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Belin | « Po&sie »
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Niva Lorenzini
Niva Lorenzini enseigne la littérature italienne contemporaine à l’université de Bologne. Elle dirige
deux revues importantes : Il verri et Poetiche. Elle a publié de nombreux travaux sur la poésie italienne
du XXe siècle.
Elle a édité G. D’Annunzio, S. Quasimodo, Antonio Porta.
Le texte, inédit en Italie, paraît dans le volume Poesia i silenci, Quaderas de Filologia, Estudis
Literaris, vol. XI, 2006, Valencia.
Dans un écrit au titre énigmatique (« Poésie ? »), publié en 1976 dans un numéro spé-
cial de la revue il verri consacré à la poésie – plus précisément aux Équilibres de la poé-
sie –, Andrea Zanzotto écrivait : « […] nous sommes dans la situation non pas d’écrire,
mais de “tracer”, d’érafler la feuille, moins avec une pleine conscience du geste qu’avec
la sensation de ne pouvoir nous soustraire à une nécessité 1 ». Cette nécessité était illus-
trée sur-le-champ, lorsque Zanzotto attribuait à la poésie une fonction de rupture avec
la tradition d’un lyrisme rasséréné et consolatoire : pour Zanzotto, la poésie pouvait tout
au plus « indiquer un état d’alerte, mettre en évidence une fêlure qui nous concerne et
que nous ne voyons pas », ou bien « exprimer le sous-entendu d’une menace » (« ou
peut-être – concédait le poète, par une allusion elliptique – d’une espérance ? »).
C’était là une façon singulière et courageuse d’affronter le problème de la communi-
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1. Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, éd. S. Dal Bianco et G. M. Villalta, Milano, Mondadori, « I Meridiani »,
1999, p. 1200.
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d’exister » de la poésie, qui appellent, selon Zanzotto, « une formulation totale », dans
un vingtième siècle qui les a rendues « infinies 1 ». S’il est vrai en effet que tout poète,
à quelque époque que ce soit, au moment où il se confronte au langage et explore les
possibilités de la parole, se mesure au manque, il ne s’expose que davantage à la perte
de la voix dans le siècle de la phénoménologie et de l’existentialisme, de la crise des
valeurs et des idéologies, du monopole impérialiste et de la consommation forcée : dans
pareil contexte, la parole de la poésie ne peut pas ne pas accueillir le nouveau défi du
vide, de l’anéantissement, elle qui – prévient immédiatement Zanzotto – « œuvre aussi
(depuis toujours ?) à travers la mort et le silence. »
C’est ce silence et les acceptions qui lui donnent corps, en le rendant perceptible selon
des modalités lexicales, syntaxiques, rythmiques diversifiées, que je tenterai d’explo-
rer, en en suivant le développement diachronique grâce à des exemples choisis au gré
d’un itinéraire textuel qui part des Versi giovanili (1938-1942) (Poésies de jeunesse)
pour arriver, en 2001, à l’aboutissement de Surimpressions. Si l’on considère les
recueils des années 50, en particulier Derrière le paysage (1951), Élégies et autres vers
(1954) et Vocatif (1957), on observe un processus d’absolutisation qui investit le pay-
sage dans sa totalité : un paysage harmonisé, donné comme valeur positive, protégé de
la désagrégation, séparé et presque soustrait à la présence humaine. Le traumatisme de
la Seconde guerre mondiale se projette dans ses vers comme refus, réticence,
« gêne » – c’est Zanzotto lui-même qui l’affirme – à l’égard de l’histoire et de ses évé-
nements destructeurs : « je voulais simplement parler de paysages – confessait le poète
en 1981 –, retourner à une nature sur laquelle l’homme n’aurait jamais agi. C’était un
reflet psychologique des ravages de la guerre. Je n’aurais pas pu regarder les collines
qui m’étaient familières comme quelque chose de beau et de doux, en sachant que c’est
là qu’avaient été massacrés tant de jeunes gens innocents 2 ». Il s’agit certes de parler de
paysages, mais pas seulement de vider totalement le texte de toute présence humaine.
