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(1) Marie Bergström : «Sur Tinder, les femmes aussi cherchent des relations pas prise de tête» - Libération

10/03/2020 12'45

INTERVIEW

Marie Bergström :
«Sur Tinder, les femmes
aussi cherchent des
relations pas prise de
tête»
Par Anaïs Moran(https://www.liberation.fr/auteur/17663-anais-moran)
— 15 mars 2019 à 17:06

Illustration Aseyn

Loin du regard et du jugement moral, les sites de


rencontres hétéros permettent plus facilement aux
femmes d’avoir des histoires d’un soir, analyse

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(1) Marie Bergström : «Sur Tinder, les femmes aussi cherchent des relations pas prise de tête» - Libération 10/03/2020 12'45

la sociologue. Ces nouvelles pratiques ne remettent


pourtant pas en cause la norme de la vie conjugale, ni
ne banalisent la sexualité.

Les sites et les applications de rencontres ont-ils redéfini les lois de l’amour
? Apparus aux Etats-Unis au milieu des années 90, ces services en ligne se
comptent désormais par milliers et ses utilisateurs en dizaines de millions.
Match, Meetic, Once, Tinder, Happn, Gleeden, Bumble… ils ont redessiné la
géographie conjugale et sexuelle de notre société contemporaine. Mais ont-
ils enterré les idéaux amoureux ? Sexualisé tout lien affectif ? Rationalisé le
romantique, comme le suggèrent les nombreuses critiques venues tant de
sociologues que de l’opinion publique ? Dans son enquête les Nouvelles Lois
de l’amour, consacrée aux hétérosexuels, Marie Bergström, sociologue et
chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined) décrypte
l’organisation des rencontres 2.0.

Les sites et les applications sont accusés d’avoir tué


l’amour, écrivez-vous. D’où vient ce grief ?

La critique était formulée dès la fin du XIXe siècle envers les annonces et les
agences matrimoniales. Puis envers le minitel rose, qui apparaît dans les
années 90. Ces services étaient déjà considérés à leur époque comme les
outils d’une marchandisation de la rencontre et, par conséquent, comme
une menace pour l’amour véritable. Aujourd’hui, les sites et les applications
modernes sont perçus comme le danger ultime. Le cheval de Troie ayant
définitivement fait entrer les logiques de consommation de masse et de
marketing de soi dans la sphère intime : artificialité, abondance, liberté des
choix, ciblage sélectif, standardisation. Cette «rationalisation» aurait pour
effet néfaste de détériorer les liens affectifs. Car la rencontre amoureuse,
telle que racontée et idéalisée, est censée être une découverte inopinée, un

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choc, l’irruption de l’autre. L’époque actuelle est finalement très romantique


: l’indignation très vive à l’égard des services de rencontres montre notre
forte adhésion à l’imaginaire amoureux.

Ces services sont aussi critiqués pour avoir


hypersexualisé les relations intimes et donc concurrencé
la conjugalité…
Les sites et les applications ont incontestablement changé les scénarios de la
sexualité et ont engendré une diversification des relations (sex friends,
plans cul, couples officieux etc.). Mais c’est une erreur de dire que cet
enrichissement du registre relationnel est en train de faire mourir «le
couple». La société contemporaine est toujours caractérisée par une norme
conjugale forte. Elle n’est ni rejetée ni véritablement affaiblie. Simplement,
la volonté de «se poser» arrive désormais plus tard car la période de
jeunesse s’est prolongée (l’allongement des études a reporté l’indépendance
économique des jeunes), entraînant l’apparition d’une phase
«d’expérimentation sexuelle». En 2013, on estime qu’environ deux
personnes sur cinq, âgées de 18-25 ans, avaient déjà fréquenté un site de
rencontres, soit la catégorie d’âge la plus représentée. Si cette fourchette
d’âge utilise notamment les services de rencontres à des fins sexuelles, à

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partir de 30 ans, les sites sont davantage utilisés pour essayer de trouver un
partenaire amoureux. Une vie de couple réussie reste un idéal de vie
aujourd’hui.

