Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
DISSERTATION
of the University of St.Gallen,
School of Management,
Economics, Law, Social Sciences
and International Affairs
to obtain the title of
Doctor of Philosophy in Organizational
Studies and Cultural Theory
submitted by
Emanuel Landolt
from
DISSERTATION
of the University of St.Gallen,
School of Management,
Economics, Law, Social Sciences
and International Affairs
to obtain the title of
Doctor of Philosophy in Organizational
Studies and Cultural Theory
submitted by
Emanuel Landolt
from
The President :
Résumé
Abstract
Zusammenfassung
Der Moskauer Konzeptualismus verfügt über eine lange Geschichte, in der bereits
mehrere Generationen vertreten sind. Die Anfänge dieser Bewegung sowie die
spezifischen Deutungskonflikte, die sie kennzeichnen, sind bis heute weitgehend
unerforscht. Die vorliegende Untersuchung schlägt vor, die Geschichte des
Konzeptualismus am Beispiel zweier zentraler Protagonisten zu umreissen. Im
Zentrum des Interesses steht dabei der Zeitraum, welcher sich von der Pionierarbeit
von Ilja Kabakov zu Beginn der 1970er Jahre bis zum Höhepunkt der Aktivitäten von
Andrei Monastyrskij und seiner Gruppe beim Anbruch der Perestroika erstreckt. Die
Abhandlung untersucht ihre künstlerischen Biographien in Hinblick auf ein
massgebliches Paradigma, das sie prägt: der metaphysische Diskurs und sein
bewusster oder unbewusster Einfluss für das Aufkommen des Konzeptualismus. Als
gedankliches Bild, als spirituelle Erfahrung oder im Bezug auf die Abstraktion bildet
die Metaphysik tatsächlich ein intellektuelles Fundament dieser Künstler. Zugleich
davon angetrieben und davon abgestossen, fasziniert und ärgert die Metaphysik
gleichermassen beide Autoren, welche die Entwicklung des Konzeptualismus unter
Einbezug aller Abgrenzungen und Kontroversen nachdrücklich mitbestimmen, welche
hier analysiert werden. Die Untersuchung möchte diesen Blickwinkel insofern
vertiefen, indem vereinzelte Vergleiche zwischen dem Moskauer Konzeptualismus
und der angloamerikanischen Konzeptkunst gezogen werden, um auch auf
Kongruenzen dieser entsprechenden kritischen Diskurse einzugehen und sie besser zu
verstehen.
Der erste Teil der Abhandlung ist dem Werdegang und der Werkentwicklung
Kabakovs gewidmet. Seine frühesten konzeptuellen Arbeiten werden stark von einer
parallelen Beschäftigung mit religiöser Philosophie angeregt. Die Begegnung mit dem
Philosophen und autodidaktischen Theologen Evgenij Schiffers ist sowohl
richtungsweisend für sein eigenes theoretisches Denken wie auch für die Entwicklung
seiner Kunst. Kabakovs nicht lineare Laufbahn wird von einem wichtigen
metaphysischen Erbe bestimmt, aus dem er zunächst ausgiebig schöpft. Die
allmähliche Loslösung von diesem Einflussbereich erlaubt ihm, ein ungemein
umfangreiches Werk zu schaffen, welches ununterbrochen seinen Wirkungsbereich
erweitert.
Der zweite Teil zeichnet den unsteten Werkverlauf von Monastyrskij nach, der
als Initiator der meisten Kunstaktionen der "Gruppe kollektive Aktionen" gilt. Seine
konzeptuellen Aktivitäten sind darauf angelegt, mit der symbolistischen und
philosophischen Poesie zu brechen; die eigene Kunstanschauung erarbeitet er sich aus
einer eigenwilligen Synthese aus Zen-Buddhismus und Minimalismus.
Ein besonderes Augenmerk fällt dabei auf die beispiellose Schaffenskrise, die
sein Wirken in der Folge erschüttert und in einer mystischen Krise mündet, in welcher
sich die Wiederkunft verdrängter metaphysisch-transzendenter Elemente abzeichnet.
Zum Schluss wird die grosse Wirkung von Monastyrskijs theoretischem Ansatz auf
den Diskurs der "Kollektiven Aktionen" beleuchtet wie auch auf das weiter gespannte
Netzwerk des Konzeptualismus.
7
Remerciements
Après un long travail de plusieurs années, il est difficile de mentionner toutes les
personnes qui ont compté dans sa réalisation, j’espère n’avoir oublié personne, je leur
demande par avance de m’en excuser.
Ce travail n’aurait probablement jamais vu le jour sans les précieux conseils, l’amitié
et l’échange intellectuel que j’ai eu avec Michail Maiatski, qu’il en soit ici remercié.
Je voudrais remercier mon directeur de thèse le professeur Ulrich Schmid, qui m’a
offert le cadre idéal de liberté intellectuelle pour écrire ce travail.
Je voudrais également remercier mon expert, Michail Ryklin, qui a connu cette période
et ses protagonistes et qui y reconnaîtra, je l’espère, une certaine atmosphère.
Je voudrais également adresser mes remerciements à Patrick Sériot, qui m’a encouragé
et donné la possibilité de faire mes premiers pas académiques.
J’exprime aussi ma gratitude à toutes les personnes à Moscou ou ailleurs liées de près
ou de loin au conceptualisme qui m’ont offert leur temps, leur soutien dans ma
recherche : « Georges » Kizevalter, Francisco Infante, Galina Manevič, Natalia
Avtonomova, Vladimir Rokitjanski, Rolf Fieguth, Boris Groys, Boris Oguibenine,
Viktor Pivovarov, Giovanni Lista, Sylvia Sasse.
Les amis à Moscou : Nicolas Audureau, Vladimir Feshenko, Emily Wright, Yakov
Okhonko, Vera Roïter, Natacha Smolianskaïa, Kostia Dudakov, avec qui j’ai un peu
plus apprivoisé la « folie » moscovite.
Je voudrais aussi adresser mes pensées amicales aux autres compagnons de route
« thésards » avec qui les échanges ont été passionnants : Dominic-Alain Boariu,
Christian Zehnder, Zinaïda Vasiljeva, Mladen Uhlik, Patrick Flack, Daniel Bird, Petr
Simak, Sébastien Moret, Daniel Riniker, Christian Indermuhle, Antonin Wiser, Arno
Renken, Marco Motta, Pierre Eichenberger, David Javet.
Je remercie également ceux qui m’ont offert un précieux soutien moral et amical qui
m’ont aidé à donner un sens « intérieur » à cette démarche : Mathias Clivaz, Immanuel
de Souza, Constantin Bondolfi, Jonas Beausire, Guillaume Beausire, Stéphane Collet,
Sacha Mejenski.
Toute ma reconnaissance va encore à Jérémie Wenger, vieux et fidèle ami, qui m’a été
d’un précieux soutien.
Et enfin, à toi, Noémie, sans qui ces années de thèse n’auraient eu ni sens ni saveur.
8
REMARQUES PRELIMINAIRES
D’autre part, presque toutes les citations tirées du russe ont été traduites par nos soins,
elles sont regroupées en index par ordre d’apparition.
12
Introduction
Boris Groys
Il est fort à parier que le «grand canon » dont parle Pavel Pepperstein en évoquant
l’important corpus d’œuvres et de textes du conceptualisme moscovite1, représente une
des archives vivantes majeures d’une histoire intellectuelle soviétique brežnévienne
que l’on assimile à tort comme une époque ennuyeuse et de stagnation2. Avec son
dédale de textes, d’œuvres et de commentaires, le conceptualisme semble s’étendre
indéfiniment, décourageant ses futurs interprètes. Comment retracer les contours de
cette histoire complexe qui recoupe une partie de l’histoire intellectuelle du XXème
siècle. Le conceptualisme moscovite et ses acteurs ont traversé, connu indirectement
certains épisodes du développement des sciences humaines à l’époque soviétique : de
l’école sémiotique de Tartu-Moscou aux grandes recherches orientalistes en passant
par la philosophie et la théologie orthodoxe. A défaut comme Pepperstein, d’assumer
le bilan et l’expertise critique du conceptualisme par une inspection clinique3, on peut
retracer les thèmes forts de ce canon en élargissant son contexte. Par ailleurs, si l’on
veut articuler encore plus le schème historique du conceptualisme on peut dire qu’il
épouse complètement les contours du « socialisme réalisé » puisque son histoire
couvre une bonne partie de la période brežnévienne (1971-1985) pour se prolonger
encore jusqu’à aujourd’hui.
1
Dans toute la suite du texte nous le désignerons alternativement soit comme conceptualisme ou conceptualisme
moscovite, afin de le distinguer de l’art conceptuel anglo-américain par exemple.
2
Le compositeur Vladimir Martynov note que le paradoxe réside dans le fait que si les années Brežnev ont été
une époque de stagnation sur le plan socio-politique, sur le plan artistique et intellectuel elles ont constitué un
boom, alors que les années 80-90 voient de grands bouleversements socio-politiques et un climat artistiqw
pauvre en ruptures artistiques majeures. Martynov [2010], p. 178.
3
Pepperštejn [2000].
13
4
La presse européenne a réuni les artistes appartenant à ce milieu sous le terme très général de non-conformistes.
Toutefois le terme laisse insatisfait puisqu’il saisit un phénomène aux étages multiples mélangeant des
générations, des styles et des éthos artistiques très différents.
5
Différentes personnes assurent ce lien entre modernisme et conceptualisme : notamment le poète Igor Kholin et
Vsevolod Nekrasov. Tous deux aujourd’hui publiés dans la collection de textes consacrés au conceptualisme
moscovite.
6
Groys [1979].
14
7
Il faudra véritablement attendre la grande vente de Sotheby's à Moscou en 1988 pour voir ces artistes se
positionner sur le marché de l'art international (avec quelques ventes records : Bruskin et Kabakov). Jusque-là le
phénomène était peu connu en raison du Rideau de Fer. Toutefois divers contacts s’établissent, notamment avec
la galeriste Dina Vierny ou encore le collectionneur grec Costaki. Le diplomate suisse Paul Jolles, sert également
d’intermédiaire et de découvreur dans le destin artistique « fabuleux » de Kabakov en Occident. Voir Jolles
[1997], Solomon [2013].
8
Nous avons pu le constater en conduisant pour notre recherche des entretiens approfondis avec les artistes.
9
L’École de Lianozovo émerge au moment du Dégel. Le terme désigne l’union informel d’artistes réunis autour
de l’artiste Evgenyij Kropovinckij et Oskar Rabin dans le district du même nom. Au sein du groupe, malgré des
différences, prédominent un certain culte de la singularité artistique et l’absence de thématiques religieuses. Voir
Tupitsyn [1998], p. 37-46. Le conceptualisme se distingue par exemple de l’école de Lianozovo qui rassemblait
elle aussi des artistes et des poètes, mais qui n’envisageait pas de dimension théorique et philosophique à leur
œuvre. Voir le récit du peintre Vladimir Nemukhin qui évoque l’absence d’une « philosophie particulière » au
sein du groupe. Il a été lui-même un membre fondateur de « l’école de Lianozovo. Nemukhin [2010], p. 193
10
Le peintre Aleksandr Kosolapov évoque à propos de Lianozovo un système signalétique et visuel caractérisé
par un réalisme sombre et une symbolique négative. Kosolapov [2010], p. 147.
15
11
Il faut prendre en compte le contexte des groupes d’artistes non-officiels qui disposaient d’une somme
importante de temps libre (l’obligation de travailler avait conduit à la création de nombreux travaux fictifs) qui a
engendré une sorte de troisième vie (tret´ja žizn´), faite de discussions informelles qui ont permis une culture de
la parole, de l’oralité au sein du groupe. Kabakov [2010d], p. 94-95. Les artistes Komar et Melamid ont été les
premiers à se revendiquer comme conversationalists plutôt qu’artistes.
16
s’élargir, d’où la difficulté parfois de le saisir comme autre chose que des frontières
s’érodant sans cesse12, suscitant une forme de lassitude chez le lecteur. Face à cette
difficulté, nous avons choisi une période et un angle privilégié afin de faire le tri dans
l’abondante masse de textes et d’entretiens. Ces œuvres tissées de discours semblent
former une myriade de propositions philosophiques sur la nature de l’œuvre, sur leur
contexte et leurs conditions d’émergence. Un des enjeux interprétatifs sera montrer
que la prétention des œuvres à s’effacer devant la vérité du monde, sera remise en
question par le conceptualisme au profit de vérités plurielles. Si d’un côté on refuse de
définir ontologiquement la nature de l’œuvre, de l’autre côté on ontologise son
contexte, rendant le discours ambigu.13 C’est justement cette absence de ligne claire
pour l’ensemble du groupe qui nous conduit à poser ici les questions en terme de
personnes et de parcours afin d’en questionner la singularité.
La question mérite toutefois d’être posée : jusqu’où cette extension au langage
et à la pensée est-elle possible ? Les œuvres d’art peuvent-elles êtres des propositions
philosophiques ? Dans le cas du conceptualisme le phénomène est difficile à
généraliser en raison de la grande diversité des postures, mais il est indéniable que la
forte empreinte du langage pousse la métamorphose de l’œuvre toujours plus loin,
jusqu’à devenir le diapason d’une possible analyse existentielle voire même d’une
pratique spirituelle dans le cas de Monastyrskij par exemple. Ce que nous voulons dire
c’est que cet élargissement du contexte artistique favorise paradoxalement la rencontre
avec des éléments opposés, conflictuels et négatifs, qui se présentent comme autant
d’épreuves théoriques et philosophiques.14 Mais ce rôle important dévolu à l’extension
des frontières de l’art n’a de loin pas éliminé les formes traditionnelles et des artistes
comme Bulatov peuvent tout à la fois revendiquer leur attachement au conceptualisme
et au visuel15. Il n’y a donc pas réduction complète au langage comme dans les formes
pures et austères d’un certain conceptualisme anglo-saxon (Art & Language), mais
« coexistence ». Cette coexistence, Kabakov et Monastyrskij s’en sont faits à leur
manière les théoriciens et les praticiens, eux qui ont théorisé justement le soviétique
comme un espace conceptuel. On ne s’étonnera pas dès lors que dans un tel cadre
12
Monastyrskij [2009f], p. 153-154.
13
Ibid.
14
Nikolaj Panitkov, membre fondateur de KD, explique dans un entretien que les dissidents de la génération
précédente, focalisés sur la critique sociale ne pouvaient résoudre les problèmes existentiels qui intéressaient KD
au départ.
15
Bulatov [2014], p. 170.
17
pluriel, Monastyrskij puisse afficher librement son intérêt pour l’icône, les méditations
zen, comme autant d’éléments d’extension du travail artistique.
Avant de devenir le conceptualisme moscovite, il faut évoquer la longue
période d’indétermination, à partir de la fin des années 60 jusqu’au milieu des années
70, au cours de laquelle, le conceptualisme en tant que tel n’existe pas encore en tant
que milieu homogène et fermé. Cette époque marque le développement du
conceptualisme, en grande partie parce qu’il n’existe pas encore de cercle unifié sous
une même bannière « théorique » commune ni d’« archive » 16 . A ce stade, les
frontières entre les différents groupes artistiques ne sont pas complètement définies, ce
qui rend la circulation d’un groupe à l’autre d’autant plus faciles. On peut se trouver
aussi bien dans l’atelier d’Ilya Kabakov, avant-garde de la contemporanéité, que dans
celui du peintre et gourou métaphysicien Švarcman. Le passage d’une sphère à l’autre
constitue un temps d’apprentissage et d’amitiés essentiels, qu’il serait absurde de
négliger dans le but d’isoler un conceptualisme pur de toute influence. Le
conceptualisme est dès l’origine « impur », ni complètement conceptuel, ni
complètement visuel. C’est en particulier à cette période-là que se construisent
quelques-uns des grands concepts et procédés abondamment utilisés dans le travail du
groupe. Certaines de ces idées, comme celle de vacuité, d’absence, de soustraction,
émergent sur un fond théologique et mystique que nous nous sommes donnés pour
tâche de ne pas négliger dans le parcours de Kabakov et Monastyrskij.
Si à l’origine les perspectives métaphysiques et conceptuelles paraissent
fondamentalement inconciliables en ce que l’une prétend trouver son origine définitive
dans le Logos divin, et l’autre dans l’activité mentale et conceptuelle, elles n’en font
pas moins écho l’une à l’autre dans le cadre qui nous intéresse ici, celui de la réflexion
et de la constitution d’un discours d’interprétation, une ambition partagée à la fois par
les représentants du retour à la philosophie religieuse et par ceux qui se trouvent en
quête de perspectives contemporaines. Mais c’est sans compter la puissante pulsion
d’assimilation du conceptualisme, capable par son retour réflexif sur le medium
artistique, d’accueillir en puissance toutes les formes. Une nécessité presque
16
L’accumulation progressive de matériel culmine en 1981 dans le projet archivistiques de MANI (Archives
moscovites du nouvel art), dans lequel le matériel de nombreux artistes, qui ne sont pas tous « conceptualistes »
(le groupe Mukhomor, Infante), est rassemblé dans des classeurs de façon artisanale. L’événement marque
l’auto-institutionnalisation du groupe. Les exemplaires ne sont consultables que dans les ateliers des artistes et
une copie de chaque est envoyée à l’étranger, New-York notamment.
18
téléologique (et non théologique) l’a conduit à emprunter à volonté ce qu’elle trouvait
sur son chemin. Le style et le genre ne sont que des instruments au sein d’un
processus. Par ailleurs, la proximité entre l’art envisagé comme une recherche, un
processus et le travail de pensée des philosophes a pu trouver des échos communs.
Sous cette perspective l’art rompt avec la hiérarchie des valeurs, il ne fait désormais
plus qu’esthétiser son processus d’assimilation si l’on peut dire. Groys développe cette
idée dans son article Notre cercle (Naš krug), à propos de cette coexistence d’éléments
hétérogènes. La figure du farcovšik17 et sa chambre incarne la figure stylistique et
culturelle par excellence de l’époque brežnévienne, tel qu’elle est thématisée et
esthétisée par le conceptualisme, qui ne cherche pas à obtenir de prestige culturel et
symbolique. Dans la chambre élargie d’échange symbolique tout est là de l’icône à
l’objet soviétique, etc.18 Dans cette chambre de marché noir, les objets ont une sorte
d’existence post-historique, ils sont comme exhumés d’une culture du passé tout autant
que les objets de la culture soviétique, ce sont des signes qui s’échangent. Groys cite
l’exemple des tableaux de Kabakov où le texte remplace l’image ou la tradition du
roman russe le fond blanc du suprématisme, etc. Ce sont les signes de toutes ces
cultures différentes qui se cherchent une équivalence, rompant la hiérarchie de valeurs
à l’œuvre dans les cercles dissidents par exemple.
Afin de ne pas oublier un autre élément symbolique important d’échange, nous
nous appuyons tout au long de ce travail sur un axe comparatif qui tente d’intégrer à
l’analyse du conceptualisme les sources historiques de l’art conceptuel anglo-saxon et
de son développement. Si comme on l’a vu, la réception de l’art conceptuel est
lacunaire, il est indispensable de s’appuyer sur celui-ci, afin de prolonger les ébauches
de comparaison qui ont été faites par d’autres critiques et de prendre en compte les
différences et rapprochement entre les deux. Par exemple, le débat profond qui anime
la querelle entre expressionisme abstrait et art conceptuel aux Etats-Unis, trouve de
forts échos dans le contexte soviétique, avec toutefois des différences intéressantes que
nous détaillerons au cours de ce travail. Le travail comparatif fait émerger des
« petites » différences, inflexions, qui sont fertiles pour l’approfondissement de notre
analyse. En outre, les différences entre le conceptualisme et l’art conceptuel ne
17
Farcovšik désigne dans le langage courant, la figure du vendeur sur le marché noir à l’époque soviétique,
figure apparue en raison du déficit de biens et de marchandises importées.
18
Groys [1997], p. 147.
19
résident pas seulement dans l’insistance sur les éléments métaphysiques ou existentiels
persistants, mais sur toute une culture du tableau et de l’atelier qui s’est poursuivie au
sein du milieu artistique non-officiel (Kabakov n’a par exemple jamais vraiment
abandonné le tableau, même dans ses installations). D’autre part, il faut noter comme
particularité le fait que le conceptualisme s’est beaucoup appuyé sur l’abondante
histoire culturelle russe, mais aussi soviétique, proposant sa propre interprétation
historique et ironique des thèmes eschatologiques, culturels et religieux de l’histoire
russe. Ses influences sont aussi diverses que la tradition littéraire et philosophique
russe (Gogol, Dostoïevskij, Kharms), la géographie et le contexte soviétique, mais
également l’Extrême-Orient. Si le conceptualisme est perméable à l’influence de
nombreuses traditions, de son côté l’art conceptuel américain a peu emprunté aux
mouvements qui le précèdent. Toutefois, si la réception de l’art conceptuel en Russie a
été ardemment désirée mais s’est révélée fragmentaire, il en va de même pour la
réception des avant-gardes russes aux Etats-Unis.
A travers ce système d’échange symbolique et de déplacement, s’est ainsi
produit une sorte d’aller et retour de l’art conceptuel vers la métaphysique dans la
carrière de nos deux protagonistes. Ce va-et-vient nourrit le parti pris et l’ethos des
artistes, nous dirions même qu’il a fonctionné comme un moteur de recherche
théorique et langagier important. Sans ses différentes ruptures avec le discours
métaphysique, le conceptualisme n’aurait peut-être pas connu pareil développement, et
leurs parcours réciproques semblent profondément liés. Thierry de Duve remarque à
propos des révolutions artistiques, que le destin et la fécondité de l’abstraction par
exemple tient moins à une « table rase » d’avec tout ce qui a précédé que de l’extrême
sensibilité de ces artistes (en l’occurrence Malevič et Mondrian) aux enjeux
historiques de la peinture.19 Tout l’idéalisme compris dans leur travail d’inspiration
ésotérique n’est qu’un prétexte, un détournement destiné à arrimer une réflexion
esthétique et des constructions nouvelles. De Duve avance l’idée que le métier et
l’abandon du métier sont une seule et même chose, un seul et même geste. De la même
manière, chez Kabakov, l’abandon de la peinture comme expression de soi ou d’une
réalité spirituelle ne signifie pas stopper toute forme de peinture, puisqu’il a continué à
créer de grandes toiles, mais témoigne de la compréhension que la période historique
19
de Duve [1984], p. 227.
20
rend ces formes obsolètes et nécessite un renouvellement théorique, qui permette dans
ce cas de sortir du culte du « propre » et du « personnalisme » qui dominent dans
l’approche moderniste. Il ne s’agit donc pas en substance d’abandonner la
métaphysique mais de la conserver comme un discours parmi d’autres, d’en neutraliser
les effets subjuguant pour mieux inventer ce « nouveau métier » dont les artistes,
pressentent, malgré la distance avec les Etats-Unis qu’il est imminent. J’en veux pour
preuve tangible le parcours intellectuel d’Andrej Monastyrskij. Sa carrière d’artiste,
Monastyrskij l’a constituée à partir du milieu des années 70 sur la dématérialisation à
l’excès de l’art au profit de son hyperformalisation, tout en trouvant sa source première
et directe d’influence dans les premières toiles « conceptuelles » de Kabakov.20 Il nous
faut donc dénouer ces abandons, ces ruptures, ces transformations au sein d’une
histoire non-linéaire, afin d’en rendre l’originalité et la complexité.
20
Entretien avec Monastyrksij, octobre 2013.
21
Voir Prigov [2003], Liderman [2012].
22
Le lecteur des entretiens de Kabakov avec Groys ou Epstein est surpris d’y trouver un artiste « faisant la
leçon » à des philosophes confirmés, ainsi qu’une pensée en liberté capable d’improviser sur les thèmes les plus
divers, démontrant ainsi que le travail accompli pendant de nombreuses années a été placé sous le sceau d’une
philosophie spéculative aux dimensions élargies. Kabakov, Groys [2010] ; Kabakov, Epstein [2010a].
21
23
On peut faire un rapprochement avec la situation artistique d’après-guerre aux Etats-Unis, et parler à propos de
la néo-avant-garde, de l’émergence d’une conscience critique de l’histoire artistique. Foster [2005], p. 27.
24
Fréquentant le milieu artistique non-officiel soviétique non-officiel à partir de la fin des années 80, Andrew
Solomon, arrive à la conclusion que « Kabakov possède la vision conceptuelle la plus puissante et l’humanisme
le plus authentique parmi tous les artistes soviétiques. Monastyrskij est peut-être plus réfléchi. Monastyrskij et
Kabakov ont travaillé chacun leur système original fait de mysticisme dramatique […] Kabakov et Monastyrskij
ont exercé l’influence la plus importante sur la nouvelle génération. » Solomon [2013], p. 96.
22
25
Les termes sont de Monastyrskij. Ce « comment » n’est possible qu’à partir d’une position extérieure de
description, qui na pas été celle de toutes les communautés d’artistes et d’écrivains. Ryklin oppose à Kabakov
dans son essai sur la question du corps collectif, Jurij Mamleev, écrivain des phénomènes extrêmes d’extase
collective entre sacré et profane. Le rapport de Mamleev au corps collectif est selon Ryklin fusionnel, le corps
collectif ayant remplacé la réalité, rendant tout regard individuel impossible. Si Mamleev cherche la profondeur,
Kabakov cherche les surfaces. Ryklin [1992], p. 47-48.
26
Tupitsyna rappelle que l’art du commentaire, de l’auto interprétation ont transformé l’artiste conceptuel,
surtout sous l’impulsion de Kabakov, en intermédiaire entre perception et concept, remplaçant ainsi le critique.
Tupitsyna [1995], p. 303.
27
« Les artistes étaient extrêmement apolitiques et asociaux. La raison en est plutôt simple : le pouvoir
soviétique n’apparaissait pas comme un événement social, mais climatique. C’est pourquoi lutter contre un tel
état de fait aurait été comme sortir le matin sur mon balcon et lutter avec un orage en agitant un chiffon et en
demandant son départ. » Kabakov [2010d], p. 105.
28
Monasytrskij [2011h], p. 311
23
tout engagement politique par peur29, alors que Monastyrskij, après avoir participé à
une manifestation illégale renonce également par peur suite à des pressions officielles.
Les deux personnages cultivent ainsi un retrait de l’espace public et visible, un goût
qui les a probablement menés plus rapidement vers un destin existentiel et artistique
construit justement en marge. La peur du centre et le souci d’occuper les bords est
souvent affirmée par eux comme un espace privilégié de création conceptuelle. La
localisation en marge, signifie ici à l’écart du centre métaphysique et transcendant qui
est la place occupée par Dieu.
On peut ajouter également, que sous des modes théoriques différents (l’un
narratif et l’autre analytique) les deux artistes vont amener les propositions parmi les
plus intéressantes pour définir les directions du Conceptualisme, influant même
comme Kabakov sur le travail d’artistes qui ne sont pas membres du groupe ou qui
exercent dans des domaines différents comme le compositeur Vladimir Martynov et le
photographe Boris Mikhailov. Ce qui fait en outre leur force, c’est d’inscrire leur
œuvre dans les problèmes esthétiques les plus contemporains tout en s’intéressant aux
spécificités de leur environnement le plus immédiat. Monastyrskij a été le
commentateur de l’œuvre de Kabakov et inversement. On mesure par exemple
aujourd’hui mieux l’importance du rôle de Kabakov dans l’essor artistique du groupe.
Si Kabakov n’est pas membre à proprement parler d’Actions Collectives, il reste un
participant actif et surtout l’inspirateur de procédés importants, comme le récit des
spectateurs-participants. Tout laisse donc à penser que les deux artistes cherchent la
constitution d’un discours esthétique autonome, d’une théorie de l’art qui ne soit pas
en position de surplomb mais s’intègre pleinement aux œuvres, comme un
prolongement de celles-ci. En redéfinissant ainsi les contours de l’œuvre et en
réfléchissant à ses conditions d’émergence, les conceptualistes se sont rapprochés
d’une démarche philosophique et critique. Le destin du conceptualisme, comme celui
des œuvres, appartient à ses interprètes. C’est sans doute un truisme, mais par sa
nature hermétique et son aspect austère, il n’y aurait probablement pas de
conceptualisme moscovite s’il n’y avait eu personne pour le penser et le commenter.
29
Solomon [2013], p. 135-136. Solomon insiste sur un aspect intéressant de la personnalité de Kabakov, toutes
les mystifications diverses que celui-ci met en place, notamment son personnage de « froussard », sont comme
un écran de fumée, des lignes de défense destinées à lui permettre de continuer à vivre et à créer.
24
Nous voudrions donc montrer que c’est avant tout à partir d’enjeux interprétatifs plutôt
que d’enjeux formels que s’est construit le conceptualisme.
C’est à partir de cette hypothèse que nous avons intégré dans la première partie
de ce travail les destins divergents de deux commentateurs extérieurs du
conceptualisme naissant, Boris Groys et Evgenij Šiffers. Leurs positions opposées sur
le champ intellectuel témoignent des enjeux interprétatifs qui pèsent sur cette
naissance. Le lien avec deux figures intellectuelles d’influence, ne peut ainsi être
dissocié du rôle important que joue le commentaire dans le conceptualisme et surtout
dans l’œuvre de Kabakov. Le déficit important de critique et l’impossibilité d’exposer
conduisent Kabakov à intégrer à son œuvre des commentaires indissociables de celle-
ci (une voix subjective ou anonyme, un hypothétique spectateur). 30 Cette pratique de
l’auto-commentaire est le produit d’une communauté autarcique qui cherche à
produire son propre système d’appréciation et d’évaluation. Entièrement mis à l’écart
des institutions, la survie passe par la constitution d’un langage à même de légitimer
l’esthétique développée. Mais il ne s’agit pas pour autant de fabriquer une nouvelle
axiologie destinée à supplanter celle(s) déjà existantes, mais de tenir compte du
caractère relatif de tout système esthétique ou idéologique, le Conceptualisme n’étant
qu’une tendance parmi d’autres (même si celle-ci finit par se laisser prendre à son
propre jeu, cultivant un certain élitisme voire une posture dogmatique).
Figures d’influence
30
Bulatov rappelle cette définition de Kabakov : « Si la peinture classique peint selon la toile et le spectateur
regarde, dans le conceptualisme le spectateur regarde et l’artiste peint selon le spectateur. » Bulatov [2014], p.
170.
25
Monastyrskij (alors encore jeune artiste): Boris Groys et Evgenij Šiffers. Ceux-ci
jouent le rôle d’interlocuteur et de pourvoyeur de sens et nous voudrions ici montrer
l’importance de leur rôle et des sources intellectuelles qu’ils mobilisent afin de lever la
part d’ombre qui règne sur cette histoire précoce du conceptualisme. En détaillant ici
le parcours croisé de ces deux philosophes, on sera à même de mieux définir le rôle
important de la métaphysique dans l’interprétation du travail de Kabakov.
Šiffers et Kabakov restent proches pendant presque 7 années. Si les idées de
Šiffers trouvent un certain écho favorable dans son travail, Kabakov se détache ensuite
de lui, rompant avec le caractère absolu de son discours. Nous voudrions mettre en
lumière à partir de cette relation, les grands thèmes orthodoxes développés par Šiffers
et leur traduction dans les travaux de Kabakov mais aussi d’autres d’artistes qui
suivent des voies divergentes de celle du conceptualisme (Eduard Štejnberg
notamment). A la fois artiste (metteur en scène formé au théâtre) et penseur, Šiffers
poursuit un travail artistique avant-gardiste alors que ses idées et ses références sont
souvent réactionnaires. C’est la raison pour laquelle il s’est tout de suite dirigé vers un
groupe d’artistes résolument tournés vers le futur et intéressés aux thèmes religieux.
L’originalité de sa synthèse religieuse et esthétique rencontre l’espace d’un instant, les
ambitions conceptuelles de Kabakov, un élément passé inaperçu dans la critique et que
notre comparaison espère relever. Nous nous baserons sur les différents textes de
Šiffers dans lesquels il développe sa vision esthétique et prophétique en montrant
l’écho qu’elle trouve dans les travaux de Kabakov et qui atteste aujourd’hui de ce
moment d’influence31. Devront en outre être pris en compte ici les textes et le travail
de Mikhaïl Švarcman, peintre et métaphysicien original, qui est une figure importante
de la nébuleuse de l’art non-officiel, seront pris en compte. Švarcman, par la radicalité
de sa transformation du rôle de l’art, l’amène dans de nouveaux espaces, dans un
ailleurs, qui ne pouvait qu’intéresser ceux qui, comme Kabakov, cherchent à élargir le
contexte de l’art. Švarcman a apporté une critique décisive des finalités de l’œuvre
comme expression de soi dans le modernisme, un motif auquel Kabakov ne sera pas
indifférent. Ces deux figures, devenues par la suite repoussoir incarnent chacune un
visage original, avant-gardiste, syncrétique, de la métaphysique, ne se contentant pas
uniquement d’un rôle de réaction, mais accompagnant au contraire les
31
Nous nous sommes basés ici sur un entretien non-publié avec Kabakov à propos de sa rencontre avec Šiffers.
L’entretien a été réalisé en 2001 par Vladimir Rokitjanski.
26
bouleversements survenus dans le monde intellectuel et artistique. Ils sont des guides
parmi d’autres dans le parcours personnel de Kabakov et leur influence a été peu mise
en relief par la critique32.
De l’autre côté du pôle métaphysique, une place et une parole importante seront
données à Boris Groys, sorte de double philosophique de Kabakov. Il est l’élément
central de la promotion et de la réception du conceptualisme à l’étranger (il émigre en
1981). D’emblée, c’est la symétrie de parcours avec Šiffers qui saute aux yeux : tous
deux ont quitté Leningrad pour Moscou et se sont construits un profil et une nouvelle
carrière de penseur, voire de gourou au sein du Conceptualisme moscovite. Le hasard
doit beaucoup à ces deux destins et les marques et empreintes que les deux
personnages ont laissé illustrent bien les visages contrastés du Conceptualisme et son
histoire complexe que l’on retrouvera encore dans les écrits théoriques de
Monastyrskij, en proie lui aussi aux démons de la question métaphysique.
Actions Collectives
Afin de constituer un groupe plus ou moins homogène autour duquel réunir ces artistes
et ces œuvres singulières - en particulier eu égard aux bouleversements qui ont défait
certaines amitiés initiales et aux différences stylistiques existantes, il manque un
élément fédérateur autour duquel les artistes puissent se regrouper. Le travail artistique
et théorique du groupe KD sous la direction rigoureuse de son maître d’ouvrage
Andrej Monastyrskij va constituer précisément ce liant capable de faire du
Conceptualisme une institution artistique à part entière (le soutien institutionnel
officiel étant inexistant), avec un fonctionnement parfaitement autonome et régulier.
Cette institutionnalisation33 initiée à la fin des années 70 répond au défi de consolider
un groupe qui ne cesse de s’élargir à de nouvelles personnalités et à de nouveaux
horizons artistiques et intellectuels. Initialement, le groupe forme un cercle de 4
personnes (Andrej Monastyrskij, Nikita Alekseev, Georgij Kizeval’ter et Lev
Rubinštejn (qui quittera rapidement le groupe)) réunis autour d’idées communes34 à
32
Groys [1980] [1981], Jesse Jackson [2010].
33
Voir Bobrinskaja, [1999]. L’auteur examine dans cet article les différentes stratégies d’institutionnalisation du
groupe KD dans les années 70 en insistant sur l’influence de Cage dans l’élaboration d’un modèle institutionnel
processuel, éphémère et sans hiérarchie.
34
Ces intérêts communs rassemblent des domaines très variés. D’abord la poésie, puis un intérêt pour l’art
américain (minimalisme, John Cage, Joseph Kosuth) et pour le bouddhisme zen. Ni Monastyrskij, ni Rubinštejn
27
Les représentants de la génération précédente […] approuvent difficilement (et le plus souvent ne
tombent pas d’accord pour des motivations existentielles) le fait qu’il est maintenant plus que probable
que dans l’avant-garde survienne une période d’art privé et non-social […]36
n’ayant de formation artistique contrairement à Kizeval’ter et Alekseev, ce qui constitue le noyau thématique
c’est le travail autour du texte sous différentes formes : structure, objet, procédé, image, action, etc.
35
Parmi les participants importants qui interviendront par la suite, il faut mentionner : Nikolaj Panitkov, Sergej
Romasko, Elena Elagina, Igor Makarevitch, Iossif Bakstejn, Sabine Hänsgen, etc.
36
Monastyrskij [2011h], p. 316.
28
37
Nikita Alekseev, membre fondateur du groupe, le décrit ainsi dans ses Mémoires : « Bien que nous agissions
collectivement, cela se passait sous le dictat ferme d’Andrej, qui adoptait une conduite typique de l’époque de la
direction collective brežnévienne. » Alekseev [2008], p. 120.
38
Abbréviation russe pour Kollektivnyje deijstvija, nous nous en tiendrons désormais à cette formule pour
désigner le groupe.
29
39
Eşanu [2013], Sasse [2003], Bobrinskaja [2013], Degott [2001], Groys [2012].
40
Monastyrskij, Tupitsyn [2013].
41
Tupitsyn, [1998], Tupitsyna [1997].
30
42
L’une des premières recensions à propos du travail d’Actions Collectives intervient sous la plume du slaviste
suissse Felix Philipp Ingold. Ingold [1980].
43
« Après avoir regardé longuement les recensions de leurs collègues occidentaux et lus quelques articles, les
«nouveaux » artistes ont compris qu’une pure imagerie et le conceptualisme, ou une pure pure visualité et un
fonctionnement réfléchi coïncident mal dans la culture contemporaine : une certaine fondation philosophique,
une phraséologie professionnelle, une énonciation publique des concepts dans des texte et une factographie sont
nécessaires. Rien de cela n’existait en Russie auparavant. » Kizeval’ter [2014], p. 15.
44
Monasytrskij, Tupitsyn [2013], p. 52.
45
Kabakov [2008], p. 89.
31
période précédente. Notre travail révèle schématiquement (les allers et retours sont
nombreux) un parcours en trois étapes dont l’idée de métaphysique est le pivot. La
première partie de notre étude sera consacrée à la défiance initiale de Monastyrskij par
rapport à la métaphysique transcendante (celle du symbolisme russe). Il s’agira ensuite
d’analyser par quelles voies le groupe KD et surtout Monastyrskij voient une
résurgence de ces motifs métaphysiques sous une forme agressive et contraignante qui
se termine par leur liquidation. Le groupe construit son travail sur la réduction des
éléments représentationnels, qui font pourtant leur retour au début des années 80,
bouleversant les idées esthétiques initiales, provoquant chez Monastyrskij une crise
personnelle et mystique dont l’expression sera métaphysique. Ce glissement trouve
son terme dans une tentative de conjuration théorique, à laquelle tout un appareil
d’exégèse est consacré. La thèse que nous voudrions défendre ici est celle donc d’un
changement de paradigme au cœur de l’activité d’Actions collectives : le passage d’un
silence (absence de langage) à une abondance de signes. Cette période de retour à
l’objet et au sémiotique révèle une coexistence fascinante entre éléments
métaphysiques et « postmodernes ». Plus qu’une coïncidence dans leur coexistence,
les deux réalités (sémiotique, discursive) et métaphysique semblent avoir été
programmées pour se rencontrer, s’interpénétrant l’une et l’autre, ce qui rend leur
examen passionnant. Dans cet entrecroisement entre positions esthétiques et
métaphysiques se dessine l’image d’une révolution intellectuelle encore mal mesurée
aujourd’hui, celle d’un modèle de la profondeur46 remplacé par un modèle de surface.
Ce trajet illustre également les fonctions de cette métaphysique comme moteur
vers un ailleurs, réservoir inépuisable de concepts et de revirements théoriques. Même
si les références directes à la philosophie sont plutôt rares, on retrouve une certaine
homologie formelle entre la conduite rigoureuse du raisonnement et les propositions
théoriques de Monastyrskij. Dans ce cadre, peut dès lors évoquer une première période
aux accents wittgensteiniens où sont privilégiés un certain minimalisme et une critique
des modèles de représentation du réel. Dans un deuxième temps, le retour au langage
et à la vie palpitante des signes nous rapproche davantage du second Wittgenstein et de
sa philosophie du langage ordinaire. Mais ce schématisme dans la présentation ne doit
pas masquer la complexité et les réapparitions cycliques de motifs philosophiques dans
46
L’expression est empruntée au philosophe marxiste Fredric Jameson. Jameson [2007], p. 51.
32
47
« L’évocation paysagière peut atteindre aux niveaux les plus élaborés de l’esthétique et de la pensée […] le
zen, particulièrement chez Dôgen (1200-1253), y voyait concrètement le symbole de la négation, l’emblème des
concepts de kû (vide), de mu (néant ou plutôt absence) : la neige, l’absence, le vide, sont uniment le champ
foncier de l’être, ce champ suppose l’être, il n’y a d’être que ce champ. » Berque [1986], p. 27.
48
Il poursuit cette activité aujourd’hui dans de nombreux collages photographiques.
33
La question de la métaphysique
Pierre Aubenque
Dans la substance même de la littérature russe (de Gogol à Platonov) il existerait une métaphysique et une
philosophie très profondément enfouies, dissimulées sous l’apparence d’un subtil flot d’images. De ce
point de vue, et à mon avis, la littérature russe est porteuse d’une philosophie beaucoup plus riche que, par
exemple, la philosophie russe elle-même (de Tchaadaev à Berdiaev et Ouspensky etc.), car l’image y est
beaucoup plus profonde que l’idée, et c’est précisément l’image qui réussit le mieux à exprimer le contenu
mystérieux, enfermé dans les couches souterraines de la métaphysique russe.50
La métaphysique est selon cette définition et celle qu’en donnera Šiffers, l’expression
d’une tradition littéraire russe dont le privilège se trouve dans le visuel. Plus
généralement, la métaphysique doit alors être comprise comme la création d’une
49
C’est peut-être l’Anti-Dühring de Engels – écrit en 1878 et premier exposé sur le marxisme en tant que
Weltanschauung – qui offre une critique de la métaphysique. Dans ce texte polémique, Engels affirme
l’opposition radicale entre deux épistémè, la métaphysique et la dialectique. La métaphysique, sœur ennemie de
la dialectique, est brocardée par le philosophe allemand comme ce qui « sous le changement cherche à perpétuer
l’identité », mais qui aussi sépare, rompt les liens, et qui, « naturellement conservatrice », est « incapable de
saisir le monde comme un processus, comme une matière en voie de développement historique ». Cité par
During [1998], p. 68.
50
Mamleev [2012], p. 14.
34
sphère à part, d’un ailleurs, sorte de repoussoir de la doctrine officielle. L’idée de vie
extérieure (selon les mots utilisée par Yurchak de living vnye51), la constitution de
milieux déterritorialisés, indifférents aux aléas de la vie soviétique, forment
véritablement l’armature de cette vie philosophique authentique.
Métaphysique est une notion plurielle qui représente un chausse-trappe pour le
lecteur. A la fois trop général ou trop connoté, le concept ou le terme semble
constamment nous échapper. De surcroît, le contexte de la métaphysique dite russe,
avec ses thématiques à la fois anthropocentriques et religieuses, nous invite à
reconsidérer les choses à partir d’une perspective différente de celle de la tradition
ayant émergé en Occident, une perspective « totalisante », à laquelle répond sa
définition la plus générale.52 La question de l’être en tant qu’être, la science des
premiers principes ne fait pas fortune en Russie et l’aristotélisme en constitue peut-être
l’angle mort. Au lieu de cela, on trouve un Orient métaphysique avec sa propre
philosophie de l’image, son propre vocabulaire, dans lequel Monastyrskij et Kabakov
puisent largement. Souvent sous une forme adjectivale, l’utilisation du terme désigne
la présence d’une grammaire métaphysique souvent sous-entendue, rarement objet
d’un développement à part entière, comme c’est le cas dans les textes et entretiens
donnés par les artistes. La « métaphysique », comme catégorie générale regroupant
différentes activités spéculatives et pratiques sera plusieurs fois précisée dans ce
travail, suivant le contexte de son utilisation53. Nous aurons ainsi plusieurs usages et
sens possibles du concept. Afin de tenir compte également des malentendus engendrés
par les différences de tradition54, il est donc nécessaire de partir de l’étage le plus
général puis de redescendre progressivement dans les étages inférieurs du sens. Un
processus qui devrait nous aider dans la compréhension plurielle du terme et aux allers
et retours parfois complexes observés dans les différentes parties.
51
Yurchak [2006], chapitre 4.
52
Là où un philosophe français propose un travail précis sur un sujet déterminé (« le contrat social », « les
données immédiates de la conscience » ou « l’imaginaire » pour prendre ces thèmes dans les œuvres de
Rousseau, Bergson et Sartre), le philosophe russe prend à bras-le-corps une sorte de système des systèmes où la
métaphysique, la science, la culture, la psychologie empirique, la logique, la linguistique, la théologie et
l’esthétique sont fondues et confondues […] » Laurent, Niqueux (dir.) [2011], p. 8.
53
Métaphysique a souvent le sens d’absurde et d’irrationel chez Kabakov et désigne une atmosphère, une
ambiance. Kabakov [2008].
54
Le philosophe Mikhaïl Ryklin rappelait dans le préambule de son livre d’entretiens la nécessité d’un dialogue
entre les deux traditions, afin de réduire les taches aveugles et les zones d’incompréhension. C’est aussi le sens
de ce travail : réduire l’exotisme et favoriser un dialogue entre deux philosophies que beaucoup de choses
opposent. Ryklin [2002], p. 7-9.
35
• La Métaphysique au sens large est surtout pensée comme orthodoxe et a été vue
négativement au sein du conceptualisme en général. Elle signifie expérience
spirituelle transcendante, suprasensible qui s’oppose à tout jugement logique et
rationnel. Dans son acceptation orthodoxe, elle implique un retour à la tradition,
un mouvement d’identification au propre. La métaphysique répond ici à la
question fondamentale de l’identité, elle assure sa permanence (tradition de
l’icône, prière du cœur, byzantinisme, počvenniki, etc.)
• Métaphysique négative ou soustractive, qui qualifie un mouvement de retour à
l’immanence comme réalisation possible de l'être, comme nouvelle zone de
liberté et d’autonomie. Ici, métaphysique s’accorde plus au sens de modalités
du possible et d’existentiel. On la dit négative parce qu’elle écartes les
différents intermédiaires (symboles, icônes) qui donnent accès à cette
expérience. En ce sens elle constitue une situation donnée, vécue ici et
maintenant.
• Métaphysique au sens métaphorique (usage le plus courant chez Monastyrskij),
désigne souvent des caractéristiques spatiales. Présentée souvent comme un
adjectif, elle signifie espace abstrait, marge, formalisme, etc. Cette idée
recouvre clairement la notion d’immanence en insistant moins sur l’existentiel
que sur un espace propice à la pensée. Elle peut être dans de rares cas chez
Monastyrskij, synonyme de conceptuel, dans ce cas elle désigne une approche
austère ou pure.
55
Ici, la référence majeure réside dans la théologie des énergies participables, développées par Saint Grégoire de
Palamas. Meyendorff [1959].
56
Nous empruntons le terme de suturation à Alain Badiou, qui propose comme programme philosophique de dé-
suturer la philosophie des champs uniques où celle-ci s’est fixée (poésie, science, politique), afin de mieux la
réaliser. Badiou [1989].
37
57
Elle a agi sur Kabakov à un moment où celui-ci élaborait un projet conceptuel plutôt éloigné de ce cadre
métaphysique.
58
Entretien avec Pivovarov, Prague, avril 2014.
59
« Si la métaphysique a « transcendé » jusqu’ici le sensible vers le suprasensible, elle suit maintenant le
mouvement inverse, celui de « redescendre à partir du suprasensible vers le sensible, tout en emmenant, dans ce
mouvement, ses structures propres, pour s’établir en celles-ci au sein de la dimension sensible. » Schüssler
[2003], p. 9.
60
L’intérêt pour le zen ou les religions orientales répond au fait que l’orthodoxie a été la source d’une déception
intellectuelle chez Alekseev et Panitkov, chez Monastyrskij également mais d’une manière plus ambigüe.
Panitkov [2009], p. 546-7.
61
Kikodze [2000], p. 30.
38
exemple ce motif métaphysique dans le travail fait par KD sur les éléments
imperceptibles et invisibles qui soustraient au spectateur le centre de l’action. Kabakov
témoignera bien plus tard sur cet effet de soustraction qu’il a ressenti lors de sa
participation aux activités de KD.62 Sur ce nouveau sol immanent, toute l’activité
artistique se reconfigure dans un nouvel espace. Le regard peut désormais apprécier
d’autres composants comme la réalité ordinaire, de l’inaperçu, etc. Il a donc fallu, et
c’est le renversement qui nous intéresse ici, parfois passer par une expérience de
transcendance pour retrouver l’immanence (le quotidien, le byt). Cet ordinaire
toutefois ne signifie pas retour à la raison et aux conventions, loin s’en faut, il amène
avec lui toute l’étrangeté et l’irrationalité dont la métaphysique croyait détenir le
privilège.
L’adjectif métaphysique intervient souvent, à la fois chez Monastyrskij et chez
Kabakov sous différents sens, dont celui de connaissance possible du monde. Il peut
désigner une expérience radicale de pensée et de conceptualisation qui s’intéressera
aux composant ultimes du monde : le déchet, le vide chez Kabakov les marges, les
espaces intermédiaires et contemplatifs, les environnement harmonieux) chez
Monastyrskij. Ce trou pratiqué à même la vérité ne peut conduire qu’à un intérêt pour
les éléments les plus quotidiens, les plus proches. La mémoire personnelle, celle du
proche, s’est condensée dans l’intérêt pour le déchet comme emblème de l’intime et du
personnel. Par opposition à l’espace public, le déchet incarne cette périphérie possible,
à l’écart des motifs imposés par les obsessions de l’époque (les succès industriels, le
culte du corps et du sport, etc.). Pour Monastyrskij ce sera l’espace intermédiaire entre
la ville et la campagne (zagorod).
Sous ce déplacement du sens de la métaphysique, on comprend que tout un
discours pictural essentialiste qui y est rattaché (auquel les conceptualistes sont
opposés), perd le privilège du propre, du singulier, ce que Derrida désigne sous le nom
de pensée de la présence63. Si elle peut apparaître comme un moyen de consolider
l’empreinte conceptuelle, de rendre claires les lignes de démarcation entre présence et
62
« Je ne peux pas attester complètement que j’ai vu quelque chose ou que «cela » m’est apparu, que « cela »
s’est produit avec d’autres ou avec moi seul, ou que cela a été une plaisanterie ou extrêmement sérieux. Il s’est
produit une erreur ; un trou s’est formé, une fissure dans l’espace et dans ma vie, un trou, qui, après être apparu
une fois ne s’est ni refermé et ni comblé jusqu’à ce jour. Qu’est-ce qu’il s’est passé avec moi ? Pourquoi et de
quelle manière je suis passé de spectateur à participant, par ailleurs si facilement et si imperceptiblement à mon
insu ? » Tupitsyn [2006], p. 97.
63
Derrida [1972], p. 75.
39
64
Un vocabulaire qui n’est jamais très loin des motifs de la théologie négative, propre à la tradition orthodoxe
par ailleurs.
65
Aubenque [2009], p. 74.
40
A la fin des années 60 et au début des années 70, des individus charismatiques et de nombreux cercles
mystiques et sectes ont émergé à travers le pays, dans les deux capitales et dans d’autres villes. Ce
phénomène s’accompagnait d’expériences avec les drogues et de pratiques transcendantes visant un
élargissement de la conscience. 66
66
Menzel [2012], p. 151.
67
Laruelle [2015].
41
soviétique magique, occulte, etc. Birgit Menzel rappelle dans son article consacré aux
mouvements occultistes de l’underground moscovite que les activités du groupe sont
décrites littérairement par Mamleev comme « une descente aux enfers et un retour à la
réalité dans un état spirituel et de conscience plus élevée »68. Il est difficile a priori de
reconstituer au-delà des mystifications de chacun ce qui se produit réellement dans le
cadre de ces réunions occultes69, mais nous pouvons d’ores et déjà distinguer deux
groupes à partir de l’exemple singulier de Šiffers. Si le traditionalisme de René
Guénon et l’occultisme ont une influence importante dans le premier cas, c’est la
mystique orthodoxe et la philosophie religieuse russe qui jouent un rôle prépondérant
dans l’autre. Les deux réseaux n’ont jamais été amenés à se côtoyer. Le fait que
l’initiation ait été assurée par l’élite intellectuelle du pays70 permet la formation d’une
occulture dynamique et parfois de haut niveau71. Comme nous le verrons, l’explication
de ce dynamisme complexe est multiple. Mamleev l’explique, lui, par une forme
d’hypercollectivisme qui viendrait bouleverser l’équilibre traditionnel entre la
sobornost’ et l’inclination à l’exploration intérieure propre à la tradition de la pensée et
de la littérature russe. En ayant figé l’élément collectif, l’idéologie soviétique accentue
la soif d’expériences spirituelles nouvelles. L’auteur insiste notamment sur le caractère
privé et élitiste de ces réunions et recherches, il ne s’agissait en aucune manière de
prosélytisme, alors que pour la figure de prophète de Šiffers, les témoignages de
conversion et la fréquentation la mise en lien avec de figures ecclésiastiques comme le
père Alexandre Men sont avérées72. Mais Jurij Mamleev insiste encore sur les affinités
électives existant entre la pensée hindoue et celle de la mystique orthodoxe russe,
autour notamment du problème de la quête du Soi, de l’exploration de l’abîme et des
mystères de l’âme humaine, dont l’auteur affirme que ses limites ont été abondamment
explorées en Inde et en Russie, soulignant ainsi l’orientalisme intrinsèque de la pensée
russe.73
68
Menzel [2012], p. 163
69
Menzel [2012], p. 163. Le roman « Moskovskij gambit » de Mamleev raconte sous forme de fiction des
épisodes mystiques de la période du Južinskij krug. Mamleev [1993].
70
On connaît désormais le rôle prépondérant qu’ont joué les facultés de langues orientales et leurs spécialistes
dans la transmission d’un savoir ésotérique, il constitue même à n’en pas douter l’un des éléments originaux de
cette situation intellectuelle.
71
Menzel [2012].
72
Rokitjanskij [2010].
73
Mamleev [2012], p. 12-13.
42
Il n’y avait bien sûr aucun système dans ce type de lectures. Il y avait seulement une « soif
gnoséologique » que chacun étanchait comme il pouvait et où il pouvait. Le diapason de recherches était
aussi grand qu’hasardeux. En raison de l’impossibilité de choisir, n’importe quelle chose tombant sous
la main faisait l’affaire, cela pouvait être ou bien une traduction manuscrite d’Albert le Grand, de règles
de yoga, d’une autobiographie mythologisée de Gurdjieff ou d’un livre de V.A. Šmakov sur
l’arcanologie, ou bien encore une proposition de partir dans une ascèse radicale ou au contraire de faire
connaissance avec un sorcier vivant.75
74
Menzel [2012], p. 184.
75
Tamruči [2009].
43
Dans tous les cas, cette intense activité ésotérique et spirituelle ne sera pas sans
conséquence sur le conceptualisme, même si ses membres n’ont jamais formé une
congrégation ésotérique, mais en ont plutôt parodié les rituels. Le fait qu’elle soit axée
sur l’Orient, montre qu’elle est une activité méditative et ascétique, constituant une
forme d’Orient imaginaire76 que le conceptualisme va représenter et transformer à
l’envi. Il s’agit donc de garder à l’esprit que la culture non-officielle de l’époque
soviétique tardive est marquée par la présence de la philosophie orientale, de la
littérature chinoise et plus largement d’une idée de l’Orient qui se traduit de diverses
manières. Précisons tout de suite que celle-ci n’a pas grand-chose à voir avec
l’imaginaire romantique oriental russe ni avec l’expérience du voyage en Orient à la
manière des voyageurs du XIXe mais qu’une telle découverte passe essentiellement par
une idée métaphysique.
Dans sa correspondance avec Monastyrskij, le critique d’art Tupitsyn
mentionne les prédécesseurs russes de ce voyage « métaphysique » de Gurdjieff à
Scriabine en passant par Blavatsky77. Que cela soit par le biais d’un enseignement
privé dans le cadre des Séminaires se déroulant dans l’atelier de Kabakov ou sous
l’influence d’orientalistes importants comme Piatigorskij, voire sous l’influence des
grands canons védiques, ou encore dans les motifs empruntés aux spiritualités
orientales (les mandalas, les éléments zen, les mantras, etc.) la construction d’un
Orient imaginaire comme hors-champ du monde soviétique est au cœur du
conceptualisme. Il faut plutôt lire ici la formation de cet imaginaire au niveau des idées
et de la méthode du conceptualisme qui vise à retrouver la présence du langage
ordinaire. La présence de cet Orient imaginaire sert également de prétexte justement,
dans le cas de Monastyrskij et Prigov à déconstruire un certain canon slavophile,
empreint de philosophie religieuse qui dominait le champ artistique dans les années
60. Du philosophe Nicolas Fedorov partant à la recherche du langage originel de
l’humanité dans les montagnes du Pamir78 aux expéditions en Asie centrale à la
recherche du royaume invisible de la Shambala, ou encore des rencontres avec des
hommes remarquables de Gurdjieff, l’Orient reste à cette époque la promesse de la
76
Les symboles de l’Ouest imaginaire ne représentait pas nécessairement l’Ouest « réel » et ses valeurs
« bourgeoises » ; ils introduisaient plutôt dans la réalité soviétique une nouvelle dimension imaginaire qui n’était
ni « Occidentale » ni « Soviétique ». Yurchak [2006], p. 203.
77
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 66.
78
Laruelle [2013], p. 248.
44
révélation d’un savoir caché, d’une connaissance supérieure. Mais les manières
d’atteindre ces voies-là passent aussi par la pratique, que cela se réalise dans la
pratique du Yoga (le Agni-Yoga développé par Nicolas et Elena Roerich par ex.), la
construction décalée de mantras, l’influence de concepts métaphysiques empruntés au
bouddhisme zen : toutes les voies sont bonnes pour constituer des imaginaires
nouveaux.
On peut dire que cet Orient imaginaire dans le cadre du conceptualisme reste
profondément métaphorique, puisque jusqu’aux années 90, les artistes n’ayant pas
émigré, n’ont pas à proprement parler voyagé en Orient. L’essentiel de cette
découverte reste mentalisé, imaginé et leur permet justement de donner forme à cet
espace autonome, « métaphysique », critique. Cette omniprésence du sacré sur un plan
mental plus que réel, a permis au conceptualisme justement de jouer avec ces signes,
de les transformer à leur manière, en vertu de ce procédé de neutralisation dont ils ont
joué à merveille.
Méthodologie
79
Roque [2007], p. 13-14.
80
« […] l’histoire d’un concept n’est pas, en tout et pour tout, celle de son affinement progressif, de sa
rationalité continûment croissante, de son gradient d’abstraction, mais celle de ses divers champs de constitution
et de validité, celle de ses règles successives d’usage, des milieux théoriques multiples où s’est poursuivie et
achevée son élaboration. » Foucault [1969], p. 11.
45
attribuer aux artistes le degré de conscience réelle qu’ils ont de celles-ci. Si les artistes
lisent beaucoup, ils discutent beaucoup entre eux mentionnent rarement leurs sources :
c’est pourquoi retrouver explicitement la présence de telle ou telle influence est
souvent difficile. Par ailleurs, la comparaison avec les sources critiques de l’art
conceptuel anglo-saxon venant des artistes eux-mêmes ou de leurs critiques, est plus
que nécessaire pour mettre en relief la complexité des positions esthétiques et
théoriques de Kabakov et Monastyrskij. Le chercheur assidu est quelquefois déçu
devant la faible connaissance qu’ont eu en réalité les artistes des discours théoriques
produits en Occident. La barrière des langues et le manque de traduction n’ont pas
arrangé les choses. Certains artistes se font même traduire à haute voix des articles
tirés de Artforum (voir Al’bert), dont le contenu, fermement ancré dans le contexte
anglo-saxon est difficilement compréhensible. En témoigne aussi le peu de références
faites aux textes fondateurs de l’Art conceptuel (Kosuth, Morris, LeWitt, etc.) dont
pourtant ils se revendiquent.81 Le sentiment d’appartenance à cette communauté de
pensée lointaine qui les arrache à la communauté forcée soviétique à laquelle ils
étaient contraints reste un sentiment fort.
Si l’on connaît bien aujourd’hui les grandes lignes de l’esthétique
conceptualiste à travers les œuvres canoniques qui ont été produites, peu d’attention et
d’analyse ont été portées au discours et aux définitions qui en ont été données, en
particulier par les acteurs eux-mêmes et souvent a posteriori. Pour tenter de combler
cette lacune, nous défendons ici en complément de l’histoire conceptuelle qu’avait
proposé Eşanu dans son ouvrage, une « histoire intellectuelle » du conceptualisme
moscovite. Une histoire intellectuelle doit aussi mettre en lumière les enjeux de la
constitution d’un terme canonique tel que le conceptualisme moscovite. Les œuvres
d’art du conceptualisme, renforcent encore un peu plus leur statut d’objets
intentionnels82, en raison du vaste corpus textuel qu’il nous lègue et dont l’examen
attentif à partir de l’orientation que nous avons choisie, va s’imposer inévitablement.
C’est pourquoi nous avons choisi d’y intégrer également les opinions et discours
concurrents contre lesquels le conceptualisme doit batailler afin de se faire sa place
dans le commerce international des idées artistiques, parfois sans succès. C’est
81
Voir Al’bert [2014] pour un bilan sur la question.
82
« la quête essentialiste est dépourvue de sens : l’art n’est pas un objet doté d’une essence interne ; comme tout
objet intentionnel il est (devient) ce que les hommes en font – et ils en font les choses les plus diverses. Schaeffer
[1992], p. 15.
46
importants de cette histoire83. Comment justifier le parti pris qui consiste à ne retenir
que deux noms essentiels dans cette traversée plurielle ? Selon nous les contributions
théoriques et écrites de ces deux leaders, si elles sont majeures constituaient à elles
seules un corpus suffisamment important dans le cadre d’une étude comme celle-ci.
Dans le souci de reconstruire les méandres de cette histoire du conceptualisme de la
façon la plus détaillée possible, nous avons réalisé plus d’une dizaine d’entretiens avec
des personnes qui ont côtoyé de près le mouvement ou en ont été des acteurs
importants. Ensuite nous avons voulu éviter le piège d’une homogénéisation des
positions stylistiques, gardant à l’esprit que le conceptualisme devient un courant sous
l’effet du hasard des rencontres et des affinités plus que sous l’effet d’un manifeste
collectif. Benjamin Buchloh rappelle en effet en exergue de son article célèbre de 1989
sur l’art conceptuel :
Depuis ses tout débuts, la phase historique dans laquelle l’art conceptuel s’est développé comprend un
tel nombre d’approches mutuellement opposées, que toute tentative de résumé rétrospectif doit se
méfier des voix énergiques (pour la plupart celles des artistes eux-mêmes) demandant le respect de la
pureté et de l’orthodoxie du mouvement. Précisément en raison de cette série d’implications de l’art
conceptuel, il paraîtrait impératif de résister à la construction des son histoire en termes
d’homogénéisation stylistique, qui limiterait cette histoire à un groupe d’individus et à un ensemble
strictement défini de pratiques et d’interventions historiques […]84
En insistant tout au long du travail sur la singularité des positions et leur caractère
irréductible, nous tenterons de donner à entendre chaque voix dans sa clarté singulière
avec ses contradictions, ses revirements, etc.
État de la recherche
83
La liste est presque impossible à compléter, mais citons entre autre : Nekrasov, Komar et Melamid, Erik
Bulatov, Oleg Vasil’ev, Francisco Infante, Ivan Čuikov, Dmitrij Prigov, Leonid Sokov, Viktor Pivovarov, Pavel’
Pepperstein, etc.
84
Buchloh [1999], p. 515.
85
On peut mentionner ici le travail détaillé d’analyse de la logique poétique à l’œuvre dans les travaux du groupe
KD par Sylvia Sasse [2003].
86
Degot [2001], Bobrinskaja [1994], Tupitsyna [1995], Tupitsyn [1998]. Il est impossible d’énumérer
l’ensemble des expositions qui ont été présentées sur le sujet, elles sont trop nombreuses et ce travail ne prétend
pas à une historiographie complète de ces expositions. Nous nous en tiendrons ainsi à quelques-unes qui
contiennent les textes les plus importants. ainsi que les deux importants catalogues d’expositions dirigés par Alla
48
Rosenfeld : Rosenfeld [1995] et [2011]. D’autres expositions importantes sont encore à signaler, celle de Groys à
Hamburg : Groys [2008], ainsi que celle de Erofeev à Londres : Erofeev [2012]. Sans oublier celle de Jurij
Al’bert en 2014. Al’bert [2014].
87
Bobrinskaja [2013].
88
Jesse Jackson [2010], Eşanu [2013].
89
Jesse Jackson [2010], Groys [1980] [1998] [2006], Pacjukov [1980], Ryklin [1997] [1992], Epstein [1990]
[2010].
90
Degott [2014], Eşanu [2013].
91
On peut relever le remarquable travail fait par Evgenij Barabanov, qui en quelque pages à réussi à tracer un
bilan critique du conceptualisme à partir de ses textes. Barabanov [2011]. Barabanov est l’un des rares critiques à
connaître aussi bien les courants métaphysiques que conceptualistes, nous nous sommes beaucoup appuyés sur
ses travaux érudits et certaines de ses hypothèses dans notre travail.
92
Exception faite du livre très complet de Eşanu qui accorde une large place à l’analyse du concept de pustota
mais reste axé sur une problématique que nous avons laissée de côté, celle de la corrélation entre l’évolution du
discours théorique de KD et les grands bouleversements politiques de la fin de l’URSS.
49
93
Bobrinskaja [1994], Barabanov [2011]
94
Lippard [1973/2001].
50
mais aussi le devenir du conceptualisme moscovite ».95 La grande lacune réside dans
l’absence d’étude spécifique sur le rôle de la métaphysique et de ses thèmes dans le
travail de Kabakov et de Monastyrskij et la continuité entre les deux générations qui
doit être élaborée à partir d’un cercle élargi. Les différentes études parues ne rendent
pas compte du moteur critique qu’elle incarne, et de son rôle important dans la rupture
avec l’ancienne génération. La prise en compte des textes de Šiffers, publiés en 2005,
ainsi que ses textes sur les artistes, nous donne aujourd’hui une meilleure appréhension
des enjeux interprétatifs de celle-ci. La controverse esthétique entre métaphysique et
conceptualisme n’a pas été prise en compte, souvent pour des raisons de conflits
personnels et d’ignorance réciproque. Restant au stade de l’anecdote on la trouve
surtout présente dans les entretiens réunis par Georgij Kizeval’ter et dans les
mémoires96. Il s’agit donc de la faire sortir de la polémique pour en mesurer les enjeux
et même le dialogue possible.
Corpus
Pour réaliser ce travail, nous nous sommes basés essentiellement sur un large éventail
de textes publiés et inédits de Kabakov et Monastyrskij. Des entretiens individuels
réalisés avec de nombreux artistes et philosophes ont servi en outre à vérifier certaines
hypothèses théoriques et des recoupements de faits. Les textes de Kabakov et de
Monastyrskij sont nombreux et dispersés. Fort heureusement, depuis peu, l’imposante
collection Bibliothèque du conceptualisme moscovite, nous permet d’apprécier à sa
juste valeur le projet théorique. Nous avons emprunté une grande majorité de nos
textes sources à ce matériel abondamment publié. Un autre radar important pour se
repérer dans cette galaxie infinie d’artistes a été tout le riche matériel de leurs
entretiens, interviews, mais également leurs écrits personnels tels que souvenirs et
mémoires. Témoignage vivant, cette partie du corpus est d’autant plus révélatrice que
les artistes ont pu y déposer une formulation libre et détaillée de leurs idées.
Parmi les écrits de Kabakov, nombreux sont ceux qui réalisés dans les années
80. Fruits d’une certaine maturité et d’un regard rétrospectif sur le phénomène du
conceptualisme, ces textes sont à considérer avec distance, c’est pourquoi nous avons
95
Svetljakov [2014], p. 7.
96
Kizeval’ter [2010], Kabakov [2008], Pivovarov [2001].
51
également introduit les textes de Šiffers pour nuancer ou comparer certains motifs
théoriques. Certains textes, comme son journal font date, puisqu’ils attestent de la
rupture définitive entre le conceptualisme et d’autres courants. Cette réécriture
personnelle de l’histoire suscite par ailleurs l’ire des autres artistes.97
Les écrits de Monastyrskij sont de genres distincts et illustrent son désir de
donner une cohésion et une architecture théorique au développement des actions ainsi
qu’une justification rationnelle aux divers revirements théoriques qui jalonnent
l’activité du groupe. Ces textes excèdent souvent le cadre strict du support livre pour
s’inviter dans des formats inédits comme des objets, des livres d’artistes offerts à des
amis et des installations. Avant leur publication complète en un volume dans les
années 90, les archives de ces performances n’ont existé que dans des petits tirages (5
ex.) reliés à destination du cercle étroit d’amis. D’emblée, les frontières entre les
disciplines et les supports sont poreuses, à l’image de ce cadre sans forme qu’est le
lieu de réalisation des actions. Le corps théorique du 1er Volume n’est écrit que bien
après la première action en 1976. Initialement, les premières actions sont réalisées sans
aucun ajout, hormis quelques photographies, et c’est seulement à partir des années 80
qu’apparaît l’envie de documenter les actions et qu'est rédigée la plupart des textes. On
peut supposer que cette idée prend forme en raison du succès rencontré et de
l’élargissement du groupe de participants. En outre, à travers sa correspondance, se
manifeste le désir toujours plus important de Monastyrskij de faire connaître son
travail à l’étranger, et donc d’en fixer les traces par écrit. De manière générale, les
volumes sont organisés de la manière suivante : une préface introductive, les textes des
actions, les récits des participants, les commentaires des organisateurs, le tout
augmenté d'un vaste matériel photographique en annexe. La Préface constitue le cœur
théorique, puisque c’est à travers celle-ci que Monastyrskij dresse le bilan rétrospectif
des acquis et des changements observés dans l’activité artistique du groupe. Celles-ci,
avec les commentaires, servent de base pour l’étude des variations de discours, reflet
de l’évolution des positions théoriques de Monastyrskij. Ces préfaces, mais aussi les
différents textes et commentaires qui jalonnent les trois premiers volumes forment tout
le laboratoire théorique de l'artiste déployant les influences et la force de cohérence de
son travail.
97
Entretien avec Infante, octobre 2013.
52
Précisons enfin que le corpus de texte théoriques auquel nous ferons appel est
difficilement séparable de son contexte et des éléments extra-textuels auxquels les
écrits sont associés (photographies, objets, schémas, mise en texte de discussion libre,
etc.). Les textes sont rédigés dans un premier temps pour prévenir l’oubli et la
disparition qui menacent les activités artistiques clandestines mais aussi pour
documenter de manière précise et rigoureuse (effort s’initie essentiellement à partir du
2ème volume) les différentes actions. De surcroît, les textes théoriques (commentaires
détaillés et rapports) portant sur l’évolution du groupe sont écrits dans un langage
assez sec, presque une parodie de langage scientifique parfois, reflet du souci
formaliste auquel Monastyrskij est resté attaché. Si les deux premiers volumes ne font
qu’une petite centaine de pages, le troisième volume comprend un important ensemble
de textes de Monastyrskij et constitue à lui seul plus de deux cent pages, marquant
ainsi, on le répète une rupture importante avec le travail précédent.
Dans un deuxième temps, nous allons proposer dans cette première partie une
analyse plus précise des enjeux métaphysiques des premières œuvres de Kabakov et de
la manière dont il les intègre, neutralisés progressivement au sein de son œuvre. A
partir de l’axe clé des Albums, nous essaierons d’en montrer le basculement vers le
conceptualisme et la scission intervenue au sein du groupe. En dernier lieu, nous
souhaitons montrer comment la métaphysique est progressivement abandonnée tout en
conservant une présence comme métaphore ou possibilité, mais dépourvue de tout
élément appartenant à la théologie orthodoxe. Dans cette partie de clôture ce sont
essentiellement les travaux de Kabakov autour de la vacuité et du déchet qui nous
intéresseront.
La deuxième partie est consacrée entièrement à la figure de Monastyrskij et au
groupe Actions Collectives, avec une focalisation particulière sur le parcours singulier
de l'artiste. Il s'agira d’abord introduire aux différentes notions proposées par
Monastyrskij pour définir les activités de son groupe, en nous focalisant
particulièrement sur les aspects formalistes et abstraits, afin d’en montrer les liens avec
une définition immanente et existentielle de la métaphysique. Ensuite seront examinés
chronologiquement les trois volumes de textes et de matériel du groupe pour en
montrer l’évolution et les ruptures. L’ensemble de cette évolution est affecté par le
passage d’une expérience spirituelle zen marquée par une absence de langage au retour
progressif de ce même langage sous la forme de signes et d’objets dans le deuxième et
le troisième volume. Dans le dernier chapitre, nous proposerons une analyse plus
spécifique du roman de Monastyrskij Kaširskoe šosse qui figure la crise mystique et
théorique sous un angle original. Ce roman, élément à part des autres actions, par les
réflexions abondantes qu’il propose sur la sémiotique et la métaphysique, détermine
selon nous le développement futur du conceptualisme. Cette analyse finale permettra
d'en cerner les enjeux et d'ouvrir notre perspective aux nouveaux espaces théoriques
qu’il dessine.
54
Définition(s)
Dans les années 70 et 80, ce sont à la fois le mythe et l’atmosphère de la culture non-officielle qui
changent substantiellement. Si auparavant celle-ci était concernée par des questions métaphysiques et
anhistoriques, le mouvement a commencé à s’intéresser à la vie quotidienne soviétique. Le moment
décisif a été le détournement des styles expressifs, métaphoriques et émotifs vers la position analytique
et distante de l’artiste-comme-chercheur occupé avec une représentation « scientifique » ou ironique de
la société. Le sots-art et le conceptualisme moscovite ont le mieux reflété cette nouvelle position.98
La définition embrasse les termes les plus généraux dans lesquels s’est posée la
question du contenu artistique et l’objet ou le sujet des différentes tendances à
l’époque. Ainsi la transformation ne s’est pas faite par la création d’un style comme on
le rencontre dans certaines révolutions artistiques, mais s’est jouée sur le plan à la fois
des idées et de la posture de l’artiste. D’autre part, cette révolution n’est pas soudaine,
mais s’étend pour ainsi dire sur plusieurs années, traversant diverses ruptures. Déjà à
la fin des années 60, Kabakov crée des toiles qui marquent une transformation dans le
paysage artistique russe avec des tableaux qui ne prétendent plus exprimer quelque
98
Bobrinskaya [2011], p. 15.
55
99
Tupitsyna [1999], p. 99.
100
Dmitry Prigov invité de l’émission de Tatiana Tolstaja le 3.09.2003.
https://www.youtube.com/watch?v=Ip1FMeEtA70
56
Le conceptualisme peut être désigné comme une approche méta-idéologique des arts, ou une méta-
esthétique de l’idéologie, puisqu’il aspire à réfléchir sur les apriori idéologiques cachés de la conscience
et de les verbaliser ou de les visualiser […] En un sens, le conceptualisme a fonctionné comme un
instrument psychanalytique de déconstruction du surmoi soviétique répressif.101
Le conceptualisme travaille donc à partir des idées qui deviennent son matériel le plus
direct. Ces idées visualisées sont amenées à révéler leurs failles et leurs impasses ou
alors les relations infinies qu’elles entretiennent entre elles. L’idée n’est sous cette
perspective plus le lieu idéal du contenu ou du sens mais un objet d’étude et de
recherche dont le conceptualisme est la méthode et le projet de recherche idéal. Par
ailleurs, si les artistes travaillent à partir d’idées il s’agit plus de transformer l’art lui-
même en le contraignant à excéder les limites de son cadre ou à faire du champ
artistique un champ d’expérience existentielle plutôt que de viser par elles une vérité
idéale opposée à l’idéologie soviétique. Ce sont au contraire les idées qui ne sont pas
séparables des relations qu’elles entretiennent entre elles, formant un système
autonome.
La comparaison avec la psychanalyse évoquée dans la citation est certainement
anachronique si l’on prend en compte son absence comme source dans les milieux
intellectuels soviétiques, mais elle nous invite à penser la réception du conceptualisme
comme philosophie critique, voir déconstruction. Cette idée suppose un
rapprochement entre la vision post-utopique, désenchantée et ironique propre aux
travaux du conceptualisme et une certaine philosophie postmoderne, ou en tous les cas
une condition post-utopique de l’art pour reprendre les termes de Rancière. Si cette
vision sera appliquée rétrospectivement par Prigov voir même Kabakov 102 au
101
Epstein [2010], p. 65.
102
Kabakov [2010f], Prigov [2003]. Le postmodernisme est assimilé par Kabakov au structuralisme donnant
ainsi une idée de l’instanciation polysémique du terme postmoderne, jusqu’au contresens parfois. Toutefois le
57
structuralisme comme la science progressiste de son temps (les années 70) avec son idée que tout est langage
aura permis aux conceptualistes de s’intéresser à leur propre civilisation avec un regard de chercheur. D’autre
part, l’influence de la sémiotique de la culture, en particulier, celle de Tartu-Moscou n’est pas à négliger.
Petzinger [2008], p. 17.
103
On peut mentionner ici la thèse originale de Mikhaïl Epstein à propos de l’existence d’un postmoderne russe,
qu’il distingue du postmodernisme (période achevée à la Perestroïka et comprenant la période de développement
du Conceptualisme moscovite) et auquel il attribue des traits spécifiques et distincts. Sa spécificité réside dans la
manière avec laquelle la culture russe s’est inscrite avec retard dans la culture européenne (à partir du 17ème
siècle) se retrouvant en quelque sorte en situation d’imiter et de jouer des signes de cette culture européenne
moderne, critiquant ses idéaux parfois, et se transformant ainsi, en précurseur de la culture postmoderne
occidentale. Epstein [2000], p. 8-10.
