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Outre les échanges et entretiens informels entre Aimé Césaire et Marijosé

Alie, de nombreux passages de cet ouvrage sont extraits de trois


documentaires produits ou co-produits par France Télévisions :

• « Césaire ou le chemin de lumière » : France 3 Martinique, 1983 (01h24’).


Marijosé ALIE (Journaliste) Maurice CANTACUZENE (Image) Max MAURICE-
MADELON (Son) Jean-Michel RAYBAUD (Montage et coordination).
• « Aimé Césaire... Au bout du petit matin... » : RFO, 2001 (01h29’).
Marijosé ALIE-MONTHIEUX, un film de Henry VIGANA.
• « Aimé CESAIRE : Un nègre fondamental » : RFO / 2F PRODUCTIONS
/ FRANCE 5, 2007 (56’18). Un film écrit par François FEVRE, réalisé par
Laurent CHEVALLIER et Laurent HASSE, avec la collaboration de Marijosé
ALIE-MONTHIEUX.

Directrice éditoriale : Isabelle Chopin


Maquette : Point Libre
© 2021, Éditions Hervé Chopin, 32, rue Lafaurie de Monbadon – 33000
Bordeaux
www.hc-editions.com
ISBN 9782357206113
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous
pays
Sommaire

Du même auteur
Iconographie
Avant-propos
Introduction
Césaire et les mots vivants
Le royaume d’enfance
Où l’on quitte Basse-Pointe pour Fort-de-France
Les années 1930, Césaire découvre Paris et rencontre Senghor
Retour à la cérémonie de passation de pouvoir à la mairie de Fort-de-
France, 2001
Le parcours politique
Bâtir
La grogne
Retour à la cérémonie de départ de la mairie de Fort-de-France, 2001
Le parcours politique
Racisme
Retour à la campagne électorale de 2001, la campagne des adieux…
Politique ou politicien ?
Retour à la mairie et à la passation de pouvoir, 2001
Poésie
Retour à la mairie, six ans après son départ
Vieillir
Remerciements
Du même auteur

Elle & Elle, Éditions Hervé Chopin, 2009


Le Convoi, Éditions Hervé Chopin, 2016
Une Semaine et un jour, Éditions Hervé Chopin, 2020
Iconographie

Le Diamant, février 2007, image extraite du film Aimé Césaire : un nègre fondamental
Avant-propos

De toutes les femmes et les hommes que j’ai interviewés au cours de


mon chemin journalistique, Césaire est sans doute celui que j’ai suivi,
poursuivi avec le plus d’opiniâtreté, de curiosité et d’appétit.

Il fait partie de ces êtres d’exception dont chaque mot vous enrichit d’un
supplément d’espace et vous met à l’arrêt du galop de votre vie.

Tant de gens brillants, savants ont décortiqué sa poésie, analysé son


théâtre, étudié son parcours ; mon propos est ailleurs.
Je revendique l’humilité de cet ouvrage.
J’ai seulement voulu partager avec le plus grand nombre l’homme
simple et pudique qui se cachait derrière une plume incandescente. Partager
avec les autres ce qu’il m’a donné ; ses mots vivants, qui méritent qu’on les
garde et pas seulement qu’on les entende au hasard d’une programmation
télé.
Mais ses mots ont moins d’impact si on ne perçoit pas ses humeurs, ses
tics, ses marottes, son humour parfois de comédien farceur, sa mélancolie,
ses faiblesses, ses obsessions fulgurantes et têtues.

Entre 1983 et 2007, je lui ai posé de façon récurrente à peu près les
mêmes questions, et le mûrissement de ses réponses n’en a pas changé le
sens d’un iota. Césaire est d’abord fidèle à lui-même, fidèle à ses idées qui
ont porté ses écrits, fidèle à l’amour incommensurable qu’il a porté à son
pays. Dangereusement installé entre le songe et le réel, entre la violence de
la plume et la tendresse du geste, entre le sens du devoir et l’appel du large,
il a tracé le chemin d’une sublime solitude.

C’est sans doute cela que j’ai voulu proposer. Une lecture, éclairée par
lui-même, de ce qu’ont été sa vie, ses émotions et ce lien extravagant avec
la population de ce caillou agrippé à l’océan, dont les tribulations ont nourri
sa poésie, son théâtre et une évidente philosophie de la vie.
C’est de là qu’il a exprimé sa vision du monde. C’est depuis la mousse
salée de l’écume du Nord qu’il a porté l’universel et contribué, sinon
impulsé, la vigueur des identités noires.

il y a des volcans fous


il y a des volcans ivres à la dérive
il y a des volcans qui vivent en meutes et patrouillent
[…]
il y a des volcans vigilants
des volcans qui aboient
[…]
il ne faut pas oublier ceux qui ne sont pas les moindres
les volcans qu’aucune dorsale n’a jamais repérés
et dont de nuit les rancunes se construisent
il y a des volcans dont l’embouchure est à la mesure
exacte de l’antique déchirure.
« DORSALE BOSSALE » IN MOI, LAMINAIRE, AIMÉ CÉSAIRE, LE SEUIL,
1982
Un petit matin comme un autre, sur un bout de sable comme tant
d’autres, dans ce pays arrimé aux profondeurs salées.
Il y a de l’or sur les vagues, pendant que la plage dissimule ses détritus
dans la lumière d’un soleil qui hésite.
Des minuscules attrape-rêves d’océan, boules vaporeuses d’algues
séchées, se poursuivent entre les têtes de poisson, les coquilles d’oursins,
les arbustes faméliques, la brise est légère, le jour timide.
Une maison petite et une ouverture, petite, sur une cuisine d’où
s’échappe l’odeur de café.
Une femme pose son poste à transistor dans l’encoignure de la fenêtre, à
cheval sur le bois déteint couleur gommier.
Le poste est vieux et il chauffe au cul, elle oriente ses piles vers le large
pour l’aérer, ajuste l’antenne, augmente le son.
Pas de musique, pas de nouvelles du monde, pas de nouvelles du temps
qu’il fait mais des nouvelles du temps qui passe :
« Bel bonjoù ! claironne Ti-piquant, animateur vedette du matin.
Aujourd’hui est un jour exceptionnel car Aimé Césaire, l’homme qui a tenu
la mairie de Fort-de-France depuis plus de cinquante années, l’homme lige,
l’homme poète, le co-inventeur d’une idée de négritude, le « papa Césaire »
du peuple, quitte son bureau de la rue Victor-Sévère et pour toujours.
Aujourd’hui est son dernier conseil municipal ; il abandonne son fauteuil et
s’en va. »
Voilà, le petit transistor a rempli son office, il a envoyé l’information
qui dégringole sur les boules de varech, les nasses abandonnées, les arbres
chétifs et résistants qui se battent contre l’air salin, les étoiles qui se cachent
derrière le soleil, les voisins, voisines, amis et alliés ; à côté, la mer fracasse
le sable inlassablement et on n’entend plus que son entêtement.
Il s’en va, mais vers quel nouveau destin ?
Que fait un homme qui a consacré l’entièreté de sa vie à un pays qui
pèse tout mouillé quatre-vingts kilomètres sur trente et concentre un
précipité d’histoire, de violence, d’abandon, d’humanité contrariée, de
voisinages incongrus, de complexité sociale, culturelle et psychologique
hors du commun ?
Que faire d’une nouvelle liberté, sinon remettre doucement les pas dans
les pas déjà parcourus pour, peut-être, comprendre mieux et essayer de
quitter la route sans perdre le chemin ?
Césaire et les mots vivants

Il est 7 heures du matin, le soleil commence à prendre ses aises, j’ai


enfilé mes baskets de reporter, caméra, micro, éclairage, nous sommes sous
la véranda de cette modeste maison, route de Redoute, où il a passé
l’essentiel de sa vie. Nous attendons qu’il sorte de sa chambre, paré de pied
en cap pour affronter une dernière fois le conseil municipal, composé peu
ou prou des mêmes fidèles lieutenants qui ont accompagné sa vie
politique… Le candidat qu’il a choisi comme héritier, le jeune Serge
Letchimy, a gagné.
La campagne a été rude, parfois d’une violence verbale inouïe, faite de
colère et de cette passion que Césaire a soulevée tout au long de son
parcours municipal.
Mais qu’est donc Fort-de-France sinon « cette ville plate – étalée » qu’il
a redessinée comme une prison amoureuse ?
Ses gardiens de vie sont là : Clémence, qui tient lieu de gouvernante
depuis de nombreuses années – elle gère cette maison de célibataire où
aucune femme, hormis sa sœur, n’a dormi depuis la mort de son épouse – et
M. Albicy, l’un des chauffeurs garde du corps, qui l’a toujours conduit dans
ses échappées soudaines au cours desquelles il a sillonné la Martinique,
collectionnant des trésors de complicité avec des lieux qu’il redécouvre
chaque fois.
Tous deux sont aussi les gardiens de ses humeurs, car il en a.
Je demande :
— Comment est-il ce matin ?
— Oh, normal, fait Clémence, un peu nerveux, comme avant chaque
réunion du conseil, il s’énerve pour un rien. – Elle chuchote pendant qu’il
arrive du fond de la maison, traînant derrière lui une évidente mauvaise
humeur. – Mais ce n’est pas parce que c’est le dernier, ajoute-t-elle, c’est
juste chaque fois comme ça, depuis toujours !
Il vient vers nous avec cet air si particulier qu’il a de vouloir s’échapper
par une porte dérobée quand il aperçoit un micro ou une caméra.
Costume sombre, élégance sans ostentation de communiant bien sage.
— Vous êtes nerveux ?
— Ben, il y a de quoi !
Je lui souris et fais l’idiote :
— Ah oui, pourquoi ?
La main en entonnoir autour de la bouche, il s’approche de mon oreille
— De vous à moi, c’est emmerdant comme tout ! – L’œil qui se marre
comme d’une bonne blague. – Vous n’allez pas répéter ça à la radio !
J’éclate de rire.
— Trop tard, c’est enregistré !
— Non ! – Il se tourne vers M. Albicy. – Vous vous rendez compte : elle
m’a piégé !
Il sourit, mais je sais qu’il ne rêve que d’une chose : que je disparaisse
avec caméra et micro de son champ visuel.
Il m’aime bien, il aime tant de monde, mais il déteste la télé et la radio.
Il se concentre :
— Non, je ne suis pas particulièrement ému, d’autant qu’il n’y aura pas
de cérémonie, aucune en tout cas digne d’être filmée !
Sous-entendu : ce sera déjà assez pénible comme cela, je me passerais
bien de vos caméras.
La phrase me tourne dans la tête : « De vous à moi, c’est emmerdant
comme tout. »
J’essaie d’imaginer les cinquante années de délibération du conseil
comme un calvaire récurrent, la partie de son mandat qu’il a détestée ; c’est
à la fois pathétique et interpellant.
Bien sûr, cela peut s’expliquer par son peu de passion pour la chose
politique, par le hasard qui l’a placé sur son fauteuil de maire et le devoir
qui l’y a ancré pendant un demi-siècle, mais tout de même, je m’interroge
sur la complexité de son engagement, sur ce que l’on peut appeler une
forme d’abnégation, qui tient le poète à distance, contrarie le philosophe et
nourrit le dramaturge.
Quand nous arrivons à la mairie, la nouvelle mairie qui se dresse
comme un radiateur rose au milieu de la ville, c’est l’effervescence.
Depuis le parking, la foule se presse, hérissée d’appareils à
photographier, à filmer, à enregistrer, à capter, à fixer, à enfermer les
souvenirs ; personne ne veut perdre une miette de ce dernier rendez-vous de
Césaire avec sa ville.
À l’étage, on étouffe. Le conseil municipal, c’est d’abord des hommes
et des femmes ; plein d’hommes et plein de femmes, plus de cinquante
personnes avec un minuscule pourcentage d’élus de l’opposition.
Dans l’atmosphère surchauffée, tout le monde se hausse du col pour le
voir arriver et prendre place une dernière fois.
Il a raison, cela va être long. C’est l’élection dans l’élection, qui
désignera celui qui conduira l’assemblée vers le destin de Fort-de-France :
le maire.
Et même si les jeux sont faits, il règne une grande excitation : Césaire
va passer le flambeau, il part après cinquante-six ans, ce n’est pas rien et
puis c’est Césaire.
La séance est bruyante, ouverte au public qui compte les bulletins avec
l’assesseur : un long murmure répétitif comme une incantation, une
centaine de gosiers pour un seul nom : Letchimy, Letchimy, Letchimy…
Quand Césaire parlera, ce sera d’un filet de voix ténu, faible, mais
ferme :
— Je pars sans inquiétude parce que je vous ai vus, parce que je vous ai
compris.
Ces derniers temps, on l’a senti moins en verve. On voit que les idées se
bousculent dans sa tête, mais on dirait que sa bouche répugne à les
formuler, les mots n’ont plus la percussion d’antan, comme s’ils avaient été
usés par la fréquentation si longue des podiums de campagne, de
conférences, de congrès. Après tout, il a quatre-vingt-huit ans.
Il continue :
— Il y a Serge Letchimy et je sais que je laisse Fort- de-France en de
bonnes mains.

Pas de sourire, quelque chose comme une immense lassitude, il y a


foule dans la salle du conseil, l’ambiance est électrique, elle est toujours
électrique autour des passions qu’il déclenche ; si les représentants élus des
oppositions sont présents, ils se font discrets, ici c’est le fief de Césaire. Un
mot plus haut que l’autre peut déclencher l’incontrôlable et les violences
verbales de la campagne ont créé des blessures trop fraîches pour qu’on les
réveille.
Alors il n’y a de place que pour la liesse : le roi s’en va, vive le roi ! Et
Césaire qui n’est pas dupe et déteste ces engouements partisans promène un
regard mélancolique sur tout ce qu’il laisse. Je me dis qu’il doit méditer sur
l’« insagesse » des hommes, et sur l’âge qui monte et s’installe comme un
frein à tout ce qu’il aime. Il voit de moins en moins, entend de moins en
moins et il est le jouet de douleurs abdominales terrassantes.
— Vous savez, la vieillesse est un naufrage. Il avait raison l’autre. – Il
souffle en montant les escaliers de la mairie, l’ascenseur est en panne. – Le
plus dur, ce sont les virages… Encore un dernier.
Sa main s’accroche à la rampe, il arrive à son étage essoufflé et
distribue les sourires et les taquineries. Il les connaît tous, tous les employés
municipaux qui ont revêtu leurs plus beaux atours pour saluer son départ ; il
les connaît et plus, il connaît leurs parents, leurs enfants, leurs oncles, leurs
tantes, leurs marraines, parrains, cousins, il demande des nouvelles de tout
le monde, il l’a toujours fait alors pourquoi pas aujourd’hui ?
Autour de lui les visages sont crispés, on regrette, on pleure même… et
pourtant il a gagné et celui qui va lui succéder est bien celui qu’il a soutenu,
alors pourquoi tant de silences ? Les femmes avancent avec leur culot, leur
assurance, et lui attrapent le bras ; il appartient à tout le monde et se laisse
faire.

Il m’avait dit en préambule, la première fois que nous nous étions


rencontrés et que je m’interrogeais sur sa propension aussi grande à
cristalliser les passions qu’à concentrer les mécontentements :
— Je suis toujours l’objet d’accusations qui sont parfaitement
contradictoires. Certains prétendent que c’est moi qui ai enfoncé la
Martinique dans la départementalisation, d’autres au contraire disent que
voilà, Césaire prêche l’indépendance, etc. Pour moi ça n’a pas beaucoup de
sens de dire que je suis indépendantiste ou autonomiste, je dirais plutôt que
je suis « émancipationiste », c’est un bon vieux mot qui exprime bien ce
que je suis. Je suis pour l’émancipation de l’homme, autrement dit, libérer
l’homme de tout carcan, de toute contrainte. Dans le mot « émancipation »,
il y a la racine mancipium, c’est-à-dire in manu capere, prendre quelqu’un
en main. L’émancipation, c’est se prendre en main soi-même, c’est cela qui
pour moi est une valeur essentielle.
Le royaume d’enfance

Basse-Pointe, une petite commune du Nord de la Martinique, en


bordure d’océan. C’est dans une masure située sur la plantation Eyma que
Césaire a grandi.
Famille nombreuse, six frères et sœurs, un tourbillon de petits bonheurs
et de grande misère. Quand il en parle, Césaire semble bousculé par des
émotions contradictoires : une immense tendresse, une certaine colère, mais
d’abord une admiration sans faille pour les femmes, les poto-mitan de cette
famille. Il met de l’ordre dans ses idées et pose sa voix :
— Je dirais que tout le côté Basse-Pointe, Lorrain c’est un paysage
cordial pour moi ; c’est essentiel. – Ses mains font des gestes
d’appropriation. – Et puis, je dirais que c’est ma famille, c’est ma grand-
mère, qui a joué un rôle très important pour moi. C’est un personnage
extraordinaire, une sorte de reine de village qui m’a beaucoup rappelé une
autre reine de village en Casamance, une reine aux pieds nus. J’aime autant
vous dire – ses yeux pétillent, les souvenirs déferlent – pas de couronne sur
la tête de cette petite femme, pieds nus, qu’on appelait la reine Sebeth, de
petite race guinéenne, elle m’a beaucoup rappelé ma grand-mère. Ma
grand-mère était tout à fait comme ça. Elle avait la même force spirituelle,
le même ascendant sur les autres, la même intelligence, c’est d’ailleurs de
cette reine Sebeth en Casamance que Malraux disait : « J’ai vu bien des
reines et cette paysanne n’est pas la moins reine de toutes. » Eh bien, je
dirais un petit peu cela de ma grand-mère… – Il réfléchit. – C’est très
important l’enfance, le royaume d’enfance ça compte, on ne peut s’en
défaire.
Au bout du petit matin
une maison minuscule
qui abrite dans ses entrailles
de bois pourri
des dizaines de rats
et la turbulence de
mes six frères et sœurs
[…]
Et ma mère dont les jambes
pour notre faim inlassable
Pédalent, pédalent, de jour, de nuit.

Ou

Au bout du petit matin,


une autre petite maison
qui sent très mauvais
dans une rue très étroite,
une maison minuscule
qui abrite en ses entrailles
de bois pourri
des dizaines de rats
et la turbulence de
mes six frères et sœurs,
une petite maison cruelle
dont l’intransigeance affole
nos fins de mois et mon père fantasque
grignoté d’une seule misère,
je n’ai jamais su laquelle […].
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL, ÉDITIONS VOLONTÉ ET ÉDITIONS
BORDAS, 1939/1946 1

— Et voyez-vous, me dit-il, le royaume d’enfance, on l’habite, d’une


manière ou d’une autre, toute la vie. Je crois que j’étais assez sage, j’avais
juste une particularité, j’aimais l’école. – Il sourit. – Apprendre ! Tout,
n’importe quoi, une sorte de fascination pour le savoir et la découverte, une
compulsive curiosité !

« Pourtant, m’avait confié sa mère, il était assez brigand, mais il aimait


ses livres. Quand il avait des leçons à apprendre, il ne fallait pas le déranger,
il travaillait beaucoup. Ah oui, beaucoup ! »

Césaire brigand, j’ai quand même beaucoup de mal à l’imaginer.

1
. Ce texte de Césaire a subi pendant dix ans des modifications de l’auteur qui, tout en gardant la
musique de fond, se donnait au fil des années la liberté de son interprétation en le réajustant à chaque
époque de sa création poétique. À tel point que ce texte en mouvement a été analysé et étudié par les
intellectuels, les universitaires comme étant un modèle du genre poétique multiple, qui se réinvente
au fil du temps.
Où l’on quitte Basse-Pointe pour
Fort-de-France

Après ses premières années passées à l’école primaire de Basse-Pointe


qui se nichait tout en bas de la montagne Pelée, Césaire se retrouve à Fort-
de-France, au lycée Schœlcher.
— Mon père, me dit-il, était dans les contributions, minuscule
fonctionnaire. Quand il a été nommé à Fort- de-France, je me suis retrouvé
au lycée avec toute une génération de jeunes Martiniquais que je ne
connaissais pas et j’avais un professeur de français, je me souviens, un
Normand qui s’appelait Revère, un homme très intelligent qui connaissait
bien l’Orient. À la veille du baccalauréat, il me dit : « Alors Césaire, qu’est-
ce que tu vas faire après le bachot ? » Plein de toupet, je le regarde en face
et je lui dis : « Comme toi, monsieur le professeur ! » Il me répond : « Si tu
veux faire comme moi, tu vas en France et tu te fais inscrire à Louis-le-
Grand, en première supérieure ! » Et j’ai fait comme il avait dit !
Mais avant cela, pendant ce temps foyalais, Césaire passe tous ses
moments de liberté à la bibliothèque Schœlcher, son architecture baroque
lui apparaît comme le lieu magique de tous les savoirs, tellement de livres,
tellement d’ouvrages, il dévore dans le désordre les philosophes, les poètes,
les historiens, les multiples variantes d’une pensée française dont il retient
qu’elle glorifie la liberté, les révoltes salvatrices, l’analyse du passé. Il
fraternise avec les poètes maudits, lit Voltaire, Rousseau, et trouve dans tout
ce fatras enrichissant un commencement de matière pour réfléchir à ce qu’il
est lui, à ce qu’est son pays dans ce vaste monde.
— Fort-de-France m’embêtait un peu, me confie-t-il. Je n’aimais pas
beaucoup cette génération, la mienne, assimilationniste. – Il hoche la tête. –
Bien sûr, j’ai la passion de la culture française. Oui, bien sûr, elle a mis des
mots sur l’idée de la liberté. Mais laquelle ? Quelle liberté et pour qui ?

Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes […] un


fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et
de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous
dormions dans nos excréments […], et ce pays était calme,
tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes.
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL
Les années 1930, Césaire découvre
Paris et rencontre Senghor

En 1932, il a dix-neuf ans. Armé d’un baccalauréat et d’une bourse


d’études supérieures, il arrive à Paris après quinze jours de bateau et
quelques heures de train. Il se dirige vers Louis-le-Grand, son rêve, et ses
prévisions se réalisent : c’est là que sa bourse le conduit…
J’essaie d’imaginer ce tout jeune homme qui n’a pas vingt ans en
regardant l’homme d’aujourd’hui, le député.
Nous sommes à l’Assemblée nationale, dans l’immense espace de la
bibliothèque : c’est là qu’il m’a donné rendez-vous. C’est le lieu qu’il aime.
Il s’y réfugie souvent quand, me dit-il, les chamailleries politiques dans
l’hémicycle le fatiguent et le font douter de l’intelligence humaine, il se
précipite dans ce havre de savoir, de pensée, d’écriture de mots qui le
réconfortent.
Je le regarde encore, il est dans la force de l’âge, la soixantaine, il donne
une impression de solidité, un roc, sa pensée est scalpel, son regard pétille,
il se souvient.
Il raconte :
— Je prends deux tramways successifs pour arriver à Louis-le-Grand,
mon inscription se passe fort bien et, au moment de m’en aller, j’aperçois
un petit homme noir en blouse grise, une ceinture de ficelle ou de corde
autour des reins, au bout de laquelle pend un encrier heureusement vide. Je
le regarde, il me regarde, je marche à lui ou c’est lui qui marche à moi…
Ses yeux pleins de souvenirs percutent derrière le verre épais de ses
lunettes, il ne nous voit plus, il est là-bas, il raconte encore :
— « Alors bizut, comment t’appelles-tu ? » « Je m’appelle Aimé
Césaire, je viens de la Martinique, et toi ? » « Je suis Léopold Sédar
Senghor et je viens de Dakar », il ouvre les bras, me donne une embrassade
et me dit : « Bizut, tu seras mon bizut. »
Un large sourire sur le visage : voilà un souvenir qu’il aime vraiment.
— Avec Senghor, nous avons beaucoup parlé, nous avions les mêmes
problèmes, un Nègre, un homme de couleur, l’Afrique, les Antilles, c’est
très important pour moi… – Une pause. – Et il est devenu député, un peu
MRP, un peu socialisant et moi communiste, mais un communiste assez
bizarre. – Il rigole. – Et nous sommes restés amis et très copains, nous le
resterons jusqu’à la fin de nos vies.
Là, son visage se ferme et le silence s’installe.

Pour obtenir cette rencontre avec lui, j’ai tout risqué, nous avons tout
risqué : une équipe de résistants. Nous sommes quatre : Maurice à la
caméra, Max au son, Lucien à la lumière et moi.
La caméra, c’est une Coutant, du film (le numérique n’est même pas
encore un rêve dans les têtes des chercheurs), la bonne vieille pellicule avec
son cortège de lourdeur. Nous sommes en 1983, et même si la gauche est au
pouvoir en France, au pays, les rancunes sont tenaces. On m’a laissé
entendre qu’avant de réaliser le portrait d’un Césaire jusque-là boudé par
les médias, je ferais mieux de m’attaquer à celui du grand socialiste local,
maire de Trinité, Casimir Branglidor…
Je promets tout ce qu’on veut et je ne sais quels arguments (je sais être
persuasive) ont convaincu la hiérarchie de me laisser partir, enjamber
l’océan avec toute l’équipe pour un rendez-vous que je n’ai même pas
encore négocié avec Césaire. Mais ça, personne ne le sait.
Car c’est bien de négociation qu’il s’agit. L’homme n’aime pas la télé et
encore moins le service public, qui a été pendant de longues années le plus
grand serviteur de la droite au pouvoir. Il m’a dit oui du bout des lèvres, lors
d’une réunion politique que je filmais en Martinique, oui pour un rendez-
vous sans caméra ni micro, oui pour voir… et à Paris.
Traverser l’océan !
Je crois qu’il pensait que cela nous arrêterait.
Bon, je débarque avec l’équipe au complet, je ne leur ai rien caché, ils
savent qu’il faut le convaincre.
Quand nous arrivons à la bibliothèque de l’Assemblée, Césaire est déjà
là, installé sous une lampe verte, un ouvrage à la main et le regard qu’il
nous jette est celui du professeur qui va coller ses élèves ; il voit bien que le
rendez-vous n’est pas du tout informel, il voit bien la caméra, la perche, le
micro, la valise d’éclairage ; il voit tout ça et je suis dans mes petits
souliers. J’allonge mes jambes et m’apprête à faire un truc que la
déontologie n’a absolument pas répertorié ni prévu, ni même imaginé.
Je m’assois, affronte son regard sévère et je parle en pilotage
automatique :
— Voilà, on peut repartir comme on est venu, monsieur. – Je ne manque
pas d’air, huit mille kilomètres en avion, aux frais du contribuable. – Moi, je
vous connais parce que j’ai lu tout ce que vous avez écrit, j’ai visité le fond
de l’âme et souvent je n’ai rien compris. En revanche, vous ne me
connaissez pas, alors je vais faire quelque chose que je n’ai jamais fait. – Je
lui tends un cahier. – Dans ce cahier, il y a ce que j’écris depuis toute petite,
c’est mon univers. Faites-moi l’honneur d’en lire quelques lignes, si ce que
vous lisez fait de moi quelqu’un d’affreux, je plie bagage, nous plions
bagage…
Ma carte de presse fait des bonds de contrariété au fond de mon sac,
cette interview je la veux, mes camarades sont affolés, mais j’ai vu la lueur
dans l’œil de Césaire. Je m’attends à ce qu’il prenne le cahier et me dise de
revenir le lendemain. Non, il prend le cahier et se met à lire.
Le supplice est total. Jamais je ne me suis sentie aussi misérable et
pendant qu’il se penche sur mes pattes de mouche, je transpire : mais
comment ai-je osé livrer mes maladroites élucubrations à cet homme-là, à
cette plume-là, à cette légende poétique, je suis donc prête à la pire
humiliation pour cette interview ?
Je transpire jusqu’à la dernière page, l’heure la plus inconfortable de ma
vie. Il referme le cahier et me dit :
— On commence quand ?

Je repense à tout cela pendant ce silence où sa mémoire vagabonde avec


son ami Senghor, et puis il reprend :
— On parlait beaucoup de littérature, beaucoup d’Afrique, beaucoup
des colonies, et une semaine après mon arrivée, ne voilà-t-il pas que je
croise Senghor accompagné d’un grand type aux cheveux très noirs, qu’il
me présente comme étant son ami, mon meilleur ami français me dit-il,
Georges Pompidou. Voilà, nous étions de la même promotion, c’était
comme ça à l’époque.
Les mots se bousculent, je le sens (et c’est rare) content de parler :
— Nous fréquentions le milieu des étudiants du Quartier latin et de la
Sorbonne. J’étais sur les bancs de l’École normale, nous lisions tout ce qui
nous tombait sous la main, je revois encore Senghor se baladant au jardin
du Luxembourg avec deux Proust sous le bras ; j’ai lu Breton, j’ai lu
Aragon, j’ai lu Benjamin Péret, mais j’ai lu aussi Claudel, donc j’ai lu
l’essentiel de ce qu’un honnête homme de l’époque pouvait lire, et puis très
vite la question importante m’a taraudé… – Il s’arrête. – Vous connaissez le
proverbe africain qui dit : « Quand tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi
d’où tu viens ? » Oui, eh bien, quand je cherche d’où je viens, je retrouve la
négraille, je retrouve l’habitation, je retrouve la rue Cases-Nègres, je
retrouve mon histoire. C’est ça que j’ai retrouvé et c’est cela qui m’a
toujours guidé et donc… – Encore une pause pour mettre un peu d’ordre
dans les souvenirs. – Et donc mon adolescence, le Quartier latin, mon
compagnonnage avec Senghor, cela a été pour moi la découverte de moi-
même. Au fond, la grande question qui nous angoissait, Senghor et moi,
dans ce monde tel qu’il était, perdus comme nous l’étions, la grande
question était une sorte d’angoisse métaphysique : « Qualis sum ? », « Quel
homme suis-je ? » – Il répète. – Quel homme suis-je… – Un silence. – Et
c’est à cela que nous avons essayé de répondre… Nous étions d’abord des
hommes de couleur, des intellectuels et, il faut bien le dire, toute la
politique de cette époque était une politique coloniale, autrement dit une
politique qui était fondée sur l’assimilation et l’aliénation, par conséquent à
terme on aurait fabriqué de bons petits Français à peau noire et rien d’autre.
Très vite, nous avons compris le caractère pernicieux d’une telle entreprise
et… sans renier la culture, à travers la culture française et à travers la
culture universelle, nous avons essayé de chercher notre bien et de prendre
possession de nous-mêmes. Je crois que cela a été ça, la chose essentielle, et
nous les premiers – il corrige – nous, parmi les premiers, nous avons posé le
problème, d’abord en le ressentant vraiment jusqu’au tréfonds de nous-
même avec angoisse, comme une angoisse métaphysique, nous avons posé
le problème de la recherche de l’identité. – Une longue pause, il continue. –
Et la négritude a répondu à cette recherche d’identité.
Je regarde ses mains longues, fines, noires, belles, elles parlent avant
lui :
— La négritude, c’était pour nous, avant tout, remonter aux sources,
comprendre, nous comprendre nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous
comprendre nous-même si nous ne nous situons pas dans le grand courant
de la pensée africaine. On a beaucoup écrit, on a beaucoup disserté, glosé
sur la négritude, il y a eu toutes sortes d’interprétations dont certaines sont
absolument délirantes, mais pour moi la négritude se ramène à une chose
extrêmement simple : si vous voulez, ce n’est pas un corps de doctrine, pour
moi c’est un « cogito ergo sum », c’est la base d’une réflexion ramenée à
des choses auxquelles je suis resté fidèle : l’affirmation d’une identité. Si on
me demande qui je suis, je réponds que je suis un homme bien sûr, mais un
homme historiquement, géographiquement, ethniquement situé.
» Bon, deuxièmement, c’est l’affirmation d’une fidélité. Je me suis
toujours insurgé contre toute politique d’aliénation, je suis et je veux
persévérer dans l’être, et puis en même temps, c’est l’affirmation d’une
solidarité. Bien sûr, il y a une solidarité humaine, largement humaine, mais
il y a aussi une solidarité qui paraît immédiate, celle qui doit unir tous les
opprimés et singulièrement tous les hommes de couleur de par le monde,
autrement dit rien de ce qui se passe à Harlem, rien de ce qui se passe à
Dakar, rien de ce qui se passe à Conakry, rien de ce qui se passe au Congo
ne m’est étranger, voilà grosso modo les présupposés de ce que nous avons
appelé “la négritude”.

Des années après, vingt-cinq ans après, je lui ai posé la question de ce


qu’était devenue la négritude. Il m’a répondu après un long silence de
réflexion :
— D’abord, la négritude a été essentiellement une prise de conscience :
qui sommes-nous ? Nous avons répondu : nous sommes des Nègres avec
tout ce que cela comporte, mais il faut bien comprendre que la négritude,
pour moi, c’est un point de départ, cela n’a jamais été une fin en soi. C’est
un point de départ avec la double postulation d’un commencement sans
doute, mais aussi d’une progression, d’une fin qui ne peut être que
l’universel.
— Est-ce qu’on a progressé vers l’universel en cinquante ans ?
— Vous savez, Hegel a écrit des mots qui me paraissent décisifs. – Il
s’agite sur son fauteuil et raconte. – Je revois encore la scène : Senghor et
moi, nous étions à la cité universitaire et puis bon, nous lisions, nous nous
faisions part de nos impressions sur nos lectures, nous étions en train de lire
la Phénoménologie de Hegel et brusquement j’interpelle Senghor : « Écoute
Léopold, écoute cette phrase, c’est fantastique ! Hegel explique que ce n’est
pas par la négation du singulier que l’on va à l’universel, mais que c’est par
approfondissement du singulier que l’on va à l’universel. » Et je dis à
Léopold : « Voilà un encouragement extrêmement précieux :
l’approfondissement du singulier ! » Nous avions vingt ans ! – Il me
regarde. – Non ? – Il jubile et conclut. – Et je lui ai ajouté avec un petit clin
d’œil : « Donc plus nous serons nègres, plus nous serons hommes. » – Il
rigole. – C’était une conclusion un peu téméraire, mais enfin…
Dans les points de suspension, une marée de souvenirs et d’espoirs
déçus déferle sur la table. Il reprend son sérieux :
— Cela indiquait bien une direction de pensée et c’était important de
l’affirmer à une époque où la théorie dominante, la théorie en vogue qui
touchait presque à la folie c’était l’assimilation, un « évolutionisme
assimilationniste » qui entendait que le terme de l’évolution fût la
civilisation européenne. – Et, fronçant le sourcil. – En réalité, ma négritude
n’est pas du tout celle de Senghor ; Senghor c’est un Africain qui n’a jamais
douté de son identité, qui connaît parfaitement son peuple, qui a toujours
pensé que la colonisation était un terrible accident de l’histoire, mais que les
Blancs passeraient et que le Nègre serait encore et toujours là, il n’avait pas
d’angoisses particulières. À côté, je me sentais un pauvre Antillais déraciné,
stressé, incertain du lendemain, pas du tout la même histoire ! appuie-t-il,
avançant la tête en un geste de conviction.
Je regarde autour de moi, ce foisonnement de dorures mais surtout le
souffle silencieux et solennel qu’exhalent les milliers d’ouvrages
soigneusement alignés dans cette bibliothèque de l’Assemblée nationale,
c’est vrai qu’on y est bien, dans le confort feutré de l’intelligence des
pensées multiples conservées entre les pages.
Y a-t-il ici des exemplaires de l’œuvre de Césaire ? Sûrement. Mais
aussi des exemplaires du Code noir, concocté par Colbert pour réglementer
la relation entre les dominants et les dominés, les esclaves et leur maîtres,
les Noirs et les Blancs. Colbert dont les statues se dressent aux quatre coins
de la République, parce qu’il aura fait tout le reste et que ceux qui écrivent
l’histoire ne restituent pas forcément la mémoire du tout…
Je me tourne vers Césaire en me posant cette question : est-il en train de
se remémorer l’intervention de son ami lors d’un passage en Martinique en
1976 ? Senghor y avait dit que Césaire a nommé la négritude, qui n’est rien
d’autre que « l’ensemble des valeurs des civilisations du monde noir » tout
entier. Et il avait ajouté : « Malgré ses détracteurs qui fleurissent un peu
partout, à droite, à gauche, en Occident, en Afrique, la négritude demeure
l’attitude existentielle choisie par les hommes libres et vécue jusqu’à la
lie. »
L’ont-ils, l’un et l’autre, vécue jusqu’à la lie ? Son complice fondateur
absent, Césaire a-t-il eu l’impression que cette idée s’échappait, vivait sa
propre vie ?
Avec qui en parlait-il désormais ?
Non, je ne sais pas à quoi il pense. Je respecte son silence et quand il
reprend la parole, il y a une sorte d’urgence dans sa voix :
— Je ne vois pas du tout comment on pourrait comprendre l’histoire
martiniquaise sans tenir compte du fait fondamental qu’est l’esclavage. –
Son regard m’interroge. – Et la traite ? Autrement dit, des milliers et des
milliers d’hommes arrachés à la terre première… Comment peut-on le
nier ? Quand j’ai dit une fois devant le général de Gaulle que notre histoire
commençait dans la cale des bateaux négriers, il paraît qu’il y a des
Martiniquais tout à fait assimilés qui ont été totalement vexés, totalement
offusqués. Mais c’est ça le fait premier, et il ne faut pas en avoir honte car
c’est ça la vérité. Si quelqu’un doit en avoir honte, ce sont ceux qui ont fait
la traite et non pas ceux qui l’ont subie. Comment peut-on comprendre la
société martiniquaise si on ne tient pas compte du fait que cette société est
une société coloniale ? – Il marque un temps. – Et raciste… Comment peut-
on comprendre la langue martiniquaise, le créole, si on ne tient pas compte
du fait que c’est une langue qui a été formée avec des débris de mots
français, mais qui a été restituée par des gosiers selon les règles implacables
de la phonétique africaine, et agglutinés entre eux selon les règles de la
syntaxe africaine… Cela me paraît évident. Autrement dit, si on ne veut pas
rester à la surface des choses, on est obligé d’en revenir à ce fait premier, à
savoir que nous sommes mélangés certes, mais que nous sommes des
Africains de la diaspora !
C’est donc en exil que son histoire lui apparaît comme essentielle. C’est
une époque qui fouille les idées jusqu’à l’os, jusqu’à la trame, il est
complètement séduit par la démarche de ce nouveau courant qui, de Sartre à
Breton, fait frissonner le Quartier latin.
— La quête surréaliste, c’était tellement… – Il hésite. – C’était
autrement profond, c’était descendre au plus profond de soi-même, c’était
libérer des imaginaires refoulés, nous sommes là dans la lignée de la
psychanalyse… Oh la la ! ça m’intéressait, moi, Martiniquais, sorbonnard,
normalien, je me disais – il s’anime – faisons ça ! Qu’est-ce qu’on va
trouver ? Allez ! Plus loin, encore plus loin ! Alors, qu’est-ce que j’ai
trouvé ? Eh bien, ce que j’ai trouvé quand je suis allé jusqu’au fond, c’est le
Nègre fondamental, tout simplement. C’est tout !

Dit comme cela, c’est si évident, mais dans le contexte de l’époque, rien
dans les outils éducatifs, familiaux, scolaires ou sociétaux dont nous
disposions ne nous armait pour une pareille réflexion.
Sur la terre entière, les Noirs étaient soumis aux forces coloniales, à
l’apartheid, à la ségrégation, et apprenaient le monde à travers le prisme des
dominants, donc de l’Occident. La culture blanche entendait tout gommer
sur son passage et ses armes étaient d’une sournoise violence : l’école, Dieu
qui racontait la compassion et l’abnégation, sauf pour les Nègres tous
convoqués à l’obéissance… C’est de là que jaillit le Cahier d’un retour au
pays natal, de l’exil qu’exalta le suréalisme :

La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang


répandu le goût amer de la liberté

Et elle est debout la négraille

la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang

debout
et
libre
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL, ÉDITIONS PRÉSENCE AFRICAINE,
1956

— Ça, c’est le plus important, précise-t-il. Mais il n’y a pas que cela.
Pendant ces années d’études, j’ai rencontré le monde, l’Afrique bien sûr,
mais aussi l’univers slave dont je me suis senti incroyablement proche. Je
parle un peu croate vous savez ! – Il se rengorge, rigole. – Figurez-vous que
je suis au restaurant universitaire, nous sommes à la veille des vacances et
je n’ai pas d’argent pour rentrer en Martinique. Alors je suis là, avec mon
plateau, je me fais servir, une des dames qui sert me dit : « Vous ne prenez
que ça ? Vous ne mangez rien ! » Me voilà qui lui raconte que je suis
végétarien et j’entends un grand rire derrière moi, je me retourne sur un
beau jeune homme, le cheveu noir, qui me dit : « Qu’est-ce que tu
racontes ? » C’était un Yougoslave. Nous sommes devenus amis et il m’a
dit : « Aimé, il faut que tu viennes avec moi en vacances en Yougoslavie ! »
À mon tour de rire et de le traiter de fou ! Et puis quinze jours après, un
télégramme : « Aimé, nous t’attendons à Zagreb ! » Et me voilà arrivant à
Zagreb. Je trouve un pays plein de souvenirs historiques, un pays d’une très
grande beauté, je sentais ce pays slave. Il me rappelait par certains aspects
mon pays, la convivialité, la mythologie… C’est le pays d’Europe pour
lequel j’ai le plus de sympathie. Je suis devenu très copain avec les
Yougoslaves et jusqu’à la fin de la vie de Petar Govarena, c’était le nom de
mon ami, nous avons échangé des lettres. Lui était Croate, moi Nègre, et
nous avions la même réaction devant les peuples colonisés et le
colonisateur. – Une pause. – Et c’est là, en Yougoslavie, que j’ai commencé
à écrire le Cahier d’un retour au pays natal.

