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Tsafon

Revue d'études juives du Nord


71 | 2016
Les juifs d’Égypte et la crise de Suez

Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah


Moïse Rahmani

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/tsafon/6040
DOI : 10.4000/tsafon.6040
ISSN : 2609-6420

Éditeur
Université de Lille

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2016
Pagination : 49 – 59
ISBN : 1149-6630
ISSN : 1149-6630

Référence électronique
Moïse Rahmani, « Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah », Tsafon [En ligne], 71 | 2016, mis en
ligne le 01 mars 2023, consulté le 05 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/tsafon/6040 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/tsafon.6040

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés »,
sauf mention contraire.
Tsafon 71 : Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah

Témoignage

Le dernier foul chez Mansourah

Moïse Rahmani*

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans… »1

On peut quitter sa terre natale pour de multiples raisons :


économiques, politiques, par amour mais lorsqu’elle vous chasse non
pour ce que vous fîtes mais pour ce que vous êtes, elle laisse une blessure
qui ne cicatrise jamais tout à fait.

Nous étions Juifs égyptiens et nous avons été mués en Juifs


d’Égypte avant d’être ravalés en Juifs nés en Égypte. Notre présence,
vieille de plus de trente siècles, bien antérieure à celle des Arabes, ne
nous conféra aucun privilège, aucun passe-droit, aucune reconnaissance,
aucune justice.

Mon plus ancien souvenir du second exode date de mai 1948. Je


n’avais pas quatre ans. L’Égypte et six États arabes avaient attaqué, au
lendemain de sa déclaration d’Indépendance, le 15 mai, l’État d’Israël
avec la ferme intention de le détruire et de massacrer ses habitants. Afin
de protéger le pays des quelques « Piper » qui composaient la flotte

*
Le témoin vit en Belgique où il a fondé la revue trimestrielle Los Muestros, il est
l’auteur de plusieurs ouvrages sur les juifs sépharades, plus particulièrement sur les juifs
dans le monde arabe et sur les juifs du Congo. Il est aussi l’auteur de Sous le joug du
Croissant, Juifs en terre d’islam, Bruxelles, Éditions de l’Institut Sépharade européen,
2004, ouvrage dans lequel il consacre une dizaine de pages à l’Égypte, pp. 52-66. Note
de la rédaction (NDLR).
1
Spleen, Charles Baudelaire (1821-1867).

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Moïse Rahmani

aérienne de Tel-Aviv, le gouvernement du roi Farouk avait intimé l’ordre


de calfeutrer les fenêtres avec du papier kraft de couleur bleue.

La nuit avait étendu sa lourde couverture sur Le Caire.


Les sirènes retentirent. Instantanément, l’obscurité fut totale.
Maman alluma des bougies. Curieux, j’écartai les rideaux. Le papier
n’occultait pas la totalité de la vitre ; quelques millimètres échappaient à
sa surface laissant filtrer un mince filet lumineux.
Le coup de sifflet du « chawich », du policier en faction sous notre
immeuble – y avait-il un pandore sous chaque logis d’un Juif ? – résonne
encore à mon oreille ; tout comme son imprécation : « tafi el nour,
yahudi ebn kalb » – « éteins la lumière, juif fils de chien » (le terme
« juif » est généralement suivi de « fils de chien » alors que certains
préfèrent – l’un n’empêchant pas l’autre – le « yahud kelab el arab » –
« les juifs sont les chiens des Arabes »).
Le bruit des bottes du cerbère grimpant quatre à quatre les marches
de l’escalier pour arrêter le dangereux espion sioniste retentit encore en
moi. Je revois toujours le regard terrifié de Maman. C’est insupportable
la peur d’une mère surtout si vous, son fils, en êtes la cause, même
involontaire. Cela vous hantera toute la vie. Elle implora le « chawich »,
peut-être même le soudoya-t-elle. Celui-ci, pas mauvais bougre, sans
doute père de famille, nous laissa tranquilles.
Certains furent arrêtés pour avoir fumé dans la rue durant le « black
out » : le bout incandescent de leur cigarette signalait un ouvrage
stratégique de première importance à un avion volant à des centaines de
mètres plus haut !
Je me souviens de la liesse de la foule apprenant le départ des
troupes pour le front. L’heure de départ ayant été annoncée urbi et orbi,
le train transportant l’élite des forces armées égyptiennes fut bombardé et
détruit et, selon la rumeur qui courut alors, ce fut une belle occasion pour
le roi Farouk de se débarrasser de troupes indociles…

