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Le Vietnam Des Martyrs Et Des Saints
Le Vietnam Des Martyrs Et Des Saints
Guy-Marie OURY
Moine de Solesmes
LE VIETNAM
DES MARTYRS
ET DES SAINTS
ôldUUIHEQUt
CENTRE SÈVRES
35, Rue de Sèvre*
PARIS
Le Sarment
FAYARD
© Photographies :
Missions étrangères de Paris
Contribution à la cartographie: Juliette Menu
© Librairie Arthème Fayard, 1988
Dépôt légal 2e trimestre
I.S.S.N. 0985-8502
I.S.B.N. 2 86679-010-3
Imprimé en Belgique
Cum permissu Superiorum
Impnmi potest :
S.R. Jean Prou,
Abbé de Solesmes.
25 décembre 1987.
I
«... Les lettrés ne forment pas une classe à proprement parler: seulement
une élite provisoire... » (Le Temple de la littérature à Hanoï).
tion et font souvent argent de tout ; il arrive que leur autorité sape celle
de l’Empereur.
Les mandarins sont les délégués du souverain ; les fonctionnaires
des communes et cantons, eux, sont souvent élus par les villageois ou
ceux qui les représentent ; à eux revient la tâche de percevoir l’impôt
et de recruter l’armée ; ils organisent la rotation des terres communales
entre les paysans censitaires. Du fait de leur position de notables et de
leur richesse personnelle, il leur arrive d’exercer une autorité quasi
féodale; leurs privilèges n’ont cessé de s’étendre au cours du XIXe
siècle.
Si la famille rend un culte à ses ancêtres, le village vénère ses génies
tutélaires ; souvent ceux-ci se confondent simplement avec les fonda
teurs du village ; ils ont leur pagode ou leur stèle et l’on vient les saluer
en rendant les honneurs rituels.
16 Le Vietnam des martyrs et des saints
PREMIÈRES TENTATIVES
DE PÉNÉTRATION CHRÉTIENNE
« La capitale du Tonkin est une fort grande et belle ville... » (Le lac de Hanoï
et l’Eglise des Martyrs).
peuple fut bientôt si grand que j’étais obligé de prêcher au moins quatre
fois et le plus souvent six fois par jour. Le fruit était tel que, le voyant,
j’avais peine à le croire : une sœur du roi et dix-sept de ses proches
furent baptisés ; plusieurs capitaines de renom et beaucoup de soldats le
furent aussi. La première année le nombre des baptisés atteignit douze
cents ; l’année d’après il y en eut deux mille, et la troisième trois mille
cinq cents. Rien ne m’étonna comme la facilité que je trouvais à
convertir les prêtres des idoles qui, ordinairement, sont les plus obsti
nés ; j’en baptisais deux cents qui nous aidèrent ensuite incroyablement
à la conversion des autres. »
« Quand André me vit, après qu’on lui eut annoncé son arrêt de mort,
il entra dans de merveilleux transports de joie. Il disait à tous les
chrétiens qui le vinrent visiter tout ce que leur eût dit saint Laurent
quand il était prêt à être grillé. Il se confessa, se mit en prière, dit adieu
à tous et suivit allègrement une compagnie de quarante soldats qui le
conduisirent en un champ à une demi-lieue de la ville. Je fus toujours à
ses côtés et à peine pouvais-je le suivre tant il allait vite encore qu’il fût
chargé d’une échelle fort pesante [c’est la cangue que, faute d’un mot
équivalent, les missionnaires d’alors nommaient ainsi]. Quand il fut
arrivé au lieu destiné à son triomphe, il se mit à genoux pour combattre
avec plus de courage. Les soldats l’environnèrent. Ils m’avaient mis
hors de leur cercle, mais le capitaine me permit d’entrer et de me tenir
Le Père de Rhodes et les premiers martyrs 29
près de lui. Il était ainsi à genoux en terre, les yeux élevés au ciel, la
bouche toujours ouverte et prononçant le nom de Jésus.
Un soldat, venant par derrière, le perça de sa lance laquelle sortit par
devant au moins de deux palmes. Lors, le bon André me regarda fort
aimablement comme me disant adieu. Je lui dis de regarder le ciel où il
allait entrer et où Notre Seigneur Jésus-Christ l’attendait. Il leva les
yeux en haut et ne les en détourna plus. Le même soldat, ayant retiré sa
lance, l’enfonça une seconde fois puis une troisième comme lui cher
chant le cœur. Cela ne fit pas seulement trembler le courageux jeune
homme, ce qui parut combien admirable. Enfin un autre soldat, voyant
que trois coups de lance ne l’avaient point jeté à terre, lui donna de son
cimeterre contre le col. Mais n’ayant rien fait, il asséna un autre coup
qui lui coupa tellement le gosier que la tête tomba sur le côté droit, ne
tenant plus que par un peu de peau. J’entendis fort distinctement que,
en même temps que la tête fut séparée du col, le sacré nom de Jésus qui
ne pouvait plus sortir de sa bouche sortit de sa plaie, et en même temps
que l’âme vola au ciel, le corps tomba en terre. »
UN CLERGÉ AUTOCHTONE
Parce qu’ils sont venus ici, chassés par quelque calamité que tu ne
connais pas.
Porte-leur un peu d’argent, un bol de riz,
Et dis : C’est vraiment bien peu de chose, juste de quoi vous aider un
peu;
Nous avons le bonheur de nous trouver dans une région épargnée par
le fléau,
Il serait honteux de rester insensible aux malheurs et aux peines des
autres. »
«C’est une nation oit la loi du Christ semble s’adapter à leur natu
rel... Il y a grand espoir d’un magnifique accroissement... Toutefois,
pour la conservation de cette chrétienté, il faut que les Pères agissent
avec précaution, qu’ils évitent les grandes assemblées publiques, et
qu’ils s’adaptent pour l’habit, les constructions et tout le reste, autant
qu’il se peut, aux usages du pays...
Il importe aussi qu’on choisisse bien les sujets à envoyer et qu’on ne
les envoie que petit à petit, sans aucun éclat. Bien que la chrétienté soit
en paix, les choses des gentils n’ont jamais de persistance... »
des missions le proposa pour l’épiscopat vers la fin de 1651 (si l’on ne
pouvait avoir une quinzaine de Vicaires apostoliques, on en aurait au
moins un !), il crut devoir refuser : il fit valoir que ses confrères - des
Portugais pour la plupart dans les missions d’Extrême-Orient - ne
reconnaîtraient pas les pouvoirs qui lui viendraient directement du
Saint-Siège, à cause de leur incompatibilité avec le droit de patronat.
Mais ce qu’il ne pouvait faire lui-même, un autre pourrait le tenter.
Il présenta une supplique au Pape demandant la nomination d’un
unique évêque pour la chrétienté du Vietnam (6 mai 1652).
Innocent X alerté sur les difficultés possibles ne donna pas suite à la
requête ; l’affaire prenait donc mauvaise tournure.
Même la Congrégation des missions se rendait compte des aspects
négatifs des solutions proposées et des conséquences qui résulteraient
d’un affrontement direct : le financement des missions reposait pres
que intégralement sur l’Espagne et le Portugal.
L’ORGANISATION DE LA MISSION
hors des limites, pourtant très vastes, de la juridiction que leur avait
conférée le Saint-Siège sur les terres d’Extrême-Orient.
Avant d’envoyer au Vietnam les premiers missionnaires, les mem
bres de la Société se concertèrent « sur leur façon d’agir intérieure et
extérieure»; ils décidèrent de se conduire «à l’apostolique», sans
rechercher la protection des Occidentaux établis dans les divers com
ptoirs d’Extrême-Orient, sans essayer de se concilier les bonnes grâces
des princes et des grands ; leur but était de s’occuper uniquement de
leurs fidèles. Ils ne purent pas toujours observer ce programme dans la
pratique.
Ils constatèrent aussi très rapidement que les quelques missionnai
res établis au Vietnam et en Chine, Jésuites et membres d’autres
Ordres, n’étaient pas disposés à reconnaître leur juridiction qui inter
férait avec les cadres déjà en place; les mesures prises par Rome
visaient à soustraire les missions au patronat portugais, mais la déci
sion avait été prise unilatéralement, et n’avait pas été signifiée officiel
lement : les cours intéressées ne l’avaient appris qu’indirectement, et
de même, semble-t-il, les Ordres religieux engagés dans le travail
missionnaire. Les Vicaires apostoliques étaient donc envoyés en
francs-tireurs et faisaient figure d’intrus ; leur situation demeura am
biguë pendant plus de trente années (1658-1690); cela ne facilita pas
leur action.
Les immenses services que rendait encore le patronat, y compris en
certains pays d’Extrême-Orient (les Philippines espagnoles principale
ment) avaient empêché Rome de l’attaquer de front. La conséquence
immédiate fut qu’au Vietnam, durant tout ce temps, prêtres des
Missions étrangères d’une part, Jésuites ou autres religieux d’autre
part, agirent à peu près indépendamment et s’ignorèrent; pendant
une génération entière, il n’y eut ni concertation ni unité d’action. La
faute en incombe à la cour de Rome qui a fait preuve d’une timidité
excessive ou, plus exactement, a été victime du jeu complexe des
influences qui s’y exerçaient en des sens opposés.
