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La poétique Robert

Robert TIRVAUDEY
de Roberto Juarroz TI R V A U D E Y

L’Argentin Roberto Juarroz, considéré comme l’un des poètes majeurs


de son temps, est sans aucun doute le poète de la métaphysique tant
par les thèmes abordés (néant, chute, vide, Dieu, existence) qu’en
raison de son acheminement. Chaque poème engage ou dégage une

La poétique
thèse ontologique qui n’est pas sans rapport implicite avec la pensée
de Heidegger travaillant à l’élaboration d’une pensée de l’être. Cette
monographie est la première à saluer la pensée poétique de Juarroz
dont l’œuvre est rassemblée sous le titre unique Poésie verticale.
de Roberto Juarroz

La poétique de Roberto Juarroz


Robert Tirvaudey est professeur de philosophie. Il travaille sur les frontières
ou les limites des domaines de la philosophie, de la littérature et de la poésie.
Il a publié entre autres : Le concept de l’angoisse dans la pensée de M. Heidegger
(Paris, Septentrion, 2000), Apprendre à penser avec Marc Aurèle (Paris,
L’Harmattan, 2017).

ISBN : 978-2-343-15957-7
27,50 €
EL Espaces
Littéraires
La poétique de Roberto Juarroz
Espaces Littéraires
Collection fondée par Maguy Albet

Cette collection est consacrée à la publication d’œuvres de


recherche universitaire dans le domaine des études littéraires.
Privilégiant la littérature contemporaine, elle est ouverte à
toutes les aires culturelles.

Dernières parutions

Fabienne GASPARI, Le corps du lecteur et ses représentations


littéraires, 2018.
Laurent FOURCAUT, Claude Nougaro : la bête est l’ange.
Imaginaire et poétique (nouvelle édition revue et augmentée),
2018.
Bianca ROMANIUC-BOULARAND, Récurrence lexicale et
poésie du style dans Voyage au bout de la nuit de Céline, 2018.
Valérie POUSSARD-FOURNAISON, La description selon Louis
Guilloux. Réalisme et tragédie, 2018.
Raphaëlle LAVANDIER, Écritures féminines et psychosexualité.
L’empreinte indélébile du lien à la Mère chez Colette et
Marguerite Duras, 2018.
Samuel LAIR, Octave Mirbeau et la Bretagne, 2018.
Agnès COUSIN DE RAVEL, Pascal Quignard. Vies, œuvres,
2017.
Joanna KOTOWSKA, L’eau et la terre dans l’univers romanesque
de Claude Simon. L’obsession élémentaire, 2017.
Evelyne LANTONNET, André Malraux ou Les métamorphoses
de Saturne, 2017.
Nzanzu MASEGABIO, Tchicaya U Tam’si. Le feu et le chant.
Une poétique de la dérision, 2017.
Maëva ARCHIMEDE et Valeria LILJESTHRÖM (Dir.),
Figuration du monde dans le roman francophone, 2017.
Danièle BELTRAN-VIDAL, Bernanos, Jünger, Teilhard de
Chardin, Quatre ans dans la tranchée : survivre et écrire,
2017.
Robert TIRVAUDEY

LA POETIQUE
DE ROBERTO JUARROZ
© L’Harmattan, 2019
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.editions-harmattan.fr
ISBN : 978-2-343-15957-7
EAN : 9782343159577
Presque poésie. La vision et la parole ne coïncident pas toujours
avec la somme du poème. Souvent il n’en reste que des noyaux,
des germes, des images ou des frôlements, comme des vestiges
ou des récoltes paradoxales d’un naufrage. Or toute la poésie
est-elle autre chose ? Peut-être nous faudra-t-il parler ici de
fragments en chute, échardes de poèmes, gestes d’approche,
morceaux de matière poétique de textes qui n’ont pas terminé
de naître. Et nous consoler avec l’idée que naître est un procès
qui ne se termine jamais.

Roberto Juarroz, Fragments verticaux, Paris, éditions José


Corti, 1994 (p. 13)
I. Une aventure en plein air

Aborder le poétique chez Juarroz, ce n’est pas ici


s’engluer dans l’examen des procédés ou des techniques qui
structurent la ligne poétique de notre poète ; c’est tenter de faire
apparaître la métaphysique à l’œuvre dans son poïen, dans sa
poétique, de laisser parler à partir de ses poèmes ce qui se
donne à entendre comme une métaphysique de l’être de
l’homme. Car il est entendu que Juarroz entend dégager une
métaphysique existentielle en voulant cerner les conditions
universelles de la situation de l’homme au monde. Cette
métaphysique de l’existence suppose ou implique un ethos,
c’est-à-dire une « éthique » que l’on peut aussi qualifier
d’« existentielle », non parce qu’il épinglerait un catalogue de
devoirs, non en raison d’une constellation de consignes, mais
parce que son ontologie de l’être de l’homme est aussi ce qui
délimite la posture de l’homme face à cet autre qu’est autrui.
Ses poèmes aphoristiques posent l’homme en butte avec son
abîme, sa vacuité, son néant, en questionnant sans cesse nos
rapports avec l’altérité. Notre tâche est d’autant plus ardue que
R. Juarroz interdit toute conceptualisation de sa poésie. « Je ne
crois ni à l’explication, ni à l’enseignement ou au commentaire
de la poésie1. » Reste que contradictoirement, le poète s’est
donné la peine d’exposer sa version de la poésie qu’il qualifie
tantôt de « poésie totale » tantôt de « poésie naturelle ».
Qu’entendre sous cette expression de « poésie totale » qui
rompt avec toute tradition ? Ces essais opposent, sans même se
donner la peine de le signifier tellement c’est évident pour
R. Juarroz, la « poésie totale » à la poésie que l’on pourrait
qualifier de « superficielle » ou encore de « fragmentaire »
puisque la totalité rejoint sans contexte l’idée de profondeur.
 
1 R. Juarroz, Poésie et création, trad. de Fernand Verhesen, Paris, José Corti,
coll. « Ibériques », 2010, p. 102. Ce qui nous sauve de l’impasse de pouvoir
commenter la poésie de juarrozienne sans s’enfoncer dans le non-sens, c’est
cette idée que notre auteur met en avant : « Je crois qu’il est permis de
réfléchir sur sa propre expérience poétique, y compris sur la poésie d’un autre
et même sur la validité de toute poésie, éventuelle ou réalisée. » Ibid., p. 108-
109.

