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“Ceux qui ont dit non”

Une collection dirigée par Murielle Szac.

Illustration de couverture : François Roca

Éditorial : Isabelle Péhourticq assistée de Fanny Gauvin


Directeur de création : Kamy Pakdel
Directeur artistique : Guillaume Berga
Maquette : Christelle Grossin
© Actes Sud, 2008, 2015 – 978-2-330-00674-7
Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse

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Le jour où Marc Schoelcher décida d’envoyer son deuxième fils aux
Amériques pour y faire du commerce de porcelaines, il ne se doutait pas
qu’il allait faire naître une vocation.
1. Le voyage

Janvier 1828.

Victor quitte Paris, les malles pleines de porcelaines estampillées


“Schoelcher”, une marque connue et appréciée, qui a fait de son père, Marc,
le plus célèbre porcelainier de Paris, et du magasin des Grands Boulevards
l’un des dix commerces les plus importants de la capitale. Il dit adieu à sa
mère, une femme très pieuse et de haute vertu qu’il aime profondément. Il
laisse son père, un bourgeois dur en affaires mais fantasque et imprévisible,
un antimonarchiste déçu par la Révolution de 1789.
Victor n’a pas encore vingt-quatre ans et il est heureux de partir. Ce voyage,
c’est une aventure. La première, la vraie. Le jeune homme piaffe
d’impatience à l’idée de découvrir les pays du bout du monde, là-bas de
l’autre côté de l’Atlantique. En regardant s’éloigner les côtes de France, sur
le pont du navire qui l’emmène au Mexique, il se remémore les dix années
qui viennent de s’écouler. Celles qui le séparent du jour où il a claqué la
porte du lycée Louis-le-Grand parce qu’il ne supportait plus l’excès de
pratiques religieuses qu’on lui imposait. Il n’avait que quinze ans mais c’est
à cette époque qu’il a compris qu’il était un “enragé républicain” et que,
toute sa vie, il combattrait le despotisme, que celui-ci ait le visage d’un roi
ou d’un empereur, les traits de Louis XVIII ou de Napoléon.
C’est aussi dans ces années-là qu’il a rejoint une famille de pensée dans
laquelle il allait découvrir les valeurs qui baliseraient sa vie : la liberté, la
solidarité, la fraternité, l’égalité… Cette famille, c’est la Compagnie
franche des écoles, une société secrète franc-maçonne.
Le navire est loin maintenant. Victor n’aime pas l’océan. Le voyage est
épouvantable. Entre deux malaises et entre deux tempêtes accompagnées de
redoutables orages, il lit des ouvrages en espagnol et se documente sur
l’histoire du Mexique. Toujours consciencieux et sérieux, Victor ! La
traversée est longue. Dans sa cabine, il a largement le temps d’écrire des
lettres. L’une est adressée à son ami Auguste Blanqui avec qui il a refait le
monde maintes et maintes fois. En se relisant, Victor revoit le jour où
Blanqui, regardant ses vêtements, lui a lancé d’un ton moqueur : “Tu ne
seras jamais républicain !
– Et pourquoi ? lui a-t-il répondu. – Parce que tu n’as pas de clous à tes
souliers.”
Victor en convient : il est un bourgeois. Aujourd’hui encore, il porte cette
tenue sobre qui ne le quitte jamais : une longue redingote noire boutonnée
jusqu’au cou, le collet rabattu sur un col satin noir, de grandes manchettes
aux poignets, un chapeau à large bord. Pas très gai, tout cela ! Rien à voir,
en tout cas, avec ces gandins qui se pavanent dans les rues de Paris avec
leurs tenues excentriques, redingotes cintrées et gilets de velours
flamboyants, mais qui n’ont rien dans la tête. Mais c’est comme ça qu’est
Victor, et c’est dans ces vêtements qu’il se sent bien. Blanqui a beau dire le
contraire, Victor est républicain. Avec ou sans clous à ses souliers. Un vrai
de vrai. Un enragé.

Le bateau navigue depuis plusieurs jours sur la mer grise et agitée. Victor le
pressent : ce voyage ne sera pas celui que son père a imaginé. Après trente-
cinq jours de traversée – enfin, le cauchemar se termine ! –, la terre
d’Amérique apparaît. C’est le Mexique.
Les passagers débarquent dans le port de Veracruz. Victor n’a qu’une hâte :
expédier aux adresses indiquées les porcelaines dont il a la charge, et
explorer le pays. Il commence par se rendre à Mexico où il observe, écoute,
prend des notes. “Une des plus belles cités qu’on puisse voir”, écrit-il dans
une lettre. Mais, très vite, il y trouve la vie monotone. Alors, il reprend la
route et il visite quelques pueblos, une manufacture de tabac, des mines
d’or…
Puis, voyageur boulimique, impatient de découvrir d’autres contrées, il part
pour l’île espagnole de Cuba.
C’est là que tout va commencer pour ce jeune homme, habitué à la vie
douillette d’un bourgeois aisé. Il découvre le malheur, un univers qu’il ne
connaissait pas, celui où les hommes ne se contentent pas d’exploiter
d’autres hommes, comme en Europe, mais où ils exercent sur eux un
véritable droit de propriété.

Deux jours après son arrivée à La Havane, il assiste à une scène qui va le
marquer à jamais. Chapeau de paille sur la tête, Victor s’apprête à visiter la
ville comme il l’a fait à Mexico. Au détour d’une ruelle, il tombe sur une
grande place grouillante de monde, bruyante, écrasée de soleil. Il est
intrigué par une forte agitation. Il s’approche, se frayant un passage dans la
foule. Plusieurs estrades sont dressées les unes à côté des autres. Sur l’une
d’elles, il la voit, debout. Quinze ou seize ans peut-être. Salement vêtue
mais très belle avec de très grands yeux noirs. Fière, droite, le regard fixe et
dur. À ses côtés, un petit homme – un Blanc – crie en grimaçant :
“Allons, messieurs ! Deux cents piastres la jolie négresse, bonne
blanchisseuse ! Deux cents piastres. Voyez, elle est jeune encore, bien saine,
très douce. Deux cents piastres ! C’est pour rien. Remarquez, messieurs,
comme elle est forte et bien portante !”
La fille ne bouge pas, indifférente à ce qui se passe autour d’elle. Des
hommes de bonne tenue, richement vêtus, s’approchent, montent sur
l’estrade, tâtent ses bras, ses jambes, regardent ses seins, la tournent et la
retournent, lui ouvrent la bouche pour examiner ses dents… L’un d’eux
lance au vendeur : “Cent piastres.” Les deux hommes discutent. Le ton
monte, un chiffre claque : “Cent quatre-vingts !” Puis un autre : “Cent
vingt. – Cent soixante.” Le petit homme cède. La fille part pour cent
cinquante piastres. L’acheteur fait venir un grand Noir qui passe une chaîne
au bras de la jeune fille. L’esclave emmène l’esclave. La fille appartient
désormais à l’homme blanc.
Victor est comme paralysé au milieu de la place brûlante. Il est seul, il se
sent inutile, il se sait impuissant. Ridicule même. “Cette fille, humiliée,
traitée comme un vulgaire objet, comme sur un marché aux chevaux,
vendue comme un bœuf. Comment est-ce possible ?”, pense-t-il. Tête
baissée, gorge nouée, il s’éloigne pour cacher son dégoût et sa honte…

Ce soir-là, dans sa chambre d’hôtel, il écrit sur ses carnets tout ce qu’il a vu,
dans le détail, essayant de ne rien oublier, et en y ajoutant ses
commentaires. La nuit, le sommeil ne vient pas. Alors, à la lueur de la
bougie posée sur sa petite table de travail, il fait le serment, lui, Victor
Schoelcher, fils de Marc et de Victoire, que toute sa vie, il dénoncera
l’esclavage et agira pour qu’il disparaisse. À jamais…
Victor veut comprendre et décide d’en savoir plus. Mais pour cela, il doit
ravaler sa colère et prendre le temps d’écouter ceux qui achètent les
esclaves. Les jours suivants, il se rend dans la bonne société de La Havane
où il rencontre des hommes riches et puissants qui ont bâti leur fortune sur
le commerce humain. Avec le calme et la courtoisie dont il ne veut jamais
se défaire, Victor écoute mais ne peut s’empêcher de leur faire part de ses
réflexions. Et ces hommes, une fois passée la surprise d’entendre un jeune
Blanc de bonne famille parler ainsi, lui répondent, comme une évidence,
que “tel est le destin des nègres” et qu’ils “ne méritent pas d’autre vie tant
ils sont paresseux, lâches, violents, voleurs…”.

