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MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT?

MARSANES: UN TEXTE SÉTHIEN PLATONISANT?

L’étranger. — …Est-ce que nous serions, par Zeus, à notre insu, tombés sur la
science des hommes libres, et ne risquons-nous point, nous qui cherchions le
sophiste, d’avoir, avant de le trouver, découvert le philosophe?
Théétète. — Que veux-tu dire?
L’étranger. — Diviser ainsi par genres et ne point prendre pour autre une
forme qui est la même ni, pour la même, une forme qui est autre, n’est-ce point
là, dirons-nous, l’ouvrage de la science dialectique?
Théétète. — Oui, nous le dirons.

L’étranger. — Or ce don, le don dialectique, tu ne l’accorderas à nul autre,
j’imagine, qu’à celui qui philosophe en toute pureté et justice.
Théétète. — Comment l’accorder à quelque autre?
L’étranger. — Voilà donc, pour le philosophe, en quel lieu, maintenant ou plus
tard, nous le pourrons trouver, si nous venons à le chercher. Lui-même est diffi-
cile à voir avec pleine clarté.
(Platon, Sophiste, 253c-254a, traduction A. Diès)

À Athènes, à l’époque classique, un étranger venu d’Élée et un jeune


homme appelé Théétète cherchent à définir ce qu’est un sophiste, en le
distinguant du philosophe. Ce dernier se laisse caractériser par sa mé-
thode, qui est la méthode dialectique: l’art de discerner entre le même et
l’autre. Six siècles plus tard, à Rome, un philosophe néoplatonicien tente
de montrer que certaines personnes qui fréquentent ses cours et que l’on
appelle des gnostiques ne sont pas de philosophes ou qu’ils sont de faux
philosophes1.
La philosophie s’est souvent sentie menacée par ce qu’elle considère
comme des charlatans, de faux maîtres, des pseudo-philosophes: les so-
phistes pour Platon, les gnostiques pour Plotin. Cela relève sans doute de
la nature même de la philosophie, de son caractère difficile à saisir, à
définir. Si nous en croyons Platon, il faut un philosophe pour voir la dif-
férence, car seul celui qui maîtrise la science dialectique est capable du
discernement. Et encore. L’étranger du Sophiste admet qu’il n’est pas
facile de voir le philosophe en pleine clarté.
C’est un avertissement qu’il faut garder à l’esprit quand on cherche
une philosophie dans des écrits non-philosophiques comme les textes
gnostiques découverts à Nag Hammadi. Platon donne en même temps la
méthode qui permet d’entreprendre cette démarche: c’est le discerne-

1
 Cfr PLOTIN, Ennéades, II, 9, surtout les paragraphes 6 et 14.
22 J. BRANKAER

ment dialectique, la distinction entre ce qui est le même et ce qui est


autre.
Ces dernières années plusieurs ouvrages ont paru qui insistent sur les
liens entre «la pensée gnostique» et les courants philosophiques, notam-
ment le platonisme. Il faut mentionner la conférence internationale sur le
néoplatonisme et le gnosticisme à l’Université d’Oklahoma en mars
1984, dont les contributions ont été publiées dans Neoplatonism and
Gnosticism2; de 1993 à 1998, les contributions au Gnosticism and Later
Platonism Seminar de la Society of Biblical Literature publiées en
20003; spécifiquement pour le courant séthien, John Turner a publié son
Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition en 20014.
Les auteurs de ces ouvrages relèvent des correspondances entre la
pensée (néo-) platonicienne et les textes gnostiques que l’on connaît.
Outre des similitudes doctrinales, certains ont cru pouvoir dégager des
liens historiques et sociologiques entre les deux mouvements5. Un autre
aspect qui retient l’attention est la polémique de Plotin (et de ses élèves)
contre les gnostiques.
J.D. Turner considère notamment certains textes attribués à la gnose
séthienne comme des écrits à tendance «platonisante». Allogène, les
trois stèles de Sèth, Zostrien et Marsanès seraient nés de l’influence
mutuelle entre le «mouvement séthien», qui, au IIIe siècle, se trouvait
marginalisé, voire même exclu de l’Église chrétienne orthodoxe, et le
milieu des philosophes platoniciens qui pratiquent une forme de contem-
plation ascensionnelle individuelle6. L’idée selon laquelle ces textes ont
(également) une portée philosophique semble avoir influencé certains
choix des éditeurs et traducteurs des traités en question7. Le platonisme
hypothétique de ces écrits risque ainsi de devenir le point de départ pour
leur reconstitution et leur interprétation.
S’il y a des liens entre le platonisme et le gnosticisme aux niveaux
doctrinal, historique et sociologique, il est de première importance de
bien les articuler et délimiter. Les éléments identifiés comme étant «pla-
toniciens» sont-ils essentiels pour les écrits gnostiques en question et ces
ouvrages ont-ils alors été conçus comme des traités philosophiques?

2
 R.T. WALLIS & J. BREGMAN (eds.), Neoplatonism and Gnosticism (Studies in Neo-
platonism: Ancient and Modern, 6), Albany, 1992 (= WALLIS & BREGMAN, Neoplatonism
and Gnosticism).
3
 J.D. TURNER & R. MAJERCIK (eds.), Gnosticism and Later Platonism. Themes, Figu-
res, and Texts (Society of Biblical Literature, Symposium Series, 12), Atlanta, 2000.
4
 J.D. TURNER, Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition (Bibliothèque Copte de
Nag Hammadi, «Études», 6), Québec et Louvain, 2001 (= TURNER, Sethian Gnosticism).
5
 Cfr p. ex. TURNER, Sethian Gnosticism, p. 749-751.
6
 Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 218-220.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 23

Comment les éléments philosophiques se manifestent-ils dans les textes


préservés (emploi d’un vocabulaire technique conceptuel? projection de
certaines catégories philosophiques? intégration de systèmes élaborés
par des philosophes?) Ou le platonisme n’est-il, au contraire, qu’un ver-
nis superficiel qui sert à intégrer aux doctrines gnostiques le langage
(conceptuel) de leur époque? S’il s’agit d’un ajout secondaire, de quelle
manière les éléments philosophiques ont-ils été élaborés ou intégrés?
Nous étudierons ici le cas particulier de Marsanès, le traité qui occupe
le codex X de la collection retrouvée à Nag Hammadi. Ce texte appar-
tient au genre de «l’apocalypse ascensionnelle»8 et raconte le voyage
d’un personnage légendaire à travers les éons supra-terrestres. La plus
grande partie du codex X est très mal préservée, ce qui ne facilite pas le
travail des interprètes de ce texte, qui courent toujours le risque d’être
séduits par des conjectures relevant de préjugés sur la nature et le con-
tenu du texte.
Pour éviter ce piège, nous proposons de partir du texte tel qu’il a été
préservé pour examiner l’emploi d’un vocabulaire technique, concep-
tuel, qui pourrait relever de la philosophie platonicienne. Après le repé-
rage du langage philosophique, il nous faudra voir comment il fonc-
tionne dans son contexte gnostique et nous poser la question de savoir
s’il y a eu une perte de cohérence dans l’emploi de ce vocabulaire par
rapport à son emploi original, philosophique.

