2014). Tout particulièrement à propos d’un impératif qu’il nous
faut nous donner, celui de réinterroger deux impensés des groupes
d’analyse des pratiques : de quel groupe parle-t-on ? Et de quelles
pratiques ? Ravon (2012) propose d’opérer un double déplacement :
218 - du groupe de parole au « collectif de travail 97» et de la subjectivation
du sujet à l’expérience subjective du travail entendu comme métier
en actes sous l’emprise des situations :
« Ces analyses, précisément parce qu’elles sont
orientées vers le sujet du groupe, tendent à occulter
l’objet du travail de description fine que mènent les
praticiens réflexifs en parlant de leurs activités ainsi
que de leur capacité à formuler des diagnostics et des
préconisations : mener l’enquête à propos de situations
problématiques traversées, s’attarder sur les moments
de trouble et de perplexité rencontrés sur le terrain,
identifier les problèmes pratiques auxquels ils ont été
confrontés. Vu sous cet angle, le groupe d’analyse de
la pratique n’est pas tant un groupe de parole qu’un
collectif de travail  ; il ne s’agit pas tant de faire parler

97. Je propose de parler plutôt de « collectif au travail » dans la mesure où il ne


s’agit pas tant des collectifs de travail institués sur les scènes de l’intervention
sociale en grandeur réelle mais de collectifs constitués en formation en vue de
« travailler » la reprise du métier tel qu’il s’est déployé dans des situations réelles
du travail.
l’équipe que de faire parler le métier, le sujet de la parole
renvoyant davantage au métier et à ses conditions
d’exercice qu’au professionnel, à sa subjectivité et à sa
place dans le groupe », (Ravon, 2012).
Ce que je propose de résumer par l’analyse du « travail de
l’expérience » qui, selon Pastré (2013) consiste à transformer l’éprouvé
en pratiques de métier. Cette reprise par l’analyse du « réel du métier »
consiste alors, au-delà de l’exploration d’orientation psychanalytique
des ressorts psychiques de l’éprouvé, à « refaire parler le métier »,
son activité en train de tisser les pratiques les plus justes possibles
au regard des situations et des valeurs propres à chaque métier. Il
faudrait ici développer davantage le rôle déterminant de la « mise
en mots » pour transformer l’expérience vécue en apprentissage (cf.
notamment Stroumza, 2023).
Dès lors, « l’apport majeur de la clinique dans le champ de
l’intervention sociale concerne la prise en compte de l’expérience
de la vie dans toute sa vulnérabilité » (Ravon, 2020), en particulier
la vulnérabilité de l’agir professionnel sous l’emprise des situations
problématiques conceptualisée comme une expérience d’ « épreuves
de professionnalité » (Ravon, 2018). Marquées principalement - 219
par l’obligation du risque de « l’auto-mandat » au vu du caractère
profondément indéterminé des situations, malgré pourtant la
démultiplication des normes du travail, on peut les penser comme
une mise à l’épreuve redoutable de la puissance de normativité
pour les néophytes en cours d’apprentissage du métier. Cette
reformulation a un intérêt majeur : elle permet de déplacer le centre
de gravité de ce qui fait la vulnérabilité de l’agir professionnel.
Ce n’est pas tant le sujet lui-même qui est vulnérable de par un
ensemble de qualités personnelles plus ou moins incapacitantes que
l’agir personnel et professionnel du vivant dans ses transactions avec
l’environnement tel que le définit Canguilhem : sa capacité à faire
avec la variabilité des normes de l’environnement et les « infidélités
du milieu », à tirer parti des « affordances » de l’environnement (les
potentialités qu’il offre ou ses « invites » en termes d’ « appels à
l’action »98), bref, sa capacité à « dominer le milieu et l’organiser
98. Il s’agit de concepts développés par Gibson (2014) dans le cadre de son ap-
proche écologique de la perception. L’environnement est dès lors à la fois saturé
de normes et constitué d’affordances invitant à faire avec mais aussi contre ces
normes en les transformant, en les subvertissant…
selon ses valeurs de vivant » en vue de « l’institution de son milieu
propre » (Canguilhem, p. 203-205)99. En ce sens, c’est l’activité du
sujet plus que le sujet lui-même (ou son identité) qui est par essence
vulnérabilité. Ce sont les reconfigurations successives du milieu dans
le déploiement du métier en actes (constitutives de l’expérience du
sujet) qui sont vulnérables, la puissance de normativité devant être
entendue comme étant à la fois capacité d’être affecté par la force
des normes de l’environnement et puissance de résilience propre à
la « plasticité du vivant », selon la formule canguilhemienne. En
ce sens, la vulnérabilité et les épreuves ne peuvent être lues comme
une polarité négative que si elles sont associées de façon inséparable
à la polarité positive de cette puissance de résilience intrinsèque au
vivant.
3.3) Transformer les épreuves de la puissance de normativité en

apprentissage d’un style de professionnalité

Ravon (2018) a proposé une première typologie d’épreuves de


professionnalité :
« Les professionnels dont nous avons observé les
220 - pratiques sont en effet soumis à plusieurs types
d’épreuves qui, bien souvent, s’enchevêtrent. […]
Nous en retiendrions trois : les épreuves émotionnelles,
les épreuves organisationnelles et les épreuves politico-
éthiques. De telles épreuves peuvent se combiner ou
non, se renforcer mutuellement, ou bien encore se
neutraliser », (Ravon, 2018, p. 76).
Elles conduisent selon lui à un travail du social de type prudentiel
qui active selon les moments des pratiques de « tâtonnement,
réflexivité, délibération ».
Je propose de reprendre cette typologie au prisme du croisement
de la question de la vulnérabilité avec celle de la puissance de
normativité. Brodiez-Delino (2016) a présenté une « généalogie de
la notion de vulnérabilité » qui conforte la proposition de Genard
(2014) consistant à substituer une « anthropologie conjonctive » à
« l’anthropologie disjonctive » qui a marqué le XIXe et la première

99. On pourrait faire le lien avec ce que Rosa (2018 ; 2020) appelle « l’indisponibi-
lité du monde » qui fait de la vie une « expérience de la vitalité et de la rencontre »
à travers des relations de « résonance » entre l’individu et son environnement.
moitié du XXe siècle. Si l’étymologie du vulnérable souligne la
sensibilité aux agressions de l’environnement, en conséquence la
fragilité de l’objet ou de l’organisme, et la blessure qui en résulte,
soit « une potentialité à être blessé » selon Soulet (2005), les usages
ultérieurs ont associé le terme à la résilience, ainsi qu’on l’observe
en physique lorsque l’on parle d’un matériau vulnérable ou résilient
au sens où il possède une capacité à absorber les chocs et à résister
en se déformant, soit une plasticité qui transforme la vulnérabilité
en puissance de ressaisissement. Ce qui, selon Genard, permet aux
humains d’être tout à la fois incapables et capables, « vulnérables,
mais disposant pourtant toujours aussi de ressources mobilisables » ;
« potentiellement fragiles, susceptibles de verser dans l’hétéronomie
[…] Mais toujours aussi susceptibles de se reprendre, de se ressaisir,
disposant toujours de capacités minimales sur lesquelles s’appuyer
pour retrouver davantage d’autonomie » (2014, p.42 et 44).
Cette double face vulnérabilité-puissance de normativité
invite dès lors à distinguer trois moments dans les épreuves de
professionnalité :
- Celui de l’éprouvé en termes d’affectation de l’agir
professionnel par l’embarras et le trouble des situations - 221
problématiques, voire indécidables, moment de l’expérience
d’une forme d’impuissance à agir qui laisse place aux affects
en présence de cette obligation « d’encaisser » ce qui vient
toucher et malmener le sentiment de compétence et l’estime
de soi professionnelle.
- Celui de la normativité enquêtrice au sens de Dewey qui
vise à « reconstruire » le milieu, à élaborer un auto-mandat
le plus juste possible au regard de l’analyse de la situation et
des valeurs du métier : elle repose sur un « débat de normes »
de type dialogique (Bakhtine, 1984), sur une conception
heuristique et perspectiviste de l’action qui vise à penser les
effets des façons de faire expérimentées au trébuchet des ends
in view (Dewey) constitutifs du métier (les valeurs qui portent
sa mise en actes) (Mezzena, 2019).
- Celui de la délibération dans le cadre du collectif de travail qui
suppose la suspension de l’action lorsque cela est possible ou
qui se déploie dans les interstices de l’intervention. Plusieurs
contributions de l’ouvrage de Kuehni (2020) mettent en
évidence l’importance de ces « débats de normes » organisés,
de type dialogal cette fois, en particulier en présence de
situations quasi indécidables au regard des dilemmes
éthiques qu’elles présentent ou de divergences entre les
membres du collectif de travail. Il s’agit là de la forme la plus
élaborée de la puissance de normativité en termes d’auto-
mandat puisqu’elle peut aller jusqu’à, si nécessaire, assumer
de s’affranchir de certaines normes de l’environnement de
travail ou de règles habituelles du métier.
Autant cette dernière forme d’épreuves de professionnalité n’est
pas la plus courante pour des professionnels expérimentés, mais
constitue cependant probablement l’objet prioritaire de l’analyse des
pratiques pour ceux-ci, autant l’organisation du débat de normes
de type dialogique (la normativité enquêtrice) devient centrale en
formation initiale car s’y joue l’apprentissage de la mise en actes des
perspectives du métier. En ce sens, la typologie que je propose me
paraît devoir orienter l’approche clinique de l’activité en formation
initiale en donnant toute son importance à chacune des trois
formes repérées, sans pour autant les opposer, voire les disjoindre,
l’affectation en termes d’envahissement par les affects et d’épreuve
222 - « douloureuse » de l’impuissance à agir n’étant jamais en réalité
dissociée de tentatives de ressaisissement par des pratiques visant à
faire au mieux avec ces situations. Mais donner toute sa place à cette
expérience de l’affectation n’a de sens, dans la conception clinique
ici défendue, que si elle porte sur l’activité réelle du sujet dans ces
situations de travail et non sur les seules résonances psycho-affectives
ou investissements psychiques du sujet comme on peut l’observer
pour nombre d’approches d’analyse des pratiques d’orientation
psychanalytique.
Cette construction de la professionnalité de métier en
formation initiale est dès lors orientée par deux principes clés : une
professionnalité « situationniste » d’un métier sous l’emprise des
situations qui doit être appréhendé comme expérience conjointe
de la vulnérabilité et de la puissance de normativité en situations
d’incertitude quasi permanente ; une professionnalité autant
collective qu’individuelle au regard de l’importance des collectifs
de travail comme espaces soutenants dans les épreuves traversées et
la capacité à s’autoriser à déployer un auto-mandatement dans le
traitement des situations.
On a, dans une contribution antérieure (Lechaux, 2016), mis en
avant l’enjeu de la dimension collective du processus d’apprentissage
de la puissance de normativité du métier. En effet, ce que j’ai appelé
« le travail silencieux de l’activité de reliance des alternants » est en
premier lieu de type individuel, ancré dans des expériences singulières
– donc limitées – au gré des contextes situés des institutions d’accueil
en stages, de leurs environnements de travail et des activités confiées
aux stagiaires ou apprentis. L’enjeu de la formation initiale est dès lors
de permettre à ces expériences singulières de facettes particulières et
partielles du métier de se transformer en un potentiel de normativité
multi-facettes permettant de faire face à l’extrême diversité des
conditions d’exercice du métier. De ce point de vue, les groupes
d’analyse des pratiques peuvent constituer un « environnement
énactant » (Durand, 2009) s’ils viennent en appui à l’expérience
événementielle et personnelle de la variabilité et imprévisibilité des
situations de travail lors des stages, et cherchent à dégager des formes
d’invariants du métier appelés à orienter la puissance de normativité
de ce dernier.
« En faisant du groupe-classe le laboratoire du métier
pensé selon une approche polyédrique et en travaillant - 223
avec les apprentis la mise en lien des expériences
singulières et fragmentaires de chacun avec celles
des autres acteurs de la situation, nous proposons
de favoriser la construction progressive d’une vision
hologrammatique du métier », (Lechaux, 2016, p. 46).
On peut ainsi faire le lien avec la distinction qu’opère Clot
(2008) entre le « genre professionnel » et le « style professionnel » : le
genre professionnel se définit par les valeurs, les règles, et les principes
d’action partagés par le groupe professionnel, ce que l’on pourrait
qualifier de « perspective de métier » depuis le standpoint (Haraway)
du groupe professionnel ; le style professionnel relève de la façon
dont chaque travailleur singulier habite le genre professionnel, le
fait sien en fonction de sa trajectoire sociale et de son expérience
personnelle du métier. Si la professionnalité s’apparente pleinement
au style professionnel d’un travailleur singulier, elle ne peut se
construire que dans le cadre d’un ancrage au genre professionnel à
travers les espaces de formation dédiés à cet effet comme les groupes
d’analyse des pratiques, pour autant toutefois que ceux-ci soient
conçus comme des espaces de travail collectif du genre professionnel
à travers les expérimentations individuelles du style de chaque
apprenant. Ce couplage genre-style permet d’attirer l’attention sur
une dimension de l’activité en situation qui a été volontairement
reléguée ici en arrière-plan mais qui est pourtant fortement
structurante des situations de travail : la dimension institutionnelle
et organisationnelle. On renvoie aux travaux de la sociologie clinique
et à l’importance qu’elle accorde au « travail de la négativité et de
l’intranquillité » (Herreros, 2012) au sein des groupes en invitant les
professionnels à « emprunter un regard réflexif non pas uniquement
sur eux-mêmes et leurs pratiques professionnelles, mais aussi sur les
conditions organisationnelles et institutionnelles dans lesquelles ils
exercent leur métier » (Fugier, 2020, p.196).

En conclusion : l’enjeu d’une clinique pluraliste des attachements


On a cherché à montrer la fécondité du couplage vulnérabilité et
puissance de normativité pour rendre compte de l’agir professionnel
en situation d’incertitude. Reste à explorer davantage les ressorts
de cette puissance de normativité, qui constitue l’essence même du
vivant pour Canguilhem, en vue d’asseoir une approche pluraliste de
224 - la clinique en formation. En écho à la « sociologie des attachements »
développée par Hennion (2004), qu’il a par la suite qualifiée de
« pragmatique des attachements » (2013), je propose de parler d’une
« clinique des attachements » portant sur le « d’où vient ce qui nous
fait agir » dans une double dimension :
- Les attachements comme liens, ce qui nous lie et relie à
des situations (en termes de rencontres et d’épreuves) qui
nous ont marqués et ont nourri notre socialisation, notre
expérience vécue avec une dimension psychique plus ou
moins inconsciente de dépendance à des figures familiales,
professionnelles ; mais aussi comme « construction de
l’expérience » selon Dewey.
- Et les attachements comme des préférences, des valeurs, « ce
à quoi nous tenons » (Dewey), ce qui est vital pour nous dans
notre action personnelle ou professionnelle, à la lumière de
cette expérience.
Ces « attachements qui font faire » (Hennion, 2013) déterminent
notre rapport au monde, la perspective à partir de laquelle, selon
Dewey, nous conduisons l’enquête pratique en vue de reconstruire
les situations, perspective qui se formule en termes de finalités (ends-
in-view selon Dewey), opérant comme des guides, « des manières de
‘priser’ » (Mezzena, 2016) dans la recherche in situ de l’action la plus
pertinente possible.
On propose ainsi une « approche clinique pluraliste des
attachements » en formation des travailleurs sociaux qui, certes,
peut aller explorer, en référence au courant psychanalytique,
les dynamiques psychiques orientant nos rapports aux autres et
notre investissement de la relation d’aide (dimension du transfert,
politique du symptôme, écriture de la clinique) (Ponnou, 2020 ;
Ponnou, 2022). Mais qui doit également, et de façon privilégiée de
mon point de vue, explorer ces attachements-valeurs qui orientent
nos façons d’être affectés par les situations, de conduire l’enquête,
de formuler des jugements pratiques et d’expérimenter une éthique
pratique et située. Cette conception de l’analyse de l’activité peut
ainsi contribuer à l’élaboration d’une professionnalité en actes, plus
d’ordre axiologique et éthique que d’ordre cognitif et épistémique
(réflexivité et savoirs professionnels), visant à transformer les situations
vécues en une expérience professionnelle « situationniste », c’est-
à-dire nourrie des façons pertinentes de reconstruire les situations - 225
d’incertitude. L’approche clinique ainsi envisagée réoriente le travail
de l’expérience en formation des travailleurs sociaux : l’analyse de
l’emprise des investissements psychiques et du transfert, centrée sur
les sujets, qui a historiquement marqué l’analyse dite des pratiques,
se déplace vers les pratiques elles-mêmes, et les pratiques situées
institutionnellement et organisationnellement (Fugier, 2020).
Au cœur de cette clinique : les expériences de la « prise » en main
des situations, l’élaboration d’une professionnalité combinant
vulnérabilité, normativité et attachements, professionnalité d’un
travailleur social éprouvé, c’est-à-dire marqué par les épreuves mais
aussi ayant fait ses preuves, travailleur social plus collectif que stricto
sensu individuel.
Bibliographie

