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Albert Camus une morale de l’action au service

de la vérité et de la justice

Annie CHOLLEY-KERREC * * Licenciée ès lettres, membre de la Société d’études camusiennes et


membre du MAN, auteure de plusieurs articles sur la non-violence.

Camus s’est opposé à toute forme de violence, développant, à


travers son œuvre littéraire, les sillons d’une éthique de non-
violence engagée en politique. Il s’agit là d’un phénomène trop
méconnu, probablement parce mort trop tôt et que la pensée de
Jean-Paul Sartre finit par s’imposer ensuite dans les années 60-
70.

Le 04 janvier 1960, Albert Camus meurt brutalement à 46 ans d’un accident de voiture. « La
mort a frappé haut » pour reprendre le mot de Jean Vilar lors de la disparition de Gérard Philippe un an
plus tôt. Et Vilar ajouta, Camus « reste à jamais gravé dans notre mémoire ». Il en est de même dans
l’ensemble de la presse, tant française qu’étrangère, tant l’émotion face à la disparition de Camus est
grande. Même Sartre, dont la rupture avec Camus avait été définitive après la publication de L’Homme
révolté en 1951, salue chez Camus, dans France-Observateur du 7 janvier 1960 , « l’héritier actuel de
cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituaient peut-être ce qu’il y a de plus original
dans les lettres françaises ».

L’œuvre de Camus, protéiforme (essais, théâtre, romans, articles de presse), sans faire système,
avait un fil conducteur que Camus lui-même a exprimé à Stockholm, en 1957, lors de la remise du prix
Nobel de littérature : le cycle de l’absurde avec Le mythe de Sisyphe pose la question de la mort de soi ;
le cycle de la révolte avec L’Homme révolté introduit celui du meurtre. « J’entrevoyais déjà, écrit-il, une
troisième couche, autour du thème de l’amour », inachevée du fait de sa mort mais qui court tout au
long de son œuvre, ne serait-ce que dans Noces et L’Eté. (1)

Camus l’algérien

Orphelin d’un père mort dès la première année de la guerre 14-18, drame qui sera un élément
fondateur de sa haine de la guerre, Camus, artiste comme il aimera à se définir, sera un homme engagé
dans les tragédies de son temps, « solitaire et solidaire » d’une guerre à l’autre à l’ère des totalitarismes.
Il sera obsédé par le problème de la violence poussée à son paroxysme, comme l’analyse l’ historien
Georges Mosse (2). Malgré cette absence de père et une enfance passée auprès d’une mère pauvre et
analphabète, il dira cependant n’avoir pas été malheureux : « Je suis né à mi-chemin de la misère et du
soleil ». Cette généreuse nature algérienne, il va l’exalter dans ses écrits lyriques, très charnels, car son
royaume est de ce monde comme le Nietzsche de Zarathoustra. « C’est le grand libertinage de la nature
et de la mer qui m’accapare tout entier, écrit Camus. (…) Que d’heures passées à écraser les absinthes,
à caresser les ruines, à tenter d’accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! » (3).
« J’apprends qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas d’éternité hors de la courbe des journées. Ces
biens dérisoires et essentiels, ces vérités sont les seules qui m’émeuvent » (4). Nous avons déjà là ce
qui sera exprimé de manière plus philosophique dans L’homme révolté (1951), en particulier dans le
chapitre V intitulé « La pensée de midi » .
Les premières violences qui le heurtent sont celles que subissent les « Indigènes » comme on les
appelait à l’époque de la colonisation en Algérie. En 1935, il adhère au P.C.F., car, dit-il, « je ne peux me
détacher de ceux parmi lesquels je suis né », c’est-à-dire les catégories pauvres. Camus sera exclu du
P.C.F. pour désaccord avec la nouvelle politique orchestrée depuis Moscou.

