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Laurent FALQUE

Bernard BOUGON

Discerner

pour décider

Comment faire les bons choix

en situation professionnelle

Illustrations de
Charles Henin

DUNOD
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1/

DUNOD

EDITEUR DE SAVOIRS

Le pictogramme qui figure ci-contre d'enseignement supérieur, provoquant une


mérite une explication. Son objet est baisse brutale des achats de livres et de
d'alerter le lecteur sur la menace que revues, au point que la possibilité même pour
représente pour l'avenir de l'écrit, les auteurs de créer des œuvres
particulièrement dans le domaine DANGER nouvelles et de les faire éditer cor-
de l'édition technique et universi- rectement est aujourd'hui menacée.
taire, le développement massif du Nous rappelons donc que toute
photocopillage. reproduction, partielle ou totale,
Le Code deer(a propriété intellec- de la présente publication est
tuelle du 1 juillet 1992 interdit LE PHOTOCOPILLAGE interdite sans autorisation de
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pie à usage collectif sans autori- Centre français d'exploitation du
sation des ayants droit. Or, cette pratique droit de copie (CFC, 20, rue des
s'est généralisée dans les établissements Grands-Augustins, 75006 Paris).

© Dunod, 2014

5 rue Laromiguière, 75005 Paris


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ISBN 978-2-10-071342-4

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L. 1 22-5, 2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement
réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective »
et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et
d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite
sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est
illicite » (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constitue-
rait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du
Code de la propriété intellectuelle.
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos IX

Introduction 1

En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 7

1 Décider ou ne pas décider 23


Les indécis 28
L'indécision et le discernement 30
L'intuition comme paravent 31
Les conditions d'une juste intuition 34
Conclusion 36

2 Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 41


La boîte noire des choix 42
Nos aveuglements au quotidien 46
La relecture des événements 30
Conclusion 38

3 Des règles pour le discernement 63


Deux règles de base : la spirale descendante et le dynamisme pacifiant 66
A l'écoute des consolations et des désolations 76
Conduites à tenir au temps de la désolation ou de la consolation 83
Conclusion 89

4 Travailler, pour quoi ? 91


Travailler, dans quelles perspectives ? 94
Le choix, un moment de vérité 109
Conclusion 115
VI DISCERNER POUR DÉCIDER

5 Travailler avec et pour les autres 119


Les raisons de travailler en commun 124
Annotations pour animer les équipes et développer
des qualités humaines 134
Conclusion 141

6 Impliquer les équipes dans la décision collective 143


Que faut-il juger ? Douze hommes en colère 144
Le consensus partagé pour sortir des non-dits 149
Le discernement dans la gestion de projet 166
Retrouver, ensemble, davantage de libre arbitre 171
Le rôle de l'animateur dans l'aide au choix 177
Les étapes du discernement et les postures d'animation 181
Conclusion 187

Conclusion 189

Annexe 1 ; Petit parcours autour des définitions 193

Annexe 2 ; Travail et discernement 203

Annexe 3 ; S'inspirer d'un texte pour faire


résonner l'expérience d'un autre 213

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« Il prit donc l'homme, cette œuvre indistinctement imaginée, et l'ayant
placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes :
"Si nous t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect
qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect,
les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon
ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride
par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride,
c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de te défi-
nir ta nature.
Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de
là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour.
Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel,
c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de
te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait
eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, qui sont
bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes
supérieures qui sont divines." »

Pic de la Mirandole, i486.


Discours sur la dignité de l'homme.
Édition de l'Éclat, 2003, p. 7
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AVANT-PROPOS

Comment agissons-nous ? Quelle distance arrivons-nous à prendre par


rapport aux événements, par rapport à nous-mêmes ? La vie profes-
sionnelle donne de multiples occasions de se poser ces deux questions. Cha-
cun y répond plus ou moins, selon l'enjeu de la situation, mais aussi selon
son tempérament. Souvenons-nous de ces situations où nous avons préféré
la facilité, puis celles où nous avons fait preuve de courage. Et plus précisé-
ment, à quel moment avons-nous fait preuve de courage pour contribuer à
une aspiration haute, un désir, une finalité ?
Cette expérience de dialogue avec soi autour de telles questions peut nous
montrer que des capacités de discernement sont déjà là, à l'œuvre. Nous
nous demandons ce qu'il faut faire et cela nous renvoie à nos multiples aspi-
rations, à nos relations et à tout notre environnement. Nous pouvons aussi
sentir en nous des tensions entre se laisser aller ou tenir un cap, entre « agir
pour soi » ou « agir pour un idéal ».

Ly\ GIROUETTE, LE MIROIR,


LE GENDARME ET LE BARREUR

Nous pouvons ainsi nous demander dans quelles


circonstances nous sommes plutôt girouette, miroir,
gendarme ou barreur.
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• La girouette s'oriente selon le sens du vent. Elle passe
ainsi, au gré du vent, du nord au sud avant de repar-
tir vers l'est ou l'ouest. Il faudrait que quelque chose
la retienne ou l'immobilise pour qu'elle puisse résis-
ter à l'orientation que lui imprime le vent. Ce sont
les forces externes qui s'exercent sur tout un chacun.
Comment s'orienter ou se guider au gré des événe-
ments, des pressions et des influences ou selon une
volonté qui reconnaît un sens ?
DISCERNER POUR DÉCIDER

Le miroir renvoie une image, la sienne propre.


Il nous montre tel que les autres nous voient. Pour
la corriger, nous pouvons faire le nécessaire et tra-
vailler notre esthétique. L'apparence compte, la
manière d'être également avec son lot de séduc-
tions. L'image renvoyée par le miroir est modifiée
par la luminosité, elle ne sera pas exactement la
même si nous sommes dans la pénombre ou en
pleine lumière. Le miroir peut même éblouir.
Lorsque nous agissons, quelle place a l'effet
miroir ?

Le gendarme intérieur est cette voix qui souvent


fait autorité et entend dicter les comportements
autour des mots comme : « il faut » ou « je dois ».
Ces injonctions du gendarme intérieur se déve-
loppent autour de pensées du genre : « Il faut bien
en profiter », avec son opposé : « N'en profite pas
pour... » ; ou, pour ne pas prendre de risques il
invite au : « Laisse faire et ne dit rien ». Il peut
aussi suggérer le : « Sois parfait » qui peut conduire
au : « Je n'y arriverai jamais ». Quelles injonctions
entravent notre liberté de croire que telle ou telle
action est possible ?

Le barreur sur un voilier fait face aux forces


externes, celles des vents et des courants.
Le déplacement du voilier dépendra des
dimensions de la coque et de sa dérive, de
la hauteur du mât et de la surface de la voi-
lure... Le barreur fera varier les réglages de
la voile ou de la tension du gréement pour ^
contrecarrer les forces externes qui s'exercent Q,
sur son bateau ou bien pour s'en servir. Il fit
apprend à louvoyer ou, au contraire, à lais-
ser porter. Ce qui importe c'est sa desti-
nation, celle qu'il veut atteindre ou le cap
qu'il veut tenir.
Avant-propos XI

L'art de la navigation est une métaphore classique du discernement. Elle


est souvent reprise dans le langage professionnel1. Aucune course en mer
n'est la même. Celle du Vendée Globe lançant le défi de réaliser un tour du
monde en moins de 80 jours peut être un bel exemple de l'aventure au pays
des choix et du discernement.
Comment se ménager des moments de discernement parce que l'enjeu
en vaut la peine ? Comment permettre à chacun de mieux apprécier ce qu'il
convient de faire ? Comment favoriser ce dialogue avec soi qui aidera à ne
pas se laisser guider, telle la girouette, par ses seules envies ou ses craintes ou
par l'image que l'on nous renvoie ? Comment faire pour que le jugement
que nous portons traduise notre volonté d'obtenir des résultats et de don-
ner du sens ?
Tout au long de la lecture de ce livre, nous vous invitons à avoir en tête
une « situation-problème » qui vous préoccupe. Une situation vécue per-
sonnellement ou avec une équipe ou un comité dont vous avez la responsa-
bilité. C'est un des apports de ce livre, espérons-nous, que de montrer
comment peut se vivre le discernement dans un collectif.
Au fil des chapitres, vous découvrirez des exercices de discernement
dont l'objectif est d'aider à faire la part des choses, à rassembler ce qui est
nécessaire, à mettre de côté ce qui doit l'être. Vous découvrirez égale-
ment des règles de discernement. Elles sont comme des points d'appuis
proposés à chacun pour traverser les moments de remous. Avec la même
visée, à la fin de chaque chapitre, vous trouverez une invitation à aller
plus loin.

Au seuil de cet ouvrage nous remercions chaleureusement tous ceux


qui nous ont soutenus et accompagnés dans son écriture. Nos remer-
ciements vont d'abord à Charles Hénin qui a accepté avec joie d'en illus-
trer chaque tête de chapitre et même un peu plus. Notre projet se
modifiant au fil de l'écriture il n'a pas hésité à reprendre certains de ses
dessins ou à nous en proposer d'autres. Un profond merci à Frédéric
Rodrigues, consultant de savoir-faire, qui a accepté de relire le manuscrit
au fur et à mesure de sa composition, pour ses fructueuses remarques.
Merci au Père Rémi de Maindreville, directeur de la revue de spiritualité
ignacienne Christus, à M. Bernard-Gilles Flipo, directeur de l'Icam Lille,
pour leurs précieuses réactions et réflexions. Enfin, nos remerciements

1. Cf. Les recherches présentées Yves Clos dans son ouvrage Le Travail sans l'homme (2008).
XII DISCERNER POUR DÉCIDER

s'adressent tout particulièrement à notre éditeur Dunod, à Mme Odile


Marion qui accepté le projet de ce livre et à Mme Chloé Schiltz qui n'a
cessé de nous encourager et de nous faire part de ses suggestions en sui-
vant pas à pas l'avancement de nos travaux, A chacun et à tous un grand
merci.

Montfort L'Amaury, le 30 décembre 2013


Laurent Falque
Bernard Bougon
INTRODUCTION

Nous présentons les questions qui guident ce livre, chapitre par chapitre.
En complément de la table des matières, le lecteur pourra ainsi se faire
une première idée rapide de leur contenu et choisir ce qui l'intéresse davantage.
Tout en sachant que l'ordre de ces chapitres n'est en rien arbitraire et que par
bien des côtés ils se complètent.

DÉCIDER OU NE PAS DÉCIDER

Faut-il se fier à l'intuition ? Mais alors de quelle intuition parlons-nous ?


S'agit-il par exemple de l'intuition en lien avec l'efficacité ou du pouvoir
d'agir parce qu'il y a urgence ou tout autre critère en soi légitime ? Est-ce
alors bien nécessaire de s'exercer au discernement ? Car il est assez facile de
choisir pour satisfaire une envie particulière ou pour fuir une crainte.
Comment expliquer la difficulté de choisir, c'est-à-dire d'avoir sincère-
ment une préférence pour une option plus qu'une autre ? Est-ce le renonce-
ment qui est difficile ? De quelle façon la pratique du discernement
faciliterait une sortie de l'indécision ?

LES FAIBLESSES ORDINAIRES DU LIBRE ARBITRE

Quoi de plus naturel que de prêter peu d'attention à ces petits signes qui
devraient nous faire douter. La relecture de quelques faits majeurs qui
jalonnent notre quotidien serait-elle une occasion d'ouvrir la boîte noire du
choix que, consciemment ou non, nous n'osons ouvrir ? Quelle place joue
alors l'imagination ? Quelle attention porter à l'objectivité ?
La pratique du discernement attribue une place importante aux
événements. Serait-ce parce qu'ils parlent d'eux-mêmes ? Sinon, comment
les interpréter et leur donner du sens au regard de ce que nous désirons ?
2 DISCERNER POUR DÉCIDER

DES RÈGLES POUR LE DISCERNEMENT

Météo interne, humeur du jour, tempérament... Bien des ingrédients sont


de nature à modifier ce que nous ressentons et influencent nos réactions,
nos manières de penser et d'agir. Quel recul prendre pour être davantage
attentif à l'intention visée. En matière de discernement, la frontière entre
psychologie et spiritualité est-elle si nette lorsque l'on prend connaissance
des questions que nous adresse le jésuite Karl Rahner ? Quel profit tirer
alors du repérage des mouvements intérieurs qui nous entraînent tantôt
selon une « spirale descendante » tantôt vers un « dynamisme pacifiant » ?
Pourquoi est-il important de connaître les effets de la « consolation » et de la
« désolation » ? Quelle conduite tenir pour y rester ou pour en sortir ? Les
neuf règles de discernement présentées, illustrées et commentées, per-
mettent de nous guider, au quotidien, dans nos pensées, nos émotions, nos
choix, nos décisions et nos actions.

TRAVAILLER, POUR QUOI ?

L'intention visée est un principe du discernement. Le discernement dont il


est question est un moyen au service d'une finalité et les règles de discer-
nement aident à mieux se décider, de la même manière que le peintre va
utiliser, pour son œuvre, des règles qu'il a apprises, comme celle de la
perspective.
Il est donc nécessaire de faire un état des lieux de l'utilité du travail. Car
dans ce qui nous fait lever le matin pour aller travailler s'entremêlent plus
ou moins des besoins et des désirs. Comment les distinguer ? Travaille-t-on
vraiment sans motivation ? En quoi avons-nous le sentiment d'être utiles ?
Et pourquoi distinguons-nous le travail du hors travail, alors que nous
sommes doués pour des activités dans la vie personnelle que nous ne valo-
risons pas dans la vie professionnelle ? Pour clarifier ce qui relève des
besoins et des désirs, deux exercices de discernement aideront à prendre
conscience des ressorts individuels et collectifs qui nous mettent en mou-
vement.
Avoir conscience que le discernement aide à s'inscrire dans une dimen-
sion humaniste du travail aidera ceux qui le souhaitent à s'appuyer sur leurs
convictions.
Mais il n'y a pas que la claire vision du travail qui donne du sens. Le
moment du choix est un moment de vérité car les décisions sont les actes
Introduction 3

concrets. Ils prouvent à soi-même et aux autres la tournure que l'on donne
aux situations. Comment le processus de discernement peut-il nous aider
à aborder en vérité les choix qui nous attendent ?

TRAVAILLER AVEC ET POUR LES AUTRES

Travailler avec les autres conduit à se focaliser trop souvent sur les habitudes
et le caractère, les traits de personnalité... Le risque d'enfermer les per-
sonnes dans des catégories peut survenir insidieusement. Travailler avec les
autres ne va pas de soi car les conceptions personnelles et parfois intimes ne
sont pas toujours compatibles. Peut-on partager l'idée d'un bien commun
que l'on poursuit ? Mieux vaut ne pas être utopiste. Il existe une réelle oppo-
sition entre les conceptions du bien commun. Comment le travail peut-il, à
lui seul, réunir les personnes là où tout le reste risque de les diviser ?
Comment concilier « travailler avec les autres » et « travailler pour les
autres » ?
Travailler c'est également prendre en compte les conceptions de l'exis-
tence, les croyances culturelles, voire religieuses. Maurice Thévenet, profes-
seur à l'ESSEC et au CNAM nous aidera à prendre du recul sur le
management qui n'a pas su s'inspirer suffisamment de la spiritualité et de la
tradition des organisations religieuses, en particulier monastiques. Le clin
d'œil de l'histoire invite le management à enrichir ses fondements en regar-
dant les choses en face. Car le brassage des cultures, conduit aujourd'hui
nombre de managers et nombre d'organisations à prendre en compte les
pratiques religieuses en respectant leurs rites et coutumes...
Cette place qu'il convient de reconnaître à la spiritualité au sens large du
terme peut faire l'objet de crispations. Pour tenter de présenter un volet
positif, allant dans le sens des affirmations de Maurice Thévenet, nous pro-
posons quelques annotations inspirées du « vivre ensemble » et du « gouver-
nement » des premières communautés jésuites du XVIe siècle.
Dans quelle mesure les situations quotidiennes les plus simples peuvent-
elles être l'occasion de mieux animer les équipes et d'enrichir les personnes,
véritables enjeux du travail ? Et si la difficulté de travailler ensemble deve-
nait une chance, une occasion d'avancer davantage dans la responsabilité de
nos engagements ? Ainsi l'aventure du discernement pourrait conduire
à mieux s'accepter mutuellement.
4 DISCERNER POUR DÉCIDER

IMPLIQUER LES ÉQUIPES DANS LA DÉCISION COLLECTIVE

La décision collective est à la fois simple et compliquée. Simple car il suffit


que le groupe prenne position sur ce qu'il faut décider et compliquée car,
dans la réalité, le processus de décision n'est souvent pas clair et les compor-
tements des décideurs réservent des surprises. Le vote est quelquefois utilisé
pour mettre un terme au débat, mais lorsque ce dispositif n'est pas utilisé, la
recherche du consensus s'obtient, bon gré, mal gré. Comment passer d'un
consensus apparent dont se plaignent parfois les dirigeants, à un consensus
partagé ?
Dans quelle mesure la dynamique de groupe permet-elle un temps de
discernement où chacun peut réfléchir et prendre la parole, où les rôles et
les statuts deviennent secondaires, où les personnalités et les jeux d'acteurs
se régulent naturellement ? Nous analyserons la pièce de théâtre et le film
Douze hommes en colère pour montrer qu'un seul homme peut inverser une
tendance et amener un groupe à revenir sur une décision en s'appuyant sur
les règles de la décision et l'analyse des arguments tout en tenant compte
des comportements et des personnalités de chacun.
Comme dans la décision individuelle, le dispositif de discernement pour
une décision collective suppose trois temps : poser le problème, choisir et
mettre en œuvre. Mais qui faut-il impliquer et à quel moment pour que ce
ne soit pas toute l'équipe qui soit mobilisée, ni trop peu de membres ? Et
comment aider à prendre du recul pour que le groupe ne perde pas la fina-
lité visée ? Que proposer afin que chacun prenne de la distance par rapport
aux biais qui le guettent individuellement, à commencer par les stéréotypes
et les préjugés ?
Le moment de la délibération ne peut plus être la période d'échanges
d'arguments et d'objections car ce serait retomber dans les risques du
consensus apparent.
Nous insisterons sur l'intérêt du discernement dans la conduite de projet
qui, par nature, est une création collective au service d'une même finalité.
L'enjeu est aussi, avec la pratique du discernement, de renouveler le rôle des
leaders.
Mais alors quelles postures adopter pour animer l'équipe tout au long du
processus de discernement ? Quelles distinctions effectuer entre « accompa-
gner », « guider » et « conseiller » pour que la décision soit le résultat d'une
liberté retrouvée qui donne envie à la personne d'assumer pleinement sa
responsabilité ?
Introduction 5

Nous vous proposons, comme dans notre précédent ouvrage, Pratiques


de la décision (3e édition, Dunod, 2013), un parcours en matière de discer-
nement. Pour cela vous trouverez un chapitre « ouverture » qu'il est néces-
saire de lire attentivement avant d'aller ensuite vers l'un ou l'autre des
chapitres. En effet, il est plus important de considérer cet ouvrage comme
un compagnon de route pour aider des décisions individuelles ou collec-
tives, pour faciliter la relecture de situations de travail ou d'événements, que
de vouloir en faire une lecture théorique qui ne rencontrerait pas votre réa-
lité professionnelle et personnelle.
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EN GUISE D'OUVERTURE ; PRATIQUES DE LA DÉCISION

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8 DISCERNER POUR DÉCIDER

En vue d'approfondir l'expérience du discernement dans ce second


ouvrage, nous présentons, en ouverture, les points majeurs et les
notions essentielles de notre précédent livre Pratiques de la décision, dévelop-
per ses capacités de discernement (3e édition, Dunod, 2013). La lecture de
cette synthèse, rappel pour les uns, nouveauté pour les autres, est nécessaire
au lecteur pour qu'il puisse tirer profit de ces pages.
La première partie de Pratiques de la décision expose les principales
approches classiques de la décision et ses pièges. Les approches classiques de
la décision sont essentiellement décrites dans les ouvrages en sciences de
gestion et de management publiés par des universitaires nord-américains.
Elles sont centrées sur les manières de faire, les méthodes et les outils.
Dans leurs travaux, R.-V. Joule et J.-L. Beauvois1 offrent une synthèse
suggestive des pièges de la décision, objets de recherche depuis une cin-
quantaine d'années de la psychologie sociale. Ces travaux sont axés sur les
processus d'engagement.
La seconde partie est entièrement consacrée à la mise en œuvre d'une
approche de la décision selon le discernement. En se référant à quelques
grands noms de la philosophie classique, ce processus s'inspire d'une relec-
ture laïque des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Cette pratique
du discernement peut s'appliquer aux décisions prises par les personnes
selon deux grands axes :
• Les décisions de l'individu dans son projet professionnel ou sa carrière
et plus largement dans l'exercice de ses responsabilités, comprises en un
sens large.
• Les décisions prises plus ou moins collectivement dans les organisations,
tant en management qu'en stratégie.
Le discernement est « la disposition de l'esprit à juger clairement et saine-
ment les choses » (Petit Robert). Quoi de plus utile, donc, que de dévelop-
per ses capacités de discernement, soit dans son existence quotidienne soit
dans son activité professionnelle ? Car nos choix nous engagent, tant mora-
lement que juridiquement, tout autant qu'ils engagent collectivement les
divers acteurs avec lesquels nous sommes liés.
Chacune de ces parties est illustrée, pas à pas, avec des exemples puisés
dans nos expériences d'accompagnement et nos interventions en formation.2

1. Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens. Presse Universitaire de Grenoble,
2004 ; La Soumission librement consentie, Paris, PUF, 2006.
2. Sur toutes les notions introduites dans ce chapitre, le lecteur pourra consulter l'Annexe 1
du présent ouvrage : Petit parcours autour des définitions.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 9

LES APPROCHES CLASSIQUES DE LA DÉCISION

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Conduire ses décisions selon les sciences de gestion


et de management

Le cas suivant permet de présenter les principales méthodes décrites dans


les sciences de gestion.
André est devenu le directeur général d'une PME familiale présidée par
son père, prénommé Claude. Survient un accident qui justifie le licencie-
ment pour faute grave du directeur d'usine. André et son père décident de
le remplacer par Michel, directeur de la production. Pour ce dernier, c'est
une promotion. Mais, dans les mois qui suivent, Michel, qui maîtrisait bien
son périmètre en tant que directeur de production, se montre beaucoup
moins efficace. André est ainsi obligé de passer une grande partie de son
temps à l'épauler. Au bout de quatre mois, André et son père commencent à
s'interroger sur le bien-fondé de cette promotion de Michel.
Tous deux comprennent qu'ils ont fait ce qu'on appelle un choix satis-
faisant. Forts de leur expérience professionnelle, ils ont considéré comme la
bonne, la première option qui s'était présentée à leurs esprits et qui leur parais-
sait apporter une solution à leur problème : promouvoir Michel du poste de
directeur de production à celui de directeur d'usine pour que la production
ne soit pas perturbée par le licenciement du directeur d'usine. Cette manière
de faire un choix — prendre la première option qui vient à l'esprit pour satis-
faire un objectif que l'on s'est fixé — est extrêmement fréquente. Mais elle
empêche d'envisager d'autres options qui pourraient être plus pertinentes.
Poursuivons la présentation de ce cas.
De son côté, Jacques, directeur de la maintenance, se rend bien compte que
Michel n'y arrive pas. Il anticipe le remplacement de ce dernier. Ambitionnant
ce même poste de directeur d'usine, il tente de se placer discrètement auprès
du président, Claude, comme un candidat possible pour cette fonction.
10 DISCERNER POUR DÉCIDER

On ne saura jamais rien du jeu et du rôle exacts tenus par Jacques, mais
il semble assez clair qu'il a une approche politique de la décision :
il considère l'organisation comme un jeu d'acteurs sous contraintes, où cha-
cun joue ses propres intérêts. Il s'agit donc de peser sur le libre arbitre de
celui ou de ceux qui auront à choisir, les décideurs finaux.
Comprenant que décidément Michel ne fait pas l'affaire, Claude sug-
gère à son fils André d'embaucher un certain Philippe. « C'est le frère
d'un acheteur qui travaille actuellement dans une centrale d'achat,
plaide-t-il. Grâce à lui, nous pourrions mieux écouler nos produits.
Comme il a une formation en gestion de projet, il s'occuperait, à mi-
temps, de notre système d'information et pourrait être affecté pour
l'autre moitié de son temps à aider Michel sur du pilotage d'activités et
du management... »
Ces solutions suggérées par Claude relèvent typiquement du « garhage
can model », ou modèle de la corbeille, théorisé par l'américain James
March. Selon ce modèle, sont mis en attente, comme dans une corbeille,
des problèmes non résolus, des solutions à des problèmes qui n'existent pas
encore et des noms de participants qui pourraient être utiles à un moment
ou à un autre... Il se trouvera souvent une situation où l'arrivée d'un nouvel
élément dans la corbeille du choix est une occasion pour le décideur de
résoudre, d'un seul coup, plusieurs problèmes en agençant bout à bout ces
divers éléments. Approche opportuniste, qui est clairement celle de Claude.
Approche dont il faut se méfier car elle a tendance à laisser perdurer des
situations instables, mais modèle de la décision qui peut produire des idées
innovantes.

La méthode rationnelle, généralement mieux connue et selon laquelle


toutes les solutions sont analysées, consiste à établir un arbre de décision
avec l'utilisation d'une table de pondération. Elle peut difficilement être
mise en œuvre dans ce cas, en raison des zones d'incertitude que repré-
sentent les facteurs humains. Nous en rappellerons seulement les différentes
étapes1 : 1) reconnaître la nécessité d'une décision ; 2) diagnostiquer le pro-
blème pour fixer un objectif ; 3) identifier toutes les options ; 4) rechercher
les informations nécessaires pour chaque option identifiées ; 5) adopter un
mode de pondération des critères en attribuant des coefficients aux critères

1. Cette méthode souvent lourde à mettre en oeuvre est présentée et illustrée en détail dans
notre livre Pratiques de la décision-, pp. 43-60.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 11

et, à partir de là, attribuer des notes à chacune des options envisagées ;
6) choisir une option en fonction de la note obtenue ; 7) mettre en oeuvre
la décision et assurer son suivi.
Voici résumées les quatre principales méthodes classiques de prises de
décision, identifiées par les sciences de gestion et de management. Selon
ces méthodes, le décideur en tant qu'individu est peu présent, sinon
absent. Sa psychologie, son histoire, ses goûts, ses passions, ses aspira-
tions, tous ces éléments propres à chacun dont nous savons intuitive-
ment qu'ils conditionnent largement la plupart de nos décisions, sont
laissés dans l'ombre par ces méthodes. Comme si les décisions pouvaient
faire abstraction de la subjectivité des décideurs. C'est une de leurs
limites.

Décide-t-on vraiment, se demande la psychologie sociale ?

Faisant un bilan de plus de 30 ans de recherches sur le sujet, et en parti-


culier sur la théorie de l'engagement, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon
Beauvois1, deux chercheurs en psychologie sociale, doutent que la per-
sonne décide vraiment. Ils en fournissent comme preuves tous ces
pièges de la décision dans lesquels chacun de nous tombe presque
quotidiennement.
De ces travaux, nous avons retenu trois pièges — à notre avis les princi-
paux et les mieux fondés sur le plan théorique - que nous avons appliqués à
la vie des organisations. Ce sont : l'effet de gel, le piège abscons et le piège
du sentiment de liberté. L'identification et le fonctionnement de ces pièges
reposent sur deux principes de base, clairement mis en lumière par Kurt
Lewin, généralement connu comme étant le père de La Dynamique de
groupe :

— la tendance de tout individu à coller à ses décisions ou à ce qu'il pense


être ses décisions ;
— le renforcement de cette tendance lorsque ces décisions se présentent
comme un engagement devant un groupe de témoins.

1. Joule, R.V., Beauvois,]. L., La Soumission librement consentie, comment amener les gens à faire
librement ce qu'ils doiventfaire, PUF, 2009.
Joule, R.V., Beauvois, J. L., Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens. Presses
Universitaires de Grenoble, 2004.
12 DISCERNER POUR DÉCIDER

L'effet de gel. Nous pouvons l'illustrer par un exemple donné par


M. Gérard Berry lors d'une conférence à l'Ecole de Paris1:
Selon le rapport d'enquête sur l'échec du premier lancement d'Ariane V,
de petits logiciels sont à l'origine de la destruction du vol. Ils avaient été
introduits pour contrôler les gyroscopes d'Ariane IV. Pour Ariane V,
ils avaient été mis en place tels quels et pour le même usage, en vertu de ce
principe non écrit du monde des informaticiens selon lequel « on ne touche
pas à un logiciel qui marche. » Or, peu après le décollage de la fusée et en
raison des spécificités d'Ariane V, deux fois plus grosse qu'Ariane IV, les
capacités de ces logiciels ont été débordées, indiquant faussement une
panne du système d'orientation de la fusée, ce qui a entraîné la décision
de la détruire en vol.
L'effet de gel résulte de la tendance de tout individu à adhérer à des déci-
sions passées qui ont réussi et plus largement de transformer ces mêmes
décisions en principe de conduite. Oubliant ensuite de les remettre en ques-
tion en les appliquant dans des situations qui, bien que similaires, sont tou-
jours différentes.
Le piège abscons. Il se présente comme une extension ou comme un
prolongement de l'effet de gel. Trois conditions de base sont nécessaires
pour qu'il s'ouvre : 1) que soit prise la décision de s'engager dans une forme
de « dépense » quelle qu'elle soit : du temps, de l'argent, des ressources ;
2) qu'aucune limite a priori n'ait été fixée à cette dépense ; 3) que l'atteinte
du but ne soit pas certaine.
Cette dernière condition est, en elle-même, une forme de piège. En effet,
bien souvent dans les organisations, les décideurs, se croyant assurés de
l'avenir, sont convaincus que l'atteinte du but est certaine. Ce que, bien
souvent, les faits démentiront. Dans la vie des organisations, ce piège abs-
cons (nom qui lui est donné par la psychologie sociale!) est fréquemment
grand ouvert. Ces trois conditions étant posées, comme aucune limite n'a
été mise à l'investissement de départ, les décideurs sont tentés de croire
qu'avec un petit effort supplémentaire le but espéré sera atteint. Ce but
échappant toujours, le processus d'engagement se poursuit en quelque sorte
de lui-même tant que personne ne prend la responsabilité de l'arrêter. Mais
comment stopper un projet pour lequel tant d'efforts ont été faits et tant
d'argent, de temps ou de ressources ont été investis ? Des accidents mortels,

1. G. Berry, Logiciels comment chasser les bugs ?, Compte-rendu du séminaire Vie des affaires
du 4 octobre 1996, http://wiuw.ecole.org.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 13

des pertes abyssales, des faillites d'entreprises n'ont d'autres motifs que
l'entrée de ces organisations dans ce piège de la décision1.
Le piège du sentiment de liberté. Ce piège, très fréquent dans les rela-
tions hiérarchiques professionnelles ou dans celles de clients-fournisseurs,
s'analyse à partir du sujet, celui qui en est l'acteur involontaire. C'est pour-
quoi nous l'exprimerons en « je ». Il s'instaure selon un schéma en trois
étapes :

1) Après réflexion, j'ai accepté de m'engager dans une action qui m'a été
proposée ou demandée par ma hiérarchie, un client, un partenaire, etc.
Cette action fait appel à ma motivation au sein de l'organisation. Je sais
à l'avance qu'elle me demandera d'importants efforts ou me donnera
un surcroît de travail. Malgré ces inconvénients et fort des promesses
d'aide et de soutien qui m'ont été faites, j'ai choisi de répondre positi-
vement, en pensant que tout cela n'aura qu'un temps.
2) Au dernier moment, une ou plusieurs des conditions promises pour
m'aider dans la réalisation de cette action sont revues à la baisse, ou il
m'est demandé d'en faire plus.
3) La possibilité m'est apparemment laissée de renoncer à m'engager dans
cette action dont les conditions ont changé avant même que je l'entre-
prenne. Mais, entraîné en quelque sorte par le poids du oui que j'étais
prêt à donner, je confirme à mes interlocuteurs mon engagement dans
cette action, tout en percevant confusément que le prix à payer est
devenu déraisonnable. Malgré tout, je confirme mon engagement en
croyant que mon oui demeure un effet de ma liberté.

La psychologie sociale y voit plutôt une illusion, celle d'un sentiment de


liberté. Selon cette analyse, je me suis engagé sans l'avoir vraiment voulu.
Certains hum outnont probablement pas d'autres causes. Pris dans la dyna-
mique de ce piège, qui prend appui sur ma motivation au travail, sur mon
désir de bien faire ou des ambitions personnelles, je me suis fourvoyé dans
une mission qui outrepasse mes forces. Mais cela, je ne le découvre qu'après.
Et souvent bien tard.
Pour l'éviter, il faut avoir assez de force de caractère et de liberté person-
nelle pour demander, au moment où j'apprends que les conditions ont

1. Le lecteur pourra trouver dans Pratiques de la décision des illustrations saisissantes. Il pourra
aussi se référer à G. Morel, Les Décisions absurdes. Sociologie des décisions radicales et persis-
tantes, Paris, Gallimard, 2004.
14 DISCERNER POUR DÉCIDER

changé, à réfléchir de nouveau, à négocier des délais, des horaires, des aides
ou certaines exigences, ou même à savoir refuser.
Ce piège du sentiment de liberté pourrait ressembler à une manipula-
tion. Il s'en distingue cependant car il suppose que tous les acteurs en pré-
sence sont de bonne foi. Ce qui n'est pas le cas de la manipulation. Celui
qui en est victime sait bien, dans cette dernière situation, que ce qui lui
arrive n'est pas un effet de sa liberté.

Prendre la bonne décision, est-ce si naturel ?

Bien des facteurs interviennent pour fausser les jugements des managers et
partant leurs décisions. En nous référant au travail du chercheur américain
Paul C. Nutt1 qui a analysé 400 décisions stratégiques de tous types, prises
sur 20 ans dans de grandes entreprises américaines, nous pouvons identifier
comme autres sources d'erreurs :

• Celles qui sont liées aux facteurs personnels du ou des décideurs : erreurs
de jugements, d'appréciations, impulsions du moment, passions, etc.

• Celles liées aux facteurs culturels et à la complexité ressentie : globalisation,


évolution, approches contradictoires, etc.

• Celles découlant de l'absence de clarté sur les objectifs, les buts et les
finalités des choix à faire. Cette absence de clarté intervenant comme
cause principale pour environ 30 % des décisions ayant conduit à l'échec
majeur de projets stratégiques d'entreprises.
Dans Pratiques de la décision1, nous insistons sur les pièges parce qu'ils
sont aussi redoutables que mal connus. Comme les expériences de la psycho-
logie sociale ont la plupart du temps été menées au sein d'institutions uni-
versitaires auprès d'étudiants, d'enseignants ou de citoyens recrutés de façon
anonyme, ces pièges ont été peu présentés aux décideurs des organisations :
entreprises, administrations, collectivités publiques, associations, etc.

1. Why décisions fait ?, Berett-Koehler Publishers Inc, Albin Michel, 2011.


2. Op. cit., pp. 63-82.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 15

UNE AUTRE APPROCHE DE LA DÉCISION, LE DISCERNEMENT

Le discernement une manière de conduire ses choix

Pour discerner, il est nécessaire de sortir d'une double confusion trop sou-
vent entretenue par le langage courant :
Choisir n'est pas décider et le choix n'est pas la décision. Choisir,
c'est d'abord et avant tout préférer. Décider consiste à mettre en œuvre le
choix, résultat d'une délibération. C'est ainsi que le travail du discernement
porte essentiellement sur l'acte de choisir. La décision n'étant que la mise en
œuvre d'un choix préalable. Nous aurons l'occasion d'y revenir dans le
présent ouvrage.
Objectif, but (ou projet) et finalité ne se confondent pas. Trop souvent
les managers emploient ces mots l'un pour l'autre. La finalité (au sens
d'Aristote) est de l'ordre de l'horizon et de la contribution. En termes de
stratégie, on parlera volontiers de mission de l'organisation — sa raison d'être
— ou de sa vision — ce qu'elle sera dans cinq ou dix ans. La finalité pourra être
déclinée au travers des buts et des projets. Les objectifs n'ont d'autre fonc-
tion que de servir d'indicateurs de l'avancement ou de la réussite des projets,
de mesurer ce qu'il faut encore faire pour atteindre le but que l'on s'est fixé.
En nous plaçant délibérément du côté du décideur, l'acte de choisir, pour
qu'il soit discerné, suppose de répondre à trois questions :

• Selon quels critères guider son choix ? Ces critères relèvent-ils de


l'arbitraire du décideur ou sont-ils partagés par le plus grand nombre ?
Sont-ils tous également pertinents, ont-ils le même poids ?
16 DISCERNER POUR DÉCIDER

• Que faut-il apprécier ? Quels faits objectifs ? Quels jugements porter ?


Sur quoi doit s'exercer ma préférence ?

• Quelles étapes suivre ? Y a-t-il une manière de faire, des points de pas-
sages à franchir ?

A ces trois registres de questions, le discernement donne trois réponses :


Quels critères pour guider son choix ?
Si discerner relève d'une « disposition de l'esprit à juger clairement et sai-
nement les choses » (Petit Robert), qu'est-ce qui va permettre cette clarté et
cette santé du jugement ? Le décideur peut-il se contenter de juger au regard
de sa seule satisfaction immédiate ? S'il exerce des responsabilités au sein
d'une organisation, ne devra-t-il pas se référer à la mission de celle-ci ou
encore à l'intérêt général de son unité, de son service, de son équipe ? Et dans
des situations dont la cohérence a priori lui échappe, de quel point de mire
stable pourra-t-il se doter pour faire ses choix et justifier ses décisions ?
Le discernement invite à se poser la question du « pour quoi ? » de tel ou
tel choix. Nous appelons finalité la réponse à ce « pour quoi ? ». La finalité
peut s'entendre aussi comme ce à quoi nous contribuons dans la vie sociale,
que ce soit au niveau personnel, au niveau de nos rôles et de nos missions
dans les organisations ou encore au niveau plus général de l'organisation en
tant que telle. C'est ainsi que l'on parlera de la mission dont s'est dotée telle
ou telle entreprise. En voici un exemple :
Les dirigeants de Danone ont retenu comme expression de la contribu-
tion de leur entreprise à la vie économique et sociale : la santé pour le plus
grand nombre par Valimentation. Si l'on en croit Emmanuel Faber, vice-
président du groupe, cette finalité ou mission guide les dirigeants de Danone
dans leurs choix stratégiques. C'est en raison de cette mission qu'ils ont
décidé de s'engager dans le projet de production au Bangladesh de yaourts
de qualité mais à bas prix et plus largement dans le développement de
Danone communities1.
Que faut-il apprécier ?
Le discernement portera tout autant sur les données objectives, les per-
sonnes qui influencent la décision, que sur les pensées, les émotions, et tout
ce qui traverse le décideur alors qu'il s'interroge sur ce qu'il doit faire. Il doit
aussi intégrer les éléments du contexte, le pourquoi de la situation, les faits
ou les événements en lien avec le problème posé et les options envisagées.

1. Cf. E. Faber, Chemin de traverse ; vivre l'économie autrement, Albin Michel, 2011.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 17

Les étapes du processus de discernement

La réalité étant complexe, la mise en oeuvre d'un discernement suppose de


procéder par étape pour dénouer, pas à pas ce qui doit l'être : 1) Quelle est la
question du choix? 2) Comment retrouver davantage de libre arbitre?
3) Quel mode de délibération adopter? C'est-à-dire comment mettre en
débat ce qui est en faveur ou défaveur de chacune des options ? 4) Comment
confirmer le choix ? 3) De quelle manière mettre en œuvre la décision ?
Reprenons chacune de ces cinq étapes, de façon succincte1. Nous les
envisagerons essentiellement du point de vue d'une personne confrontée à
un problème et qui désire faire son choix selon la pratique du discernement.
Le processus n'est pas différent, en son fond, pour les groupes qui vou-
draient se donner les moyens de faire des choix discernés. Mais, à chaque
étape, la prise en compte du groupe et de ses fonctionnements internes
conduit à des pratiques spécifiques. Nous en donnerons des exemples.
1) Quelle est la question du choix ? La première difficulté est de poser
correctement la question du choix à faire et de s'en tenir là. Très souvent, en
essayant de débrouiller le problème qui se pose à eux, avant même d'avoir
clairement formulé la question du choix, bien des décideurs cherchent à
identifier la solution qui s'imposerait. Ils s'étonnent ensuite de se retrouver
en pleine confusion.
Comment poser de manière juste la question du choix ? En voici un
exemple :
Marketing-services est une petite société au chiffre d'affaires de plusieurs
millions d'euros, réalisant des études de marché et dont l'effectif est en
majorité constitué de cadres. Un beau jour, Eric, son PDG, prend conscience
que dans les réponses aux appels d'offres des collectivités locales, les
demandes de dessous de table sont en croissance. Ce marché représente
12 % du chiffre d'affaires de cette entreprise. Il se demande que faire.
Confrontés à une situation analogue, nombre de dirigeants de PME
invoqueront spontanément l'argument de la survie de leur entreprise.
Ce faisant, avant toute réflexion, ils ont déjà opté pour une solution.
En l'occurrence, Eric, conscient qu'un choix devait être fait en connais-
sance de cause, se donne le temps d'un discernement. Il se demande
d'abord : « Devons-nous répondre ou devons-nous ne pas répondre à ces
demandes de dessous de table ? » Au cours de sa délibération, il lui apparaît
qu'en plus de sa répugnance personnelle à entrer dans de telles pratiques,

1. Nous reviendrons en détail sur ces étapes et avec des exemples.


18 DISCERNER POUR DÉCIDER

s'engager dans ce genre de processus remettrait en cause la loyauté des per-


sonnes et la confiance, accordée à chacun au sein de Marketing-services.
Aussi, à la question posée, après une première délibération, il fait le choix de
ne pas répondre à ces demandes de dessous de tables et donc d'opposer un
refus à ces sollicitations douteuses.
Mais son discernement ne peut s'arrêter là, car cette première réponse
ouvre à un nouveau dilemme : « Est-ce que son entreprise peut ou doit res-
ter présente sur ce marché des collectivités locales ? » Après une seconde
délibération où Eric, estimant qu'il ne peut prendre le risque de se priver
d'un coup de 12 % de son chiffre d'affaires, choisit de rester présent sur ce
marché. Ce deuxième choix pose immédiatement la question de sa mise en
œuvre. Comment rester présent sur ce marché en évitant de donner prise à
des offres corruptrices ? Après réflexion avec son conseil d'administration,
ayant glané quelques conseils dans son club de dirigeants, il fait une série de
choix pratiques tels que décider de rémunérer au fixe, et non plus au chiffre
d'affaires, les commerciaux travaillant sur ce marché des collectivités locales
ou encore de se positionner en priorité sur des appels d'offres européens, en
général mieux contrôlés, etc. Cette série de choix lui permet d'établir une
Charte qui a valeur de règlement intérieur.
L'exemple ci-dessus témoigne de la rigueur dont il est nécessaire de faire
l'apprentissage pour conduire correctement ses choix selon le discernement.
Il fait aussi apparaître qu'il y a deux manières et deux seules de poser la ques-
tion du choix :
Soit je suis en présence d'une seule option : je fais ou je ne fais pas,
j'accepte ou je n'accepte pas. La question se formulera alors sous la forme
d'un dilemme qui invite à trouver davantage de liberté face à l'unique option
qui pourrait sembler s'imposer. Tout en rappelant la finalité, ou au moins
l'intention générale recherchée, elle peut prendre cette forme : « Dois-je
faire ceci ou dois-je ne pas faire ceci ? »
Soit je suis en présence de deux options au moins. S'il y a plus de deux
options, il me faut apprendre à construire un arbre des choix, de façon à
n'avoir à faire ses choix que sur une série d'alternatives. Le choix se présent
toujours comme la préférence accordée à une option plutôt qu'à l'autre.
La question du choix pourra alors prendre cette forme : « Est-il préférable
que je choisisse cette option A ou est-il préférable que je choisisse cette
option B ? »
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 19

Au chapitre 6 nous montrerons comment aider un groupe (ou un conseil,


un comité de direction, une équipe projet) à identifier et à formuler la ques-
tion du choix.
2) Comment retrouver davantage de libre arbitre1 ? Selon l'expérience
commune, à peine la question du choix est-elle formulée que le décideur
ressent une attirance spontanée pour l'un des termes du dilemme ou de
l'alternative qu'il vient lui-même de poser. Or, pour pouvoir faire un choix
discerné, il est nécessaire de considérer d'un œil égal les options en pré-
sence, de pouvoir, en quelque sorte, éprouver autant de sympathie pour
chacun des termes du dilemme ou de l'alternative.
Les raisons qui permettent de rendre compte de cette attirance spontanée
appartiennent à trois registres différents :
Une asymétrie d'informations entre les options. Remplir un tableau
en listant les données objectives à prendre en compte pour chaque option
permet d'identifier celles qui manquent pour faire un choix en connais-
sance de cause.
Un conseil d'administration se posait la question de déménager le siège
social de sa société, soit dans le quartier Montparnasse, soit à Marne-la-Vallée,
Examinant les dossiers présentant ces deux options, un administrateur indé-
pendant s'est demandé quelles étaient les données objectives nécessaires :
surfaces disponibles, autorisations administratives, coûts d'acquisitions ou
de fonctionnement, budget disponible, montant des subventions, etc. Il lui
est vite apparu qu'il manquait plusieurs données importantes dans le dos-
sier concernant une installation à Marne-la-Vallée, dont, entre autres, le
temps moyen de déplacement des collaborateurs entre leurs domiciles et ce
nouveau lieu de travail. Cette asymétrie d'informations faisait qu'au début
de la séance plusieurs membres du conseil avaient une attirance spontanée
pour Marne-la-Vallée. Les questions de cet administrateur ont permis à
tous de prendre conscience du caractère incomplet des dossiers qui leur
avaient été soumis et de la nécessité de reporter la décision. Selon une des
options, le temps moyen de transport des collaborateurs était multiplié par
deux !
L'influence exercée directement ou indirectement par des personnes
concernées ou impliquées dans le choix à faire. Cela suppose de les recen-
ser. C'est ainsi que certaines décisions n'aboutissent jamais faute d'avoir
identifié ces personnes et d'avoir intégré la possibilité de leurs (ré)actions

1. Cf. Annexe 1, Petit parcours autour des définitions : Liberté.


20 DISCERNER POUR DÉCIDER

à l'encontre de la ligne poursuivie. Le décideur peut retrouver son libre


arbitre s'il ne donne pas prise aux remarques ou aux avis de ces personnes.
Enfin, des attirances ou des appréhensions de divers ordres tant que le
choix n'est pas fait que l'on peut désigner sous le terme générique
$attracteurs. Ce sont des attachements inévitables au premier abord, mais
qui orientent, malgré lui, le décideur. Il ne voit plus la finalité visée, mais
des critères secondaires, souvent liés à sa personne.
3) Quel mode de délibération adopter ? Le premier mode est celui de
l'intuition et de l'évidence. Mais, une intuition et une évidence qui s'imposent
au regard d'une finalité, d'une question du choix bien posée et qui entraînent
avec elles la confirmation du choix.
Un autre mode de délibération est mis en oeuvre lorsque la question du
choix se présente sous la forme d'un dilemme : « Dois-je faire cela ou dois-je
ne pas faire cela ? » Il s'agit d'une délibération selon le libre jeu de la raison.
Le troisième mode de délibération, une délibération selon la relecture
des scénarios^ est à pratiquer lorsque la question du choix se présente sous
la forme d'une alternative : « Est-il préférable que je choisisse l'option A
ou est-il préférable que je choisisse l'option B ? »
4) Confirmer le choix ? Une fois la délibération conduite et le choix fait,
il est nécessaire de prendre le temps de sa confirmation. Cette confirmation,
en général, assez immédiate, doit être recherchée. Elle s'exprime d'abord
pour la personne, voire pour le groupe, par une conviction intérieure, per-
sonnelle - ou partagée s'il s'agit d'un groupe - que le choix fait est le bon ou
le plus juste. Etant entendu qu'il s'agit de choix faits à un moment donné et
dans des circonstances données. Cette confirmation peut être aussi deman-
dée auprès d'une personne amie ou d'un conseiller. Enfin, dans le temps qui
suit le choix il n'est pas rare que surviennent des événements qui en faci-
litent la mise en œuvre ou qui en montrent la pertinence. Nous parlerons
alors de confirmation par les événements.
Voici un exemple de confirmation par les événements :
Suite à la mise en place de sa Charte de bonnes pratiques, la société
Marketing-services a été l'objet, à des dates rapprochées, de deux contrôles
fiscaux. Eric, le PDG, s'est félicité d'avoir pris à temps des dispositions qui
le mettaient à l'abri d'éventuelles poursuites judiciaires.
Si cette confirmation n'est pas reçue ou n'est pas trouvée, il est nécessaire
de s'interroger sur la manière dont a été conduit le processus du discerne-
ment et de le reprendre depuis le début. Le problème de départ a-t-il été
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 21

clairement identifié ? La question du choix a-t-elle été correctement énon-


cée ? Qu'en est-il des informations objectives nécessaires ? Les principaux
attracteurs ont-ils été identifiés ? Etc.
5) Mettre en œuvre le choix ; la décision. Dès lors que le choix fait a
reçu sa confirmation, il est temps de passer à sa mise en œuvre, c'est-à-dire à
la décision proprement dite. Celle-ci peut se comprendre comme un pas-
sage à l'action demandant à être suivi et où la validité du choix fait sera mise
à l'épreuve.
Cette mise en œuvre pourra faire surgir d'autres dilemmes ou d'autres
alternatives et appeler d'autres choix. Un choix étant seulement pertinent
dans un contexte et un temps donnés. Des changements ou des modifica-
tions dans les circonstances peuvent conduire à le remettre en cause ou à
l'infléchir.

En guise de transition, vers la lecture du livre

Ancrée dans la tradition philosophique aristotélicienne du choix, de la pru-


dence et de l'intelligence pratique, l'approche par le discernement invite le
décideur à identifier les facteurs d'influence qui pèsent sur lui afin d'effec-
tuer ses choix avec une plus grande liberté. Cette liberté étant mise au
service de finalités et de buts qu'il convient de clarifier.
Est-ce à dire que les méthodes classiques de prise de décision sont disqua-
lifiées ? Nous nous gardons d'opposer méthodes classiques et approche par
le discernement. Les approches classiques ont d'ailleurs chacune quelque
chose à apporter au discernement comme par exemple, le choix satisfaisant
qui peut se faire au nom d'une finalité et non pas de seuls objectifs. La
méthode rationnelle invite à construire un arbre des choix pour identifier
les alternatives et les dilemmes qui trop souvent ne sont pas bien cernés. La
méthode de la corbeille permet d'imaginer des options jusque-là non iden-
tifiées. L'approche politique invite à prendre en compte les influences des
personnes dans la décision, mais également à s'en libérer pour retrouver du
libre arbitre. Sortir de l'effet de gel invite à remettre en cause un choix préa-
lable ou un principe, afin d'éviter le piège abscons. Et le piège du sentiment
de liberté montre à quel point la formulation de dilemme ou d'alternatives
permet de prendre le recul nécessaire. Si la pratique du discernement per-
met souvent de dépasser leurs limites, elle conduit parfois à les intégrer dans
le processus lui-même.
Le discernement permet-il d'éviter, à coup sûr, les erreurs et les pièges qui
guettent le décideur ? Pas davantage. Nous avons retenu les trois principaux
pièges, souvent difficiles à démasquer, qui guettent tout décideur. L'approche
par le discernement ne se présente pas comme une assurance tous risques
contre ces pièges et ces erreurs de la décision. Mais, pour celui qui en est
devenu un familier, elle permet certainement de mieux les éventer et montre
des chemins de sortie à ceux qui s'y sont fourvoyés.
1

DÉCIDER OU NE PAS DÉCIDER

o o P O V-

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24 DISCERNER POUR DÉCIDER

Beaucoup d'obstacles viennent entraver la capacité à faire un bon choix.


L'approche par le discernement propose des voies pour sortir de ces
obstacles.

La fabrique fantôme

« E-ffi-ca-cité » ! : René n'a que ce mot à la bouche et ne cesse de le


répéter : « Ne perdons pas de temps, soyons efficaces » ; « Voyons,
qu'est-ce qui est vraiment efficace dans les solutions que vous me pro-
posez ?» ; « Il faut être réactif, ne pas perdre de temps pour prendre
des décisions. Voilà ce qui est efficace ! » Le mot d'ordre de l'effi-
cacité semble résumer pour lui l'essentiel du management. Quand
on l'écoute, son assurance fait impression. Avec ses pairs, dans son
club de dirigeants d'entreprises ou bien dans des réceptions ou des
dîners, et tout autant à la chambre de commerce et d'industrie où il se
montre très actif, il parle volontiers de ses intuitions. C'est ainsi qu'il
décide, aime-t-il à répéter.
René a 38 ans. Il est à la tête d'une PME qui conçoit, fabrique
et commercialise du prêt-à-porter pour une clientèle féminine des
classes moyennes. Créée dans le nord de la France par son grand-
père, juste après l'armistice de 1918, reprise par son père, cette
entreprise a connu un certain succès. Aujourd'hui, René ne cache
pas qu'en raison de la concurrence internationale les affaires sont
devenues difficiles. Mais, il est toujours enthousiaste pour parler
de son entreprise. À l'entendre il y a toujours une solution. Il la
trouve. À l'intuition ! C'est ainsi qu'il est fier de présenter le travail
de ses stylistes qui, chaque année, conçoivent une nouvelle col-
lection. Et il n'hésite pas à affirmer que les salariés sont satisfaits
de travailler chez lui. Il en veut pour preuve un taux de turn-over
presque nul.
René s'était porté volontaire auprès de la chambre de commerce pour
faire visiter son entreprise à notre petit groupe d'études qui s'inté-
ressait au tissu industriel local. Après cette présentation alléchante,
visiter son entreprise sous sa conduite laisse pantois et désarçonné.
Pénétrant dans les ateliers, nous ne pouvions nous empêcher d'asso-
cier leur découverte au moulin poussiéreux et vide de farine de Maître
DSP
Décider ou ne pas décider 25

isr

Cornille, figure fière, pathétique et émouvante, des Lettres de mon


moulin^ d'Alphonse Daudet.
Dans les bâtiments au style glorieux des années trente, où pourrait
travailler aisément plus d'une centaine de personnes, presque tou-
tes les machines sont anciennes et à l'arrêt. Des salariés, il n'en reste
qu'une douzaine, guère plus, tous proches de la cinquantaine, épar-
pillés auprès des installations qui fonctionnent encore. Tous les autres
sont partis en retraite, petit à petit.
Pour notre groupe, le constat est clair : René se bat courageusement
pour garder la tête haute et continuer à faire partie des notables
de la ville, comme l'ont été son grand-père et son père. Mais, à
l'évidence, son affaire périclite. Elle est même déjà morte. 11 n'aura
pas de successeur. Rendu confiant par son apparent dynamisme,
nous nous étions laissés prendre au discours de René. Voici qu'il
nous apparaît comme un masque tragique : René se trompe lui-
même, tentant de se convaincre que son affaire tient encore la route.
Il paraît fier de nous montrer les différentes étapes de la fabrication
de ses modèles, de la conception jusqu'à l'entreposage, en passant
par le tissage, la découpe et la couture. Mais, tout en nous guidant
il reconnaît que son segment de clientèle ne cesse de se rétrécir, que
le nombre de magasins qui, en France, distribuent sa marque s'ame-
nuise d'année en année.

Quels enseignements retenir de cette histoire ?

Les attitudes et les comportements de René, au-delà de la compassion que


cet homme peut susciter, peuvent paraître caricaturés. Rien d'inventé,
pourtant, dans cette histoire. Considérons, cependant, une telle situation
comme exceptionnelle. Aussi, dégageons-nous de son caractère pathétique
et cherchons à identifier quelques-uns des ressorts possibles de cet appel à
l'intuition comme une pratique ordinaire de responsables d'entreprises.
A l'image de René, combien de décideurs, en effet, se targuent-ils de déci-
der en suivant leurs intuitions ?

