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GÉRARD LEBRUN

La patience
du Concept
Essai
sur le Discours hégélien

GALLIMARD
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.
© Éditions Gallimard, igys
Pour Joao Carlos Quartim De Mor
!
L
ii
« ... Vorstellungen und Reflexionen...
die uns zum Voraus in den Weg kom-
men kônnen, jedoch, wie aile andere
vorangeliende Vorurteile, in der Wis-
senschaft selbst ihre Erledigung finden
müssen, und daher eigentlich zur
Geduld hierauf zu verweisen wàren. »
W. Logik, IV, 73.
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AYANT-PROPOS

A l’origine de ce travail, il y a une question : que peut bien


signifier le dogmatisme hégélien? Tout philosophe, c’est connu,
est dogmatique par ce qu’il doit présupposer. Mais c’est autre
chose qu’on entend, lorsqu’on parle d’un auteur qui entendait
abolir tout présupposé : la certitude ultra-dogmatique d’habiter
la Vérité enfin accomplie, de fermer l’Histoire et de pouvoir
parcourir du regard du propriétaire toutes les formes
culturelles passées et présentes. Contre une telle prétention, les
plus malveillants mettent d’emblée le lecteur en alerte; les
mieux intentionnés font ressortir l’irréductibilité de l’acquit
hégélien qui, à leurs yeux, contrebalancerait la mégalomanie
del’entreprise. Mais qu’il y ait dogmatisme au sens, après tout,
le plus trivial, il s’en est trouvé peu pour en douter. Ainsi
Hartmann :

« Que le dynamisme de la pensée revienne à porter dans la chose la


clarté de notre regard; cette prétention, écrit ainsi N. Hartmann, est
évidemment métaphysique au premier chef. Aussi ne trouvons- nous pas
trace, chez Hegel, d’une démonstration de sa légitimité. Pour lui, la
question était résolue d’avance, sur la base de son optimisme
rationaliste... Il faut de toute nécessité que, par la spontanéité de son
déploiement et de son dynamisme (la Raison) représente le déploiement
et le dynamisme spontanés du monde. Cette conclusion est péremptoire,
si l’on accorde les présupposés. Hegel leur attribuait l’évidence d’un
truisme. II se plaça par là au-dessus-de toute discussion, mais se
dispensa aussi, il est vrai, de toute justification. Il serait ridicule
d’excuser l’immense dogmatisme d’une présupposition pareille. » (RMM.
n° spécial Hegel, 1931, p. 23 1.) Il

Il est vrai que Hartmann se place alors,


comme il le précise aussitôt du point de
I

12 La patience du Concept

Mais suffit-il de répliquer à ceux-ci, comme il le fait ensuite, que


l’intuition de Hegel est récupérable « sous les décombres du
système »? Outre que cette distinction du contenu et de la
méthode n’est guère hégélienne, la question du dogmatisme
reste entière : faut-il, oui ou non, pour trouver de l’intérêt à
notre auteur, accepter, ne serait-ce que par provision, quelques
gigantesques présupposés sur la nature de 1’ « Esprit » ou du «
Réel »? Bien mieux, l’intéressante démonstration de Hartmann
en cet article (la dialectique hégélienne épouserait d’autant
mieux les articulations du réel qu’elle serait moins exigeante
quant à la nature de la contradiction) laisse intacte l’idée du
dogmatisme hégélien. On montre, en somme, que l’auteur de la
Logik en a rabattu, lorsqu’il en vint à la description des choses
et des rapports réels. Le bon sens de Hegel est donc sauf, mais sa
prétention panlogiciste n’en paraît que plus proche d’une
marotte. Beaucoup d’analyses — si éclairantes qu’elles soient
sur des points particuliers — suggèrent ainsi qu’il y eut chez
Hegel une part irréductible d’entêtement et parfois d’absurdité;
le trait caractériel du philosophe reste une assurance si massive
qu’elle pourrait bien être dérisoire et que, malgré le respect
qu’on doit à ces commentateurs, on est parfois tenté de les
interrompre pour s’écrier : « Si vous avez raison, le roi est nu;
pourquoi ne pas le dire? « Certaines images qu’on donne de
Hegel sont même assez stupéfiantes. Pour nous, dût-on passer
pour descendant de M. Homais, nous voyons mal le crédit qu’il
faudrait accorder à qui aurait vu l’Esprit du monde inspecter
Iéna à la jumelle, comme il arrivait aux bergères de rencontrer
la Mère de Dieu. Reconnaissons que trop de présentations du
philosophe — et des moins négligeables, répétons-le — nous
mettent trop souvent en présence d’un illuminé : il suffit de
quelques boutades prises à la lettre a, de quelques formules
extraites du contexte pour composer un portrait qui flatte plus
le prophétisme de certains qu’u n’aurait flatté l’auteur. Voilà un
premier motif de suspicion quant à la crédibilité du «
dogmatisme hégélien ». Il y a une façon de réduire Hegel à un
envol d’oiseau de nuit (comme Bergson à une chevauchée des
vivants) qui n’émerveille que de très jeunes esprits sans
rehausser la réputation du philosophe. Mieux vaut peut-être la
brutalité envers Hegel de Russell et de quelques logiciens que
des apologies imprudentes qui le desservent.
Voici un second motif de suspicion. Nul auteur ne
Avant-propos i3

méritait moins la renommée qu’on lui fit. Nul n’a raillé


davantage les amateurs d’absolu à trop bon compte. Que je
sache, c’est Schelling, et non lui-même, qu’il place sur le trépied
pythicjue; quand il admire que Schlegel et quelques autres
puissent exposer météoriquement leur philosophie en quelques
heures, ce n’est pas pour les en louer. Philosopher s’apprend,
n’en déplaise à Kant : c’est un travail qui exige de la peine et une
érudition patiemment acquise, — Hegel le rappelle à satiété.
Penser n’est

E asogosse enprendre la tête entre les mains ni laisser fuser le


images. Il vaut la peine d’y insister, car c’est à
ce point que commence la légende du « dogmatisme
hégélien ». Hegel aurait prononcé son verdict sur les
philosophies ou les cultures au nom d’une idée abruptement
arrêtée de l’essence de la philosophie ou du sens de l’his-
toire; il n’aurait analysé les textes qu’en les confrontant
à un dogme; il ne les aurait lus que pour répartir mérites
et défaillances en fonction de ce que les auteurs devinaient
ou ne devinaient pas du Système hégélien... On verra
que Hegel, lorsqu’il évoque une telle attitude, c’est pour
l’imputer à Reinhold et lui en faire grief. Plus générale-
ment, Hegel se défend sur tous les fronts de l’accusation
de dogmatisme. Les dogmatiques, ce sont les autres, des
Grecs à Kant, qui ne furent pas en mesure de penser le
discours qu’ils parlaient ni de dissoudre les préjugés qui
en bloquaient le fonctionnement.
Hegel ne se pense donc pas comme dogmatique, et c’est bien
plus qu’une simple question d’humeur. C’est qu’il a conscience
d’effectuer une révolution assez profonde du concept de
philosophie pour que cette accusation devienne vide de sens. Un
novateur s’impatiente vite à s’entendre demander à quel titre il
parle si haut, quand il ne pourrait exhiber ses titres gu’en
recourant au langage dont son oeuvre entière consiste à
montrer la non-pertinence. Ce qui reviendrait à rassurer ceux
qui pensent toujours à partir des préjugés qu’il s’efforce de
déraciner, — concession pédagogique ruineuse. Un novateur
passe pour dogmatique parce qu’il n’aime pas dire en bref ce
qu’il apporte de nouveau ni de quel droit. « Lisez-moi, répond-il
aux scrupuleux, et vous verrez bien que je ne pose plus les
questions comme vous les posiez, que je ne formule plus rien à
votre manière. » Que l’interlocuteur ou le lecteur se refuse à
l’admettre et veuille pourtant essayer de rendre compte de ce
qui le décontenance, il parlera alors inévitablement de «
dogmatisme ». Comment Hegel, demandera-
i4 La patience du Concept

t-il par exemple, justifie-t-il sa philosophie de l’immanence?


Comment cette philosophie de la contradiction n’est-elle pas
contradictoire, sinon par décision arbitraire? Autant de
questions qui supposent qu’on a commencé par attribuer à
l’auteur telle ou telle thèse qu’il serait en devoir de défendre, —
qui supposent donc que nous savons ce qu’est une thèse
philosophique et sur quoi elle porte, alors que Hegel, prenant les
choses de plus haut, nous invite, notamment, à nous poser cette
question. Bref, on demande ses preuves à un homme qui nous
demande ce que c’est que prouver.
Ce malentendu suffirait à montrer que, dans la relation de
Hegel à son lecteur, il y va de ce qu’on appellera, faute de mieux,
la nature du discours philosophique. Nous voulons simplement
dire par là qu’il est impossible de juger d’une assertion de Hegel
comme si elle était portée dans un code qui aurait pour objet de
dévoiler ou représenter la vérité-de-la-chose, que nous sommes
ici en présence d’un langage qui, de lui-même et par son
fonctionnement, remet en question la conception traditionnelle
i et diffuse de ce qu’est Yinformation dite philosophique. Dire
qu’il y va de la nature même du discours, c’est dire avant tout
que l’information qui nous est apportée maintenant ne doit plus
être considérée comme descriptive d’états-de-choses ou de
contenus donnés. Avec Hegel, la philosophie cesse de viser une «
vérité-de-jugement », au sens où l’entend M. Guéroult :
« Sans doute, de nombreuses philosophies ont-elles précisément pour
objet d’élaborer un concept de la vérité qui récuse sa définition comme
adaequatio rei et intellectus... Mais l’objet de chacune, c’est d’établir
ainsi une théorie de la vérité, c’est-à-dire une représentation de la
nature en soi de la vérité, Sans doute pourra-t-on s’efforcer
ultérieurement d’intégrer la vérité de la théorie, comme conformité à la
chose, à la vraie nature de la vérité découverte par cette théorie même
(idée adéquate, vérité transcendantale, concept rempli, etc.). Mais, pour
que cette réduction soit à la fois matériellement possible et
philosophiquement légitime, il faut précisément que le philosophe ait au
préalable dévoilé la nature de la vérité et établi démonstrativement que
cette représentation qu’il nous en impose est effectivement de cette
nature une copie conforme s, »

« Représentation », « copie conforme » : Hegel entend


justement délivrer de ces termes le pathos de la vérité. Et nous
croyons qu’il faut tenir compte de cette ambition spécifique
avant d’apprécier les « thèses » de Hegel, c’est-
Avant-propos i5

à-dire répéter un peu moins que la Logik est le discours de Dieu


avant la création du monde et chercher un peu plus comment
s’orienter dans un texte qui invalide tous les systèmes de
coordonnées auxquels on est tenté de le rapporter. Par là, on
prendra soin d’éviter deux sortes d’attitudes :
1) ou bien présupposer que le système parle encore la
langue des philosophies qu’il critique ou « dépasse » et, ainsi,
interpréter d’entrée de jeu ce « dépassement » comme l’effet
d’une décision purement dogmatique;
2) ou bien s’attacher — plus scrupuleusement, certes — à
une critique interne du texte, mais sans s’être demandé au
préalable quels critères retenir au juste pour juger de la
validité des analyses et des assertions de Hegel, sans avoir
stipulé que l’on prendrait (ou qu’on ne prendrait pas) le droit de
choisir des normes que Hegel aurait récusées, sans avoir énoncé
expressément jusqu’où on irait, à partir d’où on s’arrêterait
dans l’infidélité aux réquisits de l’auteur. — Il n’en va pas ici
comme de la critique de Descartes par Leibniz, où le refus du
critère de clarté et distinction, le refus de tenir l’étendue pour
attribut principal de la matière suffisent à invalider quantité de
propositions cartésiennes. Il ne s’agit plus d’écarter des
axiomes philosophiques en raison de leur précarité logique ou
de leur incompatibilité avec un contenu scientifique. Dès lors
qu’un nouveau discours prétend se substituer au discours
traditionnel, où le situer et par rapport à quels axes? C’est la
seule question préalable. Ou bien on le rejette en bloc ( i r e
solution) ou bien on choisit certaines normes d’arbitrage (la
logique classique, par exemple), mais en s’exposant du même
coup à méconnaître la profondeur de la novation hégélienne.
Soit dit en passant, c’est là, peut-être, un indice qu’on ne peut
expliquer Kant et les post-kantiens à la manière dont on
explique les philosophes classiques. Les plus révolutionnaires
de ceux-ei (Descartes) appartiennent avant tout à une tradition
de discours que leurs ruptures déclarées ne parviennent pas à
interrompre ni à entamer. Potius emendari quant averti : cet
adage ne définit pas seulement 1’ « éclectisme » leibnizien, mais
la stratégie de tous les classiques, pour autant qu’ils se
réclament de « semences de vérité » déjà éparses dans
l’Antiquité la plus naïve, — pour autant qu’ils se contentent de
corriger des préjugés tout en opérant dans un domaine
discursif (déterminé, par exemple, par la nécessité de principes

i
i6 La patience du Concept

au sens aristotélicien) qu’ils ne songent pas à soumettre à


examen. Avec Kant, par contre, la « simple Raison » commence à
prendre du recul par rapport au discours qui, jusque-là, lui était
prêté; la critique des préjugés s’efface devant la critique des
illusions. Philosopher ne consiste donc plus à revenir à une
simple « nature » ni à prendre à témoin la bona mens : c’est une
belle chose que l’innocence, une faculté estimée que le gesunde
Verstand, mais on sait que ni Kant en définitive ni Hegel n’en
font grand cas. L’essentiel sera de dépister l’illusion originaire
(dogmatisme ontologique ou « dogmatisme de la Finitude ») et
de la débusquer en tous ses replis. Cette seule raison devrait
nous empêcher de regarder du même œil philosophie classique
et philosophie post-kantienne : on ne juge pas d’un projet
clinique comme d’un projet descriptif ; la vérité d’un diagnostic
relève d’un autre code que la « vérité-de-jugement ».
Nous ne voulons surtout pas dire par là que Hegel soit
inattaquable et que son œuvre fasse exception à toute règle. Il
nous semble ainsi que M. Vuillemin est parfaitement en droit
d’exposer et de critiquer les quatre principes au nom desquels
Hegel relègue la logique formelle « dans les illusions du point de
vue fini propre à l’entendement 4 ». Il ne manque pas d’aspects
sous lesquels il est possible de confronter le hégélianisme aux
philosophies et aux disciplines qu’il entendait « dépasser ».
Encore faut-il savoir et même stipuler qu’on ne tient plus
compte alors de la volonté de l’auteur. Encore faut-il prendre
conscience qu’il n’aurait pas accepté le principe de cette
contestation. Sous ces conditions, le jeu est parfaitement licite.
Par contre il nous semble inadmissible de sous-entendre que
Hegel opérait à l’intérieur du domaine discursif qui serait celui,
très vaguement délimité, de la philosophia perennis — et de le
critiquer sur cette base imprécise. Inadmissible d’accorder de
l’intérêt à la Phénoménologie tout en regrettant qu’elle s’achève
sur le Savoir absolu, — de relever chez Hegel des thèses qu’on
juge outrées ou partiales sans déterminer par rapport à quoi il y
aurait outrance ou partialité. L’auteur a au moins le mérite de
nous interdire ces appréciations floues. Par là, nous sommes
ramenés à notre problème initial : celui qui subvertit les
significations traditionnelles, à commencer par celle de «
dogmatisme », quelle lecture mérite-t-il? quel réglage? quelle
accommodation? Cotament juger d’un discours qui dévore l’un
après l’autre tous les présupposés informulés que le lecteur
Avant-propos 17

y importait? Cette question, on peut, sans doute, l’ignorer


superbement; elle peut faire hausser les épaules. Il suffit, par
exemple, de reléguer le Système dans 1’ « abstraction idéaliste »
pour s’épargner toute question sur l’autonomie du discours
philosophique rendue possible par Kant, — discours délivré de
toute amarre, libre de toute complicité avec les objets
traditionnels de la Métaphysique spéciale. On parlera de
dévergondage idéologique, —■ au mieux d’extrême futilité. On
aura raison, d’ailleurs, si l’on croit savoir de quoi il retourne
dans le discours hégélien : apogée et fermeture de la
Métaphysique, chant du cygne de la théologie, fantasme
idéologique... Pour nous, nous n’en savons pas tant. Il nous
semble seulement que l’historien de la philosophie d’à présent
doit s’orienter tant bien que mal — soit en usant d’un fil
conducteur dogmatique soit à l’aveuglette — à travers un
langage qui, depuis Kant, n’annonce pas le secteur sémantique
qui lui est imparti et ne dit plus expressément en quoi il est
informateur, sans qu’on puisse pour autant l’analyser comme un
simple ensemble de séquences linguistiques (malgré les
avantages méthodologiques que comporterait cette réduction).
Dans ces conditions, en parlant simplement d’ « idéologie » ou
de « fermeture de la Métaphysique », on pourrait bien ne
recourir qu’aux réponses déjà prêtes, qui, toutes, interdisent la
formulation exacte de cette question : à supposer qu’on prenne
au sérieux la prétention d’autonomie du discours philosophique
post-kantien, comment comprendre ce discours sur son propre
sol? C’est-à-dire : sans décider de l’inscrire a priori dans les
remous de la praxis humaine ou dans la ligne de quelque
histoire de l’Être, et en laissant ces péripéties de langage comme
en suspens entre ciel et terre. Mais cette libération du regard,
qui peut très bien ne conduire à rien et dont certains textes de
Wittgenstein donnent une assez juste idée, est insupportable,
bien sûr, à des esprits religieux.
Comment donc comprendre le discours hégélien sans autre
unité de mesure que lui-même? On ne prétend pas apporter de
réponse à une question aussi imprécise, mais essayer de la
formuler moins inexactement. On prétend seulement poser la
question du réglage que le lecteur doit adopter par rapport au
Système hégélien, s’il le prend seulement à la lettre. On a donc
écarté tous les jugements traditionnels sur l’allure globale du
Système (monisme, optimisme, panlogisme, pantragisme, etc.).
Laissant de côté ces démonstrations, on a préféré partir de ces
lignes
18 La patience du Concept

d’Alexandre Koyré, dans son essai sur La Terminologie


hégélienne :

« Il est très certain que les plaintes de ses historiens et commen-


tateurs, aussi fondées qu’elles le soient, auraient, — s’il avait pu les
connaître •—■ à la fois amusé et indigné Hegel. Elles l’auraient amusé
parce que... l’incompréhension était, pour ainsi dire, prévue par le
système lui-même. La philosophie de Hegel prétendant réaliser un
mode de pensée nouveau, marquant une étape nouvelle et supérieure
de l’évolution de l’esprit, un pas décisif fait en avant, il est clair qu’elle ne
pouvait être comprise par ceux qui, d’après leur mode de pensée, étaient
restés en arrière et n’étaient pas ses contemporains spirituels. Il est clair
que ceux qui ne voient pas la nature positive de la négation et ne
peuvent penser que par des notions rigides et non dialectiques ne
peuvent pas comprendre Hegel. Il leur faut d’abord acquérir cette faculté
de penser autrement qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici B. »

Initiation ésotérique, donc? Non, Hegel s’en serait défendu :


point n’est besoin, pour se délivrer des illusions de la Finitude,
de soulever un voile sacré. Il suffit de suivre le mouvement du
texte, de le laisser dévaster nos certitudes et de prendre ainsi
conscience que nous sommes déjà entrés, sans bruit et à notre
insu, dans ce « mode de pensée nouveau » dont parle Koyré.
Répétons-le : cet exercice n’est de nul intérêt si l’on n’admet pas,
au moins par hypothèse, que le langage philosophique, lorsqu’il
s’émancipe de toute fonction descriptive et de toute référence
objective, garde un « sens » propre qu’il reste à déterminer au
mieux de nos moyens d’investigation, mais sans jamais croire
que l’appel à des éléments extra-textuels pourrait jeter là-dessus
quelque lumière. Notre but serait atteint si l’on était convaincu
de l’impossibilité de juger de la validité du hégélianisme, sinon
en se plaçant, mais consciemment et expressément, en dehors du
système. Quant à dégager l’originalité du discours qui a nom «
Système » et quant à déterminer ses facteurs, une étude bien
différente serait nécessaire. Celle-ci est purement négative. Il
n’y est question que de l’abîme qui sépare le lecteur du texte où
il croyait pouvoir entrer de plain-pied ou, tout au moins, sans
avoir à franchir d’obstacles autres que terminologiques. Si le
Concept n’a pas d’Autre en dehors de lui, cette résorption de
toute altérité crée un vide apparent autour de lui : c’est à cet
aspect qu’on a surtout été attentif. On parcourra une planète
insolite sans y reconnaître rien qui la rende comparable à la
nôtre.
Avant-propos zg

Cet essai d’approche — au plein sens du mot « essai » — est


inséparable de certaines licences et omissions, dont on est
conscient.
1) On n’avait pas à s’attacher à l’évolution de Hegel.
Lorsqu’on s’est référé aux écrits de jeunesse, ce ne fut que pour
mieux déterminer telle position définitive adoptée par l’auteur.
C’est du Hegel de Berlin qu’il est seulement question ici.
2) On n’a commenté de textes de façon suivie que lorsqu’il
s’agissait d’éclairer un concept (la « contradiction », par
exemple). Ailleurs, il était souvent préférable, pour repérer une
articulation de discours, de la situer à différentes hauteurs de
l’œuvre de Hegel (Logik, philosophie de la Religion,
commentaire d’un auteur dans la Geschichte der Philosophie...).
Le danger de ce procédé est évident : on peut sembler composer
une mosaïque ou, pire, se donner le droit de tout prouver en
rassemblant des textes épars et arbitrairement choisis. Mais
cette méthode n’invaliderait à coup sûr qu’une étude sur la «
philosophie de Hegel ». Or, celle-ci n’est prise en vue, à partir du
chapitre iv, qu’à titre d’échantillon de discours. Encore une fois,
il ne s’agissait pas de reconstituer les thèses de Hegel, mais de
montrer au contraire l’impropriété de ce concept et l’impos-
sibilité de principe qu’il y a à vouloir résumer le hégélianisme
pour lui donner une place dans la constellation des systèmes. Il
peut alors être utile de laisser parler l’auteur, parfois sur des
points dispersés, pour mettre mieux en évidence la spécificité
de son discours. Nous voyons bien les inconvénients de cette
méthode, mais comment procéder autrement si l’on entend
dégager ce qu’a d’original et d’incomparable un champ de
parole, et non inventorier les structures d’une philosophie ou,
encore moins, retracer l’évolution d’une pensée? Il y a là un
problème de méthode qu’on a sans doute tranché plutôt que
résolu.
3) Enfin, comme la possibilité même et les conditions de
légitimité d’une critique de Hegel étaient au nombre des
questions directrices, on a couru un autre risque : sembler
verser dans une acceptation aveugle pour éviter une critique
irréfléchie. Il semblera souvent qu’on prenne un peu trop pour
argent comptant certaines affirmations, qu’on plaide
systématiquement non coupable et qu’on aille jusqu’à épouser
certains préjugés de l’auteur. C’est que, toujours, nous pensions
à la réaction « d’amusement et d’indignation » qu'aurait
éprouvée Hegel à la lecture de ses critiques. Il fallait bien
prendre le risque de réhabiter
20 La patience du Concept

ce « dogmatisme » pour tenter de comprendre pourquoi Hegel


ne l’a jamais vécu comme tel. Il ne s’agit donc même pas de «
sympathiser » avec Hegel, mais d’essayer de remonter jusqu’à
l’origine de la souveraineté qu’il s’octroie.
Ne serait-ce que pour ces raisons, ce travail est donc bien un «
essai ». Un dernier avertissement encore, plus indispensable
que tous les autres : qu’on n’aille surtout pas penser que nous
avons jugé de haut ou écarté dédaigneusement des historiens,
des traducteurs, des commentateurs que nous respectons. On a
souvent été obligé de contester certaines interprétations : on
espère l’avoir toujours fait avec la plus grande déférence. Il
serait puéril et surtout ingrat de mener des polémiques contre
des auteurs qui tous ont contribué à éclairer certains chemins
du monde hégélien et de ne relever que les contrées qu’ils
laissèrent dans l’ombre. Si nous insistons sur ce point, ce n’est
nullement par prudence. Trop de gens, aujourd’hui, préfèrent,
dans les confrontations d’idées, le ton tranchant de Descartes au
style accommodant de Leibniz. Et rien ne nous semble plus
frivole que de voir certains pourfendre les « historiens
positivistes » au nom de l’histoire de l’Être ou l’inverse, les «
métaphysiciens » au nom du savoir marxiste ou l’inverse...
Contre l’esprit d’intolérance, nous assumons hautement les
ridicules du vieux « libéralisme », gage de modestie, sinon de
clairvoyance. Avis aux détecteurs d’idéologies : ils
rencontreront d’abord ici celle de M. Bergeret.

Je voudrais remercier ici M. Goldschmidt pour la


bienveillance qu’il m’a toujours montrée, en souvenir de Rennes
et aussi de Sao Paulo, ainsi que M. de Gandillac qui dirigea cette
thèse, depuis plus longtemps qu’il ne s’en souvient peut-être,
puisqu’il m’en avait suggéré l’idée lors d’un diplôme en
Sorbonne déjà lointain. Que tous deux sachent bien que je ne
sacrifie à aucun usage en leur exprimant ma vive
reconnaissance. Enfin, que les emprunts qu’on a faits à la
traduction de la Phénoménologie par Jean Hyppolite et aux
travaux de Jean Hyppo- lite et d’Alexandre Koyré soient
considérés comme un modeste, mais très respectueux hommage
à leur mémoire.
Avant-propos 21

NOTES

1. N. Hartmann. Hegel et la dialectique du réel, in Etudes sur Hegel.


RMM. ig3i. p. 23.
2. Il est par exemple utile de se reporter à la lettre à Niothammer du i3
octobre 1806, dans laquelle Hegel évoque sans doute « l’Empereur, cette
âme du monde », mais en souhaitant aussitôt que l’armée française quitte
rapidement Iéna et « que nous soyons délivrés de ce déluge ».
3. M. Guéroult. Descartes. Congrès Royaumont. Discussions finales (Éd.
Minuit).
4.. M. Vuillemin. Première philosophie de Russell, p. 222-226.
5. A. Koyré. Études d‘Histoire de la pensée philosophique, p. 176-177 (À.
Colin),
}

l
I

La critique du visible

Souvent, dans l’intention d’accuser l’inspiration théologique


du Système hégélien ou les préoccupations religieuses qui y
demeureraient vivantes, on.a minimisé la violence
antichrétienne des écrits de jeunesse. Alexandre Koyré le
rappelle très opportunément. Chez certains lecteurs — pour ne
plus parler des commentateurs —, il y eut là aussi peut-être un
effet de mode, comparable à celui qui a fini par rendre Nietzsche
tolérable aux intellectuels d’obédience chrétienne : il est si
aberrant, de nos jours, d’être anticlérical (ou si niais d’être
anticommuniste) que lorsque Nietzsche et le jeune Hegel parlent
des prêtres (et Nietzsche des socialistes), c’est au second ou au
troisième degré, bien sûr, qu’un esprit distingué doit entendre
leurs cris de haine. Dénoncer pour de bon le fanatisme, c’est
mauvais goût qu’on ne saurait imputer à des penseurs respectés.
Quoi qu’on pense de cette édulcoration ou de ce qui contribua
à la motiver et à l’accréditer, elle nous semble particulièrement
fâcheuse en ce qui concerne Hegel. Car elle dissimule un fait : la
modification totale d’interprétation et d’appréciation du
christianisme qu’on peut observer entre les écrits de Francfort et
les textes de la maturité. Une fois cet escamotage accompli, le
rapport de Hegel au christianisme devient sans doute à peu près
cohérent, à condition qu’on n’aille pas regarder de trop près aux
détails ni même aux textes : un jeune homme tourmenté qui
interrogea passionnément la vie et le destin de Jésus, puis un
professeur conformiste qui, plus sereineiïient (mais
dogmatiquement, et on le regrette), fit se confondre théologie et
philosophie; n’est-il pas évident
24 La patience du Concept

que cette pensée, tout au long, ne cessa d’être hantée par le


christianisme? Or, il suffit d’être attentif à la véhémence
antichrétienne du jeune Hegel pour se poser au moins la question
: est-ce bien le même christianisme (un concept de même contenu
et surtout de même fonction) que Hegel exècre à Francfort et
justifie à partir d’Iéna? L’Esprit du christianisme annonce les
interprétations de l’Évangile qui opposeront à la dureté judaïque
de saint Paul la spontanéité de Jésus : le Christ disait l’unité
immédiate de l’infini et du fini, mais cette bonne nouvelle fut
perdue, et l’on préféra sottement adorer l’homme plutôt que de
méditer son message... Or, on ne trouve plus trace de cette
interprétation dans les œuvres de maturité. Si Hegel continue d’y
dénoncer l’attachement superstitieux à la positivité (miracles,
lettre de la Bible), il ne songe plus à faire de cette « positivité » le
noyau du christianisme. A partir de la Phénoménologie, le
christianisme devient, au contraire, l’ultime approximation du
Savoir absolu, la première figure dans laquelle la conscience
parvient à supprimer « la distinction entre son Soi et ce qu’elle
contemple ». Non seulement le christianisme est réhabilité, mais
il offre au non-philosophe la seule chance de s’évader de
l’ancienne « positivité ». Que signifie ce retournement des thèmes
de jeunesse? C’est de cette question qu’on partira.

« Le Ressuscité n’était pas seulement l’Amour pour eux, mais


surtout un individu 1 », écrivait Hegel à Francfort. Et, à cette
humanisation de Jésus, il opposait alors l’imper- sonnalité de
dieux grecs (Nohl, 4oi) pour y voir une des formes de la
supériorité de la religion grecque sur la religion chrétienne :
alors que les Grecs avaient su se hausser jusqu’au divin sans le
ravaler, les Apôtres, eux, humanisèrent grossièrement Jésus.
Zeus, lui, s’il allait jusqu’à imiter les passions humaines, ne
laissait jamais s’effacer le partage de l’humain et du divin : c’est
en tant que dieu qu’il s’unissait aux hommes, remarque le jeune
Hegel. Les dieux apparaissaient dans les temples et les fêtes,
parlaient dans le bruissement des forêts; entre eux et les mortels,
des pactes étaient conclus. Mais comment jamais oublier leur
étrangeté? Regards que dérobait un sourire de pierre, ils
dominaient l’homme grec de bien
La critique du visible

plus haut que l’Olympe, et leur présence « humaine »,


ironiquement, rappelait leur inhumanité. Des mortels, ils
n’avaient que le visage. Puisque le divin n’était pas, en Grèce, à
la mesure d’un individu, on y tenait donc pour sacrilège qu’un
homme se prétendît seulement le îavori des dieux.
« Ce qui est véritablement divin appartient à chacun; talent, génie
sont bien quelque chose de singulier, de propre à l’individu, mais n’ont de
vérité que dans ses œuvres, pour autant qu’elles sont universelles. Chez
les Grecs, de telles révélations devaient avoir des modalités déterminées;
il y avait des oracles officiels qui n’étaient pas subjectifs : la Pythie,
I’arvre, etc. Mais si cette révélation apparaissait en chaque Ceci, en
chaque particulier, en n’importe quel citoyen, cela devenait incroyable et
ne pouvait être pris au sérieux : le daïmôn de Socrate était une modalité
que la religion grecque ne pouvait tenir pour valable a. »
On célébrait bien le gymnaste, vainqueur des Jeux, à l’égal
d’un immortel, mais c’est qu’on le dépouillait alors de sa
singularité corporelle : consumé par la gloire, l’éphèbe mourait à
lui-même 8.
Or la Philosophie de la religion apprécie de façon très
différente ce refus de compromettre l’humain et le divin. A la
formule de Schiller : « Gomme les dieux étaient plus humains, les
hommes étaient plus divins », Hegel réplique alors : « Les dieux
grecs ne sont pas plus humains que le Dieu chrétien; le Christ est
beaucoup plus homme4. » Les Grecs n’avaient pas été assez loin
dans l’anthropomorphisme et, en retour, l’individualité
irréductible du Christ, ne doit pas être tenue pour la marque de
la naïveté des premiers chrétiens : il était essentiel au contraire,
que la subjectivité dans laquelle Dieu se manifeste fût unique,
exclusive de toutes les autres B. Les dieux païens ont donc perdu
de leur prestige de jadis. Pour rendre raison de leur déclin,
Hegel ne se contente plus d’invoquer l’avilissement de l’Empire
romain. Cette décadence, pas plus qu’une autre, n e s t imputable
à des causes fortuites : elle témoigne de l’inévitable corruption
d’un principe. L’engouement pour la Grèce a donc fait place à un
regard froid. Quels sont les éléments de cette critique de
maturité. On en retiendra deux :
i) Au-delà du visible où les avait transférés la « Phan- tasie »
de l’artiste, les dieux grecs gardaient leur énigme, car ils ne
s’offraient que sur le mode de YAnschauung, esthétiquement.
26 La patience du Concept

« L’œuvre d’art est posée pour l’intuition comme n’importe quel objet
extérieur qui ne s’éprouve pas et ne se sait pas lui-même. La forme, la
subjectivité que l’artiste a donnée de son œuvre est purement extérieure;
elle n’est pas la forme absolue du sujet qui se sait, de la conscience de soi.
Cette conscience de soi tombe dans la conscience subjective, dans le sujet
intuitionnant8.»

Hegel pensait, à Francfort, que ce dieu-image effaçait l’abîme


judaïque entre fini et infini : « c’est seulement une unification
dans l’Amour objectivée par l'imagination qui peut faire l’objet
d’une adoration religieuse » (Nohl, 297). C’était partager ce qui
sera dénoncé ensuite comme un des préjugés majeurs de
l’hellénisme : il suffisait aux Grecs que les dieux leur soient
exposés pour qu’ils eussent le sentiment d’une communauté
d’essence avec eux. — Or Zeus et Apollon étaient dans les cités,
mais comme des étrangers de passage : l’Infini, pour être
présenté dans la proximité du visible, n’en restait pas moins
lointain. Pourquoi les Grecs s’y laissèrent-ils tromper, eux qui ne
furent pas, comme les juifs, jalousement attachés aux biens
charnels? C’est qu’ils succombèrent à une autre tentation de ce
que Hegel nomme la Finitude. Comme le « mondain » demeurait
leur seul horizon, ils donnèrent à leurs dieux — hommage que
Platon, déjà, jugeait sacrilège — forme visible. Forme visible
encore plus que forme humaine. Ancrés dans le tpatvscrOai,
quelle gêne auraient-ils éprouvée à y exposer le sacré? « Ils ne
voyaient rien de négatif dans la naturalité comme telle... (pour
eux) seule était affirmative l’existence naturelle, extérieure,
mondaine 7. » Humaniser les dieux aurait été sacrilège, mais rien
de plus naturel que de les contempler, — humains fictifs, sans
doute, mais accueillis dans la fraternité du visible. Ce primat
donné à la représentation imaginative rend compte à la fois de la
perfection de l’art du Ve S. et de la limitation de la « Religion
esthétique ». Celle-ci ne « spiritualise » la nature qu’à demi.
2) Les Grecs, en effet, ne s’élevèrent pas jusqu’à 1’ « Esprit ».
Les olympiens, note Hegel, avaient détrôné les dieux naturels
archaïques, mais ils les avaient aussi remplacés : leur victoire
était donc ambiguë 8. Si Hélios n’est plus la simple allégorie du
Soleil ni Poséidon de la mer, ils retiennent toujours, en deçà de
leurs significations éthiques, quelque chose de ces significations
premières. « De même que les éléments naturels, les éléments
empruntés au monde animal ont subi chez les nouveaux dieux
La critique du visible 27

une dégradation et non, toutefois, une élimination complète 9. »


Si les divinités de l’âge classique ne sont plus de simples
symboles des astres et des saisons, l’exactitude des rites,
l’ordonnance même du culte attestent que l’imaginaire religieux
est moins libre, plus « adhérent » qu’on ne serait porté,
anachroniquement, à le croire : c’est à des matériaux « positifs »
que les dieux doivent leur visage et leur histoire — et ce noyau de
positivité en eux est symptomatique de la limitation de toute
religion « esthétique ». A mi-chemin de son origine sauvage et de
sa réinterprétation culturelle, le dieu a perdu, il est vrai, son
sens terrestre primitif que les sédimentations imaginaires ont
rendu méconnaissable. Certes, il est difficile de retrouver le
sacré des premiers temps lorsqu’il est enfoui sous tant de
couches culturelles : ce que tend la jeune fille à l’hôte, ce sont
moins des fruits mûris que les emblèmes d’une intention
humaine 10, et, dans les danses rituelles, les danseurs ne sont plus
envoûtés que par leur geste (« on ne pense pas quand on danse »).
Pourtant ces gestes et ces signes gardent toujours quelque chose
d’énigmatique, Si l’imagination « poïétique » ôte au naturel son
indépendance, elle n’est cependant qu’une demi-mesure, — le
milieu entre l’intuition immédiate de la nature et la pure pensée
n.

L’écrit sur Le Droit naturel (i8o3) décrit une autre forme de ce


compromis, mais Hegel, à cette date, semble encore s’en
contenter. La Cité éthique de modèle grec est universelle en ce
qu’elle réintègre les contenus que la Réflexion donne pour «
séparés et opposés ». Mais l’universalité éthique rencontre, en
dehors d’elle, un contenu qu’elle ne parvient jamais à supprimer
comme tel. Ce noyau de « réalité », c’est « le système des besoins
physiques ainsi que du travail et de l’accumulation que ces
besoins réclament... le système de ce qu’on appelle l’économie
politique 12 ». Pour que la totalisation éthique s’accomplisse, il
faut donc que ce « système » non seulement soit subordonné à
l’Universel, mais qu’il ne soit plus que la partie inférieure de
l’organisme éthique.

« Comme ce système de la réalité est tout entier dans la négativité et


dans l’infinité, il s’ensuit que, dans son rapport à la totalité positive, il
doit être traité par elle de façon tout à fait négative et rester sous sa
domination ; ce qui est négatif par nature doit demeurer négatif et ne
peut devenir quelque chose de ferme 18. »
28 La patience du Concept

On peut se demander, toutefois, si cette mise en tutelle de la


sphère du travail et de la propriété n’est pas un aveu de
demi-échec. L’économique, si étroitement qu’il soit subordonné
au politique n’en garde pas moins son originalité, sinon son
indépendance. C’est pourquoi 1’ « indifférence » des déterminités
(moment de l’unification totale de la Cité) n’est qu’un des côtés
de la totalité éthique. Un autre côté lui fait face : l’opposition
persistante (beste- hende) avec l’Autre qu’elle se soumet sans le
faire disparaître. La Cité éthique n’est donc pas seulement un
organisme fermé sur soi : son destin économique la suit, ineffa-
çable comme une ombre. — Ces pages de l’écrit de i8o3 rappellent
certaines paroles de Saint-Just et la description de Hegel se
heurte finalement au même obstacle que la politique jacobine. «
Tant que régnent l’intérêt et l’avarice », disait Saint-Just, il est
impossible que les « ressorts politiques » de la société soient
naturels (rapport du 8 ventôse). Mais quelle chance l’intérêt et
l’avance ont-ils de disparaître, tant que le citoyen reste
propriétaire? n’est-ce pas l’organisation même du « système des
besoins », la vie terrestre de la Cité qui la détournent de sa
vocation éthique? D’où, sur ce plan encore, la nécessité d’un
compromis dont VOrestie, selon Hegel, était l’allégorie. Le procès
intenté à Oreste opposait Apollon « dieu de la lumière
indifférente », aux Erinnyes, emblèmes des « forces souterraines »
inorganiques, « puissances du droit qui est dans la différence 44 ».
Les voix de l’Aréopage se partagèrent à égalité entre les
adversaires et on décida d’acquitter Oreste (victoire de la justice
politique sur les liens du sang) tout en apaisant les Erinnyes qui
auraient désormais leur autel sur l’Acropole (symbole de la
conciliation de la Cité avec l’inorganique). Pourtant, même si on
concède à Hegel que le rapport de l’éthique à l’économique soit
l’équivalent de cette tragédie dans le monde moral (Tra- gôdie im
Sittlichem), le parallèle n’est peut-être pas assez rigoureux pour
que la fin heureuse de la tragédie antique demeure transposable.
Hegel lui-même observe que le compromis antique, s’il exprime
l’Idée, c’est « de façon détournée » (verzogen) : « L’essence
corporelle de la totalité organique n’est pas complètement
recueillie dans sa divinité 16. » Indifférence de la Cité organique,
différence de l’organique et de l’inorganique, ces deux figures,
même si elles se nouent, ne sont pas intégralement échangeables,
—■ et tout l’écrit de i8o3 oscille entre un hymne à l’unité
organique nécessaire et la constatation qu’il est impossible
La critique du visible 29

de jamais la sceller. On éprouve le sentiment que le contingent,


cette fois, est tenace et que le « négatif » n’accepte pas (encore) de
pivoter doucement sur lui-même. Ce « négatif », Hegel le rappelle,
alors, à son indignité jusqu’à tenir le commerce et l’argent dans
la même suspicion que Platon, mais cela même montre qu’on ne
l’a pas exorcisé. La vraie dialectique ne sera pas ascétique en
paroles et sur le ton de l’édification : elle fera se décanter la
vérité du sensible, mais ne l’opprimera pas comme quelque chose
de « subsistant ».
Or, il n’en va pas ainsi dans la Cité éthique qu’on nous décrit
en i8o3. L’existence sensible est si bien encore le séjour de
l’homme qu’il ne peut s’en délivrer que par la mort, cette
négation abstraite de la Finitude 10. Si l’esclave offre quelque
chose au guerrier, son Maître, c’est seulement la possibilité de ce
destin, et nullement de la jouissance : dégagé du travail, le
Maître vivra son universalité jiisqu’à l’heure où il l’accomplira en
sacrifiant à l’État sa singularité. Son élément, c’est « le règne de
la mort toute- puissante ». L’Universel n’apparaît jamais mieux
comme âme de la Cité que dans l’holocauste des Thermopyles.
Alors seulement le singulier confesse ce qu’il est dans l’Idée : «
die Einzelnheit als solche Nichts ».

« La liberté même ou l’infinité est, il est vrai, le négatif, mais aussi


l’Absolu —et son être singulier est singularité absolue recueillie dans le
Concept, infinité négative absolue, liberté pure. Cet absolu négatif, la
liberté pure, est, dans son apparence, la Mort; c’est parce qu’il est
capable de mourir que le sujet se montre libre et s’élève au-dessus de
toute contrainte17, »

C’est aussi le signe que le sensible ne peut s’accomplir en


intelligible qu’au prix d’une rupture violente. Mais est-ce là la
seule issue? La mort au combat semble le seul accès à l’Universel
tant que l’on ne soupçonne pas qu’il y a une renonciation au
sensible, plus douce, mais plus résolue : la pensée.
Mais l’homme grec, retenu dans le visible, n’aceéda

Sas à la « pensée pure ». Dans la Philosophie de Vhistoire,


tegel, revenu de son enthousiasme, semble s’en étonner.
Les Grecs, dit-il, admiraient la nature parce qu’elle leur
semblait à la fois étrangère et secrètement « amie », loin-
taine et pourtant foisonnante de signes. C’est qu’ils se
laissaient fasciner par le sens qu’ils avaient prêté aux
rêves comme aux tempêtes.
3o La patience du Concept

« En écoutant le murmure des sources, ils demandaient ce qu’il


pouvait bien signifier, mais la signification n’était pas ce que pouvait leur
inspirer objectivement la source (die objektive Sinnig- keit) ; c’était
plutôt la signification subjective que lui prêtait le sujet même qui, ensuite,
allait élever la Naïade au rang de Muse... Les chants immortels des Muses
ne sont pas ce qu’on entend, si l’on écoute le murmure des sources 1S. »

Ce sens ne naissait donc qu’en lisière du sensible et si


l’herméneutique (Auslegung) des Grecs enrichissait indéfiniment
le monde, celui-ci demeurait, en retour, son prétexte nécessaire.
Leur art fut l’emblème de ce compromis entre la matière et la
forme. Hegel, dans VEsthétique, admire sans doute la parfaite «
consonance » que la statuaire grecque sut instaurer entre forme
sensible et contenu spirituel. Cependant, « consonance », «
ajustement » sont des images encore trompeuses de notre rapport
au Vrai, et le bonheur d’expression auquel parvinrent les Grecs
ne fut strictement que d'expression. Si indissociables que soient
devenus le contenu et l’apparence, il reste que la sérénité du dieu
ne fait que irans-paraître en son sourire, que la signification est
traduite dans le marbre. La pierre sculptée exprime le Dieu,
comme une traduction double l’original : sans s’y substituer. Bref,
si l’image (Bild) n’est pas le signe (Zeichen), elle n’est encore
entendue qu’à travers la structure-signe. « Dans la beauté
grecque, le sensible n’est que signe, expression, enveloppe où
l’Esprit se manifeste 19 », de sorte qu’un écart est maintenu en
droit entre signifiant et signifié. Cet écart, on le retrouvera
partout où Hegel décèle la « Finitude », et c’est lui qui appelle,
pour être comblé, l’opération appelée « connaissance », dont la
légitimité va de soi, une fois qu’on a cru reconnaître qu’il y avait
un écart. Le refus des Grecs de laisser s’incarner le divin n’est
qu’un autre aspect de cette consistance qu’ils accordaient au
sensible, comme à un des côtés de l’écart : la figuration s’arrête là
où elle deviendrait sensibilisation intégrale, donc profanation a0.
« L’humain en Dieu ne forme que sa finitude et cette religion
appartient donc encore par sa base aux religions finies n. » C’est
ainsi qu’en Grèce le divin se manifesta, mais « non pas de
manière à assumer essentiellement forme humaine M ».
La critique du visible 3i

IX

Il y a donc eu, après 1802, remise en question par Hegel du


mythe de la Grèce. La Grèce, jusque-là, mythe d’origine, est
rendue à son immaturité : replacée au seuil de l’histoire qu’elle
inaugura, elle n’apparaît plus, en arrière de nous, comme « le
paradis de l’esprit humain ». L’écrit sur le Droit naturel opposait
encore la division harmonieuse des ordres (Stànde) dans la cité
grecque à leur nivellement abstrait dans le droit romain : l’unité
organique du Singulier et de l’Universel dont les Grecs eurent le
secret faisait ressortir, par contraste, l’allure pathologique de
l’individualisme « bourgeois » qui naquit à Rome. Dans la Philo-
sophie de Vhistoire, le jugement porté sur Rome est plus nuancé :
dans l’État romain, s’ébauche, même si c’est sous une forme
aberrante, le principe d’intériorité qui faisait défaut aux Grecs as.
Il est moins question, dès lors, de l’aspect « concret » de la liberté
grecque que de sa précarité : « Tout comme les Romains, les
Grecs savaient seulement que quelques-uns sont libres, non
l’homme en tant que tel... leur liberté fut une fleur périssable,
bornée, contingente et a signifié aussi une dure servitude pour
tout ce qui est proprement humain. » C’est maintenant
Yimmédiateté de l’esprit grec qui pèse le plus dans la balance.
L’impossibilité d’aller jusqu’au bout de T « anthropomor-
phisation » est justement l’un des signes de cette immé- diateté.
Défiance envers l’humanisation du divin, complaisance à
l’immédiat et au visible : ces deux figures proviennent de la
même inconscience. Le dieu peut bien se rendre familier à nos
yeux, jamais vivre d’une vie humaine ; la contemplation
esthétique est la seule métamorphose du divin qu’ait tolérée la
pensée grecque. Il était donc partial d’opposer, comme à
Francfort, la vérité païenne à l’erreur chrétienne. Les disciples,
sans doute, péchèrent par naïveté en s’attachant au personnage
historique de Jésus, mais les Grecs n’auraient pas même été
capables de commettre ce faux sens, puisqu’un dieu ne pouvait
être leur semblable, mais seulement un objet représenté.
L’Incarnation, si grossièrement qu’on l’ait interprétée, esquissait
une signification du divin que la Grèce n’avait pas entrevue.
Oser dire : « Il était Dieu et aussi cet homme- là », c’est laisser
deviner que le Fini n’est pas si opaque
32 La patience du Concept

qu’il ne puisse accueillir l’Infini, et qu’une autre relation est


possible entre l’homme et Dieu que la contemplation, relation
imaginative, qui les laisse chacun en sa place. Alors que les textes
de jeunesse attribuent à l’imagination le

Êourvoir de concilier sujet et objet, nature et liberté,


[egel, maintenant, insiste sur la fragilité de cet équilibre :
dans la conciliation imaginative, l’homme demeure le
spectateur d’une éternité séparée de lui, face à une objec-
tivité que symbolisent les images des dieux. Hegel écrivait
autrefois : « L’homme petit lier au contingent et doit lier
à du contingent l’immuable et le sacré » (Nohl, i43).
Mais, dans cette « liaison », l’union de la signification sacrée
et du support visible demeure extérieure. Or, c’est cette
extériorité qu’efface le christianisme.
A la différence de la statue grecque, le Fils de Dieu ne
représente pas une essence : par sa mort et l’effacement de sa
présence sensible, il indique quel est le vrai rapport de l’homme à
l’essence divine. Sa naissance, son agonie, sa crucifixion ne sont
pas comme une succession d’images : elles disent la relation cjue
Dieu soutient avec nous. L’historicité de la vie du Christ ouvre
dans le divin la dimension qui manquait aux signifiants figés de
la Grèce.
« Christ a dans sa mort, dans son histoire en général, montré
l’éternelle histoire de l’Esprit, histoire que chaque homme doit effectuer
en lui-même pour être esprit ou pour devenir enfant de Dieu, citoyen de
son royaume 84. »
L’homme-Dieu est mort jeune : c’est le signe que la présence
terrestre n’est pas le seul truchement dont Dieu dispose, et qu’il
peut se révéler autrement qu’au regard.
« Le vrai manque de la religion grecque par rapport à la religion
chrétienne est qu’en celle-là l’Apparence forme le mode le plus haut, la
totalité du divin; dans la religion chrétienne, elle n’est tenue que pour un
moment du divin aB. »
Alors que les statues grecques éternisaient dans le présent
esthétique un divin séparé, la mort de Jésus relègue dans le
passé un Dieu dont la « présence », dès lors, n’a plus grand-chose
à voir avec la présence dont la « représentation » est le modèle : le
symbole qui convient le mieux à Dieu, c’est maintenant le recul
dans une temporalité où s’estompe son visage. La nostalgie des
disciples mérite une autre interprétation : elle montre que Dieu
s’offre à nous par excellence sur le mode de l’absence. La
La critique du visible 33
supériorité du christianisme sur le paganisme correspond en
somme à celle de la mémoire sur l’imagination 28 : Y Erinnerung à
laquelle est contraint le chrétien le détourne du piège de la «
Phantasie », obsédé par le passé, il cesse du moins d’être fasciné
par le visible. Certes, « la mémo- ration appartient à la
représentation, elle n’est pas pensée », et c’est pourquoi la
philosophie devra concevoir « ce que la Religion représente
comme œuvre de la fantaisie ou comme existence historique 27 ».
Mais le christianisme n’en marque pas moins une étape décisive
dans l’épuration de la « Repré? sentation ». Si la communauté
chrétienne ne pense pas encore l’histoire qu’elle remémore, elle
la vit au lieu de la contempler : c’est l’important. « Le spectacle
divin demeure objectif au sens où, dans le chœur, le spectateur
s’est lui-même objectivé 28. »
C’est donc un autre portrait du chrétien qu’on nous propose.
Il n’apparaît plus comme écrasé par la tradition, stupidement
aveuglé par la proximité de Jésus. Il était injuste de ne mettre 1
accent que sur ce côté du christianisme. L’essentiel est qu’à
l’encontre de toute autre religion, celle-ci dénonce la vanité de
toute figuration. La conscience chrétienne n’adore plus ce qui est;
elle ne vise plus le Dieu immédiatisé que sur le mode de
Yavoir-été *®. Et le poids du passé dans le christianisme semble
un peu moins abusif à Hegel, dès lors qu’il devient le symbole
d’une rupture avec l’imaginaire, — l’instrument d’une «
polémique contre toute la splendeur du monde38 ». La notion de «
positivité », à elle seule, n’est donc plus pertinente. La critique «
anti-positive » de la Religion demeurait, somme toute, assez
proche de celle qu’avait effectuée YAufklârung: la Révélation y
était réduite à un effet de la mauvaise « imagination » au sens des
Classiques — et l’on finissait par juger du contenu spécifique du
christianisme sur son seul appareil dogmatique et institutionnel.
Or, il faut distinguer la Religion révélée (geoffen- barte) de la
Religion manifeste (offenbare) : il est seulement secondaire à la
religion chrétienne d’être geoffenbarte, donnée à l’homme de
l’extérieur. Après tout, « tout doit nous venir de l’extérieur... Il
est nécessaire qu’on rencontre aussi ce côté dans la Religion
manifeste31 ». Celle-ci apparaît sur le mode de la positivité, mais
cette origine ne permet pas de préjuger de son caractère
différentiel ni de la nature de l’Apparaître qui s’y déploie; il ne
lui est pas essentiel de rester prisonnière de « la simple
représentation, du simple souvenir ». Et si le chrétien comprend
sa foi
34 La patience du Concept

de la sorte, il s’abuse autant que YAufklàrer qui le combat. Car il


confond l’accessoire et l’essentiel, la vie du Nazaréen et le fait que
cet homme (et le démonstratif compte plus ici que la date ou le
lieu de naissance) était le Fils de Dieu. Tel est le contenu
spéculatif, auquel l’entendement de YAufklàrer reste fermé et qui
n’est pas plus confirmé par des témoignages sensibles qu’infirmé
par une critique historique 32. « Contenu spéculatif » entendons :
contenu dont je participe, et qui n’est pas devant moi comme un
livre à lire. Or l’Église avant Luther, attentive à la seule
inscription historique de la Religion, ne voyait en la Foi qu’une
attitude de la conscience face à un contenu. Le jeune Hegel, à son
tour, en critiquant la « positivité », admettait que la croyance au
Fils de Dieu est de même style que la croyance sensible; il ne
soupçonnait pas qu’elle pourrait envelopper une autre relation
de la pensée à 1’ « objectivité » et supprimer la distance qu’on a
coutume d’imaginer entre elles. La critique passionnée de la «
positivité » s’exerçait donc encore sur le sol de la « Représen-
tation », de sorte qu’échappait la relation inédite au divin que le
christianisme instaure, malgré sa positivité: non plus l’homme
face au dieu, mais le regard humain devenu un moment
nécessaire de la « présence » divine. Une fois qu’on a pris
conscience de cela, à quoi bon regretter la nostalgie obstinée de
la conscience chrétienne, « le triste besoin de quelque chose de
réel, propre à la communauté chrétienne » (Nohl, 335)? Le centre
d’intérêt du christianisme est ailleurs : Dieu, enfin, n’est plus
visible; Il s’est moins révélé en s’incarnant qu’en se dépouillant de
son corps mortel.

Erscheinen, quand il s’agit de Dieu, ne doit plus signifier :


prendre un visage, consentir à montrer ce qu’on était depuis
toujours. C’est dans les religions non manifestes que Y
Erscheinung se donne pour apparition : à travers le soleil et les
étoiles dans les religions naturelles — ou encore lorsque Dieu est
conçu « en esprit », « mais pas encore comme Esprit... lorsqu’il n’a
pas encore en soi la plénitude qui le rend Esprit » (judaïsme,
religion grecque). Mais le Dieu chrétien, en s'incarnant ou en
créant le ciel et la terre n’a pas délégué quelque chose de Lui dans
le Fini. S’il s’y est exprimé, c’est à la façon dont l’éclair s’exprime
et se supprime dans sa brillance, la parole dans la voix qui la
profère •— donc en un sens nouveau du mot exprès-
La critique du visible 35
sion. L’expression, au sens courant, est transcription; elle reste «
quelque chose de tout à fait autre » que l’Intérieur qu’elle prétend
manifester, chiffre d’un contenu qui, en arrière d’elle, garde son
opacité.

« Ce qui doit être expression est bien expression, mais est en même
temps aussi seulement comme un signe, de sorte qu’au contenu exprimé
la constitution de ce au moyen de quoi il est exprimé est pleinement
indifférente. L’Intérieur est bien dans cette manifestation un Invisible
visible (das Innere ist in dieser Erscheinung woKl sichtbares
Unsichtbares), mais sans être pourtant lié à cette manifestation; il peut
aussi bien être dans une autre manifestation, comme réciproquement un
autre Intérieur peut être dans la même manifestation 3S, »

L’expression parfaite, au contraire, annule la différence entre


le manifestant et le manifesté. Et c’est ainsi qu’il faut entendre
l’Incarnation, non pas comme si la personne du Christ avait été le
signe visible — et contingent — d’un Dieu resté en deçà.

« Le christianisme dit : Dieu s’est révélé par le Christ, son Fils. La


Représentation comprend d’abord cette proposition comme si le Christ
n’était que l’organe de cette manifestation — comme si ce qui était révélé
de cette manière était un autre que ce qui révélait. Or cette proposition, en
vérité, signifie plutôt que Dieu s’est révélé, que sa nature consiste à avoir
un Fils, c’est-à-dire à se diviser, à se finitiser, tout en restant chez soi dans
la Différence, à s’intui- tionner soi-même et à se manifester dans le Fils, et
à être Esprit absolu grâce à cette unité avec le Fils, à cet être-pour-soi
dans l’Àutre : aussi le Fils n’est-il pas le simple organe de la Révélation,
mais il en est le contenu même 84. »

Si nous comprenons seulement que Dieu s’est résolu à passer


du divin à l’humain comme d’une région à une autre limitrophe
où il deviendrait accessible, ou encore qu’il a levé le voile qui
nous le dérobait (2e Épître aux Corinthiens), nous restreindrons
l’éclat de sa présence au sens le plus matériel du mot présence. La
date et le lieu de l’apparition feront oublier que P Apparaître ne
désigne plus que le glissement du Même dans la Différence qui se
creuse en lui. Dieu, alors, sera dit parmi nous, réellement présent,
au sens où l’imaginent les catholiques dans le pain et le vin :

« Les catholiques transforment l’hostie en un dieu vivant. Ce n’est plus


ici ce que le diable désirait du Christ : qu’il changeât
36 La patience du Concept

la pierre en pain. C’est au contraire le pain vivant de la Raison qui se


change éternellement en pierre 3B. »

Qu’on se reporte, dans le recueil de Nohl, à l’analyse de


l’Eucharistie (S. 297-801). On mesurera combien Hegel, à
Francfort, était incapable de critiquer sous cet angle le dogme
catholique. Il admettait qu’en consommant le pain et le vin, le
chrétien s’unit à Dieu. Mais cette consommation même,
ajoutait-il, montre que le pain et le vin ne peuvent être quelque
chose de divin. « Quelque chose de divin a été promis, mais la
promesse même s’est dissoute au moment où elle était prononcée »
(Nohl, Soi). Doctrine qui peut passer pour un catholicisme
hérétique par rapport à la critique radicale du catholicisme dans
les écrits de maturité : dans la Philosophie de la religion, cette
même « dissolution » devient bénéfique; elle est le signe qu’on
avait tort d’interpréter trop « charnellement » la promesse.
Regretter que l’hostie fonde en un instant, c’était encore accorder
une valeur intrinsèque à la présence dans le Fini. Hegel,
partageant alors sourdement l’insatisfaction des disciples telle
que lui-même la décrivait, était, lui aussi, en quête d’une union
plus durable dans le sensible, par-delà cette union éphémère.
L’Incarnation n’était donc tenue que pour une incursion sans
lendemain de Dieu dans le Fini, la Révélation pour un épisode
décevant, puisque le divin ne se laisse entrevoir que l’espace
d’une vie d’homme.
Cette déception, on voit bien maintenant qu’elle était l’envers
d’une exigence naïve. Pourquoi le divin se manifesterait-il à la
façon dont un visage trahit son secret? Et surtout, que nous
révélerait-il de Lui? Cette question préalable, la « Représentation
» ne la pose pas (entendons ici par « Représentation » l’attitude
commune à la foi naïve et à la critique qü’en faisait le jeune
Hegel) : la Révélation, pour elle, a nécessairement la figure d’une
rencontre —- d’un étranger, Un soir, à Emmaüs... De même, la
théologie nous plaça depuis toujours face à un objet de
représentation appelé « Dieu » au sujet duquel elle parlait (iXber
Gott). Ainsi encore, la théologie protestante moderne, par
l’exégèse et le raisonnement, a « réduit la manifestation du Christ
à un simple objet de souvenir et de principes moraux ; elle a
relégué Dieu dans un au-delà vide, en soi dépourvu de
déterminations, comme inconnaissable, donc comme essence non
révélée 36 ». Or cet au-delà rendu vide par la théologie <( éclairée »
n’est que la
La critique du visible

réplique de l'eSsenee compacte dont la théologie dogmatique


professait qu’elle avait été rendue accessible pat la Révélation :
ce ne sont que deux variations sur le même contresens. Gar, dans
la Révélation chrétienne, nul ne vient à notre rencontre, rien
n’advient dans cette Manifestation absolue, elle ne montre rien.
Rien, sinon que la relation révélant-révélé, signifiant-signifié
cesse maintenant d’avoir cours. Dieu ne s’y rend pas manifeste :
il est de part en part /ür sich seiende Manifestation. Ce qui est
dévoilé, si l’on veut à tout prix user de ce mot, c’est seulement la
nécessité qui était en Lui d’apparaître, au sens très strict
d’être-pour-un-Autre, l’impossibilité d’être totalement « Lui » s’il
demeurait seulement « eh Lui-même », de mériter son nom si
celui-ci devait rester lié à un objet que ma représentation est en
mesure de convoquer : — Nul besoin maintenant d’imposer le
silence aux initiés : en quoi discrétion ou bavardage
pourraient-ils concerner Dieu? Lui-même n’a rien à nous
apprendre de ce qu’il est ou était : Il n’est pas théologien. C’est le
théologien qui prédétermine l’ëssence divine comme si elle était
une chose opaque qu’éclairerait un peu plus chaque prédicat
qu’on énonce d elle; « Dieu » — la représentation qui porte ce
nom — est alors pris en charge par le langage quotidien et son
ontologie spontanée, traité comme un étant parmi les autres. Par
contre, si l’on cesse d’imaginer Dieu comme un contenu
objectivable, on ne risque plus de le partager entre son essence et
son appdrence, son avant et son après ; YOffenbarung bien
comprise est justement le mouvement qui fait s’abolir les deux
pôles illusoires entre lesquels on s'imaginait que Dieu avait le
choix —- elle récuse la structure abstraite à l’intérieur de
laquelle Dieu pouvait être dit tantôt caché, tantôt accessible. « La
mort du Médiateur n’est pas seulement la mort de son aspect
naturel; ce n’est pas seulement l’enveloppe déjà morte, soustraite
à l’essence, qui meurt, mais encore l’abstraction de l’essence divine
87. » L’Offenbarung, comprise en sa totalité, annonce en fin de

compte (et le fait qu’il n’y ait encore qu’annonciation est, comme
on le verra, le dernier décalage qui sépare la Religion absolue de
la philosophie) que Dieu n’est présent que lorsqu’il n’est plus
représenté (vorgestéllt) ni comme essence ni comme homme. Elle
nous contraint ainsi à reconnaître que la « Représentation » n’est
pas la trame de tout Savoir, tout au plus, un moment
arbitrairement détaché dü mouvement de YOffehbarung.
C’est parce qu’il ri’en avait pas encore pris Conscience
38 La patience du Concept

que le jeune Hegel mesurait le degré de perfection d’une religion


à la conciliation qu’elle instaure entre subjectivité et objectivité,
Fini et Infini. Certes, il méprisait ces termes « réflexifs », mais il
ne pouvait s’en passer. Ainsi, dans sa définition de la Religion
positive : « Une religion est positive, quand elle pose comme
principe de la vie et des actions la représentation de quelque
chose d’objectif qui ne peut devenir subjectif » (Nohl, 374).
Autrement dit : c’est une erreur que de rester confronté à une
objectivité et séparé d’elle, et il faut mettre fin à cette situation.
Mais comment y mettre fin autrement qu’en paroles, si l’on n’a
pas compris que la position même d’une objectivité est l’effet
d’une illusion d’optique? L’entêtement dans l’objectivation reste
alors plus tenace que le désir de le surmonter.
« Une élévation complète de la vie finie à la vie infinie devrait laisser
aussi peu de place que possible au fini et au limité, c’est-à-dire au
subjectif et à l’objeotif proprement dits... Mais le degré de l’opposition et
de la réconciliation dont une époque est capable est chose contingente...
Les peuples moins heureux ne peuvent atteindre cette plénitude, car,
vivant en un état de séparation, les hommes sont obligés de porter toute
leur attention sur le maintien de l’un des termes, à savoir de leur propre
autonomie » (Nohl, Systemfrag- ment, 35o).
C’est l’aveu que l’union des opposés est à la merci des
circonstances, loin de résulter de l’analyse de l’opposition même.
Si violemment qu’il ait combattu, à ce moment, les oppositions
rigides de la Réflexion, Hegel, en fait, assumait les présupposés
de celle-ci. Il assurait sans doute que le divin n’advient que là ou
le sujet et l’objet sont devenus inséparables, mais cette
réunification des deux termes consistait à « laisser de côté
(belassen) » leur différence, non à la faire se dissoudre (auflôsen
88). Qu’il y ait eu Différence, cela était laissé en arrière et «

dépassé » — si l’on veut —, mais non pas contesté. On se donnait


l’unité, mais sans voir que la recherche même de l’unité était
vaine et attestait seulement qu’on prenait au sérieux une
situation fausse, qu’on entendait gagner à un jeu dont on ne
remarquait pas que les règles étaient truquées. Bref, la
réunification sans critique de la Différence donnée au départ
était incapable de supprimer la figure qui était responsable de
l’opposition. Celle-ci demeurait donc la forme canonique de tout
savoir, de sorte que l’union à Dieu était inévitablement présentée
comme un non-savoir,
La critique du visible 3g

symbolisé par le silence des initiés. « Tout ce qu’on dit sur la


divinité sous forme de Réflexion est absurde » (Nohl, 3i8). Mais
on voit mal, à l’époque, quel discours pourrait se substituer au
discours réflexif et en quoi le Savoir pourrait être autre chose
que connaissance, c’est- à-dire séparation. Ces textes tombent
ainsi sous la critique que Hegel, en 1817, adressera à Jacobi.
Celui-ci eut en commun avec Kant de mettre fin, non tant au
contenu de l’ancienne Métaphysique qu’à son « mode de connais-
sance ». En outre, il ne se contenta pas de critiquer, comme Kant,
« les formes de connaissance finie », mais il mit en question le «
Connaître en-soi et pour-soi ». Mais il n’alla pas plus loin et ne
pensa pas qu’il valait la peine de réviser le statut de la Raison. Il
dévalorisa le « Connaître », mais sans se demander s’il avait été
légitime de « faire de l’Entendement, comme on l’avait fait
jusque-là, pour ainsi dire l’âme du Connaître ». C’est dire qu’il ne
comprit pas que son entreprise débouchait sür « la nécessité de
renverser complètement la perspective qu’on prenait sur le
logique 39 ». La critique « anti-positive », de la même façon, ne
mettait jamais en question l’horizon de la « Représentation » : le
jeune Hegel reprochait au christianisme de n’avoir pas accompli
l’intégration de la vie finie à la vie infinie, mais il entendait par «
fini » l’élément représentatif que la conciliation maintiendrait
dans sa plénitude. Il prédisait que les opposés s’uniraient dans la
vraie « croyance », mais définissait celle-ci comme « la façon dont
ce qui est réuni — la façon dont une antinomie est unie — est
présent dans notre représentation » (Nohl, 383). Le plus haut point
de réconciliation, il le situait dans le bonheur esthétique de la
Grèce, « milieu des extrêmes dans la beauté » (Nohl, 332) : c’était
donner la beauté visible pour seul critère de la vraie religion.
Toutes les oppositions se dissolvaient au même point lumineux,
dans l’élément « esthétique » où, par définition, le sacrifice du
sensible n’est jamais achevé. Excursion interrompue de Dieu
parmi nous, l’Incarnation faisait figure d’échec : elle ne pouvait
symboliser une union permanente avec le divin. « Cette union,
comme il s'agit là d'un individu, est éternellement impossible »
(Nohl, 34i).
Il suffit de passer de là à l’analyse de la conscience mal-
heureuse dans la Phénoménologie pour apercevoir quel
retournement a eu lieu. On ne déplore plus alors le passage
éphémère de Dieu sur terre ni la disproportion entre la fragilité
et l’individu et la mission conciliatrice dont U
4-o La patience du Concept

était chargé. Le mal vient d’ailleurs : de l'illusion qui portait à


croire que la réconciliation devait advenir dans le sensible ou,
tout au moins, sans que le sensible fût aboli. Or, la présence
sensible, par elle-même, consacrait au contraire la séparation de
l’homme et du divin.
« En réalité, parce que l’immuable a revêtu une figure
sensible, le moment de l’au-delà non seulement est resté, mais on
peut bien dire plutôt qu’il s’est raffermi; car, si par la figure de la
réalité effective singulière, l’Immuable, d’une part, paraît s’être
rapproché de la conscience, d’autre part, il est désormais pour
elle, en face d’elle, comme un Un sensible et opaque, avec toute la
rigidité d’une chose effectivement réelle 40. »
Si la Révélation contribua à « raffermir » le sentiment de
l’au-delà, c’est parce qu’elle fut vécue représentative- ment : ses
témoins ne comprenaient pas — et même étaient plus loin que
jamais de comprendre — que Dieu n’est rien d’autre que le
mouvement dont la traduction de l’apparaître et de l’absence
n’est que la traduction sensible. Ils contemplaient comme une
chose ou déchiffraient comme un texte ce qu’ils auraient dû
concevoir ; ils recherchaient le sens de l’événement, alors que
l’événement appartient déjà au sens. Tel est le savoir
représentatif, préjugé moins facile à extirper que celui de la «
positivité » : que Dieu soit comme un monarque absolu, il est aisé
de le contester, — que, proche ou lointain, accueillant ou tyran-
nique, il ne nous soit présent que sur le mode de l’objectivité,
cette évidence, au contraire, on ne songe guère à la suspecter.
Et c’est elle, pourtant, que le christianisme, pour la première
fois, ébranlait —première religion, une fois qu’on a appris à la «
concevoir », à dissiper les malentendus qui avaient toujours
faussé la relation au divin. Non pas une religion positive parmi
d’autres, mais la proprédeutique à une ontologie nouvelle qui
fera éclater les présupposés sur la base desquels on condamnait
autrefois le christianisme positif. L’ interprétation du
christianisme, à Francfort, en faisait un exemple de la
réconciliation impossible; la conceptualisation du christianisme,
plus tard, met en évidence la vanité de toutes les réconciliations
dont avait rêvé le jeune Hegel. Toutes, Amour, Vie, Beauté,
étaient aussi « représentatives » que les religions d’esclavage
auxquelles il les opposait; toutes se proposaient de combler r
abîme entre l’homme et Dieu sans mettre en doute qu’au départ
celui-là dût être donné comme un sujet, celui-ci
La critique du visible 41

comme un objet; toutes supposaient donc un Dieu partenaire


situé en un lointain que le « divin », s’il a un sens, devrait avoir
déjà supprimé. Hegel admettait, certes, que la connaissance de
Dieu n’était pas à la mesure d’une « vision » : « La montagne et
l’œil qui la voit sont objet et sujet; mais, entre Dieu et l’homme,
entre l’Ësprit et l’Esprit, il n’y a pas cette faille de l’objectivité »
(Nohl, 3ia). Mais c’est seulement après l’élaboration du concept
dé « Représentation » que Hegel mettra en garde explicitement
contre les métaphores toujours défectueuses de la vision : là
même où on nous assure que le regard intellectuel ne fait plus
qu’un avec le Vrai qui l’illumine, la faille de l’objectivité demeure
béante... Il y a, chez Hegel, les éléments d’une critique de
l’assimilation, constante chez les classiques, entre Savoir et
Lumière. « La Lumière, sans être vue elle-même, rend visibles les
objets qu’elle éclaire... Il en va de même de l’Esprit. » Toutefois,
« l’Esprit se manifeste lui-même et, malgré tout ce qu’il nous donne, il
reste toujours lui-même tandis que la lumière de la nature rend
perceptible, non pas elle-même, mais ce qui n’est pas elle, ce qui lui est
extérieur; après être sortie d’elle-même, comme l’Esprit, elle ne rentre pas
ensuite, comme lui, en elle-même et n’acquiert pas ainsi cette unité qui
consiste à rester ce qu’elle est tout en étant dans ce qui n’est pas elle 41, »
Dans la symbolique hégélienne des éléments, la lumière
solaire signifie moins l’irruption du cpaivépsvov que l’irré-
médiable éloignement de ce qui est donné à voir. Aussi les
métaphores de la Lumière ne sont-elles jamais innocentes. Toutes
enveloppent la structure « sujet-objet », en puissance chez les
Grecs, explicitement chez les classiques : ainsi, chez
Malebranche, « un voile d’obscurité » est déjà tendu entre la
lumière de l’Idée et moi, du fait que je l’accueille et qu’elle me
modifie 4a. On ne prend pas impunément la vision sensible pour
référence.
Ce que Hegel appelle VEsprit ne se manifeste pas à la manière
dont se manifeste le sensible. Bien plus : c’est YErscheinung
sensible qui doit être comprise en fonction de YOffenbarung
divine, et non l’inverse (comme il en a toujours été). Telle est la
conviction qui renverse l’interprétation du christianisme. Il n’y a
pas, à l'origine, de « sujet » proche ou distant de Dieu : ce que
nous appelons « sujet » n’est que le témoin qui surgit lorsque le
divin, se déployant en « être-pour-l’autre », suscite un regard
auquel, ensuite, il se dérobera. Ainsi, la « représentation »,
42 La patience du Concept

conçue comme simple épisode du divin, cesse d’être le référentiel


par rapport auquel celui-ci était toujours interprété, et le « sujet
» doit reconnaître que, dans le cours de cette histoire dont il se
croyait naïvement spectateur, il n’est que le protagoniste
nécessaire au divin quand celui-ci s’immédiatise et mérite d’être
posé, éphémèrement, comme objet d’une représentation nommée
« Dieu ». C’est alors le moment du christianisme « esthétique », —
du catholicisme, où Dieu ne s’annonce qu’à travers eine
imposante, sinnliche Erscheinung vor Augen 43... En somme, la
théologie n’eut que le tort d’éterniser ce moment et de figer Dieu
en un être (visible ou non). Or, je ne suis voyant, au contraire, que
parce qu’il appartient à Dieu (entendu maintenant comme
mouvement de la signification localisée qu’on nommait
traditionnellement ainsi) d’ « être-pour-un-autre ». Et le
<podvec0ai, quitte à perdre de son prestige, doit être réinscrit
dans cet Apparaître pur, un Apparaître dont préjuge notre
rhétorique de voyants, dès quelle le mesure à un « surgissement »
ou à un « dévoilement ».
Il n’est pas sans doute de conscience chrétienne qui, d’une
façon ou de l’autre, ne vive comme un spectacle le drame dont
elle n’est qu’une des figures : la Religion absolue n’est pas le
Savoir absolu. Délivrée de la positivité, elle n’en demeure pas
moins « représentative »; plus encore que conscience
malheureuse, la conscience chrétienne est une conscience
esthétique incorrigible. La Réforme fut sans doute bien près de
marquer la rupture totale du christianisme avec 1’ « aïsthésis ». A
l’époque où l’homme apprend que le soleil ne se couche jamais
sur la terre,

« un simple moine, lui, découvre que le Ceci que la chrétienté, jadis,


avait recherché sur terre, dans un tombeau de pierre, c’est plutôt dans la
tombe la plus profonde de l’idéalité absolue de tout sensible et de tout
extérieur, dans l’Esprit, qu’il se rencontre44 »

Pourtant Luther lui-même ne parvint pas à abolir l’horizon de


l’objectivité :

« Luther avait établi victorieusement que l’éternelle destination de


l’homme est une chose qui doit se passer en lui. Quant au contenu,
toutefois, de ce qui doit se passer en lui et quant à la vérité qui doit vivre
en lui, Luther a admis que ce devait être un donné, révélé par la Religion
». De sorte que « même dans la théologie protestante subsista le rapport
de l’Esprit à un au-delà; car, d’un côté, demeure
La critique du visible 43

le vouloir propre, l’esprit de l’homme, moi-même— et, de l’autre, la grâce


de Dieu, le Saint-Esprit 45. »

Le christianisme ne fut donc pas épuré jusqu’à renoncer au


point de vue de la subjectivité, — non plus, sans doute, la
subjectivité butée du judaïsme, mais toujours une instance
insulaire d’où l’homme croit contempler le Vrai. Même lorsque
cette intériorité se sera décantée, dans le Denken cartésien,
l’Apparaître de l’Esprit à lui-même s’accomplira encore sous la
forme et l’image d’une présence : « Dans la Pensée, le Soi est
(prâsent) à lui-même, son contenu, ses objets lui sont pour ainsi
dire présents (gegenwârtig)... 46. » Cette Pensée est la plus haute
pointe de l’intériorité; mais elle n’est pas, elle n’est surtout pas
encore le déploiement total de F Esprit; elle demeure prise dans
l’axe d’un regard subjectif. Par là s’annonce l’âge de
YAufkldrung: « L’œil de l’homme devint clair, son intelligence
s’éveilla, sa pensée travailla et éclaircit... D’abord, ce principe de
la Pensée advint encore abstraitement dans l’universalité47. »
Ainsi, à mesure que, dans le cours de l’histoire, l’Esprit se réduit
à un « s’apparaître-à- soi-même », cette auto-manifestation reste
ordonnée à un spectacle. Il est donc compréhensible que la
Religion, vouée par essence à la Représentation, n’ait pas évité
ce que la philosophie elle-même n’a su conjurer.
Restons-en à la critique du christianisme. On mesure de
combien de degrés elle s’est déplacée depuis Francfort. La parole
de Marx : « Nous sommes tous des juifs », la résume assez bien, à
cette époque : le christianisme s’inscrit dans le prolongement du
judaïsme, religion de la crainte, acceptation d’une oppression
transcendante. Or, une fois mis en place le concept de Finitude, il
semble que le judaïsme n’en soit plus que le moindre piège. «
Nous sommes tous des Grecs » : telle est la tare plus profonde
dont le christianisme, comme la Métaphysique classique, a
hérité. Bien sûr, les Grecs ne s’élevèrent que jusqu’à l’Idée et la
pensée chrétienne sut représenter ce qu’était l’Esprit, mais à une
approximation près : en interprétant VOffen- barung comme
révélation de quelque chose, elle continuait à limiter l’Apparaître
au cpaivecSai et à ignorer que celui-ci n’est est qu’un épisode. La
conscience chrétienne peut bien renoncer au sensible ; elle ne se
délivre pas des habitudes contractées dans la vie perceptive. Elle
est donc exemplaire de la pensée finie. Car la Finitude ne renvoie
pas tant à l’opposition abstraite de la partie au tout, du
44 La patience du Concept

fini à l’infini qu’au parti pris d’unilatéralité présupposé par cette


opposition et qu’à l’impossibilité (qui en est le plus sûr
symptôme) d’abandonner le réglage phénoménologique. Partout
où le Savoir ne peut être décrit qu’à partir d’un face à face avec
l’Autre, chaque fois qu’on omet de se demander si cette différence
initiale est constitutive ou momentanée, il y a Finitude, Savoir
entaché de subjectivité. Partout aussi où je ne peux poser de
contenu sans le rattacher spontanément au déroulement d’une
vie subjective, c’est-à-dire le placer dans le temps. Le chrétien,
par exemple, est moins coupable d’être hanté par le passé —
comme on le lui reprochait dans L’Esprit du christianisme — que,
plus généralement, de ne vivre sa foi que sous forme temporelle.

« Sa propre réconciliation entre comme quelque chose de lointain dans


sa conscience, comme quelque chose de lointain dans F avenir, de même
que la réconciliation que l’autre Soi accomplissait se manifeste comme
quelque chose de lointain dans le passé 48. »

Passé, avenir, de quel droit donner crédit à ces vécus? Quelle


que soit l’interprétation, poétique ou savante, qu’on greffera sur
eux, de quel droit supposer qu’ils désignent quelque chose dont la
conscience naïve aurait été pour le moins l’anticipation? La
conscience ne nous renseigne sur rien ; son mode de présentation
— même s’il a une place et une vérité dans le mouvement du
Savoir —■ n’aiguille par lui-même vers aucune vérité; une visée
de conscience est à démystifier, non à clarifier. Mais l’important
est que le privilège qu’on accorde d’emblée à cette figure
unilatérale remonte à bien plus haut qu’à l’avènement de la
subjectivité proprement dite et des philosophies du Sujet : à la
restriction sournoise de la présence à la présence de type
sensible. C’est sous cette forme que la Finitude a traversé
souterrainement . toute la métaphysique. On commence alors à
entrevoir ce qui, pour Hegel, condamne la connaissance
représentative ou finie qui fut assimilée abusivement au Savoir :
son intuitionnisme, le fait que le Savoir y relayait le percevoir et
que le regard demeurait l’opération de référence. On entrevoit
aussi ce qu’est le Savoir hégélien pour toute pensée d’origine
phénoménologique (au sens moderne) : un terrorisme.
La critique du visible 45

ni
Sur un point, au moins, l’interprétation hégélienne de la
pensée grecque rencontre celle de Heidegger : la coupure
traditionnelle entre eïvai et <patvscr0ai n’est pas révélatrice de
l’essence de la pensée grecque.
« Ce n’est que dans la sophistique et chez Platon que l’apparence est
déclarée trompeuse et, comme telle, abaissée. Du même coup, l’être est
élevé comme I8éa en un lieu suprasensible. La cassure, Xopiatiéç, est
marquée entre l’étant purement apparent ici-bas, et l’être réel quelque
part là-haut 4?. »
Mais la similitude des diagnostics, bien sûr, s’arrête là : loin de
saluer dans 1’ « enchevêtrement » de l’être et de l’apparence « la
grande époque du Dasein grec » qui précéda sa défaillance «
métaphysique », Hegel y décèle la première forme historique de
la Finitude. C’est cette compréhension de la philosophie antique
que critique Heidegger notamment dans l’article Ile gels Begriff
der Erfahrung. A en croire Hegel, les Grecs pensaient le réel «
seulement comme l’étant », entendu comme « ce qui dans la
représentation immédiate, devient objectif à la conscience ?0 ».
Anachronisme qui nous en apprend plus long sur Hegel que sur
les Grecs : il est symptomatique que ceux-ci soient jugés tout
naturellement comme si le partage « sujet-objet » était sur le
point d’avoir un sens pour eux. Il est vrai que cet aveuglement
était inévitable chez celui qui portait la « subjectivité » à son plus
haut point d’accomplissement. Hegel, penseur de la « subjectivité
», ne pouvait ordonner la pensée antique qu’à l’avènement de
celle-ci.
On sait que cette critique, qui revient à passer sous silence le
concept hégélien de Finitude, ne manque pas d’arguments. Il est
vrai que Hegel juge de la fragilité de la pensée grecque par
l’insouciance où elle demeure à l’égard de la « conscience de soi ».
Le « Connais-toi toi- même », remarque-t-il, ne fut que « le
surgissement de la clarté spirituelle 61 », et le destin de Socrate
montre avec éclat que la cité grecque n’était pas faite pour
l’accueillir. Le vrai principe hellénique, c’est la Beauté et l’Esprit
n’y trouve pas encore son assise : « la Pensée apparaît donc ici
comme le principe de la corruption ». On situera donc la Grèce
au plus haut de la préhistoire esthétique de l’Esprit, moment de
la clarté objectivée devant une
46 La patience du Concept

conscience naïve, inconsciente d’en être le foyer... Jusque- là,


l’accusation d’anachronisme semble on ne peut plus fondée.
Reste à savoir si Heidegger n’en tire pas des conséquences
disproportionnées. Relevons-en un indice. On croirait souvent,
en lisant l’article des Holzwege, que la reconnaissance de la
subjectivité en sa souveraineté est le point où convergent toutes
les lignes de la Geschichte der Philosophie, et il semble que Hegel,
assez modestement en fin de compte, n’ait fait que parcourir le
reste du chemin sur lequel Descartes s’était arrêté.

« Peut-être que cette circonspection (de l’apparaître du savoir


apparaissant) également, pensée plus essentiellement que Hegel ne
pouvait la penser, n’est-elle que le souvenir de Y esse de Yons certum de
l’ego cogito, et cela dans la forme de son élargissement à la réalité du
Savoir absolu 53. »

S’il en est ainsi, il est aisé de situer la critique que fait Hegel
du «palvecrSai et même de toutes les formes de la Représentation
: on y verra l’un des effets de la survivance de la Métaphysique
classique, une condamnation prononcée une fois de plus contre
le sensible par une subjectivité pure. Mais est-il sûr qu’il en soit
ainsi? La certitude de soi du Savoir, son mode de présence à
lui-même demeurent-ils, chez Hegel, de style aussi obstinément
cartésien? Il faut bien reconnaître que ces questions peuvent
paraître tout à fait vaines, tant Heidegger nous a japris à
comprendre le Savoir absolu comme un des derniers traves-
tissements — et le plus majestueux — du subjectum qui
s’explicitait dans l’ego cogito. Sous cet éclairage, la présence
tenace du subjectum, si malaisément déracinable, assure, on le
sait, l’appartenance à la « Métaphysique » des penseurs qui
croyaient y mettre un terme (Hegel) ou même rompre avec elle
(Nietzsche). Et ce fil conducteur est précieux pour qui entend
continuer à visiter le pays de la « Métaphysique » ou ce qu’il est
devenu, une fois que les philosophes ont cessé de se dire
métaphysiciens. Mais, si l’on préfère poser au départ que les
significations, d’un penseur à l’autre, sont en droit homonymes,
si l’on est attentif — au moins « pour voir... » — à la volonté,
explicite chez Hegel, de n’avoir pas à clore la Métaphysique ni à
achever son parcours, si l’on se refuse à admettre comme allant
de soi que la même « Subjectivité » se déploie de la seconde
Méditation à la Logique du concept, on s’aperçoit alors que
l’interprétation de Heidegger n’est lumineuse qu’au prix de
La critique du visible 47

beaucoup d’ombre. On ne comprend plus très bien, en lisant


Heidegger, pourquoi la Phénoménologie est une Phénoménologie
de l’Esprit et non de la conscience ni pourquoi Hegel, après tout,
s’acharne à détruire la notion de « Sujet », au sens que lui
donnèrent les philosophies qu’il appelle « réflexives ». Descartes,
écrit Hegel, eut le mérite de « commencer par la Pensée, —■ il est
vrai dans la forme de l’Entendement déterminé et clair 64 » : cette
réserve n’est-elle que secondaire? Bref, ne s’agit-il entre Hegel et
les philosophies du Sujet que d’une querelle de famille?
Heidegger nous l’assure. Et, dès lors, le jugement que porte Hegel
sur la pensée grecque est aisément déchiffrable : les Grecs
auraient été victimes de l’éloignement où ils étaient du Cogito.
C’est dans la mesure où Descartes est au centre de l’explicitation
hégélienne de la philosophie qu’il y a, pour Hegel, une naïveté
grecque. Cette thèse est fermement énoncée dans la conférence
Hegel et les Grecs. Pour la première fois, dit Heidegger, le
Descartes hégélien pose le sujet et l’objet explicitement comme
tels — et, par rapport à cette instauration, tout le passé, pour
Hegel, ne fut qu’une longue méconnaissance.
« La relation sujet-objet apparaît en pleine lumière comme opposition,
comme anti-tlièse. En revanche, toute philosophie avant Descartes se
limite à une pure représentation de l’objectif. Même l’âme et l’esprit sont
représentés sur le mode de l’objet, quoi qu’ils ne le soient pas comme tels.
En conséquence, selon Hegel, même ici c’est déjà le sujet pensant qui est
partout à l’œuvre, mais il n’est pas encore compris en tant que sujet,
comme ce qui fonde toute objectivité 56. »
D’un côté donc, les pensée explicites de la Subjectivité :
Descartes — avec lequel « nous pouvons crier Terre ! » ■— et
Hegel. De l’autre côté, une pensée qui n’était pas en mesure de
thématiser le sujet et l’objet en tant que tels. Si l’on décide de s’en
tenir à ce seul partage, il semble tout à fait secondaire que Hegel
ait situé Descartes, envers et contre tout, dans l’âge « de la
Représentation ». Au

{•oint qu’on se demande parfois en quoi Hegel, principiel-


ement, apportait quelque chose de neuf par rapport à la
découverte cartésienne, s’il n’était pas simplement le
consolidateur de cette fondation. Tout serait joué avec
les Méditations : désormais, la philosophie moderne habite
« au pays de la conscience de soi 6# ». Ce n’est pas le plein
midi, mais voici enfin le jour ■— et c’est l’essentiel.
Ou plutôt ce serait l’essentiel, si la « conscience de soi »
48 La patience du Concept

ne demeurait pour Hegel une instance de la Finitude, à


déraciner. L’image de la montée du jour, si elle rend bien compte
du mouvement final de YHistoite de la philosophie de Hegel, ne
suffit donc pas à exprimer la complexité du rapport de Hegel à
Descartes. Il faut aussi comprendre que Hegel ne donne au
cartésianisme une place d’élection que parmi les autres
philosophies. Il faut, plutôt, tenir compte de deux axes de lecture
qui pourraient bien être — on y reviendra — les deux dimensions
du texte hégélien. Doctrinalement, il est incontestable que Hegel
accomplit Descartes : l’image du soleil levant, puis à son zénith,
s’impose alors irrésistiblement, et l’idée de la continuité
l’emporte. Mais, diseursivement, Descartes se trouvait aussi
éloigné qu’un autre de pressentir le hégélianisme comme
machine de langage. Qu’on excuse la comparaison que nous
risquons ici (on n’en trouve pas, pour l’instant, de moins
maladroite comme substitut des concepts qu’on voudrait essayer
d’ébaucher, sinon d’élaborer, par la suite) : d’un certain côté, on
pourrait décrire le passage de Flaubert au Nouveau Roman en
lui donnant l’allure continue d’une genèse; d’un autre côté, le
Nouveau Roman repousse Flaubert bien loin de lui, sur le même
plan que Balzac, comme un « représentatif » par rapport à lui. En
philosophie comme en littérature, il est aisé de repérer des
prédécesseurs (et d’écrire l’histoire du roman ou de l’Être ou de
la conscience occidentale, — toutes ces Histoires-de que Y
Histoire de la folie de Michel Foucault a ironiquement
interrompues) quand on s’en tient à des lignes de force
thématiques ou rhétoriques: il n’en manque jamais et, du reste,
ces concepts-là sont, déjà, peut-être inséparables d’une
continuité qu’ils ont fonction de préserver. Il est bien plus
malaisé de désigner des « prédécesseurs », si l’on s’en tiént
strictement à la conception que se fait un auteur du mode de dire
qu’il a choisi. Descartes, prédécesseur de Hegel, annonce en clair
la Subjectivité : comment ne pas l’accorder à Heidegger? Mais
Descartes, « représentatif », ne profère que « représ entativement
» cette vérité. C’est déjà, tant qu’on voudra, le soleil (thématique)
de la Subjectivité; mais c’est toujours, aussi, la nuit (discursive)
de la « Représentation » : cela, les heideggériens le passent sous
silence. Qui sait? S’ils y prêtaient attention, Hegel finirait par
leur paraître moins rapidement situable, moins soudainement «
dogmatique », plus déconcertant. Car il n’est plus évident, alors,
que le Savoir cartésien soit, pour Hegel, le modèle de
l’Apparaître-à-soi de l’Esprit,
La critique du visible
4
celui-là même que les Grecs avaient ignoré; il n’est plus évident
que Hegel mesure la naïveté grecque à la seule toise du Cogitô.
Certes, il confronte les Grecs à ce qu’ils n’avaient pas encore
pressenti et ce langage, il est vrai, nous met en défiance : il
annonce trop de savoureux anachronismes (le vieux
matérialisme du xvme siècle, si excusable de n’être pas encore
dialectique). Toutefois, quelle est la portée de ce pas encore, en
l’occurrence? Hegel écrit :
« (Chez les Grecs), l’individualité spirituelle n’est pas encore pour soi,
comme subjectivité abstraite... » Mais il poursuit : « le principe du
spirituel (y) obtient le premier rang et l’être naturel ne vaut plus pour soi
dans ses formations existantes; il n’est plus que l’expression de l’Esprit
transparaissant, réduit à n’être que le moyen et le mode d’existence de
l’Esprit. Mais l’Esprit n’a pas encore soi-même comme medium pour
se représenter en soi-même, et pour fonder là-dessus son monde B7, »
La question est la suivante : ce texte nous autorise-t-il à
conclure que l’effacement du support naturel suffira à rendre
l’Esprit présent à soi en toute sa pureté et à laisser se dégager la
vérité de la présence? Hegel paraît souvent suggérer cela, quand
il parle de la Grèce : en insistant sur la distance qui séparait les
Grecs de la subjectivité infinie, il semble voir en celle-ci l’apogée
de l’Esprit. Mais si le lecteur en reste à cette impression, il
méconnaît qu’il! en faudra encore beaucoup plus pour que
l’Esprit accède à sa vérité. Pour s’en convaincre, mieux vaut se
reporter à l’un des textes qui favorisent cette interprétation
hâtive.

« L’esprit grec, en tant qu’il est milieu, part de la nature et la retourne


en un être-posé de soi-même à partir de soi; la spiritualité n’est donc pas
encore absolument libre ni totalement accomplie à partir d’elle-même;
son impulsion ne lui vient pas d’elle-même... L’activité de l’Esprit n’a pas
encore ici en soi-même la matière et l’organe de la manifestation, mais
elle a besoin de l’impulsion naturelle et de l’étoffe naturelle; elle n’est pas
une spiritualité libre qui se déterminerait elle-même, mais une naturalité
élaborée en spiritualité, — l’individualité spirituelle B8. »
Hegel, en décrivant l’incomplétude de l’esprit grec, le
réfère-t-il ici à l’Esprit intégralement accompli? Le seul mot «
Organ » doit en faire douter : partout où il y a nécessité d’un «
Organ », d’un instrument de présentation, persiste une scission
non critiquée. Ainsi, dans le texte
5o La patience du Concept

de la Philosophie de la religion que nous citions plus haut :


« La Représentation comprend cette proposition comme si le
Christ n’était que Y organe de cette manifestation... le Fils n’est
pas le simple organe de la Révélation, mais il en est le contenu. »
La conscience de soi n’est encore qu’un mode de présentation — et
l’une des tâches les plus difficiles du hégélianisme est justement
d’élaborer un concept de « présence » qui soit libéré de toute
référence à une « présentation ». Que l’Esprit s’apparaisse sur le
mode de la conscience de soi et non à travers une pierre sculptée,
c’est donc sans doute le signe de sa maturation, non de sa
maturité. Que la Pensée ne soit plus enfouie dans la Substance et
soit devenue à elle-même son point de départ, c’est sans doute un
progrès, mais un progrès à l’intérieur de la Représentation. Il n’y
a d’en-soi, désormais, que dans la dimension du Pour-soi : la
présence de l’Esprit s’est donc purifiée, mais son mode de
présence spécifique n’est pas éclairci.
« La manifestabilité que cette substance a dans cette conscience est en
fait occultation, parce que la Substance est encore l’être privé du Soi et que
c’est seulement la certitude de soi-même qui est manifeste à soi (und
offenbar ist sich nur die Gewissheit seiner selbst) » — « L’esprit en
tant que Moi est Essence, mais, comme la réalité dans la sphère de
l’Essence est posée à la fois comme étant immédiate et comme idéelle,
l’Esprit, en tant qu’il est la Conscience, n’est que le phénomène de l’Esprit
(nur das Erscheinen des Geis- tes) 60. »
Cet Erscheinen (Apparaître de l’Esprit sur le mode de la
conscience de soi) est moins trompeur que le Durchscheinen
(Apparaître sur le mode de la contemplation esthétique), mais
c’est une figure toujours insatisfaisante : nur Erscheinen. Nous
demandions tout à l’heure quelle était la portée exacte du pas
encore hégélien appliqué à la Grèce. Reconnaissons que ce pas
encore est un même pas encore: l’Esprit n’est même pas encore
parvenu à l’âge phénoménologique, lequel, pourtant, mérite
autant que l’âge esthétique de figurer dans cette genèse
pathologique du Savoir qu’est la Phénoménologie. On distinguera
donc deux échelles d’appréciation : du point de vue du dévelop-
pement de l’Esprit, du point de vue de l’avènement du Savoir. De
ce dernier point de vue, Descartes fut un précurseur aussi « naïf »
que les Grecs, même s’il le fut autrement. Car la suprématie du
sujet cartésien, c’est aussi celle de la Représentation, la réduction
pour ainsi dire officielle de
La critique du visible 5i

T Apparaître (Offenbarung) au phénomène (Erscheinen) et,


partant, la méconnaissance du fait que celui-ci n’est que la
mutilation de celui-là. C’est à ce moment que la critique de la
Grèce prend son véritable sens : cette confusion entre Offenbaren
et Erscheinen, les Grecs l’avaient déjà commise. Bien qu’en Grèce,
la notion de Sujet n’ait pas été ébauchée ou à peine, le fait que la
visibilité soit le modèle de tout Apparaître préfigure ce qui, plus
tard, fera du Sujet une fois élaboré une notion représentative.
C’est pourquoi le jugement de Hegel sur les Grecs, même s’il est
formulé dans le langage du Sujet et de l’Objet, n’est pas seulement
ni surtout anachronique. Il y aurait seulement anachronisme si
Hegel avait regretté ou, plus simplement, constaté — puisque nul
ne peut sauter hors de son temps — que les Grecs, décidément,
n’avaient pas mis le pied sur « la terre natale de la philosophie ».
Or, il remarque seulement que, dans cette pensée « pré-subjective
», l’Apparaître était déjà conçu à la ressemblance de la présence
telle qu’elle est donnée dans la vision. Avant même qu’ait été
effectué le partage de la Pensée et de l’Être, la souveraineté du
Gegenwart et du Gegenstand était à l’avance reconnue. Même si
les Grecs sont ainsi mesurés à la pensée moderne centrée sur le
Sujet, ils ne sont pas décrits comme des pré-cartésiens
balbutiants, — et l’absence (ou la quasi-absence) de la conscience
de soi est loin de suffire à caractériser la Grèce hégélienne. Il faut
plutôt y voir le moment où la structure de la Représentation est
déjà en place, préalable au découpage Sujet-Objet, première
assise du socle « phénoménologique » sur lequel reposait toute la
philosophie jusqu’à la Logik. Bref, l’âge présubjectif de la pensée
finie. De ce point de vue, le partage que Heidegger prête à Hegel
(avant Descartes — après Descartes) fait place à un autre, plus
conforme, sans doute, à la façon dont Hegel se comprenait : âge de
la Finitude — âge de la Logik.
Mais qu’est-ce enfin que la Finitude, si Hegel enveloppe sous
ce mot tout le passé pré-hégélien? Nous aurons encore à reposer
cette question. Répondons pour l’instant qu’il y a Finitude là où le
cpaivéjjievov donne la mesure de ce qu’est l’Apparaître; là où le
sensible — même s’il n’est pas encore constitué en « objet » (les
Grecs), même s’il est déjà tenu pour mensonger (la Métaphysique)
— exerce une autorité dont il importe peu qu’elle soit ou non
clandestine. Que la « pensée » soit convoquée d’office devant une
Gegenstàndlichkeit, c’est la forme qu’a prise la Finitude
52 La patience du Concept

pour les Modernes, la façon gui fut la leur de comprendre le


Savoir comme spectacle. Or, les pensées d’aujourd’hui — que
Hegel, à n’en pas douter, aurait appelées « finies » — croient qu’il
suffit, pour contourner la pensée classique (nommée «
objectivante » ou « représentative ») de retourner en deçà des
concepts de Sujet et d’Objet. Sans doute, on ne revient pas à
l’archaïque pour l’archaïque, à l’immédiat pour l’immédiat —
Merleau-Ppnty insistait là-dessus dans ses dernières notes 60 —
mais on est persuadé que cette remontée est nécessaire pour
neutraliser la « pensée, représentative » dans toute son envergure
et lui arracher enfin tous ses masques. Hegel soutient au
contraire — et cette seule thèse suffirait à rendre sa pensée
inactuelle —- qu’il n’est pas de pire illusion : c’est sur place qu’il
faut rechercher les instances de démystification, et jamais là-bas.
Là-bas, au plus profond des forêts comme au plus lointain du
Logos grec, on ne rencontrera jamais que les germes du mal dont
on souffre.
Sur ce point, une comparaison de certains textes de Hegel et
de Heidegger ne conduit pas forcément à voir en Hegel l’héritier
de la Métaphysique : elle pourrait montrer qu’il nous met en
présence d’une autre critique de la Métaphysique. On voudrait
essayer d’en donner un exemple. « Nous les Modernes, écrit
Heidegger, quand nous parlons de présent (gegenwürtige), nous
voulons désigner par là soit ce qui est maintenant (das Jetzige)...
ou bien nous mettons le présent en rapport avec l’obstance des
objets (das Gegenstândige61). » Or le « présent », au sens où
l’entendaient les Grecs fie l’âge homérique et qu’on traduira de
préférence par das Anwesende — nous délivre, ajoute-t-il de cette
prédétermination. Séjour assez vaste pour accueillir passé et
futur, il signifie « tout ce qui est présence (ailes Anwesende), la
présentement présent et ce qui est d’une manière non présente
(das gegenwârtig und das ungegenwârtig Wesende) ». Le « présent
», en ce sens, cesse d’être pré-assigné, contenant disponible pour
l’instant que je vis ou l’objet qui me fait faee; il « ne se trouve pas,
comme simple tronçon entre les deux faces de l’absent ». Et si l’on
continue à traduire ce « présent » par gegenwârtig, on devra
dépouiller ce mot de ses adhérences objectivantes.
« Le présentement présent, les Grecs ont coutume, de l’appeler
aussi, en précisant, xà TwpeévT*; rcapà signifie “ auprès ”, à
savoir : arrivé auprès dans l’éclosion. Le gegen (contre) dans
gegenwârtig signifie, en tant que carac
La critique du visible 53

tère des èévT* quelque chose comme : arrivé au séjour, dans le


sein de la contrée de l’éclosion. »
En regard de cette investigation, on peut formuler de la façon
suivante une question (sinon, bien sûr, la question) hégélienne :
cette « présence » pré-objective qu’on détermine par contraste
avec « la nôtre » n’a-t-elle pas gardé, en dépit dé toutes les
précautions, quelque chose de commun avec notre
Gegenwàrtigkeit moderne? Comprenons bien le sens de cette
question. Et remarquons d’abord que Hegel critique, lui aussi, le
« présent » de la pensée représentative, planté comme un Jetzt
existant dans le cours du temps.

« Le présent fini est le Maintenant fixé comme étant; on le distingue


comme l’unité concrète, donc, comme l’affirmatif, du négatif, des moments
abstraits du passé et du futur; seulement cet être n’est lui-même que
l’être abstrait, disparaissant dans le Néant62. »

Pour s’évader de la pensée objectivante du temps, on écartera


donc l’image d’une ligne triplement scindée. Mais renonce-t-on
du même coup à la « pensée finie », dont l’objectivation n’est
qu’une des figures? En rejoignant un sens plus originaire du «
présent », en élidant 1’ « obstance » incluse dans le Gegenwart, on
ne fait peut- être que s’y enfoncer davantage et reculer jusqu’à la
racine de l’erreur au lieu de la déraciner. En l’occurrence, la «
présence » (Anwesenheit) dilue notre présent (Gegenwart)
objectivé : elle ne le fait pas s’abolir comme illusion et le
reconduit à un sens moins élaboré au lieu de l’inscrire dans un
sens plus vaste. Ici comme ailleurs, le retour à — ou le détour par
— l’originaire, quel que soit son effet de dépaysement, ne permet
pas de comprendre l’articulation de l’originé. Car l’originaire :—
et c’est pourquoi Hegel s’en défie — recèle toujours le préjugé
qu’on se propose d’extirper, sous une forme seulement plus indé-
cise et moins repérable. Au reste, l’entreprise est vaine :
remonter à l’originaire, déterrer l’immédiat, e’est se proposer de
dénouer la médiation, alors qu’il s’agit de la « re-comprendre ». —
Remonter à la « présence » au sens du grec, comme le tente
Heidegger, c’est revenir à un « séjour » qui n’est plus 1’ «
ob-stance », mais qui indique néanmoins une autre mise en
situation, à un Voir qui reste un Voir, même s’il « ne se détermine
pas à partir de l’œil, mais à partir de l’éclaircie de l’être 83 ». Les
images peuvent bien nous dépayser : elles ne nous désorientent
pas. Or,
54 La patience du Concept

on ne délaisse à coup sûr ce que Hegel appelle la Finitude en


général (pensée objectivante aussi bien que pensée archaïque)
qu’en renonçant à de telles images et en dépouillant les mots,
surtout s’ils restent les mêmes, de toutes les allusions à
l’immédiat dont ils étaient chargés. La Présence
(Gegenwârtigkeit), au sens pur où l’entend Hegel, n’est pas plus
vieille que notre présence représentative, elle n’est pas
accueillante d’une autre façon : elle est seulement homonyme à
elle.
« Le présent fini se distingue du présent éternel, car il est sur le mode
du Maintenant et ses moments abstraits, comme passé et comme futur, se
distinguent donc de lui comme de l’unité concrète; mais l’éternité, comme
elle est le Concept, contient ses moments en elle-même et son unité
concrète n’est donc pas celle du Maintenant, puisqu’elle est la tranquille
identité, l’être concret comme universel et non ce qui disparaît dans le
Néant comme devenir 04. »
« Présence » littéralement inimaginable, puisqu’elle abolit
tous les rapports de localisation (proximité, voisinage, distance)
à travers lesquels on prétend la re-présenter, déformant ainsi
son « S’apparaître-à-soi » (Sich Erscheinen) en un Apparaître
(Erscheinen) comme être-pour-1’Autre. Or, non seulement l’Esprit
ou le Concept une fois présents ne sont présentables par aucune
forme, mais il est impossible de les ajuster au langage de la
visibilité. Leurs figures n’évoquent pas l’irruption hors d’une
latence, leur déploiement n’est pas une « marche linéaire 05 ».
Accéder à leur présence, c est renoncer à se rendre leur
signification spectaculaire ; comprendre ce qu’ils veulent
pleinement dire, c’est du même coup refuser de laisser se tendre
entre ces contenus d’un nouveau genre et nous qui les disons une
distance pour les viser. Dieu, par exemple, n’est présent dans la
Communauté que lorsque le regard ne le cherche

{dus, au propre comme au figuré : son invisibilité assure que


e sens de l’Incarnation a été entendu :
« l’Esprit est le retour infini en soi, la Subjectivité infinie, non comme
représentée (nicht als vorgestellte), mais comme la divinité effective,
présente (gegenwârtige) non pas l’En-soi substantiel du Père, non pas le
Vrai dans cette forme objective du Fils, mais le subjectivement présent et
effectif... C’est l’Esprit effectif, Dieu habitant dans sa communauté. Jésus
disait : Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis au
milieu de vous 68. »
Au milieu de vous — et plus devant vous, comme un objet
contemplé ou même comme la luminosité qu’il
La critique du visible 55

irradiait. Pour comprendre jusqu’où va la critique de la


Représentation, il faut prêter attention à l’opposition hégélienne
de l’Esprit et de la Lumière : là, l’invisible de droit -—■ ici,
l’invisible ambigu, « matière immatérielle », milieu invisible qui,
en tant que milieu, rend visible l’étant dont, par là même, il
occulte le sens.
« En dehors de la différence des sphères dans lesquelles ces deux
manifestations (la Lumière et l’Esprit) se montrent actives, il y a cette
différence : l’Esprit se manifeste lui-même et, dans ce qu’il nous donne et
dans ce qui est fait pour lui, reste chez soi; la lumière de la nature ne se
rend pas elle-même perceptible, mais au contraire rend perceptible ce qui
lui est étranger et extérieur; dans ce rapport, elle sort d’elle-même, sans
doute, mais n’y fait pas retour, comme l’Esprit; aussi n’obtient-elle pas la
plus haute unité qui consiste à être chez soi dans l’Autre °7. »
La question suivante pourrait assez bien orienter vers
l’analytique hégélienne de la Finitude : pourquoi, depuis les
Grecs, la Lumière a-t-elle été la condition métaphorique du
Savoir? pourquoi le Savoir a-t-il été trahi en « connaissance »?

IV

Que signifie, avions-nous demandé, la réhabilitation du


christianisme et le fait qu’il soit devenu la clé de l’interprétation
de la Grèce? Ce retournement est rendu nécessaire par la prise
de conscience de 1’ « immédiateté » de l’esprit grec. Et celle-ci
nous a semblé inséparable de la critique des ontologies qui, d’une
façon ou de l’autre — théories représentatives de la connaissance
ou recul vers l’immédiat sous toutes ses formes — prirent le
visible pour référence; par là, elle nous conduit à envisager un
discours-de-la-présence, si nouveau par rapport à tous les
discours passés que ceux-ci apparaîtront comme enracinés dans
l’imaginaire, entachés de « Finitude ». On comprend alors
pourquoi les œuvres de Hegel qui décrivent une Bildung 68
suivent toutes un même tracé : celui du déclin de l’imaginaire et
des formes de la Représentation. Toutes disent, sous l’angle
choisi, le passage de l’imagination du sens à sa Présence. Et cela
seul suffirait à mettre en défiance le pseudo- « historicisme »
hégélien. Il s’agit, en ces courbes de décantation, d’arracher le
sens
56 La patience du Concept

à toutes ses figurations, et non de récupérer un bien dont on


aurait été dépossédé. On peut bien donner à la Phénoménologie
l’allure d’une épopée de la conscience, mais on ne comprendra
pas pourquoi toutes les figures de la conscience doivent
finalement s’engloutir ni pourquoi le monde éthique disparu
vaut mieux que la Cité à son zénith ni l’apaisement sans
mélancolie qui monte des œuvres devenues vestiges. Or, ce goût
de mort, cette souveraineté de la mémoration
— leitmotive que Mallarmé a peut-être hérités de Hegel00
— ne sont pas des partis pris moroses, mais les conséquences de
la réévaluation du sens. Le sens n’est plus logé entre une présence
représentée (l’étant), un foyer représentant (le sujet) et une
instance présentante. Rien de ce qu’on voyait, ni la prise en vue ni
l’horizon de la vision, ne laissait pressentir ce que serait le sens
une fois advenu, car son avènement n’est pas à la mesure d’un
nouveau réglage ou d’une nouvelle « attitude », mais d’un
nouveau discours. On peut exprimer cette conviction d’autre
façon. Se représenter quelque chose, c’est renoncer à sa présence,
doubler imprudemment ce que je prétends connaître d’une
épaisseur qui, justement, le dérobe au Savoir. C’est par exemple
la situation de l’Esprit conscient de soi dans la Religion.
Conscient de soi, c’est-à-dire à distance de soi, et reniant, par
cette dernière volte-face, le Savoir qu’il venait de laisser
transparaître (pour nous).

« En tant que l’Esprit dans la Religion se représente à soi-même, il est


bien conscience et l’effectivité incluse dans la religion est la figure et le
vêtement (das Kleid) de sa représentation. Mais le droit plein de
l'effectivité n’est pas respecté dans cette représentation, son droit de ne
pas être seulement un vêtement, mais être-là libre et indépendant, et
inversement, n’étant pas accomplie en elle-même, cette effectivité est une
figure déterminée qui n’atteint pas ce qu’elle doit représenter (die nicht
dasjenige erreicht, was sie darstellen soit), c’est-à-dire l’esprit
conscient de soi-même. Pour que la figure de l’esprit puisse l’exprimer,
elle ne devrait être rien d'autre que lui... 70. »

Mais une figure qui ne serait « rien d’autre » que ce qu’elle


annonce n’aurait plus rien à « figurer » : elle redoublerait le
contenu, mais ne lui ressemblerait pas — et le « chez soi »
(bei-sich) hégélien ne doit alors même plus être compris comme «
au plus proche de soi ». Il y a des figures plus approximatives,
comme il y a des ressemblances plus vives : comment poürrait-il y
avoir, à la lettre, des figures plus craies que d’outrés? Lorsque
Hegel emploie, quelques pages plus loin, l’expression figure craie,
il se reprend
La critique du visible 5y

aussitôt : qu’il y ait « vérité » entraîne que l’appareil même de la


figuration ou de la représentation soit surmonté.
« Si l’esprit parvient bien (dans la religion) à sa figure vraie, la figure
même (eben die Gestalt selbst) et la représentation constituent encore
le côté non surmonté, à partir duquel l’esprit doit passer dans le concept,
pour résoudre en lui tout à fait la forme de l’objectivité, en lui qui
renferme en soi-même aussi bien ce contraire de soi n. »
En devenant sa propre figure, le sens annule la structure
même de la figuration. Il n’y a donc pas de compromis entre le
sens et le visible : la montée de celui-là est l’effacement de
celui-ci, et le langage du plein jour, dont use la métaphysique de
la connaissance, est de part en part, contresens. Oui, de part en
part : il insinue inlassablement que le Vrai est à atteindre et qu’il
est à la portée d’une meilleure représentation. On trouve même
très explicitement chez Descartes la théorie de cette illusion.
Descartes pense qu’il a une meilleure représentation de Dieu que
ceux qui « tâchent de l’embrasser tout entier... et le regardent
comme de loin » (Premières Réponses). Qu’on le regarde de plus
près, et la clarté de l’intellection compensera l’échec —
inévitable, en ce cas — de la compréhension. La métaphysique de
la connaissance n’en demande pas davantage : « Pour moi, toutes
les fois que j’ai dit que Dieu pouvait être connu clairement et
distinctement, je n’ai jamais entendu parler que de cette
connaissance finie et accommodée à la petite capacité de nos
esprits » (ibid.). Connaître, c’est donc rétrécir la distance. Savoir,
ce sera refuser de s’accommoder d’elle et subvertir les figures (ici
l’idée de Dieu) qui s’en accommodaient, ne plus se résigner à ce
que le sens soit simplement présentable. Une signification
présente ne sera plus une signification enfin offerte; elle dira au
contraire la vanité de toute approche et de toute présentation.
Une analyse du déclin de l’imaginaire dans Y Esthétique permet
de mieux le comprendre.

L’Art, selon Hegel, commente ou s’efforce de commenter la


définition de Y Erscheinung : « réalité existante cjui n’a pas
immédiatement son être en elle-même, mais qui, dans son être-là
est en même temps posée négativement72 ». L’Apparence produite
par l’art reconduit donc le sensible
58 La patience du Concept

strictement « dans les limites à l’intérieur desquelles l’extérieur


peut être la manifestation de la libre spiritualité » — et rien de
plus, autant que possible; elle ne doit pas simplement frayer un
passage au sens, mais le rendre visible « en tous les points de sa
surface 73 ». Cette exigence donne sa spécificité à l’art. Elle lui
interdit, par exemple, d’être jamais pure et simple reproduction;
elle lui enjoint de « laisser de côté ce qui resterait simplement
extérieur et indifférent pour l’expression du contenu 74 ». Cette
mise à l’écart de tout ce qui n’explicite pas le contenu caractérise
l’art classique, mais Homère, déjà, s’il parle du front haut et des
jambes robustes d’Achille, se garde de décrire « point par point
ces parties dans la singularité de leur existence réelle 75 ». Le
contenu de l’Apparence, c’est donc YExistenz en tant qu’elle a
perdu expressément sa naturalité. Et c’est cette futilisation de ce
qui s’offre en elle qui la rend attirante. L’exemple du rossignol
kantien est contestable : ce qui me plaît dans le « naturel », c’est
moins l’illusion qu’il me procure que l’illusion qu’il est en
lui-même 7fl. Le contenu-signifiant que vise le spectateur dans
l’art qui semble être le plus réaliste (la peinture hollandaise) est
tout entier répandu dans la manifestation qui en est donnée et,
dès lors, explicitement vidé de sa quotidienneté. Le contenu, en
tant que figuré, n’est plus là, en somme, que pour indiquer
l’annulation de tout écart entre son figuratif et lui; la laine et la
soie proclament qu’il n’y a plus rien d’elles au-delà de la couleur
et de l’ombre — et c’est par là, très exactement, que l’Apparence
esthétique anticipe le langage spéculatif : le sens a rejoint son
signe. Replié sur sa présence, l’ex- « objet existant » dit silen-
cieusement la nullité, c’est-à-dire la vérité de YExistenz 77. Telle
est la ligne « positive » et optimiste à laquelle on peut en
première lecture, ordonner Y Esthétique entière.
Cependant, si YExistenz s’est consumée en Apparence, elle
n’est pas elle-même tout à fait cette vérité. Elle la « dit », elle la
montre, mais à la manière dont les âmes pieuses disent ou
montrent la vanité de la vie : en restant en vie. L’inconsistance de
YExistenz est bien inscrite expressément dans l’Apparence; mais,
justement, elle n’y est qu’inscrite. L’immédiat, sans doute, se nie
en elle, mais il ne se nie qu’ immédiatement. Entendons par là
qu’il persiste à se nier, qu’il n’en finit pas de mourir et que les
œuvres ne sont rien d’autre que cette interminable agonie. Nous
voilà alors sur l’autre versant — « négatif », celui-là — de Y
Esthétique. A l’idéalisation sur laquelle on
La critique du visible 5g

insistait tout à l’heure répond la nécessaire incomplétude de


l’idéalisation. Le poète, disait-on, ne photographie pas le réel,
mais en trie les détails. Certes. Mais, par ce criblage, il ne fait que
limiter la profusion, qui deviendrait ennuyeuse, du contingent;
en décrivant l’immédiat, il se garde de le reproduire, mais il le
recueille. Si l’objet est unifié en une apparence, cette unité régit
seulement la dispersion de YExistenz sans la résorber. Comment
l’art pourrait-il aller plus loin? Mériterait-il encore son nom s’il
n’était pas hanté par la matérialité qu’il transfigure? Dans la
sculpture, « l’Esprit ne se saisit qu’en s’exprimant encore dans le
corporel,... l’individualité spirituelle est donc apparence dans
l’élément matériel78 ». Dans la peinture même, «la magie des
couleurs reste toujours (bleibt immer noch) de mode spatial; c’est
une apparence dispersée- en-extériorité (auszereinanderseiende)
et, par là, encore subsistante 79 ». Qu’on contemple les œuvres
tant qu’on voudra : « cela ne sert à rien (es hilft nichts) : ces
œuvres d’art sont et demeurent des objets subsistant pour soi » et
nous gardons envers elles « le rapport d’intuition 80 ». C’est dans
la poésie seulement que l’extériorisation sensible est « réduite au
minimum, sinon à zéro » et que les signes perdent enfin leur
matérialité. Mais, dès lors, n’est-on pas déjà sorti du domaine
esthétique? « La spiritualité est justement responsable de ce qui
manque à la poésie » et celle-ci « commence à ne plus
correspondre au concept originel de l’art 81 ». Quand l’Apparence
esthétique garde pour tout support un « simple signe » — alors
que l’art « ne peut se servir seulement de simples signes 82 » —,
elle est si bien rendue à sa vérité que l’art est devenu aussi
impossible qu’inutile. Impossible : il n’a plus à sa disposition de
matière pour montrer la nullité de l’immédiat. Inutile : à quoi
bon s’attarder à montrer ou à suggérer la nullité de l’immédiat,
lorsque l’immédiat se supprime effectivement?
Tel est, pourtant, selon Hegel, le combat d’arrière- garde que
mène la poésie. Elle prépare et retarde à la fois Pavènement de
l’Esprit. Entreprise ingrate qui ne demeure « esthétique » qu’en
s’aveuglant à ce qu’elle annonce objectivement : la mort de
l’élément sensible et la suprématie du « simple signe ». Aussi le
poète et l’esthète insisteront-ils sur le caractère intraduisible du
texte. Reste qu’on peut le traduire tant bien que mal8S. La parole
poétique, dira-t-on encore, n’est pas dépourvue de tout élément
esthétique, puisqu’elle est confiée à la sonorité
60 La patience du Concept

de la voix : le poème doit être récité. Reste qu’il peut aussi bien
être lu en silence et né plus garder alors d’objectivité esthétique
que celle des signes écrits — on en conviendra, dérisoire 84. Il
suffit que nous lisions un poème sans le murmurer pour que «
l’Art appartienne au passé ». La répartition, alors, est nette : là,
des signes imprimés, « de la visibilité pour l’œil », — ici,
l’intelligibilité. L’aïsthesis est passée au rang de simple occasion :
le mirage esthétique s’est dissipé, son Apparence est dénoncée
comme une forme représentative dont l’Esprit doit finir par se
délivrer.
Nous avons vu pourtant que, dans cette Apparence, le signifié
parvenait à s’investir intégralement dans le signe. Pourquoi donc
l’Apparence, en définitive, constituait-elle un blocage? Et à quoi
faisait-elle obstruction? L’Apparence était l’existence portant en
elle sa négation, s’exposant comme existence niée. Mais la
contemplation esthétique atteste que ce sacrifice est équivoque :
il est heureux (spéculativement parlant) qu’il n’y ait plus
d’immédiat ~ et c’est en quoi esthétique et spéculatif convergent;
mais plus heureux encore (esthétiquement parlant) que
l’immédiat, dans les œuvres, ne cesse pas de se supprimer — et
e’est en quoi esthétique et spéculatif divergent. Pour mesurer
cette divergence et déceler en quoi, au juste, l’Apparence
esthétique est un obstacle, il suffit de comparer signal esthétique
et signe linguistique. Ce n’est pas exactement de la même façon
que l’immédiateté s’y supprime. En celui-là, l’étant immédiat se
nie : il est là pour être supprimé (idéalisé). En celui-ci, l’étant
immédiat se nie également : il est purement et simplement
supprimé 8B. L’Apparence est sans doute l’existence annulée, mais
non jusqu’au point où cette annulation deviendrait parole. Et
cette infériorité commence à devenir sensible lorsque l’
Apparence s’amenuise en sonorité, puis en parole-poétique. On
ne peut éviter, alors, de juger l’art comme un para- langage, et,
du même coup, il apparaît comme un infra- langage. Ainsi la
musique, annulatrice de la spatialité et de tout support
représenté, nous oblige à apprécier l’art comme moyen de
communication. Or, du fait qu’elle traite le son comme un
élément matériel, elle n’est encore qu’un brouillage de la
communication : « Les sons présentent bien une certaine
correspondance avec les mouvements de notre âme, mais tout se
borne à une Certaine sympathie... » A partir du moment où ce
décalage entre l’apparaître et le dire est devenu évident, l’art
n’est de plus en plus
Là critique du visible 61

qu’une tentative désespérée de maintenir la matérialité du


figuratif, ou encore de sauvegarder la nécessité de signes qui
soient seulement les index de l’idéalisation, et non, comme la
parole, l’idéalisation même. Chaque période, chaque forme de
l’art peut donc être décrite connue uii écart spécifique entre
l’apparaître et le dire, — chaque forme de la poésie par ce qu’elle
dérobe encore à la prose de l’Entendement. Ici, le sens,
irréductiblement, est montré comme présent : il n’est donc pas
présent. C’èst pourquoi la prose de l’Entendement assume, dans Y
Esthétique, la même fonction libératrice que, jadis, dans la Grèce
d’Anaxagore, quand elle fit së dissoudre, dit Hegel, les
représentations poético-religieuses « dont la perte n’est pas à
regretter 8<t ». Ce qui fascine n’est jamais à regretter : c’est
toujours la marque d’un retard sur ce qui pourrait être dit, et vite
dit, toujours un signe d’immaturité. Nous Voilà si loin de 1’ «
hellénisme » de Francfort que nous sommes bien près de la
phrase où Marx lie « indissolublement » le charme de l’art grec à
l’insuffisante maturité de la Grèce. L’art était un langage
bafouillé. Il faut s’y résigner et ne pas croire que notre prose
elliptique laisse échapper quelque chose de « profond » que l’art
savait seul exprimer. Goethe formule avec beaucoup de précision
ce tte illusion que Y Esthétique entend dissiper :
(( Les lettres de l’alphabet peuvent être une belle chose, et pourtant
elles ne suffisent pas à exprimer les sons; quant aux sons, nous ne
saurions nous en passer, et cependant, il s’en faut de beaucoup qu’ils
arrivent à rendre ie sens proprement dit; nous finissons par nous en tenir
aux lettres et aux sons, et nous ne sommes pas plus avancés que si nous
n’àvions rien dé tout cela ; ce qui nous arrivons à commuhiquer, ce qui
peut nous être transmis, n’est jamais que la part la plus courante, et qui
n’en vaut pas la peine 87. »
Si Goethe avait raison, le langage dissimulerait l’ineffable. Or,
c’est l’inverse qui est vrai. Le langage est simplement réducteur
de la présence représentative. Il nous enseigne que la présentation
esthétique n’a rien d’indispensable en soi, qu’il est faux de croire
qu’une inflexion sonore soit parfois le seul moyen d’expression
dont nous disposions. De même, l’écriture phonétique, en
supplantant les hiéroglyphes, apporte la preuve que les signes
peuvent être bien moins que des figurés étendues qu’il fallait
encore parcourir du regard. Ni les accents de la voix ni les modu-
lations de l’espace ne sont des conditions vraiment impres-
criptibles de la présence du sens. Tout au plus des « figures »
62 La patience du Concept

au sens pascalien, accès, sans doute, mais surtout obstacles à la


Présence. Cette conviction de Hegel est de la plus haute
importance en ce qui concerne le statut à donner au langage
spéculatif. En effet, la critique du langage qui sous-tend celui-ci
est bien différente des autres (platonicienne, cartésienne,
bergsonienne...). Au langage, le philosophe reproche d’habitude
son inaptitude à faire voir, son impuissance à rivaliser avec
Yintuitus mentis: dire l’ineffable est alors le point de fuite de son
propre discours. Au langage d’Entendement, Hegel reproche au
contraire d’être encore représentatif, encore trop calqué sur la
vision et d’engendrer ainsi le mirage de l’ineffable, la folle
nostalgie d’une « langue’ des dieux », dont Kant se moquait, mais
qu’il ne récusait pas en droit. Le discours spéculatif met fin à ces
rêves et se défend d’être la traduction imparfaite d’un discours
muet. Le philosophe, au lieu de s’excuser d’être condamné à dire
et de ne pouvoir mieux dire, invite son lecteur récalcitrant à ne
plus s’obstiner à mal dire.

C’est donc qu’on n’en est pas quitte avec la Représentation


pour être passé de l’Apparence esthétique au langage. De la
fausse présence esthétique, il ne reste plus rien, maintenant, que
des traces sur le papier ou des mots qu’émet une voix neutre.
Mais c’est peut-être encore trop pour bannir toute illusion. Le
langage, comme instrument représentatif, n’a pas perdu tout son
poids; les signes alphabétiques retiennent encore quelque chose
de l’inertie des signaux esthétiques. La prose de l’Entendement
n’est donc pas assez limpide (loin de l’être trop, comme l’en
accusent les esthètes). Elle nous libère de l’imaginaire, mais non
de la lettre : la présence du sens y est encore essentiellement
médiée par des signes, donc encore à distance. Si l’Esprit n’était
jamais « chez lui », à coup sûr, dans l’élément esthétique, il n’y est
pas nécessairement dans l’élément du langage. Il n’y a plus ici
dissimulation du sens, mais il y a encore signalisation, et non
présence pleine. On pourrait dire que le langage (pré-spéculatif)
tient, chez Hegel, le même rôle que l’Église dans la doctrine
pascalienne des Figuratifs : « Dans les juifs, la vérité n’était que
figurée; dans le ciel, elle est découverte. Dans l’Église, elle est
couverte, et reconnue par le rapport à la figure » (fr. 674). Ce «
rapport à la figure » traduit assez bien ce blocage de la
circulation du sens que Hegel nomme
La critique du visible 63

Représentation. On essaiera de voir, maintenant, comment la


spéculation, lentement, désamorce les pièges de cette
Représentation au sens large. Jusqu’ici, on a suivi Hegel dans sa
critique de la représentation muette, la poésie n’étant, après
tout, que le langage encore replié sur du silence. On n’a donc fait
que commenter la méditation de la Phénoménologie sur la statue
de Memnon.
« Il lui manque encore d’exprimer en elle-même qu’elle renferme en soi
une signification intérieure, il lui manque le langage, l’élément dans
lequel est présent le sens même qui la remplit (das Elément, worin der
erfüUende Sinn selbst vorhanden isl)... C’est pourquoi l’œuvre, même
si elle est purifiée tout à fait de l’animalité et ne porte plus en elle que la
figure de la conscience de soi, est la figure encore muette qui a besoin du
rayon du soleil levant pour avoir un son, lequel, engendré par la lumière,
est encore seulement résonance et non langage... 88) »
Désormais, c’est le langage même qui va faire obstacle à la
Présence. Pour lever cet obstacle, il ne faut rien moins que le
Savoir hégélien.

