Vous êtes sur la page 1sur 15
ELEONORE ROY-REVERZY MIRBEAU EXCENTRIQUE « —Est-ce curieux, tout de méme !... Un concombre !... Attendons tun peu, il ne va pas tarder & revenir... » (Mirbeau, « Le concombre fugitif », Contes dréles) LA TRADITION de I’ excentricité — si l'on ose dire — est ancienne, puis- qu’elle remonte & l’une des naissances du roman, celle qui, sous le signe de la satire et de la contestation des mythes, se pose a la fois comme moralisatrice et comme décousue : Le Satiricon de Pétrone tend simulta- nément a la dénonciation de la corruption romaine et 4 la mise en cause des attendus du récit mythique, linéarité, héroisation, théme amoureux. A l’objet, la peinture des moeurs, se combine donc une écriture, celle de la satura, cette forme ancienne du mélange, de la macédoine, dans laquelle se rejoignent la théAtralité, pantomimes et chants tout ensemble!, et qui est donc une écriture dramatique, visant au spectaculaire. Esthétique théa- trale — simultanément visuelle et orale —, objet moral, ce sont la, on I’aura compris, deux des traits les plus immédiatement visibles de I’ ceuvre mirbellienne, qui se parle et se donne 4 voir, tout en reposant sur une (dé)construction rhapsodique 2. Parce que |’écriture mirbellienne est ba- varde et bruyante — la pratique de I’ interview en étant |’illustration la plus flagrante —, parce que le récit se voit parasité par une logorrhée crois- sante, la donnée romanesque est manifestement en déroute. 78 ELEONORE ROY-REVERZY Il faut cependant, pour aller plus loin, revenir sur les origines mémes du roman moderne et noter qu’en fait son unique « tradition, c'est bien celle de l’anti-roman* », comme |’écrit Daniel Sangsue. S’appuyant en effet sur les travaux de Northrop Frye, qui a montré que le roman-chroni- que (le novel anglais) proposait un déplacement parodique du romance ou romanesque , il situe le récit excentrique dans cette tradition contesta- taire : issu du mélange des genres et marqué par l’irrégularité, le récit excentrique ne serait en somme qu’un roman excessif, qu’un roman qui pousserait 4 bout les tendances de ce roman anti-roman (ou peut-étre plu- tot d’ailleurs anti-romance). Le refus du roman aboutirait dés lors 4 une sorte de sur-roman. Les ceuvres que publie Mirbeau au tournant du siécle, Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, illustrent sans nul doute exemplairement cette ex- centricité, dont on trouverait également trace dans bien des contes pu- bliés 4 la méme période — notamment ceux réunis par Jean-Frangois Nivet sous le titre de Contes dréles * — et dans les deux textes finals, La 628 - E 8 et Dingo. Autour d’un narrateur bavard et omniprésent, elles présentent en effet une succession plus ou moins accélérée de divers personnages, auxquels sont prétées des aventures ou qui viennent a tour de réle racon- ter leur histoire : cette écriture du défilé, sorte de réinterprétation parodi- que de la poétique de La Tentation de saint Antoine flaubertienne, permet d’introduire toute une galerie d’excentriques, voyageurs en partance pour la Chine, patronnes successives de Célestine, curistes 4 X., chargés cha- cun de figurer, dans leurs attitudes et dans leurs propos, une tare, un vice représentatifs de la laideur humaine ou de la société corrompue de I’in- fame Troisiéme République, mais tout aussi bien de ne servir a rien : ap- paritions totalement gratuites et inefficaces sur le plan du strict satirique, ces personnages réduits au statut de baudruche, semblent pousser a bout la notion méme de personnage — le persona latin n’est que le masque d'une parole -, et anticiper sur la réflexion de Valéry. Que dire en effet de ce Dickson-Barell qui, dans Les Vingt ef un jours, n’ apparait que le temps MIRBEAU EXCENTRIQUE 9 dune formule (« C’est infumable ! ») ou du notaire Barbot qui cherche & louer une