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DERRIÈRE LE SILENCE, PAR-DELÀ LE SILENCE

La poésie d’Andrea Zanzotto

Niva Lorenzini, Traduit par Aurélie Gendrat-Claudel

Belin | « Po&sie »

2006/3 N° 117-118 | pages 239 à 247


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701144795
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https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-3-page-239.htm
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Niva Lorenzini

Derrière le silence, par-delà le silence


La poésie d’Andrea Zanzotto
Traduit par Aurélie Gendrat-Claudel

Niva Lorenzini enseigne la littérature italienne contemporaine à l’université de Bologne. Elle dirige
deux revues importantes : Il verri et Poetiche. Elle a publié de nombreux travaux sur la poésie italienne
du XXe siècle.
Elle a édité G. D’Annunzio, S. Quasimodo, Antonio Porta.
Le texte, inédit en Italie, paraît dans le volume Poesia i silenci, Quaderas de Filologia, Estudis
Literaris, vol. XI, 2006, Valencia.

Dans un écrit au titre énigmatique (« Poésie ? »), publié en 1976 dans un numéro spé-
cial de la revue il verri consacré à la poésie – plus précisément aux Équilibres de la poé-
sie –, Andrea Zanzotto écrivait : « […] nous sommes dans la situation non pas d’écrire,
mais de “tracer”, d’érafler la feuille, moins avec une pleine conscience du geste qu’avec
la sensation de ne pouvoir nous soustraire à une nécessité 1 ». Cette nécessité était illus-
trée sur-le-champ, lorsque Zanzotto attribuait à la poésie une fonction de rupture avec
la tradition d’un lyrisme rasséréné et consolatoire : pour Zanzotto, la poésie pouvait tout
au plus « indiquer un état d’alerte, mettre en évidence une fêlure qui nous concerne et
que nous ne voyons pas », ou bien « exprimer le sous-entendu d’une menace » (« ou
peut-être – concédait le poète, par une allusion elliptique – d’une espérance ? »).
C’était là une façon singulière et courageuse d’affronter le problème de la communi-
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cation en poésie. Loin d’en réduire la complexité selon les modalités les plus répandues
et les plus galvaudées – à qui parle le poète, de quoi parle-t-il, veut-il atteindre le lec-
teur ou le dérouter ? –, Zanzotto nous amène sur un terrain mieux structuré et plus acci-
denté, plus segmenté et plus escarpé : pour l’auteur de la Beauté, un « livre de vers »
doit être abordé comme le résultat de « processus inquiétants » qui échappent à ceux-là
mêmes qui ont collaboré d’une manière ou d’une autre à sa rédaction. En effet, celui qui
écrit, et en particulier celui qui écrit de la poésie, se place toujours – selon lui – au bord
du silence : il faut comprendre l’expression au sens large, tout d’abord comme traduc-
tion de la difficulté, pour la poésie, de se proposer justement comme « communication
immédiate », à partir du moment où le poète peine toujours à « s’ouvrir totalement à
l’altérité », quand bien même celle-ci reste importante et « entre » dans le texte. Mais
l’expression désigne aussi la tendance à se mesurer à « l’exclusion », à la « marge », à
la « limite », en effleurant chaque fois l’« impossibilité » et même les « impossibilités

1. Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, éd. S. Dal Bianco et G. M. Villalta, Milano, Mondadori, « I Meridiani »,
1999, p. 1200.