En mai 1937, il signe, avec un groupe d’intellectuels algériens, un Manifeste, « un minimum »,


disent-ils, pour soutenir le projet Blum -Viollette (5), lequel permet l’élection d’une élite musulmane. Ce
Manifeste est rejeté par les colons, et aussi, entre autres, par les députés radicaux-socialistes !

En 1938, Camus est embauché par Pascal Pia comme journaliste à Alger républicain, où il va faire
une enquête sans concession, intitulée « Misères de la Kabylie », sur le sort misérable de ces
populations non européennes. Il y dénonce la justice coloniale, très éloignée des principes de la
République dans ce département français, ainsi que l’administration corrompue (6).

Du pacifisme à l’éthique de la responsabilité

Comme tout le courant de gauche de métropole avec Gide, Malraux qu’il admire, et tous les
intellectuels européens, il dénonce le péril hitlérien et milite au Mouvement antifasciste Amsterdam -
Pleyel fondé par Barbusse et Romain Rolland. En 1933, il adapte au théâtre (qui sera sa grande passion
toute sa vie et qui n’est pas sans rapport avec le goût pour la présence charnelle donc tangible) Le
Temps du mépris d’André Malraux, qui est une dénonciation des premiers camps de concentration nazis
destinés aux opposants politiques. Rappelons que Sartre, la même année, est à Berlin pour étudier des
philosophes comme Husserl et Heidegger, mais n’écrit rien sur ce qui se passe en Allemagne. Le 30
janvier Hitler avait accédé au pouvoir .

Camus ne sera pas un pacifiste intégral comme pourra l’être un Louis Lecoin de la « Paix
maintenant » en 1939 (7), alors que l’armée de Hitler attaquait la France. D’ailleurs certains de ces
pacifistes intégraux seront au mieux attentistes, au pire collaborateurs (8).

Dans une des feuilles de Soir républicain datée du 17 septembre 1939, un éditorial de Camus
exprime bien que la guerre est inévitable : « Jamais peut-être les militants de gauche n’ont connu tant
de raisons de désespérer. Bien des espoirs et bien des croyances se sont effondrés en même temps que
cette guerre. (…)Tant d’efforts pour la paix, tant d’espoirs mis sur l’homme, tant d’années de luttes ont
abouti à cet effondrement et à ce nouveau carnage ! ». Puis d’évoquer ce passé avec cette sensualité
bien camusienne : « les images fragiles et précieuses d’un passé où la vie gardait son sens : joie des
corps dans les jeux du soleil et de l’eau ,printemps tardif dans les éclatements de fleurs, fraternité des
hommes dans un espoir insensé ». Il dira que c’est en lisant dans un journal la mort à 40 ans, de Gabriel
Péri, journaliste communiste et résistant fusillé par les allemands en 1941, qu’il compris qu’il ne pouvait
rester passif. Malade, Camus se retire en été 1942 pour travailler à son roman La peste (paru en 1947)
au Panelier, à quelques kilomètres du Chambon-sur-Lignon, village courageux avec la belle figure du
pasteur Trocmé qui cachera des enfants juifs. Camus n’ignorera pas cette activité clandestine, lui qui va
affûter « les armes de l’esprit ».
En 1943, il entre dans le mouvement de résistance Combat mis sur pied par Henri Fresnay, pour
s’occuper du journal du même nom. En aucun cas il ne critique la résistance armée. Ses éditoriaux, lors
de la Libération de Paris, ne dénonce pas l’utilisation des armes, voir « Le sang de la liberté » dans
Combat du 24 août 1944. « Le temps témoignera que les hommes de France, y écrit-il, ne voulaient pas
tuer, et qu’ils sont entrés les mains pures dans une guerre qu’ils n’avaient pas choisie. » On pourrait
dire, pour reprendre Gandhi, qu’entre la violence et la lâcheté, il lui fallait à ce moment de l’Histoire
choisir la violence …. De cette expérience traumatique pour un homme qui haït la guerre, et à partir du
combat de la résistance qu’il idéalise, Camus va écrire ses Lettres à un ami allemand, dont trois
paraîtront clandestinement (9). Il précise que ces Lettres sont celles d’un européen libre à « vous autres
nazis « , et non pas à tous les Allemands .Préface à l’édition italienne après guerre.