7
Elle s’oppose aussi à l’analyse abstraite, à toute autre opération
intellectuelle scientifique ou philosophique qui procéderait
selon une logique binaire. C’est pourquoi la poésie totale ne
peut se dire que sous la forme du poème et du fragment. « La
fidélité au balbutiement, souligne-t-il dans les Fragments
verticaux, est une facette de la fidélité à la réalité. Notre signe le
plus légitime se modèle dans l’intermittence où s’accordent son
tremblement et sa fugacité. Afin qu’il puisse surgir, il faut
repousser la présomptueuse artificialité du discours et ses
multiples et capricieuses métamorphoses, étrangères à la vie.
Voilà le fondement véritable des deux expressions les plus
proches de la réalité : le poème et le fragment2. »
Dans la postface à l’édition française de Voix de
Porchia, en évoquant le tracé de l’écrivain, il écrit : « La vie
profonde est la reconnaissance de l’être et la valeur essentielle
donnée à l’existence ou à l’inexistence de chaque chose. […]
La vie profonde est aussi la prévalence de l’être sur le faire, la
quête de la consistance, la preuve du mythe fallacieux de
l’action. Car seul l’être fait : l’autre “faire” est une face, une
fantasmagorie, la désastreuse confusion où nous sommes
perdus. […] Loin de tout dogme ou orthodoxie, le besoin de
transcendance apparaît dans toute sa nudité, comme quelque
chose d’inséparable de la pensée profonde et de la poésie. Plus
de foi ou sentiment sacré, il est mystique d’insertion dans
l’énigme qui nous entoure. »3 Cette « poésie profonde » prend

 
2 R. Juarroz, Fragments verticaux, p. 54. Il ira jusqu’à dire : « Développer

quelque chose, c’est le perdre. Il faut trouver le moyen de le faire croître ou


décroître vers soi-même. C’est pourquoi l’idée d’implosion est en physique si
séduisante. Seule une explosion invertie semble impliquer, par une hausse
illimitée de densité, la présence du noyau essentiel d’une chose. Serait-ce dans
le vide. La notion du vide rachète en quelque sorte la notion du dehors et sa
connotation de perte. » Ibid., p. 63.
3 R. Juarroz, Fidélité à l’éclair, Conversation avec Daniel Gonzáles Dueñas et

Alejandro Toledo, trad. de Jacques Ancet, Paris, Éditions Lettres Vives, coll.
« Terre de poésie », 2001, p. 69-70. Pour éviter d’alourdir le texte de
références, nous signalerons les renvois aux écrits de R. Juarroz en ayant
recours aux abréviations : par exemple, pour Cinquième poésie verticale, nous
aurons « V », suivi lorsque nécessaire de la pagination et/ou du numéro du
poème. Il en ira de même pour les essais. Nous indiquerons le nom du
traducteur si nécessaire pour évacuer toute confusion.

8
sa racine dans l’intensification de l’existence, et en elle
confluent l’aventure, le risque, la liberté, mais aussi le travail
« par en dessous », l’effort, la constance, voire le sacrifice et
bien évidemment la création, ou plus exactement la récréation.
Ce dernier mode constitue inévitablement une entrave à
l’épanouissement de la première. Cette « poésie totale »
s’insurge contre une poésie « formelle » qui consiste à versifier,
à accumuler les expressions des sentiments, à se contenter de
stéréotypes, à ressasser des poèmes libres, pour se réduire en la
seule expérience scolaire de la culture artistique. Si la première
forme de poésie a pour ressort l’exception, l’insolite,
l’imprévisible ; la seconde est martellement, scansion du même
et réitération à l’infini.
S’il est vrai que toute explicitation est trahison, si tout
commentaire est rhétorique, il n’en demeure pas moins qu’il est
possible de rendre compte de sa démarche, de l’essence de ce
qu’il nomme avec Juan L. Ortiz une « aventure en plein air »
désignant un dépouillement progressif au fur et à mesure que le
poète aborde les limites de l’homme dans de sa nudité totale.
On se gardera donc de relever des règles d’analyse, de faire
apparaître des normes didactiques, de marquer la stylistique,
d’user d’une méthode symbolique ou structuraliste ou encore
d’une critique impressionniste pour pénétrer au sein de sa
poésie qui se veut un anti-système. Quant à la question qui lui
est souvent posée : peut-on découvrir dans votre œuvre des
propositions poétiques ? Si dans un premier temps, R. Juarroz
feint de méconnaître le sens de cette interrogation en disant
d’une traite : « La poésie ne propose pas, elle présente »4, que
le poète n’a pas à édicter des règles en marge de ses poèmes ; il
propose néanmoins ce qu’il appelle d’une dénomination
vague des « présentations » capables de présentifier certaines
configurations de sa poétique. Dans un deuxième temps, à la
périphérie de ses poèmes, il se donne la peine de synthétiser
certaines de ses hypothèses de travail dans ses quatre essais :
Poésie et réalité, Poésie et création, Fidélité à l’éclair, Poésie,
littérature et herméneutique. Sans compter les nombreuses
préfaces, les entretiens, les interventions dans plusieurs revues
 
4 R. Juarroz, Poésie et création, p. 153. (L’auteur souligne.)

9
poétiques et les interviews. Par exemple, n’est-ce pas un
principe de dire que « la poésie est création de présence »,
qu’« elle ajoute du réel au réel », que « le monde est le second
terme d’une métaphore incomplète » ? C’est lui-même qui
déclare qu’« une approche des noyaux irréductibles et
déterminants de son œuvre éclaire beaucoup mieux la manière
dont un poète voit la poésie que tout ce que l’on peut en dire de
plus ou moins logique ». Notre propos n’est donc pas de
procéder à un démontage de ses poèmes, d’exposer
discursivement les motivations secrètes ou cachées de sa
création poétique, mais de dégager la conception singulière que
R. Juarroz se forge de la poésie et de lever la version qu’il
engage de la réalité à travers l’ensemble de son œuvre, toutes
formes confondues.

