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Le dire du sexe

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
Le dire du sexe Franz Kaltenbeck.................................................................................................................... 3
L’orientation lacanienne......................................................................................................................................... 6
Trio de Mélo. Une séance de séminaire à Paris, en 1986................................................................................... 6
Le dire du sexe ..................................................................................................................................................... 15
Une femme, un homme, le ravissement, poésie Pierre Bruno........................................................................ 15
Madame de Sévigné Marta Wintrebert ......................................................................................................... 21
Disjonction de l’Œdipe féminin Genevieve Morel ......................................................................................... 28
Quand la petite fille tourne en femme Elisabeth Leclerc-Razavet ................................................................ 32
Ingeborg Bachmann : la malencontre Johanna Martin.................................................................................. 37
Un rêve de carnaval Paulo Siqueira................................................................................................................ 43
L’image dans le fantasme : abords cliniques différentiels Lilia Mahjoub...................................................... 48
La structure du fantasme de guerre : Le cas de la Bosnie Renata Salecl ........................................................ 52
La voix dans la différence sexuelle Slavoj Zizek ............................................................................................ 58
Sur l’interprétation................................................................................................................................................ 67
L’analyste, gardien du silence Françoise Fonteneau ..................................................................................... 67
La clinique et ses débats ....................................................................................................................................... 79
Suppléance perverse chez un sujet psychotique Jean-Claude Maleval.......................................................... 79
Une jouissance à couper le souffle : à propos d’un cas d’asphyxie auto-érotique Dany Nobus ..................... 87
Logique lacanienne............................................................................................................................................... 94
Compacité Heinrich Von Weizsäcker............................................................................................................ 94

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Éditorial
Le dire du sexe On soutiendra ensuite que le théorème « le sexe est
Franz Kaltenbeck un dire» renvoie à l’ensemble des énonciations que
la sexualité suscite et en particulier aux interdits
La proposition de Jacques Lacan selon laquelle « le ainsi qu’à la transgression de ceux-ci. Admettons ici
sexe est un dire» dont nous avons dérivé le titre de la fermeté et la subtilité de la position de Freud.
notre thème, provient de son Séminaire « Le Qu’il proteste contre l’hypocrisie, la censure et la
moment de conclure» (1977-1978). Elle risque de répression ne le distingue pas encore des grands
susciter le malentendu, un effet qui ne serait pas créateurs de son époque qui ont combattu les forces
étranger à son sens. réactionnaires. Freud saisit très vite que le vrai
Un lecteur non-averti interpréterait cette proposition ennemi n’est ni l’état ni l’église mais la lâcheté de
comme une opposition aux théories qui cherchent à ceux qui savent et qui ne vont pourtant pas au fond
ramener le sexe à des bases biologiques. Cette des choses. Ainsi il révèle dans sa « Contribution à
opposition s’énoncerait à partir du symbolique. Nous l’histoire du mouvement psychanalytique» que «
ne croyons pas que cette lecture soit satisfaisante. l’idée scélérate» – selon laquelle l’étiologie des
En effet, la sexualité biologique n’est pas si naturelle névroses était d’ordre sexuel – remonte à Charcot,
qu’elle en a l’air. Il y a quelque temps, on croyait Breuer et Chrobak, ces grands médecins qu’il avait
encore que la décision entre le « masculin» et le « fréquentés avant d’inventer la psychanalyse. Lui, il
féminin» était l’affaire d’un gène dont la présence revendique simplement d’avoir pris au sérieux cette
serait le commutateur d’une position standard (« idée « dans son sens littéral», de l’avoir développée
féminine» par exemple) en une position « « à travers toutes sortes de détails et d’avoir conquis
masculine». Or, la toute-puissance de ce gène a été pour elle une place parmi les vérités reconnues».
mise en doute par des chercheurs. La décision se fait Le numéro présent s’inscrit dans ce Durcharbeiten
plutôt par un processus moins primaire où deux « après que notre revue a déjà consacré deux
fractions» de protéines procèdent à une sorte de livraisons remarquables au thème de la sexualité : La
vote. Chacune de ces protéines se met en couple sexualité dans les défilés du signifiant (n°17) et
avec une protéine opposée mais comme une fraction L’Autre sexe (n°24).
sera plus forte que l’autre, son excédent fera pencher Freud a aussi prononcé ce que Lacan appelle dans
la balance côté homme ou côté femme et Télévision sa « malédiction sur le sexe» « La vie
déterminera ainsi le sexe de l’embryon. Ce sexuelle de l’être civilisé est gravement lésée […]».
processus est donc plus aléatoire, plus ouvert que le Cette malédiction aboutit à l’hypothèse « que la
diktat du sexe par un seul gène. En plus, la décision pression civilisatrice ne serait pas seule en cause; de
sexuelle semble se démarquer du conservatisme par sa nature même, la fonction sexuelle se refuserait
habituel de l’évolution par un grand luxe de quant à elle à nous accorder pleine satisfaction et
variantes. Ainsi, plusieurs espèces de poissons nous contraindrait à suivre d’autres voies». Le
choisissent leur sexe seulement au cours de leur vie, pessimisme de ce passage est aujourd’hui entériné
tout en étant déjà équipés ab ovo de leurs attributs par maints représentants des sciences de l’homme.
sexuels et certains poissons se ravisent après leur La sexualité humaine est décrite comme « asociale»,
choix. Même au niveau génétique de la « dénaturée», « polymorphe».
différenciation sexuelle ont lieu des opérations On n’a guère attendu la psychanalyse pour observer
combinatoires et aléatoires. Lacan n’avait que l’animal humain se heurte à la difficulté
certainement pas besoin de défendre à cet égard les d’assumer son sexe. (Frank Wedekind fait paraître
droits du symbolique. L’éveil du printemps en 1891 !) Il est plus
Une autre lecture de la proposition en question se intéressant de savoir quelles conséquences la
contenterait d’affirmer que la psychanalyse tient un psychanalyse a tirées de cette grande plainte. Le dire
discours sur la sexualité, qu’elle s’inscrit dans du sexe serait-il l’ensemble des doctrines
l’histoire de celle-ci. Or, s’il est évident que cette psychanalytiques sur la différence sexuelle?
histoire existe, il paraît aussi indéniable que les Par exemple, avoir ou n’avoir pas de pénis est le
investigations récentes à propos de cette histoire ont critère freudien de la distinction entre les hommes et
souvent été impulsées par l’ambition de relativiser le les femmes. Dans le cas du petit Hans, Freud joue au
scandale intolérable de la « sexualité freudienne». bon Dieu qui ordonne le monde quand il transmet au
jeune patient que ni sa mère ni les autres femmes ne

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possèdent un « fait-pipi». Intervention peu efficace, l’épreuve les deux mythes du père (celui d’Œdipe et
la phobie persiste. Pourtant, le professeur se rachète celui de Totem et tabou), il fonde la sexuation mâle
par un brillant théorème en 1923 quand il observe sur une dialectique de l’universelle inscription du
que l’enfant n’est pas pressé de « généraliser» ce sujet dans la fonction phallique et de l’exception du
qu’il a pourtant perçu, à savoir que certaines femmes père. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que
ne possèdent pas de pénis. C’est la castration, Lacan ne semble jamais avoir repris sa thèse
ressentie comme punition, qui fait obstacle à cette formulée dans Les complexes familiaux (1938), à
extension à « toutes les femmes». L’enfant se heurte savoir que l’apparition de la psychanalyse elle-
là au problème de passer d’une quantification même serait liée au déclin de l’imago paternelle. Il y
existentielle à une quantification universelle. Encore a une piste plus prometteuse que les nostalgies
plus subtile la différenciation des comportements du napoléoniennes de nos nouveaux protestataires
garçon et de la fille : celui-là ne voit rien ou nie sa virils : l’autopsie du père imaginaire de l’époque de
perception. De celle-ci, Freud énonce : « Elle l’a vu, Freud (Bismarck, François-Joseph) par des
sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir». Véritables historiens allemands. Elle apporte un élément
logiques de la perception, comme dirait Jacques- étiologique de cette poussée collective à la Chose
Alain Miller ! Freud pense alors la décision sexuelle qui s’est produite à la génération suivante.
à partir de deux préalables, le primat du phallus et la Lacan réfute les doctrines paternalistes, culturalistes
castration. Chez le garçon, celle-ci fait échouer et égalitaristes de la sexualité féminine. À partir des
l’Œdipe; chez la fille, elle le précède. années soixante-dix, il doit tenir compte de ce
Lacan répond à la question de la différence sexuelle qu’elle n’est pas toute dominée par la castration.
en plusieurs temps. Mentionnons ici seulement son À cette fin, il oppose aux formules masculines de la
approche par une dialectique de l’être et de l’avoir sexuation deux autres formules dont l’une contient la
qui concerne d’une part le développement de structure si difficile à saisir du « pas tout». Dans la
l’enfant, son dés-assujettissement du caprice logique classique, ces quatre formules se
maternel grâce au désir de l’Autre et grâce au père contredisent. Plusieurs chercheurs ont proposé des
réel. D’autre part, Lacan théorise le phallus comme logiques non-standard qui « admettent une
signifiant qui domine « les structures auxquelles interprétation consistante des formules de la
seront soumis les rapports entre les sexes». Aussi la sexuation». D’autres se sont penchés sur les bases
femme, pour être désirée, devient-elle ce qu’elle n’a aristotéliciennes du pas-tout.
pas, en incarnant le phallus, signifiant du désir. Que le sexe soit un dire, cette proposition de Lacan
Comme elle donne ainsi ce qu’elle n’a pas, la tient compte de la dimension réelle dans la sexualité.
demande d’amour de l’homme trouve en elle son On pourrait prouver ce réel à partir de ce que Lacan
signifiant. Mais l’homme investira de son propre énonce sur l’équivoque dont se soutient
désir du phallus une autre femme, phénomène décrit l’inconscient : il est « versant vers le sexe».
sous les espèces du ravalement de la vie amoureuse. La revue fait paraître ici quelques facettes de ce réel.
Tandis que Lacan déconstruira l’Œdipe dans Il se manifeste dans les effets de l’Autre jouissance
L’envers de la psychanalyse, il maintiendra le sur le corps et sur l’âme de Thérèse d’Avila et de
complexe de castration tout en le limitant. La Jean de la Croix, dans l’amour étrange de Madame
castration, au départ, ouvre au sujet la porte du de Sévigné pour sa fille, dans l’éclatement de l’Un
symbolique. Mais déjà dans un écrit de 1958, Lacan paternel pour la féminité actuelle, dans la voix qui
rappelle son « roc»: elle est l’aporie de la fin de doit donner consistance à la Loi. Il pointe aussi
l’analyse (freudienne). Dans son article sur la derrière le fétiche et l’homosexualité d’un jeune
sexualité féminine, il la déplace en faveur d’une homme, suivis jusqu’à la faute du père et jusqu’à
dissymétrie entre les sexes. Chez le mâle, elle libère une mauvaise rencontre. Le réel de ce dire marque
le désir. La sexualité féminine, par contre, se réalise l’aboutissement de l’analyse d’une petite fille où
à l’envi de ce désir. Cette dissymétrie s’accentuera l’analyste a dû imposer la Durcharbeitung de la
au cours de son œuvre jusqu’à ce que la castration castration. Il est tenu à distance par le fantasme mais
ne soit plus « l’essence de la femme». parfois c’est lui qui franchit cet écran comme dans la
vie et la fin tragique de l’écrivain Ingeborg
Nous avons déjà indiqué qu’une logique s’annonce Bachmann. Il menace à travers la foule et la guerre
dans les textes freudiens sur la phase phallique, le le dernier rempart de l’identité subjective.
manque de la mère et la sexualité féminine. Lacan a Un extrait du séminaire de Jacques-Alain Miller sert
pris au sérieux les avancées et les impasses à notre orientation. N’éclaire-t-il pas la doctrine
freudiennes sur la différence sexuelle. Mettant à lacanienne du désir et de son signifiant par une

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lecture exemplaire et collective du rêve de la


spirituelle bouchère?
La rubrique clinique apporte deux travaux. L’un sur
une suppléance perverse dans un cas gravissime de
psychose de la littérature analytique. L’autre porte
sur une perversion rarement étudiée dans notre
discipline.
La rubrique logique s’harmonise avec notre thème
car elle met à la disposition du lecteur l’explication
d’un concept topologique exploité par Lacan dans
Encore ainsi qu’une nouvelle approche du
Todestrieb.

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L’orientation lacanienne
Trio de Mélo. Une séance de séminaire à Paris, en JEAN-LOUIS GAULT – Oui. Je trouve que cette
1986 formule rend bien compte du commentaire qui a été
fait. C’est un point sur lequel vous avez, me semble-
Le séminaire de Jacques-Alain Miller (du DEA et du t-il, longuement insisté la dernière fois.
doctorat du Champ freudien) étudia en 1985-1986 « JACQUES-ALAIN MILLER – Le premier tour, la
La direction de la cure et les principes de son façon de ne pas être dupe, est d’interpréter le désir
pouvoir» de Jacques Lacan. de saumon en désir de caviar. Le tour de plus, celui
Nous reproduisons ici une séance consacrée au que fait Lacan, est de dire : en définitive, il s’agit du
chapitre V de cet écrit. Lacan y réinterprète le rêve saumon. Voilà ce que j’ai expliqué. Vous le résumez
de la Belle Bouchère (cf. La science des rêves, chap. parfaitement dans cette formule, qui démarque
IV). Le séminaire s’est donc proposé de déchiffrer astucieusement l’histoire juive chère à Lacan : «
son exégèse. Pourquoi me dis-tu que tu vas à Lemberg pour que
« Il faut prendre le désir à la lettre», cet intitulé je croie que tu vas à Cracovie, alors que tu vas à
s’accorde bien avec l’enthousiasme pour la Lemberg?»
littéralité qui animait « le DEA», comme nous JEAN-LOUIS GAULT – Il y avait encore le point
disions à l’époque. L’extrait rappelle les romans de la fin, qui était l’opposition désir/demande dans le
dialogués et savants d’Arno Schmidt et donne une rêve. Comment comprendre que le rêve est une
idée de la méthode et de l’atmosphère du travail. Il réalisation de désir alors que ce rêve est l’échec d’un
aidera encore aujourd’hui à lire un passage de désir? On résout ce paradoxe apparent en distinguant
Lacan qui forme un véritable casse-tête. désir et demande : il s’agit d’un échec de la
L’écrit mis à l’étude dans ses détails et avec demande, mais le désir se trouve réalisé avec le
l’ensemble de ses renvois est installé à la place de saumon.
l’agent du discours. C’était lui qui interrogeait les
participants. Ceux qui prenaient la parole entraient 2 – Une curieuse duplication
en colloque. Et cela pouvait être drôle ! Le sérieux
et l’amusant – même combat. JACQUES-ALAIN MILLER – J’ai dit la dernière
Il revenait le plus souvent à Jacques-Alain Miller fois que le tour d’écrou supplémentaire donné par
d’apporter les réponses et les solutions aux impasses Lacan est exposé à la page 626 des Écrits, avec le
du commentaire. Tout le monde en profitait, et haut de la page 627. Cette page est curieusement
maints écrits, de « La dénégation» via « Kant avec composée; à la lire ligne à ligne, elle se répète, elle
Sade» jusqu’à l’inépuisable « Homme aux loups», s’enroule bizarrement. On pourrait penser que la
perdirent un peu de leur intimidant hermétisme. composition n’en est pas parfaite – Lacan ne dit-il
pas lui-même dans son Séminaire que c’est un texte
Franz Kaltenbeck jeté, qu’il n’a pas autant travaillé, réécrit que
d’autres? Mais l’hypothèse est faible. Nous pouvons
[Jean-Louis Gault récapitule la teneur de la séance faire mieux que cela.
précédente. ] Le rêve est présenté à Freud comme un problème, un
challenge, un défi, comme un contre-exemple – la
1 – Le retour au saumon Belle Bouchère est popperienne, elle voudrait
falsifier la théorie du Pr. Freud en lui apportant un
JEAN-LOUIS GAULT – Lacan fait un pas contre-exemple. Et le Pr. Freud lui montre en quoi
supplémentaire en introduisant le personnage du ce contre-exemple n’en est pas un. Là-dessus, arrive
mari, et en remettant sur la scène le saumon. C’est le Dr Lacan, qui rend compte de ce que le Pr. Freud
une mise en valeur du saumon comme signifiant du a découvert, par la distinction de la demande et du
désir de l’Autre. On pourrait dire, en quelque sorte, désir. Comment tout cela s’articule-t-il dans le
que Lacan fait alors cette réponse : « Belle détail? Je propose que nous reprenions encore une
Bouchère, pourquoi nous dites-vous que c’est du fois en haut de la page 626.
saumon pour nous faire croire que c’est du caviar, Je vous ai déjà fait noter ce fait curieux, que ce qui
alors qu’il s’agit réel lement de saumon?» est présenté dans le premier paragraphe sur le
JACQUES-ALAIN MILLER – Je n’ai pas dit cela. registre de la demande, est repris dans le second sur
Serait-ce de votre cru? le registre du désir. Cela, pour la mise en place

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d’ensemble. Maintenant, il vaut la peine, sur ce rêve L’identification hystérique est doublement articulée :
canonique, d’être plus exigeants que nous ne l’avons sur l’Autre femme et sur l’homme. C’est le cœur de
été. Je demande donc que l’on m’explique ce que l’affaire.
veut dire le caractère répétitif de cette page. Lorsque JEAN-LOUIS GAULT – Si l’on poursuit dans cette
nous apprenions le latin, le professeur nous disait voie, l’identification à l’amie est rapportée à la
que la bonne méthode était de savoir dix pages de demande, et l’identification au mari au désir de
Cicéron par cœur, que nous aurions ainsi en bouche l’Autre.
l’essence de la latinité – eh bien, l’analyse par Lacan JACQUES-ALAIN MILLER – En quel sens?
du rêve de la Belle Bouchère mérite ce genre JEAN-LOUIS GAULT – Dans le sens où nous
d’attention, de la part de psychanalystes qui avons, en haut de la page 626 : « Ainsi le rêve de la
s’inspirent dans leur pratique de ses menus propos. patiente répond à la demande de son amie qui est de
Pour souligner cette curieuse duplication que je vous venir dîner chez elle. » Et au début de la partie 8,
signale page 626, vous avez, au troisième nous avons : « La tranche de saumon fumé vient à la
paragraphe, un « c’est pour rien», deux lignes au- place du désir de l’Autre. »
dessus, « l’échec» ; et si vous prenez, dans la partie COLETTE SOLER – Puisque pour chacun des trois,
8, le second paragraphe, à la deuxième phrase avant la patiente, l’amie et le mari, il y a la division
la fin, vous avez un « tout est raté». « L’échec», « demande-désir, il faut voir pour chacun. Pour ma
c’est pour rien», dans la première partie; « tout est part, je vois bien ce qui fait l’échec de la demande
raté» dans la seconde. Cela vous montre le doublet de l’amie – le rêve lui répond non –, mais pourquoi
de la démonstration. Lacan écrit-il : « C’est le même ressort qui, dans le
rêve, va du désir de son amie faire l’échec de sa
3 – Le fil et le labyrinthe demande», au lieu de « du désir de la patiente» ?
Évidemment, on peut répondre à cette question en
Comment se structure cette affaire de demande et disant que le désir de la patiente est isomorphe au
désir dans le rêve? Je vous prie de remarquer qu’elle désir de l’amie elle-même.
est répartie entre la patiente, son amie et le mari. QUELQU’UN – Je crois qu’il y a là mise en jeu de
C’est un trio de mélo. l’idéal supposé de la femme pour le mari. Je crois
Un peu comme chez Jung, où, à en croire ce que le que cela intervient dans la série comme ça.
Dr Cahen nous a dessiné la semaine dernière au JACQUES-ALAIN MILLER – Centrons-nous sur
tableau, les personnages arrivent redoublés, avec un les difficultés du texte. Nous ne faisons pas une
haut et un bas, ici, chacun arrive avec demande et lecture de survol, elle est faite depuis longtemps.
désir. Trois fois le binaire demande/désir. Les C’est une « micro-lecture», comme s’exprime Jean-
arrangements à trois sont plus compliqués quand Pierre Richard. Et dans une « micro-lecture», les dos
chacun arrive avec sa demande et son désir. d’âne sont des montagnes. Quel est notre fil
JEAN-LOUIS GAULT – Vous aviez déjà souligné d’Ariane dans ce labyrinthe truffé de dos d’âne?
la dernière fois qu’il y avait deux identifications : C’est le binaire demande et désir. C’est déjà quelque
l’identification à l’amie et l’identification au mari. chose que de s’en apercevoir, car Lacan met en
JACQUES-ALAIN MILLER – Oui, c’est le point avant au début du texte le binaire métaphore et
crucial. métonymie, qui est opératoire, quasi formalisé –
Il y a parfois quelque chose d’obnubilant à ne parler tandis que le binaire demande et désir est plus secret,
que d’identification primaire, primordiale, d’un maniement plus délicat, qui n’a rien
d’identification au singulier, sous prétexte que Lacan d’automatique. C’est affaire de rencontre. Le mélo
aurait résolu la question avec son S. Il y a toujours de la Belle Bouchère est complexe, puisque pour
dans l’expérience un labyrinthe des identifications. chacun des trois personnages, il y a demande et
Une identification peut toujours en cacher une autre. désir.
L’être humain n’est pas la poule que l’on peut Colette Soler signale la difficulté de cette phrase : «
arrêter net, fixée sur le râteau. Et l’un des C’est le même ressort qui dans le rêve va du désir de
enchantements de cette analyse de Lacan, c’est son amie faire l’échec de sa demande. » Qui veut
précisément qu’au moment où l’on tient la solution, expliquer?
une seconde se révèle et une troisième. C’est bien ALEXANDRE STEVENS – Dans le paragraphe qui
pourquoi S1, qui est le fil d’Ariane de ce que précède celui-là, il est question de la demande de
j’appelais le labyrinthe des identifications, se lit l’amie, mais pas de son désir. Seulement, dans le
aussi essaim : c’est à la fois le fil et le labyrinthe. paragraphe qui suit, il est question du désir du mari.
Donc, la formule « qui dans le rêve va du désir de