La terminologie épistémologique

Commençons cette étude avec quelques termes qui désignent le savoir


et la connaissance. L’auteur de Mar a employé plusieurs mots, grecs et
coptes, qui relèvent de ce domaine. Il faut chercher à dégager les termes
qui sont employés d’une manière technique et voir comment ils s’articu-
lent les uns par rapport aux autres.
Un premier exemple est le verbe grec noéw. En grec classique,
no±w a la signification d’ «apercevoir, observer» et, de là, «aperce-
7
 Voir notamment les éditions de Marsanès par Pearson: B.A. PEARSON, NHC X, 1:
Marsanes, dans B.A. PEARSON, S. GIVERSEN, Nag Hammadi Codices IX and X (Nag
Hammadi Studies, 15), Leiden, 1981, p. 229-347 (= PEARSON, NHC X, 1), et par l’équipe
de Québec: W.-P. FUNK, P.-H. POIRIER, J.D. TURNER, Marsanes (NH X), (Bibliothèque
Copte de Nag Hammadi, «Textes», 27), Québec et Louvain, 2000 (= FUNK & POIRIER,
Marsanes.), et l’édition de Zostrien dans la même collection: C. BARRY, W.-P. FUNK,
P.-H. POIRIER, J.D. TURNER, Zostrien (NH VIII, 1), (Bibliothèque Copte de Nag Hammadi,
«Textes», 24), Québec et Louvain, 1999.
8
 Pour cette typologie, cfr H.W. ATTRIDGE, Valentinian and Sethian Apocalyptic Tra-
ditions, dans Journal of Early Christian Studies, 8 (2000), p. 173-211.
24 J. BRANKAER

voir mentalement, apprendre» ou «être conscient de». D’autres signifi-


cations possibles sont «penser, réfléchir», «concevoir (dans l’esprit)»,
«avoir l’intention de»9. Il s’agit d’une connaissance liée à la percep-
tion (mentale). Cette interprétation semble valable pour l’emploi de
ce verbe en Mar. Un passage qui mérite certainement d’être pris en
compte ici est celui qui précède la révélation concernant l’éon de
Barbélo.

8, 16-25:
ènar^noei n^oudu17namis eun^tyeis m^me[u] 18[@n]ou-
taeio· tma#jamte 19[n^]öam n^tepatjamte n^20öam·
easr^noei n^mav· auw10 21paées nyei ée karwk· 22jina
ée nekm^me n^kpwt 23n^kei a#ryi jaraei· alla
24er
rinoei m^peei ée nevka25[rae]it· n^kvi m^pnoyma·
Je saurai comprendre une puissance que je tiens [en] honneur. La troisième
puissance du Triple-Puissant, lorsqu’elle l’eut compris, alors elle me dit:
«garde le silence de peur que tu ne comprennes et ne te hâtes de venir vers
moi. Mais comprends que celui-ci était [silen]cieux et tiens-t’en à (cette)
idée.»11

Le verbe noéw dit la relation entre les différents acteurs de ce pas-


sage: la troisième puissance connaît le Triple-Puissant et Marsanès con-
naît cette puissance. Le verbe «comprendre», que nous trouvons dans la
traduction de P.-H. Poirier, n’est peut-être pas le meilleur équivalent
français: il implique une démarche qui vient après la perception: le fait
de connaître une chose, ou d’apprendre une chose ne suffit pas pour la
comprendre. La compréhension est en quelque sorte une élaboration de
la connaissance, de l’appréhension, une élaboration nécessaire lorsque la
perception (ou la connaissance) n’est pas parfaite. Cela n’est point sug-
géré par l’emploi de noéw dans ce passage. Nous pouvons probablement
retenir le sens premier du mot: ils s’agit d’une perception: voir et savoir
coïncident, l’objet de la connaissance correspondant parfaitement à la
réalité.
B.A. Pearson a distingué deux significations de noéw dans ce pas-
sage: quand la puissance est le sujet, il traduit par «perceive», lorsque
Marsanès lui-même est le sujet, il rend le verbe par «understand»12. Si
vraiment l’auteur du texte avait voulu introduire une distinction entre la

9
 Cfr LSJ, s.v. noéw, 1177b-1178a.
10
 PEARSON, NHC X, 1, p. 272-273 propose de supprimer ce auw qui est superflu et
dérange la syntaxe.
11
 On cite l’édition et la traduction de FUNK & POIRIER, Marsanes.
12
 Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 273.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 25

façon de connaître du premier sujet (Marsanès lui-même) et celle du


deuxième sujet (la puissance), il aurait probablement employé un autre
verbe. La différence qui existe entre les deux est exprimée par l’emploi
des temps: un futur pour Marsanès (il n’a, à ce point, pas encore atteint
la vision, la connaissance réelle) et un parfait pour la puissance. La fa-
çon de connaître à laquelle Marsanès parviendra (et doit parvenir) cor-
respond à celle de la puissance. Marsanès doit se conformer en quelque
sorte à cette puissance pour accéder à un niveau ontologique plus élevé
et doit donc arriver à la même forme de connaissance. Nous proposons
de traduire noéw comme «connaître» (parce qu’il s’agit bien d’un phé-
nomène mental), mais avec sa connotation première de perception. Nous
rendrions nójma par «idée» plutôt que par «compréhension». Le mot
«idée» a gardé dans son étymologie la notion de perception, de vision. Il
s’agit d’une image mentale que l’on perçoit en quelque sorte avec l’œil
intérieur. La connaissance impliquée par noéw n’est pas accessible à
tout le monde: Marsanès doit se conformer à la puissance pour l’attein-
dre.
Un autre passage, malheureusement mal préservé, peut nous éclairer
davantage à ce propos. En 41, 17-19, il est dit que les «âmes incarnées
ne les ont pas connues (les paroles de révélation?)». À cause du carac-
tère lacuneux de ce qui précède, l’objet de la phrase ne peut être établi
de manière certaine. Il peut s’agir des paroles de révélation, mais égale-
ment des réalités qui ont fait l’objet de cette révélation. Ce qui nous im-
porte dans ce passage, est le fait que la capacité de connaître y est liée à
un état «ontologique» du sujet.
Revenons encore au passage précédent (8, 16-24). Le traducteur y
rend le verbe copte m^me (eime) par «comprendre», le présentant ainsi
comme équivalent du grec noéw. Il nous semble peu probable que
l’auteur de Mar ait employé ce verbe simplement pour alterner avec le
grec noéw, même si cela est une des équivalences possibles de m^me13. Il
ne se soucie guère en effet de l’emploi abondant de noéw dans ce con-
texte. On ne peut donc probablement alléguer des raisons de style pour
l’emploi de m^me. De plus, si m^me et noéw étaient de simples variantes,
la parole de la puissance deviendrait incompréhensible: comment peut-
elle défendre à Marsanès de connaître, alors qu’il vient d’affirmer qu’il
connaîtra?14 Il n’y a cependant contradiction que si noéw et m^me ren-

13
 Cfr W. CRUM, Coptic Dictionary, s.v. eime, 77b: Si 11,8 (S), Jer 10, 21 (B).
14
 L’emploi du futur III négatif (ne¿k.m^me) dans la parole de la puissance fait pro-
blème à l’interprétation. B.A. Pearson traduit comme s’il y avait un futur III affirmatif:
eka-, mais dans une note il admet la possibilité de la forme négative; cfr PEARSON, NHC
X, 1, p. 273.
26 J. BRANKAER

