Vous êtes sur la page 1sur 5

LE RWANDA MALADE DE LA GUERRE CENTRE HOSPITALIER DE KIGALI

BILYOGO:SOLIDARITE DU SIDA L'EGLISE,ACTEUR CLE DU DEBLOCAGE?

LAPORTE,CHRISTIAN; MILUTIN,ROGER

Samedi 29 janvier 1994

Les volontaires belges dans la tourmente

LE RWANDA MALADE DE LA GUERRE

Gishari, à une heure de route de la capitale rwandaise. Après avoir quitté la grand-route qui
mène à Kigali, la Landcruiser blanche de la Fondation Damien emprunte une piste en terre rouge
pour arriver, enfin, à une oasis de verdure. Dans un petit parc se trouve un sanatorium, créé voici
plus de quarante ans par les Belges mais passé depuis lors à l'Etat et qui se veut maintenant un
centre de référence pour la lutte contre la tuberculose et contre la lèpre.

Ann Van Even, une jeune infirmière de chez nous qui allie charme et dynamisme et qui, de
surcroît, se débrouille déjà bigrement bien en kinyarwanda, ce dont (trop) modeste elle se
défend, vient y mettre «en observation» trois lépreux qui n'ont pas voulu suivre à la lettre le
traitement médicamenteux qui aurait dû les tirer définitivement d'affaire.

Pour la jeune femme et ses assistants rwandais, c'est la dernière étape d'une tournée de deux
jours qui nous a menés au sud du pays dans des centres de santé aux fortunes les plus diverses,
selon qu'ils fussent ou non gérés par des religieuses. L'aboutissement aussi d'une réflexion sur la
difficulté d'amener les malades à ne pas se laisser aller au découragement ou tout simplement à
l'indifférence devant la fatalité. Les trois malades pourront finalement être admis même si le
médecin-chef de l'endroit, le Dr François Nturanye manifeste quelque réticence, vu la
surpopulation des lieux qu'il voudrait bien surmonter en faisant construire de nouveaux
bâtiments.

Même plus, le sana de Gishari devrait devenir le centre-modèle avec, le cas échéant, une école
pour former des laborantins ou des agents de santé mais ici comme ailleurs, l'impossible
constitution toujours différée du gouvernement de transition et l'immobilisme de l'administration
empêchent aussi toute prise de décision. Et cela malgré que la lutte contre la lèpre et la
tuberculose fait partie depuis dix ans d'un très officiel «programme national intégré», en abrégé le
PNILT. Certes, ici au Rwanda, la première maladie est en bonne voie d'éradication - en 93, on
n'a enregistré que 23 nouveaux cas, ce qui constitue un résultat remarquable à l'échelle du tiers
monde - mais la tuberculose fait plus de ravages que jamais. Pas étonnant quand on sait qu'elle
est liée à un mal pire encore, le sida. Rien qu'à Kigali, il y a déjà septante mille séropositifs
recensés soit un habitant sur cinq et certains estiment qu'on pourrait en arriver à un sur deux...

LES «DAMIEN» D'AUJOURD'HUI...

Si la lèpre a pratiquement disparu, on le doit, incontestablement au travail réalisé ici depuis trente
ans par ceux que l'on appelait jusqu'il n'y a guère «les Amis du Père Damien». En cette année où
la figure du célèbre missionaire éclatera en pleine lumière pour cause de béatification par le Pape
mais aussi à la veille de la Journée mondiale des lépreux (1), on n'insistera jamais assez sur
l'action de ses modernes disciples qui sans la moindre tentation de prosélytisme, sacrifient
souvent leur vie privée et les plaisirs de l'existence pour alléger les souffrances d'autrui.

Depuis 1964, il y eut plusieurs générations de ces volontaires. Les plus anciens ont en mémoire
l'étonnante camionnette-dispensaire VW de l'abbé de Terwangne ou l'efficacité d'Edith Schacht.
C'est cette dernière qui, à la demande du gouvernement rwandais, intègrera la lutte contre la
malade dans un programme officiel. Aujourd'hui, le PNILT-Fondation Damien compte 16
personnes à large prédominance locale puisqu'il n'y a plus que deux Belges dans leurs rangs:
deux médecins, une infirmière, deux assistants médicaux, un assistant social, un laborantin plus
les administratifs et autres travailleurs de l'ombre nécessaires au bon déroulement d'un service
qui a bien du pain sur la planche. Il assure, en effet, le suivi de la lèpre et de la tuberculose - plus
de douze mille cas - dans l'ensemble du pays. Pour se rendre compte de son travail, il suffirait
d'imaginer qu'une seule équipe serait chargée de l'encadrement de toute la population belge!

