Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
On appelle chansons de geste des poèmes épiques attestés entre le milieu du XIe et le début du
XIVe siècle. Dans ces textes, écrits en un style particulier, les valeurs guerrières sont afirmées
énergiquement à partir de récits légendaires dont les personnages renvoient souvent à des héros
historiques. Deux sont les thèmes les plus fréquents de ces poèmes: la défense de la chrétienté contre
les musulmans, et la vengeance féodale, la faide. Le héros des chansons de geste est catégorique,
excessif et cruel. Il s’exprime par l’action plus que par les paroles, mais ses paroles ne sont pas moins
violentes et sont lourdes de conséquences dans l’économie du récit.
La diction de ces poèmes est très caractéristique: ils sont faits de formules permettant
l’improvisation orale, car ils étaient chantés par des jongleurs avec un accompagnement instrumental.
Cette caractéristique évoque un type de production que nous appelons “populaire”; mais au Moyen
Age les frontières entre ce qui est populaire et ce qui ne l’est pas étaient différentes de celles
d’aujourd’hui. C’est une poésie appréciée des paysans, des chevaliers et de la petite noblesse en
général, et qui a également une signification nationale et historique. Gui de Ponthieu (m. 1074) nous
montre le jongleur Tailleferentonnant laChanson de Roland devant les troupes normandes alignées
dans la plaine de Hastings; cela peut n’être qu’une légende tardive, mais on voit bien que pareils textes
contribuent à une identité de groupe.
Dans les chansons de geste nous voyons agir les plus célèbres héros de la France médiévale.
Charlemagne attaque l’émir de Saragosse dans laChanson de Roland, voyage à Constantinople pour
voir si l’empereur de Byzance est plus bel homme que lui, combat les Sarrasins en d’innombrables
batailles et laisse le trône impérial à son fils Louis sous la protection de Guillaume d’Orange. Ce même
Guillaume, dit au court nez parce qu’un géant musulman lui a coupé le bout du nez sous les murs de
Rome, épouse la belle païenne Orable (qui deviendra chrétienne sous le nom de Guibourc) et délivre de
nombreuses villes du Midi où les Sarrasins avaient établi leurs repaires. Pour prendre Nîmes, il se
déguise en marchand de vins, et pénètre dans la forteresse avec une petite troupe de guerriers cachés
dans les tonneaux du convoi. Il secourt son jeune neveu Vivien, blessé à mort dans les champs
d’Aliscans; sa propre femme Guibourc refuse de le recevoir entre les murs d’Orange tant qu’elle ne lui
voit pas frapper et transpercer les païens. Ogier le Danois, jeune otage de son père, le roi de Danemark,
à la cour de Charlemagne, connaît l’exil et la prison avant de prouver dans le combat sa fidélité et sa
vaillance incomparables. La faide de Raoul de Cambrai, dépossédé par le roi du fief de son père mort,
et mort lui-même dans un combat contre ses rivaux, sera continuée jusqu’à la génération suivante. Les
quatre fils Aymon sont poursuivis par le roi de château en château et finalement doivent se rendre,
malgré le savoir magique de Maugis d’Aigremont et la fidélité du cheval ailé Bayard; l’aîné, Renaud
de Montauban, se repentira et bâtira une église à Cologne.
On parle volontiers des “cycles” des chansons de geste. En effet, il y a par exemple une série de
chansons qui constituent le “cycle de Garin de Monglane”. Elles sont consacrées à des personnages
dont le plus illustre, et le seul historique d’ailleurs, est Guillaume d’Orange, duc d’Aquitaine, un
guerrier de Charlemagne, mort en 812 et qui fut canonisé. Garin de Monglane est censé être le grand-
père de Guillaume. Les frères de Guillaume, sans doute des personnages fictifs, sont cités dans le plus
ancien texte relatif à une chanson de geste, le Fragment de La Haye, qui est une traduction latine d’une
chanson perdue. D’autres chansons racontent les aventures de ses oncles, de ses fils, neveux, petits-fils,
etc. En ce sens le cycle de Garin de Monglane forme une unité, et on a pu même montrer que le mot
geste signifie au XIIe siècle, entre autres, “famille”. La chanson de geste serait donc, pour certains
jongleurs du moins, un poème d’une série consacrée à une famille. On ne peut pas dire la même chose
des deux autres “cycles”, celui du roi et celui de Doon de Mayence. Il est vrai que Charlemagne est le
héros de nombreuses chansons (Berthe aux grands pieds, Mainet, Pèlerinage de Charlemagne), et que
sa vie est racontée depuis son enfance et jusqu’au couronnement de son fils Louis le Pieux. Mais les
poèmes que l’on prétend rattacher, pour l’amour de la classification, à la geste de Doon de Mayence ne
se laissent pas facilement relier par les personnages reparaissants. Ils se ressemblent surtout en cela que
leurs sujets tournent autour de l’anarchie féodale et des vengeances de famille.