somptueuse villa avec fantome ® ? Lexcentricité est bien stir d’ abord et visiblement thématique : ces per- sonnages, pour ne parler que des Vingt et un jours, portent des noms co- casses, la marquise de Parabole, les docteurs Triceps et Fardeau-Fardat le disputent & Clara Fistule, qui, pour précher « l’insexuat », n’en est pas moins « un gros, lourd et épais gargon, a forte carrure d’ Auvergnat7 », ou a Parsifal, ancien député gambettiste du Nord-Nord-Ouest devenu « cor- recteur d’épitaphes, pour les cimetiéres de la Seine * » ; leurs motivations, telles celle de l’embaumeur ami de Fardeau-Fardat, s’expriment dans des non-sens humoristiques (« Quand on est embaumé par lui... c’est & se croire encore vivant... ») ; leurs portraits-charges font de ces fantoches des étres marqués par la disparate, tant ils conjuguent et accumulent les ridicules, toujours placés sur les frontiéres entre l’humain et I’ animal, le féminin et le masculin, le haut et le bas : Cléophas Biscouille, qui viole la jeune Célestine, est « un vieux, aussi velu, aussi mal odorant qu’un bouc " », lune des maitresses de Célestine, « malgré son apparente élé- gance et sa jolie figure », a des « des habitudes de canaille », aime « le boeuf bouilli et le lard aux choux », et abreuve son mari de « Merde ! » retentissants!!, Clara Fistule enfin emblématise ce refus de toute catégo- risation du personnage : Clara Fistule n’est pas une femme, ainsi que vous pourriez le croire au féminisme de son prénom. Ce n’est pas, non plus, tout & fait un homme ; c’est quelqu’un d’intermédiaire entre Phomme et le Dieu ; un intethomme pourrait l’ appeler Nietszche. Poate, cela va sans dire. Mais il n’est pas que poéte, il est sculpteur, musicien, philosophe, pein- tre, architecte, il est tout...« Je totalise en moi les mutiples intellec- tualités de l’univers, déclare-t-il, mais c’est bien fatigant, et je commence a me lasser de porter tout seul le poids écrasant de mon génie ». Clara Fistule n’a pas dix-sept ans, et, 6 prodige ! il est depuis longtemps déja descendu au fond de toutes choses "2, Lexcentricité est bien dans cette écriture qui décentre constamment (Clara Fistule « n’est pas » et « n’est pas non plus »), vouée au flotte- ment, tout en feignant d’accumuler des données contradictoires pour com- poser une vaine totalité (« je totalise en moi »). Il ne s’agit pas d’engager une quéte du sens, on I’aura compris, mais de se placer d’emblée et de 18 BLEONORE ROY-REVERZY Il faut cependant, pour aller plus loin, revenir sur les origines mémes du roman moderne et noter qu’en fait son unique « tradition, c’est bien celle de l’anti-roman? », comme I’écrit Daniel Sangsue. S’appuyant en effet sur les travaux de Northrop Frye, qui a montré que le roman-chroni- que (le novel anglais) proposait un déplacement parodique du romance ou romanesque +, il situe le récit excentrique dans cette tradition contesta- taire ; issu du mélange des genres et marqué par I’irrégularité, le récit excentrique ne serait en somme qu’un roman excessif, qu’un roman qui pousserait a bout les tendances de ce roman anti-roman (ou peut-étre plu- tt d’ailleurs anti-romance). Le refus du roman aboutirait dés lors 4 une sorte de sur-roman. 4k Les ceuvres que publie Mirbeau au tournant du sitcle, Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, illustrent sans nul doute exemplairement cette ex- centricité, dont on trouverait également trace dans bien des contes pu- bliés la méme période — notamment ceux réunis par Jean-Francois Nivet sous le titre de Contes dréles 5 — et dans les deux textes finals, La 628 - E 8 et Dingo. Autour d'un narrateur bavard et omniprésent, elles présentent en effet une succession plus ou moins accélérée de divers personnages, auxquels sont prétées des aventures ou qui viennent a tour de rdle racon- ter leur histoire : cette écriture