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d’exister » de la poésie, qui appellent, selon Zanzotto, « une formulation totale », dans
un vingtième siècle qui les a rendues « infinies 1 ». S’il est vrai en effet que tout poète,
à quelque époque que ce soit, au moment où il se confronte au langage et explore les
possibilités de la parole, se mesure au manque, il ne s’expose que davantage à la perte
de la voix dans le siècle de la phénoménologie et de l’existentialisme, de la crise des
valeurs et des idéologies, du monopole impérialiste et de la consommation forcée : dans
pareil contexte, la parole de la poésie ne peut pas ne pas accueillir le nouveau défi du
vide, de l’anéantissement, elle qui – prévient immédiatement Zanzotto – « œuvre aussi
(depuis toujours ?) à travers la mort et le silence. »
C’est ce silence et les acceptions qui lui donnent corps, en le rendant perceptible selon
des modalités lexicales, syntaxiques, rythmiques diversifiées, que je tenterai d’explo-
rer, en en suivant le développement diachronique grâce à des exemples choisis au gré
d’un itinéraire textuel qui part des Versi giovanili (1938-1942) (Poésies de jeunesse)
pour arriver, en 2001, à l’aboutissement de Surimpressions. Si l’on considère les
recueils des années 50, en particulier Derrière le paysage (1951), Élégies et autres vers
(1954) et Vocatif (1957), on observe un processus d’absolutisation qui investit le pay-
sage dans sa totalité : un paysage harmonisé, donné comme valeur positive, protégé de
la désagrégation, séparé et presque soustrait à la présence humaine. Le traumatisme de
la Seconde guerre mondiale se projette dans ses vers comme refus, réticence,
« gêne » – c’est Zanzotto lui-même qui l’affirme – à l’égard de l’histoire et de ses évé-
nements destructeurs : « je voulais simplement parler de paysages – confessait le poète
en 1981 –, retourner à une nature sur laquelle l’homme n’aurait jamais agi. C’était un
reflet psychologique des ravages de la guerre. Je n’aurais pas pu regarder les collines
qui m’étaient familières comme quelque chose de beau et de doux, en sachant que c’est
là qu’avaient été massacrés tant de jeunes gens innocents 2 ». Il s’agit certes de parler de
paysages, mais pas seulement de vider totalement le texte de toute présence humaine.
L’opération est plus radicale : cette présence devient clivée, érodée, scindée ou bien elle
subit une torsion qui la rend en quelque sorte consubstantielle au paysage même, dans
une hybridation de formes qui impliquent les plans grammatical, syntaxique, rhétorique.
Avec de telles prémisses, on ne peut guère s’étonner de la disparition d’une fonc-
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tion locutoire autonome du sujet, pas plus que de la façon dont le langage se mesure à
l’abstraction, perdant toute appartenance, se faisant impersonnel jusqu’à s’émousser et
à devenir expérience de laboratoire. Ce sont précisément les années – note ailleurs Zan-
zotto, dans un texte non daté mais que l’on peut situer autour de 1955 – où « la réalité
rugueuse enserre de toutes parts et peut imposer le silence massif, minéral de la dévas-
tation 3 ». Face à ce silence, le langage, mis à distance du réel, d’une fonction transi-
tive qui se transmet du sujet à la chose, privilégie une acception symbolique longtemps
expérimentée par la poésie hermétique italienne, celle de Ungaretti notamment, mais
aussi par le surréalisme français ou par la grande poésie de tradition européenne, de
Hölderlin à Lorca.
On en trouverait une confirmation dans diverses occurrences stylistiques : la ten-
dance, par exemple, à substantiver les couleurs (l’« or », le « vert », le « bleu »), en les

1. Ibidem, p. 1201.
2. Ibidem, p. 1277.
3. Ibidem, p. 1094. Ce silence et le signe poétique comme « résidu » ont été analysés par Francesco Carbognin dans un
travail en cours de publication (Bologne, Gedit) qui s’intitulera « IX Ecloghe di Andrea Zanzotto : la costruzione del libro di
poesia (IX Églogues d’Andrea Zanzotto : la construction du livre de poésie).

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absorbant dans une zone métaphorique qui les transfigure comme valeurs originaires,
loin de tout rendu naturaliste. On peut encore relever le privilège accordé à la forme
intransitive des verbes en corrélation avec le lexème « silence » (« grandit »,
« retourne », « repose » dans les cas cités plus bas), ou l’utilisation de l’article défini ou
de l’article contracté avec une préposition introduits pour souligner la fixité et la déser-
tification de l’espace qui encerclent le substantif, privé d’adjectivation et de connota-
tions adverbiales, ainsi soustrait à toute « reconstruction mémorielle 1 ». C’est un
paysage marqué, comme l’écrit Fernando Bandini 2, par une « altérité radicale », comme
s’il s’agissait d’une matière inerte, réfractaire au contact, qu’il faut « vivifier verbale-
ment ». La lecture des poésies suivantes en offre la confirmation :

Des frêles profondeurs du soir


grandit en corolle le silence
et l’eau est parfaite […]

sous les ponts et aux confins


le silence mue et conforme
à soi l’or des climats en ruines […]

parmi les dormeurs et les vivants


le silence repose sur un flanc

là, parmi les jeux vides et les dangers


au silence s’appuient les clauses
de ma mémoire malheureuse […]

[…] aux champs retourne


la fête du silence

céleste don du silence que le monde 3.

