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Du même auteur
Iconographie
Avant-propos
Introduction
Césaire et les mots vivants
Le royaume d’enfance
Où l’on quitte Basse-Pointe pour Fort-de-France
Les années 1930, Césaire découvre Paris et rencontre Senghor
Retour à la cérémonie de passation de pouvoir à la mairie de Fort-de-
France, 2001
Le parcours politique
Bâtir
La grogne
Retour à la cérémonie de départ de la mairie de Fort-de-France, 2001
Le parcours politique
Racisme
Retour à la campagne électorale de 2001, la campagne des adieux…
Politique ou politicien ?
Retour à la mairie et à la passation de pouvoir, 2001
Poésie
Retour à la mairie, six ans après son départ
Vieillir
Remerciements
Du même auteur
Le Diamant, février 2007, image extraite du film Aimé Césaire : un nègre fondamental
Avant-propos
Il fait partie de ces êtres d’exception dont chaque mot vous enrichit d’un
supplément d’espace et vous met à l’arrêt du galop de votre vie.
Entre 1983 et 2007, je lui ai posé de façon récurrente à peu près les
mêmes questions, et le mûrissement de ses réponses n’en a pas changé le
sens d’un iota. Césaire est d’abord fidèle à lui-même, fidèle à ses idées qui
ont porté ses écrits, fidèle à l’amour incommensurable qu’il a porté à son
pays. Dangereusement installé entre le songe et le réel, entre la violence de
la plume et la tendresse du geste, entre le sens du devoir et l’appel du large,
il a tracé le chemin d’une sublime solitude.
C’est sans doute cela que j’ai voulu proposer. Une lecture, éclairée par
lui-même, de ce qu’ont été sa vie, ses émotions et ce lien extravagant avec
la population de ce caillou agrippé à l’océan, dont les tribulations ont nourri
sa poésie, son théâtre et une évidente philosophie de la vie.
C’est de là qu’il a exprimé sa vision du monde. C’est depuis la mousse
salée de l’écume du Nord qu’il a porté l’universel et contribué, sinon
impulsé, la vigueur des identités noires.
Ou
1
. Ce texte de Césaire a subi pendant dix ans des modifications de l’auteur qui, tout en gardant la
musique de fond, se donnait au fil des années la liberté de son interprétation en le réajustant à chaque
époque de sa création poétique. À tel point que ce texte en mouvement a été analysé et étudié par les
intellectuels, les universitaires comme étant un modèle du genre poétique multiple, qui se réinvente
au fil du temps.
Où l’on quitte Basse-Pointe pour
Fort-de-France
Pour obtenir cette rencontre avec lui, j’ai tout risqué, nous avons tout
risqué : une équipe de résistants. Nous sommes quatre : Maurice à la
caméra, Max au son, Lucien à la lumière et moi.
La caméra, c’est une Coutant, du film (le numérique n’est même pas
encore un rêve dans les têtes des chercheurs), la bonne vieille pellicule avec
son cortège de lourdeur. Nous sommes en 1983, et même si la gauche est au
pouvoir en France, au pays, les rancunes sont tenaces. On m’a laissé
entendre qu’avant de réaliser le portrait d’un Césaire jusque-là boudé par
les médias, je ferais mieux de m’attaquer à celui du grand socialiste local,
maire de Trinité, Casimir Branglidor…
Je promets tout ce qu’on veut et je ne sais quels arguments (je sais être
persuasive) ont convaincu la hiérarchie de me laisser partir, enjamber
l’océan avec toute l’équipe pour un rendez-vous que je n’ai même pas
encore négocié avec Césaire. Mais ça, personne ne le sait.
Car c’est bien de négociation qu’il s’agit. L’homme n’aime pas la télé et
encore moins le service public, qui a été pendant de longues années le plus
grand serviteur de la droite au pouvoir. Il m’a dit oui du bout des lèvres, lors
d’une réunion politique que je filmais en Martinique, oui pour un rendez-
vous sans caméra ni micro, oui pour voir… et à Paris.
Traverser l’océan !
Je crois qu’il pensait que cela nous arrêterait.
Bon, je débarque avec l’équipe au complet, je ne leur ai rien caché, ils
savent qu’il faut le convaincre.