Abbott, A. (2022). Frontières du travail social ou Travail social de/


des frontières ? In Lechaux, P. (Dir.). (2022). Les défis de la formation des
travailleurs sociaux : Entre universités et écoles professionnelles. Nîmes : Champ
Social Éditions, 27-62.
Bakhtine, M. (1984). Les genres du discours. Esthétique de la création verbale.
Paris : Gallimard.
Beck, U. (2001). La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paris :
Aubier.
Brodiez-Delino, A. (2016). Le concept de vulnérabilité. La Vie des Idées, 11
février. URL : https://laviedesidees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite
Canguilhem, G. (1966). Le normal et la pathologique. Paris : PUF.
Capul, M. & Lemay, M. (2013). De l’éducation spécialisée. Toulouse : Érès.
Champy-Remoussenard, P. (2005). Les théories de l’activité entre travail et
formation. Savoirs, 8, 9-50.
Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.
Cru, D. (2014). La prudence : des savoir-faire à la langue de métier. In
226 - Cru, D. (2014). Le risque et la règle. Toulouse : Érès, 75-109.
Darmon, M. (2007). La socialisation. Paris : Armand Colin.
Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris : Éd. du Seuil.
Durand, M. (2009). La conception d’environnements de formation sous
le postulat de l’énaction. In Durand, M. (Dir.). (2009). Travail et formation
des adultes. Paris : PUF, 191-215.
Fugier, P. (2020). La circulation et l’émergence de savoirs et de pratiques entre
professionnels de la jeunesse : enjeu central d’une recherche collaborative
à caractère clinique. In Ponnou, S. & Niewiadomski, C. (Dir.). (2020).
Pratiques d’orientation clinique en travail social. Paris : L’harmattan, 181-200.
Gaucher, J., Ribes, G. & Ploton, L. (2003). Les vulnérabilisations en
miroir, professionnels/ familles dans l’accompagnement des personnes
âgées. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 31, 148-
164.
Genard, J-L. (2014). La question de la responsabilité sous l’horizon du
référentiel humanitaire. In Brodiez-Dolino, A., Von Bueltzingsslowen, I.,
Eyraud, B., Laval, C. & Ravon, B. (Dir). (2014). Vulnérabilités sanitaires et
sociales. De l’histoire à la sociologie. Rennes : PUR, 41-57.
Gibson, J. (2014). L’approche écologique de la perception visuelle. Bellevaux :
Éditions Dehors.
Girin, J. (2016). Langage, organisations, situations et agencements. Laval : Presses
de l’Université Laval.
Hennion, A. (2004). Une sociologie des attachements : d’une sociologie de
la culture à une pragmatique de l’amateur. Sociétés, 85, 9-24.
Hennion, A. (2013). D’une sociologie de la médiation à une pragmatique
des attachements. SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en
ligne le 25 juin 2013, consulté le 26 août 2023. URL : http://journals.
openedition.org/sociologies/4353 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
sociologies.4353.
Herreros, G. (2012). Vers des organisations réflexives : pour un autre
management. Nouvelle revue de psychosociologie, 13, 43-58.
Kuehni, M. (Dir.). (2020). Le travail social sous l’œil de la prudence. Lausane :
Schwabe Verlag/HETSL.
Laufer, L. (2022). Vers une psychanalyse émancipée. Paris : La Découverte.
Le Bianic, T. (2013). Une profession balkanisée : les psychologues face à
l’État en France (1945-1985), Politix 2013/2 (102), 175-207.
Lechaux, P. (2016). L’alternance en formation : le travail silencieux de - 227
l’activité de reliance des « alternants » dans le cadre d’un dispositif de
formation mobilisateur. Phronesis, 5, 38-49.
Lechaux, P. (2020). La trajectoire d’un siècle du système de formation des travailleurs
sociaux. Approche socio-historique par le travail de professionnalisation du diplôme.
Thèse soutenue le 17 décembre 2020, Université Paris 8.
Lechaux, P. (2023a). Vers une nouvelle forme universitaire de
professionnalisation en intervention sociale : quels leviers de
professionnalisation pour quelles figures de professionnalité ? Phronesis, 12,
25-44.
Lechaux, P. (2023b). Débats et luttes de normes en professionnalisation
des travailleurs sociaux. La question des hypothèses au prisme du mémoire
de pratique professionnelle. Le Sociographe (sous presse).
Martuccelli, D. (2017). La condition sociale moderne. L’avenir d’une inquiétude.
Paris : Gallimard, coll. Folio essais.
Mezzena, S., Stroumza, K. & Kramer, N. (2016). Un dilemme pratique
à trancher depuis des valeurs logées dans l’activité. Activités [En ligne],
13-2 | 2016, mis en ligne le 15 octobre 2016, consulté le 29 août 2023.
URL : http://journals.openedition.org/activites/2791 ; DOI : https://doi.
org/10.4000/activites.2791
Mezzena, S. (2019). Un savoir-faire qui échappe/résiste à la gouvernance
managériale. Une approche perspectiviste de la connaissance comme
chemin pour faire confiance. In Kuehni, M. (Dir.). (2019). Le travail social
sous l’œil de la prudence. Lausanne : Schwabe Verlag/HETSL, p. 239-261.
Montévil, M. (2023). Disruption et normativité du vivant dans
l’anthropocène. Communication au Colloque international « Le normal
et le pathologique, 80 ans après ». 24 mai 2023, ENS.
Naville, P. (1948). La formation professionnelle et l’école. Paris : PUF.
Pastré, P. (2013). Le travail de l’expérience. In Albarello, L. (Dir.). (2013).
Expérience, activité, apprentissage. Paris : PUF, 93-110.
Ponnou, S. (2020). Clinique, psychanalyse et travail social : enjeux de
pratique et de formation. In Ponnou, S. & Niewiadomski, C. (2020).
Pratiques d’orientation clinique en travail social. Paris : L’Harmattan, 117-143.
Ponnou, S. (2022). Nécessité de la clinique dans la formation des
travailleurs sociaux : enjeux et perspectives contemporaines. In Lechaux, P.
(2022). Les défis de la formation des travailleurs sociaux : entre universités et écoles
professionnelles (p. 295-310). Nîmes : Éditions Champ social.
Ravon, B. (2009). L’extension de l’analyse de la pratique au risque de la
228 - professionnalité. Empan, 3, 75, p. 116-121.
Ravon, B. (2012). Refaire parler le métier. Le travail d’équipe
pluridisciplinaire : réflexivité, controverses, accordage. Nouvelle revue de
psychosociologie, 14, 97-111.
Ravon, B. & Laval, C. (2014). De l’adolescence aux adolescents dits
« difficiles » : dynamiques d’un problème public. In Brodiez, A. (2014).
Vulnérabilités sanitaires et sociales. Rennes : Presses Universitaires de Rennes,
221-231.
Ravon, B. & Vidal-Naquet, P. (2018). Les épreuves de professionnalité,
entre auto-mandat et délibération collective. L’exemple du travail social.
Rhizome, 67, 74-81.
Rosa, H. (2018). Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Paris : La
Découverte.
Rosa, H. (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : La Découverte.
Serres, M. (1992). Le tiers instruit. Folio Essais. Parsi : Gallimard.
Soulet, M-H. (2019). La prudence et ses réserves. Les promesses contrastées
de la notion d’activité prudentielle pour penser le travail social. In : Kuehni,
M. (Dir.). (2019). Le travail social sous l’œil de la prudence. Lausanne : Schwabe
Verlag/HETSL, 285-301.
Stiegler, B. (2021). Bifurquer. Paris : Les liens qui libèrent.
Stroumza, K. (2023). Les dimensions concrètes, événementielles et
expérientielles du langage au cœur d’une formation professionnelle en
travail social : apprendre (depuis) une conception de l’expression. In
Mezzena, S. (Dir.). (2023). L’intervention sociale en actes : L’envers du métier
institué. Nîmes : Éditions Champ social, 81-100.
Trépos, J-Y. (1992). Sociologie de la compétence professionnelle. Nancy : Presses
universitaires de Nancy.
Van Gennep, A. (1981). Les rites de passage : étude systématique des rites de la
porte et du seuil, de l’hospitalité de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la
naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement,
des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc… Paris : Éditions A.
& J. Picard.
Verron, C. (2016). Les formateurs en travail social. Sociologie d’un groupe
professionnel menacé. Paris : L’Harmattan.
Vincent, G., Courtebras, B. & Reuter, Y. (2012). La forme scolaire : débats et
mises au point. Entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves
Reuter. Recherches en didactiques, 13(1), 109-135.
Zappi, L. (2022). Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles - 229
populaires durant l’entre-deux-guerres. Paris : Les Presses de Sciences Po.
230 -
Partie V
- 231
Approche internationale
232 -
Chapitre 1.

L’arrivée des travailleuses sociales dans les cliniques


médicales du Québec

Yves Couturier100, Maude-Émilie Pépin101

Le Québec a intégré d’un point de vue de politique publique le


domaine social et celui de la santé depuis le début des années 1970
dans un système de santé unifié, comme en témoigne la constitution
à cette époque du ministère de la Santé et des Services sociaux. Cette
intention politique s’est incarnée depuis dans des formes organisa-
tionnelles et des dispositifs interprofessionnels nombreux. L’une de
ces incarnations récentes concerne l’arrivée en 2016 de près 400 tra- - 233
vailleuses sociales102 dans les cliniques médicales de soins primaires.
Nous avons étudié ce déploiement de ressources sociales au cœur
même du monde médical, en cherchant à identifier l’ajustement
professionnel que les travailleuses sociales ont dû faire dans ce nou-
veau contexte de travail pour elles. Dans un contexte de défiance
atavique en travail social à l’égard du monde médical, et d’une mé-
connaissance profonde du travail des travailleuses sociales par les
médecins, nos recherches montrent contre toute attente, que tant les
médecins, les travailleuses sociales que les usagers sont pleinement
heureux de ce changement. Ce bonheur apparent, pour une profes-
sion dont de nombreux porte-paroles affirment la distinction radi-
cale avec le monde médical, ne semble pas avoir exigé d’ajustements
importants sur le plan professionnel, et semble même, au contraire,
avoir permis l’expression de compétences disciplinaires représentées

100. PHD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada.


Yves.Couturier@usherbrooke.ca
101. PHD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada.
Maude-Emilie.Pepin@usherbrooke.ca
102. Étant donné la vaste proportion de femmes de notre échantillon, nous em-
ployons le féminin pour désigner le groupe.
comme classiques en travail social, voire perdues en raison de ce
qui est considéré comme la bureaucratisation des organisations dans
lesquelles elles œuvrent traditionnellement. Le présent texte expose
les conditions de ce succès apparent et en dévoilera les potentiels et
les limites du point de vue des échanges interprofessionnels entre le
domaine social et celui de la santé.
1) Contexte
Le travail social est une discipline depuis toujours profondé-
ment ancrée du côté des sciences sociales et humaines (Hamilton,
1951). Néanmoins, de nombreuses évolutions exigent depuis déjà
longtemps de la part des travailleuses sociales un élargissement de
leurs pratiques du côté du domaine de la santé (Smith et Barnes,
2013). Parmi les moteurs de ces évolutions se trouvent la priorité
publique accordée aux soins primaires. Ces services, contrairement
aux services spécialisés (ex. : protection de la jeunesse, réadaptation)
et de troisième et quatrième lignes (médecine spécialisée ou surspé-
cialisée) sont offerts à proximité des usagers, idéalement dans leur
contexte de vie, ce qui est en principe favorable à un accès facilité.
234 - Les services de soins primaires présentent les attributs suivants :
- Ils couvrent les besoins de base les plus courants.
- Ils sont le premier point de contact que les usagers ont
avec le système de santé et de services sociaux.
- Fondés sur une approche globalisante et centrée sur
la personne, ils comprennent les services de conseils sur
la santé et l’autosoin, les services de prévention et de
promotion, l’évaluation des besoins, le diagnostic et le
traitement des conditions de santé épisodiques et chro-
niques courantes, ainsi que les services sociaux courants.
- Ils soutiennent par leur intervention la capacité des in-
dividus, des familles et des communautés à l’autogestion
de leur santé et de leur bien-être.
- Ils sont de plus en plus donnés par une équipe interpro-
fessionnelle qui travaille en partenariat avec les usagers et
avec les diverses ressources de la communauté.
- Ils sont accessibles, coordonnés, proposés à un coût
abordable.
- Ils sont mis en œuvre par un réseau plus ou moins
formalisé d’organisation publiques, associatives et pri-
vées (ex. : pharmacies de quartier) (Couturier et Belzile,
2020).
Au Québec, l’organisation phare des soins primaires est le
Groupe de Médecins de Familles (GMF, créé en 2002 et aujourd’hui
au nombre de 390 pour l’ensemble du territoire). Avec les urgences
hospitalières, les GMF sont l’organisation de premier contact la plus
fréquentée par les Québécois. Ces organisations regroupent de 10
à 20 médecins, des infirmières, et depuis quelques années de nom-
breux partenaires cliniques, dont des travailleuses sociales. Même si
les GMF sont souvent des organisations privées, sous la gouvernance
de médecins au statut privé mais rémunéré à l’acte par l’État, les pro-
fessionnels non-médecins sont pour leur part le plus souvent payés
directement par des fonds publics, et même gérés par des organisa-
tions publiques qui y assignent infirmières et travailleuses sociales en
GMF. Sous la responsabilité clinique des médecins, les travailleuses
sociales sont donc formellement employées des Centres Intégrés de
Santé et de Services Sociaux (CISSS), soit les 22 organisations inté-
grant tous les services publics au Québec (hôpitaux, centre de réa- - 235
daptation, protection de la jeunesse, etc.).
L’évolution spécifique dont nous rendons compte ici, soit
le déploiement de travailleuses sociales en GMF, participe autant
d’une évolution du monde médical, plus ouvert au social que ja-
mais, que du travail social. En fait, de nombreuses transformations
en cours exigent de la part des travailleuses sociales un élargissement
de leurs pratiques du côté du domaine de la santé (Smith et Barnes,
2013 ; Emilsson, 2009). Cet élargissement a été montré positif à
plusieurs égards (Bickerdike et al., 2017). Pour les usagers, il permet
de mieux prendre en compte le caractère global de leurs besoins, à
la fois bio-psycho-social (Cronqvist et Sundh, 2013 ; Wong et al.,
2015 ; Couturier et Belzile, 2020). Pour les travailleuses sociales, il
favorise leur développement professionnel, notamment du côté des
approches interprofessionnelles (Gould et al., 2015). Pour le sys-
tème de santé et de services sociaux dans son ensemble, il permet
de renforcer l’accès aux services sociaux de proximité, ce qui per-
met d’offrir un service en temps opportun et d’agir en amont de la
détérioration de la santé dès le premier contact des usagers avec le
système de soin. Cela importe notamment beaucoup pour les condi-
tions psycho-sociales antécédentes de problèmes de santé mentale.
Si, sur le terrain, une majorité de travailleuses sociales colla-
borent depuis toujours avec leurs collègues de la santé, jusqu’à tout
récemment très peu d’entre elles œuvraient directement dans les
soins primaires médicaux au Québec. Pourtant, de nombreux pays
comme le Royaume-Uni ou l’Australie ont favorisé la présence de
travailleuses sociales en soins primaires médicaux depuis plusieurs
années (Brandling et House, 2009).
Parmi les moteurs de cette évolution favorable au rapproche-
ment avec le domaine de la santé se trouve : 1) La diffusion accé-
lérée de modèles conceptuels interprofessionnels comme le modèle
de gestion des maladies chroniques (Expended chronic care model) (Co-
leman et al., 2009). 2) La priorité donnée, au niveau des politiques
publiques, aux situations cliniques biopsychosociales complexes
et à la prise en compte des déterminants de la santé en médecine
(Goodman et al., 2011) ; 3) Les approches communautaires, popu-
lationnelles et de soins primaires posant la nécessité d’une interven-
tion davantage domicilo-centrée, inscrite dans la communauté, et
déployée en mode ambulatoire (Allen et al., 2013) ; 4) Les modes
d’organisation des services davantage intégrateurs (Goldhar et al.,
236 - 2015) ; 5) Le développement des pratiques de coordination des ser-
vices le plus souvent dévolues aux travailleuses sociales (Couturier et
Belzile, 2020 ; Hofmarcher et al., 2007; Duner et Wolmesjo, 2015).
Certains estiment même que ces transformations contribuent à une
reconnaissance nouvelle pour le travail social, de plus en plus appelé
à jouer un rôle central dans la modernisation des systèmes de santé
(Golden, 2011). Au total, cette évolution révèle une volonté interna-
tionale de mieux intégrer la santé et le social (Beveridge et al., 2017).
En raison de la transition épidémiologique relative aux maladies
chroniques que connaissent la majorité des pays industrialisés, et
avec une vitesse remarquable pour le Québec en raison du vieillis-
sement accéléré de sa population (Roy et al., 2012), les services de
soins primaires deviennent les lieux privilégiés de prise en charge
globale des besoins des personnes présentant des conditions de san-
té chroniques, soit le plus grand nombre d’usagers des systèmes de
santé et de services sociaux (Canadian Foundation for Healthcare Impro-
vement, 2018). Pour ces raisons, les soins primaires sont depuis au
moins 20 ans l’objet d’un très grand nombre d’innovations, à propos
desquelles les attentes en termes de changement de pratique sont
élevées, y compris pour les travailleuses sociales.
Le modèle conceptuel actuel des GMF est inspiré des principes
du Centre de médecine de famille, ou medical home (Collège des mé-
decins de famille du Canada, 2019), conception de l’organisation
médicale qui valorise une approche globale des soins, et donc sen-
sible à la collaboration interprofessionnelle et aux déterminants so-
ciaux de la santé. Une telle collaboration permet au patient d’obte-
nir, dans un lieu de proximité unique, l’ensemble des soins de santé
et des services sociaux requis par un besoin courant ne nécessitant
pas de services spécialisés. Par l’intégration de travailleuses sociales
dans les GMF, les équipes cliniques de ces organisations sont mieux
outillées afin d’offrir à leurs patients des soins de santé et des services
sociaux de qualité, complets et intégrés aux autres services du sys-
tème de santé (Brandling et House, 2009).
Concrètement, en appui sur des initiatives locales et sur quelques
innovations favorables à l’insertion des travailleuses sociales dans les
soins primaires (par exemple le Plan Alzheimer du Québec103), le
gouvernement du Québec a organisé en 2016 un important déploie-
ment de près de 400 travailleuses sociales en GMF comme moyen,
parmi d’autres, d’augmenter la capacité de ces organisations (MSSS,
2016). L’intention de départ de ce déploiement était d’améliorer la - 237
continuité des soins et services et d’agir sur les besoins courants en
amont de la mobilisation de ressources plus lourdes que sont les ser-
vices publics offerts par les CISSS.

