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Les trois Princes de Serendip

Les Princes qui trouvaient


ce qu’ils ne cherchaient pas

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Il était une fois
Il était une fois un pays
lointain, très très loin d’ici,
un pays qui était presque au
bout du monde. Ce pays
s’appelait le Royaume de
Serendip. C’était une ile, très
vaste où l’on pouvait voir
des montagnes d’émeraude
couvertes d’arbres gigan-
tesques, dressés vers le ciel.
Et dans ce pays, il y a très
très longtemps vivait un roi
puissant et sage à la fois. Ce
roi s’appelait le Roi Jafer.
Le Roi Jafer avait trois fils. Ces trois fils étaient sûrement
marqués par le destin : le jour de leur naissance, un
oiseau étrange et magnifique aux ailes dorées et
aux yeux de feu apparut, dans le ciel de Serendip.
Personne ne vit cet oiseau qui planait majestueusement.
Personne… sauf quelques enfants, tout près de
l’ancienne montagne de la Grande Sérénité.

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Le Roi s’efforçait de préparer le mieux possible ses trois
fils, en vue du jour où ils pourraient lui succéder à la tête
du Royaume de Serendip. Il souhaitait qu’ils passent
maîtres en 3 domaines : en vertu, en sciences et en
sagesse. Le Roi, lui-même grand sage, chercha dans son
royaume et même dans les royaumes limitrophes des
femmes ou des hommes qui étaient encore plus sages
que lui pour enseigner ces trois sujets à ses enfants.
Hélas, il y eut peu de maîtres qui osèrent traverser
l’océan pour venir au Royaume de Serendip ; en effet,
ils auraient dû alors traverser les flots qui entouraient le
royaume et y affronter de grands dangers. L’océan était
infesté d’énormes dragons redoutables qui attaquaient
les navires avec leurs énormes pinces et trouaient les
coques d’un seul coup de queue. Les quelques précep-
teurs qui réussirent à surmonter ces dangers redoutables
pour devenir les précepteurs des trois Princes étaient
courageux, intrépides, et sages. Ils leur donnèrent
rapidement l’envie et les capacité de regarder le monde
tant avec leurs yeux qu’avec leur cœur.
Les trois Princes étaient bons élèves. Leurs maîtres leur
donnèrent non seulement les secrets de la vertu, les
principes des sciences et les postures de la sagesse mais
aussi les manières de contourner les pièges de la
grammaire, des langues, de la poésie et de la musique.
Et ils passèrent aussi maîtres dans l’art de conduire les
éléphants, qui étaient les animaux les plus nombreux et
les plus utiles dans ce Royaume de Serendip.
Quand les trois Princes atteignirent l’âge de raison, le
Roi Jafer décida d’éprouver leur caractère et leur fermeté
d’âme ; il les fit mander dans la salle du trône, chacun

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leur tour. À son fils aîné, le Roi Jafer prononça ces mots,
en tenant la couronne du royaume au-dessus de sa tête :
- Mon fils, je veux que tu deviennes Roi, maintenant.
Le prince remarqua que les mains paternelles qui
tenaient la lourde couronne ornée de diamants et
d’émeraudes ne tremblaient pas ; il lui répondit :
- Père, avec tout le respect que je vous dois, je décline
votre proposition. Je ne sens pas encore prêt à régner
sur Serendip.
Quand son fils puîné entra, le roi descendit de son trône
magnifique et proposa à son fils de s’y asseoir à sa
place,
- Mon fils, le temps est venu pour toi de devenir le
nouveau Roi.
Le Prince écouta très attentivement la voix de son père
et remarqua combien elle était encore claire et puissante.
Il lui répondit :
- Père, vous êtes un grand roi et vous pouvez continuer
de régner sur le Royaume pendant encore de très
nomb-reuses années.
Alors, le Roi fit mander son plus jeune fils, et lui
demanda aussi de devenir le Roi, à sa place. Le jeune
prince remarqua l’étincelle au fond des yeux de son père
et il comprit immédiatement qu’il voulait le mettre à
l’épreuve.
- Oh non, grand Roi, je suis encore un enfant ; vos yeux
sont encore clairs et votre esprit alerte.
Le Roi Jafer fut un peu surpris mais néanmoins satisfait
du résultat de ces trois épreuves. Ses fils étaient sages et

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modestes. Il décida cependant de compléter leur
éducation en les envoyant visiter d’autres pays. Il savait
que tant qu’ils n’auraient pas vécu en dehors du
royaume, ils ne connaitraient pas l’existence d’autres
bons peuples à travers le monde, qui eux aussi pouvaient
avoir de bonnes idées et d’autres manières de penser,
de vivre, de se comporter. En plus de ce programme
ambitieux, le Roi espérait que ses trois fils puissent,
chemin faisant, trouver la solution qui libère enfin le
royaume de tous les monstres marins qui infestaient
l’océan alentour.
Il les rappela alors tous les trois et leur dit :
- Mes très chers fils, les anciens du royaume m’ont dit
que les brumes et brouillards de l’an dernier se sont
mystérieusement cristallisés et ont servi à écrire une
formule magique ; cette formule, d’une centaine de
lignes, se présente sous la forme d’un poème couché
sur un parchemin. Ce poème s’appelle la Mort des
Dragons. Celui qui possédera la formule pourra
fabriquer une potion magique. Versée dans l’océan,
cette potion magique empoisonnera et tuera tous les
dragons qui entourent notre cher royaume.
- Je vous envoie tous les trois chercher la formule
magique de la Mort des Dragons. Ne revenez pas
sans l’avoir trouvée, ou sans que je vous en aie donné
l’ordre.

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Ainsi , les trois Princes vêtus très sobrement se
mirent en route, juchés sur le dos d’éléphants dont on
avait ôté les atours et caparaçons de cérémonie. Ils
pensaient qu’ils apprendraient beaucoup plus de choses
si on ne les reconnaissait pas.
En prenant le chemin qui les conduisait à l’océan, ils se
rendirent compte, encore plus qu’auparavant, de la
beauté sublime du royaume de Serendip. Ils savaient
bien qu’ils allaient être tristes, loin de leur demeure et de
leur père, mais ils étaient déterminés à trouver la formule
magique de la Mort des Dragons.
La traversée de l’océan entre le Royaume de Ceylan et
l’Inde était dangereuse mais les Princes purent trouver
un grand bateau rapide qui les mena sans encombre de
l’autre côté, sur la terre ferme. Pendant la traversée, ils
virent plusieurs fois les dragons, féroces et monstrueux
qui caracolaient dans les vagues.
Sur le rivage, les Princes commencèrent à demander aux
habitants qu’ils rencontraient s’ils savaient où ils
pourraient trouver la formule magique de la Mort des
Dragons. Ils avaient appris à poser des questions : ils le
faisaient avec tant de politesse et de simplicité que les
gens ne demandaient pas mieux que de les aider. L’un
d’entre eux les orienta vers un vieux sage tout grisonnant
qui avait déjà entendu parler d’un mystérieux poème
d’une centaine de lignes.
- « Il n’y a au monde qu’un seul exemplaire de ce poème.
» leur dit-il.

