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Communications

Echange et déflation dans le système culturel


Olivier Burgelin

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Burgelin Olivier. Echange et déflation dans le système culturel. In: Communications, 11, 1968. Recherches sémiologiques le
vraisemblable. pp. 122-140;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1968.1161

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1161

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Olivier Burgelin

Echange et déflation

dans le système culturel

Le « vraisemblable » au sens aristotélicien du terme, apparaît dans le cadre


d'une confrontation de l'œuvre et de l'opinion du public.
Une telle confrontation peut être en particulier envisagée sur deux plans :
1) social : le « public » peut être considéré comme un groupe, ou comme
l'ensemble d'une société exerçant un contrôle sur sa culture ; 2) culturel : le « public »
peut n'être considéré qu'à travers son « opinion ». Confronter l'œuvre et
l'opinion est alors confronter sens et sens.
C'est le dernier point de vue que nous adopterons ici. Nous n'entendons pas
pour autant contester la validité du premier. Notons simplement que son adoption
nous aurait très vite ramené au problème de la censure, auquel a été consacré
un récent numéro de Communications K
Si nous définissons la culture comme le domaine de la signification en général,
c'est donc à l'intérieur de ce domaine et dans le cadre de son fonctionnement que
nous rechercherons le « vraisemblable ». Pour analyser ce fonctionnement nous
aurons souvent recours à certains développements récents de la théorie du
système social de Parsons. Toutefois ce recours à la théorie sociologique ne doit
nullement s'entendre comme une tentative — qui serait infondée dans son
principe — pour réduire le culturel au social, mais simplement comme un effort,
fondé sur l'homologie des systèmes en cause, pour explorer certaines des
possibilités de fécondation réciproque des études sociologiques et sémiologiques.

I. PREMIER MODÈLE.

Sous sa forme la plus radicale, l'hypothèse de l'unicité du sens est rejetée par
tous, même par le langage courant qui distingue sens propre et sens figuré. C'est
pourtant cette hypothèse que nous allons prendre comme point de départ, non
bien sûr pour la retenir en dernière analyse, mais pour ne la rejeter que
radicalement, et après avoir exploré certaines de ses implications quant au problème qui
nous intéresse ici.
Une telle hypothèse présente deux aspects : 1) ce que nous appelons sens est
toujours une seule et même réalité, quelle qu'elle soit ; 2) chaque signe ou chaque

1. N« 9, 1967.

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Échange et déflation

élément d'un système culturel possède un signifié et un seul. Pour que ces deux
aspects s'impliquent réciproquement, il faut et il suffit que l'on admette que
chaque élément du système culturel est, en tant qu'unité de ce système, l'homo-
ogue ou le reflet du système dans son ensemble.

Le double échange.

Dans la perspective d'une confrontation de l'œuvre et de l'opinion qu'est-ce


tout d'abord qu'une œuvre ? C'est un système culturel concret *, un champ où
s'échangent, selon les modalités de la communication, forme et sens.
Tout système culturel concret relève, à un certain niveau d'analyse, d'une
relation de double échange entre le destinateur et le destinataire. Le sens
apparaît à chacun des deux paliers de l'échange. En premier lieu un système culturel
concret utilise des significations qu'il ne crée point, celles de ce qu'on pourrait
appeler en général ses éléments : les mots, lexemes, ou autres éléments de «
vocabulaire » qu'il fait entrer en « fonction » a du moment qu'il les utilise : un conteur
indien de l'Amérique introduisant dans son récit un « aigle » ou un « carcajou » 8
puise dans un répertoire culturel qui ne lui appartient pas en propre, mais à sa
« société », au public auquel il s'adresse et avec lequel il partage langue, tradition
et formation. Il y puise en particulier ce qui va « fonctionner » dans la
communication : la valeur symbolique de l'aigle ou du carcajou comme « gibier céleste »
ou comme « chasseur chtonien ».
Mais d'autre part tout système culturel concret produit un certain sens 4 qui
est à la fois le « valant pour » de la mise en forme en quoi consiste l'œuvre et ce
par quoi elle s'intègre à quelque niveau plus élevé 6.
Ainsi chaque système culturel concret consomme et produit du sens, ou, plus
exactement est le lieu où le destinateur et le destinataire de la communication
échangent du sens. Cet échange exige un mécanisme médiateur, un médium de
type monétaire, identifié depuis longtemps comme la forme, « valeur d'échanges
en idées » disait Valéry.

1. cf. Infra, p. 127.


2. Au sens où en parlent les analystes du récit. Cf en particulier Communications
8 passim.
3. Exemple emprunté à Lévi-Strauss : « La structure et la forme », Cahiers de
l'Institut de Science Economique Appliquée, (M. 7), n° 99, mars 1960, p. 26-27.
4. Parler de l'unicité du sens à ce niveau c'est supposer en premier lieu la distinction
entre le sens (Sinn) et l'interprétation (Vorstellung) ; cf. Todorov : « Les catégories du
récit littéraire », Communications 8, pp. 125-126. En second lieu, et comme il
apparaîtra plus clairement tout à l'heure, c'est supposer que tout le système culturel concret
obéisse à une seule et même fonction : par exemple qu'une œuvre littéraire ne soit que
« pure littérature ». En fait il est évident que cette hypothèse n'est pas compatible avec
celle d'un système concret dans lequel toutes les fonctions du système global (ici le
système culturel) doivent être à quelque degré présentes.
5. Deux œuvres différentes peuvent-elles s'intégrer de la même manière à un système
culturel et donc avoir même sens ? En l'admettant nous aurions une définition formelle
du genre, comme ensemble des œuvres ayant même sens. Il faudrait alors considérer que ce
qui est en cause dans l'échange-code n'est pas l'œuvre en tant qu'œuvre, mais l'œuvre
en tant que genre. Nous nous trouverions au niveau de l'œuvre devant une rupture
hiérarchique du même type que celle que constate Benveniste au niveau de la phrase.

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Du fait de ce médium, l'échange s'effectue sur deux paliers. D'une part le
sens des éléments s'échange contre la forme singulière qui les fait «
fonctionner » — cette forme qui est considérée comme la création par excellence
du destinateur. Nous appellerons échange-message ce premier palier de
l'échange.
L'échange-message n'est possible que si la forme singulière s'intègre dans une
forme générique « allant de soi » — selon la formule de Wôlfflin — pour le
destinataire, et permettant au destinateur de donner à la communication un sens
qui soit compris du destinataire. Nous appellerons échange-code, ce second palier
de l'échange.
La relation du double échange peut être représentée par un schéma :
Sens >
Echange-code
< Forme
Destinateur Destinataire
Forme >
Echange-message
< Sens
Ainsi le destinateur et le destinataire produisent l'un et l'autre de la forme et
du sens. Mais pour que la communication ait lieu, il faut que dans chacune des
relations d'échange constitutives du système culturel concret, ce soit un acteur
différent qui apporte le sens et la forme.

Le problème du sens.

Qu'est-ce que le « sens » dans la relation que nous venons d'examiner ?