La diminution des cas de lèpre pourrait faire croire que notre présence n'est plus indispensable
explique le Dr Armand Van Deun, le responsable belge. Mais la recrudescence de la tuberculose
la justifie pleinement. Cela dit, les cas de lèpre nécessitent toujours un suivi, même si la guérison
paraît définitive. C'est ce qui explique que nos équipes parcourent tout le temps le pays à la
rencontre des malades qui sont souvent en sursis. L'intégration bien comprise fait aussi qu'une
des missions du PNILT est de former le personnel médical et paramédical local. Une tâche de
longue haleine car il y a près de 300 centres de santé et de dispensaires au pays des mille
collines!

Si bon an, mal an, les sessions de formation prennent largement le temps d'Armand et de Ann, ils
évaluent aussi en permanence le travail, tant à l'échelon national que de celui de l'ILEP, la
fédération internationale de lutte contre la lèpre dont la Fondation Damien est la cinquième par
ordre d'importance, ce qui n'est pas mal quand on connaît la taille de la Belgique...

Enfin, il y a les visites trimestrielles dans les centres qui s'inscrivent parfaitement dans la logique
d'intégration horizontale. Par sa présence, l'équipe du PNILT met en confiance les responsables
locaux. Qui, en étant aussi responsabilisés, y puisent une ardeur toujours renouvelée dans le
combat contre la maladie.

On en a eu une jolie illustration au Centre de santé de Zaza (sud) géré naguère par les Soeurs
de Notre-Dame d'Afrique mais qui a été repris en 1986 par celles de l'Enfant-Jésus. Si à des
religieuses belges ont succédé des soeurs françaises, Nico le laborantin est là depuis 1967. Et il
témoigne, non sans une certaine joie, que tant la lèpre que la tuberculose ont connu, ici, un
sérieux recul...

Retour à Gishari: le joli sourire mais aussi la détermination tranquille d'Ann Van Even portent
encore de nouveaux fruits car les malades qu'elle a amenés de Zaza et de Gahara ont pu être
intégrés parmi les autres patients au clin d'oeil complice. Ils sont déjà des leurs et dans deux,
trois ou quatre mois, ils pourront retourner chez eux dans leur famille. Mais toutes les histoires ne
se terminent pas de la même façon: à Jarama, près de la frontière burundaise, un enseignant
atteint de tuberculose a tout perdu, son emploi comme les siens qui l'ont abandonné. La partie
contre la maladie et surtout contre l'abandon social n'est pas gagnée, loin de là...

(1) Ces 28, 29 et 30 janvier aura lieu la 41e Journée mondiale des lépreux. L'objectif de la
fondation Damien? Récolter le plus de fonds afin de pouvoir couvrir un budget prévu en 1994 de
l'ordre de 286,6 millions. Association pluraliste, elle est présente dans 20 pays où elle combat la
lèpre.

Et outre au Rwanda, elle participe aussi au Zaïre, aux Comores et au Burundi à la lutte contre la
tuberculose.

Renseignements complémentaires: Fondation Damien, boulevard Leopold II, 263, 1080


Bruxelles. Téléphone: 02/422.59.11; CCP: 000-0000075-75.

Bilyogo: la solidarité du sida

Les quartiers populaires des villes sont souvent les meilleurs baromètres sanitaires. Et les
révélateurs de situations tragiques. Bilyogo, le centre névralgique des commerçants mais aussi
de l'amour tarifé à Kigali n'échappe pas à la triste règle: malgré les enseignes aussi souriantes
que luxuriantes et colorées et l'apparent bonheur des enfants qui ne cessent d'agiter leurs
menottes au passage des voitures des associations humanitaires, la «grande faucheuse»
n'épargne personne. Le sida prend ici des proportions désastreuses: pratiquement, un habitant
sur deux en est frappé. Et d'aucuns n'hésitent pas à pointer du doigt les militaires qui pratiquent
la politique de la «terre brûlée» sur tous les terrains...

Le dispensaire local dirigé par une religieuse laïque espagnole de l'institut séculier Vita et Pax,
Dina Martinez est devenu, par la force des choses, un lieu essentiel de sensibilisation aux affres
de la maladie et à ses conséquences. Maîtresse femme, celle que l'on a surnommé ici «La
Colombe» - Nyiranuma - met tout en oeuvre pour que ceux qui y habitent restent avant tout des
«hommes et des femmes debout».

Une tâche difficile mais plus insurmontable face au double poids de la tradition locale et de
l'Eglise catholique qui, officiellement du moins, reste, de façon intransigeante, opposée au
préservatif et plaide l'abstinence, ce que l'abbé Pierre, plus lucide, comparait, l'autre jour, à la
télévision française, à parler chinois à des gens qui ne possèdent point cette langue...