1. Le Secret de Maître Cornille, Folio n0 1533, p. 39-46.


26 DISCERNER POUR DÉCIDER

Sans plus d'explicitations, cet appel à l'intuition peut, en premier lieu,


recouvrir une fixation sur le résultat. Comme le laisse entendre, par
exemple, Georges Soros dans son livre La Vérité sur la crise financière, où il
cite son propre fils René Soros, parlant de lui :
« Mon père va s'asseoir et vous sortir des théories pour expliquer pour-
quoi il fait ceci ou cela. Mais je me rappelle avoir vu ça enfant et m'être
dit : "Mon Dieu, il y a au moins la moitié de conneries là-dedans." Je veux
dire que la vraie raison pour laquelle il change de position sur le marché
ou sur quoi que ce soit, c'est que son dos se remet à le faire souffrir. Ça
n'a rien à voir avec la raison. Il entre littéralement en transe, et c'est un
signe avant-coureur. Quand on reste un certain temps avec lui, on se rend
compte qu'en fait il est en grande partie guidé par ses humeurs. Mais il est
toujours en train d'essayer de rationaliser ce qui, au fond, lui vient de ses
émotions. Et il vit dans un état perpétuel, je ne dirais pas de déni, mais de
rationalisation de son état émotionnel. Et c'est ça qui est très drôle. »'

Il est probable qu'en citant son propre fils Georges Soros n'est pas
mécontent d'entretenir une image d'homme aux intuitions heureuses.
Reprend-il pour autant ces propos à son compte ? Si cela semble lui avoir
réussi, l'histoire de la finance est parsemée d'affaires où le recours à l'intui-
tion s'est retourné contre ceux qui s'y fiaient trop.
Pour sa part, René, dirigeant de la fabrique fantôme, n'est pas fixé sur le
résultat. Son appel à l'intuition couvre une autre réalité. N'ayant plus les
moyens de s'adjoindre un assistant ou une assistante efficace, ce qu'il ne dit
pas, il se trouve débordé par toutes les questions d'intendance qu'il doit
résoudre par lui-même. Il affirme que c'est le lot du chef d'entreprise. Le
moindre problème lui revient, de l'impayé à la panne de l'unique photoco-
pieur, en passant par la livraison en retard ou le blocage d'une machine.
Aussi, il n'a guère le temps pour la réflexion.
Cet usage de l'intuition, quand il est coutumier chez un décideur, intro-
duit, pour ceux qui devront mettre en œuvre ses décisions, de l'arbitraire et
de l'imprévisible. Chaque collaborateur est ainsi dépendant de l'humeur de
son manager. Dès le matin, les uns et les autres sont en alerte, guettant les
signes de cette humeur et les communiquant aussitôt autour d'eux, appor-
tant détente ou regain de stress... De ce fait, la décision selon l'intuition —
un philosophe de la période classique dirait : gouverner selon ses passions — est
une manière de faire sentir son pouvoir sur son entourage et de l'installer
dans une forme de dépendance. Il est probable que celui qui l'exerce ainsi

1. George Soros, La Vérité sur la crise financière, Éd. Denoël, 2008, p. 52.
Décider ou ne pas décider 27

y trouve une certaine jouissance. Mais, que construit ce sentiment d'une


maîtrise presque totale des choses ?
René est petit-fils et fils de patrons reconnus sur la place. Nous pouvons
comprendre qu'il a besoin de maintenir cette image. Pour sa famille
d'abord : de son statut de patron reconnu dans la ville dépend le statut de
son épouse et de ses enfants, de leur appartenance ou non à la bourgeoisie
locale. Pour lui-même, ensuite : son estime de soi est menacée. Même s'il
n'a plus qu'une douzaine de salariés à diriger, son autorité reste intacte
auprès d'eux. Du moins, en apparence.
L'intuition peut également couvrir une fuite en avant : l'incapacité ou
l'impossibilité de prendre en compte le réel. Ne s'agirait-il pas de cela aussi
pour René ? S'il sait déjà qu'il ne pourra pas transmettre l'entreprise à ses
enfants, il lui est aussi impossible de reconnaître que son affaire n'aura pas
de repreneur, qu'elle est déjà morte... Accepter cette réalité, remettrait tant
de choses en cause... Plus ou moins consciemment, René ne voit probable-
ment que cette solution : continuer jusqu'au bout, jusqu'au moment où il
pourra prendre — noblement, espérons-le pour lui — sa retraite.

Questions

Dans l'exercice de vos responsabilités, avez-vous régulièrement l'impression


de devoir décider dans l'urgence ? En repensant à certaines de ces décisions
ainsi prises, qu'est-ce qui justifiait cette urgence ?
Quel temps pouvez-vous vous accorder pour prendre la prochaine décision
importante qui aura des conséquences sur vos collaborateurs ou vos collègues,
sur l'organisation, sur les relations avec les clients ou les fournisseurs ?
Quelle place est laissée pour donner libre cours à vos pensées et à vos pro-
jets pour le moyen et le long terme ?
Quelle est votre manière de vivre les responsabilités qui sont les vôtres ?
Quelle attention est-ce que vous portez aux faits dans leur objectivité ? Est-
ce que vous vous laissez facilement entraîner dans les jugements de valeurs ?
En particulier :

• Dans les situations de conflits entre ou avec des collaborateurs ?

• Dans les négociations avec des partenaires, des clients, des fournisseurs ?
Plus largement, comment êtes-vous attentif aux évolutions concernant
l'environnement de votre organisation : évolution de la concurrence, du
marché, des contraintes apportées par les changements des réglementations
ou des lois ?
28 DISCERNER POUR DÉCIDER

LES INDÉCIS

Qu'est-ce qu'un indécis1 ? C'est un individu (un groupe et même une orga-
nisation), qui doit choisir entre plusieurs options possibles, mais n'éprouve
pas de préférence assurée pour l'une des options qui s'offrent à lui. L'indécis
est aussi celui qui repousse jusqu'à sa dernière limite le moment du choix.
Chacun comprend bien cet embarras de l'indécis en ayant en mémoire une
liste de candidats à une élection. L'indécis doit choisir, et s'abstenir de faire
un choix plutôt que d'exercer sa préférence sur une option particulière est
aussi un choix. Comme dans le cas d'une élection où un choix doit être fait,
soit celui d'un candidat, soit d'aucun - voter blanc ou nul -, soit encore
s'abstenir de voter. Qu'il le veuille ou non, le citoyen choisit, y compris de
subir le choix des autres.

Les causes possibles de nos indécisions

Nous proposons d'identifier cinq registres de causes :

1) Des conflits entre les critères de choix. Par exemple, un conflit entre
un critère économique et un critère idéologique. Vous souhaiteriez, du
fait de vos convictions ou de votre sensibilité à la cause écologique,
acheter un produit Bio plutôt qu'un produit analogue ne portant pas ce
label. Pour votre budget le prix de ce produit Bio vous paraît trop élevé.
Vous restez ainsi, un bon moment devant le rayon, prenant et reposant
alternativement le produit en question, jusqu'à ce que la conscience du
temps qui passe ou de vos autres obligations à honorer vous oblige à
vous décider, d'une manière ou d'une autre.
2) Un embarras devant la complexité. A quel fournisseur donner la
préférence pour livrer et installer un nouvel équipement lourd, sus-
ceptible de mieux répondre à la demande des clients ? En plus des ques-
tions techniques et de coût, vous devez prendre en compte les impacts
sur l'organisation du travail, les exigences en termes de formation des
personnels, vous interroger sur la validité des calculs de rentabilité,
car les technologies proposées par différents fournisseurs pressentis
ne reposent pas sur les mêmes principes. Il y a beaucoup de paramètres
et certains sont difficiles à comparer. Le choix, au final, risque fort

1. Pour ce développement, nous nous référons à la conférence d'Éric Danan, Indécision et dis-
cernement, disponible sur le site ivww.discernement.org.
Décider ou ne pas décider 29

de se faire sur un petit nombre de critères, ceux où vous vous estimez


davantage compétent.
3) A l'opposé de la complexité, le flou entourant une ou plusieurs
options. Flou pour votre équipe ou pour vous-même, tant il est diffi-
cile d'obtenir des informations fiables et non contradictoires et vous ne
savez pas comment y voir clair. Ce peut être le cas lors de négociations
à l'international d'un contrat important avec de nouveaux partenaires
dont les références culturelles sont très différentes.
4) Les situations où le décideur est peu concerné par le choix. Pour-
tant, ce choix relève de ses attributions. La tentation est alors grande de
choisir au petit bonheur ou au dernier moment et finalement un peu
n'importe comment, au grand dam de ceux qui auront à en assumer les
conséquences.
3) Des blocages d'ordre psychologique. Des peurs incontrôlées ou des
blocages d'ordre affectif peuvent paralyser la capacité à préférer. Telle
cette jeune femme travaillant dans une société organisatrice d'évé-
nements. Sa règle de vie étant de faire plaisir, autant que possible, à
chacun autour d'elle, elle ne dit non à personne, ni à son employeur,
ni aux clients, ni même à ses collègues. Elle en est arrivée à travailler
7 jours sur 7 et ne peut plus assumer tout ce qu'ils lui demandent.
Elle se voit épuisée par son travail. Elle est consciente d'être entrée
dans un cercle vicieux, mais se sent dans l'incapacité de le rompre.
Elle n'imagine pas, en effet, de suivre un autre principe que celui du
faire plaisir qui gouverne sa vie depuis son enfance. « Toujours, dit-
elle, j'ai fait plaisir à mes parents. » Et pourtant, elle voit bien que ce
n'est plus possible...
Des peurs ou des tendances affectives démesurées peuvent rendre la per-
sonne indécise. Elle se montre alors toujours hésitante et comme incapable
de décider. Plus largement, il en est de même avec ceux qui n'osent, ne
savent ou ne peuvent se risquer à suivre leur préférence. Cela s'exprime sou-
vent dans des discours où le choix est d'abord considéré comme un acte de
renoncement et non d'abord et avant tout comme une préférence, expres-
sion de son désir propre.1 Dans ce registre psychologique, les causes de ces
difficultés à opérer des choix peuvent être très diverses. Bien souvent il sera
difficile de s'en dégager sans une aide appropriée.

1. Nous renvoyons ici à l'œuvre de Paul Diel, Culpabilité et lucidité, Éd. Payot & Rivages, 2007
et Psychologie de la motivation. Éd. Payot, 1991.
30 DISCERNER POUR DÉCIDER

L'INDÉCISION ET LE DISCERNEMENT

La pratique du discernement selon la finalité1 peut-elle aider un indécis à


sortir de son indécision, c'est-à-dire à éprouver une préférence mûrie et réflé-
chie pour l'une des options en présence ? Dans bien des cas, certainement. A
l'exception, sans doute, de ces situations où la capacité à faire des choix
relève d'un blocage psychologique, comme nous venons de l'évoquer.
Comment la mise en œuvre du processus de discernement peut-elle
aider ?

1) Face aux conflits entre les critères de choix. Le processus du discer-


nement selon la finalité invite l'individu à faire ses choix en se laissant,
en quelque sorte, décider par une finalité, celle qu'il a préalablement
identifiée pour lui-même, ou encore celle de son organisation. La réfé-
rence à cette finalité peut aider la personne à hiérarchiser les critères
en conflit et à sortir de son hésitation. Pour reprendre l'exemple d'un
conflit entre un critère économique et un critère idéologique : si votre
finalité vous invite à préférer ordinairement des produits portant le
label Bio, il faut un motif fort pour que le prix vous fasse hésiter. Si
en raison de dépenses imprévues, vous devez limiter drastiquement les
montants de vos achats pendant deux ou trois mois, choisir, au moins
temporairement, les produits les plus économiques s'imposera.
2) Face à l'embarras devant la complexité et au flou entourant les
options. Le processus du discernement suppose pour préparer la déli-
bération et le choix qui en résultera, que le décideur, avec son équipe
ou son conseil, prenne le temps de recueillir pour chacune des options
les informations nécessaires au choix à faire. On sera, ainsi, aux anti-
podes de la déclaration de ce vice-président d'une grande entreprise
concluant un comité d'investissement stratégique par ces mots : « Je
n'ai rien compris au dossier que vous m'avez présenté, mais puisque je
dois décider, je décide ! » Que les options soient complexes ou qu'elles
soient floues, il sera toujours difficile, sinon impossible, de disposer
en temps utile de toutes les informations que l'on souhaiterait avoir.
Une délibération, dans le processus de discernement, se conduit sur
les options que l'on a identifiées et avec les informations dont on
peut disposer. Encore faut-il s'être donné la peine de les recueillir !

1. Cf. L'ouverture Pratiques de la décision, B. Une autre approche de la décision, le discerne-


ment, et l'Annexe 1.
Décider ou ne pas décider 31

La pratique du discernement propose de mettre en œuvre un principe


de réalité : faire avec ce que l'on a, quand il paraît vraiment difficile
d'obtenir davantage. Ce principe est à l'image de l'action du barreur
d'un voilier. Il s'adapte aux informations dont il dispose : l'état de la
mer et du ciel qu'il constate et les prévisions météo auxquelles il a accès.
Si sa priorité est la vitesse ou, au contraire, le confort de la navigation,
ses choix et ses décisions seront différents.

3) Lorsque nous sommes peu concernés par les choix à faire. Dans de
telles situations, il serait sage de les déléguer à ceux qui seraient davan-
tage concernés. Ils choisiront probablement mieux et plus utilement.
Quitte à prévoir une procédure de feedback.
4) Face aux blocages d'ordre psychologique. Apprendre à se laisser
décider par sa finalité peut en aider beaucoup à dépasser leurs paraly-
sies intérieures devant les choix à faire. Mais cela ne sera pas toujours
suffisant.

L'INTUITION COMME PARAVENT

Comme nous venons de le rappeler, nombre de décideurs se réclament,


parfois fièrement, de l'intuition dans la conduite de leurs affaires ou de leurs
organisations. Doit être interrogé un tel recours où l'appel à l'intuition
masque le plus souvent un ou plusieurs attracteurs. La pratique du discer-
nement incite à rechercher ces attracteurs qui viennent fausser les choix et
les décisions.
Dans Pratiques de la décision nous avons identifié certains de ces attracteurs
en distinguant1 :

• Ceux portant sur la quantité de moyens nécessaires : temps, argent, res-


sources. ..

• Ceux provenant d'attachements personnels les plus variés : attachements


déraisonnables, passions, souvenirs traumatisants...

• Ceux touchant à la prise de responsabilité : peurs ou désirs d'assurer


telle ou telle tâche, tel ou tel rôle, ambitions essentiellement égocen-
triques...
L'histoire de René, patron de la fabrique fantôme, permet d'en faire
paraître trois autres, ceux de l'efficacité, du pouvoir et de la fuite en avant.

1. Op. cit., p. 130 et suivantes.


32 DISCERNER POUR DÉCIDER

L'attracteur de l'efficacité. Il est souvent associé à la dictature de


l'urgence, que voudrait justifier ce sophisme1 : « Je suis efficace parce que je
réponds sans délai aux demandes qui me sont faites ».

Laure, jeune ingénieur, experte des questions énergétiques dans une impor-
tante société, se plaint auprès d'un ami que les questions posées par ses interlo-
cuteurs, ou les demandes qu'on ne cesse de lui faire dans son service, l'empêchent
de mener à bien son propre travail. Elle se croit tenue, toutes affaires cessantes,
de les traiter et d'apporter ses réponses dans les plus brefs délais. Son ami, qui
ne travaille pas dans la même entreprise, lui demande : « Penses-tu que toutes
les demandes que l'on te fait soient si urgentes ? Qu'est-ce qui t'empêche de
retarder tes réponses de 24 ou 48 heures ? Tes interlocuteurs se rendront vite
compte qu'elles sont réfléchies, claires et bien argumentées. Ils t'en seront
reconnaissants. Et toi ne serais-tu pas davantage maître
du jeu ? »
Réalisant que son efficacité n'est pas dans la réaction
immédiate, Laure se décide à suivre le conseil de son BrFicncire
ami et à retarder de 24 à 48 heures ses réponses aux
questions les plus importantes qu'on lui pose, toujours <=> o
de manière pressante, dans le champ de sa spécialité. c
Ayant pris la précaution de prévenir ses interlocuteurs,
elle constate que ce délai imposé n'entraîne aucune
réaction négative de leurs parts. Elle retrouve ainsi
davantage de liberté dans son travail quotidien.

Une des forces de cet attracteur, qui fausse notre rapport au temps, pro-
vient de la considération dont il est souvent entouré dans la société contem-
poraine. Combien d'entreprises ne font-elles pas de la vitesse d'exécution
de leurs prestations, ou de leur réactivité, un argument commercial ? L'usage
de l'Internet transforme en ce même sens le travail, contribuant largement
au renforcement de cet attracteur. Cette sorte d'efficacité, liée à la rapidité
de réaction, n'installe-t-elle pas dans le court terme ? Et avec le primat du
court terme la continuité de l'action ne risque-t-elle pas de se disloquer ? Et
partant, c'est la cohérence des actions qui est remise en cause ? N'y aurait-il
pas un lien à faire entre la dictature de ce rapport immédiat au temps et
cette plainte souvent entendue dans les organisations : « Mon travail n'a pas
grand sens » ?

1. Sophisme : un raisonnement faux, quoiqu ayant une forme logique.


Décider ou ne pas décider 33

Dans la même ligne, nombre d'auteurs relèvent les erreurs stratégiques


auxquelles une vision trop exclusive du court terme peut conduire des orga-
nisations. Evoquons seulement ce fonds de pension nord-américain qui a
obligé une importante société à lui verser de substantiels dividendes sans
anticiper que les sommes — légalement mais inconséquemment détournées
— auraient permis les investissements nécessaires à la pérennité de ladite
entreprise. L'année suivante, l'entreprise en question s'est trouvée dans
l'impossibilité de verser le moindre dividende et le fonds de pension dans
un grand embarras pour honorer ses échéances. De la même manière, bien
des LBO1, purement spéculatifs, ont des effets semblables. Avec des consé-
quences désastreuses, non seulement pour les investisseurs trop gourmands,
mais surtout pour l'entreprise et ses collaborateurs.
L'attracteur du pouvoir. Nous avons déjà souligné comment l'appel à
l'intuition dans le management de ses collaborateurs peut, par retour, leur
imposer une forme de domination dont le décideur retire une certaine
jouissance. Bien des leaders charismatiques en jouent et peu nombreux sont
ceux qui sont en mesure de leur résister. (Cela ne se passe pas seulement
dans les sectes.)
Il fallait avoir une force de caractère peu commune pour, o P P Q
comme l'a fait Talleyrand après avoir essuyé une colère de
l'empereur Napoléon, dire tout tranquillement devant un m
entourage qui a retenu le mot : « Quel dommage qu'un Pouvoir.
/:>
aussi grand homme soit aussi mal élevé ! » Plus proche de o
nous, en plus sombre, nombre de généraux de l'armée alle- y-h
mande ont raconté comment Hitler imposait ses « intui- y
tions » à des Etats-majors médusés. Et très peu osaient faire
la moindre objection. Dans son livre The End, l'historien
américain lan Kershaw2 montre comment les choix d'Hitler,
alors que la guerre était dès fin 1944 irrémédiablement perdue, ont obligé
les Alliés à la poursuite de combats dont la population civile allemande a
payé le prix fort.

1. LBO pour Leveraged buy-out : acquisition avec effet de levier, ou encore acquisition par
emprunt ou rachat d'entreprise par endettement. C'est une technique financière souvent utili-
sée pour acheter une entreprise. Le LBO consiste à financer une fraction du rachat d'une
entreprise en ayant recours à l'endettement bancaire ou obligataire, ce qui permet d'aug-
menter la rentabilité des capitaux propres. La dette d'acquisition, bancaire ou non, est rem-
boursée par une ponction plus importante sur le chiffre d'affaires de la société achetée.
2. The End, Germany 1944-45, Penguin Books, 2012.
34 DISCERNER POUR DÉCIDER

Exemples extrêmes, peut-être, mais qui disent assez combien l'attracteur


du pouvoir est une porte ouverte vers bien des formes d'actions perverses.
Hier comme aujourd'hui, cet attracteur est présent, sous des formes atté-
nuées ou subtilement masquées, dans la vie politique et dans celle des orga-
nisations. Nous le savons tous, mais nous aimons l'oublier.
L'attracteur de la fuite en avant. Un attracteur dont l'histoire de la
fabrique fantôme n'est qu'une illustration parmi d'autres.
On peut imaginer l'un ou l'autre scénario qui a conduit
René à se réfugier dans l'activisme dont il témoigne.
ftaaa
Rappelons-le, si René déclare à qui veut l'entendre qu'il
est au four et au moulin dans son entreprise - « C'est le avant
lot de tout patron de PME, répète-t-il !» - il est aussi très epie
engagé dans toutes sortes d'instances professionnelles.
Il y tient son rang.
Cet attracteur de la fuite en avant donne à celui qui s'y
laisse entraîner un certain sentiment d'exister, d'être utile à défaut d'être
véritablement efficace. Un attracteur qui permet d'esquiver en permanence
des questions difficiles oii le décideur serait conduit à se remettre en ques-
tion : est-il raisonnable de poursuivre l'action commencée ? Suis-je sur la
bonne voie ? Ne faudrait-il pas s'y prendre autrement ? Toutes questions qui
supposent que l'on prenne le temps de s'arrêter et de réfléchir à son action.
Il y a bien une intuition au regard de critères de décisions qui est légitime,
mais lorsque ces critères font office de finalité — l'efficacité, le pouvoir, la
peur de l'échec, la reconnaissance... — le discernement est faussé. C'est
pourquoi nous parlerons alors de l'intuition faussée par un attracteur.
Mais l'intuition est bien présente dans la pratique du discernement.

LES CONDITIONS D'UNE JUSTE INTUITION

Nous avons rappelé, dans l'ouverture de ce livre, que l'intuition et l'évi-


dence forment un des trois modes de délibération. Elles se présentent
comme l'expérience d'une préférence qui s'impose immédiatement pour
une option plutôt qu'une autre1. Et ceci, sans qu'il soit possible d'en douter.
Cette préférence qui s'impose ne se confond pas avec l'attirance pour une
des options que chacun peut éprouver lorsqu'il a posé la question du choix.
Pour permettre cette intuition et évidence, il est nécessaire : 1) d'avoir pris

1. Q; En guise d'ouverture, Comment retrouver davantage de libre arbitre, p. 19.


Décider ou ne pas décider 35

le temps de poser clairement et de manière satisfaisante pour soi la question


du choix, 2) de voir clairement la finalité visée et 3) de sentir aussitôt que
c'est la décision la plus cohérente, ce qui revient à la confirmation intérieure
d'avoir fait le bon choix, même très rapidement. A ces conditions, le choix
peut s'imposer comme une évidence.

Nous distinguons l'intuition et l'évidence par rapport à un choix à faire entre


deux options bien distinctes de l'intuition raisonnée. Ainsi en est-il pour
Etienne, PDG d'une société assurant des formations professionnelles pour
cadres et dirigeants. Il se montre très attentif aux évolutions du marché, sou-
cieux de connaître les projets de ses concurrents et les nouveaux besoins de ses
clients, etc.
À propos de tel ou tel projet innovant qu'il souhaite lancer, de tel rachat d'entre-
prise qu'il a l'intention de réaliser, de tel investissement qu'il pense faire, il évo-
quera son intuition. Mais celle-ci sera toujours raisonnée. Ses choix comme ses
décisions sont le résultat d'un patient travail d'écoute d'acteurs de son marché,
de suivi des évolutions des techniques de l'information et de la communication
(TIC) et des nouvelles possibilités qu'elles peuvent offrir. Il se tient au fait des
changements législatifs concernant son domaine de compétence, est attentif aux
principales stratégies développées par des entreprises de référence, etc. Patient
travail qui lui permet de faire évoluer et d'adapter d'année en année son offre
de services, en créant de nouveaux produits. On peut parler ici d'intuition rai-
sonnée car Etienne tente des coups, prend des risques, s'essaye à de nouvelles
manières de faire, plus qu'il ne met en œuvre des projets bien ficelés...
Mais, Etienne se fixe toujours des limites de temps et de durée. Ses risques sont
calculés, car il est avant tout soucieux de ne pas mettre en danger l'ensemble
de son affaire. Il n'hésitera pas, par exemple, à investir plusieurs centaines de
milliers d'euros dans un projet innovant sur le Web, avec l'idée d'être dans les
premiers à assurer ce nouveau service. Mais, s'il voit que la réponse client n'est
pas au rendez-vous, il ne dépassera pas la limite qu'il s'est lui-même fixée.
Il évite ainsi de tomber dans un piège abscons1. En revanche, avec ses équipes,
il se laissera guider par les leçons tirées de l'expérience.
Pour Etienne, sa première responsabilité d'entrepreneur est d'être constam-
ment attentif au réel de la vie économique, à l'environnement dans lequel évo-
lue son groupe en ses divers métiers et aux exigences de ses clients. Il s'agit pour
lui, de s'adapter et d'adapter sans cesse son groupe à cette réalité mouvante et
complexe. C'est ainsi qu'il entend assurer son métier de chef d'entreprise.

1. Cf. En guise d'ouverture, Décide-t-on vraiment, se demande la psychologie sociale ?, p. 11.


36 DISCERNER POUR DÉCIDER

Dans Vie et Destin, roman partiellement autobiographique, Vassili


Grossman raconte comment son héros, Vicktor Strum, chercheur en phy-
sique des particules, fait une découverte majeure qui s'impose à lui selon
l'intuition et l'évidence. Ayant constaté que les résultats des expériences
menées en laboratoire ne sont pas en cohérence avec les théories explicatives
disponibles, il se demande quelles erreurs son équipe et lui ont pu
commettre dans leurs expérimentations. Voilà des mois qu'il cherche la
solution à cette question et soudain, en rentrant à pied d'une soirée passée
chez des amis tout s'éclaire : « L'idée surgit brutalement. Et aussitôt sans
hésiter, il comprit, il sentit que l'idée était juste. Il vit une explication neuve,
extraordinairement neuve... »'
L'expérience de l'intuition de Vicktor Strum peut être rapprochée de celle
d'Etienne. L'un et l'autre font un patient travail de recherche. Dans le
domaine des particules élémentaires pour le premier, dans celui de la for-
mation pour cadres et dirigeants d'entreprises pour le second. L'un et l'autre,
chacun à sa manière et selon leurs domaines respectifs, sont attentifs au réel.
C'est à partir de lui que tous deux raisonnent. Vicktor à partir de ses expéri-
mentations, Etienne à partir de ce qu'il observe de la vie économique. L'un
et l'autre sont guidés par une claire intention. Le premier par une recherche
de connaissances fondamentales, le second par le souci de répondre aux
besoins de ses clients. Si pour Vicktor ses travaux s'inscrivent dans un temps
long, pour Etienne, ce qui prime c'est le moyen et le long terme, seule
manière d'assurer le développement et la pérennité de son entreprise. Mais
nous parlerons du choix par « intuition et évidence » pour Vicktor qui d'un
coup trouve la réponse et « d'intuition raisonnée » dans le cas d'Etienne.
Un tel rapprochement entre deux expériences aussi différentes permet de
faire comprendre, nous l'espérons, quelles sont les conditions d'une juste
intuition.

CONCLUSION

Décider ou ne pas décider. Chaque fois qu'il s'agit de manifester une préfé-
rence, de faire un choix, préalable indispensable à toute décision, les obs-
tacles sont nombreux et bien des situations peuvent nous incliner à rester
indécis. À l'inverse, à trop vouloir décider et trop vite, nos décisions mon-
treront l'incohérence de nos actions voire leur insignifiance. Avec bien

1. V. Grossman, Vie et Destin, Livre de poche, 2005.


Décider ou ne pas décider 37

souvent de lourdes conséquences pour les individus dont, directement ou


indirectement, nous avons la responsabilité.
Nous avons voulu montrer comment le processus de discernement selon
la finalité permet de remédier à bien des situations d'indécision. Sans pour
autant prétendre que le discernement peut surpasser tous les obstacles, en
particulier ceux issus des psychologies des individus.
La question du recours à l'intuition dans la décision nous a permis de dis-
tinguer l'intuition faussée par un attracteur qui ne répond pas à un discerne-
ment selon les finalités, de l'intuition et l'évidence face à un choix et de
l'intuition raisonnée, qui sont parmi les pratiques de discernement. Trop
souvent, en effet, l'intuition dont il est question n'est qu'une justification
d'attracteurs multiformes. Nous en avons présenté quelques-uns. Pourtant,
faire droit à l'intuition demeure légitime. Ce sera au prix d'une véritable
attention au réel, en acceptant que soient remises en cause ses propres certi-
tudes. Une forme de liberté intérieure, en somme.
Dans le chapitre suivant, nous ferons un pas de plus dans l'exploration
des difficultés de l'acte de décider, en nous interrogeant sur les obstacles que
rencontre quotidiennement notre libre arbitre.
38 DISCERNER POUR DÉCIDER

— Pour aller plus loin

Trois maximes sur Part de la prudence


Nous proposons, ci-dessous, trois maximes tirées de l'Art de la prudence de
Baltasar Graciàn. Le texte date du XVIIe siècle et la traduction est ancienne
aussi. Cela invite à prendre le temps de s'assurer que l'on a bien compris
chacune des phrases de ces courtes maximes. Elles peuvent être méditées de
la manière suivante :
1) Lire les trois maximes proposées. Puis identifier dans l'une d'elles un pas-
sage ou une phrase qui retient particulièrement votre attention.
2) Quel premier souvenir vous vient à l'esprit lorsque vous associez ce pas-
sage ou cette phrase à votre expérience (préciser la scène, les personnes,
et ce dont il était question) ?
3) Décrire l'écart entre ce que dit le morceau choisi et le souvenir de votre
expérience.
4) Repérer ce qui vous touche positivement. Qu'est-ce cela vous révèle sur
vous-même ? Qu'est-ce cela vous invite à développer ?
5) Repérer là où cela grince. Qu'est-ce cela révèle sur vous-même ? Qu'est-
ce cela vous invite à écarter ?
6) Au final, à quoi ce passage vous invite-t-il ? Que vous donne-t-il envie
de mettre en œuvre ?
Cette manière de conduire sa méditation peut être reprise et répétée pour
d'autres passages des mêmes maximes (ou d'autres maximes) qui auraient
retenu votre attention.
Penser aujourd'hui pour demain, et pour longtemps
« La plus grande prévoyance est d'avoir des heures pour elle. Il n'y a point
de cas fortuits pour ceux qui prévoient ; ni de pas dangereux pour ceux qui
s'y attendent. Il ne faut pas attendre qu'on se noie pour penser au danger, il
faut aller au devant, et prévenir par une mûre considération tout ce qui
peut arriver de pis. L'oreiller est une Sibylle1 muette. Dormir sur une chose
à faire vaut mieux que d'être éveillé par une chose faite. Quelques-uns font,
et puis pensent ; ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients.
D'autres ne pensent ni devant, ni après. Toute la vie doit être à penser, pour
ne se point égarer. La réflexion et la prévoyance donnent la commodité
d'anticiper sur la vie. »

1. Dans l'Antiquité, devineresse, femme inspirée qui prédisait l'avenir.


Décider ou ne pas décider 39

bst

Ne point vivre à la hâte


« Savoir partager son temps, c'est savoir jouir de la vie. Plusieurs ont
encore beaucoup à vivre, qui n'ont plus de quoi vivre contents. Ils perdent
les plaisirs, car ils n'en jouissent pas ; et quand ils ont été bien avant, ils
voudraient pouvoir retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie,
qui ajoutent à la course précipitée du temps l'impétuosité de leur esprit.
Ils voudraient dévorer en un jour ce qu'ils pourraient à peine digérer en
toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent tous
goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils font tout à
la hâte, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir doit être modéré,
pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a plus de jours que de
prospérités. Hâte-toi de faire, et jouis à loisir. Les affaires valent mieux
faites qu'à faire, et le contentement qui dure est meilleur que celui qui
finit. »
Vivre selon l'occasion
« Soit l'action, soit le discours, tout doit être mesuré au temps. Il faut vou-
loir quand on le peut ; car ni la saison, ni le temps, n'attendent personne.
Ne règle point ta vie sur des maximes générales, si ce n'est en faveur de la
vertu ; ne prescris point de lois formelles à ta volonté, car tu seras dès
demain forcé de boire de la même eau que tu méprises aujourd'hui. L'imper-
tinence de quelques-uns est si paradoxale, qu'elle va jusqu'à prétendre que
toutes les circonstances d'un projet s'ajustent à leur manie, au lieu de
s'accommoder eux-mêmes aux circonstances. Mais le sage sait que le Nord
de la prudence consiste à se conformer au temps. »

Baltasar Graciàn1, LArt de la prudence.


Maximes 151, 174 & 288, Paris, Éd. Payot & Rivages, 1994

1. Baltasar Graciàn y Morales, né le 8 janvier 1601 à Belmonte del Rio Perejil (aujourd'hui
Belmonte de Graciàn), près de Calatayud en Espagne et mort le 6 décembre 1658 àTarazona,
près de Saragosse, est un écrivain et essayiste jésuite du Siècle d'or espagnol.
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LES FAIBLESSES ORDINAIRES DU LIBRE ARBITRE

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42 DISCERNER POUR DÉCIDER

Les erreurs de la décision peuvent provenir d'événements extérieurs qui,


plus ou moins consciemment, dictent nos comportements. Il existe
également un risque d'enfermement dans nos croyances et dans notre ima-
gination. L'exercice de la relecture est une pratique de discernement qui
permet de retrouver davantage de libre arbitre. L'attention aux mouvements
intérieurs est un point d'appui important.

U\ BOÎTE NOIRE DES CHOIX

La faillite de la Barings et l'affaire Madoff

Au milieu des années quatre-vingt-dix, un certain Nick Leeson a


conduit à la faillite sa propre banque, la Barings, en profitant des pos-
sibilités offertes par la dérégulation de la finance.
Début 1992, la banque Barings — une des institutions financières
les plus réputées du Royaume-Uni - envoie un de ses traders, Nick
Leeson dans sa filiale de Singapour. Ce dernier, travailleur acharné
devient rapidement un opérateur renommé du marché des produits
dérivés sur le SIMEX (Singapore International Monetary Exchange),
car, dans un premier temps, les opérations spéculatives non autori-
sées qu'il effectue représentent jusqu'à 10 % des bénéfices de la ban-
que. Pour les dirigeants de cette dernière qui avaient fait de mauvaises
affaires, Nick Leeson est une sorte de « sauveur ». Aussi, il bénéficie
de leur part d'une confiance qui se révélera vite aveugle.
Nommé, en raison de ses succès, manager général de la filiale de Sin-
gapour, Nick Leeson dissimule d'importantes pertes dans un « compte
erreur » qu'il fait enregistrer comme étant un compte client auprès du
SIMEX. Du fait de sa double casquette : le matin, il participe aux tran-
sactions en tant que patron du front office ; l'après-midi, espérant rat-
traper ses pertes, comme responsable du back-office il les impute sur ce
« compte erreur », tandis qu'il porte les gains sur les comptes officiels.
Après la mise en faillite de la banque, un enquêteur pose la question
suivante à un de ses anciens dirigeants, Peter Baring : « Ce n'était pas
une surprise pour vous qu'un arbitragiste1 apporte autant d'argent à

1. L'arbitrage consiste à acheter et à vendre le même actif au même moment sur deux marchés
différents en profitant des petits écarts de cours.
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 43

la banque ? » Il reçoit cette réponse : « C'était en effet une surprise,


mais la plus délicieuse des surprises »l. Ce banquier de métier ne voit
qu'une chose : Nick Leeson rapportait apparemment beaucoup d'ar-
gent à sa banque. Cela étouffait toutes les questions. Nick Leeson
était traité comme un enfant gâté, qu'on ne songeait même plus à
contrôler, de peur de le décourager2.
On pourrait croire qu'une telle aventure ne saurait se reproduire. Il
n'en est rien. L'histoire de la finance est émaillée de ces scandales dont
les ressorts semblent toujours les mêmes : une forme de fascination
devant l'argent. L'actualité ne retient que celles où les sommes en jeu
sont particulièrement importantes.
Plus récemment, Bernard Madoff en a trompé plus d'un et parmi
les plus avertis du monde de la finance internationale. Depuis son
arrestation par le Fédéral Bureau of Investigation - le FBI qui est à la
fois une police judiciaire et un service intérieur de renseignements -,
plusieurs d'entre eux ont reconnu qu'ils n'avaient jamais compris
comment M. Madoff pouvait réaliser avec autant de constance, ces
importants bénéfices. Mais, il ne semble pas qu'ils se soient interrogés
davantage. Ils empochaient.
Venu d'une famille pauvre, Bernard Madoff fonde, au début des
années soixante, son entreprise d'investissement. Des qualités de ges-
tionnaire hors pair lui sont reconnues, aussi il s'impose progressive-
ment. C'est ainsi qu'en 1980, vingt ans après sa création, la société
Bernard L. Madoff Investments Securities assure 3 % du volume
d'échanges du New York Stock Exchange.
Au-delà de ses activités traditionnelles d'investissements, probable-
ment au début des années quatre-vingt-dix, Bernard Madoff déve-
loppe, pour un montant de 17 milliards de dollars, un fonds spéculatif
quasi secret, dédié à une bonne vingtaine de clients, essentiellement
des banques ou des particuliers disposant de très importantes fortunes

1. Source : Yves-Marie Abraham et Cyrille Sardais, Saura-t-on tirer les enseignements de la Barings ?,
in Les Annales de l'Ecole de Paris, vol XV, p. 73-82.
2. Le film Trader, réalisé en 1999 par James Dearden, semble assez bien rendre compte
de cette histoire.
44 DISCERNER POUR DÉCIDER

m-

personnelles. Il propose à ses clients p

lité pouvant atteindre jusqu'à 17 %. C

pertes considérables. Pour maintenir se

alors dans un système de cavalerie, coi

de Ponzi, en attirant de nouveaux capit

premiers investisseurs. S'appuyant sur

confiance que lui font de nombreux il

de forte rentabilité et sur une dynamiq

ciers, il peut ainsi entretenir ce système

En 2007, sous l'effet de la crise des sub

souhaitant limiter leurs pertes liées à

certains de ses clients intensifient leur

avec l'expansion de la crise, l'arrivée de

Début décembre 2008, le montant deî

liards de dollars alors que le financier

liard en banque. Bernard Madoff se ret

et incapable d'honorer de nouvelles so

l'arrestation, le procès et la condamnât

Pour Bernard Madoff, comme pour

devant les ^ains promis ou escomptés ï


Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 45

1/1
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(U Possibles
E Décisions
01
c Impossibles
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Boîte noire des choix

au réel en faussant leur appréciation de ce qui se passait. Ce qui leur


paraissait possible était en fait impossible. Mais leurs comportements dans
cette affaire comme leur surdité devant les nombreux avertissements reçus
qui auraient dû les mettre en garde, échappent à la compréhension.

Les événements possibles et impossibles

Comme le soulignent MM. Abraham et Sardais : les décisions des dirigeants


de la Barings résultent de possibles et d'impossibles comme autant de certi-
tudes avec lesquelles, sans plus ample examen, ils interprètent les faits. Le
possible étant ce qui est de l'ordre des événements envisageables ou imagi-
nables ; l'impossible de l'ordre de l'inimaginable ou de l'impensable. Ces
possibles et ces impossibles opèrent comme une sorte de boîte noire des choix
échappant à toute rationalité.
Il en aurait été de même dans l'histoire de
Bernard Madoff. Aucun de ses clients, dont
certains étaient des banquiers de renommée
internationale, ne comprenait comment il
pouvait obtenir de pareils profits. Mais il leur
était impossible d'imaginer que Bernard
Madoff puisse les escroquer en ayant recours
à une pyramide de Ponzi. Ils préféraient lui
reconnaître des talents exceptionnels !
Ces deux exemples empruntés au domaine de la finance sont embléma-
tiques. D'autres exemples pourraient être donnés dans la vie des affaires ou,
plus généralement, dans la vie des familles et des sociétés humaines. A cha-
cun de s'en souvenir. À chacun aussi, sur des sujets de moindre ampleur de
46 DISCERNER POUR DÉCIDER

s'interroger sur « sa » propre boîte noire ou « ses » propres a priori ou certi-


tudes. Sur ses possibles ou ses impossibles qui, sans que nous en ayons tou-
jours conscience, déterminent nombre de nos décisions et règlent certaines
de nos conduites.

Questions

Avez-vous été témoin, dans votre organisation, de choix et de décisions


dont la logique vous a échappé ? Telle nomination ? Tel choix stratégique ?
Pouvez-vous associer ce fait à des possibles ou des impossibles présents chez
les décideurs qui pourraient illustrer cette boîte noire des choix ?
Si vous essayez d'analyser quelques-unes des décisions prises dans votre
organisation, pouvez-vous identifier les raisons qui ont conduit à retenir
telle ou telle option ? Quels rôles y auraient éventuellement joué des impos-
sibles ou des possibles ?

NOS AVEUGLEMENTS AU QUOTIDIEN

Perdre son objectivité et frôler la dépression

Paul, célibataire de 32 ans, est ingénieur mécanicien de formation et


travaille depuis plusieurs années dans une importante société indus-
trielle. Il est heureux dans son métier jusqu'au jour où, il ne sait
comment, un certain malaise s'insinue. Paul en cherche les raisons. Il
reconnaît qu'il a quelques difficultés de management avec Christèle,
une jeune collaboratrice. Il n'avait pas, jusque-là, attaché d'impor-
tance aux approximations de son travail dans le projet auquel, avec
l'aide de deux autres techniciens, ils sont attelés. Il met ce manque de
professionnalisme sur le compte de sa jeunesse et d'un désir d'indé-
pendance. Etant responsable du projet, Paul se demande honnête-
ment s'il ne doit pas progresser dans son mode de management. Mais,
cette prise de conscience ne dissipe en rien son malaise. Il doit donc
en chercher la raison ailleurs. N'en trouvant pas, il se demande alors
si ce qu'il ressent toujours aussi profondément ne viendrait pas d'une
menace sourde : « Mon entreprise ne voudrait-elle pas se séparer de
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 47

"3?
moi ? » Cette interrogation, à laquelle il ne trouve aucune réponse
certaine, accentue son désarroi. Aimant son métier et ne voyant pas
où il pourrait l'exercer ailleurs, ces pensées le plongent dans une cer-
taine tristesse qui confine à la dépression.
Des amis proches s'inquiètent pour lui et le poussent à rencontrer
un consultant de leur connaissance. Non sans hésitation, mais dési-
reux de voir plus clair dans une situation qu'il ne maîtrise plus, Paul
accepte de faire la démarche.
Au cours d'un premier entretien avec ce consultant, Paul fait part de
son malaise, de ses doutes sur ses capacités de gestion de projet et de
management et de son impression que son entreprise veut le licen-
cier. Le consultant l'écoute, puis l'interroge. Dans un premier temps,
il l'invite à repérer ce qui est objectif dans les difficultés rencontrées
avec Christèle, sa principale collaboratrice. Au cours de l'échange,
il apparaît que Paul gère plutôt bien la situation. Le consultant
demande ensuite à Paul de recenser les faits, les paroles ou les signaux —
comportements d'évitement à son égard, petites vexations, etc. — qui
seraient annonciateurs de sa mise à l'écart. Cherchant à répondre à ces
questions, Paul constate qu'il n'a rien à verser au dossier et qu'aucune
menace objective ne pèse sur lui. Au contraire, les relations avec ses
supérieurs immédiats sont positives. Il lui faut donc chercher ailleurs.
Cette première rencontre lui permet toutefois de retrouver un peu de
confiance en lui.
Au cours d'un deuxième entretien, Paul évoque spontanément des
aspirations, des centres d'intérêt qu'il a laissés de côté depuis deux
ou trois ans, tant il est pris par son travail. Ces pensées lui sont
venues à la suite de la première rencontre avec le consultant. Paul
se demande alors si la source de son mal-être ne proviendrait pas de
cette limitation qu'il s'est imposée en se concentrant sur les aspects
techniques du métier d'ingénieur. Evoquant les deux principales
voies offertes aujourd'hui à l'ingénieur, celle d'expert ou celle de
manager, le consultant invite Paul à s'interroger sur son orientation
future. Et simultanément, à se demander comment il pourrait faire
davantage droit à ses autres centres d'intérêts. En fin d'entretien,
Paul informe le consultant qu'il doit rencontrer son responsable
hiérarchique.
48 DISCERNER POUR DÉCIDER

— uar

Lors d'une rencontre ultérieure avec le consultant, Paul rend compte


de ce rendez-vous avec son manager où ses craintes se sont dissipées.
Non seulement il n'est pas question de le licencier, mais au contraire,
il lui est proposé de changer de poste et de site pour découvrir d'autres
métiers de l'entreprise et élargir son niveau de responsabilité. Paul a
accepté cette mutation. Il est heureux de cette nouvelle perspective,
d'autant plus qu'il connaît déjà et apprécie l'équipe qu'il va rejoindre.
Il fait aussi part d'un engagement associatif nouveau qu'il a pris.

Que retenir de cette histoire ?

Tout d'abord, Paul aurait sans doute eu du mal à se tirer d'affaire si de bons
amis n'avaient pas fait pression sur lui pour qu'il accepte d'être aidé. Une
aide qui a d'abord consisté à mettre en œuvre un principe de base du discer-
nement : objectiver autant que possible les problèmes qui se posent à nous,
les questions qui nous travaillent et les raisons qui nous animent. Travail
d'objectivation qui peut être celui de la parole — ce qui suppose un écou-
tant - ou encore de l'écriture, pour ceux qui y ont quelques facilités.1
Dans l'histoire de Paul ce travail d'objectivation
particulièrement fructueux lui a permis de dénouer
rapidement les fils de son malaise. Questionné de
manière pertinente par le consultant, Paul a mieux
compris comment il s'était lui-même empêtré dans
ses propres pensées. Pensées où chacun peut se
reconnaître. Pensées qui peuvent être comprises
comme des faiblesses de notre libre arbitre.

L'imagination sans limite

Le management de Paul n'était pas en cause, même s'il pouvait mieux ajuster
ses comportements avec Christèle. De même, en interprétant son malaise
comme une menace de licenciement il ne faisait que laisser libre cours à son
imagination. L'imagination, bien que nécessaire et indispensable pour envi-
sager le futur et ses conséquences, a tendance à gambader tant qu'il n'est pas
mis des limites raisonnables aux suppositions qu'elle suggère.

1. Cf. Texte La conversation avec soi cité à la fin de ce chapitre.


Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 49

Le rétrécissement du champ de conscience

Sans s'en être rendu compte Paul a fait plusieurs choix. Le choix, par
exemple, de se prendre au jeu de la dimension technique de son travail ou
encore le choix de laisser de côté des centres d'intérêts autres, expressions de
ses talents ou de ses potentialités... Ces choix concomitants se sont avérés
néfastes pour lui-même. Animé par le désir de bien faire ce qu'il avait à
faire, motivé par un véritable intérêt pour les tâches confiées par son entre-
prise, Paul, sans s'en rendre compte a rétréci son champ de conscience. En
se laissant ainsi entraîner il négligeait son équilibre de vie. Quoi qu'il en soit
de ses motivations, en s'enfermant dans le seul horizon technique de son
métier d'ingénieur mécanicien, Paul s'est en quelque sorte piégé lui-même.
Car en même temps, il étouffait certaines de ses potentialités.
Cette situation est courante, probablement vécue par chacun sinon tous
à un moment ou un autre de nos existences. Mais elle donne à réfléchir. Les
raisons de nos actions, même les meilleures, si elles ne sont pas discernées
peuvent nous conduire à des choix qui ne sont pas les bons, allant même jus-
qu'à être destructeurs. C'est ainsi que Paul, sans en avoir conscience, entrait
peu à peu dans un état qui évoquait, aux yeux de ses amis, une dépression.
Situation fréquente pour chacun, quand sont posés des choix dont nous
n'avons pas la claire conscience. Entraînés par les événements ou par nos
aspirations, influencés par l'entourage ou nos expériences, conditionnés par
des a priori^ par les modes ou par nos certitudes, emportés par nos convic-
tions ou nos passions, nous choisissons et décidons très souvent sans l'avoir
voulu. La psychologie sociale a beau jeu de le montrer au travers de mul-
tiples expériences.1

Le sentiment de menaces

En dehors de tout trouble psychologique personnel profond, sans y prendre


garde, Paul a confondu et mis dans le même sac, ce qui venait de sa propre
subjectivité avec des situations et des faits vécus provenant de sa situation
de travail. De cette confusion le consultant l'a aidé à se dégager en l'invitant
à relire les événements. Il est remarquable que Paul ait retrouvé un peu de
liberté intérieure en prenant ainsi conscience que les faits n'étaient pas
menaçants. Le signe de cette liberté retrouvée est la réémergence de désirs
anciens et d'aspirations personnelles qu'il avait mis de côté.

1. Cf. Expérience de Milgram ; P.-V. Joule & J.-L. Beauvois, Petit Traité de manipulation à
l'usage des honnêtes gens. Presses Universitaires de Grenoble, 2004.
50 DISCERNER POUR DÉCIDER

Questions

Essayez de repérer dans les trois derniers mois, un choix, de quelque impor-
tance, qui aurait été mené de manière quasi inconsciente ou automatique.
De quoi s'agissait-il ? Quelles étaient les options ?
A propos de telle ou telle option, ce choix a-t-il suscité des emballements
de l'imagination ? Comment avez-vous réagi ? Avez-vous réussi à vous en
dégager ?
À l'inverse, à l'occasion de ce choix vous est-il arrivé de découvrir que,
sans vous en rendre compte, vous vous étiez fermé des portes, interdit des
possibles ? Quelles conséquences pour vous-même et pour votre entourage
dans l'exercice de vos responsabilités ?
Se souvenir d'un choix vécu dans un sentiment de grande confusion.
D'où provenait-elle ? Qu'est-ce qui a permis de s'en dégager ?

LA RELECTURE DES ÉVÉNEMENTS

Les événements, qu'ils soient des faits, résultats d'une action délibérément
voulue, ou à l'inverse des incidents, peuvent être ignorés ou au contraire
interprétés. Le discernement invite à leur prêter attention, car ils peuvent
être des signes à recevoir.

Les événements font-ils signe ?

Un appel trompeur

Idéal-Scic est une société de services aux personnes âgées. Créée en Île-
de-France par Anne, son directeur général, elle connaît un développe-
ment régulier et continu comme en témoigne la croissance annuelle de
son chiffre d'affaires qui oscille entre + 10 % et + 15 % depuis sept ans.
Il y a trois ans, à l'occasion d'une rencontre fortuite avec Anne, le
vice-président d'un conseil général exprime le souhait de voir Idéal-
Scic s'implanter dans son département. Anne entend la demande,
mais estime avec ses associés que l'entreprise n'est pas en mesure de
répondre à cette attente.
Au cours des années suivantes, à diverses reprises, plusieurs membres
du même conseil général reviennent à la charge auprès d'Anne, se
disant prêts à soutenir l'implantation espérée.
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 51

—i®-

Tant et si bien qu'un jour, Anne et ses associés se décident à tenter


l'expérience. D'un côté, ils estiment que la population du chef-lieu
du département en question n'étant pas très importante cela consti-
tue un handicap pour le développement de leur service ; de l'autre,
l'insistance des membres du conseil général leur apparaît comme
une opportunité à ne pas négliger davantage. Ils espèrent aussi que
cette nouvelle implantation ouvrira des portes dans les départe-
ments voisins où Idéal-Scic pourrait se développer plus aisément.
De plus, en interne, c'est une occasion de promouvoir Claude, un
des premiers salariés d'Idéal-Scic originaire de la capitale régionale
en question. Il lui serait confié la responsabilité de cette nouvelle
antenne.
L'implantation étant décidée, le conseil général met à la disposition
d'Idéal-Scic un local au loyer modéré, situé en centre-ville. Une cam-
pagne de publicité dans les médias locaux, soutenue par le conseil
général, fait connaître cette nouvelle implantation et sa proposition
de services aux personnes âgées.
Dans les semaines et les mois qui suivent Claude multiplie les
contacts et les rencontres pour faire connaître son offre. Il décou-
vre assez vite que le besoin auprès des personnes âgées auquel sa
société prétend répondre, est déjà assuré par plusieurs associations.
Idéal-Scic se présente donc comme un nouvel entrant sur un mar-
ché mature et son avantage concurrentiel est faible aux yeux des
éventuels bénéficiaires.
Au bout de quelques mois, il apparaît clairement aux yeux d'Anne
que cette agence n'a pas beaucoup d'avenir. Dans le même temps, à
l'issue d'une élection, le vice-président et plusieurs autres membres du
conseil général, se sont retirés ou n'ont pas été réélus. Et le président
du nouveau conseil général fait savoir à Anne qu'il ne voit pas l'intérêt
de soutenir davantage ce service, avec ce commentaire : « Une lubie
de l'ancienne équipe ! » Il dit aussi son intention de dénoncer le bail
du bureau occupé par Idéal-Scic.
Constatant que l'appui local sur lequel ils croyaient pouvoir compter
s'est évanoui, Anne et ses associés décident de fermer cette implanta-
tion. Avec comme bilan des pertes sèches pour Idéal-Scic et la réinté-
gration de Claude au siège de la société.
52 DISCERNER POUR DÉCIDER

Quelles leçons Anne et ses associés ont-ils retiré de cette


aventure ?

Leur premier constat est qu'ils se sont essentiellement fiés aux sollicitations
de quelques membres influents du conseil général. Ces demandes, réitérées
quatre ans de suite, avaient fini par leur paraître un motif suffisant pour
tenter l'implantation d'un nouvel établissement. Ils avaient aussi fait l'erreur
de ne pas s'informer suffisamment sur la situation locale, ni sur une éven-
tuelle concurrence. S'ajoutait leur désir de promouvoir Claude. Ce dernier
était originaire du département en question et souhaitait y retourner. La
conjonction de cette demande externe et de ce souhait en interne avait servi
de déclencheur à la décision.
Il y avait bien eu un soutien du conseil général dans les débuts de l'implan-
tation, mais il était resté très limité.
Repensant à cet échec, Anne s'est interrogée sur les motivations des
membres du conseil général qui avaient fait appel à elle. Elle prend alors
conscience qu'elle n'a jamais su ou osé le leur demander. Aussi, elle réalise
qu'Idéal-Scic a sans doute fait les frais d'enjeux politiques locaux qui lui
échappent.
Appelés, depuis, dans d'autres départements, Anne et ses associés sont
devenus prudents. Ils entendent notamment s'assurer de deux points, essen-
tiels à leurs yeux :
— avoir clarifié les motivations du partenaire public faisant appel à eux
et s'assurer de son soutien concret ;
- avoir identifié un véritable besoin local et la possibilité de trouver
leur place.

Pour Anne et ses associés, cet échec dont ils ont tiré les leçons, se révèle
être une source de progrès dans leur pilotage du développement
d'Idéal-Scic.

Interpréter les événements ?

Aujourd'hui, Anne et ses associés reconnaissent qu'ils ont répondu à cette


demande de façon sinon trop rapide - ils avaient attendu quatre années
avant de donner suite — du moins imprudente. Ils ont cru que la conjonc-
tion de deux faits — un nouvel appel du pied du conseil général et l'aspira-
tion de Claude à rejoindre le département en question — était un signe qu'ils
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 53

ne devaient pas laisser passer1. Dans leur relation avec leurs interlocuteurs,
une décision était à prendre : répondre favorablement, ou pas, à leur
demande.
Dans la pratique du discernement, les événements font rarement, sinon
jamais, signe en eux-mêmes. Comme si, en eux-mêmes, ils pouvaient nous
indiquer le choix à faire et la route à suivre. Ce ne sont pas en soi des oppor-
tunités que nous devrions absolument saisir. Ce serait croire que les événe-
ments sont en mesure de décider pour nous.
Pourtant, il est vrai que nous sommes souvent tentés d'agir ainsi. Dans
nos achats quotidiens nous nous laissons, par exemple, guidés par les bons
de réductions obtenus lors d'achats précédents ou par des promotions qui,
à côté d'un bien dont nous avons la nécessité, nous feront acheter un autre
dont l'usage sera hypothétique.
Il y a cependant des situations où les événements décident pour nous :
quand nous nous remettons à eux pour nous sortir de nos hésitations. Rien
ne nous assure que nous nous en trouverons bien. Même s'il en est parfois
ainsi. Ces événements peuvent, par exemple, prendre la forme de choix ou
de décisions faits par d'autres :

Combien d'étudiants et d'étudiantes, brillants par ailleurs, s'étant laissés por-


ter par leurs succès dans telle ou telle matière se retrouvent ensuite dans des
formations dont ils découvrent tardivement qu'elles ne leur conviennent pas ?
Certes, pour la plupart d'entre eux les reconversions sont possibles, mais pas
toujours aisées. Pour des motifs souvent difficiles à démêler ils ont fait taire
leurs aspirations les plus légitimes, ayant d'une manière ou d'une autre renoncé
à l'exercice de leurs responsabilités propres. Ce sont des parents, des proches ou
même certains de leurs professeurs qui ont décidé pour eux.

Comment croire que les événements puissent nous faire signe si nous
avons renoncé à nous situer par rapport à eux ? Rappelons-le, le choix et la
décision supposent toujours une personne ou un groupe de personnes qui
en soient les acteurs. Pourtant, bien souvent, ayant sans y prendre garde
renoncé à exercer notre libre arbitre, à nous prendre en main, nous nous
trouvons comme piégé par les événements.

1. En nous référant aux méthodes classiques de décisions, on peut voir dans l'accumulation des
motifs qui ont conduit Anne et ses associés à décider de cette nouvelle implantation une
illustration d'une décision prise selon le modèle de la corbeille. Cf. Ouverture : Pratiques de
la décision, Les approches classiques de la décision.
54 DISCERNER POUR DÉCIDER

Selon l'expérience du discernement les événements peuvent faire signe


comme confirmation d'un choix fait et d'une décision prise ou à prendre1 :

Dans notre précédent ouvrage, nous évoquons par exemple, le choix difficile de
Florence, une infirmière qui, après plusieurs années d'exercice de sa profession,
se demande si elle ne doit pas entreprendre des études de médecine, qu'elle
sait longues et difficiles.2 Ayant pris le temps d'un discernement, acceptant par
avance qu'en l'absence de soutien familial elle aurait du mal à financer ses deux
premières années d'études, elle fait le choix de s'y engager. Deux semaines plus
tard, en cherchant à s'inscrire à la faculté, elle apprend que dans une ville dis-
tante d'une centaine de kilomètres de son domicile, il y a une faculté de méde-
cine qui a instauré une filière accueillant les infirmières désireuses de préparer
le concours de lrc année de médecine. Cette inscription est assortie d'une petite
bourse d'études. Pour Florence, avec ce qu'elle a mis de côté, cela serait suffi-
sant. Cet événement et d'autres qui viendront par la suite peuvent être reçus,
interprétés, comme autant de signes qui confirment son choix et sa décision
première. Des événements qui tout en abolissant certains obstacles majeurs lui
facilitent l'atteinte de son but. Ils se présentent comme venant au secours de sa
détermination, de son choix et de sa décision. En cela, ils font signe.