En témoignent ces quelques vers :

Tout donne de l’ombre


jusqu’à l’invisible.

L’ombre de la pensée
Suture les crevasses
de l’aléatoire réalité.

L’ombre des mots


dit ce que ne disent pas les mots.

L’ombre de ton absence


file les tendresses
Qui vagabondent dans l’air. (XIII, 66)

10
II. Éléments pour une biographie


On rappellera rapidement sa biographie, ne fût-ce que


pour évacuer l’anachronisme historique d’une part, et d’autre
part parce qu’il refusa de réduire sa poétique à sa biographie. Le
26 août 1986, il déclara : « J’avoue que je n’ai jamais été très
enclin à écrire ma biographie. D’une part, je n’ai pas attaché
beaucoup d’importance à l’Autre. La vie est pour moi un
accident, un mélange de hasard et du destin. Ce qui aurait pu en
être autrement, n’a pas plus de valeur ou d’intérêt pour les
autres… Ce qui est dicible de ma vie est la transfiguration de
mes poèmes. La vie je la garde pour les vivants, mais pas tant
des souvenirs et encore moins des histoires à décrire. Tout est
certainement plus complexe que cela, mais je ne peux
m’empêcher d’avoir certaines allergies concernant ma propre
biographie. »

Ce qu’il reprend poétiquement ainsi :

Nous bougeons entre les signaux


incomplets
dont nous ignorons le sens.
Nous ne savons pas qui les a tracées
ni si nous pouvons les effacer.

et plus loin :

Des signaux qui nous marquent le temps,


strict labyrinthe vers rien.
Ou peut-être vers une sortie
qui n’a pas de signaux. (XIV)5
 
5 R. Juarroz, Quatorzième poésie verticale, trad. de Silvia Baron Supervielle,
Paris, José Corti, 2010, p. 161. Si son œuvre s’initie à proprement parler dès
1958, elle est traduite en français qu’en 1962, d’abord par celui qui sera à la
fois son premier traducteur et son premier éditeur en la personne du poète-
éditeur Fernand Verhesen, puis par Roger Munier dans les années 1970-1972.
Sa terre de reconnaissance est en territoire belge où ses poèmes apparaissent
aux Éditions Le Cormier, ensuite tout se déplace en France où son œuvre fut

11
Né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego près de Buenos
Aires en Argentine, il a pour père un modeste chef de gare dont
il gardera le souvenir en écrivant « dans l’atmosphère des trains
longue distance, chargés […] de l’esprit du voyage et de
l’aventure […], dans la nature (terre simple et dénudée, des
champs immenses, le silence assourdissant, des arbres, de
nombreux oiseaux, les animaux, la pluie, le vent, et sans fin le
ciel, la mer, etc.) et la religion (l’église catholique, des prières,
des livres de dévotion, les prêtres et les religieuses, l’école
religieuse, etc.). J’étais un enfant solitaire entre maladie et
famille nombreuse »6.
C’est à l’adolescence qu’il découvre que lire et écrire
sont une même chose. Le décès de son père le libère de ce qu’il
appelle non sans ironie « l’église et ses paillettes », ce qui ne lui
interdit pas de conserver un lien étroit avec la religiosité. Ces
vers en portent la trace :

Entre la table et le vide


il y a une ligne qui est la table et le vide
où peut à peine cheminer le poème
[…]
sur ces bords nul ne peut survivre
longtemps,
et Dieu lui-même, qui est un autre
bord, ne peut être dieu longtemps.7
   
spontanément reconnue. Les premières traductions restructurent les poèmes
dans des recueils ou encore sous forme de publications avec un choix de
poèmes, puis assez rapidement ses ouvrages paraissent en langue française
avant même la version originale en espagnole.
6 R. Juarroz, Site personnel officiel.
7 R. Juarroz, Poésie verticale 1, trad. de Fernand Verhesen, Bruxelles,

Éditions Le Cormier (poème écrit en 1929, et publié tardivement en français


en 1962), 1962, p. 14. On suivra la voie de Martine Broda quand elle déclare
en quatrième de couverture de son essai sur R. Juarroz : « Sans prétendre à
une exhaustivité que Juarroz lui-même déclarait impossible, je souhaite juste
proposer quelques pistes aidant à la lecture. L’abondance de cette œuvre était
un premier facteur de difficultés ; pour illustrer mes dires, j’aurais pu à chaque
fois produire trop d’exemples, ce qui aurait beaucoup alourdi l’essai. D’autre
part, ma méconnaissance de l’espagnol rendait plus difficile toute lecture au
ras de la lettre, au-delà de laquelle il reste pourtant à dire. Il y a de nombreux
livres de Juarroz traduits en français, mais ils ne représentent qu’un quart

12
[…]
Qu’intercaler alors entre la rose et la
lumière,
Entre la nuit et l’amour,
entre un homme et la mort,
entre la vie et ce matin transmué en
souvenirs ?
Que mettre entre ce qu’est une chose
et cela qu’elle n’est pas,
pour qu’elle puisse l’être ?

Comment tamiser la distance entre


nous et l’absence
pour trouver à la fin notre
présence ? (XIV)8

   


environ de l’œuvre, ce qui est sans importance pour le commentaire, car celle-
ci est très répétitive. Cela n’est pas péjoratif sous ma plume, car je pense que
la monotonie est souvent le fait des œuvres fortes, et que cette poésie aux
obsessions constantes massivement fait monde. On doit admirer cette
profération somnambule, ce jaillissement de source. Juarroz est déjà lui-même
dans les premiers livres, et pourtant son œuvre va crescendo. En dépit de ce
qu’il pose dans les proses poétologiques, où il parle de “l’œuvre ouverte”
selon Umberto Eco, du poème qui doit se compléter chez le lecteur, cette
œuvre semble se fermer au commentaire, dans la mesure où la plupart des
poèmes sont si parfaits, et ou obscurs, ou le plus souvent limpides, si simples
aussi de structure, qu’on n’a pas envie de poser un mot dessus. On a
l’impression que ces poèmes disent tout ce qu’il y a à dire, et exactement
comme il faut. » Martine Broda, Pour Roberto Juarroz, Paris, José Corti,
2002, p. 12.
8 R. Juarroz, Quinzième poésie verticale, trad. de Jacques Ancet, Paris, José