L’origine de l’idée des “cycles” est certainement médiévale. Nous la trouvons par exemple chez
le jongleur Bertrand de Bar-sur-Aube:
Nous ne devons pas croire que les “cycles” aient été l’effet d’une volonté créatrice unique, ni
qu’ils aient nécessairement une quelconque unité. Les principaux personnages d’une chanson du cycle
du roi peuvent être autres que Charlemagne (par exemple sa mère dans Berthe aux grands pieds).
Quant à des inventions comme “le cycle de Doon de Mayence” ou “le cycle des barons révoltés”, elles
ne méritent pas qu’on s’y arrête pour les réfuter. En fait les jongleurs cherchent à relier les chansons les
unes aux autres pour accroître l’intérêt des spectateurs potentiels à la seule annonce du sujet.
On a été tenté de soutenir que la cyclisation est un phénomène tardif dans l’histoire des
chansons de geste, mais la présence de la famille de Guillaume dans le Fragment de La Haye, dans le
premier tiers du XIe siècle, donne à penser que les liens de sang sont inséparables du personnage
épique et que les cycles sont une virtualité du mode narratif des gestes.
Il existe, en effet, des “personnages reparaissants” dans les chansons de geste. L’expression a
été inventée par Balzac en parlant de ceux de ses héros qui figurent dans plusieurs romans: l’avoué
Derville, le médecin Bianchon, le juge Popinot, etc. De façon analogue, dans les épopées nous
retrouvons seulement deux rois, qui sont Charlemagne et son fils Louis, et cela bien que les sujets des
poèmes soient tirés d’époques historiques différentes: le dernier des rois dont on raconte les exploits
étant le carolingien Louis III, qui a combattu les Normands à Saucourt en Vimeu. D’ailleurs, pour les
jongleurs il n’y a pas de Normands, car tous les ennemis des Français sont des “Sarrasins”. Les
conseillers de Charlemagne, le duc Naimes, Ogier de Denemarche, l’archevêque Turpin reparaissent
eux aussi souvent. Ogier, qui trahit Charlemagne et se repent ensuite, rappelle l’histoire du comte
Autcharius, qui s’est réfugié en 771 avec les enfants de Carloman, le frère de Charlemagne, à la cour
de Didier, roi des Lombards, et a été fait prisonnier avec ses hôtes. Le personnage est d’ailleurs une
confusion entre l’Autcharius historique et un guerrier de légende devenu héros national des Danois,
Holger Danske.
Thèmes et sujets
Commençons par l’analyse de la Chanson de Roland. C’est la chanson de geste la plus
ancienne dont le texte nous soit conservé en entier. Cependant on peut observer qu’elle ne présente pas
une unité à la façon des romans du XIXe siècle.
L’empereur Charlemagne fait depuis sept ans la guerre en Espagne. Il a deux cents ans d’âge,
mais il vient de prendre Cordoue. Le roi sarrasin Marsile de Saragosse souhaite éloigner ce péril et lui
propose de se soumettre et de venir en France pour recevoir la loi chrétienne. Son intention, en fait, est
de n’en rien faire, mais de gagner du temps, quitte à voir ses otages tués.