Nous pouvons aussi dire que les événements font signe quand ils indiquent
que quelque chose grince, comme dans un moteur ou une roue que l'on
entend couiner et qu'il faut donc s'arrêter et se demander si une décision est à
prendre. Ils interviennent ainsi en confirmation, ou en infirmation, d'un
choix que nous avons fait, d'une déci-
sion que nous avons prise et mettons en
œuvre. Ils nous adressent alors une sorte
de signal fort soit pour nous conforter
dans notre élan, soit pour nous inviter à
revoir notre position.
Concluons ce point en faisant de
nouveau appel à la métaphore de la
navigation à la voile. fa
On ne navigue pas en se laissant
emporter par les vents ou les courants, nm.
à moins d'être le mythique Hollandais
Nl
^

1. Cf. En guise d'ouverture, Une autre approche de la décision, le discernement, p. 15.


2. Cf. Pratiques de la décision, 3e éd.,Dunod, 2013, p. 154-153.
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 55

volant... La navigation suppose un but, que ce soit une destination ou un


projet. En revanche, les variations de la force du vent et de son orienta-
tion, l'état de la mer, du ciel, les courants, les hauts fonds et les récifs, tous
ces éléments conduiront le skipper à modifier le réglage de ses voiles ou à
infléchir son cap voire à modifier son projet ou sa destination. Autant de
choix et de décisions commandés par un même principe : prendre la
meilleure route ou atteindre le but dans de bonnes conditions.
De même, dans la vie des organisations des événements vont venir confir-
mer ou infirmer les choix stratégiques des décideurs, les incitant à pour-
suivre dans la direction prise, ou au contraire, à la modifier. Mais, dans tous
les cas de figures, cela suppose que des choix clairs aient été faits et surtout
que les responsables de la mise en œuvre demeurent attentifs aux indices et
signaux faibles.

L'exercice de la relecture pour mieux discerner

Camoufler un incident mineur ?

Une importante usine de l'industrie chimique, classée entreprise


Seveso 21, est ceinturée par un fossé dont la fonction est de recueillir
les eaux pluviales tombant sur le site et de les diriger vers un ruisseau,
lequel se déverse dans une rivière proche. La qualité des eaux de ce
fossé est surveillée et, en cas de pollution accidentelle des eaux plu-
viales, ce fossé peut être facilement isolé du ruisseau.
Christèle, ingénieur de formation, est responsable de la maintenance
et de la sécurité des installations de l'usine. De ce fait, elle est respon-
sable de l'équipe de surveillance de ce fossé.
À la suite d'un violent orage, le réseau d'eau pluviale a été pollué.
Malgré le système en place et l'intervention rapide des équipes du
site, une partie de la pollution est passée dans le ruisseau. Celui-ci se
montre « laiteux » sur une centaine de mètres. L'agent polluant est
vite identifié. Il s'agit d'un savon. La quantité de ce produit, passée
dans le ruisseau, est estimée à quelques dizaines de litres. La fiche de
sécurité du produit indique qu'il est peu polluant du milieu aqua-
tique et qu'il se dégrade rapidement.
BSf ^—

1. Les entreprises sont classées « Seveso » en fonction des quantités et des types de produits
dangereux qu'elles accueillent.
56 DISCERNER POUR DÉCIDER

Informé de l'incident, le directeur du site, rassuré par le fait que les


équipes de sécurité de l'usine sont en mesure de pomper l'essentiel
de l'eau polluée par ce savon, sachant en outre que le ruisseau tra-
verse une large zone de broussailles et de bois et qu'en conséquence
l'incident devrait passer parfaitement inaperçu, enjoint à Christèle de
renoncer à toute communication extérieure sur cette pollution. Son
argument est qu'il n'y a pas de dommage environnemental et que
toute communication sur un incident de pollution contribue à dété-
riorer l'image de leur usine.
Dans un premier temps, comprenant le point de vue de son directeur,
Christèle acquiesce. De plus, l'injonction de son chef la soulage d'un
travail toujours délicat et qu'elle redoute : avertir les autorités et rédi-
ger un communiqué de presse. Sur le moment Christèle se sent soula-
gée, mais à peine retournée dans son bureau elle est moins tranquille.
Elle n'arrive pas à se concentrer sur les instructions à donner pour
éviter un nouvel incident de ce type et pas plus sur ses autres tâches.
Sa pensée l'entraîne ailleurs. Machinalement, à plusieurs reprises, elle
se lève et de la fenêtre de son bureau contemple longuement la por-
tion de fossé qu'elle peut entrevoir.
De plus en plus troublée, agacée contre elle-même, elle va trouver
Yves, le responsable de la production, dont elle connaît le caractère
positif et les qualités d'écoute. Après les formules de politesse d'usage,
Christèle s'ouvre à Yves de son malaise. Elle a bien conscience qu'il
est suscité par la consigne reçue du directeur. Yves l'écoute et refor-
mule les propos de Christèle : « Si je comprends bien, tu penses que
nous ne devrions pas camoufler l'incident. Que voudrais-tu faire et
pourquoi ? » La question d'Yves apporte à Christèle un soulagement
immédiat. Elle réfléchit un instant et la réponse s'impose à elle, évi-
dente : « Nous devrions faire ce qui est prévu et ce à quoi nous nous
sommes engagés devant les autorités : déclarer chaque incident ! C'est
une question de confiance. Si les gens voient qu'on peut nous faire
confiance dans un incident sans aucune gravité, ils nous feront plus
facilement confiance si nous avons un sérieux problème. » Christèle
s'est redressée. Yves la regarde en souriant. Il lui dit : « Je suis d'accord.
Vas-y. Je te soutiendrai. » Christèle lui fait un petit signe et le quitte.
Elle a retrouvé son élan.
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 57

Quels enseignements tirer de cette histoire ?

Christèle aime son travail et prend à cœur ses responsabilités. Elle a la convic-
tion que la sécurité, dans un site tel que celui où elle exerce ses fonctions,
passe par l'engagement des personnes à observer les règles internes et les pro-
tocoles définis par l'entreprise comme par la société civile, représentées par
divers organismes et administrations (Drire, préfecture, pompiers, etc.).
Elle se souvient, par exemple, de ce collaborateur qui, au mépris du règle-
ment, avait pris l'habitude d'enjamber un tapis roulant au lieu de le contour-
ner. Un jour, il s'est fait happer et a été grièvement blessé. L'entreprise a été
condamnée pour ne pas avoir sanctionné ce comportement qui était un
manquement grave à la sécurité.
L'incident de la pollution du ruisseau par quelques dizaines de litres de
savon était vraiment mineur. Mais, l'injonction du directeur de l'usine
contrevenait aux règles, particulièrement contraignantes il est vrai dans un
site classé Seveso 2. D'où le malaise de Christèle. Son directeur a réagi sub-
jectivement, négligeant la dimension sociétale de leur action. Dans un pre-
mier temps Christèle a été au même diapason que lui, éprouvant un
soulagement momentané en approuvant son directeur. Elle a pensé que cela
lui ferait une tâche de moins. C'était une pensée centrée sur elle-même. En
se remettant au travail, en étant en situation d'assumer ses responsabilités,
ce soulagement a vite fait place à un malaise grandissant. Malaise qui lui fai-
sait entendre que ce choix de camoufler l'incident n'était pas dans le droit fil
de sa fonction, n'était pas un choix responsable. Son échange avec Yves, lui
a permis de retrouver ce fil et avec la sérénité retrouvée de recevoir la force
nécessaire pour faire changer d'avis son directeur. Si selon sa définition
première, le discernement vise à juger clairement et sainement ce qu'il
convient de faire, cet exemple montre que cela peut passer par la recherche
de l'origine des pensées qui agitent le décideur.

En guise de conclusion : relire nos mouvements intérieurs

Ces mouvements intérieurs, tels ceux vécus par Paul ou par Christèle, nous
traversent tous et en particulier quand nous avons des choix à faire, des
décisions à prendre. Une première étape, pour vivre le discernement, est
d'en prendre conscience, de reconnaître ces mouvements intérieurs avec
leurs alternances et comment ils nous affectent. Dans les prochains cha-
pitres nous chercherons à analyser plus finement ces mouvements ou ces
affects que nous éprouvons. Nous montrerons comment ils peuvent nous
servir de guide dans la plupart de nos choix.
58 DISCERNER POUR DÉCIDER

L'expérience vécue par Paul et par Christèle nous permet de percevoir


que ces mouvements intérieurs ne nous enferment pas dans la subjecti-
vité, au sens d'une recherche de plaisirs et de satisfactions personnels et
immédiats. Si tel était le cas, nous devrions nous interroger sur notre
capacité à sortir de nous-mêmes, de notre subjectivité et à nous intéresser
à ce qui est autre que notre propre personne. Cette ouverture à l'altérité,
qui dit comment nous sommes présents aux autres et plus largement au
monde, est essentielle à l'expérience du discernement. Paul, l'ingénieur
mécanicien, est ainsi appelé à ouvrir son horizon, en faisant droit à des
goûts et à des talents qu'il négligeait et qui ne pouvaient se déployer que
dans une vision plus large de son avenir professionnel et de sa vie sociale.
C'est en se concentrant sur son travail, ses tâches, en s'efforçant de tenir
son rôle et d'assurer ses responsabilités que Christèle perçoit que cela
grince en elle. Ce qu'elle éprouve se présente comme un signal qui l'alerte
sur l'enfermement subjectif auquel elle a dans un premier temps consenti :
« ne rien dire me fera moins de travail... »
Ces affects qui s'expriment avec des nuances infinies, propres à chaque
tempérament et chaque psychologie, ne sont pas à opposer à l'intelligence
ou à la raison. Ils les éclairent plutôt quand celles-ci s'égarent ; ils les sou-
tiennent lorsqu'elles retrouvent leur droit chemin. Dans la rencontre avec
un consultant qui l'invite à objectiver ses impressions, Paul voit son chemin
s'éclairer. Christèle en s'ouvrant à Yves de son malaise trouve les mots pour
rendre compte, en raison, de ce qu'il est juste de faire. Loin de nous écarter
de la voie de la rationalité, ces mouvements intérieurs lui donnent sa vraie
dimension, celle d'une intelligence affective, d'une raison véritablement
humaine.

CONCLUSION

Si notre libre arbitre est aisément prisonnier de certitudes ou d'^priori qui


constituent une forme de boîte noire ou s'élaborent, à notre insu, nombre
de nos choix et de nos décisions quotidiennes, il est possible, pour peu que
nous en ayons la volonté, de nous dégager progressivement et au moins par-
tiellement de ce déterminisme inconscient.
La première attitude qui permet cette avancée vers une plus grande
liberté de nos choix est d'être aussi attentif que possible aux événements
qui tissent nos existences. Mais cela ne suffit pas, comme le montre l'his-
toire d'Idéal-Scic. Cette attention à ce qui arrive peut être trompeuse si
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 59

nous accueillons les faits comme ayant sens en eux-mêmes. Attitude plus
fréquente qu'on ne le croit. Comme si l'observateur pouvait rester exté-
rieur à ce qu'il observe !
Cette attention aux événements est à mettre en lien étroit avec la façon
dont ils retentissent en nous, dont ils nous affectent. Les deux histoires de
Paul et de Christèle l'ont amplement montré. Apprendre à nous guider sur
ces mouvements intérieurs sera l'objet du chapitre suivant.

— Pour aller plus loin

La conversation avec soi


Nous proposons, ici, deux exercices différents :
La conversation avec soi. Texte de Louis Lavelle que nous avions annoncé
à la suite de l'histoire de Paul, il peut aider à réfléchir au rapport que nous
entretenons avec l'écriture et à son rôle dans notre histoire. Comment aussi
l'écriture peut nous aider à relire les expériences que nous faisons comme les
mouvements qui nous traversent ? Pour ce faire, nous pouvons le lire atten-
tivement à l'aide de la grille « S'inspirer d'un texte », placée en Annexe 3.
Se souvenir de trois décisions passées. En suivant les questions propo-
sées, vous pourrez faire un lien entre votre expérience et les histoires abor-
dées dans ce chapitre.

La conversation avec soi


« L'écriture est une discipline de la pensée qui lui donne plus de fermeté et
de constance : elle l'empêche de demeurer à l'état de velléité ou de rêve et de
se contenter de ces lueurs intermittentes qui suffisent aux plus timides ou
aux plus légers. Elle nous oblige à prendre possession de tous nos mouve-
ments intérieurs, à faire l'épreuve de leur force, à les pousser jusqu'au der-
nier point. L'idée cesse d'être un nuage subtil et toujours prêt à s'envoler et
reçoit une pesanteur qui l'attache à la terre...
Par les résistances qu'elle m'oppose, elle est comme la parole et mieux qu'elle
encore, un instrument de la formation de moi-même.
L'écriture est une sorte de conversation avec soi qui dispense de beaucoup
d'autres. Elle nous fait découvrir au fond de nous-même un ami ignoré qui
nous apporte une incessante révélation : celle-ci est à la fois familière et
miraculeuse, elle ne cesse de nous élever et de nous agrandir...
60 DISCERNER POUR DÉCIDER

Le rôle véritable de l'écriture, c'est de reconnaître ces moments fugitifs où


l'homme se sent porté au-dessus de lui-même afin d'en faire pénétrer la
substance et la lumière dans la trame même de sa vie quotidienne. »

Louis Lavelle, La Parole et l'écriture,


L'Artisan du Livre, 1939, 5e partie (extraits).

Se souvenir de trois décisions passées


• Se souvenir de trois décisions passées qui — d'une manière ou d'une autre
- ont été importantes pour vous.

Si vous aviez à placer chacune des trois décisions en les situant sur deux
axes : degré de liberté personnelle ; pression de l'environnement (hiérar-
chie, collègues, amis et proches, syndicats, administrations, élus, etc.),
où les situeriez-vous ? {Cf. figure ci-dessous)

Axe symbolisant
A le degré de liberté
personnelle

Axe symbolisant
le pression de
l'environnement

• Pour chacune de ces décisions, à l'époque :


- Quel était votre rôle ou votre mission, ce dont vous étiez chargé ? Quels
étaient les enjeux, pour l'organisation (service, entreprise, collectivité
locale, association, etc.) à laquelle vous apparteniez, pour l'équipe dont
vous aviez la responsabilité, pour vous personnellement ?
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 61

nsr

— Vous rappeler les circonstances importantes qui motivaient les choix à


faire. Quelles étaient les options entre lesquelles il fallait faire un choix ?
(Éventuellement vous rappeler l'arbre des choix.)
— Qu'est-ce qui, à l'époque, l'a emporté (quelles raisons, quels motifs) ?
Comment chaque choix a-t-il été conduit ? Comment chaque décision
a-t-elle été prise ? (Essayer de décrire le plus précisément possible.)
Pouvez-vous vous souvenir de mouvements intérieurs, d'affects, de pen-
sées qui ont accompagné le temps de maturation de votre choix ? Une
option pour laquelle vous éprouviez davantage d'attrait ou, au contraire,
de répulsion, d'autres mouvements ?
• Repensant, aujourd'hui, à chacune des trois décisions :
— Quels goûts vous laissent-elles : satisfaction ou insatisfaction, fierté ou
honte, tristesse ou joie, trouble ou clarté d'esprit, etc. ? Vous apparaissent-
elles comme justes, bancales, erronées, réussies ?
— Vous apparaissent-elles comme de bonnes décisions ou, au contraire,
comme des décisions à ne pas reproduire ?
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DES RÈGLES POUR LE DISCERNEMENT

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64 DISCERNER POUR DÉCIDER

Nous présentons, en les illustrant, les règles de base permettant de


conduire un discernement selon la finalité. Il s'agit de prendre
conscience, dans chaque situation où nous avons à faire un choix de quelque
importance, de la dynamique dans laquelle nous sommes et des forces qui
s'exercent en nous, comme dans les organisations.

Les mésaventures d'Icare

Icare, 42 ans, est marié et père de trois enfants. Brillant, généreux,


assez charismatique, c'est une personnalité attachante qui a su se
constituer dès sa jeunesse un réseau d'amis fidèles. Diplômé d'une
Ecole supérieure de commerce, il commence sa carrière profession-
nelle sous le signe de la réussite. Embauché dans la grande distri-
bution, une ou deux idées qu'il sait mettre en œuvre lui permettent
non seulement d'accéder rapidement à d'importantes responsabili-
tés dans le groupe qui l'emploie, mais aussi de lui faire gagner et de
gagner lui-même beaucoup d'argent.
Moitié pour des raisons de politique interne au groupe, moitié
grisé par ce premier succès, Icare quitte le groupe et crée sa propre
société. Les résultats n'étant pas à la hauteur de ses espérances, il
perd assez rapidement l'essentiel du capital précédemment constitué.
Qu'importe. Ayant le goût du défi et du risque, à l'aise pour utiliser
ses relations, se faire valoir et débordant d'idées, Icare est convaincant
par son enthousiasme. Disposant d'un réseau d'amis prêts à le sou-
tenir financièrement, il se lance dans des opérations immobilières.
Mais là encore les résultats s'avèrent mitigés. Déçu de ne pas réédi-
ter ses premiers succès, désireux de rembourser les dettes contractées
et espérant toujours rétablir rapidement sa situation financière, Icare
déniche de nouvelles affaires.
C'est ainsi qu'il se risque dans une transaction portant sur des pro-
duits pétroliers achetés à un négociant japonais par un intermédiaire
turc. Découvrant peu à peu les difficultés du projet sur un marché très
contrôlé, doutant de plus en plus de la fiabilité de son intermédiaire
dont les atermoiements répétés l'inquiètent, Icare décide d'y mettre
fin. Non, sans avoir encore perdu de l'argent. Aussi, il devient pour
lui de plus en plus impératif d'en gagner beaucoup et vite. Question
d'honneur et d'amour-propre.
K®" —-
Des règles pour le discernement 65

isr

Deux mois plus tard, Icare estime être sur une affaire sûre, devant lui
permettre de rembourser ses amis et de pérenniser les deux sociétés
immobilières qu'il a créées. Au hasard de rencontres fortuites, il lui a été
suggéré d'acheter directement de l'or en quantité importante dans un
pays producteur et de le revendre légalement en France. Selon Icare, il
suffirait d'un seul voyage... Icare entreprend les premières démarches,
se lie avec une femme chinoise rencontrée dans un hôtel niçois et qu'il
croit richissime. Celle-ci l'aurait pris en amitié et s'est dite prête à l'aider
sur une opération qu'elle-même pratique à grande échelle.
Au fil des semaines, cependant, l'affaire apparaît de plus en plus com-
plexe à réaliser. À chaque nouvelle étape, des difficultés surgissent,
dont l'effet premier est de stimuler l'imagination — il n'en manque
pas — et l'implication d'Icare dans la recherche puis la mise en œuvre
de solutions.
Quelques-uns de ses amis le mettent en garde contre cette opération
qu'ils considèrent comme douteuse. Rien n'y fait, Icare reste sourd
aux objections. Cette cargaison d'or, au cœur des négociations, brille
pour lui d'un tel feu qu'il ne voit rien d'autre.
Un beau jour, Icare, fait savoir à ses amis que l'affaire est dans le sac.
Dès le lendemain, il doit se rendre dans le pays producteur d'or afin de
régler un problème survenu dans son acheminement jusqu'à l'avion
prévu pour assurer le transport vers la France. En même temps, l'avion
doit faire l'objet de quelques réparations ! Tout cela, aux dires d'Icare,
doit pouvoir se régler en 24 ou 48 heures ! Le temps a passé, les amis
d'Icare n'ont plus jamais entendu parler de cette affaire en or. Ils n'ont
pas été remboursés non plus.

Quels enseignements tirer de cette histoire ?

Icare apparaît comme une personnalité attachante, pour preuve le réseau


d'amis qui le soutient, lui et sa famille lorsqu'il se trouve dans des passes diffi-
ciles. À de nombreuses reprises, au cours de sa jeunesse, il a fait preuve d'un
talent d'entraîneur d'hommes. Mais comment comprendre qu'il puisse se lais-
ser lui-même entraîner au-delà du raisonnable dans des affaires de plus en plus
douteuses ? D'où provient une telle faiblesse de jugement ? Faut-il comprendre
que, dans ses rapports avec autrui, il serait essentiellement dans la séduction ?
66 DISCERNER POUR DÉCIDER

Une capacité de séduction dont il deviendrait la victime, quand il traite avec


des individus qui y sont soit insensibles, soit en jouent avec cynisme ?
Malgré cette faiblesse psychologique du séducteur à son tour séduit, la
réussite et l'argent jouent manifestement un grand rôle dans l'esprit d'Icare.
N'est-il pas symbolique qu'Icare puisse croire à une affaire d'or, « en or » ?
Croyance qui lui fait perdre son libre arbitre et sa sûreté de jugement. Au-
delà des dettes qu'il souhaite honorer, de la nécessité où il se trouve de réta-
blir ses affaires et de faire vivre sa famille, Icare paraît sans cesse en quête
d'une réussite facile. Voudrait-il reproduire le succès de ses débuts profes-
sionnels ? Toujours est-il que l'argent semble exercer sur lui une véritable
fascination qui ne peut être assimilée à de la cupidité, car Icare se montre en
même temps capable de grandes générosités. Il donne volontiers et se donne
lui-même à fond. Mais cette fascination pour la réussite et l'argent facile se
révèle malsaine et le mène à des échecs répétés et destructeurs, pour lui
comme pour son entourage.

DEUX RÈGLES DE BASE :


LA SPIRALE DESCENDANTE ET LE DYNAMISME PACIFIANT

En faisant appel à la mésaventure d'Icare puis, dans la suite du chapitre, à


l'exemple d'une organisation qui se transforme, nous voulons montrer que
deux règles de base du discernement permettent de repérer ce que peuvent
vivre les personnes et les organisations quand l'orientation prise, au travers
des décisions, va dans le sens d'une plus ou moins grande fidélité ou infidélité
à leurs finalités respectives.
Nous nous appuierons sur ces mésaventures d'Icare et les hypothèses
d'interprétation de la dynamique qui les sous-tend pour illustrer la règle de
la spirale descendante. L'histoire de l'entreprise TECOM nous permettra
de présenter la seconde de ces règles : le dynamisme pacifiant.
A ces deux règles il faudra sans cesse revenir chaque fois que nous sommes
en situation de conduire notre propre discernement, d'accompagner celui
d'autrui ou encore de participer à celui d'une organisation... Ces deux
règles demandent d'être attentif à l'orientation qui anime les acteurs au
regard de leurs finalités. Cette orientation est à comprendre au sens
d'intention : que ce soit la nôtre, celle de nos collaborateurs ou celle mani-
festée au sein d'une organisation. Deux règles de base qui permettent
d'identifier clairement les dynamiques à l'œuvre. Une telle identification se
présente comme un préalable dans la conduite d'un choix discerné.
Des règles pour le discernement 67

Pour Icare, la dynamique à l'œuvre, son orientation prend une pente des-
cendante. Au sens, où espérant pour de justes motifs remettre à flots ses affaires,
il s'engage dans des actions sans cesse plus hasardeuses, devient sourd aux
appels à la prudence et à la circonspection que lui adressent ses meilleurs amis.
Amis qu'il finira par berner, involontairement, comme il se fait lui-même ber-
ner. Sans évoquer les conséquences pour sa famille, ce qu'il a semble-t-il peu
pris en compte. La suite des décisions d'Icare l'inscrit dans une dynamique
objectivement descendante : il s'enfonce ou s'embourbe toujours plus dans
ses choix successifs, à la manière de ces joueurs qui, au casino, espérant tou-
jours gagner, ne cessent de perdre davantage.
Ce genre de situations est monnaie courante. L'actualité nous en livre
régulièrement des exemples. Nick Leeson ou Bernard Madoff, dont nous
avons rappelé l'histoire au chapitre précédent, se sont montrés prisonniers
de dynamiques semblables, avec les conséquences désastreuses que l'on sait
pour eux et pour la société. Faut-il rappeler que l'épouse de Nick Leeson
s'est séparée de lui et qu'il a terminé sa vie en prison, tandis que la banque
Barings qui l'employait a été mise en faillite. Bernard Madoff a été condamné
à de très lourdes peines de prison, tandis qu'un financier français qui lui
avait fait confiance et son propre fils se sont suicidés. Et nombre de ses
créanciers, banquiers, financiers ou dirigeants de fondations charitables,
se sont trouvés en difficulté.
Ce sont des exemples extrêmes que nous avons choisis de présenter. Mais,
ils montrent clairement que la tentation de suivre un intérêt personnel,
finalement malsain pour l'environnement, est importante et que des
attracteurs puissants agissent. Mais chacun, dans des situations beaucoup
plus courantes, est entraîné un jour ou l'autre dans une spirale descendante,
sans forcément s'en rendre compte. Cela peut être dû, comme dans le cas de
Paul présenté au chapitre précédent, à la perte progressive d'objectivité ou
du sens visé. Son impression que l'entreprise veut se séparer de lui ouvre la
spirale descendante. Cela peut également venir d'une trop forte pression
des objectifs demandés ou des résultats attendus, ou bien de difficultés rela-
tionnelles au travail ou dans la vie privée, toutes choses enfin qui font perdre
de la confiance en soi et entraînent ainsi dans cette spirale.
Notons à l'inverse, les tentatives d'action positive des amis d'Icare. Ayant
conscience qu'il va de fourvoiements en fourvoiements, ils s'efforcent de lui
faire entendre raison et de le mettre en garde contre les pièges qui lui sont
tendus par des affairistes peu scrupuleux.
Adossé aux mésaventures d'Icare voici cette première règle :
68 DISCERNER POUR DÉCIDER

— Règle de discernement 1

La spirale descendante
m
Quand je m'écarte de ce qui serait juste (SB
et bon de choisir ou de faire, ou bien de 7 il
ma finalité, je suis entraîné à augmenter
cet écart. Les pensées, les choix comme
les actions que j'envisage me dispersent.
Mon jugement est obscurci par des attrac-
teurs sans cesse plus forts ou plus nom-
breux. Je suis même tenté de me laisser
aller. C'est pourquoi nous parlons de spi-
rale descendante.
Simultanément, je suis intérieurement
tiraillé. Des cordes de rappel ou un vent
contraire me font sentir que je n'agis pas
comme je devrais. Elles me font souvenir
de ce qui serait juste ou bon de faire,
m'invitant ainsi à rompre avec cette spi-
rale descendante. Aurais-je le courage de
le faire ?

L'histoire qui suit illustre la deuxième de ces règles que par la suite nous
commenterons : le dynamisme pacifiant.

Quand Torganisation se transforme

TECOM est une entreprise qui se positionne comme un acteur de


la performance des directions informatiques des grandes entreprises.
Elle propose des applications collaboratives innovantes s'appuyant
sur les services offerts par Google afin de rendre le système d'infor-
mation plus fluide : applications spécifiques à chaque entreprise pour
téléphones mobiles, tablettes, ordinateurs ; réseau social d'entreprise ;
Des règles pour le discernement 69

«GP
applications Cloud... C'est d'ailleurs la raison d'être de TECOM :
« permettre un accès plus fluide aux informations par l'innovation des
technologies et des services ».
TECOM a été créé il y a cinq ans. L'entreprise vit une croissance
ininterrompue à deux chiffres, par acquisitions de PME, afin de cou-
vrir progressivement le territoire national. Avec ses 220 collabora-
teurs répartis dans 4 villes correspondant à 4 régions, (Ile-de-France,
Grand-Ouest, Rhône-Alpes et Sud-est, Grand-Nord), TECOM
intervient pour les secteurs de la banque, de l'industrie, de l'énergie,
du commerce et de la grande distribution.
Au début de sa cinquième année d'existence, une question s'est posée
en interne à propos du système de gestion de TECOM : « Fallait-il
laisser l'autonomie de gestion à chacune des agences en matière de
rémunération, ou pas ? » Un véritable dilemme. « Et sinon était-il
préférable de gérer la paye à partir d'un seul site pour toutes les agen-
ces ou de la sous-traiter à l'extérieur ? »
Les débats sont animés au sein de l'équipe de direction entre, d'une
part, les directeurs d'agences et, d'autre part, Nathalie, la directrice
des ressources humaines et Eric, le responsable informatique. Pierre,
le directeur général, n'intervient pas dans les discussions, se conten-
tant d'observer. Celles-ci ont pendant plus de deux mois tourné à
la confrontation entre Nathalie, partisane d'une centralisation, et
Marc, un des associés qui détient 10 % du capital et qui ne veut pas
voir modifier quoi que ce soit à l'organisation actuelle. « Il faut lais-
ser l'autonomie aux agences dans leurs pratiques de rémunération
et continuer à les évaluer sur leurs résultats. C'est ce que nous avons
toujours voulu, revendique-t-il comme argument majeur. Libre
à chaque directeur de s'organiser localement dans sa politique de
rémunération et de faire réaliser la paye comme il le veut, en interne,
ou en la sous-traitant. » Marc, percevant que Pierre serait tenté par
une certaine centralisation, se montre très virulent.
La dispute entre Nathalie et Marc prend un tel tour que des dos-
siers relevant du comité de direction n'avancent plus. De leur côté,
la DRH et le responsable informatique, qui ne sont pas des associés,
estiment que le moment est venu de passer à une centralisation car
selon eux : « La rémunération est un des leviers stratégiques pour le
déploiement du groupe et la nécessaire mobilité interne ».
70 DISCERNER POUR DÉCIDER

— us*

Plusieurs fois, Marc est revenu à la charge auprès de Pierre, soit en


réunion, soit en tête-à-tête. Un argument qu'il fait valoir mais auprès
de Pierre seulement, serait la possibilité de pouvoir vendre plus faci-
lement une agence si elle est autonome dans sa gestion, alors que cela
serait plus difficile si elle est rattachée à un système informatique glo-
bal. « En cas de crise ou de perte de marché, ce serait plus prudent »,
avance Marc. Dans son esprit, acheter ou vendre des entités est un
gage de flexibilité et de rentabilité.
Pierre se rend compte que Marc tient mordicus à cette volonté initiale
d'autonomie (une sorte d'effet de gel). De son côté, se souvenant de
la création de TECOM, Pierre estime que l'autonomie avait été un
bon principe directeur dans les premières années de l'entreprise. Mais
compte tenu de son développement et du contexte actuel il lui appa-
raît clairement que ce n'est plus le cas. Il se demande si l'obstination
de Marc ne conduit pas TECOM à l'impasse.
Tandis qu'il est dans ces réflexions, Pierre remet par hasard la main
sur un document interne, vieux de deux ans, où l'équipe de direction
avait défini la stratégie de TECOM : « Permettre un accès plus fluide
aux informations par l'innovation des technologies et des services ».
Un moment pensif, il lui apparaît nettement que cette finalité de
TECOM n'a rien perdu de sa pertinence et s'applique également en
interne. Pierre comprend alors clairement que les positions défen-
dues par Marc sont au rebours de cette finalité. Au contraire de ce
que prétend Marc, il devient évident pour Pierre que la croissance de
TECOM est beaucoup plus cohérente si la décision de centraliser la
rémunération est prise.
Prudent, cependant, il décide de se donner encore une semaine de
réflexion. Puis de prendre le temps d'exprimer à Marc sa façon de
voir. Au cours de cette rencontre, Pierre fait part à Marc des conclu-
sions auxquelles il est arrivé : « La finalité de TECOM, que toi comme
moi avions défini il y a deux ans avec l'équipe de direction d'alors,
nous montre le chemin. S'il était pertinent dans les débuts de déve-
lopper des agences selon un principe d'autonomie, ce n'est plus le cas
aujourd'hui. Aussi, nous irons vers la centralisation, et sans perdre
davantage de temps. » Et Pierre d'ajouter : « Je ne suis pas dupe des
intérêts personnels que défend Nathalie dans ses prises de position
pour la centralisation. Je ne sais pas non plus comment tu vas réagir
Des règles pour le discernement 71

HSf

dans les prochains jours et les prochaines semaines à cette décision.


Pour moi, cela n'entamera pas la qualité de nos relations profession-
nelles, quand bien même le moment serait venu de nous séparer.
Nous pouvons l'envisager. Tu pourrais également développer une de
nos filiales en Europe puisqu'il nous faut étendre notre couverture en
suivant certains de nos clients. »
Un an plus tard, Marc prend la responsabilité d'implantations à
Bruxelles, à Liège et aux Pays-Bas. Puis il assure le déploiement en
Espagne et, trois ans plus tard, celui de TECOM en Chine. Avec
1 200 collaborateurs, TECOM est aujourd'hui en mesure d'accom-
pagner ses entreprises clientes en les aidant dans leurs implantations
géographiques.

Quels enseignements tirer de cette histoire ?

La plupart du temps, les organisations se structurent au fur et à mesure de


leur développement. À chaque nouveau défi, les responsables répondent
par des ajustements successifs. Mais parfois ce sont des ruptures qu'il faut
opérer, ce qui fut le cas pour TECOM.
Dans le même ordre d'idée, l'évolution de l'organisation peut prendre le
chemin d'une pente descendante à propos de choix entre une nouvelle tech-
nologie ou le maintien de technologies plus anciennes, ou encore la néces-
sité de faire évoluer un organigramme pour coller davantage au marché...
En somme, ce sont des choix entre maintenir ce qui est en place ou procé-
der à des ajustements mineurs ou bien encore accepter de véritables rup-
tures. À ces occasions se révèlent parfois les convictions, jusque-là
méconnues, de certains décideurs. Restructurer une organisation pour
offrir une réponse mieux adaptée aux nouveaux enjeux se fait rarement
sans tension, voire sans opposition, au sein des équipes concernées.
Vis-à-vis du changement, il en est des organisations comme il en est des
personnes, ou réciproquement. Nous en faisons tous l'expérience. Chaque
fois que nous sommes appelés à changer ou à progresser, des résistances
s'éveillent en nous. Même lorsqu'il s'agit de changements mineurs. Ces
mouvements intérieurs qui s'emparent de nous sont parfois violents, comme
si, dans le dialogue intérieur que nous entretenons avec nous-mêmes,
des pensées intérieures nous suggéraient de refuser cette transformation
72 DISCERNER POUR DÉCIDER

ou, à l'inverse, de la rechercher à tout prix. Ou bien, nous différons le


moment d'avancer, accumulant oublis ou actes manques, entretenant
l'hésitation à faire les choix qui s'imposent et à les mettre en œuvre, etc.
Chacun de nous, si nous prenons la peine d'y porter attention, fait
l'expérience de ces mouvements intérieurs, tels que nous venons de les
évoquer, La psychologie sociale les considère comme des expressions indi-
viduelles de la résistance au changement dans les organisations. Ces résis-
tances peuvent se présenter sous la forme de jeux d'acteurs, d'alliances,
d'oppositions ou de conflits de natures variées. L'histoire deTECOM en
est une illustration.
Ce qui se passe pour Pierre, dirigeant de TECOM, est à l'inverse de ce
que vit Icare. La croissance à venir pour occuper progressivement le marché
national risque de perdre en cohérence et en dynamique interne si une stra-
tégie de déploiement des ressources humaines, réactive par la mobilité et la
polyvalence, n'est pas choisie. Sans remettre en cause les compétences de
Marc qui pouvait, à juste titre, mettre en garde contre un changement trop
radical, Pierre estime que son associé est resté trop longtemps et trop vio-
lemment sur ses positions. Il comprend que cet a priori de l'autonomie à
tout prix est une conviction forte de Marc, mais qu'elle est devenue, en
l'occurrence, un attracteur. En raison de la grande confiance qu'il a en Marc,
ne souhaitant pas « passer en force » Pierre a-t-il trop longtemps hésité ?
Toujours est-il que Pierre, ce dont il est le premier étonné, est toujours resté
serein et ne s'est pas laissé affecter par le conflit qui se déployait devant lui.
La deuxième de ces règles de base peut s'énoncer ainsi :

— Règle de discernement 2

Le dynamisme pacifiant
Quand je suis en cohérence avec ce qui
serait juste et bon de choisir ou faire, ou
avec ma finalité, je suis dans une dyna-
7
mique de progression. Je reçois intérieu- Vt
rement soutien et encouragement pour
7
aller de l'avant et j'affronte avec davan-
tage de confiance les risques inhérents à
mes actions. C'est pourquoi nous par-
lons de dynamisme pacifiant.
tSf -—
Des règles pour le discernement 73

isr

Simultanément, je peux être incité à


me disperser, à prendre peur devant des
obstacles que pourtant je franchis allè-
grement ou encore à sortir de ce dyna-
misme reçu et à tout laisser tomber...
Ces incitations au repli sur soi ou au
laisser-aller peuvent se présenter sous de
multiples formes. Elles se reconnaissent W
à la fausseté des obstacles qu'elles tentent
de me faire imaginer. Saurais-je ne pas
me laisser tromper et rester dans l'élan ét
de ce dynamisme pacifiant ?

Se guider selon ces deux règles

Nous avons formulé ces deux règles de base comme s'adressant à la conscience
de tout un chacun, que nous ayons à conduire un discernement pour nous-
mêmes ou que nous le fassions en situation de management dans une organisa-
tion. Ces deux règles de base, comme d'autres règles que nous proposerons par
la suite, n'ont qu'un seul but : nous permettre de nous guider, au quotidien,
dans nos pensées, nos émotions, nos choix, nos décisions et nos actions.
La règle du dynamisme pacifiant est rédigée de la même manière que
celle de la spirale descendante. Ces deux règles considèrent la dynamique à
l'œuvre dans les personnes. En illustrant la deuxième règle de base du dis-
cernement par cet exemple de « l'organisation qui se transforme », nous
souhaitons montrer que ce qui est vrai pour les personnes, l'est aussi pour
un groupe, une association, une collectivité locale, une administration ou
une entreprise.
Remarque méthodologique : comme le suggèrent les dessins qui illus-
trent chacune de ces deux règles et qui représentent des cyclistes affrontés aux
facilités ou aux difficultés d'un parcours et des vents, il n'est nullement ques-
tion de porter un jugement moral sur ce qui se passe en soi ou se vit dans les
organisations. Il s'agit seulement de repérer les forces en présence et l'orienta-
tion des dynamiques à l'œuvre. La pratique du discernement suppose tou-
jours cette mise à distance du jugement moral. Au moins dans un premier
temps. Ne pas respecter cette exigence faussera toute tentative de discerne-
ment des mouvements intérieurs. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
74 DISCERNER POUR DÉCIDER

Comment l'histoire d'Icare illustre-t-elle


la spirale descendante ?

Résumons son histoire. Icare, peut-on dire, se laisse entraîner par des
attracteurs (succès rapide, argent facile et miroitement de l'achat d'or) qui
le conduisent d'échec en échec, au risque de mettre en danger sa vie de
famille et de perdre la confiance de ses amis. En revanche, ces derniers
s'efforcent de le rappeler à la raison et de lui ouvrir les yeux. Ils voudraient
lui éviter de tomber dans les pièges tendus dans les affaires oîi il se risque.
Ils voudraient l'aider à sortir de cette spirale descendante dans laquelle
Icare, se croyant maître du jeu, s'est enferré. Mais ce dernier refuse de
les écouter.
Si nous considérons que les intentions premières d'Icare sont bonnes,
faire marcher ses affaires immobilières et rembourser ses amis, il n'en est
plus de même des moyens qu'il prend pour les réaliser. Sans qu'il en ait une
claire conscience, il s'est lancé dans des opérations de plus en plus douteuses
où, à chaque fois, il est en passe de se faire berner comme dans la transaction
sur des produits pétroliers, ou se fait effectivement berner avec l'achat d'une
cargaison d'or. A chaque fois le montant de ses dettes augmente. Il est éton-
nant de constater que plus l'affaire devient douteuse, plus Icare semble
croire à un dénouement positif. Il apparaît comme aveuglé par certains de
ces attracteurs dont nous avons fait l'hypothèse. Icare s'écarte ainsi de plus
en plus de ce qui serait juste et bon de
faire, ou de sa finalité, se laissant comme ^-n
entraîné dans cette spirale que l'on peut
qualifier de descendante.
Selon le premier dessin, le cycliste Icare
se laisse entraîner dans une forte descente
avec l'ivresse que procure le fait de n'avoir
plus d'effort à fournir. Il ne prend pas
garde aux cailloux qui risquent de le faire
chuter. Selon le second dessin, l'action de Qb-
ses amis est symbolisée par la forte résis-
tance du vent de la course et la mesure du
danger que représentent des cailloux de plus en plus gros qui sont autant
d'obstacles, dont le cycliste semble prendre conscience. C'est ainsi que
ceux-ci espèrent inciter Icare à rebrousser chemin et à remonter la pente.
Dans notre histoire, ce sera en vain. Un troisième dessin pourrait montrer
la chute d'Icare. Mais est-ce nécessaire ?
Des règles pour le discernement 75

Comment l'histoire de TECOM


illustre-t-elle
le dynamisme pacifiant ?

Résumons cette histoire. Pierre, le dirigeant


de TECOM, loin de se laisser déstabiliser
par le caractère parfois négatif et très critique
de Marc, ni par leur histoire commune dans
la création de TECOM, acquiert progressi-
iT
vement la conviction que sa crispation et son
refus de toute évolution ont sans doute inuti-
lement retardé de deux mois les change-
ments nécessaires.
Marc, pour des raisons qui lui sont
propres, manifeste au sein de cette équipe
une forte résistance au changement. Si son 7
Vf
point de vue avait fini par triompher, il est
V
fort probable que TECOM connaîtrait
aujourd'hui des difficultés. Dans cette affaire
Marc a surtout montré qu'il était davantage
fait pour prendre la responsabilité de filiales
que pour participer à la direction de l'ensemble.
En assimilant Pierre, la DRH et le directeur informatique de TECOM au
cycliste du premier dessin, nous comprenons que celui-ci attaque allègre-
ment une côte assez raide avec le vent dans le dos. On le sent confiant et sûr
de lui, car soutenu par les éléments. Le
cycliste du second dessin, debout sur ses
pédales affronte un vent de face dans une côte
qui paraît encore plus raide. Le regard tourné
m
en arrière, mécontent, la bulle suggère qu'il
envie la situation de facilité du premier.
Ce second dessin peut être compris de plu-
fe/
sieurs manières. Nous l'interprétons comme
représentant l'attitude de Marc refusant
ék
d'affronter les nécessaires transformations et,
de ce fait, se mettant lui-même en situation difficile en laissant dominer le
vent de l'autonomie qui l'invite à résister à l'évolution.
Ces deux situations, celle d'Icare et celle de l'entreprise TECOM, peuvent
être considérées comme des exemples types de ce qui se passe en toute per-
76 DISCERNER POUR DÉCIDER

sonne ou en toute organisation, dès lors qu'il est question de ce qui est juste
et bon de faire ou encore de cohérence et de progression dans l'action au
regard d'une finalité.
Si nous sommes généralement moins attentifs à la cohérence de nos
comportements individuels, nous sommes, socialement parlant, générale-
ment très critiques en ce qui concerne la cohérence des propos et des poli-
tiques publiques, des stratégies et des actions des organisations quelles
qu'elles soient. La pratique du discernement, en invitant à rapporter tous
choix, toutes décisions et toutes actions à une finalité clairement exprimée,
permet de gagner beaucoup dans le sens de cette cohérence si attendue.
C'est là un des enjeux majeurs de la pratique du discernement. La mise en
pratique des règles présentées dans ce chapitre devrait aider tout un chacun
à aller en ce sens.

À L'ÉCOUTE DES CONSOLATIONS


ET DES DÉSOLATIONS

À ces deux premières règles de base, il nous faut immédiatement en ajouter


deux autres qui donnent une définition de ces incitations que nous rece-
vons et qui nous font aller soit dans le sens du dynamisme pacifiant, soit
dans celui de la spirale descendante.

Nos météos internes

Par temps de pluie ou par beau temps, la même activité ne sera pas envisa-
gée de la même manière. S'il a plu, des bottes seront nécessaires tandis que,
par temps sec, une paire de chaussures ordinaires sera parfaitement adaptée
pour la sortie envisagée. Que cela soit au ski, en randonnée ou pour une
virée en mer, nous adapterons notre équipement aux conditions météorolo-
giques. De même, il est des situations où il vaut mieux remettre à plus
tard nos projets de sortie. Et si parfois nous n'avons pas le choix, il peut être
préférable d'anticiper et de modifier notre programme pour profiter du
beau temps, tant qu'il dure. Plus largement, la météo joue un rôle majeur
dans la plupart de nos activités humaines et pas seulement dans celles du
secteur primaire ou secondaire, mais aussi dans celles du secteur tertiaire.
Pensons seulement au domaine de l'assurance où les aléas de la météo
peuvent avoir des conséquences financières considérables...
Des règles pour le discernement 77

Semblablement, dans la vie des organisations, selon la « météo interne »,


la vôtre, celle de vos collaborateurs ou celle de vos managers (n +1, n +2), le
travail à faire n'est pas abordé de la même manière, que ce soit pour résoudre
un problème, mener à bien un projet ou répondre à une nouvelle
demande...
Cette « météo interne » peut être au beau fixe ou, tout au contraire,
s'exprimer en lassitude et découragement. Elle est stable ou variable au
cours d'une même journée. Elle est diverse selon les personnes et les
moments ; les uns étant pleins d'allant et d'entrain, les autres grognons et
tristes. Quand elle est, au contraire, quasi unanimement partagée : c'est
toute l'équipe, le groupe, le service qui se trouve être dans telle dynamique
ou dans telle autre.
Cette expérience est vécue par tous. Au quotidien, chacun l'exprime,
souvent sans y penser davantage, en termes de bonne ou de mauvaise
humeur, de bon ou de mauvais moral, de pleine forme ou d'absence de
forme, etc. Chacun éprouve quotidiennement ces sortes d'alternances. Que
ce soit de l'entrain ou de la dépression, tous les éprouvent, mais la plupart
du temps sans y prêter attention. Tant mieux si le moral est là ! Et si la forme
est absente « on fait avec » !
Chacun de nous, mais aussi les groupes — comme les travaux de Kurt
Levin1 l'ont mis en évidence — connaissent ces alternances. Pour celui qui y
est attentif, elles sont repérables dans la vie des organisations, que ce soit
une association, une entreprise ou même une nation... Les baromètres
d'entreprises ou les sondages d'opinion le disent assez. Les enquêtes de la
Banque de France apprécient régulièrement le moral des chefs d'entreprise
et le degré de confiance qu'ils ont dans l'avenir immédiat de la conjoncture
économique. Très régulièrement, de son côté, la grande presse commente le
fait que les Français, considérés dans leur ensemble, ont ou n'ont pas
le moral.
Curieusement, nous ne cessons de suivre cette « météo », d'enregistrer,
dans les faits, ces alternances avec lesquelles nous vivons en permanence,
sans nous interroger davantage sur leurs causes ou sur leurs significations
éventuelles. Il semble que le plus souvent nous nous contentons de subir
cette « météo » comme une sorte de fatalité.

1. Kurt Lewin est un des premiers à avoir théorisé la Dynamique des groupes, pratique
d'accompagnement devenue depuis un des savoir-faire des psychosociologues.
78 DISCERNER POUR DÉCIDER

Au-delà du tempérament et de l'humeur

Ces alternances ne sont pas à confondre avec l'humeur du moment ou les


traits de caractère de tout un chacun. Il y a des personnes qui sont systéma-
tiquement de mauvaise humeur durant la phase qui suit leur réveil. D'autres
manifestent en toutes circonstances un naturel optimiste ou bien pessi-
miste. De même, un incident heureux ou une vexation, susciteront de telles
alternances, nous mettant de bonne ou de mauvaise humeur.
Ces alternances dont nous parlons ont une dimension plus profonde,
mais aussi plus fluctuante. Plus profondes, au sens où nous pouvons faire le
constat qu'elles nous viennent « comme » de l'intérieur. Elles ont une
composante émotionnelle sans pour autant se réduire à de simples émo-
tions. Elles sont plus fluctuantes peut-être que nos émotions, au sens où
leurs durées et leurs intensités sont variables. Ces alternances qui nous
« affectent » sont, en fait, un message à recevoir ou à entendre. Un message :
à la manière d'une « pièce jointe attachée » aux événements où nous sommes
impliqués et qui nous concernent. Une pièce jointe qui serait à ouvrir pour
en comprendre le sens.
Pour entrer dans la pratique du discernement, il est nécessaire — dans un
premier temps — d'apprendre à reconnaître en nous, comme chez les per-
sonnes ou les groupes avec lesquels nous œuvrons, ces alternances.
Commencez par y prendre garde. Comment s'expriment-elles pour vous ?
Comment s'expriment-elles dans l'organisation où vous exercez des respon-
sabilités ?
Ce repérage exige un premier entraînement : porter attention aux mou-
vements internes qui personnellement vous traversent dans le cours d'une
même journée. Les ayant repérés en vous, vous deviendrez capable de les
repérer dans les groupes et les organisations.
Les deux règles suivantes, « Au fil de la consolation » et « Les effets de la
désolation » pourront vous y aider. Nous avons choisi de garder les mots de
consolation et de désolation qui, depuis l'origine, sont les mots dont se sert la
tradition spirituelle chrétienne dans la pratique du discernement1. Apparte-
nant au langage courant, exprimant simplement ce qui peut être éprouvé
par tout un chacun, ils prennent ici, comme dans la tradition spirituelle
à laquelle nous les empruntons, un contenu « technique » :

1. Cette origine remonte aux lettres de l'apôtre Saint Paul.


Des règles pour le discernement 79

— Règle de discernement 3

Au fil de la consolation...
Nous appelons consolation l'expérience d'un dynamisme qui donne un sens plus
profond ou plus intense à ce que je suis en train de vivre, me confortant dans
l'intention visée, ma finalité. Ce dynamisme m'est donné.
Un des signes en est le contentement durable qui l'accompagne. Il n'est pas
en mon pouvoir de le susciter. Pour cela, je peux recevoir ce dynamisme
comme une consolation et non comme un simple effet de mon humeur ou de
mon tempérament.
Sereinement je vois avec une grande clarté tout ce qui s'offre à mon action.
Souvent ce dynamisme interne accompagne des événements de ma vie pro-
fessionnelle ou personnelle et m'invite à progresser et à aller de l'avant. Je
peux me laisser guider par cette consolation et choisir ce qu'elle me montre
et m'indique.
Ces moments où je peux me reconnaître habité par un tel dynamisme sont
des moments favorables pour faire des choix et prendre des décisions.

Et la règle suivante :

— Règle de discernement 4

Les effets de la désolation


Nous appelons désolation l'expérience contraire de la consolation, lorsque
j'éprouve peu de goût ou même du dégoût pour les tâches à entreprendre,
m'éloignant ou me faisant perdre le sens de ce qui est juste et bon ou de ma
propre finalité. A laquelle pourtant je ne cesse de tenir.
Des pensées de découragement, de flemme, de morosité, de mécontentement
de soi et des autres, de tristesse, des sentiments de confusion, de solitude ou
d'abandon s'emparent de moi. Ces pensées et ces sentiments me conduisent à
me replier sur moi-même et m'emportent dans l'imaginaire.
Aussi, ai-je souvent du mal à m'en défaire ou à me raisonner... Ce que jus-
tement je devrais faire pour ne pas me laisser entraîner et submerger par
eux...
80 DISCERNER POUR DÉCIDER

Accueillir les consolations et les désolations

En ce qui concerne l'origine des dynamismes contraires dont nous faisons


l'expérience (règle 1 : spirale descendante et règle 2 : dynamisme pacifiant),
et celle des consolations et des désolations (règles 3 et 4) la spiritualité chré-
tienne apporte tout au long de son histoire des réponses diversifiées. Ce
n'est pas le lieu de les reprendre.
Saint Ignace de Loyola, fondateur des jésuites, au xvic siècle, dont nous
nous inspirons directement pour ces formulations non religieuses de ces
règles, reste au sujet de cette origine prudent et évasif. Il emploie les expres-
sions de « bon esprit » et de « mauvais esprit », à côté de notre propre esprit,
sans détailler davantage. Pour ce maître spirituel il s'agit d'abord et avant
tout de vivre une expérience en profondeur dont une connaissance théo-
rique et finalement abstraite nous détournerait. Son intention demeure
essentiellement pratique comme en témoigne le titre complet qu'il a donné
aux Exercices spirituels dont le but est de « se vaincre soi-même et ordonner
sa vie sans se décider par quelque attachement qui serait désordonné ».1 Il
fait appel à ce dont tout un chacun peut faire l'expérience, s'il accepte de
reconnaître comment il est intérieurement touché et mu. De manière syn-
thétique on pourrait dire que la consolation est de l'ordre du goût de la vie,
en son sens le plus profond et le plus authentique, aux antipodes de tout
épicurisme. Elle rejoint en cela la première condition que doit vérifier une
finalité personnelle : ce qui dans mon engagement au service de la société
rend notre vie désirable.
S'il peut être nécessaire d'être accompagné pour apprendre à reconnaître
en soi les consolations et les désolations en les distinguant des tendances de
notre tempérament ou des variations de notre humeur, cet apprentissage
rend la personne autonome. Il s'agit d'apprendre à se guider selon ces conso-
lations et désolations en se servant des indications qu'elles fournissent à la
manière d'une boussole. Saint Ignace de Loyola ne s'est jamais présenté
comme un gourou. Il n'a eu de cesse que de permettre à d'autres, en se réfé-

1. Exercices spirituels, collection Christus n0 61, Paris, Desclée de Brouwer Bellarmin, 1986,
296 pages. L'intention de saint Ignace de Loyola est d'aider tous ceux qui en ont le désir
d'aller de l'avant avec plus de sûreté et de détermination dans leur recherche de la volonté de
Dieu. Nous avons traduit ce désir, dans notre précédent ouvrage Pratiques de la décision, par
la notion de finalité, laissant chacun libre de choisir ce qui le transcende dans son expérience
humaine. Reprenant avec cette notion, une question fondamentale, thématisée de longue
date dans la philosophie : à quoi ai-je le désir de contribuer dans la société où je suis ?
Des règles pour le discernement 81

rant aux découvertes spirituelles qui lui ont été données de vivre, de tracer
leurs propres routes.
C'est pourquoi ces règles demandent à être reprises régulièrement et
méditées. Chaque phrase est importante et doit être référée à son expérience
propre. S'il le souhaite le lecteur pourra se reporter au texte original de ces
règles qu'il trouvera à la fin du livret des Exercices spirituels1.

Discernement, psychologie et spiritualité

Le lecteur attentif pourra aussi se demander quels rapports ces règles entre-
tiennent avec la psychologie et quels sont ses liens avec la spiritualité.
Depuis longtemps, la psychologie dynamique a repéré ces sortes d'alter-
nance psychiques et a cherché à les nommer. Pour en donner un seul
exemple, évoquons les notions de pulsions de vie et de pulsions de mort qui
apparaissent dans l'œuvre de Sigmund Freud et dont il n'a cessé de rééva-
luer l'importance et les rôles2.
L'idée d'alternances avec lesquelles on puisse se guider est également pré-
sente dans la tradition philosophique. De nombreux commentateurs ont
déjà remarqué l'influence de l'expérience spirituelle ignacienne dans l'œuvre
de René Descartes. Ce qui n'est pas surprenant car il a fait partie des pre-
mières promotions d'élèves du collège de La Flèche, confié aux jésuites dès
sa fondation par le roi Henri IV. Le Discours de la Méthode en porte de nom-
breuses traces si l'on comprend comme une référence à l'expérience de
consolations les nombreuses descriptions que ce philosophe fait des satis-
factions profondes que lui apporte sa réflexion. Ces satisfactions sont pour
une part d'ordre intellectuel, mais pas seulement, tant elles le dynamisent et
le réjouissent.
Par ailleurs, nous ne pouvons croire à une frontière clairement établie
entre la psychologie et la spiritualité, analogue à celle du Rhin assurant la
frontière entre l'Allemagne et l'Alsace. Toute spiritualité ne peut être vécue
que dans un psychisme particulier interagissant en permanence avec les
recherches et les transformations de l'esprit du sujet.
La profondeur d'une vie spirituelle n'est-elle pas, pour une part, liée
à la conscience que chacun peut avoir de ce qu'il vit et de la manière dont

1. Exercices spirituels, n0 313 et suivants. Texte complet sur le site : livres- mystiques.com.
1. J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Quadrige/Puf, 1967,
p. 371-380.
82 DISCERNER POUR DÉCIDER

il progresse dans le sens d'une plus grande liberté personnelle ? Ainsi, l'expé-
rience d'être véritablement écouté permet de découvrir et d'accueillir des
vérités sur soi-même qui étaient auparavant cachées et qui se révèlent
comme un rideau qui se lève ; ou encore qui étaient perçues de manière
floue et qui apparaissent soudain avec une grande clarté, à la manière d'un
paysage masqué par une forte pluie que le vent, en chassant d'un coup les
nuages, fait apparaître lumineux et net.
De manière semblable, le théologien jésuite Karl Rahner invite à entrer
plus avant dans cette profondeur en décrivant l'expérience transcendantale
que la plupart, sinon tous, peuvent faire au moins une fois dans leur vie.
Il demande :
« Avons-nous déjà fait l'expérience du spirituel dans l'homme ? » Pas-
sant sur toutes nos activités quotidiennes, je pense, je me décide, j'agis,
j'aime, qui toutes supposent l'activité ordinaire de notre esprit, il inter-
roge : « Avons-nous gardé le silence, bien que nous voulions nous défendre,
bien que nous fussions traités injustement ? Avons-nous déjà fait un sacri-
fice, sans remerciement, sans reconnaissance, sans même le sentiment de
satisfaction intérieure ? Nous sommes-nous décidés à faire quelque chose
selon le pur jugement le plus intime de notre conscience ? [...] Avons-nous
été bon envers un homme sans en avoir en retour aucun écho de reconnais-
sance et de compréhension et sans même avoir été récompensés par le sen-
timent d'avoir été désintéressés, bienséants, etc. ? Cherchons nous-mêmes
dans une expérience semblable de notre vie, cherchons les véritables expé-
riences dans lesquelles quelque chose de ce genre s'est passé pour nous.
Si nous en trouvons, nous avons fait l'expérience de l'esprit dont nous
voulons parler... l'expérience du fait que le sens de l'homme ne se réduit
pas au sens et au bonheur de ce monde... »'

Ces questions proposées par Karl Rahner, chacun peut les reprendre pour
lui-même. Si l'une ou l'autre rejoint une expérience que nous avons vécue,
essayons de nous souvenir des consolations ou des désolations qui l'accom-
pagnaient.
En proposant d'étendre le domaine de validité de règles du discernement
au-delà de la spiritualité chrétienne, nous présupposons que ce qui est par-
ticulièrement utile et bienfaisant dans une spiritualité déterminée peut
l'être pour toute vie spirituelle. Nous nous appuyons ici sur le large point de
vue, exprimé par le cardinal Hans Urs von Balthazar (1903-1988), un des
grands théologiens catholiques du siècle dernier qui estimait possible de

1. K. Rahner, Ecrits théologiques. Tome III, Desclée de Brouwer, 1963, p. 73-75 (extraits).
Des règles pour le discernement 83

proposer une définition pertinente de la spiritualité pour toute croyance ;


toutes les religions invitant à développer une vie spirituelle et à vivre d'une
spiritualité. Selon lui, la spiritualité pourrait se comprendre comme : la
maniéré pratique de traduire et d'exprimer dans sa vie la conception que la per-
sonne se fait de son existence religieuse ou plus généralement de son engagement
éthique1. La spiritualité ainsi envisagée ne s'exprime pas d'abord dans l'affir-
mation de contenus de foi ou dans l'affichage de valeurs transcendantales,
mais s'observe dans la manière dont la personne vit dans le monde et gou-
verne son existence au travers de ses choix et de ses décisions.
Allant plus avant dans l'expérience de ces dynamiques, nous proposons
six nouvelles règles qui indiquent les conduites à tenir en période de conso-
lations ou au temps de la désolation.