104
Entre 1997 et 2004, Kabakov met en scène les artistes fictifs Charles Rosenthal, Ilya Kabakov et Igor Spivak.
105
Il explique cette conduite « négative » qu’il s’est imposé dans un entretien avec Epstein : « La première règle
à suivre était de ne pas participer à cette vie. De vivre sa vie de manière à ne pas vivre du tout, en se soustrayant
habilement à tout ce que propose la vie, et à toutes les relations qu’elles soient sociales, psychologiques et
familiales. » Kabakov, Epstein [2010], p. 52.
58
Raconter le quotidien
106
Osborne, [2006].
107
Kabakov, Groys [2006], p. 32.
108
Sur le réalisme socialiste et l’art officiel, voir Golomstock [1988].
59
(Kabakov), les genres sont multiples. Si le narratif donne souvent le ton, c’est en
raison notamment du culte de la littérature, de l’importance du texte et surtout de l’art
du commentaire que des artistes comme Kabakov, Prigov, Sorokin et Monastyrskij ont
maîtrisé. Au sein du groupe règne un culte de la conversation, dont les œuvres seront
parfois le prolongement : En réalité le cercle entier des conceptualistes moscovites
dans les années 70, Kabakov y compris, était constitué d’artistes et de poètes qui
voulaient faire une connexion narrative entre mots et images.109 La remise au centre du
narratif prend forme dans l’association de techniques différentes : du montage entre
texte et image, dans une poésie inspirée du quotidien, ou dans des récits détaillés des
performances d’Actions collectives par les participants etc. Raconter, c’était le geste
idéal de subversion du réel, de sa réappropriation subjective dans l’acte de narration
lui-même. L’acte de narrer devient l’exercice libre de l’imagination théorique et
créative, c’est pourquoi, le conceptualisme ne peut se satisfaire des formes
philosophiques ou esthétiques traditionnelles, mais cherche à travers divers procédés
narratifs (court récit, constat, traité théorique) une expression plus juste (le poète
Nekrasov parle de točnost’), parfois même plus pure, à même de transformer le regard.
Rappelons cependant les différences notables qui font la spécificité du
conceptualisme moscovite par rapport à l’art conceptuel. Les œuvres des artistes
conceptuels américains sont épurées, réduites au minimum de moyens, ramenées à
l’expression la plus austère de l’Idée, alors que les Conceptualistes moscovites comme
Kabakov n’hésitent pas à multiplier les points de vue, à ajouter des éléments
explicatifs et discursifs venant renforcer leur effet.110 Le récit se fait parfois coloré et
pittoresque, voire humoristique. Il faut toutefois préciser que ces éléments narratifs ne
sont pas ornementaux, et n’ajoutent pas de forces expressives nouvelles, mais une
force constative en quelque sorte, dont le discours est le vecteur privilégié. Exemple
éloquent de cette introduction du discours vivant, dans la série intitulée Cuisine (1981-
1982), Kabakov met au centre de son tableau un objet usuel (fourchette, tasse, etc.) et
l’accompagne d’un dialogue entre deux personnages fictifs sur son appartenance (À
qui appartient cet objet ?) et la réponse, toujours la même « je ne sais pas », réponse
qui manifeste le caractère collectif et anonyme de l’expérience telle qu’elle existe dans
109
Ibid., p. 30.
110
« L’art de Kabakov est fortement centré sur la narration et illustratif, et en tant que tel diffère de la majorité
de l’art occidental d’aujourd’hui. » Ibid., p. 24.
60
Les conceptualistes moscovites ne voulaient pas réitérer la question ennuyeuse « Qu’est-ce que l’art ? »
Au lieu de cela ils voulaient relativiser la valeur artistique autonome du tableau, questionner le tableau
en tant que tel en y incorporant différentes narrations et en l’utilisant à des fins d’illustration.111
111
Ibid., p. 30.
61
Le tableau devient sous cet angle, un espace de visualisation possible du discours, une
mise en scène décalée. Dans le cas de la série cuisine, c’est l’assemblage analytique de
trois réalités hétérogènes, chosale, langagière et figurative qui rend cet effet dissonant.
Le spectateur est invité à traverser ces trois ordres qui sont chacun pris dans une
tension irrésolue entre le personnel et le collectif, le particulier et l’universel. Il n’est
pas question ici de résoudre les possibles antinomies ou de théoriser l’autonomie de
l’œuvre, mais plutôt de reconsidérer son autonomie à la lumière de son inscription
dans un champ narratif, recoupement de perspectives multiples. L’œuvre n’est pas à
observer comme un objet singulier produit par l’intuition pure de l’artiste mais plutôt à
la lumière de son idéologie, des effets de sens qu’elle produit. Les artistes de cette
époque ont prêté attention au byt (existence quotidienne) : les poèmes de Dmitrij
Prigov et de Lev Rubinstein dissèquent la vie quotidienne soviétique112, Vsevolod
Nekrasov tire profit du langage courant et quotidien, alors que les toiles de Kabakov
mettent en scène la vie communautaire sous l’œil ironique du décalage. Tous ces
éléments auront fondamentalement éloigné les artistes des velléités utopiques de
transfiguration de la vie quotidienne par l’activité artistique qui caractérisait les
travaux de l’avant-garde. Les conceptualistes en se faisant les scrutateurs scrupuleux
des voix du quotidien, en axant leur recherche sur le langage, se sont rapprochés ainsi
de l’étude du langage ordinaire, matériau vivant et concret et révélateur des failles et
fissures de l’utopie, comme dans le poème Liberté (Svoboda) de Nekrasov par
exemple, où la répétition incantatoire du signifiant « liberté » se termine par une
tautologie.113 Comme on le verra plus loin, à travers le parcours croisé de Kabakov et
Monastyrskij, ce quotidien signifie également une opération d’ « immanentisation »
des différents concepts métaphysiques, opération par laquelle ils en viennent à
transformer et diversifier leurs significations possibles par un élargissement du
contexte de l’œuvre.
112
Prigov, Rubinštein, Kibirov, [2002].
113
Nekrasov [2012], p. 45.
62
114
Akinsha [2011], Tupitsyn [1998], Bobrinskaja [2010].
115
Bobrinskaja [2010], p. 15.
116
http://www.conceptualism-moscow.org/page?id=157&lang=en
117
Cité par Kukulin [2014], p. 258.
63
La perte de foi dans la capacité du texte à donner du sens et la perte de foi dans la possibilité d’une
énonciation directe, ce qui a transformé en profondeur le rapport entre texte et contexte en faveur du
contexte et le rapport entre l’œuvre et la situation l’ayant engendré en faveur de la situation. 118
L’art « vit » par l’influence qu’il exerce sur le reste de l’art, et non pas comme résidu physique des idées
d’un artiste. Si différents artistes du passé se trouvent « ressuscités », c’est parce qu’un aspect donné de
leur œuvre devient « utilisable » par des artistes vivants. Il semble que l’on n’ait absolument pas
conscience du fait qu’il n’existe aucune « vérité » permettant de dire ce qu’est l’art. Quelle est la
fonction de l’art, ou la nature de l’art ? Si nous poursuivons notre analogie consistant à dire que les
formes que prend l’art sont le langage de l’art, on peut alors comprendre qu’une œuvre d’art est une
sorte de proposition présentée dans le contexte de l’art en tant que commentaire sur l’art. De là, nous
pouvons aller plus loin et analyser les types de « proposition ».119
Ici, l’œuvre est présentée comme une investigation ou un commentaire sur l’art, alors
que Kabakov et les conceptualistes avec lui visent également un contexte, une réalité
alternative qui serait elle-même un projet artistique, mais ne le réduisent pas à une
investigation de l’art ni à une proposition : au contraire, ils voient en quelque sorte
plus large que Kosuth, le contexte devient celui du lieu commun, de la vie quotidienne
soviétique, de la parole, mais aussi de leur communauté artistique mise en scène, etc.
Tupitsyn parle lui du conceptualisme comme tentative de représentation du corps
communalo-discursif. Insistant sur le côté organique et vivant que l’idée de proposition
118
Martynov [2010], p. 168.
119
Kosuth [1969/1999], p. 165.
64
120
Tupitsyn [1998], p. 112.
121
Al’bert [2014], p. 10.
65
122
Prigov, Šapoval [2003], p. 69.
123
Entretien avec Francisco Infante, octobre 2013.
124
Vsevolod Nekrasov (1934-2009), poète, essayiste. Il commence sa carrière au sein de l’école de Lianozovo,
puis par la suite fréquente le groupe des conceptualistes. Il publie la plupart de ses poèmes en samizdat. A la fois
influent par sa prise en compte de l’espace extra-textuel dans sa poésie et son activité de poète dès la fin des
années 50, il est considéré comme un des pionniers du conceptualisme.
66
experimental’noj gruppe), une œuvre qui l’aura définitivement marqué dans son
passage du symbolisme au formalisme. La critique Margarita Tupitsyna nomme
également ce tableau comme le moment fondateur « d’abandon du visuel »
(withdrawal of visuality)125 par lequel le conceptualisme se détache des expériences du
modernisme soviétique. Il faut souligner toutefois que cet abandon du visuel au profit
du mot ou du texte, dans une perspective radicalement conceptuelle, se trouve déjà
dans les travaux d’avant-garde, notamment ceux de Malevič (1915) découverts à la fin
du 20ème siècle et que Kabakov n’a par conséquent pas pu connaître 126. La même
année, dans un tableau constitué de 46 cases et intitulé Tout sur lui (Vse o njom)
[Fig.2], Kabakov radicalise le procédé du tableau précédent en en supprimant tout
élément visuel concret. Alors que dans la première toile Réponses au groupe
expérimental chaque case contenant un énoncé se voit illustrée par un élément concret
dans l’autre moitié de la toile (clou, cintre), ici les énoncés sont dépourvus de référent.
L’esprit de collage, la juxtaposition d’éléments hétérogènes qui prédominaient dans le
premier cas sont ramenés à un plan langagier unique. Chaque case contient un énoncé
donné par des personnes fictives, un énoncé dont la particularité réside dans le fait
qu’il est un extrait d’une conversation ordinaire, des morceaux de réel rassemblés les
uns à côté des autres. Par ailleurs comme le remarque l’historien de l’art Matthew
Jesse Jackson le tableau révèle l’intérêt manifesté dans la société soviétique des années
70 pour les oprosy (questionnaires), sauf que dans le cas de ce travail, l’expression
d’une volonté collective est remplacée par un ensemble hétérogène de discours.127 Le
tableau est ici dépourvu de contexte clair, offert à la libre reconstitution imaginaire du
lecteur. 128 Les pronoms désignent dans de nombreuses cases quelqu’un qui n’est
jamais directement mentionné (« je ne le connaissais presque pas », « il n’était pas
seul ») laissant flotter un certain mystère sur son existence possible. Cette absence
notable de la personne visée par ces discours annonce déjà la thématique du vide, de
125
Tupitsyna [1999], p. 99. Panitkov écrit également que le conceptualisme s’est construit contre un certain culte
du visuel, notamment le cézannisme, qui a un temps fasciné Kabakov dans les années 60. Le conceptualisme
ouvre ainsi selon lui un nouvel espace, dans lequel l’image pouvait se réaliser non pas visuellement, mais
spéculativement (umozritel’nyj). Monastyrskij, Panitkov [2009b], p. 500.
126
L’œuvre s’appelle Le village et consiste en un cadre dans lequel est inscrit au crayon, le mot village.
Shatskykh [2012], p. 14.
127
Jesse Jackson [2010], p. 111.
128
Kabakov travaille ici en adéquation avec les idées théoriques de Nekrasov, le concret, le contexte et le
discours. Par ailleurs Nekrasov mentionne dans ses textes polémiques les premières œuvres de Kabakov comme
remplissant pleinement les exigences de l’idée de conceptualisme tel qu’il l’entend, alors que les expériences
plus tardives le décevront. Nekrasov [1998], p. 298.
67
l’absence, un procédé qui sera abondamment exploité par la suite pour devenir même
l’emblème du conceptualisme. La teneur expressive, métaphorique de chaque énoncé
est neutralisée puisqu’ils sont tous constatifs et se contentent de désigner, créant ce que
Kabakov appelle d’un oxymore déroutant bruit optique (optičeskij šum)129 qui vient ici
brouiller le sens plein que laisse suggérer l’ironie du titre. Les phrases sont toutes
encadrées dans une case, comme si elles avaient été soigneusement listées, créant un
effet de contraste entre le fait qu’il n’y ait littéralement rien de substantiel à lire et le
fait que chaque phrase soit soigneusement répertoriée, classée (Kabakov reprendra ce
procédés dans son installation 16 cordes (1984)). Le tableau inaugure le
conceptualisme en introduisant plusieurs idées fortes : le refus ontologique de dire le
monde, l’emphase mise sur le spectateur, le retrait du visuel, la célébration du
quotidien et du privé, la poésie concrète, l’approche analytique du langage. Il est
intéressant de noter que la première version du tableau comporte un deuxième volet
avec des objets suspendus à même la toile, et les personnages sont amenés à
commenter ces objets voire à réaliser des réflexions théoriques sur la peinture qui
anticipent sur la réception du tableau (« Il ne me semble pas qu’un système de signe
sans plasticisme puisse constituer un tableau »).
Monastyrskij, comme d’autres a été marqué par ce tableau en 1973 lors de sa
visite de l’atelier de Kabakov, alors qu’il n’était encore qu’un jeune artiste. Il en retient
avant tout la visualisation du texte que celui-ci propose, l’idée d’un plan esthétique sur
lequel unir texte et image. Il réalise un collage réalisé en 2014 qu’il publie sur son
profil Facebook à l’occasion des 43 ans du conceptualisme moscovite [Fig. 3]. Le
collage figure la naissance du conceptualisme justement, en intégrant deux ordres de
réalité contradictoires : d’une part sur le haut du tableau, la figure de Brežnev
illuminée par les lustres du vestibule de la galerie Tretjakov, symbole d’une esthétique
et d’une institution dans laquelle les artistes du groupe ont pris inspiration, d’autre part
en dessous, comme soubassement, ou commentaire possible de l’image, on y voit le
tableau de Kabakov Les réponse d’un groupe expérimental (Otvety na
experimental’noj gruppe) qui constitue comme l’envers inséparable du contexte
brejnévien avec sa pluralité de voix anonymes soviétiques engagées dans un
commentaire infini. Ici ce sont les deux pôles de l’appellation donnée par
129
Kabakov, [2008], p. 40.
68
Une discussion peut s’engager pour savoir si l’année 1971 est l’année du
commencement, la perception varie selon les personnes et les générations, mais
globablement, l’ensemble des acteurs s’accordent à accorder au début des années 70 le
moment de transformation du champ artistique et intellectuel. Vladimir Martynov, qui
a été marqué par les travaux de Kabakov, mentionne 1974-1975 comme une période
de bouleversement. Les premières œuvres conceptuelles de Komar et Melamid sont
réalisées avant les années 70, mais n’auront un impact que plus tard lorsqu’elles seront
69
montrées au début des années 70 dans l’atelier de Kabakov.130 Alors que Viktor
Pivovarov donne par exemple dans ses mémoires comme date clé d’un changement
définitif de paradigme 1976, moment à partir duquel se terminent selon lui les années
70 et l’intérêt pour les pratiques spirituelles. Les petites révolutions artistiques
intervenues dans la période de 1972 à 1976 pendant laquelle émergent les Albums de
Kabakov, une installation importante de Komar et Melamid Paradis (Raj), le tableau
de Bulatov Horizon, et la première performance du groupe Actions Collectives
deviennent non plus des éléments isolés mais symboles d’une importante
transformation du champ artistique.131 Toutefois la toile de Kabakov, mais aussi les
Albums qui ont suivi seront déterminants, l’atelier de Kabakov devenant rapidement
un lieu incontournable pour les artistes.
Avec la constitution progressive d’un groupe élargi, un élément important
marque l’institutionnalisation du conceptualisme ; la création des archives MANI
(archives moscovites du nouvel art) en 1981. Le groupe KD et d’autres artistes
proches, toutes générations confondues, décident de constituer leurs propres archives,
rudimentaires, réunies dans de grands portfolios (8 seront publiés). 132 Ceux-ci
n’existaient qu’en peu d’exemplaires et n’étaient connus que d’un public restreint. Le
sens à donner ici à ce projet est celui d’une reconnaissance du milieu qui s’était
progressivement cristallisé autour de Monastyrskij et Kabakov comme d’un cercle
homogène, partageant les mêmes valeurs et les mêmes intérêts. En se fédérant ainsi,
les artistes attestaient de l’existence d’un fonds commun, même s’il ne porte pas le
nom de conceptualisme moscovite, afin de lutter un peu contre un oubli menaçant.
Après la vente aux enchères organisée par Sotheby’s à Moscou en 1988 qui voit le
triomphe de certains conceptualiste, le projet MANI continue comme poursuite de la
tradition non-commerciale de l’art non-officiel russe.
130
Al’bert [2014]. Komar et Melamid assistent par ailleurs à une exposition en 1968 au café de l’Oiseau Bleu
lieu d’exposition semi-officiel pour les artistes de l’époque où ils découvrent les travaux de Kabakov et de
Bulatov.
131
Pivovarov [2001], p. 124-125.
132
Voir Romaško [2014]. Les archives MANI ont fait l’objet d’une publication en 2010.
70
133
Revue publiée à partir de 1977 et conçue comme un moyen de faire connaître à l’étranger l’essor des
mouvements artistiques non-officiels en Union soviétique. Boris Groys inaugure le premier numéro avec son
article fondateur, le Conceptualisme romantique de Moscou. La revue comptera sept numéros, Les publications
seront un objet de discorde entre les artistes non-officiels, que cela soit à cause du style des contributions, de la
ligne idéologique, ou encore de la place trop important laissée à Kabakov. Voir Manevič [2010].
134
L’absence de certains artistes et le refus de quelques articles sera un sujet de polémique, relaté dans les
mémoires de Galina Manevič, qui a justement rédigé un article sur Gorokhovskij dans le deuxième numéro.
Manevič [2009], p. 276.
135
Au sujet de la construction du terme voir Eşanu [2013], p. 49-62.
136
Voir Al’bert [2014], p. 29.
71
137
La revue, sous-titrée journal philosophico-religieux, comptera quelques contributions de Groys, des articles
sur le conceptualisme ainsi que des recensions polémiques. Elle compte dix numéros.
138
Cette revue publiée en samizdat’ tire son nom du numéro d’appartement où s’était installé le couple Krivulin-
Goričeva. Sur l’histoire de la revue voir Kukuja I., Goričeva [2011].
139
Al’bert [2014], p. 56.
140
Edouard Štejnberg est né à Moscou en 1937, il passe sa jeunesse dans la ville de Tarusa au bord du fleuve
Oka où vit et s’est installée, réprouvée par le régime, toute une communauté d’intellectuels non-conformistes qui
mène une vie intellectuelle et de bohème. Le père de Štejnberg, Arkadij, est poète, traducteur et peintre. Le
climat intellectuel clément de Tarusa aura une forte influence sur le jeune Štejnberg. Peintre autodidacte, sans
formation artistique, il retourne s’installer à Moscou en 1961 et devient une figure importante de la scène
artistique non- officielle dans les années 70. A partir des années 90, il vit entre Moscou Paris et Tarusa. Il meurt
à Paris en 2012.
141
Publié dans le numéro 15 de la revue 37. http://plucer.livejournal.com/71212.html
142
Sur les liens et les transferts entre la scène artistique non-officielle de Leningrad et de Moscou grâce à
l’intermédiaire de Groys, voir Sabbatini [2014]. L’essor exceptionnel des publications et des revues samizdat à
Leningrad aura servi de plateforme de publications pour de nombreux artistes moscovites.
143
« Nous trouvant dans un espace de poésie musical et métaphysique, intimement lié à la tradition du « siècle
d’Argent », il nous était difficile d’imaginer qu’une année ou deux plus tard, dans ces mêmes murs,
résonneraient des cris de guenons. Et que l’Album de Kabakov « Le Vase », hommage au siècle d’or et d’argent
de la poésie russe, serait remplacé par les registres papiers des institutions soviétiques et par l’obscène mat
russe. » Manevič [2009], p. 233.
72
144
Groys explique avoir trouvé le terme de conceptualisme dans des catalogues d’exposition et différentes
revues d’art américaines comme Art in America et Artforum. Les noms qu’il retient pour forger sa notion de
conceptualisme anglo-saxon sont Art & Language et Joseph Kosuth. Groys in Al’bert [2014], p. 55.
145
Vitalyj Komar in Al’bert [2014], p. 77-78. Komar évoque également le rôle joué par le Centre de Design (le
séminaire Senežskij) sur l’Arbat, où enseignait le professeur Evgenyj Rozenbljum, intellectuel progressiste et qui
introduisait alors aux tendances de l’art contemporain.
146
Kabakov in Al’bert [2014], p. 73.
147
Bobrinskaja [1994].
73
conceptuel anglo-saxon que Groys juge trop cérébral et empirique, trop axé sur une
définition scientifique de son objet, Groys propose l’appellation de conceptualisme
romantique, afin de souligner toute la dimension subjective, existentielle qu’il
convoque avec lui. Le Conceptualisme moscovite met au centre des sujets, puisqu’il
propose des approches singulières qui viennent à l’encontre de la masse anonyme des
artistes institutionnels du réalisme soviétique. Groys part de l’idée que la vie collective
est si forte en Russie, qu’il est impossible de penser la sphère de l’art imperméable à
ces facteurs. Il insiste également sur le fait que pour les artistes russes, l’expérience
artistique ne peut se suffire à une expérimentation scientifique, mais qu’elle n’est
complète que si son activité est en quelque sorte validée par une expérience
mystique148 :
En effet, cette unité de la vie émotionnelle “lyrique” et “romantique” de la communauté moscovite, est
opposée toujours et encore à la sécheresse officielle, et rend ainsi possible le phénomène d’un
conceptualisme lyrique et romantique qui jouit d’une nouveauté suffisante (ou presque suffisante) dans
la vie émotionnelle de Moscou.149
Le postulat d’une identité collective paraît peu solide théoriquement dans l’idée où il
viendrait précisément réduire les singularités de la construction du conceptualisme
moscovite, réunion d’artistes aux profils très différents. Toutefois l’insistance de
Groys sur la validation de l’art par l’expérience mystique est un marqueur qui va
disparaître progressivement de l’historiographie officielle. La spécificité du
conceptualisme est présentée comme empreinte d’une atmosphère métaphysique,
chose que de nombreux artistes ont réfuté et réfuteront. Ce discours d’expression du
propre, du spécifique par des élément métaphysiques a été courant dans le discours
métaphysique, et révèle la fréquentation par Groys d’un milieu encore incertain, où se
croisent encore des figures mystiques et où de nombreux artistes, sous l’effet d’un
souffle métaphysique se sont convertis à l’orthodoxie (la liste est longue). Toutefois,
dans l’article, les différents sous-groupes et postures qui l’ont constitué initialement
sont gommées par Groys qui reste essentiellement focalisé sur le groupe de Kabakov
qu’il a fréquenté en premier lieu et par les thèmes religieux et existentiels dont il était
148
Groys [1979], p. 4.
149
«Cette unité de la vie «lyrique» et «romantique» commune à Moscou est encore en opposition à la sécheresse
officielle, elle favorise ce phénomène du conceptualisme romantique et lyrique relativement nouveau dans la vie
émotionnelle de la capitale.» ; Ibid., p. 4.
74
150
Melamid, d’une génération antérieure à Kabakov explique comment le conceptualisme s’est construit contre
ses pères/pairs et contre les idées métaphysiques de la fin des années 60: « J’ai grandi dans une famille de
l’intelligentsia, avec pour ainsi dire tout son amour et ses préjugés, pour moi c’était l’ennemi principal […] pour
moi le réalisme socialiste était meilleur, d’une certaine manière plus humain que ce Vejsberg [peintre abstrait,
représentant du courant moderniste-métaphysique] ou que ces fameux artistes de l’underground. Pour moi c’était
affreux […] c’était un désamour, une protestation contre tout cela : tous ces « tableaux pour l’âme», etc. »
Al’bert [2014], p. 110.
151
Le terme d’art privé (privatnoe iskusstvo) est emprunté à Eimermacher et Margulis et s’oppose à la fonction
sociale de l’art. Il exprime un souci de liberté personnelle et de découverte de soi. Voir Eşanu [2014], p. 28 et
59.
152
Ce qui compte, c’est l’écart qui sépare la présence de l’auteur du style non-auctorial, « bureaucratique » des
premiers travaux conceptualistes, qui se présentent souvent comme de simples instructions. Monastyrskij [1999],
p. 24.
75
153
Monastyrskij [2009e], p. 570.
154
Eşanu [2013], p. 72. Prigov parle également de son « œuvre » comme du « Projet D.A. Prigov ».
155
Cité par Sabbatini dans l’article de Groys paru dans le journal 37. Sabbatini [2014], p. 232.
156
« Ainsi est l’artiste chez Borges. Pareil à un héros existentialiste dans l’éthique ou la politique, il suit sans
compromis ce qu’il a choisi, ne se soumettant pas aux circonstances mais à sa liberté. » Groys article Borges,
journal 37.
76
157
Al’bert, [2014], p. 59-60.
158
Ryklin conçoit par exemple le conceptualisme comme un lieu de pensée qui lui a permis de contextualiser et
de politiser son expérience philosophique et même de rendre son langage plus intelligible au lecteur occidental.
Ryklin [2008], p. 198.
159
Ce qui me différencie de la philosophie française, c’est une mauvaise volonté devant le fait d’accomplir cette
opération sur laquelle elle est construite. Elle est construite sur une opération d’infinitisation qui est, si nous
regardons bien, celle dans laquelle beaucoup d’objets apparaissent comme signes, ce qui signifie que tout est
signe. Si tout avait pris le caractère de signe, le sol de signifiance aurait clos le réel dans son entier, tout serait
devenu simulacre. Je n’aime pas ce passage d’une somme définie d’exemples à un tout, je lui oppose une
résistance. ; Ryklin [2002], p. 206. Ryklin a également proposé un rapprochement entre la déconstruction et le
conceptualisme, montrant comment le travail de Kabakov fait du regardeur une fiction au milieu d’un flot de
discours. Ryklin [1992], p. 80-82.
77
Querelles terminologiques
160
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 193.
161
Alekseev critique le fait que l’intérêt de Groys pour l’art soit un prétexte à des exercices rationnels. Alekseev
[2008], p. 112.
78
162
Hansen-Löve [1997].
163
Eşanu [2013], p. 53.
164
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 122.
165
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 75-76.
79
166
Nekrasov [1996]. Voir encore le numéro 3 de la revue électronique Polylog consacré à Nekrasov.
http://polylogue.polutona.ru/upload/private/Polylogue_3_2010.pdf
167
Nekrasov [1996], p. 309.
168
Žitenev [2014], p. 274. Dans son article, Žitenev insiste sur ce qui sépare Nekrasov de Groys sur le plan
théorique. Si Groys veut se débarrasser de l’immédiateté comme catégorie esthétique fondamentale au profit des
différentes médiations de l’idée, Nekrasov au contraire voit dans le concept un élément sensible et cadre
d’expérience dépourvu de tout apriorisme.
169
Nekrasov [1996].
170
Nekrasov [1996], p. 317.
80
1. Archéologie du Conceptualisme
Andrej Tarkovskij
Repères biographiques
Ilya Kabakov est né en 1933 à Dnepropetrovsk171. Toute son enfance est marquée par
la pauvreté et l’absence du père. Suite à l’arrivée des Allemands, la famille est forcée
de fuir à Samarcande en 1942. Après la guerre, le père ne les rejoint pas. Un arrêt de
deux ans à Zagorsk, où ils logent avec sa mère dans l’ancienne laure de la Ste-Trinité,
où Kabakov suit certaines cérémonies religieuses. De 1945 à 1951 il étudie à la haute
école d’art de Moscou, où, séparé de sa mère il éprouve la dure vie de dortoir,
persécuté par des voyous. En 1951 il est admis à l’Institut moscovite d’art Surikov
(devenu après la Révolution le VXUTEMAS) malgré la forte propagande anti-juive,
l’administration n’ayant pas reconnu son nom juif. En 1957, il achève ses études dans
la section arts graphiques, un peu moins prestigieuse que la section peinture. Deux
expositions majeures vont marquer sa vie d’artistes, en 1957 le Festival de la Jeunesse
où sont montrés de nombreux artistes occidentaux (impressionnistes notamment) et en
1959, une exposition organisée par l’Ambassade américaine où il découvre
l’expressionisme abstrait. A partir du milieu des années 50 se cristallise en lui, mais
aussi pour nombre de ses collègues le sentiment que tout l’art environnant est faux.
L’idée d’une voie alternative émerge alors et avec elle le culte d’une certaine
marginalité172. A partir de 1955 il travaille comme illustrateur de livres pour enfants
comme ses collègues peintres Erik Bulatov, Viktor Pivovarov et Oleg Vasil’ev qui
171
Les nombreuses données biographiques sont tirées en grande partie du livre d’Amei Wallach [1996].
172
A propos du mythe du réprouvé dans l’art non-officiel des années 50-60, voir Bobrinskaja [2013].
82
Kabakov rappelait dans ses entretiens avec le philosophe Boris Groys qu’à la fin des
années 60 et au début des années 70, les cercles artistiques de Pétersbourg et de
Moscou ont été gagnés par un soudain intérêt pour les « problèmes de renaissance
religieuse et de spéculation philosophique pure, en particulier pour la pensée
philosophico-religieuse de la fin du 19e siècle »173. À la fin des années 60, se manifeste
un intérêt renouvelé pour la philosophie religieuse de l’Âge d’Argent, alors occultée
voire interdite 174 . Les écrits des philosophes russes Vladimir Soloviev, Serge
Boulgakov, Pavel Florenskij et Nicolas Berdiaev circulent à travers de petits cercles,
cœur de la vie intellectuelle et artistique non officielle. Des discussions animées ont
lieu dans des appartements (dont celui du couple Štejnberg) et des séminaires privés
sont organisés dans des ateliers (celui de Kabakov notamment). De nombreux artistes
173
Groys, Kabakov [2010], p. 66.
174
A ce sujet voir Tikhanov [2011].
83
175
Entretien avec Vladimir Yankilevskij. « Le groupe tire son nom d’un attribut territorial. Mais la
compréhension actuelle de groupe n’a jamais existé. »
http://artinvestment.ru/news/artnews/20100419_yankilevsky_interview.html
176
Tupitsyna [1999].
177
Cette tradition du séminaire privé – se tenant souvent dans des instituts techniques - est racontée dans un
article de Piatigorskij sur la situation de la métaphysique en Russie. Piatigorskij [2005]. Voir aussi le récit de
Manevič [2009], p. 264, ou encore le journal de Kabakov [2008].
84
Štejnberg 178. Le groupe comprend donc les peintres Edouard Štejnberg, Vladimir
Yankilevskij, Viktor Pivovarov, Ilya Kabakov Erik Bulatov [Fig.4].
Le nom de ce groupe n’est pas inventé par les artistes eux-mêmes mais a été attribué
par le critique d’art tchèque Jindřich Chalupecký179. Celui-ci, suite à une visite de
différents groupes artistiques non-officiels à Moscou en 1967, conclut à une analyse
séparant le milieu des artistes non-officiels en deux groupes opposés, celui de
Lianozovo et celui de Sretenskij180. Le groupe de Lianozovo est actif socialement et
commercialement, grâce au soutien de certains diplomates américains qui achètent les
œuvres des membres du groupe, il est également à l’origine de la mise en place de
178
Entretien avec Galina Manevič octobre 2014. Pivovarov [2001], p. 122.
179
Galina Manevič, épouse du peintre Štejnberg rappelle ce fait-là, ainsi que l’importance de ce critique d’art,
premier à écrire une monographie sur Duchamp, dans la transmission des publications étrangères concernant
l’art occidental. Il donne justement une conférence sur Duchamp en 1966 dans l’atelier de Lev Nusberg, à
laquelle assiste Kabakov. Grobman [1997], p. 175.
180
« J’ai toujours eu en haute estime les travaux de Kabakov, et ils m’apparaissent aujourd’hui comme les
exemples les plus originaux et les plus contemporains du monde de l’art actuel. Et encore une fois c’est cette
relation radicale et non-esthétique au monde contemporain qui est leur caractéristique principale. Kabakov,
Yankilevsky, Bulatov, Pivovarov : j’ai le sentiment qu’ils doivent être regroupés ensemble sous un nom
commun, peut-être l « École du Boulevard Sretenskij ». » Chalupecky [1973], 85.
85
Le soir on se retrouve avec un groupe de vieux amis peintres. Je sais que des informations concrètes à
propos de l’art contemporain sont toujours difficiles à obtenir à Moscou, alors j’ai emporté avec moi
quelques reproductions et j’essaie de donner une idée générale de ce qui se passe, de l’abstraction au
pop art en passant par le photoréalisme et l’art conceptuel. Je mentionne aussi que l’art d’aujourd’hui se
déplace au-delà de l’art, dans un lieu qu’il est difficile de définir : il a déjà cessé d’appartenir à ce que
l’on était habitué à nommer art et approche les frontières du sacré. Tout le monde ici écoute
attentivement. En fait la dévotion que ce groupe d’artistes verse dans leurs œuvres ne peut être
expliquée qu’en prenant en compte qu’ils sont dans quelque chose qui n’est plus seulement de l’art,
quelque chose d’encore plus précieux que l’art et peut-être plus important que la vie elle-même.182
L’idée que les artistes soient animés par quelque chose qui excède les frontières de
l’art est un thème commun à la fois au conceptualisme naissant comme chez Kabakov
et aux artistes métaphysiciens comme Mikhaïl Švarcman. Švarcman par exemple ne se
considère pas comme un artiste, ni ne considère ses œuvres comme des tableaux, mais
des reflets, des mediums d’une expérience spirituelle. L’histoire du groupe Sretenskij,
conjugue précisément à la fois une redécouverte de la tradition (celle de l’avant-garde
mais aussi de l’icône) et la contemporanéité, l’existence quotidienne soviétique et son
large champ. Ce curieux front commun, le groupe du boulevard Sretenskij en sera
l’incarnation. Le groupe se constitue d’une part au hasard des rencontres et des
proximités géographiques, mais surtout autour de valeurs communes, celles justement
du désintéressement, de la valorisation de l’expérience spirituelle, ou en tout cas
existentielle. En effet, ceux-ci se définissent à l’époque comme des existentialistes183,
alors que le terme conceptualiste est encore inexistant. Pour caractériser ce qui
constitue le fond commun aux personnages de ce groupe, Manevič parle de « parenté
181
Manevič [2009], p. 136. Voir encore Solomon [2013], p. 131-133.
182
Chalupecky [1973], p. 85.
183
Entretien avec Pivovarov, Prague, avril 2014.
86
« Métaphysique » est un terme-clé dans la langue de nombreux artistes des années 60-70. Il a été
employé sans définition particulière et signifiait, d’une part, une auto-identification collective et
personnelle (à la « métaphysique » sont rattachés les artistes les plus divers, par exemple, V. Vejsberg et
D. Krasnopevec, E. Štejnberg et V. Yankilevskij), d’autre part, une aspiration fondamentale à la vérité
de l’être, aux frontières de l’existence humaine, aux ouvertures à une transcendance. Dans cette
orientation, le monde de la nature et le monde de la culture ne s’opposent pas, mais se tiennent dans une
unité indissoluble.187
184
Manevič [2009], p. 186.
185
Pour un panorama complet sur la philosophie religieuse russe voir Obolevitch [2014].
186
Bobrinskaja [2012], p. 46-48.
187
Barabanov [1996], p. 32.
87
Autant celui qui était atteint du virus de l’émigration que celui qui s’en préservait, a reçu en quelque
sorte une seconde naissance. En particulier le don de voir le monde à travers le prisme du sens
existentiel et celui du miroir de la métaphysique russe, nous est apparu comme organiquement
consonnant, il est devenu notre credo intérieur.188
Dissolution du groupe
188
Manevič [2009], p. 182.
88
189
Al’bert [2014], p. 74.
89
190
Lossky [2005].
191
Comme l’explique la philosophe Goričeva à propos de la culture underground de l’époque soviétique :
« L’apparition en Union soviétique d’une « seconde » culture non-officielle incarne une des tentatives de
combler à nouveau un fossé. Cette seconde culture s’est élevée dès le début vers le transcendant, vers la
dimension de valeur et de verticalité de l’être. Les gens écrivaient des poèmes ni pour l’argent ni pour une
situation, mais pour leur prochain et Dieu, mais surtout pour un seul Dieu. Leur activité était sans aucune utilité
dans tous les sens idéologiques et sociaux du terme. » Goričeva [1991], p. 15.
192
Dans de nombreuses toiles de Kabakov réalisées pendant la période du groupe Sretenskij, les éléments
figuratifs sont désignés, isolés, listés, sous forme de texte, engageant un mouvement de balancier entre texte et
image qui assure contre la prééminence de l’un ou de l’autre.
193
Nous nous basons ici sur le récit proposé par Galina Manevič, sur les données biobibliographiques inclues
dans les trois volumes d’œuvre de Šiffers. Manevič [2009], p. 264-265, ainsi que dans différents entretiens
réalisés Vladimir Rokitjanskij le 28.09.2001. Rokitjanskij [2010], Vedenjapin [2013]. Voir également Alekseev
[2008], p. 114-115.
194
Ibid.
90
dessine une opposition significative entre les deux penseurs, l’objet probable de la
discorde tenant à deux visions contrastées du rapport entre l’art et la religion : d’une
part l’œuvre d’art comme recherche ascétique de sainteté et ouverture sur Dieu,
d’autre part une ouverture sur l’être par les moyens de la raison et du discours. Les
visées de l’art sont ainsi mises par Šiffers sur le même plan que celles de la quête
spirituelle déification, telle que la préconisé Séraphin de Sarov, c’est-à-dire une vie
dans la plénitude de l’Esprit Saint195. La désacralisation de l’art proposée par Groys,
anticipait sur l’idée que l’art en tant que tel n’est pas un lieu privilégié pour telle ou
telle expérience, mais un contexte ouvert et plus global dans lequel les artistes allaient
chercher à s’inscrire. Tout le travail fourni par Šiffers pour révéler le sens caché du
travail des artistes (Šiffers écrit sur Kabakov, Yankilevskij, et Štejnberg), sur leur
imaginaire religieux, nécessite une préservation du secret et de l’irrationnel
incompatible avec une sortie publique des œuvres, avec une réception. Dans cette
perspective, les œuvres sont fixées au socle des vérités éternelles, et le projet
Conceptualiste, même s’il conservait une certaine tendance iconoclaste à l’œuvre dans
le travail, par sa fonction de critique et de mise sur le même plan de différents
médiums, mais aussi par le caractère apophatique de leur travail (nous y reviendrons),
portait un coup majeur à l’idée de hiérarchie et de transcendance véhiculée par la
Tradition. Groys gardera toutefois par la suite du respect pour Šiffers, puisque il s’y
référera positivement dans une conférence prononcée à Bochum en 1985196.
A fortiori, le Conceptualisme avait en vue un autre projet que celui de la
Tradition, celui de son dépassement, de l’invention de nouvelles formes et d’une
approche théorique nouvelle pour rendre compte des œuvres qui serait en rupture avec
le discours religieux perçu déjà comme réactionnaire. L’époque est l’objet d’une
rupture majeure au sein du milieu artistique entre ceux qui se dirigent vers les hauteurs
métaphysiques et ceux qui cherchent à échapper à cette interprétation. 197 Par
conséquent, émergent des termes ironiques et péjoratifs en réaction à l’exaltation
mystique de la fin des années 60, termes qui achèveront de creuser la séparation entre
les deux traditions, à savoir les notions difficilement traduisibles de dukhovka et de
netlenka. Le terme netlenka, signifie impérissable alors que dukhovka provient de dukh
195
« Le vrai but de la vie chrétienne consiste dans l’acquisition de l’Esprit Saint de Dieu. » Séraphim de Sarov
[2002], p. 21.
196
Tupitsyn, Monastyrskij [2013], p. 193.
197
Alekseev [2008], p. 111.
91
qui signifie l’esprit. Alekseev comprend la controverse entre Šiffers et Groys comme
une défaite de Šiffers assure plutôt le destin conquérant et ambitieux d’un Kabakov
démiurge.198 Ce que révèlent les notes d’Alekseev, c’est d’une part que l’emprise des
gourous métaphysiciens est non pas une emprise stylistique ou formelle mais
« interprétative », par conséquent, la seule certitude sur laquelle s’appuyer pour
comprendre cette « défaite » métaphysique, c’est la force de cette rupture du
conceptualisme et le moteur qu’elle a constitué pour un élargissement du contexte
interprétatif.199
198
Alekseev [2008], p. 114.
199
Pour comprendre l’emprise psychologique du discours métaphysique et religieux, on peut se reporter non
seulement aux mémoires d’Alekseev mais également aux témoignages sur Šiffers rassemblés par Rokitjanskij.
Rokitjanskij [2010].
200
Hors de ces polémiques, Philippe Sers, spécialiste de Kandinsky poursuit la même critique de la post-
modernité, miroir déformant d’une modernité artistique, authentiquement métaphysique (Kandinsky, Duchamp,
Malevič, Hans Richter). Sers [1994], p. 183.
92
Le sacré n’a pas disparu, il s’est seulement déplacé, retiré, caché. On a à tel point démythologisé le
monde que l’on a crée d’autres mythes. La rationalisation a conduit inévitablement à l’irrationnel. Et
201
Manevič [2009], p. 184.
202
Boris Groys aurait été introduit dans le milieu artistique non-officiel lors de son déménagement à Moscou par
le biais de Tatiana Goričeva qui connaissait bien Galina Manevič. Voir Manevič [2009], p. 232-233.
203
« Le monde européen devient de plus en plus provincial. Vraisemblablement parce qu’à notre époque
d’accélération il se réduit d’année en année, tout se transformant en centre, en ville. Seulement de quel centre, de
quel axe du monde peut-il s’agir, si le sacré a disparu, s’il n’y a plus de « villes sans ombre » - comme on disait à
propos de Jérusalem, où le soleil se tient juste au-dessus de la tête – plus de montagnes sacrées réunissant ciel et
terre ?» Goričeva [1991], p. 7.
93
aujourd’hui justement, les choses les moins « saintes » se décrivent soudain avec la langue de la
religion.204
Le renversement des valeurs est tel que même les choses non sacrées sont décrites
avec un langage religieux déplaçant ainsi le prisme du sacré sur des phénomènes issus
directement de cette rationalisation, comme dans la prose d’un Barthes ou d’un
Baudrillard ici invoqués. La mobilité du langage et son caractère instrumental sont ici
condamnés. Car la perte de sacré c’est aussi la disparition d’un certain équilibre
hiérarchique, affirme la philosophe, une hiérarchie qui n’a rien à voir avec la
subordination humaine. Pour celle-ci, le constat est radical, cette immanentisation du
monde accélérée par la technologie et le règne de la quantité, c’est la disparition de
l’Autre, et donc de toute réalité205.
Cette volonté de sanctifier la vie, ce désir de sacré, constitue le noyau central de
l’intérêt pour la philosophie religieuse de la fin des années 60, qui permettait
d’échapper au monde en établissant un temple intérieur. La désacralisation proposée
par le postmodernisme constitue un rempart à cette quête, d’où la perception tragique
du changement d’orientation artistique de Kabakov qui va précisément décrire à l’aide
d’un matériel métaphysique ou religieux des thèmes et des questions soviétiques ou
bureaucratiques, réduisant le sacré à un langage parmi d’autres. Les artistes, précise
Goričeva, manifestent un intérêt pour le sacré, mais uniquement avec une distance qui
les préserve d’une vraie rencontre avec celui-ci :
Les artistes et les philosophes d’aujourd’hui ont ouvert un monde sacré indifférencié. Ils admirent son
ambivalence pré-morale, l’ambiguïté et le jeu de ses structures et de ses interdits (pur-impur, ordre et
chaos, fragilité et pouvoir). Ils ne se trouvent pas en lui, mais le contemplent seulement de côté ; ils ne
s’élèvent pas au-dessus du réseau d’entrelacements magiques ; ils ne transforment pas la « liturgie » des
marchandises en une liturgie vivante et préservent le mystère ecclésial grâce auquel il est seulement
possible de trouver la personne et la liberté.206
L’attaque concerne ici bien le conceptualisme et son regard de côté, sa distance par
rapport à toute forme de vérité transcendante207. Le postmodernisme est ainsi épinglé
pour son usage de tous les registres de langue et son dénigrement du sacré, un
rabaissement de la langue perçu comme une forme de déchéance. Les tendances
postmodernes dans la littérature russe, en particulier avec la nouvelle génération
204
Goričeva [1991], p. 8.
205
Goričeva [1991], p. 9.
206
Goričeva [1991], p. 18.
207
Barabanov [2011], p. 56.
94
Dovlatov compare ce souci pour les vérités limpides avec une attitude qu’il a rencontré pour la première
fois au milieu des années 60 ; celle-ci conduisait au fait que les gens n’évaluaient pas la vie soviétique
comme morale ou immorale, parce qu’ils considéraient les événements et les faits de la vie soviétique
autour d’eux comme étant relativement non-pertinents comparé aux vérités profondes.208
208
Yurchak [2012], p. 126-7.
95
soviétiques (Bibikhin par exemple), devenus plus tard croyants, leur trajectoire
intellectuelle résulte d’une rencontre avec la pensée de Heidegger.
L’art est considéré par les thuriféraires de cette métaphysique comme le lieu
offrant les voies d’accès les plus directes à l’expérience spirituelle. Cette découverte
de l’art comme topique idéale des archétypes s’accompagne toujours de l’idée que
celui-ci permet le dépassement des possibles crises morales, le voie spirituelle dans
l’art l’élève au-dessus des crises de « la pensée conceptuelle et postmoderne ». Cette
radicalité dans la posture, la critique Galina Manevič la voit dans le parcours
exemplaire de Evgenij Šiffers, penseur précisément de l’art comme lieu par excellence
des intuitions spirituelles :
Šiffers est arrivé à la conclusion que l’art, même s’étant échappé du continuum sacré, mais apriori non-
enrôlé par l’idéologie ou la marchandisation et qui essaie de conserver son autonomie même malgré sa
volonté consciente, se trouvera aussi nécessairement dans une zone de coordonnées où, en ôtant des
couches, vont se révéler clairement les fondements archétypaux de l’être, c’est-à-dire que la visée de
refléter des hiératures détermine aussi la pratique de l’intuition créatrice authentiquement supérieure. 209
209
Manevič, [2010], p. 62.
96
Nous avons évoqué plus haut le rôle de médiateur qu’a joué d’Evgenij Šiffers dans la
diffusion des idées métaphysiques au sein d’une partie du milieu artistique non-
officiel. Sa biographie est singulière. Il est né à Moscou en 1934 210 . Son père,
d’origine allemande et noble est diplomate et traducteur, sa mère, issue d’une famille
noble arménienne, est actrice. Très tôt (en 1946) son père perd son travail, au moment
de la campagne contre le cosmopolitisme, pour avoir traduit des pièces de théâtre
anglaises et américaines et la famille tombe alors dans la pauvreté. En 1951-52 il
étudie à la faculté de journalisme de MGU, mais doit renoncer à ses études en raison
de la pauvreté dans laquelle se trouve sa famille. Il accomplit son service militaire
dans l’artillerie et devient officier. En 1956, il sert dans le contingent soviétique contre
l’insurrection hongroise. Blessé il finit à l’hôpital et est démobilisé en 1958. Entre
1959 et 1964, il est étudiant au LGITMIK, l’Institut de théâtre de musique et de
cinéma de Leningrad. Dès 1963, il réalise ses premières mises en scène qui
connaissent un fort retentissement dans la vie théâtrale de la ville. Sa mise en scène de
« Antigone » de Jean Anouilh dans un cadre et des décors épurés, fera sensation en
raison de la modernité de son approche.211 En 1965 deux de ses spectacles sont
supprimés du répertoire. Accusé de « formalisme », il perd la possibilité de travailler
dans les théâtres de Leningrad. En 1966 il réalise son premier film Pervorossijane.
Après la première en 1967, le film est jugé négativement par une commission du Parti
à Leningrad, il rompt alors avec Lenfilm et déménage à Moscou en avril 1967. A
Moscou, il réalise différentes mises en scène, écrit des scénarios pour des films qui ne
seront jamais montés ou refusés (dont un sur les dialogues de Platon) et se marie avec
l’actrice Larisa Mikhaïlovnaja Danilina. Sa dernière mise en scène date de 1973. C’est
à partir de 1967-1968 qu’il commence à fréquenter le milieu artistique non-officiel et
fait la connaissance de Kabakov, Pivovarov, Štejnberg et Yankilevskij. Lors d’un
séjour à Tarusa, il a l’occasion de profiter d’une abondante bibliothèque comprenant
210
Nous tirons tous les éléments biographiques concernant Šiffers de l’importante documentation réunie par
Vladimir Rokitjanskij dans les trois volumes d’œuvres parus à Moscou entre 2004 et 2005.
211
Vladimir Rokitjanskij a recueilli de nombreux témoignages de personnes qui ont travaillé avec Šiffers au
théâtre : http://ptj.spb.ru/archive/48/historical-novel-48/teatr-evgeniya-Šiffersa/
97
de nombreux auteurs de l’Age d’Argent (il est particulièrement marqué par sa lecture
de Vjačeslav Ivanov, etc.). Entre 1967-68, lors de son arrivée à Moscou, il connaît des
visions et expériences mystiques et entame par la suite ses premiers travaux
théologiques. Ses contacts et sa recherche de soutien spirituel auprès des pères Dmitrij
Dudko et Alexandre Men sont couronnés d’insuccès, il est accusé de matérialisme et
de prelest’ (illusion spirituelle).
De 1970 à 1978, Šiffers va fréquenter assidûment le groupe du Boulevard
Sretenskij, devenant progressivement une figure centrale de ce milieu. Dans ce
contexte, il se lie fortement d’amitié avec le philosophie Aleksandr Piatigorskij (qui
rédigera un hommage à la mort de Šiffers) jusqu’à son émigration en 1974.
Parallèlement il intensifie sa lecture non seulement des sources patristiques mais
également des textes de la tradition orientale (Upanishads et le Sûtras du Cœur) grâce
aux traductions transmises par ses amis orientalistes. Il croise dans sa pensée à la fois
l’expérience ascétique des Pères du Désert (Syméon le nouveau théologien),
l’orthodoxie et les pratiques spirituelles bouddhiques dont il essaie de faire la synthèse.
Les visions mystiques se poursuivent durant cette période. A partir de 1976 il
s’intéresse à la pensée de Florenskij. A partir de 1978, Šiffers s’éloigne de Kabakov
suite à des divergences d’opinion. Il participe en 1978 à quelques discussions autour
des expositions de Vladimir Yankilevskij et Eduard Štejnberg, dont il restera proche.
Šiffers continue à donner quelques conférences et publie de courts textes. Il obtient le
prix Andrej Belyj en 1979 pour son roman Par sa mort il a vaincu la mort (Smert'
smert'ju poprav). Egalement théoricien du théâtre et pédagogue, il présente un projet
de recherche autour du théâtre au Conseil du théâtre «Na Taganke » à Moscou qui
s’intitule « Théâtre mémorial de Dostoïevskij », largement dédié à des thématiques
spirituelles, il reçoit un accueil hostile.212
Dans les années 80, le repli nationaliste de Šiffers s’intensifie. Au centre de son
attention se trouve l’historiosophie de la Russie, les thèmes de la sainteté et du génie
russe. En 1982, il manifeste son désaccord avec la dissidence à l’occasion d’un
interrogatoire du KGB. Se cristallise au fil du temps une obsession pour le meurtre de
la famille tsariste et le destin de la Russie, dont il essaie à travers une enquête de
comprendre les causes et circonstances. A partir de la fin des années 70 il tient à jour
212
A propos de ce projet, voir le récit de la fille de Šiffers. Rokitjanskij [2013].
98
Pensée de Šiffers
Šiffers est un personnage énigmatique qui est présenté souvent comme une anecdote
dans l’histoire du conceptualisme moscovite214 puisqu’il n’a eu pour ainsi dire aucune
influence directe sur la formation de ce réseau, il l’a rejoint au moment où celui-ci
s’était déjà formé. Il est pourtant un personnage important dans le parcours et la
trajectoire de la première génération du conceptualisme. Kabakov et Pivovarov le
mentionnent dans leurs mémoires avec ambivalence : tantôt influent, tantôt secondaire.
Il rencontre ses artistes suite à son déménagement à Moscou et trouve dans le milieu
artistique non-officiel (mais pas seulement) un public ouvert à son enseignement et à
son érudition. Comparé parfois à une figure socratique, il aime dispenser un
enseignement oral, qui s’accompagne de la transmission de vérités religieuses ou
spirituelles. D’autre part, au cœur de ses essais théologiques sont insérés des dialogues
imaginaires, façon vivante d’exposer sa pensée. Le caractère prophétique de son
interprétation a rencontré les attentes des artistes en quête de réception et de mise en
perspective.
213
Il fut très lié à un philosophe membre du Cercle méthodologique de Moscou, en la personne de Oleg
Genisaretskij, mais aussi avec Alksandr Piatigroskij, David Zil’berman, etc. La liste des personnes qu’il a
connues est longue et impressionnante. A ce sujet, voir Rokitjanskij [2010].
214
Dans une lettre écrite à Monastyrskij en 1985, Tupitsyn se demande qui est ce Šiffers que Groys a mentionné
favorablement au cours d’une conférence. Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 193.
99
Il a été dit, disons par Pouchkine, que tout notre savoir était tiré de livres étrangers, que nous n’avions
pas de langage métaphysique propre, avec lequel nous pourrions penser la culture, il nous faut pourtant
le faire. Où pouvons-nous le prendre ? Ici s’éclaire le rôle existentiel et ontologique du poète et de son
génie créateur.217
Le rôle de l’artiste est ici bien défini, il est l’artisan et le porteur d’un discours du
propre, dont la métaphysique constitue la matrice et le fondement. L’artiste est la
boussole spirituelle d’une époque privée de racines. Cette question morale de la
215
Afin d’entrevoir le spectre large des intérêts de Šiffers, il est utile de consulter le référencement réalisé par
Vladimir Rokitjanskij de la bibliothèque de Šiffers, aujourd’hui conservée tel quel. L’article donne une liste
exhaistive de tous les ouvrages annotés : Rokitjanskij [2003].
216
C’est le cas notamment d’un mouvement rassemblant des artistes au profil différent que l’on a appelé les
peintres métaphysiques de Moscou. Voir Barabanov [1996], Kabakov [2008]. Appartiennent à cette tendance:
Mikhaïl Švarcman, Vladimir Vejsberg, Alexandre Kharitonov, Edouard Štejnberg et Vladimir Pjatnickij.
217
Šiffers [2005], p. 450.
100
218
« Cette méthode peut être mise en lien avec la conception d’ « ouverture » de la personnalité artistique, qui
reconnaît ses possibilités non réalisées comme plus élevées que n’importe quelle œuvre achevée. Cette
conception laisse à l’artiste la liberté de se réaliser dans tel ou tel matériel, mais seulement en relation avec lui,
intentionnellement, c’est-à-dire seulement conceptuellement. » Bobrinskaja [1994], p. 14-15.
219
Šiffers [2005], p. 16-17.
220
Pivovarov [2004], p. 65.
101
221
Mikhaïl Epstein http://www.bu.edu/wcp/Papers/Cont/ContEpst.htm L’hypothèse la plus intéressante de cet
article programmatique souligne les ambivalences propres à cette libération d’une métaphysique radicale dans
les années 70 qui a permis au cours de la Perestroïka, l’apparition d’un discours extrême occupant soudainement
le centre de la vie politique et intellectuelle. Cette libération de la boîte de Pandore aurait en quelque sorte eu
comme conséquence l’établissement d’une voie royale pour tous les extrémismes que connaît et qu’a connu la
société russe post-soviétique.
222
Šiffers [2005a], p. 36.
223
Šiffers [2005a], p. 29.
102
certaine humilité, d’un retrait, d’une position active d’écoute. L’artiste, arrimé à un
horizon métaphysique, possède, comme le dit Evgenij Barabanov, une forme de
responsabilité existentielle devant le travail nécessaire de témoignage de la
manifestation de la Vérité dans le monde.224 Dans le cas de l’artiste conceptuel celui-ci
en conservant une distance a pour éthique le renoncement à la prétention de dire
quelque chose à propos du monde, mais se contente de désigner, de citer, à partir du
trésor de signes disponibles.
Šiffers rencontre Kabakov vers la fin des années 60225. Durant plusieurs années, il aura
une certaine emprise psychologique sur Kabakov, encore en quête de reconnaissance
artistique. 226 L’atmosphère est marquée par un engouement important pour la
philosophie religieuse, décrite comme une atmosphère irrationnelle 227 . Šiffers
participe aux nombreuses soirées et discussions autour de thèmes métaphysiques et
théologiques qui se déroulent toutes les semaines chez le couple Štejnberg . Il visite
régulièrement les ateliers des artistes. Kabakov se souvient de la manière dont Šiffers
appréhendait le travail des artistes et ce qu’il y cherchait :
Il venait souvent à l’atelier, s’asseyait longuement et regardait les travaux. Il regardait les œuvres de
manière originale, presque avec joie et avec une concentration inhabituelle. Lorsqu’il arrivait à l’atelier,
il s’asseyait devant une œuvre et la contemplait longuement, il la regardait dans une sorte de…
comment dire ?... de concentration libre. On peut dire, comment je ressens ce que Ženja voyait dans les
travaux des artistes. Sans aucun doute, ressentant aussi ce dense nuage religieux qui flottait autour de
Moscou et Leningrad, il cherchait des témoignages, des témoins, comme il disait, de cette présence
religieuse dans le monde. Et il considérait les artistes comme des récepteurs, des radars,
particulièrement sensibles… qui ne pouvaient pas ne pas refléter cette présence. Ainsi, il cherchait des
artistes en qualité de… miroirs, d’écrans, d’écrans purs, sur lesquels se reflète le courant de cette même
conscience religieuse… des artistes qui seraient remplis de cet esprit religieux qui soufflait sur la terre.
Et lorsqu’il trouvait ces artistes, cette seule fois lui confirmait que c’est ainsi, que ces artistes sont
l’essence du message de cette… présence. Ici et maintenant.228
Les artistes sont ainsi identifiés par Šiffers comme des témoins privilégiés de ce réveil
de la conscience religieuse en cours. Il cherche alors dans le présent un écho de ce
224
Barabanov [1999].
225
Šiffers [2011], p. 76.
226
Entretien avec Pivovarov Prague, avril 2014.
227
Les informations à propos de la rencontre avec Šiffers et de l’atmosphère de l’époque sont tirées d’un
entretien non publié de Vladimir Rokitjanskij avec Kabakov, que celui-ci a eu la bienveillance de nous
transmettre.
228
Ibid.
103
229
On peut mentionner que l’intérêt pour la tradition métaphysique est aussi représenté à la même période par le
livre de Mamardašvili et Piatigorskij (qui était en lien avec Šiffers) et qui se proposait d’aborder
philosophiquement et ontologiquement le phénomène de la conscience avec des outils aussi distincts que le
bouddhisme et la phénoménologie. (le volume se trouve dans la bibliothèque de Šiffers)
104
230
« Dans « Les notes d’un souterrain » de Dostoïevskij est mentionné une représentation que les prisonniers
donnent dans la prison. Ils sont vêtus de combinaison de travail ou bien cousent des costumes à partir de
différents morceaux de couvertures, etc. Cette pauvreté, une esthétique sainte de l’activité théâtrale se déroulant
en prison, a beaucoup attiré papa. Un homme, se trouvant dans un espace extrêmement fermé, limité, acquiert
une liberté intérieure si dense qu’elle lui permet de jouer son rôle. » Elena Šiffers, entretien avec Rokitjanskij.
Rokitjanskij [2013].
231
Il évoque une expérience mystique survenue en 1967 lors d’un séjour à Tarusa au cours de laquelle il
rencontre Bouddha. Šiffers, Zil’berman [2010], Opyt Buddy-ko-Xristu.
232
Genisaretskij, Zil’berman [2001].
105
233
M.E : Avez vous entretenu un rapport avec la religion ? I.K : Oui, avec un représentant du culte. Je l’ai vécu
comme quelque chose de pénible. J’ai eu une amitiés avec Evgenij Šiffers, un penseur amateur. Malgré qu’il ait
été sans aucun doute un penseur religieux et ait ouvert des profondeurs, la communication avec lui a été
incroyablement pénible. Kabakov-Epstein [2010], p. 230.
234
Kabakov [2008], p. 132.
106
3. L’expérience de la métaphysique
Lilian Silburn
L’image métaphysique
Il s’agit dans un premier temps de reconstituer cet effort spéculatif entrepris par
Kabakov et Šiffers à partir de ce que Philippe Sers appelle dans son ouvrage sur
Kandinsky une pensée orientale de l’image métaphysique 235 . Pour Sers, l’image
métaphysique possède un ordre propre, révélateur d’un sens, qui excède le discours.
En ce sens, elle est dite vérificatrice puisque l’authenticité de l’expérience spirituelle
se vérifie par l’image. Nous retiendrons ici deux éléments qui nous aideront à mieux
comprendre ce qu’il faut entendre sous cette idée d’image métaphysique : d’une part
l’idée que l’image, le plan pictural en l’occurrence constitue le lieu privilégié de
l’accueil de l’inapparent, d’autre part que cette preuve qu’offre l’image ne peut se
faire que par le basculement de la vision, par laquelle l’image se révèle comme le seuil
de cet ordre caché.236 Pour accéder à cet ordre caché, l’image métaphysique offre un
mode connaissance transcendant, celui d’une saisie intuitive et contemplative qui se
réalise sans concepts237. L’image métaphysique dévalue ainsi d’entrée de jeu l’idée et
la conception sur lesquels le conceptualisme va construire son développement
artistique. C’est pourquoi la rupture avec cette notion au sein du conceptualisme
signalera un point de non-retour.
Le terme d’image métaphysique est un terminologie générale qui suppose une
compréhension claire de ce que métaphysique peut signifier pour les artistes, or il faut
235
Philippe Sers comprend dans cette pensée orientale non-discursive, le christianisme orthodoxe et la pensée
chinoise. Sers [1995], p. 152-153
236
Sers [1995], p. 165.
237
Evdokimov [1972], p. 14. Evdokimov insiste encore sur le fait que cette expérience brise l’immanentisme de
l’expérience esthétique. Celui-ci est construit sur un triangle fermé comprenant l’œuvre, l’artiste et le spectateur.
L’intuition vise donc à révéler la présence d’un 4ème élément transcendant. Ibid., p. 155.
107
La plus grande difficulté de compréhension de la tradition orientale réside dans le fait qu’elle est
profondément inscrite dans une pratique vivante. Même parler des « aspects philosophiques » de cette
tradition signifie prendre le risque de l’altérer. En Orient il n’y a jamais eu comme en Occident de
séparation réelle entre la théologie et la philosophie ou entre la théologie et l’expérience mystique ; en
partie parce que ces séparations supposent une représentation de la raison naturelle, qui est elle-même
un produit de la tradition occidentale.238
238
Bradshaw, [2012], p. 22.
239
La théologie est définie par Šiffers comme « manifestation de la rencontre humaine avec Dieu dans
l’expérience spirituelle». Šiffers [2005b], p. 346.
108
240
Rosenthal [2010].
241
« J’emploie le mot métaphysique mais il ne faut pas lui donner le sens traditionnel et académique. Il est
question plutôt d’une métaphysique dans le sens de Dostoïevski, Kierkegaard, Nietzsche, Pascal, Jacob Böhme,
Saint-Augustin et esprits semblables, c’est-à-dire une métaphysique qu’on appelle maintenant existentielle. Mais
je préfère une autre expression, celle de métaphysique eschatologique […] Ma pensée philosophique n’a pas une
forme scientifique, elle n’est pas logico-rationnelle, mais intuitivement vivante ; elle repose sur une expérience
spirituelle, elle tend passionément vers la liberté. » Berdiaev [1946], p. 5.
242
Pivovarov [2001].
243
Ibid., p. 84.
244
Ce thème de la présence de l’autre au sens de dévoilement d’un ailleurs, sera repris au sens cette fois
d’intrusion de l’étranger (vtorženie čužogo) dans le conceptualisme de Kabakov et le sots-art des années 70-80. Il
aura toutefois le sens non-spirituel mais plutôt ethnographique d’un regard extérieur et distant sur la réalité
soviétique. Aux deux approches est commune l’idée que l’artiste ne peut occuper qu’une position marginale au
sein de la société soviétique. Bobrinskaja [2013], p. 180-1. Sur le motif symbolique du seuil et de la porte chez
Yankilevskij, on peut se reporter à l’article de Šiffers. Šiffers [1978].
109
Les œuvres de Kabakov du début des années 70 qui expriment les thèmes
existentiels et religieux sont marquées par l’abstraction. II ne serait pas exagéré de
parler à ce propos, en suivant ainsi les hypothèses d’Alain Besançon à propos de
Malevič d’un iconoclasme aux couleurs religieuses245. Le rejet de toute représentation
n’est toutefois pas à appliquer à tout le travail artistique et pictural de Kabakov, mais
s’enracine en particulier dans cette période de la fin des années 60 où l’engouement
pour la philosophie religieuse est fort. L’iconoclasme est ici la recherche d’un acte pur
révélant la présence bienfaisante de Dieu par une lumière au centre du tableau, qui
prend le nom dans le milieu artistique non-officiel de métaphysique de la lumière.
Šiffers mentionne également cette notion en la présentant comme la caractéristique
fondamentale de l’icône 246 , L’icône étant passée au 20ème siècle du statut d’art
245
« […] car c’est dans leur œuvre peinte et écrite (ici Malevič et Kandinsky) que se trouvent les preuves du
caractère religieux de leur iconoclasme. Iconoclasme neuf, si l’on considère que l’abandon de la référence aux
« objets » et à la nature ne provient pas d’une crainte devant le divin, mais de l’ambition mystique d’en donner
enfin une image digne. » Besançon [2000], p. 21.
246
Šiffers [2005], p. 57.
110
247
Glazov [2015], p. 169.
248
Denys Aréopagite [1958], p. 86.
249
Borella, [2002], p. 95.
111
Espace du tableau
Il faut bien insister ici sur le fait que cette approche pratique et théorique de la
métaphysique se rapporte chez les artistes de cette époque à une expérience
existentielle d’isolement qui est d’abord celle de la relégation hors des sphères
officielles dans des espaces clos ou souterrains que sont les cuisines, les ateliers, les
caves. Ce confinement vers l’intime, le privé se double d’une vie collective et amicale
intense, comme celle que vécurent les artistes Kabakov, Pivovarov, Yankilevskij et
Štejnberg à leurs débuts. Tous ces éléments quotidiens ont été également propices au
développement d’une certaine ascèse tout entière dirigée vers l’espace du tableau
comme lieu privilégié d’une présence surnaturelle. Le critique E. Barabanov, explique
le type de conviction qui anime ces artistes :
Les lignes de fracture n’étaient pas définies par les théories philosophiques et théologiques dans
lesquelles les artistes étaient encore dilettantes, mais par le degré de foi dans les principes du nouvel art
[...] avant tout la foi dans le statut ontologique du tableau. [...]250
Le statut ontologique du tableau signifie ici que l’espace du tableau ne s’occupe pas
des questions de représentation, mais de la nature et des possibles de son espace. Les
artistes devaient répondre par leur pratique à la question de ce que peut le tableau.
Cette problématique fait écho à une thématique abondamment discutée par les artistes
dans les années 60, celle de l’espace du tableau. Si la question connaît un
développement important dans les années 60, elle sera progressivement abandonnée
comme propriété exclusive de la toile avec le rejet de la peinture comme forme
privilégiée d’expression dans le conceptualisme moscovite 251 . L’enseignement de
Vladimir Favorskij (1886 – 1964) est le vecteur principal d’introduction de cette
rhétorique spatiale que l’on pourrait grosso modo opposer à la notion de surface (si
importante pour le conceptualisme moscovite). Favorskij, ancien recteur du
Vkhutemas de 1923 à 1926, graveur et illustrateur de livres, est avant tout un
moderniste, influencé par les théories de Cézanne et le cubisme. À ce titre, certains
250
Barabanov [2004], p. 18.
251
Kabakov invente dans les années 80 le concept d’installation totale. L’installation totale conçoit l’espace
comme une forme agressive. Elle est la mise en scène d’un ensemble mystérieux mais très puissant et d’une
grande force de conviction au sein duquel les objets deviennent insignifiants par rapport à cette atmosphère qui
les absorbe, au contraire de l’installation en Occident où l’espace est indifférent à ce que l’installation contient,
laissant le spectateur plus libre. Kabakov [1995b], p. 26.
112
courants non-officiels ont subi l’influence de ses idées. Son attention portée au cadre
compositionnel, à la page blanche assimilée à un espace de profondeur influence
certains conceptualistes (Bulatov, Pivovarov, Kabakov, Vasiliev)252. En redonnant une
dimension ontologique à un espace normalement privé de figuration, il a permis à
certains conceptualistes de faire coïncider leurs intérêts métaphysiques et les théories
compositionnelles. Ainsi pour Favorskij, ce n’est pas la toile comme surface plane qui
est essentielle, mais l’espace, le fond sur lequel elle émerge, comme Oleg Vassiliev
l’explique dans ses mémoires :
Vladimir Andreievič (Favorskij) exliquait que tous les éléments par lesquels opère l’art (le point, la
ligne, etc.) ont un caractère spatial, et, c’est pourquoi, littéralement, il est impossible de parler d’une
représentation plane en art.253
De cette manière sont nées certaines recherches sur la lumière, avec l’idée que c'est le
mouvement de la lumière dans l'espace qui prédomine sur les formes planes. Viktor
Pivovarov, proche lui aussi de Favorskij, rappelle son importante influence :
L’espace est assimilé par Favorskij au blanc comme fond et les couleurs, les traits de
crayon sont associées au noir, c’est pourquoi sous cette perspective dualiste,
manichéenne, il se définit comme métaphysicien255. Mais l’espace c’est aussi pour
certains artistes l’expérience intime de la conscience et de la liberté qui lui est
afférente (« l’émigration intérieure » que traversèrent de nombreux intellectuels russes
de cette période). En outre, l’espace du tableau devient dans le travail de certains
artistes comme Erik Bulatov, influencé lui aussi par Favorskij, le lieu par excellence
de la réalité, une marque d’authenticité qui s’opposerait aux mensonges du monde
environnant. Il explique :
252
Nous devons ces précieuses informations à la thèse non publiée de Natacha Smolianskaia sur la crise du
cadre. Voir également l’article de Zaguianskaïa [2009], dans lequel, elle révèle l’importance de la dimension
religieuse chez Favorskij et son amitié avec Florenskij.
253
Vasiliev [2005], p. 60. C’est l’objet également de l’article de Bulatov, objet lumière, espace. Bulatov [2013].
254
Pivovarov [2004], p. 29-30.
255
Voir l’anecdote à propos de la rencontre entre Robert Fal’k et Favorskij dans les années 50, où l’un se définit
comme dialecticien et l’autre comme métaphysicien, image originelle du débat entre le conceptualisme et la
métaphysique. Bulatov [2013], entretien avec Pivovarov Prague, avril 2014.
113
Pour moi, l’espace figurant sur la superficie du tableau est une réalité absolue, plus réelle encore que
l’espace dans lequel je vis. Dans cet espace de notre vie quotidienne, rien n’est sûr, tout bouge, tout
change, tout est flou. Par contre, dans l’espace artistique, le temps suspend son vol et tout devient
immortel.256
Le tableau de l’artiste est par lui-même une pensée symbolique créatrice, l’équivalent d’une parole, d’un
modèle langagier de discours, comprenant par la remémoration des représentations symboliques ce
niveau d’état de création, lorsque l’artiste « rêve », abandonnant ses jugements, pénétrant dans les
256
Bulatov [1988], p. 84.
257
Kabakov [2008], p. 97-98.
258
Švarcman illustre bien l’auto-suffisance de l’espace de la toile, fermée sur elle-même lorsqu’il parle de ses
tableaux sacrés comme de monades, dont l’espace samorasplastivajuščeesja et samooprovergajuščeesja.
Švarcman [2005], p. 38.
114
champs énergétiques des idées-anges, pour, de retour sur terre, comprendre cela en plus de manière
irrationnelle, sans mots ni concepts, dans les idéogrammes universels d’autres représentations […] le
tableau est un modèle de pensée en général et particulièrement le modèle d’une pensée définie. Le
tableau est symbolique, c’est pourquoi il peut être rempli en tant que formule symbole par un contenu
conceptuel divers. Le tableau est une formule-symbole, un modèle, un modèle langagier symbolique et
créateur. Il peut être soumis à l’analyse philosophique, parce qu’il appartient au champ de la
philosophie. 259
Ce passage nous éclaire précisément sur les enjeux à l’œuvre dans le tableau, qui sont,
selon le philosophe, comparables à ceux du discours philosophique et spéculatif dont
Šiffers se veut l’héritier et le représentant important. L’espace du tableau devient le
lieu ultime de manifestation d’une réalité transcendante, grâce à sa fonction
symbolique il écarte le discours conceptuel, rejoignant ainsi une réflexion
philosophique et théologique élevée qui manifeste la présence de Dieu260. On retrouve
ici la fonction fondamentale de l’image métaphysique, puisque dans celle-ci la réalité
est appelée, convoquée, invitée à la manifestation261. Le plus haut degré de pensée et
de spéculation est atteint par la peinture devenue un espace privilégié de réflexion pour
d’autres philosophes, dont beaucoup graviteront autour des milieux artistiques non-
officiels262. Nous nous trouvons ici, non pas dans une réflexion rationnelle dont les
conclusions conduiraient à la nécessité du sacré en art, mais plutôt d’une conviction
intuitive que quelque chose se révèle à la surface du tableau, justifiant ainsi sa nature
ontologique, un thème également fortement présent dans le travail théorique de
Malevič263.
259
L’article complet de Šiffers étant inédit et non-publié, nous devons à la bienveillance de Vladimir
Rokitjanskij de nous en avoir fourni une copie électronique, toutes les citations proviennent de ce fichier. Il sera
noté ainsi en abrégé dans la suite du texte : LIS.
260
L’espace du tableau comme fonds ontologique, est au centre de l’enseignement de Vladimir Favorskij.
261
Sers [2002], p. 17.
262
Citons entre autre : Evgenyij Šiffers, Boris Groys, Oleg Genisaretskij, Alexandre Piatiogorskij, etc.
263
Marcadé trouve un motif semblable chez Malevič : « L’ontologie de Malevič est donc une justification de la
pratique artistique suprématiste, une démonstration discursive de la vérité de la démonstration picturale non-
figurative absolue. Comment faire apparaître l’abîme de l’être dans la création picturale ? » Marcadé [1974], p.
14.
264
Barabanov [2005], p. 445.
115
Sous cette perspective, l’artiste devient un médiateur, témoin d’une réalité cachée et
n’est plus le créateur de nouvelles formes. Il ne fait que rendre visible le caché. Cette
diminution du rôle de l’artiste comme exprimant quelque chose, est remplacée par la
création comme dévoilement de ce qui préexiste à tout œuvre. La révélation de la
présence écarte même la qualité expressive du matériau ou l’expression personnelle.
Cette tendance ne s’oppose pas seulement au conceptualisme mais aussi à l’œuvre
comme expression d’un point de vue dépassionné tel qu’on le trouve dans l’École de
Lianozovo, où prédomine un certain culte de la singularité artistique et l’absence de
thématiques religieuses. Dans la perspective de Štejnberg par exemple, l’artiste n’est
pas un inventeur, il ne fait que révéler l’essence des choses et des formes dans un
langage plastique. Arrimé à un horizon métaphysique, il possède ainsi, comme le dit
Barabanov, une forme de responsabilité existentielle devant le travail nécessaire de
témoignage de la manifestation de la Vérité dans le monde. Ainsi, si l’on suit cette
thèse, la peinture métaphysique révèle une posture existentielle, une éthique, dont
l’artiste livre le témoignage lucide. Tout ce qui fait de l’artiste un sujet impuissant,
humble tel qu’on le trouve chez Štejnberg (Šiffers parle de l’artiste comme d’un
265
Lossky [2005], p. 40.
266
Kabakov [2008], p. 89.
267
Barabanov [1999], p. 7 .
116
268
Štejnberg [2015], p. 357.
269
Kabakov [2008], p. 72.
270
Kabakov, fait un récit critique et détaillé de ses premières visites à son atelier. Kabakov [2008], p. 249-259.
271
Ce processus universel fait dire à l’artiste : « je ne connais pas mon canon … je rentre dans un état de
compréhension irrationelle. Je suis en union avec le tableau comme avec un être vivant qui se montrerait de
l’intérieur. » Film sur Švarcman tourné en 1990 « Uzanavanie ».
272
Kabakov [2008], p. 255.
117
jamais un contour définitif –même si chez Švarcman le trait est sûr - et révèle une
pluralité de perspectives, comme autant d’états simultanés de l’être273 [Fig. 6].
273
Švarcman [2005], p. 38. Ici Švarcman reprend l’idée de Florenskij développée dans La perspective inversée
de transgression de l’unité de la perspective. Florenskij [2013], p. 8.
274
Švarcman [2005], p. 38.
118
lui est propre, comme une prière ou une pratique ascétique. C’est pourquoi Švarcman
peint le même tableau toute sa vie, comme émanation énergétique d’un seul Tableau.
Ces ambitions d’extension de l’art à l’invisible, font écho à la même époque à
celles qui animent la théologie de Šiffers, un temps proche de Švarcman par ailleurs.