Dans la Première Lettre , Camus s’explique : « Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de
grandeur nous met en marche. Mais c’est vous dire quel est le courage que nous applaudissons et qui
n’est pas le vôtre. Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis
toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. C’est beaucoup au contraire que
d’avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science certaine que la haine et la violence
sont choses vaines par elles-mêmes. C’est beaucoup que de se battre en méprisant la guerre, d’accepter
de tout perdre en gardant le goût du bonheur . […] Nous avions beaucoup à dominer et peut-être pour
commencer la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler. Car il y a toujours en nous
quelque chose qui se laisse aller à l’instinct, au mépris de l’intelligence, au culte de l’efficacité. » (juillet
1943)

Dans la Quatrième Lettre (9) :« Je vous combats parce que votre logique est aussi criminelle que
votre cœur. […] C’est pourquoi ma condamnation sera totale, vous êtes déjà morts à mes yeux. […] Et
malgré vous-mêmes, je vous garderai le nom d’homme. Pour être fidèles à notre foi, nous sommes
forcés de respecter en vous ce que vous ne respectez pas chez les autres. […] Voilà pourquoi à la fin de
ce combat, du sein de cette ville qui a pris son visage d’enfer, par-dessus toutes ces tortures infligées
aux nôtres, malgré nos morts défigurés et nos villages d’orphelins, je puis vous dire qu’au moment
même où nous allons vous détruire sans pitié, nous sommes cependant sans haine contre vous. […]
Nous voulons vous détruire dans votre puissance sans vous mutiler l’âme. »(10). Belle déclaration d’un
humanisme qui s’oppose à l’atroce « solution finale »des nazis qui déniaient aux juifs d’appartenir au
genre humain ! En cela Camus rejoint Hannah Arendt dans son ouvrage sur le totalitarisme (11).

Camus sent bien le risque, même dans des situations extrêmes, de l’utilisation de la violence où
la victime risque de devenir bourreau à son tour .

De Ni victimes , ni bourreaux à L’Homme révolté


La fin et les moyens

Dans ses éditoriaux de Combat, publiés au grand jour, Camus n’aura de cesse de reprendre ses
combats pour la paix dans un contexte de guerre froide où l’on était prié de choisir son camp . Il va
stigmatiser aussi bien l’idéologie nazie que le stalinisme et ses camps, s’attirant les foudres des
communistes de s tricte obédience. En évoquant un article de Guéhenno dans Le Figaro, il écrit « Il
s’agit de savoir si tous les moyens sont bons. […] Il s’agit de servir la dignité de l’homme par des
moyens qui restent dignes au milieu d’une histoire qui ne l’est pas. On mesure la difficulté et le paradoxe
d’une pareille entreprise. » (12) Dans ce même article, p.age 52 : « Mais notre idée, pour finir , est que
le jour où des hommes voudront mettre au service du bien le même entêtement et la même énergie
inlassable que d’autres mettent au service du mal, ce jour-là les forces du bien pourront triompher -pour
un temps très court peut-être, mais pour un temps cependant, et cette conquête sera alors sans
mesure. » Mais il faut affronter la peur dans ce siècle sans nuance : « Nous étouffons parmi les gens
qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées […]. Et si la
peur n’est pas le climat de la juste réflexion, il faut donc d’abord se mettre en règle avec la peur. […]
Elle signifie et elle refuse le même fait : un monde où le meurtre est légitimé et où la vie humaine est
considérée comme futile. »(13)
L’article suivant, « Sauver les corps », continue dans cet esprit : « On voit donc que le fait de
refuser la légitimation du meurtre n’est pas plus utopique que les attitudes réalistes d’aujourd’hui […].
Cette réflexion, à condition qu’elle se fasse sans peur comme sans prétention, peut aider à créer les
conditions d’une pensée juste et d’un accord provisoire entre les hommes qui ne veulent être ni des
victimes ni des bourreaux ». Mais, nous dit Camus, il faut se garder de toute position absolue : « définir
les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout messianisme, et débarrassée
de la nostalgie du paradis terrestre. »(14).