Corti, 2002, p. 55. (Traduction modifiée). Somme toute, nous savons peu de
choses sur la biographie de R. Juarroz si ce n’est au terme de pré- et de post-
face des traducteurs et de quelques considérations que l’auteur a confiées dans
Poésie et création, p. 61 sq. En France, on est sorti de l’ignorance grâce à une
anthologie assurée par R. Munier dans la collection « Documents spirituels »
en 1980. Relevons que R. Juarroz n’est pas toujours fidèle à ses propres
thèses. Si l’œuvre est irréductible à la personnalité de son auteur, il soutient
par ailleurs que l’histoire de la poésie perdrait son sens en consignant les
mouvements, les courants et les écoles, tout en déclarant que « la personnalité
créatrice est irremplaçable, et brise tous les modèles ». R. Juarroz, Poésie et
création, p. 108. Que la notion d’inconscient n’est compréhensible qu’en

13
Dans un entretien avec Guillermo Boido, il se montre
réticent à répondre aux questions relatives à sa vie, à sa
personnalité, d’autant que R. Juarroz dit exister au présent,
tendu vers le futur et peu dans le passé. Il cultive même l’oubli
de ce qu’il a été comme une forme de « salut pour l’esprit ».
Cette indifférence à sa biographie tient à la nature même de la
poésie conçue comme « savoir de la profondeur et de l’abîme
humains » qui ne peut s’expliquer à partir de son auteur, ni sur
fond de situations extérieures, même s’il souligne le lien étroit
qui existe entre vie intérieure et poésie. À cela rien d’étonnant
quand on sait que l’Argentin a un penchant avéré pour la
solitude qu’il qualifiera de « positive », c’est-à-dire comme
concentration sur la création, sur l’art et sur la poésie. Et il
ajoutera comme un défi à tout lecteur-commentateur : « Parler
de Poésie – et de la poésie elle-même – consiste aussi à parler
de quelque chose qui ne se comprend. Il n’est pas possible de
définir la poésie, pas plus qu’il ne l’est de définir la réalité. »9
Les éléments extérieurs, les influences (Quevedo,
Shakespeare) ne sont guère utiles pour comprendre la genèse de
sa poétique. Par exemple, sa cohabitation avec la religiosité
(avec ou sans Dieu) ne constitue pas, du moins à ses yeux, une
veine explicative pour certains poèmes à teneur religieuse. Suite
à la question : « Une sorte de religiosité sans Dieu a-t-elle
survécu en vous ? », il répond sans ambages : « Je n’em-
ploierais pas ce terme, car parler d’une religiosité avec ou sans
Dieu ne m’offre actuellement aucune clef. Celle-ci doit être
recherchée d’un autre côté, peut-être cette totalité dont nous
faisions partie. Une totalité ou une unité dont le sens profond
nous resterait inaccessible sans son reflet en nous, et si nous
n’avions pas le sentiment de lui appartenir, la vie, minime et
dépossédée, serait bien appauvrie. Je vous répondrais donc
qu’en effet, j’avais un sentiment religieux de la vie, dans le sens
que je viens de dire, mais étranger aux convictions habituelles

   


tenant compte de Freud, que la relativité serait incompréhensible sans la
personne d’Einstein.
9 R. Juarroz, Poésie et réalité, discours d’intronisation, trad. de Jean-Claude

Masson, Paris, Éditions Lettres Vives, 1987, p. 45.

14
sur le plan de la religion concrète »10. Et nous verrons plus tard
que le religieux chez Juarroz ressortit à l’angoisse existentielle
de tout homme, qu’il témoigne d’une dimension plus profonde
et totale de la réalité et de l’existence humaine dans cette même
réalité.
De son enfance et de son adolescence nous ne savons
que ce qu’il a bien voulu confier : « J’ai passé une enfance
relativement heureuse, avec des hauts et des bas entre solitude
et mystère. Basques descendant de deux lignées, mais je suis
vraiment le fils de l’Argentine, mon père a été chef de la gare,
et j’ai vécu jusqu’à 9 ou 10 ans avec l’atmosphère des trains
longue distance, chargés pour moi de l’esprit du voyage et de
l’aventure. En outre, il y avait dans mon enfance deux autres
facteurs importants : la nature (terre simple et dénudée, des
champs immenses, le silence assourdissant, des arbres, de
nombreux oiseaux, les animaux, la pluie, le vent, et sans fin le
ciel, la mer, etc.) et la religion (l’église catholique, des prières,
des livres de dévotion, les prêtres et les religieuses, l’école
religieuse, etc.). J’étais un enfant solitaire entre maladie et
famille nombreuse. À 10 ans, mon père a été muté, comme chef
de gare, dans une ville de banlieue de Buenos Aires : Adrogué.
Le même endroit où a vécu quelques temps Borges, qui a
beaucoup écrit au sujet de leurs rues bordées d’arbres, des parcs
pleins de secrets, des vieilles maisons, de l’hôtel presque
fantomatique. À Adrogué j’ai terminé mes études primaires et
secondaires, j’ai vécu une adolescence entrecoupée de
sentiments mystiques et de grandes lectures littéraires, avec
 
10 R. Juarroz, Poésie et création, p. 63. Il ajoutera non sans ironie : « Quand

ai-je écrit quelque chose qui eût une forme poétique ? Très tôt. Je me rappelle
une soirée d’hiver, ensoleillée, où j’écrivis quelques lignes. Mais était-ce le
commencement ? Anecdotes que tout cela. C’est comme si vous me
demandiez où commence un homme, parce que dès ce moment je savais que
ce que je suis, je l’avais été en quelque sorte depuis toujours. » Ibid., p. 64.
Notons au passage que dans le paysage hispanique la poésie de Juarroz
tranche nettement sur celle de ses contemporains (Vallejo, Borges, Huidobro,
Molina, Orozco, Neruda) tant par les lignes, les formes de la configuration
expressives que par son refus d’appartenir à un courant poétique. En
revanche, il a adopté « par gratitude, par choix et par destin » Porchia en
raison de son amitié indéfectible mais aussi de son mode de langage et de son
attitude face à la réalité.

