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DES CHRÉTIENS

Guy-Marie OURY
Moine de Solesmes

LE VIETNAM
DES MARTYRS
ET DES SAINTS

ôldUUIHEQUt
CENTRE SÈVRES
35, Rue de Sèvre*
PARIS

Collection dirigée par


Jean-Claude DIDELOT

Le Sarment
FAYARD
© Photographies :
Missions étrangères de Paris
Contribution à la cartographie: Juliette Menu
© Librairie Arthème Fayard, 1988
Dépôt légal 2e trimestre
I.S.S.N. 0985-8502
I.S.B.N. 2 86679-010-3
Imprimé en Belgique
Cum permissu Superiorum

Impnmi potest :
S.R. Jean Prou,
Abbé de Solesmes.
25 décembre 1987.
I

LE MILIEU HUMAIN ET L’HISTOIRE

L’Asie secrète, le vaste continent dont l’Europe n’est qu’une


presqu’île sillonnée de mers intérieures, est restée longtemps imper­
méable à la pénétration chrétienne. Ce n’est pas faute d’être connue, à
l’inverse de l’Amérique, ni pour être restée hors d’atteinte des messa­
gers de l’Évangile. La vie du Christ s’est déroulée sur la frange
occidentale du continent asiatique et ses apôtres sont partis sur tous les
chemins connus d’alors, à l’Est comme au Nord, au Sud et à l’Ouest
du côté de la mer. De grands déserts, difficiles à franchir, isolaient
cependant les premières terres christianisées du reste de l’Asie orien­
tale habitée.
Trois vagues de prédication ont pourtant fini par l’atteindre. La
première est partie de la Perse, avant que l’Islam n’ait submergé les
chrétientés ; son action s’est prolongée longtemps après.
La seconde fut le fait des Frères Mendiants, à partir de la seconde
moitié du XHIe siècle ; les trois grands initiateurs en sont Plan Carpin
(1245-1247), Ruysbroeck (1253-1255) qui malgré son nom flamand
venait de Paris, et Jean de Montecorvino; partout sur leur longue
route ils ont découvert des chrétiens nestoricns qui devaient à la Perse
leur évangélisation; les voyageurs de l’Ouest découvrirent même
l’existence d’un royaume chrétien, celui des Ongüt, autour d’Olon-
Sümé, dans ce qui forme factuelle Mongolie.
La troisième vague coïncide avec le temps des grandes découvertes
inaugurées par les marins portugais et espagnols. Mais les terres qui
forment aujourd’hui le Vietnam sont demeurées étrangères à toute
pénétration de l’Évangile jusqu’à l’aube du XVIIe siècle.
Pourtant à l’extrême fin du XHIe siècle, Marco Polo dit avoir
relâché au royaume de « Ziampa » sur la route maritime qui le rame­
nait à Venise après les vingt années qu’il passa en Chine ; le Ciampa
situé dans la partie sud de factuel Vietnam, était khmer de race et de
culture :
10 Le Vietnam des martyrs et des saints

Sur Ce fond primitif’ deux Peuples sont venus se greffer... » (Ci-dessus :


Montagnard. Ci-dessous : Vietnamienne).
Le milieu humain et ¡’histoire 11
« Ce pays est de grande étendue et riche ; il est gouverné par ses pro­
pres rois et il a son langage particulier ; les habitants sont des adorateurs
d’idoles. Un tribut annuel d’éléphants, mais rien d’autre que d’élé­
phants, est versé au Grand Khan. »

Et le Vénitien de raconter les circonstances à la suite desquelles fut


conclu un accord : l’invasion de 1278 par l’un des généraux de Kubi-
laï, Sogatu ; la dévastation du pays ; la soumission du vieux roi Accam-
blé et le traité de paix par lequel le royaume s’engageait à faire chaque
année au Grand Khan le présent de vingt des plus grands et des plus
beaux éléphants que l’on pourrait trouver, et de bois de santal.
Ce n’est pas pour discuter la valeur historique de ce texte qu’il est
cité ici, mais simplement pour montrer ce que pouvait savoir du pays
le premier missionnaire qui y débarqua dans les temps modernes. Mis
à part les renseignements qu’il a pu recueillir dans les pays voisins où il
aborda, c’était la seule source littéraire occidentale capable de lui
fournir quelques connaissances.
Le premier prêtre qui pénétra au Vietnam le fit avant 1533; on
devine sa présence et son action par un édit qui proscrit le christia­
nisme et vise un certain « homme de l’Océan du nom de I-ni-Khu » ; il
n’est pas connu autrement, mais l’on devine assez facilement qu’il
s’agissait d’un missionnaire européen, probablement portugais, du
nom d’Ignace, arrivé par Malacca ; il exerça son apostolat en quelques
villages de la côte au Tonkin, autour de Bui-Chu.
Sa connaissance du pays et de son histoire était donc presque nulle ;
le lecteur d’aujourd’hui qui accède facilement aux ouvrages d’initia­
tion, en sait plus que lui : il bénéficie du résultat de trois ou quatre
siècles d’exploration des sources extrême-orientales.

La péninsule indochinoise n’est pas l’habitat primitif des Vietna­


miens, c’est une terre de conquête. A l’aube des temps, on rencontre
sur ce sol tourmenté deux types humains : l’un parent des Mélanésiens
qui peuplent aujourd’hui la Papouasie et les contrées les plus reculées
de l’Australie, l’autre indonésien. Les Mélanésiens ont aujourd’hui
pratiquement disparu du pays ; les Indonésiens des temps anciens sont
représentés par les montagnards des plateaux du Trung-Bô.
Sur ce fond primitif, deux peuples venus du Nord sont venus se
greffer, très différents l’un de l’autre : l’un d’origine chinoise, l’autre
d’origine indienne ; ils se sont partagé les plaines et le littoral, l’un au
Nord, l’autre au Sud ; il en fut ainsi pendant de longs siècles.
Les Vietnamiens sont donc apparus dans le delta du Tonkin dès
avant le Ille siècle avant Jésus-Christ ; ils n’ont cessé de progresser,
éliminant les autres habitants de la péninsule ou les assimilant ; pour
ce faire, ils ont bénéficié d’une forte immigration chinoise à partir du
Ille siècle après Jésus-Christ.
12 Le Vietnam des martyrs et des saints

L’élément indien a modelé les civilisations des Khmers et des


Chams qui, jusqu’à une époque récente, occupaient le delta du Mé­
kong et la partie méridionale de l’ancien Annam. Si l’on veut se
représenter grosso modo en termes modernes le partage des zones de
civilisation, on pourrait évoquer la frontière entre le Nord et le Sud-
Vietnam durant les années de guerre ; mais il s’agissait alors d’une
frontière ethnique et linguistique, séparant deux civilisations en pré­
sence; et cette frontière n’avait pas un dessin bien ferme; elle se
situait d’ailleurs plus au Sud, étant établie déjà aux environs du
12e parallèle au XVe siècle. Quoi qu’il en soit, l’histoire moderne du
Vietnam est celle d’une progression constante vers le Sud, au détri­
ment d’un autre type de civilisation.
En faisant l’histoire des missions, il faut se garder d’oublier ce fait
majeur : depuis que les Occidentaux sont entrés en relation avec lui au
siècle de la Renaissance, le Vietnam n’a cessé de modifier ses frontiè­
res et de croître, confine les Etats-Unis d’Amérique au XIXe siècle
dans leur poussée vers l’Ouest, qui ont absorbé et anglicisé des terres
françaises, indiennes, hispano-indiennes, russes, polynésiennes; les
deux pays sont - comme beaucoup d’autres - dans leur formation
même, de type impérialiste.
Culturellement, le Vietnam doit infiniment à la Chine : son écriture
à l’origine, ses rites, sa philosophie, ses comportements religieux ;
même le bouddhisme a pénétré dans le pays sous sa forme chinoise.
Mais depuis le Xe siècle, le Vietnam est politiquement autonome ; il
a chassé ses gouverneurs chinois. Il continue cependant à recevoir avec
docilité les enseignements de son grand voisin. Lentement, mais
sûrement, le peuple vietnamien a progressé vers le Sud ; les Chams ont
d’abord été contraints d’abandonner la région de Hué. A l’époque des
grandes découvertes des Occidentaux, les rois du Ciampa ont dû se
retirer au sud du cap Varella ; Hué est devenue capitale en 1626 sous la
dynastie des Nguyên, originaires de Thanh Hoa.
L’expansion vers le Sud a été dirigée par ceux-ci ; dans la seconde
moitié du XVIIe siècle, les Vietnamiens ont commencé à s’infiltrer
dans le delta du Mékong : les Khmers ont été refoulés vers l’Ouest ; la
région de Dong Nai passe sous domination des Nguyên en 1698, Vinh
Long est atteint en 1732...
L’un des instruments de la poussée vers le Sud a été la colonie
militaire, le dôn dien dont on reparlera; les souverains fixaient des
soldats-laboureurs sur le pays conquis pour le mettre en valeur et le
défendre contre tout retour offensif des anciens habitants ; les lots de
terre étaient distribués gratuitement aux soldats ; les colonies militai­
res ont fait beaucoup pour le refoulement ou l’assimilation des Chams
et des Khmers.

Le Vietnam a ainsi grandi dans la mesure où ses voisins ont dû lui


céder la place ; son organisation politique et sociale s’inspire étroite-
Le milieu humain et l’histoire 13

ment du modèle chinois dont il dérive ; le confucianisme y est pratiqué


de la même manière. La force du peuple vietnamien réside dans son
sens de la famille ; celle-ci est le centre autour duquel tout le reste
gravite, la base de l’édifice social ; le père a un double caractère, il est
chef religieux et tête du groupe.
Se référant aux groupes familiaux qui formaient leur peuple, les
anciens Vietnamiens avaient la coutume de les désigner sous le nom
des « cent familles » ; il est impressionnant de constater que les noms
propres sont en nombre limité : les groupes primitifs de familles ont
dû à l’origine être peu nombreux ; la société politique elle-même a
donc été conçue primitivement comme un élargissement de la famille :
l’Empereur avait les mêmes droits sur ses sujets que le père de famille
sur les membres de sa parenté.
Les pouvoirs du père ont été quasi absolus à l’origine ; ils sont restés
très étendus jusqu’à l’époque contemporaine ; le fils devait à son père
respect, obéissance et soumission, car en le vénérant il se trouvait relié
à ses ancêtres, toujours invisiblement présents dans la vie de tous les
jours, mêlés aux joies et aux souffrances de leurs descendants ; la piété
filiale, hiêu, est le devoir primordial, sanctionné par la loi ; on lit par
exemple dans l’ancien Code annamite au chapitre relatif aux rites :

« La piété filiale ne doit jamais être en défaut et un individu qui


abandonnerait ses parents, quand il en est l’unique soutien, doit être
puni des 80 coups de truong '. »

La loi respecte la juridiction du père ; dès qu’il s’agit d’infractions


commises au détriment des rites de la famille, l’initiative est laissée au
père ; il n’y a aucun recours pour le fils ou la femme.

On ne s’attendra pas à trouver ici une description complète de la


société annamite; elle ne serait pas à sa place; il fallait cependant
rappeler cette structure fondamentale ; sans elle on ne comprendrait
pas la fonction de l’Empereur et le caractère de son gouvernement ; on
y verrait seulement un autocrate capricieux dont le gouvernement est
essentiellement arbitraire ; en fait il est perçu comme le père du peuple
et le lien vivant entre celui-ci et le monde divin invisible.
Son pouvoir est absolu : aucune classe aristocratique ne le sépare du
peuple; les mandarins sont des fonctionnaires, se recrutant par
concours ; ils sortent du peuple et leurs descendants y retourneront
s’ils n’ont pu administrer la preuve de leur valeur personnelle ; les
lettrés ne forment pas une classe à proprement parler : seulement une
élite provisoire ; c’est parmi eux que se recrutent les mandarins ; en
fait, ceux-ci, une fois en place, tirent le meilleur profit de leur situa-

1 Le truong est un gros bâton de rotin.


14 Le Vietnam des martyrs et des saints
Le milieu humain et Phistoire 15

«... Les lettrés ne forment pas une classe à proprement parler: seulement
une élite provisoire... » (Le Temple de la littérature à Hanoï).

tion et font souvent argent de tout ; il arrive que leur autorité sape celle
de l’Empereur.
Les mandarins sont les délégués du souverain ; les fonctionnaires
des communes et cantons, eux, sont souvent élus par les villageois ou
ceux qui les représentent ; à eux revient la tâche de percevoir l’impôt
et de recruter l’armée ; ils organisent la rotation des terres communales
entre les paysans censitaires. Du fait de leur position de notables et de
leur richesse personnelle, il leur arrive d’exercer une autorité quasi
féodale; leurs privilèges n’ont cessé de s’étendre au cours du XIXe
siècle.
Si la famille rend un culte à ses ancêtres, le village vénère ses génies
tutélaires ; souvent ceux-ci se confondent simplement avec les fonda­
teurs du village ; ils ont leur pagode ou leur stèle et l’on vient les saluer
en rendant les honneurs rituels.
16 Le Vietnam des martyrs et des saints

Généralement, le villageois est lier de sa pagode; il a une grande


confiance dans le génie protecteur de la communauté à laquelle il
appartient.
Le village ne s’identifie pas à la commune ; habituellement la com­
mune est formée d’une réunion de villages ou de hameaux autour d’un
centre plus important. La commune s’administre elle-même; elle
assure les travaux d’utilité publique et la police sur son propre terri­
toire ; le souverain n’intervient dans ses affaires que dans la mesure où
cela se révèle nécessaire pour le bien du royaume ; aussi l’autonomie
de chaque commune est-elle finalement considérable, mais des pénali­
tés sévères la frappent si la police y est mal exercée. Or il est souvent
difficile pour elle de trouver un modus vivendi entre le pouvoir royal et
les bandes de pirates ou de brigands, qui ont infesté particulièrement
les confins chinois ; les villages qui leur donnent asile, même à leur
corps défendant, peuvent être poursuivis et l’Empereur commande
parfois de raser leur enceinte.
Le conseil des notables est élu en théorie par les villageois ; il est
formé des habitants les plus fortunés qui jouissent d’une réputation de
respectabilité et de sagesse ; c’est en fait une oligarchie de vieillards
appartenant à l’aristocratie terrienne. Partout l’âge confère de grands
privilèges, quel que soit le rang social.
Pour assurer la liaison entre les communes et l’administration, il y a
des agents officiels accrédités à qui les missionnaires ont souvent
donné le nom de «maires». En réalité le «maire», bien qu’élu par les
notables, est un fonctionnaire, non le président du conseil municipal.
Ses responsabilités sont grandes, car il doit endosser les fautes de la
commune et, au besoin, payer pour la collectivité; il est responsable
de la police et la loi le punit s’il ne prend pas les mesures nécessaires
pour l’arrestation des coupables. Il répond sur sa fortune devant
l’administration pour la perception des impôts que le village doit
verser ; s’il n’a pas yne fortune personnelle suffisante, les biens des
notables jouent le même rôle.

Depuis le début du Xe siècle, on peut parler d’un Vietnam dont les


destinées divergent de celles de la Chine. Celle-ci exerce en principe sa
suzeraineté et le lien de vassalité demeure plus ou moins étroit selon
les époques. Mais ce lien est en fait plus nominal que réel ; les
montagnes du Nord forment en effet une barrière qui isole et protège
le bassin de Fleuve Rouge et le delta.
Lorsque Albuquerque s’empare de Malacca en 1511 et que trois ans
plus tard, les Portugais mettent pour la première fois le pied sur le sol
chinois, les peuples du Vietnam sont sur le point de traverser une crise
dynastique. Les Lê qui gouvernaient le pays depuis 1428 sont mis en
échec par les Mac qui usurpent le pouvoir en 1527 et se maintiennent
sur le trône jusqu’en 1592. La majeure partie du XVIe siècle est un
temps de guerre civile. Les Mac sont établis à Thang-Long (actuelle-
Le milieu humain et l'histoire 17

ment Dong-Kinh), et les Lê luttent pour recouvrer leur domaine à


partir du Ai Lao (le Laos?) où, en 1532, Nguyen Kim a restauré le
pouvoir légitime.
Tel est le contexte de la première pénétration chrétienne ; celle-ci se
fit à la faveur des affrontements internes. Les missionnaires étaient
des Franciscains venus de Malacca, puis des Dominicains espagnols
dont la base était à Manille, aux Philippines. Les succès furent limités,
mais il faut en faire brièvement l’inventaire ; c’est comme la préhis­
toire de la mission.
II

PREMIÈRES TENTATIVES
DE PÉNÉTRATION CHRÉTIENNE

L’implantation portugaise à Malacca était déjà forte au milieu du


XVIe siècle ; selon Fontana, il n’y avait pas moins de dix-huit cou­
vents ou églises desservies par les Frères Prêcheurs dans la presqu’île
et les îles voisines en 1549.
Le premier missionnaire à avoir traversé le Vietnam après le mysté­
rieux Père Ignace fut le Père Gaspard de Santa Cruz. Il avait quitté
Lisbonne en mars 1548 avec une douzaine de ses frères de la province
de Portugal, en compagnie du Père Diégo Bermudez, fondateur de la
Congrégation Dominicaine de Sainte-Croix pour les Indes orientales,
créée tout exprès afin de fournir en personnel les missions des pays
d’Orient. Pendant quelque temps, le Père Gaspard œuvra à Malacca,
mais il ne s’y attarda pas et se dirigea vers le nord ; il pénétra au
Cambodge, en pays khmer, après avoir parcouru la côte de la
presqu’île ; puis il continua et traversa le Vietnam avant d’entrer en
Chine en 1555. Il refusa en 1557 le siège de Malacca que Paul IV
venait de créer.
Après lui, d’autres missionnaires dominicains se hasardèrent au
Cambodge : les Pères Lopez Cardozo et Sylvestre d’Azévédo durent se
retirer. Les Pères Georges de la Motte et Louis Fonseca vinrent
ensuite, sans plus de succès ; ils furent expulsés sans tarder.
Néanmoins, une petite chrétienté embryonnaire naquit grâce aux
efforts dispersés des Dominicains portugais, des Franciscains de Ma­
lacca et des Philippines, des Augustins et de quelques prêtres sécu­
liers.
Il y eut des conversions, quelques églises fondées ; il y eut aussi des
martyrs. Mais l’instabilité du personnel missionnaire, l’ignorance des
mœurs du pays, le manque de connaissance de la langue, le défaut de
méthode empêchèrent la création d’une authentique mission ; le vrai
départ se fit attendre encore un bon demi-siècle.
Un prêtre séculier espagnol, le Père Ordonnez de Cevallos qui
20 Le Vietnam des martyrs et des saints

débarqua au Tonkin en 1590, mérite une mention particulière, car il


obtint des résultats étonnants ; en sept ou huit mois, se faisant assister
d’un interprète, il gagna à la foi chrétienne quelques parents du roi et
des membres de la Cour, notamment plusieurs représentants de la
grande famille Dô et la princesse Mai-Hoa, la propre sœur du souve­
rain ; celle-ci prit le nom de Maria-Flora et fonda un monastère dont
elle devint la supérieure. Le Père Ordonnez fut assisté par un Domini­
cain de Manille, le Père Diego Advorte. Mais il fut finalement expulsé
du Tonkin et dut chercher refuge au Sud : il se fixa à Faïfo, à une
centaine de kilomètres de Hué, un port où les navires chinois, japonais
et portugais abordaient.
La région de Faïfo avait été intégrée au Vietnam un peu plus d’un
siècle auparavant, c’est-à-dire une génération avant l’apparition des
premiers navigateurs venus d’Europe en ces parages. Au Père Ordon­
nez revient l’honneur d’avoir entamé l’évangélisation méthodique du
pays.

Une circonstance politique intervint au début du XVIIe siècle, qui


facilita quelque peu l’apostolat missionnaire ; à partir de 1620 le
Vietnam se scinda en deux grands ensembles : le royaume du Nord et
le royaume du Sud ; la frontière se trouvait proche de Hué. Au Nord
dominaient les Trinh, au Sud les Nguyên ; l’autorité de la vieille
dynastie des Lê coiffait nominalement l’ensemble, mais elle était
surtout théorique.
Au gré des politiques diverses, l’une ou l’autre région put servir de
refuge alternativement aux missionnaires d’Europe. Au Nord, c’était
le Tonkin, au Sud la Cochinchine qu’il ne faut pas confondre avec la
colonie française du même nom, puisque les territoires de cette der­
nière sont des conquêtes postérieures. La Cochinchine du XVIIe
siècle descendait seulement à la hauteur de Qui-Nhon, aux environs
du 13e parallèle.
A la fin du XVIIe siècle, le royaume du Ciampa (le «Ziampa» de
Marco Polo) sera complètement assimilé; la première moitié du
XVIIIe siècle verra la progression des Vietnamiens vers le delta du
Mékong; la pointe méridionale de la péninsule passera avant 1780
sous la domination du Vietnam, ne laissant au Cambodge qu’une
fenêtre maritime et le transformant en une simple enclave entre le
royaume de Siam ou pays des Thaïs et le royaume de Cochinchine.

Un facteur important qui favorisa l’éveil de la chrétienté en pays


vietnamien fut l’arrivée de réfugiés chrétiens du Japon dans les ports
de la côte.
Le Japon fut le grand espoir des missions dans les décennies qui ont
suivi la clôture du Concile de Trente. La France se débattait au milieu
des guerres de religion, l’Angleterre échappait définitivement à
l’Eglise: mais en Orient, un nouveau royaume semblait s’ouvrir à
Premières tentatives de pénétration chrétienne 21

l’Evangile. L’âge d’or du Japon chrétien s’étend de 1549 (saint Fran­


çois-Xavier quitte alors les îles après y avoir posé les fondements de
l’Eglise) à 1587 ; durant cette trentaine d’années tous les espoirs ont
semblé permis ; l’Empire du Soleil levant allait peut-être devenir un
royaume chrétien tel qu’il en existait en Europe au Moyen Age ; les
conversions étaient nombreuses et principalement chez les samouraï.
En partant pour la Chine dans laquelle il ne put entrer, François-
Xavier laissait au Japon un petit millier de fidèles; durant quelques
années les conversions marquèrent le pas; les guerres civiles qui
déchiraient le pays ne favorisaient pas l’évangélisation. Puis en 1563,
Omura Sumitada demanda le baptême, le premier parmi les daimyô ;
plusieurs suivirent son exemple dans les îles Goto et Amakusa. Dans
¡’île de Hondo, le christianisme exerce une grande attraction surtout
dans les provinces du centre. Bonzes, samouraï, daimyô embrassent le
christianisme à l’envi ; et quand Oda Nobunaga accéda au pouvoir en
1568, il prit les chrétiens sous sa protection.
Après sa mort en 1582, les Jésuites rencontrèrent la même sympa­
thie auprès du nouveau souverain, Toyotomi Hideyoshi ; le grand
amiral de la flotte et le général commandant la cavalerie se firent
inscrire au nombre des néophytes. En 1575, on comptait déjà 50 à
60 000 baptisés dans les terres gouvernées par Omura ; le nombre des
chrétiens approchait 200 ou 300 000, lorsque le 24 juillet 1587 Hi­
deyoshi fit publier soudainement un édit ordonnant à tous les Portu­
gais de quitter le Japon dans les vingt jours. Cette mesure se justifiait
par des raisons de politique intérieure et extérieure, mais d’autres
motifs moins avouables ont joué : le souverain n’acceptait pas les
exigences de la morale chrétienne pour son entourage féminin. Cette
cause de persécution qui relève de la vie privée des souverains et des
grands, a souvent joué pour déterminer leur attitude vis-à-vis de la
foi ; on le verra au Vietnam. La petite histoire ou les histoires d’alcôve
interfèrent avec l’histoire tout court, même dans le domaine de l’ex­
pansion de la foi chrétienne et des entraves qui y ont été apportées.
L’islam ne connaîtra pas ces difficultés qui sont propres à la morale
évangélique.
Toujours est-il que les premiers martyrs chrétiens du Japon versè­
rent leur sang le 5 février 1597 au cours de la grande crucifixion
collective de Nagasaki. Ce ne fut cependant pas le signal de la persécu­
tion générale; l’engouement des Japonais pour les choses d’Occident
n’en fut pas ralenti.
L’avènement de Tokugawa leyasu et son triomphe sur le fils de
Hideyoshi à la bataille de Sekigahara le 15 septembre 1600, eurent des
conséquences autrement importantes, au moins à long terme. Dès le
premier jour le vainqueur avait décidé de proscrire le christianisme,
mais il devait compter avec les nombreux daimyô chrétiens et le profit
que son pays tirait des échanges commerciaux avec l’Occident ; aussi
attendit-il une occasion favorable pour frapper un grand coup.
22 Le Vietnam des martyrs et des saints

Avant de le faire, il laissa cependant deviner ses intentions et tâcha


de provoquer dans la noblesse un mouvement d’apostasie. Puis, en
octobre 1613, il ordonna l’expulsion de tous les prédicateurs de l’É­
vangile, Japonais aussi bien qu’étrangers; toutes les églises chrétien­
nes furent fermées et marquées pour la destruction ; les croyants eu­
rent le choix entre l’apostasie et la mort ; une répression violente com­
mençait qui devait se poursuivre jusqu’à l’élimination presque totale
du christianisme au Japon.
Selon une estimation imprimée à Rome en 1646, il y aurait eu 1.450
martyrs, mais cette évaluation semble très au-dessous de la réalité ; des
enquêtes plus serrées ont presque triplé ce chiffre ; on sait avec certi­
tude que 3 171 chrétiens périrent dans les supplices et que 874 mouru­
rent en prison ou des suites de leur emprisonnement ; aucun fidèle
n’échappa aux tracasseries.
Il faut aussi faire état des victimes de la répression qui suivit
l’insurrection de Shimabara (1637-1638); la cause de ce soulèvement
n’est pas religieuse; il fut provoqué par les exactions d’un daimyô
local dans une région à forte population chrétienne. Des troupes
furent envoyées pour rétablir l’ordre ; elles avaient mission d’épargner
tous ceux qui se déclaraient non-chrétiens ; les autres, hommes, fem­
mes et enfants, au nombre de 35 000 furent massacrés, sans que l’on
fit de quartier.
Plusieurs colonies de Japonais chrétiens se formèrent donc à l’étran­
ger ; ils avaient quitté leur pays natal pour être libres de pratiquer leur
religion ; on les rencontre au Vietnam et ailleurs : à Faïfo en Cochin-
chine, à Phnom-Penh au Cambodge, à Ayuthia au Siam... Tout
naturellement, les missionnaires européens, eux-mêmes expulsés du
Japon, cherchèrent à les rejoindre et à s’installer auprès d’eux pour les
assister spirituellement.
C’est de cette manière que le P. Buzomi, un Jésuite napolitain, et le
P. Carvalho, un Portugais, inaugurèrent leur apostolat auprès des
chrétiens japonais de Tourane au royaume du Vietnam, à l’occasion
des fêtes de Pâques de l’année 1615.
Avec les deux Jésuites étaient venus trois frères coadjuteurs, deux
Japonais et un Français; l’implantation chrétienne au Vietnam se
faisait plus concrète.
Dès 1616, les Pères avaient réuni autour d’eux un noyau de 300
néophytes et le Père Buzomi avait réussi à se concilier les bonnes
grâces d’un gouverneur de province qui avait l’oreille du roi. A
Macao, le comptoir portugais de Chine, il n’y avait pas moins de 65
missionnaires jésuites expulsés du Japon et restés provisoirement sans
emploi ; deux d’entre eux arrivèrent pour se joindre aux missionnaires
du Vietnam. En dix années de travail, leur petit troupeau compta près
de 2 000 fidèles en Cochinchine.
Le Tonkin lui-même, qui s’était fermé au Père Ordonnez, se rouvrit
en 1626 aux Jésuites de Macao ; deux d’entre eux vinrent étudier sur
Premières tentatives de pénétration chrétienne 23

place le moyen de pénétrer en Chine, car, depuis saint François-


Xavier, le grand Empire demeurait l’objectif principal des missionnai­
res et il fallait essayer de contourner les défenses qu’il opposait aux
porteurs de l’Évangile.
Au lieu de découvrir la réponse au problème que l’on s’efforçait de
résoudre depuis trois quarts de siècle, le Père Baldinotti, un Italien de
Pistoie, eut la surprise de se voir accueillir par le chua de Hanoï ; le
chua était une sorte de vice-roi ou de maire du palais, qui gouvernait
au nom, mais en fait à la place, des Lê. L’arrière-pensée du chua, en
accueillant le missionnaire, était le développement du commerce exté­
rieur et, plus encore, le désir d’obtenir l’appui militaire des Portugais
de Macao.
Le Père Baldinotti a raconté qu’il fut invité à une comédie en plein
air ; il assista à une curieuse scène qui évoquait de façon humoristique
le baptême chrétien, représenté sous la forme d’une nouvelle naissance
dans le sein d’un Portugais obèse.

Le Jésuite ignorait encore tout de la langue; sa mission était une


simple reconnaissance du terrain. Aussi les supérieurs de Macao diri­
gèrent-ils sur le Tonkin en 1627 deux autres Jésuites: le Père Pierre
Marquez et le Père Alexandre de Rhodes ; ce dernier avait déjà une
première expérience du Vietnam, ayant été envoyé vers la fin de 1624
en Cochinchine avec un groupe de cinq religieux ; il se destinait
auparavant aux missions du Japon.
En trois semaines, ce provençal du Comtat Venaissin, descendant
de marannes 1 d’Espagne réfugiés dans les États du Pape, réussit à
s’initier avec l’aide d’un jeune garçon à « tous les divers tons et à la
façon de prononcer tous les mots. » Il ne savait pas encore couram­
ment le vietnamien, certes, mais son oreille y était faite ; il possédait en
effet un don extraordinaire pour les langues et ses autres qualités
humaines lui rendaient la communication aisée avec les êtres apparem­
ment les plus étrangers. Pour un missionnaire, c’était un ensemble de
qualités inappréciable ; on s’explique le succès de son apostolat.
Cependant le premier séjour qu’il avait fait en Cochinchine en 1625
et 1626 avait été tumultueux. Le chua Sai-Vuong qui vieillissait, avait
multiplié les tracasseries, interdisant aux chrétiens le repos du diman­
che, proscrivant toute image ou représentation chrétienne, assignant
les missionnaires à la résidence forcée à Faïfo, avec interdiction d’en
sortir. Le Père de Rhodes, plus à l’aise que ses confrères en milieu
vietnamien, s’était montré aussi moins docile à respecter les consignes
du souverain ; en 1626, il avait fallu le rappeler à Macao ; il n’était plus
«persona grata».
Au Tonkin, il eut plus de chance; le 19 mars 1627, le navire sur
lequel il avait pris place arrivait au port « près d’une belle ville » ; il y

1 Juifs convertis au catholicisme.


24 Le Vietnam des martyrs et des saints

fit sa première prédication. Le mandarin l’autorisa à planter une croix


au sommet de la colline qui dominait le port. Une procession fut
organisée dont le noyau était formé par les Portugais de l’équipage ;
des Vietnamiens intéressés les accompagnaient. C’était un bon présage
pour le futur apostolat dans le pays.
Ill

LE PÈRE DE RHODES ET LES PREMIERS MARTYRS

Trinh-Trang, le chua d’Hanoï, semblait fort désirer l’amitié des


Portugais ; il avait fait bon accueil au Père Baldinotti ; il reçut tout
aussi bien le Père Marquez et le Père de Rhodes ; prenant prétexte du
livre de mathématiques et de l’horloge à sonnerie que ces derniers lui
avaient apportés en hommage, il les accueillit personnellement pour
discuter avec eux des sciences et des arts de l’Occident, et particulière­
ment du problème des éclipses. Il ne fallait pas être trop ignare en
sciences, en ce temps-là, pour devenir missionnaire en Extrême-
Orient. Le Père Ricci avait montré la voie en Chine.
Trois mois et demi après leur arrivée, le 2 juillet 1627, les mission­
naires ouvraient une église à Hanoï. Les connaissances du Père de
Rhodes en matière linguistique firent merveille. Il lui arriva de prê­
cher quatre ou même six fois par jour, à raison d’une heure pour
chaque conférence. A Noël, il estimait s’être fait entendre par cent
mille personnes au cours de ses divers exposés; le Tonkin entendait
donc parler de Jésus-Christ.
Un auditoire aussi important et sans cesse renouvelé ne pouvait
manquer de susciter au missionnaire des difficultés ; une opposition à
son apostolat commença à se manifester ; dans l’entourage du chua on
trouvait excessive tant de publicité donnée à une doctrine étrangère,
peu compatible avec le confucianisme et opposée au bouddhisme. Le
Père de Rhodes paraissait dangereux dans la mesure même où il se
faisait trop bien comprendre à son auditoire ; les autres missionnaires
ne présentaient pas le même genre de menace.

« La capitale du Tonkin [écrivait plus tard le Père de Rhodes à


l’intention de ses lecteurs d’EuropeJ est une fort grande et belle ville où
les rues sont larges, le peuple innombrable, les murailles longues d’au
moins six lieues. Le roi m’y fit bâtir incontinent une maison et une belle
église ; le bruit s’en répandit dans tout le royaume et le concours du
26 Le Vietnam des martyrs et des saints

« La capitale du Tonkin est une fort grande et belle ville... » (Le lac de Hanoï
et l’Eglise des Martyrs).

peuple fut bientôt si grand que j’étais obligé de prêcher au moins quatre
fois et le plus souvent six fois par jour. Le fruit était tel que, le voyant,
j’avais peine à le croire : une sœur du roi et dix-sept de ses proches
furent baptisés ; plusieurs capitaines de renom et beaucoup de soldats le
furent aussi. La première année le nombre des baptisés atteignit douze
cents ; l’année d’après il y en eut deux mille, et la troisième trois mille
cinq cents. Rien ne m’étonna comme la facilité que je trouvais à
convertir les prêtres des idoles qui, ordinairement, sont les plus obsti­
nés ; j’en baptisais deux cents qui nous aidèrent ensuite incroyablement
à la conversion des autres. »

Le miracle du Japon semblait prêt à se renouveler au Tonkin.

« Le fruit aussi que nous recueillions de nos travaux et de la semence


de la parole de Dieu que nous jetions, était si grand qu’il nous fallait
Le Père de Rhodes et les premiers martyrs 27
prendre deux jours de la semaine pour donner le baptême à ceux qui le
demandaient et ordinairement à vingt et quelquefois à quarante person­
nes entre lesquelles il y avait des gens de condition, même de la maison
du roi. »

Mais le séjour du Père de Rhodes ne devait pas excéder les trois


années dont il a parlé, de mars 1627 à mai 1630. L’opposition qu’il
éveilla tient à des causes multiples : l’une était la morale chrétienne et
ses exigences ; la polygamie était largement répandue dans les classes
dirigeantes ; lorsqu’un noble se convertissait, il devait renvoyer toutes
ses épouses à l’exception d’une seule ; les familles se sentaient lésées ;
une autre cause était le fait que le baptême était administré de préfé­
rence aux mourants à qui les missionnaires voulaient ouvrir sans
attendre les portes du paradis : il existait donc un lien apparent, dans
l’esprit des non-convertis, entre le baptême et la mort qui s’ensuivait ;
en tout temps cela a suscité des difficultés aux missionnaires. Au
Tonkin, on accusa les missionnaires d’être en possession d’une «eau
de mort qui allait dépeupler le royaume et faire le jeu de ses ennemis ».
Dans le cas particulier du Père de Rhodes, on savait qu’il avait
séjourné dans le royaume de Cochinchine, le frère «ennemi » ; la lutte
entre les deux moitiés du Vietnam était en effet chronique ; de temps à
autre, elle revêtait une forme très violente; la tentation était donc
grande d’accuser le Père de Rhodes d’entretenir des correspondances
secrètes avec l’ennemi : n’envoyait-il pas des lettres aux Pères résidant
dans le royaume du Sud ?
Plusieurs édits furent publiés pour interdire aux Tonkinois d’em­
brasser le christianisme ; on parla d’expulser les Pères en mars 1629 ;
sentant ses jours comptés dans la mission, le Père de Rhodes utilisa les
derniers mois qui lui restaient pour constituer les futurs cadres de la
chrétienté : il forma une solide équipe de catéchistes aptes à maintenir
son œuvre en la prolongeant. En mai 1630, le Père de Rhodes fut
expulsé par le même chua qui l’avait accueilli à bras ouverts ; les autres
missionnaires, jugés moins dangereux que lui, purent rester; le nom­
bre des baptisés était alors de 6 700. Le mouvement de conversion se
continua, bien que les Pères aient eu une grande difficulté à parler la
langue du pays ; dix ans plus tard, grâce au bon travail des catéchistes,
on comptait au dire des missionnaires 82 000 convertis.
Le Père de Rhodes resta dix années à Macao, enseignant la théologie
au collège des Jésuites et prêchant aux Chinois de la province de
Canton dont il était loin de posséder la langue aussi bien que le
vietnamien ; dans la ville on le nommait « le Père aux Chinois », mais il
continuait à suivre de très près les deux missions d’Indochine, qui
traversaient des fortunes diverses.
En 1639, le nouveau roi de Cochinchine, Thuong-Vuong, rompit
violemment avec les Portugais et condamna tous les missionnaires au
bannissement ; l’année suivante, comme le Père de Rhodes n’était pas
28 Le Vietnam des martyrs et des saints

portugais, mais français et sujet du Pape, le nouveau visiteur des


missions jésuites d’Extrême-Orient, le Père Rubino, italien lui-même,
décida de l’envoyer remplacer les expulsés. Peut-être le souverain
accepterait-il de l’accueillir ; les 40 000 chrétiens de Cochinchine ne
pouvaient rester longtemps privés de secours spirituels.
De fait, le Père de Rhodes gagna temporairement les bonnes grâces
du chua et eut l’autorisation de rouvrir l’église de la capitale (Sinoa, le
futur Hué). Le jour de Pâques 1640, trois dames de la cour, parentes
du roi, reçurent le baptême ; le nouveau séjour du Père de Rhodes (le
troisième au Vietnam : il avait résidé en 1625-1626 en Cochinchine, en
1627-1630 au Tonkin; et il devait rester de 1640 à 1645 dans le
royaume du Sud) fut coupé de plusieurs absences, à Macao et aux
Philippines, dans le but de désarmer les méfiances. Durant ces cinq
années, le Père s’appliqua de préférence à la formation des catéchistes
destinés à devenir les permanents de la mission, puisque la situation
des Jésuites semblait devoir rester assez précaire. Il les envoyait en­
suite par groupes — «en escadrons» comme il dit — fonder des
chrétientés dans les diverses parties du royaume.
Thuong-Vuong recevait volontiers la visite du missionnaire avec qui
il parlait de sciences et de mathématiques ; mais il voyait d’un mauvais
œil son activité pastorale et les progrès du catholicisme ne lui plai­
saient guère.
En juillet 1644, le gouverneur de la province de Cham (Quang-
Nam) arrêta dans la maison du Père un catéchiste de 19 ans, André
Trung, le principal collaborateur du missionnaire; il le condamna à
mort sur le champ; les supplications du Père de Rhodes n’y firent
rien ; André fut décapité ; le Père fit transporter son corps à Macao et
emporta ensuite sa tête à Rome, comme une relique. En 1652, il devait
publier une relation de son martyre : La glorieuse mort d'André, caté­
chiste de la Cochinchine, qui a le premier versé son sang pour la querelle de
Jésus-Christ en cette nouvelle Lglise. L’édition française fut publiée
l’année d’après à Paris (1653). Il faut citer ici quelques lignes de ce
texte qui inaugure le Martyrologe vietnamien, l’un des plus riches de
toute l’histoire de l’Eglise :

« Quand André me vit, après qu’on lui eut annoncé son arrêt de mort,
il entra dans de merveilleux transports de joie. Il disait à tous les
chrétiens qui le vinrent visiter tout ce que leur eût dit saint Laurent
quand il était prêt à être grillé. Il se confessa, se mit en prière, dit adieu
à tous et suivit allègrement une compagnie de quarante soldats qui le
conduisirent en un champ à une demi-lieue de la ville. Je fus toujours à
ses côtés et à peine pouvais-je le suivre tant il allait vite encore qu’il fût
chargé d’une échelle fort pesante [c’est la cangue que, faute d’un mot
équivalent, les missionnaires d’alors nommaient ainsi]. Quand il fut
arrivé au lieu destiné à son triomphe, il se mit à genoux pour combattre
avec plus de courage. Les soldats l’environnèrent. Ils m’avaient mis
hors de leur cercle, mais le capitaine me permit d’entrer et de me tenir
Le Père de Rhodes et les premiers martyrs 29
près de lui. Il était ainsi à genoux en terre, les yeux élevés au ciel, la
bouche toujours ouverte et prononçant le nom de Jésus.
Un soldat, venant par derrière, le perça de sa lance laquelle sortit par
devant au moins de deux palmes. Lors, le bon André me regarda fort
aimablement comme me disant adieu. Je lui dis de regarder le ciel où il
allait entrer et où Notre Seigneur Jésus-Christ l’attendait. Il leva les
yeux en haut et ne les en détourna plus. Le même soldat, ayant retiré sa
lance, l’enfonça une seconde fois puis une troisième comme lui cher­
chant le cœur. Cela ne fit pas seulement trembler le courageux jeune
homme, ce qui parut combien admirable. Enfin un autre soldat, voyant
que trois coups de lance ne l’avaient point jeté à terre, lui donna de son
cimeterre contre le col. Mais n’ayant rien fait, il asséna un autre coup
qui lui coupa tellement le gosier que la tête tomba sur le côté droit, ne
tenant plus que par un peu de peau. J’entendis fort distinctement que,
en même temps que la tête fut séparée du col, le sacré nom de Jésus qui
ne pouvait plus sortir de sa bouche sortit de sa plaie, et en même temps
que l’âme vola au ciel, le corps tomba en terre. »

Le supplice du catéchiste était un avertissement très clair ; le Père


de Rhodes fut interné lui-même quelques jours, puis on le relâcha,
mais en le surveillant attentivement ; le missionnaire crut cependant
qu’il pouvait essayer de reprendre son ministère secrètement, visitant
de nuit les chrétiens.
Il a raconté les circonstances de son arrestation avec huit de ses
catéchistes, sur une jonque, alors qu’il tentait de se rendre au nord de
la Cochinchine, près de la frontière tonkinoise, pour y visiter les
communautés chrétiennes ; c’était trois jours avant la fête de la Pente­
côte en 1645 ; puis il rend compte de la suite des événements :

«Quelques jours après notre prise, l’on parla de moi au Conseil. Le


Roi de sa propre bouche me condamna à avoir la tête tranchée et
ordonna que cela se fit sans délai et le même jour. Hélas ! voilà bien ce
que j’avais si longtemps désiré de toute l’étendue de mon cœur... L’on
se disposait déjà à exécuter le commandement du Roi en me tranchant
la tête, lorsque par un malheur extrême l’un de mes bons amis, me
voulant servir, me rendit le plus mauvais office que je pouvais craindre
du plus grand de mes ennemis... »

La condamnation à mort fut commuée en une sentence royale de


bannissement à perpétuité ; elle fut exécutée à quelque temps de là :

« Ce fut le 3e de juillet 1645 que je quittai de corps la Cochinchine, mais


certes non pas de cœur, aussi peu que le Tonkin ; à la vérité, il est entier
en tous les deux, et je ne crois pas qu’il en puisse jamais sortir. »

Son activité postérieure le prouve à l’évidence; en attendant, les


deux parties du Vietnam lui étaient désormais fermées et il ne pouvait
^»♦w 30 Le Vietnam des martyrs et des saints

«... les caractères chinois, trop nombreux... » (Vieil écrivain).


Le Père de Rhodes et les premiers martyrs 31

compter y rentrer de sitôt. Parmi les catéchistes arrêtés en même


temps que lui, deux, Ignace et Vincent, furent condamnés à mort et
eurent la tête tranchée le jour anniversaire de la mort d’André, leur
cadet. Les autres subirent la mutilation ; on leur coupa à chacun un
doigt: «Je suis resté seul sans avoir reçu sur mon corps aucune
marque de Jésus-Christ», conclut tristement le Père de Rhodes. Son
intention était de continuer à travailler de toutes ses forces en faveur
des chrétiens qu’il laissait derrière lui.

Au Père de Rhodes revient la paternité du quoc-ngu, la transcription


du vietnamien en caractères romains qui est devenue l’écriture natio­
nale à l’époque moderne. Il n’est pas seul à y avoir travaillé; il a
systématisé un procédé utilisé avant lui par les Pères Gaspard de
Amaral et Antoine Barbosa qui résidèrent au Tonkin de 1635 à 1639 ;
les deux Jésuites sont morts respectivement en 1639 et 1646. Au
premier l’on doit un Dictionnaire Annamito-portugais, au second son
répondant, le Dictionnaire Portugais-annamite-, deux œuvres au­
jourd’hui perdues.
Les premiers missionnaires, désireux de transmettre leurs connais­
sances linguistiques à ceux de leurs confrères qui arrivaient au pays
transcrivaient spontanément les sons qu’ils entendaient dans le type
d’écriture qui leur était familier; de même faisaient-ils lorsqu’ils
devaient composer leurs sermons et pour la traduction d’éléments
de catéchisme ou d’extraits de la vie des saints ; de cette manière
ils se relisaient plus facilement qu’en utilisant les caractères chinois
trop nombreux. Ce qui revient en propre au Père de Rhodes, c’est
d’avoir inventé le système compliqué d’accents qui permettent de
découvrir à la lecture la manière de prononcer le vietnamien dont les
nuances sont très subtiles. Le quoc-ngu resta pratiquement réservé à
la minorité chrétienne jusque vers la fin du XIXe siècle. Les boud­
dhistes et les confucianistes d’une part, l’administration de l’autre
sont restés longtemps fidèles à l’écriture chinoise adaptée ; les œuvres
littéraires non chrétiennes ont été ainsi écrites. C’est dans les cent
dernières années que le quoc-ngu est devenu l’écriture officielle du
pays.
Le point de départ du nouveau système d’écriture se trouve dans les
deux œuvres que le Père de Rhodes fit paraître à Rome en 1651 : son
Dictionnaire Annamite-portugais-latin, comportant en appendice une
«Courte illustration de la langue annamite ou tonkinoise» qui est une
synopse de la grammaire vietnamienne ; la seconde œuvre est le Caté­
chisme pour ceux qui veulent recevoir le baptême, expliqué en huit jours.
Cet écrit a été composé pour un lecteur vietnamien, familier avec la
culture de son pays ; il contient des proverbes, des mots amusants, des
anecdotes destinées à faire comprendre la doctrine chrétienne.
Le système de transcription du Père de Rhodes est demeuré prati­
quement inchangé aux XVIIe et XVIIIe siècles ; il connut ensuite une
32 Le Vietnam des martyrs et des saints

légère évolution au XIXe siècle pour mieux s’adapter aux modifica­


tions survenues dans la langue et la prononciation. Le Jésuite a rendu
un service inappréciable à la culture du pays qui était devenu le sien
par choix.
IV

UN CLERGÉ AUTOCHTONE

De Macao où il avait été expédié «manu militari», le Père de


Rhodes fut envoyé à Rome par ses supérieurs ; n’ayant qu’un espoir
très limité de voir se rouvrir les portes de l’un des deux royaumes
vietnamiens, le Jésuite prit le chemin de l’Ouest avec le titre de
procureur de la mission ; l’édit qui l’avait expulsé spécifiait que le
capitaine portugais qui aurait l’audace de le débarquer à nouveau dans
un port de Cochinchine aurait lui-même la tête tranchée, mesure
dissuasive s’il en est.
La chrétienté du Vietnam semblait cependant promise à un grand
avenir et il fallait continuer à y envoyer des missionnaires, quel que
soit le prix que l’on dût y mettre.

« La mission du Tonkin est la meilleure de toutes celles qui existent


dans cet Orient [écrivait le Visiteur Jésuite au Général, Vincent Caraffa].
Votre Paternité peut croire ce que j’affirme là ; je parle d’après l’expé­
rience de longues années dans les missions de l’Inde».

En peu d’années en effet, s’était formée, de rien, une chrétienté


numériquement importante et dont la qualité se révélait excellente,
même si les chiffres envoyés en Europe ont été quelque peu majorés
pour être plus impressionnants. Les chrétiens continuaient à se multi­
plier à un rythme rapide : au Tonkin, on estimait leur nombre à 82 000
en 1640 ; cinq ans plus tard, le chiffre de 190 000 était proposé par les
missionnaires jésuites, mais il devait inclure les convertis des deux
royaumes : Tonkin et Cochinchine.
De toute manière, il était évident que les missionnaires venus
d’Europe ne seraient jamais qu’une poignée ; on ne pouvait espérer
faire admettre la présence d’un grand nombre d’étrangers ; et ces
quelques ouvriers ne pourraient se maintenir qu’à grand-peine, au gré
des fluctuations de la politique extérieure, en vertu d’une simple
34 Le Vietnam des martyrs et des saints

tolérance de la part des souverains qui se succéderaient ; le problème


de l’encadrement de la chrétienté se posait donc de façon impérative.
Les catéchistes ne pourraient suffire, s’ils restaient tels, quelque par­
faite que fût leur formation ; les fidèles avaient besoin de prêtres qui
leur confèrent les sacrements autres que le baptême.
Le problème n’était pas propre au Vietnam ; il se posait dans toutes
les missions d’Extrême-Orient, sauf dans les colonies portugaises et
espagnoles. En 1638, le Japon avait été fermé complètement aux
étrangers; les Japonais eux-mêmes n’avaient plus la possibilité de
sortir de leur pays. En 1640, un navire de Macao essaya de se rendre
compte expérimentalement du sérieux des mesures prises : le capitaine
portugais et son équipage furent exécutés ; quelques marins, épargnés,
reçurent mission de rapporter à leurs compatriotes ce qui s’était passé
et de leur signifier que le souverain nippon ne ferait ni quartier ni
exception pour qui que ce soit.
Le Père de Rhodes rentrait en Europe après une longue absence,
fort de son expérience du Vietnam et de la Chine vue depuis Macao...
Il était résolu à faire tout le nécessaire en vue de la création et du
développement d’un clergé autochtone. En Europe, il va se faire
l’apôtre d’une idée : l’accession rapide des Vietnamiens au sacerdoce,
même si leur formation théologique doit rester élémentaire.
La situation de la chrétienté était saine. A l’instar du Père Ricci en
Chine, du Père de Nobili en Inde, le Père de Rhodes s’était bien
gardé d’européaniser dans le but de convertir. Au contraire, il s’était
mis à la recherche de ce qui, dans les usages religieux et les mœurs
des Vietnamiens, pourrait être préparation au christianisme ; son am­
bition était d’introduire l’Evangile sans bouleverser le milieu social
dans la mesure où celui-ci était compatible avec la foi nouvelle; il
entendait respecter le plus possible la culture, la structure familiale,
les habitudes. Les pierres d’attente ne manquaient pas; à titre
d’exemple, choisi entre bien d’autres, ne pourrait-on pas citer ces re­
commandations attribuées à Nguyên Trai, conseiller de l’empereur
LêThai To avant l’année 1434? Il y prêche aux jeunes la piété à
l’égard de tous les souffrants:

« Aie pitié de ceux qui s’enfuient dans toutes les directions.


Aie pitié de ceux qui sont perdus, de ceux qui sont abandonnés.
Aie pitié de ceux qui serrent contre eux leurs petits.
Aie pitié des anciens, des vieux qui n’ont plus de maison, qui sont
dans le besoin.
Aie pitié des veufs et des veuves, des orphelins, des isolés.
Aie pitié de ceux qui sont couchés au bord de la route, gémissant,
mourant de faim et de soif.
Si tu vois quelqu’un que tenaille la faim ou que la soif parcheminé,
aie pitié de lui.
S’il a froid, donne-lui un vêtement ; s’il a faim, donne-lui à manger.
Aie pitié des gens, comme s’ils étaient tes propres parents,
Un clergé autochtone 35

«... Son ambition était d’introduire l’Évangile sans bouleverser le milieu


social...; il entendait respecter le plus possible la culture...» (L’église de
Phat-Diem).