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-Panthères, je
serai un homme-juif
Un homme-cafre
Un homme-hindou-de-Calcutta
Un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

L’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on


pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le
tuer –parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à
personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
Un homme-juif
Un homme-pogrom
Un chiot
Un mendigot

Il conclut :
— Alors liberté, égalité, fraternité, oui, mais j’ajouterais le mot identité.
Pour moi, Martiniquais, pour mon histoire, le mot identité est important. Le
développement de notre identité, la connaissance de nos ambitions, la
connaissance de notre histoire, c’est tout cela qui forme une identité
particulière.
Retour à la cérémonie de passation
de pouvoir à la mairie de Fort-de-
France, 2001

Césaire est fatigué. Les discours ont succédé aux discours. Il faut lui
dire au revoir, et comment le faire sans raconter, raconter, raconter, encore
et encore, et le couvrir d’éloges, ne retenir que le meilleur, présenter
l’ennemi comme un dragon que l’on a terrassé sans violence, mais terrassé.
L’ennemi est là, sourire narquois, mais ne veut pas manquer une miette.
L’ennemi du jour, c’est le groupe indépendantiste, en d’autres temps
c’était la droite. De toute façon, pour Césaire, c’est un peu un jeu de rôle.
Il connaît leurs parents, sinon leur grands-parents, et même au plus
chaud des antagonismes, personne dans cette enceinte ne lui a jamais
manqué de respect. Chahuté oui, mais jamais sans respect. Il est fatigué,
réclame un verre d’eau, sa vue déjà mauvaise se brouille.
Il marmonne :
— Je n’ai aucun appétit pour toutes ces choses ! Vite, que cela finisse.
Il se lève et m’attrape par le bras, soudain vif et nerveux :
— Vous savez ce qui me passionne en ce moment ? Mes grandes
oreilles à l’Assemblée nationale m’ont fait part d’une rumeur…
Ses grandes oreilles, cela ne peut être que Camille Darsières qui lui a
succédé au palais Bourbon.
Il m’entraîne un peu à l’écart :
— Il paraît – son œil pétille – que se prépare une loi qui va secouer le
monde noir – il lève l’index – et de façon positive… Vous savez de quoi je
parle ? Cette fameuse loi préparée par cette jeune Guyanaise, madame – il
fait semblant d’hésiter – Taubira, c’est cela ?
En fait, il me fait son cinéma. D’abord Christiane Taubira fait partie de
sa grande famille de cœur, de plus c’est un secret de polichinelle que la
député et militante guyanaise portera devant l’Assemblée le texte qui
permettra de bannir juridiquement l’esclavage.
Il achève avec un sourire insolent :
— Et voilà qu’enfin au XXe siècle, l’esclavage sera pointé et dénoncé
comme un crime contre l’humanité. La loi, vous vous rendez compte, c’est
important, non ? – Il insiste. – Dans deux mois, surveillez cela !
Sous-entendu : ce qui se passe ici est dérisoire par rapport à ce qui se
prépare dans les officines de la République, alors, s’il vous plaît,
relativisons.
Il s’éloigne et s’avance vers Letchimy ; c’est enfin le moment.
Le parcours politique

Ses études terminées, Césaire revient en Martinique juste avant la


guerre.
Il est professeur de lettres au lycée Schœlcher et très vite, ses cours sont
tellement attractifs qu’ils deviennent un véritable événement. Dans
l’enceinte du lycée, sa salle de classe déborde de toute une génération qui
veut absolument suivre, écouter son approche littéraire philosophique,
poétique d’un programme qui, d’un coup, se met à prendre du relief. Une
génération qui retiendra chaque mot…
Mais la guerre arrive et la Martinique, privée du cordon ombilical d’une
France paternaliste, révèle sa fragilité. Autour du vécu d’une pénurie totale
(on faisait bouillir le caoutchouc des pneus pour se caler l’estomac), deux
thèses se dessinent, les hommes s’affrontent : d’un côté ceux qui pensent
qu’au sortir de la guerre, seule l’indépendance est une option saine et digne,
et de l’autre ceux, plus modérés, qui veulent se battre pour assurer
l’autosuffisance du pays et instaurer l’égalité de traitement, de salaire.

Césaire fait partie de ceux-là et entre au parti communiste. De là à faire


une carrière politique, il y avait un fossé qu’il n’avait aucune envie de
franchir :
— J’avais des motivations très profondes après la guerre pour entrer au
parti communiste, mais ma candidature à la mairie de Fort-de-France, cela a
été un petit peu, et même beaucoup, le hasard. – Il hésite, les mots sont
difficiles. – Lorsque j’ai été contacté par le parti pour figurer sur la liste
communiste à ces premières élections d’après-guerre, et que j’ai accepté,
dans mon esprit à cette époque je n’avais pas du tout le sentiment qu’une
carrière politique commençait. Oui, j’ai donné mon accord et ma signature,
mais c’était davantage un geste de solidarité, j’acceptais de figurer sur les
listes, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’on allait être élu, pour une
raison extrêmement simple, c’est qu’aux élections qui avaient précédé la
guerre, les dernières qui avaient eu lieu, le parti communiste avait récolté
quelque chose comme trois ou quatre cents voix, autrement dit un score
absolument insignifiant. Par conséquent, en acceptant… – Il hésite. – Je ne
l’ai pas fait dans l’idée que j’allais être élu et peut-être même, si j’avais
pensé que je serais élu, peut-être à ce moment-là, j’aurais reculé…
Il réfléchit, je sens qu’il mouline et se demande s’il aurait vraiment dû
avouer ainsi son peu d’intérêt pour la compétition politique, le pouvoir.
Non, il a choisi la vérité, alors il va au bout, les yeux fixés sur un point à
l’horizon, très loin de là où nous nous trouvons, il enchaîne :
— Après, une fois qu’on est élu, il faut assumer ses responsabilités ! Par
conséquent, une fois élu maire, je me suis mis au travail, j’ai fait de mon
mieux pour rester fidèle à l’engagement politique qui était devenu le mien.

À l’époque, les communistes sont d’accord sur un point : de la Réunion


à la Guyane en passant par les Antilles, tous pensent qu’il faut abattre le
système colonial et tous prônent l’égalité pour tous les hommes, les femmes
et les enfants de la République ; particulièrement l’égalité des travailleuses,
des travailleurs, et c’est dans ce contexte qu’apparaît l’idée de
départementalisation.
— C’était une vieille idée, me dit-il, qui s’était propagée pendant un
bon siècle depuis 1848, depuis l’abolition de l’esclavage, en Martinique,
mais aussi en Guadeloupe, en Guyane, à la Réunion. Une idée qui
s’appuyait sur le fait que : c’est vrai que nous sommes exploités, c’est vrai
que nous sommes des coloniaux et les gens pensaient que, bon, en devenant
département français, eh bien c’était non pas la transformation, non pas
l’assimilation : ce qu’ils recherchaient confusément, c’était la suppression
du régime colonial, la fin du pouvoir dictatorial des gouverneurs, la fin de la
discrimination raciale. Autrement dit ce qu’on a qualifié de loi
d’assimilation était en fait la recherche, un peu confuse certes, mais la
recherche de l’égalité avec le colonisateur ! – Il continue. – Donc à
l’époque, tout le monde était pour la transformation en département
français, tout le monde sauf, je dis bien sauf, ceux qui en sont les partisans
les plus convaincus à l’heure actuelle, sauf donc les békés de la
Martinique… – Il pose les coudes sur la table et redresse la tête. – Parce
qu’ils se disaient : ça y est, si on devient département français, c’est la fin
de nos privilèges. Et donc, à cette époque, la départementalisation était une
revendication de la gauche et les réticences étaient plutôt à droite !

Je prends le temps d’absorber l’information et pendant que le silence


s’étire, je réfléchis à la distance abyssale qui sépare l’intention de l’action.
La loi votée par le Parlement en 1946 met un temps fou à traverser les
océans, d’autant que l’administration coloniale à Paris est submergée par les
problèmes en Afrique noire, en Afrique du Nord, en Indochine. Ça bouge
partout, ça bouge fort, et les miettes que sont les colonies d’Amérique et de
l’océan Indien ne sont absolument pas la priorité. Tout y a l’air si calme, si
policé, si domestiqué !
Les départementalistes commencent à s’énerver, une valse-hésitation
pernicieuse s’engage, les décrets d’application tardent tellement à tomber
que l’on se met à parler d’une France à deux vitesses qui rechignerait à
hisser au même rang tous les enfants de sa République, surtout ceux
d’Outre-Mer.

Césaire déchante et prononce à l’Assemblée nationale, où il siège


depuis peu, un discours au vitriol, une adresse au ministre de l’Intérieur, le
socialiste Jules Moch :
— Et voici ce qui se produira : Vous aurez fait naître dans le cœur des
Martiniquais, des Réunionnais, des Guadeloupéens, un sentiment nouveau,
un sentiment qu’ils ne connaissaient pas et dont vous porterez la
responsabilité devant l’histoire, un sentiment dont les conséquences sont
imprévisibles : vous aurez fait naître chez ces hommes le sentiment national
martiniquais, guadeloupéen ou réunionnais.
» Si vous me permettez de m’élever à quelques considérations
générales, laissez-moi vous dire qu’en pays colonisé, c’est presque toujours
le sentiment de l’injustice qui détermine l’éveil ou le réveil des
nationalismes indigènes. C’est là le drame. Quand nous voulons nous
assimiler, nous intégrer, vous nous rejetez, vous nous repoussez. Quand les
populations coloniales veulent se libérer, vous les mitraillez !
» Monsieur le ministre, je ne sais pas ce que vous disent vos rapports de
police, je ne sais pas ce que vous écrivent vos préfets.
Le ministre l’interrompt et hurle :
— Ce que je sais, c’est que les paroles que vous prononcez sont
abominables !
Césaire poursuit, agrippé à son pupitre :
— Je vous mets en garde contre les conséquences de votre politique. Je
ne sais même pas si les hommes que vous avez mis à la tête de ces
nouveaux départements sont capables de comprendre la psychologie des
peuples qu’ils administrent […]. Mais, si vous continuez à refuser à la
Martinique, à la Guadeloupe, à la Réunion, tous les droits, en leur imposant
tous les devoirs, vous finirez par créer […] de grands malentendus. […] Je
sais bien, monsieur le ministre de l’Intérieur, que vous vous rassurerez en
niant simplement le problème, comme si l’on résolvait un problème en
niant son existence. Je sais bien que vous vous rassurerez en disant : j’ai ma
police, mes CRS, mes préfets. Mais ce que vous aurez obtenu par cette
police, ce sera tout au plus un ordre apparent sous lequel l’oreille exercée
entendra le sourd grondement des peuples avides de justice et de liberté !
C’est lui qui me lit, dans l’énorme livre qui contient tous les discours
des parlementaires au fil des années, son adresse à Moch. Il s’enflamme, il
joue la scène, il la revit, il tape sur les pages :
— Vous voyez, tout est dit ! Nous sommes en 1949 et je mettais le
gouvernement français en garde !
J’ai bien sûr envie de lui demander ce qui a changé en profondeur plus
de trente ans après, mais le moment n’est pas encore venu.
Une chose est sûre, ses prises de position dans l’hémicycle lui valent
une méfiance générale.
Après tout, il est du bord politique du gouvernement ou apparenté, et ce
jour-là, seule l’extrême gauche l’applaudit…
Il me regarde et insiste :
— Tout y est, non ? J’ai tiré les conclusions ! On a fait une expérience,
elle était malheureuse, je n’ai pas voulu être complice de cette politique-là,
je l’ai dénoncée, j’ai dit adieu à ces messieurs… – Il pointe du doigt. – Et
j’ai averti, n’est-ce pas ? – L’index vers le ciel. – Il m’est souvent arrivé
d’être prophète !
Plus tard, dans cette même Assemblée, il parlera fort cru et beau, dans
une langue parfaite, de l’embarras du pouvoir, dit-il, à avouer une vérité
toute simple : qu’en matière de prestations sociales, l’on refuse l’égalité aux
habitants de l’Outre-Mer. Et sous les applaudissements, il s’échauffe :
— Querelle de mots, dites-vous ? Égalité, parité, les deux mots sont
synonymes ? – Il fait la moue. – Je ne sais pas s’ils sont synonymes, mais je
sais moi qu’ils ne sont pas interchangeables… Tenez, monsieur le Premier
ministre, essayez de dire : « liberté, parité, fraternité », chiche ! finit-il en
tendant le bras.
Cette insolence parlementaire, ces positions lui vaudront un enfer
municipal : ni budget, ni accompagnement financier de l’État, il est
l’homme à abattre.

Il galère pour assainir Fort-de-France, il galère pour ouvrir un espace


culturel qui fasse place à un théâtre, une musique, une expression qui soit
celle de ce pays de Martinique, et non pas une version patronage d’une
culture française que par ailleurs, précise-t-il : « Je connais, j’aime et je
respecte, mais qui ne doit pas oblitérer la mienne ! »
Et quand la droite s’installera à l’Élysée et Matignon, ce sera encore
bien pire pour lui, une vraie chasse à l’homme… mais nous n’en sommes
pas encore là. Pour l’heure, il s’achemine vers une rupture avec le parti
communiste, une rupture, déchirure d’une grande violence.

Nous sommes en 1956.


Ce sont les événements internationaux qui, à ses yeux, légitiment son
revirement : d’abord les Soviétiques en Hongrie, puis le procès posthume
ouvert par Khrouchtchev contre Staline. La machine communiste semble
grippée, le parti en Martinique n’est qu’un petit maillon d’une chaîne qui le
tient trop serré. Il s’y sent à l’étroit au moment où, dans le droit fil de ce qui
s’est produit avant-guerre au Quartier latin, les esprits s’éveillent à un
monde noir en ébullition. À Paris, Présence africaine ouvre un espace de
visibilité aux littératures noires, à Miami, le Congrès panafricain se tient
pour la première fois, il en est l’invité d’honneur avec Senghor, il redéfinit
les contours de la négritude.
Après Miami, Paris, car oui, le tiers-monde se réveille. Ils sont là,
plume à la main : Césaire, Senghor, Depestre, Andrade, l’engouement pour
cet éveil est immense.
Le 20 septembre 1956, Césaire intervient dans la salle Descartes de la
Sorbonne, bondée, car se tient là le 1er congrès des Écrivains et artistes
noirs. Ils viennent des pays africains, d’Amérique du Nord, des Antilles, de
l’océan Indien, et Césaire pose la question de ce qui unit les participants.
— Ce commun dénominateur, c’est la situation coloniale […] et nos
frères américains eux-mêmes sont, par le jeu de la discrimination raciale,
placés de manière artificielle et au sein d’une grande nation moderne,
placés dans une situation qui ne se comprend que par référence aux mœurs
du colonialisme.

C’était une partie de son discours. Plus tard, quand il raconte, il précise :
— Dès que l’on définit ainsi la négritude, on se rend bien compte que
cela peut peser sur la réalité. – Il se redresse. – Après tout… – Il hésite et
sourit dans la barbe qu’il ne porte pas. – C’est l’histoire qui fait la
conscience, mais « galactiquement », la conscience pèse aussi sur l’histoire
et la négritude, dans la mesure où elle pèse sur la conscience et essaie de
forger à l’homme noir une condition nouvelle, la négritude a une influence
très certaine sur l’histoire moderne de l’homme noir.

Des années après, en 1987, lors d’un hommage qui lui est rendu à
Miami, il affirme :
— J’avoue ne pas aimer tous les jours la négritude, […] il ne faut pas
que le mot nous égare. La négritude fait référence […] à des groupes
humains qui ont subi les pires violences de l’histoire, des groupes qui
souffrent encore d’être marginalisés, insultés et opprimés !
Il me précise qu’il ne s’agit pas d’un concept d’intellectuel, il pense que
le combat, partout dans le monde, doit être politique et que c’est à ce
moment-là seulement que le mot négritude prendra tout son sens :
— Ce mot, dit-il, a besoin de chair sinon de sang !

Césaire fait donc ce jour-là, en cette année 1956, une magistrale


intervention sur le thème « colonialisme et culture ». Mario de Andrade,
l’Angolais, qui était présent, a les yeux brûlants quand il raconte :
— Il fallait voir et vivre l’enthousiasme qui a galvanisé les étudiants,
des jeunes et des moins jeunes qui applaudissaient à tout rompre cet homme
qui avait fait un diagnostic et qui nous faisait une leçon magistrale sur
l’antinomie entre colonialisme et culture. Et le fait, dit Andrade, de se
retrouver dans une communauté plus large a donné une force politique et
morale à Césaire pour exprimer des idées qui mûrissaient dans sa tête, des
idées par exemple à propos de son insertion au sein du parti communiste,
tout en étant Martiniquais.
Mario de Andrade parle avec les mains, nous sommes en 1983. Il est de
passage en Martinique, debout au pied de l’usine du Lareinty qui, signe
d’un changement des temps, est en train de fermer ses portes.
— Donc, poursuit-il, la question nationale, il la vivait personnellement,
face aux revendications nationales qui se préparaient ailleurs dans le monde
noir !

Cette accumulation de faits historiques, culturels et sociétaux ; cette


énergie nouvelle du monde noir ; cette ébullition intellectuelle ; cette
fréquentation des pensées de révolte et de fierté et l’oreille qu’on lui prêtait
quand il montait aux tribunes universitaires ; tout cela a forgé sa
détermination à quitter les communistes, à quitter cette organisation dans
laquelle il avait le sentiment de noyer ses convictions. Alors Césaire écrit, il
écrit la fameuse lettre à Maurice Thorez, secrétaire général du parti
communiste français :
« Notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la
lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe –
que dis-je, d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le
capitalisme français et ne saurait en aucune manière être considérée comme
une partie, un fragment de cette lutte. […] En bref, nous considérons
désormais comme notre devoir de conjuguer nos efforts à ceux de tous les
hommes épris de justice et de vérité pour bâtir les organisations susceptibles
d’aider de manière probe et efficace les peuples noirs dans leur luttes pour
aujourd’hui et pour demain : lutte pour la justice, lutte pour la culture, lutte
pour la dignité et la liberté ; des organisations capables en un mot de les
préparer dans tous les domaines à assumer de manière autonome les lourdes
responsabilités que l’histoire en ce moment même fait peser si lourdement
sur leurs épaules. Dans ces conditions, je vous prie de recevoir ma
démission de membre du parti communiste français.
Aimé Césaire »
Il explique :
— Moi, j’ai été communiste et communisant, mais j’étais Martiniquais
et Nègre. Je ne pouvais pas me contenter d’être un sous-parti français et
dominé par les Français ; c’était presqu’une sorte de colonialisme politique,
nous avions nos idées, notre philosophie, notre idéal, bien sûr cela se
rejoignait parfois, mais nous avions aussi nos divergences, nous n’avions
pas les mêmes préoccupations…

Coup de tonnerre, tsunami, cette lettre est une bombe que la section
communiste martiniquaise se prend en pleine face, les réactions des
membres sont à la mesure de leur sidération. Ils perdent Césaire, mais aussi
la mairie de Fort-de-France et la circonscription du Centre… Pour le parti,
la trahison est abyssale et il ne pardonnera jamais à celui qu’ils appellent
désormais « le traître »…
À ce moment-là, Césaire a très envie de tout quitter pour se consacrer à
ses chers lycéens et à l’écriture, mais ni son électorat ni ses amis ne
l’entendent de cette oreille.
À terme, il faudra donc créer un nouvel espace politique : ce sera le
Parti progressiste martiniquais.
En créant son parti, le PPM, Césaire précisera : « C’est parce qu’il y a
des départementalistes obtus et des indépendantistes aventureux qu’il faut
qu’il y ait un PPM. » Et il ajoute lors d’un discours électoral : « Le progrès
ne se compte pas en sang versé, il se compte en sang épargné, il ne se
compte pas en vies humaines gaspillées, il se compte en vies humaines
sauvées, il ne se mesure pas en libertés confisquées, mais en libertés
conquises ! »

Un an, il faudra un an pour mettre la machine en route ; une année


d’insultes du PCM et de quiproquos à droite.
En France, de Gaulle est au pouvoir et à l’époque, pour la droite, quitter
le parti communiste est un signe que l’on veut échapper à Satan. Césaire a
quitté le parti communiste, il devient donc très fréquentable et c’est ainsi
que le PPM enregistre au départ un nombre incroyable d’adhésions de ceux-
là mêmes qui vilipendaient son créateur quand il était au sein du PCM :
Émile Maurice, Georges Marie-Anne, sénateur gaulliste, Michel Renard et
d’autres encore, tous les intellectuels qui considéraient l’aventure
communiste comme une descente aux enfers sont là. Le malentendu ne
durera pas, mais en attendant, voilà que Césaire est de nouveau embrigadé
dans le carcan politique dont il n’arrivera jamais à se défaire.
Il l’avoue lui-même, il n’a pas l’énergie ni le désir de lutter contre ce
qui semble être son destin :
— À mes moments de désespoir, je me dis effectivement que j’ai perdu
mon temps, mais finalement ce serait injuste, parce que je crois que, mine
de rien, j’ai beaucoup apporté à la vie politique !
Il fronce les sourcils, chemise blanche, costume gris, cravate bariolée,
derrière ses lunettes son regard se perd :
— C’est vrai que la vie politique m’a dévoré et m’a détourné
considérablement de ma voie initiale, de ma vraie vocation, mais enfin c’est
la vie, et la vie… – Il secoue la tête. – La vie est toujours, qu’on le veuille
ou non, enrichissante. Par exemple, je me suis beaucoup fatigué dans des
tâches qui peuvent paraître secondaires, des tâches municipales, des tâches
édilitaires, est-ce que je ne pourrais pas utiliser mon énergie à faire autre
chose ?
Il soupire, passe à la troisième personne et généralise :
— Après tout, quand on regarde, on se dit : j’ai fait un peu de bien, au
moins c’est concret. J’ai aidé. – Il hésite. – Je ne sais pas faire le distinguo
entre les tâches dites nobles et les tâches dites mesquines. La mesquinerie
n’est jamais dans les choses, elle est dans l’âme. Je suis d’une génération
qui a beaucoup insisté sur la nécessité de l’engagement, je ne peux pas être
le poète dans sa tour d’ivoire, je vis avec et parmi mon peuple ! Quand
j’étais jeune – il rit –, il y a de ça bien longtemps me direz-vous…
Je l’interromps :
— C’est vous qui le dites.
— Oh, je le sens, croyez-moi. – Il continue. – Ma femme et moi, nous
lisions beaucoup et à haute voix les romans russes, il y en avait un qui nous
avait beaucoup frappés, c’est un homme qui devait certainement être un
disciple de Tchekhov qui l’avait écrit, un novéliste nommé Sologoub, cela
s’appelait Le Démon mesquin. C’était la description de la vie dans une
petite ville russe avec les jalousies, avec les tracasseries, avec le grand
événement qu’était le bal chez le gouverneur. C’était ça, le démon mesquin,
il n’était pas grand le démon, il était petit et je crois qu’il faut éviter
justement d’être la proie de la mesquinerie du démon qui n’est jamais que le
regard qu’on jette sur les choses et les autres. Donc au bout du compte – il
hoche la tête –, je crois que j’ai aidé pas mal de gens, j’ai aidé le petit
peuple, et finalement ça aussi ça apporte quelque chose, parce que voyez-
vous, c’est du concret. Je crois finalement que cette vie politique, cette vie
municipale m’a apporté quelque chose de très important… Je ne suis pas
devenu un songe creux, je ne suis pas devenu un intellectuel enfermé dans
sa tour, précisément parce que jamais chez moi le cordon ombilical que
représente ce lien avec le peuple, avec mon peuple, n’a été coupé et ça – il
marque une pause –, c’est extrêmement important !
Le peuple, toujours le peuple, encore le peuple, sa boussole, son
mantra : écouter mettre en place des politiques abracadabrantesques, dirait
Chirac, pour résoudre l’insoluble. Par exemple, le déferlement sur Fort-de-
France de tous ceux que la fermeture des usines à canne laisse sur le
carreau.
Ils arrivent de partout, du nord, du sud, des plaines fertiles, des sols
arides, des flancs des mornes, tous viennent chercher la survie dans la
capitale…
Césaire ouvre les bras et des terres en pente, des sentes herbeuses, des
mangroves où des quartiers entiers s’improvisent en une nuit.

