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INQUANTE AN

E PHILOSOPHI
RANÇAISE
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TRAVERSES
sommaire

Cinquante ans
de philosophie française
Bernard Sichère

Avant-propos
page 3

2. Traverses
page 5

Bibliographie
page 101
Ministère des Affaires étrangères
Direction générale
des Relations culturelles,
scientifiques et techniques
Sous-direction de la Politique du
livre et des bibliothèques
Yves Mabin

Avant-propos
Le ministère des Affaires étrangères et l’adpf ont édité en
1994 un “livret” sur la philosophie française contemporaine
dans lequel MM. Eric Alliez, Jocelyn Benoist et Christian
Descamps proposaient et justifiaient leur sélection d’ou-
vrages indispensables dans une bibliothèque.

Nous avons souhaité prolonger cette information en présen-


tant sous la forme de quatre expositions documentaires sur
affiches, accompagnées de livrets, les philosophes français de
1945 à nos jours.

Nous avons demandé à M. Bernard Sichère, maître de confé-


rences à l’université Paris VII Denis-Diderot, de coordonner
l’ensemble des expositions et des livrets dont la troisième par-
tie est réalisée en 1998 grâce au concours de Mme Hourya
Sinacœur, de MM. Robert Maggiori et Jean-Louis Schlegel.

Qu’ils soient tous très vivement remerciés.

Sous-directeur de la Politique du livre et des bibliothèques.

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Ce livret accompagne le troisième volet de l’exposition Cinquante ans de philosophie française
intitulé « Traverses ». Cette exposition a été réalisée conjointement par Robert Maggiori, Jean-
Louis Schlegel, Bernard Sichère et Hourya Sinacœur.

Robert Maggiori est professeur de philosophie et chroniqueur à Libération. Il est l’auteur de La Philoso-
phie au jour le jour (Flammarion, 1994).

Jean-Louis Schlegel, né en 1946, est philosophe, sociologue et rédacteur en chef de la revue Esprit. Auteur
de Religions à la carte (Hachette, 1995), il a traduit Hans Küng, Jürgen Habermas, Carl Schmitt et Franz
Rosenzweig.

Hourya Sinacœur, née à Casablanca en 1940, est philosophe et mathématicienne et directeur de re-
cherches au CNRS. Elle a publié Corps et modèles, essai sur l’histoire de l’algèbre réelle (Vrin, 1991).

Bernard Sichère a publié plusieurs essais philosophiques (Merleau-Ponty ou le Corps de la philosophie,


Grasset, 1982 ; Éloge du sujet, Grasset, 1990 ; Histoires du mal, Grasset, 1995) plusieurs romans (Je,
William Beckford, Denoël, 1984 ; La Gloire du traître, Denoël, 1986), ainsi que de nombreux articles dans
Tel quel, L’Infini, Les Temps modernes, Les Cahiers de la Comédie française. Il a animé durant deux ans un
séminaire au Collège international de philosophie.

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Cinquante ans
de philosophie française
3. TRAVERSES BERNARD SICHÈRE

Cette troisième exposition se propose d’évoquer des cou-


rants, des domaines ou des individualités qui ne se prêtaient
pas au découpage chronologique choisi par nous pour les
deux premières expositions. Il s’agit tout d’abord de la philo-
sophie des sciences, incarnée durant tout ce demi-siècle (et
déjà avant-guerre) par ce qu’on a appelé l’« école d’épistémo-
logie française ». Il s’agit également de rendre compte des
connexions fortes et souvent sous-estimées entre la recherche
philosophique et la religion : plus précisément, il nous a sem-
blé indispensable de faire le point, sur cette période, entre la
pensée philosophique et la pensée issue des trois mono-
théismes en revenant ainsi sur ce qui semble bien avoir été
d’une manière dominante le refoulé des années cinquante, du
côté de l’existentialisme comme du côté de la vulgate
marxiste. Il faudra d’ailleurs se demander ce qui, dans les an-
nées 60-70, aura fait bouger ce blocage : est-ce un hasard, par
exemple, si certains de ceux que nous avons rencontrés dans
le grand élan politico-mystique de Mai 68 ont voulu réenra-
ciner leur réflexion dans une proximité métaphysique avec la
théologie, voire ouvertement dans un engagement confes-
sionnel ? Enfin, il nous a semblé juste de réserver une place à
quelques personnalités qu’il était impossible de rattacher à un
courant ou à un moment du débat philosophique et qui figu-
rent ici en raison de leur rôle fécond de « passeurs », de leur

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obstiné travail d’historiens érudits de la philosophie, ou de la
singularité d’une pensée étrangère aux modes, de Jean Wahl à
François Chatelet en passant par Jankélévitch, Nabert, Alquié
et Gueroult.

PHILOSOPHIE DES SCIENCES

S’il était inévitable que nous évoquions la proximité des


sciences humaines au commencement de la seconde exposi-
tion, c’était bien sûr en raison de leurs effets quasi immédiats
dans le champ de la philosophie. Des effets quant à la mé-
thode (analyse structurale des mythes, des relations sociales,
des symptômes pathologiques, du rêve, du récit) impliquant
en même temps un bouleversement du mode de questionne-
ment et du jeu même des concepts. S’il est vrai que la mé-
thode structurale met en évidence des formes, des lois de
fonctionnement et des logiques analogues à celles du langage
se produisant dans les individus à leur insu, alors il faut en
finir avec le primat de la conscience de soi, avec toute pers-
pective transcendantale, et repenser à neuf ce qui s’appelait
jusqu’alors en philosophie sujet et objet, réalité, nature, so-
ciété, parole et vérité. C’est clairement dans cette proximité
aux nouvelles formes des savoirs linguistique, anthropolo-
gique, historique et psychanalytique que les philosophies des
années 60-70 auront déterminé leurs enjeux, leurs questions,
leurs conceptualités.

Restait à évoquer, à côté du travail des sciences humaines,


celui des sciences dites exactes, les mathématiques, la phy-

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sique, la biologie, en tant qu’il interpelle la philosophie. À cet
égard, il est juste de resituer la philosophie des sciences qui en
France va se développer à la veille de la dernière guerre puis
après-guerre à travers ses plus illustres représentants (Bache-
lard, Koyré, Desanti, Cavaillès ou Canguilhem) dans un
mouvement profond de crise de la rationalité qui ne pouvait
pas ne pas venir s’inscrire dans le champ philosophique. En
prendre conscience, c’est évidemment revenir sur le lien orga-
nique, et non pas accidentel, entre la pensée philosophique et
l’état des sciences à un moment déterminé et sur les variables
historiques de ce lien. Que l’état donné des sciences ait tou-
jours conditionné en profondeur l’idéal de connaissance et
les formes mêmes de la pensée est un évidence : ainsi de Pla-
ton et de la géométrie, ainsi de Descartes dans sa relation à la
physique galiléenne, ainsi de l’enracinement de la philoso-
phie de Kant dans la physique newtonienne et dans les ma-
thématiques de son temps. À la veille de la période que nous
considérons, on oublie quelquefois de quelle manière Berg-
son a fait en sorte que le mouvement de sa pensée soit insépa-
rable du mouvement contemporain des sciences : s’il
demeure vrai que tout un pan de sa philosophie se caractérise
par une contestation d’un modèle de connaissance scienti-
fique défini par lui comme « spatialisation » et objectivation
des phénomènes, il n’aura eu de cesse d’interroger la phy-
sique, la psycho-physiologie et la biologie de son temps. Il
semble, à l’inverse, que la philosophie dominante en France
dans les années 50, autour de Sartre et de Merleau-Ponty, ait
en partie au moins mis en parenthèses la question de la scien-
tificité des sciences et des modèles de connaissance, lisant par

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exemple Husserl mais en l’interprétant unilatéralement dans
le sens d’une philosophie de l’existence concrète au détriment
de sa doctrine de la fondation transcendantale de la connais-
sance et de la constitution des idéalités à partir du cas de la
mathématique. Tout se passe donc comme si dans un pre-
mier temps la dominance existentialiste-phénoménologique,
avec le souci de mettre en avant, dans sa proximité à une cer-
taine lecture de Hegel et de Marx, un sujet concret qui soit à
la fois sujet de l’existence et sujet de l’histoire, avait conduit
la philosophie à se détourner du travail concret des sciences, à
écarter toute réflexion sur le statut du concept, pour privilé-
gier ce qui, dans certaines sciences humaines, pouvait être re-
pris et réinterprété dans les termes d’une conscience de soi.
C’est à l’écart de cette dominance, puis dans son reflux,
qu’on pourra voir la philosophie de nouveau s’emparer des
questions que les sciences lui posent ou des évidences qu’elles
lui imposent : c’est dans la mesure notamment où une nou-
velle génération philosophique (le Foucault de l’Histoire de la
folie en est un des révélateurs privilégiés) va s’attaquer au pri-
mat de la subjectivité comme conscience de soi et comme
source de toute connaissance qu’elle va renouer avec la
longue tradition de la philosophie des sciences et relancer à
nouveaux frais les très anciennes querelles sur la nature du
concept ou des catégories, les relations de l’intuition et de la
construction formelle, le statut de la vérité.

Pour mieux comprendre ce qu’aura été l’école d’épistémolo-


gie française dans cette période, il est utile de revenir à la si-
tuation antérieure telle qu’elle se trouvait balisée par les

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travaux de Léon Brunschvicg (1869-1944), de Pierre Duhem
(1861-1916) et d’Émile Meyerson (1859-1933). D’une cer-
taine manière, Duhem et Meyerson demeuraient tributaires
d’une conception selon laquelle l’interrogation à propos du
statut des sciences de la matière devait déboucher sur une in-
terrogation métaphysique : pour tous les deux, il existe une
part essentielle de la réalité qui demeure inconnaissable et
soustraite à la raison humaine. Pour autant, cela ne les
conduisait nullement à récuser la valeur de la science : si pour
Meyerson cette dernière intervient au point de connexion
entre le principe d’identité et le principe de causalité (ce der-
nier étant l’indice d’un réel impossible à savoir ou à penser),
pour Duhem il est légitime d’insister sur le « conventionna-
lisme » propre à la démarche des sciences, ce qui consiste à
mettre en avant la dynamique interne de la construction
scientifique et ses modes immanents de validation. De son
côté, Léon Brunschvicg prétendait récuser toute métaphy-
sique dans une stricte fidélité à la leçon kantienne mais en in-
sistant sur l’historicité radicale de la raison, une raison
capable de formuler mathématiquement les lois d’un réel
qu’on doit renoncer à connaître « en soi ». La nouvelle épisté-
mologie française va justement se constituer dans une conti-
nuité brisée avec cette puissante tradition. Héritière de
l’histoire de la raison selon Brunschvicg (mais sans le postulat
de continuité), du conventionnalisme de Duhem (sous un
certain angle du moins) et encore du grand projet husserlien
de rationalité (mais sans le postulat de la fondation transcen-
dantale), elle va se caractériser par au moins deux traits singu-
liers. Le premier de ces traits est la volonté de récuser toute

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perspective transcendantale au profit d’une philosophie du
concept attachée à décrire (et non pas à fonder) la dynamique
interne des constructions scientifiques sans référence ni à une
réalité métaphysique ultime ni à une subjectivité unifiante.
Le mot « épistémologie » est ainsi détaché de son étymologie :
loin de prétendre édifier une théorie générale de la science
énonçant à priori la méthode capable de régir l’ensemble des
savoirs, il s’agit d’une étude critique de l’activité du savant hic
et nunc. Pour reprendre une formule de Michel Foucault, il
s’agit de « mettre en intelligibilité une positivité singulière dans
ce qu’elle a justement de singulier », donc de s’intéresser à la
spécificité de chaque science pour manifester les rationalités
locales qui lui sont propres.

