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La méthode Stanislavski

"Peu importe que le jeu soit bon ou mauvais, ce qui importe,


c’est qu’il soit vrai"

C'est qui ?
Constantin Sergueïevitch Stanislavski, né Alexeïev le 5 janvier 1863 à Moscou et mort le le 7 août
1938, fut comédien, metteur en scène et professeur d'art dramatique.

Il est l'un des créateurs, avec Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, du Théâtre d'Art de Moscou
(qu'il dirigea jusqu'à sa mort) et il est l'auteur de "La Formation de l'acteur" et de "La
Construction du Personnage".
Lorsqu'il meurt en 1938, son enseignement a bouleversé toute l'Europe. Dans les années 1950,
l'acteur américain Lee Strasberg reprend les idées de Stanislavski pour les enseigner au sein
de l'"'Actors Studio".
Grâce à ses succés, l'"Actors Studio" a essaimé dans le monde entier est a finit par devenir le nom
moderne de la "méthode Stanislavski" plutôt qu'une institution localisée dans un lieu précis.
Cette vision du jeu du comédien fait désormais figure de passage obligé pour tout acteur souhaitant
évoluer dans le monde du théâtre ou du cinéma.

C'est où, c'est quand ?


Le soucis de Stanislavski était de répondre aux exigences des auteurs naturalistes tels que Anton
Tchekhov (qui était son ami) et Maxime Gorki. Jouer "juste", jouer "vrai" est son obsession
principale.
Si sa vision du jeu de l'acteur continue, 100 ans aprés sa création, à influencer considérablement le
théâtre et le cinéma d'aujourd'hui, c'est qu'elle se place absolument hors du temps.
A une époque où l'interprétation des acteurs était exagérée, empesée et grandiloquente, en plein
démarrage de l'ère industrielle ou le rationalisme et le mécanisme pèsent lourdement sur les
pensées, Stanislavski nous propose un jeu fin, léger, sensible, profondément humain.
Alors que la "raison" semble être la seule valeur reconnue par ses contemporains, Stanislavski tire
le meilleur des travaux de Freud pour reconnaitre l'importance des émotions et du subconscient. Il
ne cherche pas à dominer ou à contrôler le subconscient. Il cherche à "danser" avec lui car "Seul le
subconscient peut nous procurer l'inspiration dont nous avons besoin pour créer."
Sa vision à la fois très humble et très ambitieuse du jeu dramatique donne à l'acteur l'occasion d'être
un véritable artiste, de jouer l'équilibre (et souvent la tension) entre toutes les parts de lui-même.
D'autres écoles de la même époque (et parfois de la même culture, voir le cinéma soviétique, par
exemple) sont en totale opposition avec cette façon de voir : l'acteur y est considéré comme une
sorte de machine à la disposition du metteur en scène, il doit pouvoir contrôler son corps de manière
mécanique pour obtenir les mouvements et l'attitude prévus par le scénario ou par la volonté du
metteur en scène. L'imitation serait donc le seul talent utile à l'acteur.
Cette tendance à nier la sensibilité de l'acteur et à lui imposer un jeu de "surmarionnette" est
finalement celle qui dominera toute la première moitié du xx e siècle : d'Adolphe Appia à Edouard
Gordon Craig, d'Antonin Artaud à Bob Wilson, on cherche à créer l'émotion par un "spectacle total"
accordant bien plus d'importance aux lumières et à la mise en scène qu'à la capacité
d'intériorisation de l'acteur. Ce dernier n'est qu'un élément du spectacle parmi d'autre, un figurant,
une partie du décors qui bouge et qui parle, un pion, un symbole, en bref, une machine dont le jeu
n'a de sens qu'à travers sa participation au "grand tout" dont le metteur en scène est le maître
suprême (le Dieu).
Stanislavski fait donc un peu figure d'extra-terrestre dans ce contexte : révolutionnaire par rapport
au siècle de sa naissance, avant-gardiste par rapport au siècle de sa mort, il est surtout reconnu
depuis les années 1950. Ses propos, incroyablement modernes, correspondent parfaitement à la
vision du théâtre d'aujourd'hui, basé sur la sincérité du jeu et de l'émotion.