— Rappelez-vous, me dit-il, la fin de l’industrie sucrière, rappelez-vous


1945, 1947, 1950. Rappelez-vous l’exode rural, des gens qui arrivaient à
Fort-de-France par les canaux : femmes, hommes, enfants qui veraient de
Basse-Pointe, du Lorrain, de Sainte-Marie, tout le monde convergeant vers
Fort-de-France. C’est cela qu’il faut avoir en tête lorsque les donneurs de
leçons aujourd’hui nous parlent d’urbanisme rationnel ! Nous n’avions pas
le choix ! Quelle a été la fierté de Fort-de-France ? C’est que malgré
l’absence de plans, malgré l’absence de moyens, nous n’avons pas reculé
devant ce que nous considérions comme un devoir, et nous avons affronté
les CRS à Texaco pour faire entendre le droit du peuple.

La droite fait la tronche et reprend ses billes, l’ambiance sociale est


électrique, les policiers, à l’époque tous blancs, donnent du bâton et, une
nuit maléfique, un homme est tué par un CRS. C’est l’émeute, la colère
déferle dans les rues, le volcan s’est réveillé. Pour l’arrêter, on négociera le
départ des CRS, de tous les CRS de la Martinique. Il n’y en aura plus
jamais.
Pour le gouvernement français et la droite locale, Fort-de-France et son
maire sont devenus personae non gratae. Surtout son maire.
Césaire continue sa politique sociale comme une fuite en avant. Il fait
une échappée solitaire, très solitaire, les salons bourgeois de la capitale ne le
reçoivent pas, il s’en fout, il n’est bien et à l’aise que dans les quartiers qui
constituent son électorat.
Et il ne bougera pas sa trajectoire d’un iota, même si les politiciens
locaux organisent le jeu de massacre.
Pour le PCM, il est un traître qui renie le parti qui l’a installé en
politique. Pour les indépendantistes, il est un traître qui s’est détourné de la
convention du Morne-Rouge qui, en 1971, avait uni la gauche locale autour
de la nécessité d’une réflexion sur l’autonomie vers l’indépendance. Pour la
droite locale, il est le diable et les relais nationaux sont efficaces. Il gère sa
ville sans l’aide de l’État, il est privé de finances parce que pas du tout
docile, il emprunte aux Américains pour faire tourner une cité qui paie peu
d’impôts puisqu’elle vivote à la bonne volonté du maire, qui accorde des
emplacements à tous les nécessiteux qui déferlent des campagnes, chassés
par l’effondrement de l’industrie sucrière… C’est une épopée fantastique
qui déchaîne les passions.
Des nuits sans sommeil à faire des miracles, à habiter un rêve.
C’est sans doute ce qu’il appelle « ne pas être un songe creux ».
Autour de lui, une garde rapprochée hétéroclite mais totalement
acquise : des bourgeois engagés, des hommes du peuple, des femmes
passionnées, des doux, des violents, des déchaînés, des penseurs, des
artistes. Son pouvoir de séduction est total, on le protège, on le dit naïf ou
parfois crédule.

Césaire, lui, pense sincèrement qu’il n’a jamais été un très bon
politicien :
— Je ne suis pas vraiment fait pour ça, je n’ai aucun goût particulier
pour l’intrigue, je suis plutôt entier comme homme, je n’ai aucun
sectarisme. – Il fait la moue. – Beaucoup ont pensé que j’étais même naïf, je
ne pense pas que je sois naïf, effectivement il y a tout un aspect de la vie
politique telle qu’on l’entend d’ordinaire qui me répugne et que je renie
profondément. – Il marque une pause. – Ceci étant dit, j’ai des idées
politiques qui sont très nettes, très claires, très précises, et si finalement j’ai
continué en politique, c’est parce que j’ai pensé qu’il y avait malgré tout
moyen d’être utile, et j’ai été retenu au moment où je voulais… – Il s’arrête.
– Car bien souvent, l’idée de quitter cette vie politique m’a effleuré : si
chaque fois j’ai renoncé à un départ, c’est parce que j’ai pensé à ces braves
gens, à tout ce petit peuple de Trénelle, Volga Plage, des petits mornes de la
Martinique, à tous ces gens qui m’ont fait confiance et pour qui je
représentais, un petit peu, une espérance.

Quand on parle de la vision de Césaire, de son engagement municipal,


Pierre Aliker, son compagnon de toujours, son adjoint, celui avec qui il a
fait tout ce chemin la main dans la main, Pierre Aliker, très digne dans son
costume immaculé, ironise :
— Il était bien trop sensible à ce que disaient ses administrés. Oh ! il
s’est fait avoir plus d’une fois par quelques larmes de crocodile…
Pour une clôture neuve, des réparations sur un mur qui s’écroule, une
maison plus grande, une salle pour les évangélistes, une mosquée digne
pour les musulmans, un autel pour les cérémonies hindoues, un temple pour
les adventistes, un autre pour les juifs, une canalisation explosée, une
voisine qui a volé un mari, les demandes sont nombreuses et multiples ;
cent mille administrés veulent que le maire s’occupe de leurs problèmes
collectifs, mais surtout individuels.

Nicole, sa secrétaire, confirme et va plus loin :


— C’est un homme simple et tellement charmant. Quand on travaille
avec lui, il faut se donner entièrement. Non pas qu’il soit particulièrement
exigeant, mais le fait qu’il se donne entièrement aux autres, toute cette
générosité que dégage sa personnalité oblige pour l’aider à être totalement
disponible. Il s’occupe beaucoup de ses administrés, il passe son temps sur
les chantiers, dans les quartiers de Fort-de-France, pas tellement dans les
bureaux, où parfois on le regrette un peu, mais il est sans arrêt préoccupé
par les questions sociales, les questions particulières de chaque famille. Et
je n’exagère pas en disant cela. Chaque jour il s’arrête dans un quartier,
chez la petite dame du coin qui a un problème pour sa maison, chez le
monsieur du coin qui a peut-être un enfant avec des problèmes sociaux,
parfois des problèmes familiaux. C’est un homme de terrain, un homme de
cœur. Il accepte d’être bousculé dès 5 heures du matin par ses administrés
qui demandent qui un logement, qui un emploi, qui du secours pour
envoyer les enfants faire des études, des questions qui ne relèvent pas
forcément de son mandat, mais il le fait. En fait, il n’imagine pas ne pas le
faire !

Et, clairement, il ne considère pas cette capacité à céder comme une


faiblesse, bien au contraire, quand je l’interroge, il prend une longue
inspiration et me considère d’en haut :
— J’ai toujours voulu être utile et rendre service. Quand quelqu’un
vient m’exposer un problème, même quand ce n’est ni mon rayon ni ma
responsabilité, j’essaie de trouver une solution, donner un conseil, faire
quelque chose. Je crois que c’est de cela que les gens du peuple se sont
aperçus, je n’arrive pas à les laisser tomber, non ! Ce n’est pas possible !
Cela me fait quelque chose, cela me touche !

Aliker, lui, sourit, l’air ironique, il en pense ce qu’il en pense. Il est le


compagnon de toujours, qui va bientôt fêter son centenaire bon pied bon
œil, vie saine et sportive. Il a rencontré Césaire à Paris où lui-même étudiait
la médecine.
Docteur Aliker, comme on l’appelle, toujours de blanc vêtu, soixante-
quinze ans de partage d’idées, de conversations et de pouvoir également ; il
aura été l’adjoint de Césaire toute sa vie.
— Quand on me l’a présenté à Paris, je n’ai pas tardé à comprendre les
qualités morales et intellectuelles qui lui permettraient de faire réaliser à la
Martinique un pas substantiel, et que dès lors, il convenait de l’aider dans
toute la mesure du possible : c’est ce que j’ai fait toute ma vie. Nous étions
tellement d’accord pour mener ce combat ! – Docteur se caresse le menton.
– Vous savez, je crois que Césaire a joué un rôle essentiel dans l’évolution
des Martiniquais, il a fait de la population martiniquaise un peuple, c’est-à-
dire un groupe humain avec une histoire, avec une culture, avec une langue.
Ça n’a rien à voir avec l’idée d’une indépendance ou autre rupture.

Beaucoup plus tard, au crépuscule de sa vie, Césaire précisera :


— Nous sommes des ancêtres, j’appartiens à une génération qui n’en a
plus pour longtemps. Aliker a cent ans, il est en pleine forme, c’est un
homme remarquable, j’ai beaucoup d’admiration pour lui, c’est un
Martiniquais exemplaire. Moi j’ai quatre-vingt-quatorze ans, je suis
beaucoup beaucoup moins en forme, je n’ai pas sa force physique et je
traverse les misères de l’âge avec mon psychique, mes rêves, mes
souvenirs. Mais il y a une chose que nous partagerons toujours, c’est notre
ressenti du peuple martiniquais, nous en parlons toujours de ce sentiment,
ce sentiment profond que j’ai senti dans le peuple martiniquais et qui n’est
pas la volonté de domination, mais la volonté d’être tout simplement. – Il
insiste. – D’être ! – Et secoue la tête. – Ce n’est pas l’existence, c’est plus
que l’existence, être ! – Il se frappe la poitrine. – Être pleinement. Voici
comment j’interprète la volonté martiniquaise : être, c’est-à-dire concevoir,
construire, bâtir, penser, réaliser pleinement son être, voici la volonté
martiniquaise !
Bâtir

C’est vrai que l’essentiel de son temps appartient aux chantiers qu’il
mène grâce à la régie, une énorme entreprise municipale qui est sûrement le
plus gros pourvoyeur d’emplois de Fort-de-France, et dont ses adversaires
disent que c’est un mammouth ingérable et une usine à acheter des voix.

— Je ne sais pas si c’est le système en soi qui est mauvais, m’affirme-t-


il.
Nous sommes dans les hauts de Fort-de-France, dans la zone qui
accueille ce qui est désormais une véritable entreprise.
— La régie a rendu d’énormes services à la municipalité, mais par
ailleurs il faut reconnaître que la gestion en est lourde, il faut être vigilant. –
Il répète. – Cela suppose une vigilance, cela suppose un consensus, cela
suppose des ouvriers motivés, évidemment si je suis un patron comme un
autre, un capitaliste, évidemment le rendement sera mauvais ! – Il ajoute en
pointant le doigt vers les machines qui font un bruit d’enfer. – Je n’ai jamais
mieux compris ce que c’est que le socialisme, qu’en dirigeant une
municipalité comme Fort-de-France. Parce que, qu’est-ce que le
socialisme ? C’est une vaste régie, et si à tous les échelons on trouve
l’irresponsabilité, le « je-m’en-fichisme », eh bien, vous aboutissez à quoi ?
À la Pologne ! Eh oui, la machine est lourde !
Dans ses poings serrés, il a plein de projets, il tend la main vers
l’horizon, me montre les terrains que la mairie a achetés pour y ériger des
logements sociaux, ici, là et là !
Il est enthousiaste, il se frotte les paumes, répond à toutes les questions
que lui posent les chefs de chantier, là est son bonheur et l’allégresse
d’habiter un songe qui ne résonne pas que des grondements de tambours. Il
est hilare, il monte sur le toit de la toute nouvelle coupole de la salle de
spectacle du Sermac et discute avec les couvreurs, il est en pleine forme,
nous sommes en 1983, il est jeune, même si ses cheveux grisonnent, en
pleine possession de son énergie. Et s’il est maire de la capitale, c’est le
pays tout entier qu’il appréhende, car finalement c’est le pays tout entier
qu’il a accueilli entre les murs de Fort-de-France.
Songeur, il me dit :
— La Martinique ? C’est un tout petit pays, c’est rien du tout, un bloc
de rochers. – Il redresse le menton. – Mais c’est notre pays, avec ses
problèmes économiques, ses problèmes sociaux qui viennent d’un
développement économique insuffisant. Qu’est-ce que nous produisons ?
Du rhum, du sucre, de la banane ! C’est très limité comme production. –
Son regard est tourné vers l’intérieur, le mystère d’un passé qui lui
appartient. Il hésite. – Mais enfin, il ne faut pas trop se plaindre – il
continue, menton levé –, c’est humainement que je me sens Martiniquais. –
Un silence long, puis il pense à voix haute. – C’est un peuple que j’aime, je
sais comment il est né, je sais comment il a vécu, les difficultés qu’il a
rencontrées, les difficultés que nous avons à vaincre pour l’épanouissement
de ce peuple, c’est cela qui est capital pour moi, c’est MON peuple. – Il
appuie sur le possessif, puis corrige. – Je suis DE ce peuple.
La grogne

Combien de fois les murs de Fort-de-France ont-ils été couverts de


graffitis qui restent la preuve écrite de colères récurrentes ? Des graffitis
oubliés qui disent non au pouvoir blanc, non au pouvoir de l’élite noire, oui
au pouvoir des pauvres.
Pour Césaire, cette « ville plate – éclatée », si bavarde, est passée à côté
de son cri. Comme la Pelée, elle se réveille parfois, enragée, tonitruante,
énervée, imprévisible.
1978. La campagne pour les législatives est électrique. En Martinique,
grève du bâtiment, grogne populaire ; à Paris, la haine contre Césaire a
tourné à l’obsession, il faut « le décaniller », à l’Assemblée, chaque voix va
compter. Tout est en place pour que la situation s’envenime, les hommes de
Césaire accompagnent les meetings en battle dress, la droite a investi le
« shérif du Marigot », autrement dit le maire de la commune du Marigot,
Michel Renard, le seul candidat civil à qui les autorités ont accordé un port
d’armes, d’où son surnom. La raison invoquée ? C’est Michel Renard lui-
même qui me la donne :
— Pour cette campagne électorale endeuillée par l’assassinat d’un de
mes hommes, des fonds importants avaient été mis à ma disposition par
Paris après l’affaire Jalta : ils ont servi uniquement à payer des gens pour
me protéger. Des gardes du corps, mes hommes. Les caricaturistes me
représentaient le couteau entre les dents avec deux colts : le shérif du
Marigot ! Je signale que je n’avais pas deux colts mais un, par autorisation
spéciale du préfet de l’époque qui avait mis à ma disposition non pas une
autorisation de détention d’armes, mais une autorisation de port d’armes. Je
pouvais porter une arme de façon apparente comme les gendarmes ou les
douaniers.
Il me sourit en se remémorant les délires de la République, loin des
lambris parisiens.

Pour comprendre, il faut revenir en arrière.


Lorsque la campagne pour ces législatives démarre, toutes les
conversations, alimentées par l’unique quotidien France-Antilles, tournent
autour de l’épouvantail d’une indépendance dont on ne sait plus très bien si
elle serait programmée par la gauche française en cas de victoire aux
futures présidentielles, ou par le parti de Césaire… On fait l’amalgame dans
une fureur agitée qu’a rarement connu campagne électorale en Martinique.
Dans les rues de Fort-de-France, les partisans de Césaire défilent au
flambeau en chantant :
Renard ou inmin poul’ (Renard tu aimes les poules)
La ville de Fort-de-France n’est pas un poulailler
On chante, mais la tension est à son comble et les crans d’arrêt dans
toutes les poches.
Le décor est en place pour le dérapage sanglant qui va endeuiller un
meeting… Sur la Savane, coup de rasoir : un homme est assassiné, il
s’appelle Jalta, il fait partie de la garde rapprochée de Michel Renard… La
campagne s’embrase. Dans le camp Renard, on accuse Césaire de ne même
pas s’incliner devant la dépouille du mort, on arme le candidat Renard et,
sur les podiums, Césaire s’enflamme :
— Un homme est tombé hier soir, ce n’était pas un de nos amis, peu
s’en faut, mais c’était un homme et un père de famille ! Un homme est
tombé hier soir, il est tombé dans un combat douteux et pour une cause
douteuse, mais c’était un Martiniquais. À ce double titre, je m’incline
devant sa dépouille et je présente à sa famille mes très sincères
condoléances.
Comme ces paroles retrouvées dans les archives m’ont paru molles, en
dessous du réel ! Mais comment réagir à la passion populaire, qui est le
trône sur lequel il est assis ? Je revois cette femme de Trénelle entourée
d’une foule qui acquiesce, m’expliquant doucement : « Si quelqu’un
s’attaque à Césaire, dit du mal de lui, on le bat, avec des coups, on le
frappe ! » C’est tranquillement énoncé, juste une réalité, étayée sans doute
par l’image que l’opposition renvoie au « petit peuple », comme dit Césaire.
En 1978, la rage ne s’est-elle pas déclenchée suite à l’interpellation de la
colistière de Michel Renard qui a commencé son meeting par un : « Salut
les voyous de Fort-de-France », disant tout haut ce que l’opposition pensait
tout bas, à savoir que les habitants des quartiers de Fort-de-France étaient
tous des voyous ?
Cette animosité entretenue par les représentants de l’État français était
le ferment même de la popularité de Césaire. Paris n’aimait pas les
indociles, le peuple l’était, entretenu dans son idée de lui-même par un
Césaire plus écouté que jamais.
Pourtant, il ne pense pas grand bien de la politique en général. Plus le
temps s’écoule, plus il déteste le dogme qui fait l’assise des partis, quels
qu’ils soient.
Il me confie :
— Les partis politiques, ce n’est pas très exaltant, je trouve qu’ils
dessèchent les propos, les projets. – Puis il se reprend et choisit un exemple
le plus loin possible de la Martinique. – Regardez la France, je ne
comprends pas ce qui s’y passe, vous voyez bien ! Le parti communiste à
l’heure actuelle, c’est un paysage perdu, le parti socialiste…– Il secoue la
tête. – Il y a eu tant de sottises, d’à peu près, de choses bizarres, on a un
idéal socialiste et puis la réalité de la vie politique vous conduit à émettre
des réserves… Quant à la droite, n’en parlons pas ! Moi, je suis un homme
de gauche, je le serai toujours, ni socialiste ni communiste, je suis un Nègre
de gauche ! – Il sourit. – Oui c’est ça, je suis un Nègre de gauche !
— De Gaulle ?
Il me regarde comme s’il m’accusait : vous voulez vraiment me faire
parler de De Gaulle ?
Bon, j’ai la technique. Je regarde le bout de mes souliers, de la manière
la plus décontractée possible, comme si sa réponse n’avait aucune
importance…
— De Gaulle ? Ah, de Gaulle, on ne peut que l’admirer, parce que
même si je l’ai combattu, je fais la différence entre de Gaulle et le
gaullisme. Le gaullisme c’était un parti, pas une doctrine, c’était de la
politique et même de la politique politicienne ! De Gaulle c’est autre chose,
un mythe, une force, une dignité, une intelligence qui voulait préserver la
culture et rétablir la dignité de son peuple, alors ? – Il ouvre les mains pour
me montrer l’évidence de son raisonnement, puis il lance à voix basse. – Et
puis, c’est l’homme des décolonisations ! – Une dernière pique et puis s’en
va. – Même si au fond, c’est l’histoire et les peuples qui lui ont forcé la
main.
Retour à la cérémonie de départ de
la mairie de Fort-de-France, 2001

Dans la salle des fêtes bondée de la mairie de Fort-de-France, la


cérémonie s’éternise. On a jeté des tables interminables où les membres du
conseil ont pris place.
Au fond, debout, la marée de ceux qui ont pu pénétrer l’espace du
dernier jour, ce peuple qui l’aime tant et qui se presse à la porte.
Lorsqu’Aliker, après avoir fait la longue liste du travail accompli par
Césaire, propose qu’on l’honore de façon concrète en donnant son nom à
l’aéroport du Lamentin, Césaire assis à sa gauche, fait la moue. Il a le secret
des grimaces bavardes, c’est son côté clown ou homme de théâtre. Sa
gestuelle pourrait à elle seule entretenir une conversation : il lève les yeux
au ciel, il secoue la tête, plisse les paupières, plisse la bouche comme s’il
allait sortir un tchiiip monumental, il met les mains à la tête comme s’il
voulait dire : « Ils sont fous ces Martiniquais. » Un langage bien à lui, qu’il
faut savoir décrypter, et qui dit d’une certaine façon : arrêtez donc de
bousculer ma modestie, mais quand même je suis bien content que vous
m’aimiez tant !
— Et ainsi, continue Aliker, de la même façon que la France et le
monde ont Roissy-Charles-de-Gaulle, la Martinique et le monde auront Le
Lamentin-Aimé-Césaire !
Enfoncé dans son siège, Césaire secoue toujours la tête, il sourit, il rit,
car les applaudissements ont éclaté, il fait non, il dit non, tout le monde
s’est levé, il porte encore les mains à la tête, chuchote quelque chose qu’on
n’entend pas, il est ému, il murmure :
— J’ai peine à croire que c’est le dernier. Ce n’est pas une catastrophe,
je m’y attendais quand même, cela devait arriver et c’est normal. Il faut
savoir terminer… D’ailleurs – il se reprend –, il faut savoir terminer une
séance !
— Oui monsieur le maire, nous allons terminer.
Bon, comme d’habitude, quand il en a marre, il en marre.