Du coup se trouve indiqué le second trait de cette école : la


revendication d’un nouveau type d’histoire des sciences. Gas-
ton Bachelard est ainsi l’un des premiers à avoir insisté d’une
part sur la fécondité de ces rationalités locales et spécifiques
(théorie atomique, chimie des particules, théorie des phéno-
mènes électriques ou magnétiques), et manifesté d’autre part
la possibilité d’une histoire de la vérité scientifique comprise
non pas comme une évolution continue et finalisée (à la ma-
nière de Brunschvicg ou de Duhem), mais à l’inverse comme
une série interminable de ruptures suscitées par l’abandon
des théories antérieures face à des « obstacles épistémolo-
giques » issus de l’expérience et qui n’ont de sens qu’en regard
des concepts propres à chaque science (qu’il n’existe pas de
vérité immédiate, que les faits soient eux-mêmes « faits » est
un leitmotiv de la pensée de Bachelard). Une histoire de la

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raison qui serait à la fois une histoire des questions que pas à
pas une science se pose et une histoire des réponses indéfini-
ment corrigées qu’elle formule : c’est cela qu’Alexandre Koyré
indique pour la physique moderne, cela que Bachelard mani-
feste en examinant les travaux les plus récents des sciences
physiques et chimiques, cela que Jean-Toussaint Desanti re-
lève dans l’histoire des mathématiques et Georges Canguil-
hem de son côté à propos du champ de la biologie et de la
médecine. Au plus près du travail effectif de la science ces
philosophes, qui furent souvent rompus eux-mêmes à l’exer-
cice d’une science, ne se proposent donc pas comme leurs
prédécesseurs (Husserl compris) de ramener le divers des
connaissances à l’unité gouvernante d’une Raison synthé-
tique, mais au contraire de rendre compte preuves à l’appui
du mouvement progressif, souvent conflictuel, par lequel la
raison concrète construit historiquement des domaines de
vérité, à partir desquels viennent à la philosophie les ques-
tions qu’elle doit intégrer : que veulent dire, à la lumière des
sciences contemporaines, les notions de chose ou d’objet, de
réalité, de substance, de causalité ou de hasard ?

Pour autant, cet accent mis sur les limites concrètes des pro-
cessus de vérité ne conduit à aucun scepticisme, à aucune
mise en cause (nietzschéenne) de la volonté de connaissance,
à aucune dévalorisation polémique de l’abstraction : le plura-
lisme avoué de la raison scientifique (des raisons des sciences)
ne débouche sur aucun relativisme, et l’historicité avouée de
la vérité n’implique aucunement que l’on congédie la valeur
du Vrai. Cette école récuserait au fond l’idée, propre à une

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certaine sociologie des sciences aujourd’hui en vogue, selon
laquelle il n’y aurait pas de vérité dans les sciences mais seule-
ment des rapports de pouvoir et des intérêts matériels. Sans
nier du tout que le progrès des sciences soit inséparable de ses
connexions avec le champ des idéologies (ainsi que Louis Al-
thusser et ses disciples l’ont longuement montré), il doit être
clair que la philosophie des sciences entendue comme ré-
flexion interne au processus de construction des vérités scien-
tifiques relance les deux questions très anciennes de la nature
de l’être (l’ontologie est à l’horizon de toute science) et de la
vérité (du discours disant le vrai de l’être), quand bien même
on s’efforce de substituer à la question de l’être celle du pri-
mat de l’interprétation, catégorie que nous devons autant à la
logique qu’à la phénoménologie et à la sémiologie (« assujetti
au signifiant », le philosophe des sciences tente d’indiquer les
conditions sous lesquelles il y a du sens).

Ces grandes questions de l’histoire du concept et des vérités,


nous les évoquons d’abord au travers de quelques grandes fi-
gures qui ont marqué durant ce demi-siècle notre philoso-
phie des sciences. Gaston Bachelard (1884-1962) est l’un des
plus connus, et son influence sur l’épistémologie française a
été décisive. Une carrière erratique l’aura conduit d’abord
dans l’administration des Postes avant qu’il n’entame des
études supérieures de sciences. C’est après la guerre de 1914
qu’il se convertit, pour ainsi dire, à la philosophie. Une thèse
de doctorat sur la « connaissance approchée » (1927) le

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conduira à la Sorbonne, où il occupera jusqu’en 1954 la
chaire d’histoire et de philosophie des sciences. Il est le pre-
mier à avoir rompu avec toute perspective de fondation
transcendantale comme avec toute représentation continuiste
de l’histoire de la raison au profit d’une histoire avant tout
conflictuelle, habitée de remaniements théoriques visant à
rendre compte d’une manière plus exacte et plus intégrante,
plus complète, d’un réel qui toujours en partie se dérobe.
Sans du tout supposer que la science soit une construction
gratuite (elle n’avance que sous la provocation des démentis
que le réel de la matière lui impose), Bachelard insiste avant
tout sur le caractère construit des hypothèses et des raisonne-
ments des sciences, comme sur le caractère définitivement
mathématique et abstrait de l’écriture à laquelle elles recou-
rent et qui les arrache à tout réalisme de la représentation (ce
qu’il a nommé « épistémologie non cartésienne », hétérogène
à toute géométrie).
C’est là l’autre grand thème de la pensée de Bachelard : que
les sciences de la matière ne progressent qu’en liquidant, par
une sorte de « psychanalyse » ou d’épuration idéologique,
toutes les représentations affectives et anthropocentriques
que les hommes ne cessent de projeter sur la nature. À la li-
mite, il n’y a pas de nature mais seulement ce réel sans visage,
étranger à la représentation sensible, qui mystérieusement
convient à l’écriture mathématique au moyen de laquelle les
hommes se l’approprient. C’est justement cette thèse qui en
bonne logique conduit au dernier aspect de l’œuvre de Ba-
chelard : ces représentations affectives que la science élimine,
en effet, ne sont pas pour autant nulles et non avenues, elles

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appartiennent à un « autre monde », parallèle à celui des
sciences, le monde de la poésie auquel ce penseur a accordé
une grande importance dans plusieurs ouvrages (La Terre et
les Rêveries de la volonté, 1948 ; La Psychanalyse du feu, 1938 ;
La Poétique de l’espace, 1957 ; La Poétique de la rêverie, 1961).
La poésie ne doit pas être définie négativement, comme ce
qui n’a pas les moyens d’être une science et qui tournerait le
dos à la réalité, mais comme cette manière féconde qu’a
l’homme de « rêver la matière » et de s’accorder secrètement à
elle par une sorte d’intuition ontologique secrète dont Bache-
lard a voulu trouver la formulation plutôt dans l’ésotérisme
de Jung que dans la psychanalyse freudienne.

Alexandre Koyré (1892-1964) est, lui aussi, une grande fi-


gure de la philosophie et en particulier de l’histoire des
sciences dans son rapport à l’histoire de la philosophie et,
plus largement, des idées. Admirable historien de la philoso-
phie, auteur d’une thèse d’État sur La philosophie de Jacob
Boehme (1929), familier de Platon (Introduction à la lecture
de Platon), il demeure également celui qui, à la Ve section de
l’École pratique des hautes études (EPHE), a consacré de nom-
breux travaux à la révolution scientifique de l’âge classique.
Ses ouvrages, en particulier Études galiléennes (1940), Du
monde clos à l’univers infini (1952) et Études newtoniennes
(1965) établissent de quelle manière cette révolution scienti-
fique s’est constituée par l’abandon de l’hypothèse grecque
d’un « cosmos », d’un monde fini, fixe et hiérarchique, au
profit de l’hypothèse, d’origine judaïque et chrétienne, d’un
univers créé et infini, en quoi Galilée et Descartes se convien-

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nent. Occasion pour ce penseur de signaler l’inséparabilité
entre les pensées philosophiques et les constructions scienti-
fiques propres à chaque époque.

Si Jean Cavaillès (1903-1944) et Jean-Toussaint Desanti


(1914) sont associés dans cette rubrique, c’est dans la mesure
où, par-delà les différences qui les séparent, ils auront marqué
tous deux leur époque du point de vue d’une philosophie des
mathématiques qui implique du même pas une théorie de la
science et une théorie de l’abstraction. Élève de Léon Brun-
schvicg et disciple de Husserl, lecteur du logicien Hilbert,
Jean Cavaillès était promis à une grande carrière quand il
soutint en 1938 une thèse principale intitulée Mathématique
et formalisme. On sait comment l’histoire en décida autre-
ment, comment il s’engagea héroïquement dans la Résistance
et fut fusillé par les Allemands dans les fossés d’Arras en jan-
vier 1944. Il laissait derrière lui quelques articles (dont Trans-
fini et continu et Mathématique et formalisme) et surtout ce
court manuscrit rédigé en prison et publié après sa mort, par
les soins notamment de Georges Canguilhem, sous ce titre :
Sur la logique et la théorie de la science. Cavaillès s’est rangé au
nombre de ceux qui ont pris parti nettement contre la philo-
sophie de la conscience, y compris dans son projet de fonda-
tion transcendantale des connaissances. Si le champ des
théories mathématiques modernes est structuré par la que-
relle entre partisans de l’intuition et partisans de la construc-
tion, Cavaillès est clairement au nombre des constructivistes :
il existe un devenir autonome des mathématiques, procès de
transformation des concepts qui ne renvoie à aucun sujet, à

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aucune conscience : « Ce n’est pas une philosophie de la
conscience, mais une philosophie du concept qui peut donner
une doctrine de la science » (Sur la logique et la théorie de
science).

Jean-Toussaint Desanti, de son côté, a été profondément


marqué par les leçons de la phénoménologie husserlienne
qu’il n’a jamais reniée, de même que sa pensée ne cessa de
voisiner avec celle de Merleau-Ponty par-delà les violents dif-
férends idéologiques qui purent les séparer (la querelle d’ori-
gine stalinienne entre « science bourgeoise » et « science
prolétarienne », assénée par l’un, récusée par l’autre). Militant
actif du Parti communiste jusque dans les années 60, Desanti
eut en effet cette particularité qu’il tenta d’unifier dans sa
personne trois courants peu compatibles, celui de la phéno-
ménologie, celui d’une pratique des mathématiques, celui
d’un matérialisme dialectique plus dogmatique que fécond,
surtout dans le champ des sciences. Cette diversité se re-
trouve dans ses ouvrages : Introduction à la phénoménologie
(1976), Phénoménologie et Praxis (1963), Les Idéalités mathé-
matiques (1968), La Philosophie silencieuse ou critique des phi-
losophies de la science (1975). Si c’est bien d’une certaine
manière en disciple de la phénoménologie husserlienne que
Desanti interroge la rationalité locale du « geste mathéma-
tique », c’est pour avouer finalement que ce dernier, recon-
duit jusqu’à ses « structures radicales de constitution »,
désavoue la thèse husserlienne de la fondation des idéalités
dans une conscience absolue (il y a « échec de la constitution
transcendantale de la conscience »). Cet aveu lui-même n’est

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pas un échec mais la prise de conscience féconde qu’il faut en
venir à penser d’autres modes du sujet ou d’autres modes de
sa constitution « symbolique » entre corps et langage (cf. Un
destin philosophique, 1982), où la prise en compte de la spi-
rale biographique s’articule à une description minutieuse des
structures de « capture » symbolique du sujet.