Ce que Victor va découvrir quelques jours plus tard dans les campagnes de
Cuba est pire encore. Il va plonger au plus profond de l’horreur.
Le fouet, tout d’abord. Le fouet qu’on utilise à la moindre résistance ou
pour un travail jugé mal fait. Victor entend parler des propriétaires qui font
punir les esclaves dont ils sont mécontents. Conduits dans des geôles
obscures et humides, ils reçoivent chaque matin plusieurs coups de fouet à
gros nœuds, avec une minutieuse régularité. Certains en meurent. Et ceux
qui ne meurent pas gardent dans leur chair à vif d’horribles taillades.
Il y a le fouet, mais aussi la nourriture, insuffisante et dégoûtante, et le
travail qui n’en finit jamais, et les taudis dans lesquels on entasse les
femmes, les enfants, les hommes, avec pour seul lit trois planches et une
couverture sale sur des tréteaux, et les chaînes qui ôtent toute dignité à
l’être humain…
Impossible de garder tout cela pour soi. “Je dois dire à tout le monde ce que
j’ai vu”, note-t-il dans son carnet. Alors il écrit un article qu’il intitule “Des
Noirs”, dans lequel il fait des propositions : il parle d’émancipation
progressive des esclaves (“pas avant quinze ou vingt ans, le temps que les
Noirs acquièrent une instruction suffisante”), de suppression de la traite, et
il proclame une “alliance de tous les peuples qui déclareront la traite abolie
pour toujours”. Il envoie son texte au rédacteur en chef de La Revue de
Paris – un ami – qui le publiera plus tard, en novembre 1830.

Victor est parti depuis maintenant dix-huit mois. C’est long. Il lui faut
rentrer, retrouver l’Europe, sa famille, les porcelaines Schoelcher, affronter
de nouveau l’océan…

Intermède

Victor était parti représentant de commerce chargé de prospecter le marché


mexicain, il est revenu révolté par ce qu’il a vu : le système esclavagiste
dans les sociétés coloniales. Il est revenu abolitionniste.
Le voyage aux Amériques a fait de lui un jeune homme plus mûr. Un
adulte. Le voyage a fait jaillir quelque chose de nouveau en lui, et à un ami
qui le lui fait un jour remarquer, il répond : “C’est la passion pour la liberté,
la sympathie pour tout ce qui souffre.”
2. Le livre

Ce jour-là, à l’heure où les Parisiennes et les Parisiens flânent boulevard de


Gand et Chaussée d’Antin, Victor déguste un thé d’Inde dans un salon où il
a ses habitudes, rue de la Pépinière. C’est là qu’il a rencontré Hector
Berlioz, Franz Liszt, Frédéric Chopin, des compositeurs avec lesquels il se
sent bien et dont la musique le fascine. Aujourd’hui, c’est avec l’écrivain
Eugène Sue qu’il devise joyeusement. Eugène Sue est en train de devenir
l’un de ses plus proches amis.
Victor serait-il devenu un mondain parisien, plus intéressé par les potins
que par les Amériques, les Noirs et l’esclavage ? Non. Il n’a rien oublié.
Mais il préfère ne pas se lancer tout de suite dans le combat. Il veut prendre
son temps, lire, s’informer, se documenter…
Souvent, la nuit, de retour d’une soirée, il réfléchit à ce qu’il a vu là-bas et à
ce qu’il pourrait faire maintenant. Il suit avec intérêt ce qui se passe en
Angleterre, pays qui a fait le choix de libérer tous les esclaves de la
Couronne. “Décidément, les Anglais vont plus vite que nous !”, se dit-il.
Victor se sent aussi attiré par les idées nouvelles, par le socialisme surtout,
qui promet une société dans laquelle tous les hommes vivront une fraternité
universelle.

Mondanités, réflexions, écrits… Ainsi va la vie de Victor Schoelcher, quand


un événement survient qui va tout changer. Le 4 octobre 1832, son père
meurt du choléra. Victor a du chagrin, même s’il trouvait cet homme –
certes brillant, et parfois drôle – souvent insupportable.
Il a vingt-huit ans. Il a deux frères : l’aîné, Marc-Antoine, officier du Génie,
et le cadet, Jules, parti à la Réunion. Aucun des deux ne peut et surtout ne
veut reprendre l’entreprise familiale. De toute façon, son père avait prévu
que le commerce de porcelaines reviendrait à Victor. Il avait plusieurs fois
tenté de l’associer aux affaires, et c’est pour cette raison qu’il l’avait envoyé
au Mexique… Quel cadeau empoisonné ! Victor se révèle un piètre
commerçant. Il ne sait ni acheter, ni vendre, ni administrer. Cela ne
l’intéresse pas. Il préfère parler musique, politique, littérature.
Alors l’héritier renonce et, avec l’accord de sa mère, liquide l’entreprise. La
vente des porcelaines Schoelcher lui rapporte de l’argent, beaucoup
d’argent. Victor est désormais suffisamment riche pour ne pas travailler,
pour voyager, collectionner les beaux livres, les manuscrits et les
instruments de musique, et même pour financer des journaux.
Mais, surtout, il peut enfin accomplir ce rêve qui ne l’a jamais quitté depuis
qu’il est revenu de Cuba : écrire un ouvrage sur l’esclavage. Le temps est
venu de mettre sur le papier ses idées et les connaissances qu’il a
accumulées pendant ces trois années de silence. Le temps est venu d’agir.

Victor se met au travail, tous les jours pendant des semaines et des
semaines, avec la frénésie et l’obsession de ceux qui veulent mener à bien
un projet. Sa pensée se construit au fur et à mesure qu’il écrit, au fil des
mots, des pages, des chapitres. Il revient sur les idées des anti-
abolitionnistes anglais, il réaffirme sa préférence pour une abolition
progressive de l’esclavage, seule condition, selon lui, pour éviter une
flambée de violence… Victor consacre aussi de nombreuses lignes à
expliquer qui sont les Noirs. Non, ils ne sont pas mauvais par nature : s’ils
se montrent parfois violents, c’est à cause du traitement infligé par leurs
maîtres. Non, ils ne sont pas paresseux : à la moindre pause non autorisée,
c’est le fouet. Non, ils ne sont pas féroces : s’ils l’étaient, cela ferait bien
longtemps qu’ils se seraient révoltés et qu’ils n’auraient fait qu’une
bouchée de leurs bourreaux… Il le répète, avec force et conviction : les
Noirs sont des hommes et, en tant qu’hommes, ils sont et doivent être nos
égaux !

Mais Victor est un homme réaliste. Il sait que ces belles idées ne suffiront
pas à convaincre les colons esclavagistes. Ces gens-là n’ont que faire des
grandes envolées humanistes. Du coup, Victor avance d’autres arguments,
économiques ceux-là. C’est sur ce terrain qu’il compte bien clouer le bec à
ses adversaires. Réfléchissez bien, leur suggère-t-il : l’esclavage est
contraire à tous vos intérêts. Celui qui a des esclaves n’achète pas de
machines pourtant beaucoup plus productives, il limite donc sa capacité de
production et gagne moins d’argent. L’esclavage est un frein au progrès.
Qui sait ? L’argument peut faire mouche !

Le grand ouvrage abolitionniste prend forme. Il est documenté,


intransigeant, précis, à l’image de son auteur. Intitulé De l’esclavage des
Noirs et de la législation coloniale, il est publié en 1833. C’est un livre
important mais il ne connaît qu’un succès très limité. Pourtant, il fait
scandale dans les milieux conservateurs et chez les colons. Quoi qu’il en
soit, sa publication permet aux idées abolitionnistes de gagner du terrain. Et
c’est ce qui compte pour Victor. En avril 1834, une Société pour l’abolition
de l’esclavage voit le jour. On y retrouve des gens venus de tous les
horizons, des républicains et des monarchistes. Et on y croise quelques
célébrités de l’époque : l’avocat et journaliste Ledru-Rollin, l’historien et
magistrat Alexis de Tocqueville, le général La Fayette, le poète Alphonse
de Lamartine… Mais point de Schoelcher. Victor tient trop à sa liberté et à
son indépendance pour rejoindre une telle association, et il se méfie de ces
intellectuels qui parlent, parlent et qui agissent peu.