Le philosophe cherche également à rendre manifeste la présence de Dieu, jusqu’à la
trouver dans l’œuvre d’artistes qui étaient plutôt indifférents aux problématiques
religieuses, plaquant ainsi brutalement son discours sur l’autre (Bulatov par exemple).
Contrairement aux ambitions kabakoviennes de carrière et de reconnaissance à
l'étranger, les ambitions de Šiffers sont plutôt celles d'un accomplissement spirituel
conforme à la tradition et qu'il perçoit dans le travail des artistes dont il lit les œuvres.
La qualité et le génie dans les œuvres ne résident pas dans un contexte socio-culturel
particulier mais dans la qualité intrinsèque de celles-ci en tant qu'elles sont rattachées
au fond commun de la Tradition. Dans une lettre au peintre Štejnberg, Šiffers rappelle
la notion de génie dans la tradition romantique (Novalis, Keats, Pouchkine) qu’il
identifie à un sténographe plutôt qu’à un auteur, dont l’activité principale réside dans
le fait d’enregistrer un certain message transcendant son horizon personnel275. Ce rôle
médiateur ne supprime toutefois pas l’artiste en tant que personne. Si Šiffers parle de
génie c'est essentiellement en lien avec la notion de personne, à travers laquelle se
réalise l'oeuvre. La personne, totalité inséparable n'est personne qu'à partir du moment
où elle se tient seule devant Dieu, suivant ainsi l'idée d'un homme crée à l'image de
Dieu comme le veut la tradition chrétienne orthodoxe. Lossky l’évoque dans un livre
qui a beaucoup circulé en samizdat, La théologie mystique de l’Eglise d’Orient :
La personne humaine n’est pas une partie de l’être humain, comme les personnes de la Trinité ne sont
pas des parties de Dieu. C’est pourquoi la qualité de l’image de Dieu ne revient pas à un élément
quelconque du composé humain, mais se réfère à toute la nature de l’homme, dans toute son intégrité.276
L'homme ayant été crée à l'image de Dieu, il lui est naturel de rechercher la sainteté,
qui est comprise par Šiffers comme le seul pouvoir autorisé sur terre, il prend ici ses
distances avec le pouvoir ecclésiastique. Le génie est donc l'homme seul devant Dieu,
l'homme ayant pris conscience de sa sainteté et de son caractère sacré. Cette
problématique de la personne artistique se voit dépassée dès les années 70, si l’on se
275
Štejnberg [2015], p. 357.
276
Lossky [2005], p. 115.
119
277
Victor Pivovarov, Vl’ubl’onnyj agent, NLO, Moscou, 2001, p. 125.
278
Voir Alekseev [2008], p. 115.
279
Entretien avec Pivovarov, Prague, avril 2014.
280
Barabanov [2005], p. 446.
120
Spectres de Malevič
La rencontre entre art et aspiration aux réalités spirituelles remonte aussi bien aux
avant-gardes qu’à l’Âge d’argent. Des artistes comme Kazimir Malevič, Pavel’
Filonov ou encore Vassily Kandinsky ont fait de la question de l’art, celle de la
christologie, du destin de l’humanité tout entière, l’art devenait sous leurs textes et
leurs pinceaux porteur d’un destin cosmique, eschatologique. L’art ne peut plus être
une copie fidèle de quelque chose, mais une compréhension nouvelle de la nature des
choses. A chacun de ces artistes, malgré leurs différences, appartient une certaine
vision des moyens purs de l’art281. L’art permet sous cet angle d’offrir un ordre de
connaissance élevé, qui accorde un privilège essentiel à la vision. Chez Malevič, le
suprématisme apparaît ainsi comme un miroir qui renvoie le divers et le changeant à
un ordre immuable qu’il appelle le zéro.282 Il y a ici une co-articulation entre art et
métaphysique qui prend la forme de l’élaboration de quelque chose qui excèderait les
conditions actuelles de l’art, qui viserait une situation transhistorique, point de vue
idéal pour reprendre la création à partir d’un nouvel espace. Liquidateur et démiurge,
figure du basculement possible de l’utopie à l’anti-utopie, du technologique vers le
religieux, Malevič incarne le mieux tous les paradoxes de cette extension de l’art à
quelque chose d’ « Autre » et une certaine confiance dans les pouvoirs de l’image. Il
laisse derrière lui un héritage à tous égards contrasté, contradictoire, qui a laissé une
empreinte forte sur le groupe réuni autour de Kabakov. Il nous faut regarder de près la
manière dont le suprématisme de Malevič a été compris et interprété au sein de l’Ecole
du Boulevard Sretenskij, afin de mieux comprendre la coïncidence entre passionaria
religieuse et suprématisme. Lissitzky est plutôt absent des références des artistes, en
tout cas à cette période, c’est la veine plutôt iconophile et métaphysique de Malevič
qui prédomine. L’approche de Malevič se fait essentiellement à travers le prisme de la
philosophie religieuse russe et de la théologie de l’icône, quand bien même ces sources
n’apparaissent pas toujours clairement chez Malevič283. Cette interprétation qui mêle
spéculation philosophique et pratique illustre le lien entre philosophie religieuse et
281
Sers [1995], p. 17.
282
« 1. La science, l’art n’ont pas de frontières parce que ce qui est objet de connaissance est illimité,
innombrable, et que l’innombrabilité et l’illimitation sont égales à zéro. Malevič [2015], p. 358.
283
Jean-Claude Marcadé dans sa Préface aux Ecrits, mentionne l’influence de Berdiaev et Florenskij sans
toutefois pouvoir en faire une certitude. Marcadé [1974], p. 22. Les artistes de Sretenskij mentionnent surtout le
motif de la Croix chez Malevič comme un des « sémaphores » religieux de cette époque
121
pratique artistique dans les débats qui animaient le cercle présent autour de Kabakov.
Les thèmes eschatologiques et religieux fascinent, alors que l’idée de zéro et de table
rase laissent songeurs.
Le suprématisme disparaît presque complètement à l’époque soviétique et le
milieu artistique non-officiel se voit coupé de cette source pendant de nombreuses
années, Les textes ne sont pas réédités284 et les rares œuvres reléguées dans les caves
des musées. L’héritage de Malevič par exemple n’a survécu en Russie qu’à travers
quelques élèves285 et collectionneurs, George Costaki ou Nikolaj Khardžiev. Dans
l’appartement de Costaki, un collectionneur russo-grec, de nombreux artistes non-
officiels ont pu découvrir des œuvres de l’avant-garde russe, mais aussi au Musée
Majakovskij à Moscou. Si la présence des œuvres et des nombreux écrits de Malevič a
été longtemps occultée, voire oubliée286, à la fin des années 60 et 70 la réception de
l’œuvre de Malevič connaît un nouveau sursaut. Cette réception suscite des réactions
et des positions contrastées287, reflétant la place centrale qu’a pris l’œuvre de Malevič
pour de nombreux artistes non-officiels appelés à redéfinir leur travail. La radicalité
théorique, la liquidation de tous les académismes et les thèmes métaphysiques
conduisent les artistes à dialoguer avec l’œuvre de Malevič élevée au rang de mythe.
Le rapport entretenu avec Malevič révèle beaucoup de choses sur la posture des
artistes et le sens qu’ils ont donné à leur trajectoire. C’est surtout Edouard Štejnberg
qui va donner une expression métaphysique à son dialogue avec le suprématisme,
inspirée de la philosophie religieuse russe. Son œuvre est traversée en effet de part en
part par un dialogue avec Malevič et ses écrits. Une esthétique suprématiste qui fait du
dépassement du monde objectif son credo trouve dans cette nouvelle interprétation une
dimension eschatologique propre à la tradition russe, prophétique, un horizon de sens
pour une époque de stagnation, radicalisant encore un peu plus l’aspiration à une
284
Il faut attendre 2005 pour voir une édition complète des textes de Malevič en russe (5 tomes). Avant cela, en
Europe en 1970, l’historien de l’art Troels Andersen offre une bibliographie complète des textes.
285
Evgenij Kropovinckij, beau-père du peintre Oscar Rabin est un ancien élève de Malevič, il est exclu l’Union
des Artistes en 1963 pour formalisme.
286
Lors d’un voyage en Europe en 1927, Malevič transmet une grande partie de ses œuvres et de ses écrits. En
1956, le directeur du Stedelijk Museum achète l’ensemble des œuvres que Malevič a laissé à ses amis européens.
287
En témoigne par exemple le numéro de la revue A-Ya consacré à l’opinion des artistes quant au travail de
Malevič. La revue va publier dès le premier numéro un texte de Malevič, montrant ainsi la place essentielle qu’il
occupe dans le paysage artistique des années 70. Dans ce numéro justement, trois artistes donnent leur point de
vue: Pivovarov, Bulatov, Kabakov. Groys, Bulatov, Kabakov [1983], p. 25-35. L’influence se poursuit dans la
dernière génération d’artistes russes issus du Conceptualisme russe. Ainsi Pavel Pepperštein, le fils de
Pivovarov, a-t-il consacré plusieurs de ses œuvres au motif du carré noir de Malevič, qui constitue en quelque
sorte l’horizon indépassable de l’histoire de l’art russe.
122
288
Schaeffer [1992], p. 14-24.
289
C’est le cas de Švarcman, prêt à suivre Malevič jusqu’à un certain point, mais qui oppose à l’esprit de
destruction de l’avant-garde qu’il juge vaniteux et mensonger, la fonction hiérophanique et métamorphique de
l’œuvre. « Voilà le nouveau testament de l’avant-garde : Ne détruis pas mais métamorphose. » Švarcman [2005],
p. 38-39.
290
Gérard Conio rappelle dans son interprétation, très personnelle de l’avant-garde russe, que « l’icône a été la
référence commune à toutes les recherches de l’avant-garde. ». Conio, p. 19. Filonov a par exemple d’abord été
engagé comme peintre d’icônes. On sait également que l’atelier de Kabakov était orné de quelques icônes,
trouvées lors de son installation au Boulevard Stretensky.
291
Pour une lecture de l’œuvre philosophique de Malevič, comme « seul artiste ayant réussi à poser en termes
philosophiques la question de l’être dans sa méditation sur l’art », on peut consulter l’introduction de Jean-
Claude Marcadé aux écrits de Malevič : Marcadé [1974], p. 9.
123
ces artistes, pris dans l’angle mort de l’histoire. Il est ainsi rapproché par ces artistes
d’un certain existentialisme, inspiré de la philosophie religieuse russe. Le langage
géométrique suprématiste, manifeste l’aspiration à l’absolu et la vérité, puisqu’il libère
les formes de leurs contraintes extérieures. De la même manière, l’homme se libère de
la nécessité, pour retrouver ses propres fins et buts: le rapprochement avec Dieu, ce
que la tradition byzantine nomme déification de l’homme. En outre, en dessinant
l’avenir par sa cosmologie suprématiste avec un certain pathos, Malevič a suscité la
méfiance d’artistes comme Kabakov. Bien qu’il ait consacré une courte période de son
œuvre aux questions métaphysiques dans un dialogue avec le Suprématisme, Kabakov
s’est également montré sceptique, notamment en raison de l’orientation résolument
anti-utopique de son projet artistique. Kabakov a réalisé par exemple une série de
toiles blanches inspirées directement des Blancs sur blanc de Malevič. Kabakov pense
son rapport à Malevič comme ambivalent, puisqu’il voit en lui à la fois un grand artiste
et l’inspirateur de la terreur292. Malevič est comparé à un chef omnipotent, décidant du
destin des autres, en outre Kabakov lui-même se met en scène comme appartenant à la
catégorie subalterne de ceux qui ne seront pas choisis. Cette attitude ironique envers la
radicalité du geste artistique caractérise bien l’attitude distante qu’ont manifestée les
membres du conceptualisme moscovite par rapport à cette figure tutélaire, exprimant
ainsi l’idée que Malevič s’est échappé dans le monde flottant des formes suprématistes
en fermant la porte derrière lui.
292
L’injonction du suprématisme est résumé chez Kabakov par la formule suivante : « Not everyone will be
taken in the future. » Kabakov, Bulatov, Groys [1983], p. 34.
124
Il s’agit plutôt de l’ancienne tradition russe des Lumières […] parce qu’en Russie ce concept est lié
moins à l’instruction qu’à la lumière, l’illumination. Ce rayon, qui dissipe l’obscurité, illumine et éclaire
par la lumière les objets sur lesquels il est projeté. En Russie cela a été compris non seulement comme
savoir, mais comme éclaircissement des esprits. L’emphase du conceptualisme est sans aucun doute
celle de voir à la lumière de ce savoir. Il est empreint pleinement du pathos de « l’œuvre
civilisatrice ».294
La lumière est ici élargie au sens d’extension de l’art à la culture, un des moteurs
importants du parcours de Kabakov. Mais avant que le conceptualisme s’installe
comme communauté, un certain pathos de la lumière, d’abord métaphysique et
irrationnel imprègne Kabakov et son cercle proche, surtout au travers de Šiffers.
Inspiré par l’espace singulier de l’icône, le thème de la lumière redéfinit la notion
d’espace du tableau en profondeur en y développant l’idée que par effet de cette
293
Šiškov [2012]. La philosophie ou théologie de la lumière possède des sources à la fois platoniciennes et
bibliques et constitue le trait commun des différents mythes originels du monde. Elle est selon Šiškov toujours
un intermédiaire entre deux mondes, le divin et l’humain.
294
Kabakov-Epstein [2010], p. 213-214. On trouve un même son de cloche chez Monastyrskij sauf qu’il insiste
plutôt sur l’icône. M-T [2013], p. 343.
125
illumination rien n’est caché et tout devient visible295. Il est intéressant de rapprocher
ce motif de la réflexion plus tardive de Kabakov sur le conceptualisme comme mise en
lumière d’éléments locaux, marginaux par un savoir universel, alors même que le
privilège du visuel (auquel la métaphysique de la lumière appartient complètement) est
détrôné par ce même conceptualisme au profit du texte, du concept. Par ailleurs, cette
hypervisibilité s’accompagne d’un vide, dont le mystère et la brillance semble
suggérer l’accès à un savoir élevé.296 Les thèmes de la vacuité comme connaissance
élevée, de la métaphysique de la lumière se discutaient abondamment à l’époque, sans
pour autant que les artistes lui donnent le même langage, ni n’y adhèrent forcément297.
Štejnberg va par exemple par la lumière témoigner de sa foi orthodoxe dans son
travail, alors que Kabakov en fera d’abord le thème d’une lumière bienveillante,
surnaturelle, tandis que Bulatov va développer l’idée de la coexistence de deux
lumières, celle de notre réalité et celle plus large qui se trouve hors du tableau
(vneživopisnyj svet)298. Avec ce dualisme, Bulatov et Štejnberg suggèrent l’idée de
deux espaces ontologiquement incomparables (l’un vrai, l’autre faux). Une idée que
Kabakov va abandonner progressivement comme on va le voir (alors que Bulatov va y
rester fidèle), se distanciant ainsi de la théorie de Favorskij. Il est avant tout important
de rapporter cette idée de lumière extra-picturale si l’on veut, à l’idée d’un élément qui
dépasse le sujet, le domine. Une idée qui sera au centre du rejet par Kabakov des idées
métaphysiques.
Rappelons que la métaphysique de la lumière appartient à une certaine
théologie mystique dont les artistes sont devenus les héritiers. Réalisée en grande
partie sous l’influence de la théologie šiffersienne qui s’appuie sur les textes de
Syméon le théologien (947-1022), spirituel byzantin, qui a mis l’expérience de la
Lumière incréée au centre de sa pensée299. Cette quête singulière trouve son origine
295
L’espace de l’icône est placé sous le regard omniscient et omnivisible si l’on veut de Dieu : « Ce regard (celui
de Dieu) est sans limite et tout y devient visible et manifeste : pas de recoins, pas de caché, pas d’inapparent,
l’intérieur est vu en même temps que l’extérieur et tout y est hiérarchisé spatialement par rapport au Sens ou à la
Manifestation. L’icône devient ainsi le spectacle du monde de la grâce, substitué au monde du pêché et
triomphant, sous le regard de Dieu, regard qu’il nous appartient, par la vertu de l’image, de partager. » Sers
[1994], p. 176.
296
Kabakov, Kuper [1992], p. 17.
297
Kabakov [2008], p. 92.
298
Tupitsyna [1997], p. 47.
299
Šiffers-Zil’berman [2001], p. 210-212. Il y a un parcours en miroir entre Syméon et Šiffers : « Au cœur d’une
société byzantine toute de tradition, Syméon est un cas unique de mysticisme personnel et un témoin important
126
de l’inévitable tension au sein du christianisme entre toute forme d’institution et la liberté de l’Esprit. »
Meyendorff [2010], p. 100.
300
Dans son premier article sur le conceptualisme Groys mentionne le fait qu’il est impossible de peindre une
toile abstraite en Russie sans évocation de la lumière de Thabor. Groys [1979], p. 4.
301
Lacoste [2009], p. 134. « Cette lumière n’est pas seulement indivisible dans les êtres séparés qui ont part à
elle, mais aussi, telle une une force unifiante, elle ramène à l’unité ceux qui y participent, selon leur capacité, et
les fait monter vers l’unité du Père qui les rassemble, et vers sa déifiante simplicité. » Palamas [1990], p. 19.
302
Ce sont précisément ces valeurs partagées de désintéressement, cette « parenté existentielle » évoquée par
Šiffers qui seront mis en avant par la veuve de Štejnberg pour expliquer les liens tissés au sein du groupe du
Boulevard Sretenskij, qui regroupe des personnalités aux orientations artistiques différentes. Manevič [2009],
p. 183-184.
127
Ce n’est même pas un « fond » ni une « couleur », mais un flot d’énergie lumineuse s’échappant
incessamment, se répandant de derrière le tableau « sur nous » et « à travers nous » ; un courant
bienfaisant, qui, si nous nous tenons face à lui lui, vient des profondeurs infinies « devant » nous et,
n’étant pas dirigé seulement vers nous, se répand, part derrière notre dos, pour envahir « toute notre
réalité ».305
L’effet de ce fond est saisissant : cette lumière en vient à envahir toute la réalité.
Kabakov insiste encore sur le fait que cette lumière n’est pas un effet produit par
l’artiste, l’artiste n’en est tout au plus que le médiateur reconnaissant d’avoir fait
passer cette lumière, elle le réduit au fond à un rôle de plus grande passivité puisqu’il
est subjugué par cette manifestation. Malevič, dans un texte consacré aux diverses
périodes du suprématisme désigne le blanc comme la phase ultime de son
développement. Si le Carré Noir est le signe de l’économie, le rouge celui de la
révolution, le blanc est caractérisé en tant que vision du monde comme action pure306,
aspiration humaine au repos éternel et à l’inaction conformément au système
303
Kabakov [2008], p. 72.
304
Kabakov, Groys [2010], p. 68, ou encore Sasse, [2003], p. 86.
305
Kabakov, [2008], p. 74.
306
Malevič [2013], p. 58.
128
307
Kabakov [2008], p. 76.
308
Newman [2011], p. 245-246.
309
Kabakov apprécie aussi les grands formats, les toiles de sa série En marge (Po Kraju) font 300x190 cm.
310
Riout [2006], p. 138-143. On pourrait encore comparer également le rapport ambivalent au monochrome chez
Newman et Kabakov, à la fois convoqué et répudié. Chez Kabakov cela passe par le traçage clair d’un cadre,
renforçant l’effet de « vacuité » ou d’emprise de l’infini.
129
L’artiste lui-même peut ne pas être conscient de cet acte de remémoration qui caractérise, par des
concepts définis et exprimés visuellement, sa pensée. L’artiste peut parler de ses travaux en terme
d’«inspiration», de «transe», d’«étrangeté», mais son état de conscience artistique est empli d’une
«dévotion » [...] qui rappelle sa nature prophétique incarnée dans l’oeuvre-symbole
[simvolotvorčestvo].311
L’œuvre est articulée aux symboles car ceux-ci mettent en lien plans humains et divins
et appellent la conscience à s’élever vers leur contenu divin, en renonçant à toute
forme et en définitive aux symboles eux-mêmes, afin, au moment de descendre, de
témoigner des Mystères divins. 312 C’est pourquoi dans la théologie mystique les
symboles sont vus comme une ressemblance dissemblable313, chargés de diriger le
regard de l’homme vers Dieu. Šiffers décrit le processus presque inconscient à l’
œuvre dans ce point de jonction entre Terre et Ciel qu’incarne l’artiste 314 .
Contrairement au conceptualisme où les concepts assurent un renvoi à d’autres
concepts, ici ils sont l’expression d’une autre réalité.
Force est de constater à ce stade que certains éléments rapprochent Malevič de
Kabakov315 notamment le motif de la soustraction, de la vacuité qui se traduit chez
Kabakov par la présence de grands ensembles vides, surtout dans la période où il s’est
mis à peindre d’immenses toiles blanches à la fin des années 60. Ces motifs peuvent
être rapprochés de la définition cosmique du blanc chez Malevič comme abîme infini.
Ouvrant les portes d’une autre réalité, les œuvres suprématistes fonctionnent, selon
Margareta Tillberg comme des métonymies316. On sait encore par les mémoires de
Kabakov que l’intérêt pour la métaphysique à cette époque allait de pair avec une
certaine inclination au cosmisme, dont l’univers de Malevič est une illustration
311
LIS.
312
Le symbole au sens traditionnel et sacré selon Borella n’est aucunement représentatif puisqu’il n’imite pas la
réalité symbolisée mais se trouve sur un plan de correspondance ontlologique avec elle, celle-ci est même
présente grâce à lui. Le symbole unit ainsi deux fonctions essentielles : signifiante, le symbole doit être lu et
intelligible et présentifiante puisque le symbole manifeste la présence du mystère divin. En ce sens l’œuvre des
artistes commentés par Šiffers devient un des lieux d’accès privilégiés à la contemplation. Borella [2004], p. 80-
81.
313
Borella [2002], p. 95.
314
C’est également l’hypothèse de Barabanov qui parle de l’inséparabilité du Ciel et de la Terre comme principe
d’organisation de l’œuvre. Barabanov [2004], p. 13.
315
Le critique Octavian Eşanu propose par la suite de distinguer entre emptiness (vide) chez Kabakov et
nothingness (néant) chez Malevič. Cette opposition entre la dimension relative du vide et le néant comme absolu
se tenant au-delà du réel mérite nuance. Ainsi, lorsqu’Eşanu explique la notion de vacuité chez Kabakov par son
caractère relatif par opposition au caractère absolu de nothingness chez Malevič, il oublie ce qui rapproche
l’enthousiasme initial de Kabakov pour ce que l’on a appelé la métaphysique de la lumière - manifestation même
de l’absolu - avec certaines idées suprématistes.
316
« […]Ils sont en d’autres termes, des fragments qui annoncent la présence d’une réalité en dehors de l’atelier
et de l’espace d’exposition.» Tillberg, [2014] p. 253.
130
monumentale. Pour ce dernier, le rien ne signifie pas une position vacuiste, révélation
d’une réalité insubstantielle ou d’une absence, mais l’espace du rien reflète une
position pléniste dans laquelle tout est déjà occupé et rempli par l’infini, rien signifie
ici ce qui ne peut être embrassé317, voire même si on en tord le sens « cosmiste »,
l’omniprésence de Dieu. Autant chez Malevič que chez Kabakov dans sa phase
métaphysique la vacuité est une expérience de présence et une réalité plutôt qu’une
simple catégorie. La vacuité représente aussi quelque chose que seule la toile ou le
feuillet peut révéler, à défaut de représenter318. Tout le travail entamé par Kabakov au
début des années 70 autour de la notion de vide est construit sur une expérience
singulière, métaphysique, dont l’artiste témoigne par son travail. C’est par la suite, que
la vacuité prendra au sein du conceptualisme un sens d’absence radicale reflétant les
structures (Monastyrskij), ou une fonction de procédé, faisant émerger de nouvelles
pratiques discursives, des éléments qui se distinguent de ce vide énergétique. Ces
ressemblances ne doivent bien entendu pas occulter les différences qui résident ailleurs
que dans la notion de vide : L’épanouissement d’une pleine toile blanche exclut chez
Kabakov la présence des formes suprématistes (Malevič les appelle sémaphores) qui
signalent la voie vers cet infini. L’éclipse est alors totale, comme dans les toiles Blanc
sur Blanc (1917) de Malévitch.
Le thème de la vacuité est également abondamment commenté dans la
philosophie de Šiffers lui-même, notamment dans un texte consacré à Štejnberg , mais
aussi dans de nombreux autres textes319. Dans ces mêmes années, Šiffers traduit les
motifs apophatiques de la tradition orthodoxe dans le vocabulaire bouddhique de
vacuité (pustota), un thème abondamment discuté au sein du cercle du Boulevard
Sretenskij. Šiffers en employant ce terme, effectue une synthèse entre tradition
apophatique et bouddhisme et se réfère ici à des motifs tirés du Sûtra du Coeur320 un
317
« Le monde est comme un trou, et un trou dont le corps n’est pas vide. » Malevic [1974], p. 151.
318
Dans le catalogue présenté à la 10ème exposition d’Etat « Création non-objective et Suprématisme » Malevič
écrit : « Dans le vaste espace du repos cosmique j’ai atteint le monde blanc de l’absence d’objets qui est la
manifestation du rien dévoilé. »
319
L’index des œuvres complètes mentionne ainsi une cinquantaine d’occurrences, de Pustota (écrit avec
majuscule) avec les différents sens et termes auxquels il est associé (lumière, désert feuille blanche, silence, etc.).
Šiffers, priloženija…, [2005c], p. 399-400.
320
Le texte lui a été offert par l’orientaliste français Boris Oguibenine. Correspondance avec Boris Oguibenine le
27 mars 2015. Il s’agit d’un texte bouddhique appartenant au courant mahayaniste. Il offre une nouvelle
interprétation des doctrines bouddhistes à la lumière de la vacuité Il est aujourd’hui récité dans les temples zens.
Sa formule la plus connue est la suivante : « La forme n’est rien d’autre que la vacuité, la vacuité n’est rien
d’autre que la forme. »
131
Théologie de l’icône
Matthieu (9 : 22-23)
321
Šiffers [2005a], p. 28. Tout objet visuel émerge dans le monde différencié du temps et de l’espace
paradoxalement du sein de la Vacuité. [traduction libre]
322
Florenskij [2009], p. 102.
323
Florenskij [2009], p. 99.
132
entier dont elle module la consistance324. Kabakov rappelle le rôle important joué par
cette idée de lumière (avant même les débats et les discussions sur la métaphysique qui
viendront plus tard) pour les débuts de sa création325. Dans ses notes consacrées à cette
période du milieu des années 60, il évoque l’expérience suivante :
Le texte frappe par l’empathie qui émane de la description que Kabakov propose ici.
Cette lumière qui vient d’en haut, le génie humain, lui, vient d’en bas, intervient
comme un élément étranger au cadre du tableau, il vient de ses profondeurs. Dans cette
approche appelée métaphysique, on trouve l’idée d’une hiérarchie à l’intérieur du
tableau entre d’une part les éléments formels (la composition, les formes), et d’autre
part l’élément transcendantal, ou énergétique, pour reprendre ce concept-clé de la
tradition orthodoxe. Cette énergie, qui désigne un mode d’existence du divin en dehors
de son essence, trouve son sens au cœur de l’expérience existentielle de cette
communauté monastique, et implique une hiérarchie de valeur destinée à séparer leur
travail de celui de leur pratique quotidienne327. L’idée de hiérarchie culturelle est très
importante dans les premiers travaux de Kabakov, car elle permet de séparer
l’authentique de l'inauthentique, le sacré 328 du profane, la vérité du mensonge,
réduisant en conséquence l’importance de ce qui est figuré au centre du tableau. Une
autre interprétation, non-religieuse cette fois, peut se trouver dans les travaux de
Bulatov, fortement influencé par cette lumière. Dans les différentes toiles figurant ce
motif, la lumière comme élément hors-champ, désigne plus un espace hors de toute
idéologie ou réalité sociale qui viendrait vérifier la consistance ontologique de notre
324
« L’espace irradiant de lumière, ou bien s’épaissit jusqu’à un point de densité ou se décharge lui-même
jusqu’à devenir transparent. » Barabanov [2004], p. 19.
325
Cette expérience de la lumière sera aussi très forte chez des artistes proches comme Erik Bulatov, ou Oleg
Vasiliev.
326
Kabakov [2008], p. 28.
327
A l’exception de Štejnberg , tous les artistes membres du groupe sont illustrateurs de livres pour enfants, ce
qui leur permet de bénéficier de certains privilèges (accession à des ateliers, revenus plus élevés, etc.). Kabakov
est par exemple le premier à posséder une voiture.
328
Sur les aspects hiérarchiques du sacré, voir Goričeva [1991], p. 11.
133
réalité.329 Les figures ou les motifs peuvent apparaître parfois comme un obstacle à la
venue de cette lumière bienfaisante (blagoj svet). On trouve une illustration
remarquable chez Kabakov de cette notion d’obstacle dans le tryptique de toiles
blanches commencées en 1969 et achevées en 1974 intitulées En marge (Po kraju) et
sur les bords desquelles sont dessinées de petits personnages, évoquant ici le
rétrécissement du figuratif au profit de l’essence même du tableau, sa lumière. Ces
détails comme inscrits en marge du tableau apparaissent comme indifférents par
rapport à ce centre à partir duquel irradie la lumière [Fig. 7]. Kabakov décrit ainsi
l’effet puissant de cette lumière sur les objets, rappelant la description donnée par
Florenskij :
Tous les objets séparent en quelque sorte cette lumière et dans le même temps se mélangent lentement à
elle. Comme une fine poussière dans un rayon de soleil éclairant une chambre, ils perdent leurs contours
définis, s’applatissent, perdent leur brillance, deviennent opaques, transformés par cette lumière, comme
enchaînés à elle. Si le tableau est régi par des lignes, je ressens alors simplement physiquement comme
un rayon plein de tensions et de force qui perce, pénètre tous les intervalles entre les lignes noires et me
traverse avec une force encore plus grande.330
Par sa vigueur, cette lumière est ambiguë, à la fois bienfaisante et destructrice (source
de tension en tous les cas), se montrant dans sa dualité. Pour Kabakov, reste toujours le
pressentiment d’une inquiétude, rappelant lui-même en entretien que le blanc signifie
aussi pour lui la fin de vie.331 De manière générale, et cela vaut également pour les
idées de Monastyrskij, les éléments métaphysiques sont l’objet d’une critique par
Kabakov en tant qu’éléments de chaos et d’agressivité pour l’un et d’assujetissement
et de stupeur pour l’autre, empêchant tout regard de côté (s boku), toute distance. Les
données primordiales de cette expérience sont ainsi assurées par la médiation de
l’œuvre, à laquelle est attribué une fonction de dévoilement de cette énergie, élément
ineffable, chaud, rassurant.
329
Margarita Tupitsyna à propos du travail de Bulatov : « La lumière extra-picturale est plus large que l’espace
de notre vie, puisqu’outre notre espace (la réalité sociale), elle incorpore un espace situé derrière la toile qui
irradie cette même toile. » Tupitsyna [1997], p. 47.
330
Kabakov [2010g], p. 596.
331
Kabakov, Groys [2010], p. 69.
134
En plus d’être l’expérience d’un jaillissement, il faut insister sur le fait que cette
métaphysique est une expérience (pereživanije) émotionnelle, physique. Le caractère
permanent, constant de cette lumière que Kabakov oppose à une lueur brusque
(vspyška) conduit à la disparition de la toile blanche elle-même, devenant simplement
le sol à partir duquel cette lumière émane, les motifs sont quant à eux le lieu de
frottement entre ce non-tableau et les objets quotidiens de notre réalité332. Les motifs,
apparaissent, selon les propos de Kabakov comme bi-dimensionnels, servant
essentiellement de décoration accessoire. D’autre part, l’impression de vide, voire
d’ennui devant l’absence de choses à voir qui s’en dégage crée un rapport avec la
conscience du spectateur qui se voit interpellée par cette absence de finalité ou de
référent extérieur sur lequel se reposer. Il y a donc à l’origine, dans cette absence de
332
Kabakov [2010c], p. 459.
135
référent la mise en place d’une expérience à chaque fois singulière, celle d’une
conscience mise en branle333. Sur cette place vide, peut se tisser toute la richesse
soustractive du conceptualisme, révélant la proximité de la métaphysique dans la
philosophie de l’image de Kabakov.
333
A ce sujet, voir Bobrinskaja [1994], p. 12.
334
Barabanov cite Krasnopevzev : « En travaillant sur un tableau on peut s’énerver, effacer ce qui a été peint,
mais on ne doit pas oublier, ne pas perdre de vue et garder en pensées que tu peins une icône – qu’y soient
représentés un arbre et une pierre, une table et une queue de hareng, ce tableau reste malgré tout une icône. Une
icône qui remercie et rend hommage au Créateur. » Barabanov [1999], p. 9.
335
Groys [1986], p. 25. Bakstejn énonce la même chose à propos de Šiffers : « Il me semble qu’un des paradoxes
de la personnalité et de l’œuvre de Šiffers réside dans le fait qu’il était à la fois un artiste et un activiste religieux.
Comme artiste, il était quand même ce que l’on appelle un « moderniste », du moins dans le théâtre. Et en même
temps, il était un conservateur… » Rokitjanskij [2010], p. 163. Voir également l'analyse de Galina Manevič qui
voit son œuvre à la fois comme pressentant le postmoderne et une ouverture spirituelle. Manevič [2010], p. 61.
136
interprétée chez les artistes non-officiels et de passer d’autre part par la réception du
Carré Noir, icône à part entière, mieux à même de dévoiler ce qui se dérobe. Štejnberg
explique avoir compris la peinture de Malevič, dont il est le continuateur, par le biais
de l’icône336, il considère par ailleurs le Carré noir comme une icône schismatique337.
L’icône schismatique du Carré Noir est ici à entendre au sens où, si elle ne reprend pas
les formes canoniques qui l’ont constituées, elle n’en reste pas moins attaché au sens et
au message que l’icône offre ; une révélation de ce qui est, conformément à l’idée de
Manifestation visible338 au centre de l’icône. Mais ici, à défaut de figures, elle révèle
l’absence. Cette révélation par soustraction, suit ici la tradition apophatique qui figure
le retrait de Dieu par l’omniprésence aveuglante de ses énergies. D’autre part, elle est
schismatique en tant qu’elle est « l’icône de son temps » 339 , reflétant les
bouleversements révolutionnaires et la nouvelle condition existentielle de l’homme,
son abandon par Dieu au profit d’un nouvel ordre. S’il a peint comme il l’affirme
l’icône de son temps, Malevič est un artiste religieux, d’orientation schismatique, un
dissident reprenant à son compte le langage de la tradition. Il lui donne le sens d’un
retour à la terre. L’image du Carré noir est ainsi comparée dans un entretien de
Štejnberg avec Claudia Beelitz à la terre, à une pierre340, montrant ainsi les affinités de
Štejnberg avec la définition de sa foi, ni occidentaliste, ni slavophile mais počvennik,
attaché à la terre et aux motifs de la foi authentique, voilà où semblent se rejoindre les
deux figures341.
336
Costaki a également observé ce lien : « Avec le temps, l’icône a influencé le regard de Costaki sur l’avant-
garde. Il a su voir le lien entre le suprématisme et l’art de l’icône ; les icônes étaient annonciatrices du
suprématisme. « Regardez : ce saint se tient sur le carré suprématique. Même si le carré n’est pas noir, c’est
ainsi. » Rakitine [2008], p. 48.
337
« Pour moi l’icône est par-dessus tout l’espace de culte dont je tire la connaissance. L’icône a différentes
dimensions: religieuse et visuelle. Son langage artistique intemporel remonte à Byzance. Comme artiste, je suis
sorti de l’avant- garde russe, elle-même liée à l’icône russe. C’est par l’icône que j’ai compris Malevič et pris
conscience de ce que j’étais en train de faire. Son carré noir est aussi une icône, seulement elle est
schismatique. » Barabanov [2004], p. 25.
338
Philippe Sers énumère les quatre principes de l’image sainte : la Manifestation visible, la ressemblance
spirituelle, la conformité et l’attention neptique. Sers [2002], p. 40.
339
L’expression est de Malevič. Marcadé [1983], p. 114. Marcadé compare l’interprétation de Štejnberg avec la
nuit mystique de Saint Jean de la Croix. Marcadé [2015], p. 255.
340
Beelitz [2005], p, 227. Galina Manevič propose dans un article une interprétation du Carré Noir comme
archétype jungien de la Terre-Mère, sorte de chaos originel, ou quatrième élément ou dimension qu’elle
rapproche de la Sophia de Vladimir Soloviev. Manevič [2010].
341
Šiffers avance cette idée dans un projet de monographie consacrée à Štejnberg. Selon lui, Malevič et
Štejnberg ont creusé dans les mêmes profondeurs, celles incarnées par le Carré Noir et symbolisant la vie
terrestre comme problème théologique et métaphysique. Leurs recherches ont toutefois pris par la suite une autre
direction, Štejnberg restant selon Šiffers plus proche de l’expression proprement russe du tragique de la liberté.
Šiffers [1984], p. 167.
137
342
Sur les fondements de la théologie de l’icône, on peut se référer à la thèse de Schönbrun : « Pour notre
recherche sur les fondements de la théologie de l’icône l’apport de Saint Athanase est de première importance :
en défendant, contre l’arianisme, la notion paradoxale d’une image parfaite et consubstantielle du Père il a
maintenu la réalité même de la Révélation. Si le Fils est l’image parfaite de son Père, image resplendissante qui
ne ternit en rien le reflet de son modèle, alors nous avons réellement accès au Père, alors le Père s’est pleinement
révélé à nous. Nous touchons ici à la racine ultime du culte des images : Dieu possède une image parfaite de lui-
même, dont il est le générateur, et qui ne lui est en rien inférieure. » Schönbrun [1986], p. 29.
343
Mondzain [1996], p. 31.
344
« L’essence de l’image n’est pas la visibilité, c’est son économie et elle seule qui est visible en son
iconicité. ». Mondzain [1996], p. 110.
138
Aussi difficile que cela puisse paraître, il faut bien admettre que l’icône veut présenter dans l’inscription
graphique la grâce d’un absent. Le Christ n’est pas dans l’icône, l’icône est vers le Christ, qui ne cesse
de s’en retirer. En son retrait, il confond le regard pour se faire œil et regard à son tour. On ne peut
comprendre la nature de ce retrait qu’en le pensant alors sous le double registre qui le constitue.347
Si l’icône nous contemple, c’est parce qu’en théorie toute contemplation active
l’omniscience de Dieu contemplant sa manifestation, signifiant que tout effort de
regard ou de représentation en revient à se voir soi-même. De la même manière, les
énergies divines et participables agissent sur nous. Par ailleurs, dans la toile blanche,
l’absence de figuration et d’inscription graphique révèle encore plus fortement la
présence de Dieu et donne sens à la relation qui unit la Créature et son Dieu. L’icône
informe et transforme donc par l’absence, elle est un vide dirigé348. Afin de tirer profit
de cette analyse, l’icône doit être comprise en effet comme un intermédiaire qui est
dépourvu de toute prétention à représenter le réel, c’est pourquoi elle peut en ce sens
revendiquer les formes abstraites, pour autant qu’elle attire le regard de vérité sur
elle349. C’est peut-être bien la leçon que l’on peut tirer de ces grands espaces vides et
lumineux de Kabakov et de Štejnberg : une dimension fortement spéculative, celle de
l’abstraction qui met au centre de l’expérience le ravissement. D’autre part, accentuant
345
On trouve une autre définition, plus orthodoxe de l’icône, comme théologie de la présence. Evdokimov
[1972], p. 153-156. Il ne nous appartient pas ici de trancher ce débat, mais de considérer deux manières
d’envisager l’icône, comme abstraction et comme théologie de la présence, les œuvres de Kabakov oscillant
entre les deux. Il est curieux par ailleurs que si peu de choses aient été écrites dans le discours sur l’icône de
l’époque à propos de la Beauté comme manifestation du Vrai.
346
« Dans l’icône, la forme a une réalité non objective, bien proche de l’avertissement qu’adressait Mondrian de
« ne plus s’occuper de la forme en tant que forme ». L’indifférence pour la réalité empirique est aussi grande que
celle qui s’exerce à l’égard d’une beauté idéale ou fictive qui ferait entrer la mimésis dans l’ordre de la référence
et l’icône dans celui de la représentation.» Mondzain [1996], p. 117.
347
Ibid., p. 117.
348
Ibid., p. 116.
349
Ibid., p. 119.
139
Parcours du blanc
350
Storr [1992].
351
Kabakov, Groys [2010], p. 69-70.
352
Marin [1994] [1999].
140
353
Monastyrskij propose ainsi une théorie originale de ce passage de l’introversion à une pleine extraversion
comme reflet de l’influence de grands travaux se déroulant en face de son atelier. A la phase de constitution des
fondements de l’immeuble, où n’est visible qu’un trou profond et ses premières armatures en fer correspondent
les cadres et le fond blanc de ses albums, la période métaphysique, à la phase de construction effective de
l’édifice correspond des travaux plus extérieurs, étrangers, incluant les premiers éléments appartenant au
réalisme socialiste : « Je me souviens qu’après avoir conçu les six premières toiles de cette série, Kabakov m’a
dit lors d’une mes dernières visites à son atelier : « Tout a radicalement changé en moi, je ressens une complète
extraversion, je peux maintenant dessiner tout ce que je veux. » » Monastyrskij [2009f], p. 159. Une autre vision
de cette rupture avec les éléments existentiels et métaphysiques.
354
Kabakov [2010c], p. 459.
141
du regardeur. Celui-ci est en effet au cœur d’une expérience de méditation, de repli sur
soi qui n’a plus rien à voir avec l’idée d’appréciation et de distance que cette attitude
suppose. Cette idée d’écran projetant des « eidos » entre en résonance avec le
conceptualisme tel que Kabakov va le développer, comme système de projection
d’idées philosophiques, politiques, métaphysiques, religieuses, etc. Tout l’enjeu sera
de remplacer l’exclusivite de la projection de lumière par autre chose, du texte
notamment. On trouve également cette notion d’écran dans un long texte d’analyse
que Šiffers a donné de l’œuvre de Štejnberg. Les tableaux sont comparés par Šiffers à
un écran qui projetterait une lumière dont la source, métaphysique, émane à partir du
centre du tableau. Cette lumière fait disparaître la représentation par l’intensité de sa
luminosité, ne faisant ainsi que ressortir plus clairement les symboles de l’Être éternel.
Difficile de dire distinctement si Kabakov emprunte à Šiffers cette métaphore
cinématographique, mais l’idée était dans l’ère du temps355.
355
Une citation parmi d’autres : « Parce que le « monde visible » avec ses phénomènes avec l’homme lui-même
et la structure de son organisme psychophysique est un écran sur lequel sont inscrits les symboles de l’être
éternel. » Šiffers, Ideografičeskij jazyk Štejnberga (non publié).
142
Les premières toiles « blanches » de Kabakov sont produites à l’hiver 67-68 dans
l’atelier qu’il occupe alors avec le peintre estonien Julio Sooster décédé en 1970.
Parmi ces premiers essais, on trouve une toile blanche recouverte d’émail à la
dimension imposante qui appartient à cette première phase, « La Presqu’île de
Berdjansk » (Berdjanskaja kosa) (1970), qui aura un fort impact sur Monastyrskij en
raison de son schématisme justement : sur celle-ci les éléments représentationnels sont
réduits à quelques traits. La toile est marquée encore par l’influence de
l’expressionnisme abstrait et de la théorie de Favorskij qui met l’accent sur l’espace du
tableau comme objet de représentation [Fig.8]. La toile représente de façon
schématique un paysage mettant en scène une langue de terre perdue au milieu d’un
océan de blancheur. La toile n’est pas sans posséder des connotations plus
personnelles d’attachement et de filiation puisqu’elle figure Berdjansk, le lieu où vit sa
mère. La disproportion évidente entre cette ligne perpendiculaire qui traverse la toile
sans la séparer complètement signale l’importance que Kabakov donne à cette
blancheur éclatante qui inonde le tableau. La bande de terre justement ne parvient pas
à atteindre le centre lumineux, illustrant les principes métaphysiques vus plus hauts.
Tous les motifs représentationnels doivent, selon les propos de Kabakov, nager ou être
noyé par cette lumière blanche. Bien avant que le blanc ne reçoive la connotation
spirituelle qu’il aura plus tard, voici comment Kabakov décrit ces toiles recouvertes
d’émail :
Je les concevais comme des surfaces blanches, desquelles venait sur moi, rayonnait une lumière venue
des profondeurs de la surface. Cette lumière m’attirait. Ces grands rectangles étaient pour moi plein de
lumière irrationnelle. Leur grande taille signifiait une augmentation de l’intensité, de l’écran de lumière
dans la pièce. Le mot-clé est ici écran. Un tableau blanc était un écran. Il agissait comme écran en
diffusant constamment et de manière égale la lumière.356
La pose d’un émail brillant permet une meilleure émanation de cette lumière, dont
Kabakov essaie de ressaisir l’expérience. Il ajoutera plus tard une interprétation de ce
tableau en qualifiant cette ligne horizontale comme « bureaucratique » et marquant un
obstacle à la vision de l’horizon, comme dans le tableau de Bulatov du même nom qui
figure un horizon barré par une bande rouge. Une autre toile de cette série, mais plus
tardive laisse déjà pressentir les changements dialectiques décrits plus bas. Ce travail
356
Kabakov [2008], p. 42. Newman évoque une expérience similaire pendant son travail : « C’est pendant que je
travaille que le travail lui-même se met à agir sur moi. De même que je produis un effet sur la toile, la toile
produit un effet sur moi. » Newman [2011], p. 276.
143
insiste également sur un motif imperceptible depuis une certaine distance. Intitulée Les
ailes protègent le blanc (1978), il s’agit d’un tableau séparé en deux par une fine fente,
une fissure357. Pressentant probablement les transformations à venir sur cette surface
blanche, Kabakov a dessiné sur les bords de cette fissure, presque invisibles, de fines
ailes bleues qui la protègent contre le débordement possible de l’espace et des
éléments se trouvant derrière la fente. Kabakov mentionne la facture plutôt mauvaise
de l’œuvre fait ressortir le matériau et entrant en contraste avec ses prétentions
spirituelles, faisant apparaître comme ironique la prétention de préservation du
spirituel que la toile laisse suggérer.358 Par cela, on peut dire que l’effet subjuguant du
blanc est déjà un peu réduit.
357
Elle n’est pas sans évoquer le zip des grandes toiles de Newman, cette bande qui sépare en deux le tableau.
Chez Kabakov ce n’est pas la frontalité, ni la perception de la toile comme un tout qui compte dans
l’introduction de cette bande, mais d’obliger le spectateur à s’avancer, vérifier, ajuster sa position, puisqu’il lui
est impossible de percevoir tout en une fois.
358
Kabakov, Petzinger [2008a], p. 100.
144
359
Buchloh [1989/1999], p. 532.
360
Sol LeWitt, [1966/2012], p. 205.
361
« Il semble évident, du moins avec un regard du début des années 90, que depuis sa naissance l’art conceptuel
s’est distingué par son sens aigu des limitations discursives et institutionnelles, par les restrictions qu’il
s’imposait, par son absence de vision totalisante, par sa dévotion critique aux conditions factuelles de la
production artistique et de la réception, sans aspirer à surmonter la simple facticité de ces conditions. » Buchloh
[1989/1999], p. 515.
145
rapprocher d’un positivisme logique puriste, mais au contraire de révéler les éléments
proprement esthétiques et compositionnels à l’œuvre dans le genre supposément
anonyme et collectif du plakat soviétique.362 En se réappropriant les codes soviétiques
anonymes et bureaucratiques et en en changeant l’adresse, l’artiste justement
singularise le plakat en l’extrayant du corps collectif. Le spectateur visé n’est plus
celui idéal du citoyen modèle mais un spectateur libre de se concentrer sur des détails,
les caractères soignés et manuscrits, la disposition, etc. Au lieu de purger ici tous les
éléments esthétiques en épousant le positivisme bureaucratique comme l’art
conceptuel l’avait fait363, Kababov en subvertit justement le rationalisme sec en en
montrant l’esthétique singulière, le corps de l’œuvre et son imaginaire, etc364.
Le troisième moment dialectique, Kabakov l’appelle résolution afin de
préserver la connotation vague et imprécise qu’il veut donner à sa conclusion. Le
centre conçu initialement comme ce qui empêche toute représentation d’occuper la
surface redevient un espace-tableau. Les éléments sont ici disposés non pas sur toute la
toile indifféremment comme dans l’étape précédente mais à la verticale, voire
uniquement le centre du tableau. Par leur occupation centrale, ces textes font
apparaître un contenu plus élevé et un nouveau niveau de sens, utilisant pleinement
cette localisation. Le texte prétend désormais à l’occupation exclusive du centre,
s’appuyant sur sa profondeur.365
Au travers de ce parcours qui s’étend sur une dizaine d’années, Kabakov a
dépassé le prisme métaphysique et lumineux par lequel il avait connu ses premières
362
Jesse Jackson utilise l’oxymore d’expressionisme bureaucratique pour qualifier cette inflexion donnée par
Kabakov. On retrouve la même idée exprimée par Komar à propos de leur découverte du potentiel artistique des
nombreux drapeaux et bannières déployés à l’occasion des grandes fêtes de commémoration soviétique. « Les
slogans étaient cette partie visuelle de l’idéologie soviétique, que le sots-art avait comprise et vue comme un art
conceptuel pop. A ce moment-là, personne ne comprenait ni ne voyait encore cela. » Al’bert [2014], p. 80.
363
Buchloh [1989/1999], p. 533.
364
« Tout cela représentait les œuvres uniques d’un art calligraphique et bureaucratique. Il était possible d’y
découvrir une esthétique propre, non seulement dans la composition des lettres – un script bureaucratique unique
– mais aussi dans l’esquisse d’horaires, le placement unique des titres, des colonnes, ainsi que dans les concepts
généraux de composition, qui étaient constitué par ailleurs d’un prototype unique constamment modifié. Ainsi,
cette production bureaucratique, malgré sa monotonie et sa sécheresse externe était plutôt diverse
intérieurement. » Kabakov, Petzinger [2008a], p. 107. Monastyrskij, parle, lui, du corpus de textes d’Actions
Collectives comme d’une psychose bureaucratique. Monastyrskij [2009a], p. 181.
365
« Et encore une différence : si les premiers [les textes occupant tout le tableau] pouvaient ne pas connaître le
mouvement spatial du blanc sur nous puisqu’ils utilisent seulement la surface du tableau et, par conséquent, la
troublent, tachent, salissent, alors les seconds [ceux qui occupent seulement le centre] savent parfaitement ce
qu’est le « centre » et pour disposer leurs textes utilisent en particulier cette voie médiane et cette centralité.
Nous pouvons parler ainsi d’un remplacement, d’une substitution du centre par « son » texte, par son contenu. »
Kabakov [2010c], p. 461.
146
Aussi longtemps que le mystère existe, la santé mentale est préservée : c’est
en supprimant le mystère qu’on engendre un état morbide. L’homme
ordinaire a toujours été sain d’esprit parce qu’il a toujours été un mystique. Il
ne refuse pas la pénombre. Il a toujours un pied sur terre et l’autre dans le
royaume des fées. Il se donne toujours la liberté de douter de ses dieux, mais
aussi (à la différence de l’agnostique contemporain) celle de croire en eux. Il
accorde toujours plus d’importance à la vérité qu’à la cohérence. S’il voit
deux vérités qui semblent se contredire, il les accepte toutes les deux avec
leurs contradictions. Sa vision spirituelle est stéréoscopique, comme sa vision
physiologique : il voit d’autant mieux qu’il perçoit deux images distinctes en
même temps.
Chesterton
366
« J’ai toujours employé une technique des plus banales, voisine du degré zéro. Dans mes créations sur papier,
la recherche formelle, technique ou esthétique ne m’a jamais intéressé. » Kabakov [2014], p. 110.
367
Epstein [1999], p. 313-319. Dans ce chapitre, Epstein montre comment avec l’invention du genre néo-lubok,
Kabakov non seulement subvertit le lubok traditionnel dans lequel le rapport texte image est celui d’une totalité
concordante en jouant sur leur discordances. D’autre part, Epstein insiste sur la position éthique et existentielle
de Kabakov qui occupe le lieu de la culture, espace intermédiaire entre le mythe (réalité totalitaire) et l’art
professionnel (la spécialisation).
368
Kabakov [2010e], p. 14.
148
image, démultiplie les catégories et les choix interprétatifs possibles. Cette question
d’ouverture aux différents jugements possibles est abondamment utilisée dans les
Albums. Il s’agit au fond toujours de présenter un objet qui peut être perçu
immédiatement sous deux points de vue différents. 369 Une autre source possible de ce
rapport, plus théologique cette fois, peut se trouver dans les réflexions
onomatologiques de Šiffers, dont Kabakov a eu écho. L’expression singulière de ce
rapport se trouve dans l’icône. Celle-ci assure l’unité du texte et de l’image, non pas
comme deux plans s’illustrant l’un l’autre, mais comme deux plans ontologiques,
ouvrant sur le Mystère370. Ces deux plans, celui du visible silencieux et celui du nom,
sont les éléments qui rendent possibles justement le discours philosophique et
interprétatif de Šiffers.
Kabakov a composé des dizaines d’Albums différents, un genre qu’il
abandonne à la fin des années 70. Les Albums sont nés, selon Jesse Jackson d’un désir
d’échapper à un environnement moderniste afin de réduire le fossé séparant la réalité
soviétique du monde artistique idéal371. Bien qu’il soit difficile de dire comment tout
cela a commencé Kabakov explique qu’il s’agit à l’origine d’un cycle de dessins
présentant plusieurs variantes, entres lesquelles il se sentait incapable de choisir et
qu’il a finalement décidé de réunir. 372 L’artiste fait défiler dans son atelier les
différentes feuilles de son Album en lisant le texte à haute voix, ce qui dure environ
10-12 minutes par Album. C’est ce spectacle et la trame narrative étrange qui en
résulte qui sera l’expérience des premiers regardeurs d’Albums. 373 La place du
369
Les toiles blanches réalisées en 1978 par Kabakov présentent, selon lui, une dualité de points de vue sur le
blanc: si on les regarde de loin, on perçoit une surface blanche, indistincte, si on la regarde de près on est dans un
espace blanc, possiblement métaphysique dans lequel les objets sont engloutis. Kabakov [2008], p. 153.
370
« Le mot « et » l’image ne sont pas de mauvaises illustrations l’un de l’autre (et pourquoi en auraient-ils
besoin au sens réel et ontologique du terme), mais les deux, c’est-à-dire, et le mot-nom et l’image en couleurs et
lignes révèlent ensemble le mystère de l’être qui s’ouvre à eux. » Šiffers [1978], p. 133.
371
Jesse Jackson [2010], p. 109.
372
Kabakov [1998], p. II.
373
Le rite de monstration des Albums et son importance pour la micro-société d’artistes est favorablement décrit
par le sculpteur Leonid Sokov, mais pas seulement, la liste des témoignages est longue : « Ilya Kabakov était le
maître incontesté de l’exhibition d’œuvres. Montant par l’escalier puant de l’entrée noire de la maison « Russie »
[n.b. l’immeuble situé sur le Boulevard Sretenski où Kabakov a son atelier], les spectateurs atterrissaient dans un
immense atelier situé dans le grenier. Le maître se tenait devant un pupitre sur lequel était posé l’album
« Letajuščie ». « Si l’on est attentif, on remarque que la majorité des gens volent » résonne dans le silence la
voix de l’auteur. Puis, survient la lente permutation des feuilles, afin que les spectateurs parviennent à distinguer
l’image. Tout est calculé, même le timbre de voix, le rythme de déroulement des feuilles et le temps d’exhibition
des Albums : ni long ni court, afin de ne pas fatiguer le spectateur. Le texte et l’image sur les feuilles sont dans
cette atmosphère le cœur de cette mise en scène théâtrale, et l’auteur, Ilya Kabakov, en est à la fois le metteur en
scène et l’acteur. Bien sûr, ces soirées et les travaux montrés à cette occasion, ont produit une impression forte et
sont restés dans les mémoires.» Sokov [2010], p. 260.
149
spectateur est essentielle, puisque c’est autour de sa perception que prend sens
l’expérience, sans laquelle ces Albums resteraient poussiéreux et oubliés.
Dans ce chapitre, nous allons évoquer uniquement le cycle d’Albums « 10
personnages » élaboré entre 1970 et 1974 parce qu’il nous semble appartenir
particulièrement à un moment charnière dans la carrière de Kabakov. Prise entre les
thèmes métaphysiques, l’influence de Šiffers et l’émergence du conceptualisme, cette
œuvre est chargée d’une richesse interprétative que nous voudrions interroger. Les
Albums ne sont pas seulement un objet unique qui inaugure un nouveau genre, mais
un objet artistique à la croisée d’enjeux interprétatifs importants. Ils deviennent, sous
le poids des discussions philosophiques, esthétiques et religieuses, l’enjeu d’une
disputatio, où Groys et Šiffers, s’affrontent, chacun proposant un sens à donner à cet
objet inédit et en filigrane une orientation pour les pouvoirs de l’art en général. C’est
cette confrontation, que l’on peut réaliser en comparant les articles, qui va nous
intéresser ici et donner quelques indications sur la manière dont le conceptualisme
s’est formé, en rupture avec le discours métaphysique justement.
C’est véritablement la rencontre du philosophe Boris Groys avec l’Album
intitulé « 10 personnages » qui va sceller le destin du terme conceptualisme moscovite.
Groys se souvient que ce travail venait rompre avec le style d’abord néo-dadaïste374 de
Kabakov. Au moment où Kabakov réalise ce travail, la notion de conceptualisme n’est
pas encore fixée, et réduite à un terme général circulant au sein du groupe et désignant
un travail artistique qui s’interroge sur lui-même, c’est pourquoi l’espace interprétatif
est encore très ouvert. C’est au cœur même justement de cette zone franche que vont
s’affronter les deux conceptions. Le travail réalisé par Kabakov dans les Albums
introduit une distance nouvelle dans le rôle de l’artiste créateur, qui n’est plus
cantonné à l’expression de soi 375 par la distance ironique entre l’artiste et ses
personnages fictifs. Les Albums n’en restent pas moins l’expression existentielle,
mélancolique, absurde de destins de personnages simples et vivant en marge, tous des
374
Al’bert [2014], p. 56.
375
« […] tout l’art russe à ce moment-là m’agaçait beaucoup. Il était construit sur l’expression de soi : même
sion n’enseignait déjà plus à représenter la réalité objective l’expression de soi forçait de toute façon l’artiste à
dépendre d’une forme de mimesis. Et quelle différence sur le principe qu’il représente ce qui se trouve dehors ou
ce qui se trouve dedans […] C’est pourquoi, lorsque je voyais un artiste qui qui ne pratiquait pas cette expression
de soi mais refléchissait sur la figure de l’expression de soi, c’était pour moi du conceptualisme. » Al’bert
[2014], p. 56. Dans une certaine mesure, un peintre comme Svarcman, représentant du courant métaphysique
trouve des traits communs, jusqu’à un certain degré, à ce renoncement à l’expression de soi, l’artiste n’étant chez
lui que le médiateur et non le créateur, d’une réalité non-objective.
150
artistes et échos infinis des affects du créateur, comme une image kaléidoscopique de
son moi. A l’image des personnages qu’il met en scène, Kabakov choisit l’anonymat
de ces personnages inconnus qui ont sacrifié l’utopie collective officielle sur l’autel de
leur utopie propre. Le paradoxe consacre une logique inversée, celle qui fait que plus
l’artiste se libère des assignations subjectives et des régimes esthétiques, plus sa
singularité s’affirme, et c’est dans le détour par des figures anonymes et autres
doubles, que Kabakov parvient à recréer en toile de fond une subjectivité omniprésente
que Groys appelle auteur total376. Ainsi elle ne se masque pas comme toile de fond
ontologique, mais se construit progressivement dans les gestes détournés de l’artiste
profane. La position en marge des personnages rejoint l’ethos de Kabakov lui-même
comme artiste, dont la peur d’occuper le centre, marquée par l’absence de son
engagement politique, se retrouve dans la formule « Ne va pas au centre ils vont
t’écraser » 377 . Chaque Album ayant pour objet la conscience de chacun de ces
personnages, la tonalité existentielle y est par ailleurs forte et rejoint les thématiques
de l’humanisme chrétien : la personne, l’immortalité, le salut, la liberté, etc. Cela
s’explique, selon notre hypothèse par l’influence de Šiffers à qui la série est d’ailleurs
dédiée378. Les Albums contiennent par ailleurs des allusions à certains épisodes de la
vie intellectuelle non-officielle de l’époque379, chaque Album se terminant par trois
commentaires, trois regards différents sur le personnage dont un épisode de vie est
retracé.
L’Album met en scène un parcours, qui mène de la perception intérieure vers le
Vide, le rien, la mort, etc. Tous les Albums de la série s’achèvent sur une case blanche,
une sorte de fenêtre sur l’infini, à l’image de celle sur laquelle s’ouvre le dernier
Album du cycle (Okno), une invitation à la contemplation qui n’est pas sans évoquer
celle religieuse de l’icône. Kabakov prend soin de laisser ouvert les interprétations
possibles de ce blanc, révélant ainsi la polysémie de ces pages vides380. Dans ses
souvenirs, il insiste beaucoup sur la thématique du vide que l’on trouve sous toutes les
376
«En renonçant à l'auctorialité, Kabakov devient un auteur total: créant un espace pour une infinité de
commentaires extérieurs, sans en discriminer aucun, il les transforme tous en héros du roman qu'il écrit avec des
moyens littéraires et visuels.» Groys [1998], p. 47.
377
Expression rapportée par Monastyrskij, [2009f], p. 157. « Ne t’aventure pas au centre ils vont t’écraser ! »
378
Entretien avec Pivovarov, Prague, avril 2014.
379
Viktor Pivovarov, créateur également d’Albums en a consacré un à la vie intellectuelle de l’époque,
notamment au groupe du Boulevard Sretenskij, la série « Personnages». Pivovarov [2004b]
380
Il donne une liste exhaustive de sens possibles de ce blanc dans un article de 81 : liberté, vide, fin,
commencement, énergie solaire, image de la mort, etc. p. 418.
151
différentes représentations figurées dans les Albums et qu’il lie à un silence, qui
exprimerait non pas une négation, mais une plénitude dépassant tout énoncé381. Cette
vacuité comme plénitude ne peut se réaliser qu’avec le concours des deux autres
éléments de la triade métaphysique vus plus haut que sont le blanc et la lumière.
Kabakov reprend dans son interprétation la thématique de la métaphysique de la
lumière en insistant à nouveau sur la place relative et temporaire qui est accordée aux
motifs représentationnels qui justement progressivement s’effacent pour ne laisser
place qu’à la feuille blanche et à son cœur énergétique. Les éléments métaphysiques
subsistent encore dans la dramaturgie propre à la série, notamment dans le motif du
seuil, chaque case étant une sorte de fenêtre dont le cadre s’ouvre progressivement sur
un ailleurs [Fig. 10].
381
Kabakov [2008], p. 133.
152
approche iconique. C’est la raison pour laquelle les conclusions métaphysiques sont
spontanément intervenues dans l’appréhension des Albums par certains spectateurs.
Dans cette perspective, l’image est non pas là pour plaire, mais pour désigner avec
plus de clarté que le discours les voies de la métaphysique et son seuil liminaire382. A
nouveau ici, l’image révèle la conscience comme le seuil d’une expérience
existentielle et métaphysique, sans toutefois, comme dans l’icône, lui donner de
visage.
Vies minuscules
Si les Albums constituent l’invention d’un procédé nouveau, c’est grâce à l’expérience
polyphonique qu’ils proposent. Ils reposent sur une construction à deux étages : d’un
côté ils accordent une large place à la dimension narrative par leur linéarité, mais en
même temps cherchent à rompre avec cette linéarité par des suspensions temporaires
du récit ouvrant sur un discours philosophique ou religieux. Au centre de cette
nouvelle rhétorique, dominent de mystérieux personnages imaginaires, dont l’espace
psychologique individuel est mis en scène, décortiqué. Ce qui est visé dans ces récits
n’est pas une unité formelle, les styles sont aussi divers que les idées qu’ils incarnent,
mais une expérience existentielle. Les sources du conceptualisme se trouvent
précisément dans cet effort. Dans la première série des Albums (10 personnages)
imaginée par l'artiste, celui-ci crée des miniatures relatant la vie de personnages
imaginaires, ressemblant fortement aux vies minuscules de la littérature russe du
XIXème siècle (Gogol, Dostoïevskij), et à la littérature de l’Oberiu notamment Kharms
que Pivovarov lui fait découvrir 383 ainsi qu’aux thèmes anthropocentriques de la
tradition philosophique et littéraire russe384. Chaque œuvre porte un titre descriptif et
neutre (Arkhipov regardant par la fenêtre, Primakov assis dans l’armoire, etc.). La
simplicité du trait qui évoque des dessins d'enfant, le minimalisme de ces œuvres,
382
Sers [2002].
383
Pivovarov [2001], p. 67.
384
Kabakov insiste sur le plan égal sur lequel sont placés les différents commentaires apportés à la fin de chaque
récit, à l’intérieur desquels se trouve un peu de la vérité de chaque situation décrite. Kabakov [1985b], p. 140.
Rappelons que dans le roman polyphonique dostoïevskien, le mot du personnage est indissolublement lié aux
mots d’autrui, c’est ce que Bakhtine appelle raznorečie. Bakhtine développe la notion d’hétérologie qui signifie
représentation du discours d’autrui et qui s’applique au roman comme représentation plurielle du langage et dont
les Albums sont l’incarnation évidente. Bakhtine [1978]. Le concept de dialogisme dostoïevskien est repris par
ailleurs par Šiffers dans son article sur Kabakov pour les inscrire tous deux dans une tradition de l’œuvre comme
création de symboles qui remonte à Platon.
153
tranche avec les grandes toiles dont le milieu artistique non-officiel avait fait un culte.
Par ailleurs, en introduisant du texte, Kabakov renforce le rôle du narratif dans son
œuvre. La réduction du sujet de la peinture à des idées ou à des thèmes artistiques et
existentiels reflète ici toute l’importance donnée dans le conceptualisme à l’extension
de l’activité artistique aux idées et à la réflexion préalable. L’Album 10 personnages
est conçu comme une méditation philosophique, une forme d'ascèse (celle de l'activité
de pensée) qui tend à réduire petit à petit les détails, à convertir le regard, pour
approcher le noyau essentiel de la vie de chacun de ces personnages. La narration de la
vie et de la mort d'un seul personnage sans envergure particulière et à la vie simple et
austère pourrait même évoquer le genre des vies de Saints (Kabakov parle de parabole
pour désigner ses Albums). Kabakov s’est exprimé plus tard à propos de la philosophie
qui soutient sa vision de l’existence et de ce qui en elle perdure malgré les accidents et
les cataclysmes, une sorte de tranche médiane (nečto srednee), composée de non-
événements et de petits faits, paradoxalement plus résistants à la destruction du temps :
Je dirais qu’à la base se trouve un principe démocratique et non aristocratique. Le ressort de cette vision
du monde réside dans le fait que nous sommes tous égaux et que nous vivrons ignorant des événements
exceptionnels et des décisions de gens exceptionnels. […] C’est une philosophie du petit homme, de
l’existence passive et finalement du raté, mais en tout cas nous séparons durement le « nous » qui
survivrons et le « eux » qui ne survivront pas.385
Ce qui survit aux vacarmes de l’histoire ce sont les existences discrètes, passives, qui
assurent la permanence secrète du monde. Ce manifeste de passivité illustre bien les
principes de retrait du centre que Kabakov a illustré dans l’Album Décorateur
(Ykrašatel’) [Fig. 11] et dans d’autres Albums, où le personnage n’est jamais visible.
385
Kabakov, Groys [2010], p. k193.
154
12. Ilya Kabakov, 5ème feuillet de l’Album Primakov dans l’armoire, 1973.
Dans l’Album Primakov assis dans l’armoire qui ouvre le cycle des Albums, le
personnage plongé dans l’obscurité totale de sa conscience voit progressivement
l’armoire dans laquelle il est enfermé s’entrouvrir [Fig. 12]. Puis c’est l’espace de
l’appartement avec sa disposition figée qui apparaît et les fenêtres s’ouvrent et c’est le
corps d’immeuble dans son entier qui s’ouvre, puis l’espace du ciel, et ainsi de suite.
L’esprit quitte en quelque sorte le corps, pour errer librement dans l’espace ouvert qui
contient encore des mots flottants arrachés à leur socle, pour finalement s’éteindre. Le
récit met ainsi en scène une expérience d’enfermement dans la conscience dont le
personnage ne parvient pas à s’extraire, jusqu’à sa dissolution [Fig. 12 et 13].
155
13. Ilya Kabakov, 40ème feuillet de l’Album Primakov dans l’armoire, 1973.
14. Ilya Kabakov, 41ème feuillet de l’Album Primakov dans l’armoire, 1973.
Les différents récits suivent tous la même structure qui conduit le personnage à
voir sa perception se réduire, puis le récit se finir sur une case blanche. Mise en abime
de la création, la case blanche peut aussi tout simplement être le lieu neutre de
156
Les ailes disparaissent enfin et l’Album s’achève sur un fond blanc. Les trois
commentaires généraux qui suivent l’Album illustrent chacun une observation possible
157
Tout le spectacle « des ailes » s’ouvrant et se déployant soudainement devant lui se joue de telle sorte
que cet événement étrange et étonnant se produit seulement pour lui ; ce spectacle et cette fenêve lui
appartiennent pleinement, comme une seule scène, adressée directement à lui.388
386
« Les battants s’écartent et la fenêtre s’ouvre devant lui comme des portes où il est invité à entrer et derrière
lesquelles on l’attend déjà. » Kabakov [1985b], p. 137.
387
« La porte est une entrée ici, vers nous, vers moi, à l’intérieur. La fenêtre est une sortie d’ici, vers le dehors,
loin de nous, vers… » Kabakov [1985b], p. 137.
388
Kabakov [1985b], p. 139.
158
Les Albums sont traversés par des approches conflictuelles, oscillant entre l’ordinaire
et le métaphysique, le matériel et l’immatériel, existence pour soi et existence pour les
autres. Ces conflits figurés, visualisés, parfois sur un même plan, illustrant le point de
vue panoramique offert par le concepteur des Albums. Il y a quelque chose de
profondément démiurgique et ambitieux dans cette totalisation des points de vue.
Toutefois les Albums ne sauraient être réduits à ça et ils révèlent le basculement
progressif de Kabakov au cours des années 70, vers une position de chercheur, de
« culturologue », dont les monumentales installations de la fin des années 80 en seront
les attestations quasi-scientifiques. Cette même position de chercheur, que
Monastyrskij va occuper, mais sur un mode différent, peut être pensée dans le cas des
Albums avec une prise en compte du point de vue sur la métaphysique qu’elle
convoque. La chose reste indécidable, insaisissable. Les Albums révèlent à la fois un
attachement à cette métaphysique et une parodie de celle-ci (d’autant que Kabakov
reprendra une série de toiles blanches en 1978, soit plusieurs années après les
Albums). Ce basculement de la position de sujet-artiste à celle de chercheur effectuée
dans les Albums, suppose un élargissement du cadre de l’œuvre à la culture. Nous
préférons ici nous appuyer sur l’idée d’un « cultural turn » parce qu’elle répond aux
ambitions intellectuelles de Kabakov d’élargissement du contexte. Alors que l’autre
définition kabakovienne de l’artiste comme personnage, est trop ancrée dans une
définition du propre, celle de l’artiste contraint par le système fermé et total à se
159
Le sentiment qu’il s’agissait plutôt de conceptualisme que de néo-dadaïsme m’a été donné pour la
première fois lorsqu’Ilya m’a montré ses Albums. Les Albums me sont apparus alors comme des
travaux conceptuels parce qu’ils étaient construits sur une idée très abstraite, sur une conception, à
proprement parler, et sur un pseudonyme, etc. Il s’agissait avant tout d’une ré-orientation du rôle de
l’artiste, c’est-à-dire l’artiste non pas comme créateur mais comme éditeur, comme artiste-curateur
d’autres artistes fictifs…390
389
Kabakov mentionne trois raisons de l’apparition de cette thématique à l’Est : le refus de l’absolutisation du
tableau, réaction à l’image officielle comme à une fiction, un mensonge et en dernier lieu, une situation
pathologique d’impossibilité physique de participer à une vie artistique normale. Kabakov [2010b], p. 502.
390
Al’bert [2014], p. 56. Bobrinskaja, elle, parle de dé-psychologisation de l’art. Bobrinskaja [1994], p. 13.
391
Kabakov [2010b], p. 502.
392
Il l’explique dans la Préface à ses Mémoires : «Maintenant, déjà petit à petit et depuis longtemps, je
commence à me sentir «artiste», mais dans ces années-là, je me considérais comme aveugle, impuissant et
comme un homme opprimé, parce que la profession d'artiste était «pour eux», j'exerçais une activité artistique
pour leur plaisir.» Kabakov [2008], p. 11.
393
« Nous nous sentions comme des observateurs dans notre propre pays, comme des ethnologues tentant de
comprendre ce que ces aborigènes faisaient ici et quel langage ils utilisaient. Nous étions nous-mêmes membres
d’un club différent de celui de la vie soviétique quotidienne, tout en étant également partie prenante de cette
vie. » Cité dans Kabakov, Petzinger [2008a], p. 17.
394
Jesse Jackson [2010], p. 74-75. L’auteur cite Kabakov rappelant que ce scintillement prive la conscience de
tout choix entre l’une ou l’autre position laissant la conscience dans un état de stupeur. Kabakov [2008], p. 31.
160
inexistante, ils ne nous sont jamais présentés, leur réalité n’est patente que par leurs
œuvres et le discours en marge des commentateurs395. Leur existence n’est par ailleurs
rendu possible que par le discours de l’autre qui les constitue, accentuant encore la
perspective dialogique bakhtinienne, importante pour Kabakov, jusqu’aux albums eux-
mêmes, toujours réalisés au nom d’un autre artiste, fictif.396
Dans les Albums, l’artiste prend de la distance avec le pathos métaphysique et
occupe une position de surplomb nouvelle qu’il ne va plus quitter par la suite. Dans
cette perspective, tous les discours interprétatifs se valent, il n’y a pas de primauté du
discours théologique, quand bien même on en retrouve de nombreuses traces, mais une
réflexion évidente sur les constituants fondamentaux de l’existence. C’est sur ce même
principe relativiste que Kabakov développera ses travaux plus tardifs, notamment son
installation La vie des mouches (1992), où un élément a priori banal, ordinaire, une
mouche, devient la cause et le fondement d’un discours philosophique. La capacité de
l’insecte à circuler entre les différentes hauteurs est la métaphore de cette prise en
compte du plus grand nombre de dimensions possible, un refus d’exclure un élément
d’interprétation du monde. Ce véritable traité philosophique devient prétexte à de
multiples ramifications discursives, chaque texte devenant un commentaire du
précédent, élargissant à chaque fois un peu plus le sens. 397 Les Albums sont
véritablemnent à l’origine de ce palimpseste. C’est précisément, pour reprendre les
mots de Groys vus plus haut ce qui constitue la spécificité de cette position que de
conduire non pas à un choix limité d’options, mais d’ouvrir à une interprétation et à un
contexte illimité. L’artiste dans ce cas, se fait plus ethnographe non pas militant au
nom d’un autre opprimé ou victime mais d’un autre imaginaire, par lequel sont
ressaisis ces thèmes existentiels. On comprend dès lors pourquoi ceux-ci ont pu être si
parlant et se voir incarnés par des personnages aussi différents que Groys ou Šiffers.
Par ailleurs Kabakov l’explique dans son commentaire de l’Album Okno,
l’interprétation de certains motifs ambigus comme le blanc est laissée au libre choix du
spectateur. Les Albums incarnent des idées philosophiques exposées sous une forme
narrative et parfois absurde, Kabakov en énumère quelques-uns : les ténèbres de la
395
Ibid., p. 22.
396
Groys [2003], p. 213.
397
Kabakov [1992], 54-141.
161
La vie de la conscience
Kabakov explique que l’introduction de cases mettant en scène les voix qui
commentent marquent le rapport antithétique entre la vie intérieure du personnage et
l’extérieur399 . Tout n’est donc pas harmonieux et le chœur des voix illustre des
opinions divergentes. L’espace de la conscience lui n’en est pas pour autant ontologisé
ou homogénéisé, mais est plutôt figuré comme un abime insondable, un point de
départ, etc. Dans le premier Album Primakov assis dans l’armoire, la conscience est
figurée comme un écran noir, point zéro de la création. Pour la tradition culturelle
russe, rappelait Šiffers dans une conférence, l’œuvre est un chœur de voix. Le
croisement, le bruit assourdissant des voix est un problème philosophique et existentiel
qui va occuper constamment Kabakov dans son travail (des Albums jusqu’aux
installations des années 90), de la même manière que la polyphonie a occupé le travail
d’écriture de Dostoïevskij. Il écrit à propos de l’origine du projet des Albums son désir
de voir tout ce concert assourdissant et chaotique de voix, ressenti étant enfant comme
une coupure d’avec le monde extérieur, apaisé par l’extraction en détail de chacune de
ces voix, et leur mise en inventaire. Kabakov se réfère, à une expérience vécue dans
son enfance qu’il décrit dans son journal. Comme souvent dans ses excursus
théoriques, Kabakov préfère s’appuyer sur des expériences personnelles, des éléments
de vécus pour construire son discours propre.
Comme chez un enfant, qui ne peut rien distinguer des sons du monde extérieur à cause du bruit
intérieur continu et assourdissant, à cause des problèmes intérieurs de « voix » se heurtant, se croisant et
se recouvrant sans aucune cohérence ni liens, à cause du bruit, presque du hurlement, constituant tout le
chaos et la pénible incohérence de la vie intérieure, il y avait, chez moi, un désir fou d’isoler même
l’une après l’autre, ces voix, ces thèmes, de tendre et déployer séparément ces « rubans » existant de
manière confuse et résonant simultanément à l’intérieur de moi.400
398
Kabakov [2010], p. 18-21.