NOTES

î. Jugmdschr, Nohl, 145. Cf. Aesthetik, XIII, 104 : « A l’anthropomor-


phisme des dieux grecs manque dono l’existence humaine réelle, oorporelle
aussi bien que spirituelle. Cette réalité en chair et en esprit, c’est seulement
le christianisme qui l’apporte, comme existenoe, vio et actes do Dieu même.
Dès lors, on honore oetto eorporéité, la chair, même si l’on reconnaît comme
négatif le simple naturel et le sensible, et l’anthropomorphique est sanctifié;
de même que l’homme était originairement l’image de Dieu, Dieu est à
l’imago de l’homme; celui qui voit le Fils voit le Père, celui qui aime le Fils
aime le Père; Dieu peut être connu dans une existenco réolle » (trad. II, p.
a3o). Cette reconnaissance de la supériorité du christianisme sur
l’hellénisme montre combien la rupture est totale avec l’esprit des écrits de
jeunesse.
2. Gesch. Philo., XVIII, 107.
3. Phéno., trad., II, p. 241.
4. Ph. der Gesch., XI, 416-417, trad., p. a5i.
5. Cf. Ph. Religion., XVI, 124.
6. Ibid., XV, I5I.
7. Aesthetik, XIII, 128-9; trad., II, p. 25o.
8. Ph. Religion, XVI, 104-107; Ph. Gesch., XI, 3i3.
9. Aesthetik, XIII, 64; trad., II, p. ig5.
10. Phéno., trad. II, 261-262; II, S. 572-573.
64 La patience du Concept

n. « La fantaisie est seulement l’instrument par leqtiol la conscience de soi


élabore l’iptérieurement abstrait ou l’extérieur, qui est seulement un étant
immédiat, et le pose comme concret. Dans ce procès, le naturel perd son
indépendance et est rabaissé jusqu’à être le signe de l’Esprit qui l’habite, de
sorte qu’il no laisse plus qu'apparaître celui-ci en lui. La liberté de l’Esprit
n’est pas encore ici la liberté infinie de la pensée, les essentialités spirituelles
no sont pas encore pensées. Si l’homme était pensant, de sorte que la pure
pensée formât la base, il n’y aurait pour lui qu’un seul dieu. L’homme ne
trouve plus ses essentialités comme dos formes naturelles données,
immédiates, mais il les produit pour la représentation, et cette production
est comme un milieu entre la pure pensée et l’intuition de la Nature ; e’est la
fantaisie » (Ph. Religion, XVI, 118-119).
12. Naturrecht, I, 487.
13. Ibid., I, 488.
14. Ibid., I, 5oi.
15. Ibid., I, 5o5,
16. La vérité de l’État, c’est la mort du citoyen, et la société civile a pour
mission de garantir que le eitoyen pourra, sans que la communauté ne
disparaisse, jouer le rôle que la Ph. Religion assignera au Christ : faire éclater
sa divinité par sa mort humaine. Aussi faut-il faire la part de l’économique et
admettre l'existence fixe et indéracinable d’un pôle négatif (au sens
péjoratif). Une fois cette concession faite à la Terre, la totalité éthique
apparaît en sa pureté. L’histoire est donc dédoublée et deux compréhensions
en sont possibles, selon qu’on se place dans la perspective de l’apparenee
extérieure (vie quotidienne) ou de la vérité substantielle (État). D’un côté, les
peuples seront représentés dans leur calme coexistence
(Nebeneinanderstellen), la vie de la Cité paraîtra reposer sur le
fonctionnement de la « société civile », les guerres seront des séismes
épisodiques, les temps de salut public des exceptions; l’Esprit est alors décrit
du côté de sa réalité inorganique, à la charnière de la Sittlichkeit et de la
nature. De l’autre côté, c’est l’affrontement des peuples qui est l'essentiel : il
les protégera de la paresse où les plongerait une paix éternelle; 1’ « idéalisme
de l’État » atteindra sa vérité dans « les temps de détresse » {Ph. Rechts, §
278) et le sacrifice du citoyen révélera sa vocation profonde. Sur ce point, le
langage ne change pas de l’écrit de i8o3 à la Philosophie du droit (§ 3n3 et
39,4) et la critique de l’individualisme est motivée de la même façon :
l’Universel au coeur de la cité, c’est la violence et non le travail, l’héroïsme et
non le commerce. Et le rejet de toute pensée politique « formaliste » est lié à
la certitude que la figure du Contrat social est l’extrapolation abusive à la
sphère politique de rapports qui témoignent de l’éclatement de la
Gesellschaft authentique, le reflet d’une vie éthique malade où la « société
civile » acquiert dérisoirement la suprématie. Il semble donc que
l’avènement de la dialectique n’ait pas modifié la pensée politique de Hegel,
comme elle a modifié sa pensée religieuse et son interprétation du
christianisme : à Francfort comme à Berlin, Hegel attaque l’universalité
formelle au nom de la même intuition éthique. Et l’écrit sur le Droit naturel
marque le moment où celle-ci est intégrée dans la dialectique en gestation.
D’une part, l’État organique est confirmé dialectiquement dans son droit,
présenté comme concentration de soi sur soi dans la guerre ou dans
l’emprise absolue qu’il exerce sur le social; d’autre part, le système des
besoins et la société civile qu’il engendre sont relégués dans le mauvais
négatif. L’économie politique, assure la Philosophie du droit, est le domaino
de l’Entendement fini : aveu que la dialectique, si elle rencontre
l’économique et lui concède une place à la lisière de la Cité, ne l’entraîne
jamais dans son mouvement. Bref, que Hegel
La critique du visible 65

conçoive l’histoire sur le modèle de la Cité grecque ou comme avènement du


Geist, Yhomo oeconomicus n’y est jamais qu’un figurant utile. Marx
condamnera l’inhumanité du bourgeois, Hegel le voue à la sous-humanité de
l’cselave antique. Il serait faux d’incriminer ici 1’ « idéalisme » : Hegel ne
méprise la « société civile » qu’en tant qu’organiciste, puis, en tant que
dialecticien, et il se trouve que, dans ces deux phases, le système des besoins
symbolise toujours la Finitude égoïste ot têtue qui tient l’homme à l’écart soit
de la Totalité soit do l'Universel.
17. Naturrecht., I, 484; cf. I, 45a.
18. Ph. Gesch., XI, 3io.
19. Ibid., XI, 3i5 ; cf. Ph. Religion, XVI, 119.
20. C’est cotte conviction que subvertit non seulement la mort du Christ,
mais encore sa mort ignominieuse sur la Croix : « l’humanité est apparue en
lui jusqu’au point extrême » (Ph. Religion, XVI, 298-299).
ai. Ph. Religion, XVI, g5.
22. Phéno., trad., II, 240; II, S., 552.
23. Sur la décomposition nécessaire de la Cité antique, cf. Ph. Gesch,,
XI, 344-5.
24. Ibid., XI, 421.
25. Ibid., XI, 326.
26. « La mnémonique se rattache aux préjugés ordinairos qui concernent
le rapport de la mémoire à l’imagination, comme si celle-ci était une activité
plus haute et plus spirituelle que la mémoire. Il faut dire, bien plutôt, que la
mémoire n’a plus rien à faire avec l’image qui est extraite de l’être-déterminé
immédiat, non spirituel de l’intelligence, de l’intuition, mais avec un
existence qui est le produit de l’intelligence même... » (System., § 462, X,
364).
27. Gesch. Philo., XVII, 108.
28. Ph. Religion, XVI, 416.
29. Cf. Phéno., trad., Il, 270; II, S. 581.
30. Ph. Religion, XVI, 310.
31. Ibid., XVI, 200.
32. Sur la trahison du contenu religieux par le sogenannte Rationalismus
de YAufkldrung, cf. Gesch. Philo., XVII, 112-113.
33. Ph. Religion, XVI, 327.
34. System, § 383, X, 34-35.
35. Verhâltnis des Skeptizismus, I, 222.
36. Solgers Schriften, XX, i65-i66.
37. Phéno., trad., II, 287; II, S. 5gy-5g8.
38. « La différence laissée de côté serait contradiction; si la différence
demeurait fixe, alors naîtrait la Finitude. Les deux sont indépendantes l’une
par rapport à l’autre, et^aussi en rapport l’une avec l’autre. L’Idée ne consiste
pas à laisser de côté la différence, mais à|laJdissoudre : Dieu se pose en cette
différence et, aussi bien, la supprime également » (Ph. Religion, XVI,
23O-23I).
39. Ueber Jacobis Werke, VI, 34o.
40. Phéno, trad., I, 180; II, S. 170.
41. Aesthetik, XIII, 63.
42. L’expression est de M. Guéroult in Malebranche.
66 La patience du Concept

43. « Bien des Français cultivés ont de la répugnance contre le protes-


tantisme, car il leur apparaît comme quelque choso de pédant, de triste, de
mesquinement moral, parce que l’esprit et la pensée devraient y avoir affaire
avec la religion même ; à la messe, au contraire, et en d’autres cérémonies, il
n’est pas nécessaire de penser; on a sous les yeux une apparence sensible
imposante et l’on peut bavarder sans prêter attention, tout en s’acquittant du
nécessaire » (Ph. der Gesch., XI, 53o; trad,, p. 323).
44. Ibid., XI, 522; trad., p. 3x8.
45. Ibid., XI, 549; trad., p. 335.
46. Ibid., id.
47. Ibid., XI, 55o.
48. Phèno., II, 289; II, S. 600.
4g. Heidegger, Introd. Mèta., p. 117; trad. Kahn.
50. Heidegger, Holzwege; trad. Brolcmeier, Chemins, p. 129-130.
51. Ph. Gesch., XI, 292.
52. Ibid., XI, 348-3ôo.
53. Chemins, p. 129.
5*|. Gesch. Philo., XIX, 332.
55. Heidegger, Questions II, Hegel et les Grecs, p. 53 (trad. Beaufrot-
Janicaud). « Parce que (la philosophie antique) n’a pas encore mis pied sur la
terre de la philosophie, c’est-à-dire la conscience de soi, en laquelle l’objet
représenté peut être comme tel, elle pense le réel seulement comme l’étant.
Être ne veut pour Hegol que dans la restriction du seulement être, car le
vraiment étant est l’ens actu, l’effectif, dont Vactualitas, réflectivité, réside
dans le savoir de la certitude se sachant elle-même » (Chemins, p. i3o).
56. Chemins, p. 110.
57. Gesch. Philo, XVII, 191.
58. Ph. Geschichte, XI, 3i4; trad. p. 181-182.
5g. Phèno, trad., II, 3o4; II, S. 612; System, § 414> X, 258.
60. « Mais un retour à la pré-science n’est pas le but. La reconquête du
Lebenswelt, c’est la reconquête d’une dimension, dans laquelle les objecti-
vations de la science gardent elles-mêmes un sens et sont à comprendre
comme vraies (Heidegger lui-même le dit ; tout Seinsgeschich est vrai, est
partie de la Seins geschichte) — le pré-scientifique n’est qu’invitation à
comprendre le méta-scientifique et celui-ci n’est pas non-science » (Visible et
invisible, p. 236).
61. Chemins, p. 282.
62. System,§ 259, IX, 83.
63. Chemins, p. 284.
64- Enzyhl, § 202, VI, i56. L’histoire sera comprise dans cette Présence
dépouillée de toute référence à une scansion temporelle, — dimension telle
que le passé n’y est plus qu’accessoirement du passé, mais que chaque
épisode est retenu comme moment constitutif de l’Idée : « Comme nous
n’avons affaire qu’à l’Idée de l’Esprit et que nous considérons tout dans
l'histoire seulement comme son apparition, en parcourant le passé, quelle
qu'on soit l’étendue, nous ne rencontrons que du présent; car la philosophie,
en tant qu’elle s’occupe du vrai, n’a affaire qu’à de l’éter- nellement présent.
Rien pour elle n’est perdu dans le passé, car l’Idée est présente, l’Esprit est
immortel, c’est-à-dirc qu’il n’est pas sur le mode du n’être-plus ou du
pas-encore : il est essentiellement Maintenant (ist
La critique du visible 67

wesentlich jetzt) » (Ph. Gesch., XI, 120; trad., 66). Le jetzt est évidemment
métaphorique et ne désigne pas l’instant ponctuel, mais il a l’inconvénient do
dissimuler l’a-temporalité de la Présence. Or, c’est i'auto d’avoir prêté
attention à cette mutation du concept de Gegenwàrtigkeit qu’on a accusé
Hegel de s’être placé arbitrairement d’un point de vue éternitaire, du haut
duquel on verrait l’histoire passée se déployer en sa vérité. Mais le problème
n’est nullement de savoir où on se place pour connaître la vérité de l’histoire
passée; il est de savoir, au contraire, comment le Vrai peut avoir, en
apparence, un passé et une histoire (cf. Gesch. Philo., XVII, 35-36).
65. Phèno., trad., II, 209; II, S. 523.
66. Ph. Religion, XVI, 3x5.
67. Aesthetik, XIII, 63; trad., II, 193. « La vue est, comme l’espace, un
indécoupable, un idéal non perturbé, l’extension absolument vide de
détermination, sans réflexion en soi, et, dans cette mesure, sans intériorité.
La lumière manifeste l’Autre et ce Manifester forme son essence; mais, en
soi-même, elle est l’identité abstraite avec soi, le contraire de l’être-
extérioi’isé de la nature, surgissant à l’intérieur de la Nature même... (Dans la
vision), nous ne nous comportons par rapport aux choses que d’une façon
pour ainsi dire théorétique et pas encore pratique; en les voyant, nous les
laissons paisiblement subsister comme des étants et nous ne nous
rapportons qu’à leur côté idéal. Du fait de cette indépendance de la vue par
rapport à la corporéité proprement dite, on peut bien la nommer le sens le
plus noble. Mais, d’un autre côté, c’est un sens très incomplet puisqu’il ne
nous présente pas le corps comme totalité spatiale; il ne le présente pas
immédiatement comme corps, mais toujours seulement comme surface,
d’après les deux dimensions de la longueur et de la largeur, de sorto que nous
nous donnons sur le corps différents points de vue et que nous ne réussissons
à le voir en sa forme totale qu’après avoir parcouru toutes ses dimensions
l’une après l’autre » (System,, § 401 ; Zus., X, I3O-I3I). « La lumière n’est
donc pas conscience de soi, parce qu’il lui manque l’infinité du retour à soi;
elle est manifestation de soi, mais non pour soi-même, seulement pour
l’Autre. Il lui manque donc l’unité concrète avec soi que possède la
conscience de soi comme point infini de l’être-pour-soi; et, de ce fait, la
lumière n’est qu’une manifestation de la Nature, non de l’Esprit » (ibid., §
276; Zus., IX, i58).
68. La Bildung hégélienne ne désigne pas tant un cheminement que
l’effectuation du Concept qui se donne explicitement comme l’articulation de
la « réalité » qui somblait lui être opposée : « Nous nommons justement
culture le Concept appliqué dans la réalité, dans la mesui’e où il n’apparaît
plus dans sa pure abstraction, mais unifié avec le contenu multiple de toute
représentation » (Gesch. Philo., XVIII, 8). Du côté de l’individu, la Bildung
aura donc l’allure d’une asoèse; elle est moins marquée par une acquisition
que par la renonciation au représentatif : se cultiver, c’est mourir à
l’immédiateté sous toutes ses formes. « Un homme est d’autant plus cultivé
qu’il vit moins dans l’intuition immédiate, mais qu’il se souvient en même
temps qu’il intuitionne; aussi voit-il peu de choses totalement neuves ; le
contenu substantiel de la plupart des choses neuves lui paraît plutôt quelque
chose de bien connu. De même, un homme cultivé se satisfait principalement
des images qu’il a, et sent rarement le besoin de l’intuition immédiate »
(System, § 454; Zus. X, 334). « Un homme est d’autant plus cultivé qu’il entre
moins de personnalité, donc de contingence, dans son comportement #
(Ibid., § 3q5, X, 88). Cf. Phèno,, trad., II, 55-57; II, s. 578-579.
69. « De là le goût de Mallarmé pour tout ce qui est enoore virtuol,
68 La patience du Concept

mais aussi pour tout ce qui est déjà s’accomplissant et disparaissant; sa


prédilection pour les choses fanées, les décrépitudes, pour tout ce qui se résume
en ce mot : chute. Cet amour n’est pas dû à un goût naturellement « décadent »
ou « morbide ». Il tient à la répugnance du poète à saisir les choses dans leur
actualité, dans l’instant où elles ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont;
c’est-à-dire tout entières d’un seul côté de la glace » (G. Poulet. Distance
intérieure, p. 3i3).
70. Phéno,, trad., II, 206; II, S. 520.
71. Ibid., trad., II, an; II, S. 025.
72. Aesthetik, XII, 173, trad., I, p. 154-
73. Ibid., XII, 217 et 2i3; trad., I, p. 193 et 190.
74. Ibid., XII, 227; trad., I, p. 201.
75. Ibid,, XII, 23o; trad,, I, p. 204. Cf. XIII, 75; trad,, II, p. 2o5.
76. D’une certaine façon, Hegel retrouve la disqualification kantienne de
la Beauté artistique, mais, à la différence de Kant, il se garde bien de
subordonner celle-ci à la Beauté naturelle. C’est que le plaisir esthétique, ici et
là, est jugé inversement. Pour Kant, le plaisir procuré par une œuvre est
nécessairement impur : le jugement que je porte sur elle tient forcément plus
ou moins compte do la finalité intentionnelle qui guida sa production. Pour
Hegel, le défaut de l’œuvre d’art est, au contraire, de faire écran entre son
producteur et moi, et de masquer, d’une façon ou de l’autre, le travail qui y est
inscrit : « Les objets ne nous plaisent pas parce qu’ils sont si naturels, mais
parce qu’ils sont faits si naturellement (sondern weil sie so natürlich gemacht
sind) » (XIII, 226; trad., I, 201).
77. La 3e Critique avait élaboré le concept d’un « Apparaître » (Schein) qui
n’était pas travestissement de la vérité, non pas mensonge, mais insouciance :
c’est le selbststdndige Schein dont parle Schiller dans los Lettres sur
l’Éducation esthétique (26e lettre), qu’on n’a pas le droit de mesurer à la vérité.
Il reste que, pour Kant et Schiller, ce Schein, libéré de toute référenoe à l’être,
n’en demeure pas moins opposé à la représentation vraie (cf. lettre do Kant à
Reinhold du 19 mai 1789) et que l’expression « vérité esthétique » est
seulement métaphorique. Pour Hegel, l’Erscheinung est la vérité de VExistenz.
Que l’artiste trie les détails ou qu’il semble imiter de près la nature, « l’art a
pour vocation de comprendre et de présenter comme vrai l’être-là dans son
phénomène... » (XII, 227; trad,, I, 202). On no dira donc même plus que la
représentation esthétique est plus vraie que nature: en elle, se dit la vérité de la
nature, c’est-à-dire la vérité du contenu que l’enveloppe naturelle ne laissait
qu’entrevoir.
78. Aesthetik, XIII, 354; trad. III, 1, p. loi.
79. Ibid., XIV, 127; trad., III, 1, p. 295.
80. Ibid., XIV, 128; trad., III, 1, p. 296-297.
81. Ibid., XIV, 233; trad., III, 2, p. 17-18.
82. Ibid., XIV,227 et XIII, 272; trad., III, 2, p. l3 et III, 1, p. 3l.
83. Ibid., XIV, 233; trad., III, 2, p. 17-18.
84. Ibid., XIV, 320-321; trad., III, 2, p. 88.
85. Il faut distinguer ici, il est vrai, la suppression abstraite et la
suppression spéoulativo du mot. 1) En tant que sonorité, le mot est effacé
dans le cours du temps : « verba volant ». Cette négation est encore abstraite,
s) En tant que signe linguistique, la suppression du mot — trace matérielle —
est équivalente à la compréhension de sa signification, à la transfiguration de
son extériorité en intériorité. Hegel fait expressément ootte distinction : « Le
mot comme sonorité disparaît dans le temps; le
La critique du visible 69

tompa ne se montre donc en lui que comme négativité abstraite, c’est-à-dire


seulement négatrice. La négativité vraie, concrète, du signe linguistique, c'est
l’intelligence qui, en. le faisant devenir d’extérieur intérieur, le conserve dans
cette forme transformée. Les mots deviennent ainsi un être-là animé par la
pensée. Cet être-là est absolument nécessaire à nos pensées. Nous ne
connaissons nos pensées, — nous n’avons de pensées déterminées et réelles
que lorsque nous leur donnons la forme de Lobjecti- vité, d’un être-différent
par rapport à notre intériorité, bref, la forme de l’extériorité, •—■ m ais
d’une extériorité telle qu’elle porte en même temps l’empreinte de la plus
haute intériorité. Seul le son articulé, le mot, est une extériorité aussi
intérieure. Vouloir penser sans mots, comme.Mosmer l’a recherché, apparaît
dono comme une exigence déraisonnable, qui a conduit cet homme, fort de
son assurance, tout près de la folie. Mais il est également ridicule de
considérer comme un défaut de la pensée le fait qu’elle soit liée au mot et de
tenir cela pour un malheur. On dit bien ordinairement que l’inexprimable est
le plus important; mais cette opinion entretenue par la vanité n’a aucun
fondement, car l’inexprimable, en Vérité, n’est que quelque chose de trouble,
de confus, qui n’obtient de clarté qu’une fois exprimé par un mot. C’est donc
le mot qui donne aux pensées leur être-là lo plus digne etle plus vrai »
(System, § 462; Zus., X, 354-355). Le signe linguistique est donc le seul
Dasein qui soit de part en part sa suppression, alors que le son est là d’abord
et s’efface ensuite. La comparaison des positions de Hegel et de ILumboldt
exigerait une étude qu’on ne prétend pas même amorcer ici. Remarquons
seulement deux choses.
1) La condamnation d’une ponsée-sans-mots est commune aux deux
auteurs : « C’est l’activité subjective qui forme un objet dans la pensée. Car
aucun genre de représentations ne saurait être considéré comme la
contemplation simplement passive d’un objet déjà donné. L’activité des sens
doit se lier synthétiquement à l’action interne de l’esprit; la représentation se
détache de cette liaison, — elle devient objot, opposée à la force subjective et,
une fois perçue, retourne à nouveau en celle-ci. Pour cela, la langue est
indispensable. Car c’est en elle que l’élan spirituel se fraye un chemin à
travers les lèvres et que son produit revient à notre propre oreille. La
représentation est donc placée dans une objectivité réelle, sans être pour
autant dérobée à la subjectivité. De cela, seul est capablo le langage : sans ce
déplacement toujours subreptice, auquel le langage collabore, qui précède le
retour de l’objectivité au sujet, la formation du concept serait impossible et,
par là, toute vraie pensée. Donc, même si l’on fait abstraction de la
communication interhumaine, le langage est une condition nécessaire do la
pensée de l’individu dans la plus complète solitude... La force-de-pensée a
besoin de quelquo chose qui lui ressemble et qui soit pourtant différent
d’elle. Elle est amorcée par ce qui lui ressemble, — par ce qui est différent
d’elle, elle acquiert une pierre de touche de l’essentialité de ses productions
internes. Même si le fondement do la connaissance de la vérité, de
l’inconditionnellement forme ne réside que dans l’intériorité de l’homme,
son élan spirituel est toujours exposé au péril de l’illusion » (Ueber die
Verschiedenheit des menschlichen Sprach- baues in Schriften zur
Sprach-philosophie, éd. Cotta, S. 428-429).
s) Humboldt insiste sur la ressemblance du Geist et de la matière
(immatérielle) du langage : l’esprit trouve en celle-ci l’instrument le plus
approprié à son accomplissement. Et cela, encore, semble un trait commun
avec Iiegel. Mais le langage — et c’est là la différence — demeure on dehors
de la pensée (etwas ausser ihm Liegendes) ; instrument d’une pensée qui, sans
lui, resterait intérieure « et, pour ainsi dire, passerait sans traoes (spurlos
vorübergeliend) » (ibid., S. 426), il garde une épaisseur esthétique et ne se
supprime pas. L'ajustement de la pensée, de la voix,
70 La patience du Concept

de l’ouïe, Humboldt l’assigne à un a priori anthropologique, « une disposi-


tion de la nature humaine originelle et qui n’est pas davantage explicable ».
Nous sommes alors très loin de Hegel, pour qui le langage est l'élément non
figurant (et surtout pas l’instrument, même parfaitement ajusté, de la
pensée), une enveloppe si transparente qu’elle n’en est plus une. Il n’y a pas,
pour Hegel, d’être du langage : il y a un oontenu incessamment et
intégralement supprimé qui reflète l’opération de suppression- du-contonu
qu’est la « pensée ». Ainsi se trouve supprimé le problème classique du
rapport du sens au signe, de l’idée au matériau imaginaire (sur ce point, cf.
Mlle Ginette Dreyfus, Fondement du langage dans la Ph. de Malebranche,
Actes du XIIIe Congrès des Soe. Ph. Langue française, 1966. La Baconnière).
86. Gesch, Philo., XVII, 4<>4-4o5.
87. Gœthe, Années Voyage de W. Meister (trad. Groethuysen), Pléiade, P-
985.
88. Phkno., trad., II, MO; II, S. 533. Cf. Ph. Gesch., XI, I65.
II

Les ruses de la Représentation

La critique de l’imaginaire ne permet pas encore de


déterminer l’essence de ce que Hegel entend par « Repré-
sentation ». Car il ne se contente pas de récuser les droits de
l’intuition sensible et de la pensée qui se règle sur elle; il les
ravale aussi au rang de figures simplement secondaires de la «
Représentation ». On verra ainsi qu’une Religion esthétique (la
religion grecque) est en définitive moins « représentative »
qu’une religion sans images (le judaïsme). Pour comprendre cela,
revenons d’abord à la mutation qui s’opère dans la critique du
christianisme entre la période de Francfort et la maturité.
Hegel, à Francfort, reprochait au christianisme d’avoir vu une
difficulté insurmontable dans la réconciliation du sujet
immédiat et de l’objectivité. La vraie Religion, disait-il, devrait
être capable, au même titre que jadis la Cité grecque, de
dépasser la scission qui s’est creusée entre l’homme et le « Positif
». C’est seulement quand cet espoir paraît vain que semble
s’imposer le choix entre la fuite hors de la vie et le règne
oppressif de la Loi. Et c’est ainsi que l’entend le christianisme, —
ce pourquoi il prêche la renonciation à ce monde et scinde le
citoyen du croyant b II tient pour inconciliables la foi en Dieu et
la vie dans la cité, V illimité et la limitation.

« Le rapport au monde devait devenir nécessairement la crainte de


subir son contact, la crainte de toute forme de la vie, parce que chacune,
en tant qu’elle a une figure et ne représente qu’un aspect, trahit son
imperfection 2... »
72 La patience du Concept

Toujours obsédé par la disproportion des réalités en présence,


le chrétien en vient à forger une synthèse aberrante : c’est
l’individu Jésus dans sa contingence qu’il divinise 3 et cette «
union monstrueuse » de Dieu et du Crucifié accuse encore mieux
la distance, loin de l’annuler. De là naissent les figures de ce
compromis névrotique, nommé « positivité », « survie très
païenne 4 », insupportable alternance entre la certitude que
Jésus n’est plus et l’impossible résignation à son absence. Le
divin, désormais, est libre de toute incarnation, mais il avait
jadis un visage, et ce souvenir demeure lancinant chez les
premiers chrétiens. Il en va toujours ainsi dans le christianisme :
la représentation est toujours jugée indigne du représenté. Du
pain et du vin, il ne reste qu’une saveur dans la bouche et le
sentiment du sacré se double, là encore, d’un regret. Nul culte
n’est moins propre à « représenter l’irreprésen- table ». En
somme, Hegel déplore que le christianisme n’ait pas consenti à
admettre une solution imaginative des oppositions.

« L’entendement et le sentiment se contredisent; l’imagination dans


laquelle tous deux existent et se trouvent séparés n’y peut rien; elle ne peut
produire aucune figure où l’intuition et le sentiment s’uniraient B, »

Mais cela ne montre-t-il pas plutôt que le christianisme, décrit


comme il l’est à Francfort, avait au moins conscience d’une
difficulté dont le sentiment n’effleurait pas encore Hegel : il se
refusait à penser ensemble des termes qui lui semblaient
exclusifs, à les proportionner tout en conservant l’idée de leur
disproportion. Et Hegel, pré-dialecticien, lui reprochait de buter
sur un obstacle dont il ne songeait pas, lui, à analyser la nature.
Or la dialectique naîtra de l’examen de cet obstacle. Th. Haering
souligne bien qu’elle ne visa jamais à une conciliation à tout
prix, mais répondit plutôt à une défiance envers les conciliations
hâtives : « Personne plus que Hegel ne s’est autant défendu
contre une telle unification vide, une telle universalité vide °. »
Personne non plus ne s’est moins vanté de rendre concevable
l’inconcevable que les autres échouaient à représenter. Solger
présente-t-il comme « inconcevable » la conciliation de la
philosophie et de l’expérience de la Révélation? Hegel se garde
bien de lui répondre qu’il a réussi à forcer cette inconcevabilité :
c’est l’idée même d’ « inconcevabilité » qu’il critique. «
Inconcevabilité » :
Les ruses de la Représentation 78

voilà un de ces mots dont on use « sans concept, au petit bonheur


(ohne allen Begriff, iris Wilde) » :

« Que l’expérience d’une présence divine soit toujours reléguée en


dehors du connaître, voilà la seule inconcevabilité; comme on l’a montré,
(le connaître) contient en lui-même ce qui doit être différent de lui. Or la
concevabilité et le concevoir effectif ne sont rien d’autre justement que
cette réflexion qu’on a faite, à savoir que l’ünité de l’expérience et du
connaître est contenue et même exprimée dans la pensée de l’Ëternel, en
tant qu’il reste un et identique dans les oppositions 7. »

Il n’en allait pas de même à Francfort : comme le Begreifen


était mis au compte de la pensée séparatrice et de la positivité 8, il
n’y avait pas de troisième voie entre la fusion imaginative et la
morne juxtaposition des concepts. Une chose ne faisait pas de
doute : que la pensée rationnelle fût l’équivalent de pensée
séparatrice. Aussi était-elle condamnée sans qu’eût été mise à
l’épreuve sa légitimité intrinsèque. Confusion que Hegel, plus
tard, retrouvera chez les visionnaires et les enthousiastes dont il
admire les « expectorations baroques ». Que savent-ils de la
Raison, ceux qui, comme Hamann, « tempêtent » contre la
Vernunft überhaupt? Il se trouve (c’est tout ce qu’on leur concède)
qu’ils protestent légitimement contre les « séparations » de Y
Aufklârung ou du kantisme. Mais bien des textes montrent qu’à
ces alliés objectifs encombrants, Hegel préfère Y Aufklârung, —
qu’il faut avoir au moins intégrée avant de la critiquer 9. Au
principe de tous ces irrationalismes, on trouve la même naïveté,
qui donne peut-être son unité de sens au mot « irrationalisme » :
tous prennent pour argent comptant les descriptions seulement
représentatives de la Raison; tous opposent des réactions
imaginatives à une maladie du discours, la Représentation, qu’ils
diagnostiquent obscurément, sans doute, mais dont ils ne croient
guérir qu’en renonçant au discours même. L’ésotérisme bavard
est donc le complice du « sain Entendement » :

« Si, maintenant, ceux qui tiennent le mystique pour le vrai se


contentent pareillement d’y voir ce qui est mystérieux, ils avouent
seulement par là que, de leur côté également, la pensée n’a pour toute
signification que celle de la position abstraite de l’identique; dès lors, on
doit mépriser la pensée pour atteindre la vérité ou, comme on a coutume
aussi de le dire, tenir la Raison prisonnière 1#. »
74 La patience du Concept

Qu’est-ce donc que la Représentation? Pourquoi fut-elle


confondue si longtemps avec la Raison qu’on ne pense

}>ouvoir échapper à elle que par la folie religieuse ou


'enthousiasme? Tant qu’on l’ignorera, on n’aura jamais
tout à fait « écrasé l’infâme », puisqu’on ne l’aura pas
débusquée. Or, c’est de cela, aussi, qu’il s’agit. En aucun
sens, à aucun degré du mot, Hegel ne mérite d’être appelé
« irrationaliste »; pas même d’être confronté aux enthou-
siastes.

ii

On distinguera la Représentation au sens large, entendue


comme blocage du Concept, de la Représentation telle qu’elle est
circonscrite dans la Philosophie de l’esprit, instance
immédiatement supérieure à l’intuition. Si, dans la
Représentation comme dans l’intuition, « l’objet, en même temps
qu’il est séparé de moi, est aussi le mien 11 », il n’y est plus
massivement présent, mais déjà, au moins, posé. La
Représentation au sens large est caractérisée d’autre façon : par
l’emploi insouciant des mots de liaison qui juxtaposent.

« Dieu est et nous sommes aussi; voilà la mauvaise unification,


l’unification synthétique, la comparaison faite arbitrairement. Chacun
des côtés est aussi substantiel que l’autre. Tel est le procédé de la
Représentation. Dieu est glorieux, il est là-haut — et les choses finies ont
un être, au même titre que Lui. Or la Raison ne saurait en rester à un tel
Aussi, à une telle indifférence. » « Si nous disons: Dieu est
tout-puissant, bon, sage, nous avons un contenu déterminé, mais
chacune de ces déterminations-de-contenu est singulière et indépendante.
ET, AUS SI , c’est là le mode de liaison de la Représentation. Sagesse
suprême, bonté suprême, certes, ce sont là des concepts et non plus
quelque chose d’imaginé, de sensible ou d’historique; ce sont bien des
déterminations spirituelles, Seulement, elles ije sont pas encore analysées
en soi et les différences ne sont pas encore posées en tant qu’elles se
rapportent, les unes aux autres; elles ne sont prises que dans leur rapport
abstrait, simple, à soi 12. »

Certaines des figures de la Représentation nous obligent


pourtant à nuancer cette description. Ainsi, l’Entendement, qui
semble être sa figure théorique par excellence, est bien plus
qu’une instance de simple énumération; il pressent, sous la forme
de la Loi, l’unité des déterminations différentes.
Les ruses de la Représentation 75

« Il ne se distingue (de la Représentation) que parce qu’il pose les


rapports d’universel à particulier, de cause à effet, etc., bref des relations
de nécessité parmi les déterminations isolées de la Représentation, alors
que la Représentation laisse celles-ci juxtaposées et liées par le simple
AU S SI , dans leur espace indéterminé ls, »

Que manque-t-il à cette forme de pensée pour s’accomplir en


Raison? Rien, si l’on songe à une opération qui lui ferait encore
défaut, et l’on aurait tort d’imaginer la différence entre
l’Entendement et la Raison14 comme semblable à celle de 1’ «
explication » et de la « compréhension ». La distance est bien
moindre et bien plus grande. L’Entendement est la Raison sous le
règne de la Représentation. S’interroger sur son statut et se
demander en quoi il n’est encore qu’une Raison mutilée, c’est
donc éclairer un peu plus la nature de la Représentation.
A première vue, 1’ « Entendement » semble désigner, sans
plus, l’instance béotienne de la pensée : à peu près l’équivalent
du « sain entendement », tant l’usage du mot est souvent
simplement péjoratif. Mais d’autres textes le décrivent comme un
« moment nécessaire de la pensée rationnelle ».

« Son activité consiste en général à abstraire. S’il sépare le contingent


de l’essentiel, il est pleinement dans son droit et apparaît comme ce qu’il
doit être en vérité. Aussi appelle-t-on homme d’entendement celui qui
poursuit un but essentiel. Sans entendement, aucune fermeté de
caractère n’est possible, car celle-ci suppose que l’homme tienne ferme à
son essentialité individuelle. Toutefois l’Entendement peut aussi donner
à une détermination unilatérale la forme de l’universalité et devenir alors
le sain entendement humain, le contraire de ce qui est doué du sens de
l’essentiel15. »

Curieuse page où la condamnation habituelle laisse place à


une simple réticence. Mais la Préface de la Phénoménologie et la
Logique vont plus loin. Dans la Préface, Hegel, après avoir exalté
dans l’avènement du « pur Moi » le surgissement de la « puissance
prodigieuse du négatif », assimile celle-ci à « la force de
l’Entendement, la puissance la plus élémentaire et la plus grande
qui soit 16 ». C’est cette puissance qui découpe l’immédiateté en «
moments qui mont plus du moins la forme de la représentation
trouvée (vorgefundene), mais constituent la propriété immédiate
du Soi ». Toutefois, cette analyse reste artificielle et l’éloge de
l’Entendement culmine en cette phrase ambiguë : « Que
l’accidentel comme tel, séparé de son
76 La patience du Concept

pourtour, ce qui est lié et effectivement réel seulement dans sa


connexion à autre chose obtienne un être-là propre et une liberté
distincte, c’est là la puissance prodigieuse du négatif, l’énergie de
la pensée, du pur moi. » Considérer isolément et pour elles-mêmes
les déterminations qui ne se rencontrent qu’avec une autre ou
dans une autre, telle est l’opération de l’Entendement, à la fois
néfaste, puisqu’elle créera des difficultés arbitraires, et bénéfique,
puisqu’elle révèle la force de la connaissance. L’Entendement, en
effet, est ici une instance de décision méthodologique, dont
l’œuvre consiste à articuler les contenus uniquement en tant que
contenus de connaissance, sans égard à leurs relations dans
l’existence. Or, si l’on songe que Hegel, un peu plus loin, donne
cette méthode pour caractéristique de la mathématique, il n’est
pas arbitraire de voir en cette phrase une allusion à la théorie
cartésienne des natures simples :
« Chaque chose doit être considérée différemment quand nous en
parlons par rapport à notre connaissance et quand nous en parlons par
rapport à leur existenoe réelle... ces parties (corporéité, étendue, figure)
n’ont jamais existé distinctes les unes des autres; mais, par rapport à notre
entendement, nous disons que (le corps) est un composé de ces trois
natures, parce que nous nous les sommes représentées chacune
séparément avant d’avoir pu juger qu’elles se trouvent toutes les trois
réunies en un seul et même sujet )) (Règle X I I ) .
Ces pensées primitives, on sait selon quel critère Descartes les
reconnaît : elles sont telles que « l’esprit ne les puisse diviser en un
plus grand nombre dont la connaissance soit plus distincte ».
Autant dire qu’elles sont avant tout des évidences
indécomposables dans le présent de mon champ de conscience,
que leur « fermeté » est garantie par la « fixité » de la conscience
de soi. Par là, nous touchons à ce qu’il y a d’irrévocablement
représentatif dans le découpage qu’effectue l’Entendement. C’est
dans Yinstant qu’il idéalise le contenu qu’il isole, uno minimo
momento tem- poris. Il est frappant que la référence au temps
conditionne aussi bien le privilège accordé au Cogito que la
théorie des natures simples. A tel point que cette présence du
temps est comme une menace qu’il faut écarter : il faut effacer la
trace du temps où se déploient les « longues chaînes de raisons »; il
faut que Dieu garantisse que les évidences d’antàn peuvent passer
à bon droit pour évidences présentes. Cependant, la pensée
d’Entendement
Les ruses de la Représentation 77

réussit-elle jamais à neutraliser la temporalité? Sans doute, la «


durée » cartésienne n’est qu’un « mode » ou une « façon » dans
l’esprit, mais « une façon dont nous considérons la chose en tant
qu'elle continue d’être » (Principes, I, 55), et cette « continuation »
suggère que la durée comme mode de pensée est la
reconnaissance d’une durée inscrite « en la chose qui existe ». Au
reste, Descartes donne la durée comme une marque irrécusable
et bien réelle de ma fini- tude : « N’est-ce pas un argument
infaillible et très certain d’imperfection en ma connaissance, de
ce qu’elle s’accroît

Eeua durée,
à peu et qu’elle s’augmente par degrés? » (Méd., III ).e

ici, est bien reconnue comme puissance. Il y a donc un


lien entre l’analyse intellectualiste centrée sur la conscience de
soi et la reconnaissance de la secrète souveraineté du temps :
l’acceptation du temps comme d'une donnée est l’un des indices de
la limitation du savoir d’Entendement, la preuve qu’il a dépassé
le sensible sans avoir pris la peine de critiquer tous les concepts
qui en naissent 17. De la sorte, l’Entendement est die als Verstand
tatige Vernunft18, Raison retenue par les suggestions intuitives et
qui, pour cette raison, ne donne pas la pleine mesure de sa force.
Plutôt que d’erreurs de fait, il est responsable d’une idéologie. En
isolant les « pensées » et en les enchaînant comme de simples
objets de connaissance, il accrédite l’idée que le Savoir est une
stratégie « subjective ». Il va de soi, alors, que la « pensée » est en
droit abstraite, que les « connaissances » sont en droit partielles,

Ïue’ Entendement
le domaine du « connaître » est disjoint de la pratique.
accepte que quelque chose soit vrai « dans ma
tête 19 » et que le « savoir » se réduise à une distribution des
contenus dans un ordre que je peux aisément parcourir. Savoir
limitant, il se résigne à n’être qu’un savoir de surface (mais à la
surface de quelle « profondeur »?). Bref, il ne s’offusque pas de
laisser autre chose en dehors de lui 20.
Savoir falsifiant, donc, et non faux. Que les contenus de
pensée soient posés comme fixes et invariables, ce n’est pas tout à
fait une erreur. Ce n’est pas la forme même de l’invariabilité qui
est à récuser ni le passage au concept qui est abstrait : en
l’affirmant, sans préciser davantage, on aurait vite fait d’opposer
la pauvreté du concept à la richesse de l’intuition.
L’Entendement n’est coupable de rien.

« Puisque l’Entendement présente la force infinie qui détermine


l’Universel ou qui, inversement, confère, par la forme de l’univer
78 La patience du Concept

salité, la consistance fixe (das fixe Bestehen) à ce qui est en soi et pour soi
instable, ce n’est donc pas la faute de VEntendement s’il n’est pas allé plus loin.
C’est une impuissance subjective de la Raison qui laisse les déterminités en
cet état et n’est pas capable de les ramener à l’unité au moyen de la force
dialectique qui est opposée à cette universalité abstraite 21, »

Disons plutôt que l’invariabilité que l’Entendement donne aux


concepts est prématurée :

« le contenu (de ces concepts abstraits) n’est pas approprié à cette


forme; ils ne sont donc pas vérité ni impérissabilité. Et le contenu n’est
pas approprié à la forme parce qu’il n’est pas la déterminité même comme
universelle, c’est-à-dire comme totalité de la différence conceptuelle •—•
ou encore : parce qu’il n’est pas lui-même la forme tout entière. La forme
de l’entendement limité est elle-même, pour cette raison, la forme de
l’universalité incomplète, c’est-à-dire abstraite 22 ».

A ce stade, l’universalité des essences logiques (Unité,


Réalité...) ou métaphysiques (Esprit, Dieu, Nature...) est bien dite,
il est vrai, mais dite une fois pour toutes, de sorte qu’on ne les
montrera pas avec les différences qu’elles engendrent. Réduites à
leur simplicité non-développée, les significations sont posées
comme objets représentés, à la façon dont la perception vit et pose
les contenus sensibles. On voit alors en quoi exactement sont
critiquables les « concepts » élaborés par l’Entendement : en tant
qu’ils revendiquent déjà le statut des essentialités concrètes, et
non en tant qu’ils en donnent une approximation, en tant qu’ils
imitent encore les objets perçus, dans leur juxtaposition
indifférente, et non parce qu’ils seraient des « constructa »
plaqués artificiellement sur le sensible. Le drame de la pensée
d’Entendement est de se détacher du sensible tout en continuant
d’opérer avec la même naïveté et sans remettre en question les
représentations qui proviennent de la fréquentation du sensible
(le « temps », par exemple). Aussi n’est-ce pas par « intellec-
tualisme » qu’elle pèche, mais, au contraire parce qu’elle reste
enfoncée dans l’immédiat.
Hegel aurait pu souscrire à la parole de Merleau-Ponty : loin
que la perception soit une science commençante, « la science
classique est une perception qui oublie ses origines et se croit
achevée ». Mais la conclusion qu’en tire aussitôt Merleau-Ponty
lui aurait paru irrecevable : « Le premier acte philosophique
serait donc... de réveiller la perception
Fl

Les ruses de la Représentation 79

et de déjouer la ruse par laquelle elle se laisse oublier comme


fait et comme perception au profit de l’objet qu’elle nous livre et
de la tradition rationnelle qu’elle fonde 23. » C’est une tout autre
ruse qu’il importe de déjouer : celle qui nous porte à baptiser «
objectif » et « rationnel » ce qui n’est que le dédoublement du
monde vécu. On ne s’en prendra pas à la conceptualisation sous
prétexte qu’elle nous éloignerait du concret ou de l’originaire,
mais à l’usurpation du mot « concept » qu’on applique à la légère
aux « formes du conditionné, de la dépendance 24 », alors que ces
déterminations sont les produits d’une pensée qui fit son
apprentissage dans le sensible. Le Lebenswelt, loin d’être enfoui
trop profond, ne garde que trop longtemps sa prégnance, et les
critiques de 1’ « intellectualisme » témoignent seulement de leur
incapacité à reconnaître la présence latente du « concret » dans
les formes qui semblent s’en détacher. S’il y a défiance envers les
sciences positives chez Hegel, elle est donc diamétralement
opposée au « désaveu de la science » que la phénoménologie
rendit familier : les constructa forgés par la science, c’est en tant
que rejetons du vécu qu’ils méritent d’être critiqués. Les
sciences positives n’ont pas « oublié » le sol originaire dont elles
sont issues : elles sont simplement grevées de préjugés
métaphysiques que dissipe le Savoir, à l’intérieur duquel elles
occupent, dès lors, une place indispensable :
« Une philosophie développée scientifiquement accorde déjà
en elle-même à la pensée déterminée et aux connaissances approfondies la
place à laquelle elles ont droit; et son contenu — ce qu’il y a de général dans
les rapports spirituels et naturels — conduit immédiatement par lui-même
aux sciences positives qui le font apparaître sous une forme concrète, dans
son développement et son \ application, à tel point qu’inversement
leur étude s’avère nécessaire
à la connaissance approfondie de la philosophie 25. »
Les sciences en elles-mêmes ne seront donc pas pour le Savoir
un obstacle à tourner. Autre exemple de cela : l’attitude envers
la mathématique, qui n’est nullement l’indice d’un parti pris
anti-« scientifique ». La critique de la mathématique n’est pas
motivée par l’éloignement où est celle-ci du « monde vécu »,
mais, au contraire, par son enracinement dans le sensible. Hegel
ne juge pas la mathématique au nom d’un idéal intuitionniste,
mais sur le fond d’une interprétation intuitionniste — celle du
paragraphe 5 de la Dissertation de ijjo 20 — à laquelle il adhère. Il
accepte en gros l’analyse intuitionniste de
8o La patience du Concept

Kant tout en rejetant l’appréciation que portait celui-ci sur une


mathématique ainsi définie.
« L’objet abstrait (de la géométrie) est encore l’espace, un sensible non
sensible; l’intuition y est élevée dans son abstraction — il est une forme
de l’intuition, mais il est encore intuition; c’est un sensible,
l’être-juxtaposé de la sensibilité même, sa pure absence de Concept. On a
assez entendu parler ces temps-ci de l’excellence de la géométrie sous ce
rapport; on a vu sa supériorité dans le fait qu’elle se fonde sur l’intuition
sensible; on a pensé que son caractère scièntifique vient de là et que ses
démonstrations reposent sur l’intuition. A cette platitude, on objectera
platement qu’aucune science ne vient de l’intuition, mais ne peut
être produite que par la pensée. L’intui- tivité, que la géométrie doit à sa
matière encore sensible, lui donne seulement cette forme d’évidence que
le sensible en général possède pour l’esprit dépourvu de pensée. C’est
donc de façon très malheureuse qu’on a tenu pour un privilège son
caractère sensible, alors qu’il caractérise le peu d’élévation de son point
de vue. C’est seulement à Y abstraction de son objet sensible qu’elle doit
de pouvoir accéder à une plus haute scientificité et d’être supérieure à ces
amas de connaissances qu’on aime pourtant appeler sciences... a7. »
Ce texte pose une question : Hegel aurait-il jamais consenti à
voir dans la mathématique une science délivrée de toute
référence au sensible? En ce cas, serait-elle rentrée en grâce
auprès de lui? Non, sans doute, puisqu’elle serait alors devenue
exemplaire d’un savoir symbolique, d’une pure manipulation des
signes... Oui, mais le symbolisme, qu’est-ce d’autre, pour Hegel,
que l’élision des significations au profit de signes tracés et, par
là, l’ultime victoire du sensible sur une procédure qui prétend
s’en dispenser. « Revenir du langage au symbole, écrit Hyppo-
lite, c’est manipuler le sensible comme tel en croyant manipuler
des significations, et il se produit ici une sorte de renversement
dialectique. L’entendement, pour créer un langage plus pur,
pour nier davantage le sensible, finit par ne considérer que lui et
le manipuler comme tel28. » Mais, ici encore, l’attendu semble
mériter plus d’intérêt que le verdict ; ce sont les déguisements de
l’intuition que Hegel entend percer à jour. Qu’on ait recours au
sensible pour représenter, pour fonder ou, mieux, qu’on
prétende cjue le signe une fois codé se suffit à lui-même, on cède
toujours, selon Hegel, au préjugé qui asservit la présence à un
instrument de représentation; on préjuge donc du sens et on
prédétermine remplacement où il se donne. Il faut dissocier
cette idée des exemples très contestables dont l’assortit Hegel. Il
eut tort, bien
Les ruses de la Représentation 81

sûr, de restreindre la mathématique de son temps à l’image


étriquée qu’en avait laissée Kant ou de porter sur le calcul
symbolique un jugement aussi extérieur; il eut toi't de croire que
la poésie était astreinte à exprimer « des contenus accessibles à
l’imagination ». Les prédictions malheureuses de Hegel (vacuité
incurable de la mathématique, mort de l’Art) sont dues à des
analyses d’essence prématurées qu’algébristes, logiciens et
poètes allaient se charger de démentir (et, parfois, ironie du
sort, en s’autorisant de Hegel même : témoin Mallarmé). Mais, en
deçà de ces jugements partiaux et datés, reste l’idée qui les
ordonna : il n’y a de contenus « abstraits » que ceux qui n’ont pas
entièrement rompu avec leur origine sensible, « aucune science
ne vient de l’intuition ». Le Savoir hégélien n’est donc pas un
retour au sens tel qu’on le vit, purifié de sédimentations, rendu à
l’éclat de l’origine : c’est l’élaboration d’un concept nouveau du
sens légitimé par un concept nouveau de la présence. Aussi
pourrait-il être plus proche qu’il ne semble, du moins quant à
son intention, des actuelles tentatives post-phénoménologiques
qui entendent resituer le concept de « sens » plutôt que de faire
enfin surgir le sens. Cette ambition en définitive platonicienne,
Hegel la laisse justement aux figures de la Représentation : à
tous les degrés de celle-ci, on présuppose que l’intelligibilité est
indissociable d’un mode de présentation, de sorte qu’il ne
s’agirait que de trouver le bon. Le privilège qu’on accorde au
sensible « ces temps-ci », pense Hegel, n’est qu’une des formes de
cette obstination. — Or, pourquoi ne comprendrait-on que ce qui
nous est présenté?

ni

« La Représentation, pour son apparaître, n’a plus besoin que


du mot, de cette manifestation simple qui demeure en soi-même
20. » Mais l’avènement du langage marque un progrès, non une

rupture : en définitive, l’intuition, l’imagination et le signe


relèvent de la même abstraction. Si la pensée représentative, du
fait qu’elle dit le sensible, supprime l’autorité pure et simple que
celui-ci exerçait sur la conscience percevante, son langage,
pourtant, ne déconcerte pas cette conscience. Si radicalement
qu’elle semble s’opposer au sensible, la pensée représentative
n’en continue pas moins de se référer à lui
8a La patience du Concept

comme au concret. La base immédiate qu’elle critique, elle la


laisse simplement de côté et la conserve, en dernière instance,
comme support de ses concepts. D’où le droit que prend Hegel de
regrouper, sous le nom de Représentation, des instances à
première vue disparates : il n’y a pas, en effet, de différence de
nature entre la manifestation du contenu à la surface du
sensible (l’œuvre d’art) et le dire du contenu, entre l’unification
imaginative et la séparation signifiant-signifié telle que la
comprend le locuteur ordinaire. Certes, il ne manque pas de
textes où Hegel distingue expressément ces deux figures :
« L’Idée et son mode de présentation sont si étroitement liés pour
l’intuition que l’une et l’autre apparaissent comme ne faisant qu’un... La
Représentation, au contraire, part du fait que l’Idée absolument vraie ne
peut être comprise en une image et que le mode de l’image est une
limitation du contenu ; elle supprime donc cette unicité de l’intuition,
rejette l’union de l’image et de sa signification — et extrait celle-ci pour
soi 30. »
De même, lorsque Hegel écrit : « C’est dans les noms que nous
pensons », il veut dire : c’est avec les noms que nous cessons (ou
devrions cesser) d’imaginer : « Avec le nom lion, nous n’avons
plus besoin ni de l’intuition de cet animal ni même de l’image,
mais le nom, quand nous le comprenons, est la simple
représentation dépourvue d’image (bildlose V orstellung n). »
Toutefois, si net que soit le partage entre langage et intuition, ce
sont les affinités qui l’emportent, car la conscience parlante
méconnaît l’originalité du dire; elle comprend spontanément le
mot comme une image amincie, une variante de la présence
adultérée dont, en fait, il nous délivre. L’image avait trop
d’épaisseur pour jamais se supprimer dans son sens : il lui
manquait « l’être-supprimé pour exprimer un universel
déterminé 32 ». Or, tout se passe comme si nous prêtions assez de
consistance au mot pour continuer à le vivre comme un
quasi-reflet de la chose. Grâce à lui, nous nous figurons faire
l’économie d’une indication, alors que le mot, en réalité, récuse
la nécessité de l'acte d'indication: la parole n’est pas une
monstration plus courte, elle sanctionne l’inutilité de la
monstration. Lorsque Bergson critiquera le langage parce qu’il
convertit en choses les contenus désignés 33, il sera d’accord
avec'Hegel, sous réserve que cette illusion, pour Hegel, n’est pas
due à la nature du langage, mais au contresens représentatif qui
est commis sur lui et fait du mot un instrument de
Les ruses de la Représentation 83

présentation du concept, comme la statue l’était du sacré. Aussi


se gardera-t-on de prendre pour une critique du langage les
textes qui décrivent l’idéologie instrumenta- liste qui s’est
greffée sur lui.
« Qu’est-ce que c’est? Quelle sorte de plante est-ce là? De l’être sur
lequel porte la question, on n’a compris très souvent que le simple nom
et, une fois qu’on l’a appris, on est satisfait et on sait ce qu’est la chose 34.
»
Si nous pouvons être satisfaits de recevoir en réponse le
simple nom de la chose, c’est que nous sommes assurés que le
langage a pour fonction normale de signaliser un contenu déjà
donné. Et c’est pour la même raison que le mot pourra ensuite
nous apparaître comme un son vide. On éprouvera alors le
besoin de le « remplir » et de le référer au sensible pour mettre
fin à l’abstraction, ce qui est une manière de mieux s’y enferrer,
car l’immédiat auquel on a recours n’est cpi’un autre aspect de
la situation abstraite dont on voudrait s’évader. Mais comment
s’en évader, tant que le langage est compris
représentativement, comme un système de repérage de
significations isolées? Ce n’est pas en revenant à un point Zéro
où des « idées », à coup sûr, correspondraient aux mots qu’on
rendra au langage sa plénitude, encore moins en opposant la
paille des mots au grain des choses, mais en prenant conscience
que la disjonction de celles-ci et de ceux-là ne va de soi qu’à
l’intérieur de la Représentation. Tant que le nom est placé « face
à la chose » (steht der Sache gegenüber) et que les signes sont
conçus comme des moyens d’accès, il ne sert à rien de se défier
du verbalisme, car la mise en place représentative est seule
responsable de celui-ci. Telle est la véritable abstraction. On ne
pense jamais plus abstraitement que lorsqu’on déplore
l’imperfection des mots, comme si les mots étaient "coupables et
non l’idéologie parasitaire qui nous porte d’emblée à scinder le
signe et le contenu. Au reste, ces regrets sont-ils tous sincères?
Qu’ « on ne puisse tout se dire » attriste, on le sait, les amants
naïfs, mais fait^se délecter][l’idéologue spiritualiste qui voit
poindre ici le « mystère de la personne ». Sur ce front-là aussi,
Hegel nous arme pour « écraser l’infâme ».

On comprendra mieux la spécificité de ce qu’il faut bien


appeler 1’ « idéologie du langage » dénoncée par Hegel,
84 La patience du Concept

si on compare certaines de ses analyses avec celles de la


Philosophie de la mythologie de Schelling. Schelling, lui aussi —
lui surtout — juge artificielle la distinction forme- contenu. Il
refuse d’en faire une grille de lecture des mythes.
« La Philosophie de la Mythologie montre que le doctrinal de celle-ci ne
consiste pas en un contenu différent de la forme et du revêtement
historiques, mais justement dans son historicité même. Cette identité du
doctrinal et de l’historique doit aussi être établie dans le christianisme.
La mythologie est à comprendre totalement dans son authenticité et le
vrai sens, le vrai noyau doctrinal est à rechercher du côté de la
compréhension littérale, non du côté de l’explication allégorique; il en va
de même pour le christianisme 36. »
Les Évangiles, donc, aussi peu que les mythes, ne content une
histoire dont le sens profond serait à déterrer : il est vain de
rechercher le « vrai des contes » en dehors du texte. C’est dans la
texture même de la lettre, dans le réseau des analogies et des
similitudes qui s’y dessine, que le contenu s’offre à découvert
(Déméter cherchant sa fille enlevée, Isis cherchant son mari tué
3#). L’attention portée à la seule « figure » (à condition de ne plus

l’imaginer comme le support d’un contenu ésotérique) permet


d’y retrouver une nécessité intrinsèque. La méthode suppose
donc qu’entre la lettre et l’esprit, l’indifférence est toujours de
droit. Aussi serait-il illégitime de valoriser les moments où la
distance, entre eux, se raccourcit (l’art grec, selon Hegel) ou
s’abolit (le christianisme bien compris, selon Hegel) : cette
distance même est une vue de l’esprit.
Hegel, lui, ne rejette pas aussi abruptement que Schelling le
principe d’une interprétation allégorique. Il serait dangereux,
reconnaît-il, d’appliquer cette méthode à toutes les mythologies
et à toutes les formes d’art; c’est là l’œuvre de l’Entendement qui,
aveuglément, « sépare image et signification 37 », Les exégètes
ont souvent tort de traiter la signification comme extérieure au
texte, et la Phénoménologie critique la mysticité qui prétend
attribuer « aux représentations mythiques des religions
antérieures un autre sens que celui qu’ils offrent immédiatement
à la conscience dans leur manifestation, un autre sens que celui
que la conscience de soi, dont elles étaient les religions, savait en
elles 38 ». — Cependant, d’autres textes viennent contrebalancer
ceux-là. À la méthode « historique » qui aborde les mythes grecs
comme de simples produits de la fantaisie, Hegel oppose
élogieusement la méthode
Les ruses de la Représentation 85

symbolique de Creuzer qui sait dégager d’eux « une signi-


fication plus profonde 39 ». Les histoncistes peuvent reprocher
tant qu’ils voudront à Creuzer de découvrir dans les mythes des
philosophèmes que les Anciens n’eurent jamais à l’esprit :
pourquoi ne pas admettre que ce contenu demeurait implicite 40
? Creuzer, en considérant les mythes comme des symboles en
soi, eut le mérite d’abandonner la surface « extérieure et
prosaïque », de « soulever le voile » qui nous dérobait la vérité
interne. Il est donc impossible de condamner l’allégorisme dans
l’absolu. Le tout est de savoir à quel moment il cesse d’être une
méthode pertinente.
Ce moment, Y Esthétique le détermine avec précision. Le
symbolique cesse — et, avec lui, la légitimité d’une
herméneutique — « là où la libre subjectivité forme le contenu
de la représentation. Car le Sujet est ce qui se signifie pour
soi-même, ce qui s’explique soi-même41 ». Lorsque c’est la
subjectivité qui s’annonce, « signification et présentation
sensible, chose et image ne sont plus différentes l’une de l’autre
». A l’interprétation, jusque-là indispensable, fait place la simple
compréhension : le sens est présent à même l’œuvre. On se
demandera, bien sûr, si la décision qui octroie ce privilège à la «
subjectivité » n’est pas purement arbitraire. Pourquoi ce
contenu, et lui seul, rendrait-il soudain transparent le langage
qui l’énonce? De quel droit même poser qu’il y a un sens par
excellence, tel qu’il nous soit donné sans équivoque possible? La
Philosophie de la Religion ne dissipe pas ce sentiment
d’arbitraire. Il est vrai, sans doute, que la Révélation n’y est pas
réduite à son sens didactique : le Christ n’est pas venu annoncer
la vérité à la façon dont Cérès a apporté l’agriculture; il n’eut
rien d’un pédagogue, et il serait erroné de distinguer le contenu
doctrinal de l’anecdote contingente 42. Mais il reste que Hegel ne
craint pas de corriger les naïvetés de l’Écriture et de relever les
décalages du texte par rapport au sens spéculatif. Ainsi, le
rapport du Père au Fils, si l’on s’en tient strictement à l’image
biologique, n’exprime que très imparfaitement l’essence de Dieu
: « cette relation naturelle est seulement figurative (bildlich) et
ne correspond donc jamais tout à fait à ce qui doit être
exprimé43 ». Nous voilà donc, semble-t-il, en plein dogmatisme :
le philosophe spéculatif, en prenant cette liberté avec la lettre,
avoue qu’il est plus attentif au sens du discours tel qu’il en a
décidé qu’au texte même. Cette méthode tombe sous le coup des
objections qu’adresse
86 La patience du Concept

Schelling à la symbolique; elle relève de la démarche «


symbolique » que Freud écartera dès le début de la
Traumdeutung u. Bref, il semble que Hegel, en prenant pour point
de repère de la normalité d’une religion, la coïncidence entre
signification et présentation, admette — au moins pour certaines
époques — la légitimité d’une dissociation que Schelling, lui,
récuse totalement.
Mais cette dissociation, ne l’oublions pas, Hegel la considère
avant tout comme l’effet d’un préjugé que l’apparition de la «
libre subjectivité » (la statue grecque] commence à atténuer. Il
importe de ne pas accorder ici une importance excessive à
l’opposition entre barbarie et classicisme, — langage des
emblèmes, d’un côté, clarté et distinction de l’autre; de ne pas
oublier que, si la représentation de la subjectivité substitue la
simple lecture à l’exigence d’un déchiffrement, elle reste
représentation. Mais, dès lors, au moins, la monstration met fin à
l’expression, la figure cesse d’être un entrecroisement
d’indications indécises et la compréhension n’est plus du ressort
de l’investigation. En même temps que la nécessité du décryp-
tage, cesse l’illusion d’un lointain en droit inaccessible, d’une
profondeur qu’on ne serait jamais assuré de restituer. Et Hegel
insiste alors sur l’inanité des prétendus contenus latents.
Dans l’élément du sensible, « on peut certes exprimer les déter-
minations les plus abstraites, mais il y a confusion. De même que les
francs-maçons tiennent leurs symboles pour une sagesse profonde, au
sens où est profond un puits dont on ne peut voir le fond, de même
l’homme tient facilement pour profond ce qui est caché : le profond se
trouve derrière. Mais, s’il se dérobe toujours, il demeure possible qu’il n’y
ait rien derrière... La pensée consiste plutôt à se manifester. La clarté :
telle est sa nature, tel est son être 46 ».
Aussi l’ambiguïté de la formulation n’est-elle jamais indice de
richesse du signifié : « Celui qui cache sa pensée en symboles n’a
pas la pensée... L’Esprit n’a pas besoin de symboles : il a la langue.
» Or, le symbolisme, au contraire, donne au langage une
épaisseur qui oblitère sa fonction : comme le symbole fait écran
au sens, il cfonne à penser que le langage est par essence à
démasquer, et non qu’il est fait pour s’annuler en tant qu’élément
indépendant. En quoi le symbolisme reflète la pratique spon-
tanée de la parole : le contresens qu’il commet (et que son
interprète est même contraint d’assumer) est exemplaire du
gauchissement que la Représentation fait subir
Les ruses de la Représentation 87

au langage. De même que la compréhension du symbole est


inséparable de la suspicion, de même la parole peut donner le
sentiment de dissiper un secret et l’illusion que tout n’est pas dit
(puisque nous avons à dire), —■ que l’explicitation n’est pas de
plein droit, mais qu’au mieux, on l’obtiendra de manière
contingente, par chance ou par flair. L’usage « symbolique » de
la parole suggère ainsi que nous ne serons jamais de plain-pied
avec le savoir, puisqu’il est de la nature du signe d’imposer au
lecteur une tâche d’interprétation et de vouer le locuteur au
bonheur d’expression. Le savoir, c’est-à-dire l’expression
univoque, commencera donc au-delà du maniement des signes
46. Telle est la « théorie » du sens que présuppose le symbolisme,

et c’est en quoi Hegel y voit la déformation maximum du


signifier. Car il n’est pas vrai que l’indication par signes soit un
modèle de l’avènement du sens ou même un de ses moments
immuables, tel qu’on pourrait le dépasser (dans un savoir
intuitionniste : connaissance du troisième genre ou idées claires
et distinctes), mais sans espoir de jamais le résorber.
Symbolisme et conception symbolique du langage sont
simplement des marques de l’immaturité du signifier, de
l’impuissance à situer la signification ailleurs que dans un écart
par rapport à la lettre. De même, le recours aux oracles, dans les
cités grecques, était la preuve de l’immaturité de la pensée
politique : si les Anciens, en dernière instance, s’en remettaient
au destin, c’est qu’ils jugeaient impensable que le « Je veux »
exprimé par un homme suffise à donner son objectif à la cité 47.
Yol des oiseaux ou entrailles des victimes, le sens de la vie
publique devait être déchiffré : il était impossible que la parole
du chef, puisqu’elle n’était pas un signe opaque, en fût la
détentrice. On voit que le « dogmatisme » hégélien, ici, se
corrige : la « Subjectivité » ne descend pas sur scène comme un
deus ex machina; elle désigne d’abord la renonciation au
mystère et le refus, désormais, de devoir décoder pour
comprendre. Osons renchérir sur les anachronismes de l’auteur
: si la Grèce hégélienne est coupable de quelque chose, c’est
moins de n’avoir pas deviné le Cogito que d’avoir encore
respecté la lettre. Il y a toujours barbarie, tant qu’on n’ose pas
dire, comme un jour Hemingway, qu’un bon texte est celui où
l’on peut barrer n’importe quelle phrase sans rien laisser perdre
du sens. L’avènement de la « Subjectivité », rien n’en donne
mieux l’idée esthétiquement, qu’un récit qui court au but assez
droit pour que la lettre ne touche
88 La patience du Concept

pas terre et que le lecteur ne soit pas tenté de s’attarder sur ses
beautés 48 : ainsi de certaines pages de Stendhal ou d’Hemingway
où tout est dit, donc vite dit et sans trace. De ce que Hegel entend
par « Subjectivité », la IIe Méditation n’est cju’une des esquisses :
la Subjectivité est avant tout ce plein soleil qui rend dérisoires
allusions et énigmes, confessions et secrets du cœur, toute la
part religieuse de notre culture. Gomme il y a des résolutions qui
d’elles mêmes, effacent tout scrupule, il y a une présence du sens
qui rend aberrante l’idée même de pénombre.
C’est dire que le Savoir est la critique radicale d’une
connaissance par signes. Ne croyons même pas qu’il la remplace
et substitue à un mode d’expression impropre un mode
d’expression enfin approprié : l’Offenbarung est
l’auto-suppression de l’expression. A l’opposé du langage de la
mysticité, le sien abolit tout mirage de profondeur: « Le secret
cesse quand l’Essence absolue est, comme Esprit absolu, objet de
la conscience... le révélé émergeant entièrement à la surface est
justement en cela le plus profond 49. » Autrement dit, la
complétude atteinte réfute toute croyance en quelque chose de si
profond qu’il ne pourrait y en avoir qu’approximation ou
dévoilement impromptu. Le but auquel s’ordonnent les figures
de la Phénoménologie « est la révélation de la profondeur (die
Offenbarung der Tiefe) et celle-ci est le Concept absolu : cette
révélation est donc la suppression de la profondeur ».
On comprend mieux alors pourquoi Hegel ne juge pas
nécessaire, comme Schelling, de s’astreindre à ne rechercher
l’esprit qu’au seul niveau de la lettre, et jamais en dehors d’elle.
Que le sens soit seulement dans le texte ou en dehors de lui, là
n’est pas le vrai problème. Et, en s’obligeant à choisir entre les
deux termes de cette alternative, on montre surtout qu’on n’a
pas critiqué celle-ci, — qu’on a donc laissé hors de contestation
l’idée traditionnelle qu’on se fait d’une « signification ».
« L’Esprit ne consiste pas à être signification, à être VIntérieur, mais
à être l’effectif, » Il

Il n’est jamais ce qu’on devrait deviner ou découvrir


(par-delà le texte aussi bien que dans ses replis) ; il est ce
qui abolit l’expression qui, en le posant comme « Inté-
rieur», imposait d’avoir à le deviner ou à le découvrir 60.
Aussi est-il encore illusoire de prétendre trouver le vrai
sens inscrit dans la syntaxe ou dans l’agencement des
Les ruses de la Représentation 89

éléments d’un récit : encore une fois, ce n’est pas la place de la


signification qu’il faut changer, c’est la notion qu’on s’en forge
qu’il faut réviser. Le signifié ne hante pas plus le signifiant qu’il
ne lui est associé du dehors : il est l’éclatement du signifiant en
tant qu’on donnait à celui-ci la dignité d’une instance autonome,
justiciable d’un examen séparé. « Laisser se dire » implique
qu’on ait renoncé au projet d’arrêter, à quelque niveau que ce
soit, ce que le texte « veut dire » ou « voulait dire ».
Dès lors, le trait spécifique de la Représentation doit être
déplacé. A trop mettre l’accent sur le style anti-esthétique de la
philosophie spéculative, comme nous l’avons fait au début, on
pourrait laisser croire que Hegel, post-platonicien, lorsqu’il
critique la Représentation, jette avant tout l’anathème sur la
figuration sensible en tant que telle, alors qu’il s’en prend, plus
généralement, à la nécessité d’une expression ou d’une
figuration. C’est la persistance d’une distinction entre le
figurant et le figuré (et peu importe qu’on les imagine
enchevêtrés ou scindés) qiii caractérise le mode de penser
représentatif. Si religions et philosophies étaient toutes
inconscientes de la vérité qui se disait en elles, c’est que toutes
se figuraient exprimer un contenu. Que l’expression soit
esthétique ou non, c’est secondaire : la confiance qu’on accorde
à l’exprimer comme tel mesure l’écart qui sépare le discours
représentatif du Savoir qui le traverse ; elle explique surtout
que, si proche que soit tel de ces discours (le christianisme) de
l’avènement du Savoir, la différence de style qui les sépare n’en
reste pas moins un abîme et qu’il n’y a pas de commune mesure
entre compréhension représentative et compréhension spé-
culative. Celle-ci n’est pas la bonne interprétation qui
succéderait aux interprétations partiales et maladroites, mais le
dénouement de la méprise interprétative. Il ne s’agit plus alors
d’ôter aux signes leur ambiguïté ni d’être en mesure de viser les
contenus dans leur plénitude, bref d’atteindre le réglage
optimal qui laisserait paraître les « choses mêmes ». Il s’agit de
montrer que les signes ne sont pas des instruments, — que du «
signifié » véritable (si l’on tient à conserver ce mot, au risque
d’en rester à l’image d’un « Intérieur », qui attend d’être mis en
lumière), ils n’étaient pas les approches, mais déjà des plis dans
son déploiement, déjà des « moments » du contenu présent
depuis toujours. Ou encore : tandis que la Représentation croit
parler-sur, cette parole est toujours situable dans le
développement de ce dont elle parle.
90 La patience du Concept

Faute de tenir compte de cette dénonciation continuelle du


langage comme opération de signalisation, on ne retiendra du
hégélianisme que cette affirmation péremptoire : une lecture
univoque du sens est toujours possible. Et l’on entend par là ce
même sens que la conscience naïve croyait être en mesure
d’exprimer, de sorte que cette conscience naïve se rapporterait
au Savoir comme à une conscience savante. Assurance qu’il est
aisé, dès lors, de mettre au compte du plus franc dogmatisme 61.
Toutefois, pour créditer Hegel de ce dogmatisme, il faut lui faire
assumer la théorie « représentative » du langage, —- avoir déjà
écarté la possibilité d’un sens qui soit à lui-même son élément et
se passe de tout médiateur étranger. Il faut donc avoir déjà
relégué la spéculation parmi les traductions-de ou les lectures-de,
comme si elle s’accommodait à son tour de la distance entre
l’exprimant et ce qui est exprimé. Mais comment comprendre
alors l’expression « laisser se dire la chose »? S’il n’y a pas de
différence de nature entre la façon dont le sens se dit —
définitivement, à l’étage du Savoir — et celle dont la conscience
représentative le disait, comment pourrait-on, sinon par artifice,
décrire les figures représentatives comme ses anticipations?
Aussi admirera-t-on que le philosophe spéculatif ait pris le droit
de transposer tous les autres langages dans le sien. M. Châtelet,
dans son Hegel, expose cette thèse avec force et clarté. D’emblée,
pour Hegel, écrit-il,

« ce qu’on appelle aujourd’hui le signifiant, c’est-à-dire le registre mal


distingué où s’entrecroisent et s’imposent les conduites, les paroles, les
écrits, les désirs, les réactions du pâtir et les conséquences de ce qu’il est
convenu d’appeler la volonté, s’inscrit comme reflet (ou réflexion) d’un
ordre ».

Une fois ce postulat accordé, poursuit l’auteur,


« le hégélianisme admet comme fait de raison, allant, par conséquent,
de soi, que tous les langages sont homogènes les uns aux autres et que le
lieu de leur homogénéité est celui de leur intégration. La réduction
intégrante qu’il introduit prend pour principe l’idée que tout ensemble de
significations trouve dans le système supérieur son expression
adéquate.., Pour lui, philosopher, c’est traduire; et traduire, c’est
transposer en un métalangage définitif et enrichissant 62 ».

Observons que les mots « reflet », « transposition », «


traduction », Hegel ne les applique qu’aux langages repré-
Les 7’uses de la Représentation 91

sentatifs. La philosophie, elle, ne transpose pas ce que disent


l’Art, la Religion ou le langage d’Entendement comme s’il
s’agissait de versions défectueuses par rapport auxquelles elle
serait la version définitive. Ces modes d’expression, elle les
comprend comme des péripéties, à la fois nécessaires et
déformantes, du contenu même qu’ils prétendaient exprimer.
Philosopher n’est pas traduire, mais faire éclater la naïveté de
ceux qui abordent le contenu comme s’il était quelque chose de
traduisible, — qui s’imaginent pouvoir transcrire ou dévoiler ce
dont la nature est de se manifester (sich offenbaren), c’est-à-dire
de supprimer les structures de transcription ou de dévoilement.
Preuve d’hyper-dogmatisme, si l’on veut, mais non, en tout cas,
de dogmatisme au sens usuel. Il n’y a même pas de méta-langage
hégélien : il y a les claviers d’expression, les langages — et il y a
le Savoir, organisation trop inédite du sens pour que le préfixe
méta suffise à le distinguer des discours représentatifs qu’il
dissout. Si l’on néglige cette spécificité du spéculatif (et, faute
d’attention à la différence de nature entre « représentatif » et «
spéculatif », on la néglige forcément), le Savoir devient, sans
doute, le meilleur exemple d’un Logos tentaculaire que le
philosophe se chargerait de retrouver dans les ratés et les
lacunes des discours bafouillants qui l’ânonnaient. Alors, mais
alors seulement, Hegel répondrait assez bien au signalement du
logocentriste sûr de lui, que donne M. Foucault :
« De toute façon, il s’agit de reconstituer un autre discours, de
retrouver la parole muette, murmurante, intarissable qui anime de
l’intérieur la voix qu’on entend, de rétablir le texte menu et invisible qui
parcourt l’interstice des lignes écrites et parfois les bouscule. L’analyse
de la pensée est toujours allégorique par rapport au discours qu’elle
utilise. Sa question est infailliblement : qu’est-ce qui se disait donc dans
ce qui était dit63 ».
Qu’est-ce qui se disait donc en vérité? Où localiser cette voix
— il doit y en avoir une — dont il faudra garder l’écoute? Nous
ne pensons pas que le Savoir hégélien puisse être imaginé
comme cette voix infaillible ou encore comparé au sujet
transcendantal néo-kantien, au savoir de survol que l’œuvre de
Merleau-Ponty n’en finit pas d’exorciser. Si Logos il y a, celui-là
ne prétend pas être une parole dernière; s’il est « proféré » sans
répit, c’est silencieusement, à notre insu, par le fait que nous
parlons (en chrétiens, en cartésiens, en poètes...) et y prenions
ainsi notre place, mais jamais de manière à rivaliser avec ce que
ga La patience du Concept

nous disons — représentativement— et à l’énoncer mieux que


nous. « Qu’est-ce qui se disait donc dans ce qui était dit? ». La
question du Savoir hégélien, on la formulerait plutôt de la sorte :
en quoi ce qui était dit était-il fatalement mal dit, du fait qu’il
était exprimé? Piètre nuance, répliquera-t-on : n’est-ce pas
toujours, et même plus effrontément, rapporter le dire à une
norme du bien-dire? Concédons-le. Il est permis d’apprécier ainsi
cette question, et il ne manque pas de textes de Hegel en faveur
de cette interprétation : on peut lire la Philosophie de la religion
comme un allégorisme perpétuel, admettre que, sous le regard de
Hegel, le dogme chrétien devient ce que le verbe, à en croire
Nietzsche, était pour Jésus, « ce symboliste-type 64 ». Mais on
aura du mal, alors, à comprendre le dédain de Hegel envers
l’exégèse et les exégètes; on méconnaîtra la différence qu’il y a
entre prétendre percer à jour les symboles et briser la structure «
symbole », entre l’ambition de dire enfin lumineusement la vérité
qui s’offrait jusque-là allusivement et l’ambition de dénoncer le
principe de tout langage allusif. Hegel pratique, à l’occasion, h
allégorisme ; mais si sa philosophie n’avait été qu’un allégorisme
ou qu’un exercice de traduction, il n’aurait pas manqué de
découvrir, à son tour, des trésors de sagesse dans les contes et les
mythes. On sait bien qu’il n’en va pas ainsi, au point que son
manque de curiosité semble même scandaleux : les Égyptiens
n’avaient que des idées vagues, les premiers chrétiens ne
pressentaient pas le sens de la Révélation... L’enquête
herméneutique est vite close : en ces temps-là, le sens qui,
aujourd’hui, se déploie, n’était pas même à l’état de latence ou si
peu. Il n’est donc pas question de traduire en notre discours des
discours inchoatifs ou malicieusement ésotériques. Voilà
pourquoi la spéculation n’est pas une doctrine nouvelle,
supérieure aux doctrines archaïques et les supplantant, mais un
langage nouveau. Les discours émis dans l’ancien langage sont
situables et reconnaissables en celui-ci, à la façon dont une tache
noire sur une carte d’état-major me fait reconnaître une ville où
j’ai longtemps vécu. Situables, mais non traductibles, répétons-le
: il n’y a pas substitution de ce qu’on aurait dû dire à ce qui fut
dit effectivement, mais substitution d’une grammaire à une
autre, d’un jeu de langage à un autre. On ne traduit pas le «
représentatif » en « spéculatif » comme de l’allemand en français,
mais comme une carte de géographie « traduit » un pays, — et
l’on voit bien qu’ici le verbe est incorrect. De là vient,
Les ruses de la Représentation g3

d’ailleurs, la parfaite innocence des philosophies passées.


Platon mériterait d’être critiqué pour n’avoir pas dit ce qu’était
l’Universel concret, s’il avait obscurément voulu le dire. Mais on
admirera plutôt qu’il l’ait dit, par éclairs, dans son langage.
Pour le reste, il était retenu par les règles de celui-ci : on ne
saute pas plus par-dessus sa syntaxe que par-dessus son temps,
et reprocher à Platon d’avoir parlé « représentatif » serait aussi
cocasse que de lui reprocher d’avoir parlé grec. Ainsi, le
premier langage est localisable dans le second, mais sans
commune mesure avec lui : c’est que, de l’un à l’autre, l’analyse
du signifier est différente. On en revient toujours là.
Et c’est à ce point que l’on peut refuser à Hegel crédit et
même attention. D’autant plus aisément que tout le mouvement
de la pensée contemporaine nous incline à tenir pour
fantastique son analyse du sens et pour dénuée d’intérêt la
critique du concept d’expression qu’il effectue en conséquence.
Si l’on commence, en effet, par poser que l’activité de
symbolisation est première et irréductible 6B, et que le sens est
seulement ce qui résulte du jeu des signes ou ce qui se faufile à
travers eux, il va de soi qu’on renonce à jamais sortir de
l’appareil symbolique. La seule tâche, alors, est de ramener un
sens, toujours trop hâtivement présumé par les métaphysiciens,
aux configurations signifiantes qui l’ont engendré. Que peut
bien alors désigner la notion même de Savoir absolu, sinon la
plus prétentieuse des entreprises qui aient fait confiance à
l’idée de signification, héritée du platonisme? Remarquons
seulement que Hegel aurait sûrement rangé cette critique
parmi les méprises de la Représentation : il est même plus
symptomatique de celle-ci de faire du symbolisme le sol dernier
de notre expérience que de se laisser fasciner par les images. On
tentera d’en comprendre la raison en partant d’un exemple : la
confrontation, dans la Philosophie de la religion, du judaïsme,
religion symbolique, et de la religion esthétique de la Grèce. IV

IV

Dans la Philosophie de Vhistoire, le judaïsme apparaît,


au déclin du monde romain, comme propédeutique au
christianisme. La Philosophie de la religion, dans le même
esprit, oppose le principe judaïque à la pauvreté du Geist
de l’époque impériale. Certes, la religion romaine est loin
de
g4 La patience du Concept

jouer un rôle entièrement négatif. Son Panthéon éclectique est


même le creuset où se rassemblent les deux principes
précédents, judaïque et grec, même s’ils s’y corrompent : d’une
part, la religion grecque a perdu le contenu éthique de ses dieux
que la superstition romaine ravale au rang de moyens; d’autre
part, le Dieu unique des juifs est perdu de vue. Mais, du fait de
cette double corruption, le divin est pensé pour la première fois
comme unification. Unification toute superficielle, fatum
engloutissant que symbolise le pouvoir du despote impérial —
mais enfin, esquisse d’une Religion universelle. Il reste,
pourtant, que cette unification est surtout caricaturale : « elle ne
peut pas être l’unité véritablement spirituelle, comme dans la
religion du sublime 58. » Cette référence à un stade dépassé est
frappante : en quoi le judaïsme garde-t-il une valeur exemplaire,
lui qui fut présenté comme la plus abstraite des religions du
Fini? La réponse semble être celle-ci : tandis qu’à Rome advient
une osmose entre le divin et la Finitude, le judaïsme
inversement, éprouve l’impossibilité qu’il y a à les concilier. D’où
le mérite relatif qu’on lui reconnaît. Comment un peuple qui «
possédait l’intuition tout à fait abstraite de l’Unique pour soi et
qui avait écarté complètement de soi la Finitude » aurait-il
projeté de faire converger au même point le divin et le Fini? Le
judaïsme, en désespérant de l’unification, laissait au moins en
blanc la place de la véritable « unité spirituelle ». Alors que la
Religion romaine préfigure la Religion de l’Esprit en tant que
religion universelle, le judaïsme indique quelle forme celle-ci ne
devra pas revêtir. De ce point de vue, on lui accordera donc une
supériorité sur les autres religions « déterminées » (grecque et
romaine). Mais seulement de ce point de vue. Car, pour le reste,
elle est la moins élaborée. Pourquoi Hegel la place-t-il au plus bas
degré des religions finies?
Qu’est-ce qu’une religion finie? Il faut entendre le terme par
rapport à « religion naturelle ». Les religions naturelles posent
l’Infini comme la « base » à laquelle ne fait que s’adjoindre (nur
hinzukommt) le Fini. Lorsque la distinction des significations «
Fini » et « Infini » se fait jour en elles, c’est sous la forme d’une
opposition entre deux étants ou par le sacrifice de l’un des côtés
à l’autre 67. C’était aussi le procédé de l’éléatisme : seul l’Un est,
affirmait-il, « mais cet Un est l’Infini non réfléchi en soi »; il ne
représente qu’un côté « face auquel la multiplicité de l’être
mondain reste en place ». Aussi la suppression de la Phusis au
profit de l’Un atteste-t-elle surtout qu’on attribue
Les ruses de la Représentation 95

à celui-ci le même mode d’être qu’à celle-là 68. Les religions «


finies » ou « déterminées » mettent fin à cette situation. «
Maintenant, au contraire », l’unité du Fini et de l’Infini, c’est
l’Essence même, et ce qui était tenu, au stade antérieur, pour le
« côté fini » opposé à l’Infini, est posé comme le « mode de
détermination » (das Bestimmen) de l’Essence. Celle-ci cesse
donc d’être das hôchste Wesen: l’être le plus élevé parmi les
étants immédiats, ■— « non pas un être- pour-soi abstrait, mais
paraître-pour-soi (Scheinen für sich 69 ) ».
La dialectique de l’Essence, dans la Logik, est la théorie de
cette transformation. Alors que, pour la conscience naïve,
l’Essence était « encore autre chose derrière l’Être (noch etwas
Anderes hinter dem Sein) », la dialectique montre que le passage
de l’Être à l’Essence n’est nullement l’équivalent d’une
abstraction qu’on effectuerait sur celui-là. Ce n’est là que le
premier moment de la dialectique : l’essentiel opposé
extérieurement à l’inessentiel. Mais l’Essence n’est pas à
localiser comme un Autre par rapport à l’inessentiel ; elle est
Vêtre-immédiat en tant que supprimé. Or, l’Apparence,
justement, veut-elle dire autre chose? Elle est an und für sich
nichtige Unmittelbare 60. Une fois passé dans l’Apparence,
l’immédiat n’est donc plus distinct de ce qu’est l’Essence. Non
pas l’immédiat tel qu’on l’entendait jusqu’à présent, solide et
irrécusable, — mais l’immédiat accomplissant son
anéantissement, c’est-à-dire son sens. En tant que tel, il est
l’identité à soi de l’Essence, et même son unique contenu.

« Mais l’Intérieur ou l’au-delà suprasensible a pris naissance, il


provient du phénomène (es kommt ans der Erscheinung lier/et le
phénomène est sa médiation, ou encore le phénomène est son essence
(die Erscheinung ist sein Wesen) et, en fait, son remplissement. Le
suprasensible est le sensible et le perçu posés comme ils sont en vérité;
mais la vérité du sensible et du perçu est d’être phénomène. Si l’on
voulait entendre par là que le suprasensible est en conséquence le
monde sensible ou le monde comme il est pour la certitude sensible
immédiate et pour la perception, on comprendrait à l’envers; car le
phénomène n’est pas le monde du savoir sensible et de la perception
comme étant (als seiende), mais il est le savoir sensible et la perception
posés plutôt comme dépassés et posés dans leur vérité comme intérieurs
81. »

L’immédiat, donc, à condition de le penser dans son


évanescence et non plus als seiend, n’a pour toute signification
(ne disons pas : « exprime ») que le fait suivant :
96 La patience du Concept

l’Essence est l’être entendu désormais comme négation de ce


qu’on avait entendu jusqu’ici par « être », — disons plus
brièvement : entendu comme non-être. Telle est la signification
de l’Apparence, quand on la laisse s’effectuer : que l’immédiateté
d’un nouveau style qui caractérise l’Essence n’est plus une
immédiateté étant (seiende Un- mittelbarkeit). L?Apparence, en
se dissolvant, montre que l’Essence ne consiste en rien d’autre
que dans le « retour- à-soi » de l’Être — sa réduction, après qu’il
ait été délivré de la forme de l’immédiat.
Mais revenons du mouvement des pures significations à celui
des religions historiques. C’est bien le processus qu’on vient de
décrire qui donne leur spécificité aux religions « déterminées »,
mais décomposé, bloqué à chaque étape; la monstration intégrale
(l’Apparence n’est rien d’autre que l’Essence) y est déformée en
expression d’un contenu par l’autre. Première des religions
déterminées, le judaïsme se contente d’énoncer que l’existence
immédiate est Apparence 62. Le Fini perd sa forme positive pour
devenir contingent, et Hegel fait ressortir l’importance de cette
analyse :
« Déjà plus concret, le contingent peut être ou n’être pas. Contingent
est le réel qui peut être aussi bien possible, dont l’être a valeur de
non-être, Dans le contingent, la négation de soi-même est ainsi posée; il
est donc un passage de l’être au non-être; il est, comme le Fini, négatif en
soi. Mais, comme il est aussi non-être, il est également le passage du
non-être à l’être. La détermination de la contingence est donc bien plus
riche et plus concrète que celle de la Finitude 03. »
L’ancien « immédiat » est donc devenu le Paraître de l’Essence
divine et le judaïsme ne laisse plus subsister le Fini comme tel
contigu à l’Infini. Cependant, il ne parvient pas non plus à penser
que l’Infini pourrait s’annoncer à travers le mouvement
néantisant de l’Apparence. Celle-ci garde assez de persistance
pour rester exclue et excluante. D’une part, le Dieu unique est «
excluant, sans Autre à son côté ; il ne tolère à son côté rien
d’autre qui aurait de l’indépendance64 ». Mais, d’autre part, «
comme II est seulement l’Unique, l’Autre tombe en dehors de Lui,
comme son mouvement négatif 66 ». Bien que la puissance divine
exclue la nature au lieu de la tolérer, elle donne à cet être- nié le
visage d’un être qui se trouve nié. Qu’on n’entende surtout pas
par là un être indépendant (selbststândig) : on n’a plus affaire,
maintenant, à une démiurgie 0O, et le monde est avant tout
être-posé, créature, ■— le sceau
Les ruses de la Représentation 97
de la dépendance est en lui indélébile. Mais, pour n’être plus un
donné immédiat et indépendant, ce monde créé ne dit pas
encore qu’il n'est rien d’autre que ce qu’est l’Essence; la
différence subsiste entre l’Essence et l’immédiat-nié, c’est-à-dire
entre l’Essence et ce qui en est — mais « pour- nous » —■ la
définition. Autrement dit, il y a décomposition en deux temps
d’un mouvement unique : le nom (l’Essence) et le processus que
ce nom ne fait en réalité que nommer (l’immédiat-nié) sont
placés à distance l’un de l’autre. Faute de considérer les
contenus comme des moments, on trace une distance entre eux;
de crainte d’identifier des disparates, on expulse Dieu de son
mode de présence. La puissance divine « n’est pas formatrice
(gestaîtend), de sorte qu’elle s’approprierait la réalité, mais elle
est encore essentiellement un comportement négatif 07 ». C’est
pourquoi Dieu n’est encore que « le Seigneur ».
« Or, la crainte du Seigneur est bien le commencement, mais
seulement le commencement de la sagesse. C’est d’abord la religion
juive, puis la religion mahométane qui conçoivent Dieu comme le
Seigneur. Leur défaut consiste à ne pas faire droit au Fini (das
Endliche nicht zu seinem Reehte kommt), à le fixer pour soi... En
appelant Dieu le Très-Haut, on conserve le monde devant soi comme
quelque chose de ferme, de positif — et Ton oublie que l’Essence est
justement la suppression de tout immédiat68. »
« Il est bien ridicule, disait Pascal, de se scandaliser de la
bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même
ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître. » Ici, 1’ «
oubli » que Hegel reproche au judaïsme porte celui-ci à assigner
l’Essence au même ordre que l’Apparence, en dehors d’elle, mais,
par là même, commensurable à elle. Cette méconnaissance
éclate dans les mots mêmes : on nomme Dieu le « Tout-Puissant »
ou le « Très-Haut », comme une plus haute montagne qui en
surplomberait d’autres. Qu’importe alors que le « mondain » ait
perdu son indépendance, si, dans son anéantissement, il n’est
pas reconnu comme mouvement de se nier, mais seulement
comme un immédiat asservi, — que la Nature soit déchue, si elle
garde sa fixité ontologique. On retrouvera ailleurs d’autres
échantillons de cette méthode critique : les décisions
métaphysiques proclamées très haut (« Dieu est tout », « le
monde n’est rien ») sont de très peu de portée tant que les
préjugés ontologiques demeurent en place et que les
significations, même si on les biffe, sont toujours pensées
comme des contenus invariables. Ainsi, le judaïsme
98 La patience du Concept

peut bien confesser que « Dieu est Esprit » : comme il Le cliché


sous la forme du Très-Haut, il ne Le laisse justement pas se
montrer comme Esprit. Le préjugé de la Finitude retire tout
sérieux à ce que disent religions et philosophies. On ne se
laissera donc pas abuser par l’aspect terroriste de la critique du
sensible qu’effectue le judaïsme : l’important est qu’elle s’exerce
sur quelque chose dont elle ne conteste pas la présence en tant
qu'immédiat. Le judaïsme, dès lors, prolonge les religions
naturelles bien plus qu’ii n’annonce le christianisme. Il lui est
impossible d’entrevoir que l’Essence est déjà dans cette
disparition du sensible.
Mais, au fait, le judaïsme n’est-il pas, en cela, de bon sens? Et
doit-on le condamner sur la simple parole de Hegel? Entre Hegel
et lui, un dialogue pourrait s’instaurer, dont il faut comprendre
l’enjeu. On se risquera à en donner l’idée en usant d’un modèle
équivalent et en se permettant un détour. Rompons le
commentaire et posons la question : du juif ou du dialecticien,
lequel, ici, est le plus mystifié? Au nom de quoi celui-ci
affirme-t-il la vanité de la séparation entre le divin et le créé?
Poser cette question, c’est se replacer dans l’angle de tir que
choisit Marx dans la Critique de la philosophie de l'Etat: au nom
de quoi Hegel résorbe-t-il avec autant d’aisance la société civile
dans l’État? La prépondérance de la société civile, la séparation
entre le civil et le politique s’étalent au grand jour — et nulle
ontologie ne nous convaincra que nous rêvons et que notre
participation à l’État est, en dépit des apparences de la cité
bourgeoise, notre vérité secrète. Ce qui pourrait bien être
illusoire, c’est l’identité philosophique de l’homme et du citoyen,
non leur séparation. Marx part de là : nous n’avons aucun droit
de tenir l’indépendance de la société civile par rapport à la
sphère politique pour une maladie éphémère de l’organisme
éthique. Pour Hegel, cette indépendance est de surface : il
déplore la « représentation atomistique, abstraite » que les
philosophes « formalistes » nous donnent de la vie sociale,
comme s’il s’agissait simplement d’un préjugé tenace, né dans la
tête des juristes romains. Or cette « représentation abstraite » «
est l'abstraction de VÉtat politique... Elle est bien atomistique,
mais c’est l’atomistique de la société même. La conception ne
peut pas être concrète, quand l’objet de la conception est
abstrait09 ». Aussi le jeune Marx récuse-t-il entièrement le
jugement de Hegel sur l’État bourgeois encore abstrait. Si
abstrait que soit cet État, il a au moins le mérite d’arracher
l’homme à son faux destin de « Citoyen ». C’est donc
Les ruses de la Représentation 99
peu de dire que Hegel n’était pas en mesure de comprendre son
temps : la méditation de la « Politique » d’Aristote lui faisait
méconnaître que l’Etat moderne « résout l’énigme » des
constitutions passées et représente un progrès dans la
clarification de la chose politique. Avec lui s’évanouit l’illusion
grecque et médiévale : propriété, commerce, société ne passent
plus pour choses essentiellement politiques. Avec lui, l’individu
cesse d’être donné pour l’expression de la loi; la loi, à l’inverse,
est la création des individus 70, et l’État n’apparaît plus comme
la « forme organisante ». Bref, l’État moderne offre l’avantage
méthodologique de rendre l’État politique à sa base humaine;
puisque l’homme n’est plus l’incarnation de l’État, celui-ci,
désormais, ne sera plus vécu comme la destination de l’homme.
C’était donc un préjugé, de la part de Hegel, que de dénoncer
comme aberrante la séparation du civil et du politique. Et c’est
en quoi la critique du jeune Marx prend le parti du « judaïsme »
contre la conciliation dialectique jugée illusoire.
Que le citoyen moderne refuse de se penser essentiellement
comme sujet politique, c’est, en effet, pour Hegel, un des signes
de cet entêtement dans la Finitude, que symbolise le judaïsme.
Une fois cette obstination reconnue et dénoncée, on conviendra
que la société civile ne parvient à sa vérité qu’en tant que
simple apparence de l’État. C’est seulement dans cette
abdication que 1’ « état privé (Prwatstand) » se donne à nous
comme « ce qu’il est déjà (als das, was « bereits » ist) 71 ». Déjà :
traduisons « depuis toujours », « en vérité »... Mais Marx, lui, ne
l’entend pas ainsi. Il prend le mot au pied de la lettre, et
demande : comment l’homme serait-il déjà l’ombre du Citoyen?
Ce que la société civile est déjà, sous nos yeux, c’est « un
ensemble de masses accidentelles », et, « pour arriver à la
signification et à l’activité politiques, l’état-privé doit plutôt
renoncer à être ce qu’il est déjà comme état privé 72 ». L’homme,
en tant que citoyen, ne devient ni ne redevient ce qu’il était
éternellement : il renonce à ce qu’il était tout à l’heure, à sa
famille, à son commerce, à ses relations privées, — le garde
national laisse sa boutique. « Son existence en tant que citoyen
de l’État est une existence en dehors de son existence dans la
communauté, laquelle est donc purement individuelle 73. » Il
faut donc être métaphysicien pour croire qu’en se vouant à la
chose publique, l’homme va rejoindre sa vérité. Il la perd, bien
au contraire, car la société civile — celle des atomes sociaux —
est, pour
ioo La patience du Concept

le moment, le seul élément concret de notre vie. L’homme privé


d’aujourd’hui n’est donc certainement pas Citoyen par essence.
La différence entre les « ordres » (Stânde) a perdu sa
signification politique et ne correspond plus qu’à une différence
de position sociale (soziale Stellung). Le clivage entre le civil et
le politique s’est approfondi au point que « la différence des
ordres acquiert une autre signification dans la sphère politique
et dans la sphère civile ». Comment soutenir, dès lors, que le
singulier se retrouve dans l’Universel? Comment les membres
de la société civile pourraient-ils reconnaître sans extravagance
dans l’État leur « existence substantielle »? Il faut toute la
mauvaise foi du dialecticien pour affirmer qu’il y a continuité là
où la cassure est si nette : « Il ne sert à rien de ne pas vouloir
voir cet abîme que l’on franchit et dont on a démontré
l’existence par le fait même qu’on l’a sauté ( dur ch den Sprung
selbst ) 7i. »
Métaphore instructive : Hegel se serait donc proposé en fait
de raccorder deux séquences distinctes. Il y aurait la société
civile — et puis la société civile résorbée dans l’État, et la
distance serait parcourue de telle sorte qu’elle semble,
rétrospectivement, illusoire. C’est donc que la description du
développement de la société civile en État est à comprendre
avant tout comme un progressus : la société civile, à en croire
Hegel, irait réellement rejoindre ce qu’elle est réellement depuis
toujours. De même, dans la dialectique religieuse, l’aveu de la
néantité du monde fini ouvrirait sur la reconnaissance de
l’omniprésence du divin. S’il en était ainsi, on pourrait donc se
demander, à chaque étape, si le dialecticien est en droit de la
quitter si vite. Mais, pour qu’il en soit ainsi et que cette méthode
critique soit pertinente, il faudrait qu’il y eût un immédiat dans
un premier temps, la négation de cet immédiat en un second
temps, et enfin le résultat de ce mouvement, seul subsistant,
dans un troisième. Le résultat, alors, ne serait que résultat et
l’être médié serait nécessaire, non parce qu’il s’abolit, mais
comme lieu de passage, — non par l’aveu qu’il fait de n’être pas
un étant, mais comme un stade « étant » du cheminement. Le
dialecticien aurait alors bien des chances de laisser subsister,
en arrière de lui, ce qu’il « dépasse ». Et il devient légitime de se
demander ce que vaut ce dépassement. — Mais, si l’on accorde
ainsi une trajectoire au « mouvement », comment comprendre
que cette histoire est aussi celle d’une démystification, qu’on n’y
traverse pas seulement l’apparence, mais qu’on la fait
Les ruses de. la Représentation IOI

voler en éclats? Que le résultat n’est pas seulement ni surtout un


terminus, mais le fondement dans lequel s’engloutit l’apparence
et qui ne dit rien d’autre que cet engloutissement?

« Ce développement de la moralité immédiate, à travers la division de la


société civile, vers l’État, qui se montre son véritable fondement, — seul ce
développement est la démonstration scientifique du concept de l’État.
Étant donné que, sur le chemin du concept scientifique, l’État apparaît
comme résultat, alors qu’il se donne comme vrai fondement, cette
médiation et cette apparence se suppriment aussi bien en immédiateté.
C’est pourquoi, dans l’effectivité, l’État est plutôt ce qui vient en premier...
7S. »

Oui, comment comprendre que la médiation n’est pas quelque


chose qui se supprime, mais mouvement même de se supprimer?
Ce thème est incompatible avec l’image d’un passage effectif.
Pour ne pas renoncer à cette image, tout en rendant compte
que la dialectique est révocation de ce qu’elle parcourt, on la
conçoit alors comme une anamnèse : une remontée, à travers
l’éphémère et l’insignifiant, jusqu’à la vérité qui, de tout temps,
hantait ce brouillard. D’histoire fantastique, la dialectique
devient, en outre, une Erinnerung au sens mythique, —■ que
Hegel critiquait justement chez Platon. Car le mouvement du
Savoir ne consiste nullement à porter à éclosion une vérité
latente.

« Chez Platon, toutefois, le mot réminiscence a couramment le sens


empirique, le premier sens •— c’est indéniable... L’esclave ne tire la science
que de lui-même, de sorte qu’il semble qu’il ne fasse rien d’autre que de se
souvenir de quelque chose qu’il avait déjà su, mais oublié. Or, quand
Platon, ici, nomme réminiscence ce surgissement de la science à partir de la
conscience, il induit par là cette détermination, que ce savoir s’est déjà
trouvé réellement (schon einmal wirklich) en cette conscience, •—■ non
seulement que la conscience détient en soi, d’après son essence, le contenu
du Savoir, mais qu’elle l’a déjà possédé, en tant que cette conscience
singulière, et non comme universelle 76. »

C’est alors, pense Hegel, que les dés seraient pipés dès le
départ. Le Fini par rapport à l’Infini, la société civile par
rapport à l’État, jpas plus que le petit esclave de Ménon par
rapport à la géométrie, ne sont les enveloppes de contenus qui y
séjourneraient déjà. Pas plus qu’il ne chemine vers un terme, le
Savoir ne déterre une vérité déjà présente. On ne doit pas plus
l’accuser de brûler les stations que de se donner en sous-main
ce qu’il ferait mine
102 La patience du Concept

de découvrir. Ces griefs n’auraient de valeur que si le «


développement de la chose » avait l’allure d’un récit à épisodes.
Or, c’est ainsi qu’on l’imagine souvent, comme un parcours : «
dépasser », on le traduit par « passer outre », — l’explicitation
de l’immédiat, on la comprend comme la substitution d’un
terme à un autre. Et, dès lors, pourquoi passer de la
signification périmée à la signification nouvelle, sinon par
décision du meneur de jeu? C’est pour le coup que la
dialectique semble se jouer des discontinuités effectives. Mais
cet escamotage est moins imputable à la désinvolture du
dialecticien qu’à notre sourde résolution de ne pas laisser
mourir l’immédiat et de continuer à penser par discontinuités
entre termes immédiats, à décomposer au préalable
l’indécomposable accomplissement du sens. D’où les tours de
force qu’on soupçonne le dialecticien de vouloir accomplir.
D’où le décalage entre l’intention qu’on lui prête et sa tâche
effective. La dialectique ne raccourcit ou n’annule aucune
distance : elle cesse de penser la différence sur fond de
distance. Elle ne prétend pas détruire l’immédiat présent : elle
s’attaque au sens qu’on accordait à sa présence. C’est cela,
penser la chose : renoncer aux approches, aux descriptions, aux
appréciations qui la laisseraient, ontologiquement, en place.
Que valent, alors, au regard du dialecticien, les constats de
discontinuité qu’on lui oppose : il y a Dieu et il y a les choses; il
y a l’État et il y a la société civile? Ces rappels à l’ordre ne
l’atteindraient que s’il se faisait fort de combler les abîmes, de
bouleverser les distances, ce qui serait laisser à ces distances, à
ces abîmes, la consistance <jue le judaïsme, par exemple, laisse
au Fini alors même quil le nie. Or, le dialecticien, en y
consentant, deviendrait, de ce fait, prestidigitateur : « regardez
vos oppositions, dirait-il, j’en fais des identités ». L exercice
serait d’autant plus étourdissant que le point de départ
resterait non critiqué. C’est pourquoi il n’est facile de prendre
Hegel en défaut que si on l’imagine acceptant d’abord notre
topographie conceptuelle pour se faire un jeu de la défigurer,
ensuite.
Revenons maintenant, non pas à la-thèse que Hegel prêterait
au judaïsme pour la dépasser, mais à la topographie du
judaïsme telle qu’il la décrit. Il y a Dieu, donc, et il v a l’indignité
des choses ; rien de Lui ne transparaît en elles : « L’Unique est le
Seigneur qui domine tout, et il n’a pas sa présence dans les
choses naturelles 77. » L’unification immédiate de Dieu et de la
nature est ainsi rendue impensable : c’est un avantage,
semble-t-il, et le judaïsme,
Les ruses de la Représentation io3

par là, pourrait paraître une approximation moins infidèle du


spéculatif que la religion grecque 78. Mais cet avantage est
contrebalancé par l’impossibilité de toute présentation de Dieu.
En fin de compte, si le judaïsme se refuse à laisser la nature
accueillir le divin, c’est moins en raison de l’immédiateté de
celle-là que de l’abstraction de celui-ci, qui lui interdit toute
compromission avec son Autre. « Les religions orientales — et
aussi la religion juive — en restent au concept abstrait de Dieu
et de l’Esprit ... Or, dans la religion grecque, Dieu a commencé à
devenir manifeste de manière déterminée 70. » Là est finalement
la supériorité de la religion esthétique sur la religion du
Sublime. La défiance que manifeste celle-ci envers les images de
Dieu, on serait d’abord tenté de l’attribuer à une conception
plus élaborée du divin; elle témoigne, au contraire, de l’absence
du concept de « présentation divine » en général. Le judaïsme
ne condamne pas tant la présence intuitive de Dieu qu’il
n’écarte toute idée de sa présence. Le divin n’y a même pas
encore atteint le degré de différenciation qui lui permettrait de
pouvoir « être compris comme Esprit et posé dans une forme
devant l’intuition 80 ». De sorte que le refus de la présentation
par images indique seulement l’incapacité de penser tout
rapport, même représentatif, même faussé, de Dieu au monde
créé. Leur incommensurabilité est telle que l’intentionnalité
imaginaire est encore dépourvue de sens, comme le montre ce
texte clé de Y Esthétique :

« On entend souvent parler d’Hélios comme du dieu du Soleil, de Diane


comme de la déesse de la Lune ou de Neptune comme du dieu de la Mer.
Or, une telle séparation de l’élément naturel comme contenu et de la
personnification humaine comme forme, de même que leur liaison
extérieure, conçue sur le modèle de la suprématie du dieu sur les choses
naturelles, ainsi que l’Ancien Testament nous y a habitués, il est impossible
de les appliquer aux représentations grecques. Car nulle part, on ne trouve
chez les Grecs l’expression ô 0sôç TOU iÿiou, 0<XX(4<T<T»)Ç, etc., alors
qu’ils auraient, à coup sûr, usé, eux aussi, de cette expression, si elle avait
été présente dans leur intuition. Hélios est le soleil en tant que dieu. Mais,
en même temps, il faut insister sur ce fait que les Grecs ne tenaient pas le
naturel comme tel pour déjà divin. Ils avaient au contraire la représentation
déterminée que le naturel n’est pas le divin... 81. »

Die Sonne « als » Gott: le judaïsme ne s’éleva pas jusqu’à la


relation exprimée par cet als. Rien ne pouvait faire que la
majesté divine s^annonçât dans l’infinie vanité des
io4 La patience du Concept

choses. La nature était rabaissée au point qu’elle ne s’offrait à


nulle transfiguration : l’Esprit ne pouvait être, en aucune façon,
« ce qui se manifeste ». La condamnation de YErschei- nung
s’étendait donc à toute Offenbarung en général, le mépris du «
phénoménologique » entravait, dès le principe, le déploiement
du Concept. Les Grecs, de leur côté, crurent trop hâtivement
que le divin transparaissait à travers la “ phusis ”, alors que
celle-ci n’en peut être qu’un moment, comme l’Apparence est
moment de l’Essence. Cependant, l’art grec fut au moins
l’allégorie de ce Scheinen spéculatif. Et, somme toute, mieux
vaut croire que l’Absolu est intuitionnable que de se résigner à
en être exilé, mieux vaut imaginer la Révélation que de penser,
avec Kant, que « ce monde est un livre fermé ». L’abstraction
hébraïque est totale : on n’y soupçonne même pas que le divin
n’est rien d’autre que révélation-de-soi. Au contraire, la
présence sensible du dieu grec est la première ébauche du divin
compris comme « devenir-Autre-en-demeurant-Soi ».

Il ne suffit donc pas de proscrire les images pour sortir de la


Représentation : la preuve en est qu’il y a une dévaluation du
sensible encore plus « représentative » que sa glorification
esthétique. Dans le judaïsme remarque Hegel, la nature n’est
pas reflet du divin, mais effet d’une parole (« Dieu dit : que la
Lumière soit, et la Lumière fut »). On pourrait penser que ce
rapport est moins déformant que la fusion équivoque du divin et
de la nature dans l’art grec.
« Le Seigneur, la Substance une, s’extériorise, il est vrai, mais cette sorte
de production est l’extériorisation la plus pure, elle- même incorporelle,
éthérée : c’est le mot, l’expression de la pensée comme de la puissance idéale
sur l’ordre de laquelle l’existant est posé effectivement, de façon immédiate,
dans une muette obéissance 82. » Il

Il n’en est rien, pourtant. Dans la mesure où la nature


n’est que l’effet de la parole de Dieu, où entre l’une et
l’autre s’instaure le rapport incommensurable entre signi-
fiant et signifié, elle devient, par rapport à Dieu, un Autre
trop éloigné pour qu’il y apparaisse. Elle « re-présente »
Dieu, mais de manière essentiellement allusive : comme
un être qui contournera toujours la représentation qu’on
en donne.
r

Les ruses de la Représentation


io
« Le Sublime présuppose que la signification est dans une indépendance
telle que l’extérieur est déterminé comme soumis, en ce sens que l’Intérieur
n’y apparaît pas (nicht darin erscheint), mais le dépasse de façon telle que
rien d’autre, justement, ne saurait être présenté que cet être-en-dehors et
ce dépassement » — « (Les choses naturelles) ne sont que des accidents
sans force, qui laissent bien à l’Essence la possibilité de paraître en elles,
mais non pas d’y apparaître (die dus Wesen in ihnen nur konnen scheinen,
nicht aber erscheinen lassen) 83. »

Cet échec de la représentation intuitive est toujours


représentatif : s’il n’y a pas d’équivalent sensible du divin, ce
n’est pas parce que Dieu est la dissolution du Fini et que ce
mouvement n’est pas figurable, mais parce que Dieu est une
signification trop lointaine pour être exprimée. Comme l’avait
dit Kant dans l’Analytique du Sublime, l’image, alors, ne peut
plus qu’exprimer son impuissance à montrer, devenir le
signifiant de son insignifiance. Or, le judaïsme, en ne
maintenant pour tout rapport que ce non- rapport, met à
découvert, plus qu’une autre religion, le préjugé majeur de la
Représentation théologiqpze : l’idée que le divin est une
signification à exprimer. S’il y a, par la suite, un blocage
esthétique, il est dû à la persistance de cette structure
expressive, bien plus qu’à l’assimilation naïve entre présence et
représentation. Les images nous distraient bien du sens, mais
rapprochent néanmoins celui- ci du concept d’une
Manifestation-de-soi par-soi. L’âge esthétique a donc au moins
le mérite de raccourcir la distance expressive. Mais, lorsque le
divin n’est évoqué que par signes aveugles, la distance est
encore « abîme », et donnée pour infranchissable. Nulle religion
finie plus que le judaïsme n’est donc aussi éloignée du Savoir :
elle détourne non seulement de l’idée du sens comme présence
intégrale et sans relais, mais de toute idée de présence, fût-elle «
re-présentée ». Limite extrême du clivage entre le signe et la
signification. Lorsque les signes indiquent d’aussi loin le divin,
il est tout à fait impossible de pressentir qu’eux-mêmes sont
déjà enveloppés dans le « développement » de cela même qu’ils
tentent de suggérer, qu’ils ont déjà leur place dans la
maturation de cela même qu’ils évoquent. Telle est l’illusion de
la pensée expressive, ici portée au plus haut point : on croit
épeler un sens lointain ou montrer un sens proche, alors que ce
discours ou ce geste appartiennent à la montée du sens même, à
son explicitation en marche.
Si la chose se dit, il est impossible que nous parlions
io6 La patience du Concept

jamais sur les choses, qu’il y ait quelque chose d’élevé ou de


proche ou de lointain qui puisse être exprimé correc- tement :
l’expression correcte, c’est le cercle carré. Tout dire pur et
simple méconnaît inévitablement la chose en tant qu’elle se dit;
il la manque à coup sûr du fait qu’il croit parler d’elle. Aussi le
langage représentatif est-il nécessairement irresponsable : on
ne peut y proférer que des énormités. Pour qui sait l’entendre,
c’est un gigantesque lapsus. Ses propos ressemblent toujours à
ceux de l’étourdi dont parle Spinoza : « ma maison s’est envolée
sur la poule de mon voisin ». A la différence qu’il se trouve
toujours une philosophie représentative pour assumer le lapsus
et en faire une thèse :

« On doit considérer comme de la plus haute importance que soit trouvée


l’expression vraie du fait qu’on dit purement et simplement de l’esprit : il
est. Si on dit ordinairement de l’esprit : il est, il a un être, il est une chose,
une réalité effective singulière, on n’est pas d’avis par là qu’on peut le voir ou
le prendre dans la main ou le heurter, mais on dit pourtant une telle chose
(aber gesagt wird ein solches) ; et ce qui est dit vraiment s’exprime dans la
proposition que l’être de l’esprit est un os... La profondeur, que l’Esprit
extrait de l’intérieur et pousse vers l’extérieur, mais pousse seulement jusque
dans sa conscience représentative pour l’y laisser — et l’ignorance de cette
conscience au sujet de ce qu’elle dit réellement (was das ist, was es sagtj est
la même liaison du sublime et de l’infime que la nature exprime naïvement
dans l’organisme vital par la conjonction de l’organe de la suprême
perfection, celui de la génération, avec l’organe de la miction84. » V

A la question : que signifie la rubrique « Représentation »


en toute son envergure? on répondra maintenant qu’une
figuration ou un discours sont d’autant plus représentatifs
qu’ils sont moins conscients de pouvoir être réinscrits dans
le cycle de la signification qu’ils prétendent figurer ou dire,
et dont ils sont, en réalité, un moment. Ainsi, le moment
esthétique est plus indiciel de ce qu’est le divin que ne l’est
le moment du Sublime : il est moins représentatif. Mais
cette formulation a le tort de suggérer que la « Représenta-
tion » au sens hégélien pourrait bien mètre que la reprise
d’un concept déjà ancien. La Religion, pour Spinoza,
n’était-elle pas également « représentative » par rapport à
la philosophie? A première vue, l’analogie, s’impose.
Les ruses de la Représentation
10
Mais elle trahit l’apport original du hégélianisme dans l’histoire
des rapports de la lettre et du sens.
Qu’on doive distinguer le sens littéral du sens vrai, il va sans
dire que cela n’est pas spécifiquement hégélien. Encore faut-il
observer que l’idée même d’une autonomie du sens littéral est
moins truistique qu’il ne semble. M. Goldschmidt a montré que
saint Augustin effectuait clairement le partage entre l’enquête
sur la vérité des choses (veritas rerum) et l’enquête sur
l’intention du locuteur (de ipsius qui enuntiat voluntate) : « (Il
est remarquable) de constater avec quelle maîtrise saint
Augustin fait le partage : atteindre, à partir du texte, la seule
voluntas historique de l’auteur, ou essayer, à partir de cette
même donnée, d’accéder à la veritas rerum 85 ». Cette attention
au sens littéral suit le destin du commentaire : son inutilité est à
la mesure de la futilité de celui-ci. Qu’on songe à l’impatience de
Descartes, lorsqu’il consent, de mauvais gré, à confronter le
sens clair et distinct qu’il donne aux mots au sens de la
tradition : rendre au langage son opacité historique, ne
serait-ce que le temps de dénouer les amphibologies qui y
traînent, n’est-ce pas encore faire trop d’honneur au verbe, et
même un pas vers le verbalisme8#? C’est dans une intention
critique, désormais, que la distinction entre le simple sens et la
vérité prend de l’importance : en rendant à la lettre, son
autonomie philologique, on refuse expressément de préjuger de
sa vérité; on apprend à lire le texte en mettant en suspens la
vérité de ce qu’il avance. C’est le moment du Tractatus 87. Une
zone de moindre sens est ainsi reconnue, qu’il faut explorer
avant de mesurer la distance — rhétorique ou « imaginative » —
du texte par rapport au Vrai. On tiendra alors
provisionnellement pour énigmatique ce qu’il suffit au
cartésien de juger simplement déjà vrai ou déjà faux.
Énigmatique et par là digne d’un examen séparé. Car il n’est pas
vrai que Dieu ait parlé à travers l’Écriture comme à travers « le
grand livre du monde » : dans ce discours médité par
l’imagination des Hébreux, alourdi par les gloses de rexégèse, la
clarté et la distinction ne sont plus de plein droit; ici, la Raison
s’avance masquée. C’est ce que refuse de comprendre
Blyenbergh, lorsqu’il tient pour « impossible et contradictoire
que les prophètes aient eu du sens des pensées de Dieu une idée
différant de celle que Dieu aurait voulu qu’ils aient 88 ». Mais
aussi, répond Spinoza, pourquoi les paraboles et les figures
seraient-elles synonymes d'erreurs? Pourquoi vouloir juger de
présenta
io8 La patience du Concept

tions de thèmes pratiques comme s’il s’agissait d’énonciations de


vérités? Le discours figuré a sa spécificité qui interdit de
l’aligner sans plus de précautions sur le discours théorique. On
retrouve la même distinction dans une lettre de Galilée :
« chaque mot de l’Lcriture sainte n’est pas déterminé par des
contraintes aussi rigoureuses que chaque effet de la Nature 89 ».
Puisque ici l’imagination est inséparable du contenu, il est
nécessaire de restituer le texte à sa « vérité » archaïque et naïve,
c’est-à-dire à la voluntas authentique qui l’animait. Ainsi, tout
en pensant lire à livre ouvert le langage mathématique de la
nature, le classicisme entrevoyait qu’il fallait se résigner à
déchiffrer le sens des textes, — qu’entre le pédantisme des
commentateurs, que raillait Malebranche, et le seul souci «
d’éclaircir les autres et de chercher la vérité », il y avait place
pour un dépistage critique.

« Et tout cela fait voir l’utilité et l’étendue de la critique, peu considérée


par quelques philosophes, très habiles d’ailleurs, qui s’émancipent de parler
avec mépris du rabbinage et généralement de la philologie 0(>. »

L’élément historique n’est qu’un aspect de cette indé-


pendance octroyée à la lettre et au récit, et l’Histoire désigne le
domaine dans lequel ce dire est thématisé. Alors que Bossuet,
cartésien, condamnait en bloc l’investigation des choses passées
et la recherche « des folies qui ont passé dans la tête d’un
mortel01 », Bayle distingue l’événement passé de ce qu’on dit de
lui : on lit de moins en moins les histoires « dans la vue de (s’)
instruire des choses qui se sont passées, mais seulement pour
savoir ce que Von dit dans chaque nation et dans chaque parti
sur les choses qui se sont passées ».
Le sens littéral doit donc relever d’une région bien délimitée.
Mais il reste que ce sens imaginatif n’a pas d’utilité positive. A
moins d’être sceptique et de se contenter d’en faire le tour, il
faut toujours en venir à la confronter à la veritas rerum. Quelle
que soit l’indépendance qu’on a bien voulu concéder à la
figuration, celle-ci, en fin de compte, renvoie toujours à « autre
chose 92 » qu’elle n’avait fait que transposer sous l’effet de
l’ignorance ou de la naïveté. Le patient déchiffrement des
figures porte donc toujours sa récompense : il débouche sur un
sens univoque. « Il fit couler l’eau de la pierre: Il veut simplement
dire par ces paroles que les Juifs trouveront au désert des
fontaines
Les ruses de la Représentation

qui apaiseront leur soif #3. » A ce point, Spinoza redevient


cartésien. De même, Leibniz fait l’éloge de la « critique » et de la «
philologie » jusqu’au point exclusivement où l’attention aux
vérités littérales nous porterait à confondre l’examen des vérités
et l’examen des signes.

« On attribue même la vérité à Dieu, que vous m’avouerez n’avoir point


besoin des signes... (Plutôt que dans les signes) il vaut donc mieux placer les
vérités dans le rapport entre les objets des idées qui fait que l’une est
comprise ou non comprise dans l’autre. Cela ne dépend point des langues et
nous est commun avec Dieu et les anges... 94. »

Dès qu’on ne se contente plus de recueillir « ce qui s’est dit


sur les choses passées », il est impossible de parler sans
métaphore d’une « vérité » du texte qui serait enclose dans le
texte même : ce texte, on finira toujours par le rapporter à la
vérité unique qui se projette plus ou moins obliquement en lui.
L’imagination ne saurait parler qu’un langage confus : tel est le
jugement de valeur que sous-entend alors la « critique » la plus
honnête et la plus minutieuse. Ce détour, semble-t-il, nous fait
donc revenir à Hegel : nous n’avons rien fait d’autre que de
survoler de très haut la tradition rationaliste dont il hérite.
Dégoût viscéral de la barbarie, indulgence méprisante envers
des prophètes et des peuples entiers captifs de leur temps,
n’est-ce pas le legs, par-delà l’âge classique, des méthodes
allégoriques qui entendaient sauver le contenu des religions
populaires ou du paganisme? La « Représentation » ne fut-elle
pas toujours pour la philosophie l’ombre d’elle- même et le séjour
des insensés?
Pourtant la différence est immense entre ce concept de «
représentation » et le concept hégélien : c’est encore, pour Hegel,
une des ruses de la Représentation que de juger de si haut le «
représentatif ». C’est l’Entendement représentant qui s’arroge le
droit d’éclairer le texte par des significations qu’il est assuré de
restituer en leur pureté; c’est lui, par exemple, qui transforme
toute mythologie ou toute représentation artistique en expres-
sion allégorique de significations données96. Or, ces
significations de dernière instance ne sont rien d’autre que des
représentations trouvées en nous : il faut dénoncer, ici, la fragilité
de l’optimisme cartésien. Chaque homme, s’il entend ce qu’il dit,
écrit Descartes, a forcément en lui l’idée de la chose signifiée par
les paroles : « s’il a su quelque
11 o La patience du Concept

chose par ces noms, il a su en même temps ce qu’il fallait


entendre par leurs idées, puisqu’il ne faut entendre autre chose
que cela même qu’il a conçu 86 ». La difficulté de fait est donc de
retrouver en sa pureté cette conception initiale, bien qu’en droit
(n’étaient les préjugés) elle advienne plus « aisément » que la
compréhension de la figure qui la présente (5es Réponses). Que
cette conviction soit le présupposé de la condamnation
classique du « représentatif », la comparaison à laquelle recourt
aussitôt Descartes le montre bien :

« Tout ainsi que quand nous jetons les yeux sur une carte où il y a
quelques traits qui sont disposés et arrangés de telle sorte qu’ils
représentent la face d’un homme, alors cette vue n’excite pas tant en nous
l’idée de ces mêmes traits que celle d’un homme : ce qui n’arriverait pas
ainsi si la face d’un homme ne nous était connue d’ailleurs, et si nous
n’étions pas plus accoutumés à penser à elle que non pas à ses traits... 97. »

S’arrêter à l’image, c’est donc, assez absurdement, oublier que


l’image n’est image (qu’elle nous présente un homme et non pas
des traces d’encre) qu’à la lumière de la signification déjà
acquise qui, seule, permet de la reconnaître comme telle,
c’est-à-dire de lui trouver un sens (dans l’acception la plus
littérale). Par où l’on voit que cette critique du « représentatif »
ne saurait être, pour Hegel, qu’un autre étage de l’erreur
représentative en général. Pourquoi la « conception »
aurait-elle le privilège de ne pouvoir duper un esprit attentif?
N’est-il pas aussi nocif de s'arrêter aux significations que de
croire que l’image se suffit à elle-même? Chaque homme pense à
« Dieu » comme à « quelque chose de bien connu (ein Bekanntes),
un contenu présent dans la conscience subjective ». « On
examine ce que notre représentation, prise pour point de
départ, affirme de Lui. C’est présupposer par là que nous avons
tous la même représentation que nous exprimons par le mot
Dieu98. » C’est donc faire confiance aux mots comme s’ils
visaient un sens une fois pour toutes énonçable, un sens que
l’explicitation peut enrichir sans jamais le faire varier ni même
l’accroître ". Tant qu’on partage cette assurance,
l’interprétation a pour seule tâche de remonter de la lettre au
sens, que l’imagination s’obstine à ignorer.
Une fois de plus, ici, on est pris d’un soupçon : ne serions-
nous pas, décidément, aux origines du dogmatisme hégé^
Les ruses de la Représentation III

lien? Il semble bien que l’Idée hégélienne habite aussi


immanquablement toute histoire que le triangle « conçu » se
tapit en dessous du triangle crayonné, — que Hegel restreigne
l’initiative des peuples et des artistes de la même façon que
Descartes l’imagination des écoliers. Toutefois, une différence,
au moins, attire l’attention : il s’en faut de très peu, d’un instant
de lucidité, pour que le triangle conçu réapparaisse sous le
triangle qui en était le décalque ou pour que s’éclaircisse le sens
de la parabole. C’est que la lettre nétait qu'un masque: celui-ci
tombé, le signe ou l’image se règlent d’eux-mêmes sur la chose
conçue, le discours figuré s’ordonne de lui-même au sens
univoque que détenait le philosophe. On conviendra que la
victoire hégélienne sur les « préjugés » est plus lente à obtenir
et autrement difficile, mieux : que le passage

f»ar les « préjugés » est devenu inévitable, et inconcevable


'irruption soudaine d’un savoir qui nous assimilerait à
Dieu et aux anges (il n’y a pas plus de « lumière naturelle »
au seuil de l’épistémè que d’ « état de nature » à l’origine
des cités). C’est peut-être l’indice d’une différence toto
genere entre deux attitudes qu’il serait imprudent de
ramener à deux tactiques du même « rationalisme ».
Tout change, en effet, dès qu’on n’entend plus par Bedeutung
un contenu ne varietur qui se donne à un regard plus aigu, mais
une présence telle qu’elle est nécessairement en deçà des
représentations (imaginatives ou claires-et- distinctes) qui
croyaient atteindre un « sens » obvie. Cette mutation du concept
de « signification » entraîne deux conséquences
complémentaires : /) Toute mise à découvert, si démystifiante
qu’elle se prétende, ignore, par essence, qu’elle est en train
d’expliciter la présence de ce qu’elle re-présente. Il ne peut y
avoir de représentation entièrement lucide. 2) En revanche, toute
figure, si aberrante qu’elle paraisse, n’est jamais un masquage
complet, mais toujours une esquisse de la présence du sens. Il ne
peut y avoir de représentation entièrement déformante. Ce que la
conscience critique représentative comprenait comme la
projection imaginative d’un philosophème, on le comprendra
dès lors comme la phase d’une « histoire » qui ne dit pas autre
chose que l’ensemble des discours, récits, formes d’art, bref des
documents incomplets qu’elle parcourt (et c’est pourquoi Hegel
n’a pas le sentiment de traduire les textes ou d’en forcer le sens),
mais replace chacun de ces documents dans cet accroissement
du sens, dont Descartes, dans les 5e8 Réponses, refusait l’idée. Il
y a loin de là à dire :
ÎI2 La patience du Concept

Moi, Hegel, j’apporte la vérité ou dévoile la signification-


enfin-vraie... Quelle distance, au juste? Essayons de repérer en
quoi la réélaboration du concept de « signification » renverse
l’attitude critique.
En premier lieu, nous avons affaire à un nouveau concept de
« naïveté ». À la naïveté que mesurait le juste sens apporté par
le philosophe dogmatique, succède une naïveté graduable par
rapport au déroulement du sens tout entier. Ce qü’on appelle
maintenant sens philosophique n’est pas plus riche, plus
complet que le sens imaginatif : ce n’est plus un contenu fixe,
mais un processus totalisant, c’est- à-dire qu’il intègre les
propositions qui exprimaient autrefois (unilatéralement) le «
sens » tel qu’elles le préconcevaient. En cela, la lecture
hégélienne renverse la lecture critique des classiques. Qupon se
reporte aux interprétations que donnent Descartes, Pascal ou
Spinoza de versets des Ecritures : il s’agit toujours de couper à
travers les circuits imaginatifs, de rejoindre la seule
signification plausible et de la dépouiller des « fausses beautés »
qui l’obscurcissaient. Hegel, nous le savons, aime aussi peu que
les classiques s’attarder sur les images en tant que telles, mais il
se refuse à couper l’image du sens vrai. Les intercesseurs du
vrai en sont toujours déjà les moments; il n’y a plus de lettre,
tout est esprit. D’où la nécessité de laisser surgir la veritas
rerum en chaque point du discours et de suivre le lent
dépliement de celui-ci. Il y a bien plus qu’un accès de
méchanceté dans les railleries que décoche Hegel à l’adresse
des philosophes pressés qui résument leur « doctrine » en
quelques thèses ou en quelques heures de cours 10°.
En second lieu, les « choses dites » ne seront plus recueillies
dans un cimetière philologique, à l’écart des disciplines qui
disent ou tentent de dire la veritas rerum. Celle-ci, on vient de le
voir, est déjà éparse à travers les documents — et, en outre, elle
n’est nulle part ailleurs : il n’y a plus d’esprit (séparé), tout est
lettre. D’où la notion anti-cartésienne d’une Bildung
inséparable de l’érudition, et parfois même les recours
apparents à l’argument d’autorité Aristoteles dixit101. Non pas
que le savoir de la vérité de la chose passe par le savoir de ce
qu’on en a dit : l’un et l’autre sont enchevêtrés.
En troisième lieu, la philosophie ne dit pas autre chose que les
documents qu’elle restitue. Elle ne considère plus le discours
religieux comme un récit qui aurait entrevu les significations
sur lesquelles elle-même ferait pleine
Les ruses de la Représentation n3

lumière. Elle substitue bien, si l’on veut, un point de vue plus


élevé à un point de vue moins élevé, mais surtout pas le point de
vue le plus élevé: l’image de l’altitude, en suggérant qu’on a enfin
atteint le sommet, nous dérobe le plus important, à savoir que le
sens, maintenant, se confond avec le cheminement, que les «
essais et erreurs » apparents ne sont que sa diffusion.

« En parlant de l’Idée absolue, on pourrait être d’avis qu’ici enfin on a


obtenu le vrai, qu’ici tout doit se donner. On peut déclamer à vide, il est vrai,
en long et en large, sur l’Idée absolue; le vrai contenu, toutefois, n’est rien
d’autre que le système tout entier, dont nous avons considéré jusqu’ici le
développement... Il en va ici comme de la vie humaine et des événements
qui en forment le tissu. Tout travail vise un but; celui-ci atteint, on est
étonné de ne rien trouver d’autre que ce qu’on voulait. L’intérêt est dans le
mouvement tout entier. A l’homme qui suit sa vie, la fin peut paraître très
limitée, mais c’est tout le decursus vitae qui se trouve rassemblé en elle 102. »

C’est donc seulement en apparence que, du langage religieux


au langage philosophique, le sens a varié; en fait, c’est le concept
de sens qui a pivoté : « L’Idée absolue est, à cet égard,
comparable au vieillard qui prononce bien les mêmes paroles
religieuses que l’enfant; mais celles-ci, pour lui, ont la
signification de sa vie tout entière. » Concevoir le christianisme
ne consistera nullement à conférer au Nouveau Testament une
signification inédite, mais à montrer que ce que nous tenions
auparavant pour une histoire (riche, éventuellement, d’une
signification plus profonde) n’était que l’affleurement de la
présence du sens, — « Dieu a engendré un Fils ». On ne demande
pas exactement à la conscience représentative d’entendre par
ces paroles autre chose que ce qu’elle entendait jusqu’ici. Cela,
elle pourrait encore l’admettre de bon gré, cette exigence ne la
déconcerterait pas. Mais on lui demande bien moins et bien plus
: de prendre conscience que le Dieu dont il est question
désormais n’est plus la représentation à laquelle elle faisait
crédit jusqu’à maintenant. Or, la conscience représentative
préférerait échanger sa thèse ancienne contre une thèse
nouvelle qu’on lui proposerait. Elle n’a pas à renier le discours
qu’elle tenait, et les mots anciens restent en place; il ne s’agit pas
d’abjurer. Ne disons même pas que le sens de ces mots est altéré.
Car il n'y avait pas de sens immuable. Telle est l’unique surprise
que réserve le passage au spéculatif ; cette
114 La patience du Concept

lente altération qui semble métamorphoser les mots dont nous


usions au départ, sans pourtant que nous devions renoncer à
eux ou en inventer d’autres, c’est le sens même, enfin dépouillé de
sa finitude. En somme; rien de plus décevant pour les amateurs
de coups de théâtre que la démystification hégélienne : tout était
dit, et il suffisait de savoir lire; mais encore fallait-il savoir que
tout était du Dire.
Aussi se gardera-t-on de lire Hegel en allant droit à ce qu’il
aurait à dire en fin de compte : dernière méprise d’une lecture
représentative qui voudrait parvenir au but sans coup férir et en
s’épargnant les (apparents) détours. Le cheminement appelé
Begreifen n’est pas seulement indispensable pour comprendre la
suite, comme en un ordre des raisons : faute de l’emprunter, la
vérité dernière n’est plus qu’une parole insignifiante, une «
déclamation ». Quoi de plus creux, par exemple, que cette
sentence isolée : « L’Absolu est l’Esprit »? De cette sentence nue,
seul se satisfera le lecteur qui se figure « l’Esprit » comme une
notion de plus, qu’il suffirait de replacer dans le glossaire
hégélien. Or la spéculation nous arrache justement à la fausse
sécurité des dictionnaires représentatifs; ce n’est pas un
catalogue de notions nouvelles ou corrigées qu’elle entend
rédiger ; elle vise au contraire à dissoudre toutes les catégories
finies que ces dictionnaires ensevelissent. Elle ne prétend pas
offrir à l’entendement cultivé des notions dont il pourrait enfin
se satisfaire, mais, à propos de chaque notion reçue, lui faire
lentement apparaître la vanité de la façon dont il l’entendait, du
fait qu’il l’entendait. On essaiera de montrer cela sur l’exemple
du mot « Dieu », en se demandant, non pas comment Hegel
réinterpréta ou démystifia ou remystifia Dieu, mais seulement
comment il nous désapprend le mot tel que nous pouvions
l’entendre. Nous? Agnostiques, chrétiens, marxistes, etc. Quelle
importance?