Je me souviens de l’espoir suscité par la visite du général Naguib,


en 1952, à la grande synagogue du Caire, rue Adly, à l’occasion des fêtes
de Roch Hachana, le nouvel an israélite.
Certes, le roi déléguait chaque année un aide de camp afin de le
représenter mais ici il s’agissait du chef de l’État en personne. Le général
Naguib, adulé par l’armée, avait été placé par Nasser, le véritable maître
d’œuvre, à la tête du coup d’État qui chassa Farouk du pouvoir et

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l’envoya en exil en Italie en juillet 1952. Nasser le fera mettre, en 1954,


en résidence surveillée. À la mort du Raïs, en 1970, Sadate le libérera. Le
colonel Gamal Abdel Nasser, issu du peuple, est un des soldats du
régiment assiégé dans la poche de Falusha, le seul bataillon qui résista à
l’armée israélienne en 1948. Nasser éprouvait de l’aversion pour les
Juifs. Il en fit arrêter une centaine, en 1954, sous de fallacieux prétextes :
sionisme ou communisme.
Une sombre affaire d’espionnage éclata. Treize personnes faisant
partie de l’opération Susannah (elle déclencha, en Israël, l’affaire Lavon)
furent jugées comme agents de l’ennemi : deux furent condamnées à
mort, le chirurgien Moïse Léon Marzouk et le professeur Samuel Bekhor
Azar. Neuf accusés furent condamnés à de lourdes sentences, deux furent
acquittés.
Je me souviens que le bruit courut qu'Élie Carmona, soupçonné
d’appartenir au réseau, fut jeté sous les rails d'un tramway. Transporté
chez lui, il agonisa durant de longues heures. Ma mère, femme
courageuse, tenta de le réconforter en lui rendant visite. Je
l’accompagnais mais je ne pus voir, par la porte entrebâillée, que le drap
maculé de sang. C'était notre voisin ; il habitait l’appartement du dessus.
Sa nièce, Marcelle Ninio, écopa de quinze ans de travaux forcés. Tous les
détenus furent échangés contre des centaines de prisonniers égyptiens
capturés lors de la guerre des Six jours2.

Je me souviens que, lors de la fête de Pourim, la fête des sorts (elle


rappelle le sauvetage des Juifs de Perse qu’Aman, le vizir, entendait
exterminer et qui furent sauvés par la reine Esther) organisée chaque
année (était-ce dans un des salons de l’Héliopolis Sporting Club que nous
fréquentions ?) mon ami de toujours, mon quasi-frère David, était
déguisé en Naguib. Nous en étions tous jaloux. C’était en 1953.
Je me souviens de nos achats, les jours précédant Pessah, la Pâque,
des achats que nous allions effectuer au Haret el yahud, l’antique quartier
juif. Fromages, riz, huile… C’était une véritable expédition, un voyage
vers une terra incognita, avec des gens que rien ne différenciait des
Arabes.