Parce qu’ils sont venus ici, chassés par quelque calamité que tu ne
connais pas.
Porte-leur un peu d’argent, un bol de riz,
Et dis : C’est vraiment bien peu de chose, juste de quoi vous aider un
peu;
Nous avons le bonheur de nous trouver dans une région épargnée par
le fléau,
Il serait honteux de rester insensible aux malheurs et aux peines des
autres. »

Lorsque le Père de Rhodes rentre en Europe, trois catéchistes


vietnamiens ont donné leur vie en témoignage de l’Évangile ; il vient
faire entendre l’appel des Eglises naissantes et parler d’eux ; ¡’institu­
tion des catéchistes telle qu’il l’a développée au Tonkin, puis dans le
royaume du Sud, est la clé de voûte de la chrétienté.
36 Le Vietnam des martyrs et des saints

Prêcher l’Évangile par personne interposée a été une nécessité pour


les premiers missionnaires ; mais les interprètes sont des écrans, plus
que des moyens de communication ; ils ne sont pas engagés dans la
vérité qu’ils font connaître au même titre que les porteurs de la
Parole ; ils se contentent de traduire.
Le catéchiste selon le cœur du Père de Rhodes est au contraire tout
donné à sa tâche ; il exerce l’ensemble des fonctions qui ne requièrent
pas absolument le sacerdoce ; sa consécration est aussi totale et pro­
fonde que celle du prêtre. Dans le plan du Jésuite, le groupe des
catéchistes forme une communauté religieuse, ils pratiquent la pau­
vreté, la chasteté et l’obéissance et se rendent entièrement disponibles
pour le Royaume.
Le tout premier catéchiste au Tonkin avait servi durant dix-sept ans
dans un temple bouddhique ; converti par le Père de Rhodes, il quitta
tout pour le suivre et reçut au baptême le nom de François ; vivant
avec le Jésuite, il adopta un type d’existence quotidienne calqué sur la
sienne. D’autres se joignirent à lui et, au bout de quelques mois, il
était devenu le supérieur d’un groupe de quatre autres catéchistes.
Au moment du départ forcé de Hanoï, le Père fit faire à chacun
d’eux devant l’assemblée des fidèles dans l’église, la promesse de
garder le célibat, de mettre en commun ce qu’ils pourraient recevoir
des fidèles en aumône, sans garder de pécule, et d’obéir à celui qui
serait désigné par les missionnaires pour être leur supérieur. L’enga­
gement avait été précédé par une sorte de noviciat et d’initiation
théologique, un temps de formation doctrinale, de sorte que ces
catéchistes ressemblaient à des novices ou à des scolastiques de la
Compagnie de Jésus. Dans les années suivantes, et les décennies qui
s’écoulèrent après l’arrivée des prêtres des Missions étrangères, l’orga­
nisation devait aboutir à ce qui sera la « Maison de Dieu » ; tous ceux
qui sont au service direct de l’Évangile, missionnaires, prêtres autoch­
tones, catéchistes, instituteurs, jeunes en formation se préparant au
sacerdoce, forment une vaste famille sous la direction du Vicaire
apostolique. La mission assure la vie temporelle du groupe ; personne
ne reçoit de rétribution : le modèle est l’Eglise des Apôtres, la pre­
mière communauté de Jérusalem

Arrivant à Rome au début de 1649, le Père de Rhodes est déterminé


à faire tout son possible pour assurer l’avenir de la chrétienté du
Vietnam à laquelle il s’est identifié ; il mène de front les pourparlers au
bénéfice de la chrétienté, l’impression de son Dictionnaire et de son
Catéchisme. A l’intention de Massari, nouveau secrétaire de la Congré­
gation pour la Propagation de la foi, il rédige un mémoire sur la
situation de l’Église qu’il a laissée derrière lui.
Il y explique que la chrétienté représente environ 300 000 fidèles (en
prenant pour base les estimations précédentes mises à jour en fonction
du taux moyen des conversions, ce qui a pour résultat une grande
Un clergé autochtone 37

imprécision dans le chiffre avancé), l’équivalent de celle du Japon


avant le déchaînement des grandes persécutions. Le rythme de crois­
sance est d’environ 15 000 par an ; il y a donc un besoin immense de
prêtres : 300 ou 400 peut-être ; c’est une folie que de songer pouvoir
introduire des étrangers en si grand nombre ; on aboutirait à une
expulsion en masse et à une persécution sans merci et les espérances de
fonder une nouvelle Eglise s’évanouiraient.
De même, le Père Cabrai, Visiteur de la mission, avait écrit de
Macao au Général de la Compagnie de Jésus dans un rapport qui
parvenait à Rome à la même époque (la date de rédaction est le
12 octobre 1647) :

«C’est une nation oit la loi du Christ semble s’adapter à leur natu­
rel... Il y a grand espoir d’un magnifique accroissement... Toutefois,
pour la conservation de cette chrétienté, il faut que les Pères agissent
avec précaution, qu’ils évitent les grandes assemblées publiques, et
qu’ils s’adaptent pour l’habit, les constructions et tout le reste, autant
qu’il se peut, aux usages du pays...
Il importe aussi qu’on choisisse bien les sujets à envoyer et qu’on ne
les envoie que petit à petit, sans aucun éclat. Bien que la chrétienté soit
en paix, les choses des gentils n’ont jamais de persistance... »

Pour le Père de Rhodes la conclusion était absolument évidente, elle


s’imposait : il fallait créer le plus rapidement possible un clergé au­
tochtone. Puisque les catéchistes étaient déjà prêts et formés, pour­
quoi ne pas les ordonner prêtres ? Leur vie est déjà une vie consacrée.
En leur temps les Apôtres ont procédé rapidement à l’ordination de
leurs successeurs. Pas de prêtres sans évêques; il y avait déjà deux
évêques résidentiels en Extrême-Orient, à Malacca et à Macao (quand
les sièges n’étaient pas vacants, ce qui arrivait) ; mais ce qu’il fallait au
Vietnam, c’était des évêques missionnaires, munis des pouvoirs indis­
pensables pour fonder réellement la nouvelle chrétienté et agissant de
façon discrète.
Le Jésuite n’envisageait pas encore l’affranchissement complet à
l’égard du patronage du roi de Portugal ; ce type d’indépendance des
missions ne lui semblait pas absolument nécessaire.
Les souverains du Portugal et de l’Espagne, les deux grandes na­
tions catholiques que leur puissance maritime avait dotées d’un em­
pire colonial, avaient en effet des visées missionnaires qui doublaient
leurs ambitions d’ordre politique et commercial. Conformément au
modèle médiéval de la chrétienté, l’expansion de la souveraineté tem­
porelle ne pouvait se concevoir sans la diffusion de la foi chrétienne ;
c’était pour ces souverains une obligation morale, non le voile de
sentiments moins avouables ou un justificatif de crimes contre l’huma­
nité, comme des historiens l’ont prétendu par la suite.
Les deux souverains de la péninsule ibérique avaient donc assumé,
38 Le Vietnam des martyrs et des saints

avec l’approbation du Saint-Siège, la tâche évangélisatrice dans les


terres qu’ils avaient soumises, prenant à leur charge le soin des mis­
sions et l’organisation des nouvelles Églises; un droit de patronage
leur avait été reconnu officiellement.
Ainsi le roi d’Espagne, comme celui de Portugal, se sentait-il res­
ponsable d’une moitié du monde, selon la ligne de séparation définie
par la fameuse bulle d’Alexandre VI (1493); les deux souverains
jouissaient de pouvoirs canoniques correspondants: serviteurs de la
chrétienté pour la propagation de la foi, leurs droits étaient reconnus
par Rome pour l’établissement et l’administration des Églises dans les
terres nouvellement découvertes et ouvertes à l’Occident.
Mais de nombreux inconvénients étaient nés de cet état de choses
qui liait la pénétration chrétienne à une action d’ordre temporel ou à
une conquête de la part de puissances politiques. En Extrême-Orient,
commerce, politique, culture interféraient sans cesse avec la diffusion
de la foi ; les confusions qui en résultaient pouvaient avoir des consé­
quences désastreuses.
L’Extrême-Orient, moins l’archipel des Philippines, relevait en
principe du Portugal ; l’orientation de la politique portugaise allait
dans le sens de la création de comptoirs commerciaux, plutôt que de
conquêtes politiques. La cour de Lisbonne assurait le transport des
missionnaires, en fixait le nombre, exigeait qu’ils adoptent la nationa­
lité portugaise ; ils devaient prêter serment au Roi. Dans leur aposto­
lat, ils dépendaient des évêques résidentiels portugais des Indes, de
Malacca ou de Macao ; les supérieurs religieux des missions devaient,
en règle générale, être portugais.
L’Eglise ne possédait donc pas ses coudées franches ; la pénétration
chrétienne dans les pays où l’on se méfiait des Portugais (tout en
utilisant leurs bons services) était rendue difficile et même équivoque.
A Rome, après la conclusion du Concile de Trente, les Papes ont
créé divers organismes de gouvernement pour les seconder plus effica­
cement dans leur tâche ; la Congrégation pour la Propagation de la foi
fut fondée tardivement, le 6 janvier 1622. Le travail était auparavant
assuré par les diverses Congrégations antérieurement mises en place,
chacune pour l’aspect particulier qui la concernait dans l’œuvre mis­
sionnaire; mais il y avait intérêt à disposer d’un organisme plus
spécifique qui centralise les problèmes.
Grégoire XV accorda au nouveau dicastère de larges pouvoirs et une
grande liberté d’action ; pour l’administration ordinaire du gouverne­
ment des missions, les consignes étaient d’aller de l’avant avec résolu­
tion ; pleins pouvoirs lui étaient accordés en principe pour organiser la
tâche des missionnaires, pour les choisir. Le Pape demandait à la
nouvelle Congrégation d’adapter son gouvernement selon les circons­
tances et les nécessités.
Cinq années plus tard, le 1er août 1627, une bulle érigeait un collège
international destiné à la formation d’une élite de prêtres autochtones
Un clergé autochtone 39

venus de l’Inde, de l’Ethiopie, du Proche-Orient ; ses débuts furent


modestes : il comptait seulement une quarantaine d’élèves lorsque le
Père de Rhodes revint d’Extrême-Orient.
En 1628 un mémoire de François Ingoli, premier secrétaire de la
nouvelle Congrégation (il le sera de 1622 à 1649, vingt-sept années)
prônait la formation d’un clergé autochtone qui ne serait pas seule­
ment l’auxiliaire du clergé européen, mais serait destiné à le remplacer
dès que possible. Le secrétaire jugeait nécessaire également la création
de nouveaux diocèses dans les terres de mission et l’établissement à
leur tête, dès que possible, d’évêques originaires du pays; cela ne
présentait pas de difficultés dans les Eglises du Proche-Orient de rite
oriental, qui étaient de très anciennes chrétientés avec leurs tradi­
tions ; la difficulté était plus grande dans les territoires de mission.
Ingoli conseillait également l’envoi de nonces destinés à représenter le
Saint-Siège dans toutes les régions où les missionnaires étaient à
l’œuvre, afin d’assurer une meilleure application des instructions pon­
tificales.
Au long d’un autre mémoire, datant probablement de l’année 1644
et rédigé sous une forme concise en douze paragraphes, le secrétaire de
la Congrégation des missions s’en prenait au patronat royal concédé
aux couronnes d’Espagne et de Portugal ; il l’accusait d’entraver l’ac­
tion morale du clergé, d’empiéter sur le domaine spirituel, de ne pas
remplir les charges liées à l’exercice des privilèges reconnus par le
Pape, de s’opposer enfin à l’ordination de prêtres autochtones.
Les propositions du Père de Rhodes, on le voit, étaient assurées de
rencontrer un terrain favorable ; elles rejoignaient les désirs et souhaits
de celui qui avait été l’âme de la Congrégation et qui venait de
disparaître ; l’orientation de l’organisme romain était nettement dessi­
née; il avait déjà agi dans le sens d’une limitation des pouvoirs
reconnus au patronat, et il s’était efforcé de prendre réellement en
mains la direction des missions. Depuis sa création, la Congrégation
avait fondé quarante-six missions nouvelles et les avait fait confier à un
groupe de trois cents religieux qui avaient reçu des directives précises.
Mais la Congrégation pour les missions n’est pas à elle seule toute la
Curie romaine ; le Pape lui-même devait tenir compte d’autres élé­
ments dans la définition de sa politique missionnaire : il ne pouvait
faire abstraction de la pression exercée par les gouvernements espa­
gnol et portugais, et, dans les milieux romains, de nombreux courants
pouvaient influencer ses décisions dans un autre sens que celui qu’au­
rait désiré voir adopter François Ingoli.
DES ÉVÊQUES POUR LE VIETNAM

La première déception du Père de Rhodes fut de devoir entamer des


négociations juste au lendemain de la mort de François Ingoli. Celui-ci
s’est éteint le 24 avril 1649. Une personnalité de cette stature ne se
remplace pas du jour au lendemain.
Le nouveau secrétaire Massari, nommé le 30 août, étudia les mé­
moires du Père de Rhodes lorsque ceux-ci furent achevés ; la Congré­
gation pour la Propagation de la foi en adopta les conclusions et fit
remettre le document au pape Innocent X (26 septembre 1650). Celui-
ci fut impressionné par la lecture du texte, mais demanda des éclaircis­
sements et de plus amples détails sur la mission du Vietnam; il
ordonna même de dresser une liste de candidats à l’épiscopat.
Le Père de Rhodes vit longuement chacun des membres de la
Congrégation et répondit à leurs questions dans le plus grand détail.
Le résultat des conversations fut une supplique présentée le 4 juillet
1651. En réponse à celle-ci, la Congrégation proposa un plan au Saint-
Père le 1er août : l’envoi en Annam d’un patriarche; celui-ci nomme­
rait deux ou trois archevêques « in partibus infidelium » ; autour d’eux
se grouperaient une dizaine d’évêques ; ce serait donc une quinzaine
de Vicaires apostoliques que le Saint-Siège enverrait directement, par­
dessus la tête du roi de Portugal.
La requête était trop ambitieuse. Le plan effraya Innocent X, car il
risquait de provoquer une réaction violente de la part des gouverne­
ments de la péninsule ibérique, qui serait préjudiciable aux autres
missions : il n’y avait pas que le Vietnam ! La Compagnie de Jésus
d’autre part n’avait aucunement le désir d’affronter en une épreuve de
force le patronat portugais: toutes ses missions étaient solidaires et
risquaient de pâtir d’un conflit généralisé ; mécontenter le roi d’Espa­
gne ou de Portugal pouvait déclencher des réactions en chaîne fort
fâcheuses, de l’Amérique à l’Asie.
Le Père de Rhodes était jésuite lui-même ; lorsque la Congrégation
42 Le Vietnam des martyrs et des saints

des missions le proposa pour l’épiscopat vers la fin de 1651 (si l’on ne
pouvait avoir une quinzaine de Vicaires apostoliques, on en aurait au
moins un !), il crut devoir refuser : il fit valoir que ses confrères - des
Portugais pour la plupart dans les missions d’Extrême-Orient - ne
reconnaîtraient pas les pouvoirs qui lui viendraient directement du
Saint-Siège, à cause de leur incompatibilité avec le droit de patronat.
Mais ce qu’il ne pouvait faire lui-même, un autre pourrait le tenter.
Il présenta une supplique au Pape demandant la nomination d’un
unique évêque pour la chrétienté du Vietnam (6 mai 1652).
Innocent X alerté sur les difficultés possibles ne donna pas suite à la
requête ; l’affaire prenait donc mauvaise tournure.
Même la Congrégation des missions se rendait compte des aspects
négatifs des solutions proposées et des conséquences qui résulteraient
d’un affrontement direct : le financement des missions reposait pres­
que intégralement sur l’Espagne et le Portugal.

Afin de se ménager, en ce domaine délicat, une plus grande indé­


pendance, il fut décidé que le Père de Rhodes se rendrait en France
pour tâcher d’y susciter un mouvement d’intérêt en faveur des mis­
sions du Vietnam ; le nerf de la guerre contre le patronat était d’abord
la création d’une source de revenus indépendante.
A l’automne de l’année 1652, le Père de Rhodes débarqua à Mar­
seille ; il y travailla tout aussitôt à faire publier son Histoire du royaume
du Tonkin et des grands progrès que la prédication de l'Evangile y a faits...
depuis l'année 1627 jusqu'à l'année 1646. Deux éditions parurent coup
sur coup : l’une en latin, l’autre dans la traduction française qu’en fit le
Père Henri Albi.
Dans le même temps le libraire parisien Sébastien Cramoisy mettait
sous presse une Relation des progrès de la foi au royaume de Cochinchine
(1652), l’ouvrage complémentaire concernant le royaume du Sud. Les
catholiques français qui avaient lu ces deux livres étaient prêts à faire
au Père de Rhodes un accueil chaleureux à son arrivée dans la capitale
le 28 janvier 1653.
Premier résultat de sa présence et de son action : l’éveil de vocations
missionnaires parmi les jeunes étudiants de son Ordre qui faisaient
leurs études au Collège de Clermont (actuellement Louis le Grand) ;
dans les deux années suivantes, trente jeunes Jésuites demandèrent et
obtinrent la permission de partir pour les missions d’Asie.
Le Père de Rhodes fut aussi invité par le Père Bagot à donner un
exposé devant un groupe de jeunes séculiers, clercs et laïcs, dont il
s’occupait avec sollicitude ; ces jeunes faisaient partie de l’Aa (Associa­
tion d’Amis), élite d’anciens élèves, dérivée des Congrégations maria­
les existantes dans les divers collèges des Jésuites ; à Paris ils avaient
un foyer rue Coupeau depuis l’année 1652 ; ils allaient bientôt en
ouvrir un second rue Saint-Dominique en 1655.
Ce que raconta le missionnaire, ce qu’il dit sur les besoins des
Des évêques pour le Vietnam 43

missions du Vietnam suscita au sein du groupe une réponse enthou­


siaste ; tous les « Bons amis » de la rue Coupeau offrirent leurs services,
comme missionnaires ou comme Vicaires apostoliques. Dans le
groupe, le Père Bagot en désigna trois qui lui semblaient plus aptes à
devenir évêques missionnaires : François de Laval, alors archidiacre
d’Evreux, François Pallu, chanoine de Saint-Martin de Tours, et
Pierre Piques, de Paris, bachelier en théologie ; les autres pourraient
partir comme prêtres séculiers missionnaires ; ils aideraient les Vicai­
res apostoliques à créer un clergé vietnamien. On prévoyait que tous
seraient rattachés par un lien quelconque à la Compagnie de Jésus
dont ils se sentaient solidaires comme anciens élèves et membres des
Congrégations mariales.
Cette dernière disposition devait déplaire fort à la Congrégation
pour les missions à Rome ; elle s’était assigné pour but de rendre au
Saint-Siège la pleine et immédiate direction des missions, en limitant
les droits de patronat ; ce n’était pas pour remplacer le roi de Portugal
par le Général de la Compagnie de Jésus.
D’ailleurs, à Rome, l’affaire n’était pas mûre, car Innocent X avait
adopté une politique de ménagement à l’égard de l’Espagne et du Por­
tugal. La proposition parisienne transmise par le Père de Rhodes ne
pouvait aboutir immédiatement et sous sa forme originelle. Il semble
même que le Père de Rhodes fût jugé un peu trop entreprenant ; il fut
envoyé en Perse en 1654.
En France, les Bons Amis ne se laissèrent pas décourager par la
froideur de l’accueil fait à leur proposition. Au contraire, la Compa­
gnie du Saint-Sacrement s’était emparée de l’affaire et entendait bien
la faire aboutir un jour. Cette association secrète, composée de prêtres
et de laïcs appartenant aux classes les plus influentes de la société,
avait des filiales dans quarante villes du royaume ; elle bénéficiait de
hautes relations ; ses objectifs étaient de promouvoir toutes les entre­
prises liées à la Réforme catholique.
L’intervention de la Compagnie du Saint-Sacrement en faveur des
missions du Tonkin et de la Cochinchine devait en fin de compte se
révéler décisive, mais après plusieurs années seulement, et sous le
pontificat suivant ; les jeunes prêtres conquis par le projet s’occupè­
rent eux-mêmes des négociations à Rome ; leur persévérance allait être
récompensée.
Ainsi en 1656, une jeune prêtre breton du groupe, Vincent de
Meur, se décide à se rendre en personne à Rome ; il invite François
Pallu à l’accompagner. Le voyage a plusieurs buts: les deux amis
prennent leur temps, s’arrêtant en chemin en maintes villes du Sud-
Est pour créer des filiales de l’Aa ; des compagnons de la rue Coupeau
les rejoignent et ils sont cinq à parvenir à Rome le 3 juin 1657.
Le nouveau secrétaire de la Congrégation pour la Propagation de la
foi est Monseigneur Alberici ; il était entré pleinement dans les inten­
tions d’Ingoli. Une audience pontificale fut accordée au groupe le 17
44 Le Vietnam des martyrs et des saints

juillet et le Pape encouragea les jeunes Français à ne pas se laisser


arrêter par les difficultés.
Les négociations devaient être longues, car la position de la Congré­
gation des missions entre le patronat portugais et le Général de la
Compagnie de Jésus était difficile ; un sixième prêtre français vint
rejoindre le groupe à Rome le 18 novembre: Pierre Lambert de la
Motte ; c’est lui qui devait rester avec François Pallu pour poursuivre
les négociations quand les compagnons auraient regagné la France.
Ce n’est pas ici le lieu de raconter le détail de celles-ci. Pallu et
Lambert de la Motte reçurent leurs bulles épiscopales le 29 juillet
1658. Pallu pour le Tonkin et les provinces chinoises limitrophes,
Lambert de la Motte pour la Cochinchine et d’autres provinces chinoi­
ses. Un troisième évêque, non encore désigné, devait être installé à
Nankin avec la charge de la Chine orientale, de la Tartarie et de la
Corée; ce fut Ignace Cotolendi, de Marseille. L’un des premiers
compagnons de la rue Coupeau, François de Laval, venait d’être
nommé à la suite d’une négociation indépendante Vicaire apostolique
pour la Nouvelle-France en Amérique du Nord.
Les nouveaux évêques reçurent pour directives de :
1. Créer un clergé autochtone.
2. S’adapter aux mœurs et coutumes du pays, en évitant de s’ingérer
dans les affaires politiques.
3. Se référer à Rome pour toute affaire ; en particulier de ne pas
procéder au sacre d’évêques sur place sans un mandat spécial de la
Congrégation pour les missions.

Ces dernières directives devaient limiter considérablement la liberté


de manœuvre des Vicaires apostoliques et annuler en partie le bénéfice
des autres. Les distances à franchir, la lenteur des consultations et des
réponses, la difficulté à faire bien saisir tous les aspects d’un problème
donné, avec un tel écart culturel, étaient autant d’obstacles à la solu­
tion des difficultés ; les hommes de la Congrégation pour la Propaga­
tion de la foi à Rome, a fortiori les membres des autres dicastères,
n’avaient aucune connaissance personnelle de l’Extrême-Orient. Une
volonté de contrôle direct trop étroit à l’autre bout du monde a freiné
l’élan missionnaire et l’initiative des évêques.
Pour mettre en place un clergé autochtone, les missionnaires de­
vraient ouvrir des écoles, former des jeunes, leur enseigner la doctrine
chrétienne, leur apprendre le latin, langue de la liturgie et de la
théologie. En soi, cette dernière nécessité n’avait rien d’étrange ; les
lettrés de Chine et du Vietnam peinaient de longues années sur les
caractères de leur propre écriture et les subtilités de la langue manda­
rine dont le peuple ne se servait pas ; partout où, en Extrême-Orient,
l’islam avait pris racine, il fallait apprendre l’arabe pour lire le Coran.
L’apprentissage du latin ne requérait pas des candidats au sacerdoce
un effort inouï et sans précédent ; ce n’est pas là que se situait
Des évêques pour le Vietnam 45

l’obstacle principal à l’expansion missionnaire (l’islam en fournirait la


contre-épreuve) mais dans les exigences morales de l’Évangile, en
particulier la morale conjugale.
Les consignes allaient dans le sens d’un respect scrupuleux de la
culture et de la vie sociale au Vietnam et en Chine (les pouvoirs des
Vicaires apostoliques s’étendaient en théorie jusqu’à la Corée et la
Tartarie) :

« Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre


ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à
moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la
morale».

Le contraire de ce qu’avaient fait les Portugais à Goa et à Macao et


l’opposé de qu’avaient fait les Espagnols en Amérique et au Mexique.

« Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France,


l’Espagne ou quelque autre pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux
nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les
usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais
. bien au contraire veut qu’on les garde et les protège. Il est pour ainsi
dire inscrit dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer, de
mettre au-dessus de tout les traditions de leur pays, et ce pays lui-
même. Aussi n’y a-t-il pas de plus puissante cause d’éloignement et de
haine que d’apporter des changements aux coutumes propres à une
nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que
remontent les souvenirs des anciens... »

Les chrétientés du Vietnam ne devaient pas devenir un nouveau


Goa ; même l’engouement légitime pour la civilisation occidentale qui
s’était emparé un temps de la noblesse nippone s’était terminé par une
violente réaction dont l’Église avait pâti en tout premier.

« Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec


ceux de l’Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habi­
tuer. Admirez et louez ce qui mérite la louange. Pour ce qui ne la mérite
pas, s’il convient de ne pas le vanter à son de trompe comme font les
flatteurs, vous aurez la prudence de ne pas porter de jugement ou en
tout cas de ne rien condamner étourdiment ou avec excès. Quant aux
usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des
hochements de tête et des silences que par des paroles, non sans saisir
les occasions grâce auxquelles, les âmes une fois disposées à embrasser
la vérité, ces usages se laisseront déraciner insensiblement. »

Il faudra les régimes communistes du XXe siècle pour s’attaquer à


l’âme des pays d’Extrême-Orient; l’Église s’est montrée infiniment
plus respectueuse ; elle n’a jamais prôné de « révolution culturelle » ; le
modèle de la société marxiste, conçu en Europe dans des cadres de
46 Le Vietnam des martyrs et des saints

pensée occidentaux, a bouleversé les sociétés traditionnelles bien plus


qu’elle ne l’a fait.
Il reste que la principale pierre d’achoppement sera le culte des
ancêtres et ce qu’on a placé sous le nom générique de «rites» ; on en
reparlera ailleurs. Quant à la célébration de la liturgie en langue
nationale, les Jésuites avaient obtenu dès 1615 du Saint-Siège les
autorisations nécessaires pour la traduction des textes en langue man­
darine, la langue savante ; le bref n’avait pas encore reçu d’application,
faute de prêtres du pays à ordonner en nombre suffisant ; mais le Père
Buglio avait travaillé à traduire le Missel, le Bréviaire, la Somme de
saint Thomas et un Manuel de morale.
Avant de quitter Rome pour Paris, François Pallu essaya d’obtenir
une autorisation semblable; cette fois, la réponse fut négative; la
commission spéciale de six cardinaux qui examina la requête proposa
comme solution d’attente l’ordination de prêtres ne comprenant pas le
latin, mais sachant le lire et le prononcer : ils pourraient ainsi célébrer
la Messe; pour l’Office, ils auraient à dire un certain nombre de
prières dans leur langue pour suppléer.
Si les Jésuites de Chine avaient saisi la première autorisation ro­
maine au vol pour créer un précédent, en appliquant le bref de 1615
dès l’époque de son obtention, il est probable que les cardinaux se
seraient montrés moins timides et que la requête de François Pallu
n’aurait pas paru une « nouveauté » redoutable. La question fut exami­
née à nouveau en 1660 ; la réponse des cardinaux fut alors qu’il fallait
garder le latin pour la liturgie, jusqu’à plus ample information sur la
situation du christianisme en Chine. Par la suite, les hommes de la
curie abandonnèrent même l’idée que l’on pût légitimement autoriser
une liturgie en chinois; les requêtes des Jésuites de Canton en 1666,
de Monseigneur Lambert de la Motte en 1670, de Monseigneur Pallu
en 1672 par procureur, puis par lui-même lors d’un voyage à Rome
n’eurent aucun résultat ; une jurisprudence s’était créée ; elle détermi­
nait les décisions ultérieures en la matière, ainsi qu’il arrive souvent.
Les nouveaux évêques préparèrent soigneusement leur départ, es­
sayant de mettre tous les atouts de leur côté. Pour Monseigneur de
Laval, les relations avec la Nouvelle-France étaient régulières ; il partit
dès 1659; les Vicaires apostoliques d’Extrême-Orient avaient reçu la
consigne d’attendre les instructions que rédigeait la Congrégation
romaine pour les missions; celles-ci ne furent prêtes qu’à la fin de
l’année 1659.

Pour se rendre dans leurs missions lointaines, les évêques et les


compagnons qu’ils emmenaient, prêtres, clercs et laïcs, ne devaient
pas penser aux communications maritimes des pays catholiques : l’Es­
pagne et le Portugal voyaient d’un mauvais œil l’arrivée des Vicaires
apostoliques sur des territoires relevant, croyaient-ils, de leur patro­
nat ; la France ne possédait pas de flotte allant au-delà de la Grande
Des évêques pour le Vietnam 47

Ile, Madagascar; les marchands hollandais étaient généralement calvi­


nistes ; l’Angleterre n’aimait pas les papistes ; le problème de l’achemi­
nement n’était pas facile à résoudre, le premier d’une longue série.
Ce fut la voie de la Méditerranée qui fut choisie, jusqu’au Levant ;
après quoi, les missionnaires décidèrent de se rendre dans les missions
en traversant les pays musulmans et païens. Le 27 novembre 1660
seulement, Monseigneur Lambert de la Motte partit avec deux com­
pagnons qui deviendraient les organisateurs de l’Église du Tonkin :
Jacques de Bourges et François Deydier. Le second groupe s’embar­
qua près d’un an plus tard ; il était dirigé par Monseigneur Cotolendi ;
l’évêque devait mourir en cours de route avec l’un de ses compagnons ;
n’arriveraient au terme que Louis Chevreul et Antoine Hainques.
Pour le départ de Monseigneur Pallu et de son convoi, les confrères
de la Compagnie du Saint-Sacrement tentèrent de créer une « Compa­
gnie de commerce en Levant pour aider les missions», tel fut le nom
qu’on lui donna ! Elle fut aussi appelée la « Compagnie de Chine » ; son
existence fut éphémère. Le Saint-Louis^ construit sur les chantiers
maritimes hollandais en vue de prendre la mer en octobre 1660, ne put
être livré à temps ; il fut détruit par une violente tempête en mer du
Nord, en face de Texel, le 19 décembre 1660.
Le troisième convoi prit le chemin des deux autres ; il quitta Mar­
seille le 3 janvier 1662 ; Monseigneur Pallu partait avec sept prêtres
missionnaires et deux laïques ; ce fut le groupe qui eut à payer le plus
lourd tribut aux fatigues du voyage : quatre prêtres moururent en
chemin, un cinquième abandonna, faute de santé suffisante; l’un des
laïques se révéla insupportable et accepta d’aller chercher fortune
ailleurs.
L’effectif du groupe était réduit de moitié avant même d’avoir
atteint ses bases d’opération. Heureusement, à Paris, les confrères
avaient ouvert un séminaire dans le but de combler les vides et
d’assurer la relève. Ce projet remontait à l’année 1658 ; il fut présenté
à Rome juste après la nomination des Vicaires apostoliques ; la sup­
plique était rédigée au nom de Monseigneur de Laval (qui partait
pour la Nouvelle-France), de Pierre Lambert de la Motte, de Fran­
çois Pallu « et autres prêtres français. » Elle fut prise en considéra­
tion, mais un séminaire doit exister avant d’être approuvé. C’est ce
qui fut répondu.
Il fallait donc en jeter les bases ; Monseigneur Pallu s’en préoccupa
dès son arrivée à Paris, le 28 ou 29 janvier 1659; Madame de Mira-
mion mit à la disposition des « Bons amis » son château de la Couarde
près de Queue-les-Yvelines (au nord de Montfort-l’Amaury) à une
cinquantaine de kilomètres de Paris, sur la route de Dreux; le site
convenait très bien pour un temps de retraite et de préparation, mais il
ne pouvait devenir le siège d’un séminaire ; il se trouvait trop éloigné
de Paris.
A la fin de 1660 ou au début de l’année suivante, les missionnaires
48 Le Vietnam des martyrs et des saints

qui se préparaient au départ se transportèrent à Paris dans un immeu­


ble de la rue Quincampoix, près de l’église Saint-Josse.
L’achat du pavillon rue du Bac à l’évêque de Babylone, Jean Duval
(en religion Bernard de Sainte-Thérèse, o.c.) se fit le 16 mars 1663. Le
Séminaire des Missions étrangères avait trouvé son berceau ; il devait
grandir, à la suite d’achats successifs de maisons et de terrains dans le
quartier ; la reconnaissance du Saint-Siège fut obtenue le 10 août 1664
par le cardinal Chigi, envoyé à Paris par Alexandre VII à titre de légat.
Une chapelle provisoire fut aménagée dans l’un des deux bâtiments de
la rue du Bac (ultérieurement réunis) et l’évêque de Babylone la bénit
lui-même, tandis que le jeune abbé Bossuet faisait une exhortation sur
le verset du psaume : «Mon cœur est prêt, ô Dieu». L’église actuelle
fut commencée en 1683 par la crypte et achevée en 1690 et 1691.
VI

L’ORGANISATION DE LA MISSION

Le rêve du Père de Rhodes, les vastes projets de la Congrégation


romaine des missions (on se souvient qu’elle avait envisagé l’envoi
d’un patriarche, de deux ou trois archevêques, d’une douzaine d’évê­
ques, avec la pensée de les remplacer rapidement par des autochtones)
ne devaient pas prendre corps aussi aisément qu’on l’avait espéré;
pour remplir le programme dans sa totalité, il faudra deux siècles et
demi, sinon trois.
Le Séminaire des Missions étrangères ne cessera pas d’envoyer aux
jeunes Eglises des évêques et des missionnaires au prix de grands
sacrifices ; beaucoup seront martyrs. Les premières caravanes parve­
naient au terme de leur voyage très réduites quant à leur effectif, mais
les survivants étaient arrivés ; là était l’essentiel.
Monseigneur Lambert de la Motte fut le premier évêque à mettre le
pied en Extrême-Orient ; bientôt Mgr Pallu put le rejoindre ; mais les
portes du Vietnam étaient fermées; l’accès aux ports dépendait des
marchands portugais de Faïfo, et les chua tant du Nord que du Sud
ne laissaient pas entrer facilement les étrangers, surtout les prédica­
teurs de la religion d’Occident.
Il était donc nécessaire de créer ailleurs une base d’opération mis­
sionnaire à proximité du Vietnam et de la Chine. Comme le roi du
Siam témoignait d’une grande bienveillance aux Occidentaux et d’une
tolérance entière pour leur religion, les Vicaires apostoliques se fixè­
rent là provisoirement, et ils ouvrirent un séminaire qui fut le répon­
dant de celui de Paris, mais destiné au clergé autochtone qu’ils vou­
laient y former en priorité. Ce premier objectif était absolument
explicite ; on le trouve exprimé dans les premières lignes du règlement
de la Société des Missions étrangères qui naît autour du séminaire :

«Travailler à la conversion des Gentils, non seulement en leur an­


nonçant l’Evangile, mais surtout en préparant par les meilleurs moyens
50 Le Vietnam des martyrs et des saints

possibles et en élevant à l’état ecclésiastique ceux des nouveaux chré­


tiens ou de leurs enfants qui seraient jugés propres à ce saint état, afin
de former dans chaque pays un clergé et un ordre hiérarchique tel que
Jésus-Christ et les Apôtres l’ont établi dans l’Église. »

En France, pour reformer le peuple chrétien, les chefs de file du


renouveau catholique croyaient qu’il était nécessaire de commencer
par la tête, le clergé, en créant des séminaires conformes au pro­
gramme dessiné par le Concile de Trente. Le propos des Vicaires
apostoliques et de leurs compagnons se trouve en cohérence parfaite,
mais cette fois pour la formation d’un peuple chrétien tiré au paga­
nisme.
Au Siam cependant, les Vicaires apostoliques se trouvaient en de-

«...Le Séminaire des Missions étrangères ne cessera pas d’envoyer aux


jeunes Églises des évêques et des missionnaires... » (La cérémonie des Partants,
église des Missions étrangères de Paris).
L'organisation de la mission 51

hors des limites, pourtant très vastes, de la juridiction que leur avait
conférée le Saint-Siège sur les terres d’Extrême-Orient.
Avant d’envoyer au Vietnam les premiers missionnaires, les mem­
bres de la Société se concertèrent « sur leur façon d’agir intérieure et
extérieure»; ils décidèrent de se conduire «à l’apostolique», sans
rechercher la protection des Occidentaux établis dans les divers com­
ptoirs d’Extrême-Orient, sans essayer de se concilier les bonnes grâces
des princes et des grands ; leur but était de s’occuper uniquement de
leurs fidèles. Ils ne purent pas toujours observer ce programme dans la
pratique.
Ils constatèrent aussi très rapidement que les quelques missionnai­
res établis au Vietnam et en Chine, Jésuites et membres d’autres
Ordres, n’étaient pas disposés à reconnaître leur juridiction qui inter­
férait avec les cadres déjà en place; les mesures prises par Rome
visaient à soustraire les missions au patronat portugais, mais la déci­
sion avait été prise unilatéralement, et n’avait pas été signifiée officiel­
lement : les cours intéressées ne l’avaient appris qu’indirectement, et
de même, semble-t-il, les Ordres religieux engagés dans le travail
missionnaire. Les Vicaires apostoliques étaient donc envoyés en
francs-tireurs et faisaient figure d’intrus ; leur situation demeura am­
biguë pendant plus de trente années (1658-1690); cela ne facilita pas
leur action.
Les immenses services que rendait encore le patronat, y compris en
certains pays d’Extrême-Orient (les Philippines espagnoles principale­
ment) avaient empêché Rome de l’attaquer de front. La conséquence
immédiate fut qu’au Vietnam, durant tout ce temps, prêtres des
Missions étrangères d’une part, Jésuites ou autres religieux d’autre
part, agirent à peu près indépendamment et s’ignorèrent; pendant
une génération entière, il n’y eut ni concertation ni unité d’action. La
faute en incombe à la cour de Rome qui a fait preuve d’une timidité
excessive ou, plus exactement, a été victime du jeu complexe des
influences qui s’y exerçaient en des sens opposés.
Néanmoins, un travail apostolique important s’accomplit. Le sémi­
naire d’Ayuthia au Siam fut fondé en 1666. A sept ans de là,
M. Langlois, un normand parti en mission en 1669, écrivait : «Je crois
que si Dieu me donne la grâce de vivre encore dix ans, je verrai dans la
Cochinchine plus de cent bons prêtres, et dans le Tonkin deux fois
autant. »
Prévision trop optimiste qui ne se vérifiera pas. Le nombre de
prêtres vietnamiens n’étaient encore que de quarante-cinq en 1700 et
non de trois cents comme l’avait espéré M. Langlois. De même n’y
avait-il pas encore eu un seul évêque autochtone, alors qu’en 1678,
Monseigneur Pallu proposait à la Congrégation pour la Propagation de
la foi de faire nommer comme évêques suffragants (ainsi appelait-on
les évêques auxiliaires) quatre évêques vietnamiens pour le Tonkin,
deux pour la Cochinchine et six pour la Chine, afin de « montrer aux
52 Le Vietnam des martyrs et des saints

infidèles l’estime qu’on fait de ceux de leur nation, et pour ôter les
ombrages et les suspicions que les princes et leurs ministres peuvent
avoir que les missionnaires, sous le voile de la religion, veulent se
rendre maîtres de leurs États et les assujettir aux Rois de l’Europe. »

La difficulté majeure soulevée à Rome en face des propositions


concrètes venues d’Extrême-Orient était l’insuffisance des connaissan­
ces théologiques des candidats proposés ; les prêtres vietnamiens or­
donnés recevaient surtout une formation à la morale catholique ; l’ini­
tiation dogmatique reçue quand ils étaient catéchistes était jugée suffi­
sante par les missionnaires qui allaient au plus pressé; on trouvait
aussi à Rome qu’ils ne savaient pas assez le latin pour prendre connais­
sance du trésor doctrinal et théologique de l’Église d’Occident, avec sa

« ... une première école préparatoire au séminaire sur une jonque du Fleuve
Rouge. » (Jonques').
L’organisation de la mission 53

liturgie. Une liturgie en langue vernaculaire faisait peur : on y voyait la


menace d’un schisme possible ; si l’objection avait un certain poids en
Europe, elle semblait vaine à l’autre bout du monde.
Au Tonkin, M. Deydier qui avait réussi à pénétrer dans sa mission
avait inauguré une première école préparatoire au séminaire sur une
jonque du Fleuve Rouge. Sur ce point, un consensus existait parmi les
membres de la Société ; chacun aurait pu faire sienne la déclaration de
M. Langlois:

«Si je vais en mission, je travaillerai tout seul jusqu’à la mort seule­


ment, tandis qu’en dressant des ouvriers, je travaillerai en eux et même
en divers lieux, ainsi que mes maîtres travaillent en moi. »

Dans un pays où le bouddhisme, bien qu’en position seconde,


comptait de nombreux adeptes et où le Père de Rhodes avait gagné à la
foi de «nombreux prêtres des idoles», la vie religieuse devait attirer
des vocations. Déjà au temps de la princesse Maï-Hoa à la fin du XVIe
siècle, un monastère éphémère avait été fondé, dont elle avait été
l’abbesse.
A son arrivée au Siam en 1662, Monseigneur Lambert de la Motte
apprit la présence au Tonkin dans les chrétientés d’un groupe de
vierges désireuses de se consacrer à Dieu ; c’était le répondant féminin
du groupe de catéchistes du Père de Rhodes, en qui on peut voir des
religieux avec leurs trois vœux publics de pauvreté, chasteté et obéis­
sance.
L’évêque jugea donc nécessaire de créer une congrégation de « filles »
dont la vie d’appartenance à Dieu trouverait son aliment principal dans
la méditation de la Passion du Christ ; elles s’appliqueraient à participer
à ses souffrances selon l’enseignement de saint Paul : « Le Christ est
mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes,
mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour nous » (2 Co 5, 15).
Dès qu’il put effectuer sa première visite apostolique au Tonkin en
1670, il réunit un premier groupe de postulantes dans la maison d’une
veuve chrétienne du nom de Luce ; la première communauté se com­
posa de cinq religieuses ; le nombre doubla rapidement. Monseigneur
Lambert de la Motte leur donna un règlement de vie et les appela les
Amantes de la Croix ; leur mode de vie s’inspirait de la première
Visitation de saint François de Sales, avant l’évolution de celle-ci vers
la pleine forme monastique, imprimée par l’archevêque de Lyon,
Monseigneur de Marchemont.
Les Amantes de la Croix avaient pour tâche de s’adonner à la prière
et à la pénitence pour la conversion de leur pays ; elles remplissaient
aussi des tâches apostoliques: l’instruction des enfants, païens et
chrétiens, la visite et l’assistance des malades, le baptême des enfants
en danger de mort, le relèvement des filles tombées ou même des
anciennes prostituées.
54 Le Vietnam des martyrs et des saints

«... Les Amantes de la Croix ... remplissaient aussi des tâches apostoliques :
l’instruction des enfants, païens et chrétiens...» (Une Amante de la Croix
faisant la classe).

Le noviciat fut fixé à deux années ; chaque communauté ne devait


pas dépasser l’effectif d’une dizaine de membres afin de n’être pas trop
visible; les supérieures ne seraient pas élues, mais choisies par le
Vicaire apostolique ou son représentant ; de même en allait-il pour
l’administration des biens ; c’était une adaptation à la mentalité vietna­
mienne qui n’aurait pas admis une indépendance trop grande pour des
femmes. Il n’était question ni de clôture, ni d’habit ; les Amantes de la
Croix seraient vêtues comme des pauvres qu’elles étaient ; leur ascèse
était rude ; elles adoptaient l’abstinence de viande toute l’année ; Mon­
seigneur Lambert de la Motte les avaient mises sous la protection de
saint Joseph qui était leur patron.
L'organisation de la mission 55

La Congrégation ne devait pas fournir moins de trois cents martyres


au cours de sa longue existence; cent ans après la fondation, elle
comptait un demi-millier de membres dans les différents Vicariats qui
se partageaient le Vietnam. En 1970, les Amantes de la Croix for­
maient une quinzaine de Congrégations diocésaines et dépassaient le
nombre de 2 000, vivant en 325 maisons. Elles apparaissent dans les
épisodes tragiques qui forment le tissu de l’histoire chrétienne du
Vietnam, jouant un rôle capital auprès des missionnaires, des prêtres
vietnamiens et des catéchistes.

En juillet 1645, le Père de Rhodes avait été banni à perpétuité du


royaume du Sud, sous peine de mort ; les premiers missionnaires de
Paris ne parvinrent pas à pénétrer dans le pays avant 1664; dans
l’intervalle, les chrétiens n’étaient pas restés à l’abandon.
Dès 1646, trois missionnaires de Macao avaient pu entrer dans le
pays, moyennant quelques cadeaux ; ils résidaient à Faïfo, sans avoir
la permission d’en sortir, mais les catéchistes faisaient une bonne
besogne et servaient de relais entre les prêtres et les chrétiens ; à la
veille de l’arrivée des prêtres des Missions étrangères, il y avait quatre
religieux, deux Italiens, un métis portugais de Macao et un Français.
Chaque année, quatre cents néophytes recevaient le baptême.
Au Tonkin, la situation était un peu plus favorable ; cela n’excluait
pas les persécutions locales intermittentes, mais celles-ci n’allaient pas
jusqu’aux condamnations capitales ; dans les rapports annuels envoyés
par les Jésuites à leur Général, le chiffre moyen des baptêmes annuels
est estimé à un millier. Il s’en trouvait dans toutes les classes de la
société, même chez les mandarins et parmi les dames de la Cour.
L’apostolat n’avait pas le même caractère clandestin que dans le
royaume du Sud ; les missionnaires circulaient librement, desservant
les deux cents lieux de culte ouverts dans le pays. L’importance
numérique de la chrétienté ne se laissait pas établir facilement ; le Père
de Rhodes parlait de 300 000 chrétiens ; le groupe des catéchistes, lui,
s’élevait à soixante. Dans la capitale, Hanoï, de riches chrétiens
avaient ouvert des églises dans leurs maisons ; il y en avait quatre.
Les missionnaires venus d’Europe étaient au nombre de huit ; mais
en 1658, le nouveau chua, Trinh-Tao, en fit renvoyer six à Macao
pour des raisons de sécurité militaire; il préparait une campagne
contre le royaume du Sud et ne voulait pas que les nouvelles parvins­
sent par le moyen des échanges entre les missionnaires. Le 12 novem­
bre 1663, les deux derniers missionnaires furent expulsés à leur tour ;
le pays était vide de prêtres quand se présentèrent les premiers mis­
sionnaires de Paris.

En Cochinchine, Louis Chevreul, un Breton envoyé par Monsei­


gneur Lambert de la Motte, réussit le premier à tromper la surveil­
lance des douaniers et à entrer (1664) ; il fut mal accueilli par les trois
56 Le Vietnam des martyrs et des saints

missionnaires y résidant, bien qu’il leur apportât une substantielle


aumône ; mais les Jésuites refusèrent de reconnaître les pouvoirs des
Vicaires apostoliques envoyés de Rome. M. Chevreul a laissé lui-
même une relation de son voyage ; il raconte comment il put visiter la
petite chapelle bâtie à Hué par un chrétien au service du roi :

« Je vis dans une cave souterraine de cette chapelle quatre ou cinq


corps des premiers chrétiens que l’on fit mourir, il y a trente ans et plus,
pour la foi ; ils sont déposés en quatre ou cinq coffres de bois, assez hon­
nêtement. »

«Trente ans et plus», cela reporte à la période 1632-1635; il ne


s’agit donc pas des trois catéchistes du Père de Rhodes en 1644 et
1645, mais d’autres martyrs anonymes antérieurs.
Le séjour de M. Chevreul ne fut pas de longue durée ; une nouvelle
persécution se déchaîna; il fut arrêté ainsi que les Jésuites et deux
Capucins qui, se rendant du Siam à Macao, avaient fait escale à Faïfo ;
les poursuites provoquèrent des apostasies au sein de la communauté
japonaise de la ville, mais d’autres chrétiens tinrent bon :

«C’était un spectacle pitoyable de voir quantité de ces généreux


confesseurs de Jésus-Christ qui allaient la cangue au col par les rues et
demandaient l’aumône pour vivre [écrit Chevreul dans sa relation] eux
qui, auparavant s’étaient vus en très grande abondance ; et ce qui était
plus capable de les toucher, c’était de voir leurs femmes et leurs enfants
abandonnés et réduits à la dernière mendicité. En ce temps-là aussi,
plusieurs, craignant leur faiblesse, se retirèrent dans les forêts, aban­
donnant leur temporel pour assurer leur salut ; ils y souffraient de
grandes incommodités, de froid et de faim. Entre ceux qui moururent
cette année-là tant à la Cour qu’en la province de Cacham et autres lieux
du royaume de Ciampa, qui sont demeurés en l’obéissance du Roi de la
Cochinchine, on y comptait 43 martyrs pour la foi, de l’un et de l’autre
sexe, de tout âge et de toute condition... »

Les cinq missionnaires du royaume du Sud furent donc bannis. Le


missionnaire de Paris rentra au Siam, d’où il fut envoyé en août 1665
« faire mission au Cambodge » ; il devait y séjourner près de cinq
années, à quelques journées de marche d’Angkor, dont il parle comme
d’un «très célèbre Temple, presque aussi célèbre entre les Gentils de
cinq à six royaumes que Saint-Pierre de Rome l’est parmi les chré­
tiens. »
Louis Chevreul ne rêvait qu’à rentrer dans sa mission du Vietnam ; il
ne le put, mais son jeune compagnon Antoine Hainques le fit à sa place.
Avant de mourir prématurément dans l’une de ses cachettes, à l’âge de
trente-deux ans, il avait envoyé au séminaire d’Ayuthia les deux
catéchistes qui furent les deux premiers prêtres vietnamiens de la
Cochinchine : Joseph Trang qui avait 46 ans, et Luc Ben qui en avait 52.
L’organisation de la mission 57

Au Tonkin les expulsions de 1658 et 1663 avaient laissé momenta­


nément les chrétiens sans prêtres ; le premier des Pères de Paris à y
pénétrer fut, ainsi qu’on l’a dit, Louis Deydier, «déguisé en pauvre
marinier », à qui Monseigneur Pallu avait confié les pouvoirs de vicaire
général ; l’un de ses premiers soins fut d’inaugurer un semblant de
petit collège d’où il put envoyer à Ayuthia deux candidats au sacer­
doce: Benoît Hiên, qui avait 54 ans, et Jean Hué qui en avait 47;
Monseigneur Lambert de la Motte les ordonna aussitôt.
La situation de la chrétienté du Nord ne tarda pas d’ailleurs à
s’améliorer; une cinquième église fut ouverte dans la capitale et
Monseigneur Lambert de la Motte lui-même pénétra dans le pays,
avec un compagnon, sous l’habit d’un marchand, à bord d’un navire
français de la nouvelle Compagnie des Indes (constituée en 1644) ; tout
aussitôt, il ordonna sept prêtres vietnamiens et conféra à quarante-huit
catéchistes la tonsure et les ordres mineurs (1670).
On le voit, les prêtres des Missions étrangères prenaient à cœur leur
tâche de susciter dès que possible un clergé autochtone. En cas de
nouvelle persécution et d’expulsion des étrangers, les fidèles ne se­
raient plus jamais laissés à eux-mêmes ; ils pourraient dans une cer­
taine mesure se passer de l’aide de l’Europe ; telle était bien la pensée
d’Innocent XI qui disait à Monseigneur Pallu :

«J’aimerais mieux vous voir ordonner un seul prêtre dans ces régions
que d’apprendre la conversion de 50 000 païens. »

Le mois qui suivit son arrivée, Lambert de la Motte tint un Synode


regroupant ses missionnaires, les neuf prêtres vietnamiens du Tonkin
et de nombreux catéchistes pour définir l’organisation de l’Église dans
le royaume du Nord. Les prêtres reçurent leur nomination pour le
service des villes principales ; des catéchistes furent désignés pour les
assister ; dans chaque groupe de fidèles, on nomma des responsables
qui exerceraient leur vigilance sur l’ensemble de la communauté et
dirigeraient les prières. Au cours de ce Synode, il fut également établi
que tous les biens, revenus et aumônes recueillis par les prêtres et
catéchistes seraient mis en commun pour la subsistance de tous les
membres de la mission et leurs œuvres. On a mentionné plus haut la
fondation des Amantes de la Croix qui fut sanctionnée par cette
assemblée.

Une question délicate se posait : celle du culte des ancêtres. Lorsque


le Père de Rhodes était jeune missionnaire, les Jésuites de la mission
avaient décidé de passer outre aux décisions du Provincial de Macao et
d’établir une distinction «entre les cérémonies impies ou douteuses, et
celles qui sont absolument innocentes parce qu’elles ne signifient que
la révérence civile à laquelle nous sommes obligés naturellement. »
Le Père de Rhodes s’était fait lui-même une opinion à ce sujet ; il la
58 Le Vietnam des martyrs et des saints

résumait de cette manière : « Véritablement, encore qu’il y en ait (des


cérémonies) quelques-unes que les chrétiens ne peuvent pratiquer
sans crime, la plupart sont fort innocentes » ; et il concluait pour sa
part : « Nous avons jugé qu’on pouvait les retenir sans intéresser la
sainteté de notre religion. »
Dans son Catéchisme^ il se prononce contre la pratique des repas
offerts aux défunts et l’usage de brûler de petites maisons en papier en
leur honneur ; il voyait là des « pompes d’erreur et de factice», comme
il dit, et «moqueries et augmentations des peines» pour les parents
défunts que l’on prétendait ainsi vénérer; et il recommandait de
remplacer ces offrandes par des distributions aux pauvres.
Mais en France, Pascal venait de malmener terriblement la « morale
des Jésuites» dans ses Provinciales, ridiculisant leur laxisme vrai ou
supposé ; l’opinion s’était prononcée en sa faveur et rien ne pouvait
plus être jugé comme avant, même par des esprits qui se voulaient
indépendants (1656-1657).
En s’attaquant à des décisions apparemment scandaleuses prises par
des théologiens de la Compagnie, Pascal leur refusait le caractère de
solutions à des cas particuliers, proposées dans des conditions diffici­
les, il les rattachait à un système de morale dont il renvoyait la
paternité aux Jésuites : la casuistique et le probabilisme élevés au rang de
disciplines et de systèmes, alors qu’il ne s’agissait en fait, que d’une
jurisprudence à l’usage des confesseurs.
Les membres de la Société des Bons Amis, le milieu dont sortaient
les Vicaires apostoliques et leurs aides, n’avaient pas manqué d’être
impressionnés par l’argumentation de Pascal et de rectifier en consé­
quence leur action pastorale.
Une génération plus tard, la querelle des rites ou cérémonies en
Chine devait susciter d’âpres controverses entre les diverses familles
religieuses missionnaires; en Europe, par hostilité à l’égard de la
Compagnie de Jésus surtout, on prit violemment fait et cause contre
les thèses les plus larges ; les motifs n’avaient absolument rien à voir
avec l’orthodoxie et l’esprit missionnaire, et les philosophes eux-
mêmes se mirent de la partie. Dans la discussion, la Société des
Missions étrangères choisit donc une position opposée à celle des
Jésuites.
Cette attitude n’était pas nouvelle, on la voit déjà se dessiner dans
les décisions des premiers Synodes: en 1667 au Tonkin, à Faïfo en
Cochinchine en 1672 et 1682.
Lors de ce dernier Synode, les discussions furent vives ; voici ce que
rapporte M. Vachet dans ses Mémoires:

« Il y a deux points sur lesquels je m’arrête et qui furent cause de


beaucoup de contestations. Le premier concerne le tlan ; le deuxième
les devoirs que l’on rend aux défunts. Il y en avait qui soutenaient avec
chaleur que, dans l’une et l’autre cérémonie, tout s’y passait civilement
L’organisation de la mission 59
et sans aucune superstition... (Les catéchistes) apportèrent un écrit qui
contenait des propositions fort apparentes et qui étaient d’autant plus
captieuses que la plupart des catéchistes et des missionnaires auraient
bien souhaité qu’on les eût approuvées, parce qu’il leur semblait que
par ce moyen on faciliterait sans aucun danger la publication de l’Évan­
gile. Ces catéchistes étaient ceux des Jésuistes et étaient bien instruits
par leurs Pères, car ils appuyaient leur opinion sur la doctrine de saint
Paul qui paraissait avoir une conformité à leur sentiment...
Le tlan est une espèce de châsse de bois ouverte de trois côtés. Il n’y a
dedans aucune figure. Il est orné de papier doré avec un écriteau
portant le nom d’une personne défunte qui a excellé ou dans les sciences
ou dans les arts ; on y allume des bougies le soir et le matin ; on y brûle
des parfums et on y met des vases remplis de fleurs. Quand on sort ou
que l’on rentre dans la maison, on le salue avec trois profondes révéren­
ces. Les gentils croient que l’âme du défunt vient se reposer sur le
papier où son nom est écrit, et très certainement ils lui offrent ce qu’ils
veulent manger dans leurs festins, et lui demanent de les assister dans
leurs besoins.
Les chrétiens timides, pour cacher leur religion, mettent ce tlan dans
leurs maisons, sans lui faire ni révérences ni offrandes ni prières. Son
institution est plus ancienne que le royaume de Cochinchine, parce
qu’elle vient du Tonkin. Ces deux royaumes se servent des mêmes
cérémonies aussi bien que de la même langue...
Les Jésuites, dès leur entrée en Cochinchine, ont toujours jugé cette
cérémonie purement civile, permettant à leurs chrétiens d’avoir le tlan
dans leurs maisons. Les missionnaires ecclésiastiques français, ayant
examiné le fait de plus près, l’ont défendu et le défendent encore, de
sorte que si un chrétien n’obéit pas en cela, c’en est assez pour lui
défendre l’entrée de l’église. C’est là justement sur quoi il fallait porter
un jugement dans le Synode. Nous demeurâmes tous d’accord sur ce
premier fait... »

La prise de position des Vicaires apostoliques et des missionnaires


de Paris répondait à une exigence de leur conscience ; elle allait freiner
le mouvement des conversions ; cela sera surtout sensible dans le
milieu des notables et des mandarins qui, en vertu de leurs fonctions,
devaient prendre une part active aux rites et cérémonies.
VII

ENTRE LA TOLÉRANCE ET LA PERSÉCUTION

Le christianisme restait menacé ; l’épée de Damoclès de la persécu­


tion était suspendue de façon permanente au-dessus de la tête des
fidèles, prête à tomber à la moindre occasion ou au moindre faux pas.
Cependant la fin du XVIIe siècle est une période de répit. Le XVIIIe
siècle ne connaîtra pas les mêmes grandes persécutions généralisées
que le XIXe siècle, mais il aura aussi ses martyrs.
Ce qui manque le plus à la mission, c’est un nouveau Père de
Rhodes ; les espoirs de conversion massive se dissipent ; la chrétienté
est une minorité et semble devoir le rester.

«On estime qu’il y a 300 000 chrétiens dans tout le royaume [écrit
Monseigneur Reydellet à son frère, le principal du Collège de la Marche
à Paris ; les estimations sont à peu près les mêmes qu’au temps du Père
de Rhodes ; en fait elles sont d’une grande imprécision]. Quelques-uns
[continue le missionnaire] pensent que sur dix infidèles il y a un chré­
tien, d’autres un sur trente. Je pense que ceux qui disent que sur vingt
infidèles il y a un chrétien estiment plus juste...»

Ainsi selon le Vicaire apostolique qui écrivait en 1756, au Tonkin


qui a toujours possédé une chrétienté plus importante que la Cochin-
chine, la proportion des chrétiens serait de 5 % ; les optimistes
parlaient de 10 % ; les pessimistes de 3 %. Le Vietnam avait donc une
population chrétienne minoritaire, mais dont les gouvernants devaient
tenir compte, car il n’était pas facile de l’éliminer d’un trait de plume
par décision royale. La proportion approchait de celle des protestants
dans la France de Henri IV ; force est de constater que le chiffre
absolu des chrétiens restait stationnaire ; la chrétienté se renouvelait,
elle continuait, mais ne progressait pas; l’élan générateur semble
retombé.
En soi le phénomène est facile à expliquer ; le Vietnam appartient à
62 Le Vietnam des martyrs et des saints

la même aire de civilisation que le Japon et la Chine, quoi qu’il en soit


des différences qui sont considérables; l’attitude des deux grands
empires devait nécessairement avoir une répercussion sur leur petit
voisin méridional. Le Japon s’était verrouillé complètement, se proté­
geant contre toute intrusion européenne, après une période de large
ouverture. La chrétienté y avait été condamnée à l’étouffement, et les
moyens pris pour l’éliminer avaient été radicaux. L’empire chinois ne
se montrait guère plus accueillant ; il s’était fermé aux étrangers dès le
milieu du XVIe siècle; saint François-Xavier n’avait pas réussi à y
pénétrer; la Chine faisait figure de pays interdit, inaccessible, sauf
pour les savants accueillis à la Cour et employés à une besogne bien
définie. La religion chrétienne intéressait certes, à titre de curiosité
intellectuelle à laquelle l’exotisme conférait un charme particulier;
mais son expansion parmi le peuple était entravée de toutes manières.
Sans vouloir copier les Chinois, les dirigeants vietnamiens cal­
quaient plus ou moins leur attitude sur celle de l’empire voisin ; la
religion chrétienne est étrangère à la civilisation et à la culture du
pays: tous les édits le rappellent.
A titre d’exemple, voici l’arrêt d’expulsion des missionnaires du
Tonkin en 1664:
«Nous avons chassé et nous chassons à perpétuité hors de notre
royaume ces Pères, lesquels, fugitifs de leurs terres, sont venus ensei­
gner aux peuples grossiers, aux ignorants et aux femmes une loi qui est
sans fondement, d’autant plus pernicieuse et ridicule qu’elle enseigne
qu’il ne faut point adorer ni le Ciel ni la Terre, qu’il ne faut point rendre
de culte à l’esprit ni au démon, une loi qui fait que les femmes quittent
leurs maris et que les maris abandonnent leurs femmes. »
Le ton n’est guère différent dans l’édit de proscription promulgué
en 1750 par le chua du royaume du Sud :
«Comme les Européens enseignent une religion qui a comme une
espèce d’enchantement pour tous ceux qui l’embrassent et que les
simples se portent facilement à les croire, le Roi défend cette religion
et ne veut pas que les chrétiens tiennent désormais d’assemblée...»