L’opération est plus radicale : cette présence devient clivée, érodée, scindée ou bien elle
subit une torsion qui la rend en quelque sorte consubstantielle au paysage même, dans
une hybridation de formes qui impliquent les plans grammatical, syntaxique, rhétorique.
Avec de telles prémisses, on ne peut guère s’étonner de la disparition d’une fonc-
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1. Ibidem, p. 1201.
2. Ibidem, p. 1277.
3. Ibidem, p. 1094. Ce silence et le signe poétique comme « résidu » ont été analysés par Francesco Carbognin dans un
travail en cours de publication (Bologne, Gedit) qui s’intitulera « IX Ecloghe di Andrea Zanzotto : la costruzione del libro di
poesia (IX Églogues d’Andrea Zanzotto : la construction du livre de poésie).
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absorbant dans une zone métaphorique qui les transfigure comme valeurs originaires,
loin de tout rendu naturaliste. On peut encore relever le privilège accordé à la forme
intransitive des verbes en corrélation avec le lexème « silence » (« grandit »,
« retourne », « repose » dans les cas cités plus bas), ou l’utilisation de l’article défini ou
de l’article contracté avec une préposition introduits pour souligner la fixité et la déser-
tification de l’espace qui encerclent le substantif, privé d’adjectivation et de connota-
tions adverbiales, ainsi soustrait à toute « reconstruction mémorielle 1 ». C’est un
paysage marqué, comme l’écrit Fernando Bandini 2, par une « altérité radicale », comme
s’il s’agissait d’une matière inerte, réfractaire au contact, qu’il faut « vivifier verbale-
ment ». La lecture des poésies suivantes en offre la confirmation :
1. Stefano Dal Bianco (Profili dei libri e note alle poesie in Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, cit., p. 1410) s’est
penché sur « la difficulté et la vanité de la reconstruction mémorielle » dans la note accompagnant « Atoll », qui cite les vers
17 et 18 de la poésie : « au silence s’appuient les clauses / de ma mémoire malheureuse ».
2. Fernando Bandini, Zanzotto dalla Heimat al mondo in Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, cit., p. LXV.
3. Ces vers sont extraits respectivement de « À la belle » (v. 1-3) et « Dans les cimetières fontaines » (v. 14-16), in Versi
giovanili; « Avec une douce curiosité » (v. 20-21), « Atoll » (v. 16-18), « Absinthe » (v. 7-8), « Équinoxial » (v. 24), in Der-
rière le paysage. Toutes les citations des poésies de Zanzotto seront tirées de Le poesie e prose scelte, cit. C’est nous qui sou-
lignons.
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qu’à Élégies et autres vers (« voici ma surdité / qui se forme, si douce, seule pers-
pective inaccessible de silences » in « Heures tombantes », IV, v. 7-10), pour atteindre
enfin Vocatif (« – proximité qui cautérise les yeux / ou silences qui offensent », dans
« Élégie du vendredi », II, v. 17-18) ; « De cette artificielle terre-chair / de fragiles sens
acérés / et des tressaillements et des silences », dans « Exister psychiquement », v. 1-3 ;
« et des silences confiés aux oreilles / depuis étoiles et montagnes », dans « D’un exil
éternel », v. 7-8).
Dans le psychisme de la terre-chair, le sujet s’exclut de lui-même jusqu’à se désinté-
grer et à s’identifier « avec tout ce qui est terrestre et au plus près de la terre […] et donc
fangeux, putrescent, pollué 1 ». Le sujet s’intègre alors, et se confond, avec la consis-
tance et le devenir tellurique, il devient biologique et chtonien, mais sans même possé-
der la fixité de la matière (« – Moi – en de continuels tremblements – moi – dispersé /
et présent […] » dans « Première personne », v. 1-2, dans Vocatif). Car de fait ce sujet,
cette « subjectivité réduite aux seules modalités de l’existence psychique » est ensuite
contrainte de prendre conscience de façon traumatisante de la « distance », de la « sur-
dité », de l’« offense », bref du « décollement » entre sa propre réalité « linguistique et
mentale » et la « réalité naturelle » (« Et toutes les choses autour de moi, / je les saisis
devancées dans l’existence », dans « Idée », v. 1-2, dans Vocatif).