NOTES 1

1. Cf. Dilthey, Jugendgesch, S.


l83-i85.
2. Esprit, trad., p. no, Nohl, S.
Ibid 117 N hl S
Les ruses de la Représentation n5

4. L’expression est de Proust dans Albertine disparue.


5. Esprit, trad., p. 74, Dilthey, S. 183.
6. Haering, Hegels Leben, I, S. 668,
7. Sur Solger, XX, 179.
8. La loi est essentiellement la loi d’esclavage et il n’en est pas autrement
du concept; le concept est domination (Begreifen ist Beherrschen). Le
Begriff se place dans la catégorie du maître et de l’esclave, » (J. Wahl,
Malheur, p. i54).
g. Quant à YAufklârung qu’il combat, Hamann méconnaît tout à fait son
aspiration à faire valoir la pensée et sa liberté dans tous les intérêts de
l’Esprit, de même qu’il méconnaît la liberté instaurée par Kant, même si elle
n’est que formelle. Il avait raison sans doute de ne pouvoir se contenter des
figures sur lesquelles débouche une telle pensée, mais il ne fait, pour tout
dire, que tempêter à tort et à travers contre la pensée et la Raison en général
qui sont les seuls vrais moyens de déploiement conscient do la vérité et de sa
croissance en arbre de Diane, » (Sur Hamann, XX, a53).
10. System. § 82; Zus,, VIII, 198, cf. § 31, VIII, i65.
11. Ibid. § 4491 Zus., X, 324.
12. Gesch. Philo., XIX, 373, cf. Philo. Religion, XV, i5g.
13. System, § 20, VIII, 74.
14. Entre les mots seulement. En effet, « il faut rejeter à tous égards la
coupure qu’on fait d’habitude entre Entendement et Raison. Si le concept est
tenu pour étranger à la Raison, c’est là plutôt une incapacité de la Raison à se
reconnaître en lui » (Logih, V, 51 ).
15. System, § 467; Zus., X, 362 ; Sur le « sain entendement humain »
comme ensemble des préjugés d’une époque, cf. Wesen ph. Kritik, I, i85 et
Gesch. Philo,, XVIII, 36.
16. L’entendement, dans la mesure où il divise et détermine l’immédiat
doit être estimé sans réserves (Logik, Einleitung, IV, 4o). « L’Esprit est le
négatif, ce qui est aussi bien la qualité de la Raison dialectique que de
l’Entendement » (ibid., Ire Préface, IV, 17).
17. Ainsi le temps qui est « le Concept seulement intuitionné » (Phéno.,
trad. II, p. 3o5 et 3o7; II, S. 558 et 56o) et dont la présence atteste que l’Esprit
n’est pas encore parvenu à sa reconnaissance. L’extériorité du temps par
rapport à la pensée, le fait qu’il apparaisse comme donné, est le meilleur test
de l’inachèvement du Savoir de soi de l’Esprit : celui-ci ne peut encore
connaître sa négativité que sous forme d’image. Il est vrai que l’Esprit doit
s’accomplir temporellement pour être ensuite remémoré; mais « il n’apparaît
dans le temps qu’aussi longtemps qu’il ne saisit pas son pur concept,
c’est-à-dire n’élimine pas le temps ». Ainsi la présence du temps mesure la
longue erreur que l’Esprit commettait sur lui, alors même qu’il
s’aceomplissait : la condition de son développement effectif était aussi bien le
symptôme de son inconscience. D’où l’on comprend que l’Esprit ne se fait
historien que pour obtenir la garantie de n’avoir plus à l’être; s’il récupère le
temps perdu, c’est parce qu’il ne se confond plus avec la conscience
représentative qui l’avait laissé perdre et que le Concept, « puissance du
temps » (System, § a58) a supprimé l’enveloppe qui le dissimulait. On
reconnaît alors qu’il n’y a pas de « puissance » propre au temps, ce qui est
une des plus tenaces illusions de la

ÏDescartes) ou comme sa seule dimension (Kant), il est considéré comme


iensée moderne. Que le temps soit présenté comme obstacle au savoir
puissance. Descartes, par exemple, en prétendant soustraire à la mémoire
II6 La patience du Concept

le plus de temporalité possible, confesse la précarité de la science qu’il fonde


et avoue que l’esprit reste assujetti à la durée à laquelle il doit arracher les
certitudes. — Hegel entend rompre avec toutes les formes de ce préjugé.
Lorsqu’il écrit que l’éternité n’est pas ce qui vient après le temps et que le
temps n’en est pas un secteur, il importe de rendre à cette affirmation toute
sa force. Kant, lui aussi, remarquait, dans l’écrit Dos Endc aller Dirige
(Ak-Aus., VIII, 333-334) qu’il serait absurde de parler d’un instant qui
fermerait le temps et inaugurerait l’éternité : ce serait donner au passage du
sensible à l’éternel l’allure d’une succession encore temporelle. Mais cette
remarque confirme la thèse selon laquelle, « pour nous, du moins, hommes
», il n’est pas d’objectivité qui ne soit justiciable du temps : « Qu’un instant
puisse advenir où cessoiait tout changement (et, avec lui, le temps même),
voilà une représentation qui révolte l’imagination... car, pour se penser en
un tel état, encore faut-il penser quelque chose; mais la pensée contient une
réflexion qui, elle-même, ne peut advenir que dans le temps. Lorsque
Husserl définit 1’ « intemporalité » des vérités théoriques comme «
l’omnitemporalité qui est pourtant un mode du temps » (Erfahrung und
Urteil, § 64), il ne fait que rendre explicite cette tendance de tout « idéalisme
subjectif » au sens hégélien à déployer le temps comme horizon dernier de
toute objectivité : tout contenu pensé est, de ce fait même, assigné à un
mode de temporalité. Certes, la durée des objets idéaux n’est pas celle des
contenus sensibles, mais « ils ne sont pas sans rapport au temps ni
dépourvus de toute temporalité... Die notwendige Beziehung zur Zeit ist
immer da » (Erfahrung, § 3o4-3o5). C’est la reprise du thème kantien :
l’intemporel lui-même enveloppe temporalité; l’éternité ne peut jamais être
regardée en face : si je l’imagine, c’est encore comme un présent répété, La
phrase de Hegel veut dire exactement l’inverse : l’éternité n’a rien à voir avec
le temps; ou plutôt, il est erroné de les confronter l’un l’autre, car l’éternité
est la dissolution de la représentation « temps ». Analysé comme représen-
tation do la pensée finie, le temps n’est nullement sol ultime de toute
oonnaissanoe.
18. System, § 228, VIII, 438'
19. « C’est ici que la connaissance rationnelle se distingue de la simple
connaissance d'entendement. Et c’est la tâche de la philosophie de montrer,
contre l’Entendement, que le Vrai, l’Idée, ne consiste pas eu généralités
vides, mais en un Universel qui est en soi-même le particulier, le déterminé.
Si le vrai est abstrait, alors il est non-vrai. La saine raison humaine, elle, va
au concret. C’est seulement la réflexion de l’Entendement qui est théorie
abstraite, non vraie, qui n’a de justesse que dans ma tête » (Gesch. Philo.,
XVII, 53).
20. C’est sur cette exclusion d’ « autre chose » ou d’un autre domaine
qu’insiste le jeune Feuerbach dans l’étonnante lettre à Hegel du 22 novem-
bre 1828 (Corr., trad. III, p. 211 sq.). Il ne s’agit pas de fonder une école, mais
de « fonder un royaume » tel qu’il n’aura plus d’au-delà. « La philosophie
qui a enfin saisi le tout lui-même en un tout et l’a exprimé sous la forme d’un
tout doit aussi avoir pour effet qu'il ne subsiste pas une autre chose ayant
l’apparence ou le droit ou la prétention d’être une seconde vérité, par ex. la
vérité de la religion, etc. »
21. Logik., V, 5o.
22. Ibid., V, 49.
23. Merleau-Ponty, Phéno. Perception, p. 69.
24. Cf. System, § 62, VIII, 64 et § 162, VIII, 356-357.
25. Lettre à von Raumer du 2 août 1816, Corr., II, p. 94.
Les ruses de la Représentation
11
26. Texte où l’on trouve une élaboration de ce que Hegel appellera « le
sensible non-sensible ». Quel que soit leur niveau do conceptualisation les
connaissances « provenues des sens (sensuales) » eliamsi (forma) abaque omni
sensatione, repraesentaiiones vocanlur sensitivae. « Conceptus itaque empirici
per reduclionem ad majorem universitatem non fiunt intellec- tuales in sensu
reali, et non excedunt speciem cognitionis sensitivae, sed, quousque
abstrahendo adscendant, sensitivimanent in indeflnitum (Ak- Aus, II,
393-394).
27. Logik, V, 3i3-3l4- « La mathématique a affaire aux abstractions du
nombre et de l’espace; or celles-ci sont encore du sensible, bien que ce sensible
soit abstrait et dépourvu d’existence. La pensée, elle, donne congé même à
cette dernière forme du sensible... » (System, § 19; Zus., 3, VIII, 71).
28. Cf. Hyppolite, Logique et Existence, p. 60 à 63.
29. Ph. Religion, XV, 164.
30. Ibid., XV, i55 et I5I.
31. System, § 462, X, 353.
32. System, § 458.
33. « Il est vrai que lorsque nous imposons à ce sentiment un certain nom,
lorsque nous le traitons comme une chose, nous croyons pouvoir diminuer sa
durée de moitié... » (Essai, 12g). « Le langage même, qui lui a permis d’étendre
son champ d’opération, est fait pour désigner des choses et rien que des
choses.,, Mais le mot, en couvrant cet objet, le convertit encore en chose. »
(Evol. Cr., 631) — « Sur le terrain où le psychologue se place, et où il doit se
placer, le moi n’est qu’un signe par lequel on rappelle l’intuition primitive (très
confuse, d’ailleurs) qui a fourni à la psychologie son objet : ce n’est qu’un mot,
et la grande erreur est de croire qu’on pourrait, en restant sur le même terrain,
trouver derrière le mot une chose » (P. Mouvant, i4o5).
34. Logik, V, 67; cf. System, § 3i, VIII, IO4-IO5.
35. Scholling, Ph. Offenbarung, 9e leçon, S. 197.
36. Cf. Schelling, Ph. Mythologie, I, 62; trad., p. 74
37. Aesthetik, XII, 416; Ph. Religion, XV, l55.
38. Phèno, trad., II, 264; II, 5^5.
39. Aesthetik, XII, 416; cf. Gesch. Philo., XVII, II4-H5.
40. Gesch. Philo., XVII, II5,
41. Aesthetik, XII, 4ao.
42. Gesch. Philo., XVII, 104; cf. Ph. Religion, XVI, 349; cf. Schelling, Ph.
Offenbarung, 2e leçon.
43. Ph. Religion, XVI, 228; cf, ibid., XV, 15g.
44' On « considère le contenu du rêve comme un tout et cherche à lui
substituer un autre contenu qui est compréhensible et, à certains égards,
analogue... On ne saurait enseigner la manière de trouver ce sens symbolique.
Le succès dépend de l’ingéniosité, de l’intuition immédiate » (Freud, Interpr.
Rêves; trad. p. 92).
4.5. Gesch. Philo., XVII, 122 : « On ne sait de quelles représentations les
figures (égyptiennes) ont été les symboles; qu’on n’aille donc pas croire pouvoir
apporter quelque clarté en une chose obscure par sa naissance. Le bousier
serait le symbole de la génération, du soleil et do son cours, — l’ibis, celui de la
crue du Nil, — le vautour celui do la divination, de l’année, de la pitié. Ce qu’il
y a d’étrange en ccs associations provient
118 La patience du Concept

de ce qu’elles ne transposent pas une idée générale en une image, comme


nous nous représentons l’œuvre de la poésie, mais inversement on com-
mence par l’intuition sensible et on s’imagine en celle-ci » (Ph. Gesch., XI,
282, trad. p. 162).
46. On ne peut que renvoyer, sur cette question, aux analyses de M.
Deleuze in Spinoza et le problème de l’expression, notamment p. 44~5I et
I64-I65.
47. « Mais, enveloppée dans l’unification des pouvoirs qui reste subs-
tantielle, cette subjectivité de la décision doit en partie être contingente
quant à sa naissance et à son avènement, en partie être subordonnée en
général; la décision pure et sans mélange ne peut donc se trouver nulle part
ailleurs qu’au-delà de ces sommets conditionnés; c’est un Fatum
déterminant de l’extérieur. Comme moment de l’Idée (la décision ) doit
entrer dans l’existence, mais avoir sa racine en dehors de la liberté humaine
et de son cercle, compris dans l’État. De là vient le besoin de recourir aux
oraoles, au Daïmon (Socrate), aux entrailles des victimes, à l’appétit et au vol
des oiseaux pour aller y chercher la décision ultime concernant les grands
événements et les moments importants de l’État. Cette décision, les hommes
n’avaient pas encore la force de la voir à l’intérieur de l’être humain : ils
n’avaient pas encore saisi la profondeur de la conscience de soi et n’étaient
pas encore venus de l’unité substantielle massive à cet être-pour-soi » (Ph.
Rechts, § 279, VII, 385). Aux signes ambigus des oracles, Hegel oppose la
signature du roi au bas d’un acte publie, dans la monarehie moderne : « Ce
nom est important; il est le sommet au-dessus duquel on ne peut aller. On
pourrait bien dire qu’il y a déjà une articulation organique dans la belle
démocratie athénienne, mais nous voyons aussitôt que les Grecs tiraient la
décision ultime de phénomènes tout à fait extérieurs (oraeles, entrailles des
animaux, vol des oiseaux) et que la nature était pour eux une puissance qui
présage alors et exprime ce qui est bon pour l’homme. La conscience de soi, à
cette époque, n’est pas encore parvenue à l’abstraction de la subjectivité, à (la
reconnaissance que) les choses doivent être décidées par un Je veux exprimé
par les hommes mêmes » (Ibid., Zus., VII, 387).
48. D’où l’une des différences entre musique et poésie : celle-ci requiert
bien des durées, mais commence à se libérer de l’exigence d’une mesure. « ...
La parole n’a pas besoin de cette fixité, d’abord parce qu’elle a son appui dans
la représentation même, ensuite parce qu’elle n’est pas tout entière dans
l’extériorité du son et de son effacement, mais conserve justement la
représentation interne comme élément artistique essentiel. Aussi la poésie
trouve-t-elle en fait immédiatement dans les représentations et sensations
qu’elle exprime clairement en mots la détermination plus substantielle pour
mesurer l’arrêt, l’accélération, le ralentissement, — de même que la musique
elle-même commence déjà dans le récitatif à se délivrer de l’égalité sans
mouvement de la mesure... C’est la raison pour laquelle on exige qu’il y ait en
poésie une mesure-de-temps, mais non une mesure (Talct) et que le sens et la
signification des mots demeure la puissance qui l’emporte relativement sur
ces aspects » (Aesthetik., XIV, 296; trad., III, (2), p. 69.
4g. Phéno., trad., II, p. 266 et 268; II, S. 577.
50. Ibid., trad., II, p. 275; II, S. 584.
51. Sur la survivance de ce « dogmatisme » chez Marx, cf. les pages
suggestives do Lucien Sebag. Marxisme et structuralisme, p. 128 sq.
52. Châtelet, Hegel, p. 174.
53. Foucault in Cahiers pour l’Analyse, n° 9, p. 17.
Les ruses de la Représentation
11
54. Cf. Nietzsche, Antéchrist trad. p. 229 (Mercure).
55. Position clairement exposée in Sobag., op. cit., p. 1 I5-I 16.
56. Philo. Religion, XVI, 157.
57. « Le concept métaphysique (des roligions déterminées) se définit par
rapport au précédent, qui commençait par l’unité du Fini et de l’Infini;
l’Infini était l’absolue négativité, la puissance en soi, — et la pensée et
l’essence de la première sphère se limitait à cette détermination de l’infinité.
Pour nous, il est vrai, le Concept, dans cette sphère, était unité du Fini et de
l’Infini; mais, pour elle, l’Essence était seulement déterminée eomme l’Infini,
comme une base à laquelle le Fini ne fait que s’adjoindre. Aussi le côté de la
détermination était-il un côté naturel. Il s’agissait donc, d’une religion
naturelle puisque la forme exigeait, pour exister, une existence naturelle.
Cette religion, certes, montrait déjà l’inadéquation de l’extériorité immédiate
à l’intériorité. Dans le Démesuré, elle s’évade de l’identité immédiate du
naturel et de l’absolu. La figure, étendue en Démesure, éclate, •—■ l’être
naturel disparaît et l’Universel commence à devenir pour soi. Mais l’infinité
n’est pas encore détermination immanente et on use eneore, pour sa
présentation, de formes naturelles extérieures et impropres. Autant le
naturel est posé négativement dans la Démesure, autant il est encore positif
dans son être fini par rapport à l’Infini » (Philo. Religion, XVI, II).
58. Critique qui reprend celle d’Aristote lorsqu’il présente les Éléates
comme « métaphysiciens sans le savoir » : « Ils ne concevaient même pas
qu’il y eût une ousia en dehors des êtres sensibles ; toutefois, ils furent les
premiers à penser de telles natures, nécessaires s’il doit y avoir connaissance
ou pensée, de sorte qu’ils transférèrent aux choses d’ici les diseours sur ees
êtres-là » (De Coelo, 298 b 20).
5g. Philo. Religion, XVI. II.
60. Logih, IV, 490.
61. Phêno; trad. I, p. 121 ; II, S. 119.
62. « Au reste, le Sublime n’est pas le Démesuré qui, pour se déterminer
et se former, peut encore utiliser le donné immédiat et ses déformations
fantastiques afin de suggérer une appropriation à l’Intériorité. Le Sublime,
au contraire, en a fini avec l’existence immédiate et avec tous ses modes; il ne
retombe dans la néeessité de recourir à eux pour se présenter, mais il les
exprime comme Apparence » (Philo. Relig. XVI, 43).
63. Ibid., XVI, 20.
64. Ibid., XVI, 4.2.
65. Ibid., XVI, 5i.
66. « La création divine est très différente du surgissement (Iiervor-
gehen), du fait que le monde surgit hors de Dieu. Tous les peuples ont des
théogonies ou, coïncidant avec elles, des cosmogonies : la catégorie
fondamentale de celles-ci est toujours le surgissement, non l’être créé. A
partir de Brahma surgissent les dieux; dans les cosmogonies grecques, les
plus hauts dieux spirituels ont surgi les derniers. Cette mauvaise catégorie
du surgissement disparaît maintenant, car le Bien, la Puissance absolue est
Sujet. Ce surgissement n’est pas le rapport de création : ce qui surgit est
l’existant, l’effectif, de sorte que le fondement dont il surgit est posé comme
l’inessentiel supprimé, — ce qui surgit n’est pas posé comme créature,
comme quelque chose qui n'a pas d’indépendance en lui, mais comme
indépendant » (Philo. Religion, XVI, 52).
67. Ibid., XVI, 5o.
120 La patience du Concept

68. System, § lia, Zus., VII, 264-265.


69. Marx, I, 283 (Diotz).
70. Ibid., I, a3i.
71. Ph. Rechts, § 3o3, VII, 4i3.
72. Marx, ibid., I, 280.
73. Ibid., I, 281.
74. Ibid., I, 282,
75. Ph. Rechts, § 256, VII, 3a7.
76. Gesch. Philo, XVIII, 2o4-2o5.
77. Aesthetik, XII, 497-
78. « On doit avouer que la belle unification de la nature et de Dieu n’a de
valeur que pour la fantaisie, non pour la Raison. Ceux qui parlent encore si
mal de la dé-divinisation (Entgôtterung) de la nature et apprécient cette
identité, il leur serait pourtant très difficile ou impossible de croire en la
divinité d’une vache ou d’un singe » (Philo. Religion, XVI,
59)-
79. System, § 384, Zus., VIII, 38.
80. Aesthetik, XIII, 6; cf. Pascal, Lettre à Mme Périer du icr avril 1648,
Pensées, trad., p. 656.
81. Aesthetik, XIII, 60-61. « Dans aucune religion, on ne peut dire que les
hommes aient adoré le soleil, la mer, la nature; s’ils adorent ces choses, c’est
qu’elles ont justement perdu le caractère prosaïque qu’elles ont pour nous;
puisque ces objets sont divins, ils sont bien naturels encore, mais, par le fait
d’être objets de la religion, ils sont en même temps représentés sur un mode
spirituel. La considération du soleil, des étoiles en tant que phénomènes
naturels, est extérieure à la religion. La vue de la nature qu’on appelle
prosaïque (celle de la conscience d’Entendement) n’est qu’un clivage
ultérieur » (Philo. Religion, XV, 96-97).
82. Aesthetik, XII, 497! trad., II, p. 87.
83. Ibid., XII, 496 et 497; trad., II, p. 85 et 87).
84. Phéno., trad., I, p. 284 et 287; II, p. 268 et 271.
85. Goldschmidt, Exégèse et Acciomalique, in Hommage à Guéroült, p. 2,5,
3g sq.
86. Cf. Descartes, « Secondes Réponses », p. 377 ; « Sixièmes Réponses
»,
p. 532 sq. (Pléiade).
87. « J’appelle ici une énonciation claire ou obscure suivant que le
sens en est facilement ou difficilement perçu en s’aidant du contexte, et non
suivant qu’il est facilement ou difficilement perçu par la Raison; car nous
nous occupons ici du sens des textes et non de leur vérité. Il faut même avant
tout prendre garde, quand nous cherchons le sens de l’Écriture, à ne pas
avoir l’esprit préoccupé de raisonnements fondés sur les principes de la
connaissance naturelle, pour ne rien dire des préjugés... » (Spinoza,
Tractatus, p. 771, Pléiade).
88. Lettre XX (Blyenbergh à Spinoza), p. 1196-1197 (Pléiade).
89. Galilée, Lettre à Castelli (ai-ia-1613), p. 384 sq in Dialogues. Hermann
(trad. P.-H. Michel).
90. Leibniz, Nouveaux Essais, III, chap. ix, § 5.
91. Cité in Gusdorf, Intr. Sciences humaines, p. ig5.
92. « La troisième preuve est que leurs discours sont contraires et se
détruisent, de sorte quo, si on pose qu’ils n’aient entendu par les mots
Les ruses de la Représentation I2I

de loi et de saorifioe autre ohose que oelle do Moïse, il y a contradiction


manifeste et grossière. Donc ils entendaient autre chose se contredisant
quelquefois dans un même ohapitre » (Pascal, Pensées, p. 1261, Pléiade).
93. Spinoza, Tractatus, PI. p. 758; cf, Descartes, « Sixièmes Réponses »,
point 5, et Logique de Port-Royal, I, i5.
94. Leibniz, Nouveaux Essais, IV, chap. v, § 2.
95. Cf, la critique de l'allégorisme inconsidéré do Schlegel : « On entend
le symbolique ou l’allégorique do façon qu’une pensée générale serve de base
à toute œuvre d’art ou à toute forme mythologique; lorsqu’elle est dégagée
pour soi dans son universalité, elle doit fournir l’explication de ce qu’une
telle œuvre ou une telle représentation signifie à proprement parler. Cette
méthode est devenue très couranto de nos jours » (Aesthetik, XII, 419! trad.,
II, p. 20).
96. Descartes à Mersenne, 22 juillet 164.1.
97. Descartes, « Cinquièmes Réponses », p. 5o3 (Pléiade).
98. Philo, Religion, XV, 4°6, trad,, Preuves, p. 86.
99. « Mais depuis que l’on a une fois conçu l’idée du vrai Dieu, encore que
l’on puisse découvrir en lui de nouvelles perfections que l'on n’avait pas
encore aperçues, son idée n’est point pourtant accrue ou augmentée, mais
elle est seulement rendue plus distincte et plus expresse, d’autant qu’elles
ont dû être toutes contenues dans cette même idée que l’on avait auparavant,
puisqu’on suppose qu’elle était vraie; de la même façon que l’idée du triangle
n’est point augmentée lorsqu’on vient à remarquer en lui plusieurs
propriétés qu’on avait auparavant ignorées » (Cinquièmes Réponses, Contre
la Troisième Méditation, § 10), Les mots « puisqu’on suppose qu’elle était
vraie » circonscrivent exactement ce que Hegel entend par le préjugé
représentatif —■ et le texte dit fort bien ce que n’est pas l’explication
hégélienne. — D’où vient cette impossibilité d’un accroissement du sens? On
en cherchera l’origine du côté de la comparaison aristotélicienne entre les
essences et les nombres : « De môme que si l’on soustrait du nombre une des
parties dont il est composé ou qu’on lui en ajoute une, ce n’est plus le même
nombre, mais un autre nombre, si petit que soit l’élément ajouté ou
retranché, de même, ce ne sera plus la définition ni la quiddité, si l’on y
ajoute ou en soustrait quelque chose » (Métaphysique, io43 b 36 sq.).
100. « D’après une telle façon de voir, la philosophie est aussi abrégée que
l’était la médecine, ou tout au moins la thérapie, au temps du système de
Brown, d’après lequel son étude pouvait être achevée en une demi- heure.
Vous avez peut-être fait la connaissance à Munich d’un philosophe adepte de
cette méthode intensive. Franz Baader fait de temps en temps imprimer une
ou deux feuilles qui doivent contenir toute l’essence de la philosophie... Fr.
Schlegel avait terminé ses cours en six semaines, non pas à la satisfaction de
ses auditeurs qui s’étaient attendus à un cours de six mois et avaient payé en
conséquence » (à von Raumer, 2 août 1816, Corr., II, p. 91).
101. « Que (les auteurs de théories nouvelles) s’assimilent les pensées
sérieuses et les vues d’autrui, ce n’est pas là ce qu’on doit réprouver; bien au
contraire, les sciences sont la production d’un travail séculaire et celui-là est
un grand savant qui a appris la science qui lui est contemporaine et l’a
pensée en l’intégrant. Les professeurs, dans les Universités et les autres
établissements, n’ont pour tout premier devoir que d’acoom- plir cette
connaissance pensée : posséder ce qui est là et le répéter aux autres. Le
progrès qu’ils font faire au contenu, même s’il est sans équivoque ot mieux
que cela, n’en reste pas moins de très pou d’importance
122 La patience du Concept

par rapport à la masse de ce qu’ils doivent à la tradition. Et la condition pour


porter plus loin la science est de s’être plongé dans l’étude de la science telle
qu’elle est présentement. Or, tous ces gens, non seulement ne sont portés à
prétendre à l’originalité que par leur manque de connaissance, mais cette
prétention, en retour, les rend incapables de se procurer la première
condition : la connaissance du savoir donné » (Ueber die Einrichtung einer
kritischen Zeitschrift, XX, 4o). « C’est de l’autorité que nous devons partir,
c’est-à-dire de la croyance qu’à cause de leur renommée — comme d'autres à
cause de leur considération dans un État — Platon et Aristote, même si nous
ne les comprenons pas (c’est-à-dire si nous trouvons mauvais ce qu’ils ont
dit, nos pensées étant maintenant on opposition avec les leurs) — Platon et
Aristote méritent plus de confiance que nos pensées » (à Niethammer, 22
janvier 1808, Corr., I, p. 191).
X02. System, § 237; Zus., VIII, 447-
III

« Ce vieux mot d’athéisme... »

La Représentation est l’élément de droit de la Religion, de la


même façon que l’intuition et l’image forment celui de l’Art1.
Même la Religion manifeste (offenbare), puisqu’elle est vécue
aussi comme révélée (geoffenbart) garde en elle un noyau de «
représenté ».

« Dans la mesure où elle est religion révélée, en ce sens qu’elle a été


donnée à l’homme et est advenue de l’extérieur, elle est religion positive... Ce
côté est également nécessaire dans la Religion manifeste... Là où survient
l’historique, l’extérieurement apparaissant, il y a aussi du positif, du
contingent qui peut être ou n’être pas. Et cela même dans la Religion. En
raison de l’extériorité et du phénomène qui, par là, est posé, du positif est
toujours présent 2. »

Ce positif, dont la Religion ne se dépouillera jamais, falsifie le


contenu qui s’annonce en elle. De son fait, la Religion demeure
une instance exprimante : elle présente ce qu’il faudrait laisser se
dire, — et, sur cette pente, glisse vite dans la superstition, la
croyance aux miracles... Et pourtant le Religion est un «
témoignage de l’Esprit » indispensable, car « on ne doit pas
exiger que la vérité soit produite philosophiquement, chez tous
les hommes3 ». La Religion est même à la philosophie ce que le
Jugement kantien est à l’Entendement : elle rapporte la compré-
hension du sens à l’image et à l’exemple. Et il n’y a rien là de
blâmable.

« Si nous partons de pures déterminations de pensée, et non de la


représentation, il peut arriver que l’esprit n’en soit pas satisfait,
124 La patience du Concept

ne s’y sente pas à l’aise et demande ce que peut bien signifier cette pure
détermination. Soit les déterminations “ unité du subjectif et de l’objectif
”, “ unité du réel et de l’idéal ”; on peut bien comprendre et savoir ce que
sont, chacun pour soi, “ unité ”, “ objectif ”, “ subjectif ”, etc., et, pourtant,
on peut bien dire que nous ne comprenons pas cette détermination. Dans
ce cas, la “ signification ” est l’opposée de la manière dont nous
l’envisagions tout à l’heure. Ce qu’on exige, maintenant, c’est une
représentation de la détermination- de-pensée, un exemple pour le
contenu qui n’a d’abord été donné qu’en pensée. Si nous trouvons un
contenu de pensée difficile, la difficulté vient de ce que nous n’en avons
pas de représentation; c’est par l’exemple qu’il se clarifie et que l’esprit se
rend ainsi présent dans ce contenu 4. »
Est-ce là seulement la marque de la limitation de l’esprit fini?
Il ne le semble pas, d’après la suite du texte. Ce serait surtout la
marque d’un esprit pédant et futile que de se contenter de la «
simple pensée » ou de la « simple signification », d’affirmer, par
exemple, que « Dieu est Esprit », alors que l’Esprit — sans
guillemets—est justement l’abolition de cette « simple
signification », mouvement d’apparaître et de se donner
l’objectivité 6.
Il serait donc bien hâtif de prendre pour un défaut de la forme
religieuse ce qui, en elle, est exigence de complétude. La Religion
n’est pas seulement un supplément à l’usage des ignorants. On ne
comprendrait pas la nature de l’Idée divine, si l’on en restait à la
définition sans doute littéralement correcte de ce qu’est « Dieu »
(« division d’avec soi et récupération de soi ») sans que cette
indication soit développée, c’est-à-dire vécue par une conscience
religieuse. Le culte le plus naïf vaut mieux, ici, que la théologie la
plus savante, et Hegel oppose souvent la nébulosité de la
théologie de son temps à la vérité que recèle la ferveur °. Les
théologiens peuvent bien se payer de prédicats à majuscules (la
Vérité, l’Éternel, l’Ürnté- essentielle) ces paroles restent des
paroles tant qu’elles ne sont pas entrées « dans l’élément de la
conscience et de la représentation 7 ».
« Cette Idée est bien la vérité absolue, celle-ci est pour la pensée; mais,
pour le sujet, l’Idée ne doit pas être seulement vérité; le sujet doit avoir
aussi la certitude de l’Idée, à savoir la certitude qui est le propre de ce
sujet comme tel, sujet fini, empiriquement concret, sensible 8. »
Toutefois, si nécessaire que soit cette actualisation de Dieu, il
n’est pas moins vrai qu’elle nous fait passer de
« Ce vieux mot d'athéisme... »

l’au-delà des théologiens à un contenu donné objectivement, et «


seulement objectivement » à la conscience : c’est comme si
l’abstraction théologique ne s’effaçait qu’au prix du contresens
commis par la conscience religieuse. Car c’est bien un contresens
que suggèrent certaines des phrases qu’on vient de citer. « L’Idée
doit entrer dans l’élément de la représentation », « le sujet doit
avoir la certitude »... : on se résigne par là à la présence du sujet
fini et on accorde que l’Idée doit satisfaire à ses exigences; on
reprend donc à son compte la description fausse qu’a répandue la
Représentation. Celle-ci est faite pour détourner de poser la
question : pourquoi invoquer soudain les droits d’un sujet fini?
d’où surgit celui-ci? quel est son statut? Cette question n’est
posée que si la présence du sujet fini est regardée comme le signe
de l’incomplétude de l’Idée divine. Incomplétude autre que celle
du stade théologique : la signification, maintenant, se manifeste
bien, mais cette manifestation prend l’allure d’un spectacle.
L’abstraction qui persiste alors ne vient pas de ce que le contenu
est trop élevé pour la conscience imaginative, mais du fait qu’une
conscience finie considère la Religion comme un moyen d'accéder
à Dieu. Or, les phrases qu’on vient de citer dissimulent cette
illusion et suggèrent que « l’entrée dans l’élément de la
Représentation » est une concession indispensable faite à
l’irréductible naïveté d’un « sujet fini » non moins irréductible.
On admet donc la présence de ce sujet, abaissé ou glorifié, et l’on
ne songe pas à poser la question : d’où vient la nécessité de passer
par un moindre savoir? pourquoi compter avec une « doxa »? Les
dogmatiques évitent ces questions parce qu’ils s’accommodent de
l’idée d’un obstacle naturel au Savoir, — obstacle que notre
nature opposerait à l’irruption de la lumière naturelle en elle.
C’est même peu de dire qu’ils s’en accommodent, ils l’exigent.
L’opacité de ma nature resurgit toujours à point nommé pour
rendre compte de l’obscurcissement en moi de la lumière
naturelle. Sans cette explication toujours assurée, c’est la notion
même de « lumière naturelle » — « faculté ... qui n’aperçoit jamais
aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit » [Principes, I,
3o) qui serait menacée. Le recours aux préjugés du sujet fini est
la contrepartie de l’absence d’inquiétude quant à la véracité
originaire : pourquoi irait-on mettre à l’épreuve la signification «
vérité », s’il suffit de précautions psychologiques pour « entrer
dans le Vrai »? C’est pourquoi la Méthode dogmatique
ia6 La patience du Concept

prend la forme d’un passage de l’ignorance à la Science. Ceux qui


« veulent aborder la science », écrit Descartes, semblent souvent
agir « comme un homme qui, du pied d’un édifice, voudrait
s’élancer d’un saut jusqu’au faîte, soit en dédaignant l’escalier
destiné à cet usage, soit en ne l’apercevant pas » (Règle V). Un
homme au pied d’un édifice : l’image signifie que le plan de la
conscience naturelle, du sujet fini, est tenu pour acquis. On le
dépassera, mais sans le remettre en question. On extirpera bien
les illusions de la conscience naïve, mais sans dénoncer cette
conscience naïve elle-même comme illusoire. C’est ce « sujet fini »,
apparente figure stable, qui devient maintenant le symptôme de
l’abstraction du contenu et du fait que le Savoir est encore à
naître. En nous posant d’emblée comme « sujet fini », nous
parlons comme si le contenu était dans l’ombre, attendant d’être
dévoilé, tel « l’ensemble de toutes les choses à connaître » auquel
la Méthode devra me conduire. Mais si, tout simplement, la
Science n’était pas née? Si l’apparente occultation du Savoir était
tout simplement Non-savoir? S’il fallait imputer à la lenteur ou au
retard de l’explicitation des significations ce qu’on attribue à
l’étourderie ou à une fixation à l’enfance? Si la doxa est possible,
c’est peut-être seulement la preuve que l’épistémè n’est encore
nulle part réalisée. Et c’est à ce stade que la nécessité pour l’Idée,
enfouie jusqu’ici dans son en-soi, de s’opposer à elle-même (de se
manifester) est comprise comme la nécessité que l’Idée se rende
accessible à une conscience — qui n’est, en réalité, qu’un des
pôles de cette opposition. Comme le sujet représentatif n’a pas
pris conscience (et comment le pourrait-il?) que l’Idée, dans le
parcours de son cycle, en est à l’étape de sa finitisation, il
s’imagine qu’elle a des comptes à lui rendre, à lui, sujet fini, qui
n’en est qu’un moment. Dès lors, on entrevoit comment l’attitude
religieuse est mitoyenne du Savoir classique, dans le réseau des
illusions représentatives.

Passons au récit véritable, épuré de l’ambiguïté repré-


sentative.

« La Religion est aussi conscience ; elle a donc en elle la conscience


finie, niais supprimée en tant que finie. C’est lorsque l’Esprit se divise en
soi-même qu’advient la Finitude; mais cette conscience finie est moment
de l’Esprit même, c’est lui-même qui est division
« Ce vieux mot d’athéisme... »
12
de soi, détermination de soi, c’est-à-dire position de soi comme conscience
finie ®. »

Le malentendu religieux est-il maintenant dissipé? Il y aurait


l’illusion de la conscience religieuse, puis, lui succédant, la
vérité donnée par le Savoir... Mais cette description est encore
superficielle : elle ne rend pas compte du fait que l’illusion est
nécessairement inscrite dans l’avènement de cette vérité. Hegel
continue :

« ... Mais, dès lors, l’Esprit n’est médié que par la conscience ou
l’Esprit fini, de sorte qu’il doit se finitiser afin de devenir savoir de
lui-même par cette finitisation. Ainsi la Religion est le savoir de soi de
l’Esprit divin par la médiation de l’Esprit fini. »

Or, il semble que cette finitisation risque d’être assez


profonde pour briser le cours du mouvement dont elle n’est
qu’une phase et obscurcir longtemps la nature du processus.
Parler d’un « risque » est d’ailleurs inexact : il semblerait que
l’avatar religieux fût un accident évitable dans le parcours de
l’Esprit. Il n’en va pas ainsi.

« En tant que la Religion est la première manifestation de Dieu, non


médiée (il ne faut pas seulement dire) que la forme de la Représentation
et de la pensée finie réfléchissante peut être celle que Dieu emprunte
pour se donner l’existence dans la conscience; mais cette forme doit aussi
être celle sous laquelle II apparaît, car elle seule est compréhensible pour
la conscience religieuse10. »

L’équivoque religieuse est donc légitimée à l’intérieur du


procès de l’Esprit. D’un côté, la Religion dit l’histoire de l’Esprit
qui devient effectivement pour soi le « Pour-soi » par lequel il ne
se définissait jusqu’ici qu’abstraitement et en paroles; elle est le
récit du « s’apparaître-à-soi-même » (Sich-erscheinen) qu’est
l’Esprit. D’un autre côté, le récitant continue de se croire hors du
jeu, commentateur d’un spectacle dont il ne sait pas que le
commentaire fait partie. Ce Sich-Erscheinen advient donc sous
la forme d’un Erscheinen, et la Manifestation, au lieu de faire
éclater la partialité du point de vue phénoménologique, demeure
une des figures de la phénoménologie n. Ainsi la Religion oscille
sans fin entre YOffenbarung et YErschei- nung, entre la
conscience que l’Esprit prend de soi et l’enrayement de cette
prise de conscience qui est alors vécue comme un spectacle de
plus offert à la conscience finie. La méprise appartient donc au
développement
128 La patience du Concept

même, la mystification au procès de démystification. C’est


immanquablement que la Manifestation effective, en mettant fin
à l’abstraction initiale de l’Esprit, s’infléchit en une
représentation de ce qui est alors censé se donner au regard. Tout
se passe comme si l’épisode de la Division d’avec soi produisait
un tel traumatisme que le cycle tout entier, bien qu’on soit sur le
point de le reconnaître intégralement comme tel, n’avait
désormais de sens que par rapport au sujet fini que la Division a
provisoirement fait surgir. Dans ces conditions, le christianisme
dit bien la vérité, puisque le contenu du divin, pour la première
fois, s’identifie à son développement (du moins « pour nous »).
Mais cette vérité, les chrétiens la profèrent mensongèrement : ce
qui est éclaircissement de la signification « Dieu », ils le
comprennent comme l’adjonction d’une forme accidentellement
surajoutée à son (ancien) contenu; ce qui est dissipation de
l’abstraction théologique, ils le vivent comme une faveur
pédagogique que Dieu le Père leur aurait faite en leur déléguant
son Fils. Dernière victoire de la Représentation, la plus subtile :
représenter cela même qui la dénonce comme falsifiante, nous
faire vivre spectaculairement ce dont le sens est de dire la vanité
de tout spectacle. Tel le révolutionnaire en chambre qui se
contente de dire la nécessité et l’imminence de la révolution tout
en s’accommodant quotidiennement du vieux monde, l’homme
religieux dit ce qu’est le Savoir dans le langage dont le Savoir
n’est que la récusation.
Ce paradoxe laisse insensibles les pensées représentatives :
qu’on doive faire sa place à un « sujet fini », ce point de départ
semble aussi incontestable à la piété naïve qu’à YAufklârung;
là-dessus, toutes deux font « cause commune 12 ». Et si la Religion
suspecte ou accuse d’athéisme le philosophe spéculatif, c’est
justement parce qu’elle est égarée par ce préjugé. Incapable d’en
prendre conscience, incapable de s’en évader, elle va tout
naturellement taxer d athéisme ce qu’elle est impuissante à
comprendre (au reste, 1’ « athéisme » a-t-il jamais eu de sens que
pour ces interprétations mutilatrices du mot 0e6ç qu’on appelle
religions?). « La piété singulière de notre temps » a si bien associé
à la représentation « Dieu » la fiction d’une essence
extra-mondaine qu’elle « remet en circulation ce vieux mot
d’athéisme, déjà presque oublié 13 ». Le nom même de « Dieu » est
devenu l’indice d’une telle extériorité du divin à nous que
l’identification du Savoir que Dieu prend de Lui à travers
l’homme et du savoir
« Ce vieux mot d'athéisme... » 129

que l’homme a de Dieu passe pour une déification scandaleuse de


l’homme; le philosophe est donc tenu pour blasphémateur par
celui qui ne saurait penser l’Absolu autrement que sous la forme
d’un objet-représenté. Ces âmes pieuses inaugurent la légende de
1’ « humanisme » hégélien. Hegel juge l’accusation dérisoire,
mais il remercie Gôschel d’avoir contribué à en montrer
l’inanité. Des commentateurs de Hegel se demanderont, il est
vrai, si, dans cette recension des Aphorismes de Gôschel, Hegel
n’amorce pas un virage conformiste du côté de la transcendance
chrétienne, — comme si Hegel s’était jamais soucié de prendre
parti en des querelles dont il montre la vanité. Mais il est si
difficile de renoncer au langage de la Représentation qu’on est
tenté de le prêter à celui-là même qui, inlassablement, le met en
accusation... Qu’on en juge par le contresens qu’avaient commis
les théologiens que Gôschel avait cru bon de reprendre.
Ils s’indignent de ce que la spéculation ose unifier le Savoir
de Dieu (Gottes Wissen) et l’être de Dieu (Gottes Sein), —■ et la
spéculation, il est vrai, ne dit rien d’autre 14. Mais eux traduisent
: le savoir que nous prenons de Dieu (Gott wissen) équivaut à
l’être de Dieu (Gottes Sein). D’où l’on n’a pas de mal à conclure
que connaître Dieu (Gott wissen), c’est être Dieu (Gott sein).
Contresens inouï, mais révélateur. On se scandalise que le Moi
connaissant soit subrepticement identifié à Dieu. Mais ce Moi
connaissant, quel est-il? Quelle est cette instance qu’on admet
comme allant de soi? Une égoïté immuable. Qui le pose?
L’Entendement. Or l’expression Gottes Wissen — le Savoir que
Dieu, en sa créature et par sa création, prend de Lui — indique
justement que l’indépendance de cette instance finie est
désormais abolie. Ceux qui prétendent que Hegel divinise
l’homme, c’est qu’ils ont donc maintenu inconsciemmeht le
privilège du Moi fini et gardé à l’homme une place fixe et
positive; leur grief est la preuve qu’ils n’ont pas réfléchi sur ce
que pouvait être le rapport au divin ou encore qu’ils n’ont pas
conscience que la façon qu’ils ont d’imaginer ce rapport n’est pas
la seule façon de le dire. Dans leur langage, c’est nécessairement
une relation entre deux termes pour toujours étrangers. Mais,
comme ils ne savent pas qu’il s’agit là d’une convention

H re à leur discours, comme ils ne savent même pas


s ont opté en secret pour un certain champ discursif,
l’annulation de la distance entre les deux significations
prend forcément pour eux le sens d’un coup d’audace,
i 3o La patience du Concept

d’une identification des deux termes : Moi fini (subsistant en tant


que fini) == Dieu (subsistant en tant que séparé). Voici donc la
pensée spéculative devenue fanfaronnade impie. Remarquons en
passant qu’on la tiendra pour « mystification idéaliste » ou pour «
panthéisme » au prix de la même méconnaissance de sa
dimension : de tous côtés, on attend d’elle qu’elle nous renseigne
sur Dieu ou sur le monde; de tous côtés, les « renseignements »
qu’elle donne semblent facétieux, et on n’a plus que le choix du
mot en « isme » dont on l’accablera... Revenons aux théologiens.
On voit bien qu’ils s’interdisent de comprendre la formule : «
Dieu se sait en lui-même dans la mesure où II se sait en moi, son
Autre. » Cette proposition annule bien mon altérité par rapport à
Dieu, mais ne signifie pas que, magiquement, « je » serais devenu
« Dieu ». Il faut écarter les significations bien connues dont on
usait jusqu’ici et les placer entre guillemets. Le Dieu dont on
parle maintenant n’est plus l’essence lointaine que désignait le «
Dieu » de tout à l’heure, il n’en est pas même une nouvelle
version; le Moi ou l’Homme dont on écrit maintenant le nom n’est
plus qu’bomonyme à l’être fini que la Représentation entend par
ces mots. Ce n’est pas le Dieu transcendant qui, inaltérablement
identique à soi, deviendrait en outre soi-même en se
reconnaissant en son Autre; ce n’est plus le même Autre, non
plus, qui se reconnaît comme moment dans le Savoir-de-Dieu. Ces
devenirs ont fait s’effondrer les sujets qui semblent en être les
porteurs. Entre-temps, le philosophe a renoncé à la répartition
arbitraire des contenus qu’imposait la géographie repré-
sentative. Mais la Représentation, insouciante de cette mutation,
continue d’interpréter anachroniquement, dans l’ancien langage,
le discours qui en démontre l’impropriété.
Il n’en reste pas moins, pourrait-on objecter, que Dieu n’a plus
d’Autre face à Lui. La Différence ne gardait de sens que le temps
pour Lui de se reconnaître en cet Autre prétendu, mais elle
s’abolit, une fois cette reconnaissance accomplie. En définitive,
l’Identité l’emporte.
— Cette objection ne tient toujours pas compte de la
déhiscence des significations, qui est constitutive de l’Esprit. Le «
moi fini » est Autre, bien sûr, dans la mesure où Dieu doit s'y
reconnaître; mais, à la faveur de cette reconnaissance qui est
aussi explicitation, ce « moi » devient moment du divin et perd
alors l’indépendance apparente que lui valait sa finitude.
L’objection comprend donc comme une opération ontologique («■
opération »
« Ce pieux mot d’athéisme... » I3I

au sens bancaire) ce qui n’est que réexamen des significations


initiales. Loin de se dépouiller de son être fini pour être
enveloppé dans Y être infini, l’ex-« moi fini », cessant de se
prendre ontiquement au sérieux, comprend enfin son « être »
comme un rôle qu’il peut renoncer à jouer. Et s’il s’avisait,
donnant raison aux théologiens, de tirer gloire d’être devenu
Dieu, d’avoir réussi là où échouait la grenouille, ce serait la
preuve que cet incurable « sujet fini » croit tirer avantage de ce
qui, en réalité, le déboute de ses droits; une fois de plus, il ne
comprendrait pas ce qu’il vit. Qu’on n’imagine pas ici quelque
fusion mystique ou un Dieu dévorateur; ce serait persister dans
l’attitude religieuse — au pire sens du mot —, imaginer ce qu’il
faut penser. C’est pourquoi Hegel répète que seul notre
attachement au Fini nous porte à accuser, le plus souvent
faussement, une philosophie de panthéisme, quand il n’est pas le
seul responsable du panthéisme.
« Jacobi était très éloigné du panthéisme, mais il y a du panthéisme
dans cette expression : “ Dieu est l’Être en toute existence. ” Or, dans la
Science, seul importe ce qui est exprimé, et non ce qu’on pense dans sa
tête. Parménide dit : “ VÊtre est tout, ” A. première vue, c’est la même
chose et c’est aussi du panthéisme; pourtant, cette pensée est plus pure
que celle de Jacobi et n’est pas panthéisme. Car il dit expressément que
seul l’Être est et que toute limite, toute réalité, tout mode d’existence
(Existenz) tombe dans le Non-être; car rien de cela n’est, mais il y a
seulement l’Être. Ainsi, chez Parménide, ce qui signifie Dasein n’est plus
présent. Au contraire, pour Jacobi, le Dasein vaut comme affirmatif, bien
qu’il soit fini; de la sorte, il est l’affirmation dans l’existence finie. Spinoza
dit : ce qui est, est la Substance absolue; l’Antre, ce sont seulement les
modes, et il ne leur assigne aucune affirmation, aucune réalité. Même de
la Substance spinoziste, on ne peut donc dire qu’elle soit aussi
panthéistique que cette expression (de Jacobi), car, pour Spinoza, les
choses singulières demeurent quelque chose d’aussi peu affirmatif que le
Dasein chez Parménide...16. »
De panthéisme, de surestimation du Fini comme tel, comment
pourrait-il être question ici? Veut-on le marquer avec plus de
force, et faire revenir la conscience représentative de son
égarement? En recourant à une expression elle-même
représentative10, on dira que « l’homme est en Dieu » pour éviter
de laisser croire qu’il « est Dieu ». Prise à la lettre, cette formule
est encore inexacte : elle semble préserver le statut
d’indépendance de 1’ « homme ». Mais elle prévient au moins le
grief aberrant de panthéisme. Que les théologiens se rassurent
donc : « Connaître Dieu,
i3a La patience du Concept

ce n’est pas être Dieu, mais avoir Dieu. » On traduira ainsi à leur
usage le mouvement spéculatif auquel ils n’ont rien compris.

Le R. P. Niel cite ce texte sur Gôschel, dans son Introduction à


sa traduction des Preuves, mais se refuse, pourtant à suivre
Lasson et Haering, et à « laver (Hegel) de tout reproche de
panthéisme 17 ». En définitive, écrit-il, « la présence de la
différence au sein de l’unité, présence nécessaire pour que se
réalise la totalité harmonieuse, est purement illusoire ». Et on ne
peut que lui donner raison, à la lettre : oui, la différence est
éphémère, oui,
« Dieu » et son « Autre » finissent par coïncider. Tout cela est
indiscutable et l’on s’en tiendra là si l’on comprend le discours
hégélien comme la relation d’une épopée théolo- gique, si l’on ne
consent pas à lire simplement les textes comme la critique des «
représentations » traditionnelles qui y sont mentionnées, bref, si
l’on ne songe pas à placer les guillemets où il convient. Il ne reste
plus alors, de la recension de Gôschel, qu’une médiocre
concession faite au christianisme orthodoxe par un panthéiste à
peine camouflé. Tel est le danger auquel s’exposent les inter-
prétations de Hegel qu’oriente une option confessionnelle ou
politique. Non qu’on préjuge de la philosophie de l’auteur. C’est
bien plus grave : on le juge comme métaphysicien et on lui pose
des questions de métaphysique. On ne manque alors jamais de
textes pour constituer le dossier d’un « Hegel panthéiste » ou d’un
« Hegel humaniste »; il est toujours possible de décomposer en
ambiguïtés ou en équivoques le mouvement des significations
libérées (la fimtisation est-elle illusoire? la Unitisation est-elle un
moment nécessaire et « vrai »?) et, pour finir, de faire trancher
l’auteur en accordant la préférence à un groupe de textes. C’est
qu’on suppose que Hegel a joué le jeu et qu’il a donné à son tour
une description qu’il croyait exacte d’entités avec lesquelles son
lecteur et lui auraient déjà « fait connaissance » (Bekanntschaft).
Or YErkentnis hégélienne est la destruction de cette Bekan-
ntschaft. De la sorte, l’appréciation des textes étant ancrée sur
des contenus ou des points de vue que ces textes ont pour objet de
déraciner, le contresens est immanquable à courte échéance : on
ne dégage le « sens » de l’entreprise qu’en prenant expressément
le contre-pied de l’auteur. —* Ainsi, Hegel écrit dans les Preuves :
« Le plus explicite
« Ce vieux mot d’athéisme... » i33

dans cette révélation est que ce n’est pas la soi-disant raison


humaine et sa limite qui connaît Dieu, mais l’Esprit de Dieu dans
l’homme 18. » On conviendra qu’il est gênant de résumer comme
suit le sens de l’ouvrage : « Dès lors, la vérité de notre rapport
avec l’Absolu consiste dans la reconstruction que nous en
opérons. L’affirmation de l’Absolu se résout dans l’affirmation
d’une certaine forme d’unification de l’univers opérée par la
raison humaine » (c’est nous qui soulignons). On entrevoyait tout
à l’heure le blocage qui, selon Hegel, advient, avec le
christianisme, de l’Offenbarung en Représentation. On mesure, à
lire certains commentaires, la puissance de ce blocage. Toutes
les fois qu’on entreprend de localiser Hegel parmi les théologies
ou les philosophies théologiques, on manque nécessairement, du
fait même de cette tentative, sa conceptualisation du
christianisme. Panthéisme, athéisme, sentiment de la
transcendance, tous ces diagnostics ont en commun ceci, qu’ils
partent du Dieu familier à la conscience religieuse et
sous-entendent qu’un philosophe qui ne fait pas profession
d’athéisme ne saurait parler du divin qu’en ajustant tant bien
que mal à ses concepts la vieille connivence que les religions ont
instituée avec « Dieu » sans que, pour l’essentiel, rien ne bouge
dans cette représentation. On présuppose donc que toute
philosophie de la Religion se règle nécessairement sur la
représentation religieuse de Dieu. Et il est fâcheux qu’on le
présuppose 19, car c’est refuser a priori que la représentation que
l’homme religieux se fait de Dieu puisse elle-même être incluse
dans le Savoir-de-soi de Dieu. Or, à quoi bon lire un philosophe,
si Ton refuse a priori d’entrer dans son jeu? Il faut donc cesser de
vouloir situer Hegel entre panthéisme et christianisme ou de
proclamer que ce « théologien » était un humaniste sans le
savoir. Mieux vaut se demander d’où vient la force de l’idéologie
« trop humaine », sécrétée notamment par le christianisme
d’Église, pour qu’on évite si difficilement de mesurer le Savoir de
la Religion aux représentations religieuses ou théologiques
traditionnelles. D’où vient que le « destin » de l’Église soit de
méconnaître le contenu du christianisme?

Le chrétien situe la vie du Christ dans la seule dimension de


l’histoire contingente; il enracine la religion qu’il
134 La patience du Concept

pratique dans l’enseignement de Jésus. Indices, pour Hegel, que


le « côté humain » du christianisme l’emporte sur son contenu 20.
Si la conscience chrétienne accorde d’office cette autonomie à 1’ «
histoire extérieure » et à renseignement des Évangiles, c’est
qu’elle â déjà spontanément, mais arbitrairement, scindé deux
côtés : Dieu, objet du dogme — et son histoire, « le sol de la pensée
universelle — et la particularisation, le développement ».
UAufklârung et les philosophies dites « rationalistes » de la
Religion accentuèrent cette séparation : Kant et Fichte assimilent
d’emblée l’historicité de la Religion à l’histoire du fils du
charpentier; eux aussi ne voient dans l’élément historique que
l’histoire d’un individu (die Geschichte eines Einzelnen). Et le
jeune Hegel lui-même ne décidait-il pas du « destin » du
christianisme seulement à partir de la vie ët de la doctrine de
Jésus? A-t-on le droit, demande maintenant Hegel, de juger de la
Religion et surtout de l’historicité chrétienne par la seule «
histoire extérieure »? Autant juger du tableau par le cadre.
« La Vérité absolue elle-même, en apparaissant, entra dans une
figuration temporelle avec les conditions, les liaisons et les circonstances
extérieures de celle-ci. Dès lors, elle se trouve déjà entourée d’elle-même
de multiples conditions locales, historiques et de toute une matière
positive. Puisqu’elle est la Vérité, elle doit apparaître et avoir apparu ;
cette manifestation appartient à sa nature éternelle elle-même; elle est si
inséparable d’elle qu’en l’en séparant, on la nierait, on rabaisserait son
contenu à une abstraction vide. Mais il faut bien distinguer de l’Apparition
éternelle, qui est inhérente à l’essence de la Vérité, le côté du séjour
momentané, local, extérieur afin de ne pas confondre le Fini avec l’Infini,
l’indifférent avec le substantiel. De ce côté, un nouvel espace est offert à
l’Entendement, où il va déployer ses efforts et augmenter l’étoffe finie; en
s’attachant à ce séjour, il trouve l’occasion immédiate d’élever les singu-
larités de celui-ci à la dignité du divin véritable, le cadre à la dignité de
l’œuvre d’art qu'il enserre, afin de pouvoir exiger pour l’histoire finie, les
événements, les circonstances, les représentations, les commandements,
etc. le même respect et la même foi que pour ce qui est être absolu, histoire
éternelle ai. »
Des écrits de jeunesse à la Philosophie de la religion, la
doctrine des Évangiles, si elle est jugée plus sereinement, est
surtout remise à sa juste place : ensemble d’indications parfois
équivoques qui ne sauraient faire préjuger de la signification du
christianisme. Un exemple suffit à montrer l’ampleur de ce
retournement : le commentaire, aux deux époques, du précepte
évangélique « Aime ton prochain
« Ce vieux mot d'athéisme... » 135
comme toi-même ». À Francfort et à Berlin, c’est en apparence la
même leçon. Jésus n’a pas voulu dire : « Aime aussi ton prochain
», mais : abandonne pour lui les rapports d’existence
(Lebensverhültnisse), tourne le dos aux fins particulières, que
l’Amour devienne ton unique fin. Mais, bien que l’interprétation
reste semblable, le précepte prend une portée toute différente.
L'Esprit du christianisme oppose le commandement d’Amour à 1’
« abstraction » : l’Amour supprime la séparation entre l’Universel
abstrait (le devoir-être) et la particularité, « il n’est pas unité du
Concept, mais unité-spirituelle 22 ». Dans la Philosophie de la
religion, l’Amour n’est plus, au contraire, qu’une figuration
abstraitement approximative du Règne de Dieu. On retrouve bien
la même défiance envers l’Idéal et le « devoir-être » utopique,
mais Y abstraction est définie autrement et inclut maintenant le «
concept » de jadis. « Aime ton prochain comme toi-même », « On
vous a dit... et moi, je vous dis... », brisez les liens terrestres pour
accéder au royaume des cieux : on aurait bien tort de voir en ces
beaux élans l’essentiel du message chrétien. Il s’agissait
seulement d’instructions polémiques, d’éléments de la pédagogie
représentative. Par ces injonctions, Jésus entendait seulement
ébranler le pharisaïsme judaïque. Et c’est pour leur avoir donné
trop d’importance que le jeune Hegel, constatant l’échec de cette
(apparente) révolte, en concluait que le christianisme était
incapable de s’accommoder des relations d’existence effectives.
Ce n’est pas la question. Et il n’y a plus rien là de scandaleux, si
l’on accorde que l’Évangile n’était qu’une propé- deutique naïve :
le christianisme ne semble avoir échoué

?Sprache der Begeisterung) » qui promettait « une trans-


ue si l’on prend à la lettre la « langue de l’exaltation

plantation immédiate dans la vérité 23 ». C’était faire trop


de crédit à l’idéologie du christianisme naissant que de
dénoncer le christianisme comme une religion qui manque
la réconciliation. C’était aussi se faire une idée non
conceptuelle de cette réconciliation. Bref, la distance
manquait alors à Hegel pour voir en l’histoire chrétienne
tout autre chose qu’une suite d’événements centrés sur
la vie d’un homme, les paroles qu’il avait proférées, l’espoir
qu’il avait soulevé, puis déçu. Peu importe cela : ce
n’est que l’anecdote greffée sur la Révélation, « l’histoire
extérieure du Christ telle que la connaît aussi la non-
foi (der Unglaube), à la manière dont nous connaissons
l’histoire de Socrate 24 ». Cette histoire s'achève sur la
i36 La patience du Concept

mort du Christ. Or, c’est là que, spéculativement, tout commence.


« Avec la mort du Christ commence le renversement de la conscience
(Umkehrung des Bewusstsseins) : celle-ci pivote autour de ce point
central. La façon qu’on a de comprendre (cette mort) atteste la différence
entre la compréhension extérieure et la Foi, c’est-à-dire la contemplation
au moyen de l’Esprit... car la Foi est essentiellement la conscience de la
vérité absolue, de ce que Dieu est en-soi et pour-soi. Or, ce que Dieu est
en-soi et pour-soi, on l’a vu, c’est la Trinité, ce parcours de vie
(Lebensverlauf) où l’Universel s’oppose à lui-même et demeure
identique à soi2B. »
Pourquoi la mort de Jésus est-elle devenue « la pierre de
touche où s’éprouve la Foi »? On le comprend mieux, si l’on
distingue de la compréhension spéculative les deux sortes de
compréhensions non spéculatives possibles qui la jouxtent.
Première interprétation : l’interprétation catholique. « Il peut
y avoir aussi un point de vue où l’on s’en tient au Fils et à son
apparition 26. » Christ a été ravi au monde en tant que cet
homme-ci: d’où le regret de sa présence sensible et la vénération
de l’hostie. Culte des reliques, pèlerinages, tout est bon pour
retrouver quelque chose de l’ancienne présence. C’est ce mirage
qui conduisit les Croisés jusqu’au Saint-Sépulcre, cette
superstition qui porte certains missionnaires à prendre au
sérieux les vertus que prêtent aux ossements les sauvages qu’ils
évangélisent 27. L’ Esprit du christianisme voyait dans ce recours
obstiné au « positif » la contrepartie nécessaire de l’abstraction
de la vie chrétienne : il fallait bien qu’un lien quelconque réunît
une communauté que rien ne cimentait. Hegel prend soin
maintenant de distinguer de la « communauté spirituelle » cette
communauté avide de présence immédiate.
Seconde interprétation possible : nous l’appellerons «
abstraite ». En mourant au sensible, Dieu aurait épuré l’idée que
nous devons nous faire de sa présence. Et cette leçon semble
même se dégager de certains passages du « Règne du Fils », dans
la Philosophie de la religion. Avec la disparition de la singularité
immédiate, se dissipe la seconde abstraction de Dieu, «
l’abstraction de l’humanité » : « Maintenant, cette humanité — qui
est un moment même de la vie divine ■— est déterminée comme
quelque chose qui n’appartient pas à Dieu 28, » Mais cette
renonciation à l’abstraction est encore abstraite et, quelques
pages plus
« Ce vieux mot d'athéisme... » 137

bas, Hegel revient sur cette première approximation : Dieu, en


s’unissant au monde, a montré que « l’humain justement n’est pas
pour lui quelque chose d’étranger, mais que cet être-autre, cette
différenciation, la Finitude est un moment en Lui-même — un
moment, il est vrai, disparaissant 29 ». Dieu n’avait pas pour
dessein de nous rendre conscients de la distance où nous sommes
de Lui; le divin ne s’est pas plus retiré du monde par dédain qu’il
n’y avait fait une apparition par caprice. Au reste, ce dédain
ferait trop d’honneur au Fini, au « mondain », en le posant au
moins comme étranger à Dieu. Or, dire que Dieu « se révèle »,
c’est dire que l’être-autre, le Fini n’est pas en dehors de Dieu. Non
qu’il s’engloutisse en Lui, mais « en tant qu’être-autre, il
n’empêche pas l’unité avec Dieu 30 »; non que les choses changent
de place, mais les mots changent de sens. Le chrétien a sans doute
du mal à concevoir cela, tant qu’il attache à l’Incarnation plus
d’importance qu’au Golgotha, tant que le surgissement de la «
différence fermement établie (festgehaltene Unters- chied) »
l’emporte sur son éclatement. Pourtant, c’est au moment où la
différence (Dieu et le monde) se dénoue en différenciation que
culmine V Offenbarung : l’aliénation dans le Fini ne fut qu’un
éclair, le temps que le règne de la Finitude apparaisse comme une
figure que le divin suscite pour l’effacer aussitôt dans son sillage.
C’est donc la mort qui est révélatrice, et non l’Incarnation :
celle-ci, passage de Dieu au monde, consolide plutôt l’idée de la «
différence fermement établie », alors que la mort fait paraître
cette différence « instantanée ». On comprend alors que seule la
nécessité de cette monstration ait rendu possible l’illusion d’un
être-autre inaltérable, qui est au principe des deux
interprétations incorrectes de la vie et de la mort du Christ : c’est
la même erreur, en effet, qui nous fait comprendre l’Incarnation
comme la descente de Dieu dans le Fini ou comme la sanction de
l’incompatibilité de Dieu et du Fini, •— la même assurance têtue
que le mot Fini désigne quelque chose par rapport à quoi Dieu
devrait prendre position. S’il est vrai que Dieu « est chez lui dans
la Finitude » (bei sich in der Endlichkeit), n’entendons pas par là
qu’il aurait pris possession d’un territorium nouveau. Entendons
qu’il n’y avait territorium que pour notre naïveté et que Dieu
abolit la scène sur laquelle la Représentation croyait qu’il était
apparu à jamais. Dieu ne s’annexe pas plus le monde qu’il ne le
rejette loin de Lui : ces fresques mythologiques, que la
138 La patience du Concept

métaphysique classique traînait avec elle, dissimulent le sens du


récit. Dieu est la critique des significations mondaines — à
commencer par le mot « monde » — à partir desquelles et à
travers lesquelles nous avons appris à le viser. Dieu dit la
dérision d’un « monde-créé-subsistant » par rapport auquel II
resterait confiné dans le rôle anthropomorphique de Créateur.
Les concepts hégéliens en général ne disent rien d’autre que la
précarité des contenus que l’on croyait positifs. Philosophie de la
Religion, philosophie de la Nature, philosophie de l’Esprit, ces
titres ne désignent rien d’autre que la récusation de ces génitifs
confortables, mais abusifs, dont les savoirs positifs se font un
programme : science de Dieu, du monde, de l’homme, de Pâme 31.
A ces objets qui s’offraient à nous avec l’autorité du déjà là, le
discours spéculatif ne substitue pas d’autres objets. La
physiognomonie, par exemple, concentrait dans le visage la «
réalité- effective » de l’homme; en lui objectant que « l’être-vrai de
l’homme est bien plutôt son opération », Hegel n’a pas conscience
de déterrer l’essence enfouie au plus profond de l’homme. L’ «
opération » est simplement le nom qu’il donne à la remise en
question du fait qu’on puisse loger « l’être vrai de l’homme » dans
une donnée positive, quelle qu’elle soit. De même, Y Esprit n’est
pas une nature hors nature, la différence caractéristique de
l’animal raisonnable perché au sommet de la série des êtres, mais
l’éclatement des significations qui faisaient de la « Nature » une
représentation bien connue. La vérité qu’apporte le Concept n’est
jamais le dernier mot, mais l’inanité enfin reconnue hautement de
tous les « derniers mots » (liberté, praxis, matière...) qu’on pourra
prononcer. Le sens exact du « divin » hégélien est donc à la
mesure d’une annulation ontologique de la signification « monde
», et non d’une simple dévalorisation de cet étant « bien connu »
dont parlent théologiens et savants. La mort du Christ signifie
que le « monde créé », pris en soi, n’est rien, et non pas qu’il est
assez peu de chose (ce serait encore beaucoup trop) pour que
Dieu se compromette longtemps avec lui.
On mesure à ce seul trait la distance qui sépare la philosophie
spéculative de la philosophie classique et du parti qu’elle tirait
du Nouveau Testament. Les querelles théologiques du xvne siècle
sur le rôle de l’Incarnation deviennent des querelles
mythologiques. Qu’on se reporte, par exemple, à la polémique
d’Arnauld et de Malebranche. A Malebranche qui avait soutenu
que c’est de l’Incarnation seule que
« Ce vieux mot d’athéisme... » i3g

l’ouvrage créé tire une valeur, Arnauld comme Fénelon


objectaient que le monde était bon en tant que créé, et que
l’Incarnation aurait donc été superflue si Dieu n’avait eu que le
dessein de rendre l’ouvrage digne de Lui 32. Dans sa réponse,
Malebranche concédait que le monde créé possède en lui-même
une valeur et même un maximum de perfection, faute de quoi, il
n’y aurait pas entre Dieu et lui la commensurabilité minimum
qui rend possible l’Incarnation; mais il continuait à soutenir que
le dessein de l’Incarnation avait seul pu rendre possible la
Création. Cependant, la concession de Malebranche, pour Hegel,
était de trop, car le grief contre lequel il devait se défendre n’en
est plus un, désormais. Non seulement, le monde fini en tant que
tel n’a pas cette consistance que l’orthodoxie reprochait à
Malebranche d’avoir négligée, mais il faut dire que la Religion a
pour tâche de supprimer cette consistance apparente. Est-ce à
dire que Hegel irait plus loin que Malebranche dans la ligne de 1
ascétisme chrétien? Nullement. Ascétisme, c’est renonciation aux
prestiges de ce monde, donc attitude « mondaine ». Or, il ne s’agit
plus de savoir si Dieu a envoyé son Fils pour assurer le salut des
créatures ou pour glorifier son ouvrage créé, pour rehausser la
valeur du monde créé ou pour lui en donner une. Dès lors que la
mort du Christ signifie que la « mondanité » (ou, si l’on veut, 1’ «
étape mondaine ») est essentiellement éphémère, il ne s’agit plus
d’apprécier l’utilité de l’Incarnation ou d’en désigner le
bénéficiaire. Ce serait toujours ordonner l’Incarnation au «
mondain », la mesurer au « créé » comme à une unité fixe et
s’interdire, par là, de reconnaître dans le Différent la simple
marque d’une Différenciation.
On déterminerait donc mal le « Règne du Fils » en se
contentant de dire que le divin devient son Autre ou passe en lui.
Ces mots ont l’inconvénient de mettre l’accent sur
l’indépendance donnée au Différent qui « apparaît comme un
effectif extérieur, sans Dieu33 ». Le Fils symbolise alors la
création du Fini et l’être-autre est pensé irrévocablement comme
Fini subsistant, « monde créé » : toutes les dépréciations de ce
monde qui se greffent là-dessus (Malebranche) n’y changent rien.
Or la responsabilité de cette traduction incombe à l’esprit fini, «
pour autant que lui- même est, dans son existence, cette modalité
d’indépendance ». « En Dieu même », il en va autrement : ce qui
semblait être un étant indépendant n’est plus qu’un tournant du
sens. Un moment. A condition, précise Hegel,
i4o La patience du Concept

que ce mot n’induise pas la représentation d’un passage


instantané (augenblicklich) et ne nous fasse replacer ainsi
l’évanescence de l’étant dans la dimension de Vamnt et de Vaprès.
De même, on ne pourra recourir aux mots « étape », « épisode »
qu’en précisant qu’ils sont seulement des images. Sinon, on
continuerait d’imaginer temporelle- ment la suppression de
l’être-autre.
« Si nous disons que l’Àutre est un moment évanescent... l’instantané
du temps, avec un avant et un après, est facilement retenu pour nous,
encore et toujours (immer noch) dans ce momentané; or, il n’est ni dans
l’un ni dans l’autre des deux. Il faut écarter toute détermination
temporelle en général, et garder seulement la pensée simple de VAutre, la
pensée simple, car l’Autre est une abstraction M. »
Or, cette référence spontanée au temps indique que nous
continuons de penser à partir du monde entendu comme étant, —
que, par exemple, nous continuons de donner un sens à la
question métaphysique de savoir si le monde a ou n’a pas de
commencement dans le temps. Le rapport du « monde » à « Dieu »
nous apparaît donc toujours sur le mode d’une juxtaposition : «
C’est à peu près comme si l’on disait : il y a des plantes, des
animaux, des hommes — et puis, Dieu, l’être par excellence. »
Nous parlons toujours de Dieu comme d’un Autre, en sous-
entendant qu’Autre = Extérieur, alors que « Dieu » est justement
l’abolition d’un tel langage. « La Foi nest pas le rapport à quelque
chose d'Autre, mais elle est le rapport à Dieu même 35. »
Le rôle dévolu à la Nature créée est un autre aspect de ce
contresens fondamental. C’est sur le fond de cette présupposition
de Dieu comme Autre que l’idée de Nature gagna sa fausse
indépendance, favorisée par la mésinter- prétation du dogme de
la Création. C’est à elle qu’est dû le long oubli du « vrai concept
de la Nature », la parenthèse qui s’ouvre après la Physique
d’Aristote et que ferme seulement la Critique du jugement 36.
Physique théologique aussi bien que physique mécaniste
s’accordèrent à transformer la Phusis en un être compact qu’elles
asser- vissaient soit à des fins soit à des causes extérieures; cha-
cune, à sa façon, perdit de vue la Phusis aristotélicienne comme
processus, accomplissement de soi. Ainsi le moment conceptuel
de la Différence devenait plus opaque : tout en se réclamant du
christianisme ou, du moins, en s’accommodant de lui, la
philosophie obscurcissait ce que le dogme
« Ce vieux mot d’athéisme... » I4I

de la Trinité lui aurait permis d’éclairer. Cette Nature

Ëétrifiée devenait la seule image du Fils, de l’Autre de


ûeu. Or, « la Nature est sans doute le Fils de Dieu, mais
non comme le Fils : comme la persistance de Vêtre-autre ;
elle est bien l’Idée divine, mais retenue pour un instant en
dehors de l’Amour 37 ». La critique kantienne elle-même
ne dissipa pas cette illusion naturaliste, puisqu’elle liait la
dissolution de la cosmo-théologie au refus de toute théologie :
signe que le rôle disproportionné d’intercesseur entre Dieu
et la créature qu’on avait attribué à la nature demeurait
non critiqué. On méconnut donc que la Religion chrétienne
accomplit —• mais en secret, il est vrai — la conciliation
du divin et du créé et qu’avec elle disparaît, pour qui sait
entendre, la massivité du « monde naturel ».
« C’est la conscience que l’esprit fini prend de Dieu qui est médiée par
la Nature. L’homme, alors, voit Dieu à travers la Nature, mais la Nature
n’est encore que le revêtement et la figuration non-
vraie 3S. »
Le christianisme contient la première critique de cette
figuration non vraie, mais les philosophes ne surent pas l’en
dégager. Une fois de plus, la vérité spéculative qui se dessinait
dans la Religion chrétienne fut étouffée par l’ambiguïté
représentative de celle-ci. Dieu a pris la forme d’un esprit fini, Il
est venu séjourner dans la Nature : les chrétiens en restent à
cette représentation; philosophes et théologiens la justifient :
c’est au « monde naturel » qu’appartiennent le règne des corps et
le règne des esprit39 ; c’est à la Création qu’est subordonnée
l’Incarnation. Nous notions plus haut que Hegel s’oppose à l’idée
que l’Incarnation ait été un moyen de la rédemption ou un
moyen de la glorification du monde, bref, qu’elle ait été
accomplie en vue du « monde naturel » ou d’une de ses parties.
Mais d’où vient que l’Incarnation ait été interprétée comme un
supplément de la Création, non comme l’éclaircissement de son
sens, mais comme la valorisation du créé? Pourquoi la Nature
est-elle ainsi tenue pour l’élément de référence? Au début de la
Philosophie de la Nature, Hegel répond à cette question.
« Le Différent peut être saisi sous trois formes: l’Universel, le
Particulier et le Singulier. (Dans l’Universel), le Différent est retenu dans
l’éternelle unité de l’Idée, c’est le Logos, le Fils éternel de Dieu, comme le
comprenait Philon. A l’extrême opposé, il est la Singularité, la forme de
l’esprit fini. En tant que retour en soi-
14 2 La patience du Concept

même, la Singularité est bien Esprit, mais, en tant qu’être-autre, elle l’est
à l’exclusion de tous les autres, elle est esprit fini ou humain (car d’autres
esprits finis que les hommes ne nous concernent en rien). Lorsque
l’homme singulier est en même temps compris dans son unité avec
l’essence divine, il est l’objet de la Religion chrétienne, et c’est ce qu’on
peut exiger de plus prodigieux de celle-ci. La troisième forme qui nous
occupe ici, l’Idée dans la Particularité, c'est la Nature, qui se situe entre
les deux extrêmes. Cette forme est celle que l’Entendement tolère le
mieux: tandis que l’Esprit est posé comme la contradiction existant pour
soi, puisque l’Idée infiniment libre est en contradiction objective avec
l’Idée sous la forme de la singularité —- dans la Nature, au contraire, la
contradiction est seulement en soi ou pour nous, car l’être-autre apparaît
dans l’Idée en tant que forme paisible 40. »

L’Absolu s’explicite donc : /) en Esprit fini; 2) en Nature. C’est


la première explicitation que décrit le christianisme, mais on ne
l’a jamais compris que confusément. Car, dès que l’on essayait de
penser l’Incarnation dans sa spécificité, on se heurtait à l’énigme
du rapport du Fini et de l’Infini (nous reviendrons sur ce point) ;
de leur commensurabilité, de leur compatihilité. Comme on
pensait ces deux essences comme séparées, leur interpénétration
paraissait forcément contradictoire, et les théologiens devaient
se contenter d’escamoter cette contradiction. Nulle difficulté, par
contre, quand il s’agit de la Création : ici, la coupure est nette
entre le producteur et le produit; si le Créateur veille sur la
nature, il ne vient pas l’habiter; sa relation avec elle est réglée
une fois pour toutes. La Nature camoufle ce que décrit le
Nouveau Testament sous forme de fait divers : le Dieu immuable
qui la gouverne, qu’a-t-il de commun avec un vagabond mis en
croix? Il était donc plus rassurant de penser le christianisme
dans les limites de la Nature, de reporter la Différence équivoque
à la Différence figée, le Règne du Fils à sa caricature. Ç’est ce que
résume Hegel, en marquant, à l’intérieur de la Finitude, la
différence, au moins didactique, entre le « monde naturel » et le «
monde de l’esprit fini ». Comparé à celui-ci, celui-là est comme
une infra-finitude, où la contradiction entre Fini et Infini est
assez voilée pour que l’Entendement puisse légitimement la
passer sous silence.

Nous nous étions demandé pourquoi la Religion semble


s’attarder à la Représentation, pourquoi le christianisme n’arrive
pas à se détacher de 1’ « histoire extérieure » et
« Ce vieux mot d’athéisme... » 1 43

mondaine du Christ. La réponse était dans la question : c’est


justement le caractère mondain de cette histoire qui assure son
crédit. Tant que la conscience chrétienne voit dans le Christ « cet
homme-ci », vivant en ce pays-là, elle n’est pas dépaysée
ontologiquement : ou bien Jésus n'est que le Fils et la
transcendance du Père est préservée ou bien on le regarde
comme le symbole de la présence de Dieu et sa mort comme le
symbole de la non-valeur du monde, l’étrangeté du monde par
rapport au divin restant également intacte. « Cet homme était le
Fils de Dieu », « Dieu a créé le monde » : formules, à ce niveau,
aussi peu énigmatique l’une que l’autre. Ce fut pourtant le mérite
de la Foi chrétienne de ne pas tout à fait consentir à cette
naturalisation de son contenu et de pressentir, quitte à
scandaliser l’Entendement, que ces deux formules ne sont
nullement équivalentes.

« L’histoire de la vie du Christ est ainsi la confirmation extérieure,


mais la Foi transforme sa signification; elle n’est pas seulement
croyance à cette histoire extérieure, mais croyance que cet homme était
le Fils de Dieu. Le contenu sensible devient alors tout autre... 41. »

Il devient « tout autre », car Jésus n’est plus compris comme


un être naturel, porteur, en sus, d’une signification qui lui
demeurerait étrangère. La conscience ne se le représente plus
comme symbole-de, mais comme développement de la Subjectivité
divine, car Subjectivité, ici, s’oppose à symbole 42. À la situation «
Nature-Créateur » qui ne permettait que le rapport de
symbolisation, succède la relation du Père au Fils, pensée comme
division de « Dieu » d’avec Lui-même. Non plus une nouvelle
figure (même si la conscience encore représentative l’entend de
la sorte), mais la suppression de toute figuration possible, ■—
non plus un nouvel angle de prise de vue, mais le début d’une
mutation dans le sens du mot « Dieu ». « Dieu » n’est plus partagé
entre « l’en-soi substantiel du Père » et l’objectivité seulement
historique du Fils 43 : Il devient pour la conscience qui, pour la
première fois, se pressent comme Esprit, la nécessité de ce
partage. L’histoire du Christ cesse alors d’être le récit d’un
événement merveilleux ou un conte pédagogique pour ne plus
dire que sa propre nécessité. Ici, et ici seulement, commence
l’explication à ciel ouvert avec le divin et décline la référence à la
Nature. Elle ne fait que décliner, il est vrai, car la conscience
religieuse comme telle (et c’est pourquoi elle reste religieuse) ne
144 La patience du Concept

parviendra jamais à abandonner le modèle de la Création du


monde. L’Autre-de-Dieu, elle le conçoit bien comme son Fils, et
non plus comme le monde-êtant. Et cependant, elle en revient
toujours au partage originel de l’en deçà et de l’au-delà. Elle
recule encore devant l'identification de Dieu et de l’homme 44. Elle
craint de dire clairement le contenu qu’elle a compris. C’est donc
qu’elle ne possède pas encore l’ontologie de son âge.

ni

On se permettra, à ce point, deux remarques.


i) Il vaut la peine de centrer le hégélianisme sur la vraie
Théologie qu’il prétend instaurer, ne serait-ce que pour mettre fin
à la légende de l’ « humanisme hégélien ». La vérité est que Hegel,
nous venons de le voir, accorde un privilège à l’Esprit fini sur la
Nature. Mais ce privilège revient à l’Esprit en tant qu'Esprit, non
en tant que fini, comme le croient les interprètes « humanistes ».
La suprématie que l’homme acquiert progressivement sur la
Nature, Hegel la célèbre en des pages fameuses. Mais il importe
de lui rendre son exacte portée.

« Le monde fini est le côté de la Différence par rapport au côté qui reste
dans son unité; il se divise ainsi en monde naturel et en monde de l’Esprit
fini. La Nature entre seulement en rapport avec l’homme, elle n’entre pas
pour soi en rapport avec Dieu, car la Nature n’est pas Savoir; Dieu est
l’Esprit, la Nature ne sait rien de Dieu. Elle est créée par Dieu, mais elle
n’entre pas d’elle-même en rapport avec Lui, en ce sens qu’elle n’est pas
connaissante. Elle n’a de rapport qu’à l’homme, et ce qu’on nomme le côté
de sa dépendance consiste dans ce rapport à l’homme 4S. »

La Nature fut longtemps le seul lieu de la révélation du divin.


Révélation fragile, quand l’homme des religions primitives
aperçoit le divin dans le soleil ou dans la foudre, quand les
théologiens, païennement, tirent argument des merveilles de
l’univers pour s’élever à Dieu. Désormais, et cette bonne nouvelle
parcourt l’œuvre de Hegel, Dieu ne s’annonce plus dans le ciel
étoilé; à Heine qui s’extasie sur la beauté de la nuit, Hegel
murmure : « Les étoiles ne sont rien; ce que l’homme y met de lui,
voilà ce qui est 4®. » Le créé ne cesse de faire simplement écran
par rapport au divin que lorsque le mot « Nature » en vient
« Ce pieux mot d'athéisme... »
I/J
à signifier l’immédiateté de l’Esprit, son enracinement «
pathologique ».

« La plus haute considération de la Nature, le rapport le plus profond


dans lequel on peut la placer par rapport à Dieu consiste plutôt à la
comprendre comme spirituelle, c’est-à-dire comme nature de l’homme 47.
»

A ce stade, la Nature prend un sens explicite et joue un rôle


dans la révélation de l’Esprit à soi : elle désigne la dépendance
que l’Esprit fini (humain) doit briser pour laisser se dire le divin
en lui. D’écran représentatif, elle devient au moins obstacle au
développement de l’Esprit. Pour que le problème de l’accès au
divin soit replacé sur son vrai terrain, il faut donc renoncer à
l’idée d’une Nature conçue comme l’ensemble des « coutumes de
Dieu » (métaphysique classique) aussi bien qu’à la « bonne
Nature » du XVIII6 siècle, patrie utopique d’avant l’histoire. C’est
le péché originel qui donne son sens au mot « Nature », à
condition, il est vrai, qu’on ne l’entende pas comme une
déchéance qui aurait affecté une nature jadis intégralement
bonne, mais comme l’image de l’Esprit au plus bas de sa finitude.
Les deux versions sont bien différentes. La première est celle de
l’orthodoxie : le Mal a assombri le Bien, la nature, en l’homme, est
devenue anormalement synonyme de corruption... Ces thèmes
impatientent Hegel : en quoi, demande-t-il, la connaissance du
Bien et du Mal aurait- elle été marque de corruption? en quoi
était-ce un châtiment pour Adam que de sortir de l’hébétement
du Paradis terrestre? La seconde version mettra en valeur, au
contraire, que l’homme « déchu » ou naturel appartient du moins
au règne de l’Esprit. Mieux vaut donc parler d’immé- diateté
humaine plutôt que de déchéance; cette immédia- teté n’implique
aucune régression et n’appelle aucune nostalgie : elle est
simplement le point Zéro dont l’Esprit part pour se conquérir.
Cette nature humaine est mauvaise par définition, puisque non
développée, mais elle contient, à la différence des « bonnes
natures » idylliques, la promesse d’un développement, et mieux
encore vaut d’être (pour prendre des cas limite hégéliens) fou ou
nègre que de s’ébattre au Paradis. Telle est la clarification qui
s’ébauche lorsque la Nature, devenue nature humaine, soutient
son premier « rapport à l’homme ». Cette première relation
significative de l’homme à la nature indique en quel sens il
faudra prendre les autres, et, en particulier, la relation
technique.
1 46 La patience du Concept

Sans doute la nature ne rencontre de vérité que dans la


pensée humaine qui l’interprète ou dans le travail humain qui
l’élabore, mais seulement au sens où l’opération humaine révèle
combien sa consistance et son épaisseur étaient mensongères. Un
pas de plus est alors fait chaque fois vers la venue au jour de
l’Esprit (Begeistung), L’important n’est pas l’aménagement de la
Nature par une des espèces qui l’habitent, mais la
dénaturalisation qui s’effectue de la sorte. Rendue
méconnaissable par des vivants qui ne la consomment qu’en la
dévastant, la Nature apparaît de moins en moins comme le
négatif importun dont la présence tenace faussait la
compréhension du mot « Dieu »; chacune des transformations
qu’elle subit est une invitation de plus à ne pas se rapporter à elle
comme à un horizon indépassable. Là encore, si on compare
l’anthropologie du X V I I 6 siècle au hégélianisme, on constate qu’on
passe d’un jugement de valeur porté sur la Nature à une révision
de son statut ontologique. L’éloge de l’ingénieur au X V I I ® siècle,
l’idéal cartésien du « maître et possesseur de la Nature », on a
assez dit qu’ils s’ajustent parfaitement à l’assise théologique de la
pensée classique. C’est collaborer avec Dieu que de tirer parti des
mécanismes qu’il a mis en place et ce n’est, en tout cas, nullement
lui faire concurrence : Male- branche, là-dessus, dans un texte
étonnant, ôte aux mécaniciens leurs derniers scrupules.
« Si Dieu remuait les corps par des volontés particulières..., ce serait
insulter à la sagesse de Dieu que de corriger le cours des rivières, et de les
conduire dans des lieux qui manquent d’eau : il faudrait suivre la nature
et demeurer en repos. Mais Dieu agissant en conséquence des lois
générales qu’il a établies, on corrige son ouvrage sans blesser sa sagesse
48. »

En faisant usage de la nature ou des animaux, l’homme est


donc le fondé de pouvoir de Dieu : le prométhéisme du Discours
de la méthode résulte d’un pacte tacite entre le Dieu des
philosophes et l’homme naturel. Or rien n’est plus éloigné, on le
voit, de la pensée hégélienne. On aurait tort de se laisser abuser
ici par le mot « praxis », car il n’y a pas grand-chose de commun,
conceptuellement, entre une praxis qui asservit le monde avec la
bénédiction de Dieu et une praxis qui, en dévoilant la nullité du
monde, contribue à lever l’obstacle majeur au vrai Savoir de
Dieu. Aussi l’importance que donne Hegel à l’humanisation de la
Nature ne débouche-t-elle surtout pas sur un éloge de Prométhée
:
« Ce vieux mot d’athéisme... » 147

« Ce n’est pas l’éthique ni le juridique que Prométhée a donné aux


hommes, mais il leur a seulement enseigné la ruse qui leur permettra de
dompter les choses naturelles et d’en faire des moyens de satisfaction
humains, Le feu et les arts qui se servent du feu n’ont rien de moral en soi,
aussi peu que l’art du tissage ; ils entrent seulement d’abord au service de
l’égoïsme et de l’utilité privée, sans se rapporter à l’existence humaine
communautaire et à la vie publique 40. »
Cette restriction du sens « spirituel » de la technique dit assez
où s’arrête le rôle positif de 1’ « Esprit fini ou humain ». Le
privilège de l’homme, — gu’on le pense comme sujet actif (tâtig)
ou comme conscience-de-soi — n’est jamais que relatif. On ne
trouvera pas, dans les écrits de maturité, d’éloge de l’homme qui
ne soit assorti de réserves. Hegel, commentant le chœur
d’Antigone, reprend-il l’éloge de la ruse humaine qui sait opposer
les forces naturelles à la Nature même, il ajoute aussitôt : « Mais
(l’homme) ne peut s’emparer de la sorte de la Nature même, de
l’universalité de celle-ci, ni l’ajuster à ses fins 50. » Si la technique
indique que la Nature est à dépasser ontologiquement, elle la
dépasse, en définitive, aussi peu que la satisfaction du désir.
Certes, le travail du serviteur vaut mieux que l’assouvissement
du Maître; mais n’oublions pas que « la chose est en même temps
indépendante (pour le serviteur); il ne peut donc, par son acte de
nier, venir à bout de la chose et l’anéantir; le serviteur la
transforme donc seulement par son travail (oder er bearbeitet es
nur) 51 ». Si Hegel écrit : « Seul l’homme est Esprit, c’est-à-dire
pour soi-même... », c’est qu’il oppose alors l’homme à l’animal qui ,
lui, « ne fait qu’un avec Dieu, mais seulement en soi ». Et la
phrase suivante nous interdit de prendre ce moment anthropo-
logique de l’Esprit pour son foyer immuable : « Mais cet
être-pour-soi, cette conscience est en même temps la séparation
avec l’Esprit divin universel 62. » En somme, le divin doit passer
par les figures complémentaires du Cogito et du « maître et
possesseur de la nature » afin de se comprendre en toute son'
envergure. Mais, si décisif que soit ce tournant, il est erroné de
vouloir juger sur lui du circuit tout entier. Le Cogito comme
l’ingénieur conquérant du Discours sont seulement des
paradigmes unilatéraux qui ne préjugent encore nullement de Ta
nature de là « compréhension-de-soi de l’Esprit » vers laquelle ils
nous acheminent. Il suffit d’entendre toujours par le mot Geist le
désenveloppement du sens pour que la compréhension de Hegel
comme pur post-cartésien (Heidegger) ou la récupé
148 La patience du Concept

ration de Hegel que tentent à intervalles des interprètes


marxisants ou marxistes (de Kojève à M. Garaudy) apparaissent
comme deux manières différentes d’arrêter au même goint le
parcours du Geist hégélien et, par là, encore une fois, d’inscrire
trop vite Hegel dans la tradition, sans tenir compte ou
suffisamment compte du recul qu’il a pris par rapport à elle.
Observation qui dépasse le simple souci d’objectivité
historique. Il est remarquable, par exemple, que, faute d’attention
aux textes, on risque de simplifier et de falsifier le sens de la
critique que firent de Hegel ses successeurs immédiats. Ou bien
on relève que Marx tire parti des éléments concrets qu’il
découvre çà et là dans Hegel ou bien on montre que le rappel à
l’ordre « humaniste » fait s’effondrer le château de cartes de la
spéculation. Il suffit de revenir aux textes pour mesurer combien
les choses sont loin d’être aussi simples. En voici un seul exemple.
La critique de la notion de négativité dans les Manuscrits de
1844 est liée à celle de l’antihumanisme spéculatif. La négativité
est inséparable de la dévalorisation de la nature*
L’avant-dernière citation qu’on trouve de Hegel est celle du § 245
du System : la nature, écrit Hegel, ne renferme pas la Fin suprême
et la théologie finie est juste bonne à laisser pressentir sa nullité
intrinsèque. Face à ce parti pris idéaliste, on s’attachera à
réhabiliter et la nature et la Finitude : « Un être qui n’a pas sa
nature hors de lui n’est pas un être naturel; il ne fait pas partie de
l’essence de la nature. » Cette réévaluation de l’être naturel fini
conditionne la thèse proprement humaniste des Manuscrits: en
tant qu’être naturel, l’homme, par opposition à l’animal, est le seul
être-générique (Gattungswesen), et, du fait de ce privilège, la
différence entre vie individuelle et vie générique s’efface, au
moins en droit, dans sa vie active. « La vie individuelle et la vie
générique de l’homme ne sont pas différentes. » C’est dire que le
genre n’a pas de sens seulement biologique pour l’individu
humain, qu’il ne se présente pas seulement à lui sous l’aspect du
partenaire sexuel — lequel, pensait Hegel, renvoie l’individu à
son incomplétude —; le genre a une présence positive pour
l’individu, pour autant que son appartenance au social hante
chacune de ses activités. Même quand je n’agis pas en
communauté directe avec d’autres, « ma propre existence est
activité sociale 5S. » L’homme, même en tant que vivant, est ainsi
un vivant d'exception, et son être- conscient n’est que l’expression
de cette prérogative vitale.
« Ce vieux mot d’athéisme... » I49

En soi, « ma conscience universelle n’est que la forme théorique de


ce dont la communauté réelle, l’organisation sociale est la forme
vivante ». A ce point, on voit clairement quel est l’effet — et l’on
devine quelle pourrait être la motivation — de la révolte contre le
spéculatif : arracher l’espèce humaine, dans sa vie pratique
même, au commun destin biologique, — rendre à l’homme porteur
d’outils le rôle irremplaçable qui s’effaçait assez vite dans le cycle
de l’Idée.
Jusque-là, tout est simple : humanisme contre spéculation; le
schéma est familier. Mais il y a un autre versant des Manuscrits,
sur lequel on risque de retrouver, transposé, le non-humanisme
hégélien. Revenons du droit au fait : cet être-générique, il se
trouve qu’il est aliéné, qu’on lui a arraché sa vie générique,
avantage qu’il détient sur l’animal, en la ravalant au rang de
moyen de conservation de l’existence individuelle 64. Et, pour
décrire cette situation de fait, il faut se donner le moyen de
marquer la distance qm’il y a entre le travail aliéné et ce que
serait l’objectivation générique, entre le travail tel qu’il est vécu
par l’individu séparé de son essence et ce que serait la production
conforme à l’essence humaine. A ce point, la doctrine de i844 ne
peut plus être un hymne entonné en l’honneur de la Tâtigheit
humaine, un simple retour à la téléologie finie. Ce qu’est l’activité
désaliénée, il est difficile de le faire deviner à travers ce qui en est
la caricature. Comment la décrire au plus juste? C’est alors que le
jeune Marx revient d’une certaine façon à la distinction
hégélienne entre le travail technique violent (côté de la finalité
externe, de la téléologie finie) et l'élaboration biologique (côté de
la finalité interne). Lorsqu’il définit la nature comme « le corps
non organique de l’homme 65 », il transpose en rapport de droit de
l’homme à la nature le rapport du vivant hégélien à son corps;
lorsqu’il oppose à l’animal, qui ne fait que « se produire lui-même
», l’homme qui, en tant que producteur, ne peut être que
reproducteur, il transpose encore le schéma biologique hégélien
58. Ce modèle est indispensable : il permet de donner un contenu à

la mystérieuse « production générique » et d’indiquer avec


précision en quoi elle diffère ou différera du « travail » que nous
avons sous les yeux. Grâce à lui, nous comprenons qu’elle n’est
pas, comme celui-ci, un simple « échange-de-matières » (Stoff-
wechsel) entre deux êtres naturels de même niveau, mais
l’accomplissement des « forces-essentielles » (Wesenskrâfte) de
l’homme. Bref, on peut déterminer avec moins d’impré-
') ' * ’ i*• • «•
r5o La patience du Concept

Y activité-vitale, promue à la dignité d’essence humaine, que cet «


humanisme », dès lors plus ambigu qu’il ne semblait, va chercher,
en fin de compte, une garantie. D’où l’on voit : a) combien il serait
utile aux apologistes du jeune Marx d’analyser davantage le mot «
humanisme »; si le jeune Marx entendait glorifier le libre projet de
l’homme, on conviendra que sa tentative est déjà compromise par
l’appel à la norme biologique. C’est peut-être qu’il est impossible,
depuis la Critique de la faculté de juger, de remettre purement et
simplement en honneur la finalité externe : le « matérialisme » du
jeune Marx en serait une preuve de plus.
b) combien il serait léger de ne voir dans les Manuscrits que la
révolte de Prométhée contre le Système abstrait. N’est-ce pas la
revanche ironique du spéculatif que de reparaître sous sa forme
biologique, lorsqu’on éprouve le besoin de constituer le concept
d’une « activité humaine » qui soit autre chose que la mise en
relation de deux termes extérieurs l’un à l’autre? Il n’est
décidément pas sans importance que Hegel ait concédé à l’homme
le statut d’Esprit fini et n’ait accordé à Prométhée qu’un rôle
subalterne.

2) Dévaloriser les significations cosmologiques, il nous a


semblé tout à l’heure que le mot serait impropre pour carac-
tériser le projet de Hegel. C’est de critiquer la consistance qu’on
leur accorde qu’il s’agit, et c’est tout autre chose. De la même
façon, le concept de Nature est moins rabaissé axio- logiquement
que pensé dans sa stricte négativité. Cette différence pourrait
sembler obscure ou verbale. Précisons-la.
Il est notable que, dès les premières pages de la Philosophie de
la nature, Hegel ait le souci de ne pas être confondu avec
Schelling. Les extravagances de la Naturphilosophie romantique,
remarque-t-il, rendent compréhensible que la discipline même
soit tombée en discrédit 67 et que, par un contrecoup inévitable, 1’
« empirisme grossier » ait été renforcé. L’Entendement, en effet, a
beau jeu de placer en regard de cette fausse science une science à
l’en croire digne de ce nom, c’est-à-dire strictement limitée à
l’observation et à l’expérience. On réserve ainsi l’empirie à la
physique, tandis qu’on laisse à la philosophie les rêveries
cosmologiques. Et ce partage, déjà, est contestable. Il est même
aussi préjudiciable aux deux disciplines que le serait leur
confusion. Hegel entend y substituer un rapport de
subordination.
« Ce vieux mot d’athéisme... »

« La philosophie de la Nature prend les matériaux que la physique


lui fournit à partir de l’expérience, au point jusqu’où celle-ci les a
portés, et les élabore à nouveau, sans poser au fondement l’expé-
rience comme garantie ultime. La physique doit ainsi travailler la
main dans la main avec la philosophie pour que celle-ci transpose
dans le Concept l’universel-d’entendement qui lui est remis, en
montrant comment cette totalité nécessaire en soi-même surgit du
Concept 68. »
La philosophie ne coordonne donc pas les résultats que
lui apportent les spécialistes — comme il en sera pour
Auguste Comte —; la philosophie éclaircit (verklâren) ces
résultats. Elle ne promulgue pas une vérité que les sciences,
elles, ne feraient que balbutier, mais qu’il leur reviendrait
en droit de dire. Elle ne prolonge ni même ne couronne le
travail scientifique. Ici, Hegel désavoue à l’avance sa
légende : si c’est son nom qui vient souvent à l’esprit des
savants d’aujourd’hui, lorsqu’ils veulent citer un exemple
de l’outrecuidance des métaphysiciens, Hegel n’en est pas
responsable. Les sciences exactes, pour lui, ont leur domaine
sur lequel il n’est pas question d’empiéter. Retient-il l’idée
d’une « mathématique philosophique », c’est en passant,
et sans enthousiasme : l’entreprise n’en vaut guère la
peine, car la mathématique, en tant que science des gran-
deurs finies, se suffit à elle-même B9. Bien plus, la philoso-
phie de la Nature ne fournira pas même au savant, confiné
dans son domaine « fini », l’ontologie de l’objet qu’il étudie.
Ni science des généralités ni eidétique régionale, elle se
contentera de rectifier les interprétations jugées abusives
et établira la juste formulation des concepts dont les
physiciens « se servent sans savoir le moins du monde si
(ces concepts) ont une vérité et dans quelle mesure ils
l’ont00 ». Cette sémantique régulatrice en marge de la
science, elle a, du reste, un précédent : la « Physique »
d’Aristote, qui est bien autre chose qu’une physique (au
sens actuel) ancienne, donc fausse. Critique des représen-
tations et des opinions antérieures, analyse et réarticulation
des significations élémentaires (lieu, infini, temps') : la
spéculation s’anticipait dans cette investigation d’appa-
rence empirique 81. Bref, il ne s’agit pas de rivaliser avec
la conceptualisation expérimentale, et l’auteur met en
garde contre la tentation de découvrir à tout prix le 1

spéculatif en celle-ci. Sa
1 aimant « présente de ma
conceptuelle, mais des exemples de cette sorte n’autorisent
nullement à mettre systématiquement en correspondance
i5a La patience du Concept

Nature et Concept °2. Cet esprit, osons le dire, anti- « dogmatique


» de la présentation conceptuelle est sensible, dès le départ,
lorsque l’auteur refuse de répondre immédiatement à la question
qu’il vient de poser : Was ist die NaturP. Impossible, disait Kant,
de donner du premier coup les définitions en philosophie.
Impossible, reprend Hegel, de répondre comme si on devait
indiquer quelque chose. A la question : « Qu’est-ce qu’une
boussole? », je peux répondre : « En voici une. » Mais ce qu’est la
Nature, c’est l’explicitation, et elle seule, par elle seule, qui me
l’apprendra. Se faire fort de répondre au plus vite, ee serait
croire qu’il suffit de retrouver dans un élément vaguement « bien
connu » un principe ou des principes posés dogmatiquement.
Mais la spéculation n’a nullement pour tâche de ressusciter une
physique des principes : ce code d’intelligibilité, elle en récuse
aussi la validité absolue. « C’est dans la Nature phénoménale
qu’intervient cette différence entre le principe et ses
conséquences, les phénomènes; dans le spéculatif proprement
dit, elle est supprimée 63. »
On pourrait simplement conclure de cela que le parti pris
antinaturaliste de Hegel a fini par lui rendre service (ou, du
moins, a amorti les effets d’un projet aberrant) en le persuadant
que la Nature ne mérite pas qu’on cherche rien sous sa surface et
qu’il serait au-dessous de la dignité du philosophe de faire
concurrence au Naturforscher. Cette conviction, liée à la
polémique contre Schelling, anime, il est vrai, la Philosophie de la
nature. Passé fabuleux de la Nature, « œil spirituel » qui
l’éclairerait, on laissera ces « excentricités » à Schelling et à son
école : ils régressent, de la sorte, en deçà des Physiologues d’Ionie
dont le mérite avait été de désenchanter la «pétriç et de lui
donner son sens « prosaïque °4. » L’important, toutefois, est que
cette opposition à Schelling exprime surtout un désaccord relatif
au concept même du Savoir. Si la philosophie de la Nature est
une « physique rationnelle », elle n’est pas, comme le prétend
Schelling, une « physique supérieure » (eine hohere Physik) et ne
vise pas à donner une seconde vue de la Nature. Son propos est
de clarifier ce qu’est la Nature; ses analyses ne relaient pas des
sciences positives jugées insuffisantes; elles dénoncent l’objet
hâtivement constitué sur lequel travaillent ces sciences. Mais
cette dénonciation ne débouche pas sur la restitution à une
vérité sans ombres de la Nature telle que la visent les sciences
positives (et, dès lors, telle qu’elles la viseraient imparfaitement).
Hegel n’est pas si optimiste. « L’Esprit de
« Ce vieux mot d’athéisme... » i53

la Nature est un Esprit caché... Le Concept se cache dans la


nature inorganique... » : ces formules n’invitent pas à traverser
l’écorce de la Nature pour rejoindre son contenu vrai. Elles
s’opposent, au contraire, à la parole de Schelling : « La Nature est
l’Esprit visible (sichtbare Geist) » et sous- entendent qu’ici
l’intelligibilité sera toujours insatisfaisante, la pénombre de
droit. Ce n’est pas en cette place-là qu’on aura chance d’entendre
ce que veut dire « Esprit » : en cette place-là, 1’ « Esprit » ne fut
jamais à découvert; il n’y sera jamais. Il serait donc vain de
songer à l’en faire surgir magiquement. Ainsi, la philosophie
nous fait comprendre avant tout pourquoi le travail des savants
est ingrat; si elle critique les préjugés dans lesquels ceux-ci
s’obstinent, elle ne leur propose pas un programme positif de
rechange ni de méthodes infaillibles. A une genèse triomphale de
la Nature, elle substitue une déconstruction de l’objet « Nature »
dont il s’agit de nous « libérer ». La Philosophie de la Nature est
donc en majeure partie diagnostic d’inadéquation au Concept, et
non relevé de ses premiers tressaillements : les significations
spéculatives ne s’y dessinent que brumeusement.

« D’une certaine manière, la tâche de la philosophie est seulement dé


prêter attention à la façon dont la Nature même supprime son extériorité,
à la façon dont l’extérieur-à-soi fait retour au centre de l’Idée, ou encore à
la façon dont elle laisse surgir ce centre au dehors, libère le Concept caché
en elle du voile de l’extériorité et, par là, l’emporte sur la nécessité
extérieure 05. »

Notre propos n’est pas de justifier le contenu scientifique de


la Philosophie de la Nature (de donner raison à Hegel contre
Newton), mais seulement de comprendre ce qu’il faut entendre
ici par scientifique et d’éviter de confronter Hegel à une
conception du savoir à laquelle il se dérobait (tout en en
reconnaissant la valeur, dans ses limites). Dès lors, on
remarquera que la Philosophie de la Nature, si l’on est attentif à
son projet, échappe à deux critiques qui lui furent communément
adressées :
a) elle ne serait qu’un échantillon de ses supersavoirs insanes
dont les philosophes ont l’audace de coiffer la science de leur
temps. Or, le texte ne prend cet aspect que si on l’entend comme
l’interprétation fantastique de l’objet que se donnent les
physiciens. Mais c’est justement l’objectivité de cet objet qui est en
jeu. Non que la matière ne soit qu’un rêve et que le physicien
mesure des ombres : simple
1 54 La patience du Concept

ment la Nature n’a pas le poids ontique qu’on lui avait accordé et,
devenue moment du discours, elle doit confesser sa néantité.
Hegel parle de la pesanteur comme de « l’aveu que fait la matière
de la nullité de son être-en-dehors- de-soi (das Bekenntnis der
Nichtigkeit m) ». Roman sur la physique, peut-être, mais non «
roman de physique » : prétendre éclairer le sens d’un
pseudo-objet n’est pas prétendre redoubler le savoir positif de
cet objet.
b) le dédain envers la Nature, dit-on encore, serait le signe
d’un brutal parti pris « idéaliste ». C’est ce que soutient, par
exemple, le jeune Marx : « Pour le penseur abstrait, la Nature, en
tant qu’elle se distingue de la pensée, de l’abstraction, est une
essence déficiente en soi- même; elle a quelque chose hors de soi,
qui lui manque... » Cette critique présuppose comme allant de soi
l’autonomie du secteur « Nature » : l’annulation de la signification
« Nature » en tant qu’elle désignerait un étant est comprise
comme la dévalorisation arbitraire d’une Nature qui garderait,
néanmoins, la place (incontestée )d'objet. Or la Nature, selon
Hegel, n’est pas une moindre chose, un fantasme que le
philosophe aurait à replacer dans l’Esprit. En imaginant ainsi la
critique de la signification « Nature », on laisse intacte « la
Nature en tant qu’elle se distingue de la pensée », c’est-à-dire la
division Esprit-Nature, que la dialectique a justement pour objet
de faire éclater. Cette interprétation revient encore à prendre
pour une théorie de la connaissance, assez proche de Berkeley ou
de l’image qu’on s’en forge, un questionnement sur la validité
d’une ontologie. Certes, les textes incitent parfois à commettre ce
contresens, mais il est rare qu’alors l’auteur ne le prévienne pas.
Ainsi, dans cette page des Preuves :
« La Nature est contenue dans l’Esprit, créée par lui et, en dépit de
l’apparence de son être immédiat, de sa réalité indépendante, elle n’est en
soi que posée, créée, idéelle dans l’Esprit... »
« La Nature dans l’Esprit? » La cause est jugée : Hegel est «
idéaliste ». Mais la phrase suivante rétablit aussitôt le véritable
enjeu :
« . . . Lorsque, dans le cours de la connaissance, on est passé de la
Nature à l’Esprit et que la Nature a été déterminée comme n’étant qu’un
moment de l’Esprit, ce qui surgit alors n'est pas une véritable
pluralité, une dualité substantielle dont un terme serait la Nature et
l’autre terme l’Esprit, mais l’Idée, qui est la substance de la Nature, s’est
approfondie en Esprit; elle retient en elle ce contenu,
« Ce vieux mot d’athéisme... » i55
dans cette intensité infinie de l’idéalité, et s’est enrichie, du fait de la
détermination de cette idéalité même qui, en soi et pour soi, est l’Esprit
°7. »

Il ne s’agit pas d’un emboîtement de contenus, mais d’une


critique de ces contenus comme tels.

IV

Considérer la Nature comme un objet donné c’est le propre de


l’Esprit muré dans sa Finitude — et c’est l’inverse de l’attitude
religieuse. Car, si déformante que soit la croyance, il y va déjà en
elle de ce qui brisera toutes les figures de la Représentation. Une
preuve en est qu’aucune conscience religieuse, en quelque temps
si reculé que ce soit, n’a tenu la Nature pour un donné
irréductible, à l’instar de la conscience théorique.

« L’Esprit, en tant qu’Esprit fini, ne se contente pas de replacer les


choses dans l’espace de son intériorité par son activité représentative et
de les dépouiller de leur extériorité d’une manière qui est elle-même
extérieure*, mais, comme conscience religieuse, il transgresse
l’autonomie apparente des choses et pénètre jusqu’à la puissance une et
infinie de Dieu, qui agit à l’intérieur d’elles et les rassemble 08. »

Dans la Religion et par elle, l’Esprit de chaque époque se


délivre à sa mesure du prestige de la mondanité; c’est pourquoi,
dans la dernière Religion, l’Esprit, dans son intégralité, devient
enfin reconnaissable. Ce serait donc laisser perdre
complètement le bénéfice de la Révélation chrétienne que d’y
voir l’incarnation de Dieu dans le Fini ou l’incompatibilité de
Dieu et du Fini, comme si Dieu avait à compter avec « le monde ».
Il reste, cependant, que la conscience religieuse ignore qu’elle vit
l’avénement de la conscience-de-soi de l’Esprit, et que cette
ignorance, dans le christianisme, est d’autant plus remarquable
qu’est plus courte la distance entre ce que vit le chrétien et ce
que sait le philosophe. Comment faire le départ entre le vécu
religieux qui est le texte de la philosophie (et, dans le cas du
christianisme, qui est même son seul texte sûrement établi) et
l’interprétation religieuse, qui fait écran à la philosophie? Or, ce
décalage est inévitable : c’est tout naturellement que la parole
chrétienne s’investit en une image qui brouille son sens. On
pourrait en multiplier les exemples. Ainsi, la mort de Dieu est 1’ «
Amour même »,
i56 La patience du Concept

V « instance réconciliante », mais l’image de la mort, induite par


là, occulte la signification spéculative. « Cette mort, quoique
naturelle, est la mort de Dieu 69 » ; mais le chrétien ne soupçonne
pas la nécessité de cette réticence. Pour lui, la mort naturelle du
Golgotha eut pour seul effet de dérober la présence sensible de
Jésus. Hegel admet bien que, dans le culte phénicien, la mort
naturelle d’Adonis marquait un progrès dans la
désubstantialisation du divin. Mais ce qui est anticipation dans
un culte barbare pourrait bien être retard dans le moment de
l’Esprit qui, même à mots couverts, dit le mouvement de l’Esprit
tout entier. Certes, la Représentation chrétienne dénonce la
limitation du contenu par l’image; elle redresse l’illusion grecque
qui consistait à rapprocher au maximum forme sensible et
signification, et supprime « l’unité de l’intuition, [écarte l’unicité
de l’image et de sa signification, dégage celle-ci pour elle-même ».
Mais elle ne renonce pas à l’image. Le christianisme tout entier
souffre donc de l’ambiguïté que l’Esthétique relève dans l’art
chrétien.

« La corporéité peut seulement exprimer l’intériorité de l’Esprit pour


autant qu’elle la laisse apparaître, mais l’âme n’a pas son effectivité
congruente dans cette] existence réelle, mais en elle- même 70. »

Puisqu’il faut que le corporel soit présent, l’artiste le nie en


même temps qu’il le montre, il le met en scène comme chose
crucifiée, torturée, souffrante (les martyrs). Plus généralement,
l’art chrétien n’est en mesure que de représenter l’aspect «
polémique », néantisant, du christianisme — et la page que
l’Esthétique consacre aux martyrs recoupe le jugement que
portait l’Esprit du christianisme sur le fanatisme du renoncement
chrétien. Hegel méprise le dolorisme chrétien et son obsession de
la mort, parce qu’il y décèle la dernière fascination qu’exerce une
nature sensible contre laquelle on n’en finit pas de lutter, parce
que la souffrance et la mort sont « retenues dans la Repré-
sentation » qui dérobe leur « signification concrète ». Mais
comment, il est vrai, cette signification pourrait-elle trouver une
présentation adéquate? Apparaître, sans être adultérée? La
Représentation ne peut, au mieux, que la faire osciller entre deux
faux sens, ôu bien, en idéalisant les visages, elle futilise le
contenu du christianisme (Madones de Raphaël : moment du jeu
de l’Amour avec soi-même) ou bien elle montre le déchirement
avec une complaisante
« Ce vieux mot d’ahtéisme... » 157

sauvagerie; mais comment indiquer alors qu’il est aussi


conciliation? On ne s’en tire qu’en prêtant une sérénité insolite à
des saints brûlant à petit feu : ce qui revient à accuser
l’incompatibilité de l’Esprit et de la présence sensible. La
Représentation chrétienne est incapable d’aller plus loin,
puisqu’elle n’est que Représentation de l’Esprit.
Mais pourquoi, en fin de compte, le demeure-t-elle?
Regardons vivre la Communauté spirituelle, telle qu’elle est
décrite aux dernières pages de la Philosophie de la religion. Elle
a renoncé, une fois pour toutes, à la présence sensible de l’objet
de son culte : « toute la mondanité s’est rassemblée
(zusammengegangen) » dans le Christ disparu.
« L’Amour est médié par la dévalorisation de toute particularité.
L’amour de l’homme pour la femme, l’amitié peuvent bien subsister, mais
leur détermination est essentiellement subordonnée. Ils ne sont pas
déterminés comme le Mal, mais comme quelque chose d’incomplet, ni
comme indifférents, mais tels qu’on ne peut s’y tenir, qu’ils doivent être
sacrifiés et ne porter aucun préjudice à cette unité absolue 71. »
Avec cette subjectivité enfin déprise de la Weltlichheit, la
Communauté a atteint sa signification. Mais cette signification
n’est encore qu’en-soi, embryonnaire et, dans son
développement, on relève des traces de la présence, incom-
plètement résorbée, de la Weltlichkeit. Exemples : le masochisme
de l’abstraction monacale, aveu de non-réconciliation, la scission
entre Religion et vie laïque (famille, État) qui atteste que le divin
n’enveloppe ni la vie privée ni la vie juridique. Enfin et surtout,
même si la conscience sait que l’objet qu’elle vise ne lui est plus
étranger, ce savoir même continue de se jouer dans le plan de la
« présence immédiate (unmittelbare Gegemvart) », sinon de la
présence sensible. Le prestige du monde a donc survécu à la
renonciation au monde : « ce qui est là comme présent, comme le
côté de l’immédiateté et de l’existence, c’est le monde, qui attend
encore sa clarification 72 ». La Religion garde encore quelque
chose de sa forme archaïque, naturelle 73. Or, en tant que
Religion, parviendra-t-elle jamais à s’en dépouiller? Et la
suppression de cette forme familière ne passera-t-elle pas aux
yeux de tous pour l’anéantissement pur et simple de la Religion,
et non pour la réalisation de son essence? Bref, on voit mal en
quoi la liquidation de la fausse conscience que le christianisme
prend de lui-même pourrait être autre chose qu’une critique
158 La patience du Concept

dirimante de la Religion. La réponse de Hegel est la suivante : le


contenu religieux est rendu à sa pureté dans la mesure où la
critique de la Représentation religieuse est radicale et, pour cette
raison, non destructrice. Essayons de dénouer ce paradoxe.

« La Religion est la vérité pour tous les hommes; la Foi repose sur le
témoignage de l’Esprit qui, en qualité de témoin, est l’Esprit dans
l’homme. Ce témoignage, en soi substantiel, se saisit d’abord, dans la
mesure où il est porté à s’expliciter, dans la formation qui se trouve être la
formation ordinaire de sa conscience et de sou entendement mondains;
c’est pourquoi la vérité retombe dans les déterminations et les rapports de
la Finitude en général. Cela n'empêche pas que l’Esprit garde ferme son
contenu (qui, eu tant que religieux, est essentiellement spéculatif) contre
cette Finitude même, dans l’usage qu’il fait des représentations sensibles
et des catégories finies de la pensée — (cela n’empêche pas) qu’il fasse
violence à celles-ci et soit inconséquent avec elles. Par cette inconsé-
quence, il corrige ce qu’elles ont de déficient74. »

Heureuse « inconséquence », donc, qui permit au chris-


tianisme de résister longtemps au mal qui le rongeait dès
l’origine. Mais « inconséquence », néanmoins, que finit par
sanctionner, au xvme siècle, la transformation de la Foi en une
plate sentimentalité et de la théologie en une neuere Théologie
qui traite le dogme comme elle ferait de contes moraux et nie la
possibilité de connaître Dieu 76. Il s’agit bien là d’une sanction de
1’ « heureuse inconsé- qence » séculaire. Hegel, sans doute, ne
manque pas de rendre hommage à l’ancienne théologie, lorsqu’il
l’oppose à la discipline qui, depuis VAufklürung, usurpe son nom.
Mais cet hommage ne va jamais sans réserves, car, après tout, les
extravagances des pseudo-théologiens d’aujourd’hui ont le
mérite d’être plus « conséquentes » avec le langage mondain que
parla toujours la théologie. Hegel reconnaît, par exemple, la
profondeur du concept anselmien de perfectio : « cette ancienne
doctrine se tient à une tout autre hauteur que la nouvelle,
puisqu’elle entend le concret non comme réalité empirique, mais
comme Pensée, et qu’elle ne le maintient pas dans l’imparfait ».
Mais cette perfectio n’était encore qu’un « abstractum de
perfection »; de tels concepts rendaient possible l’opposition du «
concret » et du « seulement conceptuel » que les Modernes ont le
mérite de reconnaître explicitement et le tort de ne pas savoir
dissoudre. Le malentendu futur était donc amorcé. Au reste, la
théologie fut toujours un savoir irréfléchi, prison
« Ce vieux mot d’athéisme... » i5g

nier de représentations, dépourvu de Wissenschaftlich- keit70.


Elle ne laissa jamais s’expliciter ce qu’elle entendait par « Dieu ».
Cette signification, elle la retenait simplement « dans la forme de
la pensée (in der Form des Gedankens 77j». L’Absolu était
seulement pour elle « l’essence saisie dans la pensée et le concept
» : l’Idée logique, Dieu comme II est en-soi. « Mais Dieu,
justement, consiste à ne pas être seulement en soi. Il Lui est
essentiel d’être pour soi, d’être l’Esprit absolu, leguel n’est pas
seulement l’essence gardée dans la pensée, mais aussi l’essence
apparaissant, se donnant l’objectivité78... » Or, les théologiens,
pas plus que les philosophes, ne se soucièrent de cet
épanouissement du sens sans lequel le mot « Dieu » demeure une
représentation creuse, et c'est pourquoi, en fin de compte, on en
vint à douter de la possibilité de connaître Dieu. Il suffisait que la
science des choses finies s’annexât lentement l’univers de la
connaissance, jusqu’à monopoliser le mot Erkentnis; la Religion,
devenue erkentnislos, s’abaissait jusqu’au sentiment, à la fade
édification, les théologiens se réfugiaient de plus en plus dans
l’histoire des dogmes, tant il est plus commode à qui est conscient
de n’être plus en mesure de dire la vérité (quand celle-ci a changé
de code) de gloser sur les textes de ceux qui, jadis, osaient naïve-
ment la proférer. La position de Dieu comme essence repliée sur
son en-soi, puis le partage de la Foi et du Savoir (la « révérence »
polie de Descartes envers la théologie), enfin, la relégation de la
Religion dans le Non-savoir : tels furent, pour le christianisme
d’Église, les degrés du déclin.
Telle fut aussi la courbe ascendante des Lumières. Qü’est- ce
que la « conscience éclairée », en effet, sinon la forme que prend
la conscience religieuse insatisfaite, lorsqu’elle en vient à se
demander si sa déception n’est pas due à une vaine espérance.
On se lasse de vouloir en vain se reconnaître dans un Être
obstinément lointain et Ton préfère mettre en accusation « le
soi-disant Positif », sous prétexte que « la conscience de soi ne se
trouve pas en Lui79 ». La conscience de soi prend alors son parti
de l’absence de Dieu. Désormais, elle confondra dans le même
refus le rapport au divin et la « servitude » qui lui était devenue
intolérable. Cette conscience « éclairée » ne songe donc pas à
mettre en question le privilège de la « Conscience »; elle ne
soupçonne pas que le maintien de la structure « Conscience » a
pour effet de laisser intacte l’origine de la « positivité » et qu’elle
n’a rejeté de celle-ci que la forme la plus
160 La patience du Concept

oppressante, mais aussi la plus superficielle. Les Aufklàrer,


bruyamment, prétendent briser nos chaînes, mais cette révolté
est une autre manière de s’accommoder de la cassure qui traversa
tout le christianisme. Entre la servitude à laquelle consentait le
chrétien et la « liberté subjective » sans contenu que revendique
l’Aufklàrer, il y a au moins une présupposition commune : celle de
Dieu comme au-delà. Qu’importe ensuite qu’on proclame cet
au-delà inaccessible (moment de l’Idéal transcendantal) ou qu’on
en réserve l’accès à une ferveur aveugle (Jacobi) : des deux côtés,
on partage la conviction que Dieu ne peut être présent — s’il doit
l’être — que sur le mode de l’immé- diateté80. Quelle que soit la
véhémence avec laquelle VAufklârung s’en prend à la Foi, elle est
donc surtout incapable de prendre du recul par rapport à elle.
Comment pourrait-elle critiquer sérieusement ce dont elle est le
produit?
Le bilan de cette critique manquée n’est pourtant pas
entièrement négatif. U Aufklârung prétendait anéantir le
contenu religieux. Mais, à son insu et « pour nous », elle fit
beaucoup mieux : elle mit en lumière la déficience de la forme
religieuse. C’est dire qu’elle détruisait donc moins la Religion,
comme elle le croyait, que « cet Entendement pharisien dont la
science des choses d’un autre monde était calquée sur celle de ce
monde-ci81 ». Cette tourmente avait clarifié le ciel, et il devenait
possible de comprendre quel mal avait emporté la pensée
théologique après l’avoir minée depuis toujours : cette pensée «
avait planté ses finités (Èndlichkeiten gepflanzt hatte) sur le
terrain de la doctrine divine elle-même ». D’où la victoire de
l’Entendement fini, « conséquent », lui, avec le langage « mondain
», Mais cette victoire était si totale qu’elle libérait le regard pour
une autopsie de la tradition chrétienne. Elle permettait de poser
nettement la question : pourquoi le christianisme s^est-il
effondré sous les coups de la « pensée finie », lorsque celle-ci
s’offrit à visage découvert? Quelle secrète complicité
l’unissait-elle à son ennemi pour qu’il lui ait rendu aussi aisément
les armes? C’est en quoi la situation était clarifiée. En
reconnaissant, chacun à sa manière, la victoire de Y Aufklârung
et en proclamant que Dieu était hors de portée de la Raison
théorique, Jacobi et Kant ont marqué une « époque qui fera date »
(eine bleibende Epoche) dans l’histoire de la pensée : « On
contestera difficilement que leur œuvre commune ne fut pas tant
de mettre fin au contenu de l’ancienne Métaphysique qu’à son
mode de
« Ce vieux mot d’athéisme.. 16 1
connaissance 82... » Ce ne sera donc plus jamais comme avant.
Puique le « mode de connaissance » qui allait de soi en
Métaphysique est déraciné, il n’est plus possible de parler
sérieusement de « Dieu » — si l’on tient encore à en parler — qu’en
mettant entièrement en cause le monopole, jusqu’ici inaperçu, de
la « pensée finie ». La théologie naïve est morte; la Foi chrétienne
a parcouru sa courbe. Mais ce déclin est moins mélancolique qu’il
ne semble aux âmes pieuses : il signifie simplement que l’heure est
venue de dissocier le contenu religieux des préjugés qui, à la
longue, devaient conduire la Religion à cette déchéance après
avoir toujours entravé son explicitation83.
La dogmatique, ou ce qui en reste, des « nouveaux théologiens
» est d’ailleurs si dépourvue de contenu que la philosophie prend
tout naturellement sa relève. « C’est maintenant la philosophie
qui, par excellence, est essentiellement orthodoxe; les
propositions qui ont toujours été en valeur, les vérités
fondamentales du christianisme, c’est elle qui les sauvegarde et
les maintient. » Il suffit donc que la philosophie renonce à se
confiner dans la « sagesse- du-monde » (Weltweisheit) et qu’elle
assume enfin sa vocation de connaissance du « non-mondain »
pour que la répartition des tâches entre philosophie et religion
perde son sens. Mais seule sera en mesure d’accomplir cette révi-
sion une pensée qui aura percé à jour les présupposés philo-
sophiques de la Religion et qui, en effaçant l’image que celle-ci se
donnait d’elle-même depuis toujours, aura forgé du même coup un
concept encore inédit de la philosophie. Si l’on entend par
Religion aussi bien la dogmatique traditionnelle que la théologie
traditionnelle, on peut donc poser la question : en quoi va
consister ce réexamen, maintenant rendu possible, de la Religion?
i) D’abord le réexamen de la place qu’occupe la théologie dans
l’économie des disciplines philosophiques. Elle relève de cette «
métaphysique spéciale », devenue, depuis Geu- lincx, metaphysica
vera, science des unités suprêmes avec lesquelles toute science
entretient nécessairement des rapports. La codification de
l’ontologie par Wolff est contemporaine de cette promotion : le
mot ontologie lui- même date de la même époque 84. Or, l’ontologie,
science de Yens, grevait déjà d’une hypothèque les disciplines qui
l’acceptaient comme tronc commun (psychologie rationnelle,
cosmologie, théologie) : celles-ci héritaient forcément de 1’ «
abstraction » de celle-là. On peut bien appeler Dieu abstraitement
ens, remarque Hegel : qu’y gagne-t-on?
IÔ2 La patience du Concept

« Le mur est, c’est une chose, une chose est un universel et j’en sais
autant de Dieu. Des autres choses, nous en connaissons bien davantage.
G’est seulement lorsque nous faisons abstraction de toutes leurs
déternainités, c’est justement lorsque nous nous contentons de dire du
mur qu'il est, que nous en savons d’elles autant que de Dieu 86. »

Pauvreté de l’ontologie. Fragilité aussi. De l’aveu même de


Wolfï, cette science neuve se permettait de reprendre à son
compte les termes de la scolastique, « car ils sont clairs, bien que
(les scolastiques) eux-mêmes les aient mal définis; bien que
présentées confusément, ces notions générales n’en
correspondaient pas moins à des objets 86 ». Cette notion même
d'objet, invoquée ici pour rassurer, ne doit-elle pas au contraire
éveiller la défiance? L’ontologie prétendument « scientifique » de
Wolfï se réclamait ainsi d’une ontologie naturelle dont l’auteur
déplorait le manque de clarté, mais ne mettait pas en doute la
légitimité : « ensemble des notions confuses répondant aux
termes abstraits par lesquels nous exprimons des jugements
généraux sur 1 etre, et acquises par l’usage commun des facultés
de la pensée ». « Usage commun » sur lequel il aurait été
intéressant de s’interroger.
Quoi qu’il en soit, ontologie et théologie étaient liées. Elles le
restèrent dans leur destin, celle-ci s’effondrant alors que celle-là
était réduite « au titre plus modeste d’une Analytique
transcendantale », preuve supplémentaire qu’avec le criticisme,
la Métaphysique atteignait sa « phase finale 87 » et que la
révolution copernicienne était aussi une exécution
testamentaire. Par contre, la Logique de Hegel, parce qu’elle
prend acte de la mort de la Métaphysique, ne se contente pas de
constater cette destruction : d’emblée, elle dissout dans la «
Logique objective » l’ontologie aussi bien que les disciplines de la
Métaphysique spéciale 88. Rien n’attestait plus la prégnance des
catégories de l’Entendement que la relégation de « Dieu » dans
une région limitée du savoir philosophique; en retour, rien ne
marquera mieux la ruine de l’édifice traditionnel que l’im-
possibilité de restreindre « Dieu » à un secteur du savoir.
2) Là ne se limite pas le remaniement du contenu religieux. Le
glissement de sens que subit le thêologique va se répercuter dans
la dogmatique, et la libération du concept de théologie, à la
faveur du bouleversement des disciplines philosophiques,
enclencher nécessairement une remise en question du partage :
théologie rationnelle-Révéla-
« Ce vieux mot d’athéisme... » i63

tion. Disons plutôt : du partage entre la théologie et le discours


d’allure mythologique sur Dieu, afin de marquer que ce partage
vient de plus loin que le christianisme. Ce partage, M.
Goldsehmidt80 fait observer qu’il est ébauché chez Platon, qui
entend par 0soXoy£oc (République, 879 a) une espèce de la
mythologie, et qu’il est déjà élaboré chez Aristote. La
Métaphysique rejette les 0eéXoyoi du côté de ce que Proclus
appellera OeojjtoOla, et en distingue la 0so- XoyiXTj, science
portant sur une <ptSmç séparée et immobile, la plus noble des
sciences théorétiques à en juger « par le contenu de connaissance
qui lui est propre xccvà rè oixelov è7ua"TY)Tov » (Méta, K 1064 b).
Enfin, c’est Proclus, semble-t-il qui, dans sa Théologie
platonicienne, donne au mot 0eoXoy£a ses titres de noblesse :
science distincte de la <pucnx^ 0sop£oc et portant sur le divin,
qui est situé au- dessus des étants90. Le cloisonnement de la
OeoXoyixf], devenue ensuite 6soXoy£a, son assignation à un
territorium déterminé, allaient ainsi de pair avec sa séparation du
discours mythologique. Rien d’étonnant donc si la reprise en
charge de ce contenu mythologique (ou « populaire ») du divin
accompagne le réexamen du divin en tant cju’objet théorique
localisé: s’il est contestable que Dieu doive être conçu comme une
<pécriç séparée ou même comme un au- delà de l’étant, il est
peut-être également contestable que la Religion ne soit qu’un
détour imaginaire à l’usage des âmes simples. Le discours
religieux deviendrait au contraire une phase indispensable du
discours divin, s’il nous donnait, avec la compréhension de la «
manifestation de Dieu », la physiologie de ce dont philosophes et
savants n’ont écrit que l’anatomie abstraite. Et peu importe, dès
lors, l’allure anthropomorphique de ce récit, s’il nous permet de
comprendre que l’objet théorique de la théologie rationnelle
n’était que la première forme de ce qu’il faudra désormais
entendre par 0s6ç. C’est dans le même mouvement que le Dieu des
philosophes cesse d’être une région de l’étant ou un au-delà de
l’étant et que l’homme-Dieu de la Révélation dévoile toute
l’envergure du divin. L’élargissement de la théologie au-delà de
ses limites conventionnelles et la réinterprétation de la Religion
naïve sont deux opérations complémentaires : il faut que « Dieu »
ne soit plus posé comme un être concurrent du « monde » pour
que la Religion devienne un document sur Y Esprit, c’est-à-dire
sur le mouvement qui réfute cette catégorie d’ « être » ou d’ «
étant » comme catégorie de la Finitude. Elle continue sans doute
d’être un récit édifiant, un
i 64 La patience du Concept

moindre savoir à l’usage des bons citoyens non philosophes, mais


ce rôle-là n’est plus qu’accessoire ; nous savons maintenant que la
Religion, en son essence, décrivait le mouvement qui animait la
signification « Dieu », une fois que celle-ci n’est plus rétrécie en
une représentation. Ce sont les mots Manifestation, Offenbarung,
qui signalisent, dans le nouveau lexique, cette réconciliation de la
Foi et de l’ancienne théologie doctrinale, de « Dieu pour la repré-
sentation » et de « Dieu dans l’élément abstrait de la pensée,
lorsqu’il n’est pas encore affecté de l’être-autre 91 ». En même temps
qu’est effacée la frontière qui séparait ces deux règnes (du Père et
du Fils) prend fin la scission de deux langages archaïques qui
disaient unilatéralement le divin.
3) Mais il s’agit de beaucoup plus encore que d’une simple
rectification de sens du concept de Religion, car la réunification de
la Théologie et de la Foi chrétienne entraîne la « coïncidence au
même point » (in Eins zusammenfallen) de la philosophie et de la
religion. Sous l’éclairage spéculatif, il s’avère que théologie et foi
désignaient ensemble, complémentairement, la philosophie. Il
suffit pour en prendre conscience, de ne plus entendre le mot 0s6ç
dans la langue de la Finitude : la réconciliation de la doctrine
théologique et de la Révélation nous paraîtra alors se confondre
avec le développement de la philosophie tout entière. Hegel
l’indique déjà, lapidairement, au début de la Logilc, en donnant
celle-ci pour « la présentation de Dieu avant la création du monde
et de tout esprit fini ». Cette comparaison entre la Logique et le
Règne du Père marque surtout une réticence ou, tout au moins, un
souci de situer avec exactitude la Logique dans l’économie du
Système; elle sous- entend que la Logique prise en elle-même n’est
encore que l’en-soi du discours philosophique, la répétition
générale (au sens théâtral) de ce que sera son plein déploiement.
Reportons-nous à Y Enzyklopâdie de Heidelberg, qui explicite à
l’avance cette métaphore.
« Comme la Logique est la philosophie purement spéculative, l’Idée y
est d’abord enveloppée dans la Pensée, l’Absolu encore enveloppé dans son
éternité; elle est ainsi la science subjective et, par là, la première science; il
lui manque encore le côté de l’objectivité complète de l’Idée... Dans la
première universalité de ses concepts, elle apparaît pour soi et comme
l’œuvre subjective, particulière, en dehors de laquelle toute la richesse du
monde sensible comme du monde intellectuel, plus concret, meut son
essence... »
« Ce vieux mot d’athéisme... » i 65

Telle est la Logique, en tant qu’elle ressemble à Dieu « avant la


création du monde et de tout esprit fini ». A lire ces lignes, on
croit déjà presque entendre les épigones dénoncer l’abstraction
et moquer la pauvreté de ce palais d’idées. Mais la suite du texte
nous indique que c’est seulement en première lecture qu’il est
permis, selon Hegel, de parler de l’abstraction de la Logique :
« Mais puisque cette richesse est aussi connue dans la philosophie de
la partie réelle et qu’elle a montré qu’en retournant à l’Idée pure, elle
gagne son premier fondement et sa vérité, l’univèrsalité logique ne se
présente plus, dès lors, comme une particularité juxtaposée à cette
richesse réelle, mais bien plutôt comme contenant celle-ci, comme
universalité vraie : elle acquiert alors la signification de Théologie
spéculative. »
Pourquoi la philosophie spéculative mérite-t-elle alors, et
seulement alors, le titre de Théologie spéculative? Serait-ce qu’on
lui décerne, pour finir, le titre le plus honorifique? Nous croyons
plutôt qu’elle mérite ce nom dans la mesure où elle a enfin
compris le mouvement qui la constitue, — dans la mesure où le
lecteur de Hegel cesse, lorsqu’il a lu le Système en entier et qu’il
revient à la Logique, de déplorer l’abstraction de celle-ci, —
impression de première lecture. « Abstraite », certes, la Logique
le demeurera toujours — à la façon dont rien n’est plus « abstrait
» que ce que les théologiens nomment « Dieu ». Mais la
spéculation, nous le savons, a pour effet d’emporter ces
cloisonnements, de nous faire revenir sur ces répartitions. Le
lecteur enfin éclairé doit savoir que la Logique est au Système ce
que la pure théologie était à la Révélation : le programme par
rapport à l’exécution. Ce lecteur doit comprendre que par « Dieu
», il faut entendre maintenant la nécessité d’un processus de cette
sorte : abstraction qui est faite pour se dissiper d’elle-même,
commencement aride qu’il faut vivre comme tel avant de
découvrir la plénitude qu’il devait dérober d’abord (dans le
mouvement de notre lecture ou dans le procès historique) pour la
laisser apparaître ensuite comme ayant déjà été là. Lorsque la
philosophie atteint cette compréhension du mouvement qui la
parcourt, elle devient Théologie spéculative; elle imite ce qu’est «
Dieu »; elle est ce cercle enfin ininterrompu dont les discours
théologiques abstraits et les oraisons — trop concrètes —■ des
âmes pieuses n’avaient jamais réussi à souder les deux moitiés.
Théologie spéculative, parce qu’il est devenu évident que le
développement effectue ce que
i66 La patience du Concept

le commencement ne faisait que dire, et que cette explicitation


met fin à l’abstraction initiale. Car la réouverture de l’écart entre
le dire et l’effectuer est aussi nécessaire que son incessante
suppression, le sentiment d’incomplétude initial aussi nécessaire
que la reconnaissance finale de cette abstraction comme illusion
de première lecture.
Dieu n’est rien d’autre. Parlez gravement des attributs et des
propres de Dieu ou bien priez humblement le Bon Dieu : vous ne
ferez que prendre place sur cette circonférence. Car Dieu n’est
rien d’autre. Si nous suivons sa courbe de sens au lieu de le saisir
clairement et distinctement ou de le rencontrer à un détour de la
vie sentimentale, « Dieu » veut dire que la progression supprime
la pauvreté du commencement tout en justifiant que le
commencement ait été vécu de la sorte. Il veut dire que tout
commencement est à coup sûr non-vrai, tant qu’il est vécu comme
commencement et non compris comme 'moment, mais que cette
compréhension, pour être authentique, doit dissiper cette
première impression inévitable. Il faut passer par cette fiction
d’un commencement fixe et daté; mais enfin, ce n’est qu’une
fiction, et il faut bien finir par le reconnaître. C’est-à-dire : non
seulement reconnaître que le commencement était quelque chose
de si naïf qu’il ne reste qu’à en sourire, comme de sa jeunesse,
mais qu’il n’était rien en lui-même et que le discours n’a ni âge ni
vestiges derrière lui. Il n’y a pas, chez Hegel, de préjugés de
l’enfance, mais un préjugé de l’enfance, à savoir qu’il y en aurait
une, qu’elle ne serait pas irréelle et qu’on aurait, un matin, à s en
évader « en prenant garde aux marches du perron ». Dût cette
vérité déplaire aux âmes religieuses et déranger leur vie
spirituelle, le commencement est, par nature, illusoire et l’enfance
ne mérite même pas qu’on y prête attention. Un enfant ne «
promet » rien, il n’est rien; aussi nul que Dieu le Père coupé de sa
Manifestation, aussi inintelligible que la Logique, lorsqu’on n’a
pas la patience de passer au Système. Paroles insensées? Tant
mieux, si, en cela même, elles montrent qu’on essaie de donner
l’idée d’un discours qui ne procède plus par enchaînement ou
entassement de raisons, mais par remaniements, — non plus par
sommation d’éléments à partir d’une base fixe, mais par
différenciation en moments. Non plus un voyage aux étapes
datées, mais une étoffe qui se plie et se déplie. Ici, l’abstrait n’a
plus d’indépendance. Il n’y a d’abstrait non manifesté et consistant
que l’abstrait tenu abstraitement pour pré-manifeste, c’est-à-dire
pensé et décrit
« Ce vieux mot d’athéisme... »
6
comme s’il était assez indépendant pour avoir été un jour
extérieur et préalable à la Manifestation. Or, tel est le sens de la
fusion du théologique et du religieux : il n’y a pas d’abstrait
immuable qu’une partie concrète compléterait dans un second
temps, — pas d’avant auquel succéderait un après. Le progrès ne
s’effectue pas comme « par excès 93 ». Le point de départ n’est pas
la fondation sur laquelle on bâtira, mais l’abstraction assez
intenable pour que nous en soyons aussitôt délogés, non pas 1
’aliquid certum qui inaugure la voie royale des vérités, mais l’ens
abstractum voué à la perdition. C’est là la scansion de
l’Offenbarung chrétienne : la Révélation ne complétait pas la
théologie doctrinale, elle la mettait en oeuvre et, du même coup,
la réfutait comme commencement dogmatique. Cela, seule la
philosophie le sait, après s’être tracée comme cercle, sans début
ni fin, incessamment parcourable et parcouru. Mais dire qu’elle
le sait, c’est dire que « Dieu » (l’ancienne représentation désignée
par ce nom) était ce discours circulaire et qu’elle-même est le
divin rendu à sa pureté. C’est ce _ qu’entérine l’expression
Théologie spéculative : la philosophie mérite ce titre, en tant
qu’elle pense l’homologie de son mouvement à celui du divin.
Dieu (sans guillemets : Dieu, non la représentation « Dieu ») et la
spéculation ont en commun de n’être que la non-vérité de leur
Autre apparent : qu’on le reconnaisse, et ils cessent d’être les
abstracta qu’on croyait.