399
Ibid., p. 23.
400
Kabakov [2008], p. 136.
162
401
Jesse Jackson [2010], p. 147.
402
« Si ces personnages que tu représentes sont saints et connus dans les représentations chrétiennes, alors
donne-leur un nom, dis qui ils sont, disait Šiffers. Parce que s’ils sont inconnus, ils ont une autre origine. Mais
moi je témoigne de leur provenance sainte, authentique et élevée, répondait Švarcman. » Kabakov [2008], p. 80.
Šiffers développe également ce thème de la nécessité théologique de nommer en s’appuyant sur Florenskij.
Šiffers [1978], p. 133-134..
163
403
Kabakov [2008], p. 51.
404
Ibid., p. 52.
405
Kabakov [2008], p. 53
164
semblent issues du chaos (l’image du carré noir ouvre la série du cycle), comme un
coup de fouet donné contre l’ordre causal du monde (contre la nécessité métaphysique
aurait dit Šestov). Ce théâtre de la conscience était caractérisé ainsi par Kabakov dans
un texte consacré aux Albums :
Ainsi, « les thèmes-images », ayant servi à la confection des « 10 personnages », sont précisément les
thèmes de ma conscience, qui maintenant depuis une distance déjà grande peuvent être présentés
comme les « mythèmes » fondamentaux de condensés douloureux, de complexes, de névroses et même
d'hystéries, je ne sais pas comment les appeler plus précisément.406
Ainsi les thématiques transmises ici forment une image mosaïque, éclatée de l’auteur,
idée critique qui cherche à montrer que l’expression de soi est impossible, qu’elle se
fait toujours par la voix de l’autre, rapprochant ici Kabakov à la fois des thèmes
bakhtiniens et dostoïevskiens. La mise en espace de ces motifs passe par la création de
personnages à même de les porter, dont le thème sera le contenu unique de toute son
existence. Cette cristallisation d’une idée-personnage comme nous pourrions l’appeler,
naît, se développe et meurt. La vie d’une idée, apparaît comme une manière de mettre
en scène l’intériorité de la conscience, unique espace possible pour ce que Kabakov
nomme l’historiosophie du personnage, une manière de suivre le destin de cette idée et
de cette conscience sous le plus de points de vue possibles, au travers notamment de
commentaires extérieurs qui objectivent la vie de cette idée. C’est une même idée qui
va alimenter la recherche de Šiffers sur le théâtre à partir de Dostoïevskij :
[…] C’est pourquoi nous nous sommes décidés pour un genre de recherche par les moyens du théâtre,
sur le modèle des recherches philosophiques rationnelles, socio-philosophiques, esthétiques, théoriques,
psychologiques, etc. Il nous semble qu’une telle expérience pourrait devenir suffisamment productive,
parce que l’on sait déjà que le monde philosophique de Dostoïevski est un système infini d’idées-vies,
d’idées-destins où tel ou tel prémisse philosophique devient la chair et le sang de l’existence humaine et
ne se développe pas dans des catégories logiques mais dans toute ouverture sans dessein préalable de la
vie vivante de l’être-au-monde.407
406
Kabakov [2010], p. 17.
407
La figure de l’artiste, écrivain comme chercheur, telle que l’a développé Šiffers dans son programme de
fusion entre art et philosophie, rejoint l’idée de Bobrinskaja. Ce qui compte, ce n’est pas l’œuvre artistique
achevée, mais le processus de recherche, qu’elle soit existentielle, philosophique. L’œuvre sous cet angle s’ouvre
au questionnement, dirait Heidegger, ou à la réflexion sur ses propres présupposés, conventions, échappant à
toute réalisation. Ici, la métaphysique comme investigation la plus fondamentale, rejoint le conceptualisme.
http://ptj.spb.ru/archive/48/historical-novel-48/teatr-evgeniya-Šiffersa/
165
dialogique qui privilégie les relations entre les différents éléments textuels et visuels.
Toutefois une certaine visée existentielle reste commune aux deux projets.
Les nombreux commentaires extérieurs que Kabakov intègre à son travail
jouent un rôle important dans la prise en compte des différentes interprétations.
Kabakov invente pour ce faire trois commentateurs extérieurs qui viennent clore
chacune des séries par des commentaires généraux, et servent à conjurer la peur de
l’artiste face au jugement des autres. Le philosophe Kogan, une femme nommée
Lumina et le théosophe Šefner (inspiré par Šiffers) incarnent trois discours possibles
de clôture des Albums. Ceux-ci ne sont pourtant pas destinés à offrir une opinion
définitive, mais au contraire à élargir un peu plus l’amplitude des voix possibles. Ces
commentaires sont présentés par Kabakov comme un procédé destiné à renforcer
l’objectivation et la distance, l’auteur évoquant même sa manière de travailler comme
une précision méticuleuse de comptable408. D’où l’expérience d’ennui qui doit présider
à la fois à l’expérience de vision des Albums et de la réalisation de celle-ci [Fig. 17].
408
Kabakov [2010], p. 22.
166
La dimension temporelle des Albums est essentielle, non pas seulement en raison du
temps linéaire de la narration mais par la place importante qu’elle accorde au temps
comme expérience mentale et physique. Ainsi les Albums ne peuvent-ils être pensés
hors du défilement, de leur feuilletage comme expérience tactile. Avec cela, les
Albums n’invitent pas seulement à une expérience de plaisir ou de savoir, mais à une
expérience de la conscience intime du temps qui fournit à Kabakov une localisation
possible du sujet et la tonalité existentielle essentielle à laquelle elle s’articule, celle de
l’ennui. Sous le terme de « modèle psychophysique de l’écoulement du temps », il
409
« L’artiste sériel n’essaie pas de produire un objet beau ou mystérieux, il joue un simple rôle de greffier
consignant les conséquences du principe initial. » LeWitt, [2012], p. 205.
410
Dennes [1999].
411
En miroir de cela, Kabakov explique que l’essence des Albums réside dans leur feuilletage. Kabakov [2010],
p. 418.
412
« L’autre a toujours eu à mes yeux une plus grande valeur que moi-même ; a toujours eu une réalité plus
tangible que la mienne. » ou encore « Habituellement les gens, comme il me semble, vivent d’abord « pour eux-
mêmes » et ensuite développent/accroître une peau extérieure « pour les autres ». Mais moi j’étais dès le départ
dans une peau extérieure, encore vide, encore « avant soi ». Il m’a été très difficile de naître. Seuls étaient réels
l’agitation et le bruit autour de moi. » Kabakov, Groys [2010], p. 11. […] pour moi le monde c’est avant tout un
ennui, une lassitude, celle de la présence obligatoire chez des parents que j’ai vécue beaucoup d’années. Ibid., p.
12.
167
413
Kabakov [2008], p. 126.
414
Ibid., p. 122.
415
Kabakov [2008], p. 42.
416
Ibid., p. 126.
168
prenant l’exemple de l’Album de famille que l’on est contraint de feuilleter pour faire
plaisir à la maîtresse de maison :
On est entraîné dans le temps pur de la consultation, dans la présence ennuyeuse hic et nunc, ce
feuilletage des pages au lieu de s’aiguiller sur un objet extérieur s’écroule avec toute sa force sur nous,
sur notre détresse qui nous envahit pendant que nous tournons les pages… Et la technique de l’album
exigeant de tourner les pages suppose ce brusque revirement de l’attention : au lieu de contempler
l’exétrieur, on nous force, à coups de matraque, d’observer nous-mêmes notre durée.417
L’ennui transparaît ici dans le repli sur l’activité de feuilleter à laquelle nous conduit
l’Album, activité qui fraye avec une certaine introspection. Celle-ci peut bien entendu
être interrompue par le surgissement du sens émergeant d’un feuillet individuel, mais
cela n’est que momentané nous dit Kabakov, le désir de reprendre le feuilletage
l’emporte toujours. Par ailleurs, l’ennui émerge comme tonalité fondamentale
existentielle au moment où la nature temporelle de la conscience est découverte.
Kabakov l’évoque en parlant de la création des Albums :
I.K. : C’est exact. L’art ne surmonte pas l’ennui de la vie, il est aussi ennuyeux qu’elle, mais dans l’acte
même de passage de la vie à l’art s’ouvre une porte et l’ennui cesse d’être total. Je distingue
rigoureusement l’ennui de l’exécution et la décision presque instantanée, disons, de coller ces mêmes
quittances. Je me suis beaucoup ennuyé en dessinant tous ces Albums, mais lorsque j’ai décidé de les
faire, quelque chose s’est produit en moi que j’ai très clairement ressenti.418
Bien qu’elle ait ainsi l’apparence de se disperser, la banalité quotidienne n’en assure pas moins toujours
la cohérence de l’existant en son ensemble, bien qu’une ombre la dissimule. C’est alors même – et
précisément alors – que nous ne sommes pas spécialement occupés des choses ni de nous-mêmes, que
« cet ensemble » nous survient, par exemple dans l’ennui véritable. Ennui encore lointain, dans le cas
où c’est simplement tel livre, tel spectacle, tel travail ou telle distraction qui nous ennuie ; mais ennui
qui éclôt lorsque « l’on s’ennuie ». L’ennui profond essaimant comme un brouillard silencieux dans les
417
Kabakov [1998], p. XX.
418
Kabakov, Groys [2010], p. 12.
419
Kabakov, Epstein [2010a], p. 240-241.
169
abîmes de la réalité-humaine (Dasein), rapproche les hommes et les choses, et vous-mêmes avec tous,
dans une indifférenciation étonnante. Cet ennui révèle l’existant dans son ensemble.420
L’analyse de l’ennui comme tonalité existentielle à même de nous faire sentir dans
l’existant comme un ensemble rejoint ici Kabakov parce qu’elle prend place dans une
expérience ordinaire, quotidienne, telle qu’elle est représentée dans les Albums, celle
de vies simples et linéaires, symbolisées ici par la régularité du feuilletage. De surcroît,
Heidegger décrit l’ennui profond comme silencieux, inapparent421, renvoyant ainsi
chez Kabakov à la plénitude de sens surgie dans la contemplation des tableaux-dessins
vides qui concluent les Albums. Ainsi à l’ennui linéaire du feuilletage
correspondraient les deux formes ordinaires, alors que l’ennui profond sur lequel
reposent les deux autres se dévoilerait, l’espace d’un instant pour mieux disparaître,
d’où la difficulté de le saisir. L’ennui désignerait donc ici une catégorie métaphysique
générale reçue et accueillie uniquement, nous dit Heidegger, dans une attente, dans un
certain rapport au temps comme indistinct du sujet. Avec Heidegger, se révèle l’idée
que le sujet comme volonté active constitue un obstacle pour sortir cet ennui profond
de son retrait, suggérant qu’une attitude passive peut-être la condition fondamentale
de l’accueil du sens, pareille à celle endossée par Kabakov dans sa création et sa
posture existentielle.422 Ces deux axes, que nous pourrions qualifier de vertical et
horizontal, marquent la même tonalité existentielle, mais sous une intensité différente.
Si Kabakov insiste sur leur caractère simple c’est pour mettre en relief leur aspect
citationnel, leur apparence reflète un certain anonymat, laissant l’impression que ces
images viennent d’ailleurs, ont été empruntées quelque part, faisant ainsi éclater la
consistance de l’auteur et créant une aura de mystère autour de ce genre.
Il y aurait donc deux manières proprement philosophique de lire ces micro-récits et qui
figurent en quelque sorte deux manières d’envisager le discours sur l’art : l’une
420
Heidegger [1990], p. 56.
421
Heidegger [1992], p. 205.
422
Heidegger [1992], p. 202-205.
170
423
Groys [1980], p. 17-22.
424
Groys, [1998], p. 46.
171
Il me semble qu’il est déjà visible dans tes travaux blancs ton désir d’insérer ce blanc absolu dans un
contexte trivial, dans le caractère absurde du banal qui est plus profond que l’expérience cosmique ou
mystique de l’insignifiance du monde.425
[...] Les Albums de Kabakov [...] décrivent la victoire de la vie quotidienne (byt), de la vie de tous les
jours sur l’avant-garde, qui considérait le dépassement de celle-ci comme son objectif principal, encore
plus même que la transgression de l’art traditionnel. 427
425
Kabakov, Groys [2010], p. 71.
426
« On peut facilement dire qu'autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, les espaces apparaissent comme un champ
unique, un cosmos de voix retentissantes ». Kabakov [2008], p. 52.
427
Groys, [2003], p. 110.
428
Groys, [2003], p. 111-112.
172
429
Epstein rappelait en substance: « Ainsi, d’un point de vue conceptuel, un « concept » peut être n’importe
quelle idée (politique, religieuse, morale) présentée comme une idée sans aucun référence à son prototype réel ou
à la possibilité de sa réalisation. C’est pourquoi le conceptualisme est comme philosophie si fortement connecté
avec l’art: l’idée est utilisée dans sa capacité esthétique, comme une déclaration verbale ou une projection
visuelle de l’idée en tant que tel, si bien que toutes ses extensions factuelles ou pratiques se révèlent comme des
illusions. » Epstein, [1995], p. 64.
430
Groys [1980], p. 18.
431
Ibid., p. 18-19. Cette idée sera reprise, suite à l’article, par Kabakov. Kabakov [2010b].
173
spécifiquement russes comme unique voie, et lui préfére le jeu infini des conduites et
des ethos artistiques. Cette succession de petits tableaux qui se répondent dans un
chœur de voix et de textes, définissent ainsi les voies du conceptualisme
« postmoderne » kabakovien exprimé dans les Albums et dans le discours de Groys,
un autre commentaire artistique sans doute, émergé sur fond de non-art.
432
Il critique l'usurpation par les épiscopats du pouvoir de la sainteté. Šiffers [2005a], p. 36
433
Rokitjanskij [2010].
174
Il est également décrit plus loin par Edouard Štejnberg comme un « accumulateur
d’idées » généreux dans la volonté de dispenser ses idées à ceux qui le désirent. Iossif
Bakštejn dans l’entretien qu’il a pu donner à Vladimir Rokitianskij avance quelques
explications pour comprendre le phénomène : la complexité du personnage s’illustre
par le fait qu’il est à la fois moderniste dans ses goûts (en témoigne son film qui est un
écho de l’avant-garde russe) et qu’il s’intéresse aux nouvelles formes d’art mais qu’il
reste conservateur dans son rapport à la tradition comme source unique.434 Par ailleurs,
le manque de connaissance et de savoir-faire dans la critique d’art à l’époque ont
conduit à la nécessité de trouver des figures d’éveil capables de produire une
interprétation des œuvre.
L’auteur choisit d’abord d’inscrire les Albums dans diverses traditions
philosophiques et littéraires russes, celle de la fin du 19ème siècle. A ces références,
s’ajoutent encore la pensée de Heidegger, le bouddhisme, la théologie orthodoxe.
Kabakov est ainsi présenté comme un poète-philosophe, à l’image de Dostoïevskij qui
sait méditer le sens du silence et non construire de grandes architectures
philosophiques dans un style académique. Šiffers invoque le thème du fardeau de la
liberté proposé par Dostoïevski qui s’illustre dans les Albums par le thème vu plus
haut de l’enfermement dans la conscience. Pour Šiffers, les œuvres de Kabakov
illustrent une méditation philosophique sur le problème de la liberté radicale tel qu’il a
été posé, dans la philosophie et la littérature russe notamment. La liberté pèse sur les
épaules de l’homme. A partir de cette thématique empruntée à Berdiaev435, il introduit
l’idée que cette liberté rend nécessaire la création et l’œuvre à laquelle, comme le
destin, il est impossible d’échapper. Ainsi se dessine la trajectoire du groupe d’artistes
moscovites et de Kabakov en particulier, qui partagent un destin commun, celui
d’artiste témoin et prophète pour lequel la création est une chose aussi lourde et
importante que la liberté ou la conscience. Ces artistes sont comparés à des
métaphysiciens amateurs (domorošennye metafiziki) à des poètes, des chercheurs
plutôt qu’à des philosophes enseignants ou lecteurs, insistant sur leur écart par rapport
à l’institution. Cette liberté de chercheur n’est ni séparable, ni fusionnable, elle est
toute à lire comme résultant d’une expérience extatique de la vérité. Si ces thématiques
434
Rokitjanskij, [2010].
435
« Or, je savais que la liberté engendre la douleur, tandis que la servilité l’atténue. La liberté n’est pas aisée,
comme le croient ses adversaires qui la calomnient, elle est dure, elle est un joug accablant. Les hommes y
renoncent facilement, ils s’en exemptent. » Berdiaev [1958], p. 66.
175
échappent à l’emprise savante, c’est parce que leur traduction se fait sur le mode du
symbole, medium favorisant la compréhension de vérités spirituelles que la science
académique ne saurait atteindre436. Cette nécessité de la création répond à ce que
Šiffers appelle la tragédie de la conscience livrée à elle-même et à son destin, tragédie
qui est appelée à être surmontée par divers moyens poétiques et existentiels que
l’auteur de l’article va s’attacher à décrire. Cette idée fait écho au thème existentialiste
qui se discutait à l’époque, celui de Bogoostavlennost’437 (l’abandon de l’homme par
Dieu), qui désigne la perte par l’homme de la grâce de Dieu, ou encore selon les mots
de Štejnberg de tragédie mystique de la solitude sans Dieu. Mais cet abandon par Dieu
est temporaire, puisque quelque chose se tient derrière qui laisse espérer un
rapprochement, alors qu’en Europe Dieu est mort.438 L’idée d’un abandon de l’homme
par Dieu se trouve surmontée selon Šiffers au moment où l’homme est « libéré de la
liberté », au profit d’une liberté authentique plus élevée, incomparable avec celle
portée par l’homme en son nom propre :
La liberté se libère du poids ontologique de la liberté dans l’amour de Dieu en Jésus-Christ. Dans les
« Notes d’un souterrain » de Dostoïevskij le personnage de la liberté témoigne de la force tout à la fois
de charme et de destruction de la liberté, mais dans les « Notes d’un grenier » d’Ilya Kabakov la
libération de la liberté « d’un « affranchi» [n.b. ici il utilise le terme d’otpusknik en référence au 9ème
Album intitulé Gavrilov affranchi] se réalise sous la forme d’un poème-méditation sur les pages
immaculées d’un espace lumineux.439
Šiffers commence par comparer les Notes d’un souterrain de Dostoïevskij avec le 9ème
Album qui met en scène justement un personnage reclus, isolé et misanthrope dans son
grenier qui quitte progressivement un concert de dialogues pour finalement disparaître.
L’album est comparé à un poème-prière (Kabakov parle plutôt dans ses commentaires
de modèle de destin) qui s’achève par une « feuille blanche de silence ». Le
personnage de Gavrilov se libère de l’horizon vocal pour retrouver sa propre voix, ce
qui fait ici écho à la thématique personnaliste du « je » se tenant devant Dieu. Cette
voix retrouvée, Šiffers l’identifie explicitement au destin-création-liberté qu’il avait
déjà mis en évidence dans la tradition littéraire et philosophique russe (chez
436
Šiffers rapproche ainsi invariablement les figures de poète, de philosophe, d’artistes, tous liés au même destin
commun : « A l’horizon du mystère, le poète fait silence et ne donne pas d’”exposé” savant ; c’est pourquoi il
peut entendre et rapporter ce qu’il a entendu, c’est-à-dire de “transcrire” les phénomènes de la conscience par
une description symbolique et créatrice.» Šiffers [1977], p. 310.
437
Entretien avec Pivovarov, Prague, avril 2014.
438
Štejnberg [2015], p. 38.
439
Šiffers [1977], p. 311.
176
L’homme comme créature de culte est voué à créer un milieu visuel artistique qui est le monde même
de son culte, le monde de ses mystères. Il est difficile de dire comment et à quel moment et pourquoi les
artistes ont décidé de représenter « le visage » de l’homme, habillé dans des habits terrestres et installé
dans l’espace de la toile. Il ne s’agissait pas d’une copie de la nature observée et de l’homme vivant
dans celle-ci, mais de l’annonce d’un nouveau culte de l’homme parce que dans le culte précédent
l’homme connaissait son « je » devant le visage-archétype du mystère, quelle que soit la dédicace
(adresse ?) qu’il offre.440
Le je conserve ainsi les traces archétypales des mystères du culte, il n’y a aucun savoir
possible sans la réactivation de ce « je » placé devant Dieu. La question du sujet est
encore une fois développée par Šiffers, toujours dans la lignée hypothétique de la
tradition chrétienne orientale de déification de l’homme, comme personne, mais
surtout autour de la question du génie qui occupe une place centrale dans ses
réflexions sur les artistes.441 Šiffers utilise le substantif ancien de spisatel’ à défaut de
pisatel’, marquant ainsi par le préfixe et opérateur négatif s- qui signifie ici celui qui
recopie mais aussi retranche. C’est en ôtant petit à petit les éléments nécessaires à
toute représentation comme mimesis que peut se dévoiler la vérité et le le
rapprochement avec Dieu. L’Album est interprété par Šiffers comme la résolution de
l’absurdité de l’existence de l’homme jeté dans le monde (la Geworfenheit
heideggérienne), rivé aux nécessités de sa nature pour l’exprimer en terme
personnaliste (il reprend également le thème Kabakovien du destin). Cette nature est
dépassée par la prière retrouvée et adressée à Dieu. Il faut toutefois rester prudent sur
les formules heideggériennes employées par Šiffers à qui il reprend notamment l’idée
que le poète est un philosophe plus proche de la vérité que le penseur académique ou
professsionnel, appuyant ainsi sa démonstration de la haute teneur spéculative des
440
Šiffers [2005a], p. 69.
441
Šiffers [1984], p. 172.
177
On pourrait s’ouvrir à la perception de l’œuvre de Dostoïevski pas seulement comme romanesque, mais
justement comme une tragédie, dans laquelle les personnages conduits par le destin, se tiennent comme
des phénomènes de l’horizon de la conscience, toujours uniques, libres créateurs, donnant naissance à
des symboles servant de pont vers la méditation. Chez Kabakov la personnalisation de la tragédie de la
conscience se révèle de façon extrême. Les cahiers métaphysiques de ce philosophe ont pour nom une
mono-idée engloutissant tout […]443
Chaque feuille-fenêtre des cahiers métaphysiques de Kabakov rompt les représentations d’un «temps
linéaire ». Chaque feuille symbolise la liberté de son arrangement propre. Chaque feuille et le cahier
dans son ensemble pointent symboliquement le fait que le « temps » n’est composé que de nous-
mêmes ; que la liberté, est enfermée dans l’espace du nom propre ; que le temps est l’espace même de
442
Lossky a cherché à montrer dans son article sur la théologie de la personne humaine que l’idée de personne
est une notion déconceptualisée et que l’existence comme extase au sens heideggérien constitue un contresens
pour la tradition orthodoxe. Le mystère de la personne humaine ne se réalise que dans un dépassement de cette
singularité existentielle (celle d’être au monde) par le fait que la personne se distingue constamment de sa nature
tout en la contenant. En dernière instance, l’ontologie est dépassée puisque seul Dieu peut connaître cette
personne humaine. Lossky [2006], p. 118.
443
Šiffers [1977], p. 311.
178
notre destin ; que la mort nous parle seulement extrêmement symboliquement et passionément de
l’absence de temps « commun » : chacun meurt pour soi-même et à sa propre échéance.444
Il s’écarte ici avec son commentaire du propos de Kababkov sur la dialectique de deux
temporalités en insistant tout particulièrement sur l’effet de plénitude de sens plutôt
que sur la monotonie propre à la succession linéaire des différents feuillets. La rupture
avec la linéarité devient sous cette angle la manifestation d’une conscience intime et
subjective du temps comme on l’a vu précédemment. Avec cela, Šiffers insiste sur les
thèmes personnalistes, puisque s’il n’y a pas de temps commun ou objectif, l’homme
est en définitive seul face à la mort et à Dieu. Les cahiers métaphysiques sont donc la
projection symbolique des éléments essentiels de cette métaphysique chrétienne de la
liberté ici rejouée dans ses formes propres, celle du déroulement de la conscience à
laquelle la temporalité est réduite. Cette subjectivation du temps, c’est la valorisation
de la source intérieure de la vie spirituelle en l’homme. L’homme est voué à chercher
en lui le sens de son destin : « Dans la liberté de la création notre destin, nous sommes
à chaque instant dans l’urgence, à chaque instant il n’y a pas de temps « hors de
nous. »445 Šiffers insiste plus loin sur l’importance du fond sur les formes discrètes de
manifestation du rapport texte-image, à propos duquel par ailleurs il ne semble prêter
attention, alors que par bien des aspects il constitue une innovation majeure dans les
travaux artistiques de cette époque :
Le niveau de conscience à partir duquel tout le reste scintille instantanément comme synonymie de
symboles méditatifs, ne peut lui-même être décrit création de symboles (simvolotvorčeski), c’est
pourquoi en tant que « signe » de liberté, sceau de l’éveil, il est la liberté. La feuille de papier blanche et
vide des cahiers de Kabakov représente bien ce niveau, puisqu’elle ne le symbolise pas ; parce que
l’arrangement des espaces-destin sur chaque feuille isolée n’est qu’un scintillement sur l’espace de la
feuille blanche.446
444
Šiffers [1977], p. 312. Ici Šiffers emprunte à Heidegger l’îdée que plus l’on cherche à dévoiler l’être à travers
le Dasein, plus l’on s’approche du temps que nous sommes nous-mêmes. Heidegger [1992], p. 204.
445
Šiffers [1977], p. 312.
446
Ibid., p. 312.
179
elle cherche donc des synonymes, des symboles qui pourraient ramener à elles (Šiffers
les appelle des symboles méditatifs).447 Plus loin encore:
Et néanmoins sur chaque feuille est présentée de main de maître une image-texte elle-même dans les
limites de la feuille insistant sur la recherche de liens « non-linéaires et non graphiques » mais sur la
fixation de leur pulsation discontinue sur la « page blanche ».448
Chaque feuillet isolé tend vers la page blanche comme vers sa réalisation ultime. Ce
réalisme de la page blanche, comme espace de réalisation de la conscience libre au
travers du symbole, n'est pas sans faire écho à la question de la métaphysique de la
lumière que nous avons analysé. Le langage Šiffersien lui-même, par son caractère
hermétique et elliptique, semble chercher une voie semblable, qui passerait elle aussi
par le symbole. Les Albums sont l'aventure libre d'une conscience créatrice de
symboles. En projetant ainsi une conscience libre, Kabakov retrace une voie spirituelle
qui prend forme dans la conscience comme exercice d’attention :
447
Dans le livre de Piatigroskij et Mamardašvili on trouve ce qu’ils appellent une méta-théorie de la conscience.
Sans connotation religieuse, mais plutôt comme ontologie régionale, la thématique de la conscience est l’objet
impossible d’un savoir positif qui ne peut être que vécu. Le symbole est par ailleurs vu chez eux comme
l’expression particulière de la vie de la conscience. Toutes ces thématiques ont influencé Šiffers qui a beaucoup
dialogué avec Piatigorskij avant son départ. Piatigorskij, Mamardašvili [2011].
448
Šiffers [1977], p. 313.
449
Ibid., p. 314.
450
Le bouddhisme appelle cet exercice spirituel, entre ascèse et excès, la voie du Milieu. Piatigroskij [2007], p.
13.
180
451
« De cette manière, le monde ressemblait à un cinématographe. Les catégories de la substance, de la qualité et
du mouvement étaient rejetées, parce que « des étincelles instantanées ne pouvaient avoir de mouvement, tandis
que la réalité des organes des sens et des données sensibles était admise. On considérait que toutes ces parties
simples étaient soumises aux lois de la causalité, alors que le concept même de causalité était adapté au caractère
de ces essences », qui ne pouvaient ni se mouvoir ni changer, mais seulement apparaître et disparaître. »
Šerbatskoj [1988], p. 238-239.
452
« En lieu et place du sérieux sombre et prophétique du moderniste refaisant le monde, le postmoderniste
occupait une position d’observateur innocent de ce qui défilait devant lui, comme dans un cinéma où est projeté
un film composé d’une pluralité de sens et de vérités. » Kabakov [2010f], p. 590.
181
défaire ce montage pour en recréer un plus adapté aux réalités divines que la
conscience peut refléter :
Pendant qu’il écoutait Dieu, c’est-à-dire goûtait-montait par la conscience selon les recommandations
divines, il voyait librement la Pulsation des Sommets dans la lumière incréée. Lorsque l’homme « re-
montait » par sa volonté la direction de la conscience, il montait un autre monde […] Les
commandements divins au sens d’ »exercices libres de dévotion » sont dirigés vers la correction de
l’orientation de la conscience, vers le « re-montage » de la pellicule de la conception du monde, sur le
dévissement de la conscience du monde où règnent « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et
l'orgueil de la vie » (1 Jean 2:16).453
C’est donc essentiellement par un certain basculement de la vision, que peut se réaliser
le re-montage (peremontaž) de la conscience, entièrement dirigée vers les réalités
divines (ce que le chrisitianisme appelle la métanoïa). Ce qui est important c’est le
privilège accordé au visuel, dont les Albums témoignent. Que reste-t-il donc comme
rôle à jouer pour le texte, si tout est devenu symbolique ? Šiffers précise que la
fonction du texte est celle de nommer et désigner. En nommant les choses, la
conscience les connaît. La conscience, devient, à l’image de la feuille blanche, le lieu
d’accueil des noms et aspire même à nommer : l’image de la case blanche devient la
métaphore d’un ardent désir de nommer. En liant le fait de nommer les choses à une
forme de connaissance, Šiffers instaure un rapport entre conscience et connaissance
qui se construit sur ce procédé de nomination comme reconnaissance des choses.
Ainsi, le vide, le blanc devient le stade final d’une réduction phénoménologique
opérée par Kabakov, où la conscience vidée de ses images et réduite à son appétit,
n'est plus intentionnelle, mais dirigée vers les noms. La connaissance acquise sur les
choses par leur nomination est aussi un pouvoir sur celles-ci. Mais la méditation sur
les symboles que les Albums proposent revient à ouvrir le Nom par excellence : celui
de Dieu, vers lequel la conscience cherche repos. Tout le travail artistique de Kabakov
est ainsi selon Šiffers de purifier la conscience (la rendre vide) afin de recueillir sa
parole divine. Les thèmes du bruit incessant dans lequel Kabakov se sent immergé et
dont il cherche à se libérer en distinguant chaque voix, à laquelle il confère son sens
trouve ici un écho théologique définitif et riche. La pluralité des noms ici est
progressivement supprimée au profit d’un nom unique, alors que la perspective
dialogique kabakovienne conserve tous les noms pour mieux leur prêter voix, mais
453
Šiffers [1977], p. 314.
182
aussi pour mieux ordonner, archiver. L’œuvre vise pour le théologien la méditation et
le recueillement qui est l'art le plus élevé (iskusstvo iskusstv) au contraire de « l’art
comme idée », qui vise à mettre en relation les mots de l’œuvre avec ceux du
spectateur, reste un rapport d’immanence. Pourtant, par la lecture šiffersienne, tout le
talent de Kabakov comme incubateur de discours est mesuré ici à son commentaire
possible, donnant ainsi un peu plus d’écho au rôle grandissant du spectateur dans
l’œuvre.
183
Lorsque j’ai commencé à faire ces abominables copies de la vilaine peinture soviétique officielle, cela a
été perçu comme une chute du haut d’une échelle élevée. Il était incompréhensible qu’un homme puisse
se salir, se vautrer dans la boue du soviétisme, même représenter Lénine. Cela a été perçu comme une
manière de vendre son âme. Mes nouveaux travaux, n’étaient peut-être pas de la peinture, mais en
revanche ils m’ont donné la possibilité de continuer à travailler, de continuer à être un artiste sur cette
terre. La seule alternative était de cesser de faire de l’art, en se concentrant directement sur la « peinture
de l’âme », puisqu’alors pour Šiffers l’artiste n’était qu’une étape inférieure par rapport au saint ou au
prophète. Lorsque j’ai quitté cette échelle de perfectionnement spirituel, cela a à été pris comme une
trahison des autres : au lieu de se tenir par les mains avec quelques élus, je suis tombé directement de
l’échelle dans le fumier soviétique.456
Ainsi, il est nécessaire de comprendre la fin de cette période métaphysique qui peut se
réaliser par ailleurs grâce aux acquis symboliques de « l’exposition aux bulldozers »457
(1974), épreuve de visibilité pour des artistes ayant longtemps vécu dans la peur, et
454
Šiffers [2005], p. 598.
455
Kabakov, Groys, [2010], p. 71.
456
Ibid., p. 71.
457
En 1974, sous l’impulsion d’Oskar Rabin, est organisé une exposition des artistes non-officiels en plein air en
dehors de Moscou, à laquelle Kabakov et d’autres conceptualistes ont refusé de participer. Celle-ci sera détruite
sur ordre de Brežnev par des bulldozers. Suite à une importante campagne de press internationale dénonçant
l’acte, une semblable exposition est organisée quelques jours plus tard. Il s’ensuivit un puissant sentiment de
soulagement devant le fait qu’une certaine visibilité était acquise, et la menace étatique devenue plus faible.
Kabakov [2008], p. 292.
184
début d’une certaine reconnaissance. 458 La fin donc de cette métaphysique est à
prendre au sens plein du terme, puisqu’elle signifie véritablement la sortie du monde
intérieur vers une occupation de grands espaces avec des performances organisées à
l’extérieur, mais aussi l’élargissement du cercle des artistes non-officiels initiaux vers
d’autres sphères, celle de la poésie ou encore de la philosophie. Štejnberg évoque ainsi
son sentiment à propos de cette époque :
Lorsqu’ont commencé tous ces jeux néo-avangardistes, ça m’a tout de suite déplu. Ilya Kabakov par
exemple, était un métaphysicien, Šiffers l’a d’ailleurs écrit dans son article « les Albums de Kabakov »
(n.d.l.r. Les cahiers métaphysiques de Kabakov), d’autant qu’ils se trouvaient à l’époque dans le même
groupe, mais ensuite Ilya est tombé sous l’influence du sots-art.459
On ressent ici immédiatement au-delà d’un constat exagéré460 que derrière la critique
de Šteinberg se cache une distinction entre les jeux peu sérieux de certaines activités
artistiques et la métaphysique comme tâche supérieure, élevée. Il est possible ainsi de
reconstituer le sentiment intense d’appartenance à une élite que pouvaient ressentir
certains artistes à l’idée de faire partie d’un cercle de réflexions aux tâches aussi
essentielles. Cette fin de la métaphysique est datée précisément par Pivovarov en 1976
et constitue précisément non seulement un changement de cercle, mais surtout un
changement théorique si l’on veut, puisque désormais les mots et les concepts
changent de sens. Cette transformation se réalise sous l’impulsion du sots-art par ce
passage du « je » au « nous » bien décrit par Pivovarov et qui se présente comme
irréversible en quelque sorte.
Ainsi le retour aux sources métaphysiques – dont l’atmosphère spirituelle
intense et concentrée aura selon Kabakov porté son influence jusqu’à une période
postérieure à la fin de ce souffle métaphysique – aura été un épisode décisif dans la
constitution d’un champ artistique autonome et fécond. Par ailleurs, l’ampleur du
phénomène de la Perestrojka sera à la mesure de la déception de Šiffers, qui ne
parviendra pas à trouver une place ferme dans les nouveaux bouleversements du
champ intellectuel devenu officiel. Le témoignage de Iossif Bakštein proche du
Conceptualisme moscovite et de Šiffers entre autres est lourd de sens :
458
Bobrinskaja parle de l’émergence d’un public et de nouvelles exigences de communication. Bobrinskaja
[2013], p. 174.
459
Štejnberg [2010], p. 354-355.
460
Kabakov n’a jamais été complètement sous l’influence du sots-art en tant que tel, il s’en est toujours
distingué, le sots-art lui a plutôt permis de continuer ses recherches sur le blanc et sur le texte.
185
Il est apparu qu’il n’y avait pas de lieu, pour ainsi dire, de niche ou d’institution, je ne sais pas comment
le dire justement, où il (Šiffers) aurait pu se réaliser. Il s’est avéré qu’il n’était professionnel dans aucun
domaine. Dans les conditions d’ennui post-Perestrojka, post-communiste, il n’y avait pas de demande
pour des prophètes, encore plus dans sa patrie.461
461
Rokitjanskij [2010], p. 167.
462
Correspondance privée avec Groys, 21 avril 2011. Egalement : « Je pense que des gens comme Švarcman ou
Šiffers ont joué un rôle important et positif, dans le sens où ils ont déplacé l’attention de la question de savoir de
quelle manière je m’intègre dans certaines structures, etc. vers la question de savoir de quelle manière, moi
comme individu, pleinement isolé, je me relie au monde en tant que tel. C’est-à-dire qu’ils ont joué un rôle de
promoteurs de leur type de personnalisation, d’individualisation. » Kabakov, Groys [2010], p. 296.
463
Štejnberg [2010].
186
leur absence. Plus tard, sous l’impulsion du mathématicien et théoricien de l’art Viktor
Tupytsin et de son épouse Margarita Tupitsyna, ayant tous deux émigré à New-York
au début des années 70, est organisée la première exposition consacrée au sots-art en
1986. Connu sous le nom de sots-art, le mouvement réunit des artistes aussi différents
que Erik Bulatov, Komar et Melamid et Leonid Sokov. Ce mouvement est à la fois
proche du conceptualisme voire se confond avec lui, puisque des artistes comme
Bulatov voire même Kabakov peuvent y être inclus, mais s’en distinguent également
distinct puisque le champ de recherche que leurs travaux couvrent diffère en
profondeur. Le conceptualisme investigue les substrats linguistiques du réel avec
distance et ironie alors que le sots art se concentre sur la dimension iconique de
l’idéologie soviétique y ajoutant moquerie 464 et destruction. 465 Le terme sots art
exprime la fusion des mots réalisme socialiste et le mot ‘art’, clin d’œil au pop-art,
même si les contextes institutionnels et culturels américain et soviétiques diffèrent
profondément. Il s’agit en substance d’une tendance artistique qui intègre les signes
idéologiques de la propagande soviétique (ses slogans, ses affiches et ses icônes)
comme matériel à part entière, en le mélangeant avec des genres artistiques
hétérogènes souvent empruntés soit aux avant-gardes soit à la peinture classique du
XIXème.466 De surcroît, si le Sots art utilise les grands mythes soviétiques et leur
représentation, c’est pour mieux les tourner en dérision, les désacraliser (Komar et
Melamid), ou pour en montrer les limites et les frontières (Erik Bulatov). À ce titre, il
est anti-utopique et se rapproche du conceptualisme en ce qu’il a ramené l’art des
hauteurs métaphysiques sur le sol de la culture de masse. En cela le rapprochement
avec le pop art est tout à fait légitime, à une condition près, selon Vitalij Komar, qui
est que le pop art valorise une culture de masse véritablement populaire et orientée sur
la consommation, alors que le sots-art s’intéresse à un élément qui n’a pas été l’objet
d’une attention artistique, voire d’un dénigrement, en l’occurrence les signes
idéologiques, les slogans et leur forme.467 À un système qui se présentait comme
absolu, achevé, sans failles, soutenu par une sorte de signifié transcendantal (la doxa
464
Erofeev [2012].
465
La synthèse de ces différences, en particulier celle entre iconique et linguistique se trouve dans les propos
recueillis par Konstantin Akinsha. Akinsha [2011]. D’autres différences ne sont toutefois pas mentionnées dans
l’article, notamment le privilège donné aux thématiques existentielles et spirituelles dans le conceptualisme.
466
Cet ecléctisme, vaut au sots art, l’appellation justifiée de postmoderne. Voir Tupitsyna qui s’inspire de
Derrida dans sa lecture du sots art. Tupitsyna [1988] [1997].
467
Al’bert [2014], p. 80.
187
marxiste) les artistes répondent par une sorte de révolution radicale (Ertofeev parle de
relativisme nihiliste), dans laquelle ces œuvres majestueuses détournées de leur socle
d’énonciation initial apparaissent comme de simples œuvres parmi d’autres, annonçant
ainsi une transvaluation esthétique sans précédent 468 . Jouant du décalage et de
l’ironie 469 , cette pratique artistique fonctionne comme une véritable machine qui
mettrait les systèmes idéologiques sur le même plan. Il subsiste toutefois des
différences essentielles entre l’approche du sots-art et le conceptualisme notamment
dans le style. La critique d’art Bobrinskaja évoque le paradnyj stil’ du sots-art et ses
formes carnavalesques, provocatrices, son goût pour les formes plastiques. Le sots-art
s’intéresse ainsi selon elle aux formes extérieures des mythes soviétiques, usant pour
ce faire de thématiques sociales et politiques. Les conceptualistes dirigent quant à eux
leur attention non pas sur ces formes extérieures, mais sur la vie de la conscience
plongée dans cette mythologie470.
Cette ironie, ce changement de ton signifient une rupture nette non seulement
avec la réalité soviétique telle qu’elle s’imposait, mais aussi, avec l’ethos moderniste
de l’artiste créateur. Ils manifestent également la disparition de l’esprit métaphysique
nous dit Kabakov dans son journal. La première manifestation du sots art est datée par
Kabakov en 1972 avec le tableau Gorizont de Bulatov, puis à partir de 1974, la
découverte des premières œuvres et installations de Komar et Melamid. Cette
orientation sociale, Kabakov choisit de l’opposer à ce qu’il appelle l’art métaphysique
et contemplatif, dans lequel il inclut même le groupe KD (nous y reviendrons).
Kabakov se demande comment à partir d’un souffle métaphysique aussi ancré dans le
paysage artistique non-officiel est rendu possible une telle révolution ? Une raison est
d’abord mise en avant, c’est que les médiums de propagande ne coïncident plus avec
les chemins suivis par la société, une sorte de hiatus se forme entre les deux sphères : il
devient alors possible d’en devenir le regardeur actif :
468
Les artistes Komar et Melamid ont par exemple signés de leur nom d’artistes de grands drapeaux rouges aux
slogans à la gloire du communisme. Cette signature nouvelle transforme le code initial grandiose et triomphant,
en une simple énonciation singulière, faisant ainsi apparaître cette propagande de vérité comme une phrase
énoncé par un sujet artiste, lui faisant ainsi perdre toute valeur de vérité ou d’effectivité.
469
Dans une toile de Komar et Melamid intitulée Le sources du réalisme socialiste (1982-1983), empruntant au
style le plus classique, c’est une Muse accrochée au cou de Staline qui semble inspirer ses idées esthétiques,
remettant en cause le progressisme supposé du réalisme socialiste, ici révélé dans son classicisme le plus
pompier.
470
Bobrinskaja [1994], p. 23.
188
Il devenait possible de regarder non pas là où indique le doigt de la propagande, mais de tourner la tête
et de regarder le doigt lui-même ; […] grosso modo, tous ces objets de propagande menaçant et non
soumis à examen, qui nous regardaient tous sans interruption, se sont révélés sans raison aucune objet
d’examen.471
471
Kabakov [2008], p. 102.
472
Kabakov [2008], p. 103-104.
473
Yurchak [2006], p. 25.
189
Points cardinaux
La lumière de Thabor
La culture Je
Ça
Ces quatre éléments, constituent chacun des domaines de recherche privilégiés chez
les différentes personnes que Kabakov a côtoyées. Leur disposition aux quatre angles
du losange indique non pas leur importance mais leur localisation. Ainsi en va-t-il de
l’axe vertical, où la lumière incréée de Thabor est l’élément métaphysique qui se tient
en position élevée comme il se doit. Alors que l’énergie antagoniste qui provient d’en
bas est figurée par le ça, énergie pulsionnelle produite par l’inconscient. Le pôle de la
culture est lui clairement orienté vers l’Ouest et correspond aux aspirations
d’élargissement du contexte ainsi qu’aux fantasmes et complexes de Kabakov, celui de
savoir si son activité artistique s’inscrit ou non dans la culture artistique mondiale. La
culture au sein du Conceptualisme moscovite est un tout englobant ses différentes
parties, ramenant l’art à un fragment, voire un épiphénomène. C’est sur cette
distinction que réside la culturologie kabakovienne, neutralisant sans cesse les
particularismes par son aspiration universelle et assimilant les phénomènes en dehors
de toute hiérarchie, sur l’axe horizontal justement (celui du quotidien, du banal,
etc.).474 C’est autour de cette notion précisément que réside son opposition aux autres
postures artistiques, celle d’Infante par exemple qui reproche à Kabakov d’avoir quitté
la sphère de l’art pour la culture.475 La culture correspond en outre au point d’arrivée
où tout s’achève, se réalise, alors que le je, situé à l’Est figure l’origine à partir de quoi
tout commence. Le schéma indique bien la trajectoire effectuée par Kabakov, d’un
474
Kabakov l’explique dans un entretien : « La culture comme un concept plus universel, avec un choix
universel de signes et de symboles est ce qui se répand non seulement dans tous les aspects de l’art mais aussi
dans la vie quotidienne, dans le langage et dans les textes. Tout peut devenir un champ d’assimilation culturelle
[…] Et l’art se comprend comme un fragment, un secteur ou un segment de cette culture ; ou bien il reflète cette
culture, fonctionne dans ce contexte culturel, ou bien au contraire, il sort de ce contexte culturel. Je le répète,
nous regardions l’art avec la distance immense de la production culturelle et la culture soviétique elle-même
avec le point de vue de la culture universelle. » Kabakov, Epstein [2010a], p. 212.
475
Entretien avec Infante, octobre 2013.
191
complexe d’infériorité à une sortie hors de soi pour saisir tout un monde, du champ de
conscience des Albums au discours ordinaire soviétique. En miroir ce passage pourrait
être celui vu plus haut des thématiques existentielles aux thématiques collectives, du je
au nous en somme. Ensuite, sont disposés les axes et leur direction. Deux figures
importantes émergent à partir de cet axe qui sont les deux déclencheurs importants de
l’orientation qui est donnée à ce schéma : Groys et Šiffers, les deux rencontres et les
deux pôles d’inspiration de Kabakov, dont il cherche ici à faire la synthèse. Les deux
penseurs sont situés l’un par rapport à l’autre perpendiculairement et sont donc dans
un rapport d’opposition qui s’est vérifié comme on l’a vu dans le développement du
conceptualisme moscovite. La disposition et le résumé sont faits par Kabakov avec
ironie afin de marquer à la fois l’attachement affectif qu’il a eu pour les deux
personnes et la distance avec laquelle il regarde désormais son parcours intellectuel.
Les deux dynamiques en plus d’être opposées, s’ignorent mutuellement. Si d’un côté
Šiffers aura incarné la possibilité pour Kabakov de donner un sens à ce qu’il faisait en
lui permettant de conserver sa singularité et un ancrage dans la tradition russe, de
l’autre, le dialogue soutenu avec Groys lui aura offert une possibilité d’élargir le
contexte de son travail. Ainsi le point idéal dans cette configuration pourrait être non
pas le centre du losange, Kabakov a toujours été effrayé par le centre, mais le
mouvement de va et vient entre les différents pôles qui au lieu d’en privilégier un, met
en lumière les liens qu’ils entretiennent entre eux.
La lumière de Thabor
Ça Evgenij Šiffers
Ensuite, Kabakov identifie aux quatre extrémités du losange les 4 artistes qu’il associe
à son schéma. Remarquons d’abord qu’ils ont tous été proches de Kabakov et
qu’excepté Bulatov, ils appartiennent tous au groupe du Boulevard Sretenkij, qui
constitue les prémisses du conceptualisme en tant que tel. Ces quatre artistes reflètent
192
Edward Štejnberg
La lumière de Thabor
Ça
Vladimir Yankilevskij
476
Kabakov, [2010h] p. 405.
477
Ibid., p. 405.
478
Šiffers parle de reproduction de ses propres sons pour désigner ce qui se passe lorsqu’un artiste se dispense
d’être à l’écoute du Mystère et du génie des autres poètes éclairés, en conséquence il restera inchangé dans son
horizon personnel… Šiffers [2005a], p. 29.
193
Kabakov distingue ensuite à partir d’une idée du sémioticien russe Jurij Lotman deux
types de langage : mythologique et discret. Le langage lié à la conscience
mythologique est dit premier parce qu’il est indifférencié, total et non-discret479. Cet
état primitif du langage conserve comme consistance l’aspect d’une totalité, d’une
unité. Ce langage ne signifie qu’en soi/par nature. A mesure qu’il se développe, le
langage se différencie et devient secondaire par rapport au premier. Les signes en plus
de leur caractère discret réfèrent à quelque chose (concept, contenu, sens), signifient
quelque chose. Ce langage secondaire ouvre également une dimension temporelle, il
est historique et appartient à l’âge adulte, au contraire de l’autre. L’application de cette
opposition au modèle du losange nous mène à l’idée suivante : la ligne verticale
couvre la compréhension mythologique du monde, aspirant à une unité indépendante
de l’histoire, ignorant ainsi le langage de la culture et de l’individualité propre à l’axe
horizontal. Les problématiques ontologiques et religieuses prédominent sur les
questions langagières, sur le commencement psychologique de la création, etc. Sur
l’axe horizontal prédomine la partie sémiotique et sémantique, qui ignore les formes
troubles de la structure mythologique480.
Si à partir d’une certaine distance les deux axes se présentent comme
indépendants, en réalité ils signalent fondamentalement un rapport de force, une
opposition irréductible, reflétant les enjeux des différents positionnements artistiques.
C’est d’ailleurs précisément ce que nous avons voulu faire dans cette partie, redonner
forme et contenu à ce rapport de force et en montrer les nuances. Toutefois, on voit
bien, que malgré le fait que Kabakov s’inscrive en faux contre les nuisances de cet axe
vertical, il en a également tiré des thématiques et des idées neuves qu’il a pu
transformer et assimiler singulièrement grâce à l’élargissement de cet axe horizontal.
Ainsi les deux axes nous paraissent-ils ici en un sens complémentaire.
Les problématiques convoquées par ce losange autorisent un questionnement
plus général sur ce que pourrait être un art russe local. Deux réponses à cette question
émergent, l’axe vertical considère cette question comme un faux problème puisque
celui-ci s’est déjà réalisé, sur le sol fertile de tous les génies que cette culture a déjà
engendrés par la force active du ça assimilé ici au sol créateur commun de la culture
479
Kabakov [2010h], p. 405.
480
Ibid., p. 407.
194
Le « ça » n’a pas de besoin d’un trait culturel défini. C’est un axe absolument remarquable qui ignore et
le « je » et la culture, tout en entretenant avec eux une relation particulière : avec le « je » il montre une
aversion et un dégoût incroyables, puisque le « ça » pour sa réalisation n’a pas besoin de « je ». Dans ce
cas, le « je » n’agit ici qu’en qualité de traducteur, de reproducteur à la fois accidentel et inéluctable. Il
ne fait que reproduire ces forces, cette impulsion incroyablement puissante, ce mouvement qui naît et
peut se passer d’un « je » concret.481
Il (Bulatov) comprend cette production premièrement non pas comme extérieure par rapport à la
conscience humaine, mais comme étant une des couches principales et essentielles de sa conscience et
de son usage culturel.483
481
Ibid., p. 409-410.
482
Ibid., p. 415.
483
Ibid., p. 415.
195
6. Post-scriptum métaphysique
Afin de faire avancer son projet conceptuel et de libérer son imagination et son effort
créatif, il faut un concept-clé à la mesure de l’ambitieux projet de Kabakov. Cette
notion, l’artiste la trouve dans ses exploration métaphysiques : il s’agit de la vacuité
(pustota). Celle-ci devient l’emblème du passage et du basculement possible de la
métaphysique au trivial, de l’abstraction au texte, etc. Avant de montrer la
transformation que le concept a subi, rappelons d’abord ses différentes sources. Eşanu
définit l’idée de vacuité en insistant sur son aspect de déclencheur et ses effets plutôt
qu’à sa consistance : « La vacuité […] désigne des opérations ou des procédures qui
ouvrent de nouvelles positions non-autoritaires pour l’écriture, la philosophie ou l’art,
aussi paradoxal ou absurde que leurs résultats puissent paraître »484. La vacuité est
d’abord un procédé, qui vise, comme celui d’ostranenie chez Šklovskij, à renouveler
des formes devenues calcifiées avec le temps, pour défier l’automatisation de la
perception d’un objet ou d’un thème en la singularisant. Eşanu insiste dans sa
définition de vacuité sur le déplacement qu’elle permet par rapport à la figure de
l’auteur comme autorité, puisqu’elle occupe complètement le centre de la
représentation, laissant aux marques d’expression les marges, déjouant ainsi les
logiques du regard. La vacuité se traduit par la valorisation de la marge, la réduction
des effets métaphoriques et la distance prise par l’artiste. Eşanu remarque par ailleurs,
dans le cas du discours sur le feuilletage des Albums, que la vacuité émerge comme
conséquence d’un excédent de représentation (ici le volume épais de photographies). 485
Le vide est ici plus une absence d’image qui conduit au retour sur soi vu plus haut. Le
spectateur détourne son regard et son attention de l’image soustraite pour revenir à lui.
Cette transformation nous dit Eşanu est celle d’une activité ordinaire en activité
artistique. Nous préférons dire ici du trivial au métaphysique. Il n’insiste pas assez
toutefois sur le fait que la vacuité n’est pas seulement un procédé, mais aussi une
expérience, une épreuve de la vacuité qui tire sa source chez Kabakov de la peinture
comme expérience de subjugation. La vacuité est donc également à l’origine une idée
484
Eşanu [2013], p. 47.
485
Eşanu [2013], p. 78.
197
486
Bibler [2010].
487
« L’expérience de la vacuité est restée et continue à être le fond de mes travaux. Mais l’immédiateté de cette
expérience s’est évanouie. Ces travaux blancs n’étaient pas de l’art, mais des produits idéologiques, il s’agissait,
si l’on veut, de la victoire du drapeau blanc sur le communisme, la victoire du bien sur les forces du mal, la
victoire d’une contre-idéologie. » Kabakov, Groys [2010], p. 70.
488
Kabakov, Groys [2010], p. 68.
198
Dans les années 60, j’ai commencé à décrire l’objet ordinaire et banal. J’ai vu dans le banal et le lieu
commun de grandes possibilités artistiques et même une métaphysique qui leur était propre. La
métaphysique du banal est une recherche intéressante parce que la métaphysique comprend un champ
d’activité qui est soit aérien ou terrien, soit paradisiaque ou infernal. Le gris, le moyen, le banal, à
première vue paraît dépourvu de métaphysique. Il n’y a rien à dire à leur propos : c’est un pur zéro, un
pur gris, une anonymité. Et c’est précisément ce qui m’a attiré de plus en plus.489
489
Cité par Epstein [2000], p. 338.
490
Entretien avec Pivovarov, Prague, avril 2014.
491
Prop 119. « Les résultats de la philosophie consistent dans la découverte d’un quelconque simple non-sens, et
dans les bosses que l’entendement s’est faites en se cognant contre les limites du langage. Ce sont ces bosses qui
nous font reconnaître la valeur de cette découverte. » Wittgenstein [2004], p. 86.
199
elle voit ses formes libérées du bloc de marbre informe dans lequel elles étaient là en
puissance, ne peuvent jamais se soustraire à cette totalité amorphe, à laquelle elles
semblent retourrner inévitablement.
Toutes les choses qui nous entourent sont selon moi « défectueuses », justement en raison de ce sens
sculptural (n.d.l.r. énoncé précédemment). Elles détiennent seulement en partie la forme et les fonctions
de tasses, de téléviseurs, de chaises, de tramways, de maisons, etc. Mais en leur plus grande partie elles
appartiendront à ce rien sans regard, sans parole et sans image, à ce chaos qui pénètre imprègne tout ce
qui nous entoure. Ce « rien » est beaucoup plus total, concret, actif, significatif que ce qui veut se
distinguer de lui.492
Ce dessin métaphysique d’un ordre universel soutenu par le chaos est l’image d’une
réalité soviétique défectueuse, dysfonctionnelle, dont l’ordre supposé repose en réalité
sur le chaos. Son caractère inévitable puissant. En rendant l’ordre politique et ordinaire
soviétique dans les catégories métaphysiques, Kabakov annonce ici un thème qu’il va
abondamment traiter par la suite.
On peut dater de 1981, suite à un voyage en Tchécoslovaquie, l’apparition et le
développement de cette idée de vacuité appliquée à la réalité environnante toute
entière. Cette idée centrale est rendue possible par le regard de côté que lui offre son
voyage : la perception de la réalité soviétique se transforme pour prendre ce visage de
vacuité. Ce concept va profondément influencer le choix des thématiques à venir et
l’appréhension générale du phénomène soviétique vu sous un nouvel angle.
L’évolution de la pensée de Kabakov prendra une direction sensiblement différente, au
gré de l’évolution des supports sur lesquels il travaille. Au cours des années 80, celui-
ci commence à agrandir l’échelle de ses travaux, à développer ce qu’il appelle
installation totale, qui se différencie sensiblement de l’installation en vigueur dans le
monde occidental. Kabakov soutient l’idée d’une différence de nature entre les deux
mondes soviétique et occidental, mettant au centre de son travail la dimension de
l’expérience vécue. Ayant quitté la métaphysique au sens religieux et spirituel qu’il lui
avait donné dans ses premiers travaux, celui-ci développera une sorte d’ « anti-
métaphysique », à laquelle on donnera le nom de métaphysique du vide ou du
déchet 493 , dans laquelle l’espace soviétique dans sa totalité est vu comme une
492
Kabakov [2008], p. 54.
493
Nous reprenons ici la formule du philosoophe Mikhaïl Epstein. Epstein [2010].
200
La notion de vide élaborée par Kabakov a été inspirée en premier lieu par son contact direct avec les
préoccupations de ses prédecesseurs modernistes, pour la blancheur et la Lumière métaphysique,
transcendante et religieuse, ainsi que par ses réflexions sur la réalité soviétique quotidienne « vide » et sur
le sentiment persistant d’inutilité, d’absence de fondement et de sens.495
La création d’une sorte d’anthropologie de l’ordinaire soviétique est bien marquée par
cette notion de vacuité liée à l’ennui que l’on trouve chez Kabakov. L’auteur retient de
cette permanence de la thématique du vide une certaine « peur du centre » partagée par
les différents artistes, ceux-ci ayant refusé d’occuper l’espace public et politique
réservé aux acteurs de la dissidence.
Dans son entretien avec Groys, Kabakov revient sur la notion de vacuité. Il
explique tout d’abord que celle-ci est figurée dans les premiers tableaux par le blanc,
dans les différentes acceptations que nous avons vues plus haut. Le thème du blanc et
du vide sont intimement liés et s’avèrent un champ d’expérimentation important pour
494
Epstein évoquait cette phase de l’œuvre tardive de Kabakov ainsi : « La pensée de Kabakov est remarquable
en ce sens qu’elle se focalise presque entièrement sur les traits uniques de la civilisation soviétique et les
interprète comme des catégories philosophiques générales. La catégorie centrale de cette vision du monde peut
être appelée vide ou vacuité. Kabakov la considère comme un constituant fondamental de la réalité soviétique. »
Epstein, [2010], p. 67.
495
Eşanu [2013], p. 83.
201
Au fond, je ne fais confiance ni au tableau, ni au texte. Et le texte, écrit sur le tableau, crée pour moi un
effet d’annihilation de l’un et de l’autre. En conséquence de cela apparaît la vacuité, par rapport à
laquelle tout meurt, devient néant. Elle se tient derrière notre dos, lorsque nous regardons n’importe
quelle image ou signe. Elle est passive, mais sa seule présence est suffisante pour une destruction
générale.496
496
Kabakov, Groys [2010], p. 70.
497
Dans le Dictionnaire des termes du conceptualiasme, la notion de vacuité est donnée par Kabakov et relève du
registre de la disparition, destruction plutôt que de la présence. Monastyrskij [1999], p. 75.
202
l’explication de tout phénomène.498 L’idée de mouche est déjà présente dans les tous
premiers dessins de Kabakov, symbolisant la présence d’un élément hétérogène ou
absurde. Dans une partie de l’installation, sont regroupés une série de textes qui sont
destinés l’un après l’autre à commenter un dessin de mouche qui, à chaque fois, fait
revenir au commentateur anonyme une expérience esthétique, métaphysique, etc. Il
développe sa définition de la notion de vacuité à l’occasion d’un commentaire sur la
mouche comme constituant du discours philosophique. C’est lors d’un voyage en
Tchécoslovaquie qu’il réalise que l’espace soviétique est vide.499 Mais si celui-ci est
vide, il est doté d’un contenu d’un autre genre, celui simplement d’une force active. Ce
vide englobe tout, il fonctionne comme un principe énergétique actif, permanent, qui,
au lieu de donner vie, affaiblit détruisant ce qui a été construit. Les individus sont ainsi
constamment séparés les uns les autres, en raison de la destruction continue de toute
mise en lien par ce vampirisme énergétique 500 . Etant donné qu’en raison de sa
condition anti-naturel il est impossible de la reconnaître, de la nommer ou de lui
donner sens pour l’apprivoiser. Les habitants on ainsi développé diverses techniques
pour mieux la personnifier et l’affronter. Kabakov décrit ainsi dans son texte
différentes stratégies tout autant valable, que cela soit une description scientifique et
distanciée ou encore un sens mystico-religieux découlant de ces conditions de vie au
cœur du vide. L’expression géographique de cette vacuité est celle d’un océan sans
fond dont les habitants vivent sur des îlots, séparés les uns des autres et dépourvus de
tout socium. Sur ces îles, il n’y a pas d’histoire possible, le passé s’efface dans le vide :
« Chacun est en quelque sorte ici pour un temps, chacun est arrivé de nulle part et
depuis peu, chacun est étranger sur cette terre vide. »501 On voit bien ici que la vacuité
recouvre la fonction négative de destruction, à l’image d’un vide qui n’est plus ni
apaisant, ni libérateur. Kabakov le précise bien, il n’y a pas de volonté métaphysique
de destruction personnifiée par ce vide, il n’y a rien derrière ce vide. Cette vacuité est
498
Dans une toile des années 80 Sobakin, Kabakov avait également utilisé l’image d’un animal, d’un chien, pour
illustrer la vie d’un personnage soviétique ordinaire qui se résumait à un laborieux formulaire. La vie de chien du
citoyen et de l’animal étaient mises sur le même plan.
499
Ilya Kabakov compare dans un entretien, la Russie à un « trou dans le globe terrestre », une sorte d’anomalie
cosmique. Epstein, Kabakov [2010a], p. 161. Il développe dans le texte de l’exposition la même idée, sur un
registre métaphorique.
500
Kabakov [1992], p. 84.
501
Kabakov [1992], p. 94.
203
une condition de la vie, qui a toujours été là, dont l’application et l’origine n’est même
pas un sujet d’interprétation.
Notons toutefois que cette fable sur un monde vide, va générer plus loin un
autre texte appelé à définir la nature du conceptualisme en Russie. Si dans le cas de
l’art conceptuel en général, l’objet artistique est dématérialisé au profit d’une idée qui
continue d’exister sur le plan de l’idée, ce remplacement n’est plus possible dans le
contexte russe. A la place de cet autre, ne subsiste que du vide justement qui constitue
à la fois l’élément destructeur qui fait disparaître le lien, mais également par un
mouvement de retour au propre, ce qui constitue la possibilité même du
conceptualisme en Russie. 502 Le conceptualisme apparaît en vertu de cette image
comme une idée, constamment menacée de disparition, coexistant avec le vide. Dans
ce paysage instable et éphémère d’apparition et de disparition, les discours pluriels et
les archives kabakoviennes sont la tentative salutaire de donner un sens et un nom à ce
qui irréductiblement tend à disparaître.503
Métaphysique du déchet
Dmitrij Prigov
502
Kabakov [1992], p. 126.
503
Kabakov nomme deux résultats de cette coexistence avec le vide, la propension à la fantasmagorie, typique
de la tradition littéraire russe et l’inclination aux discussions. Kabakov [1992], p. 128.
204
504
Pour un traitement plus détaillé de cette question voir Ryklin [2001].
505
Tupitsyn [1998].
506
L’expression est de Claudine Tiercelin.
507
« Kabakov avait choisi de prêter attention aux détritus de ses mots comme un moyen de ne pas se perdre dans
le mysticisme et l’utopie de la vacuité, comme un medium à travers lequel voir. » Wallach [1996], p. 68
508
Epstein avait bien identifié l’humilité devant l’insignifiance de la vie auquel nous conduit le travail sur le
déchet conduit par Kabakov : « Le thème du déchet acquiert pour Kabakov un profond sens eschatologique,
comme un adieu à la matérialité poussiéreuse de ce monde. Toute la vie, même remplie d’une myriade de détails,
ne peut que devenir l’un d’eux, à savoir une petite tache flottante de poussière. » Epstein [1995], p. 61.
205
fragmentée plurielle, dont le déchet n’est que la catégorie transcendantale qui regroupe
des formes et des vecteurs dissemblables (discours, objets, œuvres, etc.). C’est cette
variété d’objets banals qui va nous intéresser et dont nous allons essayer de
comprendre le sens métaphysique, dont nous verrons qu’il est non pas celui des vérités
éternelles, mais plurielles. Si la vacuité, le blanc se trouvent sur à l’échelon supérieur
de l’axe vertical de son œuvre, le déchet lui, occupe le bas de cette hiérarchie. Ayant
définitivement immanentisé les éléments métaphysiques, Kabakov retrouve le déchet.
La période d’intérêt pour le déchet proprement dite qui commence vers 1982 peu avant
son départ de Russie. Kabakov donne trois connotations à la notion de déchet, que
nous allons conserver ici afin de mieux éclaircir notre propos :
Le déchet possède pour moi trois connotations : premièrement, il s’agit d’une image précise de la réalité
soviétique. Toute cette réalité se présente comme un grand tas d’ordures.
Deuxièmement, le déchet c’est pour moi une archive de souvenirs, parce que chaque objet jeté est
toujours lié à un certain épisode de vie.
Et troisièmement, toute notre culture m’apparaît sous la forme d’un déchet. Une culture qui se
caractérise par par son manque de finition, par l’inachèvement de ses formes, son absence de réflexion,
son absence d’ordre.509
Le déchet englobe donc ici trois champs d’exploration chers à Kabakov, que cela soit
celui de l’archive, de la culture et du contexte soviétique. C’est parce qu’il se trouve à
la croisée des chemins que nous voudrions ici terminer sur le déchet pour ouvrir la
métaphysique à son constituant quotidien, le déchet devenant justement la réalité
ultime, occultée et pourtant si proche.
S’il est bien un objet difficile à saisir, le déchet pourrait servir de modèle du genre.
Objet par excellence partiel, privé de façon permanente du tout qui semblait le
constituer, il est devenu ce reste expulsé de la vie public ordinaire, dont l’hygiénisme
de nos sociétés occultent l’existence. Pour l’anthropologie des sociétés occidentales le
déchet apparaît comme un objet de répulsion dont la présence laisse craindre qu’elle
ne révèle le dysfonctionnement d’une société ou d’un ensemble. Celui-ci manifeste
pourtant une présence et une connotation tout autre dans la société soviétique tardive,
où l’absence de société de consommation et les pénuries favorisent l’explosion de la
509
Kabakov, Groys [2010], p. 73.
206
510
Pour plus de détail sur le fonctionnement de l’économie parallèle en URSS voir Reid, Crowley, eds., [2000].
511
Nakhova [2010], p. 187..
512
Nous empruntons le terme à l’historienne de l’art Ekaterina Degott.
513
Dans son article consacré à l’exposition vie des mouches, Groys voit dans l’élection de la mouche comme une
métaphore d’une existence humaine authentique, voir même dans leur liberté par rapport aux contraintes
terrestres, une hiérarchie complexe, pareille à celle des anges. Groys [1992], p. 10. On voit ici comment les
éléments métaphysiques peuvent servir à nouveau comme métaphores de ou symboles de thèmes existentiels ou
d’organisation sociale.
514
Ilya Kabakov compare la Russie à une sorte de « trou dans le globe terrestre », une sorte d’anomalie
cosmique. Voir Epstein, Kabakov [2010a], p. 161.
515
Kabakov, Groys [2010], p. 185.
207
Il n’y aurait certes pas de désir d’archive sans la finitude radicale, sans la possibilité d’un oubli qui ne se
limite pas au refoulement. Surtout, et voilà le plus grave, au-delà ou en-deçà de cette simple limite
qu’on appelle finité ou finitude, il n’y aurait pas de mal d’archive sans la menace de cette pulsion de
mort, d’agression et de destruction. Or cette menace est in-finie, elle emporte la logique de la finitude et
les simples limites factuelles, l’esthétique transcendantale, pourrait-on dire, les conditions spatio-
temporelles de la conservation.516
516
Derrida [1995], p. 38.
517
Kabakov [1989], p. 44.
210
518
Sur ce jeu dialectique de transsusbstantiation entre déchet et trésor voir Boris Groys, Il’ja Kabakov, Dialogi
[Dialogues], Biblioteka Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, 2010, p. 186-7.
211
Recycler le déchet ?
Mikhaïl Epstein avance l’idée que l’activité artistique et conceptuelle de Kabakov crée
des images et des installations qui révèlent les défauts des idées elles-mêmes519, ici le
concept, par son organicité même s’oppose à la rigidité de l’idée. Le déchet révèle
ainsi la valeur relative de toute panthéonisation, en montrant que toute chose peut
s’élever dans la hiérarchie des valeurs historiques et humaines. Par sa petite taille, sa
519
« Un concept est l’envers d’un “idéal”, totalement contrefait et fatal pour toute idée vitale. » Epstein [1995],
p. 61.
212
mobilité, il est comme la mouche, circulant aisément entre le haut et le bas, entre le
microscopique et le macroscopique. Si l’on poursuit l’idée émise ici c’est toute
l’activité conceptualiste qui émerge comme mise en lumière du caractère illusoire de la
réalité qui prend son sens, l’imaginaire devenant par ce biais-là la catégorie axiale de
ces « opérations » artistiques. L’imaginaire du déchet apparaît donc comme la
manifestation possible du désert du réel, de ce rien qui nous entoure. Soulignons que
dans cette métaphorisation par le déchet, le lien ontologique ne s’est pas perdu,
puisque c’est la nature même du cosmos soviétique qui est ici énoncée. Ajoutons
encore que le voile de Maya étant levé, celui-ci aura été permis par une action sans
lyrisme, refusant les appels à combler le vide par une activité transcendante
quelconque. Le concept fonctionne ici comme un retour au « plan d’immanence ».
Recycler la mémoire soviétique, aura permis de mettre en exergue des discours
perdus, oubliés, de mettre un nom, étiqueter la mémoire impossible (on peut ici penser
la mémoire des victimes « sans nom » goulag, guerre, etc.). Recycler apparaît donc
comme l’activité la plus féconde et appropriée à une période où domine la rareté
comme en URSS (où la demande dépassait de loin l’offre). Recycler permet donc
d’utiliser le matériel existant, récupérer ce qui est autour de nous, aller vers le plus
proche, le local, c’est donc une sorte de quête de l’intime, une introspection. Le déchet
comme métaphore de la vie s’oppose à la grandeur du mémorial, pas de distinctions
entre le significatif et le non significatif.
Toute l’ambiguïté réside dans le fait que ce recyclage prive le déchet de sa
substance, le transformant en objet digne d’intérêt, celui-ci se trouverait donc privé de
sa fonction de déchet. Au contraire, ce que l’on découvre au terme de ce parcours dans
l’œuvre de Kabakov c’est une présence des choses qui ne s’affranchit pas de l’idée de
déchet. Ceux-ci conservent au contraire leur dimension de reste malgré le recyclage
dont ils ont été l’objet, ils sont mis en dialogue avec leurs coreligionnaires. Quand bien
même ces objets sont des citations du réel (des sortes de « micro-ready-made ») ils
conservent leur force et leur spécificité. Kabakov parvient ainsi à partir de cet élément
occulté à imaginer autre chose en singularisant ces matières oubliées.
213
Sol LeWitt
Taisen Deshimaru
Marcel Duchamp
Moscou 1976. Des participants sont invités à la lisière d’une forêt, face à un champ
enneigé, dépourvu de tout signe distinctif, en marge et en périphérie de l’urbanisation
grandissante de la métropole moscovite ; une image macroscopique de toile et de cadre
chante les sirènes d’une époque achevée, celle du triomphe de la peinture et du
fantasme de la Grande Toile. L’image a une force poétique indéniable et laisse
apparaître un mystère insondable, un mur de silence. Le regard est désormais porté sur
la contemplation d’un vide, d’une lacune, qui ne semble plus que l’envers de ce que
l’on aurait appelé autrefois le sujet du tableau. Commence alors avec les mystérieuses
actions et performances du groupe KD, une nouvelle ère artistique, aux contours et au
cadre éclaté. L’enjeu esthétique est ici nouveau, complexe. L’œuvre n’est plus
214
affirmation positive d’un contenu, d’un message, mais esthétique négative faisant
vaciller ensemble formes et catégories philosophiques. On peut dès lors s’interroger :
comment construire un cadre visuel qui montrerait la perte ? Que signifie ici voir
quand voir, « c’est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement
dit : quand voir c’est perdre. »520 C’est autour de cette lacune, de ce vide que vont se
jouer presque une décennie d’articulation savante entre pratique artistique et réflexion
esthétique.
Une interprétation désormais classique du conceptualisme moscovite et plus
particulièrement du groupe KD est proposée par Boris Groys. Les conceptualistes
auraient œuvré à éclairer (enlighten) par leur pratique artistique « la culture soviétique
sur ses propres mécanismes idéologiques »521. Cette mise à nu du pouvoir par l’usage
du texte dans les œuvres est certainement vraie de certaines toiles de Kabakov, des
travaux du sots-art, mais en va-t-il ainsi pour ce composite curieux qu’est le groupe
KD et son leader Andrej Monastyrskij ? Le critique y répond par l’affirmative et
engage une compréhension des actions entamées par le groupe sous un angle
apophatique ; les œuvres rendent visibles par l’absence. Mais que révèlent-elles ? Un
environnement politique, économique et social qui se voit reflété dans la transparence
du cadre des actions. Les artistes sont présentés plus loin par Groys comme des sortes
de fantômes dont la communauté spectrale hante la surface blanche du champ enneigé
sur lequel se déroule l’action522. Nous pensons ici à l’encontre de la thèse de Groys
que la transparence du champ ne révèle pas un ensemble de catégories politiques et
sociales mais au contraire, détourne le regard de celles-ci pour faire voir ce qui se tient
hors du cadre, derrière la frontière visible des idéologèmes, plus précisément dans
l’intériorité du sujet, dans quelque chose d’existentiel et insaisissable, dans une, osons
le mot, « métaphysique » négative. De cette expérience singulière découle la prise de
conscience de la possibilité d’un rapport nouveau entre le sujet et le monde. Nous
voulons parler ici de la possibilité d’une perception nouvelle, plus directe, plus aigue
des choses qui nous entourent. Cette transparence du champ précisément n’est que la
métaphore d’un espace métaphysique, périphérique, idéal - que Monastyrskij se plaît à
qualifier de mental – vers lequel les actions convergent. A cette perception dés-
520
Didi-Huberman [2003], p. 14.
521
Total Englightment, Groys [2008b], p. 32.
522
Eşanu [2013].
215
523
On trouve cette thèse du sens de l’activité du conceptualisme comme lutte contre l’aliénation sociale et
psychologique dans un texte de Margarita Tupitsyna dans lequel elle montre comment KD traduit le
conceptualisme ontologique de Kabakov dans le langage de la performance. Tupitsyna [1997], p. 25-38.
524
Monastyrskij [2009f], p. 162-164.
216
3 « moments » théoriques
En ce qui concerne la période choisie, nous avons décidé de nous concentrer sur les
trois premiers volumes qui couvrent la période allant de 1976 à 1985 et qui ne
constituent pas l’ensemble des actions accomplies par le groupe loin s’en faut. La
période qui précède la chute de l’URSS compte cinq volumes de matériel théorique
divers (photographies, textes, instructions, plans, etc.) : volume 1 (1976-1980), volume
2 (1980-1983), volume 3 (1983-1985), volume 4 (1985-1987), volume 5 (1987-
1989)525. Les trois premiers volumes seront l’objet principal de notre attention dans
cette première partie. Ces trois opus illustrent les transformation théoriques générales
données sous l’impulsion de Monastyrskij, dessinant le parcours que nous voudrions
mettre en relief ici et qui conduit du silence aux signes. Les volumes 4 et 5 confirment
le revirement théorique et ne seront dès lors, par souci de concision peu pris en
compte, à l’exception du roman de Monastyrskij Kaširskoe šosse auquel nous
consacrerons un chapitre et qui appartient au quatrième Volume. D’autre part, ce choix
se justifie par la présence abondante de textes théoriques clés dans le troisième volume
qui marquent le moment de rupture théorique qui nous intéresse ici et qui ne sera pas
repris de manière aussi marquée dans les volumes suivants.
Chaque opus est l’occasion de revirements et de clarifications, redessinant
constamment la carte et le territoire des performances. Nous retrouvons ainsi un
changement de paradigme important à l’intérieur de KD qui sera un moteur interne
décisif dans l’affermissement du conceptualisme moscovite comme courant artistique
à part entière. Ce changement se réalise par les voies singulières de la construction
d’un discours esthétique autonome et d’un travail critique interne destiné à libérer le
groupe de son « surmoi » moderniste, mais aussi à guérir thérapeutiquement
Monastyrskij lui-même de ses crises mystiques et psychiques successives526. Ainsi,
525
L’ensemble de ces documents a été publié une première fois en 1998 chez l’éditeur Ad Marginem. Nous
citons l’édition de 1998 uniquement pour les textes du quatrième volume qui ne sont pas compris dans la
première édition.