CONDUITES À TENIR AU TEMPS DE LA DÉSOLATION


OU DE LA CONSOLATION

Si la désolation et la consolation procèdent d'un apprentissage, celui de


repérer les signes d'une vie intérieure qui nous habite, elles supposent de
pouvoir mener un combat, qui sera appelé combat spirituel fans la tradition
chrétienne, notion probablement empruntée à la tradition philosophique
et aux sagesses anciennes. La nature humaine peut conduire l'homme à gui-
der sa vie sur la seule satisfaction d'intérêts personnels ou sur des attracteurs
dont il a besoin pour exister. Comme si, dans un dialogue intérieur, une
force de repli sur soi distillait des pensées autour d'un refrain lancinant :
« La vie est si courte, regarde-toi et regarde le monde, ce qu'il est et ce qu'il
devient, mieux vaut en profiter. Ne te pose pas trop de questions, agis
comme il te plaît ». Mais à l'inverse, tout homme et c'est également dans sa
nature, peut vouloir et désirer laisser parler une force d'ouverture au monde,
à quelque chose de plus grand que lui seul et qui le transcende. C'est pour-
quoi nous pouvons dire que les fondements du discernement prennent
aussi leurs origines dans un combat spirituel. Nous retrouvons également
cette idée de conduire sa vie dans l'exergue cité au tout début de l'ouvrage,
de Pic de la Mirandole.

1. Cf. Dictionnaire de spiritualité, Tome XIV, Paris, Beauchesne, 1990, article « Spiritualité »,
colonne 1151.
84 DISCERNER POUR DÉCIDER

En situation de désolation

— Règle de discernement 5

Se conduire dans la désolation


Trois principes à tenir :
1) Lutter autant que possible contre ces pensées, ces imaginations et ces
sentiments négatifs qui m'envahissent et me détournent de ce qui est
juste et bon ou de ma finalité.
2) Chercher à retrouver le dynamisme pacifiant éprouvé auparavant ou le
fil de ma finalité en me demandant ce que pour cela, je devrais changer
dans mon mode de vie.
3) Ne faire aucun choix nouveau ni remettre en cause des décisions pas-
sées, prises alors que j'étais porté par une consolation. En effet, mes
pensées étant troublées et obscurcies, je ne suis plus en mesure de juger
sainement des choses ou d'exercer un sain libre arbitre.

Lutter contre ces pensées, ces imaginations et ces sentiments négatifs,


n'est pas toujours aisé, car l'on peut se sentir écrasé et sans force dans ces
situations. C'est d'abord une attitude à chercher et à trouver où d'un côté je
m'efforcerai de ne pas me laisser aller et même de rompre avec cette
négativité qui me tient ou me submerge ; et d'un autre côté, je chercherai
activement comment je pourrais retrouver une situation de dynamisme
pacifiant. Tout en n'oubliant pas que je ne suis pas en mesure de produire
par moi-même ni la consolation, ni la désolation.
Dans l'histoire de Paul rapportée au chapitre 2 sous le titre « Perdre son
objectivité et frôler la dépression », nous trouvons trace d'une telle conduite.
Celui-ci éprouvant un malaise grandissant dans l'exercice de son métier
d'ingénieur se demande s'il n'est pas menacé de licenciement parce qu'on
estimerait qu'il ne fait plus l'affaire. S'interrogeant sur la source de son mal-
être, que nous interprétons comme une désolation, Paul découvre qu'il s'est
laissé enfermer dans un horizon trop étroit. Certes, il est motivé et éprouve
du goût pour son métier d'ingénieur dans ses aspects les plus techniques.
Mais c'est au prix d'une limitation de ses potentialités. Une forme d'en-
Des règles pour le discernement 85

fermement dans un cadre plus étroit dont il est involontairement l'artisan.


C'est cela que vient lui rappeler la désolation dans laquelle il est entré.
Quelle que soit la conscience qu'il a ou n'a pas de sa propre finalité, il n'est
plus dans un juste rapport avec lui-même. En faisant à nouveau droit à des
aspirations légitimes, envisager une carrière de manager, s'intéresser à nou-
veau à la vie politique, s'engager dans une association, il retrouve dyna-
misme et sérénité.

En situation de consolation

— Règle de discernement 6

Se conduire dans la consolation


La consolation, si elle est authentique, est sans piège. Je peux me fier à ses
inspirations ou à ce qu'elle montre, tant que je suis habité par elle, en prê-
tant une grande attention à la suite de mes pensées : sont-elles toutes orien-
tées dans le sens de ce qui est juste et bon ou de ma finalité, ou certaines ne
me proposent-elles pas de m'en écarter ? Si je peux me confier aux premières
inspirations, je dois me séparer des secondes qui ne tarderont pas à me
plonger dans la désolation.

Prendre des notes de ce que nous avons choisi ou décidé en période


de consolation pourra aider à en garder mémoire, comme un point fixe
sur lequel s'appuyer. Cela aidera aussi à ne pas nous laisser prendre aux
pièges des imaginations ou des fausses raisons qui tendraient à nous
détourner, soit de notre finalité, soit de la mise en œuvre de ce choix
{cf. règle 2).
Comme nous l'avons rappelé dans l'ouverture de ce livre la première
confirmation d'un choix est intérieure. Elle doit être de l'ordre de la
consolation. Si, d'une manière ou d'une autre, nous ne la recevons pas,
que cela grince ou que s'exprime une forme de désolation, nous pouvons
en déduire que le choix n'est pas confirmé. Il nous faut donc parcourir
à nouveau tout le processus de discernement pour en vérifier chaque
étape.
86 DISCERNER POUR DÉCIDER

Trois règles pour se prémunir de la désolation

L'histoire d'Olivier illustre ces règles :

Les hésitations d'Olivier

Au milieu des années quatre-vingt-dix, un dispositif proposé par le


gouvernement français favorise l'embauche des personnes au chô-
mage de plus de 30 ans. Olivier voyant là une opportunité pour sou-
tenir à moindre coût le développement du cabinet de conseil qu'il
vient de créer avec quelques associés, embauche Thérèse, une femme
d'une cinquantaine d'années. Dans les premiers temps, tout se passe
bien. Au bout de quelques mois, cependant, la situation se tend. En
effet, le travail du cabinet est entré dans une nouvelle phase et les
tâches qu'Olivier et ses collaborateurs souhaitent confier à Thérèse ne
sont plus les mêmes. Elles supposent, entre autres, des compétences
informatiques que Thérèse s'estime incapable d'acquérir. Mettre fin
au contrat de Thérèse paraît inéluctable. Olivier est le premier à en
être d'accord. Les semaines passent. Rien n'est dit, rien n'est fait.
Un jour, un des associés demande à Olivier pourquoi il n'a pas mis
en œuvre la décision annoncée et qui s'impose. Après quelques hési-
tations, Olivier finit par avouer : « Je n'ose pas dire à Thérèse qu'elle
n'est plus à sa place ». Au grand soulagement d'Olivier qui l'accepte,
l'associé propose alors de prendre les choses en main.
Sans attendre, il prend un rendez-vous avec Thérèse pour s'entrete-
nir de l'évolution de sa situation. Celle-ci se montre soulagée par la
démarche de l'associé. Elle est la première à reconnaître qu'elle n'est
plus à sa place et en tire elle-même la conclusion. Chaque partie
étant de bonne volonté, le licenciement se passe dans les meilleures
conditions.

Quels enseignements tirer de cette histoire ?

Une telle situation est courante dans la vie des organisations : un manager
annonce une décision et sa mise en œuvre tarde. Parfois, elle paraît oubliée
ou bien il n'est plus temps. La mettre en œuvre serait absurde.
Des règles pour le discernement 87

Olivier est le dirigeant de ce cabinet de conseil. Il s'avère que mettre fin


au contrat de Thérèse lui est difficile et il remet toujours au lendemain
l'entretien qu'il devrait avoir avec elle. Bien des motifs peuvent être invo-
qués pour rendre compte de cette procrastination. Certains d'entre eux
sont probablement inconscients chez Olivier et échappent à toute analyse.
Les associés qui connaissent Olivier depuis longtemps se souviennent qu'il
avait été licencié, quelques années auparavant, d'une manière qu'il a tou-
jours ressentie comme injuste. Ils se disent que pour Olivier être à son tour
en situation de licencier une personne, dont il apprécie par ailleurs l'enga-
gement, lui est proprement insupportable. Ils savent aussi qu'Olivier déteste
les situations conflictuelles et les vérités difficiles à dire et que, dans ce type
de situation, il préfère l'évitement. Aussi, ils patientent.
Apparaissent ainsi diverses raisons qui peuvent expliquer pourquoi
Olivier ne met pas en œuvre ce qui a été décidé. Malgré la bienveillance de
ses associés, cette attitude d'Olivier inscrit un malaise, qui va grandissant au
sein du cabinet de conseil. Ce malaise nous l'interprétons comme une déso-
lation, partagée par tous — Olivier, ses associés et Thérèse — dont la tempori-
sation d'Olivier est une cause. Les règles suivantes, si Olivier les avait
connues, auraient pu l'aider, peut-être, à dépasser ses blocages.

— Règle de discernement 7

Prendre peur est à craindre


Il est des situations qui, d'entrée de jeu, inscrivent en moi des craintes et des
peurs. Celles-ci gagneront d'autant plus en force et en puissance que je leur
prêterais une oreille complaisante.
Si, au contraire, je veille avec courage à ne pas me laisser dominer par ces
craintes et ces peurs, en choisissant, par exemple, d'agir de manière diamé-
tralement opposée à ce qu'elles me suggèrent, je pourrais les voir se replier
et même disparaître avec les attracteurs qui les accompagnaient.

Commentaire. Olivier s'est laissé dominer par des peurs et des craintes.
Crainte d'agir en dirigeant. Peur d'avoir un entretien difficile. Crainte avec
le départ de Thérèse de se retrouver sans secrétaire, etc. Plus, il laisse ces
craintes parler en lui, moins il se trouve en disposition d'agir.
88 DISCERNER POUR DÉCIDER

— Règle de discernement 8

Le secret du séducteur
Il est des situations où je me sens incité à cacher aux autres comme à moi-
même des vérités qu'il serait pourtant bien plus utile de partager. Ces inspi-
rations se présentent comme les injonctions d'un séducteur qui, pour
mieux tromper, invite au secret et au silence.
Pour éprouver ce que valent de telles inspirations, il peut être utile de les
partager avec une personne tierce, tout en les mettant en regard de ce qui
est juste et bon ou de ma finalité.

Commentaire. Olivier, consultant expérimenté et très compétent, est le


dirigeant de son entreprise. Mais, il n'est pas un manager, au sens où il se
sent malhabile dans tout ce qui touche au suivi des personnes. Il n'ose pas
confier à un de ses associés, qui en serait davantage capable, la tâche d'expli-
quer à Thérèse le tournant qu'il faut prendre. Peut-être parce que cela l'obli-
gerait en même temps à faire connaître à d'autres des limites dont il a
cependant conscience. C'est la démarche positive de l'un d'entre eux qui
finira par le tirer d'affaire.

— Règle de discernement 9

L'attaque par le point faible


Les sortes de pensées et de sentiments qui m'entraînent dans la désola-
tion commencent le plus souvent par entrer en moi par l'une ou l'autre
de mes propres faiblesses. Puis, de proche en proche, elles me saisissent
tout entier.

Commentaire. En apprenant, à partir de ces pensées et sentiments, à


identifier ces points faibles, nous saurons à quoi nous en tenir et probable-
ment à l'avenir mieux nous en défendre. Dans cette affaire où la rupture du
contrat de Thérèse s'impose, Olivier s'est laissé paralyser par un de ses points
faibles. Il a du mal à affronter ces situations où il faut parler en vérité et
craint le conflit. Aussi, il ne cesse de remettre à plus tard l'entretien qu'il
Des règles pour le discernement 89

devrait avoir avec Thérèse. Comme un de ses associés l'a tiré de son embar-
ras, il peut très bien en rester là. Il est probable que si une situation analogue
se présente, il retombera dans la même sorte de paralysie. Il peut aussi tenter
de faire un certain travail sur lui-même pour comprendre ses réactions et, à
partir de là, envisager d'un œil neuf l'exercice de sa responsabilité de diri-
geant. Pour une bonne part cela dépendra de lui.

CONCLUSION

Nous l'avons déjà affirmé à plusieurs reprises, le discernement est un art de


la vie de l'esprit. De cet art, nous proposons quelques règles, pas toutes, pui-
sées à la source des Exercices spirituels. En nous référant à nos expériences
d'accompagnement, dont sont issues les histoires qui émaillent cet ouvrage,
nous avons retenu celles qui nous paraissent les plus usuelles et les plus
utiles. Elles permettent d'y voir plus clair pour démêler bien des écheveaux
de nos situations humaines, si toutefois nous demeurons attentifs aux dyna-
miques à l'œuvre en chacun de nous. Elles rendront service dans la mesure
où chacun saura progressivement se les approprier. Ce qui, comme pour
tout art, veut dire : entraînement pratique, souplesse, adaptation, doigté,
respect des personnes, suspension du jugement moral.

— Pour aller plus loin

Exercice pratique autour


des règles de discernement
En reprenant, une à une et dans
l'ordre de leur présentation, les neuf
règles proposées dans ce chapitre,
associez des situations vécues per- 1:
sonnellement ou dont vous avez été
le témoin. En prendre note par écrit
aidera à en préciser les contours.
Règle 1, la spirale descendante :
est-ce que vous vous souvenez de
situations où vous vous êtes ainsi
laissé entraîner dans une spirale /J—
descendante ?

— m-
90 DISCERNER POUR DÉCIDER

Règle 2, le dynamisme pacifiant : à l'inverse quelles expériences avez-vous


d'un dynamisme pacifiant ?
Règle 3, au fil de la consolation : comment se caractériserait pour vous
l'expérience de la consolation ? À quels types d'expériences pouvez-vous
associer ce qui en est dit dans la présentation de cette règle ?
Règle 4, les effets de la désolation : faire de même pour la désolation, en
s'attachant à repérer les types de pensées et les sortes de sentiments qui sont
pour vous le plus fréquemment associés à la désolation ? Prendre note de
leurs enchaînements ?
Règle 5, se conduire dans la désolation : qu'est-ce qui a pu vous aider à
sortir d'un temps de désolation ? Avez-vous l'expérience de la conduite pro-
posée dans ce chapitre ?
Règle 6, se conduire dans la désolation : se souvenir de consolations dont
vous pouvez, après coup, estimer qu'elles étaient sans piège ? Ont-elles per-
mis de faire des choix justes et de prendre de bonnes décisions ?
Règle 7, prendre peur est à craindre : le travail de la crainte en soi. Avez-
vous l'expérience de ne pas vous être laissé dominer par elle ?
Règle 8, le secret du séducteur : quelles expériences avez-vous d'invita-
tions pernicieuses au secret ?
Règle 9, l'attaque point faible : êtes-vous en mesure d'identifier des points
faibles par lesquels vous vous faites régulièrement piéger au moment de
faire des choix et de prendre des décisions ?
4

TRAVAILLER, POUR QUOI ?


92 DISCERNER POUR DÉCIDER

L'intérêt que l'on porte au travail répond à de nombreuses préoccupa-


tions où s'entremêlent des besoins et des désirs multiples. Il est possible
d'unifier vie professionnelle et vie personnelle autour de finalités com-
munes. Mais le travail reste d'abord une expérience collective qui peut
s'enraciner dans un management humaniste. Le moment du choix est un
moment de vérité.

Les hésitations de Donatien

Donatien a 33 ans. Chef de projet à l'international depuis trois ans,


dans un groupe industriel néerlandais, il va d'aéroport en aéroport
pour se rendre dans les usines européennes du groupe. Sa famille et
ses trois enfants l'ont rejoint et habitent Copenhague. Estimant que
son projet professionnel est arrivé à son terme, il voudrait changer
d'activité.
Donatien hésite entre devenir consultant interne dans le département
Stratégie de son entreprise ou bien devenir responsable d'une unité
de production ou bien prendre la direction d'une PME en France.
L'Organisation des Nations Unies, pour laquelle il avait travaillé dans
le passé, venant de lui proposer d'assurer le pilotage d'un projet d'aide
alimentaire en Afrique, Donatien obtient de son entreprise un congé
sabbatique de trois mois. « Ces trois mois seront une occasion pour
faire le point, dit-il à ses proches, car, par moments, j'ai envie de tout
lâcher de ce monde de l'entreprise. » Il envisage même de faire une
pause d'un an ou plus, pour suivre une formation : soit un master
spécialisé, soit tenter un doctorat.
Donatien a demandé à rencontrer le directeur des ressources humai-
nes de sa division. En effet, son entretien de bilan annuel s'est mal
passé et la conclusion le concernant est assez négative. Il la conteste,
affirmant que les désaccords entre lui et son manager sont d'abord le
fait de la personnalité difficile de ce dernier. Ce que Donatien n'ose
pas dire au DRH, c'est son sentiment de ne travailler que pour faci-
liter la carrière de ce manager, un homme qui reprend à son propre
compte tous les dossiers traités par ses collaborateurs.
DS3
Travailler, pour quoi ? 93

BS3

Donatien comprend qu'en raison de ce conflit, ses chances d'être un


jour nommé au poste de directeur d'usine s'éloignent. Il ne voudrait
pas pour autant être arrêté dans sa carrière. Mais il lui faut de nou-
velles perspectives. Le DRH propose à Donatien de reprendre cette
question après son retour de sa mission au service de l'ONU.
Pour préparer cette mission qui se déroulera en Afrique, il doit tra-
vailler chez lui pendant trois semaines. Donatien est alors rattrapé
par sa vie de famille. Lui ayant demandé pourquoi les autres pères
rentrent habituellement le soir à la maison et pas lui, son second fils
conclut : « C'est bien quand tu es là, papa. » Et sa femme de suggérer :
« Tu sais, nous pourrions diminuer notre train de vie, cela te permet-
trait de mieux faire ces choses dont tu me parles et qui te passionnent.
Tu as toujours envie d'aider ceux que tu croises, au boulot comme
dans l'humanitaire. Tu ne peux t'empêcher de donner des conseils.
Mais n'en fais-tu pas trop ? Tu t'épuises à aider. »

Quels enseignements tirer de cette histoire ?

Donatien se trouve au carrefour de plusieurs aspirations professionnelles


et familiales, alors qu'au début de sa carrière les choses étaient plus simples :
il travaillait pour devenir chef de projet à l'international. C'est là qu'il voyait
son utilité.
Ayant atteint l'objectif qu'il s'était fixé, quel sera son prochain poste ?
Quelle sera son utilité au travail ? Il porte en lui un fort désir d'apporter son
aide. Aider en Afrique, par exemple, mais aussi aider les personnes, dans
son entourage, au cours de ses rencontres, sans se rendre compte que, par-
fois, il en fait trop. C'est ce que sa femme essaye de lui faire entendre. Et
Donatien de lui répondre : « Si mon plan de carrière est compromis dans le
groupe néerlandais où je travaille actuellement, ne serait-ce pas l'occasion
de prendre un virage ? Ne serait-ce pas le moment de prendre une autre
direction ? Quitte à partir en Afrique avec toi et les enfants ?» - « Là au
moins on sait pour quoi on travaille », confiera-t-il à un ami.
Quoi qu'il en soit, cette situation ne pourra pas durer. Il sait que le groupe
ne lui laissera pas plus de six mois après son retour d'Afrique pour réfléchir
à ce qu'il veut faire.
94 DISCERNER POUR DÉCIDER

Questions

Chaque matin, vous rejoignez des lieux professionnels où vous êtes atten-
dus. Par quoi êtes-vous motivé ? Quels sont les besoins ou les désirs que
vous cherchez à satisfaire ?
Est-ce que la satisfaction de vos besoins et de vos désirs a évolué durant
votre parcours professionnel ? Comment ?
En dehors de vos engagements professionnels, quelles sont vos activités
d'ordre familial, amical, associatif, citoyen ? Ces activités sont l'occasion de
déployer des compétences et des qualités personnelles reconnues dans la
sphère privée. Parmi ces compétences et ces qualités, quelles sont celles qui
sont absentes de votre vie professionnelle ? Dans un avenir plus ou moins
proche, est-ce qu'il vous paraîtrait possible de les mobiliser au travail ? De
quelle manière ?

TRAVAILLER, DANS QUELLES PERSPECTIVES ?

Travailler, sans motivation ?

Le regard social porté sur le travail a évolué au cours des siècles. Dans la
Grèce antique, les hommes libres ne travaillaient pas. C'était réservé aux
esclaves. Il n'y a pas si longtemps encore, jusqu'au début du XXe siècle au
moins, la situation enviable était celle de rentier. Aujourd'hui, le travail
répond à la fois à des nécessités (se nourrir, s'habiller, se loger, se déplacer) et
à des motivations intérieures. Il est une source majeure de reconnaissance
sociale mais pas la seule.
Un petit parcours, non exhaustif, des sites Internet où est posée la ques-
tion « travailler pour quoi faire ? », nous renseigne sur les manières dont
divers internautes envisagent aujourd'hui le travail. Les extraits ci-dessous
proviennent d'un site de jeux vidéo. Le forum s'intitule « Blabla 23-33
ans »l.
Volontairement nous avons conservé la syntaxe qui apparaît sur le site
Internet. Elle accompagne la tonalité des messages des sept internautes qui
ont vivement réagi aux déclarations de Golduke (un pseudonyme) :

1. httpiHwww.jeuxvideo. com!forums/1-52-2551381-1-0-1-O-travailler-pour-quoi-faire, htm.


Travailler, pour quoi ? 95

Golduke : Voilà j'ai travaillé pendant un an et maintenant j'aimerais toucher le


chômage. Au cours de cette année de travail j'ai amassé pas mal d'argent. Je pour-
rais même vivre un an sans chômage juste avec mes économies.
Tout à l'heure je me suis engueulé avec ma mère qui voudrait que je me remette
à travailler. Mais je n'ai vraiment aucune motivation. Certes, ça me ferait encore
gagner plus d'argent mais pourquoi faire ? Je préfère attendre d'être dans la merde
pour retrouver ce besoin vital d'avoir de l'argent. Avoir plein d'argent qui dort sur
un compte je trouve ça ridicule, du gâchis. À part bien sûr si on a des projets, mais
moi je n'en ai pas. Je me contente de mener ma petite vie ça me va très bien, je n'ai
pas besoin de superflu.
Travailler un temps, puis profiter du chômage. Golduke travaille pour, ensuite,
ne pas travailler. Une vie sans autre sorte de projet lui va bien. Mais Fry2b
regarde la chose sous un angle éthique et Ghost-tiger exprime une attente ou
une recherche :
Fry2b : Je ne vois pas où est le problème, vu que tu as de l'argent de côté tu fais
comme tu veux. Du moment que tu ne grattes personne.
Ghost-tiger : De mon côté j'aimerais bien bosser dur pour une cause qui en vaut
la peine...
Orelchian réagit en invoquant l'indépendance nécessaire pour prendre en
charge son existence quotidienne. SheldOnline pointe la dépression qu'apporte
le chômage :
Orelchian : Acheter une maison, fonder une famille, ne plus vivre à 26 ans
chez ses parents et être nourri logé blanchi, avoir son indépendance, payer son
emprunt/loyer.
ScheldOnlîne : Ne pas travailler c'est bien plus fatiguant
que de travailler dur. Et je sais de quoi je parle crois-moi. Je
suis un pro dans l'art de rien faire, malheureusement ça ne
nourrit ni l'esprit ni le ventre ni le cœur.
Framb rappelle quelques satisfactions apportées par le
travail, tandis que Berettal03 remet en cause la prise de J
position de Golduke :
Framb : Tout de même tu conviendras que le travail est
bon pour de multiples raisons : lien social, finances, santé,
savoir, enrichissement moral et personnel.
Berettal03 : Ça évitera que tu sois un parasite de plus
qui profite des aides sans en avoir besoin alors que d'autres crèvent la dalle et ont
vraiment besoin de la solidarité. Si tu veux rejoindre le clan des grosses merdes fai-
gnantes, t'es sur le bon chemin avec ce genre de questionnement stupide.
Et Bigben, résume à sa façon la discussion, nous laissant sur la question d'avoir
ou non un projet :
96 DISCERNER POUR DÉCIDER

Bigben : Ta mère pense à ton futur ! C'est compliqué de trouver une femme ou
d'avoir des gosses quand on n'a rien : pas de voiture, de maison (ou location), pas
de fringues classe, pas de mobilier, etc., et les sous de côté vont te servir plus tard et
si tu ne commences pas dès maintenant à économiser, ils te manqueront plus tard
et tu devras retarder tes projets !
Après comme les loosers n'ont généralement pas de projet à toi de voir.

Si l'on en croit cette discussion, dans la société d'aujourd'hui et sans cher-


cher à en analyser les causes, l'enjeu du travail ne va pas de soi. Ces échanges
mettent en avant deux extrêmes : d'un côté un travail intermittent à condi-
tion de se contenter « de sa petite vie, sans superflu » ; et de l'autre, travailler
pour une cause. Le travail apparaît alors nécessaire et utile, pour soi et pour
les autres.

Travailler et se rendre utile

Voici des extraits d'une interview de Johan sur ce que représente pour lui le
travail1. Nous le citons tel quel, comme précédemment :

« Mais autrement non c'est bien, moi j trouve que ça passe le temps quoi c'est
surtout ça parce que moi j'vois, mes parents rentrent pas bien tôt, donc y a
des moments j'me dis heureusement qu'je bosse parce qu'autrement j'resterai
comme ça c'est pas possible. »
Contrairement à Golduke, pour Johan il n'est pas possible de ne pas travailler.
II est gardien. Mais ce travail où souvent il n'y a pas grand-chose à faire, manque
pour lui d'attraits :
« Par exemple là j'ai perdu mon grand-père depuis dimanche dernier ben ma
grand-mère se retrouve toute seule (...) comme j'iui ai dit "si un jour tu as
besoin de moi, d'un coup de main, de quoi que ce soit j'prends la voiture,
j'arrive (...) j'aime rendre service tout autour de ma famille pourtant ils sont
pas tous dans le coin" (Relance : "C'est plus important que le travail ?") — Ah
ouais, j'pense ouais parce que ça m'fait bouger, ça m'fait sortir, parce que bon
le gardiennage, c'est vrai c'est super comme boulot mais j'veux dire des fois on
a strictement rien à faire (...) c'est du boulot mais sans plus quoi j'veux dire,
c'est pas du boulot tapant, que là aider la famille j'pense que c'est, pour moi
c'est quand même assez important. »

1. Court extrait d'une thèse soutenue à l'université de Lyon2. Ce texte apparaît sur la Toile,
sans référence à son auteur.
Travailler, pour quoi ? 97

Johan met en avant son désir d'être utile, de rendre service. Sa famille est le
premier cercle où il trouve des raisons de vivre. Plus loin, il tient à préciser que
l'argent n'est pas son seul motif. Il aime aussi que le travail soit bien fait :
« Je reconnais que c'est un boulot pas trop mal mais bon c'est sûr qu'il faut
y aimer quoi, c'est-à-dire que le gars qui fait ça parce que juste y a l'argent à
la fin du mois comme font les lycéens en ce moment les trois qui sont avec
moi, moi j'admets pas trop quoi, parce que bon c'est bien de toucher l'argent
mais y a pas l'argent, d'abord y a le boulot voir s'il a été fait ou pas quoi et oui
aujourd'hui c'est tout de suite l'argent. »
Et le manque de solidarité le révolte, lui qui, à l'inverse, fait de cette valeur un
leitmotiv dans sa sphère privée. Parlant d'une situation où il manque une per-
sonne pour le relever de son poste, il déclare :
« Y'en a très peu qui respectent parce que soit d'une part le gars est malade, soit
le gars l'a fait exprès ou alors le gars le prend pas au sérieux (...) "j'ai personne
pour ma relève qu'est-ce que j'dois faire ?" il m'a dit "ben dans ces cas-là vous
devez faire quatre heures de plus" (...) y a des fois c'est emmerdant quoi parce
qu'on aimerait mieux voir la famille que travailler. »

Pour Johan, le travail est un lieu d'engagement personnel, de valeurs.


Il exprime des convictions fortes sur la façon de tenir son poste. Ses convic-
tions le conduisent à juger du comportement que devraient avoir des
collègues pour réaliser ce qui est attendu. Johan a conscience de l'utilité
de son travail.
En regard de ce qui est exprimé dans ces exemples, nous rappelons les
quatre principales dimensions du travail généralement identifiées par la
sociologie1 et lui donnant du sens :

• Le travail se présente d'abord comme une activité productive, créatrice


d'utilité économique et qui se contre-distingue des loisirs. Selon cette
dimension, le travail peut être considéré comme contraignant.

• Le travail procure un statut. S'il définit des statuts juridiques différents


comme ceux de travailleur indépendant, d'entrepreneur ou bien de sala-
rié, il indique aussi les rôles divers exercés dans les professions et des
métiers : ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, cadres, etc.
D'autres catégories, comme celle d'expert ou celle de manager traduisent
ce statut professionnel exercé dans l'activité économique. Selon Michel
de Coster, ces distinctions sont capitales « pour déterminer la position

1. Coster, M,, de Pichault, E, Traité de sociologie du travail, Bruxelles, De Boeck, 1994,


pp. 23-23.
98 DISCERNER POUR DÉCIDER

sociale des individus dans l'organigramme imaginaire de la société ».


Cela renvoie à une appréciation sociétale du travail.

• Le travail s'inscrit dans le temps social des individus. Cela invite à


prendre en compte les réalités physiques et biologiques personnelles et
collectives. C'est ainsi que la durée du temps de travail est un enjeu tout
autant personnel que collectif. Les débats récurrents sur les 33 heures
et la semaine de quatre jours ou sur l'équilibre entre vie professionnelle
et vie de famille montrent tout l'enjeu de cette dimension.

• Le travail occupe un espace. L'aménagement des espaces de travail crée


des conditions de travail différentes, facilitant plus ou moins les inter-
actions entre les individus. C'est ainsi qu'à l'étage d'un immeuble, un
même plateau impossible à cloisonner serait aménagé différemment
pour une plateforme téléphonique, chaque opérateur devant disposer
d'un box ou d'un casque sur les oreilles, que pour une société de conseil
où l'interaction entre les consultants est recherchée. Dans le cas de la
plateforme, il y aura la volonté d'optimiser l'espace de travail, chacun
devant être seul avec ses appareils et seulement contrôlé par un supervi-
seur. Dans le cas de la société de conseil, ce sera, à l'inverse, la possibilité
de se « mêler » du travail des autres qui sera encouragée.

Ces quatre dimensions ne disent cependant pas tout ce que représente


le travail. L'approche sociologique est au moins à compléter par les apports
de la psychologie du travail1. Selon cette dernière, la satisfaction au travail
est une dimension importante, qu'il faut prendre en compte. Cette ques-
tion de la satisfaction ouvre à des réflexions sur les attitudes au travail, les
besoins et les motivations, les traits de caractère ou encore l'habileté et les
connaissances nécessaires pour une performance individuelle et collective
reconnue.
S'ajoute encore la dimension politique du travail avec les questions de
l'emploi et du chômage ou de la formation initiale et continue. Cette der-
nière s'articule avec la dimension économique du travail qui considère le
travail sous l'angle de la production de biens et de services au niveau d'un
département, d'une région, d'une nation, etc.

1. Dolan, A.L., Lamoureux, G., Initiation à la psychologie du travail, Boucherville, Canada,


Gaétan Morin, éditeur, 1990, p. 9.
Travailler, pour quoi ? 99

Unifier le travail

Trouver une cohérence dans son travail n'est pas toujours simple. Bien sou-
vent les organisations imposent des priorités qui peuvent être contradic-
toires : économiques, techniques, satisfaction du client, qualité, etc. Cela
peut conduire à de véritables tiraillements lorsqu'il faut agir. Nous allons
l'illustrer par l'histoire à\x guichetier performant.

Quand des objectifs ne sont pas compatibles avec les finalités

Le guichetier performant perd un client malgré lui !

François1, universitaire, intervient dans les organisations au sein de


programmes de recherche-action. Dans le cas que nous relatons, il
accompagne un projet de réorganisation d'une grande entreprise
publique. Celle-ci veut développer son activité commerciale de façon
plus offensive, avec de nouveaux produits et des objectifs de parts de
marché. C'est un changement d'identité fort. En conséquence, cer-
tains personnels voient leurs métiers se modifier, en particulier les
guichetiers deviennent des vendeurs.
Avant que ce tournant commercial ne soit pris, les cadres et chefs
d'agences ne s'adressaient à leurs collaborateurs que lorsque ces der-
niers étaient en difficultés. Le travail des guichetiers était assez routi-
nier, aussi intervenaient-ils peu souvent.
Avec la nouvelle organisation, il est demandé aux cadres de « coller »
au terrain, et notamment d'être plus à l'écoute de leurs vendeurs. Ces
cadres ont dû suivre des formations pour apprendre à développer une
présence authentique auprès de leurs agents devenus vendeurs, et, par
exemple, de savoir leur manifester, à bon escient, qu'ils sont satisfaits
d'eux et de leur travail.

1. Cette histoire est extraite de la conférence « Travail et discernement » donnée par François
Hubault, en janvier 2005 dans le cadre de l'Institut de discernement professionnel
(IDP). L'intégralité de ses propos et du débat qui a suivi est placé en Annexe 2. D'autres
conférences sont disponibles sur le site de 1TDP ; www.discernement.org. François Hubault
est membre fondateur et associé du Laboratoire d'intervention et de recherche ATEMIS :
http-J/www. atemis-lir. com
100 DISCERNER POUR DÉCIDER

Étant, un jour, dans une des agences de cette entreprise et ayant passé
plusieurs heures à observer le travail des vendeurs, François s'efforçait
de comprendre le travail du cadre, chef d'agence. Il se trouvait assis,
dans son bureau, en face de ce dernier.
Vers 16 h, passant devant la porte ouverte du bureau, Lionel, un des
vendeurs, s'adressant directement à son chef lui lance : « Je suis en
train de faire un carton. » Le cadre, pensant à la formation de mana-
ger qu'il venait de suivre, lui rétorque aussitôt : « Ça, c'est une vente !
Génial ! » Mais Lionel de rétorquer : « J'aime pas quand on fait ça ! »
Pris à contre-pied, le manager se demande alors s'il n'a pas en face de
lui un militant syndical, qui se serait caché jusque-là et qui s'oppose-
rait à cette évolution du service public. Et Lionel d'ajouter : « On a
perdu un client ! » Le chef d'agence comprend encore moins et reste
perplexe.
François n'a rien perdu de ce dialogue. Se retournant vers Lionel, il
l'invite à prendre place dans le bureau pour une discussion à trois.
François lui demande alors ce qu'il a voulu dire par : « J'aime pas
quand on fait ça ! » Lionel lui répond : « Eh bien voilà, ce client c'est
mon client. Tout ce que je lui ai vendu depuis des années c'est sur
la base de la confiance qu'il me fait. C'est à moi seul qu'il achète.
D'ailleurs, ajoute-t-il, vos files d'attente, ça ne marche pas. Les gens
ne vont pas là où il y a moins de monde. Ils font la queue pour
voir leur guichetier habituel, même si c'est plus long. Donc votre
nouvelle façon de traiter le client, c'est des histoires car vous nous
demandez de faire un service qui ignore les personnes ! Ce n'est
pas du service, c'est de la production industrielle ! » Le manager
désemparé par cette sortie, approuve de la tête et ose dire : « Je
comprends. » Le vendeur poursuit : « Cette personne, quand elle
va rentrer chez elle — moi je vous le dis — dans sa famille, ils vont
lui dire : "Toi, ils ne t'ont pas raté ! Tu t'es fait avoir." Et donc,
conclut-il, je pense qu'on l'a perdu ce client. Et vous venez me dire
que c'est bien ? Que c'est une belle vente ? Eh bien, si c'est cela être
un vendeur, ce n'est pas un métier ! N'importe qui sait le faire et ça
n'a plus d'intérêt. »
Travailler, pour quoi ? 101

Cet exemple donne une illustration de ces priorités contradictoires qui


« écartèlent » parfois un collaborateur en première ligne face au client.
Comment concilier performance économique et relation de confiance avec
les clients ? Comment arbitrer ? Le discernement selon les finalités peut y
aider. Pour cela, une hiérarchisation des priorités de l'organisation facilitera
les arbitrages.
Rappelons1 les distinctions qui sont à faire entre finalité, but et objectif :

• La finalité est la « raison d'être » de l'organisation, ce à quoi elle contri-


bue dans la société.

• Les buts sont les trajectoires qui précisent les manières dont l'organisa-
tion décline sa finalité.

• Les objectifs sont les indicateurs qui fixent l'effort à fournir dans telle
ou telle direction.
Imaginons comment une organisation semblable à celle où travaille
Lionel vérifie ces définitions :

Fournir davantage de services sur le territoire, en fidélisant les clients


Finalité
par une relation de confiance
Réinventer le quotidien des usagers/accélérer la transformation
Buts
numérique
Augmenter le nombre de services proposés/raccourcir les délais/augmenter
Objectifs le taux de fidélisation des clients/multiplier le traitement d'opérations à
partir du domicile
Moyens, Réaménagement des agences
plans Accompagnement des vendeurs à la formation des clients
d'actions Formation des chefs d'agences

La finalité retenue ici montre que la confiance, celle à laquelle Lionel est
attaché, est plus importante que les objectifs de vente. Autrement dit, dans
une telle organisation, la vente ne serait pas une fin en soi mais un objectif
nécessaire. Lionel et les autres guichetiers de l'agence pourraient donc réflé-
chir aux arbitrages possibles selon les catégories de clients et les enjeux éco-
nomiques.
Cet exemple montre que, selon les contextes, chaque arbitrage sera unique.
Mais des espaces de discussions au niveau de l'agence et avec chacun pris
individuellement seront inévitables. Le discernement, en proposant une

1. Cf. Ouverture : Une autre approche de la décision, le discernement.


102 DISCERNER POUR DÉCIDER

manière de mettre en balance les options, permettrait de se mettre en accord


avec soi-même et avec ceux qui jugent le travail sur ce qui importe ainsi que
sur la façon de le mettre en œuvre.

Travailler pour satisfaire des besoins et répondre à des désirs ?

« Travailler, pour quoi ? » est une vaste question. Pour chacun, selon les
contextes et les périodes de son existence la réponse peut varier. Et pour-
quoi faudrait-il distinguer le travail et le hors travail ? En séminaire de for-
mation, nous invitons chaque participant à prendre le temps de clarifier sa
réponse à la question : « Travailler, pour quoi ? » Faire un état des lieux, à un
moment donné, permet d'identifier ce qui est de l'ordre de ses besoins ou
de ses nécessités d'une part et de l'ordre de ses désirs d'autre part.
Voici, par exemple, comment Simon, 38 ans, technicien dans l'industrie
automobile et se formant pour devenir ingénieur, a construit sa réflexion
et dressé une sorte d'état des lieux :

Hier, aujourd'hui, demain, je travaille pour...

Répondre à des désirs, aspirations

* Me sentir utile
* Me sentir en phase avec
moi-même Faire s'épanouir des
gens proches
* Conforter ma finalité
* Évoluer spirituellement

Pour, Avec
moi d'autres
* Besoin financier * Besoin de vie sociale
* Exister dans un groupe * D'échanger
* Besoin d'évoluer, de * De découvrir d'autres
progresser personnes
* Besoin de me nourrir, * Faire vivre ma famille
de bouger physiquement * Répondre favorablement
* Préparer mes moments à leurs attentes
de repos * Remplir des objectifs


Satisfaire des besoins nécessaires
Travailler, pour quoi ? 103

Cet état des lieux montre que les choix très concrets, au quotidien, se
prennent plus ou moins consciemment selon des besoins et des désirs mul-
tiples. Cette prise de conscience des arguments majeurs qui orientent les
décisions permet d'identifier différentes « utilités ». Elles correspondent à
des registres économiques, physiologiques, psychologiques, sociologiques,
voire philosophiques.
Cependant, la vie professionnelle peut conduire à ne pas mettre en oeuvre
certaines compétences, l'un ou l'autre talent ou charisme particulier qui, au
contraire, s'exerce dans la sphère privée : familiale, amicale, associative...
C'est pourquoi nous proposons un second exercice pour ne plus se situer
sur le seul registre du travail mais en raisonnant en termes d'activités1. Ces
activités sont les initiatives que chacun prend, ce qu'il aime faire et qui
répondent à un critère d'utilité. Voici les réponses de Simon :

Quelles sont les activités que j'aime faire et qui sont utiles

ISCll li IC I v_ Lj 13 Li cr

/■ N
* Discuter
* Aller dire bonjour aux * Donner des coups de main
collègues * Débattre
* Aider si problèmes * Proposer
* Demander de discuter. * Provoquer
écouter * Jouer au loto le vendredi
midi

Pour Avec
moi d'autres
* M'occuper de mes
animaux, de ma maison
* Faire les magasins pour
et du jardin ma fille et ma femme
* Prendre du temps pour
l'informatique (jeux, * Participer à des repas
logiciels) de famille
* Mécanique auto * Discuter, débattre,
proposer, provoquer
* Faire de la moto
* M'entretenir physiquement

Dans le registre de la vie personnelle

1. Activité : ensemble des actes coordonnés et des travaux de l'être humain ; au sens psycholo-
gique et biologique : ensemble des phénomènes psychiques et physiologiques correspondant
aux actes de l'être vivant, relevant de la volonté, des tendances, de l'habitude, de l'instinct,
etc. (Petit Robert)
104 DISCERNER POUR DÉCIDER

Cet exercice invite à se situer davantage dans l'action. On peut constater


que, pour Simon, certaines de ses activités sont communes à sa vie profes-
sionnelle et à sa vie personnelle : « débattre, proposer, provoquer ». Simon
n'a pas expliqué ce qu'il met derrière ces trois mots. Mais ce n'est pas cela
qui importe. En choisissant ces termes, il y voit des initiatives qui traduisent
autre chose que le travail à faire. Il y voit un certain talent pour certaines
compétences, un certain charisme pour être en relation avec les autres...
Charles Taylor, philosophe canadien, parle de « biens de vie » à propos
des actions que nous accomplissons, des manières d'être et des vertus « qui
définissent ce qu'est réellement une vie bonne pour nous »'. Selon lui, cela
trace une frontière entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas.

• Pour présenter la philosophie d'Aristote, Taylor prend l'image d'une


ascension douce interrompue par plusieurs plateaux, chacun d'entre eux
étant comme une hiérarchie de buts. La question devient alors pour
nous : « Quels sont les buts que nous poursuivons ? »

• Pour présenter l'utilitarisme, Taylor rappelle qu'en ses différentes ver-


sions, ce qui est recherché, c'est « le bonheur humain, le plaisir et la
réduction de la souffrance ». Selon cette perspective la question devient
pour nous : « Pour certains choix, qu'est-ce qui est utile pour le plus
grand nombre ? »

• Pour parler de justice, Taylor se réfère à E. Kant comme celui qui voit
d'un côté, « à haute altitude », les questions morales avec, en point
de mire, la justice et le respect de ses semblables ; et de l'autre, « la
plaine basse » des désirs ordinaires. La question devient pour chacun :
« Comment agir de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen ? »2
Ces trois fondements philosophiques sont des points de repères pour
guider les actes parfois les plus quotidiens. Mais Charles Taylor va plus loin
en introduisant le concept de « la vie que nous menons » :
« En dernière instance, nous ne sommes pas là simplement pour accom-
plir des actes isolés, chacun (de ces actes) étant juste, mais pour vivre une

1. Taylor, C., La Liberté des modernes, PUF, 1997, p. 285-303.


2. Kant énumère trois impératifs catégoriques dans la Critique de la raison pratique : « Agis de
telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi univer-
selle ; agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité en toi-même et en autrui comme
une fin et jamais comme un moyen ; agis comme si tu étais à la fois législateur et sujet dans la
république des volontés libres et raisonnables. » (Encyclopédie Larousse en ligne)
Travailler, pour quoi ? 105

vie, ce qui veut dire être et devenir un certain type d'être humain. (...) La
vie est quelque chose que vous menez (...) ce qui implique à la fois l'idée
que notre vie va quelque part, peut-être dans plusieurs directions simul-
tanées, et que nous nous efforçons de guider dans une certaine mesure ce
(ou ces) mouvements. »'

Donner l'occasion de réfléchir à sa conception du travail, c'est aussi


rejoindre un lieu de ressourcement vital où chacun aspire à unifier son exis-
tence. Et pour cela, identifier les besoins pour lesquels chacun travaille, cla-
rifier en soi-même les désirs qui poussent à agir conduit à des questions plus
philosophiques telles que « qu'est-ce que bien agir ? ». C'est aussi se
demander « qu'est-ce que la vie bonne ? », pour soi-même et avec les autres.
Enraciner le travail dans une perspective collective permet de sortir de soi
et de se demander : « Travailler ensemble, pour quoi ? »

Le travail comme expérience collective

Si « travailler pour quoi ? » est une question personnelle, elle est aussi une
question collective : « Travailler ensemble, pour quoi ? » Qu'est-ce qui
fédère ? Qu'est-ce qui réunit les personnes autour d'une même intention ?
Les orientations que choisit une organisation n'ont pas à recueillir l'assenti-
ment de tous. Elles privilégient des options, en abandonnent d'autres. Il ne
s'agit pas d'être tous d'accord, mais de « savoir s'accorder », comme le sou-
ligne François Hubault :
« Les organisations n'ont nul besoin que leurs membres soient plei-
nement en accord avec elles. La grande affaire du travail, c'est de savoir
s'accorder, pas d'être d'accord, de sorte que si les raisons de l'entreprise ne
sont pas les miennes, dans le même temps il faut ménager la possibilité que
mes raisons soient entendues. »2

Néanmoins, selon une perspective humaniste, le travail est avant tout


une expérience collective, car l'on ne travaille jamais seul dans nos sociétés
mais toujours avec d'autres et pour d'autres. Il est donc utile sinon néces-
saire que les organisations, au niveau d'une équipe de direction, d'un dépar-
tement ou d'un service, clarifient le sens de l'action collective, la raison
d'être du travail fait ensemble.

1. Ibidem.
2. L'intégralité de la conférence de François Hubault sur « Discernement et travail » est en
Annexe 2 et disponible sur le site www.discernerment.org.
106 DISCERNER POUR DÉCIDER

À titre d'exemple, voici le texte que l'Icam1, sur le site de Lille, présente
aux entreprises ou institutions partenaires qu'il accompagne. Il rassemble
les convictions de l'Icam, issues de différents textes fondateurs et reformule
pour aujourd'hui et de façon condensée, les principes qui ont présidé à la
création, en 1900, de cette école d'ingénieurs. Depuis, celle-ci s'est ouverte
à la formation professionnelle et continue, du CAP au BAC professionnel,
ainsi qu'à la recherche.

Dimension humaniste du travail

Convictions portées par l'Icam

Toute personne a une vocation qui lui est propre. Elle est
responsable de son devenir dans la Société, tant du point de vue de
ses compétences que de ses qualités humaines. Cette responsabilité
personnelle s'exerce également auprès de son entourage
Le management
professionnel.
assure pleinement son
rôle chaque fois qu'une
Dans les organisations ;
personne est considérée
- Produire des biens et des services c'est, à travers nos projets et non pas comme un moyen
nos activités, être en définitive au service des personnes et de la de production mais qu'elle
collectivité. est reconnue par la valeur
ajoutée de son travail et sa
- Travailler, c'est unir les volontés et rapprocher les hommes dignité propre.
et les femmes. Ils se découvrent et coopèrent au bien commun.
Les rencontres, l'affrontement des problèmes, la recherche des La finalité ou la mission que
solutions permettent d'éprouver les chances et les difficultés du se fixe chaque organisation,
en lien avec la stratégie,
travail en équipe.
facilite le discernement et
- Développer, c'est se soucier autant de progrès social que de l'implication des équipes sur
croissance économique. On est constructif en choisissant de ne les décisions individuelles et
collectives.
rien esquiver des débats humains que pose l'activité économique.
En partageant ces principes quant au rôle des personnes et des équipes dans
les organisations, chacun est invité à faire l'expérience de la liberté et en particulier
de la liberté de choix. En lien avec des valeurs et au service de finalités partagées,
les uns et les autres contribuent à la réalisation des projets. Au-delà des résultats
obtenus, ceux qui évaluent le travail sont conscients de l'engagement dont chacun
a fait preuve et sait le faire valoir. icam

1. Institut catholique d'Art et Métier.


Travailler, pour quoi ? 107

Ce fondement, comme d'autres qui l'ont précédé, peut servir de réfé-


rence pour orienter la stratégie de l'Ecole. D'autres institutions pour-
raient s'en inspirer, l'adapter, si leurs dirigeants souhaitaient fédérer leurs
équipes sur le sens du travail. Il est peut-être intéressant pour chacun de
l'illustrer par ses exemples propres. Tel paragraphe peut également être
invoqué dans une situation tendue entre deux collaborateurs ou avec un
manager, tel autre pour faire le choix de créer un produit ou un service
correspondant à un réel besoin mais qui n'est pas forcément des plus
rentable.
Au cours d'un atelier d'échanges entre quatre dirigeants, l'un d'entre
eux déclarait clairement vouloir promouvoir une démarche humaniste dans
son entreprise. Voici son témoignage :
« Ce qui me motive, me pousse à agir et ce pour quoi finalement j'ac-
cepte d'avoir une vie agitée, c'est pour que les personnes mettent en œuvre
leurs talents, découvrent de nouvelles compétences et les mettent au service
d'un groupe. Mais concrètement ce n'est pas simple. Les collaborateurs ne
mettent pas en premier l'intérêt général. Ce n'est pas facile. Alors je tente
de résoudre le "gap" en les impliquant dans des projets portant sur l'évo-
lution de l'entreprise, même s'ils ne sont que simples chefs d'équipes. Ils
peuvent faire émerger des idées venant de la base, des ouvriers. J'éprouve
une grande satisfaction lorsque l'on discute sur un projet commun, où
chacun part de sa place dans l'entreprise. »

Se sentant seul à porter cette dynamique, il se demandait comment la


partager. S'atteler à rédiger à quelques-uns un texte qui serve de point d'appui
à une vision collective du travail peut être une occasion de mettre en avant
certaines convictions sur le travail et de faciliter ainsi le discernement.
Et pour un collaborateur en situation difficile, un texte exprimant
les convictions des dirigeants vis-à-vis des équipes peut être utile pour l'aider
à prendre du recul et reprendre l'initiative. En voici un exemple avec la situa-
tion de Florence :

Florence est contrôleur de gestion. En ce mois de septembre, elle doit analyser,


pour une équipe d'acheteurs, les écarts entre leurs budgets et leurs réalisations.
Ce travail est important car il prépare l'attribution des primes individuelles
sur objectifs. Ses premières estimations ne donnent pas les résultats que le
directeur administratif et financier (DAF) attendait. Ce dernier veut des expli-
cations, ce qui oblige Florence à réaliser une analyse plus détaillée en consul-
tant les acheteurs. Mais ceux-ci la laissent se débrouiller seule, ce qui retarde
sa réponse. Mécontent de ce délai, le DAF perd patience et s'emporte contre
108 DISCERNER POUR DÉCIDER

Florence. Pour le satisfaire, celle-ci s'organise afin de travailler une bonne par-
tie de la nuit et de mener à bien cette analyse. Elle confie pendant 24 heures
ses deux enfants en bas âge à sa belle-mère. Florence termine son analyse et
la présente le lendemain au DAF qui ne lui témoigne aucune reconnaissance
pour l'effort accompli. Il lui fait entendre que cela fait partie de son contrat de
travail et que c'est aussi une question d'organisation personnelle, de gestion de
ses priorités et de son temps de travail. Florence réalise alors qu'elle ne dispose
pas des moyens nécessaires pour faire tout ce qui lui est demandé. L'embauche
d'une stagiaire, par exemple, pourrait lui rendre de grands services mais elle
n'est pas en position de prendre cette décision.
Participant à un atelier où le texte des convictions de l'Icam lui a été présenté,
Florence réalise 1) Que dans son département le travail en équipe n'est pas
valorisé. Son chef de service laisse chacun se débrouiller, face à son propre
travail. 2) Elle souhaiterait que son travail de contrôleur de gestion soit plus
intéressant, alors qu'il n'est aujourd'hui qu'un gagne-pain, ce dont elle a grand
besoin avec deux enfants à charge.
En lisant ce texte, l'idée, présente en elle depuis longtemps, que chacun a une
vocation propre, des talents à mettre en œuvre, refait surface. En y réfléchis-
sant, Florence reconnaît qu'elle ne se donne pas les moyens de sa progression
en termes de compétences et de qualités humaines. Elle s'interroge aussi sur la
manière dont les acheteurs investissent leur travail : « Je devrais peut-être oser
dire aux acheteurs que, au-delà des primes, l'enjeu est de faire équipe. » Enfin,
elle s'apprête à rencontrer le DAF et obtenir de lui qu'une situation comme
celle qu'elle a vécue ne se reproduise plus.

D'un point de vue philosophique, l'humanisme, qui fonde la pratique


du discernement, telle que nous la présentons, vise la contribution de tout
homme au bien commun. Elle est irréductible aux droits de l'homme pour
reprendre les propos de A. Desreumaux et J.-P. Brechet cités au chapitre
précédent. L'épanouissement personnel et collectif devient la conséquence
de la joie de contribuer à une œuvre commune. Cet humanisme s'appuie,
dans nos travaux, sur des auteurs que nous avons déjà mentionnés comme
René Descartes, Louis Lavelle et Charles Taylor :

• René Descartes, dans une œuvre inachevée, propose vingt et une Règles
pour la direction de l'esprit, invitant à trouver en soi une manière de faire
pour se gouverner.

1. Texte établi par Victor Cousin, disponible à l'adresse : 98266429.free.fr/up/1312l40572.pdf.


Travailler, pour quoi ? 109

• Louis Lavelle partage l'idée d'une vie de l'esprit, riche et créatrice. Les
textes qu'il a écrits interpellent le lecteur, comme L'Erreur de Narcisse^.
Ces textes permettent de passer d'un repli sur soi, souvent bien naturel,
à une ouverture à l'environnement.

• Charles Taylor, dans Les Sources du moi, la formation de l'identité moderne1


montre que, aujourd'hui, l'individu a un sentiment d'intériorité qui
l'invite à se questionner en profondeur sur ce qu'il vit. Les valeurs supé-
rieures de la vie ne sont plus dictées de l'extérieur comme autrefois,
elles sont dans la manière de vivre. Il explique que c'est en clarifiant les
différents « biens » que nous poursuivons, c'est-à-dire nos aspirations
hautes, que chacun peut accéder à une identité propre, supérieure, qui a
du sens, certes pour soi mais surtout pour les autres.

« Travailler, pour quoi ? » est une question existentielle. Elle se pose avec
plus d'acuité à certains moments de l'existence : lors du choix de ses études,
de la recherche d'un emploi, en éprouvant que son rythme de travail
empêche de profiter de la vie de famille, à l'occasion d'événements doulou-
reux nous atteignant ou vécus par un proche. Oser répondre à cette ques-
tion demande d'en prendre le temps, sachant que la réponse restera toujours
personnelle et propre à chacun.
Etre au clair avec la raison d'être de son travail apparaît d'autant plus
nécessaire si nous sommes affrontés à un choix important touchant notre
vie professionnelle. Que ce soit un choix d'ordre éthique où l'intérêt géné-
ral de l'entreprise se trouve en cause ou bien un choix de réorientation pro-
fessionnelle. Agir ou chercher à agir en cohérence avec le sens visé procure
une profonde satisfaction, celle d'être à sa place, de se conduire de façon
ajustée.

LE CHOIX, UN MOMENT DE VÉRITÉ

La pratique du discernement selon les finalités n'est pas permanente. Le


quotidien étant fait de centaines de décisions, il n'est pas possible de dis-
cerner en permanence. Le discernement est à considérer comme une expé-
rience fondamentale pour franchir des étapes, pour effectuer des
changements de points de vue ou pour trouver une liberté plus grande

1. Première publication : Bernard Grasset, 1939 ; Éd. de la Table Ronde, 2003.


2. Traduction française, Seuil, 1998.
1 10 DISCERNER POUR DÉCIDER

dans la manière de penser et d'agir. Cette expérience d'un discernement


approfondi laisse des traces qui maintiennent active la volonté d'y voir
plus clair. À la manière de l'entraînement à la plongée sous-marine, si nous
en croyons l'expérience d'un moniteur : pour plonger en eaux profondes,
il est nécessaire de se préparer psychiquement, de façon intense, afin d'être
capable d'adopter les bons réflexes ou de faire les bons choix au bon
moment. Anticiper les risques, imaginer les conséquences, savoir être
prudent, garder son sang-froid pour franchir les paliers de décompression
en respectant les délais ou oser faire le dos rond à plusieurs, à cinq mètres
de profondeur, face à un requin... Tout cela exige un vrai travail sur soi
pour s'adapter à cet environnement. La pratique régulière d'un tel sport
retentit plus largement sur l'ensemble de ses comportements au quotidien.
De manière analogue, c'est ce que peut produire la pratique du discerne-
ment. Une expérience en eaux profondes, en soi-même, qui modifie pro-
gressivement et par paliers, les attitudes et les comportements. Une
expérience limitée dans le temps, mais qui retentit sur l'ensemble de son
existence. Une expérience avec en son cœur la question du sens et la
recherche de davantage de vraie liberté.
Lorsqu'on doit faire un choix, il n'est pas toujours nécessaire de parcourir
les cinq étapes du processus de discernement que nous avons décrites dans
l'ouverture de ce livre. Il est des choix qui trouvent leur réponse dès que la
question est bien posée ou que la finalité est claire. Il y a des choix qui
s'imposent lorsqu'un peu de libre arbitre a été retrouvé.1 D'autres, au
contraire, supposent que l'on aille jusqu'au bout de la délibération. Mais
toujours il sera nécessaire de prendre le temps de la confirmation.