Au milieu du quartier, entourée de quatre synagogues, se trouvait


celle de Maïmonide ainsi que sa maison. Figure majeure de la pensée

2
Ce dernier paragraphe est repris de la p. 61 de Sous le joug du Croissant, op. cit.
(NDLR).

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Moïse Rahmani

juive et du judaïsme, Maïmonide, surnommé « l’Aigle de la


Synagogue », était né à Cordoue en 1138. Sa famille avait fui l’Espagne
des Almohades pour se réfugier d’abord à Fez, puis en Égypte où il
devint médecin du sultan. Sa synagogue, sa maison étaient des lieux de
vénération. On tirait, dans la cour, l’eau de son puits pour se désaltérer.
En signe de respect, on se déchaussait avant d’y pénétrer et, pour
quémander la guérison d’un proche, on y passait la nuit, assis par terre,
dans une des alcôves de sa demeure, sous le niveau du sol. Je me
souviens de celle que nous passâmes, Maman, ma sœur Viviane et moi.
Je sens encore l’odeur des lampes à huile allumées par les fidèles et celle
des vieux livres de prière aux feuilles tournées par des milliers de
croyants. Huit siècles d’huile d’olive consumée. Des quintaux. Des pages
lues et relues, des tonnes de piété. Toute une âme.
Une pénombre régnait sur la pièce. Maman s’était assise en tailleur
et nous reposions, la tête posée sur ses genoux. À nos côtés, se tenait une
dame avec un petit enfant.
Bien des années plus tard, j’y suis retourné. La synagogue était
détruite, saccagée, le toit arraché. Des chèvres paissaient l’herbe qui avait
poussé à l’intérieur. Des détritus, des excréments partout. Les pièces de
sa maison étaient sous eau et, dans celle restée au sec, des livres de prière
jonchaient le sol. L’horreur... Je ramassais un à un les ouvrages, les
dépoussiérais, les embrassais pieusement comme nous devions le faire en
recueillant un écrit saint tombé par terre et les déposais sur un meuble. Je
payais le gardien pour nettoyer le lieu et le respecter. Que faire de plus !
Bien des années plus tard, ce lieu, à l’instigation de quelques Juifs
originaires d’Égypte, fut réhabilité. La cérémonie qui suivit fut
remarquable par l’absence des autorités égyptiennes.
J’avais, comme tous les enfants de mon âge, une vie heureuse,
insouciante. Je ne comprenais pas pourquoi Maman, de son doux doigt,
m’avait clos la bouche lorsque, pour briller devant elle et une de ses
amies, au Club, je voulus lui réciter le « Chema Israël » qu’elle nous
susurrait à l’oreille, à Viviane mon aînée et moi en nous bordant. Il ne
fallait pas prononcer l’imprononçable nom. J’avais quoi ? quatre, cinq
ans ? Récemment encore, des Juifs furent arrêtés à Chiraz, en Iran, pour
avoir psalmodié cette prière, notre credo « Écoute Israël, l’éternel ton
D.ieu l’Éternel est Un » !
Nous l’ignorions alors, mais ce bonheur n’était dû qu’à la
protection et l’amour constants dont nos parents nous entouraient. Eux
vivaient dans une crainte perpétuelle : crainte d’une dénonciation aussi

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Tsafon 71 : Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah

fausse qu’anonyme, crainte d’un voisin ou d’un collègue jaloux, crainte


d’un domestique envieux, crainte de parler, voire même de penser,
crainte de tout et de rien.

En décembre 1955, ma grand-mère, installée au Congo belge


depuis 1947, tomba malade. Ses jours étant en danger, ses fils appelèrent
mon père, l’aîné de la famille, à venir l’embrasser une dernière fois. Papa
embarqua donc pour Élisabethville, l’actuelle Lubumbashi, capitale
économique du Congo. Ignorant ce que nous réservait l’avenir, mes
parents, qui pressentaient que ce départ pouvait être défintif, divorcèrent
car le droit égyptien interdisait à une épouse de quitter le pays avec ses
enfants, sans son mari. Ma mère pouvait ainsi sortir d’Égypte avant le
retour de son époux.
Les rumeurs de guerre devenues pressantes, mon père chargea
Maman de liquider nos biens, ce qu’elle fit à vil prix. Je me souviens de
l’acheteur, l’œil cupide, qui reprit, pour des miettes, le contenu de la
maison. Toute une vie pour une mince poignée de billets ! Ne pouvant
sortir l’argent, Maman acheta tissus et vêtements pour nous. Je me
souviens des coupons de brocart, en vogue en Égypte, qu’elle acquit mais
ne porta hélas jamais.