Charlemagne assemble son conseil pour répondre à l’offre des païens. Le comte Roland, fils de
la sœur de l’empereur, commence par rappeler que ce n’est pas pour la première fois que le traître
Marsile feint la soumission. Il y a sept ans, le roi s’est laissé amadouer par les promesses du Sarrasin et
lui a envoyé en ambassade deux de ses comtes, Basilie et Basan; ils furent décapités dans les
montagnes. L’assemblée s’assombrit à ce rappel. Mais Ganelon, qui est le second mari de la mère de
Roland, invoque la sagesse qui nous recommande de rechercher la paix. Le sage Naimes se rallie à ce
conseil et les Français approuvent ces deux veillards vénérables.
Maintenant Charlemagne demande aux barons de lui nommer les membres de l’ambassade qui
iront à Saragosse signifier à Marsile cet accord. Roland, Olivier et l’archevêque Turpin se portent
volontaires, mais le roi refuse leurs offres d’assez mauvaise humeur et déclare qu’il ne permettra à
aucun pair d’aller en ambassade (sans doute pour ne pas exposer au danger les meilleurs de ses
hommes). Alors Roland propose son beau-père pour ambassadeur. Ce geste est interprété par Ganelon,
qui ne fait pas partie du groupe des pairs, comme une trahison, car il songe au sort de Basilie et de
Basan; d’autre part, en le mettant en péril de mort, Roland a enfreint la loi de la solidarité familiale.
Suit un vif échange de mots entre les deux comtes, et Ganelon menace de se venger. Le roi conclut le
conseil en donnant à Ganelon le bâton et le gant, geste symbolique d’investiture.
En route vers Saragosse, Ganelon complote avec l’ambassadeur païen, Blancandrin. Il fera en
sorte que, sur la route du retour, Roland, qui est la source de ses propres maux et le plus acharné
ennemi des Maures, soit nommé commandant de l’arrière-garde; c’est aux Sarrasins, s’ils veulent se
préserver de la ruine, d’attaquer et de massacrer cette arrière-garde.
Ce sera la bataille de Roncevaux. Les Français ont de mauvais pressentiments, et le roi donne à
son neveu un cor fait d’une défense d’éléphant, le fameux olifan, en le priant de sonner en cas
d’attaque. On sait que lorsqu’une armée de quelques milliers d’hommes s’égrène le long d’un seul
chemin, la colonne peut arriver à une longueur de plus de dix kilomètres. L’ami de Roland, Olivier, et
la plupart des pairs se trouvent dans l’arrière-garde. Une armée de cent mille païens les attaque. Mais
Roland refuse de sonner du cor, malgré les instances d’Olivier, car il craint de perdre son los, sa
réputation, et ne veut pas que cette faiblesse puisse être reprochée à ses parents:
Les Français se battent héroïquement et Roland tranche le poing droit de Marsilie, qui s’enfuit.
Pourtant les chrétiens, accablés par le nombre, périssent l’un après l’autre. Il ne reste que soixante
Français. Devant les remontrances d’Olivier et de l’archevêque Turpin, lui-même blessé, Roland
consent à sonner du cor, et à cet effort ses tempes se rompent. Il mourra de façon exemplaire, le visage
tourné vers les ennemis, en rendant son gant à Dieu, en signe d’accomplissement de la mission reçue
sur terre. Trois anges, saint Michel, saint Gabriel et Chérubin viennent porter l’âme du comte au
paradis.
Charlemagne a entendu le cor et accourt avec le gros de l’armée, en dépit des efforts de
Ganelon, qui cherche à persuader les chrétiens que Roland, mauvais sujet comme toujours, sonne pour
s’amuser, ou bien qu’il chasse le lièvre dans la plaine de Roncevaux. Ils trouvent les prés jonchés de
cadavres. Comme le jour décline déjà, Charlemagne prie le Seigneur d’arrêter le soleil, pour qu’il ait le
temps de prendre sa vengeance sur Marsile. En effet, les Français rattrapent les Sarrasins en déroute
dans le Val Tenebrus et les massacrent. Les prières des Maures à leur dieu Tervagan ne leur sont
d’aucun secours. Le lendemain les chrétiens s’occuperont de donner aux morts une sépulture
commune, mais digne. Les coeurs de Roland, d’Olivier et de l’archevêque Turpin seront enveloppés de
soie et placés dans un sarcophage de marbre, tandis que leurs corps seront transportés en France.