15
aussi les premières découvertes de l’écriture poétique comme
quelque chose de plus qu’un geste répété, avec de grandes nuits
de solitude et de lecture, de poésie et de contemplation… Et
j’en ai été marqué à jamais. Certaines rencontres décisives, et le
début de grands doutes qui m’habitent toujours. Mon père est
mort d’un cancer du poumon dans mes bras et il respirait la
mort. J’ai quitté l’église et ses paillettes, mais j’ai été marqué de
quelque chose proche de la mystique, qui apparaît et réapparaît
dans ma poésie, qui est maintenant ma seule religion… Là, à
Adrogué, j’ai également rencontré les strictes contingences
économiques et obtenu mon premier emploi à 17 ou 18 ans,
comme “bibliothécaire” à l’École nationale… J’ai eu mon
premier mariage et une fille, quand j’avais environ 25 ans. Puis
vinrent ma séparation et mon premier long voyage sur terre (au
sud, la Patagonie et de vastes zones inhabitées) et sur la mer (en
tant qu’employé d’une compagnie maritime, après avoir été
expulsé de mon travail pour des raisons politiques…). J’ai
beaucoup voyagé (Amérique latine, New York…). Plus tard, je
suis retourné à mon poste de bibliothécaire, que j’ai gardé
pendant presque 20 ans. Travail, lecture et poésie ont fait mes
jours. À 30 ans, j’ai décidé d’étudier à l’Université de Buenos
Aires. À cette époque, j’ai rencontré Laura, la compagne de ma
vie. J’ai obtenu une bourse de l’Université pour un an je suis
allé à Paris à la Sorbonne. J’ai découvert l’Europe et j’ai erré
d’un bout à l’autre du continent. Cette expérience a été
extrêmement importante pour moi, un voyage aux sources. Au
retour de mon stage, j’ai été nommé professeur à l’université,
puis directeur des études. J’ai toujours détesté la politique, et je
crois que c’est le plus grand ennemi de la poésie, quelle que soit
sa couleur. Je l’ai dit partout et sous n’importe quel régime. Et
alors je l’ai payé : j’ai été déplacé arbitrairement à trois reprises.
J’ai eu plusieurs années d’exil forcé du pays. À la fin de 1977, à
Temperley, j’ai subi une grave crise cardiaque, qui est venue
s’ajouter à d’autres graves problèmes de santé. Comme beau-
coup d’autres, j’ai vu passer beaucoup de choses, senti la
richesse unique de la vie. Mais ce qui compte vraiment, pour
moi c’est la poésie. Ces dernières années je suis rempli de

16
doutes, mais j’ai une foi profonde dans ce que je ne peux
entrevoir dans ma poésie et je tiens à vivre un peu plus11. »
En 1932, il devient bibliothécaire. À vingt-cinq ans, il
se marie avec Annette Am dont il a une fille. Après s’être
séparé de son épouse, il abandonne ses fonctions en raison des
troubles politiques sous le régime de Perón. Il voyage alors à
travers toute l’Amérique latine et notamment à New York. Ce
n’est que quelques vingt années plus tard qu’il retrouve son
emploi, après quoi il décide d’étudier les lettres et la
philosophie à l’Université de Buenos Aires. Bénéficiant d’une
bourse d’étude, il prolonge sa formation à la Sorbonne durant
l’année 1945-46. C’est à Paris qu’il fait la rencontre de Laura
Cerrato, professeure de littérature anglo-saxonne à l’Université
de Buenos Aires et spécialiste de S. Beckett qui restera jusqu’à
la fin sa compagne12.
Pendant la période de 1971 à 1984, il accède à la
fonction de directeur du Département de bibliothécologie et de
documentation à la faculté de philosophie et de lettres à
l’Université de Buenos Aires. Tout en écrivant pour lui-même,
il rédige des articles pour le cinéma, en l’occurrence de 1956 à
1958 ; il se livre aussi à des critiques littéraires de 1958 à 1963.
Puis il devient expert auprès de l’Unesco et se déplace
constamment en Amérique centrale. C’est en 1993 qu’il
apprend qu’il est contaminé par une maladie incurable. C’est
pourquoi il est plus qu’urgent, à la manière d’Adam, de
recenser les choses :

Périodiquement,
il faut faire l’appel des choses,
vérifier une fois de plus leur présence.

 
11 R. Juarroz, Site personnel officiel.
12 Elle-même poétesse, elle est traduite par F. Verhesen. Laura Cerrato a
consacré une thèse à la genèse de la poésie chez S. Beckett : Genesis de la
poetica de Samuel Beckett, Buenos Aires, Fonde de Cultura Economica, 1999.
Dans cet écrit, elle analyse le sens du ressassement chez l’auteur de En
attendant Godot, qui n’est pas sans rappeler le ton répétitif allant jusqu’à
l’indicible de la poésie de Juarroz. On lui doit une préface à Quatorzième
poésie verticale, op. cit., trad. de Silvia Baron Supervielle, Paris, José Corti,
1997.

17
Il faut savoir si les arbres sont encore là,
si les oiseaux et les fleurs poursuivent
leur invraisemblable tournoi,
si les clartés cachées continuent de
pourvoir la
racine de la lumière,
si les voisins de l’homme se
souviennent encore de l’homme,
si Dieu a cédé son espace à un
remplacement,
si ton nom est ton nom ou déjà le mien,
si l’homme a terminé son apprentissage
de se voir de l’extérieur.
Et en faisant l’appel,
il s’agit de ne pas se tromper :
aucune chose ne peut en nommer une
autre.
Rien ne doit remplacer ce qui est absent.
(XIII)13

Ce n’est que tardivement, en 1958, qu’il publie son tout


premier recueil de poèmes intitulé Poesia vertical. Dans le
même temps, il crée la revue Poesia=Poesia, qu’il dirigea de
1958 à 1965 avec le poète et ami Mario Morales. Cette revue ne
comprenait qu’une huitaine de pages qu’il distribuait lui-même
à une centaine de personnes, tout au plus. Le titre est significatif
de toute sa poétique, en ce sens que la poésie n’a d’autre souci
ou préoccupation que la poésie elle-même et refuse le poème-
prétexte à un engagement politique ou social. Toute son œuvre
est rassemblée sous le même intitulé, ce qui est inaugural et
sans équivalent dans l’histoire de la poésie. « Chaque titre,
précise R. Juarroz, surtout en poésie, est une espèce d’inter-
ruption, un motif de distraction qui n’a pas de vraie nécessité.
Sans titre, le recueil s’ouvre directement sur les poèmes, un peu
comme ces tableaux dont l’absence de titre vous épargne les

 
13R. Juarroz, Douzième poésie verticale, trad. de Fernand Verhesen, Paris,
Éditions La Différence, coll. « Orphée », 1993, p. 29. (Traduction modifiée.)