du défilé, sorte de réinterprétation parodi- que de la poétique de La Tentation de saint Antoine flaubertienne, permet d’introduire toute une galerie d’excentriques, voyageurs en partance pour la Chine, patronnes successives de Célestine, curistes 4 X., chargés cha- cun de figurer, dans leurs attitudes et dans leurs propos, une tare, un vice représentatifs de la laideur humaine ou de la société corrompue de I’in- fame Troisiéme République, mais tout aussi bien de ne servir a rien : ap- paritions totalement gratuites et inefficaces sur le plan du strict satirique, ces personnages réduits au statut de baudruche, semblent pousser a bout la notion méme de personnage — le persona latin n’est que le masque une parole —, et anticiper sur la réflexion de Valéry. Que dire en effet de ce Dickson-Barnell qui, dans Les Vingt et un jours, n’ apparait que le temps MIRBEAU EXCENTRIQUE. 19 d'une formule (« C’est infumable ! ») ou du notaire Barbot qui cherche & louer une somptueuse villa avec fantéme * ? Vexcentricité est bien sfir d’ abord et visiblement thématique : ces per- sonnages, pour ne parler que des Vingt et un jours, portent des noms co- casses, la marquise de Parabole, les docteurs Triceps et Fardeau-Fardat le disputent Clara Fistule, qui, pour précher « l’insexuat », n’en est pas moins « un gros, lourd et épais gargon, a forte carrure d’ Auvergnat7 », ou 4 Parsifal, ancien député gambettiste du Nord-Nord-Ouest devenu « cor- recteur d’épitaphes, pour les cimetiéres de la Seine * » ; leurs motivations, telles celle de ’embaumeur ami de Fardeau-Fardat, s’expriment dans des non-sens humoristiques (« Quand on est embaumé par lui... c’est & se croire encore vivant...’ ») ; leurs portraits-charges font de ces fantoches des tres marqués par la disparate, tant ils conjuguent et accumulent les ridicules, toujours placés sur les frontiéres entre l’humain et l’animal, le féminin et le masculin, le haut et le bas : Cléophas Biscouille, qui viole la jeune Célestine, est « un vieux, aussi velu, aussi mal odorant qu’un bouc "», l'une des maitresses de Célestine, « malgré son apparente élé- gance et sa jolie figure », a des « des habitudes de canaille », aime « le beeuf bouilli et le lard aux choux », et abreuve son mari de « Merde ! » retentissants!!, Clara Fistule enfin emblématise ce refus de toute catégo- risation du personnage : Clara Fistule n’est pas une femme, ainsi que vous pourriez le croire au féminisme de son prénom. Ce n’est pas, non plus, tout a fait un homme ; c’est quelqu’un d’intermédiaire entre l'homme et le Dieu ; un interhomme pourrait l’appeler Nietszche. Poate, cela va sans dire. Mais il n’ est pas que poste, il est sculpteur, musicien, philosophe, pein- tre, architecte, il est tout...« Je totalise en moi les mutiples intellec- tualités de I’univers, déclare-t-il, mais c’est bien fatigant, et je commence a me lasser de porter tout seul le poids écrasant de mon génie ». Clara Fistule n’a pas dix-sept ans, et, 6 prodige ! il est depuis longtemps déja descendu au fond de toutes choses ?. Lexcentricité est bien dans cette écriture qui décentre constamment (Clara Fistule « n’est pas » et « n’est pas non plus »), vouée au flotte- ment, tout en feignant d’accumuler des données contradictoires pour com- poser une vaine totalité (« je totalise en moi »). Il ne s’agit pas d’engager une quéte du sens, on Il’aura compris, mais de se placer d’emblée et de 82 ELEONORE ROY-REVERZY célébration de la nature — que I’ art est incapable d’ atteindre 3 — implique le recours a une forme de plus en plus chaotique, comme si le seul moyen en définitive de la représenter ou du moins de I’ approcher, cette Atlantide dont réve I’ artiste, tenait dans une mimesis, qui est peut-étre le seul natu- ralisme véritable - car tout a la fois philosophique et littéraire. Ainsi les certitudes de Célestine