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L’étranger. — …Est-ce que nous serions, par Zeus, à notre insu, tombés sur la
science des hommes libres, et ne risquons-nous point, nous qui cherchions le
sophiste, d’avoir, avant de le trouver, découvert le philosophe?
Théétète. — Que veux-tu dire?
L’étranger. — Diviser ainsi par genres et ne point prendre pour autre une
forme qui est la même ni, pour la même, une forme qui est autre, n’est-ce point
là, dirons-nous, l’ouvrage de la science dialectique?
Théétète. — Oui, nous le dirons.
…
L’étranger. — Or ce don, le don dialectique, tu ne l’accorderas à nul autre,
j’imagine, qu’à celui qui philosophe en toute pureté et justice.
Théétète. — Comment l’accorder à quelque autre?
L’étranger. — Voilà donc, pour le philosophe, en quel lieu, maintenant ou plus
tard, nous le pourrons trouver, si nous venons à le chercher. Lui-même est diffi-
cile à voir avec pleine clarté.
(Platon, Sophiste, 253c-254a, traduction A. Diès)
1
Cfr PLOTIN, Ennéades, II, 9, surtout les paragraphes 6 et 14.
22 J. BRANKAER
2
R.T. WALLIS & J. BREGMAN (eds.), Neoplatonism and Gnosticism (Studies in Neo-
platonism: Ancient and Modern, 6), Albany, 1992 (= WALLIS & BREGMAN, Neoplatonism
and Gnosticism).
3
J.D. TURNER & R. MAJERCIK (eds.), Gnosticism and Later Platonism. Themes, Figu-
res, and Texts (Society of Biblical Literature, Symposium Series, 12), Atlanta, 2000.
4
J.D. TURNER, Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition (Bibliothèque Copte de
Nag Hammadi, «Études», 6), Québec et Louvain, 2001 (= TURNER, Sethian Gnosticism).
5
Cfr p. ex. TURNER, Sethian Gnosticism, p. 749-751.
6
Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 218-220.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 23
La terminologie épistémologique
8, 16-25:
ènar^noei n^oudu17namis eun^tyeis m^me[u] 18[@n]ou-
taeio· tma#jamte 19[n^]öam n^tepatjamte n^20öam·
easr^noei n^mav· auw10 21paées nyei ée karwk· 22jina
ée nekm^me n^kpwt 23n^kei a#ryi jaraei· alla
24er
rinoei m^peei ée nevka25[rae]it· n^kvi m^pnoyma·
Je saurai comprendre une puissance que je tiens [en] honneur. La troisième
puissance du Triple-Puissant, lorsqu’elle l’eut compris, alors elle me dit:
«garde le silence de peur que tu ne comprennes et ne te hâtes de venir vers
moi. Mais comprends que celui-ci était [silen]cieux et tiens-t’en à (cette)
idée.»11
9
Cfr LSJ, s.v. noéw, 1177b-1178a.
10
PEARSON, NHC X, 1, p. 272-273 propose de supprimer ce auw qui est superflu et
dérange la syntaxe.
11
On cite l’édition et la traduction de FUNK & POIRIER, Marsanes.
12
Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 273.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 25
13
Cfr W. CRUM, Coptic Dictionary, s.v. eime, 77b: Si 11,8 (S), Jer 10, 21 (B).
14
L’emploi du futur III négatif (ne¿k.m^me) dans la parole de la puissance fait pro-
blème à l’interprétation. B.A. Pearson traduit comme s’il y avait un futur III affirmatif:
eka-, mais dans une note il admet la possibilité de la forme négative; cfr PEARSON, NHC
X, 1, p. 273.