2) Méthodologie
Cette recherche s’est déroulée en GMF. Le devis de recherche
comprenait trois collectes de données qualitatives, soit une analyse
documentaire (Poupart et al., 1997) des textes cadrant la pratique
au niveau local (n=54), des observations directes non participantes
(Arborio et Fournier, 2005) (n=64 jours) et des entretiens compré-
hensifs de la pratique (Blanchet et Gotman, 1992), auprès de 16
travailleuses sociales dans autant de GMF, et de six partenaires cli-
niques comme les responsables cliniques des travailleuses sociales
en GMF ou des chefs de programme des services psycho-sociaux
généraux en CISSS. La collecte de données a été réalisée en 2019,
avec une entrevue de relance en 2021. Au total, 37 entretiens ont été
réalisés. De plus, à la fin de chaque jour d’observation, une courte

103. Stratégie ministérielle favorisant une prise en charge globale des personnes
vivants avec un trouble neurocognitif majeur en soins primaires (MSSS, 2014).
entrevue de 15 minutes a été réalisées. Les entretiens ont été enre-
gistrés, anonymisés, puis retranscrits. Pour les observations directes,
un journal de bord a été complété par les deux observatrices pendant
et à la suite de chaque séance d’observation. L’analyse thématique
s’est faite selon les étapes du processus inductif qualitatif (Paillé et
Muchielli, 2008). Chaque document, entretien et observation a été
codé à l’aide du logiciel N’Vivo 10 à partir d’une matrice catégorielle
des thèmes émergeants et d’un référentiel de compétences à la colla-
boration interprofessionnelle (CIP, 2010).
3) Le travail social en GMF
L’arrivée des travailleuses sociales en GMF apparaît comme une
mesure emblématique de la volonté ministérielle de moderniser les
services médicaux de proximité. Le nouveau programme cadre des
GMF (MSSS, 2016) donne à ces organisations des outils supplé-
mentaires et jusque-là manquants pour se constituer en organisa-
tions de soins primaires capables d’intervenir globalement sur la
santé de la population en générale et sur les personnes ayant des
conditions chroniques en particulier. Le postulat de ce programme
238 - de rehaussement de la capacité des GMF est qu’une intervention de
travail social permet d’agir en amont de la détérioration des aspects
psycho-sociaux de la santé des usagers. Cette capacité accrue devrait
en principe permettre d’étendre les continuums de services pour
des clientèles vulnérables (par exemple les personnes vivant avec un
trouble neurocognitif ), en facilitant la coordination des interven-
tions entre les GMF (soins primaires) et les CISSS (soins spécialisés)
dès que leur situation se dégrade. En principe, l’augmentation de la
capacité d’intervention psycho-sociale dans ce contexte facilite une
intervention davantage holistique, les travailleuses sociales propo-
sant une modalité d’intervention ayant plus de temps pour l’usager
que ce que peuvent donner leurs collègues médecins ou infirmières,
dont l’horaire de travail est souvent plus strictement minuté.
Le premier résultat fort que nous avons obtenu est remarquable
à nombre d’égards, alors même que tout le système de santé et de
services sociaux est sous forte pression depuis des décennies. Alors
que l’épuisement professionnel est très fréquent, nous avons observé,
globalement, un état de bonheur rare : les usagers n’en reviennent
pas d’avoir accès dans « leur clinique » à une travailleuses sociales
dans les 24 ou 48 heures ; les médecins sont surpris de pouvoir ré-
férer un patient vers ‘leur’ travailleuses sociales aussi rapidement,
et heureux de ne plus avoir affaire avec le CISSS qui, de leur point
de vue, constitue une bureaucratie lourde et inefficace ; et les tra-
vailleuses sociales expriment un grand bonheur de s’émanciper elles
aussi des inerties structurelles de ces grandes organisations…Tant de
satisfaction est plus que rare dans les études sur les services de santé
et sociaux en ce moment.
« J’aime ça ! Je trouve ça stimulant. C’est une façon où
je peux exprimer aussi mon engagement par rapport aux
gens que je rencontre puis à mes collègues. Le fait d’être
disponible aussi. Je pense que les gens apprécient quand
on est disponible, quand on est investi... Je pense qu’on
est des modèles. J’ai appris à connaître le monde médical.
Tu sais, où est-ce que, ‘Go, ça roule !’ », (TS, 13).
« Ici, les médecins, puis tout le monde, me font
confiance. Je sens en tout cas qu’ils me font confiance
à 100 % par rapport à mon rôle, mes interventions,
mes approches, ma façon de travailler. Il n’y a personne
qui me dit quoi faire ou ne pas faire. […] Au début,
j’entendais beaucoup de gens me dire : « Ah, tu vas voir, - 239
les médecins...! Ils vont nous prescrire des services. Ils
vont nous obliger, ils vont nous mettre de la pression,
etc. ». Tu sais, tout ce discours-là qui était donc
apeurant… Moi, ici, je ne le vis pas. Ce n’est pas du
tout comme ça... », (TS, 12).
« Je pense que les médecins apprécient beaucoup notre
travail ! Je pense qu’ils sont contents qu’on soit là pour
faire tout ce volet. Quand ça touche la santé mentale
ou le domaine émotif, ils sont bien contents de référer
à la TS. Ils sont bien contents que la TS soit dans la
place, parce qu’ils nous connaissent. […] Les médecins,
on les a à côté de nous. Alors, c’est plus facile d’entrer
en contact avec eux. Quand j’étais au CISSS, on avait
toujours peur de déranger les médecins. Alors on n’osait
pas les appeler. Je pense que je ne suis pas toute seule
comme ça. Maintenant, j’ai des médecins ici qui me
disent : « On n’est jamais au courant de rien, le CISSS
ne nous informes pas ! ». Alors oui, cette collaboration là
avec les médecins est vraiment intéressante ! », (TS, 9).
L’éloignement de la très grande organisation qu’est le CISSS
(souvent plus de 15 000 employés) et la grande liberté au travail
des assistantes sociales en GMF, tant qu’elles respectent le code des
niveaux de priorités médicales, ouvre un espace d’autonomie profes-
sionnelle qui permet à la quasi-totalité de nos répondantes d’utiliser
une approche d’intervention sociale classique de type case work, plus
souvent lus dans (d’anciens) livres que pratiqués dans les CISSS,
où l’intervention est très structurée. Cette possibilité de case work
est accrue par le fait que les personnes qui sont référées aux travail-
leuses sociales en GMF sont dans des situations en général moins
détériorées que celles qui accèdent aux services des CISSS, le plus
souvent après des mois d’attentes souvent délétères à leur situation.
Les travailleuses sociales en GMF semblent donc travailler davantage
en amont de la crise psychosociale, avant que la lourdeur clinique
s’installe durablement, ce qui, d’un point de vue des politiques pu-
bliques, est un succès.
Pour les travailleuses sociales, cette arrivée en GMF a été néan-
moins synonyme de nombreux défis quotidiens tels que l’accueil
reçu en GMF, qui a souvent été déficient en termes d’orientation
240 - de la tâche attendue, parfois marqué par une profonde incompré-
hension de leur rôle, à laquelle se sont ajoutés la gestion difficile des
espaces de travail, leur isolement professionnel, le peu d’utilité d’un
guide de pratique pourtant dédié à faciliter leur insertion organisa-
tionnelle (Gouvernement du Québec, 2019).
Nous avons questionné les travailleuses sociales sur les raisons
les ayant menées à travailler en GMF et sur la transition de leur
ancien milieu de travail. En ce qui concerne leurs expériences anté-
rieures, la majorité d’entre elles sont issues des services sociaux géné-
raux des CISSS, soit des services non spécialisés (par comparaisons
par exemple à la protection de la jeunesse), et des postes à l’accueil
des services de crise. Selon nos observations, les travailleuses sociales
n’ayant pas bénéficié de ces expériences de travail antérieures ont eu
davantage de difficultés à s’adapter dans le cadre généraliste qu’est le
GMF. Ces postes de travail en CISSS les ont exposées à des collabo-
rations directes ou indirectes avec le monde médical.
La qualité du soutien clinique au moment de la transition et
à plus long terme était très variable selon les CISSS, qui ont cette
responsabilité, mais une connaissance très faible du contexte concret
des GMF. Même si la collecte de données s’est déroulée dans la se-
conde année de l’implantation à grande échelle du travail social en
GMF, les liens fonctionnels entre les travailleuses sociales en GMF et
leurs superviseurs en CISSS était encore en définition pour nombre
de cas. L’inefficacité des liens GMF-CISSS est exacerbée par le fait
que les premières organisations sont des milieux particulièrement
« personne-dépendants », en fonction du style de chacun des méde-
cins responsables qui les gèrent. Chaque GMF constitue une sorte
de petite entreprise privée qui est gérée par un ou plusieurs médecins
entrepreneurs, sans compter la diversité organisationnelle des types
de GMF que nous ne présentons pas ici en raison de la complexité
de l’objet (pour information : Wankah et al., 2020). Il suffit de sou-
ligner que chaque médecin a la capacité d’influencer de manière fon-
damentale la manière dont le GMF fonctionne à l’interne, quoiqu’il
en soit de la gestion dite matricielle (gestion clinique médicale en
GMF et gestion administrative en CISSS) qui encadre doublement
ces travailleuses sociales, et malgré l’accroissement des normes mi-
nistérielles concernant ces organisations, justement en raison de
leur importance stratégique pour l’ensemble du système de santé.
Empiriquement cependant, la gestion clinique médicale est la plus - 241
structurante des deux sources de pouvoir, ce qui induit donc une im-
portante dose de variation quant aux rôles attendus des travailleuses
sociales d’une clinique à l’autre.
« Nos travailleurs sociaux doivent être autonomes.
Comme ils sont plus isolés, ça devient un peu comme
des travailleurs autonomes dans un milieu privé, parce
que les GMF sont privés. Donc, on leur demande d’être
présents dans un milieu privé, géré par des médecins.
Les travailleurs sociaux en GMF doivent travailler
avec des médecins qui gèrent une entreprise privée en
plus d’être disponibles pour faire du suivi alors qu’ils
n’ont pas accès à toutes sortes de ressources. Donc
l’autonomie pour moi, c’est fondamental », (Chef de
TS en GMF).
Malgré le sentiment d’être allégé du système normatif très
lourd des CISSS, toutes les travailleuses sociales estiment que les
valeurs et les principes disciplinaires relatifs à l’exercice du travail
social restent les mêmes en contexte de GMF, malgré la forte tona-
lité médicale prévalant dans ce nouveau milieu pour elles. Dans ce
contexte, toutes les travailleuses sociales ont dû investir beaucoup
d’efforts dans la présentation aux médecins de leur domaine de pra-
tique. Une fois l’étendue de ce domaine comprise par les médecins,
les demandes de services ont affluées. En général, dès que le médecin
observe un besoin psycho-social, quel qu’il soit, il fait une référence
interne à la travailleuses sociales en inscrivant un code simple de
priorité (à cinq niveaux). Le médecin s’attend à une prise en charge
quasi immédiate pour les priorités 1, mais n’exprime aucune attente
spécifique quant aux stratégies d’intervention à utiliser par la tra-
vailleuse sociale, cela relevant, de point de vue de l’ethos médical, de
l’autonomie professionnelle de leurs collègues travailleuses sociales.
Le médecin a pour principale attente que la travailleuse sociale saura
identifier les meilleures pistes d’intervention, et que son action aura
un effet sur la situation de son usager. Ici, se voit le pragmatisme mé-
dical. Le médecin sera satisfait d’une pratique si elle s’avère effective
cliniquement, et sans conséquence indirecte sur sa charge de travail.
D’une certaine manière, ce pragmatisme explique en grande partie
le triple bonheur évoqué plus haut, car il redouble celui de l’usager
et celui des travailleuses sociales ; tous trois veulent des situations cli-
242 - niques qui s’améliorent. En creux, cela élucide un enjeu qui leur est
commun, à savoir que les grandes organisations que sont les CISSS
sont peu sensibles au pragmatisme clinique, préférant plutôt le res-
pect des normes procédurales.
En ce qui concerne la collaboration interprofessionnelle, elle
passe pour le moment essentiellement par l’usage du dossier médical
électronique (DMÉ) du GMF. Il peut y avoir, dans certains milieux,
une culture de collaboration plus directement relationnelle (réunions
d’équipe, discussions, etc.), mais, dans la majorité des cas, les liens
avec les autres membres de l’équipe se font surtout via cet outil tech-
nologique. Le succès de la collaboration est surtout apprécié par le
médecin via la vitesse de prise en charge de sa requête et le respect de
ses codes de priorité que permet de monitorer le médiateur DMÉ, et
pour la travailleuse sociale par l’autonomie professionnelle qu’elle a
dans la réponse au niveau de priorité identifié par le médecin.

En termes de cadence au travail, le guide de pratique du mi-


nistère de la santé et des services sociaux signale qu’il est attendu
que chaque travailleuse sociale effectue de trois à quatre rencontres
par jour (MSSS, 2019), ce qui semble être une charge de travail
moins lourde qu’en CISSS, surtout que la clientèle référée aux tra-
vailleuses sociales des GMF présente souvent des problèmes moins
complexes sur le plan psycho-social. De plus, il arrive fréquemment
que les personnes référées par le médecin ne se présentent pas à leur
rendez-vous, notamment parce que les médecins tendent parfois à
externaliser le locus de l’engagement dans le plan de soins, où qu’ils
mésestiment la réalité de l’urgence psycho-sociale, qui n’est pas de
leur expertise. De fait, les GMF n’ont pas d’autres processus de ges-
tion des priorités que le jugement clinique des médecins. Dans ce
contexte, plusieurs patients acceptent la référence faite en travail so-
cial par le médecin, mais ne se présentent pas à un rendez-vous qu’ils
jugent peu important. La cible quant au nombre d’usager à rencon-
trer n’est donc pas toujours atteinte en raison de cet absentéisme des
usagers, mais aussi en raison de la relative méconnaissance du rôle
des travailleuses sociales de la part des autres professionnels du GMF.
Certaines d’entre elles attribuent cela au fait que leurs rendez-vous
ne sont pas confirmés par les adjointes administratives quelques
jours avant la date prévue, comme c’est le cas pour les médecins.
Les patients ont donc plus de chance d’oublier. En moyenne, c’est
autour de 25% des personnes prévues à l’horaire des travailleuses - 243
sociales qui ne se présentent pas. Au final, le manque d’assiduité de
la patientèle à l’égard de leur engagement auprès des travailleuses
sociales découle beaucoup du fait que ce sont les médecins qui déter-
minent le besoin plutôt que l’usager ou la travailleuse sociale. Cela
montre également un enjeu autour de l’évaluation des besoins psy-
cho-sociaux en GMF faite par les médecins.
En termes de contenus cliniques, les interventions faites par les
travailleuses sociales en GMF sont de l’ordre des services psycho-so-
ciaux généraux auprès de personne qui ne sont pas suivi en CISSS,
plutôt dans la perspective de conditions de santé ou sociales qui af-
fectent la santé mentale, dans une acception très large du terme.
L’intervention qui est faite en amont du problème de santé mentale
appelle une intervention brève en GMF ou une référence vers les
services plus spécialisés du CISSS. Mais comme ces services ont de
longues listes d’attente qui en ralentissent l’accès, l’intervention de
travail social en GMF se fera aussi en attendant la prise en charge
ailleurs.
« Les problématiques qu’on voient sont assez variées.
[…] La très grande majorité sont des troubles anxieux,
dépressions, épuisements professionnel, trouble
d’adaptation, etc. C’est vraiment ça la majeure...
On a toutes sortes de cas, mais dès que c’est plus
spécifique, on va référer vers les CISSS. Par exemple,
un trouble anxieux chronicisé, je ne le prendrai pas en
suivi. Parfois, on ne le sait pas au départ, alors on va
commencer le suivi, mais quand on s’en rend compte,
on va référer tout de suite. À l’occasion, je peux faire un
suivi de couple, mais je ne fais pas de psychothérapie »,
(TS, 6).
Dans le contexte du GMF, l’intervention permet une grande
variété de stratégies observable par une intervention qui s’appuie sur
un grand nombre d’activités suggérées aux usagers pour prolonger à
la maison l’intervention. Cette logique de petits devoirs à accomplir
est facilitée par une capacité des travailleuses sociales de faire une in-
tervention à court terme avec des rencontres rapprochées, en raison
de la charge de travail qui n’est pas trop lourde en GMF.
244 - « Le suivi en GMF, c’est un service général. C’est de 1
à 12 rencontres d’à peu près 45 à 50 minutes ou une
heure maximum. Les rencontres sont généralement
aux deux à trois semaines, mais dans certains cas, ça
peut être aux semaines pour les gens qui ont des idées
suicidaires, par exemple. Il y a du travail à faire entre
les rencontres, mais c’est assez flexible quand même au
niveau de la fréquence des rencontres. Il y a souvent des
cas ponctuels. Ils vont venir à une rencontre ou deux,
puis après ça, ils repartent. À un moment donné, ils
rappellent »,(TS, 12).
L’autonomie au travail est si grande que certaines vont mobiliser
des stratégies proches d’une intervention inspirée de la psychologie
populaire (livres très connus du grand public, pot à pensées posi-
tives, etc.). Cela découle du peu de présence du système normatif du
CISSS dans l’espace clinique du GMF, tendant à une certaine pro-
tocolisation du travail, et de l’isolement professionnel d’acteurs qui
n’ont que peu de compte en rendre, si ce n’est le respect des critères
de priorisation médicale. Dans ce contexte, l’usager prend un peu
de pouvoir, par exemple en déterminant ses priorités, sa cadence de
transformation, au regard de conditions de vie qu’il peut mobiliser
dans l’espace d’intervention : la date du divorce qui arrive, le retour
au travail prévu, une visite médicale stressante, etc. Cela s’exprime
aussi par le simple fait de ne pas se présenter au rendez-vous. Le
contexte du GMF apparaît ainsi favorable à l’autonomie profession-
nelle des travailleuses sociales en GMF, mais au prix de l’affaiblis-
sement de la capacité professionnelle que procure justement le fait
d’intervenir dans et par une institution forte comme le CISSS.
« Si je les oriente vers une autre ressource, je m’occupe de
faire la référence au CISSS. Si c’est vers des organismes
communautaires, habituellement, je leur donne les
ressources, mais c’est à eux de faire les démarches dans
la mesure du possible. S’ils sont capables. S’ils ne sont
pas capables, je peux les accompagner un peu au-
delà… », (TS, 7).
Le plaisir de l’autonomie professionnelle arrive donc pour plu-
sieurs travailleuses sociales en GMF avec le déplaisir d’un relatif iso-
lement professionnel, au moins au moment de l’observation.
- 245
Conclusion
Quatre conditions expliquent l’ambiance de bonheur profes-
sionnel en GMF :
- L’éloignement du système normatif bureaucratique des
CISSS du quotidien des travailleuses sociales en GMF.
- La tâche (pour le moment) moins lourde qu’en CISSS.
- Le peu de préoccupation des médecins quant au conte-
nu de l’intervention disciplinaire des travailleuses so-
ciales en GMF.
- Des besoins des usagers le plus souvent détectés avant
une phase aiguë ou une situation dégradée.
Ces conditions favorables au bonheur professionnel révèlent-t-
elles une forme de paradis perdu du travail social, loin des affres de
la bureaucratie ? Pour le moment, la réalité de la pratique des tra-
vailleuses sociales en GMF demeure en définition, aussi avons-nous
pu observer une ouverture à des formes d’intervention individuelle
productrices d’autonomie professionnelle, et donc de bonheur au
travail. Reste à savoir si cette ouverture est temporaire, découlant de
la faible maîtrise normative en GMF, ou permanente en raison de
la nature difficile à maîtriser bureaucratiquement de cette organisa-
tion. Le renforcement des liens avec les CISSS, l’émergence d’une
culture de la collaboration intra-GMF, la routinisation des pratiques
avec les médecins et les infirmières, l’effet de la pandémie sur les
soins reportés vont peut-être dans les prochaines années révéler la
nécessité de mieux cadrer les pratiques de travail social en GMF. De
même, il est possible que l’exigence médicale (scientificité des pra-
tiques, imputabilité quant aux résultats, etc.) s’exprime davantage
avec l’accroissement de la connaissance des médecins du travail des
assistantes sociales.
Il se peut aussi que ce bonheur d’occasion ne valle qu’au re-
gard des individus concernés, encore somme toute peu nombreux.
Le jugement peut s’altérer si on considère les besoins de la popula-
tion dans son ensemble, et le bonheur au travail de l’ensemble des
travailleuses sociales du système de santé et de services sociaux, dont
la majorité demeure sous haute tension en raison des pressions à la
productivité, pressions pas forcément illégitimes si on se place du
246 - point de vue des usagers en attente de soins. La clientèle desservie
pour l’heure en GMF est traitée avant la dégradation de sa situa-
tion clinique, ce qui est utile, et source de bonheur dans le colloque
singulier, qui a ce faisant plus de chance de porter ses fruits. Mais
le regard change si l’on pense aux clientèles lourdes en attentes aux
portes des CISSS, par ce qu’elles auront été référées en raison de leur
lourdeur. Par exemple, on sait que les personnes vivant depuis peu
avec un trouble neurocognitif majeur comme la maladie d’Alzhei-
mer sont peu prises en charge par les travailleuses sociales en GMF,
alors qu’on sait que leur situation se dégradera dans les années à
venir. Le choix de travailler surtout auprès des personnes vivant avec
un trouble d’adaptation a pour effet clinique de laisser aux urgences,
et autres cavaleries habituelles (qui arrivent en général en retard), le
soin de s’occuper de ces situations cliniques au moment d’une hos-
pitalisation qui aurait pu être évitable par un suivi systématique dès
les soins primaires. Mais il est difficile, d’un point de vue des poli-
tiques publiques, de s’occuper à la fois des deux clientèles. Cela pose
l’aporie des politiques publiques en santé à propos de l’intervention
précoce qui se réalise de facto contre le temps clinique accordé aux
situations complexes. Cela pose enfin la question de l’invisibilisation
de certaines clientèles silencieuses, comme celle des personnes vivant
avec un trouble neurocognitif. Le bonheur de l’un peut être le mal-
heur caché de l’autre.

