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L'aliénation Dans L'enseignement de Jacques Lacan. Introduction À Cette Opération Logique Et À Ses Effets Dans La Structure Du Sujet
L'aliénation Dans L'enseignement de Jacques Lacan. Introduction À Cette Opération Logique Et À Ses Effets Dans La Structure Du Sujet
Résumé
En 1964, Jacques Lacan introduit dans la théorie de la psychanalyse la logique de l’aliénation
ou choix forcé. Cette opération préside au fondement du sujet de l’inconscient qui, d’en
passer par le champ de l’Autre, n’a d’être que divisé par le signifiant. Les effets de cette
aliénation se retrouvent dans les structures de la névrose et de la psychose, dont elle
détermine les symptômes. Refoulement et forclusion ont été définis par Sigmund Freud à
partir d’un jugement primordial. Lacan formalise cet enseignement en accordant le primat
au symbolique, c’est-à-dire au langage.
Texte intégral
1 En 1964, alors qu’une opposition virulente au sein de la communauté
psychanalytique le prend à partie et le déloge du lieu où il enseigne depuis
plusieurs années, Jacques Lacan reçoit l’hospitalité de l’école normale supérieure.
Comme il est accueilli par un auditoire accru, rajeuni, moins acclimaté à la clinique
freudienne qu’à la pensée philosophique, Lacan décide de reprendre un par un Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse – l’inconscient, la répétition, la
pulsion et le transfert – pour montrer en quoi la praxis psychanalytique subvertit le
sujet moderne du savoir et intronise le sujet de l’inconscient. Mais, cette
nomination soulève la question du statut ontologique de ce sujet qui, de parler,
produit un savoir dont les termes lui échappent. Pour exemple : plus j’insiste dans
la dénégation – ce n’est pas de ma mère dont j’ai rêvé –, plus j’affirme que c’est bien
par la présence, sur fond d’absence, de ce signifiant mère, tombé là comme par
hasard, que mes pensées s’agencent en un dit. Pis, à proclamer avec force que cette
horrible mégère ne peut être ma mère, c’est mon propre message, boomerang à la
trajectoire parfaitement déterminée, qui me revient sous une forme inversée : je
suis ton fils, mégère ! À moins que ce ne soit l’injonction – Tu es ma mère,
mégère ! – qui commande la mise à mort : Tuez ma mère, mégère ! Et, pourquoi
pas, le lourd reproche d’une vie gâchée : Tu hais, ma mère, et j’erre… Ainsi, sous la
demande faite à l’Autre de reconnaître mon innocence de sujet – je n’ai jamais
pensé des choses aussi terribles sur ma mère ! –, émerge, de mes chaînes
associatives, une vive tromperie1.
2 L’acte par lequel, dans la situation psychanalytique, l’Autre suspend la réponse
qui viendrait garantir au sujet la vérité du savoir qu’il croit détenir sur sa personne,
ne peut toutefois pas se comprendre sans la fonction de la coupure. Cette scansion,
en poinçonnant d’une ponctuation nouvelle la chaîne du discours, libère des
énoncés inattendus. Grâce aux signifiants advenus par surprise, le sujet se déleste
de ce savoir-ci pour nouer un rapport, tout autant provisoire, avec ce savoir-là,
surgissant d’un côté pour disparaître ailleurs. Il circule d’un signifiant à l’autre, se
faisant représenter par l’un pour un autre, soumis à l’impossibilité de se ranger
sous la bannière d’un signifiant ultime qui lui donnerait la clé de son être. En
somme, sa vérité restera toujours mi-dite2 : « La psychanalyse, donc, nous rappelle
que les faits de la psychologie humaine ne sauraient se concevoir en l’absence de la
fonction du sujet défini comme l’effet du signifiant. » (Lacan, 1973, p. 188) Tout
comme ils ne sauraient se concevoir sans la dimension du champ de l’Autre, lieu où
se produit le signifiant sous la dépendance duquel le sujet vient à se réaliser.
3 L’utilisation par Jacques Lacan des notions de « dimension », « champ » ou
« lieu », pour désigner ce qu’il en est de cet Autre, s’appuie sur une topologie où le
processus de circularité ayant cours entre le sujet et l’Autre engendre une béance
fondamentale. Dans cette perspective, on ne saurait établir une relation de
réciprocité entre ces deux termes, puisque l’Autre n’est pas le semblable réduit,
dans une situation quelconque, à une consistance unifiée, mais illusoire.