voient à la même réalité15. S’il s’agit de deux formes de connaissance


distinctes, on trouve ici le nœud où leur relation s’articule. L’explication
de P.-H. Poirier à ce sujet nous semble quelque peu paradoxale: d’une
part, il attire l’attention sur le fait que l’auteur parle d’un nójma, qui
appartient au registre de la connaissance intellectuelle, discursive.
D’autre part, il déclare que la connaissance dont parle notre passage
n’est pas de nature discursive, mais le produit de la contemplation16. S’il
est question d’une connaissance discursive, il s’agit bien de la connais-
sance exprimée par le verbe m^me, tandis que noéw peut se référer à une
connaissance plus directe qui va de pair avec la perception (visuelle ou
mentale). Ailleurs dans le texte (7, 1-3), m^me est présenté comme résul-
tat de #att#t, qui rend normalement la notion d’examiner, d’interro-
ger, de chercher17. On pourrait alors comprendre qu’il ne faut pas cher-
cher à savoir les choses par l’intermédiaire d’un examen, d’une
interrogation, d’un raisonnement, exprimé par m^me, mais bien par la
voie directe de la révélation qui est impliquée par l’emploi de noéw.
Un autre terme épistémologique qui mérite d’être examiné est le verbe
copte sooun. C’est le verbe «épistémologique» le plus courant dans
Mar et nous le rencontrons dans des contextes divers. Il figure presque
toujours avec un objet qui peut être amplifié par une proposition complé-
tive18. sooun se réfère à une connaissance précise de quelqu’un ou de
quelque chose. L’emploi de ce verbe semble, dans la plupart des cas,
plutôt banal et ne paraît pas désigner un mode spécifique de connais-
sance. Dans certains cas, toutefois, il est accompagné d’un autre verbe
qui éclaire sa signification précise dans le contexte. Il y a deux occurren-
ces de sooun en relation avec le verbe grec diakrínw (4, 19-24 et 5,
22-24)19. La connaissance y est liée à la distinction, la discrimination.
Dans ces passages, sooun semble donc renvoyer à une connaissance
discursive. Il est cependant intéressant de noter que la connaissance ex-
primée par sooun et diakrínw n’appartient pas nécessairement à un

15
 Une autre solution au problème du futur III négatif, qui ne doit pas être immédiate-
ment écartée, consisterait dans l’attribution des mots à différents personnages. Si la parole
de la troisième puissance s’arrête à «karwk», on peut imaginer que c’est Marsanès lui-
même qui s’adresse à son public ou au lecteur à la deuxième personne. La troisième puis-
sance lui révèle des choses et lui défend de divulguer sa connaissance acquise. Cette ex-
plication rend également compte du «âllá» à la ligne 23: malgré ces instructions,
Marsanès permet au lecteur d’atteindre la connaissance des choses qui lui ont été révé-
lées. Dans ce cas, l’emploi de noéw ou de m^me est indifférent.
16
 Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 394.
17
 Cfr W. CRUM, Coptic Dictionary, s.v. #ot#t, 728a-b.
18
 Cfr p. ex. 2, 26-29; 4, 21-22; 9, 23-25; 36, 28-37, 2.
19
 PEARSON, NHC X, 1, p. 263, ajoute encore <a#isaune> après a#idiakrine en
5, 19.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 27

niveau ontologique inférieur: en 5, 22-24, c’est le cosmos noétique qui


est le sujet de la connaissance. La forme de connaissance ne dépend
donc pas nécessairement des capacités noétiques de l’être qui connaît.
Elle semble plutôt correspondre à la nature de la réalité connue (dans le
cas de 5, 22-24, le monde sensible).
Un autre emploi de sooun dans un sens précis se trouve dans le seul
passage (plus ou moins) préservé, où nous trouvons la forme absolue du
verbe, qui n’a donc pas d’objet suffixé, mais est immédiatement suivi de
la conjonction ée, qui introduit une complétive ou une subordonnée.

40, 20-23:
20
alla ekar^dokimahe 21ée ej pe o[u]a azios atre-
22o 23 en
v uan#ou [a]bal· eksau [n]e ée sen
en[a]…
Mais tu devras examiner qui est digne de les révéler, alors que tu sais qu’ils
se[ront…20

L’éventuel contenu du savoir (si ée introduit bien ici une complétive)


est perdu à cause des lacunes dans le texte. Le sujet de la complétive est
peut-être le même que l’objet de la complétive qui précède, mais il y a
une alternance entre le singulier (ejpe) et le pluriel (si c’est bien
sen[a qu’il faut lire). On ne peut cependant exclure que la troisième
personne du pluriel soit employée pour le passif.
Il est intéressant de noter que sooun (saune) est mis en relation
avec le verbe grec dokimáhw, qui signifie «essayer, contrôler, mettre à
l’épreuve, examiner»21. Il s’agit d’examiner quelqu’un pour savoir s’il
est apte pour une tâche. P.-H. Poirier note dans son commentaire que ce
verbe «appartient au vocabulaire technique de la transmission d’une ré-
vélation ou d’une connaissance ésotérique. 22» C’est d’ailleurs dans ce
sens que nous trouvons ce même verbe quelques lignes plus haut. Le
contexte peut éclairer davantage la signification de sooun dans notre
passage.

40, 13-19:
[#a]te#y e[ pat‘k’r^do14kimahe {m^p}eteoue15ei nate-
e[m]p
o[uav] n^keou16[e]eii [eknaéidu]nnamis es17éas[i] mn^ou-
[g]nw 18 19
wsis, n^qeion mn^ouéim e maujmije a#yTv.
[avant] que tu n’aies examiné [ce] que l’un racontera à l’autre, [tu reçoives
(une) puis]sance supérieure et une connaissance divine et un pouvoir qu’il
est impossible de combattre23.

20
 FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 320-321.
21
 Cfr LSJ, s.v. dokimáhw, 442b.
22
 Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 459.
23
 FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 320-321.
28 J. BRANKAER

Si dokimáhw se réfère à la transmission de la révélation, cette démar-


che suppose aussi des qualités chez celui qui transmet la connaissance: il
doit être investi d’une autorité particulière (la puissance, la connais-
sance, le pouvoir). Après avoir reçu ces qualités, Marsanès pourra juger
de l’aptitude des autres pour transmettre la révélation. On pourrait émet-
tre l’hypothèse que le savoir qui accompagne l’examen relève de cette
investiture, qu’il s’agit d’une gn¬siv reçue. Les lacunes dans le texte ne
permettent néanmoins pas d’être trop affirmatif à ce sujet. Il est bien
possible que le verbe sooun (saune) s’emploie ici également dans
un sens banal et non pas technique. L’adjectif dérivé atsaune signifie
«ignorant» et est peut-être mis en opposition avec l’idée de gn¬siv
en 17, 2-3, mais le passage est très endommagé et la reconstitution de
W.-P. Funk est loin d’être certaine. Le lien avec la gn¬siv n’apparaît
pas dans les autres occurrences de ce terme. Il peut toutefois être signifi-
catif qu’à la dernière ligne du traité, nous lisions

68, 17:
]netasau[ne >>>_]
ceux qui connaîtront24

B.A. Pearson a choisi de combler la lacune à la fin de la ligne d’une


autre manière et lit: netasau[ne n^mav], «those who will know
him»25. L’identification de l’objet ne peut être qu’hypothétique, vu le
manque de contexte. Peut-être s’agit-il du Dieu mentionné à la ligne 14.
Peut-être faut-il lire n^maei au lieu de n^mav; dans ce cas, Marsanès
serait l’objet de saune. En vérité, rien ne nous permet de choisir entre
les différentes possibilités.
Il n’y a pas de parallèle dans notre texte pour cet emploi intransitif de
sooun/saune, mais la position particulière de ce passage pourrait
justifier un sens différent (et absolu), «ceux qui connaîtront» étant les
gnostiques, les lecteurs de Mar. Selon P.-H. Poirier, l’emploi du futur
accentue le ton eschatologique de ce passage26. Un contexte eschato-
logique pourrait également rendre compte de l’emploi particulier de
sooun/saune. Dans ce cas, il serait l’équivalent du grec gig-
nÉskw27. Le lien avec le contexte gnostique est apparent.
Il nous reste à examiner la notion de gn¬siv dans notre texte. Celle-ci
se présente à certains endroits comme une sorte d’hypostase de la
24
 FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 356-357.
25
 Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 346-347.
26
 Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 468.
27
 Ce qui est d’ailleurs une des significations mentionnées par W. CRUM, Coptic
Dictionary, s.v. sooun, 370a.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 29

connaissance du Triple-Puissant (9, 3-5 et 16-21). Un passage qui peut


être significatif au niveau de l’épistémologie traite du treizième (et ul-
time) sceau.