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son amie faire l’échec de sa demande» ne consiste-t- dissimule la matrice en question, alors que c’est si
elle pas à renvoyer d’emblée le désir de l’amie au clair? – : « Ainsi le rêve de la patiente répond à la
désir qui est dans la structure le désir de l’Autre, demande de son amie qui est de venir dîner chez
c’est-à-dire le désir du mari? Il n’y a pas de désir de elle. » La demande de l’amie est de venir dîner chez
l’amie : en quelque sorte, c’est déjà le désir du mari. BB – pour Belle Bouchère. Quel est le désir que l’on
JACQUES-ALAIN MILLER – Si l’on veut. peut supposer à cette demande? Réponse : « Et l’on
PHILIPPE LA SAGNA – Il y a une idée reçue, celle ne sait ce qui peut bien l’y pousser, hors qu’on y
qu’il y a du désir parce qu’il y a échec de la dîne bien, sinon le fait dont notre bouchère ne perd
demande. Ici, au contraire, l’échec de la demande est pas la corde : c’est que son mari en parle toujours
là parce qu’il y a du désir. C’est le désir qui vient avec avantage. » On ne sait quel est son désir en
faire échec à la demande. l’occurrence, sinon que le mari s’intéresse à elle,
JACQUES-ALAIN MILLER – Bien. Ce que je qu’elle éveille quelque désir en lui, et que, du coup,
m’efforce de faire actuellement, c’est que l’on ne ça éveille quelque désir en elle. Nous pouvons donc
comprenne plus rien ! La compréhension nommer son désir : désir de venir se faire apprécier,
d’ensemble que l’on a vacille dès que nous complimenter, voir par le mari. Nous gloserons
regardons le détail. Colette Soler mettait en valeur, ensuite sur ce désir – pour l’instant, je ne veux que
justement, une phrase qui n’a pas l’air de coller. le désigner.
COLETTE SOLER – Cela n’a pas l’air de coller, Passons au mari. Que demande le mari? Nous le
mais cela colle, parce que la demande de l’amie, savons : des rondeurs. Et que désire-t-il? Des
venir dîner, va en fait dans le même sens que le désir maigreurs. C’est exactement écrit comme cela – je
de l’amie comme désir de l’Autre, puisque ce qui la pourrais, dans les marges de La direction de la cure,
pousse à le demander, c’est le désir du mari. mettre des petits mathèmes, comme dans Télévision.
JACQUES-ALAIN MILLER – Oui, c’est la solution « Or, maigre comme elle est, elle n’est guère faite
d’Alexandre Stevens. pour lui plaire, lui qui n’aime que les rondeurs. »
COLETTE SOLER – Il y a donc dans ce cas-là une Les rondeurs, c’est ce qu’il demande explicitement,
demande qui n’est pas l’antinomie du désir, mais qui c’est ce qu’il professe apprécier chez les femmes. Et
va dans le même sens. Ce qui fait l’échec de la il se trouve que, par ailleurs, il a de l’intérêt pour
demande, à savoir que la patiente, dans son rêve, cette jolie maigre. « N’aurait-il pas lui aussi un désir
refuse de l’inviter, c’est qu’elle a repéré le désir de qui lui reste en travers, quand tout en lui est
l’amie. C’est donc bien le désir de l’amie qui fait satisfait?» Eh oui, notre boucher dur à cuire, si je
l’échec de sa demande. peux dire, est plus hystérique qu’on ne pense. Il a
JEAN-LOUIS GAULT – Ce qui occupe Lacan dans bien droit au désir, lui aussi. Et puisque « le désir,
les paragraphes précédents est d’une part, la c’est son insatisfaction», ce boucher, au milieu de
distinction entre le désir insatisfait et ce que veut ses victuailles – je pense à La curée, de Zola – ne
dire le désir dans l’inconscient, et d’autre part, songe lui-même qu’à maigrir !
comment les rapporter à demande et désir, « C’est le même ressort qui, dans le rêve, va du désir
de son amie faire l’échec de sa demande. » C’est
4 – Matrice d’une précision absolue. Le rêve est une réponse –
une réponse à l’amie, à sa demande et à son désir,
JACQUES-ALAIN MILLER – Ce qu’il faut voir est une réponse doublement articulée, qui met en scène
ceci. Contrairement à d’autres textes où Lacan met un oui, puis un non. Le rêve répond positivement à
en valeur le caractère quasi mathématique des la demande de venir dîner en mettant en scène la
transformations – par exemple dans La lettre volée – demande corrélative, réciproque, qui est celle de
ici, il y a aussi une matrice, mais elle est dissimulée. donner à dîner. Mais, en raison du désir qui est sous-
C’est vrai, le désir de l’amie, par exemple, n’est pas jacent à la demande de l’amie, la patiente désire que
explicité – bien qu’il le soit en définitive. Donc, on la demande ne soit pas satisfaite. Cela se traduit très
accroche sans cesse. La seule façon d’en sortir est de simplement par : « C’est le […] ressort qui du désir
logifier les éléments, au plus simple. de son amie fait l’échec de sa demande. »
Amie mari BB Et c’est là « le même ressort» qui a été repéré chez
D D D le mari : il demande des rondes, il désire des
maigres.
d d d
La patiente reprend à son compte la demande de
Comme résultat de ce schéma, nous avons le rêve. l’amie, démontre sa bonne volonté, mais c’est pour
L’amie. Nous savons quelle est sa demande, Lacan mieux contrer le désir de cette amie, qu’elle a
le dit en toutes lettres – pourquoi ai-je dit qu’il

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interprété. Le rêve réalise donc son désir, que son symboliser dans cette pauvre petite tranche de
amie ne vienne pas chez elle flirter avec son mari : « saumon fumé. Quant au désir de la patiente, ce n’est
Reste chez toi, il n’y a rien ici pour toi. » Ces pas simplement que le dîner ne marche pas, mais
éléments s’ajustent avec une précision toute d’être l’objet du désir. Cela se complète très bien :
mathématique. d’un côté, écarter du mari l’autre femme, la maigre;
Cette articulation, qui n’est pas bien compliquée, de l’autre, être soi-même ce qui convient à son désir.
permet de déduire le rêve, elle explique pourquoi, C’est qu’elle soupçonne que si elle convient à la
dans le rêve, la patiente veut donner le dîner, demande de son mari, elle ne convient pas à son
pourquoi elle y échoue, et en quoi ce contre-exemple désir.
est au contraire pièce à l’appui de la théorie du Pr « Ce désir ne suffisant à rien […], il me faut bien à
Freud. la fin des fins (et du rêve) renoncer à mon désir de
Mais cela n’est pas le tout de l’affaire. Nous ne donner à dîner» – c’est une expression un peu
faisons ici que reformuler l’interprétation de Freud. surprenante, « donner à dîner» étant du registre de la
Nous le faisons en termes de demande et désir. Le demande dans le paragraphe précédent – « (soit à ma
modus operandi de cette affaire, comme Stevens le recherche du désir de l’Autre, qui est le secret du
remarquait, c’est le désir de l’Autre. Et c’est quoi? mien). » Cela implique-t-il qu’il y aurait ici une
Un désir de deuxième ordre. C’est par là que Lacan autre couche de désir? Cela nous oblige-t-il à établir
a commencé son analyse du rêve de la Belle un niveau supplémentaire? Si nous prenons à la
Bouchère : le désir est plus compliqué qu’on ne le lettre le fait que Lacan dit « désir de donner à
croit, un désir peut en cacher un autre. Si une dîner», où loger cet élément?
identification peut toujours en cacher une autre, et Le texte poursuit : « Tout est raté, et vous dites que
que les identifications se déterminent du désir, eh le rêve est la réalisation d’un désir. » On a
bien, un désir peut toujours en cacher un autre. On l’impression de revenir en arrière, puisqu’on a déjà
va trouver ici un désir de second ordre. Vous avez eu la solution de l’échec. On trouve en effet dans la
chez la patiente un double désir, un désir articulé à la partie précédente : « […] c’est pour rien. L’appel de
demande de l’amie tout en étant en prise directe sur la patiente n’aboutit pas; il ferait beau voir que
le désir du mari. l’autre engraisse pour que son mari s’en régale. » On
Voyons si le schéma que je propose se vérifie. « Si a donc un doublet. Pourquoi cela se redouble-t-il en
précisément symbolisée que soit la demande par effet? Pourquoi repassons-nous par les mêmes
l’accessoire du téléphone nouveau-né, c’est pour points?
rien. L’appel de la patiente n’aboutit pas; il ferait
beau voir que l’autre engraisse pour que son mari 5 – Les raisons d’un doublet
s’en régale. » En effet, il n’apprécie que les
rondeurs, pas question d’aider l’amie à le séduire en DANIÈLE SILVESTRE – Lacan s’exprime comme
la nourrissant. si c’était la Belle Bouchère qui elle-même en parlait.
« Mais comment une autre peut-elle être aimée […] Or elle présente à Freud son désir comme le désir de
par un homme qui ne saurait s’en satisfaire?» donner à dîner, et c’est ce qui lui permet de dire : «
Qu’est-ce qui peut bien l’intéresser chez cette amie Vous voyez bien que le rêve n’est pas la réalisation
qui est maigre? Quel est le secret de son désir? « d’un désir».
C’est cette question que devient le sujet ici même – COLETTE SOLER – Si l’on raisonne en bonne
[nous allons y revenir, le sujet est devenu une hystérique, elle devrait donner à dîner, parce que
question, cette question-là sur le désir de l’homme, l’amie engraisserait. Par conséquent, dans le jeu de «
sur la division du désir de l’homme]. En quoi la qui vient à la place de soutenir, non pas la demande
femme s’identifie à l’homme, et la tranche de de l’Autre, mais le désir d e l’Autre?», faire
saumon fumé vient à la place du désir de l’Autre. » engraisser son amie n’est pas une gentillesse.
Il y a la question, et il y a aussi la réponse. JACQUES-ALAIN MILLER – Ah, la bonne
Qu’est-ce qui permet de faire de ce saumon la hystérique ! Parlons-en ! La Belle Bouchère sait tout
réponse, le signifiant du désir de l’Autre? C’est la de même avec qui son mari baise. C’est une chose
maigreur, c’est même le mot maigre. Ce n’est plus le qu’il ait une aspiration amoureuse vers la maigreur,
caviar russe, dont nous a parlé Geneviève Morel, mais le fait est que ce sont les femmes un peu rondes
c’est le saumon maigre. Au fond, quel est le désir qui le font bander. « Comment une femme peut-elle
dont il s’agit? Si nous déshabillons ce que Lacan vêt être aimée par un homme qui ne saurait s’en
d’atours superbes, il reste : le désir du maigre. Le satisfaire?» Le clivage demande et désir est articulé
mari a un désir caché des maigres, et cela trouve à se sur la disjonction du ravalement de la vie

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amoureuse : d’un côté, se satisfaire au lit, de l’autre, vue du désir de l’amie, et de la réponse au désir de
aimer; d’un côté, se régaler, jouir, de l’autre, désirer, l’amie; la deuxième fois, les mêmes choses sont
aimer. dites, mais cette fois, à partir de l’identification
COLETTE SOLER – Cela va dans le même sens masculine. Eh bien, le premier « c’est pour rien» est
qu’une autre remarque de Lacan beaucoup plus tard l’échec dans le registre de l’identification féminine,
dans son Séminaire, où il dit justement que ce que la et le second échec, « tout est raté», est cette fois dans
Belle Bouchère ne sait pas, et que Dora sait, c’est le registre de l’identification masculine.
que son boucher de mari, son désir, c’est de le céder Le texte paraît composé de traviole – je l’ai évoqué
à une autre, non pas pour le désir, mais pour la au début –, mais en fait, il en émerge une cathédrale
jouissance, c’est-à-dire d’en mettre une autre dans engloutie avec ses étages, ses passages dérobés.
son lit. Lacan commence par dire avec Freud : le désir du
ALEXANDRE STEVENS – Cela veut dire que le rêve est le désir de l’amie. C’est en raison de ce
premier désir, à la place de donner à dîner, est désir qu’il faut que cela ne marche pas – ce qui
donner à dîner pour qu’elle se fasse voir par son satisfait le désir de la patiente. En fait, la rêveuse
mari. Est-ce bien ce que vous proposez? prend en charge la demande de l’amie, mais non pas
QUELQU’UN – On peut poser la question : quel est son désir. Puis, deuxième démonstration, sur le
le sujet de l’énonciation? On peut le mettre du côté versant de l’identification masculine, on repart pour
de la Belle Bouchère par rapport à Freud, ou du côté un tour : le désir du rêve est le désir du mari. Le
de Lacan par rapport à la Belle Bouchère, qui désir de donner à dîner répond à son désir de
s’adresse à Freud en disant : « Comment arrangez- rencontrer l’amie. Et ce désir est mis en échec.
vous cela, professeur?» Comme la patiente a pris en charge le désir du mari
JACQUES-ALAIN MILLER – C’est vrai, cette – cela vous explique l’expression « mon désir de
question reprend celle que la Belle Bouchère a donner à dîner» –, ce nouveau raté constitue un
adressée à Freud, et ce n’est pourtant plus tout à fait second défi à la théorie de Freud. D’où le «
la même chose. Alors? Il m’arrive de poser des Comment arrangez-vous ça, professeur?»
questions sans avoir la réponse, mais aujourd’hui, Première démonstration, celle de Freud : le rêve
j’ai ma réponse, et j’ai l’impression que cela vous n’est pas la réalisation du désir de l’amie, il réalise le
agite, que quelqu’un ait la réponse, ou pense désir de la patiente, que ça rate. Le succès est dans le
l’avoir ! ratage. Ce ratage s’explique par le désir de l’homme,
FRANÇOISE KOEHLER – Est-ce qu’il n’y a pas contré par le désir de la patiente.
une identification du désir de la Belle Bouchère avec Deuxième démonstration, celle de Lacan : cette fois,
le désir de son mari? Si ce qui fait son désir à elle, la patiente est identifiée à l’homme. Qu’est-ce que
c’est qu’il soit insatisfait, est-ce qu’elle ne voudrait cela veut dire ici? Qu’elle prend en charge son désir.
pas que son mari garde un désir insatisfait? Et c’est pourquoi Lacan écrit : « mon désir de
JACQUES-ALAIN MILLER – Oui… donner à dîner». Ce bout de phrase m’a tout
COLETTE SOLER – Comment comprendre le « Ce spécialement irrité, car de deux choses l’une : ou
désir ne suffisant à rien» ? On comprend bien qu’une cette expression était d’une inconséquence complète
tranche de saumon ne suffise pas à donner à dîner. de Lacan, qui nous avait expliqué que le « donner à
JACQUES-ALAIN MILLER – Voilà. Lacan le dit dîner» était du registre de la demande; ou il y avait
dans la parenthèse. autre chose à trouver. Et c’est la construction que je
COLETTE SOLER – Mais pourquoi « le désir de vous propose. Je ne trouve de place à ce bout de
l’Autre ne suffisant à rien» ? phrase que dans ce schéma-là.
QUELQU’UN Ne peut-on considérer que le pari de Du côté du mari, nous avons un désir secret, et peut-
la patiente est de produire l’objet du désir du mari? être inconnu de lui-même, pour la femme maigre.
Cet objet serait l’amie. Chez la patiente, nous avons l’identification de son
JACQUES-ALAIN MILLER – Nous avons glosé, je désir à celui de l’Autre, le désir de tirer le désir au
voudrais repartir de la structure. Cette page est à lire clair, le désir de servir le désir. Cela passe par le
avec les mathèmes de Lacan puisqu’elle est écrite dîner, d’où : « désir de donner à dîner». Ce désir ne
avec ces mathèmes, – et c’est ce qui nous permet de se réalise pas. Alors? Alors, n’oublions pas la
rendre compte de ce doublet. maigreur.
À plusieurs paragraphes de distance, et sans que l’on Dans la première partie déjà, pour rendre compte de
sache pourquoi, il y a deux fois « c’est pour rien», « ce que cela ne marche pas, il fallait faire allusion au
c’est raté». Que s’est-il passé entre? Je l’ai dit : dans désir du mari, à son désir de maigreur sous les
la première partie, le rêve est commenté du point de rondeurs. Dans la seconde partie, on repart pour un

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tour, et cette fois, la patiente est identifiée au mari. JACQUES-ALAIN MILLER – Tout à fait d’accord.
Le dîner échoue. Où est la réalisation du désir? Pour Nous allons arriver au saumon et à ce qui l’entoure.
en répondre, Lacan ressort de sa poche, si je puis Nous avions trouvé dans Proust quelque chose à
dire, la maigreur et le désir qui s’y attache. Au propos du saumon…
premier temps, la maigreur est celle de l’amie, et ALAIN GROSRICHARD – Il y a beaucoup
c’est l’attrait qu’en éprouve le mari qui explique le d’histoires de poissons dans Proust, et en particulier
désir de l’épouse, que cela ne marche pas. Ici, nous le poisson sert à présenter le désir dans Du côté de
retrouvons cette maigreur au deuxième temps. La chez Swann.
pauvre petite tranche de saumon signe l’échec du JACQUES-ALAIN MILLER – Il faudra lire ce
dîner, mais c’est aussi l’objet même du désir qui texte. Mais ce qui est maintenant clair dans ce
rayonne en elle. paragraphe, c’est le « Tout est raté, et vous dites que
Excusez-moi d’être prolixe, nous en sommes à la le rêve est la réalisation d’un désir. Comment
chose même. arrangez-vous cela, professeur?» C’est la reprise en
écho de la question inaugurale, mais ce n’est plus
6-Au théâtre des identifications une femme identifiée à une autre femme qui la pose,
c’est une femme en tant qu’identifiée à l’homme.
FRANÇOISE JOSSELIN – Ne pourrait-on pas dire Il faut imaginer cela au théâtre. La Belle Bouchère,
que le désir du mari est de faire grossir l’amie parce nous la voyons une première fois sur scène portant
que, à la fois, il s’intéresse à la maigreur, et il veut les atours de l’amie. À la ville, elle est habillée
inviter l’amie à dîner? caviar, on la voit à la scène, elle est habillée saumon,
CHRISTIAN VEREECKEN – Il me semble que le elle parade dans sa robe saumon, et c’est l’échec : il
mari a une place un peu différente : il est jouisseur. n’y a personne, le théâtre est vide, elle s’en va. Le
Il représente la jouissance. Or, même au jouisseur, il spectateur intelligent conclut : elle nous mime
faut supposer un désir, mais dont le mode l’échec, non pas le sien, mais celui de son amie,
d’insatisfaction est le même que celui de puisqu’elle porte la robe saumon, celle de son amie.
l’hystérique. Je crois qu’il y a une certaine Bien sûr, l’actrice, c’est elle, la Belle Bouchère,
dissymétrie… mais elle porte la robe saumon, et ce vêtement est ce
JACQUES-ALAIN MILLER – Là, vous répondez à qui compte, non l’identité à la ville. Ce n’est pas son
Françoise Koehler. échec, elle joue l’échec de l’amie dont elle a deviné
CHRISTIAN VEREECKEN – Oui. Évidemment, ce le désir. Ainsi, le « moi» du rêve n’est pas simple : «
désir du mari est plutôt supposé – c’est le désir que C’est moi» qui veux donner à dîner, mais « moi»,
la patiente doit bien supposer à son mari, mais qui c’est aussi la femme au saumon, c’est-à-dire l’autre.
est tout de même un peu recouvert par le déni, me Le sujet de la demande, c’est la patiente, en tant
semble-t-il – elle n’est pas sans le savoir, mais elle qu’elle relaye la demande de l’amie – tandis que le
ne le sait pas. Donc, ces trois termes, l’amie, la sujet du désir qui rate, c’est l’amie.
rêveuse, le mari ne sont pas tout à fait équivalents, La Belle Bouchère sort, avec sa robe saumon. Elle
car si l’on introduit la visée de la jouissance, elle a revient, et Lacan écrit : « La tranche de saumon […]
affaire avec le signifiant de la demande et avec la vient à la place du désir de l’Autre. » Pourquoi ne
direction du désir. pas l’avoir dit plus tôt? Elle revient, et elle est
JACQUES-ALAIN MILLER – La jouissance encore habillée en robe saumon. Le saumon est
apparaît là dans le terme « se satisfaire», etc. , mais toujours là, bien sûr, mais maintenant, il a une autre
elle n’est pas centrale dans la lecture que fait Lacan. valeur : cette fois-ci, c’est le saumon de
CHRISTIAN VEREECKEN – Exactement, mais il l’identification masculine. Et c’est encore le bide.
me semble qu’il faut l’introduire pour montrer que Il y a saumon et saumon. Nous avons étudié le
tout cela ne marche peut-être pas tout à fait. premier, le saumon de l’identification féminine, en
JACQUES-ALAIN MILLER – Que je cherche la termes de métaphore et métonymie. Ici, c’est un
mécanique de l’affaire vous inquiète un peu? autre saumon, le saumon masculin. Le signifiant
CHRISTIAN VEREECKEN – Non, pas du tout, je même change : le mot qui tranche, c’est celui de
veux dire que cela peut marcher justement avec le tranche. Avant, Lacan ne disait pas tranche de
reste de ce côté-là. saumon, il opposait simplement saumon et caviar.
JACQUES-ALAIN MILLER – Oui, nous avons un Tout pivote sur le signifiant tranche.
reste visible dans l’affaire. Posons-nous la question : « La tranche de saumon
PHILIPPE LA SAGNA – Je crois qu’il y a un fait fumé vient à la place du désir de l’Autre», pourquoi
très important, c’est que le saumon est tranché. ne pouvait-on pas le dire dans l’épisode précédent,

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quand nous en étions à la scénette de l’identification JACQUES-ALAIN MILLER – Mais, ma chère, il


féminine? Pourquoi? Parce que le saumon venait essaye au contraire de le remettre dans le droit
sans doute à la place du désir, mais celui de l’autre chemin !
avec un petit a, le désir de la semblable. Vérifions VIVIANE MARINI-GAUMONT – Le peintre ne
comment le rapport du saumon au désir est articulé fait pas au mari une proposition directe, il lui fait la
avant : il n’y a pas grand A, mais petit a. proposition de le peindre, et ce que le mari débusque
UN – Au bas de la page 620. dessous, c’est un désir, mal orienté si vous voulez,
JACQUES-ALAIN MILLER – Et voilà : « […] au mais un désir.
désir d’une autre». JACQUES-ALAIN MILLER – Vu comme cela,
d’accord, vous avez raison.
7 – Le logogriphe Il y a une notation capitale du texte de Freud, qui
n’est pas reprise dans le texte, que le mari, boucher
PHILIPPE LA SAGNA – Puisque la question est en gros, « lui avait dit la veille qu’il devenait trop
celle du désir du mari, je me suis toujours demandé gros et voulait faire une cure d’amaigrissement. Il se
pourquoi il y avait l’anecdote du peintre. lèverait de bonne heure, ferait de l’exercice, s’en
JACQUES-ALAIN MILLER – Elle est dans Freud. tiendrait à une diète sévère et surtout n’accepterait
PHILIPPE LA SAGNA – Ne peut-on pas, pour plus d’invitation à dîner. » Ce trait est tout à fait
répondre à la question : « Quel est le désir du indicatif. Le mari, depuis quelques jours, est taraudé
mari?», s’appuyer sur cette anecdote? Le mari dit au par quelque désir. Quand les messieurs se mettent en
peintre : ce qu’il faudrait, c’est « une tranche du tête de maigrir, cherchez la femme ! Il pense à
derrière d’une belle garce». On retrouve donc le renoncer aux satisfactions de la bouche, du ventre, et
signifiant tranche. pour qui, pour quoi? Ce n’est pas seulement que
JACQUES-ALAIN MILLER – Exactement. peut-être il aime les maigres alors qu’il baise les
UNE – Le peintre a pris le mari comme objet de rondes, mais c’est qu’il voudrait lui-même être plus
désir, ce qui est étonnant, compte tenu du modèle maigre ! La maigreur n’est pas seulement un trait
que semble représenter le mari, dans son apparente éventuel de l’objet d’amour, mais un trait
simplicité de jouisseur. Par conséquent, le signifiant d’identification.
« tranche» n’est-il pas emprunté à ce scénario, qui Je reviens sur la phrase « La tranche de saumon
concerne le mari et le peintre, et n’est-ce pas un fumé vient à la place du désir de l’Autre». Cette
autre étage de l’identification masculine de la Belle façon de dire ne se retrouvera pas chez Lacan. On
Bouchère? attendrait ici la médiation du signifiant : « à la place
COLETTE SOLER – Le signifiant saumon qui est du signifiant du désir de l’Autre». Il n’est pas
d’abord le signifiant du petit autre, l’amie, devient impossible que nous ayons là l’émergence
celui du désir du grand Autre. La question est donc : scripturaire de ce syntagme chez Lacan : il est absent
à quel moment ce transfert peut-il se faire? Dans un de cette page, et arrive seulement en haut de la page
premier temps, le désir du mari se présente comme 627. C’est devenu pour nous un mot de passe, le
une question : n’aurait-il pas le désir insatisfait? – signifiant du désir. Mais nous sommes là à ses
une question, donc, sans signifiant, sauf le signifiant premiers pas. Essayons de l’entendre dans sa
« maigre». C’est à partir du moment où est formulée fraîcheur native, comme les auditeurs de Lacan de
la question hystérique, « Comment une autre peut- l’époque.
elle être aimée par quelqu’un qui ne peut pas s’en À y bien penser, nous avons sur eux un avantage, car
satisfaire?», que le signifiant peut se transférer qu’est-ce qu’un Pontalis a à en transmettre dans ses
comme signifiant du grand Autre. souvenirs? Rien que sa fascination pour le
JACQUES-ALAIN MILLER – Très bien. personnage de Lacan. Il a été si bien captivé par lui
VIVIANE MARINI-GAUMONT – On peut, sur qu’il a dû s’en défaire net, rompre – alors que d’où
l’anecdote du peintre, faire jouer l’opposition nous sommes, nous ne voyons plus que la
désir/demande : le peintre demande de faire le démonstration de Lacan – qui est, sur une telle page,
portrait, et le mari débusque dessous le désir d’une à reconstruire.
belle garce. DOMINIQUE MILLER – Doit-on conclure que le
JACQUES-ALAIN MILLER – Il ne débusque pas rêve réalise effectivement le désir du mari, son désir
ce désir. de maigreur, dans la mesure où finalement, elle ne
VIVIANE MARINI-GAUMONT – Si. donne pas à dîner?