Marsile avait eu la prévoyance de demander il y a sept ans l’assistance de Baligant, l’émir de
Babiloine. (Babiloine est au Moyen Age le nom du Caire, capitale de l’Egypte.) Une immense flotte
remonte jusqu’à Saragosse le fleuve Ebre en pleine nuit, éclairée par des milliers de torches, de
lanternes et d’escarboucles, pierres précieuses qui dans les croyances médiévales étaient censées
répandre une lumière éblouissante. Suit une bataille où Charlemagne remporte une victoire décisive. Il
tue Baligant de sa propre main, non sans l’appui de saint Gabriel. Le soir, les Français entrent dans
Saragosse conquise: ils démolissent les synagogues et les mosquées, ils brisent les idoles. (Les
mahomédans abhorrent le culte des idoles, mais les chansons de geste ignorent souverainement le
moindre élément de civilisation islamique.) Cent mille païens sont baptisés de gré ou de force et
Bramidonie, la femme de Marsile, est emmenée en captivité.
A Aix-la-Chapelle, l’empereur annonce aux siens les mauvaises nouvelles. Aude, soeur
d’Olivier et fiancée de Roland, meurt instantanément en entendant que son ami n’est plus vivant et que
l’empereur veut la consoler en lui donnant la main de son fils Louis. Charles prépare le jugement de
Ganelon. Il le fait battre et exposer au pilori.
A la Saint-Sylvestre (le 21 décembre), le roi tient cour de justice. Mais les barons ne veulent
pas condamner le beau-père de Roland. Ils pensent qu’un traître vivant vaut mieux qu’un héros mort, et
que Charles aura davantage à gagner à se faire servir par Ganelon. Alors Tierri d’Anjou provoque
Pinabel de Sorence, le champion du traître. C’est en effet désormais la seule façon juridiquement
admissible de venger Roland. Chacun des deux adversaires constituent trente otages de leur parenté.
Dans le duel judiciaire, Pinabel sera vaincu. De ce fait, Ganelon est déclaré coupable de trahison; on le
fera écarteler par quatre destriers, tandis que ses trente otages seront pendus.
Charlemagne est fatigué et, la nuit tombée, il s’endort. Mais voici un ange qui vient lui
annoncer qu’un roi chrétien, Vivien, est assiégé par les païens dans la ville d’Imphe, en terre de Bire;
sa mission est de le secourir. Charles pleure:
Ici finit La Chanson de Roland, par le célèbre vers 4002, Ci falt la geste que Turoldus declinet,
que nous ne savons traduire. Turold est-il le créateur, l’interprète ou le copiste de cette version?
On voit que la narration de la Chanson de Roland n’est pas unitaire. On y distinguera deux
couches chronologiques distinctes: celle qui comprend la bataille de Roncevaux avec l’amont et l’aval,
et celle qui raconte les suites de la bataille. Nous savons qu’il y a eu dans l’histoire un Hruodlandus,
Britannici limitis praefectus, et qu’il est mort à Roncevaux le 15 août 778. Nous croyons savoir aussi
que Dieu n’a pas arrêté le soleil pour Charlemagne et que l’émir du Caire n’est pas venu au secours de
celui de Saragosse.
Par conséquent le récit suit une tradition ancienne jusqu’au vers 2396; elle se retrouve dans les
chroniques du IXe siècle et dans la Nota Emilianense, court résumé latin d’une version de Roland qui a
été chantée en Espagne vers 1070.
Le miracle du soleil arrêté apparaît dans une chronique rédigée vers le milieu du Xe siècle
(Annales Anianenses), mais jamais dans un écho d’une chanson de geste quelle qu’elle soit, avant la
version d’Oxford. Il appartiendrait par conséquent à un deuxième état de la tradition.
L’épisode de Baligant ne se retrouve nulle part dans la tradition écrite et peut avoir été inventé
soit par l’auteur de la version d’Oxford (appelons-le conventionnellement “Turoldus”, entre
guillemets), soit par un de ses prédécesseurs pas trop éloignés. On peut l’identifier à un troisième état
de la tradition.
Enfin le jugement de Ganelon est de date incertaine. La procédure suivie ne correspond pas au
droit carolingien; elle convient beaucoup mieux à une période proche de l’an 1000. Cela n’empêche
que l’idée du châtiment ait pu être exprimée à la fin du récit de la bataille de Roncevaux dès l’époque
la plus reculée, d’une autre manière.