4 Ce préalable indique en quoi l’élaboration lacanienne nous conduit sur le terrain
d’une logique visant à dégager la psychanalyse d’une conception psychologique ou
sociologique des relations humaines, essentiellement appréhendées par le biais de
l’individu et de ses interactions au sein d’un groupe. Aussi, quand Lacan propose de
nommer aliénation ou choix forcé l’opération qui préside à la naissance du sujet
sous la domination du signifiant, ce n’est pas sans chercher à se tenir à distance
d’un certain discours théorique alors en voie d’expansion :
Cette aliénation, mon Dieu, on ne peut pas dire qu’elle ne circule pas de nos
jours. Quoi qu’on fasse, on est toujours un petit peu plus aliéné, que ce soit
dans l’économique, le politique, le psychopathologique, l’esthétique, et ainsi de
suite. Ca ne serait peut-être pas une mauvaise chose de voir en quoi consiste la
racine de cette fameuse aliénation. (1973, p. 191)
5 Il est fort probable, à situer ce constat dans son contexte historique, que l’ironie
de Lacan prenne ici pour cible, sans toutefois les citer, les penseurs freudo-
marxistes dont les idées, après avoir connu un important essor outre-Atlantique, se
diffusent au même moment en Europe. Tel est le cas d’Herbert Marcuse qui, dans
son essai Eros et civilisation, interroge la « philosophie de la psychanalyse » (1963,
p. 18) : celle-ci prône-t-elle une libération de l’homme, soumis à l’exploitation des
institutions répressives de la société industrielle, ou le pousse-t-elle plutôt à
accepter cette aliénation ? La psychanalyse, doctrine révolutionnaire ou idéologie
bourgeoise3 ?
6 La question touchant à la finalité de la psychanalyse reste centrale pour Jacques
Lacan. Cependant, pour y répondre, il détourne l’aliénation de son usage habituel et
l’élève au rang d’opération logique. Comme nous le verrons dans un premier temps,
cette aliénation est un vel tout à fait particulier qui pose nécessairement le sujet
devant le choix de se soumettre aux lois et aux effets du signifiant, choix forcé donc,
duquel résulte, comme pour tout choix, une perte. Dans un second temps, nous
préciserons en quoi sa validité opératoire ne se vérifie que dans un après-coup. En
effet, il faut que le choix soit effectué, et la perte constituée, pour que l’on puisse
affirmer que le sujet est advenu en tant que sujet de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il a
consenti à accéder au langage, à se laisser diviser par lui.
Schéma n° 2
C’est dans l’intervalle entre ces deux signifiants [le couple primitif du vel
aliénant] que gît le désir offert au repérage du sujet dans l’expérience du
discours de l’Autre, du premier Autre auquel il a affaire, mettons, pour
l’illustrer, la mère en l’occasion. C’est en tant que son désir est au-delà ou en
deçà de ce qu’elle dit, de ce qu’elle intime, de ce qu’elle fait surgir comme sens,
c’est en tant que son désir est inconnu, c’est en ce point de manque que se
constitue le désir du sujet. (1973, p. 199)
15 Parce qu’il lui apparaît sous la forme d’une énigme, le désir de la mère engendre
le désir du sujet, à l’horizon duquel se profile une interrogation sur l’objet
susceptible de le combler. Ce n’est pas tant d’un défaut de compréhension du sens
du discours que provient le vertige, que d’un suspens quant à sa signification : quel
objet suis-je pour elle, lorsqu’elle me demande de me laisser nourrir, qu’elle me
scrute de son regard ou qu’elle se plaint de l’odeur de mes excréments ? À cette
énigme du désir parental, l’enfant répond par une sorte de torsion, puisqu’il fait
intervenir le manque de l’opération antécédente relatif à sa propre disparition (ou
aphanisis) : peut-il me perdre ? Le fantasme de sa propre perte ou de sa mort,
couramment brandi par la suite dans les relations d’amour qu’il entretiendra avec
ses parents, correspond ainsi au premier objet que le sujet met en jeu dans la
dialectique du désir. La clinique de l’anorexie mentale donne à entendre, dans
l’une de ses versions les plus radicales, la consistance de ce fantasme : sa réalisation
ultime suppose, en effet, la mort du sujet qui cesse de s’alimenter.