18
détours de l’interprétation »14. « Cette insistance dans
l’anonyme a un sens », écrira Roger Munier pour expliquer que
son œuvre ne porte qu’un seul titre, précédé d’un numéro.
Lors d’un entretien avec Jacques Meunier, le poète
explique : « Nous voulions défendre, avec ce titre-manifeste,
l’idée que la poésie n’est égale qu’à elle-même, qu’elle ne peut
être politique, sociologique ou philosophique. »15 Et quant à la
question du sens du titre Poésie verticale, il répond à ce même
interlocuteur : « Et c’est une façon de tendre vers l’anonymat
des couplets ou des refrains populaires que l’on répète sans en
connaître l’auteur, depuis longtemps disparu et oublié. Manuel
et Antonio Machado en ont beaucoup parlé dans leurs textes sur
la terre espagnole16. »
Les vingt numéros de la Revue qui paraissent de 1958 à
1965 offrent la possibilité à des auteurs comme Antonio
Porchia, Octavio Paz, Laura Cerrato, de présenter avec
originalité des traductions d’Éluard, de Char ou Artaud.
« L’idée de Poésie = Poésie, rappelle R. Juarroz, signifie que la
poésie ne ressemble à aucune autre expérience. Elle est égale à
elle-même. Elle n’a rien à voir avec la philosophie
conventionnelle, avec la politique ou avec les idéologies. Cela
ne veut pas dire que le poète tourne le dos aux autres
dimensions. Elles peuvent même l’enrichir. La poésie peut
rentrer dans toutes les choses, utiliser tous les sujets, tous les
mots du monde17. »
Comme le rapporte O. Paz, l’Argentin fut ostracisé, cet
« homme droit et d’une seule pièce, encourut la malveillance
des militaires argentins et dut s’exiler aux États-Unis et en
Colombie pendant un certain temps. Puis il rentra à Buenos
Aires où il fut contraint de faire face à une autre intolérance :
celle des intellectuels de gauche »18. Mais, devons-nous ajouter,
 
14 R. Juarroz, Entretien avec Jacques Meunier, Paris, Les Lettres françaises,
1993, p. 24.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 « Roberto Juarroz » (Entretiens et poèmes de Roberto Juarroz, textes de

Michel Camus, Jean-Louis Giovannoni et Roger Munier), Paris, Revue


Spirale Inkari, n° 7, 2000, p. 5.

19
il fut fustigé aussi par les intellectuels de droite. Car le poète
n’était pas simplement apolitique, il était anti-politique,
convaincu que la poésie devait rester totalement étrangère à la
politique.
Ce n’est que tardivement qu’il fut reconnu comme l’un
des plus grands poètes de langue espagnole en recevant en 1977
le « Grand Prix de la Fondation Argentine pour la poésie » à
Buenos Aires, le « Premio Esteban Echeverria », en 1984, puis
le « Prix Jean-Malrieu » à Marseille en 1992 ; ensuite, il obtient
le « Prix de la Biennale internationale de poésie » à Liège en
1992, et enfin en 1994, on lui décerna le « Grand Prix
d’honneur de l’Union des écrivains argentins ».
Sa poésie enferme deux volets indissociables : d’une
part, une poétique comme réflexion, comme méditation sur le
pouvoir dire de la poésie, sur la poésie elle-même dans des
ouvrages théoriques ; et d’autre part, ses poèmes. Toutefois, il
est clair que sa véritable poétique se tient dans ses poèmes. Car
dit-il : « Ce qui m’incite à suivre l’autre chemin – recourir à
mes propres poèmes – c’est une évidence : le mieux que puisse
dire le poète est toujours sa poésie. »19
Pour R. Juarroz, la poésie n’est pas un titre, une
discipline, le jeu de la versification, encore moins l’expression
du moi ou des sentiments puisqu’il n’a pas d’autre biographie
que celle de son œuvre. Le poète s’efface, disparaît derrière ses
poèmes. La poésie est recherche, mais aussi ce qui lève le
mouvement le plus important de l’homme, c’est-à-dire le
silence comme mode essentiel de l’existence humaine.
On ne peut s’empêcher de se référer au portrait que
Michel Camus dresse de R. Juarroz tant il montre sa manière
d’être et le rapport existentiel qu’il a entretenu toute sa vie avec le
dire poétique : « Ce qui frappait dès l’abord de sa personnalité
aussi lumineuse que chaleureuse, c’était l’intensité de sa présence
et l’exigence de sa parole allant droit à l’essentiel. Par contraste,
son sourire énigmatique n’était jamais dénué d’humour. Il avait le
visage d’un homme habité par un indicible secret. C’était un être
éminemment contrasté : poète mais professeur ; introverti dans
son écriture mais extraverti dans ses lectures publiques ; ascétique
 
19 R. Juarroz, Poésie et création, p. 74.

20
dans ses recherches mais bon vivant et exubérant dans ses
rapports avec ses amis ; impassible mais émouvant ; ouvert aux
autres mais secrètement inaccessible. La poésie n’était pas
seulement son identité infinie : elle était le sens ultime de sa vie.
Même quand il n’écrivait pas, il écrivait négativement en se
laissant écrire par la vie. Il avait toujours en poche un lot de
petites fiches blanches sur lesquelles, à toute heure, en tout lieu,
en toute circonstance, il notait ce qui le traversait avec une
minuscule écriture fluide et régulière, méditative et féminine par
l’absence de toute rigidité. Chacune de ses petites fiches était un
passeport pour l’infini. […]. » Même gravement atteint d’une
insuffisance rénale dès 1992, il « ne cessait de méditer et d’écrire
des poèmes pendant ses séances de dialyse. Un calvaire à revivre
tous les deux jours. Ayant de surcroît subi deux trois petites crises
cardiaques, son premier soin au réveil fut chaque fois d’écrire un
poème sur ce que lui inspirait l’expérience intérieure de ce vécu
dramatique forcément inattendu et générateur d’états modifiés de
conscience. À un poète porteur d’énigmes comme lui, la vie
paraissait un perpétuel miracle. L’écriture poétique était pour lui
une sorte de yoga intégral »20.

