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Bernard BOUGON
Discerner
pour décider
en situation professionnelle
Illustrations de
Charles Henin
DUNOD
Tout le catalogue sur
www.dunod.com
1/
DUNOD
EDITEUR DE SAVOIRS
© Dunod, 2014
ISBN 978-2-10-071342-4
Avant-propos IX
Introduction 1
Conclusion 189
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« Il prit donc l'homme, cette œuvre indistinctement imaginée, et l'ayant
placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes :
"Si nous t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect
qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect,
les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon
ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride
par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride,
c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de te défi-
nir ta nature.
Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de
là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour.
Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel,
c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de
te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait
eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, qui sont
bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes
supérieures qui sont divines." »
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AVANT-PROPOS
1. Cf. Les recherches présentées Yves Clos dans son ouvrage Le Travail sans l'homme (2008).
XII DISCERNER POUR DÉCIDER
Nous présentons les questions qui guident ce livre, chapitre par chapitre.
En complément de la table des matières, le lecteur pourra ainsi se faire
une première idée rapide de leur contenu et choisir ce qui l'intéresse davantage.
Tout en sachant que l'ordre de ces chapitres n'est en rien arbitraire et que par
bien des côtés ils se complètent.
Quoi de plus naturel que de prêter peu d'attention à ces petits signes qui
devraient nous faire douter. La relecture de quelques faits majeurs qui
jalonnent notre quotidien serait-elle une occasion d'ouvrir la boîte noire du
choix que, consciemment ou non, nous n'osons ouvrir ? Quelle place joue
alors l'imagination ? Quelle attention porter à l'objectivité ?
La pratique du discernement attribue une place importante aux
événements. Serait-ce parce qu'ils parlent d'eux-mêmes ? Sinon, comment
les interpréter et leur donner du sens au regard de ce que nous désirons ?
2 DISCERNER POUR DÉCIDER
concrets. Ils prouvent à soi-même et aux autres la tournure que l'on donne
aux situations. Comment le processus de discernement peut-il nous aider
à aborder en vérité les choix qui nous attendent ?
Travailler avec les autres conduit à se focaliser trop souvent sur les habitudes
et le caractère, les traits de personnalité... Le risque d'enfermer les per-
sonnes dans des catégories peut survenir insidieusement. Travailler avec les
autres ne va pas de soi car les conceptions personnelles et parfois intimes ne
sont pas toujours compatibles. Peut-on partager l'idée d'un bien commun
que l'on poursuit ? Mieux vaut ne pas être utopiste. Il existe une réelle oppo-
sition entre les conceptions du bien commun. Comment le travail peut-il, à
lui seul, réunir les personnes là où tout le reste risque de les diviser ?
Comment concilier « travailler avec les autres » et « travailler pour les
autres » ?
Travailler c'est également prendre en compte les conceptions de l'exis-
tence, les croyances culturelles, voire religieuses. Maurice Thévenet, profes-
seur à l'ESSEC et au CNAM nous aidera à prendre du recul sur le
management qui n'a pas su s'inspirer suffisamment de la spiritualité et de la
tradition des organisations religieuses, en particulier monastiques. Le clin
d'œil de l'histoire invite le management à enrichir ses fondements en regar-
dant les choses en face. Car le brassage des cultures, conduit aujourd'hui
nombre de managers et nombre d'organisations à prendre en compte les
pratiques religieuses en respectant leurs rites et coutumes...
Cette place qu'il convient de reconnaître à la spiritualité au sens large du
terme peut faire l'objet de crispations. Pour tenter de présenter un volet
positif, allant dans le sens des affirmations de Maurice Thévenet, nous pro-
posons quelques annotations inspirées du « vivre ensemble » et du « gouver-
nement » des premières communautés jésuites du XVIe siècle.
Dans quelle mesure les situations quotidiennes les plus simples peuvent-
elles être l'occasion de mieux animer les équipes et d'enrichir les personnes,
véritables enjeux du travail ? Et si la difficulté de travailler ensemble deve-
nait une chance, une occasion d'avancer davantage dans la responsabilité de
nos engagements ? Ainsi l'aventure du discernement pourrait conduire
à mieux s'accepter mutuellement.
4 DISCERNER POUR DÉCIDER
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EN GUISE D'OUVERTURE ; PRATIQUES DE LA DÉCISION
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8 DISCERNER POUR DÉCIDER
1. Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens. Presse Universitaire de Grenoble,
2004 ; La Soumission librement consentie, Paris, PUF, 2006.
2. Sur toutes les notions introduites dans ce chapitre, le lecteur pourra consulter l'Annexe 1
du présent ouvrage : Petit parcours autour des définitions.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 9
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On ne saura jamais rien du jeu et du rôle exacts tenus par Jacques, mais
il semble assez clair qu'il a une approche politique de la décision :
il considère l'organisation comme un jeu d'acteurs sous contraintes, où cha-
cun joue ses propres intérêts. Il s'agit donc de peser sur le libre arbitre de
celui ou de ceux qui auront à choisir, les décideurs finaux.
Comprenant que décidément Michel ne fait pas l'affaire, Claude sug-
gère à son fils André d'embaucher un certain Philippe. « C'est le frère
d'un acheteur qui travaille actuellement dans une centrale d'achat,
plaide-t-il. Grâce à lui, nous pourrions mieux écouler nos produits.
Comme il a une formation en gestion de projet, il s'occuperait, à mi-
temps, de notre système d'information et pourrait être affecté pour
l'autre moitié de son temps à aider Michel sur du pilotage d'activités et
du management... »
Ces solutions suggérées par Claude relèvent typiquement du « garhage
can model », ou modèle de la corbeille, théorisé par l'américain James
March. Selon ce modèle, sont mis en attente, comme dans une corbeille,
des problèmes non résolus, des solutions à des problèmes qui n'existent pas
encore et des noms de participants qui pourraient être utiles à un moment
ou à un autre... Il se trouvera souvent une situation où l'arrivée d'un nouvel
élément dans la corbeille du choix est une occasion pour le décideur de
résoudre, d'un seul coup, plusieurs problèmes en agençant bout à bout ces
divers éléments. Approche opportuniste, qui est clairement celle de Claude.
Approche dont il faut se méfier car elle a tendance à laisser perdurer des
situations instables, mais modèle de la décision qui peut produire des idées
innovantes.
1. Cette méthode souvent lourde à mettre en oeuvre est présentée et illustrée en détail dans
notre livre Pratiques de la décision-, pp. 43-60.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 11
et, à partir de là, attribuer des notes à chacune des options envisagées ;
6) choisir une option en fonction de la note obtenue ; 7) mettre en oeuvre
la décision et assurer son suivi.
Voici résumées les quatre principales méthodes classiques de prises de
décision, identifiées par les sciences de gestion et de management. Selon
ces méthodes, le décideur en tant qu'individu est peu présent, sinon
absent. Sa psychologie, son histoire, ses goûts, ses passions, ses aspira-
tions, tous ces éléments propres à chacun dont nous savons intuitive-
ment qu'ils conditionnent largement la plupart de nos décisions, sont
laissés dans l'ombre par ces méthodes. Comme si les décisions pouvaient
faire abstraction de la subjectivité des décideurs. C'est une de leurs
limites.
1. Joule, R.V., Beauvois,]. L., La Soumission librement consentie, comment amener les gens à faire
librement ce qu'ils doiventfaire, PUF, 2009.
Joule, R.V., Beauvois, J. L., Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens. Presses
Universitaires de Grenoble, 2004.
12 DISCERNER POUR DÉCIDER
1. G. Berry, Logiciels comment chasser les bugs ?, Compte-rendu du séminaire Vie des affaires
du 4 octobre 1996, http://wiuw.ecole.org.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 13
des pertes abyssales, des faillites d'entreprises n'ont d'autres motifs que
l'entrée de ces organisations dans ce piège de la décision1.
Le piège du sentiment de liberté. Ce piège, très fréquent dans les rela-
tions hiérarchiques professionnelles ou dans celles de clients-fournisseurs,
s'analyse à partir du sujet, celui qui en est l'acteur involontaire. C'est pour-
quoi nous l'exprimerons en « je ». Il s'instaure selon un schéma en trois
étapes :
1) Après réflexion, j'ai accepté de m'engager dans une action qui m'a été
proposée ou demandée par ma hiérarchie, un client, un partenaire, etc.
Cette action fait appel à ma motivation au sein de l'organisation. Je sais
à l'avance qu'elle me demandera d'importants efforts ou me donnera
un surcroît de travail. Malgré ces inconvénients et fort des promesses
d'aide et de soutien qui m'ont été faites, j'ai choisi de répondre positi-
vement, en pensant que tout cela n'aura qu'un temps.
2) Au dernier moment, une ou plusieurs des conditions promises pour
m'aider dans la réalisation de cette action sont revues à la baisse, ou il
m'est demandé d'en faire plus.
3) La possibilité m'est apparemment laissée de renoncer à m'engager dans
cette action dont les conditions ont changé avant même que je l'entre-
prenne. Mais, entraîné en quelque sorte par le poids du oui que j'étais
prêt à donner, je confirme à mes interlocuteurs mon engagement dans
cette action, tout en percevant confusément que le prix à payer est
devenu déraisonnable. Malgré tout, je confirme mon engagement en
croyant que mon oui demeure un effet de ma liberté.
1. Le lecteur pourra trouver dans Pratiques de la décision des illustrations saisissantes. Il pourra
aussi se référer à G. Morel, Les Décisions absurdes. Sociologie des décisions radicales et persis-
tantes, Paris, Gallimard, 2004.
14 DISCERNER POUR DÉCIDER
changé, à réfléchir de nouveau, à négocier des délais, des horaires, des aides
ou certaines exigences, ou même à savoir refuser.
Ce piège du sentiment de liberté pourrait ressembler à une manipula-
tion. Il s'en distingue cependant car il suppose que tous les acteurs en pré-
sence sont de bonne foi. Ce qui n'est pas le cas de la manipulation. Celui
qui en est victime sait bien, dans cette dernière situation, que ce qui lui
arrive n'est pas un effet de sa liberté.
Bien des facteurs interviennent pour fausser les jugements des managers et
partant leurs décisions. En nous référant au travail du chercheur américain
Paul C. Nutt1 qui a analysé 400 décisions stratégiques de tous types, prises
sur 20 ans dans de grandes entreprises américaines, nous pouvons identifier
comme autres sources d'erreurs :
• Celles qui sont liées aux facteurs personnels du ou des décideurs : erreurs
de jugements, d'appréciations, impulsions du moment, passions, etc.
• Celles découlant de l'absence de clarté sur les objectifs, les buts et les
finalités des choix à faire. Cette absence de clarté intervenant comme
cause principale pour environ 30 % des décisions ayant conduit à l'échec
majeur de projets stratégiques d'entreprises.
Dans Pratiques de la décision1, nous insistons sur les pièges parce qu'ils
sont aussi redoutables que mal connus. Comme les expériences de la psycho-
logie sociale ont la plupart du temps été menées au sein d'institutions uni-
versitaires auprès d'étudiants, d'enseignants ou de citoyens recrutés de façon
anonyme, ces pièges ont été peu présentés aux décideurs des organisations :
entreprises, administrations, collectivités publiques, associations, etc.
Pour discerner, il est nécessaire de sortir d'une double confusion trop sou-
vent entretenue par le langage courant :
Choisir n'est pas décider et le choix n'est pas la décision. Choisir,
c'est d'abord et avant tout préférer. Décider consiste à mettre en œuvre le
choix, résultat d'une délibération. C'est ainsi que le travail du discernement
porte essentiellement sur l'acte de choisir. La décision n'étant que la mise en
œuvre d'un choix préalable. Nous aurons l'occasion d'y revenir dans le
présent ouvrage.
Objectif, but (ou projet) et finalité ne se confondent pas. Trop souvent
les managers emploient ces mots l'un pour l'autre. La finalité (au sens
d'Aristote) est de l'ordre de l'horizon et de la contribution. En termes de
stratégie, on parlera volontiers de mission de l'organisation — sa raison d'être
— ou de sa vision — ce qu'elle sera dans cinq ou dix ans. La finalité pourra être
déclinée au travers des buts et des projets. Les objectifs n'ont d'autre fonc-
tion que de servir d'indicateurs de l'avancement ou de la réussite des projets,
de mesurer ce qu'il faut encore faire pour atteindre le but que l'on s'est fixé.
En nous plaçant délibérément du côté du décideur, l'acte de choisir, pour
qu'il soit discerné, suppose de répondre à trois questions :
• Quelles étapes suivre ? Y a-t-il une manière de faire, des points de pas-
sages à franchir ?
1. Cf. E. Faber, Chemin de traverse ; vivre l'économie autrement, Albin Michel, 2011.
En guise d'ouverture ; pratiques de la décision 17
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24 DISCERNER POUR DÉCIDER
La fabrique fantôme
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Il est probable qu'en citant son propre fils Georges Soros n'est pas
mécontent d'entretenir une image d'homme aux intuitions heureuses.
Reprend-il pour autant ces propos à son compte ? Si cela semble lui avoir
réussi, l'histoire de la finance est parsemée d'affaires où le recours à l'intui-
tion s'est retourné contre ceux qui s'y fiaient trop.
Pour sa part, René, dirigeant de la fabrique fantôme, n'est pas fixé sur le
résultat. Son appel à l'intuition couvre une autre réalité. N'ayant plus les
moyens de s'adjoindre un assistant ou une assistante efficace, ce qu'il ne dit
pas, il se trouve débordé par toutes les questions d'intendance qu'il doit
résoudre par lui-même. Il affirme que c'est le lot du chef d'entreprise. Le
moindre problème lui revient, de l'impayé à la panne de l'unique photoco-
pieur, en passant par la livraison en retard ou le blocage d'une machine.
Aussi, il n'a guère le temps pour la réflexion.
Cet usage de l'intuition, quand il est coutumier chez un décideur, intro-
duit, pour ceux qui devront mettre en œuvre ses décisions, de l'arbitraire et
de l'imprévisible. Chaque collaborateur est ainsi dépendant de l'humeur de
son manager. Dès le matin, les uns et les autres sont en alerte, guettant les
signes de cette humeur et les communiquant aussitôt autour d'eux, appor-
tant détente ou regain de stress... De ce fait, la décision selon l'intuition —
un philosophe de la période classique dirait : gouverner selon ses passions — est
une manière de faire sentir son pouvoir sur son entourage et de l'installer
dans une forme de dépendance. Il est probable que celui qui l'exerce ainsi
1. George Soros, La Vérité sur la crise financière, Éd. Denoël, 2008, p. 52.
Décider ou ne pas décider 27
Questions
• Dans les négociations avec des partenaires, des clients, des fournisseurs ?
Plus largement, comment êtes-vous attentif aux évolutions concernant
l'environnement de votre organisation : évolution de la concurrence, du
marché, des contraintes apportées par les changements des réglementations
ou des lois ?
28 DISCERNER POUR DÉCIDER
LES INDÉCIS
Qu'est-ce qu'un indécis1 ? C'est un individu (un groupe et même une orga-
nisation), qui doit choisir entre plusieurs options possibles, mais n'éprouve
pas de préférence assurée pour l'une des options qui s'offrent à lui. L'indécis
est aussi celui qui repousse jusqu'à sa dernière limite le moment du choix.
Chacun comprend bien cet embarras de l'indécis en ayant en mémoire une
liste de candidats à une élection. L'indécis doit choisir, et s'abstenir de faire
un choix plutôt que d'exercer sa préférence sur une option particulière est
aussi un choix. Comme dans le cas d'une élection où un choix doit être fait,
soit celui d'un candidat, soit d'aucun - voter blanc ou nul -, soit encore
s'abstenir de voter. Qu'il le veuille ou non, le citoyen choisit, y compris de
subir le choix des autres.
1) Des conflits entre les critères de choix. Par exemple, un conflit entre
un critère économique et un critère idéologique. Vous souhaiteriez, du
fait de vos convictions ou de votre sensibilité à la cause écologique,
acheter un produit Bio plutôt qu'un produit analogue ne portant pas ce
label. Pour votre budget le prix de ce produit Bio vous paraît trop élevé.
Vous restez ainsi, un bon moment devant le rayon, prenant et reposant
alternativement le produit en question, jusqu'à ce que la conscience du
temps qui passe ou de vos autres obligations à honorer vous oblige à
vous décider, d'une manière ou d'une autre.
2) Un embarras devant la complexité. A quel fournisseur donner la
préférence pour livrer et installer un nouvel équipement lourd, sus-
ceptible de mieux répondre à la demande des clients ? En plus des ques-
tions techniques et de coût, vous devez prendre en compte les impacts
sur l'organisation du travail, les exigences en termes de formation des
personnels, vous interroger sur la validité des calculs de rentabilité,
car les technologies proposées par différents fournisseurs pressentis
ne reposent pas sur les mêmes principes. Il y a beaucoup de paramètres
et certains sont difficiles à comparer. Le choix, au final, risque fort
1. Pour ce développement, nous nous référons à la conférence d'Éric Danan, Indécision et dis-
cernement, disponible sur le site ivww.discernement.org.
Décider ou ne pas décider 29
1. Nous renvoyons ici à l'œuvre de Paul Diel, Culpabilité et lucidité, Éd. Payot & Rivages, 2007
et Psychologie de la motivation. Éd. Payot, 1991.
30 DISCERNER POUR DÉCIDER
L'INDÉCISION ET LE DISCERNEMENT
3) Lorsque nous sommes peu concernés par les choix à faire. Dans de
telles situations, il serait sage de les déléguer à ceux qui seraient davan-
tage concernés. Ils choisiront probablement mieux et plus utilement.
Quitte à prévoir une procédure de feedback.
4) Face aux blocages d'ordre psychologique. Apprendre à se laisser
décider par sa finalité peut en aider beaucoup à dépasser leurs paraly-
sies intérieures devant les choix à faire. Mais cela ne sera pas toujours
suffisant.
Laure, jeune ingénieur, experte des questions énergétiques dans une impor-
tante société, se plaint auprès d'un ami que les questions posées par ses interlo-
cuteurs, ou les demandes qu'on ne cesse de lui faire dans son service, l'empêchent
de mener à bien son propre travail. Elle se croit tenue, toutes affaires cessantes,
de les traiter et d'apporter ses réponses dans les plus brefs délais. Son ami, qui
ne travaille pas dans la même entreprise, lui demande : « Penses-tu que toutes
les demandes que l'on te fait soient si urgentes ? Qu'est-ce qui t'empêche de
retarder tes réponses de 24 ou 48 heures ? Tes interlocuteurs se rendront vite
compte qu'elles sont réfléchies, claires et bien argumentées. Ils t'en seront
reconnaissants. Et toi ne serais-tu pas davantage maître
du jeu ? »
Réalisant que son efficacité n'est pas dans la réaction
immédiate, Laure se décide à suivre le conseil de son BrFicncire
ami et à retarder de 24 à 48 heures ses réponses aux
questions les plus importantes qu'on lui pose, toujours <=> o
de manière pressante, dans le champ de sa spécialité. c
Ayant pris la précaution de prévenir ses interlocuteurs,
elle constate que ce délai imposé n'entraîne aucune
réaction négative de leurs parts. Elle retrouve ainsi
davantage de liberté dans son travail quotidien.
Une des forces de cet attracteur, qui fausse notre rapport au temps, pro-
vient de la considération dont il est souvent entouré dans la société contem-
poraine. Combien d'entreprises ne font-elles pas de la vitesse d'exécution
de leurs prestations, ou de leur réactivité, un argument commercial ? L'usage
de l'Internet transforme en ce même sens le travail, contribuant largement
au renforcement de cet attracteur. Cette sorte d'efficacité, liée à la rapidité
de réaction, n'installe-t-elle pas dans le court terme ? Et avec le primat du
court terme la continuité de l'action ne risque-t-elle pas de se disloquer ? Et
partant, c'est la cohérence des actions qui est remise en cause ? N'y aurait-il
pas un lien à faire entre la dictature de ce rapport immédiat au temps et
cette plainte souvent entendue dans les organisations : « Mon travail n'a pas
grand sens » ?
1. LBO pour Leveraged buy-out : acquisition avec effet de levier, ou encore acquisition par
emprunt ou rachat d'entreprise par endettement. C'est une technique financière souvent utili-
sée pour acheter une entreprise. Le LBO consiste à financer une fraction du rachat d'une
entreprise en ayant recours à l'endettement bancaire ou obligataire, ce qui permet d'aug-
menter la rentabilité des capitaux propres. La dette d'acquisition, bancaire ou non, est rem-
boursée par une ponction plus importante sur le chiffre d'affaires de la société achetée.
2. The End, Germany 1944-45, Penguin Books, 2012.
34 DISCERNER POUR DÉCIDER
CONCLUSION
Décider ou ne pas décider. Chaque fois qu'il s'agit de manifester une préfé-
rence, de faire un choix, préalable indispensable à toute décision, les obs-
tacles sont nombreux et bien des situations peuvent nous incliner à rester
indécis. À l'inverse, à trop vouloir décider et trop vite, nos décisions mon-
treront l'incohérence de nos actions voire leur insignifiance. Avec bien
bst
1. Baltasar Graciàn y Morales, né le 8 janvier 1601 à Belmonte del Rio Perejil (aujourd'hui
Belmonte de Graciàn), près de Calatayud en Espagne et mort le 6 décembre 1658 àTarazona,
près de Saragosse, est un écrivain et essayiste jésuite du Siècle d'or espagnol.
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LES FAIBLESSES ORDINAIRES DU LIBRE ARBITRE
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42 DISCERNER POUR DÉCIDER
1. L'arbitrage consiste à acheter et à vendre le même actif au même moment sur deux marchés
différents en profitant des petits écarts de cours.
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 43
1. Source : Yves-Marie Abraham et Cyrille Sardais, Saura-t-on tirer les enseignements de la Barings ?,
in Les Annales de l'Ecole de Paris, vol XV, p. 73-82.
2. Le film Trader, réalisé en 1999 par James Dearden, semble assez bien rendre compte
de cette histoire.
44 DISCERNER POUR DÉCIDER
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Questions
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moi ? » Cette interrogation, à laquelle il ne trouve aucune réponse
certaine, accentue son désarroi. Aimant son métier et ne voyant pas
où il pourrait l'exercer ailleurs, ces pensées le plongent dans une cer-
taine tristesse qui confine à la dépression.
Des amis proches s'inquiètent pour lui et le poussent à rencontrer
un consultant de leur connaissance. Non sans hésitation, mais dési-
reux de voir plus clair dans une situation qu'il ne maîtrise plus, Paul
accepte de faire la démarche.
