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SÉANCE D'ACTUALITÉS EN DROIT DU MARCHÉ DE L'ART

Institut Art & Droit - 6 février 2020

Le 6 février dernier, la promotion du M2 Droit du marché et du patrimoine artistiques


(Université Paris 2 Panthéon-Assas) assistait au premier séminaire d’actualités juridiques
organisé à l’Institut national d’histoire de l’art par l’Institut Art & Droit, qui regroupe les
principaux professionnels et enseignants du droit du marché de l’art et du patrimoine
culturel. Des étudiants volontaires se proposent pour vous de revenir sur une sélection des
interventions qui les ont marqués lors de cette journée, et d’en livrer une synthèse.

La diffusion de ces comptes-rendus est libre sous réserve d’en mentionner l’auteur
et de n’y apporter aucune modification.

« Le régime juridique des tirages posthumes d’œuvres de sculpture depuis l’arrêt Ping-Ming
Hsiung du 22 mai 2019 » - Tristan Azzi
Par Alix Tranchard

Le professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne Tristan Azzi introduit cette journée en clarifiant les
apports de l’arrêt de la Cour de cassation, 1ère ch. civile, 22 mai 2019, 17-28.314, dont il nous livre par
la même occasion une interprétation personnelle.

Un sculpteur décède, laissant pour lui succéder son épouse ainsi que trois enfants nés d’une précédente
union. A défaut de disposition testamentaire l’en privant, l’épouse se voit conférer l'usufruit spécial sur
le droit d'exploitation de l'œuvre de l’auteur (Code de la propriété intellectuelle, art. L.123-6), tandis que
les enfants en recueillent la nue-propriété. Se prévalant de son usufruit spécial, l’épouse a fait réaliser
des tirages de bronzes posthumes numérotés à partir de modèles en plâtre non divulgués réalisés par
l'artiste, avant de les céder.

L'artiste défunt, Ping-Ming Hsiung


Les enfants nus-propriétaires, reprochant à l’épouse usufruitière de ne pas leur avoir demandé leur
accord, l’assignent devant le Tribunal de grande instance de Paris sur le fondement d'un exercice abusif
du droit d’exploitation. Ils estiment notamment que l'exercice de ce droit est limité par l'obligation de
conserver la substance du droit, et demandent à cette fin la déchéance de son droit.

Le TGI dans un jugement du 25 février 2016 leur donne raison, considérant que « par la fabrication d'un
bronze, la nue-propriété et l'usufruit se trouvent incorporés dans le support matériel de l'œuvre ». Les
juges déclarent alors que l’épouse n’a pas le droit de vendre ces exemplaires orignaux posthumes sans
l'accord préalable des nus-propriétaires. Mais la Cour d'appel de Paris, le 27 septembre 2017, est venue
infirmer le jugement au motif que « en faisant un tirage et en le vendant, l'usufruitier ne fait qu'exercer
[son] droit d’exploitation ».

Les enfants ont formé un pourvoi en cassation. La Cour de cassation s’est alors prononcée pour la
première fois sur la question de savoir si le droit de tirage d’épreuves en bronze numérotées relève de
l'usufruit spécial du conjoint survivant. Cassant l’arrêt d’appel et donnant raison aux enfants de l’artiste,
elle énonce, au visa de l’article L.123-6 du CPI, que « les tirages en bronze numérotés ne relèvent pas
du droit de reproduction, de sorte qu’ils n’entrent pas dans le champ d’application de l’usufruit
d’exploitation dont bénéficie le conjoint survivant. »

Elle reste cependant muette sur la personne en droit d’exercer le droit de tirage après le décès de
l’artiste.

Hsiung Ping-Ming, Standing Cow (直立牛), 1965

Selon le Pr Azzi, dans cette décision, la Cour de cassation est venue préciser deux choses : d’abord la
qualification de tirages posthumes originaux, ensuite le régime de ces tirages posthumes originaux.

1. Sur la qualification de tirages posthumes originaux

Sur le premier point, la Cour de cassation s’appuie sur une jurisprudence, qui est constante selon elle,
en énonçant deux conditions nécessaires pour qualifier un « tirage posthume original ».

- La source du tirage : il faut que le tirage soit effectué à partir du moule réalisé par le sculpteur ;
- La quantité du tirage : il doit s’agir d’épreuves à tirage limité (en principe 12 tirages en tout, 8 ex.
numérotés et 4 ex. d’artiste).

Concernant les fondements de cette qualification, les juges de la Haute juridiction rappellent qu’il faut
que les tirages soient considérés comme de la main de l’auteur. Autrement dit, il faut que le critère de
l’originalité de l’œuvre soit rempli. La Cour s’appuie alors sur une jurisprudence constante, jalonnée par
trois arrêts : les affaires « Rodin » (Civ. 1ère, 18 mars 1986, n° 84-13.749), « Dunand » (Civ. 1ère, 3 octobre
1993, n° 91-14.037), et « La Vague de Camille Claudel » (Civ. 1ère, 4 mai 2012, n° 11-10.763).

2. Sur le régime des exemplaires posthumes orignaux

De prime abord, les tirages posthumes originaux semblent caractériser un acte de reproduction basique.
La question s’est alors posée de savoir si les exemplaires posthumes originaux étaient soumis ou non
aux règles du droit de reproduction.

La Cour de cassation répond négativement : ces bronzes ne relèvent pas du droit de reproduction.
Aussi, ces tirages originaux posthumes n’étant pas une reproduction, ils sont l’œuvre même de l’artiste,
et les vendre correspondrait à une communication directe de l’œuvre.

Se pose alors la question de savoir si ces exemplaires originaux posthumes sont soumis ou non au droit
d’auteur. Selon notre intervenant, une réponse négative paraîtrait « délirante ». Ainsi, le droit moral aurait
vocation à s‘appliquer à ces exemplaires originaux posthumes.

Enfin, il est possible de s’interroger sur les prérogatives de ce droit moral. L’arrêt Rodin, en 1986, posait
la règle selon laquelle c’est le titulaire du droit de divulgation qui peut réaliser les tirages, et décider de
la première communication de l’œuvre au public. Il s’agit de préciser ici que l’œuvre même ne réside
pas dans un exemplaire unique, mais en douze exemplaires. Ainsi, le droit de divulgation jouera à chaque
fois, pour chacun des douze exemplaires.

Pour rappel, les prérogatives du titulaire du droit de divulgation sont caractérisées par le pouvoir de faire
réaliser les tirages, et le pouvoir de mettre en l’œuvre la première commercialisation, jusqu’à en décider
les modalités (notamment décider du prix de vente).

Deux garde-fous encadrent toutefois ces deux prérogatives, puisque le titulaire du droit de divulgation
doit bien évidemment se conformer à la volonté de l’artiste (par exemple quant au nombre de tirages
autorisé, au choix du fondeur…), et ces exemplaires originaux posthumes doivent être réalisés en
conformité du droit au respect de la paternité et du respect de l’intégrité de l’œuvre, par rapport aux
autres titulaires du droit d’auteur (notamment des droits patrimoniaux).

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