2, 12-16:
12
tm[a]#mNtjamNt de n^13sf fragis a#ikwe m^mas
14
tn^^ mn^[p]taj n^t[e] 15g[n]w
tn
a[pi]tn wsis mn^ptaéro
16
n^t[a] n[ap]ausis,
Quant au treizième sceau, je l’ai établi en même temps que [la] limite de la
connaissance et que le fondement du repos28.

Le treizième sceau, mentionné ici avant l’énumération des autres, est


mis en relation avec la limite de la connaissance, de la gn¬siv, en même
temps qu’avec le «fondement du repos». Le treizième sceau semble re-
présenter le but de l’expérience spirituelle ascensionnelle, qui est illustré
par deux aspects: le repos «eschatologique» et la limite de la connais-
sance. B.A. Pearson évoque le terme technique, magique, sústasiv, qui
est employé dans les Oracles Chaldaïques et renvoie à un rite par lequel
l’initié acquiert un pouvoir surnaturel29. Il a traduit taj comme «som-
met» plutôt que «limite». En fait, tout dépend de la perspective que l’on
adopte: pour P.-H. Poirier, il faut traduire «limite», parce que le trei-
zième sceau marque «la fin de la progression dans l’échelle de la réa-
lité»30, alors que pour B.A. Pearson, il signifie déjà l’au-delà. S’il s’agit
de la limite de la gn¬siv, il faut se poser la question de savoir si c’est la
connaissance humaine qui est bornée ou si Marsanès a atteint la limite
où commence la véritable gn¬siv, qui appartient déjà à une autre réalité
(comme le repos eschatologique).
Si le terme gn¬siv n’est pas très courant dans Mar et s’il semble sur-
tout être utilisé pour désigner une réalité qui existe dans le plérôme, il
n’y a pas de doute que cette connaissance constitue en même temps le
but de l’ascension céleste du protagoniste: il veut acquérir une connais-
sance suprême des réalités supérieures. Cette connaissance n’est pas ac-
cessible par une simple démarche de la faculté rationnelle humaine, mais
exige une révélation (qui lui confère son caractère élitiste). J.D. Turner
distingue trois phases «épistémologiques» successives dans Mar et les
autres traités séthiens «platonisants»: 1) une phase terrestre de connais-
sance discursive qui suffit pour distinguer entre la sphère du «devenir»
et celle des «essences»; 2) une connaissance non-discursive de l’être
28
 FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 252-253.
29
 Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 254-255. Il renvoie à H. LEWY, Chaldean Oracles,
p. 228-238.
30
 Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 370.
30 J. BRANKAER

pur et incorporel, par une ascension spirituelle vers l’Intellect divin ou


son équivalent; 3) la contemplation non-cognitive des premiers princi-
pes qui sont au-delà de l’être31. Le but ultime du progrès dans la contem-
plation est l’assimilation aux principes suprêmes32.
Le schéma que J. D. Turner propose, reprend des éléments tradition-
nels de la philosophie (néo-)platonicienne: la discursivité de l’intellect
humain est transcendée dans une connaissance non-discursive qui est le
propre des êtres ontologiquement plus parfaits qui n’ont pas part à la di-
vision. La contemplation mystique (l’expérience mystique) est ce qu’il y
a de plus haut à atteindre; elle implique, selon certains penseurs, la divi-
nisation ou l’assimilation au Dieu suprême, que l’on connaît désormais
sans aucune médiation dans le face-à-face. L’ontologie est intimement
liée à l’épistémologie: c’est par un progrès noétique que nous pouvons
monter sur l’échelle ontologique.
Les fondements de cette pensée se trouvent déjà dans l’œuvre de Pla-
ton lui-même. Celui-ci considère la connaissance (qui est de nature dis-
cursive) comme un accès au monde plus élevé des idées ou des formes:
la connaissance qui tend vers l’abstraction s’approche de ce qui est vrai
et implique un progrès pour le sujet connaissant33. Il y a également dans
le Timée l’idée du retour des êtres humains à leur étoile d’origine. Il
nous semble que l’aspect intellectuel y joue aussi un rôle34.
31
 Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 637.
32
 Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 642; l’auteur renvoie à Mar 10, 12-23 où
Barbélo parle de sa propre contemplation
33
 La connaissance et l’union avec la sphère divine qui peut en procéder sont cepen-
dant toujours au service de l’éthique: si le progrès intellectuel fait de l’homme un
«homme meilleur» (Théétète), il ne peut se contenter du statut acquis. Ce statut est lié à
la tâche de faire progresser les autres, de rendre sa connaissance fructueuse pour (le gou-
vernement de) la société (cfr République). Si l’union avec la divinité implique une expé-
rience mystique, cet élément n’est certainement pas central dans la vision de Platon. Pour
le penseurs médio-platoniciens la connaissance des réalités divines ne constitue pas un
but en soi non plus: il faut connaître le divin pour l’imiter et cette imitation se situe sur-
tout sur le plan éthique.
34
 Le démiurge du Timée a choisi le noétique comme modèle pour la création: tout ce
qu’il crée lui-même est donc de nature noétique: les dieux, les étoiles, … L’homme ne
peut remonter à son origine que par une voie intellectuelle, parce que c’est sur ce plan-là
que se manifeste sa congénitalité avec le divin. La même idée est exprimée dans l’image
des ailes de l’âme utilisée dans le Phèdre: c’est par son intellect (en tant que partie supé-
rieure de l’âme) que l’homme peut atteindre les hauteurs des dieux. Cfr p.ex. Plutarque,
De sera, 550e: oú gàr ∂stin º ti me⁄hon ãnqrwpov âpolaúein qeoÕ péfuken Æ tò
mimßsei kaì diÉzei t¬n ên êkeínwç kal¬n kaì âgaq¬n eîv âret®n kaqístasqai «Il
n’y a pour l’homme, qui dérive de Dieu, pas de plus grande bénédiction que d’être établi
dans la vertu par l’imitation de et l’aspiration à sa beauté et sa bonté.» C.J. DE VOGEL,
Der sog. Mittelplatonismus, überwiegend eine Philosophie der Diesseitigkeit?, dans
H.-D. BLUME, F. MANN (ed.), Platonismus und Christentum. Festschrift für Heinrich
Dörrie, (Jahrbuch für Antike und Christentum, Ergänzungsbd. 10), Münster, 1983,
p. 277-302, insiste cependant sur les aspects trancendants dans la pensée médio-platoni-
cienne. Celle-ci ne se laisserait pas réduire à une théorie de l’immanence.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 31