On pourrait continuer ainsi à relever les nombreux lieux textuels où le « silence »


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apparaît comme une figuration abstraite, achromatique et aphone, qui oscille entre des
concrétions et des abstractions sémantiques, soulignées par la coprésence et l’alternance
de la forme du singulier (« silence ») et du pluriel indéterminé (« des silences »), comme
pour mettre à distance encore plus nettement la parole et l’entité qu’elle évoque à par-
tir de la concrétude de l’expérience. Je me propose de noter encore d’autres occurrences,
qui s’étendent depuis Derrière le paysage (« et l’aquarium tempéra dans ses silences /
dans ses transparences », dans « Si longtemps », v. 23-24 ; « et le ciel et le monde sont
l’indigne sanctuaire / de leurs légers silences », dans « Élégie pascale », v. 27-28 ;
« Dans la richesse du matin / vent et soie / trament des silences d’arbres », dans « Soie »,
v. 17-19 ; « et il t’offrit des silences d’enfants », dans « Montagneuse », III, v. 7) jus-

1. Stefano Dal Bianco (Profili dei libri e note alle poesie in Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, cit., p. 1410) s’est
penché sur « la difficulté et la vanité de la reconstruction mémorielle » dans la note accompagnant « Atoll », qui cite les vers
17 et 18 de la poésie : « au silence s’appuient les clauses / de ma mémoire malheureuse ».
2. Fernando Bandini, Zanzotto dalla Heimat al mondo in Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, cit., p. LXV.
3. Ces vers sont extraits respectivement de « À la belle » (v. 1-3) et « Dans les cimetières fontaines » (v. 14-16), in Versi
giovanili; « Avec une douce curiosité » (v. 20-21), « Atoll » (v. 16-18), « Absinthe » (v. 7-8), « Équinoxial » (v. 24), in Der-
rière le paysage. Toutes les citations des poésies de Zanzotto seront tirées de Le poesie e prose scelte, cit. C’est nous qui sou-
lignons.