Quand la bonne question fait apparaître le bon choix

Vincent serait-il poussé à l'erreur ?


Vincent travaille dans la restauration collective depuis trois ans. Pendant les
neuf derniers mois, une réorganisation de l'entreprise a été initiée, de façon
participative, avec des groupes de travail régionaux. Mais, le directeur régional
nouvellement nommé a cassé ce processus collectif en décidant, seul, de réor-
ganiser lui-même les activités en passant de cinq services à trois. Vincent n'a
pas pu choisir le service dans lequel le directeur l'affecte. Il aurait souhaité en

1. Cf. fin du chapitre 6, l'analyse de Douze hommes en colère.


Travailler, pour quoi ? 111

parler avec des collègues mais n'a pu le faire car il avait 24 heures pour donner
sa réponse.
En reprenant des dossiers, laissés en plan par son prédécesseur muté dans
une autre région, Vincent découvre que des appels d'offres n'ont pas reçu de
réponse et que des contrats risquent de ne pas être renouvelés si les réponses
ne partent pas dans les cinq jours. Vincent s'imagine que la nouvelle res-
ponsable du service, nommée en même temps que lui, pourrait le rendre
responsable d'une telle situation, alors qu'il est humainement impossible de
rattraper en quelques jours le retard accumulé par son prédécesseur. Mais
Vincent n'ose pas lui en parler. Il a vite constaté qu'elle aime faire des réunions
et se dérobe devant les demandes d'entretiens. De plus, il l'a vu mettre publi-
quement en cause, dans des réunions, untel ou unetelle ainsi que le groupe
des commerciaux dont il fait partie. Pour Vincent, elle lui apparaît comme
toute dévouée au nouveau directeur régional et choisie par ce dernier. Sans
recours, il est dans l'impasse. Le temps joue contre lui. Il se sent de plus en
plus seul et menacé.

Cet exemple voudrait montrer comment passer d'une situation a priori


sans issue à une décision, car bien souvent il n'est pas simple d'identifier
rapidement les options. Que faire ? Comment essayer de sortir de
l'impasse ?

La méthode PREO ; Problèmes - Enjeux - Options

Les situations complexes surgissent souvent à l'improviste et de manière


inattendue, suscitant un tumulte intérieur où instinct, raisons objectives et
émotions difficiles à contrôler se mélangent. Les attitudes de son entourage,
la part de doute que l'on ressent sur l'un ou l'autre sujet, le manque d'infor-
mation, l'influence de personnes impliquées dans la situation, l'envie de...,
ou la crainte de..., autant d'ingrédients qui peuvent mettre, sinon dans la
confusion, du moins dans la perplexité. Aussi, est-il nécessaire de commen-
cer par poser clairement le problème, les enjeux et les options, de telle sorte
que leurs formulations aident à faire face et à poser les termes du ou des
choix à faire.
La méthode PREO invite à objectiver, en le faisant par écrit, le problème,
les enjeux et les options et en soumettant à d'autres ces formulations pour
s'assurer qu'elles sont facilement comprises. Ce sera un gage d'objectivité
face à une situation donnée.
1 12 DISCERNER POUR DÉCIDER

Voici comment Vincent a formulé la problématique de son choix :

• Problème :
— le sentiment d'être asphyxié par la charge de travail et les tensions
internes au service ;
— le pilotage de l'organisation centré sur les seuls résultats lui met
encore plus la pression ;
— il ne lui paraît pas possible d'obtenir, de sa chef de service, le temps
d'écoute minimum dont il aurait besoin ;
— il a l'impression d'avoir à prouver des compétences qui, jusqu'ici, lui
étaient reconnues.

• Enjeux :
— être plus proche des clients ;
— retrouver de la respiration et du goût dans son travail ;
— retrouver de l'autonomie.

• Options :
— demander un entretien, mais à qui ? Il a trois interlocuteurs pos-
sibles : sa chef de service, le directeur régional ou encore le DRH ;
— faire front avec d'autres collègues qui vivent une situation analogue ;
— ne pas prendre d'initiative et demander à changer de poste ;
— ou bien quitter l'entreprise.

Cette méthodologie que Vincent a mise en œuvre lui permet d'identifier les
tenants et les aboutissants d'une situation qui lui échappait depuis trois mois.
Il reprend ainsi la main sur une réalité où il était perdu. Mais, s'étant déjà
trouvé en conflit avec un dirigeant dont l'objectif premier était la performance
financière et conscient que le nouveau directeur régional, qui partage cette
même préoccupation, soutiendra la responsable du service qui lui est toute
dévouée et estimant qu'il n'a plus la force de se battre, il apparaît clairement à
Vincent qu'il ne peut plus réaliser ce pour quoi il y était entré. Considérant les
quatre types d'options — demande d'entretiens, faire front à plusieurs, ne pas
prendre d'initiatives puis chercher ailleurs — Vincent formule le dilemme sui-
vant : « Rester encore deux ans dans cette entreprise ou ne pas y rester ? » Et la
réponse lui semble évidente. Il lui faut partir car il n'est plus loin du burn out.
Le désir d'un travail collaboratif en équipe, dans sa spécialité, ne l'a pas quitté.
Il espère pouvoir rebondir. Etant donné l'importance d'un tel choix, il sera
néanmoins conseillé à Vincent de poursuivre les étapes du discernement afin
de vérifier cette évidence qui s'est imposée à lui et l'a libéré.
Travailler, pour quoi ? 113

La question du choix une fois posée, soit sous forme de dilemme soit
sous forme d'alternative, vient ensuite le temps de retrouver davantage de
libre arbitre (recherche d'informations, prise de recul sur les personnes
impliquées et identification des attracteurs). Puis vient le moment de la
délibération.

Retrouver davantage de libre arbitre

Retrouver davantage de libre arbitre est une étape majeure dans le processus
de discernement. Nous lui consacrerons de larges développements au cha-
pitre 6.

Le temps de la délibération

Nous reprenons en synthèse1, dans le tableau ci-après, les trois modes de


délibération en expliquant leur principe, les étapes et la manière dont se
manifeste le choix, choix qui provient de la finalité visée.

• L'intuition et l'évidence ne proviennent pas d'étapes puisque le choix


apparaît comme « un coup de foudre » au regard de la finalité. Cette
manifestation du choix n'est pas très fréquente.

• La relecture des scénarios montre bien que le discernement est une pra-
tique de la préférence. Il n'y a pas de principes à suivre mais des options
à choisir dont l'une d'entre elles contribue davantage à une finalité.

• Le libre jeu de la raison fait moins appel aux mouvements intérieurs,


à ce que ressent le décideur en imaginant l'avenir car les pièges en psy-
chologie sociale nous ont montré qu'il est difficile de se désengager
d'une situation (effet de gel) sans mobiliser des arguments. L'« évidence
argumentée » est constituée de deux questions lorsque peu de temps est
disponible et qu'il faut bien trancher.

1. Cf. En guise d'ouverture, Quel mode de délibération adopter ?, p. 20.


I 14 DISCERNER POUR DÉCIDER

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Travailler, pour quoi ? 115

CONCLUSION

« Travailler, pour quoi ? » Pour répondre à des besoins vitaux, se sentir utile,
pour donner du sens à son activité, s'inscrire dans une finalité que l'on reçoit
comme sa vocation propre... C'est immanquablement prendre des risques.
Des risques qui engagent toujours d'autres. Cette « sortie de soi », c'est-à-
dire cette volonté d'agir dans un intérêt plus large que le sien, suppose
d'opérer des discernements. François Hubault les commente ainsi :

« [Risque et discernement] nous renvoient évidemment à des dimen-


sions morales. Or, dans cette affaire, par le fait même que travailler, c'est
immanquablement prendre un risque, se pose toujours la question de
savoir comment mobiliser le processus de discernement. Quel est donc
l'enjeu du discernement dans la gestion de la prise de risque ? C'est de
savoir comment on évalue ce dans quoi on s'engage, comment on y est
amené par la confiance dans ce que l'on fait ou ce que l'on croit. Cela pose
alors une autre question : celle de "ce" (les choses) et "ceux" (les personnes)
qu'on laisse de côté.
Car "ceux" qu'on laisse de côté, ce sont les autres, qu'on a sorti de la
cible visée puisque, comme le dit Levinas, l'énoncé ; "Tout homme est
mon prochain" est à la fois vrai et injouable. L'éthique, dès lors, c'est de res-
ter concerné par ceux qu'on a laissé de côté, envers qui on ne peut se tenir
quitte, c'est-à-dire se croire libéré d'une obligation morale ou sociale.
Si on écrit "ce" qu'on laisse de côté, c'est alors la dynamique de l'intelli-
gence pratique qui est convoquée car il faut bien clôturer, dimensionner, à
un moment donné le problème que l'on pose. (...) Ce n'est pas parce que
j'ai dit : "Je m'arrête là" car il faut bien décider, "que je suis quitte envers
ceux que je laisse dehors car ce qui s'y passe, dehors, peut toujours remettre
en cause ce qui se passe dedans". »

Travailler suppose de prendre en compte la variété des besoins et des aspi-


rations individuelles et collectives, de considérer qu'ils sont multiples, d'être
conscient que le futur dépendra de ceux qui feront partie de l'aventure et de
ceux qui n'en seront pas. L'aventure du travail dépasse le cadre des organisa-
tions, des institutions.
Mais « travailler, pour quoi ? », c'est également pour donner du sens aux
décisions individuelles et collectives, c'est faire le bon choix. La pratique du
discernement ne peut se réduire à une méthode qui suppose de passer systé-
matiquement par plusieurs étapes. Elle prépare et accompagne le moment
du choix qui survient lorsque le sentiment du « bon choix » se présente
comme un fruit arrivé à maturité. Ce moment peut arriver rapidement ou
1 16 DISCERNER POUR DÉCIDER

demander du temps. S'il vient rapidement, il est nécessaire de vérifier :


1) que le point de départ est bien posé - avoir clarifié le problème pour
identifier les options ; 2) que la finalité visée est claire ; 3) que l'option choi-
sie est confirmée. Le choix qui apparaît libère-t-il du doute ? Donne-t-il
sérénité et courage, malgré les risques pressentis, en dépit de ce qu'il faut
bien abandonner et mettre de côté ? Si ce n'est pas le cas, plus de temps sera
nécessaire pour qu'apparaisse le « bon choix ». C'est alors l'étape consacrée à
retrouver davantage de libre arbitre qui permettra d'avancer en faisant la
part des choses entre ce qui est objectif et ce qui est subjectif ; puis viendra la
délibération pour identifier ce qui est favorable et défavorable dans chacune
des options.
Il n'y a pas de bonnes décisions, mais de bons choix. « Ce sont nos choix,
Harry, qui montrent ce que nous sommes vraiment, beaucoup plus que nos
aptitudes. »' Cette parole de Dumbledore adressée à Harry Potter l'invitait
à donner du sens à son engagement. Quand bien même les aptitudes ne
semblent pas extraordinaires, la question du bonheur au travail est davan-
tage une question de choix que de compétences.

— Pour aller plus loin

Le discernement de la vocation
Voici une page du philosophe Louis Lavelle. Pour la lire avec profit, vous
pouvez prendre le temps d'en méditer l'un ou l'autre passage qui vous tou-
che davantage, selon la manière de faire « S'inspirer d'un texte » dont la
grille se trouve en Annexe 3. Ne pas hésiter à y consacrer entre 20 et 30
minutes.
Le discernement de la vocation
Il y a en nous un flux qui nous porte, mais qui est tel pourtant que nous
avons l'impression assurée de le suivre alors que c'est nous-mêmes qui le
faisons jaillir. Ainsi la vocation est une réponse à l'appel le plus intime de
mon être secret, sans que rien s'y substitue qui vienne ou de ma volonté
propre ou des sollicitations que je reçois du dehors. Elle n'est d'abord
qu'une puissance qui m'est offerte ; le caractère original de ma vie spiri-
tuelle, c'est de consentir à la faire mienne. Elle devient alors mon essence
véritable.

nsr —

1. J. K. Rowling, Harry Potter et la chambre des secrets, Gallimard, 1999, p. 349.


Travailler, pour quoi ? 117

nsp

On peut manquer à sa vocation faute d'attention pour la découvrir ou de


courage pour la remplir. Mais on ne la découvre pas si on oublie que chacun
a la sienne et qu'il lui appartient aussi de la trouver. Et on ne la remplit pas
si on ne lui sacrifie tous les objets habituels de l'intérêt ou du désir. Il arrive
(aussi) qu'on n'en sente la présence que quand on lui est infidèle.
Il y a le danger le plus grave à imaginer que cette vocation est lointaine et
exceptionnelle, alors qu'elle est toujours proche et familière, et enveloppée
dans les circonstances les plus simples où la vie nous a placés. Il s'agit pour
chacun de nous de la discerner dans les tâches mêmes qui lui sont propo-
sées, au lieu de les mépriser et de chercher quelque destinée mystérieuse que
nous ne rencontrerons jamais.
La vocation ne se distingue par aucune marque extraordinaire qui soit le
signe de notre élection : et elle demeure invisible, bien qu'elle transfigure les
plus humbles besognes de la vie quotidienne. C'est parce qu'elle est le senti-
ment d'un accord entre ce que nous avons à faire et les dons que nous avons
reçus qu'elle est pour nous une lumière et un soutien. Avec elle, chacun naît
à la vie spirituelle, chacun cesse de se sentir isolé et inutile. Ainsi elle ne
nous dispense pas, comme on pourrait le penser, de vouloir et d'agir : au
contraire, elle charge nos épaules d'un immense fardeau ; elle doit nous
rendre prêts à accepter toujours quelque obligation nouvelle, à toujours
nous engager sans jamais attendre.

Louis Lavelle, « L'erreur de Narcisse »,


La Vocation et la destinée 5 (extraits), Grasset, 1939
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TRAVAILLER AVEC ET POUR LES AUTRES

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120 DISCERNER POUR DÉCIDER

Pour dépasser la tendance à parler des habitudes et du caractère dans le


travail avec les autres, nous rappelons que l'on travaille d'abord pour
d'autres. Des annotations sur une douzaine de thèmes sont ici reprises. Elles
sont la relecture d'expériences d'Ignace de Loyola dans son gouvernement
d'un ordre religieux. Cette reprise que nous proposons peut aider à animer
les équipes et développer les qualités humaines des collaborateurs.

Ces personnages qui nous entourent

TOUBUREAU est une PME de 130 personnes qui commercialise


des fournitures pour toutes sortes d'organisations : entreprises, asso-
ciations et administrations. Le centre régional de Reims couvre la
partie Est de la France. Dorothée, la responsable régionale est entou-
rée d'une équipe de 40 personnes, dont 30 sont basées à Reims. Les
dix autres sillonnent la région Est. L'équipe comprend au total des
commerciaux, des acheteurs, une équipe informatique et une équipe
qui travaille à l'entrepôt car 60 % des produits transitent par le centre
régional. TOUBUREAU fait de la rapidité de livraison une de ses
forces distinctives.
Dorothée, en poste depuis deux ans, réalise qu'il n'est pas simple de
faire travailler ensemble les uns et les autres. Non pas qu'il y ait plus
de tensions qu'ailleurs. Mais les parcours professionnels et person-
nels de chacun, leurs habitudes et leurs caractères propres composent
une alchimie sur laquelle Dorothée a l'impression de manquer de
prise. Depuis son entrée en fonction, elle a pris des initiatives avec
les acheteurs et les commerciaux : mise en place d'entretiens annuels
avec chacun, menés par leurs responsables hiérarchiques ; séminaires
au vert de deux jours pour faire le bilan de l'année et réfléchir aux
perspectives d'avenir ; etc. Dorothée a aussi organisé une formation à
l'écoute active pour tous ceux qui ont une responsabilité d'encadre-
ment, d'animation d'équipes et de conduite de projets. Vingt per-
sonnes ont suivi ces deux jours de formation. Le bilan économique
de l'activité est tout juste suffisant et malgré les efforts déployés par
Dorothée pour améliorer le climat général, le résultat est, à ses yeux,
peu significatif. Dorothée est arrivée à la conclusion que les habitudes
et les caractères sont si ancrés qu'il ne sera pas possible d'obtenir des
Travailler avec et pour les autres 121

formes de coopération plus spontanées et plus solidaires. Bref, tra-


vailler avec les autres se passe à peu près bien quand les personnes
vivent déjà une certaine proximité. Mais sinon, elles lui paraissent plu-
tôt enclines à faire ce qu'il faut dans leur poste et pas plus. Dorothée
est confrontée à l'éternelle pression du commerce qui prend des enga-
gements vis-à-vis des clients sans avoir vérifié auprès des équipes si
cela suivra. Les commerciaux se glissent volontiers dans un mode
de management par objectifs, alors qu'ils ne sont pas managers des
entrepôts. Et certaines qualités humaines, telles que le respect et la
compréhension des intérêts divergents ne sont toujours pas présentes,
là où ce serait pourtant nécessaire.
Au cours d'une formation qu'elle a suivie, la question du discerne-
ment a particulièrement intéressé Dorothée. Elle en a vu tout l'intérêt
pour structurer les étapes d'un choix, en vue de prendre une déci-
sion. Mais elle réalise que discerner pour décider c'est aussi introduire
des pratiques, des manières de faire qui supposent une proximité des
personnes, proximité qui permet ensuite de mieux se comprendre.
Dit autrement : avant d'appliquer des méthodes de management ou
d'animation d'équipe et pour éviter un discours du type : « Mobili-
sez vous, travaillez davantage ensemble », elle va s'inspirer de recom-
mandations qui visent à entraîner les personnes vers davantage de
proximité, malgré leurs différences de point de vue et leurs histoires
personnelles.

Voici, esquissés, les portraits des principales personnes avec qui Dorothée
travaille :

• Carine est coordinatrice de l'entrepôt. Très joviale, son humour est un peu
caustique mais elle met de la bonne humeur autour d'elle. Carine prend
facilement en main des projets. Ayant toujours de quoi écrire sur elle, dès
que vous discutez avec elle, son carnet se remplit de notes, y compris en
entretien informel. Aussi Dorothée ne peut s'empêcher de penser qu'un
jour ou l'autre Carine se servira de ses notes, qui pourraient être retour-
nées contre elle, Dorothée. Elle constate aussi qu'avec Carine, les choses
doivent fonctionner comme elle le souhaite et qu'elle joue beaucoup
122 DISCERNER POUR DÉCIDER

la carte de la séduction. Elle se montre, en effet, très douée pour négo-


cier et obtenir ce qu'elle veut.

• Yves est chef de projet en informatique. Il est particulièrement doué dans


l'exercice de son métier. Il est à l'écoute, va de l'avant, se montre plutôt
optimiste. Il a de l'empathie et perçoit vite comment composer avec les
uns et les autres. Mais quand les choses sont tendues, il n'est pas rare
qu'il fasse part de ses états d'âme au travers de longs courriels, parfois
adressés en copie à plusieurs personnes.

• Jean-Pierre est acheteur. Il n'est pas carriériste, bien au contraire. Au même


poste depuis 23 ans, il est très consciencieux, mais faisant correctement
son travail, sans plus. Son rythme est réglé comme celui d'une horloge :
arrivée le matin à 8 h 25, départ le soir à 18 h 15. Il prend son déjeuner,
à la même heure et avec les mêmes collègues. D'humeur toujours égale,
rien ne semble le perturber. Quand on l'interroge, il répond souvent par
des : « Comme tu veux », « J'sais pas », « Heu ! » ou par un lourd silence.
Il semble ne pas se poser beaucoup de questions et prend les gens tels
qu'ils sont. Cependant, Jean-Pierre repère vite là où se créent les blo-
cages dans l'organisation.

• Christophe est technico-commercial. Efficace avec les clients, il est très


bon dans les réponses aux appels d'offres. Rigoureux, il ne laisse rien
passer et n'hésite pas à faire comprendre à ses interlocuteurs qu'ils
vont dans la mauvaise direction. Pour lui, les choses sont simples dans
la vie parce qu'elles sont vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises. II
suffit de prévoir et de s'organiser. Chacun à sa place dans l'organisa-
tion et tout ira bien. Bref, Christophe a globalement réponse à tout,
avec de bons argumentaires pour faire rentrer son interlocuteur dans
sa manière de voir. Parfois il s'emporte exprimant alors des points de
vue tranchés.

• Florence est webmaster. Elle est très investie dans son activité. Céli-
bataire, elle travaille à 4/5e et n'est jamais là le vendredi. Cependant
elle n'hésite pas à prendre de son temps personnel pour se mettre à
jour, avoir du recul, innover. Elle travaille régulièrement à son domi-
cile le soir ou le week-end. Mais Florence a un grand principe : quelle
qu'en soit la raison, elle n'est pas prête à échanger son vendredi contre
un autre jour, même exceptionnellement. Quand bien même ce serait
pour une réunion demandée par Dorothée. Florence a conscience de
ses qualités et de ses limites, mais ne souhaite pas changer de compor-
tement.
Travailler avec et pour les autres 123

• Josée est informaticienne. Également à 4/3e de temps car son mari est
décédé. Elle s'occupe de ses enfants le mercredi. Josée n'aime pas les
conflits et veut toujours apaiser les tensions, aussi elle fait très souvent
ce qu'il faut pour concilier les choses et prend rarement position dans
les échanges. Très souple sur les possibilités d'organisation, elle accepte
de se libérer certains mercredis, si nécessaire, demandant à ses parents
de venir s'occuper des enfants. Par contre, elle peut difficilement arriver
avant 9 h du matin et partir après 18 h. Josée comprend bien les per-
sonnes qui lui ressemblent, mais n'arrive pas à comprendre celles qui
sont très différentes d'elles et qui créent autour d'elles des tensions. Elle
sait bien faire remonter les problèmes que peuvent ressentir les équipes
avec qui elle travaille.

• Zora est assistante administrative de l'entrepôt. Elle est très intègre.


Marocaine et de religion musulmane qu'elle n'hésite pas à afficher,
chacun a pu constater, au moment du Ramadan, que Zora n'avait
pas peur de parler de sa foi. Elle n'a aucune difficulté à discuter des
raisons qui l'ont conduite à pratiquer sa religion. Par tempérament,
Zora ne va pas se prononcer sur les situations. Mais Dorothée s'est
rendu compte que si on l'interroge, elle fait preuve d'une grande
finesse d'analyse.

Voilà brièvement présentés les membres qui composent l'équipe de tra-


vail de Dorothée. Beaucoup pourraient, sinon s'y reconnaître du moins
retrouver, avec des nuances ou des traits complémentaires, l'un ou l'autre
de ses collaborateurs ou collaboratrices.

Questions

Comment, dans son management, ne pas en rester à ces simples descrip-


tions de caractères qui, en se focalisant sur certaines habitudes ou certains
traits des personnalités enferment les personnes dans des rôles vite figés ou
stéréotypés ?
Que manque-t-il, en particulier dans les pratiques de management, pour
mieux s'adapter aux divers contextes, pour mieux prendre en compte les
histoires individuelles et collectives ? Chercher des explications dans les
types de personnalités ou dans les motivations de chacun ne donne que des
grilles de lecture, parfois bien réductrices. Le recours aux tests de personna-
lité ou l'importance accordée à certaines théories de la motivation, comme
celle schématisée par la célèbre pyramide de Maslow, peuvent simplifier,
124 DISCERNER POUR DÉCIDER

à l'excès, la réalité des individus1 et les enfermer dans des catégories, ou faire
croire qu'ils sont motivés par leurs seuls besoins.
D'une maniéré plus générale y comment travailler et faire travailler ensemble
ceux qui ne se ressemblent pas ou qui n'ont pas envie de faire d'efforts parti-
culiers dans cette direction car ils ne partagent pas les mêmes leitmotivs ?
Reprenons par exemple les conceptions du travail, particulièrement déve-
loppées au long des précédents chapitres. Il y a :

— ceux qui sont indécis, qui ne se prononcent pas ou encore privilégient


la fuite en avant, là où d'autres prennent beaucoup de décisions quitte à
les justifier au nom de l'efficacité [cf. chapitre 1) ;
— ceux qui ne prennent pas de recul et se laissent conduire par les événe-
ments, là ou d'autres se questionnent régulièrement sur leur degré de
liberté et s'attachent à relire les faits marquants de leurs expériences pro-
fessionnelles [cf. chapitre 2) ;
— ceux dont les raisons profondes de travailler sont davantage centrées sur
des besoins et des nécessités, ne pouvant déployer leur charisme, là où
d'autres trouvent un lieu de réalisation de soi, voire une contribution
utile à une oeuvre commune (cf. chapitre 4).

Travailler avec les autres ne va pas de soi car les conceptions personnelles
et parfois intimes ne sont pas toujours compatibles.

LES RAISONS DE TRAVAILLER EN COMMUN

Travailler est d'abord une affaire de personnes. Le grand mérite du travail,


c'est qu'il réunit les personnes autour de quelque chose à réaliser. L'idée de
bien commun, au contraire, opère une division entre ceux qui se sentent
obligés de coopérer en se basant sur des relations personnelles contractuelles
et ceux pour qui, participer à la vie en société, permet de s'accomplir.

Le travail est d'abord une affaire de personnes

Que les personnes soient directement en contact les unes avec les autres
ou qu'elles le soient par le biais de machines ou de nouvelles technologies,

1. Utiliser la pyramide de Maslow pour comprendre la motivation d'un sans domicile fixe
reviendrait à lui dire : « Vous qui faites la queue pour aller au cinéma, vous feriez mieux de
satisfaire vos besoins primaires, c'est-à-dire de vous préoccuper de votre logement et d'une
nourriture saine ! »
Travailler avec et pour les autres 125

ce qui est fabriqué se fait à plusieurs, à commencer dans le travail à la chaîne :


l'opérateur intervient sur des pièces déjà montées pour « passer la main » au
suivant qui, à son tour, rajoutera une pièce et ainsi de suite, jusqu'au pro-
duit fini.
Le travail bien fait en aval dépend de la façon
dont il a été fait en amont et de la façon dont les
individus se sont souciés de ce que les autres
auront à faire ensuite. C'est encore plus vrai
dans les activités de services où le travail met en
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relation l'agent avec des personnes qui sont, soit
physiquement présentes, soit rejointes par l'intermédiaire de moyens de
communication.
Les exemples connus de tous comme aller chez le coiffeur ou faire appel à
l'opérateur d'une plateforme téléphonique l'illustrent : le travail dans les
services est d'abord une affaire de relation entre des personnes. Dans les
activités de service la satisfaction du client joue un rôle de premier plan.
Cela oblige à tenir compte des individualités. La manière de répondre au
besoin exprimé par le client sera entièrement différente si l'opérateur reçoit
un appel d'une personne âgée ne comprenant pas grand-chose aux touches
de son téléphone portable et qui demande à son petit-fils de 10 ans
de prendre l'appareil pour « voir avec la dame » comment envoyer un SMS ;
ou bien s'il s'agit d'un jeune geek, plus compétent que l'opératrice, qui lui
fera vite comprendre qu'il a besoin de parler à un expert.
Si la plupart des dirigeants n'hésitent pas à déclarer que, dans leur entre-
prise « il n'y a de valeur que d'hommes » ou que « nos collaborateurs sont
notre meilleur atout » ou mieux encore, aux dires d'une chaîne hôtelière,
que « notre réussite n'est possible qu'avec des collaborateurs passionnés qui
incarnent avec excellence et enthousiasme nos standards de haute qualité.
Chaque collaborateur reflète sa passion par sa forte implication dans son
travail ». Ces affirmations peuvent-elles masquer les difficultés inhérentes
à toute situation de travail, à la confrontation de points de vue divergents,
de personnalité affirmées ? Et tiennent-elles, ces affirmations, devant la pres-
sion des marchés financiers1 ? Les indicateurs, les résultats et les profits sont
nécessaires et mêmes essentiels, mais doivent toujours demeurer à leur juste
place. Lorsqu'ils priment, cela signifie que les personnes qui constituent

1. Cf. Les films Ressources Humaines de Laurent Cantet ( 1999) et Violence des échanges en milieu
tempéré de Jean-Marc Moutout (2003), mettent cela en scène. On pourra aussi se reporter
à Quand les cadres se rebellent, D. Courpasson & J.-C.Thoenig, Paris, Vuibert, 2008.
126 DISCERNER POUR DÉCIDER

le corps vivant de l'organisation sont instrumentalisées, oubliant ainsi, au


nom d'une culture du résultat ou de l'efficacité, de les respecter en tant que
personne.
L'arrière-plan de notre réflexion s'enracine dans une conception huma-
niste du travail qui a pris son essor en France dans les années 1970, dans la
suite du courant dit des Relations humaines1. Ce courant a donné naissance
au titre de directeur des ressources humaines (DRH), fonction qui peut faire
croire qu'il n'y aurait pas d'opposition entre humanisme et management.
En 2010, deux ans après la crise des subprimes, Jean-François Chanlat,
professeur en sciences des organisations à l'université Paris-Dauphine et
spécialiste international du management interculturel, expliquait au cours
d'une table ronde2 :
Après avoir rappelé que notre société est fondée sur l'idéal de la révolu-
tion : « Liberté-Égalité-Fraternité », il estime3 que l'on cherche aujourd'hui
à construire « une société plus apaisée, où tout le monde devrait se dévelop-
per à sa juste mesure (...), dans la tolérance, le respect et le développement
du progrès et de la culture ». Selon J.-F. Chanlat, cette intention porteuse
d'un idéal commun pour la société « a été quelque peu perturbée avec la
révolution industrielle et sa logique économique, notamment sa logique
marchande, qui s'est imposée parfois de façon très violente au niveau des
individus et des groupes ».
Et J.-F. Chanlat précise : « On voit bien que si l'humanisme est toujours
là, il s'est retrouvé dans une tension terrible. (...) Pour la plupart des socié-
tés qui nous ont précédés, c'était le rapport entre les hommes qui était le
plus important. Or, dans ce que nous avons fait advenir avec la modernité
et surtout la modernité tardive qu'est l'industrialisation, c'est le rapport
des hommes aux objets qui est devenu plus important que le rapport des
hommes entre eux. (...) L'humanisme dont on parle ici en a parfois pris un
coup, pour ne pas dire ébranlé. »

1. Courant de pensée en management développé aux États-Unis entre les deux guerres sur la
base des travaux de chercheurs qui ont étudié les comportements des groupes et des indivi-
dus au travail. Ils mettent en avant que des comportements, en apparence incompréhen-
sibles, trouvent leurs origines dans des logiques de sentiments et d'idéologies et que les
individus ont des besoins innés, sont soumis aux forces du groupe auquel ils appartiennent
et cherchent à maximiser leur satisfaction face à ce groupe d'appartenance.
2. A. Anquetil et alii., « Humanisme et Management » in Humanisme et Entreprise, 2010/3
n0298, pp. 5-12.
3. Nous résumons ici son propos.
Travailler avec et pour les autres 127

Le travail est une affaire de personnes. C'est d'ailleurs cela qui est intéres-
sant dans le travail, car ce qui peut être fait par une machine relève de l'exé-
cution d'une tâche et n'est pas un « travail » si l'on considère que travailler
c'est faire l'expérience de ce qui ne fonctionne pas, du risque, de ce qui
résiste et de ce qu'il faut prendre en compte et mettre de côté pour fabriquer
un produit ou rendre un service de qualité.1

Le travail réunit, là où l'idée du bien commun divise

Nous avons vu dans le chapitre précédent combien il était important de cla-


rifier pour soi-même le fondement du travail. Et nous avons rappelé à cette
occasion les deux principaux fondements : satisfaire des besoins et répondre
à des désirs. Car il est clair que les membres d'une organisation peuvent ne
pas partager le même fondement. L'enjeu est ailleurs. Les histoires et les
convictions personnelles, comme les diverses pratiques managériales, sont
des variables qui influencent les raisons d'être au travail de chacun. II ne
s'agit pas de vouloir que tous adoptent un même fondement humaniste.
L'enjeu est de mieux se comprendre et de se respecter grâce à la clarification
de ses motivations profondes au travail, chacun ayant sa place dans l'organi-
sation, quel que soit son fondement.
Le point que nous abordons maintenant est, non plus la conception du
travail pour soi-même, mais la conception de l'Entreprise comme bien
commun1. Là, deux visions extrêmes s'opposent, si nous en croyons Alain
Desreumaux et Jean-Pierre Brechet auxquels nous nous référons, deux
visions qui sont également à respecter. Dès lors, au-delà des conceptions
personnelles du travail et de l'entreprise, c'est bien « le travail qui nous
attend » qui réunit les personnes. Selon ces deux auteurs, la notion de bien

1. Nous invitons le lecteur à lire l'article de François Hubault en Annexe 1 sur « Travail et dis-
cernement ».
2. A. Desreumaux, J.-P. Brechet, « L'entreprise comme bien commun », RIMHE, 2013/3
n0 7, pp. 77-93.
128 DISCERNER POUR DÉCIDER

commun renvoie à une conception de la société (et des sociétés qui la


composent) qui se distingue de deux visions extrêmes.1

• La première ne voit dans toute société qu'un agglomérat d'individus


forcés de coopérer parce qu'ils ne peuvent survivre autrement, mais qui
poursuivent leurs seuls objectifs personnels sans que l'appartenance à la
société ne contribue en aucune façon au développement de chacun en
tant que personne. Selon cette vision, on retrouve la métaphore d'un
contrat social aux termes duquel chacun abandonne une partie de sa
liberté à une autorité supérieure, l'Etat, de façon à garantir une protec-
tion collective dans la poursuite des fins personnelles. Ici, la société ne
recherche aucun but spécifique pour elle-même, et il ne peut rien y avoir
qui constituerait une fin commune ou un bien commun.
• La seconde conception considère à l'opposé l'individu comme une
simple composante de la société, une sorte de molécule de l'organisme
social, ne valant qu'eu égard au rôle qu'il y remplit. Le bien individuel dis-
paraît alors ou ne subsiste que comme résidu. Pour les théoriciens du bien
commun, la société est faite pour l'homme et non l'inverse, mais elle lui
permet de se développer, de se réaliser, au-delà de ce qu'il pourrait faire de
lui-même ou à lui seul. Pour l'individu, participer à la société ne revient pas
à renoncer à son bien personnel mais au contraire à l'accomplir plus plei-
nement. Chercher le bien de la communauté revient à chercher le bien de
l'individu puisque la société n'a pas d'existence indépendamment de celle
de ses membres, et vice versa. Dit encore autrement, le bien de la société (le
bien commun) a la primauté sur les intérêts individuels, non parce qu'il
les limiterait mais parce qu'il constitue une condition de leur réalisation.
Chacun tend à rechercher son bien, mais il ne peut l'atteindre véritable-
ment en dehors de la société ; chercher le bien commun est pour chacun
une façon de s'assurer de son bien personnel. Cette lecture, qui trouve ses
origines dans une pensée de la transcendance d'ordre religieux, rencontre
aujourd'hui des soutiens scientifiques importants avec la primatologie, la
paléoanthropologie et la psychologie du développement qui nous disent

1. II est important de faire la distinction entre l'intérêt général et le bien commun. L'intérêt
général vise l'ensemble des conditions de la vie organique d'un corps social. Il relève de la
responsabilité de tout organe de gouvernement qu'il s'agisse de collectivité publique ou
d'entreprise. Le bien commun est le bien de chacun des membres de la communauté. Le
mot communauté désigne tout corps social dont les membres ont conscience de faire partie.
Il suppose la participation de chacun des membres et pas seulement de ceux qui sont en
charge du gouvernement ou du management.
Travailler avec et pour les autres 129

que la coexistence précède l'existence. La transcendance n'est plus requise


pour poser une interdépendance ontologique et pas seulement utilitaire
comme trait essentiel de la nature humaine (Flahaut, 2011). De façon
générale, on ne peut penser l'individu sans l'appartenance à la société et
à l'espèce comme nous le rappellent Edgar Morin (2001) et nombre de
penseurs qui reconnaissent l'importance des relations sociales, tels que
S. Freud, M. Mead, l'école de Palo Alto, E. Levinas, R. Girard, ou encore
J. Habermas. La conception du bien commun comme irréductible aux
droits de l'homme, considérés prioritairement comme individuels, ne doit
pas être vue comme l'expression d'un vague principe de morale collective
ni comme une représentation parfaitement naïve des phénomènes collec-
tifs. Parler de bien commun de la société ou des autres manifestations de
sociabilité ne revient pas en effet à ignorer l'existence de tensions entre
bien individuel et bien commun, ou entre biens de différents individus
ou catégories d'individus. Tensions liées, pour certaines d'entre elles, aux
comportements...

En reprenant les portraits des collaborateurs de TOUBUREAU qui com-


posent l'équipe de Dorothée, Christophe, le technico-commercial, apparaît
comme participant plutôt de la première conception de la société décrite par
A. Desreumaux et J.-P. Brechet. En effet, il est décrit comme étant efficace avec
les clients. Dans l'entreprise, il réussit à bien travailler avec certaines personnes,
mais n'attend rien des autres, ni de l'entreprise. Beaucoup de ses arguments
sont construits sur la logique du contrat, du respect des règles et de la mise en
avant de ses compétences. Impossible pour Christophe d'évoquer l'entreprise
comme un lieu où l'individu fait passer au second plan ses intérêts. Tout le
monde s'en rend bien compte tant son comportement peut parfois être carica-
tural. Aussi, Dorothée est attentive à lui donner des objectifs collectifs de façon
à l'inciter à prendre en compte des enjeux plus larges que sa seule réussite.
À l'opposé, Jean-Pierre, l'acheteur, pourrait être considéré comme participant
davantage de la seconde conception. En effet, son comportement ordinaire le
montre au service de l'organisation. Il faut que cela « roule » ! Le premier, il
entend faire ce qu'il faut. Il est consciencieux, voire méticuleux dans son travail.
Il perçoit vite les blocages quand cela se présente et saisit rapidement comment
arranger les choses. En même temps, il n'en fait pas plus. Il ne s'engage pas trop
et se tait volontiers. On peut penser qu'il a d'autres centres d'intérêt, où il épa-
nouit d'autres qualités ou d'autres talents. Vu sous cet angle, il ne rejoint que
partiellement la seconde conception de la société identifiée par A. Desreumaux
et J.-P. Brechet. Mais, rappelons-le, ces deux auteurs pointent des conceptions
extrêmes. Il existe un continuum entre ces deux modèles « purs ».
130 DISCERNER POUR DÉCIDER

Selon ce continuum on pourrait essayer de positionner chaque membre de l'équipe


de Dorothée et Dorothée elle-même. En cela, le travail, c'est-à-dire le fait d'être
en quelque sorte attelé à une même tâche au sein d'une même organisation,
réunit des personnes dont les positionnements de fond sont très différents.

Si comme nous avons essayé de le montrer d'abord, le travail se fait tou-


jours avec d'autres et pour d'autres, si le travail réunit, au-delà de concep-
tions de la vie sociale qui peuvent être très différentes, il apparaît que
le travail rassemble, au-delà des différences culturelles et des convictions
sur le sens de l'existence.
C'est ainsi que, de par le monde, bien des entreprises industrielles ont
adopté des méthodes et des pratiques organisationnelles nées au Japon. Ou
encore, lors de séminaires de formation que nous animions en Algérie, cer-
tains participants nous faisaient part de leurs dilemmes : s'ils respectaient le
jour de repos coranique du vendredi, ils voyaient leur temps de travail à
l'international se réduire. Ce qui ne leur apparaissait pas viable dans l'inté-
rêt même de leur propre entreprise.
C'est cette question de la place, au travail, des convictions sur le sens de
l'existence que nous évoquons maintenant.

Quand religions et spiritualité s'invitent au travail

Travailler, c'est aussi regarder comment faire pour que, bon gré mal gré, les
personnes se réunissent au-delà de leurs convictions existentielles. Travailler,
c'est mettre au premier plan l'expérience de la rencontre entre les personnes.
C'est cela qui fait évoluer les manières de voir et donc les manières d'agir.
Aborder ensuite les pratiques de management et le fonctionnement des
organisations par la question du travail, c'est privilégier ce qui est concret et
dépend d'un contexte donné : qui est là, pour faire quoi, avec qui, quand et
pour quoi ? C'est autour du travail concret, du travail réel, que des hommes
et des femmes peuvent se mobiliser plus ou moins volontairement, chacun
selon ses motivations.

Zora, l'assistante administrative a demandé des aménagements d'horaires


durant la période du Ramadan. Dorothée a décidé de les lui accorder, réalisant
à quel point la pratique de sa religion est importante pour elle. Au cours de
l'entretien, Zora lui avait expliqué qu'avec le Coran elle trouvait un cadre lui
permettant de mener une vie qui la rendait heureuse.
Travailler avec et pour les autres 131

Management et religion sont-ils compatibles ? Dans un article intitulé


Management et religion - La poule devant un couteau, Maurice Thévenet1,
professeur en management à l'ESSEC et au CNAM, écrit :
« Différentes raisons peuvent expliquer [de ne pas avoir pensé plus tôt le
lien entre management et spiritualité]. La première, c'est que le management
dans sa rationalité indépassable, son intelligence extrême et ses découvertes
définitives se suffit à lui-même. La seconde raison possible relève de la diffi-
culté des théories du management à aborder spiritualité et religion comme
si elles étaient la poule devant le couteau, préférant alors détourner la tête
faute de savoir comment l'aborder. La question de la spiritualité pose des
problèmes de définition et de mesure, elle renvoie à des questions si person-
nelles que l'organisation ou le management n'osent les aborder.
(...) L'appétit pour les questions d'éthique depuis Enron jusqu'à
Lehman Brothers explique aussi cet intérêt. La religion s'immisce aussi
dans les questions managériales quand un dossier spécial de la Revue fran-
çaise de gestion s'interroge sur les rapports entre l'Islam et le management,
quand les entreprises sont confrontées aux revendications de pratiques reli-
gieuses sur le lieu de travail, quand Benoît XVI publie un document de
doctrine, encyclique, détaillant les positions de l'Eglise Catholique sur le
fonctionnement concret de l'économie et la responsabilité des entreprises2,
quand son prédécesseur Jean-Paul il publie un texte de même nature sur le
travail3... dont le contenu aurait pu figurer dans un best-seller à\x manage-
ment et de la gestion des ressources humaines. »

Maurice Thévenet explicite ensuite les raisons conduisant le manage-


ment à prendre en compte la religion et la spiritualité :

• Un management en apparence bien maîtrisé conduit à des impasses en


période de crise car il n'est plus à même d'expliquer le sens des situations
de travail.

• L'ouverture culturelle, telle que Dorothée la vit avec la demande d'amé-


nagement de ses horaires faites par Zora, entre également en ligne de
compte. Zora, en effet, affirme clairement ses convictions culturelles et
religieuses.

• Enfin, nombreux sont aujourd'hui ceux qui veulent puiser dans l'expé-
rience multiséculaire des organisations religieuses des principes pour gui-

1. M. Thévenet, « Management et religion — La poule devant un couteau », Revue Interna-


tionale de Psychologie, juin 2011, Vol. XVII, n0 41, p. 29-43.
2. Benoît xvi — L'Amour dans la Vérité. Site : www. Vatican, va.
3. Jean-Paul II, Laborem exercens. Le Centurion, 1981.
132 DISCERNER POUR DÉCIDER

der leur management. Citons, par exemple, cet ouvrage paru en 2012 :
Quand les décideurs s inspirent des moines1. Déjà, en 1979, le Père Alfred
Ducharme, jésuite québécois dans Le Management des communautés reli-
gieuses. La Compagnie de Jésus et le Management par Objectifs1 s'efforçait
de montrer la modernité des principes de gouvernement de la Compa-
gnie de Jésus. Nous pouvons aussi faire référence à l'étonnant dévelop-
pement de la Mondragôn Corporaciôn Cooperativa, fruit de la vision d'un
jeune vicaire de paroisse, le prêtre basque José Maria Arizmendiarrieta, et
de l'effort solidaire des salariés-associés, qui ont su transformer un petit
atelier consacré, en 1936, à la fabrication de fourneaux et de réchauds au
pétrole, en premier groupe industriel basque et le septième en Espagne3.
Elle est fondée sur des principes démocratiques d'organisation qui valo-
risent en premier lieu la personne et sa promotion, lui donnant un rôle
important dans les décisions.
Poursuivant son propos, Maurice Thévenet estime :
« Les historiens reconnaîtront un jour, dans le cadre d'un management
qui ne commencerait pas avec Taylor ou Fayol, l'intérêt managérial du
monde monastique, des multiples institutions d'enseignement et de cha-
rité qui ont tenté de pratiquer cette combinaison subtile entre les obliga-
tions concrètes de la performance organisationnelle et le fondement de
valeurs spirituelles à faire vivre (...). »

Selon ce même auteur, trois raisons principales justifient que religion


et spiritualité doivent aujourd'hui être prises en compte par les managers :

1) Tout d'abord parce qu'aujourd'hui l'entreprise se voit imposer la ques-


tion de la spiritualité et de la religion. D'un côté, des salariés demandent
à pratiquer leur religion sur le lieu de travail ; de l'autre, la religion ins-
pire les valeurs d'un pays ou les comportements de ses habitants.
2) L'individu est un acteur de base dans l'organisation et si, selon le principe
énoncé par Emmanuel Kant, on ne le considère pas seulement comme
un moyen au service de l'organisation, mais toujours aussi comme une
fin, il est nécessaire de le prendre en compte dans sa dimension indivi-
duelle comme un être spirituel.

1. Sébastien Henry Quand les décideurs s'inspirent des moines — 9 principes pour donner du sens à
votre action, Dunod, 2012.
2. Éd. Bellarmin, Montréal, 202 pages, 1979.
3. Cf. Article Wikipédia.
Travailler avec et pour les autres 133

3) La troisième raison rejoint la première. Religions et spiritualité sont des


réalités anthropologiques qui traversent et même structurent les socié-
tés. Le management ne peut, de ce fait, les ignorer dans sa dimension
collective1. Il reste à chacun de savoir quelle place leur faire dans le quo-
tidien de la vie de telle ou telle organisation.
Maurice Thévenet conclut sa contribution en insistant sur le rôle positif que
la prise en compte de la religion et de la spiritualité, au travers d'un vrai respect
des convictions des personnes, peut apporter à la vie des organisations :
« La question des chercheurs, à travers les problématiques de la moti-
vation, de la satisfaction, de l'implication ou de l'engagement, était tou-
jours la même : comment la performance personnelle s'inscrit dans le cadre
d'un cheminement personnel.
(...) Dans le droit fil de cette approche humaniste, la dimension spi-
rituelle ouvrirait des perspectives en permettant !'« interconnexion » avec
le reste du monde, les autres, l'espace et le temps : elle interrogerait le sens
de l'action de la personne, donnant ainsi un fondement à ses comporte-
ments ; elle suggérerait enfin le sens d'une communauté qui n'est pas qu'un
rassemblement d'individualités. »

On pourrait estimer que Maurice Thévenet épouse une vision idéaliste


de la religion et de la spiritualité. Nos sociétés éprouvent de la difficulté à
traiter avec des personnes pour qui la religion ou la spiritualité signifient
avant tout fermeture et crispation. Ceci est vrai. Beaucoup estimeront aussi
qu'il s'agit là de dérives communes à notre humanité. L'égocentrisme ou
l'étroitesse d'esprit sont largement partagés et il n'est pas si facile de s'en
affranchir. Il nous semble, cependant, que les questions posées par Maurice
Thévenet méritent d'être entendues.
Pour tenter de présenter un volet positif, allant dans le sens des affirma-
tions de Maurice Thévenet, nous voudrions proposer quelques annotations
inspirées du « vivre ensemble » des premières communautés jésuites et qui
sont un héritage de cette tradition.
Au xvic siècle, le Père Pierre de Ribadeneyra, un jésuite qui a longtemps
vécu dans l'entourage immédiat de saint Ignace de Loyola, a mis par écrit
les lignes de conduite que suivait ce dernier dans la direction ordinaire
de la communauté de Rome tout en suivant le développement des missions
de la Compagnie de Jésus dans le monde d'alors. Il est très remarquable

1. On se souviendra que tel ou tel groupe industriel français, dans le courant du XIXe siècle avait fait
construire une chapelle au milieu de leur cité ouvrière et avait salarié un prêtre la desservant.
134 DISCERNER POUR DÉCIDER

que ce texte d'une autre époque1 témoigne d'un très grand respect des per-
sonnes dans la manière de les diriger et d'en prendre soin tout en alliant une
grande fermeté et une haute exigence à une attention pleine de délicatesse.
En cela, ce témoignage peut être inspirant. Au-delà de tournures verbales
anciennes et de références à un univers culturel qui n'est plus, il demeure
actuel.2
En nous efforçant de garder l'esprit de cet auteur et de son modèle, nous
avons repris son écrit sous forme d'annotations, comme des remarques à
propos de telle ou telle question qui se pose dans la pratique managériale
ordinaire. Nous les avons adaptées, précisées et regroupées par thème pour
qu'elles participent à l'enrichissement dont parlait Maurice Thévenet. Nous
les avons aussi complétées avec des points que la pédagogie jésuite propose
aux professeurs des collèges, des lycées et de l'enseignement supérieur. Le
management est aussi affaire de pédagogie.

ANNOTATIONS POUR ANIMER LES ÉQUIPES


ET DÉVELOPPER DES QUALITÉS HUMAINES

Ces annotations ne s'adressent pas seulement aux dirigeants, aux managers,


aux chefs de projets ou aux animateurs d'équipes. Elles concernent plus lar-
gement tous les collaborateurs d'une organisation qui sont en mesure de
mettre en œuvre nombre d'entre elles. En bref, elles concernent toute per-
sonne qui a le souci de favoriser le travail avec les autres.
Nous entendons les présenter comme des notes à la marge de situations
professionnelles courantes. Elles sont une forme de conseil et non des règles
qu'il faudrait suivre. Elles invitent à prendre des initiatives qui restent
à la discrétion de tout un chacun. Elles peuvent exercer une influence
sur les comportements et aider à l'évolution, dans la patience, des habitudes
et des caractères tels que nous les avons évoqués au début de ce chapitre.
Ces annotations suggèrent des idées et un état d'esprit favorisant le progrès
de chacun comme des équipes, en invitant à dépasser ses seuls intérêts
personnels immédiats.

1. P. Pierre de Ribadeneyra, Les Principes de gouvernement de saint Ignace de Loyola, Lille &
Bruxelles, Desclée de Brouwer et Cie, 1882.
2. Dans le cadre d'actions de formation dans de grandes entreprises, nous avons à plusieurs
reprises été invités à présenter des éléments de ce texte à des groupes de cadres. Il a toujours
été reçu comme inspirant et d'une grande actualité.
Travailler avec et pour les autres 135

Sur la confiance

1) Ce n'est pas d'agir et de penser comme le voudrait la mode du moment


qui donne confiance, mais la capacité à prendre du recul et à mettre
en perspective les enjeux personnels et collectifs.
2) En n'étant soi-même pas certain de réussir et en évitant de se mettre
en avant, on permet aux autres de prendre leur place et de donner le
meilleur d'eux-mêmes.
3) Toute personne mérite d'être aidée pour qu'elle en aide ensuite d'autres
à son tour.
4) Pour témoigner de la confiance que nous faisons à ceux avec qui nous
travaillons, il peut être bon de faire part de nos préoccupations et de
recueillir leurs avis. Suivre ces avis, quand ils nous paraissent bons, est
un puissant levier. Tout cela eu égard aux personnes, à leurs fonctions et
leurs responsabilités, à leurs compétences et leurs dispositions propres.
3) En confiant un projet important à un collaborateur, donner les indi-
cations qui semblent utiles, rappeler les enjeux et la finalité visée, puis
laisser la personne libre d'agir selon son jugement. Faire confiance
c'est accepter qu'un collaborateur conduise la mission confiée autre-
ment que nous l'aurions faite.

Sur le rythme de travail

6) Tenir compte des forces et de la santé des uns et des autres prime.
Les horaires, la possibilité de récupérer suite à des périodes très chargées,
le travail à domicile, la façon dont chacun prend des temps personnels...
Autant de choses auxquelles il est bon d'être attentif.
7) La matinée est souvent un moment plus favorable pour traiter avec un
collaborateur de problèmes de fond. Et la fin d'après-midi sera davan-
tage propice pour demander une aide, un service ou aborder un pro-
blème d'organisation ; la fin de journée, la soirée et la nuit favorisant
la réflexion.

Sur l'amitié au travail

8) Le moment du repas peut être un temps de convivialité. S'organiser


afin de déjeuner de temps à autre avec chacun dans son service, quel
que soit son niveau de responsabilité est une des façons d'entretenir un
136 DISCERNER POUR DÉCIDER

lien de proximité et de convivialité. Favoriser les rites, qui au niveau


des équipes, visent à créer des moments de convivialité est aussi une
initiative à prendre et conserver...
9) En cas d'absence d'une personne de son service, chercher à se rensei-
gner directement, sans passer par un collaborateur, sur les raisons qui
motivent cette absence. Quand un collaborateur est malade, envisager,
dans la mesure où cela paraît souhaitable, des possibilités d'aide et de
soutien, y compris en dehors d'un cadre strictement professionnel.
10) Si un collaborateur connaît des difficultés financières, examiner
dans quelle mesure il est possible de l'aider temporairement.

Sur les besoins de chacun

11) Avoir un a priori favorable et être disposé à accorder ce qui est


demandé, quand on ne voit pas d'inconvénient ni pour ce qui est à
faire, ni pour la personne, ni au regard de l'équipe de travail. Sinon
trouver une manière délicate de faire comprendre le refus.
12) S'il apparaît nécessaire de faire une exception pour un tel ou unetelle,
au regard de l'égalité de traitement, des règles et coutumes ordinaires
du service ou de l'organisation, ne laisser personnes s'en offusquer, ni
admettre que d'autres veuillent à leur tour en bénéficier, au seul motif
du : pourquoi pas moi ? Ce serait être faible que de refuser à quelqu'un
ce dont il a véritablement besoin par crainte du qu'en dira-t-on.
13) Pour faire sentir la valeur de ce qui est accordé, il peut être utile d'indi-
quer d'abord les raisons que l'on aurait de refuser et de montrer ensuite
que ces raisons ne sont pas grand-chose devant la volonté de répondre
à une demande raisonnable et d'être agréable à la personne.
14) Si la demande soulève trop de difficultés, prendre le temps d'expli-
quer les inconvénients qu'il y aurait d'accéder à cette demande afin
que la personne comprenne que, malgré toute la bonne volonté du
manager, la chose n'est pas possible.

Pour préserver une bonne ambiance de travail

13) En parlant des membres de son équipe, veiller à souligner les talents de
chacun ; à témoigner publiquement de l'estime dans laquelle, comme
manager, nous tenons chacun. Ne parler des erreurs ou des fautes
d'untel qu'à celui qui pourrait aider à les rattraper ou à les corriger.
Travailler avec et pour les autres 137

S'efforcer, dans ces situations, d'être le plus objectif possible, en rappe-


lant les faits, le déroulement des événements et sans y ajouter aucune
forme de jugement de valeur.
16) Penser à faire part des bonnes nouvelles qui concernent l'organisa-
tion dans son ensemble, l'une ou l'autre équipe ou encore untel ou
unetelle.
17) L'ambition et l'estime de soi nécessaires pour réaliser une œuvre com-
mune peuvent, si on n'y prend garde, conduire à une survalorisation
de soi. L'une et l'autre trouvent là leurs limites. Elles conduisent à
mettre en avant la réussite individuelle au lieu d'encourager le travail
accompli ensemble.
18) Si des équipes ou des personnes entrent en conflit, il est prudent de
rester aussi neutre que possible tant que la situation n'est pas clarifiée,
de telle sorte qu'aucune équipe ou qu'aucune personne ne se sente
offensée.
19) Il est parfois souhaitable de mettre en garde des personnes ou des
équipes contre des écueils courants dans la vie au travail :

— la volonté de réussir peut faire entreprendre des choses trop dif-


ficiles ;
— le découragement face aux difficultés peut provenir de la frustra-
tion de ne pas voir les choses avancer au rythme qui avait été anti-
cipé. Aider à cette patience.
20) Ne pas hésiter à recadrer ou même à sanctionner ceux qui seraient
portés à dénigrer le travail d'autrui, que ce soit à l'intérieur ou à
l'extérieur de l'organisation.

Sur les missions et le poste de travail

21) Traiter chacun selon ses capacités et l'ardeur qu'il peut mettre au
travail. Donner des tâches d'abord faciles puis plus consistantes et
mettre à l'épreuve ceux qui pourraient être appelés à des fonctions
plus importantes. Dans le cas où un travail nouveau pourrait contra-
rier un collaborateur, mieux vaut qu'il lui soit demandé par son
supérieur hiérarchique immédiat plus proche de lui. A l'inverse, un
hiérarchique de niveau deux ou trois n'hésitera pas à proposer directe-
ment une mission à accomplir susceptible de plaire au collaborateur,
en informant son responsable immédiat. C'est l'occasion d'échanges
138 DISCERNER POUR DÉCIDER

qui permettent à celui qui est plus loin du terrain de s'en rapprocher
dans des conditions favorables.