Dans les développements ultérieurs du platonisme, l’idée d’une ascen-


sion spirituelle prend de plus en plus forme. Porphyre nous rapporte que
son maître Plotin a eu quatre expériences mystiques35. C’est également
Plotin qui a mis l’accent sur la réalité qui dépasse notre capacité de pen-
ser, de connaître. Puisque le principe suprême, l’Un, échappe complète-
ment aux catégories qui sont valables dans le monde, il échappe égale-
ment à la discursivité. Le fait d’être un et d’être parfait implique
l’indivisibilité et l’immuabilité qui ne peuvent être exprimées ni pensées
de manière discursive; parce que la discursivité implique une dualité en-
tre sujet et objet, elle implique la division et demeure partielle. La pen-
sée discursive est faite à la mesure du monde sensible et de l’intellect
imparfait à cause de son lien avec la matière36. L’intellect a, de par sa
participation au noÕv, la possibilité de s’orienter vers ce qui est plus haut
et, de même que l’hypostase du noÕv doit son être à son mouvement
vers l’Un, l’intellect humain peut lui aussi participer à ce mouvement.
La condition pour accéder aux réalités supérieures, c’est de conformer
son propre intellect à ces réalités. Plotin aspire donc à une pensée non-
discursive qui puisse atteindre les réalités ultimes qui se trouvent au-delà
des capacités de la pensée logique et discursive37. La connaissance est à
la fois subjective et objective: acquérir la connaissance d’une réalité im-
plique une participation à la connaissance que cette réalité a d’elle-
même (cfr Enn., VI, 9, 3).
Examinons maintenant les trois étapes épistémologiques que J.D. Tur-
ner a distinguées dans notre traité. La première d’entre elles concerne le
monde des phénomènes. Il s’agit d’une connaissance discursive qui per-
met de distinguer la réalité supérieure de la réalité purement terrestre.
Selon J.D. Turner cette manière de penser est caractérisée par la discri-
mination (diaférw)38. Pour illustrer sa position, il cite deux passages: 4,
24-5, 21 et 6, 12-7, 3. Marsanès dit qu’il est «celui qui a connu (r^noei)
ce qui existe vraiment, soit selon les parties, soit en [totalité]» (4, 24-
27). Il continue: «selon la différence (katà diaforán) [j’ai su] qu’ils
existent depuis le [commencement dans le] lieu entier» (4, 27-29). L’ex-
pression katà diaforán se référerait à un mode de connaissance discur-
35
 Cfr PORPHYRE, Vie de Plotin, 23. Il n’est pas question d’une véritable transforma-
tion ontologique, puisque ces expériences n’étaient pas de nature définitive: il fallait re-
commencer le même exercice pour atteindre le même niveau.
36
 Cfr PLOTIN, Ennéades, IV, 8, 7. Cfr également H.J. BLUMENTHAL, On Soul and In-
tellect, in The Cambridge Companion to Plotinus, Cambridge, 1996, p. 82-104, surtout
97-99.
37
 Cfr S. RAPPE, Reading Neoplatonism, Cambridge, 2000, p. 25-44; P. HADOT,
Apophatisme et théologie négative, dans Exercices spirituels et philosophie antique, Pa-
ris, 1981, p. 239-252, surtout p. 244-246.
38
 Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 650-652.
32 J. BRANKAER

sif, lié à la première étape de l’ascension spirituelle39. La différence dont


l’auteur parle, peut désigner ce qui précède (la différence entre ce qui est
partiellement et ce qui est en totalité) ou ce qui suit (les catégories diver-
ses des êtres, 5, 1-9). Connaître selon la différence pourrait également
signifier dans le contexte «connaître selon la hiérarchie»: toutes les réa-
lités (ou tous les êtres) ne se valent pas: il y différentes catégories que
l’on ne peut pas amalgamer. La distinction appartient, bien sûr, à la con-
naissance discursive, mais ce n’est pas nécessairement cet aspect qui est
ici mis en relief ou mis en contraste avec un autre mode de connais-
sance. L’aspect de la discursivité n’est pas accentué en tant que phase
provisoire d’une connaissance qui n’est pas encore complète. On ne peut
pas imaginer que c’est par manque de perfection que le monde intelligi-
ble a discerné ou distingué le monde sensible (5, 22-24).
Le deuxième passage qui, selon J.D. Turner, est indicateur de ce pre-
mier niveau épistémologique concerne le moment où Marsanès atteint le
niveau du Triple-Puissant et lui pose des questions (6, 12-7, 3). Le début
de ce passage (6, 12-15), qui, selon J.D. Turner, rapporte l’évolution
d’une connaissance dialectique et la recherche de vérités plus hautes, est
tellement mal préservé qu’il est impossible d’en déduire des éléments
significatifs concernant l’épistémologie de Mar. Il est vrai que le fait de
poser des questions (6, 20-29) pourrait relever d’une pensée dialectique
ou discursive, mais cela n’est pas articulé dans le texte. Poser des ques-
tions est d’ailleurs aussi une caractéristique des dialogues de révélation.
Le deuxième niveau de connaissance, la connaissance non-discursive,
serait constitué par l’ascension avec l’aide de l’éon de Barbélo et du Tri-
ple-Puissant40. À travers l’éon de Barbélo, Marsanès passerait d’une
connaissance discursive à une connaissance de plus en plus contempla-
tive. Marsanès est poussé par son désir d’atteindre le Triple-Puissant afin
de poser des questions sur le silence des éons. Puisque sa connaissance
est toujours imparfaite, Barbélo le réprimande en l’empêchant de «con-
naître» (8, 21-23). La connaissance qu’il doit éviter est la connaissance
discursive, «active». Il doit la transcender en acceptant la factualité des
choses qui lui sont révélées.
Désormais, Marsanès s’assimilerait à l’éon de Barbélo et c’est à sa
place qu’il exhorte ses lecteurs à suivre l’Esprit vers des lieux supérieurs
(10, 19-22). Le passage où J.D. Turner situe l’assimilation à l’éon (14,
15-23) est très lacuneux et son interprétation est très incertaine. Il n’est

39
 TURNER, Sethian Gnosticism, p. 650, se réfère à l’emploi de cette expression par
Platon en République, VI, 509D-511E.
40
 Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 652-665.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 33

pas même pas établi que ce soit au nom de Barbélo que Marsanès
s’adresse à son public en l’encourageant à suivre l’Esprit.
Pour illustrer la phase où Marsanès transcende l’éon de Barbélo pour
s’assimiler au Triple-Puissant, J.D. Turner s’appuie sur le même frag-
ment qui illustrerait, selon lui, l’assimilation à l’éon de Barbélo (14, 15-
15, 13). Ce passage n’est constitué que par des fragments de lignes qui
ne permettent pas de reconstituer l’idée directrice du texte.
Pour cette «deuxième étape», nous pouvons donc dire qu’il est bien
question dans notre texte d’une forme de connaissance qui dépasse la
connaissance dialectique ou discursive. Cette connaissance est reçue par
révélation et non pas acquise par une démarche noétique active. Le lien
que J.D. Turner a établi avec l’éon de Barbélo et le Triple-Puissant nous
paraît moins plausible. Il n’est pas évident que les différents modes de
connaissance soient liés systématiquement à un certain niveau cosmo-
logique. La connaissance non-discursive dont il est question dans l’éon
de Barbélo nous semble représentative pour d’autres niveaux encore
dans le Plérôme41. Le progrès de Marsanès qui le mènerait de l’éon de
Barbélo au Triple-Puissant nous semble insuffisamment attesté par ce
qui nous reste du texte.
Venons-en au troisième et dernier niveau de l’ascension spirituelle:
«la contemplation finale des principes suprêmes»42. Il s’agit du sommet
de l’expérience mystique. Le passage qui, selon J.D. Turner, traite de ce
dernier stade de la contemplation (16, 3-5) est totalement mutilé43. Son
interprétation est purement hypothétique et ne peut être justifiée par le
contexte (d’ailleurs à peu près inexistant). Il y a néanmoins d’autres pas-
sages encore qui parlent de la vision du principe suprême. En 7, 20-24,
l’auteur dit que «le sommet de l’activité du Triple-Puissant» est capable
de voir le «sommet du silence du Silencieux». En 9, 12-14, c’est l’éon
de Barbélo qui contemple le Silencieux.
En général, l’état du texte ne nous permet pas de poser des affirma-
tions quant au troisième stade de l’ascension spirituelle. On s’attend
néanmoins à trouver un point culminant au séjour céleste de Marsanès,
et il nous paraît raisonnable de l’associer au principe suprême, qui est le
Silencieux. Il reste néanmoins impossible de préciser l’expérience: y a-t-
il assimilation au Dieu suprême? Y a-t-il une révélation finale et déci-
sive?
41
 C’est notamment le cas du Triple-Puissant et de Protophanès («le monde noéti-
que»), mais aussi de Marsanès lui-même.
42
 Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 666-669.
43
 J.D. TURNER y lit: «And [through] him (the invisible Spirit?) I saw the great [un-
knowable power (the Unknown Silent One)]». W.-P. FUNK (= FUNK & POIRIER,
Marsanes), p. 276, a restitué le texte d’après cette interprétation, mais il attire l’attention
sur le fait que la restitution est incertaine. B.A. Pearson a préféré de laisser les lacunes.
34 J. BRANKAER