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JACQUES-ALAIN MILLER – Il est certain que son habillée d’une robe saumon avec broche, ou
rêve réalise ce désir : pas d’invitation à dîner – plus déchirure, et d’être déguisée en saumon. Or,
rien, presque plus rien à manger, ceinture. troisième temps, troisième identification – la Belle
La tranche de saumon, en quoi vient-elle « à la place Bouchère surgit avec la tête, le corps, les nageoires,
du désir de l’Autre» ? En tant qu’elle le symbolise, s’il en a, d’un saumon. Ce n’est plus le défilé de
comme désir du maigre. C’est donc un symbole, un mode, ou la comedia dell'arte, mais le bal à
signifiant. Mais si on la considère dans sa l’Opéra ! Là, on applaudit !
matérialité, la tranche est un moyen insuffisant du COLETTE SOLER – C’est comme la femme coupée
désir de donner à dîner, qui est le désir de la Belle en morceaux dans un caisson : elle porte la robe
Bouchère en tant qu’elle piste le désir de son mari saumon, on découpe la caisse où elle se trouve, on
concernant l’amie. s’attend à la voir en sortir avec une robe en tranche,
La phrase « la tranche de saumon fumé vient à la et elle ressort en saumon entier.
place du désir de l’Autre», elle choque par sa FRANÇOISE JOSSELIN – Pour en rester à la
soudaineté, car on ne nous a nullement parlé avant tranche, elle vient juste après la proposition du
de ce « désir de l’Autre». Qu’est-ce qui fait rêver la peintre, dans la réplique du mari.
Belle Bouchère? C’est le désir : que désire son JACQUES-ALAIN MILLER – Telle que la
amie? que désire-t-elle quand elle chatouille le reformule Lacan. Le mot « tranche» est un apport de
saumon? que désire-t-elle quand elle veut venir Lacan.
dîner? et que désire le mari quand il fait l’éloge de FRANÇOISE JOSSELIN – Comment une
l’amie? et que désire-t-il quand il veut maigrir? Le hystérique peut-elle entendre son mari disant à un
sujet hystérique, c’est l’ensemble de ces questions, autre homme : « Une tranche du derrière d’une belle
c’est cette question sur le désir de l’Autre comme garce, voilà ce qu’il vous faut, et si c’est moi que
tel. Et elles sont toutes ici symbolisées, condensées vous attendez pour vous l’offrir, vous pouvez vous
dans le saumon – regardez ses ailes, c’est le saumon l’accrocher où je pense» ? Elle peut l’entendre
de l’amie, regardez sa tranche, c’est le saumon du comme une dénégation de : « J’ai envie de vous
mari. C’est un signifiant à tout faire, si je puis dire, offrir cet objet-là», et cet objet peut très bien être sa
c’est l’alpha et l’oméga du désir. C’est en quoi c’est femme. Elle peut entendre que son mari désire
un logogriphe, dit Lacan : il condense les mille et l’offrir à un autre homme.
une valences du désir, et ici, en tous cas, il répond à JACQUES-ALAIN MILLER – Très, très suggestif.
la fois au « que veut une femme?» et aux mystères Je souligne que le mot « tranche» est un apport de
de la division du désir mâle. Lacan, qu’il n’est pas dans le texte de Freud – ce qui
Soit la tranche de saumon. nous montre qu’à l’occasion, il faut chercher le point
De quoi part Lacan? De la notion que l’hystérique d’Archimède un petit peu à côté, décalé.
s’identifie à l’homme, à la question de son désir, et JEAN-PIERRE KLOTZ – Un morceau, un peu, cela
aussi qu’elle désire être l’objet de ce désir, ce qui fonctionne de la même façon que la tranche.
n’est pas tout à fait pareil. Saumon est un signifiant JACQUES-ALAIN MILLER – Oui, mais grâce à
qui vient de l’amie. Tranche est un signifiant du tranche, de saumon à postère, la conséquence est
mari, dans la version Lacan. Tranche de saumon : bonne.
les deux s’accolent. Dans la première scène, la Belle FRANÇOISE SCHREIBER – D’une part, c’est une
Bouchère est habillée en robe saumon, et dans la tranche, d’autre part, de cette tranche, elle ne peut
seconde, en robe tranche – ou alors elle met sur la rien en faire. N’est-ce pas cela qui permet à Lacan
robe saumon une petite broche en forme de tranche. d’écrire le (-ϕ)? C’est un peu anticiper…
Au fond, le désir de l’Autre, pour forger son JEAN-JACQUES GOROG – Deux aspects sont
signifiant, garde le saumon qui vient de l’amie, et y quand même présents dès le début : la tranche
met le mot tranche. C’est la construction de Lacan. comme coupure, et le reste.
Car dans le texte du rêve rapporté par Freud, nous
n’avons pas le mot tranche. Nous avons ce « un peu 8 – La gloire du saumon
de saumon fumé» que Naveau a souligné.
FRANÇOISE SCHREIBER – Si nous reprenons les JACQUES-ALAIN MILLER – Je résume. Dans
deux robes : il y en a une qui est entière, et l’autre Freud, le saumon est un signifiant de l’amie, qui
dont un morceau est parti, manque. appartient au registre de l’identification féminine.
JACQUES-ALAIN MILLER – Cela va encore se Lacan, qui veut mettre en valeur l’identification
compliquer. Il faut qu’il y ait à un moment un jeu de masculine de l’hystérique, fait virer ce saumon au
miroir, car ce n’est pas la même chose d’être compte du mari. Pour ce faire, il se sert du signifiant

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tranche : il retranscrit le discours du mari au peintre


en y introduisant ce mot, il le préfixe ensuite à
saumon, et il inscrit le saumon sur le registre mâle.
Première identification, à l’Autre femme. Seconde, à
l’homme, en tant que désirant. Mais ce n’est pas
tout. Il y a une troisième identification,
l’identification à l’objet du désir mâle, dont le
support est encore le saumon. Pour en révéler la
valeur phallique, il faudra passer de la tranche au
saumon entier dans toute sa gloire.
COLETTE SOLER – Entre la tranche de saumon et
le saumon entier, il y a aussi une différence de
l’avoir à l’être.
JACQUES-ALAIN MILLER – C’est certain. Il y
a beaucoup de remarques à faire sur le saumon.
C’est le quatrième. Alain Grosrichard pourrait-il
nous commenter le texte de Proust la semaine
prochaine?
ALAIN GROSRICHARD – D’accord.

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Le dire du sexe
Une femme, un homme, le ravissement, poésie savoir dont le verrou ne cède ni au sens, ni à la
Pierre Bruno signification 5 .

I Du rapport sexuel

Venons-en maintenant aux propositions qui forment


En dépit des Lumières, le continent féminin est resté la base de cette logique subversive. On en
noir. Sa rétivité foncière à l’exploration est dénombrera deux, dont chacune correspond à une
cependant, grâce à Lacan, désormais intelligible : la thèse repérable dans l’œuvre de Freud (notée en
jouissance féminine n’est à la portée d’aucun savoir, italiques et entre parenthèses) :
sinon celui de savoir qu’elle est éprouvée. Lacan – la fonction phallique supplée à l’absence de
forge, de là, une fiction déroutante : il suffirait que la rapport sexuel (il n’y a pas d’équivalent féminin du
femme éprouve cette jouissance, sans même le
phallus);
savoir, pour que la frigidité ait à être promue au
– la fonction phallique se fonde sur une exception (le
rang, peut-être, de la plus exquise volupté 1 .
père jouisseur n’y est pas soumis).
Ce qui ne peut s’articuler dans un savoir peut
Une troisième proposition de Lacan me semble plus
cependant s’aborder par la voie logique. C’est la délicate à élucider : la fonction phallique énonce
deuxième leçon de Lacan, dont la mise au point lui
qu’un sujet doit avoir le phallus ou l’être.
prend cinq ans (1968-1973) 2 . Cette voie est ainsi Ce que Lacan a nommé « formules de la sexuation»
frayée : ce qui, dans le symbolique, est informulable résume, au moyen de mathèmes, les conséquences
au moyen du concept, n’est pas pour autant obtenues à partir de ce triangle propositionnel. Il
inaccessible à la question de son existence. Nous s’agit d’une part, du côté femme, de relever
avons donc là une logique forcée par les exigences l’incidence d’un suspens de l’exception qui fonde la
du discours analytique, puisque les logiciens nous fonction phallique. En termes freudiens, puisque
ont accoutumés à ne poser la question de l’existence seul ce relief nous est accessible, le suspens du
d’un objet qu’après en avoir défini le concept. mythe d’un père jouisseur entache de suspicion la
Le problème est en effet tel que, si plusieurs réalité du parricide et sa fonction fondatrice de la loi.
solutions peuvent en être envisagées, elles doivent Sans meurtre du père, tout Nom-du-Père est passible
avoir ce plus petit dénominateur commun' : « cette d’être apocryphe, car c’est bien par le crime que la
jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, filiation (pater certum) est certifiée.
n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex- D’autre part, relevons un lien plus secret entre ce
sistence?» 3 . Contrairement à l’axiome qui cimente suspens de l’exception et le fait que le rapport sexuel
l’œuvre d’un Wittgenstein 4 , que quelque chose soit
dont l’existence reste impossible à démontrer se
hors de portée d’un savoir n’implique pas révèle maintenant indécidable 6 , soit impossible à
l’élimination du dire, mais pose plutôt, de façon réfuter 7 .
inédite, la question de ce qu’il en est de ce dire. Traduisons cet irréfutable par : on ne peut interdire
Nous avons l’intuition que le dire sur la chose étant l’amour. Et c’est effectivement ce qu’on pourra dire
exclu, la chance d’un dire de la chose est à saisir, ne
d’emblée de l’expérience mystique : elle ne saurait
serait-ce que pour éconduire définitivement les être sans l’amour. Dieu, dans cette optique, n’a plus
déplaisants libraires de l’ineffable. rien à faire avec la figure intellectualisée que forge,
La suite révèle, rétroactivement, la fécondité de ce en déduisant l’existence du concept, l’argument
forçage. Quelques années plus tard, presque au faîte ontologique. Dieu s’appréhende directement comme
de son enseignement, c’est à la poésie que Lacan ex-sistence, dont l’amour est requis pour que la
confie la fonction d’ouvrir cette entrée fermée du
5
LACAN J., Le Séminaire, Livre XX/1/, '« L’insu que sait de l’une-bévue
s’aile à mourre» (1976-1977) (inédit), leçon du 15 mars 1977.
1
LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 6
1975, p. 70. Ce terme est emprunté à GÖDEL : « On peut démontrer rigoureusement que
2 dans tout système formel consistant concernant une théorie des nombres
C’est en effet à la fin du Séminaire inédit « L’acte psychanalytique»
finitaire relativement développée, il existe des propositions arithmétiques
(1967-1968) qu’on trouve les premiers essais de LACAN pour élaborer la
indécidables et que, de plus, la consistance d’un tel système ne saurait être
catégorie du pas-tout (cf. la séance du 20 mars 1968).
3 démontrée à l’intérieur de ce système» in Le théorème tic Gödel, Paris,
LACAN J., Encore, op. cit., p. 71. Seuil, 1989, p. 143.
4 7
Cf. l’article d’Alain BADIOU in Barca ! n°3, automne 1994, pp. 13-55. LACAN « Note italienne».

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jouissance en jeu du côté féminin soit supportable en jouissance dite vaginale. Nous aurions donc une
l’absence d’une fonction qui la légalise et qui contradiction, intrinsèque au jeu de la structure,
permette son monnayage en savoir (qu’on pense à entre deux « destins» du corps féminin. D’une part,
l’arithmétique chère au XVIIIe siècle entre plaisir et nous avons le corps féminin comme objet d’étreinte
peine. Dans l’expérience mystique, rien de tel n’est par un partenaire dont la virilité s’atteste de sa
pensable). Une expérience qu’on éprouve, sans en castration (« un amant châtré ou un homme mort» ).
savoir rien sinon qu’on l’éprouve, n’est-ce pas ce qui Cette étreinte a lieu au travers du voile nécessaire à
est strictement insupportable, insu qui alimente sans l’accomplissement du mystère phallique (la
doute, par ailleurs, l’horreur de savoir… que cet insu négativation du phallus imaginaire et sa mutation en
existe. phallus symbolique). La jouissance du vagin
Voilà, résumé autant que faire se peut, l’aval sur s’expliquerait par le report de la « réceptivité
lequel nous laisse Lacan. d’étreinte» en « sensibilité de gaine». D’autre part,
nous avons le corps féminin comme identifié
De la fonction phallique imaginairement à l’étalon phallique qu’une femme
se doit de proposer au partenaire châtré. Or, cette
Nous ne sommes cependant conduits là que par une identification objecte à cette transformation de la
longue histoire, dont les jalons sont présents dans la réceptivité en sensibilité. Ainsi, en définitive, le jeu
salve d’écrits que Lacan consacre à la relation conflictuel du second destin contre le premier
femme/phallus en I 958-60; mentions insuffisantes explique que « l’entrée en fonction du vagin dans la
sans doute, mais nécessaires. relation génitale» soit équivalente, « à tout autre
Dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», mécanisme hystérique» 10 , comme Lacan le soutient
nous trouvons le mathème du désir féminin, sous dans « L’angoisse». La « gaine charmante» est
forme de fonction A (-φ). C’est une fonction dérivée charmée par conversion, mais d’autant mieux qu’elle
de « la fonction Φ du signifiant perdu, à quoi le sujet n’est pas serpent.
sacrifie son phallus». Du côté femme, la privation du C’est une vue freudienne à plus d’un titre; il suffit de
phallus symbolique (elle n’a pas le symbole qui se rappeler comment Freud, dans « L’organisation
produit à la place du signifiant perdu) s’écrit A, génitale infantile» (1923), définit le vagin comme «
manque dans l’Autre. Son partenaire est, quant à lui, logis du pénis», recueillant « l’héritage du corps
indexé par la lettre φ, soit le phallus imaginaire. maternel». À cet égard, l’identification imaginaire
Cette thèse de Lacan est réitérée dans « au phallus contrecarre bien évidemment cette
Radiophonie» sous une forme encore plus explicite : fonction. L’originalité de Lacan est plutôt d’avoir
« le partenaire ne s’atteint pour la virgo qu’à le fait une heuristique de l’énigme de la frigidité.
réduire au phallus, soit au pénis imaginé comme
organe de la tumescence, soit l’inverse de sa réelle II
fonction» 8 .
Dans « La signification du phallus» ensuite. Dans Le pain noir est mangé
cet article, c’est à une identification au phallus
comme signifiant du désir que, faute de l’avoir, se Sans doute est-il incontestable que la « voie
voue la femme. Être ce qu’elle n’a pas pour pouvoir, logique» éclaire les apories apparentes de la
dans « l’expérience d’amour», le donner à son jouissance féminine. En introduisant le pas-tout
partenaire. Le prix à payer est que, pour être le phallique, Lacan obtient le bénéfice d’une
phallus, « la femme va rejeter une part essentielle de simplification considérable, et surtout rend caduque
la féminité, nommément tous ses attributs, dans la la recherche éperdue d’un désir féminin primaire qui
mascarade» 9 . Par ce paraître qui lui est propre (car serait, pourquoi pas, avatar post-moderne, inscrit
il y a un paraître masculin), la femme masque le dans le génome. Du coup, un renversement s’opère.
manque d’avoir. Il ne s’agit plus de seulement localiser le ressort de
Dans « Propos directifs pour un Congrès sur la la jouissance féminine dans la privation du phallus et
sexualité féminine» enfin, Lacan introduit une dans l’artifice du paraître par lequel elle tente d’y
précision décisive : l’identification de la femme à « parer. La femme participe de la jouissance phallique,
l’étalon phallique» est « imaginaire». En même mais ne s’y restreint pas. Dès lors, c’est l’homme qui
temps, il tient que cette identification hypothèque la apparaît mutilé dans sa jouissance, et c’est à lui
qu’est posée la question de savoir s’il lui est loisible,
8
LACAN J., « Radiophonie», Scilicet, 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 90.
9 10
LACAN J., « La signification du phallus (1958), Écrits, Paris, Seuil, 1966, LACAN J., Le séminaire, Livre X, « L’angoisse» (1961-1962) (inédit),
p. 694. leçon du 19 décembre 1962.

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peu ou prou, d’accéder à la jouissance propre à maintenant que son accès est d’autant plus ouvert
l’Autre sexe. que Thérèse déculpabilise sa jouissance phallique.
C’est ainsi qu’elle a à vaincre l’ultime ruse du
UNE FEMME démon qui veut l’écarter du ravissement en la
persuadant qu’elle en est indigne parce qu’elle a
Commençons donc, préséance obligée de sexe et touché, ou touche encore, à la jouissance phallique,
d’âge, par une femme : Thérèse d’Avila (1515- celle dont le démon serait le dépositaire agréé 16 .
1582). Son cas est exemplaire. On peut y lire, Face à cet ennemi presque increvable et
comme sur une carte, la partition entre deux particulièrement difficile à défaire parce qu’il se
jouissances. confond parfois avec les commandements de
l’église, Thérèse se dote de la conduite qui convient,
Le ravissement comme on le voit dans l’affaire de la fondation de
Saint-Joseph d’Avila, qui l’oppose à sa hiérarchie :
Ce que nous livre d’abord Thérèse c’est le procès
ne jamais désobéir, mais ne jamais céder.
verbal, dans la tonalité prosaïque qui est le poinçon
Le chemin qui conduit au ravissement est frayé par
de sa franchise, d’un combat contre la tentation (la
la prière silencieuse, ou oraison. La persévération
vanité que lui instille son image n’est pas sans
sur ce chemin, incertain, difficultueux, n’ayant rien
souvent l’inquiéter). Elle veut s’assurer que l’Autre
d’un parcours initiatique, n’est possible, comme je
auquel elle consent de s’abandonner et auquel elle
l’ai initialement souligné, que par la force de son
voue son adoration est bien le bon, Dieu et non le
amour pour Dieu. C’est un point décisif :
démon (captation par une identification phallique).
l’expérience mystique, chez Thérèse comme chez
Ravissement 11 donc, et non pas possession.
Jean de la Croix, est suspendue au don de l’existence
Comment ne pas, à ce seuil, évoquer la position
à Dieu par l’amour.
quelque peu trop salubre de Freud : possession et
Suivons maintenant ce que Thérèse nous dit de cette
ravissement sont deux formes d’expression de
expérience dans ce qui est, au sens strict, un
l’hystérie 1 2, de la même façon, peut-on compléter,
témoignage. Il est nécessaire, pour circonscrire et
que le diable et Dieu sont les deux faces du bi-frons
ordonner les data de cette expérience, de distinguer
paternel. Lacan ne se calque pas ici sur Freud,
trois « étapes»: l’union, l’extase ou ravissement («
justement de distinguer le Dieu-père des
arrobamiento» ); la vision béatique ou vision
philosophes, effectivement diabolisable, et le Dieu
glorieuse n’est, elle, accessible que post-mortem.
de l’existence, celui que supporterait la jouissance
L’essentiel porte sur le ravissement.
féminine 13 . Ainsi la possession relèverait d’une
Dans les chapitres XX et XXI de Libro de la vida 17 ,
aliénation inentamée à l’Autre du signifiant 14 , là où
Thérèse s’essaie à transmettre le peu qu’il est
le ravissement ferait brèche dans la jouissance
possible de transmettre, à des fins d’édification, de
phallique.
cette expérience. Elle insiste en effet,
réitérativement, sur l’impossibilité de dire ce qu’est
Il y a donc bien, chez Thérèse, tout ce qu’il faut pour
cette expérience à quiconque ne l’a pas éprouvée, au
certifier une hystérie, par exemple la vision qu’elle
point qu’elle craint que ses propos soient de l’arabe
se donne, pour en frémir, d’un enfer irrémédiable 15 ,
pour ses lecteurs.
mais ce qui importe de son témoignage fait éclater
Il y a d’abord, pose-t-elle, une différence majeure
sans peine le corset de son assujettissement à une
entre l’union et le ravissement. Ce dernier est «
structure clinique quelle qu’elle soit. Au-delà en
élévation ou vol de l’esprit, transport, extase. Il
effet de la part diabolique qui résume avec une
l’emporte de beaucoup sur l’union […]». À quoi
concision confondante ce qui lui reste d’une
tient cette supériorité? Le ravissement ravit l’âme «
ambition virile, il y a l’autre jouissance, la
tout entière hors d’elle-même», et – c’est le trait
supplémentaire, la pas-tout phallique, la
décisif –, le corps lui-même « est enlevé». « Dans le
spécifiquement féminine… dont il faut souligner dès
ravissement, Dieu veut que le corps lui-même en
vienne de fait à un détachement absolu». Thérèse
11
Extase et ravissement sont, pour Thérèse, synonymes.
12
FREUD S., « Une névrose diabolique au XVIIe siècle», L’inquiétante
étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 269. 16
13 Il serait facilement démontrable que, pour Thérèse, céder au Démon
LACAN J., Encore, op. cit. p. 71. consiste, pour une femme, dans l’identification phallique, en tant que celle-
14 ci primerait dans sa conduite.
BRUNO P., « Une névrose possessive», Archives de psychanalyse, Paris, 17
Eolia, 1992, pp. 9-11. Sainte Thérèse d’AviLA, op. cit. Les citations sont extraites des deux
15 chapitres cités.
Sainte Thérèse d’AviLA, Vie écrite par elle-même, Paris, Stock, 1981,
chap. XXXII.