Néanmoins, un travail apostolique important s’accomplit. Le sémi
naire d’Ayuthia au Siam fut fondé en 1666. A sept ans de là,
M. Langlois, un normand parti en mission en 1669, écrivait : «Je crois
que si Dieu me donne la grâce de vivre encore dix ans, je verrai dans la
Cochinchine plus de cent bons prêtres, et dans le Tonkin deux fois
autant. »
Prévision trop optimiste qui ne se vérifiera pas. Le nombre de
prêtres vietnamiens n’étaient encore que de quarante-cinq en 1700 et
non de trois cents comme l’avait espéré M. Langlois. De même n’y
avait-il pas encore eu un seul évêque autochtone, alors qu’en 1678,
Monseigneur Pallu proposait à la Congrégation pour la Propagation de
la foi de faire nommer comme évêques suffragants (ainsi appelait-on
les évêques auxiliaires) quatre évêques vietnamiens pour le Tonkin,
deux pour la Cochinchine et six pour la Chine, afin de « montrer aux
52 Le Vietnam des martyrs et des saints
infidèles l’estime qu’on fait de ceux de leur nation, et pour ôter les
ombrages et les suspicions que les princes et leurs ministres peuvent
avoir que les missionnaires, sous le voile de la religion, veulent se
rendre maîtres de leurs États et les assujettir aux Rois de l’Europe. »
« ... une première école préparatoire au séminaire sur une jonque du Fleuve
Rouge. » (Jonques').
L’organisation de la mission 53
«... Les Amantes de la Croix ... remplissaient aussi des tâches apostoliques :
l’instruction des enfants, païens et chrétiens...» (Une Amante de la Croix
faisant la classe).
«J’aimerais mieux vous voir ordonner un seul prêtre dans ces régions
que d’apprendre la conversion de 50 000 païens. »
«On estime qu’il y a 300 000 chrétiens dans tout le royaume [écrit
Monseigneur Reydellet à son frère, le principal du Collège de la Marche
à Paris ; les estimations sont à peu près les mêmes qu’au temps du Père
de Rhodes ; en fait elles sont d’une grande imprécision]. Quelques-uns
[continue le missionnaire] pensent que sur dix infidèles il y a un chré
tien, d’autres un sur trente. Je pense que ceux qui disent que sur vingt
infidèles il y a un chrétien estiment plus juste...»
s’en prendre aux lieux du culte et aux biens des chrétiens, Minh-
Vuong publia le 17 mars 1700 un édit qui eut pour effet l’incarcération
des missionnaires, six prêtres des Missions étrangères, cinq Jésuites,
un prêtre chinois, un prêtre vietnamien.
Quatre d’entre eux moururent en prison ; parmi eux M. Féret, déjà
malade au moment de son arrestation. Épuisé par les mauvais traite
ments qu’il avait eu à subir de la part des soldats, « dès qu’il fut dans sa
prison, il se coucha sur une petite natte de jonc, étendue à terre, où il
demeura les fers aux pieds et la cangue au cou jusqu’au jour qu’il
rendit son âme à Dieu dans une paix profonde», écrit M. Labbé; il
expira le 12 juin 1700.
La persécution officielle dura encore quatre années sous sa forme
violente, puis elle s’apaisa quelque peu, mais même en période d’ac
calmie, la vie des chrétientés n’était pas facile ; toute occasion étant
bonne pour susciter des tracasseries aux villages chrétiens. M. Guisain
l’explique dans une lettre à ses parents, le 1er décembre 1709, pour
leur faire comprendre les difficultés de son ministère :
[Le Roi ordonnai «qu’ils couperaient de l’herbe toute leur vie pour
nourrir les éléphants, qu’ils auraient des chaînes de fer aux pieds et au
cou, et qu’on leur imprimerait une croix sur le front avec la pointe
d’une épée comme une marque d’infamie... Cet ordre fut exécuté à la
face de toute la Cour et d’un peuple fort nombreux accouru de toute
part pour voir ce spectacle. Quant aux cinq femmes du village de
Vancui qui marchaient après ces généreux confesseurs et qui étaient
dans la résolution de mourir avec eux, le roi les considéra quelque
temps, particulièrement une qui, outre le morceau de bois qui lui
pendait au cou, portait encore un enfant qu’elle allaitait aussi tranquil
lement que si elle eût été dans le secret de sa maison, et ordonna qu’on
les renvoyât chez elles. »
1750; elle eut comme prétexte plutôt que comme cause véritable un
mouvement d’humeur, compréhensible, de la part du Français
P. Poivre venu commercer et qui devait sans cesse payer de nouvelles
taxes non prévues et de nouvelles commissions sur ses marchandises ;
pour un Occidental, cette manière de procéder n’était qu’une suite de
malhonnêtetés en affaires. Irrité, il leva l’ancre et emmena l’interprète
en otage. Prenant prétexte de la chose, le chua fit arrêter tous les
missionnaires en juin et juillet 1750 et les mit aux fers; le seul à
échapper fut un Jésuite allemand résidant à la cour pour le service du
souverain. Les prêtres furent rassemblés à Faïfo et embarqués d’office
le 26 août à Tourane sur un bateau portugais en partance pour Macao.
Après quoi Vo-Vuong ordonna la destruction de tous les lieux de culte
et fit subir aux chrétiens toutes sortes de vexations.
M. Maigrot a décrit dans son journal l’arrivée des missionnaires
expulsés dans le port de Macao :
« Quelque fâcheuses que soient les nouvelles que nous avons reçues
de Cochinchine, M. Dupleix est toujours dans la résolution d’y envoyer
un vaisseau qui tâche de réparer la faute qu’a faite M. Poivre et qui nous
rende en même temps le prince plus favorable. L’on nous fait espérer
que cette entreprise aura un heureux succès et... apaisera entièrement la
colère du Roi. Je n’ai pas de peine à le croire, puisque, malgré le nouvel
édit qu’il a donné contre la religion au mois de juillet dernier, mais qui
n’a pas encore été publié, il a néanmoins permis à trois Jésuites de
retourner en Cochinchine: l’un pour y exercer les mathématiques,
l’autre la peinture et le troisième la médecine. »
« La guerre et la famine ont fait ici tant de ravages qu’on estime qu’il
est déjà péri la moitié des habitants du royaume. La mesure de riz qui
coûtait autrefois quatre à cinq masses, coûte aujourd’hui quatorze à
quinze quan ou ligatures de deniers. Nous voyons ici tout ce qu’on lit
de plus terrible dans les histoires. Tantôt ce sont des familles entières
qui meurent en un instant, par l’effet du poison qu’elles prennent pour
éviter de mourir lentement de faim ; tantôt ce sont des mères qui
mangent leurs enfants à la mamelle. On voit souvent de la chair
humaine exposée dans les marchés... »
A lire cette lettre, on croirait que le futur évêque a fait les quatre
cents coups avant de se convertir et que, même au séminaire des
Missions étrangères, il lui est resté quelque chose de ses manières
d’autrefois. Mais sa jeunesse est trop courte pour lui en avoir donné le
loisir ; il était l’aîné d’une famille profondément chrétienne qui comp
ta dix-sept enfants et il est entré très jeune à la rue du Bac ; il n’a pas
eu le temps d’être un mauvais sujet, mais il fut un séminariste un peu
remuant, assez éloigné du modèle dessiné dans les manuels de forma
tion.
Il n’a rien d’un ambitieux, bien qu’on l’ait présenté parfois sous ce
jour ; le gouverneur de Pondichéry en fera un mégalomane et une tête
exaltée; peut-être se laissait-il trop facilement entraîner dans des
situations difficiles et dangereuses ; si sa vie avait pris un autre cours et
abouti à un échec retentissant, l’histoire se montrerait sans doute
sévère à son endroit ; mais il a réussi, et la différence est essentielle.
A vingt-quatre ans, tout jeune prêtre, il s’embarque pour l’Extrê
me-Orient et se voit affecter à la mission de Cochinchine ; les frontiè
res du royaume sont alors fermées aux missionnaires et ses supérieurs
le dirigent vers la principauté de Can-Cao (Ha-Tien), une enclave à la
limite du Cambodge, habitée par des Vietnamiens et dont le gouver
neur est chinois. Il y arriva en 1767; Monseigneur Piguel le mit
aussitôt à la tête du séminaire ; celui-ci, on s’en souvient, avait dû se
replier en cet endroit après l’invasion birmane du Siam.
Le premier contact avec les réalités de la vie missionnaire fut rude ;
en 1768, il fut emprisonné et mis à la cangue par le gouverneur de Ha-
Tien, lui reprochant d’avoir donné asile à un prince siamois proscrit ;
puis le Collège et les églises de Hon-Dat dans la principauté furent
pillés et détruits par un raid de bandits chinois et cambodgiens (1769).