22) Ne pas imposer une charge de travail que la personne porterait avec
peine. Tenir compte de son savoir-faire et de ses forces. Pour savoir
s'il est opportun de proposer telle ou telle activité à un collaborateur,
distinguer ce qui est facile de ce qui est difficile :
— si c'est quelque chose de facile qui lui est demandé, une tierce per-
sonne peut faire la démarche. Si elle refuse, on en saura en général
les raisons, qui la plupart du temps, seront légitimes ;
— si c'est quelque chose de difficile qui lui est demandé, aller voir la
personne et traiter directement avec elle : dans un premier temps,
vérifier qu'elle serait d'accord pour prendre en charge cette activité
ou cette mission ; dans un second temps, s'assurer avec elle que cela
lui plairait.
23) Si une personne ne progresse pas dans son poste ou ne s'en sort pas
dans la mission qui lui est confiée, malgré les aides fournies, il est pré-
férable de revenir en arrière et de lui demander autre chose où elle sera
en mesure de progresser. C'est cela qu'il est souhaitable de privilégier.
24) En confiant une nouvelle mission ou un nouveau projet à un collabo-
rateur qui n'a pas encore fait ses preuves, lui indiquer une personne de
confiance, connue pour sa capacité à prendre du recul. Lui demander
de la rencontrer régulièrement pour lui faire part de l'avancement
du travail.

Sur la façon de former et d'expliquer

23) Lorsqu'il s'agit d'expliquer quelque chose à quelqu'un ou à une


équipe, s'appuyer tout autant sur sa manière de voir les choses, de les
comprendre, son opinion, ses impressions que sur ses capacités de rai-
sonnement.
26) Si la personne a des difficultés dans la réalisation d'une activité,
prendre le temps de poser des questions, de savoir quand et comment
elle s'y prend, quel usage elle fait des moyens qui sont à sa disposi-
tion. La patience et un certain temps d'accompagnement devraient
lui redonner davantage de confiance en elle.
Travailler avec et pour les autres 139

27) La personne doit pouvoir dire ce qui lui complique la tâche. Favori-
ser les occasions d'une telle parole permettra de mieux cerner quelles
compétences devraient être acquises.

Sur fe respect de ce qui a été convenu

28) Que ce soit dans le travail attendu, la manière de travailler ensemble,


la mise en oeuvre de décisions ou le rythme de travail, le non-respect
de ce qui a été convenu peut être considéré comme une faute. Non
au sens juridique, mais comme un écart dans la convention tacite qui
a été passée entre le manager et le collaborateur au sein de l'organisa-
tion, créant ainsi une brèche dans la confiance faite.
29) La diversité des opinions est nécessaire tant qu'il s'agit de débattre
pour prendre une décision. Mais le débat ayant eu lieu et la décision
étant prise, il n'y a plus de place pour cette diversité. Aider ceux qui
tiennent encore à leurs idées à participer de leur plein gré à la mise en
œuvre des décisions prises.
30) Il est parfois nécessaire de faire respecter certaines règles de fonc-
tionnement. Joindre alors la sévérité au calme. Il en est de même
pour obtenir la rigueur nécessaire. L'avertissement donné à l'un sert
alors indirectement aux autres.

Sur ce qui se dit au cours d'un entretien ou d'une réunion

31) Être plus attentif aux capacités de jugement, de prise de recul et à la


prudence que montrent les uns ou les autres qu'aux seules qualités
de raisonnement ou au seul savoir-faire de tel ou tel.
32) Pour contrebalancer notre penchant naturel à survaloriser ou à sous-
valoriser, soi ou les autres, rendre ses jugements plus objectifs en ima-
ginant les différents points de vue possibles.
33) Si une personne reconnaît son erreur et l'avoue avec franchise et sin-
cérité, oublier ce qui s'est passé et, par la suite, ne faire paraître aucun
signe ou indice qui montrerait que l'on se souvient de cette erreur.1

1. Un jeune entrepreneur, ayant créé une entreprise de services utilisant le Net, raconte volon-
tiers que dans sa petite société, quand un collaborateur fait une erreur importante on boit
le Champagne !
140 DISCERNER POUR DÉCIDER

34) Face à la réaction impulsive d'une tierce personne, ne pas réagir de la


même manière. Patienter, tant que dure l'énervement de ce collabora-
teur. Cette patience peut le conduire à prendre conscience des excès de
son comportement et à s'en excuser. Si tel n'est pas le cas, adopter, en
face d'une réaction impulsive, le comportement inverse. C'est-à-dire
maintenir le dialogue ouvert, avec bienveillance, de la même façon que
vous le feriez avec votre meilleur ami. Mettre si possible en valeur les
aptitudes de la personne qui pourraient l'aider à prendre du recul et à
développer un meilleur jugement de la situation où elle se trouve.
33) En vue des entretiens annuels, donner l'occasion au collaborateur de
réfléchir par lui-même, avant l'entretien, à deux ou trois questions
ouvertes qui pourrait l'aider à voir les choses plus largement que son
seul intérêt personnel.

Sur les travers qu'il faut reprendre

36) Il n'est pas recommandé de dire à son collaborateur, par esprit de


transparence, tout ce que l'on pense de lui. Se contenter de dire ce qui
convient au moment qui convient. Il en est de même des travers ou
des défauts que l'on souhaiterait voir changer : attendre que l'oppor-
tunité s'en présente. A l'occasion, si cela paraît possible, on peut sug-
gérer à la personne d'observer chez les autres le même travers dont on
souhaiterait la voir se corriger. Ou bien lui demander de s'entendre
avec quelqu'un qu'elle apprécie pour qu'il lui signale avec bienveillance
les apparitions de ce travers. Enfin, pour faire modifier des comporte-
ments, il est parfois possible de faire réfléchir une équipe à certaines
valeurs qui devraient être mises en pratique pour le bien de tous.
37) Certains comportements, a priori sans conséquence dans les débuts,
peuvent à la longue se révéler nuisibles dans l'équipe en raison du
mauvais exemple qu'ils donnent. Il convient alors d'être très ferme
sur ce qui, dans un premier temps, paraissait anodin.

Sur les conflits entre deux personnes ou la mauvaise foi

38) Rien n'est plus néfaste chez un manager ou un chef de projet ou


chez quiconque anime des équipes que de vouloir conduire les autres
comme on se conduit soi-même et de croire bon pour tous ce qui est
bon pour soi.
Travailler avec et pour les autres 141

39) Lorsque deux personnes sont en conflit, saisir chaque occasion pour
rapporter à chacune ce qui, dans les actes ou les paroles de l'autre,
est de nature à diminuer l'antipathie et à ramener l'entente. Taire, à
l'inverse, ce qui peut entretenir le désaccord.
40) Que la mauvaise foi se manifeste occasionnellement ou qu'elle soit
un des traits de la personnalité, prendre soin, lorsqu'il s'agit de traiter
avec cette personne de le faire toujours en présence d'un tiers.

Sur le renvoi qui met fin au contrat

41) En dehors du licenciement pour faute grave, des renvois peuvent


s'imposer. Par exemple, une personne qui refuserait de mettre en
œuvre une décision importante pour convenance personnelle ou irait
volontairement à contre-courant de la poursuite d'un projet pourtant
mûrement décidé. Cela peut conduire à un départ négocié. Vérifier
auprès de personnes de confiance qu'il n'y a pas d'autres solutions que
cette rupture.
42) Il est nécessaire de prendre le temps pour que celui à qui il est demandé
de partir demeure content. S'efforcer de lui procurer les conseils ou les
soutiens qui l'aideront pour donner une suite à sa vie professionnelle.

CONCLUSION

Mieux accepter les personnes telles qu'elles sont, s'accepter soi-même


et faire du travail un lieu de saine coopération malgré les difficultés est une
des conditions du discernement.
De même, accéder à davantage de conscience de soi et une meilleure
connaissance des autres est nécessaire pour bien discerner. Les annotations
ci-dessus sont proposées dans l'esprit d'une contribution à une meilleure
animation des équipes et du développement des qualités humaines de cha-
cun, tant celles des managers que de leurs collaborateurs.
Un des enjeux d'une approche humaniste du travail est de considérer que
les difficultés rencontrées entre les personnes et les équipes sont une chance.
L'invitation, en associant difficultés et chance est de dépasser ce qui paraît
contradictoire. La difficulté devient une chance, la chance de prendre
conscience du pourquoi et de savoir comment réajuster le travail, au regard
d'une finalité. Et cette volonté de rendre les choses plus ajustées donne
142 DISCERNER POUR DÉCIDER

l'occasion d'un autre enjeu humaniste : faire l'expérience de vouloir tra-


vailler avec les autres, malgré les inévitables difficultés relationnelles. Ce
serait comme « réaliser une œuvre », au sens artisanal du travail bien fait où
chacun a été entendu et mis à contribution avec ses talents et charismes
propres.

— Pour aller plus loin

Quelles annotations seraient utiles


dans votre contexte professionnel ?
Parmi les 12 thèmes qui concernent l'animation des équipes et le dévelop-
pement de qualités humaines au travail, que vous inspirent ces annota-
tions ? Et quelles sont celles qui vous laissent perplexes ? Pourquoi ?
Au regard de situations que vous vivez actuellement, quels thèmes
concernent-elles ? Dans chacun des thèmes identifiés, l'une ou l'autre de
ces annotations vous paraissent-elles plus pertinentes ? Quand et comment
pourriez-vous la mettre en pratique ?
6

IMPLIQUER LES ÉQUIPES

DANS LA DÉCISION COLLECTIVE

C3
m

Jr

%
7/
144 DISCERNER POUR DÉCIDER

Pour aider à une décision collective qui contourne les limites du vote et
du consensus apparent, nous indiquons une manière de procéder pour
conduire le discernement et en assurer l'animation en situation de groupe.

QUE FAUT-IL JUGER ? DOUZE HOMMES EN COLÈRE

Un jury composé de douze personnes doit juger de la culpabilité d'un


jeune homme accusé d'avoir tué son père. S'il n'y a aucun doute raison-
nable sur sa culpabilité, il sera déclaré coupable et condamné à mort.
Après avoir assisté au procès, les douze jurés se retrouvent dans une pièce
pour le temps de la délibération. Ils ne sortiront qu'après une décision
prise à l'unanimité, qui sera ensuite communiquée au juge. La question
qui leur est posée les renvoie à un dilemme : le jeune homme est-il cou-
pable ou non coupable ?
Douze hommes en colère1 est un film de Sydney Lumet sorti en 1937, dont
le scénario a été réalisé par Reginald Rose, auteur de la pièce qu'il avait
publiée sous ce même titre en 1953. Les douze hommes se retrouvent pen-
dant 1 heure 30 dans une salle. Un quart d'heure après avoir commencé la
délibération, un premier vote à main levée est organisé pour recueillir les
avis de chacun sur la culpabilité de l'accusé. Onze d'entre eux le jugent cou-
pable. Le juré 8, incarné par l'acteur Henri Fonda, est le seul à ne pas lever la
main, car il estime qu'une telle décision ne peut se prendre en un quart
d'heure. Il a aussi en poche la preuve qu'une au moins des affirmations de
l'accusation est fausse. Une heure quinze plus tard, le troisième juré, le plus
têtu, s'effondre en larmes. Il était le seul à s'arc-bouter sur la culpabilité du
jeune homme. Il montre la photo de son fils avant de déclarer le jeune non
coupable. Tous comprennent qu'en voulant faire condamner ce garçon de
18 ans, il cherchait inconsciemment à se venger de son propre fils.
Voici une présentation de chacun des 12 jurés, où nous rappellerons en
quelques traits comment chacun se comporte au cours de la délibération :

• Le juré 1 est entraîneur de football dans un lycée. C'est


l'animateur désigné (on ne sait par qui) du débat. Il
est conciliant et prend peu d'initiatives. Quand il sent
son rôle remis en cause, il s'énerve. Sur le fond du
sujet, la culpabilité, il se prononce peu. Il se comporte
plutôt en suiveur de l'opinion majoritaire.

1. 12 Angry men. Le film découpé en 5 séquences se trouve sur Dailymotion.


Impliquer les équipes dans la décision collective 145

• Le juré 2 est employé de banque. Il est souvent


sur le registre du « faire plaisir ». Il est très respec-
tueux des autres et soucieux de la bonne ambiance.

• Le juré 3 est un dirigeant d'entreprise. C'est un tem-


pérament sanguin, mais aussi sentimental qui prend
les choses très à cœur. S'énervant facilement, à un
moment donné il sera même prêt à se battre. Il fait
partie de ceux qui contrôlent le moins leurs émo-
tions. Très vite, on découvre qu'il a un compte à
régler avec son propre fils, pour lequel, sans qu'il en
ait pris conscience, il a été une sorte de bourreau.

• Le juré 4 est courtier en bourse. Il est le seul à ne pas


faire apparaître ses sentiments. Soucieux de vérité,
qu'il envisage de manière rationnelle, il ne veut se
baser que sur des faits. Il manque de finesse psycho-
logique et il accorde trop de crédibilité aux témoins.
Il se montre d'une grande honnêteté intellectuelle.

• Le juré 3 est chômeur. Un peu susceptible. Issu du


même milieu que l'accusé, il est conduit, au cours
de la délibération, à se réconcilier avec son origine,
qu'il cherchait à oublier.

• Le juré 6 est peintre en bâtiment. Il n'a pas confiance


en lui. Il supporte mal que l'on manque de respect
au plus âgé du groupe, et il intervient dans ce sens
pour rappeler l'un ou l'autre à l'ordre.

• Le juré 7 est un commercial. Il est beau parleur mais


n'écoute pas vraiment. Il est surtout soucieux de ne
pas manquer le match de base-bail pour lequel il a
acheté des billets. Sur le fond, on ne connaît pas sa
position. Peut-être qu'il se rallie à la majorité pour
qu'on en finisse ?

• Le juré 8, incarné par Henry Fonda, est architecte.


Ne perdant jamais son sang-froid, ouvert d'esprit,
impartial, il analyse avec rigueur, il réfléchit et prend
son temps pour dévoiler au bon moment ses argu-
ments. Il entre dans la salle avec en poche un couteau
146 DISCERNER POUR DÉCIDER

parfaitement semblable à l'arme du crime. L'accusa-


tion assurait que ce couteau était unique. Le juré 8,
sait que sur ce point le procureur s'est trompé. Il a
suivi très attentivement le déroulement du procès,
mais c'est, semble-t-il, le seul à s'être posé des ques-
tions de fond. Il est, en fait, le véritable animateur
des débats. Il ne sait pas si l'accusé est coupable ou
non, mais pour lui il y a doute. Il est passionné par
cette délibération à laquelle il participe, où les obser-
vations de l'un ou de l'autre apportent des argu-
ments en faveur du doute. Il mesure également que
certains, autour de la table, se laissent influencer par
d'autres.

• Le juré 9 est retraité. C'est le plus ancien. Il fait


preuve d'une certaine sagesse et est vraiment à
l'écoute. Il est observateur. Il a enregistré beaucoup
de détails au cours du procès. Il ne manque pas de
finesse psychologique. Pas toujours respecté par tel
ou tel dans ses prises de parole, il ne se démonte pas
et finit par se faire entendre.

• Le juré 10 est propriétaire de garages. Il est enrhumé.


Il est conformiste et vit avec des préjugés presque
racistes à l'égard des classes pauvres. Il parle peu
mais toujours dans l'excès et finit par exaspérer le
groupe par ses déclarations sans fondement. Rejeté
par chacun, il baisse pavillon.

• Le juré 11 est un horloger, fraîchement émigré de


l'Europe de l'Est. Rationnel, il entend être précis.
Son langage de qualité attire l'attention. Il gagne à
Q ^ être écouté car il enrichit les échanges.

• Le juré 12 est publiciste. Un esprit imaginatif,


vagabond. Il se montre sans grande personnalité,
ni profondeur. Il est facilement influençable, don-
nant raison au dernier qui a parlé. Il a du mal à être
présent au débat et paraît dépassé par la responsabi-
lité de juré.
Impliquer les équipes dans la décision collective 147

Quels premiers enseignements tirer de cette présentation ?

Dans la suite de ce chapitre, nous reprendrons le scénario du film pour


suivre la manière dont est conduite la délibération. Ce sera l'occasion d'une
seconde série d'enseignements.
Cette palette de portraits permet de retrouver bien des comportements et
des attitudes que l'on peut observer dans des réunions d'équipes. Nous nous
concentrons en premier lieu sur ce qui relève de l'implication de chacun
dans la décision collective, autour du dispositif de prise de décision, de la
capacité à accueillir des points de vue différents, des préjugés et des compor-
tements :

• Dispositif de prise de décision : le dispositif n'est pas cadré. Le juré 1 est


visiblement chargé d'animer les débats. On ne sait ni qui l'a désigné, ni
quel est le contour de sa mission. Le plus souvent, il ne fait que suivre
ce qui est demandé par l'un ou par l'autre. Parfois, il perd le contrôle du
groupe. A sa décharge, à l'une ou l'autre reprise, il maintient le cap, en
rappelant à l'ordre pour que la méthode choisie soit poursuivie jusqu'au
bout. Il se présente comme un animateur a minima.

• Accepter de douter : « Et si on se trompait ? », c'est la première question


que pose le juré 8. Comme nous l'avons déjà précisé, il est entré dans la
salle avec en poche une preuve que l'accusation se trompe au moins sur
un point. Il estime aussi que la vie ou la mort d'un jeune de 18 ans ne
se décide pas en un quart d'heure, qu'il faut en parler. Ayant pris de la
distance pendant le procès, il a des questions sur tout ce qu'il a entendu.
Il attend de l'échange d'être éclairé sur ces questions. Il est le véritable
animateur des échanges.

• Stéréotypes et préjugés : l'accusé est issu d'un milieu pauvre, battu par son
père dans son enfance et son adolescence. Pour la plupart des jurés, ce
garçon qui a connu la violence dès son plus jeune âge ne peut être que
violent et par voie de conséquence, certainement coupable.

• Comportements : la pièce, comme le film, montre que la décision col-


lective est constituée de l'addition de décisions individuelles. Chaque
juré se détermine avec son tempérament, son histoire personnelle et sa
manière d'être dans la vie. Se mêlent tous les ingrédients de ce qui peut
s'échanger dans un groupe d'hommes — où les femmes ne sont pas repré-
sentées : réactions instinctives, raisonnements, émotions, souvenirs et
expériences de vie...
148 DISCERNER POUR DÉCIDER

• Richesse de la délibération : alors que dans les premières images du


film le jeune accusé n'est montré que très rapidement au spectateur,
la délibération d'une heure trente permet d'apprendre à le connaître.
Le rappel, par les uns et par les autres, d'éléments du procès dont ils
se souviennent aide à reconstituer une partie de l'histoire de ce jeune
et livre les éléments clés de l'accusation. Les interventions de cha-
cun des jurés font comprendre aussi quels sont les sentiments qui les
habitent à son égard. Les analyses successives des accusations portées
contre ce jeune ouvrent à une plus grande objectivité. Cette délibé-
ration montre ainsi que la richesse de la décision collective provient
du croisement de subjectivités qui s'ouvrent ainsi à une plus grande
objectivité.

• Leadership : le juré 8 nous est montré d'entrée de jeu, dans le film,


comme celui qui a déjà pris de la distance par rapport au procès. Pen-
dant toute la première séquence tandis que les autres jurés prennent
place dans la salle, il se tient debout, immobile en face d'une fenêtre,
regardant au dehors. Mais on le sent préoccupé. Dès le premier vote,
il prend le leadership du groupe et se révèle en être le véritable anima-
teur. Il ne sait pas si l'accusé est coupable ou non. Et jusqu'au bout il
garde ce doute. Mais au cours du procès, il a ressenti que l'accusation
voulait trop prouver. Aussi, il pose une question : « Et si on se trom-
pait ?» Y a-t-il ou non des doutes sur la culpabilité de l'accusé ? Les
réactions de l'un ou de l'autre, rappelant des éléments que lui-même
n'avait pas mémorisés ou sur lesquels il n'avait pas réfléchi, apportent
de l'eau à son moulin. Cette question qui est la sienne, du seul fait qu'il
en cherche vraiment la réponse, il la fait partager au groupe. Tout en
rappelant régulièrement l'enjeu principal de leur réunion. En cela, il
se montre un véritable leader. Peu à peu, plusieurs jurés reconnaissent
à leur tour qu'il y a doute, pour des raisons qui sont devenues les leurs.
Mais encore une fois, il obtient ce changement parce qu'il s'interroge
lui-même le premier. Il veut comprendre ce qui tient ou ce qui ne tient
pas dans l'accusation.

Dans le cours des débats, il affronte l'ensemble du groupe une pre-


mière fois en ne votant pas la culpabilité au premier vote. Par la suite,
s'appuyant sur ceux qui suivent son invitation à une réflexion approfon-
die et qui apportent des éléments en faveur du doute, il s'attaque à ceux
qui paraissent les plus convaincus de la culpabilité de l'accusé. Il les
prend un par un, démontant leurs argumentations, allant même jusqu'à
Impliquer les équipes dans la décision collective 149

provoquer le juré 3 pour le faire sortir de ses gonds. Il est intéressant de


suivre la pièce ou de regarder le film en observant comment le juré 8
s'en prend à chacun, là où il en est, pour le pousser au bout de ses
logiques ou des ses préjugés ou même de ses attracteurs inconscients —
ceux du juré 3, évoqués dans son portrait, ci-dessus — mais toujours avec
le souci de toucher juste, d'être dans le vrai ou à tout le moins, le vrai-
semblable.

Questions

Dans les réunions où des décisions sont à prendre, qu'est-ce qui est dit ou
convenu sur le dispositif de décision ? Il peut être propre à chaque type
de décision.
• La date avant laquelle la décision doit être prise est-elle claire ?
• Comment se fait la répartition des rôles entre animateur officiel, leader
naturel au sein du groupe et opposants ?
• Quelle place est faite aux échanges ? Quelle durée est prévue pour cela ?
• Une distinction est-elle faite entre les données objectives et les impres-
sions, les jugements de valeur, les principes ou les préjugés ?
Le scénario de ce film, bien qu'il accentue les traits des personnes en
présence, montre la complexité de la décision collective. Quelques diri-
geants nous ont souvent fait part de leurs difficultés à faire prendre collec-
tivement une décision où chacun s'implique personnellement avec ses
convictions. En étudiant les dispositifs qui se pratiquent dans les organi-
sations, Philippe Urfalino, directeur d'études à l'Ecole des hautes études
en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS, constate que deux
pratiques majeures, avec leurs variantes, fonctionnent : le vote ou le
consensus apparent.

LE CONSENSUS PARTAGÉ POUR SORTIR DES NON-DITS

Au cours de réunions d'équipes ou de conseils, les modalités « d'arrêt de la


décision » sont, en dehors de l'appel au vote, rarement indiquées, précise
Philippe Urfalino. Pourtant ces modalités méritent d'être clarifiées pour
fixer les conditions dans lesquelles sera mis en œuvre le débat et son terme.
Nous allons d'abord rappeler l'intérêt et la limite du vote généralement uti-
lisé pour décider, sans faire appel au processus de discernement. Nous nous
1 50 DISCERNER POUR DÉCIDER

attarderons ensuite plus longuement sur le consensus apparent, car il


montre l'intérêt du discernement pour prendre certaines décisions.

Les limites du vote et du consens apparent

• L'appel à un vote, qu'il soit conclut à l'unanimité


ou à la majorité, est la contrainte principale fixée
dans ce dispositif de décision. Annoncé à l'avance,
il indique qu'un terme sera donné au débat pour le trancher. Ce moment
est déterminant. Celui qui préside à la décision collective pourrait dire,
comme aurait pu le faire le juré 8 : « Avant de passer au vote, y a-t-il
des doutes qui seraient à lever ? »

• Le consensus apparent est la plus fréquente des pra-


tiques de décision dans les organisations étudiées
par Philippe Urfalino1. L'absence de règles initiale- 9
ment fixées conduit à la recherche de ce consensus.
Dans ce type de situation la décision est générale-
ment adoptée de la manière suivante : à un moment
de la discussion, une personne qui fait autorité prend
la parole avec une proposition de synthèse censée rassembler les avis des
uns et des autres.

Deux scénarios, alors, peuvent survenir :

- soit c'est le silence et la décision s'impose d'elle-même ;


- soit une objection est faite et la proposition de synthèse est rejetée. Et
ainsi de suite jusqu'à ce que les participants se mettent d'accord sur une
nouvelle proposition. L'absence de protestation tient lieu de décision. Il
peut arriver que, faute d'accord, la réunion soit levée et que la décision
soit reportée à plus tard.

Retenons de ces deux pratiques observées dans les organisations que le


vote met l'accent sur l'approbation : on est « pour » ou « contre » une proposi-
tion. C'est un moment où la somme des avis fait office de décision. Le vote
tombe comme un couperet. Chacun est obligé de se prononcer, quitte à
s'abstenir, ce qui est également une décision. Ceux qui se sont investis plus
que d'autres dans les échanges n'ont pas plus de voix que les autres. En
levant la main, ou à bulletin secret, chacun approuve et dit : « Je suis

1. P. Urfalino, Comment s'arrêtent les décisions collectives, La vie des idées.fr, 29-01 -2010.
Impliquer les équipes dans la décision collective 151

d'accord » ou « Je ne suis pas d'accord », avec la décision qui est proposée. Le


groupe accepte donc les désaccords. Il les identifie et en mesure la propor-
tion en découvrant le résultat du vote. Une exception demeure lorsque,
dans un vote à la majorité, le résultat donne 30-30 et que le nombre de par-
ticipants est pair1. Avec le vote, l'ampleur du résultat rend la décision plus
ou moins solide. À noter que le vote ne se fait pas sur deux options diffé-
rentes, obligeant les personnes à choisir, mais sur l'acceptation ou non d'une
seule option.
Dans la pratique du discernement, au contraire, il y aura toujours deux
options au moins, posées sur la table.
Le consensus apparent favorise le consentement sur la dernière proposition
qui se discute. La recherche du consensus invite à la créativité. Le chemine-
ment est aléatoire, le temps plus ou moins long. La décision provient de la
non-opposition. L'engagement des personnes dans la discussion ou leur
retrait devient déterminant. Cette pratique, explique Philippe Urfalino, a
l'avantage de faire passer « une très forte délégation du jugement de certains
participants vers les autres. Quand je ne conteste pas, c'est peut-être parce
que je suis d'accord mais c'est peut-être aussi parce que je ne sais pas trop
ce qu'il est bon de faire. »
Dans ces deux dispositifs de décision collective, analysés par Philippe
Urfalino, les personnes ne participent pas de façon égale à la décision. Il
faut parfois faire preuve de courage et savoir relativiser les jeux de pouvoir
pour prendre la parole. Se pose également la question de l'engagement : jus-
qu'oix s'investir pour convaincre les autres et avec quelles stratégies
d'alliances et d'opportunités ? La participation au débat provient également
de la légitimité dans la prise de parole, légitimité qui n'est pas la même selon
le rôle des personnes dans l'organisation. En regardant ces deux dispositifs
fonctionner, certains chercheurs n'hésitent pas à prendre l'image de l'arène
où se jouent les controverses2, voire des luttes.
Cette idée du consensus, qui peut n'être qu'apparent, peut devenir un
consensus partagé. Le discernement dans la décision collective y contribue.
Il déplace le consensus vers la finalité visée.

1. Nous verrons dans le dispositif en trois temps du discernement que ce cas de figure
n'empêche pas la prise de décision.
2. Terme emprunté aux chercheurs en psychologie sociale cité par P. Fixmer, Brassac, « La déci-
sion collective comme processus de construction de sens », in C. Bonardi, J. Grégori,
Y. Menard, N. Roussiau, Psychologie appliquée, Emploi, Travail, ressources humaines, Paris,
In Press, pp. 11-118,2004.
1 52 DISCERNER POUR DÉCIDER

Le consensus partagé : une dynamique d'équipe pour mieux


délibérer

Comment les personnes peuvent-elles faire un choix collectif en toute séré-


nité lorsqu'elles savent pertinemment que la mise en œuvre du choix concer-
nera plusieurs d'entre elles et qu'elles ne partagent pas le même point de vue ?
Comment parvenir, non pas à se
mettre d'accord, comme s'il fallait trou-
ver un compromis entre différentes
options, mais à déterminer ensemble ce
qu'il faut prendre en compte, ce qu'il
faut laisser de côté ou abandonner, sans
avoir le sentiment de ne pas être écouté ?
Comment aborder le contenu de la décision objectivement, sans esqui-
ver les points de vue de chacun des participants ? Les étapes du choix sont
une aide au discernement collectif.
Dans le scénario de Douze hommes en colère, en l'absence de dispositif
clairement défini (ici les modalités du vote et le moment ou il interviendra),
s'entremêlent des réactions instinctives, des prises de position raisonnées,
des stéréotypes et des préjugés, des certitudes et des doutes, des faits et des
ressentis. Le tout est accompagné de jeux d'alliances et d'oppositions autour
d'un leadership plus ou moins régulé. C'est ainsi que les échanges se portent,
sans véritable logique, d'un sujet à un autre, avec des retours en arrière. Le
film montre le retournement du choix qui avait été effectué au premier tour
de vote à onze voix contre une. Il est rare dans la vie ordinaire des organisa-
tions d'être témoin d'une expérience de cette nature.

Les types de décisions collectives

Quels peuvent être les « objets » d'une décision collective, que ce soit celle
d'une équipe avec son manager ou son chef de projet, celle d'un conseil
d'administration ou celle d'un comité d'entreprise ?
Voici une typologie possible des décisions qui impactent fortement la vie
des organisations, les engageant dans des orientations fortes, leur faisant
prendre des risques qui doivent être assumés collectivement.
Impliquer les équipes dans la décision collective 153

Types de décisions collectives

Domaines
Thématiques
concernés
Stratégie Définition ou mise à jour de la stratégie ; métiers, mission, vision.
Finance Décisions de placements, de levée de fonds, décisions sur les poli-
tiques d'achats...
Ressources Décisions relatives à l'acquisition de compétences, au transfert de
humaines savoir-faire, à la rémunération et à la contrepartie globale du travail.
Choix pour organiser la réduction des coûts du travail. Décisions de
formation continue ; choix entre différentes modalités d'appréciation
des collaborateurs et de leurs liens avec la rémunération...
Organisations Choix entre des consolidations ou des réorganisations internes
telles que fusionner des départements, créer un nouveau service, ou
bien externes, fusionner avec une autre entreprise, en acquérir une
autre. Modifier ou transformer l'organisation.
Produits Prendre des options pour développer de nouveaux produits ;
et services choisir de commercialiser de nouveaux services ou de les rendre
accessibles aux clients dans le cadre de l'extension d'un contrat.
Commercial, Fixer des prix, choisir des modes de distribution, y compris déve-
marketing, lopper un nouveau réseau ou développer une nouvelle base de
communication données de gestion des clients.
Adopter un positionnement au regard de l'Internet et des réseaux
sociaux.
Investissements Investir dans des infrastructures, du matériel industriel, des
machines, des bâtiments...
Système Choisir parmi plusieurs solutions pour organiser et contrôler
de pilotage la planification, les budgets, les bases de données...
et de contrôle

Bien souvent les décisions impactent plusieurs de ces domaines à la fois.


En voici quelques exemples dont la presse s'est fait l'écho :

• Aéroflot veut rejoindre le top 5 des compagnies européennes. Son


directeur général n'exclut pas des acquisitions mais ne voit aucune
compagnie à racheter. Ses priorités : améliorer l'image de marque, inté-
grer de nouveaux Airbus et Boeing, lancer un low-cost et lutter contre
la taxe carbone que veut imposer la Commission européenne.
• PSA ; la remplaçante de la 5 008 sauve le site de Rennes. Cette
usine va bénéficier du montage de ce nouveau véhicule moyennant un
1 54 DISCERNER POUR DÉCIDER

investissement de 120 millions d'euros, mais le plan portant sur la sup-


pression de 1 400 emplois est maintenu.
• Doux : notre organisation a été entièrement repensée. Le nouveau
président du directoire du premier producteur européen de volailles a
devant lui un très lourd challenge. Si les ventes de ses produits « Père
Dodu » se portent très bien, les activités du groupe au Moyen-Orient
restent fragiles et soumises aux aléas de la parité euro/dollars. Il doit
assumer pleinement le remboursement de ses 80 millions de dettes.
• Formation, un système inspiré d'Amazon. Certaines entreprises
évaluent les formations suivies par les collaborateurs lors d'entretiens
annuels. Chez Schneider Electric, une grille de 12 compétences per-
met de mesurer une fois par an le progrès des salariés. Il est jugé par les
managers « à travers les changements comportementaux et les retombées
en matière de performance opérationnelle » explique Xavier D'Esquerre,
responsable learning solutions. Mais la vraie trouvaille du groupe c'est
la possibilité de noter les formations : comme sur Amazon, à l'aide
d'étoiles. Les salariés formés guideront bientôt leurs collègues dans leurs
choix, avec force de commentaires.
• Socloz replace le magasin physique au centre du e-commerce. Pour
se déployer à grande échelle, le spécialiste du « Web to store » dont la
plateforme indique à l'internaute en temps réel le prix et la disponibilité
des produits qu'il recherche dans les magasins de proximité, annonce
aujourd'hui sa deuxième levée de fonds pour un montant de 1,3 million
d'euros.
• Le Crédit Agricole Ile-de-France remanie son réseau d'agences. Pour
tenir compte de l'aménagement du Grand Paris et des évolutions tech-
nologiques, une cinquantaine d'agences seront fermées.
• Le réseau Selectour diversifie son offre et retravaille sa notoriété.
Le premier réseau français d'agences de voyages est confronté à la
contraction de son activité tourisme. Il va investir 7 à 9 millions d'euros
dans sa communication.

Ces décisions ne peuvent être le fait de la volonté d'un seul, sans consulta-
tion. Mais comment ont-elles été prises ? Quelle est l'adhésion de ceux qui
mettront en œuvre ces décisions ? Apparente ? Partagée ? La décision collec-
tive s'avérera nécessaire si elle a un impact sur plusieurs secteurs de l'organisa-
tion ou si plusieurs acteurs doivent la mettre à exécution. Dans le processus de
discernement, il est utile de distinguer les personnes qui sont impliquées dans
Impliquer les équipes dans la décision collective 155

la mise en œuvre de celles qui la subissent, et celles qui sont concernées, c'est-
à-dire qui observent et portent un jugement sur le décideur. Ces dernières
voient davantage les effets ou les conséquences de la décision prise, plus que
ses motifs. Elles exercent de ce fait une certaine influence sur les décideurs.
Voici trois points de repères pour qu'un discernement collectif puisse
conduire à un consensus partagé : 1) un dispositif en trois temps ; 2) l'accep-
tation d'une dynamique de groupe qui favorise le débat ; 3) la référence
à des documents qui aident à prendre du recul.

Un dispositif de discernement en trois temps

Chacun des trois temps délimite les échanges sur des points précis : le temps
de poser le problème ; 2) ce qu'il faut prendre en compte avant de faire le
choix ; 3) faire le choix et mettre en œuvre la décision.
Dans un groupe, le choix collectif suppose de mettre en pratique chacune
des étapes du processus de discernement :

1) La capacité à bien formuler la question sous la forme d'un dilemme ou


d'une alternative, au regard d'une finalité.
2) La capacité à retrouver du libre arbitre car la préférence pour une des
options qui viendra spontanément à l'esprit ne sera probablement pas
la même pour les uns ou pour les autres. Il y a donc peu de chance que
la mise en œuvre d'une décision trop vite imposée soit vraiment accep-
tée par le plus grand nombre. Retrouver du libre arbitre suppose de
prendre le temps de réunir les données objectives, de mesurer l'influence
de personnes présentes ou non présentes, d'identifier des attracteurs qui
poussent à vouloir choisir trop vite une option plus qu'une autre.
3) La capacité à ne pas censurer des arguments qui militent en faveur et en
défaveur de chacune des options.
A titre d'exemple, l'Icam1, institution qui promeut une pédagogie de la
décision enracinée sur des fondements humanistes du travail, propose le
dispositif suivant :

1. Institut catholique des Arts et Métiers.


I 56 DISCERNER POUR DÉCIDER

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Impliquer les équipes dans la décision collective 157

Commentaire des trois étapes proposées par l'Icam

1) Poser clairement le problème avec les enjeux et les options. La méthode


PREO présentée au chapitre 4 peut être reprise. Ce premier temps de
discernement est à vivre avec l'équipe ou le décideur souhaitant prendre
une décision. Il s'agit de formuler la question du choix de la manière
la plus objective possible et d'établir une liste d'options réalistes.
2) Choisir : c'est préférer une des options parmi celles retenues par l'équipe
de préparation, préférence validée par le décideur et l'équipe initiale.
Les objectifs et indicateurs sont alors précisés pour accompagner la
mise en œuvre.
3) Mettre en œuvre la décision avec une équipe opérationnelle souvent
assistée par l'un ou l'autre des membres de l'équipe initiale.
Ces trois temps sont nécessaires car il manque généralement des infor-
mations lorsque l'équipe commence sa réflexion.

La dynamique d'équipe

Pour que la dynamique d'équipe soit l'élément porteur du discernement et


conduise à un consensus partagé, il sera utile de clarifier la place du déci-
deur final, la composition de l'équipe de préparation de la décision et la
manière de l'animer.

• Quelle est la place du décideur final ?

Dans la plupart des décisions collectives, le problème et les enjeux sont


débattus en équipe. Il est néanmoins prudent, en se fixant des « règles » de
décision, de rappeler qui sera le décideur final. C'est-à-dire celui qui, en rai-
son de ses responsabilités dans l'organisation, sera le garant du suivi de la
mise en œuvre. Nous recommandons qu'il ne participe pas à la préparation
de la décision pour laisser plus de liberté à cette équipe. L'expérience des
officiers d'état-major est sur ce point riche d'enseignement1.
« Le rôle de l'état-major est de préparer la décision. Quand vient le
moment de la décision, le chef entre dans le processus et l'état-major
qui a formulé sa proposition va devoir le convaincre du bien-fondé de
sa démarche. De son côté, le chef va pouvoir contester cette proposition
qui lui est faite, au cas où elle ne le satisfait pas. Dans une démarche où le
chef serait associé à l'élaboration de la décision, le risque serait de négliger

1. Conférence donnée à l'Institut de discernement professionnel par le lieutenant colonel Marc


Espitalier, en avril 2013.
1 58 DISCERNER POUR DÉCIDER

certains facteurs ou d'infléchir la démarche dans son sens, sans que cela
puisse être vraiment débattu. »

En opération, des erreurs tactiques importantes ont été évitées parce que le déci-
deur final ne participait pas à l'élaboration du choix. Tel commandant rapporte
qu'en opération au Kosovo, son unité avait perdu deux soldats, tués par des
snippers. Ces derniers ayant été localisés dans une maison, il avait fait position-
ner deux chars en face de la maison en question, mais avait demandé l'accord
de sa hiérarchie pour détruire la maison. À sa surprise, cet accord lui a été
refusé, mais il a reçu l'ordre d'envoyer deux hommes en exploration dans la mai-
son. Ceux-ci découvrirent alors plus de 70 civils qui s'y étaient réfugiés, dont
les snippers se servaient comme boucliers humains ! C'est ainsi que, de justesse,
un grave incident a été évité parce que le décideur final était à distance du ter-
rain et moins sous le coup de l'émotion suscité par la perte de deux soldats...

• Composition de l'équipe de préparation de la décision

Le décideur final et son équipe décident de qui fera partie de l'équipe de


préparation de la décision. Pour que le discernement conduise à un consen-
sus partagé, chacun doit avoir une place égale dans les discussions. La
composition de l'équipe de préparation varie selon le type de décision en
choisissant les personnes qui paraissent le plus ad hoc selon la nature de la
décision. Ce sont elles qui présentent les options, dûment renseignées,
qu'elles préconisent. L'interséance est consacrée à la recherche des informa-
tions manquantes et permet de ne pas décider dans la précipitation.

• Rôle de l'animateur du processus de discernement

L'animateur, extérieur ou non à l'équipe et adopté par le décideur, a une posture


qui varie d'accompagnateur à guide, selon les étapes du discernement
{cf. seconde partie de ce chapitre). Il est reconnu comme étant capable de
réguler la parole et d'expliquer où en est le groupe dans le processus de discer-
nement. Il est attentif aux personnes, en particulier à leur état d'esprit. Il a une
pratique des règles de discernement, comme celles présentées dans cet ouvrage.

• Tour de table

Pour que le discernement soit aussi riche que possible, chacun doit être en
situation de contribuer de manière égale à la réflexion, quel que soit son sta-
tut ou son rôle et selon ses talents propres. Il est recommandé que l'anima-
teur suscite rapidement un premier tour de table ou chacun puisse s'exprimer
Impliquer les équipes dans la décision collective 159

sur le problème et les options, mais sans ouvrir à ce stade la discussion.


Le second tour de table est consacré aux questions que les participants
souhaitent se poser mutuellement. Cette manière de faire — prise de parole
de chacun, puis échanges — facilite l'écoute mutuelle et permet des ques-
tionnements plus riches.
Cette pratique du tour de table peut être utilisée en d'autres occasions,
pour par exemple :

— définir le problème, tel que chacun le voit ;


— faire part, en début de réunion, d'événements qui ont un lien avec
la décision à prendre et peuvent influencer la décision ;
— exprimer des intérêts personnels et des craintes face aux options en pré-
sence, montrant ainsi quel degré de liberté chacun peut avoir ;
— dire ce que chacun retient de la réunion.

Voici le témoignage d'une équipe de direction, jusque-là non habituée


à cette pratique, à la suite d'un tour de table « sans discussion » :

Un tour de table fructueux


A l'issue d'une première réunion consacrée à faire un état des lieux des décisions
à prendre pour leur organisation, chacun était invité à lister pour lui-même les
sujets sur lesquels il était, à son avis, nécessaire de prendre une décision, puis
d'indiquer sur une échelle de 1 à 10, pour chacune des décisions qu'il envisa-
geait, son « degré de priorité pour l'organisation » et son « degré d'importance
pour lui personnellement »l. Après ce temps de réflexion personnelle, chacun
a fait part de sa réflexion. Le dirigeant, comme dans beaucoup de PME, a
habituellement une place prépondérante. Avec cet exercice, les choses ont été
différentes, les statuts et les rôles étant mis entre parenthèses. Ensuite, collecti-
vement une décision à prendre a été choisie concernant le réseau international.
Elle sera présentée plus loin. Voici ce qui a été dit à la fin de la réunion en guise
de relecture personnelle de la séance :
Teddy : bien définir le problème, c'est un bon moyen de susciter le débat.
Jean-Philippe (le dirigeant) : je suis motivé par la démarche, interrogatif
et interpellé par certains problèmes qui sont remontés.
Hélène : les idées fusent, on avance doucement, mais sûrement.

1. Ce dernier critère permet d'apprécier comment la personne se sent directement concernée


par la décision.
160 DISCERNER POUR DÉCIDER

Annabelle : j'y vois plus clair sur l'intérêt pour l'entreprise d'aborder ce pro-
blème. Un intérêt personnel dans cette démarche car je peux m'en inspirer
pour un problème personnel.
Ariane : satisfaction d'avoir bien posé le dilemme.
Ambroise : satisfait d'avoir échangé sur des questions importantes.

La place de textes de référence

Bien qu'en apparence, ces trois temps de la décision collective n'apportent


rien de bien nouveau, l'appui sur des textes de référence fait l'originalité de
la démarche : 1) ils sont l'occasion d'associer la réflexion concrète en cours
avec la finalité de l'entreprise, avec sa mission ; 2) de s'inscrire en fidélité
avec la culture de l'organisation ; 3) de se guider selon les règles de discerne-
ment, en particulier celles que nous avons présentées au chapitre 3.
Il y a ainsi plusieurs types de textes possibles :

1) Les textes déclinant la mission de l'entreprise, sa finalité : ce sont les


supports conçus par l'entreprise, ou des supports à construire pour fixer
un cap, se donner des orientations et des indicateurs. Toute décision est
l'occasion de clarifier la finalité de l'entreprise. Le consensus partagé
que permet le discernement provient de la convergence des points de
vue autour d'une même finalité, en indiquant quelle option serait plus
en cohérence qu'une autre avec cette finalité. Elle peut être exprimée
en une phrase ou un texte court aisément communicable. C'est un
des axes d'orientation pour l'organisation qui, en stratégie, s'appelle la
mission de l'entreprise. Elle est en général complétée par la « vision » :
la projection à cinq ou dix ans de ce que sera l'organisation.
2) Les textes exprimant la culture de l'entreprise, ses valeurs fonda-
trices, son histoire : il peut être intéressant, à l'occasion d'une décision
à prendre de revisiter l'un de ces textes qui circule dans l'entreprise.
Ce peut être une chartre, un règlement intérieur, un code de déonto-
logie professionnel...
3) Des extraits philosophiques en lien avec le thème de la décision :
le mieux ce sont des textes courts et bien frappés. Des recueils de
maximes comme l'Art de la prudence de Baltasar Gracian1, ou d'autres
peuvent servir utilement.

1. Éditions Payot & Rivages


Impliquer les équipes dans la décision collective 161

Ces trois types de textes ont pour objectif d'aider à prendre du recul. Car,
à chaque occasion de choix, chacun des participants à la décision éprouve
une préférence spontanée pour une option au détriment de l'autre. Dit
autrement, chacun peut faire l'expérience d'un manque de liberté dans le
choix en n'étant pas en mesure d'éprouver un égal a priori favorable pour
chacune des deux options en présence. Comment donner autant de chance
à cette autre option ? En prenant les moyens d'une prise de distance pour
retrouver davantage de libre arbitre - la « liberté de penser que cela est pos-
sible », comme le dit le juré 8 dans Douze hommes en colère. Cette préférence
spontanée pour l'une des options, préférence qui surgit dès que nous pen-
sons à la décision, ne provient pas uniquement du manque d'informations
sur les données du problème à résoudre. Cette attirance est bien souvent
suscitée par des attracteurs, c'est-à-dire par une focalisation sur un point
secondaire, ou par un état d'esprit qui ne tient pas compte de la finalité.
Le texte joue en quelque sorte le rôle d'un miroir en invitant chacun
à confronter sa propre pensée à celle d'un autre. Prenons, par exemple,
cette pensée de Marc Aurèle (III, 4,1)1 :
« Ne perds pas la partie de ta vie qui te reste à vivre en des représenta-
tions qui concernent les autres hommes, à moins que tu ne mettes cela en
rapport avec quelque chose qui serve au bien commun. Car tu te prives
d'accomplir une autre tâche, si tu représentes ce qu'untel fait, pourquoi il
le fait et ce qu'il dit, ce qu'il pense, ce qu'il manigance et toute autre ques-
tion qui te font tourbillonner intérieurement en te détournant de l'atten-
tion que tu dois porter à ton principe directeur. »

Un texte comme celui-là invite chacun à relire sa propre expérience et, en


s'interrogeant sur ce que l'auteur essaye vraiment de dire, à modifier son
point de vue, ses a priori, ses jugements de valeur. Bien davantage, celui qui
s'inspire d'un texte questionne l'origine de ses pensées, celles qui le poussent
au repli sur soi : « je me focalise sur ce que pense untel, et c'est vain » ou celles
qui l'invitent à une plus grande ouverture comme ce « quelque chose qui
serve au bien commun » de Marc Aurèle.
L'exercice « S'inspirer d'un texte » [cf. Annexe 3) est une invitation pra-
tique pour aider à prendre du recul par rapport au choix à faire, en effec-
tuant un discernement sur ses pensées et, par là, à gagner en liberté avant
que soient repris ensemble les échanges sur la décision.

1. Pensées pour moi-même. L'intégralité de ce texte est disponible sur Internet en format PDF.
162 DISCERNER POUR DÉCIDER

L'Icam, par exemple, dans certaines de ses décisions, mais aussi dans le
cursus de formation des étudiants, va inviter chacun à réfléchir à la finalité
de l'activité économique :

• Produire des biens et des services, c'est, à travers nos projets et nos activités,
être en définitive au service des personnes.
• Travailler, c'est unir les volontés et rapprocher les hommes et les femmes. Ils
se découvrent et coopèrent au bien commun. Les rencontres, l'affrontement
à des problèmes, la recherche de solutions permettent d'éprouver les chances
et les difficultés du travail en équipe.
• Développer, c'est se soucier autant de progrès social que de croissance éco-
nomique. On est constructif en choisissant de ne rien esquiver des débats
humains que pose l'activité économique.
Voici des exemples de choix de l'Icam, au regard des convictions affirmées par
l'École :
• Le choix de proposer à chacun des professeurs une mission d'accom-
pagnement de quelques apprenants en CAP, en bac professionnel ou en
études supérieures plutôt que de spécialiser une équipe de permanents dans
l'accompagnement des différents projets. Ce choix, de rapprocher ceux qui
apprennent de ceux qui enseignent, produit pour les uns et pour les autres
des relations différentes, invitant à sortir du rôle maître-élève.
• Chaque semaine, les directeurs des études, le directeur du site et le res-
ponsable de la résidence déjeunent avec le bureau des élèves (BDE) pour
accompagner ensemble la vie du site. Dans d'autres Ecoles, les BDE
sont indépendants de la dynamique collective et de la stratégie de l'insti-
tution.
• Les élèves ingénieurs de 3e année n'ont plus de cours mais rejoignent
les départements scientifiques pour prendre en charge, par binôme et sous
la responsabilité d'un professeur, des projets industriels facturés aux entre-
prises. Ces projets font découvrir aux étudiants le rôle de prestataire
industriel et plaçant, au cœur de l'apprentissage, l'intérêt du projet, ses
dimensions techniques, économiques et humaines. Le travail en commun
et les débats de fond sur les meilleures solutions à retenir donnent lieu à
des échanges que bon nombre d'entreprises, clientes de l'Icam trouvent
très bénéfiques.
• Depuis plus de vingt ans, L'Ecole s'est structurée comme une entreprise
selon une organisation matricielle : la plupart des activités tournées vers la
formation, l'entreprise et la recherche sont sous la houlette de chefs de pro-
jets en lien avec des responsables hiérarchiques.
Impliquer les équipes dans la décision collective 163

Sur ce dernier point, cette manière de mobiliser les collaborateurs suscite


quelques tensions et difficultés, étant donné le maillage des équipes et des
enjeux économiques toujours difficiles à tenir. Aussi, les responsables de l'Icam
sont attentifs aux difficultés d'ordre relationnelles ou qui pourraient gêner le
travail en équipe. Le temps consacré à analyser, à plusieurs, les tensions et à
faire évoluer l'organisation est une des caractéristiques de la culture du site.
Des textes fondateurs, et en particulier le texte intitulé « La mission de l'Icam »,
sont régulièrement relus quand il apparaît nécessaire de s'y référer.

Mener une délibération collective

Comment procéder pour mener une délibération collective ? Lorsqu'il est


question de discerner à plusieurs, la délibération est le résultat d'un choix
où chacun exprime sa préférence personnelle pour l'une des deux options
en présence et constate le niveau de consensus partagé.
Nous recommandons de procéder de la façon suivante :

• Noter sur un support la synthèse des points de vue de chaque parti-


cipant à propos des deux options du dilemme ou de l'alternative.

• Pour la première option, faire un tour de table durant lequel chacun


apporte un élément, sans commentaire ni censure :
- si c'est un dilemme, commencez par les inconvénients en les numérotant.
S'arrêter lorsqu'aux yeux des participants, il n'y a plus rien à ajouter.
Poursuivre ensuite en prenant note des avantages, que l'on numérotera
de même ;
- si c'est une alternative, déroulez le film des événements en imaginant
les différents scénarios possibles attachés à cette première option, tou-
jours dans un tour de table. Noter les dynamiques et les craintes que
chacun identifie pour chaque scénario.

• Faire de même pour la seconde option.


Le groupe aura donc sous les yeux, une liste exhaustive des points - argu-
ments ou dynamiques et craintes en faveur et en défaveur de chacune des
options. Chacun pourra choisir dans cette liste ce qui a le plus de poids.

• Rappeler quelle est la finalité visée.

• Passer au moment du choix :


- face à un dilemme, demander d'identifier les arguments qui sont le
plus en lien avec la finalité de l'organisation. Chacun pourra alors
constater, pour lui-même, laquelle des deux options se rapproche le
plus de la finalité ;
164 DISCERNER POUR DÉCIDER

- face à une alternative, demander à chacun laquelle des deux options porte
en elle une dynamique plus forte que les craintes, au regard de la finalité.
Voici la délibération collective conduite dans une PME, offrant des ser-
vices dans l'énergie solaire, qui se posait la question de sa croissance à l'inter-
national en se demandant s'il fallait privilégier le travail avec des entreprises
des pays ou elle est déjà implantée ou bien embaucher des commerciaux
locaux. La finalité de cette entreprise est formulée ainsi : accompagner les
projets de développement d'énergies dans les pays émergents pour que les bénéfi-
ciaires se l'approprient.

Comment se développer à l'international ?

Délibération collective
La question du choix que devait faire chacun des membres de l'équipe de
direction était la suivante : « Afin d'accompagner les projets de développe-
ment d'énergies dans les pays émergents pour que les bénéficiaires se l'appro-
prient... » (Rappel de la finalité)
1) Devons-nous conserver uniquement des entreprises locales pour la distribu-
tion de nos produits à l'étranger ?

A - Inconvénients B - Avantages
1 Difficulté de s'adapter aux 10 Plus simple dans les outils, le suivi et
situations différentes le nombre d'interlocuteurs
2 Moins efficace car stratégies 11 Méthodologie commune à l'ensemble
parfois différentes des pays plus facile à suivre
3 Limiter le développement 12 Plus facile de capitaliser
de l'offre
4 Absence de concurrence qui 13 Fédère les équipes dans la façon de
est une émulation faire
5 L'accompagnement des 14 En sous-traitant aux entreprises on
entreprises qui peut devenir garde un meilleur ancrage sur le terrain
inadapté à nos ressources en
France
6 Démotivation possible des 13 Créer un réseau d'acteurs qui par-
entreprises sur le long terme tagent les mêmes réalités économiques
de PME
7 Moins performants 16 Assurer la pérennité de l'accompagne-
ment des projets
Impliquer les équipes dans la décision collective 165

Au regard de cette même finalité


2) Devons-nous NE PAS conserver uniquement des entreprises locales et envi-
sager d'autres partenaires (commerciaux sur place ou venant de France) ?

C — Inconvénients D - Avantages
20 Plus de travail en raison du 30 Être plus fin dans l'approche, plus
nombre croissant d'interlo- ciblé sur le terrain
cuteurs
21 Des ressources humaines et des 31 Plus performant, plus d'impact
compétences plus importantes
22 Risque d'incohérences dans les 32 Plus de légitimité avec une couver-
approches et les valeurs, l'esprit ture plus large
commun
23 Multiplication des méthodo- 33 Plus proche des partenaires locaux,
logies dans le cas où on le fait en direct
24 Plus compliqué dans la mise en 34 S'adapter aux situations différentes
oeuvre
25 Le siège en France deviendrait 35 Retrait plus facile et plus serein si
progressivement un bureau cela ne marche pas
d'études
26 Conduirait à un changement 36 Moins confus et constat d'échec
significatif de la structure avec plus facile à faire
plus d'embauchés et quelques
contrats d'expatriation
27 Risque de se perdre dans les
différentes approches
28 Plus difficile de faire partager
nos valeurs à un plus grand
nombre
29 Les commerciaux risquent de
faire remonter des besoins peu
prioritaires pour réaliser leurs
chiffres d'affaires

Le moment du choix se fait individuellement, en partant de la liste de l'ensemble


des arguments, ici, les raisons listées par l'équipe. Chacun des participants est
alors invité à faire un choix personnel, en indiquant, pour lui et après un temps
de réflexion personnelle, les quelques arguments qui ont le plus de poids au
regard de la finalité de la PME.
166 DISCERNER POUR DÉCIDER

A - Inconvénients B — Avantages
Quels arguments ont un Quels arguments ont un impact sur la
impact sur la finalité parmi finalité parmi les 7 ?
les 7?
C — Inconvénients D - Avantages
Quels arguments ont un Quels arguments ont un impact sur la
impact sur la finalité parmi finalité parmi les 7 ?
les 10 ?

Le choix, au regard de la finalité, se fait en regroupant les arguments des colonnes


A et D puis B et C. La plupart du temps, cela fait apparaître clairement le choix
de l'une ou l'autre option, comme une évidence. S'il y a hésitation, une façon
de faire est de passer en revue l'ensemble des arguments en leur attribuant des
coefficients de pondération. Si le poids de B + C est supérieur à celui de A + D,
c'est l'option 1, de conserver uniquement les entreprises locales, qui apparaît
comme la plus en phase avec la finalité. Ou inversement, si A + D est supérieur
à B + C, ce sera ne pas conserver qui l'emporte, l'option 2.
Dans le cas de cette PME, au cours du tour de table où chacun faisait part de
son choix, un étonnement est apparu : toute l'équipe estimait préférable de res-
ter dans la configuration actuelle (option 1). Cette unanimité fut une véritable
surprise pour le groupe, car au départ certains avaient un a priori très favorable
pour l'autre option (option 2). Cette procédure a permis un choix collectif
véritablement partagé.

En général, deux à trois réunions sont nécessaires pour l'ensemble des


étapes que nous venons de rappeler.

LE DISCERNEMENT DANS LA GESTION DE PROJET

Ce consensus partagé est d'une importance toute particulière, notamment


dans la gestion de projet où il est souvent, sinon toujours nécessaire, de
recourir à la décision collective, car l'objectif de réussite du projet mobilise
les différentes parties prenantes.
Le projet est une « création collective, organisée dans le temps et l'espace,
en vue d'une demande », précise Christophe Midler directeur de recherche
au Centre de recherche en gestion (CRG) de l'Ecole polytechnique, coordi-
Impliquer les équipes dans la décision collective 167

nateur d'un ouvrage de référence1. Les caractéristiques communes des pro-


jets peuvent être regroupées en trois points :

• L'atteinte d'un but global spécifique répond à un besoin exprimé, sou-


mis à incertitude.

• Le projet dépend d'une diversité de contributions qui suppose, en


matière de management, l'anticipation maximum et la résolution de
problèmes, à froid et en amont.

• Le projet est un système ouvert aux influences de l'environnement.