26 J. BRANKAER
15
Une autre solution au problème du futur III négatif, qui ne doit pas être immédiate-
ment écartée, consisterait dans l’attribution des mots à différents personnages. Si la parole
de la troisième puissance s’arrête à «karwk», on peut imaginer que c’est Marsanès lui-
même qui s’adresse à son public ou au lecteur à la deuxième personne. La troisième puis-
sance lui révèle des choses et lui défend de divulguer sa connaissance acquise. Cette ex-
plication rend également compte du «âllá» à la ligne 23: malgré ces instructions,
Marsanès permet au lecteur d’atteindre la connaissance des choses qui lui ont été révé-
lées. Dans ce cas, l’emploi de noéw ou de m^me est indifférent.
16
Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 394.
17
Cfr W. CRUM, Coptic Dictionary, s.v. #ot#t, 728a-b.
18
Cfr p. ex. 2, 26-29; 4, 21-22; 9, 23-25; 36, 28-37, 2.
19
PEARSON, NHC X, 1, p. 263, ajoute encore <a#isaune> après a#idiakrine en
5, 19.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 27
40, 20-23:
20
alla ekar^dokimahe 21ée ej pe o[u]a azios atre-
22o 23 en
v uan#ou [a]bal· eksau [n]e ée sen
en[a]…
Mais tu devras examiner qui est digne de les révéler, alors que tu sais qu’ils
se[ront…20
40, 13-19:
[#a]te#y e[ pat‘k’r^do14kimahe {m^p}eteoue15ei nate-
e[m]p
o[uav] n^keou16[e]eii [eknaéidu]nnamis es17éas[i] mn^ou-
[g]nw 18 19
wsis, n^qeion mn^ouéim e maujmije a#yTv.
[avant] que tu n’aies examiné [ce] que l’un racontera à l’autre, [tu reçoives
(une) puis]sance supérieure et une connaissance divine et un pouvoir qu’il
est impossible de combattre23.
20
FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 320-321.
21
Cfr LSJ, s.v. dokimáhw, 442b.
22
Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 459.
23
FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 320-321.
28 J. BRANKAER
68, 17:
]netasau[ne >>>_]
ceux qui connaîtront24
2, 12-16:
12
tm[a]#mNtjamNt de n^13sf fragis a#ikwe m^mas
14
tn^^ mn^[p]taj n^t[e] 15g[n]w
tn
a[pi]tn wsis mn^ptaéro
16
n^t[a] n[ap]ausis,
Quant au treizième sceau, je l’ai établi en même temps que [la] limite de la
connaissance et que le fondement du repos28.
39
TURNER, Sethian Gnosticism, p. 650, se réfère à l’emploi de cette expression par
Platon en République, VI, 509D-511E.
40
Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 652-665.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 33
pas même pas établi que ce soit au nom de Barbélo que Marsanès
s’adresse à son public en l’encourageant à suivre l’Esprit.
Pour illustrer la phase où Marsanès transcende l’éon de Barbélo pour
s’assimiler au Triple-Puissant, J.D. Turner s’appuie sur le même frag-
ment qui illustrerait, selon lui, l’assimilation à l’éon de Barbélo (14, 15-
15, 13). Ce passage n’est constitué que par des fragments de lignes qui
ne permettent pas de reconstituer l’idée directrice du texte.
Pour cette «deuxième étape», nous pouvons donc dire qu’il est bien
question dans notre texte d’une forme de connaissance qui dépasse la
connaissance dialectique ou discursive. Cette connaissance est reçue par
révélation et non pas acquise par une démarche noétique active. Le lien
que J.D. Turner a établi avec l’éon de Barbélo et le Triple-Puissant nous
paraît moins plausible. Il n’est pas évident que les différents modes de
connaissance soient liés systématiquement à un certain niveau cosmo-
logique. La connaissance non-discursive dont il est question dans l’éon
de Barbélo nous semble représentative pour d’autres niveaux encore
dans le Plérôme41. Le progrès de Marsanès qui le mènerait de l’éon de
Barbélo au Triple-Puissant nous semble insuffisamment attesté par ce
qui nous reste du texte.