M. Pigneau et ses quarante élèves furent contraints de fuir ; ils abordè
rent Malacca sur une jonque ; le Collège trouva provisoirement asile en
Inde à Virampatnam près de Pondichéry et se plaça sous la protection
des Saints-Anges (1770).
C’est à cette époque que Monseigneur Piguel proposa Pigneau de
Béhaine pour l’épiscopat à cause de « ses talents supérieurs » et de « sa
facilité surprenante pour les langues». En attendant, celui-ci continua
de diriger son Collège, achevant de rédiger son Dictionnaire de la
langue vietnamienne. En 1774, ayant reçu la consécration épiscopale, à
Madras, il regagna Ha-Tien redevenu paisible et rouvrit là un Collège,
à proximité du Vietnam ; puis il fit une tentative pour évangéliser les
populations du Haut-Cambodge.
On a vu comment Nguyên-Anh, en fuite, vint le trouver; il le
secourut et l’aida à passer dans l’île de Poulo-Panjang d’où il fut
possible au prince de reprendre pied dans le delta du Mékong où il
Nguyên-Anh et Monseigneur de Béhaine 75
«Comme nous étions au milieu des îles qui sont à l’Ouest de Com-
pong-Thom, province du Cambodge qui confine avec le royaume du
Siam, nous fûmes tout à coup investis d’une douzaine de bateaux qui
nous donnèrent d’abord de vives inquiétudes [écrit-il à Paris]. Comme
ils approchaient toujours, je découvris bientôt des mandarins que je
connaissais; j’appris d’eux que le roi de Cochinchine n’était qu’à une
portée de canon de l’endroit où nous étions. Je m’y rendis aussitôt et y
trouvai ce pauvre prince dans le plus pitoyable état ; il n’avait plus avec
lui que six ou sept cents hommes, un vaisseau et une quinzaine de
bateaux. Mais c’était encore beaucoup trop, puisqu’il n’avait pas de
quoi les nourrir et que les soldats mangeaient déjà des racines. Je fus
obligé de leur offrir une partie de mes provisions. Il est incroyable avec
quelles actions de grâce ils reçurent le peu que je pouvais leur donner. »
«Une autre chose pour laquelle j’ai encore besoin de votre secours
[écrit-il], c’est pour procurer l’éducation du jeune prince dont je me suis
chargé. Je voudrais, de quelque manière que les choses vinssent à
tourner, le faire élever dans la religion chrétienne et le dédommager de
la couronne temporelle qu’il vient de perdre, par l’assurance d’une
autre beaucoup plus précieuse et durable. Il n’y a que vous qui puissiez
me rendre ce service et veiller surtout à le préserver de la contagion qui
est presque universelle... Il n’a que six ans et sait déjà ses prières. Il est
rempli d’esprit et a une grande ardeur pour tout ce qui touche à la
religion. Une chose qui paraît inconcevable à bien du monde, c’est qu’il
se soit attaché à moi sans regretter son père, sa mère, sa grand-mère, ses
nourrices, et plus de 500 hommes qui fondaient tous en larmes quand il
les quitta. Les chrétiens attribuaient cela à une grâce particulière de
Dieu et en tiraient des conjectures très favorables à la religion ; les
gentils qui n’en savaient pas tant, disaient que je l’avais ensorcelé... »
encore pour eux plus inquiétante. Notre religion les effraie davantage
parce qu’elle contrarie leurs passions et qu’il faudrait abandonner tout
ce qu’ils cherchent avec le plus d’ardeur, si elle venait à régner dans leur
pays. »
«Tant que je serai dans le royaume, ils croiront que je n’attends que
les circonstances pour reparaître... Le seul moyen sûr est de quitter
tout à fait. Le Roi et le prince seront alors plus libres. Ils pourront
protéger les chrétiens sans faire ombrage à personne. Quant à leur
conversion personnelle, il s’en faut bien qu’elle soit aussi prochaine
qu’on pourrait se l’imaginer. La plupart des femmes et surtout le culte
des parents sur lequel la Cour de Rome a poussé les défenses beau
coup trop loin, seront toujours des obstacles bien difficiles à surmon
ter. En me retirant actuellement, j’emporterai avec moi l’estime de la
Cour. Au contraire, en restant, je finirai peut-être par encourir la
haine de tous et la faire retomber sur les missionnaires, les chrétiens et
la religion...»
«Ce ne fut qu’après vingt ans de mission et après bien des disputes
que je commençai à entrevoir que la répugnance des anciens mission
naires avait plus de fond que je ne me l’étais imaginé. Je crus qu’il était
de mon devoir d’en faire le plus mûr examen ; je consultais les livres, les
lettrés païens et chrétiens versés dans ces matières : je ne trouvais nulle
part et n’entendis rien qui pût favoriser ce décret. »
«... Tout ce qu’on a dit sur la manière de faire ce salut aux morts, le culte
d’idolâtrie qu’on a voulu y supposer, est absolument ridicule...» (Autel du
culte des Ancêtres).
«Il serait bien à souhaiter que cet usage pût se concilier avec le
christianisme ; car, selon ma manière de voir, il n’y a pas d’autres
obstacles véritables qui puissent empêcher tout mon royaume d’être
chrétien. Déjà j’ai défendu la magie et l’astrologie judiciaire ; je regarde
le culte des idoles comme faux et superstitieux et, si je supporte les
bonzes, c’est pour ne pas trop aigrir mon peuple. La monogamie n’est
pas non plus un principe dont nous ayons peine à nous convaincre.
Mais je tiens au culte des parents et, de la manière dont je vous l’ai
exposé, il ne me paraît point ridicule ; il est la base de notre éducation.
Il inspire aux enfants dès l’âge le plus tendre le respect filial et donne
aux pères et aux mères cette autorité sans laquelle ils ne pourraient
empêcher bien des désordres dans l’intérieur des familles. Cet honneur
rendu aux parents devient public, s’étend, s’enracine; je désire cepen
dant comme vous qu’il soit fondé sur la vérité et qu’on éloigne toute
86 Le Vietnam des martyrs et des saints
tive sans réussir à faire culbuter son opposant ; mais l’armée du Sud
améliorait ses techniques ; elle adoptait les méthodes de combat im
portées d’Europe et ses chefs apprenaient la stratégie des écrivains
militaires français de la fin du XVIIIe siècle.
Quelques semaines après la mort de Monseigneur de Béhaine, Qui-
Nhon a été reprise ; les Tay-Son se replient sur Hué, abandonnant leur
capitale. En février 1801, leurs forces navales subissent une défaite
écrasante dans le port de Thi-Nai. Nguyên-Anh s’empare presque
aussitôt de Tourane, la flotte de ses adversaires ayant été anéantie ; le
15 juin 1801, il fait son entrée dans Hué, la capitale de ses ancêtres,
que son oncle avait été contraint d’abandonner vingt-six ans plus tôt.
L’année suivante est celle de la conquête du Tonkin qui offre peu de
résistance ; le Vietnam est réunifié pour la première fois depuis le XVe
siècle ; ce n’est pas le même Vietnam : il est plus étendu qu’alors, car il
englobe les terres conquises puis colonisées aux dépens des royaumes
du Ciampa et du Cambodge.
Pour affermir son autorité, Nguyen-Anh sollicite de l’Empereur de
Chine des lettres d’investiture; il devient aux yeux de la Chine le
«prince du Vietnam»; sa légitimité est assurée; la reconnaissance de
la suzeraineté théorique du grand voisin du Nord est platonique ; mais
la dynastie des Lê est officiellement dépossédée ; elle n’a plus de titre.
Le 1er juin 1802, pour marquer son nouvel état, Nguyên-Anh
prend le nom de Gia-Long, et en juillet 1806 (a-t-il voulu imiter
Bonaparte ?) il se proclame Empereur : un Empereur théoriquement
vassal d’un autre et qui lui paie tous les trois ans un tribut.
Le Vietnam moderne est donc né en 1802; il doit beaucoup à
Monseigneur Pigneau de Béhaine et aux Français venus se mettre au
service de Nguyên-Anh. Si Gia-Long se reconnaît vassal de la Chine,
il a réussi aussi à imposer sa suzeraineté sur les principautés du Laos à
l’Ouest ; et il contraint ensuite le roi du Cambodge à se placer sous sa
protection.
L’Église est bien enracinée dans le Nord du nouveau Vietnam ; elle
a des chrétientés dans le royaume du Sud, mais moins importantes. En
revanche le Cambodge se montre toujours réfractaire aux tentatives de
conversion ; au Laos les missions ont toujours été rapides et sans
continuité, comme dans le haut-pays.
encore heureux que l’on pût maintenir les positions acquises avec les
prêtres qui se trouvaient sur place et ajoutaient les années aux années
sans voir arriver la relève.
Mais, grâce à l’activité des directeurs dispersés à Paris, à Rome et à
Londres, l’avenir se préparait et une nouvelle forme d’assistance aux
missions allait être mise sur pied.