Au cours d'un premier entretien avec ce consultant, Paul fait part de
son malaise, de ses doutes sur ses capacités de gestion de projet et de
management et de son impression que son entreprise veut le licen-
cier. Le consultant l'écoute, puis l'interroge. Dans un premier temps,
il l'invite à repérer ce qui est objectif dans les difficultés rencontrées
avec Christèle, sa principale collaboratrice. Au cours de l'échange,
il apparaît que Paul gère plutôt bien la situation. Le consultant
demande ensuite à Paul de recenser les faits, les paroles ou les signaux —
comportements d'évitement à son égard, petites vexations, etc. — qui
seraient annonciateurs de sa mise à l'écart. Cherchant à répondre à ces
questions, Paul constate qu'il n'a rien à verser au dossier et qu'aucune
menace objective ne pèse sur lui. Au contraire, les relations avec ses
supérieurs immédiats sont positives. Il lui faut donc chercher ailleurs.
Cette première rencontre lui permet toutefois de retrouver un peu de
confiance en lui.
Au cours d'un deuxième entretien, Paul évoque spontanément des
aspirations, des centres d'intérêt qu'il a laissés de côté depuis deux
ou trois ans, tant il est pris par son travail. Ces pensées lui sont
venues à la suite de la première rencontre avec le consultant. Paul
se demande alors si la source de son mal-être ne proviendrait pas de
cette limitation qu'il s'est imposée en se concentrant sur les aspects
techniques du métier d'ingénieur. Evoquant les deux principales
voies offertes aujourd'hui à l'ingénieur, celle d'expert ou celle de
manager, le consultant invite Paul à s'interroger sur son orientation
future. Et simultanément, à se demander comment il pourrait faire
davantage droit à ses autres centres d'intérêts. En fin d'entretien,
Paul informe le consultant qu'il doit rencontrer son responsable
hiérarchique.
48 DISCERNER POUR DÉCIDER
— uar
Tout d'abord, Paul aurait sans doute eu du mal à se tirer d'affaire si de bons
amis n'avaient pas fait pression sur lui pour qu'il accepte d'être aidé. Une
aide qui a d'abord consisté à mettre en œuvre un principe de base du discer-
nement : objectiver autant que possible les problèmes qui se posent à nous,
les questions qui nous travaillent et les raisons qui nous animent. Travail
d'objectivation qui peut être celui de la parole — ce qui suppose un écou-
tant - ou encore de l'écriture, pour ceux qui y ont quelques facilités.1
Dans l'histoire de Paul ce travail d'objectivation
particulièrement fructueux lui a permis de dénouer
rapidement les fils de son malaise. Questionné de
manière pertinente par le consultant, Paul a mieux
compris comment il s'était lui-même empêtré dans
ses propres pensées. Pensées où chacun peut se
reconnaître. Pensées qui peuvent être comprises
comme des faiblesses de notre libre arbitre.
Le management de Paul n'était pas en cause, même s'il pouvait mieux ajuster
ses comportements avec Christèle. De même, en interprétant son malaise
comme une menace de licenciement il ne faisait que laisser libre cours à son
imagination. L'imagination, bien que nécessaire et indispensable pour envi-
sager le futur et ses conséquences, a tendance à gambader tant qu'il n'est pas
mis des limites raisonnables aux suppositions qu'elle suggère.
Sans s'en être rendu compte Paul a fait plusieurs choix. Le choix, par
exemple, de se prendre au jeu de la dimension technique de son travail ou
encore le choix de laisser de côté des centres d'intérêts autres, expressions de
ses talents ou de ses potentialités... Ces choix concomitants se sont avérés
néfastes pour lui-même. Animé par le désir de bien faire ce qu'il avait à
faire, motivé par un véritable intérêt pour les tâches confiées par son entre-
prise, Paul, sans s'en rendre compte a rétréci son champ de conscience. En
se laissant ainsi entraîner il négligeait son équilibre de vie. Quoi qu'il en soit
de ses motivations, en s'enfermant dans le seul horizon technique de son
métier d'ingénieur mécanicien, Paul s'est en quelque sorte piégé lui-même.
Car en même temps, il étouffait certaines de ses potentialités.
Cette situation est courante, probablement vécue par chacun sinon tous
à un moment ou un autre de nos existences. Mais elle donne à réfléchir. Les
raisons de nos actions, même les meilleures, si elles ne sont pas discernées
peuvent nous conduire à des choix qui ne sont pas les bons, allant même jus-
qu'à être destructeurs. C'est ainsi que Paul, sans en avoir conscience, entrait
peu à peu dans un état qui évoquait, aux yeux de ses amis, une dépression.
Situation fréquente pour chacun, quand sont posés des choix dont nous
n'avons pas la claire conscience. Entraînés par les événements ou par nos
aspirations, influencés par l'entourage ou nos expériences, conditionnés par
des a priori^ par les modes ou par nos certitudes, emportés par nos convic-
tions ou nos passions, nous choisissons et décidons très souvent sans l'avoir
voulu. La psychologie sociale a beau jeu de le montrer au travers de mul-
tiples expériences.1
Le sentiment de menaces
1. Cf. Expérience de Milgram ; P.-V. Joule & J.-L. Beauvois, Petit Traité de manipulation à
l'usage des honnêtes gens. Presses Universitaires de Grenoble, 2004.
50 DISCERNER POUR DÉCIDER
Questions
Essayez de repérer dans les trois derniers mois, un choix, de quelque impor-
tance, qui aurait été mené de manière quasi inconsciente ou automatique.
De quoi s'agissait-il ? Quelles étaient les options ?
A propos de telle ou telle option, ce choix a-t-il suscité des emballements
de l'imagination ? Comment avez-vous réagi ? Avez-vous réussi à vous en
dégager ?
À l'inverse, à l'occasion de ce choix vous est-il arrivé de découvrir que,
sans vous en rendre compte, vous vous étiez fermé des portes, interdit des
possibles ? Quelles conséquences pour vous-même et pour votre entourage
dans l'exercice de vos responsabilités ?
Se souvenir d'un choix vécu dans un sentiment de grande confusion.
D'où provenait-elle ? Qu'est-ce qui a permis de s'en dégager ?
Les événements, qu'ils soient des faits, résultats d'une action délibérément
voulue, ou à l'inverse des incidents, peuvent être ignorés ou au contraire
interprétés. Le discernement invite à leur prêter attention, car ils peuvent
être des signes à recevoir.
Un appel trompeur
Idéal-Scic est une société de services aux personnes âgées. Créée en Île-
de-France par Anne, son directeur général, elle connaît un développe-
ment régulier et continu comme en témoigne la croissance annuelle de
son chiffre d'affaires qui oscille entre + 10 % et + 15 % depuis sept ans.
Il y a trois ans, à l'occasion d'une rencontre fortuite avec Anne, le
vice-président d'un conseil général exprime le souhait de voir Idéal-
Scic s'implanter dans son département. Anne entend la demande,
mais estime avec ses associés que l'entreprise n'est pas en mesure de
répondre à cette attente.
Au cours des années suivantes, à diverses reprises, plusieurs membres
du même conseil général reviennent à la charge auprès d'Anne, se
disant prêts à soutenir l'implantation espérée.
Les faiblesses ordinaires du libre arbitre 51
—i®-
Leur premier constat est qu'ils se sont essentiellement fiés aux sollicitations
de quelques membres influents du conseil général. Ces demandes, réitérées
quatre ans de suite, avaient fini par leur paraître un motif suffisant pour
tenter l'implantation d'un nouvel établissement. Ils avaient aussi fait l'erreur
de ne pas s'informer suffisamment sur la situation locale, ni sur une éven-
tuelle concurrence. S'ajoutait leur désir de promouvoir Claude. Ce dernier
était originaire du département en question et souhaitait y retourner. La
conjonction de cette demande externe et de ce souhait en interne avait servi
de déclencheur à la décision.
Il y avait bien eu un soutien du conseil général dans les débuts de l'implan-
tation, mais il était resté très limité.
Repensant à cet échec, Anne s'est interrogée sur les motivations des
membres du conseil général qui avaient fait appel à elle. Elle prend alors
conscience qu'elle n'a jamais su ou osé le leur demander. Aussi, elle réalise
qu'Idéal-Scic a sans doute fait les frais d'enjeux politiques locaux qui lui
échappent.
Appelés, depuis, dans d'autres départements, Anne et ses associés sont
devenus prudents. Ils entendent notamment s'assurer de deux points, essen-
tiels à leurs yeux :
— avoir clarifié les motivations du partenaire public faisant appel à eux
et s'assurer de son soutien concret ;
- avoir identifié un véritable besoin local et la possibilité de trouver
leur place.
Pour Anne et ses associés, cet échec dont ils ont tiré les leçons, se révèle
être une source de progrès dans leur pilotage du développement
d'Idéal-Scic.
ne devaient pas laisser passer1. Dans leur relation avec leurs interlocuteurs,
une décision était à prendre : répondre favorablement, ou pas, à leur
demande.
Dans la pratique du discernement, les événements font rarement, sinon
jamais, signe en eux-mêmes. Comme si, en eux-mêmes, ils pouvaient nous
indiquer le choix à faire et la route à suivre. Ce ne sont pas en soi des oppor-
tunités que nous devrions absolument saisir. Ce serait croire que les événe-
ments sont en mesure de décider pour nous.
Pourtant, il est vrai que nous sommes souvent tentés d'agir ainsi. Dans
nos achats quotidiens nous nous laissons, par exemple, guidés par les bons
de réductions obtenus lors d'achats précédents ou par des promotions qui,
à côté d'un bien dont nous avons la nécessité, nous feront acheter un autre
dont l'usage sera hypothétique.
Il y a cependant des situations où les événements décident pour nous :
quand nous nous remettons à eux pour nous sortir de nos hésitations. Rien
ne nous assure que nous nous en trouverons bien. Même s'il en est parfois
ainsi. Ces événements peuvent, par exemple, prendre la forme de choix ou
de décisions faits par d'autres :
Comment croire que les événements puissent nous faire signe si nous
avons renoncé à nous situer par rapport à eux ? Rappelons-le, le choix et la
décision supposent toujours une personne ou un groupe de personnes qui
en soient les acteurs. Pourtant, bien souvent, ayant sans y prendre garde
renoncé à exercer notre libre arbitre, à nous prendre en main, nous nous
trouvons comme piégé par les événements.
1. En nous référant aux méthodes classiques de décisions, on peut voir dans l'accumulation des
motifs qui ont conduit Anne et ses associés à décider de cette nouvelle implantation une
illustration d'une décision prise selon le modèle de la corbeille. Cf. Ouverture : Pratiques de
la décision, Les approches classiques de la décision.
54 DISCERNER POUR DÉCIDER
Dans notre précédent ouvrage, nous évoquons par exemple, le choix difficile de
Florence, une infirmière qui, après plusieurs années d'exercice de sa profession,
se demande si elle ne doit pas entreprendre des études de médecine, qu'elle
sait longues et difficiles.2 Ayant pris le temps d'un discernement, acceptant par
avance qu'en l'absence de soutien familial elle aurait du mal à financer ses deux
premières années d'études, elle fait le choix de s'y engager. Deux semaines plus
tard, en cherchant à s'inscrire à la faculté, elle apprend que dans une ville dis-
tante d'une centaine de kilomètres de son domicile, il y a une faculté de méde-
cine qui a instauré une filière accueillant les infirmières désireuses de préparer
le concours de lrc année de médecine. Cette inscription est assortie d'une petite
bourse d'études. Pour Florence, avec ce qu'elle a mis de côté, cela serait suffi-
sant. Cet événement et d'autres qui viendront par la suite peuvent être reçus,
interprétés, comme autant de signes qui confirment son choix et sa décision
première. Des événements qui tout en abolissant certains obstacles majeurs lui
facilitent l'atteinte de son but. Ils se présentent comme venant au secours de sa
détermination, de son choix et de sa décision. En cela, ils font signe.
Nous pouvons aussi dire que les événements font signe quand ils indiquent
que quelque chose grince, comme dans un moteur ou une roue que l'on
entend couiner et qu'il faut donc s'arrêter et se demander si une décision est à
prendre. Ils interviennent ainsi en confirmation, ou en infirmation, d'un
choix que nous avons fait, d'une déci-
sion que nous avons prise et mettons en
œuvre. Ils nous adressent alors une sorte
de signal fort soit pour nous conforter
dans notre élan, soit pour nous inviter à
revoir notre position.
Concluons ce point en faisant de
nouveau appel à la métaphore de la
navigation à la voile. fa
On ne navigue pas en se laissant
emporter par les vents ou les courants, nm.
à moins d'être le mythique Hollandais
Nl
^
1. Les entreprises sont classées « Seveso » en fonction des quantités et des types de produits
dangereux qu'elles accueillent.
56 DISCERNER POUR DÉCIDER
Christèle aime son travail et prend à cœur ses responsabilités. Elle a la convic-
tion que la sécurité, dans un site tel que celui où elle exerce ses fonctions,
passe par l'engagement des personnes à observer les règles internes et les pro-
tocoles définis par l'entreprise comme par la société civile, représentées par
divers organismes et administrations (Drire, préfecture, pompiers, etc.).
Elle se souvient, par exemple, de ce collaborateur qui, au mépris du règle-
ment, avait pris l'habitude d'enjamber un tapis roulant au lieu de le contour-
ner. Un jour, il s'est fait happer et a été grièvement blessé. L'entreprise a été
condamnée pour ne pas avoir sanctionné ce comportement qui était un
manquement grave à la sécurité.
L'incident de la pollution du ruisseau par quelques dizaines de litres de
savon était vraiment mineur. Mais, l'injonction du directeur de l'usine
contrevenait aux règles, particulièrement contraignantes il est vrai dans un
site classé Seveso 2. D'où le malaise de Christèle. Son directeur a réagi sub-
jectivement, négligeant la dimension sociétale de leur action. Dans un pre-
mier temps Christèle a été au même diapason que lui, éprouvant un
soulagement momentané en approuvant son directeur. Elle a pensé que cela
lui ferait une tâche de moins. C'était une pensée centrée sur elle-même. En
se remettant au travail, en étant en situation d'assumer ses responsabilités,
ce soulagement a vite fait place à un malaise grandissant. Malaise qui lui fai-
sait entendre que ce choix de camoufler l'incident n'était pas dans le droit fil
de sa fonction, n'était pas un choix responsable. Son échange avec Yves, lui
a permis de retrouver ce fil et avec la sérénité retrouvée de recevoir la force
nécessaire pour faire changer d'avis son directeur. Si selon sa définition
première, le discernement vise à juger clairement et sainement ce qu'il
convient de faire, cet exemple montre que cela peut passer par la recherche
de l'origine des pensées qui agitent le décideur.
Ces mouvements intérieurs, tels ceux vécus par Paul ou par Christèle, nous
traversent tous et en particulier quand nous avons des choix à faire, des
décisions à prendre. Une première étape, pour vivre le discernement, est
d'en prendre conscience, de reconnaître ces mouvements intérieurs avec
leurs alternances et comment ils nous affectent. Dans les prochains cha-
pitres nous chercherons à analyser plus finement ces mouvements ou ces
affects que nous éprouvons. Nous montrerons comment ils peuvent nous
servir de guide dans la plupart de nos choix.
58 DISCERNER POUR DÉCIDER
CONCLUSION
nous accueillons les faits comme ayant sens en eux-mêmes. Attitude plus
fréquente qu'on ne le croit. Comme si l'observateur pouvait rester exté-
rieur à ce qu'il observe !
Cette attention aux événements est à mettre en lien étroit avec la façon
dont ils retentissent en nous, dont ils nous affectent. Les deux histoires de
Paul et de Christèle l'ont amplement montré. Apprendre à nous guider sur
ces mouvements intérieurs sera l'objet du chapitre suivant.
Si vous aviez à placer chacune des trois décisions en les situant sur deux
axes : degré de liberté personnelle ; pression de l'environnement (hiérar-
chie, collègues, amis et proches, syndicats, administrations, élus, etc.),
où les situeriez-vous ? {Cf. figure ci-dessous)
Axe symbolisant
A le degré de liberté
personnelle
Axe symbolisant
le pression de
l'environnement
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Q-
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64 DISCERNER POUR DÉCIDER
isr
Deux mois plus tard, Icare estime être sur une affaire sûre, devant lui
permettre de rembourser ses amis et de pérenniser les deux sociétés
immobilières qu'il a créées. Au hasard de rencontres fortuites, il lui a été
suggéré d'acheter directement de l'or en quantité importante dans un
pays producteur et de le revendre légalement en France. Selon Icare, il
suffirait d'un seul voyage... Icare entreprend les premières démarches,
se lie avec une femme chinoise rencontrée dans un hôtel niçois et qu'il
croit richissime. Celle-ci l'aurait pris en amitié et s'est dite prête à l'aider
sur une opération qu'elle-même pratique à grande échelle.
Au fil des semaines, cependant, l'affaire apparaît de plus en plus com-
plexe à réaliser. À chaque nouvelle étape, des difficultés surgissent,
dont l'effet premier est de stimuler l'imagination — il n'en manque
pas — et l'implication d'Icare dans la recherche puis la mise en œuvre
de solutions.
Quelques-uns de ses amis le mettent en garde contre cette opération
qu'ils considèrent comme douteuse. Rien n'y fait, Icare reste sourd
aux objections. Cette cargaison d'or, au cœur des négociations, brille
pour lui d'un tel feu qu'il ne voit rien d'autre.
Un beau jour, Icare, fait savoir à ses amis que l'affaire est dans le sac.
Dès le lendemain, il doit se rendre dans le pays producteur d'or afin de
régler un problème survenu dans son acheminement jusqu'à l'avion
prévu pour assurer le transport vers la France. En même temps, l'avion
doit faire l'objet de quelques réparations ! Tout cela, aux dires d'Icare,
doit pouvoir se régler en 24 ou 48 heures ! Le temps a passé, les amis
d'Icare n'ont plus jamais entendu parler de cette affaire en or. Ils n'ont
pas été remboursés non plus.
Pour Icare, la dynamique à l'œuvre, son orientation prend une pente des-
cendante. Au sens, où espérant pour de justes motifs remettre à flots ses affaires,
il s'engage dans des actions sans cesse plus hasardeuses, devient sourd aux
appels à la prudence et à la circonspection que lui adressent ses meilleurs amis.
Amis qu'il finira par berner, involontairement, comme il se fait lui-même ber-
ner. Sans évoquer les conséquences pour sa famille, ce qu'il a semble-t-il peu
pris en compte. La suite des décisions d'Icare l'inscrit dans une dynamique
objectivement descendante : il s'enfonce ou s'embourbe toujours plus dans
ses choix successifs, à la manière de ces joueurs qui, au casino, espérant tou-
jours gagner, ne cessent de perdre davantage.
Ce genre de situations est monnaie courante. L'actualité nous en livre
régulièrement des exemples. Nick Leeson ou Bernard Madoff, dont nous
avons rappelé l'histoire au chapitre précédent, se sont montrés prisonniers
de dynamiques semblables, avec les conséquences désastreuses que l'on sait
pour eux et pour la société. Faut-il rappeler que l'épouse de Nick Leeson
s'est séparée de lui et qu'il a terminé sa vie en prison, tandis que la banque
Barings qui l'employait a été mise en faillite. Bernard Madoff a été condamné
à de très lourdes peines de prison, tandis qu'un financier français qui lui
avait fait confiance et son propre fils se sont suicidés. Et nombre de ses
créanciers, banquiers, financiers ou dirigeants de fondations charitables,
se sont trouvés en difficulté.
Ce sont des exemples extrêmes que nous avons choisis de présenter. Mais,
ils montrent clairement que la tentation de suivre un intérêt personnel,
finalement malsain pour l'environnement, est importante et que des
attracteurs puissants agissent. Mais chacun, dans des situations beaucoup
plus courantes, est entraîné un jour ou l'autre dans une spirale descendante,
sans forcément s'en rendre compte. Cela peut être dû, comme dans le cas de
Paul présenté au chapitre précédent, à la perte progressive d'objectivité ou
du sens visé. Son impression que l'entreprise veut se séparer de lui ouvre la
spirale descendante. Cela peut également venir d'une trop forte pression
des objectifs demandés ou des résultats attendus, ou bien de difficultés rela-
tionnelles au travail ou dans la vie privée, toutes choses enfin qui font perdre
de la confiance en soi et entraînent ainsi dans cette spirale.
Notons à l'inverse, les tentatives d'action positive des amis d'Icare. Ayant
conscience qu'il va de fourvoiements en fourvoiements, ils s'efforcent de lui
faire entendre raison et de le mettre en garde contre les pièges qui lui sont
tendus par des affairistes peu scrupuleux.
Adossé aux mésaventures d'Icare voici cette première règle :
68 DISCERNER POUR DÉCIDER
— Règle de discernement 1
La spirale descendante
m
Quand je m'écarte de ce qui serait juste (SB
et bon de choisir ou de faire, ou bien de 7 il
ma finalité, je suis entraîné à augmenter
cet écart. Les pensées, les choix comme
les actions que j'envisage me dispersent.
Mon jugement est obscurci par des attrac-
teurs sans cesse plus forts ou plus nom-
breux. Je suis même tenté de me laisser
aller. C'est pourquoi nous parlons de spi-
rale descendante.
Simultanément, je suis intérieurement
tiraillé. Des cordes de rappel ou un vent
contraire me font sentir que je n'agis pas
comme je devrais. Elles me font souvenir
de ce qui serait juste ou bon de faire,
m'invitant ainsi à rompre avec cette spi-
rale descendante. Aurais-je le courage de
le faire ?
L'histoire qui suit illustre la deuxième de ces règles que par la suite nous
commenterons : le dynamisme pacifiant.
«GP
applications Cloud... C'est d'ailleurs la raison d'être de TECOM :
« permettre un accès plus fluide aux informations par l'innovation des
technologies et des services ».
TECOM a été créé il y a cinq ans. L'entreprise vit une croissance
ininterrompue à deux chiffres, par acquisitions de PME, afin de cou-
vrir progressivement le territoire national. Avec ses 220 collabora-
teurs répartis dans 4 villes correspondant à 4 régions, (Ile-de-France,
Grand-Ouest, Rhône-Alpes et Sud-est, Grand-Nord), TECOM
intervient pour les secteurs de la banque, de l'industrie, de l'énergie,
du commerce et de la grande distribution.
Au début de sa cinquième année d'existence, une question s'est posée
en interne à propos du système de gestion de TECOM : « Fallait-il
laisser l'autonomie de gestion à chacune des agences en matière de
rémunération, ou pas ? » Un véritable dilemme. « Et sinon était-il
préférable de gérer la paye à partir d'un seul site pour toutes les agen-
ces ou de la sous-traiter à l'extérieur ? »
Les débats sont animés au sein de l'équipe de direction entre, d'une
part, les directeurs d'agences et, d'autre part, Nathalie, la directrice
des ressources humaines et Eric, le responsable informatique. Pierre,
le directeur général, n'intervient pas dans les discussions, se conten-
tant d'observer. Celles-ci ont pendant plus de deux mois tourné à
la confrontation entre Nathalie, partisane d'une centralisation, et
Marc, un des associés qui détient 10 % du capital et qui ne veut pas
voir modifier quoi que ce soit à l'organisation actuelle. « Il faut lais-
ser l'autonomie aux agences dans leurs pratiques de rémunération
et continuer à les évaluer sur leurs résultats. C'est ce que nous avons
toujours voulu, revendique-t-il comme argument majeur. Libre
à chaque directeur de s'organiser localement dans sa politique de
rémunération et de faire réaliser la paye comme il le veut, en interne,
ou en la sous-traitant. » Marc, percevant que Pierre serait tenté par
une certaine centralisation, se montre très virulent.