La religion est étrangère, elle ne respecte pas les lois de la société


vietnamienne, elle détruit des familles et les remodèle sur un type
nouveau, elle s’adresse aux simples et aux ignorants, elle est exclusive,
elle suscite un attachement fanatique, elle s’oppose aux croyances
fondamentales sur lesquelles est bâti le Vietnam... Les mêmes griefs
sont formulés maintes et maintes fois.
Pour déterminer un mouvement de conversion généralisé, il aurait
fallu une conversion au sommet, quelque chose comme l’adhésion de
Constantin ou le baptême de Clovis ; l’exemple du souverain et de la
cour aurait entraîné la société tout entière. C’est ce qu’avaient tenté
d’obtenir les Jésuites ; ce sera l’ambition de Monseigneur Pigneau de
Béhaine. Mais, comme au temps de Jésus, les grands n’écoutèrent pas.
Entre la tolérance et la persécution 63

Les prêtres des Missions étrangères avaient reçu d’autres consignes, à


la suite des déconvenues en Chine ou au Japon ; ils devaient s’adresser
par priorité aux petits, aux gens du peuple, aux humbles, ceux à qui
Jésus en son temps s’était adressé.
A la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, il semble également
qu’un objectif ait été perdu de vue ; les évêques français avaient été
envoyés non seulement pour susciter un clergé local, mais aussi un
épiscopat autochtone ; or cela ne se faisait pas ; le but se perd dans les
brumes d’un futur de plus en plus éloigné ; les conditions d’accès à
l’épiscopat sont très sévères et le clergé vietnamien semble insuffisam­
ment formé. Dans l’Antiquité et au Moyen Age, on avait été moins
regardant.
Au Tonkin, les années de persécution ouverte se succèdent à inter­
valles plus ou moins irréguliers: 1696, 1713, 1721, 1736, 1773-1778.
Les chrétiens ne pouvaient s’endormir dans une fausse sécurité; ils
étaient stimulés par le danger et vivaient dans la perspective de tracas­
series, de privations, voire de mauvais traitements et de souffrances ;
mais les persécutions ne duraient pas et étaient rarement généralisées.
En Cochinchine, le roi Hien-Vuong se montra d’abord favorable et
traita de manière très polie Monseigneur de la Motte ; il mit fin à la
persécution qui durait depuis une trentaine d’années ; mais son suc­
cesseur, le chua Minh-Vuong était un fervent bouddhiste et il se
montra hostile au christianisme dès son avènement, en 1692. En 1698,
il ordonna la démolition de toutes les églises et imposa aux chrétiens
des contributions financières très élevées. La persécution fut intense
entre 1698 et 1705. Elle devait reprendre de 1720 à 1726. A nouveau,
une violente persécution se déchaîna en 1750; les chrétiens furent en
butte à des vexations de toutes sortes et sommés d’apostasier.
Auparavant, en 1682, Monseigneur Laneau présentait la situation
du royaume du Sud sous un jour favorable :

«Comme la Cochinchine n’est pas si peuplée que le Tonkin, il n’y a


pas un si grand nombre de chrétiens. On y en compte sur la fin de
l’année 1680 soixante mille. Depuis ce temps-là un missionnaire écri­
vait, en 1682, qu’il en avait baptisé lui seul près de 2 000... L’exercice
de la religion est pour le présent si libre dans ce royaume que le petit-fils
du Roi, nommé Thomé, du nom de saint Thomas, baptisé par
M. Mahot, maintenant évêque vicaire apostolique de cette église, après
avoir recouvré la santé d’une manière extraordinaire ensuite du consen­
tement que le Roi son grand-père avait donné qu’il reçût le saint
baptême s’il était guéri, a fait sa première confession à M. Langlois qui
a une maison et une chapelle à la Cour où les chrétiens s’assemblent
publiquement. Ce jeune prince n’a que seize ans, et il paraît résolu à
vivre toujours en bon chrétien. »

L’espérance des missionnaires fut de courte durée ; un changement


de règne suffit à amener un bouleversement radical. Non content de
64 Le Vietnam des martyrs et des saints

s’en prendre aux lieux du culte et aux biens des chrétiens, Minh-
Vuong publia le 17 mars 1700 un édit qui eut pour effet l’incarcération
des missionnaires, six prêtres des Missions étrangères, cinq Jésuites,
un prêtre chinois, un prêtre vietnamien.
Quatre d’entre eux moururent en prison ; parmi eux M. Féret, déjà
malade au moment de son arrestation. Épuisé par les mauvais traite­
ments qu’il avait eu à subir de la part des soldats, « dès qu’il fut dans sa
prison, il se coucha sur une petite natte de jonc, étendue à terre, où il
demeura les fers aux pieds et la cangue au cou jusqu’au jour qu’il
rendit son âme à Dieu dans une paix profonde», écrit M. Labbé; il
expira le 12 juin 1700.
La persécution officielle dura encore quatre années sous sa forme
violente, puis elle s’apaisa quelque peu, mais même en période d’ac­
calmie, la vie des chrétientés n’était pas facile ; toute occasion étant
bonne pour susciter des tracasseries aux villages chrétiens. M. Guisain
l’explique dans une lettre à ses parents, le 1er décembre 1709, pour
leur faire comprendre les difficultés de son ministère :

« Si un missionnaire n’avait d’autres travaux que ceux dont je viens


de parler, ce serait un paradis pour lui. Mais le diable, toujours envieux
du bien que font les hommes de Dieu, a soin de tremper cette vie toute
apostolique de fiel et d’amertume ; il lui fournit bien des manières
d’exercer la patience. Tantôt on apprend que dans un village les infidè­
les persécutent les chrétiens, qu’ils veulent les obliger à faire des
' superstitions, à bâtir un temple, à faire la révérence aux idoles. Tantôt
on vient nous rapporter qu’il y en a qui ont succombé, fléchi le genou
devant l’idole. Un jour vous apprenez que des chrétiens ont été pillés
par les gentils, bâtonnés, traités ignominieusement parce que qu’ils ont
refusé généreusement de le faire. Un autre jour on vient vous dire que
les infidèles ont renversé et brûlé une église, qu’ils ont abattu plusieurs
maisons de chrétiens, se sont saisi de leurs biens, les ont chassés du
village, avec toutes les marques d’ignominie possibles et, par là, réduits
à la dernière misère. De plus le missionnaire et ses gens sont continuel­
lement sur le qui-vive et dans la crainte continuelle d’être surpris par les
infidèles... Depuis que je suis au Tonkin, il y a eu deux prêtres
européens, deux prêtres tonkinois et un catéchiste mis dans les prisons,
les fers aux pieds ; les deux européens ont été renvoyés du royaume, un
prêtre tonkinois et un catéchiste sont morts dans les prisons, les fers aux
pieds. L’autre prêtre, par le moyen de ses amis qui l’ont cautionné, est
sorti de prison et fait encore mission comme auparavant.»

Cette lettre concerne le Tonkin dont M. Guisain devait être nommé


Vicaire apostolique en 1718; mais les transpositions sont faciles à
faire ; rien ne ressemble plus à une persécution dans le royaume du
Sud qu’une persécution dans le royaume du Nord.
Les missionnaires ne se contentaient pas d’administrer le troupeau
des convertis ; leur vocation même les poussait à tenter d’ouvrir de
nouvelles portes, à pénétrer dans de nouveaux territoires, à prêcher
Entre la tolérance et la persécution 65
l'Évangile à de nouveaux groupes humains. Ils ne se sont pas bornés à
annoncer l’Évangile aux populations vietnamiennes du littoral et des
deltas ; ils sont allés à la rencontre des premiers habitants du pays,
refoulés dans les montagnes de la chaîne annamitique.
L’obstacle qui les arrêta fut celui des conditions climatiques ; déjà
les Jésuites avaient essayé de pénétrer dans le haut-pays ; les prêtres
des Missions étrangères tentèrent à leur tour de surmonter les difficul­
tés (1674-1675); il fallut y renoncer provisoirement. Ils n’étaient pas
assez nombreux pour se permettre de disperser leurs forces, les tâches
immédiates dépassaient déjà largement leurs possibilités.
Durant son séjour forcé à Manille en 1675, Monseigneur Pallu était
entré en relations avec les Dominicains de la province et leur avait
demandé de s’associer à l’apostolat des prêtres des Missions étrangères
au Tonkin : «J’ouvre devant vous une grande porte ; voilà que j’ouvre
devant vous la porte du zèle, des persécutions, du martyre. »
Dès l’année suivante, les Pères Jean d’Arjona et Denis Moralès
purent pénétrer dans le pays; ils furent expulsés sans tarder après
avoir subi les indignités d’usage; on les embarqua sur un navire
hollandais et ils se retrouvèrent sans l’avoir voulu à Amsterdam. Un
troisième Dominicain, le Père Jean de la Croix réussit à se maintenir
sur place; un Père italien le rejoignit, le Père Raymond Lezzoli ;
jusqu’en 1693, ils furent seuls à travailler; d’autres Pères purent
ensuite pénétrer : deux en 1693, deux autres en 1696, puis encore deux
autres en 1701.
A ce moment, Innocent XII créa pour eux le Vicariat apostolique du
Tonkin oriental, confié au Père Lezzoli ; désormais cette partie du
Vietnam est une mission des Frères prêcheurs ; comme Monseigneur
Lambert de la Motte avait créé les Amantes de la Croix, ils y établis­
sent la vie religieuse féminine en instituant des groupements de Sœurs
du Tiers Ordre de saint Dominique.
La persécution de 1711-1712 fut violente: trois catéchistes et deux
chrétiens subirent le supplice des coups de marteau sur les genoux à
deux reprises (le texte latin parle d’un «maillet», malleus, ce n’est
donc pas le supplice traditionnel du rotin). Deux évêques et un
missionnaire furent arrêtés, puis expulsés au Siam. Des 164 églises
ouvertes dans la mission, il n’en resta plus qu’une seule ; plus de trois
cents chrétiens furent marqués au fer rouge.
Le calme revint ensuite pour quelque temps, permettant l’entrée de
nouveaux missionnaires. Én 1717 et 1720, la persécution reprit. Un
catéchiste de 70 ans mourut en prison, le 22 janvier 1722, et un village
chrétien cerné par un détachement de soldats vit tous ses habitants
emmenés en captivité et condamnés à garder les éléphants dans les
montagnes. Pour faire comprendre ce que représentait ce type de
travail forcé, les historiens l’ont comparé à la condamnation aux
galères sous l’Ancien Régime. En 1723, dix chrétiens subirent le
martyre.
66 Le Vietnam des martyrs et des saints

Après une nouvelle accalmie de 1723 à 1732, les troubles recom­


mencèrent; cette fois, plusieurs missionnaires furent martyrisés et,
comme les chroniqueurs de la mission écrivaient surtout pour des
lecteurs d’Occident, l’on possède sur ceux-ci plus de détails que sur les
Vietnamiens.
Le Père François Gil de Federich était un Catalan de Tortosa, entré
à quinze ans chez les Dominicains de Barcelone ; il fut arrêté en 1737
et demeura de longues années en prison, obtenant par moments la
permission de reprendre son apostolat. En 1743, le Père Matthieu
Leziniana fut arrêté à son tour alors qu’il célébrait la messe, au
moment de la consécration ; son catéchiste Ignace Kouï fut emmené
avec lui ; les soldats profanèrent les saintes espèces.
Le 22 janvier 1745, les deux Dominicains furent décapités ensem­
ble ; ils sont les premiers missionnaires à avoir péri de mort violente au
Vietnam ; avant eux, d’autres missionnaires étaient morts de misère ou
d’épuisement en prison.
Deux autres Dominicains devaient subir le même sort un peu plus
tard : le Père Hyacinthe Castaneda, arrêté en 1773, tandis qu’il visitait
un malade, et un Frère prêcheur vietnamien, le Père Vincent Liêm,
arrêté deux mois plus tard ; ils eurent la tête tranchée le 17 novembre
1773.
Dans le royaume de Cochinchine, il y eut aussi des condamnations
nombreuses. Dans une lettre du 27 octobre 1713, Monseigneur
Labbé, s’adressant aux prêtres de la rue du Bac, fait le récit de la
condamnation de vingt-six chrétiens, vingt-et-un hommes et cinq
femmes, qui furent sommés d’apostasier. Ils furent d’abord condam­
nés à mort, puis la sentence fut commuée :

[Le Roi ordonnai «qu’ils couperaient de l’herbe toute leur vie pour
nourrir les éléphants, qu’ils auraient des chaînes de fer aux pieds et au
cou, et qu’on leur imprimerait une croix sur le front avec la pointe
d’une épée comme une marque d’infamie... Cet ordre fut exécuté à la
face de toute la Cour et d’un peuple fort nombreux accouru de toute
part pour voir ce spectacle. Quant aux cinq femmes du village de
Vancui qui marchaient après ces généreux confesseurs et qui étaient
dans la résolution de mourir avec eux, le roi les considéra quelque
temps, particulièrement une qui, outre le morceau de bois qui lui
pendait au cou, portait encore un enfant qu’elle allaitait aussi tranquil­
lement que si elle eût été dans le secret de sa maison, et ordonna qu’on
les renvoyât chez elles. »

Au Tonkin, les terres de mission dont s’occupaient les prêtres des


Missions étrangères semblent avoir traversé des temps moins troublés
que celles des Dominicains espagnols à la même époque. Ces derniers
ont été en butte aux attaques personnelles d’un bonze, fanatiquement
antichrétien, qui ne manquait pas une occasion de les dénoncer et n’a
eu de cesse qu’il ait mis en marche la justice. Thay-Thinh en effet ne
Entre la tolérance et la persécution 67

pouvait supporter les chrétiens ; souvent il a agi ou fait agir de son


propre chef, à ses risques et périls ; il a dû répondre lui-même plu­
sieurs fois de ses agissements illégaux ; mais il avait pour lui que la
religion chrétienne était en principe proscrite et qu’une fois capturés,
il était difficile d’élargir purement et simplement les missionnaires.
Ainsi l’emprisonnement du Père Gil de Frederich dura-t-il de très
longues années ; et, de sa prison, il a joui d’une grande liberté pour
exercer son ministère. Dans la pratique les autorités régulières étaient
plutôt portées à tolérer les chrétiens qu’à les poursuivre ; il y avait
intérêt pour elles à ne pas pousser à bout cette minorité numérique­
ment importante. Parallèlement au procès du Père Gil, il est arrivé que
les juges instruisissent celui de son persécuteur Thay-Thinh qui avait
procédé lui-même à l’arrestation du missionnaire en se substituant aux
autorités locales ; mais la situation du Père Gil n’en restait pas moins
en contravention avec les édits, comme le montre bien ce dialogue :

— «Les lois du royaume défendent de prêcher votre loi.


— «Personne au monde n’a le droit de défendre ce que Dieu
ordonne... »

La situation est donc paradoxale ; les missionnaires dominicains en


liberté sont obligés de se cacher ; mais le Père Gil qui est légalement
l’objet de poursuites est en mesure d’exercer un ministère actif durant
sa longue captivité de 1739 à 1745 ; le Jeudi saint 1742, il eut même la
possibilité de célébrer la liturgie du jour dans les appartements du
sixième fils du chua et le grand-oncle maternel du souverain le fit
appeler pour se faire expliquer les points fondamentaux de la religion
chrétienne.
Son compagnon de martyre, le Père Matthieu Leziniani, était un
Castillan du diocèse de Valladolid, qui avait demandé l’habit au cou­
vent de Ségovie ; lui aussi fut interrogé sur le caractère illégal de son
activité :

— «Vous ne saviez pas que cette religion est défendue dans le


royaume ?
— «Je le savais, c’est pour cela que je suis venu en secret.»

Sa condamnation à la décapitation fut prononcée peu après son


arrestation, mais l’exécution fut indéfiniment différée et, grâce à des
complaisances achetées, il eut la permission de sortir de sa prison pour
aller exercer son ministère dans la capitale.
Avec les martyrs de 1773, la justice fut plus expéditive; le Père
Hyacinthe Castaneda fut arrêté le 5 août, le Père Vincent Liêm le
3 octobre et tous deux subirent le martyre le 17 novembre.
On ne relève pas d’exécution capitale en Cochinchine; mais la
persécution se déchaîna plusieurs fois; la plus violente fut celle de
68 Le Vietnam des martyrs et des saints

1750; elle eut comme prétexte plutôt que comme cause véritable un
mouvement d’humeur, compréhensible, de la part du Français
P. Poivre venu commercer et qui devait sans cesse payer de nouvelles
taxes non prévues et de nouvelles commissions sur ses marchandises ;
pour un Occidental, cette manière de procéder n’était qu’une suite de
malhonnêtetés en affaires. Irrité, il leva l’ancre et emmena l’interprète
en otage. Prenant prétexte de la chose, le chua fit arrêter tous les
missionnaires en juin et juillet 1750 et les mit aux fers; le seul à
échapper fut un Jésuite allemand résidant à la cour pour le service du
souverain. Les prêtres furent rassemblés à Faïfo et embarqués d’office
le 26 août à Tourane sur un bateau portugais en partance pour Macao.
Après quoi Vo-Vuong ordonna la destruction de tous les lieux de culte
et fit subir aux chrétiens toutes sortes de vexations.
M. Maigrot a décrit dans son journal l’arrivée des missionnaires
expulsés dans le port de Macao :

« La nuit du 9 au 10 de ce mois (septembre), le vaisseau le Saint-Louis


arriva aux îles de la Chine. L’écrivain débarqua et, sur la minuit, il
m’envoya chercher pour me dire qu’il y avait sur le vaisseau deux évêques
et vingt-cinq missionnaires de différents corps, dont sept ecclésiastiques
français, huit Franciscains espagnols, deux missionnaires de la Propa­
gande et huit Jésuites portugais et allemands. Il ne reste en toute la
Cochinchine que le seul Père Koffler, Jésuite allemand ; il reste en
qualité de médecin. Je ne sais si depuis l’établissement des missions
d’Orient on a vu une désolation si subite, si générale, si accablante. Celle
du Japon a été furieuse, mais elle ne s’est pas faite tout d’un coup ; on a
employé un demi-siècle à exterminer les ministres de l’Évangile, et il n’en
a coûté que quatre mois pour les mettre tous hors de Cochinchine. »

Mais M. Maigrot voyait les choses trop en noir; la tempête était


passagère, et Monseigneur Bennetat avait bon espoir de la voir s’apai­
ser assez vite ; il écrit en effet de Pondichéry aux prêtres de la rue du
Bac en février 1752 :

« Quelque fâcheuses que soient les nouvelles que nous avons reçues
de Cochinchine, M. Dupleix est toujours dans la résolution d’y envoyer
un vaisseau qui tâche de réparer la faute qu’a faite M. Poivre et qui nous
rende en même temps le prince plus favorable. L’on nous fait espérer
que cette entreprise aura un heureux succès et... apaisera entièrement la
colère du Roi. Je n’ai pas de peine à le croire, puisque, malgré le nouvel
édit qu’il a donné contre la religion au mois de juillet dernier, mais qui
n’a pas encore été publié, il a néanmoins permis à trois Jésuites de
retourner en Cochinchine: l’un pour y exercer les mathématiques,
l’autre la peinture et le troisième la médecine. »

Le médecin, le Père Koffler, n’avait pas eu à quitter la Cour ; son


titre de « mandarin supérieur » l’avait protégé. Les Nguyên imitaient
les empereurs de Pékin qui favorisaient la présence à leur Cour de
Entre la tolérance et la persécution 69

savants étrangers venus d’Europe ; les deux nouveaux compagnons du


Jésuite allemand furent deux Portugais, le Père de Monteiro, géomè­
tre, et le Père de Loureiro, naturaliste, qui devait faire paraître à
Lisbonne sa célèbre Flora Cochinchinensis.
Afin d’être prêts à rentrer dès qu’ils le pourraient à la faveur d’une
accalmie, les prêtres des Missions étrangères créèrent une base d’opé­
rations au Cambodge; le Siam était moins sûr depuis la violente
réaction antifrançaise qui s’était déchaînée de 1688 à 1691. Au Cam­
bodge, le roi tolérait d’autant plus volontiers les missionnaires que son
peuple marquait peu d’empressement à adhérer au christianisme ; il
voyait en outre dans l’accueil des missionnaires le moyen de se conci­
lier les bonnes grâces du gouvernement français dont il espérait une
protection contre la pression et les annexions continuelles de son
voisin vietnamien.
Du Cambodge, Monseigneur Piguel qui succéda en 1762 à Monsei­
gneur Lefebvre, put se rendre parfois en Cochinchine. Le séminaire
d’Ayuthia dut émigrer du Siam au Cambodge en 1767 quand le
royaume des Thaï fut envahi par les Birmans ; on l’installa d’abord à
Chantaboun, puis dans une principauté vietnamienne indépendante, à
Hon-Dat, à une quinzaine de kilomètres de HaTien, où vivait une pe­
tite chrétienté formée de réfugiés de la Cochinchine.
A la même époque au Tonkin occidental, les missions jouissaient
d’une tranquillité relative ; Monseigneur Néez qui s’occupa active­
ment du recrutement du clergé autochtone, dressait en 1759 un bilan
de sa mission à l’intention de la reine de France, Marie Leczinska :

«Les Vicaires apostoliques... ont pu élever au sacerdoce soixante-


seize prêtres tonkinois dont plusieurs ont généreusement confessé la foi
devant les tribunaux infidèles, et deux en particulier ont été condamnés
à finir leur vie dans les prisons de la ville royale où ils sont morts en
odeur de sainteté.
De ces soixante-seize prêtres, cinquante-et-un sont allés recevoir la
récompense de leurs travaux ; il en reste encore vingt-cinq qui conti­
nuent à porter le poids du jour et de la chaleur. Outre ces prêtres, ils ont
élevé un très grand nombre de catéchistes dont quelques-uns, étant
aussi morts confesseurs de Jésus-Christ dans les prisons de la ville
royale et plusieurs autres ayant été enlevés d’une mort prématurée,
n’ont pu être promus aux ordres sacrés.
Présentement une cinquantaine de catéchistes clercs, c’est-à-dire qui
ont reçu la tonsure et les ordres mineurs, dont deux, après une géné­
reuse confession de foi, ont mérité de recevoir sur le visage l’impression
de quelques caractères en haine de la religion, sont comme la pépinière
dont nous tirons les sujets qui nous paraissent les plus propres pour les
ordres sacrés, et treize actuellement sont occupés à l’étude de la morale
et des cas de conscience. A ce premier ordre de catéchistes clercs, en
succède un autre de catéchistes séculiers, encore plus nombreux que le
premier, que l’on dispose peu à peu pour entrer dans l’état ecclésiasti­
que. »
VIII

NGUYÊN-ANH ET MONSEIGNEUR DE BÉHAINE

Existe-t-il dans l’histoire de l’Occident aux temps modernes un


phénomène analogue à ce que fut au XVIIIe siècle la colonisation du
delta du Mékong par les Vietnamiens, au préjudice des Cambodgiens ?
On pourrait évoquer la colonisation turque des Balkans après la
chute de Constantinople; mais celle-ci ne submergea pas complète­
ment les populations chrétiennes. La Russie d’Europe fournit-elle un
meilleur point de comparaison ? Oui, à condition d’exclure ce qui fut
seulement annexions de Pierre le Grand et de Catherine, et de se
contenter d’envisager la pénétration russe dans les bassins du Don et
de la Volga. La pénétration française au Maghreb à partir de 1830 est
aussi un bon terrain de référence, avec cette différence capitale que les
Français ne sont jamais devenus majoritaires et n’ont ni refoulé ni
assimilé les populations au milieu desquelles ils s’installaient. Mais le
parallèle le plus parlant serait la colonisation de l’Ulster en Irlande par
les Écossais et les Anglais au XVIIe siècle, réduisant l’élément catholi­
que de race gaélique à une minorité pauvre et opprimée.
L’instrument le plus efficace de l’expansion fut l’institution de la
colonie militaire dont on a déjà eu l’occasion de parler brièvement : ces
groupes de soldats-laboureurs fixés en pays conquis avec la mission de
les conserver et de les mettre en valeur; les lots de terre étaient
distribués gratuitement ; les colonies militaires ont assuré le refoule­
ment ou l’assimilation des Chams, puis des Cambodgiens.
Plusieurs fois au XVIIIe siècle, la France étudia le projet d’un
établissement dans la petite île de Poulo-Condor, dans le golfe du Siam,
au large du Cambodge, dans le but de créer un comptoir ; l’île était res­
tée presque inhabitée jusque vers 1745 ; elle ne relevait d’aucune puis­
sance politique. Le roi du Cambodge désirait la création d’un établis­
sement de commerce. « Il exigerait seulement qu’on le défendît contre
les incursions des Cochinchinois, écrit Monseigneur Piguel en 1767 ; ce
qui serait très facile ; 200 hommes seraient plus que suffisants. »
72 Le Vietnam des martyrs et des saints

Une raison avancée en faveur de l’établissement était de prévenir les


Anglais qui ne tarderaient pas, sans cela, à venir s’y installer, rendant
à l’avenir le commerce difficile pour tous autres que leurs ressortis­
sants. Mais le projet ne soulevait pas l’enthousiasme.
En 1711, le royaume du Sud qui était presque continuellement en
guerre avec le Cambodge («Le Cambodge n’a qu’un seul inconvé­
nient, écrivait Monseigneur Piguel en 1767, il est sujet aux fréquentes
guerres des Cambodgiens et des Cochinchinois») traversa une crise
d’une extrême gravité qui allait ensanglanter le pays durant un quart
de siècle et réduire considérablement le nombre de ses habitants. Les
montagnards de l’Ouest, les Tay-Son se révoltent ; ils sont entraînés
par un ancien trésorier de la Cochinchine qui, à cause de ses malversa­
tions, a été poursuivi en justice et s’est réfugié chez eux.
La jacquerie triomphe rapidement, et les révoltés s’emparent de
Qui-Nhon (1773), puis se rendent maîtres de presque tout le royaume
du Sud ; le chua et son fils sont exécutés. Maître de Hué, l’usurpateur,
toujours à la tête des Tay-Son, se tourne vers le Tonkin, écrase les
Trinh et chasse le dernier roi de la dynastie des Lê qui va chercher
refuge en Chine.
Le nouveau monarque choisit pour capitale Phu-Xuân. Mais il n’a
pas réussi à s’assurer complètement le delta du Mékong, nouvellement
conquis sur le Cambodge ; un neveu du chua mis à mort, le jeune
Nguyên-Anh s’est fait reconnaître par les loyalistes du Sud comme
l’héritier légitime de la couronne ; les Tay-Son le déboutent de partout
et il doit chercher refuge au Cambodge.
Une lame de fond a donc balayé le territoire entier du Vietnam,
accumulant sur son passage les ruines ; un bilan de la révolution est
difficile à établir, mais on peut s’en faire une petite idée d’après une
lettre écrite en 1776 par M. Labartette à la rue du Bac :

« La guerre et la famine ont fait ici tant de ravages qu’on estime qu’il
est déjà péri la moitié des habitants du royaume. La mesure de riz qui
coûtait autrefois quatre à cinq masses, coûte aujourd’hui quatorze à
quinze quan ou ligatures de deniers. Nous voyons ici tout ce qu’on lit
de plus terrible dans les histoires. Tantôt ce sont des familles entières
qui meurent en un instant, par l’effet du poison qu’elles prennent pour
éviter de mourir lentement de faim ; tantôt ce sont des mères qui
mangent leurs enfants à la mamelle. On voit souvent de la chair
humaine exposée dans les marchés... »

Sous les usurpateurs Tay-Son s’alluma au Tonkin en 1795 une


nouvelle persécution qui s’étendit à l’ensemble des territoires passés
sous leur contrôle. Monseigneur Labartette échappa de peu à l’arresta­
tion. Mais le prêtre vietnamien Emmanuel Trieu fut condamné à être
écrasé sous les pieds des éléphants : finalement il fut décapité pour la
foi le 17 septembre 1798 à Hué.
Nguyên-Anh et Monseigneur de Béhaine 73

On rapporte qu’au Tonkin, des chrétiens eurent à subir de terribles


tourments : les mains clouées sur des planches, on leur enfonçait
lentement des pointes de fer sous les ongles; pour les femmes, le
supplice consistait à envelopper leurs doigts avec une toile imbibée
d’huile et à y mettre le feu.
Monseigneur La Mothe faillit être capturé en 1796; l’un de ses
prêtres vietnamiens, Jean Dot, subit le martyre le 28 octobre de la
même année.
Pendant ce temps le jeune Nguyên-Anh multiplie les efforts en vue
de reconquérir son royaume avec l’aide des Français. L’histoire du
prétendant représentant la légitimité est en effet celle d’un rétablisse­
ment surprenant qui s’explique par l’aide reçue de l’extérieur, mais
seulement de manière partielle ; le génie organisateur du futur Gia-
Long y est pour une grande part.
Les Tay-Son ont fait de lui un proscrit ; mais il n’a jamais déposé les
armes ni abandonné la partie. Chassé du Bas-Mékong, il est allé se
réfugier à la frontière du Cambodge auprès de Monseigneur Pigneau
de Béhaine qui était lui-même un homme traqué.
La vie de Monseigneur Pigneau de Béhaine est l’une des plus
mouvementées qu’un auteur puisse rêver pour composer un roman
d’aventures ; elle a été plusieurs fois racontée ; il ne manque pas de
biographies pour découvrir cette extraordinaire figure qui appartient à
la fois à l’histoire religieuse et à l’histoire politique du Vietnam. Ici, on
se contentera des grandes lignes indispensables pour comprendre
l’histoire ultérieure du développement de la chrétienté au Vietnam.
Le Vicaire apostolique n’a pas fait l’unanimité de son vivant parmi
les missionnaires ; on l’accusait de trop se mêler de politique ; la
tradition des Missions étrangères, fidèle en cela aux premières consi­
gnes reçues de la Congrégation pour les missions, était par principe
défavorable à l’intervention auprès des princes ; il y avait eu cependant
bien des entorses à cette ligne de conduite, de la part des premiers
Vicaires apostoliques eux-mêmes; pratiquement et concrètement, les
situations se présentent sous un jour différent de celui qui a été prévu
au départ, et il faut bien évoluer parmi les circonstances; bien sou­
vent, elles ne permettent plus de rester neutre; l’absence d’engage­
ment devient elle-même une prise de position qui a des conséquences
politiques imprévues.
A l’heure où il fut proposé pour l’épiscopat, Monseigneur Pigneau
de Béhaine protesta énergiquement :

« Monseigneur de Canathe propose... ce qui ne se peut comprendre,


[écrit-il à ses confrères de la rue du Bac] celui que vous avez tous connu
pour un étourdi, un fanfaron... Je n’ai aucun sujet de croire que vous
consentiez jamais à un pareil choix, je sais même que vous en rougiriez
pour moi... Malgré les iniquités de ma jeunesse dont vous pouvez
facilement vous assurer, j’ai été assez téméraire pour me laisser honorer
74 Le Vietnam des martyrs et des saints

du sacerdoce, mais le Bon Dieu, je l’espère de son infinie miséricorde,


ne permettra pas que je monte plus haut. »

A lire cette lettre, on croirait que le futur évêque a fait les quatre
cents coups avant de se convertir et que, même au séminaire des
Missions étrangères, il lui est resté quelque chose de ses manières
d’autrefois. Mais sa jeunesse est trop courte pour lui en avoir donné le
loisir ; il était l’aîné d’une famille profondément chrétienne qui comp­
ta dix-sept enfants et il est entré très jeune à la rue du Bac ; il n’a pas
eu le temps d’être un mauvais sujet, mais il fut un séminariste un peu
remuant, assez éloigné du modèle dessiné dans les manuels de forma­
tion.
Il n’a rien d’un ambitieux, bien qu’on l’ait présenté parfois sous ce
jour ; le gouverneur de Pondichéry en fera un mégalomane et une tête
exaltée; peut-être se laissait-il trop facilement entraîner dans des
situations difficiles et dangereuses ; si sa vie avait pris un autre cours et
abouti à un échec retentissant, l’histoire se montrerait sans doute
sévère à son endroit ; mais il a réussi, et la différence est essentielle.
A vingt-quatre ans, tout jeune prêtre, il s’embarque pour l’Extrê­
me-Orient et se voit affecter à la mission de Cochinchine ; les frontiè­
res du royaume sont alors fermées aux missionnaires et ses supérieurs
le dirigent vers la principauté de Can-Cao (Ha-Tien), une enclave à la
limite du Cambodge, habitée par des Vietnamiens et dont le gouver­
neur est chinois. Il y arriva en 1767; Monseigneur Piguel le mit
aussitôt à la tête du séminaire ; celui-ci, on s’en souvient, avait dû se
replier en cet endroit après l’invasion birmane du Siam.
Le premier contact avec les réalités de la vie missionnaire fut rude ;
en 1768, il fut emprisonné et mis à la cangue par le gouverneur de Ha-
Tien, lui reprochant d’avoir donné asile à un prince siamois proscrit ;
puis le Collège et les églises de Hon-Dat dans la principauté furent
pillés et détruits par un raid de bandits chinois et cambodgiens (1769).
M. Pigneau et ses quarante élèves furent contraints de fuir ; ils abordè­
rent Malacca sur une jonque ; le Collège trouva provisoirement asile en
Inde à Virampatnam près de Pondichéry et se plaça sous la protection
des Saints-Anges (1770).
C’est à cette époque que Monseigneur Piguel proposa Pigneau de
Béhaine pour l’épiscopat à cause de « ses talents supérieurs » et de « sa
facilité surprenante pour les langues». En attendant, celui-ci continua
de diriger son Collège, achevant de rédiger son Dictionnaire de la
langue vietnamienne. En 1774, ayant reçu la consécration épiscopale, à
Madras, il regagna Ha-Tien redevenu paisible et rouvrit là un Collège,
à proximité du Vietnam ; puis il fit une tentative pour évangéliser les
populations du Haut-Cambodge.
On a vu comment Nguyên-Anh, en fuite, vint le trouver; il le
secourut et l’aida à passer dans l’île de Poulo-Panjang d’où il fut
possible au prince de reprendre pied dans le delta du Mékong où il
Nguyên-Anh et Monseigneur de Béhaine 75

regroupa maints partisans (1778). Monseigneur Pigneau de Béhaine


rédigea des lettres qui sollicitaient pour lui l’aide des commandants de
navires français de passage dans les eaux du Vietnam.
A la faveur d’un succès passager du prétendant, le Vicaire apostoli­
que put installer le séminaire à Saigon ; mais cela ne dura qu’une
saison; un retour offensif des Tay-Son le contraignit à un nouveau
déménagement.
Cette fois-ci, Monseigneur Pigneau de Béhaine dut errer avec ses
élèves, en quête d’un asile : au Siam, à Chantaboun, puis dans les îles
inhabitées du golfe du Siam. La situation de Nguyên-Anh n’était pas
meilleure.

«Comme nous étions au milieu des îles qui sont à l’Ouest de Com-
pong-Thom, province du Cambodge qui confine avec le royaume du
Siam, nous fûmes tout à coup investis d’une douzaine de bateaux qui
nous donnèrent d’abord de vives inquiétudes [écrit-il à Paris]. Comme
ils approchaient toujours, je découvris bientôt des mandarins que je
connaissais; j’appris d’eux que le roi de Cochinchine n’était qu’à une
portée de canon de l’endroit où nous étions. Je m’y rendis aussitôt et y
trouvai ce pauvre prince dans le plus pitoyable état ; il n’avait plus avec
lui que six ou sept cents hommes, un vaisseau et une quinzaine de
bateaux. Mais c’était encore beaucoup trop, puisqu’il n’avait pas de
quoi les nourrir et que les soldats mangeaient déjà des racines. Je fus
obligé de leur offrir une partie de mes provisions. Il est incroyable avec
quelles actions de grâce ils reçurent le peu que je pouvais leur donner. »

Le Vicaire apostolique revit encore le souverain exilé au cours de ses


pérégrinations; celui-ci était aux abois; il ne savait de quel côté se
tourner pour trouver du secours ; le roi de Siam sur lequel il comptait
avait abusé de lui ; il pensait sérieusement chercher appui auprès des
Hollandais des îles de la Sonde (1784).
La décision de s’adresser au roi de France fut prise par Nguyên-
Anh après ses rencontres avec Monseigneur Pigneau de Béhaine. A ce
moment il se disait prêt à céder à la France l’île de Poulo-Condor, et
une base à Tourane (quand il l’aurait reprise) avec l’exclusivité du
commerce européen.
On possède un document qui remonte à l’année 1782 ; c’est le fruit
d’une délibération du Conseil royal, à une époque où le roi avait repris
Saigon aux Tay-Son (18 août 1782). Monseigneur de Béhaine n’était
pas auprès de lui à ce moment puisqu’il n’arriva dans la ville que deux
mois plus tard. Tous les points d’un accord futur se trouvent déjà
définis dans cet acte que le prétendant garda par devers lui trois
années avant de se décider à s’en servir et d’investir le Vicaire apostoli­
que des pouvoirs de plénipotentiaire qui y étaient définis.
Ainsi ¡’initiative de la démarche auprès de Louis XVI appartient-
elle bien en propre à Nguyên-Anh ; il y voit un ultime recours à une
heure où les autres solutions envisagées aboutissent à des impasses. Il
76 Le Vietnam des martyrs et des saints

éprouvait à l’endroit de l’évêque une réelle amitié, mais jusque-là il


avait espéré pouvoir rétablir la situation par ses propres moyens.
La confiance qu’il témoigne alors à Monseigneur Pigneau de
Béhaine est grande : il lui remet son sceau pour authentifier le traité
qu’il serait amené à signer en France; il lui confie son fils unique,
l’héritier du trône, avec le soin de le former et de l’éduquer.
A ses confrères de la rue du Bac, Monseigneur Pigneau de Béhaine
ne fait d’abord connaître que ce dernier fait ; il ne mentionne pas la
mission diplomatique dont il est investi ; il ne s’agissait pas d’ébruiter
prématurément le secret au risque de compromettre les pourparlers à
venir.

«Une autre chose pour laquelle j’ai encore besoin de votre secours
[écrit-il], c’est pour procurer l’éducation du jeune prince dont je me suis
chargé. Je voudrais, de quelque manière que les choses vinssent à
tourner, le faire élever dans la religion chrétienne et le dédommager de
la couronne temporelle qu’il vient de perdre, par l’assurance d’une
autre beaucoup plus précieuse et durable. Il n’y a que vous qui puissiez
me rendre ce service et veiller surtout à le préserver de la contagion qui
est presque universelle... Il n’a que six ans et sait déjà ses prières. Il est
rempli d’esprit et a une grande ardeur pour tout ce qui touche à la
religion. Une chose qui paraît inconcevable à bien du monde, c’est qu’il
se soit attaché à moi sans regretter son père, sa mère, sa grand-mère, ses
nourrices, et plus de 500 hommes qui fondaient tous en larmes quand il
les quitta. Les chrétiens attribuaient cela à une grâce particulière de
Dieu et en tiraient des conjectures très favorables à la religion ; les
gentils qui n’en savaient pas tant, disaient que je l’avais ensorcelé... »

A Pondichéry où il arriva en février 1785, l’évêque fut d’abord mal


accueilli par les autorités militaires de l’Inde; mais les hommes en
place furent relevés l’année suivante ; les nouveaux chefs montrèrent
plus d’intérêt, sans vouloir prendre sur eux l’initiative d’aider le
prétendant.
Que faire ? sinon se rendre à Versailles en personne ; Nguyên-Anh
avait lié le succès de la mission à la promesse de plus grandes facilités
accordées à la prédication de l’Évangile :

« De cette opération [lisait-on dans les pouvoirs de l’évêque] dépend


le succès d’un ministère qu’il a rempli avec zèle et pour lequel il a fait
les plus grands sacrifices... En faisant connaître par le succès la bonté
de l’Etre suprême dont il est le ministre et la bienfaisance du grand Roi
dont il est le sujet (Louis XVI), il méritera à jamais les éloges et la
reconnaissance du Roi et de toute la nation cochinchinoise. »

Monseigneur Pigneau de Béhaine arriva en France au début de


l’année 1787; il ne fallait pas que Nguyên-Anh soit trop pressé! La
conjoncture était alors peu favorable aux expéditions lointaines ; celle
Nguyên-Anh et Monseigneur de Béhaine 77

d'Amérique avait laissé le trésor à sec ; on sentait les approches de


grands troubles internes dans le royaume.
A la Cour de Versailles, le petit prince remporta un succès de
curiosité ; la mode était aux chinoiseries depuis plus d’une génération ;
le Vicaire apostolique eut moins de chance avec les bureaux du minis­
tère de la marine; il fut cependant décidé qu’une expédition serait
montée ; mais l’on ne prévint pas l’évêque de la clause restrictive qui
accompagnait la décision ; le ministère laissait le gouverneur de Pondi­
chéry juge en dernier ressort de l’application ou de la non-application
des instructions reçues de France.

«Quelque pressant que soit pour la Cour de Sa Majesté le désir de


réintroduire dans la plénitude de son autorité un prince malheureux, le
sieur de Conway (le gouverneur) concevra aisément que la seule impul­
sion de ce sentiment n’aurait pas suffi à provoquer l’acte de bienfaisance
qu’Elle veut exercer. Il fallait qu’Elle y vît peu de danger pour ses
troupes, peu d’étendue à donner à sa protection, mais en retour des
concessions précieuses pour l’augmentation de sa puissance en Asie,
pour l’extension du commerce de ses sujets dans cette partie intéres­
sante du globe...
Tel est l’esprit qui a dicté la convention et la déclaration du 28 de ce
mois (28 novembre 1787). Mais à 6 000 lieues il n’est pas difficile de se
faire illusion. Sa Majesté ne se l’est pas dissimulé; aussi Elle veut se
tranquilliser sur des doutes qu’elle ne peut résoudre elle-même, par la
plus grande marque de confiance dans la sagesse du sieur comte de
Conway, à qui elle daigne abandonner le pouvoir de procéder à l’expé­
dition ou de surseoir à l’exécution de ses ordres selon qu’il le jugera plus
convenable d’après les renseignements qu’il se sera procurés...
Cependant si d’autres nations européennes avaient pris parti pour ou
contre l’usurpateur, dans ce cas, l’intention de Sa Majesté est que le
sieur de Conway s’abstienne de rien entreprendre et il regardera cette
défense comme si absolue qu’il ne se permettra d’y donner aucune
espèce d’atteinte directe ou indirecte, quelque réquisition qui puisse lui
en être faite. »

Voilà un document qui ruine à tout jamais la réputation d’impéria­


lisme que l’on a pu faire aux bureaux de Louis XVI ; c’est plus que de
la timidité : un pas en avant et deux en arrière.
Le comte de Conway était maître de la décision, sous réserve d’en
rendre compte. Monseigneur Pigneau de Béhaine ne l’apprit qu’une
fois arrivé à Pondichéry.
Le gouverneur ne cacha pas son opposition absolue à toute entre­
prise en Cochinchine ; sous des dehors parfaitement courtois dans le
ton, mais qui cachent mal une aigreur grandissante, la discussion
s’éleva entre le gouverneur et l’évêque ; puis chacun écrivit en France
ce qu’il pensait de son interlocuteur.
Versailles donna raison au gouverneur ; la disposition des esprits à
la veille de grands troubles n’était pas aux aventures ni a fortiori
78 Le Vietnam des martyrs et des saints

aux grandes entreprises; on pratiquait une politique à la petite se­


maine.
Monseigneur de Béhaine n’avait nullement l’intention de favoriser
une entreprise coloniale ; il s’en défendait absolument, écrivant :

« On a débité que plusieurs personnes trouvaient les conditions du


traité passé avec ce prince peu avantageuses à la France et qu’on aurait
désiré que les Français pussent être dans son pays comme les Anglais
dans le Bengale. A cela je réponds :
1 que ce projet est absolument contraire aux vues de la Cour de
France qui ne veut point de nouvelles conquêtes... ;
2 qu’avec la connaissance que j’ai du caractère cochinchinois, j’as­
sure que la France ne réussirait jamais à exécuter ce projet, quand elle
entretiendrait à la Cochinchine 15 à 20 mille hommes ; ces peuples sont
bien différents des Bengalis et des Malabars... »

Il reste qu’il se trouvait dans une impasse et que sa situation était


ridicule et tragique ; Pondichéry l’avait renvoyé à Versailles, Versailles
l’avait renvoyé à Pondichéry, et Pondichéry maintenant l’envoyait au
diable... Il voyageait avec le petit prince, ayant en poche le sceau du
royaume et des pleins pouvoirs pour une mission qui avait lamentable­
ment échoué.
Quelle solution lui restait-il, sinon celle de recruter des mercenaires
à titre privé ; des hommes résolus à se mettre au service d’un prince
qui, depuis cinq ans, attendait des secours des Français et se mainte­
nait péniblement dans les provinces méridionales de son royaume.
Un évêque missionnaire, recruteur de troupes étrangères pour le
compte d’un souverain païen dépossédé, était un curieux spectacle !
On le dit ; à cela le prélat aurait pu répondre qu’il n’avait guère le
choix; du succès de sa démarche dépendaient la bienveillance de
Nguyên-Anh à l’avenir et la situation future de l’Église au Vietnam ; il
avait été acculé à cette option ; la politique s’était imposée à lui plus
qu’il n’y était entré.
Conway trouvait que sa manière de raisonner était «tout à fait
romanesque » ; mais le prélat était-il en mesure de raisonner autre­
ment ?
Monseigneur Pigneau de Béhaine tenait le prince vietnamien au
courant de ses négociations; la décision prise en dernier lieu au
Conseil de Louis XVI de ne pas intervenir du tout (4 octobre 1788)
mit du temps à parvenir en Inde ; on la connut seulement au prin­
temps de 1789; non seulement il n’était plus question de porter
secours à Nguyên-Anh, mais on envisage alors l’évacuation militaire
des établissements français de l’Inde, pour regrouper les forces royales
à l’Isle de France.
Ce projet fît déborder la mesure des griefs que les Français de •
Pondichéry nourrissaient à l’égard du comte de Conway ; le tapage fut
Nguyen-Anh et Monseigneur de Béhaine 79

grand ; tous donnaient tort au gouverneur en qui on voyait un homme


impossible doublé d’un imbécile ; il se révélait incapable de compren­
dre la situation de l’Asie. « Il en trouvera tôt ou tard la récompense,
lisait-on dans la Gazette nationale de Pondichéry, mais le mal qui en
résultera pour la nation sera irréparable» (15 juin 1789).
Convvay étant voué aux gémonies, il était normal que Monseigneur
Pigneau de Béhaine fût porté aux nues ; l’évêque n’eut donc aucune
peine à convaincre quelques Français déterminés à se mettre au ser­
vice de Nguyên-Anh ; cela lui évitait de revenir seul sur les rivages de
la Cochinchine. Son échec n’aura pas été total. Le détail de ses
opérations de recruteur se laisse difficilement saisir par l’historien ; on
sait qu’il débaucha un certain nombre d’officiers, de soldats, de ma­
rins. A première vue il est paradoxal de voir un missionnaire se
compromettre de la sorte dans une opération politique et militaire.
Sans doute plusieurs jeunes officiers se sont-ils présentés spontané­
ment à lui et il n’a pas eu à prendre lui-même l’initiative ; les mesures
prises par Versailles et par le comte de Conway étaient extrêmement
impopulaires !
Sans évoquer l’épopée de La Fayette et de ses jeunes compagnons
en Amérique du Nord, les jeunes «mercenaires» avaient la ressource
de se réclamer d’exemples tout proches. L’histoire de l’Inde des
Français était faite d’initiatives personnelles, de coups d’audace, alors
que les gouverneurs trop timides s’étaient révélés incapables d’inter­
préter les ordres de Versailles et avaient multiplié les reculades.
« Ce sont ces entraves (la crainte d’un blâme de la Cour) qui empê­
cheront éternellement les gouverneurs de l’Inde de rien opérer de
grand et d’utile. Les Anglais au contraire ont toujours les pouvoirs les
plus étendus pour exécuter tout ce qui peut tendre à augmenter leur
puissance et le commerce de leur nation», écrivait déjà en 1778 le
gouverneur de Chandernagor à celui de Pondichéry en lui proposant
d’intervenir en Cochinchine contre les Tay-Son.
Les volontaires ne quittèrent pas l’Inde tous à la fois ; certains
passèrent par Macao ; les engagements furent individuels et échelon­
nés dans le temps. En dépouillant les rôles d’équipage des années 1788
et 1789, un historien de la marine a relevé les noms de 369 officiers,
matelots, soldats, ouvriers, portés manquants dans les mers de Chine.
En fait le nombre des engagés de Nguyên-Anh fut beaucoup moins
important. Une lettre du Vicaire apostolique mentionne seulement
quarante Français présents en 1794 dans l’armée de terre de Nguyên-
Anh. Si l’on tient compte de la marine, on peut aboutir au chiffre de
quatre-vingts, cent peut-être pour faire bonne mesure. Ce n’est pas la
foule.
En face des milliers de soldats alignés par les adversaires du prince,
les volontaires qui ont suivi l’évêque ne sont qu’une poignée ; ils sont
venus parce que ses démarches à la Cour de Versailles étaient de
notoriété publique et qu’elles avaient suscité parmi les Français de
80 Le Vietneun des martyrs et des saints

l’Inde un grand intérêt. Numériquement les mercenaires ne pèsent


guère ; mais l’on sait ce qu’ont pu faire quelques dizaines d’Européens
avec leurs techniques de combat en Inde à la même époque; ces
histoires incroyables qui prennent des allures d’épopée sont le fait
d’un tout petit nombre de soldats bien entraînés qui se sont mis au
service des souverains locaux, provoquant, par leur intervention, une
rupture d’équilibre des forces en présence et révolutionnant les situa­
tions.
Au Vietnam, les Français ont joué un rôle d’encadrement ; ils ont
appris aux troupes de Nguyên-Anh de nouvelles techniques de com­
bat, ils ont amélioré l’armement et la flotte, en enseignant aux artisans
vietnamiens les techniques européennes ; avec le temps, les transfor­
mations ont fait pencher la balance en faveur du prétendant dans sa
longue lutte pour la reconquête de son royaume. La présence de
quelques Français en attirait d’autres ; on savait qu’il était toujours
possible de trouver un emploi intéressant au Vietnam et qu’en dépit
des jalousies des mandarins, les officiers seraient bien accueillis.
Or la Révolution a désorganisé la marine royale en France; des
officiers sont en disponibilité ; ils ont été dégoûtés de la manière dont a
évolué la situation dans les ports et sur les navires du Roi : l’Extrême-
Orient offre une solution parmi d’autres.
Les sources vietnamiennes sont discrètes sur le rôle joué par les
«étrangers» et cela est bien compréhensible; leur faire trop de place
serait offusquer la gloire du monarque victorieux et rejeter dans
l’ombre l’action de ses mandarins militaires; mais les Français ont
joué un grand rôle et les témoignages indépendants ne laissent pas
d’hésitation sur l’efficacité de leur intervention.
S’il était permis d’extrapoler, il suffirait de comparer leur action à
celle du général de Boigne et de Perron chez les Mahrattes de l’Inde, de
Raymond chez les Nizam en 1795, d’Allard et de Ventura vingt ans
plus tard chez les Sikhs; l’aventure vietnamienne n’est pas un fait
isolé ; mais elle appartient à l’histoire politique et militaire, et c’est de
l’histoire des missions qu’il faut parler.
IX

LE VIETNAM UNIFIÉ DE GIA-LONG

Si Monseigneur Pigneau de Béhaine avait espéré que Nguyên-Anh


se muerait en un nouveau Constantin, il dut déchanter; même le
prince héritier dont il avait assuré l’éducation, et sur lequel il comptait
beaucoup, oublia vite qu’il avait joué dans les jardins de Versailles
avec le Dauphin, Louis XVII ; une fois revenu au Vietnam, il se laissa
reprendre par le milieu païen.

«Le prince jouit d’une bonne santé [écrit le Vicaire apostolique en


juillet 1792] mais il est déjà bien différent de ce qu’il était ; le séjour au
milieu des femmes, l’exemple de son père, les discours des mandarins,
tout ne contribue pas peu à lui corrompre le cœur. Les passions
viennent avec l’âge ; il est difficile de prévoir ce qu’il en adviendra. »

L’héritier de Nguyên-Anh avait été attiré par le christianisme, mais


il ne pouvait y adhérer sans la permission de son père ; et, revenu au
Vietnam, les espoirs que Monseigneur de Béhaine avait fondés sur lui
se dissipèrent comme neige au soleil des tropiques. Canh resta attaché
à l’évêque, mais ne montra plus un désir très vif d’adopter une religion
qu’il avait vu si mal pratiquer à Versailles et dont les mercenaires
français prenaient légèrement les obligations. Il devait mourir le
21 mars 1801, longtemps avant son père.
A la cour, le Vicaire apostolique était entouré d’honneurs, mais se
sentait en porte à faux, regardé de travers par l’entourage royal,
spécialement à cause de son rôle ambigu auprès de l’héritier :

« A leur place et dans leurs principes, je suis obligé de convenir qu’ils


agissent avec prudence. Que diraient en effet en France tous les grands
du royaume si un étranger, mahométan ou païen, était chargé de
l’éducation du Dauphin et avait la confiance du Roi ? Ne remuerait-on
pas ciel et terre pour l’éloigner de la cour ? Eh bien ! ma position est
82 Le Vietnam des martyrs et des saints

encore pour eux plus inquiétante. Notre religion les effraie davantage
parce qu’elle contrarie leurs passions et qu’il faudrait abandonner tout
ce qu’ils cherchent avec le plus d’ardeur, si elle venait à régner dans leur
pays. »

Devant l’opposition sourde qu’il sentait autour de lui, l’évêque


songea plusieurs fois à se retirer, jugeant son rôle personnel terminé ;
il gênait, croyait-il, plus qu’il ne favorisait la mission :

«Tant que je serai dans le royaume, ils croiront que je n’attends que
les circonstances pour reparaître... Le seul moyen sûr est de quitter
tout à fait. Le Roi et le prince seront alors plus libres. Ils pourront
protéger les chrétiens sans faire ombrage à personne. Quant à leur
conversion personnelle, il s’en faut bien qu’elle soit aussi prochaine
qu’on pourrait se l’imaginer. La plupart des femmes et surtout le culte
des parents sur lequel la Cour de Rome a poussé les défenses beau­
coup trop loin, seront toujours des obstacles bien difficiles à surmon­
ter. En me retirant actuellement, j’emporterai avec moi l’estime de la
Cour. Au contraire, en restant, je finirai peut-être par encourir la
haine de tous et la faire retomber sur les missionnaires, les chrétiens et
la religion...»

Il traçait ces lignes en 1795 ; mais le roi ne se montrait pas disposé à


se priver de ses services et les missionnaires le considéraient malgré
tout comme un paratonnerre pour la chrétienté de Cochinchine.
L’attachement et l’admiration de Nguyên-Anh pour Monseigneur
Pigneau de Béhaine qui se traduisirent sans équivoque à la mort de
l’évêque, n’ont pas suffi à faire du prince un admirateur du christia­
nisme ; il décourageait les conversions dans son entourage ; pour lui, la
religion venue d’Occident un siècle et demi plus tôt restait dangereuse
pour les bases politiques et sociales du Vietnam. Elle aurait eu pour
conséquence une lente refonte des mentalités, comme cela s’est pro­
duit pour les sociétés occidentales. Le Vietnam chrétien n’aurait pu
être la continuation pure et simple de la vieille civilisation héritée de la
Chine, qu’il voulait préserver.
Quant aux faveurs et privilèges, s’il en avait accordé aux chrétiens,
ils auraient immanquablement soulevé l’hostilité des mandarins, déjà
très éveillée par la présence de cadres français dans l’armée, la marine
et l’administration. Le Vicaire apostolique attendit vainement l’édit de
tolérance qui aurait annulé les édits antérieurs et garanti l’avenir. Il ne
vint pas. L’état de la mission demeurait donc précaire ; tout dépendait
de la bonne volonté du souverain en place ; et il fallait compter avec les
sautes imprévisibles de son humeur; presque tous les Français au
service du souverain ont tâté de la cangue à un moment ou l’autre de
leur carrière ; beaucoup se sont dégoûtés du traitement qui leur était
réservé, mais ils étaient logés à la même enseigne que leurs collègues
vietnamiens. Monseigneur de Béhaine fut presque le seul à échapper
Le Vietnam unifié de Gia-Long 83

aux éclipses de confiance, et il intervint maintes fois en faveur de


victimes de la colère et de l’arbitraire du souverain.
En établissant un bilan de sa vie si mouvementée, le Vicaire aposto­
lique se sentait porté au découragement ; aucun de ses buts n’avait été
vraiment atteint ; il n’avait pas converti le prince Canh qu’il aimait
comme un fils et qui le lui rendait ; il avait accepté une mission d’ordre
politique liée à ce moment à l’avenir du christianisme (on se souvient
des termes mêmes de la délibération du 18 août 1782: «De cette
opération dépend le succès d’un ministère qu’il a rempli avec zèle et
pour lequel il a fait les plus grands sacrifices...»); or sa première
mission à Pondichéry a échoué ; à Versailles il s’était cru proche du
but, mais revenu en Inde, il s’est heurté au comte de Conway, laissé
par la Cour seul juge de l’opportunité de l’opération ; l’aide qu’il avait
pu apporter au prince était peu de chose comparée à ce que l’on avait
envisagé ensemble de part et d’autre ; son assistance était restée bien
en-deçà de l’attente de Nguyên-Anh ; et maintenant la perspective
d’obtenir un édit de tolérance qui protégerait les chrétiens à l’avenir
s’évanouissait. Du point de vue de la mission la situation n’était pas
mieux assurée qu’avant 1785.
Quant à la chrétienté elle-même, elle était ruinée ; les guerres d’Ex­
trême-Orient entraînaient des carnages dont l’Occident n’avait plus
l’idée ; la chrétienté avait diminué dans la proportion de 75 % ; au lieu
d’une centaine de mille, il restait peut-être 25 000 catholiques en
Cochinchine ; si une telle hécatombe lui a été épargnée, la chrétienté
du Tonkin, elle aussi, avec ses martyrs, a beaucoup souffert.
On conçoit facilement l’angoisse de Monseigneur Pigneau de Bé-
haine : d’autres auraient pu parler d’une réussite humaine sans précé­
dent ; lui se voyait un pasteur sans brebis ; il n’avait pas d’inclination
particulière à chausser les bottes de Richelieu ou de Mazarin, surtout
au milieu des intrigues d’une cour orientale.
La grande préoccupation de ses ultimes années fut d’éclairer Rome
sur la question des rites et du culte des ancêtres ; l’attitude du Saint-
Office s’était raidie encore au cours du siècle des lumières ; dans la
mesure où s’accentuait la réaction contre le laxisme en matière morale,
la condamnation des options prises en Orient par la Compagnie de
Jésus se faisait plus sévère.
Lui-même, jeune missionnaire, était arrivé plein de ses préjugés
d’Europe; tout feu tout flamme, il avait cru de son devoir de faire
plier la résistance de ses aînés :

« De tout temps depuis l’établissement des Missions étrangères, on


avait toujours permis aux chrétiens de saluer le corps des parents
morts ; dans les temps mêmes où Clément XI et Benoît XIV discutaient
avec tant de sévérité les rites chinois, il ne paraît pas qu’on ait soup­
çonné qu’il y eût en cela quelque chose de contraire à la pureté de la foi.
Ce n’est que vers 1760 que quelques missionnaires, pleins de préjugés
84 Le Vietnam des martyrs et des saints

qu’ils avaient apportés d’Europe, commencèrent à se récrier contre cet


usage...
Je fus le premier qui, en 1765, apportai le (nouveau) décret dans cette
mission. J’y trouvais la plus grande opposition de la part de quelques
missionnaires et de beaucoup de chrétiens. Mon prédécesseur, homme
vraiment pieux et d’une conscience timorée, s’y soumit à la vérité, mais
avec la plus grande répugnance...
Dans les premières années que je passais dans cette mission, j’étais,
malheureusement sans connaissance de cause, un des plus zélés défen­
seurs de ce décret. J’allais jusqu’à taxer les anciens qui demandaient du
délai de ténacité, d’orgueil...»