Georges Canguilhem (1904-1995) est une autre de ces fi-


gures, à laquelle de nombreux philosophes ou penseurs, de
Foucault à Lacan, ont pu rendre hommage. Philosophe et
médecin, historien des sciences et de la philosophie, on lui
doit une conscience très aiguë du caractère local de la ratio-
nalité scientifique, rationalité en l’occurrence propre aux
sciences de la vie mais marquée, comme la physique selon
Bachelard et l’histoire des mathématiques selon Desanti, par
des remaniements conceptuels et théoriques réguliers faisant
rupture (ainsi du concept d’« organisme » ou de la catégorie
de « normalité » opposable à celle de « pathologie »). La spéci-
ficité de son objet se retrouve dans la singularité de cette phi-
losophie des sciences : cette dernière se caractérise moins par
l’accent mis sur le caractère construit des théories, donc sur
l’autonomie du concept, que sur l’immanence de la théorie à
son objet qui est la vie. Faut-il voir là la prégnance d’un ma-
térialisme plus marqué que chez d’autres philosophes des
sciences, voire d’un « nietzschéisme » attentif à saisir dans le
processus vital lui-même l’instauration des normes, direction
de pensée qui le situerait au plus proche de la pensée de son
jeune disciple Michel Foucault ? On trouvera en tout cas
dans ses nombreux articles regroupés en livres (Le Normal et

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le Pathologique, rééd. 1966 ; La Connaissance de la vie, 1952 ;
Études d’histoire et de philosophie des sciences, 1968) une ré-
flexion érudite et minutieuse sur le jeu complexe de la vie et
de la mort sous-jacent aux constructions du discours savant,
un jeu souvent voilé par les idéologies qui se projettent sur lui
et que Canguilhem débusque comme Bachelard de son côté
l’avait fait : hantés par les questions souvent confusément po-
sées dans le champ de la « bioéthique », les hommes d’au-
jourd’hui trouveraient profit à relire ces textes.
Parler des sciences de la vie et de l’enseignement de Canguil-
hem ne peut se faire sans évoquer, plus près de nous, trois
noms. D’une part celui de François Jacob dont le livre La Lo-
gique du vivant (1970) a représenté une date dans l’histoire
de la philosophie de la biologie (transformation progressive
du concept d’« organisme » jusqu’à ses avatars récents liés à
l’apparition de la génétique comme tentative de maîtriser par
la science la dialectique du sexe, de la vie et de la mort). En-
suite celui de Dominique Lecourt (1944) qui a consacré plu-
sieurs études à l’œuvre de Bachelard (dont L’Épistémologie
historique de Gaston Bachelard, 1969), mais aussi, en tant que
disciple alors d’Althusser à l’ENS, à l’« affaire Lyssenko »
comme illustration politiquement dramatique des relations
de contamination qui peuvent s’instaurer entre science et
idéologie (Lyssenko, 1977). Il est aujourd’hui l’un de ceux qui
travaillent de la manière la plus constante à cette intersection
entre les sciences, les idéologies qui les imprègnent inévita-
blement (le « créationnisme » américain, le positivisme, Pop-
per) et cette exigence de clarification propre à la philosophie.

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De son côté Patrick Tort (1952) est l’auteur d’une œuvre
trop souvent méconnue et originale qui doit quelque peu à
Derrida (enquêtes sur les philosophies de l’écriture) mais plus
sans doute à Althusser et Michel Foucault. Dans la foulée du
Foucault de L’Archélogie du savoir, il s’agit de constituer une
« analyse des complexes discursifs », enquête sur les stratégies
énonciatives qui sont à l’œuvre par exemple dans les théories
de l’écriture mais aussi dans les théories de l’évolution (cf.
L’Ordre et les Monstres, 1980). C’est en ce sens que Patrick
Tort a consacré plusieurs ouvrages à l’anthropologie darwi-
nienne et à ses implications (La Pensée hiérarchique et l’Évolu-
tion, 1983 ; Misère de la socio-biologie, 1985 ; Darwinisme et
Société, 1992). Il est également le maître d’œuvre, aux PUF,
d’un Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution.

Michel Serres (1930) est, lui aussi, un épistémologue et un


historien des sciences, comme le manifeste sa thèse Le système
de Leibniz et ses modèles mathématiques (1968). Par la suite, sa
renommée sera liée à la publication de la série des Hermès
(1969-1981). Le premier de ces volumes, intitulé La Com-
munication, est d’un philosophe des mathématiques qui in-
siste sur la validité du concept de « structure » quand il est
employé dans sa rigueur mathématique. Pourtant, ce n’est
pas le spécialiste d’une science qui s’exprime dans l’ensemble
des Hermès : selon un parti pris qui ne variera plus, il s’agit
pour Michel Serres de pratiquer une interdisciplinarité per-
manente et de favoriser au maximum les échanges entre les
régions du savoir. Partisan d’une épistémologie pluraliste, re-
fusant toute idée d’unité dernière, de hiérarchie et de fonde-

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ment, il ne s’oppose pas moins à la perspective totalisante
d’un Auguste Comte qu’au clivage bachelardien entre monde
de la science et monde de la rêverie, ou à la dualité althussé-
rienne entre pureté théorique et impureté idéologique.
Homme des Lumières, l’Encyclopédie comme recension ou-
verte de tous les savoirs demeure pour lui un idéal : il prétend
mettre en connexion non seulement les régions du savoir
scientifique (la thermodynamique par exemple comme
source d’une pensée de l’« information » qui traverse mathé-
matiques, physique et linguistique), mais aussi bien tous les
champs du discours (au sens où la peinture de Turner est
« contemporaine » de la thermodynamique et où celle de La
Tour « traduit » Pascal). Le mot-clef des Hermès, et au fond de
toute l’œuvre de Michel Serres, qu’il s’agisse de réfléchir sur
le caractère métissé des sociétés modernes (Le Tiers instruit)
ou sur l’idée d’une charte des droits de la nature (Le Contrat
naturel), est bien le mot de « communication » : qu’on le
veuille ou non, il traduit un état de fait du monde contempo-
rain. En ce sens, l’ego solitaire a vécu : s’il existe un champ
transcendantal, note Michel Serres, ce ne peut être que celui
d’une « intersubjectivité transcendantale ».

Il restait enfin à citer deux philosophes qui ont incarné l’un


et l’autre, dans la période, cette connexion assez rare chez
nous entre épistémologie, théorie de la logique et théorie de
la connaissance. Le premier, Gilles-Gaston Granger (1920)
est à la fois philosophe des sciences et logicien, réfléchissant à
partir de l’activité de connaissance interne aux sciences sur la
structure même de la connaissance philosophique. S’il ex-

34
plore, en comparatiste, les formes de rationalité propres aux
mathématiques, à la physique, à la linguistique et à l’écono-
mie pour en dégager les constantes (Pensée formelle et Sciences
de l’homme, 1960 ; Langages et Épistémologie, 1978 ; Logique,
sémantique, métamathématique, 1972-1974), il se pose la
double question de la réalité que les sciences révèlent et de
l’éventuelle qualification de la philosophie comme connais-
sance (dès lors qu’on ne la définit plus comme juge suprême
de toute connaissance et en ce sens indiscutable). Dans le
premier cas, les différentes sciences sont décrites comme des
« modélisations de l’expérience », ce qui suppose au moins
qu’il y a expérience d’un réel extérieur à la pensée, et Granger
décrit les opérations précises auxquelles cette modélisation
contraint le savant. Dans le second cas, celui d’une modélisa-
tion sans doute plus aporétique, Granger ne décrit pas la phi-
losophie dans son rapport à la réalité : il la pense comme
« analyse des significations de l’expérience », ce qui la met en
dépendance vis-à-vis de l’état donné des sciences dont elle est
contemporaine (position qui n’est pas si loin de celle d’Alain
Badiou). On retiendra sa définition de la philosophie comme
« philosophie du style » entre reconnaissance de l’individuel
et idéal de la formalisation, question par ailleurs débattue
dans Wittgenstein (1969) et dans La Théorie aristotélicienne
de la science (1976).

Si les premiers travaux de Jules Vuillemin (1920) dénotent


l’influence de l’existentialisme et du marxisme, le cœur de sa
philosophie concerne les rapports de la raison et de la science.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France (1962), il dé-

35
finit un projet qui rejoint en partie celui de Gilles-Gaston
Granger : élaborer une « nouvelle critique de la raison pure »
qui tienne compte des apports de la philosophie analytique,
si peu reconnue en France jusqu’à une date récente, comme
Jacques Bouveresse n’a cessé de le rappeler. Si l’Introduction à
la philosophie de l’algèbre (1962) s’appuie sur la phénoméno-
logie de Husserl pour déterminer quelle conception de la rai-
son se trouve liée au développement du formalisme
mathématique et quel rôle le formalisme joue en philosophie,
il insiste sur la présence au principe du formalisme d’« actes
sans sujet » et se propose d’utiliser « les analogies de la connais-
sance mathématique pour critiquer, réformer et définir, autant
qu’il se pourra, la méthode propre à la philosophie théorique ».
La Logique et le Monde sensible (1971) montre comment se
sont développées les théories modernes de l’abstraction dans
leur rapport au monde sensible : dogmatiques à leurs débuts,
ces théories mettaient la philosophie en accusation et préten-
daient récuser toute ontologie, tâche devenue clairement par
la suite problématique voire aporétique. Enfin Nécessité ou
contingence (1984) tente une classification rationnelle des sys-
tèmes philosophiques dans leur relation aux deux catégories
de nécessité et de contingence.

Trois rubriques nous ont ensuite semblé nécessaires pour


rendre compte de la multiplicité actuelle de la recherche en
épistémologie comme des grandes questions autour des-
quelles il est possible de regrouper cette dernière : questions

37
de la forme et de l’intuition ou de l’intuition et de la
construction, où se noue le débat entre mathématiques et
formalisme logique, questions du déterminé et de l’aléatoire
ou encore de la nécessité et du hasard qui se posent aussi bien
dans le champ de la physique que dans celui des sciences du
vivant, enfin la rubrique « Vie et technique » nous a semblé
appropriée pour rendre hommage à quelques pensées origi-
nales liées aux développements récents des sciences de la vie.