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Il est sous la garde d’un vieux prophète qui a des yeux
très étranges, des yeux fascinants. Il s’appelle
Aphoenicius et il conserve le poème dans une fiole
d’argent dont il ne se sépare jamais. Il a une centaine
de déguisements, et même il arrive qu’il soit invisible.
Enfin, il ne reste jamais deux nuits de suite au même
endroit.
Le Prince aîné demanda :
- Avez-vous déjà vu Aphoenicius ?
Le sage répondit qu’il avait déjà passé une nuit avec lui.
- Mais comme vous êtes courtois et comme je pense que
votre quête de la formule magique est au service d’une
noble cause, je vais vous dire tout ce que je sais.
Pendant cette nuit-là, Aphoenicius a parlé pendant son
sommeil et j’ai cru entendre deux lignes du fameux
poème que vous recherchez :
• Bien que le trésor concerne le monde marin
• vous ne le trouverez pas dans la mer
Les princes consignèrent ces deux vers du poème,
remercièrent le sage et continuèrent leur voyage.

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Les trois Princes pénétrèrent dans le pays persan,
où régnait le grand Roi Behram. Ils partirent à la
recherche de chameaux pour traverser le désert, et sitôt
trouvés, ils s’en allèrent traverser les immenses dunes du
désert. A mi-chemin, ils dépassèrent une caravane. Le
chef de la caravane leur demanda si par hasard ils
n’avaient pas rencontré un de ses chameaux qui s’était
perdu.
L’aîné des princes répondit :
- Non, nous n’avons pas vu de chameaux, sauf les
nôtres. Mais j’aimerais bien à mon tour vous poser
une question : votre chameau est-il borgne ?
- Oui, c’est vrai, dit le chef de la caravane. Alors, vous
l’avez vu ?
- Non, nous n’avons vu aucun chameau. Mais j’ai une
autre question à vous poser : ce chameau n’aurait-il
pas perdu une dent, une dent de devant ?
- Mais oui, répond le chef de la caravane. Vous êtes en
train de me prendre pour un imbécile. Dites-moi où
est mon chameau…
- Je vous assure que nous ne l’avons pas vu. Mais, ne
boitait--il pas aussi d’un postérieur ?
Après cette dernière question, le chef de la caravane fut
convaincu que les trois jeunes gens se moquaient de lui,
rusaient et avaient bel et bien volé son chameau. Il les fit
arrêter immédiatement, et les conduisit au tribunal pour
les faire comparaitre devant un juge.
Le Roi Berham qui entendit parler du procès trouva le

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cas intéressant et décida d’assister en personne au
jugement. Les juges interdirent aux trois Princes de
parler, mais de nombreux témoins avaient entendu le
Prince aîné décrire le chameau comme s’il l’avait vu et
aux yeux de tous, il apparut clairement qu’ils étaient
coupables.

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A contre - cœur (car ces jeunes gens étaient courtois et
semblaient honnêtes), le roi les condamna à mort, selon
la loi de son pays.
Mais Behram était un bon Roi plutôt porté vers la
clémence que vers le châtiment et il leur offrit son
pardon, à la seule condition qu’ils retrouvent le
chameau. Les princes réitérèrent ce qu’ils avaient déjà
dit : ils n’avaient jamais vu ce chameau.
C’est à ce moment précis qu’un grand oiseau aux ailes
dorées et aux yeux de feu descendit du ciel tel un
épervier. Seule, une vieille femme le vit, et c’est à ce
moment précis que le propriétaire du chameau perdu
entra précipitamment dans le prétoire et dit que c’est son
voisin qui lui avait emprunté le chameau sans le prévenir
et qu’il venait de le lui rendre. Il demanda aussitôt
pardon aux trois Princes de les avoir accusés à tort.
Le Roi Berham fut très embarrassé par le mauvais
jugement qu’il avait ordonné et alla vers les trois Princes
(qui n’avaient jamais révélé leur identité) pour les inviter
dans son château. Là, il leur demanda de lui expliquer
par quel mystère ils connaissaient tous ces détails à
propos d’un chameau qu’ils n’avaient jamais vu.
Le Prince aîné s’exécuta de bonne grâce :
- A l’endroit où nous avons remarqué les traces d’un
chameau, nous avons distingué que l’herbe n’était
broutée que du côté gauche du chemin, et c’est ainsi
que nous en avons déduit que ce chameau était
borgne de son œil droit puisqu’il ne voyait pas les
feuilles de ce côté du chemin. Tout au long de la route,
nous avons aussi remarqué des petits tas d’herbe
mâchouillée et nous en avons déduit que le chameau

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laissait tomber cette herbe par un trou dans sa
mâchoire, sans doute à l’emplacement d’une dent
perdue. Et en regardant de plus près les traces elles-
mêmes, il était clair que le sillon plus profond à droite
provenait d’un chameau qui boitait et trainait une
patte arrière.
- Et grand Roi, nous savons encore plus de choses sur
ce chameau, des choses que nous n’avons pas encore
dites : le chameau portait deux jarres, une jarre de
beurre d’un côté et une jarre de miel de l’autre côté.
En effet, nous avions remarqué beaucoup de fourmis
(friandes de graisses) sur le côté gauche de la piste et
des nuées de mouches (friandes de sucres) sur le côté
droit de la piste.8
Très impressionné et encore sous le charme des trois
Princes, le Roi Behram les invita à rester quelques jours
dans son palais. Ils acceptèrent et pendant leur séjour,
ils passèrent une grande partie de leur temps à
demander si quelqu’un avait vu le vieil homme aux yeux
de braise, dépositaire de la formule de la Mort des
Dragons. Tous les habitants de ce royaume auraient bien
voulu les aider, séduits par leur gentillesse et l’enthou-
siasme désintéressé qu’ils mettaient à rechercher cette
Formule magique, LA formule qui allait libérer leur ile
de ses féroces dragons. Mais hélas, peu de sujets du roi
Berham avaient entendu parler du vieil Aphoenicius et
de son cylindre d’argent.
8 Les trois princes savaient aussi une autre chose, mais ne la dirent pas afin d’éviter de
passer pour arrogants : il y avait une femme sur le chameau, et cette femme portait
un bébé dans son ventre ! Ils l’avaient découvert en remarquant des traces de petits
pas profondément marqués dans le sable. Elles ne pouvaient avoir été laissées que
par une femme et un peu plus loin, d’autres traces montraient qu’elle elle s’était relevée
en s’aidant de ses mains, ce qui prouvait qu’elle avait un gros ventre. Elle s’était
soulagée à cet endroit-là, et ils reconnurent à l’odeur qu’il s’agissait bien d’une femme.