«Ce roi déteste tout commerce avec les Européens. Il fait maintenant
bonne mine à nos deux Messieurs qui sont ici (Hué) ; mais je suis bien
assuré qu’il voudrait les voir loin de lui. Il détruit presque tout ce que
son père a fait et est superstitieux au dernier point. Comme il est fort
lettré, c’est le plus grand partisan de Confucius et de toutes les person
nes lettrées. Il nous menace de nous chasser tous de son royaume à la
moindre plainte qu’on lui portera contre nous. Depuis qu’il est monté
sur le trône, notre sainte religion fait très peu de progrès. »
En soi, la mesure n’était pas nouvelle ; elle avait été prise à plusieurs
reprises dans le passé, mais par des princes dont le pouvoir était moins
étendu que celui de Minh-Mang. Les chrétiens ne sont pas encore
98 Le Vietnam des martyrs et des saints
« L’an dernier, nous avons châtié deux villages imbus de cette doc
trine perverse. Notre intention en cela était de faire connaître notre
volonté, afin qu’on évite ce crime et qu’on revienne à de bons senti
ments.
Maintenant donc, voici ce que nous avons décidé : quoique le peuple
qui, par ignorance, suit cette voie gauche, soit déjà nombreux, il ne
manque pas de bon sens pour connaître ce qui convient et ce qui ne
convient pas ; il est encore facile de l’instruire et de le rendre bon. Il
faut donc employer d’abord à son égard l’instruction et les avis, et, s’il
est indocile, les supplices et les peines.
En conséquence nous ordonnons à tous ceux qui suivent cette reli
gion, depuis le mandarin jusqu’au dernier du peuple, de l’abandonner
sincèrement, s’ils reconnaissent et redoutent notre puissance. Nous
voulons que les mandarins examinent avec soin si les chrétiens qui se
104 Le Vietnam des martyrs et des saints
trouvent sur leur territoire se préparent à obéir à nos ordres et qu’ils les
contraignent de fouler, en leur présence, la croix aux pieds. Après quoi,
ils leur feront grâce pour cette fois. Pour les maisons du culte et les
habitations des prêtres, ils devront veiller à ce qu’elles soient entière
ment rasées et, dorénavant, si quelqu’un de nos sujets est reconnu
coupable de professer ces coutumes abominables, il sera puni avec la
dernière rigueur, afin de détruire dans sa racine la religion perverse.
Ceci est notre volonté. Exécutez-la. 12e jour de la onzième lune, 13e
année de notre règne. »
L’édit n’est donc pas encore celui d’une persécution sanglante, mais
il est général et, du jour au lendemain, contraint les chrétiens à passer
dans la clandestinité ; on enfouit crucifix, images, statues ; on déman
tèle les constructions de la mission : lieux de culte, séminaires, cou
vents ; et les missionnaires, comme les prêtres vietnamiens, se cachent
comme ils peuvent.
XII
Ile siècle auraient tiré de cet illogisme des arguments dans leurs
plaidoyers aux Empereurs.
Le supplice des cent plaies auquel il fut condamné avec les chefs de
la révolte eut lieu le 30 novembre 1835 ; il fut auparavant soumis une
dernière fois à la question de la même manière que précédemment,
mais uniquement sur les pratiques de la religion ; chaque interrogation
était précédée de la torture :
« Le supplice des cent plaies auquel il fut condamné eut lieu le 30 novembre
1835... » (Supplice du Bienheureux Marchand).
112 Le Vietnam des martyrs et des saints
premières blessures étaient à vif; les fers étaient maintenus sur les
chairs brûlées jusqu’à ce qu’elles se refroidissent ; l’odeur et la fumée
qui se dégagaient des blessures incommodaient les soldats eux-mêmes.
La question qui fut alors posée fut celle-ci :
— «Ne se commet-il pas des abominations dans vos festins? (La
même que les bourreaux posaient déjà en 177 à Lyon aux martyrs des
Gaules).
— Il ne se fait aucune abomination parmi nous. »
Et cette réplique du mandarin qui, sur ses lèvres, revêt une signifi
cation dont on n’aura jamais fini de mesurer la profondeur :
— « Mais quel est donc ce pain enchanté que vous distribuez à ceux
qui se sont confessés, pour qu’ils tiennent si fort à leur religion?»
— « Et leur capitaine ?
— C’était Buong qui a été dégradé et condamné à servir comme
simple soldat.
— Qu’on l’arrête et qu’on l’emprisonne. »
Paul fut donc mis à la cangue en prison pour six mois ; puis on le
chargea d’une chaîne au cou et aux jambes. De dix jours en dix jours,
il était interrogé et toujours sur la religion chrétienne qu’il refusait
d’abandonner ; ses réponses étaient suivies chaque fois d’une baston
nade d’une vingtaine de coups ; il refusa toujours de marcher sur la
croix. Les blessures ne cicatrisaient pas d’une séance à l’autre. Il faut
renoncer à transcrire ici toutes les réponses qu’il fit et qui ont été
consignées dans les lettres des missionnaires français.
De sa prison, il écrivit à un prêtre vietnamien :
AU TONKIN
n’en allait pas de même dans les villages où les chrétiens vivaient au
milieu d’un entourage païen :
« Dans ces lieux-là, les païens usent de toutes sortes de vexations pour
extorquer de l’argent des chrétiens ou pour les forcer à contribuer au
culte des idoles... Souvent les sommes exigées par nos oppresseurs sont
si énormes qu’il nous est absolument impossible de satisfaire leur
cupidité ; alors il n’y a d’autre parti à prendre pour les chrétiens exposés
à de pareilles vexations que d’abandonner tout à fait le lieu de leur
domicile et d’aller s’établir au loin. Plusieurs ont eu le courage de
prendre ce parti violent, au prix des plus grands sacrifices, aimant
mieux tout perdre que d’être exposés à perdre leur foi... »
«la faim, la prison, l’exil, les chaînes, les ceps, la cangue etc., tous les
genres de supplices inventés pour éprouver les disciples de la Croix, ont
fait périr plus de monde que n’aurait pu faire le glaive. Un grand
nombre de généreux confesseurs, emprisonnés ou exilés, sont morts
dans le courant de l’année dernière... »
chrétiens: «Pas un seul, lui dit le souverain, n’a été fait prisonnier
depuis de longues années. » Pour se disculper, car il y allait de sa tête,
le gouverneur se lança dans une série d’opérations destinées à purger
le pays ; mais il ne réussit pas à capturer de prêtres et Minh-Mang le
déposa, menaçant toute l’administration de la province de subir le
même sort : «Je leur accorde un mois pour se saisir des missionnai
res... A défaut de quoi, les susdits mandarins subiront la peine due
aux missionnaires. »
Le nouveau gouverneur, Lê-Van-Duc, ne perdit pas de temps.
Monseigneur Delgado fut découvert au village de Kien-Lao où il se
cachait avec Monseigneur Hénarès et le Père Romuald Ximénès ; ses
deux compagnons réussirent à s’enfuir, mais lui-même fut rattrapé par
les soldats ; on l’enferma dans une cage de bois et il fut conduit à Sanh-
Vi-Hoang. Dans ses réponses, il évita de donner des indications
précises sur les missionnaires dominicains et les prêtres annamites ;
mais pendant que l’on instruisait son procès, son coadjuteur, Monsei
gneur Hénarès, était capturé à son tour. Il fut condamné de la même
manière.
En fait, Monseigneur Delgado mourut dans sa prison, le 12 juillet
1838, à l’âge de 84 ans, après avoir gouverné son Église pendant une
quarantaine d’années ; il était sous le coup d’une sentence capitale, qui
était seulement différée; afin qu’elle soit exécutée symboliquement,
son corps fut décapité le jour même, avec toutes les solennités requi
ses.
/Monseigneur Dominique Hénarès, lui, avait été mis à mort avec son
catéchiste François Chieu le 25 juin. Il était à peine moins âgé que
Monseigneur Delgado, puisqu’il avait 81 ans, ce qui, devant la loi,
aurait dû l’empêcher de subir le supplice dont étaient dispensés les
vieillards au-dessus de 60 ans.
Le Père Joseph Fernandez, vicaire provincial de l’Ordre de saint
Dominique, alla chercher refuge avec un prêtre séculier, Pierre Tuân,
dans une partie plus paisible du Tonkin ; mais ils furent découverts
dans leur retraite ; le Père fut mis dans une cage et le Père Tuân chargé
d’une cangue, puis les deux prisonniers furent conduits à Vi-Hoang où
se trouvaient déjà Monseigneur Delgado et Monseigneur Hénarès. Le
24 juillet, le Père comparut une dernière fois devant le gouverneur qui
lui proposa de le renvoyer en Castille s’il consentait à fouler aux pieds
le crucifix ; il refusa et fut porté au supplice, car il était paralysé d’un
côté ; il avait 62 ans et lui aussi aurait dû être exempté de la peine
capitale, selon le droit commun.