S’il est incontestablement question d’un progrès spirituel qui implique


une transformation des modes de connaissance en Mar, le schéma que
propose J.D. Turner est plus systématique que ce que nous pouvons dé-
duire du texte même. Seuls deux modes de connaissance s’y laissent sû-
rement distinguer: l’un par l’intermédiaire de la raison (la distinction),
l’autre immédiat et non discursif. La troisième phase, celle de la contem-
plation non-cognitive, ne nous semble pas suffisamment distincte de la
deuxième dans le texte.
La distinction entre différents modes de connaissance peut relever du
dualisme gnostique qui n’admet pas de lien entre le cosmos, qui est sous
le pouvoir du démiurge, et le Plérôme. On pourrait dire que la connais-
sance qui est valable dans le monde ne l’est pas dans le Plérôme, mais
une distinction entre la connaissance discursive et la connaissance con-
templative ne semble pas appartenir comme telle à la pensée gnostique.
Il est donc bien possible que l’articulation de cette distinction soit inspi-
rée par des doctrines philosophiques platoniciennes ou par des pratiques
mystiques. S’il y a un emploi technique du vocabulaire qui concerne la
connaissance et la compréhension, les catégories employées ne sont pas
aussi fines et précises que dans un discours philosophique. L’emploi du
verbe copte sooun en témoigne: il est utilisé pour renvoyer à des mo-
des de connaissance aussi différents que la pensée discursive, dialectique
et la connaissance salvifique qui est la gn¬siv.
L’acquisition du salut consiste en un progrès spirituel qui implique
une connaissance de plus en plus parfaite des réalités supérieures et de
leur relation. Ce sont les moments de révélation qui scandent ce progrès
dans Mar. La révélation est la source principale de la connaissance
salvifique. Le salut est cependant réservé à une élite; c’est le fait d’être
censé digne d’accepter et de transmettre une révélation qui semble cons-
tituer l’élection44. Le gnostique n’est pas un sujet qui atteint par ses pro-
pres forces une connaissance supérieure, mais il semble d’une certaine
manière être réduit à un rôle de récepteur. Le lien entre épistémologie et
salut que nous pouvons dégager en Mar peut donc parfaitement être ex-
pliqué par son caractère gnostique. Il n’est pas nécessaire de recourir aux
systèmes néoplatoniciens pour comprendre ce phénomène.

Terminologie onto-cosmologique

Envisageons ensuite quelques exemples de l’emploi d’une terminolo-


gie technique qui relève du domaine de l’ontologie et de la cosmologie.
44
 40, 20-22 (cfr dokimáhw).
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 35

Nous traiterons ici deux aspects seulement de ces domaines: le dualisme


entre le sensible et l’intelligible et le statut de l’oûsía.
L’auteur de Mar distingue deux «mondes», l’intelligible et le sensi-
ble. Cette distinction est propre à cet écrit et on ne la trouve pas dans les
autres traités séthiens considérés comme «platonisants». L’auteur dési-
gne les deux réalités comme pnoytos kosmos et piaisqytos
kosmos. Il est intéressant de noter que ces expressions grecques sont
reprises telles quelles (elles ne sont pas soumises aux règles qui régissent
en copte l’articulation du nom et de l’adjectif). Un passage qui a suscité
beaucoup de spéculations à propos de la nature philosophique de Mar
met en relation les deux «mondes».

5, 21-26:
auw 22pnoytos kosmos av3souwNv @mptrevr^di24a-
krine· de pantws pia ai25sqytos kosmos vm^[pja]
26
atrevouéeeii [ty]rv^
Et le monde intelligible, il a connu, en distinguant, que, de toute manière,
ce monde sensible [est digne] d’être préservé tout entier45.

Les interprètes de ce texte n’ont pas manqué d’établir des liens avec le
(néo-) platonisme, où le monde sensible est valorisé en tant que
«mímjma» du monde des idées46. Le monde sensible est aussi un lieu de
salut (de sorte que le tout soit sauvé)47. Cette interprétation n’est cepen-
dant pas évidente. Il y a d’abord la reconstitution de m^pja dans la la-
cune à la fin de la ligne 25, qu’aucun des éditeurs du texte ne s’est sou-
cié de justifier. Il s’agit du seul emploi de ce verbe dans tout ce qui est
préservé du traité et même le nombre de lettres manquantes ne peut être
deviné que de façon approximative, parce que la longueur des lignes est
irrégulière48. La traduction de P.-H. Poirier ne rend pas compte de l’ob-
jet suffixé au verbe sooun. On pourrait dire que le monde intelligible a
connu le monde sensible (en se distinguant de lui?), de sorte que celui-ci
soit sauvé. Dans cette interprétation, le monde intelligible ne porte pas
de jugement (positif ou autre) sur le monde sensible.
On traduit généralement le verbe ouéeei, qui rend souvent le grec
sÉhesqai49, par «être sauvé»50. Dans ce cas, le ton du passage prend un
45
 Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p.258-259.
46
 Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 389.
47
 Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 264.
48
 Cfr The Facsimile Edition of the Nag Hammadi Codices. Codices IX and X, Leiden,
1977, p. 91. Il n’est même pas impossible de lire vm^[pja en, «n’est pas digne», soit le
contraire de la conjecture adoptée par B.A. Pearson et W.-P. Funk…
49
 Cfr W. CRUM, Coptic dictionary, s.v. ouéai, 511b.
50
 C’est également la signification qu’il a à d’autres endroits en Mar, comme 41, 4-5.
36 J. BRANKAER

caractère plutôt religieux et moins philosophique. Il faut cependant éga-


lement mentionner la signification possible de «être sain» ou de «gué-
rir»51. Si l’on admet cette possibilité, l’appréciation du monde sensible
n’a plus la même portée: plutôt que d’être valorisé, il a besoin d’être
guéri, d’être amélioré. L’insistance porterait alors sur son manque de
perfection. Une valorisation du monde sensible semble d’ailleurs être
contredite par un autre passage52:

41, 1-6:
m^Prouwje 2aèöam m^paisqytos kos3mos eteTn-
öwjt n^swei 4en peei n^sa#éi m^pouée5[e]i abal
@mpnoytos kos6[mo]s·
Ne désirez pas donner puissance au monde sensible en ne me prêtant pas
attention, moi qui ait reçu le salut depuis le monde intelligible53.