Le double échange est inconcevable si le terme de « sens » n'est pas pris dans sa
double acception clairement dégagée par Benveniste : l'emploi du lexeme «
carcajou » par le conteur indien ne se justifie que parce qu'à la fois 1) il renvoie à
une certaine réalité 2) il peut être intégré à une unité de niveau supérieur — en
l'occurrence le conte. Toutefois dans l'hypothèse de l'unicité du sens, la réalité
à laquelle renvoie le carcajou n'est pas nécessairement le sens dénoté du terme
mais uniquement celui qui va « fonctionner » dans le conte, et qui a toute chance
d'être ici son contenu symbolique.
En ce cas il n'est possible de parler du « sens » dans l'échange-code que si nous
postulons la capacité de l'œuvre (ou du genre, peu importe ici), d'intégrer un
niveau supérieur.
Mais quel peut être ce niveau supérieur? Dire qu'il s'agit de la culture ou du
système culturel dans son ensemble est une affirmation gratuite si nous ne sommes
pas en mesure de préciser les relations d'une œuvre (ou d'un genre) avec le
système culturel dans son ensemble. Or l'expérience montre que cette opération
exige des relais. Nous pourrions sans doute, avec un peu de peine, situer Y
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale dans une certaine tradition
scientifique, Don Quichotte dans la littérature espagnole ou occidentale de la
Renaissance, les Ordonnances du gouvernement Pompidou dans la suite des travaux
législatifs de la Ve République ; mais situer directement l'une ou l'autre de ces
« œuvres » dans la totalité, posée théoriquement, d'un système culturel, ne
correspond à aucune expérience réelle.
Ce ne sont pas seulement les ensembles impliqués par ces différents types de

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Échange et déflation

systèmes culturels concrets qui diffèrent. Chacun de ces ensembles définit un


mode d'intégration qui lui est propre, comme en témoignent les différentes
modalités de la négativité (en donnant à ce terme une extension maximale) qui y
régnent. Si nous considérons en effet les ensembles dans lesquels des œuvres
nouvelles viennent s'intégrer comme ayant à quelque degré le caractère de
systèmes, il faut admettre que l'intégration s'accompagne, sous une forme ou sous
une autre, du rejet ou de l'expulsion de certains éléments de ces ensembles.
En fait il nous semble pouvoir prendre en considération quatre modes
fondamentaux de la négativité dans un système culturel. En premier lieu une œuvre
peut contredire une vérité admise et donc impliquer son rejet pur et simple de
l'ordre des vérités factuelles (négation) ; en second lieu elle peut lier un certain
contenu à quelque chose qui est généralement ressenti comme mal ou comme
mauvais, et donc impliquer un rejet d'ordre affectif (« négativisation ») ; en
troisième lieu elle peut rejeter un contenu en tant que norme, règle ou loi, et donc le
supplanter dans ses fonctions sociales (« abrogation ») ; en quatrième lieu elle
peut enfin expulser un contenu du domaine du concevable.
Un écrit scientifique par exemple, s'oppose couramment à d'autres écrits
scientifiques par une simple négation, que celle-ci vise les faits sur lesquels ils
s'appuient, la validité de leur méthode, ou les résultats qu'ils en tirent. La manière
dont s'oppose une œuvre littéraire est en général complexe. Quelle que soit la
portée qu'on accorde à cette interprétation de Don Quichotte, il est difficile de ne
pas y voir une critique des romans de chevalerie. Mais cette critique est
essentiellement contenue dans la folie de Don Quichotte ; elle passe donc à travers une
« négativisation » qui atteint en premier lieu non la littérature de chevalerie mais
ce qui la symbolise et donc n'est pas elle. Quant aux Ordonnances
gouvernementales, destinées non seulement à promouvoir certaines règles ou lois mais en
même temps à en abolir d'autres, elles nous fournissent de toute évidence un
exemple d'« abrogation ».
Si les modes d'intégration varient, c'est sans aucun doute parce que les rapports
au réfèrent varient eux aussi. A quelque degré un texte scientifique vise
essentiellement le monde-objet en tant qu'il est ou non doué de telles ou telles
propriétés. Dans un texte littéraire le monde-objet apparaît surtout au travers d'un
certain rapport affectif avec le lecteur. Dans un texte de loi il n'apparaît plus
qu'indirectement s'il est vrai que nous avons affaire à un énoncé « sui-réf érentiel » K
Nous voici donc obligés de nous poser un certain nombre de questions :
Combien peut-on distinguer de types de signification ? Où se situent précisément les
« niveaux supérieurs » qui nous permettraient de les définir? Dans quelle mesure
une distinction entre des types de signification nous autorise-t-elle à continuer
d'utiliser la notion de « sens » en général, sans autre spécification ?
Or si, après l'« œuvre », nous envisageons 1' « opinion », c'est aux mêmes questions
que va nous ramener l'examen du second élément de la confrontation.

Le problème de l'interprétation.

Nous ne pouvons saisir d'autre opinion que constituée et exprimée. D'autre


part à partir du moment où nous distinguons sens et interprétation, nous n'avons

1. E. Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », in Problèmes de


linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 274.

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nulle raison d'exclure de l'interprétation des jugements aussi ouvertement éva-
luatifs ou subjectifs que « Madame Bovary est immoral » ou « ennuyeux ». Nous
pouvons donc identifier opinion et interprétation.
Mais une opinion exprimée est elle-même un système culturel concret. Du
point de vue de la définition que nous avons jusqu'à présent adoptée de l'œuvre
la différence entre œuvre et opinion n'est pas pertinente. L'une et l'autre sont
communications, terrains d'échange entre forme et sens.
Or, si nous examinons un certain nombre d'interprétations ou d'opinions sur une
œuvre, nous constaterons qu'elles ne concernent ni la forme ni le sens de l'œuvre.
Dire que les James Bond sont stupides, immoraux, fascistes, « invraisemblables »,
ne concerne immédiatement ni la forme ni le'sens de ces œuvres. De toute évidence
l'interprétation fait apparaître au sujet de l'œuvre quelque chose qui n'y est pas —
pour autant que l'œuvre soit telle que nous l'avons décrite.
Or ce quelque chose n'est ni la forme, ni malgré les apparences, le sens de
l'interprétation. Lorsqu'un commentateur nous propose une interprétation d'un
texte des Illuminations, le sens de son interprétation est la manière dont elle
s'intègre au commentaire rimbaldien. Certes elle ne peut s'intégrer au
commentaire rimbaldien que parce qu'elle possède un certain contenu. Mais, toujours
dans l'hypothèse de l'unicité du sens, ce contenu n'est nullement son sens
manifeste dénoté, mais précisément le sens impliqué par sa place dans l'ensemble du
commentaire. Autrement dit ce sens que l'interprétation fait surgir au sujet de
l'œuvre n'est ni le sens de V œuvre ni le sens de l'interprétation \
Un « modèle » fondé sur l'hypothèse de l'unicité du sens ne peut donc mettre
en lumière la réalité du « vraisemblable » puisqu'il exclut toute confrontation
de J'oeuvre et de l'opinion. Tout au plus nous permet-il d'augurer qu'un modèle
plus efficace devra traiter chaque système culturel concret comme produisant
non un seul mais une hiérarchie de sens, la' communication avec des systèmes
culturels concrets d'un autre type s'exerçant non au niveau de son sens «
principal » — celui par lequel il s'intègre à son principal contexte — mais à d'autres
niveaux de signification.
Sur un tout autre plan nous pouvons constater empiriquement que les
interprétations paraissent pouvoir se grouper selon certains vastes points de vue.
Lorsqu'on nous dit que les aventures de James Bond sont « invraisemblables », que
Swann est Charles Haas, ou même peut-être que l'Agrippine racinienne est le
Père au sens psychanalytique du terme 2, c'est chaque fois une certaine factua-
lité (élaborée ou non) du monde extérieur qui est confrontée à l'œuvre.
Lorsqu'on nous dit comme Elie Faure que le baroque romain est un art « gonflé de
vanité », ou comme le procureur qui requit contre cet ouvrage que Madame
Bovary est un livre immoral, on se place manifestement dans une perspective
d'évaluation morale, etc. Bref, peut-être peut-on parvenir à une classification
qui permette de maîtriser l'infinité, apparemment immaîtrisable, des
interprétations. A tout prendre nous sommes ramenés au problème des catégories de
signification. En identifiant à la fois les interprétations et les œuvres à des sys-

1. On le verra mieux en imaginant un jugement critique loyalement performatif :


« Je proclame Madame Bovary un livre ennuyeux ». Il est clair qu'un tel jugement
s'intègre à un ensemble en ce qu'il « abroge » d'autres jugements, et qu'il le fait non en ce
qu'il se réfère à Madame Bovary mais en ce qu'il est « sui-référentiel ».
2. Nous reviendrons sur des exemples de ce type, apparemment ambigus puisque le
« Père » est à la fois un symbole et un concept. Cf. Infra p. 131.