Une connaissance plus approfondie de la mentalité vietnamienne


l’amena à réviser de façon radicale sa première position :

«Ce ne fut qu’après vingt ans de mission et après bien des disputes
que je commençai à entrevoir que la répugnance des anciens mission­
naires avait plus de fond que je ne me l’étais imaginé. Je crus qu’il était
de mon devoir d’en faire le plus mûr examen ; je consultais les livres, les
lettrés païens et chrétiens versés dans ces matières : je ne trouvais nulle
part et n’entendis rien qui pût favoriser ce décret. »

Les conclusions auxquelles il était parvenu à la fin de sa vie ne


laissaient place en sa conscience à aucune hésitation ; il le confie à
M. Boiret dans sa lettre du 15 juin 1798 :

«Tout ce qu’on a dit sur la manière de faire ce salut aux morts, le


culte d’idolâtrie qu’on a voulu y supposer, est absolument ridicule et
insoutenable pour tous ceux qui ont vécu dans ce pays-ci... Les apôtres
et leurs successeurs n’ont pas chicané sur les usages des pays dans
lesquels ils prêchaient... Sommes-nous plus habiles qu’eux? Faut-il
s’étonner que l’univers se soit presque tout converti à leur prédication,
tandis que nous ne sommes ici que des gagne-petit ? Nous raffinons
trop... On doit élaguer jusqu’au moindre soupçon de superstition, mais
quiconque va plus loin s’égare et met des obstacles invincibles à la
propagation de la foi... »

Dans son œuvre missionnaire, l’Église a souffert d’un certain com­


plexe de pureté intégrale que lui avaient imprimé les critiques conti­
nuelles des protestants contre ses soi-disant compromissions et ses
tolérances. Pour les mêmes raisons avec les mêmes résultats, les
mêmes erreurs ont été commises après Vatican II en ce qui concerne
les manifestations du christianisme populaire.
Une longue conversation qu’eut l’évêque avec Nguyên-Anh en 1789
après l’incident dramatique où le jeune prince Canh, de retour d’Eu­
rope, avait refusé de saluer l’autel de ses ancêtres, semble être à
l’origine de la révision radicale de sa manière d’envisager le problème.
Il résume ainsi pour M. Ledontal l’argumentation du roi :
Le Vietnam unifie' de Gia-Long 85

«... Tout ce qu’on a dit sur la manière de faire ce salut aux morts, le culte
d’idolâtrie qu’on a voulu y supposer, est absolument ridicule...» (Autel du
culte des Ancêtres).

«Il serait bien à souhaiter que cet usage pût se concilier avec le
christianisme ; car, selon ma manière de voir, il n’y a pas d’autres
obstacles véritables qui puissent empêcher tout mon royaume d’être
chrétien. Déjà j’ai défendu la magie et l’astrologie judiciaire ; je regarde
le culte des idoles comme faux et superstitieux et, si je supporte les
bonzes, c’est pour ne pas trop aigrir mon peuple. La monogamie n’est
pas non plus un principe dont nous ayons peine à nous convaincre.
Mais je tiens au culte des parents et, de la manière dont je vous l’ai
exposé, il ne me paraît point ridicule ; il est la base de notre éducation.
Il inspire aux enfants dès l’âge le plus tendre le respect filial et donne
aux pères et aux mères cette autorité sans laquelle ils ne pourraient
empêcher bien des désordres dans l’intérieur des familles. Cet honneur
rendu aux parents devient public, s’étend, s’enracine; je désire cepen­
dant comme vous qu’il soit fondé sur la vérité et qu’on éloigne toute
86 Le Vietnam des martyrs et des saints

erreur... Je consens encore à changer les différentes cérémonies que


vous jugerez superstitieuses ; mais si je venais à les supprimer toutes,
j’augmenterais les soupçons qu’ont déjà mes sujets sur ma manière de
penser; et peut-être que, s’ils croyaient que j’ai changé de religion, ils
me seraient beaucoup moins attachés. Je vous prie de vouloir y faire
attention et de permettre aux chrétiens de se rapprocher un peu plus du
reste de mes sujets. Cette conduite, si désirable dans les particuliers,
devient comme nécessaire dans les personnes qui occupent quelque
place considérable dans l’Etat. »

Dans les dernières années de sa vie, le Vicaire apostolique se fît


l’apôtre d’une interprétation purement civile du culte des ancêtres ; il
se disputa même à ce sujet avec Monseigneur Saint-Martin, Vicaire
apostolique du Sichuan, qui se rangeait parmi les rigoristes, comme
beaucoup de ceux qui le voyaient pratiquer par les simples avec
d’autres intentions.
A M. Labartette, il écrivait en 1796:

« En vous faisant part de mes réponses à la Sacrée Congrégation (la


Propagande), je n’ai point l’intention de vous amener à ma façon de
penser, mais de vous engager à examiner sérieusement la chose...
L’obéissance que nous devons au Saint-Siège ne doit pas nous empê­
cher de proposer nos doutes ; il doit nous suffire d’être disposés à obéir
aussitôt que l’autorité les déclarera non fondés...»

Pour assurer l’avenir du christianisme en Extrême-Orient, il aurait


donc souhaité que Rome revînt sur les décisions antérieures ; il men­
tionne encore ce point dans son testament ; l’affaire lui tenait vraiment
à cœur.
Il mourut d’une dysenterie à l’âge de 57 ans, le 9 octobre 1799 ; ses
funérailles prirent les dimensions d’un événement national ; sur son lit
de mort, Monseigneur Pigneau de Béhaine avait paraphrasé, non sans
une certaine pompe, les paroles de saint Martin :

« La mort va me procurer le repos et la paix, l’unique objet de tous


mes désirs. Je l’attends avec impatience. Si je suis encore utile sur la
terre, je ne refuse pas le travail. Je me soumets à toutes les croix que j’ai
trouvées au milieu des grandeurs. Mais si Dieu veut bien m’appeler à
lui, je serai au comble de mes vœux. Quoique je craigne ses jugements
terribles, j’ai la plus grande confiance en ses miséricordes...»

La mort de l’évêque coïncide avec l’époque où Nguyên-Anh voit


basculer en sa faveur l’équilibre des forces; il avait commencé la
reconquête du royaume du Sud en 1788, puis il avait marqué le pas et
souvent impatienté les Français à son service par ses lenteurs et ses
atermoiements. De 1792 à 1797, ses armées ont piétiné sans résultat
appréciable ; chacun des adversaires reprend momentanément l’initia-
Le Vietnam unifié de Gia-Long 87

tive sans réussir à faire culbuter son opposant ; mais l’armée du Sud
améliorait ses techniques ; elle adoptait les méthodes de combat im­
portées d’Europe et ses chefs apprenaient la stratégie des écrivains
militaires français de la fin du XVIIIe siècle.
Quelques semaines après la mort de Monseigneur de Béhaine, Qui-
Nhon a été reprise ; les Tay-Son se replient sur Hué, abandonnant leur
capitale. En février 1801, leurs forces navales subissent une défaite
écrasante dans le port de Thi-Nai. Nguyên-Anh s’empare presque
aussitôt de Tourane, la flotte de ses adversaires ayant été anéantie ; le
15 juin 1801, il fait son entrée dans Hué, la capitale de ses ancêtres,
que son oncle avait été contraint d’abandonner vingt-six ans plus tôt.
L’année suivante est celle de la conquête du Tonkin qui offre peu de
résistance ; le Vietnam est réunifié pour la première fois depuis le XVe
siècle ; ce n’est pas le même Vietnam : il est plus étendu qu’alors, car il
englobe les terres conquises puis colonisées aux dépens des royaumes
du Ciampa et du Cambodge.
Pour affermir son autorité, Nguyen-Anh sollicite de l’Empereur de
Chine des lettres d’investiture; il devient aux yeux de la Chine le
«prince du Vietnam»; sa légitimité est assurée; la reconnaissance de
la suzeraineté théorique du grand voisin du Nord est platonique ; mais
la dynastie des Lê est officiellement dépossédée ; elle n’a plus de titre.
Le 1er juin 1802, pour marquer son nouvel état, Nguyên-Anh
prend le nom de Gia-Long, et en juillet 1806 (a-t-il voulu imiter
Bonaparte ?) il se proclame Empereur : un Empereur théoriquement
vassal d’un autre et qui lui paie tous les trois ans un tribut.
Le Vietnam moderne est donc né en 1802; il doit beaucoup à
Monseigneur Pigneau de Béhaine et aux Français venus se mettre au
service de Nguyên-Anh. Si Gia-Long se reconnaît vassal de la Chine,
il a réussi aussi à imposer sa suzeraineté sur les principautés du Laos à
l’Ouest ; et il contraint ensuite le roi du Cambodge à se placer sous sa
protection.
L’Église est bien enracinée dans le Nord du nouveau Vietnam ; elle
a des chrétientés dans le royaume du Sud, mais moins importantes. En
revanche le Cambodge se montre toujours réfractaire aux tentatives de
conversion ; au Laos les missions ont toujours été rapides et sans
continuité, comme dans le haut-pays.

C’est le Cambodge qui, au XVIe siècle, avait vu les premiers mar­


tyrs de la péninsule. Le Père Pierre de la Bastide qui y pénétra en
1588 reçut mauvais accueil; forcé de quitter le port, il se vit assailli
par les Cambodgiens et percé d’un coup de lance ; son compagnon, le
Père Jean Maldonat, blessé d’une balle, réussit à se sauver à la nage ;
transporté au Siam, il devait y recevoir une nouvelle blessure et y
mourir.
Au Vietnam proprement dit, les premiers martyrs semblent être
ceux de 1632-1635 dont M. Chevreul vit les cercueils dans la crypte de
88 Le Vietnam des martyrs et des saints

la petite église bâtie à Hué par Jean de la Croix, un métis portugais,


fondeur de l’artillerie royale. On ne connaît pas leurs noms.
On possède plus de détails sur André Trung, le catéchiste du Père
de Rhodes, et les deux compagnons qui furent mis à mort le jour
anniversaire de son supplice (juillet 1644-juillet 1645).
Au XVIIIe siècle, quatre Dominicains ont donné leur vie pour le
Christ dans leur mission du Tonkin oriental : trois Espagnols et un
Vietnamien ; ce fut en 1745 et 1773 ; avant eux dix chrétiens avaient
subi le martyre en 1723.
Le 28 octobre 1796, le prêtre vietnamien, Jean Dat, a subi aussi le
martyre; puis le 17 septembre 1798, un autre prêtre, Emmanuel
Trieu, a été décapité pour la foi.
Le martyrologe reste très incomplet ; il faudrait y ajouter tous les
chrétiens anonymes qui moururent en captivité en confessant la foi, ou
qui furent massacrés dans leurs villages à cause de leur qualité de
chrétiens ; ils ont été particulièrement nombreux durant les troubles
de la longue guerre civile provoquée par les Tay-Son.
Il faudrait aussi mentionner les prêtres morts en prison ; on a parlé
de M. Feret et ses trois compagnons au cours de la persécution de
1700-1704 dans le royaume du Sud. Les témoins de la foi n’ont jamais
manqué au Vietnam, même avant le temps des grandes persécutions
généralisées du XIXe siècle.
Un ouvrage de 1858, dû aux Pères de Montezan et Estève, dresse
une liste de quatre-vingts noms pour le XVIIe siècle et d’une quaran­
taine pour le XVIIIe siècle.
UNE EXPANSION MISSIONNAIRE LIMITÉE

Un simple rapprochement des dates suggère à lui seul les difficultés


que devait rencontrer la mission au temps de Monseigneur de Béhaine
et après. A force de démarches, les directeurs des Missions étrangères
ont obtenu en 1790 que la nationalisation de leur maison soit différée.
Mais la publication de la Constitution civile du clergé rend la situation
du Séminaire de la rue du Bac de plus en plus difficile. En septembre
1791, il est encore possible de procéder à une ordination et six mis­
sionnaires prennent la mer pour l’Asie en janvier 1792; mais c’est
ensuite la dispersion: directeurs et élèves doivent chercher refuge
ailleurs, certains à Amiens, d’autres en Angleterre ; le Séminaire est
transformé en caserne, sa bibliothèque dispersée ; puis, à l’instar des
autres biens nationaux, la maison est mise en vente.
Dans les années difficiles, l’appui, en hommes et en ressources, que
le Séminaire est en mesure d’apporter aux missions du Vietnam, se
réduit au minimum.
Sur son lit de mort, au début d’octobre 1799, embrassant la croix
qu’il avait demandée, Monseigneur Pigneau de Béhaine disait en un
dernier moment de lucidité :

«Croix précieuse qui, toute ma vie, fûtes mon partage et qui, en ce


moment, êtes ma consolation et mon espoir, permettez-moi de vous
embrasser pour la dernière fois. Vous avez été outragée en Europe : les
Français vous ont renversée et rejetée de leurs temples ; puisqu’ils ne
vous respectent plus, venez en Cochinchine. J’ai voulu vous faire
connaître à ce peuple... et vous planter en ce royaume jusque sur le
trône des Rois, mais mes péchés m’ont rendu indigne d’être l’instru­
ment d’un si grand ouvrage... »

Perdus à l’autre extrémité de la terre, les missionnaires peuvent à


bon droit se demander de quoi l’avenir sera fait ; leurs bases en France
90 Le Vietnam des martyrs et des saints

étaient secouées par la Révolution, paraissaient détruites ; leur exis­


tence au Vietnam restait précaire ; leur unique titre à exister était la
tolérance de fait, voire la bienveillance de Gia-Long, mais la garantie
légale espérée n’avait pas été octroyée.
Le souverain conservait une profonde gratitude à Monseigneur de
Béhaine ; mais maintenant son pouvoir était affermi, et l’évêque était
mort : il se sentait plus libre d’agir à son gré, sans autres considéra­
tions que celles de son bon plaisir.
En religion, il est très éclectique; ce qu’il admire le plus des
productions intellectuelles de l’Europe, c’est V Encyclopédie, ainsi
qu’en témoigne dans une relation le capitaine d’un vaisseau de com­
merce bordelais en 1819. Il professe le culte des ancêtres et adhère au
confucianisme ; son entourage féminin le porte à ménager les bonzes,
bien qu’il n’ait aucune inclination personnelle pour le bouddhisme ; la
religion d’Occident lui semble dangereuse pour les fondements so­
ciaux de son pays ; aussi n’a-t-il pris aucune mesure pour favoriser les
chrétiens, ni même pour mettre fin aux vexations dont ils peuvent être
l’objet de la part de ses propres fonctionnaires.
L’un de ses conseillers français écrivait en 1808 à M. Letondal :

« Pour ce qui est de la religion, je crois bien que, pendant le règne du


roi actuel, les missionnaires et les chrétiens seront assez tranquilles,
quoique ce prince ne l’aime pas plus que ses mandarins; pour les
femmes, elles sont toutes contre et font peut-être plus de mal que les
mandarins. »

La totalité du Vietnam avait souffert des trente années de guerre


civile ; le pays était exsangue au sortir des luttes ; l’effort imposé par
Nguyên-Anh aux territoires qu’il contrôlait était allé jusqu’aux limites
extrêmes de leurs possibilités ; ils se trouvaient parfois au bord de la
révolte tant les mesures prises ressemblaient à des exactions.
Gia-Long a eu conscience que sa tâche première devait être de
reconstruire, de rétablir l’agriculture et le commerce, de développer le
pays, de le moderniser dans une certaine mesure. « Le peuple, écrit-il
alors, est maintenant comme un malade en convalescence ou comme
un enfant qui a besoin de soins. »
Mais les remèdes ne se trouvaient pas pour lui du côté du christia­
nisme; il les voyait dans la tradition nationale. Il a eu le mérite de
résister au mirage d’un plus grand Vietnam et il se montra assez
réaliste pour ne pas entraîner son royaume dans une entreprise de
conquêtes territoriales; il voulut d’abord le relever, le réorganiser
financièrement et administrativement. En 1815, il promulgua un nou­
veau Code qui, en fait, n’était que la reprise du Code chinois de la
dynastie mandchoue.
Un Anglais, John Barrow, écrit un peu après 1800 sur la foi d’infor­
mateurs britanniques que Gia-Long «entreprit aussi de réformer le
Une expansion missionnaire limitée 91

système de jurisprudence et (qu’) il n’y a pas de doute que l’Évêque ne


lui ait prêté pour cela un précieux secours. Il abolit plusieurs espèces
de tortures que les lois du pays avaient ordonnées jusque-là ; il mitigea
les supplices qui ne paraissaient pas proportionnés aux crimes aux­
quels ils étaient appliqués. »
On possède du souverain un portrait tracé en 1800 par M. La­
brousse, à l’intention de ses confrères de Paris; il ne manque pas
d’intérêt ; il confirme l’influence exercée sur lui par Monseigneur
Pigneau de Béhaine que soulignait déjà l’auteur anglais :
«Ce prince est peut-être l’homme le plus vif et le plus bouillant de
son royaume, mais... les remontrances de Monseigneur l’évêque
d’Adran ont bien tempéré ce sang enflammé. Ce n’est plus ce roi qui ne
gouvernait que la verge ou le sabre en mains et ne parlait que de mort.
C’est maintenant un monarque qui se souvient qu’il est le père de ses
sujets, et non pas le tyran... Il est ferme, mais il n’est pas cruel ; il sévit,
mais selon les règles de la justice.
Il a toutes sortes de belles qualités tant du cœur que de l’esprit. Il est
reconnaissant, généreux, délicat sur le point d’honneur... Les qualités
de l’esprit ne le cèdent pas en lui à celles du cœur. Vif, pénétrant, droit,
il saisit du premier coup d’œil les choses les plus compliquées. Une
mémoire des plus heureuses lui fait tout retenir, comme une facilité
naturelle lui fait tout imiter... Il a des connaissances sur tout et de
l’aptitude pour tout... Il est extrêmement laborieux...
C’est le plus grand roi qu’il y ait eu jusqu’ici en Cochinchine.
Monseigneur d’Adran et ce prince sont deux hommes extraordinaires
dont les fastes de ce royaume conserveront éternellement la mémoire
glorieuse. Leur siècle fera époque... »

John Barrow, à l’intention de ses lecteurs européens, compare


l’œuvre de Gia-Long à celle de Pierre de Russie, avec la férocité en
moins; il a réveillé un peuple qui avait besoin d’être stimulé et
travaillé à régénérer son pays.
Mais encore une fois, si l’influence de Monseigneur de Béhaine fut
grande sur le plan politique, sur le plan religieux elle se réduisit à
presque rien ; tout au plus servit-elle à dissiper chez le souverain
certains préjugés qu’il pouvait entretenir contre la religion d’Occi­
dent ; mais ces derniers restaient très forts dans la population. On
prétendait par exemple que les missionnaires arrachaient les yeux des
malades, qu’ils les remplaçaient par du coton et qu’ils s’en servaient
pour faire des perles et de beaux tableaux : une mauvaise compréhen­
sion des rites de Fonction des malades rapprochée du fait que les
prêtres apportaient d’Occident en cadeau pour le roi et son entourage
des tableaux et des portraits, qui remplissaient d’admiration les spec­
tateurs par la technique qu’ils révélaient.
La guerre de trente années a ruiné les missions, elles ont pâti
comme le pays, parfois davantage, car les périodes de trouble sont
celles aussi où les animosités populaires trouvent leur assouvissement.
92 Le Vietnam des martyrs et des saints

Les Tay-Son ont persécuté les chrétiens ; le fait que Monseigneur de


Béhaine ait été dans le camp opposé durant la dernière décennie de la
lutte les a incités à se montrer plus intolérants que jamais. Ruines
matérielles et ruines morales se sont accumulées, et la paix du règne de
Gia-Long (1802-1820) permet de panser les blessures. Mais elle est, en
fait, un simple répit.
Occasion favorable limitée, mais occasion unique que les boulever­
sements de la vieille Europe n’ont pas permis de saisir ni d’exploiter.
En effet le Séminaire des Missions étrangères à Paris n’existe plus et
n’est plus en mesure de procurer aux missions d’Asie les secours et
l’aide dont elles auraient eu besoin. M. Bilhère, seul des directeurs
demeurés en France, réussit à faire racheter la maison de la rue du Bac
le 6 juin 1796 par un particulier qui exigea une commission très élevée
avant de la rétrocéder à Mlle Peyrusse d’Escars, une ancienne reli­
gieuse ; celle-ci avait accepté de devenir propriétaire légale.
De laborieuses négociations aboutirent au décret impérial du
23 mars 1805 qui rétablit théoriquement le Séminaire, mais ce décret
resta lettre morte. Il fut même révoqué en 1809, car les directeurs
s’opposaient aux prétentions de l’Empereur à un droit de patronage
sur les missions, analogue à celui qu’avaient exercé les couronnes
d’Espagne et de Portugal : le Séminaire devait dépendre de son gou­
vernement, non de la Propagande ! Il sera donc nécessaire d’attendre
Waterloo pour que le Séminaire puisse accueillir des ouvriers pour la
mission.
Une tentative pour rouvrir la maison en Italie échoua; la seule
réalisation qui rappelât les fins qu’elle se proposait fut le collège ouvert
dans l’ancienne chartreuse de Mélan par un prêtre de Sallanches en
Savoie.
Quant au recrutement de missionnaires au sein du clergé émigré, les
résultats furent pesque nuis; deux anciens séminaristes partirent
d’Angleterre pour Macao en avril 1795; quatre prêtres s’embarquè­
rent l’année suivante, mais le vaisseau anglais qui les portait fut
capturé dans le golfe de Gascogne par un corsaire français, et ils
rejoignirent les prisons de la République qui commençaient, à cette
époque, à se vider de leurs collègues restés en France. Un autre départ
put avoir lieu en 1800 ; celui-ci réussit.
La paix de l’Église n’amena pas la reprise du recrutement mission­
naire ; les besoins étaient immenses en France même et les évêques ne
se séparaient pas volontiers des ouvriers qui leur restaient et qui
vieillissaient rapidement. M. Boiret néanmoins trouva quatre prêtres
en Italie qui se proposèrent pour l’Extrême-Orient. Mais en addition­
nant tous les départs durant les vingt-cinq années qui s’écoulèrent de
1792 à 1817, on arrive seulement au total de douze prêtres pour tous
les territoires de mission confiés au Séminaire de Paris, qui ne se
limitent certes pas aux deux royaumes de Cochinchine et du Tonkin.
L’expansion missionnaire ne pouvait donc que marquer le pas ;
Une expansion missionnaire limitée 93

encore heureux que l’on pût maintenir les positions acquises avec les
prêtres qui se trouvaient sur place et ajoutaient les années aux années
sans voir arriver la relève.
Mais, grâce à l’activité des directeurs dispersés à Paris, à Rome et à
Londres, l’avenir se préparait et une nouvelle forme d’assistance aux
missions allait être mise sur pied.

Lorsque disparaît Gia-Long, les missions du Vietnam comptent


environ 200 000 chrétiens au service desquels se trouvent quatre
Vicaires apostoliques, vingt-cinq prêtres des Missions étrangères,
vingt-huit Dominicains espagnols. La grande force de cette chré­
tienté, numériquement inférieure à ce qu’elle a été au moment de sa
première grande expansion, vient de son encadrement interne: il y a
180 prêtres autochtones et le nombre des religieuses, les Amantes de la
Croix fondées par Monseigneur Lambert de la Motte, dépasse le
millier.
Gia-Long mourut le 3 février 1820 à Hué; il laissait sa marque
personnelle sur toutes les institutions du pays. Le problème de sa
succession fut longtemps l’objet de supputations diverses ; le prince
Canh était mort après avoir reçu le baptême ; il laissait des héritiers et
plusieurs mandarins espéraient que son fils aîné bénéficierait de la
couronne.
L’Empereur hésita longtemps sur le parti à prendre. Finalement, il
fit choix du prince Chi-Dam, fils aîné de sa première concubine, qui
avait alors 25 ans ; il lui semblait que c’était, parmi ses enfants, celui
qui avait le plus de caractère et le plus de disposition au difficile métier
de roi ; le capitaine Rey, de Bordeaux écrit que « selon la propre
expression (du vieux roi)», ce fils serait celui qui «saurait le mieux
tenir la verge et l’appliquer à propos sur les grands comme sur les
petits. » Il avait vu assez juste ; tel devait être le prince, qui, à la mort
de son père, prit le nom de Minh-Mang.
Mais si Gia-Long avait voulu un continuateur de son œuvre, il s’est
trompé, car son fils prit souvent le contre-pied de sa politique ; c’est
seulement par sa rigueur extrême qu’il répondit à l’attente du souve­
rain. En effet, il écarta quasi systématiquement par ailleurs les conseil­
lers de son père.
Vis-à-vis de l’Occident, son attitude fut de méfiance et de rejet ; il
afficha une profonde antipathie à l’égard de tout ce qui rappelait
l’Europe, et les serviteurs français de son père furent les premiers à en
faire l’expérience. Il était xénophobe ; on dirait aujourd’hui raciste.
Dès avant qu’il soit monté sur le trône, alors que son père régnait
encore, l’un des Vicaires apostoliques, Monseigneur Labartette, avait
écrit aux directeurs de Paris (17 mai 1819) :

« Il s’en faut de beaucoup que le prince désigné pour succéder au Roi


aime notre sainte religion. Il loue beaucoup les Japonais d’avoir aboli la
94 Le Vietnam des martyrs et des saints

religion chrétienne dans leur pays». (Il connaissait l’histoire, car la


mesure remontait presque à deux siècles).
«Sa maxime est qu’il n’est pas bon d’avoir deux religions dans le
royaume. Assez nouvellement, il dit en présence de plusieurs manda­
rins : ’Ces Messieurs officiers français, MM. Vannier et Chaigneau, ont
du mérite dans le royaume ; mais il n’est pas bon que, par égard pour
eux, on permette deux religions dans le royaume. Il n’y a qu’à les
récompenser selon leurs mérites, et quand ils seront partis pour l’Eu­
rope, on défendra de pratiquer la religion. »

Cela définit fort bien la position du prince héritier et quelle devait


être sa politique religieuse comme roi ; il prendra son temps, mais il ne
déviera pas d’une ligne.
Trois ans plus tard Monseigneur Labartette voyait se confirmer ses
vues pessimistes ; il écrit le 18 juin 1822 à M. Baroudel, procureur des
missions à Macao :

«Ce roi déteste tout commerce avec les Européens. Il fait maintenant
bonne mine à nos deux Messieurs qui sont ici (Hué) ; mais je suis bien
assuré qu’il voudrait les voir loin de lui. Il détruit presque tout ce que
son père a fait et est superstitieux au dernier point. Comme il est fort
lettré, c’est le plus grand partisan de Confucius et de toutes les person­
nes lettrées. Il nous menace de nous chasser tous de son royaume à la
moindre plainte qu’on lui portera contre nous. Depuis qu’il est monté
sur le trône, notre sainte religion fait très peu de progrès. »

Jean-Baptiste Chaigneau qui avait tant aidé son père Gia-Long


reconnaît que le roi gouverne assez bien son peuple et que les corvées
ont été bien allégées par rapport à ce qu’elles étaient sous le règne
précédent; mais, dit-il «il craint les Européens et ne voudrait avoir
aucune communication avec les nations d’Europe. »
La religion chrétienne est en effet, comme elle l’avait été sous
l’ancienne Rome, en désaccord fondamental avec la conception reli­
gieuse que l’on se fait de la personne et du rôle du souverain ; l’exem­
ple du Japon invoqué par Minh-Mang encore prince héritier est
éclairant, car la situation est essentiellement la même ; là réside le fond
du problème, car l’incompatibilité avec la tradition nationale et les
habitudes anciennes a pu être mise en avant par toutes les nations
avant qu’elles deviennent elles-mêmes chrétiennes ; cela vaut pour
l’islam et même le boudddhisme, toutes religions importées.
L’Empereur du Vietnam est une sorte de prêtre, le Fils du Ciel dont
il tient sa mission ; lui seul est chargé d’offrir au nom de la nation
entière au suprême Empereur des choses et des âmes le sacrifice
solennel. En tant que Fils du Ciel, l’Empereur endosse la responsabi­
lité des malheurs qui pourraient accabler son peuple dont il est «le
père et la mère » ; mais sa vie est sacrée et sa puissance est discrétion­
naire ; le code édicte des peines terribles contre ceux qui portent
Une expansion missionnaire limitée 95

atteinte à la personne royale : la mort lente pour le coupable et pour


tous les membres de sa famille.
La charge de grand prêtre qui revient au roi est scrupuleusement
accomplie ; il offre des sacrifices solennels au Ciel, à la terre, aux
esprits protecteurs du royaume ; auparavant, il ordonne aux membres
du ministère des rites et aux mandarins de la capitale de se préparer à
la fonction solennelle, en pratiquant jeûne et abstinence, sous peine du
châtiment du rotin. L’Empereur est médiateur entre le Ciel et son
peuple ; il doit fléchir la divinité si le peuple est frappé de quelque
calamité; il va alors chercher le remède au mal dans la retraite, la
confession des fautes, la purification.
Par sa mauvaise conduite à l’égard du peuple, le roi peut cependant
perdre son mandat, forfaire à sa mission, et être dénoncé comme tel ;
les événements et les hommes prouvent alors qu’il a perdu son droit
divin. Mais de soi la révolte contre l’autorité royale est punie de
châtiments terribles. Il est donc nécessaire d’être bien sûr du mécon­
tentement de tous et de l’impopularité du souverain pour oser s’en
prendre à la personne royale.
Le nom même de l’Empereur est sacré ; personne n’a le droit de le
prononcer ; on ne peut franchir l’enceinte du palais sans y être appelé
formellement ou porter le signe distinctif qui montre que l’on fait
partie de la suite du souverain ; les infractions peuvent entraîner des
peines allant jusqu’à la strangulation ; certaines portes du palais ne
sont accessibles qu’à l’Empereur lui-même.
Une sacralisation si poussée de la personne du souverain, qui l’appa­
rente au monde divin et en fait l’intermédiaire obligé entre le Ciel et
son peuple, rendait difficile la situation des chrétiens qui étaient
obligés d’établir une distinction entre le roi en tant que souverain, à
qui ils devaient obéissance et respect, et sa fonction religieuse qu’ils ne
pouvaient reconnaître.
Dans une société ainsi constituée, plus le pouvoir royal est fort et
omniprésent, plus les risques de conflit sont grands ; depuis Gia-Long
l’unification des deux parties du Vietnam s’était faite : l’autorité royale
s’exerçait d’un bout à l’autre du pays ; longtemps les dynasties qui
régnaient de fait n’avaient pu revendiquer la totalité de la tradition
royale, étant issues des maires du palais, et les descendants légitimes
des anciens rois conservant une légitimité théorique. Avec l’empire de
Gia-Long, cette situation a cessé et Minh-Mang jouit de la totalité des
attributions royales. Sa situation religieuse est donc très forte, parce
que son pouvoir politique est incontestable et incontesté.
En renouant avec les traditions les plus anciennes héritées de la
Chine, mais plus ou moins délaissées du fait de la situation politique
propre du Vietnam depuis le XVe siècle, Gia-Long avait placé les
catholiques dans une situation nouvelle, qu’ils n’avaient jamais con­
nue de manière aussi rigoureuse. Finalement l’Europe a très peu de
chose à faire dans le conflit ; c’est essentiellement un affrontement
96 Le Vietnam des martyrs et des saints

entre la conception chrétienne du monde et la tradition religieuse et


sacrale du pouvoir impérial. Comme à Rome la solution aurait été la
conversion du monarque : les Jésuites l’avaient compris en Chine, au
Japon, au Vietnam dans les premiers temps ; Monseigneur Pigneau de
Béhaine en avait eu également l’intuition. L’alternative était claire : la
conception chinoise du pouvoir royal reconnue jusque dans ses impli­
cations religieuses ultimes ou le refus, et donc le rejet par ce même
pouvoir.
XI

LES ÉDITS DE MINH-MANG

Nul ne se faisait d’illusions sur ce que pensait Minh-Mang ; on le


savait hostile au christianisme ; mais il attendit le retour définitif en
France des vieux serviteurs de son père, Jean-Baptiste Chaigneau et
Vannier, accompagnés de leurs familles (15 novembre 1824), avant de
prendre les premières mesures contre les missions ; tel était d’ailleurs
le programme qu’il avait affiché alors qu’il n’était encore qu’héritier
de la couronne : « Il n’y a qu’à les récompenser selon leurs mérites, les
remercier, et quand ils seront partis pour l’Europe, on défendra de
pratiquer la religion. »
Le premier édit persécuteur ne se fit pas attendre ; les deux manda­
rins français avaient quitté Hué en novembre, ils s’étaient embarqués
à Saigon le 25 janvier 1825 ; le mois suivant Minh-Mang interdisait
formellement l’entrée clandestine en territoire vietnamien des mis­
sionnaires venus de France et d’Espagne :

« La religion perverse des Européens corrompt le cœur des hommes.


Depuis longtemps, plusieurs navires européens sont venus ici pour faire
le commerce et ont laissé des maîtres de la religion européenne dans ce
royaume. Les maîtres ont séduit et perverti le cœur des peuples et ont
altéré et corrompu les bonnes coutumes. N’est-ce pas là véritablement
une grande calamité pour notre royaume ? C’est pourquoi il convient
que nous nous opposions à ces abus, afin de ramener notre peuple dans
le droit chemin...
Il faut veiller avec... soin et exactitude dans les ports, sur les monta­
gnes, à toutes les issues de terre et de mer pour empêcher que quelque
maître de religion européenne s’introduise furtivement, ne se mêle avec
le peuple et ne répande ainsi les ténèbres dans le royaume. »

En soi, la mesure n’était pas nouvelle ; elle avait été prise à plusieurs
reprises dans le passé, mais par des princes dont le pouvoir était moins
étendu que celui de Minh-Mang. Les chrétiens ne sont pas encore
98 Le Vietnam des martyrs et des saints

inquiétés, mais la doctrine à laquelle ils adhèrent est expressément


qualifiée de perverse et mise au ban de la société vietnamienne comme
corruptrice des bonnes coutumes. L’attitude du roi, différente de celle
de son père, devait nécessairement donner une nouvelle vigueur aux
sentiments antichrétiens des mandarins déjà hostiles; ils présentèrent
au roi en août 1826 une requête contre les chrétiens :
« Depuis que cette religion a pénétré dans le royaume, des milliers de
personnes la professent dans toutes les provinces. Ceux qui sont imbus
de cette doctrine sont animés d’un zèle qui les transporte hors d’eux-
mêmes et les fait courir çà et là comme des insensés. »

Du seul point de vue numérique, les chrétiens représentent donc


une force ; plus inquiétant encore est leur zèle missionnaire, et c’est un
hommage que leur rend indirectement la supplique de leurs adver­
saires.
« Les sectateurs de cette religion n’adorent pas l’Esprit de clarté ; ils
ne rendent aucun culte à leurs ancêtres... Ils se multiplient de jour en
jour; on bâtit continuellement de nouvelles églises... C’est pourquoi
nous élevons nos regards vers Sa Majesté et nous la supplions de
corriger ces abus...
Nous avons examiné le Code des lois chinoises prohibantes. Il y est
écrit : Tout Européen résidant dans le royaume, qui s’y fait un nom et
se met à la tête d’un parti pour séduire et abuser le bon peuple, se rend
coupable d’un grand crime et mérite d’être étranglé. Quant à ceux qui
n’ont aucune dignité ou réputation, il faudra d’abord les emprisonner,
on verra ensuite. Ceux qui se sont laissé séduire et qui professent celte
religion, il faut les envoyer en esclavage chez les barbares. Ceux qui
emploient des discours captieux pour séduire une multitude de femmes
imbéciles et sans pudeur, ainsi que ceux qui arrachent les yeux des
malades, s’ils sont pris, seront punis selon la gravité de leur crime. De
plus, tous les mandarins de lettres et les mandarins militaires, ainsi que
les officiers subalternes qui seront reconnus manquer de vigilance,
seront livrés au grand tribunal pour être jugés.
Toutes ces défenses rigoureuses sont très bonnes et très louables pour
mettre obstacle aux doctrines perverses... C’est pourquoi nous sup­
plions Sa Majesté de publier un édit... »

La référence au Code chinois est donnée ici pour montrer à quel


point la requête se moule dans la vieille tradition à laquelle appartient
le Vietnam ; la pétition fut présentée à une audience royale en 1826 par
le grand mandarin chef de l’administration de la justice ; des centaines
d’autres devaient la suivre ; dans la mesure où l’on savait le souverain
hostile, c’était une manière de lui faire la cour et de lui fournir de
nouveaux prétextes d’intervenir.
Mais les chrétiens avaient aussi de dévoués protecteurs avec lesquels
Minh-Mang devait compter. Le maréchal Lê-Van-Duyet, l’un des
meilleurs serviteurs de Nguyên-Anh, avait été investi par celui-ci
Les édits de Minh-Mang 99

devenu Gia-Long de la vice-royauté de la Basse-Cochinchine en 1812 ;


l’empereur l’avait recommandé particulièrement à son fils et le lui
avait donné comme conseiller et tuteur, ce que Minh-Mang n’avait
guère goûté car Lê-Van-Duyet avait été partisan de l’élévation au
trône du fils du prince Canh.
Le vice-roi gardait une certaine indépendance : il refusait en parti­
culier de publier dans le ressort de son gouvernement les mesures
contre le christianisme. En 1827, il fit le voyage de Hué et plaça sous
les yeux du souverain les témoignages rendus publiquement par Gia-
Long aux «maîtres d’Occident» et l’expression de sa gratitude.
Cette intervention, sollicitée par les missionnaires, devait avoir à
long terme des résultats très négatifs, car elle aliéna définitivement
l’esprit de Minh-Mang. Elle lui prouva aussi qu’il n’était pas maître
absolu et devait compter avec d’autres, ce qui le détermina à briser les
résistances.
C’est après sa reconnaissance par la Chine en 1804 que Gia-Long a
donné à son royaume le nom de Vietnam ; il a alors dessiné les grandes
lignes d’une nouvelle forme d’administration qui est mise au point et
parachevée par Minh-Mang ; celui-ci poursuit l’œuvre de son père
avec d’autres ouvriers et d’autres méthodes ; il accentue encore l’évo­
lution vers une monarchie absolue qui, pour les Occidentaux, semble
despotique et arbitraire, mais assure la force du pouvoir central contre
les restes de la féodalité, unifie les institutions, centralise le gouverne­
ment des différentes parties de l’empire.
Minh-Mang réforme également le mode de rétribution des membres
de sa famille et de ses mandarins ; au lieu de concessions en terres qui
leur procuraient une indépendance semi-féodale, il décida que les
fonctionnaires ne recevraient plus qu’une pension ou un traitement en
numéraire ; l’administration devenait plus étroitement dépendante de
la couronne ; du même coup, elle était moins portée à abuser de sa
situation au détriment de la paysannerie.
Le souverain prêta également une grande attention au développe­
ment de l’instruction ; il rétablit les concours régionaux et nationaux
ouverts à tous sans distinction d’origine sociale ; mais le programme
d’éducation reste essentiellement identique à ce qu’il était tradition­
nellement.
C’est encore lui qui donne à l’armée créée par son père son organisa­
tion définitive ; mais contrairement à celui-ci, il ne travailla pas à la
moderniser; en revanche, la nouvelle route Mandarine destinée à
servir de lien entre les provinces, reliant les capitales du Nord et du
Sud à Hué et totalisant, de la frontière de Chine à Saigon, quelque
2 000 kilomètres, rend les déplacements de l’armée plus rapides ; elle
était jalonnée de gîtes d’étape tous les 16 kilomètres.
L’armée reconstituée et réorganisée démontra son efficacité en
1833-1834 lorsque le Vietnam eut à se défendre contre une invasion
siamoise et à protéger ses états vassaux ; au cours des années suivantes,
100 Le Vietnam des martyrs et des saints

le Vietnam victorieux entreprit une politique d’annexion et d’assimila­


tion du Cambodge, avec nomination de fonctionnaires civils et militai­
res, ouvertures d’écoles vietnamiennes, contrôle du commerce, levée
des impôts, cadastre des terres, mais le royaume protégé réagit ; une
guérilla s’installa, et le successeur de Minh-Mang jugea plus politique
d’abandonner l’entreprise et de retirer ses troupes ; la tentative se
soldait par un échec.
A l’intérieur de son empire, Minh-Mang prend donc figure d’unifi­
cateur ; il travaille à unir intimement les deux grandes parties du pays
qui ont vécu longtemps une existence autonome ; peut-être voulut-il
aller trop vite en besogne ; il se crut assez fort pour briser les résistan­
ces en quelques années, employant tous les moyens qu’il avait à sa
disposition.
Pour mieux asseoir son autorité, il travailla à éliminer les préten­
dants éventuels et leurs partisans, dès qu’il se sentit les mains libres.
Or les chrétiens se trouvaient au nombre des protégés de la famille du
prince Canh, l’ancien compagnon de jeux de Louis XVII à Versailles.
Mais la proscription ne prit une forme violente qu’après la mort de Lê-
Van-Duyêt qui s’était constitué le protecteur des chrétiens.
En attendant d’être à même de mener sa politique pour éliminer la
chrétienté, Minh-Mang voulut, dans toute la mesure du possible,
priver l’Église de ses cadres. A la fin de l’année 1826, il convoqua
auprès de lui à Hué tous les missionnaires étrangers du royaume ; ceux
du Tonkin purent se cacher, mais ceux qui résidaient dans la partie
centrale de l’empire ne pouvaient échapper à la surveillance de l’admi­
nistration royale ; ils étaient bien connus puisqu’ils avaient exercé leur
activité au grand jour sous le règne précédent. Même ceux de Basse-
Cochinchine ne purent se dérober à ¡’invitation royale.
Le roi prétendait se trouver dans la nécessité d’avoir à sa disposition
immédiate des traducteurs européens ; en fait son intention était de
priver les chrétiens des prêtres venus d’Occident.
Voici comment Monseigneur Taberd raconte la chose dans une
lettre à Paris :

« En décembre 1826, le roi m’envoya chercher au collège et lança un


édit appelant tous les missionnaires à la capitale pour remplacer MM.
Chaigneau et Vannier comme interprètes, leur donnant à chacun trois
lingots d’argent pour les frais de voyage et déclarant coupables ceux qui
se cacheraient. Du Tonkin personne n’a paru. A Dong-Naï (la région
de Saigon), le grand mandarin Quan Thoung Cong (Lê-Van-Duyet) a
laissé M. Régereau pour prendre soin du collège et a envoyé à Hué
M. Gagelin, le P. Odorico et moi. Ici le Roi nous a assigné une maison
dans la ville, mais votre serviteur, malade de la dysenterie depuis
quinze mois à en mourir, a obtenu de rester dans une chrétienté
voisine... Il voulait trouver quelqu’un habile dans l’astronomie, la
politique et la guerre, mais surtout empêcher la propagation de l’Evan­
gile dont il est l’ennemi déclaré. »
Les édits de Minh-Mang 101

« Minh-Mang convoqua auprès de lui à Hué tous les missionnaires étrangers»


(Le Palais royal à Hué).

Les missionnaires étaient libres de leur personne, mais leur liberté


était étroitement surveillée ; ils ne pouvaient sortir sans un gardien,
chargé de rendre compte de leurs allées et venues ; Minh-Mang leur
faisait une sorte de prison dorée.
Une fois de plus, c’est la chrétienté de Cochinchine, la plus faible et
la plus exposée, qui porta le poids principal des mesures royales et se
trouva désorganisée. Elle commençait seulement à se relever des per­
tes terribles subies lors de la guerre des Tay-Son. On comptait environ
60 000 fidèles ; il y avait dix-sept prêtres vietnamiens, et cinq prêtres
des Missions étrangères; il y avait également des communautés de
religieuses et le Collège-Séminaire. C’était peu comparé à la chrétienté
du Tonkin à la même époque.
En 1828, cependant, Lê-Van-Duyet obtint du souverain que trois
102 Le Vietnam des martyrs et des saints

des missionnaires pussent revenir dans leur mission ; mais quelques


semaines plus tard, Minh-Mang manda à Hué le Père Jaccard pour le
retenir à son service, avec les mêmes intentions; en décembre de
l’année suivante, le Père Jaccard raconte qu’on l’occupait à «traduire
de vieilles paperasses et à faire l’histoire abrégée de la Révolution, de
Bonaparte et des conquêtes des Anglais aux Indes. » Ce dernier travail
n’était peut-être pas aussi inutile pour Minh-Mang que le pensait le
missionnaire, mais on comprend aisément son impatience ; il n’avait
pas quitté sa famille, son pays, ni fait tous les sacrifices impliqués par
la vocation missionnaire pour venir croupir à Hué dans un emploi de
gratte-papier.
La mort de Lê-Van-Duyêt priva les chrétiens d’un protecteur puis­
sant, encore capable d’infléchir la politique du souverain en leur
faveur ; quant au roi, cette disparition lui donnait l’occasion de repren­
dre le contrôle de la Basse-Cochinchine dont son père avait fait une
vice-royauté, jouissant d’une grande autonomie à l’intérieur de l’em­
pire.
Maintes fois la liberté d’allure de l’ancien serviteur de Gia-Long à
qui Minh-Mang ne pardonnait pas d’avoir joué le rôle d’une sorte de
mentor, de conseiller-né du trône, avait irrité le souverain. A sa mort,
il fit entrer les provinces méridionales dans le droit commun, y insti­
tuant les mêmes divisions administratives que dans le reste du Viet­
nam, avec des cadres semblables.
Les mesures furent appliquées brutalement par des fonctionnaires
venus de Hué, qui ne craignirent pas d’abuser de leur position en
pressurant le pays. Ils firent si bien qu’ils provoquèrent une réaction
armée des anciens officiers de Lê-Van-Duyêt, conduite par son fils
adoptif, Khôi. L’insurrection se développa rapidement, avec la com­
plicité des déportés tonkinois qui avaient été exilés dans l’extrême-sud
du pays; les missionnaires essayèrent de maintenir la communauté
chrétienne en dehors du conflit ; mais l’entreprise était malaisée car
l’administration du vice-roi défunt comprenait un certain nombre de
fidèles. Les insurgés massacrèrent les nouveaux chefs de la province
institués par Minh-Mang, s’emparèrent des points fortifiés, notam­
ment de la citadelle de Saigon, et en un mois rallièrent les six provin­
ces du Sud.
La réponse de Minh-Mang fut extrêmement brutale. Comme les
souverains mérovingiens au temps de Grégoire de Tours, il avait
provoqué imprudemment la révolte en travaillant à éliminer les pré­
tendants éventuels : il avait intenté un procès de haute trahison aux fils
du prince Canh et à leur mère.
Pour mater les révoltés du Sud, le roi expédia une armée importante
par terre et par mer, cela détermina les insurgés à faire appel aux
Siamois, qui envahirent le Cambodge et Ha-Tien, mais furent ensuite
repoussés par les armées royales et contraints à la retraite (juin 1834).
Saigon résista jusqu’au mois d’août 1835, malgré la mort de Khôi ; les
Les édits de Minh-Mang 103

représailles furent terribles: 2 000 rebelles furent exécutés dans la


plaine des Tombeaux et jetés dans une fosse commune ; les chefs de la
rébellion furent emmenés à Hué pour être jugés ; la citadelle fut rasée.
Mais la persécution des chrétiens n’est pas liée à cette longue
insurrection ; elle est antérieure. En effet Lê-Van-Duyêt était mort en
août 1832, et c’est tout de suite, avant même la reprise en main du Sud
par l’administration royale que Minh-Mang publia le grand édit de
persécution qui marqua le signal de l’ère sanglante pour les missions et
la chrétienté du Vietnam.
Pour ce faire, le roi se fit d’abord présenter par les lettrés du
tribunal des rites une requête en forme contre la religion chrétienne ;
en réponse à la requête, parallèle à celle d’août 1826, il publia un édit
de condamnation générale.
Il est nécessaire de transcrire ici ce décret qui revêt une importance
capitale et ouvre une nouvelle époque pour les chrétiens :

«Moi, Minh-Mang, Roi, je parle ainsi. Depuis de longues années,


des hommes venus de l’Occident prêchent la religion de Dato (le Christ)
et trompent le peuple, auquel ils enseignent qu’il existe un séjour de
félicité suprême et un cachot d’affreuses misères. Ils n’ont aucun res­
pect pour le dieu Phat (Bouddha) et n’honorent pas les ancêtres. Voilà
certainement une grande impiété. De plus, ils bâtissent des maisons de
culte, où ils reçoivent un grand nombre de personnes, sans distinction
de sexe, afin de séduire les femmes et les jeunes filles ; ils arrachent
aussi la prunelle de l’œil aux malades. Peut-on rien imaginer de plus
contraire à la raison et aux bonnes coutumes ? »

C’est volontairement que le roi et les mandarins endossaient ces


accusations populaires contre les chrétiens; ils savaient pertinem­
ment, par le contact prolongé avec les missionnaires présents à la
Cour, qu’elles n’étaient pas fondées ; ces accusations ont été cependant
introduites dans un acte officiel pour justifier aux yeux du peuple la
répression.

« L’an dernier, nous avons châtié deux villages imbus de cette doc­
trine perverse. Notre intention en cela était de faire connaître notre
volonté, afin qu’on évite ce crime et qu’on revienne à de bons senti­
ments.
Maintenant donc, voici ce que nous avons décidé : quoique le peuple
qui, par ignorance, suit cette voie gauche, soit déjà nombreux, il ne
manque pas de bon sens pour connaître ce qui convient et ce qui ne
convient pas ; il est encore facile de l’instruire et de le rendre bon. Il
faut donc employer d’abord à son égard l’instruction et les avis, et, s’il
est indocile, les supplices et les peines.
En conséquence nous ordonnons à tous ceux qui suivent cette reli­
gion, depuis le mandarin jusqu’au dernier du peuple, de l’abandonner
sincèrement, s’ils reconnaissent et redoutent notre puissance. Nous
voulons que les mandarins examinent avec soin si les chrétiens qui se
104 Le Vietnam des martyrs et des saints

trouvent sur leur territoire se préparent à obéir à nos ordres et qu’ils les
contraignent de fouler, en leur présence, la croix aux pieds. Après quoi,
ils leur feront grâce pour cette fois. Pour les maisons du culte et les
habitations des prêtres, ils devront veiller à ce qu’elles soient entière­
ment rasées et, dorénavant, si quelqu’un de nos sujets est reconnu
coupable de professer ces coutumes abominables, il sera puni avec la
dernière rigueur, afin de détruire dans sa racine la religion perverse.
Ceci est notre volonté. Exécutez-la. 12e jour de la onzième lune, 13e
année de notre règne. »

Ainsi l’édit prescrivait-il l’apostasie immédiate, concrétisée par le


geste de fouler aux pieds le crucifix, emprunté à la législation du
Japon ; le détail des peines n’était pas précisé, mais le roi ordonnait de
punir avec la dernière rigueur ; son but était d’extirper complètement
le christianisme ; tous les lieux de culte doivent être rasés immédiate­
ment.
Les instructions secrètes qui accompagnaient l’édit qualifiaient « la
religion de Jésus » de « digne de toute notre haine » ; les gouverneurs
de province devaient :

« 1° S’occuper sérieusement à instruire leurs inférieurs, mandarins,


soldats ou peuple, de manière qu’ils se corrigent et abandonnent la
religion ;
2° S’informer exactement des églises et des maisons des maîtres de la
religion et les détruire sans délai ;
3° Arrêter les maîtres de la religion, mais en ayant soin d’user plutôt
de ruse que de violence ; quant aux maîtres français, les envoyer prom­
ptement à la capitale sous prétexte d’être employés par nous à la
traduction de lettres ; quant aux maîtres vietnamiens, vous les retien­
drez dans les chefs-lieux de province pour qu’ils n’aient aucune com­
munication avec le peuple, ce qui l’entretiendrait dans ses erreurs.
Prenez bien garde que vos inférieurs ne profitent de cette occasion pour
arrêter les chrétiens sans distinction ni prudence, ce qui mettrait le
trouble partout... »

L’édit n’est donc pas encore celui d’une persécution sanglante, mais
il est général et, du jour au lendemain, contraint les chrétiens à passer
dans la clandestinité ; on enfouit crucifix, images, statues ; on déman­
tèle les constructions de la mission : lieux de culte, séminaires, cou­
vents ; et les missionnaires, comme les prêtres vietnamiens, se cachent
comme ils peuvent.
XII

LE COMMENCEMENT DES ÉPREUVES

De nombreux historiens ont établi une relation de cause à effet


entre le soulèvement de Basse-Cochinchine et la persécution contre
les chrétiens. Il est évident que la révolte n’a pas arrangé les
choses, dès lors que des chrétiens y ont été impliqués, même si
l’exiguïté de leur groupe en faisait une minorité négligeable en cette
région; mais l’édit de persécution générale est du 6 janvier 1833 et
les premières exécutions capitales ont eu lieu au Tonkin, à 1300
kilomètres de là; alors que l’insurrection du Sud ne s’est déclarée
que le 4 juillet 1833.
Minh-Mang porte une part de responsabilité dans le déclenchement
de cette insurrection, car il a exaspéré l’opposition, en s’acharnant
contre le souvenir du vice-roi ; sa rancune personnelle l’a porté à des
actes impolitiques, surtout aux yeux de Vietnamiens. L’indépendance
et l’intransigeance du maréchal avaient humilié son sens de la dignité
royale : par vengeance, il ordonna d’instruire un procès posthume ; le
tombeau de Lê-Van-Duyêt fut mis à la cangue et subit le supplice des
cent coups de rotin ; ces indignités se pardonnent mal dans la menta­
lité vietnamienne.
L’édit contre les chrétiens signé par le roi le 6 janvier 1833 contient
des contradictions internes : le souverain endosse purement et simple­
ment (et probablement de mauvaise foi) l’accusation faite aux mission­
naires et aux prêtres vietnamiens « d’arracher la prunelle de l’œil aux
malades » et « de séduire les femmes et les jeunes filles » ; si l’accusa­
tion était sérieuse et fondée, elle réclamait des poursuites en justice et
des condamnations pour crimes de droit commun ; au lieu de cela, les
gouverneurs de province reçoivent seulement mission de mettre les
prêtres dans l’incapacité de communiquer avec leurs fidèles, en en­
voyant les Français à Hué pour être employés à la Cour dans une
captivité dorée, et en retenant les Vietnamiens dans les chefs-lieux de
province sans possibilité de rejoindre leurs ouailles. Les apologistes du
106 Le Vietnam des martyrs et des saints

Ile siècle auraient tiré de cet illogisme des arguments dans leurs
plaidoyers aux Empereurs.