« On pourrait poser la question : pourquoi faut-il commencer par le


non-vrai et non pas aussitôt avec le vrai? A quoi l’on répond que la vérité,
justement en tant que telle, doit faire ses preuves et que cette
confirmation, ici, à l’intérieur du logique, prend la forme suivante : le
Concept se montre comme ce qui est médié par soi- même et avec
soi-même et, par là, en même temps comme le véritable immédiat. Sous
une forme plus concrète et plus réelle, le rapport mentionné ici des trois
degrés de l’Idée logique se montre dans la manière dont Dieu, qui est la
vérité, n’est connu par nous dans cette vérité qui est sienne, c’est-à-dire
comme Esprit absolu, que lorsque nous reconnaissons en même temps que
le monde qu’il a créé (Nature et Esprit fini) est non vrai dans sa différence
par rapport à Dieu 94. »

Qu’en est-il donc de Hegel et de la Religion? Faut-il voir en lui


le récupérateur de la théologie? C’était l’opi
r68 La patience du Concept

nion de Marx : à l’en croire, le Système ne prétendrait


comprendre intégralement le monde que pour être animé par
l’impérialisme de la théologie dont il a pris la relève. Mais en quoi
s’agit-il d’une relève et non d’un paisible héritage? « L’histoire,
cette Némésis, écrit Marx, détermine aujourd’hui la théologie qui
fut toujours le lieu de putréfaction de la philosophie à présenter
en soi la dissolution négative de la philosophie. » Or, s’agit-il «
toujours », après comme avant Hegel, de la même théologie? Rien
n’a-t-il bougé dans les significations qu’on puisse l’accuser d’avoir
voulu seulement sauvegarder la theologia perennis? Certes, c’est
toujours du divin qu’il est question et Hegel n’est pas un athée
déguisé; mais ce Dieu a quand même changé d’état civil, et Hegel
n’est pas non plus le sauveteur pur et simple de la théologie.
Yerra-t-on alors en lui un théologien hérétique? Ou même, en fin
de compte, un laïque qui consentit à tailler à la Religion une belle
part, mais seulement une part? On s’aperçoit vite que ce juge-
ment serait encore précipité, car la philosophie est la Religion au
sens totalisant cjuc Hegel donne maintenant au mot (théologie +
Révélation). Il est vrai que la « Religion » au sens traditionnel,
telle qu’elle fut et demeure vécue et pratiquée dans les cités, était
la philosophie, comme, pendant tout un récit de Gaston Leroux, le
policier était l’assassin. Et cet imparfait indique qu’elle garde la
forme représentative pour trait différentiel et ne parvient jamais
à se substituer à la philosophie. Mais n’en concluons pas que la
philosophie, décidément, l’emporte, comme si les termes du débat
traditionnel n’avaient pas été bouleversés 9B. Il n’y a plus
concurrence, mais explicitation, et c’est bien la Religion qui
s’explicite en philosophie, même si cette explicitation la rend
méconnaissable et déconcerte l’homme de la Représentation
comme pourrait le faire le portrait non figuratif d’un être « bien-
connu ». Le mot « Religion », sans doute, continue à désigner une
forme représentative et Hegel ne lui impose pas, comme au mot «
concept 96 » une signification tout à fait nouvelle par rapport à sa
signification reçue. Mais cette convention ne doit pas faire
oublier qu’à travers la « Religion » des cultes et des rites, le
contenu religieux parvient à sa plus extrême transparence. Le tort
est de se régler d’instinct sur cette forme représentative pour
juger de la nature de ce contenu, de sorte que Hegel passe pour
théiste ou pour athée selon qu’on retrouve ou non en ce qu’il
appelle Dieu les traits d’un Dieu religieux. Autrement
« Ce vieux mot d’athéisme... »
16
dit, on traduit en concepts « bien-connus » une langue qui est la
pulvérisation de ceux-ci.
« Théisme », « athéisme », en effet, ce sont de vieux mots, des
mots passés de mode : Hegel en avait une vive conscience. Qu’on
ne le juge donc pas comme si rien ne s’était passé en Allemagne
depuis Leibniz et Wolff, comme si la Métaphysique nry était pas
morte pour de bon. Disciplines devenues exercices d’école,
notions qui ont sombré dans l’insignifiance, voilà ce que Hegel
avait sous les yeux, : qu’on se reporte aux premières lignes de la
Première Préface de la Logik. Celui qui, de son aveu, prend la
parole parmi ces décombres, on n’a pas le droit de le juger comme
s’il parlait encore l’ancien langage. Sinon, on méconnaît l’écart
immense qui sépare un discours intégralement critique et les
anciennes descriptions et analyses (de Dieu, du monde, etc.). On
méconnaît que, depuis Kant, la texture du discours dit
philosophique a été modifiée.
Hegel ne se satisfait pas du sens des mots sur lesquels tous, à
peu près, s’accordaient auparavant pour désigner les « objets »
métaphysiques. En ces significations, il ne voit certes pas de
simples conventions dont les hommes, dans leur désir de
s’entendre à mi-mot, auraient fini par oublier l’arbitraire. Hegel
n’est pas Locke : il n’entend pas réduire les essences aux paroles
ni contester la solidité des essentialités. Elles n’en ont que trop, au
contraire, si bien qu’on use d’elles en omettant de s’interroger,
non sur leur sens (comme disaient les empiristes), mais sur la
totalité de leur sens. L’illusion ne consiste plus à comprendre trop,
comme on le croyait jusque-là, mais à s’interdire de comprendre
assez. Ainsi l’ontologie se croit quitte avec ses concepts,
lorsqu’elle a établi, en recourant souvent tant bien que mal à
l’étymologie,
« que c’est bien cela qu’on pense par ce mot (dasz man sich bei einem
Worte gerade diesz denhe). Par là, il ne s’agit simplement que de la
justesse de l’analyse par rapport à l’usage de la langue et de la complétude
empirique, non de la vérité et de la nécessité de telles déterminations en
et pour soi 87 ».
Comme la validité de ces déterminations reste intacte,
l’usager naïf du langage philosophique est condamné à se
mouvoir
« à travers des catégories dépourvues de toute critique, tout
naïvement, absolument comme si la critique kantienne de la Raison
170 La patience du Concept

pure n’avait jamais existé, elle qui, au moins (doch wenigstens)


s’attaqua à ces formes 98 ».

Revenons au débat : athée ou théologien ? La philosophie


hégélienne se dérobe forcément à ces procès. On croit s’en
prendre à un ensemble de thèses, et l’on ne comprend pas que le
Savoir est la radioscopie (peut-être contestable, mais encore
faudrait-il prendre conscience de ce fait) des catégories dont on
utilise soi-même un bon nombre. Hegel, pourtant, en avertit
clairement :

« La tâche principale (die Ilauptsache) consiste à connaître et à


rechercher longtemps auparavant la nature de ces catégories; il faut que
cette connaissance d’abord logique soit déjà loin derrière nous lorsque
nous traitons scientifiquement de la Religion, et qu’on en ait alors terminé
depuis longtemps avec ces catégories ". »

La question : « athée ou théologien? » indique qu’on n’a pas


encore perçu la nécessité de la tâche « qu’il faut avoir terminée »
avant de parler de la Religion. Car cette entreprise la dissiperait.
C’est décidément comme si rien ne s’était passé avec Kant. On ne
voit pas que la mort de la Métaphysique contraint à la critique
intégrale des catégories. Relisons la phrase de l’écrit sur Jacobi,
qu’on avait citée plus haut incomplètement ;

« On contestera difficilement que l’œuvre commune de Jacobi et de


Kant ne fut pas tant de mettre fin au contenu de l’ancienne Métaphysique
qu’à son mode de connaissance et, par là, d’avoir rendu nécessaire une
perspective complètement modifiée sur le logique 10°. »

Or la Représentation sera toujours incapable de comprendre


cette nécessité. De quoi irait-elle suspecter des catégories
auxquelles elle « ne trouve pas malice »? « Savoir ce que l’on dit,
écrit Hegel, est bien plus difficile qu’on ne croit », mais encore
plus difficile d’avoir l’idée d’une recherche en ce sens.
Si difficile qu’on finira par y renoncer expressément.
Triomphe de la « pensée finie », estimerait Hegel, quand la
critique des concepts, au lieu de leur rendre leur envergure, vise
seulement à détecter ce qu’ils masquent. À un Savoir
systématique qui comprenait et situait les langages naïfs,
succède une critique des prétentions de toute lecture «
sémantique ». Naïveté et fausse conscience ont alors changé de
camp. Rien de plus anti-hégélien, par exemple,
« Ce vieux mot d’athéisme... » 171

ue la critique nietzschéenne des « interprétations ».


Î lorsque Nietzsche affirme : « Nous venons au monde déjà
empêtrés dans ce réseau (des interprétations), et la science
elle-même ne nous en dégage pas... », la Représentation
au sens hégélien est devenue l’instance suprême. C’est en
son nom maintenant qu’on rend justice, — c’est le moindre
sens, revendiqué comme tel et tenu pour indéracinable,
qui est la clé du plus haut. Et l’on abandonne alors, comme
ultra-dogmatique, l’idée que la « Représentation » puisse
jamais s’épanouir en sa « vérité ». Mais, si l’on rend la parole
à Hegel, rien de moins dogmatique, pourtant, que cette
assurance, de moins fou que cette attente. Pourquoi parler
de « dogmatisme »? Entre la Représentation et la philo-
sophie détentrice du Savoir, il n’y a pas la distance de
l’accusé au juge, de la doxa à l’épistémè : il n’y a que le
dépliement de la Représentation, c’est-à-dire le Savoir
même... « Pensée de survol », « forme extrême de la théolo-
gie »? Ces réquisitoires pourraient aussi bien être des
plaidoyers en faveur de la « pensée finie ». Et, dès lors,
pourquoi croire sur parole les critiques « philologiques »
et aborder d’emblée Hegel comme un dogmatique? Il se
pourrait, après tout, que ce prétendu dogmatisme ne soit
que la figure inversée de l’enracinement avoué dans la
« Représentation » : la non-pertinence des jugements
portés sur les rapports de Hegel et de la Religion en est
peut-être un indice.
C’est dans cet esprit qu’on va aborder l’étude de la
Représentation ou de la Finitude sous leur forme propre-
ment philosophique. Jusqu’ici, nous n’avons fait que sur-
voler leur parcours à travers les formes culturelles (art,
langage, religion). On va maintenant essayer de voir
comment, sous le regard de Hegel, elles se propagent dans
l’histoire de la philosophie.

NOTES 1

1. « L’élément d’existence de l’Esprit universel qui, dans l’Art, est


l’intuition et l’image, dans la Religion, le sentiment et la représentation, dans
la philosophie la pensée pure et libre, o’est, dans l’histoire du monde,
l'effectivité spirituelle en toute son extension : intériorité et extériorité » (Ph.
Reclus, § 34i, VII, 446). a, Ph. Religion, XVI, 198 ot 200.
3. Cf. System, § 381; Zusatz, Gesch. Philo., XVII, u3.
172 La patience du Concept

4. Ph. Religion, XY, 42.


5. « L’immédiateté est en général la relation abstraite à soi et par là, en
même temps, identité abstraite, universalité abstraite. Aussi, si l’on ne prend
l’Universel en et pour-soi que dans la forme de l’immédiateté, celui-ci n’est-il
que l’Universel abstrait, — et Dieu, de ce point de vue, conserve la
signification de l’Essence purement et simplement dépourvue de
déterminations. Si l'on dit encore de Dieu qu’il est « Esprit », ce n’est qu’un
mot vide, car l’Esprit, en tant que eonseienee et conscienee de soi, est division
d’avec soi-même et d’aveo un Autre et, par là, médiation » (System, § 74; Zus.,
VIII, 180-181).
6. « On voit alors cette forme abstraite dans sa figuration la plus concrète,
dans sa plus haute effectivité : comme Manifestation de Dieu, — et non plus
au sens abstrait et superficiel, à savoir que Dieu se manifeste dans la nature,
dans l’histoire, dans le destin des individus, etc..., mais au sens absolu (qui est
le suivant) : l’homme est parvenu à la conscience de l’unité des natures divine
et humaine qui se trouve dans le Christ, unité, donc, qui est originaire et
divine. Par là même, il a pris conscience de ce que sont et la nature de Dieu et
la nature humaine dans leur vérité, outre les conséquences qui en découlent...
On voit que cette doctrine du christianisme a trouvé son refuge dans la
philosophie spéculative, après qu’elle ait été mise de côté par la théologie
presque exclusivement régnante dans l’Église protestante, du fait de l’exégèse
et du raisonnement, — que la venue du Christ ait été rabaissée à un simple
objet de remémoration et à des motifs moraux, — et que Dieu ait été relégué
dans un au-delà vide et en soi indéterminé, comme inconnaissable, donc
comme Être non révélé » (Solgers Schriften, XX, 165-166),
7. Ph. Religion, XV, 43. « En considérant l’Idée de Dieu dans la philosophie
de la Religion, nous avons aussi en même temps devant nous le mode de sa
représentation... Nous avons ainsi l’Absolu pour objet, non pas simplement
dans la forme de la pensée, mais aussi dans la forme de sa manifestation. Il
faudra donc saisir l’Idée universelle aussi bien dans le sons purement concret
de l’essontialité en général qu’au sens de son activité qui consiste à se poser
au-dehors, à apparaître, à se manifester. » C’est seulement sous cette
condition que l’Essence parvient au « sérieux de l’être-autre » et que sa
différenciation ne reste programmatique, « jeu de l’Amour avec soi-même »
(Ph. Religion, XVI, 248). « Il faut saisir essentiellement l’éternel comme se
manifestant, comme activité; s’il est représenté sans que la connaissance puisse
l'atteindre, c’est-à-dire sans manifestation et sans activité, il ne reste plus rien
de concret pour la connaissance, seulement la détermination d’un abstrait. »
Pour la même raison, on proscrira les expressions comme l’existence de Dieu en
nous : « Dans ces liaisons immédiates avec le Fini, Dieu n’est pas entendu en
sa plénitude, mais dans un sens plus abstrait. Ce qui se voit encore lorsqu’on
emploie à tort, au lieu de Dieu, les expressions : l’Éternel, le Vrai, l’Essence, V
Unité-essentielle. Nous entendons encore, par Dieu, quelque ohose de plus que
VEternel, etc. » (Solgers Schriften, XX, 181-182).
8. Ph. Religion, XYI, 2.48.
9. Ibid., XV, 216. Sur l’inconscience inhérente à la conscience en tant
qu’elle est « seulement l’Apparaître de l’Esprit (nur das Erscheinen des Geistes)
», cf. System, § 4T4 et Zus., X, 258 : « L’objet n’apparaît pas à la conscience
comme posé par le Moi, mais comme un immédiat, un étant, un donné; car la
conscience ne sait pas encore que l’objet est on soi identique à l’Esprit, que
son surgissement sous la forme d’une indépendance apparemment complète
n’est dû qu’à une auto-division de l’Esprit. »
10. Gesch. Philo,, XVII, 102.
« Ce vieux mot d'athéisme... » 173
11. Cette intrication de la Unitisation et du point de vue fini est, par
exemple, sensible dans cette phrase : « Dieu est ainsi déterminé comme
étant pour la conscience. Mais, essentiellement, en tant qu’il est l’unité
spirituelle dans sa substantialité, il est non seulement déterminé comme
apparaissant, mais comme S’apparaissant, — donc comme apparaissant à VAutre,
de façon à s’apparaître à soi-même dans ce rapport » (Ph. Religion, XV, 219; cf. XY,
215). La Religion est en somme l’infidélité à cette alternance dont elle ne voit
que la première phase (Dieu apparaît à un Autre). « L’objet de la Religion, il
est vrai, est pour soi l’objet infini, qui enveloppe en lui le Tout; mais ses
représentations ne lui restent pas fidèles, puisque, pour elle aussi, le monde,
à nouveau, demeure subsistant en dehors do l’Infini, — et ce qu’elle présente
comme la vérité la plus haute doit rester en même temps insondable,
mystérieuse et inconnaissable : un donné; et c’est seulement sous la forme
d’un donné et de quelque chose d’extérieur qu’elle doit rester pour la
conscience différenciante » (Encycl., § 5, VI, 23).
12. Phil. Religion, XVI, 394-3g5; trad., Preuves, p. 73. « Il arrive pourtant
— et cela est bien remarquable — que les chrétiens qui croient à la Bible ne
s’accordent avec leurs adversaires — les hommes d’Enten- dement qui se
nomment rationalistes — que sur un seul point : les accusations qu’ils
portent contre la philosophie spéculative. Le rationalisme reste fidèle à
lui-même et conséquent aveo sa sagesse d’Entendement, subjective et
abstraitement-sensible, quand il s’oppose à la philosophie spéculative,
comme à des pensées objectives, puisque son point de vue défigure sur le
champ les résultats spéculatifs et les dépouille de leur valeur. Mais le
supernaturalisme, comme on dit, en tant que système de la théologie
chrétienne, est essentiellement différent du rationalisme à tous les égards et,
par conséquent, dans son rapport à la philosophie spéculative. C’est dono
seulement par aberration que certains théologiens ont été portés à faire
cause commune avec le rationalisme contre la philosophie, — qu’ils sont
même devenus rationalistiques en soumettant les doctrines spéculatives à
l’entendement abstrait-sensible et en dénaturant ainsi leur essence la plus
intime » (Gotschel, cité in Gôschels Aphorismen, XX, 279-280). Cf. Ph.
Religion, XVI, 3g4-3g5; (trad., Preuves, p. 73).
13. Hegel à Creuzer, mai 1821, Corr., II, 135; cf. Ph. Religion, XVI, 3g3, et
Gôschels Aphorismen, XX, 292.
14. Gôschels Aphorismen, XX, 2g5 sq.
15. Ph. Religion, XV, 34o. « On a dit justement de ce Moi fini que Dieu ne
peut être en lui et qu’il ne peut être en Dieu, et qu’il ne saurait avoir affaire à
Dieu que de manière extérieure. De même, ce serait une conception
panthéiste et indigne de Dieu que de prendre (ce Moi) pour une existence
aotuelle de Dieu, puisque Dieu doit être défini, au moins abstraitement,
comme l’Essence universelle. Mais le rapport de la conscience de soi à Dieu
comme Esprit est bien différent de oette sorte (de rapport) panthéiste : dans
ce rapport, elle est Esprit elle-même et, en renonçant à la détermination excluante
qu’elle possède en tant qu' Un immédiat, elle se pose par rapport à Dieu dans
une relation affirmative, spirituelle et vivante. Des théologiens ont vu dans ce
rapport du panthéisme. C’est donc que, parmi le Tout, parmi toutes les choses
— au nombre desquelles ils comptent encore à bon droit l’âme et le Moi
réfléchi dans son être- pour-soi qu’ils excluent légitimement de Dieu,
puisqu’ils prennent oes êtres d’après leur réalité individuelle dans laquelle ils
sont finis —, (parmi ce Tout, donc), ils rangent aussi l’Esprit et ne le
connaissent également que comme négation de Dieu. Dès lors, ils n’oublient
pas seulement la doctrine selon laquelle l’homme a été créé à l’image de
Dieu; ils oublient
174 La patience du Concept

surtout la doctrine de la grâce divine, de la justification par le Christ et,


immédiatement après, celle de l’Esprit Saint qui conduit sa communauté en
toute vérité et vit éternellement en elle. Contre cela, le mot d’ordre,
aujourd’hui, est : panthéisme. Mais si le Moi est savoir du contenu infini de
sorte que cette forme même appartient au contenu infini, le contenu est alors
parfaitement approprié à la forme; il n’est pas présent dans une existence
finie, mais dans l’Apparition absolue de soi-même — et ce n’est pas là le
panthéisme qui assigne à une forme déterminée l’existence du divin » (Ph.
Religion, XV, 226-227).
16. Une expression de Dieu est représentative quand elle présuppose
qu’on sait de quoi il retourne quand on parle de Lui et fait allusion à une
représentation vague que chacun en posséderait (ainsi, ce Dieu « bien connu
» des Occidentaux, mais inconnu des Iroquois, que les objecteurs de
Descartes lui opposent parfois). Le philosophe, pense Hegel, doit éviter au
maximum les concessions à ce langage représentatif : en général, mieux vaut
risquer l’impopularité que de flatter l’idéologie : « Si ce que Dieu est était
aussi notoire que le fait qu’il est, pourquoi devrait-on encore philosopher?
Car la philosophie ne peut avoir aucune autre fin suprême que de connaître
Dieu. Mais si ce commerce avec Dieu n’était pas satisfaisant et que soit exigé
plus qu’un commerce (Bekanntschaft), à savoir une connaissance, cela
entraînerait qu’on n’est pas justifié à dire de Dieu qu’il fait ceci ou cela, qu’il
s’incarne, etc. Car de pareilles déterminations ne pourraient obtenir de
fondation que par la connaissance de sa nature. Au premier abord, cette
façon de s’exprimer a l’avantage d’être populaire, d’absorber la religiosité
générale et aussi do pouvoir bénéficier d’une certaine confiance due à l’effet
imposant que produit le mot Dieu. Mais, d’un point de vue philosophique,
elle a des inconvénients, en particulier celui de ne pas montrer le lien de ce
qu’on attribue ainsi à Dieu avec sa nature, c’est-à-dire la nécessité de ces
déterminations ou de ces actions et même l’exigence de cette nécessité, alors
que c’est seulement de cela qu’il s’agit, quand on dépasse la religion vers la
philosophie » (Solgers Schriften, XX, 169).
17. Niel, Preuves, p. 17.
18. Ph. Religion, XVI, 398; trad., Preuves, p. 71. Sur 1’ « humanisme » de
Hegel, cf. M. d’Hondt. « Le Dieu-miroir » in L’Arc, n° 38. L’auteur se fonde
presque uniquement sur les écrits de jeunesse, mais se demande pourtant si
Hegel n’a pas « souri » en écrivant que « l’aliénation principale va... de Dieu
à la nature et à l’homme ». Si cela était, il faudrait avouer que les cours sur la
« Philosophie de la Religion » ont dû valoir à leur auteur quelques heures
d’hilarité. Pour notre part, nous hésiterions à l’admettre.
19. Schelling, lui, pose explicitement le problème lorsqu’il conteste la
validité de la distinction hégélienne entre Pensée et Représentation : « De la
sorte, le concept de Dieu même appartient à la seule Représentation; car,
dans la pensée pure, Dieu n’est que terme, résultat; or Dieu, ce qu’on nomme
réellement Dieu (et je crois que même le langage du philosophe doit se laisser
guider par l’usage commun) est seulement ce qui est auteur, ce qui peut
commencer quelque chose, ce qui existe avant toutes choses et qui n’est pas
une simple Idée de la Raison. Un Dieu non existant ne pourrait plus être
nommé Dieu. Mais comme l’existence ne peut être conçue par la simple
pensée, Dieu, Lui qui est réel, relève aussi, d’après Hegel, de la simple
représentation. Cependant Hegel même, dans sa philosophie, ne pouvait
rester fidèle à cette limitation à la pure pensée, à cette exclusion de tout ce
qui relève de la représentation. Il n’est dans la pensée pure qu’aussi
longtemps qu’il demeure dans la Logique dont les contenus sont de simples
abstractions, rien de réel. Quand au
« Ce vieux mot d'athéisme... » 175
contraire il passe à la réalité, à la nature réelle (et la philosophie de la nature
a pour lui aussi la valeur d’une partie de la philosophie, et même essentielle),
il faut bien qu’il ait recours à des explications qui, d’après sa propre
conception, relèvent de la Représentation, de sorte qu’on ne comprend
vraiment plus pourquoi il définit la Religion en particulier comme la forme
qui ne contient la vérité que sur le mode de la Représentation » (Schelling.
Ph. der Offenbarung, I, 172-173).
20. « C’est à ce côté humain qu’appartient la doctrine du Christ... Ce
substantiel, ce ciel divin universel de l’Intérieur conduit, dans une réflexion
plus déterminée, à des commandements moraux qui sont l’application de cet
Universel à des situations et à des rapports particuliers. Mais ces
commandements ne contiennent que des sphères limitées et ne sont rien
d'extraordinaire par rapport à ce degré où il y va de la vérité absolue : ils sont
déjà contenus dans d’autres religions et dans la Religion juive » (Ph.
Religion, XVI, 287, 291-292).
21. Préface à la Ph. Religion de Ilinrich, XX, 6-7.
22. Esprit Christ, trad., p. 69,
23. Ph. Religion, XVI, 291.
24. Ibid., XVI, 295.
a5. Ibid., id.
26. Ibid., XVI, 3r r ; cf. Ph. Geschichte, XI, 4791 trad., p. 292.
27. Ibid., XV, 3ig.
28. Ibid., XVI, 3o 1.
29. Ibid., XVI, 307.
30. Ibid., XVI, 3O6-3O7,
31. Cf. l’analyse des savoirs « positifs » in System, § 16, VIII, 6i-63 :
savoirs qui tiennent leurs déterminations pour absolument valables et ne
reconnaissent pas leur fmitude. Par cette critique des savoirs qui no
remontent pas en deçà de leurs « upothéseis », la dialectique de Hegel est à
rapprocher de celle de Platon; elle s’oppose à la doctrine aristotélicienne de
la science, pour laquelle les principes propres de chaque domaine sont
indémontrables dans l’absolu (cf. gcs Analytiques, I, 9, 76 a 16). Mais cette
comparaison ne doit pas faire oublier qu’il n’y a plus chez Hegel, comme
chez Platon, d’« anupothéton » : l’inconditionné, ce sera le déploiement
même du Système. Ce serait l’objet d’une autre étude que de se demander ce
qui reste de la notion classique de principe chez Hegel, en quoi elle est
détruite, en quoi elle est réadaptée.
32. Cf. Guéroult, Malebranche, III, p. 110 à I3I. Gouhier, Ph. religieuse de
Malebranche, p. i5 à 28.
33. Ph. Religion, XVI, 251-2Ô2.
34. Ibid., XVI, 253. On trouve une définition précise du moment dans ce
texte sur Empédocle : « Quant au rapport de ces moments réels, on a déjà dit
qu’il plaçait le Feu d’un côté et les trois autres, en opposition, de l’autre côté,
il mentionne aussi le processus de ces éléments, mais il ne l’a pas conçu
au-delà; il est remarquable qu’il présente leur unité comme une mixtion. La
contradiction advient nécessairement dans cette liaison synthétique qui est
une relation superficielle, aconceptuelle, en partie rapport, en partie
non-rapport : là, c’est l’unité des éléments qui est posée, ici c’est aussi bien
leur séparation. Il ne s’agit pas de l’unité universelle où (ces côtés) sont à
titre de moments, de l’unité immédiatement une dans sa différence,
immédiatement différente dans son unité; mais ces deux moments identité
et différence, tombent ici l’un en dehors de l’autre » (Gesch. Philo., XVII,
378).
17 6 La patience du Concept

35. Ph. Religion, XVI, 3o8.


36. « La détermination fondamentale qu’Aristote élabora du vivant (il
faut le considérer comme agissant finalement) fut perdue dans les Temps
modernes, jusqu’à ce que Kant eût réveillé ce concept à sa façon, avec la
finalité interne, selon laquelle le vivant doit être constitué comme fin-
de-soi-même... Ce fait d’agir inconsciemment selon des lins, c’est ce
qu’Aristote nomme phusis » (System, § 36o, IX, 633-634). Cf. Gesch. Philo.,
XVIII, 34i. Sur le fait que Hegel renvoie dos à dos « cause-finaliers » et
mécanistes, cf. la critique qu’il adresse à la critique d’Anaxagore par le
Socrate du Phédon: « Ce qu’il y a de positif dans le jugement de Socrate nous
semble être, d’un autre côté, insuffisant, puisqu’il passe à l’autre extrême et
exige pour la nature des causes qui ne paraissent pas être en elle, mais qui
tombent en dehors d’elle, dans la conscience. Car ce qui est beau et bon est
une pensée de la conscience comme telle; la fin, l’action finalisée est d’abord
une action de la conscience, non de la nature. Ou encore : pour autant que
des fins sont placées dans la nature, la fin en tant que fin tombe en dehors
d’elle; la fin comme telle n’est pas dans la nature même, mais seulement dans
notre jugement » (Gesch. Philo., XVII, 427).
37. System, § 247, IX, 49-5o.
38. Ph. Religion, XVI, 255.
3g. « Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle est un
monde moral dans le monde naturel... comme nous avons établi ci- dessus une
harmonie parfaite entre deux règnes naturels, l’un des causes efficientes, l’autre
des finales... » (Leibniz, Monadologie, § 86-87). En assignant les esprits à
l’univers de la Nature (par opposition à celui de la Grâce), Leibniz reprend la
répartition théologique traditionnelle. Cf. Grua, Jurisprudence universelle, p.
385-386.
40. System, § 247, IX, 49'5o.
41. Ph. Religion, XVI, 323.
42. « De telles histoires, intuitions, présentations, phénomènes, l’Esprit
peut aussi les élever à l’Universel, et l'histoire de la graine, du soleil peuvent
devenir les symboles de l’Idée, mais seulement les symboles. Ces formations,
d’après leur contenu propre, leur qualité spécifique, ne sont pas appropriées
à l’Idée; le connu tombe en eux en dehors d’eux, la signification n’existe pas
en eux comme signification. L’objet qui, en lui-même, existe comme le
Concept, est la subjectivité spirituelle, l’homme, — il est en lui-même la
signification, elle ne tombe pas en dehors de lui; il est celui qui pense et sait
tout. Il n’est plus symbole, mais sa subjectivité, sa forme interne, son Soi sont
essentiellement cette histoire même, et l’histoire du spirituel ne se trouve
plus dans une existence inadéquate à l’Idée, mais dans son propre élément »
(Ph. Religion, XVI, 321-322).
43. Ibid., XVI, 3r5.
44- En quoi elle n’a pas absolument tort, puisqu’elle ne conçoit encore que
l’identification d’Entendement : # C’est seulement la Représentation qui
écarte l’un de l’autre (ces deux stades de l’Idée religieuse) et en fait deux
terrains et deux actes tout à fait différents. Et, en fait, il faut aussi les
distinguer et les écarter l’un de l’autre. Si l’on a dit qu’ils sont en soi la même
chose, encore faut-il déterminer aveo précision comment cette identité est à
entendre, sous peine de donner lieu au faux sens et à l’interprétation
incorrecte qui ferait du Fils éternel du Père, de la divinité étant objective pour
elle-même, la même chose que le monde et qui entendrait l’un pour l’autre »
(XVI, 25l-252).
« Ce vieux mot d'athéisme... » 1 77
45. Ibid., XVI, 254.
46. Cité in Glockner, Hegel, XXI, 374- « Ni l’œil ni l’imagination ne
trouvent en oes masses informes un point où so reposer avec plaisir, un
endroit où ils pourraient trouver à s’occuper ou à jouer. Seul le minéra-
logiste y trouve matière à risquer des conjectures insuffisantes sur les
révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes
ou dans l’espèce de sublime qu’on leur assigne, la Raison ne trouve rien
qui lui en impose, qui arracherait d’elle étonnement et admiration. L’aspect
de oes masses éternellement mortes ne me donna que la représentation
uniforme et ennuyeuse à la longuo : c’est ainsi (es ist so) » (ibid., 371).
47. Ph. Religion, XVI, 256-257; cf. ibid., XV, 253-254»
48. Malebranohe, Traité de Morale, I, cliap, 1, § 21. Cité in Gusdorf,
Révolution galiléenne, I, p. a63.
4g. Esthétique, XIII, 48; trad,, II, 181.
50. System, § 245; Zus,, IX, 36.
51. Phéno., trad., I, 162; II, S. i54.
52. Ph. Geschichte, XI, 4i3.
53. Marx, Manuscrits, p. 8g; trad., Bottigelli.
54. Ibid., p. 62 et 64.
55. Ibid., p. 62.
56. Sur la Tàtigheit du vivant, cf. Logih, L’Idée de la Vie.
57. System, Ph. Natur., Einleitung, S. 2g-3o.
58. Ibid., § 246; Zus., IX, 44»
5g. « On pourrait bien concevoir l’idée d’une mathématique philoso-
phique qui connaîtrait à partir de concepts ce que la science mathématique
ordinaire déduit, selon la méthode de l’Entendement, de déterminations
présupposées. Seulement, puisque la mathématique se trouve être la
science des déterminations finies de grandeurs, fixées dans leur finitude
et valant comme telles, sans devoir la dépasser, elle est essentiellement une
science de l’Entendement. Et, comme elle a la capacité de l’être de manière
parfaite, mieux vaut lui conserver le privilège qu’elle détient par rapport
aux autres sciences de cette espèce et ne pas l’altérer par l’immixtion du
t, qui lui est hétérogène, ou de fins empiriques » (Ibid., § 25g,

60. Gesch. Philo., XVIII, 34o.


61. « L’enquête physique d’Aristote est principalement philosophique,
non expérimentale. Le fait qu’il recherche le concept déterminé de chaque
objet l’un après l’autre, qu’il introduit beaucoup d’idées, montre pourquoi
(ces concepts) sont insuffisants et ce qu’est la simple détermination
d’Entendement de chacun. Pourtant, Aristote, dans sa Physique, a procédé
empiriquement. Il recueille dans un objet — comme le temps, l’espace, le
mouvement, la chaleur — toutes les circonstances, les expériences, les
phénomènes; et cela ne devient rien d’autre que spéculatif, bien qu’il s’agisse
d’un rassemblement des moments qui se trouvont dans la Représentation.
On peut dire d’Aristote qu’il est un empirique complet, et, en même temps,
un penseur. Empirique, c’est-à-dire? Il reoueille les déterminations des
objets qu’il considère, comme nous les connaissons dans notre conscience
ordinaire (ex. le concept de temps) ; il réfute les représentations empiriques,
les philosophèmes antérieurs, — il garde ce qui doit être gardé de
l’empirique. Et, en liant toutes ces déterminations, il les maintient unifiéos :
il élabore ainsi le concept, il est au plus haut degré spéculatif, alors qu’il
semble être empirique » (Ibid., 34o-34l).
178 La patience du Concept

62. « Ce serait une pensée non philosophique que de vouloir montrer qu’une
forme conceptuelle existe dans la nature comme si elle devait exister en général
dans la détermination qui est la sienne en tant qu’elle est une abstraction. La
Nature est plutôt l’Idée dans l’élément de l’extériorité; aussi maintient-elle et
présente-t-elle dans la réalité les moments conceptuels à l’état dispersé, tout en
unifiant dans les choses supérieures, les formes conceptuelles différentes dans
leur plus haute concrétion #
(System, § 3ia, IX, 273). Cette présentation en discontinuité de ce qui est
continu dans le contenu conceptuel (cf. XVI, 354) interdit également les
unifications hâtives des règnes naturels ou de phénomènes naturels. Cf, les
réserves sur l’identification (romantique) du magnétisme, de l’électricité et du
chimisme in § 313, IX, 284.
03. Gesch. Philo., XVIII, 34o. Analyse de la question « Was ist die Natur? »
in IX, Einleitung. S. 34.
64- « Ils expulsèrent ces objets, ces représentations que la superstition est
capable de nommer divines et poétiques; ils les rabaissèrent au-rang de ce que
l’on nomme choses naturelles. Car c’est dans la Pensée que l'Esprit se sait
comme l'étant, l’effectif,,, et il ravale alors le non-spirituel, l’extérieur en
choses, en négatif de l’Esprit. Aussi ne faut-il pas regretter la perte de cette
conception, comme si nous avions perdu avec elle l’unité avec la Nature, la
pureté innocente et l’état d’enfance de l’Esprit,.. La Raison est justement la
sortie hors de cette innocence, hors de l’état d’unité avec la Nature » (Gesch.
Philo., XVII, 4o5). « Les excentricités de la Philosophie de la Nature viennent
en partie de cette représentation : même si les individus d’aujourd’hui ne se
trouvent plus en cet état paradisiaque, il y aurait pourtant des âmes bénies
auxquelles Dieu communiquerait, pendant leur sommeil, la vraie connaissance
et la science. Ou encore l’homme, même sans être béni do Dieu, pourrait se
replacer, grâce à la Foi, en ces moments où l’Intérieur de la Nature est de
lui-même immédiatement manifeste, s’il se confie seulement à son inspiration,
o’est-à-dire à sa fantaisie, pour exprimer prophétiquement le Vrai. On tient cet
état de plénitude, dont on ne peut donner aucune autre source, pour
l’accomplissement de la capacité scientifique. Et l’on ajoute que cet état de
science parfaite a précédé l’histoire actuelle du monde, et que, depuis la Chute
hors do cette unité, des vestiges subsistent de cet état spirituel lumineux, et de
lointaines brumes dans les mythes, dans la tradition, sur d’autres pistes
encore. La culture du genre humain s’y rattache dans la Religion, et c’est de là
que toute connaissance scientifique doit prendre le départ. S’il ne coûtait à la
conscience, pour connaître la vérité, que de s’asseoir sur le trépied et de
proférer des oracles, le travail de la pensée nous serait assurément épargné »
(System, § 246; Zus., IX, 4»
4l).
65. System, § 381 ; Zus., X, 28-29. A chaque étape, le bénéfice consiste donc
dans le déclin (Untergang) et l’aveu de néantité de l’étape précédente (cf. le
passage du processus chimique au monde organique in § 338, IX, 448). Certes,
on peut dire que l’Esprit trouve en la Nature son reflet (§ 246; Zus., IX, 48),
mais dans l’étude de la Nature, la tâche du Concept est de « se libérer en elle »
(ibid.). La Nature n’est pas un calme miroir ; elle n’annonce véritablement
l’Esprit qu’en se niant, et non en l’anticipant ici ou là.
66. System, § 262, IX, g5.
67. Ph. Religion, XVI, 412; trad., Preuves, p. g3.
68. System, § 38l; Zus., X, 25.
69. Ph. Religion, XV, 3o2,
« Ce fieux mot d’athéisme... » *79
70. Aesthetik, XIII, 138 ; trad., II, p. 258-25g.
71. Ph. Religion, XVI, 3io et 3l4.
72. Phéno., trad., II, p. 290; II, S. 601.
73. Que la Religion soit une figure de la conscience est d’ailleurs une
survivance de sa forme naturelle : « La Religion naturelle est la Religion
seulement du point de vue de la conscience; ce point de vue est bien présent
dans la Religion absolue, mais en tant que moment transitoire, alors que,
dans la Religion naturelle, Dieu est représenté comme Autre, à travers une
figuration naturelle : la Religion a seulement la forme de la conscience » (Ph.
Religion, XVI, 3oi).
74. System, § 578, X, 45g-46o.
75. « La théologie nouvelle traite plus de la Religion que de Dieu : on
exige seulement que l’homme ait une religion, c’est là l’essentiel, et on tient
pour indifférent qu’il connaisse ou non quelque chose de Dieu; ou encore, on
soutient que ce savoir est quelque chose de tout subjectif et qu’on ne sait pas,
à proprement parler, ce qu’est Dieu » (Ph. Religion, XV, u4). Cf. XV, 59-61.
76. « Tant que la théologie n’offre qu’une simple énumération et exposi-
tion des doctrines religieuses, elle n’est pas encore science. Elle n’acquiert pas
non plus le caractère de scientificité par le traitement simplement historique
de son objet, procédé qu’on prise tant de nos jours (en rapportant, par
exemple, ce qu’a dit tel ou tel Père de l’Église). (La scientificité) n’advient que
par la progression vers la pensée conceptuelle, ce qui est la tâche de la
philosophie. La vraie théologie est ainsi essentiellement en même temps
philosophie de la Religion; elle l’était aussi au Moyen Agé » (System, § 36;
Zus., VIII, Ii3). Mais cette philosophie de la Religion n’était, alors, il est vrai,
qu’une esquisse de la pensée spéculative : « Les idées des Pères de l’Église,
qui ont pensé à l’intérieur de la doctrine de l’Église, sont très spéculatives;
mais le contenu n’est pas justifié par la pensée comme telle. La philosophie se
trouve ici à l’intérieur d’une doctrine fixée; ce n’est pas la pensée qui part
librement d’elle-même. Chez les scolastiques, la pensée ne se construit pas à
partir de soi, elle se rapporte à des présuppositions » (Gesch. Philo., XVII,
125).
77. Ph. Religion, XV, 43.
78. Ibid., id. ; cf. JEnzykl., § 17, VI, 37.
79. Ueber Jacobis Werke, VI, 3l5; cf. Phéno., trad,, II, 287; II, 597-
598.
80. Ibid., VI, 3I3-3I4 et 34o-34i.
81. « L’une des présuppositions absolues dans la culture de notre temps
est que l’homme ne sait rien de. la vérité. L'entendement éclairé n’est pas tant
venu à prendre conscience et à exprimer ce résultat qu’il y a été amené.
Comme on l’a vu, son point de départ a été l’exigence de libérer la pensée des
chaînes que lui imposait l’autre Entendement, celui qui a planté ses finités
sur le sol de la doctrine divine elle-même et a voulu utiliser l’autorité divine
absolue pour faire pulluler cette mauvaise herbe,
-— l’exigence d'instaurer la liberté obtenue de la Religion de la vérité et de la
rendre à son pays natal. Il s’est donc proposé en premier lieu d’attaquer
l’erreur et la superstition. Et ce no fut pas tant la Religion qu’il réussit à
vraiment détruire que cet Entendement pharisien qui opine sur les choses
d’un autre monde avec la même sagesse que s’il s’agissait de celles de ce
mondo-ei et pense pouvoir appeler cette sagesse doctrine de la Religion. Il n’a
voulu éearter l’erreur que pour laisser le champ libre à la vérité; il a cherché et
reconnu des vérités éternelles et a placé
180 La patience du Concept
!
la dignité do l’homme dans le fait que lui seul, et non l’animal, accède à ces
vérités. Dans cette perspective, il faut que cos vérités soient fermes et
objectives à l’encontre de l’opinion subjective et des pulsions du senti- |
ment, et que les opinions et sentiments n’aient de légitimité qu’en tant qu’ils
sont essentiellement conformes à l’évidence de la Raison, qu’ils y soient
soumis et qu’ils soient guidés par elle. Toutefois, le développement
conséquent et indépendant du principe de l’Entendement le conduit à
comprendre toute détermination et, dès lors, tout contenu seulement ,
comme une finitude, de sorte qu’il a anéanti la conformation et la déter-
mination du divin. Inconsciemment, cette formation a rabaissé la vérité
objective, qui devait être sa fin, et l’a réduite à une extrême minceur; c’est en
cet état que la philosophie kantienne la porta à la conscience et qu’on dut
alors la déterminer expressément comme la fin de la Raison » I
(Hinrichs Religionsph, XX, I3-I4).
82. Ueber Jacobis Werke, VI, 34o.
83. « Comme on comprenait le divin, ce qui est en et pour-soi, de cette
manière finie, comme on pensait le contenu absolu de manière finie, il arriva
que les doctrines fondamentales du christianisme disparurent,
en grande partie, de la dogmatique. La philosophie, aujourd’hui, n’est :
pas seule à être orthodoxe, mais c’est elle surtout qui l’est essentiellement; !
c’est elle qui conserve et préserve les propositions qui ont toujours été en
valeur, les vérités fondamentales du christianisme » (Ph. Religion,
XVI, 207).
84. M. Gilson on attribue la paternité au cartésien Clauberg (1647)- Cf.
Être et Essence, p. 168 (note).
85. Ph. Religion, XV, I35-I36. j
86. Woliï, Ontologia, § 7, n et 12 (éd. Ecole). Cf. Gilson, op. cit., p. 167
sq. ' '
87. « La nature du logique et le point de vue auquel s'est placée la
connaissance scientifique reçoit son éclaircissement préalable à partir de la
nature de la Métaphysique et de la philosophie critique, par laquelle la
Métaphysique atteignit sa phase finale. C’est dans ce but que le conoept
de ces soiences ainsi que le rapport qu’il a au logique doit être exposé
|
plus en détails. — Par rapport à l’histoire de la philosophie, la Métaphysique
est, du reste, quelque chose du passé; pour soi, elle est ce qu’elle est devenue
ces derniers temps la simple vue que prend l’Entendement sur les objets de
la Raison » (Enzykl., VI, § 18, S. 38).
88. Logik, IV, 65.
8g. Nous nous inspirons ici de l’article do M. Victor Goldschmidt dans '
la Revue des Études grecques, LXIII, ig5o, p. 20 sq., — qu’on trouvera dans V.
Goldschmidt. Questions platoniciennes (Vrin), p. 144 S(I- — Inspirer, i
d’ailleurs, est peu dire : ce texte nous fut essentiel.
go. « De même, en effet, que le divin surpasse (èÇfjpyjToa) la nature
entière, ainsi, je pense, convient-il que le discours théologique, lui aussi,
reste entièrement pur de toute considération relative à la nature » (Proclus,
Théologie platonicienne, I, 4, P- n). La classe des dieux n’est saisissable j
ni par la sensation ni par l’opinion ni par l’activité de l’intelligence aooom- )
pagnée de la raison (oQ-re vofjosi ps-ra Xéyou), car ce genre de connais- f
sance est relatif aux êtres réellement êtres, tandis que la pure existenoe des |
dieux surmonte le domaine des étants (èiroj^EÏ'rou -cou; o3oi) et se définit !
par l’unité même de toutes choses » (ibid., I, 3, p. 6) (Bridé, trad., Saffrey et Westerink).
j
91, Ph. Religion, XVI, 223.
[

1
« Ce vieux mot d’athéisme... » 181
9a, Enzykl., § 17, VI, 37-38,
93. « On peut bien dire qu’on doit toujours commencer par l’Absolu, de
même que toute progression n’est que la présentation de celui-ci, dans la
mesure où l’étant-en-soi est le Concept. Mais, parce qu’il n’est qu'en-soi, on
peut aussi bien dire que ce n’est pas l’Absolu, ni le Concept posé, ni même
l’Idée, car celle-ci, justement, consiste en ce que l’être-en-soi n’y est qu’un
moment abstrait, unilatéral. Le progrès n’est donc pas une sorte d’excès; cela
serait, si le commençant était, en vérité, déjà l’Absolu. La progression
consiste plutôt en ce que l’Universel se détermine lui- même, en ce qu’il est
Universel pour-soi, c’est-à-dire aussi bien Singulier et Sujet » (Logik., V,
334).
94. System, § 83; Zus., VIII, 199-200.
95. On s’en aperçoit par exemple à la critique que fait Hegel de l’idée de
séparation du laïque et du religieux : « On peut donc bien dire que la
constitution de l’État reste d’un oôté et la religion de l’autre, mais on
s’expose alors au danger que oes principes no soient entaohés
d’unilatéralité. Nous voyons ainsi présentement le monde rempli du
principe de liberté, particulièrement en ce qui concerne la constitution de
l’État. Principes correots, mais qui sont des préjugés, s’ils sont afïootés de
formalisme, tant que. la connaissance n’est pas allée jusqu’au dernier
fondement; c’est là seulement qu’il y a réconciliation avec le substantiel pur
et simple » [Ph. Religion, XV, 264).
96. « On pourrait encore demander pourquoi, si le Concept a, dans la
Logique spéculative une signification si différente de celle qu’on lie
d’habitude à cotte expression, on continue de nommer Concept quelque
chose d’aussi différent, donnant ainsi prise au malentendu et à la confusion.
A quoi l’on répondra que, si grande que soit la distance entre le concept do la
logique formollo ot celui de la logique spéculative, il s’avère, en y regardant
mieux, que la signification plus profonde de « Concept » n’est pas aussi
étrangère qu’il pourrait d’abord sembler à l’usage général de la langue
courante » (System, § 160; Zus., VIII, 354; cf. § 9; VIII, 53).
97. Enzykl., § 22, VI, 39-40. L’illusion que Hegel dénonce de préférence
est celle qui provient du respect de la lettre. On en vient à regarder celui-ci
comme gage suffisant d’objectivité, sans soupçonner que du sens se glisse
toujours, malgré nous, dans l’examen littéral. D’où les sarcasmes envers les
philologues et le peu do cas que fait Hegel de l’exégèse scrupuleuse. Cf. Ph.
Religion, XV, 46 et 23O-23I ; XVI, 204-207.
98. Ph. Religion, XV, 72; cf. XVI, 466-467.
99. Ibid., id.
100. Ueber Jacobis Werke, VI, 34o.
IY

L’éclatement de la Finitude

Ce qu’est en philosophie l’horizon de la Finitude, on


l’entrevoit à travers la figure de la « fausse humilité » chrétienne
et du sortilège dont la conscience est alors victime. Qu’elle
s’humilie tant qu’elle voudra : elle est impuissante à se
dépouiller d’elle-même et resurgit toujours du néant où elle
prétend s’engouffrer.

« Telle est l’extrême pointe de la subjectivité. Elle donne l’apparence


de renoncer au Fini, mais elle est le lieu où la Finitude comme telle
s’affirme encore... Il faut donc montrer qu’il y a un point de vue où le Moi,
dans sa singularité, renonce en fait et effectivement à soi. Je dois être la
subjectivité particulière supprimée en fait h »

Or, il est difficile d’opérer cette véritable renonciation à


l’intérieur du christianisme. Parmi les philosophes classiques,
c’est Malebranche, sans doute, qui nous fait le mieux prendre
conscience de cette difficulté. « Dans toutes les autres religions,
écrit-il, on suppose qu’une pure créature peut, de son chef, avoir
accès auprès de Dieu » et que « la créature, comparée à Dieu, se
compte pour quelque chose 2 » Seul, le chrétien parvient à
accomplir son anéantissement autrement qu’en paroles. Il est
seul à prononcer sur lui « le même jugement que Dieu porte de
son infinité et de notre néant ». Le dogme de l’Incarnation
atteste, en effet,

« que nous ne pouvons avoir d’accès auprès de Dieu ni de société avec


Lui que par Jésus-Christ, son Fils unique. Le culte des chrétiens
prononce donc que Dieu est infini et que la créature devant Lui n’est rien
».
I U éclatement de la Finitude i83

La vie religieuse gagne ainsi sa profondeur. La prière,


adressée à Jésus-Christ, et à lui seul, cesse d’être l’interpellation de Dieu
comme d’un égal pour symboliser désormais | la disproportion du Fini
et de l’Infini, parole à la surface
d’un silence qu’elle ne permet plus d’oublier. Toutefois, la
renonciation suprême dont le culte de Jésus est l’emblème ne dispense pas
de comprendre comment, en Jésus même, le Verbe s’est fait chair. La
synthèse du Fini et de l’Infmi, refusée à l’homme, est-elle plus intelligible
pour ! s’être accomplie une nuit, à Bethléem? Si, grâce au Média
teur, l’infinité du Verbe vient rehausser l’ouvrage et le rendre
digne de glorifier Dieu, l’ouvrage n’en garde pas moins sa
limitation, et Jésus lui-même ne fut qu’un homme, à la « capacité
de penser » limitée.

« Dieu sait que le Fini comparé à Lui n’est rien et ne doit être compté
pour rien. Il juge donc que nous ne pouvons point avoir de rapport ni lier
de société avec Lui. Or Dieu n’a pas pu créer un monde qui n’eût avec Lui
aucun rapport 3. »

Mais ce rapport des opposés garde son énigme et c’est j


un être fini (le Christ vivant) qui, en dernière instance,
devient le tabernacle et la « figure de l’immuable4 ». Cet échec
est exemplaire du malheur de la conscience j chrétienne. Partagée
entre la piété aveugle et la tentation
| théologique, c’est toujours à celle-ci qu’elle cède; elle
' finit toujours par citer devant elle, par le fait même de
parler de Lui, le Dieu dans lequel elle voudrait s’anéantir.
Certes, le sentiment qu’elle éprouve de ne compter pour rien est sincère.
Le monde de 1’ « apparence » ne lui paraît qu’un point de départ et c’est
ailleurs qu’elle situe le « fondement », dans « le monde éternel, en tant qu’il
est j ce qui est indépendant en soi et pour soi ». Mais entreprend-
! elle de remonter à ce « fondement » qu’elle renie aussitôt
j cette conviction. La formulation même de la preuve
cosmologique en fait foi :

« La satisfaction, toute fondation quelle qu’elle soit se trouve placée


plutôt dans le monde éternel comme ce qui est indépendant en-soi et pour-soi. Par
contre, dans la forme du syllogisme, l’être 1 des deux (mondes) est exprimé de la
même manière. Aussi bien dans
la première proposition du raisonnement (S'il y a un monde fini, alors
il y a un être absolument nécessaire) que dans la seconde, où l’on
exprime le présupposé qu’il y a un monde contingent, et que dans la
conclusion (Il y a donc un Etre absolument nécessaire 6). »
184 La patience du Concept

D’une part, « l’être du contingent a une valeur tout à fait


différente de l’être nécessaire en-soi et pour-soi »; d’autre part,
l’être est cependant « ce qu’il y a de commun aux deux côtés, ce
qui se continue de l’un à l’autre ». Peu importe donc que je vive
dans la certitude de la séparation, puisque mon langage me
donne l’assurance que celle-ci est surmontable. L’ « ancienne
Métaphysique », il est vrai, ne prenait pas conscience de ce
démenti qu’infligeait l’emploi ambigu du mot être à un
raisonnement qui devait nous confirmer dans la certitude de la
transcendance de Dieu. Exemple entre mille autres du danger
qu’il y a à raisonner sur les « choses » sans avoir passé au crible
les significations « pour elles-mêmes ». On s’accommodait ainsi
que Dieu apparût successivement comme l’au-delà absolu, puis
comme un terme qui partageait au moins avec le contingent la
commune catégorie de 1’ « Être », à l’enseigne de laquelle
logeaient côte à côte le Fini et l’Infini, comme, dans le Sophiste,
le Mouvement et le Repos. Ces deux postulations — Différence
minimale et Communauté minimale —, le métaphysicien devait
seulement veiller à ne pas les faire se contredire ou à ne pas
mettre l’accent sur l’une aux dépens de l’autre. Tâche souvent
malaisée, car, si les mots « réalité », « être », etc. conviennent
aussi bien à Dieu qu’aux créatures, la postulation de la
différence risque de s’annuler. C’est pourquoi Arnauld, dans les
4es Objections, est si attentif à critiquer la thèse « Dieu est en
quelque façon par soi comme par une cause » : « Ce qui me
semble un peu hardi, et n’être pas véritable... Concluons donc
que nous ne pouvons concevoir que Dieu soit par soi
positivement, sinon à cause de l’imperfection de notre esprit, qui
conçoit Dieu à la façon des choses créées. » Malebranche écrit :

« L’étendue est une réalité, et, dans l’infini, toutes les


réalités s’y trouvent. Dieu est donc étendu aussi bien que les
corps, puisque Dieu possède toutes les réalités absolues ou
toutes les perfections... »
Dans cette voie, la séparation est résorbée et l’ombre du
spinozisme s’allonge. Non pourtant. Car l’auteur se corrige
aussitôt :

« ... mais Dieu n’est pas étendu comme les corps, car II n’a
pas les limitations et les imperfections de ses créatures 6 ».
Et Descartes, encore, à Morus :
L’éclatement de la Finitude 185
« Je n’ai pas coutume de disputer sur les mots; c’est
pourquoi si 1 on veut que Dieu soit en un sens étendu parce
qu’il est partout, je le veux bien; mais je nie qu’en Dieu, dans
les anges, dans notre âme, enfin en toute autre substance qui
n’est pas corps, il y ait une vraie étendue et telle que tout le
monde la conçoit 7. »
Il suffit donc d’attirer l’attention sur l’usage analogique ou
même franchement homonymique qu’on fait des mots pour
rétablir, avec la distinction sémantique, celle des régions
ontologiques. Ou encore, pour accuser le clivage, on appliquera à
l’infini la prose au fini de façon à faire surgir les paradoxes :
<( Ceux qui conjoignent les discours élevés de la philosophie
avec les contemplations sublimes de la théologie disent
saintement et divinement que Dieu est dedans le monde n’y
étant point enclos, qu’il est dehors le monde n’en étant point
exclu, qu’il est par-dessus le monde n’en étant point plus élevé
8... »

Autant d’artifices pour rappeler que sous un certain rapport


Dieu est notre prochain, que, sous un autre rapport, son altérité
est absolue, que, sous un certain rapport, Lui et moi appartenons à
l’Être, que, sous un autre rapport, Créateur et créature retournent
à leur incommensurabilité. Ainsi, la tension est maintenue entre
le Différence et la Non-différence, grâce à un vieux procédé que
Platon, dans le Parménide, attribuait à l’éristique la plus
grossière : quoi de merveilleux à montrer que, d’une part, je suis
un, et, d’autre part, multiple9? La conscience percevante de la
Phénoménologie excelle dans cet exercice :
« Dans chaque moment singulier, elle est seulement
consciente d’une de ces déterminabilités comme du vrai, et elle
est ensuite consciente à nouveau de l’opposée...
L’entendement récalcitrant essaie de résister avec les appuis
du en tant que et de la diversité des points de vue...10. »
La synthèse véritable consisterait à en finir avec ce jeu des «
points de vue » et à se demander s’il y a vraiment des pôles
opposés, au lieu de déplier, puis de replier entre eux une distance
rhétorique, C?est alors seulement qu’il serait possible de penser
ensemble le Fini et l’Infini, à bon droit, enfin, et sans précautions
de style. Les penser ensemble, non par une acrobatie ontologique,
mais pour s’être délivré du langage fixateur de l’ontologie. Les
penser ensemble, non parce qu’ils seraient toujours juxtaposés ni
parce qu’ils seraient fondus l’un dans l’autre, comme le
i86 La patience du Concept

pain, le vin et les Apôtres qui les consomment dans la belle unité
que décrivait L’Esprit du christianismen. Dans le premier cas, il
s’agirait de concilier l’union avec la différence subsistante, dans
le second, de rendre l’union subsistante aux dépens de la
différence : ce qui reviendrait, ici et là, à maintenir l’opposition
des catégories d’« Identité » et de « Différence ». Ce qui reviendra
aussi, chez les détracteurs de la dialectique, à la juger comme si
elle laissait subsister les deux (le Fini identifié à l’Infini, le Fini
séparé de l’Infini) et nous donnait le droit de passer
incessamment de l’un à l’autre de ces inconciliables ou de les
poser à la fois (zugleich, et non zusammen) : le dialecticien
accepterait en droit la séparation et la transgresserait en fait.
Or, tant que la séparation est posée sans plus de scrupules
comme subsistante, la Réflexion « fait la loi » et « elle a le droit de
ne faire valoir qu’une unité formelle, puisque l’on a concédé et
admis son œuvre, la scission entre Fini et Infini12 ». La vérité est
qu’alors nous qui parlons du Fini et de l’Infini soit pour les
scinder soit pour les unifier soit pour maintenir ces deux mouve-
ments « à la fois », ne savons même pas ce qu’est 1’ « Identité » et
ce qu’est la « Différence ». C’est vers cette critique des « pures
essentialités » que s’orientait Platon :

« Chacun est Un, mais il est aussi Multiple; il a beaucoup de


membres, d’organes, de propriétés... il est Un et aussi
Multiple. Ainsi, on dit à la fois de Socrate qu’il est Un, égal à
soi-même-et aussi l’Autre, inégal à soi. C’est là une vue, une
expression qu’on trouve dans la conscience commune. Il est
Un, admet-on, mais, sous un autre rapport, c’est aussi un
Multiple, et on laisse ainsi les deux pensées tomber l’une en
dehors de l’autre. Or la pensée spéculative consiste à
rassembler (zusammenbringen) les pensées; les rassembler,
c’est cela qui importe. Ce rassemblement des différents (Être
et Non-être, Un et Multiple) (effectué) de telle sorte qu’il n’y ait
pas simplement passage de l’un à l’autre, voilà ce qu’il y a de
plus profond et de véritablement grand dans la philosophie
platonicienne 13. »
On cessera donc de faire miroiter tour à tour deux
postulations exclusives pour les laisser mitoyennes. Impossible
d’accepter que Fini et Infini diffèrent et se superposent à la fois.
La dialectique ne permettra pas de dire les opposés à la fois
(pourquoi, sinon, Hegel dirait-il que le zugleich est le défaut qui
affecte la Logique de l’Essence, de même que le « passage »
affecte celle de l’Être?); la dialectique critiquera les présupposés
de ce zugleich.
U éclatement de la Finitude 187

11

Mais la vraie « synthèse » qui accomplira cette tâche,

[uel visage aura-t-elle? Ne risque-t-on pas de jouer une


?ois de plus sur les mots en octroyant au Fini et à l’Infini
une communauté une fois de plus artificielle? Et ne vaut-il
pas mieux suivre le conseil de Kant, préférer à toute
conciliation entre concepts par trop hétérogènes la certi-
tude définitive de la « différence réelle »?

« On doit déplorer que la pénétration de ces hommes... ait


été malheureusement employée à rechercher de l’identité
entre des concepts extrêmement différents... Mais il était
conforme à l’esprit dialectique de leur temps, et cela séduit
encore maintenant des esprits subtils, de supprimer dans les
principes des différences essentielles et jamais unifiables, en
cherchant à les changer en querelles de mots 14. »
Figés dans leur « être » et leur identité à soi, Fini et Infini ne
seront alors jamais qu’en rapport de voisinage, et l’Être infini —
toujours selon Kant — sera pensé comme « un individu parmi
toutes les choses possibles », une chose « parmi toutes les choses
15 ». Ce qui est fort peu se compromettre. Car ce commun

dénominateur : Ding, que vaut-il? En fait, il faut renoncer, sous


peine d’incohérence, à se frayer un chemin de l’être-du-fini à
Vôtre-de-l’infini : ces deux génitifs rendent homonymes leurs
sujets. « L’être du fini est uniquement son propre être 10. »
Impossible désormais d’imaginer 1’ « ousia » comme l’étoffe où
toute présence doit se découper : en dehors de la ire Analogie, le
mot « substance » n’est plus que de convenance. Et Kant le
notifie, en une ligne, à la fin d’une note de la 36 Critique : nulle
propriété des êtres mondains « ne saurait être transférée à un
être qui n’a de commun avec eux aucun concept générique,
sinon celui de Chose en général17 ».
Au reste, la métaphysique de l’Infini fut souvent bien près de
reconnaître cette dure vérité. Témoin Descartes :

« A proprement parler, le nom de substance ne convient


qu’à Dieu seul. C’est pourquoi l’on a raison dans l’École de
dire que le nom de substance n’est pas univoque au regard de
Dieu et des créatures, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune
signification de ce mot que
188 La patience du Concept

nous concevions distinctement, laquelle convienne en même


sens à lui et à elles 18... »
Aveu d’importance, mais aussitôt corrigé : « ... mais parce
qu’entre les choses créées, quelques-unes sont de telle nature
qu’elles ne peuvent subsister sans quelques autres, nous les
distinguons d’avec celles qui n’ont besoin que du concours
ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des substances... » Au
prix d’une liberté prise avec les mots, le droit est donc rendu de
penser une commune mesure entre les opposés. Étrange
décision, qui ne vise qu’à faire resurgir ce minimum de
similitude sans lequel le principe de causalité ne pourrait jouer
du Fini à l’Infini. Leibniz, lui, pour mieux asseoir l’analogie, en
vient à présenter la disproportion ontologique comme différence
de grandeur : « Les esprits créés ne diffèrent de Dieu que du
moins au plus, du fini à l’infini1B. » Malebranche, enfin : « Nous
concevons l’Être infini, de cela seul que nous concevons l’être,
sans penser s’il est fini ou infini a0. » Mais il suffit « d’y penser »
pour que reparaisse la disjonction et que l’Être infini cesse
d’être posé comme l’englobant de tous les contenus pour
reprendre la place d’un autre contenu isolé. C’est ce que
reconnaît Hegel :

« Si l’on convient que l’être du Fini est uniquement son


propre être, ... il est déclaré par là qu’il n’y a pas de passage
possible du Fini à l’Infini21. »

Nous voilà donc à jamais enfoncés, semble-t-il, dans la «


différence réelle », à jamais impuissants, donc, à prendre Kant
en défaut. En somme, dans cette phrase, Hegel désigne avec
précision l’obstacle que devra franchir celui qui accomplira
légitimement la réconciliation du Fini et de l’Infini. Il y a un sens
de l’expression : « Le Fini est », qui rend cette conciliation
injustifiable. Comment découvrir un autre sens qui soit
compatible avec le projet théologique? C’est, en tout cas, à la
lecture de ces mots « Le Fini est » qu’est suspendue maintenant
la validité du projet de la théologie rationnelle. Non son destin,
certes : il est déjà tranché.
En quoi consiste exactement l’obstacle? Pour mieux le
localiser, il faut revenir aux notions imprécises (res, substantia,
ens...) dont jouait la pensée classique pour préserver une
commune mesure (selon Kant, purement verbale) entre les deux
domaines. Acceptons que F « Être »
L’éclatement de la Finitude 189

soit une catégorie commune au Fini et à l’Infini. On rencontrera


aussitôt, remarque Hegel, une contradiction, et la thèse en
laquelle on peut résumer l’argument cosmologique fera figure
d’absurdité.

« L’expression plus précise de la proposition Si le Fini est,


est tout d’abord celle-ci : l’être du Fini n’est
l'Infini est aussi
pas seulement son être, mais aussi l’être de l’Infini... L’être
contingent est en même temps l’être d’un autre qui est l’être
absolument nécessaire. Cet en même temps apparaît comme
contradictoire. »
Or la contradiction provient de ce sous-entendu : « l’être du
Fini est uniquement son propre être ».

« Si le Fini était cet affirmatif, la majeure se transformerait


en la proposition : l’être fini est, en tant que fini, infini, car ce
serait sa finitude subsistante qui enfermerait en soi l’Infini aa.
»
En somme, si je m’obstine à soutenir la validité dé la preuve
tout en admettant que l’être du Fini est uniquement son propre
être, je mérite autant d’être pris au sérieux que Dionysodore
annonçant à Socrate que son propre père était aussi père de
tous les vivants, puisqu’on ne peut être à la fois père et
non-père. En réalité, il faut choisir entre l’une ou l’autre de ces
deux propositions :
1) L’Être est commun au Fini et à l’Infini;
2) Le Fini possède un être propre.
On ne pourra jamais assumer l’une de ces thèses après avoir
soutenu l’autre. C’est pourtant ce qu’effectuait subrepticement
la Métaphysique. Après avoir admis la ae thèse (être en propre
du Fini), c’est-à-dire l’indépendance du Fini et de l’Infini, elle
posait la question de leur unification. Elle demandait — sous
une forme déguisée, il est vrai : comment l’être fini en tant que
fini, est-il infini? Ou bien : comment l’Être infini, en tant
qu’infini, devient-il fini? Or Hegel ne dit surtout pas que la
dialectique est seule en mesure de répondre enfin à ces
questions ; au contraire, il les formule de façon à montrer enfin
combien elles étaient aberrantes. La dialectique n’accomplit
pas de tours de force; elle met à jour les sophismes latents. Et il
vaut la peine de relire un des textes où Hegel, contre sa légende,
prend le parti du bon sens et de l’intelligibilité commune.

« La réponse à la question : Comment l’Infini devient-il FiniP


est donc celle-ci : il n’y a pas un Infini qui est d’abord Infini
et,
190 La patience du Concept

ensuite, serait contraint de devenir Fini, de sortir de soi pour


aller à la Finitude, mais il est déjà pour soi-même aussi bien
fini qu’infini. Puisque la question admet que l’Infini est pour
soi d’un côté et que le Fini, qui s’est détaché de lui en s’en
séparant (ou quelle que soit sa provenance), scindé de lui, est
vraiment réel, mieux vaudrait dire que cette séparation est
inconcevable (unbegreiflich). Ni un tel Infini ni un tel Fini n’a de
vérité; or le non-vrai est inconcevable... En admettant
l’indépendance de cet Infini et du Fini, cette question met en
place un contenu non-vrai et inclut déjà une relation non-
vraie de celui-ci. Aussi n’a-t-on pas à y répondre, mais plutôt à
nier les fausses présuppositions qu’elle contient, c’est-à-dire à
nier la question même 23. »
Pourquoi 1’ « ancienne Métaphysique » n’a-t-elle jamais été
acculée à choisir entre les deux thèses : être-en-propre du Fini ou
communauté de l’Être? C’est d’abord qu’elle se gardait de donner
intégralement au « fini » son sens populaire de « périssable », d’ «
évanescent ». Elle ne visait jamais l’être- fini comme tel, mais
l’éire-du-fini. Entendons : l’être qui se trouve — en outre —
appartenir à une réalité limitée, mais, avant tout, à une réalité? de
si bas degré qu’elle soit. Si le mot « Fini » a un sens, il désigne
quelque chose d’affirmatif. Aussi l’absurdité que relève He^el
dans la formulation de la preuve cosmologique n’afïleurait- elle
pas chez les classiques : ils n’avaient pas conscience, en posant
l’identité dans 1’ « être » de deux termes absolument différents, de
vouloir tracer le cercle carré, car ils ne considéraient pas
l’Infini-dfant et le Fini-étant comme des exclusifs. Aux
théologiens des 20S Objections qui le prient de réfuter l’argument
des athées selon lequel « ce qui est infini en tout genre de
perfection exclut toute autre chose que ce soit », Descartes se
contente de répliquer : « Par le nom d’infini, on n’a pas coutume
d’entendre ce qui exclut l’existence des choses finies 24. » Quelle
incompatibilité pourrait-il y avoir, en effet, entre deux étants en
tant que tels? Un peu plus haut, dans les 2es Réponses, Descartes
critique l’hypothèse d’un être corporel très- parfait. Il suffit, dit-il,
de revenir au sens du mot « corps » : n’implique-t-il pas la
divisibilité, donc l’imperfection? De sorte que si vous entendez «
que ce corps est un être dans lequel toutes les perfections se
rencontrent, vous dites des choses qui se contrarient ». Mais en
quoi, par contre, la coexistence de l’Infini-étant et du Fini-étant
envelop- perait-elle contradiction? En quoi leur étantité
serait-elle incompatible avec le sens de l’un ou de l’autre? Point
n’est besoin de revenir au sens du mot « étant » pour se
demander s’il estL’éclatement
compatible de
avecla le
Finitude
sens qu’on donne au mot «
Fini », comme on se demandait si l’on peut parler d’un corps
très-parfait. Voilà, pour Hegel, la racine du sophisme : il va de
soi que le Fini est un étant, à tel point qu’on ne se soucie pas de
savoir si le sens même du mot s’accommode après tout, de ce
statut d’ « étant ». C’est pourquoi l’Infini de Descartes, s’il exclut
toute borne et toute limitation, n’exclut pas pour autant le borné
ou le limité. Que le « Fini » soit borné, « retardé » par la frange
de néant juste nécessaire à le distinguer de son Créateur
n’empêche pas qu’il ne s’offre avant tout comme un ens à part
entière, ia quod habens esse. Il n’y a là nulle difficulté.
C’est ici que Hegel attaque ; vous dites que le Fini s’écoule et
passe, mais vous le dites seulement et vous faites de ce non-être
un attribut « impérissable (unver- gânglich) et absolu »; votre
langage et votre mélancolie ne sont donc pas en accord avec
votre ontologie.

■ « Que le Fini soit absolu, aucune philosophie, aucune


conception ni l’Entendement ne voudront qu’on leur attribue
ce point de vue; c’est plutôt le contraire qui est expressément
présent dans l’affirmation du Fini; le Fini, c’est le limité, ce
qui passe; le Fini n’est que le Fini et non l’impérissable; c’est
ce qu’on trouve immédiatement dans sa détermination et
dans son expression. Mais il importe de savoir si, dans la
conception qu’on s’en fait, on persiste dans l’être de la
Finitude, si le caractère transitoire demeure subsistant ou si
ce caractère transitoire, cette évanescence ne s’écoule pas
(dus Vergehen vergeht)? Or, que cela n’advienne pas, voilà le
fait dans cette conception du Fini, qui fait de l’évanescence le
dernier mot du Fini. C’est l’affirmation expresse que le Fini
est incompatible avec l’Infini et qu’il n’est pas unifiable à lui,
que le Fini est purement et simplement opposé à l’Infini 25. »
On n’ose donc pas rendre au « Fini » sa signification pourtant
reconnue jusqu’au point où sa qualité a « étant » serait mise en
question. Et voilà pourquoi, dans la preuve cosmologique, « le
Fini, en tant qu’il reste Fini, est Infini ». Lorsque Hegel dénonce
cette absurdité, on voit donc bien qu’il n’entend pas défendre
l’identité-à-soi du Fini. Il pourrait sembler, pourtant, qu’il fasse
écho à Leibniz, quand celui-ci dénonçait comme absurde que «
Dieu pût donner à une pierre, tant qu’elle reste pierre, la vie et la
raison, c’est-à-dire ce qui ferait d’elle autre chose qu’une pierre
». Ici et là, n’est-ce pas la même protestation contre une
métamorphose jugée fantaisiste, le même refus d’élever
192 La patience du Concept

au positif le négatif en tant que tel? Les points de vue, pourtant,


sont symétriquement opposés. Que veut dire Leibniz? Qu’à la
passivité nue (materia prima) nul ne saurait octroyer l’activité,
aü négatif comme tel les pouvoirs du positif. Et c’est justement
cette dissociation radicale entre négatif et positif qui coupe
court à tout embarras : puisque le négatif est de fond en comble
tenu pour nul. il est impossible de penser autrement que sous le
signe du positif quelque être que ce soit, y compris les êtres qui se
trouvent entachés de limitation. Tant que la matière est
seulement considérée comme matière inerte, poursuit Leibniz,
elle demeure passive ; en tant que la pierre reste pierre, il est
impossible de lui adjoindre une forme. Mais un tel « en tant que »
est, bien sûr, une façon de parler abstraite : étant donné que la
distension de l’Être et du Néant est absolue et que « le Néant
n’est pas », l’étre-nié ne se donne que sur le sol de l’Être. Qu’on
l’imagine du Néant aussi près qu’on voudra, on le situera
toujours en deçà de cette limite; il sera toujours substance parmi
les substances, doué d’un minimum de perfection, « la perfection
n’étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise
précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les
choses qui en ont26 ». La philosophie dogmatique, dit Hegel, s’est
« détournée » du négatif, elle n’a pas su « le regarder en face » :
c’est que la stratégie du dogmatisme consistait justement à
éviter cet affrontement. Puisque l’Infini est le positif par
excellence et qu’il exclut le négatif, il inclut donc tout étant comme
tel; les créatures qui participent de lui ne lui ajoutent rien, sans
doute, mais, surtout, ne lui ôtent rien. Toujours recueilli en deçà
de sa borne ou de sa limite, le limité est sans « inquiétude », en ce
monde où le pécheur même jouit d’une étrange innocence d’état
(« Le pécheur rie fait rien, car le péché n’est rien »). Voilà
pourquoi le Fini reste un contenu affirmatif et pourquoi la
Métaphysique esquive avec une aisance aussi naturelle la
difficulté que Hegel met à jour. Gomment aurait-elle pu
concevoir le Fini comme non-être en son cœur,
essentiellement-mortel, essentiellement-périssable? Refuser au «
Fini » l’étantité, ç’aurait été reconnaître une présence à un
non-étant et, par là, effacer le partage de l’Être et du Néant.

« La représentation est plus vraie, plus concrète que


l’Entendement abstrayant qui, s’il entend parler d’un négatif,
en fait trop facilement le Néant, le simple Néant, le Néant
comme tel et renonce à
L'éclatement de la Finitude 198
cette liaison dans laquelle (le Néant) est posé aveo
l’existence, lorsque celle-ci est déterminée comme
contingente, phénoménale, etc. (Or) pour saisir le
contingent, la pensée ne doit pas laisser ces deux moments
tomber l’un en dehors de l’autre, dans un Être pour soi et
dans un Néant pour soi 27. »

L’expression « essentiellement-périssable » n’a donc pas de


sens pour le dogmatisme, puisqu’elle instaure une liaison
d’essence qui transgresserait l’opposition absolue de l’Être et du
Non-être. Si l’Entendement dogmatique « renonce » à rendre
compte du Fini comme tel, jusqu’à faire vaciller la signification
« Fini », c’est donc par fidélité à l’adage : « L’Être est, le Néant
n’est pas »

Comment l’énoncé de la preuve cosmologique peut-il être


rendu absurde? nous étions-nous demandé. On peut répondre
maintenant : parce qu’on donne au mot « Fini » son sens correct
tout en conservant une ontologie défectueuse. Le langage n’a
jamais tort, et Hegel choisit de rester fidèle à la signification la
plus naïve du mot « Fini », quitte à enfreindre l’interdit de
Parménide : « Tu ne feras jamais être les non-étants. » Et, dès
lors, la séparation de l’Être et du Néant, si on s’obstine à la
maintenir, va créer une difficulté. Aux classiques, elle
permettait — on vient de le voir — d’acclimater le créé dans
l’Être : si peu que presque rien, la créature la plus humble est
encore répandue sur cette surface. Or, cette séparation interdit,
maintenant, la réunification du Fini et de l’Infini. Si je me
propose de rendre au Fini son exacte vérité de lumière et
ténèbres mêlées, tout en continuant à loger eet étant ambigu
dans la région de 1’ « Être » et à lui concéder obstinément un «
être-en-propre », je dois alors me résigner à l’irréductible
équivocité du mot « Être ». Que je prenne au sérieux le Fini
comme <patv6(i.svov, et que je dise : « Le Fini est » (le Fini
entendu dans sa précarité), du même coup, je dois avouer que
cet « être » d’ici n’est qu’homo- nyme à celui de là-bas. La preuve
cosmologique devient un sophisme, l’Infini se ferme, la cause de
la théologie semble perdue. Entre le Fini et l’Infini, dit Hegel,
s’est alors creusé « un gouffre 28 ».
Cet abîme, les Éléates, au moins, avaient su l’éviter. En quoi
ils se montrèrent plus « conséquents » que les philosophes et les
théologiens qui crurent ensuite pouvoir faire voisiner
paisiblement Fini et Infini. Ils avaient
194 La patience du Concept

compris ce qu’exigeait leur principe : qu’on renonçât à donner


quelque statut que ce soit aux significations « Multiple », « Fini »,
« Changement », que mieux valait faire silence sur le limité pour
ne pas risquer de donner à la limitation ne serait-ce qu’un
semblant de consistance.
« Les Éléates se distinguèrent de notre pensée réfléchissante
habituelle en ce qu’ils procédèrent spéculativement. Le
spéculatif, en l’occurrence, consista à montrer que le
changement n’est pas et que, dès qu’on présuppose l’Être, le
changement est en soi contradiction, quelque chose
d’inconcevable. Car la détermination de la pluralité, du négatif
est éloignée de celle de l’Être, de l’Un. Alors que nous
accueillons dans notre représentation la réalité du monde fini,
les Éléates furent plus conséquents puisqu’ils allèrent jusqu’à
soutenir que seul l’Un est, et que le négatif n’est pas 20... »
Il suffit donc de partir de la thèse de l’Être et de rester «
conséquent » pour que le changement, la V er ganglichkeit
devienne impensable. En revanche, il suffit de poser le Fini dans
sa précarité pour que l’Être immuable devienne à son tour
inconcevable. La métaphysique de l’Être et la métaphysique de la
Finitude (et l’on comprend ici pourquoi Kant, aux yeux de Hegel,
reste un « métaphysicien » et un « dogmatique ») payent ainsi,
chacune de son côté, le prix de leur rigueur. De l’exigence
ontologique rigoureusement respectée ou de l’exigence
sémantique rigoureusement respectée, laquelle choisir ? Si l’on
refuse de commettre le sophisme inclus dans la preuve
cosmologique, faut-il revenir à Parménide ou faut-il se replier sur
le Fini? Mais un choix ainsi formulé est naïf.
On ne réunifie pas des opposés, sinon en apparence et
sophistiqueraient, en les conservant dans leur différence : c’est
de là qu’on était parti. Est-ce à dire qu’on doive s’en tenir à cette
différence et désespérer de toute réunification? C’est là ce que
nous sommes en train d’admettre implicitement. Et c’est
pourquoi nous posons la question : des deux opposés, lequel
choisir? Lequel abolir ou neutraliser? Plus que jamais, donc, nous
affirmons la persistance des opposés — celle que prend pour
point de départ toute métaphysique de l’Entendement. Sans
doute, l’éléatisme ■—■ tel que l’interprète le sens commun, et non
Hegel — nie le Multiple. Mais, dans la mesure où — toujours au
scandale du sens commun —■ il lui dénie jusqu’à une présence, il
avoue qu’il identifie étant et présent : le Multiple n’est pas étant,
donc c’est une illusion. C’est sous le même horizon que les
métaphysiques de la Finitude,
U éclatement de la Finitude ig5

inversement, n’accorderont d’étance qu’au présent sensible.


Comme tous les choix doctrinaux, le choix solennel qu’on se
préparait à faire nous aurait donc simplement dispensés
d’examiner notre ontologie de référence : on croit engager sa
vie parce qu’on répugne à abattre ses cartes. Disons-le en
passant : il serait absurde, pour cette seule raison, de se choisir
hégélien, c’est-à-dire de prendre parti pour le discours où se
dénonce justement la futilité de toutes les prises de parti. Libre
aux sectaires de prêcher le choix « matérialiste » ou l’option «
chrétienne » ou la révélation de 1’ « Être » : ces insouciants
ignorent qu’ils ne font que masquer ainsi le champ ontologique
à l’intérieur duquel ils bavardent; pré-hégéliens par excellence,
ils n’ont pas même pris conscience de n’avoir à parler, en
philosophie, que des règles du langage qui leur permet de
parler, — Revenons au choix brutal qu’on allait proposer entre
Infinité et Finitude. Son peu de sérieux venait de ce qu’on
partait de deux termes « étant », quitte, ensuite, à en biffer un —
de ce qu’on présupposait deux étants d’emblée séparés. Or, si la
dialectique ne se propose nullement, comme on l’a vu, de
réaliser l’amalgame de deux étants différents (l’Infini comme tel
et le Fini comme tel), c’est parce qu’elle critique et la notion de
différence-d’emblée et, par là, celle d’étantité.
Prétendre sans plus concilier des opposés est toujours
équivoque, non parce qu’ils sont opposés, mais parce que la
tentative même de conciliation sous-entend qu’on a pris (et
peut-être hâtivement) cette opposition pour argent comptant.
Le jeune Hegel, dans L’Esprit du christianisme, en est un bon
exemple. Il reproche aux chrétiens de refuser toute présence au
divin, ou presque toute, par crainte de l’idolâtrie, et de
désespérer de concilier Fini et Infini :
« L’intuitionnant, le représentant est ce qui limite et ne reçoit
que le limité; or, l’objet devrait être un infini; l’infini ne peut
être reçu dans ce contenant80. » L’opposition des deux termes
est si ancrée dans la conscience chrétienne que celle-ci exprime
toujours l’exigence de conciliation dans un langage qui en
interdit déjà l’accomplissement. Bref, le christianisme, moins
conséquent que le judaïsme, appelle de ses vœux une synthèse
que ses principes rendent impossible : « (Les juifs) qui
admettent la différence donnée des substances, mais nient leur
unité, sont plus conséquents 31. » Ces textes semblent en
préfigurer d’autres, des Preuves de l’existence de Dieu, et
l’interprétation de Dilthey contribue même à suggérer que le
ig6 La patience du Concept

christianisme aurait, en somme, échoué au seuil de la synthèse


dialectique, comme si le chrétien timoré (des textes de Francfort)
n’avait pas osé accomplir l’exploit que le dialecticien (de la
maturité) réussira d’un coup d’aile. Il nous semble qu’il n’en est
rien. Ce que le jeune Hegel reproche au christianisme, c’est de
n’avoir pas concilié les différents, de les avoir pensés jusqu’au
bout comme irréductibles et de n’avoir pas entrevu cjue, dans 1’ «
Amour » ou la « Vie », brasiers mystiques, Limitation et
Illimitation se consument. Il refuse donc (dogmatiquement) la
pérennité de la différence, mais il ne met jamais en question — et
c’est ce qui nous intéresse ici —■ la différence — donnée d'emblée.
C’est l’affirmation doctrinale de la séparation, c’est-à-dire de la
différence obstinée que rejette Hegel, à cette époque, mais
nullement l’évidence d’une différence présupposée. Et cette
négligence, pour

E arler anachroniquement, est compréhensible. On peut


ien, au nom d’une idéologie « totalisatrice » s’indigner
du masochisme chrétien et s’irriter contre la différence
professée. Pour s’interroger sur la validité de la différence
présupposée, un pas de plus est nécessaire : qu’on cesse
de tenir pour évident que les deux opposés sont deux
êtants et partagent au moins cette obédience. Or, le jeune
Hegel n’en est pas là. Ce sont deux étants qu’il prétend
faire se joindre au point d’ « indifférence » dont il rêve
(et c’est pourquoi les « conciliations » esquissées alors
annoncent moins le travail du négatif que la nostalgie
de l’innocence). La fascination qu’exerce l’être du Fini
sur la conscience chrétienne lui semble sans doute insup-
portable; mais l’important est qu’il ne récuse pas le poids
que, d’entrée de jeu, le chrétien lui accorde. Il s’agit
seulement de détruire ou de sublimer ce Fini, qu’on a
présupposé étant. — Or, il s’agit maintenant de tout autre
chose : d’élaborer une signification du verbe « être » telle
que l’expression « le Fini est » cesse de faire écran entre
Dieu et nous. Et, à cette fin, il faut révoquer l’autorité
de l’ontologie parménidienne.

in

C’est la volonté de ne pas oblitérer le sens précis du mot « Fini


» (« instabilité », « précarité ») qui a créé la difficulté. En disant
que « le Fini est », j’éprouve dès lors le sentiment d’ajuster deux
incompatibles, le Fini et
L’éclatement de la Finitude i 97

l’étant: le mouvant, il m’est impossible de le comprendre


comme de l’immuable, le non-identique en soi comme
de l’identique-à-soi. La pensée dogmatique, en escamotant
« la prééminence du côté négatif » dans le « Fini », parve-
nait à masquer cette difficulté et à ne pas s’étonner que
le Fini eût si naturellement sa place dans la spbère de
l’Être. On oubliait ce qu’il signifiait au juste, on acceptait
l’écart entre le sens du mot et le statut ontologique du
T - îs reconnaissent, bien sûr, que
opposent l’être du contingent
à l’être du nécessaire. Mais, pour peu que l’on revienne
de leur conviction déclarée au langage dans lequel
ils la notifient, on s’aperçoit que le poids du Fini-étant
l’emporte toujours sur sa moindre valeur. « Le Fini est »,
nous dit-on, et l’usage de ce verbe ne crée nul embarras.
Il est, reposant sur soi, identique à soi du fait qu’il est.
Le préjugé de la Finitude est ainsi en place, bien avant
l’essor des philosophies de la Finitude (Aufklarung, kan-
tisme). Il suffira à celles-ci de rendre problématique l’être-
de-1’Infini pour que l’être-du-Fini, jamais révoqué, demeure
seul incontesté : la Métaphysique avait donc préparé le
terrain. Hegel en voit un signe dans l’interprétation du
spinozisme comme panthéisme. Ceux qui s’indignent que
Spinoza ait osé identifier Dieu aux choses finies et l’accu-
sent d’avoir « divinisé le Fini dans son être immédiat »,
avouent, à leur insu, que la solidité des « choses finies »
est pour eux article de foi. Crierait-on si fort à l’impiété,
si l’on osait concevoir, avec Spinoza, le caractère imaginaire
du Fini? Mais la « présomption » de la réalité du Fini est
si forte qu’on n’osa même pas comprendre que Spinoza
avait risqué ce blasphème.
« Quand on représente la pensée de Spinoza comme confondant Dieu,
la nature et le monde fini, on présume par là que le monde fini est
vraiment réel, qu’il a une réalité positive... Ceux qui noircissent ainsi
Spinoza, ce n’est donc pas Dieu qu’ils entendent conserver, mais le Fini,
le monde... Bien des théologiens, de la sorte, sont athées : s’ils nomment
Dieu l’Être suprême, tout-puissant, ils ne veulent pas connaître Dieu et
accueillent le Fini comme
vrai8a, »

Immanquable hypocrisie de la « pensée finie » : qu’elle se


contente de concéder l’être aux choses ou qu’elle fasse du
phénomène notre seul séjour, elle rend toujours hommage à ce
qu’elle sape en secret ou anéantit au grand jour.
198 La patience du Concept

« Cette humilité est plutôt orgueil, car j’exclus de moi le Vrai, mais
c’est de sorte que moi seul dans l’en deçà suis l’affirmatif et l’étant en-soi
et pour-soi, par rapport auquel tout Autre disparaît. L’humilité véritable
renonce plutôt à soi, à Celui-ci comme affirmatif et ne reconnaît pour
affirmatif que le Vrai et l’étant en-soi et pour-soi. Cette fausse humilité,
au contraire, tout en reconnaissant le Fini comme le négatif, comme le
limité, en fait en même temps le seul affirmatif, l’Infini et l’Absolu : Moi,
Celui-ci, je suis le seul essentiel. Moi, ce Fini, je suis l’Infini3S. »

L’entêtement à « laisser valoir » le Fini s’achève en cette «


hybris ». Mais c’est dans l’adage éléatique qu’il prit naissance.
Dès lors que VÊtre est, et lui seul, on doit envelopper en lui tous
les contenus de pensée possibles. Cette certitude, il est vrai, est
source d’embarras, pourvu qu’on rencontre, parmi ces contenus,
des opposés absolus : Fini et Infini, Mouvement et Repos. Et la
question se pose : comment l’Être pourrait-il s’identifier avec des
contraires?

« Repos et Mouvement ne sont-ils pas, selon toi, absolument contraires


l’un à l’autre?... Et pourtant, tu les affirmes être, l’un et l’autre de façon
semblable, et tout aussi bien l’un que l’autre 34. »

Ainsi s’engage le débat du Sophiste. Mais la solution que


propose alors l’Ëtranger à Théétète ne s’impose nécessairement
que sur la base de certains présupposés. Et Théétète, pour n’y
avoir pas pris garde, fut peut-être convaincu trop vite. Voilà,
sans doute, un des aspects de l’origine de la Finitude.
Quelle était la solution de Platon? D’une part, il y a
Mouvement, il y a Repos : ces contenus se donnent comme
ousiaï. Mais, d’autre part, il est certain qu’en tant que
significations déterminées (la Mouvance, l’Immobilité), ils sont
distincts de la signification « Être ». Aussi ne peut-on dire du
Mouvement qu'il est ou du Repos qu'il est sans sous-entendre par
là même que l’Être ne coïncide pas avec ces contenus : il n'est
pas ce que chacun est. Et le double usage du verbe « être »
auquel on est ainsi contraint impose déjà la distinction entre : a)
l’être en tant que copule, signe de la prédication; b) l’Être comme
genre unique, contenu original dont les genres doivent
participer pour être dits étants. Or, il suffit d’accepter cette
distinction de YètTe-prédication et de l’être-genrc pour que toute
ambiguïté soit dissipée au cœur du discours. On dira que l’Être
(en tant que genre) n’est pas (sens de la prédi-
L’éclatement de la Finitude 199
cation) ce que sont les Autres (en tant que genres) : « Autant de
fois sont les autres, autant de fois l’Être n’est pas, car, n’étant pas
ceux-ci, il est un, lui-même 3B. » Plus généralement, on pourra
affirmer que tout contenu est du ressort de l’Être sans, pour
autant, le faire s’engloutir dans ce qu'est l’Être. De sorte que :
Ai. — Tout contenu en tant que tel (y compris T « Autre », le «
Devenir », etc.) sera posé comme étant, possesseur d’une phusis
stable : l’Être est un horizon universel.

« Le Non-être est, à titre ferme, possesseur (&X°») de sa propre


nature, de même que le grand était grand et que le beau était beau, le
non-grand et le non-beau non-beau, et que, de même, le Non-être était et
est Non-être, espèce une au nombre des étants multiples 30. »

A 2. —■ L’Être, au-dedans de lui-même, garde toutefois sa


signification propre qui ne se confond pas avec celle des
contenus dont, par ailleurs, il est l’indice. Nommés onta pour
autant qu’ils participent à l’Être, ces contenus ne s’en donnent
pas moins pour ce qu'ils sont: l'Être est une signification originale,
distincte et distante de toutes les autres.
On ne s’est permis de rappeler ce texte fameux que pour
montrer combien il semble rendre superflu et même
anachronique la difficulté soulevée par Hegel. Il suffit de passer
de Ai à Aa pour comprendre :
Ai. — ... que le Fini peut être dit étant au même titre que
l’Infini ou que tout autre genre (ier avantage);
Aa. — ... que le Fini, cependant, ne se confond pas avec l’Être
et qu’a fortiori il ne se laissera pas absorber par l’Infini, bien que
celui-ci participe également à l’Être (2e avantage).
Ainsi, F « i5v » peut être mis en relation avec les opposés sans
devenir, dans ce mouvement, ce qu'est chacun d eux. Les
contenus, du fait qu’ils communiquent entre eux, peuvent être
dits à bon droit autre chose que ce qu’ils sont tout en gardant et
leur indépendance et leur commune qualité d’étants : il serait
dérisoire de ne pas oser dire que « l’homme est bon », mais
seulement que « le bon est bon » et que « l’homme est homme ».
C’est dans cette alternance d’identité et de différence que le
discours, pour des siècles, trouve son site et le jugement
prédicatif la raison de son privilège. Hegel y verra, lui, le signe du
caractère intenable du Jugement.
200 La patience du Concept

« Le Jugement consiste en cela : c’est seulement par lui qu’un prédicat


est lié avec le sujet, de sorte que, si cette liaison n’avait pas lieu, sujet et
prédicat resteraient chacun pour soi ce qu’il est, celui-là un objet
existant, celui-ci une représentation dans ma tête, Mais le prédicat qui
est assigné au sujet doit aussi lui convenir, c’est-à-dire qu’il doit être en
et pour soi identique à lui... Ce qui est déjà là dans le Jugement, c’est en
partie l’indépendance et aussi la déterminité du sujet et du prédicat l’un
par rapport à l’autre, et en partie, toutefois, leur rapport abstrait. Le sujet
est le prédicat, il est d’abord ce que le Jugement énonce; mais, comme le
prédicat ne doit pas être ce qu’est le sujet, il y a là une contradiction qui
doit se dissoudre, passer dans un résultat 37. »

On s’étonnera, après cela, du jugement élogieux et sans


réserves que Hegel, dans la Geschichte der Philosophie, porte sur
le Sophiste. Pour la première fois, dit-il, il y était reconnu que
l’Autre est même et que le Même est autre sous le même point de
vue.

« Platon s’exprime ainsi. Ce qu’est l’Autre est le négatif en général; or,


celui-ci est le Même, l’identique à soi; l’Autre est le non-identique; ce
Même est aussi bien l’Autre, assurément sous un seul et même point de vue.
Ce ne sont pas des côtés différents qui demeureraient en contradiction,
mais ils sont cette unité sous le même point de vue 38. »

Il semble que Hegel ait été plus sensible ici à ce qu’annonçait


le langage même de Platon qu’à l’objectif du dialogue 39. Car,
loin de prolonger ce que Platon aurait ébauché, il nous rend
plutôt conscients de ce dont Platon se contentait à la légère. La
difficulté que formule Hegel, dans les termes où on l’a analysée
jusqu’ici, revient très exactement à nous faire régresser à 1
etonnement anté- prédicatif de Théétète, lorsque celui-ci doit
admettre, sans .trop y croire encore, que Mouvement et Repos
(Fini et Infini) sont au même titre étants (260 c). Du coup, on
mesure mieux quel était, dans le dialogue, l’objectif véritable de
l’Étranger. Il eut moins le mérite d’introniser le Non-être en
philosophie que la responsabilité d’articuler le discours qu’il
faudra critiquer pour déraciner le préjugé de la Finitude.
Il se pourrait bien que l’Étranger ne fût pas pour rien venu
d’EIée et que le parricide de Parménide n’eût été qu’une mort de
théâtre: Le dessein de l’Étranger ne consiste pas seulement à
rendre légitime le discours et concevable l’erreur, mais aussi —-
ceci étant le moyen de cela —- à conserver à tout contenu
pensable sa permanence et son
U éclatement de la Finitude 201

identité à soi, à garantir à chaque signification l’intériorité au


niveau de laquelle, comme l’énoncera laconiquement Aristote, se
réciproquent V Être et V U n . Certes, Platon ménage une place
au Mouvement et au Devenir dans le règne de 1’ « ousia », mais le
sol de 1’ « ousia » n’est jamais mis en question. Aussi
distingue-t-on soigneusement du Non-être radical le Non-être
apprivoisé qui reçoit droit de cité sous la forme de VAutre. Ce
genre nouveau est « Non-être »; mais, surtout, il est. L’identité à
soi qu’il refuse en son cœur, il la garde du dehors, pour ainsi
dire, comme étant parmi les autres. Secteur de l'Être, il n’en est
pas tout à fait le contraire, et l’adage de Parménide, en
définitive, n’a pas été enfreint.

« Quand nous disons Non-être, ce n’est pas là, semble-t-il, énoncer


quelque contraire de l’Être, mais seulement un Autre ... Pour nous, à je
ne sais quel contraire de l’Être, il y a beau temps que nous avons dit adieu
40. »

L’èvavxtov TOU ÔVTOÇ n’est donc pas le 5v. Celui-ci demeure


jusqu’à la fin « l’ineffable, l’impensable, l’imprononçable » (238
c). Et Aristote est en droit de remarquer : en baptisant Non-être
le Relatif, « c’est comme s’il avait dit que c’était la Qualité... ce
n’est pas la négation de l’Un ou de l’Être, c’est en réalité une des
catégories de l’Être41 ». La prédication, semble-t-il, n’est rien que
le moyen d’énoncer P de S sans les unifier. Mais cette différence
avec l’identité (et non pas dans l’identité) ne prend tout son sens
que si on la replace dans l’ontologie qui en faisait la seule
solution possible du problème suivant : faire bénéficier de 1’ «
ousia » les opposés A et non-Â sans pour autant que 1’ « ousia »
devienne ce qu’ils sont. Or la formulation même de ce problème
trahit son origine éléatique : quel besoin y aurait-il de tant
insister sur la différence entre les contenus, si on ne les logeait
pas dans une sphère qui menace de se refermer sur eux et
d’absorber leur diversité? C’est parce qu’on a trop accordé à
l’homogénéité de 1’ « » abstrait qu’on se soucie de montrer
que les contenus qu’il enveloppe — « en tant qu’on les nomme
étant » (256 e) — ne sont pas, de ce fait, confondus. Reste à savoir
si cette menace d’identification est bien sérieuse. Si l’identité de
1’ « 8v » n’était qu’une abstraction, quelle urgence y aurait-il à
maintenir contre elle la différence et la diversité? Quelle menace
réelle y aurait-il à conjurer? C’est parce qu’il est hanté par un
péril imaginaire
202 La patience du Concept

que l’Entendement tient si ferme aux « oppositions » qu’il


instaure.

« On entend très couramment affirmer que la Pensée est opposée à


l’Être. Devant une telle affirmation, il faudrait commencer par demander
ce qu’on entend par Être. Si nous prenons l’Être au sens où le détermine
la Réflexion, nous ne pouvons énoncer de lui que ceci, qu’il est le
purement Identique et l’Àffîrmatif. Puis, si nous considérons la Pensée, il
ne peut nous échapper qu’elle est au moins pareillement ce qui est
purement identique avec soi... »

Telle est l’identité que prétend éviter l’Entendement, pour


sauvegarder le sens des mots.

« ... Or, cette identité de l’Être et de la Pensée n’est pas à prendre


concrètement, et il ne faut donc pas dire : la pierre est, comme étant (als
seiender) la même chose que ce qu’est l’homme pensant. Un concret est
quelque chose de bien différent de la détermination abstraite comme
telle. Mais, avec l’Être, il n’est question d’aucun concret : l’Être est ce
qu’il y a de tout à fait abstrait 4a. »

La différence entre V Inüm-étant et le Fim-étant consolide


donc l’abstraction initiale de 1’ « 8v », puisqu’elle la présuppose.
Elle garantit que les deux termes, bien qu'étant, ne sont pas la
même chose et gardent leur spécificité : c’est donc qu’ils étaient
en danger de la perdre, et de la perdre au profit de la catégorie
de 1’ « Être » la plus abstraite qui soit, synonyme
d’indétermination totale. Il suffit, pour en convenir, d’expliciter
le contenu de cette catégorie. C’est pour ne pas l’avoir fait qu’on
ne s’est jamais demandé si la signification « étant » était
compatible avec la signification « Fini » et qu’on a persisté à
affecter le Fini d’un indice d’ « étance » minimum. On préférait
ainsi exempter l’étant d’une investigation sémantique plutôt que
de renoncer à la fixité minimale des contenus de pensée.
S’il est vrai que le Sophiste de Platon assouplit l’éléatisme au
lieu de le détruire, il devient donc impossible d’objecter à Hegel
que la difficulté qu’il soulève (comment affirmer l’être de l’Infini
en laissant cours à l’être du Fini?) est factice. Elle fut résolue
depuis longtemps, certes, mais de manière abstraite : la
différence qu’on établissait entre les contenus était aussi
abstraite qu’était abstrait l’Être qu’on leur donnait en commun.
Comprenons bien ce que Hegel entend par « abstraction » : une
procédure à la fois superflue et sommaire. L’ « Être » est vide, et
la différence qui juxtapose les contenus dans 1’ « Être » est donc
super-
L'éclatement de la Finitude 203

flue: c’est là un fait pour qui consent à examiner le sens des


mots. Mais l’Entendement, justement, n’y consent pas ou n’y
consent que jusqu’à un certain point, et, pour cette raison, sa
démarche est sommaire. L’Entendement a coutume d’arrêter
l’examen des significations avant d’être forcé d’effectuer des
identifications qui, d’un point de vue représentatif, seraient
démentes. En effet, l’unité qu’on asserterait alors « exprime le
fait d’être-la-même-chose (die Dieselbigkeit) dans toute son
abstraction et résonne d’autant plus durement, crée d’autant
plus de surprise que les objets dont on l’énonce se donnent
comme purement différents 43 ». Il faut donc avant tout éviter de
décréter que ceci et cela, ostensiblement différents, sont « la
même chose », que le Fini est la même chose que l’Infini, l’Être la
même chose que le Néant... Mais, encore une fois, s’agit- il bien
de proclamer à l’étourdie ou par défi qu’il y a pénétration des
impénétrables 44? Où serait le scandale redouté, si l’on n’en
avait pas créé les conditions en posant l’identité comme identité
de l'étant, la différence comme différence entre deux étantsp Les
paradoxes apparents naissent de cette traduction en un langage
régi par des contraintes et des choix inconscients. Prenons-en
un exemple. Le « Multiple » pur et simple dit la présence
d’unités qui sont toutes les mêmes. C’est là « un fait » : le
Multiple est répétition de l’Un, il est l’Un explicitant sa
répétition monotone, « le Multiple est Un ». Mais l’Entendement
est peu soucieux de ce que dit le Multiple. Pour lui, le Multiple
est d’un côté, l’Un, de l’autre. La proposition spéculative
n’exprime donc que la fusion dans la même chose de deux
différents.

« De cette comparaison des multiples entre eux, résulte aussitôt que


l’un n’a pour toute détermination que celle (qui revient à) l’autre.
Chacun est un, chacun est un des multiples, chacun est exclusif des
autres, —■ de sorte qu’ils sont seulement la même chose, qu’une seule
détermination est présente. Voilà le fait, et nous avons seulement à
saisir ce simple fait. Saisir cela, c’est ce que se refuse à faire
l’Entendement opiniâtre, car, pour lui, la différence reste aussi en place,
—■ et cela, il est vrai, avec raison mais aussi sûrement que ce fait
n’efface pas la différence, aussi sûrement ce fait existe en dépit de la
différence. On pourrait en quelque sorte consoler l’Entendement de la
simple saisie de ce fait, puisque la différence surgira, elle aussi, à
nouveau 45. »

Autre forme de cette obstination de l’Entendement : on peut,


tel Jacobi, dénoncer comme un préjugé la sépara-
204 La patience du Concept

tion de l’Infini et du Fini comme étants en continuant d’y voir


une nécessité inhérente à toute pensée 4a. Qu’on la critique ou
qu’on la tienne pour seule canonique, la manipulation des
contenus dans le langage de l’étant jouit donc du privilège de
n’être pas regardée comme un choix parmi d’autres langages
possibles. Jacobi refuse (dogmatiquement) la thèse
métaphysique; il n’en analyse pas les présupposés et ne va pas
jusqu’à la rendre à sa particularité. Qu’il rejette ou assume des
thèses, l’Entendement ne remonte jamais jusqu’au discours qui
ies déforme.
Par là, on comprend déjà que la critique de la « pensée finie »
n’appelle pas la substitution d’une philosophie à une autre, mais
la mise à découvert d’options inconscientes qui faussaient
jusque-là le libre jeu du discours. On s’en rend compte à la lecture
des réponses qu’adresse Hegel aux auteurs de comptes rendus
malveillants. S’il relève leurs contresens et leurs affirmations
gratuites, c’est dans la mesure où ces contresens et ces erreurs
naissent de la précipitation. L’adversaire préfère en appeler au
témoignage de « tous les hommes » plutôt que de prouver son
affirmation. Et il est très symptomatique qu’il ne songe pas à le
faire : philosopher, pour lui, consiste, avant tout, à sauvegarder
dos présupposés, à rester cohérent avec certaines « admissions »
(Annahmen). Que le « Fini » n’ait pas au moins la dignité d’un «
étant », voilà qui ne lui vient pas à l’esprit; que la « contradiction
», puisqu’elle se supprime, « n’existe pas », voilà qui va de soi. De
même, « pour Kant, jamais, semble-t-il, ne s’est levé le moindre
doute sur le fait que l’Entendement soit l’absolu de l’esprit
humain, il est au contraire la finitude fixée absolument et
insurmontable de la raison humaine 47 ». Nul soupçon que les
incompatibilités ou les liaisons « évidentes » puissent tenir à la
nature du discours en usage, nul pressentiment qu’un autre
discours pourrait recueillir ce qu’on scinde ici, dissocier ce qu’on
unit 48. Dira-t-on, alors, qu’il y a substitution d’une logique
nouvelle à une autre, sinon d’une philosophie nouvelle à
d’autres? Non plus : ce serait toujours méconnaître l’ampleur de
la mutation hégélienne. Substituer, c’est prendre la place. Or, le
Savoir ne commet pas d’usurpation : logique formelle, sciences et
pensées finies seront laissées en leur place et dans le jeu de leurs
catégories 4#. Mais cette place sera désormais circonscrite, ce jeu
explicitement ramené à ses règles.
Ainsi est élaboré un type inédit de « mise en question ». «
Mettre en question » ne consiste plus : /) ni à contester
L'éclatement de la Finitude 205

l’évidence d’un principe ou la rigueur des enchaînements, à la


manière cartésienne (« ils ont tous supposé pour principe
quelque chose qu’ils n’ont point parfaitement connue ») ; s) ni à
déterminer le champ de validité au-delà duquel l’usage des
principes devient nécessairement abusif (Kant), mais à assigner
le point à partir duquel le développement des significations
employées fut arbitrairement bloqué ou encore à traiter les
régions d’ « évidence » comme des lacunes dans une analyse
sémantique qui restait possible en droit. Il ne s’agit plus de
montrer la fausseté (Descartes) ou de dessiner l’horizon
d’illusion (Kant) d’une assertion, d’une doctrine ou d’une
discipline, mais d’en repérer la finitude. Ce qui ne revient
nullement à mesurer de combien de degrés ces assertions se
trouvaient éloignées du Vrai (c’est cette erreur qui accrédita la
légende d’un « dogmatisme » hégélien), mais à mettre à jour le
système de liaisons et d’exclusions que les philosophes
acceptèrent du fait même qu’ils s’exprimaient, le surplus de
syntaxe qui obstruait le sens. De là vient que l’attitude de Hegel
envers les philosophes est à la fois d’infini dogmatisme et
d’infinie tolérance. Aucun n’a entrepris de faire passer son
langage aux aveux, mais aucun non plus n’a tenu de discours «
faux » ou « illusoire » : puisque les critères de « fausseté » ou d’«
illusion » ont été forgés par et pour ces langages prématurément
fixés, on ne leur fera même pas l’honneur de les leur appliquer.
Cet auteur, en ce texte, a-t-il dit vrai? Dégageons d’abord le
préjugé qu’enveloppe notre question.

« ... on pense qu’il peut simplement être question de la vérité d’une


proposition et qu’on peut seulement demander si un concept peut être
joint au sujet avec vérité ou non; la non-vérité dépendrait de la
contradiction qui se trouverait entre le sujet et le concept qui en est
prédiqué. Or dans une telle représentation, le concept est pris pour une
simple déterminité 60. »

Poser cette question, c’était donc renouer avec un langage


grevé d’une certaine ontologie, affecté d’un certain indice de «
fermeture » ou d’abstraction. C’était se préoccuper de ce dont
l’auteur parle, sans s’être demandé quelles contraintes étaient
inscrites en son langage. De quel droit, demandera-t-on alors,
découper tous les discours en un discours unique enfin libre de
toute convention? Cette question est légitime, mais à condition
qu’elle ne sous- entende pas que le hégélianisme est un «
dogmatisme » au
2O6 La patience du Concept

sens traditionnel. Il n’y a pas de « dogmatisme », mais un


positivisme hégélien, c’est-à-dire un pari de neutralité, la
conviction qu’un langage peut être décapé de toute ontologie et
que les règles logico-ontologiques (ces décisions qu’on a
hypostasiées en lois de l’être ou de la pensée ou en décrets
divins) peuvent être traitées à leur tour comme des
significations à expliciter. Discours libéré de toute ûuéôscnç et
de tout principe, qu’on n’a donc pas le droit de caractériser par
les principes qu’il refuserait. Seul un dogmatique pourrait
refuser le principe de contradiction. Autre chose est d’observer
que Tinterait de la non-contradiction est associé à 1’ «
hypothèse » de l’invariabilité des étants et ne passe pour
exigence préalable et inconditionnelle qu’une fois qu’on a
assumé le langage de l’étant. Le texte d’Aristote (Métaphysique
F) fait foi de cette assomption :

« Principe qu’il est nécessaire de posséder pour comprendre n’importe


lequel des étants (T6V éTioüv TÜV 6VTCOV,) ce n’est donc pas une
hypothèse ; ce qu’il est nécessaire de connaître pour connaître n’importe
quoi, il est nécessaire aussi qu’on le possède avant... 61. »

C’est donc par rapport à la connaissance des étants et au


découpage préalable qu’elle suppose que la non-contradiction
est donnée pour l’àpyY] « la plus ferme »; son « évidence »
résulte de là. Hegel ne prétend pas prendre le contre-pied
d’Aristote, mais retrouver dans ces lignes la pré-option qui
faisait Aristote conclure trop vite à l’universelle suprématie et à
l’évidence du principe. Ce bénéfice de l’évidence, le Savoir le
refuse toujours aux eidétiques : pour une pensée non finie,
c’est-à-dire ontologiquement neutre, il n’est pas de contenu
premier qui soit condition de tout Xéyoç; il n’en est pas qu’on ne
puisse remettre dans le circuit du langage. IV

IV

« Si le Fini est et si l’Infini est, alors le Fini, en tant que


Fini, est l’Infini. » On vient de voir que cette difficulté, loin
d’être résorbée par la doctrine de la communication des
genres et de la prédication, pourrait bien révéler la fragilité
de l’ontologie et de la logique qui en empêchaient la
formulation. Les métaphysiques s’arrangeaient pour
n’avoir pas à la prendre en considération; en échange de
L'éclatement de la Finitude 2 07

â r Hegel pense que cette sécurité était précaire. Elle ne


uoi, la sécurité de leur discours semblait préservée.

pouvait satisfaire qu’une pensée qui se contentait de


mettre hâtivement en place les bases de son discours
avant de parler sur les choses. Mais qu’on en vienne à
thématiser le discours prédicatif, et ce qui semblait pro-
tocole des conditions du sens fera figure d’une hypothèque
levée sur lui. Qu’on le réduise à n’être plus qu’un des
modèles possibles de l’organisation du discours, et des
questions insolites viendront à se poser. Par exemple :
pourquoi les significations seraient-elles comme des
contenus déterminés qu’auraient à épingler les mots? —
Cette question mérite attention. On peut encore contester
sa pertinence; on peut encore l’écarter. Nous serions
tentés de dire : il est encore temps de refuser les règles
du jeu qu’on nous propose. Ensuite, il sera trop tard.
On pourra bien admirer que Hegel ait été assez ignare
pour confondre les différentes fonctions du mot « est ».
Hegel aura barre sur ces critiques : que n’avaient-ils
compris, dès le départ, qu’on leur proposait un autre
jeu?
Concédons à Hegel que la prédication est indissociable d’une
ontologie déterminée; reconnaissons qu’elle suggère
inévitablement l’isolement et l’invariabilité des significations.
Dans cette ligne, il semble donc qu’on puisse se dispenser
d’aller plus avant dans l’investigation des contenus, une fois
que ceux-ci ont été insérés dans une forme syntaxique, assignés
à un lieu déterminé de la proposition. Il semble qu'on en ait fini
avec l’examen d’une signification, après qu’on l’ait située, par
exemple, à l’emplacement « sujet » : « le Moi-qui-sait trouve
encore dans le Prédicat le premier Sujet, avec lequel il veut en
avoir déjà fini (mit dem es schon fertig sein... will 62) ». La
prédication renforce donc la certitude où est l’Entendement de
n’avoir jamais affaire qu’à des représentations simples et bien
délimitées ; elle nous permet de sous- entendre que le
concept-sujet est déjà totalement ce qu’il est, indépendamment
du prédicat qui l’affectera. Le nom, simple instrument de
repérage, passe alors pour une approximation du contenu, alors
quil n’est rien de plus qu’un nom, la marque d’une place
présumée immuable. Ce qu’on pourrait appeler 1’ « idéologie
prédicative » nous incline à croire que le sens est à chercher là
seulement où il est bloqué, que la connaissance ne pourra
advenir que là seulement où nous sommes en présence d’un
contenu
208 La patience du Concept

invariable. C’est que l’enregistrement des représentations


apparaît désormais comme l’unique fonction du langage, alors
qu’elle n’en est qu’une des fonctions, indispensable sans doute
dans le parler quotidien, mais abusive dès qu’on en fait la
condition sine qua non de toute pratique possible du langage, de
toute discursivité.

« Il convient donc et il est nécessaire de posséder ces noms : Sujet et


Prédicat pour les déterminations du jugement; en tant que noms, ils sont
quelque chose d’indéterminé, qui doit encore acquérir sa détermination,
et ils ne sont donc pas plus que des noms. Cette raison empêcherait déjà
d’utiliser les déterminations conceptuelles pour les deux côtés du
jugement. Mais il y a encore une raison de plus : il s’avère que la nature de
la détermination conceptuelle ne consiste pas à être de l’abstrait et du
fixe, mais à contenir dans soi et à poser en soi son opposée. Comme les
côtés du jugement eux-mêmes sont des concepts et qu’ils sont donc la
totalité de leurs déterminations, ils doivent donc parcourir celles-ci dans
leur entier et les montrer en soi, que ce soit sous une forme abstraite ou
concrète. Toutefois, les noms qui (dans ce changement) restent égaux à
eux-mêmes, sont très utiles pour maintenir de manière universelle les
côtés du jugement, malgré cette altération de leurs déterminations. Mais
le nom reste opposé à la chose ou au concept 63... »

L’ordre de la proposition, nécessaire à la distinction des


contenus, n’en impose donc pas moins à ceux-ci une déformation
telle qu’ils sont visés spontanément comme séparés de droit les
uns des autres. Nous sommes sans doute astreints à cette
découpe —■ et le philosophe spéculatif autant qu’un autre. Mais
elle engendre une « théorie » du langage qui en trahit
sournoisement la pratique. La confrontation de deux textes de la
Phénoménologie montrera en quoi consiste ce déboîtement.
D'une part, la parole est la vérité de l’intuition sensible :

« C’est aussi comme un universel que nous prononçons (sprechen) le


sensible. Ce que nous disons, c’est ceci, c’est-à-dire le ceci universel — ou
encore : il est, c’est-à-dire l’être en général. Nous ne nous représentons pas
assurément le ceci universel ou l’être en général, mais nous prononçons
l’universel. En d’autres termes, nous ne parlons absolument pas de la
même façon que nous visons (meinen) dans cette certitude sensible. Mais,
comme nous le voyons, c’est le langage qui est le plus vrai M... »

Mais, d’autre part, la conscience parlante est incapable


d’analyser de cette façon l’opération qu’elle effectue : le
U éclatement de la Finitude 209
langage, pour elle, loin de rompre avec la représentation, la
redouble; le mot, au lieu d*abolir le ceci sensible, lui semble
présenter un universel, qui a le statut d’un nouvel immédiat.
Parler, dès lors, c’est décalquer la représentation au lieu de
l’effacer. •—■ Or, la réflexion sur le mouvement du sens ébranle
cette certitude représentative. Pour peu que je cesse d’imaginer
que mes paroles vont rejoindre dans l’instant les « idées » qu’elles
annonceraient, je fais aussitôt l’épreuve de l’inadéquation du
syntaxique au « conceptuel ». Dès que le langage retrouve sa
fonction vivante de négation de l'immédiat, les contenus stables
qu’il était censé répertorier se dissolvent, les rubriques
syntaxiques confessent leur artifice et la pensée naïve découvre
enfin cette vérité : qu'on ne parle pas comme on voit. Découverte à
la lettre vertigineuse que Hegel décrit ironiquement dans la
Préface :
« La pensée, en étant dans le prédicat, est renvoyée au sujet; elle perd
la base fixe et objective qu’elle avait dans le sujet, et, dans le prédicat,
elle ne revient pas à l’intérieur de soi, mais bien dans le sujet du
contenu... La proposition philosophique, justement parce qu’elle est
proposition, évoque la manière ordinaire d’envisager la relation du sujet
et du prédicat et suggère le comportement ordinaire du savoir. Un tel
comportement et l’opinion qui en dérive sont détruits par le contenu
philosophique de la proposition ; l’opinion fait l’expérience que la
situation est autre qu’elle n’entendait B6... »
Les deux textes, ainsi, se rejoignent : la conscience naïve n’est
prise de panique que parce qu’elle s’obstine à se représenter ce
qu’elle prononce et, par conséquent, à comprendre (ne disons pas
: à vivre) les mots comme des notations de contenus immobiles,
leur articulation comme le tableau des relations entre ces
contenus. Aussi lui semble-t-il absurde que le sujet trouve son
sens dans le prédicat; elle refuse d’en convenir. Et cet
entêtement est compréhensible : dans cette voie, elle serait vite
conduite à abandonner sa « théorie » (inconsciente) du langage-
tableau, dont la syntaxe se trouve être le garant.
Nous voilà donc revenus, par un détour « philosophique », au
noyau de la pensée finie : au langage conçu comme instrument
de désignation et de répartition des choses, — à l’assimilation
subreptice du signe et de l’image. Tournons- nous en rond?
Avons-nous dévié du problème que posait le rapport du Fini à
l’Infini? La vérité est que cette difficulté était une difficulté
d’expression et que son examen débouche inévitablement sur le
réexamen du langage
210 La patience du Concept

tel que le comprenaient les philosophes qui l’ont escamotée.


L’égarement des philosophes, nous le savons, n’est pas plus
imputable à un manque de discernement qu’à une propension au
verbalisme, simplement dû à l'attitude sémantique qu’ils
assumèrent. L’affirmation entêtée de 1’ « être-du-Fini » n’est pas
plus le symptôme d’une maladie de l’esprit que d’une illusion
linguistique : elle est rendue inévitable, dès qu’est tenue pour
évidente la distension entre signe et signification. C’est pourquoi
les « erreurs philosophiques », en dernière instance, ne sont
justiciables ni d’une critique technique qui s’exercerait sur le
même terrain (les « critiques » de Hegel ne sont qu’une mise au
clair de ce que le philosophe « critique » s’est dispensé
d’expliciter, à partir d’un certain point) ni d’une critique des
abus du langage qui accepterait encore la même idéologie du
langage, mais seulement d’une critique des contresens
représentatifs sur la nature du langage.
Évitables en droit, ces contresens, cependant,pouvaient-ils ne
pas être commis? A lire les textes concernant le langage, il
semble bien que non. L’adoption du signe linguistique, on l’a vu,
montre qu’il y a eu renonciation à r exigence d’une ressemblance
signifiant-signifié, telle que la sauvegardait le symbole. Image
aveugle, le signe est posé comme essentiellement dissemblable 56.
Mais cette dissemblance se détache sur la ressemblance autant
qu’elle la transgresse : la conscience imagine que le rapport
jusqu’ici propre à la similitude sensible est conservé, en
l’absence de celle-ci; elle infléchit donc la dissemblance en un cas
limite de la ressemblance. Et c’est pourquoi l’essence du signe lui
semble tenir en une différence telle qu’y subsiste pourtant le
rapport représentatif. La tâche du dire est de parcourir cette
différence, c’est-à-dire de lier synthétiquement le nom à sa
signification.

« Pour autant que l’enchaînement des noms réside dans la signi-


fication, la liaison de celle-ci avec l’être comme nom est encore une
synthèse, et l’intelligence, dans cette extériorité qui est sienne, n’est pas
simplement retournée en soi. Mais l’intelligence est l’Universel, la vérité
simple de ses aliénations particulières et son appropriation accomplie
(durchgefùhrtes Aneignen) est la suppression de cette différence de la
signification et du nom “7. »

Or, il est remarquable que, dans les analyses — fussent- elles


d’accent apologétique — du langage, cette suppression (œuvre de
l’intelligence) ne soit pas expressément
L'éclatement de la Finitude 211
montrée comme accomplie; le langage, semble-t-il, fonctionne
sans qu’apparaisse encore le sens de son opération. Aussi a-t-on
soutenu parfois qu’en définitive c’est la pensée qui, chez Hegel,
l’emporte sur le langage : formule inexacte, si on sous-entend
que ma pensée subjective a charge de rectifier et de critiquer ce
que suggère l’usage des mots 68, car la « pensée subjective » est
elle-même un produit de cet usage irréfléchi; elle a son site dans
la configuration déjà dessinée par le langage naïf. Preuve que
celui-ci n’exprime pas encore fidèlement la vérité qu’il contient.
Extériorité enfin transparente de la conscience ou (c’est la même
chose) idéalisation de l’immédiat, c’est bien ainsi que s’annonce
le mot. Reste qu’il n’effectue pas une « appropriation accomplie »
— ou encore que la nomination est à peine « la première
puissance créatrice qu’exerce l’esprit..., la première prise de
possession de la nature entière par l’esprit60 ». Pourquoi cette
réserve? Ou, si l’on préfère : pourquoi le mot ne supprime-t-il
l’étant immédiat que pour nous mettre en présence d’un
Universel immédiat? Hyppolite résume très bien en quoi
consiste cet échange : « (L’intelligence) trouve le sens,
l’intériorité, le contraire de l’être comme un étant, et elle trouve
l’étant, le contraire du sens, comme une signification 60. » Mais
pourquoi cette nouvelle stratégie de la Finitude? pourquoi le
rassemblement de l’étant-supprimé et du son de ma voix
s’achève-t-il par la reconnaissance d’une différence entre nom et
signification? On avait signalé plus haut cette persistance de la
Représentation au cœur du langage, mais sans en démonter le
mécanisme. Revenons-y, car ce moment est essentiel. Si le
discours philosophique traditionnel pose les contenus qu’il vise
à tout le moins comme étant, si 1’ « étant » est tenu quitte
d’exhiber ses titres, c’est parce que les contenus idéalisés se
donnent à travers le langage comme des objectités représentées.
Et la philosophie de la Finitude, pourvu que l’on consente à y
voir plus qu’une « doctrine », n’a pu se propager qu’à partir de ce
geste inaugural.
Reportons-nous au texte de la Realphilosophie qu’on vient de
mentionner. Tout en célébrant l’avènement de l’idéalisation
linguistique, il avoue la fragilité de celle-ci. Matin glorieux que
celui où Adam donna leur nom aux choses, mais brumeux encore
et annonciateur des malentendus à venir : une fois de plus
l’innocence de l’origine n’est pas synonyme de pureté.
212 La patience du Concept

«A la question : qu’est-ce que ceci? nous répondons : c’est un lion, c’est


un âne, etc. Ceci est, c’est-à-dire ce n’est pas du tout un jaune possédant
des pieds -— et ainsi de suite —, un indépendant propre, mais un nom, un
son de ma voix; quelque chose de tout à fait différent de ce qu’il est dans
l’intuition et ceci, c’est son être véritable... »

Voilà pour la suppression de l’immédiateté. Et voici


maintenant comment celle-ci est comprise immédiatement :

« Plus tard, nous pensons : ceci n’est que son nom, la chose elle- même
est quelque chose de bien différent, c’est-à-dire que nous retombons alors
dans la représentation sensible •—■ ou bien (nous pensons : ce n’est)
qu’un nom dans un sens plus haut, car le nom est l’être spirituel, mais
très superficiel seulement41. »

Le signe, maintenant, n’est plus autre chose qu’un signe. Le


nom n’est plus une chose qui, en outre, indiquerait; il est de fond
en comble index. Il n’est donc plus une chose : voilà le bénéfice.
Mais la conscience représentative n’entend pas la situation tout
à fait ainsi. Puisque le mot n’est pas une chose, pense-t-elle, c’est
donc qu’il n’a de rapport qu’extérieur avec son contenu, qu’il le
supplée sans jamais le re-présenter ; il est impossible que la
chose passe toute en cette sonorité, qu’une modulation vocale ait
suffi à transposer sa présence. D’où la déception qui suit
l’enthousiasme : ce n’est qu’un nom, et cette non- chose ne
donnera jamais la chose marquée en sa plénitude. Elle ne peut
faire concurrence soit à la signification soit à la chose sensible. Il
n’y a pas loin de la déception d’Adam à la misologie agressive de
Feuerbach :

« Le langage n’a absolument rien à voir avec la chose... Pour la


conscience sensible, le langage est justement l’irréel, le nul. Comment
donc la conscience sensible peut-elle trouver ou voir sa réfutation dans
l’impossibilité de dire l’être singulier? C’est une réfutation du langage que
la conscience sensible trouve justement dans ce fait, et non une réfutation
de la certitude sensible. Et elle a, dans son domaine, parfaitement raison
sur ce point; sinon, dans la vie, nous nous paierions de mots au lieu de
choses °2. »

Le mot, mesuré à l’aune de la chose — dont il ne peut, bien sûr,


faire office — est regardé comme une abréviation (« la voie la
plus courte vers le but », dit encore Feuerbach). Ce but, peu
importe quel il est, Idée, essence ou chose perçue, pourvu qu’il
soit avant tout relégué au-delà du langage et le mot tenu pour
trop pauvre pour n’en être
L'éclatement de la Finitude 2l3

jamais plus qu’un signal. Dès lors, la conscience de la vanité des


paroles enveloppe tout un style métaphysique. Non-choses,
souffles de l’air, les mots n’ont pour toute dignité que d’être
intercesseurs de significations ou indicateurs de contenus
sensibles; ils aiguillent, mal plutôt que bien, vers une « chose »
qui, elle, irrécusablement, est déjà présente. C’est tout ce qu’on
leur concède. Pris à la lettre, l’adage de Feuerbach : « Le langage
n’a rien à voir avec la chose » formule assez bien le principe de
ce que furent la plupart des critiques philosophiques du
langage; rétroactivement, il légitime tous les efforts qu’on
déploya pour s’évader du verbe et tourner ses pièges : c’est
au-delà des mots qu’on voit l’Idée, c’est en effaçant leur
bourdonnement qu’on a chance de savoir enfin ce que c’est que
de « percevoir la cire » 63. — Mais suffit-il de mépriser les mots et
de les laisser en arrière pour que la façon qu’on avait de vivre,
de comprendre et de gauchir leur usage n’exerce plus
d’emprise? Si dédaignés qu’on voudra, ces signes, par le fait
même qu’on les a pensés comme simples signes, ont déjà fait
leur œuvre; si impropres qu’ils soient à rien dévoiler du contenu
qu’ils marquent, ils ont déjà imposé une certaine façon de le
localiser, rendu à jamais « évidente » une certaine attitude du
locuteur philosophe. « Ce ne sont que des mots », bien sûr. Mais
certains au moins sont les chiffres d’une présence; ceux-là
donnent déjà l’assurance qu’il ne sera pas vain de se confier à
l’intuition pour laisser paraître en leur plénitude des contenus
déterminés en leur place déterminée. Convention si triviale
qu’on ne prend même pas la peine de la stipuler et que, sur ce
point, bien des adversaires pactisent tacitement, dans les débats
métaphysiques ou gnoséologiques. Exemple instructif entre
mille autres : le compromis que

fteley.
iassent Hylas et Philonoüs, à la fin du dialogue de Ber-
Hylas consent à ne plus associer au mot matière
« une sorte d’indépendance, une existence distincte de la
perception par une intelligence ». En échange, Philonoüs
ne lui interdira pas de continuer à employer le mot ainsi
désamorcé : « si, par matière, on entend une chose sensible
dont l’existence consiste à être perçue, alors il y a une
matière ». La concession semble dérisoire, et Philonoüs
la fait de bon cœur : n’indique-t-elle pas, pourtant, qu’il
y a eu seulement déplacement d’un sens qui, d’un commun
accord, et pour la commodité de cette conversation sur
des objets idéaux, doit rester fixe et immodifiable, qu’il
n’y a donc pas eu critique de la donation de sens comme
2Ï4 La patience du Concept

telle? Quelque soin qu’on prenne à fixer le sens des mots,


on ne s’étonne pas que celui-ci soit à la mesure d’une
« fixation ». « Was bedeutet Bedeuten? » la question ne sera
donc pas posée. C’est en quoi l’usage commun du langage
résiste à tout exercice de défiance « philosophique » : si
radicalement que le philosophe se soit proposé de neutra-
liser le langage, il n’a jamais pu faire encore que les mots
n’aient déjà tracé le contour des « choses » que la connais-
sance aura ensuite pour tâche de dévoiler. Celle-ci peut
donc bien s’accomplir dans le silence; elle reste tributaire
d’une théorie informulée de la parole, libérée peut-être
des associations arbitraires que véhiculait l’usage, mais
non de l’attitude irréfléchie du sujet représentatif parlant.
« Ce ne sont que des mots » : il est vrai que cette consta-
tation désenchantée, on la retrouve parfois chez Hegel.
Pour indiquer Dieu, « le pur sujet », il ne reste que « le
nom comme nom »; Dieu, pris pour soi, « n’est rien qu’un
nom 82 ». Mais il ne s’agit plus alors de nous inviter à
renoncer aux simples mots pour nous tourner vers une
opération plus rentable; il s’agit au contraire de ne plus
trouver normal que le langage ait sa vérité en dehors de
lui. Si les mots sont vides, c’est que nous ne savons pas
encore penser en eux.