– Quel intérêt avez-vous à vous occuper de ces Noirs ? lui demande un soir
son ami Eugène Sue.
– Aucun, cher ami. Aucun intérêt et je m’étonne que vous me posiez cette
question, répond Victor. Si je me bats, c’est que j’ai encore dans les yeux ce
que j’ai vu aux Caraïbes. Ça m’obsède. L’esclavage est la plus grave
atteinte que je connaisse à la dignité de l’homme…
Et Victor se lance dans un long plaidoyer. Eugène ne parvient plus à
l’interrompre.
– La société peut guérir ses plaies ; il faut que chacun se charge d’un mal
pour le combattre pied à pied. J’ai pour ambition de provoquer
l’émancipation de nos frères, les hommes noirs, et je veux travailler à
défendre les intérêts du pauvre, du prolétaire, des classes laborieuses, des
opprimés. Victor reprend à peine son souffle et continue.
– Chaque homme, pour se gouverner dans la vie, se crée une loi, une
doctrine. Il se dote d’une sorte de boussole morale qu’il regarde à mesure
qu’il avance. Ma boussole est dans l’un des deux mots : liberté, justice.
Vous comprendrez, Eugène, que je ne puisse pas rester sans rien faire.
N’êtes-vous pas d’accord ?
Eugène ne dit rien. En fait, il a la tête ailleurs. Il vient de publier sa
Salamandre et il a le nez dans ce qui va être l’œuvre de sa vie. Il a déjà le
titre : Les Mystères de Paris. Alors, les Caraïbes, l’esclavage, la boussole…
Tout cela lui paraît bien loin. Après quelques longues minutes de réflexion,
il le regarde et lui dit :
– Vous me paraissez bien seul, Victor, à défendre ces nègres !
– Détrompez-vous, Eugène. L’idée fait son chemin, et pas seulement dans
ce salon. On parle d’abolition à l’Assemblée, dans les journaux… Eugène
Sue l’interrompt.
– Peut-être, mais rien ne bouge vraiment. Il y a toujours des esclaves,
toujours le fouet, toujours la traite.
Pas besoin de le lui dire. Victor le sait : l’abolition est encore loin. Mais ce
n’est pas cela qui va le décourager et, ce même soir, en rentrant chez lui, à
quelques pas d’ici, il prend une décision : publier un deuxième livre, qu’il
veut plus important, plus abouti, plus audacieux encore que le premier.
Enfoncer le clou.

Quelques semaines plus tard, quand il écrit le dernier mot d’Abolition


immédiate de l’esclavage : examen critique du préjugé contre la couleur
des Africains et des sang-mêlé puis qu’il relit l’ensemble de son texte, il
comprend qu’il vient de rédiger un véritable brûlot. Il ne parle plus
d’émancipation par étapes, mais d’émancipation immédiate. Ce n’est pas
tout : il dénonce ce qu’on appelle alors le “préjugé de couleur” et qu’on
nommerait aujourd’hui “racisme”.
L’ouvrage est édité en 1840. Les réactions ne se font pas attendre. Les
partisans de l’esclavage crachent leur bile avec haine dans les journaux. Un
colon suggère : “Les choses ont changé en Martinique et en Guadeloupe.
Alors, vous qui criez si fort, venez donc visiter les Antilles.”
Chiche ! Victor le prend au mot et il décide de repartir pour l’Amérique.

Intermède

Victor Schoelcher s’est confié une mission. Seul ou avec des disciples
(qu’importe !), il va mener à bien cette “grande fortune” pour laquelle il ne
faut que du cœur et du dévouement : l’abolition de l’esclavage. Coûte que
coûte.
3. Le deuxième voyage

Le 18 mai 1840, Victor est au Havre, sur le Bélisaire. Le 7 juin, il arrive à


Saint-Pierre, en Martinique. Enfin la terre ferme ! Comme en 1829, la
traversée a été éprouvante. Ce fichu mal de mer !
À bord, parmi les passagers, Victor a retrouvé une connaissance, un ancien
élève de Louis-le-Grand, Adolphe de Périnelle. Périnelle est un colon de la
Martinique des plus respectés. Les deux hommes s’entretiennent de
l’esclavage, tentant en vain de se convaincre l’un et l’autre, avec courtoisie
et respect comme il se doit entre gens de bonne éducation.
– Vous imaginez bien, Victor, que l’accueil à Saint-Pierre sera glacial. Vous
n’êtes pas le bienvenu. Mais c’est avec plaisir que je vous ouvre ma
demeure. Vous pourrez y rester le temps qu’il vous sera nécessaire. Et je me
ferai un plaisir de vous introduire dans les meilleures maisons de l’île.
Quelle aubaine ! Victor ne peut pas rater cette occasion inespérée d’entrer
dans la société coloniale martiniquaise.

Ami de Périnelle, Victor n’a aucun mal à se faire inviter dans les dîners
chic. Un soir, un colon lui lance, une coupe de champagne à la main :
– Nos esclaves ne sont pas si malheureux, vous savez. Les choses se sont
beaucoup améliorées ces dernières années.
– Je vous crois, répond Victor, un bref moment ébranlé par l’argument.
Mais, très vite, il ajoute, impavide et toujours courtois :
– Le principe de l’esclavage, lui, demeure ! Là est tout le crime.
– Et alors ! rétorque le colon avant de tourner les talons. Les Noirs ne sont
même pas conscients de leur état.
C’est à ce moment qu’un autre propriétaire, plus agressif celui-là,
l’apostrophe, le regard brouillé par la haine et par l’alcool dont il a
largement abusé :
– Tous les abolitionnistes – et vous en faites partie, monsieur – sont des
imbéciles ignares ou, pire encore, des fourbes vendus aux betteraviers trop
heureux de trouver des naïfs qu’ils peuvent manipuler pour mettre la main
sur le marché du sucre…

Aucun de ces hommes ne peut imaginer une seconde que c’est le


désintéressement qui guide l’action de Victor. Rien d’autre.

N’ayant plus rien à faire dans ces maisons, Victor rentre chez Périnelle. Une
fois dans sa chambre, il note ce qu’il a entendu sur le cahier à couverture
noire qui ne le quitte jamais. Il y raconte aussi ce qu’il a vu dans les rues de
Saint-Pierre, et ce que les colons ont bien voulu lui montrer de leurs
exploitations. “Les esclaves sont employés par brigades de quinze ou vingt
sous la surveillance de contremaîtres qui les contiennent avec un énorme
fouet toujours agité (…). Voilà la vie d’esclave, froide, machinale,
abrutissante, vile, monotone, sans passé pour réfléchir, sans avenir pour
rêver, n’ayant que le présent toujours armé d’un fouet ignominieux.”
Le fouet. L’image lui revient, la nuit, dans ses cauchemars, comme lors de
son premier voyage à Cuba. Le claquement sec, et les blessures de sang
gravées à jamais dans le dos des femmes. Jusqu’à vingt-neuf coups ici, en
Martinique. Beaucoup plus, sans aucune limite, lui a-t-on dit, en Guyane.
Jusqu’à la mort.

Victor n’en peut plus de cette société d’injustice, de ces colons qui se
complaisent dans leurs certitudes et dans leurs privilèges. Il ne comprend
pas pourquoi les esclaves ne réagissent pas, alors qu’il sent en eux les
germes de la révolte. “Privés de nourriture, épuisés, déchirés sous le fouet le
plus cruel, leur calme, leur œil sec, leur figure impassible, l’expression de
leurs traits infernalement satiriques au milieu des plus atroces douleurs vous
prouvent qu’ils sont plus forts que la barbarie même”, écrit-il.

Au printemps 1841, il embarque pour la Dominique, Antigua, Porto Rico,


Haïti. Il espère y enrichir ses connaissances, recueillir d’autres
informations, d’autres témoignages. En fait, ce voyage ne lui apporte pas
grand-chose. Il ne lui reste plus qu’à rentrer. Il a noirci des feuilles et des
feuilles de notes. Il est aujourd’hui convaincu que l’abolition ne peut plus
attendre. Il faut agir. Et c’est à Paris qu’il sera le plus utile…

Intermède

Été 1841. La France est en pleine mutation. Quelque chose est en train de
changer. La classe ouvrière bouge et s’exprime. On découvre à quel point
elle vit dans la misère.
Les années passent. Victor écrit de nouveaux ouvrages et il voyage encore,
en Égypte notamment et, en 1848, au Sénégal.
4. L’abolition

Paris, le 3 mars 1848.

Victor est rentré depuis quelques semaines. Son périple africain n’a pas été
d’une grande utilité. Épié par les gens du gouverneur du Sénégal, suivi pas
à pas dans chacune des villes et chacun des villages qu’il a visités, il n’a vu
que très peu de choses. “Ce voyage était-il bien nécessaire ? se demande
Victor. N’aurais-je pas dû rester en France, être là pour vivre les
bouleversements qui se sont accomplis durant mon absence ?”
Bouleversements. Le mot est bien faible pour évoquer la chute de Louis-
Philippe. La chute du roi.
Le 25 février 1848 au matin, la France a en effet tourné la page de la
monarchie : elle est entrée dans la Deuxième République. La république, cet
idéal auquel Victor aspire depuis si longtemps, est enfin là.