Nous avons dans ces articles les réflexions développés dans l’essai L’homme révolté, paru en
1951, lequel va subir en 1952 une critique virulente dans la revue de Sartre et Beauvoir, Les Temps
Modernes. On n’attaque pas impunément le marxisme, et surtout ses avatars, ainsi qu’un axiome
définitif : la violence est accoucheuse de l’Histoire. L’essai de Camus va être aussi l’occasion de réfléchir
sur le terrorisme qu’il avait déjà abordé dans sa pièce Les Justes, (1949), inspirée d’un fait réel : la lutte
en 1905 des révolutionnaires russes contre la tyrannie tsariste. Là, Kaliayev, « le meurtrier délicat »,
refuse de jeter la bombe car il y a des enfants, et s’oppose à Stepan, le doctrinaire sans état d’âme :
« Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la
révolution triomphera.» (15)

Toute la réflexion de L’Homme révolté, méditation sur la révolte mais aussi écrit métaphysique et
historique, sera de démontrer l’échec d’une telle position mais surtout l’abominable coût humain qu’elle
entraîne. En cela l’essai s’oppose à Merleau-Ponty qui dans Humanisme et terreur (1947) légitimait la
violence « progressiste ». « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il
ne renonce pas : ç’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »(16) .Camus dénonce
la révolte qui ne trouve comme issue que le nihilisme ou les idéologies révolutionnaires, annonçant
« des lendemains qui chantent » mais n’hésitant pas à amonceler les cadavres et établissant des
régimes totalitaires .« Il est donc possible de dire que la révolte , quand elle débouche sur la
destruction, est illogique. Réclamant l’unité de la condition humaine, elle est force de vie, non de
mort. »(17). Dans le dernier chapitre, « La pensée de midi », Camus refuse tout absolu se réclamant de
la non-violence : « La Non-violence absolue fonde négativement la servitude et ses violences ; la
violence systématique détruit positivement la communauté vivante .[…]Pour êtres fécondes ces deux
notions doivent trouver leurs limites. ».Il en appelle à la philosophie de la Grèce antique : « Cette limite
était symbolisée par Némésis, déesse de la mesure » qui s’oppose à l’hybris, la démesure. Mais cette
révolte ne va pas non plus « …sans amour et fécondité, ou elle n’est rien . La révolution sans honneur,
la révolution du calcul qui, préférant un homme abstrait à l’homme de chair, nie l’être autant de fois qu’il
est nécessaire, met justement le ressentiment à la place de l’amour » (18)

Le meurtre d’État, c est aussi pour Camus le refus d’une justice qui a recours à la peine de mort.
En 1957 paraît l’article « Réflexions sur la guillotine », en lien avec un texte de Koestler sur la
pendaison en Angleterre.(19) Parce- que Camus a une position résolument contre la peine de mort, il
signe le recours en grâce de l’écrivain Robert Brasillach, collaborationniste et antisémite. Il s’en explique
également dans une lettre à Marcel Aymé : « Ce n’est pas pour lui que je joins ma signature aux vôtres.
Ce n’est pas pour l’écrivain, que je tiens pour rien, ni pour l’individu que je méprise de toutes mes
forces. Si j’avais même été tenté de m’y intéresser, le souvenir de deux ou trois amis mutilés et abattus
par les amis de Brasillach pendant que son journal les encourageait, m’en empêcherait. » (20). Mais il
défendra tout autant les communistes grecs condamnés à mort en 1949.