« Si je dis : tous les animaux, ces mots ne sauraient passer pour


l’équivalent d’une zoologie; avec autant d’évidence, il appert que
les mots de divin, A’absolu, d’éternel; etc. n’expriment en fait que
l’intuition entendue comme l’immédiat 8B. »

J’ai donc raison de ne pas me satisfaire de l’universel


abstrait : « tous les animaux »; mais j’aurais tort de croire
qu’à force de regarder ou d’énumérer ou de voyager ou
de consulter des dictionnaires, je comblerais la place que
cet universel laisse vide. La pauvreté des mots ne doit
surtout pas m’inviter à les transgresser et à rêver d’une
connaissance accomplie parce que muette en droit. Voici

le moment aussi loin qu’on aille et dans


quelque direction, c est toujours « dans les mots que nous
pensons », et les propositions que je forme, les textes
que j’écris ne sont les commentaires d’aucun silence. Ce
bruit ne masque aucun Logos d’en deçà la voix. Non pas
que Hegel fasse au langage une confiance aveugle : on
verra que, plus qu’un autre, il condamne la prétendue
connaissance par signes. Mais il n’admet pas qu’on gagne
rien à se détourner du langage, à prétendre connaître
L'éclatement de la Finitude 2l5

immédiatement les contenus que brouillaient les signes, mais


que nous continuons à viser — plus que jamais dupes du langage
de VEntendement — à la manière dont ces signes les indiquaient.
« Ce ne sont que des mots »; mais, symétriquement à eux — qu’on
ne l’oublie pas — ce ne sont aussi que des significations mortes,
toujours prématurément circonscrites, que ne réanimeront nulle
remémoration, nulle intuition, nulle expérience immédiate, bref
nul acte par lequel on prétendrait contourner le langage et
améliorer ses performances. Actualiser la signification, la rendre
évidente, laisser surgir « la chose même »? Au lieu d’y prétendre,
mieux vaudrait être assuré de ne pas forger déjà, et du fait même
qu’on se propose cette tâche, une image fantastique de ce qu’est
une signification; mieux vaudrait songer, avant de désespérer si
vite des ressources du discours, qu’un autre discours pourrait
ôter aux significations leur inertie de choses données. Si ce
discours était impossible, le nominalisme serait de plein droit,
car nulle conception attentive de l’esprit ne serait jamais en
mesure de rendre une plénitude aux mots Dieu, infini, absolu... Il
faut peut-être, pour comprendre ici l’intention de Hegel, avoir
pris au sérieux la critique nominaliste de la philosophie
classique et accorder, par exemple, que Gassendi a raison contre
Descartes, sur le plan du discours qui leur est commun.

« Celui qui dit une chose infinie attribue à une chose qu’il ne comprend
point un nom qu’il n’entend pas non plus... Ni celui qui dit éternel
n’embrasse par sa pensée l’étendue de cette durée qui n’a jamais eu de
commencement et qui n’aura jamais de lin, ni celui qui dit tout-puissant ne
comprend pas toute la multitude des effets possibles ; et ainsi des autres
attributs 6®. »

« Si je dis tous les animaux... » Or la métaphysique, justement,


prononce les mots infini, éternel... à la façon dont je dis « tous les
animaux ». Descartes répond à Gassendi que l’exigence posée est
trop forte et qu’on peut dire qu’on « connaît » une chose sans en
avoir pour autant « une connaissance entière et parfaite ». Mais
cette réserve ne change rien à ce qui est en question : comment
peut-il être certain qu’il ne se paie pas de mots et ne prend pas «
infini », « éternel » pour l’équivalent d’une théologie? Le
nominalisme avait beau jeu, en prenant à la lettre le discours
classique, de suspecter la vanité des « choses » métaphysiques
qu’il posait. Hegel, lui, ne se contente pas
2i6 La patience du Concept

d’affirmer que tel mot ouvre sur une « connaissance ». Comme s’il
avait pris au sérieux l’exigence de Gassendi et s’était soucié de
relever son défi au lieu de l’écarter, il élabore un discours dans
lequel chaque concept doit « parcourir et montrer la totalité de
ses déterminations ». Sans ce développement qui lui donne toute
sa signification ou, plus simplement, sa signification, la
conception ne mérite même pas d’être appelée partielle ou
imparfaite : elle est nulle. « Dieu est l’éternel... On commence, dans
une proposition de cette espèce, avec le mot Dieu. Pris pour soi,
c’est là un son privé de sens, rien qu’un nom 67... » Il y a peu de
différence, pense Hegel, entre cet « Être infini » et l’abstraction de
Brahma :
(( La détermination métaphysique de Brahma est aussi connue qu’elle
est simple; comme on l’a déjà indiqué, Brahma est l’Être pur, la pure
Universalité, suprême being, l’Être suprême. L’essentiel et le plus
intéressant en cela est que cette abstraction est maintenue à l’écart du
remplissage, que Brahma est seulement l’Être pur, sans aucune
détermination concrète en soi. Lorsque nous autres, Européens, disons
que Dieu est l’Être suprême, cette détermination, il est vrai, est aussi
abstraite et aussi pauvre, — et la métaphysique de l’Entendement qui
refuse de connaître Dieu et de rien savoir de ses déterminations exige que
la représentation de Dieu se limite à cette abstraction, qu’on ne connaisse
rien de plus de Dieu que ce qu’est Brahma 08. »
Une légère différence, pourtant, mais significative, entre
l’Europe et l’Inde. En préférant dire Dieu plutôt que Y Être infini
ou l’Éternel, nous pressentons que notre langage n’est pas un
inventaire d’entités. Dieu, sans doute, n’est rien qu’un mot, mais
ce mot désigne une personne, la promesse d’une action et d’une
histoire; il ne se donne déjà plus tout à fait pour la marque d’une
chose disponible, même si la répartition syntaxique continue à le
laisser croire.
« Par la présence de ce mot, on veut justement indiquer que ce n’est
pas un être ou une essence (nicht ein Sein oder Wesen), un universel en
général qui est posé, mais quelque chose de réfléchi en soi-même, un sujet.
Cependant, cela n’est encore qu’une anticipation. Le sujet est pris comme
à un point fixe, et à ce point comme à leur support les prédicats sont
attachés... 89. »
Nous avons vu, tout à l’heure, que la métaphysique, par la
place qu’elle concédait au Fini, contenait en germe les négations
futures de l’Infini (Aufklarung et kantisme).
Uéclatement de la Finitude 217
Mais ce diagnostic (d’histoire de la philosophie) était encore
insuffisant, car nous analysions les concepts philosophiques sans
tenir compte du type de discours dans lequel ils fonctionnaient. «
Fini », « Infini » : tout change si on replace les mots entre
guillemets et qu’on revienne à la façon dont on croyait vivre les
significations. On s’aperçoit alors que la signification « Infini »
elle-même ne recouvrait rien et n’avait d’autre titre de créance
que celle que lui donnait le discours, du fait qu’il situait dans
l’Être ce qu’il proférait. Il était donc dangereux de dire
simplement que la philosophie n’a jamais su éliminer le Fini, à la
manière dont un historien ou un géographe n’ont jamais su
corriger une erreur de fait. La philosophie n’a jamais opté pour
la Finitude; elle n’a cessé de parler dans la Finitude. Activité de
désignation et de nomination, elle se comportait par rapport aux
significations comme, dans « le Règne du Père », la religion
envers Dieu, — vouée comme elle à rendre lointaines les choses
proches et étranger le Dieu qu’elle disait « vivant ». C’est cette
distorsion immanente au discours que fait cesser la spéculation :

« Quand nous disons Dieu, nous n’avons dit que son abstraction — ou
Dieu le Père, l’Universel, nous ne l’avons dit que dans sa Finitude. Son
infinité consiste justement à supprimer cette forme de l’universalité
abstraite, de l’immédiateté, — à poser, dès lors, la différence, mais aussi
bien à supprimer cette différence. C’est seulement alors qu’advient
l’effectivité vraie, la vérité, l’infinité î0. »

Ces lignes méritent qu’on s’y arrête. On peut commettre un


contresens à partir de la seconde phrase : il semble qu’à une
remarque de langage, fasse suite une affirmation doctrinale.
Dieu, vient de dire Hegel, n’est pas une signification opaque; et,
aussitôt, semble commencer le récital hégélien : apparition de la
différence dans le simple, suppression de la différence... Quel
rapport entre ceci et cela? — Il faut comprendre ici que c’est la
même chose pour la signification de s’ouvrir à ses différences (de
devenir Concept) et de ne plus être rivée à une objectivité
représentée (d’être « finie »). Dès qu’elle n’est plus pensée comme
différente d’autres significations qui la borderaient, la
signification, de ce fait même, laisse apparaître en elle les
différences qu’on assignait auparavant à des contenus différents
d’elle. L’auto-différenciation n’est donc pas un mouvement dans
lequel entreraient soudain (pourquoi? comment?) des
significations « bien connues »; elle ne leur
ai8 La patience du Concept

advient pas ; elle abolit la forme traditionnelle qui les mutilait,


limitait l’Infini à la représentation « Infini », localisait l’Universel
dans un principe « particulier ».

« Nous prenons conscience — le besoin de l’unité nous y pousse — qu’il


faut reconnaître un Universel (pour penser) les choses particulières. Mais
l’Eau est aussi bien une chose particulière. Là est le défaut : ce qui doit être
un vrai principe ne doit pas avoir une forme unilatérale, particulière, mais
la différence doit être elle- même de nature universelle. La forme doit être
la totalité de la forme 71. »

Aussi la critique de la Finitude ne débouchera-t-elle pas sur


une autre répartition des significations, sur une autre doctrine :
comment garantir alors au philosophe qu’il n’attribue pas, à son
tour, « à une chose qu’il n’entend point un nom qu’il n’entend pas
non plus »? La critique de la Finitude ne résultera pas d’un
nouveau choix technique qui laisserait intact le Logos
traditionnel, mais du retour à un « logique » libre de tout parti
pris, tel que rien ne nous y astreint plus à disperser cela même
qu’on sait être réuni, à limiter cela même qu’on dit être omni-
présent. La culture d’une langue, pensait Hegel, se mesure à son
degré de libération par rapport à la grammaire 7a. Or l’ontologie
n’a jamais possédé de « langue cultivée », —■ et la logique, comme
éblouie par le prestige de la grammaire, a vidé les signes de leur
signification pour les rendre aussi fixes que les marques
syntaxiques. Il faut qu’éclate maintenant l’artifice de cette «
pensée » coulée dans un ordre linéaire et qu’on prenne conscience
que les philosophes n’ont jamais parlé librement. Face à ces
variations rhétoriques que furent les doctrines passées, le mot
d’ordre du discours hégélien aurait bien pu être : paix à la rhéto-
rique et guerre à la syntaxe. On posait des principes, énonçait,
démontrait, — mais ce jeu sur des significations qu’on ne se lassait
pas de redéfinir ou de reconcevoir était réglé par des conventions
tacites. Il allait de soi, par exemple, qu’un principe fût posé : l’Un,
l’Eau, le vouç, l’oéfftot, l’Idée et, l’intérêt se portait exclusivement
sur le choix de ce principe 73. Mais nul ne s’inquiétait de savoir ce
que c’est que de commencer (das Anfangen als solches) ; on ne
s’apercevait pas que le principe, quel que soit son nom, ne pouvait
être qu’une représentation indéterminée, donc vide — et que cela
seul tranche toutes les disputes. On avait conscience de la
nécessité d’une fondation, mais,
L'éclatement de la Finitude 219
comme il allait de soi que celle-ci devait être une représentation
qui serait laissée de côté après avoir joué son rôle, on ne
percevait pas qu’elle était inévitablement vide. Il suffit donc de
prêter attention à la façon dont s’articule la discursivité pour que
s’effondre le contenu des affirmations traditionnelles qui y
étaient portées : « le plus solide » était le plus inconsistant, 1’ «
Infini » était du fini... Il suffit de se mettre à l’écoute du discours
tel qu’il est « constitué » 74 pour voir s’inverser les énonciations.
On ne comprend pas Hegel si l’on ne recommence pas à
s’étonner avec lui de cette longue indifférence à la texture du
discours, — si on ne l’imagine pas comme un non- figuratif
remettant en cause ce qui passait jusçpi’ici pour l’essence du
pictural ou comme un romancier qui se demande, un jour,
pourquoi un roman, après tout, devrait comporter des
personnages ou encore comme le savant qui se met à douter que
la science qu’il projette ait jamais affaire, à l’exemple des autres,
à des choses données 7B. Tous ceux-là n’invitent pas à parler
mieux ou à voir plus loin, mais à soumettre à un nouvel éclairage
le discours qu’ils avaient d’abord cru simplement reprendre et
dont il assumaient, sans les formuler, les décisions instaura-
trices. Soudain, tout change lorsqu’on est contraint, pour parler
neuf de parler autrement, c’est-à-dire de ne plus voir que des
conventions qui peuvent être transgressées sans sacrilège dans
les clauses qui, auparavant, passaient — obscurément, d’ailleurs
— pour des limites de bon sens et de sécurité. Et si cet interdit,
après tout, n’était pas essentiel? Et s’il contribuait, au contraire,
à masquer l’essentiel de ce que je pratique? Si cela était, ne
faudrait-il pas alors, dans l’intérêt de ma pratique, rééquilibrer le
champ de normalité dans lequel elle s’inscrit? Au grand scandale
des gens normaux, sans doute. Mais il est possible qu’on ne puisse
trouver d’équivalences éthiques aux révolutions discursives
(celles qui concernent l’essence du genre dans lequel j’opère, la
nature de la syntaxe ou de la rhétorique que ce genre impose ou
semble imposer) que dans ce qui scandalise le plus parfaitement
les familles. — Au demeurant, hors le scandale, que risque-t-on à
changer les règles du jeu? Si on ne loge pas dans chaque texte de
Hegel cette question insolente, nous voyons mal l’intérêt qu’ils
peuvent susciter, et fort bien l’ennui qu’ils dégagent. Nous
voyons mal surtout en quoi Hegel serait autre chose qu’un
doctrinaire de plus, — et, dès lors, parmi les plus extravagants. Or
Hegel ne se conçoit pas comme un doctrinaire.
aao La patience du Concept

C’est à tort qu’on lui prête l’assurance de surplomber les autres


philosophies. On le juge alors à la manière dont lui-même
critiquait Reinhold, qui ne voyait dans les autres philosophies «
rien de plus que des particularités et des exercices préalables,
grâce auxquels cependant aura été préparé l’avènement de la
tentative couronnée de succès 78 ». Si, par contre, on est frappé
par l’attention que porte Hegel au mode discursif dans lequel il
travaille, on entrevoit qu’il a prétendu ouvrir un chemin
transversal à toutes les philosophies passées. Pensée
totalisatrice? Oui, mais parce qu’elle parle délibérément en un
discours dont elle a remanié les lois.
Le bénéfice de cette enquête semblera mince. Elle nous a
simplement appris que la « solution » d’une difficulté technique
n’a guère de sens tant qu’on n’a pas transformé, avec l’auteur, en
contenus « concrets » les notions figées que cette difficulté met en
jeu. Et cette transformation ne s’opère qu’au prix de la
destruction de ces concepts entendus ou pré-entendus comme
représentations préalablement données, —'jamais de l’analyse
qu’en ferait un philosophe qui prétendrait les tenir sous son
regard. « C’est de ces représentations qu’est encore remplie et
chargée la conscience qui se propose directement et sur-le-champ
d’examiner la vérité ; mais, par là même, elle est en fait incapable
de faire ce qu’elle veut entreprendre 77. » Il nous semble que cet
avertissement vaut, en premier lieu, pour tout examen de la
dialectique hégélienne. Entreprendre de la décrire ou de la
comprendre comme un ajustement de concepts donnés, c’est
inévitablement la ramener à cette dialectique encore ordonnée à
des représentations que Platon, de l’avis de Hegel, a rarement
dépassée 78. S’il ne s’agissait que d’une analyse plus fine ou d’une
manipulation plus adroite des représentations, la dialectique, à
coup sûr, prolongerait la Métaphysique classique, — et il irait de
soi que son projet est de restaurer le Dieu classique en son
pouvoir et en sa dignité, après l’éclipse de la Critique. On en sera
quitte, alors, pour trouver paradoxal que le nouveau théologien
n’ait pu rendre son crédit au discours sur le divin qu’en
recourant à l’ironie des dialecticiens grecs, lorsqu’ils faisaient
vaciller le discours naissant sur PÊtre. Mais cette interprétation
si naturelle suppose, remarquons-le, que la « Finitude » ait
simplement été pour Hegel le nom d’une doctrine ou d’un
ensemble de doctrines que le philosophe aurait rejetés79. Or, elle
désigne bien autre chose pour lui : non pas un raccourci pour
L'éclatement de la Finitude aai

stigmatiser, sous un nom générique, les penseurs qu’il ne pouvait


souffrir, mais la grammaire de ce qui fut jusque-là la pensée
occidentale. Aussi ne s’agit-il plus de renoncer à des opinions ou
à des « pensées » concernant le Moi, le Monde et Dieu, — encore
moins de faire le tour de ces opinions et « pensées » surannées. Il
s’agit maintenant de passer d’un clavier d’expression à un autre.
D’où la nécessité pour le lecteur de garder en vue au moins deux
exigences :
j) il ny a pas de philosophie hégélienne: la mutation qu’on
propose est trop profonde pour que cette appellation ne la
trahisse pas.

« Je dirai que lorsqu’il est question de la philosophie en tant que telle,


il ne peut être question de ma philosophie, mais que toute philosophie est
la conception de l’Absolu, non pas donc d’une chose étrangère, et que la
conception de l’Absolu est de ce fait la conception de l’Absolu par
lui-même » (à Hinrichs, été 1819).

s) la dialectique n’apportera pas d’informations sur des


contenus donnés; elle est la dislocation de toutes les
représentations données. On se gardera donc de lui adresser des
objections fondées sur des représentations. A une critique
doctrinale précipitée, on substituera une lecture patiente.
Écoutons Hegel demander : « objecter? mais au nom de quoi? et
quel discours croyez-vous donc que je tienne pour que vos “
objections ” soient en droit de l’interrompre? »

« II faut ajouter cette remarque. A supposer que les objections qu’on


adresse au savoir spéculatif méritent le nom d’objections (ce nom, déjà
indigent, ne convient même pas à une méchante idée en l’air), elles sont
directement contenues et traitées à l’intérieur du Système. Les
objections, si elles sont réellement liées à la chose contre laquelle on les
dirige, sont des déterminations unilatérales qui, d’une part, sont
produites (comme on l’indiquait plus bas) par la falsification du fait
spéculatif dont on fait un grief contre celui-ci, et qui, d’autre part, se
dressent comme des affirmations contre ce fait. Ces déterminations
unilatérales, dans la mesure où elles sont liées à la chose, sont des
moments de son Concept; elles sont donc advenues, lors de l’exposition de
celui-ci, à leur place momentanée, et la dialectique immanente du
Concept doit montrer leur négation. C’est cette négation qui, posée
comme objection, prend la forme d’une réfutation. Dans la mesure où des
hommes qui réfléchissent et font confiance à leur réflexion n’ont pas la
patience de pénétrer dans la présentation dialectique du Concept — alors
qu’ils y reconnaîtraient le contenu de leur objection et l’y trouveraient
estimé à sa valeur —,
222 La patience du Concept

mais préfèrent exposer cette détermination comme provenant de leur


entendement subjectif, le travail de l’auteur (Gôschel) qui a consisté à
recueillir ces déterminations comme objections et à les traiter comme
telles, ce travail est populaire et bien digne de gratitude. La Science
pourrait exiger qu’un travail de cette sorte soit superflu, puisqu’il n’est
suscité que par le manque de culture de la pensée et l’impatience propre à
la frivolité d’une pensée insuffisamment formée. Mais il ne faut pas
négliger ce fait que de telles gens n’aiment que ce qui leur passe par la
tête et préfèrent cette contingence de leur entendement au cheminement
objectif de la Science et de la nécessité; ils n’ont pas pris conscience, en
elîet, que les déterminations qui leur semblent pulluler dans leur pensée
subjective particulière ont été portées en avant par la nature du Concept
et doivent avoir été elles-mêmes déjà présentes en celle-ci, —■ non pas,
certes, à une place contingente, mais avec conscience et selon leur
nécessité 80. »

Si la philosophie de Hegel a rompu tout lien avec la


Représentation, elle n’est plus une doctrine. Et si elle n’est plus
une doctrine, il n’y a rien à y objecter. C’est seulement à une
doctrine qu’on est en droit d’adresser des objections. Mais un
discours, on ne peut que l’emprunter, s’y promener ou se
promener ailleurs. On n’objecte rien à un discours, pas plus qu’à
un chemin ou à un paysage.

NOTES 1 11

1. Ph. Religion, XV, 198-199.


2. Malebranche, Conversations chrétiennes, VI, p. 15a-153.
3. Sur la synthèse de l’Infini et du Fini chez Malebranche, cf. Guéroult,
Malebranche, III, p. 343 sq.
4. Cf. la présentation critique du dogme de l'Incarnation in Phéno., trad. I,
p. 178-179.
5. Philo. Religion, XVI, 48x; trad., Preuves, p. 146.
6. Malebranche, Entretiens Métaphysiques, VIII, § 7.
7. Deseartes à Morus, 5 février 1649 (éd. Lewis, p. Il3-ll5).
8. Bérulle, Discours sur l’État et les Grandeurs de Jésus, VI, § 6.
9. Cf. Platon, Parménide, 129 a-e.
10. Phéno., trad., I, 107.

11. Cf. Esprit du Christ, trad., p. 72; Différent, I, 123-124; trad., p. i4o-
12. Different, I, 127; trad,, p. 142.
13. Gesch. Philo., XVIII, 236-237.
14. Kant. ICPV., Ak-Aus., V, III-2; trad., p. 121.
15. Kant. KRV., B-4.08-409.
U éclatement de la Finitude

16. Ph. Religion, XVI, 486; trad., Preuves, p. IÔ2.


17. K.U., §90, V, 464.
18. Descartes, Principes, I, Si.
19. Leibniz, A Arnauld, Ger. II, 125.
20. Malebranche, Rech. Vérité, 111, II, 6.
21. Ph. Religion, XVI, 486.
22. Ibid., 456-458 et 484! trad., Preuves, p. 2i3-2i5 et 149-
23. Logik, IV, 179-180.
24. Descartes, Secondes Réponses.
25. Logik, IV, 148-149.
26. Leibniz, Monadologie, § 41* Cf. Guéroult, Dynamique et Métaphysique,
p. 164 sq.
27. Ph. Religion, XVI, 497! trad,, Preuves, p. 165. « Il ressort immédia-
tement de cette proposition (“ Le Fini est ”) qu’elle est fausse, car le Fini,
d’après sa définition et sa nature, est destiné à passer, à ne pas être, de sorte
qu’on ne peut le penser ou le représenter sans la détermination du non-étre
qui appartient au “ passage ”. On est assez avancé pour dire : le Fini passe. Si,
entre le Fini et son passage, on insère le Maintenant afin que, par ce moyen,
l’être fasse halte (le Fini passe, mais, maintenant, il est), il se trouve que ce
Maintenant est tel que non seulement il passe, mais qu’il est lui-même passé
lorsque c’est maintenant, puisqu’il n’est plus, mais est un Autre, lorsque j’ai
cette conscience du Maintenant et l’exprime » (ibid., XVI, 494, Preuves, p.
160).
28. Ibid., XVI, 485, Preuves, p. 151.
29. Gesch. Philo., XVIII, 323-324- « La proposition universelle de l’école
éléatique a donc été celle-ci : “ Le Vrai est seulement l’Un, — tout autre est
non-vrai ”, — de même que la philosophie kantienne a ce résultat : “ Nous ne
connaissons que des phénomènes. ” Dans l’ensemble, c’est le même principe :
“ Le contenu de la conscience n’est qu’un phénomène; il n’est rien de vrai. ”
Mais il y a aussi une différence. Zénon et les Êléates ont donné à leur
proposition la signification suivante : “ Le fait que le monde sensible soit en
lui-même le monde phénoménal avec la multiplicité infinie de ses figures, ce
côté, en lui-même, n'a aucune vérité. ” ICant, lui, n’est pas de cet avis. Il
affirme : “ Lorsque nous avons affaire au monde, la pensée se dirige sur le
monde extérieur (pour la pensée, le monde donné intérieurement est aussi
un extérieur ) ; quand nous avons affaire à lui, nous le rendons phénomène.
C’est l’activité de notre pensée qui revêt l’extérieur de tant de déterminations
: le sensible, les déterminations de la réflexion, etc. Seule notre pensée est
phénomène; le monde est en soi, absolument vrai. C’est seulement notre
application, notre comportement qui le ruinent pour nous. Ce que nous lui
ajoutons ne vaut rien. Par là, le monde ne devient qu’un non-vrai, sur lequel
nous projetons une masse de déterminations. ” Telle est la grande différence.
Chez Zénon aussi, ce contenu est nul; mais, chez Kant, il est nul, parce qu’il
est l’œuvre de notre bousillage. Chez Kant, c’est le spirituel qui ruine le
monde; pour Zénon, le monde est apparaissant en et pour soi, non-vrai. Pour
Kant, c’est notre pensée, notre activité spirituelle qui est mauvaise, —
immense humilité de l’Esprit, qui refuse de s’en tenir au connaître. Le Christ
dit, dans la Bible ; “ N’êtes-vous pas meilleurs que oes moineaux? ” Oui, nous
le sommes, en tant qu’êtres pensants, — en tant qu’êtres sensibles, aussi bons
ou aussi mauvais que les moineaux. Le sens de la dialectique de Zénon a une
objectivité plus grande que cette dialectique moderne » (ibid., XVII,
342-343). Ce texte, remarquons-le, pose la question
224 La patience du Concept

suivante : si les Éléatos procédèrent « plus spéculativement » que Kant, la


courbe de la philosophie n’est-elle pas celle d’un déclin? Que devient alors la
certitude hégélienne de l’abstraction du commencement? L’éloge
d’Héraclite, on le verra, fait naître le même soupçon. N’oublions pas que si
les Grecs vivent à l’âge de la pré-subjectivité ou de la subjectivité inchoative
(c’est sur cet « anachronisme » de Hegel qu’on met, d’habitude, l’accent),
cette ignorance est aussi une chance. Déjà assujettis à la pensée finie
(constitution de l’6v et privilège de l'ouata), ils évitaient du moins le préjugé
de la connaissance. — On entrevoit ici une des raisons pour lesquelles
Schelling et Hegel s’adressent aux Grecs et lisent Platon et surtout Aristote —
dont Kant se souciait peu. La situation est la suivante : Kant et Jacobi ont tué
l’idée d’une connaissance de l’Absolu, mais sans savoir ce qu’ils faisaient; le
premier en conclut à l’impossibilité du Savoir absolu, le second, confondant
do la même façon connaissance et Savoir, se réfugie dans le « Savoir
immédiat ». Aueun ne songe à reprendre et à critiquer Vidée de connaissance,
aucun ne pressent que la « connaissance » est le nom de la déformation
imposée au Savoir par l’idéologie de la Fini- tude. D’où la tentation de
prendre pour référence l’âge pré-cognitif de la pensée finie. Si les Grecs
étaient plus éloignés de l’accomplissement du Savoir (absence de la
Subjectivité), ils étaient également à millo lieues de sa déformation subjective
(absence de la Subjectivité finitisée). Et, souvent, ceci importe plus que cela.
30. Esprit Christ., trad. p. 76.
31. Nohl, S, 3n, Esprit Christ., p. 88.
3a. Gesch. Philo., XIX, 372-373. « Ceux qui utilisent ce produit qui leur
est propre (l’identité creuse) pour accuser la philosophie considèrent le
rapport de Dieu au monde en ne retenant qu’un moment — et un seul — de
cette catégorie du rapport, à savoir le moment de l’indéterminité, l'identité.
Ils en restent à cette conception imparfaite et assurent — en fait, faussement
■— que la philosophie affirme l’identité de Dieu et du monde; et, comme, en
même temps, ces deux choses, le monde autant que Dieu, ont une ferme
substantialité, ils en concluent que, dans l’Idée philosophique, Dieu est
composé de Dieu et du monde; telle est la repré? sentation qu’ils se font du
panthéisme et qu’ils imputent à la philosophie » (System, § 573, X, 471-472).
Cf. ibid,, § 5o, VIII, 147-148. C’est donc au présupposé de la « ferme
substantialité » du monde qu’est due la fausse accusation de panthéisme
adressée à Spinoza. Cela signifie-t-il que Spinoza, en abolissant le Fini, serait
plus proche du divin hégélien que les chrétiens, ses adversaires, en
maintenant la fixité du Fini? En lavant Spinoza du reproche de panthéisme,
Hegel plaiderait-il déjà pour lui? C’est ce que suggèrent les commentateurs
d’obédience chrétienne qui entendent retrouver, vaille que vaille, le «
monisme » ou le « panthéisme » au coeur du Système hégélien. Or, Hegel ne
donne au Dieu spinoziste aucune préséance sur le Dieu chrétien. Bien au
contraire : « Dieu, il est vrai, est la Nécessité ou, comme on peut dire aussi, la
Chose absolue, mais II est en même temps la Personne absolue. Spinoza ne
parvint pas jusqu’à ce point et il faut concéder qu’à cet égard la philosophie
spinoziste est restée bien en arrière du vrai concept de Dieu qui forme le
contenu de la conscience religieuse chrétienne. Spinoza, par son origine,
était un Indien; ce qui a trouvé dans sa philosophie une expression conforme
à la pensée, c’est l’intuition orientale selon laquelle tout Fini apparaît comme
éphémère, comme évanescent. Cette intuition orientale de l’unité
substantielle forme bien la base de tout développement vrai ultérieur, mais
on ne saurait s’en tenir là » (System, § I5I; Zus,, VIII, 33g). Cela accordé, il est
intolérable d’entendre dire que le Dieu spinoziste n'est pas le vrai,
L'éclatement de la Finitude 225
que Spinoza était un athée déguisé, Le Dieu de 1’ « Éthique », seul détenteur
de l’étantité, est-il <t moins vrai » que le Dieu des chrétiens (à distinguer du
Dieu chrétien) qui partage l'étantité avec le monde? Question frivole. Comme
toutes les querelles dans le champ de la Finitude, celle-là est vide de sens. Ce
qui y est on jeu, c’est la représentation qu’on doit se faire de Dieu. Mais Dieu
n'est pas objet de représentation : c’est une signification concrète, Notre
texte poursuit : « Si, de là, nous jetons un coup d’œil sur le reproche
d’athéisme adressé à Spinoza, on montrera clairement combien celui-ci est
peu fondé ! non seulement cette philosophie ne nie pas Dieu, mais elle le
reconnaît au contraire comme le seul véritable étant. Il est également
impossible d’affirmer que Spinoza parle bien de Dieu comme du seul Vrai,
mais que ce Dieu spinoziste n’est pas le vrai et que, dès lors, il n’est pas Dieu.
On devrait alors inculper d’athéisme avec autant de droit toutes les autres
philosophies qui, avec leur mode de philosopher, en restèrent à un degré
subordonné de l’Idée, non seulement les Indiens et les Mahométans parce
que Dieu, pour eux, n’est simplement que le Seigneur, mais aussi bien des
chrétiens qui considèrent Dieu comme l’Essence de l’au-delà, suprême et
non-connaissable. Qu’on y regarde mieux : le reproche d’athéisme fait au
spinozisme se réduit au fait qu’il ne rend pas justice au principe de la
Différence et de la Finitude; aussi, comme il n’y a pas, dans ce système, de
monde, à proprement parler, au sens d’un étant positif, mériterait-il plus
d’être appelé acosmisme qu’athéisme. Par là, il est également clair qu’il faut se
garder du reproche de panthéisme. » En résumé, personne ne fut athée, au
pays de la Finitude; chacun essaya de dire le divin à sa manière, non
conceptuelle. En outre, si l’on se place sur ce terrain, le « panthéisme » de
Spinoza est une erreur de fait,
33. Ph. Religion, XV, 199-200.
34. Platon, Sophiste, 25o a.
35. Ibid., 257 o.
36. Ibid., 258 b-c.
37. Logik., V, 69 et 74.
38. Gesch. Philo., XVIII, 236.
39. Deux motifs s’entrecroisent dans le jugement que Hegel porte sur
Platon. 1) C’est un des auteurs les plus mal compris, et Hegel dénonce les
interprétations courantes du platonisme comme autant de contresens. Ainsi,
en ce qui concerne les Idées ; a) celles-ci ne sont pas des sortes de choses, des
modèles logés dans un entendement extra-mondain; b) il est faux que les
Idées sc dévoileraient à l’intuition intellectuelle d’un enthousiaste ou d’un
heureux génie. « Cola n’est pas le sens de Platon ni de la vérité. Les Idées ne
sont pas immédiatement dans la conscience, mais dans la connaissance.
Elles ne sont des intuitions et elles ne sont immédiates que pour autant
qu’elles sont la connaissance rassemblée dans sa simplicité » (XVIII, ?oi) —
s) s’il refuse ainsi toutes les transpositions du platonisme en théories de la
connaissance, Hegel n’en insiste pas moins sur l’abstraction de l’Idée
platonicienne. Platon n’a pas exprimé « de manière déterminée » la nature
du Concept, à la fois Être et Réflexion (ibid,, 245). L’Idée platonicienne est «
seulement l’Idée abstraite », incapable de réaliser ses moments : la
Subjectivité lui fait défaut (293). — Il semble donc que Hegel ou bien,
lorsqu’il dénonce les contresens sur le platonisme, aille jusqu’à faire la part
trop belle à celui-ci, c’est-à-dire à le tirer à lui (parfois, au mépris de certains
textes) ou bien confronte ana- clironiquement l’Idée platonicienne (produit
du monde grec pré-subjectif) à l’Idée hégélienne. Dans l’un et l’autre cas, il y
aurait jugement partial.
22Ô La patience du Concept

— Mais il serait peut-être plus légitime de distinguer deux plans, sur lesquels
Hegel se place alternativement : i ) critique des interprétations que la pensée
finie donna de Platon (comparable à la critique du spinozisme comme
panthéisme) : ces interprétations, grevées de préjugés réflexifs,
méconnaissent que le platonisme fut la première thématisation de l’Uni-
versel. s ) Mise en place du platonisme comme philosophie de la Finitude
(plus abstraite, par exemple, que celle d’Aristote, un peu de la façon dont le
Dieu de Spinoza « reste en arrière » du Dieu chrétien). Dans cette perspective,
il n’y a plus de partialité hégélienne : l’apparente « réhabilitation » des
auteurs correspond au souci de les arraoher à l’histoire historisante des
systèmes et de leur rendre une place dans le langage du Savoir, — leur
apparente « condamnation » à l’exigenee de leur assigner ensuite le site exact
qui leur revient
4.0. Platon, Sophiste, a58 e.
41. Aristote, Métaphysique, N 2.1089 b 20.
42. System, § 88; Zus., VIII, 214.
43. Logik, IV, 100.
44. D’où les protestations contre ceux qui combattent la philosophie
spéculative en la confondant avec le système de l’Identité abstraite : « On a
déjà remarqué que, si l’on entend souvent la nouvelle philosophie être
désignée ironiquement comme philosophie de l’identité, c’est justement la
philosophie — et en premier lieu la logique spéculative qui dénonce la nullité
de l’identité d’entendement, de l’identité qui fait abstraction de la différence;
ensuite, il est vrai, elle insiste tout autant sur le fait qu’on ne saurait s’en tenir
à la simple diversité, mais qu’il faut connaître l’unité interne de tout ce qui est
présent » (System, § 1 1 8 ; Zus., VIII, 275; cf. § lo3; Zus., VIII, a45)- « L’auteur
(Gôschel) garde très bien en vuo ce non-être de la pseudo-égalité à soi-même,
de l’identité abstraite, dans laquelle persévèrent oeux qui, en combattant la
philosophie spéculative, n’ont pas le front de la nommer système de l’Identité.
Il établit fermement que le principe de Jaoobi n’est rien que cette Identité qui
est d’abord le nihilisme de l’Être seulement infini, — puis, sous sa forme
affirmative, le panthéisme, que Jaoobi a très précisément exprimé ailleurs en
disant que “Dieu est l’Être en toute existence”, c’est-à-dire qu’il est cette abs-
traction immanente et, en même temps, tout à fait indéterminée » (Gôschels
Aphorismen, XX, 285).
45. Logik, IV, 208-204.
46. « Jacobi s’attache surtout à ce rapport sous sa forme seulement
affirmative, conçu comme rapport entre deux étants, lorsqu’il combat la
preuve (de l’existence de Dieu) de l’Entendement; il lui fait le juste reproche
de chercher des conditions (le inonde) pour l’inconditionné et, de la sorte, de
représenter l’Infini (Dieu) comme fondé et dépendant. Mais cette élévation,
telle qu’elle est dans l'Esprit, corrige elle-même cette apparence ; tout son
contenu, plutôt, est la correction de cette apparence. Mais Jacobi n’a pas
reconnu cette nature véritable de la pensée essentielle qui consiste à
supprimer dans la médiation la médiation même et c’est pourquoi il a
faussement pris le reproche mérité qu’il adresse à l’Entendement seulement
réfléchissant pour un reproche qui atteindrait la pensée en général et par suite
aussi la pensée rationnelle » (System, § 5o, VIII, 14?) -
47. Glauben und Wissen, I, 3o6; trad. p. 2i3.
48. Exemple de ce dépistage des fausses évidences : « Si des contradic-
tions adviennent, à quel emplacement elles adviennent, tout cela dépend des
présuppositions qui ont été faites. Or l’auteur n’y regarde pas d’assez près : il a
trop beau jeu de recommander au lecteur do ne pas donner
L’éclatement de la Finitude 227
crédit aux assomptions qui doivent produire des contradictions. Déjà au
début (§ 17), où on doit montrer que ni la Nature pour soi ni l’Esprit ne sont
la source des contradictions, l’auteur se permet, sans plus de forme, une de
ces assomptions non évidentes. Elle a trait à la nature de la contradiction
elle-même, et il aurait bien dû, à ce propos, observer avant toutes choses ee
qu’il recommande au § 5, à savoir d’oublier ou de laisser provisoirement de
côté tout ce qui a été jusqu’ici objet de croyance ou d’opinion. « Dans la
nature, dit-il, il ne peut y avoir de contradictions, car ce qui se contredit se
supprime et ne peut exister »; or la nature doit exister. De même « l’esprit ne
pense rien qui se contredise et cette propriété est la cause qui nous fait
apercevoir les contradictions et tenter de les résoudre ». — L’auteur pourrait
s’estimer heureux si le monde, la nature comme les actions, les occupations
et la pensée des hommes n’offraient aucune contradiction, — si ne pouvait
s’offrir à lui aucune existence qui se contredit elle-même. Il dit justement : «
La contradiction se supprime », — mais il ne s’ensuit pas qu’elle n’existe pas »
(Ohlerls Schrifl « Der Ideal- realismus », XX, 399-400).
49. Cf. System, § 9, VIII, 53.
50. Encycl., § 22, VI, 4°-
51. Aristote, Métaphysique, T, ioo5 b i5.
5a. Phéno., trad. I, 53; II, S. 5j.
53. Logik, V, 67.
54. Phéno., trad., I, 84; II, S. 84.
55. Ibid., trad., I, 55; II, S. 58.
56. « Le signe est une certaine intuition immédiate qui représente lin
contenu tout à fait autre que celui qu’elle a pour soi, — la pyramide dans
laquelle une âme étrangère est transportée et conservée. Le signe diffère du
symbole; celui-ci est une intuition, dont la déterminité propre, selon son
essence et son concept, est plus ou moins le contenu qu’elle exprime comme
symbole. Dans le signe, au contraire, le contenu propre de l’intuition ne
regarde en rien ce dont elle est le signe » (System, § 458, X, 345). Cette
rupture entre l’intuition et le sens renvoie à la scission entre le sujet
représentant et l’objet, c’est-à-dire à l’avènement de la subjectivité
représentative (ou de la civilisation). Elle est donc foncièrement représen-
tative, même si elle marque l’extinction de la représentation par simple
ressemblance.
57. System, § 53, X, 356.
58. Cf. Hyppolite, Logique et Existence, p. 38 sq.
5g. Realphilosophie, trad., in Koyré, Éludes d’Histoire, p. 182.
60. Hyppolite, ibid., p. 38 (c’est nous qui soulignons).
61. In Koyré, ibid., p. 182.
62. Feuerbach, Manifestes, p. 38 (trad. Althusser).
63. Cf. Seconde Méditation: « Car, encore que sans parler je considère tout
cela en moi-même, les paroles toutefois m’arrêtent, et je suis presque trompé
par les termes du langage ordinaire ; car nous disons que nous voyons la même
cire, si on nous la présente, et non pas que nous jugeons que c’est
la même .......... des hommes qui passent dans la rue à la vue desquels je
ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je
vois de la cire; et cependant, que vois-jc de cette fenêtre...?. »
64. Phéno., trad., I, p. 57 et p. 21.
65. Ibid., p. 19; II, S. 24.
228 La patience du Concept

66. Gassendi, Quatrièmes Objections (sur la Troisième Méditation », point


4).
67. Phéno., tr. I, p. 21.
68. Recension de Humboldt, XX, II 4- II 5.
69. Phéno., trad., I, p. 21 ; I, S. 26.
70. Ph. Religion, XYI, 282.
71. Gesch. Philo., XVII, 221.
72. « L’étude des langues demeurées originelles, qu’on a commencé à
connaître sérieusement dans les temps modernes, a montré qu’elles con-
tiennent une grammaire très développée jusque dans les détails et
qu’elles expriment des différences qui font défaut ou se sont effacées dans
les langues des peuples cultivés. Il semble que la langue des peuples
cultivés possède une grammaire plus imparfaite, et que la même langue
possède une grammaire plus parfaite à un stade de moindre culture de
son peuple qu’à un stade de plus haute culture » (System, § 45g, X, 347).
73. Cf. Logih, Anfang der Wissenschaft, IV, 69-70. « Il faut savoir que
si nous commençons en philosophie avec Dieu, l’Être, l’Espace, le Temps,
etc., nous parlons de manière immédiate; cela même est un contenu qui,
par sa nature, est immédiat et n’est d’abord qu’immédiat; et il faut savoir
que ces déterminations, en tant qu’immédiates, sont en même temps
indéterminées en soi » [Gesch. Philo., XVIII, 25o).
74. Phéno., trad., I, 344'345; II, S. 323-324-
75. « En linguistique, nous nions en principe qu’il y ait des objets
donnés, qu’il y ait des choses qui continuent d’exister quand on passe d’un
ordre d’idées à un autre et qu’on puisse par conséquent se permettre de
considérer des choses dans plusieurs ordres, comme si elles étaient
données par elles-mêmes. » Commentant ces lignes de Saussure, M.
Benveniste écrit ; « Ces réflexions expliquent pourquoi Saussure jugeait si
important de montrer au linguiste ce qu’il fait. Il voulait faire
comprendre l’erreur où s’est engagée la linguistique depuis qu’elle étudie
le langage comme une chose... Il faut revenir aux fondements, découvrir
cet objet qu’est le langage, à quoi rien ne saurait être comparé »
(Problèmes de linguistique, p. 39-40). En philosophie, Hegel, au lieu de
remettre à plus tard, comme Kant, la description des choses (la
métaphysique), nie qu’il s’agisse de décrire des choses.
76. Différent, trad., p. 85; I, S. 42.
77. Phéno., Introd., trad., I, p. 70; II, S. 72.
78. Cf. Gesch. Philo., XVIII, 229-230.
79. « On peut aussi, si l’on veut, ne voir en la critique rien de plus que
l’éternelle roue qui, en son mouvement, abaisse à chaque instant, une
figure que la vague avait portée au sommet; à moins que, sur la base du
sain entendement humain, sûr de lui-même, on ne se repaisse de ce
spectacle objectif de l’apparition et de la disparition, qu’on ne s’on console
et qu’on ne s’en affermisse encore plus dans l’éloignement où l’on est de la
philosophie, puisque l’on tient la philosophie ■—• alors que le limité s’y
perd — a priori, par induction, pour une autre forme de la limitation »
(Wesen der ph. Kritih, I, 188).
80. Gôschels Aphorismen, XX, 3o5.
Y

La dialectique dans les limites


de la simple Raison

Chacune des assertions du philosophe dogmatique est en


prise sur l’être. Fort de cette assurance, le dogmatique

f )orte son attention sur la vérité qu’il énonce, jamais sur


a manière qu’il a de l’énoncer. « Je n’ai pas coutume,
disait Descartes, de disputer sur les mots. » Or il y eut
une autre façon de traiter la parole que de la tenir pour
un simple intercesseur, un autre regard porté sur le langage
que le regard dédaigneux qu’on y jette au xvne siècle.
Aristote rend hommage à Platon pour avoir pratiqué le
premier la oxsijnç èv TOIÇ Xéyoïç, « car ses prédécesseurs
n’avaient aucune connaissance de la dialectique 1 ». Témoin
Socrate : son seul objectif — nous suivons ici le commentaire que
donne M. Aubenque de Métaphysique (M 1078 b 26) était la
détermination de l’essence, et il n’envisageait pas d’examiner les
contraires sans partir de leur définition préalablement posée. «
Socrate, lui, cherchait l’essence, et c’était logique, car il cherchait
à syllogiser, et l’essence est le principe du syllogisme. La force
dialectique n’était pas telle qu’on pût considérer les contraires
même indépendamment de l’essence 2 ». Ces indications
d’Aristote recoupent le début du Parménide de Platon. D’une
part, Parménide félicite le jeune Socrate d’avoir compris que,
faute d’avoir posé les Formes définies, on laisse le discours à
l’anarchie et qu’on fait s’effondrer la Sévagiç TOS StaXéy- eoGai3.
Mais Socrate, d’autre part, s’est laissé entraîner par sa fougue : il
s’est « essayé trop tôt et sans entraînement préalable à définir le
Beau, le Juste, le Bien et toutes les Formes une par une ». Avant
de rendre le discours
a3o La patience du Concept

inébranlable, ne vaudrait-il pas la peine de se confier à lui pour


en éprouver les ressources? Que Socrate commence donc par
s’inspirer de Zénon; qu’il remette à plus tard l’étude des Formes
pour s’adonner à un autre exercice. Sans nous entendre une
bonne fois sur ce qu’est l’Un, on posera donc que l’Un est, puis
qu’il n’est pas, et on examinera les conséquences qui en découlent
pour lui et pour les Autres. La dialectique qui naît alors s’exerce
en deçà du moment de l’affirmation, du 8o£àÇeiv; délibérément
elle fait retour au SiaX^yecrOai qui avait précédé celui-ci, au
discours à soi, par interrogations et réponses, que 1’ « opiner »
était venu interrompre 4. Sans doute, ce n’est là qu’un éclair, et la
dialectique à l’œuvre dans la République n’aura plus grand-chose
à voir avec ce jeu insouciant : elle se confond alors avec le savoir,
et sa fonction aporétique passe au second plan. Si les Topiques
d’Aristote nous donnent le droit de laisser s’engendrer sur le
même thème les arguments pour et contre, c’est en terrain neutre,
en marge du discours sur l’Être 6. La dialectique platonicienne,
elle, est enrôlée au service de l’épistémè. Une fois passé le seuil dü
So^dtÇeiv, plus question de poser, comme dans le Parménide, que
l’Un est tout ensemble en lui et hors de lui, immobile et mû :
Socrate défie Théétète de jamais croire, ni dans la folie ni en rêve,
que a soit 4> qu’un bœuf soit un cheval, que les contraires se
superposent®. La dialectique effrénée du Parménide n’est plus
qu’un mauvais rêve ou la fiction d’un discours que n’ordonnerait
pas encore la prédication. Pourtant, remarque Hegel, il reste
quelque chose de cet intermède à travers le platonisme. Ên
certains passages du Sophiste et du Philèbe, Platon a soumis à
examen les essentialités en elles-mêmes, sans se soucier de les
rapporter à un protocole de cohérence préétabli. « L’enquête de
Platon va jusqu’aux pensées pures et la considération des pensées
pures en soi et pour soi a pour nom la dialectique 7. » Car c’est une
même chose que de délivrer le langage du préjugé de Vêtant et de
laisser apparaître pour elles-mêmes « les pensées pures ». D’où
l’admiration que voue Hegel au Parménide; d’où la dignité qu’il
reconnaît au scepticisme antique.

« Le scepticisme est dirigé contre la pensée d’Entendement qui laisse


valoir comme ultimes, comme étant, les différences déterminées. Le
Concept logique est aussi bien lui-même que cette dialectique ; car la vraie
connaissance de l’Idée est cette négativité qui est chez elle dans le
scepticisme 8. »
La dialectique dans les limites de la simple Raison 231

Pourquoi cet hommage à Zénon et à Sextus Empiricus?


Auraient-ils, mieux que d’autres, entrevu plus de thèses
hégéliennes? C’est bien autre chose : leur mérite, aujourd’hui
encore, est de rendre possible un recul par rapport à l’emploi
naturel des logoï. La <Txé<J/iç èv TOÏÇ Xéyoïç modifie, en effet,
l’image du langage dont vit le discours naïf et, à travers lui, la
philosophie dogmatique. Elle se donne d’abord pour tâche de
recueillir les significations que le dogmatisme se refuse à
thématiser, — de prendre le contre-pied de Descartes, lorsque
celui-ci assure : « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu personne
d’assez stupide pour avoir besoin d’apprendre ce que c’est que
l’existence avant de pouvoir conclure et affirmer qu’il existe 9 »
Je déclare que cette chose est une, qu’elle existe: pour les
classiques, ce que veulent dire « unité », « existence » « nous est
nécessairement représenté par des idées 10 » qui sont aux
contenus qui se donnent en elles comme les signes ou les sons
aux idées que l’imagination y rattache arbitrairement. A la
faveur de cette analogie, le partage du langage et du discours
(philosophique) peut être accompli en pleine lumière : là, le signe
opaque, ici, le signe transparent; là, attention au simple sens du
mot (selon l’usage), ici, consultation silencieuse de l’idée. Il y a
chute dans le verbalisme, toutes les fois qu’on confond ces deux
ordres, qu’on prétend éclaircir le contenu du discours par
l’analyse des significations reçues, comprendre la chose donnée
dans l’idée à partir de la signification que l’usage attacha au mot.
Au contraire, nous sommes unis à la Raison, quand nous
accédons à ce champ universel où il n’y a plus de locuteurs qui
communiquent leur pensée, de maîtres qui communiquent leur
savoir à l’élève, — quand l’intelligibilité des notions est telle que
peu importent les mots et ceux qui se trouvent les prononcer. «
Les hommes qui sont appelés nos maîtres ne sont que nos
moniteurs », écrivait Malebranche, et Descartes demande à
Beeckmann : « M’avez-vous jamais entendu me vanter d’avoir
rien appris à personne? » Vantardise bien sotte, en effet, si le
Verbe ne s’est jamais fait lettre : dans son anonymat limpide, il
n’y a plus ni auditeurs ni locuteurs. En quoi tous les dialogues du
xvne siècle sont tributaires du De Magistro de saint Augustin : les
paroles sont par elles-mêmes vides de sens :

« en mettant les choses au mieux, les mots nous invitent à chercher les
objets, mais ils ne les présentent pas de telle sorte que nous les
232 La patience du Concept

connaissions... En entendant les mots, on ne les apprend même pas. Car,


s’ils nous sont connus, nous ne les apprenons pas; s’ils nous sont inconnus,
il faut attendre d’avoir saisi leur signification 11 ».

L’essentiel est donc la « saisie » ou « inspection » originelle de


l’idée. Sur cette opération, le dogmatisme est assez avare de
détails. Il ne s’attarde pas davantage sur le sens des concepts
fondamentaux (« unité », « identité », « différence »...). Pourquoi
d’ailleurs se soucierait-il de ces modes de penser « qui n’ajoutent
rien à l’être » la? Dans sa hâte à recenser les choses qui s’offrent à
Vintuitus, le dogmatisme traverse sans s’y arrêter « les choses
dites 13 ». Kant exclura des catégories Y unité (qualitative), la
vérité, la

Çerfection , — autre exemple de la même désinvolture.


14

outefois, remarque Hegel, Kant se rendit compte qu’il


avait omis quelque chose entre le sensible et les concepts
purs, si bien qu’il « ajouta encore à la Logique transcen-
dantale ou doctrine de l’Entendement un chapitre sur les
concepts de la Réflexion, région intermédiaire entre l’in-
tuition et l’Entendement, entre l’être et le Concept 16 ».
Mais ces déterminations auraient mérité mieux qu’un
appendice : elles sont la vérité secrète du discours, le poids
d’irréfléchi qui le cautionne à notre insu.

« L’Esprit vit partout et ses formes s’expriment dans notre langue


populaire immédiate. Dans le parler quotidien, ces formes apparaissent,
enrobées dans de simples concrets, par exemple : l’arbre est vert. Pour la
Représentation, arbre et vert sont ce qui prédomine. Dans la vie courante,
nous ne réfléchissons pas sur le est, nous ne faisons pas de cet être pur
notre objet, comme le fait la philosophie. Mais cet être est présent et
exprimé w. »

Cette insouciance de la vie courante est aussi celle de la


pensée dogmatique. Et c’est à ce point que la Skepsis entre en
scène. Déplaçant l’intérêt de ce qui est énoncé à ce qui est exprimé,
elle s’attarde à la signification des mots utilisés; plutôt que d’aller
droit à la rencontre de ce qu’ils désignent, elle se place à la
jointure du dire et du dit. Cessant de penser sur la chose, elle
pense la chose telle qu’elle est présente du fait que je la dis.
Entendons par là : l’essentialité en tant qu’elle est
inextricablement signification de l’être et parole que je prononce.
Les catégories dont on s’accordait le sens sans se soucier de le
circonscrire, tant il était clair pour tous, la Skepsis leur rend leur
épaisseur de mots pourvus d’un sens déterminé ou à déterminer.
Contrairement au
La dialectique dam les limites de la simple Raison 233

dogmatisme, la Skepsis s’arrête aux mots dont la conscience


naturelle supposait la transparence de droit.

« Dans notre conscience habituelle, nous mélangeons les


états affectifs, les intuitions, les représentations avec des idées
(dans toute phrase dont le contenu est entièrement sensible,
comme cette feuille est verte, nous trouvons des catégories comme
être, individualité). C’est autre chose que de prendre pour objet les
idées mêmes, sans mélange 17. »
En droit, certes, ces idées sont objets de la conscience, mais
alors immanquablement déformées par les déterminations
sensibles auxquelles elles sont associées; « ce qui est en soi une
même chose peut apparaître comme un contenu différent 18 ».
Pour nous garder de cette illusion, le sens commun nous enjoint
de... réfléchir10/ Mais cette plate « réflexion » ne va pas loin. Il est
déjà impossible de saisir l’essence d’un objet concret sur le
simple examen de son extériorité empirique; tout au plus,
assigne-t-on la permanence d’une de ses propriétés dans le temps
ou les marques contingentes qui le distinguent d’une chose d’une
autre espèce 20. Encore moins découvrira-t-on le sens plein du
verbe « est » par « réflexion » sur le jugement dans lequel il est
employé. La proposition l’arbre est vert n’aura jamais rien de plus
à m’apprendre que la couleur de cet arbre. S’il y a une prise de
conscience possible de ce qui est dit comme tel, elle n’est pas à la
mesure d’une inspection de l’esprit, si bien intentionnée qu’elle
soit, mais d’une modification d’attitude. Autant que Husserl,
Hegel pense que les concepts catégoriaux naissent par l’examen
de ce que j’effectue pendant que je juge; ils n’ « apparaissent »
cpie lorsque je cesse d’en faire usage pour regarder ce qu’ils
visent par eux-mêmes, en faisant abstraction de l’objectivité
qu’ils organisent. Originellement, le scepticisme n’est rien
d’autre que cette réactivation du sens par modification
d’attitude.

« Dans cette proposition, une conscience sans culture a


coutume d’ignorer ce qui est encore présent en dehors du
contenu (sensible), la Forme en laquelle celui-ci se présente.
Soit le jugement : cette chose est une. (Dans ce jugement) on a
seulement affaire à l’Un et à la Chose, non au fait qu’il y a ici
un déterminé, un Quelque chose à quoi se rapporte l’Un. Or ce
rapport est l’essentiel et la forme du déterminé; c’est grâce à
lui que cette maison, ce singulier est posé comme ne faisant
qu’un avec l’Universel, qui est différent de lui. C’est cet
élément logique, c’est-à-dire l’essentiel, que le scepticisme
234 La patience du Concept

porte à la conscience; c’est à lui qu’il s’attache... Il ne dispute pas sur la


chose, si elle est ainsi ou ainsi, mais il saisit l’essence de l’exprimé, il s’en
prend au principe de l’affirmation. Il ne s’occupe pas de donner la chose,
mais de savoir si la chose même est Quelque chose... C’est ainsi qu’on
pénètre dans l’essence21. »
Ainsi compris, le scepticisme ouvre une autre dimension du
discours dit philosophique, — ce qui lui vaudra son renom de
pensée mineure ou futile. Il possède déjà le caractère paradoxal
de la pensée spéculative, au sens où le paradoxe exprime, sans
avertir, une manière de voir inédite à l’aide des mots mêmes dont
usait la manière de voir qu’il dépasse. Ainsi Zénon, lorsqu’il dénie
l’être au mouvement. Les railleurs croient le réfuter en marchant,
comme s’il nous invitait à n’en pas croire nos yeux, contre toute «
évidence ». Mais là n’est pas la question. Zénon entend nous faire
réfléchir sur le droit que nous prenons quand nous attribuons «
être » à « mouvement »; il prétend seulement critiquer le pouvoir
ambigu d’un verbe dont le champ de sens demeure incertain. Ne
voir en lui qu’un mauvais plaisant, c’est donc l’entendre au niveau
du langage « doxique » qu’il est justement en train de contester.
« Que le mouvement n’est pas, il ne faut pas l’entendre à la manière
dont nous disons : il y a des éléphants, il n’y a pas d’unicornes. Qu’il y ait du
mouvement, cela, c’est l’apparence, dont il n’est pas question : pour la
certitude sensible, il y a du mouvement comme il y a des éléphants. II n’est
pas venu à l’esprit de Zénon de nier le mouvement en ce sens-là. La
question concerne plutôt sa vérité : or le mouvement est non vrai, car il est
contradiction. Il a voulu dire par là qu’aucun être vrai ne lui convient 22. »
Lorsque Hegel écrit : « Il y a aussi peu un Faux qu’il y a un Mal
», on est tenté de lui faire dire : Tout est vrai et tout est bien. Il
faut entendre : le « Vrai » et le « Faux », dont j’écris ici les noms,
sont, en tant qu’essences séparées, les produits d’une pensée
naïve. On n’abolit donc ni l’un ni l’autre, mais la façon qu’a le sens
commun de les déterminer spontanément. Que Ton traduise : « Le
Mal est en soi la même chose que le Bien », cette critique de la
pensée d’Entendement devient une assertion d’Entendement
absurde.
« On doit considérer cette énonciation comme une manière non
spirituelle (ungeistige Weise) de s’exprimer, qui doit nécessairement
susciter des malentendus. Le Mal étant la même chose que le Bien, alors
justement le Mal n’est plus Mal et le Bien n’est plus Bien, mais
La dialectique dans les limites de la simple Raison a35

tous les deux sont plutôt supprimés : le Mal en général, l’être pour-soi
concentré en soi-même, — et le Bien, le Simple privé du Soi 2S. »

Bien sûr, nulle scansion nouvelle, nulle distorsion de la


syntaxe ne sauraient indiquer que le discours, maintenant, est
en recul sur les significations qu’il semble encore parler
naïvement. Ces mots usuels, on ne peut s’empêcher de les lire en
pensant que l’auteur — puisqu’il est philosophe —■ les a
simplement chargés d’une représentation nouvelle; il ne nous
vient pas à l’esprit que ce langage pourrait n’être plus le
redoublement de la Représentation, qu’il pourrait n’être plus
destiné à dire mieux ou avec plus de précision des contenus
représentables. Cela, la conscience naturelle ne parvient même
pas à l’imaginer.

« Pour la conscience, c’est comme si, en lui ôtant la Représentation, on


lui ôtait le sol natal sur lequel elle se sent solide. Quand elle se trouve
placée dans la pure région des concepts, elle ne sait plus où elle est, dans
le monde 24. »

Comment cette conscience mondaine devinerait-elle que les


concepts, une fois dépouillés de leur stabilité, non seulement ne
sont plus les mêmes concepts, mais, qui plus est, ne sont plus
même des contenus tels gue les visaient les mots de tout à
l’heure. C’est pourquoi la dialectique semble parler le langage
mondain qu’elle détruit pourtant à mesure : la vanité des mots
bien connus éclate, alors que le lecteur s’attache plus que jamais
à leur sens, qu’il croit à peu près clair et distinct. « La vraie
dialectique écrit M. Guéroult, tend... à recueillir les différences
dans une unité supérieure qui se pose comme antécédente en
droit alors qu’elle apparaît comme postérieure en fait 25.»
Cette ironie est déjà présente dans la Slcepsis grecque.
Invinciblement, on comprend celle-ci comme si celui qui la
pratiquait ne faisait que nier là où nous affirmons, de sorte qu’il
est impossible de croire à l’entière bonne foi de cet obstiné. « Je
n’ai jamais nié, écrit Descartes, que les sceptiques mêmes,
pendant qu’ils concevaient clairement une vérité ne se
laissassent aller à la croire, en sorte qu’ils n’étaient sceptiques
que de nom, et peut-être même ne persistaient-ils dans l’hérésie
où ils étaient de douter de toutes choses que pour ne pas
démordre de leur résolution et ne paraître pas inconstants 28. »
C’est que le doute sceptique, pour lui, ne fait encore que mettre
en question telle « vérité » ou l’ensemble des « vérités ». Hegel,
236 La patience du Concept

lui, pense que la Skepsis suspend notre relation confiante au


Vrai, atteint la notion si « transcendantalement claire » de Vérité,
dont Descartes n’avait jamais douté.

« Il n’arrive pas ici ce qu’on a coutume d’entendre par doute,


c’est-à-dire une tentative d’ébranler telle ou telle vérité supposée,
tentative que suit une relative disparition du doute et un retour à cette
vérité, de sorte qu’à la fin la chose est prise comme au début. » « Le
scepticisme antique ne doute pas : il est certain de la non-vérité. Il n’erre
pas çà et là avec des pensées dont il réserverait la possibilité qu’elles
soient encore vraies, mais il démontre avec sûreté la non- vérité. Ou
encore, son doute est pour lui certitude ; il n’a pas l’intention d’atteindre la
vérité, il ne laisse pas la question dans l’indécision, mais il est pure et
simple décision et s’acquitte complètement de sa tâche. Mais ce qui est
décidé n’est pas pour lui la vérité, mais bien la certitude de soi-même. Il
est repos, fixité de l’esprit en soi — et sans tristesse27. »

II

On comprend ainsi que le scepticisme surgisse dans la


Phénoménologie comme la première figure lucide dans laquelle la
conscience fait de son « opération effective » son unique objet 28.
Plutôt que de critiquer en désordre les affirmations dogmatiques,
la Skepsis frappe de nullité l’attitude dogmatique. En
thématisant les déterminations du « contenu », le dialecticien
antique fait bien plus que d’explorer d’une autre façon un champ
qu’aurait exploré le dogmatique; il montre combien était
abstraite et irréfléchie l’affirmation globale de l’Être qu’effectuait
celui-ci. C’est maintenant ce qu’il nous faut comprendre. La
Skepsis nous est apparue jusqu’ici comme une « réduction » avant
la lettre et une explicitation des significations que le langage
dogmatique oubliait dans son sillage. Or cette lecture d’essences
est aussi nécessairement polémique.
« Outre que la dialectique apparaît habituellement comme
quelque chose de contingent, on a coutume de lui donner cette
forme plus précise : de n’importe quel objet (monde, mouvement,
temps), elle montrerait que n’importe quelle détermination lui
convient 29. » Or l’instabilité des essences qui s’y dévoile est au
contraire l’indice que celles-ci ont été atteintes en elles-mêmes et
qu’on a su retrouver leurs relations effectives. Toute notion
donnée (espace, temps, mouvement) enveloppe des essences que
«distingue l’analyse. Mais cette distinction même nous
La dialectique dans les limites de la simple Raison 237

incline à penser que ces déterminations sont rangées dans un


espace où je peux les parcourir à ma guise. Si l’on parle, alors, de
« déterminations différentes », cette différence demeure quelque
chose d’abstrait : tant que les deux termes distincts sont pensés,
l’un ici, l’autre là, c’est en réalité leur indifférence foncière qu’on
affirme (chaque terme est un concept, chaque terme est identique
à soi, etc.). La différenciation est donc effectuée sur le fond d’une
homogénéité fondamentale. Chaque essence existe, d’abord. Et,
ensuite, elle se trouve être dissemblable de l’autre. Mais cette
dissemblance n’est pas inscrite en elle. C’est une propriété parmi
d’autres : la chose n’a pas de présence parce qu’elle est
dissemblable et seulement en tant qu’elle est dissemblable. Or,
tant que deux éléments ne diffèrent que par leur place ou leur
nombre, la différence entre eux demeure « subjective ». C’est là
une des marques caractéristiques du manque de rigueur de la
Représentation : laisser coexister les « différents », éviter les
conséquences rigoureuses du principe des indiscernables et
poser « deux choses » (du moins le dit-on) indiscernables en
ignorant que c’est « poser la même chose sous deux noms ». « Si
deux choses sont égales ou inégales, c’est seulement l’effet d’une
comparaison que nous faisons et qui tombe en nous... Or la
différence doit être différence en elle-même et non pour notre
comparaison; c’est en lui-même que le sujet doit posséder cette
détermination propre... Si deux choses diffèrent simplement par
le fait qu’elles sont deux, chacune est une, mais deux ne constitue
en soi aucun rapport. C’est la différence déterminée en soi qui
est la chose capitale 30. »
Faute d’attention à cela, on laisse les termes « différents »; on
parvient même à les concilier, s’ils apparaissent incompatibles.
C’est ici qu’intervient le dialecticien ou le sceptique. Tel Pascal
face aux Jésuites, il ferme toute issue au compromis et montre
qu’il est impossible de penser rigoureusement ensemble et sans
contradiction les déterminations séparées (Hegel ajoute : en tant
que séparées 31). C’était cette sorte d’impossibilité que
démontrait Zénon : aussi ses critiques ont-ils toujours cherché à
prouver la possibilité de penser ensemble des termes différents.
Ainsi Spinoza accumulant les « distinctions » pour ruiner le
dilemme de Zénon : ou un corps se meut dans le lieu où il est ou il
se meut dans le lieu où il n’est pas — et, dans les deux cas, le
Mouvement n’a pas de sens 32 On répondra que le corps ne se
meut pas dans un lieu, car il est trop
a38 La patience du Concept

facile, alors, de réduire le mouvement au repos, mais d’un lieu à


un autre. « Zénon demandera alors : où a-t-il existé pendant le
temps qu’il se mouvait? » Mais cette question est ambiguë. Où
a-t-il existé peut signifier : dans quel lieu s'est-il tenu? (réponse :
dans aucun), ou bien : quel lieu a-t-il abandonné? (réponse : tous
les lieux de l’espace parcouru).
« Zénon répondra-t-il encore si le mobile a pu, à un même instant du
temps, occuper un lieu et l’abandonner? Nous répondrons par cette
nouvelle distinction : si, par instant de temps, vous voulez dire un temps
plus petit que tout temps donné, vous demandez une chose
incompréhensible... on ne pourra jamais assigner de temps si petit que,
même en le supposant indéfiniment plus court, un corps ne puisse,
pendant ce temps, et occuper et abandonner un lieu. »
Hegel pense, à l’inverse, que le mérite de Zénon fut de montrer
à quelles incompatibilités on se heurte, une fois que l’on a posé
les concepts comme séparés. Si, d’une part, je pose la continuité
de l’espace (arguments de la Dicbotomie et de l’Achille), le
mouvement est impossible; si, d’autre part, je compose l’espace
d’indivisibles (arguments de la Flèche et du Stade), le mouvement
est également impossible. Conclusion implicite : j’ai donc eu tort
de penser séparément chaque concept. Zénon a mis en lumière «
l’unité négative » des concepts de « continuité » et de « discrétion
», — à la fois leur vraie relation et leur vraie différence. Cette
différence n’est pas extérieure aux termes, surajoutée à eux,
représentable par un intervalle qui les séparerait : elle veut dire
que chaque opposé ne gagne tout son sens qu’auprès de son Autre,
et seulement là. « Continuité », « discrétion » ne sont que des
mots, tant qu’on n’a pas ressaisi, dans la transgression
perpétuelle de ces significations, les essences que ces mots
avaient figées. « C’est un va-et-vient sans , fin, mais qui est inscrit
dans le Concept, — la sortie d’une des déterminations opposées
vers son autre, de la continuité à la négativité, de la négativité à
la continuité 3S. » Ce déplacement est la rançon que paye la
pensée finie pour avoir cru en être quitte à trop bon compte avec
les significations. Et l’objectif du dialecticien est de montrer que
les concepts eux-mêmes résistent à la mise en ordre qu’elle leur a
imposée. De là le

fterpétuel va-et-vient que l’on retrouve encore dans l’ana-


yse que fait Sextus Empiricus des notions géométriques.
« Sextus reproche à la mathématique de dire : il y a un
point, un espace, une ligne, une surface, une unité, etc. Il
b d t t l
La dialectique dans les limites de la simple Raison 289

déterminations des sciences et montre en elles 1*Autre d’ellcs-mêmes.


Nous faisons par exemple naïvement crédit au Point et à l’Espace. Le
Point est un espace et est un simple dans l’Espace, il n’a aucune
dimension; mais, s’il n’a aucune dimension, alors il 11’est pas dans
l’Espace. Pour autant' que l’unité est spatiale, nous la nommons un Point;
mais, si cela doit avoir un sens, elle doit être spatiale et, puisqu’elle est
spatiale, avoir une dimension — mais alors ce n’est plus un Point. Le
Point est la négation de l’espace en tant qu’il est sa limite et, en tant que
limite, il concerne l’Espace; cette négation apporte donc une contribution
à l’Espace, elle est elle-même spatiale. Elle est ainsi un négatif en soi,
mais, par là, elle est aussi un dialectique en soi 34. »

De même, il y a une façon de parler du Haut et du Bas sans les


penser vraiment en les posant comme des « choses réfléchies en
soi, en dehors de leur relation; mais ce ne sont alors que des lieux
en général 36 ». Il suffit de revenir à leur signification (de
chercher à « savoir ce que l’on dit ») poulies rencontrer à leur
point de discernabilité maximum, — là où chacun n’a de présence
que par rapport à son Autre ou, plus exactement, par rapport à
ce que le langage courant l’avait chargé de ne pas signifier. On
retrouve alors la différence intrinsèque, à tel point que le contenu
présumé indépendant est réduit à l’éclair d’une « différence-avec
», — que le Point n’est plus que « contribution » à l’Espace, et
seulement cela. Les opposés, maintenant, vivent de leur seule
tension; les antagonistes ne seraient plus rien sans leur lutte.
Essaie-t-on à nouveau de leur rendre une indépendance, le
contenu auquel on tente de les réduire dément à nouveau leur
sens (« mais alors ce n’est plus un Point »). Preuve que la
constitution des significations se moque de ridée que le sens
commun se fait de « la signification ».
Bergson prétend que la (mauvaise) métaphysique naquit le
jour où Zénon dénonça les contradictions du sensible. Hegel
situe ailleurs sa date de naissance : le jour où Diogène le Cynique
crut réfuter Zénon en marchant ou plutôt, précise-t-il, quand un
de ses élèves crut qu’il l’avait réfuté s6. Ce qui était sous-entendre
: je marche, donc le Mouvement appartient à l'Étre, donc il n’est
pas contradictoire. « On peut accorder aux anciens dialecticiens
les contradictions qu’ils montrent dans le mouvement; mais il ne
s’ensuit pas que le mouvement n’est pas ; on dira plutôt que le
mouvement est la contradiction présente même s7. » L’originalité
de cette interprétation apparaît mieux si on la compare à celle de
Bergson. Tout les oppose.
a4o La patience du Concept

a) Bergson ne tient pas compte, comme le fait Hegel38, du


dilemme constitué par les deux groupes d’arguments. Seul lui
importe que Zénon ait nié la possibilité du mouvement. Or, c’est
la considération du dilemme qui, selon Hegel, rend aux
arguments leur profondeur.
o) Bergson prétend seulement commenter la marche de
Diogène. « Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du
mouvement en marchant était dans le vrai : son seul tort fut de
faire le geste sans y joindre un commentaire 30. » Hegel, lui, refuse
toute valeur à cette référence à l’immédiat.
c) A en croire Bergson, le sophisme provient du fait qu’on s’est
donné, au départ, une caricature du changement et non le
changement réel. Qu’on retrouve celui-ci, et le sophisme se
dissipe. « Pour se soustraire à des contradictions comme celles
que Zénon a signalées... il n’y aurait pas à sortir du temps (nous
en sommes déjà sortis), il n’y aurait pas à se dégager du
changement (nous ne nous en sommes que trop dégagés) ; il
faudrait, au contraire, ressaisir le changement et la durée dans
leur mobilité originelle 40. » Or Zénon ne prétendait pas définir le
Mouvement en soi, mais analyser le changement comme il se
donne dans l’espace et le temps 41. Il ne fait donc rien d’autre,
selon Hegel, que de reconstituer son concept concret... Autant
dire, pour Bergson : le cercle carré. Ici et là, les contradictions
naissent au niveau des concepts. Mais, dans le bergsonisme, c’est
la preuve de la fragilité de ceux-ci : le retour au concret fait
disparaître les contradictions 42. C’est la preuve, pour Hegel, que
le concret est enfin exprimé en toute rigueur. Dans sa
perspective, la notion de « durée » serait avant tout un stratagème
destiné à sauvegarder la fixité des concepts du sens commun.
d) Bergson reconnaît sans doute que la mobilité vraie — la
durée — est différence avec soi, mais c’est pour la faire accéder à
la dignité substantielle dont Hegel félicite Zénon d’avoir délivré
le mouvement. Le bergsonisme est donc moins une critique de la
métaphysique qu’un déplacement de sa topique : l’Être n’a fait
que changer de contenu 43.
e) Zénon et les Grecs, au jugement de Bergson, furent
obnubilés par l’opinion réifiante du sens commun (le mouvement
composé d’immobilités). Plutôt que de la remettre en question, ils
préférèrent « donner tort au cours des choses44 ». Est-ce vraiment
lui « donner tort », aurait demandé Hegel, que d’y loger la
contradiction? Si le Zénon historique a cru que la contradiction
impliquait inexis
La dialectique dans les limites de la simple Raison 241

tence, alors Bergson est plus proche de lui qu’il ne le croit.


Bref, comme il n’abandonne ni le privilège octroyé à l'essence
univoque (c) 48 ni celui de la positivité (transféré de l’Être à la
durée) (d), le bergsonisme ferait figure de dogmatisme devant le
tribunal hégélien de la Raison. Au même titre, d’ailleurs, sur ce
point précis (la lecture de Zénon) que la Critique de la Raison
pure. Si Kant, en effet, absout Zénon du grief de sophistique, cet
acquittement est aussi peu satisfaisant que la condamnation
bergsonienne. Selon Kant, Zénon savait parfaitement que les
contradictions qu’il relevait n’étaient qu’apparentes.
Dichotomies non exhaustives, elles échappaient à la juridiction
du tiers exclu et témoignaient donc d’un problème mal posé.

« Si l’univers comprend tout ce qui existe, à ce titre, il n’est ni


semblable ni dissemblable à aucune autre chose, puisqu’il n’y a, en dehors
de lui, nulle autre chose à laquelle il puisse être comparé. Quand deux
jugements opposés l’un à l’autre supposent une condition inadmissible,
ils tombent tous les deux, malgré leur opposition (qui, néanmoins, n’est
pas une contradiction proprement dite) parce que tombe la condition sous
laquelle chacune de ces deux propositions devait valoir 40. »

Mais que Zénon ait été victime d’une illusion (Bergson) ou


qu’il contribue au contraire à la mettre en lumière (Kant), c’est là
chose secondaire. Dans les deux cas, on tient pour une erreur
d’optique ou pour la critique d’une erreur d’optique une analyse
d'essence, dont on se refuse à reconnaître la vérité intrinsèque.
On ne sort donc pas de l’interprétation subjective de la
dialectique antique, «d’après laquelle c’est la connaissance qui
est défectueuse. Cette dernière interprétation entend que seule
cette dialectique crée l’artifice d’une fausse apparence 47 ». Or,
c’est justement avec Zénon qu’apparaît « la dialectique vraiment
objective 48 ».

in

Cependant, cet éloge de Zénon est aussitôt assorti d’une


réserve :

« Zénon fut le fondateur de la dialectique. C’est là son côté important,


même si, comme on l’a vu, il n’est pas lui-même dialecticien à proprement
parler ou marque seulement le début de la dialectique; car il nie les
prédicats opposé». Xénophane, Parménide, Zénon
242 La patience du Concept

prennent donc pour fondement le principe : le Néant est le


Néant, le Néant n’est pas — ou (comme Melissos) le Néant est
l’Essence, Autrement dit, ils posaient l’un des prédicats
opposés comme étant l’Essence. Ils posaient cela fixement. Et,
là où ils rencontraient dans une détermination l’opposé, ils
supprimaient cette détermination. Or celle-ci ne se supprime
que par autre chose, par le fait d’avoir posé fixement, par la
distinction que j’ai faite et d’où il résulte qu’un côté est le Vrai
et l’autre le Négatif 49. »
Comme Zénon était avant tout soucieux de « rendre coup pour
coup aux partisans du Multiple », sa stratégie n’était pas à la
hauteur de sa tactique. « Il faut encore nommer cette dialectique
subjective, pour autant qu’elle tombe dans le sujet contemplant —
et l’Un qui est en dehors de cette dialectique, en dehors de ce
mouvement, est unité, identité abstraite 50. » Il restait ainsi un
domaine où il était possible de ne plus opposer à tout Logos le
Logos inverse. C’est sous-entendre que l’impossibilité de
prononcer un jugement décisoire entre la Thèse et l’Antithèse est
toujours le signe d’une anomalie et que la dialectique, loin d’être
un principe universel, doit plutôt être tenue pour un trait
pathologique du discours, lorsqu’il concerne certaines régions de
l’Être (ou prétendues telles). Son rôle est purement négatif; elle
nous aide seulement à circonscrire la sphère de l’indubitable.
CWt sur cette pente que la Skepsis dégénérera. Quoi de
commun entre elle et le scepticisme moderne? Incapable de
comprendre la grandeur de son modèle antique, celui-ci taxe
d’attitude dogmatique la renonciation à toute certitude 61. Bien
mieux, on ne conçoit même plus que les dialecticiens grecs aient
pu parler sérieusement. « On ne peut tenir pour une pensée
sérieuse, estime Kant, à quelque âge que ce soit de la philosophie,
l’extension de la doctrine du doute aux principes de la
connaissance du sensible et à l’expérience même; mais elle fut
peut-être un défi lancé aux dogmatiques de prouver ces mêmes
principes et, comme ils en étaient incapables, de leur représenter
également ceux-ci comme douteux62. » Tentative d’amortir la
hardiesse du scepticisme, contresens par excès de timidité dont
Hegel relève un autre aspect dans sa polémique de 1802 contre
Schulze. Schulze, lui, prétend que les sceptiques ne sont pas si
insensés qu’ils ne doivent faire une exception en faveur de la
certitude sensible ou des données immédiates de la conscience.
Ce n’était pourtant pas le cas dans l’Antiquité. « M. Schulze sent
bien lui-même qu’un scepticisme qui accorde aux faits de
conscience
r

i- La dialectique dans les limites de la simple Raison a43

une certitude inébranlable n’a que bien peu à voir avec la


notion de scepticisme que nous donnent les Sceptiques 1 anciens... on n a
pas le droit de comprendre le scepticisme
comme s’il ne devait pas s’en prendre aux perceptions ;
sensibles, mais seulement aux choses que les dogmatiques i
placent derrière elles. Quand le sceptique disait “ le miel !
est aussi bien doux qu’amer et aussi peu doux qu’amer ”, ce
n’était pas la chose placée derrière le miel qu’il visait B3. » Ce
privilège injustifié qu’on accorde aux données immédiates est
symptomatique de l’attachement j
' à l'être du Fini qu’on ne peut s’imaginer mis en doute :
| c’est la même raison, en somme, qui fait passer Spinoza
pour un athée et les Sceptiques pour des farceurs. Mais, plus
profondément, cet effort pour désamorcer la Skepsis ; et lui ôter son
radicalisme laisse entrevoir ce qui fait
i l’essence, selon Hegel, des philosophies de la Subjectivité.
[ Elles peuvent bien (Kant) célébrer les vertus de la « mé-
) thode sceptique » ou pourront bien (Husserl) rendre
hommage à la Skepsis pour avoir la première ébranlé le

I
préjugé du monde et de l’en-soi. En dernière instance, [
pourtant, on met toujours à l’abri un domaine où soit ’
• préservée la validité des principes de contradiction et du
tiers exclu. Dans cette mesure, il est permis d’y voir des
positions de repli du « dogmatisme » (Hegel emploie sou- i vent le
mot à propos de Kant) — mieux vaudrait dire
1 aujourd’hui : des positivismes, « si, par positivisme, on
entend l’effort, absolument libre de préjugé, pour fonder i toutes les
sciences sur ce qui est positif, c’est-à-dire suscep- I
tible d’être saisi de façon originaire 64 ». Et le jugement !
porté sur la Skepsis est ici un bon critère.
Analysons celui que porte Hussarl. On peut ramener à trois postulats son
attitude face au scepticisme. !
; P i) La Skepsis fut l’avènement, en philosophie, du
|
« subjectivisme ». Elle inaugure, à son insu, le motif i
transcendantal.
1 I
i

« Le subjectivisme est l’essence de tout scepticisme. Dans les


profonds paradoxes des sceptiques, dans leurs argumentations, dont on ne sait pas au
juste jusqu’où elles doivent être prises au sérieux, !
i surgit, sous une forme enoore primitive et vague, un motif tout à fait |
' nouveau qui sera de la plus universelle signification dans la conscience j
philosophique de l’humanité Pour la première fois la prédonation naïve du monde
)

i
244 La patience du Concept

considérée de façon transcendantale, comme objet d’une connaissance


possible, d’une conscience possible en général B6. »

P 2) Les Sceptiques, comme ils ne surent pas tirer parti de


cette découverte, préférèrent nier la réalité du monde extérieur
et professèrent — ou firent semblant de professer — un
subjectivisme puéril 56.
P 3) Si elle n’est pas surmontée, la Skepsis tombe dans
l’absurde. A la limite, elle en vient à douter de la valeur de
vérité du vécu de conscience. Son dire alors contredit son faire,
son énonciation son discours :

« Tout scepticisme authentique se signale par l’absurdité que voici, qui


l’atteint dans son principe : au cours de son argumentation, il
présuppose implicitement, à titre de condition de possibilité, cela même
qu’il nie dans ses thèses... Celui même qui se contente de dire « Je doute
de la signification cognitive de ma réflexion » profère une absurdité. Car,
pour se prononcer sur son doute, il use de réflexion... Ici, comme partout,
le scepticisme est désarmé quand on en appelle des arguments verbaux
à l’intuition eidétique, à l’intuition donatrice originaire et à la validité
qu’elle possède en propre 61. »

P 3 signifie que la sphère de la conscience est une instance


suprême de décision. Thèse fondée sur ce que Husserl lui-même
appelle « la présupposition suprême de la vérité en soi et de la
fausseté en soi » : « Tout jugement est décidé en soiB8. » A sa
lumière, on comprend mieux le sens véritable de P2 : lorsque les
Sceptiques niaient la réalité du monde extérieur, l’attendu de
leur jugement était encore plus inacceptable que le verdict. Ils
admettaient en effet que la contradiction et, par conséquent,
l’indécidable sont dans les choses. Thèse dont Hegel fait
justement mérite aux Éléates : « (C’est) l’interprétation objective
d’après laquelle l’objet qui se contredit ainsi lui-même se
supprime et se trouve, par là, réduit à la nullité. Ce fut
l’interprétation des Eléates 69. »
Dans cette histoire partiale du scepticisme, on mesure ainsi
quelle est la solitude de Hegel : c’est la part jugée par tous
indéfendable du scepticisme qui, à ses yeux, fait l’intérêt de
celui-ci. Les Sceptiques avaient raison de ne pas reculer devant
la thèse de la contradiction objective; leur folie aux yeux des
philosophes était sagesse au regard de la vérité spéculative.
Sans nulle tendresse (Zàrtlichkeit) pour le monde, ils
préférèrent le laisser périr plutôt que de le sauver en invoquant
arbitrairement les données de la certitude sensible ou
l’intuition eidétique. Les philosophies
La dialectique dans les limites de la simple Raison 245

de la subjectivité font prudemment l’économie de ce « désespoir


» (Verzweiflung). Hegel entend le traverser. Car personne n’a su
voir qu’il y a une façon optimiste de prendre le scepticisme à la
lettre. Il suffit de montrer que son seul tort fut, non pas d’aller si
loin qu’il est impossible de croire en sa sincérité, mais de n’être
pas allé assez loin.

IV

Le scepticisme vaut donc mieux que tous les « dogmatismes ».


Mais, au point où nous en sommes, que signifie encore ce mot?
De Parménide à Husserl, cette rubrique envelopperait donc
tous les philosophes, sauf Hegel. N’est- elle pas devenue trop
vaste? Qu’est-ce au juste qu’une pensée dogmatique? Deux traits
la définissent :
— elle s’exprime par propositions, donc de façon unilatérale
(« Dieu est cause de soi », « L’essence de Dieu enveloppe son
existence », etc. 80) ;
— elle donne pour Absolu un contenu isolé et déterminé,
donc conditionné, — et sa démarche, dès lors, dément sa
prétention. Elle croit de la sorte prouver l’existence de Dieu;
mais prouver l’Absolu consiste à le faire dépendre d’un
présupposé et par là à abolir déjà en fait 1’ « Absolu ». Le critère
du dogmatisme a donc bien varié de Kant à Hegel. Dogmatiser
signifiait pour Kant : énoncer en Métaphysique une proposition
synthétique a priori sans être en mesure de la prouver. Pour
Hegel : soumettre le discours sur l’Absolu à la juridiction de la
preuve et se condamner, dès lors, à commencer par un concept
déterminé qui, dans la progression, ne nous conduira jamais
qu’à d’autres concepts déterminés, — et, dans la régression, ne
sera jamais un commencement véritable, puisqu’il est, par
définition, conditionné, médiatisé. « Un déterminé contient
toujours un Autre comme antécédent 81. » Ainsi, le dogmatisme,
dès sa première parole, trace le cercle dont il ne pourra sortir 8a.
Aussi les tropes sceptiques restent-ils des armes dangereuses
contre une telle pensée : par la simple analyse du discours, ils
rendent évidente l’inanité des affirmations. Prenons l’exemple
du concept de causa sui. Si Dieu est déclaré cause immanente
du monde, la cause ne fait plus qu’un avec son effet, — et c’est là
d’ailleurs l’explicitation du concept de cause 83. Mais, comme la
cause n’a de sens qu’opposée à l’effet84, on peut aussi bien dire
que cette
246 La patience du Concept

proposition nie le concept de cause et d’effet. En général, «


toute proposition rationnelle se laisse dissoudre en deux
affirmations qui se contredisent, par exemple : Dieu est cause et
n’est pas cause; Il est Un et II n’est pas Un... c’est alors que
paraît dans toute sa force le principe du scepticisme : raxra
Xoyco Xoyoç laoç oivnxeïrixi 05 ». Au reste, le scepticisme ainsi
entendu parcourt les textes classiques, et les philosophes
essaient en vain d’y échapper. Descartes, par exemple, juge
inadmissible que l’expression « par soi », appliquée à Dieu,
signifie « privée de cause » : positivité infinie, Dieu se pose
lui-même et la causa sui n’est pas une notion négative. —
Soutenez-vous alors, lui objecte- t-on, que Dieu soit à lui-même
sa cause efficiente? Allez- vous jusqu’à le dédoubler? — Ce
serait absurde, répond Descartes, et d’une absurdité justement
si patente qu’on ne peut m’en soupçonner. Ce risque étant
écarté, mieux vaut dire analogiquement : « Dieu est par rapport
à Lui comme une cause efficiente » plutôt que de laisser
pénétrer en Lui, avec l’absence de cause, la négativité 06. A
travers ce dialogue, la vraie dialectique s’ébauche : d’une part,
il est impossible de présenter Dieu comme cause efficiente de
Lui-même et même difficile de recourir à l’analogie de la cause
efficiente (Arnauld a raison, ici, de dénoncer
l’anthropomorphisme); d’autre part, il est impossible de faire de
Dieu un point d’arrêt arbitraire dans la régression à travers les
causes (Descartes, cette fois, exprime contre Arnauld une juste
exigence). C’est que, des deux côtés, le concept qu’on se forge de
l’Absolu est inadéquat à son objet : la possibilité des « discours
opposés » naît de ce désajustement. Appliquées à l’Infini, les
catégories déterminées du Fini perdent leur sens sans que
l’Infini trouve le sien. La dialectique du scepticisme n’est rien
d’autre que le constat sans pitié de cet échec. Universalisant la
méthode de la première hypothèse du Parménide, elle montre
l’impuissance des catégories à déterminer quoi que ce soit : le
temps n’est ni corporel ni incorporel, ni limité ni illimité, ni
divisible ni indivisible, ni créé ni incréé...
Mais le scepticisme prend-il une exacte conscience de ce qu’il
dénonce? En engloutissant dans le Néant l’En-soi prétendu du
dogmatisme, ne rend-il pas encore à celui-ci un secret
hommage? Il y en a au moins un signe : le scepticisme est
inséparable de l’Être qu’il anéantit, il vit à son contact. « Il doit
attendre jusqu’à ce quelque chose de nouveau se présente à lui
pour le jeter dans le même
La dialectique dans les limites de la simple Raison 247

abîme vide 07. » On peut alors se demander s’il n’est pas


complice de sa victime. L’Apparence (Schein) qu’il déploie est,
après tout, l’ombre portée de l’Être et, sous la clause du «
n’être-pas », la plénitude du monde y est encore retenue. « Son
Apparence avait pour contenu toute la riche multiplicité du
monde... (ce contenu) a seulement été transporté de l’Être dans
l’Apparence, si bien que c’est à l’intérieur d’elle-même que
l’Apparence possède ces déterminités multiples qui sont
immédiates, étant (seiende), les unes à côté des autres 68. » C’est
là — et là seulement ■— qu’on est en droit de parler d’une
mauvaise foi inévitable de la conscience sceptique. Certes, « la
chose n’est plus prise comme au début »; mais, en fait, comme
après l’épochè qui délivrera le pommier en fleurs de sa réalité
thétique, « tout pour ainsi dire demeure comme par- devant 09 ».
Les épochès sont conservatrices. On y change de régime
ontologique, passant de l’Être au Non-Être ou à la « neutralité »;
a-t-on changé d’ontologie? Il y a ainsi des déconversions
manquées parce que l’on s’obstine à nier le même Dieu que,
jadis, on confessait. Si le phénoménologue s’accommode de son
Ego mondain70, si le sceptique continue de suivre « les mœurs de
son pays », c’est peut-être l’indice qu’ils n’ont pas tout à fait
renoncé à la patrie qu’ils prétendent quitter. Et la critique que
Pascal fait de Montaigne prend un relief inattendu :

« Ainsi, il n’a rien d’extravagant dans sa conduite ; il agit comme les


autres hommes ; et tout ce qu’ils font dans la sotte pensée qu’ils suivent
le vrai bien, il le fait par un autre principe qui est que, les
vraisemblances étant pareilles de l’un et de l’autre côté, l’exemple et la
commodité sont les contrepoids qui l’entraînent. Il suit donc les mœurs
de son pays parce que la coutume l’emporte; il monte sur son cheval,
comme un autre qui ne serait pas philosophe 71. »

La Phénoménologie reprend cette critique :

« (Cette conscience) prononce l’absolue disparition, mais ce prononcer


est, et cette conscience est la disparition prononcée; elle prononce le
néant du voir, de l’entendre, etc., et elle-même voit et entend.... elle
prononce le néant des essentialités éthiques et, en fait, les puissances
dirigent son action. Ses actes et ses paroles se contredisent toujours 72. »

Si elle n’est pas vécue comme l’Être, l’Apparence du


Sceptique est vécue dans le même style. L’être et l’être-nié
gardent un air de famille comme si, de l’un à l’autre, une
24B La patience du Concept

forme commune avait été préservée par le scepticisme. Dans le


naufrage, quelque chose a survécu : la manière qu’avait la
pensée dogmatique de laisser son objet coïncider avec
lui-même, la « forme de l’immédiateté » qui « donne au
particulier la détermination d’être, de se rapporter à soi73 ». Le
dogmatisme, parce qu’il opérait à l’intérieur de cette forme,
conférait l’être au Fini dont le propre est pourtant de n’avoir
pas son être en lui; le scepticisme le lui retire, mais toujours
immédiatement. Contraire de l’Être, son Non-être en garde donc
le calme : « C’est l’immédiateté du non-être qui forme
l’Apparence... L’Apparence est l’Essence même dans la
déterminité de l’Être 74 ».
Au jeu du qui perd gagne, le Sceptique a donc fini par perdre
pour de bon. Le voilà en situation d’infériorité devant son
adversaire, puisqu’il dit le Non-être de la même façon que le
dogmatique disait l’Être et que leur langage n’a jamais cessé
d’être commun. « Il leur faudrait un nouveau langage »,
observait Montaigne. Et Spinoza : « Ils doivent finalement se
taire de peur d’admettre par hasard quelque chose qui ait une
odeur de vérité76 ». C’est donc que le langage du pyrrhonien est
resté dépositaire de la forme du Vrai et qu’à tout instant on peut
le retourner contre lui. Par là, le scepticisme paye son manque
de rigueur initial : il a attaqué à l’étourdie, sans avoir analysé
entièrement le jeu de l’adversaire. Kant le lui reproche dans la
Critique. Mais lui-même, il est vrai, commet la même erreur
d’une autre façon. Il croit avoir supprimé toute possibilité de
Savoir absolu überhaupt pour avoir démontré que l’ancienne
Métaphysique ne pouvait y parvenir : comme celle-ci, par
exemple, n’avait déterminé le « substantiel » que de manière
sophistique, Kant relègue à jamais le « substantiel » hors de
portée de la connaissance. Il en va de même du scepticisme : il
s’abuse quant à l’envergure de sa critique. C’est seulement
Vêtre-fini qu’en fait il abolit; mais il croit, du même coup, en
avoir fini avec l’Être uberhaupt. Aussi n’en a-t-il jamais fini,
toujours voué à montrer de chaque chose du monde, l’une après
l’autre, qu’elle n’est ni ceci ni cela ni rien, —■ toujours engagé
dans cette tâche fastidieuse pour n’avoir pas compris le sens
véritable de son entreprise. Esprit qui toujours nie, puisqu’il nie
l’être immédiat au niveau de l’immédiat même. C’est pourquoi
encore, autant les arguments sceptiques ont de force contre les
catégories finies, autant ils sont impuissants au regard de l’Idée
spéculative qui n’est rien de déterminé, qui n’est pas expri-
La dialectique dans les limites de la simple Raison 249

mable unilatéralement en une seule proposition et par rapport


à laquelle il parle encore le langage du dogmatisme 70.
Pourquoi le scepticisme ne s’est-il pas compris? Plus
cohérent que toutes les philosophies qui lui ont succédé, il a
tenu à mettre en évidence les contradictions; mais il n’a pas été
jusqu’à les penser. Il les laisse apparaître, et il s’en tient là.
Mieux vaut cela, sans doute, que d’escamoter la contradiction
entrevue en finissant par répartir les prédicats opposés entre
des sujets différents — comme le fait Pascal, lorsqu’il fait passer
l’intérêt du christianisme avant la rigueur dialectique77. Mais
mieux vaudrait surtout laisser la contradiction se déployer. Or,
le tort commun à Zénon et aux Sceptiques est de ne montrer
l’opposition absolue que pour annuler le support des prédicats
qu’elle oppose « Zénon a seulement exprimé l’Infini par son côté
négatif; du fait de sa contradiction, il en fît te non-vrai. » De
même, les Sceptiques « en restent au résultat négatif : telle et
telle chose comporte une contradiction en soi; donc elle se
dissout; donc elle n’est pas. Ainsi ce résultat est le négatif; mais
le négatif lui-même est à nouveau une déterminité unilatérale
par rapport au positif. Autrement dit, le scepticisme se
comporte seulement comme Entendement (verhalt sich nur als
Verstand). Il méconnaît que cette négation est aussi bien
affirmative, qu’elle est un contenu déterminé en soi78. » Le
contenu est maintenant posé comme négatif. Mais ce simple
changement de signe risque bien de laisser intact l’essentiel :
c’est à travers la même structure que là on affirme et qu’ici l’on
nie. « Le négatif lui-même est à nouveau une déterminité
unilatérale par rapport au positif. » Mais, pour que ce résultat
déçoive, il faudrait qu’on se soit élevé consciemment à la seule
investigation catégoriale, qu’on ne suppose plus que le discours
philosophique a pour tâche d’analyser (ou de dissoudre) le «
donné ». Comme le scepticisme n’atteint pas ce niveau, sinon de
manière contingente, il ne pense pas à s’étonner que la
catégorie du « négatif » avec laquelle il opère reste de même
nature que les autres. Or, à quoi sert de jeter bas les thèses
métaphysiques si c’est pour énoncer une autre thèse, qui
s’oppose à elles au même niveau? Ainsi Kant, dans le
Preisschrift, lorsqu’il donne métaphoriquement une consistance
à l’ombre, réhabilite peut-être un certain « négatif », mais ne
bouleverse pas l’ontologie : il lui donne seulement une catégorie
déterminée de plus 7#. La lumière
2oo La patience du Concept

et la nuit alternent sur le même royaume, — Ainsi encore, le


scepticisme, en transfigurant l’Être en Néant, passe d’une
catégorie déterminée et finie à une autre catégorie déterminée
et finie. Comment, dès lors, comprendrait-il qu’il prononce
seulement la condamnation de l’'être-fini, puisqu’il pense
toujours en termes de Finitude?
Entendons-nous sur ce mot. Le « fini », jusqu’à présent, ne
nous semblait qu’une notion de sens commun parmi beaucoup
d’autres, synonyme de « contingent », d’« éphémère » et à
laquelle 1’ « être » ne pouvait convenir que de manière ambiguë
: il est impossible de dire, sans plus, que le Fini est sans porter
préjudice à l’éfre de l’Infini. Mais il ne sert à rien d’admettre
l’équivocité du mot, si l’on continue à entendre « être » comme
une catégorie en tant que telle finie, c’est-à-dire déterminée. Tel
est l’intérêt de l’examen du scepticisme : il nous oblige, si nous
voulons atteindre le point où scepticisme et dogmatisme
[convergent, à passer du sens intuitif au sens logique du mot «
Fini » que Kant déjà distinguait dans la Réponse à Eberhard: «
La chose finie quant à l’existence » est celle « dont les
déterminations peuvent se succéder dans le temps », « la chose
finie en général » celle qui « ne possède pas toute réalité
(welches nicht aile Realitàt habe 80) ». Or le Sceptique détruit le
Fini au premier sens, mais sans critiquer la finitude
(l’unilatéralité) des catégories, au deuxième sens; tant il est vrai
qu’ « il est plus difficile de rendre fluides les pensées solidifiées
que de rendre fluide l’être sensible 81 ». Si préjudiciable qu elle
soit au dogmatique, la dialectique du Sceptique reste donc dans
les limites de la simple Raison, de l’Entendement. Celui-ci fut
toujours incapable d’effectuer rigoureusement le passage du
Fini à l’Infini, impuissant qu’il était à « libérer Dieu de la fmité,
restée positive, du monde présent82 ». Le scepticisme rend,
certes, cette finité négative, mais, du même coup, la fait
disparaître : nous ne sortons donc pas de l’abstraction, car il est
aussi abstrait d’affirmer la finitude que de la supprimer sans
nuance, aussi faux d’en rester à « l’indépendance sans la
négation » qu’à « la négation sans l’indépendance ». Prison-
nières des mêmes catégories limitées et exclusives, les deux
philosophies opposées sont aussi peu capables l’une que l’autre
de penser le concret dans sa complexité, aussi impuissantes à
reconstituer l’échange sans fin d’un « Être » et d’un « Non-être »
qu’elles ont, une fois pour toutes, séparées. La dialectique du
scepticisme avorte, en fin de compte, pour avoir accepté
l’ontologie de la philosophie
La dialectique dans les limites de la simple Raison 251

qu’elle combat. Il est imprudent de choisir les armes de l’adversaire.

Ce n’est pas parce que le Fini est que l’Infini est, nous le
savons. Si l’on s’en tient là, c’est au contraire l’insurmontable
équivocité de 1’ « Être » qui est mise en évidence. C’est
seulement dans la mesure où le Fini « passe » et montre qu’il n’a
pas son être en lui qu’apparaît une chance de rétablir
l’univocité de « l’Être ». Mais si « passer » signifie pure et simple
suppression, sortie de soi pour se perdre en l’Autre, cette
chance est aussitôt perdue, et nous revenons à la même
situation aporétique : l’Infini, à nouveau, est pensé comme un
éîre-ailleurs. Il risque même de n’avoir d’autre statut que celui
de négation abstraite du Fini, d’au-delà dans lequel nous
pourrons perpétuellement transgresser celui-ci et où il sera
toujours possible d’inscrire une nouvelle limite, puis une
autre... Il suffirait d’ailleurs d’analyser le mécanisme de ce «
dépassement dans l’indéterminé (ins Unbestimmte
Hinausgehen) » pour entrevoir en quoi consiste le véritable
Infini. Il se décompose en deux mouvements 83 :
— par le fait de dépasser le Fini, je rencontre l’Infinité,
mais, comme je trace une limite nouvelle, je brise cette
indétermination et rentre à nouveau dans le Fini;
— mais la limite nouvelle qui a nié F Infini a le même sort
que l’autre : en posant une autre limite nouvelle au-delà d’elle,
je donne la preuve que l’Infini existe toujours au-delà et je fais
retour à celui-ci.
Or, si l’on ne se laisse pas abuser par cette alternance, au lieu
de dire qu’en premier lieu, le Fini retourne à lui- même, puis
qu’en second lieu, l’Infini retourne à lui-même, on reconnaîtra
plutôt que chacun est à la fois l’un et l’autre de ces deux côtés
que nous tenions à distinguer. « Seul le faux infini est l’au-delà
parce qu’il est seulement la négation du Fini posé comme réel. »
Mais l’Infini véritable n’est pas plus un au-delà que le Fini n’est
un en-deçà : il est, plus généralement (et une fois dépassée cette
répartition arbitraire des contenus) ce qui fait retour à soi en
devenant l’autre. C’est pourquoi son image est le cercle, ligne
close et « tout entière présente, sans commencement ni fin ». —
Aristote remarquait dans la Physique qu’on appelait #7Teipov
les anneaux tels qu’ « en poussant toujours
a5a La patience du Concept

au-delà, on peut toujours s’avancer sur la circonférence ». Mais


il jugeait cette appellation trompeuse dans la mesure où le
cercle n’est justement pas l’image du « mauvais infini » :

« C’est là une analogie, mais ce n’est pas là cependant absolument


exact, car il faut, outre cette condition, qu’on ne repasse jamais par le
même point (pv)8é TIOTS aàxo XapëdcveaSai). Sur le cercle, il n’en va pas
ainsi, mais c’est seulement du point consécutif qu’un point est différent
84. »

Que, sur le cercle, « il n’en aille pas ainsi », cela veut dire que
chaque point y est à la fois commencement, milieu et fin 85 et
qu’on n’y rencontre plus de point toujours autre. Le cercle rend
donc impensable la progression à l’infini; il est l’exemple de
l’achevé TSASEOV et du limité 7TS7rspaopivov en dehors duquel
il n’y a rien en droit. En somme, Aristote avait presque tout vu,
si ce n’est qu’il réserva au mot Ünetpov le sens d’incomplet par
nature, de « ce en dehors de quoi il existe toujours quelque
chose ». Or, « ce en dehors de quoi il existe toujours quelque
chose », c’est plutôt le Fini ou, plus exactement, la « mauvaise
infinité » qui fait se dissoudre incessamment le Fini sans faire
éclater sa signification. Certes, Aristote refusait l’être à l’Infini
ainsi entendu, mais c’était déjà trop que d’entendre seulement
par $7rstpov le « mauvais infini ». Par nsnspaap.évov, les Grecs
n’entendaient pas ce que nous entendons par Fini88; mais ils
avaient déjà mis en place l’opposition radicale du Limité et de
l’illimité, de façon à rendre impensable le passage de l’un dans
l’autre. C’est par là que la Finitude (la vraie, celle qui bloque à
l’avance les significations) habite la pensée grecque, et non
parce que TOpaç y est synonyme de « parfait ».
La reconnaissance de l’incomplétude ou même delà nullité du
Fini ne suffit donc pas à garantir l’accès à l’Infini. La
dialectique d’Entendement peut certes montrer l’auto- négation
du Fini, mais non pas nous en faire réviser la signification,
puisqu’elle ignore que la Finitude qu’elle dénonce en réalité est
celle des catégories et qu’elle-même procède encore avec des
catégories finies. Dans cette « nuit de la simple Réflexion », où
voir poindre le « plein midi »?
Revenons donc à la critique de 1’ « Être » qui nous avait paru
s’imposer. Une chose est sûre : celle qu’effectue le scepticisme
est encore superficielle. Tant qu’on laisse
La dialectique dans les limites de la simple Raison 253

les deux catégories de l’Être et du Non-être se partager l’univers


du discours, on peut bien aller jusqu’à énoncer que « rien n’est ».
Mais il demeure toujours aussi difficile d’exprimer sans
paradoxe ce que Hegel entend pouvoir dire en toute légitimité :
que le Fini devient l’Infini (par le fait qu’il passe, il est déjà
l’Infini qui est) —■ ou même que « quelque chose vient à être »
ou que « quelque chose meurt ». Dans ces propositions, « Être »
et « Non-être » habitent le même sujet et se rencontrent au
même point sans que nul intervalle ne les sépare. « Or il y a un
point où Être et Néant se rencontrent et où leur différence
disparaît87. » Mais les catégories traditionnelles d’« Être » et de «
Non-être » ont justement pour fonction de faire apparaître
comme illusoire cette présence au même point des contraires et
de toujours dénouer l’embarras qu’elle suscite.
« L’homme meurt. » C’est là, pour Aristote, une abréviation
pour : « Le vivant disparaît et le cadavre apparaît ». « L’homme
naît. » Entendons : « la semence se corrompt et le vivant surgit ».
Il est toujours possible de répartir ainsi la présence et l’absence
entre deux sujets. Le principe de contradiction, alors, est sauf :
c’est le premier résultat. La certitude est en même temps
obtenue qu’on ne quittera jamais le domaine des « onta » : en
toute proposition qui semble énoncer un devenir absolu,
l’analyse peut toujours distinguer la disparition d’un étant de la
génération d’un autre. Le principe « du Néant rien ne naît » est
donc respecté : c’est le second résultat88. Pourquoi alors le
langage passe-t-il outre et semble-t-il démentir l’ontologie? C’est
qu’il est seulement attentif à la vection globale du changement.
Nous sommes fondés à dire que « l’homme meurt », car, s’il y a
bien, en ce cas, naissance de quelque chose, c’est la corruption
de quelque chose qui l’emporte. De même, nous disons qu’il y a
génération du feu en passant sous silence qu’il y a corruption de
la terre. Le langage répartit toujours les deux termes comme s’il
s’agissait de l’Être et du Non-être : le terme qui signifie
davantage un « ceci » est versé au compte de l’oàola celui qui
signifie davantage la privation au compte du (rij 6v. « Quels que
soient les éléments par lesquels on délimite la génération et la
destruction, que ee soit le feu, la terre ou tout autre élément,
l’un de ces éléments sera l’être, l’autre le non-être89. » Selon que
prédomine le positif ou le négatif, on parlera de génération ou
de corruption. Ainsi la répartition de tous les contraires entre
les deux rubriques rend licite l’énonciation qui, autrement,
serait
254 La patience du Concept

inepte, d’un devenir absolu : c’est le troisième résultat. —


L’articulation du langage aussi bien que des « onta » selon l’Être
et le Non-être vise donc, ici et là, le même objectif : là, les
contraires sont maintenus à distance et c’est par une licence
rhétorique que le discours paraît les rassembler, —■ ici, le
devenir assure la transition qui sauvegarde leur éloignement. «
Ces expressions ont un substrat sur lequel advient le passage;
être et néant sont tenus l’un en dehors de l’autre dans le temps,
représentés comme se succédant en lui; mais ils ne sont pas
pensés dans leur abstraction; de là vient qu’ils ne sont pas en et
pour soi la même chose 90. »
Passons au cas limite. Que, dans ce contexte, les opposés
viennent à se rejoindre : leur sujet commun s’évanouit. C’est le
moment de la « contradiction objective », aussitôt disparue
qu’entrevue, et du scepticisme. La dialectique n’a jamais été
plus loin. Elle n’a donc jamais fait que donner raison à Aristote
contre Héraclite et assumer la critique de celui-ci par celui-là :
si l’on affirme que les contraires ne font qu’un, « le discours ne
portera pas sur le fait que les étants sont un (mpl TOU IV sïvai Ta
ovra), mais sur le non-être 91 ». Implicitement, elle restait soli-
daire de la pensée grecque classique et, comme elle, incapable
d’interpréter sans anachronisme Héraclite. Sur lui, l’indulgence
d’Aristote varie, mais jamais le jugement : tantôt il n’a pas
compris ce qu’il disait, tantôt on lui a prêté des opinions
absurdes °2. Comment soutenir sérieusement que la même chose
est et n’est pas? Dans Le Banquet (187 o-è), le médecin
Eryximaque croit bon de rétablir en sa vérité « ce que voulait
dire » Héraclite dans l’actuel fragment 51 de Diels : « Ils ne
comprennent pas comment la chose allant en sens contraire va
justement dans le même sens, comme l’harmonie de l’arc et de la
lyre °3. » Commentaire de Platon :
« C’est le comble de l’absurdité (rcoM] dXoyia) de faire
consister l’harmonie dans le fait d’une opposition ou de la
faire dériver de choses différentes qui sont encore opposées...
On ne voit guère comment, si l’opposition existait encore
entre l’aigu et le grave, il en résulterait une harmonie...
L’accord, tant que les opposés sont en opposition (iaç dlv
Siatpépomai), ne peut en résulter. »
Cette correction est de bon sens. Les concepts ont maintenant
leur champ déterminé et s’ordonnent selon les lignes du positif
et du négatif. La « technè » du médecin ou du musicien se
charge de réconcilier les contraires
La dialectique dans les limites de la simple Raison 255

« ennemis », le temps de faire glisser le sujet de l’un à l’autre.


Quel sens peut alors garder la parole qui les faisait surgir sur le
même fond et « dans le même temps »? « Nuit et Jour, c’est Un »
(fr. 57]; « Le Dieu est Nuit et Jour, Hiver et Été, Guerre et Paix »
(fr, 67)... Pour avoir chance de l’entendre, il faudrait remettre en
question le discours désormais constitué : les Grecs préfèrent
renoncer à comprendre leur passé (« Par les Dieux, Théétète,
comprends-tu quelque chose à ce qu’ils disent? »). Et, certes, il
n’y a rien à comprendre au logos d’Heraclite, si l’on y cherche,
comme l’atteste ce passage du Sophiste (243 b) une définition de
l’Être. Dans les fragments, le vocabulaire de l’Être n’est pas
encore élaboré : les sujets sont le plus souvent des pluriels
neutres qui ne désignent pas d’onta déterminés, Être et
Non-être ne sont jamais nommés comme infinitifs Si. Langage
pré-philosophique, puisqu’il est préalable aux difficultés
syntaxiques que la philosophie se donnera pour tâche de
résoudre.
Yeut-on à toute force donner à Héraclite droit de cité parmi
les doctrines? Dès Platon, la tradition forge la légende du «
mobilisme héraclitéen » : à la surface des choses comme à celle
du fleuve, les opposés se chasseraient sans que le discours
puisse jamais arrêter leur passage. Cette interprétation
préfigure bien des contresens à venir sur la dialectique. A ce
prix, en effet, la « vraie dialectique » prend un visage rassurant :
insérée dans le temps et épousant son cours, elle n’exprime plus
que l’incertitude du sensible. En bavardant sur le fleuve qui
coule, Héraclite aurait fait s’alterner un Être et un Non- être
déjà constitués, au lieu de nous faire régresser jusqu’à
l’ambiguïté primordiale d’où auraient pu surgir ensuite les
concepts d’ « Être » et de « Non-être ». Il se serait contenté de
commenter un devenir dont tout le rôle est de laisser les
contraires coexister sans scandale. Relisons la critique de
Platon : comment les opposés pourraient-ils s’harmoniser, tant
qu’ils demeurent opposésP Le vocabulaire de la temporalité, à lui
seul, dévoile la valeur stratégique de celle-ci. En commentant le
même texte d’Héraclite, Hegel réplique à Eryximaque :

« Ce n’est pas une objection contre Heraclite, qui a


justement voulu cela. A l’harmonie appartient la différence; il
lui est essentiel d’être purement et simplement une
différence. Cette harmonie est justement le devenir absolu,
l’altération jVeràndern), — non pas un devenir- autre,
maintenant ceci et puis autre chose (nicht Anderswerden,
a56 La patience du Concept

« jetzt » dieses und « dann » ein Anderes). L’essentiel est que tout
différent, tout particulier est différent d’un Autre, — non pas,
abstraitement, de n’importe quel autre, mais de son Autre;
chacun n’est que dans la mesure où son Autre est contenu en
soi dans son concept... A l’harmonie appartient une
opposition déterminée, son opposé, comme dans l’harmonie
des couleurs. La subjectivité est l’Autre de l’objectivité, et non
d’une feuille de papier. Ici, l’absurdité apparaît autant : (le
terme) doit être son Autre, et c’est en quoi consiste son
identité; chacun est ainsi l’Autre de l’Autre, comme de son
Autre 06. »
Il ne s’agit pas d’ « un devenir-autre, maintenant ceci, et puis
autre chose ». Entendons que le flux appelé à contresens «
héraclitéen » est une des premières trahisons de la dialectique
en relativisme. Cette trahison, d’ailleurs, est double et il faut en
distinguer les deux moments.
j) Le concept de temps auquel on a recours comme condition
de possibilité de Y Anderswerden est arbitrairement forgé pour
rendre raison de la liaison des exclusifs, — « l’ordre des
possibilités inconsistantes qui ont pourtant de la connexion »,
comme le définira Leibniz. Kant estimait inutile et équivoque de
mentionner le temps dans la formulation du principe de
contradiction, puisque la fonction (strictement logique) de
celui-ci est d’expliciter le prédicat comme constitutif du concept
(« aucun homme ignorant n’est instruit »j et non d’écarter
l’opposition des prédicats (« un homme ignorant n’est pas en
même temps instruit »). Il excluait donc le mot zugleich de
l’énoncé du principe 9G, mais sans contester la fonction de
compromis exercée classiquement par le temps. Or c’est à elle
que s’attaque Hegel. Il est impossible de reconnaître la
structure du Temps dans un concept élaboré uniquement pour
qu’en lui, comme en un contenant, certains prédicats puissent
n’être pas posés ensemble. « Dans le temps, dit-on, naît et passe
toute chose; mais, si l’on fait abstraction de tout, à savoir de ce
qui remplit le temps comme de ce qui remplit l’espace, alors il
ne reste que l’espace et le temps vides. Il n’est pas vrai que tout
naisse et passe dans le temps : c’est le temps lui-même qui est ce
devenir, cette naissance et cette disparition, l’abstraction étant,
Chronos engendrant et détruisant ses enfants B7. » — Avant
Bergson, Hegel critique donc la spatialisation du temps. Mais il
ne s’agit nullement de distinguer la succession indistincte et la
succession étalée dans l’extériorité, car ces deux formes ne
seraient jamais, pour Hegel, que deux types de « multiplicités »,
deux représentations
La dialectique dans les limites de la simple Raison 257

différentes de l’identité, posée comme allant de soi, du même


fleuve : les deux catégories traditionnelles du Temps, « unité »
et « multiplicité » seraient donc sauvegardées. Sans la
multiplicité, il est impossible de penser le temps comme flux
irréversible; sans l’unité, « nous risquons de ne plus même
pouvoir comprendre qu’il y ait un temps 98 ». Ce risque, Hegel le
prend : le temps hégélien n’est pas la synthèse de l’Un (ici) et du
Multiple (là), que ce soit sur le mode d’une juxtaposition ou
d’une fusion. Ses moments ne constituent aucune pluralité;
aucune maturation ne les soude. De cet éclair incessant, quel
droit avons-nous de faire un pluriel? Il est simplement l’acte de
la contradiction qui se supprime en tant que contradiction.
« Dans le temps, les moments du réel surviennent l’un pn
dehors de l’autre, l’un est maintenant, l’autre a été, l’autre
sera. Mais en vérité, tout est aussi bien dans une seule unité.
Cette extériorité ne convient pas au temps comme temps,
mais plutôt à l’espace qui est en lui; car le temps n’est
justement pas cet étalement indifférent des moments, mais
cette contradiction qui consiste à avoir dans une unité
immédiate le pur et simple opposé °°. »
La phénoménologie du temps fait donc justice de l’image du «
flux ». Dégradé en continuum, le temps laissait se succéder les
opposés déjà constitués; restitué à sa fulgurance, il annonce —
et annonce seulement, « dans une umté immédiate » — leur «
unité négative ».
s) Devons-nous donc comprendre qu’Héraclite opposait à la «
représentation » du temps son véritable concept? Et sufîit-il,
pour entrevoir ce qu’est le « devenir absolu », de revenir du
temps-dimension au temps-éclatement? Pas même, car eelui-ci
est encore une abstraction. L’image de la néantisation
ininterrompue est sans doute utile pour critiquer celle du
temps substantiel, mais, pas plus qu’elle, elle n’exprime le
mouvement concret des catégories. Certes, le temps n’est pas,
mais ce Non-être ne bouleverse nullement la vieille grammaire
de l’Être et du Non-être. « Il est l’être qui, en étant, n’est pas et
en n’étant pas, est »; mais Hegel ajoute : « c’est le devenir
intuitionné (das angeschaute Werden); cela veut dire que les
différences purement momentanées, c’est-à-dire se supprimant
immédiatement, sont déterminées comme extérieures, c’est-à-
dire toutefois extérieures à elles-mêmes 100 ». Ce « toutefois »
(jedoch) marque le progrès dans l’explicitation qui s’effectue
lorsqu’on passe de l’espace au temps : il n’y a plus ici de
juxtaposition immobile des moments. Mais, puisque
258 La patience du Concept

chaque moment se supprime corps et bien en devenant autre,


on est naturellement porté à imaginer ces moments comme
extérieurs les uns aux autres — et peu importe, dès lors, qu’on
intègre ces temporalia dans un continuum ou qu’on en fasse,
comme Aristote 101, des consécutifs non contigus. Dès lors que
l’extériorité des déterminations est préservée, il n’y a plus rien
qui déconcerte la pensée d’Entendement. Bien au contraire, la
suppression immédiate de l’instant la confirme dans son
préjugé et montre, s’il en était besoin, qu’un étant qui
est-sur-le-mode-du- n’être-pas n'est rien. C’est seulement à ce
Rien cju’est attentive la pensée d’Entendement. Unité de fart de
l’Être et du Non-être, l’instant ne permet donc pas de ressaisir
l’unité de droit de ces catégories, et la phénoménologie du
temps ne peut nous conduire qu’à la suppression du sensible,
jamais à « la fluidification des pures pensées ». Tout au plus à
l’abdication du discours. Or les doctrinaires de l’Être n’en
demandent pas plus : le « mobilisme », s’il est conséquent,
pensent Platon et Aristote, doit se résigner au silence.
« Il ne faut pas même dire ce mot ainsi, vu que ainsi
n’impliquerait plus mouvement —- ni pas ainsi, cela n’étant
pas davantage mouvement. Pour ceux qui tiennent ce
discours, quelque autre vocable reste donc à forger, car, à
présent, ils n’ont plus aucun terme qui s’ajuste à leur
hypothèse loa. »
L’analyse du temps ne nous fait donc pas sortir du champ
ontologique d’où le scepticisme, on l’a vu, ne parvenait pas à
s’évader. La dialectique piétine. Elle reste, au mieux, une
polémique interminable qui rabâche l’instabilité et la nullité
des choses finies, sans remettre en question la fmitude des
catégories. L’instant, tout en étant, n’est pas : il n’est donc pas, en
fin de compte, ■— et ce « Non-être » auquel on aboutit, on ne
songe pas à le thématiser, de même que tout à l’heure le
Non-être sur lequel débouchait le Sceptique. Cette calme
identité à soi de la catégorie du « Non-être », on ne la remarque
même pas : elle va de soi. La pensée, il est vrai, ne peut aller plus
loin, tant qu’elle est bloquée dans l’analyse de l'immédiat; la
philosophie reviendra toujours à ces « évidences », tant qu’elle
refuse d’être une simple investigation du discours. Aussi
comprend-on pourquoi tous les commentaires de Hegel qui se
fondent de préférence sur les descriptions existentielles ou «
concrètes », par réaction contre le « panlogisme », ont
invariablement tendance à ramener
La dialectique dans les limites de la simple Raison 2 5g

la dialectique à cette dialectique d’Entendement qui montre,


sans doute, l’entrelacement des catégories (de l’Être et du N
on-être dans l’instant), mais sans jamais contester leur fixité.
C’est ce que fait, par exemple, Merleau- Ponty, quand il infléchit
le hégélianisme dans le sens d’une philosophie de l’ambiguïté : «
En fait, nous ne pouvons concevoir le néant que sur un fond
d’être... Il n’y a d’être que pour un néant, mais il n’y a de néant
qu’au creux, de l’être 103 ». Cet « en fait » sous-entend, en termes
hégéliens, la résolution d’en rester à l’immédiat et le refus de
passer à l’examen des catégories en et pour-soi. C’est sur ce
terrain de fait que se place Aristote en combattant Héra- clite :
en fait, l’Être n est pas la même chose que le Non- être. « Par où
l’on voit aussitôt, commente Hegel, qu’Aris- tote ne comprend
pas l’Être pur ou le Non-être pur, cette abstraction, qui n est
essentiellement que le passage de l’un dans l’autre 104. »
« Il leur faudrait un nouveau langage », dit Montaigne des
Sceptiques. Et Platon, déjà : « qu’ils forgent donc une nouvelle
phônè ». Mais le langage qu’on leur réclame devrait être un
autre langage d’Entendement. La langue vraiment inédite que
les Sceptiques auraient dû parler, s’ils avaient été jusqu’au bout
de leur critique de la Fini- tude, ne serait-ce pas justement celle
d’Héraclite? Entre l’obscurité qu’on dédaigne en lui et la
méditation sur le temps-qui-passe qu’on finit par lui attribuer, «
la vraie dialectique » n’aurait-elle pas surgi, à l’insu de la
tradition? Hegel le pense : « ce qui nous est resté d’Héraclite est
important, mais nous devons supposer que ce qui a été perdu
pour nous est tout aussi important106 ». Il suffit de délivrer le
Ailes fliesst de l’interprétation temporalisante qui s’y greffa
pour que décroisse l’obscurité de l’Ephésien et que s’effondre la
légende du « mobilisme ». « Seul l’Être est et le Non-être n’est
pas... A cette abstraction simple et unilatérale, le profond
Héraclite opposa le concept plus élevé et total du Devenir, et dit
: l’Être est aussi peu que le Néant, ou encore : Tout s’écoule 10®. »
Le discours d’Héraclite ne serait puéril que s’il s’était
contenté d’unir arbitrairement les opposés; mais tout change,
s’il dénonce, à l’avance, la vanité qu’il y a à les constituer. Cet
éclair fou qui réunit le Jour et la Nuit, l’Hiver et l’Été, l’Un et le
Multiple, loin de concilier les inconciliables, ébranle ce qui fera
d’eux des inconciliables. C’est la même chose pour Hegel que de
critiquer les anachronismes dans la lecture traditionnelle
d’Héra-
s6o La patience du Concept

dite et de démontrer l’impossibilité où était cette tradition


d’accéder à la dialectique. Prolongement de l’anti- platonisme
de Kant : la philosophie commence à rencontrer sa vérité dans
un passé que les classiques grecs reléguaient dans la barbarie,
au point que Hegel a du mal, en l’occurrence, à rester fidèle au
mépris qu’il professe envers les origines. « Ou bien, si nous
voulons tenir pour légitime que le destin, comme il fait toujours,
ait réservé le meilleur au monde qui venait ensuite, nous devons
au moins dire que ce qu’Héraclite nous a annoncé était digne
d’être préservé. » Quelle était, pour l’essentiel, cette bonne
nouvelle?
« Saisir la dialectique même comme principe, c’est là le progrès
nécessaire — et c’est celui qu’accomplit Héraclite. L’Etre est l’Un, le
premier terme; le second est le Devenir. Il est parvenu à cette
détermination. C’est là le premier concret, l’Absolu comme (ayant) en lui
l’unité des opposés. On rencontre donc pour la première fois chez
Héraclite l’Idée philosophique sous sa forme spéculative. Aussi fut-il
partout tenu pour un philosophe profond et même décrié comme tel. Ici,
nous voyons la terre; il n’est pas une proposition d’Héraclite que je n’aie
recueillie dans ma Logique... L’Infini, étant en et pour soi, est l’unité des
opposés — et des opposés universels, de la pure opposition, Être et
Non-être. Si nous prenons l’Être pur en et pour-soi et non comme la
détermination de l’étant, de l’étant rempli (des erfüllten), il est la
pensée simple où tout déterminé est nié, le négatif absolu. Or le Néant
est la même chose, justement cet égal à soi; — voilà le passage absolu
dans l’opposé auquel Zénon ne parvint pas (“ Du Néant vient le Néant ”).
Chez Héraclite, le moment de la négativité est immanent; c’est pourquoi
il y va du concept de la philosophie tout entière 107. »
Si on le ressaisit dans sa fraîcheur archaïque, avant la
naissance du concept de temps (qui camoufle l’opposition
absolue bien plus qu’elle ne la préfigure), la parole d’Héraclite
n’a de sens que si elle décrit le mouvement par lequel chacune
des (futures) catégories transgresse sa limite et ne trouve sa
pleine signification qu’en se rejoignant dans son Autre.
L’identité à soi n’est pas encore une propriété du contenu; elle
est déjà l’activité (Tatigkeit) qui s’explicite alors qu’elle semble
se perdre dans son Autre. Cette fois, la juxtaposition des
opposés n’est plus équivalente à leur disparition : le « et ainsi...
et ainsi » ne débouche plus sur un « ni ainsi,., ni ainsi ». Certes,
les contraires, pris comme tels, se suppriment, dès qu’on les
réunifie. Et pourtant, Héraclite se donne le droit de prononcer
l’impossible. Il veut signifier que quelque chose
La dialectique dans les limites de la simple Raison 261

demeure à travers la suppression réciproque : non pas un


substrat encore « étant en quelque façon », comme la « ulè »
d’Aristote, mais l’acte même do la suppression. Héraclite fait
vaciller le sens des mots. Mais il ne s’agit jamais que de leur sens
trop tôt déterminé, arbitrairement limité par les exigences du
lexique, — et l’éclatement de ce sens ne débouche pas sur le
non-sens.
Mais n’allons pas trop vite. Au stade où nous en sommes, ce
n’est là encore qu’une simple assurance, critiquable et, en tout
cas, déconcertante. Comment faire pour que la critique
héraclitéenne de la Finitude ne soit plus ressentie comme un
paradoxe?

NOTES

1. Aristote, Mita., À 987 b 32.


2. Ibid., M 1078 b Q.5. Cf. Àubenque, Problème de l'Être, p. 2g3. Sur la
critique de « bon sens » que Socrate faisait des Sophistes, cf. Logik, V, 338.
3. Platon, Parménide, 135 e.
4. Platon, Théétète, 190 a.
5. Cf. Aristote, Topiques, VIII, i63 b; Rhèlo., 1355 a.
6. Platon, Théétète, 190 b.
7. Gesch. Philo., XVIII, 227; cf. Logik, V, 336.
8. Ibid., XVIII, 53o-54o.
9. Descartes, Rech. Vérité, PL, p. 899.
10. Cf. Descartes, Notae in programma, p. 175 (éd. Lewis). Logique de
Port-Royal, p. 44-45.
11. Saint Augustin, De Magistro, X, 33.
12. Spinoza, Pensées méta., PL, p. 316.
13. Exemple ! la recension des natures simples, telle que l’expose
Lambert à ICant (lettre du 3-2-1766. Ak-Àusg., X, 62 sq.). Il ost possible de
parvenir, en Métaphysique, aux notions simples qui « se laissent fort bien
penser en dehors dos nombreux concepts do rapports (Verhâltnissbe-
griffen) qui s’y présentent ». Mais le tort dos philosophes fut de partir des
définitions. Or, celles-ci, puroment analytiques, no sont d’aucune utilité :
contrairement à ce que pense Wolff, l’important, chez Euclide, ce sont les
axiomes et les postulats (of. Neues Organon. Aletheïologie, § 1 a4) * C’est ce
que doivont comprendre les philosophes. « Je voyais on effet que partout où
les mathématiciens réussissent à ouvrir un champ nouveau que les
philosophes croyaient avoir labouré, ils doivent, non seulement tout
renverser, mais tout ramener à quelque chose de si simple et, pour ainsi
dire, de si naïf (einf&Uig) que le philosophique devient tout à fait inutile et
quasi méprisable... Euclide ne tire des Éléments ni de la définition de
l’espace ni do colle de la géométrie, mais il commence par les lignes, les
angles, c’est-à-dire par le simple dans les dimensions de l’espace. En
a6a La patience du Concept

mécanique, on no fait rien d’essentiel en partant de la définition du mou-


vement, mais on regarde aussitôt ce qui se présente (was dabei vorkommt), à
savoir : corps, direction, vitesse, temps, force et espace; on compare entre
elles toutes ces choses pour trouver des principes. » Lambert critique donc
une analyse comme celle de Crusius qui régresse de la chose donnée aux
essences constituantes durch Zergliederung des Ganzen. Or, c’est du côté de
la recherche des essences que s’oriente Kant. Les Recherches sur la clarté
(1764) annoncent sur ce point la ire Section de la « Discipline de la Raison
pure ». La philosophie ne peut adopter le découpage mathématique :
comme elle cherche l’essence, elle doit partir du tout concret donné
(l’espace dans le corps) et non des natures simples posées (espace, corps). «
Quand je veux dire ce que c’est que l’espace... il ne s’agit pas de la
connaissance des choses dans l’espace, mais de l’espace lui-même » (Rech.
Clarté, Alc-Ausg. I, 38o). Ainsi, avec le partage philosophie-mathématique,
la mathématique est vouée à la connaissance représentative des contenus
tandis que la philosophie s’oriente vers l’analyse du sens des concepts « bien
connus ». Donnez un triangle au philosophe : il n'en fera rien et, faute de «
construire », se contentera de bavarder. Mais, en revanche, demandez au
mathématicien ce que c’est que l'espace : il ne verra même pas l’utilité do
cotte recherche.
l4- KRV, B-07-08.
15. Logik, V, 18.
16. Dokutnente (Hofîmeister), S. 33<)-34o.
17. System, § 3, VIII, 45.
18. Ibid,, id.
19. « ... Il faut rappeler un autre vieux préjugé, d’après lequel, pour
connaître ce qu'il y a do vrai dans les objets et les événements, les états
afîeetifs, les intuitions, les opinions, les représentations, etc., il faut réfléchir
(Nachdenken) » (System, § 5, VIII, 46). Sur le psychologisme qui donne pour
tâche à la philosophie « de saisir empiriquement les faits de la conscience,
— et en tant que faits, comme ils sont donnés », cf. ibid,,
§ 444, X, 3o5.
20. Cf, Logik, V, 293-4; cf. (sur l’arbitraire de la définition empirique)
Husserl. Logische Unt, IVe, Unt., § 3.
21. Gesch, Philo., XVIII, 578.
22. Ibid., XVII, 329.
23. Phitno., II, 592; Hyppolite, II, 282.
24. System, VIII, 45.
25. Guéroult, Malebranche, III, 141 •
26. Descartes à l’Hyporaspistos, p. 55 (éd. Lewis).
27. Phino,, Introd., I, 69 (Hyppolite) et Gesch. Philo., XVIII, 542, .«
Skepsis vient de OXETITSIV : chercher, explorer. On ne doit pas traduire
par : doctrine du doute ou tendance au doute. Le scepticisme n'est
pas un doute. Le doute est justement le contraire dù repos qui est le résultat
du scepticisme. Zweifel vient de zwei, c’est une allée et venue entre deux et
plusieurs; on ne se repose ni dans l’un ni dans l’autre, — et l’on doit
pourtant se reposer dans l’un ou dans l’autre... Le scepticisme, au contraire,
est indifférent à l’un comme à l’autre; tel est le point de vue sceptique de
l’atarafdo » [Gesch. Philo., XVIII, 552-553),
28. Phéno., I, 173 (Hyppolite).
29. Logik, V, 338.
30. Logik, IV, 549 et Gesch. Philo., XIX, 458.
La dialectique dans les limites de la simple Raison a63

3i. Pascal, Provinciales, PI., p. 717-718 et 729.