Le premier martyr fut arrêté et décapité à Quan-Bun au Tonkin, le


11 novembre 1833; c’était un prêtre vietnamien du nom de Pierre
Tuy. Quelques jours après, le Provicaire de Cochinchine, M. Gagelin,
était exécuté à son tour (17 novembre).
Pierre Tuy était, au regard de la loi, un ancien ; il avait plus de
soixante ans ; c’est l’une des raisons qui rend sa condamnation à mort
plus significative, car passé cet âge, les coupables ne subissaient pas
généralement la peine capitale. Il fut arrêté dans le bailliage de Thanh-
Phuong alors qu’il était allé porter les sacrements à un malade. Le chef
de la province aurait voulu le faire libérer contre une rançon, à la
condition qu’il se déclarât médecin ; il n’y consentit pas. Après trois
mois de prison et divers interrogatoires où il persista à se dire prêtre,
l’affaire fut portée au conseil royal ; la réponse parvint le 10 octobre :
«Tuy a déclaré être prêtre et enseigner au peuple la religion catholi­
que, il doit être décapité. » L’exécution eut lieu le lendemain au milieu
d’un grand concours de peuple qui admira le courage avec lequel le
prêtre allait à la mort. Le mandarin permit d’emporter le corps
décapité et de l’enterrer dans l’oratoire de Trang-Nua où il fut tout de
suite objet de vénération de la part des chrétiens.
M. François-Isidore Gagelin était arrivé en septembre 1821 ; il avait
tout juste vingt-deux ans et n’était pas encore prêtre ; trois ans plus
tôt, étant au séminaire de Besançon, il avait demandé son admission à
la rue du Bac, mais le Séminaire des Missions étrangères était en
pleine réorganisation et manquait de fonds disponibles; le jeune
homme dut attendre une année ; en arrivant au Vietnam, il fut nommé
professeur au collège de Phuong-Ru et il reçut l’ordination sacerdotale
l’année suivante; mais il fallut disperser le collège et pendant deux
années (1826-1828) il demeura en résidence forcée à la cour de Minh-
Mang en liberté surveillée; il s’y vit offrir le titre de mandarin de
première classe qu’il déclina.
Il a laissé par écrit des souvenirs de cette période :
«Je profitais de toutes les occasions pour faire connaître notre sainte
religion aux infidèles du palais et de la ville. Si l’Empereur m’envoyait
quelque chose à traduire, sous un prétexte ou sous un autre j’amenais
toujours l’entretien sur Dieu ou sur quelqu’une des vérités de la foi,
suivant les circonstances. Mais c’est aux habitants de la ville que
j’aimais surtout à parler de la bonne nouvelle. »

Parfois, il lui était possible de tromper la vigilance ou d’acheter la


complicité de ses surveillants :

«Grâce à la négligence et quelquefois à la complaisance de nos


gardiens, écrit-il à la Noël 1827, nous pouvons nous rendre de temps en
Le commencement des e'preuves 107
temps à l’insu de Sa Majesté, les dimanches et fêtes, dans les chrétientés
voisines de ja ville pour y célébrer la sainte Messe et porter quelques
consolations à nos pauvres enfants. »

L’intervention de Lê-Van-Duyêt en 1828 rendit le missionnaire à sa


mission pour cinq années : il se consacra d’abord aux Ciampois, refou­
lés par les Vietnamiens, qui avaient reçu une teinture d’islam ; l’insuc­
cès de ses efforts apostoliques fut total ; puis il reçut en charge des
paroisses littorales dans le Sud ; il en profita pour pousser des pointes
au Cambodge au nord de Ha-Tien, sans succès. En 1830, Monsei­
gneur Taberd le nomma son Provicaire en Moyenne-Cochinchine.
Lors de la publication de l’édit du 6 janvier 1833, il tenta de
chercher refuge dans les montagnes de l’Ouest, mais, comme les
perquisitions avaient commencé chez les chrétiens, et que les fidèles
étaient emprisonnés et soumis à la torture, il sortit de sa cachette et se
livra en mai 1833, donc bien avant la date du soulèvement. Il fut
conduit à Hué où il retrouva M. Jaccard et le Père Odorico, un
Franciscain italien, qui avait été son compagnon de résidence en 1826-
1828.
Jusqu’à la fin, il ne sut quel sort lui serait réservé; c’est par
M. Jaccard qu’il l’apprit, sans vouloir d’abord y croire puisqu’il n’y
avait pas eu de procès en règle ; quand il fut convaincu, il répondit par
lettre :

«Jamais nouvelle ne me fit tant de plaisir ; les mandarins n’en éprou­


veront jamais de pareil... La grâce dont je suis bien indigne a été, dès
ma plus tendre enfance, l’objet de mes vœux les plus ardents ; je l’ai
spécialement demandée toutes les fois que j’élevais le précieux Sang au
saint Sacrifice de la Messe...» [Et le lendemain:] «La nouvelle que
vous m’avez donnée de ma condamnation ne me fait nulle impression
sinon celle d’un contentement parfait. J’ai dormi cette nuit aussi tran­
quillement que de coutume, je mange d’un aussi bon appétit ; seule­
ment la cangue qui me pèse sur les épaules me fatigue de jour en jour
davantage... »

L’exécution de M. Gagelin eut lieu le 17 octobre ; son compagnon,


M. Jaccard, en a laissé une relation :

« Il reçoit l’ordre d’ouvrir ses vêtements jusqu’à la ceinture et aussitôt


on lui attache les bras à un pieu derrière le dos ; le missionnaire se prête
à tout avec le plus grand sang-froid. Les soldats lui passent ensuite une
corde autour du cou et en lient les extrémités à deux poteaux solidement
plantés. Dix à douze de ces hommes, cinq à six de chaque côté, serrent
le nœud en tirant de toutes leurs forces, tandis que le généreux confes­
seur de la foi expire sans faire le plus léger mouvement ; son corps
s’incline seulement un peu d’un côté... Pour s’assurer de la mort de leur
victime, les bourreaux lui brûlent légèrement la plante des pieds. »
108 Le Vietnam des martyrs et des saints

M. Gagelin fut enseveli par les chrétiens au village de Phu-Cam,


mais le roi avait lu dans un catéchisme que Jésus, le fondateur de la
religion chrétienne, était ressuscité le troisième jour, et il fit procéder à
une vérification du cadavre après exhumation pour être sûr que le
missionnaire n’en ferait pas autant.
Le martyre du Père Tuy est également sans relation directe avec la
rébellion du Sud ; on peut y voir une expression de la rancune et même
de la haine conçue par le souverain contre le protecteur des chrétiens,
le maréchal Lê-Van-Duyet ; le roi l’a poursuivi après sa mort, dans la
tombe ; les chrétiens sont liés à son souvenir - bien qu’il n’ait pas été
chrétien lui-même - et les protégés du vieux serviteur de Gia-Long
doivent disparaître.
Une lettre de M. Cuenot aux directeurs de Paris, envoyée au prin­
temps de 1834 (28 mars) décrit admirablement la genèse et le dévelop­
pement des troubles civils qui entraînèrent le Sud du pays dans une
impasse et dont les chrétiens eurent à porter les conséquences.
« Depuis ma dernière lettre, Dong Naï (Saigon) a été le théâtre des
plus tristes événements. Vous savez déjà, Messieurs, que depuis long­
temps le roi n’aimait pas le grand mandarin et s’il dissimulait sa haine,
c’est qu’il était retenu par la crainte de troubles dans son royaume. Mais
aussitôt après la mort de cet ancien et fidèle serviteur, le roi a arrêté et
fait le procès aux créatures du premier. Parmi eux étaient plusieurs
colonels et lieutenants-colonels, hommes de résolution et d’expérience.
Enfin le 20 de la cinquième lune (1833) était le jour fixé par le roi pour
l’exécution et la mort de plusieurs d’entre eux. Ce même jour on devait,
assure-t-on, déterrer les os du grand mandarin, les pulvériser dans un
mortier et les mettre dans un canon pour les tirer au vent. Les officiers
condamnés à mort furent avertis le 18 des ordres arrivés de Hué et, dans
la nuit suivante, ils exécutèrent leur projet d’insurrection, préparé sans
doute pour cela à l’avance. Les conjurés au nombre de 30 à 40 ou de 100
(les rapports diffèrent) s’emparèrent de la ville de Saigon ; les premiers
mandarins furent mis à mort et dans quatre à cinq jours les trois Tinh,
c’est-à-dire toute la Basse-Cochinchine se soumit à eux sans presque
aucune résistance. Les chefs rebelles étaient pour la plupart tonkinois et
disaient agir au nom des Lê, famille des derniers rois du Tonkin.
Pour se donner l’appui d’un parti important, ils abolirent les édits de
persécution, ordonnèrent la réédification des églises et invitèrent les
chrétiens à vaquer librement à l’exercice de leur culte. Quelques caté­
chistes de la ville et des environs furent mandés. Ils étaient connus des
chefs de la révolte ; on leur offre des places et des dignités ; des lettres
d’écoliers qui se trouvaient à Saigon à cette époque nous assurent que
les catéchistes refusèrent d’abord ces offres et que ça n’a été que sur la
promesse de ne leur faire prendre aucune part active dans la guerre, si
elle avait lieu, qu’ils ont accepté des dignités ; ces gens s’étant rendus,
ils ont entraîné avec eux un certain nombre de chrétiens ; ce nombre
s’élève peut-être à trois ou quatre cents. »

Mais les chefs de la rébellion n’ont pas réussi à conserver leur


Le commencement des épreuves 109

cohésion ; l’un d’eux fit défection et se rallia à Minh-Mang, entraînant


avec lui les deux-tiers du pays insurgé ; la lutte commença avant même
l’arrivée des troupes royales envoyées de Hué ; l’issue ne pouvait plus
faire de doute.

« Les troupes royales envoyées d’Hué s’étant entendues et jointes aux


contre-révoltés, continue M. Cuenot, les rebelles ont dû s’enfermer
dans la ville de Saigon que les troupes ont assiégée et tiennent encore
investie. M. Marchand et un prêtre du pays qui se trouvaient dans une
chrétienté près de là ont été obligés de s’y enfermer aussi avec les
rebelles. Tout ce que ceux-ci ont fait en faveur des chrétiens pour les
attacher à leur parti a été pris par beaucoup de monde comme un signe
de leur complicité avec les révoltés. C’est pourquoi quand les troupes
d’Hué arrivèrent, elles ont saccagé et détruit tout ce qu’elles ont ren­
contré de chrétien. Les trois grandes chrétientés qui sont près de la ville
n’offrent plus qu’un monceau de ruines.
Dans les premiers temps du siège et de la contre-révolte, l’on a
massacré un grand nombre de chrétiens ; la mort de quelques-uns est
un glorieux martyre. »

Le missionnaire a donc soin de distinguer les victimes de représail­


les politiques et les martyrs authentiques; des chrétiens en grand
nombre ont été massacrés comme partisans réels ou supposés de la
rébellion ; d’autres ont été poursuivis et mis à mort à cause de leur foi,
parce qu’ils étaient chrétiens et uniquement pour cette raison.

« Le mandarin de Chan-Doc s’est distingué par sa haine contre nos


pauvres chrétiens ; il les a vexés en mille manières ; c’est lui qui a fait
exécuter à mort les 17 chrétiens envoyés par les rebelles pour venir
chercher Monseigneur au Siam. Au moment de l’invasion des Siamois,
il en a fait égorger cinq autres qu’il retenait à la cangue comme sus­
pects... »

Le siège de Saigon se prolongea longtemps encore, et les chefs des


rebelles furent tentés de mettre à l’épreuve le Dieu des chrétiens
comme Constantin au Pont Milvius et comme Clovis à Tolbiac ; de la
ville assiégée, le Père Marchand a pu faire parvenir une lettre à
Monseigneur Taberd, réfugié au Siam depuis l’édit général de prohi­
bition du christianisme ; voici ce qu’il en dit :

« Les chefs m’ont demandé de leur indiquer la manière de faire des


étendards semblables à celui de Constantin. Je m’en suis excusé de
toutes mes forces; c’est le Père Phuoc qui leur a parlé du fameux
labarum, leur apportant pour raison que, si la divine Providence n’a pas
décidé en leur faveur, tout retournera au désavantage de la religion...
Ils disent que maintenant ils ont la foi en Dieu, que par conséquent il ne
peut en résulter que du bien. »
110 Le Vietnam des martyrs et des saints

La ville résista jusqu’en septembre 1835; la citadelle fut emportée


d’assaut par les armées royales; les soixante-six chrétiens (dont les
deux-tiers de femmes et enfants) qui s’y trouvaient, furent massacrés
dans la grande hécatombe qui suivit; la citadelle, construite par le
Français Olivier de Puymanel, fut rasée. Les quatre chefs de la révolte
ainsi que le jeune fils de Khoï (mort en décembre 1834), qui n’avait
que sept ans, furent emmenés à Hué pour être jugés. M. Marchand
leur fut adjoint. Les apparences étaient contre lui ; cependant son
procès ne porta pas principalement sur le rôle éventuel qu’il avait eu
dans la rébellion, mais sur sa qualité de prêtre et sa foi. Les textes sont
absolument clairs.
Il était arrivé en mars 1830, cinq ans après l’édit interdisant l’entrée
de maîtres européens dans les provinces de l’Empire. Il partagea son
temps entre le collège de Lai-Thiu et Phnom-Penh, au Cambodge, au
sein de la colonie vietnamienne ; il reçut ensuite la charge des chrétiens
de la province de Binh-Thuan ; on connaît la suite ; il terminait juste la
messe de la Nativité de Notre-Dame, le 8 septembre 1835, lorsque les
soldats arrivèrent pour le prendre.
Lorsqu’on lui appliqua la question à Hué le 16 octobre, par le
moyen du supplice des tenailles rougies au feu, il nia avoir participé à
la révolte :

«Tu nies, lui dit le mandarin, avoir eu aucune part à la révolte!...


Eh bien, je ne le contesterai plus, du moins, tu ne nieras pas que tu es
venu ici pour cause de religion, et tu sais que le roi l’a défendu
strictement. Cette faute il faut que tu l’expies dans de justes supplices ;
cependant, tu peux éviter tout châtiment, à condition que tu renonces à
ta religion et que tu marches sur la croix. »

Le supplice des cent plaies auquel il fut condamné avec les chefs de
la révolte eut lieu le 30 novembre 1835 ; il fut auparavant soumis une
dernière fois à la question de la même manière que précédemment,
mais uniquement sur les pratiques de la religion ; chaque interrogation
était précédée de la torture :

— « Pourquoi dans la religion chrétienne arrache-t-on les yeux aux


moribonds ?
— C’est faux ! Jamais je n’ai vu faire pareille chose».
On fit à nouveau rougir les pinces :
— « Pourquoi les futurs époux se présentent-ils devant le prêtre au
pied de l’autel ?
— Les époux.viennent faire reconnaître et bénir leur alliance par le
prêtre, au milieu de l’assemblée des chrétiens. »

La troisième application de la torture fut très douloureuse, car le


supplice comportait à chaque fois cinq applications simultanées des
pinces rougies au feu sur les cuisses et les jambes du patient, et les dix
Le commencement des épreuves 111

« Le supplice des cent plaies auquel il fut condamné eut lieu le 30 novembre
1835... » (Supplice du Bienheureux Marchand).
112 Le Vietnam des martyrs et des saints

premières blessures étaient à vif; les fers étaient maintenus sur les
chairs brûlées jusqu’à ce qu’elles se refroidissent ; l’odeur et la fumée
qui se dégagaient des blessures incommodaient les soldats eux-mêmes.
La question qui fut alors posée fut celle-ci :
— «Ne se commet-il pas des abominations dans vos festins? (La
même que les bourreaux posaient déjà en 177 à Lyon aux martyrs des
Gaules).
— Il ne se fait aucune abomination parmi nous. »

Et cette réplique du mandarin qui, sur ses lèvres, revêt une signifi­
cation dont on n’aura jamais fini de mesurer la profondeur :
— « Mais quel est donc ce pain enchanté que vous distribuez à ceux
qui se sont confessés, pour qu’ils tiennent si fort à leur religion?»

M. Marchand n’avait plus alors la force de répondre et la question


resta comme une interrogation devant un mystère. Le problème de la
participation à la rébellion est donc oublié par les autorités judiciaires ;
il n’en est plus question et elle est jugée secondaire ; ce n’était qu’un
prétexte. Les chefs du soulèvement ne furent d’ailleurs pas interro­
gés ; on les laissa tranquilles avant le supplice final.
Celui-ci était encore plus terrible : la victime était bâillonnée avec un
gros caillou dans la bouche afin que ses cris soient étouffés ; dépouillée
de ses vêtements sauf l’indispensable, elle était attachée sur une sorte
de croix de Saint-André, les membres écartés. Le supplice de la mort
lente ou des cent plaies consistait à couper les chairs, puis à les
arracher par morceaux avec des tenailles: la peau des sourcils, la
poitrine, l’arrière-train, le gras des jambes ; l’un des bourreaux avait
pour fonction d’inscrire sur une tablette le nombre des plaies faites au
patient avant qu’il n’expire. Après quoi le corps était fendu en quatre
parts qui étaient jetées à la mer, tandis que la tête était promenée dans
les provinces pour inspirer une crainte salutaire à tous ; elle était
exposée trois jours sur les remparts des villes principales ; au terme de
ce voyage macabre, elle était broyée et ses restes dispersés, puis jetés
eux aussi à la mer.
Tel est le supplice que M. Marchand subit sans que l’on entendît ses
plaintes, étouffées par le bâillon. On le lui avait infligé parce qu’il était
prêtre et parce que, de sa Franche-Comté natale, il était venu se
mettre au service des chrétiens de Cochinchine ; il avait presque l’âge
du Sauveur au temps de sa passion : 32 ans.
Jusqu’ici, nous n’avons mentionné que les prêtres, vietnamiens et
français, victimes de la persécution. Celle-ci en principe se voulait non
sanglante ; la réalité était assez différente.
Cinq jours après la strangulation de M. Gagelin, un chrétien fut
décapité pour la foi, Paul Dôi Buong, mis à mort le 23 octobre 1833. Il
était né près de Hué à Phu-Cam, d’une famille catholique depuis
Le commencement des épreuves 113

plusieurs générations ; son père et son grand-père étaient mandarins ;


lui-même entra dans la garde royale et devint capitaine de la 1ère
compagnie de son régiment ; Minh-Mang disait de lui qu’il remplissait
«son devoir avec zèle et activité». Il avait été décoré de la plaque
d’ivoire pour ses services.
Dans le cours de son service, le souverain l’envoya en mission
inspecter les opérations militaires contre les populations primitives de
la province de Quang-Ngai. Quand il fit son rapport, Minh-Mang lui
demanda s’il était allé visiter la pagode de Non-Duoc :

— « Votre Majesté ne me l’ayant pas commandé, je n’y suis pas allé.


— Quand on va inspecter les opérations militaires on doit tout voir ;
comment se fait-il que vous ne soyez pas allé à la pagode de Non-Duoc ?
— Parce que je suis chrétien. »

Rien ne montre mieux le caractère arbitraire de la justice royale que


la suite: le roi lui fit de terribles reproches, se mit en colère et
finalement ordonna de le décapiter. L’un des amis de Paul, mandarin,
s’interposa et demanda sa grâce ; la peine fut commuée : le capitaine
reçut quatre-vingts coups de rotin, perdit son grade et fut condamné à
servir comme simple soldat.
Paul Buong s’entendit avec ses chefs pour acheter le droit de se
retirer dans sa famille, en une sorte de retraite anticipée. Une année se
passa ainsi, jusqu’à ce que Minh-Mang se fit présenter la liste des
hommes de sa garde qui étaient chrétiens. On la lui présenta :

— « Et leur capitaine ?
— C’était Buong qui a été dégradé et condamné à servir comme
simple soldat.
— Qu’on l’arrête et qu’on l’emprisonne. »

Paul fut donc mis à la cangue en prison pour six mois ; puis on le
chargea d’une chaîne au cou et aux jambes. De dix jours en dix jours,
il était interrogé et toujours sur la religion chrétienne qu’il refusait
d’abandonner ; ses réponses étaient suivies chaque fois d’une baston­
nade d’une vingtaine de coups ; il refusa toujours de marcher sur la
croix. Les blessures ne cicatrisaient pas d’une séance à l’autre. Il faut
renoncer à transcrire ici toutes les réponses qu’il fit et qui ont été
consignées dans les lettres des missionnaires français.
De sa prison, il écrivit à un prêtre vietnamien :

«Je porte une chaîne au cou, je suis gardé étroitement; on ne me


laisse aucune liberté. On me bat, on me tourmente à tout propos, je n’ai
pas un moment de paix. Mes chairs sont meurtries, mes os broyés, et
cela ne suffit pas encore pour payer ma dette. Mes forces sont épuisées,
ma vie s’éteint, je ne me plains pas. J’implore l’aide du Très-Haut pour
rester toujours ferme. »
114 Le Vietnam des martyrs et des saints

«Paul fut donc mis à la cangue... » (Un prisonnier portant la cangile').


Le commencement des épreuves 115

Paul avait avec lui des compagnons chrétiens ; lorsque le ministre


des peines, Vo-Xuan-Can, vint demander au roi de prononcer la
sentence finale, Minh-Mang ne voulut pas y consentir ; ce qu’il voulait
c’était l’apostasie :

— « Qu’ils soient bétonnés sans trêve ; s’ils foulent la croix, on


cessera de les maltraiter ; sinon que l’on continue de les battre, et s’ils
meurent sous les coups, qu’on jette leurs cadavres hors des murs de la
ville. A quoi bon une sentence ! »

Finalement, après une seconde requête présentée par Vo-Xuan-Can


et le ministre des finances, le souverain consentit à prononcer une
sentence de mort. Paul devait être décapité et sa tête exposée plusieurs
jours en signe d’ignominie ; ses compagnons recevaient une simple
sentence de mort : « Obstinés dans l’erreur, ils ont refusé d’abandon­
ner leur religion». L’exécution eut lieu le 23 octobre 1833, au soir.
Celle-ci également n’a aucune relation avec la rébellion des provinces
méridionales.
Deux jours avant le supplice de M. Marchand, fut décapité pour la
foi un catéchiste, André Trong. Il était emprisonné depuis de longs
mois avec d’autres chrétiens : en effet, à l’âge de 20 ans, il avait été
contraint de s’enrôler dans la compagnie Trien-Tu, tisseurs du roi, et
peu après, par ordre royal, on fit rechercher et arrêter tous les soldats
chrétiens de la compagnie pour les contraindre à apostasier ; ils étaient
une dizaine.
Les supplices qu’on leur fit subir eurent raison de plusieurs des
compagnons d’André, mais lui persévéra malgré les interrogatoires
multipliés et les violences exercées contre lui. Finalement il fut con­
duit à son village natal pour y être décapité devant sa famille, le 28
novembre 1835.
Dans une lettre à M. Albrand, du 22 janvier 1836, M. Cuenot le met
au courant des derniers épisodes de la persécution :

« Le 28 novembre, le roi a fait trancher la tête d’un jeune chrétien de


la ville royale en prison depuis deux ans pour refus d’apostasie. Voilà le
sommaire des événements arrivés en Cochinchine. J’oublie cependant
encore le massacre d’un de nos prêtres et de cinq à six écoliers qui ont
été massacrés de sang-froid après la prise de Saigon ; mais il paraît qu’ils
ont été massacrés de sang-froid, sans être reconnus autrement. »
XIII

AU TONKIN

Ainsi qu’il arrive souvent, les événements précèdent les directives et


les décisions pratiques anticipent sur les lois et les décrets qui les
justifient. Minh-Mang avait fait de nombreux martyrs dès avant de
publier l’édit qui inaugurait l’ère des persécutions sanglantes ; il avait
porté en 1825 un édit interdisant l’introduction furtive dans le
royaume de «maîtres» européens, puis il y avait eu en 1826 la requête
des mandarins contre les chrétiens et le premier édit de proscription
générale du christianisme en 1833 ; le 15 juillet 1834, le roi publia une
longue Instruction qui semble être l’exposé de son système religieux. Il
n’est pas impossible qu’il ait voulu démarquer en partie l’enseigne­
ment chrétien car son Instruction est divisée en dix articles comme le
décalogue dont il avait connaissance : il y traite de la condition hu­
maine, de la droiture du cœur, de l’estime pour son état, de l’usage des
richesses, des bonnes mœurs, de l’instruction des inférieurs, de l’atta­
chement aux études authentiques, de la répression des passions, de
l’exactitude à observer les lois, de la libéralité. Cette Instruction est
pleine de notions philosophiques empruntées aux Chinois, mais son
caractère polémique est évident, car l’auteur insère des attaques et des
injures contre le christianisme :

«Cette religion [déclare-t-il] est un assemblage de faussetés auxquel­


les il ne faut pas se laisser prendre ; elle est de toutes la plus déraisonna­
ble et la plus immorale, car hommes et femmes vivent dans un mélange
confus, semblables aux animaux, commettent le crime à l’envi, sèment
partout la désunion, se jettent stupidement dans les supplices de la
mort, détruisent le véritable enseignement et nuisent à la nature hu­
maine. On ne doit pas croire à une telle religion. »

Minh-Mang avait cependant tous les moyens à sa disposition pour


se faire une idée plus juste du christianisme ; on ne peut invoquer sa
118 Le Vietnam des martyrs et des saints

bonne foi ; ses accusations n’ont pas le mérite de l’objectivité ; et


cependant il reconnaît, pour la blâmer, la fermeté des chrétiens en face
du martyre.
Le 25 janvier 1836, un certain nombre de mandarins présentèrent
une nouvelle requête contre les chrétiens ; Minh-Mang la revêtit de sa
sanction. On y retrouve l’écho de ce qui semblait tant préoccuper le
mandarin chargé du dernier interrogatoire de M. Marchand: «Les
missionnaires se servent d’un pain enchanté pour ensorceler les gens et
les forcer à rester chrétiens. » L’Eucharistie était au cœur de la vie des
chrétiens et ils témoignaient de leur faim et de leur désir de recevoir le
Corps du Christ. Les autres accusations correspondent point pour
point à l’interrogatoire subi par le missionnaire au cours de son affreux
supplice.
Les mesures que les mandarins demandaient au roi de sanctionner
étaient les suivantes :

«Tous les ports du royaume seront interdits aux navires barbares, à


l’exception du seul port de Tourane.
Une surveillance rigoureuse sera exercée par le mandarin de ce port
sur tous les étrangers qui y viennent trafiquer.
Le nombre des étrangers qui auront permission de descendre à terre
pour leur commerce sera limité par le mandarin ; on ne les perdra pas de
vue, tout le temps qu’ils seront à terre ; il ne leur sera pas permis de se
séparer ni d’entrer dans aucune maison particulière.
Quand ils auront fini leurs affaires, ils seront comptés de nouveau et
reconduits à leur navire.
Si quelque barbare cherche à se cacher dans le pays, il sera saisi et
puni de la peine capitale.
Les navires chinois peuvent aborder partout ; néanmoins à leur en­
trée dans un port annamite, ils seront visités avec soin. S’il s’y trouve un
européen soupçonné d’être prêtre, il sera saisi aussitôt et mis à mort.
Tout prêtre européen saisi dans l’intérieur du pays sera puni de mort.
Tous les officiers publics dans le territoire desquels un de ces prêtres
sera découvert seront punis de mort, parce qu’ils n’ont pas fait les
recherches nécessaires pour le saisir. »

La signature du roi sur ce document instituait une véritable chasse à


l’homme ; tout prêtre européen était, par le seul fait de sa présence
dans le royaume, en danger immédiat de mort ; la proscription s’éten­
dait à tout européen que l’on pouvait soupçonner d’être prêtre.
Mais il ne faudrait pas croire que la persécution se soit bornée aux
seuls missionnaires venus d’Occident ou même aux prêtres vietna­
miens; les Annales de la Propagation de la foi sont à cette époque
remplies de faits vécus qui prouvent le contraire; il suffit de s’y
reporter presque au hasard.
Une lettre de M. Masson à M. Langlois du 18 mai 1835 affirme que,
dans l’ensemble, les villages chrétiens étaient tranquilles, mais qu’il
Au Tonkin 119

n’en allait pas de même dans les villages où les chrétiens vivaient au
milieu d’un entourage païen :

« Dans ces lieux-là, les païens usent de toutes sortes de vexations pour
extorquer de l’argent des chrétiens ou pour les forcer à contribuer au
culte des idoles... Souvent les sommes exigées par nos oppresseurs sont
si énormes qu’il nous est absolument impossible de satisfaire leur
cupidité ; alors il n’y a d’autre parti à prendre pour les chrétiens exposés
à de pareilles vexations que d’abandonner tout à fait le lieu de leur
domicile et d’aller s’établir au loin. Plusieurs ont eu le courage de
prendre ce parti violent, au prix des plus grands sacrifices, aimant
mieux tout perdre que d’être exposés à perdre leur foi... »

Et le 24 juin M. Rouge écrivait à M. Langlois que, s’il n’y avait pas


eu depuis quelque temps d’exécution capitale :

«la faim, la prison, l’exil, les chaînes, les ceps, la cangue etc., tous les
genres de supplices inventés pour éprouver les disciples de la Croix, ont
fait périr plus de monde que n’aurait pu faire le glaive. Un grand
nombre de généreux confesseurs, emprisonnés ou exilés, sont morts
dans le courant de l’année dernière... »

Et la même année, un lettre des missions rapporte le dialogue d’un


diacre avec un mandarin lettré :

« Que les Européens suivent la religion de Jésus, à la bonne heure ; mais


vous. Annamites, vous devez suivre celle de notre pays; quitter la
religion nationale pour en adopter une étrangère, c’est être mauvais
citoyen ; je dis plus, c’est être rebelle et punissable ; c’est désobéir aux
lois de l’Etat et à notre souverain qui vous défend de suivre une autre
religion que la sienne. » [A quoi le diacre répliqua :] « Notre religion
n’est étrangère nulle part ; elle n’est pas circonscrite à un seul point de
l’univers ; elle s’étend partout ; elle est pour tous les peuples et tous les
pays, parce qu’elle est de Dieu. » [Et il ajoutait :] « Vous nous blâmez de
ne pas suivre la religion nationale, mais quelle est cette religion ? Les
lettrés ont la leur, la religion de Confucius, mais elle n’est au fond qu’un
pur cérémonial, elle ne traite que de la morale et des rites: elle est
muette sur ce qu’il nous importe le plus de connaître, ce que l’homme
devient quand cette habitation terrestre se dissout. La religion nationale
serait-elle celle des gens ? Mais chacun peut pour son génie prendre tel
objet qui lui plaît; c’est quelquefois un serpent, c’est un lézard, c’est
une pierre... »

En 1838, Minh-Mang fit parvenir à tous les gouverneurs de provin­


ces une ordonnance destinée à être transmise aux chefs de cantons et
aux maires de villages où il y avait des chrétiens, prescrivant de les
faire instruire et d’obtenir leur apostasie dans le délai d’un an :
120 Le Vietnam des martyrs et des saints

«Si, à l’expiration du délai fixé, il se trouve encore dans notre


royaume des chrétiens rebelles ou dont la soumission ne soit qu’exté­
rieure, des chrétiens qui, païens avec nous pendant le jour, pratiquent
et propagent leur doctrine pendant la nuit, alors on châtiera sans pitié le
chrétien incorrigible et le fonctionnaire négligent... »

Contre toute attente, l’édit du 25 janvier 1836 ne déclencha pas les


représailles que l’on aurait pu attendre, du moins immédiatement ;
l’année marque au contraire un répit ; Monseigneur Cuenot put or­
donner dix prêtres vietnamiens et reconstituer deux petits collèges en
Cochinchine. Mais la tranquillité, toute relative, fut de courte durée ;
durant les années suivantes, les exécutions se succèdent à un rythme
accéléré: les deux Dominicains espagnols, Vicaires apostoliques au
Tonkin, le Père Cornay, le Père Fernandez, le Père Jaccard, Monsei­
gneur Dumoulin-Borie, de nombreux prêtres et catéchistes vietna­
miens.
A la nouvelle de la persécution, le pape Grégoire XVI, ancien Préfet
de la Congrégation pour la Propagation de la foi, envoya un bref aux
chrétiens du Tonkin et de la Cochinchine; celui-ci devait arriver
tardivement à destination, mais il est signé le 4 août 1839 et est donc
l’écho de la situation des missions de l’année précédente :

«Considérez... les illustres exemples de vos chefs; afin de remplir


dignement leurs devoirs de pasteurs, ils n’ont pas hésité à donner leur
vie pour vous. Si donc il s’en est trouvé parmi vous qui, comme Nous
l’avons appris, avec une extrême douleur, ont été saisis d’une trop
grande terreur à la vue des tourments et ont été assez impies pour rougir
de confesser le Christ devant les hommes, Nous les exhortons et conju­
rons de laver dans les larmes de la pénitence un crime si détestable et
d’implorer avec ardeur leur pardon de la divine miséricorde...
Vous n’êtes pas voués à jamais à cette atroce persécution. Un jour
viendra que, délivrés de vos alarmes et comme échappés à cette furieuse
tempête, vous rendrez en paix un culte au vrai Dieu et vous lui
adresserez d’éternelles actions de grâces pour le calme enfin rétabli. »

Les précédentes années, c’est le royaume du Sud qui avait été


principalement touché par la persécution ; en 1837 et les années sui­
vantes, le Tonkin a beaucoup à souffrir.
Monseigneur Clément Delgado était Vicaire apostolique du Tonkin
oriental depuis l’année 1799 ; c’était un Aragonais né en 1764 et arrivé
à Manille en 1786; il choisit pour coadjuteur, un Andalou, Monsei­
gneur Hénarès, l’année même de son installation ; en effet un bref de
1798 de Pie VI, empêché lui-même de gouverner l’Église par sa
captivité à Valence, avait confié aux Vicaires apostoliques des missions
éloignées le soin de choisir eux-mêmes leurs coadjuteurs.
Le gouverneur du Tonkin méridional, Trinh-Quang-Khanh s’était
fait reprocher à la fin de 1837 son manque de zèle dans la poursuite des
Au Tonkin 121

chrétiens: «Pas un seul, lui dit le souverain, n’a été fait prisonnier
depuis de longues années. » Pour se disculper, car il y allait de sa tête,
le gouverneur se lança dans une série d’opérations destinées à purger
le pays ; mais il ne réussit pas à capturer de prêtres et Minh-Mang le
déposa, menaçant toute l’administration de la province de subir le
même sort : «Je leur accorde un mois pour se saisir des missionnai­
res... A défaut de quoi, les susdits mandarins subiront la peine due
aux missionnaires. »
Le nouveau gouverneur, Lê-Van-Duc, ne perdit pas de temps.
Monseigneur Delgado fut découvert au village de Kien-Lao où il se
cachait avec Monseigneur Hénarès et le Père Romuald Ximénès ; ses
deux compagnons réussirent à s’enfuir, mais lui-même fut rattrapé par
les soldats ; on l’enferma dans une cage de bois et il fut conduit à Sanh-
Vi-Hoang. Dans ses réponses, il évita de donner des indications
précises sur les missionnaires dominicains et les prêtres annamites ;
mais pendant que l’on instruisait son procès, son coadjuteur, Monsei­
gneur Hénarès, était capturé à son tour. Il fut condamné de la même
manière.
En fait, Monseigneur Delgado mourut dans sa prison, le 12 juillet
1838, à l’âge de 84 ans, après avoir gouverné son Église pendant une
quarantaine d’années ; il était sous le coup d’une sentence capitale, qui
était seulement différée; afin qu’elle soit exécutée symboliquement,
son corps fut décapité le jour même, avec toutes les solennités requi­
ses.
/Monseigneur Dominique Hénarès, lui, avait été mis à mort avec son
catéchiste François Chieu le 25 juin. Il était à peine moins âgé que
Monseigneur Delgado, puisqu’il avait 81 ans, ce qui, devant la loi,
aurait dû l’empêcher de subir le supplice dont étaient dispensés les
vieillards au-dessus de 60 ans.
Le Père Joseph Fernandez, vicaire provincial de l’Ordre de saint
Dominique, alla chercher refuge avec un prêtre séculier, Pierre Tuân,
dans une partie plus paisible du Tonkin ; mais ils furent découverts
dans leur retraite ; le Père fut mis dans une cage et le Père Tuân chargé
d’une cangue, puis les deux prisonniers furent conduits à Vi-Hoang où
se trouvaient déjà Monseigneur Delgado et Monseigneur Hénarès. Le
24 juillet, le Père comparut une dernière fois devant le gouverneur qui
lui proposa de le renvoyer en Castille s’il consentait à fouler aux pieds
le crucifix ; il refusa et fut porté au supplice, car il était paralysé d’un
côté ; il avait 62 ans et lui aussi aurait dû être exempté de la peine
capitale, selon le droit commun.
En avril, Trinh-Quang-Khanh voulut épurer les troupes qu’il avait
sous ses ordres. Il fit d’abord inscrire sur un registre les noms de tous
les soldats que l’on savait chrétiens ; puis il mit ses troupes sous les
armes, fit étendre sur le sol vingt crucifix et ordonna aux troupes de se
conformer aux ordres du roi en abandonnant la religion perverse mise
au ban du royaume. Beaucoup refusèrent ; on les porta en vain sur les
122 Le Vietnam des martyrs et des saints

croix pour les forcer à mettre involontairement les pieds dessus,


comme si cette irrévérence involontaire était signe de l’apostasie. Ceux
qui résistèrent reçurent de nombreux coups de rotin, puis furent mis
en prison avec cangues et chaînes. Les coups et les menaces se succé­
dèrent durant le temps de la captivité ; souvent les confesseurs per­
daient connaissance durant les séances.
Le roi, consulté, fit savoir qu’il fallait continuer les supplices pour
obtenir à tout prix l’apostasie ; ceux-ci redoublèrent donc ; finalement
comme tout semblait inutile, on laissa tomber l’affaire ; mais trois des
soldats devaient ensuite subir le martyre après de nouveaux supplices.
Le 2 juin 1838, un Dominicain vietnamien, le Père Vincent Yen, fut
reconnu et arrêté par des païens qui le conduisirent à Sanh-Haï-Duông
où il subit de longs interrogatoires. Comme il avait 73 ans, le mandarin
qui voulait l’épargner, lui suggéra de se faire passer pour un médecin ;
le Père n’y voulut pas consentir, aussi le juge écrivit-il au roi pour
obtenir l’autorisation de renvoyer l’accusé dans la province de sa
naissance pour y être examiné par les autorités dont il relevait ; mais il
précisait que le prêtre ne paraissait pas disposé à renoncer à sa
croyance ; aussi la réponse fut-elle une sentence de mort :

«Ce maître de la religion de Jésus a suivi et enseigné cette religion


fausse et perverse ; il refuse de l’abandonner, c’est évidemment un
ignorant digne d’encourir notre juste courroux. Qu’il soit décapité sans
autres informations. »

Le jour même de la réception de la lettre, le 30 juin, le Père Vincent


Yen fut conduit au supplice ; il avait fait profession à Manille le 22
juillet 1808.
Il y eut aussi des décès qui furent les conséquences des mauvais
traitements subis en prison ; Joseph Uyên, membre du Tiers Ordre et
catéchiste dans la province de Hung-Yen ; il avait 63 ans ; arrêté le 29
mai, il subit en prison de tels sévices qu’il expira de ses blessures le
3 juillet 1838 et doit être considéré également comme martyr.
Le prêtre vietnamien Pierre Tuân qui avait été emmené avec le Père
Fernandez, refusa lui aussi d’apostasier ; une sentence de mort fut
prononcée contre lui, mais il était mort d’épuisement dans la prison
lorsque la cour la renvoya ; il mourut en effet le 15 juillet 1838 à l’âge
de 73 ans.
On ne peut qu’être surpris par l’âge de tous ces missionnaires et de
ces prêtres ; les événements de la Révolution française, les bouleverse­
ments entraînés par les guerres de l’Empire, le démantèlement des
institutions ecclésiastiques par les nouveaux gouvernements ont empê­
ché la relève de s’effectuer normalement ; la France a été l’une des
premières nations chrétiennes à se relever, après avoir été atteinte la
première. Mais, si la mission a dû, par la force des choses, marquer le
pas même durant le règne de Gia-Long qui, sans l’encourager, ne se
Ati Tonkin 123

montrait pas défavorable, cela est dû aux convulsions de l’Europe et


aux difficultés traversées par toutes les familles religieuses.
Le prêtre Bernard Dué avait 83 ans ; ayant appris l’arrestation de
son évêque Monseigneur Delgado, il demanda à être transporté auprès
des mandarins pour mourir avec lui et auprès de lui ; il eut du mal à
l’obtenir, mais il finit par se faire entendre de soldats qui l’emmenè­
rent. C’était le 3 juin 1838; il confessa la foi avec courage. Il fut
condamné à la décapitation le 23 juin, en compagnie d’un Dominicain
vietnamien, Dominique Hanh, arrêté le 7 du même mois. Ce dernier
avait eu terriblement à souffrir en prison où on voulut le faire aposta-
sier. Il fallait obtenir la confirmation de la sentence par Minh-Mang,
avant de procéder à l’exécution qui eut lieu le 1er août 1838.
Ce jour même, le Père Joseph Viên, qui était recherché depuis
longtemps, fut découvert grâce à un subterfuge ; mais il refusa de faire
connaître la cachette du Père Hermosilla que l’on poursuivait égale­
ment. Il fut jugé le 3 août, puis décapité le 21 ; au moment du
supplice, le mandarin lui déclara : « Nous savons que vous ne méritez
pas la mort et nous voudrions pouvoir vous sauver ; mais les ordres du
roi ne permettent pas de le faire ; pardonnez-nous donc si nous som­
mes obligés de vous ôter la vie et ne nous imputez pas cette faute. » Il
avait 52 ans.
Par un catéchiste du nom de Chû, témoin oculaire, on connaît
également les actes de six martyrs vietnamiens, tertiaires dominicains
qui furent les compagnons du Père Pierre Tû, Dominicain autoch­
tone.
Le 29 juin 1838, jour de la Saint-Pierre, un mandarin militaire, à la
tête d’une troupe, cerna le village où le Dominicain était caché ; averti
à temps, il eut le temps de s’enfuir avec son catéchiste, Dominique
Uy, dans un village voisin ; mais il fut dénoncé et l’arrestation se fit.
A peu près à la même époque furent pris cinq chrétiens : un caté­
chiste très dévoué au Père Tû, François-Xavier Mau, qui avait la
garde d’un presbytère proche de Duc-Trai; un vieillard de 70 ans,
Joseph Canh, du Tiers-Ordre; deux journaliers, Augustin Mai et
Etienne Vinh ; et un jeune père de famille de 27 ans.
Tous comparurent ensemble et on les pressa de fouler aux pieds le
crucifix, conformément aux instructions royales ; le refus fut énergi­
que et accompagné d’un enseignement sur la signification de la Croix
et sur la doctrine chrétienne. La sentence qui fut prononcée contre les
sept compagnons était ainsi rédigée :

« Bien que le christianisme ait été plusieurs fois proscrit, les docteurs
européens continuent à rester dans ce royaume et à l’infester de leurs
erreurs. Le peuple, dans son ignorance, se laisse prendre à leurs artifi­
ces, adopte tous leurs mensonges comme des vérités, et s’y attache si
fortement que c’est merveille lorsqu’on voit un chrétien abandonner sa
religion. Les missionnaires sont l’objet d’un grand dévouement de la
124 Le Vietnam des martyrs et des saints

pari de ceux qu’ils ont trompés ; on les cache au mépris de la loi qui les
condamne; il n’est pas de peine qu’on ne se donne pour mettre leurs
vies à l’abri des dangers. Nous pensons que des châtiments sévères
pourront seuls apporter un remède à ce désordre et faire rentrer les
chrétiens dans le devoir.
C’est pourquoi nous condamnons Van Tû (le Dominicain) et Hoang
Canh (le catéchiste) à être étranglés ; Uy et Mau, serviteurs de Van Tû,
à recevoir cent coups, après quoi ils seront exilés à mille lieues de leur
pays dans la province de Binh-Dinh pour y être occupés aux travaux
forcés. La même peine est prononcée contre Dê, Vinh et Mai, pour les
punir de leur incorrigible attachement à la loi chrétienne. »

La formulation de la sentence est révélatrice ; elle est un témoignage


apporté du dehors, par un juge impartial en la matière, de la fermeté
des chrétientés vietnamiennes au sein de la persécution ; les défaillan­
ces existaient ; elles ont même été assez nombreuses, à en croire les
écrits des missionnaires ; mais les chrétiens se montraient attachés à la
foi et à leurs missionnaires et faisaient tout ce qui était en leur pouvoir
pour les soustraire aux poursuites.
Mais la sentence devait être approuvée par le roi qui désirait surtout
obtenir des renonciations explicites au christianisme plutôt que de
faire des martyrs. Il y eut donc un second procès, plus long, dont on
possède le détail ; les juges usèrent de tous les moyens d’intimidation
en leur pouvoir. A partir du 9 août, date de leur seconde comparution,
les six chrétiens et leur prêtre furent maltraités dans leur prison. Le 27
août, une nouvelle sentence fut prononcée, assez semblable à la pre­
mière, mais le roi la cassa, ordonnant la décapitation immédiate du
prêtre et du catéchiste, et la mort sur le gibet des autres prisonniers
après une détention dont la durée n’était pas spécifiée.
La première exécution eut lieu le 5 septembre 1838 : le Père Pierre
Tû revêtit l’habit de son Ordre ; au mandarin qui lui demandait ce que
cela signifiait, il répondit :

«Ce vêlement blanc est l’habit de notre Ordre; sa blancheur est le


symbole de la pureté qu’un chrétien préfère à tous les trésors ; ceci est la
croix que je vénère : puisque je donne ma vie pour n’avoir pas voulu la
profaner, je demande à la tenir dans mes bras jusqu’à mon dernier
soupir. »

Il y eut encore de nombreuses victimes en 1839 et 1840 dans la


mission dominicaine du Tonkin. La tête du Père Hermosilla fut mise à
prix, mais, grâce au dévouement des chrétiens, il échappa toujours
aux poursuites ; tous les martyrs sont des Vietnamiens.
Parmi eux, on relève d’abord le nom du Père Dominique Tuôc qui
administrait la mission de Xuog-Dung ; il fut arrêté sur la dénoncia­
tion d’un païen par un parti de soldats ; on discuta d’abord du montant
de la compensation pécuniaire pour faire relâcher le Père, mais le
Au Tonkin 125

mandarin militaire s’y opposa ; les chrétiens du village, voyant l’es­


corte ridiculement faible, essayèrent de lui arracher le missionnaire
par la force, mais les soldats le massacrèrent sur place ; c’était le 2 avril
1839 : le Dominicain était âgé de 64 ans.
Les trois soldats de Trinh-Quang-Kanh qui étaient restés en prison
après la purge de la garnison, furent mis à mort pour servir d’exem­
ple : Augustin Huy et Nicolas Thé subirent le supplice de la décapita­
tion puis ils furent sciés par le milieu du corps ; Dominique Dat
bénéficia d’un autre supplice : la strangulation. La première exécution
eut lieu dans le port de Huc-Thuan le 13 juin 1839 ; la seconde le 18
juillet.
Peu auparavant, on les avait drogués pour les faire marcher sur le
crucifix; lorsqu’ils s’étaient rendu compte de ce qui s’était passé
durant le temps de leur inconscience, ils avaient présenté un placet au
roi, disant qu’ils étaient chrétiens, qu’ils voulaient le rester envers et
contre tous ; ils priaient le souverain de les traiter selon la rigueur des
lois, c’est-à-dire de les condamner à mort, afin qu’ils puissent recevoir
la grâce du martyre. Ils s’étaient rendus à la cour en personne pour
porter leur supplique, accompagnés du fils d’Augustin Huy, un enfant
d’une quinzaine d’années; l’enfant fut également condamné et fut
étranglé pour la foi, le 15 juin.
Sur une dénonciation, la chrétienté de Ly-Du-De fut cernée par la
troupe, un indicateur y ayant signalé la présence du Père Hermosilla :
quatre Dominicains se trouvaient dans le village, trois purent se
cacher, mais le Père Thomas Dû tomba aux mains des soldats qui le
conduisirent à Trinh-Quang-Khanh ; celui-ci avait été investi à nou­
veau de la fonction dont le roi l’avait privé à cause de son prétendu
manque de zèle. Le missionnaire subit plusieurs fois le supplice du
rotin, puis fut transféré dans les prisons de la capitale où l’on espérait
obtenir de lui des renseignements sur les autres prêtres de son district.
Dans une opération semblable, le Père Dominique Doân fut arrêté
également (26 juillet). Il subit dans sa prison des supplices épouvanta­
bles : coups de rotin, tenailles rougies au feu ; on lui perça les lèvres
avec des fers rouges ; il eut la force de dire au gouverneur: «Je vous
remercie d’ouvrir mon corps de toutes parts; ces blessures seront
autant de bouches par lesquelles je louerai et prêcherai Jésus-Christ ;
autant de voix qui béniront et glorifieront mon Dieu. » Le 26 novem­
bre 1839, les deux Pères furent décapités sur la place publique de Vi-
Hoang, dans la province de Nam-Dinh ; les deux Dominicains avaient
respectivement 56 et 55 ans.
Les cinq laïcs chrétiens mis en prison l’année précédente après la
capture du Père Tù et de son catéchiste avaient passé plus d’un an en
captivité. Ils comparurent le 19 août 1839, puis le 24 novembre ; dans
l’intervalle ils avaient prononcé les promesses du Tiers Ordre domini­
cain qui en faisaient des proies séculiers ; ils eurent à subir de nom­
breux sévices et des flagellations cruelles, avant d’être exécutés le 19
126 Le Vietnam des martyrs et des saints

décembre 1839: «Hommes méchants et sectateurs obstinés de la


religion de Jésus, ils ont été plusieurs fois avertis et inutilement
exhortés à fouler aux pieds la croix : qu’ils soient étranglés puisqu’ils
ne peuvent être convertis. »
Pour l’année 1840, on peut encore signaler plusieurs martyrs, en
plus des chrétiens qui eurent à confesser la foi dans les supplices, mais
ne furent pas mis à mort. Au cours d’une rafle en décembre 1839, les
mandarins avaient fait quatre prisonniers : le Père Joseph Hiên, Do­
minicain, âgé de plus de 70 ans ; deux catéchistes, Augustin Diên et
Thomas Toân, et Dominique Doù, un jeune serviteur de la mission.
Les trois premiers furent martyrisés ; Dominique Doù endura d’horri­
bles tortures en refusant d’apostasier, mais il ne fut pas exécuté.
Le Père Joseph Hiên fut décapité le 29 avril 1840 ; le 9 mai, ce fut le
tour d’Augustin Diên. Thomas Toân mourut en prison le 27 juin,
après avoir faibli à deux reprises, puis s’être repenti ; il fut finalement
condamné à mourir de faim.
Le dernier martyr de l’année fut le Père Dominique Drach qui fut
arrêté le 10 avril, puis torturé pour n’avoir pas voulu fouler aux pieds
le crucifix :

«Voici l’image de la croix sur laquelle est mort mon Seigneur; c’est
l’emblème de la foi et de la religion que vous devez tous professer si
vous voulez être sauvés. Pour moi je l’adore et j’aime mieux mourir que
de la profaner ! »

Il fut décapité le 18 septembre 1840. Il y eut d’autres condamna­


tions à mort, mais elles furent indéfiniment ajournées dans l’espoir
d’obtenir la renonciation à la foi.
XIV

ANNÉES SANGLANTES

Dans ses poésies, Minh-Mang a célébré ses victoires sur le Sud


révolté et la «pacification» qu’il lui avait imposée, mais il s’est plaint
aussi d’avoir vu se détourner de son pouvoir paternel et de sa mansué­
tude, sous des influences étrangères, ceux qui auraient dû lui être le
plus attachés.
Les Tay-Son auraient pu, avec plus de raison encore, reprocher à
Nguyên-Anh sa collusion avec les missionnaires d’Occident et les
pouvoirs politiques étrangers, dans son œuvre de reconquête. Les
missionnaires s’étaient alors ralliés spontanément au parti de la fidélité
dynastique qu’il représentait. Il n’y a pas de raison de croire qu’ils
aient changé d’attitude à la génération suivante et contesté la légitimité
de Minh-Mang. Partout en Europe, les troubles que traversait la
société ont amené le clergé à prêcher la soumission aux gouvernements
de droit ou de fait : on reproche à l’Église d’avoir enseigné en Pologne
la nécessité de reconnaître le pouvoir du Tsar, en Irlande celle d’obéir
au Roi d’Angleterre, au Canada le devoir de se rallier à l’Angleterre et
de se montrer loyal à la couronne. Les missionnaires du Vietnam qui
venaient de France où le libéralisme de Lamennais venait d’être
condamné, n’étaient pas disposés à prêter la main aux révoltés, quels
qu’ils soient. Fomenter des troubles, adopter une attitude révolution­
naire étaient des attitudes absolument étrangères à leur mentalité. S’il
y a eu des compromissions avec la révolte, elles ont été le fait des
chrétiens, non de leurs conseillers européens.
Le supplice subi par M. Marchand ne marqua pas la fin des pour­
suites contre les missionnaires et les chrétiens ; bien au contraire ; le
Père Odorico était déjà mort de faim, en prison, le 25 mai 1834, au
centre pénitencier de Lao-Bao à Quang-Tri ; on avait interdit de lui
apporter à manger et à boire ; c’était un Franciscain italien qui travail­
lait avec les prêtres des Missions étrangères au royaume de Cochin-
chine.
128 Le Vietnam des martyrs et des saints

Il ne semble pas y avoir eu de martyrs dans les missions confiées au


Séminaire de Paris durant l’année 1836, mais les quatre années qui
suivent en ont compté de nombreux. Les troubles survenus au Tonkin
furent l’occasion pour Minh-Mang de sévir à nouveau contre les
missionnaires.
L’arrestation de M. Cornay fut provoquée par un chef de pirates
chassé de Bau-Nô et emprisonné ; il savait la présence du missionnaire
dans le village ; pour se venger, il le dénonça et, afin d’être plus sûr
qu’il n’échappe pas, il l’accusa de fomenter une insurrection.
Destiné au Sichuan, Cornay avait été envoyé au Tonkin pour, de là,
gagner sa mission par la voie du Yunnan. Mais les deux guides que lui
dépêcha son évêque pour l’introduire en Chine moururent en arrivant
à Hanoï. Laissé libre de rester au Tonkin, Cornay opta en effet pour
cette solution ; il ne put cependant pas exercer de ministère par
manque de santé ; l’accusation de fomenter des troubles civils était
donc sans fondement.
Quoi qu’il en soit, le gouverneur de la province envoya une véritable
armée de 1 500 hommes faire le blocus du village où il se trouvait, le
28 juin 1837. Le missionnaire essaya de se cacher dans un buisson
épais, mais dut se livrer. Dans une lettre à ses parents, qui habitaient
Loudun, il a raconté tout au long les péripéties de sa capture; on
l’emmena dans une case :

«Me voilà donc enfermé comme un loup et à la merci de tout le


monde; cependant je vis bientôt que cette cage était préférable à la
cangue qui commençait déjà à peser sur les épaules inhabiles à la
porter ; là au moins je pouvais m’étendre et me mouvoir, sans avoir de
fardeau ; de plus j’étais à l’abri des coups qu’on distribuait à tout
venant. Enfin quand la bête fut en cage, ses gardiens, la voyant en
surêté, s’apprivoisèrent...»

Durant ses interrogatoires, il ne manqua pas une occasion d’annon­


cer l’Évangile et d’expliquer la doctrine chrétienne :
« On me demanda quelles étaient les occupations des missionnaires :
je répondis que nous prêchions la foi, que nous instruisions les fidèles et
leur administrions les sacrements ; que nous avions le pouvoir de par­
donner les péchés au nom de Jésus-Christ... Je lus le quatrième com­
mandement et j’énumérai les fautes que les enfants commettent envers
leurs parents ; puis ayant trouvé un article dans lequel sont détaillés les
péchés que le peuple commet envers le roi et ses préposés, je le leur
expliquai aussi. J’ajoutai que, quand les chrétiens venaient à confesse,
nous les interrogions soigneusement sur tout cela... Alors élevant la
voix, je dis au colonel : quand nous prêchons une telle doctrine, avons-
nous dessein d’exciter à la révolte ? - Non, me répondit-il, cette doctrine
est bonne, aussi ce n’est pas pour cela qu’on vous arrête, c’est unique­
ment parce que le Roi défend la religion et ne veut pas que vous restiez
ici. »
Années sanglantes 129

Les interrogatoires officiels commencèrent après le 15 juillet; l’ac­


cusation de rébellion ne tenait pas, mais les mandarins insistèrent pour
obtenir l’apostasie du prêtre :

« Mon sang a déjà coulé dans les tourments (écrit-il de sa cage à ses
parents le 18 août] et doit encore couler deux ou trois fois avant que j’aie
les quatre membres et la tête coupée... Ne plaignez pas le jour de ma
mort, il sera le plus heureux de ma vie... Mes tourments même ne sont
pas absolument cruels. On ne me frappera pour la seconde fois que
quand je serai guéri de mes premières blessures. Je ne serai point pincé
ni tiraillé comme M. Marchand, et, en supposant qu’on me coupe les
quatre membres, quatre hommes le feront en même temps et un
cinquième coupera la tête ; ainsi je n’aurai pas beaucoup à souffrir.
Consolez-vous donc ; dans peu tout sera terminé et je serai à vous
attendre dans le ciel. »

A ce moment, la sentence n’avait pas encore été prononcée, mais


elle ne faisait guère de doute ; le prêtre s’était employé à rassurer sa
famille sur ses souffrances, mais les interrogatoires furent en fait très
douloureux. L’exécution eut lieu le 20 septembre 1837; ce fut une
véritable boucherie, mais seulement après décapitation ; le bourreau
voulut manger un morceau du foie du martyr pour s’assimiler quelque
chose de son courage.
Deux mois plus tard, jour pour jour, un catéchiste tonkinois était
étranglé ; il avait été capturé alors qu’il portait un message de Monsei­
gneur Retord à un prêtre vietnamien au village de Ké-Vac. Il resta
longtemps en prison et son procès fut instruit plusieurs fois par
différentes instances ; il fut enfin condamné :

«Les chefs doivent être condamnés au cachot, en attendant qu’ils


soient étranglés, et leurs sectateurs à cent coups de bâton et à l’exil
perpétuel à trois cents lieues de leur pays. Or, en appliquant cette loi à
Tiên-Truât (François-Xavier Can), nous avons jugé qu’il est chef et non
simple sectateur de mauvaise doctrine ; c’est pourquoi nous l’avons
condamné à la peine capitale. »

Un décret royal sanctionna la condamnation, mais conditionnelle­


ment ; si le catéchiste acceptait de fouler la croix aux pieds, il échappe­
rait à la mort : «Menez-moi au supplice, j’aime mieux mourir que de
vous obéir», répondit-il. Néanmoins, le mandarin fit tous ses efforts
pour le persuader. En le livrant à l’officier chargé de l’exécution, le
juge lui dit :
— « Ce n’est pas un homme ordinaire ; sa fidélité est inviolable ; il ne
sert pas deux Rois. »
[Sans le savoir, il citait l’Evangile.] «Quand je vois les hommes du
monde souffrir avec joie des maux plus grands que les miens pour avoir
voulu acquérir des richesses périssables ou une vaine renommée, com-
130 Le Vietnam des martyrs et des saints

ment pourrais-je ne pas supporter avec patience des misères qui passe­
ront et qui pourront m’obtenir la gloire éternelle ?, » [écrivait Tiên-
Truât à Monseigneur Retord de sa prison quelques mois avant de
mourir].