En avril, Trinh-Quang-Khanh voulut épurer les troupes qu’il avait
sous ses ordres. Il fit d’abord inscrire sur un registre les noms de tous
les soldats que l’on savait chrétiens ; puis il mit ses troupes sous les
armes, fit étendre sur le sol vingt crucifix et ordonna aux troupes de se
conformer aux ordres du roi en abandonnant la religion perverse mise
au ban du royaume. Beaucoup refusèrent ; on les porta en vain sur les
122 Le Vietnam des martyrs et des saints
« Bien que le christianisme ait été plusieurs fois proscrit, les docteurs
européens continuent à rester dans ce royaume et à l’infester de leurs
erreurs. Le peuple, dans son ignorance, se laisse prendre à leurs artifi
ces, adopte tous leurs mensonges comme des vérités, et s’y attache si
fortement que c’est merveille lorsqu’on voit un chrétien abandonner sa
religion. Les missionnaires sont l’objet d’un grand dévouement de la
124 Le Vietnam des martyrs et des saints
pari de ceux qu’ils ont trompés ; on les cache au mépris de la loi qui les
condamne; il n’est pas de peine qu’on ne se donne pour mettre leurs
vies à l’abri des dangers. Nous pensons que des châtiments sévères
pourront seuls apporter un remède à ce désordre et faire rentrer les
chrétiens dans le devoir.
C’est pourquoi nous condamnons Van Tû (le Dominicain) et Hoang
Canh (le catéchiste) à être étranglés ; Uy et Mau, serviteurs de Van Tû,
à recevoir cent coups, après quoi ils seront exilés à mille lieues de leur
pays dans la province de Binh-Dinh pour y être occupés aux travaux
forcés. La même peine est prononcée contre Dê, Vinh et Mai, pour les
punir de leur incorrigible attachement à la loi chrétienne. »
«Voici l’image de la croix sur laquelle est mort mon Seigneur; c’est
l’emblème de la foi et de la religion que vous devez tous professer si
vous voulez être sauvés. Pour moi je l’adore et j’aime mieux mourir que
de la profaner ! »
ANNÉES SANGLANTES
« Mon sang a déjà coulé dans les tourments (écrit-il de sa cage à ses
parents le 18 août] et doit encore couler deux ou trois fois avant que j’aie
les quatre membres et la tête coupée... Ne plaignez pas le jour de ma
mort, il sera le plus heureux de ma vie... Mes tourments même ne sont
pas absolument cruels. On ne me frappera pour la seconde fois que
quand je serai guéri de mes premières blessures. Je ne serai point pincé
ni tiraillé comme M. Marchand, et, en supposant qu’on me coupe les
quatre membres, quatre hommes le feront en même temps et un
cinquième coupera la tête ; ainsi je n’aurai pas beaucoup à souffrir.
Consolez-vous donc ; dans peu tout sera terminé et je serai à vous
attendre dans le ciel. »
ment pourrais-je ne pas supporter avec patience des misères qui passe
ront et qui pourront m’obtenir la gloire éternelle ?, » [écrivait Tiên-
Truât à Monseigneur Retord de sa prison quelques mois avant de
mourir].
«Voilà quinze ans, ma mère, que je vous fis mes adieux. Ces quinze
ans me semblent un songe: pourtant j’ai beaucoup souffert. Mais
qu’importe ! C’est passé. Mes forces diminuent ; j’espère que bientôt je
ne souffrirai plus et que mes souffrances, endurées pour l’amour de
Jésus-Christ, m’obtiendront miséricorde et la vie éternelle. Je continue
de former, et toujours avec plus d’ardeur, le désir de mourir martyr ;
pendant que je demande cette faveur à Dieu, demandez-la aussi pour
moi. »
L’exécution eut lieu le 21 septembre 1838. Avec lui fut mis à mort
un jeune de 18 ans qui montra un grand courage dans les supplices ; il
se destinait à la prêtrise. Monseigneur Cuenot écrit de lui aux prêtres
de Paris :
« Les satellites, après nous avoir dépouillés de nos vêtements, nous faisaient
étendre sur la terre... » (Martyre des Bienheureux Mi, Duong et Truat).
Les faits étaient là, noir sur blanc. Si aujourd’hui une situation
analogue se reproduisait, l’opinion et les gouvernements seraient saisis
de la même façon, quelle que soit la dénomination religieuse des
missionnaires ou leur pays d’appartenance. L’évêque de Châlons-sur-
Marne, Monseigneur de Prilly, rappelait au roi la mission tradition
nelle de la France ; au Proche-Orient, elle exerçait depuis le temps de
François 1er une sorte de protectorat sur les chrétiens en vertu des
Capitulations qui ne retiraient rien à la souveraineté du Sultan. Mais
une telle politique n’est possible que si la France apparaît comme une
puissance avec laquelle on doive compter. La lettre ne reprend pas
cette argumentation, mais elle dit clairement :
— « Si je fais venir ici ta femme et tes enfants pour les mettre à mort,
n’en auras-tu pas pitié et n’apostasieras-tu pas pour les sauver ?
— Non, la vie de ma femme et de mes enfants ne serait pas une
raison suffisante d’apostasier, et je ne voudrais pas, même à ce prix, me
priver du bonheur du ciel qui m’est promis.
— Tu désires donc bien aller au ciel ?
— Le ciel ! ah ! c’est pour en jouir que je reste fidèle à ma religion ;
La fin d'un règne 141
quand ma tête tombera sous le fer du bourreau, mon âme s’envolera
vers cette patrie du chrétien. »
trouble dans l’état.’ Depuis lors, nous nous sommes efforcés d’obéir à
ses ordres, en exhortant sans cesse le peuple à fuir tous les vices, à
pratiquer toutes les vertus, à ne point jouer, à ne point s’enivrer, à
n’opprimer personne; lui enseignant encore à adorer le Souverain
Maître du ciel et de la terre, à prier pour le roi et les mandarins afin
qu’ils gouvernent le royaume avec paix et prospérité... »
La citation est longue ; mais elle est significative, car elle rend bien
compte, et de façon très vivante par un témoignage immédiat et
irrécusable, de ce qu’eurent à souffrir maints prêtres et maints chré
tiens durant leur captivité.
La meilleure preuve en est M. Delamotte lui-même ; il mourut dans
sa prison des mauvais traitements endurés, le 3 octobre 1840, à l’âge
de 41 ans.
Peu auparavant, il avait écrit :
«Je suis toujours malade: deux fois j’ai failli mourir, et le médecin
désespérait de moi ; cela ne vient que de la mauvaise nourriture. Pois
son salé, eau de saumure, herbes salées; mon estomac ne peut les
supporter car il est très délabré, très faible et très fatigué. »
«On dit que le roi veut me garder pour remplacer M. Jaccard. Cela
m’accable de peine et de tristesse [disait M. Delamotte]. Je prie tous les
jours et j’ai prié mes chrétiens de demander pour moi la grâce que je
souffre la mort avec eux. Demandez aussi je vous en supplie, et faites
demander pour moi au bon Dieu cette grâce. »
« Elle fut mise à la torture des vers de terre : on attache les pieds du
patient de manière qu’il les ait dans un grand vase rempli d’eau blanchie
par le riz qu’on y a lavé ou broyé, dans laquelle on met des vers de terre ;
ces vers s’attachent aux pieds et s’introduisent dans les chairs jusqu’à
l’os ; après cette torture on la fit se tenir à genoux sur une planche armée
de pointes... »
«Minh-Mang n’est plus ; Dieu l’a jugé !... Ses actes publics publient
assez que, dans sa poitrine, battait le cœur de Néron. Eh bien ! le
croiriez-vous, sa conduite privée offre des traits plus horribles encore. »
Il n'en reste pas moins que le bilan du règne est lourd pour les
missions : la majorité des Vicaires apostoliques, treize prêtres euro
péens, vingt-trois prêtres vietnamiens dont neuf Dominicains, de
nombreux cathéchistes, des chrétiens, sans compter toutes les victi
mes dont le souvenir n’a été conservé que confusément.
XVI
UN TEMPS DE RÉPIT
« Il s’agit de savoir si le droit des gens couvrira de son égide tous les
peuples du monde à l’exception des Français... C’est au nom de la
France, dans l’intérêt de tous nos compatriotes que nous élevons la
voix. »
devait être signé le 24 octobre 1844, puis complété et élargi peu après
par des édits impériaux qui établissaient, en théorie, la tolérance
religieuse et la liberté pour les missionnaires. Comme une division
navale devait séjourner en permanence en Extrême-Orient pour veiller
aux intérêts politiques et commerciaux de la France, il lui fallait de
toute nécessité une base permanente, avec entrepôts, hôpitaux et
chantiers de réparation ; car en l’absence de celle-ci il fallait s’adresser
soit au Portugal (Macao), soit à l’Angleterre (Hongkong), soit à l’Es
pagne (Luçon). La France ne regardait pas alors du côté du Vietnam
où, par le passé, des projets de cette nature avaient déjà été étudiés (île
de Poulo-Condor, Tourane...) ; le site choisi fut l’archipel de Soulou, à
mi-chemin entre Mindanao et Bornéo, au sud des Philippines; des
accords furent signés avec le sultan de l’archipel pour l’île de Basilan.