Quand nous arrivons à la bibliothèque de l’Assemblée, Césaire est déjà
là, installé sous une lampe verte, un ouvrage à la main et le regard qu’il
nous jette est celui du professeur qui va coller ses élèves ; il voit bien que le
rendez-vous n’est pas du tout informel, il voit bien la caméra, la perche, le
micro, la valise d’éclairage ; il voit tout ça et je suis dans mes petits
souliers. J’allonge mes jambes et m’apprête à faire un truc que la
déontologie n’a absolument pas répertorié ni prévu, ni même imaginé.
Je m’assois, affronte son regard sévère et je parle en pilotage
automatique :
— Voilà, on peut repartir comme on est venu, monsieur. – Je ne manque
pas d’air, huit mille kilomètres en avion, aux frais du contribuable. – Moi, je
vous connais parce que j’ai lu tout ce que vous avez écrit, j’ai visité le fond
de l’âme et souvent je n’ai rien compris. En revanche, vous ne me
connaissez pas, alors je vais faire quelque chose que je n’ai jamais fait. – Je
lui tends un cahier. – Dans ce cahier, il y a ce que j’écris depuis toute petite,
c’est mon univers. Faites-moi l’honneur d’en lire quelques lignes, si ce que
vous lisez fait de moi quelqu’un d’affreux, je plie bagage, nous plions
bagage…
Ma carte de presse fait des bonds de contrariété au fond de mon sac,
cette interview je la veux, mes camarades sont affolés, mais j’ai vu la lueur
dans l’œil de Césaire. Je m’attends à ce qu’il prenne le cahier et me dise de
revenir le lendemain. Non, il prend le cahier et se met à lire.
Le supplice est total. Jamais je ne me suis sentie aussi misérable et
pendant qu’il se penche sur mes pattes de mouche, je transpire : mais
comment ai-je osé livrer mes maladroites élucubrations à cet homme-là, à
cette plume-là, à cette légende poétique, je suis donc prête à la pire
humiliation pour cette interview ?
Je transpire jusqu’à la dernière page, l’heure la plus inconfortable de ma
vie. Il referme le cahier et me dit :
— On commence quand ?
Dit comme cela, c’est si évident, mais dans le contexte de l’époque, rien
dans les outils éducatifs, familiaux, scolaires ou sociétaux dont nous
disposions ne nous armait pour une pareille réflexion.
Sur la terre entière, les Noirs étaient soumis aux forces coloniales, à
l’apartheid, à la ségrégation, et apprenaient le monde à travers le prisme des
dominants, donc de l’Occident. La culture blanche entendait tout gommer
sur son passage et ses armes étaient d’une sournoise violence : l’école, Dieu
qui racontait la compassion et l’abnégation, sauf pour les Nègres tous
convoqués à l’obéissance… C’est de là que jaillit le Cahier d’un retour au
pays natal, de l’exil qu’exalta le suréalisme :
la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL, ÉDITIONS PRÉSENCE AFRICAINE,
1956
— Ça, c’est le plus important, précise-t-il. Mais il n’y a pas que cela.
Pendant ces années d’études, j’ai rencontré le monde, l’Afrique bien sûr,
mais aussi l’univers slave dont je me suis senti incroyablement proche. Je
parle un peu croate vous savez ! – Il se rengorge, rigole. – Figurez-vous que
je suis au restaurant universitaire, nous sommes à la veille des vacances et
je n’ai pas d’argent pour rentrer en Martinique. Alors je suis là, avec mon
plateau, je me fais servir, une des dames qui sert me dit : « Vous ne prenez
que ça ? Vous ne mangez rien ! » Me voilà qui lui raconte que je suis
végétarien et j’entends un grand rire derrière moi, je me retourne sur un
beau jeune homme, le cheveu noir, qui me dit : « Qu’est-ce que tu
racontes ? » C’était un Yougoslave. Nous sommes devenus amis et il m’a
dit : « Aimé, il faut que tu viennes avec moi en vacances en Yougoslavie ! »
À mon tour de rire et de le traiter de fou ! Et puis quinze jours après, un
télégramme : « Aimé, nous t’attendons à Zagreb ! » Et me voilà arrivant à
Zagreb. Je trouve un pays plein de souvenirs historiques, un pays d’une très
grande beauté, je sentais ce pays slave. Il me rappelait par certains aspects
mon pays, la convivialité, la mythologie… C’est le pays d’Europe pour
lequel j’ai le plus de sympathie. Je suis devenu très copain avec les
Yougoslaves et jusqu’à la fin de la vie de Petar Govarena, c’était le nom de
mon ami, nous avons échangé des lettres. Lui était Croate, moi Nègre, et
nous avions la même réaction devant les peuples colonisés et le
colonisateur. – Une pause. – Et c’est là, en Yougoslavie, que j’ai commencé
à écrire le Cahier d’un retour au pays natal.
Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-Panthères, je
serai un homme-juif
Un homme-cafre
Un homme-hindou-de-Calcutta
Un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
Il conclut :
— Alors liberté, égalité, fraternité, oui, mais j’ajouterais le mot identité.
Pour moi, Martiniquais, pour mon histoire, le mot identité est important. Le
développement de notre identité, la connaissance de nos ambitions, la
connaissance de notre histoire, c’est tout cela qui forme une identité
particulière.
Retour à la cérémonie de passation
de pouvoir à la mairie de Fort-de-
France, 2001
Césaire est fatigué. Les discours ont succédé aux discours. Il faut lui
dire au revoir, et comment le faire sans raconter, raconter, raconter, encore
et encore, et le couvrir d’éloges, ne retenir que le meilleur, présenter
l’ennemi comme un dragon que l’on a terrassé sans violence, mais terrassé.
L’ennemi est là, sourire narquois, mais ne veut pas manquer une miette.
L’ennemi du jour, c’est le groupe indépendantiste, en d’autres temps
c’était la droite. De toute façon, pour Césaire, c’est un peu un jeu de rôle.
Il connaît leurs parents, sinon leur grands-parents, et même au plus
chaud des antagonismes, personne dans cette enceinte ne lui a jamais
manqué de respect. Chahuté oui, mais jamais sans respect. Il est fatigué,
réclame un verre d’eau, sa vue déjà mauvaise se brouille.
Il marmonne :
— Je n’ai aucun appétit pour toutes ces choses ! Vite, que cela finisse.
Il se lève et m’attrape par le bras, soudain vif et nerveux :
— Vous savez ce qui me passionne en ce moment ? Mes grandes
oreilles à l’Assemblée nationale m’ont fait part d’une rumeur…
Ses grandes oreilles, cela ne peut être que Camille Darsières qui lui a
succédé au palais Bourbon.
Il m’entraîne un peu à l’écart :
— Il paraît – son œil pétille – que se prépare une loi qui va secouer le
monde noir – il lève l’index – et de façon positive… Vous savez de quoi je
parle ? Cette fameuse loi préparée par cette jeune Guyanaise, madame – il
fait semblant d’hésiter – Taubira, c’est cela ?
En fait, il me fait son cinéma. D’abord Christiane Taubira fait partie de
sa grande famille de cœur, de plus c’est un secret de polichinelle que la
député et militante guyanaise portera devant l’Assemblée le texte qui
permettra de bannir juridiquement l’esclavage.
Il achève avec un sourire insolent :
— Et voilà qu’enfin au XXe siècle, l’esclavage sera pointé et dénoncé
comme un crime contre l’humanité. La loi, vous vous rendez compte, c’est
important, non ? – Il insiste. – Dans deux mois, surveillez cela !
Sous-entendu : ce qui se passe ici est dérisoire par rapport à ce qui se
prépare dans les officines de la République, alors, s’il vous plaît,
relativisons.
Il s’éloigne et s’avance vers Letchimy ; c’est enfin le moment.
Le parcours politique
C’était une partie de son discours. Plus tard, quand il raconte, il précise :
— Dès que l’on définit ainsi la négritude, on se rend bien compte que
cela peut peser sur la réalité. – Il se redresse. – Après tout… – Il hésite et
sourit dans la barbe qu’il ne porte pas. – C’est l’histoire qui fait la
conscience, mais « galactiquement », la conscience pèse aussi sur l’histoire
et la négritude, dans la mesure où elle pèse sur la conscience et essaie de
forger à l’homme noir une condition nouvelle, la négritude a une influence
très certaine sur l’histoire moderne de l’homme noir.