Bibliographie

Bickerdike L., Booth A., Wilson P., Farley K. and Wright K. (2017). Social
prescribing: less rhetoric and more reality. A systematic review of the evidence. BMJ
Open, 2017. 7(4): p. e013384.
Allen, J., Ottman, G., & G. Roberts.(2013). Multi-professional commu-
nication for older people in transitional care: a review of the literature.
International journal of older people, 8(4), 254-269.
Arborio, A. & Fournier, P. (2005). L’observation directe. Paris : Armand
Collin.
Beveridge, J., Burkett, M., Owens-Nash, G., Quick, H., et Whittingham
A. (2017). Health and social care integration. National Audit Office. En ligne: - 247
https://www.nao.org.uk/report/health-and-social-care-integration
Blanchet, A. & Gotman, A. (1992). L’enquête et ses méthodes : l’entretien. Paris:
Nathan.
Brandling, J & House, W. (2009). Social Prescribing in general practice: adding
meaning to medicine. British Journal of General Practice, 59(563), 454-456.
Canadian Foundation for Healthcare Improvement. (2018). Rapport an-
nuel 2018-2019. En ligne : https://www.cfhi-fcass.ca/docs/default-source/
about-us/corporate-reports/2018-2019-annual-report-e.pdf?sfvrsn=1b-
ba3313_4
Coleman, K., Austin, B.T., Brach, C. et E.H, Wagner. (2009). « Evidence
on the chronic care model in the new millennium », Health affairs, 28(1), 75-85.
Collège des médecins de famille du Canada (2019). Une nouvelle vision
pour le Canada: Pratique de médecine familiale – Le Centre de méde-
cine de famille. En ligne : https://patientsmedicalhome.ca/files/uploads/
PMH_VISION2019_FRE_WEB_3.pdf
Couturier, Y. & Belzile, L. (2020). Santé et travail social, Québec : Presses de
l’Université de Montréal.
Cronqvist, A. & Sundh, K. (2013). On collaboration between nurses and
social workers in the service of older people at home : A critical literature
review. International practice development journal, 3(2), 1-19.
Duner, A. et Wolmesjo, M. (2015). Interprofessional collaboration in
Swedish health and social care from a care manager’s perspective. European
Journal of Social Work, 18(3), 254-369.
Emilsson, U. (2009). Health care, social care or both? Qualitative explor-
ative study of different focuses in long-term-care of older people in France,
Portugal and Sweden. European Journal of social Work. 12(4), 419-434.
Golden, R. (2011). « Coordination, Integration and Collaboration: A
Clear path for social Work in health Care Reform », Health & Social work,
vol. 36, no. 3, 227-229.
Goldhar, J., Daub, S. et S. Sridharan. (2015). « One client, one team:
Health care integration for older adults with complex care needs: How
Small Steps Can Lead to Transformation », Journal of integrated care, vol. 15,
no. 8, 152-154.
Goodman, C., Drennan, V., Sheibl, F., Shah, D., Manthorpe, J., Gage, H.
et S. Iliffe. (2011). « Models of interprofessional working for older adult
living at home: a survey and a review of the local strategies of English
248 -
health and social care statutory organisations », BMC health services research,
vol. 11, no. 1, 337-347.
Gould, P., Lee, Y., Berkowitz, S. et L. Bronstein. (2015). « Impact of a col-
laborative interprofessional learning experience upomn medical and social
work students in geriatric health care », Journal of interprofessional care, vol.
19, no. 4, 372-373.
Hamilton, G. (1951). Theory and Practice of Social Casework. New York : Co-
lumbia University Press.
Hofmarcher, M., Oxley, H., & Rusticelli, E. (2007). Improved Health
System Performance Through Better Care Coordination. En ligne:
http://www.oecd.org/els/health-systems/39791610.pdf .
Ministère de la santé et des services sociaux (2019). Guide pra-
tique à l’intention des travailleurs sociaux issus d’un établissement du réseau
de la santé et des services sociaux et qui travaillent dans un groupe de méde-
cine de famille ou un groupe de médecine de famille universitaire. En ligne :
https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2019/19-924-12W.
pdf.
Ministère de la santé et des services sociaux (2016). Cadre de gestion des
groupes de médecine de famille universitaires (GMF-U). En ligne : https://
publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2019/19-920-01W.pdf.
Paillé, P. & A. Mucchielli. (2008). L’analyse qualitative en sciences humaines et
sociales. Paris : Armand Colin.
Poupart, J., Deslauriers, J.P., Groulx, L.-H., Laperrière, A., Mayer, R., &
Pirès, A.P. (1997). La recherche qualitative : Enjeux épistémologiques et méthodolo-
giques. Boucherville : Gaétan Morin.
Rousseau-Tremblay, É. & Couturier, Y. (2012). Adéquation des forma-
tions universitaires en travail social aux défis que pose le vieillissement au
Québec. Revue canadienne de service social, 29(2), 169-186.
Roy, D.A., Litvak, E. & Paccaud, F. (2012). Des réseaux responsables de leur
population : moderniser la gestion et la gouvernance en santé. Montréal: École Poly-
technique.
Smith, N. & Barnes, M. (2013). New jobs old roles: working for preven-
tion in a whole-system model of health and social care for older people.
Health and social care in the community, 21(1), 79-87.
Wankah, P., Breton, M., Lukey, A., Gaboury, I., Smithman, M.A., Malo,
M.-E. & Oelke, N. (2020). Shaping Primary Health Care Teams and In- - 249
tegrated Care in Québec: An Overview of Policies (2000-2020). Health
Reform Observer - Observatoire des Réformes de Santé 10 (1). DOI : https://doi.
org/10.13162/hro-ors.v10i1.4691
Wong, K., Wong, F. & K. Chang. (2015). Health-social partnership inter-
vention programme for community-dwelling older adults: a research pro-
tocol for a randomized controlled trial. Journal of advanced nursing, 71(11),
2673-2685.
250 -
Chapitre 2.

Internationalisation de l’enseignement supérieur et


formation aux métiers de l’humain

Emmanuelle Annoot104, Jean-Marie De Ketele105,


Diane Bedoin106, Philippe Brun107, Lidia Mazzilli108 et
Bérangère Laroudie109

Le symposium Internationalisation de l’enseignement supérieur et forma-


tion aux métiers de l’humain était inscrit dans l’axe 1 du colloque Tresse
« Évolution des prescriptions institutionnelles et transformation des
contextes d’exercice des métiers ». La question centrale était la sui-
vante : le mouvement d’internationalisation de l’enseignement su-
périeur contribue-t-il progressivement à construire une conception - 251
davantage partagée des missions de l’université et plus précisément
des savoirs produits par les sciences de l’éducation pour former aux
métiers de la relation ?
Notre symposium s’est appuyé sur la production scientifique
d’un ouvrage intitulé « Recherche ou expertise en enseignement

104. Professeure en sciences de l’éducation et de la formation, Centre Interdisci-


plinaire de Recherche Normand en Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454
– Université de Rouen Normandie
105. Psychopédagogue, professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain,
Belgique.
106. Professeure en sciences du langage à l’université de Rouen Normandie – La-
boratoire Dynamique du Langage In Situ, DYLIS, EA 7474.
107. Professeur en psychologie du développement de l’enfant, Centre Interdisci-
plinaire de Recherche Normand en Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454
– Université de Rouen Normandie.
108. Doctorante au Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et
de la Communication – LISEC, UR 2310 - Université de Lorraine.
109. Docteure en sciences de l’éducation et cadre de santé en Institut de Soins
Infirmiers.
supérieur : des postures et des identités à construire » (Annoot et
De Ketele, 2021) qui, dans sa deuxième partie, traite des forma-
tions universitaires professionnalisantes avec une approche compa-
rée. Le symposium a eu vocation à approfondir la réflexion déjà en-
gagée à propos de l’internationalisation de l’enseignement supérieur
et de la formation aux métiers de l’humain. Avec leur reconnais-
sance institutionnelle dans de nombreux pays, notamment en Eu-
rope, les sciences de l’éducation et de la formation (SEF) ont élargi
leur champ. Élargissement en termes d’objets : de l’enseignement
à l’apprentissage et à l’éducation ; en termes d’étendue temporelle,
de l’enfant en âge scolaire vers en amont le jeune enfant et en aval
l’adulte ; de la formation initiale à la formation continue et même
à la formation en milieu de travail ; en termes de champs d’activité,
avec les « éducations à… » la santé, la nutrition, l’environnement, la
citoyenneté… et bien d’autres. Cet élargissement a d’ailleurs vu des
professionnels de ces divers champs venir suivre des programmes de
deuxièmes et troisièmes cycles en sciences de l’éducation et, éven-
tuellement, munis d’un doctorat, venir grandir les rangs des ensei-
gnants-chercheurs de cette discipline.
252 - Cette ouverture des champs constitue aussi un atout pour ré-
pondre aux préoccupations plurielles des pouvoirs publics et aux
attentes des organisations en matière d’éducation et de formation.
Mais elle n’est pas sans poser des difficultés pour répondre à la ques-
tion de la professionnalisation : que veut-on dire lorsque l’on parle
de « professionnel de l’éducation et de la formation » ? Notre sym-
posium a porté une attention particulière à la formation des profes-
sionnels aux métiers de l’humain, ceux du soin, du travail social,
de l’enseignement spécialisé ou de l’enseignement supérieur. Nous
prenons appui sur la définition de ces métiers rédigée par Jean-Yves
Bodergat et Pablo Buznic-Bourgeacq (2015) :
« Pour notre part, nous retenons la désignation de
«métiers de l’humain», au sens où l’objet assigné à
l’activité n’est pas une production matérielle ou une
prestation, comme un conseil juridique ou un service
hôtelier (certes l’un et l’autre sont toujours adressés à
d’autres dans le cadre de la division du travail et les
formes de la relation et des interactions humaines
peuvent dépasser l’objet assigné initialement à
l’activité), mais un être humain pour lequel, sur lequel
et avec lequel une action s’opère pour qu’il se développe,
se transforme, se conforte ou se reconstruise, voire se
reconnaisse – en se faisant reconnaître – comme sujet »
(Bodergat et Buznic-Bourgeacq, 2015, p.10).
Si la reconnaissance du travail des professionnels de l’éducation
et de la formation passe par celle de leurs savoirs, sans doute fau-
drait-il progresser dans la définition de leurs spécificités.
Former les professionnels de l’humain est un défi dont s’est em-
paré l’université, notamment à travers la conception de parcours de
master en sciences de l’éducation et de la formation ou en nouant
des partenariats avec les Écoles ou Instituts chargés de former ces
professionnels (Jaeger, 2014). Car comme le souligne Raymond
Bourdoncle (2007) :
« D’abord, les deux processus semblent aller en
partie de pair : la création de diplômes professionnels
par les universitaires ne fait pas que contribuer à la
professionnalisation de l’université ; elle universitarise
en même temps la formation des professionnels du
secteur concerné. De même, l’absorption d’institutions - 253
de formation professionnelles externes n’est pas
seulement un processus d’universitarisation de
l’institution concernée. C’est aussi un processus de
professionnalisation de l’université en ce que cela fait
grossir la proportion des formations professionnelles en
son sein » (Bourdoncle, 2007, p.136).
L’un des enjeux de la professionnalisation aux métiers de l’hu-
main se place du côté de la définition du contenu des savoirs liés à
leur exercice. L’université est le lieu des savoirs professés, or la ques-
tion de la nécessité de résoudre des problèmes pratiques diversifie les
types de savoirs enseignés et fait entrer l’université dans une fonction
de service. Ce modèle de « l’université de service » se différencie
de la tradition humblodtienne qui a marqué les universités d’Eu-
rope sans pourtant contribuer à son achèvement : « L’université se
caractérise donc par une forte symbiose entre l’action et la réflexion,
c’est d’ailleurs ce qui en assure l’insertion sociale et en fait un foyer
de progrès social » (Lessard et Bourdoncle, 2002, p.143). La for-
mation universitaire aux métiers de la relation est une compétence
nationale, mais une pression internationale de plus en plus forte
s’exerce, à travers : l’Union européenne via les projets de mobili-
té et ses financements à des équipes internationales de chercheurs ;
l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la
Culture (UNESCO) avec son injonction à une éducation inclusive :
les nombreux fonds nationaux et multilatéraux qui financent la coo-
pération au développement de l’éducation dans le monde.
Ceci amène les chercheurs en éducation à travailler sur d’autres
systèmes et à mieux comprendre le leur (vertu première de l’édu-
cation comparée). Pour répondre à la question sur la conception
des missions de l’université et des savoirs produits par les sciences
de l’éducation pour former aux métiers de la relation à l’heure de
l’internationalisation des formations, cinq contributeurs se sont ex-
primés.
1) Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire aux métiers de
l’humain ?
Emmanuelle Annoot et Jean-Marie De Ketele ont montré
que les recherches en pédagogie de l’enseignement supérieur
avaient pu mettre en lumière les spécificités des formations dites
254 - professionnalisantes dans différents pays. Les formations de
licence et de master de sciences de l’éducation et de la formation
accueillent des professionnels exerçant des métiers de la relation et
forment à des métiers canoniques (enseignant, éducateur) ou en
émergence (coordonnateur de parcours de soins, intervenant social,
par exemple). À l’occasion des cinquante ans de cette discipline,
l’Unité Mixte de Recherche Éducation, Formation, travail Savoirs
(UMR EFTS) de l’université de Toulouse a publié un livret sur
ses quinze grandes figures, coordonné par Marguerite Altet110.
Ces quinze chercheurs interviewés à propos des controverses en
sciences de l’éducation et de la formation se sont accordés sur un
point : « les sciences de l’éducation occupent une place importante
dans la formation professionnelle des métiers de l’humain, dans
le processus de professionnalisation par la production de formes
d’intelligibilité, de savoirs issus de la recherche ». Le thème du
colloque TRESSE pose à nouveau la question chère à Lessard et
Bourdoncle (2002) : Qu’est-ce qu’une formation professionnelle
universitaire, et nous ajouterons, aux métiers de l’humain ? En
110. Altet, M. (2018). 50 ans de sciences de l’éducation : témoignages et perspec-
tives. Les dossiers des sciences de l’éducation, (40), 115-127.
France, le champ de la formation des adultes nourrit depuis le début
des années 1970 une réflexion autour du triptyque compétences/
métiers/formation. Plus récemment, un champ de recherches, celui
de la pédagogie universitaire, s’est développé, notamment dans le
monde dans la francophonie. J-M. De Ketele le définit comme
« un système aux interactions complexes » comportant différentes
« composantes » (2010, p.5) : au centre, les activités pédagogiques
(enseignement et apprentissage) ; en amont, le curriculum ; en aval,
les résultats des activités pédagogiques ; transversalement, les facteurs
de contexte interne (environnement académique et étudiant) et
les facteurs de contexte externe (politiques, sociaux, culturels,
économiques). Ainsi, les recherches en pédagogie universitaire,
lorsqu’elles portent sur les stages, les pratiques en alternance,
l’approche par compétences, les communautés d’apprentissage,
par exemple, précisent les dimensions des formations dites
professionnalisantes et leurs effets sur l’apprentissage dans différentes
filières. La recherche en pédagogie universitaire apparaît ainsi
comme un passager clandestin dans l’univers des recherches sur les
formations professionnelles.
Si la qualité de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes - 255
est requise, cela suppose que les étudiants dans leur diversité aient
les mêmes chances de se développer personnellement et profession-
nellement. Lidia Mazzilli s’est exprimée sur l’inclusion des étudiants
dans les formations universitaires. Dans le texte « Principes pour
l’inclusion » (UNESCO, 2015), l’UNESCO considère l’inclusion
comme une approche dynamique pour répondre positivement à
la diversité des élèves et considérer les différences entre les indivi-
dus non pas comme des problèmes, mais comme des opportunités
d’enrichir l’apprentissage. L’évolution vers l’inclusion est donc non
seulement une transformation technique ou organisationnelle, mais
aussi un mouvement dont la philosophie est claire. Pour que l’inclu-
sion soit mise en œuvre efficacement, les pays doivent définir une
série de principes directeurs, assortis d’idées concrètes permettant
d’orienter la transition vers des politiques d’inclusion dans l’édu-
cation. Les principes de l’inclusion, exposés dans différentes décla-
rations internationales, peuvent servir de base à cette démarche. Ils
pourront ensuite être interprétés et adaptés à la situation de chaque
pays, en tentant de répondre au préalable à plusieurs questions :
quelles sont les conditions qui favorisent la réussite de tous dans
l’éducation inclusive ? Comment la pédagogie universitaire peut-elle
être une ressource ? Quelle accessibilité l’université offre aux publics
les plus défavorisés ? En examinant la littérature scientifique, nous
nous sommes rendu compte que l’inclusion se réfère quasi exclusive-
ment aux écoles de niveau primaire et secondaire et, dans la plupart
des cas, en référence aux élèves en situation de handicap (CERI-OC-
DE, 1999 ; Thomazet, 2008). L’élargissement de l’éducation inclu-
sive à l’enseignement supérieur est plus récent, notamment avec la
montée en puissance du concept d’éducation tout au long de la vie
(UNESCO, 2015 ; Plaisance, 2013), ce qui pose la question du rôle
que doit jouer l’enseignement supérieur pour combattre l’exclusion.

