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PRÉFACE

La réédition de l’ouvrage Essai sur la littérature des Berbères d’Henri Basset se


justifie, d’une part, parce qu’il constitue encore de nos jours l’unique introduction
d’envergure à la littérature d’expression berbère et, d’autre part, parce qu’il représente
bien une étape de l’histoire de la connaissance de la culture du Maghreb. La fin du
XIXe siècle et le début du XXe furent la période du colonialisme triomphant ; les
missions scientifiques, destinées à reconnaître les espaces et les peuples à coloniser,
étaient le prélude à la conquête militaire, c’est ce qui explique le foisonnement des
études sur les langues et les littératures des peuples d’outre-mer. Dans cette entre-
prise, les institutions, les moyens logistiques et les cadres ne faisaient pas défaut ;
parmi les maîtres d’œuvre de la science coloniale, il y avait des officiers-interprètes,
des missionnaires et surtout des savants chevronnés. H. Basset (1892-1926) fut l’un
de ceux à qui la berbérologie doit tant. Issu d’une famille d’origine lorraine, il fut –
avec son père René et son frère André – un fin connaisseur du Maghreb. Chercheur,
enseignant à la Faculté des Lettres d’Alger, directeur-adjoint de l’École Supérieure de
Langue Arabe et de Dialectes Berbères de Rabat, il se mit avec ardeur à l’étude ethno-
graphique de la culture locale arabe et berbère. Une mort précoce mit un terme à une
carrière académique qui s’annonçait brillante.
Lorsque parut la première édition d’Essai… en 1920, les études berbères étaient
alors suffisamment avancées pour donner lieu à des monographies consacrées à la
description des structures grammaticales, à des dictionnaires bilingues et à des
recueils de textes de littérature couvrant les principales aires dialectales, mais il
manquait des travaux de synthèse faisant le point sur les connaissances accumulées
jusque-là. Essai… vint combler cette lacune dans le domaine de la littérature.
Œuvre de pionnier, Essai… était novateur à son époque. Bien que l’auteur eût
pris la précaution de préciser dans l’Avertissement que son ouvrage était adressé moins
aux spécialistes qu’aux amateurs de folklore et de l’Afrique du Nord, il faut bien
admettre que cette précaution était toute rhétorique quand on sait que l’étude de
l’Essai est encore de nos jours une propédeutique obligée pour tout chercheur
travaillant sur la littérature berbère. En effet, avant la parution de cet ouvrage, le
lecteur avait certes à sa disposition un ensemble de textes recueillis un peu partout
dans le domaine berbère, mais il s’agissait la plupart du temps de textes présentés
comme des corpus d’appoint à l’étude de la grammaire des parlers; il s’agissait rare-
ment de recueils de textes considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, pour leur
valeur littéraire. Rares étaient cependant les analyses de l’expression et du contenu des
textes, rarissime était l’effort de théorisation de l’esthétique littéraire berbère.
Dans les conditions historiques et scientifiques de l’époque et à partir d’une
moisson somme toute rudimentaire, Essai… fournit une synthèse claire et suggestive
de l’état d’une littérature alors peu connue. H. Basset y distingue trois types de