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Échange et déflation

tèmes culturels concrets, nous avons admis que la classification des points de
vue sur les formes culturelles s'identifie avec la classification des formes culturelles
elles-mêmes.

De la culture considérée comme un pari mutuel.

Avant d'abandonner définitivement l'hypothèse de l'unicité du sens, voyons


quel serait le fonctionnement d'un système culturel qui serait constitué sur une
telle base.
En fait ce serait approximativement le même que celui du Pari Mutuel Urbain.
Au moyen d'opérations régulièrement répétées — les courses de chevaux — cette
institution accomplit régulièrement une redistribution des sommes qui sont
versées auprès d'elle par les parieurs, sans jamais verser un sou de plus que ce qu'elle
a elle-même touché.
De même, dans un système culturel caractérisé par l'unicité du sens, la forme
de chaque œuvre ou système culturel concret ne pourrait qu'accomplir une
redistribution du sens « déposé » auprès d'elle au niveau des éléments dont elle
est constituée. Mais jamais ne pourrait apparaître à l'intérieur du système de
nouvelles significations. Un tel système — dont l'origine serait au demeurant
incompréhensible —• constituerait un ensemble rigoureusement clos.
Tout au plus un tel modèle a-t-il pu être utilisé pour décrire, d'une manière
purement statique une culture morte, dont tous les éléments étaient considérés
comme absolument fixés. La description « formaliste », si nous la raidissons dans
ses défauts, présente parfois ce caractère : Wôlfflin tend à décrire la forme
baroque comme un ensemble de traits qu'il retrouve dans chaque œuvre baroque ;
chaque œuvre semble ainsi n'avoir plus pour fonction que la redistribution du
sens à l'intérieur d'un système qui est posé comme entièrement défini. Mais un
tel modèle n'est en aucune manière utilisable pour la description d'un système
culturel réel et vivant, dans lequel le sens n'est pas simplement redistribué mais,
à chaque instant, produit, et qui, de ce fait, ne cesse d'évoluer.
Le modèle qui nous permettra d'intégrer le vraisemblable devra donc rendre
compte de cette production du sens dont nous avons déjà vu un exemple à propos
de l'interprétation.

II. SECOND MODÈLE.

Pour confronter l'œuvre à l'opinion et donc parvenir au « vraisemblable » il


ressort de ce qui précède qu'il faut les saisir non comme des totalités plus ou moins
closes, mais dans la dialectique de leurs rapports.
Nous avons considéré jusqu'à présent l'œuvre et l'opinion comme des totalités
structurées, autonomes, d'un caractère nettement délimité — ce que nous avons
appelé des systèmes culturels concrets. Nous avons admis d'autre part qu'on ne
pouvait accorder un sens à ces systèmes culturels concrets qu'en les rattachant
à des systèmes d'un ordre plus élevé, dont nous avons considéré les mêmes
systèmes culturels concrets comme une segmentation. De toute manière il est clair
que des systèmes d'un ordre plus élevé sont en cause à partir du moment où l'on
envisage des rapports entre systèmes concrets : dire que la Banque de Paris et des

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Olivier Burgelin
Pays-Bas a pris le contrôle de la Thomson~Houston est dénué de signification si
l'on n'a pas idée des types de rapports qu'entretiennent en général les niveaux
socio-économiques dont la Banque de Paris et des Pays-Bas et la Thomson-
Houston sont les segments.

Sous-systèmes culturels et types de signification.

Comment caractériser les systèmes d'un ordre plus élevé dont relèvent l'œuvre
et l'opinion ? Allons-nous parler de la « littérature » et de la « critique » ? Pour
l'instant nous ne savons pas exactement à quoi correspondent de telles entités.
Le seul fil directeur auquel nous puissions nous rattacher est le suivant : les
systèmes que nous cherchons doivent définir chacun un type de signification.
Si nous admettons que la signification forme elle-même une totalité structurée
(ce qui paraît difficilement niable), il faut que les systèmes que nous cherchons
soient des « parties » du système culturel global : entendons non pas des parties
obtenues par une segmentation circonstancielle mais des parties fonctionnelles,
mises au jour par une différenciation procédant selon les axes mêmes du système
culturel global. Pour cette raison nous appellerons ces « parties » postulées des
sous-systèmes culturels.
Une théorie du « vraisemblable » implique la mise à jour des sous-systèmes
culturels et de leurs relations.
Les axes de différenciation fonctionnelle d'un système culturel ne peuvent
être que ceux que nous avons précédemment utilisés et qui — au demeurant —
sont admis par tous, encore qu'avec quelques différences dans la terminologie.
1° Code vs message (ou sujet vs objet).
Ce qui est en question peut être soit la signification des objets pour les acteurs,
soit la signification des orientations en général prises par les acteurs *.
2° Destinataire vs destinateur (ou paradigme vs syntagme).
Ce qui est en question peut être soit la communication dans ses implications,
soit la communication dans son développement.
Appliquée à l'œuvre littéraire la première distinction est familière aux lecteurs
de Communications 8, où elle revient plusieurs fois comme opposition du «
discours » et du « récit ». Quant à la seconde distinction elle y est constamment
utilisée comme mode de structuration du récit.
Si maintenant nous croisons ces deux distinctions, nous obtenons quatre
catégories :

Destinataire Destinateur

'
Message 1 2
Code 4 3

1. « (We) shall use the distinction between the meanings of objects oriented to (the
external aspect of a cultural system), and the meanings of orientation by actors (the
internal aspect) as our major frame of reference ». Parsons (T.), « Introduction to the
part four : Culture and the social system », in Parsons (T.) and al. Theories of Society,
Free Press, New York, 1961.

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Échange et déflation

Ces quatre catégories sont définies par les quatre fonctions essentielles d'un
système culturel. Nous allons faire l'hypothèse qu'à chacune d'entre elles
correspond un type spécifique de signification.
1) Au niveau du message, le point de vue du destinataire est celui de la culture
en tant qu'elle procède d'affirmations sur les faits, indépendamment de la
résonance que ces faits peuvent trouver chez les acteurs impliqués. Dans notre propre
culture c'est évidemment la science qui correspond le plus précisément à ce
point de vue. Mais elle n'est pas seule à le faire. Le moindre article de journal
rendant compte d'un événement quelconque adopte, au moins partiellement,
ce point de vue. Nous appellerons signification factuelle le type de signification
correspondant.
2) Au niveau du message, le point de vue du destinateur est celui de la
culture en tant qu'elle se développe selon les vibrations affectives que les faits
peuvent déclencher chez les acteurs impliqués. Plutôt que d'art — terme corrompu
par un usage trop exclusivement anoblissant — nous parlerons ici de
symbolisme expressif et de signification expressive.
3) Au niveau du code, le point de vue du destinateur est celui de la culture en
tant qu'elle classe ou apprécie selon une échelle de valeur, que cette échelle se situe
dans le domaine proprement moral ou dans tout autre domaine. Nous
appellerons evaluative la signification correspondante.
4) Au niveau du code, le point de vue du destinataire est celui du fondement
de type philosophique, religieux ou autre, sur lequel repose l'évaluation. Nous
parlerons ici de signification fondamentale.
Pour accéder au « vraisemblable », c'est-à-dire plus généralement au problème
des relations trans-culturelles, nous allons désormais considérer la culture non
comme le domaine du sens en général, mais comme le champ des relations entre
quatre sous-systèmes culturels, caractérisés chacun par une définition du sens qui
lui soit propre, et donc par un type particulier de signification.
Une telle position peut étonner. Nous osons à peine rappeler qu'elle est très
proche de celle du Moyen- Age concernant les quatre sens de l'Écriture *. Le
discrédit qui entoure aujourd'hui encore cette période de l'histoire des idées risque
trop de se retourner contre qui avouera lui emprunter quelque chose. Mais la
caution du Moyen- Age n'est pas ici nécessaire 2.