quant a la culpabilité de Joseph dans le viol et le meurtre de la petite Claire, la rencontre du narrateur des Vingt et un jours avec un rusé hérisson, I’initiation relatée dans le second chapi- tre du Jardin des supplices constituent les moments d’ une révélation, celle de la toute-puissance de Ja nature, que I’écriture échappe par ailleurs 4 saisir. Le dévoilement, partiel, intervient donc paradoxalement de ma- niére plus nette dans l’excentricité du texte, dans ses cocasseries, ses in- congruités aussi. Le rire sert également le dessein naturaliste, en ce qu’il dit la perte, le sublime impossible *. Ce « rire moderne » qu’a théorisé Baudelaire en « comique absolu * » s’exprime chez Mirbeau dans la farce, l’outrance, particuligrement dans I"humour noir, celui dont est chargé le bourreau chinois du Jardin ou encore le colonisateur des Vingt et un jours. Ce n’est pas un hasard en somme si le premier fait référence au sublime : Et les mouvements du condamné ne font qu’augmenter la fureur du rat, & laquelle, bientét, vient s’ajouter la griserie du rat... C’est sublime milady |... [...] Le rat pénétre, par ot vous savez... dans le corps de l’homme... en élargissant de ses pattes et de ses dents... le terrier... Ah!... ah !... ah !... le terrier qu’il creuse frénétiquement, comme de la terre... Etil créve étouffé, en méme temps que le patient, lequel, aprés une demi-heure d’indicibles, d’incomparables tortures, finit, lui aussi, par succomber a une hémorragic... quand ce n’est pas, l’excés de la souffrance... ou encore la congestion d’une folie épouvantable... Dans tous les cas, milady, et quelle que soit la cause finale a cette mort, croyez que c’est extrémement beau”* |... Tout comme la téte guillotinée du Pierrot anglais dont Baudelaire évo- que « le disque saignant du cou, la vertébre scindée, et tous les détails d’une viande de boucherie récemment taillée pour I’étalage?’ », cette « monstrueuse farce » marquée par « le vertige de I’hyperbole », dont il fait l'une des expressions du « comique absolu », la description du sup- plice du rat réunit comique et violence, tenant de cet « humour noir », de ces « éclats de rire sinistres » propres la fin de siécle dont parle Huys- MIRBEAU EXCENTRIQUE 83 mans?8, De méme les propos du général Archinard, qui, aprés avoir vanté la souplesse des peaux noires pour tapisser son intérieur, déclare qu’on ne peut en manger la chair — « malheureusement, le négre n'est pas comesti- ble, il y en a méme qui sont vénéneux » —ressortissent bien, au-dela de la dimension satirique propre 4 |’enracinement dans I’ actualité, et partant fatalement limitée, 4 un comique horrible ”. II ne s’agit plus en effet de I’ horreur sacrée qu’inspirent les spectacles grandioses de la nature, orages, tempétes, sommets - en témoigne la haine sans cesse redite de la montagne écrasante, qui barre le ciel et étouffe P’homme dans le roman inédit Dans le ciel et dans Les Vingt et un jours, il ne s’agit donc plus d’un sublime qui postule I’existence d’un sens, mais de la confrontation au total déréglement du sens. Comme le reléve encore D. Grojnowski, c’est bien cette part d’indécidable, ce « brouillage » cons- tant qui caractérise le rire moderne : « alors que I’ironie, la satire ou la parodie désignent une cible aisément identifiable, le comique « moderne » accentue les effets de brouillage [et] affecte la signification d’un coeffi- cient d’incertitude assez important pour provoquer le désarroi du destina- taire ° ». L’ceuvre de Mirbeau, en dépit - ou 4 cause — de son engagement donne paradoxalement a lire cette incertitude : il ne s’agit pas tant de combattre un ennemi clairement identifié — la religion, 1’état, les éduca- teurs en tout genre — ou de dénoncer un mundus inversus, ce qui présup- pose l’existence d’un ordre, comme le font les auteurs satiriques et autres