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Jusque-là, ce que les séries avaient apporté concernait postale, etc. Better Call Saul est une série qui ne cesse
avant tout la narration. Vince Gilligan est un des très jamais de montrer des gens en train de faire des choses,
rares à penser la série comme forme. Quiconque est avec leurs mains et avec leur tête : chaque bloc est
sensible à cela, sensible à l’idée qu’il pourrait y avoir comme une usine qu'on aurait montée dans la nuit, un
une originalité formelle de la série, ne peut qu’être atelier impromptu, une affaire qui marche du feu de
captivé par son travail. Il ne s’ensuit évidemment pas dieu ou se plante, au contraire… Mais c’est aussi une
que tout soit irréprochable : comme Breaking Bad, série qui ne commence jamais par dire à son spectateur
Better Call Saul n’est pas avare en coquetteries ou en à quoi tout cela rime. On n'y découvre les choses qu'à
effets. Mais il faut croire que ceux-ci sont nécessaires mesure qu'elles se font.
à l’invention. Ou plutôt : ces coquetteries et ces effets Il est vrai que Better Call Saul ressemble en cela
coïncident désormais avec une platitude inédite. à n’importe quelle série : elle se déroule, elle ne
Je m’explique. Chacun sait comment fonctionne un fait que se dérouler, elle gagne du temps dans
épisode de série : la narration passe d’un segment l’attente de la prochaine scène, du prochain épisode…
du récit à un autre, parfois même sans attendre que Mais ce déroulement est neuf en ce sens qu’il
telle scène ait touché à sa fin, et de temps en temps assume comme jamais auparavant une indifférence ou
les segments se croisent, afin que le spectateur ne une autonomie purement machinique. Des processus
soit pas trop dérouté et ne perde pas de vue que suivent leur cours, de manière à la fois nécessaire,
tout cela compose une unité générale. Ces allers fatale et profondément comique : une énième arnaque
et retours sont artificiels et un peu fatigants, ils jimmienne, un plan machiavélique de plus pour Gus
donnent parfois le tournis, mais ils font partie du Fring, une nouvelle démonstration de force de la part
genre et personne ne songerait à s’en plaindre. Better de Mike, une prouesse juridique supplémentaire de
Call Saul fonctionne autrement. Chaque scène y est Kim. Mais tout cela reste d’un laconisme total. Délesté
plus qu’une scène : une totalité close, un petit film de toute prime à l'« humain ». Et d’autant plus drôle
qui a sa suffisance… On serait presque tenté de pour cela.
dire : un programme indépendant, une chaîne de télé Écoulement et clôture, ainsi va cette série, comme un
créée pour un paquet de minutes. Gilligan et Gould robinet à images qui parfois changerait de température,
n’interrompent jamais un processus en cours pour ou de réglage sur son mélangeur. Je sais bien qu’on
passer à autre chose. Ils vont jusqu’au bout. Puis c’est n’a jamais parlé en bonne part de « robinet à images ».
l’écran noir. Et on passe à la scène, c’est-à-dire au bloc Jusqu’ici, on avait raison. Mais maintenant il y Better
suivant. Call Saul. Et comme Jimmy adore les jeux de société
Des gens en train de faire des choses autant que Mike le bricolage, comme l’un a son bingo
Cela ne signifie pas que chaque bloc doive dire tout et ses statuettes et l’autre ses outils, comme Gus en
ce qu’il a à dire pour qu’on passe au suivant. C’est outre est fin cuisinier, il arrive qu’on ait l’impression
le contraire qui est vrai, puisque la plupart du temps de regarder une chaîne de télé-achat ou de jardinage,
l’action propre à chaque bloc relève à la fois, et un tirage du loto ou un programme culinaire. Sauf
contradictoirement, de la praxis la plus pure et de
l’énigme la plus complète. Jimmy repeint une vitrine,
Mike bidouille ou assemble un truc, on charge dans un
camion un homme cagoulé, on répand des morceaux
de verre sur une route, Kim a soudain la jambe dans le
plâtre, Mike monte sur un petit véhicule et se promène
en silence dans les allées d’un hangar, Jimmy prend
le bus et commence à écrire carte postale sur carte
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qu'on compte sur les doigts d'une main les programmes on en trouve mille dans Better Call Saul, à commencer
de ce genre ayant le plaisir que procure Better Call par cet extraordinaire lotissement construit comme
Saul. sous vide pour les ingénieurs allemands de Fring.
J’ai dit que, arrivé à sa quatrième saison, Better Call
Saul avait abandonné la psychologie qui, jusque-là,
l’entravait. Ce n’est pas vrai. Ce n’est jamais vrai :
il n’y a pas de grande œuvre sans psychologie. Ce
serait trop facile si c’était le cas. Mais tout dépend de
l’usage qu’on en fait, des endroits où l’on choisit de la
Quatre images de la saison 4 de « Better Call Saul ».
réintroduire malgré tout. La quatrième saison de Better
On peut le redire différemment. Il y a, j’y reviens, Call Saul est aussi, et plus encore que les précédentes,
deux façons de faire de la télévision aujourd’hui. On une extraordinaire histoire d’amour, celle qui lie
peut casser le petit écran, ouvrir la boîte à images, Jimmy et Kim. Son récit passe également par des
exposer les affects et les destins à ciel ouvert, essayer automatismes, des répétitions, des rituels livrés sans
de raconter l’histoire du monde ou celle d’une famille phrase – le brossage de dents matinal, par exemple.
au moyen d’un genre qui dispose du temps nécessaire Mais il passe aussi par une longue explication chargée
à cela mais pas, a priori, de l'envergure suffisante. Les de ressentiment et d’affection qui, par miracle, nous
grandes sagas sérielles des années 2000 sont nées de venge de la poisse de mainte scène de ménage.
cette ambition. Reste qu’il n’aura échappé à personne Un dernier mot. Il y a un paradoxe dans Better Call
que depuis une décennie ces mêmes sagas ont, à de Saul. Comme on a vu Breaking Bad, on sait que tout
rares exceptions près, disparu des écrans. va mal finir, que Jimmy va basculer du côté obscur
Ou on peut adorer le petit écran, fermer la boîte de la justice et devenir Saul Goodman, que l’histoire
à images à double tour, s’amuser à construire avec Kim va casser, que le cynisme va l’emporter…
de petites machines, narrer et filmer des histoires Et pourtant. Et pourtant on y croit, on croit que cela
hermétiquement closes. On peut sortir le tournevis peut n’être pas le cas. Si ? Non, quand même pas. Et
et agir en bricoleur. Au lieu d'ouvrir le couvercle, pourtant cette série qui, au fond, n’est pas gaie, rend
travailler sous cloche et s'en trouver le mieux heureux.
du monde. Juger que le petit écran ne l'est pas
encore assez et le diviser en morceaux toujours plus
minuscules… C’est ainsi que font Gilligan et Gould.
Les boîtes et les boîtes dans les boîtes, les aquariums
et les coffres, les figurines et les faux en écriture, les
hangars et les maisons, les maisons dans les hangars,
« Better Call Saul », saison quatre, épisode neuf.
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