Des années après, en 1987, lors d’un hommage qui lui est rendu à
Miami, il affirme :
— J’avoue ne pas aimer tous les jours la négritude, […] il ne faut pas
que le mot nous égare. La négritude fait référence […] à des groupes
humains qui ont subi les pires violences de l’histoire, des groupes qui
souffrent encore d’être marginalisés, insultés et opprimés !
Il me précise qu’il ne s’agit pas d’un concept d’intellectuel, il pense que
le combat, partout dans le monde, doit être politique et que c’est à ce
moment-là seulement que le mot négritude prendra tout son sens :
— Ce mot, dit-il, a besoin de chair sinon de sang !
Coup de tonnerre, tsunami, cette lettre est une bombe que la section
communiste martiniquaise se prend en pleine face, les réactions des
membres sont à la mesure de leur sidération. Ils perdent Césaire, mais aussi
la mairie de Fort-de-France et la circonscription du Centre… Pour le parti,
la trahison est abyssale et il ne pardonnera jamais à celui qu’ils appellent
désormais « le traître »…
À ce moment-là, Césaire a très envie de tout quitter pour se consacrer à
ses chers lycéens et à l’écriture, mais ni son électorat ni ses amis ne
l’entendent de cette oreille.
À terme, il faudra donc créer un nouvel espace politique : ce sera le
Parti progressiste martiniquais.
En créant son parti, le PPM, Césaire précisera : « C’est parce qu’il y a
des départementalistes obtus et des indépendantistes aventureux qu’il faut
qu’il y ait un PPM. » Et il ajoute lors d’un discours électoral : « Le progrès
ne se compte pas en sang versé, il se compte en sang épargné, il ne se
compte pas en vies humaines gaspillées, il se compte en vies humaines
sauvées, il ne se mesure pas en libertés confisquées, mais en libertés
conquises ! »
Césaire, lui, pense sincèrement qu’il n’a jamais été un très bon
politicien :
— Je ne suis pas vraiment fait pour ça, je n’ai aucun goût particulier
pour l’intrigue, je suis plutôt entier comme homme, je n’ai aucun
sectarisme. – Il fait la moue. – Beaucoup ont pensé que j’étais même naïf, je
ne pense pas que je sois naïf, effectivement il y a tout un aspect de la vie
politique telle qu’on l’entend d’ordinaire qui me répugne et que je renie
profondément. – Il marque une pause. – Ceci étant dit, j’ai des idées
politiques qui sont très nettes, très claires, très précises, et si finalement j’ai
continué en politique, c’est parce que j’ai pensé qu’il y avait malgré tout
moyen d’être utile, et j’ai été retenu au moment où je voulais… – Il s’arrête.
– Car bien souvent, l’idée de quitter cette vie politique m’a effleuré : si
chaque fois j’ai renoncé à un départ, c’est parce que j’ai pensé à ces braves
gens, à tout ce petit peuple de Trénelle, Volga Plage, des petits mornes de la
Martinique, à tous ces gens qui m’ont fait confiance et pour qui je
représentais, un petit peu, une espérance.
C’est vrai que l’essentiel de son temps appartient aux chantiers qu’il
mène grâce à la régie, une énorme entreprise municipale qui est sûrement le
plus gros pourvoyeur d’emplois de Fort-de-France, et dont ses adversaires
disent que c’est un mammouth ingérable et une usine à acheter des voix.
J’en demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres,
Madame !
Et plus loin :
Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais du
commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là
est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ?
Racisme
Il est chez Pierre Aliker, il est venu partager avec lui la soirée électorale
qui va peut-être consacrer son poulain, en tout cas et de toute façon celui
qui lui succédera à la mairie de Fort-de-France. Les indépendantistes ont le
vent en poupe, c’est le charismatique patron du MIM (Mouvement
indépendantiste martiniquais) qui a pris la tête de la liste d’opposition. Ses
chances sont réelles, le pays profond aime cet homme qui a tout du vieux
mulâtre, mais qui revendique que sa mère était du peuple. Je revois les
panneaux derrière lesquels il abritait les défilés de contestations qui
drainaient tout le pays, un panneau qu’il tenait haut levé au-dessus de sa
tête et sur lequel on pouvait lire : « mwen sé iche an bonn » (je suis l’enfant
d’une bonne). Avec cela et son langage de révolte mathématiquement
charpenté, il a conquis les agriculteurs du nord au sud, les enfants de la terre
qui voulaient faire de ce patrimoine le leur, il a géré (meilleure gestion
municipale de France) une commune du Sud, Rivière-Pilote, presque aussi
longtemps que Césaire a tenu Fort-de-France, il a pris les rênes de la région
et s’impose dans les esprits comme le pourfendeur du profit et le
représentant d’une sorte d’héroïsme national.