Victor arrive chez lui, rue de Rochechouart, de retour d’une de ces longues
promenades qu’il aime faire sur les boulevards parisiens. Les badauds du
quartier ont pris l’habitude de croiser ce bourgeois solitaire. L’homme est
grand, long, maigre, chauve, le visage en lame de couteau, le nez fin et
recourbé, les lèvres minces, une barbe en collier sous un menton pointu. Ses
éternels vêtements noirs le font ressembler à un pasteur anglais. Dans les
salons où l’on aime parler des autres et de leur apparence, on le dit froid et
dur. Et l’on s’étonne que ce quadragénaire soit encore célibataire…
C’est une apparence qui cache une bonhomie, de la finesse, un humour
mordant. Victor en est conscient. Personne ne le connaît vraiment. Il ne dit
rien de sa vie privée. Et il n’a aucunement l’intention de se dévoiler. Ce qui
compte, c’est son combat. Rien d’autre.

Une lettre l’attend sur le guéridon de l’entrée. Il repère tout de suite l’en-
tête : “Ministère de la Marine et des Colonies”. Pas de doute, il se passe
quelque chose. Calmement, il se dirige vers son bureau, s’assoit, saisit son
coupe-papier et ouvre délicatement l’enveloppe avec le respect qu’on doit à
un courrier officiel qui, de surcroît, vient d’un ministère de la toute jeune
république. Quelques mots seulement sont griffonnés à la main sur le papier
blanc. Victor lit. “Venez. J’ai besoin de vous.” Signé : François Arago.
Victor connaît Arago. Il l’a déjà croisé dans les salons littéraires qu’il
fréquentait avant ses voyages. Il connaît les convictions républicaines,
sincères et solides de cet astronome, député de gauche des Pyrénées-
Orientales.
De quoi d’autre que de l’abolition pourrait lui parler Arago ? Son heure
serait-elle enfin venue ?
Sans plus attendre, il fait porter un mot au ministre, lui indiquant qu’il se
tient à sa disposition. Par retour, Arago lui donne rendez-vous pour le soir
même.

Le ministre l’accueille chaleureusement. Il le fait asseoir dans son bureau,


lui demande de ses nouvelles, s’inquiète de sa santé (en Afrique, Victor a
contracté des fièvres qui l’ont épuisé, il est rentré malade), le fait parler de
son dernier voyage. Victor voit bien que le ministre hésite à en venir au fait.
Qu’il tourne autour du pot. Enfin, Arago se lance.
Et il raconte, d’un ton hésitant, comment les colons et les planteurs font
déjà pression sur lui, ministre de tutelle, pour qu’on ne touche pas à
l’esclavage, prédisant, si l’abolition devait être décrétée, chaos économique
et ruine…
– Que leur avez-vous répondu ? demande Victor. Arago hésite encore plus,
détourne son regard et avoue :
– Je leur ai promis un ajournement de l’émancipation. Il n’y a rien d’autre à
faire.
Victor est atterré. Tous ses espoirs s’écroulent. Trahison ! Comment la
République peut-elle lui faire cela ? Sa première pensée est de tout laisser
tomber. De rentrer chez lui, de s’occuper de ses livres et de ses collections.
De ne plus rien avoir à faire avec ces républicains d’opérette qui le
déçoivent tant. Mais il n’est pas homme à renoncer. Il réagit, comme
toujours. Et il lance à François Arago, médusé :
– L’abolition, c’est tout de suite ou ce ne sera jamais.
Le ministre n’a pas le temps de répliquer, Victor se lève et ajoute :
– Si on n’agit pas tout de suite, ce sera la révolution dans les colonies. La
violence et le sang. Et votre gouvernement pourrait ne pas s’en relever.
Victor est en sueur, il tremble. Il se rassoit.
Un silence pesant s’installe dans le bureau du ministre. Arago et Schoelcher
se regardent quelques secondes. Puis le ministre tend un papier et une
plume à Victor.
– Écrivez ! lui ordonne-t-il.
Victor surmonte son étonnement et écrit sous la dictée : “Le Gouvernement
provisoire de la République considérant que nulle terre française ne peut
plus porter d’esclave…” Victor marque une pause, regarde Arago qui lui
fait signe de continuer. Ce n’est pas un rêve. C’est lui, Victor Schoelcher,
l’abolitionniste, quasi découragé il y a quelques minutes, lui, le républicain,
qui écrit ces mots : “plus d’esclave”.

Arago poursuit. Et Victor note fidèlement : “Il décrète : une commission est
instituée auprès du ministre provisoire de la Marine et des Colonies pour
préparer dans le plus bref délai l’acte d’émancipation immédiat dans toutes
les colonies de la République.”

Cette nuit du 3 au 4 mars 1848 est historique. La route de l’émancipation


est ouverte, et tout va aller très vite désormais. Dès le lendemain, Victor est
de nouveau convoqué au ministère, dans le bureau d’Arago. Sont présents
Lamartine, Ledru-Rollin, Louis Blanc et d’autres, tous membres du
gouvernement provisoire. Les présentations sont inutiles. Victor connaît
tous ces hommes, il les a souvent côtoyés dans les salons parisiens.
D’emblée, il prend la parole.
– Le temps presse, citoyens ! Si nous attendons que l’Assemblée
constituante se réunisse pour débattre de l’abolition, tout risque d’être
compromis. Cette fois, nous n’avons pas le droit d’échouer !
Il se tourne alors vers François Arago qui approuve sans hésiter et déclare :
– Citoyens, messieurs, je vous propose d’approuver et de signer ce
document. Pas un nom ne doit manquer.
Chacun des ministres présents appose sa signature au bas de la déclaration.
Le lendemain, le texte paraît dans Le Moniteur. Ce même jour, François
Arago reçoit à nouveau Victor.
– Cher ami, lui dit-il, j’ai décidé de vous nommer sous-secrétaire d’État
chargé des colonies et des mesures relatives à l’abolition de l’esclavage.
Victor n’est pas surpris, mais quel bonheur et quelle fierté !
– C’est le plus grand honneur que j’aie reçu de ma vie, répond-il à François
Arago.
Le ministre n’en a pas terminé.
– Je vous nomme également président de la commission chargée de
préparer l’émancipation des esclaves.
Et il lui tend une lettre sur laquelle Victor lit : “Moi, François Arago,
ministre provisoire de la Marine et des Colonies, délègue au citoyen
Schoelcher tous mes pouvoirs pour régler l’affaire des colonies et de
l’émancipation.”

Victor a carte blanche. La République compte sur lui pour régler le


problème, et vite. Alors, dès le lendemain, il met la commission au travail.
Jusqu’au 15 avril, ses membres vont se retrouver chaque jour et œuvrer à la
rédaction d’une législation coloniale nouvelle. Pour Victor, les choses sont
claires et rien ne pourra désormais l’empêcher de mettre ses idées en
application. Son programme est prêt depuis près de dix ans. Il a eu
largement le temps de le réfléchir, de le méditer, de le peaufiner, de
l’améliorer. Et sa force de conviction est telle qu’il n’a aucune difficulté à
rallier à ses opinions les six membres de la commission : Mestre, directeur
des colonies, un militaire, un avocat, un ouvrier horloger, deux citoyens.

Chaque jour donc, le petit groupe s’emploie à bâtir le décret d’abolition qui
sera présenté à la signature du gouvernement provisoire le 27 avril. Le texte
est clair et convaincant.
Il veut poser des valeurs fortes et dignes de la jeune république. C’est
Victor lui-même qui les énumère aux ministres.
“L’esclavage est un attentat contre la dignité humaine.”
“L’esclavage est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté,
Égalité, Fraternité.”
“L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions
françaises.”
Comment un gouvernement républicain pourrait-il refuser de signer un tel
document ? Victor est allé le plus loin qu’il lui était possible ; le pas
accompli est considérable : le droit à la liberté est reconnu aux esclaves.
Sans aucune restriction. Mieux : les Noirs deviennent des citoyens à part
entière.