Les thèmes des chansons de geste anciennes se distinguent de ceux des romans par un jugement
tranchant porté sur les actions des personnages, qui sont envisagées soit comme louables, soit comme
condamnables. Les romans se montrent beaucoup plus subtils à ce propos. Cependant et les gestes, et
les romans laissent parler les deux points de vue opposés à la fois. Les chansons de geste se
caractérisent par ce qu’on peut nommer grandeur épique: les héros négatifs n’en sont pas moins des
héros, ils ont un sens aigu de la dignité, beaucoup de courage, et défendent leurs croyances jusqu’à la
mort. On doit même dire que la grandeur épique va jusqu’à mettre en question la définition du bien et
du mal; le vassal rebelle a souvent droit à la sympathie de l’auditoire beaucoup plus que le suzerain
gâteux ou mal conseillé, sans que pour autant la morale chevaleresque soit sérieusement contestée.
Parmi les cadres de l’action épique, le conflit entre Islam et chrétienté doit être retenu d’abord.
Puis le thème de l’héroïsme.
La condition du héros est la solitude. Roland est entouré d’amour et d’amitié, certes, mais il
choisit la destinée héroïque au prix de la mise à mort de tous ceux qui lui sont chers. Guillaume
d’Orange est plus souvent isolé par sa droiture et sa fidélité. Ganelon est lui aussi présenté comme un
héros: il affronte tant les Sarrasins que le conseil de Charles, et sa force de caractère en impose à tous;
c’est son crime qui le met à l’écart, mais il ne se repent nullement et soutient qu’il a eu de très bonnes
raisons d’agir comme il l’a fait. Les quatre fils Aymon restent unis, certes, mais leur propre père est
l’allié du roi qui les poursuit. Ogier le Danois ou Huon de Bordeaux sont coupables d’avoir tué le fils
de Charlemagne dans une querelle mineure à propos d’une partie d’échecs. Non seulement ils devront
fuir et se cacher, mais encore ils trouveront plutôt chez les Sarrasins l’accueil humain qui leur est
refusé en France. Le héros est prêt à mourir seul et abandonné. La lâcheté des gens ordinaires éclate
dans le conseil du roi, par exemple, chaque fois qu’il faut s’opposer à l’ennemi. Guillaume d’Orange
n’arrive pas à persuader le roi à venir au secours des chrétiens du Midi de la France, et sa propre soeur,
la reine, le rabroue; il lui mettra le couteau à la gorge.
Il est vrai aussi que le héros des chansons de geste est violent, parfois abusif et inutilement
cruel. Dans le conflit qui les oppose, Raoul de Cambrai et Bernier sont deux enfants de seize ans.
Raoul traite de putain la mère supérieure d’un couvent et met le feu à l’église avec toutes les nonnes
dedans. Bernier abat Raoul, son ancien seigneur, et Ernaut de Douai achève le blessé avec sauvagerie.
Dans Aliscans, Guillaume d’Orange arrache les moustaches d’un champion breton avec la lèvre
supérieure. Le traître Fromont tranche la tête d’un enfant supposé être Jourdain de Blaye devant tous
les barons de la terre de Blaye qui le supplient de lui faire grâce. Dans Le Charroi de Nîmes, Guillaume
furieux s’appuie avec tant de force sur son arc qu’il le brise, et une écharde vient frapper le roi Louis
au visage. Même dans Amis et Amile, la chanson de l’amitié menée au-delà des limites ordinaires des
pasions humaines, il y a des détails atroces: Amis devient lépreux et Amile ne peut le sauver qu’en le
baignant dans le sang de ses propres fils.
Cette brutalité est l’expression d’une exaspération devant le triomphe du mal dans ce monde;
d’autres fois, on l’interprète comme le signe même d’une hérédité aristocratique. Les fils d’Aymeri de
Narbonne dévastent une auberge à Paris, ce qui fait rire l’archevêque, car il croit reconnaître en eux des
personnes de sang noble, qui un jour mettront à mal les Sarrasins sur les champs de bataille. Le héros
des gestes semble distinguer mystérieusement les “bons” des “méchants”, et traite infailliblement ceux-
ci, même sans provocation aucune, comme des ennemis du genre humain. Cependant les qui pro quo
ne manquent pas. Le héros est parfois déguisé, parfois devenu méconnaissable à la suite de longues
privations, et se fait malmener par ses proches avant d’être reconnu.