1. Littera gesta docet, Quid credas allegoria, Moralis quid agas, Quo tendas anagogia.
Augustin de Dacie, cité par H. de Lubac, in Exégèse médiévale, Les quatre sens de
V Ecriture, t. I, Aubier, 1959, p. 25.
2. On pourrait également se référer à diverses classifications modernes. Celle que nous
proposons ici présente d'apparentes analogies avec celle de Panofsky : signification
primaire, subdivisée en signification de fait et signification expressive, signification
secondaire ou conventionnelle, signification intrinsèque ou contenu (Essais d'iconologie),
trad, franc. Gallimard, 1967, p. 17. Le fait que Panofsky ne pense qu'à 1' « œuvre
d'art » importe peu s'il est vrai que tous les types de signification se retrouvent dans chaque
système culturel concret (cf. infra p,139-140).Maissaclassificationrelève de deux points
de vue différents. En fait la « signification primaire » se rapporte à un type de relation
infra-culturel (« naturel » écrit Panofsky) et donc non-pertinent de notre point de vue.
La « signification secondaire » correspond à ce que nous appelions ici signification
symbolique expressive. Quant à la « signification intrinsèque ou contenu », elle correspond
aux deux niveaux supérieurs de la signification que nous appelons ici évaluatif et
fondamental. Donc des trois types de signification de Panofsky le premier s'oppose aux deux
autres comme la nature à la culture ; le second au troisième comme le message au code.
Nous sommes donc fondés à soutenir que cette classification n'est pas homogène.

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Depuis Durkheim la sociologie n'a cessé de constater la fécondité du principe


posant la contrainte comme critère du social. Toutefois ce seul principe s'est révélé
insuffisant à définir le mode de structuration d'un système social, dans lequel on
ne peut que constater que la contrainte est partout et à tous les niveaux. Mais
plus récemment lorsque Parsons établit une théorie des systèmes sociaux comme
un ensemble de quatre sous-systèmes entretenant des relations d'échange 1 il
fut amené progressivement à spécifier qu'à chacun de ces sous-systèmes
correspond un type particulier de « contrainte », et à considérer les échanges entre ces
sous-systèmes comme s' effectuant par le canal de quatre « mécanismes » ou « media »
représentant chacun l'un de ces types de contrainte : monnaie, pouvoir, influence,
engagements généralisés.
De même dans les faits de culture, le sens est partout et à tous les niveaux. Mais
peut-être se révèlera-t-il fécond, sur la base de ce qui précède, de considérer les
relations d'échange internes au système culturel comme assurées par quatre
media correspondant à quatre types de signification et caractéristiques chacun
d'un des quatre sous-systèmes du système culturel 2. C'est en tout cas ce que nous
allons tenter.

Relations entre les sous-systèmes factuel et expressif du système culturel.

Peu après le xxe congrès et la dénonciation par le « rapport Khrouchtchev »


des abus de pouvoir de Staline et de leur « style » caractéristique, un
commentateur polonais de Shakespeare donne à entendre que Richard III c'est
en quelque sorte Staline. Interprétation s'il en fut, mais qui peut d'autant
mieux nous servir à caractériser les relations entre l'œuvre et
l'interprétation.
Le symbole expressif que nous désignons par « Richard III », le personnage de
Shakespeare, tel qu'il est définitivement fixé par l'œuvre même, est sans doute le
fruit d'une certaine expérience, celle-là même dont un biographe érudit nous
donnera une traduction factuelle à partir de ce qu'il aura pu reconstituer de la vie de
l'auteur. Ce que nous pouvons exprimer par un schéma, en supposant que ce soit
tel personnage de l'entourage de Shakespeare (appelons-le x) qui soit accusé
d'avoir été le modèle de Richard III :
Échange-Message
< Richard III B
Culture factuelle Culture expressive
A >

1. Parsons (R.), Smelser N., Economy and Society, Routledge and Kegan Paul,
1956. Parsons lui-même adopte le principe d'une classification du système culturel
en quatre sous-systèmes, mais sans aborder le problème des types de signification,
ni, en général, celui des relations entre ces sous-systèmes ; cf. « Introduction... »
Loc. Cit.
2. Nous appellerons ces quatre médias : factuel, expressif, évaluatif et fondamental,
et les désignerons sur les schémas par les quatre premières lettres de l'alphabet : A, B, C,
D. Nous abrégerons parfois en « culture factuelle » etc.. « sous-système factuel du
système culturel » etc.

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Échange et déflation

Mais le commentateur polonais nous montre que la valeur d'échange du


symbole s'étend à bien d'autres expériences. Par exemple :

Échange-message
< Richard III B
Culture factuelle Culture expressive
Staline
A ►

Nous ne nous intéressons pas ici à la validité de cet échange interprétatif.


Nous constatons qu'il est réel. A quelles conditions est-il également possible?
Du point de vue de l'œuvre, ou, en général, de la culture expressive impliquée, il
faut et il suffit que le symbole expressif soit construit sur un certain archétype
factuel — celui-là même que nous avons désigné par les termes d'« abus de
pouvoir ». Ainsi chacun trouvera dans le symbole expressif « Richard III » un certain
nombre de traits factuels qu'il peut retrouver par ailleurs — par exemple
dans les relations de Staline avec son entourage ou dans ceux de x avec
Shakespeare.
Mais du point de vue de la culture factuelle impliquée il faut que l'archétype
factuel (dont nous venons de voir qu'il est ici produit par la culture expressive)
ait lui-même une signification expressive. Il ne suffit pas, pour que
l'interprétation soit possible, que nous reconnaissions l'abus de pouvoir en Richard III,
il faut encore que l'abus de pouvoir nous terrifie. Or cette signification
expressive de l'archétype factuel ne peut être apportée ici que par
l'interprète : l'oeuvre en effet ne peut en aucun cas la produire, parce qu'elle la
suppose. Dans l'échange que nous considérons maintenant Varchétype factuel
est produit par la culture expressive, sa signification expressive par la culture
factuelle *.
D'où le schéma :

Échange-code
Culture B >■ Culture
factuelle < B expressive
Échange-message
A >

1. Roland Barthes décrit cette production d'une signification expressive par la


culture factuelle : « Le sens » qu'elle (la critique) donne de plein droit à l'œuvre n'est
finalement qu'une nouvelle efflorescence des symboles qui font l'œuvre. Lorsqu'un
critique tire de l'oiseau et de l'éventail mallarméens un « sens » commun, celui de Yaller-
et-retour, du virtuel, il ne désigne pas une dernière vérité de l'image mais seulement une
nouvelle image, elle-même suspendue ». Critique et vérité, le Seuil, 1966, p. 72. Selon
Barthes on le sait, une « critique » digne de ce nom doit être à la fois « interprétation »
et « littérature ». Ce que nous comprenons ainsi : elle doit être interprétation en tant
qu'elle relève au premier chef de la culture factuelle ; mais elle doit être littérature parce
qu'elle doit être « profonde », se situer au niveau de l'échange-code ; or, à ce niveau c'est
une signification expressive que produit la culture factuelle dans ses rapports avec la
culture expressive.