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Un soir, les trois Princes furent conviés à un dîner
auquel assistaient plusieurs ministres et vizirs du Roi
Berham. Comme d’habitude, les Princes partageaient
entre eux les impressions et les intuitions qui de temps
en temps traversaient mystérieusement leur esprit. L’aîné
dit que le vin qu’ils buvaient venait probablement d’une
vigne qui poussait sur un cimetière ou près d’un
tombeau. Le cadet dit que le gigot qu’ils mangeaient
provenait d’un agneau élevé et allaité par une chienne
plutôt que par une brebis. Le puîné aurait souhaité que
ses impressions fussent aussi anodines que celles de ses
frères, mais hélas ce n’était pas le cas. Il pressentait
qu’un des vizirs, présent dans la salle, nourrissait de
sombres pensées de révolte et qu’il complotait
probablement pour prendre la vie du Roi Berham et
devenir roi à sa place.
Le roi qui était assis de l’autre côté de la table entendit
prononcer son nom et il insista pour que les trois Princes
vinssent lui narrer leur conversation. Après cet entretien
où il apprit les sombres desseins du vizir, le Roi leur
demanda comment ils étaient capables de deviner des
choses pareilles : ils lui répondirent que c’était tout
simplement le fruit de leur sens de l’observation et de ce
qu’ils ressentaient au plus profond de leur cœur et de
leur esprit.
Le prince aîné lui dit par exemple qu’il avait ressenti
quelque chose de particulier et de triste quand il avait
goûté le vin et qu’il s’était souvenu à ce moment-là
d’avoir aperçu un vignoble près d’un cimetière, non loin
du Palais.
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Le plus jeune expliqua que le mouton qu’il avait mangé
n’avait pas le goût habituel et qu’il lui faisait penser à
une odeur de chien.
Le troisième prince dit qu’il avait remarqué dans la salle
que les yeux d’un des vizirs avaient changé de couleur
au moment où le Roi avait parlé de punir les coupables ;
et depuis ce moment, ce vizir ne quittait plus le Roi des
yeux, avec un regard méchant et indigné.
Le lendemain, le Roi Behram voulu vérifier l’exactitude
des intuitions des trois Princes.
Il convoqua son échanson, lequel lui confirma que le
vignoble d’où avait été tiré le vin des agapes de la veille
était situé sur un tombeau.
Il convoqua le berger qui avait élevé le mouton, et celui-
ci raconta qu’un loup avait tué la brebis, et qu’il avait
confié l’agneau orphelin à sa chienne.
Enfin, en compulsant les archives du royaume, il
découvrit que le fils du vizir félon avait été banni du
royaume, après avoir été condamné pour crime.
A la fois amusé et impressionné, le Roi demanda aux
trois Princes leur avis pour mettre au clair et déjouer le
complot du vizir. Le Prince puîné dit au roi qu’il avait
remarqué que le vizir avait une fiancée à qui il avait
sûrement révélé ses plans.
Le Roi Berham réfléchit, et mis au point un plan qui le
conduisit à rencontrer et faire connaissance de la fiancée
afin de devenir son ami. Il lui fit miroiter des cadeaux,
des promesses, des prébendes. Elle lui raconta alors les
sombres plans du comploteur : au cours d’un prochain
diner officiel, le vizir allait présenter au roi une coupe
en diamant et lui proposer de porter un toast à sa santé.
La coupe contiendrait du poison.
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Le soir du dîner arriva, et comme prévu, le vizir proposa
un toast au Roi, qui répondit :
- il y a tant de souhaits dans cette coupe que je ne puis
la boire avant vous.
Effrayé, le vizir balbutia et finit par avouer la vérité :
- je viens de tomber dans le malheur que je préparais
pour autrui.
Tous les ministres pressèrent le Roi de condamner le
traitre à mort, mais le Roi leur dit qu’il voulait d’abord
consulter les trois Princes avant de prendre sa décision.
Ceux-ci lui conseillèrent de montrer sa compassion
envers le vizir, en considérant combien il aurait été lui-
même malheureux si son fils avait été banni du royaume.
Le Roi se rangea à ces arguments et comprenant les
raisons du vizir décida de l’exiler plutôt que de mettre à
exécution la sentence de mort. Le vizir fut donc banni et
exilé dans le même pays où son fils l’avait été.
Avant de partir pour son exil, le vizir vint trouver les trois
Princes pour leur témoigner de sa gratitude. Ils en
profitèrent pour demander, au cours de la conversation,
s’il avait déjà entendu parler du vieux sage aux yeux de
braise dépositaire du secret de la Mort des Dragons. Le
vizir se souvint d’avoir passé une nuit dans une auberge
avec un homme qui ressemblait à cette description.
Pendant son sommeil, cet homme avait murmuré deux
vers, si étranges qu’il les avait mémorisés :
• souvent soustraite à la vue
• une telle magie ne s’offre pas à l’égoïste
Le lendemain, le Roi Berham voulut récompenser les trois
Princes de lui avoir sauvé la vie et leur demanda à son

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tour d’exprimer trois souhaits.
Ils répondirent en chœur que leur seul souhait était de
bien le servir et d’être son ami.

• 41 •
Quelque temps après, le Roi Berham fit venir
les trois Princes à ses côté, et leur demanda une grande
faveur :
- Quand mon grand père régnait sur ce pays, il possé-
dait un miroir, le Grand Miroir de la Justice ; ce miroir
avait le pouvoir de distinguer le vrai du faux. Chaque
fois qu’il y avait un différend entre deux sujets qui
n’étaient pas d’accord, le roi demandait aux parties
adverses de regarder le miroir. Le reflet de celle qui
avait raison ou qui disait la vérité était semblable à
son image. En revanche, le miroir reflétait le visage
cramoisi de celui qui avait tort ou disait des mensonges.
Ce dernier ne pouvait recouvrer son visage antérieur
qu’à deux conditions : passer quarante jours au fond
d’un puits profond, nourri de pain sec et d’eau et
ensuite confesser ses erreurs en public.
Ce miroir représentait la justice dans notre royaume.
Et nos sujets se comportaient gentiment entre eux ; le
bonheur et la prospérité étaient partagés par tous.
Les trois Princes écoutèrent le Roi avec une grande
attention. Leur capacité d’écoute était l’un de leurs plus
grands talents.
Le roi expliqua qu’à la mort de son grand-père, son
oncle et son père combattirent pour accéder au trône, et
c’est son père qui l’emporta et devint roi. Mais son oncle
fut si déçu qu’il vola le Grand Miroir de la Justice,
l’emporta très loin sur les côtes de l’Inde où il le vendit
au jeune roi de là-bas.

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Le Miroir cessa de rendre la justice aussitôt qu’il eût
quitté le sol de Perse, mais le roi indien qui l’avait acheté
se rendit compte que ce Miroir avait d’autres vertus, elles
aussi de grande valeur. En effet, dans son royaume, une
énorme main menaçante apparaissait tous les matins à
l’horizon et restait suspendue dans le ciel, sous le soleil,
jusqu’au soir. Quand le crépuscule arrivait, cette main
descendait brusquement et saisissait quelqu’un en ville
ou sur la plage, pour ensuite le laisser choir brutalement
dans la mer.
Cependant, le roi indien avait découvert que lorsque le
miroir était dirigé vers la main, celle-ci changeait de
comportement, et au lieu et place de saisir un être
humain, elle s’emparait alors d’un cochon ou d’un chien
ou encore d’un autre animal pour le précipiter dans la
mer.
Le Roi Berham expliqua aux Princes qu’une jeune reine
régnait en ce moment sur ce royaume indien, c’était la
sœur du roi qui avait acheté le miroir. Il avait souvent
tenté de la convaincre de lui rendre le Miroir de la Justice
mais elle avait fermement refusé, sauf si quelqu’un
réussissait à détruire la main ou à s’en débarrasser.
- Maintenant, j’ai grande confiance en vous trois et je
vous demande d’aller détruire cette main et de revenir
avec le Miroir de Justice.
Sans plan, ni idée préconçue et sans même savoir où ils
allaient mettre les pieds, mais ayant grande confiance
dans leur ingéniosité et le pouvoir de leur intuition, les
trois Princes acceptèrent de relever le défi du Roi. Ils
espéraient aussi trouver au cours de cette expédition aux
confins du royaume des indices supplémentaires dans

• 43 •
leur quête de la fiole d’argent contenant la formule
magique de la Mort des Dragons.
Les préparatifs de l’expédition furent brefs et ils ne
tardèrent pas à se mettre en route.
En retournant vers son palais après avoir pris congé des
trois Princes, le Roi Berham remarqua avec plaisir la
beauté des champs et des forêts qu’il traversait, ainsi que
les couleurs chatoyantes des tapis et la finesse de
tressage des paniers, fruits de l’habileté des villageois. Il
s’arrêta bientôt pour faire une prière destinée à protéger
et encourager ses trois jeunes amis dans leur aventure.
Et ce faisant, il se surpris à imiter leur exemple et leurs
conseils : être observateur, sans esprit critique et pieux
en permanence…