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sent son corps soulevé de terre par une force Cette pure déréliction du « passereau solitaire sur le
irrésistible : « Tout mon corps était enlevé de telle toit» s’accomplit dans une nullibiquité de l’âme, que
sorte qu’il ne touchait plus à terre». Ou encore : « le narcissisme ne leste plus : ni en elle-même, ni en
Un autre effet du ravissement est un détachement si Dieu. « Ubi est deus tuus?»
étrange, si merveilleux, que je n’ai point de termes
pour l’expliquer. Tout ce que j’en puis dire, c’est L’amour comme signification vide
qu’il diffère des autres, et qu’il l’emporte de
beaucoup sur celui qu’opèrent des grâces qui Thérèse traverse l’épreuve. Non en essayant d’y
n’affectent que l’âme (souligné par moi, P. B. ) […]. échapper par l’oubli, mais en s’y engageant plus
Dans le ravissement, Dieu veut que le corps lui- encore. C’est à poursuivre cette déréliction jusqu’à
même en vienne de fait à ce détachement absolu. » l’agonie du trépas, par amour pour celui qui, le
Il en va de ce détachement comme d’un dérobement. premier, a aimé, en le créant, « ce ver de terre qui
Moment où jamais d’exaucer le vœu de Lacan, de n’est que pourriture» que Thérèse accomplit, dans
conjoindre aux « jaculations mystiques» ses Écrits. l’acceptation de la mort, voire dans son souhait,
Citons-le donc (« Hommage fait à Marguerite l’amour. « Elle [l’âme] connaît bien qu’elle ne veut
Duras» ) pour, par cette surimpression, relever que son Dieu, mais elle n’aime rien de particulier en
encore le relief de ce que dit Thérèse : « […] cette lui; elle aime en lui tout ce qui est lui, et elle ne sait
image, image de soi dont l’autre vous revêt et qui point ce qu’elle aime. Je dis qu’elle ne sait pas,
vous habille, et qui vous laisse quand vous en êtes parce que l’imagination ne lui représente rien. »
dérobée, quoi être sous?» 18 . Déshabillée Thérèse L’amour réalise ainsi sa vocation de « signification
m’aime, pourrait Dieu, ici, se réjouir, puisque c’est vide» 19 : plus d’objet objectivable 20 – plus rien que
comme célibataire imprenable qu’il opère dans le le vrai de l’amour.
miracle d’amour qui lui donne chance d’exister. Il Au-delà donc du ravissement se profile ce qu’on
faudrait pouvoir ici articuler la topologie d’un tel pourrait appeler un affrontement au masochisme
retrait de l’imaginaire, et de ses incidences sur (l’intersection minimale d’Éros et Thanatos, selon
l’économie corporelle de la jouissance. Disons Freud), dans lequel la douleur infinie de la
seulement, faute de le pouvoir, que la jouissance déréliction ne cesse pas, n’est pas destinée à cesser,
entre ici par soustraction et non par invasion mais dont le pathétique peut seulement être
(comme dans le phénomène psychotique), économie transcendé par l’autre face de l’expérience, celle du
de dépense et non d’accumulation. délice : « C’est un martyre ineffable à la fois de
douleur et de délices». « Une fois qu’elle [l’âme] est
La déréliction dans ce martyre, elle y voudrait passer tout ce qui lui
reste de vie». « Ce désert et cette solitude où se
Cette expérience cependant n’est pas de celle dont trouve mon âme ont plus de charme pour elle que
on reste béat. C’est avec une minutie digne de la toutes les compagnies du monde. »
meilleure clinique que Thérèse fait état des Ce que nous apprend Thérèse, à bien peser les
conséquences terribles – pour une âme encore choses, c’est qu’il n’y a pas union, mais seulement
nouée, par la vie même, à un corps non glorieux – de amour.
cette extase. Car, lorsque l’extase cesse, voici ce qui
suit : « Tout à coup l’âme sent en elle je ne sais quel Le mensonge phallique
désir de Dieu. En un instant pénétrée tout entière par
ce désir, elle entre dans un tel transport de douleur Comment Thérèse interprète-t-elle ce point? Elle y
qu’elle s’élève au dessus d’elle-même et de tout le cerne l’horreur que l’âme et le corps ont de s’y
créé. Dieu la met dans un si profond désert qu’elle séparer. Ce chemin est celui de la croix. Surmontée,
ne pourrait, en faisant les plus grands efforts, trouver par l’amour, l’angoisse de déréliction, le corps, dans
sur la terre une seule créature qui lui tînt compagnie; cette crucifixion, reste à la peine, tandis que l’âme «
d’ailleurs, quand elle le pourrait elle ne le voudrait savoure seule les délices de ce martyre». Que le
pas, elle n’aspire qu’à mourir dans cette solitude. » monde, ce qu’on appelle le monde, lui paraisse
Rien», alors, « ne peut enlever son esprit à cette
19
solitude». Dans ce « martyre», « l’âme ne paraît plus LACAN J., « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre», op. cit.
être en elle-même».
20
Dès lors que l’amour a un objet particulier, identifiable donc par le
signifiant, s’introduit, par cet objet, la tromperie de l’amour. Aussi bien la
haine ne serait-elle pas conséquence de l’intrusion d’un tel objet, puisque
18 cette intrusion contrarie le vrai (echt) de l’amour?
LACAN J., « Hommage fait à Marguerite Duras», Ornicar? n°34, Paris,
Navarin, p. 9.

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désormais victime d’un « immense mensonge» est, personnel. Sans doute, l’absence n’a pas à être reçue
dans ce contexte, convaincant. Car ce mensonge est comme preuve, et l’on peut très bien imaginer Jean
celui du phallus, dont la signification oppose sa se taisant sur ce qui justement s’éprouve au-delà du
valeur de vérité (falsus) à celle du vrai de l’amour. dicible. Ce confort de l’imagination sinon sa paresse,
Désormais, la partition entre les deux jouissances est écarte cependant, sans examen, la question de ce que
à son terme, bien que cette partition ne soit pas pourrait recouvrir cette différence avérée entre
forcément régie par un ou bien… ou bien. Thérèse Thérèse et Jean à l’égard de la transmission de leurs
en éclaire admirablement la portée, quand elle expériences mystiques respectives. Je me défierai de
oppose la rage (rabiamento) de l’antéchrist et le cette facilité, et ce d’autant plus que Lacan, dans
ravissement (arrobamiento), faisant retentir dans Encore, n’est pas insensible à cette dissymétrie non
l’homophonie le peu de réalité dont nous gratifient sans lien avec la sexuation : « On peut aussi se
les mots du désir quand on oublie le motus des mettre du côté pas-tout. Il y a des hommes qui sont
pulsions. aussi bien que les femmes. Ça arrive. Et qui du
même coup s’en trouvent aussi bien. Malgré, je ne
UN HOMME dis pas leur phallus, malgré ce qui les encombre à ce
titre, ils entrevoient, ils éprouvent l’idée qu’il doit y
Disons tout de go que le cas de Jean de la Croix avoir une jouissance qui soit au-delà. » 23
(1542-1591) se présente différemment, même et Jean de la Croix est un des plus éminents de ceux-là.
surtout parce qu’il s’agit de la même chose. II « entrevoit», il « éprouve l’idée qu’il doit y
Élucider cette différence a été une des incitations avoir…», mais, à suivre Lacan, n’est-il pas patent
décisives à cc travail. Je noterai donc d’abord qu’elle que sa marque masculine de sexuation en fait un
est déniée par ceux-là mêmes, – appelons-les, sans sous-doué au regard de l’expérience mystique elle-
animosité, les experts en théologie universitaire – même, si on considère celle-ci comme comportant
qui sont censés être sinon les garants du moins les ce « détachement du corps» si bien énoncé par
gardiens de l’expérience mystique. Thérèse, même si elle ne peut en communiquer la
Deux exemples suffiront. Dans un livre intitulé teneur concrète? La question mérite, au moins,
Saint-Jean de la Croix mystique et maître spirituel 21 , d’être posée.
Frederico Ruiz écrit, sous forme de mise en garde : « Pour en cerner les coordonnées et préparer une
Quelques lecteurs, peu familiarisés avec l’histoire de réponse, je ferai une remarque introductive.
la mystique chrétienne, confondent le langage On peut certes relever, dans l’œuvre, fournie, de
mystique et le style autobiographique. Au fond, ils Jean, ici ou là, quelques indications qui ont trait à ce
jugent selon le modèle thérésien, comme si c’était que nous pourrions appeler l’Erlebnis mystique, sans
l’unique. L’expérience mystique a adopté une qu’on puisse savoir s’il rapporte des témoignages
grande variété de formes d’expression […]. Chez les d’autres mystiques ou s’il fait état de sa propre
hommes mystiques, le style autobiographique est expérience. Pour ne pas m’enliser dans un sujet aussi
bien plus rare. » Comme en écho, à propos de vaste, je ne rapporterai que deux exemples
Thérèse cette fois, Pierre Sérouet écrit, dans hétérogènes.
l’Encyclopaedia Universalis : « Affligée (elle-même Sur l’extase proprement dite, avec sa caractéristique
dit le regretter) de phénomènes exceptionnels, tels de ravissement, Jean de la Croix s’efface derrière le
que visions, extases ou révélations, sainte Thérèse ne témoignage de Thérèse. Ainsi dans le commentaire
fit jamais consister en ces faits spectaculaires du cantique spirituel écrit-il, à propos du vers « je
l’essence de l’union à Dieu. » 22 vole» (« que voy de vuelo» ) : « D’ailleurs, la
Ce thomisme rémanent fait partie de l’enjeu. Il s’agit bienheureuse Thérèse de Jésus, notre mère, a écrit
soit de minimiser ou de tenir pour négligeable la « sur ces sujets spirituels des choses admirables, qui,
forme d’expression» de l’expérience mystique, soit je l’espère de la bonté de Dieu, verront bientôt le
même de ravaler (misogynie?) celle-ci à un « jour» 24 . Or, l’étonnant est l’accent mis par Jean sur
spectaculaire» presque suspect. Union si. Extase nô. l’envol de l’âme « hors de la chair», et l’impasse
Effectivement, avec Jean de la Croix, le bât blesse corrélative sur ce que Thérèse considérait, elle,
en ceci que son expérience mystique ne se présente comme spécifique du ravissement, l’envol du corps.
jamais, sinon en de rares et contestables
occurrences, sous la forme d’un témoignage
23
21 LACAN J., Encore, op. cit., p. 70.
Ruiz F., Saint-Jean de la Croix mystique et maître spirituel, Paris, Pd. du 24
Jean de la CROIX, Oeuvres complètes, Paris, Éd. du Cerf, 1990, p. 403.
Cerf, 1995.
22
Encyclopaedia Universalis, tome 22, p. 525.

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Par contre, quand nous pouvons avoir l’impression n’est pas non plus son allégorie, qu’est-il – au regard
que Jean évoque, avec pudeur, discrétion et distance notamment de l’expérience mystique?
ce qu’il a lui-même éprouvé, il insiste plutôt sur une C’est par la mise au travail de cette question que je
épreuve de transfiguration de la douleur, pas conclurai.
n’importe laquelle d’ailleurs : « Cette plaie est Prenons le Cantique spirituel (A).
produite par le cautère même qui la guérit et c’est en Incontestablement, comme Bernard Sesé le note
la produisant qu’il la guérit […]. Ce divin cautère avec justesse, il y a une lecture allégorique de ce
d’amour guérit lui-même la plaie d’amour qu’il poème, validable par sa composition même : voie
produit dans l’âme, et en même temps, chaque fois purgative – voie unitive – voie illuminative.
qu’il s’y imprime, autant de fois il l’agrandit. En Retenons déjà la distinction entre union et
effet, pour l’amour, guérir, c’est faire plaie sur plaie illumination. Comme chez Thérèse, l’union
et blessure sur blessure, jusqu’à ce que l’âme en (Vereinigung !) n’est pas le dernier mot.
vienne à n’être plus qu’une plaie d’amour. » 25 On sait que le Cantique se présente comme une suite
Arrêtons-là notre enquête, par un dernier de chants échangés entre une âme (on peut penser
commentaire. Il est difficile en effet de ne pas que c’est l’âme de Jean mais nous aurons à amender
penser, en lisant ces lignes, aux sévices subis par cette supposition), âme dite la esposa (épouse), et
Jean à Tolède, lors de son incarcération. Il paraît l’époux, dit esposo. Voilà maintenant une
qu’il lui arrivait d’en parler avec ironie, rapportant information intéressante sur l’identité de cette âme-
qu’il y avait été quotidiennement flagellé. Quoi qu’il épouse. Il est dit que ces strophes auraient été écrites
en soit, l’axe de l’expérience de Jean est clairement pour une jeune moniale de vingt ans qui avait parlé à
décalé par rapport à celle de Thérèse. C’est une Jean de la beauté divine qu’elle contemplait pendant
interprétation indéfectible du réel comme amour son oraison. Si cette information est exacte, la vision
dont Jean s’arme pour traverser la douleur. La décrite dans le dernier chant serait l’imagination par
transmutation de la volonté de jouissance du le poète prêtée à l’Autre féminin.
bourreau en volonté d’amour de Dieu est, chez Jean, Cependant, ni la tradition théologique, ni
l’opération mystique par excellence. l’identification à l’âme, ni l’identification –
présumée – à une jeune moniale n’expliquent la
POÉSIE féminisation de l’énonciation. Encore moins – ce
serait un grossier contresens – faut-il y voir un «
Reste le poète pousse-à-la-femme», sauf… à saisir l’occasion de
barrer le la, expression effectivement convenant à la
Faut-il opposer le poète au mystique? C’est une navigation poétique, propice donc à évoquer l’enjeu
tentation. On peut y céder en se laissant emprisonner de ce passage au pas-tout.
dans l’unilatéralité d’un constat : dans les Que la poésie de Jean de la Croix ne soit pas du
commentaires (inachevés mais copieux) de ses registre de la signification, au sens d’une expérience
poèmes, Jean de la Croix réduit la poésie par une mystique indépendante à objectiver dans un récit me
exégèse allégorique constante, qui, à l’approuver, semble établi suffisamment. Il est moins aisé de
limiterait la poésie au registre du sens. C’est dans le soutenir en quoi elle ne relève pas du seul registre du
presque ultime enseignement de Lacan que nous sens. L’allégorie spécialement, si elle est
trouvons cette condamnation du sens au double sens. l’enveloppe de cette poésie, n’en est pas l’âme 26 .
On pourrait en proposer un paradigme dans la Ce qu’écrit Jean, comme certains poèmes de
réversion de la métaphore : si le père est Dieu, Mallarmé, déroute d’abord par une densité de sens
Dieu est le père. Or, le propre de la poésie n’a pas la qui confine celui-ci à l’impénétrable. On lit plusieurs
structure du sens. Pas non plus bien sûr celle de la fois : à chaque fois se révèle une autre facette. Cette
signification : nul ne demanderait à Jean de la Croix poésie recèle pourtant une structure, non pas cachée,
les coordonnées géographiques des « îles mais subtile, que je vais tenter de rendre sensible le
étrangères». Il faut un Jules Verne, c’est-à-dire un moins médiocrement possible.
romancier, pour faire du Stromboli un purgatoire ! Prenons la strophe 9 et les vers 5-6 27
Nous pouvons donc partir d’une proposition simple. ¿Por qué asi le dejaste
L’expérience mystique n’est pas la Bedeutung y nos tomas et robo que rebaste?»
(signification, référence) du poème. Si le poème

25 26
Ibid., pp. 1114-15. On pourrait bien sûr ici prendre l 'lime dans sa signification topologique.
27
J’utilise ici l’édition des Poésies de Jean de la CROIX chez Garnier-
Flammarion, 1993, avec une introduction de Bernard Sesé.

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« Pourquoi ainsi le laissas-tu [mon cœur] pourquoi Si les avis divergent sur le rapport de Mme de
n’emportes-tu le vol que tu volas?» Sévigné à la préciosité, il est certain qu’elle
fréquentait l’hôtel de Rambouillet et d’autres salons.
Je ne saurais que par une translation ou mieux, par Somaize, dans son Dictionnaire des Précieuses
ce qu’on appelle en topologie, déformation continue, (1661), cite la maison de Sophronie, comme il se
proposer un énoncé où s’aperçoit peut-être la plaît à l’appeler, parmi les dix-neuf réduits qu’il
structure. Ce vol (robo) du cœur (de l’épouse par énumère comme les ruelles illustres où les
l’époux) est un don, parce que ce don n’est pas un précieuses tiennent conversation.
vol. Impossible ici de s’appesantir sous peine De la marquise, on dira aussi bien que « c’est une
d’écraser irrémédiablement la fragile grâce des deux précieuse qui parle», et ailleurs, que « ce ne sont
vers. On peut, au moins, constater ceci : la poésie certes pas les Précieuses qui lui ont enseigné à écrire
consiste à démontrer, par l’exemple, une non- de ce style juste, rapide, direct. » 1
reversion entre les deux sens du double sens là où la
métaphore justement pourrait revendiquer qu’il y en 1. Que disaient ses contemporains?
ait une.
Nous rencontrons la même structure dans la strophe Nous possédons des « médaillons littéraires»
37, vers 3-4-5 : savamment travaillés qui, selon la mode précieuse,
« Y luego me darias nous la dépeignent sous un nom romanesque. Ainsi,
alti tu, i vida mia ! Mlle de Scudéry décrit son modèle sous le nom de la
aquelto que me diste el otro dia :» princesse Clarinte : « […] elle a l’air si libre, l’action
« Et aussitôt me donnerais si naturelle, et le port si noble, qu’on connaît, dès le
là toi ma vie à moi premier instant qu’on la voit, qu’il faut qu’elle soit
ce que tu me donnas l’autre jour :» de haute naissance et qu’elle ait passé toute sa vie
Là, le don désiré est dit, par l’épouse, avoir été déjà dans le monde […]. Elle est blonde mais de ce blond
donné « el otro dia» (Jean commente lui-même : le qui n’a rien de fade, et qui sied bien à la beauté […].
jour de la naissance). Quant à « vida mia» (ma vie), Le teint est admirable, les lèvres de la plus belle
est-ce Dieu, que l’épouse nomme ainsi, ou le don de couleur du monde […]. L’air de toute sa personne
Dieu, attendu bien que déjà donné, ou encore les est si galant, si propre et si charmant, qu’on ne peut
choses qui sont données par la vie mais que seuls la voir sans l’aimer […]. Elle lit beaucoup
animent les mots du poète : « El aspirar del aire /el quoiqu’elle ne fasse pas le bel esprit […]» 2
canto de la dulce…» ? (Strophe 38, v. 1). Dès avant Molière, l’expression « le bel esprit»
Ainsi se cerne un fait, que je pourrais énoncer sous prendra une valeur péjorative dans la mesure où la
une forme presque polémique. Là où la jouissance condition de bel esprit servira, pour un roturier, de
mystique de Thérèse s’accomplit et s’expose dans le moyen de se faire recevoir dans la plus haute
ravissement du corps (elle l’éprouve, le sait, mais ne société. Dans ce cas, au raffinement des manières, au
peut en dire qu’une prose dérisoire), Jean de la Croix brillant de l’intelligence, s’ajoute un je-ne-sais-quoi
donne rendez-vous au pas-tout dans le dire qui sent le parvenu : possibilité donc d’usurpation,
poétique 28 . Y a-t-il, entre ces deux voies pour un et, à partir de là, condamnation du bel esprit. Mme
même but, commune mesure? de Sévigné avait en horreur le bel esprit.
*
Exposé présenté au séminaire de Geneviève Morel, « Lacan et les années Mlle de Scudéry la fait encore apparaître comme un
soixante-dix; la différence des sexes», le 3 avril 1995. personnage dans son roman Claie. Elle est une
princesse qui règne sur un petit groupe social, séduit
Madame de Sévigné par l’atmosphère fort galante créée par l’esprit et
Marta Wintrebert l’art de la conversation de la princesse. Ce qui nous
permet de déduire l’existence certaine, sinon d’une
C’est après le temps de deuil passé en Bretagne à la
mort de son mari que Madame de Sévigné rejoint 1
CORDELIER J., Mme de Sévigné par elle-même, Paris, 1967, p. 63.
Paris, la Cour, et les précieuses. * 2
Mlle de SCUDÉRY, citée par BAILLY A., Mme de Sévigné, Paris, Fayard,
1965, p. 15. Le bel esprit est une des catégories qui apparaissent dans les
salons, (le galant, le bel esprit, l’honnête homme). Comme type social, le
bel esprit est en quelque sorte l’âme des ruelles. D’une grande vivacité,
28 brillant, fécond, le domaine du bel esprit est la conversation dans laquelle
Je suis redevable à Bernard Sesé de m’avoir fait profiter de ses le vif, le prompt, l’ardent sont le suprême agréable. Il y fait voir « des feux
connaissances précises et étendues sur Jean de la Croix, et reconnaissant à inconnus», entendre « des choses inouïes», goûter « de riches surprises» et
Jacqueline Bressot de m’avoir communiqué un relevé précieux des « des traits imprévus». Il repaît l’âme « de choses extraordinaires» et ne
passages où Jean de la Croix parle, peut-être, de son expérience mystique. laisse point « les désirs languissants». (Abbé de PURE, La Précieuse, 1, 4,
73, 52-55).