C’est donc sans aucune arrière-pensée que la corvette L'Héroïne se
présenta en mars 1843 dans la baie de Tourane. Son commandant,
M. Favin-Lévêque, ayant appris à Macao que cinq missionnaires
français croupissaient dans les prisons de Hué et étaient sous le coup
d’une sentence capitale, décida de sa propre initiative, sans que ses
instructions prescrivent rien de tel, d’agir pour obtenir leur élargisse
ment.
Il arriva à Tourane le 26 février 1843 et demanda qu’on lui remît les
prisonniers; il insista fortement, menaçant de se rendre lui-même à
Hué avec son bâtiment de 30 canons ; dans une lettre au ministre de la
Marine, il a raconté lui-même comment et pourquoi il avait agi :
«Tous les deux m’ont donné leur parole d’honneur de ne pas quitter
cette position pour aller en Cochinchine ou ailleurs, excepté en France,
avant que le gouvernement français ait fait connaître à ce sujet ses
intentions. »
[L’officier ajoutait dans sa lettre au ministre :] «Je dois aussi, Amiral,
faire connaître à Votre Excellence que Monseigneur de Courvézy,
évêque de Singapour, voulant faire retourner ces cinq missionnaires en
Cochinchine, je m’y suis formellement opposé et que je lui ai déclaré
qu’agir ainsi serait manquer dans ma pensée à la dignité et à la loyauté
qui devaient être inséparables d’un acte dû à la haute influence de Sa
Majesté... »
Telle était bien l’intention des marins, mais les missionnaires, eux,
entendaient répondre à leur vocation propre et rester disponibles pour
les missions que leurs supérieurs pourraient leur confier à l’avenir.
M. Jean-Claude Miche et Pierre Duclos devaient donc rentrer en
Cochinchine; le premier, dès l’année suivante, ayant été nomme
coadjuteur de Monseigneur Lefebvre; le second en juin 1846, mais
M. Duclos fut arrêté et à nouveau condamné à mort ; il devait mourir
en prison le 17 juillet 1846.
A son tour, Monseigneur Lefebvre, Vicaire apostolique de la Co
chinchine, connut la prison et une libération par intervention diplo
matique ; il était évêque depuis 1841, ayant été choisi comme coadju
teur de Monseigneur Cuenot. A la suite d’une dénonciation, il fut
arrêté le 31 octobre 1844, près de Cai-Nhum où il venait de rouvrir un
monastère d’Amantes de la Croix ; il fut condamné à avoir la tête
tranchée. Mais il était vraiment inopportun à ce moment de décapiter
un évêque français, tandis qu’une division navale se trouvait à proxi
mité, aussi le roi ne se pressa-t-il pas de donner sa sanction au
jugement rendu par les mandarins; de sa prison, le Vicaire apostoli
que réussit à faire parvenir un message qui aboutit entre les mains du
commodore américain Percival ; celui-ci le fit parvenir à son homolo
gue français, le commandant Cécille qui aussitôt, du bord de La
Cléopâtre à Singapour, écrivit à Thieû-Tri.
De son côté, l’amiral Cécille ne fut pas trop content de voir Monsei
gneur Lefebvre, conduit à Singapour, ne chercher qu’une occasion de
rentrer dans son Vicariat avec M. Duclos ; les deux missionnaires
furent saisis dans la cache d’une barque dans la rivière de Saigon, le
8 juin 1846. L’évêque récolta une seconde condamnation à mort avec
sursis ; mais Thieû-Tri préféra ne pas attendre une nouvelle interven
tion officielle des marins français et fit reconduire Monseigneur Le-
Un temps de répit 155
Il y avait donc une gradation, en soi moins sévère que sous le règne
de Minh-Mang : la mort pour les missionnaires français, l’exil pour les
prêtres vietnamiens, un simple châtiment corporel pour les fidèles.
La réalité n’a jamais correspondu aux édits généraux ; mais ceux-ci
ont placé les chrétientés tout entières dans un climat d’insécurité ; à
tout moment, une persécution locale pouvait se déchaîner sous le
couvert des lois de proscription.
En dépit de dispositions hostiles et du premier édit de persécution,
les premiers mois du règne de Tu-Duc peuvent être comparés au répit
généralement accordé par son père.
Mais le changement de règne donna lieu à des troubles intérieurs,
car le frère aîné, Huong-Nhan, qui avait été évincé par une camarilla
de mandarins, n’avait pas renoncé à faire valoir ses droits. Il fomenta
une véritable guerre de partisans. Or dans l’affaire furent impliqués
quelques catholiques, en particulier des interprètes qui avaient été
formés au collège de Penang ; la généralisation était facile et l’on
commença à accuser de façon globale les prêtres et les fidèles. Qu’il y
ait eu des complicités, la chose semble claire, car les missionnaires
durent rappeler le devoir de soumission aux autorités constituées, une
attitude constante qui a été bien souvent reprochée à l’Église.
Mais Tu-Duc n’entendit qu’un son de cloche; il s’irrita contre les
chrétiens ; son second édit de persécution générale daté du 30 mars
1851 est bien plus sévère que celui du mois d’août 1848 :
Il est rare qu’un décret établisse un bilan aussi clair d’une persécu
tion antérieure et reconnaisse aussi parfaitement la redoutable effica
cité des poursuites dont les chrétiens avaient été victimes sous les
règnes précédents. Les noms des martyrs retenus par l’histoire ne
sont, de l’aveu même de Tu-Duc, qu’une minorité ; les termes dont il
se sert ne laissent place à aucun doute sur ce point.
Et maintenant voici le nouveau dispositif de la persécution, établi en
accord avec le Conseil royal et sur la requête des mandarins :
« Les prêtres européens doivent être jetés dans les abîmes de la mer
ou des fleuves, pour la gloire de la vraie religion ; les prêtres annamites,
qu’ils foulent ou non la croix aux pieds, seront coupés par le milieu du
corps, afin que tout le monde connaisse quelle est la sévérité de la loi...
Quant aux receleurs, petits ou grands, peu importe qu’ils aient gardé
l’Européen chez eux longtemps ou peu de jours, ils seront tous coupés
Une nouvelle législation persécutrice 161
par le milieu des reins et jetés au fleuve, excepté les enfants qui n’ont
pas encore atteint l’âge de raison ; ceux-ci seront transportés en exil au
loin. Telle est notre volonté, respectez-la. »
« Quant à ceux que ce scélérat a enseignés et aux maisons qui lui ont
donné asile, il les aime si ardemment qu’il n’a jamais voulu nous les
faire connaître malgré toutes nos questions... »
Pour la génération qui était née dans les décennies qui ont suivi en
France la grande tourmente, le martyre était une réalité proche ; les
jeunes avaient souvent rencontré des prêtres qui avaient été emprison
nés pour la foi en France ; ils avaient entendu le récit des confesseurs ;
on leur avait parlé de ceux qui étaient morts ; dans les familles chré
tiennes, c’était un stimulant continuel à la ferveur, et plusieurs rê
vaient de martyre pour eux-mêmes. Sous l’Ancien Régime, ce senti
ment était moins vif ; Père des martyrs semblait lointaine dans le
temps : il fallait remonter au temps des guerres de religion. Quant aux
missions, elles ne touchaient qu’une frange de la société : les monastè
res, les élèves des collèges des Jésuites.
Au contraire, les Annales de la Propagation de la foi dont la publica
tion avait commencé en 1822, sous le titre de Nouvelles des Missions (le
titre définitif fut donné en août 1825) pénétraient tous les milieux,
avec leurs 16 000 abonnés qui en faisaient une des premières publica
tions du temps.
Entre sa condamnation par le tribunal local et la confirmation de sa
sentence par le roi, le jeune missionnaire qui n’avait pas trente ans,
put écrire à sa famille :
« Quand vous recevrez cette lettre, vous pourrez être certains que ma
tête sera tombée sous le tranchant du glaive, car elle ne doit vous être
envoyée qu’après mon martyre. Je mourrai pour la foi de Jésus-Christ ;
les méchants me mettront à mort en haine de cette religion sainte dont
vous m’avez donné des leçons si sages et si pratiques, et que je suis venu
annoncer dans ces régions lointaines ; en haine de cette religion que tant
de saints apôtres et des millions de martyrs ont scellée de leur sang ; je
serai martyr. Oui, mes chers parents, je serai immolé comme Jésus sur
le Calvaire. J’espère monter auprès de lui dans la patrie des bienheu
reux. Ainsi donc, mon cher père, ma chère mère, mes chers frères,
réjouissez-vous... »
Une nouvelle législation persécutrice 163
Le corps fut jeté dans le fleuve, mais les chrétiens purent le recou
vrer à l’insu des soldats et il fut enterré discrètement au collège de
Vinh-Tri.
