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Comment l’homme vient au langage

Par Pierre-Jean Dessertine

Introduction : Le langage fait-il le sens ou le sens précède-t-il le langage


qui le prend en charge ?

Le sens, c’est toujours de qui oriente notre existence. Par ex. le fait de rechercher le
bien et rejeter le mal.

Le langage fait sens parce que l’acte de langage n’a de valeur que s’il nous oriente :
« passe-moi le sel », « quel beau paysage ! », Saperlipopette ! », « Longtemps, je me
suis couché de bonne heure »

Ce qui fait penser que le langage fait le sens, c’est que toujours on en use pour qu’il ait
du sens ; et que tout sens ne peut s’objectiver (être reconnu par tous) que dans le
langage : « l’argent ne fait pas le bonheur », « la démocratie est le moins pire des
régimes politiques »

Pourtant le sens existe bien en dehors du langage. Cf. le mouvement du coquillage sur
le rivage qui peut être mécanique par les mouvements de l’eau, ou orienté lorsqu’il
s’entrouvre pour se nourrir du liquide marin. Tout vivant est finalisé, c’est-à-dire qu’il
est orienté vers un but. Et, de fait, son Souverain Bien déterminé par la biosphère est
de s’épanouir dans son biotope afin d’y assurer sa descendance.

Le sens est donc co-extensif au vivant : il est constitué par sa finalité .

Cela est vrai, bien sûr, pour l’individu humain. On peut le mettre en évidence en
remontant du sens linguistique à un sens pré-linguistique de ses expressions.
Aristote remarquait justement que : « l’enfant appelle d’abord tous les hommes
papa ».
La signification de papa telle que nous la connaissons a donc été déterminée à partir
d’une signification plus large : disons celle de l’adulte non-maman à grosse voix,
qui est celle de l’enfant évoqué par Aristote.
Mais cela présuppose que l’adulte qui s’occupe de lui en général soit déjà pour
l’enfant une signification propre, donnée par les signes de sa présence rassurante
(voix, pas, odeur, silhouette, etc.). Cette signification positive n’est possible que parce
qu’elle s’oppose à la signification négative de l’absence d’adulte aidant (dont le
signe est l’absence de leurs sons familiers : le bébé se sent alors abandonné dans un
espace potentiellement menaçant lui qui se sait démuni.)
Ce qui renvoie à la situation du nouveau-né pour lequel il n’y a d’emblée que deux
significations : absence ou présence de la mère. Ne peut-on pas considérer que
tout le sens est d’abord ramassé dans ces deux significations ?
Le petit de l’homme rencontre le problème du sens lorsqu’il crie pour la première fois
et débat de ses petits membres dans cet espace vide affolant en lequel la parturition
l’a laissé. Pour lui qui vient de la quiétude de la matrice, ce brutal changement de
milieu (apesanteur/pesanteur, espace fermé/ouvert, obscurité/lumière, etc.) n’a pas
de sens.
Et le sens lui est révélé lorsque sa mère le prend dans ses bras pour la première
fois. Et toutes les significations existantes ne sont finalement que des affinements de
ces deux significations 1ères : absence / présence de la mère.
Cette thèse de la primauté du sens qui vaut pour les humains comme pour toutes les
autres espèces vivantes a une conséquence importante : le monde de chaque individu
vivant, comme celui du bébé humain, est un monde de signes : tout vivant repère
dans son environnement, captées par ses sens, les formes qui ont une valeur pour
atteindre ses buts : ces formes font signes, et leur valeur est leur signification.
On voit d’autre part que par nature les signes font système. Une forme sensible
n’est significative qu’autant qu’elle peut être mise en rapport avec des formes
différentes qui font signe de réalités de même type mais de valeur différente : c’est la
logique de la différence significative. Il faut toujours au moins 2 signes qui s’opposent
pour qu’il y ait signification. Et les formes ne peuvent déterminer des significations –
faire signe – que parce qu’il y a du sens. Tout vivant dans son interaction avec son
milieu est immergé dans de multiples systèmes de signes.
Tout vivant est à la fois récepteur et émetteur – intentionnel ou non – de signes.
La langue est le système de signes par émission vocale que les humains développent
de manière privilégiée.