2) Aspie Friendly : accueillir autrement des étudiants autistes à l’université


À ce propos, le programme Aspie Friendly permet d’accueillir au-
trement des étudiants et étudiantes autistes à l’université. Avec la
validation du projet PIA3 (Plan d’Investissement Avenir) Construire
une université inclusive «Aspie Friendly» en 2018, l’État s’est engagé à
essayer d’améliorer le parcours universitaire des étudiantes et étu-
diants avec Troubles du Spectre de l’Autisme (TSA). La vingtaine
256 - d’universités qui a accepté de participer à cette nouvelle philosophie
d’accueil propose de redéfinir ses pratiques pédagogiques et adminis-
tratives vis-à-vis des personnes qui ont des besoins très spécifiques.
Par besoins spécifiques, il faut entendre : 1) Les besoins d’adaptation
en matière de pédagogie et d’évaluation (i.e. individualisation des
cursus, adaptation des procédures d’examens liées aux particularités
du fonctionnement cognitif des étudiants autistes, définition expli-
cite des objectifs d’enseignement, éviter le recours aux travaux de
groupe...). 2) Les besoins de tutorat adapté à la communication et
aux interactions particulières des personnes autistes (i.e. tutorat de
rentrée universitaire, tutorat culturel et social). 3) La mise en œuvre
d’un environnement de travail tenant compte des fragilités senso-
rielles (i.e. organiser des espaces de repos). 4) Accompagner et en-
cadrer l’autonomie sociale de l’étudiant (i.e. création d’associations
d’étudiants Aspie).
À ces différents enjeux s’ajoute la question de la formation
des acteurs universitaires, administratifs et enseignants. Ici, la
philosophie inclusive du programme Aspie Friendly suppose que les
personnels soient préparés à rencontrer des étudiants et étudiantes
qui communiquent de manière atypique (i.e. pouvoir communi-
quer des consignes de façon explicite, formuler des phrases courtes
avec peu de reformulations, éviter les phrases ayant un double sens,
oublier les métaphores, etc.). Il s’agit pour les enseignantes et les
enseignants de pouvoir pratiquer efficacement leur métier face à un
public qui est souvent démuni pour comprendre les intentions des
personnes, qui ne lit pas correctement les expressions émotionnelles.
Dès lors, l’enseignant-chercheur doit avoir été sensibilisé au fait de
construire des actions pédagogiques qui reposent sur des supports
principalement visuels, sur l’usage de tâches décomposées, sur l’ex-
position explicite et progressive des idées, des actions qui envisagent
des temporalités d’apprentissage différentes, etc. Réussir ce défi d’in-
clusion et d’amélioration de la qualité de vie de ces étudiantes et étu-
diants avec TSA nécessite d’engager des programmes de recherche
pour apporter des éléments de réponse à ces questions fondamen-
tales. Dans cette perspective, le regard vers les pratiques des uni-
versités étrangères pour accueillir des étudiants à besoins éducatifs
particuliers peut être source d’enseignements (Davis et al., 2021 ;
Siew et al., 2017 ; Thompson et al., 2018).

3) Les situations d’inclusion : l’université, entre compensation et accessibilité - 257


Diane Bedoin propose une approche comparée France/Québec
pour dresser un portrait de la pédagogie universitaire à l’aune de
l’accueil des étudiants en situations d’inclusion. L’accès à l’enseigne-
ment supérieur des étudiants en situation de handicap et la pédago-
gie universitaire qui en découle est un champ de recherche qui a en-
core été peu investigué par les chercheurs, notamment francophones
(Ebersold, 2008). Si la présence de ces étudiants à l’université est
une réalité depuis 35 ans, l’adoption de nouvelles politiques plus
inclusives au Québec (loi n°56 de 2004) et en France (loi n°102
de 2005) a contribué au questionnement sur les conditions et les
modalités d’accueil. Les premières initiatives d’accès aux universités
françaises et québécoises, datant des années 1980, visaient essentiel-
lement les étudiants avec des handicaps physiques et sensoriels. Dé-
sormais, le nombre d’étudiants présentant des troubles du langage et
des apprentissages, des troubles du spectre autistique ou des troubles
graves de santé mentale est en augmentation significative. Ils sont
qualifiés de handicaps « émergents » au Québec et « non visibles » en
France (Marcellini, 2017). Dans ce cadre, la pédagogie universitaire
(Annoot, 2014) peut prendre deux formes correspondant aux deux
piliers de la loi de 2005 : la compensation et l’accessibilité. L’une
renvoie à l’ensemble des aides à la personne permettant de limiter les
effets de son handicap ; l’autre renvoie à l’ensemble des adaptations
de l’environnement permettant de réduire les obstacles à la parti-
cipation des personnes en situation de handicap. Afin de favoriser
la réussite des étudiants en situation de handicap, la compensation
(Segon et al., 2017) comme l’accessibilité (Ebersold et Cabral, 2016)
peuvent être mobilisées, même si elles n’ont pas la même visée (indi-
viduelle versus collective). Les mesures d’aide et d’accompagnement
proposées aux étudiants en situation de handicap ainsi que les pra-
tiques pédagogiques mises en œuvre relèvent-elles de la compen-
sation individuelle ou de l’accessibilité universelle ? Une différence
notable existe-t-elle entre la France et le Québec ? Des hypothèses
sont à l’étude pour répondre à ces questions dont l’importance est
croissante dans le cadre d’un enseignement supérieur inclusif.

4) Formation et professionnalisation : approche comparative de la formation


des infirmières à l’université
258 - Enfin, dans un contexte de soins toujours plus complexe, Béran-
gère Laroudie montre que les organismes internationaux sont désireux
d’augmenter la sécurité et la qualité des soins. Face à cette situation
sanitaire, l’infirmière joue un rôle de premier plan et la formation
infirmière a renforcé la place des stages et leur accompagnement. Elle
s’est dotée d’un référentiel de formation basé sur les compétences,
en octroyant une place de choix à la recherche, aux Evidence
Base Nursing, à la réflexivité et c’est pour ces raisons qu’elle s’est
naturellement tournée vers l’université. Les modifications apportées
à la formation infirmière sont-elles véritablement un atout pour la
professionnalisation des jeunes diplômés lors de leur entrée dans
le métier ? Ce questionnement l’a amenée à faire une comparaison
entre les formations infirmières de suisse romande et française, à
travers une revue de littérature. Les formations infirmières française
et suisse présentent de nombreuses similitudes. Elles se réalisent
toutes les deux par alternance et les étudiants sont accompagnés
dans le milieu professionnel par des professionnels de terrain. Seul
le mode d’accompagnement diffère, la Suisse Romande ayant fait le
choix de former davantage les « praticiens formateurs ». La finalité de
ces deux formations est de permettre aux futurs infirmiers de traiter
des situations complexes et d’être autonomes dans les soins. Pour
les deux pays, l’insertion dans le milieu du travail s’apparente à un
« choc de la réalité » ou un « choc de la transition » (Bulliard, 2015 ;
Andrey, Heyd, et Reyff, 2015). Il ressort de cette comparaison que
la professionnalisation du néo-professionnel passe par l’évolution de
son identité professionnelle lors de sa prise de fonction pour lui per-
mettre de devenir un expert dans les soins. L’entrée à l’université de
la formation infirmière permettra certainement aux professionnels
d’acquérir des connaissances pédagogiques par l’intermédiaire des
sciences de l’éducation. De plus, les événements récents ne font que
renforcer ce besoin de sécurité dans les soins et d’accompagnement
indispensable à la prise de poste des néo professionnels.

5) Perspectives transversales
Il s’agit à présent de voir quelles réponses ont apporté ces diffé-
rentes contributions à notre question initiale. Le mouvement d’in-
ternationalisation de l’enseignement supérieur contribue-t-il pro-
gressivement à construire une conception davantage partagée des
missions de l’université ?
- 259
5.1) Une conception partagée des missions de l’université pour « aller

vers plus d’équité »


L’ensemble des intervenants a fait référence à des prescriptions
institutionnelles portant sur l’enseignement supérieur qui ont illustré
le mouvement d’internationalisation des formations : harmonisation
européenne des diplômes, internationalisation de la formation,
exigence renouvelée de professionnalisation des formations
universitaires par l’approche par compétences, développement de la
qualité des formations pour la cohésion sociale et l’employabilité.
Chacune des communications a développé une conception de
l’enseignement supérieur donnant pour mission aux universités de
garantir l’équité entre citoyens en formant d’une manière particulière
des professionnels aux métiers de la relation. La conséquence est que
des prescriptions que Jean-Marie De Ketele (2010) a désigné dans
son schéma sur la recherche en pédagogie universitaire comme les
facteurs de contexte externes sont élaborées par les grands organismes
internationaux (UNESCO, OMS, OCDE) et les gouvernements de
différents pays d’Europe ou du Québec de manière à reconnaître les
droits et les besoins des personnes vulnérables (malades, handicapées)
et à agir pour les inclure et les insérer dans la société. Les partenaires
sociaux et les entreprises accompagnent aussi ce mouvement. Dans
le symposium, il a été question non seulement de la formation des
enseignants du supérieur mais aussi de la recherche pour produire
de l’expertise sur les métiers de la relation et de l’inclusion afin de
mieux former les enseignants et de connaître les publics.
5.2) Une conception partagée des savoirs produits en sciences de l’édu-
cation et de la formation

En reprenant notre questionnement et en l’adaptant au thème


du colloque, nous avons choisi de nous interroger sur les savoirs
produits par les sciences de l’éducation pour former aux métiers de
la relation. Rappelons que d’autres disciplines que les sciences de
l’éducation et de la formation ont été citées comme productrices de
connaissances sur les métiers de la relation : sociologie, psychologie,
sciences du langage, sciences infirmières. En effet, « les sciences de
l’éducation occupent une place importante dans la formation pro-
fessionnelle des métiers de l’humain, dans le processus de profes-
sionnalisation par la production de formes d’intelligibilité, de sa-
260 - voirs issus de la recherche » (Altet, 2017).

5.3) Une interrogation sur la position stratégique de la communauté

des sciences de l’éducation et de la formation

La communauté des sciences de l’éducation et de la formation


ne se trouve-t-elle pas confrontée aux prescriptions émanant du
mouvement d’internationalisation des formations universitaires ? La
discipline est-elle une science de service convoquée pour répondre
aux besoins de la société ? Une discipline phare pour rendre plus
intelligibles les dimensions des métiers de l’humain, des formations
y préparant, les caractéristiques des publics à besoins éducatifs parti-
culiers ? Une discipline en interrelations avec d’autres pour atteindre
ce but ? Cela nous a conduit à rechercher les fondements de ce qu’est
une discipline universitaire pour questionner sa légitimité, et à iden-
tifier différents courants au sein de cette discipline puis leurs imbri-
cations. Deux manières permettent de définir une discipline uni-
versitaire. L’une est institutionnelle : une discipline « constitue un
réseau de communication produisant une constellation de discours,
garantie par des lieux de publications, manifestations scientifiques et
regroupement associatifs. La discipline est également l’institution qui
transmet les connaissances élaborées, et forme, initie et socialise ainsi
les professionnels œuvrant en son sein » (Hofstetter et Schneuwly,
2002, p.6). Nous pouvons dire que l’attention spécifique portée à la
qualité des formations universitaires renforce la position de cette dis-
cipline. L’autre est du domaine de l’épistémologie, ce qui renvoie à
la notion de complexité (Morin,1990) et à son ouverture aux autres
disciplines. La vigilance s’impose pour ne pas réduire une discipline
à des protocoles pour donner des réponses à des prescriptions. Il ne
faut pas confondre champs de recherches et préoccupations socié-
tales. Nous avons montré qu’au sein des sciences de l’éducation, le
champ de la formation des adultes et celui de l’enseignement supé-
rieur qui se recoupent sur les plans épistémologique, conceptuel et
méthodologique, contribuent à rendre intelligibles la formation aux
métiers de la relation dans l’enseignement supérieur, les caractéris-
tiques des publics auxquels s’adressent ces métiers. Contrairement
à d’autres métiers plus connus du grand public, les métiers de l’hu-
main, métiers adressés à autrui (Piot, 2009), les métiers de l’interac-
tion humaine (Lescouarch et Adé, 2015), les métiers de la relation
et les savoirs afférents à l’exercice de ces métiers restent méconnus,
malgré les recherches en cours dans le domaine. L’explicitation des - 261
savoirs acquis par ces professionnels nous a semblé primordiale pour
une évaluation de la qualité de leur intervention et la reconnaissance
de leur travail. En effet, leur action a une portée directe sur les sujets
à tout âge de la vie (Bodergat et Buznic-Bourgeacq, 2015), notam-
ment dans les circonstances exceptionnelles que nous vivons avec la
pandémie de la Covid 19.
Ainsi les membres du symposium ont identifié des concepts issus
des sciences de l’éducation et de la formation, qui sont aussi rela-
tifs à la formation des étudiants et à la formation des enseignants
du supérieur (des adultes concernés par les métiers de l’humain).
Ces concepts sont communs à différents pays francophones : ac-
compagnement, autonomie sociale, développement professionnel,
engagement. Cette attention particulière portée aux étudiants et
aux formateurs des étudiants, aux enseignants-chercheurs, a révé-
lé une spécificité du chercheur en enseignement supérieur dans sa
triple position d’enseignant, de chercheur et d’expert dans un seul et
même contexte : l’enseignement universitaire. Les communications
ont aussi mis en lumière que le métier d’enseignant-chercheur était
un métier de la relation avec notamment : des pratiques pédago-
giques spécifiques (compensation ou accessibilité, par exemple) ; des
interventions auprès de publics vulnérables et des outils permettant
leur développement professionnel ; des dispositifs pour former tous
les étudiants selon leurs spécificités. Les communications ont été
réalisées par des chercheurs spécialistes des publics en situation de
handicap ou des métiers de la relation mais aussi formateurs de leurs
pairs en France, en Belgique et au Québec, une comparaison pou-
vant être établie avec les praticiens formateurs en soins infirmiers
en Suisse. Ces échanges sur les savoirs ont permis de redonner une
définition des missions de l’université.

Conclusion
En sciences de l’éducation, le champ de recherches sur la forma-
tion des adultes et celui de la pédagogie universitaire se sont dévelop-
pés notamment dans le monde de la francophonie (De Ketele, 2010,
p.5). Le mouvement d’internationalisation contribue-t-il progressi-
vement à construire une conception davantage partagée des missions
de l’université et des savoirs produits par les sciences de l’éducation
pour former aux métiers de la relation ?
262 -
Des points de convergence pour définir une formation uni-
versitaire professionnelle entre les recherches en pédagogie univer-
sitaire ou en formation des adultes ont été identifiés dans différents
contextes ou pays :
- Une approche systémique et des composantes interreliées.
- Des opportunités présentes dans l’environnement : une
approche constructiviste de formations universitaires dans
leurs dimensions pédagogiques et didactiques inspirées des
travaux français et anglo-saxons.
- Une ouverture à l’interdisciplinarité pour comprendre les
phénomènes d’enseignement et d’apprentissage dans le su-
périeur et en formation des adultes : aux sciences de l’in-
formation et de la communication (médiation humaine de
la médiatisation technique) ; aux sciences politiques (orien-
tations des politiques publiques) ; à l’histoire et à l’épisté-
mologie (disciplines universitaires) ; à la psychologie (moda-
lités d’apprentissage, gestion des émotions, développement
à travers les âges) ; à la sociologie (matrices disciplinaires,
réussites étudiantes, métier d’enseignant-chercheur, rapports
à la société) ; aux sciences du langage (littératie, langue des
signes) ; à la psychologie (gestion des émotions) ; etc.
- Une réflexion commune sur les activités pédagogiques qui
misent sur l’activité des étudiants et des enseignants en for-
mation à l’ère de la professionnalisation et de l’internationa-
lisation de la formation : alternance, accompagnement des
stages, pédagogie du projet, hybridation des formations, au-
toformation accompagnée.
Certes, un champ de recherche en enseignement supérieur est
intégré dans un ensemble plus vaste que sont les recherches en édu-
cation et formation qui, elles-mêmes, n’appartiennent pas exclusi-
vement au domaine des sciences de l’éducation et de la formation.
Toutefois, une particularité de ce champ de recherche sur l’enseigne-
ment supérieur en sciences de l’éducation et de la formation est le
statut du chercheur multifonctions (enseignant, chercheur, expert)
dans une université qui devient université de service.