La dualité du formel et de l’intuitif, des partisans de l’intui-


tion et des partisans de la construction, permet de mieux cer-
ner les enjeux qui continuent de travailler la philosophie des
mathématiques. Si Cavaillès avait bien montré l’interdépen-
dance de la forme et de l’intuition (mais d’une intuition
« sans sujet ») dans la constitution des structures mathéma-
tiques, la question de l’ontologie n’en continue pas moins de
hanter de l’intérieur le geste mathématique. Il est frappant
par exemple que la référence platonicienne demeure si forte,
même si c’est avec des conséquences souvent fort différentes.
Pour Albert Lautman (1908-1944) par exemple, l’ami de Ca-
vaillès, l’intuition platonicienne des Idées-nombres demeure
une illustration féconde de la dialectique nécessaire entre
structure formelle et intuition dans l’activité mathématique.
De son côté René Thom (1923) prétend que le mathémati-
cien fait directement face aux données de l’expérience ou en-
core que les modèles mathématiques auxquels il se réfère ont
une portée ontologique et pas seulement opératoire : la théo-
rie topologique des catastrophes suppose qu’il est possible
d’élaborer une « mathématique des phénomènes critiques en gé-

38
néral » qui soit une « méthode qualitative pour interpréter les
formes naturelles » (Stabilité structurelle et Morphogenèse,
1972 ; Modèles mathématiques de la morphogenèse, 1980 ; Pa-
raboles et Catastrophes, 1983). De son côté Alain Badiou
(1937) s’appuie sur la logique sous-jacente à la théorie des ca-
tégories pour affirmer, dans un geste qui se réclame explicite-
ment de Platon, que les mathématiques « effectuent » la
question de l’ontologie, ce qui veut dire que pour lui les
constructions mathématiques sont les formes de l’être. Cette
thèse est notamment développée dans L’Être et l’Évènement
(1988), où d’entrée de jeu sont mis en connexion les noms de
Platon et de Cantor. Pour une juste appréciation de la nature
de la logique mathématique et de sa portée, on pourra se re-
porter à l’ouvrage de Roger Martin Logique contemporaine et
Formalisation (1964).

Les deux couples notionnels « déterminé-aléatoire » et « né-


cessité-hasard » nous ont paru propres à éclairer une grande
partie du débat épistémologique actuel aussi bien dans le do-
maine de la physique que dans celui des sciences de la vie. Il
s’agit en l’occurrence des plus récents développements d’une
très vieille question à la fois épistémologique et ontologique :
dans quelle mesure hasard ou nécessité sont-ils inhérents à la
réalité que nous pensons, à l’être même, dans quelle mesure
sont-ils relatifs à la connaissance que nous avons de l’être ou
du réel ? De fait, il y a connexion dans le traitement contem-
porain de cette question entre les développements de la théo-
rie quantique (conduisant à moduler l’idée antérieure du
déterminisme à la fois dans la pensée et dans la réalité) et

40
ceux de la biologie moléculaire quand elle se propose de
théoriser les modes d’apparition de la vie et de la transmis-
sion du patrimoine génétique – à cet égard, le grand livre de
la période demeure celui de Jacques Monod, Le Hasard et la
Nécessité (1970).
Qu’il faille moduler les concepts de hasard et de nécessité au
point de les considérer, avec Jacques Monod, comme insépa-
rables n’annule pas pour autant la question ontologique de
fond à laquelle les philosophes des sciences répondent, il faut
le reconnaître, avec bien des nuances. Déterminisme strict ou
bien réel irréductiblement aléatoire en lui-même, donc déce-
vant en fin de compte toujours sa capture par les appareils du
savoir et les protocoles de la pensée ? Si Ilya Prigogine (1917)
croit en un monde irréductiblement aléatoire marqué par
l’irréversibilité du créé (Physique, temps et devenir, 1980),
d’autres, sans nier la position indéterministe, insistent plutôt
sur les limites de la connaissance scientifique. Jacques Mer-
leau-Ponty (Cosmologie du XXe siècle, 1965 ; La Genèse des
théories physiques, 1974) soutient ainsi que la science nous ap-
prend surtout ce que l’être n’est pas. Bernard d’Espagnat de
son côté expose une théorie du réel « voilé » que les moyens
de la physique ne sauraient atteindre entièrement (À la re-
cherche du réel, 1979). Jean Largeault (1935-1995) a soutenu
que rien ne permet au scientifique de trancher entre l’hypo-
thèse indéterministe et l’hypothèse déterministe. Quant à
Jean-Marc Levy-Leblond (1940), raisonnant à partir des
théorisations physiques les plus récentes, il note par exemple
que les nouvelles théories du « chaos » n’admettent le déter-
minisme classique que dans l’hypothèse d’une connaissance

41
absolue de l’état de tout l’univers et qu’inversement l’équa-
tion de Schrödinger, pierre angulaire de la mécanique quan-
tique, décrit l’évolution d’un système quantique d’une
manière entièrement déterministe.

Les sciences de la vie, dans leurs développements récents, in-


téressent de toute évidence la philosophie en ce qu’elles don-
nent elles aussi à des questions très anciennes des éléments de
réponse inédits. Ces questions concernent à la fois la spécifi-
cité du « vivant » au sein de la matière non vivante, et la spéci-
ficité de l’humain au sein du vivant. Indépendamment de la
question « nécessité/hasard », sur laquelle intervenait d’une
manière forte le livre de Jacques Monod, les développements
récents de la biologie ont donné lieu à une réinterrogation
des relations entre ce qui de l’humain est maîtrisable par le
savoir biologique et ce qui serait irréductible à cette maîtrise.
Les neuro-sciences d’une part ont relancé la nécessité de pen-
ser l’articulation entre la matérialité biologique de l’être hu-
main et ses manifestations spécifiques dans le domaine de la
représentation, de l’affect ou de l’action (Jean-Pierre Chan-
geux et L’Homme neuronal, 1983 ; Jean-Didier Vincent, Bio-
logie des passions, 1990) : positions qui n’ont de sens qu’à être
confrontées notamment à la définition lacanienne de
l’homme comme animal voué au signifiant. Les développe-
ments de la génétique d’autre part ont relancé sous le nom
souvent confus de bioéthique la nécessité de resituer le savoir
de l’humain comme vivant dans un ensemble plus vaste où,
en rupture avec les sagesses antiques, l’homme ne saurait plus
être défini comme moment de l’ordre naturel mais comme

43
cet être paradoxal qui s’approprie la réalité, et la sienne
propre, par la connaissance au point d’entraîner une rupture
de tous les équilibres naturels et de modifier les conditions de
sa propre reproduction. Question en fin de compte philoso-
phique, et non scientifique, où il en va du mouvement d’un
désir assez radicalement obscur à soi-même.

Dans la dernière rubrique, « Vie et technique », nous nous


sommes plus sagement contentés de rendre hommage à
quelques philosophies singulières qu’on ne pouvait réduire à
être seulement des épistémologies de la biologie. Ainsi,
l’œuvre de François Dagognet (1924) se caractérise par sa
grande diversité et son ouverture d’esprit : elle se donne
comme programme général de « découvrir ensemble l’homme
et la matière » et de repérer les structures de l’objectivité qui
révèlent cette connexion et qui agissent en surface (la surface
et non l’intériorité : d’où par exemple une analyse de la peau
comme surface du corps). Docteur en médecine, Dagognet a
réfléchi, comme Canguilhem, sur les enjeux modernes des
disciplines de la vie (Philosophie biologique, 1954 ; Le Cata-
logue de la vie, 1970), mais aussi bien sur les enjeux et le lan-
gage de la chimie, et d’une manière plus générale sur les
caractéristiques (matérielles) de l’espace contemporain pris
dans sa matérialité (Une épistémologie de l’espace concret,
1977 ; Faces, surfaces, interfaces, 1982 ; Rematérialiser, matières
et matérialisme, 1985). Par ailleurs, l’œuvre de Gilbert Si-
mondon (1924-1989) doit retenir par son attention précise
au monde des techniques, dans une direction qui n’est certai-
nement pas celle de la critique heideggerienne (Du mode

46
d’existence des objets techniques, 1958). Sa réflexion l’a conduit
à relativiser la notion traditionnelle d’« individu », y compris
la dualité généralement reçue entre individu et communauté,
en concevant l’individu moins comme un principe de départ
que comme le résultat d’une multitude de processus et en
cherchant à penser les modes concrets de l’individuation en
tant que genèse matérielle : « Il faut connaître l’individu à tra-
vers l’individuation plutôt que l’individuation à travers l’indi-
vidu » (L’Individu et sa genèse physico-biologique, 1964).

PHILOSOPHIE ET RELIGION

La rubrique « Philosophie et religion » ne s’imposait pas


d’elle-même : elle appelle donc quelques explications. À cet
égard, il ne serait pas mauvais de revenir à quelques évidences
de fond parfois oubliées. Depuis les Pères de l’Église jusqu’à
la Renaissance au moins, il est clair que philosophie et théo-
logie ont été consubstantielles, aucune élaboration philoso-
phique n’étant longtemps possible hors du dogme chrétien
qui régissait à la fois les modes de pensée et les modes d’orga-
nisation de l’existence concrète des hommes. C’est avec Des-
cartes en un sens, avec Kant surtout, on le sait, que la
philosophie comme telle va prendre son envol en se séparant
de la tutelle théologique, séparation que la philosophie fran-
çaise des Lumières saluera comme le triomphe (tardif ) de la
raison enfin adulte et de la pensée libérée des chimères méta-
physiques. Les choses, pourtant, ne sont pas si simples. La
philosophie de Kant ne congédie pas purement et simple-

48
ment la religion, mais la réinterprète « dans les limites de la
simple raison » en intégrant à ses équations l’énigme méta-
physique du mal radical. La philosophie hégélienne à son
tour se pense comme l’achèvement, sous la forme du savoir
absolu, de cette « phénoménologie de l’Esprit » en travail de
soi dont la religion est l’une des figures ultimes, et il faudra la
violente proclamation de la « mort de Dieu » dans le lyrisme
de Nietzsche pour qu’on en vienne à penser qu’une philoso-
phie systématiquement athée est possible qui ouvre à l’in-
connu d’une nouvelle ère.
L’arrivée tardive en France de Nietzsche, de Hegel, de Marx
aussi bien, explique sans doute la longue insistance d’une
philosophie spiritualiste qui aura su résister à la puissance des
courants rationalistes (néo-kantiens notamment), voire fran-
chement scientistes. Cette tendance a pu s’exprimer brillam-
ment dans tout un pan de la philosophie de Bergson, mais
également dans les analyses métaphysiques de Maurice Blon-
del (L’Action, 1893 ; La Pensée, 2 vol., 1934 ; L’Être et les Êtres,
1935), de Jacques Maritain (Humanisme intégral, 1936 ;
Court Traité de l’existence et de l’existant, 1947) ou de Gabriel
Marcel (Être et Avoir, 1935 ; Journal métaphysique, 1927).
Cette philosophie se révélait alors capable d’opposer un hu-
manisme chrétien à un humanisme existentialiste qui était en
un sens son interlocuteur privilégié, capable aussi de mainte-
nir l’ancrage de la pensée dans une ontologie héritée du tho-
misme (sous une forme il est vrai souvent scolastique et
dogmatique). Il est de fait que cette « philosophie chré-
tienne » s’est en grande partie éloignée de nous avec la langue
qu’elle parlait, et que le lien historique entre philosophie et
théologie s’est ensuite fortement distendu. Pourtant, il n’est
pas impossible de supposer que cette situation soit en train
de changer, non certes dans le sens d’un retour en arrière,
mais dans celui d’une relance de l’interrogation et du dia-
logue. L’effondrement des mouvements insurrectionnels des
années 70, l’écroulement de l’univers communiste font partie
de cette nouvelle donne : la remise au premier plan de la ques-
tion éthique suscitée par exemple par les progrès récents des
sciences de la vie, l’effondrement des utopies émancipatrices,
les formes nouvelles de destructuration de la personnalité que
psychanalyse et psychothérapies abordent selon leurs proto-
coles respectifs, tout cela conduit à rouvrir un champ d’inter-
rogation et à questionner de nouveau cette longue mémoire
d’Occident au cœur de laquelle insiste le message des trois
monothéismes – pour méditer la puissante consistance d’un
rapport du sujet à la loi et à l’histoire qui s’y trouve formulée.