C'est quoi ?
"Ce qui peut arriver de mieux à un acteur, c'est d'être complètement pris par son rôle.
Involontairement, il se met alors à vivre son personnage, sans même savoir ce qu'il ressent,
sans penser à ce qu'il fait, guidé par son intuition et son subconscient"
"C'est une gageure : seul le subconscient peut nous procurer l'inspiration dont nous avons
besoin pour créer, mais ce n'est que grâce au conscient, qui par principe le supprime, que
nous pouvons utiliser le subconscient."
Cette gageure, ce paradoxe, Stanislavski propose de le résoudre en proposant à l'acteur de se rendre
attentif et disponible à lui-même.
"Il s'agit de laisser à la nature le soin de tout ce qui est, au sens le plus large du mot,
subconscient, et de nous en tenir à ce qui est à notre portée. Lorsque l'intuition et le
subconscient apparaissent dans notre travail, nous devons savoir ne pas les contrarier."
Quelle humilité, quel modernisme dans cette pensée ! On croirait entendre les psys et les coachs du
21è siècle nous parler du fameux "lâcher-prise" qui est reconnu aujourd'hui comme l'une des
conditions incontournables de l'expression et de la libération de soi.
Stanislavski voit la capacité créatrice comme une muse un peu capricieuse, qu'il faut solliciter avec
douceur mais avec fermeté, par l'exemple.
"On ne peut pas constamment créer avec l'aide du subconscient ou de l'inspiration. Il n'existe
pas de pareil génie. C'est pourquoi vous devez apprendre avant tout à créer consciemment et
avec beaucoup de justesse, car c'est le meilleur moyen d'ouvrir la voie à l'épanouissement du
subconscient, et par là à l'inspiration.
Plus vous aurez dans votre jeu de moments de création conscients, plus vous aurez de
chances de trouver l'inspiration."
car...
"Il ne s'agit pas d'exprimer uniquement la vie extérieure du personnage. Il faut encore y
adapter ses propres qualités humaines, y verser toute son âme. Le but fondamental de notre
art est de créer la vie profonde d'un être humain et de l'exprimer sous une forme artistique."
Pour atteindre l'idéal proposé par Stanislavski, l'acteur devra trouver son équilibre parfait et devra
pour cela passer par une recherche absolue de sincérité avec lui-même.
"Il faut faire très attention lorsque vous travaillez devant le miroir. Car par ce moyen,
l'acteur apprend à s'observer de l'extérieur, plutôt que de l'intérieur."
C'est son "moi profond" que l'acteur doit découvrir et apprivoiser s'il veut exceller dans son art.
C'est avec lui qu'il devra se (re)connecter à chacune de ses représentations. Ce que Stanislavski
condamne en premier lieu (et avec violence !) c'est le cabotinage :
"Le théâtre, en raison de son côté de son côté spectaculaire et de sa notoriété, attire
beaucoup de gens qui ne veulent qu'exploiter leur beauté ou faire carrière. Ils profitent de
l'ignorance du public, de son goût faussé, des caprices, des intrigues, des faux succès et de
tant d'autres moyens qui n'ont aucun rapport avec l'art. Ces exploiteurs sont des ennemis
mortels de l'art. Nous devons user avec eux des mesures les plus strictes, et si nous ne
pouvons les changer, il faut leur faire quitter les planches."
"Une vérité artistique est difficile a exprimer, mais elle ne lasse jamais. Elle devient plus
agréable, pénètre plus profondément de jour en jour jusqu'à ce qu'elle domine l'être entier de
l'artiste et son public. Un rôle qui est construit sur la vérité grandira, tandis que celui qui
repose sur des stéréotypes se desséchera."
Ces diverses pages sont des compilations d'extraits du livre "La formation de l'acteur" disponible
chez plusieurs éditeurs : Pygmalion, Petite bibliothèque Payot, Payot.