1. Le langage est-il en continuité ou en rupture avec le cri ?

Continuité
Le cri primal – le cri de l’enfant qui vient de sortir du ventre maternel – est
instinctif : il marque le passage à la vie aérobie.
Mais c’est aussi un cri de désespoir, d’appel au secours, autrement dit d’appel au
sens du fait de son expulsion du milieu matriciel. La réponse de la mère qui prenant
le nouveau-né contre elle l’apaise, donne à ce cri la valeur d’un signe – le 1 er signe
émis.
Alain : « L'enfant pleure et crie sans vouloir d'abord signifier ; mais il est compris aussitôt par
sa mère. »
Faire vibrer ses cordes vocales sera désormais la manière privilégiée de faire signe à
autrui.
D’abord se crée, en interaction avec la mère, le premier système de signes
vocaux comme modulation du cri (pleurs, chouinage, cri strident, variations
d’intensité).
L’enfant se met assez vite à jouer de lui-même avec les cordes vocales ; c’est le
babillage, préparation à la syllabisation du cri qu’est la parole.
Et l’on sait comment s’acquièrent les 1ers mots : la mère guide le son essayé par
l’enfant vers le mot « mama, miamiam ». La première langue, très peu de mots, est
spécifique au cercle familial. (Le m est la consonne la plus facilement maîtrisable, et
le a la voyelle qui se forme le plus facilement)
Finalement, la parole, n’est-ce pas du cri réglé ?

Rupture
Mais la parole est une rupture avec le cri du point de vue de la portée de sa
signification.
Le cri exprime d’abord un état subjectif, et il peut aussi signaler la situation
particulière qui provoque cet état subjectif. Par exemple les singes verts donnent
l’alerte grâce à des cris différenciés selon la nature du danger : « chirp » pour un lion,
« uh » pour la hyène ou l’homme.
La parole, au contraire, a une signification d’une toute autre portée, puisque les mots
utilisés, en tant qu’ils sont définis, renvoient à l’infinité des situations concernées par
leur définition. C’est bien pourquoi on dit du langage humain qu’il est symbolique
(ce qui veut dire que sa signification inépuisable) . Maurice Pradines l’expliquait ainsi
:
“J'ai faim” non seulement n'a aucun rapport avec les gestes expressifs par où les
affections de ce genre trouvent si facilement à se faire connaître d'une manière
étonnamment précise, mais à certains égards il en est le démenti. Car il signifie moins :
J'ai ma faim, que : j'ai ta faim, du moins celle dont tu as fait l'expérience, en tout cas
embryonnaire. Mieux, il signifie : J'ai leur faim, j'ai la faim universelle. (…) Ce n'est
pas de sa faim seulement que prétend mourir un homme qui dit mourir de faim. C'est de
la faim de tous, de ce fléau général qu'est “la faim”.1

L'homme peut communiquer toute souffrance, en particulier la faim, par des


expressions naturelles très efficaces, présentes d'ailleurs chez d'autres mammifères :

1 Maurice Pradines, Traité de psychologie générale, II, 1, 1946.


ce sont le cri, l'attitude d'imploration, etc. Pourquoi alors employer l'expression
verbale ? Parce que celle-ci métamorphose ce qui ne relève que de mon expérience –
ma détresse physique et morale – en un universel, c'est-à-dire ce qui relève de
l'expérience de tous. En disant « j'ai faim » je ne suis plus enfermé dans ma
souffrance. Chaque acte de langage humain concrétise la formule de Montaigne :
« Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition  »
Mais on parle volontiers du langage des abeilles, des baleines, ou des dauphins.
Parle-t-on alors de la même chose ?