• 44 •
Plus tard, après que les Princes eurent pris congé
du Roi Berham, un marchand qui connaissait l’amour du
roi pour la musique s’en vint au palais et lui présenta
quelques instruments de musique et autres trésors,
rapportés de contrées fort lointaines. Une jeune femme
se trouvait dans la suite qui accompagnait le marchand
; elle était si belle et si gracieuse que les yeux du roi ne
purent s’en détacher. Il s’enquit de son nom et on lui
répondit qu’il s’agissait de Diliramma, une jeune femme
dont on ne connaissait pas l’origine. Le marchand l’avait
recueillie quand elle était encore petite fille. Il l’avait
trouvée abandonnée dans une forêt, habillée d’une robe
de soie bleue et portant un curieux collier où s’entre-
croisaient des petites couronnes d’argents. Le marchand
l’avait adoptée et élevée comme sa propre fille. Fasciné
par sa beauté, le Roi dit au marchand :
- Elle n’a pas besoin d’être couverte de bijoux pour être
belle ; au contraire, les bijoux ont besoin d’elle pour
resplendir.
C’est alors qu’on informa le Roi que Diliramma était
aussi chanteuse. Le Roi la fit mander et elle chanta si
suavement qu’il lui dit, en pleine extase :
- vous avez autant charmé mes yeux que mes oreilles.
Personne ne fut surpris quand le Roi proposa à
Diliramma de devenir la musicienne du palais et pour
l’avoir près d’elle, il lui offrit un somptueux pavillon dans
le parc. Très honoré par les faveurs que le Roi offrait à
sa fille adoptive, le marchand donna rapidement son
accord.

• 45 •
Dans les jours qui suivirent, le Roi vécut en béatitude :
dans la journée, il partait à la chasse dans les forêts
royales et le soir, il écoutait Diliramma chanter et il la
regardait danser. Son bonheur eut été parfait si les trois
Princes fussent déjà revenus avec le miroir magique dans
leurs bagages.
Un matin, il invita Diliramma à partir à la chasse avec
lui. Elle accepta avec entrain et ils partirent, assis sous
un palanquin juché sur les grands éléphants royaux,
accompagnés par des centaines de serviteurs.
La plupart des serviteurs de la suite royale étaient
pleutres et serviles, toujours de l’avis du roi et prompts à
lui dire ce qu’il attendait qu’on lui dise. Diliramma, elle,
était bien différente ; elle plaisantait, riait et disait
exactement ce qu’elle pensait ou ressentait.
Après avoir observé la chasse pendant un petit moment,
elle se rendit compte que le Roi était un archer hors pair,
et elle lui lança un défi inhabituel :
- j’aimerais vous voir percer le sabot et l’oreille d’un
cerf, d’une seule flèche.
Bien qu’excellent tireur, le Roi pensa de prime abord que
c’était impossible… puis il se souvint de la méthode et
des principes des trois Princes, qui étaient en
permanence à la recherche de solutions imaginatives et
inattendues pour atteindre leurs objectifs, quels qu’ils
fussent. Il réfléchit un moment, puis décocha une flèche
qui effleura (et donc chatouilla) l’oreille du cerf. Le cerf
leva sa patte antérieure pour se gratter l’oreille et c’est
alors que le Roi décocha une nouvelle flèche qui perça
à la fois l’oreille du cerf et son sabot.

• 46 •
• 47 •
Tous les courtisans et serviteurs applaudirent ce coup
d’éclat, non seulement pour l’adresse du Roi mais aussi
pour son stratagème. Diliramma, elle aussi, fut très
impressionnée mais elle fronça bientôt ses beaux sourcils
et lui dit :
- mon Roi, vous avez déçu deux personnes, le cerf et
moi. Certes, vous avez réussi, mais ce fut au prix
d’une ruse et d’un stratagème.
Dans un silence total, tous les yeux se tournèrent vers
Diliramma et le Roi qui devint rouge de honte et de
colère. Il n’était pas habitué à recevoir des critiques où
que l’on plaisantât à son propos. Sous le coup de la
colère, il lui enleva son grand manteau et cria à ses
gardes de la laisser, seule, au plus profond de la forêt.
Une fois revenu à son palais, le Roi prit conscience de
ce qu’il avait fait et il ressenti dans son cœur un combat
terrible entre la colère d’un côté et l’amour de l’autre.
L’amour lui disait :
Pour un manque de tact, une vétille, tu as traité avec une
extrême cruauté la plus belle femme du monde.
Retourne la chercher !
La colère lui disait :
Non, inutile de t’offusquer d’une telle indignité ! Si tu
retournes la chercher, tu passeras pour une girouette qui
tourne en fonction du vent…
Le Roi fut plutôt sensible à la première voix, celle de son
cœur, et il pris aussitôt la décision d’envoyer ses gardes
chercher Diliramma et la ramener au palais.
A la nuit tombée, ils revinrent bredouilles : ils avait
sillonné la forêt et cherché partout mais ne l’avaient pas
• 48 •
trouvée. Ils pensaient qu’elle avait été sûrement dévorée
par une bête sauvage.
Le Roi en eut le cœur brisé et sa culpabilité lui pesa si
lourdement sur les épaules qu’il en tomba malade. Loin
de guérir, son état empira au fur et à mesure que les
jours passèrent.

• 49 •
Pendant ce temps, les trois Princes étaient
toujours à la recherche du Miroir de Justice, aux confins
de l’Inde. Ils atteignirent une très large rivière, marquant
la frontière de l’Inde avec le pays voisin. Du côté de la
rive où ils étaient, campés au sommet d’une colline très
escarpée, ils virent un ancien monastère. Le Moine qui
gardait le monastère fut favorablement impressionné par
l’attitude courtoise des trois Princes. Il les écouta très
attentivement quand ils lui racontèrent leur recherche
pour vaincre la Main Redoutable et retrouver ainsi le
Miroir. Il leur parla d’un démon qui vivait sous terre,
dans la forêt située sur la rive opposée ; ce démon
prenait du plaisir à protéger la Main Redoutable et il
pouvait en outre voir au travers de la terre et se rendre
compte des intentions d’un homme, en regardant
simplement ses yeux.
- j’en ai vu beaucoup qui venaient combattre la Main
Redoutable. Dès que le démon devine cette intention
dans leurs yeux, il ouvre la terre devant eux et y fait
tomber arbres et rochers, engloutissant les hommes et
leurs chevaux en les engouffrant dans un fracas
étourdissant au plus profond de la terre.
Toujours empli de courage, le plus jeune des trois Princes
décida d’affronter seul ce danger en allant sur l’autre
rive. Il emprunta un bateau et traversa la rivière. Mais
juste au moment où il s’apprêtait à prendre pied sur le
rivage, le sol se mit à se soulever. D’énormes roches
roulèrent dans sa direction et les plus grands arbres de
la forêt tombèrent devant lui. Sans attendre, il remonta
précipitamment dans son bateau et se mit, in extremis,