16 Au joint de ces deux désirs se creuse ainsi une place où l’enfant, pour donner un
support à sa propre perte, déposera des objets détachés de son corps. Ces objets
pulsionnels (sein, fèces, voix, regard) lui permettront, selon l’équivoque dont use
Lacan, de se séparer et de se parer, dans le sens de se défendre. Mais, pour que ce
mécanisme puisse s’enclencher, il faut qu’une coupure instaure un phénomène de
bords entre les deux signifiants originaires car, pour peu que ceux-ci émergent
solidifiés en une masse compacte, l’ouverture du sujet à cette dialectique sera
fortement entravée. Cette situation constitue, pour Gabriel Balbo et Jean Bergès, un
des modes d’entrée dans la psychose chez ces enfants chez qui « jusqu’à 6 mois tout
était bien » (2001, p. 45) :
17 C’est à cette question des effets de l’aliénation que nous allons, maintenant, nous
intéresser. Comme nous l’avons dit, ce choix qualifié par Lacan de « forcé » relève
du paradoxe, puisqu’il impose au sujet d’en passer par les signifiants de l’Autre. Or,
en soumettant le sujet aux lois de la parole et du langage, cette opération détermine
aussi les rapports du sujet à son symptôme. Nous tenterons ainsi de montrer ce qui
distingue, en termes de structure, la névrose de la psychose.
23 Or, une lecture attentive des textes de Sigmund Freud atteste de son intérêt pour
l’articulation signifiante du discours, bien avant que celle-ci ne soit mise à l’ordre
du jour par la linguistique moderne. À preuve, le contenu de cette lettre adressée à
Wilhelm Fliess le 22 décembre 1897, au moment de ce qu’il convient d’appeler son
auto-analyse. Freud y présente le cas d’une jeune patiente qui, bien qu’arrivée au
terme de ses études de couture, est tourmentée par la représentation de
contrainte suivante : « Non, tu ne dois pas t’en aller, tu n’as pas encore fini, tu dois
faire encore plus, apprendre tout ce qui est possible. » (2006, p. 366) Par association
d’idées, la jeune fille raconte un souvenir d’enfance où, alors qu’elle est assise sur le
pot mais ne voulant pas y rester, s’impose à elle la même injonction : « Tu ne dois
pas t’en aller, tu n’as pas encore fini, tu dois faire encore plus. » (Ibid., 2006, p. 366)
24 Dans les explications qui accompagnent cette vignette clinique, Freud émet l’idée
que seul le mot faire jette un pont entre les deux situations, infantile et actuelle. De
plus, il affirme que cette représentation de contrainte, comme toute représentation
de contrainte, s’appuierait sur une « indétermination verbale particulière » (ibid.,
2006, p. 366) qu’elle déclinerait dans un réseau de significations multiples. Le mot
faire aurait, selon cette modalité, connu une transformation dans son utilisation :
« La représentation de contrainte fixée naît d’une telle interprétation fondée sur un
malentendu de la part du conscient. » (2006, p. 366) Mais, ajoute Freud, « il n’y a pas
là que de l’arbitraire » (ibid., 2006, p. 366) et, s’en remettant non sans humour au
« flair linguistique » (ibid., 2006, p. 366) de son ami otorhinolaryngologiste, il l’invite
à considérer les effets induits, dans le langage courant, par le procédé de
substitution d’un mot par un autre. Ce mécanisme ne serait-il pas à l’œuvre lorsque
certains mots se trouvent chargés de sens énigmatiques ? Pourquoi, par exemple, le
mot argent serait-il porteur d’une puanteur interne ? L’hypothèse linguistique de
Freud suggère que le mot schnuzig (sordide) aurait été remplacé par le mot geizig
(avare). En conséquence, une formation comme la représentation de contrainte,
appartenant au champ de la psychopathologie, pourrait, du fait de son mode de
fabrication, se révéler fort proche du processus grâce auquel « des mots prennent
une signification figurée dès que se présentent des concepts nouveaux ayant besoin
d’être désignés » (ibid., 2006, p. 367).