- 263
Bibliographie

Andrey, S., Heyd, M. & Reyff, M. de. (2015). Les infirmières débutantes :
identification et description de leurs stratégies d’adaptation en milieu de soins aigus : une
revue de littérature. Haute école en santé de Fribourg : Fribourg.
Annoot, E. (2014). De l’accompagnement à la pédagogie universitaire :
quels enjeux pour la formation des enseignants-chercheurs ? Recherche et
formation, 77, 17-28.
Annoot, E. & de Ketele, J.-M. (2021). Recherche ou expertise en enseignement
supérieur : des postures et des identités à construire. Louvain la Neuve : Éditions
Academia.
Balleux, A., Perez-Roux, T. (2013). Transitions professionnelles. Recherche
et formation, 74, 101-114.
Bodergat, J.-Y. & Buznic-bourgeacq, P. (2015). Des professionnalités sous ten-
sion. Quelles reconstructions dans les métiers de l’humain ? Bruxelles : De Boeck
Bourdoncle, R. (2011). Universitarisation. Recherche et formation, 54.
En ligne : http://journals.openedition.org/rechercheformation/945
Bulliard, C. M. J. (2015). Approche clinique de l’insertion professionnelle
des infirmières débutantes au sein d’une équipe de soins : Analyse de la
dynamique identitaire à partir d’événements rencontrés durant la première
année de travail [University of Geneva]. https://archive-ouverte.unige.ch/
unige:80148
Davis, M. T., Watts, G. W., & López, E. J. (2021). A systematic review
of firsthand experiences and supports for students with autism spectrum
disorder in higher education. Research in Autism Spectrum Disorders, 84,
101769.
De Ketele J-M. (2010). La pédagogie universitaire : un courant en plein
développement. Revue française de pédagogie, 3(172), 5-13. En ligne : https://
www.cairn.info/revue-francaise-de-pedagogie-2010-3-page-5.htm
Ebersold, S. (2008). L’adaptation de l’enseignement supérieur au handi-
cap : évolution, enjeux et perspectives. In Organisation et développement
économiques (dir.), L’enseignement supérieur à l’horizon 2030 (pp. 241-261).
Paris : OCDE.
Ebersold, S. & Cabral, L. S. A. (2016). Enseignement supérieur, or-
chestration de l’accessibilité et stratégies d’accompagnement. Éducation et
francophonie, 44(1), 134-153.
Hofstetter, R., Schneuwly, B. (2002). Introduction. Émergence et
264 -
développement des sciences de l’éducation: enjeux et questions vives. In:
Hofstetter, R. & Schneuwly, B. (Dir.). Science(s) de l’éducation, 19e-20e siècles.
Entre champs professionnels et champs disciplinaires / Erziehungswissenschaft(en),
19.-20. Jahrhundert. Zwischen Profession und Disziplin. Bern : Peter
Lang.
Jaeger, M. (2014). Le travail social et la recherche : Conférence de consensus. Paris:
Dunod.
Lescouarch, L. & Adé, D. (2015). Première année d’expérience dans des
métiers de l’interaction humaine : une analyse à partir des ressources mo-
bilisées par des néo-professionnels, Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nou-
velle, 48 (4).
Lessard C. & Bourdoncle R. (2002). Note de synthèse. Dispositifs, pra-
tiques, interactions pédagogiques : approches sociologiques. Revue française
de pédagogie, (139),131-153.
Marcellini, A. (2017). Le handicap à l’université : institutionnalisation,
dilemmes et enjeux, vers une recherche franco-québécoise – Réflexion sur
le travail de reconnaissance de nouvelles populations étudiantes et sur les
handicaps dits non visibles, NRAS, 77(1), 131-138.
Morin, E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris : ESF.
Piot, T. (2009). Quels indicateurs pour mesurer le développement profes-
sionnel dans les métiers adressés à autrui ? Questions Vives. 5(11). En ligne :
https://doi.org/10.4000/questionsvives.622.
Plaisance, E. (2013). De l’éducation spéciale à l’éducation inclusive Avec
un aperçu européen sur l’éducation inclusive dès la petite enfance. Revue
suisse de pédagogie spécialisée. 2, 19-25.
Segon, M., Brisset, L. & Le Roux, N. (2017). Des aménagements satisfai-
sants mais insuffisants ? Les expériences contrariées de la compensation du
handicap à l’université. NRAS, 77(1), 117-129.
Siew CT, Mazzucchelli TG, Rooney R, Girdler S (2017). A specialist peer
mentoring program for university students on the autism spectrum: A pilot study. PLoS
ONE 12(7): e0180854.
Thomazet, S. (2008). L’intégration a des limites, pas l’école inclusive ! Revue
des sciences de l’éducation, 34(1), 123–139.
Thompson, C., Falkmer, T., Evans, K., Bölte, S. and Girdler, S. (2018). A
realist evaluation of peer mentoring support for university students with
autism. British Journal of Special Education, 45.
UNESCO. (2015). Inclusive education. En ligne : http://www.ibe.unesco. - 265
org/fr/digest/inclusive-education-june-2015
266 -
Chapitre 3.

Psychanalyse, clinique et travail social à l’université

Marcelo Ricardo Pereira111 et Sébastien Ponnou112

L’insertion de cet article dédié aux recherches cliniques et psychanaly-


tiques au sein de cet ouvrage a pour but d’éclairer d’un jour original les
recherches dédiées au travail de la relation dans le contexte brésilien. Ce
faisant, ce chapitre témoigne des perspectives de dialogue dans les re-
cherches internationales sur le thème du travail social et de la santé dans
les sciences de l’éducation113.

Depuis ses fondations contemporaines dans l’efficace des an-


nées 1940 en France, le travail social est traversé par une tradition
- 267
clinique et psychanalytique qui irrigue les pratiques, les dispositifs
institutionnels et les dynamiques de formation du secteur.
Selon ces perspectives, la psychanalyse n’est pas seulement à en-
tendre comme ce qui opère dans le huis clos d’une rencontre entre
un analyste et un analysant. Les concepts théoriques et la posture
analytique ont depuis longtemps dépassé ce seul cadre pour soutenir
le travail en institution dans les domaines du soin, de l’éducation et
de l’intervention sociale. En cela, la psychanalyse a toujours occupé
une place importante dans le champ médicosocial, reconnue comme
levier efficace dans sa capacité d’élucidation et d’accompagnement
111. Marcelo Ricardo Pereira, psychanalyste et professeur à la faculté d’éduca-
tion de l’université fédérale de Minas Gerais, Brésil (UFMG) http://lattes.cnpq.
br/5930249513804294 ; marcelorip@hotmail.com
112. Psychanalyste, professeur des universités en sciences de l’éducation, Centre
Interdisciplinaire de Recherche Culture, Éducation, Formation, Travail – CIR-
CEFT, EA 4384, université Paris 8. Réseau interdisciplinaire et international de
recherches en intervention sociale/travail social Hybrida IS.
113. Cet entretien est d’abord paru dans la revue Empan : Pereira, M. R., &
Ponnou, S. (2021). Psychanalyse, clinique et travail social à l’université. Em-
pan, 122(2), 127-135.
des résistances, des impasses et des enjeux transférentiels à l’œuvre
dans la clinique... Et par voie de conséquence, dans sa capacité à
soutenir les pratiques de la relation qui font la spécificité des métiers
du social.
Depuis 2007, ces logiques cliniques sont interrogées par l’uni-
versitarisation progressive des formations en travail social, laissant
craindre un risque de standardisation des pratiques professionnelles.
Il existe pourtant des initiatives universitaires soutenant une conver-
sation fructueuse entre psychanalyse, clinique et travail social : c’est
notamment le cas au Brésil, où des psychanalystes s’engagent sur les
terrains de l’intervention sociale avec une attention toute particu-
lière portée à la question de la subjectivité et à sa mise en jeu dans
les pratiques de soin, d’éducation et de formation. Ainsi avons-nous
sollicité Marcelo Ricardo Pereira, psychanalyste et professeur à la
Faculté d’Éducation de l’Université Fédérale de Minas Gerai à Belo
Horizonte, spécialiste des approches cliniques d’orientation psycha-
nalytique dans le champ de l’intervention sociale. Ses éclairages nous
permettent d’ouvrir de nouveaux horizons et de penser de manière
originale les dynamiques d’universitarisation des formations en tra-
268 - vail social en France.

1) Un impératif de résistance
Sébastien Ponnou : Cher Marcelo Pereira, une première ques-
tion : psychanalyse et travail social au XXIe siècle… Quelles sont
les problématiques contemporaines du travail social au Brésil, et en
quoi les approches psychanalytiques peuvent-elles constituer une ré-
ponse à ces enjeux dans les domaines du soin et de l’intervention
sociale ?
Marcelo Ricardo Pereira : Le travail social au Brésil est de-
venu un sujet palpitant depuis la re-démocratisation du pays au dé-
but des années 1980, en particulier avec la nouvelle Constitution
de 1988 traditionnellement considérée comme la « constitution ci-
toyenne ». Dès lors, les actions gouvernementales et non gouverne-
mentales se sont multipliées afin de lutter contre les discriminations,
la ségrégation, le malaise et les souffrances de ceux qui sont en marge
de la société. Ces interventions se sont encore intensifiées au fil des
« gouvernements populaires » de la première décennie du XXIe
siècle, lorsque les universités brésiliennes, dans tous les domaines
de la connaissance, disposaient de conditions politiques, écono-
miques et d’infrastructures de qualité pour développer des projets
de recherche et de vulgarisation axés sur le travail social. Mais au-
jourd’hui, cette dynamique s’est essoufflée en raison de la montée
des « gouvernements conservateurs » – y compris de l’extrême droite
actuelle (2019-2022) – qui ont démantelé les acquis sociaux récents.
Dans une grande partie du monde occidental, il y a un revers catas-
trophique en termes de politiques sociales, culturelles et artistiques.
Mais dans les pays émergents comme le Brésil, avec un taux de pau-
vreté élevé, ce phénomène prend des contours pervers dans la me-
sure où il maintient la grande majorité de sa population exploitée et
marginalisée. Dans notre pays, c’est un problème endémique.
Par conséquent, résister n’est pas une question de choix : c’est
impératif ! Et à propos de résistance, la psychanalyse a toujours
quelque chose de fertile à dire. Freud considérait que la psycha-
nalyse avait accompli son « destin d’être en opposition » et d’être
placée « sous l’anathème de la majorité compacte », disposant ainsi
« d’une certaine indépendance de jugement » (1925a, p.19). C’est
précisément cet esprit d’opposition et d’indépendance des théories
freudiennes et psychanalytiques que nous menons dans nos travaux - 269
cliniques d’orientation sociale à l’université.
Depuis près de deux décennies, nous pratiquons à l’université
de Belo Horizonte ce que nous appelons la « Recherche-Intervention
d’Orientation Clinique » (Pereira, 2011 ; Pereira, 2016) étendue à
des projets destinés à l’accompagnement d’enfants présentant des
troubles mentaux, d’adolescents en situation de vulnérabilité so-
ciale et en conflit avec la loi, et d’enseignants, de pédagogues, de
soignants ou d’intervenants sociaux en souffrance dans leur travail.
C’est la méthode clinique inventée par Freud, développée et appli-
quée aux phénomènes sociaux de notre temps. Parce que la psycha-
nalyse est née sous la condition juive, dans un état de ghetto, elle
possède un savoir-faire sur la déviance, la marginalité et la ségréga-
tion. Freud nous a offert une boîte à outils cohérente pour traiter des
sujets dans les domaines du soin, de l’éducation et du travail social,
et sur un autre registre, pour traiter des politiques publiques visant
ces sujets. Notre plus grand défi, qui constitue l’éthique même de la
psychanalyse, consiste à réaliser les subjectivités dans des conditions
politiques contraintes. C’était un rêve de Freud, il est aussi devenu
le nôtre !
2) La recherche-Intervention d’Orientation Clinique
Sébastien Ponnou : Quels sont vos principaux terrains de pra-
tique et d’investigation ? En cabinet, en institution, dans la cité ?
Pour quels types d’interventions et pour quels effets ?
Marcelo Ricardo Pereira : Au cours des dernières années,
nous avons développé des interventions dans des établissements
d’enseignement tels que les écoles, les universités, et des établisse-
ments socio-éducatifs tels que les centres d’accueil pour adolescents
délinquants qui adressent différents types de demandes au LEPSI
– le plus grand laboratoire brésilien de psychanalyse et d’éducation
regroupant quatre des principales universités du pays. Ce sont des ins-
titutions qui cherchent des solutions à leurs impasses quotidiennes :
débordements de violence, conflits intergénérationnels, malaise ou
maladie chez les enseignants, les enfants ou les adolescents. Nous
sommes attentifs au registre de la demande, ce qui nous permet
d’engager des partenariats avec les équipes de direction et les profes-
sionnels qui sollicitent le laboratoire pour se former et ouvrent ainsi
la possibilité de mettre en œuvre des espaces de parole collectifs avec
les sujets concernés. De tels « espaces de parole », selon les mots de
270 - Maud Mannoni (1973, p.189), sont des moments « de libération
et de droit de parole ». Chaque sujet a désormais l’opportunité de
s’exposer franchement et librement sur ce qui l’affecte et sur son
environnement.
Dans cet esprit de « pensée clinique » (Green, 2004) ou de
« conduite clinique » (Cifali, 2001), nous réalisons également ce que
nous appelons des « entretiens d’orientation clinique » qui nous per-
mettent de mieux révéler le « lieu subjectif », soit la façon dont cha-
cun se constitue dans la scène qu’il raconte. Il est important de sou-
ligner, dit Jacques-Alain Miller, que « localiser le sujet ne consiste pas
à évaluer sa position, [...] ce n’est pas une enquête mais un processus
qui engage un changement efficace de position [...], une rectification
des relations du sujet avec le réel » (1997, p.250). Nous visons en
effet à déplacer, à déverrouiller le sujet de ses positions fixes, des dis-
cours cristallisés, des modes de jouissance qui le conduisent au pire.
À plusieurs reprises, nous avons également réalisé des « observations
de singularité » qui, dans le même esprit, accompagnent un sujet ou
un groupe de sujets au sein d’une institution, dans l’exercice de leurs
activités, afin de décanter quelque chose d’unique sur la pratique et
la subjectivité. Ce n’est pas une observation de l’ensemble comme
peuvent en effectuer nos collègues sociologues, mais une observation
du singulier, quelque chose de réservé à la psychanalyse. Nous avons
utilisé les « journaux cliniques » de Ferenczi (1932) et les « Espaces
de parole de l’équipe LEPSI » pour qu’après chaque intervention,
« ce qui ne fonctionne pas » puisse être analysé, à la manière d’un
symptôme : ce qui ne fonctionne pas, mais qui garantit à chaque
sujet ou à chaque institution un moyen de satisfaction très authen-
tique – d’où sa fixité discursive (Lacan, 1974). L’« analyse du dis-
cours clinique » est l’outil avec lequel nous examinons tous les récits
et les observations recueillies lors de nos interventions. Et le retour
aux sujets qui participent à ces dispositifs a lieu dans de nouveaux
« espaces de parole dévolutifs » afin de les aider à gérer leur malaise,
à renouer leurs liens éducatifs et sociaux, à débloquer leurs symp-
tômes, à élaborer subjectivement et à politiser collectivement leurs
interventions.
Ainsi, la « Recherche-Intervention d’Orientation Clinique » consiste
dans l’extension de la méthode psychanalytique aux domaines éduca-
tif et social. Nous suivons Helio Pellegrino quand il dit que « le psy-
chanalyste écoute le désir penché sur le cœur sauvage de la vie » (1997, - 271
p.44), que ce désir se présente en cabinet, dans les institutions ou
dans la ville – l’essentiel étant que l’analyste puisse y déployer son
savoir-y-faire.

3) Concepts, enjeux méthodologiques et références


Sébastien Ponnou : Quels sont, selon vous, les concepts-clés et
les principaux leviers à l’œuvre dans les pratiques psychanalytiques
d’orientation sociale ?
Marcelo Ricardo Pereira : Les concepts-clés de nos pratiques
cliniques et de nos interventions sociales ne diffèrent pas de ceux
qui guident la psychanalyse conventionnelle en cabinet. Les quatre
concepts fondamentaux mis en évidence par Lacan (1964), relisant
Freud, servent de guide : inconscient, répétition, transfert et
pulsion. Les corollaires de ceux-ci – inhibition, symptôme, angoisse
– nous permettent d’interroger les différents visages du malaise dans
la civilisation et leurs effets sur la vie des enfants, des adolescents
et des enseignants dans les champs éducatifs et sociaux où nous
opérons. D’un point de vue méthodologique, nous travaillons à
partir de concepts précis : par exemple, ceux établis par Freud dans
« Remémoration, répétition et perlaboration » (1914), ou encore
ceux définis par Lacan dans « La direction de la cure et les principes
de son pouvoir » (1958), en mettant l’accent sur les notions de
demande, de pouvoir et de désir dans le processus de guérison – et
dans notre cas, dans les interventions cliniques en milieu social. Une
autre référence que nous utilisons avec enthousiasme se rapporte à la
logique lacanienne des quatre discours et du discours capitaliste, qui
nous guide concernant la lecture des pratiques pédagogiques et des
projets sociaux (Lacan, 1969-70 ; 1972).
Il est également important de souligner que les expériences inau-
gurales des pionniers de la psychanalyse dans le domaine de l’inter-
vention sociale, comme celles d’August Aichhorn (1925), Siegfried
Bernfeld (1973), Donald Winnicott (1983), Pichon-Rivière (1983)
par exemple, nous inspirent énormément. Ce sont des auteurs dont
les expériences de la ségrégation ou de la pauvreté font écho aux
conditions politiques et sociales si défavorables en Amérique latine,
et leurs travaux sont devenus des classiques en termes d’extension de
la pratique clinique au-delà du cadre exclusif du cabinet. On peut en
272 - dire autant des études que nous faisons des auteurs de notre temps :
les propositions de vos compatriotes Éric Laurent (2007), Philippe
Lacadée (2013), ou vos propres travaux sur le thème psychana-
lyse-travail social (Ponnou, 2016) sont devenues des références im-
portantes dans notre champ. Sans oublier les partenaires hispaniques
et latino-américains, avec lesquels nous entretenons un dialogue de
longue date... En plus des collègues membres du LEPSI.