La mémoire affective
"Lorsque vous êtes en scène, jouez toujours votre propre
personnage, vos propres sentiments."
Extraits choisis de "La formation de l'acteur" de Constantin Stanislavski
L'acteur ne construit pas son rôle avec la première chose qui lui tombe sous la main. Il choisit
soigneusement, parmi ses souvenirs, et trie parmi ses propres expériences, les éléments les plus
séduisants. Il tisse l'âme de son personnage de sentiments qui lui sont plus chers que ceux de sa vie
ordinaire. Existe-t-il terrain plus fertile pour l'inspiration ? L'artiste choisit le meilleur de lui-même
pour le porter sur scène. Les formes peuvent varier, suivant les besoins de la pièces, mais les
sentiments de l'artiste resteront vivant, irremplaçables.
(...)
Pensez-vous que l'acteur va imaginer toutes sortes d'impressions nouvelles, ou même s'inventer un
caractère différent pour chacun de ses rôles ? Combien d'âmes devrait-il avoir ? Comment
pourrait-il arracher la sienne pour lui en substituer une autre ? Où la trouverait-il ?
On peut emprunter un manteau, des bijoux, n'importe quel objet, mais on ne peut prendre à un autre
ses sentiments. On peut comprendre un rôle, sympathiser avec le personnage et se placer dans les
mêmes conditions que lui afin d'agir comme il le ferait. C'est ainsi que naîtront chez l'acteur des
sentiments qui seront analogues à ceux du personnage, mais qui n'appartiennent qu'à l'acteur.
N'oubliez jamais que sur scène, vous restez un acteur. Ne vous éloignez pas de vous-même. Dès que
vous perdrez ce contact avec vous-même, vous cessez de vivre réellement votre rôle et à votre place
apparaîtra un personnage faux et ridiculement exagéré.
Aussi nombreux que soient vos rôles, ne vous permettez jamais aucune exception à cette règle.
L'enfreindre reviendrait à tuer votre personnage en le privant de l'âme vivante et réelle qui doit
l'animer.
Lorsque vous êtes en scène, jouez toujours votre propre personnage, vos propres sentiments. Vous
découvrirez une infinie variété de combinaisons dans les divers objectifs et les circonstances
proposées que vous avez élaborés pour votre rôle, et qui se sont fondus au creuset de votre mémoire
affective. C'est la meilleure et la seule vraie source de création intérieure.
(...)
On ne peut pas répéter un sentiment qu'on a éprouvé accidentellement sur scène, pas plus qu'on ne
faire revivre une fleur fanée. Il vaut mieux essayer de créer quelque chose de nouveau que de perdre
ses efforts sur des choses mortes. Comment faire ? En premier lieu, ne vous occupez pas de la
fleur ; contentez-vous d'arroser les racines, ou bien plantez de nouvelles graines.
La plupart des acteurs travaillent en sens opposé : s'ils ont accidentellement réussi un certain
passage de leur rôle, ils cherchent à le répéter en s'attaquant directement à leurs sentiments. Mais
c'est comme s'ils essayaient de faire pousser une fleur sans le secours de la nature et il n'y arriveront
jamais à moins de se contenter d'une fleur artificielle.
- Alors que faut-il faire ?
- Ne pas penser au sentiment en lui-même, mais vous appliquer à découvrir ce qui l'a provoqué et
quelles sont les conditions qui avaient favorisé son apparition (...) Ne partez jamais du résultat. Il
apparaîtra de lui-même en temps voulu, comme l'aboutissement logique de ce qui a eu lieu
auparavant.
(...)
Plus grande sera votre mémoire affective, plus riche sera votre matériel de création intérieur. Je
pense que cela ne nécessite aucune explication. Cependant, en plus de cette richesse de la mémoire
affective, il est nécessaire d'en distinguer certaines autres particularités, à savoir : sa puissance, sa