Les missions dominicaines du Tonkin eurent à subir de nombreuses
tracasseries ; il y eut des poursuites, des emprisonnements, mais la
situation ne se détériora pas tout de suite. Dans le Sud, au contraire, il
y eut encore une victime en la personne du Père Philippe Minh, prêtre
vietnamien qui fut décapité le 3 juillet 1853 ; il fut arrêté le 26 février à
Mac-Bat ; Monseigneur Lefebvre jugeait qu’il était le plus compétent
parmi ses collaborateurs vietnamiens ; il avait étudié au Siam, puis à
Calcutta et venait d’achever sa théologie au Séminaire que les prêtres
des Missions étrangères avaient établi dans l’île de Penang, hors de
portée des poursuites ; à Calcutta, il avait travaillé avec Monseigneur
Taberd à la rédaction d’un dictionnaire latin-vietnamien.
Huit jours avant son martyre, il écrivit à son évêque :
« De grâce, mon Père, priez pour votre fils, afin qu’il supporte avec
joie les souffrances que Dieu a permis qu’il endurât. En quelque lieu
que j’aille, j’irai avec bonheur, pourvu que le Père prie Dieu de venir au
secours du fils, car alors tout ce qui arrivera au fils lui sera bon. »
Mais l’on comprend mieux dans ces conditions que la France ait
tenu à être présente en Indochine. Tout de suite après la conclusion de
la guerre de Crimée, le gouvernement impérial décida de renouer avec
les trois royaumes de la péninsule, envoyant un plénipotentiaire au
près des cours de Siam, du Cambodge et du Vietnam. Le choix tomba
sur le consul de France à Shanghaï, Charles de Montigny.
Montigny qui était en congé à Paris, arriva à Bangkok le 9 juillet
1856 ; il n’eut pas de difficulté à signer avec le Siam un traité d’amitié,
de commerce et de navigation sur le modèle de ceux qu’avaient signés
auparavant l’Angleterre et les États-Unis. Le souverain du Cambodge,
depuis plusieurs siècles ballotté entre le Siam et le Vietnam qui se
disputaient sa vassalité, aurait voulu, pour échapper à l’un et à l’autre,
se placer sous protectorat français, mais il était surveillé de trop près et
le projet d’une convention commerciale et religieuse ne put aboutir du
fait de l’opposition de la cour de Bangkok à des négociations directes.
En mer, Montigny reçut ses instructions et ses pleins pouvoirs pour
les négociations à la cour de Hué. Il fut précédé à Tourane par un
bâtiment assez minable, la corvette Le Câlinât, de dix canons; le
commandant Lelieur fut très mal accueilli : on refusa les lettres dont il
était porteur pour la cour de Hué ; il fut mis en quarantaine ; depuis
l’affaire de 1847, les forts de Tourane avaient été améliorés. Le com
mandant du Catinat se sentit menacé et eut la même réaction malheu
reuse que son prédécesseur neuf années plus tôt ; il bombarda les forts
pour ne pas être coulé lui-même, puis mit à terre une compagnie de
débarquement qui encloua leurs 66 canons (26 septembre 1856).
Quand La Capricieuse rejoignit le premier navire le 24 octobre, les
négociations prirent un tour un peu meilleur, mais le plénipotentiaire
lui-même n’était pas encore là : Montigny n’arriva que le 23 janvier
1857 à bord du Marceau et, à ce moment, le parti de l’intransigeance
avait prévalu à Hué ; les négociations furent « pénibles et mortifiantes
pour notre dignité nationale», selon Montigny et elles se révélèrent
sans issue.
Au moment de quitter Tourane, le plénipotentiaire français laissa
un projet de traité d’amitié, de commerce et de navigation qui ne
pouvait, dans l’état où étaient les choses, être bien accueilli.
Il se retira le 7 février, laissant une note dans laquelle il déclarait que
le gouvernement de Tu-Duc ne devrait s’en prendre qu’à lui-même
des représailles que pourrait exercer la France s’il ne mettait pas fin à
la persécution.
Àiais le roi avait pu prendre la mesure de l’impuissance apparente
de la France et allait agir en conséquence. Monseigneur Retord se
montra très sévère pour cette démonstration navale qui ressemblait
beaucoup à une contre-démonstration :
« Nos braves compatriotes nous ont laissés sans aucun secours entre
les griffes du tigre, après l’avoir bien excité contre nous... C’était bien la
Une nouvelle législation persécutrice 167
peine de venir de si loin, s’ils ne voulaient que manger du buffle, aller à
la chasse aux singes ou se promener en amateurs sur nos rivages. Ils
sont venus sans que nous les ayons appelés et nous quittent après nous
avoir compromis. Ils ont commencé par une bravade et fini par une
lâcheté. »
«Le grand mal, c’est que les mandarins, soit par une coupable
négligence, soit parce qu’ils sont distraits de ce devoir par d’autres
affaires, soit aussi qu’ils se laissent corrompre par les sommes que les
chrétiens offrent à leur ambitieuse cupidité, méconnaissent nos ordres
ou les exécutent mal : de là il résulte que la mauvaise religion de Jésus
étend ses filets sur le monde entier et l’enveloppe de plus en plus de ses
inextricables réseaux. Il y a des prêtres partout : là ils ont pour refuge
des cachettes souterraines, ailleurs ils habitent des maisons entourées de
murs ou de fortes haies de bambous. Le mandarin vient-il pour les
prendre, leurs adeptes leur en donnent aussitôt avis, et tandis qu’ils
parlementent avec l’officier pour gagner du temps, les proscrits
s’échappent furtivement par des passages secrets. Ces prêtres sont, du
reste, très habiles à exciter la générosité du peuple qui, pour eux, est
disposé à toute espèce de sacrifices ; aussi, quand il leur arrive quelque
168 Le Vielnam des martyrs et des saints
mauvaise affaire, et lors même qu’ils sont arrêtés, ils trouvent sur le
champ des milliers de taëls pour se tirer d’embarras et pour payer leur
rançon. Le mal vient donc des gens en place qui,se laissant corrompre
pour de l’argent, éludent la rigueur des lois. »
«La cangue et les chaînes que je porte sont les belles parures qui
m’unissent à Jésus Christ ; mon âme a tressailli de joie : je vais enfin ré
pandre mon sang jusqu’à la dernière goutte, en union au sang adorable
de notre divin Rédempteur... »
devint la proie des flammes ou fut pillé soit par les soldats, soit par les
habitants des hameaux voisins, accourus en toute hâte non pour secou
rir les assiégés, comme ceux-ci l’espéraient, mais pour partager leurs
dépouilles. »
Il faut lire des textes comme celui-là pour réaliser un peu ce qu’a pu
être la souffrance des martyrs. Le 22 mai 1857, Tu-Duc avait fait
décapiter Michel Ho-Dinh-Hy, grand mandarin, intendant des soie
ries royales ; il fut torturé plusieurs fois avant de subir le martyre.
XVIII
gneur Pellerin, mais l’amiral y était tout à fait opposé ; les Espagnols
optaient pour une intervention au Tonkin, mais Rigault de Genouilly
craignait que l’anarchie ne s’y installe complètement à la faveur d’une
présence européenne, car le pays était déjà la proie de troubles provo
qués par les partisans de l’ancienne dynastie des Lê et par les bandes
de brigands.
Puisque l’intervention à Tourane s’avérait inefficace pour amener
Tu-Duc à composition, il fallait chercher un point où il serait plus
vulnérable: Rigault de Genouilly se décida à agir sur Saigon et la
Basse-Cochinchine dont la valeur économique et stratégique était de
première importance pour le roi : les plaines du delta fournissaient une
partie importante de la récolte de riz ; la citadelle de Saigon assurait la
prépondérance vietnamienne au Cambodge et protégeait le royaume
contre les entreprises du Siam. L’amiral justifiait sa décision par une
lettre au ministre de la Marine en ces termes :
Il n’y a pas à s’étonner que les chrétiens aient été tentés de rejoindre
les troupes du prétendant Lê, qui commencèrent à combattre de façon
effective vers le mois d’août 1861. En France il n’en avait pas fallu
autant pour provoquer la guerre des camisards dans les Cévennes et le
180 Le Vietnam des martyrs et des saints
Des estimations ont été faites par les missionnaires sur l’étendue des
massacres de chrétiens; elles sont effroyables; l’on pourrait parler
avec raison d’un véritable génocide s’il s’agissait d’une minorité natio
nale. Plus de vingt mille au Tonkin, une dizaine de mille dans la
région de Hué. Durant les cinq années qui s’étendent de 1857 à 1862,
cent quinze prêtres vietnamiens ont été mis à mort, soit un tiers du
clergé; tous les couvents des Amantes de la Croix et de tertiaires
régulières dominicaines ont été détruits et leurs communautés disper
sées, soit environ quatre-vingts couvents et près de 2 000 religieuses ;
une centaine de religieuses peuvent être considérées comme des mar
tyres ; s’il n’y eut pas beaucoup d’exécutions capitales dans leurs
rangs, à l’inverse des prêtres et des catéchistes, un grand nombre
moururent de misère en prison, ou des mauvais traitements reçus;
tous les petits établissements appelés collèges où les missionnaires
formaient les jeunes en vue de recruter un clergé local disparurent ;
pratiquement tous les notables des villages chrétiens furent emprison
nés, ce qui représente à peu près 10 000 personnes, dont la moitié
furent mis à mort pour la foi ; une centaine de villages ont été détruits
par l’incendie, précédé du pillage ; tous les autres ont été vidés légale
ment de leurs habitants qui se sont vus dispersés dans tout le pays, et
l’on estime à 40 000 le nombre des chrétiens qui moururent de misère
pendant les années de dispersion, n’ayant rigoureusement plus rien
pour subsister.