La dispute entre Nathalie et Marc prend un tel tour que des dos-
siers relevant du comité de direction n'avancent plus. De leur côté,
la DRH et le responsable informatique, qui ne sont pas des associés,
estiment que le moment est venu de passer à une centralisation car
selon eux : « La rémunération est un des leviers stratégiques pour le
déploiement du groupe et la nécessaire mobilité interne ».
70 DISCERNER POUR DÉCIDER
— us*
HSf
— Règle de discernement 2
Le dynamisme pacifiant
Quand je suis en cohérence avec ce qui
serait juste et bon de choisir ou faire, ou
avec ma finalité, je suis dans une dyna-
7
mique de progression. Je reçois intérieu- Vt
rement soutien et encouragement pour
7
aller de l'avant et j'affronte avec davan-
tage de confiance les risques inhérents à
mes actions. C'est pourquoi nous par-
lons de dynamisme pacifiant.
tSf -—
Des règles pour le discernement 73
isr
Nous avons formulé ces deux règles de base comme s'adressant à la conscience
de tout un chacun, que nous ayons à conduire un discernement pour nous-
mêmes ou que nous le fassions en situation de management dans une organisa-
tion. Ces deux règles de base, comme d'autres règles que nous proposerons par
la suite, n'ont qu'un seul but : nous permettre de nous guider, au quotidien,
dans nos pensées, nos émotions, nos choix, nos décisions et nos actions.
La règle du dynamisme pacifiant est rédigée de la même manière que
celle de la spirale descendante. Ces deux règles considèrent la dynamique à
l'œuvre dans les personnes. En illustrant la deuxième règle de base du dis-
cernement par cet exemple de « l'organisation qui se transforme », nous
souhaitons montrer que ce qui est vrai pour les personnes, l'est aussi pour
un groupe, une association, une collectivité locale, une administration ou
une entreprise.
Remarque méthodologique : comme le suggèrent les dessins qui illus-
trent chacune de ces deux règles et qui représentent des cyclistes affrontés aux
facilités ou aux difficultés d'un parcours et des vents, il n'est nullement ques-
tion de porter un jugement moral sur ce qui se passe en soi ou se vit dans les
organisations. Il s'agit seulement de repérer les forces en présence et l'orienta-
tion des dynamiques à l'œuvre. La pratique du discernement suppose tou-
jours cette mise à distance du jugement moral. Au moins dans un premier
temps. Ne pas respecter cette exigence faussera toute tentative de discerne-
ment des mouvements intérieurs. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
74 DISCERNER POUR DÉCIDER
Résumons son histoire. Icare, peut-on dire, se laisse entraîner par des
attracteurs (succès rapide, argent facile et miroitement de l'achat d'or) qui
le conduisent d'échec en échec, au risque de mettre en danger sa vie de
famille et de perdre la confiance de ses amis. En revanche, ces derniers
s'efforcent de le rappeler à la raison et de lui ouvrir les yeux. Ils voudraient
lui éviter de tomber dans les pièges tendus dans les affaires oîi il se risque.
Ils voudraient l'aider à sortir de cette spirale descendante dans laquelle
Icare, se croyant maître du jeu, s'est enferré. Mais ce dernier refuse de
les écouter.
Si nous considérons que les intentions premières d'Icare sont bonnes,
faire marcher ses affaires immobilières et rembourser ses amis, il n'en est
plus de même des moyens qu'il prend pour les réaliser. Sans qu'il en ait une
claire conscience, il s'est lancé dans des opérations de plus en plus douteuses
où, à chaque fois, il est en passe de se faire berner comme dans la transaction
sur des produits pétroliers, ou se fait effectivement berner avec l'achat d'une
cargaison d'or. A chaque fois le montant de ses dettes augmente. Il est éton-
nant de constater que plus l'affaire devient douteuse, plus Icare semble
croire à un dénouement positif. Il apparaît comme aveuglé par certains de
ces attracteurs dont nous avons fait l'hypothèse. Icare s'écarte ainsi de plus
en plus de ce qui serait juste et bon de
faire, ou de sa finalité, se laissant comme ^-n
entraîné dans cette spirale que l'on peut
qualifier de descendante.
Selon le premier dessin, le cycliste Icare
se laisse entraîner dans une forte descente
avec l'ivresse que procure le fait de n'avoir
plus d'effort à fournir. Il ne prend pas
garde aux cailloux qui risquent de le faire
chuter. Selon le second dessin, l'action de Qb-
ses amis est symbolisée par la forte résis-
tance du vent de la course et la mesure du
danger que représentent des cailloux de plus en plus gros qui sont autant
d'obstacles, dont le cycliste semble prendre conscience. C'est ainsi que
ceux-ci espèrent inciter Icare à rebrousser chemin et à remonter la pente.
Dans notre histoire, ce sera en vain. Un troisième dessin pourrait montrer
la chute d'Icare. Mais est-ce nécessaire ?
Des règles pour le discernement 75
sonne ou en toute organisation, dès lors qu'il est question de ce qui est juste
et bon de faire ou encore de cohérence et de progression dans l'action au
regard d'une finalité.
Si nous sommes généralement moins attentifs à la cohérence de nos
comportements individuels, nous sommes, socialement parlant, générale-
ment très critiques en ce qui concerne la cohérence des propos et des poli-
tiques publiques, des stratégies et des actions des organisations quelles
qu'elles soient. La pratique du discernement, en invitant à rapporter tous
choix, toutes décisions et toutes actions à une finalité clairement exprimée,
permet de gagner beaucoup dans le sens de cette cohérence si attendue.
C'est là un des enjeux majeurs de la pratique du discernement. La mise en
pratique des règles présentées dans ce chapitre devrait aider tout un chacun
à aller en ce sens.
Par temps de pluie ou par beau temps, la même activité ne sera pas envisa-
gée de la même manière. S'il a plu, des bottes seront nécessaires tandis que,
par temps sec, une paire de chaussures ordinaires sera parfaitement adaptée
pour la sortie envisagée. Que cela soit au ski, en randonnée ou pour une
virée en mer, nous adapterons notre équipement aux conditions météorolo-
giques. De même, il est des situations où il vaut mieux remettre à plus
tard nos projets de sortie. Et si parfois nous n'avons pas le choix, il peut être
préférable d'anticiper et de modifier notre programme pour profiter du
beau temps, tant qu'il dure. Plus largement, la météo joue un rôle majeur
dans la plupart de nos activités humaines et pas seulement dans celles du
secteur primaire ou secondaire, mais aussi dans celles du secteur tertiaire.
Pensons seulement au domaine de l'assurance où les aléas de la météo
peuvent avoir des conséquences financières considérables...
Des règles pour le discernement 77
1. Kurt Lewin est un des premiers à avoir théorisé la Dynamique des groupes, pratique
d'accompagnement devenue depuis un des savoir-faire des psychosociologues.
78 DISCERNER POUR DÉCIDER
— Règle de discernement 3
Au fil de la consolation...
Nous appelons consolation l'expérience d'un dynamisme qui donne un sens plus
profond ou plus intense à ce que je suis en train de vivre, me confortant dans
l'intention visée, ma finalité. Ce dynamisme m'est donné.
Un des signes en est le contentement durable qui l'accompagne. Il n'est pas
en mon pouvoir de le susciter. Pour cela, je peux recevoir ce dynamisme
comme une consolation et non comme un simple effet de mon humeur ou de
mon tempérament.
Sereinement je vois avec une grande clarté tout ce qui s'offre à mon action.
Souvent ce dynamisme interne accompagne des événements de ma vie pro-
fessionnelle ou personnelle et m'invite à progresser et à aller de l'avant. Je
peux me laisser guider par cette consolation et choisir ce qu'elle me montre
et m'indique.
Ces moments où je peux me reconnaître habité par un tel dynamisme sont
des moments favorables pour faire des choix et prendre des décisions.
Et la règle suivante :
— Règle de discernement 4
1. Exercices spirituels, collection Christus n0 61, Paris, Desclée de Brouwer Bellarmin, 1986,
296 pages. L'intention de saint Ignace de Loyola est d'aider tous ceux qui en ont le désir
d'aller de l'avant avec plus de sûreté et de détermination dans leur recherche de la volonté de
Dieu. Nous avons traduit ce désir, dans notre précédent ouvrage Pratiques de la décision, par
la notion de finalité, laissant chacun libre de choisir ce qui le transcende dans son expérience
humaine. Reprenant avec cette notion, une question fondamentale, thématisée de longue
date dans la philosophie : à quoi ai-je le désir de contribuer dans la société où je suis ?
Des règles pour le discernement 81
rant aux découvertes spirituelles qui lui ont été données de vivre, de tracer
leurs propres routes.
C'est pourquoi ces règles demandent à être reprises régulièrement et
méditées. Chaque phrase est importante et doit être référée à son expérience
propre. S'il le souhaite le lecteur pourra se reporter au texte original de ces
règles qu'il trouvera à la fin du livret des Exercices spirituels1.
Le lecteur attentif pourra aussi se demander quels rapports ces règles entre-
tiennent avec la psychologie et quels sont ses liens avec la spiritualité.
Depuis longtemps, la psychologie dynamique a repéré ces sortes d'alter-
nance psychiques et a cherché à les nommer. Pour en donner un seul
exemple, évoquons les notions de pulsions de vie et de pulsions de mort qui
apparaissent dans l'œuvre de Sigmund Freud et dont il n'a cessé de rééva-
luer l'importance et les rôles2.
L'idée d'alternances avec lesquelles on puisse se guider est également pré-
sente dans la tradition philosophique. De nombreux commentateurs ont
déjà remarqué l'influence de l'expérience spirituelle ignacienne dans l'œuvre
de René Descartes. Ce qui n'est pas surprenant car il a fait partie des pre-
mières promotions d'élèves du collège de La Flèche, confié aux jésuites dès
sa fondation par le roi Henri IV. Le Discours de la Méthode en porte de nom-
breuses traces si l'on comprend comme une référence à l'expérience de
consolations les nombreuses descriptions que ce philosophe fait des satis-
factions profondes que lui apporte sa réflexion. Ces satisfactions sont pour
une part d'ordre intellectuel, mais pas seulement, tant elles le dynamisent et
le réjouissent.
Par ailleurs, nous ne pouvons croire à une frontière clairement établie
entre la psychologie et la spiritualité, analogue à celle du Rhin assurant la
frontière entre l'Allemagne et l'Alsace. Toute spiritualité ne peut être vécue
que dans un psychisme particulier interagissant en permanence avec les
recherches et les transformations de l'esprit du sujet.
La profondeur d'une vie spirituelle n'est-elle pas, pour une part, liée
à la conscience que chacun peut avoir de ce qu'il vit et de la manière dont
1. Exercices spirituels, n0 313 et suivants. Texte complet sur le site : livres- mystiques.com.
1. J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Quadrige/Puf, 1967,
p. 371-380.
82 DISCERNER POUR DÉCIDER
il progresse dans le sens d'une plus grande liberté personnelle ? Ainsi, l'expé-
rience d'être véritablement écouté permet de découvrir et d'accueillir des
vérités sur soi-même qui étaient auparavant cachées et qui se révèlent
comme un rideau qui se lève ; ou encore qui étaient perçues de manière
floue et qui apparaissent soudain avec une grande clarté, à la manière d'un
paysage masqué par une forte pluie que le vent, en chassant d'un coup les
nuages, fait apparaître lumineux et net.
De manière semblable, le théologien jésuite Karl Rahner invite à entrer
plus avant dans cette profondeur en décrivant l'expérience transcendantale
que la plupart, sinon tous, peuvent faire au moins une fois dans leur vie.
Il demande :
« Avons-nous déjà fait l'expérience du spirituel dans l'homme ? » Pas-
sant sur toutes nos activités quotidiennes, je pense, je me décide, j'agis,
j'aime, qui toutes supposent l'activité ordinaire de notre esprit, il inter-
roge : « Avons-nous gardé le silence, bien que nous voulions nous défendre,
bien que nous fussions traités injustement ? Avons-nous déjà fait un sacri-
fice, sans remerciement, sans reconnaissance, sans même le sentiment de
satisfaction intérieure ? Nous sommes-nous décidés à faire quelque chose
selon le pur jugement le plus intime de notre conscience ? [...] Avons-nous
été bon envers un homme sans en avoir en retour aucun écho de reconnais-
sance et de compréhension et sans même avoir été récompensés par le sen-
timent d'avoir été désintéressés, bienséants, etc. ? Cherchons nous-mêmes
dans une expérience semblable de notre vie, cherchons les véritables expé-
riences dans lesquelles quelque chose de ce genre s'est passé pour nous.
Si nous en trouvons, nous avons fait l'expérience de l'esprit dont nous
voulons parler... l'expérience du fait que le sens de l'homme ne se réduit
pas au sens et au bonheur de ce monde... »'
Ces questions proposées par Karl Rahner, chacun peut les reprendre pour
lui-même. Si l'une ou l'autre rejoint une expérience que nous avons vécue,
essayons de nous souvenir des consolations ou des désolations qui l'accom-
pagnaient.
En proposant d'étendre le domaine de validité de règles du discernement
au-delà de la spiritualité chrétienne, nous présupposons que ce qui est par-
ticulièrement utile et bienfaisant dans une spiritualité déterminée peut
l'être pour toute vie spirituelle. Nous nous appuyons ici sur le large point de
vue, exprimé par le cardinal Hans Urs von Balthazar (1903-1988), un des
grands théologiens catholiques du siècle dernier qui estimait possible de
1. K. Rahner, Ecrits théologiques. Tome III, Desclée de Brouwer, 1963, p. 73-75 (extraits).
Des règles pour le discernement 83
1. Cf. Dictionnaire de spiritualité, Tome XIV, Paris, Beauchesne, 1990, article « Spiritualité »,
colonne 1151.
84 DISCERNER POUR DÉCIDER
En situation de désolation
— Règle de discernement 5
En situation de consolation
— Règle de discernement 6
Une telle situation est courante dans la vie des organisations : un manager
annonce une décision et sa mise en œuvre tarde. Parfois, elle paraît oubliée
ou bien il n'est plus temps. La mettre en œuvre serait absurde.
Des règles pour le discernement 87
— Règle de discernement 7
Commentaire. Olivier s'est laissé dominer par des peurs et des craintes.
Crainte d'agir en dirigeant. Peur d'avoir un entretien difficile. Crainte avec
le départ de Thérèse de se retrouver sans secrétaire, etc. Plus, il laisse ces
craintes parler en lui, moins il se trouve en disposition d'agir.
88 DISCERNER POUR DÉCIDER
— Règle de discernement 8
Le secret du séducteur
Il est des situations où je me sens incité à cacher aux autres comme à moi-
même des vérités qu'il serait pourtant bien plus utile de partager. Ces inspi-
rations se présentent comme les injonctions d'un séducteur qui, pour
mieux tromper, invite au secret et au silence.
Pour éprouver ce que valent de telles inspirations, il peut être utile de les
partager avec une personne tierce, tout en les mettant en regard de ce qui
est juste et bon ou de ma finalité.
— Règle de discernement 9
devrait avoir avec Thérèse. Comme un de ses associés l'a tiré de son embar-
ras, il peut très bien en rester là. Il est probable que si une situation analogue
se présente, il retombera dans la même sorte de paralysie. Il peut aussi tenter
de faire un certain travail sur lui-même pour comprendre ses réactions et, à
partir de là, envisager d'un œil neuf l'exercice de sa responsabilité de diri-
geant. Pour une bonne part cela dépendra de lui.
CONCLUSION
— m-
90 DISCERNER POUR DÉCIDER
BS3
Questions
Chaque matin, vous rejoignez des lieux professionnels où vous êtes atten-
dus. Par quoi êtes-vous motivé ? Quels sont les besoins ou les désirs que
vous cherchez à satisfaire ?
Est-ce que la satisfaction de vos besoins et de vos désirs a évolué durant
votre parcours professionnel ? Comment ?
En dehors de vos engagements professionnels, quelles sont vos activités
d'ordre familial, amical, associatif, citoyen ? Ces activités sont l'occasion de
déployer des compétences et des qualités personnelles reconnues dans la
sphère privée. Parmi ces compétences et ces qualités, quelles sont celles qui
sont absentes de votre vie professionnelle ? Dans un avenir plus ou moins
proche, est-ce qu'il vous paraîtrait possible de les mobiliser au travail ? De
quelle manière ?
Le regard social porté sur le travail a évolué au cours des siècles. Dans la
Grèce antique, les hommes libres ne travaillaient pas. C'était réservé aux
esclaves. Il n'y a pas si longtemps encore, jusqu'au début du XXe siècle au
moins, la situation enviable était celle de rentier. Aujourd'hui, le travail
répond à la fois à des nécessités (se nourrir, s'habiller, se loger, se déplacer) et
à des motivations intérieures. Il est une source majeure de reconnaissance
sociale mais pas la seule.
Un petit parcours, non exhaustif, des sites Internet où est posée la ques-
tion « travailler pour quoi faire ? », nous renseigne sur les manières dont
divers internautes envisagent aujourd'hui le travail. Les extraits ci-dessous
proviennent d'un site de jeux vidéo. Le forum s'intitule « Blabla 23-33
ans »l.
Volontairement nous avons conservé la syntaxe qui apparaît sur le site
Internet. Elle accompagne la tonalité des messages des sept internautes qui
ont vivement réagi aux déclarations de Golduke (un pseudonyme) :
Bigben : Ta mère pense à ton futur ! C'est compliqué de trouver une femme ou
d'avoir des gosses quand on n'a rien : pas de voiture, de maison (ou location), pas
de fringues classe, pas de mobilier, etc., et les sous de côté vont te servir plus tard et
si tu ne commences pas dès maintenant à économiser, ils te manqueront plus tard
et tu devras retarder tes projets !
Après comme les loosers n'ont généralement pas de projet à toi de voir.
Voici des extraits d'une interview de Johan sur ce que représente pour lui le
travail1. Nous le citons tel quel, comme précédemment :
« Mais autrement non c'est bien, moi j trouve que ça passe le temps quoi c'est
surtout ça parce que moi j'vois, mes parents rentrent pas bien tôt, donc y a
des moments j'me dis heureusement qu'je bosse parce qu'autrement j'resterai
comme ça c'est pas possible. »
Contrairement à Golduke, pour Johan il n'est pas possible de ne pas travailler.
II est gardien. Mais ce travail où souvent il n'y a pas grand-chose à faire, manque
pour lui d'attraits :
« Par exemple là j'ai perdu mon grand-père depuis dimanche dernier ben ma
grand-mère se retrouve toute seule (...) comme j'iui ai dit "si un jour tu as
besoin de moi, d'un coup de main, de quoi que ce soit j'prends la voiture,
j'arrive (...) j'aime rendre service tout autour de ma famille pourtant ils sont
pas tous dans le coin" (Relance : "C'est plus important que le travail ?") — Ah
ouais, j'pense ouais parce que ça m'fait bouger, ça m'fait sortir, parce que bon
le gardiennage, c'est vrai c'est super comme boulot mais j'veux dire des fois on
a strictement rien à faire (...) c'est du boulot mais sans plus quoi j'veux dire,
c'est pas du boulot tapant, que là aider la famille j'pense que c'est, pour moi
c'est quand même assez important. »
1. Court extrait d'une thèse soutenue à l'université de Lyon2. Ce texte apparaît sur la Toile,
sans référence à son auteur.
Travailler, pour quoi ? 97
Johan met en avant son désir d'être utile, de rendre service. Sa famille est le
premier cercle où il trouve des raisons de vivre. Plus loin, il tient à préciser que
l'argent n'est pas son seul motif. Il aime aussi que le travail soit bien fait :
« Je reconnais que c'est un boulot pas trop mal mais bon c'est sûr qu'il faut
y aimer quoi, c'est-à-dire que le gars qui fait ça parce que juste y a l'argent à
la fin du mois comme font les lycéens en ce moment les trois qui sont avec
moi, moi j'admets pas trop quoi, parce que bon c'est bien de toucher l'argent
mais y a pas l'argent, d'abord y a le boulot voir s'il a été fait ou pas quoi et oui
aujourd'hui c'est tout de suite l'argent. »
Et le manque de solidarité le révolte, lui qui, à l'inverse, fait de cette valeur un
leitmotiv dans sa sphère privée. Parlant d'une situation où il manque une per-
sonne pour le relever de son poste, il déclare :
« Y'en a très peu qui respectent parce que soit d'une part le gars est malade, soit
le gars l'a fait exprès ou alors le gars le prend pas au sérieux (...) "j'ai personne
pour ma relève qu'est-ce que j'dois faire ?" il m'a dit "ben dans ces cas-là vous
devez faire quatre heures de plus" (...) y a des fois c'est emmerdant quoi parce
qu'on aimerait mieux voir la famille que travailler. »
Unifier le travail
Trouver une cohérence dans son travail n'est pas toujours simple. Bien sou-
vent les organisations imposent des priorités qui peuvent être contradic-
toires : économiques, techniques, satisfaction du client, qualité, etc. Cela
peut conduire à de véritables tiraillements lorsqu'il faut agir. Nous allons
l'illustrer par l'histoire à\x guichetier performant.
1. Cette histoire est extraite de la conférence « Travail et discernement » donnée par François
Hubault, en janvier 2005 dans le cadre de l'Institut de discernement professionnel
(IDP). L'intégralité de ses propos et du débat qui a suivi est placé en Annexe 2. D'autres
conférences sont disponibles sur le site de 1TDP ; www.discernement.org. François Hubault
est membre fondateur et associé du Laboratoire d'intervention et de recherche ATEMIS :
http-J/www. atemis-lir. com
100 DISCERNER POUR DÉCIDER
Étant, un jour, dans une des agences de cette entreprise et ayant passé
plusieurs heures à observer le travail des vendeurs, François s'efforçait
de comprendre le travail du cadre, chef d'agence. Il se trouvait assis,
dans son bureau, en face de ce dernier.
Vers 16 h, passant devant la porte ouverte du bureau, Lionel, un des
vendeurs, s'adressant directement à son chef lui lance : « Je suis en
train de faire un carton. » Le cadre, pensant à la formation de mana-
ger qu'il venait de suivre, lui rétorque aussitôt : « Ça, c'est une vente !
Génial ! » Mais Lionel de rétorquer : « J'aime pas quand on fait ça ! »
Pris à contre-pied, le manager se demande alors s'il n'a pas en face de
lui un militant syndical, qui se serait caché jusque-là et qui s'oppose-
rait à cette évolution du service public. Et Lionel d'ajouter : « On a
perdu un client ! » Le chef d'agence comprend encore moins et reste
perplexe.