fermeté, la qualité de ce qu'elle retient, en tant que tout cela intéresse notre travail.
Notre pouvoir de création dépend de la puissance, de l'acuité et de l'exactitude de notre mémoire. Si
elle est faible, les sentiments qu'elle fera naître seront pâles et sans consistance. Il seront sans valeur
pour la scène, car ils ne porteront pas au-delà de la rampe.
(...)
Supposez qu'on vous ait insulté en public, peut-être même giflé, et que la joue vous en brûle encore
lorsque vous y pensez. Le choc intérieur était si fort que vous en avez oublié tous les détails de
l'incident. Mais il suffira d'un petit rien insignifiant pour réveiller instantanément en vous le
souvenir de l'incident et faire renaître l'émotion avec une violence redoublée. Vous rougirez et votre
cœur se mettra à battre.
Si vous possédez un appareil émotif subtil et facile à déclencher, il vous sera facile de transposer
cette expérience dans votre jeu et de reproduire une scène analogue. Vous n'aurez besoin d'avoir
recours à aucune technique : la nature s'en chargera.
(...)
Vous pourriez penser que, en théorie, l'idéal serait de savoir retenir et reproduire minutieusement
des impressions ou des sentiments, de les revivre de la même façon qu'ils ont été éprouvés à
l'origine. Si tel était le cas, que deviendrait notre système nerveux ? Comment pourrait-il supporter
de revivre dans tous leurs détails des souvenirs atrocement pénibles ? La nature humaine n'y
résisterait pas.
Heureusement, les choses se passent différemment. nos souvenirs affectifs ne sont pas une copie
exacte de la réalité. Certains sont parfois plus intenses que le sentiment original, mais en général, ils
sont beaucoup atténués. Parfois, certaines de ces impressions continuent de vivre en nous et à s'y
développer, provoquant de nouveaux phénomènes, amenant de nouveaux détails.
(...)
Le temps est un merveilleux artiste : il choisit parmi les souvenirs, il les épure et transforme en
poésie jusqu'aux détails les plus pénibles et les plus réalistes.
(...)
Nos émotions artistiques se cachent dans les profondeurs de notre être comme des bêtes sauvages.
Si elles ne viennent pas d'elles-mêmes à la surface, il vous sera impossible de les faire sortir de leur
repaire.
Il vous faudra trouver un piège, un "leurre" quelconque pour les attirer. C'est de cela que je viens de
vous parler, ces "excitants" qui doivent éveiller la mémoire affective. Il existe entre l'excitant et le
sentiment un lien naturel et normal. Mieux vous le connaîtrez, mieux vous pourrez juger de la
qualité de votre mémoire et mieux vous pourrez la développer.
Il ne faut pas non plus négliger d'ajouter constamment de nouveaux éléments à votre "trésor". Pour
cela, puisez sans cesse dans vos souvenirs, dans la littérature, l'art, la science, les musées, dans vos
voyages, et surtout dans vos contacts avec les autres.
Comprenez-vous maintenant, que vous savez tout ce qu'on demande à l'acteur : la nécessité pour lui
de mener une vie intense, belle, intéressante, variée.
(...)
Pour répondre aux besoins du théâtre actuel, il faut être capable d'interpréter une grande variété de
personnages non seulement de l'époque présente, mais aussi du passé ou de l'avenir. L'acteur doit
donc être perpétuellement à l'affût, et lorsqu'il s'agira de reconstruire ou de recréer une époque
passée ou future, ou même imaginaire, il devra faire appel à ses facultés d'invention.
Notre idéal doit être de tendre vers ce qui est éternel dans l'art, ce qui ne mourra jamais et restera
toujours jeune et accessible au cœur humain.