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petite cour autour d’elle, au moins de la notoriété de Selon Roger Lathuillière 7 , quand Mme de Sévigné
Mme de Sévigné à cette époque (1657). emploie le terme précieuse pour elle-même ou pour
La marquise, pour sa part, admire Mlle de Scudéry; un membre de sa famille, elle lui donne un sens
en parlant d’elle, Mme de Sévigné devient « favorable, c’est-à-dire en considérant les précieuses
flatteuse comme une précieuse ridicule « 3 . Elle lui comme un modèle de sagesse et de vertu. Ainsi, le
écrit souvent, et elle l’apprécie d’autant plus que 26 juillet 1671, elle écrit à sa fille : « Vous saurez
Mlle de Scudéry, grâce à ses bons rapports à la donc que hier vendredi, j’étois toute seule, dans ma
Cour, obtient des pensions auprès du Roi pour aider chambre avec un livre précieusement à la main. » 8
les Grignan. Voilà donc la marquise se peignant avec une pointe
Elle a beaucoup de respect pour Mme de Lafayette d’humour dans l’attitude un peu guindée des
et considère que La princesse de Clèves est la plus précieuses, qui aimaient se faire représenter au
charmante chose qu’elle ait jamais lue. Après Mlle milieu de leurs livres, entourées d’ouvrages en vers
de Scudéry, qui faisait des longueurs et des et de traités savants.
allégories fatigantes, Mme de Lafayette a produit Le 21 octobre de la même année, elle dit à Mme de
une révolution dans le roman, substituant un style Grignan combien elle prend part à sa proche
simple et naturel au style ampoulé et prétentieux que maternité : « Mon Dieu, ma bonne, que votre ventre
l’hôtel de Rambouillet avait mis à la mode. me pèse ! Et que vous n’êtes pas la seule qu’il fait
Et Mme de Lafayette? S’adressant directement à étouffer ! Le grand intérêt que je prends à votre
Mme de Sévigné, elle écrit : « Votre taille est santé me feroit devenir habile, si j’étois auprès de
admirable […]. Votre teint a une beauté et une fleur vous. En vérité, j’en ai beaucoup appris depuis trois
qui assurent que vous n’avez que vingt ans […]. ans. Mais j’avoue qu’auparavant cela, l’honnêteté et
Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied la préciosité d’un long veuvage m’avoient laissée
si bien que vos paroles attirent les ris et les grâces dans une profonde ignorance; je devins matrone à
autour de vous; et le brillant de votre esprit donne un vue d’œil. »
si grand éclat à votre teint et à vos yeux que […] En ce qui concerne le rapprochement entre honnêteté
quand on vous écoute, on vous cède la beauté du et préciosité, rappelons que les théories sur
monde la plus achevée. » 4 l’honnêteté fleurissent au XVIle siècle. On parlera
Somaize, à son tour, admire : « Elle est blonde, et a ainsi de l’honnête homme, qui est celui qui possède
une blancheur qui répond admirablement à la beauté les qualités de l’âme et de l’esprit, les vertus
de ses cheveux. Son esprit est vif et enjoué […]. Elle morales, la science, l’honneur et la dignité, à un
a une promptitude d’esprit la plus grande du monde degré tel que le mérite de son existence soit digne
à connaître les choses et à en juger […]» 5 d’être cité en exemple. L’honnête homme est
synonyme d’homme d’honneur ou d’homme de
2. Au XXe siècle bien.
L’honnête femme, selon Grenaille, doit avoir pour
Auguste Bailly 6 pense qu’elle n’est pas une femme première vertu la chasteté : être si chaste qu’elle ne
savante, avec le léger ridicule qu’implique ce terme, sache même pas ce que c’est que de ne l’être point;
mais une femme cultivée, qui aime passionnément la vivre dans la chair, avec le plus beau corps du
lecture, et dont le goût s’attache à toutes les belles monde, comme on vivra dans le ciel, sans tache ni
choses qu’elle discerne avec sûreté. Son enjouement, corruption. 9 En considérant le corps comme
cette joie « qui est l’état véritable de son âme», la l’instrument de l’âme et de l’honnêteté, Grenaille,
préservent de tout pédantisme. Elle ne disserte pas, impitoyable censeur, cherche à faire correspondre la
elle juge avec promptitude, comme en courant à la notion d’honnêteté avec les principes de la morale
surface des choses, parce que tout en elle est chrétienne; la chasteté, le courage, la constance, la
curiosité d’esprit, divertissement, plaisanterie alerte, fidélité, la probité sont des qualités à cultiver.
et riposte toujours prête. C’est cette vivacité Un autre théoricien de l’honnêteté, le Père Du Bosc,
intellectuelle et surtout cette humeur heureuse qui écrit : « À l’amour d’inclination, qui est aveugle et
créent autour d’elle une atmosphère unique. irrésistible, il convient de préférer l’amour

7
LATHUILLIÈRE R., La Préciosité, Genève, Droz, 1969, p. 20.
3
COMBES E, Mme de Sévigné historien, Paris, Émile Perrin, 1885, p. 290. 8
4 Mme de SÉVIGNÉ, Correspondance, édition annotée par Roger Duchêne,
Mme de LAFAYETTE, citée par BAILLY, op. cit., p. 16.
5 Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 19721978. Toutes les lettres
SOMAIZE A. D., Grand Dictionnaire des Précieuses, C. Livet, Paris, 1856, renvoient à cette édition.
t. I, p. 221. 9
6 GRENAILLE E de, L’honneste fille, 1639, cité par LATHUILLIÈRE, op.
BAILLY A., op. cit., p. 17. cit., pp. 581-584.

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d’élection, dans lequel la volonté prend le parti de la épistolaire évolue, intimement lié au développement
raison. » 10 On voit donc, dans l’allusion de Mme de de la vie mondaine, et favorisé par la mise en place
Sévigné, une référence aux théories épurées sur d’un premier réseau postal. La vogue des manuels de
l’amour et la sexualité des précieuses; l’honnêteté Puget de la Serre, tantôt sous le nom de Secrétaire à
est corrélée autant à l’abstinence qu’à la probité la Mode, ou de Secrétaire à la Cour, connut des
morale. Pour l’amour, l’honnêteté conduit à une rééditions pendant plus de cinquante ans.
élection guidée par la raison et à un certain Madame de Sévigné, qui rappelle souvent à sa fille
volontarisme : sorte de refus de l’amour; préciosité et à son gendre la nécessité des lettres de bienséance,
et amour passent pour être exclusifs l’un de l’autre. ne manquait pas à ce genre de devoir, mais elle
Mme de Sévigné emploiera plus tard, vers 1687, le transforme les banalités d’usage des rapports
mot précieux avec une intention nettement ironique, sociaux abstraits en évocation des liens de personne
comme si elle s’était laissée gagner par la valeur à personne. La marquise, à l’aise en société, y puise
péjorative qu’il a prise depuis longtemps; tout ce qui dans ses lettres est la part de l’agréable,
s’adressant au président Moulceau, elle lui dit : « ce qui révèle l’acquisition d’une culture moderne
[…] J’aime mieux vous gronder, et vous dire que faite à travers la fréquentation des salons. Somaize 13
vous êtes vraiment bien délicat et bien précieux […]. met directement en rapport l’art d’écrire de Mme de
» Dès 1659, les défauts, délicatesse exagérée, Sévigné et ses activités mondaines : « […] son esprit
pruderie, affectation, hypocrisie, sont réunis pour charme les oreilles et engage tous ceux qui
former de la précieuse un symbole, un type l’entendent ou qui lisent ce qu’elle écrit. »
comparable à la femme savante, au marquis ou, plus Émile Gérard-Gailly 14 soutient que son art d’écrire
tard, au petit maître. La Fontaine écrit : « Nous nous est fondé sur son art de bien dire, et que, chose rare,
moquons de nos précieuses, de nos marquis, de nos elle écrit comme elle parle. Elle en fournit la preuve
entêtés, de nos ridicules de chaque espèce. » 11 lorsque, accablée de rhumatismes, ne pouvant écrire
Émile Gérard-Gailly 12 pense qu’une enquête sur la ses lettres, elle les dicte. L’écrit est « un effet du
langue de Mme de Sévigné réduirait à néant langage», nous dit Lacan dans Encore 15 .
l’affirmation tant répétée qu’il reste de la préciosité Sa faculté d’invention verbale nourrit ainsi son art
chez elle. Il consent à quelques traces, déjà épistolaire. Tous les cercles qu’elle fréquente sont
imprimées dans le langage commun. Mais il dit, « un « tourbillon» où l’on peut pratiquer des
elle n’est précieuse ni de tempérament, ni de discussions familières, et où l’on se retrouve avec
formation ». Il la qualifie de « plutôt gauloise, même des gens d’esprit tels que La Rochefoucault, Mme de
un peu archaïque, comme était la prose du milieu Lafayette, Mme de Lavardin, les Coulanges, la
bourgeois qui l’a nourrie ». Et il ajoute : « Si princesse de Tarente. La marquise a une imagination
d’aventure on rencontre dans une lettre un passage débordante, et on cite ainsi plusieurs scènes,
sentant son Rambouillet et sa Madeleine de Scudéry, notamment les fêtes princières de Chantilly, la mort
soyons sûr qu’elle s’amuse à un pastiche, et cela ne de Turenne au champ de bataille, la prise d’armes de
compte pas. » Versailles comme des récits où l’on assiste en
première loge à des événements dont elle a
MADAME DE SÉVIGNÉ ÉPISTOLIÈRE seulement entendu parler, et qu’elle décrit avec
minutie, tranquillement assise au coin du feu à
1. La place de la lettre l’hôtel Carnavalet.
Laissons-lui la parole : « On croit quelquefois que
Dans la société du XVIIe siècle, la lettre vise les lettres qu’on écrit ne valent rien parce qu’on est
essentiellement à maintenir des relations conformes embarrassé de mille pensées différentes, mais cette
aux exigences de la politesse; moyen de véhiculer confusion se passe dans la tête, pendant que la lettre
les attitudes de bienséance, elles permettent la est nette et naturelle. » (8 décembre 1673)
manifestation des congratulations et des
manifestations d’amitié, les demandes d’excuses 2. Mère et fille
ainsi que les prières d’invitation. Le genre
Quand, après l’échec de deux projets de mariage,
10 Mme de Sévigné finit par trouver, pour la « plus
Du BOSC, L’honneste femme, 1632, cité par LATHUILLIÈRE, op. cit. p.
665.
11
LA FONTAINE J. de, ouvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de 13
SOMAIZE, loc. cit.
la Pléiade, p. 339. 14
12 GÉRARD-GAILLY É., op. cit., p. 50.
GÉRARD-GAILLY É., Lettres de Mine de Sévigné, introduction, notes et 15
index, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953-1957, 3 volumes, LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil,
p. 49. 1975, p. 45.

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jolie fille de France», alors qu’elle va sur ses vingt- mêmes paroles. » 18 On pourrait avoir l’impression
trois ans, « le plus souhaitable des maris», une joie d’une séparation presque définitive et permanente si
mélangée d’amertume remplit son cœur 16 . L’époux l’on tient compte de l’abondance des lettres
qu’elle trouve pour sa fille est le comte de Grignan, échangées. En fait le temps de l’absence est égal à
âgé de quarante ans, veuf par deux fois, et père de celui des retrouvailles; l’abondance est due au fait
deux filles. Nommé lieutenant-gouverneur en que Mme de Sévigné écrit dix, vingt, trente feuillets
Provence, il partira peu de temps après, laissant par jour, où qu’elle se trouve. Leur rapport
Françoise Marguerite avec sa mère; le temps épistolaire signifie pour Mme de Sévigné bien plus
passant, la comtesse de Grignan décide de rejoindre qu’une manière de combler l’absence; les lettres sont
son mari : c’est là que prend naissance, en février comme un souffle de vie, « sa respiration» 19 .
1671, une correspondance quasi quotidienne, Elle s’occupe encore de sa fille en lui adressant la
immortelle. Sous l’effet d’un grand bouleversement gazette, et deviendra pour elle chroniqueur littéraire,
intérieur, Mme de Sévigné va transformer ce qui musical, philosophique, peintre. Pourtant ses thèmes
était, somme toute, une réussite banale dans l’art favoris seront, outre ses déclarations d’amour, la
d’écrire des lettres mondaines, en un « genre de santé de sa fille et ses grossesses, et les finances des
lettre original» 17 . Support d’un amour malheureux, Grignan.
il va lui permettre de trouver le chemin du cœur de Les grossesses de Françoise-Marguerite,
sa fille bien-aimée. nombreuses, ont été qualifiées par Bussy, le cousin
Dans les semaines qui suivent son départ, elle écrit : de la marquise, « d’honnête assassinat», rendant
« J’ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve responsable Mr de Grignan de faire en neuf ans six
plus, et tous les pas qu’elle fait l’éloignent de moi. enfants « à un (sic) enfant elle-même. » 20
Je m’en allais donc à Sainte-Marie, toujours pleurant Mme de Sévigné écrira à son gendre : « Vous dites
et toujours mourant. Il me semblait qu’on que ma fille ne devrait faire autre chose que
m’arrachait le cœur et l’âme, et en effet, quelle rude d’accoucher tant elle s’acquitte bien. Eh ! Seigneur
séparation !» (6 février 1671) Dieu ! fait-elle autre chose ! Mais je vous avertis que
Le 9 février 1671 : « Vous me faites sentir pour vous si, par tendresse et par pitié, vous ne donnez quelque
tout ce qu’il est possible de sentir de tendresse. repos à cette jolie machine, vous la détruirez
Mais, si vous songez à moi, ma pauvre bonne, soyez infailliblement et ce sera dommage. » 21
assurée aussi que je pense continuellement à vous. Sur ce sujet, elle insiste : « Si Mr de Grignan vous
C’est ce que les dévots appellent une pensée aime et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais
habituelle. C’est ce qu’il faudrait avoir pour Dieu, si bien ce qu’il fera ou plutôt ce qu’il ne fera pas. » (12
l’on faisait son devoir […]. Adieu ma chère enfant, juillet 1671)
l’unique passion de mon cœur, le plaisir et la L’affolement de la mère pour la santé de la fille a
douleur de ma vie. » provoqué de violentes querelles entre les deux
Le 24 février 1671 : « Je vous vois, vous m’êtes femmes, « querelles d’amants ou d’amoureux» selon
présente. Je pense et repense à tout. Ma tête et mon le mot d’Aubenas, qui conduisirent, par deux fois, à
esprit se creusent, mais j’ai beau chercher, cette leur séparation. Notamment en
chère enfant que j’aime avec tant de passion est à 1676, les amis, témoins, disaient : « Vous vous faîtes
deux cents lieues de moi; je ne l’ai plus. » mourir toutes les deux, il faut vous séparer». Mme
L’absence de sa fille lui ôtait la raison de vivre, et la de Sévigné dut en convenir. Elle lui dira : « Eh !
laissait « dépouillée», « toute nue», ressentant la bien, retournez dans votre chienne de Provence».
douleur comme un « mal de corps» ; la hantise des Rentrée chez elle, Mme de Grignan écrira à sa
éloignements à venir s’ajoutait à l’éloignement mère : « J’étais le désordre de votre esprit, de votre
présent, et même lorsqu’elles étaient ensemble, la santé, de votre maison; je ne vaux rien du tout pour
peur du prochain départ de la comtesse empêchait la vous. » 22
marquise de goûter dans la paix la joie de sa Elle a raconté les couches souvent malheureuses de
présence. Elle utilisera pour le dire tous les mots de sa fille : ces fausses couches, ces monstres aux
la passion amoureuse, « tant il est vrai que la squelettes rongés qui meurent dans les douze mois,
passion, quel que soit son objet connaîtra toujours
les mêmes tourments et prononcera toujours les 18
HALLAYS A., Mme de Sévigné, Paris, Librairie Académique Perrin,
1921, p. 107.
19
16 Mme de SÉVIGNÉ, lettre du 18 février 1671, op. cit.
CÉLARIÉ H., Mme de Sévigné, sa famille et ses amis, Paris, Armand 20
BUSSY-RABUTIN R. de, cité par Henriette Célarié, op. cit., p. 154.
Colin, 1925, p. 14. 21
17 Mme de SÉVIGNÉ, lettre du 18 mai 1671, op. cit.
DUCHÊNE R., Écrire au temps de Madame de Sévigné, Paris, Vrin, 1981, 22
pp. 11-19. Mme de GRIGNAN, citée par Gérard-Gailly, op. cit., p. 44.

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son héritier Louis-Provence qui aurait très jeune l’air édition de sa correspondance (le chevalier de Perrin,
vieillot, les « dents mangées de lune» de Pauline, 1734). La nature de ce sentiment maternel « pas
tous signes qui rendent compte d’une hérédité ordinaire» est étudié et fait l’objet de différentes
syphilitique. Mr de Grignan avait dû contaminer sa thèses chez les sévignistes.
femme qui transmettra le mal, in utero, à ses enfants. Ses contemporains jugeaient déjà exceptionnel ce
C’est donc par la marquise que nous connaissons le lien passionnel entre les deux femmes. Saint-Simon,
mal spécifique qui a tôt détruit la santé et la beauté par exemple, dit : « Mme de Sévigné, si aimable, et
de la comtesse, sans qu’elle se doute du diagnostic de si excellente compagnie, mourut quelque temps
qu’elle livre, ainsi, à la postérité. après à Grignan chez sa fille, qui étoit son idole et
La sollicitude constante de sa mère pose quelques qui le méritoit médiocrement. » 27
problèmes à Françoise-Marguerite. Il nous reste La thèse de l’homosexualité est posée par Émile
seulement quatre lettres de Mme de Grignan à son Gérard-Gailly dans la première édition des Lettres
mari, où on peut lire : « Je serai trop aise, mon très par la Pléiade, en 1953. Citons-le : « Passion
cher comte, quand j’aurai le plaisir d’être réunie à maternelle ! Maternelle sans doute, mais amoureuse
vous, pour ne plus vous quitter. Je vous réponds de aussi, et passion d’amant pour un autre être humain.
la ferme résolution que je prends et que je »
soutiendrai sur ce sujet, et je vous prie de me Pour soutenir cette thèse il prend appui sur divers
répondre de la vôtre, afin que nous concourrions témoignages et propos.
également à ce dessein, si bon et utile pour la paix – La conversation entre Mme de Sévigné et Mr
de notre vie. » 23 Arnault d’Andilly, celui-ci lui disant « qu’elle était
Et encore : « Je vous embrasse de tout mon cœur, une jolie païenne» 28 – à propos de Mme de Grignan
mon très cher comte; je suis à vous avec toute la – « que cette idolâtrie pour sa fille était chose
tendresse possible, je vous conjure d’en être bien coupable, aussi dangereuse que toutes les idolâtries,
persuadé et de ne point changer l’opinion que vous et qu’il serait temps qu’elle songeât à s’en guérir, à
avez d’avoir à vous seul une jolie personne. Je se convertir, pour assurer son salut. » Émile Gérard-
voudrois être aussi jolie comme il est sûr que je suis Gailly commente : « Le vieux bonhomme avait
à vous. » 24 compris, sans pour cela connaître le freudisme et la
La comtesse aimait Mr de Grignan. Et même, elle le théorie des refoulements. Lui, qui était père de toute
préférait, comme elle l’affirme : « Eh ! Mon Dieu ! une tribu, et père admirable, n’eût jamais exprimé de
ne viendra-t-il pas une année où je puisse voir mon telles pensées devant un amour maternel véritable. »
mari mais sans quitter ma mère? En vérité, je le – Un autre, prêtre et confesseur, refuse à Mme de
souhaiterois fort; mais quand il faut choisir, je ne Sévigné l’absolution un jour de Pentecôte, à cause
balance pas à suivre mon très cher comte, que j’aime de son amour maternel, c’est-à-dire de ce qu’il avait
et que j’embrasse de tout mon cœur. » 25 perçu de trouble, et Gérard-Gailly ajoute : « Les
Avec son gendre, Mme de Sévigné utilisera le ton du prêtres ne sont pas de méchants psychologues !»
badinage, cherchant à se faire aimer, se préoccupant Somaize écrivait au sujet de Mme de Sévigné : « Il
de sa santé, demandant une petite place dans son est aisé de juger par sa conduite que la joye, chez
cœur. Surtout, dit H. Célarié 26 , elle nous enseigne « elle, ne produit pas l’amour : car elle n’en a que pour
l’art d’être belle-mère, qui requiert plus de tact, de celles de son sexe, et se contente de donner son
finesse, de maîtrise de soi et d’abnégation qu’aucun estime aux hommes. »
autre, ainsi que de la bonne grâce». – Un autre commentaire pourrait être versé au
dossier : c’est celui de Mme de Lafayette. Signant «
L’HOMOSEXUALITÉ DE MME DE SÉVIGNÉ un inconnu», elle écrit (s’adressant à Mme de
Sévigné) : « Vous êtes naturellement tendre et
1. Références de Jacques Lacan passionnée; mais à la honte de notre sexe, cette
tendresse vous a été inutile, et vous l’avez renfermée
L’idée d’une Mme de Sévigné constamment dans le vôtre, en la donnant à Mme de Lafayette. » 29
occupée par la pensée de sa fille date de la première – Émile Gérard-Gailly avance encore une autre
preuve, tirée d’un passage de la lettre du 6 mai 1671
23 où Mme de Sévigné dit : « Je vivrai pour vous
Lettres de Mme de Grignais à son mari, Grands écrivains de la France,
Paris, Hachette, 1862, t. V, pp. 392, 431, 438, 447. Il y a quatre lettres de
1677. 27
24 SAINT-SIMON, Mémoires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
Ibid. tome I, p. 288.
25 28
Ibid. Lettre de Mme de SÉVIGNÉ du 29 avril 1671, op. cit.
26 29
CÉLARIÉ H., loc. cit. Grands écrivains de la France, op. cit., tome I, p. 322.

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aimer, j’abandonne ma vie à cette occupation, et à celui qui faisait tant rire, et pour cause, la plus
toute la joie et à toute la douleur, à tous les célèbre épistolière de l’homosexualité féminine,
agréments et à toutes les mortelles inquiétudes, et, 2) pour la virgo qu’à le réduire au phallus […]. » 32
enfin, à tous les sentiments que cette passion me
pourra donner. » Son commentaire est : « Cette 2. Le mythe de la création de l’homme et de la
phrase ardente est produite ici pour la première fois femme au XVII siècle
dans son texte exact; elle avait été altérée et «
renversée» par tous les éditeurs, de manière à fournir La référence aux Écritures, notamment au mythe de
une expression plus normale de l’amour maternel. » la création de l’homme et de la femme, est utilisée
Lorsque Monsieur de Grignan – interroge Gérard- souvent comme un argument dans la querelle
Gailly – lisait pardessus l’épaule de sa femme des féministe engagée depuis le début du siècle. Le rôle
lettres de sa belle-mère et qu’il y voyait tant de des femmes s’est accru et leur influence se fait sentir
pages passionnées et admirables, que disait-il? Que dans l’évolution des mœurs. Les détracteurs et les
disait-il lorsqu’il rencontrait une phrase comme défenseurs des femmes s’affrontent à travers des
celle-ci? « Pensez-vous que je ne baise point aussi ouvrages et des pamphlets. Dans tous les cas, le
de tout mon cœur vos belles joues et votre belle mythe sera évoqué pour permettre de réduire
gorge […]». l’ignorance qui entoure la différence des sexes.
Les premiers lecteurs de Mme de Sévigné ont tous Chez les détracteurs on trouve, par exemple,
partagé l’avis de la ressemblance de l’amour
maternel et de la passion amoureuse. La Rivière, L’alphabet de l’imperfection et malice des femmes
gendre de Bussy, écrivait en août 1735 : « J’ay senti
(Jacques Olivier, 1617), qui dépeint les femmes
que les sentiments de la mère pour la fille sont trop
comme des harpies, visages de belles filles, ventre
répétés et ressemblent tant à une passion qu’on croit
puant, mains crochues : vingt-quatre défauts sont
que c’est un amant qui écrit à sa maîtresse. » 30
décrits. Et le mythe, à cette époque, met en relation
L’Abbé de Vauxelles, éditeur des Lettres en 1801,
la nature de la matière à partir de laquelle l’homme
écrivait dans les réflexions qui les accompagnaient :
et la femme ont été créés avec leur différence dans
« J’ai connu dans ma jeunesse des personnes très
leur rapport à la parole : « Dieu formant le corps de
sages qui se rappelaient l’impression qui fit dans
la femme d’une coste dure et craquettarde et celuy
leur temps ce recueil des lettres de la mère à la fille.
de l’homme de terre sourde et muette, c’estoit un
Elles s’accordaient à dire : elle l’aime comme
préjugé que l’homme seroit de sa nature taciturne et
d’autres aiment un amant. » 31
silencieux, et la femme cacquetarde et babillarde. »
Lacan, grand lecteur, avait eu accès à ces références,
Ferville, dans son livre intitulé Cacogynie ou
notamment à l’argumentation d’Émile Gérard-
méchanceté des femmes (1617), tire prétexte du fait
Gailly. L’édition actuelle de la correspondance,
que Dieu a créé la femme non pas du sang d’Adam,
annotée par Roger Duchêne, est postérieure à «
ni de ses moelles, ni de ses matières les plus subtiles
Radiophonie»; d’ailleurs, l’introduction de Duchêne
mais de l’un de ses os, substance la plus grossière,
diffère quant à l’interprétation à donner au sentiment
pour conclure à l’infirmité et la bassesse des
maternel de Mme de Sévigné.
femmes, faisant ainsi une référence plus explicite à
Lacan prend résolument parti, nous laissant la tâche
une moins-value organique.
de l’argumenter.
Chez les défenseurs, la réponse ne se fait pas
Dans « Radiophonie», il soutient que le discours
attendre : vers 1617, un certain Vigoureux publie
hystérique démontre qu’il n’y a aucune connaissance
une Défense des Femmes contre L’Alphabet de leur
(au sens biblique) à rendre compte du prétendu
prétendue malice et imperfection.
rapport sexuel. « La jouissance dont il se supporte
En 1618, le Chevalier de l’Escale publie Le
est, comme toute autre, articulée du plus-de-jouir par
Champion des Femmes où il soutient qu’elles sont
quoi dans ce rapport le partenaire ne s’atteint : 1)
plus nobles, plus parfaites, et en tout plus vertueuses
pour le vir qu’à l’identifier à l’objet a, fait pourtant
que les hommes; il considère qu’elles sont le
clairement indiqué dans le mythe de la côte d’Adam,
premier présent offert par Dieu à l’homme et jugées
posséder plus de bonheur que celui-ci, situant ainsi
30
leur différence dans leur rapport à la jouissance.
LA RIVIÈRE, Manuscrit 1162, l’10, Bibliothèque de Dijon. Cité par
DUCHÊNE, Mme de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Klincksieck,
Louis le Bermen, en 1621, dans son Bouclier des
1992, p. 250. Dames, après avoir comparé l’anatomie de la femme
31
VAUXELLES S. J. B. de, Recueil des lettres de Mme de Sévigné, nouvelle
édition augmentée d’un précis de la vie de cette femme, de réflexions sur 32
ses lettres, 1801. Cité par DUCHÊNE R., loc. cit. LACAN J., « Radiophonie», Scilicet, n « 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 90.