La morale féodale est résumée par la formule son droit seignor aidier. Il s’agit de la loyauté,
valeur qui est considérée comme pouvant mener à la juste solution de tous les conflits. (Transposée
dans le monde de l’amour, la même vertu apparaîtra comme centrale dans la morale courtoise de Marie
de France.) Cette préoccupation éthique semble donner raison à la généralisation hardie de Gaston
Paris, lorsqu’il écrit: “Prise dans son ensemble, notre épopée est une épopée sociale, par opposition à
l’épopée individualiste des Allemands.” Il ne saurait s’agir d’un quelconque patriotisme, qui naîtra en
France au XVe siècle au plus tôt, mais d’une conscience de la multiplicité des solidarités dont est tissée
la société, et c’est cette conscience qui s’exprime par l’insistance sur l’aspect moral des actions.
Mais le seigneur n’est pas toujours droit, juste, comme c’est le cas de Raoul de Cambrai envers
Bernier, et même de Charlemagne envers Ogier le Danois ou Renaud de Montauban. D’autres fois,
dans le Couronnement de Louis par exemple, le seigneur est mal conseillé, et alors le héros se tourne
contre les lozengiers, les conseillers intrigants qui flattent le suzerain pour avancer leurs propres
intérêts. Dans l’église d’Aix-la-Chapelle, Arneïs duc d’Orléans demande à Charlemagne, qui souhaite
transmettre la couronne à son fils Louis le Débonnaire, de le laisser régenter le jeune roi pendant trois
ans, le temps que Louis mûrisse et soit de force à régner. Mais Guillaume d’Orange, opportunément
averti par son neveu , devine qu’Arneïs veut le pouvoir pour lui-même; il accourt et accable d’injures
le traître. Il veut lui trancher la tête sur-le-champ de son épée, puis il se rappelle que dans une église il
est interdit de verser du sang; Le soulevant par la nuque, il se contentera de briser les vertèbres du duc
d’un bon coup de poing. Puis il lui adresse ce sermon:
“Hé, glouton, que Dieu te donne grande angoisse! Pourquoi voulais-tu trahir ton droit
seigneur? Ton devoir aurait été de l’aimer et de le chérir, d’accroître ses possessions et d’agrandir ses
fiefs. Jamais tu ne gagneras rien à mentir. Je voulais te faire un peu la morale, mais tu es déjà mort et
ne vaux pas un sou.”
L’action des chansons de geste demeure toujours dans le règne du corporel. Nous n’aurons pas
de ces délibérations morales subtiles mais abstraites, comme celles de Tristan ou de Lancelot. Même le
devoir moral abstrait est exprimé par Roland sur le mode du corps:
On doit supporter les dangers pour l’amour de son seigneur, endurer les grandes chaleurs et
les grands froids, risquer de perdre de sa peau et de ses cheveux.
Nous discuterons brièvement un dernier thème, celui de l’image du monde. Le public des
chansons de geste et des jongleurs est international. Les jongleurs français vont souvent en Angleterre,
en Espagne, en Italie, en Croatie ou en Grèce, où ils interprètent les mêmes chansons que dans leur
patrie. Comment se font-ils comprendre? Ils font raconter au public préalablement de brefs résumés de
leurs récits, ou bien se fondent sur l’intuition linguistique de l’auditoire. Les aristocraties comprenaient
le français tant bien que mal, comme dans la Croatie soumise à la Hongrie angevine, comme en
Catalogne ou en Italie, ou bien il pouvait s’agir d’aristocraties françaises, comme en Angleterre, en
Grèce après 1204 ou en Syrie et Palestine. Parfois les jongleurs chantaient en des langues
artificiellement mélangées de mots et de formes étrangères, comme le “franco-italien” que les
jongleurs français employaient en Lombardie et jusqu’à Venise.