2. Peut-on parler de langage animal ?

Les animaux peuvent avoir des systèmes de signes très élaborés. Surtout ceux qui
ont une vie sociale très intégrée.
Les abeilles par exemple communiquent précisément la situation d’un champ
de fleurs par les caractéristiques d’une sorte de danse qu’elles exécutent à l’entrée de
la ruche.
Les cétacés communiquent par des sons et des ultrasons qui relèvent de
systèmes de signes très élaborés par leurs différences de fréquences, de durée,
d’intensité, de ligne mélodique même, etc.
Les animaux utilisent leurs systèmes de signes pour réagir à une situation donnée
qui peut les affecter ou qui a une importance pour le groupe. Mais entre le stimulus et
la réaction, il peut y avoir place pour une médiation d’ordre spirituel – un
raisonnement – peut-être que le singe (par ex) est capable de mettre entre
parenthèses sa peur et de déduire de ses impressions visuelles qui s’agit plutôt d’une
hyène que d’un lion , comme il est capable de choisir le bâton suffisamment long pour
ramener à portée de sa main la banane jetée par l’enfant un peu court hors de sa cage.
Mais la différence entre l’homme et l’animal n’est peut-être pas, comme les
philosophes le disent volontiers depuis Aristote, dans l’usage de la raison – il y a tant
de manifestations de la raison dans la nature, en dehors de l’esprit humain !. Il est
peut-être plutôt dans le sens que prend chez l’un et l’autre l’usage d’un système de
signes.
Mais l’usage, chez les animaux de systèmes de signes parfois sophistiqués, a-t-il
le mêmes sens que le langage humain?
Le sens des systèmes de signes animaux est la meilleure adaptation au milieu
déterminé – son biotope – en lequel l’espèce est appelée à vivre.
L’usage du système de signes s’insère dans les comportements-réponses par
lesquelles le groupe interagit avec son biotope de façon à ce qu’il prospère et se
reproduise au mieux selon la logique de la biosphère.
Mais l’homme n’est pas dans la même situation. Il n’a pas de milieu propre (il n’a
pas de biotope assigné). Il est d’emblée en déficit de comportements-réponses
naturellement prédéfinis (par instinct) pour s’adapter à son environnement naturel.
L’homme est l’espèce nue au sens propre et au sens figuré : non seulement elle
dépourvue d’un enveloppe corporelle protectrice comme les autres espèces, mais
aussi elle ne sait où se mettre. Elle est naturellement l’espèce vulnérable par
excellence. « La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le
plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux mêmes
… L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle
des dents pour se faire redouter; nu, sans défense, l'association est son bouclier. »
(Sénèque)
On comprend dès lors que l’universalité du mot (que nous notions plus haut)
concrétise cette association dont l’homme a besoin pour vivre.
Mais les mots ne donnent-ils pas plus, à chaque homme, qu’un moyen de
s’associer à tous les autres ?
Car, en nommant les réalités, le langage compose un monde commun
habitable. Dans ce monde les problèmes sont communs, et les solutions à inventer
ont une valeur commune. L’environnement naturel, mis en forme par les mots, n’est
plus cet espace hostile en lequel l’homme se sent nu, démuni, errant, il devient
humainement habitable. Nommer les choses, c’est rendre les phénomènes qui les
manifestent non plus chaotiques, mystérieux et menaçants, mais en quelque sorte
familiers : les choses prennent place dans le monde et y trouvent leur sens. Le
langage fait de l’espace, d’abord hostile, un monde habitable.
N’est-ce pas pour cela que le petit enfant (3-4 ans) manifeste une insatiable soif
de nommer ?
Chaque espèce occupe son biotope et peut s’y sentir bien parce qu’elle a les
attributs physiques, les montages instinctifs (dont font partie ses systèmes de signes)
qui lui permettent de s’épanouir. On peut dire que chaque espèce a son monde, tel
que l’a déterminé la biosphère. L’homme, qui n’a d’emblée sa place nulle part, se
construit son lieu avec son langage : c’est ce qu’il appelle « le monde ».
« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a
besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici.» (Hanna. Arendt)
Le mode défini par le langage n’est pas pour l’espèce humaine simplement son
monde à côté des mondes animaux : elle est le monde.
Pourquoi ? A cause de la puissance du langage. N’importe quelle langue peut
interpréter tous les autres systèmes de signes (dont les autres langues par
traduction). La réciproque n’est pas vraie : essayez de transcrire Proust avec les
signes du code de la route ou avec les danses des abeilles.
Si on définit le langage comme la faculté de se doter d’un système de signes qui
nous donne le monde. Alors le langage est le propre de l’homme.
Les animaux n’auraient alors que des systèmes de signes qui sont des codes de
signaux : le nombre de signes, leur signification, seraient enserrés dans les limites de
l’interaction avec le biotope assigné. Contrairement au langage humain dont le
nombre de signes, et leur signification, sont ouverts.
En effet toute langue est un système de signes dont la capacité de signifier ne peut être
limitée. A sa base, il n’y a qu’une douzaine d’actes vocaux simples définis par la manière
de vocaliser (voyelles) et d’articuler le souffle (consonnes – occlusion labiale : p, b, m ;
dentale : t, d, n ; friction : v, f ; vélarité : k, g ; etc.). Ceux-ci nous donnent la trentaine de sons
minimaux de l’alphabet, lesquels permettent de former plus de 200 syllabes, avec lesquels
sont composés les dizaines de milliers de mots disponibles dans une langue comme le
français, lesquelles permettent une infinité de phrases.
La langue une merveille d’économie de moyens pour un résultat
maximum. Une langue est un système de signe qui est comme vivant : il naît,
s’enrichit, évolue, se perd, et meurt. Un système de signe comme la danse des
abeilles, réglé par l’instinct, reste invariable au long des millénaires.