25 Notons d’abord comment, pour définir l’inconscient, Freud remet en cause
l’étanchéité, considérée alors par tous ses collègues neurologues comme
indiscutable, de la frontière entre le normal et le pathologique. Dans tous ses livres
fondateurs (L’interprétation des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne, Le
mot d’esprit et ses relations à l’inconscient), il ne varie pas, puisqu’il puise son
matériel de travail dans les phénomènes les plus banalement partagés : le rêve, le
lapsus, l’oubli de nom, l’acte manqué ou encore le mot d’esprit.
26 Attachons-nous, ensuite, à sa technique d’interprétation : il s’appuie, pour
interpréter les énoncés associatifs de quiconque (patient ou pas) lui rapporte ces
formations attribuées à l’inconscient, sur le déplacement et la substitution de mots,
la polysémie, les répétitions phonétiques. On remarquera, par exemple, qu’il ne
cherche pas à approfondir la signification de la contrainte obsédante. Il ne pose pas
à la patiente des questions du type : comment peut-on « apprendre tout ce qui est
possible » ? Sa recherche se concentre sur une pure analyse « linguistique » : quelle
relation existe-t-il entre les deux faire ? Il en déduit, ainsi, que ces deux mots – nous
dirions, aujourd’hui, signifiants – ne sont pas équivalents : on ne peut pas écrire
faire = faire. Elle relève plutôt d’un mécanisme de substitution – nous dirions,
aujourd’hui, métaphore – qui est le lieu de passage vers une autre métaphore : la
substitution des excréments par le savoir absolu (« tout ce qui est possible »).
L’élément substitué est tombé dans les dessous, il a chu dans l’inconscient. Freud
découvrira, de cette façon, l’incidence de la pulsion anale dans la sexualité
infantile7.
27 Pourrait-on, sans risquer une lecture tendancieuse de Freud, parler ici d’analyse
structurale du discours ? Lacan s’y autorise, affirmant qu’il aurait même anticipé
les recherches de Ferdinand de Saussure ou du Cercle de Prague (2001, p. 403),
lesquelles n’ignoraient pas la logique des stoïciens.
28 Sans doute n’est-ce pas tant dans l’utilisation des outils de la linguistique
structuraliste (signifiant, signifié, métaphore, métonymie…) qu’il convient de situer
le retour à Freud de Lacan (d’ailleurs, il se servira autant des apports de la logique
formelle ou de la mathématique des nœuds) que dans la formulation renouvelée
des enjeux de la pratique et de la théorie psychanalytique à partir des dimensions
du symbolique, de l’imaginaire et du réel. En effet, cette triade rend possible la
différenciation du sujet et du moi8 (1966, p. 592).
29 Pour Lacan, le sujet qui parle n’a pas d’être. Divisé par le signifiant, il relève du
symbolique. Cependant, dans sa rencontre avec ses semblables, il cherche à
conquérir une unité par l’intermédiaire du miroir que ceux-ci lui tendent : ce « moi.
Tout cru » (1966, p. 592) est captivé dans l’imaginaire, pris au filet des
identifications, grâce auxquelles il soutient son corps d’une consistance narcissique.
Le réel, à distinguer fortement de la réalité, est l’impossible qui résistera toujours
au sens, dès lors que le sujet aura accès à la symbolisation.
30 En définitive, le passage par le symbolique établit une ligne de partage. D’avancer
dans ce lieu, le sujet tombe sous le coup d’un ordre régi par des lois qui l’engagent
dans le lien social, comme dans ses choix sexués. Ces lois, Freud les a reconnues
dans le complexe d’Œdipe ou, ce qui est la même chose, dans l’interdit de l’inceste.
Désormais, le symptôme du sujet sera indéfectiblement noué aux signifiants qui
augurent de sa destinée, parce qu’il a été parlé à travers eux, avant même sa venue
au monde. Fils de…, petite-fille de…, beau ou stupide parce que…, sont autant de
déterminants sous le coup desquels le sujet aliène son existence.
31 Le refoulement dit « secondaire », ou Verdrängung, « c’est ce qui se passe quand
ça ne colle pas au niveau d’une chaîne symbolique » (Lacan, 1981, p. 97), quand la
cohérence interne d’une chaîne symbolique9 à laquelle le sujet est arrimé rencontre
un obstacle à cohabiter avec une autre chaîne tout aussi cohérente.