Nous trouvons dans les chansons de geste une surprenante quantité d’informations relatives à
ces voyages. Des noms des lieux et des informations géographiques: “Turoldus” sait que Saragosse est
sise sur l’Ebre et que ce fleuve débouche dans la mer à quelque 200 km de là, donc il en déduit que le
fleuve est navigable et qu’une flotte maritime peut le remonter jusqu’à la cité de Marsile; il cite la
Calabre, la Thrace, la Cappadoce, la Bavière, l’Ecosse, l’Islande, l’Ethiopie, l’Inde, Séville et
Alexandrie, Ninive et Naples, Troie et Damas, Carthage et Jéricho. Il cite également des noms de
peuples: les Bulgares, les Huns, les Esclavons ou Slaves, les Flamands et les Frisons, les Perses et les
Turcs.
Là où les jongleurs ne disposent pas de noms précis, ils les inventent et se font même un plaisir
de créer des noms de villes comme Marbrose et Marbrise, Moriane et Munigre, Valterne et Valfonde.
Le nom de la Californie d’Amérique, pris par les conquistadors au roman d’Esplandián, est issu d’une
tradition romanesque qui remonte à la Chanson de Roland, où l’on cite une contrée africaine,
Califerne.
Les héros des chansons de geste voyagent eux aussi beaucoup et découvrent toute sorte de
mirabilia mundi. Tantôt ce sont des automates comme ceux que doit affronter Huon de Bordeaux,
tantôt une architecture trop ingénieuse, comme celle du palais impérial de Constantinople, où seront
logés Charlemagne et ses douze pairs. Les expéditions guerrières souvent lointaines ont habitué les
gens du Moyen Age à n’attacher de prix qu’à des armes et des objets de luxe qui proviennent de loin,
parfois des pays asiatiques ou africains. Il y aura dès lors un véritable topos de l’origine exotique des
produits de luxe. Les chansons de geste sont un genre apprécié du peuple, soit; mais la vision du
monde qu’elles expriment n’est nullement rurale, et ne se limite jamais à l’horizon que l’on découvre
du clocher de la paroisse.
Dans Le Siège de Barbastre, la comtesse Hermenjart est assise sous un pavillon de soie dressé
sur des montants d’os de baleine; près d’elle coule une fontaine magique qui doit sa puissance de
guérison à la présence d’une mandragore; pour se divertir, la comtesse chante un poème sur
l’enlèvement d’Hélène par le jeune Pâris et sur la mort de Ménélas sous les murs de Mycènes.
Du point de vue esthétique, ce sera sans doute un philosophe de l’époque romantique qui sera le
plus proche de la sensibilité des gestes: l’Allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Ce qu’il dit de
l’épopée à la fin de ses Leçons d’esthétique se caractérise par une approche empathique et ouverte,
contrastant avec celle de tant de spécialistes modernes, qui semblent voir dans la littérature médiévale
des productions d’une humanité débile qui est retombée dans son enfance.
Nous reconnaissons la similitude de l’idée, mais nous n’avons pas établi l’existence d’une
formule, car les hémistiches ne se correspondent pas exactement.
Le guerrier point son cheval de ses éperons. Mais tandis que dans CL 1229 le cheval est désigné
comme destrier, la valeur métrique étant équivalente dans les deux cas. Les éperons, qui sont indiqués
comme “pointus” dans CL, sont dans CR d’or fin. Ces variations indiquent des formules qui sont
identiques par au moins la moitié du nombre des syllabes; on les nommera “formules complexes”.
On constate que Le Couronnement de Louis a un usage constant pour exprimer l’idée que le
bouclier est suspendu au cou du guerrier, a son col pent, tandis que La Chanson de Roland a un autre
usage, où les mots sont arrangés dans un autre ordre: pent a sun col. Mais il s’agit évidemment du
même sens, des mêmes mots, nous sommes donc en face d’une formule simple.
L’étude de la technique formulaire des chansons de geste peut profiter de l’emploi de moyens
électroniques.
Il nous reste beaucoup à apprendre sur les chansons de geste, sur l’histoire des légendes avant
la rédaction des textes qui se sont conservés jusqu’à nous, sur les caractéristiques de la tradition orale
qui font que les jongleurs ne versifient jamais, au XIIe siècle, des sujets d’actualité, sur la circulation
des formules épiques.