3. Le langage est-il naturel ou culturel ?

Les systèmes de signes animaux peuvent être dits naturels puisqu’ils font partie
des réglages par lesquels la biosphère harmonise une espèce avec son biotope.
Mais la faculté humaine de langage est universelle et l’enfant s’oriente
spontanément vers l’acquisition d’une langue en passant par des étapes qui semblent
nécessaires (le secouement de tête négatif au 15 ème mois). Ne sont-ce pas là 2 indices
du caractère naturel du langage ?
C’est ce que pensait Aristote pour qui la nature de l’homme est d’être l’animal
politique c’est-à-dire fait pour s’organiser en société, ce pourquoi il lui a été donné
la parole afin qu’il puisse se prononcer sur le bien et le juste, valeurs qui vont
commander l’organisation politique.
Mais :
1. Il n’y a pas d’appareillage physiologique de l’homme dédié à la parole
(l’homme a, par exemple, les organes qu’il faut pour la marche, ou pour la
polyvalence technique). Celle-ci n’est rendu possible que par détournement
d’organes qui ont une fonction naturelle vitale par ailleurs : les cordes vocales
(cri primal, cri signal de danger), le souffle, l’appareil buccal.
D’ailleurs les hommes ont depuis longtemps pris l’habitude de transposer le
langage en version visuelle (qui peut être conservée) : c’est l’écriture.
D‘autre part celui qui ne peut pas utiliser les cordes vocales utilise d’autres
organes pour mettre en œuvre la même langue commune (langage des sourds-
muets).
Enfin d’autres animaux ont autant que nous la capacité de détourner des
fonctions physiologiques pour parler. Comme le montrent les perroquets qui se
plaisent à imiter la parole humaine.
2. Le langage se concrétise en langues particulières. Celles-ci sont des objets
culturels puisqu’elles ont une histoire liée à celle d’un peuple (apparition,
évolution, disparition). On peut même dire qu’elles sont l’objet culturel par
excellence puisque toute la culture, parce qu’elle doit se transmettre
présuppose une langue qui la prend en charge.
La langue est produite par l’activité des hommes pour avoir une valeur publique.
Elle est une œuvre humaine au sens le plus noble du terme : ce qui mérite d’être
conservé et transmis parce que cela témoigne de la valeur de l’homme.
De plus, elle doit nécessairement être l’œuvre qui vient en premier car toutes
les autres œuvres doivent pouvoir s’appuyer sur la maîtrise des choses du monde par
la langue. La langue est donc l’œuvre qui fonde le monde.
Enfin la langue est la seule œuvre humaine qui soit produite par l’activité de
tous.
On peut donc considérer les langues comme les œuvres les plus précieuses.
Elle témoigne du meilleur de l’humain : une solidarité et une créativité fondamentale
pour surmonter le caractère d’abord insensé de l’environnement naturel. Une langue,
c’est toujours l’accord fondamental à partir duquel tous les espoirs sont possibles
pour un groupe humain.
Le langage est donc bien culturel.
Ne pas dire : le langage est naturel et la langue est culturelle car la faculté de langage
n’est qu’une abstraction à partir du phénomène concret de la langue .
Si la faculté de langage semble naturelle c’est pour 2 raisons :
– le bain de langage auquel est soumis le petit enfant, combiné à l’attente des
adultes, l’orientent vers son acquisition comme si c’était une nécessité ;
– la plasticité neuronale – le fait que des expériences répétées dans un certain
domaine modifie le cerveau en multipliant les connexions servant à les gérer produit
l’effet d’une inscription physiologique de la capacité de langage. Par usage accumulé
du langage notre cerveau a effectivement développé des aires vouées à sa maîtrise. Le
cerveau de l’homme de parole n’est pas tout-à-fait le même que celui d’avant la
parole. De même le cerveau de l’homme de l’écrit a évolué par rapport à celui de
l’homme des cultures exclusivement orales.
La langue est au fondement de la culture car elle rend possible les autres
œuvres, et elle permet de conserver et transmettre l’ensemble de la culture.
Mais l’accord que scelle une langue est toujours celui d’un peuple particulier. Le
fait de la pluralité des langues interroge. Les langues sont-elles égales du point de
vue de ce qu’elles nous donnent à dire du monde et de leur potentiel culturel ?