526
Monastyrskij connaîtra en effet des crises psychiques sévères à partir du début des années 70, le pic de celles-
ci survenant au début des années 80, comme une anticipation de l’effondrement futur du contexte soviétique. Ces
crises psychiques et leur mise en scène seront le point de départ du « réalisme psychédélique » du groupe
Inspection herméneutique médicale, dont le travail thérapeutique consiste justement à neutraliser
217
c’est à partir du moment où les ambitions de construire une théorie cohérente, reflet
des recherches rigoureuses de Monastyrskij et du désir de dé-provincialiser les
activités du groupe, qu’apparaissent en avalanche: signes, concepts et objets. Cette
périodisation se justifie également par la logique de l’histoire puisqu’elle nous conduit
aux limites de l’URSS, période après laquelle les changements dans le milieu
artistique seront importants, renforçant la nostalgie pour les années 70, Âge d’or du
milieu artistique non-officiel. Les volumes sont intéressants également par les
transformations théoriques qu’ils impliquent, notamment le passage d’une psychologie
de la perception à une ontologie de la perception ou encore des pratiques spirituelles
encore imprégnées du climat de la fin des années 60 à une distanciation définitive de
celles-ci. Je prends comme acte de ce désenchantement métaphysique le roman de
Monastyrskij Kaširskoe šosse, qui marque la chute des sphères célestes vers un monde
terrestre rassurant. Ce changement de paradigme important au sein du groupe peut se
résumer comme le passage de l’action au texte, de la mystique à la représentation, du
ciel à la terre, etc. Tous ces revirements théoriques ont été initiés en grande partie par
Monastyrskij et seront lus à partir de lui, tant les témoignages convergent pour faire de
lui la figure maîtresse de ces transformations.
Nous avons donc schématiquement trois périodes qui correspondent aux trois
premiers volumes :
l’ensorcellement et à dissiper au fond les dernières ambiguïtés métaphysiques laissées par Monastyrskij. Kikodze
[2000], p. 30.
218
Repères biographiques
A cette époque il fréquente un peu les cercles dissidents dont Bukovskij. En 1967 il
manifeste en faveur des écrivains condamnés, s’ensuivra une perquisition sans suite.
La manifestation est le seul et unique épisode d’engagement politique de Monastyrskij.
Il est diplômé de l’Université d’Etat de Moscou en 1980, avec un mémoire
particulièrement remarqué sur Leskov. Il commence à travailler au musée de littérature
et exerce une activité artistique pendant son temps libre comme beaucoup d’autres
artistes de cette génération. Dès 1975 il crée ses premiers travaux conceptuels : objets,
textes et performances. En 1976 il fonde le groupe KD qui compte plus de 125
performances à son actif et dont il est le membre le plus actif. Il fonde les archives
MANI en 1981 avec pour but la conservation des travaux du groupe. A partir des
années 80, son appartement devient alors un lieu de rencontre important pour de
nombreux poètes et artistes, dont émergeront d’importantes figures comme Dmitrij
Prigov ou encore Vladimir Sorokin. Diverses expositions monographiques lui sont
dévolues à partir des années 90. Il est le lauréat du prix Andrej Belyj en 2003. Le
pavillon russe à la 57ème Biennale de Venise lui est dédié en 2011. Poète, il est
également l’auteur de plusieurs recueils. Il vit et travaille aujourd’hui à Moscou.
Monastyrskij fonde en 1975 avec ses trois amis, le groupe d’action et de performances
KD (Kollektivnije deijstvija). Le groupe va réaliser une série de performances en plein
air à partir de la seconde moitié des années 70 jusqu’à aujourd’hui. A ces actions
seront associés en tant que spectateurs-participants de nombreux artistes poètes et
philosophes russes appartenant à la sphère non-officielle527. Leader du groupe, Andrej
Monastyrskij en assure la conduite à la fois théorique et pratique. Le travail artistique
du groupe se cristallise donc autour de la performance, terme que les artistes eux-
mêmes n’utilisent pas, lui ayant préféré d’abord celui indéterminé de chose (vešč),
ouvrage (rabota). Par ailleurs le nom de KD va s’imposer à eux par accident. Le terme
est inscrit pour la première fois en 1977 dans le catalogue de la Biennale de Venise de
1977 consacré à l’art non-officiel en URSS, Boris Groys reprendra le terme par la suite
527
Par ailleurs, l’esthétique minimaliste aura une résonance importante dans l’œuvre d’un poète comme Lev
Rubinštejn (participant aux KD), bibliothécaire de métier, qui invente le genre des cartothèques (картотеки)
objet poétique et collection de cartes où sont inscrits de courts textes constatif, qui décrivent une infinité de voix
et de situations possibles.
220
dans le premier numéro d’A-Ya, lui donnant une inscription définitive. 528 A la
différence de l’Occident, où cette pratique artistique a été le résultat d’un long
développement artistique, elle émerge dans les années 70 en Russie pour ainsi dire à
partir de rien, si ce n’est la consultation fragmentaire de revues et de catalogues529,
ainsi qu’une connaissance lacunaire des avant-gardes, creuset originel de la
performance. D’autre part, le groupe KD n’est de loin pas un phénomène unique dans
les années 70, on trouve encore successivement : Rimma et Valery Gerlovin, Komar et
Melamid, le groupe Mukhomor, Gnezdo et le groupe Totart.530
Cette activité esthétique (ou cette opération) a commencé pour Monastyrskij
avant KD autour de son travail individuel, ce qu’il appelle Poésie élémentaire. Par
poésie, l’artiste entend le dépassement de son cadre formel et lyrique (Monastyrskij
appelle son activité en référence à Joseph Kosuth « Art après la poésie »), puisque
Monastyrskij d’abord poète a renoncé à la poésie comme création écrite en 1975, au
profit d’une « recherche » portant sur « les paramètres visuels et structurels du
texte »531. Sous cette perspective, surtout dans la première période, le texte-action est
présenté sous ses formes élémentaires, c’est-à-dire en réduisant les aspects
représentationnels et linéaire propre à la construction du texte justement. Monastyrskij
se positionne ici comme un chercheur, un statut qu’il oppose à « artiste » comme
créateur, affirmant ainsi le dépassement de l’idée d’un genre d’art qui s’exprimerait de
manière spécifique (poésie, peinture, sculpture). Cette recherche ou esthétique pratique
peut prendre des formes différentes, c’est pourquoi la notion de texte peut être l’objet
d’occurrences diverses.
Les premières actions en 1976 sont en rupture avec le paradigme moderniste de
la génération précédente et son lyrisme (les artistes de la génération des années 60
(šestidesjatniki)532. A l’origine, leur univers formel tourne autour des notions proches
528
Eşanu [2013], p. 24-25. Notons que Groys n’a participé qu’à une seule action : Tableaux (1979).
529
Bobrinskaja [1994], p. 22-23. L’auteur mentionne comme prédécesseur influent le mouvement kinétiste
(Francisco Infante) à la fin des années 60 qui place l’interaction entre l’œuvre et le spectateur au centre.
530
Dans son article, Bobrinskaja rappelle qu’avant l’essor du genre de la performance grandeur nature, les
premières manifestations de ce genre sont textuelles, notamment au travers de l’actionnisme poétique de la fin
des années 60, début 70, avec comme figures principales (Rimma Gerlovin, Lev Rubinštejn, Vsevolod Nekrasov
et Andrej Monastyrskij). Dans cette tendance, le processus de lecture du texte et son appréhension par le
lecteur/spectateur joue un rôle plus important que le texte lui-même. La matérialité du texte, son organisation
sont l’objet d’un rapport immédiat avec le lecteur. Bobrinskaja [2011].
531
Monasytrskij [2009c], p. 454.
532
Un point relevé par Margarita Tupitsyna : « Le groupe KD a crée un paradigme communicationnel qui
s’opposaient aux manières affectées du milieu artistique non-officiel (šestidesjatniki) » Tupitsyna [1997], p. 31.
221
de mental, de silence, d’intériorité, d’existentiel, qui sont les zones sacrées, non-
objectivables dont les actions sont l’objet. Les performances initiées par Monastyrskij
et son groupe cherchent en effet à faire éclater le support et le cadre classiques du
tableau, l’étendant à l’espace naturel mais également à transformer le genre poétique
lui-même par lequel il a commencé sa carrière. Afin d’en épurer les formes, les
premières actions sont placées sous le signe d’une esthétique minimaliste, inscrite
comme un déterminant majeur dans le projet initial. Monastyrskij offre de nouveaux
supports à la poésie. La poésie, le texte est mis en contexte, ainsi les actions sont-elles
comparées au départ à de « nouvelles formes de lectures publiques », sorte de rituels et
de séminaires en plein air533. Il s’agit de viser une transformation du mot dans un
nouveau champ, ce que Monastyrskij appelle « événement verbal » (slovesnoe
sobytie). La découverte d’autres plans de réalisation du texte est à même d’en
intensifier le caractère abstrait ; c’est le plan esthétique qui s’impose alors. D’une
production poétique initiale inspirée par le symbolisme, le texte devient objet poétique
au sein d’une série intitulée Poésie élémentaire, sorte de micro-performance, mélange
entre objet artistique et texte qui incarne cette esthétisation. Ces performances sont
effectuées par une seule personne, une seule fois, constituant le modèle primitif des
actions qui, comme ces objets, aurait pour centre la conscience du spectateur.
Monastyrskij explique par ailleurs dans un entretien que ces objets contiennent déjà en
eux les modèles des futures actions (il mentionne « le procédé de surprise »), ceux-ci
ayant été pour la plupart réalisés avant534. Toutefois, en tous les cas dans un premier
temps, cette absence de style ou de forme propre va se caractériser par son caractère
élémentaire résultant dans un formalisme qui laissera une empreinte importante sur les
actions du groupe [Fig. 20].
Un certain formalisme caractérise précisément l’univers abstrait et mental qui
est au centre des actions. A travers les actions est visée la réduction des manifestations
artistiques à une représentation quasi nulle. La réduction des formes vise à une
psychologisation, à donner pour objet de l’action l’effet que celle-ci accomplit sur la
conscience, voir à les fondre les deux. Le groupe se désintéresse de toute mise en
scène du corps, les intervenants sont le plus souvent neutres et rarement déguisés. Le
corps et sa représentation sont ainsi réduits à une expression minimale, reflet des
533
PZG, vol 1, p. 147.
534
Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 245.
222
conceptions justement mentales propres à cette zone périphérique, insistant plutôt sur
leur caractère spatial. En insistant sur la corporalité de la tradition occidentale,
Monastyrskij la distingue de la tradition artistique russe et son « caractère abstrait »535.
535
Ibid., p. 343.
536
Sasse [2003], p. 60-61.
223
537
Al’bert [2014], p. 123.
538
De cette poétique de la philosophie témoigne par exemple l’utilisation dans le huitième volume d’un texte de
Kant sous la forme d’un ready-made à la clôture d’un dialogue entre Sabine Hänsgen et Andrej Monastyrskij.
539
Monastyrskij [1999], p. 5.
224
catégorie de spectateur-participant, typique des premiers volumes. Suite à cela, ils sont
invités à écrire un récit sur leur perception de l’action qui s’ajoutera à l’ensemble du
matériel attestant de l’action réuni par les membres du groupe. Le temps de l’action se
compte à partir du moment où le spectateur reçoit l’invitation jusqu’à la transmission
d’un document attestant de sa participation et son départ du champ où s’est déroulé
l’action.
KD et leur maître d’œuvre Monastyrskij, ont accentué la dimension mentale,
abstraite du travail artistique, malgré le fait qu’elles mettent en scène des corps et des
actions. Afin que cette forme spéculative avec sa complexité trouve une réalisation, il
lui faut non pas des ornements ou des symboles, mais un cadre, un champ
d’expérimentation, qui puisse sous différentes variantes agir sur le spectateur-
participant. Les actions vont ainsi se constituer matériellement comme archive après-
coup, sous un aspect austère et formaliste, dans un premier temps elles sont muettes et
purement contemplatives pour ainsi dire (la métaphore couramment utilisée pour cette
première période est celle du noir et blanc). Les corps et les gestes, l’anthropologie
possible du corps, ne se voient attribuer aucun rôle particulier, voire même refoulés, au
détriment des schémas hermétiques présidant à la conception de celles-ci et dont
Monastyrskij est le maître d’œuvre.
Monastyrskij a pris très au sérieux le privilège zen et conceptuel accordé à la
dimension mentale de l’œuvre, au travail sur l’intériorité, l’introversion, comme une
manière de faire échec aux éléments symbolistes contraignant avec lesquels il avait
rompu mais aussi comme conduite, comme ethos. Mental, signifie souvent activité de
l’esprit et liberté intérieure, des thèmes existentiels importants pour lui. L’activité
artistique et conceptuelle est une expérience immanente, intérieure et personnelle qui
ne prétend pas forcément à la réalisation. Cela fait écho aux idées de Duchamp à
propos des échecs comme discipline mentale. L’art de Duchamp est ici, à la manière
des échecs, vu comme un exercice d’ascèse important il les évoque d’ailleurs dans un
entretien télévisé comme une école du silence 540. Rappelons ici que Duchamp a
prétendu avoir abandonné l’art pour les échecs, le mythe du silence apparaissant ici
comme une figure de renoncement conduisant à quelque chose de plus pur, de plus
simple. Ce vœu de pauvreté appartient précisément au projet des premières actions et
540
Jeux d’échecs avec Marcel Duchamp (1963) : http://www.ubu.com/film/duchamp_chess.html
225
Le concept appartient entièrement et dans tous ses détails à l’auteur, parce que nous donnons un sens
important à tout type d’organisation née de manière introvertie et sur le plan de la vie intérieure
(esthétique ? religieuse ?) de l’individualité.543
541
Monastyrskij et al. [2011b], p. 156.
542
Entretien avec Monastyrskij septembre 2013.
543
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 26. Cette posture éthique de la primauté de l’idée sur sa réalisation est
défendue également par Sol LeWitt : « Lorsque l’artiste utilise une forme d’art conceptuelle, cela signifie que
toute la planification et les décisions s’effectuent à l’avance et que l’exécution est une formalité. […] Cette sorte
d’art n’est ni théorique ni l’illustration d’une théorie ; il est intuitif, il engage tous les types de processus
mentaux et il ne poursuit aucun but précis. » LeWitt [2012], p. 208.
544
Philippe Sers écrit à ce propos: « La découverte que Duchamp a faite est que l’idée préparatoire est précieuse
autant et peut-être plus que la réalisation, parce qu’elle ouvre aussi sur d’autres possibles que ceux qui sont
réalisés par la décision, le choix de l’artiste, et que l’ensemble des possibles joue son rôle dans la considération
de l’œuvre. » Sers [2014], p. 75.
226
Absence de langage
Le territoire des actions ouvert par le groupe nous éloigne ici en effet d’une
spéculation philosophique détachée de la vie et de l’existence concrète. Les actions
sont construites comme une expérience vivante qui emprunte aux activités les plus
ordinaires (marcher, se déplacer, regarder, etc.), réduites à leur expression la plus
minimale. Le groupe KD construit alors un langage esthétique abstrait dont les
éléments langagiers proprement dit, s’ils subsistent sont devenus abstraits,
schématiques. Le groupe entreprend alors une stratégie de suppression des éléments
lyriques ou expressifs en s’appuyant également sur un retrait du visuel comme chez
Kabakov, mais qui n’est pas remplacé par du texte. Il y a bien une stratégie de
neutralisation puisqu’il n’y rien à voir, ni à lire sur cette toile blanche545. Cette
ambiguïté entre ce qui est montré et ce qui est réellement vu constitue la tension
originaire par laquelle le spectateur va se libérer des impératifs langagier, rentrant
justement dans une réflexion « ontologique » sur les conditions d’émergence du
langage et de l’expérience. Monastyrskij l’exprime bien :
Nous avons donc produit méthodiquement une poétisation des phénomènes fondamentaux, ontologiques
et psychiques, des éléments les plus simples à partir desquels se construit telle ou telle image du monde,
mais qui obligatoirement, comme objets disponibles ou moyens et conditions nécessaires, sont présents
dans n’importe lequel de ces tableaux et dans n’importe laquelle des variantes de leur perception.546
545
L’ensemble des actions du premier Volume correspondent à cette stratégie, à l’exception d’une action comme
Šar (1977) dans laquelle des ballons colorés sont gonflés et emballés ensemble pour être ensuite abandonnés sur
le fleuve, ici un effet visuel lyrique plus que méditatif est recherché.
546
Monastyrskij [2011d], p. 10.
227
partie de cette poétisation. Cette poétisation ne vise pas que la recherche per se mais
également l’expérience du spectateur et du participant, elle même visée par cette
esthétisation. L’expérience de l’œuvre se réalise dont immédiatement à partir d’une
figuration de ses propre constituants ontologiques, forçant le spectateur à abandonner
ses attentes et ses catégories. C’est le bouddhisme zen qui va inspirer en partie cette
démarche d’ « illumination ». Le champ enneigé, l’absence de langage libère une voie
directe vers une expérience d’acceptation. Avec cette première phase a-sémiotique, le
conceptualisme a ouvert la voie paradoxalement à une période plus tardive
d’abondance de jeux conceptuels et de discours sur le terrain laissé vide du
minimalisme et du silence547. Monastyrskij l’explique :
De plus, puisque se manifestait une différence entre l’impossibilité initiale de cette semiosis dans le
moment de déploiement de la mécanique l’action et l’interprétation a posteriori, alors à cause de cela est
né le gigantesque corpus textuel des livres « Poezdki zagorod ».548
Cette absence de langage ne pouvait rester vierge bien longtemps. C’est peut-être l’un
des effets pervers de la méthode radicale de vacuité qu’un champ de démonstration
laissé vide se voie progressivement saturé de discours de signes et d’objets549. Cela ne
pourra se faire par ailleurs qu’avec la poursuite plus intensive des pratiques spirituelles
par Monastyrskij, sous une forme pathologique et hypertrophiée qui ouvrira le champ
de la conscience aux signes et aux objets. Le bouddhisme zen apparaît ainsi sous ce
prisme comme l’un des déclencheurs critique et spirituel qui assure la fondation du
conceptualisme moscovite comme libre jeu conceptuel justement. 550 En restaurant
ainsi une perception directe des choses (Monastyrskij l’appelle ligne de
compréhension551 entre le spectateur et l’objet) il rompt les frontières traditionnelles du
rapport entre l’œuvre et le spectateur créant ainsi une sorte de champ unifié de
547
Romaško explique ainsi cette simplicité des formes : « Il me semble que la simplicité extrême de nos travaux
s’explique plutôt par la construction d’une forme artistique, commençant en quelque sorte à partir d’un lieu vide
et d’éléments simples. Cette simplicité sert aussi à l’activation d’une conscience esthétique : elle offre un bon
point de départ pour un travail autonome. » Romaško [2011], p. 141.
548
Monasytrskij, Tupitsyn [2013], p. 237.
549
Une évolution artistique dont François Dagognet avait rendu compte dans son remarquable livre sur le statut
de l’objet dans l’art. « A cet égard, mentionnons une importante transition, l’instant du « vide » comme situation
à la fois paradoxale et fascinante : l’absence complète de tout contenu, ce qui nous paraît « une condition de
possibilité » pour l’arrivé ultérieure du réel lui-même ou de la resubstantialisation. On chasse tout ce qui
prétendait en tenir lieu. » Dagognet [1992], p. 67.
550
Wittgenstein aurait pu en être également le fondement mais il n’a pas joué de rôle direct.
551
Monasytrskij, Tupitsyn [2013], p. 228.
228
La période classique de KD
Afin de bien comprendre comment vont évoluer les positions futures de Monastyrskij
sur le plan théorique, il faut dire quelques mots sur le premier volume d’actions, dont
l’atmosphère quiétiste et contemplative a laissé une empreinte émotionnelle forte.553
Les thèmes métaphysiques, inspirés du zen ont marqué cette première période, la crise
créative qui s’ensuivra et la difficulté de la surmonter donneront lieu paradoxalement à
une période extrêmement créative sur le plan des idées pour Monastyrskij,
probablement la meilleure. Nikita Alekseev, membre fondateur du groupe, fait appel à
l’adjectif apophatique pour qualifier les premières actions, formulant ainsi le projet
secret et paradoxal de ces performances, celui de « dire quelque chose en ne parlant de
rien »554. Le discours théorique des premières actions construit ainsi initialement ses
bases sur la prise en compte de ce qui se tient aux frontières de l’expression ainsi que
sur une critique du cadre strict de l’œuvre désormais élargi aux dimensions
552
« Mais l’impression la plus forte m’a été faite par trois « tableaux » (il faudrait plutôt parler de produit) à
savoir les toiles « En marge », « La Presqu’île de Berdjansk » et « Les ailes protègent le blanc ». Le fait est que
ces travaux géniaux et précoces de Kabakov sont remplis par tous les sens possibles et par une énergie
(existentielle). » Ibid., p. 335.
553
Voir Alekseev [2008], Kizeval’ter [2011].
554
Bakštejn [2011], citant Groys, vol 3, p. 356.
229
Le conceptualisme classique des années 70 et du début des années 80 a formé dans notre conscience une
inclination nette à une sorte d’état d’esprit contemplatif et apaisé, contemplatif et réfléchi, formant dans
ses parties les plus profondes un lieu d’immobilité psychique, alors que certaines choses récentes,
brillantes, bien saillantes [fakturnye] nous agacent parfois par leur intelligibilité, leur agression ; c’est
pourquoi elle ne suscitent pas en nous ce sentiment réciproque d’accord et plus important encore, de
notre participation comme personnages principaux de ces récits comme cela a été le cas dans le
conceptualisme classique. Notre état d’esprit est en réalité l’objet de représentation des bons travaux
conceptuels.555
Tout au long du premier volume, Monastyrskij et les autres contributeurs font un usage
abondant du terme dukhovnyj pour définir à la fois leur propre pratique mais aussi les
énergies intérieures libérées par le dispositif de l’action. Le terme va disparaître dans
la suite de leurs travaux. L’adjectif spirituel est lié à l’idée d’un intérêt pour le monde
intérieur de la personne et non au contexte social556, mais ne doit être en aucun cas
compris comme une aspiration à la transcendance, mais à la possibilité d’accession à
un libre rapport à soi. Cette période de 1976 à 1980, apparaîtra dès les années 80
comme une période classique, en raison de la nostalgie éprouvée par Monastyrskij
pour cette époque (c’est aussi le cas pour Kabakov qui voit les années 80 comme une
période de déclin557). La période classique a marqué la conscience des participants en
ce qu’elle a permis de radicaliser le détachement politique par l’occupation de zones
franches en dehors de la topographie urbaine saturée de signes, mais aussi de
l’intensification des thèmes spirituels et existentiels qui auront à la fois marqués les
esprits mais perdront en intensité sans disparaître complètement au profit d’un
discours théorique ; cela en raison de l’épuisement de certains procédés, comme celui
de l’absence de langage. Cette période classique, l’historien de l’art la décrit comme
555
Monastyrskij, Bakstejn [2010a], p. 16.
556
Monastyrskij et al. [2011b], p. 148.
557
Kabakov, Epstein [2010a], p. 216-218.
230
L’état d’esprit était à l’excitation joyeuse, dans l’air soufflait un vent d’optimisme ; le caractère
prometteur et l’infinité de l’existence et de l’art avaient balayé tout doute. Ceux qui étaient fatigués des
longues conversations jouaient aux charades et aux dés, organisaient des concerts improvisés avec un
piano « préparé », dansaient sous la musique du « Gagaku » et des ragas, et avec un peu de vodka se
mettaient sans peine à chanter des chansons russes.558
On pourrait aussi parler de pureté au sens où les artistes se tenaient à distance du texte
et du discours théorique afférent, mais aussi de toute intention de carrière et de
promotion de leur œuvre à l’étranger. Au cours de cette période classique, les artistes
étaient centrés comme on l’a dit sur l’intériorité, laissant les aspects extérieurs de leur
pratique (interprétation, discursivité, conceptualisation) en marge. De cela témoigne
également un certain minimalisme, tant les éléments mis en place pour l’organisation
de ces actions sont minimaux. D’autre part, l’effet d’excitation induit par la nouveauté
a certainement contribué à en faire une période particulière. Les témoignages des
participants à ces premières actions rendent compte justement du sentiment de
communion harmonieuse visé par ces actions (prazdniki sopereživanija 148), mais
aussi de grandes espérances qui se dessinent. Tous ces aspects ont été également
nourris par la présence rassurante du paysage particulier de Kievgorodskoe pole où se
sont déroulées les actions avec son horizon infini, sa blancheur éclatante sous le soleil,
ses forêts impénétrables. Tous ces éléments naturels, opposés aux conventions
mortifiantes de la toile, ont accentué l’effet de réel de cette expérience unique.
558
Kizeval’ter [2011], p. 126.
231
Monastyrskij
Afin de donner tort à l’effacement inéluctable de ces objets éphémères par le temps, le
groupe KD entame leur archivage au début des années 80. Les actions seront ainsi
soigneusement décrites et référencées dans un ensemble de volumes publiés intitulés
Poezdki za gorod 559 . Initialement destinés au cercle restreint, les cinq premiers
volumes seront publiés pour la première fois dans les années 90. C’est à partir des
années 80 que le terme va signifier non pas simplement un titre mais un genre
artistique à part entière. L’expression est difficilement traduisible, mais elle évoque
l’idée d’un trajet hors de la ville, à l’écart des espaces urbains (en général à la
campagne ou dans la proche banlieue), vers un espace neutre pourrait-on dire. Cette
idée d’excursion en marge joue un rôle majeur dans la constitution et la signification
métaphorique des actions. L’idée est de rejoindre des espaces dé-sémiotisés ou a-
sémiotiques – l’environnement extérieur, urbain, étant considéré par Monastyrskij en
particulier comme sémiotique, c’est-à-dire lisible comme un texte justement – dans
lesquels ils pourront à l’envi constituer des nouveaux signes réduits sémiotiquement,
puis les décrire, à l’aide d’un langage théorique qui leur soit propre.
Le terme zagorod dont le substantif dérivé zagorodnost’ forme une entrée du
dictionnaire des concepts, désigne un espace propre aux spécificités urbaines
soviétiques aux frontières à la fois de la ville et de la campagne. Zone franche par
excellence, il est également sur le plan formel et spéculatif, un espace transcendantal,
propice aux expériences de tout genre. C’est pourquoi il est fréquemment désigné
comme un fond, sur lequel émergent les différents événements mis en scène dans les
actions. A ce titre, il s’agit d’un espace métaphysique ajoute Monastyrskij, qui est un
559
On traduira l’appellation sommairement par « Excursions en marge de la ville », afin de préserver la notion de
périphérie. L’expression a été développée par Monastyrskij conjointement avec Kabakov en 1979. Voir
Monastyrskij [1999], p. 69. Le terme sera repris dans la suite du texte sous l’acronyme PZG.
232
Chaque sujet peut être écrit de différentes manières : naturaliste, romantique, philosophique, comme il
plaît à chacun. Nous l’avons écrit d’une façon « métaphysique et structurale », « spéculative et élevée »,
puisque selon moi, cette manière est isomorphe à l’état réel des choses: en réalité ces deux espaces – en
dehors de la ville (zagorod) et urbain (gorod) – se trouvent depuis toujours à l’état de structures
abstraites, en situation de contact non-réalisé l’un avec l’autre. Et dans ce « sujet de contacts » il y a
beaucoup de vide, de pause, d’attente, par conséquent de ce même minimalisme, dans le style duquel
sont faites la plupart de nos actions.565
Le point de contact entre ces deux espaces, encore non-réalisé, révèle un potentiel
esthétique important. Le traitement de ce sujet, en raison de la particularité de l’espace
traité (clairière, commencement de forêt, champ), par son ambiguïté se prête
particulièrement à une expression minimaliste, à même d’en exploiter le potentiel. Une
approche naturaliste en aurait probablement manqué le moment de jonction, de
560
Monastyrskij [2010c], p. 110.
561
Par opposition à la réalité commune, la « seule réalité dans laquelle le monde mental peut se manifester, c’est
la réalité esthétique ». Monastyrskij [2011k], p. 428.
562
Monastyrskij [2010c], p. 110.
563
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 236.
564
On peut penser ici à la formule de Saint Thomas : « L’art imite la nature dans sa manière d’agir. »
565
Monastyrskij [2010c], p. 111.
233
dissonance, etc. C’est justement la relecture de cet espace naturel sous les catégories
esthétiques du groupe qui se réalise, le champ devenant champ d’expérimentation
esthétique, théorique et pratique tout à la fois. Par ailleurs, le champ de démonstration
fonctionne comme la métaphore d’une toile sur laquelle émergent les événements, les
différentes étapes de l’action sont par ailleurs décrites comme les traces d’un
crayon566. La plupart des premières performances ont été réalisées dans la région de
Moscou sur un vaste champ enneigé en dehors de la ville, sorte de clairière ceinturée
de forêt. Pour reprendre une métaphore photographique, on peut voir cette toile
comme la fine pellicule sur laquelle accueillir l’empreinte lumineuse, la trace
éphémère d’une construction artistique, sans volonté aucune de ressemblance ou de
représentation, mais dans un souci constant de diminuer l’importance de l’inscription
matérielle ou de la figuration.
La création d’un espace autonome, transcendantal, métaphysique qui serait à la
fois indépendant de l’institution, mais aussi de l’espace de résistance de la dissidence,
tel est le projet commun aux membres de KD. Les membres du groupe suivent ainsi
l’ethos propre à l’époque soviétique tardive identifié par l’anthropologue Alexei
Yurchak sous le nom de « living vnye », manière de vivre à la fois à l’intérieur et à
l’extérieur du système générant ainsi de nouveaux espaces d’expériences possibles
comme celui métaphysique et contemplatif décrit plus haut567. Cet ethos d’indifférence
politique a été par ailleurs mal compris en Occident au moment de la réception du
conceptualisme parce qu’il demandait précisément d’entrevoir, contre certaines
catégories politiques comme celle de l’engagement politique, la dimension abstraite,
mentale d’une expérience installée en marge de l’espace public et politique. Cette
stratégie, selon les témoignages recueillis568 ne reposait pas véritablement sur une peur
de la répression mais sur une logique de monde fermé, sorte de chapelle hors du temps
et d’autonomisation forcée devant l’impossibilité d’exposer ou d’être sur le devant de
la scène. L’organisation des Actions elles-mêmes, ainsi que leur contenu, suivent cette
logique d’autonomie existentielle en ce qu’elles sont toujours réduites — en particulier
566
Monastyrskij [2011a], p. 12.
567
« Le socialisme tardif a été marqué par une explosion de styles de vie différents qui se trouvaient
simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du système. Ils peuvent être caractérisés par le terme de « être en
dehors (vnye) ». Ces styles de vie ont généré de multiples nouvelles temporalités, espaces, relations sociales et
sens qui n’étaient pas nécessairement anticipés ou contrôlés par l’Etat, bien qu’ils aient été rendu possibles par
celui-ci. » Yurchak [2006], p. 128.
568
Entretien avec Kizevalter et Monastyrskij septembre 2013.
234
569
Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 52.
570
Ibid., p. 50.
571
Il faut attendre le 3ème volume pour voir ces thématiques exposées dans un article de Monastyrskij intitulé
« Parcours et stations ».
235
572
« […] outre le fait que ce que nous faisons en général consiste en des « excursions », à peu près à partir de
l’action « M » j’ai commencé à m’intéresser en particulier aux liens entre « spirituel » et « quotidien »
(l’esthétique du transport et le concept de Tao, de Voie) » Monastyrskij [2011j], p. 464. Monastyrskij mentionne
encore dans ses Mémoires non publiées, que la plupart de ses proches ont exercé des professions liées de près ou
de loin aux transports (un de ses oncles a été notamment le chauffeur d’Andropov).
573
Monastyrskij [2011], p. 62.
236
[…] Après la révolution du sots-art, il n’était déjà plus possible de revenir à la compréhension de la
feuille blanche comme récipient de la profondeur métaphysique et de la luminosité. Celle-ci intervient
chez Monastyrskij comme rien. Non pas comme un rien métaphysique, mais simplement comme une
place vide. Sur cette place vide on peut écrire ou dessiner quelque chose. Mais tout ce qui est écrit ou
dessiné sur ce rien n’est pas pertinent. En somme, même dessiner n’a plus de sens ; schémas,
graphiques, équivalent textuel, suffisent simplement.574
574
Pivovarov [2004], p. 35.
575
L’intérêt pour l’orthodoxie a marqué le parcours de Monastyrskij, il a été très jeune baptisé par sa grand-mère
à l’Eglise de la Résurrection du Christ à Sokol’niki, Eglise qu’il fréquentera par ailleurs abondamment au
moment de sa crise mystique: « Tout jeune, ma grand-mère m’a béni dans l’Eglise de la Résurrection à
Sokol’niki. Je me souviens en détail qu’une colonne de lumière au-dessus de moi a été l’impression la plus vive
de ma petite enfance, quelque chose de magique s’est produit dans l’église à ce moment-là. » Mémoires non
publiées.
576
Entretien avec Kizeval’ter, septembre 2013.
237
observé une certaine continuité avec l’atmosphère de la fin des années 60.577 Mais
cette empreinte métaphysique s’exprime essentiellement par la négative et vise cette
fois non pas une transcendance, mais une immanentisation de l’expérience, créant
ainsi un nouveau champ métaphysique d’expérience, cette fois pleinement horizontal,
et dans laquelle les éléments périphériques (et non centraux comme dans les premiers
discours sur le blanc) sont primordiaux. D’autre part, le changement d’échelle
manifeste engendré par ce renversement, fait perdre son autorité au discours savant,
ramenant acteurs, spectateurs, et concepteurs de la performance au même plan, dans
une sorte de symétrie totale. Cette nouvelle horizontalité témoigne enfin d’une volonté
de rompre avec la hiérarchie, de remettre les choses sur un plan indifférencié, afin
justement de déplacer le corps collectif mis en avant par l’idéologie soviétique, pour
en créer un nouveau (le critique d’art Tupitsyn l’appelle corps néo-communal578), hors
des sphères officielles.579.
A partir du troisième volume, la critique de la métaphysique va se réaliser
essentiellement par le discours, et un renoncement clair à l’idée d’actions comme
pratiques spirituelles. Cela se manifeste par l’envahissement progressif du texte et la
large place accordée au discours et à la critique des concepts sur lesquels le groupe
s’était initialement construit. Le groupe KD a instruit une critique de la métaphysique
précisément en révélant les limites du langage pour la description de ce qui apparaît.
En termes zen on pourrait dire que la métaphysique immanente suivie initialement
emprunte les voies de la non-pensée (mushin), privilégiant les faits concrets et
l’expérience spontanée sur toutes les médiations intellectuelles conduisant aux
577
« L’état du climat spirituel de cette époque était si puissant et concentré, que, sans varier, il s’est déplacé plus
tard dans un autre type d’art, ni plastique ni figuratif, à savoir dans l’ « art de l’environnement», dans les
« happenings » du groupe « KD », où cet état y prenait déjà l’aspect d’une expérience condensée et totale
constamment présente dans leurs actions et renforcée par la précision et le soin de leurs descriptions et
documentation… » Kabakov [2008] , p. 92.
578
Tupitsyn, [1998].
579
Il est curieux de noter toutefois les parallèles entre la tradition métaphysique du christianisme oriental et le
concept d’action qui en constitue le centre. Le concept d’energeia, apparu d’abord dans la philosophie
aristotélicienne est corrélé à l’émergence d’une tradition chrétienne orientale où la participation de l’homme à
l’activité divine est théorisée. Sa dimension mobile rappelle le concept aristotélicien d’energeia, signifiant à
l’origine l’action et à toute l’influence qu’il aura dans l’essor de la théologie byzantine, en particulier chez
Maxime le Confesseur, penseur par excellence de la déification de l’homme et source donc pour
l’anthropocentrisme de la tradition orthodoxe. Le concept d’energeia recouvre dans ce cas l’idée de volonté
naturelle de l’homme de rejoindre Dieu, d’unifier les choses en Dieu en écartant les éléments qui favorisent la
séparation. Ainsi les visées de la volonté humaine sont celles que Maxime attribue à l’idée de déification qui se
comprend dans l’argument suivant : suivre la volontée naturelle de l’homme c’est vivre librement en communion
avec Dieu, par opposition à l’isolement de l’homme asservi à ses passions. Larchet [2003].
238
L’œuvre de Monastyrskij n’étant pas une œuvre qui s’apprécie, mais plutôt s’étudie,
on y trouve un reflet complexe et hybride des débats artistiques à l’œuvre dans le
milieu artistique non-officiel et qui passait pour beaucoup par les revues d’art et les
publications étrangères. On l’a vu, le champ transparent et la vacuité qu’il offre
fonctionnent comme un procédé quasi-surnaturel destiné à révéler des éléments
imperceptibles, intangibles. Ce champ vide et son mystère, comme l’exprime
justement l’historienne de l’art Ekaterina Degot, en évoquant le groupe KD est
l’expression d’une métaphysique de l’absence dont le premier volume est le modèle.
Monastyrskij a toujours eu un intérêt pour la métaphysique sous ses différentes
formes 580 , mais s’est toujours refusé à en faire un instrument idéologique ou
identitaire. Il le précise dans une lettre à Tupitsyn où il évoque le sens personnel et
intérieur à donner aux thématiques métaphysiques dans l’art : « Il y a des caractères
plus enclins à la spiritualité et cette inclination fait naître (chez quelques-uns de nous)
un pathos qui est maintenant excessivement démodé et dont on peut
vraisemblablement se passer […] ce problème est une affaire privée et l’extrapoler
encore sur quelqu’un d’autre, à plus forte raison sur une communauté culturelle entière
est bien sûr risible. »581 La métaphysique s’exprime ainsi dans son travail et celui du
groupe comme pratique spirituelle, comme réflexion sur l’intangible, comme
580
Dans l’entretien que Monastyrskij nous a donné en 2013, la métaphysique apparaît toujours comme un centre
d’intérêt important. D’autre part, on le trouve dans le choix de son nom d’artiste dont la racine est monastyr-
révélant ici l’insistance sur la notion d’ascèse et de pratique spirituelle, éléments importants de la tradition
métaphysique et religieuse russe.
581
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 86.
239
La culture russe se distingue de la culture occidentale, notamment par son caractère spéculatif. Et le
conceptualisme moscovite, par son inscription dans la tradition des icônes est aussi spéculatif, plus
précisément, cette tradition a été introduite ici par les icônes, qui sont la cause de tous les éléments
spéculatifs de la culture russe […] La spéculation est liée aux fantasmes, aux rêves à ce qui n’est pas et
ne peut pas être. Ainsi, la corporalité appartient à la tradition occidentale alors que la spéculation est le
signe par excellence de la tradition de l’art russe.582
582
Ibid., p. 343.
240
sein du conceptualisme avec son culte d’un certain hermétisme, son abondance
théorique et son absence d’attention portée au corps. Ce que Monastyrskij retient de
l’icône, ce n’est pas la présence de Dieu, mais le sens existentiel qu’elle offre à la
conscience, celle d’une Stimmung 583 , une tonalité fondamentale accordée à un
« diapason spirituel »584. L’importance donnée sous cette perspective à l’intériorité et à
l’activité contemplative comme processus dynamique d’ouverture, va se réaliser
pleinement dans les actions, non pas pour viser une plénitude de sens mais au contraire
à accentuer cette ouverture (comme accord ou non à une tonalité spirituelle, les
spectateurs sont libres). Spirituel fait écho à existentiel, immanent et immédiat, un
faisceau d’idées qui renvoient au bouddhisme zen.
A l’opposé de ce quiétisme, on trouve une autre tradition, plus proche de
Šiffers, où les formes-pensées, les symboles, et tous les signes renvoient de force à une
réalité spirituelle. Cet effet de prédominance sémiotique est un thème également
important, abondamment traité dans le roman que nous analyserons en dernière partie.
La culture russe, littéraire ou spirituelle est profondément marquée par un effort pour
donner au signe le pouvoir d’exprimer l’individualité ou les réalités spirituelles585.
L’importance progressive des signes au sein du discours théorique de Monastyrskij,
marque justement un éloignement par rapport à cette métaphysique immanente, une
réification et hypertrophie sémiotique contraignante. Il faudra un effort à la fois
théorique et artistique pour rompre avec cet inconscient religieux et langagier. Par
conséquent les pratiques discursives au sein du groupe, ne sont pas seulement une
sorte de discours postmoderne mais une spécificité de la tradition russe comme
confiance dans les pouvoirs du langage. Monastyrskij n’hésite pas dès les années 80 à
mêler cette culture proprement postmoderne aux thèmes métaphysiques de la
philosophie religieuse russe. Il faut bien ici prendre en compte non seulement
l’eccléctisme, mais aussi l’ambiguïté qui caractérise cette métaphysique, tantôt tonalité
fondamentale pour Monastyrskij tantôt objet à neutraliser, à déconstruire dans les
activités du groupe.
583
« Parce qu’elle est le « comment » originel en lequel chaque Dasein est comme il est, la tonalité n’est pas ce
qu’il y a de plus instable mais bien ce qui, à la base, donne au Dasein consistance et possibilité. » Heidegger
[1992], p. 108.
584
Entretien avec Monastyrskij septembre 2013. Il précise également que cet intérêt pour l’icône le distingue de
Kabakov, plus inspiré selon lui par la tradition juive et son interdit de la représentation. Alors que pour
Monastyrskij la contemplation de l’icône comme activité dynamique, ouvre à quelque chose d’indéterminé.
585
Seifrid [2005].
241
Nous ne faisons virtuellement rien dans la ville, à part quelques actions occasionnelles dans un parc.
Nous n’avons aucun problème parce que les principes métaphysiques sur lesquelles nous construisons
notre travail et qui sont le cœur de nos intérêts se trouvent de toute façon hors du centre. Je ne crois pas
que le centre, avec toute sa foule, son bruit, ses bouchons, puisse encore abriter un espace
métaphysique. Celui-ci appartient aux bords, et la métaphysique se trouve au bord, que vous la
regardiez horizontalement ou verticalement.587
586
Entretien avec Monastyrskij septembre 2013.
587
Monastyrskij, [2011o], p. 117.
588
Comme le rappelait Podoroga dans un entretien avec Derrida : « Notre littérature la plus éclatante, notre vraie
prose véritablement innovatrice et révélatrice est presque immanquablement une description d’espace. » Derrida
[1995a].
589
Monastyrskij [2011k], p. 427-438.
242
un lieu d’arrivée qui indique la fin d’un voyage et de l’inconfort qui va avec. L’espace
métaphysique est ainsi, dans un premier temps en tout cas, le lieu d’attente devant le
rien (l’absence de signes sur le champ enneigé le figure) et l’expression d’une certaine
pureté qui se présente sous une modalité indicielle plutôt qu’iconique. En ce sens, le
champ enneigé est la trace ou l’indice possible d’un esprit contemplatif. L’espace
métaphysique est pris dans la tension entre absence de signes et espace possible
d’inscription des signes. D’autre part on ajoutera que cette métaphysique est propice à
une expérience singulière faite par le spectateur des actions, pris au milieu d’un espace
vide de signes, qui est irréductible à un horizon interprétatif ou théorique préalable.
Ainsi, cette métaphysique est-elle à mettre sous un prisme ici plus phénoménologique
d’accueil de ce qui advient. C’est pourquoi les effets de surprise et les zones
périphériques aux actions sont utilisés abondamment. Le participant aux actions ne sait
jamais vraiment quand les actions commencent ni quand elles finissent.
Afin de mieux comprendre l’hybridité de ces éléments métaphysiques il faut
mentionner également l’approche critique que Monastyrskij propose, eu égard à la
notion de métaphysique au sens transcendant ou chrétien. Nous reprenons ici le terme
de Monastyrskij qui parle de métaphysique négative590, ou métaphysique de la vacuité.
Il faut la comprendre comme une réaction et un positionnement dans le champ
artistique contre la tendance métaphysique qui présidait alors dans les milieux
artistiques et intellectuels à Moscou à la fin des années 60. Le groupe KD est
véritablement annonciateur de nouvelles sources d’inspiration ainsi que d’un nouveau
style, qui culminera avec le succès en Occident du conceptualisme dès 1989. Il s’agit
donc, non pas d’écarter complètement toute métaphysique, mais d’en changer le
paradigme fondamental qui reposait dans la période précédente sur la philosophie
religieuse russe. Ce nouvel axe développé par Monastyrskij et son groupe vise le
remplacement du sujet de l’expérience esthétique pris dans la quête d’une déification
de l’homme par la voie des énergies divines, par une expérience du vide, ou pour le
590
Monastyrskij fait usage du terme métaphysique négative dans un interview avec Sabine Hänsgen, pour
l’opposer à la métaphysique comme philosophie religieuse. Hänsgen [2009], p. 23. L’idée est ici comparable au
projet de Dialectique négative d’Adorno qui redéfinit la dialectique comme conscience rigoureuse de la non-
identité. Cette posture convient de la nocivité de l’hégémonie du sujet dans l’élaboration d’une philosophie. « la
Dialectique Négative qui se tient à l’écart de tout thème esthétique pourrait s’appeler antisystème. Avec les
moyens de la logique, elle tente d’avancer au lieu du principe de l’unité et de la toute-puissance du concept
souverain, l’idée de ce qui échapperait à l’emprise d’une telle unité. » Adorno [1978], p.8.
243
591
Zlotnikov [2002].
592
Dans un entretien de 2014 : « J’essaie en général de ne pas penser et de ne pas parler du futur, il m’importe
peu. Je suis plongé dans le passé. » http://www.colta.ru/articles/art/5173
593
Nikolaj Panitkov, artiste, né en 1952, est un membre actif du groupe KD dès 1976. Restaurateur d’art, il
raconte s’être rendu dans les années 70 à la campagne afin de récupérer des icônes abandonnées dans les
villages. Monastyrskij, Panitko [2009b], p. 481-510.
244
cette vie spirituelle et bohème se verra supplanté à partir de 1975 par les débuts du
conceptualisme : autour de Rubinstejn, les Gerlovin, Nikita Alekseev, Nikolaj
Panitkov et Andrej Monastyrskij594.
La métaphysique révèle un parcours fait de revirements et permet même dès les
premières actions la naissance d’une certaine critique des idées religieuse qui
inspiraient la création artistique de la période précédente. La métaphysique constitue
une problématique importante, un échafaudage, une structure invisible, dont la
présence au cœur des actions a peu été mise en avant par la critique, et c’est
certainement grâce à la publication du journal et de la correspondance de Monastyrskij
que nous sommes à même d’en montrer la persistance tout au long de son parcours.
Monastyrskij explique dans un de ses premiers entretiens l’importance que la structure
des actions doit à son degré élevé et spéculatif d’élaboration : « Nos actions n’ont rien
à voir avec des happenings. Ce sont des structures élaborées dans le détail, qui sont
liées à des constructions extrêmement abstraites et métaphysiques. »595 Le happening,
événement ne se produisant qu’une fois est spontané, contrairement à l’important
travail préalable réalisé sur les actions. Par constructions métaphysiques abstraites,
Monastyrskij entend la dématérialisation maximale de l’œuvre au profit de structures
invisibles agissant sur la conscience du spectateur (le trajet, l’attente, la tension, l’effet
de surprise). On perçoit ici que l’insistance sur les structures métaphysiques constitue
le pendant spécifique des actions par opposition au discours anglo-saxon sur la
dématérialisation de l’œuvre auquel est attaché une fonction critique, voire
politique596. Le volet contemplatif achève ainsi de donner le ton et la couleur de ce
qu’KD a entrepris dans sa première période.
594
Ibid., p. 498.
595
Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 236.
596
Lucy. R. Lippard évoque la couleur politique de l’art conceptuel et parle d’une corrélation entre les stratégies
de renversement de l’establishment culturel de l’art conceptuel et le contexte plus large d’activisme politique des
années 60. Lippard [1973/2001], p. X. Monastyrskij tentera également d’inclure des aspects politiques et
institutionnels dans un texte plus tardif, Travaux de terrassement (Zemljanye raboty). Toutefois ceux-ci seront
interprétés esthétiquement, contrairement aux earthworks du land art, compris comme protestation contre le
marché de l’art. Rosenberg [1992], p. 29.
245
597
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 237.
598
Ibid., p. 228.
599
Monastyrskij et al. [2011b], p. 168.
246
rendre compte de l’expérience singulière véhiculée par les actions. C’est pourquoi les
récits des spectateurs ne sont qu’un témoignage possible et jamais une tentative de
ramener les actions à leur sens ou à leur vérité intentionnelle. Cette privatisation de
l’expérience dont la vérité s’instaure par l’expression de soi.
C’est Ilya Kabakov en 1979 qui suggère à Monastyrskij que les participants
rédigent un rapport sur leur participation et de rassembler ceux-ci en un volume avec
les reste des documents600. Ilya Kabakov sera donc le premier à offrir à un récit
circonstancié et enthousiaste de sa participation aux actions :
Il n’y a aucune coulisse, aucune machinerie ; tu es pleinement en accord avec tout, tu comprends que
même celui qui t’a amené, lui-même au courant de tout, sera lui aussi étonné. Il n’existe aucune
séparation entre les acteurs qui montrent, et les spectateurs qui vont regarder.601
Cette sorte de mise sur le même plan des acteurs interdit d’une certaine manière toute
idée, pour les participants invités, de rechercher des interprétations symboliques ou
psychanalytiques puisque l’espace vide auquel ils sont confrontés est un événement
qui se présente comme un obstacle à la symbolisation. Il s’agit comme Monastyrskij
l’exprime de préserver le spectateur-participant de l’émergence d’un horizon
sémiotique : « une dose minimale de contrainte était suffisante afin qu’à la lecture de
telles situations ne surgisse pas un horizon sémiotique » 602 . Cette dimension a-
symbolique a toutefois laissé certains participants du milieu artistique assez réticents.
Viktor Misiano, critique d’art, rappelle que Erik Bulatov, invité à participer aux
actions, reste sceptique devant ce paysage nu, cette absence de signes et de symboles,
tous ces éléments s’opposent en quelque sorte à son travail pictural qui cherche à
révéler le visage authentique du réel, celui du mensonge. Pour Bulatov, donner à cette
réalité quotidienne une valeur esthétique n’était qu’utopie conduisant inévitablement à
« démultiplier l’illusion de la réalité »603. Ici on note une divergence par rapport la
catégorie, propre à un certain réalisme métaphysique, très présent chez Bulatov.
Bulatov a justement cherché à approfondir le sots-art en concevant la notion de tableau
comme image authentique du monde réel. L’artiste recherche ainsi une autonomie
600
Eşanu [2013], p. 103.
601
Kabakov [2011c], p. 70.
602
Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 245.
603
Misiano [1988], p. 19.
247
esthétique contre le relativisme engagé par l’art conceptuel mais vise à révéler la
nature du réel par son travail pictural.604
Les participants aux actions sont amenés à proposer leur récit et leur vision de
ce qui s’est produit pendant les actions. Il ne s’agit pas d’en proposer une analyse
critique à la manière d’un critique d’art, ou de les inscrire dans une histoire605, mais
précisément de décrire ce qui se produit, ce qui est vécu, afin d’approcher ce mystère
de l’attente et du dépouillement des signes. Monastyrskij leur donne une valeur
importante, il décrit par ailleurs ces récits comme illustration d’un langage de
description changeant, seul élément disponible pour approcher le phénomène :
Ces récits traduisent au fond des états d’un vide intérieur alerte, expectatif avec un degré divers de durée
et de profondeur. Sur le fond de ce vide par l’émergence d’une perception aiguisée de l’environnement
et de l’ordinaire, de la conduite « non-artistique » des participants caractérisée par des catégories telles
que : apparition, éloignement, disparition, absence, etc.606
La corrélation ici est faite entre l’état de vide intérieur généré par l’attente et sur le
fond de celui-ci l’émergence d’une perception plus aiguë de l’environnement extérieur
et de la conduite non-artistique des participants. L’insistance sur une conduite non-
artistique est essentielle pour comprendre les enjeux d’une expérience qui cherche à
approcher une zone esthétique autonome qui s’oppose précisément à l’idée de visées
artistiques qui se détacherait d’un aspect concret et quotidien : il s’agit ici plutôt d’une
esthétisation de l’ordinaire par des formes minimales dont l’aspect artistique est à
peine perceptible. L’art quitte ici l’espace privilégié de la toile pour s’ancrer dans la
vie, dans l’expérience singulière du quotidien et du langage.607 Par exemple, dans la
première action Apparition, l’arrivée des organisateurs aperçue de loin est à peine
différenciable d’une scène ordinaire de deux personnes s’avançant vers un groupe de
gens. C’est précisément de ces formes minimales, concrètes dont la perception est
intensifiée qu’émergent les récits du spectateur qui forment ainsi l’œuvre. L’effet de
surprise et le renouvellement des formes de perception sont difficilement figurables en
604
Bulatov [2013].
605
Contrairement à ce qui se produira dans la période succédant à 1989 où le philosophe Ryklin devient un
participant actif. Lorsqu’il s’agit de dresser un rapport sur ce qui est observé, le philosophe affiche une plus
grande distance, ramenant ainsi cet exercice à un article critique. Eşanu [2013], p.157.
606
Monastyrskij [2011l], p. 348.
607
On retrouve ici l’armature de la critique de la peinture par le minimalisme : « L’espace réel est
intrinsèquement plus puissant et spécifique que la peinture sur une surface plane. » Donald Judd cité par le
critique Michael Fried. Fried [2007], p. 115.
248
dehors de ces récits qui préservent justement la pluralité des perceptions possibles. On
retrouve dans cette première approche le principe zen qui implique une expérience
d’illumination qui prend place dans le cadre de la conscience intime, entièrement
singulière et non reproductible. Cette expérience nouvelle, comme le projet des actions
en général se réalise sur les marges du cadre artistique, sur la base de conduites et
d’événements non-artistique, réduits à leur manifestation minimale. Ce sont bien ces
actions vides et ces moments d’incertitudes qui sont à même de produire des effets sur
le spectateur. Cet état déterminé par les conditions d’attente et d’incertitude des
actions est donc propice à générer des récits à même de rendre compte de cette
situation existentielle. Ici le vide sémiotique instruit dans la conscience permet son
remplissement par un récit descriptif, un témoignage vivant, prologue au
conceptualisme comme projet d’archive extensive. C’est donc par ce niveau empirique
de réalisation de l’action qu’il faut commencer afin de comprendre la pertinence de ces
récits.
Les récits proposés par les spectateurs-participants sont des indicateurs
privilégiés pour entrevoir les marqueurs existentiels forts dont les actions forment le
jalon. Afin de mieux comprendre concrètement de quoi cette pratique spirituelle,
magique, esthétique est le nom (Monastyrskij est comparé par Alekseev à un shaman,
initié et maître d’œuvre du rituel608), il est nécessaire de passer par les fonctions du
récit, seul vecteur d’une expérience passée dont l’unique reste visuel réside dans les
photographies utilisées par les concepteurs de chaque action. A la lumière de ces
impressions et réflexions qui constituent un laboratoire théorique essentiel mais
également une alternative à la verticalité de la métaphysique, se dessine un plan
d’immanence (dans le vocabulaire de KD on parle plus volontiers de champ de
démonstration) sur lequel gravite des sujets qui réfléchissent aux conditions de
l’expérience, mais aussi à leur propre liberté et dépendance vis-à-vis du discours et du
cadre. Il ne s’agit plus ici d’opposer les sciences théorétiques (philosophie) à la poésis
(pratique artistique) comme dans la philosophie aristotélicienne, mais d’entrevoir
l’union possible entre les deux. Cette fusion n’est possible qu’à l’aune d’une
conception de l’œuvre comme procès, comme mouvement qui réconcilierait la
réflexion théorique avec l’agir, ou encore le nécessaire et le contingent (on peut penser
608
Alekseev [1993], p. 145.
249
Ilya Kabakov
Kant
609
Monastyrskij l’utilise dans sa définition de la sunyâtâ, Monastyrskij [1999], p. 160-161.
610
Voir : http://www.colta.ru/articles/art/5173
611
Selon la terminologie de Rosenberg. Rosenberg [1992].
250
612
Les deux caractéristiques de l’autonomie que donne Michael Fried sont respectivement la cohérence et l’unité
interne et le déni de la présence du spectateur. Fried [2007], p. 193. A propos de l’autonomie de l’art, on peut
consulter également les textes du théoricien du modernisme Clement Greenberg [2014].
613
Du bouddhisme zen de Cage, des ready-made de Duchamp à Husserl, Heidegger en passant par Kant. Mais à
cette famille de pensée à la généalogie décousue Monastyrskij emprunte un goût pour le formalisme et l’ascèse.
614
La thèse de Danto postule que la philosophie - de Platon à Kant – a toujours cherché à neutraliser l’art,
l’esthétique ayant accompli le même geste en le réduisant à une réalisation de la beauté. Avec la situation post-
duchampienne (Danto l’appelle post-historique) dans laquelle se trouve l’histoire de l’art et l’art, celui-ci révèle
non plus une nature suturée au discours philosophique, mais un questionnemenent philosophique sur sa nature
réalisé à partir de lui-même. L’art retrouve ainsi par ce biais une autonomie lui permettant de se réaliser
philosophiquement. Danto, [1993].
615
Sasse [2003], p. 60.
251
616
Lettre à Tupitsyn 1979, p. 76. Recherches esthétiques, est le titre du recueil qui reprend ses textes théoriques
les plus importants.
617
« Lorsque des objets sont présentés dans le contexte de l’art (et jusqu’à un passé récent, on a toujours utilisé
des objets), ils sont tout aussi susceptibles d’une prise en compte esthétique que n’importe quel objet au monde,
et une prise en compte esthétique d’un objet existant dans le royaume de l’art signifie que l’existence ou le
fonctionnement de cet objet dans un contexte artistique ne relève pas du jugement esthétique. » Kosuth
[1969/1999], p. 162.
618
Rancière [2004], p. 34.
252
trouver des traits communs avec l’une des tendances dégagée par le philosophe. Celle-
ci substitue à la radicalité artistique,
l’affirmation d’un art devenu modeste, non seulement quant à sa capacité de transformer le monde, mais
aussi quant à l’affirmation de la singularité de ses objets. Cet art n’est pas l’instauration du monde
commun à travers la singularité absolue de la forme, mais la redisposition des objets et des images qui
forment le monde commun déjà donné, ou la création de situations propres à modifier nos regards et nos
attitudes à l’égard de cet environnement collectif. Ces micro-situations, à peine décalées de celle de la
vie ordinaire et présentées sur un mode ironique et ludique plutôt que critique et dénonciateur, visent à
créer ou à recréer des liens entre les individus, à susciter des modes de confrontation et de participation
nouveaux.619
On retrouve ici de nombreux traits qui font la spécificité d’une esthétique relationnelle,
toutefois, si le groupe vise effectivement un commun (ce que Monastyrskij appelle
dans la première période edinoglasie) dans ce cas, celui-ci n’est pas pensable sans ce
qui le précède, c’est-à-dire l’expérience immédiate, intérieure, du spectateur, garantie
justement de l’esthétique comme sphère autonome et individuelle.
Les méthodes et les principes de ce discours esthétique vont se décliner au
rythme de l’invention de nouveaux concepts et de nouvelles actions620. Ainsi ce ne
sont pas les actions en elles-mêmes qui constituent l’essentiel de la création mais
« l’esthétisation – à travers ces événements et leur interprétation – de relations
purement linguistiques et démonstratives »621. À l’esthétique est ici conféré un rôle de
figuration et de dévoilement de structures abstraites. Monastyrskij énumère ensuite
quelques-unes de ces relations : proche, lointain, extrémité, centre, attente, écoulement
du temps, etc. Toutes ces catégories du réel ne sont ainsi rendues visibles que par une
esthétisation, une élaboration artistique. En cela il s’inscrit dans la lignée de Cage et de
Duchamp par exemple, pour lesquels, l’œuvre en tant que telle n’était que le prétexte à
autre chose pouvant prendre le nom de pensée, d’expérience, de méditation etc.
L’esthétique ici se confond donc avec ce que l’œuvre fait, produit plutôt que ce qu’elle
dit. Monastyrskij va ainsi opposer esthétique comme valeur processuelle, concrète de
l’action, à symbolique comme suspension du temps, éternité, fixation.622 En ce sens,
l’esthétique est indissociable de l’activité artistique conçue justement comme une
recherche, parfois spéculative (umozritel’nyj) confinée dans l’abstraction.
619
Rancière [2004], p. 33-34.
620
Monastyrskij [1999], p. 7.
621
Monastyrskij [2011d], p. 13.
622
Monastyrskij [2011j], p. 457.
253
623
Monastyrskij [2005].
624
Mail Monastyrskij du 25 mars 2014. Kant [1993] , p. 54.
254
Ce projet d’autonomie se confond en cela avec le projet non-officiel entrepris dès les
années 50 de choisir, de réclamer, une position marginale, underground, dans le champ
artistique625. En cela Monastyrskij poursuit ce qui avait été entamé par le groupe de
Lianozovo, tout en amenant un élément nouveau, celui de la construction d’un
discours théorique dont l’esthétique constitue l’un des pôles majeurs. Il s’agit donc ici
de mieux comprendre le projet de KD à la lumière de ce que le terme esthétique
recouvre et de comprendre aussi comment le terme esthétique coïncide avec les
thématiques développées par le groupe d’expérience, de métaphysique et d’existence.
625
Bobrinskaya [2011], p. 14.
626
Tupitsyn soulignait par exemple : « Je te suis infiniment reconnaissant pour avoir insisté sur des concepts tels
que l’esthétique de « salon » et d’« estrade», d’autant que moi-même je pèche par une esthétisation démesurée de
la langue, la transormant en objet. Le fait que vous vous soyez préservés vous-mêmes et votre regard du virus de
la théâtralisation et n’ayez pas admis la transformation des performances en spectacle, augmente encore leur
valeur à mes yeux. Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 67.
627
Il fait un usage explicite du terme dans un entretien en se référant à Heidegger : « Comment je me représente
« ici et maintenant » ? C’est une araignée qui se trouve tout le temps dans un état alerte d’attente, sa toile est en
quelque sorte étendue partout et elle en ressent la moindre vibration. Et elle se trouve dans cet état terrible de
tension que confère une attente constante. Elle ressent tout et reste toujours alerte. » Monastyrskij, Kabakov,
Bakštejn [2010b], p. 243-244.
628
« Le spectateur qui se voit refusé l’espace rassurant et souverain de l’art formel est renvoyé à l’ici et au
maintenant ; et plutôt que de parcourir la surface d’une œuvre aux fins d’établir une cartographie des propriétés
255
esthétique et des effets qu’elle produit réside dans le fait que Monastyrskij à travers le
projet de KD vise plus à redonner à la vie concrète, quotidienne une nouvelle liberté,
une nouvelle autonomie par l’élaboration d’une existence esthétique (celle des
performances) en éveillant la conscience des participants par différents procédés,
esthétiques justement. Esthétique comme synonyme de conceptuel est souvent associé
par Monastyrskij à l’idée de devenir, de durée, se rapporte donc à ce qui est
indissociable à la fois du processus d’élaboration de réalisation et d’interprétation des
œuvres.
Monastyrskij a souvent pris le prétexte des actions elles-mêmes, en particulier
dès le début des années 80 pour faire passer ses réflexions et ses idées théoriques. Un
texte théorique, intitulé S kolesom v golove (litt. Avec une roue dans la tête, la roue
étant ici la roue de la culture et sa place à l’intérieur de nous comme réassimilation
d’une culture qui ne nous est plus extérieure par une compréhension esthétique du
phénomène culturel) lu par Monastyrskij à la fin de l’action intitulée Golos. Dans ce
texte, il tente de définir ce qui fait la spécificité de l’esthétique conceptuelle et la
position que celle-ci convoque eu égard à la génération qui le précède. S’il peut
prendre la parole avec aplomb pour commenter l’inscription historique des débuts du
conceptualisme c’est parce qu’il est lui-même une génération avant les pionniers du
conceptualisme. D’autre part, le texte nourrit également l’ambition, en s’adressant aux
artistes qui désapprouvent la ligne artistique engagée par le groupe, de montrer que
l’esthétique est une tâche qu’il convient de prendre au sérieux, tout comme d’autres
disciplines comme la sociologie, l’ethnologie, etc. Cette sensibilité aux rigueurs de
l’esthétique comme recherche, ou science humaine, indique un des marqueurs
importants des visées artistiques de Monastyrskij. Esthétique s’oppose ici à artistique
(Monastyrskij emploie le terme d’artistisme) au sens de recherche rigoureuse
indépendant de la « conduite de l’artiste ». S’il l’articule pour le groupe, il est essentiel
afin de la comprendre de la ramener tout d’abord à Monastyrskij lui-même en raison
de la place importante qui lui est accordée dans le groupe comme créateur de concepts,
même si toutefois elle est relativisée par la notion conventionnelle que le groupe donne
à l’idée auteur, en tous les cas dans un premier temps629.
de son médium, il ou elle se voit invité à explorer les implications perceptuelles d’une intervention particulière
en un lieu donné. Là réside la réorientation fondamentale qu’a inaugurée le minimalisme. » Foster [2005], p. 66.
629
Monastyrskij et al. [2011b], p. 162-163.
256
630
Monastyrskij [2011h], p. 313.
631
Ibid., p. 311.
257
premières KD, notamment chez des artistes comme Bulatov, Kabakov, Sokov,
Pivovarov :
Chez ces artistes est survenu en premier cette intonation esthétique, cette méthode de travail, par
laquelle l’acte de réalisation devient possible seulement dans le cas où les étapes élargies de l’invention
cessent de s’inscrire dans les cadres d’une réflexion précédant la réalisation, lorsque le niveau de
réflexion devient si élevé que sa résolution dans la compréhension et l’épreuve exige un acte de
réalisation existentiel et non mécanique. Dans les travaux de ces artistes justement, au milieu des années
70, l’esthétique est apparue comme quelque chose de plus puissant, de l’ordre spirituel plutôt que social
ou artistique, comme offrant des possibilités techniques pour la connexion, le renforcement des liens
d’une culture avec une autre. Tous ces moments sont devenus des procédés plastiques pour la résolution
de problèmes esthétiques, existentiels et métaphysiques, on pouvait les utiliser ou non.632
632
Ibid. p. 316-317.
258
existentielle pouvait ainsi fleurir. On peut marquer ici un premier jalon en soulignant
le fait que l’esthétique s’occupe du devenir, de l’œuvre en procès, du questionnement
sur ses conditions d’émergence, à ce titre elle couvre la vie entière, l’expérience
existentielle donc dont elle dresse les catégories est celle de l’existence au sens
heideggérien de pouvoir-être tel qu’Heidegger le formule dans Être et Temps (§ 54) :
« En un sens tous ces travaux, et même le conceptualisme dans son entier est fondé sur
la position heideggérienne concernant l’homme « L’homme est ce qu’il peut devenir »
Tout se fait donc sous le mode du possible »633. On peut dire qu’à ce titre esthétique
est une sorte de catégorie transcendantale ouvrant les possibles de l’œuvre.
Monastyrskij précise dans un autre article : « Nos actions ne sont rien d’autre qu’une
pratique esthétique, qui n’est à nos yeux que la forme d’une existence possible »634.
L’activité esthétique est ainsi directement rapprochée de l’idée d’existence en en
devenant la seule forme nécessaire à celle-ci. Cette nécessité existentielle est ce qui
fait le pont en quelque sorte entre l’existentialisme de la génération de Kabakov et
Pivovarov et les premières KD. Mais cette empreinte existentielle, qui s’apparente
souvent à une certaine métaphysique pour Kabakov et Pivovarov, sera amenée
progressivement à disparaître au profit d’une distance représentationnelle et langagière
et avec l’apparition de nouveaux protagonistes influents et la prise de distance d’autres
(Nikita Alekseev par exemple). Le rôle de l’esthétique est donc de confirmer le sens de
l’existence en quelque sorte en la rejouant, ou en la reproduisant sous d’autres
conditions. Monastyrskij ne se sent toutefois pas tributaire de l’existentialisme d’un
Šestov ou d’un Berdiaev635 dont il ne retient pas les notions de liberté et de personne.
A celles-ci il préfère le vocabulaire de Kant ou de la phénoménologie.
On l’a vu, Monastyrskij a commencé tout d’abord par opposer deux
générations, les avant-gardistes dits de gauche, que Tupitsyna avait appelé du nom de
« dissident modernism » (il nomme l’école de Lianozovo et le groupe du boulevard
Sretenskij) et le groupe KD. Les prétentions des artistes dits de « gauche » étaient
essentiellement politico-sociales et les problèmes d’esthétique contemporaine
n’existaient pas, sinon inconsciemment. Du coup, l’historisme social des artistes
modernistes dissidents n’a pu se réaliser sur un plan esthétique qu’avec l’avènement
633
Monastyrskij Kabakov, Bakštejn [2010b], p. 223.
634
Ibid., p. 228.
635
Correspondance avec Monastyrskij, 25 mars 2014.
259
d’artistes comme Kabakov et Bulatov qui avaient perçu, comme une sorte d’étape
avancée de mutation, la translation de cette teneur sociale et artistique sur un plan
esthétique. D’emblée, Monastyrskij se place dans une position ultra-contemporaine,
invoquant une conscience élevée des concepts esthétique. L’inscription des artistes
soviétiques dissidents dans les processus sociaux et l’idée de protestation sociale
comme contenu latent de leurs œuvres est le motif qui unifie la tendance
moderniste636. Ce qui caractérise cette période, que Monastyrskij situe de la fin des
années 50 aux années 60, et qui en fait la valeur ce n’est pas une esthétique mais des
éléments socio-politiques et dans une moindre mesure artistique (en particulier le
groupe du Boulevard Sretenskij). En rupture avec cela, Monastyrskij prétend redonner
une certaine autonomie à l’esthétique qu’il comprend comme langage de description
recherche et réflexion. Mais cette autonomisation esthétique est nécessaire afin de ne
pas répéter les erreurs de la génération précédente. Celle-ci a construit sa conscience
historique sur un regard rétrospectif vers l’époque de floraison de l’avant-garde russe,
dans un contexte où la culture russe a fait en quelque sorte corps avec la culture
mondiale. Ce décalage a justement conduit à rendre impossible la prise en compte des
problèmes esthétiques au profit d’une certaines conscience politique :
Dans les cercles plus larges et actifs socialement de l’intelligentsia artistique et simplement de
l’intelligentsia, appelés par la suite « dissidents », une discussion sur des problèmes esthétiques ne
pouvait simplement pas avoir lieu. Cette masse active avait avant tout besoin de reconquérir son espace
vital au pouvoir, afin de devenir activiste et détentrice de la culture.637
636
Monastyrskij [2011h], p. 311.
637
Ibid., p. 312.
260
Et pourtant il semble que maintenant des espaces artistiques radicalement nouveaux – dans lesquels des
manipulations plastiques de l’artiste sont désormais possibles – , apparaissent justement aux frontières
de ce qui est intentionnellement accompli par les efforts de l’esthétique. Plus ces frontières sont larges –
garanties par une pratique esthétique et non artistique – plus ces nouveaux espaces artistiques paraîtront
prometteurs, bien qu’à première vue ils paraissent maigres voire inexistants du point de vue
artistique.638
638
Ibid., p. 313.
639
Monastyrskij [2011i], p. 329.
261
sentiment d’irréalité, comme si tous les gens qui l’entouraient étaient devenus les
personnages d’un drame de Leonid Andreev. Ce renoncement se double encore d’une
expérience politique malheureuse. Il évoque plus loin pour caractériser l’état d’esprit
dans lequel il se trouvait, une manifestation à laquelle il participe en 1967 pour la
défense des écrivains persécutés (Ginzburg, Galanskov…) :
Cette culture morte du début du siècle, dans laquelle j’étais comme beaucoup d’autres absorbé, par son
incroyable éloignement et confort nous a chargé de cette étrange énergie qui rendait inconséquente
l’évaluation de nos actions dans tous les événements réels, y compris ces actions sociales
particulièrement dangereuses comme la manifestation politique. Bien sûr, cette influence résultait
simplement d’une euphorie apparue à cause de l’empoisonnement par l’émanation cadavérique de cette
culture pré-révolutionnaire.640
640
Monastyrskij [2011h], p. 318.
641
la figure des participants s’avançant de loin sur le champ de démonstration en est l’exemple le plus parlant.
L’artiste conceptuel américain Robert Barry, par lequel Monastyrskij a été entre autre influencé, note en 1969 le
rôle important accordé dans son art aux formes de perception et à des éléments imperceptibles (ondes sonores
notamment) plutôt qu’aux éléments matériels de l’œuvre : « Cela m’a conduit à utiliser des matériaux invisibles,
ou, du moins, qu’on ne peut percevoir d’une façon traditionnelle. Bien que cela pose certains problèmes, cela
présente aussi d’infinies possibilités. C’est à cette époque que j’ai rejeté l’idée que l’art doit être nécessairement
quelque chose à regarder. » Barry [1997], p. 915.
642
Kabakov [2008], p. 152-153.
262
illustre bien l’enjeu. Ainsi Monastyrskij voit l’historisme d’un bon œil, pour autant que
celui-ci soit privé (existentiel) et surtout esthétique. La différence entre les deux
époques est ensuite ramenée à celle existant entre le contexte politique de 1967
moment où s’est déroulé la manifestation – à laquelle Monastyrskij a participé et le
manifeste esthétique, existentiel et apolitique de 1977, où à l’occasion de l’action
« Lozung 1977 », les artistes accrochent une banderole rouge dans la forêt, sur laquelle
est inscrite une citation tirée d’un poème de Monastyrskij : « Je ne me plains de rien et
tout me plaît, bien que je n’aie jamais été ici et que je ne connaisse rien de ces lieux. »
Cet énoncé intriguant évoque un manifeste de passivité et d’indifférence [Fig. 21].
L’élément social, figuré par la forme et la couleur rouge du slogan de « KD », nous l’avons utilisé
comme un récipient, comme un procédé plastique et un fond énergétique, destiné exclusivement à la
construction d’un espace artistique et existentiel, de nouveaux cadres de convention esthétique, à
l’intérieur desquels le socium se trouvait et non le contraire comme ça a été le cas lors de la
manifestation de 1967 lorsque nous nous trouvions ensemble avec nos bannières comme les personnage
de cet espace « artistique » à dominante sociale.643
643
Monastyrskij [2011h], p. 319.
263
artistes ne sont désormais plus les personnages ou les objets mais les créateurs libres.
Esthétique compris en son sens pur devrait-on dire, signifie ici liberté et distance par
rapport au contenu ou à l’objet traité, laissant ainsi créateurs et spectateurs libres. Cette
pratique esthétique ne s’adresse pas seulement au spectateur-participant mais par les
traces qu’elle laisse à un spectateur inconnu ou anonyme (la banderole sera
abandonnée sur ce lieu à la libre interprétation de ceux qui en feront la découverte)
donc à une interprétation tierce. Ce renversement doit bien illustrer l’ambition
créatrice du projet esthétique, catégorie organisatrice et philosophique centrale purgée
de tout élément social ou politique. Prise à la fois entre les éléments existentiels et
théoriques, l’esthétique se présente sous un volet à la fois pratique (au sens de pratique
spirituelle) et au fil du temps spéculatifs et théoriques, qui ne sera pas sans laisser les
traces d’une certaine nostalgie. Avec ce raccordement de l’esthétique à une expérience
existentielle telle qu’elle est revendiquée dans cette étrange banderole, Monastyrskij
annonce ici l’avènement d’un art privé et non-social. L’existence concrète déborde le
contexte politique et social en en traduisant les éléments de manière esthétique. Cette
célébration du particulier, du privé visible se traduit par la présence mystérieuse de ce
je anonyme.
Un autre élément à prendre en compte dans la théorie esthétique de
Monastyrskij c’est sa plasticité. Sans cesse en train de se définir, elle élargit à chaque
fois un peu plus le contexte, faisant bouger les frontières autrefois intangibles de
l’objet achevé. Il annonce cela justement en élargissant les étapes de conception de
l’œuvre à sa réalisation, mais aussi en élargissant les frontières de son discours.
Monastyrskij montre ainsi dans son texte Travaux de terrassement (Zemljanye raboty)
(1987), comment ce discours esthétique se distingue du discours traditionnel qui
procède du langage aux choses. Par choses Monastyrskij entend le résultat d’une
enquête critique sur le langage qui révèle le contexte social, naturel, politique de
l’œuvre. Dans la perspective conceptualiste, le statut de l’objet, de la chose est en
constante érosion par l’effet de dématérialisation, d’autre part, la symbiose entre le
critique et l’artiste imposée par le contexte, exige un élargissement constant de la
perspective. L’absence de réalité, de contexte, se présente ici sous forme de signe,
prétexte à la poursuite du travail conceptuel et à l’élargissement du contexte par ce
développement forcé et nécessaire du discours. Tout cela a conduit en définitive, selon
Monastyrskij à une érosion des frontières claires entre signe et réalité :
264
Finalement il en a résulté que la frontière entre le langage (le medium) et les choses est devenue
entropique, s’est fondue en un vide complet. En d’autres termes, les choses sont devenues « choses»,
simples citations ; celles-ci se sont transformées en signe usuel, en phénomène linguistique ordinaire, en
point d’appui à partir duquel pouvait débuter un discours « inversé », menant des « choses» au langage.
En outre, le langage se pense ici comme une certaine perspective haute et ciblée, un système de
relations complexe – en comparaison avec les « choses » – « ontologisé » par la substitution discursive
en question. Le langage ressemble à la construction en béton armé d’un rez-de-chaussée, et les
« choses » au fond du trou, de la terre, sur laquelle s’appuie cette structure en hauteur de discours
« inversé ».644
On trouve ici une métaphore exemplaire du parcours du groupe qui d’une absence
initiale de choses et d’objet et d’un refus d’interroger les symboles et le sens de la
réalité645 est conduit à la construction d’un édifice théorique et langagier par nécessité,
dont le développement des actions après le premier volume sera le creuset. Esthétique
signifie ici donc un trajet inverse, qui sur la vacuité initiale, reconstruit
progressivement un édifice de signes et pratiques discursives.