Le but commun poursuivi, reconnu de tous, est la raison d'être du projet.
Le projet a une finalité propre. Il appelle au discernement. L'intention visée,
différente des objectifs, peut donc se partager entre les différents acteurs. Si
les indicateurs de coûts-délais-qualité sont très présents dans la conduite du
projet, c'est un mode de management particulier qui fait appel, temporaire-
ment, à des ressources déjà présentes dans l'organisation.
« Il correspond à un mode de management non hiérarchique dans
lequel une équipe projet, composée des représentants des différentes fonc-
tions de l'entreprise et pilotée par un directeur de projet, croise et fait appel
aux ressources des structures "métier" afin d'atteindre des objectifs de per-
formance qualité-couts-délais. »2

Le projet contribue à quelque chose de particulier. Il a une raison d'être


dans l'offre de produits/services. L'état d'avancement du projet nécessite
des objectifs successifs. Autrement dit, la mobilisation sur le projet est la
principale source de motivation.
La force d'une équipe projet est son adaptabilité et sa capacité à décider
rapidement. Les personnes qui composent l'équipe projet forment une
communauté hétérogène et provisoire. Et dans la réalité, si le but et les objec-
tifs du projet sont relativement clairs, les finalités individuelles et les objectifs
des personnes ne sont pas forcément convergents. La gestion de projet est un
terrain très favorable aux approches politiques de la décision qui peuvent
conduire à des jeux d'acteurs disproportionnés. La mise en œuvre de pra-
tiques de discernement peut donc devenir un atout pour le chef de projet et
pour l'équipe. Non seulement certaines décisions collectives sont propices au
discernement, ce que nous venons de voir dans la première partie de ce

1. Girard, V., Midler, C., Pilotage de projets en entreprises, diversité et convergences, Economica,
1993.
2. Zannad H., « La gestion de projet à l'épreuve des faits », in L'Expansion Management Review,
pp. 84-91.
168 DISCERNER POUR DÉCIDER

chapitre, mais le chef de projet a tout intérêt à disposer de quelques règles de


discernement pour voir dans quelle mesure les participants sont dans de
bonnes dispositions, face aux décisions. Lorsqu'ils interviennent dans les
échanges et la mise en œuvre des actions quotidiennes, ou selon des
événements, la règle de la « spirale descendante » peut aider à prendre du recul
et à repousser une éventuelle décision, dans la mesure du possible.

Accompagner un collaborateur excédé


En témoigne, par exemple, ce courriel envoyé par Philippe qui avait pris
conscience du caractère excessif de son intervention au cours d'une réunion.
Philippe participait à un projet de lancement d'une nouvelle application pour
appareils androïdes. Comme il est chargé du développement au sein du dépar-
tement marketing, il n'est pas affecté à temps plein sur ce projet. Une réor-
ganisation récente du département marketing a déstabilisé Philippe, car le
changement réveille en lui des tensions. En effet, son département a été divisé
en deux équipes distinctes, rattachées à deux responsables différents, là où une
seule équipe soudée existait depuis 3 ans. De plus, cela l'oblige à travailler près
de 60 heures par semaine depuis plus de deux mois, pour assumer la nouvelle
charge en attendant un nouveau recrutement. Après cette réunion hebdoma-
daire sur le projet où Philippe était intervenu assez violemment, il adresse un
mail au chef de projet. Voici ce message :
« Je tenais simplement à m'excuser pour ma réaction un peu excessive de ce
matin. Je suis en effet très tendu et sur les nerfs. La semaine a démarré très fort
et j'étais effectivement déjà HS à 10 h 30 quand la réunion a démarré. C'est
très dur de gérer le stress, la pression, le rythme de toute l'activité qui n'a pas
fini d'être réorganisée, de prendre sur soi sans tout envoyer bouler... Plus tous
les dossiers en attente à gérer et la frustration de laisser sur le côté les dossiers
plus intéressants. J'arrivais à gérer seul mon stress la semaine dernière, mais les
remarques de Nathalie qui vient de revenir dans l'équipe marketing après un
arrêt de travail de deux mois m'ont complètement cassé et démotivé. »
Les tensions, les événements peuvent conduire des membres de l'équipe pro-
jet à des baisses de lucidité. La connaissance de quelques règles de discerne-
ment comme celles que nous avons présentées, a aidé le chef de projet dans sa
réponse pour soutenir Philippe afin qu'il retrouve progressivement un « dyna-
misme pacifiant » et une certaine sérénité dans son travail. C'est ainsi que, suite
à son courriel, le chef de projet est allé à sa rencontre, ayant en tête les effets
de la « désolation » (Règle de discernement n0 4, chapitre 3). Il lui a suggéré
de ne pas intervenir en premier lors de la prochaine réunion, en lui conseillant
de chercher à adopter une attitude positive : « Viens plutôt en appui de points
constructifs abordés par d'autres, cela peut t'aider à refaire surface et éviter que
d'autres te suivent dans une spirale descendante qui affecterait le projet ».
Impliquer les équipes dans la décision collective 169

Non seulement l'implication des personnes est déterminante dans la ges-


tion de projets, mais les données changent quotidiennement. Les capacités
de discernement sont alors des qualités qui peuvent faire la différence entre
deux chefs de projet et devenir un atout reconnu du chef de projet.

Reconvertir les industries locales


L'exemple de FORMATECH montre comment un chef de projet mobilise des
capacités de discernement pour faire face aux événements imprévus. Il illustre
les difficultés particulières aux projets qui mobilisent, non plus des acteurs
internes, comme nous venons de le voir avec l'exemple de Philippe, mais les
différents types d'organisations impliquées dans un même projet. Le travail sur
la finalité du projet peut devenir une étape incontournable.

Le contexte
FORMATECH est un organisme de formation de renommée nationale. Afin
de se positionner comme un partenaire incontournable dans le secteur de
l'industrie sur les problématiques de reconversion de salariés, Olivier, son
directeur, a l'idée d'un projet ambitieux : faciliter la reconversion de salariés
des industries durement touchées par la crise vers des industries en manque
de compétences. De l'automobile, vers l'aéronautique par exemple. L'idée est
simple : FORMATECH ferait évoluer sa stratégie en n'étant plus uniquement
un organisme de formation, mais en devenant un spécialiste de l'ingénierie
de formation, assurant l'analyse des besoins de compétences pour l'industrie
d'accueil et la conception des parcours de formation en lien avec les indus-
triels. La réalisation des actions de formation et l'évaluation des compétences
pourraient se faire en réunissant plusieurs organismes ayant des compétences
différentes et complémentaires : formations techniques, formations au mana-
gement, formations métiers.
Le postulat initial était qu'il y aurait un consensus entre : 1) Les clients -
l'industrie aéronautique ; 2) L'industrie automobile ; 3) Les organismes de for-
mation qui conduiraient les parcours de formation. Dans un premier temps,
Olivier souhaite tester cette nouvelle démarche auprès d'une usine automobile.
Étant donné les moyens humains élevés qu'il faudrait mobiliser, Olivier arrive
à impliquer des acteurs incontournables dans ces projets : un représentant du
pôle de compétitivité et des responsables de l'administration locale. Tout cela
est délicat, Olivier le sait bien, car il se retrouve à animer des réunions avec des
organismes de formation qui sont habituellement ses concurrents. Mais il s'est
engagé à ne pas faire lui-même d'offres de formations. C'est ainsi qu'un comité
de pilotage de 13 personnes, constituant l'équipe projet, peut se réunir.
1 70 DISCERNER POUR DÉCIDER

Trois événements marquent la vie du projet


durant les six premiers mois
1) Une des entreprises clientes se met en retrait. Olivier apprend que ce grand
groupe a en interne une université d'entreprise et que ce projet vient en concur-
rence de l'activité de celle-ci.
2) L'administration demande à Olivier de se mettre plutôt du côté des clients
que sont les entreprises d'accueil que des entreprises cédantes qui ont besoin
de reconvertir les salariés.
3) Un des organismes de formation siégeant au comité de pilotage, fait une
première offre 30 % au-dessus du prix du marché.
Olivier reprend la main sur ces trois événements, à partir de son expérience
du discernement :
1) Revenir sur l'enjeu du projet lorsqu'un acteur est tenté de faire cavalier seul.
Comprenant que des jeux politiques s'étaient joués autour du directeur de l'univer-
sité d'entreprise, Olivier entreprend d'expliquer aux responsables du groupe projet
la différence et la complémentarité entre une université d'entreprise et ce projet de
formation multipartenaire. Cette décision de prendre un temps en commun pro-
venait du constat que le directeur de l'université d'entreprise souhaitait conserver
certaines formations à son actif, car il était évalué sur son chiffre d'affaires.
2) Suite à la demande de l'administration, Olivier anime un travail sur
la finalité du projet pour éviter des malentendus. Il fait travailler le comité
de pilotage sur la finalité de ce projet. L'objectif étant, avec les représentants
des différentes parties prenantes, administration comprise, de se mettre d'accord
sur une phrase indiquant la raison d'être de ce projet. Cela a été le lieu de vifs
débats, mais tous se sont mis d'accord sur la finalité suivante : développer des compé-
tences individuelles et collectives qui répondent aux enjeux industriels des entreprises
d'accueil. Cet accord sur la finalité du projet signifie que les entreprises clientes
accompagnent le dispositif et ne sont pas de simples clients qui attendraient les
personnes comme si elles avaient confié le recrutement à une agence d'intérim.
Cette finalité fait paraître par ailleurs que la formation n'est plus une fin en soi,
mais un moyen parmi d'autres pour réaliser ces reconversions. Il appartiendra
donc au groupe de mettre en œuvre d'autres modalités d'accompagnement.
3) Avec l'organisme de formation, conserver le dialogue. Olivier interprète
l'offre hors de prix d'un des organismes de formation partenaire comme le
signal d'un désengagement du projet. N'en comprenant pas la raison, il prend
rendez-vous avec son dirigeant en se souvenant de la règle de discernement :
« Prendre peur est à craindre » (Règle n0 7, ch. 3). Son interlocuteur lui expli-
quera que le travail sur la finalité du projet lui avait donné le sentiment de
devoir mobiliser trop d'énergie et de délaisser les priorités internes à son orga-
nisme. Après coup, Olivier réalise que cet homme était dans une « spirale des-
cendante » et qu'il s'était laissé entraîner dans le repli sur soi.
Impliquer les équipes dans la décision collective 171

Cette histoire montre que dans le management de projet la pratique


du discernement est d'abord et avant tout au service de l'accompagnement
des personnes.
Quelles que soient les configurations d'équipes, en mode vertical avec un
supérieur hiérarchique ou en mode transversal dans le management de pro-
jet, le discernement demande d'avoir une attention toute particulière sur
trois points :

• Le repérage des forces et des faiblesses qui animent les personnes, dans
le contexte qui est le leur.

• Le processus de décision par étapes et la mise en place d'une dynamique


de groupe qui facilite le discernement, lorsque le moment est venu de
faire un choix.

• La place des textes de référence comme aide au discernement.

Le consensus partagé provient de la manière de conduire la délibération.


La décision collective est la somme des choix individuels face à deux options,
au regard d'une finalité.
Qu'advient-il lorsque 30 % du groupe choisi une option et 50 % une
autre ? Si le travail en amont a été correctement mené, le groupe n'hésitera
pas à laisser au décideur final le soin de trancher. Et l'équipe resterait impli-
quée. Quelle que soit la décision qu'il prendra, il sera soutenu.
L'attention aux personnes est un point essentiel dans la pratique du dis-
cernement, comme nous l'avons vu avec les exemples de Philippe puis de
FORMATECH. Parfois il est nécessaire pour le manager de prendre du
recul, tant par rapport à son équipe que par rapport à l'organisation. Des
stages de formation ou des séances de coaching peuvent en être l'occasion.

RETROUVER, ENSEMBLE, DAVANTAGE DE LIBRE ARBITRE

La pièce de Reginald Rose (1933) comme le film de Sydney Lumet (1957),


intitulés Douze hommes en colère, sont essentiellement focalisés sur
la deuxième étape du processus de discernement : rechercher davantage
de libre arbitre. Etape que, d'une manière ou d'une autre, il est nécessaire
de vérifier avant toute délibération.
Au début de la pièce comme du film, la question du choix est clairement
posée : chaque membre du jury doit se prononcer sur la culpabilité de
l'accusé. C'est leur seule option. Leur réponse — soit coupable, soit non
1 72 DISCERNER POUR DÉCIDER

coupable - devant être unanime, comme le précise le juge avant de les invi-
ter à se retirer dans la salle des délibérations.
Les jurés n'ont donc pas à établir la question du choix. Elle s'impose à
eux. En référence à la manière de faire dans la conduite d'un discernement,
nous en proposons la formulation suivante : Compte tenu de mon rôle de
juré, appelé à représenter les intérêts de la société, car il est nécessaire de se rap-
porter à une expression de la finalité du rôle des jurés : dois-je estimer (juger
ou décider) que l'accusé est coupable, ou dois-je estimer (juger ou décider) que
l'accusé est non coupable ?
Répondre à une telle question exprimée en forme de dilemme — dois-je...
ou dois-je ne pas... - invite à délibérer selon les raisons. Dans ce cas particulier,
ces raisons « pour » ou « contre » seraient, soit les preuves certaines de la culpa-
bilité, soit l'absence de preuve, soit encore le moindre doute sur les preuves
fournies par l'accusation. Ce simple doute doit bénéficier à l'accusé, comme
le rappelle le juge dans son exorde initial : « Vous avez assisté à tous les témoi-
gnages, et tous les articles de loi s'appliquant à cette affaire vous ont été lus et
expliqués. Maintenant que vous avez pris connaissance de tous les éléments,
votre devoir est d'essayer de distinguer les faits des hypothèses1. Un homme est
mort, la vie d'un autre est en jeu. Je vous exhorte à débattre avec honnêteté et
prudence. S'il subsiste pour vous le moindre doute vous devrez me rendre le
verdict non coupable. Si, en revanche, aucun doute raisonnable ne vous
retient, alors vous devrez, en votre âme et conscience, déclarer l'accusé cou-
pable. Quelle que soit votre décision, elle doit être prise à l'unanimité... Ce
cas requiert la peine de mort. Je n'envie pas votre tâche. Vous êtes chargés
d'une grande responsabilité. Je vous remercie. »2
Retrouver davantage de libre arbitre suppose d'opérer trois vérifica-
tions :

- que l'on dispose d'un minimum de données objectives ;


- que l'on ait identifié les personnes concernées ou impliquées dans le
choix pour se dégager de leurs influences ;
- que chacun ait pris conscience des attracteurs auxquels il est soumis.

1. C'est nous qui soulignons.


2. Citations du texte français établi par Attica Guedj et Stéphan Meldegg, disponible sur
le site : http://edu.ge.ch/ctp/sites/localhost.ctp/files/12_hommes_en_colere-4_0.pdf. Le scénario
du film suit de très près l'essentiel du texte de la pièce, à l'exception de quelques détails
et des modifications importantes dans les répliques de la partie finale. Dans la suite de ce
chapitre, nous nous référerons aux pages de ce texte.
Impliquer les équipes dans la décision collective 173

Tout en prenant place dans la salle des délibérations les jurés demeurent
sous le coup des impressions du procès et n'ont pris aucun recul, à l'excep-
tion du juré 8. Leurs comportements et leurs réflexions montrent qu'ils ne
sont aucunement prêts à le faire. Le juré 10 est préoccupé par son entre-
prise, le juré 7 est pressé d'aller assister à un match de base-bail, le juré 3
évoque son ennui... Tous paraissent mal à l'aise. Incommodés par la cha-
leur du jour ils n'ont qu'une envie : en finir au plus vite. Tous ? À l'exception
du juré 8, dont le rôle est tenu dans le film par l'acteur Henri Fonda.
D'entrée de jeu, le scénario montre que le jury 8 est le seul à prendre de la
distance : pendant tout le début de la scène, alors que chacun prend posses-
sion des lieux, il se tient debout près de la fenêtre, regardant au dehors. On
le sent préoccupé, ailleurs. Sans que rien ne soit révélé de ses pensées.
Lorsqu'un peu plus tard il est invité à expliquer pourquoi il a voté non cou-
pable, il répond en évoquant cette nécessité de prendre un peu de distance
avant de se prononcer : « Vous avez voté coupable, tous les onze. Pour moi,
ce n'est pas facile de lever la main et d'envoyer un gosse à la chaise élec-
trique, comme ça, sans en parler avant » (p. 3). Le juré 8 ne sait pas si l'accusé
est coupable ou non, mais il lui répugne qu'une telle décision, de vie ou de
mort, soit prononcée à la légère. D'autant qu'au cours du procès, une vraie
compassion s'est éveillée en lui à l'égard de l'accusé. Ce qu'il exprime dans
sa deuxième intervention : « Tout ce que je sais, c'est que ce gosse n'a jamais
eu de chance dans sa vie, depuis le début. Il est né dans un taudis. Il avait
neuf ans quand sa mère est morte. Il reste un an et demi à l'orphelinat, pen-
dant que son père est en prison pour escroquerie. Ce n'est pas ce qu'on
appelle un bon départ dans la vie. Il a seize ans. Seize ans de galère ! On lui
doit bien un moment de réflexion. C'est tout » (p. 3).

Rechercher les données objectives

Tous, ils ont pris pour argent comptant les déclarations des divers témoins.
Ils sont encore sous le coup du réquisitoire du procureur. Le juré 12
l'exprime nettement : « Moi il m'a épaté. Cette façon de nous asséner ses
arguments, un à un, avec une logique imparable. C'est un cerveau ! Il est
très fort ce type (le procureur) » (p. 2). Cette influence est d'autant plus
forte qu'en face, l'avocat de la défense commis d'office semble avoir été mou
et sans conviction.
Tous sont persuadés de la culpabilité à l'exception toujours du juré 8, car
entre deux séances du procès, sa compassion pour l'accusé l'a conduit à se
promener dans le quartier où vivait ce garçon. Par hasard, il a trouvé chez
1 74 DISCERNER POUR DÉCIDER

un revendeur un couteau à cran d'arrêt parfaitement semblable à celui que


le gamin avait acheté et à l'arme du crime. L'accusation affirme que ce cou-
teau est unique en son genre. Pour le juré 8, sa découverte remet en cause
cette certitude. Elle introduit un premier doute. « Et si on se trompait ? »,
demande-t-il aux autres, tout en ne sachant pas si l'accusé est coupable ou
non. 11 n'a aucune certitude sur ce point. « Selon les témoignages le gosse a
l'air coupable. Peut-être qu'il l'est. Pendant ces trois jours, assis parmi vous,
moi aussi j'ai entendu les charges qui l'accablaient. Ces charges semblaient
tellement évidentes pour tout le monde que ce procès a commencé à me
mettre mal à l'aise. C'est vrai rien n'est jamais aussi évident. J'avais envie de
poser plein de questions. Ça n'aurait peut-être rien changé, je ne sais pas,
mais... J'étais de plus en plus convaincu que l'avocat de la défense ne faisait
pas son boulot. Il a laissé passer trop de choses. Trop de détails » (p. 6). Jus-
qu'au bout il le rappellera.
Mais les échanges qu'il suscite et les réflexions qu'il provoque conduisent
à d'autres remises en cause des preuves fournies par l'accusation. Donnons-
en trois exemples :

• Suite à un échange sur la possibilité ou non d'entendre un cri lorsqu'une


rame du métro passe au ras des fenêtres de l'immeuble, le juré 9, le plus
âgé du groupe, fait part de l'impression que lui a laissé le témoignage
du vieil homme : « J'ai vu un très vieux monsieur aux vêtements élimés
qui marchait très lentement vers la barre. Il avait une jambe raide qu'il
traînait derrière lui, mais il essayait désespérément de le cacher... Toute
sa vie il a été Monsieur Personne... Cet homme a besoin, une fois dans
sa vie, qu'on l'écoute, qu'on le regarde, qu'on tienne compte de ce qu'il
dit... Pour lui, ce ne serait pas un mensonge. Il serait arrivé à se per-
suader qu'il a vraiment entendu le gosse crier et qu'il l'a vraiment vu
se sauver » (p. 12). Cette impression, quand il y repense, suscite en lui
un doute, non sur la sincérité du vieil homme, mais sur la vérité de son
témoignage : sincérité et vérité ne se confondent pas.

• Disant cela, le juré 9 rappelle que le vieil homme se déplaçait difficile-


ment, observation qui éveille une question chez le juré 8 : en combien
de temps ce vieil homme pouvait-il se rendre de son lit où il était couché
à la porte palière de son appartement pour l'ouvrir et voir l'assassin ? Il
affirmait avoir fait le trajet en 20 secondes. Reconstituant dans l'espace
de la salle des délibérations le trajet supposé du vieil homme, le juré 8
montre à tous qu'il lui avait probablement fallu plus du double de ce
temps.
Impliquer les équipes dans la décision collective 175

• À un autre moment la discussion porte sur la manière dont le coup


de couteau a été porté. Le juré 3 intervient : « Je déteste ces trucs-là.
J'en ai trop vu quand j'étais môme... C'est drôle, je n'y pensais plus...
Ce genre de couteau, on ne s'en sert pas en tenant le manche comme ça
(il mime un coup porté de haut en bas, la lame pointée vers le bas)... On
le tient posé sur la paume, comme ça, la lame vers le haut. — (Juré 8) :
On frappe comment, alors ? — (Juré 3) : Par en dessous. Comme ça. De
bas en haut. Voilà. Quelqu'un qui a l'habitude du cran d'arrêt ne s'y
prend pas autrement. - (Juré 8) : Vous êtes sûr ? - (Juré 5) : J'en suis sûr.
Il n'y a que comme ça qu'on peut s'en servir » (p. 20). Pour le juré 5 un
doute s'est installé. Il n'imagine pas que le gosse ait pu faire autrement.

Les personnes concernées et impliquées

En discutant des vraisemblances ou des invraisemblances de l'accusation,


les jurés prennent peu à peu de la distance vis-à-vis des principales per-
sonnes concernées et impliquées dans le déroulement du procès. Il apparaît
notamment que les dépositions des deux principaux témoins à charge sont
sujettes à caution. Celle du vieil homme, comme nous venons de le voir.
Mais aussi celle de la femme qui prétendait avoir vu la scène au travers
des vitres d'un métro vide passant en moins de dix secondes entre sa fenêtre
et celle de l'immeuble opposé, alors qu'elle ne portait probablement pas
ses lunettes de vue.
Une fois les témoignages remis en cause, le réquisitoire du procureur qui
leur avait paru si convaincant est oublié. Des doutes s'installent qui suf-
fisent à emporter la décision : non coupable.

Accepter de reconnaître ses attracteurs

Mais pour accéder à ce nouveau regard sur le procès, il est nécessaire que la
plupart d'entre eux prennent conscience des attracteurs qui les animent,
obscurcissant ou gauchissant leurs jugements.
Parmi les divers attracteurs qui les traversent, il en est un largement par-
tagé par les jurés qui concerne l'accusé : ce garçon de 16 ans, issu d'un milieu
défavorisé, ne peut être que de la graine de « racaille » ne méritant aucune
pitié. Dans une diatribe, alors que la plupart des jurés ont choisi de voter
non coupable, le juré 10 éclate « Non mais, vous allez m'écouter, oui ?
Je vous dis que ces gens-là se bourrent la gueule à longueur de journée,
ils arrêtent pas de se bagarrer, alors quand y en a un qui clamse, bon, il a
1 76 DISCERNER POUR DÉCIDER

clamsé, ils en ont rien à foutre ! La famille ? Ils en ont rien à foutre ! Ils se
reproduisent comme des bestioles. Un père, une mère, ça ne veut rien dire
pour eux... » (p. 21). La vulgarité et la bêtise des propos du juré 10 susci-
tent la réprobation générale. Seul le juré 4 l'écoute jusqu'au bout, l'invitant
ensuite fermement à s'asseoir et à se taire.
Le juré 3 est un des premiers jurés à commencer un tel travail sur ses
attracteurs. C'est aussi celui pour lequel ce sera le plus difficile. Alors que
le juré 8 vient d'évoquer la compassion qu'il éprouve pour ce jeune accusé,
le juré 3 s'approche et lui montre une photo de son propre fils qu'il regarde
comme un ingrat (p. 3). Mais, par la suite, tout au long des échanges il est
un des plus acharnés à soutenir la culpabilité du jeune. Au final, sommé
par le juré 8 de s'expliquer, il prend conscience que dans cette affaire il est
animé par une pulsion inconsciente de vengeance à l'égard de son propre
fils. Un fils avec lequel il s'est comporté comme une sorte de bourreau.
De son côté, le juré 3 comprend qu'il serait plus juste d'assumer qu'il est
né et a grandi dans des banlieues pauvres et mal famées, plutôt que de cher-
cher à l'oublier. Au cours de cette délibération, il paraît progressivement se
réconcilier avec son histoire.
C'est ainsi que pour chacun, accéder à plus de vérité, dans cette affaire de
meurtre, suppose de prendre conscience de ses propres attracteurs et de faire
un peu de vérité en soi.
Comment le juré 8 invite-t-il les jurés à prendre leur rôle au sérieux ?
Tout au long de la pièce comme du film, le juré 8 adopte différentes pos-
tures qui vont aider chacun à faire un choix en leur âme et conscience. Tan-
tôt il intervient avec fermeté, tantôt il interroge le groupe, tantôt il se retire,
écoutant intensément. À l'une ou l'autre reprise, il interpelle directement
un des jurés, allant jusqu'à la provocation comme avec le juré 3. La remarque
de tel ou tel lui offre des arguments en faveur de nouveaux doutes. Par
exemple, le juré 9 se rappelle soudainement que la femme, soi-disant témoin
direct du crime, avait sur le nez des traces provoquées par des lunettes. Plu-
sieurs confirment ce même souvenir. Le juré 8 invite le groupe à en tirer une
conclusion : si sa vue est mauvaise et comme il est peu vraisemblable qu'elle
les portait étant au lit et essayant de trouver le sommeil, qu'a-t-elle pu
voir en réalité ?
D'un bout à l'autre, sans jamais perdre son calme, évitant de répondre
aux provocations et aux insultes, le juré 8 mène le jeu, comme à un moment
donné le lui lance le juré 3. Il reste concentré sur un seul but : qu'il y ait une
Impliquer les équipes dans la décision collective 177

vraie délibération. Alors que les trois-quarts des jurés ont changé de point
de vue, il rappelle à nouveau ce but :

« Neuf d'entre nous penchent maintenant pour l'innocence de ce gar-


çon, mais nous jonglons avec les hypothèses. Peut-être que nous nous trom-
pons, peut-être que nous allons rendre la liberté à un criminel. Qui peut
vraiment savoir ? Mais il se trouve qu'en notre âme et conscience, nous
gardons un doute sur sa culpabilité. Et un jury qui ne parvient pas à l'una-
nimité sur la culpabilité d'un accusé, ne peut le condamner. C'est un point
capital de notre système judiciaire... » (p. 8)

LE ROLE DE L'ANIMATEUR DANS LAIDE AU CHOIX

Dans sa manière d'inviter chacun à retrouver davantage de libre arbitre, le


juré 8 ne cesse d'adopter diverses postures. Nous les résumons à trois :
accompagner, conseiller et guider. Tout au long du débat, il ne cesse de pas-
ser d'une posture à l'autre.

Nous définissons ainsi ces trois postures :

• Accompagner : aller avec,


**
marcher avec. L'accompa-
gnateur soutient, encou-
rage, empêche de faiblir.

SUlt> Guider : indiquer la voie,


MOI
montrer de manière pré-
cise. Aide à trouver son
8. chemin. Diriger, mener
\
vers, faire agir.

Conseiller : donner un
avis, recommander quelque
chose à quelqu'un. Il peut
s'agir de donner une infor-
mation ou une opinion ou
encore d'exprimer un sen-
timent.
1 78 DISCERNER POUR DÉCIDER

Comme le juré 8 en fournit l'exemple, dans la conduite d'une décision


collective il sera toujours nécessaire d'être capable de passer d'une posture
à l'autre. Et de le faire souplement quoique chacune de ces postures soient
très différentes.
Donnons-en quelques exemples empruntés au texte de la pièce1. Nous
analysons en premier la posture de conseil avant les deux autres car c'est
au début de leur délibération que le jury numéro 8 adopte cette attitude.
Dans la pratique du discernement, la posture dominante est celle de l'accom-
pagnement.
• Conseiller. C'est notamment l'objet de ses premières interventions :
« Vous avez voté coupable, tous les onze. Pour moi, ce n'est pas facile
de lever la main et d'envoyer un gosse à la chaise électrique, comme ça,
sans en parler avant. »
« Je n'essaye pas de vous faire changer d'avis. Mais la vie d'un homme
est en jeu. On ne peut pas expédier ça en cinq minutes ! Et si on se trom-
pait ? »
« On peut bien prendre une heure pour discuter. (S'adressant au juré 7)
Il ne commence qu'à huit heures votre match. » (p. 3)

• Guider. Le rôle du juré 8 s'exerce dans différentes directions, soit il rap-


pelle un point de droit, soit il met un des jurés en face de ses contradic-
tions, soit encore il invite chacun à prendre du recul et à se poser de
nouvelles questions sur ce qu'il a entendu au cours du procès.
Rebondissant sur le propos du juré 2 qui vient de dire que personne dans
le procès n'avait prouvé la non-culpabilité de l'accusé, le juré 8 déclare :
« Personne n'a à prouver le contraire. C'est à l'accusation d'apporter
les preuves à charge. L'accusé n'est pas même obligé de témoigner. C'est ce
que dit la Constitution. Vous êtes au courant ? » (p. 4)

Un peu plus loin, il n'hésite pas à mettre le juré 10 devant ses contradic-
tions :
« Vous dites que le gosse est un menteur, mais la femme, vous la croyez.
Pourtant, elle habite le même quartier. Elle fait partie de "ces gens-là",
comme vous dites. » (p. 3)

Un peu plus loin encore, alors qu'il est sommé par les autres de s'expli-
quer sur sa position, son intervention oriente le groupe vers une remise
en cause des dépositions des témoins :

1. Nous renvoyons aux pages du texte de la pièce Douze hommes en colère.


Impliquer les équipes dans la décision collective 179

« Écoutez, si ma vie était en jeu, ce que j'attendrais d'un avocat, c'est qu'il
se batte, qu'il mette en pièces les témoignages contre moi, qu'il essaye au
moins. Par exemple, ce soi-disant témoin oculaire. Et cette autre personne
qui prétend avoir entendu la scène du meurtre et avoir vu le gosse filer tout de
suite après. En dehors de quelques preuves indirectes, ces deux témoins sont
les seuls atouts de l'accusation, au fond. Et s'ils s'étaient trompés ? » (p. 6)

11 évite aussi que la discussion ne s'égare :


« Nous sommes censés nous prononcer sur la culpabilité de ce gosse,
sans qu'aucun doute raisonnable ne subsiste dans notre esprit. Ce n'est pas
à nous de chercher qui d'autre aurait pu avoir un mobile pour tuer son
père. Ça, c'est le boulot de la police. » (p. 10)

11 guide la réflexion sur le témoignage du vieil homme en demandant si


l'on peut croire que le témoin a pu entendre un cri et en identifier la prove-
nance alors qu'une rame de métro passe devant sa fenêtre (p. 11). De même,
en mimant le déplacement du vieil dans son appartement et en demandant
à un des jurés de le chronométrer, il fait comprendre à tous que le témoin
n'est pas digne de foi (p. 14-16).
Dans ce rôle de guide le juré 8, nous l'avons déjà indiqué en présentant
au début de ce chapitre les raisons de son doute, se sent d'autant plus légi-
time qu'il est entré dans la salle des délibérations avec dans sa poche un cou-
teau parfaitement semblable à l'arme du crime.
• Accompagner. Le soutien et l'encouragement sont manifestes dans les
échanges que le juré 8 noue avec tel ou tel, l'aidant à avancer dans sa
réflexion.
Le juré 8 prend cette posture quand, juste avant le deuxième vote,
il déclare ne pas vouloir paralyser ou faire obstruction au groupe et lui fait
la proposition de s'abstenir de voter et de se rallier à leur unanimité, si c'est
le cas. Volontairement, il met chacun devant le choix qu'il devra assumer,
ce qui est une des caractéristiques de l'accompagnement. Et pour qu'il en
soit véritablement ainsi, il demande que le vote soit à bulletin secret :
« J'ai une proposition à vous faire. Je voudrais qu'on vote encore une
fois. Mais à vote secret, cette fois-ci. Moi, je vais m'abstenir. Si vous onze
persistez à voter coupable, je m'inclinerai. Et on pourra annoncer au juge
qu'on a voté coupable à l'unanimité. Mais si un seul d'entre vous a changé
d'avis, il faudra rester pour éclaircir cette affaire jusqu'au bout. Voilà. Si
vous êtes d'accord avec ça, je suis prêt à vous suivre. » (p. 8)

Le juré 8 tient aussi ce rôle d'accompagnateur auprès du juré 3, lorsqu'il


met en évidence la violence qui habite ce dernier en reformulant ses propos :
180 DISCERNER POUR DÉCIDER

« Vous parlez comme si vous alliez le mettre vous-même sur la chaise élec-
trique » (p. 16).
Il exerce aussi ce même rôle auprès du juré 4 pour lui faire prendre
conscience que sa mémoire des événements récents est limitée :
« Si vous étiez à la place du gamin, est-ce que vous pourriez vous sou-
venir de détails, comme vous dites, après avoir reçu le point de votre père
dans la figure ? » (p. 18-19)

Ou encore auprès du juré 3, pour se faire expliquer devant tous comment


se servir d'un couteau à cran d'arrêt (p. 20).
Dans la scène finale, juste avant de sortir, il décroche la veste du juré 3
de son portemanteau, s'approche de lui et l'aide à l'enfiler (p. 24). Un geste
de sollicitude et de compassion envers cet homme effondré.
Nous ne prétendons pas faire une analyse détaillée de la manière dont le
juré 8 conduit le groupe dans sa délibération. Les exemples que nous en
donnons témoignent de son rôle de guide et d'accompagnateur. Le conseil
tient moins de place nous semble-t-il dans ses interventions.
De ce parcours au sein de cette œuvre, Douze hommes en colère, nous
pouvons retenir deux points majeurs :
Lorsque la question du choix est clairement posée, rechercher davan-
tage de libre arbitre peut suffire, dans certaines situations ou conditions,
pour passer directement à la décision, une fois qu'un peu de liberté est
retrouvée. Le débat entre les jurés les conduisant à reconnaître que la culpa-
bilité n'est pas certaine et qu'il y a doute, les étapes du processus de discer-
nement que sont la délibération et la confirmation sont acquises d'emblée.
Ici, l'accusé sera déclaré non coupable et libéré.
La recherche de davantage de libre arbitre, qui ici tient lieu de délibé-
ration pour le jury, est un temps qui demande à être conduit et animé. Dans
l'histoire de ce jury, ce rôle aura été assumé par le juré 8 qui se déplace d'une
posture de conseil à celle de guide ou encore à la posture d'accompagnateur.
Il guide, accompagne et conseille le groupe.

A l'intention des animateurs ou des accompagnateurs de décisions collectives, nous


proposons — dans la partie suivante — une mise en regard plus précise entre les
étapes du discernement et les trois postures d'animation que nous venons de
présenter.
Pour les autres, reportez-vous directement à la conclusion p. 187.
Impliquer les équipes dans la décision collective 181

LES ÉTAPES DU DISCERNEMENT ET LES POSTURES D'ANIMATION

Les deux tableaux, ci-après, présentent les cinq étapes du processus de dis-
cernement, dans ses deux dimensions : décision collective et identification
de la finalité d'une organisation ou d'un groupe projet. Ils proposent une
synthèse de la démarche pour en faciliter la compréhension et la mémorisa-
tion.
Le premier tableau insiste sur les postures que doit savoir adopter l'anima-
teur du processus de décision. En suivant l'action du juré 8 dans Douze
hommes en colere, nous avons illustré ces postures. Nous les récapitulons dans
ce premier tableau. Il peut ainsi servir d'aide-mémoire pour une personne
appelée à conduire un choix collectif. Nous le ferons suivre d'un commen-
taire précisant des points d'attention dans la pratique de cette aide.

Étapes du
Enjeux Postures Commentaires
discernement
1. Formuler Objectiver la ques- Accompagner La posture choisie dépen-
la question tion du choix sous la et/ou guider dra des personnes, de leur
du choix forme d'un dilemme état d'avancement dans la
ou d'une alternative Valider la for- compréhension de leur pro-
qui prend en compte mulation de blème, de la complexité de
toutes les options la question celui-ci et de l'urgence de la
identifiées décision
2. Libre Trouver une égale Guider Tenir à une certaine rigueur
arbitre sympathie entre puis pour identifier les données
les deux options accompagner du problème et les personnes
Les données Guider impliquées, avant de laisser
du problème une grande liberté sur les
attracteurs
Les personnes
impliquées
Les attracteurs Accompagner
3. La délibé- Vérifier que la Accompagner Aider la personne à choisir le
ration personne se laisse juste mode de délibération
décider au plus près parmi les trois1
de sa finalité Inviter à noter les arguments ou
les dynamiques et les craintes^

1. Cf. tableau chapitre 4.


182 DISCERNER POUR DÉCIDER

HSf*
4. La confir- Passer sereinement Conseiller Le conseiller dit si les diffé-
mation du choix à la rents registres de confirma-
du choix décision tion1 ont été reçus ou non
3. La mise Réussir le passage Conseiller Veiller à la pertinence de la
en œuvre à l'action communication
ou décision Inviter à la prudence, à tenir
compte des circonstances,
des personnes, des situations
institutionnelles

L'animateur pour l'accompagnement d'une finalité

Identifier une finalité pour l'organisation, un projet comme au niveau per-


sonnel, ne procède pas d'un choix au sens où il y aurait à choisir entre plu-
sieurs options, mais d'un travail de relecture de l'histoire de l'organisation, du
projet ou de la personne. Même si nous ne présenterons pas ici le détail des
exercices qui permettent de clarifier une finalité, l'animateur devra également
adopter les trois postures de guide, d'accompagnateur et de conseiller.

Identifier
Enjeux Postures Commentaires
sa finalité
Formuler la Avoir une contri- Guider Adopter les trois postures :
raison d'être bution comprise Accompagner — Guider dans la manière de faire
ou la mission et partagée par Conseiller — Accompagner dans les exercices
de l'organi- tous. Davantage — Conseiller sur la formulation
sation ou du de cohérence finale
projet dans l'action

Commentaire du premier tableau et points d'attention

Il s'adresse en priorité aux personnes en situation de conduire un choix col-


lectif.
Pour la formulation précise de la question du choix, se référer
à la méthode « problèmes, enjeux, options » (Préo) :
Inviter les personnes à formuler par écrit le problème qui se pose et vérifier
qu'elles en donnent une formulation satisfaisante. Sinon, reprendre avec
elles l'identification du problème.

1. Confirmation intérieure, confirmation par un tiers, confirmation par les événements.


Impliquer les équipes dans la décision collective 183

Veiller à toujours être au plus proche du réel des situations exposées dans la
compréhension du problème. Cette attention peut conduire parfois à invi-
ter les personnes que l'on aide à renoncer à des jugements de valeur portés
sur d'autres personnes, à être plus objectives dans leur manière de raconter
les faits, à éviter des interprétations, etc.
Dans le déploiement des options, être attentif à ce que d'entrée de jeu les
personnes ne censurent pas des options possibles. Favoriser la recherche
d'options pour élargir le champ des possibles et pour cela inviter à faire un
arbre des choix, en particulier face à un dilemme : il est bon de demander
aux personnes d'imaginer toutes les options.
Arrêter les personnes dés quelles font mine de commencer une délibération.
Très souvent les personnes énoncent une option et ajoutent aussitôt :
« Mais ce n'est pas possible, parce que... », et de commencer à donner des
raisons. C'est un travers très courant de commencer une délibération sur
l'option que l'on vient de poser. Mais c'est s'interdire de choisir puisque le
choix suppose que les options soient, à un moment donné, mises en balance
l'une avec l'autre.
• Distinguer dilemme et alternative. Le dilemme revient à se créer deux
options là ou en apparence il n'y en a qu'une. Exemples : rester ou pas dans
mon poste ; accepter ou pas une mobilité. L'alternative est constituée par deux
options ou deux orientations opposées qui regroupent chacune plusieurs
options, entre lesquelles il faudra choisir. Exemples : accepter l'offre d'emploi
d'une entreprise concurrente ou accepter la mobilité interne que l'on me pro-
pose ; poursuivre sa formation ou entrer sur le marché du travail ; avoir une
activité indépendante qui regroupe plusieurs options comme prendre le statut
d'auto-entrepreneur, créer une entreprise, rechercher un poste salarié...
Veiller à être très rigoureux dans la formulation du dilemme ou de l'alter-
native : choisir entre A et non A (dilemme) ; entre A ou B (alternative). Si,
malgré toutes les explications données, la personne formule de manière
incomplète ou erronée le dilemme ou l'alternative, c'est bien souvent le
signe que quelque chose n'a pas encore été élucidé dans l'explicitation du
problème. Il faut donc revenir en arrière et repartir de ce point.
• Ne pas craindre d'avoir plus de deux options. Cela suppose seulement de
construire un arbre des choix à l'aide de critères que la personne se
donnera elle-même et de procéder par choix successifs, comme nous en
donnons un exemple dans Pratiques de la décision}.

1. L. Falque, B. Bougon, Dunod, 2013, p. 142 ss.


184 DISCERNER POUR DÉCIDER

• Aider les personnes à introduire leurs finalités, au moment de la formula-


tion de la question du choix ou si elles n'en ont qu'une idée floue à pren-
dre en compte cette notion de finalité. Dans ce dernier cas, cela peut
s'exprimer ainsi : « Compte tenu de ce à quoi j'ai le désir de contribuer... »
puis formulation du dilemme ou de l'alternative. Rappelons que selon la
décision, le choix de la finalité reste entier pour l'organisation ou les déci-
deurs : finalité de l'organisation, finalité du respect ou de la dignité de la
personne humaine ou encore l'utilité pour le plus grand nombre.
• Transition : si le moment est venu de délibérer, parce que la personne ou
le groupe a retrouvé une égale sympathie pour les deux options de son
choix, ou parce que le temps presse, il est possible, avant d'inviter les per-
sonnes à entrer en délibération, de proposer l'exercice « S'inspirer d'un
texte » avec le texte Souviens-toi de ton futur, ou un autre qui mettrait en
avant les convictions de l'organisation, comme celui proposé par l'Icam
sur la dimension humaniste du travail. Ce texte Souviens-toi de ton futur
aide à faire la distinction entre la fin poursuivie et ce qui est du registre
des moyens.

Pour retrouver davantage de libre arbitre

Dès la formulation du dilemme ou de l'alternative nous recommandons de


repérer le déplacement de la préférence spontanée entre les deux options.
Repérer que la préférence évolue est un gage d'un certain libre arbitre retrouvé.
Un marqueur, c'est-à-dire l'indication au fil des jours de l'évolution des préfé-
rences aide à prendre du recul et à devenir capable d'envisager chaque option
avec une égale sympathie (ou presque). Très souvent il existe une forte asymé-
trie d'informations entre les options en présence. Aider la personne à lister les
informations objectives nécessaires au choix est très utile.
1er point d'attention : souvent les personnes mélangent données objec-
tives et arguments. Exemple : « Le salaire minimum dont nous avons besoin
pour faire vivre ma famille » est une donnée objective. « Je ne peux pas
accepter de diminuer mon salaire » est un argument puisqu'il contient un
jugement de valeur.
2nd point d'attention : à cette étape, il est fréquent que les personnes
soient à nouveau tentées d'entrer dans des délibérations en raisonnant sur
les informations. Ce n'est pas le moment.
Prendre de la distance vis-à-vis des personnes impliquées et concernées. Elles
sont, en général, aisément identifiables. Cette étape permet de faire
comprendre qu'on ne peut, à ce moment de la réflexion, demander un avis
Impliquer les équipes dans la décision collective 185

à ces personnes. Il est même prudent, en vue d'un choix personnel le plus
libre possible, de ne pas donner prise à des remarques de leur part. Parfois,
il est nécessaire d'inviter la personne accompagnée à prendre conscience
de l'influence que son entourage exerce sur elle et lui suggérer de prendre
de la distance.
Neutraliser les attracteurs : un attracteur se présente soit sous forme d'atti-
rance soit sous forme de crainte ou de répulsion.
Celui qui aide au choix évitera de devancer les personnes dans l'identi-
fication de leurs attracteurs. Il les laisse aller aussi loin qu'elles en ont le
désir et quelle que soit la formulation qu'elles en donnent. Ainsi, il peut
paraître évident, selon un regard extérieur que la personne est sous
l'emprise d'un attracteur qu'elle n'identifie pas comme tel. C'est à la per-
sonne de le découvrir et non à l'accompagnateur de lui livrer son interpré-
tation.
Pour aider les personnes à identifier les attracteurs on peut leur demander
quel est le premier argument qui leur vient à l'esprit face aux options.
Ensuite, les inviter à repérer la crainte ou l'envie qui se cache derrière l'argu-
ment qui se rattache à une envie excessive ou à une crainte.
Dans ces situations, pour aider la personne à avancer, lui proposer de
s'inspirer d'un texte d'ordre philosophique et judicieusement choisi peut
être de grand profit.1 Offrir alors le choix entre deux ou trois textes. Voir un
film ou lire un livre en lien avec l'attracteur aide également. Enfin, imaginer
un monde dans lequel cet attracteur serait le but poursuivi par tous, puis un
autre monde dans lequel il n'interviendrait jamais est une façon de le neu-
traliser. Se concentrer sur ce qui, finalement, importe le plus et permet de
refaire surface. Neutraliser un attracteur est une forme de « combat des pen-
sées » que doivent mener les personnes avec elles-mêmes.

Pour délibérer

Si le moment semble venu de commencer la délibération, soit parce que


le temps presse, soit parce que les personnes ont visiblement retrouvé une
égale sympathie pour chacune des options en présence, il peut être fruc-
tueux de les inviter à faire l'exercice « S'inspirer d'un texte ». Surtout si cet
exercice n'a pas été nécessaire pour les aider à identifier leurs attracteurs.

1. Cf. Pratiques de la décision, p. 147 et renvois.


186 DISCERNER POUR DÉCIDER

Sur le sujet de la délibération, l'essentiel est dit dans Pratiques de la déci-


sion au chapitre 7. Cependant, quelques points au sujet de la délibération :
La délibération conduite selon l'intuition et l'évidence est assez rare.
Quand elle se présente, elle est toujours associée à une intense expérience
de liberté personnelle.
Le mode de délibération, selon la relecture des scénarios ou selon le libre
jeu de la raison dépend de la formulation de la question du choix. Face à
une alternative est associée une délibération du type relecture des scénarios.
Elle consiste à repérer les dynamiques et les craintes. Face au dilemme est
associé une délibération du type libre jeu de la raison ce qui conduit à lister
les inconvénients!avantages an commençant toujours par les inconvénients.
Le discernement selon la finalité suppose que les personnes soient atten-
tives à repérer les arguments ou les dynamiques les plus en cohérence avec
leurs finalités.
La sortie de la délibération ne se décrète pas. Tant que l'on a du temps, les
personnes peuvent la poursuivre jusqu'à ce que le choix devienne limpide.

À propos de la confirmation du choix

Cette étape ne doit pas être négligée et demande beaucoup d'attention,


même si elle peut ne pas demander beaucoup de temps à celui qui aide.
Une manière de faire est d'accueillir la personne et de commencer par
reprendre avec elle le texte qu'elle aura été invitée à méditer. Pas de précipi-
tation.
De même, il est bon de vérifier avec elle qu'il y a eu une délibération en
bonne et due forme. Si le choix s'est imposé à la personne selon l'intuition
et l'évidence, se faire raconter l'événement et ce qu'il a engendré.
Vérifier ensuite que la confirmation intérieure est bien présente et que
le soulagement, le dynamisme ressenti ou la sérénité retrouvés sont associés
au choix et non à d'autres événements.
Pour passer du choix à la décision le lecteur pourra se reporter à Pratiques
de la décision, chapitres 9 et 10.
Impliquer les équipes dans la décision collective 187

CONCLUSION

Impliquer les équipes dans la décision collective, c'est vouloir rechercher un


consensus partagé. Certaines décisions ont besoin d'être assumées pleine-
ment et avec conviction. C'est pour faciliter la qualité des échanges que
sont précisées les étapes du discernement et que sont proposés à la réflexion
personnelle l'un ou l'autre texte. La décision collective prise avec discerne-
ment donne l'occasion, à chacun, d'indiquer parmi les options en présence,
celle qui pour lui a la plus de sens.
La gestion de projet, lorsque sa réussite ne se réduit pas aux critères de
coûts-qualité-délais, mais intègre la raison d'être du projet, nécessite des
consensus partagés. C'est alors que les règles de discernement, abordées
précédemment, peuvent être un point d'appui sûr pour accompagner les
personnes ou le groupe. Dans la décision collective, le chef de projet est
finalement invité à changer d'attitude pour accompagner le discernement.
Il doit savoir accompagner, guider ou conseiller et passer d'une posture
à l'autre selon les besoins et les circonstances.
Il en est de même pour toute personne en situation soit de conduire un
choix collectif, soit d'aider un groupe ou une organisation à identifier sa
finalité. Dans l'acte d'accompagner, il s'agit essentiellement de suivre le
groupe pas à pas et de l'aider à avancer dans le processus de discernement,
tout en l'encourageant et en l'invitant à une forme de bienveillance entre les
participants. En guidant, il aide le groupe à rester concentré sur la démarche,
à dépasser certains obstacles qu'il pourrait rencontrer. Guider peut consis-
ter à proposer au groupe de rester sur telle étape comme la question du
choix, de faire tel exercice plutôt que tel autre, de prendre le temps de réflé-
chir sur tel texte plutôt que tel autre, etc. Conseiller, demandera toujours
du tact et de la discrétion. En particulier dans l'aide au choix, il est essentiel
que celui-ci soit celui du groupe. Ce qui exige de la part de celui qui aide, la
plus grande neutralité en ce qui regarde son intérêt ou son désintérêt pour
telle option plutôt que telle autre.
Ce chapitre, en reprenant en détail le processus du discernement selon la
finalité, non plus appliqué à un choix personnel mais à un groupe ou à un
collectif, termine ce livre.
188 DISCERNER POUR DÉCIDER

— Pour aller plus loin

Se souvenir d'une décision et le film Apollo XIII


En se souvenant d'une décision collective où il y aurait eu un retourne-
ment de situation ou un changement de perspective :
Est-ce qu'un dispositif de décision avait été annoncé ou bien s'est-il cons-
truit au fur et à mesure des échanges ?
Quels ont été les points qui ont favorisé le retournement ? Par exemple :
un argument, les interventions de l'un ou l'autre ?
Comment sont intervenus ceux qui défendaient un enjeu supérieur plutôt
qu'un objectif à court terme ?
Qu'est-ce qui s'est dit dans les heures et les jours suivants à propos de cette
décision, soit dans l'équipe, soit dans son environnement immédiat ?
Regarder le film Apollo XIIIàz Ron Horward, sorti en 1995. Cette mis-
sion pour un voyage lunaire habité qui a décollé le 11 avril 1970 montre
deux décisions collectives significatives :
• Une décision concernant un des membres de l'équipage, juste avant le
départ.
• L'autre, suite à l'explosion d'un réservoir d'oxygène à 320 000 km de la
Terre, sur les deux options possibles avec une contrainte de temps très
forte car le vaisseau lunaire dans lequel se sont réfugiés les trois astro-
nautes continue de filer vers la lune : la première solution est le demi-tour
immédiat, la seconde est de modifier légèrement la trajectoire pour profi-
ter de l'attraction de la lune sans pour autant être capturé par elle.
Comment s'est fait le consensus pour chacune des décisions ?
Quelle décision collective pourriez-vous faire avancer en ayant en mémoire
deux expériences de retournement de situation : celle & Apollo XIII et celle
mise en scène dans Douze hommes en colère ?
CONCLUSION

Ces pages sont une relecture du parcours proposé dans cet ouvrage. Elles
soulignent quelques points majeurs de ce que nous espérons être notre
contribution la plus fructueuse à ces questions du choix, de la décision et du
discernement, envisagés tant du point de vue personnel que collectif

TRAVAILLER IMPLIQUE DE DÉCIDER

Toute activité de travail suppose une activité de décision, car aucun travail
ne peut être réduit à une simple exécution, sinon il faudrait parler d'une
tâche qui peut être automatisée. Une machine ne travaille pas, elle exécute.
Travailler c'est faire l'expérience de ce qui résiste dans son activité, qu'elle
produise un objet ou assure un service. Car ce qui ne fonctionne pas comme
prévu appelle une création de valeur. Cette création de valeur a deux faces,
une valeur économique : éviter un risque comme la panne, le défaut,
l'erreur ; et une valeur pour soi : dans le travail on ne réalise pas seulement
quelque chose, on se réalise soi-même.1
Plus largement, la conduite de projets dans les organisations est un lieu
privilégié pour le discernement, car le projet mobilise une communauté
de travail hétérogène où chacun est porteur de finalités propres qui ne sont
pas naturellement convergentes. Il se présente alors comme une réalité
à construire jour après jour dans un environnement sans cesse en évolution.

CHOISIR CONVOQUE UN DESIR, UNE FINALITE

Toute vraie décision s'enracine dans un choix qui la précède. Cela signifie
qu'il n'y a de choix possible que si des alternatives sont identifiées. Or, choi-
sir apparaît à beaucoup comme un acte difficile et nous pouvons apprendre
à nous dégager des multiples raisons qui nous paralysent. La pratique

1. Nous reprenons ici une conception du travail et de la décision présentée par François
Hubault, cf. Annexe 2.
190 DISCERNER POUR DÉCIDER

du discernement rappelle que choisir consiste essentiellement à manifester


notre préférence. À oser cette préférence parce que de meilleures perspec-
tives se dessinent pour le futur. Il y a donc à opérer une forme de sortie de
soi, dans l'expression ou l'affirmation de son désir. Choisir c'est d'abord et
avant tout préférer. Et choisir ne se fait jamais à partir de rien. Nous partons
toujours de quelque chose, d'un besoin, d'un désir ou au moins d'un attrait
pour quelque chose ou quelqu'un.
C'est ainsi que les décisions professionnelles ne peuvent se justifier par les
seuls critères économiques. Comme dans tous les domaines de l'activité
humaine, les personnes et les organisations sont invitées à clarifier leurs
finalités entendues comme « leurs raisons d'être » ou leurs contributions
à la société. Le choix d'une finalité transcende la décision. Elle se présente
comme un Bien suprême (au sens d'Aristote).1

CHOISIR ENGAGE LE LIBRE ARBITRE

Toujours, dans l'expérience du choix, dès que la question est posée, une des
options attire spontanément plus que l'autre. Se laisser guider par cette atti-
rance serait, au regard du discernement, renoncer à sa liberté : c'est-à-dire
choisir en vue d'un bien plus grand. Aussi, il faut apprendre à se laisser déci-
der par une finalité. C'est la condition d'un véritable exercice de sa liberté
que permet le travail de discernement en aidant à clarifier les arguments qui
motivent une décision et le sens que l'on souhaite lui donner en lien avec la
finalité visée.
En effet, il n'y a de choix libre que si la liberté se met en jeu dans cet acte
même qui consiste à préférer une option. Elle est un mouvement qui se
déploie au travers des choix, en prenant du temps. Le choix précède sa mise
en œuvre qui est la décision proprement dite. Par conséquent, le choix mani-
festant une préférence pour quelque chose ou quelqu'un, invite la personne à
revenir au jaillissement de son existence, ou l'organisation à revenir à sa raison
d'être dans la société d'aujourd'hui. Le choix est toujours celui de personnes,
corps physiques et êtres sociaux insérés dans une communauté humaine. De
ce fait, le choix concerne rarement un seul décideur, il implique ordinaire-
ment autrui. Il a une portée communautaire.

1. Charles Taylor, La Liberté des modernes, PUF, 1999.


Conclusion 191

Être libre, c'est être capable de faire la part des choses dans les pensées qui
nous traversent car nous sommes tiraillés, et tout particulièrement dans la
vie professionnelle, entre l'envie de satisfaire des besoins (reconnaissance,
pouvoir) ou de remplir des objectifs (réalisations, revenus, succès) et le sou-
hait de contribuer à quelque chose d'utile pour le groupe, l'organisation ou
la société. Et ce qui est vrai ici dans l'expérience des individus se retrouve
dans celle des groupes ou des organisations.

LE TRAVAIL DE DISCERNEMENT, UN PROCESSUS LIBÉRATEUR

Le discernement est une démarche qui mobilise la réflexion individuelle


tant sur les aspects objectifs que subjectifs des choix à faire. Le travail inté-
rieur auquel il invite peut être aidé et soutenu en faisant appel à des textes
philosophiques ou spirituels ou encore à des documents de référence de
l'organisation. Ceux-ci permettent de sortir de soi et d'accéder à une plus
grande conscience de ce qui est bon ou juste pour soi, comme pour le groupe
ou l'organisation.
Le travail de discernement gagne à être conduit progressivement et par
étapes, permettant ainsi aux individus comme dans les groupes ou les orga-
nisations de trouver davantage de libre arbitre, que ce soit dans la clarifica-
tion des données du problème, l'identification des options ou des personnes
qui pèsent par leurs influences ; ou que ce soit dans les éléments subjectifs :
a priori, certitudes, envies, craintes, attirances et répulsions plus ou moins
conscientes. Chemin faisant, le processus du discernement fait avancer
sereinement vers le choix puis la décision.