pamphlétaires, que de mettre a nu la faillite de toute signification. C’est sans doute ce qui est le plus intéressant chez ce romancier combatif, que ce constat, souvent amer, de la débacle. Comique sans cible, écriture en dérive, tels sont bien les traits de l’excentricité mirbellienne, qui s’éloi- gne d’un centre insaisissable et de toute fagon indistinct, Contrairement au moraliste Zola, qui continue d’y croire quand méme, Mirbeau satirise a vide, comme si les valeurs au nom desquelles il fustige la corruption de ses contemporains, étaient fatalement incertaines ou introuvables. Lexcentrique mirbellien pourrait dés lors s’éclairer, par référence & Vincongru littéraire dont Pierre Jourde écrit qu’il « peut parfaitement se développer sur une base [...] satirique, 4 condition d’en pervertir assez les effets pour laisser le lecteur perplexe sur le statut et les intentions de ce qu'il lit », Le caractére gratuit del’incongru, qui « en dit toujours trop ? », est lié 4 un excés et parle « pour rien ® », se donne notamment a lire dans 84 ELEONORE ROY-REVERZY le fameux développement déja cité, que préte le narrateur au général Achinard dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique : affirmer en effet que « le négre n’est pas comestible » et qu’ « il y ena méme qui sont vénéneux ¥ » reléve certes de I’humour noir (!), mais plus encore d’une forme d’excés, qui ne trouve plus sa motivation dans le propos pamphlé- taire : ce n’est pas tant l’atrocité de la conquéte coloniale menée par le général susnommé qui est dénoncée, ou plutét ce n’et plus tant cette cible qui est visée. Les mots s’enchainent : de la peau qui pare les murs 4 la chair A mettre en conserves, le raisonnement progresse logiquement, du moins en apparence, lorsque ses prémisses (tapisser une piéce avec la peau de tout un village africain) sont déja aberrantes *°. Surenchére dans V’aberration qui est comique, dérive ludique du raisonnement — Achinard estime qu’il ne faut rien perdre et réve d’une exploitation complete de la matiére premiére —, le propos du colonisateur n’en suscite pas moins un évident malaise : certes le lecteur a bien compris dans quel camp se si- tuait l’interviewer, narrateur des Vingt et un jours, mais il ne peut appré- hender cette image de chair négre mise en conserves et distribuée a la troupe autrement que comme cocasse. D’oii son rire et sa géne, rire Ala fois explosif et honteux — car il n’implique aucune compassion a |’ égard des Soudanais victimes d’ Achinard — et qui rebondit sur la question des blancs, prisonniers et forgats entretenus aux frais du gouvernement, aux- quels le militaire souhaite de connaitre le méme sort, tout en déplorant le « sentimentalisme national » qui l’interdit. La proposition suivante de I’in- terviewer repousse encore les limites : ~ Général, interrompis-je, j'ai une idée.., Elle est spécieuse, mais géniale. —Allez-y !... — On pourrait peut-étre teindre en négres les blancs, afin de ména- ger le sentimentalisme national... = Oui... et puis... —Et puis, on les tuerait... et puis, on les tannerait ! Le général devint grave et soucieux. —Non ! fit-il, pas de supercherie... Ce cuir ne serait pas loyal... Je suis soldat, moi, loyal soldat... maintenant, rompez*... La logique du raisonnement, qui avait prévalu jusque 1a n’est plus dé- sormais qu’ une coquille vide : teindre les blancs en noirs permettrait de MIRBEAU EXCENTRIQUE as les tuer, de les dépecer et d’atteindre ainsi une heureuse gestion des char» ges de I’état, mais I’effort entrepris pour réaliser cette économie paraft excessif. Cette absence de nécessité, camouflée par le rythme de la cons versation, ressortit bien a l’incongru : l’enchainement fou des causes et des effets confronte le lecteur & l’absurde et intervient comme une sorte d’excédent, car ce supplément infirme en somme l’apparence de