Devant l’ascenseur, il dit aux journalistes :


— Qui vous a dit que je partirai ?
Rires.
— Je partirai, si on me met à la porte !
C’est un secret de polichinelle : il est prévu de lui attribuer un bureau au
premier étage du petit théâtre qui a été en son temps l’ancienne mairie. Il
pourra y recevoir ceux qui désirent le rencontrer, discuter avec lui et parler
des chantiers qu’il laisse en cours, même s’il n’a officiellement plus aucune
autorité politique.
Le parcours politique

Lorsque le PPM explose en plein vol après l’arrivée de Mitterrand à


l’Élysée, c’est l’électorat de Césaire qui raccroche les wagons. En fait,
l’arrivée des socialistes au pouvoir en France pose la question du
positionnement du PPM par rapport au statut de la Martinique…
Jusqu’alors, le PPM s’inscrivait dans la mouvance autonomiste : un peu
d’air pour gérer nos affaires mais pas que, farouchement dans l’opposition
tant que la droite tenait les manettes. Mais avec la nouvelle donne et le
retour de la gauche en France après trente années, Césaire pense qu’il faut
trouver une stratégie pour que le parti tende une main fraternelle au pouvoir
sans perdre son âme.
En fin politicien, Mitterrand, qui fréquentait Césaire sur les bancs de
l’Assemblée depuis un quart de siècle, connaît l’impact de sa parole, admire
le poète et sait qu’en l’ayant avec lui, d’une certaine manière il arrime tout
l’Outre-Mer à son bateau.
Le président de la République investit donc Aimé Césaire d’une mission
culturelle auprès du secrétariat d’État aux Outremers, Césaire ayant refusé
catégoriquement tout portefeuille ministériel qui l’aurait enfermé dans un
schéma dont il voulait d’abord éprouver la pertinence politique.
Le 14 mars 1981, Césaire annonce son soutien à la candidature de
Mitterrand : les autres partis de gauche en dehors du PS, donc les
autonomistes et les indépendantistes, commencent à gronder.
Césaire affirme « qu’avec les socialistes aux manettes, on pourra enfin
mettre en place des structures qui responsabiliseront les Martiniquaises et
les Martiniquais. »
À l’intérieur même du PPM, les fissures s’agrandissent.
Les départementalistes de droite, quant à eux, voient là une manœuvre
sournoise dont l’objectif final est de précipiter la Martinique vers
l’indépendance : les théories complotistes s’épanouissent merveilleusement
dans l’humidité tropicale.
La campagne aurait pu être passionnante, électrique, elle ne fera que
fracturer le PPM et, une fois de plus, Césaire se retrouve seul face à ses
choix. Au bout du compte, la Martinique ne votera pas, vieille habitude aux
présidentielles, ou votera très peu et pas pour la gauche. La victoire de
Mitterrand ne doit rien aux Antilles.
Césaire parlera d’un vote de la peur et insistera. Pour lui, ni
matériellement ni psychologiquement, la Martinique n’est prête à assumer
un changement de statut. Alors il inscrit le fameux moratoire au programme
du congrès du PPM qui se réunit le 11 mai, au lendemain de la victoire de
Mitterrand.
Pas si facile. Il faudra un an.
Une période éprouvante, faite d’affrontements et de crispations au sein
du PPM. De cette période, sa mère me dit :
— Il pensait s’arrêter quand Mitterrand est arrivé, il avait dit qu’il en
avait assez, avec Giscard déjà il avait voulu arrêter la politique. Yo pa té ka
entend, me glisse-t-elle en penchant vers moi ses lunettes à monture rose.
Yo pa té ka entend (ils ne s’entendaient pas). Mais moi, continue-t-elle,
j’aurais aimé qu’il arrête parce qu’on va finir par me le tuer.

Au bout du petit matin, l’échouage hétéroclite, les puanteurs


exacerbées de la corruption, les sodomies monstrueuses de
l’hostie et du victimaire, les coltis infranchissables du préjugé
et de la sottise, les prostitutions, les hypocrisies, les lubricités,
les trahisons, les mensonges, les faux, les concussions –
l’essoufflement des lâchetés insuffisantes […], les hamacs tièdes
de la dégénérescence.
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL
Et lorsque, le 5 février 1982, le congrès du PPM que préside Césaire
finit par annoncer qu’il entérine le moratoire sur la question du statut, le
parti éclate. Plusieurs lieutenants, ceux qui étaient arc-boutés sur
l’autonomie, s’en vont. Désormais, et tant que la gauche sera aux manettes
à Paris, le PPM n’abordera plus la question du statut de la Martinique, ni
autonomie ni indépendance. Et là, Césaire fait un vrai coup politique, car on
sait que, en toute sincérité, dans une logique imparable, le nouveau
gouvernement a bien dans ses cartons une proposition d’autonomie pour les
départements d’Outre-Mer ; elle a été tellement réclamée, cette autonomie,
par les gauches locales et dans les couloirs de l’Assemblée. Mais Césaire
sait aussi qu’aucun socialiste n’infligera un quelconque statut à l’Outre-Mer
s’il n’est pas réclamé par un parti ami, fort et écouté.
Il a placé ses pions : ne parlons pas du statut, mais parlons d’un avenir
ensemble…
Deferre invente la décentralisation et Césaire dit oui.
Sauf que cette position aura coûté cher au PPM et surtout à Césaire. Les
cinq membres du bureau qui ont quitté le navire ont entraîné avec eux ceux
qu’on appelle les ultras, ceux qui refusent de « laver la dignité des
Martiniquais à l’eau tiède du socialisme français ». Roland Ménil est un peu
leur porte-parole en Martinique ; Ménil, le nom d’un vieil ami. Et surtout,
surtout, la section parisienne du PPM est dirigée par Marco Césaire, un des
fils, qui fait lui aussi partie de l’aile gauche… Césaire a mal, il m’a confié
son malaise, pour ne pas dire son mal-être, la fracture dans ce parti qu’il a
créé le perturbe énormément ; il n’en dort pas, il fait secrètement de
l’eczéma, mais ne changera pas sa ligne de conduite.
Aux journalistes du Monde, il explique comme on se justifie : « Je n’ai
jamais cru qu’on avait retrouvé les clés du paradis parce que la gauche était
arrivée au pouvoir. Je n’avais pas d’illusions excessives. Mais si la gauche
n’a pas réglé tous les problèmes, elle les a bien posés. […] Nous avons
assisté à la fin d’une mythologie […] qui consistait à dire : les Antilles c’est
un morceau de France, une province française. Non, les Antilles, c’est les
Antilles ! Et le mérite de François Mitterrand a été d’enrichir le vocabulaire
politique français d’un mot : la différence. » (Le Monde, 4 décembre 1985)
À moi, il dira :
— Je crois que j’ai travaillé activement comme nul autre à la prise de
conscience antillaise et j’ai été le premier à l’expliquer et aux uns et aux
autres. – Il secoue la tête. – Alors certains d’entre eux font de la surenchère
peut-être, mais j’ai été le premier à démontrer que la Martinique, les
Antillais, constituaient des communautés singulières, originales, réductibles
à nulle autre, et que c’étaient des nations, oui, des nations. – Une pause. –
Maintenant, il s’agit de savoir ce que doit faire cette nation. – Il prend un
ton professoral et continue avec ce léger zozotement qui est sa marque de
fabrique. – Là, nous entrons dans la politique. Cette nation, à mon avis, elle
peut tout faire. – Il s’arrête. – Elle peut faire n’importe quoi. La seule chose
qu’elle n’a pas le droit de faire, c’est se renier en tant que nation. La nation
est une communauté originale qui a son identité, qui a ses droits, et parmi
ses droits il y a évidemment le droit élémentaire qui appartient à toutes les
nations, à tout peuple : le droit de disposer librement de lui-même. Ça, j’y
crois profondément. Bon, ceci étant dit… – Il marque une longue pause. –
La politique que doit suivre cette nation dépend des aspirations de son
peuple. On peut choisir de se séparer, on peut choisir de se fédérer, on peut
choisir de s’associer, il y a tout un champ de possibilités qui s’offre à nous,
tous les choix sont possibles : le seul qui soit immoral, c’est un choix qui
nous amènerait à disparaître, qui nous amènerait à nous suicider.

Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et


mon sang minimisé.
Mon héroïsme, quelle farce !
Cette ville est à ma taille.
Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse et
dans la boue couchée.
Cette ville, ma face de boue. Je réclame pour ma face la
louange éclatant du crachat !
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL

Et certains de ces mots sont des marqueurs que beaucoup de poètes


africains ont repris dans leur création, la « folie qui se souvient » c’est pour
Césaire notre quotidien de Martiniquais.
Plus tard, beaucoup plus tard, en 1997, je suis dans son bureau à Fort-
de-France, alors que les Comores s’agitent, qu’Anjouan hisse sur ses
édifices le drapeau français et réclame de rejoindre Mayotte dans le giron
français, balayant l’histoire d’une indépendance douloureuse qui a fracturé
l’archipel, il me dira :
— On ne peut rien faire sans le peuple, on ne peut pas changer de statut
sans avoir interprété correctement et fidèlement les aspirations du peuple !
Regardez Anjouan, aujourd’hui, qui hisse des drapeaux tricolores pour
revendiquer le même statut que Mayotte : les anciens colonisés qui
demandent le retour du colonisateur ? Non, c’est qu’on n’a pas entendu au
bon moment la voix du peuple. – Il s’agite, malicieux. – ïtez de ma vue ce
calice… J’imagine le peuple martiniquais manifestant pour un retour, non…
non ! Voilà où peut mener une politique imprudente, irresponsable. On ne
peut rien faire sans l’aval du peuple, car ce qui peut arriver de pire, c’est
qu’à un moment crucial, il vous désavoue. Et ça, c’est grave !
On lui reproche encore aujourd’hui de ne pas être allé plus loin, de
n’avoir pas osé aller plus loin et se séparer vraiment de la France, et me
revient un discours prononcé sur la Savane à la fin des années 1970.
Il attend le silence de la foule qui crie : « Vive Césaire ! Vive Césaire ! »
Il attrape le micro :
— L’indépendance, comment y arriver ? Certains indépendantistes la
font dépendre d’une très hypothétique révolution. D’autres indépendantistes
nous déclarent : « Pas d’élections ! les élections c’est du bidon. » Soit, mais
alors, soyons sérieux : si vous ne croyez pas aux élections, il ne vous reste
qu’une solution, une seule, et il faut faire vite : c’est l’insurrection ! […] En
bref et vous l’avez compris, poursuit-il, l’indépendance ne se donne pas. Ça
se prend, ça s’arrache, ça se paie en sang et en cadavres. Je vous le
demande : la Martinique est-elle prête à payer ce prix-là ?
Et la foule scande : « Vive Césaire ! Vive Césaire ! »

Sont-ce ces fleuves de sang annoncés qui l’ont fait reculer ?


Est-ce que le poète tient en laisse le politique ?
Est-ce que son rêve est le gardien vigilant de sa colère ?
Car quel est son rêve ?
— Un regard antillais qui se poserait, dit-il, d’abord sur l’Antillais lui-
même, mais aussi et beaucoup sur le monde.
Le sien de regard a eu des acuités prémonitoires tellement de fois,
tellement souvent, qu’on ne peut douter du désir compulsif de Césaire de se
nourrir du réel.
La Tragédie du roi Christophe, Une saison au Congo posaient déjà les
affres, les tourments, les problèmes du pouvoir noir dans l’après-
décolonisation.
— Un temps pour chaque chose, me dit-il lors de nos conversations
informelles. Il faut le temps de défaire ce qui a été noué pas seulement dans
les corps, mais dans les têtes : inventer un pouvoir différent pour les
dépendants d’hier, réinventer la solidarité là où n’existait que le chacun
pour soi et donner de la chair à la responsabilité.
Que souhaitait-il, lui, pour la Martinique ?
Souhaitait-il même quelque chose ?
Me revient alors ce souvenir que m’a confié Camille Darsières, le
numéro deux du parti dont Césaire disait qu’il était un homme magnifique
de la nouvelle génération.
— Dans les années 1965-1966, Césaire est allé jusqu’à refuser que ses
lieutenants travaillent sur un projet d’organisation de l’autonomie du pays.
On y pensait naturellement et quand je lui en ai parlé, il m’a rétorqué : « Si
tu travailles sur un projet comme celui-là, il faudra que je le soumette au
peuple, or aujourd’hui le peuple est trop attaché à ce que je dis, ce que je
propose, pour user de sa liberté de choix. En gros, m’a-t-il dit, si j’y
travaille, c’est que je le veux, ce changement de statut. Or, là n’est pas mon
propos. Il faut faire mûrir cette idée dans le peuple, ne rien lui imposer ;
quand l’heure viendra, le peuple saura.
C’était en 1965.
Pourtant, en 1967, lors de son 3e congrès, le PPM adopte l’autonomie
comme mot d’ordre.
— Tout en restant dans le cadre français, dit Césaire, nous entendons
pouvoir prendre librement les décisions qui nous concernent au premier
chef, et exécuter nous-mêmes ces décisions ; c’est une indispensable
conquête du pouvoir politique par le peuple martiniquais.
Et même si, en 1973, la convention du Morne-Rouge échoue à trouver
un consensus sur les termes d’une autonomie partagée, le 8econgrès du
PPM en 1979 réaffirme son mot d’ordre d’autonomie.
Mais déjà commence à pointer l’idée d’une troisième voie, dont on ne
sait pas très bien à quoi elle pourrait ressembler.

Je risque un œil à la fenêtre. La baie vitrée s’ouvre sur une cascade de


maisonnettes qui dévalent le morne jusqu’au centre-ville, c’est la fin du jour
et la nuit s’installe avec toute sa musique animale. Ça criquette, ça
roucoule, ça stridule, en y prêtant l’oreille on pourrait entendre les rouleaux
qui se brisent à grande eau sur la jetée, des motos qui grondent, des voitures
qui s’échappent. Il me dit :
— La vraie révolution que j’ai opérée dans la politique martiniquaise,
dans la pensée martiniquaise tout court, cela a été une révolution
copernicienne. Autrement dit, tout ramener, tout, y compris les choses les
plus nobles qui nous dépassent infiniment – il parle avec les main –, tout
ramener en définitive et tout faire tourner autour de l’homme
martiniquais…
À ma question : « Ce n’est pas dangereux ? », il répond
immédiatement :
— C’est extrêmement dangereux !
Je l’interromps :
— Alors, où sont les garde-fous ?
Il me lance abruptement :
— C’est à chacun de nous de les trouver. Il est tout à fait évident que
toute entreprise de ce genre comporte les plus grands risques, mais la
noblesse de l’homme est de prendre ces risques.
Me voilà bien avancée ; le mystère reste entier.
Ou pas.
Car qui a placé ces mots dans la bouche du roi Christophe ?

J’en demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres,
Madame !

Et plus loin :
Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais du
commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là
est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ?
Racisme

— Sommes-nous encore le « jouet au carnaval des autres » ?


— C’était une métaphore, sourit-il, mais la poésie est nécessaire par
temps de détresse. Je crois que le monde africain, néoafricain, nous, donc,
vivons des temps de détresse, c’est incontestable, précisément parce que le
racisme… – Il s’interrompt et reprend. – Le combat pour la dignité, le
combat pour la vie, le combat pour la culture n’est jamais terminé. Le
combat continue, et comment ne continuerait-il pas ? Dans un monde où les
valeurs essentielles sont des valeurs économiques, dans un monde où
l’Afrique ne représente qu’un dixième du commerce mondial, si on évalue
les choses avec cette jauge, évidemment, où en est l’Afrique ? J’ai parlé
d’afro-pessimisme, oui, c’est le regard que jettent les autres sur nous, nous
en sommes même à un moment où nous assistons à une sorte de
découragement de l’homme noir devant les réalités du monde moderne.
Attention, je ne sous-estime ni les difficultés ni les injustices, mais nous
sommes d’un peuple qui est habitué à cela et je dis souvent à mes
compatriotes : au fond nous, Antillais, nous sommes les miraculés de
l’histoire. Car si les mathématiques étaient mathématiquement vraies, eh
bien nous aurions déjà dû avoir disparu, or nous n’avons pas disparu. Nous
avons connu la traite, l’esclavage, le préjugé de couleur, le crachat à la face,
et nous avons survécu à tout cela. À partir de ce naufrage, nous avons
recomposé quelque chose, nous avons rebâti un peuple. Mais au-delà de la
survie, il faut avec nos peuples que nous inventions l’avenir ! Sur quelle
base ? Nous devons puiser en nous-mêmes des raisons qui ne soient ni la
guerre, ni la consommation, des raisons d’espérer. C’est à nous d’inventer
notre futur.
Ses yeux font le tour de la pièce. Il cherche quelque chose, un verre
d’eau qu’il avale pour faire passer un comprimé, il lâche le verre mais pas
son idée :
— Et puis voilà, je regarde autour de moi et je vois que plus s’exercent
les forces de mondialisation, plus le retour sur soi est indispensable. Non
pas s’enfermer dans un ghetto, mais enfin si on veut que le monde soit
respirable, il faut maintenir, conserver, développer cette conscience de soi,
je crois que c’est indispensable !
Il baisse la tête, il baisse le ton, pour lui le micro et la caméra ont
disparu, il se parle à lui et peut-être à moi :
— Et je crois que c’est peut-être pour cela que les choses vont comme
elles sont. On cherche l’antidote, comme quand il y a une fumée et qu’on
porte un masque : je crois que le repli sur soi et bien sûr le racisme sont les
répliques désordonnées à cela. Oui, je crois qu’il est indispensable de garder
ce contact avec soi-même ; j’ai coutume de dire que je suis un arbre qui
respire par ses racines.
Il réfléchit longuement, pèse ses mots.
— Il y a toujours eu une clientèle pour le racisme. Le racisme n’est pas
une idéologie, le racisme c’est le réveil de l’animal que nous portons en
nous, l’animal qui marque son territoire, qui parfume son territoire de
n’importe quelle matière, je n’insiste pas, qui défend son territoire, qui
impose sa hiérarchie : je crois que le racisme c’est un recul de l’humanité,
un retour à l’animalité. J’en suis persuadé et il faut toujours se défendre, car
cet animal nous le portons en nous, donc c’est extrêmement difficile,
précisément parce que ce n’est pas de l’ordre de l’idéologie. C’est, poursuit-
il, l’affirmation de soi par les méthodes les plus violentes, c’est la volonté
de domination, c’est la volonté de puissance dont Nietzsche a parlé, dont on
retrouve les traces chez tous les moralistes y compris Pascal : la volonta
dominandi, ça existe et ça, c’est animal. Je crois vraiment que c’est une
affirmation hypertrophiée de soi-même et qu’il n’y a pas de remède pour
cela, non. Mais je crois en une chose qui doit pouvoir aider à combattre le
racisme : la découverte de l’autre. Connaître l’autre, respecter l’autre,
respecter l’homme qui est dans l’autre, c’est ça l’important. Je pense donc
que l’antidote c’est la culture, et quand je dis la culture, c’est, à travers la
culture, la découverte des cultures. – Il marque un temps. – La culture étant
la démarche de l’homme, non ? Dans toute société, il y a une culture, une
manière d’approcher les problèmes, une manière de vivre, une manière
d’aménager sa vie, une manière d’affronter la mort, d’affronter le divin.
C’est ça la culture, et ne pas l’exprimer est pathétique. Il y a bien une
manière africaine de vivre et de mourir, une manière européenne, une
manière asiatique, et quand on étudie les cultures, on s’aperçoit que tout
cela converge vers quelque chose qui est ce que j’appelle « l’homme
universel »…
» Je me rappelle, ah ! c’était extraordinaire. J’étais en Casamance, juché
sur une colline avec les officiels qui m’accueillaient de manière à la fois
conviviale et solennelle. Tout à coup j’entends le tambour, les tambours, et
je vois débouler une procession que je connais par cœur ; il y avait des
immenses diables rouges avec les éclats de verre qui renvoient la lumière, il
y avait les sorciers feuilles avec leurs robes, leur coiffes de paille séchée, il
y avait la noirceur de la mort, il y avait ces masques, tous ces masques qui
s’agitaient et montaient vers nous ! Je me suis dit : « Je suis au carnaval de
Fort-de-France ! » Et c’était Casamance ! Vous comprenez ? Les pieds
battaient le sol, les jambes dansaient. Ah, c’était extraordinaire !