Quelques semaines avant notre départ, Maman nous emmena aux


Pyramides. C’était la première fois que je m’y rendais. Nous habitions si
près et pourtant nous n’y allions jamais. Si proches et si lointaines
néanmoins. Comme le Musée, les Pyramides ! Qu’elles étaient belles !
J’ai attendu plus de quarante ans avant de les revoir et de découvrir celles
de Saqqarah. Le Sphinx, « Abou el hol », le « père de la terreur »,
immuable, inspirait plus que du respect. La pieuse dédicace de son
désensablement par Thoutmosis IV, vieille de trente-quatre siècles, était
émouvante. Je me souviens de la visite d’un tombeau aux alentours ; une
véritable splendeur… et de la limonade Spathis sirotée à la buvette.
J’aimais l’Histoire, celle de l’Égypte antique particulièrement. Je
connaissais tous les pharaons depuis la période pré-dynastique à la
ptolémaïque. Les Thoutmosis, Aménophis, Ramsès m’étaient proches,
familiers. Enfant, je m’étais même fait tout un cinéma, imaginant que
mon patronyme, Rahmani, descendait des Ramsessides ! Quel sot étais-
je ! Le nom Rahmani, « miséricordieux », n’est pas moins noble que
celui d’un Ramsès, fût-il le Grand ! Étant celui de mes pères, il l’est
même plus.

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Moïse Rahmani

Dans la foulée, Maman nous entraîna au Musée. Le conservateur


français, une vieille connaissance, me fit visiter les dépôts, bien plus
riches que le musée lui-même. Plus de cent mille œuvres reposaient à
l’abri des regards. Il m’offrit une copie d’un cartouche que je ne pus
hélas sortir du pays.
Je fus frappé, à l’entrée du Musée, par les deux statues
monumentales d’Amenhotep et de son épouse, l’enlaçant avec affection,
la main dans le dos. Je connaissais de nom, bien sûr, la palette du roi
Narmer, mais la voir trôner dans sa vitrine me donna le frisson. Vieille de
cinq mille ans, elle célébrait l’unification des deux royaumes de Haute et
de Basse Égypte. Je savais qu’il s’agissait d’un des premiers
hiéroglyphes.
Je me souviens d’avoir caressé le visage de Ramsès II (les momies
n’étant pas encore sous verre) et le trône de Toutânkhamon que rien ne
séparait du visiteur. Il n’y avait pas foule, les touristes ne se pressant
guère, alors, en Égypte.

Un soir, oncle Henri et tante Jeannette, la sœur de Maman, vinrent


nous chercher pour nous emmener à l’aéroport. Nous devions prendre le
DC6 de la Sabena qui effectuait la liaison Bruxelles-Élisabethville et
faisait escale au Caire. Sur le chemin, Maman pria oncle Henri de
s’arrêter chez Mansourah, un ami de la famille qui tenait un restaurant de
foul (fèves de marais, plat national égyptien) et de ta’amiya (des
boulettes de fèves assaisonnées aux épices, frites à l’huile) non loin de
chez nous. Elle descendit nous acheter deux sandwiches pour Viviane et
pour moi, nous disant, la voix sourde : « Mangez, nous ne savons pas si
nous en remangerons un jour ».
Mansourah était mon restaurant préféré ; j’y allais tous les
dimanches matin avec Papa, déguster ce mets délicieux, arrosé d’une
gazoza, une gazeuse, pour moi et d’un café pour lui. Un foul digne d’un
roi : avec des œufs durs, de la salade de tomates coupées en dés et des
torchis, ces légumes, en saumure, comme s’il en pleuvait ! Des souvenirs
toujours vivants en moi.
Nous terminions ce pantagruélique petit déjeuner par une baklava
et une konafa, ces merveilleuses pâtisseries orientales fourrées aux
pistaches enrobées de sirop. Quel bonheur, ces instants entre hommes,
entre Papa et moi. Papa achetait ensuite son Ici Paris hebdomadaire et
Confidences pour Maman.