“Tous, nous signons cet acte d’émancipation avec une émotion semblable à
celle qui nous avait saisis quand nous abolîmes la peine de mort en matière
politique”, déclare ce jour-là Louis Blanc à un Victor ému aux larmes.
Reste maintenant à s’assurer que le décret va bien devenir réalité. Victor
sait qu’au-delà de voter des lois, il faut les faire appliquer. En fait, il n’a
aucune confiance dans le personnel administratif installé depuis trop
longtemps dans les colonies et qui a tissé des liens avec les grands
propriétaires. Il décide donc de faire nommer certains des membres de la
commission aux fonctions de gouverneurs des Antilles. À eux de faire
appliquer la loi ! Les colons ne tardent pas à répliquer. Ils le font avec
violence et avec haine. Schoelcher est désormais l’ennemi, l’homme à
abattre. Victor n’en a cure. Il ne faiblit pas, d’autant que tout le
gouvernement le soutient et que François Arago lui rend régulièrement
hommage.
Là-bas, en Martinique, en Guadeloupe, et même plus loin en Guyane, son
nom devient, dès l’été 1848, l’objet d’un culte et d’une vénération que les
femmes et les hommes noirs doivent à leur libérateur.
Victor suit de près ce qui se passe dans les colonies : l’installation lente,
parfois difficile, d’une société sans esclaves. Chaque matin, ses
collaborateurs voient arriver cet homme de quarante-quatre ans, sobrement
mais élégamment vêtu, souriant mais toujours distant. Victor est resté
modeste. Il n’a aucun goût pour le pouvoir et s’il est là, au gouvernement,
c’est pour accomplir son œuvre. Rien d’autre. Il confie un jour à un
journaliste : “Je ne suis pas un grand esprit. Je serais heureux si ma vie
servait à prouver qu’un homme peut être quelqu’un sans posséder une
intelligence au-dessus de la moyenne, par la simple intégrité de sa manière
d’être, par la dignité de sa vie qui force le respect de ses concitoyens.”

Victor veut également consacrer une partie de son temps à la toute nouvelle
république. Il le dit et le répète à ses collègues ministres et à ses
collaborateurs : sa doctrine, c’est l’égalité entre les hommes qu’aucune
distinction physique, sociale ou de classe ne doit séparer. Seule la
république peut apporter aux hommes la solution à leurs problèmes car elle
détient le pouvoir d’accomplir les progrès. Il veut inscrire dans la réalité
politique les valeurs qu’il a toujours défendues : la démocratie et
l’humanisme. “Je veux lutter contre la misère pour que chacun ait une vie
digne, dit-il souvent. Je suis un humaniste qui rêve d’un socialisme du
cœur.”
Mais, en réalité, Victor enrage. Il enrage car il aimerait que tous les
républicains aient la même conception du monde et de la politique que lui.
Il est ulcéré que personne ne semble vouloir combattre les injustices encore
nombreuses. Celles infligées aux ouvriers, notamment.

En cette fin de printemps 1848, il sent que la révolution est fragile. Le


gouvernement provisoire, constitué dans la hâte, est sans expérience, sans
autorité, sans unité. Il n’a pas complètement démérité, et de nombreuses
réformes ont été engagées mais cela ne suffit pas. Les difficultés
économiques touchent les plus démunis, et le peuple, déçu, commence à
douter de ces nouveaux hommes politiques qu’il juge bien loin de ses
préoccupations.

Alors, ce qui devait arriver arrive. Les socialistes sont battus aux élections :
cent sièges de députés seulement contre trois cents pour les modérés. Victor,
qui s’est présenté à Paris, n’échappe pas à la débâcle. Il est battu. Éjecté du
pouvoir, plus de poste ministériel, pas de siège de député. C’est en simple
spectateur qu’il voit les espoirs de la révolution s’envoler.
Une chose est sûre : il a bien fait d’accélérer l’abolition de l’esclavage qui
n’aurait pas pu avoir lieu avec le nouveau gouvernement. Il a compris
qu’une des règles de toute révolution, c’est d’agir vite, dans les tout
premiers jours…

La défaite est cruelle, donc. De “bonnes âmes” sont là pour le lui rappeler.
Un journaliste, proche des thèses anti-abolitionnistes, a ces mots assassins,
destinés à l’anéantir : “Un abolitionniste sans emploi demande une place de
nègre !” Mais il en faut beaucoup plus pour terrasser Victor Schoelcher.

Intermède

Août 1848 : Victor est élu député de la Martinique à l’occasion des


premières élections libres, au suffrage universel, jamais organisées dans les
Antilles. Il peut de nouveau siéger là où se font les lois et participer à la vie
politique du pays. Ses premières cartouches, il les destine aux colons qui
mettent tout en œuvre pour paralyser les décrets d’application de l’abolition
aux Antilles. Si ceux-là ne se résignent pas à appliquer la loi, ils le
trouveront sur son chemin ! À ses côtés dans l’hémicycle, un autre député
nouvellement élu : le prince Louis Napoléon, neveu de l’Empereur, qui
deviendra, le 10 décembre, président de la République.
5. L’exil

Le mois de janvier est particulièrement froid à Londres. Cela fait près d’une
semaine qu’un épais brouillard s’est installé sur la capitale anglaise. Le
temps n’est pas propice à la promenade sur les bords de la Tamise. Mieux
vaut deviser en prenant le thé, bien au chaud, devant un feu de cheminée.
C’est ce que Victor a choisi de faire, ce jeudi de janvier 1852, à Cedar
House, la jolie maison où il vient d’emménager. Cedar House, “la maison
du cèdre”, en plein quartier de Chelsea, un joli coin de campagne.
Comme presque tous les jours, Victor reçoit. Ses invités apprécient son
hospitalité et la gentillesse d’Elisabeth Walker que Victor a engagée comme
gouvernante. Sa demeure est devenue le rendez-vous incontournable de
tous les réfugiés de Londres : Français, Italiens, Allemands… même si le
plus célèbre d’entre eux, Karl Marx, ne fera jamais partie des proches de
Victor.
Tous aiment cette demeure qui leur rappelle la France. Durant quelques
heures, ils y oublient l’exil. Pour beaucoup, la vie en Angleterre est
difficile. Trop de dépaysement, ce climat humide et triste, cette langue
compliquée, ces coutumes bizarres, et cette nourriture infecte ! Dieu, que la
France paraît loin ! Victor, lui, ne se sent pas étranger dans la capitale
anglaise qu’il connaît bien. Il parle parfaitement anglais et la vie
londonienne ne lui déplaît pas, loin de là. Des Anglais, il a le même aspect
froid, distant, une certaine raideur, de la réserve.
À aucun moment il ne regrette d’avoir choisi cette terre d’asile quand il a
fallu fuir Paris, après le coup d’État de Louis Napoléon. À Londres, il a
trouvé le temps et les appuis pour écrire un nouvel ouvrage-réquisitoire
contre le tyran, Histoire des crimes du Deux Décembre.
“Le 2 décembre est un accident malheureux, funeste, mais ce n’est qu’un
accident. La révolution n’est pas finie. Elle accomplira son œuvre : la
fondation d’une république démocratique, le meilleur des gouvernements”,
y écrit-il.

Victor n’a pas digéré le coup d’État du 2 décembre 1851, ce jour noir pour
la République, humiliée, salie, trahie, le pouvoir confisqué par le prince-
président…
Il a bien tenté de résister, avec Victor Hugo ; il a réclamé le départ de
Napoléon ; il a dressé des barricades dans les faubourgs. Rien n’y a fait. Il a
fallu fuir. Pour ne pas mourir.

De temps à autre, Victor reçoit des nouvelles de Paris. Là-bas, le sort des
exilés ne trouble pas la quiétude de Napoléon III. Solidement installé sur
son trône, il parade, fier de la place prépondérante que la France a reprise
sur la scène européenne, regonflé par l’essor économique que connaît le
pays. Victor en arrive parfois à se demander si l’Empire n’est pas installé
pour de longues années et à se dire que ses compagnons et lui ne sont pas
près de rentrer en France.

Un an après son coup d’État, l’empereur envoie un signe. Il prend


l’initiative d’un décret d’amnistie qui autorise les bannis à regagner la
France. Cette générosité a un prix. Ils peuvent rentrer mais à une condition :
qu’ils prêtent serment au régime.
Victor ne répond même pas. Pas question d’accepter que l’empereur inverse
les rôles et fasse amnistier ses propres victimes. “Depuis quand les
violateurs de la loi sont-ils autorisés à pardonner à ses défenseurs ?”, écrit-il
dans un courrier envoyé à Victor Hugo qui, lui, a choisi l’île de Jersey pour
vivre son exil. Les deux hommes correspondent régulièrement, essayant de
garder le contact, de garder espoir aussi. L’immense écrivain s’est toujours
trouvé aux côtés de Victor, le soutenant dans son combat pour
l’émancipation. Ensemble, ils ont tenté de faire abolir la peine de mort.
Aujourd’hui, ils se serrent les coudes dans leur exil respectif. Et pourtant,
quel contraste entre eux ! Autant le Victor des Misérables est tonitruant,
autant le Victor des esclaves est sobre.