La sincérité de l’acteur
"Vous devez pensez, lutter, sentir et agir en communion avec
votre personnage"
Extraits choisis de "La formation de l'acteur" de Constantin Stanislavski
Le théâtre, en raison de son côté de son côté spectaculaire et de sa notoriété, attire beaucoup de gens
qui ne veulent qu'exploiter leur beauté ou faire carrière. Ils profitent de l'ignorance du public, de son
goût faussé, des caprices, des intrigues, des faux succès et de tant d'autres moyens qui n'ont aucun
rapport avec l'art. Ces exploiteurs sont des ennemis mortels de l'art. Nous devons user avec eux
des mesures les plus strictes, et si nous ne pouvons les changer, il faut leur faire quitter les planches.
...
- Votre cabotinage est remédiable, mais les fautes des autres revèlent une démarche consciente qui
est loin d'être facile à redresser ou a extirper de l'acteur.
- Qu'est-ce que c'est ?
- C'est l'exploitation de l'art.
- En quoi cela consiste ? Demanda un élève.
- En ce qu'a fait Sonia Véliaminova
- Moi ! La pauvre fille fit un bond. Qu'est-ce que j'ai fait ?
- Vous nous avez montré vos petites mains, vos petits pieds, votre charmante personne, parce que
vous étiez à votre avantage sur la scène, répondit le Directeur.
- C'est affreux ! Je ne savais pas !
- C'est toujours ce qui se passe quand les habitudes sont trop enracinées.
- Alors pourquoi m'avez-vous fait des compliments ?
- Parce que vous avez de forts jolies mains et de jolis petits pieds.
- Alors, qu'y a-t-il de mal ?
- Le mal, c'est qu'au lieu de jouer Katherine, vous avez fleurté avec le public. Shakespeare n'a pas
écrit "La mégère apprivoisée" pour qu'une élève du nom deSonia Véliaminova puisse montrer au
public ses petits pieds ou flirter avec ses admirateurs.
Shakespeare avait autre chose en vue, qui vous est resté étranger et, en conséquence, n'a pas passé
la rampe. Malheureusement notre art est fréquemment exploité à des fin personnelles. Vous avez
voulu montrer votre beauté ; d'autres recherchent la popularité ou le succès, ou veulent faire une
carrière.
...
Les conditions de notre activité théâtrale, la publicité attachée à l'acteur, notre subordination au goût
du public et le désir qui en résulte d'employer tous les moyens pour impressionner, tous ces
stimulants professionnels s'emparent bien souvent de l'acteur, même lorsqu'il joue un rôle bien
établi. Ils n'améliorent pas la qualité de son jeu, bien au contraire ils le poussent à s'exhiber et
l'enferment dans ses clichés.