En ce sens, le mot de Nietzsche « Dieu est mort » indiquerait


plus une direction pour la pensée qu’une assurance, et de
même il serait juste d’entendre de nouveau dans son ouver-
ture la parole de Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme :
« La pensée qui signale la vérité de l’Être comme ce-qui-est-à-
penser ne voudrait aucunement s’être décidée en faveur du
théisme. Elle ne peut pas plus être théiste qu’athée ». Autant dire
que « athéisme » serait à prendre comme une question plutôt
que comme une donnée de fait sociologique inscrite dans la
réalité de nos cultures. La période philosophique qui vient de
s’écouler demanderait, du même coup, à être regardée avec
d’autres yeux. Il est clair en effet que l’interrogation sur la si-

52
gnification du fait religieux n’a jamais cessé de hanter l’espace
philosophique, de Hegel, Nietzsche ou Freud à Bataille (La
Part maudite, Théorie de la religion) et de Bataille à Derrida
(Mal d’archive, Sauf le nom). Comment négliger aussi bien la
passion qu’aura mis Lacan à interroger les ressorts de la sub-
jectivité mystique et les ressources de la théologie catholique ?
Comment oublier également cette enquête hélas interrom-
pue du dernier Foucault sur l’émergence de la subjectivité
chrétienne succédant au « souci de soi » des Grecs, sur la-
quelle se sera close l’interrogation commencée avec la « nef
des fous » médiévale ? Tout cela semblerait montrer non pas
certes que nous assisterions, comme le posent les esprits
confus, à un « retour du religieux », mais qu’il est plus que ja-
mais nécessaire pour la philosophie d’interroger sa longue as-
cendance théologique. Occasion pour nous de saluer le
travail irremplaçable de quelques grands historiens chrétiens
de la philosophie concernant la philosophie médiévale et la
patristique, occasion également d’insister, à partir de
quelques hautes figures, sur la fécondité très actuelle d’un
dialogue ouvert entre les trois grandes spiritualités qui ont
contribué à forger l’homme d’Occident.

La pensée judaïque aura été longtemps occultée, jusque chez


Heidegger lui-même, par la dominance d’une théologie chré-
tienne qui voulut emprunter les motifs de son ontologie à la
philosophie grecque. Si elle revient sur le devant de la scène
philosophique, c’est assurément en raison du prestige de cer-
tains de ses représentants, mais c’est aussi et surtout en raison
de deux grands événements qui auront marqué ce siècle. Le

53
premier bien sûr est l’abomination de la Shoah, dont la phi-
losophie française aura longtemps si peu parlé, pour ne pas
dire que dans l’ensemble elle ne l’aura même pas vue, à de
rares exceptions près. Le second aura été la création de l’État
d’Israël avec les conséquences politiques, philosophiques et
religieuses majeures que cette création ne pouvait pas ne pas
induire non seulement au sein de la communauté juive mais
bien au-delà d’elle. Il nous est d’abord apparu indispensable
de revenir, dans cette troisième exposition, sur la pensée
d’Emmanuel Levinas et sur son enracinement explicite dans
la tradition talmudique. Situés à l’intersection d’un commen-
taire proprement talmudique, en principe réservé à la com-
munauté juive croyante, et d’une réflexion philosophique
(nourrie d’un dialogue prolongé avec Husserl, Heidegger,
Merleau-Ponty, Buber ou Franz Rosenzweig), ces textes sin-
guliers sont une mine par leur teneur métaphysique et
éthique comme par le débat qu’ils engagent polémiquement
avec la pensée « idolâtre » des Grecs (Quatre Lectures talmu-
diques ; Du sacré au saint ; L’Au-delà du verset ; À l’heure des
nations ; Nouvelles Lectures talmudiques). On y relève certains
des traits que nous avons déjà notés dans le cadre de la pre-
mière exposition : la hantise d’une obligation absolue envers
l’Autre qui d’une certaine manière précède l’éthique elle-
même, l’exigence d’une « singularité pensable au-delà de l’uni-
versalité », l’affirmation d’une histoire « sainte » ou sacrée
transcendante à l’histoire purement humaine et qui se révèle
dans des « instants de sainteté », la dénonciation de l’intermi-
nable idolâtrie au cœur même d’Israël (du nationalisme), l’af-
firmation de la vocation infiniment singulière d’Israël, la

54
55
méditation de l’idée de justice comme à la fois strictement
humaine et plus qu’humaine, la méditation sur l’essence de la
Loi et sur l’essence de Dieu en tant qu’elle se révèle avec et
par Son Nom.
Il paraissait juste également de signaler l’œuvre philoso-
phique d’André Neher (1914-1988), sans prendre position
sur ses engagements idéologiques et politiques vis-à-vis de
l’État d’Israël et de la politique israélienne. Penseur et théolo-
gien du judaïsme, professeur à Sarrebourg, la guerre de 1939
le contraignit à se réfugier en Corrèze, période durant la-
quelle il apprit l’hébreu et découvrit la Bible, ce qui devait
décider de sa vocation. C’est en 1967, au moment de la
guerre des Six-Jours, qu’il quittera la France pour s’établir dé-
finitivement en Israël. S’il a tenté d’éclairer à la lumière de
Maimonide les liens historiques complexes qui ont pu se
nouer entre judaïsme et philosophie, on voit en lui surtout
celui qui a réhabilité la figure spirituelle du Maharal de
Prague, auteur du Puits de l’exil. Par ailleurs, André Neher a
développé dans de nombreux essais (L’Essence du prophétisme,
1955 ; L’Exil de la parole, 1970) une méditation forte sur la
singularité de la subjectivité juive constituée dans une rela-
tion originaire au fait de l’alliance et de l’élection, nouage sin-
gulier et déterminant entre temps et vérité, temps et éternité.
S’il semble difficile de ne pas rendre hommage aux commen-
tateurs et traducteurs qui auront proposé à un large public les
trésors de la pensée judaïque et favorisé le dialogue entre spi-
ritualités (André Chouraqui, traducteur irremplaçable des
grands textes bibliques, auteur de très nombreux essais dont
un récent Moïse, 1955 ; Armand Abécassis, auteur d’un essai

56
magistral en quatre volumes La Pensée juive), on se doit en
même temps de signaler, dans le sillage de la méditation de
Levinas, les ouvrages de quelques penseurs qu’on peut à bon
droit considérer comme ses disciples français. Ainsi de David
Banon (La Lecture infinie, 1987), de Marc-Alain Ouaknin
(Le Livre brûlé, Ouvertures hassidiques, Tsimtsoum, Introduc-
tion à la méditation hébraïque), de Stéphane Moses (avec des
essais consacrés notamment à Franz Rosenzweig) et enfin de
Shmuel Trigano, auteur entre autres de La Demeure oubliée
(1984), livre qui s’attache à retracer le projet philosophique
juif au travers des figures de Maimonide, Spinoza et Moïse
Mendelsohn.

Évoquer ensuite la « philosophie chrétienne » ne se peut sans


apporter quelque lumière sur une telle expression. Y aurait-il,
en effet, un mode de philosopher qui serait propre à celui qui
parle au nom de la foi, comme le supposaient les Pères de
l’Église depuis Origène ? Cette position, on le sait, a été récu-
sée par un penseur comme Ricœur : philosopher renvoie à
une discipline spécifique de la pensée qui est en tant que telle
supposée autonome en regard des confessions religieuses.
Cette séparation pourtant ne va pas de soi et en particulier ne
rend pas compte de ce qui aura constitué durant cette pé-
riode la contribution spécifique de quelques grands penseurs
catholiques, théologiens et historiens de la pensée, à la philo-
sophie vivante. D’abord, il est clair que cette contribution
demeure liée à la volonté de la plupart de ces penseurs de
porter plus loin la question ontologique en partant de l’héri-
tage du thomisme. Ce dernier constituait alors la philosophie

59
officielle de l’église catholique sous la forme bien souvent
d’une scolastique abstraite : sous l’influence de Bergson, de
l’anglais Henri Newman, un certain renouveau du thomisme
s’était déjà manifesté dans les œuvres de Maurice Blondel
(1861-1949), de Gabriel Marcel (1889-1973) et de Jacques
Maritain (1882-1973), originaire d’une famille laïque et par
la suite converti au catholicisme. Mais ce renouvellement de-
vait surtout venir de théologiens qui, historiens de la pensée,
allaient bouleverser leur discipline en portant un regard neuf
sur la patristique et sur la philosophie médiévale et au pre-
mier chef sur la pensée de Thomas d’Aquin lui-même
(Étienne Gilson, Henri de Lubac, Jean Daniélou, Yves
Congar, Marie Dominique Chenu), au prix bien souvent de
démêlés violents avec la hiérarchie ecclésiastique. Il convenait
en même temps de rappeler comment ces penseurs enracinés
dans la tradition catholique allaient, pour certains d’entre
eux, débattre avec les grands courants de la pensée contem-
poraine, qu’il s’agisse de la lecture de Hegel et de Marx au-
tour de Gaston Fessard puis de Jean-Yves Calvez, ou du
dialogue d’un esprit merveilleusement rebelle comme Michel
de Certeau avec l’anthropologie, la « nouvelle histoire » et la
psychanalyse.

De toute évidence, à qui enquête sur la puissance alors de la


philosophie « chrétienne », le nom d’Étienne Gilson (1884-
1978) s’impose le premier. Auteur d’une œuvre considérable,
cet élève de Bergson, professeur à la Sorbonne où il occupa la
chaire d’histoire de la philosophie du Moyen Âge, puis au
Collège de France jusqu’en 1951, érudit infatigable, est

60
d’abord celui qui est venu apporter une connaissance renou-
velée, minutieuse, argumentée et sans préjugés de la philoso-
phie médiévale. La Philosophie du Moyen Âge (1922)
inaugurait ainsi une longue série d’ouvrages consacrés à des
penseurs (saint Augustin, saint Thomas, saint Bonaventure,
saint Bernard, Duns Scot) dont il détaillait les systèmes de
pensée en les rapportant à leurs conditions historiques et cul-
turelles d’émergence. S’il a pu s’intéresser également d’une
manière féconde à la philosophie de la Renaissance (Dante et
la Philosophie, Dante et Béatrice) ou à l’influence de la philo-
sophie médiévale sur la formation du système cartésien, il
aura consacré l’essentiel de ses recherches au réexamen de
l’ontologie d’Augustin et de Thomas d’Aquin. On retiendra
enfin, à côté d’ouvrages consacrés à l’esthétique (L’École des
Muses, Peinture et Réalité), la présence dans son œuvre d’un
dialogue avec la philosophie islamique (Les Sources gréco-
arabes de l’augustinisme avicennisant). Il n’est pas exagéré de
penser que, par sa capacité singulière à renouveler notre
abord de la pensée médiévale et à réinterroger la conceptua-
lité propre à la théologie de cette période (Albert le Grand,
Gilbert de Poitiers, Raymond Lulle), Alain de Libéra se situe
dans la filiation d’Étienne Gilson.