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qu’à Élégies et autres vers (« voici ma surdité / qui se forme, si douce, seule pers-
pective inaccessible de silences » in « Heures tombantes », IV, v. 7-10), pour atteindre
enfin Vocatif (« – proximité qui cautérise les yeux / ou silences qui offensent », dans
« Élégie du vendredi », II, v. 17-18) ; « De cette artificielle terre-chair / de fragiles sens
acérés / et des tressaillements et des silences », dans « Exister psychiquement », v. 1-3 ;
« et des silences confiés aux oreilles / depuis étoiles et montagnes », dans « D’un exil
éternel », v. 7-8).
Dans le psychisme de la terre-chair, le sujet s’exclut de lui-même jusqu’à se désinté-
grer et à s’identifier « avec tout ce qui est terrestre et au plus près de la terre […] et donc
fangeux, putrescent, pollué 1 ». Le sujet s’intègre alors, et se confond, avec la consis-
tance et le devenir tellurique, il devient biologique et chtonien, mais sans même possé-
der la fixité de la matière (« – Moi – en de continuels tremblements – moi – dispersé /
et présent […] » dans « Première personne », v. 1-2, dans Vocatif). Car de fait ce sujet,
cette « subjectivité réduite aux seules modalités de l’existence psychique » est ensuite
contrainte de prendre conscience de façon traumatisante de la « distance », de la « sur-
dité », de l’« offense », bref du « décollement » entre sa propre réalité « linguistique et
mentale » et la « réalité naturelle » (« Et toutes les choses autour de moi, / je les saisis
devancées dans l’existence », dans « Idée », v. 1-2, dans Vocatif).
Privé de la possibilité de verbaliser et de se verbaliser, ce sujet ne pourra donc que
percevoir sa propre scission, sa propre réduction au rang de pronom sans référent, de
fonction neutre, privée de toute consistance : et c’est au « je » banni de soi-même que
le sujet s’adresse en effet en lui disant « tu », comme le remarque en note Dal Bianco,
mettant à nu la précarité d’un pronom « rendu incapable de devenir personne » et qui
« semble coïncider avec le paysage ravagé 2 ». Un pronom qui depuis toujours aspire au
nom et depuis toujours est séparé du nom, comme le rappellent les vers 17 et 18 d’« Un
livre d’Églogue », la poésie inaugurale de IX Églogues: « pronom qui depuis toujours
attend de se faire nom, / échelle de Jacob brisée, “je” : l’ultime rendu unique […] ».
Dès lors, de quel silence ces vers traiteront-ils ? Non pas du simple effacement de la
voix ou de l’absence de dialogue entre le sujet qui observe et l’objet-paysage observé,
à partir du moment où la perte de la parole et le recours à une langue artificieuse, qui
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repose sur des fictions, rendent de toute façon impossible la confrontation : comme le
locuteur-je, exposé à de continuels frémissements, et le destinataire-paysage, intact dans
sa propre sacralité de créature, restent sans relation, tout circuit communicatif est de fait
suspendu. Le « silence » sera bien plutôt, en un tel contexte, connotation autoréféren-
tielle d’une nature qui veut conserver son caractère absolu de cosmos protégé du chaos,
des alarmes du gel et de la brûlure : une nature-templum, ceinte par sa propre inacces-
sibilité, qui la protège même des adjectifs possessifs qui se rapportent à elle (« de ton
silence » dans « Printemps de Sainte Augustine », « dans ses silences » dans « Si long-
temps », « de leurs légers silences » dans « Élégie pascale », tous compris dans Derrière
le paysage ; ou « à ton silence » dans « Voici le vert subtil… », « ton silence » dans
« Impossibilité de la parole » dans Vocatif).
À l’époque de Vocatif la perte de la parole finit du reste par contaminer jusqu’aux
traits anthropologiques du « je » : perçu comme « non-homme », il est visualisé depuis
une station posthume, qui évoque la fin de l’histoire et du temps (« que la forêt m’ac-

1. Stefano Dal Bianco, op. cit., p. 1453.


2. Ibidem, p. 1449.

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compagne / et apprenne l’histoire non humaine / de mon fuisse humain », lit-on au vers
28 de « Fuisse » I). « Fuisse » II redouble ce concept en l’élargissant jusqu’à une accep-
tion cosmico-tellurique parcourue par un écho indéniablement léopardien – il suffit de
songer aux vertiges sidéraux du « Genêt » ou, de façon encore plus flagrante, au dépay-
sement post mortem de certains « Dialogues » des Petites œuvres morales (on ne peut
guère se dispenser de la référence au « Dialogue de Frédéric Ruysch et de ses momies »,
orchestré par le regard prospectif que les morts adressent à la dimension de la vie, selon
une « perspective ironico-fantastique », analysée par Guido Guglielmi dans son dernier
essai, d’une beauté sidérante 1).
Ainsi mis en garde, nous pouvons aborder les vers 1 à 11 de « Fuisse » II :

Enfermé je gis
dans le royaume des ronces et du hêtre
qui ondoie et se réfracte
en ombre là où ont plu les éclairs.
Loin toute œuvre, tout mouvement
humain ou surhumain : et comme à l’instant
enchaînées les strates de la terre
dans le silence retombent.
Loin tout soupir, tout désir
furieux ou terne de la vie.
Dans le silence je retombe.