L’activité
"Vous êtes restée assise et vous avez attendu sans rien jouer.
C’est ce que vous avez fait de mieux !"
Extraits choisis de "La formation de l'acteur" de Constantin Stanislavski
- Nous allons jouer une petite scène. Voici le sujet (...) : le rideau se lève et vous êtes assise sur la
scène. Vous êtes seule et vous vous contentez de rester assise jusqu'à ce qu'enfin le rideau tombe.
C'est tout. On ne peut rien imaginer de plus simple.
(...)
Il la plaça au milieu du plateau. Nous nous étions tus et attendions le lever du rideau. Il monta
lentement.
Maria était assise au milieu de l'avant-scène, le visage toujours caché dans les mains. L'atmosphère
solennelle et le long silence qui suivit commençaient à devenir pesants. Elle sentit qu'il fallait faire
quelque chose. Elle commença par enlever une main de son visage, puis l'autre, et en même temps
baissa la tête si bas qu'on ne voyait plus que sa nuque.
Elle demeura ainsi un long moment. C'était pénible, mais le Directeur attendait dans un silence
résolu. Consciente de la tension grandissante, Maria regarda dans la salle, mais elle détourna la tête
aussitôt. Ne sachant où regarder, ne sachant que faire, elle se mit à changer de position, à s'asseoir
d'une façon puis d'une autre, se penchant en arrière, puis se redressant, se penchant en avant, tirant
de toutes ses forces sur sa jupe trop courte, regardant fixement un point sur le plancher...
Le Directeur resta imperturbable pendant un long moment, puis il donna enfin l'ordre de baisser le
rideau. Je me précipitai sur lui, pour lui demander d'essayer à mon tour le même exercice.
Il me plaça au milieu de la scène. Ce n'était pas un vrai spectacle, mais néanmoins je sentais en moi
une foule d'impulsions contradictoires. J'étais livré aux yeux de tous, et cependant intérieurement je
ressentais un besoin de solitude. Quelqu'un en moi cherchait à distraire le public, pour qu'il ne
s'ennuie pas ; un autre moi me disait de ne pas faire attention à lui.
Mes jambes, mes bras, ma tête, mon torse, bien qu'obéissant à mon contrôle, paraissaient m'être
soudain devenus étrangers. On bouge un bras, ou une jambe, de la manière la plus normale, et on se
trouve soudain l'air le plus maladroit, comme si on posait devant un objectif.
Chose curieuse, je n'étais pourtant monté qu'une seule fois sur la scène auparavant, et il me
paraissait infiniment plus facile d'y prendre une pose affectée que de rester naturel. Je n'arrivais pas
à savoir ce qu'il aurait fallu faire. Les autres me dirent ensuite que j'avais eu l'air tour à tour stupide,
drôle, embarassé, coupable, honteux. Le Directeur se contentait d'attendre. Il fit ensuite faire le
même exercice aux autres.
(...)(Quand nous eumes fini) il se leva brusquement, monta sur scène d'un air très affairé et se laissa
tomber dans un fauteuil tout comme s'il avait été chez lui. Il resta assis sans rien faire ni essayer de
faire quoi que ce soit ; mais son attitude était saisissante.
En l'observant nous tentions de savoir ce qui se passait en lui. Il souriait, nous en faisions autant. Il
avait l'air de réfléchir, et nous nous demandions ce qui se passait dans son esprit. Il ragardait
quelque chose, et nous avions envie de voir ce qui attirait son attention.
Dans la vie ordinaire, personne n'aurait été particulièrement intéressé par sa façon de s'asseoir. Mais
pour une raison mystérieuse, dès qu'il était sur la scène il appelait le regard et on éprouvait même un
véritable plaisir à le voir simplement assis.
Quand les autres étaient assis sur le plateau, c'était tout à fait différent. Nous n'avions aucune envie
de les regarder, pas plus que de savoir ce qui se passait dans leur esprit. Leur nullité et leur désir de
plaire était ridicules. Le Directeur ne nous avait pas prêté le moindre intérêt et cependant nous nous
étions sentis fortement attirés par lui.
Quel était son secret ? Il nous le dit lui-même :
- Tout ce qui se passe sur scène doit avoir un but. Même si vous restez simplement assis, il doit y
avoir une raison, un but précis, et pas seulement celui d'être en vue des spectateurs. On n'a pas le
droit de rester assis sans raison sur scène. Il faut l'obtenir et ce n'est pas facile.
Nous allons répéter cette expérience, dit-il, sans quitter le plateau. Maria venez ici. Nous allons
jouer ensemble.
- Avec vous ! s'écria Maria, et elle se précipita sur la scène.
Il l'a fit asseoir à nouveau dans le fauteuil, au milieu du plateau, et cette fois encore elle avait l'air
mal à l'aise, changeant sans cesse d'attitude et tirant sa jupe.
Le Directeur se tenait près d'elle et semblait occupé à chercher quelque chose dans son carnet qu'il
feuilletait soigneusement.
En attendant, Maria s'était calmée peu à peu et avait fini par se concentrer, immobile, les yeux fixés
sur lui. Elle avait peur de le déranger et attendait simplement qu'il lui dise ce qu'il fallait faire. Son
attitude était naturelle, vivante. Elle paraissait même presque jolie. La scène faisait ressortir ce
qu'elle avait d'agréable dans le visage.
Après quelques instants, sans autre mouvement, le rideau tomba.
- Alors, comment vous sentez-vous ? lui demande Tortsov en retournant dans la salle.
- Mais nous n'avons rien fait !
- Mais si !
- Oh ! je pensais que... J'attendais que vous ayez trouvé ce que vous cherchiez dans votre carnet et
que vous me disiez ce qu'il fallait faire. Je n'ai rien joué du tout.
- C'est ce que vous avez fait de mieux, dit-il. Vous êtes restée assise et vous avez attendu, sans rien
jouer.
(...)
- Voyez-vous, lui dit-il, l'immobilité apparente d'une personne assise sur la scène n'implique pas la
passivité. Vous pouvez rester assis sans faire un mouvement et être malgré cela en pleine action. Il
arrive même souvent que l'immobilité physique soit la conséquence directe d'une grande intensité
de pensée, et c'est cette activité intérieure qui est de beaucoup la plus importante du point de vue
artistique. L'essence de l'art ne réside pas dans ses formes extérieures mais dans son contenu
spirituel.
(...)
Lorsque vous êtes sur scène, soyez toujours en action, que ce soit physiquement ou
spirituellement.