Un des poèmes en est l’illustration parfaite, qui a pour


titre L’écho disponible qu’est la vie :

L’écho disponible qu’est la vie


a besoin de localiser sa source,
de trouver la vibration originelle,
l’espace sonore antérieur au premier
mouvement
et à l’ombre sonore
qui lança le premier mot.

À moins que la source du son


ne soit pas au commencement du temps,

 
20 Michel Camus, Roberto Juarroz - Mais au centre du vide il y a une autre

fête. « Critique et interprétation », suivi d’un choix de textes de Roberto


Juarroz, et d’une bibliographie, Paris, Éditions Jean-Michel Place, coll.
« Poésie », 2001, p. 12-16.

21
mais à la fin, à la fermeture
de cette cruelle transparence.

Alors la vie ne serait rien d’autre


qu’un courant inversé,
un écho déambulatoire
séparé ou peut-être expulsé
vers l’arrière de sa source,
un écho qui recule toujours.
Ou plus encore :
un écho sans un son pour origine,
un écho toujours disponible,
la fatale répétition d’un son inexistant.
(X, 25)21

R. Juarroz s’attache à s’éloigner du lyrisme à la


première personne pour mettre en avant des formes descriptives
et minimalistes. Il met donc de côté le mot poncif,
grandiloquent, en prenant parti pour une parole simple, usagère,
volontairement pauvre dans l’économie de formules pom-
peuses. De facto, cette mise à distance et le doute permanent (le
« peut-être » est l’occurrence la plus reprise) permettent un
dressage ou un redressage de langue déviée, qui ne sait plus ce
qu’elle dit vraiment. Dans cette perspective, la subjectivité
laisse la place au langage ou, pour le signifier autrement, le
sujet disparaît dans sa propre négativité. Il n’est là que sur le
mode de l’absence. Manière élégante et radicale de faire taire
toute considération intime, personnelle, autobiographique. Et si
le poète se veut un éveilleur, c’est d’une manière consciente,
volontaire, de la vie quotidienne en retenant ce que nous
devrions tous reconnaître. Il parvient ainsi à un mode d’écriture
tabulaire sous forme de photographie de flaques de réalité, d’où
sera exclu tout l’appareil de la prosodie classique qui court-
circuiterait l’élan en direction de la profondeur pour ne retenir
que ce qui se livre au regard, à la sensibilité universelle. Ses

 
21 R. Juarroz, Dixième poésie verticale (25), Édition bilingue, trad. de

François-Michel Durazzo, Paris, Éditions José Corti, coll. « Ibériques », 2012,


p. 84-85-86-87.

22
poèmes reposent sur un contraste permanent entre une langue
familière, un prosaïsme simpliste et une parole qui emprunte
des renvois érudits à la mythologie sans nostalgie, en ayant
recours à une pensée abstraite.
On en a une illustration significative dans le recueil de
Treizième poésie verticale :

Rictus de la mémoire :
remonter au départ des choses,
évoquer comme était ce qui est
Quand il n’était pas,
se souvenir du non-amour, de la non-fleur,
du non- chemin, avant même que le néant les
rêves. (XIII, I, 1)

Sa poésie se tient dans le souci de la réflexivité et d’une


rigueur fortement prononcée sans pour autant tomber dans les
rets de l’objectivisme qui vise la littéralité, prenant le mot au
sens littéral en s’en tenant à la lettre. Le poème n’est pas dans
sa description narrative, pas plus d’ailleurs n’est-il un pâle
rapport d’enquête à la manière de Ponge. Cette impression, à
une première lecture, d’un poème narratif est l’effet de
l’urgence d’un nettoyage de la langue comme le souhaitait
Wittgenstein pour une meilleure exposition d’une pensée claire,
logique. S’il met en procès le lyrisme sentimental, contraire-
ment à l’objectivisme, à ce que E. Hocquard nomme « la
modernité négative », non seulement R. Juarroz ne désespère
pas de l’humanisme ; mais qui plus est, il entend maintenir la
nécessité d’une transcendance, la possibilité d’accès à la réalité
dans son absoluité, et il ne renonce ni aux valeurs ni aux vérités
que convoitent la poésie, la philosophie et la science. Il s’en
prend au lyrisme subjectiviste qui ne fait que se raconter. Son
poème n’est pas froid, plat, sans musicalité ni métaphores pour
autant.
À l’instar de Nietzsche, il ne pose pas l’existence d’un
arrière-monde, d’une vérité introuvable, d’un Dieu à jamais
caché ; en ce sens, il s’inscrit dans la veine du romantisme du
Dict, de la Dichtung, du dire sans être victime de ce que
J. Derrida appelle pour le dénoncer le « phonocentrisme » parce

23
que pour R. Juarroz le mot n’est pas porteur de sa propre vérité.
Et si certains poèmes travaillent la langue pour elle-même, le
métapoéticien ne croit pas à un monde fait de mots et de signes.
Le poète doit se tenir en suspension, en retrait, au point même
de s’effacer au profit du seul acte créateur d’écrire, et l’œuvre
est à percevoir comme un « monde », un espace où le vers crée
son propre rythme, son propre mouvement, sa respiration
spécifique. L’obsession, pourrions-nous dire, de R. Juarroz est
la tentative de la représentation du vide, de la viduité, de la
vacuité qui se traduit par le recours à la négativité du non : non-
amour, non-fleur, non-chemin. Tenter ainsi de faire remonter à
la surface le non-représentable, l’inénarrable, l’impensable, et
qui cependant se tient à l’origine, au commencement de ce qui
est : tel est ce qui transpire à travers ses poèmes. Son écriture
pudique et minimaliste obéit à la nécessité de laisser de côté
tout ce qui risque d’encombrer le retour à la chose même, d’où
la mise entre parenthèses de tout appareil prosodique, en
l’occurrence, le refus de la majuscule, pour recréer sa propre
logique :

Arbres coincés
dans des masses de ciment.
Leur vert humilié
dévaste la lumière.