Comme Césaire, il a été professeur, mais de mathématiques, pas de
littérature. Entre eux, la ligne tracée est dure et infranchissable.
La vérité est que Césaire craint l’aventure qu’il propose, car elle est
tentante sur le papier et pour tous les cœurs meurtris et les reins brisés. Il est
la représentation du danger pour un Césaire qui a toujours craint d’entraîner
le peuple là où il n’était pas encore prêt à aller… Et voilà qu’il se présente
au moment où Césaire n’est plus en lice… Le dramaturge pourrait tailler ses
plumes, le poète savoir enfin qui de lui ou de sa parole a le plus de poids
dans le petit pays, le politique sait que l’opportunité est là, prenant pour
l’adversaire un goût de maintenant ou jamais… Alors la campagne est
survoltée.
Assis côte à côte devant le téléviseur, Césaire et Aliker suivent les
derniers soubresauts de la soirée électorale ; les résultats tombent bureau de
vote après bureau de vote, quartier après quartier.
Césaire se penche vers Aliker, sur l’écran la foule chante.
— Qu’est-ce qu’ils disent ? interroge Césaire.
Aliker qui a bonne oreille lui rétorque :
— Ils chantent « Alé di yo nou poko mo. » (Allez leur dire qu’on n’est
pas encore morts.)
— Ah bon, fait Césaire.
Aliker essaie de dominer la liesse qui s’échappe du téléviseur :
— Il faut le changement !
— Quoi ? fait Césaire, la main en cornet.
— Il faut le changement, répète Aliker comme pour se convaincre et il
ajoute : mais le changement en mieux ou en plus mal ? – Aliker se marre. –
Nous sommes les seuls à avoir une chanson de carnaval !
Je regarde ces deux hommes qui rient de s’en aller après tant d’années
de complicité.
Pierre Aliker, toujours vêtu de blanc, même si cette fois il a choisi la
décontraction d’un tee-shirt plutôt que la veste croisée habituelle, et
Césaire, toujours en costume-cravate. Ils ont leurs rites, leurs repères, leur
langage et plus de cinquante années de politique et d’amitié partagées.
Pierre Aliker, le bientôt centenaire et fringant, se souvient. Leur numéro
de duettiste est parfait :
— La première preuve qu’on a eu du contact de Césaire avec la
population remonte à son retour d’une mission en Haïti qui lui avait été
confiée par Malraux, alors ministre de la Culture.
— Et c’était au Select Tango, interrompt Césaire.
— Là, poursuit Aliker, une foule immense qui déborde hors des murs,
un accueil chaleureux, une réponse de l’auditoire au quart de tour. – Aliker
plisse les yeux. – Alors, on a vraiment senti que le contact s’était établi. – Il
se tourne vers Césaire qui acquiesce, Aliker poursuit. – Et pendant
cinquante-six ans, ce contact s’est maintenu.
— Et, enchaîne Césaire, c’était vraiment… – Il cherche les mots. – Un
nouveau langage, c’était la volonté de faire quelque chose. – Il martèle
l’accoudoir de son fauteuil. – Sortir du laïus, réaliser quelque chose,
montrer que le peuple martiniquais est capable de se prendre en main…
Parce que les gens avaient un complexe incroyable, un complexe
d’infériorité.
Il y a de la tristesse derrière les verres épais de ses lunettes.
Aliker confirme :
— Un incroyable complexe d’infériorité !
Ils se renvoient la balle :
— Que pouvions-nous faire ?
— Nous avons cherché à renverser la tendance.