4) La psychanalyse à l’université, la psychanalyse avec les autres


Sébastien Ponnou : Sur un autre registre : comment êtes-vous
parvenu à imposer cette thématique psychanalyse-travail social à
l’université ? Avec quel corpus de référence, quelles méthodologies,
pour quels types de formations ?
Marcelo Ricardo Pereira : Je travaille dans une université très
ouverte avec une longue tradition d’actions relatives aux pratiques
sociales – l’Université Fédérale de Minas Gerai (UFMG). Jusque
dans les années 1980, la psychanalyse à l’université était considé-
rée comme une pratique individualisante, sinon bourgeoise, no-
tamment par des collègues influencés par le marxisme. Mais avec la
chute du mur de Berlin et l’ouverture des post-marxistes aux études
culturelles et identitaires, ces mêmes collègues et l’université dans
son ensemble se sont heurtés aux énigmes de la subjectivité et à la
manière dont chaque sujet est constitué, résiste, répète et symptoma-
tise sa propre vie. Ces développements, combinés à l’expansion du
travail social après la dictature militaire (1964-1985), ont ouvert la
possibilité pour les psychanalystes de reprendre les textes fondateurs
axés sur la pratique clinique dans les sphères sociales, et de manière
interdisciplinaire, d’avancer pour essayer de résoudre les problèmes
de notre temps.
Par conséquent, il est important que la psychanalyse que nous
pratiquons aujourd’hui procède d’une discussion avec des disciplines
telles que l’anthropologie, la sociologie, la pédagogie, l’histoire, le
droit, les sciences de la vie et la médecine, qui ont développé un sa-
voir-faire traditionnel sur les pratiques sociales et inclusives. Comme
je le souligne dans mon livre Le nom actuel du malaise enseignant (2016),
lorsque je suis arrivé à l’université au début des années 2000, j’ai
engagé un partenariat avec des collègues qui travaillaient à l’exten-
sion et à la reconnaissance de la psychanalyse dans les villes et dans
le champ social. Winnicott (1983) a dit un jour qu’avec le temps, - 273
il serait plus facile de croire que les découvertes de la psychanalyse
seraient conformes à d’autres pensées, tendances et actions orientées
vers une société qui respecterait davantage la dignité de ses membres.
Dès le début de ses théories, Freud lui-même (1925b) s’est dit très
favorable à l’articulation de la psychanalyse à d’autres pratiques so-
ciales, et c’est dans cet esprit que nous engageons des conversations
fructueuses avec les collègues de l’université.
Il est important de noter que de tels efforts ont un effet significa-
tif en termes de formation. Tout au long de ma carrière universitaire,
j’ai proposé une multitude de sujets dans des cours de premier cycle
et de cycles supérieurs qui traitent de la psychanalyse, de l’éducation
et du travail social. Je fais toujours la promotion, avec mes collègues
du LEPSI, d’une réinterprétation des auteurs classiques à la lumière
des enjeux contemporains des pratiques de soin, d’éducation et d’in-
tervention sociale, et je cherche des liens avec des auteurs contem-
porains qui travaillent sur ces thématiques. Je propose également des
postes d’initiation à la recherche, ainsi que des cours de maîtrise, de
doctorat et de post-doctorat pour les étudiants et les professionnels
intéressés pour intervenir à l’appui du discours analytique dans les
domaines du soin et du travail social. Nous organisons une réunion
de formation mensuelle intitulée « Le groupe d’étude du LEPSI »
ainsi que « Les conférences du LEPSI » et la biennale « Les colloques
internationaux du LEPSI ». Tout cela a permis non seulement le
développement de liens transférentiels, mais aussi la consolidation
de la formation des personnes intéressées par nos thèmes de travail.
Cependant, rien de tout cela n’est facile : c’est un travail conti-
nu qui ne peut être laissé au repos. Je dis cela car dans le domaine de
l’éducation, l’intervention clinique occupe une place latérale et doit
être légitimée quotidiennement auprès de collègues d’autres secteurs
des sciences humaines et sociales : l’éducation sociale, l’éducation
communautaire, la psychologie sociale, la recherche participative, la
recherche-action... Sans oublier la méfiance de plusieurs confrères
psychanalystes qui affichent des réserves concernant l’usage de la cli-
nique psychanalytique hors du cadre strict du cabinet. Cependant,
au cours de cette période, nous avons obtenu un bon niveau de re-
connaissance académique et sociale, notamment parce que nous ne
pratiquons pas la psychanalyse colonialiste ou arrogante, mais la psy-
chanalyse avec les autres domaines de la connaissance – pas sur ou
274 - au-dessus d’eux.

5) Psychanalyse, éthique et travail social


Sébastien Ponnou : Quels sont d’après vous les effets de dé-
placement liés à la prise en compte du discours analytique dans la
recherche et la formation des professionnels aux métiers du soin et
de l’intervention sociale ? Je pense notamment à la question de la
relation éducative, ou en termes d’éthique.
Marcelo Ricardo Pereira : Les effets que nous avons obtenus de ces
travaux de formation et de recherche sont assez variés. D’une part,
nous avons des étudiants en maîtrise, en doctorat et en post-doc-
torat qui s’engagent volontiers dans les propositions d’intervention
clinique dans des contextes sociaux et réalisent, non sans difficul-
té mais avec détermination, de précieux travaux de recherche. Ce
sont des personnes qui participent activement aux études du LEPSI,
composent les équipes que nous mettons en place pour répondre
aux demandes adressées au laboratoire, témoignant d’un transfert
soutenu à l’idée d’associer la psychanalyse aux domaines du soin et
de l’intervention sociale.
Dans ce travail de recherche et dans leur formation, je me rends
compte que la plus grande difficulté concerne la question de l’écoute.
L’expérience clinique exige que ceux qui s’y engagent adoptent une
attitude d’écoute très spécifique, dérivée de l’attention flottante,
permettant de composer à partir des effets de réel qui se font jour
dans le texte de leur interlocuteur : lacunes, erreurs, énigmes, in-
compréhensions, lapsus ou mots d’esprit... C’est précisément cette
structure de malentendu qui met au jour le sujet de l’inconscient.
Savoir écouter n’est pas une expérience simple, elle s’acquiert au fil
du temps, et dans cette perspective il est nécessaire que l’intervenant
dispose d’une expérience personnelle de la psychanalyse (Freud,
1925b). Malheureusement tous les étudiants et les professionnels
engagés dans nos dispositifs d’intervention ne consentent pas à une
telle indication, avec des effets parfois désastreux pour eux comme
pour les sujets qu’ils rencontrent dans les espaces sociaux.
Enfin, vous touchez à une question particulièrement sensible de
notre travail : avons-nous réussi à obtenir des effets cliniques propres
au discours analytique dans le cadre de nos dispositifs d’intervention
et de formation ? Nous en faisions le pari. Comme je le développe
longuement dans L’imposture du maître (2008), nous situer en fonc- - 275
tion d’analyste nous permet de nous loger dans un lieu provisoire,
de passage, ni sur le registre de la toute-puissance, ni sur le registre
du savoir plein : c’est une sorte de lieu provisoire et transitoire, qui
se produit dans l’intervalle d’un discours à l’autre, c’est-à-dire dans
l’incomplétude des discours. C’est un lieu privilégié pour écouter
le « cœur sauvage de la vie », qui ne connaît ni fixité ni perpétui-
té. À la façon dont nous interrogeons les positions discursives des
sujets et des institutions qui consentent à nos interventions, nous
ne nous soutenons d’aucun discours. Dans le travail socioéducatif,
nous opérons sur les discours de manière à ne jamais les cristalliser,
pour les faire « tourner » et activer la place contingente qu’un inter-
venant social, s’il est orienté par la psychanalyse, ne devrait jamais
manquer d’occuper. Avons-nous réussi à entendre ces sujets, à leur
permettre d’élaborer, à faire ex-sister la dimension de l’inconscient ?
Nous sommes toujours vigilants à cette question, car c’est notre plus
grand défi.
Bibliographie

Aichhorn, A. (2006). Juventud desamparada. Barcelona: Gedisa.


Bernfeld, S. (1973). El psicoanálisis y la educación antiautoritaria. Barna: Barral.
Cifali, M. (2001). Conduta clínica, formação e escrita. In Perrenoud, P. & al.
Formando professores profissionais: quais estratégias? Quais competências. 2. Ed.
Porto Alegre: Artmed.
Ferenczi, S. (1993). Diário clínico. Rio de Janeiro: Imago.
Freud, S. (1914/1980). Recordar, repetir, elaborar. Edição Standard Brasileira
das Obras Completas. Rio de Janeiro: Imago Ed, v. 12.
Freud, S. (1980). Um estudo autobiográfico. Edição Standard Brasileira das Obras
Completas. Rio de Janeiro: Imago Ed, v. 20.
Freud, S. (1980). Prefácio. In: A. Aichhorn. Juventud desamparada. Barcelona:
Gedisa.
Green, A. (2004). La pensée clinique. Paris : Odile Jacob.
Lacadée, P. (2013). La vraie vie à l’école : la psychanalyse à la rencontre des profes-
seurs et de l’école. Paris: Éditions Michèle.
Lacan, J. (1998). A direção do tratamento e os princípios de seu poder. Escritos. Rio
276 - de Janeiro: Zahar.
Lacan, J. (1988). O seminário. Livro 11. Os quatro conceitos fundamentais da
psicanálise. Rio de Janeiro: Zahar.
Lacan, J. (1969-70/1992). O seminário. Livro 17. O avesso da psicanálise. Rio
de Janeiro: Zahar.
Lacan, J. (1972). Do discurso psicanalítico - Conferências na Universidade de Mi-
lão. Inédito.
Lacan, J. (2005). O triunfo da religião. Rio de Janeiro: Zahar.
Laurent, E. (2007). A sociedade do sintoma. Rio de Janeiro: Contra Capa
Mannoni, M. (1973). Éducation impossible. Paris : Seuil.
Miller, J-A. (1997). Lacan elucidado. Rio de Janeiro: Zahar.
Pellegrino, H. (1997). Carta a Leandro, um brasileiro, de M. R. Kehl. In San-
tos, L.A.V. (org.). Psicanálise de brasileiro. Rio de Janeiro: Taurus.
Pereira, M. R. (2008). A impostura do mestre. Belo Horizonte: Fino Traço/
Argvmentvm.
Pereira, M. R. (2011). Acabou a autoridade? Professor, subjetividade e sintoma.
Belo Horizonte: FinoTraço/Fapemig.
Pereira, M. R. (2016). O nome atual do mal-estar docente. Belo Horizonte: Fino
Traço/Fapemig.
Pichon-Rivière, E. (1983). O processo grupal. São Paulo: Martins Fontes.
Ponnou, S. (2016). Le travail social à l’épreuve de la clinique psychanalytique.
Paris : L’Harmattan.
Winnicott, D. (1983). Tudo começa em casa. São Paulo: Martins Fontes.

- 277
278 -
Conclusion

Richard Wittorski, Sébastien Ponnou

Nous parvenons au terme de cet ouvrage. Récapitulons d’abord


les idées fortes qui s’en dégagent avant d’esquisser quelques prolon-
gements qui relèvent, selon nous, d’enjeux de recherche à venir.

1) Que nous apprend l’étude du travail de la relation dans les champs du


social et de la santé ?
Nous développerons ici trois idées principales : d’une part, il
apparaît que des contraintes importantes agissent sur l’exercice des
métiers, les rendant à la fois plus difficiles et moins attractifs. D’autre
part, l’ajustement et la collaboration semblent être au cœur du tra- - 279
vail réalisé. Enfin, les métiers du social et de la santé font l’objet de
transformations importantes.

1.1) Un ensemble de contraintes pèsent sur l’exercice des métiers


Le travail de la relation est l’une des principales activités que
partagent les professionnels du social, du médicosocial et du socioé-
ducatif. Bien plus, nous pourrions dire qu’il est au cœur de l’exercice
des métiers concernés. Cependant, comme l’indique Philippe Mil-
burn dans son texte, les injonctions institutionnelles semblent de
plus en plus présentes pour « encadrer » ce travail de la relation, en
lien avec le développement du « nouveau management public ».
Michel Chauvière va dans le même sens en insistant pour sa
part sur les raisons politiques et institutionnelles du désamour pour
les métiers du social : apparition de nouvelles formes de financement
de l’action sociale, augmentation des nouvelles exigences profession-
nelles, parfois contradictoires…
Ajoutons, enfin, la tendance qui existe à vouloir faire reposer
les pratiques du travail social sur des « données probantes issues de
la recherche » comme dans d’autres milieux d’activité. L’objectif
avoué semble être d’augmenter l’efficacité du travail, l’enjeu impli-
cite semble relever plutôt d’une recherche d’économie qui se ferait
au détriment de la richesse et de la diversité des pratiques cliniques,
comme l’indiquent Sébastien Ponnou et ses collègues.

1.2) Au cœur de ces métiers, l’ajustement et la collaboration, qui

constituent cependant leur part invisible

L’étude des métiers de la relation peut également se faire sous


l’angle de l’activité d’ajustement « multi-registres » (Éric Saillot et
collègues) considérée comme une activité clé du professionnel, au
sens où celle-ci repose sur des ajustements permanents à des situa-
tions et des individus singuliers, peu standardisables.
Pour leur part, Yves Couturier et Maude-Émilie Pépin évoquent
la situation québécoise qui a intégré depuis les années 1970 dans un
système de santé unifié, le travail social et la santé. Ils étudient en
particulier la façon dont se déploient et collaborent les travailleurs
sociaux travaillant avec le monde médical dans un contexte prônant
l’interprofessionnalité, la coordination interservices et la prise en
280 -
compte globale des situations. Cette collaboration semble source
de « bonheur au travail » et contribue, dans le même temps, à une
reconnaissance nouvelle du travail social comme jouant un rôle clé
dans les organisations de santé.
Les métiers de la relation conduisent donc à développer des col-
laborations entre professionnels et entre professionnels et usagers.
Ces collaborations relèvent souvent de postures d’entre deux, comme
l’indique Laurence Thouroude, relevant d’une attention constante à
la place de chacun, au partage des savoirs et du pouvoir de décision
et d’action. Cette relation peut-être complexe et parfois difficile :
Olivia Gross en fait état dans son texte qui étudie plus particuliè-
rement la relation d’aide dans le contexte de la santé, notamment
lorsque celle-ci est assurée par des médiateurs de santé pairs.
Ces dimensions relationnelle-collaborative et d’ajustement re-
lèvent cependant d’un travail caché et invisible, peu connu des insti-
tutions, comme l’indique Patricia Champy Remoussenard dans son
texte, souvent enfoui dans des dimensions collectives importantes.
Il y va là d’enjeux d’affirmation et de reconnaissance des profession-
nalités, rendues alors plus difficiles… À moins de procéder à une
tentative de formalisation de ces dimensions.
Ces enjeux interrogent directement la formation initiale et
continue des professionnels aux métiers de l’humain, ceux du soin
et du travail social en particulier. Emmanuelle Annoot et ses collè-
gues insistent ici sur l’idée que cette formation, du fait des caracté-
ristiques des métiers de la relation, doit en particulier reposer sur une
orientation constructiviste, des approches interdisciplinaires, solli-
citant l’activité des apprenants et l’exploitation de leur expérience
professionnelle.

1.3) Des tendances d’évolution communes aux métiers de la santé et

du social

L’une des évolutions récentes dans l’exercice des métiers de la


relation relève probablement de l’apparition d’un discours institu-
tionnel fort à propos de la nécessité de responsabiliser les usagers/
patients/apprenants/personnes concernées. Cette responsabilisation
accrue a d’évidence des effets en retour, comme l’indique Domi-
nique Broussal, sur les professionnels : non plus faire à la place de
mais accompagner le développement d’une autonomie croissante de
la personne concernée.
- 281
En lien, et s’agissant des métiers de la rééducation/réadaptation,
Delphine Guyet s’interroge également sur les implications profes-
sionnelles liées au fait de considérer un patient comme responsable :
considérer que le projet de soin n’émane pas du professionnel mais
d’abord du patient dans une logique de co-élaboration, mettre alors
en avant la nécessité d’une véritable communication avec le pa-
tient… Conduisant à des modifications substantielles de la posture
du soignant, hélas peu soutenues par les nouvelles normes gestion-
naires prescrites par les institutions de soin.

2) Quelques perspectives en matière de recherche


Le « travail de la relation dans les champs du social et de la san-
té » fait ainsi l’objet d’investigations importantes dans les recherches
contemporaines, à l’appui d’orientations diverses, ce dont témoigne
le présent ouvrage collectif issu d’un colloque international organisé
par les universités de Rouen et de Caen.
Les contributions illustrent cette diversité et ont insisté sur des
aspects différents pour comprendre et caractériser ces dimensions
relationnelles, mettre en évidence les contraintes qui pèsent sur le
travail de la relation, et plus largement sur les métiers concernés ainsi
que les tendances d’évolution de ces derniers.