131
Olivier Burgelin

De l'œuvre littéraire considérée comme une banque.


Restons-en toutefois aux rapports entre un système culturel concret de type
expressif, une œuvre littéraire x par exemple, et l'ensemble de la culture
factuelle qui la concerne, en d'autres termes l'ensemble de ses interprétations.
Une fois constituée l'œuvre est fixée une fois pour toute. Au contraire les
interprétations ne cessent de se renouveler tant que l'œuvre peut être considérée
comme faisant partie, à quelque égard, du système culturel à l'intérieur duquel
naissent les interprétations 2. Il est donc clair que la floraison de factuel nouveau
qui apparaît sans cesse dans l'échange-message ne peut venir que de
l'interprétation. Mais s'il est vrai que nous avons affaire à une relation de double échange,
et s'il est vrai que les deux termes issus de l'œuvre sont fixés une fois pour toute,
alors le factuel sans cesse produit au niveau de l'échange-message ne peut venir
que de l'expressif produit par la culture factuelle au niveau de l'échange-code.
L'œuvre littéraire a la propriété de transformer en factuel le symbolisme
expressif qui y est investi, et ainsi de produire sans cesse du factuel.
Considérons maintenant l'ensemble du sous-système factuel à l'intérieur d'une
culture donnée. Nous voyons que, du fait de ses rapports avec la culture
expressive, la culture factuelle n'est pas un système de type P.M.U. Dans un système
de type P.M.U., il ne peut y avoir qu'une redistribution du signe monétaire. Or
l'échange que nous venons d'étudier aboutit à la « création » de sens factuel.
Cette création de signe est impossible dans un système de type P.M.U.
Pourtant elle est possible dans un système social d'un autre type. Comme le
P.M.U., la banque reçoit également les « mises » d'un certain nombre de déposants.
Mais elle ne conserve pas ces mises, ou du moins pas en totalité : elle les prête à
d'autres acteurs. Pourtant elle prétend en même temps être en mesure de les
rendre aux déposants, prétention absurde en apparence, mais qui, sauf panique
financière, se révèle fondée. De ce fait le fonctionnement de l'institution bancaire
provoque la mise en circulation d'une quantité non déterminée à l'avance de
signes monétaires. D'où résulte une inflation : processus fort décrié dans l'opinion
publique européenne, mais dont, dans certaines limites, les économistes sont
unanimes à considérer le caractère positif dans la perspective du développement de
l'économie.
D'où la banque tire-t-elle cette mystérieuse faculté de création de signes
monétaires ? Nous référant une fois encore aux analyses de Parsons, nous sommes en
mesure de répondre : de sa capacité de transformer d'autres signes, ceux du
pouvoir qu'elle reçoit par ailleurs, en signes monétaires 8.

1. Lorsque nous parlons ici de littérature ou d'oeuvre littéraire, nous pensons à la


poésie, au conte populaire, au roman, à la comédie, etc.. bref à tous les genres qui
utilisent principalement le langage et relèvent au premier chef du symbolisme expressif.
Ceci à l'exclusion des œuvres historiques, descriptives, morales, philosophiques etc..
que l'usage est de considérer comme littérature, bien que le symbolisme expressif n'y
joue qu'un rôle second, à cause d'un certain type ou d'une certaine qualité d'écriture
(César, Buffon, Confucius, Bossuet, Heidegger...).
2. Tant que n'est pas achevé le processus décrit par Valéry : « Le sort fatal de nos
ouvrages est de se faire imperceptibles ou étranges... », « Oraison funèbre d'une fable », in
Variétés IL
3. T. Parsons, « On the Concept of Political Power », Proceedings of the American
Philosophical Society, 107 (3), 1963.

132
Échange et déflation

Dans ses rapports avec la culture factuelle, l'œuvre de type littéraire ou


artistique joue un rôle analogue à celui d'une banque vis-à-vis de l'économie. Elle
transforme en effet, dans une proportion non déterminée à l'avance, le symbolisme
expressif investi par les participants en factuel.
De même que la banque peut être décrite comme une institution
fondamentalement liée à l'économie, l'œuvre littéraire peut être décrite comme une
institution fondamentalement liée à la culture factuelle K Une des évidentes fonctions
de la littérature est de réaliser ce qu'on pourrait appeler un champ d'expérience
imaginaire. Le conte populaire explore la possibilité du renversement d'un
certain ordre familial et social. La littérature bourgeoise du xvne et du xvm*
siècle expérimente de nouveaux types de relations sociales fondées non sur les
rapports de naissance ou de classe, mais sur les rapports affectifs, moraux,
sexuels — ou encore sur les rapports d'argent, d'influence, etc. La science-
fiction explore aujourd'hui le cosmos. Toutefois, ce dernier exemple le montre à
l'évidence, les termes de cette expérience imaginaire ne sont
qu'apparemment calqués sur la description d'une expérience réelle par la culture
factuelle. La logique en est entièrement symbolique et non scientifique,
faute de quoi la littérature perdrait tout pouvoir. Puisque ce sont les
seuls investissements expressifs de ses lecteurs qui lui permettent de
produire du factuel, il faut que son type d'organisation relève du symbolisme
expressif.
La description de l'œuvre littéraire comme productrice de factuel n'implique
donc en aucune manière un alignement sur les positions théoriques du
naturalisme. Au contraire le naturalisme méconnaît complètement, malgré les
apparences, la fonction « bancaire » de la littérature. Pour le naturalisme, la littérature
ne produit pas du factuel : elle se contente de l'emmagasiner. Ce n'est pas une
banque mais un entrepôt 2. La littérature naturaliste parviendrait d'ailleurs à
n'être qu'un simple témoignage, si elle était entièrement fidèle à ses principes.
Elle l'a sans doute été suffisamment pour beaucoup moins bien remplir la «
fonction bancaire » que les œuvres de ses adversaires de fait. La logique et l'ironie
des choses font que c'est la littérature qui a le plus résolument tourné le dos
au naturalisme qui a suscité le plus d'interprétations — y compris
d'ailleurs d'interprétations relevant du naturalisme le plus pur. La productivité
factuelle de Zola est très loin d'avoir atteint celle de Mallarmé ou de
Rimbaud.

1. Cette comparaison n'a de sens que si l'on admet que la banque n'appartient pas
à l'économie. En fait il est bien évident qu'une banque n'a pas directement pour
fonction la modification de l'entourage physique d'une société. Son but n'est pas d'agir sur
cet entourage mais d'agir sur l'économie. Cela et son type de fonctionnement en font,
malgré nos habitudes de langage, une institution du même type que celles que nous
appelons généralement « politiques ».
2. On peut poursuivre cette comparaison jusqu'au bout, et chercher quel est
l'équivalent structurel du naturalisme dans les prises de position concernant la société (et
non plus la culture). Pour le naturalisme, la littérature doit traiter directement des faits
tels qu'ils sont. L'équivalent structurel en est la position selon laquelle les seules
institutions qui ont une fonction réelle sont celles qui « produisent » quelque chose. Dans une
telle perspective les institutions bancaires, fiscales, de contrôle ou même politiques en
général n'ont pas de fonction réelle. En termes plus imagés, politiciens, fonctionnaires
et c banquiers » ne sont que parasites ou fainéants.