sérieux qu’ avait encore le raisonnement précédent. Semblable dérive dans le régime de la nécessité 3” se rencontre de méme dans les propos du chasseur de paons du Jardin des supplices : Par exemple, c'est une chasse dangereuse... II faut avoir l'ovil, Ce sont, sans doute, des paons féroces ?, ~ Mon Dieu, non... Mais telle est la situation... La od il y a du cerf, il y a du tigre... et 18 od il y a du tigre, il y a du paon !... — C'est un aphorisme 2. —Vous allez me comprendre. .. Suivez-moi bien... Le tigre mange le cerf,.. et... — Le paon mange le tigre ?... insinuai-je gravement... — Parfaitement... c’est-a-dire... voici la chose **... « Le comique du raisonnement aberrant » s’ appuie ici sur « un double paralogisme », selon les termes de Jean Emelina, d’autant que l’expli» cation qui suit” révéle, chez le volatile des habitudes pour le moins saul* grenues. Les moyens auxquels recourt le chasseur pour attirer I’ animal et le tuer, par leur précision, illustrent 4 la fois la disconvenance (entre les efforts entrepris et le but visé, entre la beauté prétentieuse traditionnelle+ ment prétée au volatile et ses goiits alimentaires) et l’absurdité : la jouls» sance prétendiiment esthétique gofitée par le chasseur (« C’est magnifique Atuer ! ») perd en effet ainsi toute justification. Immotivation qu’on rencontre encore dans l’emploi de la métaphore, celle par exemple qui sert 4 I’aum6nier de Notre-Dame-des-Trennte-six« Douleurs, pour résumer I’ ceuvre de Bourget : « une cuvette od l'on s'est lavé n’importe quoi... et oi: nagent, parmi du poil et de la mousse de savon, les olives du Calvaire*'... ». Voisinage cocasse que celui de polls et d’olives, qui raméne le roman bourgetien a ses adultéres et a son catho» licisme, soulignant ainsi les palinodies de I’auteur de Mensonges, mals aussi ramassis incongru d’ éléments disparates qui conserve sa part d’irré= ductible loufoquerie. Il n’y a décidément pas chez Mirbeau que l'espeoe 86 ELEONORE ROY-REVERZY rare du cucumix fugax qui mérite d’étre classée parmi les incongruités “. * ax Le roman mirbellien, fréquemment lu sous I’ angle du disloqué et du fragmentaire “?, trouve certainement I’un de ses modéles dans la tradi- tion qui conteste et parodie le roman, cherche a déjouer toutes les attentes de son lecteur. Mai la question de la réception ne se pose pas dans les mémes termes au X VIII et a la fin du XIX¢ siécle : qu’ attend le lecteur de la Belle Epoque ? « Du sang, de la volupté, de la mort », ce que Le Jardin lui sert largement, nettement moins Le Journal d’une femme de chambre — hormis a travers I’histoire de la petite Claire —, et plus du tout le récit inclassable de 1901. Mirbeau, de méme qu’il délaisse les ressorts de I’ épou- vante, se détache progressivement du romanesque, ou plutét réinvestit, dans l’excentricité et l’incongruité, l’esthétique de l’inattendu qu’il re- céle. Les ceuvres ultérieures confirmeront cette échappée hors des cadres, notamment dans le recours massif au coq-a-l’Ane et dans |’ écriture de la vitesse “4 : il ne sera plus alors question d’un centre qui donnerait du sens, de toute fagon depuis longtemps perdu, par rapport auquel se situer ; V’ceuvre elle-méme s’abandonnera au mouvement et prendra en somme son parti des choses. C’est parce qu’elles surgiront incongrues, qu’elle apparaitront privées de nécessité, que le récit les restituera telles quelles : la poétique excentrique des derniéres ceuvres sera vraiment vision du monde, et peut-&tre tout bonnement naturaliste. ELEONORE ROY-REVERZY NOTES 1. La satura est d’ abord pot-pourri en ce qu’elle est & la fois mimée et chantée sur des rythmes variés, réalisant donc la fusion du spectaculaire et du narratif, Ce rest qu’ partir du deuxiéme siécle avant J.-C. qu’elle devient un poéme narra- tif, forme qui se maintiendra jusqu’au XVII sigcle. 