Ainsi, si dans la première période le groupe KD visait un espace neutre
caractérisé par sa tension existentielle, l’émergence du concept de « champ sémiotique
d’exposition » dans des textes plus tardifs (Travaux de terrassement), proposeront une
réinterprétation du contexte et du sens des premières actions. La redécouverte de ce
contexte suite à l’action Partition (Partitura) du quatrième volume, constitue un
nouveau développement du discours critique « post-métaphysique », issu de la
découverte de l’influence du contexte des grands travaux en milieu urbain. Distinct du
champ de démonstration dont les éléments sont intentionnellement disposés par les
créateurs de l’action, le champ sémiotique figure un contexte extra-démonstrationnel
qui influe sur le devenir de l’œuvre. Extra-démonstrationnel désigne une zone limite
des actions. Il désigne en général de manière paradoxale tout ce qui se trouve en
dehors du champ de démonstration de l’action proprement dite. Il est le centre
dramatique de l’action.646 Par exemple, un objet caché, imperceptible aux yeux des
spectateurs est un élément extra-démonstrationnel. Il a pour fonction d’effacer les
limites et frontières de l’action, d’autre part de rompre la temporalité linéaire de
644
Monastyrskij [2009f], p. 154.
645
Un refus de l’ontologie qui rapproche Monastyrskij de Wittgenstein dont il invoque parfois la phrase de
clôture du Tractus : « Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut
parler, il faut garder le silence. » Le langage, peut nommer, montrer la structure logique des faits en énonçant des
propositions, mais il n’existe pas selon le geste radical de Wittgenstein de métalangage à même de dire la forme
logique ou de l’expliquer, ou d’aller au-delà de celle-ci : « Une proposition peut seulement dire comment est une
chose, non ce qu’elle est. » Wittgenstein [1993], p. 31.
646
Monastyrskij et al. [2011b], p. 152.
265
647
Monastyrskij [2009f], p. 155.
266
bâtiments, espace urbain en général) et qui sont déterminés par des motivations
idéologiques.
Il s’agit donc d’une redécouverte d’un contexte camouflé sous les signes,
conséquence des orientations progressivement prises en direction de l’objet
(predmetnost’). Monastyrskij explique les liens contextuels entre ce champ concret
fortement sémiotisé en raison de sa teneur idéologique et l’œuvre relève d’éléments
comme la transformation du paysage urbain, de l’activité de construction par
opposition aux « liens politiques ou sociaux » 648 . Ces transformations constituent
toutes des variations possibles de contexte d’émergence des œuvres. Les
conceptualistes, selon Monastyrskij, ont eu plutôt un rapport libre à l’égard de ce
contexte, ce qui fait par ailleurs leur spécificité d’artistes non-engagés. Ils ont fait
varier le degré de perméabilité de leur œuvre par rapport à leur environnement, celle-ci
devenant parfois complètement transparente au champ d’exposition comme dans le cas
de la toile de Kabakov Examinée ! (Proverena !) (1981) qui reproduit tel quel la toile
d’un artiste soviétique officiel mettant en scène un épisode historique de l’histoire du
Parti.649 Le champ d’exposition peut devenir ainsi un inspirateur sacré, ressort secret
de certaines œuvres. Dans le cas de KD par exemple, les œuvres de la première
période seront le reflet des problèmes du complexe agricole soviétique 650 . Le
mimétisme qui préside entre les transformations de l’espace urbain et les changements
formels fait s’élargir considérablement le contexte d’examen des œuvres et reflètent le
changement de perspective qui va s’imposer progressivement, celui de faire dialoguer
les œuvres avec le contexte, d’engager le conceptualisme vers le contemporain. Ici, le
contexte motive les œuvres par un « effet esthétique puissant », trouvé dans la réalité
elle-même, assurant ce passage inversé de la réalité au langage.
Il est donc difficile de donner pour terminer une définition exacte de ce que
esthétique signifie de façon univoque, il faudrait plutôt dire qu’esthétique se dit de
plusieurs manières. On peut ainsi en dessiner quelques axes à la lumière de ce qui a été
648
Ibid., p. 156.
649
Ici le rapport au contexte est libre, puisque la copie permet une prise de distance, que l’original rendait
justement impossible, offrant un regard de côté sur l’historicisation fantasmée comme phénomène
esthétique : « L’atmosphère spéciale d’historicisme imprégnait, pénétrait tous les événements de cette période.
La fin des années 30 dans notre pays a tout élevé au rang d’historique, le petit, comme le grand. Tout était
« historique » : le premier tracteur, les premiers barrages, les premiers vols dans la stratosphère, les vols
transatlantiques, etc. Cet air « historique » est entièrement contenu dans ce tableau, lui conférant une humeur
historique, un pathos et une signficiation spéciaux. » Kabakov [2008a], p. 125.
650
Monastyrskij [2009], « Zemljannye raboty », p. 162-163.
267
vu. On peut tout d’abord dire qu’esthétique est une archi-catégorie qui surdétermine le
travail artistique comme recherche rigoureuse sur les structures aperceptives. Elle est
une archi-catégorie également parce qu’elle se trouve à l’origine de la prise de
conscience et de l’impulsion vers le contemporain puisqu’on a vu qu’elle permettait le
dialogue des cultures. D’autre part, esthétique comme adjectif signale le contexte
élargi de l’œuvre qui sans cesse retarde son achèvement, mais s’élève sur cet axe
paradigmatique décrit qui mène de l’essence au langage, c’est-à-dire aux constituants
de ce grand texte que sont les œuvres du conceptualisme. Si l’esthétique reconduit au
langage en définitive, il ne faut pour autant pas oublier l’anthropocentrisme qui a
dominé les premières actions et qui se perpétue par la suite malgré l’émergence de
l’objet comme on le verra par la suite. C’est au fond l’idée que nous voudrions
défendre, que les actions sont toujours réalisées au sein d’un espace aux dimensions
artistiques et existentielles, que seule l’esthétique comme discipline permet de créer et
d’ouvrir.
268
Ничего не будет
Будет ничего
Vsevolod Nekrasov
John Cage
Les voies du silence, l’expérience de la vacuité, l’éveil instantané, toutes ces voies
immanentes propres au bouddhisme zen ont joué un rôle central dans les pratiques
artistiques du groupe KD, cela tout au long du premier volume (1976-1980) pour
disparaître progressivement dès le début des années 80. C’est surtout à travers Nikolaj
Panitkov et Monastyrskij que vont être exploités les termes empruntés au zen.
Panitkov se souvient que plus qu’une pratique spirituelle en tant que telle ou une
recherche philologique, les artistes cherchaient une traduction des concepts tirés du
bouddhisme dans leur pratique artistique réelle, dans leur contexte.651 Le zen est ainsi
utilisé comme une méthode esthétique un instrument de recherche qui trouve sa place
dans le projet d’autonomisation du discours esthétique. A la fois une philosophie, une
métaphysique, une pratique spirituelle, une célébration de l’expérience à partir d’une
perception renouvelée par le détachement de la réalité, le zen aura exercé une profonde
651
« Nous ne nous sommes jamais laissé aller à des spéculations sur des mots exotiques, des concepts. Nous
avons essayé de les transférer dans un langage qui nous soit compréhensible. » Panitkov [2009], p. 548. Il
compare encore dans son entretien la tradition orientale à une intrigue, qui répond à un désir de percer l’inconnu
et l’interdit.
269
influence sur les travaux du groupe. Par sa capacité à faire de tout art une possible
expérience spirituelle, le zen a permis aux conceptualiste de transgresser les frontières
de disciplines afin d’inventer PZG comme genre. Le zen passe non pas par les cadres
stricts de l’art traditionnel (calligraphie, peinture, arts martiaux), mais en quelque sorte
dans un « hors-champ » artistique et soviétique. Peu de textes sont à l’évidence
disponibles en Union soviétique, mais les études orientales ont connu un destin
précoce, dès le début du 19ème siècle, et la présence du bouddhisme en Russie date du
17ème siècle652. Le zen fait l’objet d’une première étude importante en Union soviétique
à travers la thèse du philologue Grigorij Pomeranc en 1968 consacrée en grande partie
au bouddhisme zen qui ne sera pas soutenue mais dont quelques copies circuleront en
samizdat. D’autre part, le livre de Evgenija Zavadskaja L’Orient en Occident (Vostok
na Zapade) qui raconte l’arrivée du zen en Occident et son influence sur le monde
artistique sera lu par de nombreux artistes de l’époque, dont Monastyrskij, Nikita
Alekseev et Georgij Kizeval’ter653. Monastyrskij situe l’émergence de son intérêt pour
le zen et le bouddhisme en général en 1972, avant les premières actions et mentionne
comme source le livre de Šerbatskoj, spécialiste du bouddhisme indien654 ainsi que
« La Flûte de fer » une anthologie de 100 kô-ans commentés par Nyogen Senzaki.655
L’intérêt pour le bouddhisme zen survient chez Monastyrskij en tous les cas avant sa
découverte des travaux de John Cage, par l’intermédiaire du pianiste Alexej Ljubimov,
qui lui fait découvrir également la musique de Cage. La compréhension de
l’importance du zen pour le développement de l’art en Occident se fait également par
la lecture de journaux américains comme Artforum et Art in America. Avec le zen se
manifeste un intérêt pour l’Orient au sens plus large et la littérature chinoise en
particulier656. Ce sont surtout les premiers objets-action de Monastyrskij (1975) et les
premières actions (1976) qui sont le plus marqués par l’influence du zen.
652
Savelli [2014].
653
Solomon [2013], p. 145. Entretien avec Kizeval’ter septembre 2013.
654
Šerbatskoj insiste notamment dans ses travaux sur les parallèles entre le système kantien d’aperception et les
tendances idéalistes de la philosophie indienne, dressant un pont entre les systèmes logiques bouddhistes anciens
et la philosophie critique occidentale. Un parallèle qui n’aura certainement pas laissé indifférent Monastyrskij.
Šerbatskoj [1988].
655
Mail Monastyrskij 2015.
656
Monastyrskij mentionne entre autre les quatre grands romans chinois. Un texte des années 90 reprend dans
son titre le roman Au Bord de l’eau, et assimile les participants du conceptualisme aux 108 bandits du récit.
Monastyrskij [1993].
270
Cette influence zen se reflète surtout dans le premier appareil conceptuel mis en
place par Monastyrskij au cours des premières séries d’action sous le nom d’action
vide, de conscience, de théorie de l’attente, de vacuité, etc. cela afin de préserver
l’expérience plutôt qu’une théorie élaborée à partir d’une position extérieure qui
rendrait compte du contenu de celle-ci. D’autre part, les références directes se trouvent
dans un texte de Nikita Alekseev dans le premier Volume ainsi que dans des entretiens
plus tardifs donnés par Monastyrskij (à Robert Storr, Sabine Hänsgen) ou encore dans
les Mémoires et les témoignages rassemblés par un de ses membres fondateurs,
Georges Kizeval’ter657. Si la sacralisation de l’instant et de l’immédiateté est au centre
du zen, le projet de KD et la peur de le voir disparaître pousseront les artistes à figer
les actions dans une archive. En activant le déploiement du discours et de l’archive, le
groupe contrevient ainsi à ce caractère éphémère, impermanent de la réalité et va
abandonner cette influence zen.
Monastyrskij a défini le langage de description des actions comme structural et
métaphysique, deux adjectifs qui sont de bons marqueurs des thématiques zen, telles
qu’elles sont traitées dans le projet esthétique de Monastyrskij. Structural désigne ici
l’objet privilégié des actions que constituent les structures abstraites, et la dimension
imperceptible, invisible des éléments mis en scène dans l’action. Comme on l’a vu
plus haut, il s’agit de créer un cadre pour les actions dépouillé et austère afin de
susciter surprise et étonnement chez le spectateur, privé de vision. Le champ enneigé
est ici un espace idéal de projection et de fantasmes, un espace psychique658 et les
structures servent d’instrument de dévoilement du rien, d’une vacuité659. La dimension
métaphysique désigne essentiellement une expérience mentale, intérieure dont l’objet
de méditation est justement ces structures abstraites qui constituent le déclencheur. Les
actions, tout comme le zen ne visent pas un dehors idéal mais une instantanéité, sorte
de pure conscience de soi, c’est pourquoi, elles sont toujours immanentes.
Monastyrskij a également parlé des actions comme voyage du côté du Rien, insistant
657
Kizeval’ter [2010], Alekseev [2011], Panitkov [2009].
658
Monastyrskij va considérablement développer le fil psychanalytique par la suite en surdéterminant le
caractère fantasmatique de l’espace « en marge ». Mais cette interprétation est faite à posteriori et sous
l’influence des nouvelles inflexions théoriques alors en vogue à la fin des années 80 (la critique de la
psychanalyse par Deleuze et Guattari notamment). A l’origine on parle plutôt dans une orientation clairement
zen non pas de sujet mais de conscience et de psychologie de la perception.
659
John Cage fait écho à cette idée que la structure révèle et repose en définitive sur la vacuité: « Il nous faut
vraiment une structure, afin de pouvoir voir que nous ne sommes nulle part. » Cage [2012]
271
ici sur la volonté de réduire le désir d’interprétation. Mais afin de réaliser cette
curieuse expérience, il est nécessaire de dépasser non seulement l’intellect, mais aussi
toute récupération de l’expérience par la semiosis, par la représentation ou
l’interprétation, Monastyrskij se propose ainsi dans les premières actions de « simuler
l’absence de langage »660. C’est précisément cet effort de réduction qui assure le lien
avec les pratiques zen, cœur métaphysique de ces premières actions. Ajoutons ici qu’il
n’existe pas de séparation entre l’expérience des actions et le discours possible de
description de celles-ci.661 Il y a un lien fort comme on l’a vu, induit par la polysémie
qu’englobe le terme de métaphysique avec l’idée d’un éloignement du centre et d’un
rapprochement avec les marges. Ainsi, c’est tout le dispositif initial des activités du
groupe qui est construit autour de cette notion d’expérience métaphysique de la
périphérie, qui devient l’expérience métaphysique par excellence. Mais l’expérience
métaphysique distingue aussi pour Monastyrskij l’espace soviétique non-officiel de
celui d’Occident (tel que Monastyrskij se l’imagine puisqu’à l’époque il ne s’y est pas
rendu) soumis à un contrôle technique qui conjure la mort, a mis la métaphysique entre
parenthèses. Les problématiques métaphysiques se voient ainsi réduites en Occident à
leur dimension esthétique. Monastyrskij réagit dans une lettre à une remarque de son
ami Tupitsyn à propos du caractère «provincial» de l’intérêt pour le sacré et le spirituel
vu depuis la perspective américaine. Monastyrskij piqué au vif donne sa vision des
choses :
Le public occidental et son intelligentsia de masse ingurgitant entre la bière et le whisky des textes zen
et soufis sur des couvertures publicitaires, est déjà disposé à ce que le bien nommé progrès technico-
scientifique leur fournisse une mort sans douleur, et en raison de cette existence sans douleur toute la
métaphysique est mise confortablement entre parenthèses, et tout ce qui touche sérieusement à ces
choses est perçu comme esthétique.662
660
Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 240. Cette disparition du langage au profit de l’expérience est critiquée par
Nekrasov suite à une remarque de Monastyrskij au début des années 80 sur la fin du discours (les archives et les
volumes de matériel d’actions n’existaient pas encore). Nekrasov insiste sur ce paradoxe que si KD prétend se
passer de discours, il agit pourtant toujours dans un cadre et un contexte de discours (ses catégories esthétiques y
appartiennent déjà). Le discours ne se réduit pas au verbal selon lui, mais englobe un contexte, une culture, un
quotidien, etc. Le discours produit autant des mots que des actions. Nekrasov [1996], p. 284.
661
Monastyrskij [2010c], p. 111.
662
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 86.
272
663
Tupitsyna [1992].
664
C’est le cas notamment de Panitkov, qui retrouve avec le bouddhisme un rapport à un corpus de texte qui le
laissait insatisfait dans l’orthodoxie où, selon lui il n’y a pas de théologie véritable. Panitkov [2009], p. 546.
273
La transfiguration de l’acte banal de boire du thé en art sublime n’est pas la transformation d’un objet
ou d’un événement dans un monde éthéré de choses transcendantales, un monde de l’art particulier fait
de théologie sacrée, défini par sa distance métaphysique avec le monde réel – tout comme le Dieu
judéo-chrétien est situé à part et au-dessus de ses créations terrestres. Au contraire, le concept zen de
l’art comme transfiguration désigne la possibilité d’imprégner des objets et des événements ordinaires
d’un sens et d’une valeur plus intenses au moyen d’une attention, d’un souci et d’une intériorisation
plus élevée.665
C’est surtout l’absence de langage qui a conduit le groupe à privilégier en premier lieu
le plan ordinaire, plan par excellence de l’absence du symbolique et lieu justement de
cette intensification de l’attention. Cette idée vient confirmer l’importance des récits
des spectateurs participants, comme témoignage de ce regard nouveau porté sur les
choses suite à leur participation aux actions. Nous aimerions ici nous placer dans les
pas de Shusterman, qui donne une définition de l’art comme dramatisation666 qui
semble s’appliquer particulièrement bien aux rapports que KD entretient avec le zen.
L’art par son cadre formel intensifie les expériences en réconciliant l’art et la vie, sans
665
Shusterman [2013], p. 44.
666
« Cependant, comprendre l’art comme dramatisation aide à comprendre comment il construit tout à la fois sur
la vie et s’en sépare par son cadre formel pour intensifier et l’expérience de l’art et l’expérience de la vie. » Ibid.,
p, 71.
274
toutefois les faire fusionner indistinctement comme dans le projet utopique des avant-
gardes. L’idée de Shusterman s’articule ainsi bien avec les réserves du conceptualisme
face à certaines dérive absolutistes et fusionnels qui font parfois perdre de vue ce qui
fait que l’art est et non de définir ce que l’art est dans une perspective ontologique. Ces
éléments dramatiques de la composition du cadre formel dans le cas de KD, sont à lire
dans leur lien avec le zen en particulier, mais également avec la rupture qu’ils
entreprennent avec le langage artistique qui les précède. La transfiguration est ainsi
faite non pas sur le plan vertical de la toile mais celui immanent du rapport entre
perception et nature. L’épuration du cadre formel va permettre justement une
dramatisation exemplaire de ce que peut une expérience esthétique lorsqu’elle déjoue
les attentes perceptives en s’articulant à la vie quotidienne ou à la nature.
Dans un article consacré à Monastyrskij le philosophe Vadim Rudnev explique
justement l’intérêt pour la philosophie orientale dans les années 70 comme une
possibilité de pallier à l’absence de tradition philosophique, mais également une
pratique qui correspondait à l’éthos anti-dissidence du conceptualisme. Éviter la
confrontation sociale directe avec le discours idéologique au profit d’une
accommodation, acceptation (prisposoblenie) trouve écho dans la terminologie
bouddhiste. Les artistes se sont donc constitués un Orient imaginaire. La philosophie
zen et la pratique du conceptualisme ont cela de commun, encore selon Vadim
Rudnev, qu’elles aspirent à modifier l’état de conscience, à vivre une expérience de
folie667, de dessaisissement d’un soi. Cette hypothèse peut être corroborée par le désir
également fort de conjurer une certaine métaphysique soviétique (« logocentrique »,
littérarocentrée) saturée de textes qui sont venus se substituer à l’individualité. Il y a
donc dès le départ, un enjeu déterminant dans l’espace mental, l’espace de la
conscience, lieu d’encombrement qu’il s’agit de libérer. Encore une fois, il ne s’agit
pas ici de fronts politiques, mais de restaurer une expérience existentielle, de libérer
une affirmation de la vie. C’est vers cette couleur existentielle que tendent les acquis
du zen dans les premières actions. Mais ces pratiques spirituelles ont toutefois
certaines limites et Monastyrskij lui-même aura cultivé une ambiguïté dans son rapport
avec la métaphysique et la vie spirituelle, puisqu’il a consacré un roman entier à
l’échec d’une expérience spirituelle, annonçant ainsi la fin de celles-ci.
667
Rudnev [2002].
275
668
« Je ne vois pas beaucoup de différences, malgré tout, entre le Sermon de la Fleur de Bouddha – c’est-à-dire :
un sermon silencieux – et ma pièce silencieuse. » Cage, [2014], p. 53.
669
Kostelanetz [2000], p. 77.
670
Gann [2014], p. 120.
671
On trouve ici cette disposition à l’acceptation passive des faits comme un élément résonnant avec la pensée
du Tractatus, tout ce qui subsiste hors des faits n’est pas du ressort de la pensée : « 1.1. Le monde est la totalité
des faits et non des choses » ; « 1.12. Car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, mais aussi ce qui n’a pas
lieu. » ; Wittgenstein [1993], p. 33.
276
672
A ce sujet, voir Cage [2014] : « C’est encore quelque chose d’oriental, l’effacement de soi. Je veux dire,
encore et encore, presque partout, je peux trouver une correspondance entre Duchamp et l’Orient. » p. 94.
673
Dans une lettre de 1981 à Tupitsyn, il critique un conceptualisme scolaire qu’il observe autour de lui : « j’ai
reproché une fois aux Gerlovin d’être scolaire, de s’adonner à une mauvaise académisation des pensées et des
positions nouvelles reflétées par Duchamp, Cage ou d’autres artistes semblables. Pour ces artistes, l’œuvre
n’était de loin pas le plus important mais seulement un prétexte pour quelque chose de plus inattendu. »
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 122.
674
Monastyrskij [2010c], p. 113. Monastyrskij parle d’ailleurs de Duchamp comme d’un geroj byta, suivent les
noms de Kabakov et du groupe Oberiu. Tous ont mis au centre de leur travail la vie quotidienne, réduisant les
éléments artistiques au profit des éléments concrets. Monastyrskij [1998], p. 470.
675
Monastyrskij aurait probablement fait sienne la phrase de Cage : « L’art a brouillé la différence entre l’art et
la vie. Laissons maintenant la vie brouiller la différence entre la vie et l’art. » citation empruntée à Gann [2014],
p. 82.
277
tout, vide de tout à un point tel que j’ai parlé d’anesthésie complète. »676 De la même
manière, l’expérience de la vacuité, telle qu’elle se réalise dans les actions, se fait en
vue d’une libération plus que d’une anesthésie mais en détournant effectivement
l’espace naturel de ses fonctions initiales pour en faire le lieu d’une expérience
esthétique et existentielle nouvelle. Ainsi, l’espace naturel à la lisière de la forêt aux
propriétés méditatives qui constitue le fond des actions, est devenu en se confondant
avec la conscience vide un espace de méditation sur le rien. Ce rien est aussi fortement
présent chez Cage, puisqu’il est l’origine à laquelle toutes les choses doivent leur
existence: « Aucune chose dans la vie ne demande un symbole car elle est clairement
ce qu’elle est : une manifestation visible d’un rien invisible. »677 Le rien, reflété dans le
champ enneigé n’est autre qu’un procédé permettant la l’apaisement de la conscience
des spectateurs-participants. D’autre part, en tant que métaphore de la vacuité du
monde il est également un objet de méditation pour le spectateur et le participant, un
moment d’épochè qui pourrait être le modèle de pureté de cette expérience hors-
champ. C’est ce double aspect de la vacuité que nous voudrions décortiquer ici, à la
fois procédé et objet de méditation. Cette réduction quasi phénoménologique,
manifeste chez Monastyrskij son goût pour l’énigme propre au zen comme style
mental678, en particulier les kô-ans679. Les actions de Monastyrskij, tout comme la
musique ou les silences de Cage, en marginalisant la présence de l’ego, en créant des
structures parsemées de vides, des structures souples, libèrent ainsi la conscience des
spectateurs pour les amener vers un changement de la pensée, vers l’expérience d’une
transformation de leur disposition680. Nous insistons sur le fait que si l’expérience est
réalisée dans un cadre conçu et délimité de manière strict et formel, il ne repose en
dernier instance que sur l’expérience singulière des spectateurs et la communauté
d’accords qu’elle engendre entre eux.
676
citation d’un entretien entre Duchamp et Pierre Neyens et empruntée à la biographie de Marcadé : Marcadé,
[2007], p. 143.
677
Cage, [2012], p. 147.
678
Monastyrskij [2010c], p. 111.
679
Les kô-an sont une série d’enseignements donnés par les maîtres du zen et présentés sous des formes
minimales de questions ou de réponses (il en existe environ 1700). Ceux-ci, à la forme déroutante, illogique, ont
pour but de déjouer l’intellect du non-initié et de lui faire entrevoir l’état de conscience et d’éveil dont ces
paroles vivantes sont l’expression.
680
A ce propos Cage dit : « Je dirais que la fonction de la musique est de changer la conscience pour qu’elle
s’ouvre à l’expérience, qui est forcément intéressante. » ; Kostelanetz, [2000], p. 78.
278
L’expérience de la vacuité
John Cage
Dans ses mémoires, Nikita Alekseev, membre fondateur du groupe, souligne le rôle
essentiel qu’ont joué l’intérêt pour les pratiques mystiques conduisant à une
transformation des états de conscience, en particulier le bouddhisme zen dont la
lecture en samizdat était importante au début des années 70.681 Le bouddhisme zen,
tout comme la philosophie wittgensteinienne par ailleurs682, vise la non-pensée, le non-
sens, le vide de la conscience plutôt que son remplissement par le sens, mais plus
encore le zen s’articule autour de deux grands axes qui ont laissé une marque durable
sur le travail de KD : une insistance sur l’activité quotidienne (l’action) qui laisse de
côté les hauteurs d’un certain « quiétisme » et un accès à la connaissance par des voies
intuitives, immédiates (ce que la tradition zen intitule le satori). Ces deux éléments ont
influencé à la fois le style de KD mais aussi le mode opératoire des actions (les récits
des participants témoignent en premier lieu de cette empreinte). Au cœur de ces deux
axes, émerge l’expérience de la vacuité, dont le dispositif des actions, comme un
gigantesque kô-an a pour objectif de reproduire. Avec l’introduction de cette nouvelle
dimension expérientielle de l’activité artistique, les œuvres ne sont plus seulement
confinées aux contraintes spatiales étroites de l’atelier et peuvent désormais éclore à
l’air libre. En faisant sortir les concepts, hérités de la période précédente, des pages des
Albums et des séminaires privés, Monastyrskij et son groupe ont cherché dans un
premier temps à conjurer l’abondante glose métaphysique afin de la transformer en un
silence méditatif, celui de l’espace intérieur. Culminant avec la réduction des anciens
symboles (transformation de la page blanche en vaste champ enneigé, liquidation des
objets), les acquis d’une telle découverte conduisent ainsi la métaphysique
anciennement vécue comme une déification de l’homme à une métaphysique négative,
immanente, plus soucieuse de consolider le minimalisme des formes en vue d’une
681
Alekseev, [2008], p. 118.
682
Wittgenstein [2004], p. 86 : « Les résultats de la philosophie consistent dans la découverte d’un quelconque
simple non-sens, et dans les bosses que l’entendement s’est faites en se cognant contre les limites du langage. Ce
sont ces bosses qui nous font reconnaître la valeur de cette découverte. » On notera ici l’aspect non-résultatif qui
illustre bien un principe essentiel du zen.
279
réconciliation avec le monde extérieur tel qu’il se présente, ou encore d’explorer les
domaines délimités de la conscience et du langage.
Avec la pratique de la vacuité et le silence qu’elle convoque, nous conduit à
introduire la démarche théorique de Monastyrskij comme celle d’une antiphilosophie
ou de thérapie de la philosophie afin de reprendre une idée wittgensteinienne. A ce
sujet Frédéric Nef, dans un ouvrage solide sur les implications logiques et
métaphysiques de la vacuité en rendait compte ainsi : « […] les adhérents à cette secte
montrent très souvent qu’ils sont des anti-philosophes (en particulier avec leurs coups
de bâton). Être philosophe, c’est se moquer de la philosophie, mais se moquer de la
philosophie n’est pas forcément d’un philosophe. »683 Même si la formule n’est pas
éloquente, elle rend bien l’idée que nous souhaiterions ici souligner. L’héritage zen
contribue, chez Monastyrskij, surtout, à faire perdurer une certaine ambivalence par
rapport à la philosophie, la métaphysique en particulier, puisque l’on retrouve une
aspiration « existentielle » importante, celle visant à s’affranchir des grands
idéologèmes pour libérer de l’espace intérieur. Dans le même temps, cette même
influence zen permet de liquider et de conjurer le danger du retour à la verticalité du
sens (la vérité vient d’en haut) ou des exigences du symbole. Ainsi il serait bon de se
demander s’il n’y aurait pas quelque chose de contradictoire à associer un mouvement
artistique comme l’art conceptuel si soucieux d’une investigation philosophique et
conceptuelle et tout entier arrimé au langage comme médiation obligatoire à une
pratique artistique comme celle de KD qui conjure l’idée et le concept en vue de
retrouver une perception directe des choses684 ? En effet, le constat est fondé, le zen a
permis aux artistes, par le biais d’une expérience à ne voir dans les concepts et les
catégories qu’une étiquette conventionnelle posée sur une réalité insubstantielle, mais
a également laissé espérer l’idée d’un éveil de la conscience hors des concepts et du
langage, contredisant ainsi dans un premier temps l’idée dominante dans l’art
conceptuel anglo-saxon d’un tout-langage685.
683
Nef, [2011], p. 228.
684
« […] il est facile de manquer ce qui est à coup sûr la qualité la plus importante des arts zens, à savoir leur
capacité à débloquer nos pouvoirs de perception directe. Puisque le zen enseigne que les catégories et l’analyse
systématique empêchent la compréhension réelle du monde extérieur (ou intérieur), beaucoup d’arts zen sont
spécifiquement conçus pour éveiller notre capacité latente à percevoir directement […] » Hoover [1989], p. XVI
ou encore chez Suzuki : « De même que la nature a horreur du vide, de même le Zen a horreur de tout ce qui
peut se présenter entre le fait et nous-mêmes. » Suzuki [2003], p. 18.
685
Bobrinskaja montre bien que les artistes conceptuels font face à un paradoxe puisque leur travail repose à la
fois sur le langage et sur un geste destiné à en neutraliser le pouvoir discriminant, voire dans certains cas à le
280
Nous utilisons ici le terme de vacuité et non celui de vide (plus général et
indéterminé686), afin de bien marquer la radicalité du geste théorique et surtout sa
proximité avec les grands axes du bouddhisme zen. La vacuité ne dénote pas un vide
au sens de néant ou non-être, tel qu’il peut se trouver dans la cosmologie présocratique
par exemple, mais plutôt l’objet d’une expérience (mystique ou non) instaurant un
nouveau rapport de l’homme au monde, une nouvelle attention qualitative de l’esprit.
Cette expérience, portée par une métaphysique négative a pour centre l’impermanence
des choses et par conséquent leur perte de substance, dont le champ enneigé
métaphorise la réalité. Les phénomènes imperceptibles qui se produisent sur le champ
enneigé, produisent cette expérience de la vacuité, que les actions auront pour
ambition de réaliser, de reproduire avec la participation des spectateurs. Une
différence marquante subsiste donc par rapport aux précédentes tentatives de
constituer une métaphysique du blanc, de la lumière, puisque ce sont désormais des
voies plus immanentes, plus contextuelles, qui seront mises en avant. Le
conceptualisme, par le biais de Monastyrskij se transforme ainsi en un laboratoire de
recherche esthétique, dont le zen constitue un axe important. La première période on
l’a vu est marquée par de rares écrits, les en ont été tracées tout à la fin. Le premier
écrit théorique important est la Préface aux actions du premier volume écrite par
Monastyrskij en 1980 et qui synthétise les éléments discutés et ébauchés en groupe au
début de leurs activités. Les grands axes de la pensée zen y apparaissent ainsi de
manière explicite sans pour autant qu’il y ait de référence directe à des ouvrages. Les
idées zen étaient dans l’air du temps et les principes réductionnistes et minimalistes
qui ont présidé aux premières actions impliquent justement de s’affranchir d’un
outillage théorique trop rationnel qui entraverait l’accueil de cette expérience.
Dans le bouddhisme zen, le concept de vacuité687 (sunyâtâ, en sanscrit sunya
signifie le vide) est central et tire son origine du courant mahayaniste né en Inde. La
vacuité ne désigne pas un concept mais une expérience, celle de la prise de conscience
de l’absence de fondement du sujet (Nef parle d’inipséité) et de l’inconsistance des
dépasser. Il s’agit précisément de ce type de paradoxe à l’œuvre dans le travail de Monastyrskij. voir Bobrinskaja
[1994], p. 5.
686
Frédéric Nef définit la vacuité comme absence radicale de toute chose afin de marquer son opposition par
rapport au terme plus relatif et général de vide. Les traductions françaises de textes bouddhiques privilégient
également le terme de vacuité. Nef [2011], p. 28.
687
Sur le concept de vacuité dans le bouddhisme zen, voir Lilian Siburn [1989].
281
Elle (la vacuité) signifie qu’il n’existe aucune substance existant ainsi par « elle »-même : le monde est
un tissu complexe de phénomènes sans base fixe, fluctuants et interdépendants […] La vacuité est donc
une qualité adjectivale des dharma et non une substance qui les compose. Ce n’est ni une chose ni le
néant ; elle exprime plutôt l’impossibilité pour la réalité d’être ultimement cernée par des concepts.690
On trouve ici dans cette réfutation de l’ontologie brahmanique une image assez fidèle
de la réfutation esthétique du symbolisme et des grandes lignes de la métaphysique
« sauvage » par Monastyrskij. L’outil rhétorique et esthétique largement utilisé dans le
bouddhisme zen dès ses origines fonctionne comme une réfutation. Il ne s’agit pas
pour Monastyrskij de préserver un héritage doctrinal (celui du Bouddha à l’époque de
Nâgârjuna) mais de libérer le discours artistique de sa suturation aux vérités de
l’expérience spirituelle venues d’en haut qui prédominait auparavant.
Mais cette libération, souvent exercée au moyen de l’ironie ou du raisonnement
par l’absurde s’est faite sur le sol d’une expérience commune à la génération
précédente (celle de Nekrasov et Kabakov), celle du mensonge. Les conceptualistes
ont fait l’expérience très tôt par le biais des signes du discours idéologique de
l’inconsistance de la réalité soviétique. Les signes formant le tissu de la réalité
possèdent une tendance intrinsèque à l’évidement691. Les deux termes sont pourtant à
distinguer, en effet rien de commun entre la vacuité (sunyâtâ) et le vide de
l’expérience soviétique qui lui est relatif. Le vide correspond ici à une absence
générale de quelque chose à quoi l’on se serait attendu692, alors que la vacuité est en
quelque sorte omniprésente, elle ne désigne aucun manque mais apparaît comme un
vide producteur, un procédé de révélation. Cette thématique du vide fait écho aux
préoccupations de Kabakov avec sa métaphore du trou, qui désigne l’inconsistance de
688
Nef, [2011], p. 84. Citation tirée du Soutra du dévoilement du sens profond.
689
Vivenza [2009].
690
Harvey [1993], p. 145-146.
691
Monastyrskij, Hänsgen [2009a], p. 15.
692
Nef, [2011], p. 28.
282
la réalité soviétique ayant fait le vide autour d’elle693. Le sentiment fort de disparition
progressive du monde, d’inéluctable oubli constitue un terrain favorable pour une
expérience du vide qui permette de surmonter la peur de disparaître dans le trou noir
de cette réalité soviétique. Ainsi ce sont précisément les conditions de vie soviétiques
qui rendent une certaine expérience de la vacuité possible et marquent d’entrée
l’ambiguïté de la relation des artistes avec le réalisme socialiste, espace
paradoxalement favorable à une expérience mystique source d’inspiration artistique.
Si effectivement, la prolifération d’un appareil textuel de plus en plus auto-
référentiel aura marqué la transformation du groupe par la suite, pouvant suggérer une
identification inconsciente avec le discours idéologique, les premières actions visent
elles la réduction des signes et le déplacement du terrain artistique du bavardage
idéologique vers le silence, d’où le minimalisme des formes. Une fois l’inconsistance
du monde des signes comprise, elle devient une surface malléable, à laquelle les
artistes ne vont pas chercher à s’opposer au profit de vérité plus profonde, mais dont
ils vont tirer profit pour la construction de leur appareil conceptuel. De la même
manière l’expérience faite de la vacuité dans le zen est radicale dans son relativisme et
ne dévoile pas de réalité plus profonde si ce n’est elle-même, favorisant un certain
détachement, voire une indifférence (dont la traduction politique est évidente). Ainsi le
choix d’articuler cette pratique spirituelle à la périphérie, à un espace privé de signes
est-il cohérent avec celle-ci. Il faut ainsi rappeler que pour le bouddhisme plus ancien,
en particulier le courant dit de la Voie du Milieu, l’expérience du vide n’a pas de
dehors et ne prétend pas saisir ou viser quelque chose, la vacuité absolue touche même
celle du nirvâna. L’identification avec le discours totalitaire ne s’est pas produite dans
la première période puisque l’ensemble des phénomènes constitués par les signes
véhiculés par la propagande sont tout de suite apparus aux yeux du groupe comme des
obstacles à la réalisation des actions. C’est pourquoi les artistes choisissent de quitter
les zones urbaines afin de retrouver des espaces dé-sémiotisés, plus favorables au
silence, d’où le minimalisme propre aux premières actions.
Le vide est parfois défini, par Suzuki notamment, comme un état de pauvreté, et
trouve son sens dans un esprit vidé de toute connaissance et de toute forme d’ego, prêt
à accueillir des expériences nouvelles. En terme phénoménologique, il faut mentionner
693
Les termes sont : trou dans le globe terrestre, secret cosmique, lieu de néant. Kabakov, Epstein [2010b], p.
161.
283
694
Depraz [2014], p. 19-20.
695
Nathalie Depraz parle de déclôturation de l’attention. Ibid., p. 106.
696
Monastyrskij [2011a], p. 10.
284
n’est approchable qu’avec prudence. John Blofeld rappelait ainsi dans un article
consacré à la sunyâtâ, vacuité bouddhique, les difficultés d’un enseignement et d’une
définition de celle-ci :
Pourtant je n’ai jamais entendu aucun de mes maîtres prétendre définir la vacuité. Ils sont beaucoup plus
soucieux de fournir des méthodes grâce auxquelles tout disciple peut, s’il a suffisamment de zèle, la
découvrir lui-même, en franchissant les bornes étroites de la logique, ses enchaînements de concepts et
son dualisme, pour pénétrer dans le domaine illimité de l’expérience pure.697
Elle se traduit simplement par « vacuité », mais possède un tout autre sens et en premier lieu celui de
distanciation de ses fantaisies/caprices propres et des fantasmes inspirés par le corps collectif. Sunyâtâ
est une méthode de perception, mais une méthode non pas de destruction mais d’éloignement et de
distanciation par rapport à tout ce qui a lieu: tout ce qui se produit, se produit en même temps dans la
conscience, c’est pourquoi les « événements » ne sont pas authentiques à ce qui est en effet. C’est que
dans la conscience tous les « événements » émergent en même temps que l’interprétation, mais
l’interprétation repose sur tel ou tel paradigme, c’est-à-dire un automatisme psychique. Sunyâtâ c’est
une certaine conviction dans le fait que rien ne se passe y compris que rien ne se passe en réalité. A
travers la Sunyâtâ se produit un « non-événement », mais il est est impossible de déterminer
d’interpréter ce qu’est un « non-événement ». Il y a certains embranchements, une certaine neige, du
vent, mais tout cela se trouve dans le domaine du « non-événement », du non-engendré, c’est à dire
qu’il se trouve dans sa « ceciité», dans la possibilité d’être désigné autrement, sans qu’aucune « autre
dénomination» ne se produise.698
697
Blofeld [1989], p. 202.
698
Monastyrskij, Hänsgen [2009a], p. 15.
285
d’attente mais d’étendre les frontières de l’œuvre à celle d’expérience, rendant ainsi
l’art indistinguable d’une expérience ordinaire, quotidienne, on peut parler ici pour
reprendre les propos de Fried sur le minimalisme d’art littéraliste. D’autre part, celle-
ci est définie comme une méthode de perception, un procédé plutôt qu’un concept en
tant que tel, révélant ainsi combien il était important pour Monastyrskij dans la
première période d’échapper aux pièges discursifs des catégories et concepts
philosophiques. Celle-ci permet de rompre en définitive avec certains automatismes
psychiques mais surtout avec le temps discriminant de l’interprétation. Ce qui rompt
clairement avec ce que Monastyrskij développer plus tard dans les « perspectives de
l’espace discursif » où les actions sont soumises à l’interprétation libre des spectateurs
et plus généralement avec l’émergence du discours factographique, redoublement des
actions par une glose « postmoderne ». Ici, au contraire, l’expérience vise à supprimer
la temporalité successive événement-interprétation en invitant les participants à une
autre expérience du temps, celle qui épouse le processus de l’action (ce que l’on peut
mettre sous l’idée de théorie de l’attente). Monastyrskij nomme ce moment d’attente
produit par la vacuité, ce qui ne se produit pas. Cette absence d’événements et ce
relativisme ne conduirait-il pas à une impasse, rapprochant ainsi cette passivité d’un
nihilisme ?
Les théoriciens de la vacuité explique Nef dans son ouvrage, ont cherché
justement à éviter que l’on assimile la vacuité à un simple nihilisme (si rien n’existe,
alors tout est permis). La vacuité au contraire, en visant ce qui ne se produit pas laisse
toute chose à sa place, comme l’exprime bien la citation de Monastyrskij. Il n’y a ainsi
pas une réalité qui disparaîtrait au profit du néant mais simplement la constatation
calme de « la non-essence de toute chose »699. Devant l’impermanence du réel (les
phénomènes sont toujours dépendant, produit par une chaîne causale), ne reste que la
liberté de la ceciité700. La notion ici de ceciité signale la prédominance d’un esprit
d’acceptation plutôt que de contrôle. On retrouve cela dans le travail musical de Cage
notamment où les phénomènes sonores sont traités de manière égale quel que soit leur
nature ou mode de production, la distinction entre bruit et son disparaît. Dans les
actions, la distinction entre élément artistique et quotidien tend aussi à s’amenuiser en
raison à la fois de l’élargissement du cadre et du caractère élémentaire des gestes
699
Nef [2010], p. 206.
700
Le terme est introduit par Frédéric Nef. Ibid., p. 208
286
701
Barthes [2015], p. 175-6.
287
702
Steiner [2008], p. 111.
703
Le rapprochement Dasein et non-ego est fait par Fabrice Midal. Tout ego n’est qu’une construction a
posteriori qui occulte l’ouverture du Dasein comme être au monde. « La pensée du Dasein est une pensée du
non-moi en ceci que toute compréhension de l’être humain à partir du moi le considère comme un étant que des
288
catégories permettraient de connaître. Or pour l’être humain, son être n’est jamais un objet qu’il peut saisir. Il a,
en toute rigueur, à l’être. Midal [2012], p. 43.
704
Pierre Hadot propose une interprétation de la genèse du terme mystique dans le Tractatus : « Ce que
Wittgenstein dit de la mystique correspond en effet à ce que dit Schopenauer de la connaissance qui s’affranchit
du service de la volonté et de l’individualité. » ; Hadot [2004], p. 15.
705
Danto [1996], p. 188.
706
Un exemple fameux de kô-an : « Quel est le son d’une main qui applaudit ? » Impasse logique visant à
dépasser le dualisme sujet-objet.
289
707
Buchloh [1999], p. 519.
290
Une expérience mystique est ainsi permise, non pas conformément au respect de la
lettre et de la doctrine ou sur le modèle des expériences précédentes (comme dans le
cas de la Lumière de Thabor), non en vue de rapprocher l’homme de Dieu ou de
l’élever dans la hiérarchie céleste, mais pour autant qu’elle modifie la conscience,
permettant un changement de point de vue; Monastyrskij parle souvent à ce propos
d’élargissement de la conscience. L’idée est d’atteindre un niveau de perception qui
permette de percevoir tautologiquement, on pourrait dire de percevoir en percevant,
afin d’éviter l’écueil d’un horizon interprétatif trop marqué qui viendrait contraindre la
conscience brouillant ainsi les cadres de l’expérience. Cette perception nouvelle est
permise précisément par les qualités propres au champ de démonstration, lieu
d’expression de cette perception tautologique en ce qu’il ne s’y passe rien. Voilà ce
que dit à ce propos Monastyrskij :
Ces propriétés et rapports (des zones du champ de démonstration), comme il nous semble, agissent sur
la formation de niveaux de perception, parmi lesquels peut être atteint l’expérience d’un événement qui
surviendrait surtout «à l’intérieur» de la conscience libérée, telle est l’objectif commun aux actions.
Dans un rapport constructif, le but consiste à ne pas sortir volontairement des cadres de perception
directe, dans lesquels se déploie le commencement pratiquement de chaque action.708
La préservation d’un cadre encourageant une perception directe est identique à celui
du programme zen. L’élargissement du cadre et du champ de démonstration coïncide
avec l’élargissement de la conscience, libérée des obstacles du mental (viser des
objets, interpréter, etc.). Dirigées essentiellement vers les changements d’état de
conscience, les actions fonctionnent comme un moyen de transformer, de sortir la
conscience de ses limites langagières, en particulier de la purger des formes
symboliques que Monastyrskij rejette. Les fonctions privilégiées de l’art comme
« création de symboles » (simvoltvorčeski) visant à raccorder les formes artistiques à
des formes originelles, archaïques ou spirituelles, ont ici été rejetées. La force des
actions, réside d’une part dans leur caractère éphémère (au contraire de la permanence
des symboles), mais aussi dans leur caractère processuel ; les actions sont en
mouvement et ne se fixent pas dans une forme définitive.
Si les activités du groupe sont assimilées dans le premier volume à des
pratiques spirituelles par Monastyrskij, c’est qu’elles visent une certaine intensification
708
Monastyrskij [2011a], p. 10.
291
Notre activité est une PRATIQUE SPIRITUELLE et non un art d’estrade ou de salon. Chacune de nos
actions est un RITUEL, dont la symbolique archétypale, grossière, primitive vise à créer un
environnement d’ACCORD UNANIME entre les participants. Nos symboles sont des invocations de
sacré comme les danses soufies (derviches) ou la « boxe dans le vide » chez les taoïstes ou la psalmodie
ou quelque chose de semblable.710
L’art identifié à une pratique spirituelle est soigneusement distingué de l’art de salon
qui cherche à plaire. Ce nouvel art vise à relier les participants en faisant appel à la
force du rituel comme établissement d'une harmonie. Dans la définition qu’il donne
des activités du groupe, les dimensions de plaisir ou d’agréable sont écartées, tout
comme dans l’esthétique kantienne où l’agréable est également rejeté, puisqu'il
signifie que « chacun a son goût particulier » et se rapporte à la sociabilité, alors que le
beau, lui, est universel711. Aux mondanités de salon sont substitués des éléments sacrés
à même de faire émerger un accord entre les participants, partageant désormais tous le
même plan. On note ici la dimension harmonique qui est affirmée et le dépassement de
l’intellect par l’élargissement de la conscience justement. Ici, les symboles sont encore
invoqués mais uniquement au titre de provocation du sacré, au titre de moyens et non
pour caractériser le contenu de l’action, qui est lui toujours utilisé comme un
instrument 712 au service de la création de cette perception directe. Le champ de
démonstration ne doit ainsi plus être simplement le cadre déterminé du déroulement de
l’action mais doit comprendre tous les éléments et relations qui agissent précisément
sur l’espace intérieur, sur la conscience. Et d’ailleurs pourquoi représenter ou exercer
une action, puisque comme on l’a vu la vacuité révèle un réel impermanent, d’où
709
C’est précisément ce que Cage a essayé de faire en refusant l’idée discriminante entre son et bruit, en
développant l’idée de sons non intentionnels établis par des procédés de hasard de plus en plus complexes. Il
s’explique ainsi à propos de ce virage qui touche à l’intériorité (celle-là même que Monastyrskij vise avec les
actions) : «Ce tournant psychologique mène au monde de la nature, dans lequel, graduellement ou subitement, on
voit que l’humain et la nature non-séparés, sont réunis dans ce monde : que rien n’a été perdu au moment où tout
a été abandonné. » Cage [2012], p. 9.
710
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 33.
711
Kant [2000], p. 190-191.
712
Monastyrskij [2011a], p. 10.
292
l’insistance sur les visées immédiates de l’expérience, permises par ce que le groupe a
introduit au titre de procédé de surprise.
On peut très certainement rapprocher cette réduction de la représentation à
laquelle engage le zen avec la disparition du visuel que l’on trouve dans l’art
conceptuel anglo-saxon dans les années 60-70 (Lippard parle de dématérialisation).
L’absence d’images, comme le dit Kosuth, « laisse le champ libre à la tautologie »713.
Dans sa série de tableaux de 1967 Art as Idea as Idea, Kosuth a fait disparaître tout
élément visuel en ne faisant que reproduire par agrandissement photographique une
définition du dictionnaire [FIG.16]. Sur la « pseudo » toile est reproduite sur un fond
gris avec une écriture blanche la définition du mot « définition », ultime tautologie à
laquelle l’art serait réduit, se donner à lui-même sa propre définition. Privé de moyen
d’expression, reproductible en série, le tableau n’est, selon Kosuth, qu’un modèle
possible, une « approximation visuelle d’un art objet particulier que j’ai à l’esprit »714.
En ce sens, le tableau de Kosuth, offre comme ouverture possible sur le regardeur de
participer à la dialectique interne et externe du modèle avec son image et ses
commentateurs possibles. C’est l’idée qui est ici visualisée et non les formes 715. Le
philosophe Mikhaïl Epstein voit justement dans la pratique du conceptualisme russe
une philosophie qui aurait renoncé à l’expression d’une pensée sous des formes
linguistiques au profit d’une « visualisation de concepts »716. Il s’agit ici bien de ce que
Monastyrskij avait évoqué avec l’idée d’une poétique de la philosophie où les
éléments constitutifs d’une proposition philosophique peuvent être présentés non plus
dans leur corps logique mais sous une forme esthétisée. Idée que Kosuth aurait
précisément rejetée au profit d’une structure propositionnelle dépourvue de toute
esthétisation. Les éléments qui constituent les actions sont toujours concrets et à
médiatisation nulle pourrait-on dire, excluant tout symbole comme référant à un
référent extérieur idéal.717 Cette résistance au symbole marque une affinité avec une
expression forte du zen et de l’art conceptuel, celle de la tautologie, qui a marqué la
713
Smolianskaïa [2014], p. 189.
714
Hobbs [2008], p. 6.
715
Il est intéressant pour cela de les comparer aux toiles avec texte de Kabakov, qui elles, ont tendance justement
au contraire de Kosuth à esthétiser au sens de singulariser des objets communs et non-expressifs par définition
que sont les listes, les horaires, etc. Ici le conceptualisme moscovite se distingue en ce sens par son caractère
moins austère et « puriste » que l’art conceptuel de Kosuth, puisque la visualisation et son effet compte autant
que l’idée elle-même.
716
Epstein [2010], p. 66.
717
Monastyrskij [1998], p. 471.
293
718
Pour l’art conceptuel, chaque proposition artistique est une vérification de l’art par lui-même, puisque l’œuvre
se présente comme un questionnement sur son propre avènement, ses propres possibilités. L’art devance ainsi le
critique en se donnant à lui-même sa propre définition.
719
« Doigt, ou la désignation de soi-même comme un objet extérieur par rapport à soi-même. » Monastyrskij
[2010d], p. 222.
294
je-artiste720, mais également d’une expérience paradoxale (le moi ne peut-être désigné
que par une personne extérieure) défiant la logique de la représentation. Ceci fait écho
aux thèmes zen, puisque dans l’expérience à laquelle invite cet objet-action, celui qui
désigne ne peut voir à l’évidence l’objet qu’il désigne, c’est-à-dire lui-même, créant un
moment d’incompréhension et de tension propice aux expériences existentielles du zen
qui cherchent à libérer de l’illusion du moi.721 D’autre part, Krauss mentionne comme
expression par excellence de cette indicialité le langage photographique, qui sera celui
privilégié par les acteurs du groupe. Le champ enneigé avec ses empreintes de formes
remplit précisément cette mission indicielle et incarne une métaphore exemplaire de la
photographie, ou en tous les cas en mime le geste, semblant donner raison à la thèse de
Krauss sur la prédominance de l’indiciel sur le symbolique.722 La tautologie est ainsi le
moyen le plus fiable pour accéder à l’Eveil instantané au satori. Ainsi dans la pratique
de KD, les œuvres ne réfèrent à rien d’autre qu’à l’expérience de transformation de la
conscience voire d’éveil qu’elles suscitent, le symbolique ne s’accomplissant dans les
actions que dans un règne clos723. La réalité ultime que les actions représentent n’est
autre que l’expérience d’illumination à laquelle elles conduisent. C’est à ces
conclusions que conduit l’application des principes zen dans l’esthétique du groupe.
Devant le caractère flottant du monde, ne reste qu’un corps de tautologie, dont
l’expression manifeste cette ainsité, point nodal de l’exercice méditatif auquel
s’adonnent les artistes. On retrouve ici encore Kant qui partage les mêmes visées sans
fin que Monastyrskij. Les participants sont comme placés dans une sorte de jugement
esthétique pur, libre de tout objet et qui n’est à aucun moment limité par les médiations
d’un concept ou d’une règle de connaissance724. Ce royaume fermé de la tautologie se
constitue par prise en compte d’un espace qui se tiendrait au-delà des discriminations
induites par le discours et les concepts, hors de la linéarité de ce que serait la conduite
d’une action (avec un début, une fin et un ordre d’exécution). Cage en avait construit
720
Krauss le dit bien : à partir de Duchamp, « décrire le moi allait se fonder sur des qualités de réserve,
d’énigme, de refus, de travestissement […] » Krauss [1993], p. 69.
721
Monastyrskij mentionne lui comme inspiration pour cette œuvre la réduction phénoménologique. Un moment
de suspension, ouvert par la surprise, qui conduit à l’apparition d’un troisième terme (moi pur, introspection).
Entretien avec Monastyrskij, septembre 2013.
722
Krauss [1993]. Les expressions de l’indice sont nombreuses chez KD : mentionnons entre autres les marques
laissées par les coups de marteau sur le mur dans l’action Vosproizevidenije (1981), les traces de pas dans la
neige dans l’action Desjat’ Pojvlenij (1981), l’entiers du corpus factographico-photographique, etc.
723
Chez Kabakov il en va autrement, puisque la tautologie est remplacée par un système symbolique ouvert qui
réfère plus aux mondes possibles qu’au rien. […] Smolianskaïa [2014], p. 29.
724
Kant [2010], p. 196
295
La métamusique comme action, organisée dans le temps, absorbe en elle l’immédiat à travers tous les
canaux de perception – à la différence de la musique (une action, organisée dans le temps à l’aide de sons)
– et s’extrapole à n’importe quel acte de création, dans lequel la démonstration même de ce qui a lieu
devient l’objet même de la démonstration, non-réitérable dans le temps et l’espace en raison de son
orientation esthétique. Afin de préparer le terrain pour une existence réelle de la métamusique, il a été
nécessaire à Cage de refuser progressivement la musique au sens de sons organisés dans le temps […]725
La réalisation d’actions dont l’ordre n’est pas fixé dans la linéarité du temps révèle des
actions dépourvue d’ordre téléologique (dévoilement d’une réalité divine ou
expression d’une vérité). La métamusique telle qu’elle est formulée ici, invite
justement à considérer l’expérience esthétique des actions comme un moment singulier
dont on ne connaît pas le déroulement par avance. Musique expérimentale726 eût été un
terme préférable à celui maladroit de métamusique, puisqu’il inclut beaucoup plus
l’idée d’une issue inconnue et surtout la singularité du moment (le non-
réitérable). Cette absence du terme expérimental provient probablement du fait que
Monastyrskij a, à partir du deuxième volume et dans un souci d’archives,
scrupuleusement planifié les étapes de l’action, jusqu’à l’excès, engendrant un malaise
chez certains participants. On retrouve l’idée ici proprement conceptuelle d’une œuvre
dont l’objet serait l’œuvre elle-même ainsi que ses conditions d’émergence. Ainsi dans
l’action Lieblich, l’objet n’est pas ce qui est visible sur le champ et qui reste masqué,
mais l’attente et la surprise produite par le dispositif ainsi que l’ensemble des éléments
naturels qui constituent la situation. Monastyrskij disait encore que ses œuvres
n’étaient que des pratiques, des exercices sans autre prétention que celle de montrer
leur qualité d’exercice et de pratiques. L’élément fondamental qui ressort des
premières actions et qui rejoint la manière dont Cage envisageait son travail de
composition, c’est donc l’absence de finalité propre à chaque action. Affranchir les
725
Monastyrskij et al. [2011b], p. 155-156.
726
« Les compositeurs expérimentaux ne se préoccupent généralement pas d’administrer un objet temporel défini
dont les éléments constitutifs, la structure et les interconnexions sont calculés et organisés à l’avance, mais
s’enthousiasment à l’idée d’esquisser les grandes lignes d’une situation au cours de laquelle des sons peuvent
intervenir […] » Nyman [2005], p. 23.
296
L’art véritable, s’écria le Maître, est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévérerez à
vouloir apprendre à lâcher la flèche en vue d’atteindre sûrement un objectif, moins vous y réussirez,
plus le but s’éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c’est votre volupté trop tendue vers
une fin. Vous pensez que ce que vous ne faites pas par vous-même ne se produira pas.728
Ce sont les nuisances de l’ego tendu vers une intention qui empêchent l’imprévisible
de survenir. On trouve ici un programme commun avec celui de Cage dont l’objectif
était de faire des œuvres d’art non-intentionnelles. Cette absence de finalité et de
résultats tangibles, était destinée à contrer le triomphe d’un discours productiviste,
celui de l’abondance et des résultats, et le mercantilisme du marché de l’art qui
concevait l’œuvre comme résultat à partir de sa valeur marchande. L’intention de
Monastyrskij et du groupe consiste plutôt à écarter l’omniprésence des éléments
symboliques. Le discours critique de Monastyrskij se présente comme le refus
d’interroger les symboles, perçus comme des éléments uniquement circonstanciels,
Monastyrskij rappelait justement dans un texte plus tardif Kî Tsî le sens du formalisme
inhérent à sa démarche artistique:
Nous avons toujours essayé d’éviter le symbolisme, ne nous donnant que des objectifs purement
formels. Le symbolisme n’est pour nous qu’un récipient de contenu contingent, qui laisse ouvert du côté
du spectateur « l’interprétation » ; interprétation que nous avons toujours plus ou moins pris en compte
et essayé de réduire à zéro.729
727
Monastyrskij et al. [2011], p. 117.
728
Herrigel [1998], p. 56.
729
Monastyrskij [2011j], p. 455.
297
Ce voyage est inhabituel parce que pour la première fois peut-être dans ma vie, il est dépourvu de but
non seulement d’accomplissement de quelque affaire, mais même de projet de passer le temps de
manière agréable, ce qui est aussi une occupation. Tu es littéralement dépourvu et privé de tout dessein
personnel. A ce moment-là des couches très confortables de la psyché se libèrent réellement, tu es
comme en train de bondir intérieurement d’un sentiment d’impunité, de liberté dans le sens le plus net,
il s’agit plus d’une liberté au sens absolu que d’une liberté pratique ou sociale ou n’importe quelle
autre.730
La liberté intérieure (dépourvue de tout prédicat, donc de toute finalité) qui n’est pas
une liberté trouvant sa réalisation à l’extérieur de soi, ainsi que la libération des
intentions et des exigences d’accomplissement de quelque chose permettent le
surgissement d’un vide psychologique, un vacuum. De cela découle « un incroyable
degré de joie, de charge émotionnelle et de disposition à appréhender aux niveaux les
plus élevés ce qui doit arriver »731. On retrouve encore l’idée d’acceptation de ce qui
vient et l’intensification de la perception permise par ce nouveau cadre.
L’expérience de la vacuité apparaît ainsi comme centrale en ce qu’elle a permis
de faire d’idées religieuses et mystiques des concepts producteur, des procédés à
même d’engendrer des expériences nouvelles renversant ainsi la hiérarchie artistique
traditionnelle dans laquelle le spectateur était réduit à un rôle passif. Elle permet en
définitive de libérer ainsi une place pour la constitution d’un discours esthétique.
730
Kabakov [2011c], p. 69. En plus de l’absence de but, Kabakov va insister dans une lettre à Tupitsyn sur l’idée
qu’émerge enfin autour de cette absence de but, une communauté, un monde à soi, qui serait la première
manifestation du conceptualisme moscovite comme corps collectif. Tupitsyn [2006], p. 97.
731
Ibid., p. 69.
298
Lorsque nous ne nous identifions plus avec l’idée que nous avons de nous-même, le sujet et l’objet, le
connaissant et le connu subissent dans leur rapport une transformation soudaine et radicale, rapport qui
devient une réalité, une causalité réciproque par laquelle sujet et objet s’engendrent mutuellement. Celui
qui connaît ne se sent plus indépendant du connu.733
732
Malevič [2013], p. 58.
733
Watts [1969], p. 134.
299
par les performances du groupe ainsi que l’expérience méditative des premières
actions. Cette idée porte en elle l’idéal de réduction de la représentation conduisant au
silence. L’action vide a pour visée principale de faire dériver l’attention du spectateur
vers des choses périphériques, absurdes, et non-nécessaires734. Le concept d’action
vide est un des nombreux concepts dérivés de pustota, abondamment présent à la fois
dans le vocabulaire de Kabakov et celui de Monastyrskij. L’action vide, oxymore
éloquent, ne doit pas être perçue comme une simple figure de rhétorique mais comme
un principe et un cadre créateur d’expériences vécues par le spectateur. Un principe
qui se réalise à chaque fois de façon singulière et différente (disparition, réapparition,
absence, etc.), tout en produisant les mêmes effets. Mais ce cadre, ne peut, comme l’a
bien perçu Sylvia Sasse735, se réaliser qu’en dépassant sa fonction de cadre, afin de
créer de nouveaux rythmes de perception chez le spectateur, créant en définitive des
états psychologiques inattendus. Par ailleurs, les effets de celle-ci sont bien décrits par
Eşanu dans les termes de la pratique méditative : un sujet est « focalisé pendant une
longue période sur un certain objet, idée ou état psychologique »736.
On pourrait penser à juste titre que le champ de démonstration, lieu de
déroulement de l’action constitue le centre de l’attention à la fois pour les créateurs et
les participants, or tout l’effort du collectif est de produire des effets de décentrement
grâce à l’action vide, destinés à faire émerger des éléments marginaux, aux limites de
la représentation. Les pratiques spirituelles on l’a vu ont pour vocation de désigner,
d’indiquer ce qui excède toute représentation, d’accéder au dévoilement du rien. Les
outils de réfutation de la pensée bouddhique ou l’expérience de la vacuité en sont des
ancêtres philosophiques et religieux éminents. Epstein montre comment on peut situer
le Conceptualisme sur le plan religieux dans une perspective apophatique737 par son
caractère anti-utopique, son approche par la négative des phénomènes, sa méfiance
envers les images et son refus de faire coïncider signe idéologique et réalité. Des
caractéristiques qui s’accordent bien avec les soustractions visuelles et l’épure
proposées dans les premières actions. On peut ainsi identifier cette action vide comme
un élément en périphérie, invisible, marginal, impossible à représenter dont l’effet est
d’autant plus important qu’il se réalise en quelque sorte à l’insu des participants.
734
Monastyrskij, Tupitsyn [2013], p. 250.
735
Sasse [2003], p. 150.
736
Eşanu [2013], p. 100.
737
Epstein [1995], en particulier le chapitre intitulé Conceptualism and apophatic consciousness.
300
L’action vide, s’oppose à l’action proprement dite (tout ce qui est visible sur le champ
de démonstration) en ce qu’elle désigne ce qui se trouve hors du champ de
démonstration. Elle est l’introduction imperceptible d’un élément extra-
démonstrationnel dans le champ de démonstration lui-même. En introduisant un
nouvel élément, elle crée en quelque sorte une actions parallèle à celle qui se déroule
effectivement, c’est pourquoi les concepteurs des actions parlent d’une temporalité
extra-démonstrationnelle pour souligner que celle-ci peut se poursuivre parfois après
les départ des spectateurs et des participants. Elle marque donc plutôt un prolongement
du temps. Par ailleurs, étant invisible, les spectateurs ne peuvent parfois en prendre
conscience que bien après, en consultant la documentation ou en discutant avec les
concepteurs. Elle traduit en cela clairement l’intérêt du groupe pour la notion de
périphérie ainsi que pour les effets inattendus et non-intentionnels que le groupe
cherche à produire, sur le modèle des stratégies de hasard dans la musique de John
Cage par exemple. L’action vide est importante parce qu’elle permet la réalisation
d’effets imprévus. On en trouve une première définition dans la Préface au premier
volume :
Nous avons défini ici « l’action vide » comme un principe, pourtant, dans chaque action, elle s’exprime
à sa manière et est examinée comme une coupure temporelle définie de l’action, lorsque les spectateurs,
si l’on peut parler ainsi, « sont dans un état d’incompréhension » ou « ne comprennent pas
correctement » ce qui se passe. Par anticipation, nous remarquons que ces actes-instruments ou ces
événements-instruments, à l’aide desquels l’action vide est réalisée (apparition, disparition,
éloignement, dédoublement, etc.), ne créent pas seulement des conditions de méditation au niveau de la
perception immédiate, mais deviennent justement son thème.738
L’action vide étant sans forme définie, elle peut prendre place dans des cadres
différents, articulant toutefois un moment de pause, une fracture dans la linéarité du
temps (on verra plus loin l’architecture de ce temps). Faire émerger au sein d’une
structure contraignante, le vide qui l’excède ou la déplace, ici dans une interprétation
zen-existentielle, est précisément le but de ce procédé. Le procédé permettant la
réalisation de l’action vide (Monastyrskij ne quitte pas le formalisme dont il imprègne
les activités théoriques du groupe) consiste à faire durer précisément le temps d’attente
et d’incertitude dans lequel sont placés les spectateurs-participants afin de permettre
l’expérience méditative. Etant précisément le thème de la méditation, l’action est
justement non pas un objet renvoyant à un sens, mais un élément incertain et
738
Monastyrskij [2011a], p. 11.
301
imperceptible. L’action vide est une action dont le degré de représentation est quasi
nul, puisque sa tâche est de préserver la conscience des spectateurs de ce qu’ils
pourraient être amenés à vouloir saisir ou contrôler. Dans la première action du groupe
Apparition, deux concepteurs de l’action se dirigent progressivement vers les
spectateurs depuis un horizon lointain. Les spectateurs, incertains quant au sens et aux
formes (les détails sont difficilement perceptibles de loin) ne peuvent donner prise aux
formes de l’action, leur horizon interprétatif est déjoué. D’autre part, ils observent
progressivement que la façon dont les organisateurs s’avancent vers eux, ne diffèrent
en rien de ce qui aurait pu se produire dans une situation quotidienne où l’on
apercevrait deux piétons marchant au loin. La conscience erre ainsi librement d’un
élément à l’autre, sans se fixer sur un objet en particulier. Cette idée vise clairement
des buts identiques à ceux des principes zen, celui qui vise à préserver l’esprit du désir
de saisir, frein essentiel à la libération. Les procédés des premières actions sont
minimalistes.
Ici encore, on le voit un concept comme action vide ne vise pas plus de théorie
mais un élargissement du champ d’expérimentation. L’action vide est par essence
invisible, elle a été organisée préalablement par les concepteurs de l’action.
Monastyrskij expliquait que pour cette raison elle ne pouvait être
documentée directement, mais seulement a posteriori : « Il est évident que « l’action
vide » ne peut pas être documentée par un moyen direct sans quoi elle cesserait d’être
un élément extra-démonstrationnel et une expérience immédiate » 739 . L’idée de
l’action vide s’inscrit aussi dans le processus de dé-sémiotisation entamé avec
l’occupation des champs enneigés et fonctionne comme un concept opérateur qui
cherche à produire des effets sur le spectateur et plus ceux-ci sont déstabilisant et
contradictoire, plus l’action est réussie. Par exemple, l’action Komedia (1977) met en
scène l’apparition de deux personnages dont l’un est ostensiblement caché sous le
vêtement de l’autre. S’avançant vers les spectateurs, le participant caché sous le
vêtement disparaît dans un trou creusé à cet effet, cela à leur insu. Une fois arrivé
devant les spectateurs, le participant révèle l’absence du second et quitte le champ. La
disparition effective de celui-ci étouffe (podavit’) la « raison critique » du spectateur,
pour lequel l’existence du participant disparu se poursuit dans l’imagination. Ainsi le
739
Monastyrskij et ali. [2011c], p. 54.
302
sujet ou le thème des actions sont-ils ceux qui produisent l’action, en l’occurrence les
instruments tels que apparition, disparition, etc. dont le renouvellement produit à
chaque action une action vide différente.
Tupitsyn explique dans une lettre à Monastyrskij combien avec l’action vide,
l’influence orientale, notamment zen, trouve une expression privée de tout pathos
épique:
Je trouve remarquable que vous ne forciez pas la porte de l’Orient par le mythe, mais en effaciez les
traits (grâce à « l’action vide ») ou bien le fait que vous vous installiez dans une « zone
d’indifférenciation » qui se situe déjà au-delà des limites de l’espace épique. Un tel pas de deux
transcendant est selon moi la partie la plus séduisante de vos mystères.740
740
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 66.
303
Ainsi est apparu un élément de texte hors du champ de démonstration, utilisé dans chaque action et que
nous appelons « action vide ». La personne qui accomplit une « action vide » éprouve sur le plan
psychologique un état proche de l’expérience d’une situation dans laquelle « tu n’es déjà plus là alors
que tout se passe comme si tu y étais encore ». L’homme reste seul non seulement par son propre choix
mais il est en quelque sorte jeté dans une solitude absolue par d’autres gens, pour lesquels il va de soi
qu’il est encore avec eux, alors qu’en réalité il n’est déjà plus.742
741
Monastyrskij [1999], p. 71.
742
Monastyrskij et ali. [2011c], p. 54.
304
Il est curieux que le centre de l’action, son contenu, se soit révélé hors de mon seuil de perception. J’ai
perçu l’action elle-même rationnellement, alors que l’arrivée, la forêt, l’apparition, la figure, l’attente, le
mouvement lent et le départ, je les ai perçus comme exceptionnellement marquant. L’événement s’est
achevé en moi sans que je ne puisse même supposer que quelqu’un soit resté au sol.744
Kabakov valide ici les prémisses théoriques de Monastyrskij puisque par l’action vide,
la conscience est détournée du centre de l’action vers des éléments plus banals,
inaperçus, comme ici le paysage et les éléments minimaux qui constituent le tissu
invisible des actions. Ces événements peuvent être ainsi perçus plus intensément
laissant ainsi une marque et une impression forte. L’insistance sur la perception
intérieure de l’événement marque le fait que la frontière entre la conscience et
l’événement entre sujet et objet est dissoute, conséquence de la nouvelle temporalité
introduite par l’expérience de l’action, une temporalité qui n’est pas celle du
déroulement de l’action en tant que tel, mais qui se prolonge, s’intériorise en parallèle
du temps objectif de l’action. On peut par ailleurs noter qu’il y a une continuité, dans
le parcours artistique de Kabakov entre la thématique de la conscience tourmentée par
le concert de voix et cet épisode d’apaisement intérieur qui survient précisément au
cœur de cette période marquée par les thèmes existentiels qui est celle des Albums.
743
Monastyrskij, et ali. [2011], p. 62.
744
Kabakov [2011c], p. 72.
305
745
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 33.
746
Monastyrskij [2011i], p. 326.
306
l’ouverture et de la clôture d’une action. Les actions vides de par leur nature sont
difficiles à décrire, il s’agit plus d’un effet que d’un objet. L’action vide est le cœur
dramatique des actions, celui-ci figure le moment d’incompréhension et de passivité
du spectateur. L’action vide, oxymore essentiel, s’oppose à l’action mise en scène dans
la performance elle-même et considérée comme un élément instrumental, utilitaire,
forcément secondaire (le coup de téléphone, le dressage de la bannière, l’apparition
progressive des créateurs de l’action sur le champ de démonstration, etc.). Les
rapprochements entre cette catégorie et les grandes idées du bouddhisme zen sont
évidentes, elles font chemin commun vers une métaphysique négative qui agirait hors
des grandes catégories de la métaphysique classique, le sujet, la conscience, Dieu, etc.
En cherchant à tracer les limites du discours philosophique, en réduisant les
éléments représentationnels, Monastyrskij et son groupe ont laissé tout un espace en
dehors du langage ou de ce qui peut être pensé. Cet espace reste comme ouvert, en
suspens, en silence en quelque sorte, rappelant le geste wittgensteinien de suspens.
Wittgenstein a laissé transparaître dans son Tractatus une place pour une réflexion sur
l’indicible métaphysique747. Les actions vides vivent précisément par ces moments
d’indétermination et Le choix de cet espace de démonstration blanc (qui rappelle
comme le dit Boris Groys la Lichtung heideggérienne748) doit être pensé à partir de la
notion de contemplation telle qu’elle est suggérée dans la définition de l’art des fonds.
Sans surprise, cet art des fonds deviendra un objet de critique régulier à partir du
troisième volume et de l’action Traduction dans laquelle un texte entier est consacré à
ce qui est déjà une archéologie de l’action vide. Monastyrskij suggère, par une
métaphore climatique dans ce texte l’idée que la fusion entre le fonds intérieur et
extérieur opéré par l’action vide suffisait, puisque le fonds remplissait pleinement sa
fonction contemplative pour les spectateurs grâce à un climat clément et aux
perspectives larges ouvertes par l’époque et son dynamisme. 749 Tout cela devait
747
Nous suivons ici la position de Christiane Chauviré qui rappelait dans sa monographique consacrée à
Wittgenstein : « L’erreur qui consiste à faire de Wittgenstein, antiscientiste et respectueux de l’ « indicible »
métaphysique, un « positiviste logique » a du reste été rectifiée depuis longtemps. » Chauviré, p. 21. Rappelons
encore ici la proposition énigmatique du Tractatus : « 6.522. Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est
le Mystique. » ; Wittgenstein [1993], p. 112.
748
Boris Groys [2011], p. 7.
749
Il y avait assez de fond pour les spectateurs parce que le souffle artistique à ce moment était si dense, si
confortable, et les perceptives artistiques semblaient si profondes, si larges que nos « signes de vacuité » se
remplissaient d’eux-mêmes – à travers les spectateurs – par ce souffle, par ces perspectives. Monastyrskij
[2011i], p. 326.
307
Théorie de l’attente
750
Kostelanetz, [2000], p. 88.
751
Shusterman [2013], p. 57-59.
752
Fried oppose deux notions dans son texte : celle de présenteté qu’il attribue aux œuvres qu’il juge de qualité
et par lesquelles la perception est éclipsée instantanément au profit de l’œuvre. Alors que la notion de présence
propre au minimalisme propose une expérience qui persiste dans le temps, révélant ainsi l’infinie de la durée ou
le caractère interminable de sa perception de l’objet (dans le cas présent de l’action). Fried [2007], p. 137-139.
308
façons de percevoir et de penser chez les participants. L’attente est ici le déclencheur
de l’expérience de la vacuité. De la même manière, ce qui marque la notion de durée
ce ne sont pas les éléments interprétatifs constituant les actions qui indiqueraient à
quoi elles réfèrent comme le sens ou les symboles, mais tout ce qui se produit en
marge ou en périphérie des actions. La durée complète la notion d’attente, puisque
pour qu’elle puisse se réaliser il est nécessaire qu’elle soit conduite de la manière la
plus intense qui soit en repoussant le plus longtemps possible les signes d’un
commencement de l’action. On peut dire que l’attente et la durée sont liées à tout ce
qui ne se produit pas, donc à la sunyâtâ. L’attente offre un espace de méditation dans
lequel le spectateur est amené à observer sa propre perception. Ceci formulé en terme
zen peut se dire contempler sa propre nature et réaliser l’état de Bouddha.
Ici, est souligné le déplacement de la performance, de l’action au sens strict vers
des espaces mentaux et imaginaires comme celui de zagorodnost. En maintenant les
participants dans cet espace indéterminé du trajet qui les conduit de chez eux aux
actions, le groupe maintient une certaine tension au centre de leur activité. Les
concepteurs cherchent ici à créer les conditions d’une réalisation singulière de
l’attente, disséquée et décrite à travers toutes ses étapes. Le récit donné par Kabakov
fait corps avec les hypothèses théoriques de Monastyrskij. Kabakov définit ainsi son
expérience du champ d’attente:
Il est important de souligner que le champ est un champ d’attente, que l’espace est un espace d’attente.
Et le temps, lorsque tu ne vois rien, mais que tu le sens c’est aussi une attente ininterrompue. Elle est au
fond un vacuum. Tout cet état est un vacuum, un réservoir inhabituel, un continuum d’attente une
découpe dans l’espace-temps de l’attente.753
Cette découpe, image d’une action dont le début ni la fin ne sont déterminés, est vécu
plus tard pendant l’action Lieu de l’action (1979), comme un moment de rupture dans
la linéarité du temps. On retrouve également une insistance positive sur l’expérience
d’apaisement que constitue cette expérience de l’attente dans le récit qu’en donne
l’épouse de Pivovarov: Tout était étonnamment calme, paisible, et je dirais même
innocent. 754 Kabakov parle encore de ce moment d’attente comme une sorte de
vacuum, faisant écho aux idées des concepteurs sur l’articulation essentielle qui
préside au lien entre attente et vacuité :
753
Kabakov [2011c], Rasskaz, p. 71.
754
Monastyrskij et ali. [2011], p. 90.
309
755
Monastyrskij [2011a], p. 13.
756
Monastyrskij [2011e], p. 114.
757
Monastyrskij [2011a], p. 14. On retrouve ici la fable zen suivante citée par Suzuki: « Avant qu’un homme
étudie le zen, les montagnes sont pour lui des montagnes et les eaux sont des eaux. Lorsque, grâce aux
enseignements, il a réalisé une vision intérieure de la vérité du zen, les montagnes pour lui ne sont plus des
montagnes et les eaux ne sont plus des eaux. Mais après cela, lorsqu’il parvient au repos, de nouveau les
montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux. » Suzuki [2013].