• 50 •
à pagayer rapidement.
Ses deux frères l’observaient depuis le rivage opposé,
effrayés et troublés par ce qu’ils avaient vu. Ils aidèrent
leur frère à débarquer en sécurité et tous trois s’en
retournèrent au monastère. Là, ils demandèrent au
Moine s’il y avait un moyen d’éviter le démon.
Celui-ci leur dit que la plupart des questions qu’ils se
posaient auraient sûrement leurs réponses dans un des
livres de la bibliothèque.
Les jours et nuits qui suivirent virent le Moine et les trois
Princes faire des recherches et étudier la collection de
livres de la bibliothèque. Ils ne trouvèrent rien, sauf un
ancien message leur rappelant vaguement l’un des vers
qu’ils avaient lu lors de leur recherche de la Mort des
Dragons :
• la plume de la queue d’un paon
• dans les mains d’un sage peut souvent faire la diffé-
rence
Comme ils ne trouvèrent rien de mieux, le Père donna à
chacun des trois Princes une superbe plume de paon en
leur disant :
- il est toujours possible de suivre son chemin, même
quand un nuage ou une prédiction pessimiste
l’assombrit.
Pensant qu’il était inutile de rester plus longtemps dans
le monastère, les trois Princes empruntèrent un bateau et
se préparèrent à traverser la rivière, en faisant confiance
à leur sagacité ou leur intuition, lesquelles les aiderait
probablement à éviter le démon souterrain.
Ils traversèrent silencieusement la rivière, chacun
• 51 •
réfléchissant intensément à la meilleure stratégie pour ne
pas se faire ensevelir par le démon.
Au moment où ils atteignirent le rivage opposé, le Prince
puîné remarqua que sa plume de paon était parsemée
de points bleus qui ressemblaient à autant d’yeux bleus.
- laissez moi débarquer en premier, je viens d’avoir une
idée.
Il sortit du bateau, tenant sa plume devant ses yeux,
comme un masque. Il pouvait voir à travers les petits
interstices de la plume, mais le démon ne voyait que les
yeux bleus de la plume du paon et donc il pensait qu’il
s’agissait des yeux du prince et ne pouvait imaginer ses
véritables intentions. La terre ne trembla pas mais resta
calme. Ainsi, tous les trois purent traverser sans
encombre la forêt qui bordait la rivière.
Une fois la forêt traversée, ils s’enquirent de la jeune
reine de ce royaume, et allèrent la voir. Elle les éblouit
par sa beauté et sa courtoisie ; elle accéda rapidement
à leur demande et accepta de leur céder le Miroir de
Justice à une seule condition : qu’ils puissent débarrasser
le royaume de cette Main Redoutable.
Le soir venu, la reine les invita à aller en bord de mer où
en effet ils purent voir à l’orient du ciel le signe terrifiant :
une énorme main était suspendue dans le ciel. Au
moment où le soleil se coucha, la main se précipita sur
la plage. Là, un des gardes de la Reine souleva le Miroir
de Justice. La Main changea immédiatement de direction,
se saisit d’une vache qu’elle emporta très loin pour la
laisser choir dans l’océan.
Le lendemain, et le jour d’après, et encore le jour
d’après, les trois frères retournèrent au bord de mer et
• 52 •
observèrent la main gigantesque et ses 5 doigts monter
progressivement dans le ciel et s’y déplacer.
Les journées se succédèrent ainsi et les princes n’avaient
encore pas imaginé de plan d’action. Mais un soir, le
grand oiseau aux ailes d’or et aux yeux de braise
apparu silencieusement dans le ciel, juste au-dessus de
leurs têtes. Seul le plus jeune des Prince le remarqua, et
cette vision lui donna une idée.
Tout à coup, sans prévenir, il se précipita sur la plage et
demanda au garde de ne pas sortir le Miroir Magique.
Ainsi fut fait et au coucher du soleil, la Main Redoutable
fondit brutalement …sur le Prince. Elle était tout près de
l’atteindre avec ses cinq doigts tendus vers lui quand le
Prince leva sa main droite avec deux doigts étendus et
les trois autres repliés dans sa paume. Immédiatement,
la Main Redoutable changea de direction, plongea
comme une pierre et disparu dans la mer. Les deux
autres princes se ruèrent sur leur frère qui leur expliqua
sa tactique :
- j’ai eu la très forte intuition que le message de la Main
Redoutable était que cinq hommes aussi unis que les
doigts de la main pour faire le mal, allaient détruire
le monde.
Ma réponse a été que deux peuples unis pour faire le
bien pouvaient être plus forts que le mal et maîtriser
l’univers.
La jeune Reine qui avait observé la scène, se pressa vers
le Prince, le félicita et lui dit :
- partout, le vrai courage rejoint le respect.
Il lui montra de nouveau le signe des deux doigts qu’il
avait envoyé à la Main Redoutable, un signe signifiant
• 53 •
que deux peuples parfaitement unis pouvaient vaincre
les forces du mal partout dans l’univers.
La Reine tint sa promesse vis-à-vis des Princes et leur
donna le Miroir de Justice. Elle les pria cependant de
rester encore un jour ou deux dans son palais avant de
retourner chez le Roi Berham, et ils acceptèrent volontiers.
Le soir même, ils célébrèrent la disparition de la Main
Redoutable au cours d’une grande fête. Les trois Princes
remarquèrent que la Reine laissait apparaître de temps
en temps des éclairs de tristesse dans ses beaux yeux
sombres, en dépit de la joie qu’elle avait éprouvée en
voyant son pays libéré de la Main Redoutable.
Quand tous les invités furent partis, les Princes lui propo-
sèrent de rester près d’elle pour partager sa tristesse
secrète.
La Reine leur raconta qu’elle avait une sœur ainée qui
s’appelait Padmini, et qui était aussi sa meilleure amie.
Il y a très longtemps, un après midi, alors qu’elles
portaient toutes les deux une robe de soie bleue et des
colliers constitués de petites couronnes d’argent entre-
lacées, une féroce tribu nomade les attaqua alors
qu’elles folâtraient autour du palais, et la tribu emmena
Padmini. Les gardes royaux poursuivirent les ravisseurs
et finirent par les rattraper trois jours plus tard. Mais ces
hommes méchants avaient laissé Padmini derrière eux
dans une épaisse forêt, pour fuir plus rapidement,
pensant ainsi échapper à la poursuite des gardes. Et
depuis, on n’avait plus jamais revu Padmini.
Très ému, le Prince aîné prit la parole :
- de même que le sarment ploie sous le poids de la
grappe de raisin, nous sommes très honorés et touchés
que vous nous fassiez part de votre désolation.
• 54 •
Les trois Princes lui racontèrent alors leur quête de la
Mort des Dragons et lui demandèrent si elle avait
rencontré ou entendu parler du vieux sage appelé
Aphoenicius, le dépositaire de la fiole d’argent conte-
nant la formule magique.
Après quelques moments de réflexion, la reine se souvint
qu’un homme étrange mais affable, aux yeux de braise,
lui avait murmuré brièvement deux vers d’un poème,
juste après la disparition de Padmini.
• on peut chercher si ce n’est pas inutile
• le mystère est tout près de la tristesse
Les princes reconnurent dans ces deux vers une nouvelle
pièce du puzzle de la formule magique Mort des
Dragons et l’écrivirent aux côtés des autres indices qu’ils
avaient déjà récoltés. Puis, ils prirent congé de la jeune
et belle reine en lui souhaitant leurs meilleurs vœux, et
ils emportèrent avec eux le précieux Miroir de Justice
pour le rendre au Roi Berham.