Le fait de « retomber », le mouvement descendant, se déclinent dans ces vers en une


absence totale de complicité ou de contact entre les sujets qui font l’expérience de cette
chute (« retombent », « retombe » ; « les strates de la terre », le « je »), chacun restant
dans son propre isolement. Comment parler, comment se parler, lorsque toute instance
de discours est suspendue, s’il l’on admet avec Benveniste 2 qu’il n’existe pas de dimen-
sion allocutoire dès lors que les termes mêmes de la confrontation (le « je », le « tu »,
justement) se refusent à une polarité, à une différence qui permette l’identification et
ouvre sur le langage ? Il s’agit là d’un silence – nous n’aurons plus besoin de le préci-
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ser – qui ne se remplit en aucune manière des multiples valeurs que le « tu », en tant
qu’altérité, pourrait comporter : sa référentialité est univoque, intransitive, sa significa-
tion spectrale (aucun déictique, dans aucun des textes cités, n’enracine le « tu » du
silence dans un « ici », ni même dans un « là » reconnaissable, ni dans un « maintenant »
mesurable et défini, donc dans une spatialité et une temporalité que l’on pourrait rame-
ner à la perception phénoménologique, sensorielle, de l’événement « silence »).
Il n’y a par conséquent aucune continuité ni aucune contiguïté entre langage et
silence : le silence est l’écho muet d’une nature inabordable, indicible, au même titre
que la figuration méduséenne d’une nature gigantesque qui dans le dialogue léopardien
répond de façon déceptive aux questions de l’Islandais sur le malheur et la mort.
Mais ce silence est aussi et tout à la fois l’aboutissement d’un langage qui touche sa
propre limite. On voit ainsi se mettre en place, selon l’expression judicieuse d’Enrico
Testa 3, « une série de pertes et de reconnaissances réciproques », avec une psyché qui

1. Guido Guglielmi, « Negazioni leopardiane » (Négations léopardiennes), il verri, 20 novembre 2002.


2. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
3. Enrico Testa, « Andrea Zanzotto », in Dopo la lirica. Poeti italiani 1969-2000 (Après la poésie lyrique. Poètes italiens
1969-2000), éd. Enrico Testa, Torino, Einaudi, 2005, p. 92.

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tente de temps à autre de se projeter sur les lieux (les « paysages premiers » : le Soligo,
les bois de Lorna, le Montello…), comme pour se rapprocher d’une source possible de
créativité (le « silence sémantique » de « Reflet » dans IX Églogues, ou le silence qui
« fibrille », « s’encellule », d’« Églogue I »). Mais ce mouvement est immédiatement
suivi d’un affrontement avec des possibilités elliptiques et brachylogiques d’articula-
tion linguistique. C’est ainsi que la psyché finit par s’annuler totalement, comme pure
« existence chtonienne », dans cette « arcadie désormais presque spectrale » constituée
par un paysage qui est déjà de lui-même silencieux ou qui risque le silence.
À ce stade, l’option de Zanzotto devient extrême. C’est Stefano Agosti qui en a offert
la meilleure illustration en indiquant qu’après les Églogues, déjà très clairement expo-
sées à l’effritement du sens, au deuil causé par le refoulement de la parole (« Des signi-
fications allongent les doigts, / des sens les antennes filiformes. / Syllabes lèvres clauses
/ unisson avec l’infime terre. / Très parfait pleur, très parfait », Églogue I, v. 10-14),
c’est le recueil La Beauté qui se présente, en 1968, comme un tournant radical : avec La
Beauté, le tissu textuel, ainsi que le « discours » qu’il véhicule, s’ouvrent à des « plaies
originaires, qui les prendront d’assaut, en les désagrégeant, avec la force inarticulée de
leur murmure, ou même avec la violence de leurs silences 1 ».
Je rappelais, en ouverture de cette étude, que l’une des fonctions que Zanzotto attri-
bue à la poésie, dans le texte paru dans le numéro de il verri en 1976, était de « mettre
en évidence une fêlure qui nous concerne et que nous ne voyons pas ». Quand on inter-
rompt la chaîne communicative sujet-langage-objet, la « fêlure » se manifeste dans le
repli du signifiant sur lui-même et dans l’érosion de la parole qui devient balbutiement
et régresse vers le seuil de la syllabation pré-grammaticale (le « petèl » infantile) ou se
précipite vers le lieu obscur de l’inconscient, se dissolvant en mutisme ou en une voca-
lité purement phonique, coupée de la signification conventionnelle.
On voit se réduire drastiquement, par conséquent, les occurrences mêmes du terme
« silence », qui comportait une intégrité, une pureté qui ne peuvent plus être restaurées :
il est significatif qu’elles disparaissent presque totalement dans la Beauté, précisément
lorsque l’« indicible » s’apprête à perdre son statut d’absolu et que le paysage se clive,
en même temps que le sujet, en un régime psychophysique indifférencié.
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Dans tout le recueil, un seul lieu textuel, en effet, accueille le « silence », dans
deux acceptions qui se suivent. Il s’agit de l’« Élégie en petèl », l’un des textes les
plus connus, dans lequel le poète prend acte que la recherche du sens désormais
perdu, du lieu mythique inaccessible, égaré dans l’inconscient, « ne peut être
confié – lit-on dans la note de Dal Bianco – aux mots doux-gros mots du langage
conventionnel, dont les sens sont devenus les instruments de la déjection historique ».
Cette recherche doit bien plutôt « franchir les pôles extrêmes du langage », entre la pro-
nonciation du mot et sa disparition, en régressant vers le stade infantile ou vers l’ori-
gine même de la poésie lyrique, où cependant la beauté, à peine évoquée, s’expose à
la violence et la subit, ne pouvant en aucune façon se soustraire aux « interférences de
l’histoire 2 » :