François n'a rien perdu de ce dialogue. Se retournant vers Lionel, il
l'invite à prendre place dans le bureau pour une discussion à trois.
François lui demande alors ce qu'il a voulu dire par : « J'aime pas
quand on fait ça ! » Lionel lui répond : « Eh bien voilà, ce client c'est
mon client. Tout ce que je lui ai vendu depuis des années c'est sur
la base de la confiance qu'il me fait. C'est à moi seul qu'il achète.
D'ailleurs, ajoute-t-il, vos files d'attente, ça ne marche pas. Les gens
ne vont pas là où il y a moins de monde. Ils font la queue pour
voir leur guichetier habituel, même si c'est plus long. Donc votre
nouvelle façon de traiter le client, c'est des histoires car vous nous
demandez de faire un service qui ignore les personnes ! Ce n'est
pas du service, c'est de la production industrielle ! » Le manager
désemparé par cette sortie, approuve de la tête et ose dire : « Je
comprends. » Le vendeur poursuit : « Cette personne, quand elle
va rentrer chez elle — moi je vous le dis — dans sa famille, ils vont
lui dire : "Toi, ils ne t'ont pas raté ! Tu t'es fait avoir." Et donc,
conclut-il, je pense qu'on l'a perdu ce client. Et vous venez me dire
que c'est bien ? Que c'est une belle vente ? Eh bien, si c'est cela être
un vendeur, ce n'est pas un métier ! N'importe qui sait le faire et ça
n'a plus d'intérêt. »
Travailler, pour quoi ? 101
• Les buts sont les trajectoires qui précisent les manières dont l'organisa-
tion décline sa finalité.
• Les objectifs sont les indicateurs qui fixent l'effort à fournir dans telle
ou telle direction.
Imaginons comment une organisation semblable à celle où travaille
Lionel vérifie ces définitions :
La finalité retenue ici montre que la confiance, celle à laquelle Lionel est
attaché, est plus importante que les objectifs de vente. Autrement dit, dans
une telle organisation, la vente ne serait pas une fin en soi mais un objectif
nécessaire. Lionel et les autres guichetiers de l'agence pourraient donc réflé-
chir aux arbitrages possibles selon les catégories de clients et les enjeux éco-
nomiques.
Cet exemple montre que, selon les contextes, chaque arbitrage sera unique.
Mais des espaces de discussions au niveau de l'agence et avec chacun pris
individuellement seront inévitables. Le discernement, en proposant une
« Travailler, pour quoi ? » est une vaste question. Pour chacun, selon les
contextes et les périodes de son existence la réponse peut varier. Et pour-
quoi faudrait-il distinguer le travail et le hors travail ? En séminaire de for-
mation, nous invitons chaque participant à prendre le temps de clarifier sa
réponse à la question : « Travailler, pour quoi ? » Faire un état des lieux, à un
moment donné, permet d'identifier ce qui est de l'ordre de ses besoins ou
de ses nécessités d'une part et de l'ordre de ses désirs d'autre part.
Voici, par exemple, comment Simon, 38 ans, technicien dans l'industrie
automobile et se formant pour devenir ingénieur, a construit sa réflexion
et dressé une sorte d'état des lieux :
* Me sentir utile
* Me sentir en phase avec
moi-même Faire s'épanouir des
gens proches
* Conforter ma finalité
* Évoluer spirituellement
Pour, Avec
moi d'autres
* Besoin financier * Besoin de vie sociale
* Exister dans un groupe * D'échanger
* Besoin d'évoluer, de * De découvrir d'autres
progresser personnes
* Besoin de me nourrir, * Faire vivre ma famille
de bouger physiquement * Répondre favorablement
* Préparer mes moments à leurs attentes
de repos * Remplir des objectifs
▼
Satisfaire des besoins nécessaires
Travailler, pour quoi ? 103
Cet état des lieux montre que les choix très concrets, au quotidien, se
prennent plus ou moins consciemment selon des besoins et des désirs mul-
tiples. Cette prise de conscience des arguments majeurs qui orientent les
décisions permet d'identifier différentes « utilités ». Elles correspondent à
des registres économiques, physiologiques, psychologiques, sociologiques,
voire philosophiques.
Cependant, la vie professionnelle peut conduire à ne pas mettre en oeuvre
certaines compétences, l'un ou l'autre talent ou charisme particulier qui, au
contraire, s'exerce dans la sphère privée : familiale, amicale, associative...
C'est pourquoi nous proposons un second exercice pour ne plus se situer
sur le seul registre du travail mais en raisonnant en termes d'activités1. Ces
activités sont les initiatives que chacun prend, ce qu'il aime faire et qui
répondent à un critère d'utilité. Voici les réponses de Simon :
Quelles sont les activités que j'aime faire et qui sont utiles
ISCll li IC I v_ Lj 13 Li cr
/■ N
* Discuter
* Aller dire bonjour aux * Donner des coups de main
collègues * Débattre
* Aider si problèmes * Proposer
* Demander de discuter. * Provoquer
écouter * Jouer au loto le vendredi
midi
Pour Avec
moi d'autres
* M'occuper de mes
animaux, de ma maison
* Faire les magasins pour
et du jardin ma fille et ma femme
* Prendre du temps pour
l'informatique (jeux, * Participer à des repas
logiciels) de famille
* Mécanique auto * Discuter, débattre,
proposer, provoquer
* Faire de la moto
* M'entretenir physiquement
1. Activité : ensemble des actes coordonnés et des travaux de l'être humain ; au sens psycholo-
gique et biologique : ensemble des phénomènes psychiques et physiologiques correspondant
aux actes de l'être vivant, relevant de la volonté, des tendances, de l'habitude, de l'instinct,
etc. (Petit Robert)
104 DISCERNER POUR DÉCIDER
• Pour parler de justice, Taylor se réfère à E. Kant comme celui qui voit
d'un côté, « à haute altitude », les questions morales avec, en point
de mire, la justice et le respect de ses semblables ; et de l'autre, « la
plaine basse » des désirs ordinaires. La question devient pour chacun :
« Comment agir de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen ? »2
Ces trois fondements philosophiques sont des points de repères pour
guider les actes parfois les plus quotidiens. Mais Charles Taylor va plus loin
en introduisant le concept de « la vie que nous menons » :
« En dernière instance, nous ne sommes pas là simplement pour accom-
plir des actes isolés, chacun (de ces actes) étant juste, mais pour vivre une
vie, ce qui veut dire être et devenir un certain type d'être humain. (...) La
vie est quelque chose que vous menez (...) ce qui implique à la fois l'idée
que notre vie va quelque part, peut-être dans plusieurs directions simul-
tanées, et que nous nous efforçons de guider dans une certaine mesure ce
(ou ces) mouvements. »'
Si « travailler pour quoi ? » est une question personnelle, elle est aussi une
question collective : « Travailler ensemble, pour quoi ? » Qu'est-ce qui
fédère ? Qu'est-ce qui réunit les personnes autour d'une même intention ?
Les orientations que choisit une organisation n'ont pas à recueillir l'assenti-
ment de tous. Elles privilégient des options, en abandonnent d'autres. Il ne
s'agit pas d'être tous d'accord, mais de « savoir s'accorder », comme le sou-
ligne François Hubault :
« Les organisations n'ont nul besoin que leurs membres soient plei-
nement en accord avec elles. La grande affaire du travail, c'est de savoir
s'accorder, pas d'être d'accord, de sorte que si les raisons de l'entreprise ne
sont pas les miennes, dans le même temps il faut ménager la possibilité que
mes raisons soient entendues. »2
1. Ibidem.
2. L'intégralité de la conférence de François Hubault sur « Discernement et travail » est en
Annexe 2 et disponible sur le site www.discernerment.org.
106 DISCERNER POUR DÉCIDER
À titre d'exemple, voici le texte que l'Icam1, sur le site de Lille, présente
aux entreprises ou institutions partenaires qu'il accompagne. Il rassemble
les convictions de l'Icam, issues de différents textes fondateurs et reformule
pour aujourd'hui et de façon condensée, les principes qui ont présidé à la
création, en 1900, de cette école d'ingénieurs. Depuis, celle-ci s'est ouverte
à la formation professionnelle et continue, du CAP au BAC professionnel,
ainsi qu'à la recherche.
Toute personne a une vocation qui lui est propre. Elle est
responsable de son devenir dans la Société, tant du point de vue de
ses compétences que de ses qualités humaines. Cette responsabilité
personnelle s'exerce également auprès de son entourage
Le management
professionnel.
assure pleinement son
rôle chaque fois qu'une
Dans les organisations ;
personne est considérée
- Produire des biens et des services c'est, à travers nos projets et non pas comme un moyen
nos activités, être en définitive au service des personnes et de la de production mais qu'elle
collectivité. est reconnue par la valeur
ajoutée de son travail et sa
- Travailler, c'est unir les volontés et rapprocher les hommes dignité propre.
et les femmes. Ils se découvrent et coopèrent au bien commun.
Les rencontres, l'affrontement des problèmes, la recherche des La finalité ou la mission que
solutions permettent d'éprouver les chances et les difficultés du se fixe chaque organisation,
en lien avec la stratégie,
travail en équipe.
facilite le discernement et
- Développer, c'est se soucier autant de progrès social que de l'implication des équipes sur
croissance économique. On est constructif en choisissant de ne les décisions individuelles et
collectives.
rien esquiver des débats humains que pose l'activité économique.
En partageant ces principes quant au rôle des personnes et des équipes dans
les organisations, chacun est invité à faire l'expérience de la liberté et en particulier
de la liberté de choix. En lien avec des valeurs et au service de finalités partagées,
les uns et les autres contribuent à la réalisation des projets. Au-delà des résultats
obtenus, ceux qui évaluent le travail sont conscients de l'engagement dont chacun
a fait preuve et sait le faire valoir. icam
Florence. Pour le satisfaire, celle-ci s'organise afin de travailler une bonne par-
tie de la nuit et de mener à bien cette analyse. Elle confie pendant 24 heures
ses deux enfants en bas âge à sa belle-mère. Florence termine son analyse et
la présente le lendemain au DAF qui ne lui témoigne aucune reconnaissance
pour l'effort accompli. Il lui fait entendre que cela fait partie de son contrat de
travail et que c'est aussi une question d'organisation personnelle, de gestion de
ses priorités et de son temps de travail. Florence réalise alors qu'elle ne dispose
pas des moyens nécessaires pour faire tout ce qui lui est demandé. L'embauche
d'une stagiaire, par exemple, pourrait lui rendre de grands services mais elle
n'est pas en position de prendre cette décision.
Participant à un atelier où le texte des convictions de l'Icam lui a été présenté,
Florence réalise 1) Que dans son département le travail en équipe n'est pas
valorisé. Son chef de service laisse chacun se débrouiller, face à son propre
travail. 2) Elle souhaiterait que son travail de contrôleur de gestion soit plus
intéressant, alors qu'il n'est aujourd'hui qu'un gagne-pain, ce dont elle a grand
besoin avec deux enfants à charge.
En lisant ce texte, l'idée, présente en elle depuis longtemps, que chacun a une
vocation propre, des talents à mettre en œuvre, refait surface. En y réfléchis-
sant, Florence reconnaît qu'elle ne se donne pas les moyens de sa progression
en termes de compétences et de qualités humaines. Elle s'interroge aussi sur la
manière dont les acheteurs investissent leur travail : « Je devrais peut-être oser
dire aux acheteurs que, au-delà des primes, l'enjeu est de faire équipe. » Enfin,
elle s'apprête à rencontrer le DAF et obtenir de lui qu'une situation comme
celle qu'elle a vécue ne se reproduise plus.
• René Descartes, dans une œuvre inachevée, propose vingt et une Règles
pour la direction de l'esprit, invitant à trouver en soi une manière de faire
pour se gouverner.
• Louis Lavelle partage l'idée d'une vie de l'esprit, riche et créatrice. Les
textes qu'il a écrits interpellent le lecteur, comme L'Erreur de Narcisse^.
Ces textes permettent de passer d'un repli sur soi, souvent bien naturel,
à une ouverture à l'environnement.
« Travailler, pour quoi ? » est une question existentielle. Elle se pose avec
plus d'acuité à certains moments de l'existence : lors du choix de ses études,
de la recherche d'un emploi, en éprouvant que son rythme de travail
empêche de profiter de la vie de famille, à l'occasion d'événements doulou-
reux nous atteignant ou vécus par un proche. Oser répondre à cette ques-
tion demande d'en prendre le temps, sachant que la réponse restera toujours
personnelle et propre à chacun.
Etre au clair avec la raison d'être de son travail apparaît d'autant plus
nécessaire si nous sommes affrontés à un choix important touchant notre
vie professionnelle. Que ce soit un choix d'ordre éthique où l'intérêt géné-
ral de l'entreprise se trouve en cause ou bien un choix de réorientation pro-
fessionnelle. Agir ou chercher à agir en cohérence avec le sens visé procure
une profonde satisfaction, celle d'être à sa place, de se conduire de façon
ajustée.
parler avec des collègues mais n'a pu le faire car il avait 24 heures pour donner
sa réponse.
En reprenant des dossiers, laissés en plan par son prédécesseur muté dans
une autre région, Vincent découvre que des appels d'offres n'ont pas reçu de
réponse et que des contrats risquent de ne pas être renouvelés si les réponses
ne partent pas dans les cinq jours. Vincent s'imagine que la nouvelle res-
ponsable du service, nommée en même temps que lui, pourrait le rendre
responsable d'une telle situation, alors qu'il est humainement impossible de
rattraper en quelques jours le retard accumulé par son prédécesseur. Mais
Vincent n'ose pas lui en parler. Il a vite constaté qu'elle aime faire des réunions
et se dérobe devant les demandes d'entretiens. De plus, il l'a vu mettre publi-
quement en cause, dans des réunions, untel ou unetelle ainsi que le groupe
des commerciaux dont il fait partie. Pour Vincent, elle lui apparaît comme
toute dévouée au nouveau directeur régional et choisie par ce dernier. Sans
recours, il est dans l'impasse. Le temps joue contre lui. Il se sent de plus en
plus seul et menacé.
• Problème :
— le sentiment d'être asphyxié par la charge de travail et les tensions
internes au service ;
— le pilotage de l'organisation centré sur les seuls résultats lui met
encore plus la pression ;
— il ne lui paraît pas possible d'obtenir, de sa chef de service, le temps
d'écoute minimum dont il aurait besoin ;
— il a l'impression d'avoir à prouver des compétences qui, jusqu'ici, lui
étaient reconnues.
• Enjeux :
— être plus proche des clients ;
— retrouver de la respiration et du goût dans son travail ;
— retrouver de l'autonomie.
• Options :
— demander un entretien, mais à qui ? Il a trois interlocuteurs pos-
sibles : sa chef de service, le directeur régional ou encore le DRH ;
— faire front avec d'autres collègues qui vivent une situation analogue ;
— ne pas prendre d'initiative et demander à changer de poste ;
— ou bien quitter l'entreprise.
Cette méthodologie que Vincent a mise en œuvre lui permet d'identifier les
tenants et les aboutissants d'une situation qui lui échappait depuis trois mois.
Il reprend ainsi la main sur une réalité où il était perdu. Mais, s'étant déjà
trouvé en conflit avec un dirigeant dont l'objectif premier était la performance
financière et conscient que le nouveau directeur régional, qui partage cette
même préoccupation, soutiendra la responsable du service qui lui est toute
dévouée et estimant qu'il n'a plus la force de se battre, il apparaît clairement à
Vincent qu'il ne peut plus réaliser ce pour quoi il y était entré. Considérant les
quatre types d'options — demande d'entretiens, faire front à plusieurs, ne pas
prendre d'initiatives puis chercher ailleurs — Vincent formule le dilemme sui-
vant : « Rester encore deux ans dans cette entreprise ou ne pas y rester ? » Et la
réponse lui semble évidente. Il lui faut partir car il n'est plus loin du burn out.
Le désir d'un travail collaboratif en équipe, dans sa spécialité, ne l'a pas quitté.
Il espère pouvoir rebondir. Etant donné l'importance d'un tel choix, il sera
néanmoins conseillé à Vincent de poursuivre les étapes du discernement afin
de vérifier cette évidence qui s'est imposée à lui et l'a libéré.
Travailler, pour quoi ? 113
La question du choix une fois posée, soit sous forme de dilemme soit
sous forme d'alternative, vient ensuite le temps de retrouver davantage de
libre arbitre (recherche d'informations, prise de recul sur les personnes
impliquées et identification des attracteurs). Puis vient le moment de la
délibération.
Retrouver davantage de libre arbitre est une étape majeure dans le processus
de discernement. Nous lui consacrerons de larges développements au cha-
pitre 6.
Le temps de la délibération
• La relecture des scénarios montre bien que le discernement est une pra-
tique de la préférence. Il n'y a pas de principes à suivre mais des options
à choisir dont l'une d'entre elles contribue davantage à une finalité.
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Travailler, pour quoi ? 115
CONCLUSION
« Travailler, pour quoi ? » Pour répondre à des besoins vitaux, se sentir utile,
pour donner du sens à son activité, s'inscrire dans une finalité que l'on reçoit
comme sa vocation propre... C'est immanquablement prendre des risques.
Des risques qui engagent toujours d'autres. Cette « sortie de soi », c'est-à-
dire cette volonté d'agir dans un intérêt plus large que le sien, suppose
d'opérer des discernements. François Hubault les commente ainsi :
Le discernement de la vocation
Voici une page du philosophe Louis Lavelle. Pour la lire avec profit, vous
pouvez prendre le temps d'en méditer l'un ou l'autre passage qui vous tou-
che davantage, selon la manière de faire « S'inspirer d'un texte » dont la
grille se trouve en Annexe 3. Ne pas hésiter à y consacrer entre 20 et 30
minutes.
Le discernement de la vocation
Il y a en nous un flux qui nous porte, mais qui est tel pourtant que nous
avons l'impression assurée de le suivre alors que c'est nous-mêmes qui le
faisons jaillir. Ainsi la vocation est une réponse à l'appel le plus intime de
mon être secret, sans que rien s'y substitue qui vienne ou de ma volonté
propre ou des sollicitations que je reçois du dehors. Elle n'est d'abord
qu'une puissance qui m'est offerte ; le caractère original de ma vie spiri-
tuelle, c'est de consentir à la faire mienne. Elle devient alors mon essence
véritable.
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120 DISCERNER POUR DÉCIDER
Voici, esquissés, les portraits des principales personnes avec qui Dorothée
travaille :
• Carine est coordinatrice de l'entrepôt. Très joviale, son humour est un peu
caustique mais elle met de la bonne humeur autour d'elle. Carine prend
facilement en main des projets. Ayant toujours de quoi écrire sur elle, dès
que vous discutez avec elle, son carnet se remplit de notes, y compris en
entretien informel. Aussi Dorothée ne peut s'empêcher de penser qu'un
jour ou l'autre Carine se servira de ses notes, qui pourraient être retour-
nées contre elle, Dorothée. Elle constate aussi qu'avec Carine, les choses
doivent fonctionner comme elle le souhaite et qu'elle joue beaucoup
122 DISCERNER POUR DÉCIDER
• Florence est webmaster. Elle est très investie dans son activité. Céli-
bataire, elle travaille à 4/5e et n'est jamais là le vendredi. Cependant
elle n'hésite pas à prendre de son temps personnel pour se mettre à
jour, avoir du recul, innover. Elle travaille régulièrement à son domi-
cile le soir ou le week-end. Mais Florence a un grand principe : quelle
qu'en soit la raison, elle n'est pas prête à échanger son vendredi contre
un autre jour, même exceptionnellement. Quand bien même ce serait
pour une réunion demandée par Dorothée. Florence a conscience de
ses qualités et de ses limites, mais ne souhaite pas changer de compor-
tement.
Travailler avec et pour les autres 123
• Josée est informaticienne. Également à 4/3e de temps car son mari est
décédé. Elle s'occupe de ses enfants le mercredi. Josée n'aime pas les
conflits et veut toujours apaiser les tensions, aussi elle fait très souvent
ce qu'il faut pour concilier les choses et prend rarement position dans
les échanges. Très souple sur les possibilités d'organisation, elle accepte
de se libérer certains mercredis, si nécessaire, demandant à ses parents
de venir s'occuper des enfants. Par contre, elle peut difficilement arriver
avant 9 h du matin et partir après 18 h. Josée comprend bien les per-
sonnes qui lui ressemblent, mais n'arrive pas à comprendre celles qui
sont très différentes d'elles et qui créent autour d'elles des tensions. Elle
sait bien faire remonter les problèmes que peuvent ressentir les équipes
avec qui elle travaille.
Questions
à l'excès, la réalité des individus1 et les enfermer dans des catégories, ou faire
croire qu'ils sont motivés par leurs seuls besoins.
D'une maniéré plus générale y comment travailler et faire travailler ensemble
ceux qui ne se ressemblent pas ou qui n'ont pas envie de faire d'efforts parti-
culiers dans cette direction car ils ne partagent pas les mêmes leitmotivs ?
Reprenons par exemple les conceptions du travail, particulièrement déve-
loppées au long des précédents chapitres. Il y a :
Travailler avec les autres ne va pas de soi car les conceptions personnelles
et parfois intimes ne sont pas toujours compatibles.
Que les personnes soient directement en contact les unes avec les autres
ou qu'elles le soient par le biais de machines ou de nouvelles technologies,
1. Utiliser la pyramide de Maslow pour comprendre la motivation d'un sans domicile fixe
reviendrait à lui dire : « Vous qui faites la queue pour aller au cinéma, vous feriez mieux de
satisfaire vos besoins primaires, c'est-à-dire de vous préoccuper de votre logement et d'une
nourriture saine ! »
Travailler avec et pour les autres 125
1. Cf. Les films Ressources Humaines de Laurent Cantet ( 1999) et Violence des échanges en milieu
tempéré de Jean-Marc Moutout (2003), mettent cela en scène. On pourra aussi se reporter
à Quand les cadres se rebellent, D. Courpasson & J.-C.Thoenig, Paris, Vuibert, 2008.
126 DISCERNER POUR DÉCIDER
1. Courant de pensée en management développé aux États-Unis entre les deux guerres sur la
base des travaux de chercheurs qui ont étudié les comportements des groupes et des indivi-
dus au travail. Ils mettent en avant que des comportements, en apparence incompréhen-
sibles, trouvent leurs origines dans des logiques de sentiments et d'idéologies et que les
individus ont des besoins innés, sont soumis aux forces du groupe auquel ils appartiennent
et cherchent à maximiser leur satisfaction face à ce groupe d'appartenance.
2. A. Anquetil et alii., « Humanisme et Management » in Humanisme et Entreprise, 2010/3
n0298, pp. 5-12.