Hormis les jeunes, qui sont les autres utilisatrices et


utilisateurs ?

Les classes supérieures étaient surreprésentées sur les sites à leur début
mais ces services se sont rapidement popularisés. En 2013, 16 % des
personnes cadres ou appartenant aux professions intellectuelles supérieures
s’étaient déjà inscrites sur un site de rencontres, contre 13 % des ouvriers
par exemple. Le «sex ratio» des usagers est également assez équilibré. Si les
hommes sont en surnombre jusqu’à environ 40 ans, ce sont les femmes qui
deviennent ensuite majoritaires sur les sites. Rien d’illogique à cela :
l’inversement de courbe reflète à grands traits les tendances du célibat en
général. Ce qui est intéressant de noter, c’est que les jeunes hommes et les
femmes seniors sont les populations les plus défavorisées sur les services de
rencontres. Les jeunes hommes n’intéressent que très peu les jeunes
femmes, ces dernières préférant les profils des hommes plus âgés, car
considérés comme plus matures. A l’inverse, les femmes seniors jugées trop
âgées n’intéressent pas les hommes seniors qui vont plutôt montrer de
l’intérêt pour les femmes plus jeunes.

Une autre idée reçue que vous déconstruisez dans votre


enquête concerne la fin de l’homogamie. Vous affirmez
que la démocratisation des rencontres en ligne n’a pas
marqué le déclin des clivages de classe.
Beaucoup veulent voir dans ces services de rencontres l’incarnation d’un
désenclavement des rencontres amoureuses et sexuelles et, par extension,
d’un coup d’arrêt pour l’homogamie (cette tendance à former un couple avec

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une personne de même statut social). Ce n’est pas ce qu’on observe en


réalité. Les sites et les applications révèlent au contraire toute la force et le
modus operandi des logiques sociales de l’autosélection. Prenons l’exemple
des photos de profil : la mise en scène et la sélection des images seront
beaucoup plus travaillées chez les classes favorisées, qui vont se détourner
de «l’esthétique fonctionnelle» caractéristique des classes populaires. De
même, les informations renseignées dans la «description» du profil, les
qualités mises en avant, la façon de communiquer par écrit, la manière de
séduire… constituent un réel aiguillage social selon les capitaux
économiques et culturels. Ce processus de sélection-élimination existe déjà
dans les contextes hors ligne mais se déroule souvent de façon implicite et
indirecte (aller parler à une telle personne plutôt que telle autre lors d’une
soirée). Les services spécialisés, eux, formalisent la procédure de tri.

La nouveauté des services de rencontres se trouverait


dans la «privatisation» de la rencontre. Qu’entendez-vous
par là ?
Les rencontres en ligne se déroulent en dehors, et souvent à l’insu, des
cercles de sociabilité traditionnels. Jusqu’alors, la rencontre était associée
aux contextes de sociabilité ordinaire, comme le voisinage, le travail, les
études, les sorties et les loisirs. Aujourd’hui, les sites et les applications
introduisent une véritable séparation entre ces cadres et les lieux où on
recrute des partenaires. Il existe désormais des lieux insulaires qui vont
proposer un univers de rencontres à l’abri des regards environnants, c’est-à-
dire à l’abri des espaces «publics». Cette privatisation est une vraie rupture
dans l’organisation sociale des rencontres amoureuses et sexuelles.

Une vraie rupture qui profite en premier lieu aux


femmes…

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Disons que cette insularité offre la possibilité aux femmes d’expérimenter et


vivre des histoires éphémères sans être traitées de «filles faciles» ou de
«salopes». Car le double standard des sexes en matière de conduite sexuelle
est toujours vivace : si les relations éphémères peuvent être valorisantes
pour les hommes, elles entrent en contradiction avec l’image sociale de la
«retenue sexuelle féminine». Le fait de multiplier les partenaires ou
simplement de manifester une grande appétence sexuelle revient toujours,
pour les femmes, à engager leur réputation. Les services de rencontres leur
donnent l’occasion de se prémunir temporairement de cette morale
sexuelle, de vivre une diversité d’expériences tout en maintenant une image
sexuellement modérée face à leur entourage.