1. Stefano Agosti, « Introduzione alla poesia di Andrea Zanzotto », in Andrea Zanzotto, Poesie (1938-1986), éd. Stefano
Agosti, Milan, Oscar Mondadori, 1993, p. 20.
2. Stefano Dal Bianco, op. cit., p. 1506.

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[…] Et le silence déconnaissant


prêt à tout
cet outré cet outrage, toujours, également
(peu référable) (rétif aux références)
(le rétif même, dans sa promptitude) :
et le silence-espace, provocant, le voilà en diffraction,
il s’assombrit vibre d’histoires historiettes, de vignettes
dont se sature cette splendeur mal née, jamais née,
trouvailles picturantes, mots doux-gros mots en tranches et bouchées, poupons
histoires drôles très froides sifflements dans les oreilles
[…]
et elle silence-espace
et elle écarte les jambes et montre tout
[…].

Une fois atteinte la « déconnaissance », le silence-outré-outrage disparaît de la page.


Et significativement, cette disparition ne concerne pas uniquement La Beauté, mais dans
le prolongement immédiat Pâques (où l’on n’en sent l’écho que dans les « Xénoglos-
sies ») ou même Le Galaté au Bois (1978). Ici trois appels suffisent à conduire au
silence. Le premier concerne la prononciation figée de « S’adresser aux ossuaires », où
le « silence » est associé à la sacralité de la terre, lieu de mémoire où se sédimentent et
fourmillent les dépouilles des victimes du premier conflit mondial (« dans cette gran-
deur où tous les silences sont possibles »). Le second s’exprime dans l’ironie corrosive
de « En tentant et puis en coupant en tranches… », qui assimile la parole de la poésie à
la « logique normative de tout pouvoir historique 1 » et en sanctionne donc le destin d’au-
tocastration, provoqué par la connivence avec le pouvoir (« Muselière de toute la réa-
lité ! Un certain mode-monstre des chers désirés acceptés silences / leur cancérisation
lunatique, cah ! / Aucune chimie aucune logique / aucune pentecôte ne pourra la dis-
soudre »). Le troisième, plus cryptique, doit être déchiffré dans les mots en dialecte qui
servent de titre à la poésie postposée à la section « Hypersonnet » : « (E po’
muci) » – « (Et puis, silence !) ». Il s’agit d’un texte d’une extrême violence, poussée
jusqu’à la trivialité du langage grossier (« Schegazhèr, pissazhèr […] – « Chieur, pis-
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seur […] »). Un texte de dénonciation, presque aboyé, dont la cible est le maniérisme
de la tradition hyperlittéraire, et avec lui le babillage trompeur dans lequel a sombré la
parole. Il vaut donc mieux la supprimer, définitivement : « Muci zaba » – « Suffit,
silence ! ». Ainsi résonne de façon péremptoire le vers final.
Bientôt les « mutismes » d’Idiome (1986) remplaceront les « chers désirés acceptés
silences », et plus tard le « silence-démence » de Météo (1996), celui « de strates et de
crasse » dans Surimpressions (2001). Il deviendra inutile d’évoquer ces silences, en un
écho réitéré, comme c’était encore le cas dans une poésie sans titre de Phosphènes
(1983), qui exhibait les « silences » avec une obstination allocutoire tautologique :