3. Nous résumons ici son propos.
Travailler avec et pour les autres 127
Le travail est une affaire de personnes. C'est d'ailleurs cela qui est intéres-
sant dans le travail, car ce qui peut être fait par une machine relève de l'exé-
cution d'une tâche et n'est pas un « travail » si l'on considère que travailler
c'est faire l'expérience de ce qui ne fonctionne pas, du risque, de ce qui
résiste et de ce qu'il faut prendre en compte et mettre de côté pour fabriquer
un produit ou rendre un service de qualité.1
1. Nous invitons le lecteur à lire l'article de François Hubault en Annexe 1 sur « Travail et dis-
cernement ».
2. A. Desreumaux, J.-P. Brechet, « L'entreprise comme bien commun », RIMHE, 2013/3
n0 7, pp. 77-93.
128 DISCERNER POUR DÉCIDER
1. II est important de faire la distinction entre l'intérêt général et le bien commun. L'intérêt
général vise l'ensemble des conditions de la vie organique d'un corps social. Il relève de la
responsabilité de tout organe de gouvernement qu'il s'agisse de collectivité publique ou
d'entreprise. Le bien commun est le bien de chacun des membres de la communauté. Le
mot communauté désigne tout corps social dont les membres ont conscience de faire partie.
Il suppose la participation de chacun des membres et pas seulement de ceux qui sont en
charge du gouvernement ou du management.
Travailler avec et pour les autres 129
Travailler, c'est aussi regarder comment faire pour que, bon gré mal gré, les
personnes se réunissent au-delà de leurs convictions existentielles. Travailler,
c'est mettre au premier plan l'expérience de la rencontre entre les personnes.
C'est cela qui fait évoluer les manières de voir et donc les manières d'agir.
Aborder ensuite les pratiques de management et le fonctionnement des
organisations par la question du travail, c'est privilégier ce qui est concret et
dépend d'un contexte donné : qui est là, pour faire quoi, avec qui, quand et
pour quoi ? C'est autour du travail concret, du travail réel, que des hommes
et des femmes peuvent se mobiliser plus ou moins volontairement, chacun
selon ses motivations.
• Enfin, nombreux sont aujourd'hui ceux qui veulent puiser dans l'expé-
rience multiséculaire des organisations religieuses des principes pour gui-
der leur management. Citons, par exemple, cet ouvrage paru en 2012 :
Quand les décideurs s inspirent des moines1. Déjà, en 1979, le Père Alfred
Ducharme, jésuite québécois dans Le Management des communautés reli-
gieuses. La Compagnie de Jésus et le Management par Objectifs1 s'efforçait
de montrer la modernité des principes de gouvernement de la Compa-
gnie de Jésus. Nous pouvons aussi faire référence à l'étonnant dévelop-
pement de la Mondragôn Corporaciôn Cooperativa, fruit de la vision d'un
jeune vicaire de paroisse, le prêtre basque José Maria Arizmendiarrieta, et
de l'effort solidaire des salariés-associés, qui ont su transformer un petit
atelier consacré, en 1936, à la fabrication de fourneaux et de réchauds au
pétrole, en premier groupe industriel basque et le septième en Espagne3.
Elle est fondée sur des principes démocratiques d'organisation qui valo-
risent en premier lieu la personne et sa promotion, lui donnant un rôle
important dans les décisions.
Poursuivant son propos, Maurice Thévenet estime :
« Les historiens reconnaîtront un jour, dans le cadre d'un management
qui ne commencerait pas avec Taylor ou Fayol, l'intérêt managérial du
monde monastique, des multiples institutions d'enseignement et de cha-
rité qui ont tenté de pratiquer cette combinaison subtile entre les obliga-
tions concrètes de la performance organisationnelle et le fondement de
valeurs spirituelles à faire vivre (...). »
1. Sébastien Henry Quand les décideurs s'inspirent des moines — 9 principes pour donner du sens à
votre action, Dunod, 2012.
2. Éd. Bellarmin, Montréal, 202 pages, 1979.
3. Cf. Article Wikipédia.
Travailler avec et pour les autres 133
1. On se souviendra que tel ou tel groupe industriel français, dans le courant du XIXe siècle avait fait
construire une chapelle au milieu de leur cité ouvrière et avait salarié un prêtre la desservant.
134 DISCERNER POUR DÉCIDER
que ce texte d'une autre époque1 témoigne d'un très grand respect des per-
sonnes dans la manière de les diriger et d'en prendre soin tout en alliant une
grande fermeté et une haute exigence à une attention pleine de délicatesse.
En cela, ce témoignage peut être inspirant. Au-delà de tournures verbales
anciennes et de références à un univers culturel qui n'est plus, il demeure
actuel.2
En nous efforçant de garder l'esprit de cet auteur et de son modèle, nous
avons repris son écrit sous forme d'annotations, comme des remarques à
propos de telle ou telle question qui se pose dans la pratique managériale
ordinaire. Nous les avons adaptées, précisées et regroupées par thème pour
qu'elles participent à l'enrichissement dont parlait Maurice Thévenet. Nous
les avons aussi complétées avec des points que la pédagogie jésuite propose
aux professeurs des collèges, des lycées et de l'enseignement supérieur. Le
management est aussi affaire de pédagogie.
1. P. Pierre de Ribadeneyra, Les Principes de gouvernement de saint Ignace de Loyola, Lille &
Bruxelles, Desclée de Brouwer et Cie, 1882.
2. Dans le cadre d'actions de formation dans de grandes entreprises, nous avons à plusieurs
reprises été invités à présenter des éléments de ce texte à des groupes de cadres. Il a toujours
été reçu comme inspirant et d'une grande actualité.
Travailler avec et pour les autres 135
Sur la confiance
6) Tenir compte des forces et de la santé des uns et des autres prime.
Les horaires, la possibilité de récupérer suite à des périodes très chargées,
le travail à domicile, la façon dont chacun prend des temps personnels...
Autant de choses auxquelles il est bon d'être attentif.
7) La matinée est souvent un moment plus favorable pour traiter avec un
collaborateur de problèmes de fond. Et la fin d'après-midi sera davan-
tage propice pour demander une aide, un service ou aborder un pro-
blème d'organisation ; la fin de journée, la soirée et la nuit favorisant
la réflexion.
13) En parlant des membres de son équipe, veiller à souligner les talents de
chacun ; à témoigner publiquement de l'estime dans laquelle, comme
manager, nous tenons chacun. Ne parler des erreurs ou des fautes
d'untel qu'à celui qui pourrait aider à les rattraper ou à les corriger.
Travailler avec et pour les autres 137
21) Traiter chacun selon ses capacités et l'ardeur qu'il peut mettre au
travail. Donner des tâches d'abord faciles puis plus consistantes et
mettre à l'épreuve ceux qui pourraient être appelés à des fonctions
plus importantes. Dans le cas où un travail nouveau pourrait contra-
rier un collaborateur, mieux vaut qu'il lui soit demandé par son
supérieur hiérarchique immédiat plus proche de lui. A l'inverse, un
hiérarchique de niveau deux ou trois n'hésitera pas à proposer directe-
ment une mission à accomplir susceptible de plaire au collaborateur,
en informant son responsable immédiat. C'est l'occasion d'échanges
138 DISCERNER POUR DÉCIDER
qui permettent à celui qui est plus loin du terrain de s'en rapprocher
dans des conditions favorables.
22) Ne pas imposer une charge de travail que la personne porterait avec
peine. Tenir compte de son savoir-faire et de ses forces. Pour savoir
s'il est opportun de proposer telle ou telle activité à un collaborateur,
distinguer ce qui est facile de ce qui est difficile :
— si c'est quelque chose de facile qui lui est demandé, une tierce per-
sonne peut faire la démarche. Si elle refuse, on en saura en général
les raisons, qui la plupart du temps, seront légitimes ;
— si c'est quelque chose de difficile qui lui est demandé, aller voir la
personne et traiter directement avec elle : dans un premier temps,
vérifier qu'elle serait d'accord pour prendre en charge cette activité
ou cette mission ; dans un second temps, s'assurer avec elle que cela
lui plairait.
23) Si une personne ne progresse pas dans son poste ou ne s'en sort pas
dans la mission qui lui est confiée, malgré les aides fournies, il est pré-
férable de revenir en arrière et de lui demander autre chose où elle sera
en mesure de progresser. C'est cela qu'il est souhaitable de privilégier.
24) En confiant une nouvelle mission ou un nouveau projet à un collabo-
rateur qui n'a pas encore fait ses preuves, lui indiquer une personne de
confiance, connue pour sa capacité à prendre du recul. Lui demander
de la rencontrer régulièrement pour lui faire part de l'avancement
du travail.
27) La personne doit pouvoir dire ce qui lui complique la tâche. Favori-
ser les occasions d'une telle parole permettra de mieux cerner quelles
compétences devraient être acquises.
1. Un jeune entrepreneur, ayant créé une entreprise de services utilisant le Net, raconte volon-
tiers que dans sa petite société, quand un collaborateur fait une erreur importante on boit
le Champagne !
140 DISCERNER POUR DÉCIDER
39) Lorsque deux personnes sont en conflit, saisir chaque occasion pour
rapporter à chacune ce qui, dans les actes ou les paroles de l'autre,
est de nature à diminuer l'antipathie et à ramener l'entente. Taire, à
l'inverse, ce qui peut entretenir le désaccord.
40) Que la mauvaise foi se manifeste occasionnellement ou qu'elle soit
un des traits de la personnalité, prendre soin, lorsqu'il s'agit de traiter
avec cette personne de le faire toujours en présence d'un tiers.
CONCLUSION
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144 DISCERNER POUR DÉCIDER
Pour aider à une décision collective qui contourne les limites du vote et
du consensus apparent, nous indiquons une manière de procéder pour
conduire le discernement et en assurer l'animation en situation de groupe.
• Stéréotypes et préjugés : l'accusé est issu d'un milieu pauvre, battu par son
père dans son enfance et son adolescence. Pour la plupart des jurés, ce
garçon qui a connu la violence dès son plus jeune âge ne peut être que
violent et par voie de conséquence, certainement coupable.
Questions
Dans les réunions où des décisions sont à prendre, qu'est-ce qui est dit ou
convenu sur le dispositif de décision ? Il peut être propre à chaque type
de décision.
• La date avant laquelle la décision doit être prise est-elle claire ?
• Comment se fait la répartition des rôles entre animateur officiel, leader
naturel au sein du groupe et opposants ?
• Quelle place est faite aux échanges ? Quelle durée est prévue pour cela ?
• Une distinction est-elle faite entre les données objectives et les impres-
sions, les jugements de valeur, les principes ou les préjugés ?
Le scénario de ce film, bien qu'il accentue les traits des personnes en
présence, montre la complexité de la décision collective. Quelques diri-
geants nous ont souvent fait part de leurs difficultés à faire prendre collec-
tivement une décision où chacun s'implique personnellement avec ses
convictions. En étudiant les dispositifs qui se pratiquent dans les organi-
sations, Philippe Urfalino, directeur d'études à l'Ecole des hautes études
en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS, constate que deux
pratiques majeures, avec leurs variantes, fonctionnent : le vote ou le
consensus apparent.
1. P. Urfalino, Comment s'arrêtent les décisions collectives, La vie des idées.fr, 29-01 -2010.
Impliquer les équipes dans la décision collective 151
1. Nous verrons dans le dispositif en trois temps du discernement que ce cas de figure
n'empêche pas la prise de décision.
2. Terme emprunté aux chercheurs en psychologie sociale cité par P. Fixmer, Brassac, « La déci-
sion collective comme processus de construction de sens », in C. Bonardi, J. Grégori,
Y. Menard, N. Roussiau, Psychologie appliquée, Emploi, Travail, ressources humaines, Paris,
In Press, pp. 11-118,2004.
1 52 DISCERNER POUR DÉCIDER
Quels peuvent être les « objets » d'une décision collective, que ce soit celle
d'une équipe avec son manager ou son chef de projet, celle d'un conseil
d'administration ou celle d'un comité d'entreprise ?
Voici une typologie possible des décisions qui impactent fortement la vie
des organisations, les engageant dans des orientations fortes, leur faisant
prendre des risques qui doivent être assumés collectivement.
Impliquer les équipes dans la décision collective 153
Domaines
Thématiques
concernés
Stratégie Définition ou mise à jour de la stratégie ; métiers, mission, vision.
Finance Décisions de placements, de levée de fonds, décisions sur les poli-
tiques d'achats...
Ressources Décisions relatives à l'acquisition de compétences, au transfert de
humaines savoir-faire, à la rémunération et à la contrepartie globale du travail.
Choix pour organiser la réduction des coûts du travail. Décisions de
formation continue ; choix entre différentes modalités d'appréciation
des collaborateurs et de leurs liens avec la rémunération...
Organisations Choix entre des consolidations ou des réorganisations internes
telles que fusionner des départements, créer un nouveau service, ou
bien externes, fusionner avec une autre entreprise, en acquérir une
autre. Modifier ou transformer l'organisation.
Produits Prendre des options pour développer de nouveaux produits ;
et services choisir de commercialiser de nouveaux services ou de les rendre
accessibles aux clients dans le cadre de l'extension d'un contrat.
Commercial, Fixer des prix, choisir des modes de distribution, y compris déve-
marketing, lopper un nouveau réseau ou développer une nouvelle base de
communication données de gestion des clients.
Adopter un positionnement au regard de l'Internet et des réseaux
sociaux.
Investissements Investir dans des infrastructures, du matériel industriel, des
machines, des bâtiments...
Système Choisir parmi plusieurs solutions pour organiser et contrôler
de pilotage la planification, les budgets, les bases de données...
et de contrôle
Ces décisions ne peuvent être le fait de la volonté d'un seul, sans consulta-
tion. Mais comment ont-elles été prises ? Quelle est l'adhésion de ceux qui
mettront en œuvre ces décisions ? Apparente ? Partagée ? La décision collec-
tive s'avérera nécessaire si elle a un impact sur plusieurs secteurs de l'organisa-
tion ou si plusieurs acteurs doivent la mettre à exécution. Dans le processus de
discernement, il est utile de distinguer les personnes qui sont impliquées dans
Impliquer les équipes dans la décision collective 155
la mise en œuvre de celles qui la subissent, et celles qui sont concernées, c'est-
à-dire qui observent et portent un jugement sur le décideur. Ces dernières
voient davantage les effets ou les conséquences de la décision prise, plus que
ses motifs. Elles exercent de ce fait une certaine influence sur les décideurs.
Voici trois points de repères pour qu'un discernement collectif puisse
conduire à un consensus partagé : 1) un dispositif en trois temps ; 2) l'accep-
tation d'une dynamique de groupe qui favorise le débat ; 3) la référence
à des documents qui aident à prendre du recul.
Chacun des trois temps délimite les échanges sur des points précis : le temps
de poser le problème ; 2) ce qu'il faut prendre en compte avant de faire le
choix ; 3) faire le choix et mettre en œuvre la décision.
Dans un groupe, le choix collectif suppose de mettre en pratique chacune
des étapes du processus de discernement :
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Impliquer les équipes dans la décision collective 157
La dynamique d'équipe
certains facteurs ou d'infléchir la démarche dans son sens, sans que cela
puisse être vraiment débattu. »
En opération, des erreurs tactiques importantes ont été évitées parce que le déci-
deur final ne participait pas à l'élaboration du choix. Tel commandant rapporte
qu'en opération au Kosovo, son unité avait perdu deux soldats, tués par des
snippers. Ces derniers ayant été localisés dans une maison, il avait fait position-
ner deux chars en face de la maison en question, mais avait demandé l'accord
de sa hiérarchie pour détruire la maison. À sa surprise, cet accord lui a été
refusé, mais il a reçu l'ordre d'envoyer deux hommes en exploration dans la mai-
son. Ceux-ci découvrirent alors plus de 70 civils qui s'y étaient réfugiés, dont
les snippers se servaient comme boucliers humains ! C'est ainsi que, de justesse,
un grave incident a été évité parce que le décideur final était à distance du ter-
rain et moins sous le coup de l'émotion suscité par la perte de deux soldats...
• Tour de table
Pour que le discernement soit aussi riche que possible, chacun doit être en
situation de contribuer de manière égale à la réflexion, quel que soit son sta-
tut ou son rôle et selon ses talents propres. Il est recommandé que l'anima-
teur suscite rapidement un premier tour de table ou chacun puisse s'exprimer
Impliquer les équipes dans la décision collective 159
Annabelle : j'y vois plus clair sur l'intérêt pour l'entreprise d'aborder ce pro-
blème. Un intérêt personnel dans cette démarche car je peux m'en inspirer
pour un problème personnel.
Ariane : satisfaction d'avoir bien posé le dilemme.
Ambroise : satisfait d'avoir échangé sur des questions importantes.
Ces trois types de textes ont pour objectif d'aider à prendre du recul. Car,
à chaque occasion de choix, chacun des participants à la décision éprouve
une préférence spontanée pour une option au détriment de l'autre. Dit
autrement, chacun peut faire l'expérience d'un manque de liberté dans le
choix en n'étant pas en mesure d'éprouver un égal a priori favorable pour
chacune des deux options en présence. Comment donner autant de chance
à cette autre option ? En prenant les moyens d'une prise de distance pour
retrouver davantage de libre arbitre - la « liberté de penser que cela est pos-
sible », comme le dit le juré 8 dans Douze hommes en colère. Cette préférence
spontanée pour l'une des options, préférence qui surgit dès que nous pen-
sons à la décision, ne provient pas uniquement du manque d'informations
sur les données du problème à résoudre. Cette attirance est bien souvent
suscitée par des attracteurs, c'est-à-dire par une focalisation sur un point
secondaire, ou par un état d'esprit qui ne tient pas compte de la finalité.
Le texte joue en quelque sorte le rôle d'un miroir en invitant chacun
à confronter sa propre pensée à celle d'un autre. Prenons, par exemple,
cette pensée de Marc Aurèle (III, 4,1)1 :
« Ne perds pas la partie de ta vie qui te reste à vivre en des représenta-
tions qui concernent les autres hommes, à moins que tu ne mettes cela en
rapport avec quelque chose qui serve au bien commun. Car tu te prives
d'accomplir une autre tâche, si tu représentes ce qu'untel fait, pourquoi il
le fait et ce qu'il dit, ce qu'il pense, ce qu'il manigance et toute autre ques-
tion qui te font tourbillonner intérieurement en te détournant de l'atten-
tion que tu dois porter à ton principe directeur. »
1. Pensées pour moi-même. L'intégralité de ce texte est disponible sur Internet en format PDF.
162 DISCERNER POUR DÉCIDER
L'Icam, par exemple, dans certaines de ses décisions, mais aussi dans le
cursus de formation des étudiants, va inviter chacun à réfléchir à la finalité
de l'activité économique :
• Produire des biens et des services, c'est, à travers nos projets et nos activités,
être en définitive au service des personnes.
• Travailler, c'est unir les volontés et rapprocher les hommes et les femmes. Ils
se découvrent et coopèrent au bien commun. Les rencontres, l'affrontement
à des problèmes, la recherche de solutions permettent d'éprouver les chances
et les difficultés du travail en équipe.
• Développer, c'est se soucier autant de progrès social que de croissance éco-
nomique. On est constructif en choisissant de ne rien esquiver des débats
humains que pose l'activité économique.
Voici des exemples de choix de l'Icam, au regard des convictions affirmées par
l'École :
• Le choix de proposer à chacun des professeurs une mission d'accom-
pagnement de quelques apprenants en CAP, en bac professionnel ou en
études supérieures plutôt que de spécialiser une équipe de permanents dans
l'accompagnement des différents projets. Ce choix, de rapprocher ceux qui
apprennent de ceux qui enseignent, produit pour les uns et pour les autres
des relations différentes, invitant à sortir du rôle maître-élève.
• Chaque semaine, les directeurs des études, le directeur du site et le res-
ponsable de la résidence déjeunent avec le bureau des élèves (BDE) pour
accompagner ensemble la vie du site. Dans d'autres Ecoles, les BDE
sont indépendants de la dynamique collective et de la stratégie de l'insti-
tution.
• Les élèves ingénieurs de 3e année n'ont plus de cours mais rejoignent
les départements scientifiques pour prendre en charge, par binôme et sous
la responsabilité d'un professeur, des projets industriels facturés aux entre-
prises. Ces projets font découvrir aux étudiants le rôle de prestataire
industriel et plaçant, au cœur de l'apprentissage, l'intérêt du projet, ses
dimensions techniques, économiques et humaines. Le travail en commun
et les débats de fond sur les meilleures solutions à retenir donnent lieu à
des échanges que bon nombre d'entreprises, clientes de l'Icam trouvent
très bénéfiques.
• Depuis plus de vingt ans, L'Ecole s'est structurée comme une entreprise
selon une organisation matricielle : la plupart des activités tournées vers la
formation, l'entreprise et la recherche sont sous la houlette de chefs de pro-
jets en lien avec des responsables hiérarchiques.
Impliquer les équipes dans la décision collective 163
- face à une alternative, demander à chacun laquelle des deux options porte
en elle une dynamique plus forte que les craintes, au regard de la finalité.
Voici la délibération collective conduite dans une PME, offrant des ser-
vices dans l'énergie solaire, qui se posait la question de sa croissance à l'inter-
national en se demandant s'il fallait privilégier le travail avec des entreprises
des pays ou elle est déjà implantée ou bien embaucher des commerciaux
locaux. La finalité de cette entreprise est formulée ainsi : accompagner les
projets de développement d'énergies dans les pays émergents pour que les bénéfi-
ciaires se l'approprient.
Délibération collective
La question du choix que devait faire chacun des membres de l'équipe de
direction était la suivante : « Afin d'accompagner les projets de développe-
ment d'énergies dans les pays émergents pour que les bénéficiaires se l'appro-
prient... » (Rappel de la finalité)
1) Devons-nous conserver uniquement des entreprises locales pour la distribu-
tion de nos produits à l'étranger ?
A - Inconvénients B - Avantages
1 Difficulté de s'adapter aux 10 Plus simple dans les outils, le suivi et
situations différentes le nombre d'interlocuteurs
2 Moins efficace car stratégies 11 Méthodologie commune à l'ensemble
parfois différentes des pays plus facile à suivre
3 Limiter le développement 12 Plus facile de capitaliser
de l'offre
4 Absence de concurrence qui 13 Fédère les équipes dans la façon de
est une émulation faire
5 L'accompagnement des 14 En sous-traitant aux entreprises on
entreprises qui peut devenir garde un meilleur ancrage sur le terrain
inadapté à nos ressources en
France
6 Démotivation possible des 13 Créer un réseau d'acteurs qui par-
entreprises sur le long terme tagent les mêmes réalités économiques
de PME
7 Moins performants 16 Assurer la pérennité de l'accompagne-
ment des projets
Impliquer les équipes dans la décision collective 165
C — Inconvénients D - Avantages
20 Plus de travail en raison du 30 Être plus fin dans l'approche, plus
nombre croissant d'interlo- ciblé sur le terrain
cuteurs
21 Des ressources humaines et des 31 Plus performant, plus d'impact
compétences plus importantes
22 Risque d'incohérences dans les 32 Plus de légitimité avec une couver-
approches et les valeurs, l'esprit ture plus large
commun
23 Multiplication des méthodo- 33 Plus proche des partenaires locaux,
logies dans le cas où on le fait en direct
24 Plus compliqué dans la mise en 34 S'adapter aux situations différentes
oeuvre
25 Le siège en France deviendrait 35 Retrait plus facile et plus serein si
progressivement un bureau cela ne marche pas
d'études
26 Conduirait à un changement 36 Moins confus et constat d'échec
significatif de la structure avec plus facile à faire
plus d'embauchés et quelques
contrats d'expatriation
27 Risque de se perdre dans les
différentes approches
28 Plus difficile de faire partager
nos valeurs à un plus grand
nombre
29 Les commerciaux risquent de
faire remonter des besoins peu
prioritaires pour réaliser leurs
chiffres d'affaires
A - Inconvénients B — Avantages
Quels arguments ont un Quels arguments ont un impact sur la
impact sur la finalité parmi finalité parmi les 7 ?
les 7?