LAPPORT DE \A PÉDAGOGIE
ET DE LA SPIRITUALITÉ (GNACIENNE

L'exercice de la relecture des pensées, des émotions personnelles, comme de


la manière dont les événements nous touchent, nous affectent et nous
meuvent, permet de gagner en objectivité et de mieux suivre l'intention qui
nous porte, au regard des choix à faire. Comment éviter de balancer entre
un optimisme démesuré ou un pessimisme exagéré ? En apprenant à être
attentif à cette « météo interne » que sont les mouvements intérieurs. Ils se
présentent soit comme des invitations au repli sur soi, soit comme des forces
d'ouverture, la personne découvrant alors qu'un combat se joue en elle.
192 DISCERNER POUR DÉCIDER

Des règles de discernement, enracinées dans une tradition spirituelle


sûre, permettent à chacun de repérer le sens de ces mouvements intérieurs
et ainsi de se guider et d'aider d'autres à faire de même.
Enfin, et nous espérons l'avoir suffisamment montré, la pratique du dis-
cernement ne se confond pas avec la sagesse, avec cette sagesse dont la carac-
téristique essentielle, au-delà des différences d'expressions propres à chaque
culture, est d'être universelle. La démarche de discernement que nous pro-
posons dans le registre professionnel n'est pas identifiable à cette sagesse,
bien que sa pratique puisse souvent y faire appel ou la rejoindre.
Le discernement, en invitant à mobiliser toutes les dimensions de l'être
- physiques, intellectuelles, psychologiques et spirituelles - affirme que
toute « vie humaine est vocation »' et toute personne humaine largement
responsable de son propre développement. C'est ainsi que le texte
« Souviens-toi de ton futur » (Annexe 3), qui s'inspire du Principe et Fonde-
ment des Exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola, entend rappeler que
nos actions ne sont que des moyens au service de ce qui nous transcende.
Nous désignons la réponse à cet appel sous le nom de finalité. Finalité qui
prend la forme de ce que tout un chacun peut avoir comme désir de contri-
buer au bien d'un plus grand nombre par et dans son existence propre.
Cette pratique du discernement est aujourd'hui une proposition qui peut
rejoindre ceux et celles qui s'inscrivent dans un humanisme dont nous avons
montré les racines et les perspectives dans la vie personnelle et profession-
nelle. Finalité personnelle, mais aussi finalité sociale où, par exemple, il est
nécessaire de maintenir fermement que la vie économique est au service de
tout l'homme et de tous les hommes ; l'entreprise n'étant qu'un des lieux où
se tisse cette vie économique.
La pratique du discernement selon les finalités suppose cet enracinement.
Il est ainsi situé. C'est sa richesse et sa force.

INVITATION AU LECTEUR

Pour vous, ami lecteur, ce livre a été l'occasion de repenser à des moments
clés de votre histoire ou de celle d'organisations, là ou vous avez été ou êtes
engagé. Tel ou tel chapitre vous a permis, nous l'espérons, de donner plus
de sens ou de cohérence à un choix que vous aviez à faire. À ces occasions,
vous avez peut-être découvert ou pressenti que toute action aussi minime

1. Pape Paul vi, encyclique Populorumprogression 1967.


Conclusion 193

soit-elle, peut avoir une portée universelle, car ceux et celles qui observent
les décideurs sont aussi fortement influencés par les choix de ces derniers.
Chacun, où qu'il soit, peut avoir la conviction qu'il fait partie d'une société
où les hommes et les femmes sont en mesure de s'engager librement, avec
leurs talents et leurs charismes propres.
Aussi, ami lecteur, n'hésitez pas à nous faire part d'expériences de dis-
cernement que vous auriez faites en vous appuyant sur cet ouvrage, mais
aussi des difficultés rencontrées et des questions que vous vous posez.
Vous nous inviterez ainsi à préciser ou à compléter certains points. Le site
www.discernement.org peut servir de plateforme d'échanges et met à votre
disposition divers documents et supports, comme les vidéos, pour soute-
nir vos pratiques de discernement.
Dans cet ouvrage, nous souhaitions offrir des points d'appui permettant, à
ceux qui le désirent, d'orienter leurs actions vers plus de sens et de cohérence
au regard des finalités individuelles et de celles des organisations : entreprises,
administrations, collectivités publiques, associations. Ainsi aurez-vous alors
davantage la conviction d'agir localement au service d'une société qui a besoin
d'hommes et de femmes qui s'engagent librement, avec leurs talents et leurs
charismes propres. L'action locale a une portée universelle car ceux et celles
qui observent les décideurs sont aussi fortement influencés par leurs choix.
Nelson Mandela en a été un des plus beaux exemples.1

Laurent Falque
Bernard Bougon
Charles Henin

1. Le film réalisé par Bille August, Goodbye Bafana (2007), en donne une illustration emblé-
matique.
o
OJ

>-
Q-
o
u
Annexe 1

PETIT PARCOURS AUTOUR DES DÉFINITIONS

À PROPOS DES APPROCHES CLASSIQUES DE LA DÉCISION

Méthodes de décision
Processus que j'adopte en suivant certains principes ou certaines étapes
et dont la mise en œuvre est plus ou moins rapide pour prendre une décision.
Rationalité limitée
La rationalité des individus est naturellement limitée et mon appréhen-
sion des contextes dans lesquels je prends des décisions est partielle.
Choix satisfaisant
S'arrêter à la première solution qui convient parce qu'elle répond à un
ou des objectifs que je me suis fixé ou que l'on m'a fixé. Ce n'est pas la solu-
tion optimale, mais celle qui répond à la satisfaction minimale selon ces
critères, quitte à revoir ces critères à la baisse si je ne trouve pas de solution
satisfaisante.
Approche politique de la décision
L'organisation est considérée comme une coalition entre des acteurs aux
intérêts divergents, au sein de laquelle le dirigeant joue un rôle d'arbitre.
Les individus et les groupes mettent en place des comportements pour
coopérer, pour isoler ou pour affronter les autres acteurs de la décision.
Les stratégies résultent du calcul des « intentions » plus ou moins avouées
de chacun. Le décideur doit garder un rôle d'arbitre.
Modèle de la corbeille
A l'origine, yzrhage can model : métaphore humoristique pour illustrer
que j'ai jeté, pour m'en débarrasser, un tas « d'objets » encombrants. Sont
mélangées dans la corbeille du choix mes problèmes en attente, les solu-
tions possibles à des problèmes qui se poseraient éventuellement, des acteurs
qui rentrent et qui sortent et des occasions à saisir... La décision provient
196 DISCERNER POUR DÉCIDER

de ce qui, tout à coup, m'apparaît compatible entre ces différents « objets »


qui transitent.
Méthode rationnelle
Processus d'analyse d'un écart important entre une situation constatée et
un but recherché. Toutes les options complexes sont décomposées pour que
chacune soit déclinée en options simples. L'arbre de décision sert de sup-
port pour conduire un raisonnement rationnel qui permet de ne rien
oublier. Une table de pondération établie selon des critères qui relève des
choix subjectifs du décideur permet ensuite d'affecter une note à chacune
des options, en fonction de ces critères. La solution à choisir est celle dont
le total de points est le plus important.
Effet de gel
Effet selon lequel nous adhérons davantage à une première décision
qu'aux raisons qui l'ont motivée. Adhérer s'entend au sens de rester « collé
à » cette décision initiale. Cet effet de gel se renforce lorsque ma décision a
été prise devant témoins. Par extension, l'effet de gel se présente comme un
processus de prise de décision où soit une règle, soit un principe de réfé-
rence - social, de gestion - guide mon action et ceci sans autre réflexion.
On parlera alors non plus du gel d'une décision, mais du gel de mon sys-
tème de choix.
Piège abscons
Poursuivre au-delà du raisonnable une action commencée et où nous
nous sommes engagés dans une dépense de temps, d'énergie ou d'argent
pour atteindre un but qui, dans les faits, sera incertain. N'ayant pas fixé de
limites à cette dépense, nous avons l'impression que chaque nouvelle
dépense rapprochera du but. Le processus se poursuit de lui-même tant que
personne ne vient l'interrompre.
Piège du sentiment de liberté
Très fréquent dans les relations hiérarchiques. Etant disposé à répondre
positivement à une demande qui m'est faite, j'apprends au dernier
moment qu'une condition importante au moins est changée. Bien que
mon interlocuteur me rappelle que je suis libre de refuser ce qui est
demandé, je n'ose changer d'avis et j'accepte ce que je n'aurais jamais
accepté autrement. La plupart du temps on ne peut soupçonner le
demandeur de manipulation.
Annexe 1 197

À PROPOS DU DISCERNEMENT

Finalité
Visée de ce à quoi nous avons le désir de contribuer ou horizon que des
dirigeants formulent pour leurs organisations. Selon la situation à laquelle
le décideur est confronté, cette visée s'impose à lui.

• Soit il mobilise une raison d'être c'est-à-dire sa finalité professionnelle et


celle de l'organisation si elle existe ;

• Soit il choisit comme finalité l'intérêt général entendu au sens du bien-


être commun pour la société ;

• Soit le respect s'impose comme finalité. Il se décline alors de la façon


suivante : agir par devoir (respect de la loi, d'une obligation morale, de
valeurs) ou agir par sentiment de responsabilité, vis-à-vis d'une personne
ou vis-à-vis de soi-même.

La finalité traduit toujours le but ultime visé qui permet de dépasser les
intérêts particuliers. Elle fédère toutes les actions et facilite la prise de déci-
sion. La finalité est le premier choix par ordre d'importance, pour soi ou
pour l'organisation. Ce premier choix devient le point ultime vers lequel
tout devrait tendre. Elle se décline en buts puis en objectifs.
But
Ce à quoi concourent les projets d'une organisation ou les nôtres. Un but
fédère entre eux certains projets car ils participent à la même ambition, celle
de la finalité. Deux à quatre buts indiquent les trajectoires à suivre pour
l'ensemble de ses activités ou pour l'ensemble des activités d'une organisa-
tion, Chacun des buts est une façon de décliner la finalité.
Objectif
Visée d'un résultat précis et objectivable, indispensable pour apprécier
l'avancement des actions, des projets et pour les réajuster si nécessaire
aux buts poursuivis. Ils sont souvent accompagnés d'indicateurs quantitatifs
ou qualitatifs.
Différenciation
Indique les trajectoires qui développent au mieux son propre potentiel
ou celui de l'organisation. Ce critère d'appréciation s'applique à la finalité
et aux buts.
198 DISCERNER POUR DÉCIDER

Intégration
Capacité que vous avez - ou qu'ont les responsables dans les organisa-
tions - à prendre en compte dans leurs décisions les intentions des diffé-
rentes parties prenantes. Cette capacité traduit le souci d'intégrer les
problèmes, les questions, les manières de faire et de penser de ces parties
prenantes, qu'elles soient directement ou indirectement concernées par une
décision à prendre dans l'organisation. Cet autre critère d'appréciation de la
finalité et des buts traduit une réelle capacité de discernement et de cohé-
rence dans l'action.
La question du choix
Première étape et première attitude de discernement. Face à un problème
elle se formule sous la forme d'un dilemme ou sous la forme d'une seule
alternative, sans pour autant se laisser submerger par toutes les options pos-
sibles :

• Si une seule option se présente, la question se formulera sous la forme


d'un dilemme : « Dois-je faire ceci ou dois-je ne pas faire ceci pour contri-
buer davantage à ma finalité professionnelle ou à celle de mon organi-
sation ? »

• Si plusieurs options se présentent, il est nécessaire d'apprendre à les


ramener à deux (en construisant un arbre des choix) et la question se
formulera sur le mode d'une alternative : « Est-il préférable que je fasse
ceci ou que je fasse cela pour contribuer davantage à ma finalité profes-
sionnelle ou à celle de mon organisation ? »

Libre arbitre
Dès que la question du choix a été formulée nous faisons l'expérience
d'éprouver spontanément une attirance pour une option plus que l'autre.
Avant d'être en mesure de délibérer il s'agit de retrouver davantage de libre
arbitre, c'est-à-dire de ne pas préférer momentanément une option plus
qu'une autre. Ayant réussi à équilibrer les deux plateaux de la balance entre
deux options, je mets en suspens ma seule volonté pour que la finalité
prenne mieux sa place au moment de la délibération. Pour cela trois points
sont à parcourir :

• S'assurer qu'il n'y a pas une asymétrie d'informations entre les deux
options en présence.
• Prendre de la distance à l'égard de l'influence éventuelle de personnes
impliquées ou concernées.
• Neutraliser les attracteurs.
Annexe 1 199

Attracteurs
Ils se présentent comme des attirances ou des répulsions, des envies exces-
sives et des craintes qui me poussent plus ou moins consciemment à privilé-
gier une option plus qu'une autre, avant toute autre réflexion.
Trois catégories principales d'attracteurs empêchent le décideur d'avoir
autant de sympathie pour chacune des deux options et gênent son libre
arbitre dans la prise de décision :

• Les attracteurs de l'ordre des moyens à mettre en œuvre pour résoudre


le problème.

• Les attracteurs de l'ordre des attachements personnels.

• Les attracteurs de l'ordre de la responsabilité.

Délibération
Action de réfléchir en soi-même ou à plusieurs sur une décision à prendre.
Face à une décision qui engage, vous êtes comme réunis en assemblée avec
vous-mêmes pour étudier vos volontés, vos arguments et ceux des autres,
vos pensées, votre désir, vos passions et vos craintes... La délibération porte
sur les moyens à prendre pour tendre vers une finalité. Elle fera apparaître
l'option qui est la plus en cohérence avec sa finalité ou avec celle de l'organi-
sation. Dans l'approche du discernement par la finalité, la délibération peut
s'opérer selon trois modes distincts :

- l'intuition et l'évidence ;
- la relecture des scénarios ;
- le libre jeu la raison.

La délibération personnelle est constitutive de la délibération collective.


L'intuition et l'évidence
Mode de délibération quasiment immédiat où des idées claires et distinctes
sur l'option à choisir s'imposent parce qu'évidentes au regard de sa finalité
professionnelle ou de celle de l'organisation. Ce choix se présente si claire-
ment et si distinctement qu'il n'y a aucune raison de le mettre en doute.
La relecture des scénarios
Mode de délibération qui accompagne généralement la question du
choix lorsqu'elle se présente selon une préférence entre deux options dis-
tinctes. Il s'agit d'allier à parts égales un travail de l'intelligence et de la rai-
son avec celui des émotions éprouvées. En passant du temps à envisager
successivement le choix de chacune des deux options, en prenant note
des dynamiques ou des craintes qui apparaissent alors. Repérer ensuite
200 DISCERNER POUR DÉCIDER

comment, au regard de la finalité, l'une des deux options s'impose selon


des dynamiques plus fortes que les craintes.
Le libre jeu de la raison
Mode de délibération qui correspond davantage à la question du choix
posée à partir d'une seule option. Cette délibération se fait sous forme de
bilan entre les deux possibilités : « accepter » — possibilité 1 — ou « ne pas
accepter » — possibilité 2. Je commence par les inconvénients de La première
puis ses avantages et je poursuis par les inconvénients de la seconde possibilité
puis ses avantages. C'est le rapport entre les arguments qui paraissent avoir le
plus de poids et la finalité professionnelle ou celle de l'organisation qui per-
met de choisir une option, plutôt qu'un raisonnement froid et distant.
Choisir
Acte de la volonté qui donne la préférence à une option parmi d'autres.
Choisir c'est toujours et d'abord préférer. Choisir n'est pas décider, mais
reconnaître qu'une préférence s'impose au décideur. Les attitudes de discer-
nement lui permettent de se laisser conduire vers la décision. Elles ont deux
effets directs : le premier de constater une capacité de dépassement de soi et
le second de donner un élan pour agir dans le sens d'une finalité profession-
nelle ou de la finalité de l'organisation.
La confirmation du choix
Espace entre le moment du choix et celui de la décision. Période durant
laquelle se vérifie que le choix est le plus ajusté à sa finalité professionnelle
ou à celle de l'organisation. Trois types de confirmation servent de test :

• La confirmation intérieure dont le signe est le soulagement profond d'être


véritablement sorti du dilemme parce que l'on voit clairement ce qu'il
convient de décider.

• La confirmation par des tiers qui approuvent ce choix. Cela nécessite


de demander à quelques personnes bien choisies de donner leur avis sur
le choix qui vient d'être fait, avant de le mettre en œuvre.

• La confirmation par les événements.

Décider
Mettre en œuvre un choix, c'est-à-dire une préférence. Rendre opéra-
tionnel le choix.
Annexe 1 201

Discernement
Capacité à juger clairement et sainement ce qu'il convient de faire.
Ce bon sens n'est pas naturel pour celui qui désire contribuer à une finalité
professionnelle ou à la finalité de son organisation. Des attitudes person-
nelles sont donc mobilisées pour conduire le processus de décision par
étapes. Chaque étape fait appel à une attitude de discernement particulière
et en ce sens n'est en rien une méthode qui serait à comparer aux méthodes
classiques de la décision. Le discernement par la finalité est bien davantage
une manière de se saisir des questions et de les élucider. Avec un peu de pra-
tique et d'expérience, cet engagement personnel et l'acceptation d'un tra-
vail sur soi n'enlèvent rien - bien au contraire - à la sûreté du jugement
ou à la rapidité de la décision. Des règles de discernement aident à prendre
conscience de la dynamique dans laquelle une personne comme un groupe
peut se trouver, mais aussi des forces opposées qui s'exercent tant sur les
individus que dans les organisations.
o
OJ

>-
Q-
o
u
Annexe 2

TRAVAIL ET DISCERNEMENT

institut de
discernement
protessionnel

Travail et discernement

Par
François HUBAULT
Maître de conférence
Université Parisl Panthéon-Sorbonne
CEP - Ergonomie et Écologie Humaine
Centre St Germain Thénard
1 rue Thénard
75005 PARIS francois.hubault@wanadoo.fr
ATEMIS
Séance du 24 novembre 2005
Compte rendu de la soirée-débat rédigé par Pascal Lefebvre

En bref...
Le quotidien est le grand absent des organisations. Projetés dans un futur réputé
désirable, les managers, tous promus stratèges, négligent, voire éludent, ce quotidien
semé d'embûches. L'ergonome, au contraire, porte toute son attention à ce qui, jour
après jour, donne sens au travail de l'individu, à ce qui fait qu'en le réalisant, celui-ci
se réalise lui-même. François Hubault, philosophe autant qu'ergonome, porte ainsi
sa réflexion sur ce qui fait la valeur du travail aujourd'hui : en quoi se distingue-t-il
encore d'un simple fonctionnement ? En quoi sa dimension profondément humaine
requiert-elle cette attention au quotidien de ceux qui l'accomplissent ? Par le fait
même que travailler, c'est immanquablement prendre un risque, comment alors
évaluer ce dans quoi on s'engage, au regard de la confiance que l'on a dans ce qu'on

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DISCERNER POUR DÉCIDER

fait ou dans ce qu'on croit ? C'est là toute la dimension morale sous-jacente au travail
des hommes et tout l'enjeu d'un nécessaire travail de discernement.
Exposé de François HUBAULT
Pour aborder le thème « Travail et discernement », je poserai comme principe que
toute activité de travail est une activité de décision. C'est ce que toute l'expérience
de l'ergonomie soutient. De façon très simple, cela veut dire qu'aucun travail ne peut
être réduit à une activité d'exécution. Même l'OS décide. C'est en le montrant et en
le démontrant que les ergonomes ont fait irruption dans le champ de la sociologie
et des sciences de gestion. Le mot 'décidé n'est sans doute pas celui qui correspond
à ce que l'OS fait socialement quand il décide mais, néanmoins, il décide. Pour deux
raisons principales.
Le travail, entre flânerie et procéduralisation
La première est que les systèmes sont beaucoup moins stabilisés qu'il n'y paraît :
il existe quantité d'indéterminations résiduelles, d'aléas, d'incertitudes qui
requièrent des décisions et nécessitent d'intervenir sur le fonctionnement. De fait,
un système ne marche que si on y met plus que ce qui est demandé, plus que ce
qui est prescrit. Autrement dit, le travail demande toujours du zèle, la preuve
étant que, si l'on fait la grève du zèle, plus rien ne marche. Ajoutons que si on
s'en tient à ce qui est prescrit, ça n'est plus du travail : ça peut éventuellement
rester un emploi, mais un emploi d'où le travail est absent. C'est ce qui permet
alors de L'automatiser. On ne peut mettre une machine à la place d'un homme que
si cet homme ne travaille plus car une machine ne travaille pas : elle fonctionne.
A rebours, cela confirme l'hypothèse que le travail n'existe que s'il reste quelque
chose à faire. Le travail peut alors être défini comme l'expérience de ce qui n'est
pas entièrement réglé d'avance, de ce qui résiste aux programmes, à la prescription
et qui va donc convoquer une présence. D'où l'idée que le travail est une expérience
du quotidien : c'est un rapport au temps qui suppose d'être là où ça se passe et
quand ça se passe. Et c'est, justement. L'un des problèmes du management : le
manager est-il là ?
Il existe des situations où le travail est très appauvri. Dans ce cas, une deuxième
dimension intervient. S'il n'y a rien qui interpelle, rien qui pousse à s'investir, rien
qui donne du sens à l'effort pour le soutenir, il est impossible d'agir. Pour que, malgré
tout, les individus conservent cette capacité d'action, il va leur falloir trouver en eux-
mêmes ou autour d'eux, des motivations qui viendront combler les défaillances d'une
situation trop pauvre pour les leur offrir.
Historiquement, quand Taylor dénonce la flânerie, il la perçoit comme ce qui distrait
l'opérateur du travail et lui permet de s'évader de son poste. D'où, quand on est
taylorien, la chasse organisée contre le flâneur qui consiste, au sens propre, à le
ramener au poste. Cette approche ignore que cette flânerie s'instaure entre des
personnes qui, quoi qu'elles disent et par le simple fait d'échanger, se donnent les
moyens d'une mobilisation mentale qui active l'éveil, organise l'attention et donne
un contenu à leur présence de telle sorte qu'elle constitue un moyen de travail,
une ressource. Nous sommes là en opposition absolue à Taylor : dans cette optique,
la flânerie est le ressors par lequel les personnes se construisent un moyen d'agir.
Simplement, ils sont contraints d'aller le chercher hors du cadre du travail car ce qu'ils
trouvent dans ce cadre est trop pauvre.

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Annexe 2

Le travail est donc l'expérience de ce qui résiste mais c'est aussi ce qui convoque la
présence et fait que la personne y trouve ce qui la motive à l'action. Se joue alors
dans le travail un processus de création de valeur à deux faces. L'une trouve sa
place dans le registre économique ; vaincre ce qui résiste, permettre que ça marche
malgré les aléas, etc. Tout ceci crée de la valeur et on peut donc, à l'encontre des
idées reçues, considérer que le travail est d'abord un facteur de réduction des coûts
en prévenant le défaut, la panne, l'accident, etc. Par son efficacité, il fait que le
risque ne s'incarne pas.
L'autre face énonce que le travail est un enjeu de création de valeur pour soi : c'est
l'idée classique selon laquelle, dans le travail, on ne réalise pas seulement quelque
chose mais on se réalise soi-même. Les psychologues parlent de subjectivation : il
s'agit là de comprendre en quoi l'activité d'un sujet réalise ce sujet comme tel.
Comment le sujet actualise-t-il ses virtualités, développe-t-il ses potentialités ?
Telle est la problématique du développement personnel : pour toute personne qui
travaille, l'enjeu est de gérer la manière dont ce qu'il fait contribue à le réaliser,
autrement dit comment, dans le travail, l'être se réalise dans ses dimensions, non
seulement intimes mais aussi sociales. Plus les activités de travail s'inscriront dans le
registre des activités relationnelles et de services, plus la dimension éthique prendra
de l'importance puisque l'acte n'aura pas un écho seulement dans l'espace technique
ou économique mais également dans l'espace public et social, de par la façon dont
il contribuera à créer de la valeur dans des registres de plus en plus complexes. Un
des enjeux du travail sera alors la manière dont chacun règle ces registres entre eux,
non seulement entre ce qui est attendu de lui dans l'espace économique et ce qu'il en
attend pour Lui-même dans le registre subjectif et psychophysiologique, mais aussi ce
qu'il repère de ce qu'on attend de lui dans l'espace moral, ce qui requiert une certaine
sophistication. C'est là l'enjeu de la compétence : il s'agit de développer ses capacités
à tenir ensemble des registres qui ne sont pas spontanément accordés entre eux.
Hétérogénéité et hétéronoirrie
Au final. Le travail a donc deux dimensions d'interpellation : le travail est toujours
mobilisation sur des dimensions non réglées entre elles, et qui nécessitent quelqu'un
pour les faire tenir ensemble. C'est la dimension de l'hétérogénéité. Inversement, dès
que le monde devient plus homogène, on peut le traduire dans des formalismes, des
procédures, des jeux de règles et des automatismes.
La complexification étant une des causes de l'hétérogénéité, de façon paradoxale,
on pourra dire que, dans une entreprise, plus il y a de règles, et donc plus il y
a à un mouvement fort en faveur d'une plus grande homogénéité, plus il y a en
même temps des conflits de règles, c'est-à-dire hétérogénéisation à un niveau
supérieur. Ainsi, de plus en plus, le travail consiste à arbitrer entre des règles qui
se multiplient : règles de qualité, de fiabilité, d'hygiène, etc. La procéduralisation
règle ainsi des dimensions de travail homogénéisables, mais l'assemblage du tout
reste hétérogène. Cela fait que L'activité de travail monte en abstraction et donc,
pour y faire face, sollicite d'autant plus la subjectivité.
Face à la question de l'hétérogénéité, se pose la question de l'hétéronomie. Ici, le
problème est le suivant : les motifs d'agir ne relèvent pas simplement de l'acteur.
Dans notre travail, ce qui fait que nous agissons ne procède pas de notre seule
volonté. Nous agissons aussi parce qu'on nous passe commande d'une action qui est
donc construite sur des raisons qui ne sont pas les nôtres.

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206 DISCERNER POUR DÉCIDER

Les raisons d'agir de l'entreprise ne peuvent pas être tout à fait les mêmes que
les raisons d'agir des individus - il n'y a aucune raison à cela - mais, si elles les
contredisent brutalement, l'organisation se trouve dans l'impossibilité d'agir : il Lui
faut donc leur réserver une certaine place. Pour le dire autrement, les organisations
n'ont nul besoin que leurs membres soient pleinement en accord avec elles. La grande
affaire du travail, c'est de savoir s'accorder, pas d'être d'accord, de sorte que si les
raisons de l'entreprise ne sont pas les miennes, dans le même temps, il faut ménager
la possibilité que mes raisons soient entendues, c'est-à-dire qu'elles puissent trouver,
dans ce champ de raisons autres, la possibilité de se dégager et d'exister pour elles-
mêmes. Cette hétéronomie, c'est-à-dire le fait qu'on soit dans une situation où les
raisons d'agir sont diverses et étrangères les unes aux autres, s'oppose à l'autonomie
qui suppose des activités procédant de raisons de même type.
D'une certaine manière, l'hétéronomie étant l'incontournable de toute situation
pratique, la seule question qui reste est de savoir quelle place elle ménage - ou
pas - à une vocation autonome de l'action. D'où l'idée que, dans le travail salarié,
l'enjeu est d'arriver à faire quelque chose de l'hétérogène, c'est-à-dire de trouver le
moyen d'agir, bien que ça résiste, et de faire de l'obstacle une ressource. C'est l'idée
que l'obstacle convoque : c'est lui qui me motive et c'est parce qu'il y a un obstacle
que je trouve la force d'agir. L'existence de raisons autres que les miennes, convoque
alors celles-ci par tension, à la condition, évidemment, que ces autres raisons leur
ménagent une place. Sachant cela, l'un des enjeux du management sera alors de
savoir offrir la possibilité de ces arrangements contre la tentation d'accords de façade
donnant l'illusion de l'apaisement des tensions. Évidemment, c'est plus coûteux et
plus stressant !
L'ergonomie raisonne sur ces postulats, quelle que soit la situation qu'elle aborde -
troubles musculo-squelettiques, postures professionnelles, compétences, conception
d'usines ou d'outils de gestion. C'est par leur biais qu'elle aborde l'expérience que les
personnes font de ce qui leur résiste ainsi que la manière et les moyens qu'ils ont
d'y répondre, et le sens que cela produit en eux, dans leur propre développement
personnel et collectif.
Le travail au quotidien
Le quotidien est le grand absent des organisations au sein desquelles deux temporalités
sont explicitement mobilisées. L'une relève de ce qu'on pourrait appeler la temporalité
du programme ou du projet : c'est la temporalité de l'ingénieur qui apprécie ce qui se
passe en mesurant ce qui est obtenu au regard de ce qui était attendu. Moyennant
quoi, ce qui se passe est généralement une forme dégradée de ce qu'on souhaitait
obtenir. Le présent à tort et il est mis sous correction : on vient le redresser. Cette
posture vient du primat donné à ce qui était prévu. Il existe une posture symétrique,
mais procédant du même registre, qui est celle du stratège : ici, on néglige ce qui se
passe, seul compte ce qui devra se passer. Ce qui doit être et qui n'est pas encore là,
agit déjà par sa capacité à contribuer à ce qu'on veut. Là encore, on constate une
dévalorisation de ce qui se passe dans l'instant : peu importe, puisqu'on est déjà
demain ! L'ingénieur, pourrait-on dire, regarde le présent depuis hier et le stratège,
depuis demain. Mais il y a peu d'acteurs à qui, de manière explicite, il est confié de
regarder le 'maintenant, le 'ce qui se passe là', en un mot : le quotidien.
Ma thèse, à la fois comme chercheur et comme intervenant en entreprise, est que,
justement, c'est au manager qu'il revient d'être celui qui a la responsabilité du

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Annexe 2

quotidien. Le problème, c'est qu'il est souvent un ingénieur ou un ancien ingénieur,


donc plutôt construit sur un rapport au temps qui valorise ce qui aurait dû être, et
qu'il est, par ailleurs, constamment sous la tentation de la stratégie, puisqu'on lui
fait croire que sa vocation de manager, c'est d'être un stratège. Et comme il regarde
alors demain, il n'est encore pas là ! De fait, à quelque niveau qu'on se trouve, le
management déserte le quotidien alors que le quotidien exige la présence.
C'est aussi une question de distance : à être trop dedans, trop 7e nez dans le guidon',
on ne voit plus rien ; à ne pas l'être suffisamment, parce qu'on est dans l'avenir, on
s'en exclut. Le mot dont le sens me paraît le plus proche, c'est celui de 'vigie' : la
vigie est dans la mâture et regarde où va le bateau. S'il n'était pas dans le bateau,
ceux qui rament pourraient toujours le soupçonner de les envoyer là où ils pourraient
couler. Il y a ainsi dans le quotidien quelque chose qui relève d'une solidarité de
destin. Si cette solidarité est absente, on peut être dans le même temps, mais pas
dans le même quotidien. Autrement dit, le quotidien c'est une expérience partagée
et le sentiment avéré entre des personnes qui leur fait savoir qu'elles sont bien dans
le même bateau. Mais comme on ne peut, à la fois, ramer et regarder, cela nécessite
une certaine répartition des rôles pour que l'on puisse se concentrer sur ce qu'on fait
parce qu'on a confiance dans ceux qui, certes, s'occupent d'autre chose, mais avec qui
on partage la même aventure.
Cette solidarité de destin est un point fondamental dans les organisations. L'un des
grands réglages de l'entreprise, c'est de savoir comment se joue la tension entre
l'efficacité et la solidarité. La solidarité peut être inefficace à force de vouloir que
tout le monde soit solidaire de tout le monde : il faut donc savoir la limiter pour
préserver l'efficacité. A contrario, il est des façons d'être efficace pour lesquelles La
solidarité est indispensable, faute de quoi les gens ne s'y retrouvent pas. Une des clés
de l'efficacité du management dépend donc de la manière dont le quotidien existe ou
pas dans l'organisation. Certes, le quotidien ne peut être Le même partout, mais si
aucune de ses dimensions n'est partagée, le vivre ensemble n'advient pas.
Si travailler, c'est faire l'expérience de ce qui résiste, travailler c'est donc prendre
un risque. Il ne s'agit pas ici de glorifier le risque mais de comprendre que la nature
même du travail et son sens, économique autant que subjectif, supposent une
convocation de l'individu. En effet, si quelque chose risque de 'planter' parce que je
n'interviens pas, cela a pour conséquence que, si je décide d'y aller, j'accepte le risque
de l'échec. Cette dimension est consubstantielle du travail, c'est l'enjeu de sa valeur.
Quand il n'y a plus de risques, quand tout est objectivement réglé, on est dans le
fonctionnement. Ce n'est désormais plus du travail, mais de l'applicatif : une machine
pourra alors le faire. Éventuellement, on est encore dans l'emploi mais, pour qu'il soit
tenu efficacement, il faudra bien que ceux qui l'occupent y fassent revenir du travail.
Pour cela, ils devront développer des activités qui apparaîtront comme parasites alors
que ce seront des ressources puisque, précisément, sans elles, ils ne pourraient pas
agir. Mais ce qu'ils y ajouteront introduira alors de nouvelles incertitudes.
Le désert des Tartares
C'est tout le problème des salles de contrôle : ces systèmes sont dimensionnés sous
l'hypothèse qu'ils doivent pouvoir fonctionner seuls ; mais, quand survient un incident,
quelqu'un doit quand même être là. C'est une situation paradoxale où on paie des
contrôleurs en espérant qu'ils n'auront pas à intervenir tout en n'acceptant pas qu'ils
puissent ne rien faire ! Penser cette activité en creux, n'est guère aisé, singulièrement

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208 DISCERNER POUR DÉCIDER

pour l'ingénieur à qui leur indispensable présence souligne sa propre insuffisance ; pour
lui, l'entreprise est un process matériel et il n'y aurait personne dans son entreprise
idéale ! C'est là un problème conceptuel fort : qui est créateur de valeur dans le
process ? Dans le nucléaire, par exemple, il est bien clair que, sans machines, on ne
peut travailler. Mais quelle est la fonction du travail des contrôleurs ?
Quand ça marche bien, la question devient de savoir comment entretenir la capacité
d'agir de ces gens ? C'est le Le désert des Tartares : dans un lieu parfaitement plat, où
il ne se passe rien et où les sollicitations de l'environnement sont absolument nulles,
les hommes attendent un ennemi qui, peut-être, surgira. On voit très bien, et c'est là
toute la métaphore de Dino Buzzati, que les gens s'épuisent à tel point dans l'attente
que, lorsqu'il leur faudra agir, ils n'auront plus l'énergie nécessaire au combat qui,
pourtant, donne sens à leur présence.
Dans les salles de contrôle, le sens de la présence des contrôleurs, c'est que tout ça
pourrait ne pas être parfaitement réglé. Ici se pose la question de l'engagement : à
la différence du Charlie Chaplin des Temps Modernes, qui s'évade de la chaîne parce
qu'il n'y a rien à y faire, eux sont convaincus qu'ils ont à lutter pour garder cette
vigilance et ils savent très bien qu'il ne leur faut pas s'égarer dans des divagations
personnelles.
C'est exactement ce que montre Yves Clot, professeur de psychologie du travail au
CNAM, qui a étudié les conducteurs de TGV. Ceux-ci définissent leur activité dans
une formule saisissante : « Le métier, c'est de savoir rester en cabine ». Dans une
cabine de TGV qui ne leur demande rien, tant elle a été conçue pour fonctionner
seule, les stratégies qu'ils développent, et qui sont leur véritable enjeu professionnel,
visent à empêcher qu'on s'évade car le risque est en premier lieu pour soi. Un des
objectifs de leur compétence professionnelle est alors de développer des stratégies
afin qu'ils puissent habiter un espace qui ne prend en compte rien de ce qui leur
est nécessaire et où, pourtant, il est indispensable qu'ils soient présents si quelque
chose survient !
Toute la question de la motivation est là : on y perçoit très bien la différence entre
La motivation, qui est absolue, et l'implication, qui demande autre chose. Cette
distinction, c'est la dimension du sens.
Prévention, précaution et prudence
Dans la question essentielle du rapport au risque, on peut distinguer plusieurs
dimensions. La première est celle de la prévention qui suppose que Le risque est une
certitude. On ne peut prévenir que quelque chose d'avéré comme un danger. L'action
se déploie par rapport à des occurrences qui ne relèvent pas d'une incertitude
mais d'une probabilité : l'incertitude ne porte alors que sur le moment, pas sur
>- l'existence du fait.
CL
La deuxième est celle de la précaution qui tient à ce qu'on ne sait pas tout d'avance,
du fait des contingences de l'action.
Enfin, L'incertitude peut porter sur la nature même du risque. Il existe mais on ne sait
pas quelles pourront être ses conséquences : la délibération est alors nécessaire. Le
problème dans Les organisations, c'est qu'elles parlent beaucoup de prévention des
risques mais qu'elles ne raisonnent que dans un rapport au danger, alors que L'enjeu
du travail est précisément Le risque dans sa dimension de précaution.

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Annexe 2

Savoir qu'on ne sait pas sans que pour autant que cela bloque notre capacité d'agir
n'est possible que par une capacité de prudence. La prudence suppose, à la fois,
une intelligence, au regard du fait qu'on ne sait pas, et une éthique, au regard des
conséquences que l'acte pourrait avoir sur soi et sur les autres. Il n'y a donc pas de
prudence sans éthique.
Le risque et le discernement
Ce point nous renvoie évidemment à des dimensions morales. Or, dans cette affaire, par
le fait même que travailler, c'est immanquablement prendre un risque, se pose toujours
la question de savoir comment mobiliser le processus de discernement. Quel est donc
l'enjeu du discernement dans la gestion de la prise de risque ? C'est de savoir comment
on évalue ce dans quoi on s'engage, au regard de comment on y est amené par la
confiance dans ce qu'on fait ou ce qu'on croit. Cela pose alors une autre question :
celle de ce (ceux) qu'on laisse de côté.
Car 'ceux' qu'on laisse de côté, ce sont les autres, qu'on a sorti de la cible visée
puisque, comme le dit Levinas, l'énoncé 'tout homme est mon prochain' est à La fois
vrai et injouable. L'éthique dès lors, c'est de rester concerné par ceux qu'on a laissés
de côté, envers qui on ne peut pas se tenir quitte.
Si on écrit 'ce' qu'on laisse de côté, c'est alors la dynamique de l'intelligence pratique
qui est convoquée car il faut bien clôturer, dimensionner, à un moment donné, le
problème que l'on pose. Mais en l'arrêtant là, avec pour seule raison que, sinon, je ne
peux agir, j'introduis une rupture dans la continuité possible du monde dont rien ne
m'assure qu'elle est performante et définitive.
Ce n'est pas parce que j'ai dit : « Je m'arrête la », que je suis quitte de ce que je laisse
dehors car ce qui s'y passe peut toujours remettre en jeu ce qui se passe dedans,
exigeant alors que je déplace la borne. Autrement dit, l'activité humaine campe sur
les frontières.
Posture de maîtrise ou ambition d'harmonie ?
François Jullien, philosophe et helléniste de formation, a abordé la philosophie
chinoise avec le projet de comprendre sa différence d'approche d'avec la philosophie
grecque. Il a écrit en particulier le « Traité de L'efficacité* », petit ouvrage très dense
et tout à fait intéressant. Ce même sujet a été abordé par de nombreux auteurs, en
particulier par Michel de Certeau2, philosophe jésuite et polytechnicien, qui a écrit
dans les années 70 « L'invention du quotidien ». Je pense également à un autre
auteur très intéressant, François Roustang, lui aussi ancien jésuite, psychanalyste et
spécialiste de l'hypnose, qui a écrit un livre que je trouve absolument génial, intitulé
« La fin de la plainte3 » à qui fait aussi modestement écho ce qui suit.
Ce qui distingue ces deux approches, c'est leur rapport au monde et au temps.
L'approche grecque postule la possibilité d'agir sur le monde, de le modifier, de le
conduire. C'est une posture de maîtrise. L'approche chinoise consiste davantage à
agir dans le monde, non pas en le maîtrisant mais en L'épousant. C'est une ambition
d'harmonie. Ce sont des postures radicalement différentes. Cela se retrouve dans

1. François Jullien, Traité de l'efficacité. Essai, Grasset (coll. Poche), Paris, 2002
2. Michel de Certeau, Luce Giard, et Pierre Mayol, L'invention du quotidien. Folio Essais,
Gallimard, Paris, 1990
3. François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob, paris, 2000, 252 p.

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210 DISCERNER POUR DÉCIDER

les arts martiaux asiatiques où l'on prend le mouvement qui vient vers soi pour, en
l'épousant, le retourner. D'une certaine manière, cela va jusqu'à dire qu'il ne faut rien
vouloir : le sage, c'est celui qui ne bouge pas et c'est parce qu'il est immobile qu'il
fait bouger les autres. Cela confine également à la posture du thérapeute - aussi bien
au sens psychanalytique que dans un sens plus général - dont la ressource tient à
son immobilité : c'est elle qui fait bouger. S'il se mêle trop de vouloir, il induit un
mouvement qui lui fait courir le risque d'imposer quelque chose et de prendre la main.
Le thérapeute, c'est celui qui ne veut rien, qui laisse advenir.
C'est une dimension fondamentale quand on intervient dans les organisations :
de quoi se mêle-t-on à vouloir à leur place ? Que veut dire 'vouloir à la place de'
sachant que c'est aussi désirer quelque chose pour soi ? Comment ce que l'on veut
pour soi ne prendrait-il alors pas la place de ce que les autres veulent ? Cette
tension est fondamentale. C'est également un des problèmes du management : que
fait-on effectivement émerger, quand on incite les gens à participer ? Ou, plutôt,
qu'éteint-on a priori en mettant immédiatement en avant ce à quoi on veut qu'ils
aboutissent ?
En réalité, c'est piégé : quand on prétend mobiliser l'autonomie mais qu'en réalité,
c'est de réquisition qu'il s'agit, on crée une injonction paradoxale. Si l'entreprise
nous oblige à être autonomes, il y a un problème! Et pourtant elle a besoin qu'on
le soit ! On se trouve face à une aporie : l'organisation a besoin de quelque chose
qu'elle n'obtiendra que si nous le voulons. Donc, forcément, en tentant de capter
ce quelque chose, elle contrarie cette tension et la façon dont le curseur bougera
à ce moment-là sera un enjeu de santé et d'efficacité. Il y a dans la thématique du
discernement une expression qui me parle beaucoup : c'est L'idée qu'on obtienne,
grâce au discernement, une décision saine. Sain, cela veut dire que ça doit être
quelque chose qui doit non seulement faire du bien, médicalement parlant, mais aussi
faire le bien. Et cela, c'est essentiel.
Pour la philosophie grecque, la stratégie procède d'une volonté, et elle doit traduire
l'affirmation d'une intention construite de chez soi pour s'imposer au monde. La
posture grecque fonde la légitimité d'une posture de puissance, ce qui suppose de
développer ensuite des pratiques de contrôle.
Pour la philosophie chinoise, le rapport au monde n'est pas le même. On est plutôt
dans un deuil de la tentation de puissance. On ne contrôle pas, on se donne plutôt la
capacité d'écouter. Dans l'approche grecque, on s'appuie sur ce qui devrait se passer
et, généralement, l'événement est vécu comme un obstacle, un aléa indésirable. Dans
l'approche chinoise. L'événement est une circonstance, une ressource : c'est ce grâce à
quoi quelque chose peut advenir. Dans cette approche, c'est le quotidien qui domine.
La stratégie est donc, dans cette seconde approche, une posture engagée de présence
au temps, alors que dans l'approche grecque, elle s'en dégage. Nul n'est pas forcé
de choisir l'une plutôt que l'autre, mais il y a nécessité à réfléchir sur l'intérêt d'une
combinatoirequi suppose d'assembler des dimensions fondamentalement hétérogènes,
des logiques différentes, des postures très éclatées. Une telle combinatoire crée une
tension, mais qui peut être recherchée par les choix organisationnels de l'entreprise,
tout particulièrement dans les activités de services, a priori à l'écoute du client : cette
démarche sophistiquée est alors l'enjeu professionnel, essentiel quoique sous-estimé,
du vendeur.

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Annexe 2

Présentation de cas
Je travaille avec une grande organisation publique en forte évolution, en particulier
vers l'activité commerciale, ce qui est évidemment un changement d'identité fort.
Aujourd'hui, il paraît acquis que ce virage a été accepté par tous les agents et la
crainte de la direction d'une opposition frontale à cette évolution au motif de la
défense du service public ne s'est pas avérée. Un certain nombre de métiers se sont
alors développés autour de l'activité commerciale.
Par ailleurs, dans une organisation de cette taille, un des problèmes du management,
c'est que l'encadrement ne s'adresse aux agents que lorsqu'ils sont en difficulté ;
quand tout va bien, ils se sentent ignorés. Cependant, alors que l'entreprise est en
pleine évolution, l'encadrement doit recoller au terrain et ne pas se contenter de
critiquer. Des consultants très compétents ont donc appris aux cadres à manifester
une présence authentifiant auprès des agents qu'ils sont contents d'eux...
Un jour, alors que je discutais avec un de ces cadres dans une agence de ladite
entreprise, celui ci s'avise qu'un vendeur a sorti le grand jeu et qu'il est en train
de 'faire un carton' au guichet. Sortant d'un de ces séminaires où il avait appris à
témoigner sa satisfaction, le cadre se porte vers l'agent et lui dit : « Ça, c'est une
vente ! Génial ! ». Le vendeur se retourne alors et lui répond : « J'aime pas ce qu'on
fait ». Pris à contre-pied, le cadre pense aussitôt : « C'est un militant syndical ! ». Dès
lors, tout devient compréhensible : il est opposé par principe à toute évolution, c'est
un archaïque, partisan du service public de papa, etc. Au moins, comme ça, le cadre
comprend ce qui se passe. Mais l'agent ajoute : « On a perdu un client ». Tempête
sous un crâne ! Client, c'est le mot le plus moderne dans la maison ! À nouveau, le
cadre ne comprend plus. Je lui propose alors qu'on se voie dix minutes tous les trois
parce que, sinon, on va passer complètement à côté de quelque chose. On se retrouve
donc dans un bureau et je demande à L'agent ce qu'il a voulu dire. Et il raconte : « Eh
bien, voilà, ce client, c'est mon client Tout ce que je lui ai vendu, c'est sur la base de la
confiance qu'il méfait, confiance qui s'est construite dans une relotion de longue date.
Et c'est à moi seul qu'il achète. D'ailleurs, ojoute-t-il, vos files d'attente, ça ne marche
pas. Les gens attendent que je sois libre et c'est pareil pour mes collègues. Moyennant
quoi, ça fait des queues d'enfer. Donc, vos nouvelles façons de traiter le client, c'est
des histoires et vous faites du service d'une manière qui ignore les personnes. Ce n'est
pas du service, c'est du flux industriel ». Désemparé, le cadre ne peut qu'approuver.
Et L'agent ajoute : « Cette personne, quand elle va rentrer chez elle, moi je vous le dis,
dans sa famille, ils vont lui dire : toi, ils ne t'ont pas ratée I Tu t'es fait avoir. Et donc,
conclut-il, on l'a perdue et vous venez me dire que c'est bien ? Que c'est cela une belle
vente ? Et bien, si c'est cela être un vendeur, ce n'est pas un métier ! N'importe qui sait
le foire et ça n'a plus d'intérêt ».
Disant cela, il signifie que, économiquement, ça n'a aucun intérêt et, subjectivement,
que ça ne L'intéresse plus. Il met en lumière un enjeu stratégique pour l'entreprise :
une évolution commerciale fondée sur une relation de confiance, établie dans la durée
risque d'être mise à mal pour un chiffre d'affaires immédiat.
Le plus intéressant dans cette discussion, c'est qu'à ce moment-là, personne ne sait si
le client sera perdu ou pas, mais que tout le monde s'accorde implicitement pour dire
que ça n'est pas le problème. Le seul fait que ce soit possible rend légitime Le grief
du vendeur : tant qu'on ne s'est pas mis d'accord sur ce qu'est un client, sur ce qu'est
une vente et sur comment évaluer la prestation, tant qu'on n'a pas réglé cela, tout le
reste est vain. Par contre, ce qui est reconnu comme digne, c'est que la question se

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212 DISCERNER POUR DÉCIDER

pose. Mais en attendant, c'est lui, le guichetier, tout en bas de l'échelle, qui est seul
à supporter cette tension parce qu'il n'y a que très peu d'échanges en latéral, parce
que ça n'est pas organisé et pas facile, et surtout parce qu'il n'y a pas de contacts
avec une hiérarchie absente qui fuit intuitivement cette question.
On voit bien que, dans ce quotidien là, celui où il y a des clients, différent de celui
de la stratégie où n'existent que des marchés, l'enjeu du travail, c'est le discernement
dont fait montre la personne prise entre fidéliser une clientèle et gagner une part de
marché. Autrement dit, dans le travail apparemment quotidien et socialement simple
du vendeur, se joue une ressaisie de catégories conceptuellement très sophistiquées,
du niveau de la stratégie de la direction générale, que les agents, munis de leur seul
discernement, doivent mener à bien, c'est-à-dire d'une manière saine, afin de pouvoir
continuer à voir quelqu'un de bien dans leur miroir. Ils y arrivent... ou pas. Et tout
ceci se joue à travers un processus de reconnaissance dont tout l'enjeu est de savoir
ce qu'il vient reconnaître. La méprise est alors vécue comme un mépris : « Vous vous
méprenez complètement à valoriser une activité dons laquelle je ne me reconnais pas
et dont rien ne dit qu'elle est aussi belle que vous le prétendez, sans que nous ayons
fait ensemble l'expérience de ce qu'elle vaut vraiment ».
Le réglage de cette proximité nécessaire du cadre, de son écoute, est aussi un des
enjeux du discernement : il interroge le sens que les gens mettent dans ce qu'ils
font, sachant que le sens est pluriel parce qu'il est hétéronome, qu'il s'agit donc
pour eux de voir aussi le sens que l'entreprise y met. Or c'est un problème crucial :
s'accorder sur le sens que l'entreprise y met, cela suppose de le connaître... Mais
si les gens, dans les entreprises, sont désorientés c'est précisément parce qu'ils ne
sont pas dirigés et ne savent ni à quoi on joue, ni dans quelle mesure ce qu'ils font
aura du sens pour l'entreprise. Dans cet espace désorienté, les gens ne peuvent
pas être autonomes. La nécessité d'explicitation par l'entreprise tient à ce qu'elle
règle l'accès à la signification pour la personne, client ou collaborateur, à qui il est
demandé d'agir.

Débat
T3
O
C
D Un intervenant : Tout cela n'est-il pas de L'ordre des finalités, partagées ou pas.
Q
François Hubault : C'est effectivement le sens que je mets dans le mot quotidien
qui me semble un des enjeux majeurs du management, par rapport à la fois aux
programmes de recherche dans lesquels je suis engagé et à mon positionnement dans
les entreprises. Il y a autour de ce concept et de la notion de relation de service
interne, qui suppose la présence, un ancrage professionnalisant. L'idée est que le
quotidien incarne une tension, une thématique du tout et de la partie.
Un intervenant : Comment alors apprécier le travail ?
François Hubault : L'enjeu de l'appréciation est de savoir comment on sera jugé,
à la fois sur ce qu'on aura réalisé et sur le fait qu'on aura ouvert ou fermé tel ou
tel possible qu'il faudra donc être capable de percevoir. En découle le concept,
fondamental, que le réel ne se confond pas avec ce qui s'est actualisé ou réalisé
et que le potentiel y participe tout autant. Le travail étant une confrontation au

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Annexe 2

réel, on y est également confronté à ce qui pourrait arriver. Et c'est parce que ça
peut arriver qu'on fait les choses, soit pour les empêcher, soit pour les réaliser. Le
réel du travail, c'est l'expérience de ce qui aurait pu, qui aurait dû ou qui n'aurait
pas dû survenir et, finalement, c'est ce qui ne se voit pas. Autrement dit, celui
qui, par son action, évite une panne, a été confronté à ce réel singulier que la
panne était possible. Cette possibilité était bien réelle, quand bien même elle ne
s'est pas réalisée. Dès lors, la question qui nous intéresse dans l'appréciation de
ce que les gens font, c'est de savoir à quelle potentialité l'action les ouvre - ou
pas. L'enjeu du discernement est alors de comprendre en quoi ce que je fais est
vecteur de santé, c'est-à-dire en quoi c'est quelque chose qui fera le bien et en
quoi cela se réalisera en potentialité ou simplement en actualité ? C'est le cœur
de la dimension du travail et cela requiert une culture de la présence. Si on n'est
pas là, rien ne se peut.
Un intervenant: Ne faites-vous pas l'apologie de la notion de finalité, notamment
d'un point de vue philosophique, même si, par l'exemple que vous prenez, vous
revenez sur la question du sens et de la potentialité, et sur la notion d'unité de la
personne par rapport à sa réalité personnelle, celle de son service, de son entreprise
ou de sa vie ?
François Hubault : La question de la finalité est un point sensible pour moi. Il
convient avant tout de savoir si Les mots de finalité, sens, etc. sont synonymes. Si
se développer, c'est devenir ce que l'on est, on voit bien que ça ne peut pas être
décrit comme un parcours avec un début et une fin, mais que c'est un processus
constamment autocentré qui, dans le même mouvement, sort de lui-même. C'est
complexe à figurer, mais l'idée est là : la finalité n'est pas extérieure à soi, elle n'est
pas un but à atteindre. Souvent, on confond but et finalité. Or, si un but est extérieur,
une finalité ne peut l'être. C'est en cela que le sens et la finalité sont des enjeux
d'unité et de santé : il s'agit de réaliser une potentialité élue parmi d'autres, mais qui
peut aussi fort bien être changée si l'occasion active une autre dimension en soi. On
restera pourtant toujours dans la même finalité de devenir ce que l'on est, car nous
sommes aussi faits de tout ce que nous n'avons pas préféré à un moment donné, bien
qu'il fût déjà en nous.
Si on applique cela à l'entreprise, à un niveau de réalité évidemment très différent,
la question du devenir se retrouve également là : la stratégie est alors ce qui lui
permet de réaliser ce qu'elle est, ce qui suppose de revenir de manière non triviale
sur ce qui fait ressource. C'est le contraire de ce que font en général les stratèges,
qui raisonnent plus en fonction des convocations de l'environnement qu'en écho à ce
l'entreprise est ou ce qu'elle peut devenir.
Cette approche, qui oblige à faire retour sur ce qu'on est, demande un travail
d'approfondissement rarement fait dans l'entreprise; d'autant que Les directions sont
souvent influencées par des consultants venus de l'extérieur qui, ne sachant pas ce
que l'on est et pour éviter d'être mis en difficulté, font rapidement l'impasse dessus.
Si notre avenir, c'est d'être ce qu'on n'est pas, alors c'est que ça n'est pas le nôtre.
Tout l'enjeu est là : on doit devenir ce qui est déjà en nous. Il ne s'agit pas de ne rien
changer : changer, c'est mobiliser des potentialités qui sont en nous et qui, bien que
changeant au fil du temps dans leur proportion et leur mobilisation, font que, in fine,
c'est toujours nous qui sommes là.

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214 DISCERNER POUR DÉCIDER

Mais, très souvent, les changements dans les organisations sont menés dans
un rapport à l'histoire ressentie comme un boulet et non comme un repère ni,
a fortiori, comme une ressource. Aujourd'hui, j'interviens dans des entreprises du
service public qui sont travaillées par la question de savoir si elles vont y rester
ou si elles le doivent. C'est très intéressant parce que, de mon point de vue, elles
concentrent toutes les interrogations de toutes les entreprises, à la fois quant aux
exigences de rentabilité qu'elles ne connaissaient pas jusqu'alors, et quant au rapport
au service à la fois singulier et universel. Généralement, leur histoire les y a mal
préparées mais, néanmoins, elles ont souvent un rapport à la question et au concept
qui n'est pas complètement neuf : tout ceci crée des tensions extrêmement riches
qui m'intéressent beaucoup. C'est un enjeu managérial absolument fondamental que
pose la question de la finalité. Le problème c'est que ça ne se pilote pas et que parler
de pilotage du changement est pour moi un contresens. En même temps, on ne peut
pas dire qu'on laisse faire et qu'on verra bien. C'est donc très difficile. Tout le débat
est alors : qui donne le sens ? Je ne crois pas que ce soit le manager, parce qu'à ce
moment-là, ce serait une reprise en main. La vraie question est donc : comment le
manager peut-il être libérateur de sens et accueil de signification ?
Bernard Bougon : J'ai été très impressionné par cette façon de parler du travail. Ce
que vous dites du discernement est d'une grande richesse. L'enjeu du discernement
est : en quoi ce que je fais est-il vecteur de santé, en potentialité comme en
réalité ? C'est cette attention au quotidien, à ce qu'on vit dans la journée, qui
est au cœur de la posture du discernement. Elle est symbolisée, dans la pratique
ignacienne, par ce qu'on appelle la pratique de l'examen qui consiste à prendre
le temps de relire ce qu'on a vécu dans la journée, à la fois en termes d'actes
mais aussi de perceptions intérieures, sur tous les registres : les événements, mais
aussi ce qu'on a engagé et comment les choses ont bougé. C'est essentiel et cela
demande juste un peu de temps.

**********
* * **

François Hubault : Maître de Conférences, Directeur du Département Ergonomie et Ecologie,


Centre d'Education Permanente, Université Paris I « Panthéon - Sorbonne
Il anime chaque année des séminaires universitaires qui donne Lieu à des publications
aux éditions octarès. Pour n'en citer que quelques unes : Evaluation du travail, un travail
d'évaluation, (2008) ; Le stable, l'instable et le changement dans le travail (2006) ; Activité,
travail, ressources humaines : parle-t-on de la même chose ? (2005) ; Travailler, une
expérience quotidienne du risque (2003) ; Comprendre que travailler s'est penser (2000)
(5>
4-1
-C
gi
>-
CL

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Annexe 3

S'INSPIRER D'UN TEXTE POUR FAIRE RÉSONNER

L'EXPÉRIENCE D'UN AUTRE

Lire le ou les textes proposés. En choisir un seul, puis identifier dans ce


texte un passage ou une phrase qui retient tout particulièrement mon
attention.

Titre du texte choisi :

1) Quel premier souvenir me vient à l'esprit lorsque j'associe ce pas-


sage ou cette phrase à mon expérience (préciser la scène dont je
me souviens, les personnes, et ce dont il était question) ?

2) Décrire l'écart entre ce que dit le morceau choisi et le souvenir


de mon expérience.

3) Repérer ce qui me touche positivement. Qu'est-ce cela me révèle


sur moi-même ? Qu'est-ce cela m'invite à développer ?

4) Repérer là où cela grince. Qu'est-ce cela me révèle sur moi-


même ? Qu'est-ce cela m'invite à écarter ?

3) Au final, à quoi ce texte m'invite-t-il ? Que me donne-t-il envie


de mettre en œuvre ?

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