C’est ce temps primaire (au sens originaire) et non pas forcément premier (au
sens chronologique) de l’affirmation qui est la condition pour qu’une
représentation existe pour le sujet. Dans un second temps, ce qui est
représenté au-dedans sera ou non retrouvé au-dehors ; s’il l’est, cela confère
une existence à la représentation du dedans. (Rabinovitch, 1998, p. 27)
53 À l’ombre de tous les self-services qui industrialisent son désir en lui offrant des
gadgets de plus en plus sophistiqués sur le plan technique, l’homme moderne
cultive sa personnalité élevée au rang d’objet culte autoréférencé : « c’est moi ».
Moi-objet dont on mesure, évalue, classe les comportements dans un souci toujours
plus grand d’une mise en ordre statistique. Moi objectivé par une démultiplication
d’expertises pourvoyeuses d’énoncés prescriptifs ou prédictifs.
54 Pour exemple, rappelons un récent rapport de l’Inserm sur Les troubles de
conduites chez l’enfant et l’adolescent (2005), qui, établissant une relation de
causalité entre ces troubles et la délinquance, préconise, dans le cadre d’un
dépistage précoce, l’identification des risques pendant la grossesse – « En période
prénatale, des facteurs empiriquement associés au trouble des conduites ont été
identifiés : antécédents familiaux de troubles des conduites, criminalité au sein de
la famille, mère très jeune, consommation de substances psychoactives pendant la
grossesse [y compris le tabagisme] » (2005, p. 47) –, ainsi que l’introduction, sur le
carnet de santé, d’items pour en repérer les « signes précurseurs » :
55 Compte tenu de tout ce qui a été dit précédemment, une remarque s’impose
quant à la différence fondamentale existant entre le symptôme tel qu’il est décrit
dans cet extrait, et celui défini par la psychanalyse, à entendre, plutôt, comme ce
qui fait symptôme pour un sujet particulier et non pour le champ social.
56 Dans l’acception, appelons-la comportementale, du symptôme, le rapport du sujet
à la parole et au langage est complètement évacué au profit d’une comptabilisation
de « faits » tenus pour objectifs, parce qu’observables.
57 Mais un acte quel qu’il soit, et a fortiori celui pour un enfant de dire non, a-t-il en
toutes circonstances une seule et même signification ? Ôter la dimension signifiante
à cet acte, ne témoigne-t-il pas du présupposé que cette manifestation subjective est
rabattue au niveau du signal, c’est-à-dire d’une réponse telle qu’elle se produirait
chez l’animal ? À preuve, la recommandation faite « [d’]exploiter les travaux sur les
petits animaux » (Inserm, 2005, p. 55), rats ou souris. Ces expériences, nous dit-on,
« permettent d’étudier certains symptômes du trouble de conduite comme
l’agressivité et l’hyperactivité liée aux troubles de l’attention » et, élément
déterminant, de « rechercher les facteurs étiologiques de ces symptômes en relation
avec l’environnement (stress physique et social) » (ibid., 2005, p. 55). Car, il faut le
savoir, il existe chez le rat ou la souris, pendant la puberté, une « période
sensible au cours de laquelle la confrontation avec la violence ou l’isolement joue
un rôle vulnérabilisant vis-à-vis de l’agressivité » (ibid., 2005, p. 55).
58 Pour le modèle comportemental, auquel se réfère manifestement ce rapport de
l’Inserm, le symptôme ne vaut que s’il est validé par un recueil d’informations
effectué au moyen d’une batterie de tests ou de grilles d’évaluation. À l’instar de
« L’échelle d’obsession-compulsion de Yale Brown (Y-BOCS) » (Cottraux, 1998, p. 69),
qui mesure le « seuil » de gravité d’un TOC (trouble obsessionnel compulsif), la
majorité de ces tests est importée des États-Unis et du Canada où le behaviorism (le
comportementalisme) domine tout le champ de la psychopathologie. Les résultats
obtenus, utilisés d’abord pour arrêter un diagnostic, servent ensuite pour décider
de la mise en place d’un traitement pharmacologique ou psychothérapique. Or, si
elle est éliminée par les énoncés impersonnels qui composent ces questionnaires, la
parole du sujet sera tout autant ignorée par le thérapeute, uniquement préoccupé
par le trouble prédéterminé par l’enquête. Le principe général de la thérapie se
résume à « l’exposition aux situations provocatrices d’anxiété afin de
déconditionner le patient de ses comportements d’évitement. Selon ce principe,
l’affrontement actif et conscient est le meilleur moyen de modifier les émotions
négatives » (ibid., 1998, p. 173).