Silences bien disposés


indésensevelissables
et pourtant épars en un scintillement
nu et en brumelettes aveugles
ordonnés

1. Ibidem, p. 1585.

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Silences toujours innovés


et pourtant toujours en fidélité proclus
dans d’innombrables extractions de temps
Silences soustraits
à toute spéculation […].

Aucun interlocuteur ne peut atteindre ces silences, ensevelis dans leur sens submergé
qui les éloigne de toute possibilité de verbalisation. On pourra tout au plus les défier, en
opposant au « taire » de la voix lyrique (désormais présente comme pure citation,
« texte » défamiliarisé, à partir du moment où la langue sur laquelle il s’articulait est
définitivement reléguée « hors idiome ») une invocation à « dire » (« Oh, si je pouvais
au moins vous dire […] »), qui reste mutilée ou s’exprime en formes extrêmes et exas-
pérées, dans la diction pour ainsi dire terminale de l’un des textes les plus intenses de
Surimpressions, « Te dire “nature” ». Ici la nature peut survivre seulement comme lieu
textuel, évoqué par citation : il s’agit donc d’une nature entre guillemets, réfractée, sépa-
rée de la voix, de la parole et de la chose que la parole devrait représenter. C’est une
nature silencieuse parce qu’elle est devenue virtuelle, déréalisée, à l’époque de la perte
de l’expérience, de la technologie envahissante, de l’écosystème bouleversé, de l’effon-
drement des frontières entre naturel et artificiel, qui non seulement la privent de toute
consistance substantielle, mais encore rendent résiduel le « nom » même, les « noms »,
qui renvoyaient cependant à une lisibilité perdue du « paysage » :

Qu’il fut grand


de pouvoir t’appeler Nature –
ultime, ultimes lectures
sous l’angle de la nature,
sur ce qui fut dit nature
et dont disparut le nom
nature qui put avoir nom et noms
qui fut foule de noms en un seul nom
qui n’était pas nom
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[…]

La parole trébuche sur le « nom » pathologiquement répété et elle s’émousse, à la


recherche d’une protolangue perdue, d’un paradigme égaré : après la disparition du
logos, même le silence sort de l’aire de référentialité non seulement de la logique (« le
silence / démence » de « Morèr Sachèr » 2 dans Météo), mais aussi du linguistique. Et
il tente de créer sa propre « microvocalité », dans un « autre langage », totalement étran-
ger au sujet et à son point d’observation : nous sommes aux « systèmes du silence »
et aux « microvocalités stellaires » d’Idiome (« Saint Gal veille sur mon sommeil »,
v. 5-6), et aux « aiguilles de mutismes et de surdités » (« Des langues fleurissent fasci-
nent / s’ensauvagent et trahissent en mille / aiguilles de mutismes et de surdités / s’en-
foncent et affûtent en tant et tant d’idiomes », dans « Haut, autre langage, hors
idiome ? », v. 1-4), au silence « trop peu humain », aux « silences ébréchetés » de
« Docile, réticent » 2 (v. 23-24 : « Et dans les grisailles assoupies, à peine reflétantes /
avec des cris de plumes peintes et des silences ébréchetés […] »), aux hésitations de la
nature (« On ne sait pas combien de vert / est enseveli sous ce vert / ni combien de pluie
sous cette pluie / nombreux sont les infinis / qui convergent ici / qui d’ici s’éloignent /