2, Je me permets de renvoyer & ce propos 4 mon étude : « Mirbeau rhapsode ‘ou comment se débarrasser du roman », paru dans la revue Europe (mars 1999, p. 16-26). 3. D, Sangsue, Le Récit excentrique, Corti, 1987, p. 72. Ma dette a l’égard de MIRBEAU EXCENTRIQUE 87 cet ouvrage est considérable, comme le lecteur ne manquera pas de s’en aperce- voir. 4. Dans ses deux ouvrages fondamentaux que sont Anatomie de la critique (Gallimard, « Biblioth&que des Sciences humaines », 1967) et L’Ecriture pro- fane. Essai sur les structures du romanesque (Circé, 1998, 1* 6d. 1976). 5. Mirbeau, Contes dréles, Séguier, 1995. 6. Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, Editions de Septembre, 1990, chap. XI. 7. Ibid., p. 20. 8. Ibid., p. 128. 9. «Il ['embaumeur] prend trés cher... mais c’est la perfection. Quand on est embaumé par lui... c’est & se croire encore vivant... Illusion absolue... & crier.., Il embaume... il embaume !!!» (p. 28). Voir également les propos du général Archinard qui « ne connailt] qu’un moyen de civiliser les gens, c’est de les tuer » (p. 74). 10. Le Journal d’une femme de chambre, Flammarion, « G.-F. », 1983, p. 117. 11. dbid., p. 350. 12. Les Vingt et un jours, p. 19. 13. Ibid., p. 20. 14. Bt ce, dés les romans dits autobiographiques, tel cet Abbé Jules, souvent Iu comme un roman naturaliste, et qui comporte cependant un grand blanc, a la maniére aurevillienne, les six années qu’a passées Jules 4 Paris - sur lesquelles tous s’ interrogent. 15. Op. cit., resp. p. 29 et p. 37. 16. Ibid., p. 9. 17. Outre mon étude précitée, voir mon article : « La 628-E 8 et la mort du roman », Cahiers Octave Mirbeau n° 4, 1997 (p. 257-266). 18. Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938, p. 213. 19. Dans L’Ecriture profane, il oppose le « récit en “done” » et le « récit en “et puis” » : le réaliste, avec sa conscience de la continuité logique et horizontale, nous conduit vers le terme de l’histoire ; l’auteur romanesque, passant & travers une série d’épisodes sans lien entre eux, semble vouloir nous conduire vers le sommet de l’histoire » (op. cit., p. 57). 20. J. de Palacio, Figures et formes de la décadence, Séguier, 1994. 21. « Je ne suis pas fait pour les romans ni pour les drames. Leurs grandes scénes, coléres, passions, moments tragiques, loin de m’exalter me parviennent comme de misérables éclats, des états rudimentaires ott toutes les bétises se 14- chent, od l’étre se simplifie jusqu’a la sottise ; et il se noie au lieu de nager dans les citconstances de l’eau » (Monsieur Teste, Gallimard, « La Pléiade », t. II, p. 38). 88 ELEONORE ROY-REVERZY 22. Tel le fameux passage : « Et I’ univers m’ apparait comme un immense, un inexorable jardin des supplices... Partout du sang, et 14 ot il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous re- tournent la peau, avec des faces sinistres de joie... » (Le Jardin des supplices, Gallimard, « Folio », 1991, p. 248-249). 23. Voir déja dans L’Abbé Jules cette déclaration : « Tu aimeras la nature ; tu Vadoreras méme, si cela te plait, non point a la maniére des artistes ou des sa- vants qui ont l’audace imbécile de chercher a l’exprimer avec des rythmes, ou de l’expliquer avec des formules ; tu I’adoreras d’une adoration de brutes, comme les dévotes, le Dieu qu’elles ne discutent point. $’il te prend la fantaisie d’en vouloir pénétrer I’ indévoilable secret, d’en sonder l’insondable mystére... adieu le bonheur ! Tu seras la proie sans cesse torturée du doute et de I’inassouvi » (L’Abbé Jules, Albin Michel, « Bibliothque Albin Michel », 1949, p. 257-258). J'ai abordé Ja question de la nature chez Mirbeau dans une communication au Colloque consacré aux Mythes de la décadence et organisé A Clermont-Ferrand par Alain Montandon (a paraitre fin 2000). 