59 Dans son livre, Les ennemis intérieurs, Jean Cottraux explique, à partir du cas
d’une patiente dénommée Fausta, comment se déroule une cure basée sur la
méthode dite de « l’exposition en imagination » (ibid., 1998, p. 89). Cette jeune
femme, « persuadée d’avoir fait un pacte avec le diable pour assurer son bonheur »
(ibid., 1998, p. 88) prononce, en son for intérieur, des souhaits de mort à l’égard de
ses proches. Comme elle regrette ces pensées, elle les conjure par des signes de
croix. Fausta communique avec Satan, « du coup, elle perd plus d’une heure par
jour13 dans des rituels magiques destinés à contrôler ses pensées de possession
démoniaque » (ibid., 1998, p. 89). Entreprise sur douze séances, la thérapie vise à
démontrer à Fausta que ses croyances magiques n’ont aucun effet dans la réalité.
La patiente est invitée à « imaginer qu’elle émet des vœux de mort vis-à-vis du
thérapeute, […] à convoquer le démon […] en présence du psychiatre et à porter des
objets [qui lui permettent de communiquer avec le diable] sans faire de signes de
croix » (ibid., 1998, p. 89). Lorsque, à suivre ces consignes, Fausta est submergée par
l’angoisse, le praticien persévère en exigeant qu’elles soient appliquées de façon
encore plus stricte :
Bibliographie
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Ramonville, Érès, 154 p.
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En ligne : http://ist.inserm.fr/basisrapports/trouble_conduites/
Cottraux Jean, 1998, Les ennemis intérieurs, Paris, Odile Jacob, 262 p.
Escaig Bertrand, 2007, Un autre regard. Revue de liaison trimestrielle de l’Unafam, n° 2, p. 8.
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— 1985, Résultats, idées, problèmes, t. 2, Paris, PUF, 295 p.
— 2006, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, 734 p.
Julien Philippe, 2003, Psychose, perversion et névrose, Ramonville, Érès, 188 p.
Juranville Alain, 2003, Lacan et la philosophie, Paris, PUF (Quadrige), 496 p.
DOI : 10.3917/puf.juran.2003.01
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— 1973, Le Séminaire. Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris,
Le Seuil, 254 p.
— 1974, Télévision, Paris, Le Seuil, 72 p.
— 1981, Le Séminaire. Livre III : Les psychoses, Paris, Le Seuil, 363p.
— 1991, Le Séminaire. Livre XVII : L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 245 p.
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— 2001, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 610 p.
Marcuse Herbert, 1963, Eros et civilisation, Paris, Minuit, 239 p.
Rabinovitch Solal, 1998, La Forclusion. Enfermés au dehors, Ramonville, Érès, 111 p.
Safouan Moustapha, 2001, Lacaniana, t. 1, Paris, Fayard, 268 p.
Notes
1 L’objection classique adressée à la psychanalyse, et qu’on ne manquera pas de réitérer à la
lecture de cet avant-propos, tient à sa démarche consistant, pour introduire le concept
d’inconscient, à exposer une illustration, c’est-à-dire un cas particulier. Or, même à
accumuler les vignettes cliniques pour y pointer, une par une, l’irruption d’une formation
attribuée à l’inconscient, l’extension à l’universel sera toujours suspectée de relever du
domaine de la spéculation. Cette préoccupation traverse, de part en part, l’enseignement de
Jacques Lacan, dont le projet radical vise à interroger la place de la psychanalyse dans le
champ de la science moderne. La solution qu’il propose pour sortir de l’ornière passe par
une formalisation de la pratique, donc par la nécessité de construire un organon susceptible
de rendre compte des modalités de fonctionnement de l’inconscient.
2 Pour Lacan, la vérité est « mi-dite » d’être, non pas partielle, mais dite entre deux
signifiants.