133
Olivier Burgelin

Le « vraisemblable» factuel.
Le « vraisemblable » que nous voyons apparaître dans les rapports entre les
cultures factuelle et expressive ne concerne pas la culture expressive mais. la
culture factuelle. Le problème de savoir si l'œuvre littéraire est vraisemblable,
au sens moderne ordinaire de plausible, ne se pose pas ici : il apparaît seulement
lors de la confrontation de l'œuvre littéraire à une norme de vraisemblance ; et
les normes relèvent non de la culture factuelle mais de la culture evaluative.
Mais à vrai dire le problème classique du « vraisemblable » entre tout entier
dans le cadre de la confrontation de l'œuvre littéraire à des normes diverses —
normes morales en particulier *. II est donc étranger à ce que nous appelons ici
le « vraisemblable » factuel. Ce qui est en cause dans le « vraisemblable » factuel
est, au travers de la confrontation de l'œuvre littéraire ou, en général,
symbolique expressive, et de son interprétation, le conformisme de l'interprétation et
non celui de l'œuvre. Le « vraisemblable » factuel est toujours un « vraisemblable
critique ». Discriminer l'interprétation « vraisemblable » et l'interprétation « non-
vraisemblable », revient donc à distinguer deux types d'interprétation.
Le seul critère formel dont nous disposons pour cela réside dans la distinction
de l'échange-message et de l'échange-code. Nous pourrions donc être tentés de
dire que l'opinion « vraisemblable » est celle qui se situe au seul niveau de l'échange-
message. De fait, l'utilisation normative du terme de « public » — qui est de toute
évidence à la base de certaines définitions du « vraisemblable » comme conformité
à l'opinion d'un « public » — , implique une certaine immédiateté de réception et
d'interprétation. On pourrait définir le « public » en ce sens comme le
destinataire en tant qu'il est réputé ne pas percevoir l'échange-code.
Cela ne revient nullement à dire que toute opinion se situant au niveau de
l'échange-message puisse être considérée comme « vraisemblable ».
L'interprétation de Richard III par Staline reste au niveau de l'échange-message. Mais elle
est suffisamment surprenante pour obliger à prendre conscience de l'échange-code
tous ceux qui ne la rejetteront pas d'un haussement d'épaules comme absurde.
Ce n'est pas une interprétation « vraisemblable ».
Mais si nous allons au fond des choses, c'est parce qu'elle ne tente pas de réduire
à sa propre factualité le symbole qu'elle prend pour objet qu'elle n'est pas une
interprétation « vraisemblable ». L'interprétation « vraisemblable » est celle qui
se donne pour vérité non seulement parce qu'elle masque le symbole, mais parce
qu'elle le masque en le niant, parce qu'elle le refoule. Dans cette perspective ce
n'est donc pas un type de contenu qui caractérise l'interprétation «vraisemblable »
mais la manière dont ce contenu est imposé au lieu d'être proposé, dont il tend
à voiler au lieu de dévoiler.
Si nous rapprochons ce caractère de l'opinion « vraisemblable » de la « fonction
bancaire » de l'œuvre littéraire, il apparaît immédiatement que l'opinion «
vraisemblable » est celle qui s'oppose au libre exercice de cette fonction bancaire. Sur
le plan culturel, le « vraisemblable » est V expression de la déflation. D'où nous
pouvons immédiatement conclure 2 : le « vraisemblable » est l'expression de la

1. Cf. ici même la contribution de Gérard Genette, particulièrement éclairante


sur ce point.
2. En nous appuyant sur un précédent travail : « Censure et société », in
Communications, 9, 1967, pp. 138-139, 144-147.
134
Échange et déflation

censure; c'est ce qui vient prendre la place de ce que la censure a refoulé.


Dans le domaine économique, une attitude radicalement déflationniste serait
celle qui consisterait à refuser toute production de signes monétaires au-delà
du correspondant rigoureux de la valeur d'échange globale du produit de
l'activité économique. Réduite à son expression la plus radicale l'attitude «
vraisemblable » consisterait, dans le champ que nous examinons actuellement, à refuser
la production de signes factuels au-delà du correspondant rigoureux de la valeur
d'échange global du produit de la « science » ou de ce qui en tient lieu dans la
culture considérée. Dans une culture en totale déflation « vraisemblable » la
fonction de l'œuvre littéraire ou artistique ne serait plus que d'enregistrement ou
de témoignage — au sens d'un reportage ou du rapport d'un gendarme.
Dans une telle culture l'interprétation serait totalement censurée : elle ne
pourrait jamais comporter quoi que ce soit de neuf. A la limite la littérature serait
sa propre interprétation. Il n'y aurait donc plus de raison de distinguer littérature
et interprétation, culture factuelle et culture expressive. Enfin on pourrait
appliquer à cette culture le « modèle P.M.U. ». La même quantité de signifié
serait régulièrement redistribuée par des systèmes culturels concrets
assimilables à de purs et simples jeux 1. L'exigence de continuité l'aurait totalement
emporté sur l'exigence de renouvellement.
Sans imaginer si loin, nous pouvons définir le « vraisemblable », tel que nous le
percevons actuellement dans notre propre culture, comme l'indice d'un rejet de
caractère absolu, d'un refoulement. Indice omni-présent d'ailleurs : il n'y a pas
de culture, d'oeuvre, ni de démarche intellectuelle qui ne comporte un certain
taux de « vraisemblable », parce que le refoulement dont le « vraisemblable » est
l'indice est constitutif de toute culture, de toute œuvre, de toute démarche
intellectuelle. Ainsi le « vraisemblable » est l'indice du refoulement comme le garde-fou
est l'indice du gouffre qu'il masque aux regards, protégeant les passants contre
l'horreur et l'attirance du vide.

Relations entre les sous-systèmes expressif et évaluatif d'un système culturel:


le « vraisemblable » expressif.

Le sous-système expressif de la culture n'entretient pas seulement des


relations d'échange avec le sous-système factuel, mais également avec les autres
sous-systèmes du système culturel. Ses relations avec le sous-système évaluatif
sont rendues évidentes par le fait qu'on puisse considérer dans l'œuvre littéraire
un niveau « appréciatif » 2, mais également du fait qu'il existe des normes
esthétiques, morales ou autres concernant la littérature, y compris des normes de
vraisemblance.
Mais la situation de la culture expressive n'est pas la même à l'égard de la
culture factuelle et à l'égard de la culture evaluative.
Lorsqu'on proclame que l'Agrippine de Racine c'est Port-Royal, ou que
Richard III c'est Staline, il est manifeste que, du point de vue de celui qui l'énon-

1. Jeux de type « Zero-Sum », à somme'nulle : cf. Von Neuman, Morgenstern,


Theories of games and economic behavior, Princeton, 1944, §5.2.1. Nous négligeons ici le fait
que le P.M.U. étant lourdement imposé, est très loin de redistribuer aux parieurs
l'intégralité des sommes qui lui sont versées.
2. Comme le fait Todorov, loc. cit. pp. 146-147.
135
Olivier Burgelin

ce, c'est le jugement factuel qui interprète le symbole, non le contraire. Mais dire
que Madame Bovary est immoral ce n'est pas, du point de vue de l'énonciateur,
interpréter Madame Bovary à l'aide d'une norme, c'est juger la manière dont
Madame Bovary interprète la norme. C'est maintenant l'œuvre littéraire qui est
du côté où se trouvait tout à l'heure l'interprétation, et c'est la norme qui occupe
la place qu'occupait précédemment l'œuvre littéraire. Les rapports entre les
trois formes de culture envisagées sont hiérarchiques : la culture expressive contrôle
la culture factuelle ; le culture normative contrôle la culture expressive.
Sans doute la « scène du fiacre » qui scandalisa tant le procureur chargé de
requérir contre Madame Bovary fait-elle allusion à l'accomplissement d'un acte
sexuel dans des circonstances ou dans des termes qui lui parurent ne point devoir
trouver place dans une œuvre littéraire. Mais la norme dont le réquisitoire tente
une application particulière à un cas précis, est d'abord empruntée par lui à la
littérature du xixe siècle. Au niveau du code la norme est issue non de la culture
evaluative (le réquisitoire) mais de la culture expressive (la littérature). A son
tour si la littérature du xixe siècle implique cette norme c'est parce qu'elle obéit
à un certain archétype expressif du convenable qu'elle ne produit pas, puisqu'elle
le suppose, mais qu'elle emprunte à la culture evaluative.
Tels sont les deux paliers d'un double échange comparable à celui selon lequel
communiquent les cultures factuelles et expressives. Toutefois la situation de la
culture expressive y est l'inverse de ce qu'elle était tout à l'heure.
Archétype expressif
< B
Échange-code
Norme générique
C
Culture expressive Norme spécifique Culture evaluative
< C
Échange-message
Symbole
T> (« scène
expressif
du fiacre
spécifique
») y