за. Spinoza, Principes, PI., p. 264.
33. Gesch. Philo., XVII, 33a.
34. Ibid., XVIII, 579.
35. Logik, IV, 549.
зб. Gesch. Philo., XVII, 33o.
37. Logik, IV, 547,
38. « Dans les deux premières prouves, c’est la continuité dans la
progression qui prédomine : il n’y a aucune limite absolue, aucun espace
limité, mais une continuité absolue, un dépassement de toute limite.
Maintenant, c’est l’inverse qui est soutenu : à savoir l’être-limité absolu, la
coupure do la continuité; il n’y a plus de passage dans l’autre » [Gesch.
Philo., XVII, 34o).
39. Bergson, p. 1879 (Centenaire), Cf. Spinoza, PI., p, 264.
40. Bergson .
41. Cf. Koyré, Études d’Histoire, p. 18.
4a. Bergson, p, 1260 et 1420.
43. Ibid., p. 760.
44- Ibid., id.
45. C’est là, selon M. Vuillomin [Philo. Algèbre, p. 5oa) un des 4 pos-
tulats du dogmatisme en phénoménologie : possibilité de se représenter les
essences par intuition et de façon neutre. Cf. Bergson, p. 1374-1375 : « le
plus grand service que Kant ait rendu à la philosophie spéculative » est
d’avoir montré négativement que seule une intuition supérieure « permet à
la métaphysique de se constituer ».
46. Kritilt, B-345.
47. Logik, V, 338.
48. Cf. Gesch. Philo., XVII, 3a5.
49. Ibid., id.
50. Ibid., XVII, 343-344.
51. C’est l’expression qu'emploio Kant pour désigner le scepticisme
caractérisé à peu près à la façon dont le décrira Hegel (mais élogieusement)
dans le texte que nous avons cité en note 27. « Cette Antinomie place la
Raison non seulement dans un doute qui serait dû à la défiance envers l’une
comme l’autre de ses affirmations, mais qui laisserait encore place à l’espoir
d’un jugement qui trancherait dans un sens ou dans l’autre, — mais dans un
désespoir de la Raison en soi-même qui la pousse à renoncer à toute
prétention à la certitude et que l’on peut nommer l’état de scepticisme
dogmatique » [Preisschrift, XX, 827).
52. Preisschrift, XX, 263.
53. Skeptizismus, I, 2a5 et 228.
54. Husserl, Ideen I, § 20,
55. Husserl, Erste Philosophie, S. 5g-6o.
56. Ibid., S. 61. « Il faut rappeler à nouveau que l’ancien scepticisme,
inauguré par Protagoras et Gorgias, met en question et nie l’Epistémè,
c’est-à-dire la connaissance scientifique de ce qui est en-soi. Mais il no
dépasse pas cet agnosticisme et ne. croit pas pouvoir aller au-delà des
substructures rationnelles d’une « philosophie » qui admet un En-soi
rationnel avec ses vérités en-soi présumées : « le » mondo est
inconnaissable rationnellement, la connaissance humaino ne peut s’élever
au-dessus des
264 La patience du Concept
phénomènes subjectifs et relatifs. De là, il y aurait bien une possibilité
(comme par exemple à partir de la phrase ambiguë de Gorgias : « il n’y a
rien ») de pousser plus loin le radicalisme. Mais il n’y est jamais parvenu.
Même dans les temps plus avancés, le scepticisme, de son point de vue
négativiste (pratiquement, éthiquement, politiquement) a manqué du motif
cartésien original : s’enfoncer dans la profondeur d’une épochè quasi
sceptique et, de la sorte, accéder au ciel d’une philosophie absolument
rationnelle et élaborer celle-ci systématiquement » (Krisis, S. 78).
57. Husserl, Ideen I, § 79.
58. Husserl, F.T.L. § 79. Sur l’admission inconditionnelle du tiers-exclu
par Husserl et son rejet de l’indécidabilité, cf. Vuillemin. Philo. Algèbre, p.
5oo sq.
5g. Logih, Y, 537.
60. Phêno., Préface, p. 54 sq. (Hyppolite).
61. Logik, I, 76.
62. On remarquera que l’erreur du dogmatisme, pour Bergson, est
inverse : elle n’est pas de porter à l’absolu un concept déterminé et exclusif,
mais de vider un concept de tout sens en lui faisant désigner toutes choses.
Or le monisme ne peut être qu’une absurdité « in terminis » : « Là est le
vice initial des systèmes philosophiques. Ils croient nous renseigner sur
l’Absolu en lui donnant un nom. Mais, encore une fois, le mot peut avoir un
sens défini quand il désigne une chose : il le perd dès que vous l’appliquez à
toutes choses (p. 1291).
63. Cf. Skeptizismus, I, 232. Cf. Kant, 2e Analogie (Alc-Ausg., B-175-6) et
Descartes. IVeB Réponses : « Il n’est pas nécessaire qu’elle précède en temps
son effet... puisqu’elle 11’a le nom et la nature de cause efficiente que
lorsqu’elle produit sou effet, comme il a déjà été dit » (PI., p. 456).
64» « Si l’on s’en tient à la causalité comme telle, 011 possède celle-ci non
dans sa vérité, mais simplement dans comme causalité finie, et la finitudo
de ce rapport consiste à fixer cause et effet dans leur différence. Or, non
seulement ils ne sont pas différents, mais ils sont identiques, et cela est
présent de telle façon à notre conscience ordinaire que nous disons aussi
d’une cause qu’elle n’est cause qu’en ayant un effet et d’un effet qu’il n’est
effet qu’en ayant une cause. Cause et effet sont donc tous deux le même et
unique contenu et leur différence n’est d’abord que colle du poser et do
l’être-posé; cotte différence formelle se supprime ensuite à nouveau, de
sorte que la cause n’est pas seulement cause d’un Autre, mais aussi
d’elle-même et que l’effet n’est pas seulement effet d’un Autre, mais aussi
effet do lui-même. La finitude des choses consiste ici en ce que, alors que
cause et effet sont identiques d’après leur concept, ces deux formes se
présentent comme séparées, de sorte que la cause est bien aussi effet —-
mais pas sous le rapport dans lequel elle est cause — et que l’effet est aussi
cause — mais pas sous le rapport dans lequel il est effet » (System, § 153;
Zus., VIII, 343-344)- Cf. Preuves, 16e Conf., XYI, 5i2.
65. Skeptizismus, I, 232.
66. Descartes, « Quatrièmes Réponses », p. 453 à 458 (Pléiade).
67. Phâno, II, 73; I, 71 (Hyppolite).
68. Logik, IV, 488-489.
69. Husserl, Ideen /., § 88.
70. « En tant que phénoménologues, nous ne dovons pas cesser d’être
des hommes naturels et de nous poser comme tels également dans le
langage... Dans leurs traités scientifiques, il n’est pas rare que les géomètres
parlent d’eux-mais le sujet mêmes et de leurs travaux; qui élabore
La dialectique dans les limites de la simple Raison 265

les mathématiques n’est pas inclus dans le statut eidétiquc des propositions
mathématiques elles-mêmes » (Ideen I, § 64), La question sora reposée, il
est vrai, au § 34 de la Krisis, lorsque Husserl dénoncera l’abstraction de
l'épochô des Ideen (S. l5o et 158). Tant que nous n’avons pas englobé le
LebensweU dans l’épochô, nous ne sommes pas devenus réellement
philosophes (S. 134) Umkehrung
■ L’époohè (§ 35) quiune
requiert la
détache sans ambiguïté de tout intérêt théorétique, de toute « vocation
civile » (bürgerliche Berufen).
71. Pascal, Entr. Saci, Brunschv. p. ï5q.
72. Phdno., II, i65; I, 175 (Hyppolite).
73. System, § 74, VIII, 180.
74. Logik, IV, 490.
75. Spinoza, Traité Réforme, § 47. Texte de Montaigne : « Je vois les
philosophes pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception
en aucune manière de parler; car il leur faudrait un nouveau langage; le
nôtre est avant tout formé de propositions affirmatives qui leur sont du tout
ennemies; de façon que quand ils disent « Je doute », on les tient
incontinent à la gorge, pour leur faire avouer qu’au moins assurent-ils et
savent-ils cela, qu’ils doutent » (Apol. Sebonde).
76. Cf. Gesch. Philo., XVIII, 579.
77. « C’est elle (la vérité de l’Évangile) qui accorde les contrariétés par
un art tout divin et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui
est de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s’accordent ces
opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines, Et la
raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même
sujet; car l’un attribuait la grandeur à la nature et l’autre la faiblesse à cette
même nature, ce qui ne pouvait subsister; au lieu que la foi nous apprend à
les mettre en des sujets différents: tout ce qu’il y a d’infirme appartenant à la
nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la grâce » (Saci, p. 160,
Brunschvicg). Cf. la critique du stoïcisme et de l’épicurisme à la lumière du
christianisme au chapitre v de la Dialectique de la Raison pratique.
78. Gesch. Philo., XVIII, 54o.
79. Kant, Preissclirift, Ak-Ausg., XX, 282.
80. Kant, Eberhard, VIII, 236.
81. Phéno., trad,, I, 3o.
82. System, § 36, VIII, 112.
83. Cf. Logik, IV, 170-173.
84. Aristoto, Physique, III, 207 a 1-5.
85. Ibid., VIII, 265 b.
86. « Pour les anciens philosophes, la limite était pire, semble-t-il, que
l’éBreipov. Avec Platon, c’est l’inverse : c’est le rtépaç qui est le vrai.
L’illimité est encore abstrait — le limité, l’auto-déterminant, le limitant est
plus élevé » (Gesch., Philo., XVIII, a3g), Hegel admet donc parfaitement
l’équivalence aristotélicienne du « limité » et du « meilleur », à condition
que l’on entende par Treropaopiivov non plus limité intuitivement, mais
informé. (Cf. Aristote, Physique, VII, 269 a.)
87. Logik, IV, 92.
88. Aristoto, De Generalione, 3iy b.
89. Ibid., 318 a, 29.
90. Logik, IV, 90.
i

266 La patience du Concept

91. Aristote, Physique, I, 185 b, 23.


92. Aristote, Métaphysique, A 3 ioo5’6 24, K 5 1062 a.
93. « où aoviâoiv fSxwç Siaçepipevov ô|xoXoyei' &otcep àp|xoviav
TÙÇoU TS xal Xiipaç » (fr. 5i).
94. « Quant à la nomination de l’être à l’infinitif avec un sens ontolo-
gique fort, on sait qu'elle n’est pas attestée avant Parménide » — « Les
autres emplois du verbe être sont tous aussi disoutables »... L’expression
eîpsv TE xccl oùx eîpiev ne figure qu’au fragment [suspect 49 a » (Cf. Ram-
noux, Hèraclite, p. 255 et 25g).
g5. Gesch, Philo., XVII, 352.
96. Kant, KRV, B-142-143.
97. System, § 258, IX, 80.
98. Sartre, Être et Néant, p. 181.
99. Jenenser Realphilosophie, Bd II, S. 10.
100. System, § 258, IX, 79.
101. Aristote, Seconds Analytiques, g5 b 20 sq,
102. Platon, Thèètite, i83 b.
103. Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, p. 117.
104. Gesch. Philo,, XVIII, 320.
105. Ibid., XVII, 36g.
106. Logik, IV, 90.
107. Gesch. Philo., XVII, 344 et 35i.

I
VI

La négation de la négation

Les aphorismes d’Hèraclite ne perdront leur saveur


d’énigmes que si l’on réussit à retrouver la syntaxe qui rendrait
licite l’union des contraires. A ce prix seulement, le paradoxe
sera neutralisé. Mais l’idée même d’une pareille entreprise est
folle, au regard de la tradition tout entière. Gomment parler
d’une synthèse de prédicats qui sont tenus, par définition, pour
incompatibles? Gomment 1’ « union » de ces prédicats, de,
quelque façon qu’on la décrive, cesserait-elle jamais d’être
contradictoire? Il est impossible de superposer les différents,
d’harmoniser les exclusifs; on en revient toujours là, et toutes
les dialectiques d’Entendement viennent se heurter à cet
interdit. Évidence incontournable, que rappelle, par exemple,
Hamelin, au début de son livre, en avisant son lecteur que sa
dialectique n’aura rien de commun avec la prestidigitation
hégélienne.
« Lorsqu’on veut identifier sans restriction ni réserve deux choses
différentes... on fait toujours naître par là une contradiction, quelle que
soit la nature de la différence qui sépare les deux choses, puisque
l’opération qu’on essaie revient à faire entrer en jeu le non-différent,
contradictoire du différent, et à vouloir en outre que tous deux ne fassent
qu’un 1. »
Ces lignes d’Hamelin ont le mérite de circonscrire la
difficulté qu'on ne devra pas esquiver avant de porter sur Hegel
quelque appréciation que ce soit — et surtout une appréciation
favorable. Aussi, loin de voir en ce texte l’expression d’un
jugement sommaire, prendra-t-on soin de partir du point de vue
qu’il choisit pour rechercher, à partir de là, si l’on ne peut
entrevoir un autre point
268 La patience du Concept

de vue sous lequel la dialectique hégélienne serait autre chose


que l’effet d’une décision par trop facile et si peu sérieuse. —
Remarquons d’abord qu’Hamelin, soucieux de rendre sa
dialectique crédible, insiste sur la distinction de contrariété et
de contradiction. En celle-ci, l’opposition est absolue, « l’opposé
est la négation sans réserve du posé ». En celle-là, les deux
termes, extrêmes d’un même genre, ne se nient pas entièrement
l’un l’autre : le point et l’intervalle sont tous deux quelque chose
de spatial, l’Un et le Multiple tous deux quelque chose de
numérique. En allant de l’un à l’autre, je ne vais donc plus d’une
thèse à une antithèse « qui n’en serait que la négation 2 », et
j’aurai, si je sais m’y prendre, le droit de dire que le sujet est à la
fois un et multiple, tout et partie, etc. sans transgresser le
principe de contradiction, Mais de quelle valeur est cet
accommodement? Son seul intérêt, bien sûr, vient de ce qu’on a
supposé que la rencontre d’une relation contradictoire serait
absurde, — que la contradiction, c’est le nihil negativum. Et si le
dialecticien tient à assurer son lecteur, que le mot « dialectique
» aurait pu inquiéter, qu’il n’en viendra jamais là, c’est qu’il ne
songe pas à mettre en question cette évidence. La contradiction
demeure le vide, garantie que le discours ne sera pas insane.
Énoncer la contradiction, ce serait dire le non- être, former une
assertion où le sujet serait un non- sujet.

« Sur le plan de l’Entendement, la contradiction est quelque chose


d’absolu, de dernier, — elle constitue la limite absolue à l’horizon de la
pensée, limite au-delà de laquelle on ne doit pas aller, mais dont on doit
revenir 3, » « L’horreur habituelle que la pensée représentative, non
spéculative, a de la contradiction (comme la nature a horreur du vide)
repousse cette conséquence, car elle en reste à la considération
unilatérale de la contradiction en Néant i. »

Certes, pense Hegel, tout n’est pas faux dans cette attitude : il
est vrai que la contradiction est intenable et que les crises
doivent être résolues. Mais dissolution ne veut pas dire
annulation d’ofïiee, et l’on aurait tort de croire qu’exorciser la
contradiction dispense d’en décrire le mécanisme.

« Ce qui, en général, meut le monde, c’est la contradiction et il est


ridicule de dire que la contradiction 11e se laisse pas penser. Voici
seulement ce qu’il y a de juste en cette affirmation : qu’on ne peut s’en
tenir à la contradiction et que celle-ci se supprime par elle-même.
La négation de la négation
26
Mais la contradiction supprimée n’est pas alors l’identité abstraite, car
celle-ci n’est elle-même qu’un côté de l’opposition °. »

Dès lors, une question se pose. Pourquoi interprète-t-on


d’emblée et si unanimement la fragilité ou l’instabilité de
l’état-de-choses contradictoire comme une suppression
abstraite, une chute dans 1’ « identité » du Néant pur et simple?
•—■ Ou encore : à l’intérieur de quel champ ontologique cette
décision s’impose-t-elle? et quelle assurance s’agit-il par là de
préserver clandestinement? Penser dialectiquement, nous le
savons, consiste d’abord à métamorphoser des principes en
préjugés, à délivrer le sens des « évidences » qui faisaient
préjuger de sa nature. Quelles « évidences » faut-il donc mettre
à jour ici pour que la contradiction cesse d’être
automatiquement égalée à Zéro?

1
Lorsqu’on déclare que les opposés sont incompatibles, on se
donne d’entrée de jeu un sujet singulier par rapport à
l’ensemble des prédicats possibles. Et l’on prétend que ce sujet
A doit posséder nécessairement un des prédicats
contradictoires ^détermination complète) et ne saurait
posséder à la fois deux prédicats contraires.

« Le vide de l’opposition des concepts prétendument contradictoires


est parfaitement présenté dans la formulation pour ainsi dire grandiose
d’une loi universelle qui voudrait qu’à chaque chose revienne l’un et non
l’autre de tous les prédicats ainsi opposés, de sorte que l’esprit est blanc
ou non blanc, jaune ou non jaune, et ainsi à l’infini. — Comme on oublie
qu’Identité et Opposition sont elles-mêmes opposées, la proposition de
l’opposition est prise aussi pour celle de l’identité sous la forme du
principe de contradiction et on tient pour logiquement faux un concept
auquel 11e convient aucun des deux caractères qui se contredisent ou un
concept auquel tous deux conviennent (un cercle carré) »

On envisage donc la coordination des prédicats et les règles


d’incompatibilité qui la gouvernent de telle manière que la
détermination (d’un sujet singulier et limité) ne peut consister
qu’à poser un prédicat en excluant son contradictoire ou son
contraire. Determinatio negatio est alors toujours traduit par
determinatio exclusio. On remarquera ainsi qu’Hamehn, pour
réfuter Hegel, insiste sur
270 La patience du Concept

ce sens de l’adage spinoziste, — pour lui, le seul concevable. « La


notion d’un être fini, pris au hasard dans le monde, écrit-il,
exclut certainement d’autres notions : mais cela veut dire que
cet être fini est incomplet, ou plus précisément que son essence
se pose par l’exclusion d’un contraire. Cela ne veut pas dire qu’il
enveloppe une contradiction 7. » De cela, Hegel conviendrait
parfaitement. Mais l’exemple

{eiris par Hamelin pour clarifier la situation et se concilier


bon sens (un être incomplet et exclusif) lui semblerait,
croyons-nous, symptomatique de cela même que le philo-
sophe de l’Entendement n’entend justement et surtout
pas mettre en cause : que la détermination complète soit
le seul horizon sous lequel on peut décrire légitimement
l’exclusion et l’union des prédicats. Il va de soi qu’à un
être fini une seulement des qualités opposées peut conve-
nir 8; mais de quel droit se règle-t-on sur le Fini? La déter-
mination complète des choses finies (« prises au hasard
dans le monde ») nous conduit à une certaine idée, peut-être
partiale, de l’exclusion et de l’incompatibilité des prédicats,
qu’on ne saurait donner d’office pour inconditionnellement
valable. Sur quoi débouche, en effet, cette extrapolation?
Dans le sujet singulier limité, dont la pensée représentative
est incapable de se déprendre, les propriétés sont juxtaposées
plus qu’unies : différentes certes, mais sur le fond d’une
indifférence qui les fait se tolérer l’une l’autre. Il est inoffensif,
alors, de reconnaître que A est b (« l’arbre est haut ») et que A est
non-b (« l’arbre est non haut », puisqu’il est aussi épais, vert,
etc.). L’ensemble formé par les propriétés empiriques ne montre
jamais l’opposition (Gegensatz), mais seulement la diversité
(Verschiedenheit), entendue comme exclusion réciproque de
contenus positifs coexistants. Ainsi la détermination complète
^entraîne d’ores et déjà avec elle une image bien déterminée de
la communauté-prédicative et même de la communauté en
général. Communauté qui résulte de l’addition des déter-
minations, mais sans jamais constituer une totalité. De sorte
qu’un énoncé négatif ne peut être qu’un énoncé indéterminé qui
« laisse de côté tout contenu 9 » : le « non- chaud » est P Autre
indéterminé du « chaud » et non positivement le « froid »; « cet
arbre n’est pas haut » ne signifie pas nécessairement que cet
arbre est petit, mais peut vouloir dire qu’il a une grandeur
normale. Bref, dans la pseudo-totalité ainsi formée n’est jamais
stipulée la différence qui sépare chaque détermination de
toutes les autres; si les contenus sont posés comme distincts, ce
La négation de la négation 271

n’est pas en raison de leur dissemblance. Tel est le propre de la


sphère de la Diversité : comme dans l’espace kantien, on peut
toujours y discerner les indiscernables (ou les indifférents).
Loin que la raison externe de discerner soit fondée dans
l’interne — comme le voulait Leibniz 10 —, c’est elle seule qui
rend compte de la différenciation. Et la diversité, dès lors, n’est
plus interne que de nom, comme le montre bien cette phrase de
Kant :
« Il y a ici une différence interne (innere Verschiedenheit) des deux
triangles qu’aucun entendement ne peut donner pour intérieure
(innerlich) et qui ne se manifeste que par le rapport extérieur u, »
Dans cette communauté seulement articulée par un lien
extérieur, « Identité » et « Différence » sont neutralisées d’office
en « égalité » et « inégalité », deux catégories telles qu’elles
maintiennent avant tout dans leur indifférence les termes
qu’elles mettent en rapport12 ; deux catégories qui se donnent
elles-mêmes pour indifférentes Tune à l’autre, alors que chacune
n’a de sens, en réalité, que dans et par la négation de l’autre 1S.
Mais ce véritable rapport, la Diversité a justement pour objectif
de le camoufler ; il faut, désormais, que les divers ne s’excluent
que dans l’élément de la juxtaposition, et non à l’intérieur d’une
unité totalisante. Veut-on un exemple de cette ontologie
spontanée de la juxtaposition? On se reportera à la catégorie
kantienne de communauté.
« Comme une partie ne peut être pensée comme renfermée dans
l’autre, les parties sont conçues comme coordonnées entre elles... de
sorte qu’elles se déterminent entre elles réciproquement comme en un
agrégat (c’est-à-dire que poser un membre de la division, c’est exclure
tous les autres et réciproquement)14. »
Ensemble de parties exclusives et pourtant unies. Kant ajoute
:

« Les membres de la division s’excluent l’un l’autre et pourtant (und


doch) sont liés en une sphère... (l’entendement) se représente les parties
comme ayant chacune, en tant que substance, une existence
indépendante de celle des autres, et cependant comme étant unies en un
tout16. »
Les contenus sont à la fois unifiés et distincts, à la fois
dépendants et indépendants. A la fois, mais surtout pas « dans le
même moment » ou « sous le même point de vue », comme
l’indiquent les mots « et pourtant », « et cependant ».
272 La patience du Concept

Il y a donc union et différence, mais non union dans, la


différence. En langage hégélien, les moments de la similitude et
de la dissemblance tombent l’un en dehors de l’autre. D’une
part, les contenus ont assez de similitude pour être
comparables, — d'autre part, assez de dissemblance pour être
distingués. L’ontologie de la juxtaposition est chargée de
sauvegarder cette dualité de plans, et, par là, de maintenir la
différence à l’écart du Même, de faire en sorte que la différence
11e concerne jamais l’être. Cette étrange obstination dans le «
D’une part... d’autre part », il est vrai, prend d’autres formes.
Elle transparaît même chez Leibniz bien qu’il soit celui des
classiques qui, sur ce point, en vertu du principe d’identité des
indiscernables, semble le plus annoncer Hegel. Certes, la
différence, chez Leibniz, n’est pas synonyme de discontinuité.
Mais il reste qu’elle n’est surtout pas inscrite dans l’être. Si
chaque Unité ou Monade est différenciante, c’est dans la mesure
où elle représente toutes les autres à sa manière unique; la
différence ne naît donc que par l’écart de l’indice de
représentation propre à chaque Unité et n’est jamais que
variation dans la représentation du Même 16. Continuité dans
l’être, divergence seulement dans les expressions : tel est le
partage. C’est pourquoi la loi de continuité, en définitive,
demeure la dominante du système de Leibniz (comme l’a bien vu
Michel Serres) et se concilie aisément, en dépit des apparences,
avec la variété maximale et la dispersion des discernables.
Passer de Leibniz à Hegel, c’est au contraire cesser de jouer de
ce double registre et refuser de poser la différence comme
hétérogène à l’Être, quitte à donner à celui-ci une signification
inédite.
Par là, on pressent mieux peut-être quel est l’objectif que vise
Hegel en analysant et critiquant la notion de
communauté-de-juxtaposition, telle qu’on vient de l’évoquer et,
plus largement, la notion d'altérité qui la sous- tend. En quoi
consiste le modèle de l’altérité auquel se réfère spontanément la
pensée classique? Essayons de le retrouver à l’œuvre dans le
spinozisme, où son fonctionnement apparaît dans le maximum
de clarté.

Le concept d’altérité, pour Spinoza, est lié à celui de


modalisation. En effet, les modes, bien qu’ils soient des essences
positives 17, possèdent une « existence déterminée »,
enveloppant une négation. D’où la question : comment une
chose positive peut-elle, en quelque manière, envelopper
La négation de la négation 273

une négation? Réponse de Spinoza : une chose qui possède


une existence déterminée résulte d’un attribut de Dieu
en tant qu’il est affecté d’une autre détermination finie
(Éthique, I, 28). Par là, les modes finis sont en Dieu, mais
sans émaner directement de lui; ils sont en Dieu, mais pour
autant seulement que Dieu est monnayé par l’infinité
des causes secondes. Il est donc impossible de comprendre !
leur pluralité sans recourir au vocabulaire du Tout et des ;
Parties, même si ce vocabulaire est anthropomorphique
et irrecevable dans l’absolu 18. Dire qu’un mode a une
existence déterminée, c’est dire que ses effets ne dépendent r
pas de sa seule essence (II, 3o) et ne sont intelligibles que
si l’on prend en considération les autres choses extérieures
(III, 3) : la determinatio n’aurait pas de sens, si elle n’était

.
commentée par l’altérité et l’extériorité. Mais cela ne ;
signifie pas que le mode existant, pour être compris, doive
être seulement reconduit à la totalité qui l’enveloppe.
D’une part, certes, son existence est indéterminable, si
on ne l’inscrit pas dans le Tout dont il est partie : !

« Lorsque nous considérons la seule essence des modes, mais non i


l’ordre effectif de toute la nature, nous ne pouvons pas conclure, du fait
qu’actuellement ils existent, qu’ils devront exister ou ne pas exister, ou
qu’ils ont dû exister ou ne pas exister 1#. »

Mais, d’autre part, nous pouvons séparer par la pensée le mode de cette
totalité : il est donc existence-dépendante j
aussi bien qu’indépendante, partie intégrante aussi bien que
partie totale, comme l’indique Spinoza à Oldenburg :

« Je considère les eh oses comme parties d’un eertain Tout, en tant


que ehaeune d’elles convient à toutes les autres, de sorte qu’elles sont
toutes entre elles, et dans la mesure du possible, harmonieuses et
concordantes; mais, en tant que ces choses s’opposent, chacune
d’elles forme alors en notre esprit une idée séparée et doit être
considérée non comme une partie, mais comme un tout 20. »

Il est donc permis de décrire la modalisation comme une


juxtaposition de totalités-partielles. Or, quel est le bénéfice de
cette description? Elle rend compte de la co-présenee de réalités
distinctes sans que cette distinction entame jamais la positivité
de chacune. Ainsi, même si la pluralité des modes finis est en soi
illusoire, il reste qu’au cœur de cette illusion même, la négation
est encore neutralisée et que l’illusion, du moins, n’est pas
aberrante. Il y a sans doute exclusion réciproque de réalités,
\
i l i
I
274 La patience du Concept

juxtaposante. Autrement dit — et c’est ce qu’il fallait


sauvegarder —, il n’y a que des positifs qui se jouxtent, comme
des pays sur une carte géographique. Si la négation est
présente, c’est seulement comme limite — et la limite n’est rien,
pas même le contour qu’elle cerne. « Dans la nature, toutes les
parties doivent s’assembler de façon qu’il n’y ait pas de vide zl. »
— Le texte suivant du jeune Kant, tiré d un écrit de 1759, semble
alors dégager assez exactement le sens et la portée de l’altérité
selon Spinoza :
« J’affirme qu’une réalité ne peut jamais différer d’une réalité comme
telle. Car, si des choses diffèrent l’une de l’autre, cela advient du fait de
ce qui est dans l’une et n’est pas dans l’autre. Mais si l’on considère des
réalités comme telles, tout caractère en elles est positif... aussi n’y a-t-il
rien qui différencie une réalité d’une réalité, sinon les négations, les
manques, les limites qui s’attachent à l’une des deux, — ce qui ne touche
pas à leur nature (qualitas), mais à leur grandeur (gradus) 2Z. »
Qu’il y ait pluralité, soit. Mais à condition que celle-ci exclue
toute idée de privation ou de manque à l’intérieur d’une des
réalités. Il n’y a jamais de « privation » à proprement parler,
mais seulement péréquation des prédicats entre les sujets
positifs (parties ou individus) de sorte que ceux-ci, si distincts
qu’ils soient, n’en demeurent pas moins soudés. De cette
synthèse qui rend compte de la pluralité sans jamais recourir
au négatif, la jalousie est un bon exemple : Pierre et Paul, dans
la mesure où ils aiment le même objet, concordent par nature;
s’ils se haïssent, c’est que Paul possède ce dont Pierre croit être
dépourvu zs. Dès lors, toute opposition se réduit à une querelle
de propriétaires — et à une querelle abusive : le manque
apparent qui semble affecter une essence n’est que la
traduction imaginaire d’une présence effective dans l’essence
mitoyenne. La négation revient toujours au déplacement d’une
affirmation, l’opposition à une contestation dans la répartition
des sphères d’influence ou de puissance. Il n’y a donc de
groupement-plural, de « communauté » qu’entre des réalités qui
sont toutes pleinement positives, et l’opposition, en dernière
instance, n’est qu’une interprétation imaginative greffée sur
cette juxtaposition sans failles. De même, la naissance ou la
mort d’un mode fini peuvent toujours être décrites comme une
restructuration des parties qui cessent d’obéir à un certain
rapport caractéristique (de mouvement et de repos) pour entrer
dans un autre rapport 24 : la rupture,
La négation de la négation 2j5
en réalité, n’est que réorganisation du Même. Opposition,
devenir, — toutes les formes de la différence, on doit pouvoir les
comprendre sans que soit jamais enfreinte la structure de
juxtaposition. Si la différence semble essentielle, c’est toujours
en dehors de la concordance (exemple de la jalousie) ou à sa
surface. Mais il serait absurde d’imaginer une concordance qui
serait fondée sur la différence : jamais l’antagonisme, la
divergence, la tension ne peuvent être donnés pour principes
d’un accord, constituants d’un être-en-commun. « La chose est
évidente par elle-même... »

« La chose est évidente par elle-même. En effet, celui qui dit que le
blanc et le noir s’accordent seulement en ce que ni l’un ni l’autre n’est
rouge affirme, absolument parlant, que le blanc et le noir ne s’accordent
en rien... Car les choses qui s’accordent dans la seule négation,
autrement dit dans ce qu’elles n’ont pas, ne s’accordent eu réalité en
riena6. »

S’il n’en allait pas ainsi, force serait de rendre au négatif la


consistance que tout le spinozisme s’efforce d’annuler; il
faudrait bien reconnaître en lui, non plus la simple limite
quantitative et extrinsèque d’une réalité, mais la marque d’un
manque au cœur de cette réalité. Hantée par ce qui la nie,
l’essence inclurait alors ce qui la mutile : le conatus laisserait
mûrir en lui sa mort. Bref, le positif cesserait d’être synonyme
A'indestructible par lui-même. Or, c’est cette indestructibilité
intrinsèque qu’il importe de sauvegarder, — et c’est pourquoi on
rejette sur l’Âutre indéterminé (l’infinité des causes
extérieures) la responsabilité de toute suppression :

« Tant que nous considérons seulement la chose en elle-même et non


des causes extérieures, nous ne pouvons rien trouver en elle qui puisse
la détruire. » •—• « La force et l’accroissement d’une passion
quelconque, et sa persévérance à exister, ne sont pas définis parla
puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans
l’existence, mais par la puissance d’une cause extérieure comparée avec
la nôtre ae. »

C’est cette exigence, en définitive, qui explique la nature et la


fonction de la notion d’altérité : r altérité a pour charge de
rendre raison du passage de l’être au néant ou du néant à l’être
sans que soit remis en question le dogme de l’indestructibilité
intrinsèque, — de rendre la finitude
276 La patience du Concept

intelligible sans que, pour autant, reprenne corps le négatif


conjuré.

« Toute passivité, qu’elle soit passage du Non-être à l’Etre ou de l’Être


au Non-être, doit avoir pour origine un être agissant extérieur et non
intérieur. Car aucune chose, considérée en elle-même, n’a en elle de
cause qui lui permette de se détruire si elle est ou de se produire si elle
n’est pas 21. »

Mais, dans ces conditions, quel sens garde le concept


d’opposition? L’ « opposition » est escamotée aussitôt
qu’évoquée. On le voit bien, à la façon dont est introduite la
notion de contrariété, dans le Livre IV de l'Ethique. Pour autant
qu’une chose est différente d’une autre, nous dit-on, elle ne peut
ni l’aider ni la contrarier (IV, 29); pour autant qu’elle possède
une nature commune avec elle, elle ne saurait lui nuire (IV, 3o)...
Dès lors, où loger la contrariété? Sous quelle espèce l’imaginer?
Certes pas comme un conflit. Tout juste comme la possibilité
pour une détermination présente en un sujet donné d’empêcher
l’avènement d’une autre détermination en un autre sujet, — le
signe d’un remaniement dans « l’ordre total de la nature ». Pas
même le rapport de deux prédicats, mais seulement la
substitution d’un effet (possible) de A par un effet de B. Ce
langage, au reste, demeure insatisfaisant : en laissant entendre
qu’un possible n’est pas venu à l’être, je métamorphose
subrepticement un non-événement en un événement manqué,
une absence en un raté. Or rien, bien sûr, sinon le caprice de
mon imagination, ne me donne le droit, ici comme ailleurs, de
parler de « manque » ou de « privation » : le jeu des causes
extérieures n’ôte rien à l’objet qui appartiendrait de droit ou
aurait pu appartenir à sa nature; il reste indifférent à toute
revendication normative M. On ne me dépouille jamais de rien :
la « dépossession » même atteste que ce dont je me crois
dépossédé n’appartenait pas à ma nature. L’aveugle se plaint de
sa cécité : la pierre pourrait aussi bien déplorer de n’être pas
voyante ou le cercle de n’être pas sphère. Il n’y a jamais, sinon
par délire d’interprétation imaginatif, de suppression d’une
détermination positive; tout événement est toujours des-
criptible comme simple résultante de l’infinité des parties sur
chacune, à l’intérieur d’une totalité positive sans fissures. Qu’on
bannisse donc toute métaphore imaginative. Si la vision fait
place à la cécité, ne disons même pas qu’elle l’expulse; si un
contraire succède à un autre, ne
La négation de la négation 277

disons même pas qu’il le chasse : ce serait suggérer qu’ils se


rencontrent, l’espace d’un instant, et, du même coup, faire se
lézarder le Positif, remettre en question son inaltérabilité de
droit.

« Si, en effet, les choses de nature contraire pouvaient convenir entre


elles ou être en même temps dans le même sujet, il pourrait donc y avoir
dans le sujet même quelque chose qui pourrait le détruire, ce qui est
absurde ao. »

En bref, ce qui se contredit n’est rien. Nous en revenons là. Car


le paysage, à première vue .insolite, qu’on vient de parcourir,
serait plus familier à l’Entendement s’il prenait mieux
conscience de ce qui est en jeu dans cet adage et explicitait
mieux l’ontologie de ses « évidences », Cette communauté
compacte où ne coexistent à perte de vue que des positifs
inaltérables, c’est le monde par excellence où « ce qui se
contredit n’est rien », où crises, ruptures, déchirements seront
imputés par principe à l’action d agents externes et ne seront
jamais réinscrits dans la nature de cela même qu’ils ébranlent80.
Ce que nous avons appelé « communauté de juxtaposition » n’est
que le terrain sur lequel le bon sens métaphysique se meut à
l’aise. Comment la caractériser, une dernière fois? On dira qu’il
s’agit d’une synthèse :
a) par laquelle un contenu est aussi bien tenu pour partie
intégrante d’un Tout qu’il est séparable de lui par la pensée;
b) ... de sorte que je ne peux le détacher et lui donner
d’indépendance qu’en l’opposant à tous les autres, — à tout
Vespace restant de la sphère;
c) ... et de sorte que je sois assuré que ce qui se contredit
n’est rien.
Il est vrai qu’on aperçoit mal quel peut être le lien entre ces
deux dernières clauses. Quel est le rapport entre l’adage de bon
sens « ce qui se contredit n’est rien » et la fonction dévolue à «
tous les autres »?
Si les choses de nature contraire, avons-nous dit, ne peuvent
convenir d’aucune manière, c’est qu’il est impossible de penser
sérieusement à un espace dans lequel deux déterminations se
confronteraient et se combattraient. Que cette propriété
n’appartienne pas à cette chose, c’est un fait. Mais qu’on ne voie
pas là l’issue d’une lutte dans laquelle une autre chose l’aurait
emporté. On peut constater un non-être, mais sans lui donner de
support, sans raconter
278 La patience du Concept

d’où il provient. Le négatif est cette absence jamais localisable,


dépourvue de toute épaisseur, que décrira Sartre en raccourci :
« Toute détermination qui n’appartient pas à l’être qui a à être ses
propres déterminations est négation idéale... Son extériorité même exige
qu’elle demeure en Vair.,, Précisément parce qu’elle est extériorité, elle
ne peut pas être par soi, elle refuse tous les supports, elle est
unselbststàndig par nature et pourtant ne peut se rapporter à aucune
substance. Elle est un rien. C’est bien parce que l’encrier n’est pas la
table ni non plus la pipe ni le verre, etc. que nous pouvons le saisir
comme encrier. Et pourtant si je dis : « l’encrier n’est pas la table », je ne
pense rien... 81. »
Ce texte indique bien comment la philosophie classique peut
parler du négatif sans jamais lui concéder de présence, le citer
sans le faire paraître. A ce prix, l’admission de contenus positifs,
intrinsèquement indestructibles, ne pose plus aucun problème.
Le négatif désigne une absence qu’on peut bien repérer tant
qu’on veut et où l’on veut, mais qui n'advient jamais. Si on
consent, à la limite, à lui donner quand même un semblant
d’origine, il ne restera qu’un recours : de parler de cette absence
comme n’étant que l’impact de la présence de toutes les autres
choses. Tous les autres : c’est l’unique commentaire qu’on
proposera de l’origine du négatif. Comparée à toutes les autres
(mais la comparaison n’est-elle pas pour Spinoza l’opération
imaginative par excellence?), cette chose-ci n’est ni ainsi ni
ainsi... Si la négation semble délimiter un contenu, c’est
seulement par rapport à la somme indéterminée de tous les
autres, de sorte qu’on ne peut dire le Non-être qu’en ouvrant en
secret l’interminable registre de toutes les choses différentes et
que ce dénuement apparent est l’envers — purement rhétorique
— d’une infinie richesse. Ma main, disait Malebranche, n’est pas
ma tête ni ma chambre..., elle inclut donc une infinité de «
néants ». De tels « néants », bien sûr, sont fictifs : leur seule
fonction est de mettre en relief le contenu que nous décidons
d’isoler par la pensée. Autre de tous les autres, celui-ci n’est
donc jamais l’autre d’un Autre déterminé : cette figure-là de
l’altérité, la métaphysique « positive » ne peut lui donner droit
de cité, puisqu’elle doit tenir la négation pour l’ouverture d’un
champ indéterminé, la scission entre un contenu et tous les
autres pris en bloc. Comme si, en disant que cette rose n’est pas
rouge, je la situais simplement parmi les choses qui sont autres
que « rouges », en
La négation de la négation 279
dehors du Rouge. Que le négatif doive être « pris pour la simple
extension indéterminée de l’Autre du concept positif », cela va
de soi pour la logique. Mais tous les jugements négatifs sont-ils
de simples mises à l’écart d’un Autre indéterminé?

« Le jugement négatif n’est pas la négation totale; la sphère uni-


verselle qui contient le prédicat reste encore en place ; le rapport du
sujet au prédicat est donc encore essentiellement positif; ce qui reste
encore de la détermination du prédicat est aussi bien relation. Si l’on dit,
par exemple, que la rose n’est pas rouge, on ne fait que nier la
déterminité du prédicat et la séparer de l’universalité qui, néanmoins,
lui convient; la sphère universelle, la couleur, est maintenue; si la rose
n’est pas rouge, on admet par là qu’elle a une couleur et une autre
couleur; selon cette sphère universelle, le jugement est encore positif 32. »

En ce cas déjà la négation institue donc un rapport entre un


contenu et cela même qui lui convient (une couleur et non autre
chose), entre une détermination et son contraire ou un membre
de la série des intermédiaires. Il n’est pas vrai que, par rapport
à A, tous les autres soient seulement des non-A anonymes et
équivalents; il [n’est pas vrai que le « sujet » diffère de 1’ « objet »
comme il diffère d’une « feuille de papier », que 1’ « identité »
soit séparée de la « différence » au même titre que de n’importe
quel autre concept. Il y a des exclusifs déterminés par leur seule
exclusion, et c’est la tâche de la philosophie que de penser
l’exclusion comme relation déterminante, principe d’un «
être-en-commun » inédit, dont il restera à arrêter le statut 33. Or
la doctrine classique de la négation interdisait justement de
distinguer l’altérité indéfinie et l’altérité déterminante.
La raison de cet escamotage n’a rien de mystérieux : faire de
l’altérité une relation originale qui spécifierait les termes en
présence, ce serait concéder que des exclusifs peuvent être
déterminés seulement dans la mesure où ils s’appellent l’un
l’autre nécessairement. Et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix.
L’acharnement unanime contre Héraclite n’a pas d’autre
origine. On prétend qu’il transgressait grossièrement le
principe de contradiction. En réalité, il suggérait que l’altérité
ne désigne pas seulement la délimitation d’une chose par
rapport à tout le reste, mais surtout la relation d’une
signification donnée à l’Autre dont elle est VAutre. Il avait donc
atteint le point de non-retour, à partir duquel il n’est plus
possible de
280 La patience du Concept

penser dans l’abstrait le principe de contradiction. Ce qui se


contredit n’est rien, sans doute (et l’on a vu qu’il y a « quelque
chose de juste » dans cette assertion : « on ne peut s’en tenir à la
contradiction et celle-ci se supprime elle-même »). Mais, comme
pour mieux garantir cette assurance — et pour sauvegarder
plus sûrement l’indes- tructibilité intrinsèque du positif —, on
fit de l’opposition une non-relation, et l’on traduisit : Rien ne se
contredit. Puisqu’il était entendu que « l’Être est » et qu’il est de
soi indestructible, on rejeta au néant pur et simple la relation
dont l’existence remettait en question cette inaltérabilité. Sur
cette solution de facilité, Pléraclite avait d’avance jeté la
suspicion. En insistant sur la relation originale qui unit l’Autre
et son Autre, il semble nous indiquer que le Rien qui résulte de
leur antagonisme n’est sûrement pas le Néant vide, mais à son
tour une détermination et qu’ainsi, outre la catégorie abstraite
du Non-être, il doit y avoir un négatif qui ne soit pas indifférent
à ce qu’il nie, mais le mentionne nécessairement. C’est cette
mention que la pensée d’Entendement évite systématiquement,
lorsqu’elle rend la contradiction synonyme de disparition corps
et biens du contenu; elle ne songe pas que l’exclusion d’un Autre
déterminé pourrait être l’explicitation de la chose. Mais
comment pourrait-elle y songer? Puisqu’elle pense les opposés
comme des pions qu’il s’agit uniquement de ne pas loger dans la
même case, ce serait encore trop que de donner un statut à leur
co-présence. Puisque les opposés sont conçus comme des choses,
ils doivent avant tout se conformer aux règles d’une topologie,
satisfaire au code hors duquel il est entendu qu’il n’est pas de
discours

f*ossible. Prise au jeu de cette répartition ontologique,


a pensée d’Entendement reste sourde à ce qui se dit
encore et qu’il faudrait avoir la patience d’écouter.
« Ce qui se contredit n’est rien. Si exacte que soit cette formule, elle
est en même temps inexacte. Car néant et contradiction sont pour le
moins différents l’un de l’autre; la contradiction est concrète, elle a
encore un contenu, elle contient encore ces déterminations qui se
contredisent; elle les dit encore, elle exprime ce dont elle est la
contradiction; le néant, au contraire, ne dit plus rien, il est dépourvu
de contenu, complètement vide 34. »
Erreur symptomatique d’une ontologie qui croit décrire des
objets. On décrète hâtivement qu'il n’y a rien, alors que quelque
chose encore se dit. Or, le hégélianisme consiste avant tout à
prévenir tout arrêt prématuré du sens, loin
La négation de la négation 28I

de prétendre imposer à toute force, comme on l’a soutenu, Un


sens arbitraire et standardisé. Qu’on ne prête pas attention à ce
constant souci de libérer le sens des convenances
traditionnelles qui le limitent, c’est alors seulement qu’on verra
dans le Système un exercice de presditigi- tation dogmatique.
Hegel ne passe pour un prestidigitateur que si l’on ne trouve
rien à redire à ces brefs appels au bon sens qui parcourent les
textes classiques et marquent, chez Descartes ou Spinoza, qu’à
partir d’ici la poursuite de la polémique deviendrait décidément
superflue : « cela ne se laisse pas penser », « ce sont des mots
auxquels ne correspond nulle idée », « autant dire : cercle carré
». Dans cette science-d’objets que croyait être la Métaphysique,
ces interdits n’étaient-ils pas motivés par des préjugés qui
coupaient l’écoute de ce qui se disait encore, lorsque la poursuite
du discours risquait de subvertir le code de la vision claire et
distincte, — de la Représentation? Être hégélien, ce n’est
nullement découvrir coûte que coûte et où que ce soit le sens
dont on est convenu, mais se demander si l’assignation du
non-sens ne provenait pas d’une des fixations archaïques, qui
ont rendu dogmatique le discours philosophique, — entendons :
trop prompt à tracer les frontières, incapable de suivre jusqu à
son terme l’enchaînement de mutations qui constitue une
signification. Or l’impossibilité de penser l’altérité sinon comme
indéfinie est une de ces décisions partiales qui inaugurent le
dogmatisme 8S. Ce n’est pas n’importe quelle négation de A qui
annule A, ce n’est pas n’importe quel non-A qui lui est
substituable — et c’est ce qu’il importe de décrire, au lieu de
voir en la contradiction l’impensable. Pourquoi arrêter
l’explicitation d’une signification au nom d’une opinion sur ce
que doivent être les chosesP C’est pourtant à cet interdit que
sacrifie la métaphysique ae l’Être lorsqu’elle se refuse à cette
description : dans l’univers des étants juxtaposés qui est le sien,
n’importe quel étant, pourvu qu'il soit positif, peut prendre la
place d’un autre. Héraclite, par contre, transgressa cette règle
du jeu :
« La seule condition qui permette d’obtenir le progrès scientifique...
est la connaissance de cette proposition logique que le négatif est aussi
bien positif ou que ce qui se contredit ne se résout pas en un Zéro, en un
Rien abstrait, mais ne se résout essentiellement que dans la négation de
son contenu particulier, — ou encore : qu’une telle négation n’est pas
n’importe quelle négation, mais la négation de la chose déterminée qui se
dissout, donc une négation déterminée et, par là, que le résultat contient
essentiellement ce dont il est le
282 La patience du Concept

résultat. » — « Chacun est l’Autre de 1* Autre comme de son Autre : tel


est le grand principe d’Héradite. Il peut sembler obscur, mais il est
spéculatif; et il demeurera toujours obscur à l’Entendement qui retient
pour soi l’Être, le Non-être, le Subjectif et l’Objectif, le Réel et l’ Idéal36. »

Est-ce à dire que la tradition n’ait aucune excuse d’avoir


méconnu le concept d’altérité qu’élaborait Héra- clite? Ce serait
aller trop loin. Car, ce concept, Héraclite l’exprimait déjà (ou
encore) dans le langage qui allait devenir celui de la tradition
métaphysique. Et l’allure déconcertante des fragments vient en
partie de là, — de la lecture anachronique à laquelle ils nous
contraignent. Concision excessive de l’auteur ou traduction
gauchissante du lecteur, le fait est là : il semble qu’Héraclite ait
placé dans le même sujet des contraires l’un et l’autre étant.
C’est comme si, par défi anticipé, tout en donnant à l’altérité son
juste éclairage, il la pensait obscurément dans la syntaxe qui
allait justement prendre inintelligible cette forme d’altérité. «
Le Dieu est Jour et Nuit, Paix et Guerre... » : dès lors qu’un sujet
fixe semble être posé au départ, il semble absurde que des
opposés absolus puissent y cohabiter, et Platon et Aristote n’ont
pas de mal à dénoncer l’incohérence. La dialectique en germe
passe pour une pré-logique et est versée au compte d’une
mentalité primitive. Que la logique formelle risque d’être un
système de blocage du sens dans le champ d’une ontologie
déterminée, cette analyse est donc rendue impossible pour
longtemps. Héraclite l’énigmatique l’obstruait autant qu’il
l’annonçait. D’où le jugement que porte finalement sur lui la
Geschichte der Philosophie: en rassemblant les contraires dans
l’Un-qui-est, Héraclite n’a pas été jusqu’au bout de sa pensée, lui
non plus.

« Le procès n’est pas encore saisi comme I’Universel. Héraclite dit bien
que tout s’écoule, que rien n’a de consistance, que seul l’Un demeure.
Mais par là la vérité, l’universalité n’est pas encore exprimée; c’est le
concept de l’unité étant dans l’opposition, non de l’unité réfléchie en soi
37. »

Comment l’intuition d’Héraclite peut-elle être légitimée? Sous


quelles conditions rigoureuses un contenu peut-il être pensé
comme l’autre de son Autre et la différence ne plus être
imaginée comme une diversité d’indifférents? Ou encore :
comment penser le négatif pour être en mesure de décrire sans
restrictions la différence?
La négation de la négation 283

rr

L’introduction par Kant du concept de grandeur néga-


tive semble, à première vue, répondre à cette exigence.
Grâce à elle, le Non-être n’est plus simplement conçu
comme l’Autre en général (Anderes überhaupt), mais
comme la résultante d’un conflit entre deux réalités déter-
minées 38. Même si Kant respecte toujours l’adage spi-
noziste : « deux déterminations différentes ne peuvent ni se
nuire ni s’aider », il établit que deux détermination de
même nature peuvent s’opposer dans le même sujet39.
La contrariété est donc autre chose qu’une relation avor-
tée : il y a un rapport d’opposition qui spécifie et unit les
contenus dits « contraires ». Par là, la thèse kantienne porte
atteinte au dogme de l’indestructibilité intrinsèque du
positif (« les positifs peuvent s’opposer »). Et c’est sur ce
point qu’insistera tout naturellement le commentateur de
l’Essai sur les grandeurs négatives, soucieux d’en dégager
l’originalité. Mais il y a un autre aspect de l’Essai, qui
atténue sa portée novatrice, — et c’est ce second aspect
qui nous importe en l’occurrence. Les opposés réels —
Kant y insiste — sont des propriétés également positives.
Leur relation n’est pi 11 1 \ la privation
comme le « chaud Descartes ou
Arnauld 40 — mais évoque davantage celle des contraires
qu’il est possible de posséder simultanément et que Platon
prenait soin, pour cette raison, de distinguer des opposés
véritables comme le bien et le mal, la santé et la maladie, —
dénonçant de la sorte la confusion entre une différence
d’états empiriques (plaisir et souffrance) et une différence
ontologique (bien et mal).

« Tu disais qu’on ne peut être à la fois heureux et malheureux. Mais,


d’autre part, tu reconnais qu’on peut éprouver du plaisir en même temps
qu’une souffrance... C’est donc que le plaisir n’est pas le bonheur et que
la souffrance n’est pas le malheur, de sorte que l’agréable est finalement
autre chose que le bien 41. »

La notion kantienne d’ « états réellement opposés » est la


généralisation de ce rapport. En affectant le plaisir et la
douleur des signes + et — (gain et perte) et non + et O (gain et
absence), Kant réunit ces deux contenus sous la commune
dénomination de positifs43. Il est donc bien
28 4 La patience du Concept

loin de donner droit de cité au Négatif-en-soi, puisque le


pseudo-« négatif » dont il veut bien concéder la présence n’est
jamais que la résultante de deux réalités positives : si le
vaisseau, en butte aux vents contraires, n’a pas fait, ce jour-là,
un mille de plus vers le Brésil, ce « négatif » est intégralement
reconstituable en termes positifs. C’est pourquoi Kant souligne
le caractère de pure convention qu’on doit accorder à la
grandeur dite négative et insiste sur le fait qu’elle ne représente
évidemment pas l’avènement d’une négation en soi.
« A proprement parler, on ne peut donc appeler aucune grandeur
purement et simplement négative, mais on doit dire que -f- a et — a d’une
chose est la grandeur négative de l’autre; mais, comme ceci peut toujours
être ajouté mentalement, les mathématiciens ont, un beau jour, adopté
l’usage d’appeler négatives les grandeurs précédées du signe ■ —•; à propos
de quoi, néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que cette dénomination
n’indique pas une espèce particulière d’objets quant à leur nature
intrinsèque... Il serait absurde de penser à une espèce particulière d’objets
et de les appeler choses négatives, car même l’expression mathématique de
grandeurs négatives n’est pas assez précise. En effet, des choses négatives
signifieraient en général des négations (negationes), ce qui n’est pas du tout
le concept que nous voulons établir,.. Cependant, pour faire reconnaître en
même temps dans les expressions que l’un des opposés n’est pas le
contradictoire de l’autre et que, si celui-ci est quelque chose de positif,
celui-là n’en est pas une simple négation, mais (comme nous le verrons plus
bas) lui est opposé comme quelque chose d’affirmatif, nous dirons, suivant
la méthode des mathématiciens, que la mort est une naissance négative 43. »
Aussi peu qu’auparavant, il n’est donc question de mettre en
présence des contraires logiques dans le même sujet. Le seul
grief qu’adresse Kant aux classiques est d’avoir méconnu que
l’opposition est une des formes possibles de la compositio et de
l’avoir exclue indûment des relations entre réalités positives 44.
Par là, l’opposition réelle kantienne est encore loin de satisfaire
aux requisits du concept d’altérité que Hegel cherche à
élaborer. Entre les deux concepts, on relèvera au moins une
triple différence.
i) Kant, en soulignant que les deux réalités opposées ont pour
résultante quelque chose (le repos, par exemple), montre que
leur rapport ne tombe pas sous le coup du

{irincipe « ce qui se contredit n’est rien ». Ce principe, en


ui-même, demeure intangible : seul est restreint son
domaine d’application. Or nous savons que c’est ce prin-
cipe même que Hegel entend critiquer.
La négation de la négation 285

s) L’opposition réelle de + a et de — a est conditionnée par un


substrat À, commun aux deux déterminations opposées. Deux
réalités ne peuvent neutraliser leurs effets que si elles
possèdent quelque chose en commun, — au moins leur limite,
dira Fichte 4B. Que les contraires s’équilibrent ou que l’un
excède l’autre, il faut supposer, dans l’un et l’autre cas, que « + a
est en partie identique à — a et inversement 48 ». Sans la
référence à cette communauté minimale, la coprésence des
opposés serait impensable. On ne pourrait concevoir que leur
exclusion réciproque et l’opposition à laquelle on veut donner
droit de cité redeviendrait alors, comme chez les classiques
(autant que chez Spinoza) une relation détruite avant que de
naître. Bref, on retomberait dans la différence absolue que l’on
continue de supposer incompatible avec la possibilité de
l’opposition comme rapport. C’est pourquoi, assure Fichte dans
un texte que cite Hegel, les opposés pris comme tels, en dehors
de toute synthèse, ne seraient rien l’un par rapport à l’autre,
« L’un est ce que l’autre n’est pas, et l’autre ce que l’un n’est pas... Dès
que l’un fait son apparition, l’autre est anéanti; mais comme le premier ne
peut faire son apparition que sous le prédicat de l’opposition de l’autre,
donc puisque le concept de l’autre fait son apparition avec son concept et
l’anéantit, il ne peut pas même faire son apparition. Donc il n’y a rien de
présent et rien ne peut être présent 47 ».
L’opposition ne sera donc pensable que si elle est précédée

Ïiar une communauté partielle des opposés, — que si


e -f- et le — se partagent une même réalité. — Hegel,
dans la Difjerenz, reconnaît sans doute, lui aussi, qu’il est
impossible de parler de liaison des opposés, tant qu’il
s’agit de « purs opposés qui n’ont pas d’autre caractère,
sinon pour l’un de n’être pas dans la mesure où l’autre
est 48 ». Mais faut-il pour autant que chaque opposé ne
puisse rencontrer son autre que sur une base commune
qui les rende homogènes? Ce besoin d’une identité sous-
jacente à l’opposition n’est-il pas une condition superflue?
Alors qu’il devrait s’agir de rendre compte de la relation
qui constitue les opposés comme tels, dans leur pureté,
on commence par décrire ceux-ci comme deux contenus qui,
avant tout, appartiennent nécessairement à la même posi-
tivité. C’est en raison de cette commune positivité ontolo-
gique que les termes « positif » et « négatif » dans l’opposi-
tion réelle kantienne ne sont que des stipulations conven-
286 La patience du Concept

tionnelles. Hegel insiste sur ce point, tout autant que Kant,


mais, bien sûr, dans une intention opposée :

« + a et — a sont d’abord des grandeurs opposées en général; A est


l’unité étant en soi qui est au fondement des deux, indifférente par
rapport à l’opposition même et qui sert ici sans plus de base morte. Il est
vrai qu’on désigne — a comme le négatif, + a comme le positif, mais l’un
est un opposé au même titre que l’autre... Deux a divers sont donnés et il
est indifférent qu’on prenne l’un ou l’autre pour positif ou négatif :
chacun a sa consistance particulière et chacun est positif 49. »

Sous cette clause, l’opposition est alors forcément pensée


comme une relation quantitative entre deux réalités homogènes
et indifférentes l’une à l’autre; la différence est ramenée à
l’excédent dans un terme d’une détermination présente dans les
deux :

« Il n’y a d’opposition que quantitative : telle a été, depuis quelque


temps, la proposition fondamentale de la philosophie moderne; les
déterminations opposées ont la même essence, le même contenu, elles
sont des côtés réels de l’opposition dans la mesure où chacune contient
en elle les deux déterminations, les deux facteurs de celle-ci, si ce n’est
que, d’un côté, un facteur l’emporte et que l’autre facteur l’emporte de
l’autre côté, — si ce n’est que, d’un côté, un facteur, une matière ou une
activité est présente en plus grande quantité ou à un degré supérieur.
Pour autant que des matières ou des activités différentes sont
présupposées, la différence quantitative confirme et complète plutôt
l’extériorité et l’indifférence des termes entre eux et par rapport à leur
unité 60. »

Dès lors, la différence, pensée comme extérieure, ne peut


prendre l’aspect que d’un conflit interminable. Ainsi dans le
rapport entre volonté et nature qu’instaure l’idéalisme. Certes, «
la volonté est déterminée comme le négatif par rapport à la
nature de sorte qu’elle n’est que dans la mesure où il y a une
telle chose différente d’elle qui doit être supprimée par elle 61. »
Mais comme les deux termes sont « déterminés pour soi, achevés
et fermés sur eux- mêmes », la volonté ne saurait se passer de la
nature qui la limite. Comme on a commencé par préserver
l’extériorité des termes de l’opposition et leur limitation réci-
proque, on s’entête à poser l’être-autre comme existant toujours
par principe au-delà: la pensée non spéculative a donc besoin de
sauvegarder ce qu’elle nie, et c’est pourquoi elle est vouée au «
progrès infini ». Elle entend éviter la contradiction dans les
choses qu’elle décrit, mais elle
La négation de la négation 287

ne parvient qu’à laisser en place, au niveau des significations,


l’opposition de deux positifs, interminablement reconduite.
C’est ici l’occasion de mesurer ce que veut dire Hegel,
lorsqu’il prescrit d’analyser les significations pour elles- mêmes,
de les laisser se déployer pour elles-mêmes. Entendons ; en
cessant d’accorder crédit aux interdits de l’ontologie et de
soumettre à celle-ci l’analyse d’essences. Si l’on n’est pas attentif
à ce que ce projet a de spécifique, on sera porté à comprendre la
dialectique dans le prolongement de l’opposition réelle et à
sous-estimer le fait qu’elle provient au contraire d’une critique
et d’une remise en place de celle-ci. Or, il est capital que
l’opposition réelle apparaisse à Hegel comme une ontologie (de
la différence) parmi d’autres, comme une autre option prise sur
la nature de 1’ « Être ». Sinon, Hegel n’aurait fait qu’un pas de
plus — il est vrai terriblement audacieux — dans la voie ouverte
par la philosophie des grandeurs négatives ; il aurait décidé que
les contradictoires eux-mêmes donnent lieu à un résultat
positif. C’est, par exemple, l’interprétation de M. Yuillemin,
lorsqu’il voit dans le hégélianisme le point culminant de la
confusion entre opposition réelle et contradiction qui s’amorça
après Kant.
« Primitivement, on considérait que la composition d’une grandeur
positive avec une grandeur négative donnait une grandeur déterminée
— éventuellement zéro. Peu à peu, on s’habitue à penser que la
composition d’une thèse et d’une antithèse pouvait donner une synthèse
d’un genre nouveau. En même temps, on revenait subrepticement de la
notion kantienne d’opposition réelle à l’idée leibni- zienne de simple
contradiction, mais chargée de l’aura propre à l’idée précédente 62. »
Telle serait bien la situation si Hegel n’avait fait que donner
une extension maximum à l’opposition réelle. Mais il en va
autrement si Hegel entend mettre à jour les tabous que
l’opposition réelle continuait de respecter — si, au heu de
prolonger ce que celle-ci aurait ébauché, il revient sur elle pour
ébranler la notion de Différence à laquelle elle reste fidèle.
Ya-t-il tellement de soi que « positif » et « négatif » soient
seulement des contenus interchangeables et indifférents qui ne
mériteraient ces noms que pour la commodité d’une répartition
extérieure? Est-ce bien la seule façon de penser leur rapport?
Oui, si l’on admet qu’il n’y a pas de rapport entre le Positif pris
comme tel et le Négatif pris comme tel.
a88 La patience du Concept

« (Le Positif et le Négatif) sont en soi, dans la mesure où il est fait


abstraction de leur relation excluante à l1 Autre, et où on les prend
seulement selon leur détermination. En soi quelque chose est positif ou
négatif, quand il ne doit pas simplement être déterminé eu égard à un
Autre. » (LF. Logih, L’Opposition, IV, 529).

Mais, pour convenir qu’on ne pourrait penser chaque tenue


en sa spécificité qu’en dehors du rapport de ces termes, il faut
avoir décidé qu’il ne saurait y avoir de relation qu’entre deux
contenus tous deux pour le moins étant. En effet, c’est parce
qu’on part de cette homogénéité postulée qu’on n’imagine de
relation possible qu’entre un « positif » et un « négatif »
distribués conventionnellement : comme ils sont de même
nature, comment pourraient-ils être opposés autrement que par
convention?
Admettons au contraire que chacun de ces termes, en
lui-même et pris comme tel, soit de part en part excluant de son
Autre, et seulement cela; on élaborera alors un nouveau type de
relation possible.

« Mais le Positif ou le Négatif étant-en-soi veut dire que le fait d’être


opposé n’est pas simplement un moment ou relèverait encore de la
comparaison, mais au contraire qu’il est la détermination propre des
côtés de l’opposition. Ce n’est donc pas en dehors de la relation à l’Autre
qu’ils sont en soi positif ou négatif, mais ils le sont de sorte que cette
relation —il est vrai, en tant que relation excluante —■ constitue leur
détermination ou leur être-en-soi; de ce fait, ils sont donc en même
temps en et pour soi » (ibid, V, 52g-53o).

Ce nouveau rapport semblera aberrant à l’Entendement,


puisque chaque terme ne s’y pose en son indépendance que
dans la mesure où il est entièrement rapport-à-1’Autre et
renonce donc à tout contenu propre, — puisque chaque terme,
désoi'mais, n’est par soi qu’en supprimant expressément ce qui
le rend, en langage d’Entendement, « identique ». Penser la
contradiction, c’est d’abord poser que cette relation, si
intenable qu’elle soit, n’est pas rien et mérite d’être analysée.

« Si c’est sous le même point de vue que la détermination-réflexive


indépendante contient l’autre — et, par là, est indépendante — et exclut
l’autre, alors cette détermination, dans son indépendance, expulse hors
d’elle l’indépendance qui lui est propre; en effet, celle-ci consiste pour
elle à contenir l’autre détermination et, par là seulement, à n’être pas
relation à un extérieur, — mais (consiste) tout aussi bien
immédiatement à être elle-même et à exclure d’elle la
La négation de la négation 289

détermination pour elle négative. C’est ainsi qu’elle est la contra-


diction » (ibid, La Contradiction, V, 535),

Hegel ne s’est donc pas dit que deux contradictoires


pourraient bien, après tout, se composer comme se composent
une grandeur positive et une grandeur négative. Il a écarté des
présupposés que Kant assumait encore, en décrivant cette
composition. — Revenons maintenant au texte de M. Vuillemin
que nous citions plus haut. On n’entend nullement critiquer
cette analyse ni insinuer qu’elle est fausse. Elle est tout à fait
pertinente, au contraire, si l’on a admis que, pour Hegel, « la
contradiction » est un concept qui faisait défaut au discours «
philosophique » et dont il importait de munir celui-ci. Si, par
contre, on lit Hegel comme s’il travaillait en marge de « la
philosophie », comme s’il ne se souciait que de réviser les
permissions de parler que se donnait celle-ci sans songer à
enrichir ses concepts ni à parfaire ses thèses, on peut voir en la
contradiction autre chose qu’une synthèse abusive et
fantaisiste. Les deux axes de lecture sont possibles (on peut lire
Marlarmé comme on lit Lamartine et Hugo — on peut le lire
autrement). Observons seulement que, si l’on se contente du
premier axe, on devra inévitablement affirmer que le positif,
chez Hegel, est décidément toujours gagnant et que l’objectif est
de corriger la timidité de la Métaphysique classique qui la
portait à écarter et l’opposition réelle et la contradiction. De
Spinoza à la Logik en passant par les Grandeurs négatives, la
voie serait droite et le progrès continu : à son terme, toutes les
formes de la différence, peu à peu réintégrées seraient
résorbées dans un rapport positif. Au terme de ce chemin, Hegel
aurait risqué le suprême tour de force : subordonner, jusque
dans la contradiction, la différence absolue des opposés à leur
unité positive. — Il y a pourtant une ombre à ce tableau : à s’y
fier, on accepte que l’un des aspects de l’opposition (appel
réciproque des opposés) l’emporterait finalement sur l’autre
aspect (la différence). Or, il est gênant de présenter comme
unilatérale en dernière instance la philosophie qui pourchasse
l’unilatéralité en tous ses recoins. Par contre, si la spéculation
ne prétend pas être une nouvelle description de 1’ « Être »
(concept représentatif), elle n’a pas plus à sacrifier la différence
qu’à privilégier l’identité; sa tâche est plutôt de dissoudre la
pensée qui rencontrait ces moments comme des incompatibles
et des inséparables. Ce ne sera donc pas l’identité abstraite et
unilatérale des deux
2go La patience du Concept

termes qui triomphera, mais l’unité ---------- en un sens inédit •—


de leur unité et de leur distinction, quand ces moments sont
enfin rabaissés (herabgesetzt) au rang de moments BS. Cela, il est
malaisé de le comprendre, si l’on persiste à croire qu’il y a une
ontologie hégélienne et que l’absorption de l’ontologie dans la
Logique n’est rien qu’une formule.
3) L’analyse kantienne de l’opposition réelle n’entraîna donc
nul réexamen des catégories ontologiques du Positif et du
Négatif. Kant n’envisageait la contrariété conflictuelle qu’à
l’intérieur de l’Être, du Positif; il n’ébranlait donc nullement la
dichotomie parménidienne, et, même, la réaffirmait avec plus
de force que jamais.

« Une négation transcendantale signifie le non-être en-soi même,


auquel est opposée l’affirmation transcendantale qui est un quelque
chose dont le concept en soi-même exprime déjà un être et qui est donc
nommé réalité (choséité), puisque c’est par elle seulement et aussi loin
qu’elle s’étende que les objets sont quelque chose (des choses), alors que
la négation qui lui est opposée signifie au contraire un simple manque 61.
»

Le maintien de cette séparation absolue bloque tout accès à la


pensée de l’altérité radicale. Certes, l’opposition réelle ne met
plus en scène une simple diversité indifférente et chacun de ses
termes est déterminé par rapport à l’autre; mais, comme chacun
peut aussi bien jouer le rôle du «positif » que du « négatif », il ne
peut s’agir (il ne doit pas s’agir) du Positif-en soi et du
Négatif-en soi. L’écart traditionnel entre ces deux contenus-là
prête si peu à contestation que leur signification ne prête même
pas à examen. Kant l’avoue : les signes + et —, étant dépourvus
de toute signification intrinsèque, perdent leur intérêt
lorsqu’ils ne sont plus employés dans un rapport d’opposition :

« Les grandeurs précédées du signe — ne portent ce signe que pour


marquer l’opposition, en tant qu’elles doivent être prises en commun
avec celles qui sont précédées du signe + ; mais si elles sont liées à celles
qui sont précédées du signe —, il n’y a plus aucune opposition, car
celle-ci est un rapport réciproque qu’on ne peut rencontrer qu’entre les
signes + et — 6B, »

Le « positif » et le « négatif » en eux-mêmes ne sont donc

{a>as différents. Quoi d’étonnant? On les avait taillés dans


même étoffe. Mais ce présupposé n’est-il pas le fait d’une
réflexion extérieure à la chose même?
La négation de la négation 291

« Le positif et le négatif sont la même chose. Cette expression


appartient à la réflexion extérieure, lorsqu’elle établit une comparaison
entre ces deux déterminations. Mais ce n’est pas une comparaison
extérieure qu’il faut établir entre elles, aussi peu qu’entre les autres
catégories; il faut les considérer en elles-mêmes, c’est-à-dire considérer
ce qu’est leur propre Réflexion. Or celle-ci a montré que chacune est
essentiellement le Paraître de soi dans l’Autre et même la Position de soi
comme de l’Autre 60. »

Mais la pensée d’Entendement ne se risque pas jusque- là.


Elle se garde de soumettre la signification des catégories à un
examen dont l’ontologie a justement pour mission de la
dispenser. À quoi bon mettre à l’épreuve les mots « Positif », «
Négatif »? Et d’ailleurs, comment l’entreprendre, puisqu’on
s’obstine à penser à travers le réseau très ancien de
compatibilités et d’incompatibilités qui a donné à ces mots leur
fonction? On se contente donc de cette différence fonctionnelle.
« Positif », « Négatif » sont faits pour s’opposer fermement l’un à
l’autre (als fest einander gegenüber) ; pourquoi irait-on se
demander, par surcroît, ce qu’ils signifient intrinsèquement? Et
pourtant, il en va de même, alors, que de la pseudo-différence de
1’ « Être » et du « Néant » : l’Entendement les tient soi-
gneusement à l’écart, mais qu’on lui demande de justifier ou
même d’énoncer cette différence topique, il en est incapable. «
Ceux qui insistent sur cette différence devraient être sommés
d’indiquer en quoi elle consiste... (la différence) ne consiste
donc pas dans (les significations) mêmes, mais dans un
troisième terme, dans l’opinion (Meinen). Or l’opinion est une
forme du subjectif 67... » Laissons donc de côté Yopinion relative
à ce que doit être le contenu pour être attentif à ce qui est
simplement dit en lui : on verra vite se brouiller la « ferme
opposition » topique. Ce qui ne veut pas dire que les deux
termes, en réalité, se confondaient « en réalité » (laquelle
d’ailleurs? quelle serait cette ultime instance?), mais que la
pensée d’Entendement, se contentait de compenser
l’indétermination des deux contenus prétendument opposés par
la simple postulation... de leur opposition, — les catégories
n’étant rien d’autre pour elle que le rôle qu’elle leur distribue. Il
est impossible d’entrer dans la dialectique, si l’on n’entrevoit
pas la nécessité de rompre avec cette grammaire ontologique —
dont tous s’accommodaient ■— et de prendre en considération
les contenus traditionnels sans tenir compte de la fonction
syntaxique qui leur était impartie. Ces contenus,
292 La patience du Concept

on en usait depuis toujours comme des instruments au point


qu’il en résultait « un manque de familiarité (Unbe- kanntschaft)
avec leur nature 68 ». Qu’on essaie enfin de « faire connaissance »,
qu’on cesse de les tenir pour objets disponibles, aiguilleurs de la
représentation — et l’examen de la signification des mots
bouleversera l’économie traditionnelle des concepts qu’ils
démarquaient. Qu’on explicite le sens au lieu d’imposer la
fonction : sur ce chemin non tracé, on ira de surprise en
surprise. Mais pourquoi les philosophes se sont-ils mis dans le
cas d’être surpris, sinon parce gu’ils n’ont jamais respiré que
l’air raréfié de la Finitude et qu’ils ont dissimulé le mouvement
du sens? Il suffit de suivre celui-ci pour que s’efface
l’antagonisme abstrait des deux termes.

« Même à la réflexion extérieure, il suffit d’une simple considération


pour voir, en premier lieu, que le Positif n’est pas un identique
immédiat, mais en partie un opposé du Négatif et qu’il n’a de signi-
fication que dans ce rapport (nur in dieser Beziehung Bedeutung hat), donc
que le Négatif même est inscrit dans son concept, — en partie, qu’il est
en lui-même la [négation se rapportant à soi du simple être- posé ou du
Négatif, donc qu’il est lui-même la négation absolue en soi. — De même,
le Négatif, qui est opposé au Positif, n’a de sens (hat nur Sinn) que dans
ce rapport à cet Autre qui est le sien; il le contient donc dans son concept.
Mais, en dehors du rapport au Positif, le Négatif a aussi une consistance
propre; il est identique avec soi; ainsi, il est lui-même ce que le Positif
devait être69. »

Chacun des termes n’accomplit son sens que lorsqu’il est


référé à son autre, — mais chacun aussi, considéré en lui- même,
s’auto-expulse du sens « bien connu » qui semblait le spécifier et
accomplit le sens qui semblait être réservé à l’autre. Voici venu
le moment où l’Entendement va perdre pied : on lui demande de
comprendre comme explicitation du sens d’un concept ce qui,
dans sa législation, a toujours ététenupourunemarque
del’inconcevabilité de tout concept. Que chacun des termes ne
puisse avoir de sens que branché sur son opposé, cela,
l’Entendement le concède : cette situation est figurable. Mais
que chacun devienne ce que signifie l’autre, ici commence le
non-figurable, donc l’inconcevable; impossible, ici, de décrire la
différence comme une exclusion, de juxtaposer les
déterminations ou de les faire alterner. L’ « espace » disponible
pour ce paisible voisinage, le « temps » où s’inscrivait
l’alternance, tous ces présupposés géographiques de la
Représentation se dérobent quand le discours du sens même, la
manifesta-
La négation, de la
négation
29
tion du contenu même se substituent au code qui utilise des
concepts supposés doués d’un sens fixe. Être hégélien, c’est
poser que la récusation de ce code n’est nullement le sacrifice
du sens, mais, bien au contraire, la condition de sa libre
circulation. Mais n’allons pas si vite. Mieux vaut comprendre les
résistances qu’oppose ici l’Entendement (le langage de Y
utilisation) à la pensée spéculative (au langage de
l’explicitation). L’opposition, considérée maintenant en
elle-même, ne permet plus d’imaginer l’Autre sous l’aspect
rassurant de 1’ « en-dehors »; elle donne congé à toute
topographie possible de l’altérité. C’est sur cette rupture qu’il
faut mettre l’accent pour se convaincre qu’il ne s’agit pas d’une
thèse plus hardie, mais d’un mode de discours inédit.
Or, cette rupture, le texte qu’on vient de citer la dissimule
encore en partie, car il reste intelligible si l’on juxtapose et
sépare les distinctions qu’il opère. Il demeure transcriptible
dans un langage tel que la réflexion d’Enten- dement garde
l’illusion d’effectuer à son gré le passage d’un pôle à l’autre : «
elle reste Réflexion extérieure qui passe (übergeht) de l’égalité à
l’inégalité ou encore de la relation négative des termes
différents à leur être réfléchi en soi00 ». « D’une part... d’autre
part », « d’un côté... de l’autre », les distinctions représentatives
sont maintenues. Par contre, quand il ne s’agit plus du passage
d’un terme à l’autre ou d’un aspect de la relation à l’autre, ces
points de repère familiers deviennent des obstacles. Aussi la
réflexion séparatrice préfère-t-elle ignorer ce « passage »
insolite qu’elle ne contrôle plus : « la réflexion maintient ces
deux déterminations extérieures l’une à l’autre et ne pense qu’à
elles, mais non au passage (Uebergehen), ce qui est l’essentiel et
contient la contradiction 01 ». Le propre de la spéculation sera,
au contraire, de penser ce passage en lui-même. Entendons : de
le penser sans le travestir en une exclusion réciproque ou en
une alternance, et de façon que le devenir- autre du sens ne soit
pas cependant synonyme d’annulation du sens. C’est seulement
alors qu’on se sera enfin délivré de la signalisation
traditionnelle qui camouflait l’altérité en distance, écart,
exclusion, et interdisait, dès lors, de la penser dans sa
radicalité. — Une fois abolie la frontière du « Positif-en-soi » et
du « Négatif-en-soi », l’opposition réelle, instance encore
représentative, s’efface ainsi devant Y inimaginable
contradiction. Que s’est-il passé, au juste?
394 La patience du Concept

Chacune des déterminations de l’opposition peut être isolée


et considérée pour soi, « comme elles sont en elles- mêmes, en
tant que telles, en tant qu’elles se rapportent uniquement à elles
immédiatement62 ». Cependant la relation qui unit ces
indépendants immédiats n’est pas quelconque : elle est
exclusive. Cela signifie : a) que chaque terme se suffit à lui-même
; b) qu’en tant que tel, il repousse de lui le terme qui est son
négatif. Autrement dit, chacun, tout en s’autoposant et en
récusant tout conditionnement par l’Autre, toute dépendance
envers l’Autre (dépendance que nous appellerons désormais
avec Hegel son être-posé) n’en mentionne pas moins
nécessairement cet Autre impossible à l’auto-position de se
libérer de l’opposition. Dans l’écrit sur la Differenz, c’est ainsi
qu’était exposée la dialectique fichtéenne du Moi et du Non-moi.
Au Non-moi n’appartient nulle positivité, seulement la fonction
négative d'être un opposé. Cette fonction, c’est le Moi qui la lui
assigne et malgré cette assignation nécessaire de l’Autre, le Moi
se pose toujours comme un non-posé; son indépendance n’est
nullement mise en péril par cet « être-conditionné par un Autre
= X ».
« Comme le Non-moi n’exprime que le négatif, un indéterminé, ce
caractère ne lui advient que par une position du Moi. Le Moi se pose
comme non posé; l’opposition en général, la position par le Moi d’un
(quelque chose) absolument indéterminé est elle-même une position du
Moi, Dans ce retournement est affirmée l’immanence du Moi, même
comme intelligence, par rapport à son être-conditionné par un Autre ■==
X 63. »

Toutefois, cette immanence est devenue ambiguë, car


l’auto-position et l’opposition, en fait, se contredisent. Certes,
c’est le Moi qui se pose lui-même comme devant être déterminé
par un Non-moi; mais cela, déjà, suffit, si l’on y réfléchit, à lui
ôter le privilège de l’absoluité qu’on prétendait lui octroyer.
Certes, il semble que l’indépendance du Moi est sans réserve,
puisque sa limitation même est déduite de sa possibilité. Il reste
que le Moi, en posant sa limitation, fait l’aveu qu’il ne peut
s’apparaître à lui-même que sur fond d’altérité. La preuve en
est, notamment, dans l’impuissance où il se trouve à déduire le
contenu de cette réalité opposée et dans l’obligation où il est de
la laisser en
La négation de la négation
29
blanc 04. En fait, il y a alternance indéfinie de deux figures
incompatibles (auto-position, limitation par l’Autre), qui laisse
bien pressentir l’exigence d’une suppression de ces figures
alternantes, mais seulement l’exigence66. Preuve que
l’opposition en apparence stable de tout à l’heure recélait une
contradiction sans cesse resurgissante, —■ contradiction que la
pensée d’Entendement est impuissante à maîtriser, dès qu’elle
ne la camoufle plus, et contre laquelle la spéculation sera seule à
savoir s’immuniser. Identique à soi, chaque terme est exclusif
de l’autre; mais cette exclusion confirme l’autre dans son
indépendance, loin de le résorber. Le moyen, dès lors, d’affirmer
sans réserve l’identité à soi du terme positif? Le concept
hégélien de contradiction (ou d’infinité, dans la Logique d’Iéna)
est destiné à dégager le véritable sens de cette aporie.
Entendons que Hegel ne se soucie pas d’apporter une solution,
de mettre fin à l’alternance, mais de critiquer les présupposés
qui rendaient l’alternance inévitable. Kant et Fichte avaient
rendu au « négatif » une consistance, mais de manière telle que
la « réalité » posée comme négative était si « réelle » qu’elle
demeurait toujours au-delà du Positif, irrécupérable par lui et,
par là, réfutant en fait le rôle qui lui avait été dévolu : « le
non-opposé en soi ». Dans ces conditions, le Moi = Moi, si on
s’astreint à le penser comme pôle de la pure immanence, devient
une promesse non tenue. Mais pourquoi le moment de
l’immanence n’est-il ni conciliable avec le moment de
l’opposition à l’autre ni concevable sans lui?

Cette fatalité qui interdit à l’idéalisme de s’accomplir n’a rien


de mystérieux. En vertu de la doctrine de l’opposition réelle, le
Positif ne peut être reconnu dans sa réalité intrinsèque que
dans l’acte où il pose son opposé.

« Toute détermination est suppression de la réalité absolue, c’est-


à-dire négation. Mais la négation d’un positif n’est pas possible par une
simple privation; elle appelle une opposition réelle... Dans le concept
de position est nécessairement pensé aussi le concept d’une opposition,
donc dans l’aetion de se poser est nécessairement pensée aussi l’action
de poser quelque chose qui soit opposé an Moi » 66.

Aussi le Moi ne saurait-il s’accomplir que dans l’extinction ou


le recueillement en lui (Aufnehmen) de l’Autre, — en
l’occurrence, par le fait que l’opposition Moi-Non-moi
296 La patience du Concept

ne s’explique que pour et dans le Moi. Toutefois, la nécessité de


procéder à cette médiation suffit à invalider la prétention
d’immanence : le Moi doit être également tenu pour être-posé,
dépendant de l’extériorité qu’il a dû susciter, puis vaincre
éphémèrement pour se reconquérir. Et peu importe qu’on le
décrive comme « monde entièrement fermé en soi-même » : cette
« indépendance » est seulement verbale, puisqu’elle est
démentie par l’opération du Moi. La signification propre au
Positif semblait être celle de « non-opposé » : on perçoit
maintenant que cette identité reconduit à une opposition
ineffaçable. En se posant, le Positif révèle qu’il n’est,
intrinsèquement, que le négatif d’un autre. Son fonctionnement
réfute la nature qu’on lui prêtait.
Il en va de même pour le Négatif en-soi, quand on essaie de le
penser dans sa spécificité, « à l’encontre du Positif67 ». Il suffit
d’expliciter la détermination qui le caractérise depuis Platon («
l’opposé en soi », « l’inégal en soi ») pour le faire se muer en ce
cjue signifie son Autre. « Autre », « non-identique » par
définition, il acquiert toutefois une nature à la faveur de cette
définition même. Identique à soi par le fait d’être toujours Autre,
il transgresse à son tour sa détermination initiale; à son tour, il
s’expulse de lui-même, puisqu’il ne demeure lui-même qu’en
1
prenant la forme de ’ « identité » que son rôle est d’exclure. Et
cette nature réfute le fonctionnement qu’on lui prêtait.
« Dans sa réflexion en soi pour être le négatif en et pour soi, identique
avec soi en tant que Négatif, sa détermination est d’être le
non-identique, l’exclusif de l’identité. Cela revient à être identique avec
soi à l’encontre de l’Identité et, par conséquent, à s’exclure soi- même de
soi par sa réflexion excluante 98. »
En un sens, l’opération qui a nom « réflexion en soi »ne porte
pas atteinte à l’indépendance et à la distinction des deux
déterminations : elle ne fait que préciser, pour chacune, la
nature de son être-pour-soi. Mais cette précision subvertit le
sens qu’on leur reconnaissait : le Positif ne reste identique à soi
1
qu’en cessant d’être pensé comme ’ « Identité » et le Négatif
n’était identique à soi qu’en tant qu’il n’était pas P « Altérité ».
« ... de la sorte, leur indépendance est également posée. Mais, en
outre, cette position en fait des êtres-posés. (Les déterminations) vont à
leur ruine (sie richten sich zu Grunde), puisqu’en se déterminant
comme identiques avec soi, elles se déterminent plutôt comme le négatif,
comme un identique avec soi qui est rapport à l’Autre00.»
La négation de la négation
29
La contradiction qui sapait l’idéalisme de Fichte, en tant qu’il
aspirait à être idéalisme absolu, semble donc maintenant
inscrite dans la texture des concepts, imputable à leur structure
même, et non à leur maniement maladroit. Non seulement ’ « 1
indépendance » présumée de chaque concept dissimulait sa
relation essentielle à l’Autre, mais chacun n’acquiert son

J
identité à soi qu’en
>assant entièrement dans son Autre et en ne regagnant de
a sorte, semble-t-il, qu’une « identité » dérisoire et même
aberrante, puisqu’il l’échange contre son état civil. Si l’on
s’arrête à ce premier aspect (le plus spectaculaire) de la
contradiction, on peut résumer ce mouvement de la façon
suivante : « loin de recouvrer son indépendance, chaque
moment, désormais, se pose comme être-posé de fond en
comble, — mieux que dépendant d’un Autre, n’étant
intégralement que le Paraître de son Autre, — bref, se
détruisant purement et simplement comme indépendant ».
C’est sur ce renversement de principe du Même en Autre
et de l’Autre en Même que Hegel, dans la Logique d’Iéna,
projette l’éclairage le plus vif. Vous prétendez penser
l’opposition comme une co-présence de deux moments?
Ce schéma est intenable : l’identité de ces moments, c’est
leur altérité, — leur être-pour-soi, c’est la suppression
de leur être-pour-soi, etc. Ne dites donc plus d’un terme
de l’opposition qu’il est, dites qu’il se supprime.

«... L’opposition ne peut pas en rester à son être, mais son essence est
l’inquiétude absolue de se supprimer. Son être, ce seraient ses membres,
mais ceux-ci ne sont seulement que rapportés l’un à l’autre, c’est-à-dire :
ils ne sont pas pour soi, ils sont seulement comme supprimés; ce qu’ils
sont pour soi, c’est de ne pas être pour soi70. »

Ne vous figurez plus l’opposition comme une figure étant que


vous pourriez opposer à une autre, car l’être que vous lui
accordez ainsi est un être-déterminé, incomplet, c’est-à-dire la
négation de l’être-pour-soi que vous pensiez lui assigner. Ce que
vous prétendiez consolider, vous le faites s’évanouir.

« Si l’on demande un fondement de l’opposition, cette question


présuppose justement la séparation entre le fondement (de quelque
manière qu’on pose celui-ci) et l’opposition; elle les conduit bien tous
deux à une relation, mais à une relation si défectueuse que chacun des
deux est encore également pour soi. Autrement dit : comme tous deux ne
sont ce qu’ils sont qu’en rapport l’un avec l’autre, tous deux déterminés,
ni l’un ni l’autre n’est pour soi-même,
298 La patience du Concept

et la question sur le fondement se supprime d’elle-même, car on


demande quelque chose qui serait en-soi et jpour-soi et qui doit être en
même temps un déterminé, qui ne doit pas être en-soi et pour-soi n. »

Si unilatérale qu’elle risque de devenir, cette présentation


littéralement vertigineuse de la contradiction a le mérite de
faire comprendre pourquoi la critique de Fichte ne doit pas
porter sur l’alternance en elle-même, mais sur le fait que Fichte
n’en ait pas pénétré la raison : l’alternance est sans fin parce
qu’on persiste à penser autoposition et opposition sur le mode de
Vêtre-pour-soi et non sur le mode de l’inquiétude, —- parce qu’on
ignore que l’instabilité des contenus déterminés (finis) est de
droit. — Toutefois, répétons-le : si l’on s’en tenait à ce premier
aspect de la contradiction, on en tirerait seulement cette leçon,
que les contenus déterminés ne sont pas, mais qu’ils se détrui-
sent (zu Grunde gehen) et qu’il faut donc exclure le mot Sein de
notre vocabulaire. Démystification sans doute appréciable,
mais dont l’envergure, à ce stade, n’apparaît pas pleinement.
Disons avec plus de précision, mais trop brièvement : on n’a pas
encore affaire à l’avènement d’un nouveau type de discours,
mais à une (mé)ontologie (qui passera en partie dans la Logique
de l’Essence); si loin que Hegel ait élaboré les concepts
dialectiques dans la /re Logique, il n’a pas encore pris conscience
du registre discursif inédit dans lequel il travaille. Une
confrontation de la Logique d’Iéna et de la Logique n’entre pas
dans notre propos ; mais il serait intéressant de rechercher si la
prédominance à l’époque d’Iéna du langage de 1’ « inquiétude »
et des métaphores du tournoiement et de l’ivresse — dont la
Phénoménologie retient quelques échos fameux — ne sont pas en
rapport avec le fait que le « Concept » ne soit pas encore
entrevu, c’est-à-dire que la dialectique n’ait pas encore trouvé
son centre de gravité 72.
Il serait donc unilatéral d’en rester à un bilan de faillite
ontique, car cette inconsistance des contenus finis est aussi bien
leur retour en soi; c’est en elle que s’annonce leur véritable
indépendance. Imaginativement, il semble sans doute absurde
que la dissolution de quelque chose soit le déploiement de son
sens. C’est pourtant ce que veut suggérer, sur le plan imaginatif,
le paradigme hégélien de l’expression. L’expression est l’exemple
d’une présence inséparable d’une dissolution. Car le flatus vocis
n’est rien que le médiateur éphémère d’une information que je
commu-
La négation de la négation 299
nique à mon interlocuteur. Mais cette perdition de fait est
indispensable pour qu’apparaisse l’idéalité que recélait ma
parole; il faut que ma voix exhibe le néant qu’elle est pour que le
sens de ma parole surgisse de la poussière sonore qui la sertit
un instant.

« Précisément, tel est l’être-là (du Moi qui s’exprime) comme


maintenant conscient de soi, de ne pas être là aussitôt qu’il est là et
d’être là moyennant cette disparition. Cette disparition est donc
elle-même immédiatement son demeurer (Dieu Verschwinden ist
also selbst unmittelbar sein Bleiben13.) »

Indice que le glissement dans l’Autre peut être autre chose


qu’une perdition pure et simple. Cette médiation où sombre
(untergeht) tout entier ce que nous prenions au départ pour un
contenu sagement identique à soi, toujours reconnaissable,
nous dévoile — aussi et surtout •—• la vérité de ce contenu
qu’on avait tort d’estimer « bien-connu ». Le déplacement dans
l’opposé atteste qu’il n’avait toute sa signification que dans
celui-ci. Dès lors, on peut au moins pressentir que le dialecticien
ne fait décidément plus concurrence aux bouffons de
VEuthydème: son objectif n’est plus d’émerveiller les naïfs
(comme il pourrait encore sembler en certaines pages de la
Logique d’Iéna), mais d’induire le sens commun à revenir sur ses
présupposés. Le sens commun ne s’émerveille ou ne se
scandalise que tant qu’il continue de supposer closes, achevées
(fertig) les significations qu’il utilise (justement par le fait qu’il
les utilise). Il apprend maintenant qu’il doit renoncer à cette
opération initiale de fixation, s’il veut penser ces contenus dans
leur indépendance véritable, c’est-à-dire totale (totaliser, en
langage hégélien, c’est d’abord le contraire de stipuler une fois
pour toutes). Car le contenu n’a pas été annulé. Ne disons même
pas (surtout pas) qu’il sombre ici pour refaire ailleurs surface. Il
s’est dissous, ce qui est bien différent et bien plus difficilement
traduisible en métaphores, — mais ce qui bouleverse toute
l’infra-méta- physique de l’altérité, celle que nous avons
survolée au début de ce chapitre. « Une telle négation n’est pas
toute négation, mais la négation de la chose déterminée qui se
dissout, donc une négation déterminée. » « Négation déterminée
» veut dire que la chose n’a pas simplement cédé la place à une
autre, — ce qui la rendrait absente à la manière même dont, tout
à l’heure, elle était présente et rendrait crédible l’image d’un
chassé-croisé. « Négation déterminée »
3oo La patience du Concept l

veut dire que le pivotement de la signification, lorsqu’on


consent à localiser celle-ci, nous oblige à la réinterpréter à un
autre niveau. C’était une idée préconçue et étriquée de ce qu’est
le sens d’un concept qui rendait le passage dans l’Autre
synonyme d’anéantissement :
« D’après ce côté négatif, l’immédiat a sombré dans l’Autre (in dem
Andern untergegangen), mais l’Autre, essentiellement, n’est pas le
négatif vide, le néant dans lequel on voit habituellement le résultat de la
dialectique; il est l’Autre du premier, le négatif de l’immédiat; il est
donc déterminé comme le médié, il contient en général la détermination
du premier en lui. Le premier est donc essentiellement aussi conservé et
maintenu dans l’Autre 74. »
Aurait-on enfin retrouvé la condition sous laquelle Héraclite
cesse d’être paradoxal? Le concept montre maintenant qu’il
n’est rien que l’Autre de son Autre. En approfondissant la
relation d’exclusion (« l’un n’est posé que pour autant que
l’autre ne l’est pas, l’un ne monte que dans la mesure où l’autre
descend »), la dialectique cesse de voir en l’Autre la simple
marque de l’incomplétude du contenu. C’est mon Autre, mon
contraire qui m’annonce la nullité de ce que je croyais «être » et
la vérité de ce que je suis totalement. A la surface de ce miroir,
je ne « suis » plus rien (V erschwinden) et je demeure enfin en
totalité (Bleiben) : c’est le moment où les deux sens d’Aufhebung
(suppression/conservation) se rejoignent. — Analysons cela de
plus près.
On a vu jusqu’ici que le contenu déterminé, en s’abîmant dans
son Autre, abdiquait toute indépendance immédiate pour ne
garder qu’une « indépendance » à première vue paradoxale,
puisqu’elle consiste à se reconnaître comme intégralement
conditionnée par l’Autre, de fond en comble « être-posé ». Mais,
au point où nous en sommes, que veut encore dire ; être-posé P
Primitivement, le mot signifiait que la détermination était
essentiellement dépendante d’une détermination étrangère qui
la jouxtait, sur le même plan. Et cette définition ne déconcerte
pas encore la pensée d’Entendement. Mais c’est justement là le
signe qu’à s’en satisfaire, on continue de prendre au sérieux le
langage de l’Être (celui de la métaphysique et de la ire partie de
la Logih) et qu’on ne conçoit la négation que comme un
instrument de répartition des contenus extérieurs les uns aux
autres, — l’envers de la determinatio entendue comme
1
délimitation. Par contre, si ’ « être-posé » ne désigne plus
l’immédiat limité par autre chose, ' mais l’immédiat
La négation de la négation 3oi

perdu corps et biens dans son Autre, pourquoi insister


unilatéralement sur le moment de la disparition, de l'effacement
dans l’Autre? En perdant son état civil factice, le contenu gagne
toute son envergure ; en laissant se déployer son
être-conditionné et en se retrouvant dans l’opposé qui le
conditionnait, le terme de départ supprime cela même qui le
conditionnait. L’identité à soi primitive est sans doute perdue,
mais en même temps la limitation par l’Autre, qui en était
inséparable. Désormais, on ne pense plus l’Autre comme
désignant l’extérieur, l’en-dehors. Devenir son Autre, ce n’est
pas quitter sa place, mais « se rassembler avec soi-même » (mit
sich selbst zusammengehen) ; perdre sa limitation, c’est se
totaliser.
Défions-nous toutefois de ces formules. Isolées, elles semblent
exprimer un optimisme paradoxal, alors que la dialectique
consiste à bannir tout soupçon de prestidigi- gation. Elles
semblent témoigner d’une volonté arrêtée de récupération à
n’importe quel prix : le « séjour auprès du négatif » ne serait
qu’une épreuve rapidement surmontée; le merveilleux avec la
dialectique est qu’on en serait toujours quitte pour la peur.
« Hegel a assez insisté sur le sérieux du négatif, sur la mort et sur la
guerre. Mais il reste que, pour lui, tout a un sens et, si l’on ose dire, que
tout s’arrange... S’il y a un dernier mot, c’est bien à l’identité qu’il
appartient. Certes, l’identité n’est pas l’égalité pure et simple, et c’est en
cela que Hegel renouvelle Spinoza : elle est médiation, mais cette
médiation qui nie les termes comme immédiats est elle-même comme un
immédiat 7B. »
« Comme un immédiat », sans doute. Mais cet « immédiat »
restauré n’est-il pas seulement homonyme à l’immédiat initial?
Sans doute, il y a toujours gain de sens, mais cette image
n’indique pas en quelle monnaie, au juste, il est assuré : en celle
dont le mouvement des déterminations finies vient de montrer
la non-valeur ou en une autre? Il y a toujours du sens, bien sûr,
et plus riche qu’on ne l’imaginait, — mais à condition d’ajouter
qu’on ne savait pas jusque-là ce qu’était le sens et que la
dialectique n’est donc pas un élargissement, mais une critique
radicale de la pensée d’Entendement. Elle n’extirpe pas les
stipulations fixatrices de celle-ci pour leur en substituer
d’autres, plus savantes, mais pour nous conduire à reconnaître
que le sens n’est pas à la mesure d’un ensemble de stipulations.
Bref, il s’agit d’une mutation de la nature même du Logos. Mais
comment y serait-on attentif si l’on persiste
3O2 La patience du Concept
;
à imaginer la dialectique comme une construction plus
ingénieuse des mêmes concepts finis, un moyen de passer
autrement d’un contenu à un autre, — comme si la figure même
du passage (Uebergehen) n’était pas la forme encore adultérée
1
que prend la dialectique sur le plan de ’ “ Être 70 ”? » C’est alors
que s’imposera l’image d’un jeu où je finis toujours par
retrouver ma mise, et au-delà. Ce qui revient à commettre, sous
une autre forme, le contresens contre lequel Hegel nous met en
garde à propos de Spinoza : on est à tel point fasciné par le Fini,
dit-il, qu’on comprend irrésistiblement le spinozisme comme s’il
avait ravalé Dieu au rang des choses finies. Or ne lit-on pas
souvent Hegel comme s’il n’avait fait que substituer au
découpage des contenus qu’opère la Finitude un autre
découpage, seulement plus adroit ou plus malhonnête? Comme
si le mouvement dialectique se déployait dans un espace à
autant de dimensions que la réflexion d’Entendement 77. Mais
qu’on s’efforce de briser pour de bon les présupposés de
l’Entendement au lieu d’y intégrer la dialectique tant bien que
mal, et 1’ « optimisme » hégélien nous semblera surtout
l’occasion de repenser ce qu’est l’optimisme, Car il n’est pas vrai
qu’on retrouve ailleurs ce que la dialectique a frappé de nullité :
c’est pour de bon qu’on renonce à sa subjectivité et pour de bon
qu’on meurt. Comme la signification totalisante n’apparaît
qu’au prix de ce sacrifice, elle n’a plus rien de commun avec la
pseudosignification que la pensée finie baptisait du même nom.
Ce qu’on nomme maintenant « le Soi véritable » est la
renonciation effective (in der Tat und Wirklichkeit) au Moi
singulier78; l’immédiat qu’a dissous la dialectique n’était que la
caricature de F « immédiat » (si on veut l’appeler ainsi) qui
résulte de la médiation avec soi.

« C’est plutôt le troisième moment qui est l’immédiat, mais par la


suppression de la médiation, — le simple, mais par la suppression de la
différence, — le positif par la suppression du négatif, ■— le concept qui
se réalise par l’être-autre et qui, rassemblé avec soi du fait de la
suppression de cette réalité, a rétabli sa réalité absolue, son rapport
simple à soi. Ce résultat est donc la vérité. Il est aussi bien
immédiateté que médiation 7B. »

Les significations sont donc bien « conservées »; mais à quel


titre? Si l’Absolu est toujours nommé « Dieu », ce n’est plus
qu’une façon de parler au regard de la tradition : la Création
n’est plus qu’une allégorie, la transcendance
La négation de la négation 3o3

divine une des étapes de la parousia. Le « Sujet » atteint bien sa


pleine envergure, mais le Cogito n’en est plus qu’un moment
éphémère. Ainsi la prétendue extension des significations les
détruit autant qu’elle les purifie : la « subjectivité », traduite en
cette nouvelle langue, n’est plus reconnaissable, et le Dieu des
croyants s’est réduit à une figure idéologique. Certes, grâce à la
dialectique, « nous nous y retrouvons toujours », au sens
économique et trivial de l’expression, mais nous ne retrouvons
plus rien des concepts familiers, et ceci est à souligner autant
que cela. Partout, « la réminiscence de l’objet nommé baigne
dans une neuve atmosphère 80». La pensée qui se mouvait dans
les significations « bien connues » ne gagne donc jamais rien au
change, sinon de pouvoir mesurer combien étaient dérisoires
les requisits et les exigences de la Fini- tude.
« Gain », « métamorphose », que valent encore ces images, là
où nous avons perdu le droit d’imaginer des étants dispersés,
séparés par un intervalle ou se succédant l’un à l’autre? La «
métamorphose » est un parcours d’étapes : quel sens garde le
mot, là où l’idée d’altérité ne doit plus suggérer l’image d’une
distance à franchir? Qu’une détermination se perde dans son
Autre, cela ne veut plus dire qu’un procès de connaissance (ou
qu’une méthode) la déporte ou la retrouve ailleurs, mais qu’elle
se redéfinit sur un autre palier. La « médiation avec l’Autre »
désignait jusqu’ici la nécessité pour un contenu donné de
recourir à autre chose pour être déterminé; l’expression désigne
maintenant la réalisation de soi (entendons : du Soi que
camouflait ce contenu donné) dans son opposé. Comme il ne
s’agit plus d’une nouvelle stratégie de la connaissance, mais
a’un remaniement de la nature des significations, le moment du
rapport de soi à soi (indépendance) et le moment du rapport à
l’Autre (médiation ou être-posé) cessent d’être des côtés
distincts et successifs 81. Dès lors, il revient au même d’écrire
que l’immédiat s’est détruit (zugrunde gehen) ou que l’immédiat
de tout à l’heure, en se rassemblant avec soi (avec ce dont il
était arbitrairement disjoint), s’est retrouvé en sa vérité (zum
Grunde gehen). Il est vrai que ces formules devraient passer
pour féeriques si l’on continuait de penser l’altérité en termes
d’ontologie traditionnelle. Il est vrai que la «
suppression/conservation » ne serait qu’un tour de bateleur, si
l’on continuait de ne concevoir la différence que sur le modèle
de 1’ « en-dehors » (Auseinandersein) et si les opposés
demeuraient pour nous
3o4 La patience du Concept

des étants. Aussi sera-t-on attentif à la fréquence des


métaphores du naufrage et de l’engloutissement (zugrunde
gehen, blinder Untergang im Anderssein) : elles nous délivrent
des métaphores spatialisantes et localisatriees que Hegel
critique avec insistance au début de la Logique de l'Essence 82. —
L’admirable est qu’on ait pu juger de la dialectique comme si
elle contournait ou prétendait contourner des difficultés dont,
en réalité, elle dénonce la vanité et le caractère arbitraire : « le «
rassemblement-avec- soi dans l’Autre » ne veut pas dire que
l’obstacle de l’altérité ait été surmonté, mais qu’il n’y avait
d’altérité insurmontable que parce qu’on l’avait conçue comme
extériorité, au-delà. L’allure fantastique qu’on prête à la
dialectique vient donc uniquement de ce qu’on la prend pour un
récit qui, tout en acceptant les règles de notre logique, voudrait
cependant nous convaincre que Callias est à la fois assis et
debout, alors que la dialectique est justement le refus des règles
qui monopolisaient le jeu du sens. N’allons donc pas croire que,
pour elle, il y aurait toujours du sens, qu’il suffirait d’un peu
plus d’audace ou de rouerie pour rendre le chaos intelligible et
rassurant l’absurde, — mais plutôt que le sens relativement
auquel on assignait le chaos ou l’absurde aurait pu être
prématurément codifié. Ne disons pas non plus que le négatif
sera immanquablement résorbé, car il ne s’agit nullement de le
décrire de façon plus optimiste, mais de l’écrire ou de le parler
autrement (« Il leur faudrait un nouveau langage... »). Bref, la
dialectique ne semble garantir le sens à l’avance que si on
l’investit en une doctrine; mais, en tant que machine de langage,
elle se contente de rendre certains partis pris ontologiques
responsables du non-sens hâtivement présumé. Et, dès lors, où
est la magie? Où est le désir d’émerveiller qu’on lui prête et
l’agaçante certitude où elle serait d’en savoir plus long? Si «
l’altérité » qu’elle élabore est telle qu’il ny a plus « d’autre à
l'encontre d’un Autre83 », de deux choses l’une : ou bien « le
nouveau langage » est délirant ou bien la conscience finie parle
un langage dont elle n’aperçoit pas la partialité. Ainsi, en se
posant désespérément contre ce qui la limite, c’est la
signification d’ « elle-même » qu’elle pourrait fuir, et non son
intégrité qu’elle préserverait, comme elle le croit. En
s’impatientant contre sa limitation, elle refuserait seulement de
reconnaître que la limite est une fausse frontière 84. En désirant
transgresser cette limite et s’annexer l’Autre (conscience
désirante), elle ne ferait que laisser intacte la vieille struc-
La négation de la négation 3o5

ture d’altérité (et payer cela de la nécessité d’un recom-


mencement incessant86). On pourrait interpréter les choses
ainsi... Et la meilleure propédeutique à la dialectique
consisterait peut-être alors à démonter systématiquement les
comportements de la Finitude, à faire ressortir ce qu’ils ont de
futile quand on les parle autrement, — à montrer que le sérieux
qu’on donne aux angoisses religieuses, aux scrupules affectifs,
aux tabous sexuels provient de notre incapacité à user du «
nouveau langage », qu’il suffit du glissement d’un concept pour
nous guérir d’un remords ou d’un amour. Mais, tant que nous
vivons en un discours — celui de la Finitude — qui s’occulte
comme discours pour mieux nous donner la prétention d’être en
prise sur le « concret », comment se faire de la dialectique une
autre idée que celle d’un jargon pédant qui décrirait les mêmes
expériences et dirait le même immédiat. La dialectique,
pourtant, n’entend pas remporter des victoires sur le terrain où
la pensée finie perd ses batailles ni intégrer naïvement le «
négatif » ni glorifier l’insupportable. Elle ne prétend pas que le
négatif était plus accommodant qu’on n’avait cru, mais
simplement qu’il n’était pas ce qu’on disait.
Au lieu de commencer — comme dans l’ancien champ de
parole — par donner à tout contenu une indépendance
définitive, on l’explicite comme étant intégralement être-
par-un-autre (être-posé) jusqu’à n’être que dans-son-Autre.
Mais, de ce fait, cet être-par-un-Autre perd son sens primitif
(aliénant) puisque la structure d’altérité est par là même abolie.
Il y a là comme deux moments en soi indiscernables qu’on
distinguera seulement pour plus de commodité, comme le fait
Hegel à la fin de la Logik, — quitte à tenir alors « la forme de la
méthode » pour quaternaire et non plus pour ternaire 89. Les
stades sont les suivants :
i) immédiat ;
2} exténuation de l’immédiat qui glisse en son opposé —
première négation;
3) suppression de cette aliénation du fait de la totale
coïncidence avec l’opposé;
4) rétablissement de l’immédiateté à un autre niveau par la
médiation avec soi ainsi opérée.
Du second au troisième stade, c’est-à-dire de la première à la
seconde négation, nulle pause, tout juste un correctif.
L’immédiat ne s’était pas perdu absolument en tant que
contenu, comme on pouvait le penser tant qu’on réduisait tout
contenu à une présence immuable dans 1’ « Être ».
3o6 La patience du Concept

Il s’était seulement « dépouillé » (entgekleidet) de la forme de


l’immédiateté, celle qui marque le fini du sceau de l’absolu 87. Il
s’est donc montré comme médiatisé et, dans ce mouvement, a
rencontré pour de bon 1’ « indépendance » qu’on lui avait
seulement reconnue trop tôt (moment de la seconde négation).
C’est l’avènement du spéculatif proprement dit, entendu comme
rationnel positif, — si l’on tient à réserver le mot « dialectique » à
la « Raison négative 88 ».

« La dialectique est plutôt la véritable nature des déterminations de


l’Entendement, des choses et du Fini en général. La Réflexion est bien
d’abord la transgression des déterminations isolées et elle instaure
entre elles un rapport tel qu’elles sont mises en relation tout en
conservant leur valeur isolée. La dialectique, au contraire, est cette
transgression immanente, dans laquelle l’unilatéralité et la limitation
des déterminations d’Entendement se donne pour ce qu’elle est, à savoir
pour leur négation. Tout Fini consiste en cela, à se supprimer. La
dialectique forme donc l’âme motrice du progrès scientifique ; il est le
principe grâce auquel seulement l’enchaînement immanent et la
nécessité deviennent le contenu de la Science, — de même qu’il contient
la véritable élévation non extérieure au- dessus du Fini 80. »

Lorsqu’on interprète le Savoir absolu comme le couron-


nement de la métaphysique et qu’on lui reproche de laisser en
dehors de lui une zone de non-sens, un négatif irréductible qu’il
ignorerait superbement, est-on sûr de ne pas accorder encore à
certaines significations une « valeur isolée »? De la sorte, on
comprend la dialectique comme une autre ontologie, une autre
expérience de l’Être — et la négativité devient tout
naturellement une réappropriation laborieuse, mais toujours
réussie. — Mais, après tout, où est le lieu de cette réussite? en
quel endroit du parcours nous donne-t-on le droit de faire enfin
halte en une signification isolée qui le totaliserait? Prenons par
exemple l’Infini : il est, sans doute, la disparition du Fini, le «
vide » où celui-ci s’engouffre.

« Ce qui, en vérité, est posé dans l’infini, est donc qu’il est le vide dans
lequel tout se supprime... »

Mais en est-on quitte avec l’Infini pour l’avoir nommé « vide


»? Cet aspect du concept doit aussitôt être remis en circulation,
à nouveau jouer le rôle d’un terme unilatéral qui tire son sens
de l’opposition mouvante dont il est un des membres :
La négation de la négation
30
« ... et ce vide, par là même, est en même temps un opposé ou un
membre de ce qui est supprimé, le rapport de l’Un et du Multiple, mais
qui s’oppose lui-même au non-rapport de l’Un et du Multiple et qui,
cependant, à partir de cette opposition, dans une instabilité absolue, est
recueilli dans la simplicité et qui est seulement posé comme ce recueilli,
ce réfléchi; ou encore qui est l’infini 90. »

Le jeu ne s’arrête donc pas, aucune description n’est


privilégiée, aucun mouvement ne s’achève dans un nom qui en
résumerait le cours. Incessante victoire du sens, tant qu’on
voudra; mais aussi avènement de la notion de « sens » la plus
déconcertante qui soit. Étrange « couronnement de la
métaphysique », en effet, qu’un discours qui ne cesse de
dénoncer comme partiale la thèse qu’il vient, semblait-il, de
poser, — qui préfère au point final le correctif qui remet en
question la phrase entière. Étrange « dogmatisme » que celui-là,
interdisant au lecteur de jamais se reposer en un point fixe et le
déportant toujours plus loin. S’agit-il bien alors d’un travail
économique, d’une besogneuse thésaurisation du sens? Ou
plutôt, s’agit-il bien de nous conduire à un sens tel que nous
l’attendions, tel que pourrait l’imaginer celui qui pense à
travers les oppositions et les différences que lui a léguées la
métaphysique? Pour décrire purement et simplement le Savoir
absolu comme un système de sécurité, peut-être faut-il
demeurer insensible à ce fait que l’unique travail de la
dialectique, après tout, est de faire sauter une à une les
abstractions par rapport auxquelles (si l’on s’y accroche) la
négativité prend figure de thèse aberrante. En fait, on ne nous
demande pas de donner un coup de pouce, mais de reconsidérer
à chaque pas notre ancienne grammaire (en l’occurrence, celle
qu’on acceptait grosso modo dans les années 1800 pour parler
sur le Fini et l’Infini, Dieu et le monde, etc.). On ne nous promet
donc pas, au prix d’une ontologie plus souple, un sens plus
satisfaisant. Le lecteur non prévenu, que voit-il d’autre, sinon
s’effriter le sens « bien connu » des mots? Mais où et quand
surgit à ses yeux l’autre sens, celui qui, paraît-il, devrait
compenser finalement ce sacrifice de pure forme? « Être » et «
Néant », écrit par exemple Hegel, ont disparu en tant que ces
abstractions qu’on posait tout à l’heure comme différentes l’une
de l’autre : « ils sont dès lors quelque chose d’autre » (und sind
nun etwas Anderes). Est-ce à dire qu’une figure aurait chassé
l’autre, que « l’unité » des deux concepts aurait remplacé leur «
différence »? Non. Ce « quelque chose d’autre » qui advient
3o8 La patience du Concept

ne fait que sanctionner l’abstraction de la différence à laquelle


on s’était fié tout à l’heure. Il n’y a pas eu de déplacement, de
changement de décor : simplement, nous n’avons plus le droit de
dire que « Être » diffère de « Néant » et le progrès ou
l’enrichissement du sens n’est rien d’autre que cette
renonciation à un code superflu.

IV

Et pourtant, même au point où nous sommes parvenus de la


dissolution de la Finitude, la négativité ne nous apparaît-elle
pas encore comme une notion quasi magique? C est qu’à trop la
présenter comme le signe d’une mutation dans la conception
même du discours, on finirait par perdre de vue en quoi elle
prend essor dans le discours naïf qu’elle a relativisé; on finirait
par oublier qu’elle s’offrit aussi, à l’origine, comme la seule
solution possible des apories dans lesquelles se débattent les «
philosophies du Sujet » lorsqu’elles prétendent présenter
l’Aboslu. Il ne servirait à rien, nous l’avons déjà dit, de se
contenter d’une description technique de la négativité qui, en
omettant son caractère de révolution discursive, porterait à n’y
voir qu’une simple trouvaille ontologique. Mais, d’autre part, ce
passage à un nouveau type de discours et de Méthode n’est pas
né de la fantaisie de l’auteur. Pourquoi s’imposait-il?
C’est la lecture de Fichte qui indique à Hegel le point de
départ qu’il importe d’éviter et le préjugé qu’il importe de
déraciner, si l’on veut que la « construction de l’Absolu » ne
demeure pas à l’état de projet toujours en instance. La Doctrine
de la Science, Hegel commence à l’étudier en 1795 (cf. lettre à
Sehelling du 16 avril 1795). Mais c’est en 1801 qu’il semble en
tirer le bénéfice et dépasser très soudainement les conclusions
auxquelles il butait encore en 1800, dans le Systemfragment. La
pensée, écrivait-il alors, puisqu’elle implique l’opposition entre
la pensée et la non-pensée, ne peut tout au plus que montrer « la
finitude des choses finies »; la philosophie, par conséquent, doit
« s'arrêter devant la Religion 91 ». Pourquoi cet « arrêt »? Parce
que la Réflexion d’Entendement, pense alors Hegel, est le seul
instrument dont dispose la philosophie et qu’elle déforme
nécessairement les (futures) propositions spéculatives. Si je dis,
par exemple, que « la Vie est l’union de
La négation de la négation
30
l’union et de la non-union », l’expression est maladroite et même
inintelligible. En effet, pour la Réflexion,

« dès qu’un terme est posé, on peut toujours montrer qu’un autre
terme est par là même non posé, exclu. Or il faut arrêter une fois pour
toutes ce chassé-croisé interminable d’une expression à l’autre en
faisant remarquer que ce qui, par exemple, a été désigné plus haut par
l’expression union de la synthèse et de Vantithèse n’est pas un
produit de la Réflexion, de l’Entendement; au contraire, sa seule
caractéristique aux yeux de la Réflexion est précisément d’être en
dehors de la Réflexion 62. »

« Il me faudrait une expression, ajoute Hegel, pour dire que la


vie est union de l’union et de la non-union. » Mais cette
expression, à quoi bon la rechercher, si l’on a décidé d’avance
que la Réflexion ne peut poser un terme sans en exclure un
autre, — que seul l’Entendement a droit à la parole? La seule
issue, dès lors, est religieuse, c’est- à-dire non-discursive. Telle
est la conclusion, à l’époque. — Dernière hésitation,
semblerait-il, au seuil du « rationalisme » de la maturité, comme
si Hegel ne se résignait pas encore à rendre à la Raison sa
juridiction souveraine et à retomber, comme l’assure
Landgrebe, « sous l’envoûtement de la tradition métaphysique,
alors que dans les écrits de jeunesse il était sur le point d’y
échapper 9S... ». Gardons-nous pourtant de cette imagerie. Que
Hegel ait un jour regagné le giron de la Ratio traditionnelle, peu
nous importe ici. Mais beaucoup, par contre, de comprendre
pourquoi il va songer à remettre en question l’étendue du
champ discursif, peut-être trop étroitement et prématurément
limitée au bénéfice de la Religion. La question qu’on posera à
partir de ces lignes est donc celle-ci : alors que Hegel, dans ce
texte, tient encore pour impensable qu’il y ait un autre discours
que celui de l’Entendement, pourquoi va-t-il sous peu réviser sa
position? Quelle critique de cette limitation de la Réflexion à T
Entendement va le contraindre à changer d’attitude? Il nous
semble que le préjugé qu’il décèle dans cette limitation est
celui-là même qu’il discerne en même temps dans les «
philosophies du Sujet ».

Replaçons-nous au point de départ de la genèse fichtéenne.


L’acte inconditionnel par lequel le Moi se pose par lui-même
pour lui-même n’est pas libre de tout présup-
3io La patience du Concept

fui, écrit Hegel, le Moi ne l’a pas abstrait spéculativement,


>osé. « En faisant abstraction de ce qui est étranger en

c’est-à-dire il ne l’a pas nié 94. » « Nier », pour lui, ce ne


peut être que poser l’Autre « comme un moins », et il en va
de même de toutes les négations-déterminations qu’on peut
effectuer dans l’Être. Le doute cartésien fut le modèle
de ces négations exclusives par lesquelles les philosophies
du Sujet pensent rendre radical leur point de départ.
Toutes déterminent le Moi par l’intermédiaire de ce qu’il
n’est pas, — mais de ce qu’il n’est pas dans l’immédiat 6fS.
« Je ne suis point cet assemblage de membres que l’on
appelle le corps humain, je ne suis point un air délié et
pénétrant répandu dans tous ses membres... » Au moins,
le point de départ que Descartes déterminait ainsi ne se
donnait pas pour l’Absolu. N’importe, le pli était pris.
Déjà le philosophe faisait de la négation-détermination
le révélateur du Premier Principe; déjà, il avouait combien
il cédait au prestige de 1’ « Être », car c’est seulement en
T « Être » que cette forme de la négation est la seule conce-
vable. Ici commence l’inconséquence des philosophies du
Sujet : elles supposent qu’un étant déterminé peut, en
tant que tel, faire office de commencement radical. Retenues
au niveau de l’étant, incapables de voir au-delà de la
négation unilatérale qui en est spécifique, toutes sont donc
des « dogmatismes »; toutes pensent les significations
dans des contenus finis qui les déforment, restreignant par
exemple le Selbst au Ich, le Sujet à la conscience de soi96.
Or Fichte est l’aboutissement de cette tradition : pourquoi
tenir pour absolue, comme il le fait, « une chose incom-
plète... reconnue comme partielle et déficiente », sinon
parce que « cette partie jouit d’une certitude et d’une vérité
empiriques » et qu’ « à la vérité absolue de la Totalité est
préférée cette vérité empirique97? » Du même coup, la
genèse fichtéenne n’a pas de chances de parvenir à son
terme : elle donne pour inconditionné un principe en fait
déterminé et conditionné et, comme elle doit reconnaître
ce conditionnement, fait de la nécessité de l’éliminer
le moteur de la genèse. Or est-il inévitable de tenir ce
conditionnement pour acquis? Si oui, il faut se résigner à
ce qu’il ne soit jamais résorbé :

« En tant qu’il est limité par le Non-moi, le Moi est fini; mais, en
lui-même, et, tant qu’il est posé par sa propre activité absolue, il est
infini. Il faut donc concilier en lui le fini et l’infini. Or une pareille
conciliation est, en-soi, chose impossible 98. »
La négation de la négation 3II

Mais cette disjonction, ainsi loyalement reconnue par Fichte,


entre l’idéalité du Moi absolu et la réalité du Moi fini engendre
un déplacement continuel des significations. Tantôt — comme
l’a montré M. Guéroult09 — c’est l’Absolu qui rend compte de la
finitude; tantôt c’est la finitude qui déborde le Pour-soi, l’Absolu
qui retombe dans le limité, et « la genèse est illusoire ». Fichte
remarque sans doute que le Moi n’est jamais en même temps et
dans le même sens fini et infini :

« En un sens, le Moi devrait être posé comme infini, en un autre


comme fini. S’il était posé en un seul et même sens comme infini et
comme fini, alors la contradiction serait insoluble; le Moi ne serait pas
un, mais deux 10°. »

Piètre avantage pourtant, juge Hegel, que de parvenir à


éviter cette contradiction, puisque la Doctrine de la Science n’en
demeure pas moins incapable de clôture. A quoi sert d’éviter la
contradiction dans le jeu des concepts, si tout le système est là
pour attester qu’il y a eu au moins inconséquence — et peut-être
même, en un autre sens, contradiction — dans le projet? Dans
cette voie, l’observateur critique en viendra même à se
demander si l’exigence classique de non-contradiction ne doit
pas être réexaminée plutôt que satisfaite inconditionnellement
pour que l’idéalisme devienne en fait et enfin la philosophie de
l’Absolu. Il se pourrait, en effet, que la non-contradiction in
terminis ait été payée par la contradiction entre l’intention et
l’acte, le dire et le faire. Entendons ; entre la pétition d’absoluité
du Moi, d’une part — d’autre part, le maintien de la structure
d’opposition réelle. Car c’est l’opposition réelle, c’est-à-dire
l’intrication de la position et de l’opposition, qui d’emblée rend
fallacieux tout espoir d’assigner l’inconditionné. Pour le
comprendre, suivons l’analyse que donne Hegel, dans la
Différent, du système de Fichte.
Pour que la synthèse des deux premiers Principes fût «
complète » (vollstândige) et leur unification satisfaisante, il
faudrait, selon Fichte, que l’opposition ne fût pas réelle, mais «
idéelle ». Qu’est-ce à dire? Prenons comme exemple un épisode
3
de l’exposé du e Principe dans la Doctrine de la science. En tant
qu’opposé au Moi, le Non-moi le supprime (moment A I). Pour
que l’identité du Moi — exigence suprême — soit rendue
compatible avec le Non-moi, il faut donc que le Non-moi soit
posé dans le Moi et que celui-ci n’y soit pas posé. Mais comme le
Non-
312 La patience du Concept

moi, alors, ne trouverait plus rien en face de lui, c’est le rapport


d’opposition qui disparaîtrait : qu’est-ce qu’un opposé sans ce à
quoi il s’oppose 101? Il en ressort que le Moi doit donc être posé
également dans le Moi. Mais, de ce fait, on retombe sur la
contradiction (A I) qu’on croyait avoir esquivée : les opposés en
présence se suppriment l’un l’autre. On ne peut éviter cela qu’en
ne les concevant plus comme des opposés réels (moment À 2).
Mais, en ce cas, observe Hegel, si le Moi ne pouvait « rien
s’opposer, dans ce cas non plus, il ne serait pas un Moi; il ne
serait rien 102 ». Pour surmonter ce dilemme, il faudrait que
l’opposition fût intégralement posée par le Moi, au lieu que
celui-ci en fasse partie, — ou encore : que les opposés ne soient
que des produits idéels de la réflexion.

« De l’idéalité des facteurs opposés, il résulte qu’ils ne sont rien que


dans l’activité synthétique, que celle-ci seule pose leur être-opposé et
cette idéalité même, et que la construction philosophique n’a employé
leur opposition que pour rendre compréhensible le pouvoir synthétique
103. »

Mais il n’en va pas ainsi, en fin de compte, dans le système de


Fichte : les « activités opposées » n’y sont pas tenues pour des «
facteurs idéels ». Le Ier Principe (Moi = Moi) exprime une
activité absolue, et le Non-moi est un terme « absolument opposé
». Or l’identité absolue, que Fichte a en vue, supposerait
l’idéalité de ces facteurs... Ainsi, « la spéculation du système
exige la suppression des opposés, mais le système lui-même ne
les supprime pas 104 ». Bref, tout projet d’unification devient
chimérique, si l’on part de termes opposés dans l’absolu.
Cela signifie-t-il que l’opposition réelle en elle-même est
incompatible avec l’accomplissement du projet idéaliste? S’il en
était ainsi, il faudrait choisir : ou bien laisser de côté
l’opposition réelle et cesser de penser la position sur fond
d’opposition (ou de limitation) — ou bien renoncer à l’idéalisme
absolu, prendre conscience que le 2e Principe est en fait un
second commencement inconditionné et que le Moi qu’on
donnait pour « absolu » ne peut poser le Non-moi sans perdre
son absoluité. Or Fichte, en fin de compte, ne critique pas la
validité de ce dilemme : il s’efforce seulement de le contourner,
s’engageant ainsi dans une tâche interminable, présentant tour
à tour le ier Principe comme inconditionné, puis comme
conditionné. Et cela, il est vrai, est inévitable tant qu’on se
représente
La négation de la négation 313

l’opposition réelle comme une relation de deux « réalités »


absolument séparées, dont les effets se suppriment. Pour Hegel,
tout le sort de l’idéalisme absolu se joue autour de cette
interprétation de l’opposition réelle : celle-ci va-t-elle de soi ou
ne repose-t-elle pas, au contraire, sur un préjugé jusqu’ici
inaperçu? Cette « abstraction par laquelle la Réflexion isole ses
opposés » faisait aussi peu question dans la Critique de la raison
pure que dans la Doctrine de la science. Et c’est pourquoi Kant
tenait l’idéalité transcendantale comme l’unique solution
possible des Antinomies : si le monde était donné comme une
chose-en-soi, le Fini et l’Infini, déterminations fixes, seraient
incompatibles, de sorte qu’il faudrait choisir et que le monde fût
ou l’un ou l’autre... N’y aurait-il pas, pense Hegel, une solution
moins coûteuse qui consisterait seulement à ne plus présup-
poser l’immutabilité de ces déterminations, elles-mêmes, après
tout, finies?
« La vraie solution (des Antinomies) ne peut être que la suivante :
deux déterminations, en tant qu’elles sont opposées et nécessaires à un
seul et même concept, ne doivent pas valoir dans leur unilatéralité,
chacune pour soi, mais elles n’ont leur vérité que dans leur
être-supprimé, dans l’unité de leur concept1#B. »
Ce n’est donc pas l’opposition réelle en elle-même qui fait
l’obstacle à l’identification absolue des opposés, mais
l’interprétation falsifiante dont la pensée d’Entendement était
responsable; non pas la scission entre les catégories, mais
l’habitude immémoriale de la tenir pour acquise, das absolute
Fixieren der Entzweiung durch den Verstand. Aussi
distinguera-t-on entre l’opposition réelle et le mauvais usage
qui en a été fait. La structure même de l’opposition réelle ne
donne nullement le droit de l’imaginer sous l’espèce d’un conflit
entre deux termes immuables qui se partageraient la même
réalité. Il suffit de récuser cet axiome clandestin de la
philosophie de Fichte pour que celle-ci cesse d’être un idéalisme
malheureux.
On exigeait en effet que l’Absolu fût construit, « posé », — et
cela à juste titre : « La connaissance spéculative, la déduction à
partir du Concept, la libre évolution indépendante du Concept,
c’est seulement Fichte qui les introduisit 106. » Mais on constatait
que, de ce fait même, l’Absolu ne méritait déjà plus son nom :
«L’Absolu doit être construit pour la conscience, telle est la tâche de la
philosophie; mais, comme la production aussi bien que les
3x 4 La patience du Concept

produits de la Réflexion ne sont que des limitations, il y a là une


contradiction. L’Absolu doit être réfléchi, posé; mais, dès lors, il n’est pas
posé, mais supprimé, car, en tant qu’il est posé, il est limité 107. »

Tel est aussi bien le leitmotiv de l’Antithétique kantienne ; la


Raison cosmologique aspire à l’inconditionné; mais comment y
parviendrait-elle, puisqu’elle ne peut connaître qu’en
déterminant et conditionnant? A moins de faire violence au sens
des mots, comment reconstituer l’Absolu avec du déterminé?
comment réussir à le poser, si la position est inséparable d’une
opposition, la détermination d’une autre détermination qui la
conditionne? Le projet du philosophe se heurte d’emblée à
l’ontologie dans laquelle il opère. Pour être conséquent, il faut
donc ou bien abandonner ce projet — et demeurer kantien — ou
bien contester la validité de cette ontologie, ne plus se contenter
de réduire celle-ci « au titre plus modeste » d’une Analytique
transcendantale, mais la traiter comme un langage dont il est
possible de se dispenser. Et, à cet effet, mettre en lumière
l’axiomatique que l’idéalisme continuait d’accepter
implicitement : la logique de la Finitude. Si les opposés peuvent
seulement s’exclure (contradictoires) ou se neutraliser en
excluant leurs effets (opposition réelle), il est impossible de
jamais retrouver l’inconditionné en partant de la possibilité de
la conscience de soi, puisque celle-ci demeure nécessairement
un des opposés. L’Absolu ne saurait alors être construit que par
l’élimination d’un des termes; mais, comme la structure
d’opposition est le moteur de la genèse, comment et de quel
droit l’abandonner en chemin? Pour que la genèse ne reste pas
programmatique, il faut donc montrer qu’il y a une juridiction
telle que le jeu même de l’opposition puisse donner lieu à une
synthèse. Non pas une opposition qui puisse être dénouée ou
résorbée, — ce qui serait en rester encore à un type de solution
assez proche de celui qu’impose l’Antithétique kantienne.
L’idéalisme transcendantal, selon Kant, était le seul moyen de
transformer en simple malentendu — en « opposition dialec-
tique » — le fait que la Thèse et l’Antithèse semblaient à bon
droit être soutenables l’une et l’autre, — la seule issue qui
permît d’éviter ce scandale de la Raison. L’idéalisation
hégélienne de l’opposition répond à une tout autre stratégie.
Elle part de la question : y a-t-il vraiment scandale dans le fait
que des opposés semblent ne pas s’exclure?
La négation de la négation 315
et, au lieu de s’efforcer de montrer à tout prix que cette
opposition est illusoire, ne vaut-il pas mieux réexaminer
comment fonctionne l’opposition?, est-il nécessaire que les
opposés soient absolument, a priori séparés et invariables? cette
confiance faite à la stabilité des déterminations finies, ne
serait-ce pas là la véritable Apparence?
M. Guéroult, dans le commentaire qu’il fait de l’analyse
hégélienne de l’Antithétique, en vient à la conclusion que Hegel
s’abusa de fond en comble en croyant voir dans les Antinomies
le moment où le kantisme était le plus près de s’infléchir en son
système. Thèse insoutenable assure- t-il, car

« nulle part peut-être plus qu’ici la Raison kantienne n’a porté plus
visiblement le stigmate de l’Entendement, n’a été plus étroitement
commandée par ses besoins, subordonnée à ce que Hegel appelle son
identité vide 108. »

Là-dessus, Hegel, nous semble-t-il, serait volontiers d’accord


avec son critique, sans accepter pour autant, bien sûr, le grief
de lecture partiale. Pour lui, les Antinomies sont moins la
préfiguration de sa philosophie qu’un des énoncés les moins
inexacts du problème à propos duquel il va effectuer le choix
discursif qui spécifie sa philosophie. Aussi la différence qui
sépare TÂntithétique kantienne du hégélianisme est-elle à la
fois imperceptible et immense. Imperceptible : la dialectique est
déjà à l’œuvre dans l’Antithétique, puisque les thèses opposées
semblent n’être pas exclusives. Immense, car la Critique
n’évoque ce paradoxe que pour en proposer aussitôt une
solution qui n’est recevable que dans les limites de la
conception traditionnelle de l’opposition. Mais, de cela, Kant
s’interdisait de prendre conscience. Lui qui prétendait
démontrer par l’absurde la vanité des « principes que chaque
métaphysique dogmatique doit nécessairement reconnaître 109 »
respectait le plus « dogmatique » de ces principes : l’incom-
patibilité des contradictoires. Il s’attaquait bien aux thèses de
cette métaphysique, mais n’allait pas jusqu’à s’en prendre au
champ discursif qui les rendait possibles. Il ne comprenait pas
qu’en bloquant les termes opposés, en faisant de leur « être-posé
» un être stable, de leur Scheinen un Sein, il rendait
arbitrairement impossible leur unification qu’il était ensuite
trop aisé de proclamer irréalisable. Pour résoudre
véritablement l’Antinomie au heu de l’escamoter, il suffisait de
reconnaître que les déter
316 La patience du Concept

minations dont on part sont de fausses natures simples, déjà


idéelles et dont l’idéalité se démontre par le fait qu’elles
deviennent chacune leur Autre. Dans ce mouvement où chaque
détermination transgresse les frontières qui lui avaient été
naïvement assignées, la négativité fait se dissoudre les prestiges
du Verstand. Pour en venir là, il fallait avoir dénoncé la vieille
équivalence entre « concevoir » begreifen et « déterminer » ou
«limiter » (bestimmen, beschranken), — distingué de la Réflexion
seulement séparatrice une « Réflexion en soi-même ». C’est
seulement à celle-là qu’était due la mésinterprétation de
l’opposition réelle et l’ignorance où demeurait l’Entendement
d’être « Entendement rationnel ». C’est elle, en effet, qui
sous-entendait comme allant de soi que la négation ne peut être
qu’une destruction pure et simple, — supres- sion du contenu,
donc, et non transfiguration du contenu- limité.
Par contre, si l’on aperçoit qu’une option ingénue avait été
prise sur la nature du négatif, on songera moins à critiquer les
différentes thèses philosophiques qu’à montrer quel préjugé
commun rendait leur incomplétude inévitable. C’est le choix du
même discours partial qui fait s’engloutir le Fini dans la
Substance spinoziste, sans qu’on l’en ait jamais vu surgir, et qui
interdit au Moi fini de la Réflexion de s’adégaler à l’Absolu,
comme il y prétend. C’est l’adhésion aux mêmes règles de sens
qui rend la construction de l’Absolu aussi peu réalisable, ici, que
n’était compréhensible, là, son déploiement. Entêtement dans
l’égoïté ou perdition en Dieu, — ou bien la Réflexion
irrémédiablement extérieure à l’Absolu ou bien l’Absolu sans la
Réflexion, c’est le choix extrême que propose la philosophie de
l’âge de la Finitude, considérée en toute son ampleur. Ce
diagnostic porté sur des siècles d’histoire de la pensée a pu,
sans doute, paraître cavalier. Et il le serait coup sûr, s’il ne
s’agissait (jue d’une mise en place scolaire, d’un schéma propre
à situer commodément les auteurs et les œuvres. Mais il s’agit
de bien autre chose : de montrer que l’âge du discours au cours
duquel ce choix avait un sens est maintenant révolu. Dire cela,
c’est répéter sous une autre forme que la négativité n’est
nullement un correctif rhétorique qui permettrait de concilier
et d’intégrer tous les philosophèmes passés, mais que son
avènement marque qu’on a relégué dans la même préhistoire
tant de doctrines qui passent injustement à nos yeux pour
périmées, parce que nous nous inscrivons, elles
La négation de la négation §17

et nous, dans le même âge du discours. Il nous semble alors que,


si les auteurs n ont plus rien à nous dire, c’est que nous ne
partageons plus leurs soucis ou leurs croyances, que leurs
centres d’intérêt ne sont plus les nôtres, — bref, que le cours de
1’ « histoire » les laisse à perte de vue. Or le jugement sera bien
différent et l’on ne pensera plus que les métaphysiciens
parlaient de choses aujourd’hui surannées, si l’on arrive à
concevoir qu’ils s’exprimaient autrement que nous pourrions
nous exprimer et que leur apparente désuétude tient peut-être
uniquement à la restriction de leur clavier d’expression. Ainsi,
la négation joue peut-être une autre fonction que celle de
détermi- nation-limitante à laquelle on l’avait vouée... Les
thèses métaphysiques reprennent donc de l’intérêt, dès que l’on
cesse de tenir implicitement pour sacré et intransgressible le
discours dans lequel elles étaient énoncées. C’est pourquoi les
notions de discours et de champ discursif, si difficiles qu’elles
soient à élaborer et même à définir, sont indispensables pour
penser le hégélianisme comme mutation radicale dans le sens
du mot « philosophie », et non comme une philosophie nouvelle
qui adviendrait dans le cours de la même histoire que les
philosophies qu’elle prétend dépasser. Ces notions indiquent
d’abord qu’on ne s’en prend plus aux thèses pour les critiquer,
les rectifier ou les compléter, mais seulement pour déceler à
travers elles les règles d’un jeu que tous les systèmes jouaient à
leur insu. En regard, la philosophie qui met en œuvre la
négativité est la première philosophie qui fonctionne
explicitement comme discours et abat ses cartes comme tel.
Il s’agit donc d’une autre régulation du langage, et non d’un
autre ensemble doctrinal... Ce point, cependant ne va pas
encore tout à fait de soi. Pourquoi la négativité ou Réflexion en
soi-même assume-t-elle le rôle qui était dévolu à « la Raison »,
faculté des principes? Pourquoi faut-il que la dissolution
polémique des catégories finies traditionnelles se confonde avec
le mouvement de l’Absolu? Lorsque Hegel écrit dans la Differenz
: « La Raison a saisi sa propre fondation dans l’absence de
fondement des limitations et des particularités », cette formule
demeure énigmatique. A elle seule, elle ne permet pas encore de
comprendre par quel glissement la Réflexion va être
transformée, de puissance de séparation et de cloisonnement,
en instance de réconciliation et pourquoi celle-ci n’aura plus
rien à voir avec une réconciliation de style métaphysique. Au
reste, dans l’évolution même de Hegel,
31S La patience du Concept

quelques années seront encore nécessaires pour que la critique


d’où a surgi l’exigence de la négativité prenne l’envergure d’une
Logique de l’Absolu, De quel droit Hegel va-t-il identifier Absolu
et dissolution de la Fini- tude? Et, pour se le permettre, quel
sens inédit devra-t-il donner au mot « Logique »?