Rita Van Damme est volontaire de l'organisation non gouvernementale «Withuis». «The right
woman in the right place». Cette robuste Flamande est une auxiliaire parfaite pour sensibiliser
mais aussi pour comprendre les nouvelles solidarités qui se tissent ici. Le jeudi, c'est le jour des
prostituées à Bilyogo. Avec nos lunettes d'Occidentales, on a parfois de la peine à saisir ce qui se
passe. Savez-vous que les prostituées ont lancé des tontines, c'est-à-dire des caisses d'entraide
grâce auxquelles certaines peuvent échapper à leur enfer? Ce ne fut pourtant pas une sinécure
de les amener à agir dans ce sens et à abandonner leur source habituelle de revenus... Une
autre tâche importante du centre est de préparer les couples à passer le test de dépistage. En
fait, c'est en 1988 qu'on s'est vraiment rendu compte de l'ampleur du drame. Cela n'a pas été
évident de mettre sur pied une infrastructure d'accompagnement, faute de pouvoir les tirer
d'affaire... En dépit de ces problèmes financiers, pas moins de 280 personnes et leurs familles,
souvent nombreuses, sont prises en charge par le centre de santé. Avec quand même des
résultats encourageants: des prostituées ont quitté le trottoir et entre eux une solidarité
extraordinaire a vu le jour. L'autre jour, ils ont enterré un des leurs et ils n'ont voulu quitter le
cimetière qu'avec la garantie expresse que tant sa femme que ses enfants pourraient un jour
reposer à ses côtés...

Autre exemple de solidarité concrète: le centre de santé a acquis une maison où les sidéens
pouvaient, loin des rumeurs de la ville, connaître encore un peu de bonheur. Un lieu dirigé lui-
même par une personne frappée du virus... Puis, il y aussi les orphelins du sida, ces dizaines
d'enfants qui pourraient être laissés à leur sort mais pour lesquels une autre chaîne de la
solidarité a vu le jour après que l'on eut constaté que les institutions ne pouvaient plus les
absorber. L'ouverture plutôt que le tabou: inimaginable chez nous?

Reste l'immense tâche de la prévention: nos efforts finiront par payer puisque chaque semaine,
nous faisons salle comble pour sensibiliser les jeunes. La mentalité change aussi: en un mois,
nous venons de distribuer autant de capotes que sur toute l'année 1992...

L'Eglise, acteur clé du déblocage?

Pour R., un militant anti-Habyarimana qui a connu la prison, l'Eglise catholique rwandaise n'a pas
les mains propres. Elle ne jouerait que trop la carte du président qui est un bon pratiquant et
peut-être même un charismatique - encore que dans les rangs des «initiés» rwandais, on hésite
franchement à le ranger dans la catégorie des croyants comme feu le roi Baudouin dont il
revendiquait l'amitié et la foi commune...- mais dont les comportements quotidiens sont vraiment
souvent aux antipodes du message évangélique.

Il reste que l'Eglise joue (encore) un rôle prépondérant. Ainsi, face à un tissu social détricoté, elle
offre des structures solides pour l'entraide et pallie largement les lacunes du pouvoir. Mais est-
elle vraiment du côté du manche? Pour le père Jef Vleughels, supérieur des Pères blancs et
président de l'ensemble des Supérieurs de congrégations présentes au Rwanda, ce qui était
peut-être vrai, il y a peu encore, ne l'est plus aujourd'hui. Et de fait, depuis le début de l'année,
les catholiques, unis aux protestants, prennent spectaculairement position pour la paix en se
situant au-dessus des partis. Le 1er janvier, il y eut une grande marche de la paix à Kigali vers le
stade national d'Amahoro (la paix...) et des initiatives similaires ont été prises en province. Ce
«front commun syndical de la foi» a franchi un pas de plus depuis le 16 janvier en organisant tous
les dimanches, une réunion de prières commune dans l'autre stade de Kigali, celui de
Nyamirambo. A cette occasion, les Eglises ont aussi diffusé une lettre particulièrement dure pour
tous les présidents qui empêchent la concrétisation des accords d'Arusha, à commencer par celui
de la République qui prend des décisions engageant tout le pays en passant outre les avis du
gouvernement. Cette prise de conscience n'en est peut-être qu'à ses débuts puisque les hommes
et les femmes de foi se disent aussi prêts à faire un sit-in permanent au «Rond-Point», le centre
géographique de la capitale rwandaise. Que la Conférence épiscopale locale ait donné son aval
à l'initiative qui, il faut le reconnaître, émana surtout des responsables religieux «extérieurs» est,
évidemment, un fait nouveau important, quand on sait que l'archevêque Mgr Vincent
Nsengiyumva appartenait aux cadres du MNRD, le parti (ex)-unique du président...