• 55 •
Les princes, fidèles à leurs principes, continuèrent
d’observer tout autour d’eux pour apprendre d’autres
indices pendant le voyage. Chemin faisant, ils arrivèrent
dans un petit village et décidèrent d’y passer la nuit. Ils
devinrent amis avec plusieurs villageois, et ceux-ci les
introduisirent auprès du chef de ce village. Au premier
coup d’œil, ils remarquèrent la contrariété et le souci qui
habitaient son visage. Et ils lui proposèrent leur aide ou
toute assistance dont il pouvait avoir besoin.
Effectivement, le chef du village était inquiet. Il leur
raconta qu’il avait entendu une rumeur colportant le fait
que le Drakir, une hydre à trois têtes, s’était échappé de
sa cage dans la Prison de la Montagne. Ce Drakir avait
été capturé et mis en cage depuis plusieurs générations
par les ancêtres du chef de village et des villageois.
- La prison de la Montagne est très loin d’ici et si
vraiment le Drakir s’est échappé, cela lui prendra un
certain temps avant qu’il parvienne jusqu'au village.
Mais nous devons absolument en parler au Roi
Berham car le Drakir viendra sûrement chez nous en
premier pour s’emparer du Tablier de la Puissance.
L’histoire de ce Tablier de la Puissance était ancienne :
ce tablier appartenait à un forgeron, le chef des
villageois, qui captura le Drakir. Et tout le monde pensait
que ce tablier de cuir était pourvu de pouvoirs magiques.
Et c’est pour cela qu’on l’appela le Tablier de la
Puissance et qu’il fut conservé au Palais Royal.
- si le Drakir s’empare du Tablier de la Puissance, il
deviendra encore plus puissant et personne ne pourra
l’arrêter. À coup sûr, il deviendra le tyran de ce pays.
• 56 •
Les trois Princes dirent au chef du village qu’ils étaient
justement en route vers le royaume du roi Berham et
qu’ils le préviendraient du danger en mettant à l’abri le
Tablier de la Puissance.
- Mais avant que nous reprenions la route, auriez vous
à nous donner quelques indices supplémentaires sur
le Drakir ?
Le chef leur dit qu’il avait été prévenu de l’évasion du
Drakir par un étrange voyageur qui ne passa qu’une
seule nuit au village. Il était très âgé et avait des yeux de
braise. D’après ce voyageur, on ne pourrait vaincre le
Drakir qu’en faisant une tresse à partir de ses trois longs
cous… Cette tresse lui ôterait tous ses pouvoirs. Une fois
sa force disparue, le grand oiseau impérial, un oiseau
aux ailes couleur de ciel, de prairie et de coucher de
soleil ramènerait le Drakir dans sa Prison de la
Montagne.
Les Princes devinèrent que le voyageur aux yeux de
braise était Aphoenicius, et demandèrent au chef s’il
n’avait rien marmonné pendant son sommeil ; personne
n’était près de lui pendant la nuit et personne ne l’avait
vu quitter le village. Cependant, des enfants avaient vu
un oiseau aux ailes dorées avec des yeux flamboyants
s’envoler près de la cabane où le vieil homme avait
dormi.
En guise d’amitié et de gratitude, les trois Princes
laissèrent leurs plumes de paon au chef du village, en
lui demandant d’envoyer une de ces plumes avec un
émissaire au palais du Roi, si d’aventure quelque chose
de fâcheux leur arrivait. Les Princes promirent que s’ils
recevaient une plume de paon, ils comprendraient le
• 57 •
message et se mettraient aussitôt en route. Sur ces
entrefaites, ils partirent à bonne allure en direction du
royaume du Roi Berham.

• 58 •
En arrivant au palais royal, ils furent surpris de voir
combien le roi était gravement malade. Il reposait sur le
dos, blanc comme un linge et ne pouvait même pas lever
la tête pour les saluer. Les princes étaient pressés de lui
narrer leur voyage, de lui remettre le Miroir de Justice et
aussi de le prévenir du danger qui pouvait survenir d’un
moment à l’autre à la suite de l’évasion du Drakir. Mais
ils ne lui racontèrent rien de tout cela, tant ils étaient
préoccupés par sa santé, voire par sa vie.
D’une voix très faible, le Roi Berham leur raconta son
profond amour pour Diliramma ainsi que sa funeste
erreur quand, sous l’empire de la colère, il l’avait
abandonnée dans la forêt, exposée une mort certaine.
Son sentiment de culpabilité et sa détresse étaient si forts
qu’il n’avait plus qu’une envie, celle de mourir.
Rapidement, les Princes lui présentèrent le grand Miroir
de la Justice, en espérant que celui-ci allait le
débarrasser du poids de la mélancolie qui pesait sur son
cœur. Le roi fut content et l’on put voir un soupçon de
rouge lui monter aux joues, mais il était encore trop
faible pour lever la tête.
Les Princes cherchèrent un autre moyen pour que le roi
recouvre ses esprits et ils décidèrent de lui révéler enfin
leur identité, sachant que leur père, le Roi Jafer et le Roi
Berham étaient amis.
Le roi esquissa un petit sourire et leur dit qu’il s’était
douté qu’ils fussent de noble lignée et avait remarqué
leur éducation chevaleresque.

• 59 •
- Saluez votre père de ma part, mais hélas, il me semble
que si je n’arrive pas à surmonter cette immense
douleur, je mourrai bientôt.
Très perturbés, les trois Princes firent les cent pas dans
le palais à la recherche d’une solution ou d’une idée,
aussi petite soit-elle, pour sortir le roi de ce mauvais pas.
L’aîné fut le premier à prendre la parole mais son propos
était plutôt désespéré :
- Guérir d’une maladie sentimentale est beaucoup moins
aisé que de trouver un chameau disparu, déjouer un
méchant complot ou affronter une main redoutable.
Toute la nuit, ils marchèrent et parlèrent. Enfin, au petit
matin, ils revinrent voir le roi… avec une idée :
- Dans chacun des sept plus beaux lieux du royaume,
construisez sept châteaux magnifiques. Dans chacun
de ces châteaux, accueillez une très belle princesse,
par exemple la fille d’un roi voisin. Accueillez
également dans chacun de ces sept châteaux les sept
meilleurs conteurs d’histoires de votre pays. Dépensez
toutes votre fortune et toutes vos ressources pour que
les châteaux soient construits le plus vite possible. Puis,
au cours d’une semaine sacrée, vous irez passer une
journée dans chacun des châteaux. Là, vous ferez la
conversation avec chacune des princesses afin de
mieux la connaître et puis vous écouterez les
meilleures histoires des conteurs.
L’idée amusa le Roi Behram et lui fit oublier ses propres
tourments. Bien qu’encore allongé dans son lit à
baldaquin, il appela ses ministres auprès de lui et donna
les ordres afin qu’ils débutent immédiatement les travaux
correspondant au projet des Princes.
• 60 •
N’étant plus préoccupé par le sauvetage du roi,
les princes reportèrent leur attention sur le danger
toujours possible de l’hydre à trois têtes. Ils n’en avaient
pas parlé au Roi en raison de sa santé chancelante, mais
ils usèrent de l’autorité que le roi leur avait conférée pour
demander que le Tablier de la Puissance fût accroché
tout en haut du mat le plus haut dans la cour centrale du
palais. Ce mat était fait d’un arbre d’ébène, il était dur
et résistant.
Ainsi accroché, le Tablier de la Puissance serait hors
d’atteinte des griffes de Drakir et ils pourraient le
surveiller - d’où qu’ils soient.