NOTES

1. Hamelin, Essai, p. n,
2. Ibid., p. 12.
3. Beweise, XVI, 5i3; trad., p. i83.
4. Logik, IV, 549-55O.
5. System,., § 119 ; Zus., 2., VIII, 280.
6. Ibib„ VIII, 277.
7. Hamelin, Essai, p, 29.
8. Propèdeutique, trad, p. 141 -
9. Kant, Critique, Idéal Transcendantal, B-387.
10. Lorsque Leibniz écrit : « La substance simple, bien qu’elle n’ait pas
on soi d’étendue, a cependant une position, qui est le fondement de
l’étendue.,. » (à des Bosses, Ph. Sch., II, 339), veut dire que l’espace, et par
conséquent l’étendue, n’auraient aucun statut, — et que le « situs » ne serait
qu’un mot, s’il n’était pas la marque extérieure d’une différenciation
primitive. D’où la comparaison entre les points (abstraits) et les Monades ;
les points ne seraient rien, s’ils n’étaient pas plusieurs; mais comment la
pluralité pourrait-elle advenir, si elle n’était la transposition d’une
différenciation ontologique? Cette pluralité témoigne donc en faveur de
l’existence d’un rapport d’exclusion fondamental. Celui-là même qui, dans
la Monadologie (§ 8-9) permet de donner la première caractéristique de ce
que peuvent être les Atomes non-imaginatifs : « Si les substances simples
ne différaient pas par leurs qualités... Il faut même que chaque Monade soit
différente de chaque autre... » Sans cette différenciation originelle, pas de
multiplicité.
11. Kant, Régions de l’Espace, Ak-Aus., II, 377-378. M. Deleuze voit là
une raison d’atténuer l’opposition traditionnelle entre Kant et Leibniz : « Si
Kant reconnaît dans les formes de l’intuition des différences extrinsèques
irréductibles à l’ordre des concepts, ces différences n’en sont pas moins
internes, bien qu’elles no puissent être assignées par un entendement
comme intrinsèques et ne soient représentables que dans leur rapport
extérieur à l’espace entier » (Différence, p. 4°).
12. Logik, IV, S19-520.
13. « Elles sont rapport do l'une à l’autre, de sorte que l’une est ce que
l’autre n’est pas; l’Égal n'est pas l’inégal et l’inégal n’est pas l’Égal; tous deux
ont essentiellement ce rapport et, hors de lui, aucune signification; en tant
que déterminations de la différence, ohacun est ce qu’il est en tant que
différent do son Autre » (Logik, IV, 5 20).
La négation de la négation 319

14. Kant, Critique, 8-96-97.


15. Ibid., S. 97.
16. Cf. la lettre de Leibniz à lady Masham (Ph. Sch., III, 339) : d n'est pas
vraisemblable que le corps humain soit seul à contenir un être simple doué
d’action et soit ainsi « hétérogène » à tous les autres. La Nature, alors, «
serait peu liée ». Or, la nature, uniforme dans le fond, « varie dans les
manières, degrés et perfections » : « il y a partout de tels êtres actifs dans la
matière, et il n’y a de la différence que dans la manière de la perception ».
On pourrait donc comprendre comme suit le rapport do Hegel à Leibniz : en
premier lieu, la différence n'est pas discontinuité. Sur ce point, Hegel
reprend Leibniz ! c’est l’Entendement, selon lui, qui transpose le négatif en
distance, juxtaposition d’indifférents. En second lieu, la différence, pour
Hegel, est cependant au cœur de l’être, loin d’être effet de divergence à sa
surface. Et cela du fait qu’il n’y a plus chez Hegel de distinction entre
l’expression et l’exprimé. Le « point de vue fini » exprimant, extérieur à
l’être pour Leibniz, devient chez Hegel l’explicitation de l'être. Ce qui était
écart superficiel par rapport au Même devient explicitation du Même.
17. Sur la distinction à faire outre les modes et les êtres de raison, cf. la
lettre XII à Louis Meyer. C’est pour n’avoir pas su distinguer les êtres de
raison des choses réelles qu’on a confondu, par exemple, la durée d’une
chose avec le temps et qu’on l’a composée d’instants.
18. Spinoza, Ethique, I, prop. 12 et l3.
19. Spinoza, Lettre XII (Pléiade, p. 1153).
20. Spinoza, Lettre XXXII.
21. Ethique, I, i5, Scolie.
22. Kant, Oplimismus, II, 3i.
23. Ethique, IV, 34, Scolie.
24- Cf. le chapitre consacré à « L’Existence du Mode » par M. Deleuze in
Spinoza et le problème de l'expression, en particulier les pages 191-192.
25. Ethique, IV, 32, Scolie.
26. Ethique, III, 4 et IV, 5.
27. Court Traité, II, 26.
28. Cf. Spinoza, Lettre XXI à Blyenbergh (Pléiade, p. 1204).
29. Ethique, III, 5.
30. Cf. la présentation de la dialectique matérialiste comme théorie des
crises par Régis Debray in Temps et Politique. Temps Modernes. Juin 1970. «
L’oubli, même momentané, de la loi fondamentale de la contradiction
confère sans tarder au passage de la stabilité à l’instabilité, du repos à
l’agitation, de l’équilibre au déséquilibre le caractère d’un accident, d’un
événement arbitraire, dû à quelque cause externe, sans rapport organique
avec le processus en question. La cause externe : intervention étrangère,
dangereux agitateur, agent subversif, etG. est donc rendue responsable de la
crise, et c’est en la mettant hors d’état de nuire qu’011 trouvera la solution
de la crise. »
31. Sartre, L’Être et le Néant, p. 234-235.
32. Logik, V, 85 et 87, Cf. System, Vill, 374,
33. Ne jamais établir de nécessité sur fond de dispersion indifférente, ne
jamais rapporter l’exclusion de deux éléments à un hasard initial, tel est,
dans certains textes, lo but assigné à la philosophie. « La conscience
ordinaire tient les termes différenciés pour indifférents l’un par rapport
320 La patience du Concept

à l’autre, On dit ainsi : je suis un homme et, autour de moi, il y a de l’air, de


l’eau, des animaux, de l’Autre en général, Toutes ces choses sont en dehors
les unes des autres. La philosophie, au contraire, a pour but de proscrire
l’indifférence et de connaître la nécessité des choses, de sorte que l’Autre
apparaisse comme faisant face à son Autre. Les deux sont entre eux dans un
rapport essentiel et l’un des deux existe seulement dans la mesure où il
exclut l’Autre de soi et, justement, par là se rapporte à lui, Ainsi on ne doit
pas considérer la nature inorganique simplement comme quelque chose
d’autre que l’organique, mais comme l’Autre nécessaire de que celle-ci. De
même, la Nature n’est pas sans l’Esprit et l’Esprit n’est pas sans la Nature »
(System, § 11g, Zus., VIII, 279),
34- Beweise, XVI, 498; trad. i5° Leçon, p. 166.
35. « Il arrive souvent en philosophie que l’unilatéralité se pose à côté de
la totalité, en s’affirmant comme particularité fixée contre celle -ci, Or
l’unilatéral n’est pas, en fait, quelque chose de fixe et de consistant : il est
contenu dans le Tout comme supprimé. Le dogmatisme de la métaphysique
d’Entendcment consiste à figer dans leur isolement des déterminations de
pensée unilatérales, alors que l’idéalisme de la philosophie spéculative
possède au contraire le principe de la totalité et se présente comme
enveloppant l’unilatéralité des déterminations abstraites de l'Entendement,
L’idéalisme dira ainsi : l’âme n’est ni seulement finie ni seulement infinie,
mais aussi bien l’un que l’autre et donc ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire que de
telles déterminations isolées sont impropres et n’ont de valeur qu’une fois
supprimées » (System, § 32, VIII, 10G).
36. Logik, IV, 5i ; Gesch. Philo, XVII, 353.
37. Gesch. Philo, XVII, 363.
38. Kant, Versuch, II, 172-173.
3g. Ibid., II, 173.
40. Arnauld, « Quatrièmes Objections » (Pléiade, p. 429). Descartes.
Quatrièmes Réponses, p. 45O-45I.
41. Platon, Gorgias, 496 e, 497 a.
42. « Le plaisir et la douleur ne sont pas l’un par rapport à l’autre comme
le gain et l’absence de gain (-(- et o), mais comme le gain et la perte (+ et —),
c’est-à-dire qu’ils ne sont pas opposés simplement comme contradictoires
(contradictorie s. logice oppositum), mais aussi comme contraires
(contrarie s. realiter oppositum) (Kant. Anthropologie, § 60, VII, 23O).
43. Kant, Versuch, II, 174 et 175, trad. p. 83 et 84.
44. Ibid., II, 173.
45. Ficlite, Précis, I, 346; trad., Pliilonenko, p. 193.
46. C’est sous cette forme que Fichte formulera le principe de raison
suffisante généralisé : il y a toujours une raison pour que l’une des deux
déterminations l’emporte sur l’autre (formulation do Leibniz) ou pour que les
deux déterminations s’annulent. Gommo l’observe M. Vuillomin (Philo.
Algèbre, p. 274), cette extension du principe de raison est préparée par
certains textes de Leibniz qui semblent inclure en celui-ci le cas do l’équilibre
de deux forces contraires (cf. 2e Écrit contre Clarke, Ph. Sch., VII, 356). Mais
c’est à la lumière du principe d’opposition réelle que le principe de raison sera
rectifié : l’annulation réciproque des effets des forces ne sera plus imputé à
une absoncc de raison.
47. Differenz, I, 84; trad., p. 114.
48. Ibid., I, 124; trad., p. 140.
La négation de la négation 3ai
49. Logik, IY, 53o.
50. Ibid., IY, a83.
51. Ibid., IV, 281.
. 52. Vuillemin, Philo. Algèbre, p, 284-285.
53. C’est seulement après avoir rédigé ces pages qu’on a }u Différence et
Répétition de M. Deleuze, où la thèse inverse est remarquablement for-
mulée. Qu’on se reporte notamment à la conclusion du livre : « Tant que la
différence est soumise aux exigences de la représentation, elle n’est pas
pensée en elle-même, et ne peut pas l’être... La contradiction hégélienne a
l’air de pousser la différence jusqu’au bout; mais ce chemin, c’est le chemin
sans issue qui la ramène à l’identité, et qui rend l’identité suffisante pour la
faire être et être pensée. C’est seulement par rapport à l’identique, en
fonction de l’identique, que la contradiction est la plus grande différence.
Les ivresses et les étourdissements sont feints ; l’obscur est déjà éclairci dès
le début » (p. 337, 338). Face à ces lignes, le problème qu’il faudrait poser
convenablement (on n’y prétend pas, ici) serait à peu près le suivant :
qu’est-ce que cette « identité » qui est chargée d’acclimater la plus grande
différence? s’agit-il bien encore dë l'identité des classiques?
54. Kant, Critique, B-386.
55. Kant, Versuch, II, 173; trad., p. 81.
56. Logik, IV, 54i.
57. Ibid., IV, 101.
58. Ibid., IV, 54I; cf. la critique des catégories comme instruments à
notre service in Logik. Préface 2e éd., IV, 26.
5g. Ibid., IV, 54I-542. Ce qui est étonnant, selon Hegel, c’est qu’on
s’étonne de ce prétendu paradoxe : « Que ce résultat d’après lequel l'Être et
le Néant sont la même chose surprenne ou semble paradoxal, il n’y faut pas
prêter plus d’attention; on devrait plutôt s’étonner de cet étonnement qui se
manifeste depuis peu en philosophie et qui vient de ce qu’on oublie le fait
que, dans cette science, interviennent de tout autres déterminations que
dans la conscience ordinaire et dans ce qu’on appelle l’entendement
commun, lequel n’est pas l’entendement sain, mais l’entendement dressé
aux abstractions et vivant dans la croyance ou plutôt dans la superstition
des abstractions » (Ibid., IV, 91).
60. Ibid., IV, 549.
61. Ibid., id.
62. Beweise, XVI, 5oo.
63. Differenz, I, 89; trad., p. 1 1 7 .
64. « Si, la philosophie transcendantale est capable de rendre compte de
cette obligation en vertu do laquelle le Moi fini en général doit reconnaître
qu’il ne produit pas la réalité extérieure, elle est absolument incapable de
rendre compte de la réalité exigée par celle-ci. A l’égard de la conscience
dont elle fonde la possibilité, la déduction, certes, est génétique, — mais à
l’égard des réalités étrangères à mon Moi qu’elle pose comme condition de
cette conscience, elle ne l’est pas, car elle n’explique pas comment elles sont
elles-mêmes posées pour clles-mcmes dans leur réalité intrinsèque »
(Guéroult, Fichte, p. 34o).
65. « La contradiction qu’exprime la mauvaise infinité, aussi bien celle
de la pluralité infinie que de l’extension infinie, demeure à l’intérieur de la
reconnaissance de soi-même : il y a bien une contradiction, mais ce n’est
pas la contradiction ou l’infinité même. L’une et l’autre vont bien jusqu’à
exiger la suppression des deux membres alternants, mais seulement
322 La patience du Concept

jusqu’à l’exiger. On pose une limite, donc l’unité pure est supprimée —
l’unité pure est rétablie, donc la limite est supprimée. Ainsi, dans la
pluralité infinie, chaque déterminité va au-delà d’une autre et celle-ci, de
même, au-delà de celle-là. Au-delà des qualités multiples comme des
quanta multiples, il y a l’au-delà d’une unité qui n’est pas reçue en eux et
qui, si elle y était roçue, supprimerait leur existence; la pluralité, pour
subsister, ne peut recevoir en elle oet au-delà, mais elle est également
incapable de se libérer de lui et de cesser d’aller au-delà d’olle-même.
Comme les déterminités ou limites posent l’unité en dehors d’elles comme
un au-delà, elles semblent se conserver; mais, comme cet être-au-delà de
l’unité est nécessaire pour qu’elles se conservent ou gardent leur consis-
tance, elles y sont essentiellement rapportées, et le fait qu’elles exoluont
cette unité ou encore qu’elles se maintiennent est en vérité leur unification
(avec cette unité). Ou encore : ce qui est posé, c’est la vraie infinité ou la
contradiction absolue » (Jenenser Logik, Lasson, S. 28).
66. Schelling, System des transe. Idealismus, éd. Meiner, S. 381-382.
67. « Le négatif, considéré pour soi à l’encontre du positif, est l’être-
posé comme réfléchi en soi dans l’inégalité, le négatif comme négatif »
(Logik, IY, 536).
68. Ibid., IY, 537.
69. Ibid., IV, 538.
70. Jenenser Logik, Lasson, S. 3I-32; traduit par J. Hyppolite in Logique
et Existence, p. 125.
71. Ibid., S. 32.
72. Dans la Logik, la reconnaissance de la contradiction est présentée
comme étape vers la prise de conscience du Concept : « La Réflexion
intelligente, pour la mentionner ici, consiste au contraire dans la saisie et
l’expression de la contradiction. Bien qu’elle n’exprime pas le Concept do la
chose et de scs rapports et no possède pour tout matériel et contenu que des
déterminations représentatives, elle porte celles-ci dans une relation qui
contient leur contradiction et, à travers celle-ci, laisse transparaître leur
Concept » (Logik, IV, 549) •
73. Phèno., II, 3go; Hyppolite, II, 69.
74- Logik, V, 34o.
75. Dufrenne, Notion d'a priori, p. 44-45. Hamelin, lui aussi, insiste sur
ce retour final à l’immédiat qui serait le dernier mot de la dialectique. « La
contradiction doit être effacée, la contradiction doit être conciliée,
expressions qui reviennent sans cesse... Hegel a pris pour accordé que le
Fini est contradictoire on soi et il a voulu en même temps faire droit au
principe de contradiction : cela même est sa méthode » (Essai, p. 29). Mais
l’expression « faire droit au principe de contradiction » est équivoque.
Hegel n’obéit pas au principe de contradiction, principe du Fini; il montre
que la « contradiction », au nouveau sens, est à la fois suppression de la
détermination et rétablissement de son identité. En confondant contra-
diction classique et contradiction hégélienne, on est amené à comprendre la
négativité comme une épreuve à traverser, un paroxysme qui doit être
surmonté. Dès lors, la synthèse de l’immédiat et de la médiation apparaît
surtout comme un retour à l’immédiat initial.
76. « Le passage dans l’Autre est le procès dialectique dans la sphère do
l’Être, le paraître dans l’Autre dans la sphère de l’Essence. Le mouvement
du Concept est au contraire développement (Entwicklung) par lequel n’est
posé que ce qui est déjà en soi présent » (System, § 161 ; Zus., VIII, 355).
La négation de la négation 32 3
77. Glockner parle d’une pensée « bi-dimensionnelle » et « non-plast,i-
que » (of. Vorwort au T. VIII, S. XXXII-XXXIII).
78. Cf. Ph. Religion, XV, 204.
79. Logik, V, 345.
80. Mallarmé, Œuvres, p. 368 (Pléiade).
81. Cf. Logik, V, 345.
82. Cf. System, § 1 1 2 ; Zus., VIII, 264.
83. Logik, IV, 478.
84. « Nous faisons de nous-même quelque chose de fini en accueillant
un Autre dans notre conscience. Mais, dans la connaissance que nous
avons de cet Autre, nous franchissons cette limite. Seul est limité celui
qui ne sait pas, car il ne connaît pas sa limite; celui qui la connaît, au
contraire, ne la connaît pas comme une limite de son savoir, mais comme
quelque chose de connu, appartenant à son savoir. Seul le non-connu
serait une limite du savoir; la limite connue n’en est pas une; connaître
sa limite signifie donc : connaître son illimitation » (System, § 386,
Zus., X, 44)-
85. Cf. Phèno., II, 146; Hyppolite, I, 152; Ph. Religion, XV, 193-194;
System-fragment, Nôhl, S. 349, <fu* décrit le sacrifice religieux comme
une esquisse de l’anéantissement complet, donc désintéressé, de l’objec-
tivité. « C’est seulement grâce à cette destruction gratuite, à cette destruc-
tion pour la destruction que (l’homme) rachète les destructions qu’il a
commises pour ses intérêts particuliers... Si la nécessité d’un anéantisse-
ment intéressé des objets demeure, cotte destruction gratuite des objets
se produit périodiquement et se révèle être la seule façon religieuse de se
comporter à l’égard des objets absolus » (trad., Papaioannou in Hegel,
p. 127-128).
86. « Que ce troisième soit l’unité ou encore que toute la forme de la
méthode ait la forme d’uno triplieité n’est que le côté extérieur, superficiel
du mode de connaissance... » (Logik, V, 344).
87. System, § 74 , VIII, 179-180.
88. Sur la différence entre le « rationnel-positif » et lo « dialectique »
cf. System, j) 82, VIII, 196; Prop&deutik, III, 170-171.
89. Enzyklopâdie A, § 15, VI, 35.
90. Jenenser Logik, S. 33-34; trad., Koyré in Études d’Histoire, p. i53.
91. Nohl, 347.
92. Systemfragment, Nohl, 347; trad., in Papaioannou, Hegel, p. 125.
g3. Cité in Rohrmoser, Théologie et Aliénation, p. 5o,
94. Glauben und Wissen, I, 401 ; trad., p, 277.
g5. Ce que Sartre laisse de côté quand, dans L'Être et le Néant, il
rapproche la négativité du doute méthodique ou du doute sceptique,
comme autant d’attestations que « la réalité humaine est arrachement à
elle-même » : « C’est ce que Desoartes avait vu, qui fonde lo doute sur la
liberté en réclamant pour nous la possibilité de suspendre nos jugements
—• et Alain après lui. C’est aussi en ce sens que Hegel affirme la liberté de
l’esprit, dans la mesure où l’esprit est la médiation, c’est-à-dire le négatif »
(p. 61-62, c’est nous qui soulignons).
96. « La manière la plus exacte de considérer la philosophie kantienne
est do voir qu’elle a saisi l’Esprit comme conscience et qu’elle ne contient
3a4 La patience du Concept

que des déterminations de la phénoménologie, non de la philosophie do


l’Esprit » (System, § 41 S, X, a5ç)).
97. G. Wissen, I, 399 ; trad. p. 276,
98. Fichte, Grundlage, I, 144î trad. Philonenko, p. 54.
gg. Guéroult, Fichte, I, 34a.
100. Guéroult, ibid., p. 2l5. « Le 2e Principe est donc opposé à lui- même
et se supprime lui-même » (Grundlage, I, 106). Mais, poursuit Fichte, il ne
se supprime que dans la mesure où « le posé est supprimé par l’opposé »,
donc dans la mesure où il a gardé sa validité : « donc, il ne se supprime pas
». Autrement dit, si l’analyse du contenu du 2e Principe conduit à deux
couclusions incompatibles, cette incompatibilité est due à l’application du
2e Principe. En se supprimant comme instance, celui-ci se conserve donc en
tant quo sens : la suppression de soi est aussi bien suppression par soi; elle
est le gage do la conservation. Dans le § suivant, Fichte démontre qu’il en va
de même du Ier Principe. —-C’est bien là, déjà entrevu, le mouvement de la
négativité, — mais seulement entrevu, il est vrai, puisque Fichte rejette ces
conclusions qui aboliraient l’identité de la conscience, « unique fondement
de notre savoir ». « Dès lors, notre tâche est déterminée : soit à trouver un
X par le moyen duquel ces conclusions puissent être recevables, sans que
l’identité de la conscience soit supprimée » (I, 307). — Ce passage vérifie
l’analyse de R. Krôner (Von Kant bis Hegel, II, 311 -315) : Fichte voyait dans
l’auto-position du Moi la présupposition de l’identité formelle pour tout
contenu de pensée; mais cette identité formelle le rendait aveugle à la
dialectique déjà à l’œuvre dans le « Moi = Moi », avec lequel il croyait
posséder un principe non contradictoire de la philosophie transcendantale.
Hegel, lui, renverse le rapport : c'est la dialectique dissimulée dans cette
proposition qui devient l’essence du logique, et aucune des propositions de
la logique analytique n’échappera à cette loi. Sans nulle exception, la
différence se pose aussi bien qu’elle se supprime.
101. Fichte, Grundlage, I, 270.
102. Differenz, I, 85; trad., p. I I 4 ; cf. G. Wissen, I, 406-407 : trad., p.
280-281.
103. Differenz, I, 75; trad., p. 107.
104. Cf. W. Logik, IY, IO4-IO5.
105. Ibid., IY, 228.
106. Gesch. Philo, XIX, 363.
107. Differenz, I, 5o; trad., p. 90.
108. Guéroult, RMM, N° spécial Hegel, p. 160.
109. Kant, Prolèg., IV, 379.
VII

« La plus haute dialectique »

Le Savoir n’advient que lorsque j’ai pris conscience du


caractère déformant de ma pensée « habituelle » (gewôhn- liche).
Un peu de même que, pour Bergson, la vraie spéculation
commence lorsqu’on a enfin mis en perspective l’intelligence
sur la vie dont elle est le produit et qu’elle prétendait
dérisoirement surplomber et connaître. Ici et là, d’ailleurs, ce
retournement pose la même difficulté de principe : « il faut bien
adopter le langage de l’entendement, puisque l’entendement
seul a un langage 1 ». Mais comment éviter que ce langage
impropre ne nous induise en erreur ? Au vu des contradictions
que Zénon relevait dans le mouvement, le métaphysicien, dit
Bergson, a toujours cru qu’il devait s’évader du temps et du
mouvement, alors que ces contradictions venaient justement de
ce qu’il en était déjà sorti et n’avait jamais visé la mobilité en sa
pureté. C’est de la même façon hâtive que l’Entendement, selon
Hegel, proclame « inconcevable » le mystère de la Trinité, alors
que lui-même introduit T « inconcevabilité » par l’usage qu’il
fait des concepts inadéquats de la Finitude.

« Voici une autre forme de la pensée d’Entendement. Si nous disons


que Dieu, en son éternelle universalité, n’est rien d’autre que le
mouvement de se différencier, de se déterminer, de poser un Autre par
rapport à soi et de supprimer aussi bien cette différence tout en restant
chez soi, et que l’Esprit n’advient que par cet être- produit,
l’Entendement, alors, entre en scène et apporte ses catégories de la
Finitude. Il compte : i, 2, 3..., introduisant la forme malheureuse du
nombre, alors qu’il n’est pas ici question du nombre. Le nombrer est ce
qu’il y a de plus dépourvu de pensée; en introduisant cette forme, on
introduit l’inconcevabilité. On peut bien appliquer à la Raison tous les
rapports d’Entendement; mais la Raison
826 La patience du Concept

les récuse; c’est le cas ici. Mais cela est dur pour l’Entendement, car, par
le fait d’avoir usé de ces rapports, il pense avoir acquis un droit. Or, c’est
faire un mauvais usage de ces relations que de dire, comme ici : “ 3 est i ”.
Il est alors facile de montrer en ces Idées des contradictions, des
différences qui vont jusqu’à l’opposé a. »

En s’attribuant cette juridiction illégitime, l’Entendement


refuse du même coup de s’interroger sur l’origine et sur la
valeur des déterminations qu’il emploie. Il nous apprend au
contraire à tenir celles-ci pour des contenus donnés et
immédiatement présents dans l’Être (« qualité », « limite », «
quantité »...) ou pour des catégories données (« unité », « identité
», « opposition », « différence »...). Dès lors, le projet d’une
investigation de la logicité est devenu impensable. Mais, s’il en
est ainsi, par quelle effraction sortir du règne de
l’Entendement? Et comment exorciser la Finitude, si elle hante
si profondément notre langage?

Nous le savons déjà : il n’y aura pas à proprement parler


d’accession au Savoir, mais seulement la confession que fera le
Savoir fini de sa fragilité. Mais nous ignorons encore comment
cette autocritique tiendra lieu du Savoir même, comment
l’explicitation des significations défectueuses tiendra lieu d’une
conversion. Comment cette dissolution patiente pourra-t-elle
nous dispenser de toute évasion spectaculaire hors de la
Caverne? Question naïvement posée, il est vrai, puisqu’on la
pose encore du point de vue de la conscience et quon attend une
réponse qui rendra compte d’une transformation de la
conscience : nous nous contentons donc encore d’une
interprétation phénoménologique et partielle de la Finitude et
restreignons celle-ci à une figure de « l’Esprit conscient ». Sans
doute Hegel désigne les concepts qui relèvent de l’Être et de
l’Essence comme « concepts seulement déterminés, concepts en
soi ou — ce qui est la même chose — pour nous 3 ». Mais qu’on se
garde de prendre le symptôme pour le mal : le « pour nous », qui
marque la prédisposition de ces contenus à une donation
représentative, ne suffit pas à déterminer ce qu’ils ont de
spécifique. Il n’est pas le dernier mot. C’est une nécessité
sémantique ou logique qui, en dernier ressort, devra rendre
compte du fait que les catégories aient pu être d’abord pensées
comme originellement données à une
« La plus haute dialectique » 3a7

conscience. Aussi s’agit-il de déterminer, au cœur de ces


catégories, le mouvement « logique » dont 1’ « être-conscient » de
ces catégories n’est jamais que la transposition
phénoménologique.
Quelle est, en premier lieu, la spécificité logique des .
déterminations de l’Être (Qualité, Quantité...)?

« Les catégories de l’Etre étaient essentiellement, en tant que


concepts, ces identités des déterminations avec elles-mêmes dans leur
limite ou dans leur être-autre; mais cette identité n’était le Concept
qu’en soi; elle n’était pas encore manifestée. Aussi la détermination
qualitative comme telle s’abîmait-elle dans son Autre et avait pour
vérité une détermination différente d’elle 4 »

Les catégories passent donc bien l’une dans l’autre, mais ce


passage même (Uehergang) atteste qu’on en reste à un mode de
progression défectueux, — celui qui caractérise justement la
sphère de l’Être : « d’une détermination à une autre
détermination 6 ». Dans cette progression par ruptures, les
déterminations finies dénoncent sans doute leur instabilité,
mais seulement sous la forme de la substitution d’un contenu
par un contenu différent. La nécessité est camouflée. Et c’est
pourquoi il est trompeur de prendre les premières dialectiques
de la Logique de l’Être pour exemples de la dialectique, sans
stipuler de laquelle. Ainsi, la catégorie du Devenir est insérée
dans un mouvement catégorial encore inchoatif. Elle est
engendrée par la convergence des significations « Être » et «
Néant », une fois qu’on a reconnu que toutes deux sont, au même
titre, « ce qui est dépourvu de détermination » et que « la
différence qui les sépare n’est qu’une différence pensée 6 ». Mais
cette confluence de deux concepts vides n’autorise nullement à
parler du Devenir comme « unité de l’Être et du Néant » : le «
Devenir » exprime simplement leur non-différenciation, ce qui
est tout autre chose.

« Le Devenir contient en soi l’Être et le Néant de façon que ces deux


(catégories) se renversent purement et simplement l’une dans l’autre et
se suppriment l’une l’autre 7... »

Comme il n’est que l’emblème de la disparition de deux


concepts, « il est donc lui-même un disparaissant (ein
Verschwindendes) ». Pourtant, comme son résultat n’est pas rien
et que le mouvement ne peut simplement s’annuler, il faut que
le « Devenir » s’investisse en un autre concept, le Dasein, qui est
« le Devenir posé dans la forme d’un de
328 La patience du Concept

ses moments, l’Être ». L’unité négative, pour attester qu’elle est


aussi positive, doit passer dans un contenu nouveau; elle doit
rejoindre ailleurs sa vérité.
C’est cette nécessité d’un transfert qui est abolie dans la
sphère de l’Essence. Ici, « plus de passage », pas de A qui se
détruirait pour devenir B ; « ici, nous navons plus de véritable
Autre 8 ». Les termes ont pour seule consistance la relation qui
les unit l’un à l’autre, et si 1’ « Autre » subsiste, c’est uniquement
dans la mesure où il permet au premier terme de se constituer
en se réfléchissant en lui. Ainsi dans l’Opposition, c’est-à-dire
dans le rapport de Différence propre à la sphère de l’Essence, «
chaque (terme) n’a sa détermination propre que dans son
rapport à l’Autre, il est seulement réfléchi en soi en tant qu’il est
réfléchi dans l’Autre 9 ». L’Autre a donc perdu l’aspect d’un
extérieur indifférent; il est devenu la condition du contenu qui
lui faisait face, pour autant qu’on peut encore désigner comme «
contenu » ce qui, justement, n’a de sens que dans le rapport.
D’où la difficulté de parler de l’Essence : on risque toujours de
suggérer qu’elle possède un Soi fixe et indépendant.

« On ne peut pas dire à proprement parler que l’Essence retourne en


soi-même, que l’Essence paraît en soi, parce que l’Essence n’est pas
avant ou dans son mouvement et que celui-ci n’a aucune base sur
laquelle il se déploierait10. »

Le Paraître est donc la catégorie clé de l’Essence : P « Autre »,


au lieu de signifier la disparition d’un contenu, y devient
l’indice de la présence de ce contenu à travers sa non-présence
immédiate. Non plus le signe de sa nullité en tant qu’étant et de
son retrait pur et simple du champ de présence, mais
l’explicitation de ce fait inédit qu’il est intégralement sur le
mode de l’être-nié. Cependant, il s’en faut que l’extériorité des
contenus, marque de la Finitude, soit encore résorbée : la
dialectique de l’Essence reste grevée de naïveté. C’est ce qu’il
nous faut comprendre.
Prenons comme exemple le rapport de l’Intérieur et de
l’Extérieur. Dans cette dialectique, une des plus instructives de
l’Essence, la différence entre deux contenus qui semblaient à
première vue complémentaires devient explicitement « une
différence vide et transparente ». L’Intérieur est donc
l’Extérieur, mais non plus comme « quelque chose de devenu ou
comme résultat d’un passage (Gewordenes oder U
ebergegangenes u) ». Si l’Entendement s’obstine à
« La plus haute dialectique » 329

présenter la situation de la sorte et continue à faire de


l’Intérieur et de l’Extérieur les termes d’une alternative (ou
bien... ou bien...), on lui fera reconnaître que cette distinction
est intenable et que chaque contenu indique qu’il est, d’emblée,
son autre. En effet, l’Intérieur, au regard de l’Entendement, c’est
1’ « Essence », le caché, — et l’Extérieur, l’être immédiat. Mais
l’Essence, tant qu’on la pense comme repliée sur elle-même,
qu’est-elle d’autre « justement qu’un être immédiat », puisque
non médiatisé 12? En retour, la chose immédiatement offerte
dans l’extériorité est également un abstrait. Les deux concepts
avaient donc été artificiellement disjoints et se retrouvent
maintenant dans la même abstraction. Partout où il y a
intériorité non développée, il y a aussi bien totale extériorité.
Ainsi, l’enfant ne possède la raison qu’à titre de « vocation » ou
de « disposition »; c'est dire que la raison ne

gteutn’allons
lui être présente que sous forme de l’autorité des parents.
pas entendre que ceci est le complément ou la
rançon de cela, ■ — c e serait encore parler en termes d’ « ou
bien... ou bien ». Non, ceci est cela : il n’y a pas deux états
complémentaires qui s’appelleraient l’un l’autre, il y a deux
faces de la même abstraction. Mais on ne dissipe pas à si peu de
frais les prestiges de la Finitudel On peut bien renvoyer
l’Entendement d’un contenu à l’autre et lui montrer que A et B
disent la même chose : la pensée d’Enten- dement traduira
encore en un passage cette alternance de deux points de vue. En
bloquant chaque côté dans sa différence, elle refusera de voir
que chacun ne fait que représenter, à sa manière, la totalité des
deux.

« Chacune de ces deux déterminations non seulement présuppose


l’autre et passe en elle comme en sa vérité, mais, pour autant qu’elle est
cette vérité de l’autre, elle demeure posée comme déterminité et renvoie
à la totalité des deux ls. »

Désormais, les deux termes, en se médiant l’un l’autre


(Beziehung beider auf einander), récusent l’extériorité sur le
fond de laquelle on pouvait encore comprendre leur réciprocité
— comme dans l’exemple de l’éducation de Tentant. Jusque-là,
on avait décrit le mouvement de l’Essence comme une situation
de bilatéralité, quitte à préciser le sens non substantiel qu’il
fallait donner à Yun et à Vautre; maintenant, on se délivre de
cette abstraction. Certes, dans l’Essence, l’être était supprimé
comme différent d’avec l’autre; il n’était plus que différence avec
soi, puisque
33o La patience du Concept

intégralement constitué par le rapport à l’Autre. Mais une


distance demeurait tracée entre la sortie-de-soi et le retour-
à-soi, entre la différence avec soi et le Soi qui n’a pour tout
contenu que cette différence. C’est cette distance, maintenant,
qui s’annule. Et cependant
« (la détermination réflexive) se manifeste dans son Autre, mais elle
ne fait que paraître en lui et le Paraître de chacune en l’autre ou leur
détermination réciproque, étant donné leur indépendance, a la forme
d’un Faire (Tun) extérieur14, »
Quelle est donc, au juste, la nature de cette extériorité tenace
que la différence avec soi continue de supposer? Pourquoi la
dialectique n’est-elle pas encore rendue à sa pureté? La distance
entre la différence et le Soi, avons-nous dit, est abolie. Mais elle
n’est abolie qu’en soi — ou en paroles, si l’on veut ■—, car c’est
encore sous l’aspect d’un va-et-vient entre les deux côtés qu’est
décrit le manque de fondement (Bodenlosigkeit) de la
bilatéralité devenue inutile. Il y a décalage entre la
présentation et ce qui se dit en elle. Même dans la dernière
partie de la Logique de l’Essence, « la Réalité-effective » (die
Wirklichkeit), lorsque l’Essence est devenue « ce qui consiste
justement à être ce qui se manifeste », lorsque ce « manifestant »
représente explicitement la totalité des deux moments jadis
naïvement scindés, la dualité de ces moments n’est pas pour
autant résorbée. Si chacun des termes se dévoile comme
lui-même et son autre, chacun garde néanmoins, par rapport à
cet « autre » nominal, le mode d’être de l’altérité.
« A leur médiation fait encore défaut cette base identique qui
contiendrait les deux; aussi leur rapport est-il le renversement immédiat
de l’un dans l’autre 1B... »
Les deux termes expriment la même totalité, mais ils
l’expriment obliquement, du fait que chacun n’est que son reflet
dans l’autre. La totalité qui comprend ces deux moments est
déjà présente, sans doute, mais elle n’est évoquée
qu’allusivement : elle demeure en soi, non posée. C’est pourquoi
Hegel, au début de la Logique de l’Essence, oppose le
mouvement du Concept aussi bien à celui de l’Être qu’à celui de
l’Essence 18. Ici et là, en effet, l’extériorité des déterminations
demeure indispensable à leur description; ici et là, la totalité
demeure implicite. Cette renonciation impossible au langage de
l’altérité parcourt
« La plus haute dialectique » 331

toute la Phénoménologie : les figures de la conscience


réprouvent comme un destin. Rien d’étonnant à cela, si la «
conscience » n’est qu’une forme du Concept affecté de finitude,
au point que lorsqu’elle parvient à « concevoir en les
surmontant » (übergreifen) le subjectif et l’objectif, « elle cesse
d’être conscience de soi au sens propre ou étroit du mot,
puisque à la conscience de soi comme telle appartient justement
la fixation dans la particularité du Soi17 ». Pensée vouée au
contresens, aliénante parce qu’altérante, elle ne peut
comprendre, en effet, la déhiscence d’une totalité que sur le
mode d’une explication ou d’un affrontement entre les moments
disjoints de cette totalité. Les fixations et séparations
arbitraires qu’elle effectue ainsi reproduisent sans doute le
mouvement du Concept : « Ce n’est pas là, en fait, une sagesse
propre à l’Entendement : l’Idée est elle-même la dialectique, qui,
éternellement, disjoint et dissocie 18 ». Mais cette reproduction
est surtout déformation. Alors que le Concept ne laisse surgir
les termes différenciés que « pour recomprendre (wieder
verstandigt) la fausse apparence d’indépendance de ses
productions 19 », la conscience de soi, par principe, est incapable
de cette « re-compréhension » qui l’obligerait à se poser
elle-même comme détermination finie et disparaissante, — à
renoncer, dès lors, à l’entreprise de totalisation qu’elle mène
pour son compte pour s’interpréter comme simple moment de la
totalité. Autant dire renoncer à l’intention qui la fait être ce
qu’elle est. Car il s’agit pour elle, non de « recomprendre », mais
de conquérir et s’approprier son Autre. Puisqu’elle fait face à
son Autre sans jamais chercher à en réinterpréter l’altérité —
telle la Religion positive qui « part de quelque chose d’opposé,
de quelque chose que nous ne sommes pas et que nous devons
être 20 » — elle ne cesse de se situer par rapport à un en dehors
et son comportement ne peut être que de violence et de
domination (Herrschaft). Pour elle, comment supprimerait-on
une limite autrement qu’en la transgressant? Comment
transformerait-on sa signification en « demeurant chez soi » (bei
sich bleiben) et sans accroître sa

n riété? La conscience aussi bien que la philosophie


a conscience ne reconsidèrent jamais le langage de
l’altérité : c’est à travers lui qu’elles s’orientent, et leurs
stratégies n’ont de sens que par rapport à lui. Aussi les
questions qu’elles se posent les engagent-elles toujours en
des entreprises violentes: jusqu’où pouvons-nous gagner
sur l’Autre? jusqu’où pouvons-nous connaître? A cette
33a La patience du Concept

violence qu’engendre la fascination exercée par l’Antre, Hegel


oppose la paisible souveraineté d’un discours qui a « recompris
» toute Unité comme un moment posé en lui et, par là, non
déconcertant.
« L’Universel est lui-même et s’étend sur son Autre; mais non pas
eomme s’il exerçait sa puissance (aber nicht als ein Gewaltsames), bien
plutôt en demeurant en lui paisible et chez soi (rühig und bei sich selbst)
ai, »
Se sentir « chez soi », en terre natale, — exister sur le mode de
YHeimatlichkeit, c’est le principe de l’excellence de la
civilisation grecque (pré-subjective), — et c’est l’antici-

E"'d’un
n d’une intelligibilité qui exclurait jusqu’à la possi-
dépaysement. Au long de la Phénoménologie,
ce bei sich n’a pas encore de sens. Dans les deux premiers
règnes de la Logique, son statut est en instance : on n’assiste
jamais qu’à l’éclatement, éminemment déconcertant, de
déterminations dont on ne pressent pas ce qui va les
rassembler, puisqu’on n’entrevoit pas ou qu’on entrevoit à
peine ce qui commande la fragilité des figures d’altérité
dans lesquelles elles entrent. Nulle « arche » ne nous assure
encore qu’il ne s’agit pas d’une dispersion sans terme et
sans mesure, la dialectique demeure une mécanique mysté-
rieuse. C’est cette phase que le § 82 de Y Encyclopédie
désigne comme das dialektische Moment proprement dit,
à savoir « l’autosuppression de telles déterminations finies
et leur passage dans leurs opposées 22 ». Le mot « dialec-
tique », Hegel le réserve alors à la pure et simple dénoncia-
tion des déterminations finies. Mais il semble qu’il revienne
sur cette décision dans la Philosophie du droit: « la dialec-
tique », cette fois, englobe le moment que Y Encyclopédie
nommait « spéculatif ou rationnel-positif ».
« Le principe moteur du Concept, en tant qu’il ne dissout pas
seulement les particularisation de l’Universel, mais aussi en tant qu’il
produit celles-ci, je l’appelle la dialectique 23. »
Cette formulation nouvelle réinscrit donc explicitement le jeu
des déterminations qui s’éliminaient l’une l’autre ou se
complétaient l’une en fautre dans le mouvement dont elles
étaient, à leur insu, les épisodes — ou encore dans le
mouvement qui les produisait, entendons : qui les gardait
secrètement d’être une simple dissémination. Par-delà les
figures seulement polémiques du Passage (Être) et du Paraître
(Essence), le Développement (Entwicklung) du
« La plus haute dialectique » 333

« Concept » annonce enfin en clair la vérité de la dialectique. —


Mais, dans un discours qui a critiqué jusqu’aux notions de «
commencement » et de « fondement » et les a rangées parmi les
dangereuses évidences que s’accorde l’Entendement, cet ultime
« dépassement », ce surgissement d’une « vérité » de dernière
instance posent, il est vrai, un problème. Si la polémique du Fini
ouvre, en fin de compte, sur un au-delà rassurant qui en
recueille le résultat, sur un principe qui en avait réglé les
figures, n’y a-t-il pas retour au scénario platonicien? Le passage
à travers les contradictions semble ne plus être, à nouveau,
qu’un mauvais moment à passer, et la dialectique redevenir un
voyage pédagogique un peu tumultueux.

il

Qu’est-ce donc que le « Concept », cette vérité qui nous


semble redevenue transcendante aux péripéties qui nous
guidaient vers elle? Le mot « Concept », en lui-même, nous
oriente, à première vue, vers la pensée subjective et consciente,
donc finie, — et il s’agit d’abord de comprendre quelle mutation
de sens permettra de désigner au contraire par ce mot la
résorption des oppositions qui demeuraient ineffaçables au
niveau de la Finitude. La fonction du Concept au nouveau sens
ne s’ordonnera certainement pas à l’opération conceptualisante
de l’Entendement. Premier contresens à éviter, donc : ne pas
entendre par « Concept » un contenu plus vaste ou plus riche,
mais de même fonctionnement que les déterminations
subjectives appelées « concepts ». Quand je parle d’un « concept
» en ce sens, j’avoue, en fait, gue je renonce à comprendre ce que
veut dire le mot. Ainsi on a préféré tenir des contenus comme «
unité », « réalité », etc. pour des indéfinissables et l’on s’est
contenté d’en avoir « un simple concept clair, c’est-à- dire aucun
concept24 ». De même, les « concepts » de « Dieu », de « monde »
sont « quelque chose de simple », des abréviations allusives.
Mais on ne saurait en rester là :

« les objets de la conscience ne doivent pas demeurer ces détermi-


nations simples ou ces déterminations de pensée abstraites; ils doivent
être conçus, c’est-à-dire que leur simplicité doit être déterminée avec
leur différence interne (ihre Einfachheit soll « mit » ihrem « innern »
Unterschied hestimmt sein) ».
334 La patience du Concept

Le mot « avec » pourrait suggérer une juxtaposition ou une


adjonction, comme si un concept défini selon le genre et l’espèce
était composé de deux parties. Il n’en est rien, justement.
L’Universel, tout en se déterminant,

« ne perd pas son caractère d’Universel; il se maintient dans sa


déterminité, non seulement de façon à demeurer lié à celle-ci en lui étant
indifférent —■ il ne serait, alors, que composé (zusammen- gesetzt) avec
elle —, mais de sorte qu’il est cela même qu on vient de nommer le
Paraître vers l’Intérieur. En tant que concept déterminé, la déterminité
est recourbée vers soi à partir de l’extériorité; elle est le caractère propre,
immanent, qui est un essentiel du fait que, recueilli dans l’universalité
et pénétré par elle, de même extension qu’elle, identique à elle, il la
pénètre en retour; c’est le caractère qui appartient au genre, en tant que
déterminité non séparée de l’Uni- versel a6. »

Une détermination est « conceptuelle » quand, au lieu d’être


produite par une adjonction contingente (Verbin- dung) ou une
composition (Zusammensetzung), elle transforme la différence
qu’elle signifie en différenciation. Ainsi est développée
l’indication donnée par Aristote en Métaphysique Z 12 : la
différence contient déjà le genre et « il est clair que la dernière
différence sera l’ousia de la chose et sa définition » (Z 12, io38 a
19). Le malheur est que, dans l’aristotélisme, cette indication
reste programmatique, car l’Universel y demeure, dans tous les
cas, séparé.
Dans tous les cas : aussi bien lorsque l’Universel signifie un
abstrait contenu dans un sujet que lorsqu’il signifie un prédicat
réel assigné à un sujet. Soit, en premier lieu, le cas de l’abstrait
qui n’est pas genre : « il est bien moment ou prédicat dans un
sujet, mais il n’est pas dans soi-même l’unité de l’Universel et du
Particulier 26 ». C’est cet Universel qui donne lieu au rapport
prédicatif esse in subjecto exprimé dans la proposition
accidentelle (« Socrate est blanc ») : d’une part, le prédicat, ici,
n’est pas réel et n’a d’indépendance que par abstraction; d’autre
part, c’est l’individu qui est premier par rapport à lui. L’erreur
de Platon consistait à avoir pris pour des genres ces prédicats
accidentels abstraits. — Mais qu’en est-il, en second lieu, du
rapport exprimé dans la proposition essentielle « Socrate est
homme »? Ici, d’une part, le prédicat est réel, même si « homme »
n’est pas indépendant de « Socrate »; d’autre part, l’Universel est
premier selon l’être, l’individuel premier seulement « pour nous
». Est-ce à dire, toutefois, que
« La plus haute dialectique » 335

l’Universel cesse d’être une « simple chose pensée »? Nullement,


et Hegel y insiste.
« Le genre est dit (legetai) d’un homme, mais il n’est pas en lui, ou
encore il n’est pas comme singulier. L’homme courageux est quelque
chose de réel, universellement exprimé. Mais, dans la logique et dans les
concepts, il y a toujours opposition par rapport à une chose réelle; le réel
logique est en soi une chose-pensée (ein Gedachtes)... Le concept est un
réel logique, en soi une chose simplement pensée, un possible 27. »
On comprend mieux ce que vise ici Hegel, lorsqu’on suit, dans
Logique et théologie de M. Vuillemin — sur lequel nous nous
réglons —, la très minutieuse analyse de la prédication
essentielle. En premier lieu, il est impossible de faire coïncider
le prédicat qui énonce le genre avec la substance- sujet :
l’individualité de Socrate, qui le distingue de Callias, « ne peut
être complètement absorbée par la détermination de sa forme ».
En second lieu, comme 1’indi.viduel demeure premier au moins
« pour nous », il en résulte que le concept du genre est acquis de
la même façon que celui de l’abstrait, quelle que soit leur
différence de statut logique. En ces deux clauses, il est aisé de
reconnaître deux des exigences imprescriptibles de ce que
Hegel appelle « la pensée finie » : irréductibilité de l’Universel à
la forme du sujet prédonné et, complémentairement, caractère
irréductiblement abs- tractif de cet Universel. D’où le maintien
du clivage entre la forme et ce qu’elle informe : même si les
abstraits ne sont plus, comme chez Platon, versés au compte des
formes, l’illusion dite platonicienne subsiste, et la science de
l’individu est reconnue impossible. ■—• Cette résignation est
symptomatique de ce qu’a dû présupposer, pour s’édifier, ce
qu’on a toujours entendu par « savoir théorique » : savoir qui,
d’emblée, accepte la disjonction entre l’Universel et les
différences posées en dehors de lui. La « connaissance », telle
qu’on l’entend sur cette base, se propose de transformer « le
monde objectif en concepts », mais elle doit « trouver l’objet
quant à sa singularité, quant à sa déterminité déterminée; elle
n’est pas encore elle-même déterminante »; pour formuler ses
propositions et ses lois, elle doit progresser « à travers les
déterminations données, les différences du phénomène et
connaître pour soi la proposition comme unité et rapport, ou
encore partir du phénomène pour connaître son fondement 28 ».
Tel est le style, et le seul imaginable, de ce qu’on entend, dès
lors, par « connaissance ».
336 La patience du Concept

N’y a-t-il donc d’unification que par rapport à cette


réunification laborieuse et interminable? Ne serait-il pas
permis, en bouleversant la façon qu’on a toujours eu d’entendre
les significations, d’élaborer, entre « logos » et « ousia », un autre
rapport que le rapport traditionnel? Question vaine, sans doute,
tant que l’on garde seulement en vue les procédés et les
méthodes des sciences exactes ou des sciences de la nature.
Allons plus loin : si l’on s’attache à celles-ci comme unique
modèle, on tiendra forcément

Sour une extravagante ambition le réexamen entrepris par


[egel de ce qui, pour lui, devient seulement la pré-notion
que se forge spontanément l’Entendement de la « nécessité
logique ». Cette mutation de ce quil faut entendre par
« théorique », on la comprendra comme l’annonciation
d’une super-science positive. Or il s’agit de bien autre
chose : de savoir si nos sciences positives, quels que soient
leurs succès, n’ont pas traduit le mot « logos » d’une cer-
taine façon, qui n’était pas la seule possible, ■—■ de savoir si
le lieu, les fonctions et les conditions d’exercice qu’on
assigne au « logos » depuis Aristote sont bien le seul lieu,
les seules fonctions, les seules conditions d’exercice pen-
sables. Ce projet-là, qu’on le juge tant qu’on voudra si
naïf que dépourvu d’intérêt, — mais surtout pas démentiel.
Surtout pas, car ce serait croire que Hegel prétendit être
épistémologue et qu’au lieu de reprendre et de « recom-
prendre » des concepts grecs (épistémè, logos, ousia), il se
proposait de rivaliser avec des disciplines qui, en tant
que positives, ont pris depuis longtemps sur ces concepts
une option dont elles n’ont même plus à être conscientes.
Aussi prendra-t-on garde à une distinction élémentaire.
Il y a le travail scientifique ou épistémologique, d’une part.
Et il y a, d’autre part, une enquête sur le discours qui
commande le sens déterminé d’un mot comme « épistémè »
(ou, aujourd’hui, sur les discours par rapport auxquels
varie le champ sémantique de ces mots). La condition
nécessaire pour trouver quelque intérêt à la 3e partie de
la Logik est de replacer le « Concept » hégélien en cette
seconde dimension : thème discursif non épistémologique,
c’est-à-dire précédant délibérément (ou essayant de pré-
céder) tous les choix discursifs, depuis les Analytiques,
qu’ont dû assumer nos sciences et qu’assume notre épisté-
mologie.
Cela étant admis, on acceptera mieux que les sciences de la
nature, selon Hegel, ne doivent surtout pas faire préjuger de ce
qu’est l’unique « nécessité conceptuelle » possible.
« La plus haute dialectique » 337

Le Concept, dit-il, est « caché dans la nature » : c’est que la


connaissance de la nature est traversée par ce hiatus entre les
différences (données au petit bonheur) et l’ousia à laquelle on
les rattache tant bien que mal et après coup. Ainsi le genre
organique est, sans doute, dans la Nature, la meilleure
approximation du Concept ; il n’en reste pas moins que les
espèces différenciantes qu’on subsume soùs lui ne sont pas ses
explicitations. Loin de montrer comment le genre devient cet
individu, elles font écran, par leur pullulement ou par leur
nombre contingent, entre le genre et sa réalisation.

« Ce qui entre dans la réalité n’est pas le genre comme tel, c’est-à- dire
que ce n’est nullement la pensée. Le genre comme organique effectif se
fait seulement remplacer par un représentant (nur durch einen
Reprâsentanten vertreten). Mais celui-ci, le nombre, qui paraît
désigner le passage du genre dans la figuration individuelle... désigne
plutôt l’indifférence et la liberté mutuelle de l’Universel et du Singulier,
Singulier qui est livré par le genre à la différence sans essence de la
grandeur.,. 29 ».

Là même où le Singulier semble être bien près d’être la


monstration de l’Universel, il en reste donc Féchantillon : le
mouvement des significations reste encore figé en une
hiérarchie des instances. Certes, les systèmes, en histoire
naturelle, parviennent à se délivrer de ces différences
indifférentes et à retrouver par endroits les critères effectifs de
différenciation (entre espèces); mais c’est qu’alors ils sont
guidés par un « instinct de la Raison » qui ne suffit pas à
remettre en question la vision spatialisante d’individus
dispersés sous des espèces juxtaposées. Il peut se faire que la
procédure empirique coïncide de loin en loin avec ce que nous
révélera l’investigation conceptuelle; elle n’en reste pas moins
incompatible avec elle. La savant cherche toujours aussi peu à
exprimer la quiddité de la chose : il se contente de signaliser la
constance ou la régularité qu’il a observée dans la
représentation. Comment la science pourrait-elle se proposer de
surmonter cette contingence initiale du donné par rapport à
l’Universel, puisqu’elle n’y a même pas reconnu son présupposé
majeur?

« La définition renonce donc d’elle-même aux déterminations


conceptuelles proprement dites, qui seraient essentiellement les
principes des objets, et se contente de signes, c’est-à-dire de déter-
minations en lesquelles l’essentialité est indifférente à l’objet même et
qui n’ont pour fin que d’être points de repère (Merhzeichen) pour
338 La patience du Concept

une réflexion extérieure... En tant qu’extériorité de la chose, les


propriétés sont extérieures à elles-mêmes; dans la sphère du phé-
nomène, on a montré que de nombreuses propriétés de la chose
deviennent essentiellement, de ce fait, des matières indépendantes ;
considéré de ce point de vue du phénomène, l’esprit devient un agrégat
de multiples forces indépendantes. La propriété singulière ou la force
cesse, par ce point de vue même, là où elle est posée comme indifférente
par rapport aux autres, d’être principe caractérisant; dès lors, la
déterminité, en tant que déterminité du Concept, disparaît 30. »

Conséquence de la séparation de l’Universel et de son


opposition spontanée au « concret » représenté, à l’individu
ineffable : c’est cette reconnaissance par signes qui a usurpé le
titre de connaissance théorique. Lorsque la science classique
critique l’erreur qui consiste à juger de la nature de la chose par
le « sentiment » qu’elle suscite, c’est l’interprétation des signes
qu’elle propose en échange comme modèle de la connaissance.
Ainsi Descartes.

« Si des mots qui ne signifient rien que par l’institution des hommes
suffisent pour nous faire concevoir des choses avec lesquelles ils n’ont
aucune ressemblance, pourquoi la Nature ne pourra-t-elle pas aussi
avoir établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière,
bien que ce signe n’ait rien en soi qui soit semblable à ce sentiment 31 ? »

N’est-ce pas seulement nous enjoindre de passer d’une


modalité de signalisation à une autre, du signe ressemblant au
désigné au signe conventionnel? Or, ce second modèle, même s’il
consacre la défiance envers le sensible, n’est-il pas aussi
trompeur que le premier? Peu importe la nature des signes : la
question est de savoir si la connaissance est à la mesure d’une
codification et s’il suffit d’un choix judicieux de signes pour
faire avouer à la chose ce qu’elle est. C’est préjuger du contenu
que l’on entend exprimer que de décider qu’il peut être rendu
présent, tout en restant étranger, dans une figure qui lui reste
extérieure. Une signification présente par délégation, c’est déjà
une signification mutilée, un Intérieur dont on renonce à
supprimer l’intériorité et dont on ne laissera pas se développer
tous les moments. On signalise toujours trop tôt et mieux
vaudrait parler de l’impatience de la signalisation plutôt que de
la patience du Concept,

« (La seule figure extérieure)... se comporterait alors comme une chose


subsistante qui, dans son être-là passif, recevrait sans l’altérer
« La plus haute dialectique » 339

l’intérieur comme quelque chose d’étranger, en devenant ainsi le signe


de cet intérieur, — le signe, c’est-à-dire une expression extérieure,
contingente, dont le côté effectivement réel, pris pour soi, serait privé de
signification, — un langage enfin, dont les sons et les groupement de
sons, loin d’être la chose même, sont conjoints à la chose par un libre
arbitre, en restant contingents pour cette chose même 32. »

Comment des emblèmes discontinus (mots, lettres ou figures)


pourraient-ils retracer le mouvement continu d’une
différenciation? En se résignant à une connaissance par
signalisation, on renonce d’ores et déjà à comprendre la
propriété dans le principe, la différence dans le genre, — bref,
on opte inconsciemment pour un savoir lacunaire, donc non
conceptuel. De là naissent les méthodes falsifiantes. Ainsi, dans
la Règle XIV de Descartes, la transposition universelle de tous
les contenus en grandeurs présuppose la possibilité de réduire
toutes les différences à des différences de proportions. N’est-ce
pas assigner trop vite la différence en général à une distance
entre termes extérieurs, c’est-à-dire à une lacune?

« Sans doute les déterminations conceptuelles, Universalité,


Particularité, Singularité, sont différentes, comme les lignes ou les
lettres de l’algèbre; elles sont, en outre, aussi opposées, et, dans cette
mesure, admettent aussi les signes -j- et —. Mais elles-mêmes et
finalement leurs rapports, même si l’on en reste à la subsomption et à
l’inhérence, sont d’une nature essentiellement autre que les lettres, les
lignes et leurs rapports, l’égalité ou la différence des grandeurs, le plus
et le moins ou qu’une superposition des lignes, les angles qu’elles
forment en s’unissant et les positions des espaces qu’elles enferment. Le
propre de tels objets, contrairement à elles, est d’être extérieurs les uns
aux autres et d’avoir une détermination fixe. Si l’on prend les concepts
de manière qu’ils correspondent à de tels signes, ils cessent alors d’être
concepts 33. »

Que « l’analogie avec l’étendue d’un corps figuré » ait pu


passer pour une stratégie universelle du « savoir » en dit long
sur l’éloignement où l’on se trouvait du Savoir conceptuel. Très
naturellement, le savoir était pensé comme un regroupement de
formes différentes, séparées par un écart, — comme une
recension dont la pertinence méthodologique était laissée au
gré du classificateur. Ainsi, l’histoire ou la science des religions
considère celles-ci comme autant d’exemplaires qui se trouvent
déterminer le genre « Religion ». Or, à ce stade, ce concept
topique, n’a de réalité « que dans notre pensée » : la Religion «
n’est pas encore
34o La patience du Concept

Religion, car elle n’a alors essentiellement de présence que dans


la conscience ».

« On peut dire de toutes les religions qu’elles sont religions et


correspondent au concept de Religion, mais, en même temps, comme
elles sont encore limitées (beschrânkt), elles ne correspondent pas au
Concept. Or, elles doivent le contenir : sinon, elles ne seraient pas
religions. Mais le Concept est présent en elles de différentes manières :
elles ne le contiennent d’abord qu’en soi 34. »
Le savant ne détient pas alors la quiddité de ce qu’il étudie : il
ignore que l’échantillon culturel auquel il s’intéresse mérite
effectivement le nom de Religion. Il le « connaît » sans doute,
mais au sens où connaissance veut dire documentation et
science nomenclature, au sens où le « savoir », comportement «
seulement subjectif », nous dispense de mettre à jour la
nécessité qui articule ses contenus. C’est la démarche que décrit
Descartes dans la règle XIV : on se contente d’affirmer la
présence d’une « nature commune » en des « sujets différents »,
puis on établit entre ceux-ci les « comparaisons » dès lors
rendues légitimes. Mais pourquoi pouvons-nous « comparer »
(subjectivement) et sommes-nous assurés de toujours pouvoir le
faire? D’où vient que nous puissions connaître au moyen de «
dimensions », dont la plupart sont « forgées au gré de notre
esprit »? Fort de la caution divine, le savoir classique élude ces
questions. Mais cette dérobade est devenue impossible depuis
Kant.
Critique d’un « savoir subjectif », c’est-à-dire insouciant de ses
fondations, Hegel nous inviterait donc à retrouver d’une autre
manière l’a priori en dessous du fait ou encore à passer d’un
savoir positif et spécialisé, par définition inattentif à l’essence
de son objet, à l’eidétique qui doit le précéder et l’éclairer...
Gardons-nous de cette illusion. Ce serait faire du Concept
l’héritier de l’a priori kantien ou l’amorce de l’eidos
phénoménologique. Or, une eidétique ne serait jamais, pour
Hegel, qu’un autre degré du « savoir subjectif », — la fixation
dogmatique de l’essence, qu’un repérage de plus, donc une autre
façon de méconnaître l’ampleur du contenu. A quoi bon,
d’ailleurs, prétendre élucider ce que nous visons quand nous
parlons — de « la religion », du « sacré », de F « État... »? Quel
droit, après tout, une nouvelle figure de la conscience —
transcendantale ou « réduite » — aurait-elle de prononcer sur la
validité ou la non-validité du langage? Quel titre ont les
données immédiates d’une « conscience » (à quelque
« La plus haute dialectique » 341

niveau qu’on situe celle-ci, pour si peu psychologique qu’on la


donne) pour m’autoriser à rectifier ou à épurer le sens des
mots? Voilà par où la philosophie du Concept se démarque de
toute philosophie transcendantale et de tout intuitionnisme,
doctrines toujours trop promptes à disqualifier les découpages
sémantiques et à se fier aux oracles d’une « conscience »
infaillible et muette. Avant de recourir aux idées claires et
distinctes ou aux lectures d’essences, que le philosophe s’assure
d’abord d’avoir épuisé le sens du mot qu’il entend réviser! Qu’il
s’exerce, par exemple, à comprendre pourquoi cette forme
rituelle relève déjà de « la Religion » ou pourquoi la nature
commune « Religion » y est encore présente à bon droit. Qu’il se
demande ce que doivent être, en toute leur envergure, le «
Religion » et 1’ « État », s’il est vrai que tel contenu relève
effectivement de ces concepts. Par là même, ces « concepts »
auront déjà cessé d’être les éléments d’un lexique ou des
tableaux en notre esprit, et les espèces et échantillons qu’ils
semblaient regrouper fortuitement commenceront à paraître
inséparables et complémentaires. Loin d’avoir purifié le «
concept subjectif » ou de l’avoir porté à sa clarté maximale, on
aura alors transformé ce qui n’était qu’un signe arbitraire en un
principe effectif de toutes ses différences. Loin d’avoir rompu
avec une vision « naïve » pour soumettre la chose à un autre
éclairage, on aura circonscrit une structure telle que n’importe
quelle « intuition » de l’objet peut y prendre place comme
épisode nécessaire. Au lieu d’abandonner les contenus au
hasard d’une recension empirique ou même de les parcourir
selon l’ordre — « subjectif » — des raisons, on aura reconstitué
l’enveloppement dont leur appartenance à un même genre
n’était que le pressentiment. Dès lors, on entrevoit peut-être ce
qui assurera l’originalité du Concept par rapport aux savoirs et
aux méthodes que critique Hegel : au départ, la ferme
résolution de ne jamais soumettre le langage à la juridiction
d’une instance qui lui soit extérieure et de ne jamais retrouver
dans les « choses dites » d’autre nécessité que la nécessité
qu’elles incluent en tant qu’elles sont « dites ». En dehors de
cette reconstitution du discours, il n’y a que connaissance par
signes, — repérage et non savoir.
C’est pourquoi le Concept n’est pas plus le substitut du Dieu
classique que le concurrent des savoirs fondateurs
(transcendantal ou eidétique) : il n’apporte pas plus la garantie
qui ferait défaut à l’athée géomètre qu’il ne
34a La patience du Concept

dévoile l’origine qu’aurait oubliée la mathesis en se construi-


sant. C’est pourquoi aussi il n’y a pas de saltus entre les savoirs
finis et le Concept : celui-ci est trop différent de ceux-là pour
constituer un autre savoir qui s’y substituerait. En un sens,
ceux-là ont tout dit la « chose », mais rhapsodiquement, par
intermittences, sans que la « chose même » s’y dise en personne.
C’est pourquoi enfin le Concept, réintégration en un ensemble
d’éléments disjoints ou successifs, n’apporte rien de nouveau 35 :
il restitue seulement à leur continuité latente les discours
dispersés qu’on avait tenus sur la chose ou les divers aspects
qu’on avait dégagés d’elle. Il ne saurait y avoir de passage au
Concept : ce discours, plus vieux que tous les savoirs, les avait
tous parcourus en secret. Comment, dès lors, rendre compte du
décalage entre le Concept et les modes de pensée qui
annonçaient son avènement? Quelle frontière tracer entre les
dialectiques de la Finitude et la dialectique récapitulatrice?

m
Dans les dialectiques finies, la détermination différentielle
était inscrite dans le contenu ou donnée dans le rapport à un
Autre, la Différence était toujours commentée par les images de
la limite ou du reflet. Sans doute, avec l’Essence, « l’unité du
Concept commence à être posée, mais elle n’est tout d’abord que
le Paraître en un Autre 36 ». Bien que les catégories y soient
présentées par couples (Tout-parties, cause-effet,
substance-accident), leur unité est encore celle d’une
connexion, et la différence donnée ou trouvée n’est jamais
posée comme l’envers d’une différenciation qui en justifierait la
présence. Certes, on reconnaît l’impossibilité de maintenir les
moments dans leur isolement : ainsi, ni Y indépendance de la
chose ni sa fondation-par-un-Autre, si on les prend séparément,
ne sont capables de reconstituer le concept de « Nécessité » dont
elles sont pourtant les composantes, — et leur dialectique fera
l’épreuve du caractère intenable de cette unilatéralité. Mais ce
n’est encore qu’une épreuve. Autre chose est de constater que
deux catégories sont complémentaires à l’intérieur d’une
instance « supérieure », autre chose de montrer qu’elles sont
engendrées par une instance préalable. Lorsque Hegel analyse
l’idée de Nécessité dans l’exposé « populaire » des Preuves de
« La plus haute dialectique » 343

VExistence de Dieu, c’est du premier point de vue qu’il se place :

« ... Nous nous en tenons à ce qui se trouve dans notre représentation,


à savoir que ni l’une ni l’autre des déterminations ne suffit à la
Nécessité et que toutes deux sont exigées pour cela, —■ l’indépendance,
de sorte que le Nécessaire ne soit pas médié par un autre, et également
la médiation (du Nécessaire) dans sa liaison avec l’Autre. Ainsi, elles se
contredisent. Mais, puisqu’elles appartiennent toutes deux à la
Nécessité comme une, elles ne doivent pas se contredire dans l’unité qui
les unit en elle ; et notre intellection a pour tâche de rassembler aussi en
nous les pensées qui sont unifiées en elle S7. »

A ce stade, c’est donc la seule exigence de compatibilité des


significations qui guide l’analyse et il est seulement question de
reconstruire l’idée de Nécessité par le jeu des éléments qui
doivent en être les composants. Mais pourquoi ces éléments
ont-ils été choisis, et non d’autres? L’analyse permet sans doute
de mieux décrire la représentation « Nécessité », mais on est
encore loin de penser la « Nécessité » comme unité conceptuelle.
Celle-ci est bien présente, mais en soi, et la suite du texte laisse
entendre qu’il faudra une réflexion supplémentaire pour nous
convaincre que la « Nécessité » ainsi constituée n’est plus une «
simple représentation » :

« L’unité ainsi déterminée est l’unité véritable et, en tant que sue, elle est
l’unité spéculative. La Nécessité déterminée de sorte qu’elle unifie en soi ces
déterminations opposées ne se montre pas simple*- ment comme une
simple détermination et une simple déterminité; en outre, la suppression
des déterminations opposées n’est pas simplement notre chose et notre acte
comme si nous étions seul à l’accomplir; elle relève de la nature et de l’acte
de ces déterminations en elles-mêmes, étant donné qu’elles sont unifiées
dans une détermination unique 8S. »

Tant que l’activité des déterminations n’est pas expressément


le moteur de la dialectique, on risque donc toujours de penser
celle-ci comme un spectacle qui s’offrirait à une conscience; tant
que leur mouvement n’est pas assimilé à une maturation
biologique ou à un travail que la signification effectue sur
elle-même, les « concepts » n’ont pas changé d’emplacement : ils
sont toujours « dans notre tête ». Le leitmotiv biologique qui
parcourt la Logique du Concept est justement destiné à « attirer
l’attention sur le fait que ni le Concept ni le Jugement ne se
trouvent simplement dans notre tête et ne sont simplement
formés
344 La patience du Concept

par nous 89 ». C’est comme si l’idée de 1* « unité conceptuelle » ne


pouvait naître qu’au prix de la dénonciation de deux préjugés
inséparables : d’une part, penser les concepts comme
assemblages de Bestandstücke, de parties constituantes («
Homme » = « Raison -f- Sensibilité » ou « Corps » + « Esprit » 40) ;
d’autre part, les verser au compte de la subjectivité consciente.
Avant tout emblème de la séparation, la conscience conçoit
naturellement ses objets de connaissance comme des sommes de
significations disjointes et additionnées. Et il ne suffit pas
d’instituer entre ces éléments des relations d’appartenance
nécessaire pour qu’ils cessent de constituer le contenu à notre
gré et devant notre regard. En d’autres termes : que la
conscience se fasse dialecticienne, elle parviendra tout au plus,
tant qu’elle ne renonce pas à sa prérogative, à laisser se
dissoudre les significations « non vraies », mais non à
comprendre que cette dissolution est l’effet de surface de la
spécification de la catégorie sur laquelle on débouche. Et cela
seul suffirait à interdire de parler d’un passage au Concept ou
d’une progression qui nous conduirait du « dialectique » au
spéculatif : ce serait inévitablement s’exposer à penser comme
accroissement d’une « connaissance » ce qui n’est qu’un
renversement de perspective par lequel la notion même de «
processus-de-connaissance » se trouve précisément disqualifiée.
« Passer » au Concept — si l’on tient à user de ce verbe —, c’est
avant tout cesser de penser en termes de constitution
progressive et d’imaginer la rationalité sous la forme d’une
trajectoire, comme aux stades antérieurs. En effet, passer d’un
contenu à un autre ou laisser paraître un contenu en un autre,
c’était toujours effectuer un trajet sur lequel on rencontrait des
différences sans les comprendre comme altérations, puisqu’en
les échelonnant dans un ordre sérial, on s’interdisait de les
reporter à la forme dont elles pourraient être autant de
transformations. Les significations, sans doute, circulaient l’une
en l’autre, mais sans qu’il y eût de différence de nature, après
tout, entre eette osmose et la façon dont les pièces d’un puzzle
s’ajustent l’une à l’autre, puisque l’unité constituée était une
unité composée et qu’on ne songeait pas que cette résultante ait
pu s’anticiper dans notre démarche. — Bien mieux : la pensée
finie s’insurge à cette idée et préfère interpréter comme
fatalisme et raison paresseuse la pensée conceptuelle.
Qu’annonce, en effet, celle-ci au lecteur de la Philosophie de
l’esprit ou de la Philosophie de l’histoire? Que le monde n’a pas
attendu
« La plus haute dialectique » 345
notre entrée en scène et que de la réalité toujours déjà effectuée
nos buts, nos souhaits et même nos actes n’ont jamais été la
mesure.
« Dans le Fini, nous ne pouvons ni expérimenter ni voir que la fin est
vraiment atteinte. L’accomplissement de la fin infinie ne consiste ainsi
qu’à supprimer l’illusion qui nous porte à croire qu’elle n’est pas encore
accomplie. Le Bien absolu s’accomplit éternellement dans le monde et le
résultat est qu’il est déjà accompli en soi et pour soi et n’a nul besoin
d’attendre après nous 41. »
Cela ne signifie pas, toutefois, qu’il faille s’accommoder a
priori de l’événement, — résignation encore orgueilleuse,
puisqu’elle nous laisserait le bénéfice de la conduite rationnelle
■—, mais simplement que nous valorisons indûment nos idéaux
et nos comportements « subjectifs ». N’en déplaise à la pensée
finie, le choix n’est donc pas entre la poursuite têtue des idéaux
et la soumission théâtrale au Fatum : entre les deux, il y a la
compréhension du Fatum auquel l’individu se soumet comme
Concept dans lequel son opération s’intégre. Par là, l’action
reçoit un nouveau statut : elle ne consiste plus à imposer un
idéal par la force, mais à collaborer à une explicitation qui ne
relève pas de notre décision. D’aventure subjective, le
mouvement, alors, est devenu activité (Tatigkeit) — et celle-ci
est d’un autre ordre que la connaissance ou que l’action finie.
Acte (Tun), sans doute, mais qui n’est plus astreint à un
accomplissement linéaire.
Ainsi on commence à entrevoir ce qu’est le travail du
Concept, •— mais à l’entrevoir seulement. Car enfin, qu’est-ce
que cette Tatigkeit, et en quoi diffère-t-elle, précisément, d’une
opération « subjective »? Le mieux, ici, est de donner la parole à
Hegel commentateur d’Aristote et de lire le mot Tatigkeit en
marge du mot èvepyela qu’il traduit.
« Seule 1’èvépYEi.a, la Forme est l’activité, l’agent s’effectuant, la
négation se rapportant à elle-même. Au contraire, si nous parlons de
l’Essence, celle-ci n’est pas encore posée comme activité; elle est
seulement en soi, seulement une possibilité privée de forme infinie. » —
« De même qu’Aristote maintient ferme l’Universel contre le principe du
simple changement, de même il fait valoir l’activité contre les
Pythagoriciens et contre Platon, contre le Nombre. L’activité est elle
aussi changement, mais un changement qui demeure identique à
lui-même, ■—■ un changement-, mais posé à l’intérieur de l’Universel
comme changement égal à soi-même. C’est un acte de détermination qui
est acte d’auto-détermination.
346 La patience du Concept

Le simple changement, au contraire, n’inclut pas en lui le maintien de


soi dans le changement. L’Universel, lui, est actif, il se détermine; et la
fin est l’auto-détermination qui se réalise. Telle est la détermination la
plus haute à laquelle parvient Aristote 42. »
Ces lignes n’éclaircissent encore que très peu la signification
de Tatigkeit. Au lieu de nous interroger directement sur 1’ «
activité » du Concept, demandons-nous donc plutôt en quel cas
un concept ne saurait être dit « actif ». Dans le même chapitre
sur Aristote, le commentaire que donne Hegel du De Anima II,
412 est sur ce point précieux. Voici la « traduction » ■—très
libre — de la page d’Aristote :
« L’âme est la substance, mais la substance seulement selon le
Concept (xarà T6V Xéyov). Ou encore la forme, le Concept est ici l’être
même, cette substance même. Si, par exemple, un instrument comme la
hache était un corps physique et avait pour substance cette forme
d’être-hache, cette forme serait alors son âme. Et, si elle cessait d’être, il
n’y aurait plus de hache, mais il n’en resterait alors que le nom. Mais ce
n’est pas d’un corps comme la hache que l’âme est la forme et le Concept
(rb TE fjv slvœi xal ô Xéyoç) ; l’âme “ est la forme d’un corps qui a en lui
le principe du mouvement et du repos ”. La hache n’a pas en elle-même
le principe de sa forme, elle ne se fait pas elle-même. Ou encore : sa
forme, son Concept n’est, pas sa substance même, —■ elle n'est pas
active par elle-même 43. »
C’est seulement dans les êtres naturels que la « chose » se
confond avec sa fonction (« si l’œil était un animal, la vision
serait son âme ») et que le Xôyoç est coextensif à l’oêcfa. Rien de
ce qu’effectue celle-ci ne déborde alors sa définition. La « chose
», alors, ne peut plus être comprise comme un contenu que la
connaissance éclairerait progressivement ou comme le point de
ralliement de déterminations cloisonnées : elle est telle
qu’aucune de ses différences ne s’ajoute à elle de l’extérieur.
Chaque terme différent n’a de sens que dans la mesure où il
expose la persistance et la continuation intégrales des autres à
travers lui, chaque moment a pour fonction de confirmer qu’il
est moment de cette totalité. C’est cette modification dans la
pensée de la Différence qui transforme le jeu dialectique en une
configuration conceptuelle. Ainsi, observe Hegel, on use toujours
dans la sphère du Concept des déterminations réflexives
(Identité, Différence, Fondement) propres à la sphère de
l’Essence. On en use toujours, mais leur « signification » est
bouleversée : au lieu de se refléter en leur opposé, elles «
contiennent » et expriment désormais la totalité des autres
moments. De parties du discours
« La plus haute dialectique » 347

linéaire, elles sont devenues « parties totales » du Xéyoç qui les


informe.

« Les déterminations réflexives doivent être comprises comme


séparées, chacune pour soi, de la détermination opposée; mais, comme,
dans le Concept, leur identité est posée, chacun de leurs moments ne
peut être saisi qu’à partir des autres et avec eux. — Universalité,
Particularité (les moments conceptuels), si on les comprend
abstraitement, sont la même chose qu’Identité, Différence et
Fondement. Mais, si l’Universel est l’identique avec soi, c’est
expressément en ce sens qu’en lui le Particulier et le Singulier sont
contenus à la fois. Le Particulier est bien le différent ou la
déterminité, mais en ce sens qu’il est universel en soi et singulier.
Enfin, le Singulier a pour sens d’être sujet, base, qui contient en soi le
genre et l’espèce et qui est lui-même substantiel... Telle est la clarté du
Concept : chaque différence ne forme aucune interruption, aucune
perturbation : elle est transparente 44. »

Avons-nous maintenant répondu à la question : quelle


rectification faut-il imposer à la dialectique finie pour qu’en
surgisse la spéculation? Pas certainement. Et la réponse que
nous laisse entrevoir ce texte pourrait bien n’être que verbale,
N’était-ce que cela, et ce coup de force n’était-il que ce coup de
pouce? Il suffirait en somme de comprendre que l’extériorité et
l’opposition sont des figures inadéquates de l’altérité et qu’une
différence ou déterminité n’est pas tant une délimitation qu’elle
ne marque une modalisation de l’essence; il s’agirait de
substituer au langage fixateur qu’a fait se disloquer la
dialectique la théorie de l’expression ^ou l’ontologie de
l’immanence) dont ce langage nous interdisait l’accès et que la
dialectique négative dissimulait encore. C’est bien ce que
suggère le mot « contenir » (enthalten), en tant qu’il indique
quelle est la spécificité de la « partie totale » une fois insérée
expressément dans 1’ « activité » du Tout 46. Mais on est en droit
de se demander si cette coextension expressive de la partie au
tout n’est pas une solution magique donnée au problème ;
comment rendre compte de l’appartenance nécessaire des
éléments à une totalité? N’est-il pas trop commode de
métamorphoser ces éléments, jusqu’alors indépendants ou
simplement enchaînés, en des « moments » qui, par définition,
refléteraient l’ensemble? Ne voilà-t-il pas l’endroit précis où la
dialectique devient truquage et médication miraculeuse des
blessures de l’Esprit? Admettre, en effet, qu’il n’est pas
d’élément en une totalité qui ne soit la projection du principe
de celle-ci,
348 La patience du Concept

c’est se donner la permission d’avoir désormais réponse à tout :


on pourra toujours choisir un Xoyoç tel que chaque aspect de
l’oôafa le contienne intégralement et soit, dès lors, proclamé
intégralement intelligible; on pourra toujours aussi dénoncer
l’explication qui ne nous satisfait pas comme partielle et non
représentative du Tout. L’intelligibilité serait à peu de frais, s’il
ne s’agissait que d’assigner le principe totalisant qui doit
imprégner chaque figure ou chaque élément. Or, c’est à cette
solution de facilité que semble bien conduire la dialectique
comme réintégration féerique des totalités dont on avait
critiqué l’émiettement. Et c’est parce qu’il aborde de front ce
thème que M. Althusser nous semble avoir rénové — même si
c’est pour aggraver le verdict — la critique traditionnelle de
l’optimisme et du théologisme hégélien.
Le spéculatif s’ordonne au modèle de « la causalité expressive
globale d’une essence intérieure à ses phénomènes ». Le Tout est
réductible

« ... à un principe d’intériorité unique, c’est à-dire à une


essence intérieure, dont les éléments du Tout ne sont alors que
des formes d’expression phénoménales, le principe interne de
l’essence étant présent en chaque point du tout 40. »

A l’intérieur de la totalité, les différentes sphères (société


civile, institutions, etc.) ne sont donc que des moments, aussitôt
niés qu’affirmés, et leur métamorphose incessante rend
inconcevable leur autonomie 47. Puisque la complexité est ainsi
évanescente, toujours en passe d’être résorbée dans l’unité qui
la téléguide, il ne saurait y avoir, chez Hegel, d’unité dans et par
la complexité même. L’Un et le Multiple, note M. Althusser, y
restent toujours extérieurs : la pluralité des sphères semble
faire éclater l’unité primitive et celle-ci ne se conserve que dans
la mesure où elle finit par anéantir cette pluralité. Inversement,
le Tout structuré —■ tel que l’entend M. Althusser — impliquera
de plein droit la complexité : il n’a de sens que par les
déséquilibrations et rééquilibrations qui lui donnent son visage
en tel instant. C’est dire que ses variations, loin d’exprimer en
surface l’identité d’un principe qui resterait immuable en
profondeur, sont à tout moment responsables de la figure que
prend le système. On n’a plus affaire qu’à un champ dans lequel
les variations de rapports sont toujours compréhensibles en
fonction de la nature de l’instance qui se trouve être dominante
et de
« La plus haute dialectique » 349

la place que (provisoirement) elle occupe. Telle est la différence


entre le système et le « Concept » : on renonce maintenant à
l’image d’un Logos qui animerait un contenu et engendrerait ses
différences; la présence métaphysique de l’eidos a fait place à
une structure qui n’est pas plus de l’ordre du visible que du
supra-visible.
« Que la plus-value ne soit pas une réalité mesurable tient à ce qu’elle
n’est pas une chose, mais le concept d’un rapport, le concept d’une
structure sociale de production, existant d’une existence visible et
mesurable seulement dans ses effets... (Cela) ne signifie pas qu’elle
puisse être tout entière saisie dans tel ou tel de ses effets déterminés : il
faudrait pour cela qu’elle y fût tout entière présente, alors qu’elle n’y est
présente, comme structure, que dans son absence même 48. »
La critique du mysticisme spéculatif est donc radicale. Mais,
pour qu’elle soit décisive, jil faudrait que Hegel eût
effectivement conservé le « couple classique » essence /phé-
nomène, intérieur /extérieur, —• comme les auteurs de Lire le
Capital croient pouvoir l’affirmer.
« On avait bien là un modèle permettant de penser l’efTicace du tout
sur chacun de ses éléments, mais cette catégorie essence intérieure
/phénomène extérieur, pour être en tous lieux et à tout instant applicable
à chacun des phénomènes relevant de la totalité en question, supposait
une certaine nature du tout, précisément cette nature d’un tout “
spirituel ” où chaque élément est expressif de la totalité entière, comme
pars totalis 40 »
Or, il est difficile de concéder ce point, car le rapport de «
contenance » (du Tout conceptuel dans la partie) n’est jamais
présenté dans la Logique du Concept comme un rapport
d’expression. Essence /phénomène, intérieur / extérieur sont des
catégories de l’Essence et non du Concept, et rien ne permet de
parler du Concept hégélien comme d’une « réalité à double
niveau ». Pour Hegel, cette « représentation » provient de la
difficulté qu’éprouve la pensée finie à acclimater l’unité
conceptuelle. Comme il s’agit d’une totalité où les déterminités
n’ont plus de sens comme « singularités indépendantes », elle est
tentée de l’imaginer comme un élément ponctuel, tel que le Moi,
point de convergence simple de la multiplicité des
représentations 50. Mars, en comprenant ainsi le Concept « dans
sa subjectivité et dans sa différence par rapport au réel et à
l’objectif », la Représentation rejette la « différenciation réelle »
en dehors de cette unité idéale. Le
35o La patience du Concept

Concept est alors posé comme une unité qui ne peut coexister
avec ses éléments multiples, — tout juste capable de résorber
ceux-ci en elle, mais non de les produire. Ses différences, en tant
que telles, lui demeurent extérieures. Nous retrouvons bien
alors la « réalité à double niveau », — mais comme la
falsification représentative du Concept, et non comme sa vérité.
On croit alors comprendre ce qu’est le Concept comme «
instance première » (das Erste), mais c’est pour l’opposer à la
diversité étrangère qu’il doit (arbitrairement) réunifier. Bref,
tout se passe comme si l’on accusait Hegel d’avoir repris à son
compte un clivage qu’il entend justement révoquer. On voit bien
pourtant l’avantage de cette interprétation : elle permet de
retrouver aisément dans le hégélianisme le schéma classique
des « théories de la connaissance ». Hegel n’aurait fait que
reprendre la vieille idéologie optimiste qui parcourt celles-ci :
puisque l’essence irradie à travers le phénomène, le processus
de connaissance a chance de prendre possession d’elle et de
rejoindre, en fin de compte, l'objet réel. Comme si la
connaissance, réplique M. Althusser, portait jamais sur autre
chose que « l’objet-de-connaissance », — comme si le couple «
essence /phénomène » n’était pas simplement la transposition
idéologique de « la différence épistémologique entre la
connaissance d’une réalité et cette réalité elle-même 61 ». D’où la
critique qu’il adresse à ceux qui ont cru reconnaître chez Marx
le schéma « hégélien » d’un passage de l’intériorité abstraite au
concret extérieur et visible.

« Du Ier Livre au IIIe Livre (du Capital), nous ne sortons jamais de


l’abstraction, c’est-à-dire de la connaissance, des “ produits du penser et
du concevoir ” : nous ne sortons jamais du concept.. nous
n’enjambons jamais, à aucun instant, la frontière absolument
infranchissable qui sépare le “ développement ” ou spécification du
concept, du développement et de la particularité des choses, ■—■ et pour
une bonne raison : cette frontière est en droit infranchissable parce
qu’elle n’est la frontière de rien, parce qu’elle ne peut être une frontière,
parce qu’il n’est pas d’espace homogène commun (esprit ou réel) entre
l’abstrait du concept d’une chose et le concret empirique de cette chose
qui puisse autoriser l’usage du concept de frontière 6Z. »

Hegel aurait donc, à son tour, cherché à rendre franchissable


un espace infranchissable en droit, mieux : un non-espace... Il
nous semble plutôt qu’il refuse l’existence de tout « espace »
(franchissable ou non, homogène ou
« La plus haute dialectique » 351

non). Pour que M. Althusser ait raison, il faudrait que Hegel eût
maintenu, entre le « Concept » et le « réel », une distance qui
rendrait nécessaire le rapport de l’Un- exprimé au
Multiple-exprimant. Il faudrait que le Concept eût pour
fonction de résoudre — et de résoudre, à coup sûr,
magiquement — un faux problème véhiculé par la connaissance
finie, dont l’avènement du Concept est l’extinction. Bref, il
faudrait que Hegel eût tenté d’implanter à toute force la Raison
dans les choses et de montrer que « l’ordre réel, qui n’est... que
l’existence réelle de l’ordre logique, doit suivre l’ordre logique 63
». Or cette coïncidence n’est pas conceptuelle au sens hégélien,
puisqu’elle est une « coïncidence ». En parlant de « coïncidence »
entre le « logique » et le « réel », on use d’un langage dépassé, —
et cela, quel que soit le sens qu’on donne au mot « réel ». Ou bien
on entend par Wirklichkeit l’effectua- tion du Concept, et le mot
« coïncidence » est franchement impropre, car les formes à
travers lesquelles il s’effectue ne sont pas séparées de lui de
sorte qu’il ait à les rejoindre. Ou bien on entend par
Wirklichkeit (et Hegel, on va le voir, use des deux sens dans le
même texte, parfois dans la même phrase) l’ordre des contenus
empiriques et leur échelonnement temporel, mais on n’a pas à
se soucier de forger entre cet ordre et l’ordre conceptuel une
correspondance qui serait, sauf exceptions, illusoire. Rien de
moins hégélien que l’image d’une histoire dont l’enchaînement
refléterait point par point le déploiement du Concept.

« L’ordre du temps dans le phénomène réel est en partie autre que


l’ordre du Concept. On ne peut pas dire, par exemple, que la propriété ait
précédé la famille et pourtant il faut en traiter avant celle-ci. On
pourrait donc ici soulever la question de savoir pourquoi nous ne
commençons pas par le plus élevé, c’est-à-dire par le Vrai concret. A quoi
l’on répondra que, justement, nous voulons voir le Vrai sous la forme
d’un résultat et que, dès lors, il est essentiel de concevoir en premier lieu
le Concept abstrait. Ce qui est effectif (wirhlich), la forme du Concept,
n’est donc pour nous que ce qui vient à la suite et après, même si cela
vient en premier dans la réalité même (Wirhlichheit). Notre démarche
est telle que les formes abstraites n’ont pas de consistance pour soi, mais
s’y montrent comme non vraies B4. »

L’exposé conceptuel ne prétend donc pas reconstituer une


super-histoire ou même une contre-histoire; pas plus qu’il ne
fait concurrence à l’ordre temporel, il ne décrit une genèse qui
donnerait un sens aux déterminations
35a La patience du Concept

au rebours de leur ordre d’apparition. Et cette indifférence du


conceptuel à l’historique signifie que le mouvement du Concept
n’est en aucune façon l’analogue d’un processus de
connaissance. Même si Hegel prend pour point de repère
l’activité de la forme aristotélicienne, il ne nous autorise pas
par là à imaginer le Concept comme un eidos assez ingénieux
pour imprégner de part en part le multiple et garantir ainsi à la
connaissance finie qu’elle s’accomplira intégralement. Alors que
l’Idée platonicienne ou la forme aristotélicienne étaient encore
destinées à assurer le succès de la connaissance —■ ou, du
moins, peuvent être interprétées de la sorte —, le Concept n’est
plus taillé à la mesure de notre savoir. C’est pourquoi il nous
paraît artificiel de replacer coûte que coûte Hegel dans la
tradition idéaliste ou « optimiste » de la connaissance. Il a
réalisé, nous dit-on, le projet qui animait cette tradition. Mais
est-ce bien réaliser un projet que de le présenter comme un
problème mal posé? Est-ce répondre à une attente que de
montrer qu’il n’y avait personne à attendre en ce lieu? Héritier
de la tradition, tant qu’on voudra, mais à condition d’ajouter
que le legs était de peu de valeur aux yeux de cet héritier. Faute
de quoi, on présente le destructeur du mythe de « la
connaissance » comme son apologiste, le critique de la «
Représentation » comme celui qui aurait déployé dans toute son
ampleur la « représentation » au sens classique 6B. Bref, on
méconnaît l’étrangeté de ce qu’il faut entendre par Concept, au
mépris de 1 avertissement de l’auteur : dans le Concept, le Vrai
ne se présente pas dans la forme où l’attendait le savoir
phénoménal. Sans doute celui-ci recherche le Vrai comme
identité du Concept et de la réalité, « mais il le cherche
seulement, car il est ici, comme au début, un subjectif »; « c’est le
Concept qui exerce son activité dans l’objet, s’y rapporte à soi et,
en se donnant sa réalité à même l’objet, trouve la vérité 56 ».
Qu’on n’aille donc surtout pas imaginer que le sujet fini a laissé
place à un sujet omniscient, mais de même nature, — ou qufun
Cogito plus savant ait relayé le Cogito fini dans l’exécution de la
même entreprise : il n’y a rien de commun entre la
réconciliation telle que l’imaginait le savoir phénoménal et la
maturation qui transforme en différenciations les différences
que celui-ci espérait surmonter. Si le Savoir absolu achève le
savoir fini, c’est au sens d’une mise à mort. Aussi, comment voir
en celle-ci une apothéose? Comment voir l’épanouissement de «
la connaissance » dans ce qui est avant tout la récusation de ses
« La plus haute dialectique » 353

procédés traditionnels? —• L'expression? Le Concept, on l’a vu,


ne s’exprime ni ne s’indique à travers ses déterminations : il s’y
démontre en les dissolvant et en niant leur indépendance
apparente. —• La production?

« Le Concept produit bien la Vérité — c’est la liberté subjective —,


mais il reconnaît ce contenu comme étant en même temps quelque chose
de non produit, comme le Vrai en-soi et pour-soi57. »

Il n’est pas d’opération du savoir que le Concept ne


subvertisse. Totalité sans doute, mais sans totalisation.
Unification, mais telle qu’elle détruit la co-présence des parties.
Si l’on prend au sérieux la critique de la Finitude, il ny a pas de
totalité conceptuelle à proprement parler. Tout au plus, se
permettra-t-on, dans une intention pédagogique, de présenter le
développement du Concept comme un tableau accessible à la
Représentation, mais en insistant sur l’impropriété de cette
image.

« En raison du besoin subjectif de l’inconnaissance et de son


impatience, on peut bien donner à l’avance une vue d’ensemble du tout,
au moyen d’une division adaptée à la Réflexion, laquelle, à la manière de
la connaissance finie, part du Général et assigne le Particulier comme
un donné et comme ce qui est à attendre dans la Science. Toutefois, c’est
seulement une image représentative qui est procurée par là B8. »

Il n’y a donc pas de totalité conceptuelle qui résulterait d’une


réunification d’éléments donnés. En y prenant garde, on évitera
de reléguer le Concept du côté de l’unité d’expression
leibnizienne et, plus généralement, de l’assimiler aux ensembles
que forme notre « concevoir » d’Entendement, alors que Hegel
l’oppose expressément à ceux-ci.

« L’intelligence comme Entendement disjoint les unes des autres et


sépare de l’objet les détermination abstraites qui étaient immédia-
tement unies dans la singularité concrète de l’objet et elle poursuit
nécessairement en rapportant l’objet à ces déterminations de pensée
universelles, —■ en le considérant donc comme rapport, comme un
enchaînement objectif, comme une totalité. On nomme fréquemment
concevoir cette activité de l’intelligence, mais cette appellation est
indue. Car, de ce point de vue, l’objet n’est encore qu’un donné; il est
compris comme dépendant d’autre chose qui le conditionne. Les
circonstances qui conditionnent un phénomène ont encore ici la valeur
d’existences indépendantes. L’identité des phénomènes rapportés les
uns aux autres n’est donc encore que simplement interne et, par là
même, simplement extérieure. Le Concept ne se
354 La patience du Concept

montre donc pas ici encore dans sa forme propre, mais dans la forme de
la nécessité conceptuelle 60. »

IV

Cette « totalisation » inédite qui n’est ni recollection


d’éléments donnés ni centration autour d’un principe donné,
Hegel l’appelle Entwicklung, — mais en ayant soin d’écarter les
associations traditionnelles qui fausseraient l’emploi du mot. Le
« développement » qui spécifie 1’ « activité » du Concept ne sera
ni un déroulement continu ni un progressus temporel. Examinons
tour à tour ces deux distinctions.
En premier lieu, l’image de la continuité sensible est
inadéquate. Elle sauvegarde, sans doute, l’idée qu’un principe
unique persiste à travers les différentes formes, mais elle
présente cette persistance comme une diffusion de sorte que le
moment de la différenciation est escamoté.

« Dans la représentation de la métamorphose, on prend aussi comme


principe une seule Idée qui subsiste à travers tous les différents genres
aussi bien que dans les organes singuliers, de sorte qu’ils ne sont que les
transformations formelles d’un seul et même type. On parle encore de la
métamorphose d’un insecte en tant que chenille, chrysalide et papillon
ne sont qu’un seul et même individu... Il est important de maintenir
l’identité, mais aussi de maintenir l’autre côté : la différence. Or, celle-ci
est laissée en arrière, quand on parle seulement d’un changement
quantitatif, et c’est ce qui rend insuffisante la simple représentation de
la métamorphose 60. »

Aussi peu satisfaisante est l’image d’une série graduée et


normée par une loi de développement. Ici encore, la diversité
surgit de la répétition; l’Autre n’est que l’avatar de la diffusion
du Même et la différence, loin d’être inscrite dans la chose
même, n’est qu’un point d’arrêt — arbitraire et provisoire —
dans le cours de cette expansion.

« On trouve encore ici la représentation des séries que forment les


choses naturelles, en particulier les choses vivantes. L’impulsion qui
nous porte à reconnaître une nécessité dans un prqgrès de eette sorte
nous conduit à trouver une loi de la série, détermination fondamentale
qui pose la diversité, se répète en elle et produit en même temps par là
une diversité nouvelle. Mais le Concept ne se détermine pas en
s’accroissant seulement toujours par une nouvelle adjonction uniforme,
de sorte qu’on y observerait toujours le même rapport entre les membres.
Et, justement, cette représentation
« La plus haute dialectique » 355

d’une série de degrés a particulièrement nui au Concept comme progrès


dans la nécessité de ses formations. Ranger en séries les planètes, les
métaux et les corps chimiques en général, les plantes et les animaux et
prétendre trouver une loi de ces séries, c’est là un vain effort, car la
nature ne dispose pas ses formations en série et membres, et le Concept
n’opère de distinctions d’après la déter- minité qualitative que dans la
mesure où il fait des sauts. L’adage antique : in natura non datur
saltus ne convient absolument pas à la division du Concept; la
continuité du Concept avec lui-même est d’une tout autre nature 8l. »

Il semble pourtant qu’il y ait un point commun entre la


continuité et le mouvement du Concept. Celui-ci n’offre «
aucune interruption 02 »; or la continuité, elle aussi, est « simple
rapport à soi, égale à soi-même, que n’interrompt aucune limite,
aucune exclusion... » Mais cette non-interruption est alors
simplement équivalente d’indifférenciation : « Elle contient
donc encore en elle l’extériorité de la pluralité, mais à la fois
comme quelque chose d’indifférencié, d’ininterrompu 63. »
Autant dire que la continuité est une

f'idée
)résentation indifférente de la pluralité, assez proche de
que, d’après Bergson, en forme l’intelligence : réduite
à l’arbitraire dans le choix des discontinuités, elle n’est
que « le refus de notre esprit, devant n’importe quel système
de décomposition actuellement donné, de le tenir pour
seul possible 04 ». C’est également à cet ensemble de décou-
pages arbitraires possibles que Hegel oppose la « continuité
du Concept ». La continuité d’Entendement, telle qu’elle
s’applique à la grandeur extensive, n’a de sens que négatif;
en elle, « chacun des multiples est ce qu’est l’autre; ce n’est
donc pas la déterminité comme telle qui forme le discontinu
ou le discret65 ». Aussi cette discontinuité inessentielle
s’efface-t-elle dans la grandeur intensive pour y devenir
un rapport simple à soi-même.

« De même que ao, en tant que grandeur extensive, contient les vingt
unités comme discrètes, de même le degré déterminé les contient en tant
que continuité, qui est simplement cette pluralité déterminée; c’est le
vingtième degré88... »

Le continu n’est alors, de part en part, que la pluralité


indifférente. Non seulement il rend possible une fragmentation
quelconque, mais il serait vide de sens sans cette discontinuité
en filigrane ; non seulement il est le principe d’une infinité de
partitions, mais cette propriété appartient à son essence et on
ne peut le penser sans imaginer de
356 La patience du Concept

partition en lui. Imputer ce mode d’être au Concept, ce serait


donc confondre la différenciation et la divisibilité indifférente,
l’articulation qualitative et le réarrangement d’un tout réel par
une nouvelle composition réelle des parties. On retomberait
dans le schéma que l’Entwicklung a pour fonction d’écarter.
On y retomberait encore plus expressément, si — en second
lieu —, on assimilait Y Entwicklung à un progressus. A la
différenciation recherchée fait alors place une cumulation par
adjonction (Zusatz) de parties, de sorte que les instances
successives apparaissent comme indépendantes en droit l’une
de l’autre. L’épigénèse semble être un des exemples de ce
déroulement morcelé.

« Si l’on veut comparer les degrés de la nature entre eux, il est


légitime de remarquer que cet animal a un ventricule, cet autre deux;
mais on ne doit pas parler de pièces ajoutées, comme si cela était
effectivement arrivé 07. »

A quoi bon encore forger l’image d’une lente production des


espèces les unes à partir des autres? Tout système qui rabat la
différenciation sur le cours du temps la réduit à n’être qu’une
suite d’altérations contingentes : « Il est tout à fait vain de se
représenter les genres comme évoluant peu à peu dans le temps;
la différence temporelle n’a absolument aucun intérêt pour la
pensée 68. »

Toute transposition quantitative du concept d’Entwick- lung


en trahit donc la fonction. De 1’ « évolution » entendue comme
déploiement effectif, au sens courant, donc « fini », du mot, un
seul aspect trouve grâce aux yeux de Hegel, le seul trait de
ressemblance qu’il concède entre elle et Y Entwicklung : ici et là
ne surgit aucun contenu nouveau à proprement parler : es
kommt kein neuer Inhcdt heraus. Mais l’Entendement, opérant
encore une fois de façon unilatérale, comprend ce mouvement
sans novation comme un mouvement sans différences;
l’élaboration de la forme, il l’imagine alors comme réduction
d’un contenu initial déjà existant, à l’exemple de la doctrine de
l’emboîtement des germes, par exemple. Or celle-ci fournit bien
un modèle du « demeurer auprès de soi » (Bleiben bei sich
selbst), puisque le procès qu’elle décrit « ne pose rien de
nouveau, mais n’apporte rien qu’un changement de forme69 ».
Toutefois, on y pose au départ comme déjà donné « ce
« La plus haute dialectique » 357

qui est présent seulement sur le mode de l’idéalité », comme si


l’abstrait initial devait contenir un modèle réduit du résultat et
l’acte n’être que le dépli ement de la puissance. Une fois de plus,
le « réalisme » du modèle trahit donc l’originalité du processus
conceptuel.
On le comprend mieux si l’on se reporte au commentaire que
fait la Geschichte der Philosophie (XVIII, 376-7) de la distinction
aristotélicienne entre les deux sens principaux du mot «
puissance ». L’expression Sévajxiç, en effet, n’est pas simple.
Dans un cas, elle désigne un état inchoatif par le
développement duquel — et sous l’effet d’une altération
(l’enseignement) — on pourra plus tard exercer un pouvoir :
c’est en ce sens que le petit enfant est en puissance savant ou en
puissance stratège 70. Dans Vautre cas, la « puissance » désigne
la détention d’un pouvoir qu’on n’exerce pas dans l’instant,
mais qu’on est capable, sauf obstacles, d’exercer à tout moment :
c’est en ce sens que l’homme qui sait est savant en puissance,
sans que le passage à l’acte implique, cette fois, une altération
au sens propre. Pas plus que lorsque le sujet pensant se met à
penser ou l’architecte à construire. Si, dans ce dernier cas, on
continue pourtant à parler le langage trompeur de la
potentialité nue et de la passivité, c’est que les mots nous
manquent (la différence est àvévup.oç) et que force est bien de
recourir aux mots n&axeiv et âXXoiwaiç, au risque de les laisser
prendre en leur sens propre. Aussi, sachons bien que si nous
semblons encore parler de « passivité » à propos de cette
seconde occurrence du mot « puissance », cette passivité-là n’est
plus liée à la mobilité ni à la matérialité. « Cela n’empêche pas
qu’il est incorrect de dire, sans préciser davantage, que celui
qui pense, quand il pense, subit un changement71. » Bref, le
passage de la puissance à l’acte ne signifie pas toujours qu’une
détermination nouvelle prend la place d’une autre; il désigne
aussi l’instauration d’une chose dans son usage ou dans son
exercice. D’une part, l’image du passage est donc devenue
incorrecte : il y a seulement « sauvegarde de l’étant en
puissance par l’étant en entéléchie 72 ». Mais, d’autre part, cette
présence continuelle de soi à soi tout au long de la
transformation apparente n’est pas l’équivalent d’une
déploiement pur et simple du Même : si le vouç est « Tout en soi
», il n’est pas « en soi-même cette totalité », à la manière dont
l’œuf, dans le préformationnisme, contenait la totalité des
germes. Le vouç s’explicite, il est vrai, sans devenir autre, mais
cette explicitation n’est pas l’expansion d’un potentiel
358 La patience du Concept

donné au départ. Ce sont ces deux aspects qui convergent dans


Y Entmcklung et assurent l’originalité de la notion : en
devenant le VOT)T6V, le voüç ne fait qu’accomplir son être, mais
cet accomplissement n’est absolument pas descriptible comme
un mouvement répétitif.
Il suffit donc de prêter attention à la méditation d’Aristote
par Hegel pour apercevoir la précarité de toutes les
interprétations génétiques du processus conceptuel. Toutes, en
somme, commencent par traduire l’activité du Concept
(Tatigheit) par Wirksamkeit, efficience progressive. Or, la
Wirklichkeit n’est pas la Wirksamkeit: tout accomplissement ne
signifie pas parcours graduel d’un chemin. Reportons-nous,
encore une fois, à un concept aristotélicien, familier à Hegel,
l’èvépyeta aristotélicienne. On commettrait la même erreur en
assimilant l’èvepyeia à l’èvépyeiaé xaxà xlvYjcnv. Sans doute,
Aristote reconnaît que le concept provient « surtout des
mouvements » et n’est utilisé que par extension « pour les autres
choses 73 ». Mais, du fait de cette extension, il n’est plus entendu
exclusivement par rapport à une Sévocpuç physique, —• et
Aristote, en © 8, entend justement arracher l’èvépysia à la
Sévapuç par rapport à laquelle on a coutume de la penser
d’entrée de jeu. On n’a plus le droit dès lors, d’imaginer
l’opération comme le passage d’un terme à son contraire.
L’èvépysia qui s’effectue « selon le mouvement » devient alors,
par rapport à cette svépysia au sens large, une rubrique qui
risque d’en masquer l’envergure.

« Le mouvement était l’acte de l’inachevé; bien différent est l’acte au


sens absolu, l’acte de ce qui est achevé 7i. »

Cette différence, Aristote la met en lumière lorsqu’il décrit


les opérations où le présent n’efface pas l’avoir-été (la vision), à
tel point qu’il est impossible de distinguer l’un et l’autre, comme
on peut le faire dans un parcours. Là-dessus, on ne peut que se
reporter au commentaire que donne M. Brocher de cette page
de © 6 :

« Certes, il est possible que, dans la vision, on ne fasse que progres-


sivement connaissance avec quelque chose; mais, lorsqu’on y est
parvenu, le voir, loin de cesser, est à ce moment-là voir à proprement
parler. Le voir persiste dans le voir de ce qu’il a déjà vu :
Æp
.a
xod ètipaxe. Mais oe n’est pas un point d’arrêt sur un chemin vers autre
chose. Le voir n’est pas en chemin; il n’y a rien en dehors de lui où il
devrait encore parvenir 7B. »
« La plus haute dialectique »
35
Ces lignes sont en même temps une mise en garde contre une
mésinterprétation du mot Wirklichkeit. Tant qu’on s’obstine à
penser la Wirklichkeit sur le mode d’un cheminement, d’une
progression, la différenciation du Même prend
immanquablement l’allure d’une préformation, car il est
impossible, alors, d’entrevoir une distinction entre un
mouvement qui n’apporte rien de nouveau et le déplie- ment
d’un donné originel déjà présent tout entier. Ou encore : si la
différenciation du Concept ne consiste pas en un progrès, on ne
peut la penser, semble-t-il, qu’à la façon d’un passage sans
imprévus du latent au plein jour. Aventure d’un progrès ou
monotonie d’une préformation. Or le Concept est à égale
distance de ces deux images : si sa différenciation ne s’opère
surtout pas, il est vrai, par adjonctions contingentes, elle n’était
pas non plus déjà accomplie dès l’origine et dans l’origine. Aussi
T « évolutionnisme » et le « nécessitarisme » que des auteurs ont
cru déceler chez Hegel nous semblent-ils deux contresens
d’égale gravité. Lorsque M. Marcuse voit dans le hégélianisme
un « schéma de progrès » ou « un élément de pratique historique
» qui resterait longtemps vivace, mais que paralyserait

{'idéalisme
>eu à peu la montée des « conceptions ontologiques de
absolu », nous croyons pour le moins qu’il
76

reconstruit Hegel à l’aide des deux déterminations entre


lesquelles le Concept hégélien doit se frayer un chemin.
D’une part, l’idée de progrès indéfini est incompatible
avec l’exigence obsessionnelle du Bei-sich-selbst-bleiben ou
avec l’image d’un « recueillement-unificateur » du com-
mencement et de la fin; et cela, au point que Hegel va
jusqu’à abandonner, de ce point de vue, sa comparaison
familière entre le Concept et la Yie. En ce point, celle-ci
ne vaut plus rien : en effet, même si la graine et le fruit, le
géniteur et l’engendré sont de même nature, ils n’en sont
pas moins extérieurement autres et laissent donc persister
l’illusion d’un devenir-autre. Le résultat ne fait pas expres-
sément retour au commencement.

« Le fruit, la graine ne sont pas pour le premier germe; ils sont


seulement pour nous. Mais, dans l’Esprit, l’un et l’autre n’ont pas
seulement en soi la même nature : ils sont être-l’un-pour-l’autre et, par
là, justement, être-pour-soi 77. »

Mais, d’autre part, l’image « préformationnisto » est aussi peu


pertinente pour illustrer le travail du Begreifen. Le Concept
intègre ce qui, incessamment,, semble être son
36o La patience du Concept

Autre. Dès lors, quoi de commun entre ce processus et une


préformation, c’est-à-dire le développement déjà assuré d’une
identité-à-soi déjà définie?
Retour continuel en soi et dissipation de l’apparence de
l’Autre, sortie continuelle de soi et conjuration de l’Autre : le
Concept, différenciation sans novation, mais différenciation
totalisante, n’est — pour nous, dans la brume de la Finitude —
que l’oscillation entre ces deux pôles. Aussi est-il difficile de
décrire son fonctionnement autrement qu’à travers l’alternance
de deux modèles complémentaires, veut-on mettre l’accent sur
le second aspect : ce sont la spiritualité ( Geistigkeit) et le
devenir de la conscience qui fourniront encore le meilleur
éclairage, mouvements exemplaires d’un arrachement à
l’assoupissement dans l’immédiat. Alors que la calme
production organique s’accomplissait « sans oppositions, sans
empêchement », l’Esprit n’est au contraire que combat contre sa
naturalité et victoire sur elle 78. En ce sens, le devenir de la
conscience ou des formes spirituelles est un meilleur paradigme
du Concept que « le devenir vital immédiat », puisque le
retour-à-soi, la jonction de soi à soi y prennent très expres-
sément le sens d’une reconnaissance enrichissante, et non d’une
rechute dans un élément primitif. Mais, pour la même raison, le
moment de l’identité-à-soi du Concept passe forcément au
second plan dans cette dramatisation du processus conceptuel.
On ne poussera donc pas la comparaison plus avant, et l’on aura
garde de distinguer l’activité propre à l’Esprit de l’activité du
Concept proprement dite. Lorsque Hegel évoque celle-là pour
l’opposer à la vie naturelle immédiate, c’est inévitablement la
constitution de la subjectivité phénoménologique qu’il décrit.
Or, est-ce un si bon paradigme du Concept?
« L’activité de l’Esprit consiste justement à rompre avec l’implication
dans la simple vie naturelle, à s’élever au-dessus d’elle, à se saisir dans
son indépendance, à soumettre le monde à sa pensée et à le créer à partir
du Concept79. »
Subjectivité conquérante et Grandes Découvertes, ce sont des
images émouvantes, mais qui, en l’occurrence, risquent vite de
fausser ce qu’il faut entendre par conceptualisation.
« L’élan de l’homme le porte à connaître le monde, à se l’approprier, à
le soumettre et, finalement, la réalité du monde doit être, pour ainsi
dire, broyée, c’est-à-dire idéalisée. Mais il faut bien
« La plus haute dialectique » 361

remarquer en même temps que ce n’est pas l’activité subjective de la


conscience de soi qui introduit l’unité absolue dans la multiplicité, Cette
identité est plutôt l’Absolu, le Vrai même 80. »

Pour ne pas donner du Concept une figuration volontariste


ou, si l’on veut, exagérément progressiste, nous voici donc
rejetés vers le modèle organique qui, tout à l’heure, en tant que
devenir, nous avait semblé inadéquat. La Vie, maintenant,
redevient la meilleure approximation du Concept, —- la
consommation de la nature par le vivant une opération qui
l’emporte en pertinence sur sa transformation par le travail
conscient. La genèse organique était sans doute un devenir
linéaire, donc moins expressif du Concept, que l’histoire «
spirituelle »; celle-ci montrait mieux qu’à chaque étape le retour
à soi est aussi bien transformation de soi. Mais, à trop suivre
cette direction, on risque d’oublier qu’il y a néanmoins, au cœur
de l’intelligibilité, la persistance d’une « présence », telle que
ruptures, traumatismes, expériences de la vie (pour prolonger
la comparaison) ne peuvent que la détailler sans jamais la
repousser dans l’ombre, — une identité à soi, peut-être, mais
sans contours, sans fermeture éphémère, incomparable à la
fragile identité des invites du salon Guermantes. C’est de cet
aspect du Concept que la relation du vivant à son milieu sera la
meilleure image.
Certes, le Concept demeure aveugle dans la nature
organique, mais l’abondance des exemples biologiques dans la
Logique du Concept atteste que, dans l’étude logique, le style de
devenir <c spirituel » ne peut être le seul modèle satisfaisant.
Après tout, « la forme logique du Concept est indépendante de
sa forme non spirituelle aussi bien que de sa forme spirituelle 81
» et il n’est pas nécessaire que la figure concrète la plus
représentative soit constamment la plus élevée. Si le vivant, ici,
est exemplaire, c’est qu’il ne s’approprie pas la nature par une
Production — qui « serait, comme telle, le passage en un Autre »
—, mais par une Reproduhtion, dans laquelle « le vivant se pose
pour soi comme identique avec soi82 ». A la prise de possession
prométhéenne, on oppose alors la conciliation du vivant avec
son milieu, — au travail le nisus formations qui est sans doute «
une auto-extériorisation, mais comme imprégnation du monde
extérieur par la forme de l’organisme 83 ». Là cesse « le
comportement hostile du désir par rapport au monde extérieur
», qui était spécifique du comportement technique. Le processus
vital révèle donc mieux,
36a La patience du Concept

en même temps que la négativité de la nature inorganique,


l’immanence du Soi à l’Autre, la connivence de l’Àutre et du Soi
que dissimulait la violence technique M.
Ce va-et-vient d’un modèle à l’autre permet-il de mieux
pénétrer la nature du Concept? Pas exactement. L’instruction
qu’on en tire est négative : on apprend à ne pas mesurer le
Concept à des figures qui n’en sont jamais que des
approximations. Mais cette instruction négative n’est pas pour
autant dénuée de valeur. Il vaut la peine, en effet, de renoncer à
toutes les présentations que Hegel aurait jugées unilatérales
(«biologisme», « historisme», « ontologie idéaliste... ») et dans
lesquelles on a voulu faire s’investir le Système. Aucun de ces
thèmes n’est pertinent; chacun ne met en relief un des aspects
du Concept que pour rejeter les autres dans l’ombre. —
Pourtant, ne risque-t-on pas, par souci de suivre le mouvement
conceptuel en tous ses méandres, de céder à une autre tentation
de facilité? Faire du Concept une non-figure inaccessible à toute
présentation, n’est-ce pas réhabiliter ce dont Hegel avait le plus
horreur : l’ineffable? Rationalisme sans visage, soit. Mais, à trop
y insister, on pourrait bien laisser s’abîmer le Système dans la
nuit mystique qu’il prétendait dissiper. C’est le danger d’une
entreprise axée sur la critique des lectures « finies » et de leurs
affabulations. Hegel n’est ni ceci ni cela ni de ce côté ni de
l’autre : pas d’interprètes dont il ne déjoue les ruses, pas de
rendez-vous auxquels il ne se dérobe. Mais qu’en est-il, enfin, de
cette rationalité déceptrice? N’est-ce pas son inanité qui
empêche de la rejoindre quelque part?

v
Mais ces objections pourraient bien être encore celles de
l’impatience et sous-entendre une exigence que le Concept doit
justement rendre vaine. Expliquons-nous mieux sur un
exemple. Il est déconcertant de voir avec quelle désinvolture
Hegel prend son parti de l’inadéquation de la « Nature » ou du «
réel » au Concept, avec quelle facilité il reconnaît la limitation
du Concept comme principe d’intelligibilité.