Césaire prend un air malicieux, son regard fait le tour de la pièce :
— Vous savez où est né le PPM ? Eh bien, il est né ici, autour de ce
fauteuil. – Il cite le nom de tous les insurgés de l’époque. – Maugée,
Cordémy… des copains venus ici, dans cette pièce…
Un silence, et je les imagine jeunes, allumés par la flamme de leur
combat, juste vivre debout, un peuple, une histoire, un devenir, tout cela
avec des rêves, de la poésie, de la ténacité et beaucoup d’abnégation…
sûrement.
— Nous nous sommes fait une promesse, Aliker et moi, hein Pierre ?
Tu disais que nous avions une étoile, une étoile polaire : la phrase de Karl
Marx. « Il ne faut jamais permettre que l’intérêt général soit noyé dans les
eaux glacées des intérêts privés. » Et nous sommes fiers de dire que nous
l’avons tenue cette promesse, n’est-ce pas ?
Quand je le rattrape, c’est pour lui poser une question plus intime ;
après tout, il a l’air en verve. La caméra, il l’a presque oubliée, en tout cas
apprivoisée, alors je tente d’en profiter en essayant un sujet qu’il refuse
toujours d’aborder : sa famille à lui, ses enfants, cette épouse, Suzanne,
qu’il a tant aimée, avec laquelle il a partagé des moments d’émotions et
intellectuels forts et puis… six enfants.
Michèle, la benjamine. Le théâtre est son univers, elle met en scène, elle
joue, beaucoup les textes de son père. Elle dit :
— La poésie de papa, c’est un grand chant d’espoir et aussi un grand
chant de bataille. – Elle soupire. – Il quitte la mairie, j’ai peur qu’il
s’ennuie, j’espère qu’il ne s’ennuiera pas. C’est quelqu’un de très actif de
toute façon, mentalement ça ne peut pas s’arrêter, c’est quelqu’un qui a
toujours énormément travaillé, trop, appuie-t-elle, qui a sacrifié beaucoup
de choses personnelles. Bon j’espère que maintenant il pourra avoir un
regard sur lui-même.
Elle se répète :
— Il y a eu trop de sacrifices, je crois vraiment qu’il y a eu trop de
sacrifices en tant qu’homme, et puis aussi en tant que créateur : il a assumé
trop de choses, trop de choses en même temps, je pense qu’on doit se
préserver beaucoup plus qu’il ne l’a fait… Je ne le lui reproche pas, mais je
pense que ça a été trop ; c’est tout à son honneur, mais c’est énorme.
Elle sourit :
— C’est un papa qui est très présent tout en étant au-dessus de tout,
discret, efficace… un peu comme il est avec tout le monde en fait.
Jean-Paul, qui gère l’espace culturel du Sermac et porte un perpétuel
sourire à fossettes. Il nous lit :
Mon peuple
quand
hors des jours étrangers
germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées
et ta parole
Il a des endroits fétiches, des lieux qui lui apportent la paix et une forme
de sérénité ; par-dessus tout, il aime les raconter, expliquer pourquoi ils sont
importants, pas que pour lui mais aussi pour le pays, pour les Martiniquais.
Les souvenirs le touchent, parfois l’accablent, la mémoire le transporte.
Pire ou mieux, il retourne aussi sur le théâtre des chantiers qu’il a
entamés à la fin de son mandat, parce qu’à vrai dire, il est fasciné par les
bâtisseurs, par ce long travail, ingrat souvent, qui bouleverse les paysages
pour amener les conduites d’eau, soutenir les flancs de terre qui risquent de
s’effondrer, tout cet entrelacs souterrain qui ne se verra point une fois les
travaux terminés, mais amènera l’eau, l’électricité, la fibre Internet pour le
confort des hommes.
Je revois sa silhouette cassée s’extirpant difficilement de cette voiture
avec chauffeur dont on lui a laissé l’usage, posant le vernis de ses
mocassins dans la poussière et le plâtre, là où les ouvriers sont en train de
saigner la terre pour amener l’eau, de l’autre côté de la rivière Madame, et
empêcher les inondations qui noient systématiquement les habitations des
plus pauvres.
Il n’a rien à faire là, il n’est plus maire, mais on l’accueille avec
déférence, on sait qu’il est là par plaisir… et aussi par devoir ?