• 61 •
Les architectes du roi construisirent les sept châteaux
en un clin d’œil, et les ambassadeurs du roi s’en vinrent
chercher les sept plus belles princesses et les sept
conteurs les plus inventifs pour les distraire. Enfin vint le
jour où le roi commença sa semaine de visites.
Pendant la nuit qui précéda le départ du roi pour ce long
voyage, les trois princes parlèrent entre eux des chances
probables que le roi guérisse mais en même temps des
chances peu probables qu’ils puissent – de leur côté -
jamais trouver la formule magique de la Mort des
Dragons.
La nuit était belle et le plus jeune des Princes jeta par la
fenêtre un coup d’œil dans la cour éclairée par un rayon
de lune. Ce qu’il vit fut si effrayant qu’il ne put réprimer
un cri : le Drakir était là ! Il jetait de la fumée par ses
trois naseaux, et ses trois paires d’yeux regardaient
fixement le Tablier de la Puissance tout en haut du mat
d’ébène. Les trois Princes continuèrent à regarder par la
fenêtre alors que le monstre tentait de brûler le mat
d’ébène en lui envoyant des flammes par ses trois
gueules rouges largement ouvertes. Heureusement, le
mat d’ébène ne s’enflammait pas et le Drakir commen-
çant à s’impatienter, changea de tactique. Avec l’une de
ses gueules, il saisit l’extrémité du mat, une autre gueule
saisit le mat en son milieu et sa troisième gueule mordit
la base du mat. L’intention du Drakir était claire : il voulait
utiliser sa force colossale pour faire tomber le mat.
Impuissants, les trois Princes observaient la scène sans
pouvoir intervenir, mais il y eut un très court moment où
ils se rendirent compte qu’ils pouvaient peut-être
reprendre le contrôle de la situation.
• 62 •
Ils sautèrent par la fenêtre ; le Prince aîné se saisit de la
longue queue du dragon et la tint fermement tandis que
le Prince puîné et le plus jeune Prince saisirent chacun
une extrémité du mat et tournèrent, tournèrent comme
s’ils vissaient quelque chose, et pendant ce temps là, les
gueules du dragon continuaient à mordre le mat. Tant et
si bien que les trois longs cous du dragon formèrent une
longue tresse et le dragon, asphyxié, perdit peu à peu
son énergie. C’est alors que les Princes nouèrent les trois
têtes ensemble, ce qui eu pour effet de rendre le dragon
inoffensif.
A ce moment-là, la prédiction d’Aphoenicius se réalisa :
un énorme oiseau impérial aux ailes couleur de ciel,
d’émeraude et de rose apparut dans le firmament étoilé.
Il saisit le dragon affaibli dans ses puissantes serres et
s’envola avec sa proie vers la lointaine Prison de la
Montagne.

• 63 •
• 64 •
Au petit matin, le roi Berham partit comme prévu
dans son palanquin (il ne pouvait pas encore marcher)
vers le premier des sept châteaux, niché au creux d’une
prairie, tout en haut d’une montagne. La beauté de cet
endroit magnifique conjuguée à la beauté de la
ravissante princesse qui l’accueillit lui fut immédiatement
salutaire, ainsi que les trois Princes l’avaient prédit. Plus
tard dans la soirée, les histoires du troubadour furent si
passionnantes et captivantes que le roi réussi même à
lever la tête de son oreiller et, commençant à oublier son
chagrin, reprit goût à la vie.
Tout au long de cette semaine chaque jour qui passait
était encore plus magnifique que le jour précédent. Les
châteaux étaient de plus en plus beaux, les princesses
de plus en plus belles et les conteurs de plus en plus
captivants. En arrivant à la septième étape9 de son
voyage, le roi fut capable de se lever et de marcher ;
une petite lueur de vie était enfin revenue dans ses yeux.

9 Ah, la symbolique du nombre 7 existe même au royaume de Serendip !

• 65 •
Les trois Princes décidèrent d’aller voir le roi
pendant son séjour au septième château afin de vérifier
si leur recommandation avait produit des effets salu-
taires. Au cours de leur voyage, ils furent rejoints par un
messager : ce messager leur apportait une plume de
paon. C’était le signal de détresse convenu avec le chef
du village. Il s’était sûrement passé quelque chose et ils
rebroussèrent chemin immédiatement pour se diriger
hâtivement vers le village, situé à quelques journées de
route.
Quand finalement ils arrivèrent au village, ils ne purent
que constater un grand désastre : le feu l’avait
complètement détruit. Ils trouvèrent le vieux chef au
milieu des décombres calcinés. Celui-ci leur raconta que
quelques jours auparavant, ils avaient tous aperçu dans
le ciel le grand oiseau impérial qui volait vers la Prison
de la Montagne, en emportant Drakir. Bien qu’il soit très
affaibli, le dragon aux yeux méchants avait vu le village
et avait réussi à envoyer par ses naseaux suffisamment
de flammes pour enflammer d’un coup tout le village.
Un vent violent avait attisé les flammes et le village avait
brûlé comme une allumette.
Devant une telle misère et une telle détresse chez leurs
amis, les trois Princes se mirent à pleurer.
- Y a-t-il eu des pertes de vies humaines ? demanda le
Prince ainé
- Deux personnes ont disparu mais aucune n’habitait le
village. L’une d’entre elles était ce vieil homme aux
yeux de braise qui était revenu chez nous pour y
passer une seule nuit. Et l’autre personne était une
• 66 •
jeune femme à la voix enchanteresse que des
villageois avaient trouvée quelques semaines aupa-
ravant, errante et choquée, au cœur de la forêt. Elle
n’avait pas répondu à nos nombreuses questions
concernant son nom et son origine mais les femmes
du village prirent grand soin d’elle et elle recouvra vite
sa santé. Les femmes du village étaient comme
envoutées par sa voix suave.
Les trois Princes furent très contrariés : les deux person-
nes qui avaient disparu étaient précisément les deux
personnes qu’ils voulaient trouver le plus au monde !
Après avoir fait tout ce qu’ils pouvaient pour venir en
aide aux villageois, ils repartirent, le chagrin au cœur,
pour voir ce qui se passait chez le roi Berham.

• 67 •
Quand ils quittèrent le village, les princes se
retournèrent une dernière fois pour regarder la déso-
lation du village. En pensant à tous ces hommes et
femmes qui avaient perdu leur maison, leurs larmes
coulèrent à nouveau, formant un petit creux sur le
mamelon où ils se tenaient.
Puis, ils détournèrent le regard vers la route qui les atten-
dait et là, ils furent surpris par ce qu’ils découvrirent :
dans un champ noirci par l’incendie, tout près d’une
rivière, il y avait le corps carbonisé d’un homme à peine
reconnaissable à l’exception de son avant-bras droit et
de sa main, épargnés par le feu. La main était encore
crispée sur un cylindre d’argent !
- Le gardien de la formule secrète est mort, dirent-ils en
même temps, et bien que sa mort soit très triste, la
formule magique nous appartient désormais.
L’aîné des Princes s’empara du cylindre que les doigts
crispés du vieil homme tenaient encore. Ils retraversèrent
la rivière pour ouvrir le cylindre. Seules quelques cendres
tombèrent du cylindre ; il restait néanmoins certaines
parties qui avaient résisté aux flammes, mais on pouvait
seulement y déchiffrer quelques vers :
• bien que le trésor soit de nature marine,
• ne le cherchez pas dans les flots
• souvent cachée des regards
• cette magie est rebelle
• la plume de la queue d’un paon
• prend tout son pouvoir dans les mains d’un sage

• 68 •
• on peut le chercher si ce n’est pas inutile
- Après tant de recherches, nous n’avons découvert que
ce que nous connaissions déjà s’exclama le Prince puîné
- Le poème comportait une centaine de lignes et il est
perdu à jamais dit le Prince ainé, et il jeta au loin le
cylindre désormais inutile.
À ce moment-là, ils entendirent un bruit qui venait de
l’endroit où ils avaient découvert le corps carbonisé
d’Aphoenicius. Il regardèrent dans cette direction et
virent un bel oiseau aux ailes dorées et aux yeux brillants
renaître du tas de cendres. Pendant qu’ils continuaient
de le regarder, l’oiseau fondit vers eux, ramassa le
cylindre d’argent qui était à leurs pieds, puis s’envola
vers le mamelon où les trois Princes s’étaient arrêtés pour
pleurer. A leur grande stupéfaction, ils virent l’oiseau
remplir la fiole d’argent avec les larmes que les Princes
avaient versées. Puis, tel un aigle, il reprit son vol en
direction de l’orient.
Perplexes devant le comportement incompréhensible de
l’oiseau, et déçus par l’échec de leur mission, les Princes
reprirent tristement leur route.
Après avoir cheminé plusieurs lieues, ils entendirent des
cris d’effroi qui provenaient d’une forêt vallonnée, juste
en dessous de leur piste. Ils se précipitèrent et aperçurent
une jeune fille qui courait entre les arbres pour fuir un
ours qui la poursuivait. En entendant les cris des Princes,
l’ours prit peur à son tour, et s’enfuit. Alors, les Princes
vinrent secourir la jeune fille qui tremblait comme une
feuille. Elle les remercia et leur expliqua qu’elle n’avait
pas de maison et qu’elle avait été recueillie par des
villageois qui avaient pris soin d’elle.