Dans la même perspective, il convenait de citer les noms de


deux grands théologiens. Le premier, Henri de Lubac (1896-
1991), jésuite, professeur à l’Institut catholique de Lyon qu’il
marqua de son empreinte, fut durant la guerre un opposant
actif au nazisme. Auteur de Catholicisme (1938) et de Surna-
turel (1946), livre un temps suspect aux autorités ecclésias-

62
tiques avant que le père de Lubac ne soit conduit à exercer
une influence intellectuelle directe sur la préparation du
concile Vatican II (il sera par la suite nommé cardinal par
Jean-Paul II), on lui doit à la fois, dans le sillage d’Étienne
Gilson, une réévaluation de la philosophie thomiste libérée
de la gangue scolastique, et des commentaires précieux sur
Anselme et Suarez. On citera également une étude tardive sur
Joachim de Flore et sur l’héritage de la pensée millénariste
chez Saint-Simon, Fourier, Quinet mais aussi bien Hegel,
Fichte et Schelling, et plusieurs essais consacrés au boud-
dhisme (Aspects du bouddhisme, 1951). Jean Daniélou (1905-
1974), disciple de Henri de Lubac, a consacré de nombreux
ouvrages à la pensée patristique, notamment celle de Gré-
goire de Nysse, dans son lien intime à la philosophie grecque
(Platonisme et théologie mystique, 1944). Enfin, il était juste,
dans cette perspective de la réévaluation des pensées patris-
tique et médiévale, de citer le nom de Marie Dominique
Chenu (1895-1990). Théologien dominicain, créateur de
l’« Institut d’études thomistes », il est à la fois un historien re-
marquable et un réformateur des études thomistes. On peut
caractériser son orientation par une volonté de revenir à la
lettre du texte par-delà les interprétations dogmatiques de la
tradition comme par le désir de réhabiliter, dans sa vivacité
polémique, l’activité théologique des douzième et treizième
siècles (La Théologie comme science au XIII e siècle, rééd. 1969 ;
La Théologie au XII e siècle, 1966).

Que l’activité philosophique, du côté des catholiques, ne se


soit pas limitée à l’histoire de la philosophie, et spécifique-

64
ment au travail érudit et irremplaçable en patristique et phi-
losophie médiévale, on le mesure en rappelant comment,
dans les années 50, le milieu des théologiens chrétiens fut ré-
ceptif aux thèses de Hegel et même de Marx et contribua à les
diffuser dans le champ philosophique. D’une part, il
convient de mentionner, dans le cadre des études hégé-
liennes, l’influence du père Gaston Fessard, élève de Kojève
dans les années 30. Auteur d’ouvrages de philosophie poli-
tique (De l’actualité historique ; Chrétiens marxistes et Théolo-
gie de la Libération), on lui doit surtout une interprétation de
la dialectique hégélienne dans la Phénoménologie et dans la
Philosophie de l’esprit comme dialectique de la liberté spiri-
tuelle, clé de toute philosophie de l’histoire (Hegel, le christia-
nisme et l’histoire, 1990). Disciple de Gaston Fessard, un
jeune jésuite, Jean-Yves Calvez allait faire paraître en 1956 La
Pensée de Karl Marx, livre qui eut une grande influence, du
moins jusqu’à ce que s’impose autour de Louis Althusser
l’idée d’une coupure radicale entre le jeune Marx encore hu-
maniste et le Marx scientifique, anti-humaniste, du Capital.
On doit à Jean-Yves Calvez la valorisation du jeune Marx,
celui des Manuscrits de 44, et de l’hégélianisme de gauche
dans la pensée marxienne. Il s’agissait en somme, dans la
perspective humaniste d’une réconciliation de l’homme avec
son essence, de mettre au premier plan le concept d’« aliéna-
tion » hérité de Hegel.
Cette tradition hégélienne assez forte et vivace chez les jé-
suites français, s’est prolongée au-delà des ouvrages de Calvez
et son influence se retrouve, plus près de nous, dans les tra-
vaux de Dominique Dubarle (1907-1987), de Georges

67
Morel, de Pierre-Jean Labarrière (1931) et de Paul Valadier
(1933). Dans le même mouvement d’actualisation de la ré-
flexion philosophique au sein des penseurs chrétiens, on doit
évoquer la présence du père Stanislas Breton. Né en 1912, ce
docteur en théologie fut successivement professeur aux Insti-
tuts catholiques de Paris et de Lyon avant d’être nommé en
1970 maître de conférences à l’École normale supérieure.
Soucieux de restituer la pensée de saint Paul (1988) ou de
saint Thomas (Saint Thomas d’Aquin, 1965), mais aussi bien
celle de Spinoza (Spinoza, théologie et politique, 1977) ou de
Hartmann (Le Problème de l’être spirituel dans la philosophie
de N. Hartmann, 1962), on lui doit en outre une très riche
réflexion philosophique au croisement de la mystique, de
l’ontologie et des philosophies contemporaines (Approches
phénoménologiques de l’idée d’être, 1959 ; Foi et Raison logique,
1971 ; Unicité et Monothéisme, 1981).
Cette ouverture de la pensée chrétienne aux nouveaux cou-
rants de la philosophie s’est également incarnée dans la vive
personnalité de Michel de Certeau (1925-1986). Jésuite, psy-
chanalyste membre de l’École freudienne, disciple de Lacan
et ami de Foucault, on lui doit, outre un livre sur Mai 68 (La
Prise de parole), deux ouvrages qui manifestent son ouverture
d’esprit et sa capacité à produire une pensée originale au croi-
sement de la philosophie et des sciences humaines. L’Écriture
de l’histoire (1975) interroge le projet historien en tant que
travaillé et par la fiction et par la violence du pouvoir : écrire
l’histoire, c’est surmonter la multiplicité hétérogène des faits
pour construire une raison présente qui est (presque) tou-
jours une raison politique. Par ailleurs, La Fable mystique

68
(1982) tente de montrer, au croisement de la psychanalyse,
de l’histoire des religions et de l’analyse du récit, comment la
subjectivité mystique avec ses singularités propres peut venir
s’inscrire dans la réalité de l’histoire. Cette réflexion interdis-
ciplinaire s’est encore prolongée dans Histoire et Psychanalyse
entre science et fiction (1987).

Dans un ordre d’esprit également interdisciplinaire mais


assez différent, on peut évoquer l’œuvre multiple de René Gi-
rard (1923). Reconnu tout d’abord comme un théoricien ori-
ginal de la littérature avec un essai remarqué (Mensonge
romantique et Vérité romanesque, 1961) qui proposait notam-
ment une lecture passionnante de Dostoïevski entre stylis-
tique et psychanalyse, René Girard allait développer dans ses
livres suivants (La Violence et le Sacré, 1972 ; Des choses cachées
depuis la fondation du monde, 1978 ; Le Bouc émissaire, 1982)
une étonnante apologétique de la vérité christique comme dé-
mystification, aveu et rédemption du « désir sacrificiel », sorte
de somme gigantesque empruntant à la fois à la psychanalyse
freudienne ou lacanienne la notion du « désir mimétique » ja-
loux et meurtrier, à l’exégèse catholique une certaine lecture
(libre) des thèmes sacrés, à l’anthropologie (Mauss et Bataille)
le thème, omniprésent au point d’en devenir obsédant, du sa-
crifice comme point de nouage du lien social.

Mention particulière enfin doit être faite de la tentative origi-


nale de Henry Dumery (1920) de développer une phénomé-
nologie de la conscience religieuse. Disciple de Blondel
(Blondel et la Religion, 1954), il s’agit pour lui, sans contester

70
aucunement la légitimité du monde de la foi, d’en mettre
entre parenthèses les évidences « naïves » pour dégager les
conditions transcendantales de l’acte de croire. La réduction
transcendantale n’aboutit pas, comme chez Husserl, à l’affir-
mation d’un pur « ego » solitaire, mais, par-delà cet ego qui
en a la révélation sous forme de « donation », de l’activité
transcendante de Dieu. Il n’y a donc pas à opposer le Dieu de
la révélation et le Dieu des philosophes, puisque le second
n’est que l’explicitation méthodique et respectueuse du pre-
mier. Phénoménologie de l’ego, donc, mais à la condition
d’ajouter que cet ego est liberté, pouvoir auto-créateur lui-
même créé. (Philosophie de la religion, 2 vol., 1957 ; Phénomé-
nologie et Religion, 1960)

Nous nous devions de clore cette rubrique sur la « philoso-


phie islamique » : si la théologie est le refoulé de l’histoire de
la philosophie d’Occident, alors il serait juste de poser que la
spiritualité musulmane est le refoulé de ce refoulé. Nous n’en
sommes que plus heureux de rendre ici hommage à ceux,
érudits et parfois mystiques, qui ont apporté au lecteur fran-
çais des lumières indispensables sur ce chapitre si longtemps
censuré (par les théologiens chrétiens eux-mêmes) de la rai-
son occidentale, proposant du même coup aux hommes
d’aujourd’hui, dans une conjoncture marquée par tous les
périls du fanatisme et de l’instrumentation politique, l’idéal
d’un dialogue de la pensée, que ce dialogue se situe plutôt du
côté d’une certaine rationalité philosophique (héritière de

72
Platon et d’Aristote), ou plutôt du côté d’une métaphysique
et d’une mystique propres à l’islam mais dont les points de
connexion avec la métaphysique et la mystique chrétienne
sont évidents.

S’impose tout d’abord la haute figure de Louis Massignon


(1883-1962). Attiré très tôt par l’Orient sans entreprendre
d’emblée une carrière d’orientaliste, Louis Massignon se pas-
sionna d’abord pour la personnalité du philosophe arabe
Léon l’Africain : il partit sur ses traces au Maroc et rédigea sur
lui un ouvrage que Lyautey remit de sa part au père de Fou-
cauld. C’est par le jeune Luis de Cuadra, auquel devait le lier
une passion amoureuse tourmentée, qu’il eut la révélation du
martyr de l’islam El Hallaj, qui allait être désormais le fil
conducteur secret de sa pensée et de sa méditation. Affecté en
1914 sur le front des Dardanelles, il sera appelé comme offi-
cier de renseignements et chargé de contrôler les actions du
colonel Lawrence. C’est en 1922 qu’il soutient sa thèse sur
La passion de El Hallaj. Il y affirme la spécificité de la mys-
tique musulmane tout en indiquant ses points de contact
possibles avec la mystique chrétienne. Professeur au Collège
de France jusqu’en 1957, il devait créer au Caire le centre
d’études Dar-es-Salam, qui se voulait un espace de rencontre
entre christianisme et islam au nom de l’« hospitalité abraha-
mique », une des idées-forces de toute la fin de sa vie. Il sera
ordonné prêtre selon le rite melkite en 1950. À partir de
1954 il tentera, en vain, de prêcher la réconciliation entre la
France et l’Algérie.

73
La Passion de El Hallaj est à la fois une extraordinaire enquête
historique et sociologique sur la Bagdad de l’an mil, sur les
liens complexes, dans l’histoire de l’islam, entre pouvoir poli-
tique (le califat), pouvoir juridique et pouvoir religieux, sur la
spécificité de la tradition soufie, et sur la place singulière de
Hallaj au sein de cette dernière. À la différence de son élève
Henry Corbin, Massignon s’est moins attaché à parcourir,
sur une séquence historique donnée, les relations entre théo-
logie et philosophie, qu’à interroger la puissance de la révéla-
tion mystique par laquelle un sujet unique peut intercéder
pour une communauté et trouver dans l’union extatique avec
Dieu l’accomplissement de son être. L’idée d’intercession-
substitution (badaliya) est celle sur laquelle il ne cessera d’in-
sister tout en poursuivant sa révélation d’une fusion possible
entre mystique chrétienne et mystique musulmane, dont
Hallaj demeure à ses yeux la personnification exemplaire.