Pour consolider les perspectives introduites par ces travaux,


nous esquissons plusieurs pistes qui pourraient orienter une partie
au moins des recherches à venir s’agissant du travail de la relation
dans les métiers du social et de la santé :
- D’une part, poursuivre un effort de compréhension conjointe,
et non de façon séparée, des évolutions des prescriptions insti-
tutionnelles et des conditions d’exercice et de transformation
des métiers. Il s’agit ici de privilégier une approche d’ensemble
susceptible de dépasser des visions parfois morcelées des réalités
professionnelles et de leur transformation : d’un côté des travaux
de recherche sur les politiques-stratégies institutionnelles et or-
ganisationnelles et les politiques sociales, de l’autre des travaux
de recherche sur l’exercice et les transformations des métiers…
Alors que ces questions sont profondément interreliées. Il s’agit
ici de plaider pour le renforcement d’une recherche capable de
mieux saisir les articulations entre ces deux niveaux de réalités
282 - interdépendants.
- D’autre part, et pour que la recherche ne soit pas simplement
une mise au jour de transformations en cours mais s’inscrive
aussi dans une logique d’accompagnement des professionnels
à mieux se saisir des évolutions qui les concernent de manière
ensuite à mieux peser sur elles, il s’agirait de poursuivre voire
amplifier le développement d’études collaboratives donnant
une place plus grande aux professionnels dans le processus de
recherche. De ce point de vue, nos recherches doivent proba-
blement remplir plusieurs fonctions en lien avec des enjeux
scientifiques, sociaux et professionnels plus étroitement liés que
jamais : bien entendu, une fonction scientifique de production
de connaissances nouvelles sur des points encore aveugles, mais
aussi une fonction sociale consistant à donner une place plus
grande aux professionnels dans le processus de recherche - de-
venant sujets et non plus seulement objets de la recherche -
pour se saisir ou se ressaisir de leur métier et de ses transforma-
tions, ainsi qu’une mission d’accompagnement du changement
co-piloté avec les professionnels.
Ces trois fonctions de la recherche semblent particulièrement
utiles pour œuvrer à l’identification puis à la reconnaissance de ce
travail de la relation qui risque sinon de demeurer un travail invi-
sibilisé aux yeux des institutions, sans reconnaissance effective des
expertises associées ni des métiers concernés.

- 283
Présentation des auteurs

Emmanuelle Annoot est professeure en sciences de l’éducation


et de la formation au Centre Interdisciplinaire de Recherche
Normand en Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454
– de l’Université de Rouen Normandie. Ses travaux portent
sur le système universitaire (diffusion des dispositifs de gestion
managériale dans les universités en France, nouvelles modalités de
gouvernance, principes clés qui guident les politiques éducatives
en particulier autour de la professionnalisation des formations
et de l’universitarisation de certaines formations) ; les pratiques
pédagogiques dans l’enseignement supérieur et les méthodologies
pour l’accompagnement des enseignants-chercheurs dans leur
développement professionnel.

284 - Stéphane Balas est maître de conférences au sein de l’Unité


de Recherche Formation & Apprentissages Professionnels du
Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), HESAM
université. Ses thèmes de recherche concernent la formation
professionnelle des adultes et les logiques de certification, le travail
et la formation, l’ingénierie de formation et la clinique de l’activité.
Nadège Bartkowiak est directrice-adjointe de l’EPAC Les Deux
Séquoias, Bourdeilles.
Diane Bedoin est professeure en sciences du langage à l’université
de Rouen Normandie et membre du Laboratoire Dynamique du
Langage In Situ, DYLIS – EA 7474. Ses travaux portent sur les
enjeux identitaires dans le contexte de la surdité et de la langue des
signes française, ainsi que sur les parcours d’inclusion des élèves –
notamment sourds et autistes.
Dominique Broussal est professeur en sciences de l’éducation à
l’université Toulouse Jean Jaurès, et membre de l’Unité Mixte de
Recherche Éducation Formation, Travail, Savoirs – UMR EFTS. Ses
thématiques de recherche concernent le changement en éducation,
l’évaluation, les œuvres et la question de l’émancipation, les
démarches de recherche-intervention, ainsi que les rapports entre
science et action.
Philippe Brun est professeur en psychologie du développement de
l’enfant au Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en
Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454 – de l’Université de
Rouen Normandie. Ses travaux concernent l’éducation émotionnelle,
l’inclusion et la co-éducation d’enfants et d’adolescents en situation
de handicap, la qualité de vie et le bien-être de l’enfant et de sa
famille.
Patricia Champy-Remoussenard est professeure en sciences de
l’éducation et de la formation au Centre Interuniversitaire de
Recherche en Éducation de Lille – CIREL, ULR 4354, de l’université
de Lille. Ses domaines de recherche touchent à l’analyse de l’activité,
la professionnalisation, la formation, la relation école/monde du
travail, l’éducation à l’esprit d’entreprendre et la mise en mots de
l’expérience professionnelle.
Michel Chauvière est directeur de recherche émérite au CNRS, - 285
CERSA, université Paris 2. Ses principaux travaux portent sur
l’histoire et les transformations en cours du « social réalisé », avec une
égale attention aux politiques sociales, aux institutions, associations
et autres supports nécessaires à l’action, aux acteurs et spécialement à
ceux du travail social de terrain, aux citoyens ayants droit ou usagers,
ainsi qu’à tout ce qui s’échange entre eux. Il est l’auteur de nombreux
ouvrages et contributions sur ces différents sujets.
Fabien Clouse est doctorant en sciences de de l’éducation à
l’Université de Lille Nord de France (Centre Inter-universitaire de
Recherche en Éducation de Lille, CIREL – AA 4354) et formateur en
établissement de formation de travail social. Ses travaux portent sur
les pratiques cliniques, les institutions médicosociales, la formation
des travailleurs sociaux et les concepts opératoires de l’éducation
spécialisée.
Yves Couturier est professeur à l’École de Travail Social de la Faculté
des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Sherbrooke,
Canada. Ses travaux portent sur l’organisation des soins de santé,
la perte d’autonomie, les pratiques professionnelles et les services
sociaux généraux (population). Il s’intéresse plus précisément à
la coordination et à l’intégration des services, à la collaboration
interprofessionnelle, à l’analyse des pratiques professionnelles,
l’organisation des services et aux soins primaires
David Faure est psychosociologue, maître de conférences associé
à l’équipe Savoir, Rapport au Savoir et Processus de Transmission
(SRSPT) du Centre de Recherches Éducation et Formation – CREF,
EA 1589 de l’université Paris Nanterre.
Katia François est assistante sociale au ministère de la justice,
doctorante en sciences de l’éducation au sein de l’équipe Savoir,
Rapport au Savoir et Processus de Transmission (SRSPT) du
Centre de Recherches Éducation et Formation – CREF, EA 1589, à
l’université Paris Nanterre.
Pascal Fugier est maître de conférences en sciences de l’éducation
à l’ESPE de l’académie de Versailles, au sein de l’Université de
Cergy Pontoise (UCP). Membre du laboratoire EMA, il est
responsable du parcours de Master EPDIS (Encadrement, Pilotage
286 - et Développement en Intervention Sociale). Ses recherches portent
sur les métiers et « publics » des secteurs social, sanitaire et éducatif.
Mobilisant une approche psychosociologique clinique au sein de
recherches participatives, il interroge particulièrement les effets
que les mutations institutionnelles et organisationnelles en œuvre
dans ces métiers de la relation exercent sur les pratiques et cultures
professionnelles, ainsi que sur le pouvoir d’agir des professionnels et
des personnes accompagnées.
Delphine Guyet est docteure en sciences de l’éducation, responsable
d’ingénierie pédagogique des métiers de la rééducation et conseillère
scientifique paramédicale à l’IFRES d’Alençon. Elle est chercheure
associée au Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en
Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454.
Françoise Hatchuel est professeure des universités en sciences
de l’éducation, responsable de l’équipe Savoir, Rapport au Savoir
et Processus de Transmission (SRSPT) du Centre de Recherches
Éducation et Formation – CREF, EA 1589, de l’université Paris
Nanterre. Ses travaux portent sur la clinique du rapport au savoir,
les approches anthropologiques et psychanalytiques en éducation,
les dispositifs groupaux/institutionnels et les dynamiques de
transmission.
Jean Marie de Ketele est docteur en psychopédagogie, chercheur
et professeur émérite de l’Université catholique de Louvain. Il exerce
des fonctions dans des associations scientifiques ainsi que dans les
comités scientifiques ou de rédaction de nombreuses publications
scientifiques. Consultant international, il a créé la Chaire UNESCO
en Sciences de l’éducation de Dakar et présidé le BIEF pendant de
nombreuses années.
Magdalena Kohout-Diaz est professeure des universités en sciences
de l’éducation au Laboratoire Cultures, Éducation, Société – LACES
EA 7437 de l’université de Bordeaux. Elle travaille sur l’éducation
inclusive et les thématiques qui y sont liées depuis une vingtaine
d’années, à l’appui d’une approche philosophique, pédagogique et
psychanalytique.
Bérangère Laroudie est docteure en sciences de l’éducation et cadre
de santé en Institut de Soins Infirmiers.
Maryan Lemoine est maître de conférences en sciences de l’éducation
- 287
et de la formation. Il est membre de l’UR FrED – Éducation et
Diversités en Espaces Francophones. Ses travaux portent notamment
sur l’étude des situations de vulnérabilité concernant les jeunes aux
marges des institutions scolaires, familiales, éducatives, sociales
et sanitaires : collégiens décrocheurs, jeunes gens en situation de
handicap, exclus par conseil de discipline, enfants sous mesure de
placement… Il s’intéresse aussi à la vie quotidienne en institution
des personnes adultes en situation de handicap et/ou entrées dans
le grand âge.
Philippe Lyet est docteur en sociologie, habilité à diriger des
recherches en sciences de l’éducation et de la formation, coordinateur
scientifique Askoria Grande École des Solidarités, chercheur associé
au laboratoire École, Mutations, Apprentissages – EMA 4507, CY
Cergy Paris Université.
Éric Maleyrot est maître de conférences en sciences de l’éducation
et de la formation au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
en Didactique, Éducation et Formation – LIRDEF EA3749, de
l’université Paul Valéry Montpellier 3. Ses recherches touchent à
l’analyse des politiques d’éducation et de formation et leurs effets sur
l’activité, l’expérience et le parcours des acteurs dans les domaines de
l’éducation, de l’enseignement, de la santé et du social.
Alexandra Maurine est infirmière, cadre de santé en IFSI, docteure
en sciences de l’éducation et ingénieure en pédagogie au CESU 34.
Lidia Mazzilli est Doctorante au Laboratoire Interuniversitaire des
Sciences de l’Éducation et de la Communication – LISEC, UR 2310
– de l’Université de Lorraine. Ses recherches portent sur stratégies
utilisées par les organisations internationales pour promouvoir une
éducation inclusive et durable dans l’enseignement supérieur.
Gilles Monceau est professeur en sciences de l’éducation et de la
formation au sein du laboratoire École Mutations, Apprentissages –
EMA, EA 4507 – CY Cergy Paris Université.
Christophe Niewiadomski est professeur des universités en sciences
de l’éducation à l’université de Lille. Rattaché au laboratoire CIREL
(Centre Interuniversitaire de Recherche en Éducation de Lille), il
288 - est par ailleurs membre fondateur du RISC (Réseau International
de Sociologie Clinique) et du CIRBE (Collègue International de
Recherche Biographique en Éducation). Ses travaux visent à poser
les bases d’une clinique narrative et éducative en sciences humaines
et sociales en interrogeant la spécificité de la recherche biographique
dans les domaines de la formation des adultes, du milieu socio-
éducatif et de la santé.
Paul Orly est professeur en sciences de l’éducation et de la formation
au sein de l’Unité de Recherche Formation & Apprentissages
Professionnels de l’université Bourgogne Franche Comté, Institut
Agro Dijon.
Marion Paggetti est psychomotricienne, docteure en Sciences
de l’éducation et de la formation et assistante d’enseignement et
de recherche à l’Institut Agro Dijon. Ses travaux concernent le
champ des sciences de l’éducation et de la formation des adultes.
Ils privilégient une approche par l’analyse de l’activité à des fins de
formation, de professionnalisation et de construction de l’expérience
des sujets.
Maude-Émilie Pépin est travailleuse sociale et docteure en
gérontologie à l’Université de Sherbrooke, Canada. Son champ
de recherche est celui des savoirs professionnels émergents des
travailleuses sociales œuvrant en Groupe de médecine de famille sous
l’angle de l’intervention auprès des personnes atteintes de troubles
neurocognitifs majeurs.
Marcelo Ricardo Pereira est psychanalyste et professeur à la
faculté d’éducation de l’université fédérale de Minas Gerais, Brésil.
Ses thèmes de recherche portent sur les études psychanalytiques,
les questions d’éducation et de politique. Il explore le malaise et
les symptômes contemporains des enseignants, des enfants et des
adolescents à l’appui des concepts et méthodes de la psychanalyse
et de la socio-éducation. http://lattes.cnpq.br/5930249513804294
Thérèse Perez Roux est professeure en sciences de l’éducation
au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique,
Éducation et Formation – LIRDEF EA3749, de l’université Paul
Valéry Montpellier 3. Elle est spécialiste de questions concernant
les identités professionnelles et le rapport au métier des acteurs de
l’enseignement, de l’éducation et de la formation. - 289
Thierry Piot est professeur des universités émérite en sciences de
l’éducation au Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand
en Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454, de l’université
de Caen Normandie. Son champ de recherche concerne l’analyse
de l’activité et le développement professionnel dans les métiers de
services adressés à autrui : enseignement, formation des adultes,
intervention sociale, soin, animation, conseil, accompagnement…
Sébastien Ponnou est psychanalyste et professeur en sciences de
l’éducation à l’université Paris 8 (Centre Interdisciplinaire Recherche,
Culture, Éducation, Formation, Travail – Clinique de l’Éducation et
de la Formation, CIRCEFT – EA 4384). Ses travaux portent sur les
études psychanalytiques, les pratiques cliniques et les problématiques
de santé mentale, les institutions médicosociales et la formation des
travailleurs sociaux. Sébastien Ponnou dirige plusieurs recherches
portant sur les enjeux diagnostiques et thérapeutiques en psychiatrie
de l’enfant et de l’adolescent, via l’analyse des bases de données de
santé. Il est personnalité qualifiée auprès du Conseil de l’Enfance
et de l’Adolescence du HCFEA. Il est membre de l’Association
de la Cause Freudienne (ACF) en Normandie, Derniers ouvrages
parus : Ponnou, S., Briffault, X., et Chave, F. (Dir.) (2023). Le silence
des symptômes : enquête sur la santé mentale et le soin des enfants. Nîmes :
Champ social Éditions. Ponnou, S. (Dir.) (2022). À l’écoute des enfants
hyperactifs : le pari de la psychanalyse. Nîmes : Champ social Éditions.
Andry Rabazia est médecin généraliste et doctorant en sciences de
l’éducation au Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en
Éducation et Formation – CIRNEF, EA 7454, de l’université de
Caen Normandie.
Éric Saillot est professeur des universités en sciences de l’éducation
et de la formation (CIRNEF, UR7454, Université de Caen
Normandie). Ancien enseignant spécialisé, il mène aujourd’hui des
recherches dans le domaine de l’analyse de l’activité enseignante,
que ce soit avec l’approche de la didactique professionnelle, ou dans
une démarche clinique et ergonomique qui vise à comprendre les
préoccupations des acteurs du terrain.

290 - Régine Scelles est professeure de psychopathologie au Laboratoire


Clinique, Psychanalyse, Développement – CliPsyD, EA 4430,
de l’université Paris-Nanterre. Elle travaille principalement sur le
handicap de l’enfant, et l’impact de ce handicap au sein de la famille.
Laurence Thouroude est maîtresse de Conférences en sciences
de l’éducation à l’université de Rouen depuis 2003, et membre
du CIRNEF (Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en
Éducation et Formation). Ses recherches portent sur l’enfance en
difficulté et en situation de handicap, l’éducation spécialisée, les
conflits et violences en milieu scolaire. Elle travaille actuellement
à l’élaboration d’une posture éducative préventive des handicaps et
des violences en milieu scolaire, autour du concept d’entre-deux.
Stéphane Tregouët est cadre infirmier, doctorant en sciences de
l’éducation au sein de l’équipe Savoir, Rapport au Savoir et Processus
de Transmission (SRSPT) du Centre de Recherches Éducation et
Formation - CREF, EA 1589 de l’université Paris Nanterre.
Guy de Villers est docteur en philosophie et professeur émérite
de l’Université catholique de Louvain (UCL) à Louvain-la-Neuve
(Belgique). Il est membre de l’Institut IACCHOS du Secteur des
Sciences humaines de l’UCL (Institute of Analysis of Change in
Contemporary and Historical Societies). Il est également membre de
l’Association Internationale des Histoires de Vie en formation et de
Recherche Biographique en Éducation (ASIHVIF-RBE) (France).
Psychanalyste, il est membre de l’École de la Cause Freudienne
(ECF) à Paris, de l’Association de la Cause Freudienne en Belgique
(ACF Belgique) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse
(AMP). Ses publications et travaux concernent la philosophie
de l’éducation et de la famille. Comme enseignant, praticien et
chercheur en histoire de vie, il a développé une réflexion sur les
fondements anthropologiques, épistémologiques et éthiques de la
démarche autobiographique. Ses derniers travaux mettent l’accent
sur la tension entre la dimension identitaire et celle de la subjectivité.
Richard Wittorski est professeur à l’université de Rouen Normandie,
directeur du CIRNEF Rouen (Centre Interdisciplinaire de Recherche
Normand en Éducation et Formation) et du Groupement d’Intérêt
Scientifique (GIS) Hybrida IS. Ses travaux portent sur les rapports
entre travail, formation et professionnalisation.
- 291
Partenaires et financeurs

292 -
- 293
Mise en page et suivi de fabrication
Champ social éditions
0618894279 / contact@champsocial.com
Achevé d’imprimer en France sur les presses
de
SEPEC
Imprimeur & Relieur,
ZA Les Bruyères - 01960 Péronnas

Certification qualité environnement


- imprim vert, certifiée Pefc;
294 - - une faible empreinte carbone: le choix de fournisseurs papier est
exclusivement français, les marchandises se fabriquent et circulent
en interne sur un seul et même site et sont expédiées du centre de
l’Ain ;
- concernant la mise sous film, il s’agit de polyoléfine, une matière
qui propose actuellement la plus haute qualité environnementale
tout en répondant à la fonction technique de protection et d’em-
ballage.

Dépôt légal : janvier 2024

Mise en page et suivi de fabrication


Champ social éditions
0618894279 / contact@champsocial.com
Achevé d’imprimer en France sur les presses
de
SEPEC
Imprimeur & Relieur,
ZA Les Bruyères - 01960 Péronnas

Vous aimerez peut-être aussi