Cette vision différentialiste de la sexualité des femmes


et des hommes a largement été investie par les
concepteurs des sites de rencontres…
Les concepteurs ont volontiers puisé dans les stéréotypes de genre. La
sexualité des hommes, envisagée comme une sexualité pour soi et associée à
une libido importante, n’aurait rien à voir avec la sexualité des femmes,
envisagée comme une sexualité relationnelle, davantage effacée et associée
au cadre conjugal. Cette distinction donne lieu à deux types de services qui
correspondent à deux «produits» distincts. D’une part, des espaces
sexuellement explicites, à la publicité provocatrice, mettant en scène des
rencontres «sexy» ou «infidèles» destinées aux hommes. D’autre part, des
espaces dits sérieux, à l’image épurée et pudique, qui vise particulièrement
les femmes. Cette façade de propreté montre par ailleurs la difficulté des
concepteurs, majoritairement des hommes, à connaître réellement la
sexualité des femmes.

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La sociologue Eva Illouz affirme que les services de


rencontres donnent lieu à une «domination affective»
des hommes sur les femmes. Qu’en pensez-vous ?
L’idée d’Eva Illouz, c’est de dire que les femmes sont désireuses de nouer
des relations plus intimes, souvent amoureuses, alors que les hommes
enchaînent les aventures sur Internet au détriment du désir d’engagement
de leurs partenaires féminins. Les femmes accepteraient des relations
sexuelles contre leur gré, dans l’espoir de trouver l’amour, et ressortiraient
donc comme les grandes perdantes des rencontres en ligne. Je suis en
désaccord avec cette idée. Cela essentialise beaucoup trop les pratiques
amoureuses et sexuelles des deux sexes. Sur Internet, il y a aussi beaucoup
de femmes qui sont très contentes d’avoir des relations éphémères ! Les
jeunes femmes par exemple, cherchent autant que leurs homologues
masculins des relations «pas prises de tête» comme l’a montré aussi le
sociologue Christophe Giraud. De même qu’à partir de 40 ans, la majorité
des hommes désirent se mettre en couple et utilisent les sites pour trouver
une conjointe. La thèse de cette tension entre les deux sexes trouve surtout
une réalité chez les trentenaires. A 30 ans, les femmes sont généralement
plus impatientes de commencer la vie à deux, ce qui peut provoquer durant
quelques années un décalage des désirs. Mais très vite, les hommes font
aussi preuve d’un désir de conjugalité.

En revanche, vous revendiquez l’idée que les rencontres


en ligne sont conditionnées par la violence masculine.

Il est clair que la violence masculine est toujours un horizon possible dans
les interactions sur les sites et les applications. Il y a cette crainte de
rencontrer des hommes mal intentionnés. C’est une menace omniprésente,
vécue comme telle par les femmes qui vont, de manière consciente ou
inconsciente, anticiper les dangers. Par exemple, les utilisatrices prennent

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très peu l’initiative d’écrire aux hommes (sur Meetic, elles sont à l’origine
d’une prise de contact sur dix) et préfèrent attendre qu’on vienne vers elles.
Cette prudence est stratégique : elle leur permet de scruter les hommes, de
dégager un espace de négociation quant à la nature à donner à la relation
naissante, et si nécessaire de faire valoir leur refus d’une suite. On est donc
loin de la prétendue «banalisation du sexe» introduite par les services de
rencontres. Cette banalisation est impossible dès lors que la sexualité reste
pour les femmes un lieu de violence anticipée, crainte et vécue.

Anaïs Moran (https://www.liberation.fr/auteur/17663-anais-moran)

MARIE BERGSTRÖM LES NOUVELLES LOIS DE L’AMOUR La Découverte, 228 pp., 20 €.

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