Le plus grand défi de l'Eglise locale disent de concert Jef Vleughels et son collègue Guy Theunis,
responsable de la communication est bien celui de la démocratie... Encore trop cléricale et ne
donnant pas assez la parole aux laïcs, elle rappelle trop, à certains égards l'avant-Vatican II.
Pourtant, si les fidèles se libéraient à la paroisse, ils seraient aussi debout à la commune...
Parallèlement, il y a aussi un mouvement charismatique que nos interlocuteurs craignent de voir
dériver vers des formes sectaires. Et le Rwanda a aussi ses visionnaires puisque d'aucuns
prétendent avoir eu des apparitions à Kibeyo! Il ne faut toutefois pas verser dans le pessimisme
absolu: l'Eglise locale porte aussi en elle des germes d'espérance. Elle compte ainsi un certain
nombre de communautés de base qui remplissent parfaitement leur rôle et plusieurs associations
à la pointe du combat comme la Jeunesse ouvrière chrétienne ou l'association rwandaise des
travailleurs chrétiens que l'on pourrait comparer au Mouvement ouvrier chrétien.

En fait, à quelques semaines de l'ouverture à Rome du Synode spécial sur l'Afrique, la question
est de savoir si l'Eglise pourra réellement prendre la route de l'inculturation tant louée au Vatican
mais si contraire au courant dominant actuel. Et pas évidente dans les faits quand on sait que les
évêques gardent le petit doigt sur la couture de la soutane pour ne pas se faire crosser
financièrement par Rome... Le silence de la hiérarchie sur le contrôle des naissances ou l'usage
du préservatif contre le sida n'a pas d'autres causes. Sur le terrain toutefois, il semble que
certains prônent discrètement des mesures dans ce domaine. Ne fût-ce que parce que leur
conscience leur commande de choisir les «moindres maux». A moins que ce ne soient les plus
humains...

Le Centre

hospitalier

de Kigali

en question

Le Centre hospitalier de Kigali, principale institution de soins de santé de la capitale rwandaise


devrait être un modèle du genre. Notamment parce qu'il dispose d'un certain nombre
d'infrastructures et de matériel de pointe. le conditionnel est toutefois de mise... car la réalité est
bien plus sombre avec une désorganisation chronique et un taux d'occupation de 180 pour cent,
ce qui ne sont, évidemment, pas des garanties d'une politique de soins efficace.

Le Dr Jan Clerinx, un interniste originaire de la région de Turn-hout y est un partenaire efficace


pour le Programme national intégré de lutte contre la lèpre et la tuberculose et ses collègues
belges de la Fondation Damien mais il est bien obligé de reconnaître une certaine impuissance
face à la dérive structurelle rwandaise. L'homme a pourtant la foi parce qu'il vient de renouveler
une nouvelle fois son contrat. Il n'en demeure pas moins pessimiste devant l'évolution actuelle.

Très honnêtement explique-t-il j'estime que si on ne change pas au plus vite les modèles de
gestion, il sera bientôt superfétatoire de continuer à travailler ici. Il faut que la Coopération au
développement chez nous mette les points sur les i. Et le plus vite possible...

PERSONNEL PEU MOTIVÉ

Pour le médecin flamand, la motivation est absente tant dans le chef des autorités que dans celui
des «fonctionnaires de la santé» qui y sont à l'oeuvre. Les donateurs, si généreux fussent-ils,
n'ont jamais vérifié ce que devenait leur contribution. Et la démotivation est maximale. Et Jan
Clerinx de pointer le doigt vers certains membres du personnel qui parce que liés à des
responsables du pouvoir ou de la fonction publique n'ont de leur mission qu'une conscience très
relative.

Un de nos grands problèmes, ici, est aussi celui de la concertation. C'est bien simple: elle
n'existe pas! Un hôpital comme celui-ci devrait se fixer une ligne bien définie à travers un conseil
médical. Et il faudrait aussi permettre aux médecins de se construire une vraie carrière plutôt que
de patauger dans l'immobilisme ou d'aller chercher refuge dans des institutions internationales où
ils galvaudent leurs capacités. Le drame de la formation médicale au Rwanda est que sur 350
médecins formés, 100 se muent immédiatement en bureaucrates...

Une gestion privée permettrait aussi d'éviter des abus dans les nominations, tout simplement
parce qu'on valoriserait davantage les qualités professionnelles que les liens familiaux. Il est
évident qu'il faut une autre volonté politique pour y parvenir. Et on doit aussi mettre à mal cette
conception trop répandue ici selon laquelle nul ne peut gagner plus que son voisin.

Et tant qu'à faire, le Dr Clerinx veut aussi faire payer les malades qui en ont les moyens pour
ceux qui ne pourront jamais se le permettre.

Son diagnostic? Le Rwanda ne manque pas de moyens mais d'une réelle volonté politique. Sans
elle, on court à la catastrophe...

Vous aimerez peut-être aussi