3 Voici quelques-unes des questions posées à Lacan lors de son séminaire du 3 décembre
1969 : « On pourrait commencer à savoir ce que c’est qu’un psychanalyste. Pour moi, c’est un
type de flic » ; « Nous avions déjà les curés mais comme ça ne marchait plus, nous avons
maintenant les psychanalystes ». « Jacques Lacan, la psychanalyse est-elle révolutionnaire ? »
(1991, p. 230-231)
4 Aphanisis signifie disparition.
5 Moustapha Safouan rappelle les deux idées qui, émises par Saussure à propos du
signifiant, seront reprises par Lacan : « La première est que le signifiant se définit par sa
différence avec tous les autres signifiants. La deuxième est l’idée de valeur selon laquelle, en
lui-même, le signifiant ne signifie rien en dehors de son pouvoir de signification, laquelle
s’effectue grâce à ses connexions de substitution ou de combinaison avec les autres
signifiants. » (2001, p. 266)
6 Le Mali et son drapeau font sens, dès lors qu’ils induisent nombre de significations
exotiques. Mais, si la cure empruntait cette direction, le signifiant que Tom a puisé dans le
discours maternel resterait hors-circuit. En revanche, l’équivoque induite par ma lecture
amorce l’apparition du couplage en force / en fen où se révèlera, pour Tom, l’objet auquel il
s’identifie pour répondre à ce qu’il suppose être le désir maternel (il faut préciser que sa
mère n’arrête pas d’enfanter). Le signifiant en fen / enfant le fait choir comme sujet.
Cependant, en s’appuyant sur le dire du père, il se dégage de cette identification. On peut
noter d’ailleurs comment Tom se saisit de mon énoncé sur un plan métaphorique (« Qui lui a
mis ça dans la tête ? ») pour introduire un tiers : la fonction du père dans le désir d’enfant de
sa mère.
7 Cette vignette clinique illustre « la séparation » : le sujet laisse choir l’objet fèces en
réponse à une demande parentale. Dans la cure, il se pare du signifiant qui le désigne, en lieu
et place de sa propre perte.
8 L’expression anglaise « I have to put myself together » (Je dois rassembler mon moi, me
reprendre) donne « à voir » l’assemblage narcissique du moi.
9 Pour Lacan, la « chaîne symbolique » est la chaîne signifiante.
10 Cité par Rabinovitch(1998, p. 20).
11 Auparavant, Verwerfung était traduit par « rejet ». De la même façon, c’est à la traduction
de Lacan que l’on doit la préférence portée, aujourd’hui, à « dénégation » plutôt qu’à
« négation ».
12 Dans la suite de son enseignement, Lacan parlera des Nom-du-Père, indiquant ainsi que
plusieurs signifiants peuvent occuper cette fonction.
13 Ce facteur entre en ligne de compte pour engager une cure : « Il faut, au moins, en
moyenne, une heure par jour de pensées refusées ou de rituels pour justifier un traitement. »
(Cottraux, 1998, p. 67) Toutefois, « il faut savoir que la disparition des rituels sont rares.
Ramener le patient en dessous d’une heure par jour, ce qui permet une vie normale, apparaît
comme une ambition raisonnable » (ibid., 1998, p. 178). Pour atteindre cet objectif, le
thérapeute doit se montrer « souple, ferme, obstiné » (ibid., 1998, p. 177). Il s’agit, en somme,
de substituer l’obstination du thérapeute à l’obsession du patient.
14 « De nombreuses personnes elles-mêmes souffrant de psychoses craignent le mot qui a
pour elles l’image d’un futur aboli, et le refusent : “Je ne suis pas un handicapé !” » Ce constat
relevé par Bertrand Escaig dans la Revue de liaison trimestrielle de l’Unafam (2007, p. 8),
association militant pour l’introduction de la notion de handicap psychique en France,
atteste de ce que, d’une certaine façon, le fou « tient » à sa folie. En effet, il peut lui arriver –
malgré toutes les souffrances qu’elle procure – d’en faire quelque chose : une œuvre
littéraire (comme Antonin Artaud), artistique (comme Camille Claudel) ou scientifique
(comme Kurt Gödel).
Référence électronique
Sophie Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette opération
logique et à ses effets dans la structure du sujet », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne],
14 | 2008, mis en ligne le 30 mai 2009, consulté le 06 octobre 2023. URL :
http://journals.openedition.org/traces/383 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.383
Auteur
Sophie Genet
Psychanaliste, exerce à l’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique Le Coteau (Vitry-sur-Seine)
Droits d’auteur
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