4. Qu’est-ce qu’une langue dit de plus ou de moins qu’une autre

Les différentes langues ne disent pas la même chose tout simplement parce
qu’elles ne découpent pas dans le champ de l’expérience humaine les mêmes
significations.
Il faut comprendre que le mot n’est pas une étiquette placé sur la chose, mais que
le mot précède la chose et la fait advenir. Il n’existait pas de « planètes » avant
qu’on ait reconnu cette catégorie d’astres qui ne se déplacent pas comme les autres en
la nommant ainsi. C’est à travers les mots de sa langue qu’on perçoit les réalités du
monde. Dans telle langue africaine on divise le spectre de l’arc-en-ciel en deux
couleurs de base. L’une ou l’autre de ces couleurs, nous français, on ne les perçoit
pas. En langue canaque, il y a 8 mots différents pour désigner les étapes du passage
du jour à la nuit. Nous français n’en percevons qu’une : le « crépuscule », etc.
Est-ce à dire que nous ne pouvons pas connaître ces étapes ? Non ! Mais comme
elles ne nous sont pas données d’emblée par notre langue nous devons faire un effort
de représentation en créant un groupe nominal « les dernières lueurs du jour »,
« entre chien et loup », etc. : elles ne sont pas immédiatement disponibles dans notre
monde.
Chaque langue développe une vision particulière du monde selon les secteurs de
l’expérience que le peuple a investi. Donc chaque langue dit plus dans certains
domaines de l’expérience, mais moins dans d’autres. Cf. Comparer les mots
concernant le cheval et le chameau en français et en arabe.
Intérêt du multilinguisme : la vision du monde est enrichie, affinée, des
significations des autres langues.
Est-ce à dire qu’il y aurait une langue rêvée qui serait comme l’intégrale de
toutes les langues. Une langue qui permettrait de tout dire ?
5. Peut-on tout dire ?