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Tsafon 71 : Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah

Je reverrai Mansourah, à Brooklyn, cinquante ans plus tard. Le foul


n’avait plus, n’a plus jamais eu, la même saveur…

En arrivant à l’aéroport d’Almaza, Maman, une ancienne


institutrice pour qui une journée sans apprendre quelque chose était une
journée perdue, me dit que c’était une des plateformes les plus
fréquentées au monde avec un décollage et un atterrissage toutes les trois
minutes. Un officier supérieur égyptien, ami de la famille, nous attendait
pour nous éviter tout tracas mais, en dépit de sa présence et de ses
protestations, nos valises furent fouillées de fond en comble ; ma
collection de timbres me fut arrachée et confisquée avant
l’embarquement. C’était mon seul bien.
Nous avions tous le cœur gros. Bien qu’excité par ce départ pour
l’Afrique profonde, je pleurais ma famille, mes cousins, mes amis, tous
ceux qui partageaient mon existence, qui formaient mon existence depuis
onze ans, restés sur place – ils seront expulsés quelques mois après –
Maman, sa famille, ses amis, ses morts, nos passeports flétris d’un
bedoun regou’u, sans retour. Cet exil lui fut fatal. Deux ans après, le 4
janvier 1959, elle s’éteignait.
Nous embarquâmes. Maman me fit dire le Chema avant le
décollage. Une nouvelle vie s’annonçait mais mon enfance m’avait été
volée.

Nous eûmes plus de chance que les autres.

Peu de temps après éclatait la guerre de Suez. En novembre 1956,


après le conflit, l’Égypte internait plus de trois mille Juifs dans des camps
de concentration, Abou Zaabal, Huckstep et le sinistre Tourah, en plein
désert. Tirés ensuite du bagne, emmenés directement à Alexandrie,
embarqués à bord de bateaux pour l’Italie, expulsés manu militari, ma
famille en était. Mon oncle Clément, très proche de Maman (au décès de
leurs parents Maman, l’aînée, et lui s’occupèrent de la fratrie) eut une
crise cardiaque sur le navire. Ils ne survivront pas à cet exode : ils
s’éteignirent à quelques semaines d’intervalle.
L’Égypte, antique terre d’accueil, rejette et expulse ses enfants. Les
familles éclatent ; je perds mes cousins, je deviens orphelin de tous mes
amis d’enfance, de mes frères de jeux et d’études : Clémy, David, Rony,
Solly, Hussein… Les adultes sont contraints d’abandonner leurs morts,
nos ancêtres, nos racines. Nul, plus jamais, ne se recueillera sur leurs

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Moïse Rahmani

tombes, ne déposera un petit caillou sur leur sépulture, signe d’amour, de


pensée, de refus d’oublier.
Nous laissons nos maisons, vendons nos meubles, pour ceux qui
ont de la chance, à un voisin compatissant, pour une bouchée de pain que
la plupart ne pourra même pas sauver. Nous n’emporterons que quelques
maigres souvenirs et notre mémoire. Beaucoup, forcés de quitter dans les
quelques heures, n’auront même pas le temps de ramasser leur trésor le
plus précieux : les photographies.
Dans une lettre adressée à Esther, sa meilleure amie, réfugiée en
Israël, Maman s’inquiète du sort de ses amis, pris dans le « joug
égyptien », emprisonnés dans les « geôles égyptiennes », à la merci de
ces « sales Égyptiens » exhalant ainsi sa rancœur envers ceux qui
humilièrent et firent souffrir notre communauté. Maman, une personne
bonne, n’aurait jamais parlé ainsi si elle n’avait pas vécu dans la peur et
connu l’arbitraire.
Les Juifs, dépouillés de tout, furent traqués, chassés. Ils ne purent
emporter que vingt livres égyptiennes par personne, en travellers checks
de Thomas Cook. L’ironie du sort voulut que ces chèques de voyage
ayant été saisis et volés par le gouvernement, Thomas Cook les avait
bloqués. Ils ne purent donc être encaissés (Thomas Cook les payera des
années plus tard). Ces Juifs avaient tout perdu ; obligés de recommencer
à zéro, ils acceptèrent tous les métiers : magasiniers, vendeurs, hommes à
tout faire et ne dépendirent de personne. Les seuls qui leur vinrent en
aide furent les communautés juives des pays d’accueil et Israël pour ceux
qui s’y réfugièrent.