1855. Victor a quitté la France depuis déjà quatre longues années. Il décide
de déménager, de quitter Chelsea pour le village de Twickenham où il a
déniché une demeure plus grande qui pourra accueillir tous ceux qui
cherchent un toit.
Il déborde d’activités : il voyage dans toute l’Angleterre, il écrit, il va au
concert. C’est au cours de l’un d’eux qu’il entend pour la première fois la
musique d’un compositeur qui va bouleverser son univers : Georg Friedrich
Haendel, à qui il va consacrer un ouvrage considérable, le premier écrit par
un Français.

Bien sûr, il ne perd rien de ce qui se passe aux Antilles. Mais les nouvelles
qui lui arrivent le désolent. Il assiste, impuissant, à la réaction coloniale
encouragée par le nouveau pouvoir. Le 2 février 1852, par exemple, a été
supprimée la représentation parlementaire des îles. C’est la revanche des
colons blancs. Pire : des lois conduisent au travail obligatoire. Victor est
dans l’incapacité de se dresser contre la tentative de destruction de l’œuvre
de sa vie.

Intermède

En France, la popularité de Napoléon III faiblit enfin. À partir de 1861,


c’est la chute, lente mais inexorable. La guerre contre l’Allemagne,
déclenchée le 19 juillet 1870, va la précipiter. L’Empire vacille et tombe.
Victor décide de rentrer en France pour participer à la défense de la patrie.
Le 4 septembre 1870, c’en est terminé du Second Empire. La Troisième
République est proclamée. Le nouveau gouvernement tente de résister. Rien
n’y fait : l’armistice est signé le 28 janvier 1871. Une guerre civile éclate :
la Commune de Paris, tenue par des socialistes, se constitue. Elle est
écrasée en mai 1871 par les troupes du gouvernement replié à Versailles.
Victor n’a pas pu éviter les bains de sang. Il le vit comme un échec
personnel…
6. Les derniers jours

21 juillet 1893.

Victor s’apprête à fêter ses quatre-vingt-neuf ans. Demain il recevra, dans


sa petite maison de Houilles, des amis, quelques notables, quelques
habitants du village. Le pavillon du boulevard d’Argenteuil est très
agréable. Victor l’a acheté en juin, parce qu’il n’avait plus l’énergie d’aller
chercher le soleil à Pornic. Tant pis pour l’océan, pour l’iode. En fait, il n’a
jamais vraiment aimé la mer. La campagne tranquille et les paisibles bords
de Seine lui conviennent mieux.
Le mois dernier, il a définitivement laissé son appartement de la rue de la
Victoire. La vie à Paris était devenue fatigante. La ville est aujourd’hui sale,
bruyante, trop grande. De plus, le Sénat n’avait plus besoin de lui. Il était
grand temps de se retirer…

Oui, la maison est agréable, avec ses six pièces qu’il a meublées et décorées
avec simplicité, avec le jardin fleuri et ombragé. Les dix mille livres rares
qu’il avait accumulés, il en a fait don à la Martinique pour qu’elle puisse
“constituer une bibliothèque ouverte sur le monde” ; ses partitions de
musique ont été également offertes ; et ses sculptures ont pris la direction de
la Guadeloupe.
Demain, donc, il recevra ses amis républicains, le conseiller d’État
Herbette, le sénateur Gagneur, et Emmanuel, le fils de François Arago,
disparu trop tôt, des amis noirs, aussi, qui ne ratent jamais l’occasion de
venir rendre hommage à ce bon “Monsieur Ché-Ché” comme on dit
familièrement aux Antilles. Ils seront tous là ; enfin presque, car certains,
ceux que Victor trouve grossiers et vulgaires comme ce Zola, ne sont pas
les bienvenus…

Une quarantaine d’invités, toute une journée. Les va-et-vient entre le salon
et le jardin. Le bruit, les bavardages des uns et des autres, les éclats de voix.
Trop de nourriture, trop de vin. Épuisant pour un homme de quatre-vingt-
neuf ans. À dix-huit heures, les convives partent. Les plus proches,
Herbette, Gagneur, trouvent Victor fatigué et, en prenant congé, ils ne
peuvent s’empêcher de penser qu’ils ne le reverront peut-être plus…

Il est dix-neuf heures. Une simple soupe suffira. Et un peu de thé. Rien de
comparable en tout cas avec la table qu’il a proposée à ses invités, avec des
plats succulents, des crus fameux, des alcools d’un autre âge.
Ce soir, Victor n’ira pas faire son tour de jardin. Il est las. Elisabeth lui
apporte une tisane. Victor est assis dans un fauteuil, près de la grande
fenêtre qui donne sur le rosier, un livre à la main. En voyant entrer la
gouvernante, il le pose et ôte ses lunettes.
– Approchez donc, ma bonne Lisbeth ! Et asseyez-vous.
Un silence. Victor regarde la vieille femme avec tendresse.
– Je vais vous dire : je crois que j’ai fait tout ce que j’avais à faire. C’est
terminé maintenant. Je peux partir…
– Que dites-vous là, monsieur ?! Nous avons encore besoin de vous. La
France a encore besoin de vous !
– Besoin de moi ? Quel prétentieux je serais si je le pensais. Mon œuvre est
achevée, maintenant. Je suis un vieil homme, depuis déjà longtemps. Un
homme du passé. Je savais bien, lors des séances au Sénat, combien
j’ennuyais mes collègues. Je les voyais du haut de la tribune lire leur
courrier ou le journal, bâiller, somnoler, chuchoter, alors que moi, je
m’évertuais à lire mon texte comme si de rien n’était…
– Mais, monsieur, il y a eu l’abolition. Ce n’est pas rien !
– Certes. C’est fait, c’est mon œuvre. Mais le reste ? Je n’ai pas réussi avec
la peine de mort. Et les injustices : elles sont toujours là, bien présentes,
indestructibles. Et cette pauvre République ? Où en est-elle aujourd’hui ?
La gouvernante est attristée par le discours de l’homme vieillissant. Mais
elle ne peut s’empêcher de penser que tout ce que dit Victor est la vérité.
– Vous le voyez bien, Lisbeth, je suis de plus en plus souvent exténué. Mes
jambes ne me portent plus comme avant. Chaque jour qui passe, le tour du
jardin me paraît plus difficile…
– Vous exagérez, monsieur…
– Vous avez raison : je n’ai aucun droit de me plaindre. Je suis au
crépuscule de ma vie. Mon corps est fatigué, et c’est normal. Mais j’ai eu
une vie pleine. J’ai toujours fait ce que j’ai voulu faire. Je suis fier de ce que
j’ai accompli. Je suis heureux. Vraiment, je peux partir maintenant…

C’est la fin, toute proche. Victor s’éteint sans souffrance dans la nuit
du 25 au 26 décembre 1893. Le jour de Noël.
Intermède

L’enterrement a lieu le vendredi 5 janvier 1894 au cimetière du Père-


Lachaise. Il y a peu de monde à la cérémonie : quelques notables qui
traînent leur ennui, et des Noirs, en pleurs. Les discours des quelques rares
personnalités sont convenus, médiocres, ennuyeux. Quelques fleurs, la
marche funèbre de Chopin, et c’en est terminé. Le lendemain, les journaux
publieront bien quelques articles, puis le silence s’installera sur la mémoire
de l’homme qui a aboli l’esclavage. Seuls les femmes et les hommes qui
doivent à Victor Schoelcher d’être libres prendront l’habitude de célébrer
l’anniversaire de sa naissance.
La mémoire de Victor a été ravivée en 1948 pour le centenaire de
l’abolition, et ses cendres ont été transférées au Panthéon le 20 mai 1949,
sur décision et insistance du général de Gaulle. Et puis, de nouveau, l’oubli.
Il a fallu que, en mai 1981, le nouveau président de la République, François
Mitterrand, pose au Panthéon une rose pour Jean Jaurès, une autre pour
Jean Moulin, et une pour… Victor Schoelcher, pour que les Français
s’intéressent à nouveau à cet homme.
Mais qui était ce Schoelcher ?
Un bien curieux personnage qui a traversé son siècle en consacrant
l’essentiel de son temps à la suppression de l’esclavage et à d’autres
réformes pour les colonies, bousculant l’opinion de ses contemporains. Il
avait compris que “l’air du siècle était à l’émancipation”.
Victor Schoelcher, un honnête homme modeste dont le nom reste inscrit
dans l’Histoire universelle, car il incarne une immense victoire morale.
LA LONGUE MARCHE DE L’ABOLITION

Pendant des siècles et des siècles, l’esclavage a été considéré comme quelque chose de

tout à fait normal. Personne ne songeait à le contester. Ce fut le cas dans l’Antiquité, ce fut

le cas depuis les années 650 jusqu’au début du XXe siècle où environ 17 millions

d’Africains ont été capturés et vendus par des négriers musulmans. Ce fut enfin le cas avec

la traite des Noirs, entre l’Afrique et l’Amérique : 15 millions d’Africains arrachés à leur pays

et à leur famille pour aller cultiver le coton et le tabac aux Antilles et aux États-Unis.