Le monde sensible n’a pas de véritable autonomie: on ne peut lui ac-


corder des puissances sans faire référence au monde intelligible, qui est
l’origine du salut. Le monde sensible n’a pas sa raison d’être en lui-
même, mais n’existe qu’en fonction du monde intelligible. Il serait er-
roné de projeter le salut à l’intérieur du monde sensible, qui n’est point
autosuffisant.
Si le premier des passages cités est souvent invoqué en faveur de l’hy-
pothèse selon laquelle Mar tendrait à une forme de monisme qui l’éloi-
gne du dualisme farouche des courants gnostiques plus anciens54, il pose
des problèmes d’interprétation. En vérité, nous ne pouvons trouver
aucun passage en Mar qui tempérerait l’anticosmisme gnostique sans
être susceptible d’ambiguïté. Le texte concerne les réalités célestes et ne
mentionne la réalité cosmique qu’en passant. La valeur du monde sensi-
ble n’est nulle part thématisée. Il ne nous semble donc pas très probable
que l’auteur de Mar ait voulu répondre aux reproches de Plotin concer-
nant une attitude trop négative par rapport au monde sensible.
Si les passages qui portent sur les deux mondes trahissent une in-
fluence philosophique, c’est bien au niveau de la terminologie. Les

51
 Cfr W. CRUM, CD, s.v. ouéai, 511b: ügiáhein, ügißv gínesqai, üg. eînai.
52
 Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 459-460: selon lui, il n’y a contradiction qu’en
apparence: le fait que le monde sensible est digne d’être préservé n’implique pas qu’il
n’est pas inférieur au monde intelligible. P.-H. Poirier trouve dans cette vision un élément
qui permet une comparaison à la doctrine de Plotin.
53
 FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 322-323.
54
 B.A. PEARSON, Gnosticism as Platonism, With Special Reference to Marsanes (SHC
10,11), dans Harvard Theological Review 77 1 (1984) (= PEARSON, Gnosticism as Pla-
tonism), p. 69-70, attribue cette évolution à l’influence des discussions au sein des écoles
philosophiques telles que celle de Plotin à Rome.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 37

conceptions de kósmov nojtóv et kósmov aîsqjtóv sont également


employées de manière technique par les penseurs médio- et néoplato-
niciens55. Le monde noétique correspond au monde des idées de Platon
en ce qu’il est le modèle éternel et stable du monde sensible, qui est sou-
mis au devenir et au changement (et qui est parfois présenté comme
l’ensemble des pensées du démiurge ou du dieu suprême56). Il semble
que l’auteur de Mar a ajouté les conceptions (platoniciennes?) des mon-
des noétique et sensible sans les intégrer vraiment dans son propre «sys-
tème»57. Si ces deux mondes sont plus ou moins articulés l’un par rap-
port à l’autre, leur relation aux autres réalités mentionnées dans notre
traité n’est jamais explicitée. On ne sait si le cosmos noétique corres-
pond à une autre entité dans le texte et encore moins à laquelle. Le
monde que Marsanès a traversé n’est jamais identifié comme «le monde
noétique», mais plutôt comme le plérôme («le lieu entier», 4, 29). La
manière dont le cosmos noétique et le plérôme s’articulent l’un par rap-
port à l’autre n’est pas claire. Le dualisme gnostique oppose normale-
ment le cosmos au plérôme, plutôt que de distinguer deux «mondes».
Dans certains écrits gnostiques, tels que Zostrien, le plérôme peut être
rapproché du cosmos noétique des penseurs platoniciens (en tant qu’ar-
chétype pour tout ce qui existe et en tant que l’ensemble des pensées de
Dieu)58. Dans Mar, nous trouvons toutefois aussi bien le concept d’un
cosmos noétique que celui du plérôme sans qu’ils soient identifiés l’un à
l’autre. Comme dans Zostrien, le plérôme apparaît dans certains passa-
ges comme le lieu où tout existe de manière archétypale avant «sa venue
à l’existence» (4, 28 sqq.). Si l’auteur de Mar a emprunté la distinction
entre le monde noétique et le monde sensible à la pensée platonicienne,
il n’a pas réussi de l’intégrer de manière cohérente dans son propre
«système».
Arrêtons-nous finalement à l’emploi du concept d’oûsía et son con-
texte ontologique dans Mar59. Il est à plusieurs endroits question de la
substance incorporelle, qui appartient donc à une réalité supérieure60. Si
55
 On rencontre ces notions entre autres chez Philon, Plutarque, Alcinous et Plotin.
56
 Cfr R. RADICE, Observations on the Theory of Ideas as Thoughts of God in Philo of
Alexandria, dans The Studia Philonica Annual, 3 (1991), p. 40-52. J. DILLON, The Middle
Platonists, Cornell, 1996, p. 45-49.
57
 Nous ne sommes pas d’accord avec PEARSON, Gnosticism as Platonism, p. 62, qui
considère cette distinction comme «part of the basic ontological system of Marsanès».
58
 Cfr J.M. DILLON, Pleroma and Noetic Cosmos: A Comparative Study, dans WALLIS
& BREGMAN, Neoplatonism and Gnosticism, p. 99-110, notamment p. 103-107.
59
 Nous laissons hors de considération ici les occurrences d’ oûsía dans l’exposé sur
les lettres et les sons (25, 14; 31, 14.16; 33, 24; 35, 23; 36, 2) où il s’agit bien d’un em-
ploi technique de ce terme, mais qui ne relève pas, selon nous, de l’ontologie du traité.
60
 Cfr 3, 20-22; 4, 5-6; 5, 13(?) et 19-21.
38 J. BRANKAER

l’oûsía appartient au plérôme, les entités les plus élevées sont dites être
sans substance. Il s’agit de l’Esprit (4, 17-18; 6, 3-5 et 13, 15-18?) et du
Silencieux (13, 18-19). Dans ces passages, la non- oûsía est liée au non-
engendrement. Ces deux entités appartiennent à la sphère de l’«être»
(joop) et non pas du «devenir» (jwpe). Un autre passage semble
toutefois admettre l’existence d’une catégorie qui est venue à l’existence
sans avoir une oûsía. Dans une énumération de plusieurs «modes
d’être», on mentionne, parmi d’autres

5, 1-3:
nenta#jw2pe tyrou· eite xwris ousia 3eite @nou-
sia,
tous ceux qui sont venus à l’existence soit hors de la substance soit dans la
substance61.

L’auteur de Mar a repris toute l’expression grecque «e÷te xwrív oû-


síav e÷te ên oûsíaç». Le texte n’exprime pas une hiérarchie de ces deux
catégories: il s’agit simplement de deux modes de venir à l’existence, de
devenir. Ces deux catégories se distinguent d’autres groupes comme
«ceux qui sont inengendrés» et «les éons divins» (5, 3-4), distinction
qui porte sur le mode d’être: ou bien on vient à l’existence engendré, ou
bien on est inengendré (ce qui signifie un niveau ontologique supérieur).
Le (non-) engendrement semble constituer un facteur plus important
que la (non-) oûsía pour distinguer les différents niveaux ontologiques.
Le fait que les êtres suprêmes n’ont pas d’oûsía relève probablement de
leur caractère transcendant. On peut évoquer ici la conviction de Plotin
selon laquelle l’Un est au-delà de l’être (êpékeina t±v oûsíav) ou qu’il
est non-être (m® oûsía)62. Dire que l’Un est au-delà de l’oûsía est une
manière d’exprimer la transcendance absolue du principe suprême: il est
au-delà de notre capacité de compréhension et d’imagination. Il n’a plus
rien en commun avec la réalité que nous connaissons, même si celle-ci
dérive entièrement de lui63. Cela ne veut point dire que l’Un n’existe
pas: en distinguant l’Àparziv et l’oûsía, on peut attribuer l’existence ou
la subsistance (Àparziv) à une entité sans lui attribuer l’oûsía. Il est
vrai que les réalités supérieures qui n’ont pas d’oûsía participent bien à
61
 FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 258-259.
62
 Cfr Enn., I, 7, 1; V, 6, 6; V, 4, 2; VI, 7, 40. 42). Cet énoncé remonte à Platon qui
dit que le Bien n’est pas l’être (oûk oûsíav ∫ntov toÕ âgaqoÕ), mais au-delà de l’être
(êpékeina t±v oûsíav), Rép., VI, 509b.
63
 Pour une comparaison de la théologie négative des gnostiques et celle des
néoplatoniciens, cfr C.L. HANCOCK, Negative Theology in Gnosticism and Neoplatonism,
dans WALLIS & BREGMAN, Neoplatonism and Gnosticism, p. 167-186, notamment les pa-
ges 171-172 (la négation de l’oûsía) et 174-180 (la théologie négative en générale).
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 39