C — Inconvénients D - Avantages
Quels arguments ont un Quels arguments ont un impact sur la
impact sur la finalité parmi finalité parmi les 7 ?
les 10 ?
1. Girard, V., Midler, C., Pilotage de projets en entreprises, diversité et convergences, Economica,
1993.
2. Zannad H., « La gestion de projet à l'épreuve des faits », in L'Expansion Management Review,
pp. 84-91.
168 DISCERNER POUR DÉCIDER
Le contexte
FORMATECH est un organisme de formation de renommée nationale. Afin
de se positionner comme un partenaire incontournable dans le secteur de
l'industrie sur les problématiques de reconversion de salariés, Olivier, son
directeur, a l'idée d'un projet ambitieux : faciliter la reconversion de salariés
des industries durement touchées par la crise vers des industries en manque
de compétences. De l'automobile, vers l'aéronautique par exemple. L'idée est
simple : FORMATECH ferait évoluer sa stratégie en n'étant plus uniquement
un organisme de formation, mais en devenant un spécialiste de l'ingénierie
de formation, assurant l'analyse des besoins de compétences pour l'industrie
d'accueil et la conception des parcours de formation en lien avec les indus-
triels. La réalisation des actions de formation et l'évaluation des compétences
pourraient se faire en réunissant plusieurs organismes ayant des compétences
différentes et complémentaires : formations techniques, formations au mana-
gement, formations métiers.
Le postulat initial était qu'il y aurait un consensus entre : 1) Les clients -
l'industrie aéronautique ; 2) L'industrie automobile ; 3) Les organismes de for-
mation qui conduiraient les parcours de formation. Dans un premier temps,
Olivier souhaite tester cette nouvelle démarche auprès d'une usine automobile.
Étant donné les moyens humains élevés qu'il faudrait mobiliser, Olivier arrive
à impliquer des acteurs incontournables dans ces projets : un représentant du
pôle de compétitivité et des responsables de l'administration locale. Tout cela
est délicat, Olivier le sait bien, car il se retrouve à animer des réunions avec des
organismes de formation qui sont habituellement ses concurrents. Mais il s'est
engagé à ne pas faire lui-même d'offres de formations. C'est ainsi qu'un comité
de pilotage de 13 personnes, constituant l'équipe projet, peut se réunir.
1 70 DISCERNER POUR DÉCIDER
• Le repérage des forces et des faiblesses qui animent les personnes, dans
le contexte qui est le leur.
coupable - devant être unanime, comme le précise le juge avant de les invi-
ter à se retirer dans la salle des délibérations.
Les jurés n'ont donc pas à établir la question du choix. Elle s'impose à
eux. En référence à la manière de faire dans la conduite d'un discernement,
nous en proposons la formulation suivante : Compte tenu de mon rôle de
juré, appelé à représenter les intérêts de la société, car il est nécessaire de se rap-
porter à une expression de la finalité du rôle des jurés : dois-je estimer (juger
ou décider) que l'accusé est coupable, ou dois-je estimer (juger ou décider) que
l'accusé est non coupable ?
Répondre à une telle question exprimée en forme de dilemme — dois-je...
ou dois-je ne pas... - invite à délibérer selon les raisons. Dans ce cas particulier,
ces raisons « pour » ou « contre » seraient, soit les preuves certaines de la culpa-
bilité, soit l'absence de preuve, soit encore le moindre doute sur les preuves
fournies par l'accusation. Ce simple doute doit bénéficier à l'accusé, comme
le rappelle le juge dans son exorde initial : « Vous avez assisté à tous les témoi-
gnages, et tous les articles de loi s'appliquant à cette affaire vous ont été lus et
expliqués. Maintenant que vous avez pris connaissance de tous les éléments,
votre devoir est d'essayer de distinguer les faits des hypothèses1. Un homme est
mort, la vie d'un autre est en jeu. Je vous exhorte à débattre avec honnêteté et
prudence. S'il subsiste pour vous le moindre doute vous devrez me rendre le
verdict non coupable. Si, en revanche, aucun doute raisonnable ne vous
retient, alors vous devrez, en votre âme et conscience, déclarer l'accusé cou-
pable. Quelle que soit votre décision, elle doit être prise à l'unanimité... Ce
cas requiert la peine de mort. Je n'envie pas votre tâche. Vous êtes chargés
d'une grande responsabilité. Je vous remercie. »2
Retrouver davantage de libre arbitre suppose d'opérer trois vérifica-
tions :
Tout en prenant place dans la salle des délibérations les jurés demeurent
sous le coup des impressions du procès et n'ont pris aucun recul, à l'excep-
tion du juré 8. Leurs comportements et leurs réflexions montrent qu'ils ne
sont aucunement prêts à le faire. Le juré 10 est préoccupé par son entre-
prise, le juré 7 est pressé d'aller assister à un match de base-bail, le juré 3
évoque son ennui... Tous paraissent mal à l'aise. Incommodés par la cha-
leur du jour ils n'ont qu'une envie : en finir au plus vite. Tous ? À l'exception
du juré 8, dont le rôle est tenu dans le film par l'acteur Henri Fonda.
D'entrée de jeu, le scénario montre que le jury 8 est le seul à prendre de la
distance : pendant tout le début de la scène, alors que chacun prend posses-
sion des lieux, il se tient debout près de la fenêtre, regardant au dehors. On
le sent préoccupé, ailleurs. Sans que rien ne soit révélé de ses pensées.
Lorsqu'un peu plus tard il est invité à expliquer pourquoi il a voté non cou-
pable, il répond en évoquant cette nécessité de prendre un peu de distance
avant de se prononcer : « Vous avez voté coupable, tous les onze. Pour moi,
ce n'est pas facile de lever la main et d'envoyer un gosse à la chaise élec-
trique, comme ça, sans en parler avant » (p. 3). Le juré 8 ne sait pas si l'accusé
est coupable ou non, mais il lui répugne qu'une telle décision, de vie ou de
mort, soit prononcée à la légère. D'autant qu'au cours du procès, une vraie
compassion s'est éveillée en lui à l'égard de l'accusé. Ce qu'il exprime dans
sa deuxième intervention : « Tout ce que je sais, c'est que ce gosse n'a jamais
eu de chance dans sa vie, depuis le début. Il est né dans un taudis. Il avait
neuf ans quand sa mère est morte. Il reste un an et demi à l'orphelinat, pen-
dant que son père est en prison pour escroquerie. Ce n'est pas ce qu'on
appelle un bon départ dans la vie. Il a seize ans. Seize ans de galère ! On lui
doit bien un moment de réflexion. C'est tout » (p. 3).
Tous, ils ont pris pour argent comptant les déclarations des divers témoins.
Ils sont encore sous le coup du réquisitoire du procureur. Le juré 12
l'exprime nettement : « Moi il m'a épaté. Cette façon de nous asséner ses
arguments, un à un, avec une logique imparable. C'est un cerveau ! Il est
très fort ce type (le procureur) » (p. 2). Cette influence est d'autant plus
forte qu'en face, l'avocat de la défense commis d'office semble avoir été mou
et sans conviction.
Tous sont persuadés de la culpabilité à l'exception toujours du juré 8, car
entre deux séances du procès, sa compassion pour l'accusé l'a conduit à se
promener dans le quartier où vivait ce garçon. Par hasard, il a trouvé chez
1 74 DISCERNER POUR DÉCIDER
Mais pour accéder à ce nouveau regard sur le procès, il est nécessaire que la
plupart d'entre eux prennent conscience des attracteurs qui les animent,
obscurcissant ou gauchissant leurs jugements.
Parmi les divers attracteurs qui les traversent, il en est un largement par-
tagé par les jurés qui concerne l'accusé : ce garçon de 16 ans, issu d'un milieu
défavorisé, ne peut être que de la graine de « racaille » ne méritant aucune
pitié. Dans une diatribe, alors que la plupart des jurés ont choisi de voter
non coupable, le juré 10 éclate « Non mais, vous allez m'écouter, oui ?
Je vous dis que ces gens-là se bourrent la gueule à longueur de journée,
ils arrêtent pas de se bagarrer, alors quand y en a un qui clamse, bon, il a
1 76 DISCERNER POUR DÉCIDER
clamsé, ils en ont rien à foutre ! La famille ? Ils en ont rien à foutre ! Ils se
reproduisent comme des bestioles. Un père, une mère, ça ne veut rien dire
pour eux... » (p. 21). La vulgarité et la bêtise des propos du juré 10 susci-
tent la réprobation générale. Seul le juré 4 l'écoute jusqu'au bout, l'invitant
ensuite fermement à s'asseoir et à se taire.
Le juré 3 est un des premiers jurés à commencer un tel travail sur ses
attracteurs. C'est aussi celui pour lequel ce sera le plus difficile. Alors que
le juré 8 vient d'évoquer la compassion qu'il éprouve pour ce jeune accusé,
le juré 3 s'approche et lui montre une photo de son propre fils qu'il regarde
comme un ingrat (p. 3). Mais, par la suite, tout au long des échanges il est
un des plus acharnés à soutenir la culpabilité du jeune. Au final, sommé
par le juré 8 de s'expliquer, il prend conscience que dans cette affaire il est
animé par une pulsion inconsciente de vengeance à l'égard de son propre
fils. Un fils avec lequel il s'est comporté comme une sorte de bourreau.
De son côté, le juré 3 comprend qu'il serait plus juste d'assumer qu'il est
né et a grandi dans des banlieues pauvres et mal famées, plutôt que de cher-
cher à l'oublier. Au cours de cette délibération, il paraît progressivement se
réconcilier avec son histoire.
C'est ainsi que pour chacun, accéder à plus de vérité, dans cette affaire de
meurtre, suppose de prendre conscience de ses propres attracteurs et de faire
un peu de vérité en soi.
Comment le juré 8 invite-t-il les jurés à prendre leur rôle au sérieux ?
Tout au long de la pièce comme du film, le juré 8 adopte différentes pos-
tures qui vont aider chacun à faire un choix en leur âme et conscience. Tan-
tôt il intervient avec fermeté, tantôt il interroge le groupe, tantôt il se retire,
écoutant intensément. À l'une ou l'autre reprise, il interpelle directement
un des jurés, allant jusqu'à la provocation comme avec le juré 3. La remarque
de tel ou tel lui offre des arguments en faveur de nouveaux doutes. Par
exemple, le juré 9 se rappelle soudainement que la femme, soi-disant témoin
direct du crime, avait sur le nez des traces provoquées par des lunettes. Plu-
sieurs confirment ce même souvenir. Le juré 8 invite le groupe à en tirer une
conclusion : si sa vue est mauvaise et comme il est peu vraisemblable qu'elle
les portait étant au lit et essayant de trouver le sommeil, qu'a-t-elle pu
voir en réalité ?
D'un bout à l'autre, sans jamais perdre son calme, évitant de répondre
aux provocations et aux insultes, le juré 8 mène le jeu, comme à un moment
donné le lui lance le juré 3. Il reste concentré sur un seul but : qu'il y ait une
Impliquer les équipes dans la décision collective 177
vraie délibération. Alors que les trois-quarts des jurés ont changé de point
de vue, il rappelle à nouveau ce but :
Conseiller : donner un
avis, recommander quelque
chose à quelqu'un. Il peut
s'agir de donner une infor-
mation ou une opinion ou
encore d'exprimer un sen-
timent.
1 78 DISCERNER POUR DÉCIDER
Un peu plus loin, il n'hésite pas à mettre le juré 10 devant ses contradic-
tions :
« Vous dites que le gosse est un menteur, mais la femme, vous la croyez.
Pourtant, elle habite le même quartier. Elle fait partie de "ces gens-là",
comme vous dites. » (p. 3)
Un peu plus loin encore, alors qu'il est sommé par les autres de s'expli-
quer sur sa position, son intervention oriente le groupe vers une remise
en cause des dépositions des témoins :
« Écoutez, si ma vie était en jeu, ce que j'attendrais d'un avocat, c'est qu'il
se batte, qu'il mette en pièces les témoignages contre moi, qu'il essaye au
moins. Par exemple, ce soi-disant témoin oculaire. Et cette autre personne
qui prétend avoir entendu la scène du meurtre et avoir vu le gosse filer tout de
suite après. En dehors de quelques preuves indirectes, ces deux témoins sont
les seuls atouts de l'accusation, au fond. Et s'ils s'étaient trompés ? » (p. 6)
« Vous parlez comme si vous alliez le mettre vous-même sur la chaise élec-
trique » (p. 16).
Il exerce aussi ce même rôle auprès du juré 4 pour lui faire prendre
conscience que sa mémoire des événements récents est limitée :
« Si vous étiez à la place du gamin, est-ce que vous pourriez vous sou-
venir de détails, comme vous dites, après avoir reçu le point de votre père
dans la figure ? » (p. 18-19)
Les deux tableaux, ci-après, présentent les cinq étapes du processus de dis-
cernement, dans ses deux dimensions : décision collective et identification
de la finalité d'une organisation ou d'un groupe projet. Ils proposent une
synthèse de la démarche pour en faciliter la compréhension et la mémorisa-
tion.
Le premier tableau insiste sur les postures que doit savoir adopter l'anima-
teur du processus de décision. En suivant l'action du juré 8 dans Douze
hommes en colere, nous avons illustré ces postures. Nous les récapitulons dans
ce premier tableau. Il peut ainsi servir d'aide-mémoire pour une personne
appelée à conduire un choix collectif. Nous le ferons suivre d'un commen-
taire précisant des points d'attention dans la pratique de cette aide.
Étapes du
Enjeux Postures Commentaires
discernement
1. Formuler Objectiver la ques- Accompagner La posture choisie dépen-
la question tion du choix sous la et/ou guider dra des personnes, de leur
du choix forme d'un dilemme état d'avancement dans la
ou d'une alternative Valider la for- compréhension de leur pro-
qui prend en compte mulation de blème, de la complexité de
toutes les options la question celui-ci et de l'urgence de la
identifiées décision
2. Libre Trouver une égale Guider Tenir à une certaine rigueur
arbitre sympathie entre puis pour identifier les données
les deux options accompagner du problème et les personnes
Les données Guider impliquées, avant de laisser
du problème une grande liberté sur les
attracteurs
Les personnes
impliquées
Les attracteurs Accompagner
3. La délibé- Vérifier que la Accompagner Aider la personne à choisir le
ration personne se laisse juste mode de délibération
décider au plus près parmi les trois1
de sa finalité Inviter à noter les arguments ou
les dynamiques et les craintes^
HSf*
4. La confir- Passer sereinement Conseiller Le conseiller dit si les diffé-
mation du choix à la rents registres de confirma-
du choix décision tion1 ont été reçus ou non
3. La mise Réussir le passage Conseiller Veiller à la pertinence de la
en œuvre à l'action communication
ou décision Inviter à la prudence, à tenir
compte des circonstances,
des personnes, des situations
institutionnelles
Identifier
Enjeux Postures Commentaires
sa finalité
Formuler la Avoir une contri- Guider Adopter les trois postures :
raison d'être bution comprise Accompagner — Guider dans la manière de faire
ou la mission et partagée par Conseiller — Accompagner dans les exercices
de l'organi- tous. Davantage — Conseiller sur la formulation
sation ou du de cohérence finale
projet dans l'action
Veiller à toujours être au plus proche du réel des situations exposées dans la
compréhension du problème. Cette attention peut conduire parfois à invi-
ter les personnes que l'on aide à renoncer à des jugements de valeur portés
sur d'autres personnes, à être plus objectives dans leur manière de raconter
les faits, à éviter des interprétations, etc.
Dans le déploiement des options, être attentif à ce que d'entrée de jeu les
personnes ne censurent pas des options possibles. Favoriser la recherche
d'options pour élargir le champ des possibles et pour cela inviter à faire un
arbre des choix, en particulier face à un dilemme : il est bon de demander
aux personnes d'imaginer toutes les options.
Arrêter les personnes dés quelles font mine de commencer une délibération.
Très souvent les personnes énoncent une option et ajoutent aussitôt :
« Mais ce n'est pas possible, parce que... », et de commencer à donner des
raisons. C'est un travers très courant de commencer une délibération sur
l'option que l'on vient de poser. Mais c'est s'interdire de choisir puisque le
choix suppose que les options soient, à un moment donné, mises en balance
l'une avec l'autre.
• Distinguer dilemme et alternative. Le dilemme revient à se créer deux
options là ou en apparence il n'y en a qu'une. Exemples : rester ou pas dans
mon poste ; accepter ou pas une mobilité. L'alternative est constituée par deux
options ou deux orientations opposées qui regroupent chacune plusieurs
options, entre lesquelles il faudra choisir. Exemples : accepter l'offre d'emploi
d'une entreprise concurrente ou accepter la mobilité interne que l'on me pro-
pose ; poursuivre sa formation ou entrer sur le marché du travail ; avoir une
activité indépendante qui regroupe plusieurs options comme prendre le statut
d'auto-entrepreneur, créer une entreprise, rechercher un poste salarié...
Veiller à être très rigoureux dans la formulation du dilemme ou de l'alter-
native : choisir entre A et non A (dilemme) ; entre A ou B (alternative). Si,
malgré toutes les explications données, la personne formule de manière
incomplète ou erronée le dilemme ou l'alternative, c'est bien souvent le
signe que quelque chose n'a pas encore été élucidé dans l'explicitation du
problème. Il faut donc revenir en arrière et repartir de ce point.
• Ne pas craindre d'avoir plus de deux options. Cela suppose seulement de
construire un arbre des choix à l'aide de critères que la personne se
donnera elle-même et de procéder par choix successifs, comme nous en
donnons un exemple dans Pratiques de la décision}.
à ces personnes. Il est même prudent, en vue d'un choix personnel le plus
libre possible, de ne pas donner prise à des remarques de leur part. Parfois,
il est nécessaire d'inviter la personne accompagnée à prendre conscience
de l'influence que son entourage exerce sur elle et lui suggérer de prendre
de la distance.
Neutraliser les attracteurs : un attracteur se présente soit sous forme d'atti-
rance soit sous forme de crainte ou de répulsion.
Celui qui aide au choix évitera de devancer les personnes dans l'identi-
fication de leurs attracteurs. Il les laisse aller aussi loin qu'elles en ont le
désir et quelle que soit la formulation qu'elles en donnent. Ainsi, il peut
paraître évident, selon un regard extérieur que la personne est sous
l'emprise d'un attracteur qu'elle n'identifie pas comme tel. C'est à la per-
sonne de le découvrir et non à l'accompagnateur de lui livrer son interpré-
tation.
Pour aider les personnes à identifier les attracteurs on peut leur demander
quel est le premier argument qui leur vient à l'esprit face aux options.
Ensuite, les inviter à repérer la crainte ou l'envie qui se cache derrière l'argu-
ment qui se rattache à une envie excessive ou à une crainte.
Dans ces situations, pour aider la personne à avancer, lui proposer de
s'inspirer d'un texte d'ordre philosophique et judicieusement choisi peut
être de grand profit.1 Offrir alors le choix entre deux ou trois textes. Voir un
film ou lire un livre en lien avec l'attracteur aide également. Enfin, imaginer
un monde dans lequel cet attracteur serait le but poursuivi par tous, puis un
autre monde dans lequel il n'interviendrait jamais est une façon de le neu-
traliser. Se concentrer sur ce qui, finalement, importe le plus et permet de
refaire surface. Neutraliser un attracteur est une forme de « combat des pen-
sées » que doivent mener les personnes avec elles-mêmes.
Pour délibérer
CONCLUSION
Ces pages sont une relecture du parcours proposé dans cet ouvrage. Elles
soulignent quelques points majeurs de ce que nous espérons être notre
contribution la plus fructueuse à ces questions du choix, de la décision et du
discernement, envisagés tant du point de vue personnel que collectif
Toute activité de travail suppose une activité de décision, car aucun travail
ne peut être réduit à une simple exécution, sinon il faudrait parler d'une
tâche qui peut être automatisée. Une machine ne travaille pas, elle exécute.
Travailler c'est faire l'expérience de ce qui résiste dans son activité, qu'elle
produise un objet ou assure un service. Car ce qui ne fonctionne pas comme
prévu appelle une création de valeur. Cette création de valeur a deux faces,
une valeur économique : éviter un risque comme la panne, le défaut,
l'erreur ; et une valeur pour soi : dans le travail on ne réalise pas seulement
quelque chose, on se réalise soi-même.1
Plus largement, la conduite de projets dans les organisations est un lieu
privilégié pour le discernement, car le projet mobilise une communauté
de travail hétérogène où chacun est porteur de finalités propres qui ne sont
pas naturellement convergentes. Il se présente alors comme une réalité
à construire jour après jour dans un environnement sans cesse en évolution.
Toute vraie décision s'enracine dans un choix qui la précède. Cela signifie
qu'il n'y a de choix possible que si des alternatives sont identifiées. Or, choi-
sir apparaît à beaucoup comme un acte difficile et nous pouvons apprendre
à nous dégager des multiples raisons qui nous paralysent. La pratique
1. Nous reprenons ici une conception du travail et de la décision présentée par François
Hubault, cf. Annexe 2.
190 DISCERNER POUR DÉCIDER
Toujours, dans l'expérience du choix, dès que la question est posée, une des
options attire spontanément plus que l'autre. Se laisser guider par cette atti-
rance serait, au regard du discernement, renoncer à sa liberté : c'est-à-dire
choisir en vue d'un bien plus grand. Aussi, il faut apprendre à se laisser déci-
der par une finalité. C'est la condition d'un véritable exercice de sa liberté
que permet le travail de discernement en aidant à clarifier les arguments qui
motivent une décision et le sens que l'on souhaite lui donner en lien avec la
finalité visée.
En effet, il n'y a de choix libre que si la liberté se met en jeu dans cet acte
même qui consiste à préférer une option. Elle est un mouvement qui se
déploie au travers des choix, en prenant du temps. Le choix précède sa mise
en œuvre qui est la décision proprement dite. Par conséquent, le choix mani-
festant une préférence pour quelque chose ou quelqu'un, invite la personne à
revenir au jaillissement de son existence, ou l'organisation à revenir à sa raison
d'être dans la société d'aujourd'hui. Le choix est toujours celui de personnes,
corps physiques et êtres sociaux insérés dans une communauté humaine. De
ce fait, le choix concerne rarement un seul décideur, il implique ordinaire-
ment autrui. Il a une portée communautaire.