Né en 1903, mort en 1978, Henry Corbin, germaniste, phi-


losophe, est d’abord cet élève d’Étienne Gilson qui soutient
en 1928 un mémoire sur la pensée de Louis de Léon. Mais
c’est à Louis Massignon qu’il devra, en 1929, la révélation de
la Théosophie orientale de l’Iranien Sohrawardi. Il traduira
avant-guerre plusieurs textes de Heidegger dont Qu’est-ce que
la métaphysique ? (il traduit « Dasein » par « existence » en in-
duisant en France une lecture massivement existentialiste de
la pensée heideggerienne). Chargé à partir de 1945 de fonder
un département d’iranologie à l’Institut français de Téhéran,
il succédera à Massignon à la chaire d’islamisme à l’EPHE en

74
1954 et fondera également l’université Saint-Jean de Jérusa-
lem, centre de recherche spirituelle comparée.
Si Hallaj est la grande référence illuminante de Massignon,
Sohrawardi occupe la même place centrale dans la pensée de
Corbin. Sans sous-estimer l’importance des courants rationa-
listes d’inspiration aristotélicienne (Averroès, Al-Farabi),
Corbin s’est surtout attaché à la philosophie d’inspiration
néoplatonicienne (Avicenne) et à la métaphysique propre à
certains courants chiites plutôt qu’au kalam sunnite, dans la
mesure où ces courants lui semblaient porteurs d’un messia-
nisme et d’une mystique de l’histoire d’une particulière ri-
chesse. Histoire de la philosophie islamique (1964-1974) et En
Islam iranien (1971-1973) constituent à cet égard une
somme de référence en ce qui concerne la métaphysique
propre à l’imamologie chiite et en ce qui concerne les écoles
philosophiques iraniennes depuis Sohrawardi, le maître des
« platoniciens de Perse », jusqu’à l’école d’Ispahan (Mir
Damad, Molla Sadra Shirazi) et l’école shaykie. Si l’imamolo-
gie chiite développe une vision gnostique de l’histoire « voi-
lée » par-delà la clôture de la prophétie législatrice fixée à
Muhammad (la catégorie de l’« imam » est celle du pôle spiri-
tuel commandant en secret, invisible, à l’histoire visible), les
deux livres consacrés à Avicenne et le récit visionnaire (1979)
et à L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi (1976)
consacrent l’importance de la vision révélatrice qui sert en
quelque sorte de pont entre l’ineffable unicité de Dieu (le
« tawhid ») et la multiplicité des existences créées. C’est en fin
de compte plutôt dans le contexte hellénisant d’une philoso-
phie de l’émanation, depuis l’Un absolument transcendant

76
jusqu’aux existences matérielles finies, que dans celui propre-
ment chrétien du salut individuel de chaque âme au sein du
plan providentiel de la création, qu’on peut situer ces grandes
constructions inséparablement spéculatives et mystiques
dont la philosophie de Sohrawardi (Le Livre de la sagesse
orientale, L’Archange empourpré) reste le plus impressionnant
exemple.

Dans le cadre limité de cette exposition, nous ne pouvions


citer que les développements de l’islamologie française dans
son lien à la philosophie : impossible par conséquent de faire
écho, comme on le souhaiterait, à tous les travaux qui se font
par ailleurs en terre d’islam, notamment ceux qui s’efforcent
d’acclimater une philosophie de la raison empruntant une
partie de ses termes à la modernité européenne. Reste qu’il
serait difficile pour ces pays de l’aire arabo-musulmane d’en-
trer de plain-pied dans la modernité sans un patient travail
d’appropriation de leur longue et riche histoire philoso-
phique et culturelle : c’est d’une telle appropriation que parti-
cipent les travaux que nous évoquons ici en même temps
qu’ils sont les signes d’un dialogue vital entre une raison occi-
dentale moins unifiée qu’il ne semble et cet Autre islamique
qui lui est peut-être moins étranger qu’on ne le croit. On fera
pleinement droit, en ce sens, au philosophe de langue fran-
çaise Mohammed Arkoun, auteur de Pour une critique de la
Raison islamique (1982) et de L’Humanisme arabe au
IV e/X e siècle (1982), ouvrage dans lequel, à travers l’exemple de
Miskawayh et de sa génération intellectuelle, il nous invite à
revenir aux riches débats instaurés jadis de Bagdad à Ispahan

79
et qui concernent les rapports entre religion, politique et so-
ciété (Din, Dawla, Dunyâ). Parmi les islamologues qui ont
initié le lecteur français à la richesse de la théologie et de la
mystique musulmanes, on retiendra notamment George Ana-
wati, philosophe égyptien de langue française et fondateur de
l’Institut dominicain d’études orientales basé au Caire. Il s’est
associé au Français Louis Gardet, auteur d’une remarquable
Cité musulmane, pour produire une Introduction à la théologie
musulmane (1948, rééd. 1981), sorte de condensé de ce qu’il
est indispensable de savoir sur la réalité historique du Kalam
et sur les débats philosophiques qui en sont issus (doctrine de
la faute et du salut, des limites de la liberté, des rapports entre
Dieu ineffable et la création, entre la foi et ce raisonnement
philosophique propre à la « falsafa » issue des Grecs). Les
mêmes auteurs, suivant l’impulsion donnée par Louis Massi-
gnon, ont apporté dans Mystique musulmane des observations
précieuses concernant le vocabulaire, les arguments et les
techniques propres à la mystique musulmane.
On citera encore les travaux de Jean Jolivet (1925), auteur de
L’Intellect selon Kindi (1971), Multiple Averroès (1978) et
Études sur Avicenne (1984) ; ainsi que ceux de D. Gimaret,
Théories de l’acte humain en théologie musulmane (1980) et
Les Noms divins en Islam (1988). Enfin Roger Arnaldez
(1911), professeur émérite d’islamologie à la Sorbonne et
membre de l’Institut, a consacré plusieurs ouvrages à l’étude
des sciences coraniques et à la mystique musulmane, cher-
chant, à la suite de Massignon, à faire avancer le dialogue is-
lamo-chrétien. On lui doit des études savantes sur Jésus dans
la pensée musulmane (1988), sur la Risala de Qushayri et sur

80
le commentaire du Coran par Fakhr-al-Din-razi. On rappel-
lera également ses premiers travaux consacrés à Philon
d’Alexandrie, dont il a traduit l’œuvre aux éditions du Cerf :
Philon n’était-il pas lui-même l’incarnation du dialogue vi-
vant et fécond entre judaïsme et hellénisme ?

Deux noms enfin dans les plus jeunes générations. Si les illu-
minations de Hallaj nous sont connues par Massignon, si
l’œuvre considérable de Sohrawardi nous est accessible de-
puis les travaux d’Henry Corbin, on doit reconnaître en Mi-
chel Chodkiewicz l’un des meilleurs introducteurs en France
de la pensée du maître soufi Ibn Arabi dont le maître-livre,
Les Illuminations de la Mecque, n’est malheureusement et in-
compréhensiblement toujours pas accessible en traduction
française. C’est notamment dans Le Sceau des saints (1986)
mais aussi dans Un océan sans rivage (1992) que Chodkiewicz
a tenté de faire le point, en lecteur minutieux des textes, sur
le thème philosophico-mystique de la « sainteté mohamma-
dienne » différente de la prophétie législatrice, dont Ibn Arabi
se pense comme le pôle ultime dans une révélation méta-his-
torique où la figure musulmane de Jésus (Ysa) occupe une
place déterminante. Comme dans toute la tradition soufie,
l’exposé théorique n’est pas séparable de l’expérience vision-
naire, laquelle à son tour n’est pas séparable de la lecture ri-
goureuse et soumise du Coran. Le « voyage initiatique » que
conte Ibn Arabi est voyage dans la Parole divine et suppose
l’attention la plus scrupuleuse à la lettre dans laquelle se
trouve déposée cette Parole. Voyage en deux phases, montée

81
vers l’Un, descente vers les créatures, dont l’accomplissement
fait du saint le médiateur entre Ciel et Terre.

Un autre nom encore : celui de Christian Jambet (1946).


Celui que nous avons rencontré dans les années 70 comme
maoïste militant puis auteur, avec Guy Lardreau, de L’Ange, a
suivi par la suite un fascinant parcours, étrange seulement
pour qui ne s’attache qu’aux signes de l’histoire visible et ap-
parente. Disciple et héritier spirituel de Henry Corbin (il fut
le maître d’œuvre du Cahier de l’Herne consacré à ce der-
nier), directeur de la collection « Islam spirituel » aux éditions
Verdier, il est notamment l’auteur de La Grande Résurrection
d’Alamut (1990), livre dans lequel il interroge, à partir d’un
épisode particulièrement dramatique du chiisme ismaélien, le
sens profond du messianisme dans l’islam et la part qui s’y
trouve réservée à la liberté humaine définie comme « liberté
pour l’immortalité ». Dans La Logique des Orientaux (paru
précédemment, en 1983), il s’est attaché à développer, à la
suite de Henry Corbin, l’idée d’une philosophie propre à la
pensée islamique, qui trouve dans l’imaginal (l’imagination
non pas comme faculté trompeuse mais comme puissance
donatrice de formes et voie d’accès au monde des essences
spirituelles, Malakut) le ressort de son développement non
pas contre la ration occidentale mais à côté d’elle. Une telle
doctrine n’est pas une théorie de la connaissance au sens kan-
tien mais une ontologie de la participation à la création. C’est
cette ontologie que retient en fin de compte cet auteur dans
La Grande Résurrection d’Alamut comme dans son introduc-
tion à La Convocation d’Alamut de Nasiroddin Tussi (1996),

84
une ontologie qui s’accomplit dans la révélation mystique de
l’Un qui précède toute création. Mettant en avant le « senti-
ment gnostique de la vie » propre à cette métaphysique, l’au-
teur s’attache, dans la suite de ses propres méditations
politiques des années 70, à ce thème de la « métahistoire
comme lieu des événements spirituels » qui commande à l’onto-
logie elle-même et s’accomplit en une éthique du déjà-là de la
résurrection.

PROFESSEURS ET PASSEURS

Une dernière rubrique doit nous permettre de rendre hom-


mage à des penseurs que nous pouvons considérer comme de
grands « passeurs », pour reprendre un beau mot de Gilles
Deleuze. Sans avoir nécessairement élaboré une œuvre systé-
matique, ils sont de grands historiens de la philosophie qui,
comme Ferdinand Alquié ou Martial Gueroult, ont renou-
velé puissamment leur discipline, des penseurs originaux re-
belles aux modes, aux courants et aux partages institués tel
Vladimir Jankélévitch, de remarquables professeurs qui ont
marqué plusieurs générations d’étudiants, enfin d’inlassables
organisateurs de rencontres plus soucieux de faire avancer le
travail collectif de la pensée que de se valoriser eux-mêmes.