Lorsqu’en 2004, à la fin de l’Année internationale de commémoration


de la lutte contre l’esclavage, l’Unesco lui rend hommage en lui décernant
le prix Toussaint Louverture, Césaire grommelle :
— Je ne suis pas particulièrement ami des honneurs ni des hommages. –
Il commence à tripatouiller les feuilles éparses sur son bureau, c’est un
signe que je connais, il est mal à l’aise. – Mais je dois dire que je suis
reconnaissant à ceux qui ont cru devoir me l’accorder, parce que, par-delà
moi, c’est l’hommage à la culture antillaise, à la culture africaine,
l’hommage à la démarche d’un pays, d’un peuple et d’une communauté. –
Il finit par conclure. – L’Unesco devrait avoir beaucoup d’importance, c’est
une maison des cultures du monde.
Retour à la campagne électorale de
2001, la campagne des adieux…

Il est chez Pierre Aliker, il est venu partager avec lui la soirée électorale
qui va peut-être consacrer son poulain, en tout cas et de toute façon celui
qui lui succédera à la mairie de Fort-de-France. Les indépendantistes ont le
vent en poupe, c’est le charismatique patron du MIM (Mouvement
indépendantiste martiniquais) qui a pris la tête de la liste d’opposition. Ses
chances sont réelles, le pays profond aime cet homme qui a tout du vieux
mulâtre, mais qui revendique que sa mère était du peuple. Je revois les
panneaux derrière lesquels il abritait les défilés de contestations qui
drainaient tout le pays, un panneau qu’il tenait haut levé au-dessus de sa
tête et sur lequel on pouvait lire : « mwen sé iche an bonn » (je suis l’enfant
d’une bonne). Avec cela et son langage de révolte mathématiquement
charpenté, il a conquis les agriculteurs du nord au sud, les enfants de la terre
qui voulaient faire de ce patrimoine le leur, il a géré (meilleure gestion
municipale de France) une commune du Sud, Rivière-Pilote, presque aussi
longtemps que Césaire a tenu Fort-de-France, il a pris les rênes de la région
et s’impose dans les esprits comme le pourfendeur du profit et le
représentant d’une sorte d’héroïsme national.
Comme Césaire, il a été professeur, mais de mathématiques, pas de
littérature. Entre eux, la ligne tracée est dure et infranchissable.
La vérité est que Césaire craint l’aventure qu’il propose, car elle est
tentante sur le papier et pour tous les cœurs meurtris et les reins brisés. Il est
la représentation du danger pour un Césaire qui a toujours craint d’entraîner
le peuple là où il n’était pas encore prêt à aller… Et voilà qu’il se présente
au moment où Césaire n’est plus en lice… Le dramaturge pourrait tailler ses
plumes, le poète savoir enfin qui de lui ou de sa parole a le plus de poids
dans le petit pays, le politique sait que l’opportunité est là, prenant pour
l’adversaire un goût de maintenant ou jamais… Alors la campagne est
survoltée.
Assis côte à côte devant le téléviseur, Césaire et Aliker suivent les
derniers soubresauts de la soirée électorale ; les résultats tombent bureau de
vote après bureau de vote, quartier après quartier.
Césaire se penche vers Aliker, sur l’écran la foule chante.
— Qu’est-ce qu’ils disent ? interroge Césaire.
Aliker qui a bonne oreille lui rétorque :
— Ils chantent « Alé di yo nou poko mo. » (Allez leur dire qu’on n’est
pas encore morts.)
— Ah bon, fait Césaire.
Aliker essaie de dominer la liesse qui s’échappe du téléviseur :
— Il faut le changement !
— Quoi ? fait Césaire, la main en cornet.
— Il faut le changement, répète Aliker comme pour se convaincre et il
ajoute : mais le changement en mieux ou en plus mal ? – Aliker se marre. –
Nous sommes les seuls à avoir une chanson de carnaval !
Je regarde ces deux hommes qui rient de s’en aller après tant d’années
de complicité.
Pierre Aliker, toujours vêtu de blanc, même si cette fois il a choisi la
décontraction d’un tee-shirt plutôt que la veste croisée habituelle, et
Césaire, toujours en costume-cravate. Ils ont leurs rites, leurs repères, leur
langage et plus de cinquante années de politique et d’amitié partagées.
Pierre Aliker, le bientôt centenaire et fringant, se souvient. Leur numéro
de duettiste est parfait :
— La première preuve qu’on a eu du contact de Césaire avec la
population remonte à son retour d’une mission en Haïti qui lui avait été
confiée par Malraux, alors ministre de la Culture.
— Et c’était au Select Tango, interrompt Césaire.
— Là, poursuit Aliker, une foule immense qui déborde hors des murs,
un accueil chaleureux, une réponse de l’auditoire au quart de tour. – Aliker
plisse les yeux. – Alors, on a vraiment senti que le contact s’était établi. – Il
se tourne vers Césaire qui acquiesce, Aliker poursuit. – Et pendant
cinquante-six ans, ce contact s’est maintenu.
— Et, enchaîne Césaire, c’était vraiment… – Il cherche les mots. – Un
nouveau langage, c’était la volonté de faire quelque chose. – Il martèle
l’accoudoir de son fauteuil. – Sortir du laïus, réaliser quelque chose,
montrer que le peuple martiniquais est capable de se prendre en main…
Parce que les gens avaient un complexe incroyable, un complexe
d’infériorité.
Il y a de la tristesse derrière les verres épais de ses lunettes.
Aliker confirme :
— Un incroyable complexe d’infériorité !
Ils se renvoient la balle :
— Que pouvions-nous faire ?
— Nous avons cherché à renverser la tendance.
Césaire prend un air malicieux, son regard fait le tour de la pièce :
— Vous savez où est né le PPM ? Eh bien, il est né ici, autour de ce
fauteuil. – Il cite le nom de tous les insurgés de l’époque. – Maugée,
Cordémy… des copains venus ici, dans cette pièce…
Un silence, et je les imagine jeunes, allumés par la flamme de leur
combat, juste vivre debout, un peuple, une histoire, un devenir, tout cela
avec des rêves, de la poésie, de la ténacité et beaucoup d’abnégation…
sûrement.
— Nous nous sommes fait une promesse, Aliker et moi, hein Pierre ?
Tu disais que nous avions une étoile, une étoile polaire : la phrase de Karl
Marx. « Il ne faut jamais permettre que l’intérêt général soit noyé dans les
eaux glacées des intérêts privés. » Et nous sommes fiers de dire que nous
l’avons tenue cette promesse, n’est-ce pas ?

Sur l’écran, le visage de leur candidat, le successeur, prend toute la


place, il est proche de la victoire.
L’opposition aussi a son histoire.
Avant d’être d’extrême gauche, elle a été de droite, la droite qui tient les
quartiers bourgeois et le centre-ville, donc il est clair qu’indépendantistes et
PPM se livrent le combat des quartiers.
Politique ou politicien ?

Son rapport à l’opposition, il le pratique à l’intérieur du conseil


municipal depuis la loi de 1982 qui prévoit la proportionnelle pour les villes
de plus de 3 000 habitants. Au début, une droite prudente avait pu installer
quelques conseillers municipaux… Là où les campagnes électorales étaient
violentes, la cohabitation était relativement polie, mais cela, c’était avant.
L’un des prestigieux opposants gaullistes de Césaire, le magistrat Léon-
Laurent Valère, avec beaucoup d’humour, me confie que les campagnes
électorales étaient particulièrement toniques.
— Je dis tonique, fait-il avec un sourire sarcastique, pour garder un
flegme tout britannique. En réalité, tout cela était d’une violence inouïe et
ces campagnes étaient violentes parce que le protagoniste que j’affrontais
était un homme qui suscitait non pas la violence, mais un attachement tel
que toute atteinte ou toute manifestation contraire à son sentiment
apparaissait comme la violation d’un dogme. Donc toutes les critiques que
j’émettais provoquaient des réactions d’une extrême violence, qui était je
crois le contrepoids d’un extrême attachement à la personne, mais beaucoup
moins à la démocratie.
Lui aussi aura eu droit à ses caricatures, à des chants qui le comparaient
à un grand singe. « King Kong » est entré dans les foyers antillais avec cette
campagne, et si Léon Valère en sourit, il n’en a pas moins souffert :
— Une anecdote, dit-il, c’était une anecdote.

Quand je lui en parle, Césaire a le regard qui s’échappe, il est mal à


l’aise :
— Je ne peux pas empêcher les gens de se passionner, d’avoir cette
ferveur, trop, sûrement. – Il relève le menton. – Mais j’avoue que tout cela
n’était pas très utile, pas très… – il cherche le mot – glorieux…
J’enfonce le clou :
— Vous savez que Valère m’a dit que ce qu’il admirait chez vous, c’est
la qualité et la précocité de vos colères. Pour lui, avoir une colère comme
celle que vous avez eue en 1931 avec la négritude, en 1939 avec la
publication de Cahier d’un retour en pays natal, et en 1952, au moment de
la publication du discours sur le colonialisme, qui reste pour lui votre œuvre
majeure, est d’autant plus salvateur que vous avez su dominer cette colère.
Ses mains ont quitté leur posture tranquille et, comme toujours quand il
est embarrassé, il cherche un objet à triturer, à caresser ou à torturer.
Il ne dira plus un mot.
Et je revois Valère, quarante ans après cette campagne, m’expliquant
avec cette intelligence tranquille :
— Quelque combat que j’ai mené contre lui, je n’ai jamais pensé que
j’aurais pu avoir remplacé ce qu’il a fait ; ce n’est pas possible. Je ne veux
pas tomber dans la géographie habituelle – il rit – mais c’est vrai. Et
incontestablement, aujourd’hui, il faut construire les choses calmement,
tranquillement, et j’ajoute un mot qu’on n’aime pas beaucoup : en
respectant l’éthique démocratique.
C’est la seule critique qu’il s’autorise.

Il y eut donc cette époque où seule la droite était en lice de façon


significative. Et puis il y eut l’après 1981, au fil du temps et des
mécontentements, les indépendantistes ont gagné des voix et la droite a
continué à se tenir à la porte d’une victoire considérée comme impossible
par tous les analystes politiques ; même les RG, qui ont passé des
générations entières à plancher sur le cas Césaire, n’ont jamais envisagé une
victoire des tenants de la droite à Fort-de-France. Pour qualifier les
représentants de la nouvelle opposition (les indépendantistes grignotent du
terrain sur toute l’île), Césaire a des mots de dérision et un air moqueur :
— Ils se rattrapent dans les quartiers par un discours démago, alé di yo
nou la nou po ko mô.
Mais quand Letchimy gagne et que les chiffres ne laissent aucune place
au doute, il n’explose pas de joie, il est calme et a l’air fatigué, juste fatigué.
Dehors, c’est la fièvre. Les tambours accompagnent le plus grand vidé
qu’on ait jamais vu à Fort-de-France. Les grandes avenues débordent d’une
population en liesse, flambeaux à la main, des milliers de flambeaux, c’est
somptueux, impressionnant.
Dans l’enceinte de la mairie, toute la bourgeoisie PPM est là et secoue
le bas du dos au même rythme que la population qui déferle dans les rues.
Derrière les vestes et les cravates, il y a la même passion, le même
déchaînement qui envahit le boulevard Général-de-Gaulle, même s’il a l’air
plus maîtrisé…
Césaire se moque de ces dames qui dansent en robes de soie au son des
tambours.
Entend-il là le chant d’un peuple qu’il aurait réussi à unifier ?
À l’intérieur de son parti, les intellectuels, les ouvriers, les gens des
quartiers se côtoient tous les jours ou presque.
Ce qui les unit et comble la réalité du fossé qui les sépare, c’est la
certitude que Césaire les veut ensemble et respectueux les uns des autres, et
je ne peux m’empêcher de penser que le jour où il ne sera plus là, tout
s’effondrera comme un château de cartes.
On ne peut bâtir la cohésion sociale sur l’unique désir de ne pas déplaire
à un homme, fût-il le sauveur du monde, le prophète Jésus ou Mahomet.
Césaire ne veut être ni l’un ni l’autre et, derrière son demi-siècle de
victoire, je le sens inquiet. Inquiet de savoir si oui ou non il a réussi
l’essentiel : la prise de conscience partagée qui nous réconcilierait autour de
l’histoire, mais surtout autour des perspectives à venir.
J’ai le sentiment que ce délire, cette liesse autour de Letchimy, porte en
lui les fêlures qui annoncent des lendemains obscurs, car ce n’est pas
Letchimy que l’on fête, mais Césaire, encore et encore.

Premier tremblement d’un édifice qui risque de se défaire au rythme


même de la déliquescence de l’homme, talonné par le vieillissement de son
corps.
Il déteste vieillir, et je suis sûre qu’en ce jour de victoire de son parti, de
ses idées, alors qu’il s’en va, en ce jour qui se devrait rassurant d’un après
préparé, il n’a jamais été aussi inquiet pour le devenir de son pays. Non pas
qu’il n’ait pas confiance en la valeur des hommes de demain, mais je crois
qu’il a pris conscience de l’importance qu’il a et qu’il a eu pour le peuple ;
je crois qu’il se rend compte que cette popularité qui dépasse le cadre de la
normalité, qui LE dépasse et qu’il n’a pas voulu, lui apparaît peut-être
comme un handicap à l’épanouissement de ce peuple.
Or, s’il a eu un désir tout au long de son chemin politique, c’est bien
celui-là : l’épanouissement des femmes et des hommes de ce pays de
Martinique.

Me reviennent des bribes de La Tragédie du roi Christophe, quand


Césaire fait dire à son personnage, ce roi d’une nation nouvellement
proclamée :

Tenez ! …coutez ! Quelque part dans la nuit le tam-tam bat…


Quelque part dans la nuit, mon peuple danse… Et c’est tous les
jours comme ça… Tous les soirs… L’ocelot est dans le buisson,
le rôdeur à nos portes, le chasseur d’hommes à l’affût, avec son
fusil, son filet, sa muselière ; le piège est prêt, le crime de nos
persécuteurs nous cerne les talons, et mon peuple danse !
Retour à la mairie et à la passation
de pouvoir, 2001

À la mairie, l’heure est solennelle. L’écharpe bleu blanc rouge a changé


d’épaule et Césaire insiste pour fixer le tissu symbolique à la taille de Serge
Letchimy ; il essaie de dominer le brouhaha pour expliquer :
— On m’a dit de lui passer l’écharpe. Je ne dirais pas l’écharpe, je
dirais que je lui passe le ceinturon !
Après les applaudissements, les chants qui reprennent et le silence qu’il
n’arrive pas à obtenir, il continue car il y tient :
— Vous savez que nous avons des spécificités martiniquaises. Il y a le
vocabulaire officiel et puis le vocabulaire propre à la Martinique. La loi
veut que je lui passe l’écharpe, mais je préfère dire que je lui passe le
ceinturon, ce qui en langage martiniquais signifie : « Serge maré rin’r
solide » (attache bien ta ceinture, il y aura des turbulences) !

Serge Letchimy est rincé par la campagne.


Le soir de sa victoire, sur le balcon de la mairie où Césaire a
traditionnellement tenu tous ses discours de réélu pendant plus de cinquante
ans, il a eu ces mots vers la foule : « Je vous dis merci au nom d’Aimé
Césaire. »
À moi, il confiera :
— On ne remplace pas Césaire, on lui succède. Je ne le situe pas
comme un être exceptionnel parce que c’est Aimé Césaire, je pense qu’il a
quelque chose de plus subtil que ça : l’amour de l’autre, l’obsession de la
fraternité, la soif de justice, la conscience raciale sans pour cela en faire un
préjugé. C’est ça. Je pense que c’est un homme qui a su insuffler au Sud, à
l’hémisphère sud, quelque chose de particulier depuis l’époque de la
décolonisation jusqu’à maintenant. Il est à la fois un Gandhi, un Martin
Luther King, un Che et, surtout, c’est aussi un grand frère.
À la mairie, la phrase résonne : Serge maré rin’r solide !
La foule est surexcitée, cris, applaudissements. Entre les deux hommes
ce n’est pas une accolade, c’est un jeté de bras. Moment de grâce, il y a du
respect, de la tendresse.
En s’en allant, Césaire murmurera, la voix cassée :
— Je suis touché par l’affection qu’ils m’ont montrée, je ne les oublierai
pas. Je les connais presque tous, ce sont un peu mes enfants, je me tiendrai
toujours près d’eux, je les verrai souvent.
En fait, son carnet de rendez-vous est bondé, plein à craquer, son
nouveau bureau dans les locaux du théâtre ne désemplit pas, il reçoit
volontiers tout le monde.
Car tout le monde veut le rencontrer, particulièrement les politiques
français. Tous ou presque ont partagé des moments singuliers dans ce
bureau. Abstraction faite de De Gaulle ou Giscard, qui étaient d’abord des
adversaires politiques du temps où il était en action politique. Il fait toujours
le distinguo entre la femme/l’homme et la/le politique.
Il me confiera, malicieux :
— Pompidou ? L’ami de mon ami Senghor.
— Giscard ? Bof.
— Mitterrand ? Très sombre !
— Chirac, nous n’étions d’accord sur rien, mais l’homme est
éminemment sympathique et puis sa passion pour les civilisations premières
nous faisaient de solides sujets de conversation.
— Après, ça s’est un peu perdu, me fait-il en balayant ses souvenirs de
la main.
Oui bien sûr, il y a eu son refus de recevoir Sarkozy parce qu’un député
de sa majorité venait de déposer un projet de loi visant à lister les bienfaits
de la colonisation dans les manuels scolaires, je me souviens de sa colère
vibrante. Le menton haut il m’avait lâché :
— Mais comment peut-on ?
Et depuis son bureau de « Monsieur-je-ne-suis-plus-rien-à-Fort-de-
France », au milieu de nulle part, il avait refusé de rencontrer Nicolas
Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, tant que ce texte « infamant » serait
au programme des travaux de l’Assemblée.
Bien sûr, depuis, un semblant d’ordre est revenu avec une abrogation de
façade qui a quand même laissé filer, grâce à un décret diligent, quatre
paragraphes dans les livres d’histoire d’une génération d’écoliers…
— Cet article4, vitupère Césaire, est une infamie qui écrase les
massacres, les expropriations, les exactions, les atteintes à la dignité et donc
à l’humanité. Pour valoriser quoi ? – Il hausse le ton. – Les routes, les
hôpitaux, la mise en culture des terres, les technologies ? Alors quoi, on met
en balance ma dignité d’homme et un camion benne ? Mais de qui se
moque-t-on ?
Il fulmine, mais au bout du compte, même si la polémique n’est pas
totalement éteinte (quinze ans après, il semble que deux Français sur trois
pensent encore que la colonisation a eu quelques vertus positives), tout s’est
apaisé quand ce texte a été supprimé. Et, devant le bureau de Césaire, les
caméras locales et nationales ont pu fixer pour la mémoire la poignée de
main enfin accomplie entre Césaire et Sarkozy.
— Vous savez ce que je lui ai offert et dédicacé ? m’a-t-il chuchoté à
l’oreille. Mon Discours sur le colonialisme.
Il m’attrape le bras et son œil se marre. Oui, il reçoit tout le monde : les
petits et les grands, les humbles et les autres, les jeunes et les vieux.
Certes il y a les récurrents. À chaque fin d’année, Dominique de
Villepin et son épouse Marie-Laure, qui est d’une famille béké de la
Martinique, passent un long moment avec lui. C’est un rituel dont il sort
détendu. Eux, il les aime bien, m’affirme Joëlle, son assistante, secrétaire,
organisatrice de vie. Elle le connaît par cœur, veille sur son quotidien avec
une redoutable vigilance… Ils ont leurs codes : quand il reçoit assis à son
bureau, un coup de genou signifie qu’il faut dégager l’interlocuteur ; quand
il reçoit assis dans son fauteuil du petit salon adjacent, il sort son mouchoir
et s’essuie le nez, cela signifie qu’il est temps pour son interlocuteur d’être
raccompagné à la porte par Joëlle.
— Vous savez, me confie-t-elle, c’est extraordinaire sa manière
d’aborder les gens. Quelle que soit la personne qui lui rend visite, il lui pose
deux, trois questions et lui sort la géographie de sa vie. Il situe la culture,
l’histoire, l’économie de l’endroit d’où l’on vient, et la conversation part.
Moi, j’écoute ; en fait j’ai le sentiment d’être à l’université chaque jour !
J’ai tellement appris. – Elle sourit. – Ah, il avait ses préférés ! Mme
Taubira, elle, elle se pointait sans rendez-vous, c’était toujours bon. Ils
parlaient tous les deux pendant des heures, et pendant tout ce temps, elle lui
caressait la main, je m’éclipsais : je savais qu’il n’avait pas besoin de moi.
Je les entendais rire aux éclats, il y avait vraiment, vraiment de l’affection
entre eux. Il ne m’a jamais fait le coup du mouchoir quand elle était là. Et
Chirac. Chirac l’appelait « mon maître ». Et les jeunes, ah oui, les jeunes !
Il est toujours disponible pour les étudiants venus de partout, États-Unis,
Amérique latine, Afrique, beaucoup d’Afrique noire, Maghreb, Japon…
Des étudiants qui préparent des thèses sur le colonialisme, sur
l’effondrement du communisme, la lettre à Maurice Thorez, sur la
négritude, sur son théâtre… Ils viennent le matin, entre 10 heures et
13 heures, et Césaire se transforme en professeur. Ou plutôt, il retrouve ce
qui alimente toutes ses nostalgies : la passion d’enseigner que la politique
lui a finalement confisquée.
Il m’avait dit une fois, l’air mystérieux :
— J’enseigne encore un petit peu, vous savez !
Et Joëlle me confirme.
— Voilà comment ces étudiants de passage, qui préparaient leurs thèses,
ont eu droit à de véritables cours universitaires et moi, ajoute-t-elle, j’en
profitais…

En attendant, son planning est tenu bien serré.