Privé de la possibilité de verbaliser et de se verbaliser, ce sujet ne pourra donc que
percevoir sa propre scission, sa propre réduction au rang de pronom sans référent, de
fonction neutre, privée de toute consistance : et c’est au « je » banni de soi-même que
le sujet s’adresse en effet en lui disant « tu », comme le remarque en note Dal Bianco,
mettant à nu la précarité d’un pronom « rendu incapable de devenir personne » et qui
« semble coïncider avec le paysage ravagé 2 ». Un pronom qui depuis toujours aspire au
nom et depuis toujours est séparé du nom, comme le rappellent les vers 17 et 18 d’« Un
livre d’Églogue », la poésie inaugurale de IX Églogues: « pronom qui depuis toujours
attend de se faire nom, / échelle de Jacob brisée, “je” : l’ultime rendu unique […] ».
Dès lors, de quel silence ces vers traiteront-ils ? Non pas du simple effacement de la
voix ou de l’absence de dialogue entre le sujet qui observe et l’objet-paysage observé,
à partir du moment où la perte de la parole et le recours à une langue artificieuse, qui
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compagne / et apprenne l’histoire non humaine / de mon fuisse humain », lit-on au vers
28 de « Fuisse » I). « Fuisse » II redouble ce concept en l’élargissant jusqu’à une accep-
tion cosmico-tellurique parcourue par un écho indéniablement léopardien – il suffit de
songer aux vertiges sidéraux du « Genêt » ou, de façon encore plus flagrante, au dépay-
sement post mortem de certains « Dialogues » des Petites œuvres morales (on ne peut
guère se dispenser de la référence au « Dialogue de Frédéric Ruysch et de ses momies »,
orchestré par le regard prospectif que les morts adressent à la dimension de la vie, selon
une « perspective ironico-fantastique », analysée par Guido Guglielmi dans son dernier
essai, d’une beauté sidérante 1).
Ainsi mis en garde, nous pouvons aborder les vers 1 à 11 de « Fuisse » II :
Enfermé je gis
dans le royaume des ronces et du hêtre
qui ondoie et se réfracte
en ombre là où ont plu les éclairs.
Loin toute œuvre, tout mouvement
humain ou surhumain : et comme à l’instant
enchaînées les strates de la terre
dans le silence retombent.
Loin tout soupir, tout désir
furieux ou terne de la vie.
Dans le silence je retombe.
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tente de temps à autre de se projeter sur les lieux (les « paysages premiers » : le Soligo,
les bois de Lorna, le Montello…), comme pour se rapprocher d’une source possible de
créativité (le « silence sémantique » de « Reflet » dans IX Églogues, ou le silence qui
« fibrille », « s’encellule », d’« Églogue I »). Mais ce mouvement est immédiatement
suivi d’un affrontement avec des possibilités elliptiques et brachylogiques d’articula-
tion linguistique. C’est ainsi que la psyché finit par s’annuler totalement, comme pure
« existence chtonienne », dans cette « arcadie désormais presque spectrale » constituée
par un paysage qui est déjà de lui-même silencieux ou qui risque le silence.
À ce stade, l’option de Zanzotto devient extrême. C’est Stefano Agosti qui en a offert
la meilleure illustration en indiquant qu’après les Églogues, déjà très clairement expo-
sées à l’effritement du sens, au deuil causé par le refoulement de la parole (« Des signi-
fications allongent les doigts, / des sens les antennes filiformes. / Syllabes lèvres clauses
/ unisson avec l’infime terre. / Très parfait pleur, très parfait », Églogue I, v. 10-14),
c’est le recueil La Beauté qui se présente, en 1968, comme un tournant radical : avec La
Beauté, le tissu textuel, ainsi que le « discours » qu’il véhicule, s’ouvrent à des « plaies
originaires, qui les prendront d’assaut, en les désagrégeant, avec la force inarticulée de
leur murmure, ou même avec la violence de leurs silences 1 ».