Le choc des nationalismes avait largement entraîné les peuples dans des hystéries guerrières.
Camus n’aura de cesse de prôner un internationalisme. Il défend une Europe fédérale (cf. Lettre à
Alfiero Spinelli) et pense que travailler pour la Paix c’est instaurer de manière kantienne des instances
internationales . Il parle même, de manière passablement utopique, d’un gouvernement mondial.

Quand la bombe atomique tomba sur Hiroshima

Camus est pratiquement le seul à écrire que « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier
degré de sauvagerie. Il va falloir choisir dans un avenir plus ou moins proche entre le suicide collectif ou
l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.
(…) En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte,
qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve
depuis des siècles.
(…) Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la
paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter
des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »
Extraits d’un article de Camus paru dans Combat du 8 août 1945, juste après le lancement d’une bombe
atomique le 6 août sur Hiroshima .

Camus : un artiste « solidaire »

« Comme il l’exprime dans son magnifique discours à Stockholm lors de la remise du prix Nobel
de littérature en 1957, Camus soutiendra la révolte des ouvriers à Berlin-Est en 1953, puis répondra à
l’Appel des Intellectuels hongrois en 1956, et démissionnera de l’Unesco qui admet Franco en
1952…Mais il incite à la prudence « Chaque génération , sans doute, se croit vouée à refaire le monde.
La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à
empêcher que le monde se défasse. » (21)

La tragédie algérienne et l’impossible trêve civile

Les « événements d’Algérie », pour désigner une guerre qui ne disait pas son nom, vont être
vécus par Camus comme un traumatisme profond, d’autant que très lucidement il avait très tôt
dénoncer le régime colonial et appelé à des réformes. Peu avant les émeutes de Sétif du 8 mai 1945, il
est en Algérie pour Combat (22). Dans un article du 10 mai 1947, « La contagion », il dénonce la
répression à Madagascar mais déjà la torture en Algérie . « Si aujourd’hui des Français apprennent sans
révolte les méthodes que d’autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des Malgaches, c’est
qu’ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes supérieurs en quelque manière
à ces peuples et que le choix des moyens propres à illustrer cette supériorité importe peu.»(23). Alors
que s’instaure le cycle infernal attentats-répression, et que vont s’exercer le terrorisme aveugle côté
F.L.N., et la torture ainsi que les condamnations à mort du coté du gouvernement français, il va
reprendre du service comme journaliste à L’Express, d’octobre 1955 à janvier 1956, et dénoncer ces
deux violences qui s’alimentent l’une l’autre comme peut le faire aussi Germaine Tillion : « …on a le
droit, et le devoir, de dire que la lutte armée et la répression ont pris de notre côté des aspects
inacceptables. Les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes
dont nous sommes tous solidaires .»(24)

Camus dénonce avec la même vigueur les pratiques du F.L.N. ; ce qui va lui aliéner pratiquement
toute la gauche « bien-pensante », Sartre en tête . « Pour être utile autant qu’ équitable, écrit Camus,
nous devons condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme appliqué par
le F.L.N. aux civils français, d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. » Et il cite
Gandhi : « Après tout, Gandhi a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans cesser un
seul jour de rester estimable »( p .894 ).

Animé de cet esprit, il va tenir une conférence à Alger :« Appel pour une trêve civile en
Algérie », organisée par ses amis tant européens que musulmans , le 20 janvier 1956, en présence
notamment de Germaine Tillion et Ferhat Abbas. La tension est extrême à l’extérieur de la salle. On
entend même, partant de la foule houleuse des compatriotes de Camus, des cris de haine, dont « À
mort Camus ! » (25). Il est malheureusement trop tard pour une solution qui rende justice aux deux
communautés, une sorte de fédération comme le souhaitait Camus ; trop de mépris d’un côté, trop de
haine accumulée de l’autre, doublé du monopole du seul F.L.N. qui exclut et même massacre des
opposants musulmans comme par exemple au village Melouza. « Camus donne à entendre une
dissonance inécoutable […] qui vient briser le cercle reposant , simplificateur , convenu et mimétique
des pro- et des anti-colonialistes."(26).