Être libre, c'est être capable de faire la part des choses dans les pensées qui
nous traversent car nous sommes tiraillés, et tout particulièrement dans la
vie professionnelle, entre l'envie de satisfaire des besoins (reconnaissance,
pouvoir) ou de remplir des objectifs (réalisations, revenus, succès) et le sou-
hait de contribuer à quelque chose d'utile pour le groupe, l'organisation ou
la société. Et ce qui est vrai ici dans l'expérience des individus se retrouve
dans celle des groupes ou des organisations.
LAPPORT DE \A PÉDAGOGIE
ET DE LA SPIRITUALITÉ (GNACIENNE
INVITATION AU LECTEUR
Pour vous, ami lecteur, ce livre a été l'occasion de repenser à des moments
clés de votre histoire ou de celle d'organisations, là ou vous avez été ou êtes
engagé. Tel ou tel chapitre vous a permis, nous l'espérons, de donner plus
de sens ou de cohérence à un choix que vous aviez à faire. À ces occasions,
vous avez peut-être découvert ou pressenti que toute action aussi minime
soit-elle, peut avoir une portée universelle, car ceux et celles qui observent
les décideurs sont aussi fortement influencés par les choix de ces derniers.
Chacun, où qu'il soit, peut avoir la conviction qu'il fait partie d'une société
où les hommes et les femmes sont en mesure de s'engager librement, avec
leurs talents et leurs charismes propres.
Aussi, ami lecteur, n'hésitez pas à nous faire part d'expériences de dis-
cernement que vous auriez faites en vous appuyant sur cet ouvrage, mais
aussi des difficultés rencontrées et des questions que vous vous posez.
Vous nous inviterez ainsi à préciser ou à compléter certains points. Le site
www.discernement.org peut servir de plateforme d'échanges et met à votre
disposition divers documents et supports, comme les vidéos, pour soute-
nir vos pratiques de discernement.
Dans cet ouvrage, nous souhaitions offrir des points d'appui permettant, à
ceux qui le désirent, d'orienter leurs actions vers plus de sens et de cohérence
au regard des finalités individuelles et de celles des organisations : entreprises,
administrations, collectivités publiques, associations. Ainsi aurez-vous alors
davantage la conviction d'agir localement au service d'une société qui a besoin
d'hommes et de femmes qui s'engagent librement, avec leurs talents et leurs
charismes propres. L'action locale a une portée universelle car ceux et celles
qui observent les décideurs sont aussi fortement influencés par leurs choix.
Nelson Mandela en a été un des plus beaux exemples.1
Laurent Falque
Bernard Bougon
Charles Henin
1. Le film réalisé par Bille August, Goodbye Bafana (2007), en donne une illustration emblé-
matique.
o
OJ
>-
Q-
o
u
Annexe 1
Méthodes de décision
Processus que j'adopte en suivant certains principes ou certaines étapes
et dont la mise en œuvre est plus ou moins rapide pour prendre une décision.
Rationalité limitée
La rationalité des individus est naturellement limitée et mon appréhen-
sion des contextes dans lesquels je prends des décisions est partielle.
Choix satisfaisant
S'arrêter à la première solution qui convient parce qu'elle répond à un
ou des objectifs que je me suis fixé ou que l'on m'a fixé. Ce n'est pas la solu-
tion optimale, mais celle qui répond à la satisfaction minimale selon ces
critères, quitte à revoir ces critères à la baisse si je ne trouve pas de solution
satisfaisante.
Approche politique de la décision
L'organisation est considérée comme une coalition entre des acteurs aux
intérêts divergents, au sein de laquelle le dirigeant joue un rôle d'arbitre.
Les individus et les groupes mettent en place des comportements pour
coopérer, pour isoler ou pour affronter les autres acteurs de la décision.
Les stratégies résultent du calcul des « intentions » plus ou moins avouées
de chacun. Le décideur doit garder un rôle d'arbitre.
Modèle de la corbeille
A l'origine, yzrhage can model : métaphore humoristique pour illustrer
que j'ai jeté, pour m'en débarrasser, un tas « d'objets » encombrants. Sont
mélangées dans la corbeille du choix mes problèmes en attente, les solu-
tions possibles à des problèmes qui se poseraient éventuellement, des acteurs
qui rentrent et qui sortent et des occasions à saisir... La décision provient
196 DISCERNER POUR DÉCIDER
À PROPOS DU DISCERNEMENT
Finalité
Visée de ce à quoi nous avons le désir de contribuer ou horizon que des
dirigeants formulent pour leurs organisations. Selon la situation à laquelle
le décideur est confronté, cette visée s'impose à lui.
La finalité traduit toujours le but ultime visé qui permet de dépasser les
intérêts particuliers. Elle fédère toutes les actions et facilite la prise de déci-
sion. La finalité est le premier choix par ordre d'importance, pour soi ou
pour l'organisation. Ce premier choix devient le point ultime vers lequel
tout devrait tendre. Elle se décline en buts puis en objectifs.
But
Ce à quoi concourent les projets d'une organisation ou les nôtres. Un but
fédère entre eux certains projets car ils participent à la même ambition, celle
de la finalité. Deux à quatre buts indiquent les trajectoires à suivre pour
l'ensemble de ses activités ou pour l'ensemble des activités d'une organisa-
tion, Chacun des buts est une façon de décliner la finalité.
Objectif
Visée d'un résultat précis et objectivable, indispensable pour apprécier
l'avancement des actions, des projets et pour les réajuster si nécessaire
aux buts poursuivis. Ils sont souvent accompagnés d'indicateurs quantitatifs
ou qualitatifs.
Différenciation
Indique les trajectoires qui développent au mieux son propre potentiel
ou celui de l'organisation. Ce critère d'appréciation s'applique à la finalité
et aux buts.
198 DISCERNER POUR DÉCIDER
Intégration
Capacité que vous avez - ou qu'ont les responsables dans les organisa-
tions - à prendre en compte dans leurs décisions les intentions des diffé-
rentes parties prenantes. Cette capacité traduit le souci d'intégrer les
problèmes, les questions, les manières de faire et de penser de ces parties
prenantes, qu'elles soient directement ou indirectement concernées par une
décision à prendre dans l'organisation. Cet autre critère d'appréciation de la
finalité et des buts traduit une réelle capacité de discernement et de cohé-
rence dans l'action.
La question du choix
Première étape et première attitude de discernement. Face à un problème
elle se formule sous la forme d'un dilemme ou sous la forme d'une seule
alternative, sans pour autant se laisser submerger par toutes les options pos-
sibles :
Libre arbitre
Dès que la question du choix a été formulée nous faisons l'expérience
d'éprouver spontanément une attirance pour une option plus que l'autre.
Avant d'être en mesure de délibérer il s'agit de retrouver davantage de libre
arbitre, c'est-à-dire de ne pas préférer momentanément une option plus
qu'une autre. Ayant réussi à équilibrer les deux plateaux de la balance entre
deux options, je mets en suspens ma seule volonté pour que la finalité
prenne mieux sa place au moment de la délibération. Pour cela trois points
sont à parcourir :
• S'assurer qu'il n'y a pas une asymétrie d'informations entre les deux
options en présence.
• Prendre de la distance à l'égard de l'influence éventuelle de personnes
impliquées ou concernées.
• Neutraliser les attracteurs.
Annexe 1 199
Attracteurs
Ils se présentent comme des attirances ou des répulsions, des envies exces-
sives et des craintes qui me poussent plus ou moins consciemment à privilé-
gier une option plus qu'une autre, avant toute autre réflexion.
Trois catégories principales d'attracteurs empêchent le décideur d'avoir
autant de sympathie pour chacune des deux options et gênent son libre
arbitre dans la prise de décision :
Délibération
Action de réfléchir en soi-même ou à plusieurs sur une décision à prendre.
Face à une décision qui engage, vous êtes comme réunis en assemblée avec
vous-mêmes pour étudier vos volontés, vos arguments et ceux des autres,
vos pensées, votre désir, vos passions et vos craintes... La délibération porte
sur les moyens à prendre pour tendre vers une finalité. Elle fera apparaître
l'option qui est la plus en cohérence avec sa finalité ou avec celle de l'organi-
sation. Dans l'approche du discernement par la finalité, la délibération peut
s'opérer selon trois modes distincts :
- l'intuition et l'évidence ;
- la relecture des scénarios ;
- le libre jeu la raison.
Décider
Mettre en œuvre un choix, c'est-à-dire une préférence. Rendre opéra-
tionnel le choix.
Annexe 1 201
Discernement
Capacité à juger clairement et sainement ce qu'il convient de faire.
Ce bon sens n'est pas naturel pour celui qui désire contribuer à une finalité
professionnelle ou à la finalité de son organisation. Des attitudes person-
nelles sont donc mobilisées pour conduire le processus de décision par
étapes. Chaque étape fait appel à une attitude de discernement particulière
et en ce sens n'est en rien une méthode qui serait à comparer aux méthodes
classiques de la décision. Le discernement par la finalité est bien davantage
une manière de se saisir des questions et de les élucider. Avec un peu de pra-
tique et d'expérience, cet engagement personnel et l'acceptation d'un tra-
vail sur soi n'enlèvent rien - bien au contraire - à la sûreté du jugement
ou à la rapidité de la décision. Des règles de discernement aident à prendre
conscience de la dynamique dans laquelle une personne comme un groupe
peut se trouver, mais aussi des forces opposées qui s'exercent tant sur les
individus que dans les organisations.
o
OJ
>-
Q-
o
u
Annexe 2
TRAVAIL ET DISCERNEMENT
institut de
discernement
protessionnel
Travail et discernement
Par
François HUBAULT
Maître de conférence
Université Parisl Panthéon-Sorbonne
CEP - Ergonomie et Écologie Humaine
Centre St Germain Thénard
1 rue Thénard
75005 PARIS francois.hubault@wanadoo.fr
ATEMIS
Séance du 24 novembre 2005
Compte rendu de la soirée-débat rédigé par Pascal Lefebvre
En bref...
Le quotidien est le grand absent des organisations. Projetés dans un futur réputé
désirable, les managers, tous promus stratèges, négligent, voire éludent, ce quotidien
semé d'embûches. L'ergonome, au contraire, porte toute son attention à ce qui, jour
après jour, donne sens au travail de l'individu, à ce qui fait qu'en le réalisant, celui-ci
se réalise lui-même. François Hubault, philosophe autant qu'ergonome, porte ainsi
sa réflexion sur ce qui fait la valeur du travail aujourd'hui : en quoi se distingue-t-il
encore d'un simple fonctionnement ? En quoi sa dimension profondément humaine
requiert-elle cette attention au quotidien de ceux qui l'accomplissent ? Par le fait
même que travailler, c'est immanquablement prendre un risque, comment alors
évaluer ce dans quoi on s'engage, au regard de la confiance que l'on a dans ce qu'on
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DISCERNER POUR DÉCIDER
fait ou dans ce qu'on croit ? C'est là toute la dimension morale sous-jacente au travail
des hommes et tout l'enjeu d'un nécessaire travail de discernement.
Exposé de François HUBAULT
Pour aborder le thème « Travail et discernement », je poserai comme principe que
toute activité de travail est une activité de décision. C'est ce que toute l'expérience
de l'ergonomie soutient. De façon très simple, cela veut dire qu'aucun travail ne peut
être réduit à une activité d'exécution. Même l'OS décide. C'est en le montrant et en
le démontrant que les ergonomes ont fait irruption dans le champ de la sociologie
et des sciences de gestion. Le mot 'décidé n'est sans doute pas celui qui correspond
à ce que l'OS fait socialement quand il décide mais, néanmoins, il décide. Pour deux
raisons principales.
Le travail, entre flânerie et procéduralisation
La première est que les systèmes sont beaucoup moins stabilisés qu'il n'y paraît :
il existe quantité d'indéterminations résiduelles, d'aléas, d'incertitudes qui
requièrent des décisions et nécessitent d'intervenir sur le fonctionnement. De fait,
un système ne marche que si on y met plus que ce qui est demandé, plus que ce
qui est prescrit. Autrement dit, le travail demande toujours du zèle, la preuve
étant que, si l'on fait la grève du zèle, plus rien ne marche. Ajoutons que si on
s'en tient à ce qui est prescrit, ça n'est plus du travail : ça peut éventuellement
rester un emploi, mais un emploi d'où le travail est absent. C'est ce qui permet
alors de L'automatiser. On ne peut mettre une machine à la place d'un homme que
si cet homme ne travaille plus car une machine ne travaille pas : elle fonctionne.
A rebours, cela confirme l'hypothèse que le travail n'existe que s'il reste quelque
chose à faire. Le travail peut alors être défini comme l'expérience de ce qui n'est
pas entièrement réglé d'avance, de ce qui résiste aux programmes, à la prescription
et qui va donc convoquer une présence. D'où l'idée que le travail est une expérience
du quotidien : c'est un rapport au temps qui suppose d'être là où ça se passe et
quand ça se passe. Et c'est, justement. L'un des problèmes du management : le
manager est-il là ?
Il existe des situations où le travail est très appauvri. Dans ce cas, une deuxième
dimension intervient. S'il n'y a rien qui interpelle, rien qui pousse à s'investir, rien
qui donne du sens à l'effort pour le soutenir, il est impossible d'agir. Pour que, malgré
tout, les individus conservent cette capacité d'action, il va leur falloir trouver en eux-
mêmes ou autour d'eux, des motivations qui viendront combler les défaillances d'une
situation trop pauvre pour les leur offrir.
Historiquement, quand Taylor dénonce la flânerie, il la perçoit comme ce qui distrait
l'opérateur du travail et lui permet de s'évader de son poste. D'où, quand on est
taylorien, la chasse organisée contre le flâneur qui consiste, au sens propre, à le
ramener au poste. Cette approche ignore que cette flânerie s'instaure entre des
personnes qui, quoi qu'elles disent et par le simple fait d'échanger, se donnent les
moyens d'une mobilisation mentale qui active l'éveil, organise l'attention et donne
un contenu à leur présence de telle sorte qu'elle constitue un moyen de travail,
une ressource. Nous sommes là en opposition absolue à Taylor : dans cette optique,
la flânerie est le ressors par lequel les personnes se construisent un moyen d'agir.
Simplement, ils sont contraints d'aller le chercher hors du cadre du travail car ce qu'ils
trouvent dans ce cadre est trop pauvre.
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Annexe 2
Le travail est donc l'expérience de ce qui résiste mais c'est aussi ce qui convoque la
présence et fait que la personne y trouve ce qui la motive à l'action. Se joue alors
dans le travail un processus de création de valeur à deux faces. L'une trouve sa
place dans le registre économique ; vaincre ce qui résiste, permettre que ça marche
malgré les aléas, etc. Tout ceci crée de la valeur et on peut donc, à l'encontre des
idées reçues, considérer que le travail est d'abord un facteur de réduction des coûts
en prévenant le défaut, la panne, l'accident, etc. Par son efficacité, il fait que le
risque ne s'incarne pas.
L'autre face énonce que le travail est un enjeu de création de valeur pour soi : c'est
l'idée classique selon laquelle, dans le travail, on ne réalise pas seulement quelque
chose mais on se réalise soi-même. Les psychologues parlent de subjectivation : il
s'agit là de comprendre en quoi l'activité d'un sujet réalise ce sujet comme tel.
Comment le sujet actualise-t-il ses virtualités, développe-t-il ses potentialités ?
Telle est la problématique du développement personnel : pour toute personne qui
travaille, l'enjeu est de gérer la manière dont ce qu'il fait contribue à le réaliser,
autrement dit comment, dans le travail, l'être se réalise dans ses dimensions, non
seulement intimes mais aussi sociales. Plus les activités de travail s'inscriront dans le
registre des activités relationnelles et de services, plus la dimension éthique prendra
de l'importance puisque l'acte n'aura pas un écho seulement dans l'espace technique
ou économique mais également dans l'espace public et social, de par la façon dont
il contribuera à créer de la valeur dans des registres de plus en plus complexes. Un
des enjeux du travail sera alors la manière dont chacun règle ces registres entre eux,
non seulement entre ce qui est attendu de lui dans l'espace économique et ce qu'il en
attend pour Lui-même dans le registre subjectif et psychophysiologique, mais aussi ce
qu'il repère de ce qu'on attend de lui dans l'espace moral, ce qui requiert une certaine
sophistication. C'est là l'enjeu de la compétence : il s'agit de développer ses capacités
à tenir ensemble des registres qui ne sont pas spontanément accordés entre eux.
Hétérogénéité et hétéronoirrie
Au final. Le travail a donc deux dimensions d'interpellation : le travail est toujours
mobilisation sur des dimensions non réglées entre elles, et qui nécessitent quelqu'un
pour les faire tenir ensemble. C'est la dimension de l'hétérogénéité. Inversement, dès
que le monde devient plus homogène, on peut le traduire dans des formalismes, des
procédures, des jeux de règles et des automatismes.
La complexification étant une des causes de l'hétérogénéité, de façon paradoxale,
on pourra dire que, dans une entreprise, plus il y a de règles, et donc plus il y
a à un mouvement fort en faveur d'une plus grande homogénéité, plus il y a en
même temps des conflits de règles, c'est-à-dire hétérogénéisation à un niveau
supérieur. Ainsi, de plus en plus, le travail consiste à arbitrer entre des règles qui
se multiplient : règles de qualité, de fiabilité, d'hygiène, etc. La procéduralisation
règle ainsi des dimensions de travail homogénéisables, mais l'assemblage du tout
reste hétérogène. Cela fait que L'activité de travail monte en abstraction et donc,
pour y faire face, sollicite d'autant plus la subjectivité.
Face à la question de l'hétérogénéité, se pose la question de l'hétéronomie. Ici, le
problème est le suivant : les motifs d'agir ne relèvent pas simplement de l'acteur.
Dans notre travail, ce qui fait que nous agissons ne procède pas de notre seule
volonté. Nous agissons aussi parce qu'on nous passe commande d'une action qui est
donc construite sur des raisons qui ne sont pas les nôtres.
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206 DISCERNER POUR DÉCIDER
Les raisons d'agir de l'entreprise ne peuvent pas être tout à fait les mêmes que
les raisons d'agir des individus - il n'y a aucune raison à cela - mais, si elles les
contredisent brutalement, l'organisation se trouve dans l'impossibilité d'agir : il Lui
faut donc leur réserver une certaine place. Pour le dire autrement, les organisations
n'ont nul besoin que leurs membres soient pleinement en accord avec elles. La grande
affaire du travail, c'est de savoir s'accorder, pas d'être d'accord, de sorte que si les
raisons de l'entreprise ne sont pas les miennes, dans le même temps, il faut ménager
la possibilité que mes raisons soient entendues, c'est-à-dire qu'elles puissent trouver,
dans ce champ de raisons autres, la possibilité de se dégager et d'exister pour elles-
mêmes. Cette hétéronomie, c'est-à-dire le fait qu'on soit dans une situation où les
raisons d'agir sont diverses et étrangères les unes aux autres, s'oppose à l'autonomie
qui suppose des activités procédant de raisons de même type.
D'une certaine manière, l'hétéronomie étant l'incontournable de toute situation
pratique, la seule question qui reste est de savoir quelle place elle ménage - ou
pas - à une vocation autonome de l'action. D'où l'idée que, dans le travail salarié,
l'enjeu est d'arriver à faire quelque chose de l'hétérogène, c'est-à-dire de trouver le
moyen d'agir, bien que ça résiste, et de faire de l'obstacle une ressource. C'est l'idée
que l'obstacle convoque : c'est lui qui me motive et c'est parce qu'il y a un obstacle
que je trouve la force d'agir. L'existence de raisons autres que les miennes, convoque
alors celles-ci par tension, à la condition, évidemment, que ces autres raisons leur
ménagent une place. Sachant cela, l'un des enjeux du management sera alors de
savoir offrir la possibilité de ces arrangements contre la tentation d'accords de façade
donnant l'illusion de l'apaisement des tensions. Évidemment, c'est plus coûteux et
plus stressant !
L'ergonomie raisonne sur ces postulats, quelle que soit la situation qu'elle aborde -
troubles musculo-squelettiques, postures professionnelles, compétences, conception
d'usines ou d'outils de gestion. C'est par leur biais qu'elle aborde l'expérience que les
personnes font de ce qui leur résiste ainsi que la manière et les moyens qu'ils ont
d'y répondre, et le sens que cela produit en eux, dans leur propre développement
personnel et collectif.
Le travail au quotidien
Le quotidien est le grand absent des organisations au sein desquelles deux temporalités
sont explicitement mobilisées. L'une relève de ce qu'on pourrait appeler la temporalité
du programme ou du projet : c'est la temporalité de l'ingénieur qui apprécie ce qui se
passe en mesurant ce qui est obtenu au regard de ce qui était attendu. Moyennant
quoi, ce qui se passe est généralement une forme dégradée de ce qu'on souhaitait
obtenir. Le présent à tort et il est mis sous correction : on vient le redresser. Cette
posture vient du primat donné à ce qui était prévu. Il existe une posture symétrique,
mais procédant du même registre, qui est celle du stratège : ici, on néglige ce qui se
passe, seul compte ce qui devra se passer. Ce qui doit être et qui n'est pas encore là,
agit déjà par sa capacité à contribuer à ce qu'on veut. Là encore, on constate une
dévalorisation de ce qui se passe dans l'instant : peu importe, puisqu'on est déjà
demain ! L'ingénieur, pourrait-on dire, regarde le présent depuis hier et le stratège,
depuis demain. Mais il y a peu d'acteurs à qui, de manière explicite, il est confié de
regarder le 'maintenant, le 'ce qui se passe là', en un mot : le quotidien.
Ma thèse, à la fois comme chercheur et comme intervenant en entreprise, est que,
justement, c'est au manager qu'il revient d'être celui qui a la responsabilité du
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Annexe 2
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208 DISCERNER POUR DÉCIDER
pour l'ingénieur à qui leur indispensable présence souligne sa propre insuffisance ; pour
lui, l'entreprise est un process matériel et il n'y aurait personne dans son entreprise
idéale ! C'est là un problème conceptuel fort : qui est créateur de valeur dans le
process ? Dans le nucléaire, par exemple, il est bien clair que, sans machines, on ne
peut travailler. Mais quelle est la fonction du travail des contrôleurs ?
Quand ça marche bien, la question devient de savoir comment entretenir la capacité
d'agir de ces gens ? C'est le Le désert des Tartares : dans un lieu parfaitement plat, où
il ne se passe rien et où les sollicitations de l'environnement sont absolument nulles,
les hommes attendent un ennemi qui, peut-être, surgira. On voit très bien, et c'est là
toute la métaphore de Dino Buzzati, que les gens s'épuisent à tel point dans l'attente
que, lorsqu'il leur faudra agir, ils n'auront plus l'énergie nécessaire au combat qui,
pourtant, donne sens à leur présence.