758
Monastyrskij [2011a], p. 13.
310
L’action Lieblich (1976), une des premières actions, par la radicalité de son
dispositif et de son contenu constitue un objet privilégié de commentaires pour
Monastyrskij. Elle est un objet d’autant plus privilégié que Monastyrskij l’a inscrite
dans la filiation directe de John Cage759. Dans cette action, la deuxième action réalisée
par le groupe, les spectateurs sont invités à se rendre à un endroit précis de Moscou
(sans savoir au préalable ce qui les attend), puis rassemblés en cercle devant une
étendue neigeuse depuis laquelle ils entendront, caché sous la couche de neige (ou
comme émanant de celle-ci), la sonnerie d’un téléphone. Puis, suite à cela, chacun
rentre chez soi, tandis que l’insistante sonnerie se poursuit. Le dévoilement progressif
de l’objet par le son, est ici pensé comme une manière de conserver l’effet d’attente,
moment essentiel de la performance. L’objet illusoire de l’action est ainsi placé dans
ce que Monastyrskij appelle une zone d’indifférenciation qui culmine dans l’étirement
du temps d’attente, moment d’indistinction au cours duquel le spectateur ne parvient
pas à identifier la provenance et les détails de cet événement, ici la sonnerie du
téléphone. Il faut voir l’expérience du son du téléphone comme un moment vivant, une
sorte de cérémonie du mystère ouvrant sur d’autres mondes. Monastyrskij compare par
ailleurs le dispositif de Lieblich avec la pièce de John Cage 4’33’’. Dans les deux cas,
il s’agit d’une action, non d’une œuvre reproductible, dotée d’un contenu spirituel, qui
n’est pas organisée de façon linéaire. Les deux éléments apparaissent symboliquement
- en vertu de leur absence d’organisation temporelle - comme une fenêtre sur l’éternité
(dans l’action Lieblich le téléphone sonne avant l’arrivée des spectateurs et se poursuit
à leur départ). En ce sens-là l’action dote l’expérience de l’attente d’une ouverture sur
autre chose. Le cadre de l’action est encore plus favorable à la perception différente de
la réalité environnante, Monastyrskij commente ainsi l’effet de la monotonie du son:
Mais la monotonie du son de l’objet lui-même, pour lequel il [le spectateur] est venu, ne peut donner
aucune information à la conscience, il (le son) peut seulement souligner la particularité du temps de
l’action, prolonger l’activité spirituelle dans laquelle l’homme perçoit autrement l’environnement. Plus
exactement, l’homme ne perçoit plus mais éprouve, parce que dans une telle situation tout possède le
sens d’une présence.760
759
Monastyrskij et al. [2011b], p. 156.
760
Monastyrskij et al. [2011], p. 149.
311
kantienne que sont le temps et l’espace mises en relief par cette perception renouvelée
de soi. D’autre part, il est intéressant d’ajouter en suivant Monastyrskij et son
commentaire d’inspiration husserlienne, que l’objet de l’action, par son caractère
indéfini (le son ne réfère à rien), libère la conscience d’un contenu noématique en en
fixant l’attention sur le caractère justement noétique, c’est-à-dire l’activité de la
conscience elle-même (dans ce cas celle de la perception). En problématisant le
rapport à l’objet, Monastyrskij renvoie à la structure noético-noématique de la
perception, structure qui elle-même implique l’activité de la perception et le statut de
noème (corrélat d’un acte de conscience) de l’objet lui-même. Monastyrskij la
compare plus loin au spectateur-participant de l’action Vremja dejstvija qui tire une
corde de la forêt et dont on attend l’autre extrémité pour savoir ce qui va en surgir, ici
l’attention est portée sur l’activité du sujet tirant cette corde dont l’extrémité n’est
toujours pas apparue (p. 150), montrant ainsi à nouveau l’absence de contenu, le vide
d’objet du texte figuré dans cette activité. L’élément sonore ou la corde sans extrémité
qui se présente avec son absence de contenu, devient comme un miroir du véritable
objet qui est celui de la conscience, justement reflétée par le signe vide. La fonction
quasi théophanique de dévoilement du cadre naturel, se résout avant tout dans une
expérience immanente comme on l’a vu.
Monastyrskij distingue plusieurs termes dans son Introduction au Premier
Volume qui permettent de décrire ce processus de l’attente. Il y a tout d’abord la phase
qu’il appelle pré-attente (pred-ožidanije) et qui est activée de deux manières. Il y a en
premier lieu la forme de l’invitation sous la forme d’une lettre, adressée aux
participants de l’action, puis dans un deuxièmes temps, ce que Monastyrskij désigne
comme « les particularités spatio-temporelles du voyage vers le lieu de
l’événement »761. Cette première étape est destinée essentiellement à constituer un
champ psychique qui s’oppose au champ empirique et réel encore non advenu et qui
conditionne le participant à se concentrer sur son activité psychique. Cette préparation
mentale, permet tout d’abord de réduire l’impact des obstacles représentationnels qui
pourraient empêcher la rencontre avec l’événement. Ensuite, le trajet en bus,
l’éloignement des centres urbains et l’imaginaire véhiculé par la périphérie favorisent
précisément la possibilité d’une expérience métaphysique.
761
Monastyrskij [2011a], p. 12.
312
L’autre concept mis en exergue par Monastyrskij est celui de pause762. Cette
phase, qui succède à l’attente pure, commence à partir du moment où apparaît sur le
champ réel un objet de perception. La perception se fixe à ce moment-là avec le désir
de comprendre ce que signifie cet objet. Mais la pause, précise Monastyrskij n’est
qu’une étape dans le processus de perception. Notons qu’ici l’organe de perception,
contrairement aux transformations conceptuelles tardives n’est pas ontologisé, on y
retrouve l’inipséité propre à la tradition bouddhique. Monastyrskij précise que
l’événement qui se déroule sur le champ de démonstration n’est destinée qu’à
accomplir les exigences du temps d’attente qui demandent une réalisation de quelque
chose, mais une fois cela accomplit, l’action est destinée à donner à penser au
spectateur surpris, étonné, que l’essentiel se soit déroulé ailleurs, c’est-à-dire à
l’intérieur de sa conscience.
L’expérience de ce vide enjoint les participants aux actions à se concentrer
essentiellement sur leur perception interne de l’événement, à fusionner sujet et objet
(le champ vide enneigé et l’espace vide de l’attente), d’où l’appellation que
Monastyrskij lui donne d’art des fonds. En effet, l’attente est si interminable qu’elle
fait fusionner le champ réel (le fond extérieur) où se déroule l’action et la conscience
vide (le fond intérieur). L’art des fonds révèle encore une certaine forme de plénitude,
un confort que la profondeur induite par la vacuité offre. Les spectateurs, tout comme
les concepteurs des actions se bercent littéralement de ce fond (Monastyrskij le
comparera plus tard au doux bruit du roulement dans le voyage en train).
Cette étape permet ainsi de mettre à jour les dispositions intérieures présidant à
toute action. La parole est laissée en dernière instance au moment de «pré-attente »
(pred-ožidanija) qui constitue la matrice essentielle des actions. Tout ce qui entoure les
actions elles-mêmes, tout le dispositif mis en place, apparaît à la lumière des différents
commentaires comme le moment-clé de vécu permettant de donner sens à ce moment
d’abandon. A cette dominante existentielle mise en avant par les commentaires (tout
comme pour Wittgenstein l’expérience des limites du langage n’est pas un moment
extatique mais un sentiment ou une émotion), il convient d’opposer à celle
inauthentique de l’action elle-même qui se résume somme toute à une sorte de
déclencheur des processus de perception et d’expérience, objets de l’intérêt de la
762
Ibid., p. 13-14.
313
Au sens psychologique, cette énergie spirituelle, qui apparaît en conséquence de la réalisation (de
situation), n’inclut pas un caractère suggestif mais introspectif, l’existence libre réussit à dissoudre son
« je » dans l’ambiance apaisée d’un cercle réduit.764
La célébration d’un moi apaisé est le but visé par cette expérience. La dimension
existentielle est clairement exprimée dans la liberté retrouvée de la conscience. Tout le
trajet ou le processus conduisant à la libération et à l’apaisement de la conscience se
produit au sein de ce cercle minimal de personnes, d’où un aspect ésotérique et élitaire
dans la conduite des actions qui sera critiqué par la suite.
763
« Ainsi les yogins qui demeurent dans la vision de la vacuité ne perçoivent plus les éléments, les agrégats, les
sphères sensorielles comme des essences réelles, ils surmontent le bavardage et de ce fait, ils ne discriminent
plus, car, par la suppression du bavardage, on s’abstient de pensées discriminatrices. » citation de Nagarjuna in
Silburn [1997], p. 170.
764
Monastyrskij et al. [2011], p. 146.
314
Ce qui se produit maintenant dans l’art, et en particulier à travers l’intérêt pour la facture «vivante »,
annonce une époque nouvelle. Si l’époque d’intérêt direct pour les structures et le « Rien » s’est
visiblement achevée, c’est parce qu’est apparu en son sein un « désintérêt » comme sa qualité propre à
cette étape de son développement discursif, qui est peut-être son étape conclusive. 765
765
Monastyrskij [2011d], p. 9.
766
A propos de la révolution factographique, dans l’avant-garde classique cette fois et sous d’autres conditions
institutionnelles et théoriques, voir l’article de Buchloh [1984].
315
mais aussi les documents imprimés et photographiques prennent une plus grande
importance et consécutivement à cela le cadre de l’œuvre s’élargit encore un peu plus,
menant ainsi à « la coexistence absolue entre image et langage »767. Une condition
selon laquelle, les œuvres ne peuvent plus être uniquement l’objet d’une expérience
spirituelle, existentielle comme dans la première période mais sont désormais, grâce
aux documents photographiques qui en témoignent, tributaires du langage. Il est
difficile de dire ce qui a poussé les artistes à mettre au centre le document. Peut-être la
peur de voir ces œuvres, même éphémères disparaître a-t-elle joué un rôle mais il n’est
pas impossible que ce choix se soit réalisé sous l’influence des travaux pionniers de
l’art conceptuel autour du constat comme geste artistique privilégié ou de la
photographie comme document, tel qu’on le trouve dans l’œuvre de l’artiste américain
Douglas Huebler (1924-1997) notamment768.
On peut noter également dans le deuxième Volume l’apparition des premières
actions réalisées dans un cadre urbain et domestique (Rencontre (Vstreča),
Reproduction (Vosproizvidenie)). Ce changement de cadre, implique déjà des
transformations dans les actions comme pratiques spirituelles, ainsi que dans la
métaphysique négative, puisque des éléments autrefois soustraits, refont surface. On
quitte donc ici en partie, mais pas complètement comme on le verra, les espaces
contemplatifs dont le rôle sera moins important. Afin de susciter de nouveaux intérêts,
Monastyrskij va introduire de nouvelles médiations dans le développement des actions
(les techniques d’enregistrement et de diffusion sonore), au prix de la disparition d’une
certaine immédiateté. Si dans la première phase, le groupe semblait enclin à réduire les
éléments proprement artistiques pour se concentrer sur l’élaboration d’opérations
esthétiques minimales, réduites à leur caractère existentiel, ici le souci réside dans le
désir d’enregistrer les excursions au moyen de différentes techniques de
documentation. La préservation du mystère et les différentes déclinaisons d’une
représentation différée par la durée laissent place au nouveau discours factographique.
Ce discours devient même un espace artistique et un matériel à partir duquel les
767
Rosenberg [1992], p. 63.
768
Hubler oppose perception directe de l’œuvre et documentation, rappelant ici les deux pôles d’opposition entre
la première et la deuxième période de KD : « Les gens nient que les mots aient quoi que ce soit à voir avec les
images. Je refuse cela. L’art est une source d’information… l’œuvre ne s’occupe que de choses dont
l’interrelation se trouve au-delà d’une expérience de perception. Parce que les œuvres se trouvent au delà d’une
expérience de perception, l’attention à un travail dépend d’un système de documentation… photographies,
dessins, plans… » cité par Lippard., p. 182.
316
769
Sasse [2003], p. 59. Dans le troisième volume par exemple les dispositifs d’enregistrement et de diffusion
audio et vidéo sont au centre de l’espace où se déroule l’action, ils sont même la seule chose à voir (voir l’action
Bočka, 1985).
770
Monastyrskij [2011d], p. 10.
317
Ce changement est rendu possible par la mise à distance des éléments zen qui avaient
mis l’accent sur l’expérience intérieure et directe du spectateur participant rendant un
discours factographique, discours a posteriori, en quelque sorte secondaire, ou en tous
les cas les séparant en deux étapes bien définies. Eşanu interprète ce changement
comme la fin d’un temps d’innocence et le début d’un certain professionnalisme
voyant l’émergence du développement du côté formel, de la facture. Cette
interprétation laisse toutefois de côté d’autres éléments plus pragmatiques comme les
contraintes techniques de Monastyrskij qui cherchait à faire connaître son travail et se
voyait ainsi obligé de développer un appareillage technique d’enregistrement afin de
pouvoir acheminer du matériel photographique (factographique) en Occident à
destination d’articles et d’expositions par le biais de son ami Victor Tupitsyn.
Le matériel factographique n’est toutefois pas sans conserver également sa part
de soustraction et de transformation devant le caractère imperceptible de ce qui se
produit dans le champ tendant même à devenir un écrin à part entière pour accueillir
du mystère. Dans un court article Sept photographies (Sem’ fotografii) consacré aux
problèmes du rapport entre l’événement de l’action et le matériel secondaire qui la
documente, Monastyrskij montre tout d’abord que le matériel factographique ne peut à
l’évidence pas révéler l’essence de l’événement mais présente une certaine
indétermination. Il isole trois niveaux d’essence de l’événement : démonstrationnel,
existentiel, intentionnel. Il prend le soin d’écarter tout lien entre le niveau existentiel
(coïncidant avec le niveau intentionnel) qu’il définit comme la réalisation d’une
expérience concrète et non d’une représentation, et le matériel secondaire. C’est donc
au niveau démonstrationnel qu’il faut le chercher et les photographies des actions en
sont un signe éloquent. Monastyrskij introduit ici un concept important celui de
vacuité non-fortuite (neslučajnaja pustota). Cette vacuité non-fortuite est à distinguer
de la vacuité contingente, réelle, empirique du champ de démonstration p.ex. Le
groupe a institué des procédés visant à créer cette vacuité non-fortuite, source de tous
les possibles dont l’expérience des actions est faite. Si la vacuité est fondamentalement
présente dans la nature, il faut encore un cadre et des procédés pour en révéler la
présence ou pour en réaliser l’expérience. A ce titre la construction d’un discours
factographique en est devenu le pilier théorique. Quel discours ou moyen de
représentation peut manifester la présence latente de cette vacuité? La photographie
offre une possibilité de saisir l'essence démonstrative mais non existentielle de l'action
318
771
Duchamp donne une longue liste de situations concrètes, de moments dans lesquels s’exprime cet intervalle
infra mince. Entre autre : «Portillons du métro. – Les gens qui passent au tout dernier moment/infra mince – »
Duchamp [1999], p. 22.
772
Monastyrskij [2011e], p. 115.
773
Ibid., p. 115.
319
Les sept photographies examinées ici étant des signes d’un ordre plus élevé qu’un simple document,
justement en raison de leur caractère métaphorique autonome, correspondent à cette réalité esthétique
qui émerge dans le processus de réalisation des actions. Leur réalité esthétique, dans laquelle règnent
des lois particulières de construction et de perception différentes des lois de construction et de
perception de l’événement, se trouve sur le même niveau sémiotique que la réalité esthétique même de
l’événement.774
774
Ibid., p. 118.
775
« Une proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu’elle est. » Wittgenstein [1993], p.
43. Ou encore: « Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il
faut garder le silence. » Ibid., p. 31.
320
esthétique matériel factographique qui construit son propre discours, son propre
espace, écartant un peu plus les aspects existentiels.
« 10 Apparitions »
Après avoir reçu des photographies où était « représenté leur apparition », elles se sont révélées en un
certain sens dans la situation d’acteur regardant le film dans lequel il a joué mais à cette différence près
776
Barthes [2015], p. 16.
777
Tupitsyn, Monastyrskij [2013], p. 244.
321
que pour les spectateurs leur participation dans ce film tourné depuis longtemps s’est révélée pleine de
surprise.778
Si l’action vide restait dans les premières actions un événement dont la représentation
était réduite, qui arrêtait justement la sémiosis, elle est ici en quelque sorte déjà là,
anticipant sur l’effet hors-champ. L’action vide est ici traduite dans le langage
factographique. Les notions de traduction, de niveau de langage, sont toutes inscrites
dans un cadre interprétatif ontologique et contraignant. L’action 10 apparitions est une
illustration exemplaire de ce passage au niveau du discours factographique, rendu
nécessaire par le renouvellement des formes. Les photos sont réalisées avant
l’événement proprement dit, le matériel précédant ici l’action au contraire de la
construction a posteriori des premières actions. Le matériel prédomine sur la
conception, pourtant si centrale. Ces éléments factographiques nous dit Monastyrskij
viennent attester, indiquer quelque chose, mais n’ajoutent aucun sens supplémentaire
au schématisme de l’action779. Cet élément matériel est là donc pour signaler un temps
hors de l’action, celui qui se déroule entre la fin de l’action proprement dite et le
moment de distribution des photographies. Il se joue ici une réorientation discrète vers
l’idée de représentation, qui n’est pas sans conséquence sur la psyché de Monastyrskij
concepteur des actions, qui fait désormais face à des contradictions théoriques et
psychiques importantes. La conception des actions dans le premier Volume est
fortement marquée par sa dimension mentale. Tout devait partir d’une idée et de sa
structuration puis se réaliser sur le champ réel. Le champ réel se voyait ainsi doté de
propriétés psychiques favorisant une hyperidentification de Monastyrskij avec celui-ci.
Cette ‘identification psychique avec la mécanique de l’action elle-même, est devenue
si forte qu’après cette action, Monastyrskij explique avoir ressenti un fort sentiment de
crise, le sentiment d’avoir épuisé son travail artistique.780 Ce moment de crise coïncide
avec le début de sa pratique d’ascèse orthodoxe et ses délires psychotiques qui va
encore plus agrandir le champ d’identification psychique.
778
Monastyrskij [2011d], p. 11.
779
Monastyrskij et alii, [2011c], p. 34.
780
Tupitsyn, Monastyrskij [2013], p. 244.
322
Impressions contrastées
Les changements sur le plan conceptuel ont des implications également sur les récits
des spectateurs-participants. Dans sa préface Monastyrskij insiste sur ce qui constitue
l’essence de leur activité, un voyage du côté du rien, reprenant ainsi l’axe clé de la
vacuité. Octavian Eşanu note également que si dans la phase précédente les artistes
s’intéressaient à l’expérience concrète d’un voyage aux marges de la ville, ils
s’intéressent désormais plus aux questions pratiques et techniques de l’enregistrement
et de la documentation de ces mêmes excursions 781 . Dans l’action Lieu sombre
(Temnoe Mesto) (1983) Les participants Kabakov et Mironenko sont invités suivant
des instructions longues et strictes782, à commenter, décrire dans un magnétophone-
enregistreur en deux étapes la partie la plus sombre de la forêt leur faisant face, puis à
le faire à nouveau après y avoir accroché une forme ovale. La forme ovale tendue entre
deux arbres, imperceptible en raison de l’obscurité incarne la même esthétique
négative, soustractive, puisqu’il s’agit de décrire quelque chose qui n’est pas visible.
En effet, malgré les instructions complexes, les objectifs existentiels restent les
mêmes, faire éprouver une libération de la conscience par le rapport singulier que le
participant va entretenir avec l’objet incertain de l’action. Toutefois les longues
instructions et la transformation de la catégorie autrefois du spectateur en participant
actif suscite de l’inconfort.783 Ce changement d’orientation et la multiplication de
médiations et de supports techniques est également ressenti par Jurij Albert qui donne
son témoignage suite à l’action Station (Ostanovka), une des premières actions
urbaines : « J’ai remarqué que les dernières actions se différencient nettement des
précédentes. Il n’y a pas ce moment d’éclaircissement lorsque la personne ressent
soudain quelque chose de sublime. Il ne reste qu’une structure nue et sans résultat,
comme des actions « vides »784. Ce changement de registre avec l’arrivée de nouveaux
concepts s’exprime dans l’action Station par la primauté de l’enregistrement sur
l’action elle-même, puisque pendant que les spectateurs sont promenés pendant vingt
781
Eşanu [2013], p. 108
782
Les contraintes ne sont pas seulement dans la compréhension des instructions mais également dans leur
réalisation étant donné qu’on est en plein hiver et que les actions demandées sont diverses : marcher, revenir, se
mettre debout sur une chaise pour trouver le meilleur angle, dessiner, photographier, etc. Monastyrskij et al.
[2011c], p. 53-55.
783
Kabakov le vivra comme une expérience absurde et inconfortable. Kabakov, [2011b], p. 88-89.
784
Monastyrskij et al. [2011c], p. 85.
323
minutes dans le parc Sokol’niki, les organisateurs, qui suivent le groupe de loin,
enregistrent leurs impressions et décrivent ce qui les entourent. L’action se clôt au
moment où les organisateurs rejoignent le groupe, interrompent l’enregistrement et
leur font écouter ce qui a été enregistré à leur insu. Tout le cadre de l’action, son
rythme, son action vide (l’enregistrement réalisé à l’insu des spectateurs), sont
entièrement déterminés par les différents enregistrements et leur intervention
événementielle.
Cette étape achevée, celle de l’intérêt pour les structures et le rien culmine dans
le désintérêt progressif des spectateurs-participants pour les actions et leurs procédés,
voire même leur incompréhension. Dans son récit à propos de l’action 10 apparitions,
Kabakov évoque son inconfort et le sentiment d’isolement qu’il a éprouvé devant le
fait que n’aient été invités que les participants à l’action et non les spectateurs, le
privant de l’atmosphère libre et émancipée qui présidait aux précédentes actions. Cette
restriction conduit à une situation de fermeture. De plus, la profondeur de la neige,
l’intensité de l’effort contrastent avec le confort des premières actions, où Kabakov
évoquait son sentiment de liberté. Cette pénibilité influence également l’état de pleine
ouverture de la conscience que suggéraient les premières actions. Mais cette pénibilité
finit tout de même par être remplacée par un sentiment positif, associé à une
interprétation quasi mystique, signe de la liberté toujours préservée d’interprétation du
spectateur-participant. La tension prend fin dans cette action au moment où Kabakov
met la main sur l’objet qui se trouve au bout du fil, en l’occurrence un bout de papier
avec une note attestant de la date et du lieu de l’action, moment qui lui apparaît
comme l’arrivée d’une nouvelle, dans le sens mystique :
Mais il faut dire que je n’ai ressenti ni ataraxie ni prostration puisque j’étais tout le temps inquiet de
savoir combien de temps j’allais devoir rester debout. Je m’étais retrouvé seul et voici qu’à la fin de cet
événement s’est révélé, est apparu un signe, un cadeau et même une nouvelle dans le sens mystique.
Une certaine mélancolie mystique s’est réellement emparée de moi avec le sentiment que maintenant je
vais apprendre quelque chose.785
785
Kabakov, [2011a], p. 60.
324
artistique, esthétique, etc. Afin de réaliser cette composition, il faut s’assurer d’en
conserver l’harmonie :
C’est que nos moyens techniques étaient minimes, il n’y avait ni hélicoptère, ni même de ski et tout
était réduit aux choses les plus simples, c’était d’ailleurs bien comme ça. On comprend pourquoi il n’y
avait pas de ski. Parce que ça n’aurait pas été intéressant. Et même simplement visuellement, nous
aurions abîmé graphiquement, piétiné, rayé tout ce champ. En plus cette trace aurait perdu de son sens.
Du coup, chaque pas est devenu crucial, il fallait constamment regarder pour ne pas en faire un de trop.
Il fallait toujours réfléchir, aller prudemment ou si possible tout droit.786
Et bien que le but global de ce jardin soit d’induire un repos mental, il possède une tension dynamique
pareille à celle qu’une photographie haute vitesse de rapides déferlantes pourrait saisir. Mais le sable,
comme les espaces blancs dans un dessin à l’encre de Chine, est aussi important que le placement des
pierres. Les espaces vides mettent l’accent à la fois sur les pierres et invitent l’esprit à s’élargir dans
l’infinité cosmique qu’ils suggèrent.788
Les éléments vides, les blancs conservent ainsi toute leur importance esthétique et leur
dynamisme en ce qu’ils révèlent la force esthétique des éléments naturels. KD forcent
les spectateurs-participants à reconsidérer leur environnement, le paysage avec un
regard neuf. Plus le participant s’éloigne dans la forêt, plus il quitte le cadre de l’action
786
Ibid., p. 64.
787
Hoover [1989], p. 107.
788
Ibid., p. 108.
326
L’exploitation de cet espace est librement dévolue au participant une fois l’action
entamée. L’expérience permet de redéfinir le cadre et les limites de l’œuvre selon son
propre désir:
Le fil est déjà rembobiné (je l’ai fait moi-même sur sa bobine quelle qu’elle soit) et voilà la troisième
étape, le fil est dans le cocon, dans la poche, avec le fil tout est fini, il ne me relie plus. La dépendance
est terminée. Est-ce vrai? Et là le plus intéressant. Du point de vue de l’art ce n’est plus un art graphique
ni un autre art, ne serait-ce qu’avec les matériaux et les attributs les plus modestes – c’est fini, il n’y a
maintenant plus de matériaux comme si l’art s’était transformé en non-art. Bien qu’en gros tout reste
pareil, le passage est si naturel et fluide, qu’il est presque imperceptible.789
Une fois le fil déroulé, le choix est laissé au participant de revenir vers les
organisateurs, il est à ce moment-là passé subrepticement à travers la frontière ténue
entre art et non-art puisque tout ce qui le liait encore par une sorte de trait graphique au
centre du rayon et au cœur de l’action est désormais terminé, le libre choix est laissé
au participant de prendre une décision, revenir au centre ou quitter les lieux. Nekrasov,
789
Nekrasov [2011], p. 68.
327
explique que cette évolution par étapes, du centre et du lien à l’objet vers « un concept
de situation pure » le conduit à prendre conscience qu’il est lui-même devenu le
matériel artistique, se substituant aux organisateurs puisque le dernier lien qui le
rattache à l’action est en sa possession. Nekrasov identifie ce point (točka) ou ce pic
comme le moment où le participant a rangé dans sa poche le fil qui le reliait au point
de départ. Il décrit ainsi ce moment de culmination après l’effort et les hésitations du
chemin parcouru :
Arrive cet instant décisif lorsque la bobine n’est plus chez eux sur la planche, mais dans ma poche et
que la clairière n’est plus visible et l’on aperçoit déjà la lisière, c’est ce moment selon moi qui constitue
le point culminant de toute l’entreprise, le point culminant du concept. Lorsque moi-même je deviens à
la fois le matériel, l’auteur et concepteur. Voilà le concept.790
Le pic est le point de fusion, moment où celui qui n’est encore que participant, réalise
ou accomplit pleinement son intégration à l’environnement qu’il a redessiné avec ses
propres traces pour prendre possession de sa liberté en quelque sorte. Nous avons là
peut-être une image plus fidèle de ce qui se joue dans l’expérience existentielle, une
certaine libération, une marche vers l’avant (l’artiste Žigalov parle de coupure du
cordon ombilical pour le moment de découverte du papier au bout du fil).
Nekrasov insiste dans son texte sur la place centrale qu’occupe le concept et sa
dynamique dans l’accomplissement de ce trajet et de cette expérience. Sa qualité de
vecteur lui permet de se fondre dans le réel, tout comme le spectateur porteur du
concept se fond dans la situation qui l’entoure. Le concept est ainsi perçu comme une
idée qui tend vers sa réalisation, dépassant ainsi sa nature purement artistique pour
devenir une œuvre au sens large de réconciliation entre art et vie : Il tend vers
l’extérieur, cherche naturellement à s’assimiler à tout, à se libérer des « derniers restes
d’attributs artistiques »791. C’est pourquoi le moment important de cette expérience de
l’action apparaît à Nekrasov comme le joint entre l’action et le plan de la vie, figuré
précisément par le moment de prise de possession et d’indépendance. Ce moment de
réalisation conceptuelle évoque au poète une aspiration vers l’infini, rendue plus
tangible par la concrétude du concept. Afin de ne pas compromettre le projet par son
retour au centre, Nekrasov, s’interroge sur les limites du cadre et la nécessité de
revenir en arrière ou non. Ce que Nekrasov conserve de cette expérience de réalisation
790
Ibid., p. 69.
791
Ibid., p. 69.
328
Résurgence(s) de la métaphysique
Le deuxième Volume se termine sur un constat critique, tout en ayant modifié les
procédés, l’apaisement et l’unanimisme au cœur du dispositif initial ne fonctionne
plus. La première période semble plus que jamais éloignée. A partir des années 80,
jetant un regard rétrospectif sur les premières actions, Monastyrskij se montre
nostalgique. Déjà dans une lettre adressée au critique Tupitsyn en septembre 1980, il
déplore la disparition, d’une certaine métaphysique : « mais le plus malheureux c’est
que les années 80 ont rompu il me semble, l’atmosphère métaphysique du Moscou
informel, cela se ressent dans toutes les « sphères » de la culture et dans la musique et
dans l’art »792. Monastyrskij déplore la disparition de cette intonation métaphysique
dont la structure ou encore la signature marque d’une trace indélébile les années 70. A
la place de la « profondeur ontologique de la vacuité », Monastyrskij se voit entouré
dans son cercle proche par l’émergence d’une banalité, de détails, de réaction
névrotiques et d’une sensibilité personnelle793. Même Kabakov se voit épinglé pour
ces mêmes raisons avec sa représentation sur une toile blanche d’un horaire pour la
descente des poubelles. Si Monastyrskij a cherché se prémunir dans ses recherches
esthétiques contre un regard dirigé vers le passé, il cultive une nostalgie pour les
premières activités du groupe. Il condamne l’atmosphère d’affaiblissement mental et
de décadence qui caractérise cette époque dans laquelle dominent symbolisme, et
décadence du Yang794. Il critique également les nouvelles tendances en cours à Moscou
(le mouvement Aptart ou les actions du groupe Mukhomor795). A toutes celles-ci il
leur reproche leur manque « d’élégance », leur brutalité et « l’absence de calme et de
profondeur »796. Les éléments relevés par Monastyrskij appartiennent justement à tout
792
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 114.
793
Ibid., p. 114.
794
Yang tel qu’il est compris par Monastyrskij comprend les éléments solaires et lumineux propres au champ de
démonstration des premières actions.
795
Mukhomor est fondé en 1978. Un temps lié au conceptualisme par sa participation au Séminaire, ils incarnent
une tendance inverse. Moins intéressés par la théorie que par la politique et l’activisme en tout genre. En quête
de scandales, les Mukhomory sont en quelque sorte l’envers « tapageur » du conceptualisme, l’expression
collective d’une forme d’irrévérence envers le pouvoir. Lors de leur première action ils se déguisent en Tolstoï et
se rendent à Jasnaja Poljana et manquent de se faire arrêter. [2013], p. 175-176.
796
Monastyrskij Tupitsyn [2013], p. 155.
330
797
Entre son intérêt pour l’herméneutique de Heidegger et ses structures interprétatives et la philosophie
kantienne, Monastyrskij oscille en effet entre deux paradigmes opposés : d’un côté le cercle herméneutique
heideggérien avec son monde toujours-déjà-là et de l’autre ce qu’il appelle le psychologisme de Kant avec son
attention posée sur les mécanismes d’apperception. Le problème pour Monastyrskij, c’est que le modèle
heideggérien avec sa mise au centre de l’être comme rien qu’il rapporte au taoïsme laisse tout de même une
grande zone d’ombre et d’imprésentable reléguant ainsi au second plan l’étude rigoureuse des mécanismes de
perception entreprise sous l’influence de Kant. Ibid., p. 201-203.
331
confusion 798 . Il faut tout d’abord amorcer une distinction entre les éléments
métaphysiques appartenant en propre à la gnose et ce que Monastyrskij appelle la
gnoséologie qui signifie le processus de compréhension et d’acquisition des
connaissance799, l’un désigne l’œuvre comme processus qui n’est jamais l’objet d’une
compréhension achevée et gnostique qui signale une compréhension définitive,
prédéterminée.
La réapparition soudaine ou aléatoire, d’éléments hermétiques et mystérieux
dans certains épisodes de la vie quotidienne (comme le numéro 69, celui du bus qui le
transporte à son travail et qui symbolise le Yin et le Yang) sont des coïncidence et des
éléments de connaissance qui appartiennent à cette dimension gnostique. Malgré leur
caractère aléatoire qui pourrait les rapprocher du conceptualisme, ils donnent accès à
un ordre de sens plus élevé. Savoir initiatique, privé, il est impossible à partager au
sein de la communauté interprétative. Cette pulsion gnostique trouve un écho détaillé
dans les épisodes décrits dans roman Kaširskoe šosse. Des éléments gnostiques et des
grandes catégories métaphysiques sont souvent présentés, neutralisés, non plus comme
des éléments porteurs d’une connaissance élevée, mais comme des coquilles vides, de
simples signes au milieu du jeu de concepts. C’est en tous les cas ce à quoi aspire
Monastyrskij, pris dans un système d’interprétation dont il n’est plus le maître800, alors
que dans le cas des concepts et des idées crées par le groupe elles n’existent que dans
le réseau et les relations qu’elles entretiennent entre elles. Afin de conjurer cette
résurgence métaphysique, Monastyrskij devra déployer des efforts pour reconduire ces
éléments métaphysiques au cœur de l’éclectisme des thématiques auxquelles le
conceptualisme se réfère. On peut tout de même noter que l’intrusion de ce système
vient combler le jeu de distance qui s’était installé entre les concepts de la réalité.
L’hyperréalisme métaphysique s’impose contre le relativisme conceptualiste si l’on
peut le dire ainsi.801
798
Alors que pour Cage le Yi King est une technique de hasard destiné à offrir de nouvelles structures musicales,
plus souples et moins contrôlante, favorisant un état d’acceptation, le Yi King, également procédure de hasard,
accentue chez Monastyrskij la pulsion de contrôle et de connaissance.
799
Entretien avec Monastyrskij, septembre 2013.
800
« […] Personnellement je soupçonne que toutes mes spéculations métaphysiques reposent sur des impressions
inconscientes (particulièrement régulières et uniformes) que j’ai puisées dans la sphère de l’ordinaire. »
Monastyrskij [2011j], p. 463.
801
Epstein conçoit le conceptualisme comme une philosophie relativiste, anti-réaliste par sa création d’une sorte
de réalité auto-référentielle, ironique disruptive, etc.. Voir Esptein : « En tant que philosophie, le conceptualisme
332
présuppose que tout système de pensée est clos sur lui-même et ne possède pas de correspondance avec la
réalité.» Epstein [2010], p. 64.
802
Monastyrskij [2011f], p. 463.
333
le contexte immédiat et l’activité de perception sans que celle-ci ne vise une harmonie
ou une résolution, c’est pourquoi Monastyrskij parle d’un cercle fermé pour qualifier
le déroulement de ces actions. Les actions agissent directement sur la conscience pour
en modifier l’état. Cela ne se fait plus par l’outil traditionnel de l’attente suspendue et
de sa réalisation comme dans le premier volume. La perception, objet central des
actions, est ainsi ontologiquement redéfinie (elle ne l’était pas dans la perspective zen)
comme constituée de rythme internes (souffle cœur, regard) et externes (répétition,
imperceptibilité, etc.). Les actes de perception sont devenus l’objet de ces nouvelles
actions en tant que tels et non la conscience ou les états de méditation. Les auteurs
cherchent un contexte différent aux actions et de nouveaux outils qui agiront
directement sur les rythmes de perception par différents canaux (répétition,
multiplication de zones où se trouvent des objets, rétrécissement des espaces, etc.),
suscitant souvent un certain inconfort. Il y a donc dans ces actions un caractère plus
intrusif et contraignant. Monastyrskij parle de cet inconfort, de ces états de conscience
altérés comme d’ « anomalie de la contemplation »803. On passe donc selon les mots de
Monastyrskij d’une psychologie de la perception à une ontologie de la perception804.
Il s’agit désormais de penser les concepts comme principes organisateurs de
l’acte de perception. Les concepts deviennent ainsi signes agissant sur la perception.
Cette omniprésence des signes et du discours, reflet d’une activité mentale
surabondante, d’une tendance à l’hyperbole donnera lieu à un désir de revenir en
arrière, de conjurer ce nouvel excès de matérialisation et de discours. Il va ainsi dans
son commentaire à l’action Discussion (Obsuždenie) qui conclut le troisième Volume
invoquer un retour au champ empirique concret des actions de la première période.
Dans les conditions de la fermeture présentée ici, je vois une possibilité de découverte, de devenir
inconnu (à la fois sur le plan de l’événement et de la méthode) seulement dans le retour à l’esthétique de
l’action réelle (comme c’était le cas dans les actions du premier tome de «PZG ») mais ni dans le
discours, ni dans la spéculation des dernières actions de « KD », y compris cette même action.805
803
Monastyrskij [2011f], p. 23.
804
Ibid., p. 235. Voir encore Eşanu [2013], p. 129.
805
Monastyrskij [2011k], p. 438.
334
Les objets dans nos actions remplissaient auparavant une fonction d’accommodation pour la conscience,
d’effets déterminés de perception ou de signes factographiques distribués après les actions aux
spectateurs. La spécificité des objets des actions du troisième tome réside dans leur autonomie
esthétique : il peuvent s’exposer sans accompagnement de documentation (texte descriptifs,
photographies de l’action où ils ont été utilisés, etc.).808
Dans ce texte, les éléments métaphysiques passent du statut de vécu à celui d’objets et
de signes. Cela apparaît par exemple dans le choix que fait Monastyrskij des neuf
objets pour l’action Monde russe qui réfèrent ici aux neuf degrés de la hiérarchie
céleste que l’on trouve dans les œuvres de Denys l’Aréopagite. Monastyrskij
s’interroge sur son choix arrêté de neuf objets pour l’action, il en conclut la présence
d’un sentiment gnostique qui aurait pris le dessus sur la libre enquête et la création.
Ces éléments gnostiques font ainsi leur retour contre la volonté de l’auteur aux prises
avec une conscience altérée et des hallucinations :
Pourquoi n’ai-je pas pu préparer plus de neuf objets, ressentant esthétiquement une série close ? Je
pense que guidé par un vieux souvenir, en accord avec un mécanisme mystérieux d’attention créatrice
sélective et complètement inconsciemment j’ai tout de même donné préférence à un sentiment
gnostique qui a déterminé le sentiment esthétique.809
806
Soulignons que l’hexagramme 63 est trouvé à l’occasion de l’utilisation d’une lampe de poche à pile dont le
manuel d’instruction fournit le schéma des pôles équivalent à l’hexagramme du Yi-King. Encore une autre
coïncidence signifiante dans le nouveau monde des signes. Monastyrskij [2011j], p. 461. Monastyrskij trouve par
ailleurs d’autres coïncidences toponymiques relatives à la scène originelle du conceptualisme. La rue
Malenkovskaja où, enfant, il a conçu ses premières expériences scientifiques imaginaires (podzemnyj gorodok)
avec un groupe de camarades, alors que dans le même temps et la même rue se réunissaient autour du peintre
Oleg Vasilev, illustrateur de livres pour enfants, les pionniers du conceptualisme (Kabakov, Bulatov, Nekrasov).
Aux deux réalités correspondent le sens d’enfant, d’innocence et d’origine, contenu dans le nom de la rue
(malenkij).
807
Monastyrskij [2011k], p. 438.
808
Monastyrskij [2011f], p. 228.
809
Monastyrskij [2011j], p. 450.
335
810
Il est défini ainsi par Monastyrskij dans sa classification tripartite des types d’objets : « « l’objet-cadre » se
caractérise de manière purement symbolique et par un sens d’« entrave » à l’action ; il entretient un rapport
interne et limité avec l’événement. » Monastyrskij [2011j], p. 458-459. On retrouve d’autres occurrences de cet
objet-cadre, comme la projection de diapositives dans l’action Bočka et Obsuždenie.
336
Ce deuxième sens du mouvement d’oscillation du manche (Mjagkaja Ručka) était exempt de symbole,
se rapportant seulement au concret du déroulement de l’action ordinaire et déployant la dynamique de
l’événement, c’est-à-dire son affirmation esthétique d’une chose immédiatement construite et déterminé
par aucun ordre symbolique : le mouvement comme tel (du type marche dans la neige, etc.).811
On retrouve donc ici des motifs essentiels des premières actions en particulier
l’affirmation de l’esthétique comme champ autonome dont les sources ou la structure
ne serait pas celle d’un nouveau champ du signe mais qui repose dans le quotidien, le
banal.
Le trésor de symboles est ainsi comparé plus loin dans le texte à « un dépotoir
d’éléments transcendantaux objectivés »812. Cet amas de restes, dont le motif a été
utilisé abondamment par Kabakov dès les années 80, laisse entrevoir un paysage, celui
logé derrière les signes : le tableau vivant des éléments naturels, forêt, champ, etc.
Nature et culture sont séparés par un barrage de symboles que le devenir de l’activité
esthétique peut prétendre relier. Par ailleurs l’impression esthétique qu’il conserve de
cette action, c’est justement l’intensité du paysage qu’il découvre après que Romaško
ait précipité le lièvre-écran à terre. Il évoque son sentiment de distance et l’impression
d’être le spectateur idéal de cette séquence et le sentiment d’apaisement qui en
découle, celui d’avoir conjuré les obstacles à la fois du cadre et du symbole. Ce regard
811
Ibid., p. 457.
812
« Les symboles sont pour nous des déchets. » Entretien avec Monastyrskij, septembre 2013.
337
innocent sur la nature n’est pourtant pas totalement préservé des déterminations du
regard et Monastyrskij en est bien conscient.
Nous insistons ici sur ces restes de métaphysique parce que ceux-ci seront
progressivement supplantés par la consolidation d’un discours théorique qui mettra de
plus en plus en avant l’espace intérieur comme espace clivé au travers de la
prolifération du préfixe schizo813. De manière générale, on peut noter qu’à mesure
qu’une certaine prolifération de concepts s’installe se révèle une forme de
distanciation par rapport au dispositif initial qui visait des formes et des expressions
langagières minimales (le vide en l’occurrence). Ce sont désormais les signes qui
prédominent sur les aspects existentiels. Cette nouvelle donne influe également le
discours des participants qui tendent à se faire critique d’art, théoricien, plutôt que
spectateurs passifs. Avec la mise au centre d’objet, d’images et d’éléments sonores,
devenus une zone à part entière, se constitue une plateforme commune d’échange (une
communauté interprétative) où tout est devenu signe. Nous avons ici choisi de nous
concentrer sur l’action Traduction (à venir après une introduction à cette nouvelle
période), dont l’ensemble constitue un exemple éloquent des transformations
théoriques et formelles décrites ici.
Les années 80, laissent progressivement place à une époque plus conceptuelle et
textuelle814 que la précédente. La construction des actions, et l’importante quantité de
textes et de concepts nouveaux semblent en témoigner. L’action Traduction (1985)
avec son brouillage linguistique, sa mise au centre de l’objet et les discussions qu’elle
a suscitées constitue un échantillon idéal pour lire quelques transformations
conceptuelles intervenues dans le troisième volume. Au cœur de celui-ci se dessinent
de nouvelles voies théoriques et la primauté donnée désormais au discours sur le
silence. L’action intervient après un moment de crise, consécutif à l’action Voix
(Golosa), au cours de laquelle le déroulement de l’action a été fortement critiqué par le
musicien Sergej Letov, participant nouveau aux actions. Voici venu le temps des
813
Cette inflation conceptuelle est en partie la marque de l’influence de Mikhaïl Ryklin, premier traducteur de
Deleuze en Russie. Monastyrskij [1999], p. 120. D’autre part, Monastyrskij, simulant une maladie psychique, a
été diagnostiqué schizophrène par une commission devant déterminer son aptitude au service militaire.
814
Kizeval’ter [2014], p. 13.
338
« discussions communes »815 annonce Monastyrskij dans le texte qui est lu au cours de
l’action Traduction. L’action est une sorte de lecture performative, un rituel pour clore
une époque et en annoncer une nouvelle ; tous les moyens sont bons pour se
débarrasser de cette nostalgie qui le hante. La prolifération de la parole et des objets
apparaît comme un retour du refoulé, celui de cette représentation dont on avait voulu
autrefois se débarrasser. C’était le cas notamment comme vu plus haut pour l’idée de
l’action vide, un opérateur qui dans ce contexte pansémiotique ne fonctionne plus,
réduit à un discours sur son archéologie voire à un simple signe.
Le renforcement du discours et la complexification du déroulement des actions
rendent les anciens procédés qui garantissaient des effets inattendus caduques. Il faut
désormais s’appuyer sur un autre point de départ, la reconstruction par le discours,
liberté d’une « compréhension mentale et esthétique » 816 des phénomènes. Les
membres du groupe décident non plus d’opérer par des événements, mais par des
concepts817. Mais ce sont également les intentions stratégiques qui changent avec les
discussions au sein du groupe sur les expérimentations en cours en Occident découlant
de la correspondance soutenue entretenue avec les artistes ayant fait le pas de
l’émigration818. Ainsi naît une prise de conscience plus forte de la globalité du marché
de l’art et de la nécessité d’une circulation et de l’échange de concepts. C’est
véritablement une volonté de rompre avec une première phase ésotérique et élitaire qui
conduit le groupe à cette nouvelle inflation théorique qui recueille au gré d’un
bricolage hasardeux parfois, des outils intellectuels pour penser les activités du groupe.
815
Monastyrskij [2011i], p. 327.
816
Monastyrskij [2011k], p. 434.
817
Monastyrskij [2011j], p. 447.
818
Plusieurs artistes émigrent à New-York au cours des années 70 : le couple Tupitsyn en 1976, Komar et
Melamid en 1978, Leonid Sokov en 1980.
819
Eşanu [2013], p. 133.
339
820
Entretien avec Kizeval’ter, septembre 2013.
821
Monastyrskij [2009a], p. 18.
822
Tupitsyn a de nombreuses fois tenté dans sa correspondance comme dans ses entretiens avec Monastyrskij, de
rapprocher les thématiques postmodernes, textualistes, largement discutées dans les revues d’art de cette époque
avec l’approche théorique de Monastyrskij. Il a laissé ainsi de côté, disons, les thèmes métaphysiques et
existentiels.
823
Voir Jameson [2007].
824
Désigne l’Exposition des réalisations de l’économie nationale de l’URSS, un vaste espace construit à Moscou
et doté de pavillons figurant toutes les différentes Républiques soviétiques.
825
Sasse [2003], p. 20-21. Ou encore Monastyrskij lui-même : « parce que le conceptualisme en Union
soviétique est une chose qui n’est pas due au hasard, il est consubstantiel à notre système, notre milieu social où
la place accordée à l’objet est très petite. Nous vivons au fond dans un espace conceptuel. » Monastyrskij
[2010b], Trialog o komnatax, p. 247-248.
340
826
Monastyrskij [1993], p. 114.
827
Jameson [2007], p. 51.
828
C’est aussi la position de Groys : Après le conceptualism, nous ne pouvons plus voir l’art fondamentalement
comme la production et l’exhibition d’objets individuels, même les ready-made […] Les artistes conceptuels ont
déplacé l’art de la fabrication d’objets statiques et individuels vers la la présentation de nouvelles relations dans
l’espace et le temps. » Groys [2012], p. 9.
341
829
« Nots mots n’ont de sens que pris dans des phrases, et ces phrases n’ont de sens que dans un jeu de langage,
qui n’a de sens que pris dans notre forme de vie. » Laugier [2009], p. 10.
830
Ibid., p. 19.
831
Alekseev [1993], p. 145. Alekseev reproche en particulier le fait qu’une construction intellectuelle, l’inflation
d’interprétations ait conduit à abandonner ce qui fait selon lui l’essentiel de KD, son sens humain son saut vers
l’incompréhensible, l’absurde (il évoque des images fortes et son attachement au visuel). Dans
l’incompréhensible résident parfois les choses les plus claires et les plus limpides. Alekseev [2011], vol 2, p.
122-123. Sur l’impasse de l’art comme pratique spirituelle, Voir encore Alekseev [2006], p. 222.
832
La critique Degott propose de voir le conceptualisme moscovite comme une quête utopique, voire dialectique
de l’objet artistique, qu’elle compare audacieusement à l’idéal communiste. Degott [2012].
342
artistique de l’époque : « Un accent inattendu a été mis sur les fringues, le chosisme,
contrastant avec la facture si gracieuse et éphémère de la vacuité de nos champs idéaux
avec ces figures isolées apparaissant-disparaissant quelque part à la périphérie du
regard intérieur. »833 Monastyrskij enjoint le lecteur à porter une attention particulière
à « la zone d’apparition des objets » (predemtnuju zonu). De ceci témoigne par
exemple le déplacement de la mystérieuse boîte noire avec les trois lanternes, de la
périphérie de la zone de démonstration dans l’action Voix au centre dans l’action
Traduction, annonçant ainsi un nouvel ordre visuel (bolee visualizirovan dit M.),
destiné à ouvrir de nouvelles lignes de forces reliant spectateur et cadre de l’action,
mais aussi à diminuer l’empreinte et la force du sacré834 et son effet numineux. Il
convoque par ailleurs une liste des différents objets qui interviennent dans cette zone.
Les objets désignent des endroits de la zone où passe la frontière de l’esthétique de
l’action. L’objet est ainsi directement associé à la catégorie esthétique en ce qu’il
montre une nouvelle frontière dans l’esthétique initiale des actions en plein air
marquée par un cadre extensible qui venait marquer l’infini, la contemplation du vide,
plutôt qu’une limite définie. Mais c’est aussi, l’introduction d’un ordre visuel (action
Voix) conséquence de ces nouvelles frontières esthétiques (qui conduiront par ailleurs
à l’inconfort de certains spectateurs). Eşanu souligne encore que les grandes catégories
de KD (mouvements, gestes) initialement utilisées pour amener les spectateurs-
participants dans un certain état émotionnel ont été remplacée par des objets. Nous
voudrions ici offrir une autre interprétation que celle d’Eşanu qui, s’il a vu juste dans
cette remise au centre de l’objet a peu insisté sur une autre chose essentielle qui en
découle, c’est-à-dire une certaine renaissance du signe et par conséquent d’une idée de
représentation, qui tranche singulièrement avec la réduction maximale de toute
représentation à laquelle les premières actions avaient conduit. Tous ces éléments
objectifs, ces nouveaux marqueurs esthétiques sont une des manifestations du
signifiant dont la primauté sur le signifié conduit à des effets de sens nouveaux et de
nouvelles expérimentations artistiques. Par ailleurs l’action appartient à un bloc classé
sous la rubrique Perspectives de l’espace discursif, rappelant ainsi l’importance qu’a
prise la dimension du discours. Mais il s’agit aussi d’un revirement théorique qui
succède à la théorie de l’attente et à un dépouillement qui conduisait autrefois à la
833
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 165.
834
Monastyrskij [2011i], p. 331.
343
sacralité, au silence, tel qu’on pouvait le trouver dans le Premier volume. Kizeval’ter
l’exprime dans l’épilogue à sa courte histoire de KD qui marque justement la fin du
deuxième volume et le début de la nouvelle phase :
Les actions «minces» de la première étape de notre activité, leur retentissement hivernal comme
printanier, les grandes étendues désertes, les figures isolées au loin, me paraissent bien plus
intéressantes et «vastes» extérieurement et intérieurement que les actions de la deuxième étape. C’était
alors le temps des «grandes attentes» et cela a été pour sûr la tonalité fondamentale de ces choses.
Ensuite sont arrivées les actions «de travail» avec leurs tâches formelles; le professionnalisme s’est
accru.
Nous sommes arrivés à cette situation (ou nous l’avons nous-mêmes créée), lorsqu’au début on a
attribué aux actions un sentiment de «sacralité», et bien que celles-ci aient été très simples, elles ont eu
une résonance large et profonde. Je souligne que c’était en effet un temps d’attente et non d’espoirs et il
se suffisait à lui-même. Nous étions attirés par le romantisme: Schubert, Thomas Mann, la Chine…
Mais à l’évidence cela ne nous a pas suffi longtemps. L’accord entre nous a disparu, les querelles ont
commencé. La jeunesse est passée, la maturité est arrivée.835
835
Kizeval’ter [2011], p. 142-143.
344
836
Monastyrskij [1999], p. 15.
837
Alekseev, [2014], p. 37.
345
l’entier du deuxième volume oscillait déjà entre nostalgie et nouvel élan conceptuel,
brouillant les frontières par l’ambiguïté des thématiques, ici le changement d’époque et
la rupture avec l’ancienne sont clairement établis. On comprend mieux à la lumière de
ces archives placées sous le signe du texte et de l’unité de l’école ou du courant que le
discours a définitivement pris les rênes de la pratique artistique laissant sur le bord de
la route les éléments contemplatifs et existentiels. Le désir de conserver une trace de
ce qui pourrait bien se perdre avec l’accélération du discours constitue le ressort
inconscient de la nostalgie de Monastyrskij.
Action Traduction
838
En proposant un regard rétrospectif sur l’action vide, une mise à distance est faite avec le premier volume,
dont l’action vide est l’un des éléments centraux (qui n’a tout de même pas disparu).
839
Monasytrskij l’explique dans la préface au 3ème volume : « Le sens premier de ces actions domestiques est de
détourner l’attention des spectateurs, de la diriger « sur rien » afin de confirmer ainsi nostalgiquement les
souvenirs des excursions en marge de la ville comme de quelque chose de positif et d’intéressant, de susciter
l’espérance de possibles excursions futures. » Monastyrskij [2011f], p. 231.
346
version allemande commence peu avant la fin du texte russe (au moment de prononcer
la dernière phrase). Puis, peu à peu le texte allemand vient occuper l’espace du texte
russe, jusqu’à ce que les parties soient lues simultanément. Puis les rapports
s’inversent et c’est le texte allemand qui devance petit à petit le texte russe jusqu’à le
précéder complètement. La deuxième étape comprend l’enregistrement d’une nouvelle
cassette pareille à la première mais avec cette fois la voix de S.H pour le texte russe et
celle Sergej Romaško pour le texte allemand.
L’action se déroule dans l’appartement de Monastyrskij. Derrière une table A.M
et S.H sont assis à distance des spectateurs avec des écouteurs. Ils répètent
l’enregistrement de la deuxième cassette avec leur propre voix. Arrivés à la 19ème
partie du texte, l’enregistrement est interrompu sur la question « Qu’est-ce que tu
penses ? », S.H. y répond cette fois sans répéter de texte préalablement enregistré. Puis
la répétition se poursuit. Arrivé à la partie Apteka S.R lit en simultané avec S.H et A.M
en russe la partie en question.
Après la reproduction de la deuxième cassette, les organisateurs ôtent leurs
écouteurs et éteignent le magnétophone. S.H lit alors en allemand un texte qu’elle a
composé et que S.R traduit simultanément. En conclusion, S.R lit un texte qu’il a
composé, intitulé « Postface ».
Au cours de l’action, un fond sonore évoquant des bruits de travaux et urbains
sont diffusés par hauts-parleurs).
Sur la table, une boîte noire rectangulaire sépare les spectateurs des artistes. De
la boîte sortent 4 lanternes qui éclairent le public. Dans la boîte est enclenché un
magnétophone qui diffuse un bruit blanc pendant 45 minutes entrecoupé de trois
courtes séquence de bruits.
Derrière les spectateurs est posée sur le rebord de la fenêtre une boîte noire utilisée
pour une précédente action avec trois lanternes de formes différentes enfoncées
dedans.
Dans la pièce à des endroits différents ont été accrochés des écussons avec des
lettres et des numéros évoquant des plaques d’immatriculation.
Comme le veut le nouveau dispositif des actions, celle-ci est suivie d’une discussion
ouverte puis d’un texte théorique, un commentaire reprenant certaines hypothèses
développées dans le dialogue, montrant ici toute la centralité du rôle de Monastyrskij
347
mais dans un deuxième temps à permettre un temps de réflexion sur la notion d’action
vide.
La notion de métaphysique est fortement attaquée par Bakštejn, reflet de cette
même stratégie de dé-provincialisation évoquée plus haut ainsi que des options
théoriques choisies par Monastyrskij lui-même après sa cassure psychologique.
Bakštejn évoque la distance que le Conceptualisme prend par rapport à la
métaphysique, considérée comme obstacle à la libération. La métaphysique aspire à la
libération (affranchissement) de l’homme, tout comme le Conceptualisme, mais les
moyens qu’elle offre et ses présuppositions quant à l’essence de l’homme ne sont
qu’une affirmation et laissent l’homme prisonnier de ses fers en lui faisant croire
qu’elle seule est à même de prétendre donner les sources de notre volonté d’agir ou de
l’état de notre conscience. Le conceptualisme, lui, vise le même but, mais avec
d’autres moyens, celui d’une destruction sémantique du langage de l’art pour
reprendre la terminologie de Bakštejn. L’auteur insiste sur le fait que le
conceptualisme est un outil d’analyse des limites des langages artistiques, analyse qui
est elle-même un moyen artistique d’expression. Par destruction sémantique, l’auteur
entend justement un primat du signifiant résultant de l’épuisement du sens. Dans
l’action en effet, les éléments sémantiques sont rendus volontairement inaudibles,
indiscernables, à travers la lecture simultanée d’un texte et de sa traduction. Ajoutons à
cela que le texte rendu inaudible porte sur les premières applications du concept
d’action vide et la distanciation progressive du groupe par rapport à celle-ci. On
retrouve ici les stratégies mises en place par KD et qui visent à travers la création des
œuvres à écrire l’histoire du groupe, et d’en organiser ainsi une réception possible840.
Poussé à la limite de son intelligibilité, bouleversant les codes usuels de la
représentation, le même texte se manifeste de manière différente841 sur une même zone
de démonstration, illustrant ainsi le principe de tautologie à l’origine de l’art
conceptuel. Pour cela, il refuse le discours métathéorique surplombant de la
philosophie842 intégrant les propositions possibles sur l’œuvre d’art aux œuvres elles-
840
Voir le texte de Kizeval’ter en forme de récit canonique et ironique sur l’histoire du groupe, publié sous le
pseudonyme de Givi Kordiašvili. Kizeval’ter [2011], p. 125-143.
841
On peut penser ici à l’œuvre One and Three Chairs de Joseph Kosuth qui pose sur un même plan l’objet
matériel, sa définition et sa réprésentation.
842
Joseph Kosuth, a dessiné quelques traits formels de l’Art conceptuel et de son rapport à la modernité. Pour
lui, la fin de la philosophie qui se réalise avec Wittgenstein manifeste l’impuissance du discours philosophique et
marque de façon contingente le début de l’art. On trouve chez lui deux idées fortes : un questionnement sur la
349
mêmes, ou en proposant une réflexion sur les conditions d’émergence de l’œuvre elle-
même. Dans l’action Traduction, c’est l’instanciation plurilingue du texte dans le
cadre de la performance artistique qui offre une réflexion sur l’art et sur le langage.
L’art ne réside ici en effet pas dans les formes proposées, puisque celles-ci sont
rendues indiscernables, mais dans la mise à nu des structures du langage de l’art. On
peut rappeler ici la manière dont Kosuth construit son argument concernant la
tautologie sur l’idée de proposition analytique (par opposition à un jugement
synthétique dont le prédicat ajoute quelque chose à notre connaissance du sujet)
élaborée par Kant pour mieux comprendre comment les langages de l’art s’organisent
en proposition :
Les œuvres d’art sont des propositions analytiques. C’est-à-dire que si on les considère dans leur
contexte – comme art – elles ne fournissent aucune information d’aucune sorte sur quelque sujet que ce
soit. Une œuvre d’art est une tautologie dans la mesure où elle est une présentation de l’intention de
l’artiste : l’artiste dit que telle œuvre d’art est de l’art, ce qu’il faut comprendre pas « est une définition
de l’art ». Aussi, que ce soit de l’art, cela est vrai a priori (c’est ce que Judd entend par là lorsqu’il dit
que « si quelqu’un appelle cela de l’art, c’est de l’art »). 843
La tautologie, en annulant les frontières entre art et discours sur l’art, rompt ainsi avec
des éléments proprement romantiques, voire métaphysiques, celui de l’inspiration, de
l’intériorité comme creuset des intentions artistiques, etc. Dans l’action Traduction,
sont ainsi mis sur le même plan un texte qui évoque rétrospectivement l’époque des
premières actions, sa traduction sonore, sa répétition, proposant ainsi une réflexion sur
les conditions d’émergence de l’œuvre d’art au moyen de l’œuvre d’art elle-même,
puis au travers de la discussion qui suit la lecture du texte, dont le sens, conformément
aux prémisses méthodologiques n’est jamais discuté. Comme dans l’installation de
Kosuth mettant en scène les chaises, le processus artistique est décortiqué dans toutes
ses étapes (elles seront toutes intégrées dans les documents finaux composant
l’œuvre), proposant ainsi une définition de ce qu’est l’art. On pourrait ici synthétiser la
proposition comme affirmation de la primauté de la chaîne signifiante sur le sens,
révélant les affinités avec le post-structuralisme, idée qui se trouve confirmée par les
impressions exprimées par Kabakov suite à l’action Traduction : « Après cette chose il
est complètement impossible de parler «depuis dehors», parce que tout ce qui est dit
fonction et la nature de l’art hors du discours esthétique, l’art « cesse d’être un problème de morphologie pour
devenir un problème de fonction », et une insistance faite sur la conception (tout art est conceptuel), qui affirme
la primauté de l’idée sur la forme.
843
Kosuth, [1969/1999], p. 165.
350
maintenant s’engouffre dans cette grille discursive de l’action »844. Il est difficile ici de
ne pas voir une parenté, même lointaine avec l’idée d’une chaîne signifiante sans
dehors telle qu’elle a été pensée dans la psychanalyse lacanienne. Dans ce modèle, le
sens n’est qu’un effet de la relation entre les signifiants, il n’existe pas de relation
univoque entre signifiant et signifié.845
Les Actions du troisième volume ne proposent toutefois pas une critique de la
philosophie du sujet comme dans la philosophie post-structuraliste, mais visent plutôt,
par la critique du langage de l’art à offrir une liberté interprétative possible, gagnée sur
le langage précisément. Bakštejn rappelle que les éléments de contrainte les plus forts
pour les conceptualistes ne sont ni l’économie, ni la culture, ni la politique mais le
langage. Mais dans cette perspective, le sujet n’est pas pour autant ramené chez les
conceptualistes à un effet de l’ordre symbolique comme dans la philosophie critique
des années 70 en France, mais une conscience se présentant comme point de départ
possible vers la liberté. La constitution d’un langage propre découle de la large place
accordée dans cette œuvre au texte et au discours, du côté des participants d’abord qui
ont écrit les textes qui constituent l’action, puis les spectateurs qui réagissent après
l’action pour la commenter au cours d’une discussion libre.
A bien y regarder on pourrait avoir le sentiment que les artistes visent toujours
la réduction de la représentation afin de libérer la conscience. C’est le contraire qui se
produit. Plus le discours se fait présent, plus les appels à un ordre visuel et signifiant
est fort, plus la possibilité de construire un cadre interprétatif, donc une liberté (on sait
qu’elle compte dans une époque sans accès au discours critique), est grande. Ainsi,
l’action Traduction, met justement en scène la lecture d’un même texte en allemand et
en russe, permettant ainsi de marquer la distance entre la force manipulatoire et
contraignante du discours et l’émergence d’un discours propre issu du court-circuit
sémantique. Les organisateurs, offrent ainsi une action qui désigne une zone de liberté,
hors du langage et du discours, celle d’une volonté libre et d’une maîtrise d’un langage
propre. Les éléments de l’action, comme la lecture simultanée d’un texte en deux
langues sont là pour illustrer la possibilité que ce « bilinguisme » offre comme force
réflexive du « je ». Le mélange des discours, en portant l’attention du spectateur, non
plus sur le sens, impossible à entendre complètement, nous libère de la langue
844
Monastyrskij [2011n], p. 341.
845
Jameson [2007], p. 69.
351
concrète. Certains sons ou expressions sont tout de même audibles, berçant d’un
charme esthétique le déséquilibre de l’incompréhension. On peut même ajouter que
cette sorte de glossolalie libère le spectateur de toute assignation à une seule langue, le
ramenant ainsi dans cette Babel à une forme de polyphonie. D’autre part, cette idée de
brouillage du code, marque encore la primauté donné sur l’indiciel qui désigne le
rapport critique de KD au langage. Avec l’indice, le fossé entre les deux éléments
corrélés, le signe et son référent, est préservé, malgré leur apparente corrélation.846
Les concepteurs (Bakštejn et Monastyrskij) nomment relativisme
ethnolinguistique, la méthodologie permettant justement une distance esthétique par
rapport aux objets et aux sujets. La chose est nommée dans un concept forgé par
Monastyrskij dans un dialogue avec Bakštejn, celui de Livingstone en Afrique
(Livingston v Afrike). Le concept illustre la position d’étrangeté que les artistes
occupent en Russie et la mise à distance précisément que cette position permet par
rapport à l’univers soviétique auquel ils ne sont liés que formellement. 847 Cette
distance conquise, avec ironie, n’est plus celle indifférente et contemplative de la
première période, c’est désormais plus l’étude de la vie des signes que ces « nouveaux
sémiologues » s’imposent848. S’ensuivra en conséquence un texte en 1986, intitulé
VDNKh-capitale du monde (VDNKh-stolica mira) qui propose une promenade
psycho-géographique dans le VDNKh, promenade nostalgique où Monastyrskij fait
l’expérience inconfortable d’une sorte d’apparition sémiotique849. Le VDNKh lui
apparaît alors comme l’espace sacré par excellence, cristallisation d’une idée en une
constellation de signifiants.
Si l’on en revient à l’action Traduction et à son assemblage linguistique, il
apparaît que c’est dans le concert des langues850, dans l’indistinction que peut émerger
une activité artistique de mise à distance qui conduit à la liberté de conscience, telle
qu’elle était présentée en exergue. Ainsi, le motif d’un front critique émerge, celui du
846
Chukhrov [2012], p. 74-75.
847
A propos de la position que les artistes du conceptualisme moscovite occupent par rapport à la culture
soviétique, Kabakov reprend l’idée de Monastyrskij : « Nous avons multiplié le grossissement de notre
microscope par trois. Nous sommes en quelque sorte les émissaires d’un club anglais qui a envoyé Livingstone
enquêter sur les sauvages en Afrique. » Kabakov, Epstein [2010b], p. 213.
848
Il est par ailleurs intéressant de remarquer qu’en cela le Conceptualisme moscovite complète le programme
d’étude sémiotique de la culture russe de l’école de Tartou-Moscou, par un volet actuel, contemporain qui faisait
défaut à cette dernière.
849
Monastyrskij [2009b].
850
Selon l’hypothèse derridienne de « la possibilité pour des langues d’être à plus de deux dans un texte ».
Derrida [1987].
352
Si le système de représentation du monde, comme il a été élaboré dans les traditions artistiques
dominantes (disons dans l’art officiel des années 70) est reconnu comme mensonger, alors la réaction
esthétique à ce fait de reconnaissance consiste non pas dans la création d’une image du monde
alternative qui prétendrait à la vérité mais dans la critique esthétique de la conscience officielle.851
851
Bakstejn [2011], p. 361.
852
Pivovarov avait noté en son temps le passage du « je » au « nous » comme caractéristique du tournant
survenu en 1976, celui de la fin de la métaphysique justement. Pivovarov [2001], p. 125.
353
Même à l’étape de l’action vide de « Monde russe » il ne peut être question d’une quelconque
perception inhabituelle de l’habituel. Tous les éléments utilisés et les liens démonstrationnels se sont
donnés là non pas dans le processus d’un devenir esthétique vivant (comme cela était par exemple le cas
dans les actions « Apparition », « Tableaux », etc.) mais comme des procédés déjà bien connus. Ainsi
nous avons opéré par des concepts et non par des événements.854
On trouve ici une distinction entre une action vide événementielle, qui produit des
effets imprévisibles, inhabituels, à une action vide conceptuelle, simple instrument
destiné à produire des événements. D’une fin (sans finalité), celle-ci est devenue un
moyen. Monastyrskij lui attribue le titre dévalué de psevdopustoe deijstvije. L’action
vide autrefois noyau central des actions, associée au temps qui passe, aux éléments
extérieurs au champ de démonstration, à l’espace intérieur (celui de la conscience des
spectateurs) est présentée comme un simple signe. Dans l’action Monde russe, l’action
vide est réalisée au moyen d’un fil blanc rembobiné sur le manche d’une raquette et se
déroule loin du regard des spectateurs [Fig. 26]. Cette raquette conjugue deux éléments
présents dans l’action elle-même, l’esthétique du transport, sous la forme d’un disque
853
Monastyrskij [2011d], Predislovie, p. 15.
854
Monastyrskij [20011j], p. 447.
354
855
Monastyrskij [2011j], p. 459.
355
zone d’indifférence puisqu’on trouve déjà un fil rembobiné inaperçu des spectateurs
dans l’action Traduction. Dans les occurrences d’imperceptibilité est figuré à chaque
fois un objet inaperçu des spectateurs (par exemple dans l’action Traduction l’objet est
suspendu derrière les spectateurs. En définitive cet objet, au croisement des trois types
d’objet-cadre qui s’opposent à l’esthétique de l’action en se montrant comme obstacle,
alors que l’imperceptibilité en désignant le champ de démonstration ouvre de
nouveaux possibles, de nouvelles « manipulations sur l’espace et le temps » 856 ,
permettant ainsi de surmonter la crise artistique alors très importante.
Un autre texte théorique de Monastyrskij sur la fin de l’action vide est lu au
cours de l’action Traduction. Monastyrskij choisit ce moment pour faire l’archéologie
des actions vides et d’en montrer les limites. La ligne introspective, méditative initiale
est remplacée par une projection vers le dehors, vers un dialogue avec les spectateurs
et l’enrichissement du catalogue de médium sont accentués. En ce sens l’idée
d’introduire une catégorie qui procède à partir de l’élément visible par excellence
qu’est le champ de démonstration, concrétise et objectifie un peu plus le haut degré
d’abstraction obtenu par le minimalisme des premières actions.
L’art des fonds a cessé de nous satisfaire. Nous ne voulons plus nous plonger en nous-mêmes il n’y a
rien d’attrayant là-dedans. Il nous faut quelque chose qui nous détourne des pensées désagréables, qui
puisse nous sortir de nous-même, quelque chose d’éclatant, de fulgurant, de violent, à même de
s’emparer de tout ce qui nous permet d’oublier, ne serait-ce qu’un moment, nos accrocs, nos doutes,
notre fatigue, notre irritation.857
856
Ibid., p. 459.
857
Monastyrskij, [2011i], p. 326.
858
L’action Bočka (3 mai 1985) met en scène un dispositif compliqué de diffusions de diapositives sur trois
écrans différents qui associe des clignotements visuels à des éléments sonores comme le bruit d’un seau en métal
que l’on agite, diffusés par un phonogramme. Le dispositif est ici particulièrement éprouvant pour les
spectateurs.
356
premières années. Kabakov perçoit ainsi avec intuition la disparition de l’action vide.
Dans un premier temps, Kabakov explique que l’action vide permettait de révéler le
« jeu » (l’uft) existant entre la perception du spectateur et l’objet montré, cette
connexion dynamique entre la représentation et son objet dont parle Peirce à propos de
l’indice. Cet élément dynamique et central dans l’esthétique de KD, ici identifié à la
vacuité, favorise en quelque sorte une forme d’indétermination tant au niveau du
déroulement que des effets que la nouvelle action ne saurait offrir. L’influence totale
(total’nost’s deijstvija), l’effet sur le spectateur s’effectue ici dès le début de l’action,
comme d’un seul bloc, ne laissant ainsi aucun reste, aucune possibilité au spectateur de
conquérir sa liberté. D’autre part, selon Prigov, elle crée également une gêne par
l’omniprésence auctoriale qu’elle convoque. Kabakov fait usage d’une métaphore
économique afin de préciser ce qu’il a ressenti avec l’action vide. Il parle de plus-
value comme Marx, afin de marquer les réflexions, les états intérieurs qui
s’accumulent et se cristallisent au cours de l’action. Ces excédents cumulent dans
l’acquisition d’une valeur immatérielle à la fin de l’action, par la transformation de la
conscience859. Le participant a ainsi pu se libérer de la dimension matérielle, alors que
dans cette dernière il est à la merci de l’action (qui consiste en un clignotement) ne
laissant ainsi aucun blanc, aucun espace libre. C’est donc précisément cette acquisition
d’une nouvelle valeur, d’une liberté vis-à-vis des éléments matériels, de la facture, que
Kabakov ne parvient pas à trouver. Si le malaise de Kabakov ne nous rend pas visible
toute la richesse des transformations en cours, notamment la libération de la parole, il
est une illustration « existentielle » de ce qui se perd avec cette avènement de la
matérialité et de son nouveau pouvoir. Ce décalage (qui est aussi générationnel en un
sens) laisse entrevoir cette constitution progressive d’une nostalgie pour les premières
actions chez certains artistes, Kabakov restant toutefois pondéré dans son jugement860.
Cette conscience d’un changement ne sera évidemment pas perçue de manière aussi
aiguë par les autres participants, souvent nouvellement arrivés.
859
Monastyrskij [2011m], p. 388-389.
860
Mais le fait que l’art de KD restera toujours pareil à lui-même cela est déjà dans la loi, et c’est pourquoi ce
sac de liberté, de vacuité, cette boule existe quelque part dans cette chose, mais je ne pouvais simplement pas la
trouver. Ibid., p. 389.
357
Socrate – Tu veux probablement dire ceci, Cratyle : dès qu’on saura quel est
le nom - qui par ailleurs est précisément tel que la chose -, on saura du même
coup la chose, puisqu’elle se trouve semblable au nom et qu’un seul et même
art traite de toutes les choses semblables entre elles. C’est, je crois, ce qui te
fait dire que celui qui connaîtra les noms connaîtra aussi les choses.
861
Ce journal vient d’être publié. Monastyrskij [2015].
862
La troisième génération du conceptualisme, en la personne du groupe Médecine herméneutique, se
revendiquera de ce texte pour marquer l’invention d’un genre nouveau, le réalisme psychédélique.
358
de pratique ascétique voire épopée, etc. Peu étudié dans les textes consacrés à KD863,
l’objet déroute par ses aspects hybrides mêlant discours de folie et théologie mystique.
Monastyrskij conçoit ce récit-traité comme un préalable aux actions du troisième
Volume, voir même comme une préface théorique encore confuse (Monastyrskij
l’appelle préhistoire des actions), que les actions auront pour tâche de clarifier et de
réaliser.
On peut dater les épisodes décrits dans le récit de la manière suivante : premiers
épisodes de folie en 1982 avec séjours à l’hopital psychiatrique, début de l’écriture en
1983, le récit est publié en samizdat en 1986. Monastyrskij s’explique sur le titre du
livre dans sa correspondance avec Tupitsyn. Il pensait tout d’abord intituler son roman
« Notes d’un psychonaute ou voyage dans la linguosphère »864. Le titre met en relief
l’idée de voyage au sens initiatique ou au sens de transport spirituel. La linguosphère
indique ici un espace saturé de signes, de symboles et de représentations religieuses.
L’auteur choisira finalement le titre plus neutre de Kaširskoe šosse, qui est le nom ici
de l’avenue sur laquelle se trouve l’hôpital psychiatrique dans lequel il sera interné. Le
détail n’est pas anodin puisque pour Monastyrskij l’ancrage dans la ville de Moscou
est important. Cette expérience spirituelle est justement rendue possible par les
constants trajets que le narrateur accomplit sur les divers lieux de son existence
quotidienne et familiale, mais aussi par les propriétés sémiotiques de la géographie
moscovite. La ville est présentée comme un espace d’aliénation et le parcours du
narrateur le conduit en marge de cette géographie de l’isolement (conformément aux
hypothèses métaphysiques du premier Volume) pour culminer dans un final
« métaphysique » retentissant. D’autre part en tant que projection dans la linguosphère,
il offre une traversée dans l’inconscient sémiotique russe, dont la radicalité est à
conjurer.865
Il faut d’abord préciser que le texte a été publié plus tard et a été peu commenté
par les autres membres. D’autre part, les témoignages d’autres acteurs confirment les
troubles psychiques rencontrés par Monastyrskij dans cette période :
Je n’oublierai jamais ce jour terrible lorsque la psychose d’Andrej a atteint un niveau élevé, nous étions
avec Nikolaj Panitkov chez lui et ça a été réellement horrible. Mais si beaucoup deviennent fous le
863
Ni Eşanu ni Sasse ne s’y attardent dans leur monographie, sans parler des différents catalogues.
864
Monasytrski-Tupitsyn [2013], p. 176.
865
Hansen-Löve [1997], p. 424-425.
359
génie d’Andrej a résidé dans le fait qu’il a su, d’une manière étonnante, structurer et canaliser sa
folie.866
Monastyrskij avait souffert d’une décompensation psychique au début des années 80. qu’il croyait avoir
été causée par la méthode du groupe d’investigation de la nature de l’art à travers la prison de la
866
Alekseev [2008], p. 157.
360
867
Eşanu [2013], p. 129.
868
Selon la formule consacrée de St Basile : « l’honneur rendu à l’image remonte au prototype. » Cité par Jean
Damascène. Damascène [1994], p. 62.
869
A propos de la notion de pluralisme en philosophie et en art, voir Danto [1996], p. 289-309.
870
Monastyrskij exprime dans ses termes les conséquences de l’essor de styles et de matériaux plus visibles et de
la perte de stabilité qui en découle: « Ce vent de la « facture » nous fouette les jambes, il faut se tenir, s’aggriper
à quelque chose. Nous sommes dépourvus d’espace intérieur où se réfugier. Il s’agit là certainement de la
dominante existentielle commune. » Monastyrskij, Bakštejn, [2010a], p. 17.