Je rappelais, en ouverture de cette étude, que l’une des fonctions que Zanzotto attri-
bue à la poésie, dans le texte paru dans le numéro de il verri en 1976, était de « mettre
en évidence une fêlure qui nous concerne et que nous ne voyons pas ». Quand on inter-
rompt la chaîne communicative sujet-langage-objet, la « fêlure » se manifeste dans le
repli du signifiant sur lui-même et dans l’érosion de la parole qui devient balbutiement
et régresse vers le seuil de la syllabation pré-grammaticale (le « petèl » infantile) ou se
précipite vers le lieu obscur de l’inconscient, se dissolvant en mutisme ou en une voca-
lité purement phonique, coupée de la signification conventionnelle.
On voit se réduire drastiquement, par conséquent, les occurrences mêmes du terme
« silence », qui comportait une intégrité, une pureté qui ne peuvent plus être restaurées :
il est significatif qu’elles disparaissent presque totalement dans la Beauté, précisément
lorsque l’« indicible » s’apprête à perdre son statut d’absolu et que le paysage se clive,
en même temps que le sujet, en un régime psychophysique indifférencié.
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1. Stefano Agosti, « Introduzione alla poesia di Andrea Zanzotto », in Andrea Zanzotto, Poesie (1938-1986), éd. Stefano
Agosti, Milan, Oscar Mondadori, 1993, p. 20.
2. Stefano Dal Bianco, op. cit., p. 1506.
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1. Ibidem, p. 1585.
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Aucun interlocuteur ne peut atteindre ces silences, ensevelis dans leur sens submergé
qui les éloigne de toute possibilité de verbalisation. On pourra tout au plus les défier, en
opposant au « taire » de la voix lyrique (désormais présente comme pure citation,
« texte » défamiliarisé, à partir du moment où la langue sur laquelle il s’articulait est
définitivement reléguée « hors idiome ») une invocation à « dire » (« Oh, si je pouvais
au moins vous dire […] »), qui reste mutilée ou s’exprime en formes extrêmes et exas-
pérées, dans la diction pour ainsi dire terminale de l’un des textes les plus intenses de
Surimpressions, « Te dire “nature” ». Ici la nature peut survivre seulement comme lieu
textuel, évoqué par citation : il s’agit donc d’une nature entre guillemets, réfractée, sépa-
rée de la voix, de la parole et de la chose que la parole devrait représenter. C’est une
nature silencieuse parce qu’elle est devenue virtuelle, déréalisée, à l’époque de la perte
de l’expérience, de la technologie envahissante, de l’écosystème bouleversé, de l’effon-
drement des frontières entre naturel et artificiel, qui non seulement la privent de toute
consistance substantielle, mais encore rendent résiduel le « nom » même, les « noms »,
qui renvoyaient cependant à une lisibilité perdue du « paysage » :
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1. Cette définition est du poète lui-même, qui dans une note à « Rayures dans le spectre » dans Phosphènes, écrit avec
l’ironie caustique qui le caractérise : « Logos : toujours rapetissé davantage, il arrive à se miniaturiser en indication pour le
moins grincheuse du logarithme. Et c’est avec cette valeur qu’il investit ensuite noms, situations, sensations, les excave ou
les accroche » (Andrea Zanzotto, Le poesie e prose scelte, cit., p. 715). Sur le thème de la miniaturisation du logos, cfr. Luigi
Tassoni, Senso e discorso nel testo poetico. Tra semiotica ed ermeneutica : un percorso critico da Petrarca a Zanzotto (Sens
et discours dans le texte poétique. Entre sémiotique et herméneutique : un parcours critique de Pétrarque à Zanzotto), Rome,
Carocci, 1999, p. 198.
2. Nos citations sont tirées de « Ligonàs » II, v. 1-9, dans Surimpressions, p. 15 : « Non, tu ne m’as jamais trahi [pay-
sage], / sur toi j’ai / reversé tout ce que toi, / infini absent, infini accueil, / tu ne peux avoir […] Toi qui altères dans les cou-
lisses / des silences indifférents / et cependant si pertinents, dirimant / l’idée même de traumatisme […] ».
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