Le deuxième semestre de l’année 1838 fut particulièrement sanglant


pour le clergé du Vietnam ; ce fut d’abord trois exécutions le 12 août :
le Père Jacques Nam, prêtre vietnamien, et deux compagnons: An­
toine Dich et Michel Mi. Ils furent arrêtés ensemble au village de
Vinh-Tri, dans le Tonkin occidental, au cours du mois de juillet;
Antoine Dich était coupable d’avoir donné asile au prêtre ; Michel Mi,
son gendre, était receleur de nombreux objets du culte appartenant à
la mission. Ensemble ils furent conduits à Nam-Dinh et mis dans la
même prison. Le Père Nam avait été ordonné en 1813 à l’âge de 32
ans ; la persécution le forçait à se cacher et à errer de village en village ;
il fut dénoncé par deux païens qui travaillaient chez Dich. Antoine
Dich était un vieillard de 69 ans que son âge aurait dû préserver de la
condamnation à mort.
La sentence du prêtre portait :
« Il nous paraît évident que c’est l’un des plus criminels apôtres des
mauvaises doctrines et que sa cause n’a pas besoin de nouveaux éclaircis­
sements ; en conséquence, nous le condamnons à avoir la tête tranchée,
puis exposée au haut d’un poteau pour l’instruction de tous et l’extirpa­
tion de cette mauvaise doctrine. »

Le but des exécutions est en effet de servir d’exemple et de détacher


l’ensemble des fidèles de la doctrine chrétienne, car l’extermination
des chrétiens en tant que groupe n’est pas encore envisagée par
l’autorité royale qui désire seulement leur ralliement aux traditions
religieuses du royaume. La sentence fut approuvée par Minh-Mang
sans modification et le décret royal parvint à Nam-Dinh le 11 août ;
l’exécution eut lieu le lendemain. Pour bien montrer le but que se
proposait le roi, le mandarin proclama à l’aide d’un porte-voix, au
moment du supplice :
« Venez tous assister à l’exécution des disciples de Jésus, si quelqu’un
ose encore suivre cette religion, qu’il sache bien que le roi lui fera couper
la tête comme à ces condamnés».

Une telle prise de position dépassait la lettre des décrets officiels,


mais telle semble avoir été l’intention du souverain à ce moment où les
poursuites reprennent avec une intensité accrue.
M. Jaccard est certainement de tous les missionnaires celui dont la
vie au Vietnam a été la plus semblable à une interminable détention. Il
était arrivé au Vietnam en juillet 1826, à la veille de ses vingt-sept ans ;
il fut arrêté une première fois le 14 juillet 1827 par les gardes de la cour
de Hué ; incarcéré à Công-Quan, il fut assigné ensuite quelque temps à
Années sanglantes 131

la résidence forcée et surveillée à Duong-Son, mais pour être remis en


prison en septembre 1830 et condamné aux travaux forcés le
1er décembre 1833 ; il fut alors envoyé au centre pénitencier de Loa-
Bao où les chrétiens étaient nombreux ; le bagne se trouvait dans les
montagnes sur la route du Laos, en un lieu au climat très insalubre. Le
missionnaire y arriva le 12 décembre 1833 et y demeura vingt-et-un
mois, après quoi, sur ordre de Minh-Mang, il fut transféré à Cam-Lô.
Il aurait pu s’évader et on l’incitait à le faire, mais il ne le voulut pas
afin de ne compromettre personne et de ne pas impliquer d’autres
prêtres dans son cas. De sa prison, il écrivait à sa mère :

«Voilà quinze ans, ma mère, que je vous fis mes adieux. Ces quinze
ans me semblent un songe: pourtant j’ai beaucoup souffert. Mais
qu’importe ! C’est passé. Mes forces diminuent ; j’espère que bientôt je
ne souffrirai plus et que mes souffrances, endurées pour l’amour de
Jésus-Christ, m’obtiendront miséricorde et la vie éternelle. Je continue
de former, et toujours avec plus d’ardeur, le désir de mourir martyr ;
pendant que je demande cette faveur à Dieu, demandez-la aussi pour
moi. »

Ce qui décida de sa mort fut la nouvelle apprise à la cour, qu’un


missionnaire français, le Père Candalh, avait ouvert une école non loin
de la prison de Cam-Lô, dans la chrétienté de Di-Loan. Le roi fit faire
une enquête. On savait M. Jaccard en relation épistolaire avec M. Can­
dalh et divers autres chrétiens. Le gouverneur de la province vint l’in­
terroger le 7 mars 1838 ; très vite l’interrogatoire glissa de la question
de la correspondance avec le dehors à celle de la foi :

— « Enfin, consens-tu à abandonner la religion ?


— Je n’abandonnerai jamais la religion ; le temps ne fait qu’augmen­
ter mon estime pour elle et ne contribue qu’à me la rendre plus chère.
— Il n’est pas permis de garder cette religion, le Roi l’a proscrite et
les ordres du Roi sont ceux du ciel ; si tu t’obstines encore, tu mourras.
— C’est un grand bonheur pour moi d’avoir jusqu’à ce jour échappé
à la mort. Mais je ne crains pas la mort ; je serai au comble de mes désirs
si on me fait mourir pour la religion ; et le plus tôt sera le mieux. »

En prison, M. Jaccard retrouva un jeune séminariste, Thomas


Thiên, qui devait être son compagnon de martyre. Dans les mois qui
suivirent, M. Jaccard fut soumis à la torture à plusieurs reprises:
coups de rotin, tenailles rougies au feu ; finalement la sentence fut
prononcée et envoyée à la cour pour confirmation; elle revint le
20 septembre sous une forme modifiée :

«Le coupable Phan-Van-Kinh (Jaccard) est un homme d’Europe,


d’une race différente de la nôtre, qui s’est introduit dans ce royaume. Il
132 Le Vietna ni des martyrs et des saints

a d’abord employé la religion perverse de Jésus pour tromper le peuple.


Ayant été reconnu coupable de ce crime, nous lui avons fait grâce de la
vie... Mais méprisant les lois, il a osé communiquer en secret avec les
chrétiens et leur a donné les livres de sa fausse religion. Il est vrai que,
mis à la question, il n’a pas voulu le reconnaître ; mais les dépositions
des témoins en sont des preuves suffisantes ; ainsi le coupable Phan-
Van-Kinh ne sera pas mis à mort d’une autre manière : il sera étranglé. »

L’exécution eut lieu le 21 septembre 1838. Avec lui fut mis à mort
un jeune de 18 ans qui montra un grand courage dans les supplices ; il
se destinait à la prêtrise. Monseigneur Cuenot écrit de lui aux prêtres
de Paris :

« Le jeune Thomas Thiên qui vient d’illustrer cette mission par sa


mort glorieuse, était âgé de 18 ans... I) a suivi et servi le Père Joseph
Thô depuis l’âge de dix ans. M. Vialle lui a enseigné le latin pendant
quelques mois et il venait d’arriver à Di-Loan par mon ordre pour être
du petit établissement qu’y formait M. Candalh. Il ne vit qu’un seul
instant ce cher confrère qui l’envoya se loger chez les chrétiens en
attendant que les bruits de perquisition que l’on répandait déjà fussent
éclaircis. Les soldats l’ayant rencontré deux jours après en faisant la
perquisition à Di-Loan, le soupçonnèrent d’être écolier du Père et
¡’arrêtèrent. Je n’ai encore pu savoir jusqu’à quel excès les mandarins
l’ont torturé pour le forcer à apostasier ; ce que je sais, c’est qu’il a été
torturé et que de tous ceux qui ont été pris à cette occasion, il est le seul
qui ait persévéré. Sa constance est d’autant plus admirable que les
chrétiens de Di-Loan, pour le forcer à apostasier avec eux, refusèrent,
dit-on, de partager avec lui la nourriture qu’on leur portait à tous en
commun et lui reprochèrent d’être cause par son refus de la longueur de
cette affaire... Dans sa sentence il est qualifié de coadjuteur des maîtres
de la religion et est condamné à mort pour n’avoir pas voulu consentir à
abandonner cette religion. »

Comme M. Jaccard, il avait été soumis durant la question au


terrible supplice des tenailles rougies au feu :

— « Comment [lui disaient les mandarins] peux-tu accepter ces souf­


frances et ne pas abandonner ta religion ?
— Dussé-je mourir, je n’y renoncerai jamais. »

En novembre, ce fut le tour de Monseigneur Dumoulin-Borie,


Vicaire apostolique du Tonkin occidental, et de deux prêtres vietna­
miens : Pierre Khoa et Vincent Diêm ; puis en décembre de trois
catéchistes: Paul Mi, Pierre Duong et Pierre Truat.
Minh-Mang avait réussi à décapiter les missions dominicaines du
Tonkin en arrêtant et en faisant exécuter les deux Vicaires apostoli­
ques ; il désirait de la même façon frapper à la tête les missions des
prêtres de la rue du Bac; sans le savoir, il mit la main sur
Années sanglantes 133

M. Dumoulin-Borie, qui fut nommé Vicaire apostolique du Tonkin


occidental durant sa captivité. Lors des poursuites contre M. Candalh
qui avaient amené l’exécution de M. Jaccard et de son compagnon, on
parvint à arrêter un prêtre vietnamien avec deux de ses élèves ; ils
furent interrogés et torturés et l’une des victimes n’eut pas le courage
de taire l’endroit où se trouvait le chef de la mission.
Un parti de soldats fut donc envoyé aux lieux indiqués ; près du
village de Dan-Sa, ils arrêtèrent le prêtre vietnamien Diêm, un vieil­
lard de 77 ans et Sanh, l’un de ses élèves.
Monseigneur Borie tenta de s’échapper par mer, mais le vent du
large le ramena plusieurs fois à son point de départ ; pendant ce temps
le mandarin chargé des perquisitions, mettait à la question les chré­
tiens qu’il croyait pouvoir lui fournir des renseignements.
Finalement le Vicaire apostolique fut arrêté de nuit, à deux heures
du matin, dans une cachette aménagée dans les dunes de la côte; sa
taille impressionna les soldats : « Assieds-toi, dirent-ils, tu nous feras
moins peur et nous verrons si tu veux te soumettre à nous ! » Pierre
Tu, un jeune séminariste qui se trouvait dans les environs, apprenant
l’arrestation de l’évêque, accourut et demanda la permission de l’ac­
compagner ; c’est par lui que l’on connaît le récit du martyre.
Monseigneur Borie fut conduit au chef-lieu de la province, Dong-
Hoi ; il retrouva dans la prison les Pères Diêm et Khoa ; il les encoura­
gea. Les interrogatoires commencèrent avec les tortures habituelles
pour tirer du prisonnier tous les renseignements possibles sur les
chrétientés et leurs prêtres. Monseigneur Borie écrit à M. Masson :
« J’ai eu à combattre contre les puissances de l’enfer, j’ai eu à répondre
aux questions les plus insidieuses et capables de tout compromettre.
Je m’en suis tiré de mon mieux, et j’avoue, à ma honte, que j’ai été forcé
d’user de détours en parlant et même de dire que j’étais venu au Ton­
kin... Mon cher Tu a été mis à la question pour la cinquième fois, il s’en
est très bien tiré... Pour éviter les désastres et couper court au feu, j’em­
brouille les dates... »

Il apprit en prison sa nomination comme Vicaire apostolique du


Tonkin occidental. La ratification royale de sa condamnation parvint
le 24 novembre 1838; il était condamné à la décapitation, mais le
bourreau qui le connaissait et l’aimait, ne se sentait pas le cœur de le
frapper de sang froid ; aussi s’était-il à demi enivré et le résultat
pratique fut une horrible boucherie: la tête ne fut tranchée qu’au
septième coup.
Le prêtre Pierre Khoa fut étranglé le même jour pour avoir refusé
d’apostasier ; il avait 64 ans ; son compagnon de supplice fut le Père
Vincent Diêm qui en avait 77.
Le petit séminariste Pierre Tu attendit longtemps encore son tour;
il fut étranglé au lieu même du supplice de Monseigneur Borie et des
deux prêtres le 10 juillet 1840, après dix-huit mois de captivité ; il eut
134 Le Vietnam des martyrs et des saints

pour compagnon Antoine Nam (ou Quinh-Nam), ancien officier,


médecin et catéchiste, père d’une religieuse Amante de la Croix ; son
arrestation est liée aux poursuites contre M. Candalh : il gardait chez
lui dans une cachette de nombreux objets du culte ; le décret royal qui
le condamnait à la strangulation, portait :
« Ces deux coupables n’ont fait que rendre plus épaisses les ténèbres
de leur aveuglement (en refusant de se laisser persuader d’abandonner
la religion) et ils ont toujours refusé avec obstination de fouler la croix
aux pieds ; il est donc évident qu’ils se précipitent eux-mêmes dans les
supplices et la mort. C’est pourquoi les deux criminels sont condamnés
à être étranglés sans délai, afin que leur mort serve d’exemple à tous les
obstinés qui ne savent pas se reconnaître. »

Les dernières paroles du condamné sont admirables ; à l’une de ses


filles qui sanglotait, il dit :
«Marie, ma fille, ne pleure pas; tu m’attristerais; réjouis-toi plutôt
pour moi ; loue Dieu, remercie-le de ce qu’il m’a jugé digne de l’insigne
faveur de donner ma vie pour ma foi ! »

Et, en se couchant sur la croix du supplice, il dit encore:


« Autrefois mon Seigneur et mon Dieu a été étendu et cloué comme je
le suis maintenant. »

Trois catéchistes avaient été arrêtés en même temps que M. Cornay,


Paul Mi, Pierre Duong et Pierre Truat, lorsque les soldats vinrent
faire le blocus du village de Bau-Nô, le 20 juin 1837, afin de se saisir
du missionnaire. Ils restèrent en prison un an et demi. Plus de
quarante fois, ils furent interrogés et sommés d’apostasier ; dans une
lettre adressée aux chefs de la mission, ils ont décrit comment on
procédait durant ces comparutions :
« Les satellites, après nous avoir dépouillés de nos vêtements, nous
faisaient étendre sur la terre nue ; nos pieds et nos mains, fortement
tendus avec les cordes, étaient fixés à des pieux : position sans compa­
raison plus douloureuse que la question même. Ces préparatifs achevés,
la flagellation commençait.
La dernière fois qu’on nous l’infligea, ce n’était plus avec un seul
rotin, mais avec des faisceaux de petites verges dont nous frappaient à
tour de bras plusieurs satellites placés à nos côtés. Or, à chaque dé­
charge, cent bouts de verge au moins portaient sur la chair nue et la
sillonnaient d’autant de blessures, sans compter les coups indéterminés
qu’on nous donnait comme par surcroît. »

A l’automne de l’année 1838, le gouvernement royal procéda, ainsi


qu’il était coutume, à la révision annuelle des causes criminelles en
suspens ; il fut décidé que les trois catéchistes qui n’avaient pas été mis
à mort en même temps que M. Cornay le 20 septembre 1837, le
Années sanglantes 135

« Les satellites, après nous avoir dépouillés de nos vêtements, nous faisaient
étendre sur la terre... » (Martyre des Bienheureux Mi, Duong et Truat).

seraient cette fois. La sentence fut exécutée le 18 décembre 1838.


Pour Pierre Duong, le supplice fut particulièrement douloureux ;
les bourreaux chargés de l’étrangler s’y prirent mal ; ils tirèrent vio­
lemment la corde en tous les sens, traînant le condamné le visage
contre terre, sans le faire mourir.
Pour l’année 1839, il y eut encore deux prêtres vietnamiens mis à
mort dans la mission des prêtres du Séminaire de Paris : le Père Pierre
Thi et le Père André Dung (dit aussi Lac) qui furent tous deux
décapités le 21 décembre. Le Père Thi avait 76 ans; il fut arrêté en
même temps que le Père Dung qui était venu se confesser à lui à Ke-
Song; ils furent conduits à Binh-Tuc, puis à Hanoï. En levant la
séance après un interrogatoire, le juge déclara : « Ils sont attachés à
leur religion jusqu’à la folie ! »
XV

LA FIN D’UN RÈGNE

En 1839, il se produisit un fait nouveau sur la scène internationale


d’Extrême-Orient ; l’Angleterre fit une démonstration de sa force sur
la rivière de Canton par une opération navale et militaire ; le prétexte
était de conserver à l’Inde le débouché pour l’opium qu’elle produisait
et qui faisait l’objet d’un trafic fructueux, d’où le nom de Guene de
UOpium.Le but était en fait beaucoup plus large: l’Angleterre voulait
forcer la Chine à ouvrir ses frontières au trafic international.
Minh-Mang comprit qu’il ne pouvait continuer à traiter les ressor­
tissants occidentaux de la manière despotique dont il en usait : les
puissances d’Occident qui lui semblaient lointaines, se faisaient main­
tenant proches. Et la France semblait finalement moins dangereuse
comme partenaire que l’Angleterre, universellement présente. Les
liens entre les deux pays, bien que ténus, étaient réels et anciens. La
cour de Hué ne pouvait éluder indéfiniment les contacts étrangers. En
1830, les commerçants français, découragés, avaient cessé toute entre­
prise et la France avait fermé son consulat de Hué. Un nouveau
consulat de l’Indochine, chargé de tous les intérêts des ressortissants
français dans les mers de Chine, fut ouvert à Manille et érigé en 1839
en consulat général.
En 1837 le commandant Vaillant, en charge de la corvette La
Bonite, fit escale à Tourane au retour d’une croisière en Extrême-
Orient. Il se plaignit de toutes les «tracasseries et humiliantes contra­
riétés» qu’il eut à subir : « La plus cruelle persécution a commencé et
continue contre les chrétiens... »
Dans ces conditions, la tentation était grande d’agir « à l’anglaise » :

« Nous n’avons pu pénétrer dans le pays, étant traqués comme des


pestiférés... J’aurais bien pu me soustraire à cette surveillance, bles­
sante et tracassière, en donnant aux Cochinchinois une leçon sévère,
mais il m’aurait fallu employer la force, et alors c’était la guerre. Pour
138 Le Vietnam des martyrs et des saints

moi, je n’avais aucun risque à courir... mais, après mon départ, si un de


nos bâtiments de commerce était arrivé à Tourane..., des représailles
auraient eu lieu ; je frémis en pensant au sort qu’on aurait fait subir à
nos malheureux compatriotes. Cette considération me fit prendre le
parti de la patience et de la longanimité... Puisqu’un bâtiment comme
La Bonite éprouvait ces tracasseries et ces humiliantes contrariétés, que
sera-ce pour un pauvre bâtiment de commerce ? »

Si les relations internationales étaient restées sur ce pied, elles


n’auraient pu amener que des ennuis à Minh-Mang ; il ne pouvait se
permettre de poursuivre indéfiniment la même politique ; la manière
dont il traitait les ressortissants étrangers devait tôt ou tard se retour­
ner contre lui. Il eut la sagesse de le comprendre. Au début de 1840, il
dirigea plusieurs missions à Penang et Calcutta, à Batavia, à Paris et à
Londres, avec l’espoir que ses envoyés seraient mieux traités qu’il ne
le faisait pour les envoyés étrangers, sans quoi un dialogue n’aurait pu
s’instaurer.
L’ambassade débarqua en France en novembre 1840 ; les envoyés
étaient conduits par le fils de Vannier, l’ancien collaborateur de Gia-
Long, qui avait tant fait pour le Vietnam, sa seconde patrie. Débar­
qués en Bretagne, ils furent conduits à Paris, où ils obtinrent un
succès de curiosité, comme autrefois le prince Canh à la cour de
Versailles, à la veille de la Révolution. Ils furent reçus partout et très
entourés, «aux premières loges de nos théâtres... dans les salons de
nos hommes d’Etat » ; ils assistèrent, le 5 janvier 1841, à une séance de
la Chambre des Pairs ; ils eurent des entretiens avec le ministre du
Commerce, Cunin-Gridaine, et avec le Maréchal Soult, Président du
Conseil. A son retour au Vietnam, l’un des envoyés raconta qu’un
mandarin militaire du premier degré lui aurait dit : «Tous ces prêtres
qui vont chez vous ne sont que des misérables sans feu ni lieu. S’il
plaît à votre Roi de leur trancher la tête, nous ne le regretterons pas. »
Il n’y a pas lieu de contester l’historicité du fait et l’authenticité du
propos ; les jacobins à tous crins ne manquaient pas dans le gouverne­
ment, et le propos a très bien pu être prononcé sur un ton mi-plaisant
mi-sérieux par un général, vétéran de l’Empire ; peut être pas par
Soult lui-même, mais par quelqu’un de son entourage. Minh-Mang
n’avait pourtant pas besoin d’être encouragé dans la voie de la persécu­
tion. Mais l’opinion catholique s’émut du caractère trop chaleureux de
l’accueil fait aux envoyés du souverain vietnamien. La presse catholi­
que dit son indignation de voir «menés à l’opéra» les envoyés d’un
bourreau qui, là-bas, faisait « conduire au bourreau » les prêtres venus
de France.
Le directeur du Séminaire des Missions étrangères écrivit à Louis-
Philippe le 12 janvier 1841 pour lui mettre devant les yeux la situation
de l’Eglise au Vietnam et le sort fait aux missionnaires qui étaient ses
sujets et des citoyens français :
La fin d'un règne 139

« Deux ont été étranglés, un décapité, après avoir souffert la prison,


les fers, la canguc et autres tortures. Deux ont été hachés par morceaux,
après avoir été enfermés trois mois dans des cages, chargés de chaînes et
torturés de la manière la plus barbare, pour être contraints à avouer des
choses fausses, absurdes et souverainement injurieuses à la religion
chrétienne et à ses ministres. Un sixième missionnaire a été arrêté et
emprisonné le 14 avril dernier ; on ignore quel a été son sort... Parmi les
missionnaires espagnols, deux évêques presque octogénaires et un mis­
sionnaire ont été enfermés dans des cages et décapités. Un grand
nombre d’indigènes, prêtres et séculiers, ont été aussi mis à mort parce
qu’ils refusaient d’abjurer le religion chrétienne. »

Les faits étaient là, noir sur blanc. Si aujourd’hui une situation
analogue se reproduisait, l’opinion et les gouvernements seraient saisis
de la même façon, quelle que soit la dénomination religieuse des
missionnaires ou leur pays d’appartenance. L’évêque de Châlons-sur-
Marne, Monseigneur de Prilly, rappelait au roi la mission tradition­
nelle de la France ; au Proche-Orient, elle exerçait depuis le temps de
François 1er une sorte de protectorat sur les chrétiens en vertu des
Capitulations qui ne retiraient rien à la souveraineté du Sultan. Mais
une telle politique n’est possible que si la France apparaît comme une
puissance avec laquelle on doive compter. La lettre ne reprend pas
cette argumentation, mais elle dit clairement :

«Il serait si aisé, il me semble, d’obtenir (des persécuteurs) quelque


relâche, quelque tolérance pour nos chrétiens, en déclarant à MM. de la
Cochinchine qu’on est décidé à prendre leur parti et à les défendre ; que
ces hommes inoffensifs, devant qui on devrait se mettre à genoux,
puisqu’ils sont les images et les envoyés de Dieu, que ces missionnaires
que l’on broie dans des pilons, que l’on tenaille avec des fers rouges,
qu’on met en morceaux, sont nos frères et nos amis... »

Louis-Philippe préféra ne pas prendre parti ; les envoyés n’étaient


pas des ambassadeurs accrédités ; s’il les recevait, il serait obligé
d’aborder le problème des chrétiens et des persécutions ; par ailleurs,
les propres envoyés de la France avaient toujours été éconduits à la
cour de Hué, même par Gia-Long, pourtant favorable aux Français ; il
était inutile de donner à Minh-Mang plus de gages qu’il ne demandait
et de traiter ses mandarins à l’égal d’ambassadeurs ; il suffisait qu’ils
aient vu les membres du gouvernement et le ministre du Commerce.
Le roi ne les reçut donc pas en audience, et la mission se borna à
recueillir des informations, sans entamer de négociations véritables.
Les deux mandarins et leurs deux interprètes se dirigèrent ensuite vers
l’Angleterre ; puis ils revinrent s’embarquer à Bordeaux, sans ramener
d’Occident autre chose que des informations utiles.
Minh-Mang n’avait pas mis un terme aux persécutions lorsqu’il
s’était décidé à envoyer en Occident ses mandataires; c’était une
140 Le Vietnam des martyrs et des saints

erreur de sa part et peut-être le signe qu’il n’entendait pas réellement


rechercher un accord, mais seulement sonder les intentions et recueil­
lir des informations ; en ce cas, Louis-Philippe n’avait pas de raison de
recevoir ses envoyés.
Trois prêtres vietnamiens et deux laïcs avaient été arrêtés le même
jour au village de Ké-Bang au Tonkin, le 31 mai 1840: les Pères Jo­
seph Nghi, Paul Ngan et Martin Thinh, avec pour compagnons Mar­
tin Tho et Joseph Con; le gouverneur de Nam-Dinh, ce même
Trinh-Quang-Khanh qui avait été d’abord destitué pour son manque
de zèle, puis réinstallé par Minh-Mang, et que nous avons vu plus
haut sévir de manière si efficace contre les chrétientés dirigées par les
Dominicains, vint investir le village de Ké-Bang avec mille hommes et
trois éléphants de guerre ; on lui avait signalé la présence de prêtres.
Les perquisitions ne donnèrent d’abord pas de résultat et le gouver­
neur parlait de repartir ; mais le second jour on découvrit des objets
religieux, puis les prêtres.
Les premières comparutions légales eurent lieu après un mois de
captivité à la capitale de la province: l’interrogatoire porta sur la
présence de prêtres étrangers dans la région ; la seconde fois, les
inculpés furent invités à apostasier et torturés. Après un quatrième
interrogatoire, la sentence de mort fut prononcée, mais l’on attendit la
ratification royale jusqu’au 6 novembre et l’exécution eut lieu le 8
après une dernière sommation invitant les martyrs à renoncer à la foi
chrétienne :

— «Pour la dernière fois, apostasiez et le roi vous pardonnera. Si


vous refusez, on va exécuter la sentence qui vous condamne à avoir la
tête tranchée.
— Grand mandarin, nos résolutions sont immuables; elles ne sau­
raient changer. »

Le Père Joseph Nghi avait une cinquantaine d’années et était prêtre


depuis vingt ans ; il était apprécié de tous, même des païens. En se
rendant au lieu du supplice, le Père Ngan récita les prières du chemin
de la Croix. Le Père Thinh était un vieillard qu’il fallut porter en filet
au lieu de l’exécution, car il ne pouvait plus marcher après une
détention de quatre mois.
Martin Tho était un père de famille dont la fille a raconté la vie et la
captivité. Lors d’un interrogatoire, le mandarin lui dit :

— « Si je fais venir ici ta femme et tes enfants pour les mettre à mort,
n’en auras-tu pas pitié et n’apostasieras-tu pas pour les sauver ?
— Non, la vie de ma femme et de mes enfants ne serait pas une
raison suffisante d’apostasier, et je ne voudrais pas, même à ce prix, me
priver du bonheur du ciel qui m’est promis.
— Tu désires donc bien aller au ciel ?
— Le ciel ! ah ! c’est pour en jouir que je reste fidèle à ma religion ;
La fin d'un règne 141
quand ma tête tombera sous le fer du bourreau, mon âme s’envolera
vers cette patrie du chrétien. »

A ses enfants qui avaient obtenu des soldats de l’approcher dans sa


prison, à l’insu du mandarin, il disait : «Temporellement, je ne puis
plus rien faire pour vous, je ne dois plus m’occuper qu’à bien souf­
frir... »
Quant à Jean-Baptiste Con, il ne paraissait pas à ceux de son village
des plus fervents, mais il avait un dévouement absolu aux prêtres et il
était toujours disponible pour les aider, les conduire, les escorter, les
cacher. A une question du mandarin, il répondit :

— «Grand mandarin, nous ne sommes nullement repentants, c’est


une bonne œuvre que nous avons faite. Le seul moyen de nous corriger,
c’est de nous mettre à mort ; car si vous nous renvoyez, le premier
prêtre que nous rencontrerons, fût-il Européen, nous le cacherons
encore. Les prêtres nous enseignent le bien, ils sont nos pères, com­
ment pourrions-nous les abandonner ? »

Lorsqu’il apprit qu’il était condamné à mourir avec les prêtres, il


montra une grande joie : « Aujourd’hui nous retournerons chez nous »,
disait-il ; et comme un chrétien qui était venu le visiter, pleurait, il
ajouta :

«Comment, notre âme est dans la joie, et vous, au lieu de vous


réjouir, vous versez des larmes ! »

Auparavant, le 28 avril, un prêtre et deux catéchistes, arrêtés en­


semble, avaient été exécutés. Le Père Paul Khoan était un vétéran
presque septuagénaire ; malgré son âge déjà avancé, il circulait beau­
coup, chargé qu’il était de plusieurs missions. En revenant de visiter
les malades, en 1837, il s’était arrêté pour passer la nuit à Dong-Bien.
Le maire païen prévint les autorités et le Père Khoan fut arrêté avec
ses deux catéchistes et emmené à Ninh-Binh ; il fut d’abord condamné
à avoir la tête tranchée, mais à cause de son grand âge, Minh-Mang ne
ratifia pas la sentence et le condamna avec ses deux compagnons « à la
mort avec sursis. » C’est pourquoi sa captivité fut si longue. En
novembre 1839 cependant arriva un édit royal donnant ordre aux
juges de faire de nouvelles tentatives pour obtenir l’apostasie des
coupables :

«Quand le roi Gia-Long, père du roi actuel, vint après sa victoire


dans la ville de Ke-Cho [répondit le prêtre] nous allâmes lui rendre
nos hommages et il nous donna à tous permission de prêcher le chris­
tianisme dans son royaume: ’Instruisez bien mon peuple, nous dit-il,
exhortez-le à se livrer en paix à la culture de ses champs, à ne pas sui­
vre ce scélérat de Hoang-Trot (des rebelles Tay-Son) qui met le
142 Le Vietnam des martyrs et des saints

trouble dans l’état.’ Depuis lors, nous nous sommes efforcés d’obéir à
ses ordres, en exhortant sans cesse le peuple à fuir tous les vices, à
pratiquer toutes les vertus, à ne point jouer, à ne point s’enivrer, à
n’opprimer personne; lui enseignant encore à adorer le Souverain
Maître du ciel et de la terre, à prier pour le roi et les mandarins afin
qu’ils gouvernent le royaume avec paix et prospérité... »

Au début de 1840 le mandarin fut rappelé à Hué; son successeur


dans l’office reprit le procès; celui-ci se termina par une sentence
capitale qui fut confirmée par le roi ; l’exécution eut lieu le 28 avril. Au
lieu du supplice, le Père fit une prière à haute voix :

« Adoration, hommages et respects soient rendus au Seigneur du ciel


et de la terre, pour l’amour duquel nous allons mourir ! Nous faisons
des vœux pour que le roi jouisse de toutes sortes de prospérités, qu’il
règne longtemps et qu’il cesse enfin de persécuter une religion divine, la
seule qui puisse rendre l’homme heureux. »

Le procès du Père Khoan met en lumière le loyalisme des chrétiens


qui est bien en harmonie avec l’enseignement de saint Paul, (qui est
cité implicitement) et avec celui reçu des prêtres des Missions étrangè­
res ; les accusations et les craintes de Minh-Mang n’étaient pas justi­
fiées.
Du catéchiste Jean-Baptiste Thanh, le mandarin chargé de conduire
les interrogatoires déclarait :« Thanh a vraiment un corps de pierre, il
ne fait pas plus attention aux coups qu’on lui donne que si l’on
frappait du bois. »
Quant à Pierre Hiêu, l’autre catéchiste, en se rendant à la mort, il
alterna avec le Père Khoan et Thanh les strophes du Te Deum, y
ajoutant le Benedicamus Domino et VAlléluia.
Le père Luc Loan était encore plus âgé que le Père Khoan, il avait
84 ans; il fut arrêté en janvier 1840 à Ke-Chuong; à cause de son
grand âge, il fut bien traité en prison, mais il fut condamné à la peine
capitale et Minh-Mang ratifia la sentence; le prêtre fut décapité à
Hanoï le 5 juin 1840.
Les dernières années de la persécution semblaient, par une sorte de
paradoxe, avoir partiellement épargné la Cochinchine, c’est-à-dire, en
fait, les régions traditionnellement contrôlées par la dynastie dont était
sorti Minh-Mang. La grande épreuve avait coïncidé avec le soulève­
ment de Basse-Cochinchine et la prise de Saigon, puis le martyre de
M. Marchand ; depuis, il y avait eu cependant l’exécution de
M. Jaccard et de son compagnon. Parmi les martyrs du Tonkin, le
catéchiste Antoine Quinh-Nam, étranglé le 10 juillet 1840, appartenait
a la mission du Sud.
Lorsqu’on fit des recherches pour découvrir M. Candalh en 1837 au
Quang-Tri, M. Delamotte avait failli être arrêté par deux fois; il dut
changer de retraite à des intervalles très rapprochés, puis il revint à
La fin d'un règne 143

Nhu-Ly ; mais il fut dénoncé et tenta de s’enfuir en bateau avec l’aide


d’un médecin chrétien, Simon Hoa, qui avait souvent donné l’hospita­
lité aux prêtres.
Il n’alla pas loin et fut rejoint par les païens qui voulaient le livrer à
la police royale ; il a raconté lui-même les circonstances de son arresta­
tion :
« Vous savez sans doute que les gens qui m’arrêtèrent me donnèrent
une furieuse bastonnade à coups de dui (long et gros bâton) sur tout le
corps, mais surtout sur la tête ; ils me la fendirent ; il y avait une
ouverture de cinq pouces de long, d’un pouce de large et très profonde,
avec plusieurs autres plaies moins grandes. Je souffris tout sans crier,
sans dire un seul mot, sans pousser un seul soupir.Je répandis un
torrent de sang et j’étais presque mort. En moi-même je priais le Bon
Dieu qu’ils me frappassent jusqu’à la mort. Quand j’arrivai au Bô-Hinh
(ministère de la justice), le grand mandarin Thuong To (le président ou
premier ministre) me fit mille misères pour me faire fouler aux pieds la
Croix ; trois fois il me fit lier les mains et fit enfoncer les pieux pour me
frapper; cependant il ne me fit pas frapper. J’avais la chaîne, il me fit
ajouter une cangue. Par cinq ou six fois il me fit prendre par cinq
soldats pour me forcer à marcher sur la croix. Je fis tant d’efforts que
jamais on n’en put venir à bout ; mon habit fut tout déchiré des efforts
que je faisais ; mes jambes tout en plaies par les anneaux de ma chaîne
qui étaient très étroits et mon pantalon tout en sang. Je dis plus de dix
fois au mandarin que jamais je ne marcherais sur la croix, que je
préférerais avoir la tête tranchée. Il était très en colère. Le lendemain on
m’ôta la cangue.
Quand nos gens furent arrêtés ici, on nous questionna. On m’a donné
dix coups de rotin sur la partie gauche ; à chaque coup le sang jaillissait.
Il s’y forma ensuite un trou d’où il est sorti beaucoup de pourriture ; et
cela, je crois, parce que c’était précisément un endroit où l’on m’avait
donné des coups de bâton. Quelques jours après, on me travailla aux
tenailles froides, deux pincées seulement à la cuisse droite, mais très
longtemps, chacune plus d’une heure. On fit encore tout ce que l’on put
pour me faire fouler aux pieds la Croix, mais tout fut inutile. Je ne criai
ni ne poussai de soupirs pendant ces tortures. Je ne faisais que rire, ce
qui les fâchait. En effet, je ne ressentais pas beaucoup de mal ; je
regardais tout cela comme un jeu.
Le dimanche de la Sainte-Trinité après midi vinrent les tenailles
rouges ; je fus destiné à y passer le premier ; mais mon interprète était
absent ; il était occupé à Nôi à d’autres ouvrages pour le Roi. On
m’appelle trois ou quatre fois, mais l’interprète étant absent on ne
pouvait rien faire ; on attendit ; on envoya soldat sur soldat pour le
chercher et il ne se trouva point. On prit donc le médecin Hoa ; on lui
fit souffrir une cruelle torture aux pinces rouges qui dura plus de trois
heures, et je crois qu’on le pinça au moins huit à dix pincées. La fumée
sortait comme quand on applique un fer rouge sur la corne du pied d’un
cheval. Le médecin Hoa qui s’était montré très fort et très courageux
aux deux premières tortures, cria beaucoup pendant celle-ci. Cepen­
dant il persista toujours dans ses déclarations. Mon interprète arriva
144 Le Vietnam des martyrs et des saints

pendant ce temps-là ; il était presque nuit quand on lâcha le médecin


Hoa ; après quoi tous les mandarins montèrent chacun dans leur filet et
disparurent comme un éclair. Je crois qu’ils allèrent rapporter au Roi ce
qui venait de se passer; au reste, je n’en sais rien. Nous attendions
encore, mais la nuit tomba et les mandarins ne revenant point, on nous
renvoya. En nous en revenant, mon interprète me dit : ’Bonheur pour
vous ; vous avez évité cette torture, je l’ai fait exprès ; quand j’ai appris
que l’on me cherchait, je me suis couché et je suis allé par un autre
chemin’. Je lui répondis: ’Quel bonheur? Si ce n’est pas pour au­
jourd’hui, ce sera pour demain’. ’Non, dit-il, c’est fini par là’...
Je crois que tous les autres ont éprouvé les memes tortures que moi.
On en a ajouté une aux femmes ; on envoya prendre un serpent sur les
montagnes qu’on mit dans leur pantalons pour leur faire peur ; mais je
crois qu’il ne leur fit aucun mal...Ensuite on nous laissa tranquilles et
on finit par nous faire faire nos déclarations par écrit... »

La citation est longue ; mais elle est significative, car elle rend bien
compte, et de façon très vivante par un témoignage immédiat et
irrécusable, de ce qu’eurent à souffrir maints prêtres et maints chré­
tiens durant leur captivité.
La meilleure preuve en est M. Delamotte lui-même ; il mourut dans
sa prison des mauvais traitements endurés, le 3 octobre 1840, à l’âge
de 41 ans.
Peu auparavant, il avait écrit :

«Je suis toujours malade: deux fois j’ai failli mourir, et le médecin
désespérait de moi ; cela ne vient que de la mauvaise nourriture. Pois­
son salé, eau de saumure, herbes salées; mon estomac ne peut les
supporter car il est très délabré, très faible et très fatigué. »

A ce moment de ses négociations avec le gouvernement français, la


santé de M. Delamotte importait au roi ; il avait besoin en outre d’un
bon interprète à la cour; il avait longtemps usé et abusé de
M. Jaccard, mais celui-ci avait été étranglé : un remplaçant était
nécessaire :

«On dit que le roi veut me garder pour remplacer M. Jaccard. Cela
m’accable de peine et de tristesse [disait M. Delamotte]. Je prie tous les
jours et j’ai prié mes chrétiens de demander pour moi la grâce que je
souffre la mort avec eux. Demandez aussi je vous en supplie, et faites
demander pour moi au bon Dieu cette grâce. »

Son compagnon de captivité et de tortures, Simon Hoa devait être


décapité deux mois après la mort du Père Delamotte, le 12 décembre
1840; il avait subi plus de vingt interrogatoires et pouvait parler en
connaissance de cause :
La fin d’un règne 145
« Les tenailles froides, disait-il, occasionnent une douleur plus vive ;
les tenailles brûlantes ne causent pas d’abord une souffrance très
grande, mais lorsque la plaie a été exposée à l’air, elle s’enflamme,
suppure et s’élargit... »

Il se montra invinciblement attaché a la foi : Quand même je devrais


tout perdre, ma femme, mes enfants, ma fortune, ma vie, je n’aban­
donnerai jamais mon Dieu. » Quand on lui apporta pour la revoir sa
petite dernière, une fille de quelques mois, il la prit dans ses bras en
disant : « Je puis te voir encore, mais toi, tu ne te souviendras point de
ton père. »
A côté des martyrs connus, que de martyrs anonymes qui mouru­
rent en prison ou aux travaux forcés ! Que de confesseurs de la foi
aussi dont les supplices dépassent l’imagination ; dans les lettres de
Monseigneur Cuenot, il est question d’une religieuse, Amante de la
Croix, la sœur Marie-Madeleine Haû, âgée de 27 ans, qui fut prise en
même temps que M. Delamotte :

« Elle fut mise à la torture des vers de terre : on attache les pieds du
patient de manière qu’il les ait dans un grand vase rempli d’eau blanchie
par le riz qu’on y a lavé ou broyé, dans laquelle on met des vers de terre ;
ces vers s’attachent aux pieds et s’introduisent dans les chairs jusqu’à
l’os ; après cette torture on la fit se tenir à genoux sur une planche armée
de pointes... »

Dans le Nord, le supplice du Père Dominique Drach, Dominicain


vietnamien, décapité le 18 septembre 1840, n’a pas été le signal de la
fin des poursuites ; il y eut plusieurs autres arrestations de prêtres et
de catéchistes et plusieurs condamnations à mort, ajournées par le roi
dans l’espoir d’obtenir une renonciation à la foi et à cause de l’âge des
inculpés: Le Père Dominique Cap, prêtre vietnamien de 73 ans,
aveugle, et son catéchiste Vincent Khanh ; un Dominicain vietnamien
de 80 ans, Joseph Hân. Quant au Père Dominique Niêm, un prêtre
séculier de 90 ans, il fut arrêté, mais les chrétiens versèrent pour lui
une compensation pécuniaire et il fut relâché.
La fin du règne de Minh-Mang fut marquée de plusieurs catastro­
phes naturelles: les récoltes étaient insuffisantes depuis 1835 au
moins. Sur les populations sous-alimentées les épidémies exercèrent
des ravages : typhus et choléra. Le brigandage qui a toujours été la
plaie du Nord, reprit plus d’intensité; les partisans de l’ancienne
dynastie des Lê cherchaient à utiliser les brigands.
Par sa position de fils du Ciel, l’Empereur était responsable vis-à-vis
de son peuple des malheurs qui pouvaient le frapper ; c’était le signe
qu’il avait mal rempli ses obligations, qu’il avait forfait à sa mission et
qu’il avait perdu par son indignité le mandat du Ciel. Il est arrivé plus
d’une fois par le passé qu’un homme charismatique se soit levé et ait
dit son fait au roi.
146 Le Vietnam des martyrs et des saints

Lorsque la situation se détériorait, il était de tradition que le souve­


rain confesse publiquement son indignité et cherche à fléchir le ciel en
se purifiant et en vivant dans une demi-retraite.
Minh-Mang avait été éprouvé personnellement dans sa santé; il
avait fait une très grave maladie en juillet 1838 ; quelques-uns de ses
fils et de ses premiers mandarins lui avaient alors suggéré de suspen­
dre la persécution des chrétiens, cause peut-être de son mal ; à ce
moment, il n’avait rien voulu entendre et s’était mis en colère, disant
qu’il voulait extirper le christianisme de ses Etats.
Mais en 1840, en face des difficultés grandissantes, il fit une con­
fession publique, déplorant les malheurs qui avaient accablé les der­
nières années de son règne; il s’y reconnaissait responsable de la
colère du Ciel et cause des maux qui faisaient souffrir son peuple;
car, depuis le début de son règne, il s’était livré à de nombreux
excès. Il proclama donc sa volonté de changer de conduite, invitant
ses mandarins à suivre son exemple et le peuple à suivre l’exemple
des mandarins.
Minh-Mang avait tout juste cinquante ans ; ce n’était pas encore la
vieillesse ; celle-ci commence à soixante ans selon la tradition vietna­
mienne ; mais le demi-siècle est déjà un âge vénérable et il y eut de
grandes festivités dans le royaume. Peu après il fit une chute de cheval
et mourut des suites de celle-ci dans de grandes souffrances le
20 janvier 1840.
L’oraison funèbre que composa Monseigneur Miche à l’intention
des lecteurs des Annales de la Propagation de la foi ne pèche pas par
excès de tendresse :

«Minh-Mang n’est plus ; Dieu l’a jugé !... Ses actes publics publient
assez que, dans sa poitrine, battait le cœur de Néron. Eh bien ! le
croiriez-vous, sa conduite privée offre des traits plus horribles encore. »

Les exemples, les histoires, les anecdotes que l’on répétait


au Vietnam sur le compte du souverain, pour qui la vie humaine
comptait évidemment fort peu, ont été rapportés par Monseigneur
Retord. Ils appartiennent à la petite histoire de la dynastie, mais
ils montrent la difficulté que des Européens, formés par deux mille
ans de christianisme, ont toujours eue à comprendre l’arbitraire
des souverains asiatiques. Il y a cependant des parallèles dans
l’antiquité préchrétienne, et il s’en faut de beaucoup que le christia­
nisme ait réussi du premier coup à transformer les mœurs des déposi­
taires du pouvoir. Il faut remarquer que Minh-Mang a traité ses
propres serviteurs avec la même désinvolture que les chrétiens, et il
aurait été sans doute étonné qu’on lui reproche des cruautés particu­
lières envers les étrangers : les Vietnamiens étaient logés à la même
enseigne.
La fin d’un règne 147

Il n'en reste pas moins que le bilan du règne est lourd pour les
missions : la majorité des Vicaires apostoliques, treize prêtres euro­
péens, vingt-trois prêtres vietnamiens dont neuf Dominicains, de
nombreux cathéchistes, des chrétiens, sans compter toutes les victi­
mes dont le souvenir n’a été conservé que confusément.
XVI

UN TEMPS DE RÉPIT

« Elle est précieuse au regard du Seigneur la mort des justes, écrivait


saint Léon dans un sermon pour la fête des Apôtres, et aucune forme
de cruauté ne pourra détruire la religion fondée sur le sacrement de la
Croix du Christ. L’Eglise n’est pas diminuée par les persécutions, elle
en est augmentée, et le champ du Seigneur se revêt toujours d’une
plus riche moisson lorsque les grains qui tombent un à un renaissent
multipliés. »
Au lendemain de la mort de Minh-Mang, les chrétiens ont poussé
un soupir de soulagement ; mais ils ne savaient pas ce que leur réser­
vait l’avenir. En dépit de toutes ses duretés, le règne qui s’achevait
avait été grand ; eux avaient vécu l’envers du règne.
Le successeur de Minh-Mang, Thiêu-Tri, n’avait pas l’envergure de
son père comme chef d’État, ni sa poigne. En Chine, le traité de
Nankin de 1842 mit fin à la Guerre de l'Opium; l’Angleterre s’installa
solidement à Hongkong qui lui est cédée par le gouvernement impérial
et cinq ports chinois sont ouverts au commerce européen ; par le traité
de Whampoa (1844), la France allait se faire reconnaître des avantages
analogues. La présence européenne en Extrême-Orient devenait plus
réelle ; elle prenait une forme moins lointaine ; toutes les nations des
mers de Chine allaient être amenées à réviser leur politique extérieure
et à ouvrir leurs portes au commerce de l’Occident. Il ne sera plus
possible de se protéger comme avait tenté de le faire Minh-Mang en
fermant hermétiquement la porte aux influences étrangères. Ce temps
est révolu.
La législation reste cependant la même, Thiêu-Tri ne manifeste
aucune velléité de l’abolir, mais il semble qu’il veuille la laisser dormir
pour un temps ; durant son court règne de six années, le pape
Grégoire XVI (1830-1846) se décida à dédoubler les circonscriptions
apostoliques afin de rendre l’action des Vicaires apostoliques plus
efficace ; il fallait en effet que les évêques soient proches de leur peuple
150 Le Vietnam des martyrs et des saints

et n’aient pas sous leur juridiction un trop vaste territoire ; même si le


clergé, décimé qu’il était par la persécution de Minh-Mang, n’était pas
abondant, il y avait intérêt à ce que les distances à parcourir ne soient
pas trop vastes pour les Vicaires; ainsi fut créé en 1844 un Vicariat
pour la Cochinchine orientale (Qui-Nhon), puis en 1846, le Pape créa
le Vicariat du Tonkin méridional (Vinh); plus tard, Pie IX détacha le
Cambodge pour en faire une circonscription particulière (1850), ainsi
que la Cochinchine septentrionale (Hué).
La circonspection du nouveau souverain a pour cause la présence en
mer de Chine de forces européennes qu’il ne peut négliger. Il observe
avec soin ce qui se passe dans l’Empire de Chine dont il demeure le
vassal. Il évite donc généralement de donner une forme sanglante à la
persécution.
Les missionnaires sentent tout de suite que le climat n’est plus le
même; Monseigneur Retord, Vicaire apostolique du Tonkin occiden­
tal décide de sortir de la clandestinité et de reprendre son ministère ;
les prêtres sortent de leur cachette et l’on relève des églises ; les visites
pastorales prennent un peu l’allure qu’avaient les missions populaires
en France; il y en a grand besoin, car les chrétientés ont été fort
secouées par les épreuves traversées, et il y a eu de nombreuses
défaillances.
En Cochinchine, Monseigneur Cuenot réunit ses prêtres en synode
dès 1842 et reprend le projet, plusieurs fois abandonné dans le passé,
de pénétrer chez les peuples primitifs des montagnes pour leur appor­
ter l’Évangile.
Deux missionnaires furent désignés pour entreprendre cette tâche,
M. Miche et M. Duclos; ils se mirent en route; mais les autorités
vietnamiennes considéraient le territoire des peuples des montagnes
comme une sorte de protectorat et de zone contrôlée, et l’intrusion des
missionnaires leur déplut ; les mandarins du Phu-Yen lancèrent des
soldats sur leur trace, dès que leur mission fut signalée, et les deux
prêtres français furent arrêtés à six journées de marche au-delà de la
frontière du Vietnam proprement dit. Ils subirent toutes sortes de
mauvais traitements, furent interrogés une soixantaine de fois, tortu­
rés dans les prisons de Hué, où ils trouvèrent trois Pères des Missions
étrangères capturés au Tonkin, M. Galy, M. Charrier, et M. Berneux,
futur évêque martyr en Corée. Ils furent tous les cinq condamnés à
mort, mais la peine ne fut pas appliquée, par crainte de représailles de
la part de la division navale française que l’on savait présente en
Extrême-Orient.
Dans le cas des missionnaires des peuples montagnards, l’arresta­
tion ne semble pas avoir eu un motif religieux ; ils en avaient bien
conscience ; pour eux, il s’agissait d’un acte arbitraire commis contre
leur personne dans un territoire étranger au Vietnam ; ils étaient donc
parfaitement fondés à faire intervenir le consul général que le gouver­
nement de Louis-Philippe venait d’établir à Manille pour protéger les
Un temps de répit 151

ressortissants français vivant en Extrême-Orient. M. Miche et


M. Duclos lui écrivirent de leur prison, le 18 mai 1842 :

« Les populations nous avaient accueillis avec la plus généreuse hos­


pitalité. Nous protestâmes contre cet acte de violence, mais nous nous
laissâmes enchaîner sans résistance, les mains liées derrière le dos. Au
village de Buong-Van...on nous attacha tous les deux à deux colonnes ;
les soldats se partagèrent nos effets, profanèrent les vases sacrés et
réservèrent le reste pour les mandarins. La nuit nous fûmes mis à la
cangue... »

A la différence de ce qui se passait au temps de Minh-Mang, le


procès qu’on leur fit fut politique ; les arguments des missionnaires
étaient que les lois du Vietnam ne sont pas observées chez les peuples
des montagnes et qu’il est défendu à ceux-ci sous peine de mort de
pénétrer au Vietnam, preuve qu’ils sont tenus pour étrangers ; jamais
les rois vietnamiens ne recrutent de troupes parmi eux :

« Malgré cette protestation, nous fûmes livrés au bourreau et torturés


à quatre reprises différentes... Pendant deux mois et demi, rien ne nous
fut épargné... »

Dans un cas comme celui-là, le silence ne semblait plus de mise ; il


ne s’agissait pas de persécution proprement dite :

« Il s’agit de savoir si le droit des gens couvrira de son égide tous les
peuples du monde à l’exception des Français... C’est au nom de la
France, dans l’intérêt de tous nos compatriotes que nous élevons la
voix. »

De fait, si des Vietnamiens étaient traités comme les deux Français


l’avaient été, en dehors des frontières de leur pays, leur gouvernement
intervenait ; au Vietnam, le souverain n’aurait pas osé traiter de cette
manière des Chinois. Le droit des gens a un caractère international ;
mais il n’était pas conçu de la même manière en Occident et en Orient.
En 1837, la corvette La Bonite s’était présentée dans la baie de
Tourane ; on se souvient des mauvais souvenirs qu’en avait rapportés
son capitaine ; en 1838, ce fut L’Artémise, un vaisseau plus important,
qui relâcha dans le port, et le commandant du bord tenta vainement de
s’informer du sort des missionnaires; puis à partir de 1843, la pré­
sence française fut renforcée en Extrême-Orient.
A la suite du traité de Nankin signé par la Chine et l’Angleterre le 29
août 1842, qui ouvrait les ports de Chine au commerce et marquait les
débuts de Hongkong, le gouvernement de Louis-Philippe avait en­
voyé une ambassade extraordinaire, investie d’une triple mission,
politique, commerciale et scientifique, appuyée par une force navale
d’une certaine importance. Le traité conclu entre la France et la Chine
152 Le Vietnam des martyrs et des saints

devait être signé le 24 octobre 1844, puis complété et élargi peu après
par des édits impériaux qui établissaient, en théorie, la tolérance
religieuse et la liberté pour les missionnaires. Comme une division
navale devait séjourner en permanence en Extrême-Orient pour veiller
aux intérêts politiques et commerciaux de la France, il lui fallait de
toute nécessité une base permanente, avec entrepôts, hôpitaux et
chantiers de réparation ; car en l’absence de celle-ci il fallait s’adresser
soit au Portugal (Macao), soit à l’Angleterre (Hongkong), soit à l’Es­
pagne (Luçon). La France ne regardait pas alors du côté du Vietnam
où, par le passé, des projets de cette nature avaient déjà été étudiés (île
de Poulo-Condor, Tourane...) ; le site choisi fut l’archipel de Soulou, à
mi-chemin entre Mindanao et Bornéo, au sud des Philippines; des
accords furent signés avec le sultan de l’archipel pour l’île de Basilan.
C’est donc sans aucune arrière-pensée que la corvette L'Héroïne se
présenta en mars 1843 dans la baie de Tourane. Son commandant,
M. Favin-Lévêque, ayant appris à Macao que cinq missionnaires
français croupissaient dans les prisons de Hué et étaient sous le coup
d’une sentence capitale, décida de sa propre initiative, sans que ses
instructions prescrivent rien de tel, d’agir pour obtenir leur élargisse­
ment.
Il arriva à Tourane le 26 février 1843 et demanda qu’on lui remît les
prisonniers; il insista fortement, menaçant de se rendre lui-même à
Hué avec son bâtiment de 30 canons ; dans une lettre au ministre de la
Marine, il a raconté lui-même comment et pourquoi il avait agi :

«J’avais appris à Macao par M. Libois, procureur des Missions


étrangères dans cette ville, que la persécution la plus cruelle existait en
Cochinchine contre les missionnaires français. Cinq d’entre eux étaient
dans les cachots de Hué depuis près de deux ans, chargés de chaînes,
recevant une nourriture à peine suffisante ; ils étaient en outre exposés à
des tourments affreux. Tous avaient été condamnés à la torture et à la
mort. Leur procès avait été révisé et la sentence confirmée ; mais le Roi
de la Cochinchine avait suspendu provisoirement l’exécution. Cepen­
dant, le bruit se répandait que les mandarins faisaient auprès du Roi des
démarches actives pour en finir avec ces malheureux, lorsque j’arrivais
à Tourane.
Sans instruction à ce sujet et sachant même que d’autres comman­
dants avaient pensé ne pas devoir s’en occuper, je n’ai pu supporter la
pensée que ces cinq infortunés pouvaient être exécutés en présence
pour ainsi dire du pavillon de leur nation.
Me confiant dans la pureté de mes intentions et bien plus dans
l’impérissable bonté de S.M. le roi de France, j’ai pris sur moi de
réclamer en son nom leur mise en liberté pour les ramener en France.
Après bien des difficultés pour faire parvenir à Hué ma réclamation,
difficultés que je n’ai surmontées que par ma persévérance, et je crois
pouvoir dire aussi, ma fermeté, j’ai été assez heureux pour les surmon­
ter, et, grâce à l’influence et à l’autorité du nom de notre auguste
monarque, MM. Berneux, Gally, Charrier, Miche et Duclos, tous de la
Un temps de répit 153
Société des Missions étrangères, ont été rendus à la vie, à la liberté. Ils
m’ont été remis le 15 mars à Tourane, en audience solennelle, par le
grand Mandarin, envoyé à cet effet par le roi de Cochinchine. »

Le commandant Favin-Lévêque emmena les trois premiers à l’île


Bourbon (la Réunion) d’où ils devaient retourner en France; MM.
Miche et Duclos eurent la permission de se rendre au Cambodge pour
rejoindre le collège de Poulo-Penang, en accord avec la nomination
qu’ils avaient reçue de leurs supérieurs durant leur captivité.