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et de l’homme fera référence au mythe pour ). Se situant comme la troisième, elle consent à cette
conclure à la supériorité de la femme, car elle a été place d’objet a.
formée de chair alors qu’Adam fut pétri de limon.
Mlle de Gournay, en 1622, reprenant un passage des En guise de conclusion
Écritures où il est écrit « que l’homme fût créé
macle et femelle, les sexes étant faicts non Nous allons étudier l’origine de cette passion
simplement mais secundum quid : c’est-à-dire, pour maternelle, avant leur grande séparation.
la seule propagation», parle de l’égalité des hommes Traditionnellement, on déclare que c’est dans
et des femmes; elle se servira du mythe l’affection pour ses enfants que la jeune veuve
d’Aristophane comme argumentation. trouve sa raison de vivre après la mort de son mari,
Plus tard dans le siècle, si le débat n’est pas clos, et « qu’elle a été mère avant tout» 34 .
l’atmosphère change. Les détracteurs des femmes Elle-même l’a reconnu : sa fille a été le «
sont moins acharnés, leurs écrits se dégagent des préservatif» contre les faiblesses de l’amour.
disputes moyenâgeuses où les injures tiennent lieu Or Roger Duchêne énonce que les documents
d’argument. L’évolution des mœurs accentuée par manquent pour conclure à la préférence donnée par
les précieuses trouve vers 1632-1636, avec la Mme de Sévigné à ses enfants : nul texte
publication de l’œuvre du Père Du Bosc, le contemporain ne permet d’apercevoir la marquise
fondement religieux de l’égalité des sexes. Dans son comme une mère exceptionnelle.
Honneste Femme, il évoque le mythe de la création Après son veuvage, elle s’est tournée plutôt vers le
de l’homme et de la femme en disant : « La façon de monde où elle a connu ses plus brillants succès.
créer la première femme témoigne assez cecy : elle Dans les portraits de la jeune veuve, il n’y a aucune
ne fut pas tirée des pieds ni de la teste, mais du côté : allusion à ses enfants ni à ses sentiments maternels.
pour monstrer qu’elle ne doit pas être ny esclave ny Les poètes et portraitistes de l’époque commencent
maîtresse, mais compagne. » seulement à parler de sa fille autour de 1663;
Ménage chante Françoise-Marguerite à une date
3. Lacan, Mme de Sévigné et la côte d’Adam proche de celle des ballets où elle dansait : elle avait
Le mythe de la côte d’Adam fait référence à la lettre dix-sept ans. Kirn, dans sa Mme de Sévigné Grande
du 1 « avril 1671 33 , où Mme de Sévigné répond à sa Coquette affirme que « sa mère s’est mise à l’aimer
fille; celle-ci avait évoqué le mythe biblique de la lorsqu’elle a commencé à briller», ce qui irait dans
création de l’homme et de la femme en faisant le sens de la valeur agalmatique qu’a eue pour Mme
allusion aux deux côtes rompues de Mr de Grignan de Sévigné l’éclosion de la féminité chez sa fille.
qu’il devrait avoir en moins si le mythe était vrai. La Rappelant les temps de ballets, la marquise écrira
côte c’est Ève, c’est-à-dire la femme créée par Dieu; plus de trente ans après : « Jamais rien n’a paru à
Francoise-Marguerite parle d’elle-même comme la mon goût et à mes yeux comme Mlle de Sévigné. Le
troisième côte de Mr de Grignan, et les côtes monde me fit sa cour en vous élevant à la dignité où
rompues sont les deux femmes dont il était veuf. je vous avais mise». On pourrait paraphraser Mme
Mme de Sévigné avait montré cette lettre à Mr de La de Sévigné en disant qu’à travers ses mots d’amour
Rochefoucault, et ils avaient ri de tout cœur. elle élève sa fille à la dignité de l’Objet.
Lacan reprend ce mythe en indiquant l’effet de cause Il a été souvent remarqué la différence de caractère
sur Mme de Sévigné : posant l’inexistence du entre les deux femmes, l’une exubérante et trop
rapport sexuel, il montre la façon dont, pour le virer brillante, l’autre timide et réservée. La vitalité de la
pour la virgo, s’atteint le partenaire : pour le mère s’oppose au manque d’élan de la fille. Leur
premier, qu’à l’identifier à l’objet a; pour la virgo, dissonance, nous dit Duchêne, est essentielle à la
de le réduire au phallus, articulant clairement la passion qui se déclenche : la retenue de Mlle de
jouissance avec le plus-de-jouir. Sévigné, l’impossibilité de la conquérir d’emblée
Lacan explicite de cette manière la position d’objet a seraient à l’origine de la passion maternelle.
que Mme de Grignan occupe par rapport à son mari, Pour ce faire, Mme de Sévigné empruntera les gants
cet homme « usant autant de femmes que d’habits ou de l’amour courtois : « quand les femmes sont
au moins de carrosses», au dire de Mme de Sévigné. âmoureuses, dit Lacan, qu’elles âment l’âme, ça les
Pour la comtesse, dans son rapport à l’homme, c’est conduit à faire l’homme, à être hors sexe ou
un amant châtré qui se cache derrière le voile pour y hommosexuelle» 35 . L’homosexuelle, ça lui rend aisé
appeler son adoration (cf. les deux « côtes rompues»
34
33 MESNARD P., cité par DUCHÊNE R., op. cit., p. 361.
Cf. LAFUENTE C., « La plus célèbre épistolière de l’homosexualité 35
féminine», Lettre mensuelle n°116, Paris, Pub de l’ECF, 1993, pp. 27-28. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit, p. 79. 30 Ibid., p. 11.

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le discours de l’amour, qui est « une passion qui peut dans le fantasme de l’homme, que Lacan a nommée
être ignorance du désir» 36 . avec son concept de l’objet a. La science a produit
Si dans toutes les formes de l’homosexualité les gadgets qui occupent la place de cet objet dans la
féminine c’est sur la féminité que porte l’intérêt culture moderne et sur le marché qu’elle induit :
suprême, l’interrogation de Mme de Sévigné ne l’époque n’est plus à la sublimation de la Dame à
paraît-elle pas questionner justement cette possibilité réinventer sans cesse dans l’amour courtois, mais
qu’a sa fille de se situer comme objet a? Mais, plutôt au ready made, au prêt-à-consommer d’un
surtout, de se demander quelle jouissance elle en fantasme stéréotypé. Ne prenons qu’un exemple,
tire? Ne s’agit-il pas de celle sur laquelle elle ne issu de l’excellent film de Robert Altman, Prêt-à-
souffle mot, « celle qui la fait pas-toute» ? porter, qui montre des vérités qui n’ont pas été du
Dans la lettre du 27 mars 1671, qui précède celle où goût de la critique. Le prêt-à-porter, avec les excès
il est question de la côte d’Adam, on peut lire : « Je que le film rend comiques, illustre la mascarade à
n’ai jamais pensé que vous ne fussiez pas très bien laquelle doivent se prêter les femmes pour coller au
avec Mr de Grignan; je ne crois pas avoir témoigné fantasme masculin. Mais le plus drôle n’est-il pas de
que j’en doutasse. Tout au plus, je souhaitais d’en constater le ratage du rapport aux femmes dont il
entendre un mot de lui ou de vous, non point par prend sa source? Cette invention vestimentaire, cette
manière de nouvelle, mais pour me confirmer une création échevelée est majoritairement faite par des
chose que je souhaite avec tant de passion. La hommes qui n’ont précisément pas de relations
Provence ne serait pas supportable sans cela […]. sexuelles avec des femmes. Et le film nous montre, à
Nous avons, lui et moi, les mêmes symptômes. » l’horizon de l’homosexualité masculine, avec le
La remarque de Lacan irait, dans ce sens, sur le personnage de Simone Lo, la mère toute phallique
dévoilement que permet l’échange épistolaire entre où puise l’inspiration masculine. N’empêche-t-elle
les deux femmes autour du mythe de la côte pas radicalement, pour le fils, le moindre accès à
d’Adam, qui la faisait autant rire, et pour cause, quelque chose de féminin qui ne serait pas la mère, à
échange qui a la structure du mot d’esprit. ce que Lacan a nommé le « pas-tout»? C’est
Pour terminer, je voudrais rapporter les propos tenus d’ailleurs le fils de cette mère qui dit : « […] un
par Mr de Sévigné, si absent de tout ce récit. Mr homme [fait des robes] pour la femme de ses rêves
Henry de Sévigné se vantait de connaître des heures et dans la plupart des cas pour la femme qu’il
bien agréables avec la belle Lolo, Mme de Gondran, aimerait être. » 1 Dans ce film, l’une des rares
pour laquelle il mourra en duel à vingt-huit ans, créatrices, Vivienne Westwood, est remplacée par
puisque « la nature intime de Mme de Sévigné un homme travesti. Le défilé de nus à la fin du film,
manquait de vie à un degré inimaginable» et qu’elle collection des top-models les plus beaux du monde,
« abusait son monde par le feu de son imagination et provoque une certaine déflagration du désir chez les
la verdeur de ses propos». « D’un tempérament spectateurs masculins – quelques-uns nous en ont
froid» disait son mari, « toute sa chaleur est à fait la confidence. Cela confirme que le sexe féminin
l’esprit. » doit être savamment voilé pour s’appareiller au
fantasme masculin.
Mais si nous nous contentons ici de mesurer aussi
DISJONCTION DE OEDIPE FÉMININ
brièvement ce que vaut une femme à l’aune du
fantasme de l’homme, c’est que ce n’est pas le
versant le plus intéressant. En effet, qu’une femme
Disjonction de l’Œdipe féminin consente ou pas à la mascarade phallique, qu’elle la
Genevieve Morel veuille ardemment ou n’y participe qu’à reculons
pour séduire un homme, ce qu’elle vaut ne sature
Partons de ce syntagme équivoque : valeurs de jamais la question de sa subjectivité à elle. Elle est
femme. Que vaut une femme aujourd’hui? Mais pastoute dans la mascarade, et celle-ci ne nous dit
aussi, qu’est-ce qui vaut pour une femme pas grand-chose de sa jouissance à elle. Qu’est-ce
aujourd’hui? qui, alors, vaut pour elle? Bien qu’il n’existe pas
A la première question – que vaut une femme d’universel de La femme, pouvons-nous voir se
aujourd’hui? – une réponse brève suffira, car c’est la dessiner, ou mieux calculer, les déterminants de sa
seconde question qui nous intéressera davantage ici. jouissance à notre époque? Il est permis d’hésiter.
Le prix d’une femme est sa valeur de jouissance Tentons cependant ce pari, grâce à une rencontre.

36 1
Ibid. p. 11. Prêt-à-porter; Paris, Éditions du Collectionneur, p. 127.

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Celle entre ce que nous entendons quotidiennement banquise», « sa mère avait épousé un homme venu
sur le divan, dits contemporains que le temps a d’une petite ville étrangère à cette glace étincelante
changés depuis Freud, et la lecture d’un roman et à cette étendue verte. » 4 Le seul bien de cette
récent, La femme qui court dans la montagne 2 , de la mère, pauvre voire dépossédée, était un collier de
Japonaise Yuko Tsushima. La fiction d’une héroïne cristal étincelant. Takiko appellera donc son fils
et de sa jouissance dans le Tokyo moderne nous fera Akira, cristal. Ceci signe la valeur phallique de
approcher la thèse que nous soutiendrons ici. Nous l’enfant, prélevée sur la castration maternelle. Le
la déduisons de l’écoute d’analysantes et en père idéal de l’enfant – substitué au père réel qui ne
induisons une tendance à venir. Cette thèse est celle sera même pas prévenu de sa paternité – sera
de la désunion en ses composants de ce que l’homme hypothétique que la mère a renoncé à
rassemblait autour du père l’Œdipe freudien : rencontrer, pas la fille. Aux questions futures de
l’enfant, la jouissance sexuelle, l’amour. l’enfant sur son père, Takiko a déjà prévu une
Le roman se présente comme un conte un peu vide unique réponse : « l’un de ces hommes, elle ne
d’intrigues. Une jeune femme, Takiko, décide de savait ni son nom ni où il s’en était allé, lui avait
garder un enfant dont elle est tombée enceinte lors donné un enfant, et cet enfant c’était lui. » 5 Le
d’une rencontre sexuelle quelconque. Cette fantasme se loge à la place où le rapport sexuel des
maternité centre le livre. Cependant l’appétit sexuel parents a raté, non sans laisser percer l’énigme de la
de Takiko reste inchangé par la naissance de persistance du désir maternel pour le père de Takiko,
l’enfant, second axe du récit. L’amour est le un homme qu’elle traitait sans cesse de « bon à
troisième : à la fin, elle rencontre un homme qu’elle rien». Certes, l’absence de père pour l’enfant laisse
aime, mais avec qui elle ne pourra réaliser une union le père de Takiko, tout dévalué qu’il soit, incarner le
ni légale, ni sexuelle. L’auteur nous présente trois Nom-du-Père, comme le lui renvoie sa mère. Mais
déterminants de la jouissance de Takiko, une femme Takiko ne veut pas le savoir, lançant un défi à son
qui ne se pose pas de questions. Ces trois père : « tu vois, même sans toi, j’ai très bien pu avoir
déterminants apparaissent séparés et disjoints dans un enfant» 6 . Elle est prisonnière de son fantasme
l’écriture du livre, comme ils le sont dans la destinée comme d’une bulle transparente, parfois
de l’héroïne : la mère seule d’abord, la pulsion angoissante : « […] c’était comme si elle s’était
aveugle ensuite, enfin la parole d’amour. Nous retrouvée enfermée à l’intérieur d’un cristal
respecterons dans notre présentation la succession de hexagonal… Une petite fille enfermée toute seule
ces trois déterminants de la jouissance qui ne se dans quelque chose de magnifique. » 7 Toute seule…
recoupent pas en une intrigue commune. La seule avec l’enfant, consciente de sa folie, mais réfugiée
unité est donnée par l’héroïne et son fantasme. dans « un couple mère-enfant dont on n’avait même
pas besoin de connaître le nom» 8 . L’enfant, à
I – La mère seule… l’existence « incommensurable», est devenu « une
chose éblouissante». Il prend la place de l’objet a
Takiko, au début du récit, est enceinte d’un « enfant dans son fantasme, lorsque son corps malade devient
de fortune» 3 (titre d’un autre roman de l’auteur). Le la « source de cet éblouissement» 9 . La présence
géniteur, qui ne sera pas le père, est un homme avec réelle de cet objet, incarné par l’enfant, ouvre la
qui le lien était dès le départ inexistant. Il n’est que « porte à un vertige d’angoisse, où il apparaît comme
la petite occasion», ayant permis l’existence « un vampire pour la mère qui s’est privée et l’a privé
incommensurable» de l’enfant. La mère seule… de toute médiation paternelle.
complétons… avec ou dans son fantasme. Il L’héroïne nous indique ici l’un des déterminants de
comporte un père idéal aussi imaginaire pour elle la jouissance féminine, articulé dans ce roman par
que pour l’enfant. « La femme qui court dans la l’auteur qui n’en est probablement pas dupe : vouloir
montagne» est la phrase qui articule ce fantasme, tout faire toute seule, y compris les enfants. La
construit dès l’enfance. La montagne est le pays tentation s’ouvre en effet, à l’heure où la technique
natal de la mère de Takiko. Faite de cristal, elle est scientifique le permet, où les lois sur l’adoption
recouverte d’une neige éternelle qui lui donne
l’allure d’un cheval blanc évoquant la violence mal
4
contenue par la tristesse maternelle. Au lieu, en TSUSHIMA Y., op. cit., p. 100.
5
effet, d’épouser un homme libre, « courant sur la Ibid., p. 177.
6
Ibid., p. 144.
7
2 Ibid., p. 290.
TSUSHIMA Y., La femme qui court dans la montagne, Paris, Albin Michel, 8
1995. Ibid., p. 312.
3 9
TSUSHIMA Y., L’enfant de fortune, Paris, Éditions des femmes, 1985. Ibid., p. 316.

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l’autorisent, de se passer du père pour se satisfaire rencontres qui nécessitent l’appui du saké, il y a son
de l’enfant. La pratique analytique, confirmée ici par père ivre qui se jetait parfois sur la mère, ou sur elle,
les statistiques, montre que cette solution apparente pour injurier, frapper, dans un corps à corps partagé.
du manque féminin est devenue, dans des C’est donc l’arrière-fond d’un inceste paternel
constellations très diverses, un recours fréquent. Il fantasmatique, d’une fixation de la jouissance
serait tentant de réduire ce phénomène à un refus sexuelle au père, traumatique pour la fille, qui
individuel, hystérique, de l’homme et de la loi oriente la pulsion dans la répétition. Ce trauma est
paternelle. Même si cette dimension existe, nous marqué, non par un sentiment privilégié pour les
lirons d’abord dans ce fait de société, comme partenaires mais curieusement par l’assomption d’un
dorénavant accomplie, la dévaluation du Nom-du- devoir à accomplir envers les hommes, où se dénote
Père qu’annonçait Lacan dès 1938 avec son « la présence d’un surmoi pousse-au-jouir : « sans trop
groupe familial décomplété» 10 favorisant les délires savoir pourquoi, elle compatissait au désir de
à deux. Une médiation paternelle n’est en effet pas l’homme. Pour elle, cela représentait quelque chose
seulement nécessaire à l’enfant, mais aussi à la de douloureux et de sacré. » 13 Notre collègue Marc
femme qui en est la mère. Son absence peut Strauss 14 nous a fait part d’un cas d’hystérie où se
provoquer en elle une angoisse de dévoration, ainsi retrouvait cet appel à être prêtresse de la jouissance.
que l’aliénation dans une jouissance centrée sur Ceci, comme des cas de notre pratique, nous
l’enfant-objet, qui exclut toute question et donc toute conduira à une remarque sur un changement de la
vérité du sujet 11 . clinique de l’hystérie depuis Freud. On aurait tort de
Mais nous apercevons aussi dans la montée au rechercher systématiquement dans chaque cas le
zénith du phénomène des mères seules avec enfant recul frémissant de Dora devant l’organe de Mr K.
une tentative féminine de franchir l’écran du Si l’on a souvent souligné la raréfaction des grandes
fantasme pour incarner l’Autre absolu. Il s’agirait manifestations somatiques de l’hystérie depuis un
d’être cet Autre radical non dans la relation risquée à siècle, il faut rajouter ce trait à ses modifications
un homme, mais pour un enfant dans un rapport dont phénoménologiques. Si sa définition structurale par
il n’a pas le choix de s’échapper. La contingence de Lacan en 1970, dans L’envers de la psychanalyse,
l’amour d’un homme, difficile à assumer par une comme discours dénonçant la castration du maître
15
femme qui peut sans cesse le perdre, serait ici , est plus que jamais valable, les femmes
remplacée par « l’enfant de fortune», dès lors hystériques de maintenant se sont souvent
assujetti à la toute-puissance de l’Autre. familiarisées avec l’organe viril, comme instrument
de leur jouissance. La consommation en série des
II – La pulsion aveugle hommes en est un signe qui n’exclut pourtant pas la
dérobade devant le désir de l’Autre, en d’autres
Même si elle avait voulu croire que tout se rattachait points, ni la croyance, inconsciente évidemment, du
à l’enfant, Takiko reste une femme, et donc pas toute sujet en sa possession d’un pénis.
mère. Nous le constatons dans le second déterminant
de sa jouissance, que nous avons situé de la pulsion III – La parole d’amour
aveugle. Aveugle signifie ici l’indifférence de la
pulsion à son objet, incarnée par le silence de Le troisième déterminant de la jouissance de Takiko
Takiko, qui parle très peu, et l’acceptation de la n’est pas le moindre, et nous paraît notable pour la
contingence de la rencontre sexuelle avec des clinique analytique féminine. Il date de bien avant la
hommes réduits à des signifiants interchangeables. psychanalyse. C’est l’exigence de l’amour, et de la
Même si elle n’accepte pas tous ceux qui se parole où il trouverait au mieux à se réaliser,
présentent, Takiko ne semble pas trouver contrairement à la pulsion silencieuse. Pour Takiko,
indispensable de choisir. C’est l’homme qui a l’amour se rencontre par surprise, celle d’un homme
l’initiative du désir. Elle, elle donne du « bon temps» qui pourra prendre place dans le fantasme de « La
à son corps. « À corps perdu dans un trou sans fond» femme qui court dans la montagne». La «
12
, elle fait l’expérience d’une pulsion disjointe de montagne», elle la trouve au cœur de la ville, sous la
l’amour. A son insu, cependant, cadrant ces forme d’une pépinière fournissant les citadins en

10 13
LACAN J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu Ibid., p. 41.
(1938), Paris, Navarin, 1984, p. 88. 14
11 Cours 1994-95 de la Section clinique de Paris, Université de Paris VIII «
Cf. LACAN J., « Deux notes sur l’enfant», Ornicar? n°37, Paris, Navarin, Clinique de l’objet a», animé par J. -P. Klotz, G. Morel, M. Strauss.
1987, pp. 13-14. 15
12 LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-
TSUSHIMA Y., op. cit., p. 222. 1970), Paris, Seuil, 1991, chapitres V et VI.