L’imitation
"Ne vous permettez jamais de représenter extérieurement ce
que vous n’avez pas éprouvé intérieurement."
Extraits choisis de "La formation de l'acteur" de Constantin Stanislavski
Pour reproduire des sentiments, vous devez être capables de les retrouver en faisant appel à votre
propre expérience. A l'inverse, les acteurs qui pratiquent un jeu "mécanique" ne cherchent pas à
éprouver les sentiments du personnage, ils ne peuvent pas en reproduire les manifestations.

Les dangers de l'imitation


A l'aide de grimaces, d'artifices de la voix et de geste, ces acteurs n'offrent au public qu'un masque
inanimé, vide des sentiments qui n'existent pas chez eux. Pour cela, ils ont inventé tout un
assortiment d'effets conventionnels qui prétendent représenter toutes sortes de sentiments par des
moyens extérieurs.
Quelques uns de ces clichés sont devenus traditionnels et se transmettent de génération en
génération ; comme, par exemple, le fait de porter la main sur le cœur pour exprimer l'amour, ou
d'ouvrir la bouche pour faire croire qu'on va mourir.
D'autres sont empruntés à de grands artistes contemporains (...) d'autres encore sont inventés par les
acteurs eux-mêmes.
Il y a des manières particulières de dire son rôle, des systèmes de diction et d'élocution (intonations
exagérément hautes ou basses, aux moments critiques du rôle, "trémolo" et autres effets de voix). Il
y a aussi les mouvements physiques, les gestes et les poses (les acteurs qui jouent "mécanique" ne
marchent pas sur scène, ils "progressent" !).
Il existe des méthodes pour exprimer tous les sentiments et toutes les passions humaines (on montre
les dents et on roule le blanc des yeux pour exprimer la jalousie, on couvre ses yeux et son visage
de ses mains au lieu de pleurer, on s'arrache les cheveux pour montrer son désespoir).
Il y a des moyens d'imiter toutes sortes de gens et les différentes classes de la société (les paysans
crachent par terre et se mouchent sur leur manche, les officiers font sonner leurs éperons, les
aristocrates jouent avec leur monocle). D'autres peuvent servir à caractériser des époques (geste
d'opéra du Moyen-Âge, petits pas affectés du xviiie siècle).
Ces méthodes mécaniques toutes faites, on peut les acquérir facilement par un exercice constant, de
sorte qu'elles deviennent une seconde nature.
Le temps et l'habitude finissent pas vous rendre familières jusqu'à des choses déformées et absurdes.
Ce haussement d'épaules traditionnel en vogue à l'Opéra-Comique, par exemple, ces vieilles
femmes qui essayent de paraître jeunes, ces portes qui s'ouvrent et se ferment toutes seules lorsque
le héros entre ou sort.
Le ballet, l'Opéra et particulièrement les tragédies pseudo-classiques abondent en conventions de ce
genre. Par ces méthodes immuables, ils ont la prétention de reproduire les sentiments les plus
compliqués et les plus élevés de leurs héros.
D'après l'acteur "mécanique", l'objet du langage théâtral et des mouvements plastiques (par une
douceur exagérée dans les mouvements lyriques, des sifflements de haine, de fausses larmes dans la
voix,...) c'est de rehausser la voix, la diction et les gestes, de rendre les acteurs plus beaux et de
donner plus de puissance à leurs effets.
Malheureusement, il y a dans le monde plus de mauvais que de bon goût. On a créé une sorte de
prétention pour remplacer la noblesse ; la gentillesse remplace la beauté, les effets de théâtre
remplacent l'expression vraie.
Dans un rôle qui n'est pas encore solidement construit sur des sentiments, que chaque vide soit
comblé par des clichés, voilà le danger. Et qui plus est, ces clichés risquent de devancer les
sentiments, les empêchant de se manifester, même chez les acteurs de talent, capables de véritable
création.
Quelque habile que soit l'artiste dans son choix de conventions scéniques, il ne pourra jamais par là
émouvoir le public, à cause de leur caractère strictement mécanique. C'est alors qu'il se réfugie dans
ce qu'on appelle les "émotions théâtrales". ce sont des sortes d'imitations artificielles de la forme
extérieure et physique des sentiments.

La mémoire affective : comment utiliser l'imitation à bon escient


J'admets que pour commencer vous vous laissiez guider par l'aspect extérieur de votre jeu, mais
celui-ci doit ensuite vous aider à retrouver les sentiments qui, à leur tout, vous guideront.
...
Tout comme la mémoire visuelle peut reconstruire des images mentales à partir de choses visibles,
la mémoire affective peut ressusciter des sentiments qu'on croyait oubliés jusqu'au jour où, par
hasard, une pensée ou un objet les fait soudain resurgir avec plus ou moins d'intensité ou d'acuité.
Puisque vous êtes encore capable de palir ou de rougir au souvenir de tel ou tel événement, ou
même de redouter certains souvenirs pénibles, j'en déduis que vous possédez une mémoire affective
certaine.
...
C'est bien connu que certains peintres sont doués d'une telle mémoire visuelle qu'ils sont capables
de faire de mémoire le portrait d'un homme qu'ils n'ont pas vu depuis très longtemps.
Certains musiciens peuvent transcrire entièrement de mémoire une symphonie qu'ils n'ont entendue
qu'une fois.
Les acteurs possèdent la même faculté de pouvoir fixer dans leur mémoire des impressions visuelles
et auditives qu'ils pourront utiliser plus tard : un visage, une expression, une silhouette, une
démarche, des manières, des gestes, une voix, des intonations...
De plus, certaines personnes, en particulier des acteurs, sont capables non seulement d'évoquer, de
reproduire des souvenirs réels, mais encore de faire la même chose avec des souvenirs imaginaires.
Certains s'appuient sur leur mémoire visuelle, d'autres qur leur mémoire auditive, pour déclancher
une impression.
...
Aucune technique, même la plus perfectionnée, ne peut rivaliser avec la Nature. J'ai vu de
nombreux acteurs, très célèbres pour leur technique, d'écoles et de pays différents, et aucun
n'atteignait le sommet auquel peut prétendre l'intuition artistique lorsqu'elle est guidée par la nature.
...
- Commen se fait-il qu'un acteur puisse être deux personnages entièrement opposés ? lui demanda
un élève.
- Tout d'abord, dit Torstov, l'acteur n'est pas l'un ou l'autre de ces personnages. Il possède une
personnalité intérieure et extérieure qui peut être plus ou moins bien définie. Sa nature propre peut
n'être ni basse ni noble, mais ces possibilités sont là, car l'homme possède en lui en puissance tous
les éléments de toutes les facultés humaines, du bien comme du mal.
L'acteur doit donc, grâce à son art et à sa technique, découvrir par des moyens naturels, les traits
qu'il devra développer dans son personnage. De cette façon, l'âme de son personnage sera une
synthèse d'éléments vivants et réels de sa propre nature.
Il faut d'abord vous occuper de découvrir les moyens d'employer vos propres sentiments. Ensuite
vous chercherez les différentes manières de créer un nombre infini de combinaisons de caractères,
de sentiments, de passion, pour vos divers rôles.