24. C’est & propos de Jean Paul et de son Introduction a l’esthétique, que Daniel Grojnowski écrit : « Le comique de I’humour est intimement associé a Vidée d’ infini, de néant ou d’absurde. En cela il s’ apparente (méme si de maniére inversée) au sublime, ordinairement réservé 4 l’horreur qu’éveille en nous la présence du divin » (Aux commencements du rire moderne. L'Esprit fumiste, Corti, 1997, p. 33). 25. Voir « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plas- tiques », uvres completes, Gallimard, « La Pléiade », 1976, t. II, p. 535. 26. Le Jardin des supplices, p. 211. 27. Op. cit. p. 539. 28. Nous renvoyons a ce propos a l'article de D. Grojnowski, « Le rire « mo- dere » a la fin du XIX* siécle » (paru dans Poétique, novembre 1990, p. 459) ainsi qu’& son ouvrage précité. 29. On analyserait semblablement les propos de I’explorateur du Jardin des supplices qui, peignant les négres comme semblables & « de jeunes lapins » inof- fensifs et herbivores — ee les blancs sont anthropophages ~,n’en affirme pas moins qu’il faut les tuer «... pour les civiliser » (op. cit., p. 117). 30. Aux commencements du rire moderne, op. cit., p. 249. 31. P. Jourde, Empailler le toréador. L’incongru dans la littérature francaise, Corti, « Les Essais », 1999, p, 23. 32. Ibid., p. 33. 33, « Si tout parait en trop, l’incongru consiste dire des choses, non pas dépourvues de sens, mais privée de nécessité. II correspond au surgissement de MIRBEAU EXCENTRIQUE 89 Virréductible, du non-consommable. Nul franchissement d’ un interdit [...] mais paroles en trop, mots pour rien » (ibid., p. 28-29). 34. Op. cit, p. 74. 35. On rapprochera ce mécanisme sophistique du fonctionnement des chro- niques de Jarry, analysées par D. Grojnowski : de méme que Jarry monte « une machine a avérer les hypothases les plus saugrenues », de méme la technique de l'interview adoptée par Mirbeau lance a fond de train une logique devenue folle (op. cit., p. 308). 36. Op. cit., p. 75. 37. P. Jourde écrit encore : « Est incongru [...] ce qui se produit a l’encontre d'un ordre, une habitude, mais « n’a rien & faire 1A», se manifeste hors de propos et ne remet rien en cause. [...] L’incongru se produit contre toute attente ». On notera la parenté avec les caractéristiques du romanesque - et bien stir avec I’ex- centricité, 38. Le Jardin des supplices, op. cit., p. 105. 39. J. Emelina, Le Comique. Essai d’interprétation générale, SEDES, « Les livres et les hommes », 1996, p. 97. 40. Quand le tigre est repu du cerf, il s’endort... puis il se réveille... se sou- lage et... s’en va... Que fait le paon, lui ?... Perché sur les arbres voisins, il attend prudemment ce départ... alors, il descend a terre et mange les excréments du tigre... C’est Ace moment précis qu’on doit le surprendre..../ Et, de ses deux bras tendus en ligne de fusil, il fit le geste de viser un paon imaginaire : /— Ah ! quels paons !... Vous n’en avez pas la moindre idée.... [...] Mon cher monsieur, j'ai tué de tout... j’ai méme tué des hommes... Eh bien !... jamais un coup de fusil ne me procura une émotion aussi vive que ceux que je tirai sur les paons... Les paons... monsieur, comment vous dire ?... c'est magnifique a tuer !... (ibid., p. 105-106). 41. Le Journal d'une femme de chambre, Flammarion, « G.-F. », p. 266. 42. « Le Concombre fugitif » est la seule occurrence de Mirbeau dans |’ex- cellent ouvrage de P. Jourde (op. cit., p. 251). 43. Voir par exemple les analyses de Pierre Michel (« Le Jardin des suppli- ces : entre patchwork et “soubresauts d’épouvante” », Cahiers Octave Mirbeau n° 3, 1996) et de Marie-Frangoise Melmoux-Montaubin (« Les romans d’Octave Mirbeau : “des livres oi il n’y aurait rien...”», Cahiers Octave Mirbeau n° 2, 1995). 44. Voir, dans La 628-2 8, le développement sur la faune des routes, et, en regard, la typologie du coq-a-l’ane établie par P, Jourde dans son ouvrage pré- cité.

Vous aimerez peut-être aussi