l’existence dans Mar: elles «sont» (joop sans prédicat) ou sont


même véritablement (mamye). Mais le qualitatif joop n’a pas la pré-
cision du terme Àparziv qui, lui, ne figure nulle part dans (le texte pré-
servé de) Mar. Dans d’autres écrits de la même famille, Allogène et
Zostrien, l’Àparziv est un des éléments constitutifs de la triade Exis-
tence-Vie-Intellect/Bénédiction (ou des variantes)64. Mar ne distingue
cependant pas de manière précise les notions de substance (oûsía) et
d’existence (Àparziv/joop?). Si l’auteur avait voulu rendre cette dis-
tinction, pourquoi n’aurait-il utilisé que le terme technique pour indiquer
la substance et non pas celui qui désigne l’existence? Plutôt que de ren-
voyer à la conception d’Àparziv, le verbe joop rend probablement
tout simplement le grec eîmi, avec toutes les nuances possibles de ce
verbe. Combiné avec l’expression namye, il semble rappeler l’expres-
sion tò ∫ntwv ∫n, une appellation du principe suprême chez certains
penseurs médio-platoniciens. Le participe ∫n ne désigne toutefois pas
spécifiquement l’Àparziv en la distinguant de l’oûsía. L’articulation de
joop et d’oûsía n’est donc pas pertinente dans cette optique.
Il nous paraît plausible que l’auteur de Mar ait intégré différentes for-
mules qui se réfèrent aux principes suprêmes sans les articuler les unes
par rapport aux autres. Il ne reprend que les formules, les attributs, sans
leur cadre théorique — si c’est bien dans un cadre théorique qu’il les a
trouvés. Il fait peut-être référence à l’expression êpékeina t±v oûsíav,
en admettant une réalité supérieure qui transcende la substance, mais, en
même temps, il introduit une façon d’être qui est différente de l’oûsía.
La nature de cet être n’est pas articulée de manière systématique, mais
seulement caractérisée par l’attribut «vrai». Par cette formulation, il
nous rappelle l’expression tò ∫ntwv ∫n, qui exprime le principe ultime
des doctrines médio-platoniciennes. Les distinctions entre les différentes
catégories mentionnées en Mar (ceux qui ont de l’oûsía, ceux qui ne
l’ont pas, ceux qui sont vraiment) ne semblent pas correspondre à des
éléments d’un système cohérent et élaboré.

Conclusion

Une étude du vocabulaire technique dans le contexte de Mar ne fait


pas apparaître avec une grande clarté «le philosophe» dans cet écrit. Si
l’on peut relever des correspondances significatives entre Mar et certains

64
 Cfr R. MAJERCIK, The Existence-Life-Intellect Triad in Gnosticism and Neoplato-
nism, dans Classical Quarterly, 42 (1992), p. 475-488, surtout les pages 479 et 484-486.
Le concept même de cette triade est attribué au penseur néoplatonicien Porphyre.
40 J. BRANKAER

penseurs platoniciens au niveau de la terminologie, elles ne semblent pas


aller au-delà de ce niveau. L’auteur de Marsanes a emprunté des formu-
les aux philosophes, plutôt qu’une doctrine. On n’a pas besoin de recou-
rir à l’hypothèse d’une influence philosophique pour expliquer les élé-
ments doctrinaux de Marsanes: ils se laissent en général facilement
expliquer par leur contexte gnostique. Les quelques éléments qui sont
ajoutés à ce contexte (comme la notion du «cosmos noétique») n’y sont
pas véritablement intégrés et ne sont pas articulés avec les autres réalités
dont il est question. Les éléments platoniciens n’apparaissent pas comme
des composantes essentielles de la doctrine de Marsanes.
Marsanes n’est pas un texte philosophique: il n’est pas écrit par un
philosophe, il ne cherche pas à expliquer le «comment» et le «pour-
quoi» de la réalité qu’il décrit, il utilise un vocabulaire technique, philo-
sophique, mais ce langage n’est pas toujours adopté d’une manière
cohérente, ce qui pourrait être indicateur du manque d’une formation
philosophique professionnelle. Il est finalement peu probable que Mar-
sanes se soit voulu une contribution aux débats philosophiques de son
époque: le texte n’adopte nulle part un ton polémique et il n’y a pas de
références aux opinions contestées.
Le fait qu’il ne s’agit pas d’un écrit philosophique ne signifie toute-
fois pas qu’il ne soit pas influencé par le platonisme. Il l’est, d’abord, de
manière générale, comme un grand nombre d’écrits religieux et littérai-
res d’une époque où le platonisme était devenu un élément constitutif du
climat culturel. Le gnosticisme lui aussi (si l’on peut employer cette
«catégorie»65) est marqué par un syncrétisme dont la culture hellénique
(avec des notions platoniciennes) constitue un élément important.
Avec d’autres traités, comme Allogène et Zostrien, Mar se distingue
pourtant du platonisme vague des autres écrits gnostiques en ce qu’il uti-
lise un langage plus conceptuel. Il ne l’utilise cependant pas pour écrire
un traité philosophique, mais pour exprimer ses propres conceptions, qui
sont d’une autre nature et appartiennent au domaine de la religion. Est-
ce que le langage conceptuel trahit les prétentions philosophiques de son
auteur? Plotin l’aurait peut-être compris de cette manière et l’aurait ac-
cusé d’être un faux philosophe66. Mais peut-être cette accusation procé-
derait-elle d’une méprise sur ce qu’est le gnosticisme (et en particulier
celui de ce texte), qui vise un salut de nature plutôt religieuse.
Si la méthode dialectique permet au philosophe de voir quels termes
en Mar correspondent à des termes platoniciens et quels termes sont
65
 Après la critique de M.A. WILLIAMS, Rethinking «Gnosticism». An Argument for
Dismantling a Dubious Category, Princeton, 19992 (19961).
66
 Dans Ennéades, II, 9, 6, il reproche aux gnostiques de pervertir la doctrine de Pla-
ton.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 41

employés d’une autre manière, elle ne lui permet pas de saisir ce qui est
propre au texte et de dépasser le vernis superficiel de la terminologie.
Les éléments philosophiques, même s’ils sont présents, ne sont pas les
plus spécifiques de Marsanes. Ils ne nous permettront pas de compren-
dre complètement cet écrit. Ils sont néanmoins significatifs dans la me-
sure où ils nous révèlent quelque chose de la culture ambiante, du do-
maine si difficile à saisir de la philosophie populaire.

Université Catholique de Louvain Johanna BRANKAER


Institut orientaliste
Place Blaise Pascal, 1
B-1348 Louvain-la-Neuve
brankaer@ori.ucl.ac.be

Abstract — Recent studies have dealt with the mutual influence of (mainly
platonic) philosophy and Gnosticism. They have not only discussed the doctri-
nal aspects of this influence, but also situated them in a specific sociological and
historical setting. These doctrinal, sociological and historical relations between
Gnosticism and Platonism often need to be articulated with more precision to be
able to judge their significance. How did the Gnostics integrate platonic material
in their own systems and texts? We have examined the case of Marsanes (NH
X), a Gnostic treatise that some scholars consider a “platonising sethian text”.
A study of the technical and conceptual vocabulary of Marsanes shows that the
author deliberately uses elements of platonic terminology to express some his
own, Gnostic, concepts. The “platonic” vocabulary is not always used in a
systematic or even consistent way. It doesn’t refer to the same conceptual reality
as in it’s original context. The “platonic” elements do not seem to be essential
components of the “system” of Marsanes, which can be entirely explained
within the categories of its Gnostic worldview.

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