Ce n’est qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle que l’on a pu percevoir un changement dans

les mentalités. À cette époque, en France, les philosophes des Lumières dénoncent

l’esclavage avec plus ou moins de conviction et de virulence. Diderot le décrit comme “un

crime bafouant la dignité humaine”. Montesquieu est moins radical : il juge l’esclavage

nécessaire aux colonies tout en dénonçant la non-compatibilité avec la notion de fraternité.

Voltaire aborde la dure existence des esclaves dans Candide (1759). Les philosophes des

Lumières inspirent les révolutionnaires de 1789... mais pas sur le thème de l’esclavage.

Pas une ligne ne l’évoque dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

En fait, ce sont les esclaves eux-mêmes qui vont se libérer.

En 1791, un esclave affranchi, Toussaint Louverture, conduit une révolte à Saint-Domingue.

Le 4 février 1794, sur décret rédigé par l’abbé Grégoire, la Convention au pouvoir décide

l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises, en Guadeloupe et en Guyane,

notamment. C’est une date historique.

Mais le 20 mai 1802, sous pression du lobby sucrier, le consul à vie, Napoléon Bonaparte,

rétablit l’esclavage, la traite et le Code noir. Ce retour en arrière provoque des mouvements
de révolte, notamment à Saint-Domingue sous l’impulsion de Toussaint Louverture qui veut

installer une république dans l’île.

L’armée française intervient. Louverture est arrêté. Il meurt en 1803 au fort de Joux, en

Franche-Comté. Mais la révolte se poursuit et vient à bout des Français. L’île est finalement

indépendante le 1er janvier 1804 sous le nom d’Haïti.

Le combat sera encore très long pour aboutir en 1848 à l’abolition, grâce à Victor

Schoelcher.

En Grande-Bretagne, les choses sont allées plus vite. Le député William Wilberforce fait

abolir la traite négrière sur les navires anglais en 1807 puis voter l’abolition de la traite

l’année suivante. Mais le trafic clandestin se poursuit encore plusieurs années. Il faut

attendre une révolte des esclaves de Jamaïque, en 1831-1832, pour que les partisans de

l’abolition totale de l’esclavage gagnent. L’esclavage est aboli dans les colonies

britanniques le 28 août 1833. Les planteurs reçoivent une indemnité en compensation.

LE COMBAT DE L’ONCLE TOM

Aux États-Unis, c’est une guerre civile qui permettra au pays de mettre fin à l’esclavage.

À la fin du XVIIe siècle, des protestants installés en Pennsylvanie, les quakers, militent pour

l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Dès 1688, ils

déclarent l’esclavage contraire à l’esprit du christianisme. En 1775, ils décident d’exclure de

leur Église ceux qui possèdent des esclaves.

Malgré les idéaux qu’elle propose, la constitution de 1787 ne met pas fin à l’esclavage.

Peut-être parce que, parmi ses auteurs, on trouve quelques propriétaires d’esclaves. Mais
après l’indépendance, l’esclavage disparaît peu à peu des États du Nord pour se

concentrer dans le Sud (Géorgie, Alabama, Mississipi, Louisiane, Texas).

La campagne pour l’abolition est relancée au XIXe siècle. En 1851, l’écrivain Harriet

Beecher-Stowe publie un roman, La Case de l’oncle Tom, qui soulève l’indignation d’une

partie de l’opinion américaine. Dans les États du Nord, des gens prennent conscience de

l’aspect inhumain et barbare de l’esclavage. Le mouvement abolitionniste est en marche.

Abolitionniste convaincu, le républicain Abraham Lincoln devient président des États-Unis

en 1860. Il décide d’interdire l’esclavage. Le 8 février 1861, sept États du Sud (dont la

Caroline du Sud, le Texas, le Mississipi, la Géorgie…) refusent et décident de se séparer de

l’Union. C’est la guerre de Sécession qui oppose le Nord au Sud. Elle ne se termine que

le 9 avril 1865 avec la victoire du Nord. Cette guerre civile fait plus de 600 000 morts.

L’esclavage est aboli sur tout le territoire par le 13e amendement de la Constitution. Après

avoir été réélu en 1864, le président des États-Unis est assassiné en 1865 par un fanatique

sudiste.

21 MILLIONS DE TRAVAILLEURS ASSERVIS DANS LE


MONDE

Les uns après les autres, presque tous les pays abolissent l’esclavage : le Portugal

en 1856, les Pays-Bas en 1860, le Brésil en 1888.

Adoptée par les Nations unies, la Déclaration des droits de l’homme de 1948 interdit

l’esclavage et la traite. L’article 4 indique que “nul ne sera tenu en esclavage ni en

servitude ; l’esclavage et la traite sont interdits sous toutes leurs formes”.

Et pourtant… Aujourd’hui encore, dans certains pays, des enfants et des femmes surtout

doivent travailler pour rien ou pour très peu. L’esclavage n’a pas disparu. Ses formes
contemporaines – trafic de personnes, enfants-soldats et utilisation des enfants dans le

commerce international de stupéfiants, mariages forcés, servitudes pour dettes – fleurissent

en grande partie à cause de la vulnérabilité provoquée par la pauvreté, la discrimination et

l’exclusion sociale. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime qu’il y a environ

aujourd’hui 21 millions de travailleurs asservis. 5,7 millions d’enfants sont soumis à un

travail forcé. 1,2 million d’enfants sont victimes de la traite qui s’accompagne de

l’exploitation commerciale sexuelle. Ils sont vendus comme prostitués ou à des fins de

pornographie infantile, tant dans les pays développés que dans les pays en

développement. Ils ont été vendus par leurs parents qui vivent dans la misère, ou ont été

enlevés. Ces situations sont favorisées par les guerres. Le terme d’esclavage peut être

employé en ce qui les concerne parce qu’ils travaillent pour très peu et vivent dans des

conditions déplorables.

Par ailleurs, l’Organisation internationale pour les migrations estime que, chaque année,

700 000 femmes, filles, hommes et garçons font l’objet d’une traite transfrontalière et sont

réduits eux aussi en esclavage.

Enfin, il y aurait plus de 250 000 enfants exploités comme enfants-soldats dans une

trentaine de conflits dans le monde.

Aujourd’hui encore, des militants de la liberté doivent continuer le combat et l’œuvre de

Victor Schoelcher. Des femmes, des hommes, des associations luttent contre l’esclavage

moderne et pour que l’Histoire n’oublie pas cette tragédie humaine.

En France, Maryse Condé, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage

jusqu’en 2008, ainsi que l’écrivaine réunionnaise Françoise Vergès, ont redoublé d’énergie

et de conviction pour mener à bien un grand projet : faire que l’esclavage soit enfin reconnu

et durablement inscrit dans le récit national de la France. Dans cette perspective, elles se

sont battues pour que le projet de loi qualifiant la traite négrière et l’esclavage de crime

contre l’humanité soit adopté par le Parlement français. Mission réussie : la loi “Taubira” a

vu le jour le 10 mai 2001. Et ce jour est devenu une date de commémoration de l’abolition.
Sans relâche, Françoise Vergès cherche aussi à comprendre et à expliquer comment des

États peuvent organiser un système esclavagiste et le faire durer longtemps malgré les

révoltes et les résistances. Comment, aujourd’hui, chaque pays et chaque individu peut être

complice de ce crime. Elle prend un exemple : “Je sais que le Nigeria est le plus gros

producteur de pétrole d’Afrique, mais sa population gagne moins d’un dollar par jour et par

habitant. Malgré tout, je profite de ce pétrole en me chauffant, en roulant…” et de conclure :

“Il s’agit de savoir dans quel monde nous vivons, dans quel monde nous voulons vivre et

quelles responsabilités cela entraîne.”

On l’a vu, Christine Taubira a donné en 2001 son nom à la loi française qui reconnaît

comme crimes contre l’humanité la traite négrière transatlantique et l’esclavage.