361
Transferts théoriques
Le récit de Monastyrskij comprend différents gestes que nous allons décrire ici afin
d’essayer de mieux comprendre ce que cette emprise métaphysique traduit par son
transfert esthétique sur les idées théoriques de Monastyrskij. En complément à
l’interprétation prédominante qui voit dans ce texte la construction du canon du
réalisme psychédélique871, nous voulons en montrer les enjeux théoriques, qui sont
associés à la constitution du discours philosophique du groupe, indissociable de
l’expérience des actions elles-mêmes. Le terme psychédélique s’inscrit à un moment
où les œuvres de Castaneda ont eu un important retentissement sur le milieu artistique
non-officiel. Toutefois le texte ne fait pas mention d’utilisation de psychotropes et
Monastyrskij, même s’il a été une source d’influence importante pour de jeunes
artistes se montre sceptique devant l’utilisation de cette terminologie.872 Si le texte,
comme le rappelle la critique d’art Natalia Tamruči, se refuse à donner une
justification ou une interprétation de cette folie873, la transformant en un état psychique
parmi d’autre c’est en accord avec les présupposés théoriques énoncés par
Monastyrskij d’expérimenter un élargissement de la conscience, de concevoir l’art non
pas comme un objet d’appréciation mais comme une expérience. Les signes ainsi que
la métaphysique inspirée de l’orthodoxie, initialement refoulés font un retour remarqué
dans ce texte. C’est dans la trajectoire plus globale de l’ambition intellectuelle de
Monastyrskij que le roman permet, par un virage théorique, l’émergence d’une
pratique artistique attachée à l’univers des signes et des objets, une pratique aux
résonnances postmodernes, attachée à la signification et à la circulation des signifiants,
etc. Le curieux éclectisme qui voit les pratiques d’ascèses décortiquées avec un
appareil théorique contemporain en constitue l’aspect original.874 Une méfiance vis-à-
vis du sens prédomine également, ainsi que le désir de construction d’un corpus
871
Glanc, [2001].
872
Monastyrskij s’inspire toutefois de Castaneda lorsqu’il fait la distinction entre réalité conventionnelle et
réalité surnaturelle : « Pour don Juan, l’importance des plantes était fonction de leur capacité à produire chez
l’être humain des états de perception particulière. Il m’a fait parcourir ces différents états afin de dévoiler et de
mettre en usage son savoir. J’ai appelé cela des « états de réalité non ordinaire », ce qui signifie une réalité
inhabituelle par rapport à la réalité ordinaire de tous les jours. Cette distinction repose sur le sens inhérent à ces
états de réalité non-ordinaire. Dans le contexte du savoir de don Juan, on les considérait comme réels, encore que
leur réalité fût différente de celle de tous les jours. » Castaneda [1972], p. 19.
873
Tamruči [2009].
874
«Au fond, lorsque j’écris tout cela, je me sens comme un espion athée muni de l’appareillage le plus
contemporain, pénètrant le saint des saints de la tradition ascétique orthodoxe. » Monastyrskij [2009d], p. 248.
362
Elle (cette culture non-officielle) avait besoin de sentir l’infertilité de n’importe quel effort conduit à la
surface de la vie, ajouté à un sentiment aigu d’antipathie envers l’organe officiel soviétique. Elle avait
besoin de cette perte de confiance dans le monde extérieur, afin d’opposer à sa médiocrité inébranlable
l’infini des possibilités intérieures et de se plonger avec passion dans la recherche pratique d’une région
hors de contrôle et inaccessible à l’œil de censure du système étatique, à savoir le domaine de
l’expérience psychique.877
875
Le texte est également annonciateur des nouvelles thématiques qui seront exploitées par le groupe, en
particulier tout ce qui tournera autour de l’adjectif schizo et dont le groupe Medgermenevtika, dernière
génération du conceptualisme moscovite fera un usage abondant. De manière générale, on peut dire que c’est la
fragmentation et la dispersion de la réalité vue dans le regard du schizophrène (ou psychotique puisque les
catégories n’étaient pas claires à l’époque) qui permet d’envisager une sorte de thérapie théorique à la fois pour
la philosophie et la pratique artistique.
876
Tamruči [2009].
877
Ibid.
363
878
Le texte sera curieusement réédité avec d’autres textes théoriques de Monastyrskij dans une version séparée
des volumes d’Actions Collectives lors de sa réédition.
879
Monastyrskij [2009d], p. 234.
364
Isolement intérieur
880
Monastyrskij, par son appropriation de discours divers assume les deux caractéristiques que Fredric Jameson
associe à une esthétique postmoderne : le pastiche et la schizophrénie. Jameson [2009].
881
Tamruči [2009].
365
J’ai essayé plusieurs fois de réduire ces notes de journal à un texte unique, mais je n’ai pas réussi
puisque dans mon langage de description dominait constamment le sujet du récit, je ne pouvais donc
aucunement me distancier de moi-même, le texte en devenait « maladif », et les espaces
iconographiques qui devaient être l’objet de la création de ce texte, s’obscurcissaient de raisonnements
accessoires et de détails inutiles, etc.882
882
Monastyrskij [2009d], p. 237.
883
La notion de perspective inversée développée par Florenskij est conçue afin de définir les spécificités de la
représentation dans l’icône. Par opposition à la perspective illusionniste développée pendant la Renaissance qui
prétend se substituer au réel, l’espace de l’icône n’est pas ordinaire, il est sans profondeur, théophanique,
polycentrique et fait occuper le point de fuite par le spectateur. Ce qui est tendu ainsi au spectateur ce n’est pas le
réel mais le message évangélique et les vérités de la foi. Sers [2002], Florenskij [2013]. Monastyrskij comprend
ainsi le mouvement de rayonnement de cet espace vers le spectateur comme une contrainte, une violence faite à
la libre interprétation du spectateur. On retrouve ici cette opposition zen/orthodoxie qui structure les conceptions
de Monastyrskij et sa nostalgie.
884
Monastyrskij [2011i],, p. 330.
367
Voix, au cours de laquelle il lit avec Sergej Romaško une de leur conversation devant
un public sceptique et agacé par la mainmise totale des concepteurs de l’action au
détriment de la liberté d’interprétation de ces mêmes spectateurs. La même chose se
reproduira suite à l’action Discussion au cours de laquelle les spectateurs, réunis dans
l’appartement de Monastyrskij regardent des diapositives figurant des éléments
d’hallucination vécus par Monastyrskij, notamment celles marquées par des couleurs.
L’idée étant de représenter afin de reprendre le contrôle, de neutraliser les accès
hallucinatoires intervenus contre la volonté de Monastyrskij. Dans cette action, les
spectateurs sont invités à visualiser des signes, une expérience sémiotique nouvelle,
qui n’ira pas sans un certain inconfort et le sentiment donné à certains spectateurs
comme Prigov d’être prisonnier du point de vue omnipotent de Monastyrskij. Il s’en
explique ainsi au cours de la discussion qui suit l’action :
Et c’est pourquoi j’ai compris qu’il ne faut suivre ni l’action, ni rien mais il faut dans une certaine
mesure essayer de comprendre le champ de vision de Monastyrskij et en quelque sorte le regarder avec
ses yeux à lui […] Cela signifie que toute cette action est quelque chose de construit autour de
Monastyrskij, une action-mystère dont la personne de Monastyrskij est le centre, d’où tout cela doit être
vu. Et tout le reste devient un objet de culte, auquel il donne ses significations.885
885
Monastyrskij [2011n], p. 420-421.
368
L’inconscient collectif de la Russie a construit sa sacralité, pour ainsi dire, «radicale » et « totale », c’est
à dire sa conscience collective, sous la forme d’un mandala de direction non pas sur la Place Rouge
comme cela peut sembler au premier coup d’œil mais au VDNKh. 886
886
Monastyrskij [2009b], p. 7.
887
Monastyrskij [2009d], p. 237.
888
Sur les étapes de la diffusion de l’hésychasme en Russie, voir Dennes [1999].
369
jouissent d’une aura importante dans l’orthodoxie russe. Monastyrskij a lu ces textes,
fréquenté les services religieux, parallèlement à son expérience justement, comme
l’indiquent de nombreux passages de son journal. Hesychia signifie en grec calme et
silence. Le but visé est ainsi l’union à Dieu hors des bruits du monde. Il faut noter
l’importance de la culture hésychaste dans l’histoire intellectuelle russe889. Le XIXe
siècle voit un vaste renouveau hésychaste, notamment autour du monastère d’Optino.
Il existe également un lien fort entre hésychasme et slavophilie, Kireevskij et
Khomiakov sont des disciples du starets d’Optino Saint Macaire (1788-1860). Les
slavophiles proposent un retour aux sources propre russes, culture orthodoxe et
populaire et l’hésychasme constitue un élément central de cette réaction.890 Mais la
slavophilie et son retour aux sources ne sont pas un modèle pour la pensée de
Monastyrskij, qui a toujours pris ses distances avec cette thématique et ses ambitions
nationalistes. Il est toutefois un moderne paradoxal, qui tire sa créativité et son
inspiration d’un regard tourné vers le passé, comme il s’en explique dans une lettre à
Tupitsyn en invoquant le modèle romantique : « Dans le passé tout est bon, y compris
le plus important, ce néant d’où nous sommes apparus, c’est-à-dire le néant comme
libération. Pour faire court, il “faut penser dans le passé”. C’est justement cette méta-
forme qui m’a servi d’étoile pour me guider dans mes aventures relatées dans
Kaširskoe šosse, lorsque j’ai modélisé “cette lumière” comme défendant/sauvegardant
de cela par le temps dans le passé »891. Tout le roman de Monastyrskij peut être lu
comme une obsession des origines, un voyage initiatique, passéiste, vers le lieu de
naissance de la lumière. Pour cela, il tire également libre inspiration à la fois de la
philosophie orientale et des théories philosophiques venues d’Occident. Il se propose
plutôt de sortir du corps collectif, contre le concept de sobornost’ communauté,
élaboré par les slavophiles, de la conscience collective. L’auteur décrit par ailleurs son
expérience comme « un voyage extraordinaire dans les mondes de la conscience
collective ». Mais contrairement à la vie ordinaire, la vie contemplative selon
Monastyrskij montre un visage hypertrophié892, un système ordonné par avance, dans
lequel l’ascète ne trouve que peu de liberté. Dans le roman, la psycho-énergie passe
889
A ce sujet, Deseille [2003], 235-245.
890
Khoruži [2010].
891
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 344.
892
Monastyrskij [2009d], p. 247.
370
Lorsqu’a commencé ma période de jurons intérieurs […] J’ai commencé à éprouver de monstrueux
tourments de honte, un enfer inimaginable, parce que tous mes incontrôlables jurons se reflétaient
constamment sur la fine pellicule hallucinatoire angélique, dont était alors recouvert tout mon
entourage, proche ou non. Les jurons nationaux m’indisposaient particulièrement, en majorité dirigés je
ne sais pourquoi contre les juifs et les minorités nationales (vraisemblablement à cause des particularités
de l’inconscient collectif régional). L’offense et le problème consistaient en ce que ces jurons ne
concernaient pas les Russes (bien que je sois presque Russe). Si je devais voir à cette période au musée
ou parmi mes amis des personnes de sang non-russe, tout à coup j’étais pris d’un accès de colère: « Ah
toi… sale juif, youpin…! » ou bien ou « Tatare » ou « Ah toi espèce de Mordve…! » et des choses de
ce genre à l’infini.894
S’il a bien honte en raison de l’omniprésence des anges et de la rupture avec le sacré
que ce comportement semble impliquer, cela n’en est pas moins un indicateur de la
distance que Monastyrskij entretient avec l’idée d’un retour aux sources qui
s’accompagnerait d’une exaltation nationaliste. En cela, Monastyrskij fait montre une
fois de plus de sa modernité paradoxale. C’est en croyant revenir aux sources qu’il
retrouve une modernité (ou postmodernité). L’interprétation des pratiques orthodoxes
de prière pose toutefois problème, car Monastyrskij entretient un dialogue critique
avec elles, reflet de la relation prise entre fascination et conjuration qu’entretient
Monastyrskij avec la métaphysique. Le roman conduit et annonce à la fois la
radicalisation d’une expérience spirituelle (celle réunie sous les termes généraux
d’élargissement de la conscience) et la lutte contre ces mêmes pratiques génératrices
d’un monde chaotique d’objets et de signes qui précisément vont à l’encontre de cette
vie quiétiste. Il faut avoir ici en vue une dialectique intéressante entre ascèse et excès
dont le roman illustre la lutte sur le plan psychique. Cette lutte se retrouve dans les
textes des Pères du Désert comme combat contre les démons et la tentation.
Le texte prend appui, au-delà des références hésychastes proprement dites sur la
figure de Denys l’Aréopagyte, disciple supposé de Paul et théologien mystique. Cette
influence fait sens en raison de son statut particulier au sein de l’orthodoxie et son
influence décisive sur la tradition occidentale. Denys convertit la pensée grecque en la
893
Ibid., p. 337.
894
Ibid., p. 349.
371
895
Lossky [2005], p. 36.
896
Monastyrskij [2009d], p. 237.
372
[…] élevons nos regards, autant que nous le pouvons, vers les illuminations des Dits très saints que nous
ont transmises nos pères et, dans la mesure de nos forces, initions-nous aux hiérarchies des esprits
célestes, que nous ont symboliquement révélées ces Dits pour notre élévation – et ayant accueilli du
ferme regard immatériel de notre esprit le don de lumière fondamental et supra-fondamental venant du
Père théarchique, qui nous révèle en symboles figurés les très bienheureuses hiérarchies angéliques, en
retour élevons-nous à partir de ce don vers le rayon simple de la Lumière elle-même.898
897
Correspondance avec Monastyrskij, 22 janvier 2016.
898
Areopagite [1958], p. 71.
373
Dans ces pleurs s’est ouvert pour la première fois en moi une autre réalité psychique, une autre
perception du monde extérieur : le monde s’est soudain modifié d’une manière miraculeuse, son rapport
avec moi est devenu plus intense. A travers sa vision j’ai ressenti physiquement, comme il m’a semblé
alors, des courants d’énergies transcendantes qui venaient colorer tout autour de moi par une
signification et une lumière particulière.900
Les énergies sont porteuses à la fois de lumière et de sens. Leur particularité consiste
en ce qu’elles forment, comme toutes les hallucinations qui vont intervenir par la suite
(formes-pensées, réalité angélique, etc.) un horizon de sens indépassable, où les
éléments sans signification sont rendus impossibles. Cet horizon sémiotique qui
s’impose au sujet est total, c’est-à-dire qu’il recouvre tous les aspects de l’existence
concrète, le sujet n’est dès lors plus libre de sa volonté. Progressivement, tout le
monde visible devient le reflet de processus internes:
899
Denys Aréopagite [1958], p. 72.
900
Monastyrskij [2009d], p. 238.
374
[…] Le monde visible s’éloignait de plus en plus de moi sous sa forme ordinaire et je percevais tous ses
objets et phénomènes non selon leurs fonctions objectives mais comme des instruments, une
atmosphère et des circonstances, liés au processus spirituel qui se déroulait à l’intérieur de moi.901
Cette nouvelle semiosis qui vient ici transfigurer la réalité ordinaire au sein d’une
expérience transcendante, s’oppose ici à la réduction sémiotique des premières actions.
La réalité spirituelle devient omniprésente, donnant à l’ensemble des éléments du réel
une nouvelle signification, les transformant en nouveaux signes.
Mais revenons au collage. L’arrière-fond est terne, reflet de la grisaille et des
impasses artistiques, alors que l’espace iconographique est lui étincelant, arborant les
couleurs vives de l’icône. Le collage illustre bien la percée de l’espace iconographique
avec cette échelle qui s’invite dans un tableau naturel aux couleurs ternes. Avec cette
intrusion de l’espace iconographique Monastyrskij rompt les codes d’une culture
indicielle, explore les limites du cadre conceptualiste en en interrogeant l’inconscient
iconique. Avec l’espace iconographique Monastyrskij rencontre l’espace de l’icône
dans différents épisodes, que ce soit par le visage de son guide spirituel (§8) des objets
projecteurs de symboles (§ 47), le visage de Dieu dans une Eglise (§ 54) ou dans un
épisode de délire sur les couleurs au moment de contempler au cours de son ascension
le vert-bleu des séraphins dans l’icône du Christ en trône. L’espace iconographique est
défini comme un espace de contrainte par le fait qu’il est programmé par avance,
comme une étape nécessaire s’imposant contre la volonté individuelle ainsi que toute
créativité902. En cela Monastyrskij, reprend une idée de la théologie mystique du
Pseudo Denys, qui parle de l’existence en Dieu d’images qui se réaliseront par lui, plus
précisément de prédéterminations903. Afin de réaliser ce voyage de retour vers une
réalité conventionnelle, le narrateur est contraint de traverser différents espaces
hypertrophiés, qu’ils soient langagiers, iconiques, objectaux, qui figurent à chaque fois
des courants artistiques (symbolisme, art de l’icône, réalisme socialiste) auxquels le
conceptualisme s’est opposé. Toutes ces images refoulées, ignorées font leur grand
retour. Il est intéressant de préciser que cet espace décrit comme iconographique est
901
Ibid., p. 240.
902
Monastyrskij : «Plus haut, j’ai laissé entendre que le monde mental est une zone de non-liberté. En vérité, les
différents niveaux de mental ne sont rien d’autre que des espaces iconographiques se déployant d’eux-même
selon des schèmes archétypaux, où aucune manifestation créatrice libre, aucune indétermination ne sont
possibles. Il s’agit d’un analogue complet de notre espace socio-politique et idéologique fermé, dans lequel ne
sont admis que les manifestations de la liberté humaine selon des directions connues et jusqu’à des limites
déterminées.» Ibid., p. 434.
903
Cité par Jean Damascène. Damascène [1994], p. 42.
375
Je me suis retrouvé dans une église ésotérique, entouré par des icônes-objets formant une sorte d’espace
iconographique où j’étais sous l’influence directe de forces célestes immatérielles qui se manifestaient
énergétiquement à travers les choses ordinaires qui m’entouraient.904
A noter que cette énergie sémiotique a souvent pour vecteur les objets et les éléments
du quotidien. Si Monastyrskij s’élève dans la hiérarchie divine, il n’en est pas moins
toujours partie prenante du cadre soviétique concret et quotidien, soudainement révélé
dans sa nature spirituelle. Cette double nature du réel à la fois apparence banale et
essence divine reflète le conflit intérieur de Monastyrskij, pris entre aspirations
immanentes et transcendantes.
Ascèse
Les étapes de la prière du cœur passent en premier lieu par l’ascèse. La prière du cœur
vise en effet à purifier le cœur et à en écarter toute image, toute représentation, afin
d’accueillir en toute sérénité la lumière, celui qui prie cherche à purifier son cœur afin
d’y laisser descendre l’esprit. Ainsi, l’ascèse ne devrait selon la description qui en est
donnée par les Pères, ne révéler que la lumière de la gloire de Dieu (Syméon le
Nouveau Théologien) et non cette cohorte d’hallucinations, d’images et de délires qui
semblent s’emparer du narrateur. L’importance donnée dans le roman à la visualisation
vient contredire les velléités iconoclastes du groupe et illustre la résurgence de la
tradition byzantine de l’icône. Au chapitre 42, Monastyrskij désigne les conséquences
de l’état de sainteté et de déification qu’il a atteint. La perception du monde s’altère en
raison de la lumière qui est dirigée sur le sujet rendant l’espace tout entier
iconographique, sorte d’icône à taille réelle. L’auteur se rend au culte touché par une
béatitude unique pour laquelle il ressent une nostalgie. Par les voies de cette perception
nouvelle, dans l’église les sons du chœur entamant le Credo sont transformés en
lumière dorée qui vient alors inonder l’église. Cette lumière qui a remplacé les mots
laisse place au silence de la contemplation. Afin de décrire plus précisément les vertus
904
Monastyrskij [2009d], p. 310.
376
de cette lumière qu’il a déjà expérimentée il parle d’une radiation lumineuse dense905.
Les phénomènes observés, dès lors qu’ils appartiennent pleinement à la vie intérieure
se voient souvent décrits par leur intensité. Le roman, malgré ses répétitions, poursuit
un certain crescendo, conformément aux différentes étapes mystiques. La sainteté est
décortiquée plus loin dans le chapitre avec des catégories rationnelles, comme un état
de confort intérieur de la vision dans lequel « tous les canaux de la perception sont
relâchés »906. Monastyrskij explique que le cœur de la volonté humaine n’est pas
touché par ce processus et que celui-ci peut être activé après une longue pratique par la
volonté à la condition de l’ouverture d’une seconde attention qui précéderait toute
réflexion.
Afin de pouvoir accéder à ce don offrant la grâce, le chrétien est appelé à garder
une attention constante sur l’exercice de la prière afin d’éviter les tentations. Le
chemin de celui qui se jette dans l’expérience mystique est fait d’une longue lutte
contre les tentations démoniaques, Philotée le Sinaïte met en garde les initiés :
La loi qui nous prescrit de purifier notre cœur n’a d’autre raison que de chasser les images des
mauvaises pensées de l’atmosphère de notre cœur, de les dissiper par une attention constante, de sorte
que nous puissions voir nettement, comme par un jour serein, le Soleil de vérité, Jésus, et que
s’illuminent dans notre esprit les aspects de sa majesté.907
905
Ibid., p. 301
906
Ibid., p. 303.
907
Gouillard [1979], p. 112.
377
908
L’ouvrage offre une variété terminologique axée autour du signe : znak, znakovost’, znamenije, primeta.
909
Voir l’article de Tamruči.
910
Cité par Deseille [2003], p. 176.
378
manière, par son parcours, Monastyrskij démontre certains méfaits des représentations
visuelles, renforçant encore un peu plus ses convictions esthétiques, dans une période
de crise artistique. De cette crise des images, découle une confiance nouvelle accordée
au discours comme possibilité de mise à distance et de conjuration de cette réalité
supra-ordinaire.
Désenchantement et nostalgie
Le paradis mental est réel, mais à mon sens, outre un lourd travail d’autodiscipline et de foi brûlante, la
simple chance ne joue pas le dernier rôle dans l’acquisition de sa stabilité, les données psychiques, un
caractère qui convient, un tempérament et beaucoup d’autres circonstances comptent également. Mon
caractère, ma constitution psychique et le mode de vie se sont révélés plus propices pour un enfer
mental qui hélas est lui aussi réel.911
L’autre hypothèse que nous serons amenés à formuler ici est que ce désenchantement
et cette nostalgie de la réalité coïncident d’une part avec la nostalgie pour les
premières actions et leur minimalisme zen - ce n’est d’ailleurs pas un hasard si
Monastyrskij, comme on va le voir, parvient à mettre fin au flux d’hallucination par
des techniques d’ascèse inspirées du bouddhisme et du taoïsme – mais aussi avec une
inclination plus globale de Monastyrskij vers le passé. Ainsi donc ce retour est-il à lire
également comme un retour aux sources qui permettrait de nourrir à nouveau la
911
Monastyrskij [2009d], p. 303.
379
J’ai dans ma réalité «angélique» inconstante pendu/flâner quelque part en bas, comme un chien jouet sur
roue en laisse qu’aurait tiré derrière elle une jeune fille de quatre ans. J’étais englouti dans une «vision»
non-fonctionnelle et non vaquant à une occupation comme les gens qui m’entouraient.913
912
Ibid., p. 248.
913
Monastyrskij [2009d], p. 262.
380
entendement)914. L’expérience esthétique est ainsi avant tout une expérience subjective
qui ne dépend pas de la connaissance possible de l’objet représenté. Dans un univers
où tout est omni-signifiant (ou pansémiotique), où tout est référé en dernière instance
aux principes causant l’avènement de cet univers (les formes-pensées, les symboles),
ce que Kant appelait le concept dont les images, signes et objets sont les fins, le libre
exercice d’un jugement désintéressé est impossible. Privé de cette dimension
esthétique fondamentale, prisonnier de l’espace iconographique, le narrateur est ainsi
incapable de distinguer quelque chose qui sorte de ce programme prédéterminé.
L’expérience de cette contrainte sera réutilisée plus tard dans les actions,
notamment avec la présence de certains objets-obstacles, comme les symboles d’ailes
d’argent de l’action M, étape iconographique dont la fonction sacrée est celle de
« gardiens des portes » menant à la plénitude. Les ailes d’argent sont tendues entre
deux arbres et sont par leur statut à la fois d’espace iconographique et d’objet-cadre
des frontières symboliques à dépasser en vue d’une libération et d’un apaisement (Fig.
28). Symbole de pouvoir, les ailes sont ici comparées aux insignes accrochés aux
uniformes des compagnies de chemin de fer, associant ainsi ceux-ci à l’esthétique du
transport. Les ailes, ainsi que la sphère qui se trouve sous celle-ci contemplées en
elles-mêmes, comme des œuvres d’art, ne deviennent, à l’image de cette réalité
angélique, des éléments qui exercent une pression puissante sur le spectateur le
conduisant à une sorte de transe ou une stupeur mortifère, exercice propre aux forces
invisibles, à l’exception du fait, que comme vu plus haut, l’action permet au spectateur
d’échapper à cette pression en s’écartant de côté. On voit donc ici confirmé la
remarque en exergue de Monastyrskij à propos des possibilités offertes par les actions
d’expérimenter et d’ordonner ces espaces iconographiques contraignant.
914
Kant [2000], p. 199.
381
Comment expliquer cette « imperméabilité », sans recourir à l’hypothèse d’une possible corrélation
entre une conscience disposée de manière définie et des objets réels contaminés par un champ
psychoénergétique de conscience collective existant objectivement (ce qu’en théologie on appelle
« Logos »), particulièrement dans leur contamination spatio-temporelle, au fond, assez abstraite, je ne
sais pas.915
Le soir même, je me promenais dans le monde grandiose et cosmique des gigantesques « Trônes »
érigés à titre de monuments vers la station de métro « VDNKh » : le bâtiment de l’hôtel « Cosmos »,
des ponts et des bretelles d’autoroute, des bâtiment élevés. Tout ça bourdonnait, vibrait, irradiait d’une
énergie cosmique d’une force monstrueuse calibrée sur la cosmogénèse des grandes masses spirituelles,
des accumulations spirituelles dotées d’une conscience, c’est-à-dire de gens-« anges ».916
915
Monastyrskij [2009d], p. 243.
916
Ibid., p. 336.
917
Ibid., p. 245.
383
reconduisons les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien. »918 Les
signes sont irrémédiablement voués à passer de leur sens ordinaire à un sens
théologique élevé. Monastyrskij donne ainsi sa vision de l’essence du langage qui
passe par la contemplation du mot, par le dévoilement de son noyau de sens mystique :
« Dans chaque morceau de mot se trouve un sens absolu, un noyau sémantique de
syllabes, qui en raison de l’énergétique des phonèmes s’élargit à une infinité de
significations avec des séries infinies d’associations »919. Le mot comme porte ouverte
sur l’infini révèle ici encore l’importance qui lui est attribuée dans la nouvelle
approche sémiotique qui s’inspire ici d’une tradition russe, celle des Glorificateurs du
nom920. On voit donc la pathologisation excessive à l’œuvre dans une conception
ontologique des signes, selon laquelle les signes ne sont que l’envers et le moyen
d’accès aux essences. Cet univers sémiotique est par ailleurs décrit par l’auteur comme
céleste, lieu où d’anciennes catégories philosophique comme corps et esprit sont
désormais des éléments inséparables de la logique sémiotique :
J’ai résidé dans les cieux des signes, dans les énergies sémiotiques. La vérité de cet état je l’ai tirée de
mon propre corps et de ma conscience qui étaient complètement saturés de signes, et j’étais moi-même
une de leurs parties, j’appartenais empiriquement au monde symbolique, j’étais son personnage.921
918
Wittgenstein [2004], p. 85.
919
Monastyrskij [2009d], p. 245.
920
Née au début du 20ème siècle, cette tradition s’inspire de l’hésychasme et postule une adéquation entre le mot
et la chose. Elle sera refondée philosophiquement par Pavel Florenskij ou Serge Bulgakov. Le mot témoigne de
l’existence réelle de la chose et permet au sujet connaissant dans le cas du nom de Dieu, de bénéficier de son
énergie, sans pour autant que le mot fusionne complètement avec la chose. Dennes [1999].
921
Monastyrskij [2009d], p. 310.
384
La hiérarchie des visées psychoénergétiques de l’inconscient collectif dont chacun est porteur, s’est
articulée dans le langage de ma perception à travers mon subconscient, « se chosifiant» ainsi en se
transformant en subconscient collectif.922
Cette conception ontologique du langage est proche d’une théorie du symbole où les
mots reflètent les réalités spirituelles concrètes, causes et raison suffisantes de ceux-
ci.923 Ce mouvement d’hypersémiotisation s’oppose à toutes les impulsions données
par le groupe en direction du langage ordinaire et à une dé-sémiotisation inaugurée
avec les PZG. Au contraire, plus le récit avance, plus le narrateur semble se rapprocher
des centres névralgiques de production des signes, jusqu’à se rapprocher de Dieu lui-
même. Chaque nouvelle expérience sémiotique marque une nouvelle étape dans
l’intensité et l’ascension céleste.
Au chapitre 47, l’auteur se réveille dans une réalité divisée. La chambre est
peuplée d’objets devenus projecteurs de symboles (canapé, téléviseur), L’espace
iconographique est à nouveau d’une extrême intensité. Tous les éléments quotidiens
sont affectés par cette énergie sémiotique qu’ils émettent directement à destination du
narrateur. Tout le corps est comme entouré de signes (znakovost’) ; l’expérience
s’intensifie. Les signes et les symboles ont remplacé complètement la réalité.
922
Ibid., p. 295.
923
Sur la question du symbole dans les traditions sacrées, voir Schuon [1983], Borella [2004].
385
L’énergie sémiotique qui émane des objets a déplacé le regard de la réalité objective
sur la réalité symbolique.
D’autre part, en ce qui concerne la sémiotique de la culture, le récit met en
scène les processus de sémiotisation propre à l’espace urbain périphérique moscovite,
auquel Monastyrskij est très attaché. La recherche de la périphérie s’articule comme
on l’a vu aux possibles métaphysiques. Le texte regorge d’indications précises sur des
lieux moscovites (VDNKh, des noms de gare, de monuments). Le texte dessine une
géographie imaginaire de Moscou centre névralgique de production des signes. La
ville est en quelque sorte au centre du processus énergétique de sémiotisation. Moscou,
capitale spirituelle, troisième Rome, n’est pas étrangère à cette empreinte forte du
sacré. Les lieux quotidiens de Moscou deviennent prétextes à des étapes spirituelles
(ascension, chute, révélation), comme l’escalator d’une station de métro qui rend
possible le détachement de l’âme du corps dans le premier chapitre ou plus loin dans le
chapitre 23 au moment où le narrateur grimpe les escaliers de l’appartement
communautaire où vit sa belle-mère afin de rejoindre le cœur de la production des
formes eidétiques. La figuration de l’ascension par des éléments empruntés à la réalité
soviétique sont ainsi les marqueurs d’une certaine affinité dans la production de signes
à forte teneur énergétique propre à la fois à l’espace urbain soviétique et à la tradition
orthodoxe. Curieuse alliance qui sera reprise dans l’analyse du VDNKh.
Remèdes orientaux
Toutefois les éléments orthodoxes ne sont pas les seuls à jouer un rôle, un certain
éclectisme règne. A plusieurs reprises interviennent des éléments empruntés à la
philosophie taoïste et à sa cosmologie qui fonctionnent comme moyen de canaliser par
une forme d’exercice mental le flux ininterrompu d’hallucinations et d’images. Même
s’il faut se méfier des images trop générales on peut interpréter les références que
Monastyrskij fait au taoïsme par le fait qu’il est à la fois une religion immanente et une
philosophie sceptique qui se méfie du langage et de ses implications ainsi qu’une
cosmologie qui attribue une place importante à la notion de vide dont François Cheng
386
J’ai ressenti un immense soulagement lorsque je suis sorti de ce système de formes-pensées par une
orientation vers le Tao, qui « précède les Cieux » avec tous leurs rangs hiérarchiques. Après un tel
tournant révolutionnaire de la conscience je me suis de nouveau retrouvé parmi les gens vivants et
habituels.927
Cette sortie du système suppose donc une véritable révolution de la conscience qui
permette au narrateur de retrouver la vie ordinaire928. Cela passe aussi au paragraphe
52 par ce que le narrateur appelle « une dé-charismatisation de son espace mental », la
méthode est ainsi celle d’une « rectification des noms », empruntée au confucianisme
et dans laquelle les noms et les choses ne réfèrent plus au monde symbolique des
formes-pensées mais à celui de la réalité ordinaire. Cette stratégie explique l’auteur lui
924
« Cette double nature du Vide ne paraît point ambiguë selon le point de vue taoïste. Son statut originel
garantit en quelque sorte l’efficace de son rôle fonctionnel ; et inversement, ce rôle fonctionnel régissant toutes
choses témoigne justement de la réalité du Vide primordial. » Cheng [1991], p. 53.
925
« Le Tao est éternellement sans agir ; cependant tout est fait par lui. » § 37. [1975], p. 59. Une autre nuance
qui concerne le wu-wei (non-agir) est le sens spontané qu’il donne à l’agir. Il s’agit d’une action qui
correspondrait à la situation présente et ne chercherait pas à « s’engager dans des actions savamment
calaculées ». Blofeld [1994], p. 23.
926
Lao Tseu, [1975], p. 205.
927
Monastyrskij [2009d], p. 248.
928
Monastyrskij explique dans le texte de l’action « Partitura » être parvenu à surmonter son effondrement
psychique en accordant la priorité au byt sur le métaphysique. Monastyrskij [1998], p. 472.
387
permet ainsi de rompre avec certaines manifestations diaboliques. Après une phase
d’ascension, une phase apophatique commence. Une période sensiblement plus courte
que Monastyrskij entame avec les interprétations induites par le Yi-King qui
précipiteront sa chute des sphères célestes et la dissipation de l’illusion, lui permettant
de retrouver en quelque sorte la réalité nue p. 369-370. A la place de Dieu ne subsiste
qu’un trou noir et par conséquent l’autodestruction de la hiérarchie céleste. A noter
que cette période coïncide avec l’année de ses 36 ans et l’hexagramme 36 du Yi-King
qui signifie littéralement l’obscurcissement de la lumière et la chute. L’hexagramme
prophétise une période difficile d’adversité et signale la nécessité d’une certaine
prudence, tempérance. Tous ces signes prophétiques, inscrits dans le nouveau cadre
hypersignifiant aura donc une conséquence positive, celle de rejoindre cette réalité
ordinaire perdue, tout en restant dans le cadre signifiant ontologique de l’expérience
spirituelle.
Comme Monastyrskij l’évoque, le Tao (qui ne se conçoit pas sans le Vide) précède les
cieux et donc toute hiérarchie céleste et désigne « l’état originel vers lequel doit tendre
tout être »929. Avec le Tao se trouve la possibilité de « retourner là où les noms sont de
trop »930. Le narrateur explique aussi plus loin que ce qui fait coïncider orthodoxie et
religions orientales, c’est ramener l’esprit dans le cœur, alors que les étapes
d’élévation au travers de la hiérarchie des différentes entités les fait différer. Le Tao
est ainsi beaucoup plus proche de la nature et du quotidien (byt) que des formes
symboliques abstraites qui lui sont imposées. En choisissant le Tao comme voie de
sortie, Monastyrskij donne ainsi raison à un chemin vers l’immanence et la liberté,
mais aussi lui permet de renouer avec une certaine célébration de l’ordinaire à la
source du Conceptualisme.
929
Cheng [1991], p. 54.
930
Cage [2014], p.10.
388
931
Monastyrskij, [2011g], p. 245.
932
A cet effet, il rappelle les figures de pélerins et de vagabonds qui refusent de « s’installer dans l’épaisseur de
ce monde » en attente des promesses de éternelles. Evdokimov [2004], p. 18.
933
Monastyrskij, [2011g], p. 245.
389
934
Monastyrskij, [2011k],, p. 427-438.
390
un lieu idéal, qui guide, avec l’énergie secrète de ces signes, les aspirations de celui
qui se lance dans cette quête. L’auteur suggère même que la tradition russe pourrait
constituer un terrain favorable à cette esthétique du parcours (on peut penser ici au
roman de Viktor Erofeev Moscou-sur-Vodka) :
Il est possible que le peuple russe, réparti sur l’immense territoire de son pays et souvent forcé (au fond
dans un ordre coercitif) de se rendre quelque part, de traverser de gigantesques espaces, soit
particulièrement sensible à l’atmosphère « non-familière » de la vie, à sa situation d’ « invité » sur la
terre, qui s’exprime chez lui dans une forte inclination à toute sorte de beuverie.935
Monastyrskij cite par ailleurs à ce propos dans son texte, la prière orthodoxe de Basile
de Césarée, qui montre l’attente terrestre impatiente du Jugement dernier. Ici domine
surtout l’idée que Monastyrskij découvre sur certaines épitaphes que la vie terrestre
n’est qu’un lieu transitoire avant le Paradis. Le théologien orthodoxe Olivier Clément
parle de l’homme comme d’un « fragment dérisoire de nature »936 dont l’angoisse de
mort suscite le désir d’unité. De manière générale on peut mettre cette esthétique du
transport en lien avec un des pôles de l’être qui est le néant, la déficience humaine, qui
s’oppose aux éléments positifs de complétude, de lumière, etc. Monastyrskij joue
même avec l’étymologie lorsqu’il met en relief que le point de départ du voyage
otbytie est formé du préfixe privatif ot et bytie qui signifie l’être, indiquant ainsi
l’entrée dans un espace non-vivant et culminant dans le rapprochement avec la vie
(pri-bytie). Cette étymologie un peu fantaisiste montre bien la liberté gagnée par
Monastyrskij dans sa science sauvage des signes et les décodages qu’elle propose,
ramenant sans cesse les frontières rationnelles à leur limite. Monastyrskij rappelle
d’ailleurs que cette esthétique du transport révèle un plan d’expression pluriel, voire
même des éléments contradictoires (Monastyrskij entend par là l’opposition ciel-terre).
Ces éléments seront mis en scène notamment dans l’action M, et transformés de leur
conditions d’emblème à celui d’œuvre d’art achevée et objet de contemplation. Ainsi
l’emblème des ailes dorées que Monastyrskij arbore sur sa poitrine est perçue par le
participant de loin et au moyen de jumelles, par la suite, ayant atteint la zone « libre »
affranchie de l’activité les ailes se dressent, tendues entre deux arbres, objets
indépendants, destiné à la contemplation comme œuvre d’art. On retrouve aussi ce
motif des différentes stations mêlés à des références à l’iconographie religieuse dans
935
Monastyrskij, [2011g], p. 246.
936
Clément [1992], p. 17.
391
La musique l’a en quelque sorte tiré du néant du « terminus » vers l’espace de la vie libre, elle l’a invité,
lui étant apparenté, a la contemplation « de la beauté fanée» de la nature automnale. Cette musique était
à ras-bord des structures spatiales et de transport « des trajets et des stations », elle frôlait le monde du
complet affranchissement des attentes d’expériences inhabituelles de transport spirituel, au monde des
excursions en marge de la ville, rempli de silence intérieur et d’impressions personnelles, éloignées des
desseins triviaux, des sentiers battus et des stations familières.938
937
Monastyrskij, [2011g], p. 251.
938
Ibid., p. 251.
392
939
Monastyrskij, [2009d], p. 359.
393
[…] En moi déferlaient des souvenirs nostalgiques de ces temps lointains lorsque tout était perçu dans
un sens direct, sensible et fonctionnel, lorsque le monde vient d’être connu et c’est pourquoi il est
enchanté, nouveau et magnifique. Dans la tête il n’y a encore aucune grille gnoséologique, ni cadres, il
n’y a encore aucun savoir fixe du monde, mais seulement un processus de connaissance infinie et de
rencontre avec lui.940
Mythologie du VDNKh
L’expérience relatée dans Kaširskoe šosse a été suivie plus tard par la publication d’un
texte VDNKh capitale du monde (VDNKh stolica mira) (1986) mettant en pratique les
enseignements sémiotiques et spirituels. Publié séparément, le texte propose une
analyse du VDNKh, espace de célébration des réussites économiques de l’URSS avec
des pavillons représentant chacun les différentes Républiques composant l’Union
soviétique. Dans une note de Kaširskoe šosse 942 Monastyrskij s’exprime sur la lecture
(divination) des signes à laquelle il a été amené pendant sa période intense de folie et
940
Monastyrskij, [2009b], p. 7.
941
Forme-pensée réfère au livre théosophique qu’Annie Besant a écrit en commun avec Charles W. Leadbeater.
942
Monastyrskij, [2009d], p. 375-376.
394
avec laquelle il a désormais pris de la distance. Ces signes (un pied frappant la glace
ou un piétinement) sont des signes occultes émis depuis les tréfonds de l’inconscient
collectif par un guide spirituel qui indique au moi profond une sortie possible du délire
psychédélique. Monastyrskij évoque à partir de ces signes mystérieux la lecture et la
divination de ces signes qu’il a lui-même pratiquée et sur laquelle il produit un regard
aujourd’hui critique et distant puisqu’il en parle comme d’un délire gnostique sans
aucune authenticité ou valeur sur le plan de la connaissance943. Le seul élément utile
que Monastyrskij perçoit dans cette activité interprétative, c’est la capacité de ces
signes de dégriser le sujet et de le faire revenir à la réalité conventionnelle. Il isole
donc un type de texte schizoanalytique, manifestation de l’autonomie de la
métaphysique allant à l’encontre de l’autonomie de l’esthétique, telle qu’elle est
pensée est voulue dans le projet kantien de Monastyrskij. L’extrême dépendance par
rapport à ces signes qui en résulte ne fait qu’éloigner un peu plus celui qui s’y exerce
du savoir réel. Le texte VDNKh capitale du monde appartient justement à cette caste
de textes stériles. Il est toutefois intéressant d’y jeter un œil critique afin d’y voir
l’ébauche d’un regard critique et d’une certaine liberté théorique qui se constitue dans
l’expérience de la constitution d’un sujet. Si Monastyrskij se montre distant par
rapport ce travail, il sous-estime probablement les effets en terme de libération de la
parole théorique et comme possibilité du discours critique dont le conceptualisme s’est
fait progressivement le héraut. Il n’est ainsi pas sûr que ce texte soit sans conséquence.
Ce texte propose une nouvelle lecture de la réalité comme espace sémiotico-
énergétique et prend appui justement sur les éclairages théoriques introduits par son
expérience mystique :
J’ai découvert que j’étais entouré non pas de belles vues, d’édifices plaisants, de perspectives, mais de
raccourcis sémiotiques qui se formaient ici même dans une image sémiotique totale, dans l’espace
iconographique de ce quartier du VDNKh.944
943
Ibid., p. 375, 376.
944
Monastyrskij, [2009b], p. 7.
395
médiations tel qu’il est proposé par le zen. Dans Kaširskoe šosse, le narrateur est
fréquemment soumis à la nostalgie de la réalité conventionnelle, loin des troubles de la
conscience altérée. D’autre part, l’espace sémiotique du VDNKh illustre pour
Monastyrskij un condensateur énergétique de pouvoir et de sacré, ce qu’il appelle
image sémiotique totale. En écho à cette thématique on a pu voir dans le cas de
l’action Lozung 1977 une sorte de domestication du haut potentiel énergétique de la
bannière comme domination du corps social sur le privé et le singulier par son
utilisation comme procédé plastique945. On retrouve encore plus loin la thématique de
la périphérie comme lieu d’émission énergétique, puisque le narrateur place le noyau
sacré de la conscience collective, non pas sur la Place Rouge et le Kremlin comme on
pourrait l’imaginer à première vue mais au VDNKh justement. L’idée communiste de
l’établissement d’un paradis sur terre s’incarne précisément dans le VDNKh (le
philosophe Mikhaïl Ryklin les appelle des « espaces de jubilation » dans lesquels le
sujet est éliminé par le discours totalitaire 946). Ensuite Monastyrskij propose une
considération platonicienne sur le destin des idées, qui rejoint clairement les motifs de
Kaširskoe šosse : « N’importe quelle idée est encline à la transcendance, à l’autonomie
métaphysique et selon les lois de la transcendance elle se matérialise ici même en
signes et en symboles » 947 . L’idée et ses aspirations transcendantes sont bien
représentées dans le système de complexe de signes que représente l’exposition
agricole. L’auteur le voit d’abord comme un mandala aux dimensions colossales. La
conscience collective est symbolisée dans cet espace sacré par la Fontaine, le colosse
doré. Dans la cosmologie propre au communisme, Dieu à défaut d’occuper les cieux
comme dans les monothéismes habite la terre et le cosmos fait ainsi l’objet d’une
réalisation séparée. Les différents éléments centraux se trouvent en quelque sorte dans
un rapport dialectique les uns avec les autres. Ainsi, suggère Monastyrskij tout le
pathos sacré de cette installation illustre selon Monastyrskij le descente du ciel sur la
terre, reflet de son obsession pour la quête de l’origine. Par ailleurs le chemin autour
de l’étang où s’élève le colosse doré de la Fontaine, symbole divin incarne selon
Monastyrskij la Voie, le Tao. La préférence donnée à ces voies immanentes pourrait
laisser penser que la cosmologie communiste aurait la préférence de Monastyrskij par
945
Monastyrskij, [2011h], p. 319.
946
Voir Ryklin [2001].
947
Monastyrskij, [2009b], p. 8.
396
948
Ibid., p. 11.
949
Ibid., p. 12.
397
Conclusion
950
Stratégie bien décrite par Yurchak dans le cas de Prigov, caractérisée par la domination du performatif sur le
constatif dans la production idéologique du socialisme tardif : Yurchak [2012].
399
951
Monastyrskij, Tupitsyn, [2013], p. 344.
400
les choses, mais l’index qui les désigne), mais aussi en raison d’une proximité entre les
deux paradigmes. Lorsque Šiffers prétend exercer sa pratique artistique et
philosophique comme un champ de recherche unifié, il ne fait pas d’autre profession
de foi que celle conceptuelle d’élargir le champ de l’art à tout état de pensée.
L’exercice de transmission de l’expérience spirituelle par le langage et le rôle
prophétique attribué aux peintres en plus de leur donner une dignité, renforce une
culture du discours (qui existait avant l’arrivée de Šiffers). A ceci s'ajoute les débats
théologiques autour de Malevič qui révèlent l’importance du Carré Noir et de ses
échos existentialistes d’une part, son importance dans les débats autour des pouvoirs
de l’art d’autre part.
Sur la base des acquis de notre comparaison, nous posons donc que l’activité
artistique au sens métaphysique est spéculative et concerne des objets inaccessibles via
l’expérience. Elle se rattache à une activité théorétique de pure contemplation par
l’intellect (comme en témoigne l’usage de du terme umozrenie). Se révèle ici
paradoxalement une frontière fine qui sépare l’activité spéculative d’intuition
métaphysique de celle conceptuelle. Et il apparaît au terme de notre parcours - autre
résultat de cette recherche - que le passage subtil de l’un à l’autre pouvait se faire. Il a
permis également de mettre en valeur l’important effort de conceptualisation opéré par
Šiffers, malgré la rigidité de son cadre interprétatif et sa recherche d’emprise.
Nous avons été impressionné de constater, au-delà des différences évidentes
entre l'art conceptuel et le conceptualisme, à quel point les orientations prises par le
premier quelques années plus tôt trouvaient une expression fouillée et précise dans le
conceptualisme par la suite. En témoignent ici quelques concepts communs aux deux
courants : la tautologie, l’artiste comme ethnologue, la dématérialisation, le
minimalisme, l’art comme situation, etc. L’abondance de similitudes nous a
convaincus qu'un dialogue entre les deux espaces était possible, et que, malgré les
différences de code et d’histoire culturelle, l’art conceptuel aurait beaucoup à
apprendre du traitement singulier que le conceptualisme réserve au visuel et aux
éléments métaphysiques et irrationnels.
Toutefois, un élément inaperçu de la critique, montre que ce chemin vers le
conceptualisme s’est fait dans des circonstances singulières à partir d'idées a priori
opposées à l’art conceptuel. L’esthétique s’est notamment révélée être un facteur
central nous permettant d’offrir cette nuance. Omniprésente chez Monastyrskij, elle
401
952
Comme chez le critique Clement Greenberg par exemple, où l’autonomie repose sur la spécificité du medium,
la planéité dans la peinture par exemple. Greenberg [2014].
402
intermédiaires comme Šiffers ou Groys ont ainsi pavé la route menant à l’autonomie
du discours, qui culmine dans l’abondant appareil textuel que nous avons tenté de
reconstituer. Les deux étapes de continuité et de rupture auxquelles nous nous sommes
attachés auront permis de transformer une impulsion métaphysique en discours
critique, autant chez Monastyrskij que chez Kabakov. Cette stratégie de neutralisation
que permet le discours esthétique est parfaitement illustrée comme on l’a vu dans les
différents composants des actions de KD. Dans l’action Lozung-77 l’étendard rouge
dressé entre deux arbres ne figure pas un slogan, mais sa neutralisation esthétique, ou
encore dans les objets et autres écrans noirs déployés au cours des actions plus
tardives, se révèlent comme des icônes « négatives » qui permettent l’absorption des
éléments métaphysiques agressifs et brillants. Les éléments lumineux viennent donc
s’écraser sur le fond mat des écrans noirs dressés dans l’action Traduction. Image de
ces opérations singulières et complexes de cette dialectique incessante chez
Monastyrskij entre une esthétique du noir et blanc (minimalisme) et de l’icône [Fig.
31].
Nous voudrions donc achever ce travail sur la perspective que nous considérons
fondamentale à la lumière des différents éléments vus plus haut. En choisissant
d’inscrire ce travail dans les textes plutôt que dans l'analyse d'œuvres, nous pouvons
désormais relire le parcours accompli par nos deux créateurs à partir de ce que les
expériences existentielles et mystiques ont apporté à la formation de concepts
théoriques. Grâce à ces dimensions, les artistes peuvent penser leur pratique, et par
effet de ricochet, déployer « leur » métaphysique. Si on a accusé Kabakov de
"sophismes"953 ou Monastyrskij de "tyrannie", n’ont-ils pas cherché à revendiquer la
cohérence de leur monde dans un pluralisme ontologique sincère? Toute la consistance
de leur monde, mais aussi son caractère tangible trouve sa source dans leur
universalisation du particulier, puisque l’universel se décide au singulier nous dit
Hegel. Ils ont conçu un art parmi les plus impersonnels mais dont le point de départ est
profondément subjectif, singulier, idiosyncrasique. C’est de ce double mouvement
d’appropriation personnelle et d’élargissement que s’est construit le conceptualisme.
953
Entretien avec Francisco Infante, octobre 2013.
403
Bibliographie
Conceptualisme russe
KABAKOV Ilya [1993], NOMA oder der Kreis der Moskauer Konzeptualisten,
Kölnischer Kunstverein, edition Cantz, Köln.
KABAKOV Ilya [1995a], Five albums : installation operation room (mother and son),
the Museum of Contemporary Art, Helsinki, 3.2.-10.4.1994 : the National Museum of
Contemporary Art, Oslo, 8.10.1994-8.1.1995.
KABAKOV Ilya [1995b], Installations 1983-1995 : ouvrage publié à l'occasion de
l'exposition "Ilya Kabakov : c'est ici que nous vivons", organisée par le Musée national
d'art moderne-Centre de création industrielle et présentée du 17 mai au 4 septembre
1995 dans le Forum du Centre d'art et de culture Georges Pompidou, Centre Georges
Pompidou, Paris.
KABAKOV Il’ja [1995c], Album de ma mère/My mother’s album/Album meiner
Mutter/Al’bom moej materi, Flies France, Paris.
KABAKOV Ilya [1996], Sur le toit: installation, Palais des Beaux-arts de Bruxelles,
1996.
KABAKOV Ilya [1998], Five albums : second book, Ilya and Emilia Kabakov, New
York.
KABAKOV Ilya [2001], « Why is it so incredibly difficult to relay to others the
feeling one gets from Andrej Monastyrski’s works ? » in Andrej Monastyrskij,
Moscow museum of modern art, Moscou, p. 40-43.
KABAKOV Il’ja, GROYS Boris [2006], The Man Who Flew into Space frome his
Apartment, Afterall Books, London.
KABAKOV Ilya [2008], 1960-1970… Zapiski o neoficial’noj žizni v Moskve [1960-
1970… : Notes sur la vie non-officielle à Moscou], NLO, Moscou.
KABAKOV Emilia, PETZINGER Renate (éd.) [2008a], Ilya Kabakov
Paintings/Gemälde 1957-2008, Museum Wiesbaden,. Kerber Verlag, Bielefeld, T.1.
KABAKOV Il’ja, GROYS Boris [2010], Dialogi [Dialogues], Biblioteka
Moskovskogo Konceptualisma, Vologda.
KABAKOV Ilya, EPSTEIN Mikhaïl [2010a], Katalog, Biblioteka Moskovskogo
Konceptualisma, Vologda.
KABAKOV Ilya [2010b], « Khudožnik-personaž » in Ilya Kabakov, Teksty,
Biblioteka Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, p. 501-510.
KABAKOV Ilya [2010c], «Možno li pisat’ na „belom“ slova“» in Ilya Kabakov,
Teksty, Biblioteka Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, p. 445-463.
KABAKOV Ilya [2010d], «Škola vyživanija (slovesnyj potok dlja diktofona » in
Kizeval’ter Georgij (dir.), Eti strannye semidesjatye ili poterja nevinnosti, NLO,
Moscou, p. 93-108.
KABAKOV Ilya [2010e], «Tekst kak osnova izobrazitel’nosti» in Ilya Kabakov,
Teksty, Biblioteka Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, p. 5-306.
KABAKOV Ilya [2010f], «Modernizm i postmodernizm» in Ilya Kabakov, Teksty,
Biblioteka Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, p. 590-594.
KABAKOV Ilya [2010g], «O belyx kartinax» in Ilya Kabakov, Teksty, Biblioteka
Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, p. 596-597.
KABAKOV Ilya [2010h], « Kul’tura. Ja, Favorskij svet i Ono» in Ilya Kabakov,
Teksty, Biblioteka Moskovskogo Konceptualisma, Vologda, p. 401-422.
KABAKOV Ilya [2011a], « Rasskaz I. Kabakova ob akcii « Desjat’ poivlenij» in
Monastyrskij A., Alekseev N., Panitkov N., Makarevič I., Elagina E., Romaško S.,
406
GROYS Boris [2006], «La vie sans ombres» in Boris Groys, Thierry De Duve, Arielle
Pélenc, Jean-François Chevrier, Jeff Wall, Phaidon, London.
GROYS Boris [2008a], « The utopia of painting » in Emilia Kabakov, Renate
Petzinger (éd.), Ilya Kabakov Paintings/Gemälde 1957-2008, Museum Wiesbaden,.
Kerber Verlag, Bielefeld, T.1.
GROYS Boris [2008b], « Communist conceptual art »GROYS Boris (éd.), HOLLEIN
Max, FONTÀN del Junco, Total enlightenment Conceptual art in Moscow 1960-1990,
Schirn Kunsthalle Frankfurt, Hatje Kantz, p. 18-28.
GROYS Boris [2011], « Art clearings » in Empty Zones : Andrej Monastyrskij and
Collective Actions, Black Dog Publishing, London, p. 6-10.
GROYS Boris (éd.) [2012], Moscow Symposium : Conceptualism revisited, e-flux
journal, Sternberg Press, Berlin.
HAENSGEN Sabina, « Lianozovo, estetika okrainy » [Lianozovo, esthétique de la
périphérie] in I posle avangarda – avangard [Et après l’avant-garde, l’avant-garde],
Éditions de la faculté philologique, Belgrade, 2017.
HANSEN-LÖWE Aga.A., « Wir wussten nicht, dass wir Prosa sprechen » in Die
Konzeptualisierung Russlands im russischen Konzeptualismus, Wiener Slawistischer
Almanach, Sonderband 44, München, 1997, p. 423-507.
INGOLD Felix Philipp, « Performance in der Sowjetunion », Kunst Nachrichten, n°3,
1980.
JANECEK Gerald, « Teorija i praktika konceptualizma u Vsevoloda Nekrasova » in
NLO n°5, Moscou, 1993, p. 196-201.
JANECEK Gerald, « Vsevolod Nekrasov I russkij literaturnyj konceptualizm » in NLO
n°99, Moscou, 2009.
JESSE JACKSON Matthew, The experimental group : Ilya Kabakov, Moscow
conceptualism, Soviet avant-gardes, The university of chicago press, Chicago/London,
2010.
JOLLES Paul R. [1997], Memento aus Moskau : Begegnungen mit inoffiziellen
Künstlern, Wienand Verlag, Köln.
KIKODZE Génia [2000], « Le canon du vide de l’Herméneutique médicale » in in Le
pôle du froid : Inspection herméneutique médicale et l’art russe des années 90, École
nationale supérieure des beaux-arts, Paris.
KUKULIN Il’a [2014], «D.A Prigov i Vsevolod Nekrasov: dva varianta estetičeskoj
utopii» in Prigov i konceptualizm : sbornik statej, NLO, Moskva.
LANDOLT Emanuel [2015], « À la recherche de la peinture pure et de Dieu : Edouard
Steinberg interprète de Malevič », Ligeia dossiers sur l'art XXVIIIème année N°141-
144, Paris.
LANDOLT Emanuel, MAIATSKY Mikhaïl [2013/4], « Une philosophie dans les
marges : le cas du conceptualisme moscovite », Cahiers du monde russe, Vol 53, p.
571-591.
LIDERMAN Julia [2012], Moscow Art : a Background of Philosophy in Breaking the
ice : Moscow art 1960-80s, Andreï Erofeev (éd.), MAIER Publishing, Moscou.
MANEVIČ Galina [2009], Opyt blagodarenija, Agraph, Moscou.
MANEVIČ Galina [2010], Cvet prošedšego vremeni, Agraph, Moscou.
MANEVIČ Galina, BASTIANELLI Gilles [2015], Edik Steinberg : Taroussa-Paris
1990-2012, Éditions place des victoires, Paris.
413
Sources internet
http://www.polit.ru/lectures/2007/05/24/kulturosob.html
Monastyrskij, Vospominanija.
Monastyrskij, Avtobiografičeskie tablicy.
Entretiens
- Manevič-Štejnberg, 2001.
- Bakštejn, 2001.
- Irajda Švarcman, 2001.
- Oleg Genisareckij, 2001.
- Ilya Kabakov, 2001.
- Ernst Neizvestnyj, 2002.
- Lena Šiffers, 2002.
- Viktor Pivovarov, 2002.
- Vitalyj, Pacjukov, 2002.
425
Annexe
Citations
Introduction
Solomon [2013], p. 96.
Кабаков обладает самым мощным концептуальным видением и самым подлинным гуманизмом среди
всех советских художников. Монастырский, пожалуй, наиболее рассудочен. Монастырский и Кабаков
разработали каждый свою систему своеобразного драматического мистицизма. […] наиболее влияние на
новое поколение оказали Кабаков и Монастырский.
Tamruči [2009].
Конечно, в подобном чтении не было никакой системы. Была только « гносеологическая жажда »,
которую каждый утолял так, как умел, и там, где мог. Диапазон поисков был столь же велик, сколь и
случаен - возможности здесь не выбирали, хватались за любую, которая подворачивалась в данный
момент, был ли то ходящий по рукам рукописный перевод Альберта Великого, руководство по Йоге,
427
Partie 1
Ibid., p. 30.
Actually the whole circle of Moscow Conceptualists in the 1970s – including Kabakov – consisted of artists and
poets who wanted to make a narrative connection between words and images.
Groys [1979], p. 4.
«Вот это единство общемосковской лирической и романтической эмоциональной жизни, все ещё
противопоставленное официальной сухости, делает возможным феномен романтического и лирического
концептуализма, обладающего достаточной (или почти достаточной) новизной в эмоциональной жизни
Москвы.»
Svetljakov [2014], p. 7.
« Эти связи между московскими художественными группами и религиозными кружками до сих пор не
изучены, хотя они, безусловно, оказали влияние на эстетику «шестидесятников», а также на становление
московского концептуализма
http://artinvestment.ru/news/artnews/20100419_yankilevsky_interview.html
« Группа названа по территориальному признаку. Но в настоящем понимании группы не существовало
никогда. »
Goričeva [1991], p. 8.
Святое не исчезло, оно было лишь вытеснено, отодвинуто, спрятано. Демифологизировали мир так, что
создавали другие мифы, рационализация неизбежно вела к иррациональному. И сегодня как раз самые
«несвятые» вещи вдруг описываются языком религии.
Goričeva [1991], p. 7.
« Эвропейский мир становится все более провинциальным. Вероятно потому, что в эпоху ‘ускорений’ он
из года в год уменьшается, и все превращается в центр, в город. Только о каком центре, о какой ‘оси
мира’ миожет идти речь, если исчезло сакральное, если уже нет более ‘городов без тени’ – так
говорилось об Иерусалеме, где солнце стоит прямо над головой, нет священных гор, соединяющих небо
и землю?»
не могут не отразить. Таким образом, он искал художников в качестве… да, вот тех самых зеркал,
экранов – чистых экранов, на которых отражается поток вот этого религиозного сознания… которые
полны им, этим как бы ветром, который идет на землю. И когда он находил этих художников, это
лишний раз подтверждало ему, что это так, что художники суть свидетели этого… присутствия. В этот
момент и в этом месте.
Rokitjanskij [2013].
»« У Достоевского в «Записках из Мертвого дома» упоминается представление, которое заключенные
играют в остроге. Они были одеты в робы или же шили костюмы из различных кусочков одеял и так
далее. Папу очень привлекала эта нищенская, юродская эстетика театрального действия, которое
происходит в тюрьме. Человек, находясь в предельно замкнутом, ограниченном пространстве,
приобретает качество внутренней свободы для того, чтобы сыграть свою роль. »
Berdiaev [1946], p. 5.
« Я употребляю слово «метафизика», но этому не нужно придавать традиционно академического смысла.
Речь идет скорее о метафизике в духе Достоевского, Киркегардта, Ницше, Паскаля, Я. Бёме, Бл.
Августина и им подобным, т. е., как говорят теперь, об экзистенциальной метафизике. Но я предпочитаю
другое выражение — это эсхатологическая метафизика … Моё философское мышление не
наукообразное, не рационально-логическое, а интуитивно-жизненное, в основании его лежит духовный
опыт, оно движется страстью к свободе
LIS.
Картина же художника являет из себя символо-творческое мышление, как говорение, как языковую
модель речи, осмысляющей в припоминании символических представлений тот уровень творческого
состояния, когда художник "грезил", оставляя рассудочные представления, проникая в энергийные поля
идей-ангелов, чтобы нисходя осмыслить это опять-таки не рационально, не словесно-понятийно, в
универсальных идеограммах иных представлений... Картина есть модель мышления вообще и модель
определенного мышления в частности. Картина символична, поэтому может быть заполнена в формуле-
символе разнообразным понятийных содержанием. Картина есть символ-формула, модель, символо-
творческая языковая модель. Она поддается философскому анализу, потому что принадлежит "полю
философии".
LIS
Художник может не замечать сам того акта припоминаний, которое характеризует его мышление в
определенных понятиях, зрительно выраженных, он может говорить о "вдохновении", о "трансовости", о
"странности" своих творческих состояний, но его творческое сознание-состояние насыщается в "вос-
хищении" (не в аскетическом употреблении термина!), а потом припоминает это свое вещее скормление
и оплотняет его в символе-творчестве.
Barabanov [1999], p. 9.
Bei der Arbeit an einem Bild kann man sich ärgern, das Gemalte abkratzen, aber nicht vergessen, nicht verlieren
und zum Gefühl und Gedanken zurückkehren, dass du eine Ikone malst- egal ob auf ihr ein Baum und ein Stein,
eine Flasche und ein Herringsschwanz dargestellt sind, es bleibt trotzdem eine Ikone. Eine Ikone, die dem
Schöpfer huldigt und dankt
the Russian avant-garde, which was linked to the Russian icon. It was through the icon that I understood Malevič
and realised what I myself was doing. His square is also an icon, only a shismatic icon. Cité par Barabanov
« Потому что все русское искусство того времени меня очень раздражало – оно было построено на
самовыражении: объективную реальность уже научились не изображать, но самовыражение все равно
заставляло художника зависать в перспективе мимесиса. А какая, в принципе, разница, что он
изображает – то, что находится снаружи, или то, что находится внутри […] Поэтому, когда я увидел
художника, который не занимается самовыражением, а рефлектирует фигуру самовыражения, для меня
это было концептуализмом. »
Al’bert [2014], p. 56
Ощущение, что это, скорее, концептуализм, чем неодадаизм, возникло впервые, когда Илья мне показал
альбомы. Альбомы мне показались концептуалистскими работами, потому что были построены на очень
абстрактной идее, на концепции, собственно говоря, и на псевдонимности, и так далее. И прежде всего
на переориентации ролии художника, то есть художник - не творец, а как бы издатель, художник –
куратор других каких-то фиктивных художников …
Kabakov [2008], p. 80
«Если эти персонажи, которые ты изображаешь, святые и известны в христианских изображениях, то дай
им “имя”, скажи, кто они, – говорил Шифферс. – Если же они неизвестны, то имеют уже другое
434
http://ptj.spb.ru/archive/48/historical-novel-48/teatr-evgeniya-Šiffersa/
[…] и потому мы решились на некоторый ЖАНР ИССЛЕДОВАНИЯ средствами театра, как возможны
исследования рационально-философские, социально-философские, эстетические, литературоведческие,
психологические и т. д. Нам кажется, что подобный опыт мог бы стать достаточно продуктивным, ибо
уже школьно известно положение о том, что ФИЛОСОФСКИЙ МИР Достоевского — это бесконечная
система идей-жизней, идей-судеб, где те или иные философские предпосылки становятся плотью
и кровью человеческого существования, развертываются не в категориях логических понятий, а во всей
открытости, непредугаданности живой жизни человека в мире.
Можно было бы открыть себя к восприятию словесности Достоевского не только как к «роману»,но
именно к трагедии, где «персонажи» трагедии, ведомые судьбой, пред-стоят как феномены горизонта
сознания, всегда дискретные, свободнотворческие, порождающие символы, как сети-мосты к
медитациям. У Кабакова «персонажность» трагедии сознания выявлена предельно. Метафизические
тетради этого философа именуются всепоглощающей моноидейностью […]
воспринято как предательство своей души. Эти мои новые работы, может быть, тоже не были таким уж
художеством, но зато они дали мне возможность дальше работать, продолжать быть художником на этой
Земле. Альтернативой было вообще перестать заниматься искусством, сосредоточившись впрямую на
«художестве души», поскольку для Шифферса тогда художник был низшей фазой по отношению к
святому или пророку. Когда я дезертировал с этой лестницы духовного совершенствования, то это было
воспринято и как измена другим: вместо того, чтобы держаться за руки с немногими избранными, я
шлепнулся с этой лестницы прямо в советский навоз.
Epstein, [2010], p. 67
« Kabakov’s thought is remarkable in that it focuses almost entirely on unique features of Soviet civilization and
interprets them as general philosophical categories. The central category of his world-view might be called
emptiness, or void, which he views as fundamental to Soviet reality. »
Wallach [1996], p. 68
« Kabakov had chosen to pay attention to the detritus of his words as a mean of not flying off into the yearning
for mysticism and the utopia of emptiness, as a medium through which to see. » Wallach [1996], p. 68
Концепт целиком во всех деталях принадлежит автору, ибо мы очень большое значение придаем образу
постановки, который рождается интровертно и в ряду внутренней жизни (эсттической? Религиозной?)
индивидуальности.
[…] вернуться к пониманию бумаги как вместилища метафизической глубины и светоносности после
соц-артовской революции было уже невозможно. Бумага у Монастырского выступает как ничто. Не в
метафизическом Ничто, а как просто пустое место. На этом пустом месте можно что-нибудь написать
или нарисовать. Но все написанное или нарисованное на этом ничто иррелевантно. Собственно, рисовать
даже и совсем не имеет смысла, достаточно просто схем, графиков, текстовой замены.
« Я бесконечно тебе благодарен за акцентацию таких понятий как «салонность» и эстрадность» - тем
более, что и сам грешу чрезмерной эстетизацией языка, превращая его в экспонат. Тот факт, что вы […]
излечили себя и свое зрение от вируса театральности и не допустили перерождения перформансов в
спектакль, невероятно повышает ваши акции на бирже моего к ним отношения.
В конце концов дело дошло до того, что граница между языком (опосредованностью) и сущим
энтропировалась, размылась в полную пустоту. Другими словами, сущее стало «сущим», закавычилось,
превратилось в обиходный знак, в обычный языковой феномен, опорную точку, от которой можно было
начать «обратный» дискурс — от «сущего» к языку. Причем язык здесь мыслится как некая целевая
верхняя перспектива, сложная — по сравнению с «сущим» — и «онтологизированная» данной
дискурсивной подменой система отношений, вроде железобетонных конструкций цокольного этажа, а
«сущее» — как дно ямы, земля, на которую и должна опираться вся эта верхняя конструкция
«обратного» дискурса.
Эти свойства и отношения (des zones du champ de démonstration), как нам представляется, воздействуют
на формообразование уровней восприятия, на одном из которых может быть достигнуто переживание
происходящего как происходящего по преимуществу «внутри» освобождающегося сознания – такова
общая задача акций. В конструктивном отношении задача состоит в том, чтобы не выходить произвольно
за рамки прямого восприятия, в которых развертывается начало практически каждой акции.
Monastyrskij [2011d], p. 9.
То, что сейчас происходит в искусстве, а именно – интерес к «живой» фактуре, говорит о наступлении
новой эпохи. Эпоха непосредственной заинтересованности в структурах и в «Ничто», по-видимому,
закончилась, так как сама в себе выявила «неинтересность» как качество, присущее ей самой на этом
этапе ее дискурсивного развертывания, который, возможно, есть ее заключительный этап.
Lippard., p. 182.
« People deny that words have anything to do with pictures. I don’t accept that. They do. Art is a source of
information . . . the work concerns itself with things whose interrelationship is beyond perceptual experience.
Because the work is beyond perceptual experience, awareness of the work depends on a system of
documentation . . . photographs, maps, drawings and descriptive language. »
444
[…] но лично я подозреваю, что все мои метафизические спекуляции основываются на неосознанных
впечатлениях (особенно регулярно-однообразных), которые я почерпнул в сфере обыденного.
Groys [2012], p. 9.
« After conceptualism we can no longer see art primarily as the production and exhibition of individual things –
even readeymades […] Conceptual artists, shifted the of art – making away from static, individual objects
towards the presentation of new relationships in space and time. »
Monastyrskij [2009b], p. 7.
« Я обнаружил, что меня окружают не красивые виды, забавные здания, перспективы, а знаковые
ракурсы, которые тут же сложились в целостную знаковую картину, в иконографическое пространство
этого района ВДНХ. »
Ibid., p. 389
Но так как искусство «КД» всегда остается одним и тем же – это существует уже в законе, и поэтому вот
этот мешок свободы, пустоты, этот ком где-то существует и в этой вещи, но я просто не смог его
обнаружить.
Андрея, в том числе, заключается в том, что он смог удивительным образом структурировать и
канализировать свое безумие.
Tamruči [2009].
« тайные желания, чувственные удовольствия, пороки и соблазны, мистические озарения или
подсознательные страхи, то есть все то, что выпадает человеку переживать наедине со своим “я”»
Tamruči [2009].
Ей нужно было это ощущение бесплодности любых усилий на поверхности жизни, сдобренное острым
чувством антипатии к советскому официозу, нужна была эта утрата доверия к внешнему миру, чтобы
противопоставить его твердокаменной ограниченности безграничность внутренних возможностей и со
страстью окунуться в практическое исследование области, неподконтрольной и недосягаемой для
цензурирующего ока государственной системы, – области психического опыта.
Monastyrskij [2009b], p. 7.
Коллективное бессознательное русскоязычного региона выстроило свою, так сказать, «корневую» и
«целевую» сакральность, т. е. свое коллективное сознательное в виде мандалы руководства не на
Красной площади, как это может показаться на первый взгляд, а на ВДНХ.
регионального коллективного бессознательного). Обида и каверза состояла в том, что эта брань не
распространялась на русских (хотя сам я относительный русский). Стоило мне было в тот период
увидеть в музее или среди своих знакомых человека нерусской крови, как тут же у меня в сердце
начиналось : «Ах ты… пархатая, жидовка…!» или «Татарин…!» или «Ах ты мордва….!» и тому
подобное, до бесконечности.»
Monastyrskij [2009b], p. 7.
[…] на меня нахлынули ностальгические воспоминания о тех далеких временах, когда все
воспринималось в прямом чувственном и функциональном значении, когда мир только познается и
поэтому он волшебен, нов и великолепен. В голове еще нет никаких гносеологических ре- шеток, рам,
нет никакого застывшего «знания» мира, а есть только процесс его бесконечного (как тогда кажется)
познания, знакомства с ним.
Monastyrskij [2009b], p. 8.
Но ведь любая идея склонна к трансцендированию, метафизической автономизации, и по законам
трансцен- дирования она тут же материализуется в знаках и символах.
450
Curriculum
Vitae
Landolt
Emanuel
26.05.1983
Av.
Bergières
23,
CH-‐1004
Lausanne
Mobile
phone
:
+41
78
8855743
emanuel.landolt@gmail.com
Profile
Doctoral
Researcher
in
Eastern
and
Central
European
Studies,
Second-‐Hand
Bookshop
Owner,
Open
Access
Digital
Publisher,
Translator,
Interviewer.
My
passion
lies
as
much
with
research
itself
as
with
communicating
and
sharing
it
both
in
traditional
and
digital
forms
with
a
wide
audience.
A
polyglot
facilitator
of
exchanges
and
interactions,
I
have
a
proven
track
record
of
creating
real
and
virtual
forums
where
people
can
encounter
and
meaningfully
engage
with
the
arts
and
humanities.
Education
2016
Completed
a
PHD
at
the
University
of
St-‐Gallen
Thesis:
Le
conceptualisme
moscovite
à
l’épreuve
de
la
métaphysique
(1971-‐1985)
Advisor:
Prof.
Ulrich
Schmid
Since
2010
PhD
student,
Organisation
and
Culture
Programme
at
the
University
of
St-‐Gallen
Thesis:
Non-‐official
Philosophy
in
the
Late
Soviet
Period
Advisor:
Prof.
Ulrich
Schmid
2009
Masters
in
Slavic
Studies
and
Philosophy,
University
of
Lausanne
Thesis
on
Contemporary
Russian
Philosophy
Prix
de
la
Faculté
from
the
University
of
Lausanne
Professional
Experience
Since
2012
:
Deputy
director
and
Co-‐founder
of
sdvig
press
www.sdvigpress.org
Consulting
on
book
design,
typesetting,
pricing
policy
Fundraising
Networking
with
Swiss
publishers
(L’Age
d’Homme,
Métis
Presses,
etc.)
Since
2010
:
Owner
and
Manager
of
the
Librairie
de
la
Louve,
Lausanne
www.librairiedelalouve.ch
(Popular
second-‐hand
bookshop
specialized
in
human
sciences
and
literature)
Aquisition
and
management
of
stocks
Customer
relations
Analysis
of
the
second-‐hand
Swiss
book-‐market
in
human
sciences
and
literature
Since
2012
:
Redactor
for
the
film
association
Plans-‐Fixes
Academic
Projects
and
Activities
2017
Redaction,
translation
and
coordination
of
a
journal
issue
of
Ligeia
on
russian
avant-‐garde
451
En
quête
de
l’ordinaire
:
l'artiste
comme
anthropologue,
Ligeia.
Dossiers
sur
l’art,
N°149
152
Juillet-‐Décembre
2016,
p.
126-‐140
Каширское
шоссе:
отчаянное
хождение
в
метафизику,
Belgrade
(sous
presse).
Penser
le
rien
après
Malévitch;
évolution
du
blanc
chez
Ilya
Kabakov,
Genève
(sous
presse).
«
Une
philosophie
dans
les
marges
»
Le
cas
du
conceptualisme
moscovite,
Cahiers
du
monde
russe,
2013/4
Vol
53,
p.
571-‐591.
«
"L'Homme
qui
ne
jetait
rien":
Quelques
mots
à
propos
du
mal
d'archive
d'Ilya
Kabakov
»
in
«
Déchets.
Perspectives
anthropologiques,
politiques
et
littéraires
sur
les
choses
déchues
»,
Antonin
Wiser
(dir.),
A
Contrario
revue
interdisciplinaire
de
sciences
sociales
n°19,
2013.
«
Un
linguistic
turn
en
Union
soviétique
?
Le
groupe
Actions
collectives
et
Andrej
Monastyrskijj
»,
Ligeia
dossiers
sur
l'art
XXXVIème
année
N°125-‐128,
Paris,
2013.
«
Les
mésaventures
du
sujet
dans
l’espace
totalitaire
:
une
lecture
des
"Espaces
de
Jubilation"
»
de
Mikhaïl
Ryklin,
Cahiers
de
l’ISL
n°29,
2011,
p.
205-‐221.
«
Один
невозможный
диалог
вокруг
семиотики:
Юлия
Кристева
—
Юрий
Лотман
»,
НОВОЕ
ЛИТЕРАТУРНОЕ
ОБОЗРЕНИЕ
№
109
(3/2011)
с.135-‐150.
«
Антропология
предельной
открытости:
Валерий
Подорога
»,
НОВОЕ
ЛИТЕРАТУРНОЕ
ОБОЗРЕНИЕ
№
114
(2/2012),
с.
91-‐109.
«Histoire
d'un
dialogue
impossible
:
J.Kristeva,
Lotman
et
la
sémiotique»,
Langage
et
société
2012/4
(n°
142),
Maison
des
sciences
de
l’homme,
Paris.