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plantes vertes. L’homme est choisi narcissiquement : au-delà, valant pour elle-même. Takiko éprouve
comme elle, il a un enfant handicapé. L’enfant sans l’infini de l’extase 21 , seule, mais autour de ce
père est inconsciemment identifié à un enfant dialogue, où elle cesse d’être silencieuse. Nous
génétiquement handicapé L’homme est donc aimé reconnaîtrons, dans ce privilège accordé à la parole
au point où il est un père blessé, c’est même sa seule d’amour, le rapport à l’Autre barré du symbolique,
identité. « Il était un père qui avait chassé en lui dont Lacan a fait ce qui supplée pour une femme à
toute autre identité. Parler avec un père comme lui l’inexistence du rapport sexuel. Le fantasme lui sert
lui suffisait. » 16 Il n’est pas question cependant d’un plutôt à causer son désir pour un homme, à cadrer la
amour platonique. Là où sa mère avait tôt renoncé, satisfaction pulsionnelle, mais n’a pas pour elle la
Takiko a réussi à trouver l’homme de son fantasme, fonction de suppléance qui vaut pour l’homme. Par
ce dont elle tire effet de désir. Le ratage ne se le biais de l’amour pour un objet choisi pourtant
produit pas moins. Elle tente de le séduire, mais narcissiquement, c’est le rapport à l’Autre
c’est lui qui refuse, par attachement ou fidélité à une décomplété de toute garantie, voire de toute réponse
autre. Cela n’empêche pas Takiko de rencontrer la qui s’entrouvre dans la parole d’amour. Les
réalité sexuelle de l’inconscient : « […] c’était la précieuses, au XVIIe siècle, avaient su articuler que
première fois qu’elle avait ressenti la force évidente celle-ci suffisait à leur jouissance et restent en cela
d’une pulsion à travers la douleur du désir contenu. modernes et enseignantes pour la psychanalyse. Il
C’était une sensation bien réelle, comme la serait faux de confondre la prédilection pour
révélation du plaisir sexuel. » 17 Il s’agit donc, pour l’amour, toujours actuelle sur le divan et souvent
celle qui compatissait au désir masculin pour en exaltée dans l’homosexualité féminine, avec la
récupérer une jouissance pulsionnelle, de faire cette demande d’amour névrotique, même si leur point de
fois l’expérience d’un désir sexuel dont l’homme n’a contact, voire leur recouvrement, est à préciser dans
pas la seule initiative, et qui vient de son fantasme à chaque cas.
elle. Qu’il la refuse, malgré le désir qu’il éprouve
pour elle, renforce l’estime et l’amour qu’elle Concluons sur notre thèse de la désunion
ressent à l’égard d’un homme capable de « maîtriser contemporaine de l’Œdipe freudien en ses
son envie» 18 . À cet amour fera donc défaut la composants. Au-delà de la mascarade à laquelle elle
satisfaction de l’acte sexuel. Un certain automatisme consent pour correspondre au fantasme d’un homme,
clinicien pourrait nous induire à supposer à l’héroïne une femme n’est pas folle du gadget scientifique.
un plus-de-jouir hystérique, lié à ce renoncement L’essentiel reste pour elle attaché aux valeurs
forcé à l’organe viril et au bonheur phallique. Lacan classiques mises en évidence par le discours
a ainsi articulé dans L’envers de la psychanalyse 19 , psychanalytique : l’enfant, le pénis, la parole. La
le plus-de-jouir qui cause le désir insatisfait du rêve femme qui court dans la montagne met en évidence
de « la belle bouchère» de Freud : laisser le précieux trois déterminants de la jouissance qui valent au-delà
organe à une autre. Une phrase lucide de l’auteur de de la particularité du cas. Premièrement, la mère
notre roman pourrait à la rigueur s’interpréter dans seule avec l’enfant de son fantasme, lui donnant un
ce sens : quand Takiko est repoussée doucement par père idéal plutôt qu’un père imparfait, mais réel. La
l’homme qu’elle aime, « elle pleurait, tout en dévaluation moderne du Nom-du-Père se confirme
sachant vaguement que ce qu’elle demandait n’était dans ce choix. La promotion corrélative du père
pas ce qu’elle désirait vraiment» 20 . Cependant, il idéal est certainement à relier à la recherche, parfois
s’agit d’une fiction et non pas d’un cas clinique, il alarmante, d’un appui religieux.
serait donc hors de propos de distribuer des Le second déterminant de la jouissance, la
diagnostics. De plus, cela nous paraîtrait forcer le satisfaction répétitive de la pulsion, disjointe de
texte. C’est une autre dimension qui s’y lit. À cet l’amour, est cadrée par le trauma où la jouissance
amour auquel fera donc défaut la satisfaction de s’est fixée pour la fille, au tournant majeur de
l’acte sexuel, il reste la parole pour se réaliser : la l’Œdipe freudien : c’est le père qui possède le
parole d’amour prend prétexte de l’enfant phallique phallus, pas la mère.
mis en commun dans un dialogue, mais se poursuit Le troisième déterminant de la jouissance, la parole
d’amour, se révèle fondamental dans le rapport
d’une femme à l’Autre, qui supplée pour elle au
16
TSUSHIMA Y., op. cit., p. 245. ratage du rapport sexuel 22 . Dans la cure analytique
17
Ibid., p. 293.
18
Ibid. 21
19 Ibid., p. 235 et p. 311.
LACAN J., loc. cit. 22
20 LACAN J., Le Séminaire, Livre, 0(, Encore (1972-1973), Paris, Seuil,
TSUSHIMA Y., op. cit., p. 285. 1975, pp. 58, 59, et 75 et sq.

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dont l’acte sexuel est exclu, elle prend sa portée de atteste du dysfonctionnement de la métaphore
révéler au sujet féminin à quel point sa jouissance paternelle. Cette petite fille ne peut résoudre ce que
dépend non seulement du langage par le biais du Freud appelle la phase phallique, étape terminale de
phallus et du fantasme, mais aussi se sustente du la première époque de la sexualité infantile, que
bien-dire dans la parole d’amour, pour accéder à constitue l’Œdipe. C’est une phase typique pour le
l’Autre. C’est peut-être, au-delà de la question garçon et pour la fille, dont « la possession ou la
hystérique sur la féminité, qui amène souvent les non-possession du phallus est l’élément différentiel
femmes en analyse, l’une des raisons qui les y font primordial. » 1
rester au-delà du moment où l’inconscient est C’est le père, en tant que supportant la fonction
déchiffré et le fantasme tiré au clair. Une des raisons organisatrice de l’Œdipe, qui va permettre à l’enfant
de l’infinitisation de la cure peut-être : l’amour ne se de se positionner par rapport au phallus : s’identifier
dérobe pas là comme il le fait ailleurs, ainsi que au père, pour le garçon, et savoir où le prendre, pour
Lacan l’a énoncé dans Télévision 23 . la fille.
Ce qui, en surcroît de l’identification de ces Voilà ce qui n’est pas résolu pour Faline, et l’attire
déterminants de la jouissance féminine, nous paraît irrésistiblement dans les toilettes de l’école. Ceci la
une tendance contemporaine, c’est, nous l’avons dit, rend malheureuse : « J’aimerais mieux lire !»
la disjonction en ses composants de ce qui faisait commente-t-elle à maintes reprises.
conjonction dans l’Œdipe freudien. Une femme y La question qui se pose est bien à quel père a affaire
aimait un substitut du père, pour avoir de lui un cette petite fille? « Le réel du père, c’est
enfant-phallus, et, éventuellement, tirer de la relation fondamental dans l’analyse», dit Lacan en 1975 2 , «
à cet homme des effets de désir et de jouissance. La […] un enfant n’est pas un enfant abstrait. » Ce n’est
fiction de Yuko Tsushima est vecteur de vérité en pas la même chose d’avoir eu son papa et pas le
nous décrivant l’éclatement pour une femme de l’Un papa du voisin.
de l’Éros freudien. L’enfant avec un père idéal Ainsi Faline est confrontée au réel du père. C’est ce
fantasmatique d’un côté, la jouissance pulsionnelle qu’indique son symptôme, comme « ce qui vient du
avec le père du trauma ailleurs, l’amour avec un père réel 3 .
blessé, encore d’un autre côté. La fonction Le milieu d’où vient cette petite fille est
paternelle, soutenue pour Freud par l’amour et le extrêmement modeste. Une vie besogneuse,
respect est sérieusement remise en cause, nous quelques liens familiaux élémentaires maintiennent
l’avons vu. Cela ne saurait rester sans le niveau nécessaire à la survie de cette famille. Le
conséquences : les femmes et les enfants d’abord ! tissu signifiant est réduit; on fait face au jour le jour.
À l’arrivée au CMPP, ses parents sont « au bord du
divorce». Le père, homme rougeaud, trop proche
QUAND UNE PETITE FILLE « TOURNE EN physiquement, dira au médecin de l’équipe qu’il est
FEMME» impuissant depuis un accident dans lequel il a
renversé une jeune fille. La mère est très déprimée.
Et l’enfant ne cesse d’interroger son père : «
Quand la petite fille tourne en femme Pourquoi Maman est comme ça?» Elle lui demande
Elisabeth Leclerc-Razavet ce qu’il « fabrique».
La restitution de l’instance du phallus, de la mère au
« C’est tout entier en tant qu’étranger au sujet que se livre ce qu’il en est du
père, ne peut se produire, et la fillette ne peut se
savoir sexuel. » Jacques Lacan tourner vers le père. Cette question sur le père, celui
cette fois qui a fait, ou non, ses preuves, nous
Faline, qui a sept ans et demi, vient me voir au transporte du registre du père symbolique au registre
CMPP parce qu’elle ne peut apprendre à l’école. * du réel. Ce n’est pas le père de l’amour. C’est celui
Ce symptôme livre très vite son corollaire : elle ne du Malaise 4 , celui de la jouissance, du sexe.
peut s’empêcher d’aller voir le zizi des garçons dans
les toilettes, bien qu’elle trouve les garçons cochons.
Cette insistance d’une question sur le sexe, qui fait 1
FREUD S., « Quelques conséquences de la différence anatomique entre les
accroc dans la fonction symbolique du père, sexes» (1925), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
l’empêche d’entrer dans la période de latence. Elle 2
LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-
américaines» (1975), Scilicet n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 45.
3
LACAN J.,« La troisième», Lettres de l’École freudienne de Paris n°16,
Paris, 1974, p. 185.
23 4
LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 64. Cf. FREUD S., Malaise dans ln civilisation (1929), Paris, PUF, 1971.

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Cette rencontre laisse Faline en souffrance. En effet, pour en faire le réel de cette fonction. « Un père, dit
« […] c’est tout entier en tant qu’étranger au sujet Lacan, n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le
que se livre ce qu’il en est du savoir sexuel. » 5 dit amour, le dit respect est – vous n’allez pas en
Cette rencontre avec le réel du père, ce reste croire vos oreilles – père-versement orienté, c’est-à-
inassimilable à la fonction symbolique, conduit dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son
souvent chez l’analyste. En effet, elle secoue les désir […] une femme, qui lui soit acquise pour lui
fondements de la position du sujet et nécessite une faire des enfants, et que, de ceux-ci, qu’il le veuille
confrontation courageuse avec le travail analytique, ou non, il prenne soin paternel. » 6
jusqu’à son terme : celui de la castration. C’est une autre façon de dire : « la mère est au père,
Et je formule ainsi ma question : comment la elle n’est pas à l’enfant». Nous sommes toujours
rencontre avec le réel du père a-t-elle effet de dans la problématique œdipienne, mais nouvelle
castration pour la fille? Je reprendrai cette question à version.
chacune des trois grandes boucles du trajet de cette Ainsi pour cette petite fille, il y a bien remise en
petite fille, qui renvoient chacune à un temps de place de la métaphore paternelle, et on pourrait
l’enseignement de Lacan. Je recevrai Faline au penser que le travail au CMPP peut s’arrêter là,
CMPP pendant plus de trois ans. d’autant plus que la lecture est acquise. Mais la
castration n’est pas chose facile et encore faut-il
Première boucle subjectiver le changement et en interroger le résultat.
Notons que Faline est très perturbée par la grossesse
La première boucle du travail au CMPP permet de de sa mère et la venue d’un petit frère. Douleur,
scander un certain nombre de points. dévalorisation viennent réactiver la blessure d’être
– Les garçons ont un zizi qu’elle n’a pas. une fille et le deuil par rapport à la mère. Le
– La mère ne lui donne pas ce qu’elle attend. fantasme oedipien d’un enfant du père est écrasé par
– Elle se sent dévalorisée en tant que fille et a peur la réalité. C’est à la mère que le père donne un
de perdre l’amour de sa mère. Elle lui en veut. enfant. La fille est perdante sur toute la ligne. Et
Nous avons une configuration à trois termes : mère – cette perturbation va occasionner le redoublement du
enfant – phallus. CE2.
Le père entre alors dans sa vie. Elle me parle de son Faline est confrontée à sa position de fille, mais si le
papa qui l’accompagne maintenant à ses séances, et repérage phallique est acquis, elle sait que, dans la
me dit sa peur des sadiques. J’encourage le père à vie, il y a ceux qui l’ont, et ceux qui ne l’ont pas;
accepter les rendez-vous que lui propose le médecin, elle n’a pas pour autant consentie à être une fille.
et le laisse résolument hors de mon bureau. Mais elle sait que là est le rendez-vous qu’elle a
Nous pouvons souligner que Faline s’éloigne de sa avec la psychanalyse, et elle ne se dérobera pas à ce
mère comme objet d’amour et se tourne timidement rendez-vous.
vers son père. Cela ne se fait pas sans la douleur du
deuil, ni sans hostilité envers la mère. Notons alors Deuxième boucle
qu’elle sait lire.
Ainsi le quatrième terme, le père, s’ajoute aux trois Cette deuxième année de CE2 lui permet de préciser
précédents, et va permettre la dialectique. Nous sa question, à partir de son jeu préféré, un jeu de
avons cette fois : père – mère – enfant – phallus. billes appelé « la tique». Elle est entre trou et bille,
Mais survient un événement très important : la mère entre garçon et fille. Elle affirme clairement son
est enceinte. Le travail de l’enfant et des parents au envie d’être un garçon : « tiquer la bille dans le
CMPP a, si l’on peut dire, « porté ses fruits». Le trou»; et elle arrive à chaque séance « pourvue» des
discours de la mère permet d’affirmer qu’elle a billes gagnées.
restitué le phallus au père. Le père a fait la preuve Le jeu devient très serré. Il va se jouer dans le
qu’il l’a. transfert, autour de la question de la valeur, et de ce
Ainsi, du réel du père comme défaillant à soutenir sa qui est à perdre pour le désir. À une séance, elle
fonction, nous passons à ce que Lacan appellera, en apporte un 17 1/2 en mathématiques, et une superbe
1975, dans le Séminaire R S la version du père, ou pépite bleue, qu’elle vient de gagner. En partant, elle
père-version. Là, il réintroduit dans la fonction veut récupérer sa pépite bleue. Je lui dis que ce sera
paternelle le point qui échappe à la symbolisation, le paiement de sa séance. Je lui signifie ainsi que
quelque chose peut enfin se constituer comme
5
LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-
1970), Paris, Seuil, 1991, p. 106. 6
LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, (1974-1975), Ornicar? n°3, Paris, Le
graphe, 1976, leçon du 21 janvier 1975, pp. 107-108.

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détachable dans la dialectique du sujet et de l’Autre.


Je lui signifie que le sujet a une part à céder, s’il veut
avancer sur sa route. Ce prix à payer ne peut se jouer
que dans le transfert, au moment où cela est possible
symboliquement. Ce sera désormais ainsi pour
chaque séance. Le coup est rude… sa plus belle
bille ! Mais elle prend acte en silence.
La fois suivante, elle vient négocier : « deux billes
ordinaires contre la pépite bleue». Je refuse, en
soulignant la valeur de ce qu’elle a cédé. L’effet ne Elle écrit :
se fait pas attendre : elle perd toutes ses billes, et 1 – « Je la prend de ma poche. »
pour la première fois se dessine en jupe. Elle n’a 2 – « Je la tends. »
plus une bille et ne peut payer sa séance. Je lui dis 3 – « On la prend. »
qu’elle me la devra. Cela se répète trois séances de Comment dire mieux la cession de l’objet dans le
suite. transfert, de cette part de soi-même à jamais perdue.
Ainsi elle me doit ce qu’elle n’a pas. Moment Une main qui se tend, vers une autre main qui se
crucial de sa cure, accent mis sur ce qu’elle n’a pas, tend à son tour. Lacan ne parle pas autrement de
c’est-à-dire sur la castration du sujet, côté fille. l’amour dans Le transfert 7 . C’est un renversement
L’expérience subjective qu’elle traverse alors est subjectif déterminant, qui s’opère par le nouage de la
très difficile. Voici ce qu’elle écrit. réponse de l’enfant au désir de l’analyste : sa
1 – « Ma mère est allongée sur le canapé et mon demande de paiement. Ainsi, cette petite fille, qui
père travaille à la cave. il faut que j’apprennent mes cherchait dans l’Autre l’objet qui l’aurait complétée,
leçons tousseul. » Le manque est généralisé. le situe maintenant « dans sa poche». C’est elle qui
2 – « Je n’arrive pas à apprendre car je ne dit à contient l'agalma.
personne et je crois la savoir si je ne le dis pas. » En Et nous pouvons situer le double manque, dont la
tant que lieu où déposer le savoir, l’Autre lui fait solitude atteste, côté Autre et côté sujet, avec
défaut, alors comment apprendre? l’écriture des cercles d’Euler.
Ainsi, ce qu’elle cède, qu’elle n’a pas, lui fait
rencontrer le point de silence où le sujet est démuni,
sans réponse phallique. C’est la solitude : « Je suis
tous seul». C’est difficile, mais le transfert est bien «
accroché» : elle me donne par écrit le mot «
confiance». Le sujet est engagé sur son chemin. Seul l’amour de transfert a permis cette inscription.
Elle me parle alors de son tout premier rapport à Elle a cédé à l’analyste ce que l’Autre ne lui a pas
l’Autre, celui du nourrissage, à qui s’adresse la donné.
demande d’amour, et qui l’a laissée dans la détresse. Céder ce qu’on n’a pas constitue le passage au
Elle s’installe en face de moi, mais ne peut me symbole. C’est le propre de l’amour. Moment
parler; quelque chose est trop difficile à dire. Je lui crucial dans cette cure de petite fille. Ce passage au
propose alors d’écrire, ce qu’elle accepte. Elle symbole constitue le terme de la deuxième boucle.
m’écrit : « J’ai envie de vomir». Elle enchaîne, Faline se tourne vers le père comme support de la
toujours par écrit : « J’ai souvent envie de vomir, fonction symbolique, et cela « d’une façon telle,
mais je croix que c’est depuis que je suis née». C’est qu’on doive y reconnaître un transfert au sens
là que surgit la pulsion, en tant qu’elle fait le tour analytique du terme» 8 , dit Lacan dans « La
d’un vide. Elle vomit ce que l’Autre ne lui a pas signification du phallus».
donné. La castration est alors mise sur l’Autre.
C’est là qu’elle peut me dessiner le paiement de sa Que veut dire Lacan?
séance.
C’est la clinique qui va nous guider dans cette
réflexion. Je donnerai cette seule indication
concernant le transfert analytique : qu’il est une
tromperie, celle de l’amour.

7 Cf. LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris,


Seuil, 1991.
8
LACAN J., « La signification du phallus», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
686.

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Par le travail analytique, le père de Faline est élevé Elle écrit : « Je choisirai un nom pour mon garçon,
au rang de « père de RSI»: la métaphore paternelle Cédric» ; elle dessine un cœur dessous, et fait une
est remise d’aplomb, et permet à l’enfant de se situer liste de noms de filles. Puis elle se dessine : « moi
côté fille – mais cela ne va pas sans le versant réel enceinte».
de la fonction : le père a un symptôme, une femme,
cause de son désir. RSI est donc une façon de
reposer la problématique œdipienne, en y incluant le
point rebelle à la symbolisation, sous la forme de la
jouissance sexuelle du père, « père-versement»
orientée.
Nous sommes donc à ce temps de fin de l’Œdipe, et
à l’avènement de la castration. Freud est clair : « la
petite fille tourne en femme» 9 quand elle se tourne
vers le père, et attend de lui qu’il lui donne un
enfant, faisant de l’enfant un équivalent symbolique
du pénis qu’elle n’a pas. Voilà où Freud situe la fin
du complexe d’Œdipe, mais aussi la butée de la
castration pour la fille.
En quoi la question du réel du père, introduite par
Lacan sous la forme de ce qui cause son désir
sexuel, permet un pas de plus concernant la Elle note le ventre qui grossit, puis le cri de la
castration de la fille? naissance : une fille.
C’est une question cruciale pour la psychanalyse. En revanche, elle n’est pas du tout contente de ce
Et nous ne pouvons que suivre Freud et Lacan quand que je lui demande maintenant en paiement de sa
ils affirment, chacun à leur façon, que seule la séance, et m’annonce qu’elle a retrouvé des billes.
clinique peut nous guider dans nos interrogations. La castration est toujours à refaire. « Ma mère ne
C’est en quoi cette petite Faline nous enseigne, veut pas que je donne mes pin's» ajoute-t-elle, « mon
d’avoir courageusement accepté de se confronter à père non plus; c’est lui qui me les donne». Voilà,
ce réel du père, à ce point étranger à l’amour, malgré nous y sommes, au don du père. C’est net, le père est
plusieurs tentatives de « fuite». Suivons-la donc constitué comme celui qui a ce qui lui manque. Il
dans son trajet, à ce moment de « transfert au père, devient de ce fait l’objet d’amour.
au sens analytique du terme», où elle vient de Dans cette problématique œdipienne, elle est enfin si
donner ce qu’elle n’a pas. bien arrimée qu’elle me dit : « pour vous payer,
j’achèterai des billes». Elle est prête à aller jusque-
Troisième boucle là… Mais elle me déclare : « si je dois donner mes
pin's, j’arrête !». C’est radical, elle tient à ce que lui
Elle fait alors un tableau du compte des séances donne le père. Cela, elle n’est pas prête à le céder.
qu’elle me doit. Freud dirait qu’elle est entrée au port.
Un jour, ne pouvant venir à sa séance, elle me Cette fois, c’est le père de l’amour. C’est le dernier
téléphone. Au grand dam de la secrétaire, elle refuse temps du complexe d’Œdipe.
de dire son nom et répond : « C’est une de ses Elle argumente : « je veux garder mes pin's pour
clientes». mon frère ou pour mes enfants». Je souligne qu’elle
Puis elle dessine sa lignée maternelle, la fratrie de sa souhaite donc avoir des enfants. « Oui, un garçon»,
mère, des filiations parents-enfants. Elle me dit me répond-elle sans hésiter. Vouloir un enfant du
qu’elle n’a, définitivement, plus de billes pour me père se dégage là sans voile.
payer. On pourrait penser qu’elle a consenti à la Je lui fais remarquer qu’elle ne veut pas me donner
castration… Mais elle me montre alors un pin's, dont ce que lui donne son père.
elle fait collection. Je lui dis que désormais, elle Freud l’aurait laissée là-dessus… Mais à l’école, les
paiera sa séance avec un pin's. Elle se dessine alors notes baissent. C’est le signal. Je réclame donc à
comme mère, de jumeaux : un garçon et une fille. nouveau un pin's. Elle refuse.
Nous arrivons à la différence des sexes. Nous sommes alors, dans le transfert, dans un
rapport de rivalité, dû à l’Œdipe. Je ne réponds pas
sur cet axe imaginaire, et sans céder sur ce qui est à
9
FREUD S., « Quelques conséquences de la différence anatomique entre les
sexes», op. cit., p. 130.