Parmi les ouvriers, des jeunes. Ceux-là, il ne les connaît pas, il veut
savoir les noms, les prénoms : « Et vous venez de quelle commune ? Ah,
oui ! Mais alors vous êtes de telle famille qui vient du Lamentin ou du
François », et il refait l’arbre généalogique de chacun en serrant un bras, en
tapotant une épaule, il apprécie : « Il est costaud lui ! »
Une bourrade qui vaut une embrassade, son œil s’est allumé. Je ne peux
m’empêcher de penser : « En fait là, sous le cagnard qui fait fondre les os,
dans la poussière et la moiteur de cette fin de matinée impitoyable, entouré
de ces hommes qui lui racontent leur vie, là, il est heureux. »
Il demande des détails :
— Donc ici, on va installer le système hydraulique ? demande-t-il, et il
se tourne vers moi, il est fier. Et il faudra barrer la route, combien de
temps ? s’inquiète-t-il.
Nous sommes dans les hauts de Renéville. Encore plus fier :
— La dernière fois que je suis venu ici, c’était à peine un sentier.
Le pas hésitant, il s’arrête. Devant nous, la rue bétonnée descend en
cascade de maisons désordonnées jusqu’au centre-ville qui s’étire vers la
mer, la vue est poignante.
Après un silence, il dit aux jeunes :
— Je repasserai vous voir, là je suis un peu fatigué et puis je ne suis pas
habillé en conséquence.
Encore quelques poignées de mains, il s’appuie sur un bras, se conforte
contre une épaule, les jeunes l’accompagnent jusqu’à sa voiture, ils sont
beaux, pleins de vigueur, il lève la tête pour les regarder. Pourquoi est-ce
que je trouve ce moment aussi émouvant ? Je ne sais pas, les rires fusent, il
y a là peut-être un concentré de tout ce qu’on aime dans la vie. L’instant est
fugace et riche.
Ils disent :
— On va tenter de finir pour le mois d’août.
Il acquiesce et je ne sais pas ce qu’il pense pendant que la voiture
s’éloigne.
Il ne renonce pas non plus à ses rencontres avec les autres, tous ces gens
pauvres, riches, célèbres, anonymes, malades, en bonne santé, flagorneurs
ou insolents, respectueux ou agressifs, qui ont défilé dans ce bureau-musée
qu’on lui a concocté à l’étage de l’ancienne mairie, au-dessus de la salle qui
a résonné des textes enfiévrés, prémonitoires, vigilants, dénonciateurs,
violents qu’il a écrits pour le théâtre.
Pas un redresseur de torts, certes, mais ce n’est pas non plus un sage
zen, pacifique et serein. J’ai croisé souvent chez lui des colères énervées
quand je le questionnais, notamment sur ses relations avec les créolistes, ce
courant littéraire qui lui intentait un procès en excès d’africanisme aigu… Il
m’avait toisée avec quelque chose de furieux dans le regard :
— Alors quoi, avait-il grommelé, je leur offre l’immensité de l’Afrique
et ils me restituent les miettes de la Caraïbe ! Là est le commencement, et
nulle part ailleurs ! – Puis il s’était adouci. – De toute façon ce sont tous
mes enfants !
Nous sommes tous deux penchés sur les pages de Moi, laminaire, le
vent nous fouette mais Césaire fouille de son regard, il traque ses propres
mots :
Trente ans avant, à la même question ou presque, à savoir son regard sur
la mort (quelle cruauté !), il m’avait répondu :
— Vous n’allez pas me demander ce que je voudrais comme épitaphe
sur ma tombe, hein ? – Et il avait éclaté de rire en se grattant la joue. – Ci-
gît un homme qui rêva d’être lui-même et d’être un bon Martiniquais.
J’entends encore son rire.
Fin
Remerciements
Merci à François Fèvre qui m’a confié les rushes jamais diffusés.
Merci à tous ceux que j’ai croisés pendant cette traversée journalistique
dans le monde d’Aimé Césaire, partisans ou adversaires, ils partagent un
grand respect pour le poète, certes, mais aussi pour l’homme.
Merci à Joëlle, Clémence, M. Albicy, Kokody qui accompagnaient son
quotidien.
Merci à mon éditeur qui a saisi mieux que moi l’importance de cette parole
césairienne au fil du temps (tu te reconnaîtras Isabelle).