La « fonction bancaire » est maintenant assumée par des systèmes culturels


concrets dont les fonctions essentielles sont d'ordre évaluatif : systèmes de
normes, de lois, de règles, etc.. systèmes qui ont la propriété de transformer l'éva-
luatif en symbolisme expressif, ceci dans des proportions non déterminées à
l'avance. On a d'ailleurs depuis longtemps constaté l'immense pouvoir expressif
de la norme ou de l'interdit, et l'extraordinaire variété de leurs répondants dans
l'ordre du symbolisme expressif. Beaucoup a été dit sur l'enracinement
psychologique et sociologique de ce phénomène. Nous ne nous en occuperons pas ici,
n'ayant pour but que de rendre explicite son mode de fonctionnement à l'intérieur
du système culturel.
Le « vraisemblable » expressif s'oppose à l'exercice de cette « fonction bancaire ».
On le verra mieux sur un exemple. Dans une certaine tradition de ce qu'on appelle
ordinairement la « littérature française » (à l'exclusion des littératures populaires,
de la « culture de masse », etc.) le « vraisemblable » c'est le bienséant, le
convenable, le classique, le correct, le plausible, le mesuré *. Tous ceux qui furent à

1. Il ne s'agit que d'une tradition. On en trouvera d'autres dans lesquelles tous les
signes sont inversés et le « vraisemblable » exactement le contraire de ce que nous
décrivons. Outre que cela n'a pas d'importance dans la perspective de pure « démonstration »

136
Échange et déflation

quelque degré des novateurs en ce domaine n'ont pu que bousculer cet équilibre
normatif. En général ils l'ont fait non par une contestation globale du système
des normes, mais en mettant l'accent sur une norme et en distendant son champ
d'application traditionnel (c'est là qu'il y a inflation) jusqu'à en violer d'autres
avec lesquelles elle était auparavant solidaire. C'est à une telle inflation que
s'opposent les artisans du « vraisemblable » expressif qui, dans une « querelle »
archétypique, nient que cette norme puisse effectivement se traduire par ces
symboles expressifs nouveaux que propose le novateur : non l'amour n'autorise
pas à rejeter le respect dû aux parents ; non le réalisme n'autorise pas à
transgresser la bienséance ; non la recherche d'une écriture ne justifie pas l'obscurité
etc.. Pour le « vraisemblable » expressif, les normes n'ont pas de « fonction
bancaire » : on ne peut leur en faire dire plus, ou leur faire dire autre chose que ce
qu'elles ont dit jusqu'à présent.
Ainsi, compulsivement fixé au niveau de l'échange-message, le « vraisemblable »
expressif érige ses classiques en norme dont il tire des symboles, sans voir que si
les classiques sont classiques à ses yeux, c'est parce que, se situant au niveau de
l'échange-code, ils ont fait d'un symbole une norme.

Le« vraisemblable» évaluatif.

Les relations de la culture evaluative avec la culture fondamentale obéissent


à un principe analogue. Le thème chrétien du salut, le thème moderne de la
liberté se sont « traduits » l'un et l'autre par des systèmes de règles et de normes
morales et juridiques extrêmement variables. Au nom du message chrétien on a
tantôt justifié, tantôt proscrit, la peine de mort, l'esclavage, le prêt à intérêt,
le mariage des clercs. Au nom de la liberté on a approuvé ou condamné l'usage
des stupéfiants, le capitalisme, l'engagement politique etc.. C'est-à-dire que
l'échange-message ne peut s'effectuer qu'entre un principe fondamental
implicitement ou explicitement spécifié et la norme qu'on en fait découler.
Ici encore l'échange-message implique un échange-code dans lequel un
archétype évaluatif, produit par la culture fondamentale s'investit sur un principe
fondamental générique produit par la culture evaluative :
Archétype évaluatif
* C
Échange-code
Principe fondamental
D , , . *•
Culture evaluative *=• n(Iue Culture fondamentale
Principe fondamental
spécifique
Échange-message
Norme particulière
D ►

où nous nous plaçons, il importe de rappeler que le « vraisemblable » ne peut pas se


définir par un contenu pris absolument, mais seulement par sa fin qui est de déflation,
de censure, de refoulement. Identifier absolument le « vraisemblable » avec un contenu
particulier serait à la fois masquer et nier sa réalité véritable donc, très exactement,
donner une interprétation c vraisemblable » du « vraisemblable ».

137
Olivier Burgelin

La grande permanence de certains principes ou textes fondamentaux et la


richesse de leurs corrélats évaluatifs rend manifeste leur « fonction bancaire » :
qu'on songe à la Bible. Le « vraisemblable » évaluatif sera par exemple la tendance
à bloquer la métaphysique par la morale en figeant les affirmations fondamentales
dans un système de règles et de normes, sans voir qu'au niveau de l'échange-
code les principes fondamentaux sur lesquels elles s'appuient pourraient
justifier une infinité d'autres règles et d'autres normes. Mais le « vraisemblable »
évaluatif ne caractérise pas le seul domaine « moral » : on le trouve partout où
une norme est mise en relation avec un principe fondamental de telle sorte que le
champ de principe soit restreint à celui de la norme. Ici encore, dans une querelle
où s'affrontent des normes, les deux camps peuvent avoir leur « vraisemblable ».
Le conflit qui éclate fréquemment aujourd'hui dans les sciences humaines, sous
les formes les plus diverses, entre les partisans de la « rigueur » et du « quantitatif »
et ceux de la « compréhension » et de la « synthèse » est typique à cet égard. Ces
thèses sont également « vraisemblables » dès que leurs partisans oublient la
relativité des normes auxquelles ils se réfèrent pour l'application du principe qui
leur est plus ou moins commun — disons la recherche de la vérité.