La spontanéïté de l’émotion
"Les élans spontanés d’émotions ont une force d’impulsion
irrésistible"
Extraits choisis de "La formation de l'acteur" de Constantin Stanislavski
Comment retrouver le sentiment qui a traversé votre esprit, rapide comme une étoile filante ? S'il est
resté près de la surface et revient à vous, vous pouvez remercier le ciel. Mais il ne faut pas vous
attendre à retrouver toujours la même impression.
Une autre, entièrement différente, peut apparaître à sa place demain. Sachez vous en contenter et
n'en demandez pas plus.
Si vous apprenez à recevoir ces souvenirs au moment où ils réapparaissent, vos nouveaux souvenirs,
au fur et à mesure qu'ils se formeront, seront plus aptes à exciter vos sentiments d'une manière
permanente.
Lorsque les réactions de l'acteur sont plus fortes, l'inspiration peut apparaître. Mais ne perdez pas
votre temps à poursuivre une inspiration qui vous a favorisé une fois par hasard. Vous ne la
retrouverez pas plus que les jours passés, les joies votre enfance ou votre premier amour.
Rassemblez tous vos efforts pour créer une nouvelle inspiration. Il n'y a aucune raison de croire
qu'elle sera moins bonne que celle d'hier. Peut-être ne sera-t-elle pas aussi brillante, mais au moins
elle sera là. Elle aura surgi, tout naturellement, des profondeurs de votre âme pour faire jaillir en
vous l'étincelle créative.
Qui peut dire laquelle des manifestations de la véritable inspiration est la meileure ? Elles sont
toutes aussi splendides, chacune à sa façon, ne serait-ce que parce qu'elles sont inspirées.
(...)
- J'aimerais aussi savoir s'il est bon ou non d'éprouver sur scène des sentiments nouveaux - des
sentiments que nous n'avons jamais ressentis dans la vie réelle.
- Cela dépend, répondit-il. Imaginez que vous jouiez la scène du dernier acte de Hamlet et qu'au
moment de vous précipiter avec votre épée sur votre partenaire, vous éprouviez soudain, pour la
première fois de votre vie, une véritable soif de sang. Même si l'épée n'est qu'un accessoire sans
danger, votre fureur pourrait déclancher un terrible combat et obliger à baisser le rideau. Pensez-
vous qu'il soit sage pour l'acteur de se laisser emporter par ses impulsions ?
- Mais les impulsions elles-mêmes ne sont-elles jamais souhaitables ? demandai-je.
- Bien au contraire, dit Tortsov. Mais ces émotions fortes, directes et passionnées ne se manifestent
pas sur scène de la manière dont vous l'imaginez. Elles ne durent que quelques instants. Sous cette
forme, elles sont tout à fait désirables, car elles accentuent la sincérité de nos sentiments. Ces élans
spontanés d'émotions ont une force d'impulsion irrésistible.
Et pour nous mettre en garde, il ajouta :
- Le malheur, c'est que nous ne pouvons pas les contrôler. Ce sont eux qui nous mènent. Nous
n'avons donc d'autres choix que de laisser faire la nature et de souhaiter, s'ils viennent, que ce ne
soit pas à l'encontre du rôle.
Il est très tentant, bien sûr, d'introduire dans son jeu des sentiments inatendus, inconscients. C'est ce
dont nous rêvons tous et c'est l'un des aspects les plus séduisants de la création artistique. Mais ce
n'est pas une raison pour minimiser le rôle des sentiments répétés, provoqués par la mémoire
affective. Au contraire, soyez-leur extrêmement attachés, car eux seuls peuvent, dans une certaines
mesure, déclancher l'inspiration.
Souvenez-vous de notre principe fondamental : c'est à travers des phénomènes conscients que nous
atteignons le subconscient.

Source : theatrons.com

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