Dans les salles de contrôle, le sens de la présence des contrôleurs, c'est que tout ça
pourrait ne pas être parfaitement réglé. Ici se pose la question de l'engagement : à
la différence du Charlie Chaplin des Temps Modernes, qui s'évade de la chaîne parce
qu'il n'y a rien à y faire, eux sont convaincus qu'ils ont à lutter pour garder cette
vigilance et ils savent très bien qu'il ne leur faut pas s'égarer dans des divagations
personnelles.
C'est exactement ce que montre Yves Clot, professeur de psychologie du travail au
CNAM, qui a étudié les conducteurs de TGV. Ceux-ci définissent leur activité dans
une formule saisissante : « Le métier, c'est de savoir rester en cabine ». Dans une
cabine de TGV qui ne leur demande rien, tant elle a été conçue pour fonctionner
seule, les stratégies qu'ils développent, et qui sont leur véritable enjeu professionnel,
visent à empêcher qu'on s'évade car le risque est en premier lieu pour soi. Un des
objectifs de leur compétence professionnelle est alors de développer des stratégies
afin qu'ils puissent habiter un espace qui ne prend en compte rien de ce qui leur
est nécessaire et où, pourtant, il est indispensable qu'ils soient présents si quelque
chose survient !
Toute la question de la motivation est là : on y perçoit très bien la différence entre
La motivation, qui est absolue, et l'implication, qui demande autre chose. Cette
distinction, c'est la dimension du sens.
Prévention, précaution et prudence
Dans la question essentielle du rapport au risque, on peut distinguer plusieurs
dimensions. La première est celle de la prévention qui suppose que Le risque est une
certitude. On ne peut prévenir que quelque chose d'avéré comme un danger. L'action
se déploie par rapport à des occurrences qui ne relèvent pas d'une incertitude
mais d'une probabilité : l'incertitude ne porte alors que sur le moment, pas sur
>- l'existence du fait.
CL
La deuxième est celle de la précaution qui tient à ce qu'on ne sait pas tout d'avance,
du fait des contingences de l'action.
Enfin, L'incertitude peut porter sur la nature même du risque. Il existe mais on ne sait
pas quelles pourront être ses conséquences : la délibération est alors nécessaire. Le
problème dans Les organisations, c'est qu'elles parlent beaucoup de prévention des
risques mais qu'elles ne raisonnent que dans un rapport au danger, alors que L'enjeu
du travail est précisément Le risque dans sa dimension de précaution.
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Annexe 2
Savoir qu'on ne sait pas sans que pour autant que cela bloque notre capacité d'agir
n'est possible que par une capacité de prudence. La prudence suppose, à la fois,
une intelligence, au regard du fait qu'on ne sait pas, et une éthique, au regard des
conséquences que l'acte pourrait avoir sur soi et sur les autres. Il n'y a donc pas de
prudence sans éthique.
Le risque et le discernement
Ce point nous renvoie évidemment à des dimensions morales. Or, dans cette affaire, par
le fait même que travailler, c'est immanquablement prendre un risque, se pose toujours
la question de savoir comment mobiliser le processus de discernement. Quel est donc
l'enjeu du discernement dans la gestion de la prise de risque ? C'est de savoir comment
on évalue ce dans quoi on s'engage, au regard de comment on y est amené par la
confiance dans ce qu'on fait ou ce qu'on croit. Cela pose alors une autre question :
celle de ce (ceux) qu'on laisse de côté.
Car 'ceux' qu'on laisse de côté, ce sont les autres, qu'on a sorti de la cible visée
puisque, comme le dit Levinas, l'énoncé 'tout homme est mon prochain' est à La fois
vrai et injouable. L'éthique dès lors, c'est de rester concerné par ceux qu'on a laissés
de côté, envers qui on ne peut pas se tenir quitte.
Si on écrit 'ce' qu'on laisse de côté, c'est alors la dynamique de l'intelligence pratique
qui est convoquée car il faut bien clôturer, dimensionner, à un moment donné, le
problème que l'on pose. Mais en l'arrêtant là, avec pour seule raison que, sinon, je ne
peux agir, j'introduis une rupture dans la continuité possible du monde dont rien ne
m'assure qu'elle est performante et définitive.
Ce n'est pas parce que j'ai dit : « Je m'arrête la », que je suis quitte de ce que je laisse
dehors car ce qui s'y passe peut toujours remettre en jeu ce qui se passe dedans,
exigeant alors que je déplace la borne. Autrement dit, l'activité humaine campe sur
les frontières.
Posture de maîtrise ou ambition d'harmonie ?
François Jullien, philosophe et helléniste de formation, a abordé la philosophie
chinoise avec le projet de comprendre sa différence d'approche d'avec la philosophie
grecque. Il a écrit en particulier le « Traité de L'efficacité* », petit ouvrage très dense
et tout à fait intéressant. Ce même sujet a été abordé par de nombreux auteurs, en
particulier par Michel de Certeau2, philosophe jésuite et polytechnicien, qui a écrit
dans les années 70 « L'invention du quotidien ». Je pense également à un autre
auteur très intéressant, François Roustang, lui aussi ancien jésuite, psychanalyste et
spécialiste de l'hypnose, qui a écrit un livre que je trouve absolument génial, intitulé
« La fin de la plainte3 » à qui fait aussi modestement écho ce qui suit.
Ce qui distingue ces deux approches, c'est leur rapport au monde et au temps.
L'approche grecque postule la possibilité d'agir sur le monde, de le modifier, de le
conduire. C'est une posture de maîtrise. L'approche chinoise consiste davantage à
agir dans le monde, non pas en le maîtrisant mais en L'épousant. C'est une ambition
d'harmonie. Ce sont des postures radicalement différentes. Cela se retrouve dans
1. François Jullien, Traité de l'efficacité. Essai, Grasset (coll. Poche), Paris, 2002
2. Michel de Certeau, Luce Giard, et Pierre Mayol, L'invention du quotidien. Folio Essais,
Gallimard, Paris, 1990
3. François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob, paris, 2000, 252 p.
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210 DISCERNER POUR DÉCIDER
les arts martiaux asiatiques où l'on prend le mouvement qui vient vers soi pour, en
l'épousant, le retourner. D'une certaine manière, cela va jusqu'à dire qu'il ne faut rien
vouloir : le sage, c'est celui qui ne bouge pas et c'est parce qu'il est immobile qu'il
fait bouger les autres. Cela confine également à la posture du thérapeute - aussi bien
au sens psychanalytique que dans un sens plus général - dont la ressource tient à
son immobilité : c'est elle qui fait bouger. S'il se mêle trop de vouloir, il induit un
mouvement qui lui fait courir le risque d'imposer quelque chose et de prendre la main.
Le thérapeute, c'est celui qui ne veut rien, qui laisse advenir.
C'est une dimension fondamentale quand on intervient dans les organisations :
de quoi se mêle-t-on à vouloir à leur place ? Que veut dire 'vouloir à la place de'
sachant que c'est aussi désirer quelque chose pour soi ? Comment ce que l'on veut
pour soi ne prendrait-il alors pas la place de ce que les autres veulent ? Cette
tension est fondamentale. C'est également un des problèmes du management : que
fait-on effectivement émerger, quand on incite les gens à participer ? Ou, plutôt,
qu'éteint-on a priori en mettant immédiatement en avant ce à quoi on veut qu'ils
aboutissent ?
En réalité, c'est piégé : quand on prétend mobiliser l'autonomie mais qu'en réalité,
c'est de réquisition qu'il s'agit, on crée une injonction paradoxale. Si l'entreprise
nous oblige à être autonomes, il y a un problème! Et pourtant elle a besoin qu'on
le soit ! On se trouve face à une aporie : l'organisation a besoin de quelque chose
qu'elle n'obtiendra que si nous le voulons. Donc, forcément, en tentant de capter
ce quelque chose, elle contrarie cette tension et la façon dont le curseur bougera
à ce moment-là sera un enjeu de santé et d'efficacité. Il y a dans la thématique du
discernement une expression qui me parle beaucoup : c'est L'idée qu'on obtienne,
grâce au discernement, une décision saine. Sain, cela veut dire que ça doit être
quelque chose qui doit non seulement faire du bien, médicalement parlant, mais aussi
faire le bien. Et cela, c'est essentiel.
Pour la philosophie grecque, la stratégie procède d'une volonté, et elle doit traduire
l'affirmation d'une intention construite de chez soi pour s'imposer au monde. La
posture grecque fonde la légitimité d'une posture de puissance, ce qui suppose de
développer ensuite des pratiques de contrôle.
Pour la philosophie chinoise, le rapport au monde n'est pas le même. On est plutôt
dans un deuil de la tentation de puissance. On ne contrôle pas, on se donne plutôt la
capacité d'écouter. Dans l'approche grecque, on s'appuie sur ce qui devrait se passer
et, généralement, l'événement est vécu comme un obstacle, un aléa indésirable. Dans
l'approche chinoise. L'événement est une circonstance, une ressource : c'est ce grâce à
quoi quelque chose peut advenir. Dans cette approche, c'est le quotidien qui domine.
La stratégie est donc, dans cette seconde approche, une posture engagée de présence
au temps, alors que dans l'approche grecque, elle s'en dégage. Nul n'est pas forcé
de choisir l'une plutôt que l'autre, mais il y a nécessité à réfléchir sur l'intérêt d'une
combinatoirequi suppose d'assembler des dimensions fondamentalement hétérogènes,
des logiques différentes, des postures très éclatées. Une telle combinatoire crée une
tension, mais qui peut être recherchée par les choix organisationnels de l'entreprise,
tout particulièrement dans les activités de services, a priori à l'écoute du client : cette
démarche sophistiquée est alors l'enjeu professionnel, essentiel quoique sous-estimé,
du vendeur.
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Annexe 2
Présentation de cas
Je travaille avec une grande organisation publique en forte évolution, en particulier
vers l'activité commerciale, ce qui est évidemment un changement d'identité fort.
Aujourd'hui, il paraît acquis que ce virage a été accepté par tous les agents et la
crainte de la direction d'une opposition frontale à cette évolution au motif de la
défense du service public ne s'est pas avérée. Un certain nombre de métiers se sont
alors développés autour de l'activité commerciale.
Par ailleurs, dans une organisation de cette taille, un des problèmes du management,
c'est que l'encadrement ne s'adresse aux agents que lorsqu'ils sont en difficulté ;
quand tout va bien, ils se sentent ignorés. Cependant, alors que l'entreprise est en
pleine évolution, l'encadrement doit recoller au terrain et ne pas se contenter de
critiquer. Des consultants très compétents ont donc appris aux cadres à manifester
une présence authentifiant auprès des agents qu'ils sont contents d'eux...
Un jour, alors que je discutais avec un de ces cadres dans une agence de ladite
entreprise, celui ci s'avise qu'un vendeur a sorti le grand jeu et qu'il est en train
de 'faire un carton' au guichet. Sortant d'un de ces séminaires où il avait appris à
témoigner sa satisfaction, le cadre se porte vers l'agent et lui dit : « Ça, c'est une
vente ! Génial ! ». Le vendeur se retourne alors et lui répond : « J'aime pas ce qu'on
fait ». Pris à contre-pied, le cadre pense aussitôt : « C'est un militant syndical ! ». Dès
lors, tout devient compréhensible : il est opposé par principe à toute évolution, c'est
un archaïque, partisan du service public de papa, etc. Au moins, comme ça, le cadre
comprend ce qui se passe. Mais l'agent ajoute : « On a perdu un client ». Tempête
sous un crâne ! Client, c'est le mot le plus moderne dans la maison ! À nouveau, le
cadre ne comprend plus. Je lui propose alors qu'on se voie dix minutes tous les trois
parce que, sinon, on va passer complètement à côté de quelque chose. On se retrouve
donc dans un bureau et je demande à L'agent ce qu'il a voulu dire. Et il raconte : « Eh
bien, voilà, ce client, c'est mon client Tout ce que je lui ai vendu, c'est sur la base de la
confiance qu'il méfait, confiance qui s'est construite dans une relotion de longue date.
Et c'est à moi seul qu'il achète. D'ailleurs, ojoute-t-il, vos files d'attente, ça ne marche
pas. Les gens attendent que je sois libre et c'est pareil pour mes collègues. Moyennant
quoi, ça fait des queues d'enfer. Donc, vos nouvelles façons de traiter le client, c'est
des histoires et vous faites du service d'une manière qui ignore les personnes. Ce n'est
pas du service, c'est du flux industriel ». Désemparé, le cadre ne peut qu'approuver.
Et L'agent ajoute : « Cette personne, quand elle va rentrer chez elle, moi je vous le dis,
dans sa famille, ils vont lui dire : toi, ils ne t'ont pas ratée I Tu t'es fait avoir. Et donc,
conclut-il, on l'a perdue et vous venez me dire que c'est bien ? Que c'est cela une belle
vente ? Et bien, si c'est cela être un vendeur, ce n'est pas un métier ! N'importe qui sait
le foire et ça n'a plus d'intérêt ».
Disant cela, il signifie que, économiquement, ça n'a aucun intérêt et, subjectivement,
que ça ne L'intéresse plus. Il met en lumière un enjeu stratégique pour l'entreprise :
une évolution commerciale fondée sur une relation de confiance, établie dans la durée
risque d'être mise à mal pour un chiffre d'affaires immédiat.
Le plus intéressant dans cette discussion, c'est qu'à ce moment-là, personne ne sait si
le client sera perdu ou pas, mais que tout le monde s'accorde implicitement pour dire
que ça n'est pas le problème. Le seul fait que ce soit possible rend légitime Le grief
du vendeur : tant qu'on ne s'est pas mis d'accord sur ce qu'est un client, sur ce qu'est
une vente et sur comment évaluer la prestation, tant qu'on n'a pas réglé cela, tout le
reste est vain. Par contre, ce qui est reconnu comme digne, c'est que la question se
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212 DISCERNER POUR DÉCIDER
pose. Mais en attendant, c'est lui, le guichetier, tout en bas de l'échelle, qui est seul
à supporter cette tension parce qu'il n'y a que très peu d'échanges en latéral, parce
que ça n'est pas organisé et pas facile, et surtout parce qu'il n'y a pas de contacts
avec une hiérarchie absente qui fuit intuitivement cette question.
On voit bien que, dans ce quotidien là, celui où il y a des clients, différent de celui
de la stratégie où n'existent que des marchés, l'enjeu du travail, c'est le discernement
dont fait montre la personne prise entre fidéliser une clientèle et gagner une part de
marché. Autrement dit, dans le travail apparemment quotidien et socialement simple
du vendeur, se joue une ressaisie de catégories conceptuellement très sophistiquées,
du niveau de la stratégie de la direction générale, que les agents, munis de leur seul
discernement, doivent mener à bien, c'est-à-dire d'une manière saine, afin de pouvoir
continuer à voir quelqu'un de bien dans leur miroir. Ils y arrivent... ou pas. Et tout
ceci se joue à travers un processus de reconnaissance dont tout l'enjeu est de savoir
ce qu'il vient reconnaître. La méprise est alors vécue comme un mépris : « Vous vous
méprenez complètement à valoriser une activité dons laquelle je ne me reconnais pas
et dont rien ne dit qu'elle est aussi belle que vous le prétendez, sans que nous ayons
fait ensemble l'expérience de ce qu'elle vaut vraiment ».
Le réglage de cette proximité nécessaire du cadre, de son écoute, est aussi un des
enjeux du discernement : il interroge le sens que les gens mettent dans ce qu'ils
font, sachant que le sens est pluriel parce qu'il est hétéronome, qu'il s'agit donc
pour eux de voir aussi le sens que l'entreprise y met. Or c'est un problème crucial :
s'accorder sur le sens que l'entreprise y met, cela suppose de le connaître... Mais
si les gens, dans les entreprises, sont désorientés c'est précisément parce qu'ils ne
sont pas dirigés et ne savent ni à quoi on joue, ni dans quelle mesure ce qu'ils font
aura du sens pour l'entreprise. Dans cet espace désorienté, les gens ne peuvent
pas être autonomes. La nécessité d'explicitation par l'entreprise tient à ce qu'elle
règle l'accès à la signification pour la personne, client ou collaborateur, à qui il est
demandé d'agir.
Débat
T3
O
C
D Un intervenant : Tout cela n'est-il pas de L'ordre des finalités, partagées ou pas.
Q
François Hubault : C'est effectivement le sens que je mets dans le mot quotidien
qui me semble un des enjeux majeurs du management, par rapport à la fois aux
programmes de recherche dans lesquels je suis engagé et à mon positionnement dans
les entreprises. Il y a autour de ce concept et de la notion de relation de service
interne, qui suppose la présence, un ancrage professionnalisant. L'idée est que le
quotidien incarne une tension, une thématique du tout et de la partie.
Un intervenant : Comment alors apprécier le travail ?
François Hubault : L'enjeu de l'appréciation est de savoir comment on sera jugé,
à la fois sur ce qu'on aura réalisé et sur le fait qu'on aura ouvert ou fermé tel ou
tel possible qu'il faudra donc être capable de percevoir. En découle le concept,
fondamental, que le réel ne se confond pas avec ce qui s'est actualisé ou réalisé
et que le potentiel y participe tout autant. Le travail étant une confrontation au
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Annexe 2
réel, on y est également confronté à ce qui pourrait arriver. Et c'est parce que ça
peut arriver qu'on fait les choses, soit pour les empêcher, soit pour les réaliser. Le
réel du travail, c'est l'expérience de ce qui aurait pu, qui aurait dû ou qui n'aurait
pas dû survenir et, finalement, c'est ce qui ne se voit pas. Autrement dit, celui
qui, par son action, évite une panne, a été confronté à ce réel singulier que la
panne était possible. Cette possibilité était bien réelle, quand bien même elle ne
s'est pas réalisée. Dès lors, la question qui nous intéresse dans l'appréciation de
ce que les gens font, c'est de savoir à quelle potentialité l'action les ouvre - ou
pas. L'enjeu du discernement est alors de comprendre en quoi ce que je fais est
vecteur de santé, c'est-à-dire en quoi c'est quelque chose qui fera le bien et en
quoi cela se réalisera en potentialité ou simplement en actualité ? C'est le cœur
de la dimension du travail et cela requiert une culture de la présence. Si on n'est
pas là, rien ne se peut.
Un intervenant: Ne faites-vous pas l'apologie de la notion de finalité, notamment
d'un point de vue philosophique, même si, par l'exemple que vous prenez, vous
revenez sur la question du sens et de la potentialité, et sur la notion d'unité de la
personne par rapport à sa réalité personnelle, celle de son service, de son entreprise
ou de sa vie ?
François Hubault : La question de la finalité est un point sensible pour moi. Il
convient avant tout de savoir si Les mots de finalité, sens, etc. sont synonymes. Si
se développer, c'est devenir ce que l'on est, on voit bien que ça ne peut pas être
décrit comme un parcours avec un début et une fin, mais que c'est un processus
constamment autocentré qui, dans le même mouvement, sort de lui-même. C'est
complexe à figurer, mais l'idée est là : la finalité n'est pas extérieure à soi, elle n'est
pas un but à atteindre. Souvent, on confond but et finalité. Or, si un but est extérieur,
une finalité ne peut l'être. C'est en cela que le sens et la finalité sont des enjeux
d'unité et de santé : il s'agit de réaliser une potentialité élue parmi d'autres, mais qui
peut aussi fort bien être changée si l'occasion active une autre dimension en soi. On
restera pourtant toujours dans la même finalité de devenir ce que l'on est, car nous
sommes aussi faits de tout ce que nous n'avons pas préféré à un moment donné, bien
qu'il fût déjà en nous.
Si on applique cela à l'entreprise, à un niveau de réalité évidemment très différent,
la question du devenir se retrouve également là : la stratégie est alors ce qui lui
permet de réaliser ce qu'elle est, ce qui suppose de revenir de manière non triviale
sur ce qui fait ressource. C'est le contraire de ce que font en général les stratèges,
qui raisonnent plus en fonction des convocations de l'environnement qu'en écho à ce
l'entreprise est ou ce qu'elle peut devenir.
Cette approche, qui oblige à faire retour sur ce qu'on est, demande un travail
d'approfondissement rarement fait dans l'entreprise; d'autant que Les directions sont
souvent influencées par des consultants venus de l'extérieur qui, ne sachant pas ce
que l'on est et pour éviter d'être mis en difficulté, font rapidement l'impasse dessus.
Si notre avenir, c'est d'être ce qu'on n'est pas, alors c'est que ça n'est pas le nôtre.
Tout l'enjeu est là : on doit devenir ce qui est déjà en nous. Il ne s'agit pas de ne rien
changer : changer, c'est mobiliser des potentialités qui sont en nous et qui, bien que
changeant au fil du temps dans leur proportion et leur mobilisation, font que, in fine,
c'est toujours nous qui sommes là.
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214 DISCERNER POUR DÉCIDER
Mais, très souvent, les changements dans les organisations sont menés dans
un rapport à l'histoire ressentie comme un boulet et non comme un repère ni,
a fortiori, comme une ressource. Aujourd'hui, j'interviens dans des entreprises du
service public qui sont travaillées par la question de savoir si elles vont y rester
ou si elles le doivent. C'est très intéressant parce que, de mon point de vue, elles
concentrent toutes les interrogations de toutes les entreprises, à la fois quant aux
exigences de rentabilité qu'elles ne connaissaient pas jusqu'alors, et quant au rapport
au service à la fois singulier et universel. Généralement, leur histoire les y a mal
préparées mais, néanmoins, elles ont souvent un rapport à la question et au concept
qui n'est pas complètement neuf : tout ceci crée des tensions extrêmement riches
qui m'intéressent beaucoup. C'est un enjeu managérial absolument fondamental que
pose la question de la finalité. Le problème c'est que ça ne se pilote pas et que parler
de pilotage du changement est pour moi un contresens. En même temps, on ne peut
pas dire qu'on laisse faire et qu'on verra bien. C'est donc très difficile. Tout le débat
est alors : qui donne le sens ? Je ne crois pas que ce soit le manager, parce qu'à ce
moment-là, ce serait une reprise en main. La vraie question est donc : comment le
manager peut-il être libérateur de sens et accueil de signification ?
Bernard Bougon : J'ai été très impressionné par cette façon de parler du travail. Ce
que vous dites du discernement est d'une grande richesse. L'enjeu du discernement
est : en quoi ce que je fais est-il vecteur de santé, en potentialité comme en
réalité ? C'est cette attention au quotidien, à ce qu'on vit dans la journée, qui
est au cœur de la posture du discernement. Elle est symbolisée, dans la pratique
ignacienne, par ce qu'on appelle la pratique de l'examen qui consiste à prendre
le temps de relire ce qu'on a vécu dans la journée, à la fois en termes d'actes
mais aussi de perceptions intérieures, sur tous les registres : les événements, mais
aussi ce qu'on a engagé et comment les choses ont bougé. C'est essentiel et cela
demande juste un peu de temps.
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Annexe 3