Tous les matins, son chauffeur du jour, Cocody ou Albicy, le récupère
chez lui et, sur le chemin du théâtre, s’arrête à la boulangerie de Cluny où il
achète les madeleines dont il raffole. Ensuite, la voiture glisse jusqu’à la
Savane, au centre de Fort-de-France, où il salue le monsieur du kiosque qui
lui vend ses journaux. Toujours les mêmes : France-Antilles, Le Monde, Le
Figaro et parfois L’Humanité. Puis, il a un rendez-vous informel avec un
personnage de bande-dessinée : une femme, plutôt jeune, plutôt mulâtresse,
vêtue d’un treillis militaire, qui fait la manche toujours au même endroit.
Chaque jour, il lui glisse ce qu’il a dans les poches, parfois un billet de
cinquante euros qui fait hurler Joëlle… « Quand même, cinquante euros !
Vous ne m’en donnez pas autant ! » Et Césaire lui répond : « Mais vous,
vous travaillez ! » Fin de l’histoire.
Parfois, quand une silhouette callipyge, à la démarche somptueuse,
entame la traversée de l’avenue, Cocody arrête son véhicule et attend. Il sait
que du siège arrière viendra une voix qui lui dira : « Cocody, est-ce que
vous voyez ce que je vois ? »
Ce sera leur minute de complicité.
Enfin, il arrive au théâtre entre 9 h et 9 h 30, déguste ses madeleines
après avoir salué Joëlle, lit ses quotidiens, prend connaissance du
programme de sa journée et ouvre ses portes à toutes les intrusions.
Car, c’est vrai, il reçoit tout le monde mais il y a une chose qu’il ne
sacrifie jamais, c’est son périple hebdomadaire et parfois quotidien en
voiture.
La Martinique, il la sillonne du nord au sud, de l’est à l’ouest, depuis
toujours et presque tous les jours. Il est l’élu de Fort-de-France, mais il n’y
a pas un morne, une plaine, un dénivelé, une mangrove qu’il n’ait pas eu
envie de visiter ; inlassablement, il y retourne.
Il veut voir chaque frémissement du pays, il connaît les arbres : « Je
veux les voir pousser. » Il connaît les histoires nichées dans les criques
perdues : « Je veux les raconter. »
Alors il me raconte. Nous sommes au Marigot.
Il m’entraîne sur le quai, ici la mer est sauvage, furieuse, indomptée, le
village est lascif mais on ne s’y trompe pas : les gens du Nord sont âpres,
tendres, coriaces et proches des esprits.
— Ici, il y a une forte énergie spirituelle. J’aime le Nord, je me sens
profondément nordique. Le morne, la mer, la houle ; je m’aperçois que j’ai
été profondément marqué par ce paysage premier. – Il tend le bras vers
l’océan, le quai est refait à neuf. – C’est un des seuls endroits où l’on
pouvait embarquer les marchandises, notamment et en particulier le rhum et
le sucre. – Il est à l’aise, les mots viennent facilement. – À mon époque, je
considérais que le Martiniquais était un homme d’apparence.
Il marche lentement et se tourne vers moi :
— L’apparence oui, il est bien élevé, il parle français : c’était ça l’idéal,
d’accord, bonjour madame, bonjour monsieur, etc. Toutes les formules que
l’on veut mais – il pointe le doigt, appuie son propos – ce n’est pas ça l’être
profond. L’être profond était caché, était dissimulé par un dehors plus ou
moins mondain, ça m’a toujours choqué…
Il regarde autour de lui, trois hommes le saluent, viennent lui serrer la
main, l’un ôtant sa casquette, l’autre se précipitant. Bien sûr, ils savent qui il
est et le « Comment allez-vous ? » est à la fois sincère et décontracté. « Sé
boug’mwen », me dit l’homme à la casquette : « C’est mon héros. »
Après avoir répondu aux salutations des uns et des autres, Césaire
continue :
— Par le surréalisme, nous dépassons tout cela. C’est une descente en
soi-même donc. – Il se tourne vers les passants. – Donc une descente aux
enfers. Et mon idée c’était : plus tu descendras, plus tu te retrouveras, et
c’est là que tu vas rencontrer le Nègre fondamental.
Il tourne le dos et s’en va.

Quand je le rattrape, c’est pour lui poser une question plus intime ;
après tout, il a l’air en verve. La caméra, il l’a presque oubliée, en tout cas
apprivoisée, alors je tente d’en profiter en essayant un sujet qu’il refuse
toujours d’aborder : sa famille à lui, ses enfants, cette épouse, Suzanne,
qu’il a tant aimée, avec laquelle il a partagé des moments d’émotions et
intellectuels forts et puis… six enfants.
Michèle, la benjamine. Le théâtre est son univers, elle met en scène, elle
joue, beaucoup les textes de son père. Elle dit :
— La poésie de papa, c’est un grand chant d’espoir et aussi un grand
chant de bataille. – Elle soupire. – Il quitte la mairie, j’ai peur qu’il
s’ennuie, j’espère qu’il ne s’ennuiera pas. C’est quelqu’un de très actif de
toute façon, mentalement ça ne peut pas s’arrêter, c’est quelqu’un qui a
toujours énormément travaillé, trop, appuie-t-elle, qui a sacrifié beaucoup
de choses personnelles. Bon j’espère que maintenant il pourra avoir un
regard sur lui-même.
Elle se répète :
— Il y a eu trop de sacrifices, je crois vraiment qu’il y a eu trop de
sacrifices en tant qu’homme, et puis aussi en tant que créateur : il a assumé
trop de choses, trop de choses en même temps, je pense qu’on doit se
préserver beaucoup plus qu’il ne l’a fait… Je ne le lui reproche pas, mais je
pense que ça a été trop ; c’est tout à son honneur, mais c’est énorme.
Elle sourit :
— C’est un papa qui est très présent tout en étant au-dessus de tout,
discret, efficace… un peu comme il est avec tout le monde en fait.
Jean-Paul, qui gère l’espace culturel du Sermac et porte un perpétuel
sourire à fossettes. Il nous lit :

Mon peuple

quand
hors des jours étrangers
germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées
et ta parole

le congé dépêché aux traîtres


aux maîtres […]

quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre


au carnaval des autre […]

En refermant le livret, il nous affirme :


— Ce poème est devenu une sorte de profession de foi que je retrouve
ici ou là dans des bureaux, dans des chambres d’étudiants, et sincèrement, si
on s’y réfère de temps en temps, ça nous aide à avancer ! Son départ ?
J’espère qu’il va écrire, continuer à écrire, car ses œuvres complètes – il
grimace – tiennent dans trois gros volumes, ce n’est pas énorme !
» Il nous a appris la tolérance. Très souvent, il y a eu des problèmes, des
heurts autour de lui, parfois même des rivalités, et lui nous a appris la
tolérance, le respect de l’autre et le mépris de l’argent. Alors nous avons
vécu humblement certes, mais toujours entourés, le samedi, le dimanche, de
qui ? Eh bien par exemple de Picasso, Wifredo Lam, quelquefois Sartre…
Ce n’est pas rien, c’est intéressant et je crois que cela nous a formés. C’est
le plus beau compliment qu’on puisse lui faire sans avoir l’air d’y toucher,
cette espèce d’éducation m’a beaucoup marqué !
Jack, l’aîné, le plus africain de tous grâce à toutes ces années passées en
terre sénégalaise. Lui aussi a choisi un texte ; il me le lit :

Il est temps de mettre à la raison ces nègres qui croient que la


Révolution ça consiste à prendre la place des Blancs et
continuer, en lieu et place, je veux dire sur le dos des nègres, à
faire le Blanc.

Il referme La Tragédie du roi Christophe et jubile :


— Je trouve qu’il est, ce texte, d’une actualité savoureuse, et qu’au
moment où les appétits s’aiguisent de toute part, il est bon de réfléchir sur la
condition de meneur d’hommes et même sur le concept de révolution ; on
en a plein la bouche, papa en avait plein la plume. Lui, c’est un homme que
j’aime, je crois qu’il y a un mot qui peut le définir, c’est la bonté, la
générosité. C’est un homme bon et généreux, un « honnête homme »
comme on disait jadis, c’est-à-dire qu’il est intègre, scrupuleux,
incorruptible, enfin c’est… – Il hésite. – Je me pose la question de savoir si
cette vie tout entière passée au service des autres ne va pas lui manquer. En
même temps, il a tellement de choses à faire, ça fait des années qu’on lui
dit : mais papa, écris pour le répertoire, le théâtre a besoin de toi, le théâtre
noir ne peut pas se passer d’un auteur de ton envergure, l’histoire de la
Caraïbe est pleine de zones d’ombre… – Il pose ses lunettes. – En fait, je
crois qu’il ne devrait pas s’ennuyer, même s’il est très attaché à sa petite
ville, à son peuple, même si parfois il maugrée que ce peuple cultive la
vertu de l’ingratitude.
Il rit.

Ina, la poétesse. Elle, me lit :

et le matin de musc tiédissait dans la mangle une main de soleil


et midi juchait haut un aigle insoutenable
la nuit tombait à pic
mais maintenait quand même entre deux eaux
un trouble de terre plein de musiques encore d’insectes
irréductibles

Elle lève les yeux de sa lecture :


— Papa me l’avait écrit à ma demande. Je devais avoir dix ans, je
voulais un poème de lui que je puisse lire à l’école, un poème que je
comprendrais. Je ne comprenais pas tout ce qu’il écrivait à l’époque, il l’a
intitulé « Pour Ina ». – Elle se penche sur le livret. – Vous savez, mon père
c’est un personnage qui a su faire la globalité entre sa pensée et sa volonté ;
il a appliqué ses principes et n’y a jamais dérogé, jamais. – Elle me regarde.
– J’aime ça.

Les deux autres garçons, je ne les ai jamais rencontrés. Marco, me dit-


on à l’époque, est en Guadeloupe et Francis, terrassé par un cancer, est parti
en laissant derrière lui un abyssal chagrin. De toutes façons, quand il s’agit
de sa famille, Césaire botte en touche :
— Inquiet pour mes enfants ? me dit-il, en baissant la tête. Eh bien, je
suis inquiet pour la Martinique, je suis inquiet pour notre peuple, et ils en
font partie, non ?
Signe de son malaise, il cherche un objet à triturer et il s’attaque à la
bonnette du micro, une énorme coiffe pleine de poils qui ressemble à une
peluche. Il la caresse, je vois mon collègue preneur de son au bord de la
panique, ce qu’il enregistrera sera forcément inaudible, mais je continue :
— Vous êtes très pudique sur la famille ?
— Comment ?
— Vous êtes pudique sur votre vie privée !
Il arrête de gratter le chien-micro :
— Oui, oui, mais… – Une pause. – Je ne sais pas si vous vous en êtes
aperçu, mais d’une manière générale je suis pudique !
Et il reprend sa marche.
Me reviennent d’autres paroles d’Ina à propos de La Tragédie du roi
Christophe… « C’est la première pièce qu’il a vraiment écrite comme une
pièce et non comme un poème, mais avec une forte veine politique. Alors
ce personnage de l’homme seul vis-à-vis d’un peuple, je ne veux pas faire
de comparaison, me dit-elle, mais enfin on y pense ! – Elle s’arrête. –
Comme Lumumba vis-à-vis de son peuple, vis-à-vis des traîtrises, des
mensonges, des difficultés, ce côté constructeur aussi qu’avait Christophe
quand il construit sa citadelle, mettre une pierre après l’autre, papa faisait
cette chose particulière qui était d’allier le politique et le poétique. J’ai eu
beaucoup de chance d’être la fille d’un tel homme ! »

— Ce qu’il a fait, m’a précisé Claude Lise, alors lieutenant de Césaire


et président du conseil général, ce qu’il a fait, c’est qu’il a anticipé sa
démarche politique dans sa démarche poétique. En fait tout ce qu’il a fait, il
l’avait écrit.
Poésie

Nous sommes à la bibliothèque de l’Assemblée nationale, toujours en


1983, Césaire a les sourcils froncés :
— Ma poésie est secrète comme toute poésie, et pour la comprendre, il
faut se pencher dessus, il faut l’aimer, il faut la connaître, il faut en trouver
les secrets, il faut en trouver les clés.
Visage fermé, cadenassé contre toute invasion inopportune. J’entends le
message, lapidaire : « Démerdez-vous, je ne vous livrerai rien, fouillez,
trouvez. » Et il continue :
— Je crois que c’est le sort de toute poésie. Je ne crois pas qu’il y ait de
poésie qui ne soit pas obscure, parce que la poésie, par définition, c’est une
manière de tout dire tout en ayant l’air de ne rien dire, mais tout y est.
J’insiste :
— C’est se déshabiller avec pudeur ?
Il sourit :
— Si vous voulez. Je crois qu’effectivement, la poésie c’est à la fois une
œuvre de pudeur et de vérité.
Il relève le menton comme on ponctue une phrase. Son visage se ferme :
il faut passer à autre chose.
— Votre pudeur et votre vérité sont parfois très violentes !
— Mais je crois que je suis très violent, je suis violent parce que je suis
Martiniquais, je suis violent parce que je suis Péléen.
Il marque un temps, je visualise le volcan tout au nord de l’île, la
montagne Pelée est une masse majestueuse qui dégringole vers la mer,
placide. Elle n’apparaît menaçante que lorsque l’on se remémore qu’elle a
rasé la capitale de la Caraïbe en 1902. Parfois elle gueule une colère
meurtrière, le reste du temps elle semble paisiblement endormie.
— Je suis Péléen, parce que je crois qu’effectivement nous avons
beaucoup souffert, nous accumulons beaucoup, nous intériorisons
beaucoup, et puis bon, un beau jour tout cela explose ! Oui, c’est un peu
mon tempérament et je crois que cela se retrouve très bien dans ma poésie !

Des années plus tard, il me dira :


— Vous avez vu la montagne Pelée. « Elle est morte », on a toujours dit
ça et puis brusquement, elle se réveille ! Ce n’est pas incompatible ; je crois
que nous sommes telluriques, je suis tellurique, il y a du volcan en nous,
non ? J’aime beaucoup les volcans. On en dit beaucoup de mal car ils sont
destructeurs, mais n’oubliez pas que nous, dans ce pays, nous sommes des
crachats de volcan ! Nous avons été crachés par le volcan ! Alors voilà, je
crois qu’il y a beaucoup de cela en nous, c’est une image, une métaphore,
mais enfin je crois que notre tempérament est de ce type-là : péléen.

Pour l’heure, les lumières tamisées de la bibliothèque nous ont enfermés


dans un cocon précieux, il s’est calé dans son fauteuil, bien à l’abri de
l’indiscrétion de mes questions :
— Vous savez… hésite-t-il. Si vous demandiez qui je suis, je vous dirais
que je n’en sais rien ; je ne me connais que par ce que j’écris, et en me
lisant je me découvre. – Il cherche les mots qu’il a dits tant de fois. – Parce
que la poésie nous permet d’aller jusqu’au fond de nous-même, et je suis
tout à fait d’accord avec l’idée que les mots en savent de nous-même plus
que nous n’en savons des mots ; ils sont révélateurs. Ils sont révélateurs
d’un tréfonds, d’un passé, d’une espérance, c’est tout cela que dit le poète.
Alors oui, je suis fondamentalement un poète, je crois que je ne suis que par
la poésie. Vous savez, on vit dans une société… hésite-t-il de nouveau. Il y
a l’action, il y a même la gesticulation sociale, bon, c’est vrai, mais
franchement l’être profond n’est pas là, l’être profond pour moi, il est dans
la poésie. C’est pour cela que…
Je l’interromps :
— C’est pour cela que vous n’aimez pas la télévision, ou parce qu’aussi
vous êtes timide, que vous n’aimez pas parler de vous ?
Il secoue la tête :
— Je n’aime pas la télévision, parce que je pense que les questions sont
superflues – à vrai dire j’entends « superficielles » – et les réponses risquent
d’être superficielles – pourquoi j’entends « superflues » ? – Parce que j’ai
tout dit par ma poésie.
Sans le sourire en coin qui ouvre son visage, j’aurais peut-être plié
bagage. Un homme qui vous dit que les questions sont « superflues » alors
que vous l’interviewez vous envoie à une autre approche de votre métier. Je
sens qu’il faut que je réfléchisse à la manière nouvelle d’aborder cette
rencontre, et je décide dans la foulée que se jeter à l’eau sans calcul autre
que celui de faire mon métier le mieux possible est la meilleure façon
d’aller au bout du chemin.
Retour à la mairie, six ans après
son départ

Un anniversaire comme tant d’autres après son départ.


C’est la fête dans les locaux de l’ancienne mairie, une œuvre qui
appartient au passé mais dont la beauté architecturale est indéniable. Après
tout c’est là qu’on lui a installé son bureau, c’est là que depuis six ans il a
rendez-vous avec sa nouvelle vie tous les jours.
Son pas hésitant quand sa silhouette un peu voûtée passe de bras en
bras. Il s’appuie et se glisse dans la foule. Tout le monde veut lui parler :
« Comment ça va ? J’ai fait ci, j’ai fait ça ! » Un micro se glisse sous sa
mâchoire, juste ce qu’il déteste : « Et alors que pensez-vous de cette fête ? »
Il répond à côté et continue à passer de bras en bras, d’épaule en épaule.
Ah, il a ses préférés… Cette jeune femme qui dirige le bureau
d’architecture de la mairie, avec elle il n’a que de bons souvenirs, les
souvenirs de visites de chantier, de projets HLM, de réhabilitation de
quartiers, d’équations financières difficiles à résoudre, alors oui, ça, il aime.
Il lui parle à l’oreille, éclate de rire, ses yeux pétillent derrière l’épaisseur
des verres de ses lunettes, les flashes crépitent, un bain de jouvence ? Pour
l’instant, il ne montre aucun signe d’agacement, il n’a pas encore envie
d’être ailleurs.
À la place d’honneur, une délégation sénégalaise. Il n’y a jamais de
fêtes importantes à Fort-de-France à laquelle Césaire ne convie le Sénégal.
Alors pour son anniversaire, on lui a fait plaisir : une poignée d’artistes et
de notables ont traversé l’Atlantique, ils sont là.
Au micro, un homme s’exprime :
— Nous sommes heureux d’être avec toi pour tes quatre-vingt-quatorze
ans, et heureux de pouvoir encore profiter de tes lumières !
— J’irai vers toi, je suis le seul autorisé à le faire, pour te toucher, dit
son successeur, le numéro deux déjà, qui traverse la pièce sous les
applaudissements, se penche vers Césaire, lui prend la main et s’incline en
la portant à son front.
C’est donc vrai, il est passé au stade d’icône.
Ce statut messianique l’embarrasse-t-il autant que je le crois ?
Sans doute. Mais aussi, il aime que cette immense famille qu’il s’est
choisie l’entoure de sa chaleur et souvent de ses débordements.
— Je voudrais vous dire la profonde émotion que j’éprouve en vous
voyant ici réunis. Toute ma vie est là avec vous. Je cherche un symbole : de
temps en temps je regarde autour de moi et je vois des arbres, les pieds dans
le sol, les racines cherchant leur place, et puis l’arbre pousse, il grandit le
tronc baigné par l’atmosphère, les branches à droite à gauche, et puis enfin
une sorte de calotte solaire. Je crois que c’est cela que j’ai voulu être. Je ne
sais pas si j’ai réussi, mais en tout cas je ne me suis pas senti
particulièrement politicien ni né pour la politique, mon premier contact avec
la mairie de Fort-de-France, c’était par l’administration… – Il se redresse
sur son siège, tendu vers la foule. – J’ai vu le peuple, le peuple
martiniquais, à une époque de tristesse, de détresse, le peuple vivant dans
des conditions innommables, et j’ai juré de l’aider de toutes mes forces !
Je regarde la foule suspendue à son verbe ; certaines femmes, surtout les
femmes, ont une telle intensité dans le regard que cela fait peur. Me
reviennent en mémoire cette dame et son panier débordant de cornets de
pistaches, qui pendant la campagne pour la succession de Césaire m’a
regardée farouchement et m’a lancé en créole : « Moi, si Césaire me
demande de voter pour un chien, je voterai pour le chien. » Oui, ça fait peur,
même lui, cela a dû l’effrayer, mais il est là avec eux.
À quatre-vingt-quatorze ans, la peur est sûrement ailleurs.
Il parle, sa voix est moins sûre, mais sa pensée est claire. Tout le monde
tend l’oreille. Pas question d’en perdre une miette. Certains hochent
vigoureusement la tête, d’autres acquiescent à contretemps, comme une
vieille habitude prise depuis tant d’années. L’écoute-t-on encore ? Ou est-ce
que le fait d’être là avec lui, à partager cet instant, n’est pas déjà considéré
comme un privilège en soi ?
Il continue :
— Mais plus loin, il y a ces bateaux qui ont traversé l’Atlantique. – Une
pause. – Il y a l’Afrique. – Il secoue la tête avec détermination. – Eh bien
j’ai toujours été, je me suis toujours senti essentiellement Africain, de
tempérament, d’histoire. L’Afrique je ne la connais pas beaucoup, mais elle
est en moi.
On lui tend une sculpture, petite : deux hommes sur un banc, Césaire et
Senghor.
Plus tard, un chant s’élèvera dans une langue que nous ne comprenons
pas, mais on sait bien : gloire à Césaire, gloire à Senghor… L’Afrique est
là, Césaire sourit.
« Tu es devant moi, j’en ai la chair de poule,dit le chant. Tes ancêtres
africains peuvent être fiers de toi. »
Césaire sourit encore, sûr qu’il n’a pas compris, mais il reçoit la
musique des mots et cette musique lui dit que de ce côté du monde on
l’aime… C’est précieux, car le temps se raccourcit.
Vieillir

Quatre-vingt-quatorze ans, quand il dit que la vieillesse est un naufrage,


il sait ce qu’il a laissé derrière lui et le peu de latitude que lui laisse son
corps.
— La santé ? Oh, ça ne va pas, tout simplement. Ma vue a beaucoup
baissé, j’entends mal, je marche mal, alors si vous me demandez ce qu’il
me reste, je réponds : pas grand-chose !