« Jusqu’à quel point demeure-t-on l’obligé du monde même quand on en a été chassé ou qu’on
s’en est retiré ?», écrit Hannah Arendt dans Vies politiques (Gallimard,1974). Ce propos ne répond-il
pas à ce que vit Camus, car le reproche de silence sur l’Algérie après 1956, que l’on lui a fait, est
injuste, comme l’atteste Germaine Tillion. Combien de fois est-il intervenu auprès des plus Hautes
autorités pour éviter des condamnations à mort, pour obtenir des peines de prison moins lourdes ou des
remises en liberté, aux opposants à la politique menée par la France en Algérie ?

Albert Camus est mort avant les Accords d’Evian » et l’Indépendance de l’Algérie qui sonne le
glas de toute réconciliation possibles des communautés . Mais lui aura été épargnée une atrocité de
plus, celle de l’assassinat de son ami Mouloud Feraoun, instituteur et écrivain Kabyle, assassiné par
l’O.A.S. en 1962. On a reproché à Albert Camus d’avoir choisi son camp, celui des colonisateurs, ce qui
était ignoré son parcours et son désir de trouver une paix juste et durable où les deux communautés
seraient gagnantes. Après tant d’incompréhension de son vivant, et même après sa mort, il semble qu’il
faille considérer que l’œuvre camusienne est d’une très grande lucidité : il avait pressenti ce que
deviendrait la nation algérienne sous la houlette d’un Parti unique, le F.L.N., lequel a rapidement éliminé
toute opposition. Laissons en conclusion la parole à Camus, qui, lors de sa conférence pour une Trêve
civile évoquée plus haut, déclarait : « On accepte trop facilement de croire qu’après tout le sang seul fait
avancer l’histoire et que le plus fort progresse alors sur la faiblesse de l’autre. Cette fatalité existe peut-
être. Mais la tâche des hommes n’est pas de l’accepter, ni de se soumettre à ses lois. […]La tâche des
hommes de culture et de foi n’est en tout cas ni de déserter les luttes historiques ni de servir ce qu’elles
ont de cruel et d’inhumain. Elle est de s’y maintenir, d’y aider l’homme contre ce qui l’opprime, de
favoriser sa liberté contre la fatalité qui le cerne. » Quelle action non-violente ne se réclamerait-elle pas
de cet esprit là ?

Notes

1) Noces, Alger, Éd. Charlot, 1939. L Été, Paris, Éd. Prassinos, 1954. Noces, suivi de L’Été, Paris Le Livre
de poche, Gallimard, 1959.

2) Georges Mosse, De la grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes,


Paris, Hachette, 1999.

3) Noces suivi de L’Eté, « Noces à Tipasa », op.cit., p.15.

4) Noces, op.,cit., « Noces à Alger », p.50.

5) V. Albert Camus, Essais, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, Gallimard, édition établie et annotée par
Roger Quilliot et Louis Faucon,1965, réimprimé en 1997, p.1328 ; « Manifeste des intellectuels d’Algérie
en faveur du projet Viollette », publié dans la presse et dans le Bulletin de la Maison de la culture
d’Alger, mai 1937.

6) Cahiers Albert Camus n° 3, « Fragments d’un combat,1938-1940, Alger républicain », Paris,


Gallimard, 1978.

7) Jean Gauchon, Le pacifisme intégral, supplément au n° 100 (juin 1975) d’Union Pacifiste (mensuel),
1975, p. 8 et 9. Voir. l’article « Pacifisme » dans Dictionnaire de la non-Violence de Jean-Marie Muller,
Gordes, Éd. du Relié, 2005.
À noter que Camus soutiendra Lecoin en 1958 pour l’obtention du statut des objecteurs de conscience.