Venons-en au troisième et dernier niveau de l’ascension spirituelle:
«la contemplation finale des principes suprêmes»42. Il s’agit du sommet
de l’expérience mystique. Le passage qui, selon J.D. Turner, traite de ce
dernier stade de la contemplation (16, 3-5) est totalement mutilé43. Son
interprétation est purement hypothétique et ne peut être justifiée par le
contexte (d’ailleurs à peu près inexistant). Il y a néanmoins d’autres pas-
sages encore qui parlent de la vision du principe suprême. En 7, 20-24,
l’auteur dit que «le sommet de l’activité du Triple-Puissant» est capable
de voir le «sommet du silence du Silencieux». En 9, 12-14, c’est l’éon
de Barbélo qui contemple le Silencieux.
En général, l’état du texte ne nous permet pas de poser des affirma-
tions quant au troisième stade de l’ascension spirituelle. On s’attend
néanmoins à trouver un point culminant au séjour céleste de Marsanès,
et il nous paraît raisonnable de l’associer au principe suprême, qui est le
Silencieux. Il reste néanmoins impossible de préciser l’expérience: y a-t-
il assimilation au Dieu suprême? Y a-t-il une révélation finale et déci-
sive?
41
C’est notamment le cas du Triple-Puissant et de Protophanès («le monde noéti-
que»), mais aussi de Marsanès lui-même.
42
Cfr TURNER, Sethian Gnosticism, p. 666-669.
43
J.D. TURNER y lit: «And [through] him (the invisible Spirit?) I saw the great [un-
knowable power (the Unknown Silent One)]». W.-P. FUNK (= FUNK & POIRIER,
Marsanes), p. 276, a restitué le texte d’après cette interprétation, mais il attire l’attention
sur le fait que la restitution est incertaine. B.A. Pearson a préféré de laisser les lacunes.
34 J. BRANKAER
Terminologie onto-cosmologique
5, 21-26:
auw 22pnoytos kosmos av3souwNv @mptrevr^di24a-
krine· de pantws pia ai25sqytos kosmos vm^[pja]
26
atrevouéeeii [ty]rv^
Et le monde intelligible, il a connu, en distinguant, que, de toute manière,
ce monde sensible [est digne] d’être préservé tout entier45.
Les interprètes de ce texte n’ont pas manqué d’établir des liens avec le
(néo-) platonisme, où le monde sensible est valorisé en tant que
«mímjma» du monde des idées46. Le monde sensible est aussi un lieu de
salut (de sorte que le tout soit sauvé)47. Cette interprétation n’est cepen-
dant pas évidente. Il y a d’abord la reconstitution de m^pja dans la la-
cune à la fin de la ligne 25, qu’aucun des éditeurs du texte ne s’est sou-
cié de justifier. Il s’agit du seul emploi de ce verbe dans tout ce qui est
préservé du traité et même le nombre de lettres manquantes ne peut être
deviné que de façon approximative, parce que la longueur des lignes est
irrégulière48. La traduction de P.-H. Poirier ne rend pas compte de l’ob-
jet suffixé au verbe sooun. On pourrait dire que le monde intelligible a
connu le monde sensible (en se distinguant de lui?), de sorte que celui-ci
soit sauvé. Dans cette interprétation, le monde intelligible ne porte pas
de jugement (positif ou autre) sur le monde sensible.
On traduit généralement le verbe ouéeei, qui rend souvent le grec
sÉhesqai49, par «être sauvé»50. Dans ce cas, le ton du passage prend un
45
Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p.258-259.
46
Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 389.
47
Cfr PEARSON, NHC X, 1, p. 264.
48
Cfr The Facsimile Edition of the Nag Hammadi Codices. Codices IX and X, Leiden,
1977, p. 91. Il n’est même pas impossible de lire vm^[pja en, «n’est pas digne», soit le
contraire de la conjecture adoptée par B.A. Pearson et W.-P. Funk…
49
Cfr W. CRUM, Coptic dictionary, s.v. ouéai, 511b.
50
C’est également la signification qu’il a à d’autres endroits en Mar, comme 41, 4-5.