«Tous les deux m’ont donné leur parole d’honneur de ne pas quitter
cette position pour aller en Cochinchine ou ailleurs, excepté en France,
avant que le gouvernement français ait fait connaître à ce sujet ses
intentions. »
[L’officier ajoutait dans sa lettre au ministre :] «Je dois aussi, Amiral,
faire connaître à Votre Excellence que Monseigneur de Courvézy,
évêque de Singapour, voulant faire retourner ces cinq missionnaires en
Cochinchine, je m’y suis formellement opposé et que je lui ai déclaré
qu’agir ainsi serait manquer dans ma pensée à la dignité et à la loyauté
qui devaient être inséparables d’un acte dû à la haute influence de Sa
Majesté... »

Telle était bien l’intention des marins, mais les missionnaires, eux,
entendaient répondre à leur vocation propre et rester disponibles pour
les missions que leurs supérieurs pourraient leur confier à l’avenir.
M. Jean-Claude Miche et Pierre Duclos devaient donc rentrer en
Cochinchine; le premier, dès l’année suivante, ayant été nomme
coadjuteur de Monseigneur Lefebvre; le second en juin 1846, mais
M. Duclos fut arrêté et à nouveau condamné à mort ; il devait mourir
en prison le 17 juillet 1846.
A son tour, Monseigneur Lefebvre, Vicaire apostolique de la Co­
chinchine, connut la prison et une libération par intervention diplo­
matique ; il était évêque depuis 1841, ayant été choisi comme coadju­
teur de Monseigneur Cuenot. A la suite d’une dénonciation, il fut
arrêté le 31 octobre 1844, près de Cai-Nhum où il venait de rouvrir un
monastère d’Amantes de la Croix ; il fut condamné à avoir la tête
tranchée. Mais il était vraiment inopportun à ce moment de décapiter
un évêque français, tandis qu’une division navale se trouvait à proxi­
mité, aussi le roi ne se pressa-t-il pas de donner sa sanction au
jugement rendu par les mandarins; de sa prison, le Vicaire apostoli­
que réussit à faire parvenir un message qui aboutit entre les mains du
commodore américain Percival ; celui-ci le fit parvenir à son homolo­
gue français, le commandant Cécille qui aussitôt, du bord de La
Cléopâtre à Singapour, écrivit à Thieû-Tri.

«Il ne m’appartient pas de contrôler les ordres de l’illustre Thieû-


Tri, écrivait-il. Cependant, je me permettrai, autant dans l’intérêt du
154 Le Vietnam des martyrs et des saints

Roi que dans celui de l’humanité et de la justice, de soumettre respec­


tueusement à son jugement personnel quelques observations qui, je
l’espère, porteront la lumière de la vérité dans son esprit.
Le Roi ignore apparemment que cette religion chrétienne qu’il fait
poursuivre avec tant d’acharnement, est professée par tous les souve­
rains et tous les peuples d’Occident...
Le Roi a-t-il donc oublié que ce fut à des chrétiens français que son
aïeul Gia-Long, de glorieuse mémoire, dut de recouvrer sa cou­
ronne?... Qu’à cette date mémorable la religion chrétienne était per­
mise en Cochinchine et qu’un grand nombre de Cochinchinois ont pu
l’embrasser sans crime contre les lois ? Est-il juste aujourd’hui de punir
des enfants qui tiennent leur croyance de leurs pères, et le Roi pourra-t-
il sans frémir ordonner la mort de 5 à 600 000 chrétiens qui existent
dans son empire, dont il se fait des ennemis et qui, pourtant, ne
demanderaient qu’à le respecter et à l’aimer s’il leur était permis de
professer librement une religion qu’ils estiment plus que la vie?...
Est-ce donc à une époque où l’Empereur de la Chine vient de permet­
tre à ses sujets de professer librement la religion catholique dans toutes
les parties de son immense Empire qu’on verra l’illustre Thieû-Tri
ordonner de poursuivre les chrétiens avec une cruauté dont on ne
trouve plus d’exemple que chez les peuples privés des bienfaits de la
civilisation ? Il serait digne d’un grand Roi d’imiter l’exemple donné par
l’Empereur du Céleste Empire. Cet acte de justice lui vaudrait la
reconnaissance des nations d’Occident et lui attirerait l’amour et le
dévouement de ses propres sujets... »

Que le roi ait goûté l’argumentation de l’officier de marine, rien ne


le prouve ; mais il lui était difficile de refuser la libération de l’évêque
qui fut remis au commandant Fornier-Duplan, capitaine de L'Alcmè­
ne, porteur de la lettre officielle (juin 1845).
Ce n’est pas l’ambassadeur, Théodore de Lagrené, représentant de
Louis-Philippe auprès de l’Empereur de Chine, qui agit lui-même ; il
n’avait pas d’instructions du gouvernement à ce sujet et un refus de la
part de Thieû-Tri à lui adressé aurait eu une portée internationale
dont les conséquences étaient difficiles à prévoir ; lui-même n’était pas
particulièrement favorable aux missionnaires :
« Le gouvernement du Roi, écrit-il dans un rapport, doit demeurer
entièrement étranger à ces croisades pacifiques, organisées sous l’in­
fluence presque exclusive de la Cour de Rome et sur la convenance des­
quelles il n’est que bien rarement consulté. »

De son côté, l’amiral Cécille ne fut pas trop content de voir Monsei­
gneur Lefebvre, conduit à Singapour, ne chercher qu’une occasion de
rentrer dans son Vicariat avec M. Duclos ; les deux missionnaires
furent saisis dans la cache d’une barque dans la rivière de Saigon, le
8 juin 1846. L’évêque récolta une seconde condamnation à mort avec
sursis ; mais Thieû-Tri préféra ne pas attendre une nouvelle interven­
tion officielle des marins français et fit reconduire Monseigneur Le-
Un temps de répit 155

febvre à Singapour, où il fut remis aux autorités britanniques en


février 1847. Le Vicaire apostolique n’eut de cesse qu’il ne soit rentré
une nouvelle fois en Cochinchine ; il réussit cette fois à pénétrer dans
son Vicariat en mai de la même année, grâce à une petite embarcation
qui déjoua la surveillance des autorités, en empruntant l’un des in­
nombrables bras de Mékong à son delta.
Au Tonkin, Monseigneur Retord avait profité de la paix relative
apportée par le nouveau règne pour sacrer le Père Hermosilla, Domi­
nicain espagnol, désigné pour prendre soin du Tonkin oriental ; lui-
même était allé recevoir l’ordination épiscopale à Manille au couvent
des Frères Prêcheurs et était rentré ensuite dans son Vicariat. Monsei­
gneur Hermosilla à son tour donna la consécration épiscopale à son
propre coadjuteur: «Ici, il faut se hâter d’imprimer l’onction sainte
sur d’autres fronts, quand notre tête est peut-être à la veille de tomber
sous le fer des bourreaux», écrivait Monseigneur Retord.
Il y avait encore dans le Vicariat des Dominicains en 1844 une
trentaine de Dominicains vietnamiens et 18 prêtres séculiers pour
aider le Vicaire et ses sept compagnons venus d’Europe ; mais les
cadres étaient dans l’ensemble très âgés et la relève ne se dessinait pas :
ce fut la première urgence apostolique à laquelle il fallut faire face.
Il y eut encore des arrestations de prêtres, mais généralement une
compensation pécuniaire suffisait à les faire libérer. En 1844, les
poursuites reprirent contre les prêtres ; mais rien de comparable à ce
que l’on avait connu sous le règne précédent :
«Malgré le calme dont nous jouissons [écrit Monseigneur Hermo­
silla] il est aisé de reconnaître, à certains actes du gouvernement, que la
persécution est plutôt assoupie qu’elle n’est éteinte. Ainsi, un des
confesseurs de la foi, le catéchiste Vincent, vient d’être exilé en Cochin­
chine ; le Père Thomas Thuan et le soldat Dominique Hoanh sont
toujours en prison. D’un autre côté, le Père Dominique Dat a été grâcié
comme septuagénaire et rendu à la liberté par un ordre formel du roi.
Ce n’est pas Minh-Mang qui eût respecté les cheveux blancs d’un
maître de la religion. »

Dans les derniers mois de son règne qui devait s’achever le


4 novembre 1847, Thieû-Tri multiplia les édits contre les chrétiens ; il
mit à prix la tête des prêtres étrangers, promettant une grosse récom­
pense à qui aiderait à faire arrêter l’un d’eux ; il décréta que tout
Européen serait noyé immédiatement après son arrestation.
C’était la réaction du roi au drame qui venait de se dérouler en baie
de Tourane le 15 avril 1847 et qui avait amené la destruction d’une
partie de sa flotte. Il faut ici rappeler brièvement les événements qui
amenèrent une rupture dans les relations très ténues établies à grand-
peine entre la France et le Vietnam.
L’amiral Cécille avait appris la seconde captivité de Monseigneur
156 Le Vietnam des martyrs et des saints

Lefebvre, mais la nouvelle de sa libération spontanée et de sa remise


aux autorités britanniques de Singapour ne lui était pas parvenue.
La corvette La l'ictorieuse de 24 canons, commandée par le comman­
dant Rigault de Genouilly, arriva la première à Tourane; elle fut
rejointe le 23 mars par La Gloire, frégate de 54 canons, commandée par
Lapierre, porteur d’une lettre de l’amiral Cécille. Le commandant
était aussi inquiet pour la sécurité de ses navires que les mandarins
l’étaient de la présence des Français; de l’insécurité mutuelle, qui
portait à interpréter les manœuvres de l’autre comme les préparatifs
d’une surprise, naquit la conflagration du 15 avril; au cours d’une
bataille en règle, les deux navires français envoyèrent par le fond les
cinq corvettes vietnamiennes mouillées dans la rade.
La colère du roi fut terrible, revêtant des formes qui paraissent
enfantines mais sont plutôt symboliques : par exemple, il ordonna de
briser tous les objets de fabrication européenne qu’il possédait dans
son palais ; plus graves furent les nouvelles mesures contre les chré­
tiens.
Le combat avait duré un peu plus d’une heure, mais il avait coûté la
vie à un grand nombre de marins vietnamiens: 10 000 hommes, a
prétendu à l’époque un négociant bordelais, M. Géraud. Mais le
chiffre est ridiculement gonflé, il semble supposer que chaque cor­
vette vietnamienne avait la taille d’un transatlantique. Le comman­
dant Lapierre reçut un blâme de Paris pour avoir agi si brutalement,
mais le mal était fait. Les deux vaisseaux français devaient se perdre
peu après, le 10 août, sur les écueils de la côte de Corée, trompés par
de mauvaises cartes marines.
XVII

UNE NOUVELLE LÉGISLATION PERSÉCUTRICE

Il est certain que les menaces d’extermination, formulées selon une


rhétorique orientale, les exagérations, illustrées d’ailleurs par des ges­
tes qui n’avaient rien de platonique (que l’on songe aux exécutions
capitales et aux tortures), ont beaucoup nui à la compréhension des
Orientaux par les hommes d’Occident. Le commandant Lapierre
s’était cru menacé sérieusement et n’avait pas voulu risquer la tête de
ses officiers et de ses marins : il avait à répondre de ses bâtiments.
Mais il a manqué de sang-froid et la bataille de Tourane a empoisonné
de longues années les rapports entre la France et le Vietnam ; elle n’a
pas amélioré la situation, déjà si précaire, des missionnaires.
Le roi Thieû-Tri mourut le 4 novembre 1847 après une brève
maladie ; Monseigneur Retord suggère qu’elle a été provoquée par la
perspective d’avoir à se mesurer une nouvelle fois avec la France ; on
lui avait annoncé faussement que «douze navires de guerre français,
arrivés à Singapour, se disposaient à aller lui rendre visite à coups de
canon. » Il avait commis des maladresses diplomatiques et pouvait, à
bon droit, se sentir menacé.
S’il faut en croire le ministre de France en Chine, la succession
donna lieu à un certain nombre d’intrigues; quatre prétendants se
trouvaient en présence : un descendant du prince Canh (la lignée qui
avait été écartée à la mort de Gia-Long), un frère cadet de Minh-Mang
qui avait la réputation d’être libéral et modéré ; le fils aîné de Thieu-
Tri qui était, dit-on, un mauvais sujet et n’avait qu’une connaissance
limitée des lettres chinoises ; le dernier était le fils cadet du roi défunt,
un jeune homme de 19 à 20 ans, le prince Tu-Duc, soutenu par un
puissant parti de mandarins qui comptaient sur son jeune âge pour le
manœuvrer. Ce fut lui qui reçut l’investiture de l’Empereur de Chine.
Les premiers mois du règne furent relativement tranquilles pour les
chrétiens, et Monseigneur Retord se demanda s’il ne serait pas indiqué
que le roi de France intervînt afin d’obtenir, comme en Chine, une
158 Le Vietnam des martyrs et des saints

«Ce fut lui qui reçut l’investiture de l’Empereur de Chine» (Tombeau de


Tu-Duc).

reconnaissance du christianisme comme religion autorisée ; le com­


mencement d’un nouveau règne pouvait fournir une occasion oppor­
tune, le souverain étant jeune et ayant besoin d’affermir son trône
avant de prendre de nouvelles dispositions. Mais la malheureuse af­
faire de Tourane rendait la situation délicate :
«Malgré plusieurs vexations locales, la religion non seulement ne
tombait pas en ruines, mais encore elle faisait des progrès et réparait ses
pertes passées [écrivit Monseigneur Retord à Louis-Philippe, au nom
des missionnaires en mars 1848] lorsqu’au printemps de l’année passée,
la persécution se ralluma tout à coup. Votre Majesté sait à quelle
occasion. Le monarque annamite déchargea sur nous et nos chrétiens
les traits de sa vengeance, en lançant successivement contre la religion
et ses ministres trois décrets de persécutions, pleins de calomnies et
blasphèmes...
Une nouvelle législation persécutrice 159
Son second fils, prince âgé de 18 ans, protégé par une faction de trois
ou quatre des principaux mandarins de la cour, lui a succédé sous le
nom de Tu-Duc, au préjudice de son fils aîné. Le prince déshérité est
dans une grande irritation et ne manque pas de partisans parmi les
mandarins... On dit (le nouveau roi) d’un caractère doux et modéré ; à
son avènement au trône, il a fait une donation au peuple d’une année
entière d’impôts, il a accordé une amnistie générale à tous les prison­
niers condamnés à mort ; mais il continue le système de persécution
contre la religion chrétienne, inventé par son aïeul et renouvelé par son
père...
(L’état actuel des choses) nous semble fournir des circonstances très
favorables pour obtenir du gouvernement annamite la liberté de la
religion si longtemps désirée... »

Le gouvernement de Louis-Philippe était incapable de donner suite


à cet appel puisqu’il venait d’être renversé par la Révolution de 1848 ;
bien plus, le commandant Jurien de la Gravière, chef de la station
navale de l’Indochine, reçut des ordres précis du ministère de s’abste­
nir de se montrer en vue des côtes du Vietnam. Les navires français ne
devaient pas reparaître de quatre années; c’est seulement dans la
seconde quinzaine de décembre 1851 qu’une corvette visita quelques
ports de Sud, mais en ayant soin d’éviter Tourane; la volonté du
gouvernement était de faire oublier la malheureuse affaire, ainsi qu’on
le fait dans les conflits en Occident ; le malheur est que les Orientaux
n’oublient jamais.
De la sorte, l’attente de Monseigneur Retord devait être déçue ; et
en août 1848, six mois après l’envoi de sa lettre, Tu-Duc publia un
premier édit de persécution générale :
«La religion de Dato, déjà proscrite par les rois Minh-Mang et
Thieû-Tri, est évidemment une religion perverse, car dans cette reli­
gion on n’honore pas ses parents morts, on arrache les yeux des mou­
rants pour en composer une eau magique dont on se sert pour fasciner
les gens ; de plus, on y pratique beaucoup d’autres choses superstitieu­
ses et abominables.
En conséquence, les maîtres européens qui sont les plus coupables
seront jetés à la mer avec une pierre au cou. On donnera une récom­
pense de trente barres d’argent à quiconque pourra en prendre un.
Les maîtres annamites sont moins coupables que les premiers ; on les
mettra à la question pour voir s’ils veulent apostasier ; s’ils refusent, ils
seront marqués à la figure et exilés dans les endroits les plus malsains du
royaume.
Les gens du peuple qui suivent cette religion perverse et qui ne
voudraient pas apostasier, sont de pauvres idiots et de misérables
imbéciles séduits par leurs prêtres. Il convient d’en avoir pitié ; c’est
pourquoi le Roi, dans son grand amour pour son peuple, ordonne qu’ils
ne seront plus punis de mort, de l’exil ou de la prison ; les mandarins se
contenteront de les châtier sévèrement, puis on les renverra dans leurs
familles. »
160 Le Vietnam des martyrs et des saints

Il y avait donc une gradation, en soi moins sévère que sous le règne
de Minh-Mang : la mort pour les missionnaires français, l’exil pour les
prêtres vietnamiens, un simple châtiment corporel pour les fidèles.
La réalité n’a jamais correspondu aux édits généraux ; mais ceux-ci
ont placé les chrétientés tout entières dans un climat d’insécurité ; à
tout moment, une persécution locale pouvait se déchaîner sous le
couvert des lois de proscription.
En dépit de dispositions hostiles et du premier édit de persécution,
les premiers mois du règne de Tu-Duc peuvent être comparés au répit
généralement accordé par son père.
Mais le changement de règne donna lieu à des troubles intérieurs,
car le frère aîné, Huong-Nhan, qui avait été évincé par une camarilla
de mandarins, n’avait pas renoncé à faire valoir ses droits. Il fomenta
une véritable guerre de partisans. Or dans l’affaire furent impliqués
quelques catholiques, en particulier des interprètes qui avaient été
formés au collège de Penang ; la généralisation était facile et l’on
commença à accuser de façon globale les prêtres et les fidèles. Qu’il y
ait eu des complicités, la chose semble claire, car les missionnaires
durent rappeler le devoir de soumission aux autorités constituées, une
attitude constante qui a été bien souvent reprochée à l’Église.
Mais Tu-Duc n’entendit qu’un son de cloche; il s’irrita contre les
chrétiens ; son second édit de persécution générale daté du 30 mars
1851 est bien plus sévère que celui du mois d’août 1848 :

«Sous le règne de Minh-Mang, ce culte insensé a été sévèrement


prohibé par plusieurs décrets ; toutes les fois qu’un chrétien a refusé
d’abjurer, il a été sans rémission très rigoureusement puni. Du temps
de Thieû-Tri, plusieurs instructions ont été données aussi, pour pros­
crire cette doctrine perverse : à l’exception des vieillards et des infirmes,
aucun chrétien réfractaire n’a jamais obtenu sa grâce, sous nos saints
prédécesseurs. »

Il est rare qu’un décret établisse un bilan aussi clair d’une persécu­
tion antérieure et reconnaisse aussi parfaitement la redoutable effica­
cité des poursuites dont les chrétiens avaient été victimes sous les
règnes précédents. Les noms des martyrs retenus par l’histoire ne
sont, de l’aveu même de Tu-Duc, qu’une minorité ; les termes dont il
se sert ne laissent place à aucun doute sur ce point.
Et maintenant voici le nouveau dispositif de la persécution, établi en
accord avec le Conseil royal et sur la requête des mandarins :

« Les prêtres européens doivent être jetés dans les abîmes de la mer
ou des fleuves, pour la gloire de la vraie religion ; les prêtres annamites,
qu’ils foulent ou non la croix aux pieds, seront coupés par le milieu du
corps, afin que tout le monde connaisse quelle est la sévérité de la loi...
Quant aux receleurs, petits ou grands, peu importe qu’ils aient gardé
l’Européen chez eux longtemps ou peu de jours, ils seront tous coupés
Une nouvelle législation persécutrice 161
par le milieu des reins et jetés au fleuve, excepté les enfants qui n’ont
pas encore atteint l’âge de raison ; ceux-ci seront transportés en exil au
loin. Telle est notre volonté, respectez-la. »

Il n’est donc plus question d’apostasie: tout prêtre vietnamien, par


le seul fait qu’il a enseigné la religion du Christ, est coupable et ne
peut échapper à la peine. Pour les fidèles, ne sont mis en cause, en
principe, que ceux qui ont abrité des prêtres européens : mais toute la
famille qui a donné asile est rendue responsable en chacun de ses
membres ; les adultes sont passibles de la mort des traîtres ; les enfants
sont expédiés dans des camps au loin, où ils sont soumis au travail
forcé à vie ; car telle est la signification de l’exil.
L’édit est du 30 mars 1851 ; mais les premières exécutions ont déjà
eu lieu à cette date, par application anticipée. M. Augustin Schœffler a
été décapité le 1er mai.
Avant lui avaient été exécutés à la citadelle de Dong-Hoi le 26 mars
deux prêtres vietnamiens: le Père Jean Hoan par pendaison, le Père
Nguyen-Van-Dac (appelé aussi Phuong) par décapitation. M. Schœf­
fler était un Lorrain qui arriva au Tonkin, via Hongkong en 1848 ; il
fut arrêté en février 1851, alors qu’il se rendait dans une partie de son
district qu’il n’avait pas encore visitée, et qui était infestée par les
rebelles et les brigands ; une brigade spéciale s’occupait d’eux et c’est à
son chef qu’il fut dénoncé : le coup de filet tendu par la police amena
l’arrestation du Père Phuong (on vient de mentionner son supplice)
accompagné de deux élèves puis du prêtre des Missions étrangères,
escorté par un catéchiste et quelques chrétiens. Celui-ci fut conduit à
Son-Tay. Dans le jugement, on note ce passage significatif :

« Quant à ceux que ce scélérat a enseignés et aux maisons qui lui ont
donné asile, il les aime si ardemment qu’il n’a jamais voulu nous les
faire connaître malgré toutes nos questions... »

Le 11 avril, parvint de Hué la confirmation de sa sentence ; celle-ci


fut exécutée le 1er mai au milieu d’un grand concours de peuple;
parmi la foule, il y avait des païens qui lui lançaient des injures, mais
d’autres dont on a retenu les remarques : « Quel héros ! Il va à la mort
comme les autres à une fête ! Quel courage ! Pas le moindre signe de
frayeur! ... Quel bel homme ! Qu’il a l’air bon et doux ! Pourquoi le
Roi égorge-t-il de pareils hommes ? »
Le second prêtre des Missions étrangères à subir le martyre fut
M. Jean-Louis Bonnard qui fut exécuté juste un an jour pour jour
après M. Schœffler. Il arriva au Tonkin en 1850 et commença son
apprentissage de la vie missionnaire auprès de Monseigneur Retord :

« J’ai connu et admiré la douceur de son caractère, la perfection de son


obéissance, la ferveur de son zèle, son humilité profonde, sa candeur si
162 Le Vietnam des martyrs et des saints

simple et si franche, sa résignation absolue et son filial abandon entre


les mains de la divine Providence», devait dire de lui son évêque.

M. Bonnard commença son ministère actif tout de suite après la


promulgation du second édit de persécution et l’arrestation de M.
Schœffler ; lorsque celui-ci fut martyrisé, le prêtre déclara : « Oh ! que
je voudrais marcher sur ses traces et partager son sort... » Il fut arrêté à
son tour pendant le carême de 1852, le jour de la Saint-Benoît, tandis
qu’il visitait une petite chrétienté à Bôi-Xuyên, après avoir prêché une
sorte de grande retraite pastorale avec cinq prêtres vietnamiens à Ke-
Bang. Sa première lettre fut adressée à son évêque :
«Je suis prisonnier pour Jésus-Christ. Depuis mon enfance, j’avais
souhaité ce bonheur et je l’avais demandé à Dieu avec ardeur et avec
amour. Maintenant que le Seigneur m’exauce, comment pourrais-je me
plaindre ? ... Je bénis le bon Dieu et le remercie de toute mon âme. »

Pour la génération qui était née dans les décennies qui ont suivi en
France la grande tourmente, le martyre était une réalité proche ; les
jeunes avaient souvent rencontré des prêtres qui avaient été emprison­
nés pour la foi en France ; ils avaient entendu le récit des confesseurs ;
on leur avait parlé de ceux qui étaient morts ; dans les familles chré­
tiennes, c’était un stimulant continuel à la ferveur, et plusieurs rê­
vaient de martyre pour eux-mêmes. Sous l’Ancien Régime, ce senti­
ment était moins vif ; Père des martyrs semblait lointaine dans le
temps : il fallait remonter au temps des guerres de religion. Quant aux
missions, elles ne touchaient qu’une frange de la société : les monastè­
res, les élèves des collèges des Jésuites.
Au contraire, les Annales de la Propagation de la foi dont la publica­
tion avait commencé en 1822, sous le titre de Nouvelles des Missions (le
titre définitif fut donné en août 1825) pénétraient tous les milieux,
avec leurs 16 000 abonnés qui en faisaient une des premières publica­
tions du temps.
Entre sa condamnation par le tribunal local et la confirmation de sa
sentence par le roi, le jeune missionnaire qui n’avait pas trente ans,
put écrire à sa famille :
« Quand vous recevrez cette lettre, vous pourrez être certains que ma
tête sera tombée sous le tranchant du glaive, car elle ne doit vous être
envoyée qu’après mon martyre. Je mourrai pour la foi de Jésus-Christ ;
les méchants me mettront à mort en haine de cette religion sainte dont
vous m’avez donné des leçons si sages et si pratiques, et que je suis venu
annoncer dans ces régions lointaines ; en haine de cette religion que tant
de saints apôtres et des millions de martyrs ont scellée de leur sang ; je
serai martyr. Oui, mes chers parents, je serai immolé comme Jésus sur
le Calvaire. J’espère monter auprès de lui dans la patrie des bienheu­
reux. Ainsi donc, mon cher père, ma chère mère, mes chers frères,
réjouissez-vous... »
Une nouvelle législation persécutrice 163

L’approbation royale de sa condamnation arriva le 30 avril :


« Demain, samedi, fête des saints Philippe et Jacques, premier mai,
et anniversaire de la naissance de Monsieur Schœffler pour le ciel, voilà,
je crois, le jour fixé pour mon sacrifice : que la volonté de Dieu soit
faite. Je meurs content, que le Seigneur soit béni ! »

Le corps fut jeté dans le fleuve, mais les chrétiens purent le recou­
vrer à l’insu des soldats et il fut enterré discrètement au collège de
Vinh-Tri.
Les missions dominicaines du Tonkin eurent à subir de nombreuses
tracasseries ; il y eut des poursuites, des emprisonnements, mais la
situation ne se détériora pas tout de suite. Dans le Sud, au contraire, il
y eut encore une victime en la personne du Père Philippe Minh, prêtre
vietnamien qui fut décapité le 3 juillet 1853 ; il fut arrêté le 26 février à
Mac-Bat ; Monseigneur Lefebvre jugeait qu’il était le plus compétent
parmi ses collaborateurs vietnamiens ; il avait étudié au Siam, puis à
Calcutta et venait d’achever sa théologie au Séminaire que les prêtres
des Missions étrangères avaient établi dans l’île de Penang, hors de
portée des poursuites ; à Calcutta, il avait travaillé avec Monseigneur
Taberd à la rédaction d’un dictionnaire latin-vietnamien.
Huit jours avant son martyre, il écrivit à son évêque :
« De grâce, mon Père, priez pour votre fils, afin qu’il supporte avec
joie les souffrances que Dieu a permis qu’il endurât. En quelque lieu
que j’aille, j’irai avec bonheur, pourvu que le Père prie Dieu de venir au
secours du fils, car alors tout ce qui arrivera au fils lui sera bon. »

Les mandarins locaux l’avaient condamné seulement à l’exil dans la


province de Son-Tay ; l’ordre royal fut de décapiter le prisonnier. Au
moment de mourir, le Père Minh pria :
« Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Donnez-moi la force et le courage de
souffrir pour votre gloire! Mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés! O
ma Mère, secourez-moi ! »

Les troubles suscités par le frère aîné du nouveau souverain


n’avaient pas revêtu un caractère dramatique; mais au Tonkin, les
difficultés étaient permanentes ; les descendants des Lê n’avaient ja­
mais renoncé à faire valoir leurs droits historiques ; ils entretinrent de
1851 à 1855 un état chronique de révolte, dans la région montagneuse
qui forme la frontière occidentale du Tonkin ; ils se faisaient seconder
par des soldats laotiens. Leur désir était de provoquer une interven­
tion française en leur faveur, car Tu-Duc était, après son père et son
grand-père, très impopulaire. Cependant Monseigneur Retord n’en­
courageait pas cette politique ; il réussit même en 1856 à persuader le
prétendant Lê-Phuong, converti au christianisme, de suspendre les
hostilités et de se retirer à Hongkong.
164 Le Vietnam des martyrs et des saints
Une nouvelle législation persécutrice
166 Le Vietnam des martyrs et des saints

Mais l’on comprend mieux dans ces conditions que la France ait
tenu à être présente en Indochine. Tout de suite après la conclusion de
la guerre de Crimée, le gouvernement impérial décida de renouer avec
les trois royaumes de la péninsule, envoyant un plénipotentiaire au­
près des cours de Siam, du Cambodge et du Vietnam. Le choix tomba
sur le consul de France à Shanghaï, Charles de Montigny.
Montigny qui était en congé à Paris, arriva à Bangkok le 9 juillet
1856 ; il n’eut pas de difficulté à signer avec le Siam un traité d’amitié,
de commerce et de navigation sur le modèle de ceux qu’avaient signés
auparavant l’Angleterre et les États-Unis. Le souverain du Cambodge,
depuis plusieurs siècles ballotté entre le Siam et le Vietnam qui se
disputaient sa vassalité, aurait voulu, pour échapper à l’un et à l’autre,
se placer sous protectorat français, mais il était surveillé de trop près et
le projet d’une convention commerciale et religieuse ne put aboutir du
fait de l’opposition de la cour de Bangkok à des négociations directes.
En mer, Montigny reçut ses instructions et ses pleins pouvoirs pour
les négociations à la cour de Hué. Il fut précédé à Tourane par un
bâtiment assez minable, la corvette Le Câlinât, de dix canons; le
commandant Lelieur fut très mal accueilli : on refusa les lettres dont il
était porteur pour la cour de Hué ; il fut mis en quarantaine ; depuis
l’affaire de 1847, les forts de Tourane avaient été améliorés. Le com­
mandant du Catinat se sentit menacé et eut la même réaction malheu­
reuse que son prédécesseur neuf années plus tôt ; il bombarda les forts
pour ne pas être coulé lui-même, puis mit à terre une compagnie de
débarquement qui encloua leurs 66 canons (26 septembre 1856).
Quand La Capricieuse rejoignit le premier navire le 24 octobre, les
négociations prirent un tour un peu meilleur, mais le plénipotentiaire
lui-même n’était pas encore là : Montigny n’arriva que le 23 janvier
1857 à bord du Marceau et, à ce moment, le parti de l’intransigeance
avait prévalu à Hué ; les négociations furent « pénibles et mortifiantes
pour notre dignité nationale», selon Montigny et elles se révélèrent
sans issue.
Au moment de quitter Tourane, le plénipotentiaire français laissa
un projet de traité d’amitié, de commerce et de navigation qui ne
pouvait, dans l’état où étaient les choses, être bien accueilli.
Il se retira le 7 février, laissant une note dans laquelle il déclarait que
le gouvernement de Tu-Duc ne devrait s’en prendre qu’à lui-même
des représailles que pourrait exercer la France s’il ne mettait pas fin à
la persécution.
Àiais le roi avait pu prendre la mesure de l’impuissance apparente
de la France et allait agir en conséquence. Monseigneur Retord se
montra très sévère pour cette démonstration navale qui ressemblait
beaucoup à une contre-démonstration :

« Nos braves compatriotes nous ont laissés sans aucun secours entre
les griffes du tigre, après l’avoir bien excité contre nous... C’était bien la
Une nouvelle législation persécutrice 167
peine de venir de si loin, s’ils ne voulaient que manger du buffle, aller à
la chasse aux singes ou se promener en amateurs sur nos rivages. Ils
sont venus sans que nous les ayons appelés et nous quittent après nous
avoir compromis. Ils ont commencé par une bravade et fini par une
lâcheté. »

Tu-Duc qui avait publié en septembre 1855 un nouvel édit de


persécution générale, le troisième de son règne, en publia un nouveau,
le quatrième, le 7 juin 1857. Le mois précédent, il avait émis un ordre
aux chefs de canton et aux maires des villages d’arrêter tous les
prêtres. Il y aura encore d’autres édits: l’ordre de surveiller et de
désorganiser les paroisses chrétiennes (8 décembre 1857), un édit
contre les chefs des chrétientés et les notables des villages chrétiens
(octobre 1859), un édit contre les mandarins chrétiens (décembre
1859), un nouvel édit de persécution générale (17 janvier 1860), un
édit contre les religieuses (juillet 1860), un ordre aux mandarins de
presser l’apostasie des chrétiens (24 août 1864), et un édit de disper­
sion générale (1860).
Le renouvellement périodique des mêmes ordres ou de consignes
analogues est la preuve que Tu-Duc ne parvenait pas à ses fins; son
administration, pour centralisée qu’elle fût, se montrait inefficace et
inopérante : les chrétiens étaient trop nombreux ; ils bénéficiaient de
complicités que le pouvoir royal ne réussissait pas à contrôler, et
surtout, peut-être, les mandarins chargés des poursuites pensaient
plutôt à s’enrichir par le moyen d’amendes arbitraires et d’un système
compliqué de rachat qu’à exécuter réellement les ordres de leur souve­
rain.
Dans les considérants, les édits de persécution affichent une xéno­
phobie dont on ne trouve nulle part ailleurs l’équivalent en Occident,
à la même époque, du moins dans des textes. L’édit du 7 juin 1857
révèle pourquoi les précédentes ordonnances ont été en partie inopé­
rantes :

«Le grand mal, c’est que les mandarins, soit par une coupable
négligence, soit parce qu’ils sont distraits de ce devoir par d’autres
affaires, soit aussi qu’ils se laissent corrompre par les sommes que les
chrétiens offrent à leur ambitieuse cupidité, méconnaissent nos ordres
ou les exécutent mal : de là il résulte que la mauvaise religion de Jésus
étend ses filets sur le monde entier et l’enveloppe de plus en plus de ses
inextricables réseaux. Il y a des prêtres partout : là ils ont pour refuge
des cachettes souterraines, ailleurs ils habitent des maisons entourées de
murs ou de fortes haies de bambous. Le mandarin vient-il pour les
prendre, leurs adeptes leur en donnent aussitôt avis, et tandis qu’ils
parlementent avec l’officier pour gagner du temps, les proscrits
s’échappent furtivement par des passages secrets. Ces prêtres sont, du
reste, très habiles à exciter la générosité du peuple qui, pour eux, est
disposé à toute espèce de sacrifices ; aussi, quand il leur arrive quelque
168 Le Vielnam des martyrs et des saints

mauvaise affaire, et lors même qu’ils sont arrêtés, ils trouvent sur le
champ des milliers de taëls pour se tirer d’embarras et pour payer leur
rançon. Le mal vient donc des gens en place qui,se laissant corrompre
pour de l’argent, éludent la rigueur des lois. »

Tu-Duc n’invente rien; c’est ainsi que se passaient souvent les


choses, et il est intéressant de le lire non plus dans les relations des
missionnaires fidèlement publiées dans les Annales de la Propagation
de la foi (que Tu-Duc se faisait peut-être lire), mais dans un document
officiel émanant du persécuteur lui-même. Les mandarins exploitaient
au maximum la poule aux œufs d’or qu’était pour eux la chrétienté
persécutée, et les chrétiens se saignaient aux quatre veines pour garder
leurs prêtres et éviter le pire. Le tout était généreusement assaisonné
de redoutables coups de rotin. Là où se trompe lourdement Tu-Duc,
et l’on a la tentation de dire : malheureusement ! c’est lorsqu’il passe
aux estimations chiffrées :

«Maintenant, environ les quatre dixièmes du peuple en sont infec­


tés; ils ont beaucoup de partisans cachés parmi les mandarins et les
soldats et, si nous n’y prenons pas garde, cette peste finira par envahir
tout le royaume. »

Les calculs des missionnaires dénombrant leurs ouailles sont moins


optimistes; mais il est probable que Tu-Duc a exagéré ses propres
craintes et ne croyait pas lui-même aux chiffres qu’il avance, car il ne
serait pas parti raisonnablement en guerre avec un appareil législatif
aussi sévère contre près de la moitié de la population de son royaume ;
ç’aurait été la pousser à la révolte et y risquer son trône; on ne
persécute avec cette intensité qu’une minorité que l’on sait telle, sinon
c’est la catastrophe.
Dans les missions espagnoles du Tonkin qui avaient été relative­
ment épargnées durant les premières années du règne, l’arrestation de
Monseigneur Hermosilla le 15 janvier 1856 marqua le commencement
des grandes épreuves ; le Vicaire apostolique ne se méfiait pas assez ;
cette fois cependant, il réussit à se racheter; mais un Dominicain
vietnamien, le Père Joseph Tru, âgé de 63 ans, capturé le mois
précédent, fut exécuté le 9 juin 1856.
En mai 1857 fut capturé à son tour Monseigneur Joseph-Marie
Diaz, un autre Vicaire apostolique ; il ne se fit pas beaucoup d’illu­
sions sur le sort qui l’attendait. C’est ainsi qu’il écrivait le 28 mai :

«La cangue et les chaînes que je porte sont les belles parures qui
m’unissent à Jésus Christ ; mon âme a tressailli de joie : je vais enfin ré­
pandre mon sang jusqu’à la dernière goutte, en union au sang adorable
de notre divin Rédempteur... »

Il fut décapité à Nam-Dinh le 20 juillet 1857 :


Une nouvelle législation persécutrice 169
«Qu’aussitôt cet ordre reçu, on lui tranche la tête et qu’on la jette en
l’air pour l’épouvante des autres [disait l’ordre royal] et, après cela,
qu’il soit précipité à la rivière, pour couper d’un seul coup la racine de
tant de maux. »

Les chrétiens ne retrouvèrent pas son corps. Monseigneur Diaz


était Dominicain, originaire de Galice où il était né en 1818; il était
arrivé au Tonkin en 1849 après avoir séjourné quelques années à
l’Université de Manille.
La persécution se déchaîna alors dans toutes ces régions avec une
violence dont on n’avait pas encore eu l’idée ; dans une lettre du 29
septembre 1858, le Père François Roy se fait l’écho d’une estimation
exagérée, comme l’est souvent ce qui se transmet de bouche à oreille :

« Le bruit a couru ces jours-ci à Macao, et je l’ai entendu de différen­


tes personnes, qu’il y a eu de nombreuses victimes sacrifiées à la fureur
des mandarins annamites ; on en porte le nombre à sept mille. Je ne
garantis pas cette nouvelle ; cependant elle ne me surprend pas. »

Encore ne s’agissait-il que du commencement ; le chiffre, si incer­


tain soit-il, est là pour nous rappeler que les quelques noms retenus
pour le procès de béatification, et les Actes des martyrs, ne portent que
sur une infime minorité: les prêtres, certains catéchistes, quelques
chrétiens particulièrement connus. Le reste forme l’immense troupe
des anonymes que Dieu seul connaît.
On possède cependant quelques descriptions précises de carnages et
de massacres, telle celle-ci qui est due à la plume de Monseigneur
Retord ; il n’a pas été témoin oculaire, mais on peut être certain de
l’exactitude des faits ; on le citera à titre d’exemple :

« Le 5 janvier 1858, écrit-il, le bourg de Ngoc-Duong (une bourgade


de trois à quatre mille âmes dans la province de Hung-Yen) se trouva
cerné par cinq mille hommes de troupes venus à point nommé des trois
provinces de Hanoï, de Nam-Dinh et de Hung-Yen, de sorte que ce
bourg, quoique très étendu, était ceint de trois rangs de soldats. Les
assiégés, espérant que les hameaux voisins viendraient à leur secours,
fermèrent les portes de leur village ; de leur côté, les mandarins, voyant
la population en révolte ouverte, n’osaient pas l’attaquer de front et se
contentaient de lancer par-dessus les murs des fusées incendiaires. Le
feu prit bientôt de toutes parts et, à l’aide de cette diversion, l’ennemi
pénétra sans résistance dans la place embrasée. Ce fut alors une scène
déchirante : le peuple, femmes et enfants, pris entre l’incendie et le fer
des soldats fuyaient de tous côtés en poussant des cris lamentables ;
beaucoup de ces malheureux périrent brûlés, tués ou noyés dans les
étangs. La troupe sabrait tous ceux qu’elle rencontrait, tandis que le
feu, excité par le vent, dévorait les maisons qui furent toutes consu­
mées, à l’exception de cinq ou six appartenant aux religieuses. Il y avait,
dit-on, dans ce village, beaucoup de richesses entassées; mais tout
170 Le Vietnam des martyrs et des saints

devint la proie des flammes ou fut pillé soit par les soldats, soit par les
habitants des hameaux voisins, accourus en toute hâte non pour secou­
rir les assiégés, comme ceux-ci l’espéraient, mais pour partager leurs
dépouilles. »

Les scènes ressemblent à toutes les descriptions de ce genre et


pourraient aussi bien s’appliquer aux colonnes infernales qui dévastè­
rent la Vendée après le désastre de Savenay; les soldats de Tu-Duc
avaient parfois l’excuse des troubles, provoqués par les soulèvements
des Lê et de leurs partisans, ou par les bandes de brigands, générale­
ment venus de Chine; mais c’était surtout un prétexte pour s’en
prendre aux villages chrétiens. A Ngoc-Duong, la destruction de la
chrétienté avait été le résultat d’une dénonciation locale ; le curé, le
Père Dominique Huan, qui s’était déjà évadé trois fois de prison, fut
pris et attendit sa condamnation qui était certaine.

«Beaucoup de néophytes ont été pris, horriblement tourmentés et


mis à mort [dans les provinces de Xu-Bac, de Thai-Nguyen et de
Quang-Yen, écrit Monseigneur Hermosilla le 2 mars 1857] Le 8
janvier, les catéchistes Chinh et Ving, trois élèves et cinq fidèles ont été
arrêtés au village de Dong-Xuyen et soumis aux plus affreuses tortures ;
ils sont demeurés fermes dans leur profession de foi et n’ont rien dit de
compromettant pour leurs frères. »

En février deux prêtres vietnamiens furent exécutés : Pierre Khang,


du clergé de Monseigneur Retord, en prison depuis le 2 novembre
1857 ; il fut décapité le 10 février 1858 ; et Dominique Hien, qui fut
martyrisé le 22. C’était en effet les prêtres que l’on recherchait de
préférence; lorsque l’un d’eux était capturé, c’en était fait de lui.
Monseigneur Melchior Garcia San Pedro fut capturé juste après avoir
procédé à l’ordination épiscopale de son coadjuteur, Monseigneur
Valentin Berrio-Ochoa, en juin 1858, en la fête des saints apôtres
Pierre et Paul ; il fut pris dans la nuit du 7 au 8 juillet et exécuté le 28
avec deux frères servants attachés à sa mission : écartelé , on lui coupa
l’un après l’autre les membres, puis la tête. Il était né dans les Asturies
et avait étudié à l’université d’Oviédo avant d’entrer chez les Domini­
cains. C’est en 1848 qu’il arriva à Manille, et il avait demandé aussitôt
à être envoyé aux missions du Tonkin.
La partie Sud du royaume n’a pas alors connu les massacres sur une
telle échelle ; ce sera pour plus tard, après l’intervention franco-
espagnole et par voie de représailles; mais il y a eu de nombreux
martyrs, aussi bien que dans le Nord. Le 3 juillet 1853 avait été
exécuté le Père Minh sur lequel les missionnaires français comptaient
beaucoup ; les chrétiens capturés en même temps que lui étaient restés
en prison : Joseph Luu, premier catéchiste de Mac-Bac et six notables
de la chrétienté ; les mandarins portèrent contre eux une sentence que
le roi cassa parce qu’il ne la trouvait pas assez sévère ; les coupables
Une nouvelle législation persécutrice 171

devaient être condamnés à l’exil perpétuel au Tonkin : pour éviter


d’être séparés de leurs familles, plusieurs n’eurent pas le courage de
persévérer dans leur confession de foi ; les autres attendaient la fin de
la mousson pour être emmenés en déportation. Le premier mai 1854,
Joseph Luu mourait de misère dans sa prison en invoquant le nom de
Jésus et celui de sa Mère.
L’intensité de la persécution et les vexations dont les chrétiens
étaient l’objet, variaient d’une circonscription à l’autre ; cela dépendait
de la disposition du mandarin en charge de la province ; celui de Binh-
Dinh se montrait particulièrement rude : il voulait faire des chrétiens
une sorte de classe de parias ; chaque famille chrétienne ne pourrait
garder que trois arpents de terre, le reste de leurs biens étant intégré
aux biens communaux, les transactions commerciales leur seraient
interdites avec les païens, les mariages entre chrétiens seraient prohi­
bés, dans le but de détruire les familles chrétiennes et d’amener peu à
peu l’assimilation des jeunes au milieu païen. Tu-Duc eut la sagesse de
ne pas approuver cet excès de zèle au-delà des limites de la circonscrip­
tion de Binh-Dinh. Mais pour les missionnaires, la chasse à l’homme
continuait, impitoyable. Il y eut des villages chrétiens dispersés. Mon­
seigneur Retord mourut de fièvre et d’épuisement, caché dans une
petite cabane de branchages, élevée à son intention par les fidèles de
Dong-Bau, le 22 octobre 1858. Il avait écrit le 2 avril à l’abbé Cheynet,
après lui avoir décrit les cinq principaux types de torture que les
chrétiens prisonniers avaient à endurer :

« Nous avons maintenant dans les prisons de Nam-Dinh onze confes­


seurs de la foi appartenant à ma mission...Il y a aussi dans les mêmes
cachots une dizaine d’autres chrétiens qui appartiennent au Tonkin
central et qui ont subi d’horribles tortures, surtout un capitaine nommé
Doi-Nhât qui, outre le supplice des pointes aiguës et des tenailles, a été
frappé de 800 coups de rotin, puis a été placé, chargé de la cangue et de
la chaîne, avec les chaînes aux pieds, sous les égouts de la prison... »

Il faut lire des textes comme celui-là pour réaliser un peu ce qu’a pu
être la souffrance des martyrs. Le 22 mai 1857, Tu-Duc avait fait
décapiter Michel Ho-Dinh-Hy, grand mandarin, intendant des soie­
ries royales ; il fut torturé plusieurs fois avant de subir le martyre.
XVIII

LES HÉSITATIONS DE LA POLITIQUE FRANÇAISE

Une mission comme celle de Montigny à Tourane en janvier 1857,


après la malheureuse canonnade des forts à l’automne 1856, ne pouvait
avoir que des résultats négatifs ; elle ajoutait au contentieux franco-
vietnamien. Certes, une autre attitude de Tu-Duc vis-à-vis des étran­
gers lui aurait été certainement bénéfique; il n’y a qu’à faire la
comparaison entre le Siam et son royaume: le premier s’ouvrant
largement au commerce et au courant des affaires, mais préservant son
indépendance ; le second résolu à se fermer hermétiquement et obligé
finalement de céder par la force des armes.
La phase ultime de la persécution légale contre les chrétiens (il y
aura d’autres tragédies et d’autres formes de persécution avant que le
Vietnam passe tout entier sous régime français, puis à l’époque con­
temporaine) est en continuité avec les proscriptions du règne de Minh-
Mang et les mesures prises par Tu-Duc depuis le commencement de
son règne, mais elle prend une couleur particulière du fait de la
présence française dans la péninsule; elle devient représailles, en
même temps que volonté d’obtenir des chrétiens la répudiation de leur
foi et l’apostasie.
Jusqu’à la conclusion de la guerre de Crimée par le Congrès de
Paris, 30 mars 1856, la France a dû concentrer son effort maritime
dans le secteur de la Mer Noire ; elle ne perdait pas de vue l’Extrême-
Orient, mais ne pouvait y agir efficacement.
La présence dans les mers de Chine était absolument illusoire sans
une base de ravitaillement ; la France ne la possédait pas ; l’affaire de
l’achat de l’île de Basilan dans l’archipel de Soulou entre les Philippi­
nes et Bornéo avait échoué (1843-1845) à cause de l’opposition de
l’Espagne. Beaucoup de marins lorgnaient du côté de Tourane qui
avait été promise en 1787, en vertu d’un traité dont la France avait
éludé les engagements à l’époque et dont, de ce fait, la valeur était
nulle.
174 Le Vietnam des martyrs et des saints

Les représentants de la France en Chine se prononçaient en faveur


d’une intervention au Vietnam ; ils avaient envoyé de nombreux mé­
moires à Paris à ce sujet ; Bourboulon en particulier déclarait que la
France devait agir conjointement avec l’Espagne et demander pour
garantie de l’observation des traités l’occupation permanente d’un
point de territoire, ainsi que l’Angleterre avait fait avec la Chine en
obtenant Hongkong.
Enfin, les missionnaires et l’opinion catholique réclamaient à grands
cris une intervention efficace du gouvernement de Napoléon III, afin
d’obtenir des souverains du Vietnam la tolérance religieuse et le droit
de propager l’Évangile librement. La campagne fut menée principale­
ment par Monseigneur Pellerin, Vicaire apostolique de la Cochinchine
septentrionale (la région de Hué) ; depuis longtemps, il sollicitait la
protection de la France pour mettre les chrétiens « à l’abri des fureurs
de Tu-Duc» ; ce qu’on avait obtenu en Chine devait être possible en
Indochine. L’échec de la mission de Montigny lui causa beaucoup de
chagrin ; il ne put ensuite rejoindre sa chrétienté mise à feu et à sang
par ordre de Tu-Duc, en représailles : il se rendit donc en France pour
parler directement à l’empereur de la situation des chrétiens.
A Paris, il obtint l’appui de Louis Veuillot ; il prêcha dans les
églises, il rédigea un mémoire à l’intention de l’empereur, il rencontra
celui-ci personnellement à Biarritz; il préconisait une solution, mais
ce n’était pas à lui de prendre les décisions et il n’avait aucune
compétence pour cela ; devant la commission de la Cochinchine, créée
avant son arrivée pour étudier le problème, il avait dit :

«Je crois personnellement - mais ce n’est pas l’opinion de tous mes


confrères - qu’il suffirait pour garantir les intérêts de la religion, d’un
traité signé par le Roi lui-même, de la présence d’un consul de France à
Hué, de l’ouverture des ports, de l’apparition fréquente de forces
navales ; mais cependant une occupation ou un protectorat serait bien
préférable. »

Avec l’empereur lui-même, il se montra plus prudent, se gardant de


proposer une option politique et présentant seulement une requête.
Napoléon III n’a jamais été ce que l’on peut appeler un souverain
chrétien ; son attitude a été dictée principalement par des considéra­
tions de politique intérieure et extérieure. A cette époque, il avait
intérêt à donner des gages à l’opinion catholique dont l’impératrice se
faisait volontiers l’écho. Lui-même et son gouvernement s’intéressent
au Vietnam, mais modérément; la grande affaire du moment est
l’expédition de Chine, dans le cadre de l’alliance franco-britannique
qui lui tenait très à cœur: le but de l’expédition est d’obtenir la
révision des traités de 1842-1844 en les améliorant au profit des deux
nations.
La prise de Canton (décembre 1857) permet la signature des traités
Les hésitations de la politique française 175

de Tien-Tsin les 26-29 juin 1858 entre la Chine, la Grande-Bretagne,


la France, les États-Unis et la Russie, ouvrant onze nouveaux ports
chinois au commerce international, permettant la création de légations
à Pékin même (et non plus aux portes de l’empire), la liberté du
commerce et la tolérance religieuse en faveur des missions chrétien­
nes. Il sera cependant nécessaire, après le refus de la Chine d’admettre
des diplomates étrangers à Pékin, de mener une seconde expédition
qui aboutira le 12 octobre 1860 à l’occupation de la capitale impériale
par un corps expéditionnaire franco-britannique de 17 000 hommes,
l’incendie du Palais d’été, pour obtenir la signature de nouvelles
conventions, le traité de Pékin, le 24 octobre avec l’Angleterre, le 25
avec la France.
Dans ce contexte général, le problème local du Vietnam est passé au
second plan dans l’esprit de Napoléon III ; mais la présence française
est forte dans les mers de Chine et est perçue comme une menace.
Il n’y a pas trop à s’étonner que les instructions envoyées à l’amiral
Rigault de Genouilly, signées en France le 25 novembre 1857, et
parvenues en janvier de l’année suivante, sur la conduite à tenir au
Vietnam, aient été si imprécises. Paris ne suivait pas la marche des
événements ; en ce temps-là où les communications étaient lentes et
difficiles, un plénipotentiaire avait vraiment les pleins pouvoirs, prati­
quement carte blanche, sauf à rendre compte ensuite de sa conduite et
de la manière dont il avait ménagé les intérêts de son pays.
Rigault de Genouilly dispose de moyens d’action considérables ; ses
instructions sont élastiques ; le but précis est de faire cesser la persécu­
tion et d’assurer aux chrétientés du Vietnam la paix religieuse dans un
régime de tolérance. On pense à Paris que le but pourra être atteint
par la saisie de Tourane que l’on croit être la clé du pays ; pour le
reste : établissement permanent, traité de commerce, protectorat, ce
sera à l’amiral commandant la flotte de décider sur place en fonction
des possibilités et du déroulement des opérations.
Les navires français ne se présenteront devant Tourane qu’à la fin
d’août 1858, après le règlement des affaires de Chine (prise des forts
de Takou à l’embouchure du Pei-Ho, le 20 mai; signature du traité
franco-chinois à Tien-Tsin le 27 juin).
En septembre, l’escadre française s’empara du port vietnamien,
avec le concours d’un corps espagnol ; mais les troupes se virent
immobilisées dans cette souricière par le choléra et les maladies tropi­
cales contre lesquelles elles étaient très démunies.
Tourane n’avait été défendue que par la garnison des ses forts,
emportés les 1er et 2 septembre 1858 ; l’armée de Tu-Duc s’abstint
d’intervenir et ne parut pas ; il y eut quelques engagements maritimes
à la fin de décembre ; mais la prise de Tourane n’avait rien décidé ; au
contraire, le corps expéditionnaire franco-espagnol s’y usait tout seul,
par le seul fait du climat : choléra, dysenterie, scorbut, paludisme.
Il fut question d’une expédition sur Hué, qu’encourageait Monsei-
176 Le Vietnam des martyrs et des saints

gneur Pellerin, mais l’amiral y était tout à fait opposé ; les Espagnols
optaient pour une intervention au Tonkin, mais Rigault de Genouilly
craignait que l’anarchie ne s’y installe complètement à la faveur d’une
présence européenne, car le pays était déjà la proie de troubles provo­
qués par les partisans de l’ancienne dynastie des Lê et par les bandes
de brigands.
Puisque l’intervention à Tourane s’avérait inefficace pour amener
Tu-Duc à composition, il fallait chercher un point où il serait plus
vulnérable: Rigault de Genouilly se décida à agir sur Saigon et la
Basse-Cochinchine dont la valeur économique et stratégique était de
première importance pour le roi : les plaines du delta fournissaient une
partie importante de la récolte de riz ; la citadelle de Saigon assurait la
prépondérance vietnamienne au Cambodge et protégeait le royaume
contre les entreprises du Siam. L’amiral justifiait sa décision par une
lettre au ministre de la Marine en ces termes :

« La dysenterie se propage, s’étend et débilite tout ce qu’elle ne tue


pas. Le gouvernement a été trompé sur la nature de cette entreprise en
Cochinchine. Elle lui a été représentée comme très modeste : elle n’a
plus ce caractère. On lui a annoncé des ressources qui n’existent pas ;
des dispositions chez les habitants qui sont tout autres que celles
prédites ; un pouvoir énervé et affaibli chez les mandarins : ce pouvoir
est vigoureux ; l’absence de troupes d’armée : l’armée régulière est très
nombreuse et la milice comprend tous les hommes valides de la popula­
tion. On a vanté la salubrité du climat... Il n’y a qu’à regarder la figure
hâve et décharnée des missionnaires venant des différentes parties du
pays pour être certain que Tourane ne vaut pas mieux que Hongkong,
et Hongkong est à bon droit réputé un pays malsain... » (Lettre du 29
janvier 1859).