8) Jean-Pierre Biondi « La mêlée des pacifistes(1914-1945) » Ed. Maisonneuve et Larose, 2000.

9) Essais, op. cit. « Lettres à un ami allemand », 1ère Lettre, juillet 1943, p.221 ; 4ème lettre, juillet 1944,
p.239.

10) Tragique dilemme bien explicité dans Jacques Semelin, La non-violence expliquée à mes filles,
Paris, Seuil, p. 19.
11) Hannah Arendt : nouvelle traduction de l’américain Quarto, Gallimard, qui réunit les trois vol.
L’impérialisme, l’antisémitisme et le totalitarisme, ainsi que Eichman à Jérusalem. 2004 .

12) Albert Camus : Actuelles - Écrits politiques, Paris, Gallimard,1950., p. 51. Réimp. 1977 ; repris dans
Cahiers Albert Camus n° 8 « Camus à Combat », Paris, Gallimard 2002, p. 311.

13) Actuelles, op. .cit., « Le siècle de la peur », p. 119 et 120.

14) Actuelles, op. cit., p. 123. Voir aussi « Démocratie et modestie », 30-4-47, p..663 « Camus à
Combat », op. cit.

15) « Réflexions sur le terrorisme ». Florilège de textes de Camus sur ce thème. Avant-propos de
Jacqueline Lévi-Valenti (+ en 2005), grande spécialiste de Camus, Éd. Nicolas Philippe, 2002.

16) L’Homme révolté, Paris, Gallimard,1951, p. 25. Réimp.1972.

17) L’Homme révolté, op. cit.,Chapitre V « La pensée de midi », pp.341-342.

18) L’Homme révolté, op. cit. Chapitre V « La pensée de midi » p..354-355 et p.367.

19) Albert Camus, Réflexions sur la guillotine, Paris, Calmann-Lévy, 1957.

20) Pierre Assouline, L’épuration des intellectuels, Bruxelles, Éd. Complexe, p. 166. Rééd. 1990.

21) Albert Camus, Discours de Suède, Paris, Gallimard, p. 17 . 1958 Réimp.1991

22) V. « Camus à Combat », dans « Cahiers Albert Camus », 8, op. cit., p. 497 ; « Crise en Algérie »
(13/14-5-45), p. 502 ; les articles sur l’Algérie édités par Camus en 1958, dans Actuelles III. Chroniques
algériennes 1939-1958 , Paris, Gallimard. Ces articles restent méconnus lorsqu’ils paraissent. Seule
Germaine Tillion en rend compte dans la revue « Preuves », sept. 1958. Ils seront repris dans À la
recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, textes réunis par Tzvetan Todorov, Paris,
Seuil, 2001.

23) Idem

24) Essais II, op. cit., p.894.

25) Essais, op. cit., p. 991 pour le texte .Voir aussi l’article de Charles Poncet, ami de Camus et présent
ce jour là, dans « Magazine littéraire » n° 276 avril 1990.
Nous renvoyons pour cette partie sur l’Algérie à l’excellent chapitre de Jean-Jacques Gonzales qui rend
justice à Camus post-mortem : « Une utopie méditerranéenne . Albert Camus et l’Algérie en guerre »
dans La guerre d’Algérie 1954-2004 la fin de l’amnésie, sous la direction de Mohammed Harbi et
Benjamin Stora, Robert Laffont, 2004.

26) La guerre d’Algérie. 1954-2004, op. cit., chapitre de J.-J. Gonzales, p. 601.
Sur la notion de justice chez Camus, voir Denis Salas (magistrat) : « Albert Camus . La juste révolte »
Michalon.2002, 120 p.

Société des études camusiennes :


Présidente : Agnès SPIQUEL,
3 bis, rue de la Glacière
94400 Vitry-sur-Seine
Contact : agnes@spiquel.net et mtblondeau@noos.fr

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