36 J. BRANKAER
41, 1-6:
m^Prouwje 2aèöam m^paisqytos kos3mos eteTn-
öwjt n^swei 4en peei n^sa#éi m^pouée5[e]i abal
@mpnoytos kos6[mo]s·
Ne désirez pas donner puissance au monde sensible en ne me prêtant pas
attention, moi qui ait reçu le salut depuis le monde intelligible53.
51
Cfr W. CRUM, CD, s.v. ouéai, 511b: ügiáhein, ügißv gínesqai, üg. eînai.
52
Cfr FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 459-460: selon lui, il n’y a contradiction qu’en
apparence: le fait que le monde sensible est digne d’être préservé n’implique pas qu’il
n’est pas inférieur au monde intelligible. P.-H. Poirier trouve dans cette vision un élément
qui permet une comparaison à la doctrine de Plotin.
53
FUNK & POIRIER, Marsanes, p. 322-323.
54
B.A. PEARSON, Gnosticism as Platonism, With Special Reference to Marsanes (SHC
10,11), dans Harvard Theological Review 77 1 (1984) (= PEARSON, Gnosticism as Pla-
tonism), p. 69-70, attribue cette évolution à l’influence des discussions au sein des écoles
philosophiques telles que celle de Plotin à Rome.
MARSANES: UN TEXTE SETHIEN PLATONISANT? 37
l’oûsía appartient au plérôme, les entités les plus élevées sont dites être
sans substance. Il s’agit de l’Esprit (4, 17-18; 6, 3-5 et 13, 15-18?) et du
Silencieux (13, 18-19). Dans ces passages, la non- oûsía est liée au non-
engendrement. Ces deux entités appartiennent à la sphère de l’«être»
(joop) et non pas du «devenir» (jwpe). Un autre passage semble
toutefois admettre l’existence d’une catégorie qui est venue à l’existence
sans avoir une oûsía. Dans une énumération de plusieurs «modes
d’être», on mentionne, parmi d’autres
5, 1-3:
nenta#jw2pe tyrou· eite xwris ousia 3eite @nou-
sia,
tous ceux qui sont venus à l’existence soit hors de la substance soit dans la
substance61.
Conclusion
64
Cfr R. MAJERCIK, The Existence-Life-Intellect Triad in Gnosticism and Neoplato-
nism, dans Classical Quarterly, 42 (1992), p. 475-488, surtout les pages 479 et 484-486.
Le concept même de cette triade est attribué au penseur néoplatonicien Porphyre.
40 J. BRANKAER
employés d’une autre manière, elle ne lui permet pas de saisir ce qui est
propre au texte et de dépasser le vernis superficiel de la terminologie.
Les éléments philosophiques, même s’ils sont présents, ne sont pas les
plus spécifiques de Marsanes. Ils ne nous permettront pas de compren-
dre complètement cet écrit. Ils sont néanmoins significatifs dans la me-
sure où ils nous révèlent quelque chose de la culture ambiante, du do-
maine si difficile à saisir de la philosophie populaire.
Abstract — Recent studies have dealt with the mutual influence of (mainly
platonic) philosophy and Gnosticism. They have not only discussed the doctri-
nal aspects of this influence, but also situated them in a specific sociological and
historical setting. These doctrinal, sociological and historical relations between
Gnosticism and Platonism often need to be articulated with more precision to be
able to judge their significance. How did the Gnostics integrate platonic material
in their own systems and texts? We have examined the case of Marsanes (NH
X), a Gnostic treatise that some scholars consider a “platonising sethian text”.
A study of the technical and conceptual vocabulary of Marsanes shows that the
author deliberately uses elements of platonic terminology to express some his
own, Gnostic, concepts. The “platonic” vocabulary is not always used in a
systematic or even consistent way. It doesn’t refer to the same conceptual reality
as in it’s original context. The “platonic” elements do not seem to be essential
components of the “system” of Marsanes, which can be entirely explained
within the categories of its Gnostic worldview.