C’est environ le tiers ou le quart des cinq cent mille chrétiens du
Vietnam qui périrent, soit de mort violente soit de misère; un très
grand nombre furent appelés à confesser explicitement la foi ; d’autres
furent mis à mort sans qu’on leur donne le choix : ils étaient chrétiens,
cela suffisait. Pas une seule famille qui n’ait eu plusieurs de ses
membres parmi les victimes ; la chrétienté tout entière a été ravagée :
aucune région n’est demeurée à l’abri, sinon de façon précaire, pour
182 Le Vietnam des martyrs et des saints
son supplice, il prit le crucifix qu’il portait sur la poitrine ainsi que son
scapulaire et les donna à sa petite fille Anna Nhien :
«Je ne sais si le bon Dieu me laissera vivre assez longtemps pour être
martyr, je redoute d’être auparavant emporté par la maladie [disait-il].
Je ne désire qu’une seule chose, c’est d’être martyr ; mais peut-être que
le bon Dieu me refusera une si grande grâce à cause de mes péchés. » [Et
lorsque vint enfin le jour de son exécution, le 24 octobre, il répéta :]
« Quel bonheur ! quel bonheur ! »
Un peu plus d’une semaine plus tard dans les missions des Pères de
Paris au Tonkin, était décapité M. Pierre-François Néron (3 novem
bre), un Franc-Comtois, né en 1818 au village de Bornay. Il avait
commencé ses études à dix-neuf ans avec son curé. En quittant la
France en compagnie de M. Guillemin, il avait fait son sacrifice :
«Son extérieur était grave, son geste rare, sa parole calme, même
quand il faisait des observations sévères. Ses entretiens avec les femmes
se bornaient au strict nécessaire, il n’avait de rapports suivis qu’avec les
catéchistes».
Tel est-il dépeint par l’un des catéchistes, mais il avait aussi au cœur
un grand désir du martyre ; devant les mandarins, il déclara :
Théophane se réfère ici au verset cité par saint Paul qui, dans
l’épître aux Romains (Rm. 10, 15) combine deux passages d’Isaïe (52,
7) et de Nahum (2, 1): «Qu’ils sont beaux les pieds des messagers des
bonnes nouvelles » ; un texte scripturaire qui a joué un rôle considéra
ble dans la spiritualité missionnaire des prêtres des Missions étrangè
res; avant le départ en mission, rue du Bac, chacun venait en rite
d’adieu baiser les pieds des porteurs de la bonne nouvelle de l’Évan
gile. Et le jeune missionnaire continue :
« Dans les longues heures de mon Cûi (la cage), ma pensée s’envole
vers l’éternité. Le temps va finir, il faut se dire adieu...J’envoie l’adieu
suprême à Monseigneur Jeantet et aux confrères. J’ai reçu le petit billet
de Sa Grandeur en réponse au mien. Je ne sais si je pourrai encore
écrire. Adieu. J’eusse été heureux de travailler avec vous. J’ai tant aimé
cette mission du Tonkin. A la place de mes sueurs, je lui donnerai mon
sang. J’ai le glaive suspendu sur ma tête et je n’ai point de frisson. Dieu
ménage ma faiblesse. Je suis joyeux : de temps en temps j’honore de
mes chants le palais du mandarin. «
« Nous sommes tous des fieurs plantées sur cette terre et que Dieu
cueille en son temps, un peu plus tôt, un peu plus tard. Autre est la rose
empourprée, autre le lis virginal, autre l’humble violette. Tâchons tous
de plaire, selon le parfum et l’éclat qui nous sont donnés, au souverain
Seigneur et Maître. »
«Je vais entrer dans ce séjour des élus, voir des beautés que l’œil de
l’homme n’a jamais vues, entendre des harmonies que l’oreille n’a
jamais entendues, jouir des joies que le cœur n’a jamais goûtées. Mais
auparavant, il faut que le grain de froment soit moulu, que la grappe de
raisin soit pressée. Serai-je un pain, un vin selon le goût du Père de
famille ? Je l’espère de la grâce du Sauveur, de la protection de sa Mère
Immaculée... »
188 Le Vietnam des martyrs et des saints
«Oui, je veux bien être prêtre, mais pas pour rester au pays ; je veux
aller très loin. »
Il semblait aux témoins de ses jeunes années qu’il agissait par coups
de tête et par caprice ; la ligne de sa vie est en effet sinueuse, mais elle
témoigne d’une grande force de volonté :
«Je ne sais rien de la guerre ; je ne suis venu ici que pour prêcher la
religion ; je l’ai prêchée pendant plus de trente ans, voilà tout. Que le
grand homme m’inflige la peine qu’il voudra ; mais il est bien inutile de
m’interroger, cela ne fait que compliquer les affaires, car au sujet de la
guerre, je ne sais absolument rien. »
On aurait tort de croire que le traité de 1862 signé avec la France ait
rnis définitivement fin aux épreuves de l’Église du Vietnam ; les
accords passés avec la Chine quelques années plus tôt ne l’avaient pas
fait pour les missions de Chine.
Dans les trois provinces méridionales contrôlées par la France en
vertu des accords de juin 1862, puis dans les autres territoires sur
lesquels elle exerça ensuite sa souveraineté ou son protectorat, les
administrateurs marins puis civils se gardèrent de favoriser le prosély
tisme religieux ; la présence de la France ne changea rien à la situation
du christianisme, sauf en ce qui concerne sa reconnaissance légale ;
l’état d’esprit était bien différent de celui qui avait présidé au XVIe et
au XVIIe siècle à la création des premiers empires coloniaux, surtout
ceux du Portugal et de l’Espagne. L’empereur Napoléon III et le
gouvernement de la Ille République qui se substitua à lui en 1870
avaient des préocupations tout autres que missionnaires et se sou
ciaient fort peu d’étendre le règne de Jésus-Christ, selon la formule
traditionnelle des souverains catholiques de la fin du Moyen Age et
des temps modernes.
Cela explique que les mouvements antichrétiens au Vietnam ont
été encouragés par l’inaction des pouvoirs publics à leur endroit, tant
du côté du gouvernement local que des autorités françaises.
A la faveur des négociations entamées à Paris par la Cour de Hué en
vue de la révision du traité de 1862 et de la rétrocession des trois
provinces cédées (1864), une insurrection fomentée par les lettrés et
plusieurs membres de la famille royale déclencha une nouvelle vague
de persécutions; Tu-Duc laissa faire.
La persécution de 1864 se limita généralement à des vexations et à des
mesures de surveillance; d’autres violations des traités intervin
rent en 1868 avec l’emprisonnement de plusieurs Vicaires apostoliques.
En 1872, les espoirs de voir les Français se retirer des six provinces
cochinchinoises qu’ils occupaient donnèrent l’occasion à de nouvelles
192 Le Vietnam des martyrs et des saints
Prêtres vietnamiens
Laïcs vietnamiens
• Sources manuscrites
Les lettres des missionnaires qui sont morts martyrs sont une source de
première importance :
• Sources imprimées
• Ouvrages généraux
• Ouvrages particuliers
Ils sont nombreux sur les Prêtres des Missions étrangères martyrisés :
— Tong-King et martyr ou Vie du Vble Jean-Louis Bonnard, missionnaire au
Tong-King, décapité pour sa foi le 1er mai 1852,par un prêtre du diocèse de
Lyon, Lyon-Briday, 1876.
— Monseigneur Demimuid, Discours prononcé par Monseigneur Demimuid,
les 18, 19 et 20 janvier 1901, à l’occasion du triduum en l’honneur du Bx Jean-
Charles Comay, Paris, H. Oudin, 1901.
— J. B. Meyrignac, Le Bx Piene Dumoulin-Borie, évêque élu d’Acanthe,
martyrisé au Tonkin le 24 novembre 1838, Brive, lmp. Chastrusse, 1968.
— Abbé Vermeil, Vie du Vénérable martyr Dumoulin-Borie, évêque d’Acan
the, Brive, Impr. Catholique, 1897 (3e éd.). La 1ère édition de 1865 (Paris,
J. Lecoffre) ne porte pas de nom d’auteur.
200 Le Vietnam des martyrs et des saints
Sources........................................................................................ 197