En février, l’amiral laissait quelques centaines d’hommes à Tou­


rane ; il força l’entrée du Dong-Nai et les forts du cap Saint-Jacques,
puis il remonta la rivière de Saigon avec sa flotte : les 16 et 17 février,
les Franco-Espagnols emportaient la citadelle. En fait, la prise de
Saigon n’avança pas beaucoup les choses ; ce fut comme autrefois à
Alger ; la ville resta bloquée par les Vietnamiens ; avec deux positions
assiégées au lieu d’une, la situation était à peu près identique pour les
Français, et la solution ne se laissait toujours pas entrevoir. Rigault de
Genouilly essaya d’entrer en négociation afin d’obtenir son traité, mais
sachant la France enferrée en Europe dans la guerre d’Italie et en
difficulté du côté de la Chine, les mandarins de Tu-Duc firent la
sourde oreille.
De Paris vint l’ordre d’évacuer Tourane, pour ne conserver que
Saigon ; les derniers échelons français quittèrent Tourane le 23 mars
1860, mais il fallut plus d’un an pour briser le blocus de Saigon, avec
la prise de My-Tho (avril 1861), celle de Bien-Hoa (16 décembre
1861), de Ba-Ria (janvier 1862) et de Vinh-Long (mars 1862).
Les hésitations de la politique française 177

Tu-Duc qui devait faire face au Tonkin à une situation de plus en


plus difficile, du fait de l’extension prise par la rébellion des Lê,
fomentée par le jeune prétendant Lê-Phung, converti au christia­
nisme, se résolut à traiter avec les Français. Les affaires tournaient
mal pour lui au Nord : Lê-Phung avec ses seuls moyens avait rallié de
nombreux partisans, levé des troupes, obtenu des succès appréciables,
vaincu les troupes royales en plusieurs provinces et même défait la
flotte de Tu-Duc; il contrôlait tout le Tonkin oriental, à l’exception
des places fortes dont il ne pouvait s’emparer sans artillerie.
Dans ces conditions Tu-Duc accepta de signer le 5 juin 1862 un
traité avec la France, lui cédant la moitié orientale de la Basse-
Cochinchine ; l’article deuxième du traité était ainsi libellé :

« Les sujets des deux nations de France et d’Espagne pourront exer­


cer le culte chrétien dans le royaume d’Annam et les sujets de ce
royaume, sans distinction, qui désirent embrasser et suivre la religion
chrétienne, le pourront librement et sans contrainte ; mais on ne forcera
pas à se faire chrétiens ceux qui n’en auront pas le désir. »

Ainsi, la France avait d’abord pensé qu’une simple mission diplo­


matique suffirait, comme au Siam (mission Montigny), puis elle avait
envisagé une démonstration militaire, simple corollaire de l’expédition
de Chine (Rigault de Genouilly), et elle s’était trouvée impliquée sans
l’avoir voulu ni prévu dans une véritable guerre, qui se terminait après
quatre ans d’hostilité.

On devine facilement quel fut le calvaire des chrétiens au cours de


ces années troublées. Auraient-ils voulu rester neutres qu’ils ne l’au­
raient pu, tant dans le Tonkin oriental avec la révolte des Lê, qu’à
Tourane et dans la région de Saigon. On ne peut vivre au milieu
d’événements semblables sans y être impliqué d’une manière ou d’une
autre, que l’on ait l’intention d’y participer ou qu’on ne l’ait pas ; les
événements se chargent de transformer des états de fait en prises de
position. Tout dépend de l’endroit où passe la ligne qui sépare les
forces en présence ; ainsi, lorsque les Français eurent décidé d’évacuer
Tourane, il n’y eut rien d’autre à faire pour les 3 000 chrétiens qui s’y
trouvaient que de préparer leur baluchon et de les suivre à Saigon,
laissant tous leurs biens derrière eux et espérant que Saigon ne serait
pas évacué à son tour avant qu’une solution légale ne soit intervenue,
sinon ils restaient exposés aux pires représailles.
Les missionnaires et les chrétiens avaient en effet pensé et espéré
que la prise de Tourane amènerait la solution tant désirée : la liberté de
pratiquer la religion sans entraves; Monseigneur Retord s’est fait
cependant l’écho de leurs appréhensions légitimes: «On craint que
toute la guerre se termine là et que notre situation future soit pire que
la précédente, ou bien que les choses ne traînent trop en longueur ou
178 Le Vietnam des martyrs et des saints

qu’elles ne soient faites qu’a demi» (Lettre du 7 octobre 1858); le


Vicaire apostolique ne voyait qu’une solution durable : s’emparer de
Hué ou favoriser l’installation d’une nouvelle dynastie dont le chef
serait chrétien et demeurerait sous la protection de la France.
En fait, 4a situation allait devenir plus intolérable que jamais durant
les quatres années de piétinements. Dans les missions dominicaines,
on dénombre trois prêtres dominicains vietnamiens martyrisés dans
les derniers mois de 1858; dix prêtres séculiers vietnamiens le sont
dans le courant de l’année 1859, ainsi que huit Dominicains vietna­
miens ; les missionnaires n’ont cessé de prêcher contre toute tentative
imprudente de révolte. En 1860, on compte cinq prêtres séculiers
vietnamiens martyrisés et six Dominicains vietnamiens, plus un frère
convers. Il serait aisé de multiplier les détails : ils montreraient que le
martyre n’est pas subi pour des raisons politiques : le motif religieux
est premier, et les chrétiens sont toujours mis en demeure d’aposta-
sier.
De La-Phu sur la frontière chinoise où il a dû se réfugier, Monsei­
gneur Hilaire Alcazar, coadjuteur du Vicariat du Tonkin oriental
écrit :

« La persécution prend des proportions telles que si le Seigneur n’y


porte lui-même remède, nos missions seront anéanties. Les calamités
éprouvées par les chrétiens du Tonkin sont immenses et infinies et nous
pourrions remplir des volumes avec le seul récit de celles que nous
avons apprises depuis que nous résidons ici...Les fidèles qui ont le plus
souffert sont les chefs des chrétientés ; on a tout fait pour les obliger à
l’apostasie. On redoutait leur influence et l’on craignait de les voir
provoquer un soulèvement en faveur des Européens. On les a jetés dans
les prisons et chargés de la cangue; on les a mis au secret, sans
accusation, sans même aucun indice de culpabilité ; dans les interroga­
toires, il ne s’agit de rien d’autre que de les obliger à l’apostasie...»
(23 février 1860)

Au mois d’octobre 1859, Tu-Duc ordonna l’arrestation des princi­


paux chrétiens et le recensement de tous les autres depuis l’âge de
15 ans et au-dessus. Le 16 décembre, un édit condamnait à mort les
mandarins chrétiens des degrés supérieurs ; les autres étaient soumis à
une peine identique, mais avec sursis. Les prêtres restaient cependant
la cible première.
Le 1er novembre 1861 furent martyrisés à leur tour deux Vicaires
apostoliques espagnols : Monseigneur Valentin Berrio-Ochoa et Mon­
seigneur Jérôme Hermosilla, en compagnie d’un Dominicain espa­
gnol, le Père Pierre Almato.
Monseigneur Hermosilla était un Aragonais qui avait fait profession
dans l’Ordre de saint Dominique en 1823; il avait passé trente-trois
ans dans les missions du Tonkin ; maintes fois il avait été poursuivi et
n’avait échappé que de justesse. Monseigneur Berrio-Ochoa était
Les hésitations de la politique française 179

beaucoup plus jeune; il était né en 1827 à Elorio au diocèse de


Calahorra, et c’est seulement une fois devenu prêtre qu’il demanda
son admission, le 28 octobre 1853, chez les Dominicains; le Père
Pierre Almato fut martyrisé le jour même de ses 31 ans; il était
Catalan, du diocèse de Vich.
La persécution ne fit que s’intensifier après le martyre des trois
religieux européens : ce fut d’abord le Père Pierre Quang, un Domini­
cain vietnamien, le 8 décembre, avec deux séminaristes : Pierre Minh
et Pierre Dinh. Un autre séminariste, pris en même temps que Mon­
seigneur Hermosilla, Joseph Khang, fut décapité à Haï-Duong vers le
même temps :
Le martyrologe continue : le Père Pierre Thac, Dominicain, déca­
pité le 6 janvier 1862 ; le 23 avril voit une fournée assez considérable
qui incluait un prêtre séculier vietnamien, le Père Thomas Luong, et
ses compagnons: un catéchiste, trois séminaristes, un maître de
caractères chinois, deux serviteurs de la Maison de Dieu et trois
chrétiens, tous capturés ensemble. Le Père Trac, un Dominicain, était
martyrisé à son tour, et deux Dominicaines du Tiers Ordre régulier
mouraient de misère.
Dans cette région de grande densité chrétienne, les mesures prises
contre les chrétiens furent radicales: spoliation, exécutions sommai­
res, dispersion des familles, marque au fer rouge, viols...Elles furent
appliquées de manière brutale, car l’édit de 1860 valait cependant
pour l’ensemble du royaume ; il faut ici le transcrire dans son intégra­
lité :

« 1. Tous ceux qui portent le nom de chrétien, hommes ou femmes,


enfants ou vieillards, seront disséminés dans les villages païens.
2. Tout village païen est responsable de la garde des chrétiens qu’il
aura reçus, dans la proportion d’un chrétien sur cinq païens.
3. Tous les villages chrétiens seront rasés et détruits; les terres,
jardins et maisons seront partagés entre les villages païens d’alentour, à
la charge pour ceux-ci d’acquitter les impôts.
4. Les hommes seront séparés des femmes : on enverra les hommes
dans une province, les femmes dans une autre afin qu’ils ne puissent se
réunir ; les enfants seront partagés entre les familles païennes qui
voudront les nourrir.
5. Avant de partir, tous les chrétiens, hommes, femmes et enfants
seront marqués à la figure: on gravera sur la joue gauche les deux
caractères Ta Doa (religion perverse) et sur la joue droite le nom du
canton et de la préfecture où ils sont envoyés, afin qu'ils ne puissent
s’enfuir. »

Il n’y a pas à s’étonner que les chrétiens aient été tentés de rejoindre
les troupes du prétendant Lê, qui commencèrent à combattre de façon
effective vers le mois d’août 1861. En France il n’en avait pas fallu
autant pour provoquer la guerre des camisards dans les Cévennes et le
180 Le Vietnam des martyrs et des saints

soulèvement de la Vendée sous la Révolution ; et l’on sait combien la


mémoire collective a été marquée par ces deux tragédies. Les épreuves
de la chrétienté tonkinoise au XIXe siècle expliquent pour une part le
grand exode de 1954, après le partage du Vietnam.
La tentation de rejoindre la rébellion du prince Lê était d’autant
plus grande pour les chrétiens qu’il était chrétien lui-même et que les
missionnaires, traqués de toutes parts, n’étaient plus en mesure d’exer­
cer une influence modératrice sur leurs chrétiens dans le sens d’un
loyalisme inconditionnel à la dynastie régnante.
Que des chrétiens aient ou non rejoint les troupes de Pierre Lê-
Phung, les représailles se sont abattues en priorité sur eux, sans
distinction, quel que soit leur âge ou leur condition ; ainsi le gouver­
neur d’une province méridionale, ayant subi plusieurs revers, a con­
damné les chrétiens qu’il tenait en prison, des vieillards, des femmes
et des enfants pour la plupart, à mourir de faim.

«Dans les mois de mai et de juin (1862) [écrit le Père Manuel


Estevez] Nguyên-Dinh-Tân a fait périr des milliers de fidèles au milieu
des plus horribles tourments. Ainsi il a ordonné que tous les chrétiens
captifs fussent, partie enterrés vivants, partie décapités, partie livrés
aux flammes, partie jetés dans la rivière après avoir été attachés deux à
deux. Heureusement ce décret ne fut pas exécuté dans toute sa rigueur,
soit parce qu’il est des accommodements avec la police annamite, soit
parce que les païens eux-mêmes, indignés de cette barbarie, ont protégé
beaucoup de chrétiens. Néanmoins le sang a coulé par torrents. »

A l’appui, le missionnaire donne les chiffres des victimes : le 18 mai,


vingt-et-un ; le 22, quarante-trois ; le 26, soixante-dix-sept ; le 27, un
nombre équivalent ; à partir du 30 mai, les décapitations cessent pour
faire place aux noyades : cent-douze le 30 mai ; le 31 le même nom­
bre...

« Cet exemple de la capitale (de la province) a été répété dans beau­


coup de préfectures, où il s’est passé des scènes plus horribles encore.
Le traité avec la France, signé le 5 juin, ne mit pas fin aux massacres en
l’absence de commission de contrôle ; l’apaisement ne se dessina que
vers la fin de l’année suivante. »
XIX

LES GRANDS MASSACRES

Des estimations ont été faites par les missionnaires sur l’étendue des
massacres de chrétiens; elles sont effroyables; l’on pourrait parler
avec raison d’un véritable génocide s’il s’agissait d’une minorité natio­
nale. Plus de vingt mille au Tonkin, une dizaine de mille dans la
région de Hué. Durant les cinq années qui s’étendent de 1857 à 1862,
cent quinze prêtres vietnamiens ont été mis à mort, soit un tiers du
clergé; tous les couvents des Amantes de la Croix et de tertiaires
régulières dominicaines ont été détruits et leurs communautés disper­
sées, soit environ quatre-vingts couvents et près de 2 000 religieuses ;
une centaine de religieuses peuvent être considérées comme des mar­
tyres ; s’il n’y eut pas beaucoup d’exécutions capitales dans leurs
rangs, à l’inverse des prêtres et des catéchistes, un grand nombre
moururent de misère en prison, ou des mauvais traitements reçus;
tous les petits établissements appelés collèges où les missionnaires
formaient les jeunes en vue de recruter un clergé local disparurent ;
pratiquement tous les notables des villages chrétiens furent emprison­
nés, ce qui représente à peu près 10 000 personnes, dont la moitié
furent mis à mort pour la foi ; une centaine de villages ont été détruits
par l’incendie, précédé du pillage ; tous les autres ont été vidés légale­
ment de leurs habitants qui se sont vus dispersés dans tout le pays, et
l’on estime à 40 000 le nombre des chrétiens qui moururent de misère
pendant les années de dispersion, n’ayant rigoureusement plus rien
pour subsister.
C’est environ le tiers ou le quart des cinq cent mille chrétiens du
Vietnam qui périrent, soit de mort violente soit de misère; un très
grand nombre furent appelés à confesser explicitement la foi ; d’autres
furent mis à mort sans qu’on leur donne le choix : ils étaient chrétiens,
cela suffisait. Pas une seule famille qui n’ait eu plusieurs de ses
membres parmi les victimes ; la chrétienté tout entière a été ravagée :
aucune région n’est demeurée à l’abri, sinon de façon précaire, pour
182 Le Vietnam des martyrs et des saints

quelques mois. Le parallèle en Occident pourrait être la Vendée en


1793-1795 : mais au Vietnam, la persécution et les massacres ne sont
pas le résultat d’un soulèvement réprimé avec sauvagerie. Si quelques
villages au nord du Tonkin ont été impliqués dans la révolte des Lê, ce
serait plutôt en conséquence des persécutions dont ils étaient l’objet ;
les chrétiens ont rejoint les insurgés parce qu’ils ne voyaient pas
d’autre issue, ou simplement parce qu’ils se trouvaient dans la zone
contrôlée par les partisans de l’ancienne dynastie.
Parmi les prêtres du Sud qui furent martyrisés, on peut mentionner
le Père Paul Lôc, décapité le 13 février 1859 ; il n’avait que vingt-sept
ou vingt-huit ans; il avait reçu sa formation au collège général des
prêtres des Missions étrangères dans l’île de Penang, colonie britanni­
que, et était prêtre depuis deux ans seulement.
Un autre prêtre, le Père Pierre Qui, fut décapité le 31 juillet de la
même année; il avait également une trentaine d’années et avait été
ordonné en septembre 1858, dix mois seulement avant son martyre.
Lorsqu’on lui avait conseillé de quitter sa mission de Cai-Mong pour
se soustraire aux perquisitions dont le but était sa capture, il dit qu’il
n’obéirait qu’à un commandement formel de ses supérieurs :

« N’aurai-je pas moi aussi le bonheur de combattre et de mourir pour


la gloire de Dieu ? Que la chaîne me serait un collier précieux ! Que le
fer me serve de bracelet ! Hélas ! mes compagnons remportent la palme,
et moi seul je reste ici comme une sentinelle oubliée ! O mon Dieu !
donnez-moi donc aussi d’être martyr ! »

Parmi les noms retenus pour les procès de béatification, on peut


citer ceux de deux chrétiens pour l’année 1859: Antoine Thien qui
mourut en prison le 20 juin 1859 ; il avait trente ans ; on l’avait torturé
d’une façon inhumaine, parce que le mandarin le soupçonnait d’être
prêtre. Un mois plus tôt, le 28 mai 1859, fut décapité Paul Hanh. On
l’avait accusé d’avoir servi de guide aux Français pour prendre le fort
de Cai-Mai; il nia absolument: «Jamais je n’ai servi de guide aux
barbares d’Occident, jamais je n’ai eu de relation avec eux ! » L’accu­
sation tomba d’elle-même, car il n’y avait aucune preuve. En revan­
che, le mandarin lui demanda s’il était chrétien et voulut le faire
apostasier: Paul Hanh subit le supplice des verges, puis celui des
tenailles froides ; le lendemain, ce fut celui des tenailles rougies au feu,
et, comme la question n’avait aucun résultat, on fit étendre les jambes
du patient sur une enclume et les bourreaux les frappèrent au mar­
teau ; il n’y avait plus qu’à décapiter le patient dont on n’avait rien pu
tirer.
Le catéchiste Emmanuel Le-Van-Phung fut de même condamné à
la strangulation et subit la peine le 31 juillet 1859 ; c’était un chrétien
d’une qualité exceptionnelle qui approchait de la soixantaine ; il abrita
plusieurs fois chez lui les prêtres et les missionnaires. Au moment de
Les grands massacres 183

son supplice, il prit le crucifix qu’il portait sur la poitrine ainsi que son
scapulaire et les donna à sa petite fille Anna Nhien :

« Ma chère petite, ton grand père ne peut te donner ni or ni argent


qui soient aussi précieux que l’image de Notre Seigneur Jésus-Christ ;
porte celle-ci, porte-la à ton cou et conserve-la. »

Pour l’année 1860, on rencontre le nom de Joseph Le-Dang-Thi, un


officier de l’armée de Tu-Duc, étranglé le 24 octobre 1860; il était
marié et père de famille; au moment de l’édit de Tu-Duc contre les
soldats chrétiens, il était gouverneur du Nghe-An.
Il fut arrêté au début de janvier 1860 ; le régime de la prison était tel
qu’il tomba malade :

«Je ne sais si le bon Dieu me laissera vivre assez longtemps pour être
martyr, je redoute d’être auparavant emporté par la maladie [disait-il].
Je ne désire qu’une seule chose, c’est d’être martyr ; mais peut-être que
le bon Dieu me refusera une si grande grâce à cause de mes péchés. » [Et
lorsque vint enfin le jour de son exécution, le 24 octobre, il répéta :]
« Quel bonheur ! quel bonheur ! »

Un peu plus d’une semaine plus tard dans les missions des Pères de
Paris au Tonkin, était décapité M. Pierre-François Néron (3 novem­
bre), un Franc-Comtois, né en 1818 au village de Bornay. Il avait
commencé ses études à dix-neuf ans avec son curé. En quittant la
France en compagnie de M. Guillemin, il avait fait son sacrifice :

«Nous gardions un profond silence. Tournés vers la patrie pour la


saluer une dernière fois, nous pensions à nos proches, à nos amis, à ceux
que nous laissions sur cette terre qui déjà fuyait loin de nous. Alors,
élevant nos âmes vers Dieu, nous lui avons renouvelé le sacrifice de tout
ce que nous quittions pour lui... »

Au moment où la persécution se fit plus instante, en 1857, il écrivit


à sa famille :

« Si l’ennemi vient me susciter des entraves, je m’appuierai sur ma


Mère : au fort des tribulations, je recourrai à Marie, je me jetterai aux
pieds de Marie, je répandrai mon cœur dans le cœur de Marie, je lui
conterai mes douleurs, comme on les conte à celle dont on attend toute
consolation ; je lui exposerai mes faiblesses et mes besoins, je lui protes­
terai que je veux absolument et quoiqu’il m’en coûte, aimer Jésus et le
servir à jamais; et alors Marie me prendra par la main, comme une
mère son petit enfant, elle me conduira, elle me soutiendra, elle me
défendra, elle me fera triompher de mes ennemis; elle m’obtiendra
mon pardon auprès de Jésus, elle me fera octroyer les grâces nécessaires
dans les situations difficiles où je me trouverai, enfin elle m’introduira
dans le Paradis... »
184 Le Vietnam des martyrs et des saints

En 1854, M. Néron avait été placé à la tête du séminaire de Ke-


Vinh, le principal du Tonkin, qui regroupait cent cinquante élèves;
mais la situation devint rapidement intenable à Ke-Vinh ; M. Néron
reçut alors la charge de la région de Son-Tay ; il y fut arrêté le 17 mars
1857, à Ta-Xa, alors qu’il célébrait la messe dans le petit couvent des
Amantes de la Croix ; grâce à des complicités, il s’évada ; dès lors il
vécut, en homme traqué, une existence très rude au cours de laquelle il
put rendre service à ses chrétiens dans la mesure de ses possibilités qui
étaient réduites. Il fut arrêté, sans possibilité de se racheter, le 6 août
1860 et conduit à Son-Tay. Pour se préparer au martyre, il commença
le 4 septembre un grand jeûne de plus de trois semaines, avec absti­
nence complète de nourriture ; puis il entra dans un grand silence ; pas
de lettre à sa famille, pas de lettres aux Vicaires apostoliques, Nossei­
gneurs Jeantet et Theurel qui avaient pu lui en envoyer ; il ne parlait
presque pas, chantant quelquefois à mi-voix de vieux airs français
pour se donner du cœur ; les seules paroles que l’on ait recueillies de
lui sont :

« Pourquoi les mandarins me retiennent-ils si longtemps, puisque je


n’ai d’autre désir que de subir la mort sans retard ? Plus tôt je mourrai,
mieux cela vaudra. »

Le jour de son supplice arriva enfin le 3 novembre 1860 ; on admira


son calme et sa tranquillité ; le bourreau chercha à se faire remplacer,
offrant une forte somme pour cela, et l’officier chargé de l’exécution
demanda pardon au missionnaire d’être obligé de remplir les ordres
des mandarins et de la cour.

L’année suivante, 1861, fut décapité le Père Pierre Luu, un prêtre


vietnamien, au mois d’avril ; puis le Père Jean Hoan, le 26 mai et un
catéchiste qui l’avait hébergé, Mathieu Nguyên-Van-Dac. Le Père
Luu avait près de cinquante ans ; il avait la réputation d’un homme
austère :

«Son extérieur était grave, son geste rare, sa parole calme, même
quand il faisait des observations sévères. Ses entretiens avec les femmes
se bornaient au strict nécessaire, il n’avait de rapports suivis qu’avec les
catéchistes».

Tel est-il dépeint par l’un des catéchistes, mais il avait aussi au cœur
un grand désir du martyre ; devant les mandarins, il déclara :

« La religion a pénétré mes os, comment pourrais-je l’abandonner ? »

Le Père Jean Hoan avait 63 ans à la date de son martyre ; quand on


lui annonça qu’il était condamné, il dit :
Les grands massacres 185
«Tout est consommé. Je rends grâces à Dieu de ce qu’il m’a fait
connaître l’heure où je verserai mon sang pour sa gloire ».

Le bourreau, en ouvrant sa chemise pour l’exécution, voulut enle­


ver son scapulaire ; le condamné n’y consentit pas : «C’est ma Souve­
raine», dit-il en montrant l’image imprimée de Notre-Dame.
Quant au catéchiste Mathieu Nguyêen-Van-Dac, qu’on appelait
aussi Phuong, il était père d’une religieuse Amante de la Croix ; avant
de mourir, il recommanda à ses enfants :
«J’accepte volontiers mon sort ; mais vous, aimez-vous les uns les au­
tres ; vivez en bonne intelligence ; aidez-vous spirituellement et maté­
riellement ; et quels que.soient les malheurs qui vous accablent, ne vous
laissez jamais aller par faiblesse à renier Dieu. »

Tout au début de l’année, le 2 février 1861, fut décapité le saint


préféré de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Jean-Théophane Vénard,
pour qui elle avait une affection particulière parce qu’il aimait beau­
coup sa famille. Une biographie récente 1 a rappelé sa physionomie
lumineuse ; c’était un Poitevin des Deux-Sèvres, qui avait trente-et-un
ans lors de son martyre. Il partit pour l’Extrême-Orient le 19 septem­
bre 1852 sans connaître exactement sa destination; celle-ci ne lui fut
indiquée qu’une fois arrivé à Hongkong :
«Je ne dédaigne pas la Chine, mais je ne la choisis pas. Je n’ai pas
d’autre choix que la volonté des mes supérieurs, si tant est que je sois
jugé bon à quelque chose. Je me trouverai toujours trop bien dans le
lieu où le divin Maître daignera me permettre de travailler pour le salut
de mes frères et la gloire de son nom. »
Il séjourna quinze mois à Hongkong, puis fut dirigé vers les mis­
sions des prêtres des Missions étrangères au Tonkin :
«La mission du Tonkin est maintenant la mission enviée, parce
qu’elle offre le moyen le plus court d’aller au ciel. »

Il fut arrêté le 30 novembre 1860 après quelques années d’un


ministère difficile et périlleux où il n’avait cessé de témoigner de sa
joie inaltérable et de sa foi. Il fut conduit à Hanoï où il arriva le
6 décembre. Parmi les lettres de lui que l’on a conservées, l’une des
plus belles est celle qu’il adressa à son évêque, le 3 janvier 1861 :
« Ah ! Monseigneur, me voici donc rendu à cette heure que chacun de
nous a tant désirée. Ce n’est plus peut-être, c’est
‘Bientôt, bientôt tout le sang de mes veines
Sera versé ; mes pieds, ces pieds si beaux ;
Oh ! quel bonheur ! ils sont chargés de chaînes !
Près de moi, je vois les bourreaux !’

1 Théophane, celui qui embellissait tout, C. Simonnet, Le Sarment-Fayard.


186 Le Vietnam des martyrs et des saints

«Tout au début de l’année, le 2 février 1861, fut décapité le saint préféré de


sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Jean-Théophane Vénard...» {Portrait de
J.-T. Vénard).
Les grands massacres 187

Théophane se réfère ici au verset cité par saint Paul qui, dans
l’épître aux Romains (Rm. 10, 15) combine deux passages d’Isaïe (52,
7) et de Nahum (2, 1): «Qu’ils sont beaux les pieds des messagers des
bonnes nouvelles » ; un texte scripturaire qui a joué un rôle considéra­
ble dans la spiritualité missionnaire des prêtres des Missions étrangè­
res; avant le départ en mission, rue du Bac, chacun venait en rite
d’adieu baiser les pieds des porteurs de la bonne nouvelle de l’Évan­
gile. Et le jeune missionnaire continue :

« Dans les longues heures de mon Cûi (la cage), ma pensée s’envole
vers l’éternité. Le temps va finir, il faut se dire adieu...J’envoie l’adieu
suprême à Monseigneur Jeantet et aux confrères. J’ai reçu le petit billet
de Sa Grandeur en réponse au mien. Je ne sais si je pourrai encore
écrire. Adieu. J’eusse été heureux de travailler avec vous. J’ai tant aimé
cette mission du Tonkin. A la place de mes sueurs, je lui donnerai mon
sang. J’ai le glaive suspendu sur ma tête et je n’ai point de frisson. Dieu
ménage ma faiblesse. Je suis joyeux : de temps en temps j’honore de
mes chants le palais du mandarin. «

Il termine sa lettre par une prière à Notre-Dame :

«O Mère chérie, place-moi bientôt dans la patrie, près de toi. Noble


Tonkin, terre de Dieu bénie, des héros de la foi glorieuse patrie, je suis
venu te servir, heureux pour toi de vivre et de mourir. Quand ma tête
tombera sous la hache du bourreau, ô Mère immaculée, recevez votre
petit serviteur, comme la grappe de raisin mûr tombée sous le tran­
chant, comme une rose épanouie cueillie en votre honneur... »

La même image revient dans la lettre du 20 janvier qu’il envoya à


son père :

« Nous sommes tous des fieurs plantées sur cette terre et que Dieu
cueille en son temps, un peu plus tôt, un peu plus tard. Autre est la rose
empourprée, autre le lis virginal, autre l’humble violette. Tâchons tous
de plaire, selon le parfum et l’éclat qui nous sont donnés, au souverain
Seigneur et Maître. »

Avec sa sœur, il reprend les formules de saint Ignace d’Antioche


qu’il a lues et qu’il a faites siennes :

«Je vais entrer dans ce séjour des élus, voir des beautés que l’œil de
l’homme n’a jamais vues, entendre des harmonies que l’oreille n’a
jamais entendues, jouir des joies que le cœur n’a jamais goûtées. Mais
auparavant, il faut que le grain de froment soit moulu, que la grappe de
raisin soit pressée. Serai-je un pain, un vin selon le goût du Père de
famille ? Je l’espère de la grâce du Sauveur, de la protection de sa Mère
Immaculée... »
188 Le Vietnam des martyrs et des saints

Son exécution eut lieu moins de deux semaines après, le 2 février


1861.

Monseigneur Etienne-Théodore Cuenot eut aussi son tour, lui dont


les lettres sont une source inépuisable pour suivre le déroulement des
persécutions dans le Sud et contiennent maints témoignages sur les
martyrs depuis le début du règne de Minh-Mang ; il était arrivé en
effet dans la région de Saigon, le 24 juillet 1829. Lui aussi est un
Franc-Comtois du haut pays, né près du Saut-du-Doubs. Energique et
indépendant, il avait déclaré dans sa jeunesse:

«Oui, je veux bien être prêtre, mais pas pour rester au pays ; je veux
aller très loin. »

Il semblait aux témoins de ses jeunes années qu’il agissait par coups
de tête et par caprice ; la ligne de sa vie est en effet sinueuse, mais elle
témoigne d’une grande force de volonté :

«Oui, je voudrais être exposé chaque jour à mourir de faim et de


misère, à être tué, guillotiné ou fusillé pour la religion. Vous ne
comprenez pas cela, je le sais et je m’en étonne », écrit-il à ses parents en
1827.

C’est à cause de sa vigueur de caractère et de son esprit de décision


qu’il fut choisi comme coadjuteur par Monseigneur Taberd en 1835 à
l’âge de 33 ans. Il s’occupa par priorité du clergé vietnamien et sous
son impulsion celui-ci augmenta rapidement dans les missions du Sud.
En 26 ans d’épiscopat, il ordonna 56 prêtres.
Il fut capturé le 29 octobre 1861 après avoir échappé bien des fois à
la captivité et à la mort ; au cours de son interrogatoire, on lui
demanda ce qu’il savait de la guerre. Il répondit :

«Je ne sais rien de la guerre ; je ne suis venu ici que pour prêcher la
religion ; je l’ai prêchée pendant plus de trente ans, voilà tout. Que le
grand homme m’inflige la peine qu’il voudra ; mais il est bien inutile de
m’interroger, cela ne fait que compliquer les affaires, car au sujet de la
guerre, je ne sais absolument rien. »

L’évêque mourut de maladie et de misère dans sa prison le


14 novembre 1861 ; vers le commencement de 1862, Tu-Duc porta
une sentence capitale contre tous les chrétiens arrêtés en même temps
que lui, et ordonna de jeter au fleuve le corps de Monseigneur Cue­
not : « Il devait avoir la tête tranchée et exposée sur le marché ; mais
puisqu’il est mort de maladie en prison, il faut jeter son corps au
fleuve», disait la sentence royale.
Les grands massacres 189

Monseigneur Cuenot n’est pas la dernière victime de la persécution


de Tu-Duc; lors de la conclusion du traité avec la France en 1862,
vingt-trois étudiants, catéchistes et chrétiens des missions dominicai­
nes du Tonkin, qui étaient exilés dans le Sud, furent libérés au nom de
la convention ; dès qu’ils arrivèrent à Nam-Dinh, le grand mandarin
leur signifia qu’ils étaient tous condamnés à mort : les uns furent
pendus, les autre décapités, d’autres enfin eurent la tête écrasée. Mais
l’ère des martyrs exécutés légalement dans les formes prenait fin et les
chrétientés du Vietnam allaient connaître quelque répit.
190 Le Vietnam des martyrs et des saints

« Aucune chrétienté, peut-être, dans le monde, n’a été appelée à témoigner de


sa foi et à prouver son attachement indéfectible au Christ de manière aussi
indéfectible».
ÉPILOGUE

On aurait tort de croire que le traité de 1862 signé avec la France ait
rnis définitivement fin aux épreuves de l’Église du Vietnam ; les
accords passés avec la Chine quelques années plus tôt ne l’avaient pas
fait pour les missions de Chine.
Dans les trois provinces méridionales contrôlées par la France en
vertu des accords de juin 1862, puis dans les autres territoires sur
lesquels elle exerça ensuite sa souveraineté ou son protectorat, les
administrateurs marins puis civils se gardèrent de favoriser le prosély­
tisme religieux ; la présence de la France ne changea rien à la situation
du christianisme, sauf en ce qui concerne sa reconnaissance légale ;
l’état d’esprit était bien différent de celui qui avait présidé au XVIe et
au XVIIe siècle à la création des premiers empires coloniaux, surtout
ceux du Portugal et de l’Espagne. L’empereur Napoléon III et le
gouvernement de la Ille République qui se substitua à lui en 1870
avaient des préocupations tout autres que missionnaires et se sou­
ciaient fort peu d’étendre le règne de Jésus-Christ, selon la formule
traditionnelle des souverains catholiques de la fin du Moyen Age et
des temps modernes.
Cela explique que les mouvements antichrétiens au Vietnam ont
été encouragés par l’inaction des pouvoirs publics à leur endroit, tant
du côté du gouvernement local que des autorités françaises.
A la faveur des négociations entamées à Paris par la Cour de Hué en
vue de la révision du traité de 1862 et de la rétrocession des trois
provinces cédées (1864), une insurrection fomentée par les lettrés et
plusieurs membres de la famille royale déclencha une nouvelle vague
de persécutions; Tu-Duc laissa faire.
La persécution de 1864 se limita généralement à des vexations et à des
mesures de surveillance; d’autres violations des traités intervin­
rent en 1868 avec l’emprisonnement de plusieurs Vicaires apostoliques.
En 1872, les espoirs de voir les Français se retirer des six provinces
cochinchinoises qu’ils occupaient donnèrent l’occasion à de nouvelles
192 Le Vietnam des martyrs et des saints

poursuites ; une insurrection se déclencha à Saigon, puis des violences


s’étendirent à tout le pays; au Tonkin, deux cents paroisses furent
incendiées ; les massacres firent 4 500 victimes parmi les chrétiens.
Les mesures anticléricales prises par la France dans la métropole
eurent dès 1881 leurs répercussions en Cochinchine, mais les épreuves
des chrétiens lors des expéditions françaises contre les Pavillons noirs,
ces bandes de pirates chinois groupés en petites armées solides aux
confins de la Chine et du Tonkin, furent terribles. Il y eut des massa­
cres de communautés entières et de nombreux incendies de villages.
Après la mort du commandant Rivière dans une embuscade à Cau-
Giay le 19 mai 1883, prêtres et chrétiens durent se cacher; plus de
4 000 chrétiens des environs de Hanoï furent massacrés.
Le 25 août 1883, la France força Tu-Duc à reconnaître le protecto­
rat français sur l’Annam et le Tonkin ; et le 6 juin 1884, le traité de
Hué donnait à la France le droit d’occuper militairement toute place
qu’elle jugerait nécessaire pour assurer l’ordre ; mais les deux régents
et les mandarins, après avoir éliminé successivement en deux ans trois
successeurs de Tu-Duc, intronisèrent sans le consentement des Fran­
çais le jeune Ham-Nghi ; les violences se déchaînèrent contre les
chrétiens: du 7 juillet au 28 août 1885 dans le seul diocèse de Qui-
Nhon, 24 000 chrétiens et huit missionnaires étrangers disparurent.
De nombreux chrétiens furent massacrés ailleurs. Au Tonkin, 17 000
fidèles périrent en 1885-1886 ; 24 000 autres dans les années suivantes.
Beaucoup de survivants se rappelaient ces années quand les persé­
cutions légales reprirent en 1954 dans le Nord-Vietnam abandonné
aux Rouges en vertu des accords de Genève. Depuis, malgré une
reconnaissance de principe de la liberté religieuse, l’Eglise est en butte
à des tracasseries continuelles et se voit limitée de toutes manières. Les
communistes ont évité de faire des martyrs, mais ceux-ci ont été
nombreux.

L’Église du Vietnam compterait aujourd’hui cinq millions de fidè­


les groupés autour de quarante évêques ; la liberté religieuse est très
diminuée depuis 1975, ne laissant à l’Église que des espaces réduits
dont elle s’efforce d’user au maximum.
Aucune chrétienté, peut-être, dans le monde, n’a été appelée à
témoigner de sa foi et à prouver son attachement indéfectible au Christ
de manière aussi dramatique. Les chrétiens du Vietnam sont au sens le
plus étroit du terme les enfants des martyrs. Il n’est donc pas étonnant
qu’une communauté catholique habituée depuis si longtemps à souf­
frir pour l’Evangile fasse preuve d’une telle vitalité au sein de difficul­
tés sans nombre et de restrictions de toute sorte.
Parmi les 117 martyrs que le pape Jean-Paul II va canoniser, la
moitié, 59 exactement, sont des laïcs qui ont été roués de coups,
torturés, décapités ou étranglés pour que leurs enfants restent fidèles.
On peut tout espérer d’une telle Eglise.
193

LISTE DES MARTYRS


DU VIETNAM CANONISÉS
LE 19 JUIN 1988

Missions Etrangères de Paris Date du martyre

Pierre Rose-Ursule BORIE,


évêque (dit DUMOULIN-BORIE) 24.XI.1838
Jean-Louis BONNARD, prêtre l.V. 1852
Jean-Charles CORNAY, prêtre 20.IX.1837
François-Isidore GAGELIN, prêtre 17.X.1833
François JACCARD, prêtre 21.IX.1838
Joseph MARCHAND, prêtre 30.XI.1835
Augustin SCHOEFFLER, prêtre l.V.1851
Etienne-Théodore CUENOT, évêque 14.XI.1861
Pierre-François NERON, prêtre 3.XI.1860
Jean-Théophane VÉNARD, prêtre 2.II.1861

Ordre des Frères Prêcheurs (Dominicains)

Clément Ignace DELGADO Y CEBRIAN, évêque 12.VII.1838


Dominique HENARES, évêque 25.VI.1838
Joseph FERNANDEZ, prêtre 24. VII.1838
Valentin BERRIO OCHOA, évêque 1.XI.1861
Jérome HERMOSILLA, évêque 1.XI.1861
Pierre ALMATO, prêtre 1.XI.1861
Hyacinthe CASTANEDA, prêtre 22.1.1745
François GIL DE FEDERICH, prêtre 22.1.1745
Mathieu ALONSO LECINIANA, prêtre 22.1.1745
José Marie DIAZ SANJURJO, évêque 20.VII.1857
Melchior GARCIA SAMPEDRO, évêque 28.VII.1858

Prêtres vietnamiens

Thomas DINH VIET DU, O.P. 26.XI.1839


Bernard VU VAN DUE 1.VIII.1838
194 Le Vietnam des martyrs et des saints

André TRAN AN DUNG (LAC) 21.XII.1839


Jean DAT 28.X. 1798
Vincent NGUYEN THE DIEM 24.XI.1838
Dominique NGUYEN VAN HANH (DIEU), O.P. 1. VIII. 1838
Joseph DO QUANG HIEN, O.P. 9.V.1840
Pierre VO BANG KHOA 24.XI.1838
Paul PHAM KHAC KHOAN 28.IV. 1840
Luc VU BA LOAN 5. VI. 1840
Philippe PHAN VAN MINH 3.VII.1853
Jacques DO MAI NAM 12.VIII.1838
Paul NGUYEN NGAN 8.XI.1840
Joseph NGUYEN DINH NGHI 8.XI.1840
Pierre PHAM VAN THI 21.XII.1839
Martin TA DUC THINH 8.XL 1840
Dominique (DOAI) TRACH, O.P. 18.IX.1840
Emmanuel NGUYEN VAN TRIEU 17.IX.1798
Pierre NGUYEN BA TUAN 15.VII.1838
Pierre LE TUY 11.X.1833
Pierre NGUYEN VAN TU, O.P. 5.IX.1838
Dominique TUOC, O.P. 2.IV. 1839
Joseph DANG DINH (NIEN) VIEN 21.VIII.1838
Vincent DO YEN, O.P. 30.VI.1838
Dominique NGUYEN VAN (DOAN) XUYEN, O.P. 26.XI.1839
Vincent LIEM, O.P. 7.XI.1773
Jean DOAN TRINH HOAN 26. V.1860
Laurent NGUYEN VAN HUONG 27.IV.1856
Pierre KHANH 12.VII.1842
Paul LE VAN LOC 13.11.1859
Pierre NGUYEN VAN LUU 7.IV.1861
Pierre DOAN CONG QUY 31.VII.1859
Paul LE BAO TINH 6.IV.1857
Dominique CAM 11.III.1859
Thomas KHUONG 30.1.1861
Dominique MAU, O.P. 5.XI.1858
Joseph TUAN, O.P. 30.IV. 1861

Laïcs vietnamiens

Paul TONG VIET BUONG 23.X.1833


Joseph HOANG LUONG CANH 5.IX.1838
François-Xavier CAN, catéchiste 20.XI.1837
François DO VAN (CHIEN) CHIEU, catéchiste 25. VI. 1838
Jean-Baptiste CON 8.XI.1840
Dominique (Nicolas) DINH DAT, soldat 18.VII.1839
Thomas NGUYEN VAN DE 19.XII.1839
Pierre NGUYEN DICH 12.VIII.1838
Pierre TRUONG VAN DUONG, catéchiste 18.XII.1838
Mathieu LE VAN GAM 11.V.1847
Pierre NGUYEN VAN HIEU, catéchiste 28.IV. 1840
Liste des martyrs du Vietnam canonisés le 19 juin 1988 195

Simon PHAN DAC HOA 12.XII.1840


Augustin PHAN VIET HUY, soldat 13.VI.1839
François-Xavier HA TRONG MAU, catéchiste 19.XII.1839
Augustin NGUYEN VAN MOI 19.XII.1839
Paul NGUYEN VAN MY, catéchiste 18.XII.1838
Michel NGUYEN HUY MY 12.VIII.1838
Antoine NGUYEN HUU (NAM) QUYNH 10. VII. 1840
Jean-Baptiste DINH VAN THANH, catéchiste 28.IV. 1840
Thomas TRAN VAN THIEN, séminariste 21.IX.1838
Nicolas BUI DUC THE, soldat 13.VI.1839
Martin THO 8.XI. 1840
Thomas TOAN, catéchiste 21. VII. 1840
André TRAN VAN TRONG 28.IX.1835
Pierre VU VAN TRUAT, catéchiste 18.XII.1838
Pierre NGUYEN KHAC TU, catéchiste 10. VII. 1840
Dominique BUI VAN UY, catéchiste 19.XII.1839
Joseph NGUYEN DINH UYEN, catéchiste 3.VII.1838
Etienne NGUYEN VAN VINH 19.XII.1839
Joseph NGUYEN DUY KHANG, catéchiste 6.XI.1861
Paul HANH 28. V. 1859
Michel HO DINH HY 22.V.1857
Joseph NGUYEN VAN LUU, catéchiste 2.V.1854
Emmanuel LE VAN PHUNG 31.VII.1859
Mathieu NGUYEN VAN (NGUYEN) PHUONG 26.V.1861
Agnès LE THI (DE) THANH 12.VII.1841
Joseph LE DANG THI 24.X. 1860
André NGUYEN KIM THONG (NAM THUONG),
catéchiste 15.VII.1855
François PHAN VAN TRUNG 6.X.1858
Pierre DOAN VAN VAN, catéchiste 25. V. 1857
Pierre DUNG 6. VI. 1862
Vincent DUONG 6. VI. 1862
Paul (DONG) DUONG 3.VI.1862
Pierre DA 17. VI. 1862
Dominique HUYEN 5. VI. 1862
Dominique PHAM TRONG (AN) KHAM 13.1.1859
Dominique MAO 16. VI. 1862
Laurent NGON 22. V.1862
Dominique NGUYEN 16.VI.1862
Dominique NHI 16. VI. 1862
Dominique NINH 2. VI. 1862
Joseph PHAM TRONG (CAI) TA 13.1.1859
Luc PHAM TRONG (CAI) THIN 13.1.1859
Pierre THUAN 6. VI. 1862
Dominique TOAI 5.VI.1862
Joseph TUAN 7.1.1862
Joseph TUC 1.VI.1862
André TUONG 16. VI. 1862
Vincent TUONG 16. VI. 1862
SOURCES

• Sources manuscrites

Elles sont constituées essentiellement par la Correspondance des Missions


aux Archives des Missions étrangères de Paris :

Vol. 102, 857, 858 pour les XVIIe et XVIIIe siècles


Vol. 694-712 pour le Tonkin au XIXe siècle
Vol. 747-766 pour la Cochinchine au XIXe siècle.

Les lettres des missionnaires qui sont morts martyrs sont une source de
première importance :

Vol. 1251 Lettres de M. Marchand


Vol. 1252 Lettres de M. Gagelin
Vol. 1253 Lettres de M. Jaccard
Vol. 1255 Lettres de M. Cornay
Vol. 1257 Lettres de M. Borie
Vol. 1258 Lettres de M. Cuenot
Vol. 1262 Lettres de M. Schœffler
Vol. 1263 Lettres de M. Bonnard
Vol. 1264 Lettres de M. Néron
Vol. 1266 Lettres de M. Vénard.

• Sources imprimées

Beaucoup de documents relatifs aux XVIIe et XVIIIe siècles ont été


reproduits par A. Launay, L'Histoire de la Mission de Cochinchine, Documents
198 Le Vietnam des martyrs et des saints

historiques, 3 vol., Paris, 1923-1925 ; à quoi répond L’Histoire de la Mission du


Tonkin, Documents historiques, Paris, 1927.
De nombreux documents ont été réunis et annotés par G.Triboulet, La
Geste Française en Indochine, t. I, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1955 (le tome
1 couvre la période antérieure à 1857 ; le tome 2 est beaucoup moins intéres­
sant pour l’histoire des missions).
De 1780 à 1783, les Jésuites réimprimèrent en 26 volumes des Lettres
édifiantes et curieuses déjà publiées sur leurs missions et allant jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle. A leur exemple les prêtres des Missions Etrangères de Paris
firent paraître d’autres Nouvelles lettres édifiantes des missions de la Chine et des
Indes orientales, concernant en particulier les missions du Vietnam (1818-
1823, 8 volumes), puis annuellement un Précis des nouvelles.
Mais à partir de 1822 la grande source est constituée par les publications du
Conseil lyonnais de la Propagation de la foi : ce sont d’abord les Nouvelles des
Missions, puis à partir d’août 1825 les Annales de la Propagation de la Foi.
BIBLIOGRAPHIE SUR LES MARTYRS

• Ouvrages généraux

Les ouvrages fondamentaux sont :


— A. Launay, Les cinquante-deux Serviteurs de Dieu mis à mort en Extrême-
Orient de 1815 à 1856, Paris, 1893.
— A. Launay, Les trente-cinq Vénérables Serviteurs de Dieu mis à mort en
Extrême-Orient de 1815 à 1862, Paris, 1907.

Pour les martyrs Dominicains du Tonkin, l’ouvrage le plus abordable est :


— Fr. André-Marie, Missions Dominicaines dans l’Extrême-Orient, Lyon-
Paris, Bauchu, 1865, deux tomes.

Bien qu’il s’adresse à un jeune public, il faut ajouter ici :


— Trân-Minh-Tiêt, Histoire des persécutions au Viêt-Nam, Paris, 1955,
(Ed. N.-D. de la Trinité, Blois).

• Ouvrages particuliers

Ils sont nombreux sur les Prêtres des Missions étrangères martyrisés :
— Tong-King et martyr ou Vie du Vble Jean-Louis Bonnard, missionnaire au
Tong-King, décapité pour sa foi le 1er mai 1852,par un prêtre du diocèse de
Lyon, Lyon-Briday, 1876.
— Monseigneur Demimuid, Discours prononcé par Monseigneur Demimuid,
les 18, 19 et 20 janvier 1901, à l’occasion du triduum en l’honneur du Bx Jean-
Charles Comay, Paris, H. Oudin, 1901.
— J. B. Meyrignac, Le Bx Piene Dumoulin-Borie, évêque élu d’Acanthe,
martyrisé au Tonkin le 24 novembre 1838, Brive, lmp. Chastrusse, 1968.
— Abbé Vermeil, Vie du Vénérable martyr Dumoulin-Borie, évêque d’Acan­
the, Brive, Impr. Catholique, 1897 (3e éd.). La 1ère édition de 1865 (Paris,
J. Lecoffre) ne porte pas de nom d’auteur.
200 Le Vietnam des martyrs et des saints

— Abbé Chevroton, Vie de Monseigneur Cuenot, évêque de Métellopolis,


Vicaire apostolique de la Cochinchine orientale, Paris, P. Lethielleux, 1870.
— J. Lagardère, Vie populaire de Monseigneur Etienne-Théodore Cuenot,
évêque de Métellopolis, mort pour la foi le 14 novembre 1861, Besançon, Bureau
diocésain, 1910.
— C. Tissot, Vie du Ex Etienne-Théodore Cuenot, préface de Monseigneur
Dubourg, archevêque de Besançon, Paris, Sém. des Missions étrangères,
1950.
— Ch. Barbier, Le Ex François-Isidore Gagelin, missionnaire en Cochin­
chine, martyr, 1799-1833, Paris, Missions étrangères, 1976.
— J.B. Jacquemet, Vie de M. l'abbé Gagelin, missionnaire apostolique et
martyr, Paris, J. Lecoffre, 1850.
— L. Buffet, Le Ex François Jaccard, martyr, 1799-1838, Annecy, lmp. F.
Abry, 1938.
— P. Chauvin, Vie du Ex Joseph Marchand, martyrisé en Indochine le 30
novembre 1835, Belley, A. Chaduc, 1935; Besançon, lmp. catholique de
l’Est, 1936 (réimpression 1985).
— J.B. Jacquemet, Vie de M. l'Abbé Marchand, missionnaire apostolique et
martyr, Paris, J. Lecoffre, 1851.
— Abbé Chère, Vie de M. P.-Fr. Néron, prêtre de la Société des Missions
étrangères, né à Eornay au diocèse de Saint-Claude, décapité pour la foi au
Tonkin, le 30 novembre 1860, Lons-le-Saulnier, lmp. Gauthier, 1877.
— E. Mangcnoï, Le Ex Augustin Schœffler, Nancy, 1900.
— J. Nanteuil, L'épopée missionnaire de Théophane Vénard, Paris, Bloud et
Gay, 1950.
— Ch. Simonnet, Théophane, celui qui embellissait tout, Paris, Le Sarment-
Fayard, 1983.
— Fr. Trochu, Un martyr français au XIXe siècle: le Ex Théophane Vé­
nard, prêtre de la société des Missions étrangères de Paris (1829-1861), Lyon, E.
Vitte, 1929 (nombreuses rééditions).
— Eusèbe Vénard, Vie et correspondance de J. Théophane Vénard, prêtre de
la Société des Missions Etrangères, décapité pour la foi au Tong-King, le 2 février
1861, Paris, Palmé, 1864 (15e édition Paris, P.Téqui, 1909).

On peut ajouter à cette liste :


— Le Blant, Les martyrs de l'Extrême-Orient et les persécutions antiques,
Arras, 1877
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

• Sur les Missions du Vietnam

— L. Baudiment, François Fallu, principal fondateur de la Société des


Missions étrangères, Paris, 1934.
— H. Chappoulie, Rome et les Missions d’Indochine au XVIIe siècle, Pa­
ris, 1943.
— S. Delacroix, (sous la direction de), Histoire universelle des Missions
catholiques, t.2, Les Missions modentes (XVIIe et XVIIIe siècles), t. 3, Les
Missions contemporaines (1800-1957), Paris-Monaco, Grund, l’Acanthe, 1957.
— P. Destombes, Le collège général de la Société des Missions étrangères,
Hong-Kong, 1934.
— A. Faure, Monseigneur Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran, Paris, 1891.
— M. Gispert, Historia de las Missiones Dominicanas en Tungkin, 1928.
— J. Guennou, Missions étrangères de Paris, Paris, Le Sarment-Fayard,
1986.
— Cl. Lange, L’Eglise catholique et la Société des Missions étrangères au
Vietnam (Vicariat apostolique de la Cochinchine aux XVIIe et XVIIIe siècles),
Thèse Doct. 3e cycle, Univ. Paris-Sorbonne (Paris IV), 1980.
— A. Launay, Histoire générale de la Société des Missions étrangères, Paris,
1894.
— A. Launay, Monseigneur Retord et le Tonkin catholique, Lyon, 1893.
— A. Launay, Histoire de la Mission de Cochinchine, 1658-1823, Paris,
1923-1925.
— Lesserteur, Les premiers prêtres indigènes du Tonkin, Lyon, 1883.
— E. Louvet, La Cochinchine religieuse, Paris, 1885 (2 tomes).
— G.-M. Oury, Monseigneur François Pallu ou les Missions étrangères en
Asie au 17e siècle, Paris, France-Empire, 1985.
— J. B. Piolet (sous la direction de), La France au-dehors, les Missions
catholiques françaises au XIXe siècle, t. II, Paris, Colin, s. d. (1900).
— Remy, Un architecte de Dieu, François Pallu, Paris-Amsterdam, 1954.
202 Le Vietnam des martyrs et des saints

• Sur l’Histoire du Vietnam

— M. Alberti, L'Indochine Française d'hier et d'aujourd'hui, Paris, 1934.


— F. Boudet et R. Bourgeois, Bibliographie de l'Indochine française, 3 vol.
1913-1930.
— J. Bullinger, The Smaller Dragon. A Political History1 of Vietnam, New
York, 1958.
— E. Chassigneux, L'Indochine, dans G. Hanotaux et A. Martineau,
Histoire des Colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde,
t. V, Paris, 1932.
— G. Chastel (P. Granotin), Un siècle d'épopée française en Indochine
(1774-1874), Paris, Ed. de l’Ecole, 1947.
— J. Chesneaux, Contribution à l'histoire de la nation vietnamienne, Paris,
1955.
— M. Durand et Nguyen-Tran-Huan, Introduction à la littérature vietna­
mienne, Paris, Maisonneuve et Larose, 1969.
— Ph. Héduy, Histoire de l'Indochine. La conquête, 1624-1885, Paris, SPL,
1983.
— P. Huard et M. Durand, Connaissance du Vietnam, Hanoï, 1954.
— J. de Lanessan, L'Indochine, Paris, 1889.
— A. Launay, Histoire ancienne et modeme de l'Annam, Tong-King et
Cochinchine, depuis l'année 2 700 avant l'ère chrétienne jusqu'à nos jours, Paris,
Challamel, 1884.
— Th. Lavallée, Géographie universelle de Malte-Brun t. V, Paris, Fume et
Cie, 1856, p. 534-546.
— Lê-Thank-Khôi, Le Viêt-Nam, Histoire et civilisation. Le milieu et l'His­
toire, Paris, Ed. de Minuit (1955).
— L. Pallu de la Barrière, Histoire de l'expédition de Cochinchine, Paris,
1864.
— P. Pasquier, L'Annam d'autrefois. Essai sur la constitution de l'Annam
avant l'intervention française, Paris, 1930 (réed.).
— Richard, Histoire naturelle, civile et politique du Tonkin, Paris, Moutard,
1778.
— Ch. Roquebain, L'Indochine française, Faris, A. Colin, 1935.
— H. Russier et H. Bernier, L'Indochine française, Paris, 1911.
— Truong-Vinh-Ky, Cours d'histoire annamite, Saigon, 1875.
— Truong-Vinh-Ky, Les Annamites, religions, mœurs, coutumes, Paris,
1906.
— Th. Van Baaren, Les Religions d'Asie. De l'Islam au Bouddhisme Zen,
Paris, Marabout, Université, 1962.
TABLE DES MATIÈRES

I. Le milieu humain et l’histoire............................................. 9


II. Premières tentatives de pénétration chrétienne................ 19
III. Le Père de Rhodes et les premiers martyrs ................... 25
IV. Un clergé autochtone ........................................................ 33
V. Des évêques pour le Vietnam ........................................... 41
VI. L’organisation de la mission............................................. 49
VII. Entre la tolérance et la persécution ................................ 61
VIII. Nguyên-Anh et Monseigneur de Béhaine ................... 71
IX. Le Vietnam unifié de Gia-Long ..................................... 81
X. Une expansion missionnaire limitée ................................ 89
XI. Les édits de Minh-Mang ................................................... 97
XII. Le commencement des épreuves ................................... 105
XIII. Au Tonkin ..................................................................... 117
XIV. Années sanglantes ........................................................... 127
XV. La fin d’un règne ............................................................. 137
XVI. Un temps de répit ........................................................... 149
XVII. Une nouvelle législation persécutrice ........................ 157
XVIII. Les hésitations de la politique française ................... 173
XIX. Les grands massacres..................................................... 181

Épilogue ..................................................................................... 191

Liste des Martyrs canonisés le 19 juin 1988 ........................... 193

Sources........................................................................................ 197

Bibliographie ............................................................................. 199

Carte de la péninsule indochinoise .......................................... 8


Carte de l’empire d’Annam (1858) .................................. 164-165

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