C’est en 1998 que son combat a pris toute son ampleur. Cette année-là, la France célèbre

en grande pompe le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage par Victor Schoelcher et

le gouvernement de 1848. Il apparaît à Christine Taubira, députée radicale de gauche de

Guyane, qu’il manque dans ces cérémonies officielles la voix des victimes de l’esclavage

ou plutôt celle de leurs descendants, là-bas dans les anciennes colonies. Elle comprend

que, pour guérir de leur passé, ces gens ont besoin de nommer le crime. Une loi devient

vite indispensable. Et c’est à elle de la proposer. Elle doit se battre plus de deux années, à

l’Assemblée et au Sénat, pour convaincre les parlementaires.

Dominique Torrès, elle, fait partie de ces journalistes qui, un jour, décident de franchir le pas

et de s’engager. De ceux qui ne veulent plus être seulement observateurs mais aussi

acteurs. Pour Dominique Torrès, grand reporter à la télévision, le fléau qui lui a fait sauter le

pas, c’est l’esclavage.


Son engagement se concrétise par la création de l’association “Comité contre l’esclavage

moderne” (CCEM) qui a pour objectif de lutter contre toutes les formes de servitude,

d’assister et de libérer les victimes de l’esclavage. Depuis sa création en 1994, le CCEM a

porté secours en France à plus de 400 victimes de l’esclavage domestique.

Il convient également de rendre hommage à Aimé Césaire, disparu en avril 2008. Toute

l’œuvre du poète antillais est hantée par les souvenirs de la traite et de l’esclavage, sa

découverte du racisme, son combat pour que le peuple noir retrouve ses racines et sa

fierté. Il écrit à ce sujet : “Pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai fondé une revue,

Tropique. Elle présentait un aspect poétique mais, en même temps, elle décrivait la société

martiniquaise, elle rappelait les origines de l’île. Il y avait des articles sur la traite des

Noirs – chose extrêmement malsonnante : personne n’en parlait et voulait moins encore

s’en souvenir. L’esclavage était une tare, une chose honteuse… On tenait là des ancêtres

peu glorieux. Or, ma revue parlait précisément de la traite, rendait hommage à l’Afrique.

(…) C’était révolutionnaire. Affirmer qu’on est nègre était un postulat révolutionnaire.”

Son combat pour la reconnaissance de l’esclavage et pour la défense de tous les opprimés

de la terre, Aimé Césaire l’a poursuivi après la guerre en se lançant dans la politique.

En 1945, il devient député de la Martinique. Il le restera jusqu’en 1993. Décédé

le 17 avril 2008 à l’âge de 94 ans, il restera à jamais un personnage incontournable de

l’histoire martiniquaise et du combat contre l’esclavage. Un symbole.


POUR ALLER PLUS LOIN

À lire :

• Christiane Taubira, L’esclavage raconté à ma fille (Bibliophane, 2002, disponible en

bibliothèque).

• Hergé, Les Aventures de Tintin, Coke en stock (Casterman, 2007).

• Mathilde Giard, L’Esclavage, de l’Antiquité à nos jours (Père Castor – Flammarion, coll.

“Castor Doc”, 2013).

• Marie-Thérèse Davidson, Sur les traces des esclaves (Gallimard-Jeunesse, 2011).

• Nimrod, Aimé Césaire : “Non à l’humiliation” (Actes Sud Junior, coll. “Ceux qui ont dit non”,

2012, 2015).

À voir :

• Steven Spielberg, Amistad (1997).

• Steven Spielberg, Lincoln (2012).

À consulter :

Des associations et organisations non gouvernementales luttent contre l’esclavage.

Parmi elles :
• Anti-Slavery International, créée en 1839 en Grande-Bretagne : plus ancienne

organisation de défense des droits de l’homme. Elle se bat sans relâche pour dénoncer

l’esclavage partout dans le monde.

www.antislavery.org

• Christian Solidarity, ONG suisse qui procède au rachat et à la libération d’esclaves au

Soudan.

www.christian-solidarity-international.org

• Free the slaves

www.freetheslaves.net

• Comité contre l’esclavage moderne (CCEM)

01 44 52 88 90

www.esclavagemoderne.org
CHRONOLOGIE

• 22 juillet 1804 : Naissance à Paris.

• 1829 : Il voyage en Amérique et découvre la réalité de l’esclavage qu’il dénonce à son

retour en France.

• 1840 : Il voyage aux Caraïbes puis en Afrique et publie des articles et des ouvrages qui

font référence au Parlement lors des débats sur les colonies et l’esclavage.

• 1848 : Sous-secrétaire d’État aux colonies, il parvient à faire signer le décret d’abolition.

• 3 décembre 1851 : Il est sur les barricades au lendemain du coup d’État de Louis

Napoléon. Proscrit, il fuit et restera en Angleterre pendant dix-huit ans.

• 1870 : Il rentre en France. Il est là lorsque la République est proclamée le 4 septembre.

• 1871 : Il est élu député de la Martinique. Pendant la Commune, il tente de trouver des

conciliations.

• 1876 : Élu sénateur, il poursuit son action en faveur des colonies et dépose une

proposition de loi pour l’abolition de la peine de mort.

• 1893 : Il meurt à Houilles où il s’est retiré.


L’AUTEUR

Incapable de se taire devant les injustices, Gérard Dhôtel, journaliste, a choisi de s’adresser

aux jeunes, car pour lui, les enfants d’aujourd’hui seront aptes, demain, à changer l’ordre

des choses. Un homme de convictions, comme Victor Schoelcher…


DU MÊME AUTEUR

• Comment parler de l’islam aux enfants (Le Baron Perché, 2014).

• 1954-1962. Algérie : la sale guerre (Actes Sud Junior, 2014).

• Comment parler de l’histoire de France aux enfants (Le Baron Perché, 2014).

• Louise Michel : “Non à l’exploitation” (Actes Sud Junior, coll. “Ceux qui ont dit non”, 2010,

2014).

• Droits de l’enfant, droit devant ! (Actes Sud Junior – Unicef, 2013).

• Non à l’indifférence, nouvelles (Actes Sud Junior, coll. “Ceux qui ont dit non”, 2013).

• Israël-Palestine : une terre pour deux (Actes Sud Junior, 2013). Pépite du documentaire

du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil 2013.

• Non à l’individualisme, nouvelles (Actes Sud Junior, coll. “Ceux qui ont dit non, 2011).

• Aujourd’hui citoyen (Milan, 2011).

• La Révolution française à petits pas (Actes Sud Junior, coll. “À petits pas”, 2011).

• Ados… crise : quelle crise ? 20 idées reçues sur les ados (Thierry Magnier, 2010).

• La Peine de mort, ça existe encore !!! (La Martinière Jeunesse, 2008).

• Bedirya la volontaire : l’éducation des filles en Afrique (Syros, coll. “J’accuse”, 2004,

disponible en bibliothèque).

• L’Esclavage ancien et moderne (Milan, coll. “Les essentiels Milan Junior”, 2004, disponible

en bibliothèque).
• Les Enfants dans la guerre (Milan, coll. “Les essentiels Milan”, 1999, disponible en

bibliothèque).

• Les Réfugiés du bâtiment A : le droit d’asile menacé (Syros, coll. “J’accuse”, 1995,

disponible en bibliothèque). Prix Gustav Heinemann (Allemagne).


DANS LA MÊME COLLECTION EN NUMÉRIQUE

Harvey Milk : “Non à l’homophobie”


Safia Amor

Rosa Luxemburg : “Non aux frontières”


Anne Blanchard

Jean Jaurès : “Non à la guerre”


Didier Daeninckx

Louise Michel : “Non à l’exploitation”


Gérard Dhotel

Victor Jara : “Non à la dictature”


Frederico Garcia Lorca : “Non au franquisme”
Bruno Doucey

Diderot : “Non à l’ignorance”


Raphaël Jerusalmy

Général de Bollardière : “Non à la torture”


Gisèle Halimi : “Non au viol”
Jessie Magana

Sophie Scholl : “Non à la lâcheté”


Jean-Claude Mourlevat

Aimé Césaire : “Non à l’humiliation”


Rosa Parks : “Non à la discrimination raciale”
Nimrod
Simone Veil : “Non aux avortements clandestins”
Lucie Aubrac : “Non au nazisme”
Maria Poblete

Gandhi : “Non à la violence”


Chantal Portillo

Olympe de Gouges :
“Non à la discrimination des femmes”
Elsa Solal

Victor Hugo : “Non à la peine de mort”


Murielle Szac

Nelson Mandela : “Non à l’apartheid”


Véronique Tadjo
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par


Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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