Les mots permettent de nommer toutes choses. Tout simplement parce que c’est
à partir des mots que les choses existent dans notre monde : le petit enfant qui
appelle tous les hommes papa ne peut certes pas dire oncle, mais cela ne lui manque
pas puisque l’oncle n’existe pas pour lui dans le monde.
Mais les choses ne sont pas tout. Il y a aussi toutes les réalité senties et
ressenties :
– Le sentiment. Les mots semblent particulièrement en défaut lorsqu’il s’agit
d’exprimer des sentiments. Lorsque l’on dit à une personne pour laquelle on a un
sentiment positif très fort « Je t’aime », n’utilise-t-on pas le même mot que lorsqu’on
dit « J’aime le chocolat » ? Combien n’a-t-il pas fallu de pages d’écriture à Proust
pour exprimer son sentiment à l’égard du temps passé ?
– L’événement. N’importe quel événement, de l’éclosion d’une fleur au crash
d’un avion ne peut être restitué qu’imparfaitement par le langage, car sa restitution
complète exigerait un discours infini.
– Le singulier en général. C’est le singulier en général qui pour lequel le langage
semble inadéquat, car on n’en finirait jamais d’aligner des mots pour le nommer
adéquatement. En effet les mots sont par nature génériques, c’est-à-dire qu’ils
interceptent seulement le genre en lequel on peut ranger les réalités singulières, mais
lorsqu’on veut aller vers leur singularité elle-même, ils sont toujours insuffisants – 1
000 pages de texte ne suffirait pas à rendre compte du caillou regardé sur le bord du
chemin. Un exemple de cette impuissance est vivement pointé par Pascal dans ses
Pensées à propos de l’identité d’un individu (« Qu’est-ce que le moi ? », Pensées Br
323)
Mais en étant capable de penser et d’exprimer ses limites concernant la
nomination de certains types de réalité, le langage ne prouve-t-il pas qu’il n’est jamais
totalement impuissant ?
Si le langage ne peut pas tout dire, ne peut-il pas dire sur tout?

6. Faut-il vouloir une langue universelle ?

• Oui. Tout le monde se comprendrait aisément. Une des principales barrières


entre les hommes serait tombée.
Mais cela n’est-il pas irréaliste ? Ne voit-on pas que les conflits sont déconnectés
des diversités linguistiques ?La majorité des États ne réunissent-ils pas des gens
parlant des langues différentes (Espagne, Inde, Chine, etc.) ? Par ailleurs les guerres
civiles sont fréquentes, et quelques fois terribles, entre gens parlant la même langue
(Syrie).

• Non, surtout pas !


Car deux graves dangers se conjuguent dans l’idée d’une langue universelle :
– Ce ne peut être qu’une langue administrée par un pouvoir social puisque
l’unicité de la langue n’est pas la modalité spontanée du langage. Ne risque-t-on pas
de se retrouvée dans une forme de « novlangue » tel que la décrite Orwell dans 1984 ?
C’est-à-dire une langue suffisamment policée, appauvrie, pour entraver les tentatives
de penser en opposition avec les intérêt du pouvoir
– elle représenterait un appauvrissement du monde dans la mesure où elle ferait
converger les consciences vers une seule vision du monde.
Le processus massif de mondialisation contemporain fait monter la menace que,
de fait, l’anglais s’impose de plus en plus comme langue universelle.

Cc. Ne pas humilier la parole par l’omniprésence de l’image

« Nous arrivons ici à la plus grande mutation que l'homme ait connue depuis l'âge de
pierre. L'équilibre subtil entre la vue et l'ouïe, la parole et le geste s'est rompu au profit du
signal et de la vue. L'homme occidental n'entend plus, tout passe par sa vue, il ne sait plus
parler, il montre.
[…]
Cette mutation s'est produite non parce que l'homme ayant réfléchi a choisi, a
privilégié consciemment la vue et cet univers image, mais par suite du changement du milieu
et des circonstances. Il n'y a nulle délibération ni orientation consciente. Les images
artificielles ont foisonné, et de ce fait le milieu dans lequel nous vivons a changé. Nous avons
privilégié involontairement cette image artificielle.
[…]
Nous arrivons au stade purement émotionnel de la pensée. Pour commencer à réagir
intellectuellement, l'homme a besoin d'une incitation imagée. La simple information brute, ou
l'article, ou le livre ne font plus d'effet sur lui. Il ne réfléchit plus à partir de là, mais à partir de
leur illustration. Il faut ce choc, cette émotion violente visuelle pour déclencher un
mouvement de pensée. Et sautant d'image en image, c'est en réalité d'émotion en émotion que
l'on saute, c'est de colère en indignation, de peur en ressentiment, de passion en curiosités que
se meut notre pensée, à la fois enrichie dans sa diversité, dans sa polyvalence, mais
extraordinairement stérilisée dans son efficacité spécifique de pensée »
Jacques Ellul : La parole humiliée Chap 6 – Seuil 1979.

© Pierre-Jean Dessertine, juin 2014

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