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oubliés, abasourdis / On-ne-sait-pas C’est l’épave / de telle épave pluvieuse / le vert


dans lequel rétice / l’extrême vert », dans « On ne sait pas combien de vert » I, dans
Météo).
Au même titre que la parole, il semble que le silence se réduise à un toucher affilé, à
un bourdonnement, un sifflement, une griffure, un effleurement aphone sur la peau. Ou
bien à quelque chose que l’on cueille comme au ras du sol, en flairant la sonorité de la
matière et son affaiblissement, selon une phonétique non pas lexicale mais végétale qui
donne lieu, dans des cas extrêmes, à des conglomérats et à des fibres de syllabes. Un
marmottement pré-linguistique dans lequel s’entremêlent « voix » et « mutisme »,
comme dans « À Faèn », qui tente, dans Surimpressions, une grammaire inédite de la
rumination : entre sens et son, celle-ci convoque l’articulation du signifiant en allitéra-
tions, en assonances, en onomatopées qui puissent restituer le « bruissement » indistinct
d’apparitions moléculaires, entre foin et syllabe (« Lieu perdu en parole, lieu oxyton
[…] lieux-omases de l’insistance de la contrainte / de la domination jusqu’à la compac-
tion entre voix et mutisme / régurgurgitagitation rumirumnation à gogo / spasmes, san-
glots en glosses, toux, parfois larigot […] »).

L’analyse des différentes occurrences du « silence » dans la poésie de Zanzotto nous


a permis de parcourir une ligne qui, partant de l’absolu de la prononciation, aboutit pro-
gressivement à sa fibrillation puis à sa corrosion. Au fil des différentes étapes, on a vu
prendre corps une taxinomie du silence comme densité de matière exclue du je et de la
fonction communicative, dans son ontologisme qui se donne comme substance que la
langue ne peut attaquer, ou au contraire comme tentative de verbalisation poussée à l’ex-
trême limite, jusqu’aux marges du non linguistique ; et encore face à un silence qui pré-
suppose une voix niée, un discours interdit, on a vu se configurer un silence qui, en
partant de l’indicible et de l’outrance, continue, fût-ce avec d’imperceptibles écarts, à
pousser sous la parole : c’est une pulsation, une vibration, qui sollicite un Logos « minia-
turisé 1 », mais jamais complètement nié, jamais complètement éclipsé, à retrouver,
contre l’aphasie, l’espace, certes réduit, d’une affabilité pulvérulente.
Car dans la poésie de Zanzotto, marquée par une intarissable tension cognitive, le
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« je » ne se résigne pas, au fond, à se priver du silence, ni d’autre part à l’impossibilité
de le prononcer, et poursuit l’ailleurs, l’outrance comme perspective textuellement
praticable, entre violence et « évidence urticante » d’une parole biologale, qui connaît
l’hirsutisme et les « enchantements aveuglés », en se tenant comme un acrobate sur le
fil d’« infinies inexistences » et d’« absences combles 2 ». Le paysage pourra être effacé,
d’un trait de plume décidé, comme dans « Ligonàs » II, mais ses « silences indifférents »
resteront pour défier la parole, derrière et au-delà d’eux-mêmes, comme une limite du
prononçable, entre « voix » et « mutisme ».

1. Cette définition est du poète lui-même, qui dans une note à « Rayures dans le spectre » dans Phosphènes, écrit avec
l’ironie caustique qui le caractérise : « Logos : toujours rapetissé davantage, il arrive à se miniaturiser en indication pour le
moins grincheuse du logarithme. Et c’est avec cette valeur qu’il investit ensuite noms, situations, sensations, les excave ou
les accroche » (Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, cit., p. 715). Sur le thème de la miniaturisation du logos, cfr. Luigi
Tassoni, Senso e discorso nel testo poetico. Tra semiotica ed ermeneutica : un percorso critico da Petrarca a Zanzotto (Sens
et discours dans le texte poétique. Entre sémiotique et herméneutique : un parcours critique de Pétrarque à Zanzotto), Rome,
Carocci, 1999, p. 198.
2. Nos citations sont tirées de « Ligonàs » II, v. 1-9, dans Surimpressions, p. 15 : « Non, tu ne m’as jamais trahi [pay-
sage], / sur toi j’ai / reversé tout ce que toi, / infini absent, infini accueil, / tu ne peux avoir […] Toi qui altères dans les cou-
lisses / des silences indifférents / et cependant si pertinents, dirimant / l’idée même de traumatisme […] ».

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