• 69 •
Après que le feu eut ravagé les maisons et les provisions
du village, elle estima qu’elle ne pouvait plus être une
charge pour ce village meurtri et un soir, elle s’enfuit
subrepticement, sans être vue.
Les Princes lui demandèrent si son nom ne serait pas
Diliramma ; les yeux de la jeune fille s’ouvrirent, effrayés.
Oui, c’était bien elle !
Ils lui assurèrent que le Roi Berham l’aimait toujours
autant et avait même frôlé la mort, rongé de culpabilité,
et de colère car il pensait sans cesse qu’il avait sans
doute causé la mort de la jeune fille.
Submergée de bonheur, elle leur confirma qu’elle
s’appelait Diliramma, bien qu’elle pensât avoir eu un
autre nom auparavant, mais il y avait tellement
longtemps qu’elle ne s’en souvenait plus. Pour les
remercier de lui avoir sauvé sa vie, elle leur donna un
cadeau : un collier fait de petites couronnes entrelacées.
Les Princes, fous de joie, lui révélèrent alors son vrai
nom :
- Vous êtes en réalité la Princesse Padmini.
Au fur et à mesure que les Princes lui racontaient son
histoire, la Princesse n’en croyait pas ses yeux et ses
oreilles ; la bonne fortune l’avait rejointe avec la
découverte de son nom, l’existence de ses sœurs,
l’amour que lui portait le Roi Berham… et son désir
qu’elle revienne auprès de lui.

• 70 •
Padmini vécut le voyage de retour vers le roi
dans une véritable extase. De leur côté, les Princes
étaient tiraillés : ils étaient heureux du dénouement de
tant d’histoires auxquelles ils avaient pu trouver une
solution, mais ils étaient simultanément tristes de l’échec
de leur mission initiale car ils n’avaient pu rapporter la
formule magique.
Ils étaient proches du palais quand le Roi Berham vint
les accueillir. La joie qu’il éprouva quand il vit la
princesse Diliramma (on lui dit aussitôt que son vrai nom
était Padmini) fut si intense que même les oiseaux se
turent.
Sa joie fut accompagnée de compassion et il envoya
aussitôt les architectes qui avaient bâti ses sept châteaux
reconstruire le village détruit par l’incendie. Il envoya
aussi des provisions et tout ce qui était nécessaire pour
faire renaitre le village.
Un messager fut envoyé à la jeune reine du royaume sur
la côte pour lui dire que sa jeune sœur avait été
retrouvée et que le roi Berham allait l’épouser. Il l’invitait,
elle et toute sa cour pour le mariage et pour un long
séjour dans son royaume.
Cette fin heureuse fut encore plus heureuse car les
princesses des sept châteaux épousèrent les sept conteurs
qui devinrent ainsi nobles, puis rois.
Tant de bonheur et de joie illuminèrent les trois Princes,
mais l’échec de leur mission leur laissait un goût
d’amertume au fond de leur cœur, comme si celui-ci
s’était transformé en une vieille prune pourrie infestée de
vers affamés…

• 71 •
Peu après, ils recouvrèrent leur esprit d’aventure quand
un messager arriva au château porteur d’une missive de
leur père, le Roi Jafer : il formulait le souhait qu’ils
revinssent tout de suite auprès de lui.
Obéissants et joyeux, ils prirent congé de leurs hôtes et
commencèrent leur voyage de retour vers le royaume de
Serendip.
Le Roi Berham écrivit une lettre qu’il leur demanda de
remettre à leur père. Dans cette lettre, le Roi Berham
racontait que les trois Princes avaient apporté deux
trésors à son royaume et à sa vie : splendeur et sérénité.

• 72 •
Les Princes allèrent le plus vite possible rejoindre la
côte. Mais l’océan était infesté par tant de dragons des
mers qu’ils ne purent trouver ni marin ni bateau pour
traverser. Finalement, ils jetèrent leur dévolu sur un vieux
bateau abandonné sur la plage et ils partirent seuls. Très
vite, les dragons des mers entourèrent le bateau de tous
côtés et les trois Princes pensèrent que leur dernière
heure était venue.
C’est juste à ce moment-là qu’ils entendirent un batte-
ment d’ailes. En levant la tête vers le ciel, ils virent
l’oiseau doré aux yeux de feu, le cylindre d’argent
fermement tenu dans les serres. Il s’approcha de la
surface de la mer et laissa couler du cylindre quelques
gouttes de liquide dans la mer très agitée par les
dragons en furie. Au fur et à mesure que les gouttes du
cylindre se déversèrent dans la mer, les dragons
perdirent leur vivacité et finirent bientôt par mourir,
glissant silencieusement vers les abymes.
Les Princes traversèrent alors rapidement le bras de mer
et accostèrent enfin sur le rivage de leur pays. Là, ils
trouvèrent des éléphants pour terminer leur voyage
jusqu’au palais de leur père. Ils étaient à peine arrivés
et ils embrassaient leur père quand un messager arriva.
Il apportait une bonne nouvelle : les dragons morts
étaient tous alignés sur la côte, il n’y avait pas de
dragons survivants.

• 73 •
• 74 •
Comme tous les dragons étaient morts, l’oiseau doré
aspergea les Montagnes d’émeraude du royaume de
Serendip avec les dernières gouttes du cylindre d’argent.
En touchant le sol, les gouttelettes se transformèrent en
pierres précieuses, saphirs, rubis et opales. On en trouve
encore aujourd’hui en abondance dans le Royaume de
Serendip.
Les trois Princes racontèrent à leur vieux père, le sage
Roi Jafer, leurs aventures et leur voyage et le roi
s’esclaffa de bon cœur quand il apprit que les larmes
de compassion que ses trois fils avaient versées pour les
villageois pauvres et attristés, s’étaient muées en potion
mortelle pour les dragons, selon la prédiction du poème
d’Aphoenicius.
Les Princes devinrent un peu plus tard les Rois avisés de
Serendip. Ils gouvernèrent avec sagacité et compassion,
et aussi avec cette expérience et cette inspiration qu’ils
avaient appris dans leur recherche active et dans leur
capacité à recevoir l’imprévu avec joie et sérénité.

• 75 •
L’oiseau aux ailes dorées et aux yeux de feu
vole toujours dans les cieux du Royaume de Serendip.
De temps en temps, les gens du monde entier peuvent le
voir au moment où ils s’y attendent le moins.
Mais il n’apparaît qu’aux bienheureux, ceux qui pensent
à lever souvent les yeux vers le ciel.

• 76 •

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