En 1957, l’ONU octroya, dans la plus grande discrétion, exigeant le


silence, un prêt de mille dollars au total pour tous ceux réfugiés en
France, emprunt qui fut remboursé.
Depuis 1979, signature de la paix avec Israël, j’allais souvent en
Égypte. Pour le travail et pour le plaisir. Les Égyptiens sont des gens
serviables, amènes, gentils, le cœur sur la main. J’aimais me promener
dans les rues de mon enfance, humer leurs odeurs, parler avec les gens.
Je me souviens d’un voyage avec mon épouse, en 1981. Le
chauffeur de taxi voulait absolument me montrer une Cairo curiosity. Je
pensais qu’il voulait me faire visiter le bazar ou un monument
quelconque. Non : il nous emmena voir l’Israel embassy !
Les seules synagogues encore ouvertes, semblables à des vitrines
vides d’un négoce en faillite, sont celles de la rue Adly, du Caire, Shaar

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Tsafon 71 : Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah

Hashamaïm, « les portes du ciel », et celle d’Alexandrie, Nebi Daniel,


« Prophète Daniel », dans la rue du même nom3.
À l’exception du samedi, l’accès au Temple du Caire est rendu
difficile. Une ruelle sertie d’ornières, barrée par une guérite de police,
longe sa façade ouest. Les gardes interdisent l’accès, contrôlé en
permanence. Il faut argumenter, de préférence en arabe. L’étranger n’a
aucune chance et doit se contenter d’un loquace « mamnou »,
« défendu ». Interdire ma maison de culte !
Les rares chabbatot passées au Caire m’ont toujours vu à l'oratoire,
entrouvert ce jour au public. Du moins l’était-il jusqu’en 1997. À
l’intérieur, un agent des services de sécurité, tête découverte, observe les
rares touristes, s’intéresse à eux et, bonhomme, leur pose mille
questions : « D’où êtes-vous, que faites-vous, pourquoi Le Caire,
connaissez-vous du monde, dans quel hôtel êtes-vous descendus ?… ».
Un interrogatoire débonnaire, mais en règle. Officiellement, aux dires du
vieillard et des femmes âgées fréquentant les lieux – que l’on aperçoit de
samedi en samedi, qui y survivent –, ces demandes ne sont faites que
pour des raisons sécuritaires. Il faut protéger la communauté. De qui ?
D’elle-même ? Est-ce pour la préserver qu’on l’enferme, qu’on la mure
dans la solitude plaçant mille obstacles à une rencontre avec des
visiteurs ?
Le pèlerinage de Damanhour sur la tombe d’un thaumaturge, Abou
Hatsira, a été interdit en 2000. Sur requête d’un avocat musulman, la
municipalité entendait la raser, car les touristes qui visitent le mausolée
choquaient les musulmans ! Des Palestiniens n’ont-ils pas tenté d’abattre
le tombeau de Joseph près de Bethléem ? N’ont-ils pas essayé d’y bouter
le feu en septembre 2002 ? Ne l'ont-ils pas réduit en mosquée ?
Mes oratoires, la plupart en ruine, me sont en général prohibés ;
mes cimetières sont saccagés. Mes Sifrei Torah, mes livres de prières, les
archives qui retracent notre vie, qui n’intéressent que les Juifs d’Égypte,
sont retenus en otage par un gouvernement qui n’en a cure et les conserve
arguant qu’il s’agit du patrimoine culturel égyptien. Ce gouvernement
qui attend que le dernier Juif meure afin de faire de la synagogue un
musée… ou autre chose.