Il est des espaces si pleins,


si remplis, si lourds,
que le néant y prospère
mieux que dans le vide. (XIII, 86)

Le poème devient ici l’opportunité d’une expérience


réflexive sur le mot, sur le langage, et l’image n’est mobilisée
que pour remettre en cause sa propre figure, pour déstabiliser le
lecteur en l’éveillant à son langage dogmatique. L’espace
poétique a pour matière et pour fonction une approche du vide,
de ce qui n’est pas, de l’absence sans regret ni nostalgie, sans
complainte ni pathétisme. Décrire le non-être, le faire jaillir
du plein ou de la fissure n’a pas pour visée de le combler,
mais au contraire de le faire parler, paradoxalement mais

24
inévitablement, dans le silence. Autant dire que cette négativité
anti-élégiaque s’exaspère, s’intensifie, en tant qu’elle constitue
le matériau essentiel de la diction poétique.

Mettre en chaque vide une image :


une aile dissoute dans la lumière
Ou un silence vêtu d’un rayon.

En arrivant au dernier vide,


le laisser libre dans le doute.
Il pourrait être la plus belle image. (XIII, 87)

Si sa poésie est sombre, ce n’est pas tant qu’il était sous


l’emprise de l’angoisse de la mort mais, comme le rapportera le
poète-scientifique et ami Basarab Nicolescu, « des servitudes
provoquées par sa maladie et de l’inquiétude qu’il ressentait,
non pas à l’approche de la mort, mais à l’idée qu’il n’aurait pas
le temps d’achever son œuvre »22.
On peut citer, même s’il est long, un passage qui décrit la
figure du poète pour mieux saisir ce que fut le méta-poète :
« Le poète argentin Roberto Juarroz est mort à Buenos
Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture
publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent
ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas
d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le
tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel
ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à
l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’éluci-
dation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le
mouvement même. D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre
dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari
initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais
l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un
questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance
de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui

 
22 Bulletin du CIRET, Rencontres transdisciplinaires : « Hommage à Roberto

Juarroz », n° 5, Paris, 1993, p. 12. Voir aussi Basarab Nicolescu, Théorèmes


poétiques, Paris, Du Rocher, 1994.

25
dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur
d’injonction : Poésie verticale. Trente-sept années durant,
Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il
s’était assignée. Pour lui, la relation décisive, à la fois
problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et
l’esprit de la réalité. “La poésie, affirmait-il, est une tentative
risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours
préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui
parfois semble aussi l’espace de l’“indicible”. C’est cet
“impossible”, c’est cet “indicible” qui ont orienté la quête de
Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination
de son propre destin à travers le langage. Poème après poème,
recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par
leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la
malédiction commune. “L’homme a été obstinément trompé et
divisé”, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de
vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge
du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont
séparées à certains moments catastrophiques de l’histoire de la
pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le
sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme
forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit
façonner cette unité. À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée
d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet
arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le
supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour
citer Octavio Paz, le supplément d’“instants absolus”. Car la
voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait
qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses
questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances
recluses et d’infinis silences. Seule la musique peut occuper le
lieu de la pensée. Ou son non-lieu son propre espace, son vide
plein. La pensée est une autre musique. Vouées à l’abrupt,
issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une
source intense et lucide, les improvisations rigoureusement
maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent,
déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs
ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent
rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à

26
pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé. Entre
effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin
exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu23. »
 On peut évoquer ces vers du poète pour confirmer ce
que nous avons jusqu’alors avancé :

Il y a un moment
où l’on se libère de sa biographie
et abandonne alors cette ombre déprimante
cette simulation qu’est le passé.
Il ne faut pas utiliser la formule mesquine du
même,
ni tenter de poursuivre ses conquêtes,
ni gémir aux bifurcations.

Abandonner sa biographie
et ne pas reconnaître ses propres données,
c’est alléger la charge pour le voyage.

Ou comme accrocher au mur un cadre vide


pour qu’à s’y figer ne s’épuise aucun
paysage. (XII)

 
23 André Velter, « Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation », Paris, Le

Monde, 4 avril 1995. Il est difficile de suivre P. Ouellet lorsqu’il affirme que
« l’enfoncement poétique – l’engouffrement de l’homme dans son néant et du
sens dans le non-sens – ne signifiait nullement le désastre appréhendé ou
l’angoissante disparition de notre humanité parlante mais la chance inespérée
d’un ressourcement dans une joie plus profonde que le malheur, une joie
qu’exprime l’élan propre à l’énergie du désespoir grâce à laquelle l’homme
peut retrouver dans ce qu’il a perdu, incluant son sens et son identité, ce qui
mérite seul d’être retrouvé ou re-découvert. Cette découverte, qui n’a rien à
voir avec le “dévoilement” d’une vérité (alétheîa ou apocalypse), est le fait
même de la poésie, fiat lux ultime, genèse d’après la fin, implosion de toute
lumière au sein de sa propre obscurité ». P. Ouellet, « Paroles Debout »,
Spirale : arts, lettres, sciences humaines, Paris, n° 183, 2002, p. 13. Dans
Treizième poésie verticale (17), (trad. R. Munier, Paris, José Corti, 1993), on
trouve le poème suivant : « Le chemin était une fête, / une inauguration à
chaque pas. / Mais tous se méfient d’une fête, / jusqu’à celui qui l’organise ou
la célèbre. Et comme on ne pouvait pas effacer le chemin, / on effaça la fête. /
On a fait sans le savoir le premier pas / pour effacer le chemin. »

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