Jean Wahl (1888-1974) fut une de ces personnalités inlassa-


blement au service de la nouveauté philosophique, sans les-
quelles le paysage philosophique français n’eût pas été ce qu’il
est. Esprit rebelle, révoqué et emprisonné par le gouverne-
ment de Vichy parce que juif, évadé, réfugié aux États-Unis

85
où il enseigna de 1941 à 1945, Jean Wahl fut par la suite pro-
fesseur à la Sorbonne. Cela en tout cas ne suffit pas à faire
une figure académique de celui qui accomplit, selon le mot
de Levinas, « une activité extra-universitaire et même anti-uni-
versitaire nécessaire à une grande culture ». Fondateur du Col-
lège philosophique en 1946, directeur de la Revue de
métaphysique et de morale à partir de 1950, président de la So-
ciété française de philosophie à la mort de Gaston Berger, ce
qui frappe est l’étonnante ouverture d’esprit de ce « passeur ».
Auteur d’une thèse sur Les philosophies pluralistes d’Angleterre
et d’Amérique (Whitehead par exemple) à un moment où
elles étaient chez nous bien mal connues, il aura par ailleurs
mis en avant l’importance de la notion d’instant dans la phi-
losophie de Descartes ou, dans le Parménide de Platon, celle
d’une dialectique non hégélienne. S’il a rassemblé les élé-
ments de sa propre philosophie dans son Traité de métaphy-
sique (1953) et dans L’Expérience métaphysique (1964), on
notera surtout sa prescience des nouvelles orientations de la
philosophie française (l’existentialisme de Sartre notamment)
dans sa propre insistance à réclamer les droits d’une philoso-
phie du concret et du vécu (Études kierkegaardiennes, 1938),
par opposition à ce qui lui apparaissait comme l’excès d’abs-
traction et de totalisation de la pensée hégélienne (qu’il
aborde par le biais d’un certain humanisme tragique
« d’époque » avec Le Malheur de la conscience dans la philoso-
phie de Hegel, 1929). On notera enfin, comme une curiosité
et une rareté, son Cours sur l’athéisme éclairé de Dom Des-
champs (1967).

86
Autre grand passeur, esprit original, traducteur de textes
rares, Maurice Patronier de Gandillac (1906), longtemps
professeur émérite à la Sorbonne, a attaché son nom à l’esprit
de rencontre et de dialogue incarné durant toute cette pé-
riode par les rencontres de Cerisy dont il fut le grand inspira-
teur. Il aura par ailleurs voué l’essentiel de ses recherches à
cette philosophie de la Renaissance dans l’ensemble si mal
connue et à certaines figures de la mystique qu’il lui revient
d’avoir fait connaître à un large public. Ainsi de ses ouvrages
sur La Philosophie de Nicolas de Cues (1941), son Denys
l’Aréopagite (1943), son livre sur Eckhart (1942), tout autant
que ses traductions de Max Scheler (Le Formalisme en
éthique) et de Hegel (Propédeutique philosophique). Il a ré-
cemment publié aux éditions du Cerf Genèses de la modernité
(1992), somme érudite consacrée à l’examen des différentes
cosmologies et conceptions du monde qui se sont succédé en
Occident depuis la Cité de Dieu de saint Augustin jusqu’aux
utopies de Campanella et de Bacon, en passant par les thèses
d’Alain de Lille et de Duns Scot, par l’« abîme » selon Eckhart
et la « docte ignorance » selon Nicolas de Cues.

Étrangers aux courants et aux modes, enracinés par contre


dans la tradition proprement française de la « philosophie
morale », Jean Nabert et Vladimir Jankélévitch avaient eux
aussi leur place dans cette exposition. Le premier (1881-
1960) est l’auteur d’une œuvre qui n’a pas eu la chance de
toucher un large public comme celle de Jankélévitch mais qui
demeure singulièrement forte (L’Expérience intérieure de la li-
berté, 1923 ; Éléments pour une éthique, 1943 ; Essai sur le

88
mal, 1955 ; Le Désir de Dieu, 1966). Dans la tradition de la
philosophie réflexive, il s’agit d’une exploration des para-
doxes de la conscience qui conduit au bord de la révélation
d’un Autre que l’homme mais s’arrête en deçà. Si la
conscience n’est pas son propre fondement mais renvoie à
l’activité qui la conditionne, si l’homme comme être libre
doit se définir d’abord comme agissant et non comme source
du savoir ou de la représentation, le « sujet » doit se concevoir
comme intimement divisé en tant qu’il est « désir d’être » et
non pas être. Un tel sujet doit être pensé à la fois comme af-
firmation originaire et comme négativité, cette dernière
s’avérant dans l’expérience du mal en tant que radicalement
injustifiable. Récusant par là toute « théodicée », toute justifi-
cation de Dieu face à l’évidence du mal, Nabert n’exclut pas
la possibilité de renvoyer à l’idée de Dieu. Mais cette idée
doit être coupée de toute ontologie (rupture avec toute tenta-
tion heideggerienne) et elle suppose en même temps une ré-
vélation, celle que nous transmettent les « témoins de
l’Absolu » et qui vient en somme confirmer l’analyse ré-
flexive.
Pour des générations d’étudiants, les cours de Vladimir Jan-
kélévitch (1903-1985) étaient une fête de l’intelligence. Ré-
voqué, tout comme Jean Wahl, par Vichy, entré dans la
Résistance, il devait finalement retrouver un poste de profes-
seur après la guerre et être nommé à la Sorbonne en 1951. Sa
grande culture allait de la fréquentation de Platon et de Plo-
tin à celle de Kierkegaard et de Chestov, du philosophe espa-
gnol Baltazar Gracian (dont il fut un des premiers en France
à faire connaître les textes) à une connaissance assez rare de la

91
musique russe ou française (Debussy, Fauré). S’il résista tout
comme Jean Wahl à ce qui lui paraissait une fermeture sur soi
de la raison et de la dialectique conceptuelle, il demeure
avant tout celui qui, de La Mauvaise Conscience (1933) au
Paradoxe de la morale (1981) en passant par la somme im-
pressionnante qu’est le Traité des vertus (1949, rééd. 1971)
s’est attaché, avec une rhétorique brillante et subtile, à tra-
quer les mouvements les plus infimes et les paradoxes secrets,
voire les apories, de la conscience morale, tentations de la
bonne conscience et apories du Bien quand il prétend se
poser pour lui-même en oubliant que la morale n’existe que
comme injonction du savoir-faire. Il était sans doute logique
que ce disciple de Bergson fasse du temps et de l’amour ses
thèmes de prédilection. Le temps signe sans doute la tragédie
de l’irréversible mais il nous révèle en même temps la valeur
irremplaçable et illuminante de l’instant. Quant à l’amour,
qui donne sans attente ni espoir de retour, il est possible de
dire qu’il est la morale elle-même.

Ferdinand Alquié et Martial Gueroult, historiens de la philo-


sophie, auront sans aucun doute marqué l’un et l’autre l’his-
toire de leur discipline dans leurs différences d’approche
mêmes. Après avoir été professeur dans de nombreux lycées
de France, Ferdinand Alquié (1906-1985) enseignera la phi-
losophie à la Sorbonne de 1962 à 1976. S’il demeure un édi-
teur irremplaçable des œuvres de Descartes et de Kant, on lui
doit surtout la thèse, fortement énoncée dans La Découverte
métaphysique de l’homme chez Descartes (1950), du lien in-
terne, indissoluble, entre le rationalisme de Descartes et l’af-

93
firmation métaphysique de l’infini du Dieu créateur des véri-
tés éternelles (thèse qu’il déploiera notamment dans son
commentaire aussi rigoureux qu’inspiré des Méditations mé-
taphysiques). S’il demeure assurément un des meilleurs
connaisseurs du cartésianisme pour son temps, il aura dé-
ployé cette recherche au-delà de Descartes lui-même dans Le
Cartésianisme de Malebranche (1974) et dans Le Rationalisme
de Spinoza (1981). Certains de ses disciples ont usé à bon
droit pour caractériser sa pensée et son attitude de l’expres-
sion « passion de la raison » : pour lui, en effet, l’œuvre de la
raison n’est jamais séparable de cette passion qui la relie à
l’universel par ce qu’il y a dans l’homme de plus affectif ou de
plus pulsionnel, le rêve, l’amour, la folie ou l’angoisse. On
rappellera justement que cet ami d’André Breton est égale-
ment l’auteur d’une Philosophie du surréalisme (1955) dans
laquelle se trouvent évoqués ces domaines que la poésie ex-
plore et que seul un rationalisme étroit prétend expulser de
son domaine. C’est surtout dans Le Désir d’éternité (1943) et
dans La Nostalgie de l’Être (1950) que ce cartésien fidèle aux
« longues chaînes de raison » a pu exposer ce qui lui tenait le
plus à cœur, la nécessité de recourir à un moment donné,
par-delà les limites de cette raison objectivante et calculante
qu’il critique dans des termes parfois voisins de ceux de Hei-
degger, à la transcendance de l’Être.
C’est cette transcendance, à l’inverse, que récuse tout à fait
dans ses études Martial Gueroult (1881-1976). Professeur à
Strasbourg puis à la Sorbonne et au Collège de France de
1951 à 1963, il s’est efforcé de manifester, à l’aide d’une mé-
thode qu’on pourrait appeler structurale ou « internaliste »

96
(Canguilhem), de quelle manière une grande philosophie,
celle de Descartes ou celle de Spinoza, constitue à elle seule
un monde, un ordre de raisons obéissant à sa propre logique
interne sans qu’on puisse référer ces structures de langage à
un réel qui leur serait extérieur et dont elles seraient la tra-
duction plus ou moins fidèle. Cette démonstration de l’auto-
nomie du discours philosophique, en quelque sorte
s’autorisant de lui-même, a été conduite par Martial Gue-
roult dans Descartes selon l’ordre des raisons (1953) et dans
Spinoza (1968-1974).

La générosité intellectuelle et humaine de François Chatelet


était si manifeste que dans Périclès et Verdi (1985) Deleuze
put y voir une véritable « disposition de la pensée ». Cette gé-
nérosité devait se manifester autant dans son activité de pro-
fesseur que dans son rôle de co-fondateur du département de
philosophie de Vincennes (qu’il dirigea après Foucault) ou
du Collège international de philosophie. « Philosophe dans la
cité », François Chatelet ne fut en somme étranger à aucun
des combats de son époque : militant syndical, militant de
l’anticolonialisme, « membre critique » du Parti communiste
de 1954 à 1959 avant de se rapprocher de la revue Arguments,
de protester contre les événements de Budapest, et de soute-
nir, aux côtés de Sartre, Foucault, Deleuze, les insurrections
de Mai 68. Très remarqué par ses maîtres Kojève et Éric Weil,
se définissant lui-même comme hegelo-marxiste, il aura
voulu dans un premier temps décrire ou reconstituer en tota-
lité l’histoire de la rationalité : depuis Périclès et son siècle
jusqu’au Platon (1965), au Hegel (1968) en passant par Logos

97
et Praxis (1962), il se sera efforcé de trouver une logique de
l’histoire que la philosophie serait capable de conceptualiser.
Il dénoncera par la suite ce projet en posant que le logos de
l’histoire n’est jamais que reconstruit après-coup. Renonçant
alors à toute idée de totalité, il lui substitue celle de processus
de rationalisation hétérogènes et de multiplicités qu’il s’agit
de « cartographier ». C’est de ce repérage des blocs de pensée
que participent ces ouvrages de synthèse qu’il dirigera, His-
toire de la philosophie (1972), Histoire des idéologies (1978),
Les Conceptions politiques du XX e siècle (1981).

99
Bibliographie
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Sur Cavaillès
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1928 Essai sur la connaissance approchée, mathématique, PUF
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1955 L’Essence du prophétisme, PUF
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1920 Les Philosophies pluralistes
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1938 Etudes kierkegaardiennes, Vrin
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1953 Traité de métaphysique
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