3
Après un premier récit, l’auteur a ajouté, à partir de ce paragraphe compris et jusqu’à
la fin, les souvenirs de ses voyages dans les années 1980 – 2000. Cet ajout reprend les
pp. 64 à 66 de Sous le joug du Croissant. Juifs en terre d’islam, op. cit. (NDLR).

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Moïse Rahmani

Les juifs d’Égypte agonisent. Une page de notre histoire se tourne,


s’achève, se clôt, meurt dans l’affliction et la désolation.
Les livres hostiles et injurieux, la presse vénéneuse, le pouvoir est
laxiste : lorsqu’il ne l’encourage pas, partout la haine du Juif est présente.
En octobre 2002, malgré la pression internationale, une série télévisée
« Un cavalier sans monture » retrace l’histoire du Moyen-Orient de 1855
à 1917 observée par un Égyptien qui combat l’occupation anglaise… et
le mouvement sioniste.
Les producteurs de Dream TV, une des deux seules chaînes privées
égyptiennes, présente sur le câble, créée en 2001, reconnaissent s’être
largement inspirés du faux tsariste : Les Protocoles des Sages de Sion. Le
programme, visionné comme chaque émission par la censure qui tient à
éviter toute scène de pornographie, un baiser l’étant, a obtenu l’aval des
autorités égyptiennes.
Sait-on que depuis Nasser, un copte ne peut enseigner l’arabe dans
les écoles ? Sait-on qu’un non-musulman ne peut étudier, même les
matières profanes, à Al Azhar, l’antique université (Le radeau de
Mahomet, J-Peroncel-Hugoz, éditions Flammarion, Paris, 1983) ?
La grande cantatrice égyptienne, Oum Kalsoum, ne s’était-elle pas
souillée en interprétant, en 1967, avant la guerre des Six jours, la chanson
« Etbah etbah el sahyouni », « égorge, égorge le sionite »4 !

En 2000, je me rendis une nouvelle fois au Caire. Dès mon arrivée,


je visitais un de mes amis. Sur le chemin du retour, place El Tahrir, un
jeune en djellaba blanche, calot vissé sur la tête, distribuant des versets
du Coran, me prenant peut-être pour un touriste, m’apostropha, disant à
la cantonade en me regardant « Rouh men hena, ya khawaga, da mich
baladak », « Va-t-en d’ici, Monsieur, ce n’est pas ton pays ». Khawaga,
au cours des cinquante dernières années, avait quelque peu changé de
sens : de son sens premier, appréciatif – c’est un Monsieur – il avait pris
un sens péjoratif, celui d’étranger.
Mon sang ne fit qu’un tour. Je m’arrêtais et l’apostrophais
violement en arabe : « Fils de soixante chiens, à qui parles-tu ? »
Il se fit tout petit, bégaya une vague excuse : ce n’était pas à moi
qu’il parlait, j’avais mal compris. Mais il avait raison, l’Égypte n’était
plus mon pays. Elle ne voulait plus de moi, même si elle m’avait vu

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Couplet que la diva égyptienne chanta suite à la guerre des Six jours qui se solda par
une cuisante défaite de son pays face à Israël. (NDLR).

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Tsafon 71 : Témoignage. Le dernier foul chez Mansourah

naître, avait vu naître mes parents, mourir mes grands-parents. Sait-on


que le cimetière juif de Bassatine est, après celui du Mont des Oliviers de
Jérusalem, le plus ancien au monde ?
Le lendemain, je repris l’avion et je ne suis plus jamais retourné en
Égypte, cette Égypte qui comptait à ma naissance près de quatre-vingt
mille Juifs, en recense, aujourd’hui, moins de dix ! L’Égypte nous avait
chassés, avait occulté notre présence et menaçait maintenant de tuer notre
mémoire. Celle-ci hante quelques vieillards nostalgiques, de moins en
moins nombreux, qui ont connu nos parents, qui ont connu les Juifs, et
qui soupirent parfois : Ayyam el Yahud, « au temps des Juifs » !

À plus de cinquante ans de distance, Nasser parachevait son


œuvre !

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