« Cette impuissance de la nature pose des limites à la philosophie et


il-ne convient pas du tout d’exiger du Concept qu’il doive concevoir de
telles contingences et — comme il a été dit — les déduire,
« La plus haute dialectique » 363

les construire, — la tâche semblant même d’autant plus facile qu’il s’agit
d’une forme plus insignifiante et plus isolée ®5. »
Hegel raille ici la suffisance de la Natur-philosophie; mais il
semble bien reconnaître, du même coup, « l’impuissance du
Concept ». Et l’expression « impuissance de la Nature » devient
alors provocatrice : la Nature est-elle coupable de se dérober au
Concept? Autant parler de la mauvaise volonté du patient pour
excuser l’ignorance du praticien. Soyons attentif, toutefois, à ce
que suppose cette critique de bon sens trop aisée : Hegel aurait
voulu dire que la non-réalisation du Concept dans la Nature est
un échec de fait, mais, après tout, de médiocre importance; si le
Concept se perd dans la Nature, c’est qu’elle n’est pas digne de
l’accueillir. Ce faisant, on tient le Concept pour un principe réel
qui pourrait (en droit) informer une Nature non moins réelle;
entre Concept et Nature, on présuppose donc une différence
indifférente, un rapport d’extériorité. Or la Nature n’est pas
quelque chose de différent, elle est un des noms que prend le
Concept dans le moment de sa différenciation et avant que cette
différenciation n’ait été reconnue comme le partage qui donne
au Concept toute sa consistance. La liberté anarchique des
formes qui semble mettre en évidence la précarité du Concept,
c’est donc lui qui l’a permise, — et ce moment de retrait n’est
qu’un épisode de sa reconnaissance,
« La Nature, puisqu’elle est l’être-en-dehors-de-soi du Concept, a
toute liberté pour se répandre en cette diversité, de même que l’Esprit,
bien qu’il possède le Concept sous la forme du Concept, se laisse aller, lui
aussi, dans la Représentation et vagabonde dans l'infinie multiplicité de
celle-ci. On ne doit pas donner plus de prix aux genres et espèces
innombrables de la Nature qu’aux caprices de l’Esprit dans ses
représentations. (Nature et Esprit) montrent bien de toutes parts des
traces et des pressentiments du Concept, mais ils n’en donnent pas un
reflet fidèle, car ils sont le côté de son libre être-en-dehors-de-soi. Il est la
puissance absolue, justement parce qu’il peut laisser sa différence libre
de prendre la forme de la diversité indépendante, de la nécessité
extérieure, de la contingence, de l’arbitraire, de l’opinion, — tout cela
d’ailleurs ne devant être tenu pour rien de plus que pour le côté abstrait
de la néantité 8®. »
Il suffit de voir dans ce texte une simple variation sur l’adage
« l’exception confirme la règle » pour en conclure à une
manifestation assez bouffonne de P « hybris » hégélienne :
l’absence du Concept dans la Nature témoignerait en faveur de
la toute-puissance de celui-là; et ce serait
364 La patience du Concept

l’effet de son bon plaisir qu’il y ait plus de choses dans le ciel et
sur la terre que dans toute la philosophie... Mais le Concept
n’est rien que la différenciation qui rend possible la
représentation de la différence à travers laquelle nous pensons
— d’emblée et naïvement — la relation Concept- Nature.
Imaginer le Concept comme une règle de construction ou
prendre à la lettre la comparaison avec un monarque absolu et
débonnaire, c’est réifier le Concept, c’est-à-dire le penser
comme un des produits de son opération. Ce qui est la
différence s’accomplissant, on le comprend comme un terme de
la différence; ce qui est l’écart même, comme un des pôles de cet
écart. Admirer que le Concept hégélien ne réussisse par à
informer intégralement un élément différent, c’est donc
méconnaître que le Concept n’est justement, à ce moment, que
l’élaboration du sens de la différence, — que son processus ne
consiste pas à annexer des « choses » ( c’est en ce cas, mais en ce
cas seulement, qu’on serait en droit de parler de son «
impuissance »), mais à produire les significations au travers
desquelles nous nous représenterons ensuite toutes choses — y
compris, malencontreusement, l’objet « Concept » et les objets «
Nature », « Esprit », qui lui sont alors juxtaposés. Qu’on évite,
par contre, cette retombée dans la Représentation, et l’on
cessera d’exiger du Concept qu’il accomplisse des prouesses. Il
n’y a d’ « impuissance » du Concept que pour la pensée
mondaine. C’est elle qui attend, avec une incrédulité ingénue,
qu’il se déploie miraculeusement à la mesure de sa
représentation, — qu’il lui explique exhaustivement
l’extériorité, et non qu’il lui enseigne le sens de ce mot bien
connu. C’est elle encore qui assigne à l’exposition conceptuelle
la tâche de décrire ou d’analyser à nouveau le même donné
qu’elle percevait tout à l’heure. Et, selon que 1’ « explication »
sera tenue pour satisfaisante ou non, vraisemblable ou non, elle
décidera alors de la valeur du Système et s’estimera en mesure
de répondre à la question : « Êtes-vous hégélien? » Entendons :
êtes-vous hégélien, d’après les connaissances que vous possédez
en physique ou en biologie, d’après l’expérience que vous avez
de l’histoire ou de l’État? Question dès lors dérisoire. Lorsque
Hegel, en effet, entend ressaisir en une figure concrète,
familière à la Représentation (l’histoire, la vie, l’Esprit,
l’électricité...) ce qu’il appelle « le développement du Concept »,
il ne prétend pas donner la description plus approfondie d’un
contenu déjà localisé, le relevé plus minutieux d’une région
encore mal explorée. L’exposition
« La plus haute dialectique » 365

conceptuelle n’est pas exposition de la même chose (que la chose


représentée), pour la simple raison que « la même chose » était
une catégorie de la Finitude..
« La philosophie a bien le droit de choisir dans la langue de la vie
courante, faite pour le monde des représentations, des expressions qui
semblent s’approcher des déterminations du Concept. Mais il ne peut
être question de montrer qu’à un mot tiré de la langue de la vie courante
est lié, dans la vie courante, le même concept pour la désignation duquel
il est employé en philosophie, car la vie courante n’a pas de concepts,
mais des représentations, et c’est à la philosophie même de connaître le
concept de ce qui est ailleurs simple représentation 87. »
Erreur donc de vouloir tailler tant bien que mal le Concept à
la mesure de la « réalité » qu’il critique (et ne fait que critiquer^
ou de lui imposer de force les contours d’une représentation.
Dans la dénonciation de cette erreur, Hegel va très loin. Jusqu’à
faire passer pour futile le sérieux des hommes mûrs. L’adulte
est pris par les tâches de la vie quotidienne, intéressé par les
représentations plus que par les catégories; à ce sérieux, on
préférera donc, pour une fois, la disponibilité qui permet, à
vingt ans, de s’interroger sur les significations en elles-mêmes88.
Le jeune homme n’est pas encore tenté d’asservir les catégories
à leur application; il aura donc plus de chances d’éviter les
contresens imaginatifs. C’est l’homme responsable, au
contraire, qui, peu soucieux de distinguer « Sein » et « Dasein »,
répliquera au dialecticien que, si « être » et « néant » sont la
même chose, peu importe donc que son traitement soit ou non
amputé de ioo thalers. C’est lui encore qui, en lisant qu’il « n’y a
pas d’Autre du Concept », ne pourra comprendre cette phrase
qu’en imaginant un pays sans frontières; comment pourrait-il se
figurer que, « dans le Concept », nous devons cesser de penser «
Autre » comme synonyme d’« extériorité »? comment
s’aviserait-il que, désormais, c’est notre compréhension
spontanément représentative des significations qu’on nous
enjoint de réviser? S’il n’y a pas d’Autre de l’Esprit, ce n’est pas
que l’Esprit soit un englobant massif, un principe calqué sur
ceux des Physiologues d’Ionie : cela veut dire qu’il faut
entendre désormais par ce mot l’unification de la
représentation « Esprit » (traditionnellement opposé à « Nature
») et de la non-opposition de ces deux éléments.
Jeux de langage sur des objets philosophiques? Mais il n'y a
pas d’objets philosophiques, — rien que des préjugés
366 La patience du Concept

sécrétés par la façon de parler des philosophes. La « plus haute


dialectique » se joue donc parmi des significations transfigurées
: elle a laissé « les choses » loin derrière elle. Et le danger des
images qui s’imposent à l’esprit du lecteur est qu’elles le
reconduisent presque immanquablement à ces « choses » plus
familières et plus reposantes. On n illustre pas, sans le rendre
du même coup fantastique, un texte dont toute la fonction est de
saper notre pré-compréhension imaginative. « Concrétiser », ici,
c’est déjà croire que « les choses » sont ailleurs et qu’on peut
donc aller, par intermittences, les retrouver, autant pour se
délasser d un texte ingrat que pour lui donner son plein sens.
Zèle pédagogique désastreux, car la langue qu’on nous parle est
justement destinée à dissoudre ce « concret » que, pour mieux la
comprendre, nous invoquons dérisoirement. « Concrétiser », ici,
suffit à attester que le projet du discours est méconnu. Et
cependant, comment l’auteur lui-même pourrait-il se défier en
permanence de eette tentation? Ainsi, lorsque Hegel compare le
Concept à un mouvement incessant, c’est pour détourner le
lecteur d’en faire une « chose » représentée perdue parmi les
autres 89. Mais la comparaison est périlleuse : qu’on la prenne
trop à la lettre, et l’on tombera dans le piège du « mobilisme
hégélien » pour s’étonner ensuite que le Système exclue le
progrès à l’infini que ce « mobilisme », justement, devrait
impliquer D0. Ainsi, à force de traduire en représentations les
moments conceptuels, on met le Système en perspective sur «
les choses ». On le charge de rendre compte de ces mêmes
positivités qu’il s’attache à dissoudre. On attend de lui qu’il
s’ajuste à nos « régions de la réalité », une par une, alors qu’il
fait apparaître leur permanence comme un mirage. Mais à cela
on n’a jamais songé, et on se lasse donc vite d’être dialecticien
(non matérialiste) : cet enroulement du discours qui nous
apprend si peu du « réel », qu’est-il d’autre qu’un
divertissement? Et ion a raison, sans doute, si l’on attend de la
dialectique qu’elle nous instruise comme nous instruit une
science humaine, — si, platonicien invétéré ou marxiste ingénu,
on persiste à en faire le plus haut des savoirs positifs. Il est vrai
que le Concept échoue à décrire ou à expliquer intégralement le
monde, encore plus à l’absorber : « l’impuissance de la Nature »,
la condition irréductiblement finie de la conscience en sont des
marques irrécusables. Mais il s’agit de savoir si la fonction du
Concept est de domination du monde ou de transformation du
sens, — et quelle est la question qu’il autorise : la
« La plus haute dialectique » 367

question hâtive (« Quelle interprétation — dialectique —


proposez-vous de cet événement? ») ou la question patiente («
Quel langage parlez-vous encore, vous qui prétendez
Comprendre cet événement? ») L’inévitable déception que
procure, un jour ou l’autre, le Système pourrait bien

f irovenir
!
de l’attachement au langage fini et, par suite, de
impuissance à penser le Système sinon comme un code
qui devrait rendre lisibles tous les chiffres. Parce qu’on
laisse —- représentativement — la « réalité » en dehors
du discours, on prête à celui-ci une ambition sommaire-
ment titanesque. Le « Dieu » hégélien, on le comprend, par
exemple, comme si sa toute-puissance devait surpasser
celle du Dieu de la tradition, alors qu’il nous dit seulement
dans quel décor de fortune nous avions toujours pensé
celui-ci; le Concept, on le comprend comme s’il devait
irradier une intelligibilité sans partage et sans nuit, alors
qu’il nous dit d’abord la maladresse avec laquelle fut tou-
jours exprimée l’exigence d’intelligibilité, la précarité des
oppositions qu’elle suppose, la frivolité des énigmes qu’on
défiera le Concept, à son tour, de résoudre.
Bref, on manque nécessairement le Concept hégélien, si on
l’imagine comme une martingale pour joueurs superstitieux,
comme une assurance d’avoir réponse à tout. Il est vrai,
toutefois, que cette interprétation est aussi indéracinable que
l’option philosophique — parfaitement légitime — à laquelle elle
se rattache. Certains esprits, en effet, postuleront toujours que
la seule tâche philosophique consiste à répondre à des questions
ou à résoudre des problèmes; qu’un philosophe puisse aussi
songer à transformer ou à faire varier ou à annuler le sens de
ces questions et de ces problèmes, ils ne le conçoivent même
pas. Or il suffît de relire la Règle XII de Descartes pour mesurer
combien vite cette certitude débouche sur le sectarisme :
comme on suppose que tous, depuis toujours, ne purent se
proposer que de résoudre des « questions », on est
naturellement conduit à verser les « réponses » insatisfaisantes
(celles d’Aristote) au compte d’une prétentieuse imposture; ceux
qui n’osaient avouer leur ignorance, ils la déguisèrent sous des
paroles pompeuses (« le mouvement est l’acte d’un être en
puissance en tant qu’il est en puissance »), Il se trouve que
l’histoire de la philosophie a trop fait confiance à ce thème
discursif cartésien, dès lors devenu préjugé méthodologique. Et
il est facile de comprendre pourquoi : il est plus commode de
présenter les philosophes comme si tous avaient accepté de se
soumettre à la même batterie de
368 La patience du Concept

tests, — et encore plus commode de pouvoir se demander


aussitôt après : « Que vaut leur réponse à la question? » On sait
que Hegel n’a guère trouvé grâce devant ces jurys expéditifs, —
éclatante revanche du Descartes des Regulae sur le plus
effronté des « dialecticiens ». — Mais enfin, pourquoi ne
devrait-on toujours penser et ne penserait-on bien que sous la
sollicitation de « questions »? La réponse, « archéologiquement »
parlant, est sans doute enfouie dans le texte le plus énigmatique
de Descartes. Mais, loin de s’en soucier, on préfère penser que le
Concept hégélien na pu être, à son tour, qu’un Grand Résolvant,
un ordinateur miraculeux, dans l’esprit du philosophe, — qu’il
figure donc parmi ces étranges machines de langage que
fabriquaient des universitaires, dans l’Allemagne sous-déve-
loppée des années 1800, à l’écart des « questions » et des «
réponses » claires et distinctes élaborées par les savants
contemporains. — Mais, avant de prolonger la critique
cartésienne d’Aristote et de dénoncer le Concept comme une
instance simplement mystificatrice, il vaudrait la peine de le
rendre à sa juste dimension discursive et, dès lors, de critiquer
le discours hégélien comme un certain modèle d’organisation
du sens, mais non en même temps comme une idéologie
malhonnête et bavarde. Il est peu rigoureux de jouer sur les
deux tableaux, — même si, sur le second, on peut conclure une
alliance aisée avec les savoirs positifs. On n’a pas le droit de
confondre ou de laisser confondre la critique du hégélianisme
en tant que discours et la critique (traditionnelle) du
hégélianisme en tant que nichée d’explications moliéresques.
Cette assimilation aurait sans doute paru à Hegel aussi abusive
que doit sembler peu pertinente à M. Althusser la demande
malveillante : « Calculez donc la plus-value! » On ne juge pas de
la validité d’un discours sur le nombre des questions « positives
» auxquelles il permet ou non de répondre. C’est pourquoi, si
l’on s’abstient de situer le Concept hégélien au niveau des
questions positives et « finies » qu’il aurait, paraît-il, mission de
résoudre et de le noter par rapport aux réponses qu’il devrait
être en mesure d’y apporter, on commencera à se demander si le
hégélianisme est à prendre comme un conte de fées ou comme
une syntaxe inédite.
« La plus haute dialectique » 36g

NOTES

1. Bergson, Ev. Cr., p. 707.


2. Ph. Religion, XVI, 237.
3. System, § 162, VIII, 357-
4. Logik, V, 38, « Dans la sphère de l’Être, dès lors que le Quelque chose
devient autre, il disparaît. Il n’en va pas ainsi dans l’Essence : ici, nous
n’avons pas de véritable Autre, mais seulement la diversité, le rapport de
l'un à son Autre. Le Passage de l’Essence est donc aussi bien un non-
Passage. Si nous disons, par exemple, Être et Néant, l’Être est pour-soi et le
Néant également pour-soi. Le Positif et le Négatif se comportent tout
autrement. Ils ont bien la signification de l’Être et du Néant. Mais le Positif,
pour soi, n’a aucun sens : il n’est que simplement rapporté au Négatif. Il en
va de même avec le Négatif. Dans la sphère de l’Être, la relativité est
seulement en soi; dans l’Essenee, elle est posée. Telle est en général la
différence entre les formes de l’Être et de l’Essenee. Dans l’Etre, tout est
immédiat, dans l’Essence, tout est relatif » (System, § m ; Zus., VIII, 260).
Cf. Preuves. 9e leçon, XVI, l\ii.
5. System, § 80; Zus., VIII, 186.
6. Ibid.., § 87; Zus., VIII, 208.
7. Ibid., § 89; Zus., VIII, 217.
8. Ibid., VIII, 260.
9. Ibid., § 119, VIII, 276.
10. Logik, IV, 257.
11. Ibid., IV, 656.
12. Ibid., IV, 657.
13. Ibid., IV, 657-658.
14. Ibid., V, 89.
15. Ibid., IV, 658.
16. Ibid., V, 38-39.
17. System, § 437; Zus., X, 292.
18. Ibid., § 2 1 4 , VIII, 427.
19. Ibid., id.
20. Nohl., 385.
21. La Phénoménologie parle de 1’ « apparente inactivité (scheinbare
Untütigkeit) » du Concept. On pense à l’èvèpYeia àxwjatocç de L’Éthique à Nicomaque
(VII, l5), et l’association n’est pas arbitraire. Hegel nous y invite : « La
Substance absolue, le Vrai, l’étant en-soi et pour-soi, Aristote la détermine
avec plus de précision comme le non-mû, l’immobile, l’éternel, mais qui est en
même temps moteur, pure activité, actus purus. Tel est le moment universel.
S’il a paru nouveau ces derniers temps de définir l’Essence absolue comme
activité pure, cela est dû à l’ignorance du concept aristotélicien » (Gesch.
Philo, XVIII, 320).
22. System, § 81, VIII, 189.
23. Ph. Rechls, § 31, VII, 81.
24. Logik, V, 54.
25. Ibid., V, 4 1 .
26. Gesch. Philo., XVIII, 4o5.
370 La patience du Concept

27. Ibid,, 404. Cf. Vuillemin, Logique el Théologie, p. 112 sq,


28. Logik, V, 289.
29. Ph&no,, trad. Hyppolito, I, 245; II, 229.
30. Logik, V, 293-294.
31. Descartes, Monde, Œuvres (Alquié) I, 316.
32. Phâno, trad., Hyppolite, I, 260; II, 243.
33. Logik, V, 57.
34. Ph. Religion, XV, 271-272.
35. « Les déterminations précédentes qui étaient seulement en soi
parviennent alors à leur libre indépendance, mais de sorte que le Concept1
reste l’âme qui maintient le Tout rassemblé et qui n’arrive que par un
mouvement immanent à sa propre différenciation. On ne peut donc pas dire
que quelque chose de nouveau advienne au Concept : la dernière
détermination va retrouver la première dans l’unité. Môme si le Concept,
dans son être-là, semble avoir cheminé partes extra partes (in seinem Dasein
auseinander gegangen scheint), ce n’est seulement qu’une apparence de la
progression comme telle, puisque toutes les singularités, finalement,
retournent au concept de l’Universel » (Ph. Rechts, VII, 83). Texte
intéressant en ce qui concerne le sens de T « évolutionnisme » hégélien :
Hegel n’est pas même « évolutionniste » au sens classique (emboîtement
des germes), puisque le développement des formes, en tant que progression
partes extra partes, n’est encore qu’une apparence.
36. Logik, V, 44.
37. Preuves, IIe Conf., trad., p. i2g-i3o; XVI, 469.
38. Ibid., 470.
39. System, § 166., Zus., VIII, 366.
40. « Si la représentation bleu, en tant que couleur, a pour concept
l’unité — et l’unité spécifique — du clair et de l’obscur, si la représentation
homme inclut les opposés sensibilité-raison, corps-esprit, l’homme n’est pas
seulement composé de ces côtés comme éléments indifférents, mais il les
contient, d’après lo Concept, dans une unité médiée concrète. Mais le
Concept est pour ses déterminités une unité si absolue que celles-ci n’y sont
plus rien pour elles-mêmes et ne peuvent se réaliser en des singuliers
indépendants, ce qui les ferait sortir de l’unité. Le Concept contient donc
toutes ses déterminités dans la forme de cette unité idéale et de cette
universalité qui forment sa subjectivité, à la différence du réel et de l’objectif
» (Æsth., XII, i56, trad. I, l4i). Ainsi, l’unité-conceptuelle pure, quand on
l’oppose à l’unité imparfaite du Concept incarné, est rangée du côté de la
Subjectivité. Cf. la note de Merleau-Ponty : devenue système, la dialectique
« fait pencher la balance du côté du sujet; donne donc une priorité
ontologique à l'intérieur, et, en particulier, dépossède la Nature de sa propre
Idée, et fait de l’extériorité une “ faiblesse de la Nature ” » (Résumés de Cours,
p. 82-83). On reviendra plus loin sur 1’ « impuissance de la Nature ».
Remarquons seulement qu’il est peut-être dangereux de comprendre lo
Concept comme n’étant quo l’essence cachée de la Nature, c’est-à-dire au
stade de sa « subjectivité ». Certes, tant qu’on le considère ainsi, il paie sa
perfection de sa non-réalisation intégrale —■ et on serait alors tenté, on le
verra, de parler d’« impuissance du Concept ». Mais on tient alors le
Concept pour un principe réellement opposé à la Nature, donc fini. Un texte
comme celui-ci nous y invite. Mais il ne doit pas dissimuler que le Concept
est aussi ce qui donne sens à la différence dont il est ici — puisqu’il est pris
comme principe — un des côtés, — qu’il est « ce qui
« La plus haute dialectique » 871

rassemble-on-difîérenciant » überhaupt. C’ost seulement lorsqu’on oppose la


perfection de cette opération à son imperfection dans le Fini (comme o’est lo
cas ici) qu’on est conduit à décrire le Concept comme un principe localisé et
fini. Bref, la-figuration du Concept comme « intérieur », « subjectivité »
affrontée à l’objectivité, Absolu ontologique au sens traditionnel est encore
une figuration finie du Concept comme mouvement qui engendre le sens de
la « Différence en général », y compris de celle à laquelle on s’arrête ici. Il n’y
a pas de détermination ontologique, inclusivement de détermination
ontologique du Concept même, qui ne soit le blocage du Concept comme
mouvement, —■ et, en ce cas, son application défectueuse à lui-même. La
Logique n’est pas une ontologie de plus, mais la subversion de toute ontologie
: toute ontologie est un langage brouillé,
41. System, § 212, Zus., VIII, 422.
42. Gesch, Philo., XVIII, 32i.
43. Ibid., XVIII, 372-373.
44. System, § 164, VIII, 36i.
45. « Mais il est vrai que tout concept déterminé est vide, en tant qu’il no
contient pas la totalité, mais une déterminité unilatérale seulement. Même
s’il a par ailleurs un contenu concret (homme, État, cheval, etc.), il reste un
concept vide, dans la mesure où sa déterminité n’est pas lo principe de ses
différences; le principe contient le commencement et l’essence de son
développement et de sa réalisation; mais toute autre déterminité du Coneept
est inféconde » (Logik. V, 48).
46. Althusser, Lire Capital, II, 167.
47. Cf. Althusser Pour Marx, 209-210.
48. Lire Cap., II, i58.
49. Ibid., II, 168. « Ces deux modèles, toutefois, (galiléen et leibnizien)
pouvaient assez facilement, en jouant sur l'équivoque des deux concepts, se
découvrir un fond commun dans l’opposition classique du couple essence-
phénomène » (ibid., p. 173). Dans les Manuscrits de 44> « Ie Begreifen
établit une simple différence de niveau entre une essence et des phénomènes
qui, eux, sont tous au même niveau expressions au même titre de l’essence »
(J. Rancière. I, 162). Bien que le nom de Hegel ne soit pas prononcé ici, il
semble bien que la critique du jeune Marx porte sur son « hégélianisme ».
50. Aesth., XII, 156.
51. Lire Cap., II, 174; cf. I, 52-53.
52. Ibid., II, 173.
53. Ibid., I, 58.
54. Ph. RechU, VII, 83.
55. Ainsi M. Deleuze situe Hegel à la même étape du « déploiement do la
représentation » que Leibniz : « De même pour Hegel, on a récemment
montré (M. Althusser) à quel point les cercles de la dialeotique tournaient
autour d’un seul centre, reposaient sur un seul centre. Monocentrage des
cercles ou convergence des séries, la philosophie ne quitte pas l'élément de la
représentation quand elle part à la conquête de l’infini » (Logique du Sens, p.
3oo). On nous répliquera que nous assimilons abusivement la Représentation
telle que la critique Hegel et lo règne de la « représentation » dans lequel les
autours actuels enveloppent la philosophie dont ils annoncent la clôture.
Mais nous leur demandons simplement : dans votre schéma, que faites-vous
de la critique par Hegel de la subjectivité consciente? pourquoi ne
soupçonnerait-on pas, à vous lire, que Hegel,
372 La patience du Concept

lui aussi, a élaboré un concept critique de la « représentation »? Il no suffit


pas d’affirmer que le hégélianisme appartient au même règne de la «
présence », qu’il partage la même obsession de 1’ « Identité » que les
classiques. Car Hegel, dans la Logik, a entendu critiquer radicalement les
catégories de la pensée classique. Cela devrait mettre en alerte. C’est sur les
textes de la Logik qu’il faut montrer pourquoi cette critique n’a été qu’une
variante et en quoi Hegel reste prisonnier du pathos de la « représentation
». Nous ne voulons rien dire de plus.
56. Logik, V, 273.
57. Ph. Religion, XYI, 351.
58. Logik, V, 35i.
5g. System, § 467, X, 36a-363.
60. Ibid,., § 249; Zus., IX, 61.
61. Ibid., id., 62.
62. Ibid., § 164, VIII, 36i.
63. Logik, IV, 222.
64. Bergson, Ev. Cr., p. 626.
65. Logik, IV, 263.
66. Ibid., IV, 266.
67. System, § 249; Zus., IX, 60.
68. Ibid., IX, 59. Puisque la différenciation y est remplacée par l’adjonc-
tion des successifs, le schéma évolutif est l’inverse de la compréhension
conceptuelle : il est impossible d’y comprendre comment « le Vrai est ce qui
vient en dernier ». Si Hegel admet la légitimité d’un tableau des genres et
des espèces qui commence par le degré le plus abstrait (les animaux où les
systèmes de la reproduction, de la sensibilité et de l’irritabilité sont encore
indistincts), c’est seulement dans la mesure où l’on garde on vue
l’organisme le plus développé comme « la mesure ou l’animal- originaire
par rapport aux moins développés » (IX, 681). En outre, le schéma
évolutionniste laisse apparaître les instances successives comme
indépendantes en droit les unes des autres : « La nature inorganique paraît
achevée en elle-même; les plantes, les animaux, les hommes ne font que s’y
ajouter de l’extérieur; la terre pourrait subsister sans végétation, le règne
des plantes sans les animaux, le règne animal sans les hommes; ccs côtés
paraissent ainsi indépendants pour soi... On a donc la représentation que la
nature est en soi une force productrice qui crée aveuglément ctsd’où sort la
végétation; de celle-ci, sort ensuite l’animal et enfin l’homme avec sa
conscience pensante » [Preuves, trad., p. 232-233) XVI, 528-529). Libre
d’imaginer, dès lors, que les espèces viables résultent d’essais et d’erreurs,
— que l’accord de l’organique et de l’inorganique est contien- gent : « Pas
besoin de demander une unité ; qu’il y ait finalité, cola même est tenu pour
contingent ». Textes à verser au dossier du trop fameux « évolutionnisme
hégélien ».
69. System, § 1 6 1 ; Zus., VIII, 355-356.
70. Aristote, De Anima, I, 417 b 3l.
71. Ibid., 417 b 8.
72. Ibid., 417 b 3.
73. Aristote, Métaphysique, 0 1047 a 3o.
74. De Anima, 431 a 6-7.
75. W. Brôclier, Aristoteles, S. 84-85.
76. Cf. Marcuse, Raison et Révolution, p. 206.
« La plus haute dialectique » 373

77. Gesch. Philo,, XVII, 5i.


78. Ph. Gcschichte, XI, 90; trad., 51.
79. System, § 392, X, 64.
80. Ibid., § 42, VIII, 129-130.
81. Logik, IV, 18.
82. Ibid., V, 25g.
83. System, § 365; Zus., I. IX, 661.
84. « Pour autant que le sujet, déterminé dans son besoin, se rapporte à
l’extérieur et est, de ce fait, lui-même extérieur ou outil, il exerce une violence
sur l’objet. Son caractère particulier, sa finitude en général tombe dans le
phénomène plus déterminé de ce rapport » (Logik, V, 258).
85. System, § 25o, IX, 63.
86. Logik, V, 45-46.
87. Ibid., V, 177.
88. « Aussi a-t-on coutume de laisser cette Logique à l’étude de la
jeunesse parce que celle-ci n’est pas encore aux prises avec les intérêts de la
vie concrète et qu’elle vit dans le loisir à l’égard de celle-ci : elle ne s’occupe,
dans une fin subjective, que d’acquérir les moyens et la possibilité d’agir sur
les objets de ces intérêts. La science logique compte au nombre de ces
moyens; contrairement à l’opinion d’Aristote, on s’y adonne comme à un
travail préalable dont le lieu est l’école, à laquelle font suite le sérieux de la
vie et l’activité qui porte sur les véritables fins. Dans la vie, on fait bien
usage des catégories, mais on ne leur fait plus l’honneur de les considérer
pour soi. Elles ne sont employées, dans l’aoti- vité-routinière du contenu
spirituel vivant qu’à faire naître et circuler les représentations qui s’y
rapportent » (Logik, IV, 24-25).
89. Cf. la lettre à Duboc du 3o juillet 1822 (Corr., II, 283 sq.). Si je définis
l’Idée comme un devenir, dit Hegel, c’est pour indiquer qu’ « elle est libre
Concept (qui) no trouve plus d’oppositions non résolues à son objectivation
». « Car le Vrai n’est pas une chose seulement au repos, existante, mais une
chose vivante, qui se meut par elle-même... »
90. Cf. lettre de Weisse à Hegel du 11 juillet 1829 (Corr., III, 224.- 225) :
« ... cette vérité philosophique de la nécessité d’un progrès dialectique
illimité, de l'accroissement et do l’approfondissement de tout ce qui existe,
se manifeste à une conscience saine, qui prend immédiatement
connaissance réelle. Chez vous, celle-ci se trouve en contradiction frappante
avec vos enseignements systématiques, lesquels non seulement
n’cncouragent pas un tel progrès de l’esprit humain, mais même l’excluent
formellement ». — Il n’y a malheureusement pas de réponse de Hegel à
cette « conscience saine ».
VIII

Logique et Finitude

Dissolution systématique des contradictions auxquelles se


heurte l’entendement philosophant : tel est le Concept1. Mais
cette définition ne suffirait pas à faire comprendre pourquoi
cette polémique est en même temps le système de la vérité.
L’énigme demeurerait intacte si l’on n’entrevoyait pas que le
hégélianisme est bien plus qu’une critique dogmatique des
dogmes : une reprise du langage traditionnel de la philosophie.
Opération qui n’a plus rien à voir avec une polémique,
c’est-à-dire avec une critique « qui se contente de faire valoir un
point de vue unilatéral contre d’autres points de vue également
unilatéraux i 2 ». Aussi, lorsque Hegel ose envelopper la tradition
tout entière sous la rubrique de la « pensée finie », ce n’est pas à
s’opposer à elle qu’u prétend, mais à lui poser la question de son
langage. Autre chose est critiquer, autre chose faire ce pas en
arrière.

C’est pourquoi on s’est gardé de


présenter la critique de la Finitude comme
celle d’une thèse. Repérer la Finitude, ce
n’est pas opposer un ensemble d’assertions
à un autre (et retomber, de la sorte, dans
un des travers de la « pensée finie »); c’est
mettre à jour, en dessous des énoncés, les
habitudes de langage qui rendaient ces
énoncés nécessairement unilatéraux. La
Finitude n’est pas une somme de
iti é i l d d
Logique et Finitude

la conscience à l’objet, du signifié au signifiant... Nous avons vu


surgir et resurgir ces figures tenaces qui, même et surtout
lorsque l’auteur ne les dénonce plus, s’interposent entre son
texte et nous. Si on a mis l’accent sur la fausse distance
signifiant-signifié, c’est que celle-ci nous a paru le plus
ouvertement recouper le thème de la Finitude en toute son
envergure. C’est elle qui faussa le langage de la philosophie,
bien avant l’apparition des philosophies du Sujet et la réduction
de la philosophie à la « phénoménologie 3 ». Cette expulsion du
signifié hors de la figure fut sans doute indispensable. C’est à
elle qu’est dû, par exemple, le passage de la substantialité
orientale à l’esprit grec. C’est elle qui rendit possible l’œuvre
d’art classique, dans la mesure où celle-ci consacrait la
séparation — à laquelle les Orientaux ne parvinrent pas — du
corps et de l’âme, de l’apparaître et du contenu i. Dissociation
inévitablement trompeuse, cependant, puisqu’elle normalisait
une certaine façon de vivre et de comprendre la signification, ■—
puisqu’elle en décrivait le mode de présence comme la
re-présentation emblématique d’un contenu dès lors expulsé dé
ce qui l’annonce, quelle que soit la proximité que semble lui
conférer cette annonciation. Il suffit de s’accommoder de cet
écart entre figure et signification pour laisser s’oblitérer
jusqu’au concept de la présence. Car il semble alors aller de soi
qu’il n y ait de présence qu’au terme d’une présentification,
d’une approximation, — qu’on l’appelle « méthode » ou «
connaissance ».
Jusqu’où faire remonter cette évidence insidieuse? Mieux
vaut donner ici un exemple que de se risquer dans une
généalogie fantaisiste. Prenons celui de Socrate, dans le Cratyle,
lorsqu’il entend démontrer à Cratyle qu’autre est la recherche
du sens, autre celle du nom B. — Cratyle soutenait que le nom
est un révélateur de la chose (SfjXaipa TOU 7upàYp.«Troç). «
Révélateur? » Le mot est vague et Socrate s’offre à en préciser le
sens.

« Connais-tu un meilleur moyen de faire des noms des 8v)XtopdCTa


que de les rendre le plus possible tels que (ToiaOra ota) ces choses qu’ils
doivent révéler6? »

Et cette similitude, comment la concevoir mieux que sur le


modèle d’une image (sixcbv), dont l’essence est justement
d’imiter approximativement la chose? Cratyle finit par consentir
à cette traduction du mot « §Y)X<opa », du moment qu’elle nous
interdit de concevoir les mots
376 La patience du Concept

comme de simples signes conventionnels. Mais du même coup, il


reconnaît, sans s’en apercevoir, Valtérité de droit des
significations par rapport à leurs index. En effet, si le nom est
comparable à l’sbcc&v, il faut choisir : ou bien la copie ou bien
le modèle; ou bien on se fiera à la seule investigation des signes
ou bien on préférera partir de la signification dans son
àXTjOetoc.
« Est-ce en se réglant sur l’image qu’on apprendra si la copie est bonne
et qu’on connaîtra la vérité dont elle est l’image? Ou bien partira-t-on de
la vérité pour la connaître elle-même et voir si son image a été
convenablement exécutée 7 ? »
Posé en ces termes, le choix ne laisse guère prise à l’hésitation
: « C’est de la vérité, me semble-t-d, qu’il faut partir. » — Dès lors
que Cratyle a concédé la pertinence du paradigme de l’ebuêv,
quelle autre réponse attendre de lui? Et Socrate n’en demande
pas plus : son interlocuteur vient de faire allégeance au «
platonisme »; 1’ « aléthéia ton ontôn » est devenue pour lui
l’instance décisoire de toutes les querelles de langage 8 ; la
justesse ou la fausseté d’un énoncé est désormais comparable à
la réussite ou à l’échec d’une imitation, la saisie de la
signification à la prise en vue d’un modèle...
Faut-il faire machine arrière et revenir à l’assimilation
magique qu’effectuait Cratyle entre le nom et la chose? Non.
Mais il faut pourtant faire halte en cet endroit et prêter
attention à la résistance qu’opposait Cratyle à Socrate, —
dernière hésitation devant le modèle « représentatif » du
langage dont le dialogue consacre la souveraineté. Cette
résistance une fois vaincue, le rapport de la philosophie à son
discours est réglé pour des siècles : la confiance faite aux mots
est automatiquement versée au compte du « verbalisme », et le
verbalisme lui-même est tenu pour le refus d’aller à la chose
même (comme si cette allèe-vers ne posait aucun problème), le
séjour futile ou, au mieux, érudit et « philologique » dans le
fourmillement des mots. La philosophie, c’est chose convenue,
commence au-delà, avec la fixation univoque des significations,
— une fois qu’ont été déjoués les pièges du langage. Là-dessus,
Leibniz, par exemple, est aussi affirmatif que Platon :
« Pour revenir à vos quatre défauts de la nomination, je vous dirai,
monsieur, qu’on peut remédier à tous, surtout depuis que l’écriture est
inventée et qu’ils ne subsistent que par notre négligence.
Logique et Finitude

Car il dépend de nous de fixer les significations, au moins dans quelque


langue savante, et d’en convenir pour détruire cette tour de Babel °. »

Texte qui — entre bien d’autres — circonscrit la région de


sécurité à laquelle Hegel arrachera le discours. Sécurité factice,
qui dépend tout entière d’un préjugé : c’est parce que la
rhétorique de la Finitude semble le seul type de discours
possible que la fixation des significations est la seule tâche dont
doit s’acquitter le philosophe envers le langage. C’est de là aussi
que naquit le platonisme ou, du moins, l’image conventionnelle
qu’on en donne, mais qui, à en croire Hegel, persiste chez
beaucoup de ceux qui ont cru renier Platon, On imagine les
Idées comme des contenus « saisissables » (handgreifliche) ; on
leur confère la fausse dignité de modèles imitables.

« Quand Platon se met à user de ces expressions : « les choses sen-


sibles sont semblables à ce qui est en-soi et pour-soi, — l’Idée est un
modèle, un type », on fait alors de ces Idées des espèces de choses qui
seraient des images en un autre Entendement, dans une Raison
extra-mondaine bien éloignée de nous, tel le modèle dont se sert l’artiste
pour élaborer une matière donnée et qu’il imprime en elle10... »

Historiquement, pense Hegel, c’est là un contresens : même si


certains textes, pris à la lettre, font plus que suggérer cette
interprétation, il est difficile d’admettre que Platon ait aussi
grossièrement déformé la pensée de l’Universel à laquelle il
donnait sa première formulation. Mais la fortune de cette
interprétation n’en est pas moins significative. La distance
ouverte entre l’Idée et le phénomène a survécu au « platonisme
», car elle n’est nullement incompatible avec la « tendresse pour
le sensible » : à sa faveur, le phénomène acquiert un minimum
d’épaisseur; si les Idées sont au-delà, cet au-delà appelle un en
deçà dont on doit bien reconnaître la consistance, si fragile
qu’elle soit. Si le signifiant vise le signifié à la façon dont l’image
se rapporte au modèle, l’idée de modèle, en retour, rend
nécessaire le recours à une « image » ou à un ectype. La
distension une fois instaurée garantit la permanence des deux
pôles.

« Cette possibilité d’être saisies, on l’attribue même aux Idées


platoniciennes, qui sont dans la pensée de Dieu, comme si elles étaient
des choses existantes, mais en un autre monde; en dehors
378 La patience du Concept

de cette région, se trouve le monde de la réalité qui possède une


substantialité différente de la substantialité des Idées, mais réelle, ne
serait-ce que par cette diversité (erst durch diese Verschieden- heit11
). n
C’est pourquoi la Critique kantienne et la métaphysique
enthousiaste qu’elle prête à Platon sont bien plus parentes qu’il
ne semble (dans VHistoire de la philosophie, Hegel y voit même
les deux contresens que suscita le platonisme). Il n’y a aucune
incohérence de la part de Kant à rétrécir le savoir aux limites
d’une phénoménologie et à insister (notamment dans le
Preisschrift) sur le sens radicalement transgressif du préfixe «
méta » de « métaphysique ». Bien au contraire : il est nécessaire
que l’Idée soit pensée « métaphysiquement 12 » pour qu’on
octroie d’office l’autonomie au « phaïnoménon ». La « tendresse
pour le sensible » s’accommode donc fort bien du sens de la
transcendance. Et cette complicité n’a rien d’étonnant, si l’on
songe que la séparation du sensible et de l’Idée, de la figure et
de la signification importe infiniment plus que les options «
métaphysiques » divergentes qui se greffent ensuite sur elle. Il
importe assez peu qu’on décide d’ouvrir ou de fermer à la
connaissance l’accès du monde intelligible, du moment que la
connaissance est pensée comme un acte de référence et que la
présentification dont elle s’acquitte est décrite comme l’atteinte
d’une Idée déjà en place ou d’un sensible déjà donné. C’est dans
la certitude de cette prédonation d’une « réalité toute prête et
trouvée en opposition au concept13 » que communiquent toutes
les figures de la pensée finie. La « connaissance » s’est toujours
déployée dans l’axe d’une distance à parcourir, d’un point
originel à rejoindre. Et le kantisme est même l’accomplissement
le plus éclatant de ce thème « métaphysique ».
Hegel en voit notamment la preuve dans l’argumentation
qu’emploie la Critique pour écarter la notion d’un critère
universel qui permettrait de reconnaître la vérité d’un contenu
indéterminé = X. Il est absurde, assure Kant, de rechercher ce
critère, puisqu’on vient de faire abstraction — par hypothèse —
de tout contenu déterminé et que la « vérité » n’a de sens que
par rapport à un tel contenu... Ce raisonnement semble
convaincant. Que vaut-il?
« Comme dans tous les raisonnements formels de ce genre, on oublie
dans le discours la chose qu’011 a prise poür base et dont on parle w. »
Logique et Finitude 879

Kant, en effet, vient d’admettre que ce n’est pas le contenu


qui constitue à lui seul « la vérité », mais l’adéquation du
contenu au concept. Ensuite, il poursuit : dès lors qu’on suppose
un contenu indéterminé, c’est-à-dire dépourvu de concept, la
question de Yadaequatio est automatiquement rendue vaine.
Dans ce raisonnement, une chose, cependant, est demeurée hors
de doute : la nécessité de supposer un contenu (anonyme ou
déterminé) à distance préalable, l’assurance inébranlable que
dire le vrai consiste à rejoindre un pré-donné en son lieu. Kant a
raison, sans doute, de remarquer que l’idée d’un critère de la
vérité en général est un leurre, mais son argument est
sophistique : si l’hypothèse qu’il forme est à rejeter, ce n’est
nullement parce que le contenu, dans ce cas, serait hors de
prise, mais, plus simplement et pour commencer, parce qu’on
n’a même pas le droit de forger cette hypothèse. Qu’est-ce qu’un
contenu complètement a-déter- miné, sinon une fiction
fantastique, dépourvue de toute vérité 16? Le raisonnement ne
vaut rien, si le dire n’est que le verso de la chose-dite, si la
présence authentique n’est que l’annulation de toute
présentification. Qu’en reste-t-il, alors, que le préjugé qui nous
porte à croire invinciblement que ie contenu est nécessairement
ailleurs, dans un autre site?

11
La définition représentative de la vérité comme Richtig- keit,
adéquation de la présentation à un objet connu

Ëartaisailleurs, fut sans doute d’une très haute valeur . 16

le présupposé qu’elle exprime limita le concept de


« vérité » au point que le sens commun philosophique ne
saurait imaginer qu’on s’interrogeât sur la vérité dans un
autre décor. Et pourtant, ce n est qu’un décor, comme
l’indique ce texte fondamental de Y Encyclopédie. Fonda-
mental, car il nous semble que Hegel n’a jamais été plus
loin dans l’analyse de la méconnaissance inévitable du
hégélianisme, qu’il n’a jamais usé de plus de persuasion
pour laisser entrevoir à son lecteur la subversion qu’il
exige de lui.

« Nous appelons correcte (richtig) une définition, si elle est adéquate


à ce qui se trouve de son objet dans notre conscience ordinaire.
Cependant un concept n’est pas, de la sorte, déterminé en-soi et
38o La patience du Concept

pour-soi : (il est déterminé) selon une présupposition qui est alors le
critère, la mesure de la rectitude. Or nous n’avons pas à user de ce
critère, mais à laisser les déterminations vivantes en elles- mêmes
répondre pour elles-mêmes. La conscience ordinaire doit trouver étrange
la question sur la vérité des déterminations-de- pensée : celles-ci, en
effet, ne lui paraissent susceptibles de vérité que lorsqu’elles sont
appliquées à des objets donnés, et il lui semble donc qu’il n’y aurait
aucun sens à s’interroger sur la vérité en dehors de cette application.
Mais c’est justement de cette question qu’il s’agit. Aussi doit-on savoir
assurément ce qu’il faut entendre par vérité 17,., »

« Quelle est la vérité de la Quantité, de la Substance? » Cette


question, remarque Hegel, n’a pas de sens pour la conscience
commune. Or, donner raison à cette conscience commune, ce
serait renoncer à lire ou à écrire la Logique. Il faut donc lui faire
toucher du doigt l’étroitesse de sa représentation de la « vérité ».
Le texte poursuit :

« ... Habituellement, on nomme vérité l’adéquation d’un objet à notre


représentation, Dès lors, on présuppose un objet auquel doit être
conforme la représentation que nous avons de lui. — Au sens
philosophique, au contraire, on appelle vérité, en s’exprimant
abstraitement, l’adéquation d’un contenu à lui-même. Ce qui est une
tout autre signification de la vérité que précédemment. Au reste, on
trouve déjà en partie dans l’usage commun du langage la signification
plus profonde (philosophique) de la vérité. On parle par exemple d’un
ami vrai, en entendant par là un ami dont le comportement est
conforme au concept de l’amitié; on parle encore d’une vraie œuvre
d’art. Le non-vrai est alors équivalent de mauvais, de non-approprié en
soi-même. En ce sens, un Etat mauvais est un État non-vrai et le
mauvais et le non-vrai en général consistent dans la contradiction qu’il y
a entre la détermination ou le concept et l’existence d’un objet. D’un tel
objet mauvais, nous pouvons bien nous faire une représentation correcte,
mais le contenu de cette représentation est non-vrai en soi. »

Il y a donc des contenus qui ne sont pas dits vrais en fonction


du critère de la rectitude représentative. — Cependant, il ne
semble pas certain que Hegel, dans ce texte, propose une
véritable rupture avec la tradition : « un ami véritable », « un
État véritable », ces exemples d’apparence platonicienne
semblent indiquer qu’il ne renonce pas au modèle de
Yadaequatio et se contente d’en déplacer le point d’application.
Prenons une référence : la critique de Hegel nous paraît
superficielle, comparée à celle que Heidegger fait de
Yadaequatio dans Sein und Zeit. Mais il serait peut-être injuste
de disqualifier d’emblée
Logique et Finitude 381
Hegel. Mieux vaut remarquer d’abord que ces critiques sont
d’esprit symétriquement opposé — et l’on se gardera de
reprocher à Hegel de n’avoir exécuté qu’à demi et sans
radicalité... une entreprise qui n’était pas la sienne. Certes,
Hegel refuse, autant que Heidegger, de loger la vérité dans
l’adéquation du jugement à l’objet; mais il refuserait
pareillement de la faire consister en un dévoilement. On en
comprend mieux la raison, si on se reporte à l’exemple que
donne Heidegger. Lorsqu’en me retournant vers le mur, je vois
que le tableau est effectivement de travers, comme je viens de le
dire, mon énoncé est rendu manifeste : « l’étant visé se montre
être identiquement tel que l’énoncé le montre étant ». Le rôle de
la perception est ici d’illustrer que « l’énonciation découvre
l’étant auquel elle se rapporte » —■ que, loin d’être le lieu
originel de la vérité, l’énoncé « se fonde dans le découvrement
(Ent- schliessung) de l’être là 18 ». Or, pour Hegel, cette analyse
reposerait encore sur le présupposé représentatif : l’énoncé
demeure interprété comme discours sur la chose et l’acte
véri-fiant comme une confirmation par la présence d’un sens
simplement visé. Le problème de la vérité est donc toujours
posé dans la distance qui sépare le discours de son contenu. Et,
tant que celle-ci n’est pas critiquée, Yadaequatio ne saurait être
radicalement contestée, puisque la positio quaestionis qui en
rendait le concept nécessaire reste en place : adéquation ou
dévoilement, il s’agit toujours d’une opposition surmontée, mais
non critiquée.
Il est vrai que cette opposition est si difficile à éluder que
nous sommes portés ■—■ suprême contresens — à ne voir
qu’une version nouvelle de l’adéquation en ce que Hegel nomme
« adéquation » du contenu à lui-même ou « consonance
(Zusammenstimmung) de l’objet et de son concept ». Le
zusammen, dans ce mot, semble bien envelopper à son tour
l’idée d’une convergence, obtenue par chance, de deux termes
qui pourraient ne jamais se rencontrer : il nous permettrait
donc d’imaginer encore que les choses, iei-bas, attendent le
concept qui les exprimera pleinement, qu’elles sommeillent
dans l’anonymat avant que leur ousia ne soit énoncée, bref, que
la vérification est synonyme de ratification... Il faut pourtant
prêter attention à la mise en garde de Hegel : tant qu’on accepte
comme point de départ le présupposé représentatif, il est
impossible de comprendre ce que signifie « la vraie vérité ».
L’expression, sans doute, paraîtra ingénument dogmatique :
tenons-la pour un essai de prendre
382 La patience du Concept

du recul par rapport au pathos habituel de « la vérité ». Oui,


admettons que Hegel, en nommant « opinion dépourvue de
vérité » la supposition kantienne d’un contenu privé de concept,
songe moins à imposer de haut sa définition de la vérité qu’à
nous délivrer de la problématique classique de la vérité. La «
conscience commune » est si bien hantée par cette
problématique qu’elle ne se fait encore aucune idée d’un tel
concept. C’est pourquoi le « langage commun » la déconcerte, si
elle tente d’analyser le sens de l’expression courante « un ami
véritable » : à la limite, elle verra là un abus de langage, — tel
Spinoza, qui, sur ce point précis, offre l’exemple inverse d’une
critique du « langage commun » par la « conscience commune »
philosophante. Spinoza refuse, certes, de définir le vrai par la
relation de l’idée à l’objet; il affirme que la vérité d’une idée
n’est pas concernée par l’objet extérieur auquel elle se rapporte
1B. Mais la conclusion qu’il en tire est exactement inverse de

celle de Hegel : il n’y a pas de sens à parler d’« or vrai » ou d’« or


faux », « comme si l’or qui nous était présenté racontait quelque
chose sur lui- même, ce qui est ou n’est pas en lui 20 ». En
employant de telles expressions, on abuse de la façon de parler
du vulgaire, qui commença par appeler « vrai un récit quand le
fait raconté était réellement arrivé, faux quand le fait raconté
n’était arrivé nulle part »; on transfère illégitimement à l’objet
une détermination qui ne vaut que pour l’idée. « Quand nous
disons qu’une chose est incertaine, nous prenons — comme fait
la rhétorique — l’objet pour l’idée. » — Mais cette remarque
n’est convaincante que pour qui admet la vieille dissociation de
droit entre l’idée et la chose. On n’ose pas dire « or vrai » parce
qu’on imagine l’être-dit comme extérieur au dire et que
l’expression signifierait, dès lors, que la chose décide de sa
concordance avec le concept. On ne s’aperçoit pas que cette
aberration vaut ce que vaut la séparation, qu’on a laissée
incontestée, de Begriff et Gegenstand. C’est à ce point qu’il faut
choisir, dans la compréhension de Hegel, entre le conte de fées
et la nouvelle syntaxe : ou bien Hegel loge follement le Logos
dans les choses muettes ou bien il refuse la conception du Logos
qui pose d’emblée des choses à rejoindre et à comprendre.
Or, Spinoza en reste à cette conception, même s’il refuse le
critère de l’adéquation comme mesure de la conformité de l’idée
à la chose. Il demeure donc dans l’obédience de la
Représentation. Même si, dans le Dieu
Logique et Finitude 383

spinoziste, Yordo idearum ne fait qu’un avec Y or do rerum, il


reste que l’instance de la Pensée possède la cohérence
autonome d’un discours sur l’Être et qu’il est possible de la
décrire comme si elle n’était pas le discours de l’Être. Être et
Pensée, en soi, sont la même chose, mais, pour nous, forment
deux totalités radicalement hétérogènes, « incommunicables ».
Bien qu’ils soient identiques en soi, l’être en soi et la conception
par soi (l’idée que se fait l’entendement) dpivent être distingués
au niveau des attributs. L’idée demeure, par nature, modus
cogitandi, observe Hegel21. Il importe assez peu, alors, qu’on
critique l’adéquation ou qu’on l’accepte : cette critique ne
saurait être pertinente. Ên réalité, si l’adéquation est
irrecevable, ce n’est pas qu’elle soit une solution défectueuse :
c’est pour être la solution d’un faux problème; ce n’est pas
qu’elle prétende franchir indûment une distance : c’est qu’elle
en suppose une. Tant qu’on admet cette fissure représentative,
le rapport entre la pensée, le langage et la chose apparaîtra
immanquablement comme un rapport de complétude, ■—
comme si l’on pouvait isoler la pensée avant qu’elle ait été
énoncée de sorte qu’il lui manque quelque chose, isoler
l’énonciation avant' que ne l’ait « remplie » l’intuition de la
chose. Les faux problèmes naissent de ces carences artificielles.
La possibilité que la représentation se conforme à l’objet auquel
elle se rapporte n’apparaît comme une énigme que parce qu’on
a laissé éclater l’unité effective dans laquelle convergent
l’expression (devenue détermination subjective), le sens
(devenu universel séparé) et la chose (devenue contenu
prédonné).

« La philosophie critique entend le rapport de ces trois termes de


façon que nous posons les pensées entre nous et les choses comme milieu
qui nous exclut de celles-ci au lieu de nous rassembler avec elles 2a. »

La philosophie critique ne fait en cela que reprendre à son


compte la compréhension spontanée du Bedeuten ; plus que
jamais, elle pense le dêsafustement et V exclusion comme étant
de droit, elle imagine l’acte de donner sens comme une
laborieuse recollection de termes (mot, concept, chose)
normalement indifférents les uns aux autres. Aussi se
propose-t-elle à son tour cette tâche impossible : reconstituer
l’unité par addition, — la retrouver à partir d’une opposition si
bien creusée que moi, qui suis en quête de l’unité, appartiens à
jamais à l’un de ses côtés.
384 La patience du Concept

« Dans l’intuition empirique, l’un est ce qui intuitionne empiri-


quement, l’autre, ce qui est intuitionné empiriquement; l’un, ce qui
donne le nom, l’autre, ce à quoi un nom est donné; et ainsi, l’un est ce qui
conçoit, l’autre, ce qui est conçu. Il est inutile de le remarquer, mais
pourtant parfaitement faux de considérer dans l’intuition empirique
aussi bien que dans la mémoire et dans la connaissance-conceptuelle,
ces moments-constitutifs de la conscience comme étant rassemblés à
partir des deux côtés de l’opposition de telle sorte que chacun d’eux
contribue pour une partie (à la formation de) l’unité; et faux de se
demander ce qui, dans ce rassemblement, serait le principe-actif de
chaque partie a3. »

Comment espérer constituer le Savoir avec les débris de ce


Savoir éclaté? Comment la santé serait-elle résignation à la
maladie? Tout se passe, en effet, comme si, par excès d’attention
portée au risque de verbalisme, on avait pris pour norme l’écart
entre le mot et la signification qui est, certes, le signe d’un
discours pathologique (vide ou aberrant), — mais nullement ce
dont il faut partir pour rendre compte du fonctionnement
normal du discours. Quand l’énoncé, en tant que phénomène
sensible, se supprime dans son idéalité, c’est la chose même qui
est dite : voilà ce dont il faut rendre compte. Et Ton ne
comprendra jamais cette unité en la reconstituant comme
association d’un son en lui-même vide de sens et d’une
signification donnée.

« Il est ridicule de considérer l’être-lié de la pensée au mot comme un


manque (qui affecterait) la pensée et risible d’y voir un malheur; bien
qu’on ait coutume de penser que l’inexprimable est le plus important,
cette opinion, entretenue par la vanité, n’a pourtant aucun fondement,
car l’inexprimable n’est, en vérité, que quelque chose de trouble et de
confus qui ne se clarifie qu’en accédant au mot. C’est le mot qui donne à
la pensée sa présence la plus digne et la plus vraie. Certes, on peut aussi
errer avec les mots, sans savoir la chose. Mais, de cela, le mot n’est pas
coupable; seule est coupable une pensée défectueuse, indéterminée, sans
contenu. De même que la pensée vraie est la chose, de même le mot
quand il est employé par la pensée vraie. Lorsque l’intelligence est
remplie par le mot, c’est la nature de la chose qu’elle accueille en elle 2i. »

On mesurera peut-être mieux l’originalité de ces affirmations


en les confrontant à la critique qu’effectue Husserl de la
relation associative entre le mot et sa signification. Husserl nie
que les actes qui constituent le complexe phonique
appartiennent à l’acte qui constitue l’expression comme telle : «
Les mots ne sont pas visés comme quelque
Logique et Finitude 385

chose d’existant dans les choses qu’ils nomment. » Mais cette


expulsion de la face existante et sensible du signifiant ne règle
pas, bien sûr, le problème du rapport entre le mot, la
signification et la chose dénommée. Aussi Husserl va-t-il encore
plus loin, semble-t-il, dans la direction hégélienne. Dans la 6e
Recherche logique, il s’emploie à rendre compte de la prégnance
du mot à la chose désignée.

« L’expression apparaît en quelque sorte comme étant posée sur la


chose, comme si elle était son vêtement... C’est sur le mode de l’intention
dénominative que le nom apparaît comme appartenant au nommé et
ne faisant qu’un avec lui z6. »

Telle est l’apparence, mais l’apparence seulement. Car la


fonction effective du mot consiste à signaliser que ce volume
noir est reconnu comme encrier. Et l’apparence du « revêtement
» devient même franchement mystifiante lorsqu’elle s’investit
dans le « penchant indéracinable à surestimer l’unité entre le
mot et la chose, à lui supposer un caractère objectif, au point de
lui conférer une unité mystique 28 ». Nous sommes alors aux
antipodes de Hegel. C’est que l’essentiel ici, reste l’exclusion de
la chose désignée et du sens exprimé, — la coupure entre la
dénomination d’objet et la signification « au moyen de laquelle »,
instru- mentalement, cette dénomination est accomplie 27.
Comme ce découpage reste hors de question, la fusion du nom
et de la chose-nommée est tenue pour apparente; dans ce
contexte, les assertions hégéliennes d’identité ne pourraient
faire figure que de thèses métaphysiques, voire mystiques. Et il
en serait bien ainsi, si l’extériorité de l’exprimé au désigné était
imprescriptible. L’exprimé, alors, ne peut qu’advenir aux choses
mondaines qu’il désigne, non habiter en elles; il doit donc
demeurer replié sur le signifiant. C’est son seul emplacement
possible. L’idéalité du sens est à ce prix ou, tout au moins, est
inconcevable en dehors de cette répartition. — Mais d’où vient
que cette répartition soit nécessaire? D’où vient qu’on doive
décider d’un emplacement? Pourquoi préserver aussi
jalousement le sens d’être confondu aux choses du monde, sinon
parce qu’on le tient pour un ultra-objet et qu’il n’y a pas de
différence de style entre lui et un contenu perçu. Que la
présence du sens soit expressément non mondaine (ou encore
gue l’exprimé doive rester à l’écart du désigné), cette exigence
ne se comprend que si l’on a imaginé le sens comme un Quelque
chose idéal qui ressemble si fort aux
386 La patience du Concept

objets mondains qu’il est indispensable de le distinguer d’eux


topiquement. C’est parce que les essences sont objectivées qu’il
faut les séparer des objets et refouler le Logos dans un site,
qu’on le veuille ou non, « métaphysique », ■—• en entendant par
là qu’il n’a ni le mode d’être des signes ni celui des choses.

Les Modernes ont ainsi laissé perdre le bénéfice de la «


naïveté » grecque : l’idée d’un Logos que ne déformerait pas
encore le code représentatif. Certes, nous n’avons rien « oublié »
depuis les Grecs ■— rien de moins hégélien que le thème de la
Vergessenheit ■—-, mais la « conscience commune » est
incapable de penser l’unité du Logos que les Grecs étaient en
mesure de pressentir, du fait que le code représentatif, pour
eux, n’était pas encore élaboré ou venait à peine de l’être. Hegel
observe qu’on méprise aujourd’hui les sophismes et les « jeux de
mots » des Méga- riques. Mais l’attention qu’ils consacraient aux
mots pour eux-mêmes était moins futile, pense-t-il, que notre
impatience devant ces futilités. Celle-ci atteste notre inaptitude
à penser seulement qu’on puisse vivre le langage autrement que
dans l’instance de la Représentation, entre des mots
continuellement suspectés de vacuité et des contenus en péril
de n’être jamais exprimés.
« Notre sérieux allemand bannit donc, lui aussi, les jeux de mots
comme autant de plaisanteries creuses. Seuls les Grecs prêtèrent
attention au mot pur et au pur traitement d’une proposition aussi bien
qu’à la chose. Si le mot et la chose entrent en opposition c’est le mot
qu’on tient pour le plus élevé; car la chose non exprimée n’est qu’une
chose à proprement parler irrationnelle; le rationnel existe seulement
comme langue 28. »
Les Grecs vivaient ce que nous appelons « l’identité de l’Être
et de la Pensée », expression inévitablement impropre,
puisqu’elle suggère l’image d’une fusion entre deux réalités
normalement distinctes. Aussi la pensée qui s’accommode de
l’opposition représentative a-t-elle beaucoup à apprendre du
langage qui soupçonnait à peine cette opposition. Pourquoi «
pensée » et « être » seraient-ils à imaginer comme deux
continents? Ce qu’on nomme «pensée » relève toujours de soi,
est partout chez soi, aussi loin qu’on aille. C’est ce qu’énonçait
sans plus Parménide.
« La pensée et ce au sujet de quoi on pense, c’est la même chose, Car tu
ne trouveras pas la pensée sans l’étant en lequel elle s’exprime
Logique et Finitude 887

(ou se manifeste : év & rcetpa-ncpivov èar(v) ; car rien n’est ni ne sera en


dehors de l’étant 20. »

Commentaire de Hegel :
« Voilà l’idée capitale. La pensée se produit; ce qui est produit est une
pensée; la pensée est donc identique à son être, car elle n’est rien en
dehors de l’être, de cette grande affirmation. »

Or les Modernes ne savent pas comprendre ces paroles en


leur concision. Ils les transposent en thèses et les rendent du
même coup dogmatiques. Transposer le TO ocùxô des Éléates
dans notre catégorie d’identité, c’est laisser entendre que ma
pensée (subjective) est un acte privilégié au point de constituer
l’étofïe de l’étant. De même, si j’affirme que les « objets », au lieu
d’appartenir à une région ontologique différente, sont en réalité
des « pensées » (Gedanken), ceux qui réduisent la philosophie à
un catéchisme gnoséologique parleront d’idéalisme délirant. —
« Les objets, écrit Hegel, en tant qu’ils sont des pensées, sont
dans leur vérité; telle est leur ousia. » Cette phrase n’exprime
pas une option métaphysique : elle indique comment on doit
entendre le nouveau discours et avec quelle pensée
traditionnelle du discours il faut rompre, si on veut l’entendre.
Mais ceux qui, peu soucieux d’annoncer les règles de leur jeu
linguistique (tant elles vont de soi pour eux), parlent déjà des
objets dans un langage qu’ils ignorent avoir choisi, ceux-là
comprendront cette phrase comme si elle exprimait une
localisation de 1’ « ousia », -—■ disons : comme une affirmation
post-cartésienne. Dès lors, on a non seulement mésinter- prété
la phrase : on a surtout manqué le niveau de discours auquel
l’auteur se plaçait, prenant pour un parti pris philosophique
une indication quant à la nature du discours. C’est ce
malentendu qu’il faut aussitôt prévenir, la mise en garde
dût-elle passer pour de l’ironie pesante :

« Cela ne veut pas dire que les objets de la nature soient eux-mêmes
pensants. Je pense subjectivement les objets; mais ma pensée est aussi
le concept de la chose et celui-ci est la substance de la chose (dann ist
“mein Gedanhe” auch “der Begriff” der Sache und dieser “ist die
Substanz der Sache” 30. »

Cet avertissement est utile, dès lors que le vosïv grec a été
traduit de plus en plus naturellement par « conscience de soi »
et que, de l’investigation d’une signification, on est
388 La patience du Concept

passé à la délimitation d’une région. Les Grecs, eux, comme ils


n’avaient pas encore accédé au règne de la conscience de soi,
donc de l’Entendement, n’avaient pas de mal à éviter d’assigner
les significations à des contenus déjà répartis.
« Nous Modernes, toute notre culture nous initie à des représen-
tations d’autant plus difficiles à transgresser qu’elles offrent le contenu
le plus profond. Nous devons nous représenter les philosophes anciens
comme des hommes dont l’intuition sensible est le seul site et qui ne
connaissent d’autre présupposé que le ciel au- dessus d’eux et la terre
autour d’eux, car les représentations mythologiques avaient été laissées
de côté. Dans cet environnement, la pensée est libre et retournée en soi,
libre de toute matière, purement chez soi B1. »
Il n’en va plus de même avec « l’ancienne Métaphysique » :
même si elle ne réduit pas encore expressément la « pensée » à
une subjectivité insulaire, elle méconnaît l’infinité de la
signification « pensée », puisqu’elle use de catégories finies, —
puisqu’elle demande, par exemple, « Dieu a-t-il l’existence? »
(Hat Gott Dasein?), sans soupçonner que la signification Dasein
pourrait bien être « une détermination trop basse pour l’Idée et
indigne de Dieu32 ». C’est le signe qu’on s’accommode désormais
d’une syntaxe cloisonnante qu’on tient pour la seule
organisation pensable du discours, loin d’y suspecter une
métaphysique sournoise. Dans cette langue dont les catégories
sont de droit limitées, comment entendre le <XUT6 parménidien,
sinon comme une réunification d’étants disparates? Alors qu’il
disait l’omniprésence du vosïv, on le pense maintenant comme
la suppression d’une frontière. Ce qui est bien pire qu’un
contresens d’étourderie, car, de la sorte, on rapporte un énoncé
au système de représentation avec lequel il est, très
précisément, incompatible.
« Pour s’exprimer formellement, fini veut dire ce qui a une fin, — ce
qui est, mais cesse, là où il est en relation avec son Autre et se trouve
donc limité par celui-ci. Le Fini consiste donc dans le rapport à son Autre
qui est sa négation et se présente comme sa limite. Or la pensée est chez
elle, elle se rapporte à elle-même et se prend elle-même pour objet... La
pensée, comme telle, en sa pureté, n’a donc aucune limite en soi. La
pensée n’est finie que si elle en reste à des déterminations limitées
qu’elle laisse valoir comme ultimes 88. »
Ce texte indique pourquoi la Métaphysique classique n’est
jamais parvenue à formuler de façon tout à fait
Logique et Finitude 38g

cohérente la coprésence de la pensée à l’être, de l’âme au corps,


etc. Non qu’elle ait été incapable de « voir le vrai » (cette
expression, d’ailleurs, est déjà représentative) : elle s’était
rendue incapable de le laisser se dire. Comme elle acceptait
d’entrée de jeu la tripartition (entre mot, signification et chose)
de ce que confondait le Logos anté- platonicien, elle ne pouvait
que disjoindre ce qui, dans le discours logique, s’offre comme
un, limiter ce qui se donne en lui pour illimité. Les corrélations
essentielles y faisaient place à des cassures, les « moments » à
des oppositions arbitrairement clichées. Ainsi furent forgées
des entités (l’âme, la matière, le monde, Dieu) d’autant plus
aisément mises en place qu’on ne songeait pas à s’interroger sur
la nature des déterminations qu’on leur attribuait (simple,
composé, existant, fini, infini 34). Sur un tel socle, il était a priori
impossible de laisser se dire les contenus sans les mutiler, de
mettre l’accent sur une figure sans la falsifier.

« Que quelque chose soit vrai, cela est enveloppé dans le fait qu’il est
pensé, — que quelque chose soit pensé, dans le fait qu’il est Quelque
chose (darin, dasz Etwas ist). L’un renvoie à l’autre (Eins schickt
dem Anderen zu). C’est là ce qu’on exprime en disant que la pensée
a besoin de l’objet comme d’un extérieur auquel elle donne son
assentiment. Si l’on critique cette formulation, ce n’est pas pour dire que
la conscience pensante, l’Esprit, n’a pas besoin de l’objet pour exister,
pour être conscience : il n’en peut être question, cela est inscrit dans son
concept. Mais le fait que l’objet soit un extérieur n’est qu’un moment qui
n’est pas le moment unique ou essentiel 8B. »

Mais cela, l’ea;pression représentative l’ignore — et cette


inadvertance suscite le faux problème du sujet et de l’objet. On
pourrait lire toute Y Encyclopédie en relevant, les uns après les
autres, les faux problèmes et les fausses difficultés dont la
Métaphysique spéciale, puis les sciences positives qui, après
Kant, la relayèrent sont redevables au langage de la Finitude.
Or la philosophie dite critique ne fit que régulariser l’usage de
cette langue : pour la première fois, elle rendit le contenu de la
philosophie tout à fait cohérent avec elle. C5est ce qu*il nous
faut voir maintenant de plus près.
390 La patience du Concept

m
On comprendra mieux la portée du texte que nous venons de
citer, si on se reporte à la page de la Critique de la raison pure
où Kant, évoquant l’adage : quodlibet ens est unum, verum,
bonum, déclare qu’ « on n’admet plus guère ce principe que par
bienséance dans la Métaphysique 36 ». Que le Vrai soit un
transcendantal, convertible avec l’ens et ne lui ajoutant rien,
c’est, pour Kant, une affirmation aussi verbale qu’elle l’était
déjà pour Spinoza. Or il est remarquable que Hegel entende
restaurer cette réciprocité du verum et de l’ens (eins schickt dem
Anderen zu), à l’encontre de l’ancienne Métaphysique qui n’a
jamais su l’établir et du criticisme qui Fa dénouée.
Que la Métaphysique classique n’ait pas su formuler cette
relation, c’est ce qui ressort aussi bien des textes de Spinoza
qu’on a cités plus haut que de YOntologie de Wolfï. Il est vrai
que Wolfï, pour tirer la science de F ens qua ens du mépris où on
la tenait depuis Descartes, rétablit la notion d’une vérité quae
transcendantalis appellatur et rebus ipsis inesse intelligitur 37.
Mais il distingue soigneusement cette « vérité » de la « vérité
logique ». Sans vérité transcendantale, pas de vérité logique des
propositions (sinon dans l’instant où je les énonce), pas de
permanence garantie de l’étant tandis que je parle de lui : « S’il
n’y a pas de vérité dans les choses, rien ne s’oppose à ce que la
figure de la table soit carrée et, lorsqu’on énonce qu’elle est
carrée, qu’elle ait une figure ovale 3S. » En revanche, « en
l’absence du principe de contradiction et du principe de raison
suffisante, la vérité transcendantale tombe, elle aussi, — et, sans
elle, la vérité logique des propositions universelles est nulle 30 ».
Il y a donc avant tout corrélation — et seulement corrélation —
entre l’ens verum (c’est-à-dire l’identité de l’étant à lui-même, sa
répétabilité) et la validité des lois de l’énonciation, entre veritas
transcendantalis et veritas logica. Ainsi, au moment même où
l’ontologie est constituée officiellement en discipline
scientifique, elle rend patente la dissociation de la vérité
formelle et de la vérité inscrite dans le contenu: elle ébranle donc
l’assise du vrai tout en faisant mine de la consolider. Et cela seul
suffirait à justifier la sévérité dont Hegel fait montre envers
Wolfï, « professeur de l’Entendement chez les Allemands 40 », —
réplique à l’éloge que lui décer-
Logique et Finitude 391

nait Kant pour avoir restauré en Allemagne « l’esprit de


profondeur ». Eloge qui n’était pas, après tout, de simple
courtoisie. Car c’est bien dans le prolongement de Wolfï que
Kant rompt l’équilibre entre la forme et le contenu qu’avait
ménagé YOntologie, ■—■ qu’il substitue à l’ontologie une
discipline « plus modeste », dont le domaine est « la
connaissance rationnelle pure de toutes choses » (Rx 4166,
4i68).
Cette transformation de l’ontologie se prolonge dans
l’infléchissement de sens du mot « transcendantal ». Origi-
nairement, « transcendantal » désignait une propriété
constitutive de la forme de l’ens qua ens et contrastait avec la
détermination dite « catégoriale ». On trouve encore cette
distinction dans la Métaphysique de Baum- garten (§ 74) et
parfois même chez Kant 41 ; mais on sait que la philosophie
critique préfère la remplacer par une autre. « Transcendantal »,
en tant que synonyme de « non matériel », est avant tout opposé
à « métaphysique » (Rx 4°a6, 4027) : alors que la détermination
métaphysique renseigne sur le contenu de la chose, le prédicat
transcendantal dessine négativement la forme sous laquelle la
chose devra être au minimum pensée (Rx 4806). L’Un
métaphysique, par exemple, indique qu’une multiplicité est
ordonnée en un tout unique; l’unité transcendantale, elle,
indique plus succinctement que « chaque chose n’est pas
plusieurs » (Rx 3765). Aussi est-ce « très inconsidérément »
(unbehutsamer Weise) qu’on a transformé ces « exigences
logiques » en « propriétés des choses en elles- mêmes » (B-97).
Désormais, on appellera, au contraire, transcendantale
l’entreprise qui nous interdit expressément de préjuger de la
nature de Tétant : la considération du « sens transcendantal »
des catégories, la certitude où nous sommes qu’elles sont vides
de toute objectivité et « ne peuvent par elles seules penser ni
déterminer quelque objet » (B-208) nous garderont d’en faire un
usage transcendantal, au sens traditionnel du mot.
Paradoxalement le transcendantal est donc réduit à n’être que
la garantie d’une visée ontique à vide; il désigne le recul à
prendre par rapport aux déterminations de l’ens pour que
puissent être relevées, en toute sécurité, les conditions de T
objectivité.
Dans l’expression « Logique transcendantale », Hegel accorde
ainsi plus d’importance au substantif qu’à l’épithète. La Logique
transcendantale représente, dans l’histoire des rapports de la
logique et de l’ontologie,
3g2 La patience du Concept

le point de non-retour dans le repli de celle-ci sur celle-là. Ce


qui la caractérise, ce n’est pas la prise en considération du
contenu, bien que Kant ait insisté sur cet aspect, mais le
renforcement et la consécration du clivage forme-contenu.
Certes, elle « ne fait pas abstraction de tout le contenu de la
connaissance » (B-77) ; mais ce n’est pas assez pour l’opposer à la
logique formelle. Car, bien loin de se libérer, même timidement,
de celle-ci, la philosophie critique s’y réfère continuellement.
Heidegger signalera, lui aussi, que la Critique de la raison pure,
dès son titre même et par le recours gu’elle fait à la logique
traditionnelle, reconnaît « la signification prépondérante qui,
dans la métaphysique occidentale, s’attache au Logos et à la
Ratio ». Mais Hegel s’intéresse moins au privilège conféré par
Kant à cette Ratio qu’au contenu qu’il s’obstine à lui donner, à
l’idée abstraite qu’il s’en fait dès lors qu’il la conçoit dans le
sillage de la logique formelle. Aristote, au moins dans la
Métaphysique, s’était délivré de l’emprise de la discipline qu’il
fondait et ainsi avait fait œuvre spéculative 4a. Kant, plus
respectueux des Analytiques, accorda tant de prix à cette
logique qu’il alla jusqu’à lui sacrifier la métaphysique :
l’abstraction de tout contenu qui inaugure celle-là devient, dans
sa philosophie, « la crainte de l’objet ». On n’avait jamais été
plus conséquent avec les exigences de la logique formelle : on
répétait, en somme, la démarche de l’apophantique qui, en
laissant indéterminées les parties de la proposition désignant
des contenus matériels, liait la mise à découvert des formes de
la pensée à l’expulsion du contenu. Que cette opération, chez
Kant, prenne une forme psychologiste n’est qu’une variante de
ce préjugé sur lequel s’est construite la « logique ». Celle-ci, en
effet, a toujours été animée par la certitude que la pensée est «
une activité formelle qui se déroule correctement, mais dont le
contenu est un donné (deren Inhalt für sie ein gegebener ist 43 ».
Cette certitude s’imposa même à tel point qu’on fit grief à la
logique de n’avoir pas fait suffisamment abstraction du
contenu, — juste l’inverse du reproche qu’elle méritait. Ainsi
Kant : la tradition, observe-t-il, a utilisé indûment des principes
purement logiques (le principe de raison) comme s’ils
s’appliquaient aux « choses », de sorte que l’ontologie ne fut qu
une extension abusive de la logique. Ainsi, par la suite, Husserl :
la critique qu’il fait d’Aristote est bien différente, sans doute, de
celle de Kant, puisqu’il ne rejette plus, comme celui-ci, l’idée
d’une ontologie formelle. Mais ii
Logique et Finitude 3g3

relève également dans la logique d’Aristote, du fait de sa


formalisation inchoative, une complicité avec une certaine
ontologie.

« Même le concept de nombre ne fut pas vidé par les Anciens de toute
référence matérielle à la chose... L’apophantique des Anciens, étant
donné sa relation objective à la réalité, n’était pas encore complètement
formalisée. Aristote ne possédait donc qu’une ontologie universelle
réelle (real) et celle-ci avait pour lui la valeur de philosophie première.
L’ontologie formelle lui faisait défaut 44... #

Pour Husserl, la direction ontique de la logique d’Aristote


montre suffisamment que celle-ci n’est pas encore la doctrine de
la Science. Une théorie suprême de la connaissance, en effet, ne
saurait, sans démentir son projet, présupposer la validité de ces
produits de connaissance que sont le « monde » (ou 1’ « homme
») ; à moins de renoncer à remplir strictement sa tâche, le
discours logique ne peut être tributaire de tels postulats.

« La logique devait, dès le départ et tout à fait principiellement,


mettre en question la possibilité de toute connaissance et de toute vérité;
mais il s’ensuivait qu’elle ne pouvait utiliser, pas même une seule fois,
l’existence de l’homme et la présence, qu’on présume aller de soi, d’un
monde comme fait élaboré de l’expérience. Car cette (présence) même
n’est qu’un fait qui provient de la connaissance, doit être mise en
question 4B. »

C’est dans le même esprit que Kant jugeait aberrante


l’intention de la Wissenschaftslehre de Fichte. Le titre,
observe-t-il, est déjà une usurpation, car la seule Doctrine de la
Science ■—■ si l’on veut donner au mot toute son ampleur —■ ne
saurait être que la logique pure. Or il est impossible de
prétendre faire naître en celle-ci le contenu de la connaissance :
cela reviendrait à la faire s’engendrer dans des règles qui, par
définition, n’ont de valeur qu’en dehors de toute référence
objective.

« Car la pure Doctrine de la Science n’est rien de plus ni de moins que


la simple Logique qui, avec ses principes, ne s’élève pas au matériel de la
connaissance, mais fait abstraction du contenu, dans la mesure où elle
est logique pure; extraire de celle-ci un objet réel est un vain travail, et
c’est pourquoi on ne l’a jamais entrepris 46... »

Que la « pureté » de la logique requiert la mise à l’écart la plus


radicale du contenu matériel, c’est donc là le
3g4 La patience du Concept

point où convergent toutes ces critiques. Qu’on glisse


subrepticement ou ouvertement du logique à l’ontique, on
rétrécit la logique aux limites de la connaissance humaine de
fait et on perd de vue l’horizon qu’elle a pour fonction de
déployer; enfin, on enracine la théorie de la Science dans les
conditions de fait de tous les autres savoirs. Faute d’une
séparation stricte entre le logique et l’ontologique, la Logique
devient un savoir de même niveau que ceux dont elle devait
dégager la structure.
Il pourrait sembler, en première approximation, que cette
position n’est pas si éloignée de celle de Hegel. Ne soutient-il
pas, lui aussi, que la pensée logique ne doit pas s’exercer sur un
contenu extérieur et « hétéronome »? N’est-ce pas là une autre
façon de délester la logique de tout préjugé ontique?
Cependant, qu’on ne s’y laisse pas tromper : ce souci ne peut
être celui de Hegel, car il suppose qu’on ait pris au sérieux une
problématique que Hegel dénonce. Parler de « préjugé ontique
», en effet, c’est maintenir une relation entre les formes de la
pensée et ce qui est donné par la représentation. Bien mieux,
c’est sous-entendre que ce contenu représenté possède, en
dernière instance, le privilège de la « réalité ». De même que la
pensée finie isole les Idées pour ne pas les confondre avec les
objets dont elles gardent le statut, de même la logique formelle
ne tient tant à se couper du « réel » que parce qu’elle a assimilé
celui-ci au « sensible » et au « mondain » : « la pensée qui est
formelle et qui tient le sensible pour seule réalité », écrit Hegel.
Ainsi, les retraits et les clivages qu’effectue l’Entendement
attestent toujours qu’il opère dans un champ dont
l’homogénéité n’est pas mise en doute, — ses scrupules n’ont de
sens que par rapport à son insouciance. Aussi la critique du «
préjugé ontique » qui subsistait chez Aristote peut-elle être
interprétée comme l’indice d’un préjugé plus profond encore. Si
l’on tient à poser que les formes logiques doivent être
dépouillées de tout rapport à l’objectivité, c’est parce qu’en fait
on a restreint celle-ci à l’objectivité représentée. Or, pour penser
le logique dans la « pureté » qu’on exigje de lui, c’est ce concept
même d’objectivité qu’il faudrait conjurer. On peut bien être
intransigeant quant à la « pureté » de la logique; que vaut une
pensée « pure » qui se s’inquiète pas de l’opposition de la
conscience et de l’objet et la laisse subsister? Que vaut un savoir
suprême qui ne conteste pas l’idéologie de la connaissance?
Lorsque
Logique et Finitude 3g5
Kant, au début de sa Logique, distingue la logique transcen-
dantale de la logique générale, il écrit :

« Dans la logique transcendantale, l’objet même est représenté


comme un objet de simple entendement; au contraire, la logique
générale concerne tous les objets en général (auf aile Gegenstànde
überhaupt geht) 47. »

C’est cette universalité que garantit l’ouverture d’un champ


d’indétermination ontologique maximum : c’est pour être le
canon de toute objectivité possible que la logique formelle « fait
abstraction de tous les objets ». Elle indique à l’entendement
comment il doit penser un objet = X avant que cet objet ne soit
assigné à la région qui lui convient. Mais l’espace de jeu ainsi
ouvert entre objet-en-général et objet-connu ne nous délivre pas
de la hantise de Yobjectivité,

IV

Idéologie de la Finitude, la logique, d’emblée, nous interdit


de thématiser la « pensée » en dehors des préjugés de « la
conscience commune ». — Et pourtant, c’est élogieusement que
Hegel écrit : « La philosophie critique avait déjà transformé la
Métaphysique en Logique 48... ». Si Kant a été abusé par
l’orientation philosophique de la logique formelle, cela ne
signifie pas qu’il soit vain de prétendre réhabiliter la « Logique
», mais plutôt qu’il est nécessaire de repenser de fond en comble
son concept; c’est l’adhésion non critique de Kant à la logique
formelle qui doit être mise, en cause, et non le rôle dévolu à la
logique dans le système. Car le formalisme ne se confond pas
avec la logique : il n’est que la déviation qui lui fut imprimée à
l’origine. Hegel, sur ce point, s’écarte de l’opinion de ses
contemporains qui, à l’exception de Maïmon, tiennent la logique
en un égal mépris. « Science non philosophique », assure Fichte
(Réponse à Reinhold, 1801); « science tout à fait empirique », «
entièrement opposée à la philosophie » selon Schelling (Méthode
akademischen Studiums). Fichte remarque encore que Maïmon,
si scrupuleux quand il s’agit de s’interroger sur la catégorie de
réalité, admet tranquillement, par contre, la validité de la
logique générale 49. A première vue, l’anti-formalisme de Hegel
pourrait passer pour une expression du même dédain. Pourtant,
3g6 La patience du Concept

sa position est bien différente : c’est à Fichte et à Schelling qu il


songe lorsque, à la fin de l’Introduction à la Logik, il condamne «
le brutal mépris qui n’est d’ailleurs pas resté impuni » des
post-kantiens pour « le logique ».
Pour Fichte et Schelling, la logique, toute logique, n’est
forcément qu’ « une histoire naturelle de l’esprit fini ». Son
origine ne fait nulle difficulté : les catégories logiques furent
constituées par abstraction empirique.

« (Celui qui) ne déduit pas les lois supposées de l’intelligence à partir


de l’essence de celle-ci, il ne lui servirait à rien de chercher à les obtenir
au moyen d’un détour par la logique; car il ne peut avoir obtenu la
logique elle-même qu’au moyen de l’abstraction appliquée aux objets 60. »

Si la logique est dévalorisée, c’est donc dans la ligne de


l’interprétation classique que l’on ne songe pas à réexaminer.
On raille la vacuité du formalisme, mais sans mettre en doute le
caractère nécessairement formel de la Logique, comme va le
faire Hegel. Si la tentative de Bardili de réduire la
Métaphysique à la Logique est maltraitée dans la Differenz de
1801, c’est qu’il s’agit d’une logique formelle 61. Et, à partir de
1802, Hegel distingue de plus en plus explicitement la Logique
comme science à naître de la logique restreinte au « formel ». «
Formel » est et restera pour lui synonyme d’abstrait. Or il serait
injuste de vouer à cette abstraction la discipline appelée
Logique : ce serait la reléguer irrémédiablement au rang d’un
savoir fini et, par ce biais, compromettre la Wissenschaft tout
entière. Par « Logique », il faut donc entendre autre chose que
ce qu’on a toujours entendu. C’est ce dont les contemporains et
même les amis de Hegel ne sont pas conscients : ainsi
Niethammer lorsqu’il demande à Hegel de rédiger un manuel de
logique à l’usage des gymnases de Bavière. Réponse :

« Une science nouvelle ne peut être exposée dans un ouvrage


d’enseignement destiné aux gymnases. On ne peut mettre entre les
mains des professeurs un livre qui leur serait aussi étranger qu’aux
élèves... On peut bien penser, il est vrai, à quelque chose d’intermédiaire
: une ancienne Logique qui contiendrait des éléments et des indications
orientant le lecteur vers des progrès ultérieurs... mais comment
pourrais-je opérer le passage de ce qui est ancien à ce qui est nouveau,
relier l’élément négatif de la Logique ancienne à l’élément positif de la
Logique nouvelle d’une façon qui serait généralement valable, comme
c’est le cas dans un ouvrage d’enseignement? Je ne sais pas encore
comment m’y prendre B2. »
Logique et Finitude 397

Comment faire comprendre en un manuel que la Logique


n’est ni pauvre ni scolaire en elle-même, mais qu’elle fut victime
d’un malentendu sur son objet? Ce que tous — adversaires et
partisans — prenaient pour une discipline autonome n’était que
la grammaire, très tôt rédigée, de la Finitude. D’où le malaise
dont souffre la logique traditionnelle, nomenclature hybride de
formes de la pensée et de règles empiriques.

« Dans l’état où elle se trouve, on y pressent à peine une méthode


scientifique. Elle a à peu près la forme d’une science d’expérience. Tant
bien que mal, les sciences expérimentales ont trouvé, pour ce qu’elles
doivent être, leur propre méthode de définition et de classification de
leur matière. Même la mathématique pure a sa méthode qui convient à
ses objets abstraits et à la détermination quantitative dont elle s’occupe
exclusivement 53. »

Pour la logique, rien de tel. On reconnaît gravement son


autorité, mais on peut en expédier l’essentiel en quelques
leçons. Ce savoir vénéré est en même temps parfaitement futile.
Sa situation ressemble donc à celle de la Métaphysique telle que
la décrivait Kant. Aussi Kant eut-il tort de ranger la Logique
parmi les savoirs inébranlables. Car cet hommage le rendait
aveugle à une crise dont celle de la Métaphysique n’était
peut-être qu’une séquelle. Il se pourrait, en effet, que le destin
de la Métaphysique, entendue comme science suprême, fût lié à
celui de la Logique. Est-ce un hasard si la Logique n’est pas
devenue « une science pure » et si « la philosophie, jusqu’à
présent, n’a pas découvert sa méthode »? si, en même temps
qu’on s’accommodait, sous le nom de « Logique », d’une
discipline de si médiocre intérêt, la philosophie empruntait sa
méthode à d’autres sciences, notamment à la mathématique?
N’est-ce pas plutôt l’indice que la Wissenschaft pourrait bien se
confondre avec la Logique? Cette idée se dessinait, en un sens,
dans la critique de Fichte par Kant : seule la Logique mériterait
le titre de Doctrine de la Science. Mais Kant oubliait alors
l’ambiguïté qui persistait en son propre système et la façon dont
s’y relâche, par endroits, la subordination, pourtant proclamée,
de la Critique à la Logique. Ainsi, dans la 2e Déduction
transcendantale (§ 1 6 ) :

« L’unité synthétique de l’aperception est donc le plus haut point


auquel on doit attacher tout usage de l’entendement, même la logique
tout entière et, après elle, la philosophie transcendantale... »
398 La patience du Concept

Et la ire Introduction à la Critique du jugement en suggérant


que la Logique n’est pas l’instance suprême, annonce de loin
cette science « subjective » que Husserl jugera indispensable à
l’élucidation de la logique pure. Or Fichte ne fait que s’inscrire
ouvertement dans cette ligne, quand il affirme par exemple que
la proposition logique d’identité n’a de sens que par la
proposition de la Wissenschaftslehre « Moi == Moi », quand il
soutient en général que la logique doit être fondée par la
Wissenschaftslehre. Sur ce point, il est difficile d’admettre avec
Kroner — même en tenant compte des réserves dont il assortit
son affirmation ■— que Fichte frayait le chemin à Hegel 64. Car,
plus que jamais, Fichte déniait aux principes logiques tout
usage matériel.
« Le principe de contradiction ne dit rien de plus que, si un concept est
déjà déterminé par une qualité déterminée, il ne doit pas être déterminé
par une autre qualité opposée à la première; toutefois, il ne dit pas par
quelle qualité un concept doit être originairement déterminé et, en vertu
de sa nature, il ne peut le dire; en effet, il suppose la détermination
originaire déjà effectuée et ne peut être appliqué que dans la mesure où
l’on suppose effectuée cette détermination. Il faut faire appel à une
autre science pour juger de la détermination originaire 6°. »
Ainsi toute proposition logique était enracinée dans la
supposition initialement nécessaire du « fait de la conscience ».
C’était l’aveu inconscient que l’entreprise de fondation de la
logique est inévitablement du ressort d’un idéalisme subjectif
ou encore que le formalisme n’a de sens qu’à l’intérieur d’une
pensée représentative. Fichte dégageait la vérité « finie » de la
logique seulement formelle. Il mettait en évidence son
obédience à une philosophie de la conscience. Mais c’était à son
insu. Il n’allait pas jusqu’à pressentir la possibilité d’une autre
Logique, puisque la nature formelle de celle-ci demeurait pour
lui une évidence irrécusable. — Qu’on ose, au contraire,
s’attaquer à cette évidence, et le désaveu de Fichte par Kant
vieilli prendra un sens inattendu : Kant avait tort d’assurer que
la Wissenschaftslehre ne saurait engendrer son contenu, mais il
avait raison à la lettre de déclarer que « la pure Doctrine de la
Science n’est rien de plus ni de moins que la simple logique ».
Toutefois, cette métamorphose de la Logique en appelle une
autre : il faut que la Métaphysique se réduise à la Logique.
L’Introduction à la Logik l’affirme : désormais,
Logique et Finitude
39
la Logique objective prend la place de l’ontologie et de la
Métaphysique spéciale 60. Phrase d’une redoutable concision :
elle marque l’issue d’une évolution dont les commentateurs ont
souligné la lenteur. Les textes d’Iéna (1801- 1807) continuent à
tenir pour acquise la coupure entre Logique et Métaphysique.
Ainsi le cours « Ueber Logik und Metaphysik », cité dans le
recueil d’Hoffmeister 67, comprendra, annonce l’auteur, trois
parties :
— en premier lieu, la présentation des catégories générales
de la Finitude, « aussi bien du point de vue objectif que subjectif
»;
•— en second lieu, la présentation des formes subjectives de
la Finitude ou de la pensée d’Entendement — concept,
jugement, syllogisme;
■—■ « enfin, on montrera la suppression par la Raison de
cette connaissance finie. C’est ici le lieu de donner la
signification spéciale des syllogismes et, en général, les
fondements d’une connaissance scientifique ». — Et Hegel
ajoute :
« En partant de cette troisième partie de la Logique —■ à savoir le
côté négatif ou néantisant de la Raison —, on effectuera le passage à la
philosophie proprement dite ou à la Métaphysique. »
On conviendra qu’il y a loin de là au langage de la Logik.
Hegel n’en est pas encore à présenter le titre de « Logique
subjective » comme une concession faite au lecteur, au risque de
lui laisser méconnaître, du fait de la similitude apparente des
contenus traités, l’originalité de ce qu’on entend maintenant
par « Logique 58 ». Il y eut donc une époque où, comme le
remarque Haering,
« la réhabilitation de la Métaphysique contre Kant lui a déjà paru être
une innovation suffisante pour qu’il continue d’en faire une suite de la
Logique comme science particulière, loin de songer encore à l’enrôler à
la Logique entendue comme Logique de l’Idée B9. »
Deux thèmes, à cette époque, demeurent donc nettement
disjoints : d’une part, la nécessité d’instaurer « la connaissance
de l’Absolu », — d’autre part, la nécessité de démontrer
l’impropriété des catégories qui servaient jusqu’ici à le penser.
La critique du savoir défectueux reste distincte du Savoir. Et
cela montre que Hegel n’a pas encore renoncé à parler à son
tour de l’objet de la Métaphysique. En quoi, au juste, en est-ce la
preuve? C’est que les catégories demeurent conçues, au moins
obscurément,
4oo La patience du Concept

comme des instruments au service de ma pensée subjective, par


le moyen desquels on dira ensuite les contenus. À ce stade donc
— mais à ce stade seulement —, Hegel aurait encore reconnu la
légitimité du système de dissociations sur lequel un interprète
récent fonde sa « lecture » de l’œuvre.
« ... Il convient de se demander de quoi parle Hegel. Ce à propos de
quoi il parle, le référent dernier de son discours est l’être traditionnel de
la métaphysique et de la théologie. Mais l’articulation précise de ce dont
il parle, c’est-à-dire le système des objectivités noématiques, doit être
distinguée à la fois du référent ontologique et de la forme précise et
signifiante du discours dialectique 60. »
Si utiles qu’elles soient pour un exercice de lecture, ces
dissociations nous semblent surtout dangereuses, car elles font
resurgir très exactement les obstacles que l’auteur a dû abattre
pour faire coïncider en un même discours Logique et
Métaphysique. L’expression même d’« objectités noématiques »
contribue à voiler ce que Hegel entend par « pensées-objectives
», c’est-à-dire « pensées » qui ne se réfèrent plus d’aucune façon
au partage traditionnel de la « subjectivité » et de 1’ « objectivité
». Or, c’est cette notion qui justifie la confluence de la Logique
nouvelle et de ce qu’on entendait par « Métaphysique » :
« Les pensées peuvent être nommées, d’après ces déterminations,
pensées objectives et il faut aussi compter parmi elles les formes qu’on a
coutume de considérer d’abord dans la logique ordinaire et de ne tenir
que pour des formes de la pensée consciente. La Logique coïncide donc
avec la Métaphysique, comprise comme la science des choses dans des
pensées qui passaient pour exprimer les essentialités des choses...
Pensée objective ”, cette expression offre, il est vrai, un inconvénient,
puisqu’on use trop souvent de pensée comme n’appartenant qu’à l’Esprit,
à la conscience, de même qu'objectif n’est assigné qu’au non-spirituel fll.
»
En somme, si Hegel, dans la Logik, identifie d’entrée de jeu : a)
critique des catégories et connaissance de l’Absolu; b) Logique
et Métaphysique, c’est qu’il a fait table rase des oppositions
représentatives qui rendaient ces clivages légitimes et
nécessaires; c’est qu’il a rendu la logique traditionnelle à sa
place (que nous appellerions volontiers « idéologique ») de
doctrine de la Finitude. Il devient alors patent que le discours
philosophique n’a plus rien de commun avec ce que, jusqu’ici, on
entendait et sous-entendait par là : il n’a ni à être garanti par la
Logique et Finitude £01

logique formelle ni à tenir compte des vieux objets méta-


physiques. Il est à lui-même son canon et sa thématique. Aussi
est-ce démentir son projet que de le confronter aux exigences de
cohérence de la logique formelle ou de vouloir lui assigner,
comme à un discours « fini », un référent. En

Earlant de « référent ontologique », en ordonnant le discours


égélien à « l’être traditionnel de la métaphysique et de la
théologie », M. Trotignon délimite au plus juste l’image de
Hegel que notre travail voudrait contribuer à effacer.
Mais au profit de quoi, cet effacement? Et d’abord, quel est
l’avantage de ce retour à la façon dont Hegel entendait être lu?
Il y en a au moins un, que nous croyons décisif : nous sommes
ainsi en mesure de prendre pleinement au sérieux la
condamnation que prononce Hegel contre la Métaphysique.

« Nous philosophes avons dès maintenant avec Votre Excellence un


ennemi commun : la métaphysique. Déjà Newton a affiché en grandes
lettres cet avertissement : Physique, garde-toi de la Métaphysique. Mais
le malheur, c’est que, tandis qu’il a légué cet évangile à ses amis et que
ceux-ci l’ont annoncé fidèlement, lui et eux n’ont pas fait autre chose
qu’imiter un nombre incalculable de fois cet Anglais qui ne savait pas
que durant toute sa vie il avait parlé en prose 02. »

Il ne s’agit pas là seulement de la métaphysique des


physiciens : le début de la Logik en fait foi.

« Qui s’intéresse encore à des recherches sur l’immatéralité de l’âme,


sur les causes mécaniques et finales? Les anciennes preuves de
l’existence de Dieu ne sont plus citées que pour leur intérêt historique ou
en vue d’édification ou d’élévation de l’âme. Il est incontestable que tout
intérêt soit pour le contenu soit pour la forme de l’ancienne
Métaphysique soit pour les deux à la fois a disparu 63. »

Ainsi, le vieux discours sur le Moi, le Monde et Dieu est à


jamais interrompu et ce serait folie que de vouloir le reprendre.
Ces lignes sont « bien connues », mais elles furent trop
escamotées : elles faisaient ombre au portrait de celui qui ne
devait être que « le dernier métaphysicien ». Si le hégélianisme
tire aussi légèrement un trait sur la Métaphysique, il n’en est
plus l’achèvement somptueux et, dès lors, nous n’y sommes plus
en pays de connaissance. N’est-il pas entendu que les
philosophies de la Finitude ont le monopole de la méditation sur
la fin de la Métaphysique? Et ne nous semble-t-il pas aller de soi
que celle-ci est
4o a La patience du Concept

inséparable d’un repli sur la Finitude? Ici, une fois de plus, il


faut choisir ; ou bien maintenir coûte que coûte cette « évidence
» et, pour cela, préférer à la syntaxe proposée par Hegel l’image
du plus vertigineux des dogmatismes ou bien mettre en suspens
cette « évidence » et se demander si ce que Hegel appelait « la
pensée finie » est bien la seule héritière possible de la
Métaphysique disparue. Il est vrai que cette disparition a
coïncidé avec le surgissement au grand jour,, dans la Critique de
la raison pure, de la thématique de la Finitude. Mais cela ne veut
pas dire que la pensée finie dont la Critique était l’interprète ait
réussi à comprendre ce qu’elle avait raison — objectivement —
de détruire; de la même façon, le rôle indispensable de Y Auf-
klârung n’est nullement incompatible avec la vanité de sa
critique de la religion. Loin de rompre avec la Métaphysique,
Kant, on l’a vu, exprimait plutôt sa vérité inavouée. Si l’on nous
permet cette comparaison à titre d’image, Hegel lui assigne un
rôle assez semblable à celui que Heidegger fera jouer à
Nietzsche. La Finitude, depuis toujours, était silencieusement
présente au cœur de la pensée classique et Kant relevait de
celle-ci bien plus qu’il ne le croyait. De cette connivence, une
commune insouciance, au moins, est l’indice : Vabsence de toute
interrogation quant à la valeur de la logique formelle. Celle-ci
reste chez Kant ce qu’elle avait toujours été : dédaignée ou
respectée, un savoir dont l’arbitrage n’étonnait personne. Kant,
par exemple, ne se donna pas la peine

« de soumettre à la critique les formes du Concept qui sont le contenu


de la logique habituelle; (il) a plutôt accueilli une partie de celle-ci, les
fonctions du jugement, en vue de la détermination des catégories et en
les donnant pour des présuppositions valables 04. »

Pourquoi l’apophantique est-elle par excellence le code de la


vérité? Pas plus qu’un autre, Kant n’a formulé cette question qui
l’aurait conduit à frapper de suspicion non plus le contenu, mais
le clavier d’expression de la philosophie qu’il appelait
dogmatiqiue. Il n’a jamais suspecté la syntaxe de la langue
philosophique, ne s’est jamais demandé si les formes de celle-ci
ne recélaient pas déjà une métaphysique latente.
Or, tant qu’on néglige de critiquer ces formes en tant que
telles, comment soupçonnerait-on qu’elles sont autant de
pièges? Descartes méprisait la logique de l’École. Toutefois, il
était plus important qu’il ne le pensait que l’argu-
Logique et Finitude 4°3

ment ontologique pût être présenté sous forme syllogistique.


Cela revenait à attribuer explicitement à un Dieu-sujet
l’existence comme propriété par la médiation d’un concept.
C’était donc prêter le flanc à la critique kantienne : l’existence
n’est pas une propriété et ne se laisse pas déduire du concept. —
Autre exemple : en faisant de la figure du jugement le mode
canonique de la détermination, on privilégiait en secret le mode
de détermination du sensible et on se contentait ensuite de le
transposer aux « objets » métaphysiques, — assignant à Dieu Y «
existence », au monde la « finité » ou 1’ « infinité », à l’dme la «
simplicité » ou la « substantialité ». Mais
« on ne recherchait pas si de tels prédicats étaient quelque chose de
vrai en eux-mêmes et pour eux-mêmes ni si la forme du jugement
pouvait être la forme de la vérité es. »
C’est même ce primat aveuglément octroyé à la forme
prédicative qui rendit inévitable la constitution des objets de la
Métaphysique spéciale. Sujets de propositions, « Dieu », le «
monde » étaient visés d’office comme objets de discours, supports
pour des prédicats possibles, à l’égal des substrats perçus.
« La Métaphysique de l’Esprit ou, comme on a plutôt dit, de l’âme,
tourne autour des déterminations de substance, simplicité,
immatérialité, — déterminations qui reposent sur la représentation de
l’esprit tirée de la conscience empirique comme sujet; on se demande
alors quelle sorte de prédicats s’accordent avec les perceptions 8#... »
La Métaphysique, ainsi fascinée par la présence d’ « objets »,
ne prêtait nulle attention au champ de parole qu’elle déployait.
Nul savoir n’était moins curieux de la nature de la « Raison » :
« Là-dessus, on ne peut se fier à une description très courante de la
Raison, car celle-ci se garde bien d’indiquer ce qu’il faut entendre par
Raison; cette connaissance qui devrait être rationnelle est surtout
occupée de ses objets, au point qu’elle oublie de connaître la Raison
même et la distingue et la désigne seulement par les objets qu’elle
possède °7. »
La philosophie investie en Métaphysique ne cessait de tenir
un discours fantastique, puisqu’il était entendu qu’elle devait
dévoiler des objets. Au mieux, elle se donnait en spectacle ou en
« représentation » la vérité qu’elle ne
4o4 La patience du Concept

songeait pas à rechercher à proximité : dans son langage. Elle


donnait pour « évidences » offertes en droit à tout regard les
fragments du discours qui la traversaient à son insu. Bref, le
crédit qu’on faisait aux formes de la logique traditionnelle
imposait l’adoption d’une langue déformante, puisqu’elle
laissait dans l’ombre les catégories dont elle usait. Celles-ci
étaient présupposées sans justification et rencontrées au
hasard. Elles constituaient bien l’armature du discours
philosophique, mais inconsciemment, sur le mode de l’« instinct
»; si les systèmes, au gré de leurs exigences, en mettaient
quelques-unes en lumière, ces concepts isolés ne menaient alors
qu’une existence « dispersée et incertaine 68 ». A la
Métaphysique tout entière, on pourrait donc retourner le
jugement que portait Leibniz sur les preuves cartésiennes de
l’existence de Dieu : « Il faut avouer que ces raisonnements sont
un peu suspects parce qu’ils vont trop vite °9. » Au reste, c’est
Leibniz au xvrre siècle, qui, sur ce point, annonce le mieux Hegel
: même si il lui arrive d’identifier métaphysique et théologie, il
se refuse le plus souvent à résorber la science de 1’ « ens
commune » dans celle de l’étant le plus parfait, qui n’est qu’une
espèce de celle-là; il se soucie de réexaminer les concepts-clé de
la Métaphysique 70; il affirme déjà : « La Métaphysique n’est
guère différente de la vraie Logique 71. » Mais, puisqu’il
acceptait de confiance l’héritage des Analytiques, Leibniz, lui
aussi, allait « trop vite ». C’est à cette situation que met fin la
critique radicale du rôle joué par la logique formelle dans
l’histoire de la philosophie. Non que la « vraie logique »
hégélienne s’acquitte de la tâche que la logique formelle n’a pas
su remplir, La différence qui rend les deux mots homonymes est
bien plus radicale. Alors que la logique désignait jusqu’ici
l’instance qui avait gauchi le déploiement du Logos en un
discours prédicatif portant sur des étants, la Logique nouvelle
ne préjuge plus des étants dans lesquels s’investiront les
catégories (« Dieu » pour la Substance). Elle cesse de rapporter
celles-ci à des objets et de former la trame d’une
connaissance-de- choses. Elle devient Savoir, c’est-à-dire prise
de conscience par la philosophie qu’elle est de part en part
langage. Ne disons pas : « qu’elle n’est que langage » ou « qu’elle
est le langage de Y Être ». Cettre restriction comme cette
hyperbole nous reconduiraient à l’idéologie du langage
(dissociation du signe et du sens, du sens et de l’être) dont la
Logik a réussi à s’affranchir. Il ne s’agit pas plus de se replier
sur le déchiffrement des signes que d’exprimer
Logique et Finitude 4°

ce que la langue courante n’aurait pas su dire. Car, en cette


langue où tout est dit — s’en est-on assez étonné —, il n’y a
littéralement rien à dire — et ce second aspect de la spéculation
est davantage oublié ou déformé. Le mouvement de la Chose
(Sache) anime déjà le discours : il n’y a pas de pensée en dehors
de la Chose, répond Hegel à un correspondant qui avouait sa
perplexité devant la connaissance spéculative 7a. C’est le côté
qu’on a mis en lumière de préférence : optimisme et
dogmatisme hégéliens, superbe assurance d’habiter le pays du
Vrai. Mais Hegel ajoute : il n’y a pas non plus de choses (Dirige)
en dehors de la pensée; « la chose ne peut pas être en nous autre
que le concept que nous en avons 73 ». Or, on n’en est pas quitte
avec ce second adage lorsqu’on a invoqué 1’ « idéalisme
hégélien », puisqu’on transpose alors le Savoir en termes de «
théorie de la connaissance » dont, précisément, il nous délivre.
Comment procéder autrement, il est vrai? Commenter ou lire
Hegel, n’est-ce pas s’exposer à paraphraser ou à trahir? Au
cours de ces pages, j’ai trop souvent employé les expressions : «
laisser se dire les catégories », les « laisser se déployer » ou «
s’expliciter », — et la variété des expressions et des images n’y
faisait rien : j’avais le sentiment de céder ainsi à la première
tentation. Une fois qu’on s’est accordé cette facilité, retranché
derrière un discours insolite, il est aisé, bien sûr, de narguer
ceux qui ont voulu, pour finir, juger et apprécier ce discours
sans trop de souci de respecter sa loi. Cette objection, je me la
suis faite; j’ai été souvent aux prises avec elle. A quoi bon cette
chasse aux contresens, lorsque les règles du sens auxquelles on
mesure ceux-ci demeurent aussi incertaines?
Et pourtant, il vaut la peine — si peu « hégélien » qu’on soit et
si peu de sens, même, qu’on donne à ce mot et à ce choix —
d’essayer de restituer le projet de Hegel contre ceux qui se
hâtent de critiquer le système ou — pire — d’en récupérer
charitablement quelques thèmes. Il vaut la peine de garder en
vue la critique continuelle que fait l’auteur de l’ontologie
représentative. On admire alors qu’on ne se soit pas soucié
davantage d’éviter de condamner le Système en un langage que
celui-ci ne cessait de saper.
— Admirable scrupule : c'est là justement nous inviter à
devenir hégéliens. Respecter ainsi la lettre, c’est déjà entrer en
religion.
— Il s’agit bien de religion. Ce mot est déjà révélateur d’une
certaine image du hégélianisme, massif dogmatique
4o6 La patience du Concept

qu’on salue de loin et qu’on laisse au large. En un sens, nulle


pensée n’est moins religieuse et moins dogmatique, si ces termes
s’appliquent à un discours qui nous informe de la vérité parce
que lui seul, à l’en croire, de la place où il est, à l’heure où il est
proféré, est en mesure de la dire. Cette certitude d’avoir atteint
le lieu privilégié est l’apanage de la « pensée finie ». Sans doute,
nous vivons dans le Vrai, — mais Hegel ne veut pas dire par là
que toutes nos paroles, désormais, soient autant de vérités
enchaînées. Autre chose est d’être dans la Vérité au sens où il
l’entend, autre chose d’assurer que, de l’observatoire qui est le
mien, je dirai à coup sûr la vérité « représentative ». C’est
pourtant cette arrogance qu’on prête à un auteur qui en dit
inlassablement la vanité. Tel est l’effet de la reprise du Savoir
dans les mailles de l’ontologie représentative : on le situe, lui qui
disqualifie tous les sites. Il nous détourne des paysages « bien
connus » : on l’y réintègre. Il prétend relativiser notre
grammaire spontanée : on s’indigne des solécismes qu’il
commet. Et sans se demander un instant : en quelle langue,
après tout? Aussi la philosophie de Hegel nous a-t-elle moins
intéressé que la difficulté spécifique qu’on éprouve à être de
plain-pied avec ce discours, dès qu’on se propose de le
comprendre comme on comprend ou croit comprendre un autre
discours philosophique. Comprendre ou croire comprendre, en
ce cas, c’est toujours référer les significations dites « abstraites »
aux contenus représentés auxquels ■— délibérément ou non —-
fait allusion l’auteur. Or, Hegel juge ce jeu malhonnête et
inefficace. La conscience commune croira, par exemple,
comprendre ce qu’est le « Moi pur » dont lui parle le philosophe,
mais celui-ci n’aura rien gagné à s’être rendu si vite intelligible.

« Ce qui arrive plutôt, c’est l’inconvénient d’une illusion : on devait


parler de quelque chose de connu, du Moi de la conscience de soi
empirique, alors qu’en fait on parle de quelque chose d’éloigné de cette
conscience. La détermination du Savoir pur comme Moi nous porte
toujours à nous souvenir du Moi subjectif en arrière de nous, alors que
ses limites doivent être oubliées; elle en conserve la représentation
présente, comme si les propositions et les rapports qui découlent du
développement ultérieur du Moi pouvaient encore advenir dans ce Moi et
y être trouvés. Cette méprise, loin d’apporter la clarté immédiate, ne
produit qu’une confusion d’autant plus vive et une désorientation totale
74. »

On croit avoir compris parce qu’on s’est mépris sur la langue


en laquelle, maintenant, on nous parlait, ■■— parce
Logique et Finitude

que les significations devenues homonymes demeurent


pourtant rangées aux places hors desquelles, semble-t-il, elles
s’anéantiraient. Contrairement à ces auteurs, Hegel avertit que
son langage est destiné à biffer ces points de repère. « Matière,
Moi, pour autant qu’ils doivent comprendre la totalité, ne sont
plus ni Moi ni Matière 76 »; I’ « Essence » n’est plus un étant de
l’au-delà ni la « Substance » un englobant massif et sans fissures.
A propos de chaque signification reçue, c’est la même ascèse qui
est proposée : quand vous la prononcez, n’imaginez plus cet
emplacement ni cet autre... D’autres philosophes deshabituent
de penser par images : l’imagination est trop étris quée. Hegel
va plus loin : pour lui, aire est en droit incompatible avec
imaginer comme avec tout système de signalisation, d’ailleurs.
On ne repère pas les contenus : on le- laisse effacer doucement
leurs limites. Les significations qu’on laisse se dire ne sont pas
déplacées ailleurs ; le discours abolit maintenant jusqu’à l’idée
qu’il y ait une terre d’élection où l’on pourrait les rejoindre, un
tableau où leurs cases seraient préparées. « Laisser se déployer
» ou « s’expliciter » les contenus, ce n’est pas autre chose : non
pas les dévoiler une fois pour toutes, mais les expulser de telle
façon qu’on ne sera jamais plus tenté de les découvrir quelque
part ou de les insérer dans un réseau de différences et d’écarts
qui les immobiliserait.
— Résumons-nous : c’est nous donner la permission de dire
ce qui nous passe par la tête.
— Restons hégéliens par provision. Dites donc plutôt que
c’est révoquer cette autre permission que le philosophe se
donne en secret de parler sur des choses, c’est-à-dire de voyager
lentement autour d’elles, le temps de déployer les stratagèmes
qui finiront par l’en rendre possesseur. Les méthodes de
connaissance étaient ces rites de séduction soigneusement
réglés. La méthode du Savoir, elle, est un recueillement du
langage sur lui-même. Comment les comparer? Les unes nous
promettaient victoires, conquêtes et annexions; l’autre se
dispense de ces métaphores topographiques. Si le Savoir, en
effet, nous dépayse, ce n’est pas en nous transférant ailleurs,
mais en nous faisant perdre le goût de tout paysage. « Où
suis-je? » cette question qui ravive, disait Merleau-Ponty, « le
profond mouvement par lequel nous sommes installés dans le
monde 76 », le Savoir la rend vaine. Car, pour celui qui s’y confie,
il prend avant tout la forme que Wittgenstein donnera pour
spécifique d’un « problème philosophique » : « Tout pro
4o8 La patience du Concept

blême philosophique a la forme : je ne sais plus où j’en suis 77, » A


condition de prendre la formule à la lettre et d’oser la prolonger
: on ne saura jamais où on en est, puisque le mouvement des
significations ne cesse de rendre périmés les systèmes de
coordonnées auxquels on les rapportait spontanément, — qu’il
s’agisse des normes logiques, de la temporalité, de ma mort ou
de ma présence au monde. Aussi est-ce la même illusion, au
regard du Savoir, de demander si Hegel respecte ou non le
principe de contradiction ou de s’inquiéter qu’il ait fait bon
marché de telle expérience existentielle.
Vous trouviez ce discours fantasque; vous le jugez fou
maintenant; mais prenez garde, en diagnostiquant de si haut, à
ne pas privilégier, au moins inconsciemment, un des
innombrables référentiels qu’il écarte et auxquels vous n’avez
plus le droit de référer ce texte, tant que vous le lisez. En usant
d’une grille, comment ne pas faire violence au texte qui a pour
objet de les briser toutes et ne pas imiter les philologues qui
transfèrent, sans s’en douter, les préjugés de la Finitude dans
les livres saints? Comment parler sur le discours qui
laisse-se-dire sans le loger dans le « domaine » où il perd tout
sens?

« La représentation est la connaissance relative, c’est-à-dire entachée


d’un postulat. Mais, pour la même raison, je m’abstiens de cette
expression qui consiste à désigner l’Absolu comme l’unité de la
représentation et de l’être. La représentation appartient à un autre
domaine que celui de la connaissance de l’Absolu 78. » Il

Il ne sert à rien, alors, de récriminer


contre l’imposture. L’énigme demeure : on
ne critique jamais Hegel sans s’exposer à
lui adresser des griefs qu’il aurait été
vraiment léger de ne pas prévoir. Critiques
qui s’imposent trop au bon sens pour n’être
pas l’indice que leur auteur reste engagé
dans les distinctions et oppositions que le
discours abandonne en chemin. On
dénoncera l’impérialisme du Logos. Mais
ne regrette-t-on pas, en fait, que la
philosophie, à partir d’ici, cesse d’être une
narration, keine ErzâhlungP que ce qu’on
prenait pour un récit de voyage ne
débouche plus sur rien, comme si, au terme
de l’Odyssée, Ithaque était un nom au lieu
d’une île? Les « choses mêmes » dont on
Logique et Finitude 4o9

diront ceux qui visent en Hegel le dernier métaphysicien de la


connaissance : le système qui, à l’entendre, remplace tous les
discours. philosophiques de jadis, ce n’est que du langage
autrement réparti, mais dont on nous assure que, pour le coup,
la « chose » s'y épuise. Autant dire : écoutez ce poème, il vous
dispensera de vos sciences; parlez mon idiome et tous les
savoirs auxquels vous teniez sombreront dans la « Finitude ». La
réalité est tout autre. Il suffirait vraiment de bien peu pour que
la connaissance soit assurée de gagner désormais toutes ses
batailles : de décider que toutes les conceptualisations, jusqu’à
ce jour, n’étaient si laborieuses et incertaines que parce qu’elles
se contentaient d’un langage qui n’osait pas s’identifier à la «
chose ». Ce serait donc le triomphe de la connaissance : plus de
ruses ni de précautions à prendre, la « chose » se dit, elle s’était
toujours dite. En fait, cette victoire est obtenue à trop peu de
frais pour n’y pas voir l’effondrement dans le charlatanisme des
philosophies de la « représentation » ou de la « connaissance » :
la vieille entreprise dont le Savoir prend la relève reposait sur
un parti pris idéologique que la démence même du Savoir a le
mérite de rendre évident.
Tel est, sommairement dessiné, le profil de l’anti-hégélia-
nisme, plus que jamais vivace ces temps-ci. On ne voit plus en
Hegel que la figure de proue du « logocentrisme », le penseur
exemplaire d’un âge révolu de la pensée : « La représentation. »
—- Il n’est pas question ici d’examiner, encore moins de
critiquer ces analyses récentes. Si on se réfère, de loin, à elles,
c’est seulement pour suggérer que cette étude, si décevante et
négative qu’elle paraisse, n’est peut-être pas entièrement
inutile. Pourquoi cette véhémence contre le « Logos hégélien »?
Ne dissimulerait- elle pas le souci ou l’espoir de le remplacer
par un autre, celui-là ayant fait son temps? Un autre qui serait
incommensurable avec lui, sans doute, — dispersant et non
recueillant, par exemple — mais enfin principe d’une ontologie
nouvelle. Or nous croyons qu’il y a décalage, ici, entre Hegel et
ses critiques, et que le « Logos hégélien » n’est pas à refuser
comme les Principes des Physiologues archaïques. Hegel, lui, ne
proposait pas d’ontologie nouvelle. Pour lui, une ontologie
résulte toujours d’un choix discursif inconscient, d’une décision
d’user des catégories (de manière déterminée, donc mutilatrice,
pour les employer plus vite. C’est pourquoi nous avons tant
insisté sur la différence du « spéculatif » et du « représentatif »,
sur l’idée que l’on passe toujours trop tôt au « concret » et que,
dans
4io La patience du Concept

l’espoir de décrire autrement ou mieux les « choses représen-


tables »— y compris 1’ « étant » —, on abandonne toujours trop
tôt la mise à la question des contenus.
Certes, répliquera-t-on, mais c’est là seulement décrire la
démence hégélienne sous un autre angle. Pourquoi en effet,
sortir jamais de l’investigation du Xéyoç, puisqu’il a été décidé
qu’elle coïncidait avec le Savoir? Nous revenons toujours au
pari « logocentriste »...
Reste à examiner si le « Savoir » au sens de Hegel est chargé
de la même tâche que nos ontologies ou que nos sciences, s’il se
propose, à leur exemple, de « dire l’être » (?), de nous informer
sur lui ou sur telle de ses régions, — bref, si le hégélianisme —
sous la clause dogmatique du vosïv = éïvou, qu’on a seulement
retenue de lui — n’a pas été la première « philosophie » à se
contenter d’explorer le fonctionnement de son langage et à ne
jamais utiliser ce langage. Sous ce jour, cette philosophie ne
déploierait pas tant un Logos cosmo-théologique qu’elle ne
bouleverserait l’acception du mot XéyeLv, quand il s’agit du dire
« philosophique ». Si cela était, on devrait accorder que, de
Hegel moins que de tout autre, on aurait dû exiger une ontologie
et une Weltanschauung ou le juger sur celles qu’on lui prêtait, —
qu’il fut plus méconnu qu’un penseur maudit.
Et, dès lors, T anti-hégélianisme devrait être apprécié sous un
autre angle. Peut-être ne met-on autant d’ardeur à méconnaître
l’originalité de la neutralisation de la Métaphysique — que
Hegel, en la métamorphosant en Logique, avait conscience
d’effectuer — que parce qu’il est insupportable de laisser le
Concept, ce pur travail du langage sur lui-même, ensevelir
toutes les significations qu’on tient encore pour sacrées ou
primordiales. Car il y a toujours quelques mots (« Cogito », «
Dieu », « Être », « origine »...) auxquels on tient à garder un sens
reconnaissable, avec lesquels on entend vivre comme s’ils
étaient bien plus que des débris de discours et comme s’il ne
suffisait pas d’une autre grammaire pour défigurer leur sens «
bien connu ». L’anti-hégélianisme de principe n’est plus alors
seulement ce qu’on prétend : le refus d’un Absolu dévorant. Il
traduit l’inquiétude de ne pouvoir situer l’Absolu autrement
qu’en recommençant le discours, le souci de sauvegarder au
moins un commencement ferme. On dénie tout sérieux à la
pensée que « tout se laisserait dire », mais ce qu’on refuse alors,
est-ce bien l’omni- « présence » (d’ailleurs à redéfinir) d’un Dieu
après tout si « abstrait »? Ne craignons-nous pas de voir les
objets de la Représentation (au sens de Hegel,

i
Logique et Finitude 4n
cette fois) se transformer en des mots? Ce n’est pas en tant que
dogmatisme que le hégélianisme est insupportable, mais comme
instance réductrice toujours possible. Ce qu’on ne pardonne pas
au Dieu de Hegel, ce n’est pas d’être un autocrate, mais un Malin
Génie; non pas de savoir lire dans la nature mieux que nous et
dans l’histoire avant nous, mais de toujours laisser soupçonner
que nos convictions, nos attitudes pourraient bien n’être que
des arrangements discursifs éphémères. Oui, cette simple
éventualité est plus insupportable que tous les procès en
idéologisme : qui êtes-vous? d’où parlez-vous? Hegel posait une
question moins indiscrète, mais plus redoutable : en quel
langage parlez-vous en ce moment? Ceux qui n’ont de cesse «
d’intervenir au plus tôt dans les discours », on comprend donc
qu’ils aient tout à craindre du « labeur du développement
accompli ». Jusqu’à voir en péril leur droit de parler. Derrière
bien des réquisitoires prononcés contre Hegel, il y a aussi
l’angoisse devant ce nihilisme auquel il nous contraindrait vite
— nous, les « représentatifs » — s’il ne demeurait ce dogmatique.
Cela dit pour qu’un livre de plus sur Hegel ait au moins une
excuse. Son auteur n’avait aucun compte à régler avec quelque
Logos que ce soit; il ne partait en chasse d’aucun impensé. A ce
point de disponibilité, pourquoi ne pas prendre au mot ce «
dogmatique » qui refusait de l’être? Pourquoi ne pas se laisser
porter par la lettre de Hegel et suivre les conseils de patience
que l’auteur donne au lecteur, jusqu’à voir où conduit cet
exercice? On regarde le nouveau discours effacer l’une après
l’autre les difficultés. On est bien tenté, ici ou là, de refuser les
licences qu’il accorde. Mais cette résistance était due à un
entêtement syntaxique : cela, on le concède encore une fois à
l’auteur. Et, de concession en concession, les formes de toutes
les métaphysiques connues se dissolvent. Il n’est pas de concept
dont le lecteur ne se demande, au moins : « Supposons qu’iljait
désormais ce sens, le jeu pourra-t-il continuer? » Ainsi, la
tradition est étalée devant nous, ses concepts manipulables et
déformables au gré de l’opérateur. Elle n’a donc plus rien à nous
dire. A jquoi bon se mettre à son écoute? Elle n’avait fait que
bafouiller. Liberté nous est rendue de travailler sur les textes et
de jouer avec leurs contenus sans avoir à tendre l’oreille. Un
philosophe, pour une fois, ne propose ni rupture ni évasion ni
conversion, rien qui ressemble aux grandes décisions sur
lesquelles on joue son bonheur. Il n’y a plus rien qu’un flot
montant qui
4i 2 La patience du Concept

recouvre les significations « bien connues », rien qu’un discours


sans hâte qui ne constitue que lui-même.

Cannes, ig68-Tunis, igyo.

NOTES

1. Sur le Concept comme résorption des contradictions que rencontre


l’Entendement (das Auflôsen des Widerspruchs ist der Begriff), cf. Pli. Religion,
XVI, 236).
2. Wesen der ph. Kritik, I, 188.
3. « On caractérisera de la façon la plus précise la philosophie kantienne
en disant qu’elle n’a saisi l’Esprit que comme conscience et qu’elle ne
contient que des déterminations de la phénoménologie, non de la Philo-
sophie de l’Esprit » (System, § 4i5, X, 259).
4. « La substantialité orientale de la conscience n’est pas encore parve-
nue à cette séparation; aussi l’intuition de l’art n’est-elle pas non plus
accomplie, puisque celle-ci présuppose la plus haute liberté de la conscience
de soi qui peut s’opposer librement sa vérité et sa substantialité. Bruce,
montrant à un Turc, en Abyssinie, la peinture d’un poisson, s’entendit dire :
« le poisson, au Jugement dernier, te mettra en accusation, pour ne pas lui
avoir donné d’âme ». L’Oriental ne veut pas seulement la forme, il veut aussi
le contenu. Il en reste donc à l’unité, sans aller jusqu’à la séparation et au
procès dans lequel la vérité se tient d’un côté — comme corporelle et sans
âme tandis que, de l’autre côté, la conscience de soi intuitionnante
supprime à nouveau cette séparation » (Ph. Religion, XV, i5a-i53).
5. Cratyle, 438 d.
6. Ibid,, 433 d.
7. Ibid., 489 a-b, Cf. la traduction d’eikasia par Vorstellung in Gesch. Ph.,
XVIII, 220.
8. Diakrinoumen (438 d).
9. Leibniz, N. Essais, L. III, IX, § 5.
10. Gesch. Philo., XVIII, 200.
11. Logik, IV, 46.
12. « (Socrate) ne connaît que l’Universel, l’Idée, le Bien oomme
l’essentiel. En présentant ses Idées, Platon a ouvert le monde intelligible. Il
n’est pas au-delà de la réalité, dans le ciel, en un autre lieu, mais c’est le
monde réel; comme aussi chez Leucippe, l'idéel est rapproché de la réalité, il
n’est pas métaphysique. Mais c’est seulement l’étant dans le monde qui est
l’Universel en et pour-soi » [Gesch. Philo., XVIII, 199). Cf. la note manuscrite
do Hegel citée par M. d’Hondt in Histoire vivante, p. 116 : la philosophie n’est
ni empirique ni métaphysique.
13. Logik, V, 25.
14. Ibid., V, 28.
15. Ibid., idem.
Logique et Finitude 413

16. Ibid., V, 27.


17. System, § 24) Zus. 2, VIII, 89-90.
18. Heidegger, Sein und Zeit, S. 226; trad., I, 271.
19. Spinoza. Réforme Entend., § 71.
20. Spinoza, Pensées métaph., PI. p. 317.
21. Gesch. Philo., XIX, 399-400.
22. Logik, IV, 27.
23. ITe Ph. de l’Esprit, trad., p. 86.
24. System, § 462; Zus., X, 355.
25. Husserl, Log. Unters, III, 412; III, 3g (trad,),
26. Ibid., II (2), 214; cf. Ideen I, § 124; trad., p. 422.
27. Ibid., II, 57; cî. FTL, 29 (trad.).
28. Gesch. Philo., XVIII, i33.
29. Ibid., XVII, 3i2.
30. Ibid., XVIII, 332.
31. System., § 3i; Zus., VIII, io5.
32. Ibid., § 28, Zus., 101-102.
33. Ibid., VIII, 101.
34. « L’ancienne Métaphysique était animée par l’intérêt de connaître si
des prédicats de telle espèce convenaient à ses objets. Mais ces prédicats
sont des déterminations limitées de l’Entendement qui n’expriment qu’une
limite, et non le Vrai. En outre, on remarquera particulièrement ici le
procédé qui consiste à attribuer des prédicats à l’objet à connaître

S Dieu, par exemple). C’est là une réflexion extérieure sur l’objet, car les
[éterminations (les prédicats) sont prêtes dans ma représentation et ne
sont attribuées qu’extérieurement à l’objet. La connaissance vraie d’un
objet doit au contraire être de telle sorte que celui-ci se détermine de soi-
même et ne reçoive pas de l’extérieur ses prédicats. Si l’on procède sur le
mode de la prédication, l’esprit a le sentiment que de tels prédicats sont
inépuisables » (System, ibid., S. IOI-IO3). « La logique spéculative s’élève
déjà au-dessus de cette façon de procéder quand elle montre que toutes les
déterminations appliquées à l’âme (chose, simplicité, indivisibilité, unité)
ne sont pas quelque chose de vrai, lorsqu’on les saisit abstraitement, mais
se renversent en leur contraire » (System, § 38g; Zus., X, 5y).
35. Gesch. Philo., XVIII, 448.
36. Kant, Kritik, B-n3.
37. Wolfï, Ontologie, § 495.
38. Ibid., § 499.
39. Ibid., § 5oi.
4o. Gesch. Philo., XIX, 499-
41. Ainsi Kant, Rx 4804.
42. Cf. System, VIII, 387 et Gesch. Philo., XVIII, 4I5.
43. Gesch. Philo., XVIII, 41®.
44- Husserl, FTL, § 26.
45. Husserl, Erste Philosophie, I, 55-56.
46. Kant, XII, 370.
47. Kant, Logik, IX, 14.
48. Logik, IV, 39. « Je rassemble Logique et Métaphysique, dans la
4i4 La patience du Concept

mesure où celle-ci n’est rien d’autre que l’examen d’un contenu conoret
(Dieu, le monde, l’âme), mais de façon que ces objets soient saisis comme
noumènes, c.-à-d. comme pensées (de ces objets) » (Ph. Religion, XVI, 467).
Cf. System, § 24. I l y a donc, selon ces textes, un sens non-péjoratif de la
Métaphysique. Mais remarquons aussitôt que, puisque les métaphysiciens
ont toujours parlé de leurs « objets » comme de substrats tirés de la
Représentation, cette Métaphysique à l’état pur n’a jamais existé. En fin de
compte, il est impossible de dissocier la Métaphysique de l’erreur qui la
grevait.
4g. Fichte, Erste Grundlage, I, 99; trad. Philonenko, p. 23.
50. Fichte, 7e Einleitung, I, 442 > trad. p. 25g.
51. Cf. Richard Kroner, Von Kant bis Hegel, I, 257.
52. Lettre à Niethammer du 20 mai 1808, Corr. I, 209.
53. Logik, IV, 5o.
54. Kroner, op. cit., II, 3o8-3og.
55. Fichte, IIe Einleitung, I, 496; trad. p. 296-297.
56. Cf. Logik, IV, 64-65.
57. Hofîmeister, Dokuments, S. 347-348.
58. « Cette partie de la Logique, qui contient la doctrine du Concept et
forme la 3e partie de l’ensemble, est aussi publiée sous le titre : Système de la
Logique subjective, pour la commodité des amis de cette science qui ont
coutume d’accorder un plus grand intérêt aux matières traitées ici,
comprises dans le champ de ce qu’on nomme habituellement Logique,
qu’aux autres objots logiques qui furent traités dans les deux premières
parties » (Logik, V, 3).
5g. Haering, Hegels Lebenj II, 81.
60. Trotignon, Lire Hegel, in L’Arc, N° 38, p. 82.
61. System, § 24, VIII, 83.
62. Lettre à Goethe du 24 février 1821, Corr,, II, p. 221.
63. Logik, IV, i3.
64. Ibid., V, 3o.
65. System, § 28, VIII, 100.
66. Logik, V, 263.
67. Ibid., V, 119.
68. Logik, 2e Préface.
69. Leibniz,, A Elizabeth, Ger. II, 434'
70. Leibniz, De primae ph. emend, Ger, IV, 468. On rapprochera égale-
ment des jugements de Hegel sur 1’ « ancienne Métaphysique # le texte des
N. Essais IV, chap. 8, § 9 : il est vrai que la Métaphysique actuelle abuse du
nom de science, mais il y a de l’or dans ces scories ».
71. Leibniz, A Elizabeth, id.
72. Cf. Pfaff à Hegel, I 8 I 3. Corr., I, p. 362.
73. Logik, IV, 26.
74- Ibid. IV, 82. « ...Le second moment consiste à regarder autour de soi
ce qui correspond au contenu dans les représentations et la langue. La façon
dont ce concept est pour soi dans sa vérité et dont il est dans la représen-
tation non seulement peuvent, mais doivent différer l’une de l’autre quant à
la forme et à la figure. Si toutefois le contenu de la représentation n'est pas
faux, le ooncept peut bien, en tant qu’il est contenu en elle et,
Logique et Finitude 4i5

selon son essence, présent en elle, être montré — c.-à-d. que la représen-
tation peut être élevée à la forme du concept. Mais la représentation est si
peu la mesure et le critère du concept qui est nécessaire et vrai pour soi-
même qu’elle doit plutôt tirer de lui sa vérité, se valider et se connaître
partir de lui » (Ph. Rechts, Einleitung, VII, 4o-41 ) •
75. Differenz, I, 59; trad., p. 96.
76. Merleau-Ponty, Visible, p. 140-141.
77. Wittgenstein, Ph. Uni., p. 49; cité in Granger, Wittgenstein, p. 86.
78. Lettre à Duboc du 29 avril 1823, Corr., III, 17.
I
BIBLIOGRAPHIE

I. Hegel. Nous avons pris pour texte allemand de référence l’édition


Glockner : Hegel. Sàmtliche Werke, Jubilâumsausgabe. (Stuttgart.
Fromanns Yerlag). Les écrits de jeunesse sont cités dans l’édition Nohl,
— Jenenser Logik et Philosophie der Sittlichkeit dans l’édition
Lasson (F. Meiner Yerlag). La Correspondance est citée d’après la
traduction de Jean Carrère, chez Gallimard. Les références des éditions
françaises et les noms des traducteurs français auxquels on a eu recours
sont mentionnés dans les notes.

II. Littérature Hégélienne. La bibliographie qui suit est celle qui a


été réellement consultée : elle n’a donc aucune prétention à
l’exhaustivité. Ainsi, je ne me suis jamais réglé sur le livre fameux
d’Alexandre Kojève; j’ai donc choisi de ne pas le mentionner, sûr que
d’être cité ici n’ajouterait en rien à son audience.

A LTHUSSER , BALIBAR , MACHEREY , RANCIERE : Lire le Capital, Maspero.


L’arc. N° spécial Hegel. 1968 (en particulier, l’article de M. Tro- tignon).
ASVELD Paul : La pensée religieuse du jeune Hegel, 1953. CHATELET Fr. :
Hegel, Seuil.
DE GANDILLAC Maurice : Ambiguïté hégélienne, in « Dieu vivant »,
1948, xi.
DILTHEY : Die Jugendgeschichte Hegels, Berlin, 1921.
G REGOIRE Franz : Études hégéliennes, Louvain, ig58. HAERING Theodor :
Hegel, sein Wollen und sein Werk, Leipzig, 1929, 1988.
HAMELIN Octave : Éléments principaux de la Représentation, P.U.F.
HAYM Rudolf : Hegel und seine Zeit. Berlin, 1857.
H EIDEGGER : Holzwege.
— Hegel et les Grecs, in Questions III, Gallimard. HOFFMEISTER J. :
Dohumente zur Hegels Entwicklung (choix de textes inédits) Hegel
und der deutsche Idealismus, Leipzig, ig32.
418 La patience du Concept

HYPPOLITE Jean : Genèse et Structure de la Phénoménologie... Aubier. —


Logique et Existence. P.U.F.
KOYRE Alexandre : Études sur l’Histoire de la pensée philosophique.
Colin.
KRONER Richard : Von Kant bis Hegel. Tübingen, 2 vol. 1921, 1924.
MARCUSE H. : Raison et Révolution. Éd. Minuit. MERLEAU - PONTY :
Signes, Gallimard. MURE G.-R. : A study of Hegel’s Logic, Oxford,
1953. PAPAIOANNOU K. : Hegel, Seghers.
PEPERZAIC A. : Le jeune Hegel et la Vision morale du monde, Nijhoff.
Revue de Métaphysique et de Morale (Croce, Hartmann, Basch,
Guéroult...) N° spécial Hegel, 1931. ROHRMOSEH G. : Théologie et
aliénation dans la pensée du jeune Hegel, Beauchesne.
SCHWANZ J. : Hegels philosophische Entwicklung, Frankfurt, ig38. WAHL
J. : Le Malheur de la Conscience dans la Philosophie de Hegel, P.U.F.
WEIL Éric : Hegel et l’État, Vrin.
AVANT-PROPOS II

I. LA CRITIQUE DU VISIBLE. 23
I. Auto-critique de l’hellénisme de jeunesse : p. 33-30.
II. Réhabilitation du christianisme ; la Religion manifeste; le
blocage représentatif : p. 33-44.
III. Hegel (cartésien) et les Grecs selon Heidegger : p. 45-55.
IV. Critique de la figuration et avènement du sens; signes
esthétiques et linguistiques : p. 55-70.
II. LES RUSES DE LA REPRÉSENTATION. 71
I. Les réconciliations hâtives de Francfort (Vie, Amour); que la
dialectique n’a rien à voir avec un mysticisme : p. 71-74.
II. L’innocence de l’Entendement et en quoi consiste son
opération inévitablement falsifiante : p. 74-81.
III. L’idéologie représentative du langage; Schilling, Hegel et
les symboles; la lettre et l’esprit; un logocentrisme insolite:
P■ 8I-93-
IV. La critique du judaïsme, religion symbolique; que la tâche
de la dialectique n’est pas d’estomper les différences (État et société
civile) ; qu’il ne suffit pas de proscrire les images pour rompre avec
la Représentation : p. 93-106.
V. Repérage du hégélianisme dans l’histoire des rapports de
la lettre et du sens : p. 106-122.
III. « CE VIEUX MOT D ’ ATHEISME ... » 123
I . Comment Dieu est vécu représentativement par la
conscience pieuse; que ce contresens est inscrit dans le déploiement
de l’Idée; la légende du panthéisme hégélien : p. 123-133.
I I . Fonction spéculative de la mort du Christ; le christianisme
comme effacement de la mondanité: p. 133-144.
I I I . Prométhée n’est pas un héros hégélien; Hegel dédaigne
moins la nature qu’il ne remet en question le sens du mot <piiaiç p.
144-155.
420 La patience du Concept

IV. Qu’est-ce que le christianisme pour que VAufhlàrung ait


été possible?; les aventures du mot OeoXoyta et la théologie spécu-
lative : p. 155-167.
V. Ni athéisme ni récupération de la théologie, le
hégélianisme se moque de nos alternatives : p. 16J-181.
IV. L’ECLATEMENT DE LA FINITUDE.
I. Relation sophistique du Fini et de l’Infini dans la méta-
physique classique : p. 182-186.
II. Si le Fini est, l’Infini est inaccessible ; fragilité intrinsèque
de l’argument cosmologique ; qu’en est-il de la Différence que le
christianisme se donnait d’entrée de jeu? p. i8j-ig6.
III. L’acclimatation du Non-être dans le Sophiste de Platon,
assouplissement de l’éléatisme et non remise en jeu de ses présup-
posés ; un style inédit de mise en question : p. 136-206.
IV. Fixation prédicative des représentations et compréhension
falsifiante du langage; la Finitude est un idiome ; idée d'un Logos
libéré de toute syntaxe conventionnelle: p. 206-222.
V. LA DIALECTIQUE DANS LES LIMITES DE LA SIMPLE
RAISON.
I. La Slcepsis et le jeu avec les logo'i; que le scepticisme jette un
regard neuf sur les significations : p. 223-236.
II. Zénon d’Êlée critiquait la différence indifférente des signi-
fications ; différence « subjective » et différence intrinsèque; Hegel et
Bergson face à Zénon : p. 236-241.
III. La Slcepsis antique incomprise des Modernes; Hegel et
Husserl face aux Sceptiques: p. 241-243.
IV. Le scepticisme n’était qu’une demi-mesure ; il acceptait les
armes de l’adversaire : p. 243-231.
V. Héraclite raillé et incompris ; l’élaboration de la syntaxe
de la Finitude exigeait cette méconnaissance: p. 231-261.
VI. L A N É G A T I O N D E L A N É G A T I O N .
I. La diversité par juxtaposition et la catégorie kantienne de
communauté; nature et fonction de l’altérité chez Spinoza; de
l’adage « ce qui se contredit n’est rien » à l’adage « rien ne se
contredit » : p. 263-282.
II. Que l’opposition réelle kantienne ne préfigure pas l’altérité
radicale ; la dialectique devra lever tous les blocages de l’ontologie :
P• 283-233.
III. L’alternance chez Fichte et le surgissement de la négativité
comme paradoxe ; où l’altérité change de sens et où Héraclite cesse
d’être paradoxal ; que la dialectique n’est pas un jeu où l’on
retrouverait à coup sûr sa mise : p, 234-308,
IV. La structure d’opposition réelle et le projet idéaliste;
l’opposition réelle distinguée de l’interprétation qu’y greffe l’En-
tendement; que le hégélianisme est une autre langue et non une
autre « philosophie » : p. 308-318.
Table des matières 4zi
VII. « L A P L U S H A U T E D I A L E C T I Q U E . » 3a5
I . L’Être (règne du Passage), l’Essence (règne du Paraître) :
ici etlà, la totalité demeure non-posée : p, 326-333.
I I . Aristote et la séparation du Singulier et de l’Universel ; le
Savoir hégélien opposé à la connaissance par signes : p. 333-34
I I I . L’activité du Concept comme traduction de l’énergéia aris-
totélicienne; la totalité-conceptuelle hégélienne selon M. Althusser
et selon H e g e l : p. 342-334.
I V . L'activité du Concept comme Entmcklung; non pertinence
des interprétations génétiques de celle-ci; ni déroulement continu
ni progressus temporel; conscience et vie comme approximations
complémentaires du Concept : p. 354-362.
V. Ce qu’est la véritable souveraineté du Concept, délivrée de
toute imagerie; « Êtes-vous hégélien? », question futile: p. 362-
368.
VIII. L O G I Q U E E T F I N I T U D E . ^4
I. Le vieux décor de la connaissance : image et modèle, idée et
contenu : p. 374S79-
II. Adéquation de la représentation à l’objet et adéquation d’un
contenu à lui-même : « une tout autre signification de la vérité » ; de
quelques critiques obstinément représentatives de la vérité-
adéquation : p. 379-383.
III. La Logique transcendantale, repli de l'ontologie sur la
logique formelle ; la hantise de l’ « objectivité » : p. 390-395.
IV. Métamorphose de la Logique et absorption de la Métaphy-
sique en elle (-{étrangeté [du \nouveauldiscours ; qu’on s’est seule-
ment exercé ici à parler le hégélien: p. 395-412.

BIBLIOGRAPHIE. 4I7

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