Le « vraisemblable » fondamental.
Comment naît une religion ? Sans pour autant souscrire à tous les aspects de
sa thèse, nous pouvons admettre avec l'auteur d' Erewhon revisited, qu'une
religion naît d'abord de faits, ou plus exactement de jugements sur les faits. C'est
la culture factuelle qui contrôle la culture fondamentale et qui exerce vis-à-vis
d'elle la « fonction bancaire ». D'un seul jugement sur un fait peuvent jaillir
un grand nombre d'interprétations fondamentales. L'échange-message n'est
possible que parce qu'au niveau de l'échange-code un jugement générique sur
les faits (en d'autres termes une théorie issue de la culture fondamentale) s' échange
contre un archétype factuel (des concepts fondamentaux) issu de la culture factuelle.
Concepts fondamentaux
« D
Échange-code
Culture fondamentale Théorie Culture factuelle
A *
Jugement
sur les faits
Échange-message
Interprétation fondamentale
D >
« Le vraisemblable » fondamental masque la théorie dont il est issu en «
naturalisant » sa propre interprétation et en bloquant ainsi la « fonction bancaire »
de la culture factuelle. L'attitude stigmatisée dans la tradition française sous le
nom d'« empirisme » nous en fournirait de beaux exemples. Mais au fond il n'est
pas moins « vraisemblable » de proclamer que « tout rationnel est réel » que de
proclamer que « tout réel est rationnel ». Le « vraisemblable » disparaît lorsqu'on
proclame à la fois l'un et l'autre et qu'on dévoile ainsi l'échange-code qui sous-
tend l'une et l'autre de ces positions 1.
1. Est-ce à dire qu'à un certain niveau d'universalité dialectique il y aurait
disparition du « vraisemblable » au niveau du contenu même des propositions ? Ce serait oublier

138
Échange et déflation

On voit que si les quatre sous-systèmes culturels, factuel, symbolique expressif,


évaluatif et fondamental forment une hiérarchie de contrôle, le niveau supérieur
de cette hiérarchie (la culture fondamentale) est, en dernier recours, placé sous
le contrôle du niveau inférieur (la culture factuelle). Aucune autre relation
hiérarchique n'est d'ailleurs concevable dans une structure de communication.
Le « vraisemblable », tel que nous l'avons défini, n'apparaît qu'au sein des
relations de type hiérarchique. Nous n'abordons donc pas ici le problème des
échanges entre la culture factuelle et la culture evaluative, ou entre la culture
expressive et la culture fondamentale. Certes, ces échanges existent : dire qu'une
affirmation sur un fait est erronée c'est prendre une position evaluative sur un
système culturel concret d'ordre factuel etc.. Mais ces échanges ne donnent pas
directement lieu aux phénomènes de type « bancaire », création de signes, inflation-
déflation, à propos desquels nous avons cru discerner l'essence du « vraisemblable ».
Par elle-même une norme est impropre à « créer » du factuel : il lui faudrait la
médiation d'un symbole expressif, ce qui nous ramène aux cas étudiés ; de même
un fait ne peut « créer » de Pévaluatif qu'à partir d'une médiation fondamentale.
Les rapports du symbolisme expressif et de la culture fondamentale obéissent à
la même logique.

Le système culturel comme « troisième dimension».

La recherche du « vraisemblable » nous a donc amené à tracer cette trop rapide


esquisse d'un « modèle » du système culturel dans son ensemble. Il nous semble
pouvoir résumer ce modèle par une formule de Julia Kristeva : « aux deux
dimensions de l'écriture (Sujet-Destinataire, Sujet de renonciation — Sujet de
l'énoncé) s'ajoute la troisième, celle du texte étranger » K Mais le « texte étranger »
ce n'est pas tant, selon nous, le texte évoqué, cité ou réfuté : celui-ci relève en
général et pour l'essentiel, du même type de signification que le texte considéré
et, à la limite, un modèle bi-dimensionnel suffirait à expliciter leurs rapports. Le
« texte étranger », c'est en fait le système culturel pris sous la totalité structurée
de ses aspects. En tout état de cause, notre second modèle implique une
conception « dialogique » 2 des faits de culture, (qui devrait sans doute être
également applicable au niveau linguistique). Il implique en particulier que chaque
élément d'un système culturel soit considéré comme une hiérarchie de
significations dont chacun des niveaux s'intègre à un certain ensemble ou sous-système
culturel, selon des modalités qui sont celles de la communication en général. Il
nous invite donc à considérer chaque système culturel concret comme le nœud
d'une hiérarchie de « dialogues » ou d'échanges bi-univoques avec l'ensemble des
éléments fonctionnels d'un système culturel. Si, pour la commodité de l'exposé
et du choix des exemples, nous avons été parfois amenés à parler de ces multi-

qu'un des courants majeurs de la pensée moderne est né de la dénonciation du «


vraisemblable » hégélien et du dévoilement de ce qu'il implique de refoulement. Tout o
système » cohérent fait voler en éclats les échafaudages boiteux de « vraisemblables »
partiels, mais pour reconstituer à un niveau plus élevé ce qu'on pourrait appeler un «
vraisemblable absolu », qu'il faudra un « anti-système », c'est-à-dire une dénonciation du
refoulement systémique, pour venir détruire à son tour.
1. « Pour une sémiologie des paragrammes », Tel quel, 29, 1967, p. 59.
2. Julia Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue, le roman », Critique, 239, avril 1967.

139
Olivier Burgelin

pies « dialogues » comme postérieurs à la constitution des systèmes culturels


concrets autour desquels ils s'instaurent — comme s'il s'agissait seulement des
« dialogues » entre 1' « œuvre » et son « interprétation » — il va de soi que ces «
dialogues » multiples sont également constitutifs des systèmes culturels concrets, et,
par leur intermédiaire, de l'ensemble du développement culturel.
Élaboré avec plus de raffinement, un tel modèle devrait permettre d'aborder
d'une manière extrêmement précise le problème encore nébuleux des relations
entre les « genres » et les « œuvres » relevant de différents sous-systèmes culturels
— par exemple de la science et de l'art, de l'art et des valeurs, etc.. — ce qui
est le cadre même à l'intérieur duquel s'inscrit le « vraisemblable ».

Fonction sociale du « vraisemblable ».

Toutefois, quel que soit l'intérêt d'une description du « vraisemblable » dans


le seul cadre du système culturel, c'est une entreprise qui, nécessairement,
comporte ses propres limites. En effet, le « vraisemblable » est, à l'intérieur du système
culturel, l'expression d'un contrôle qui, par certains de ses aspects, est une
fonction sociale. Cette fonction dépend du sous-système social que Parsons nomme
« pattern-maintenance », et dont l'objet est en particulier le maintien de ces
modèles culturels institutionnalisés qui constituent le cœur d'un système social ;
elle s'exerce au moyen d'un mode spécifique de contrainte, les « engagements
généralisés », dont la censure est une expression typique et dont l'argument est
toujours, en son fondement un « il serait mal de ne pas le faire » *. Dans ce cadre,
la fonction du « vraisemblable » ne se distingue pas de celle de la censure, dont il
est le résultat : c'est de contribuer à assurer la continuité culturelle indispensable
au fonctionnement d'une société. Il existe, dans une société dont la culture est
aussi profondément différenciée que la nôtre, des forces culturellement
centrifuges considérables, dont témoignent les phénomènes de spécialisation qui
atteignent aujourd'hui la littérature, après la science. L'évidente fonction du «
vraisemblable » est de contribuer au refoulement hors de la culture commune de ces
éléments centrifuges. Nous pouvons considérer les mass media comme une sorte
de « conscient collectif » de notre société : le « vraisemblable » règne dans ce
conscient collectif et y prend la place des <c tendances refoulées » dont la recherche
scientifique, les littératures expérimentales, etc.. sont les expressions. Et le
rôle que jouent les mass media dans l'ensemble de la société d'autres mécanismes
plus subtils le jouent dans chaque milieu — y compris d'ailleurs les milieux
spécialisés dont le « vraisemblable » entretoise toujours les recherches. Quant aux
tendances refoulées elles prospèrent dans un « inconscient collectif » d'où parfois
elles émergent pour un instant, jusqu'à ce que la brèche ainsi ouverte soit
colmatée, et que le « vraisemblable » ait retissé sa trame protectrice, derrière laquelle
notre société continue de s'affirmer, à l'évidence et contre toute évidence comme
une.

Olivier Burgelin
École Pratique des Hautes Études, Paris.

1. « Censure et Société », loc. cit. pp. 144-145.

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