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production : la littérature écrite, la littérature juridique et la littérature orale. Cette
catégorisation est pertinente dans la mesure où elle fait la part de la diversité des sour-
ces de cette littérature, de ses fonctions culturelles et sociales et de ses sites de produc-
tion. La littérature écrite comprend essentiellement des textes religieux; ceux qui sont
connus ont été rédigés en caractères arabes, de beaucoup d’entre eux il ne nous est
resté que très peu de choses, notamment des Qorans hérétiques des Berghouata et des
Ghomara, des `aqâid des Ibadhites et de la traduction des ouvrages orthodoxes des
prosélytes comme Ibn Toumert (At-Murshida et At-TawÌîd). Les deux traités d’Awzal
(Al-Îawdh, et BaÌr Ad-Dumû`) ainsi qu’un ouvrage de son maître Aznag constituent
les seuls recueils complets disponibles. H. Basset dépeint les communautés qui ont
produit cette littérature comme “un peuple sans traditions historiques pour qui l’idée
d’un document littéraire était incompréhensible” (p. 45). Les Berbères se sont illus-
trés dans un autre domaine de la production symbolique, celui de la littérature
juridique; souvent orale mais parfois écrite, elle véhicule une partie du droit coutu-
mier berbère appelé qanoun, azerf ou izerf; droit qui légifère en matière de gestion des
ressources économiques et d’organisation sociopolitique. De cette littérature, l’auteur
écrit “Il serait erroné de la prendre pour l’œuvre consciente d’une volonté législatrice
unique” (p. 62). La littérature orale est exposée dans la majeure partie d’Essai…, elle
représente la composante la plus importante de la production littéraire berbère par la
diversité de ses genres et par la masse des matériaux qu’elle offre. La prose est consti-
tuée de contes (merveilleux, plaisants, d’animaux) et de légendes (historiques, religieu-
ses, hagiographiques et explicatives) ; la prose berbère serait selon H. Basset le produit
de la tradition orale reçue et retransmise sans effort de création : “Il paraît inadmissi-
ble aux Berbères, comme aux primitifs et même aux demi-civilisés, que celui qui
récite une œuvre d’imagination puisse la tirer de son propre fonds” (p. 78). La poésie,
plus prisée que la prose, est composée de genres distincts et variés (izli, urar, amarg,
tanddamt, tayffart, ahal, etc.), elle est le produit d’une création individuelle, de ce fait
elle est plus marquée par l’innovation et le changement que la prose; ses thèmes sont
d’inspirations diverses : amour, morale, religion, guerre, épigrammes, exil, etc.
H. Basset porte des jugements assez sévères sur cette poésie : “Les poèmes ne présen-
tent pas une très grande originalité ni de pensée ni d’expression” (p. 55), il renchérit
à la page 205 : “Il peut y avoir dans ces essais, j’en conviens, un travail de généralisa-
tion considérable pour des esprits peu cultivés, plus d’efforts qu’ils n’en dépensent
pour trouver quelque belle comparaison; mais nous ne le saurions apprécier, car en
ce domaine, il n’est à nos yeux ni naïveté ni fraîcheur, mais gaucherie et puérilité”.
Trois idées essentielles dominent les analyses de l’auteur : l’unité profonde de la litté-
rature berbère à travers un espace immense, le caractère primitif de cette littérature et
l’existence de motifs et de thèmes communs aux deux rives de la Méditerranée.
Essai… est un ouvrage utile au chercheur berbérisant, au spécialiste de la tradi-
tion orale et en général au lecteur intéressé par le Maghreb. Il fournit des informa-
tions éclairantes sur les principaux genres attestés dans la production littéraire berbère
écrite et orale connue au début de ce siècle, l’approche qui y est adoptée par l’auteur
s’inspire de la critique littéraire historique et comparative. Essentiellement descriptif,
l’Essai est centré sur l’étude ethnographique de la thématique; si la métrique a fait
l’objet d’observations intéressantes sur la prosodie poétique, par contre la typologie
des genres poétiques ainsi que la structure interne des textes en prose n’ont pas été

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approfondies. Raisonnablement, on ne saurait avoir de telles exigences lorsqu’on
évalue un travail réalisé à un moment où le structuralisme était encore à l’état de
gestation. En revanche, le lecteur sera quelque peu surpris par les jugements de valeur
qui émaillent l’Essai. En effet, en bien des pages, H. Basset a donné libre cours à des
appréciations péjoratives qui s’inscrivent dans l’air du temps et qui consistent à
évaluer la production matérielle et symbolique des peuples colonisés à partir des
conditions historiques de l’Occident et sur la base des normes culturelles et esthéti-
ques qui y sont dominantes. C’est ainsi par exemple qu’on lit sous la plume de
l’auteur la conclusion lapidaire suivante : “les Berbères sont restés aux fondations de
l’œuvre et en ont laissé les pierres éparses : ils n’ont jamais possédé l’indispensable
architecte qui seul eût pu les assembler : l’imagination qui crée” (p. 179). Le blocage
épistémique d’une telle vision s’explique par le fait que le relativisme et la différence
étaient des notions encore impensées à cette période de l’histoire de l’humanité.
Il ne fait pas de doute qu’Essai… représente un jalon inaugural dans l’histoire
des études littéraires berbères; cependant, depuis la parution de cet ouvrage, la litté-
rature berbère a évolué sous l’impact des transformations radicales connues par la
société berbère durant les périodes coloniale et postcoloniale, le principal indice de
cette évolution est la tendance au passage de l’oralité à la scripturalité. Si les contes et
les légendes traditionnels, concurrencés par les fictions médiatiques, tombent
progressivement en désuétude, la prose s’enrichit de genres nouveaux comme la
nouvelle, le roman et le théâtre. La poésie, qui demeure la principale expression du
génie littéraire des Berbères, évolue sur les plans de l’expression et du contenu en
intégrant des formes esthétiques nouvelles et les motifs de la modernité. La critique
littéraire s’est également renouvelée; en intégrant les apports des théories modernes,
elle permet de mieux comprendre les différentes dimensions de la littérature berbère
et d’en apprécier à sa juste valeur la tonalité spécifique dans le concert polyphonique
de la littérature universelle.

Ahmed BOUKOUS
Professeur à l’Université Mohammed V (Rabat)

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