Mais il ne renonce à rien.


Ni à ses longues balades en voiture à travers le pays : à son chauffeur, il
demande sans arrêt : « Où sommes-nous, là ? Quel quartier traversons-
nous ? Quel paysage ? Sur quelle route sommes-nous ? » Ses yeux le
trahissent, mais pas sa mémoire.
— Monsieur le maire, nous sommes à la hauteur du rond-point du
Vietnam-Héroïque.
Le front plissé, il redresse la tête dans cette posture qu’il a souvent, à la
fois digne et énigmatique, à la limite de l’agacement que lui inflige
l’abandon de son corps.
Il précise :
— Je l’ai baptisé ainsi ce rond-point parce que, à l’époque de cette
guerre, cela disait bien de quel côté on était.

Il a des endroits fétiches, des lieux qui lui apportent la paix et une forme
de sérénité ; par-dessus tout, il aime les raconter, expliquer pourquoi ils sont
importants, pas que pour lui mais aussi pour le pays, pour les Martiniquais.
Les souvenirs le touchent, parfois l’accablent, la mémoire le transporte.
Pire ou mieux, il retourne aussi sur le théâtre des chantiers qu’il a
entamés à la fin de son mandat, parce qu’à vrai dire, il est fasciné par les
bâtisseurs, par ce long travail, ingrat souvent, qui bouleverse les paysages
pour amener les conduites d’eau, soutenir les flancs de terre qui risquent de
s’effondrer, tout cet entrelacs souterrain qui ne se verra point une fois les
travaux terminés, mais amènera l’eau, l’électricité, la fibre Internet pour le
confort des hommes.
Je revois sa silhouette cassée s’extirpant difficilement de cette voiture
avec chauffeur dont on lui a laissé l’usage, posant le vernis de ses
mocassins dans la poussière et le plâtre, là où les ouvriers sont en train de
saigner la terre pour amener l’eau, de l’autre côté de la rivière Madame, et
empêcher les inondations qui noient systématiquement les habitations des
plus pauvres.
Il n’a rien à faire là, il n’est plus maire, mais on l’accueille avec
déférence, on sait qu’il est là par plaisir… et aussi par devoir ?

Parmi les ouvriers, des jeunes. Ceux-là, il ne les connaît pas, il veut
savoir les noms, les prénoms : « Et vous venez de quelle commune ? Ah,
oui ! Mais alors vous êtes de telle famille qui vient du Lamentin ou du
François », et il refait l’arbre généalogique de chacun en serrant un bras, en
tapotant une épaule, il apprécie : « Il est costaud lui ! »
Une bourrade qui vaut une embrassade, son œil s’est allumé. Je ne peux
m’empêcher de penser : « En fait là, sous le cagnard qui fait fondre les os,
dans la poussière et la moiteur de cette fin de matinée impitoyable, entouré
de ces hommes qui lui racontent leur vie, là, il est heureux. »
Il demande des détails :
— Donc ici, on va installer le système hydraulique ? demande-t-il, et il
se tourne vers moi, il est fier. Et il faudra barrer la route, combien de
temps ? s’inquiète-t-il.
Nous sommes dans les hauts de Renéville. Encore plus fier :
— La dernière fois que je suis venu ici, c’était à peine un sentier.
Le pas hésitant, il s’arrête. Devant nous, la rue bétonnée descend en
cascade de maisons désordonnées jusqu’au centre-ville qui s’étire vers la
mer, la vue est poignante.
Après un silence, il dit aux jeunes :
— Je repasserai vous voir, là je suis un peu fatigué et puis je ne suis pas
habillé en conséquence.
Encore quelques poignées de mains, il s’appuie sur un bras, se conforte
contre une épaule, les jeunes l’accompagnent jusqu’à sa voiture, ils sont
beaux, pleins de vigueur, il lève la tête pour les regarder. Pourquoi est-ce
que je trouve ce moment aussi émouvant ? Je ne sais pas, les rires fusent, il
y a là peut-être un concentré de tout ce qu’on aime dans la vie. L’instant est
fugace et riche.
Ils disent :
— On va tenter de finir pour le mois d’août.
Il acquiesce et je ne sais pas ce qu’il pense pendant que la voiture
s’éloigne.

Il ne renonce pas non plus à ses rencontres avec les autres, tous ces gens
pauvres, riches, célèbres, anonymes, malades, en bonne santé, flagorneurs
ou insolents, respectueux ou agressifs, qui ont défilé dans ce bureau-musée
qu’on lui a concocté à l’étage de l’ancienne mairie, au-dessus de la salle qui
a résonné des textes enfiévrés, prémonitoires, vigilants, dénonciateurs,
violents qu’il a écrits pour le théâtre.

Je revois le comédien sénégalais Douta Seck, magistral interprète du roi


Christophe dont la tragédie a déroulé ses trois actes entre ces murs et sur les
tréteaux du parc floral :

Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres,


Madame ! S’il y a une chose qui, autant que les propos des
esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes
clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes
sont des hommes et qu’il n’y a ni Blancs ni Noirs. C’est penser
à son aise, et hors du monde, Madame. Tous les hommes ont
mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui
ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une
inégalité de sommations […]

Comme cette parole résonne, et fort, aujourd’hui où la France veut


gommer le racisme en affirmant ne pas voir les différences de couleurs, les
secrets du mélanome, comme si ces différences étaient péché.
J’entends Césaire maugréer : « Mais de qui se moque- t-on ? » et sa
parole me manque.
Mais les écrits sont là, et la voix de Douta Seck :

Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au


plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous
aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons
remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui
s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la
tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut en
demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus
de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un
autre pas et tenir gagné chaque pas !

Entre deux portes, Césaire m’avait glissé :


— En France, il y a toujours un discours officiel sur l’acceptation des
différences, mais c’est un pays très centralisateur. – En ouvrant les mains, il
avait continué. – Que fait Saint-Just, et l’on sait que j’ai une profonde
admiration pour la Révolution française, que fait-il en arrivant en Alsace et
en découvrant qu’on y parle allemand ? Eh bien, il s’écrie : « Mais que ne
parlent-ils français si leur cœur est français ! » – Il se marre. – Et la pauvre
Bécassine, la Bretonne qui baragouine parce que bara en breton c’est « le
pain », gouine c’est « le vin », donc baragouiner cela veut dire « parler
français comme un Breton ». Cela signifie qu’il y a un refus de la France
d’accepter le particulier, ce qui favorise l’exclusion ! – Et il avait ajouté. –
Plus j’y pense, plus je crois avoir tout dit dans mes écrits.
Arrivé à son bureau, il se précipite sur un exemplaire de son Discours
sur le colonialisme, le livre référence de tous les intellectuels noirs, mais
aussi asiatiques ou indiens de la planète, car c’est bien d’une attaque en
règle contre les Européens qu’il s’agit.
— Regardez, regardez, me fait-il en tapant sur les pages, c’est là, noir
sur blanc. – Et il se relit à voix haute – « Une civilisation qui s’avère
incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une
civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses
problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui
ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. […] La grande
chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu
géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le
lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur
d’énergie. » – Il lève le nez, me regarde. – Et qu’en ont-ils fait ? Hein ?
Qu’en ont-ils fait ? Et plus loin, écoutez ! – Il replonge dans son texte. –
« Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ;
que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts
coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne
saurait réussir une seule valeur humaine. » Et cela, je l’ai écrit en quelle
année ? En 1950 ! – Il lève un doigt vigilant. – Il est encore d’actualité,
non ? – Une pause. – Vous voyez bien, tout est écrit, je n’ai plus rien à dire !
Un sourire et puis s’en va.

Pas si vite ! Plus rien à dire ? Dans ce cas, on va revenir au


commencement :
— Comment allez-vous ?
Mon insistance le déroute, il finit par céder, les yeux baissés :
— Eh bien, la journée, je pense beaucoup, je réfléchis et ma réflexion
remonte très loin, aux civilisations, aux philosophies, à la poésie parce que
comme je vous l’ai dit, la poésie c’est vraiment mon cri le plus profond. Et
aujourd’hui me viennent encore des poèmes. Je ne les écris pas forcément,
je les sens et je ne publie pas tout ce que je sens.
Il soupire, un souffle léger qui n’affaisse pas ses épaules, son regard se
ragaillardit :
— Sinon, je me bourre de médicaments, le midi je suis épuisé, l’après-
midi, allez ! il faut que je prenne un peu l’air, j’étouffe dans Fort-de-France,
allez ! montagne Pelée, allez ! Morne-Rouge, je respire encore, je reviens
épuisé et la nuit, comment faire pour dormir ? Là encore, des comprimés !
Chaque jour est un combat, chaque nuit est un combat, mais je veux tenir, je
veux vivre, je ne peux pas rester enfermé dans une chambre de malade.
C’est un grand combat le monde et je veux, dans la mesure où j’ai un reste
de force, m’y intéresser et y participer. Je veux dire : je m’intéresse à nous !
Nous qui sommes un peuple ! Et les autres, ils existent, alors il nous faut
une fraternité et je crois que contrairement à ce qui se passait au XIXesiècle
et même au début du XXesiècle, le monde en a pris conscience, il n’y a pas
les grands et les petits, nous sommes tous des peuples. – Une pause. – J’ai
apporté une parole d’homme, c’est très important. L’homme tout court. –
Son débit s’accélère. – Je crois en l’homme, en l’humanité, je crois à la
fraternité, et la négritude est une réponse au racisme, à ceux qui nous
traitaient de Nègres avec mépris. – Il tape sur la table. – Eh bien, oui !
Nègre je suis et n’allez pas le répéter – il culmine – le Nègre vous
emmerde !

Drôle de petit homme à l’incroyable énergie, au charme total, qui parle


aux autres en les touchant, leur prenant le bras, leur balançant une bourrade
affectueuse ; il a besoin de ce contact et les petites gens le lui donnent.
Bien moins obséquieux ou violemment agressif que les intellectuels,
l’élite, les bourgeois, « le peuple », comme il dit souvent, lui fait cadeau de
son insolence permanente, y compris quand il bouscule un des régisseurs de
l’entreprise municipale :
— Je suis très fâché avec lui, parce qu’un jour il m’a demandé :
« Missié li mè esse ou sa palé krewol », (Monsieur le maire, est-ce que tu
sais parler créole ?) – Il est hilare. – Je suis très fâché avec lui, et depuis il
ne me parle que créole. – Il se tourne vers l’homme qui le dépasse de trois
têtes. – É mwen konèt ké krewol ou pa toujou de bonn’kalité, ni an lo mo
fwansé anglé adan (Et je vois bien que ton créole n’est pas correct, il utilise
plein de mots français et de mots anglais.) – Il rit, attrape le bras de son
interlocuteur. – C’est depuis cette époque que nous sommes devenus
copains tous les deux.
Il est content le maire.

Le poète m’avait dit un jour :


— Marre du temps qui passe ? Non ! – Ouvrant l’horizon d’un geste
large. – Nous vivons un siècle de douleur donc de nostalgie, mais en même
temps de confiance et d’espérance. Je sens, oh oui je sens qu’on est dans
une époque de transition, qu’on est en train de penser un monde nouveau
qui doit faire le bilan et travailler à la naissance d’une nouvelle civilisation.
J’aspire à la naissance de cette nouvelle civilisation, universelle, mais qui
tienne compte de toutes les identités et assure à ses participants la liberté, la
responsabilité. – Il avait ôté ses lunettes pour en essuyer les verres
lentement, les avait rechaussées et au bout d’un long silence. – Je sais aussi
que plus le temps passe, plus les mots pèsent. Voyez, j’ai rencontré Mandela
une fois, une seule, un dîner organisé par Mitterrand. Le genre de
mondanité que je n’apprécie pas particulièrement, qui plus est je ne parle
pas sa langue, je veux dire l’anglais, assez mal en tout cas, et puis il y avait
beaucoup de monde, des gens sûrement très bien… Alors nous avons
échangé des civilités et j’ai cru comprendre que dans sa prison, cet homme
extraordinaire avait trouvé quelque réconfort à lire le Discours sur le
colonialisme !
Sur son bureau, une photo de Mandela.
La force des mots :

[C]’est d’elle, d’elle-même que l’Afrique est volée ! C’est d’elle,


d’elle-même que l’Afrique a faim ! C’est pourquoi je ne veux ni
messie ni madhi. Je n’ai pour arme que ma parole, je parle et
j’éveille, je ne suis pas un redresseur de torts, pas un faiseur de
miracles, je suis un redresseur de vie, je parle, et je rends
l’Afrique à elle-même ! Je parle et je rends l’Afrique au
monde ! Je parle et, attaquant à leur base, oppression et
servitude, je rends possible, pour la première fois possible, la
fraternité.
UNE SAISON AU CONGO, ACTE 3, SCÈNE 2

Pas un redresseur de torts, certes, mais ce n’est pas non plus un sage
zen, pacifique et serein. J’ai croisé souvent chez lui des colères énervées
quand je le questionnais, notamment sur ses relations avec les créolistes, ce
courant littéraire qui lui intentait un procès en excès d’africanisme aigu… Il
m’avait toisée avec quelque chose de furieux dans le regard :
— Alors quoi, avait-il grommelé, je leur offre l’immensité de l’Afrique
et ils me restituent les miettes de la Caraïbe ! Là est le commencement, et
nulle part ailleurs ! – Puis il s’était adouci. – De toute façon ce sont tous
mes enfants !

Enfin, dernière halte entre la Martinique, l’océan et l’Afrique, nous


nous sommes un jour arrêtés au bout de la baie du Diamant où la Femme
couchée plonge dans les vagues pour l’éternité.
Sur un plateau à vache en surplomb de la mer, un artiste génial a érigé
les immenses silhouettes de béton des derniers Africains dont le vaisseau
échoué dans le passage des fous a craché sur la plage des hommes, des
morts et des vivants, partis de Gorée esclaves et arrivés libres sur les côtes
martiniquaises, une si douloureuse et belle histoire. Cette halte fait
maintenant partie du périple de Césaire à travers la Martinique et, ironie de
l’histoire, l’artiste qui a offert au monde cet univers majestueux s’appelle
Laurent Valère : le fils de son ancien adversaire politique Léon Valère.
Là, l’horizon à portée de main, j’ai le sentiment que je peux tout lui
demander.
Lequel de ses poèmes aimerait-il me lire face à l’océan et à ce rocher
incongru qui s’étale sur toutes les cartes postales, à l’ombre des revenants
gigantesques que sont les statues de béton ?
Il me prend le bouquin des mains, le feuillette et me dit :
— Celui-ci.
— La « Chanson de l’hippocampe » ?
— Oui celui-ci, mais c’est vous qui lisez, je n’ai pas de bons yeux.
Alors je lis, dans le vent, il faut un peu crier :

bravant les lès du vent et la vague et le sable turbulent


petit cheval
dos cambré que salpêtre le vent
tête basse vers le cri des juments
petit cheval sans nageoire
sans mémoire
débris de fin de course et sédition de continents
fier petit cheval têtu d’amours supputées
mal arrachés au sifflement des mares
un jour rétif
nous t’enfourcherons
et tu galoperas petit cheval sans peur
vrai dans le vent le sel et le varech

— Eh bien voilà, fait-il. Nous avons dit en quelques mots toute


l’histoire de la Martinique, petit cheval c’est la Martinique de maintenant,
mais n’oubliez pas que nous l’enfourcherons, vous avez mis le doigt sur
l’essentiel !
— C’est quoi l’essentiel ?

Nous sommes tous deux penchés sur les pages de Moi, laminaire, le
vent nous fouette mais Césaire fouille de son regard, il traque ses propres
mots :

L’Espace vaincu le Temps vainqueur


moi j’aime le temps le temps est nocturne
et quand l’Espace galope qui me livre
le Temps revient qui me délivre
le Temps le Temps
ô claie sans venaison qui m’appelle
intègre
natal
solennel
MOI, LAMINAIRE, LE SEUIL, 1982

Et à la question de savoir si ce temps qui passe lui fait peur, il me fait la


réponse la plus inattendue qui soit. Il se hisse sur la pointe des pieds (je suis
plus grande que lui) et m’embrasse la joue.

Trente ans avant, à la même question ou presque, à savoir son regard sur
la mort (quelle cruauté !), il m’avait répondu :
— Vous n’allez pas me demander ce que je voudrais comme épitaphe
sur ma tombe, hein ? – Et il avait éclaté de rire en se grattant la joue. – Ci-
gît un homme qui rêva d’être lui-même et d’être un bon Martiniquais.
J’entends encore son rire.

Et j’ai enfermé dans une bulle le souvenir particulier de l’une de nos


promenades dans le Nord.
Je revois sa marche vers l’océan démonté, la plage n’est pas hostile, elle
est juste brutale, sans fioriture de carte postale. Les mains croisées derrière
le dos, il me convainc sans parler que la vérité de mon pays est là…
Grande, immense, comme la beauté brute d’un bout d’espace que les
siècles n’auront pas entamée suffisamment pour que nous oubliions qui
nous sommes.
Cette promenade tranquille où seules nos solitudes pouvaient converser
a ancré mon pays au plus profond de moi.
C’est le silence de Césaire qui a été le plus bavard de nos échanges, et
sans doute ce que nous avons le mieux partagé.

Fin
Remerciements

Merci à France Télévisions, notamment Véronique Polomat, Muriel


Barthelemi, Sylvie Gengoul et Sylvie Koné, qui, en m’ouvrant ses archives,
m’a permis de retrouver tous les entretiens que j’ai pu avoir avec Aimé
Césaire.

Merci à François Fèvre qui m’a confié les rushes jamais diffusés.
Merci à tous ceux que j’ai croisés pendant cette traversée journalistique
dans le monde d’Aimé Césaire, partisans ou adversaires, ils partagent un
grand respect pour le poète, certes, mais aussi pour l’homme.
Merci à Joëlle, Clémence, M. Albicy, Kokody qui accompagnaient son
quotidien.
Merci à mon éditeur qui a saisi mieux que moi l’importance de cette parole
césairienne au fil du temps (tu te reconnaîtras Isabelle).

Merci à Max, Mohamed, Philippe... et ma petite Sohée, qui en étant mes


premiers lecteurs ont contribué aux corrections, rajouts et lâché prise de ce
voyage dans mes souvenirs.
Merci à Éric qui a incrusté dans ma tête l’idée que mes rencontres avec
Césaire et nos échanges pouvaient aussi se lire.

Et surtout merci à Aimé Césaire de m’avoir armée de ses paroles, de sa


pensée, de sa naissance permanente au monde, de ses colères salvatrices, de
ses intuitions fécondes, de cette profonde humilité qui empêche d’insulter la
vie.

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