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perdre pour le désir, je différé la dette. Elle est Il poursuit : « C’est une fille très soignée. Quand elle
remuée mais revient. a des pin's» – nous y voilà ! – « tout est bien rangé…
Elle revient faire ses comptes. même qu’elle en pleure… que vous lui faites des
– De ce qu’elle doit « De toutes façons je les misères. »
donnerai pas». Il dit alors lui-même toute la problématique de la
– Et de ce qu’elle a : « J’en ai 105, je vais essayer relation père-fille : « Si vous lui aviez demandé autre
d’en avoir 500. C’est mon père qui me les donne. » chose que ses pin's, elle aurait accepté. Les pin's,
Et elle insiste : « Je vous en ai pas encore donné un c’est moi qui lui donne». Je lui réponds : «
seul». justement». Il pâlit, rougit. Il sait qu’elle a une dette
Je confirme : « C’est exactement ce que tu ne peux de plusieurs pin's, et que ce qui lui est demandé n’est
pas perdre. » Cette interprétation met l’accent sur le pas sans concerner une perte par rapport à sa propre
manque, et non pas sur l’objet, ce qui la fixerait jouissance. Je dis savoir la valeur de ce que je
définitivement à une position œdipienne. Elle me demande à sa fille, mais que je ne peux la laisser
répond qu’elle n’a plus rien à dire et qu’elle va venir partir sans avoir payé sa dette. « Je comprends», dit
avec sa mère, pour arrêter. La mère est maintenant le père. Il va alors la chercher, et lui explique.
son alliée. Faline a tous les pin's qu’elle me doit, bien enfouis
Je les reçois toutes les deux. À la mère, qui confirme au fond de sa poche. Blême, tendue, elle les aligne
que sa fille refuse catégoriquement de donner ses un par un : le compte y est.
pin's, cadeau du père, je fais remarquer que Faline Nous faisons alors une conclusion avec son père.
n’est pas prête à payer le travail ici par ce qu’elle a Elle lui précise, très fière, qu’ici, elle est une
de plus cher. Là encore, je ne désigne pas l’objet patiente, et qu’elle a dit ce qu’elle avait à dire. Le
œdipien. N’importe quel objet peut remplir ce père alors reconnaît sa fierté de voir sa fille passer
champ de l’être, que l’amour ne peut que cerner. « Il en CM2. Et nous nous quittons là-dessus. Deux
n’y a pas d’objet qui ait plus de prix qu’un autre. » 10 manques se recouvrent. La perte est consommée
La mère répète que sa fille veut arrêter et que le père côté Autre et côté sujet.
trouve « trop dur» ce que je lui demande. Le passage Alors, que dire de cette fin? Je proposerai plusieurs
en CM2 est annoncé. remarques.
On est dans la conclusion typique de l’Œdipe, pour Première remarque qui tient au travail avec les
la fille : avoir un enfant du père. Ce que Freud enfants. À la différence des cures avec les adultes,
appelle un glissement, une équivalence : qui sont dans la remémoration, les choses se posent
pénis = enfant, et qu’il désigne lui-même comme « en direct» avec les enfants, alors que le
une butée sur l’envie de pénis (Penisneid). Ne peut- développement de la vie sexuelle n’est pas terminé.
on, avec une petite fille, aller au-delà de ce roc de la C’est pourquoi on ne peut parler de fin de cure pour
castration? les enfants, dans le sens où on l’entend pour les
Faline souligne que « ça va». Tout n’est pas parfait, adultes.
mais elle s’en débrouille. Deuxième remarque. Cependant, il y a tout lieu de
Je dois noter mon étonnement devant ce qui s’interroger sur ce qui a ponctué la fin du travail
m’apparaît comme une marche arrière, qui donne pour cette fillette. C’est une fin qui est un
raison à Freud. Devant cette butée, je dis seulement : consentement. Faline consent à ne pas l’avoir, tout
« Pourquoi pas?», mais je refuse d’arrêter sans avoir en reconnaissant que le phallus est du côté du père.
vu le père… qui trouve que le prix à payer est trop « Troisième remarque. Il me semble que nous sommes
dur». Il a donc du mal comme agent de la castration, fondés à parler de castration pour ce sujet, et à le
support de la fonction. ranger côté femme. Et je reviens à ma question : Que
Cela nous mènera jusqu’en septembre de l’année veut dire Lacan quand il affirme (en reprenant
suivante, et, cette fois, Faline viendra avec son père. Freud) que le transfert au père est « un transfert au
Je le reçois d’abord seul. Ses premiers mots seront sens analytique du terme» ?
pour sa fille : « Ça n’a pas changé beaucoup» – la Il veut dire que, comme le transfert analytique, ce
pauvre !… « mais elle a un bon côté, ajoute-t-il, elle transfert au père mène à la castration.
est très attentive à ses parents». Heureusement que je En effet, ce que la fille attend du père, c’est, non
le reçois seul… effectivement, comme l’a dit la plus ce qui répondrait à sa revendication : la faire
mère, il y a quelque chose de « dur». garçon (Penisneid), mais ce qui viendra structurer
son désir de fille, où elle se place comme voulant un

10
LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, op. cit., p. 450.

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enfant du père (Peniswunsch) 11 . Or vous le savez, dire comme celui qui n’empêche pas l’accès à une
pour désirer, il faut le manque. place vide de structure, qui concerne tous les
Ainsi ce transfert au père est un passage au symbole. humains, où il n’y a pas de réponse du père.
Le phallus est élevé au rang de signifiant du Cet accès est un savoir de l’ordre de l’inconscient. Il
manque. Lacan réintroduit dans la fonction père la faut le temps qu’il s’effectue comme tel, dans la
limite même de cette fonction. L’amour du père a cure. C’est un savoir qui modifie le sujet, et lui
une limite, à quoi l’enfant a affaire. Cette limite du ouvre la porte pour mener sa vie, à condition qu’il le
symbolique est de l’ordre du sexuel : il y a une prenne en charge.
femme, la mère, qui cause le désir du père. C’est « Pour une fille, c’est la seule voie qui ouvre à la
[…] la version qui lui est propre de sa père-version. féminité, au-delà du don du père, c’est-à-dire au-delà
[…] seule garantie de sa fonction de père. » 12 Voilà de l’Œdipe.
pourquoi « le réel du père est fondamental dans Et nous terminerons avec cette phrase paradoxale de
l’analyse», parce qu’il introduit à la limite du don du Freud : « […] le complexe de castration […]
père. C’est en quoi, dit Lacan, le père réel est agent encourage la féminité. » 13 A condition que le père
de la castration. accepte d’être, pour sa fille, le support de la fonction
C’est en lâchant le pin's comme phallus imaginaire, de limite du symbolique.
que l’opération s’est effectuée. Le sujet est indexé de Là nous tirons la féminité résolument du côté de
cette valeur de -φ. Lacan : il n’y a plus d’équivalence symbolique qui
Quand le père entre dans mon bureau, au bout de vienne répondre au manque phallique.
plus de trois ans, c’est comme semblant de père, Intervention à « L’après-midi clinique» du 25 mars 1995 organisée par le
agent de la castration, c’est-à-dire pour soutenir, Séminaire de Choisy-le-Roi, dans le cadre de l’ACF-IdF.
dans le discours, qu’un père ne peut tout donner à sa
fille.
Et s’il rougit, c’est qu’il a saisi de quoi il s’agissait Ingeborg Bachmann : la malencontre
que lui aussi tenait aux pin's pour sa fille. En effet, le Johanna Martin
fantasme de la petite fille hystérique, que le père est
un « cochon», n’est pas sans répondant du côté du Les femmes qui écrivent ont-elles une manière
père. Et lui qui martelait, à son arrivée au CMPP, spécifique de s’inscrire dans l’Autre du langage? Les
qu’elle ne manquait de rien, comme gage de sa féministes le prétendent. Mais ce qu’elles prennent
bonne volonté de père, on peut dire que là, il pour l’expression langagière de la féminité n’est trop
soutient courageusement le rapport au manque souvent que l’évitement de la rigueur thématique et
comme structurant, pour sa fille : « Je comprends», formelle. On peut choisir de ne pas prendre le savoir
dit-il. constitué comme objet de l’écriture, pour exposer
Et acte en a été pris, auprès de la fille, chez par exemple sa manière à soi d’être une femme. Cela
l’analyste. En effet, « la castration ne se conçoit que ne dispense nullement du savoir-faire de l’écrivain
de l’articulation signifiante», comme effet de dont le seul matériau est le langage commun à tous.
langage, ou effet de la cure. L’autrichienne Ingeborg Bachmann (19261973) a
Le don du père a une limite, de structure. Cette soutenu jusqu’au bout son effort en direction d’un
carence symbolique fait limite à la jouissance. C’est grand Autre du savoir mais aussi du savoir-faire. Sa
ce qui vient d’être transmis à la fille. maîtrise de la langue s’exprime sans relâche à
travers toute son œuvre, dans des textes poétiques à
Conclusion l’architecture complexe ou dans une prose travaillée
jusqu’à obtenir une transparente simplicité. Aussi le
Que dire pour conclure? sinon cette affirmation
lecteur a-t-il la surprise, en ouvrant son dernier livre,
universelle : le voudrait-il, le père ne peut ouvrir à
Malina, de tomber sur une fracture stylistique.
l’enfant l’accès au désir, sans que le prix en soit
L’aisance apparente à manier le signifiant s’y
payé.
effondre dans le morcellement formel, tandis que
Pour Faline, seule l’analyse, avec la mise en place
s’élève la plainte retenue d’une femme soudain
du transfert, a permis que ce prix soit posé comme
incapable de soutenir son désir et qui a décidé
structurant. Ainsi le père a été « convoqué», dans le
d’exposer ce scandale au monde. Abandonnée par
semblant, comme « opérateur structural», c’est-à-
son dernier amour, le personnage de la fiction qui la
représente se laisse déborder par une jouissance
11
Cf. APARICIO S., « Le désir féminin», La Cause freudienne n°24, Paris,
1993, pp. 24-29.
12 13
LACAN J., Le Séminaire, R. S. L, op. cit., p. 108. FREUD S., op. cit., p. 130.

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masochiste sans aborder un quelconque travail de lui servir pendant quelque temps « d’objet
deuil. Son seul recours est d’interpeller le père pour transitionnel»: parce qu’elle ne lui demandait rien,
l’accuser du meurtre d’une fille laquelle n’a jamais elle aurait permis à sa fragile compagne de maintenir
su accéder à son destin de femme. tin accès au monde à son contact (cf. Du, p. 48).
La structure hystérique du sujet se dessine Ingeborg Bachmann a commencé à écrire dès 1945.
d’évidence, et le livre apparaît comme la mise en Elle a d’abord choisi la forme du poème et de la voix
forme réussie d’un forçage dramatique : Bachmann radiophonique ou musicale pour dire l’être dans le
tente de mettre en place des limites formelles au temps 2 . A partir de 1956, cette intellectuelle formée
jaillissement d’une jouissance qui la déborde. S’agit- à la lecture de Heidegger a abandonné la voix
il de mise en scène du masochisme, la pulsion poétique solitaire qui s’élève pour tenter d’approcher
revenant désormais sur le moi de l’écrivain devenu l’être fugitif en son point d’origine aussi bien que sa
l’objet de tous les reproches? Faut-il y voir l’effort projection vers l’avenir; elle en est venue à la prose
de la femme, absente à elle-même en tant que sujet, pour trouver un « nouveau» langage capable de
et qui tenterait d’élaborer ce pas-tout dont parle saisir aussi un engagement dans l’actualité de
Lacan dans le Séminaire Encore? En tout cas, la l’histoire. L’actualité pour Bachmann c’est Vienne,
crise subjective de l’auteur aboutira, deux ans après représentante mythique de toutes les grandes villes
la sortie du livre, à une mort accidentelle dont occidentales qu’elle a connues; c’est aussi
l’expression littéraire est la bouleversante l’Autriche, nation multiculturelle qui a sombré dans
préfiguration. la débâcle totalitaire du national-socialisme; c’est
Cette crise a été déclenchée beaucoup plus tôt par la enfin le monde tel qu’il vient d’émerger de ce
rencontre à Paris, en 1958, de l’homme de théâtre et trauma et qui est menacé par d’autres conflits, dont
romancier suisse Max Frisch. Elle s’est précipitée la guerre du Vietnam et la prolifération des armes
après la séparation du couple en 1963. Pour nucléaires 3 . Bachmann a fini par se retrouver dans
Bachmann, les problèmes de l’écriture et les la position de la belle âme devant une réalité en
difficultés de la relation amoureuse apparaissent souffrance; et c’est dans son être de femme qu’elle a
donc inextricablement liés 1 . La rencontre de l’objet cru découvrir la nouvelle forme de l’autre exclu par
du désir amoureux semble avoir remis en cause la une société moderne normative et meurtrière,
place du sujet dans l’Autre du langage. Elle s’est représentée par les hommes.
trouvée acculée à une impasse; il s’agissait d’être ou Malina est la première œuvre d’un cycle de romans
bien l’objet d’amour d’un homme, ou bien son égale interrompu par la mort de l’auteur et qui s’intitule
dans le champ de l’écriture – les deux positions étant prémonitoirement « Todesarten» (manières de
incompatibles. Le conflit était fondamental. Elle en mourir). L’œuvre disloque l’univers romanesque
est sortie brisée. Il avait pu être évité lors d’une pour montrer l’échec pathétique d’Ingeborg
première histoire d’amour avec le poète Paul Celan, Bachmann quand elle veut intégrer son identité
parce que l’attirance sexuelle s’était très vite sexuelle de femme à la chaîne signifiante, alors que
transformée en amitié autour d’un objet commun, le la loi du langage l’interdit per se. Dans ce livre
texte poétique, et leur dialogue par écriture publié en 1971, elle dénude symboliquement, et
interposée a perduré au-delà même du suicide de d’une façon tout à fait étonnante, le fantasme qui a
Celan en 1970 (cf. Du, pp. 77 et 86). Le troisième fondé la logique de sa vie. La pantomime de la
artiste aimé dans la vie de cette femme est sans dérobade devant une jouissance primordiale trop
conteste le compositeur Hans Werner Henze avec forte bascule brutalement du côté du forçage de cette
lequel Bachmann a soutenu pendant quelques jouissance par la pulsion de mort 4 : « c’est la folie
années, autour de la musique et de son texte meurtrière de mon père qui m’a consumée et fait
d’accompagnement, une communauté de vie et de mourir» (« Ich bin an der Raserei meines Vaters
travail facilitée par le fait que Henze était verglüht und gestorben ») (Malina, p. 229).
homosexuel. Pendant la dernière décennie de sa vie,
Bachmann s’entoura surtout de fidèles amies
femmes. La psychanalyste suisse Marie-Jane
2
Monney émet l’hypothèse qu’elle-même aurait pu BACHMANN I., Poèmes, Paris, Actes Sud, 1989; Le bon Dieu de
Manhattan, Paris, Actes Sud, 1990 (pièce radiophonique).
3
BACHMANN I., Trois sentiers vers le lac, Paris, UEG, 1992 (prose); Le
1 passeur, Paris, Actes Sud, 1993 (prose); Leçons de Frankfort, Paris, Actes
Pour les témoignages sur la biographie d’Ingeborg Bachmann ainsi que les Sud, 1986 (sur le rôle de l’écriture).
renseignements sur ses manuscrits, consulter le très bon numéro spécial 4
BACHMANN I., Malina, Paris, Seuil, 1986 (roman) (trad. Philippe
que la revue suisse Du a consacré à l’auteur : Du, Zeitschrift der Kultur
Jaccottet). (all.) , Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1971. (Les citations
n°9, Zurich, septembre 1994.
renvoient au texte allemand. Leur traduction est faite par l’auteur de
l’article).

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C’est ainsi que s’exprime dans le livre le moi face aux solliciteurs de tous bords. Il évoque aussi
représenté par le « je» énonciatif. Et dans l’après- les instants d’une vie sentimentale dont le cours est
coup, la passion retenue qui s’exprime dans ce cri en strictement parallèle à la première : de brèves
forme de constat accusateur interroge le lecteur – rencontres, auxquelles succèdent de longues attentes,
quand il apprend qu’en 1973 Ingeborg Bachmann est dessinent dans le vide d’un temps suspendu la
morte solitaire, brûlée par le matelas qui avait pris courbe ascendante puis descendante d’une passion
feu pendant son sommeil, et cela loin de l’Autriche, qui s’achève, sans jamais parvenir à déployer
dans une chambre d’hôpital à Rome, quelques mois l’amplitude d’une « histoire» intégrée. Ivan, le
seulement après la mort d’un père qu’elle adorait et hongrois rencontré dans la rue, sort de scène aussi
dont la perte l’a profondément ébranlée. La simplement qu’il y est entré. S’il ne lui a rien
conjonction de cette perte avec la répétition de la promis, elle ne lui a jamais rien demandé. Les
jouissance ne lui ont plus permis d’éviter la épisodes d’une vie sociale bien remplie sont donc
rencontre du réel. entrecoupés par ceux d’un amour éthéré. Mais le
Nous pourrions transposer à la fois les faits et point d’orgue du livre, c’est le reportage en trois
l’écriture d’un scénario fantasmatique amplement chapitres de l’anéantissement d’un sujet féminin
développé dans le livre et poser l’hypothèse : c’est la anonyme (« Ich, eine Unbekannte» ) (Malina, p.
passion du signifiant phallique qui a consumé la vie 148), refoulé sans combat par trois personnages
d’Ingeborg Bachmann, femme écrivain et sujet masculins : tout d’abord le moi, Malina, ensuite
hystérique. Sensible en effet à tous les signes du l’objet unique d’un amour exclusif, Ivan, si beau
désir, elle dit dans Malina s’égarer à poursuivre une dans sa banale opacité de vivant et qui est affublé de
relation amoureuse narcissique avec des hommes deux enfants, enfin et surtout le père fantasmatique,
toujours un peu plus jeunes qu’elle, relation qu’elle figure surmoiïque impitoyable, qui orchestre la série
ne peut soutenir jusqu’au bout, parce qu’elle cède des hommes-tueurs présents aussi bien qu’à venir.
son désir à l’autre femme, celle qui est la mère au Les titres des trois chapitres du livre annoncent la
foyer et qui a les enfants du père. Son lot à elle, la destruction : 1 « Bonheur avec Ivan», 2 « Le
femme sans mari et sans descendance, c’est le « troisième homme», 3 « De choses dernières». Un
bâton d’or et de diamants» (Malina, p. 195) du constat lapidaire clôt ce texte hybride que l’auteur
savoir universitaire qui lui a été décerné comme qualifie de roman : « C’était un meurtre».
symbole de maîtrise. Mais il lui faut le disputer au Au départ, Bachmann adopte dans Malina la
père, au point de devoir fuir sans trêve vers des position distanciée du narrateur. Par la suite et en
lisières où n’existe aucune citoyenneté qui contraste, elle montre, avec une implacable lucidité
menacerait son corps d’un marquage signifiant – à la fois personnage victime et transcripteur
définitif. Ce savoir mis à la place du maître lui bourreau – comment la figure subjective centrale la
interdit tout accès à une circulation dans l’ordre des représentant se heurte aux impasses imaginaires
échanges liée à la perte. Nous voyons dans cette d’une distribution de rôles qui vont du « vouloir
incapacité de dépasser la rivalité avec la mère et le jouer son homme» à « l’impuissance d’être une
père la cicatrice du complexe œdipien. femme». Une composition pour ainsi dire «
Il est difficile de faire un résumé événementiel de musicale» à trois voix – le terrible « Ivan» (amant
Malina, car ce « roman» sans action ni description, impitoyable parce que lointain), le fidèle « Malina»
sans développement psychologique non plus, (compagnon rationnel mais pernicieux) ainsi qu’un «
ressemble plutôt à une partition musicale distribuée je» énonciatif instable, épinglé comme féminin – se
en voix multiples. Le texte à la fois laconique et donne pour cadre le « pays» de la Ungargasse (le
pathétique dit se passer « aujourd’hui», et à « nom de cette rue du troisième arrondissement de
Vienne». L’absence du rythme chronologique de la Vienne évoque le pays de l’Étranger qu’elle aime, la
fiction narrative, qui serait nécessaire pour produire Hongrie). Dans ces limites topographiques étroites
un effet d’après-coup et donc un point d’arrêt de la se déroule le drame d’une mort subjective : le « je»
signification, est compensée par une précision de l’énonciation, représenté dans le roman comme
presque maniaque des noms de lieu. Le livre féminin et plaintif, disparaît peu avant la fin du livre.
rapporte quelques moments dans la vie quotidienne Il a été tout d’abord abandonné par « Ivan» ; il est
d’une intellectuelle engagée qui est courtisée par les anéanti ensuite par la figure identificatoire de «
médias : elle accorde des interviews, s’installe dans Malina», jeune écrivain célèbre. « Ich», cette
un café viennois, échange quelques mots avec sa instance, qui représente implicitement la narratrice,
secrétaire ou encore évoque ses éternels soucis ne peut plus se soutenir dans l’espace mental
d’argent dus selon elle à sa générosité sans limite

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déterminé par le « champ» rationnel de Malina et le de concentration et les femmes que l’on anéantit
« pays» affectif d’Ivan (Malina, p. 292). tous les jours dans la guerre des sexes. C’est pour
Qui suis-je en tant que sujet du langage? Mais que sortir de la machine meurtrière qu’elle dit avoir
suis-je donc comme objet dans le jeu amoureux avec voulu rester ouverte à l’indétermination du possible.
un homme? Suis-je « toute» femme ou bien sujet Cela l’a menée paradoxalement à se heurter, dans la
divisé? Ces questions sous-jacentes au texte insistent métaphore, à un dualisme imaginaire, ou encore à se
et reviennent. Le personnage de Malina est un murer dans le silence. Le résultat est le même : le
homme qui porte un prénom de femme. En réalité flux langagier se fige; c’est l’exclusion du sujet du
Malina n’est que la part d’elle que Bachmann champ de l’Autre et, pour finir, sa destruction de
perçoit comme « masculine», la part sûre d’elle- vivant. L’arrêt du dire de Bachmann dans la stase
même, mise en fonction dans le commerce métaphorique est saisissante dans ce poème de
langagier. Ce sujet « masculin» de l’énoncé se Gottfried Benn qu’elle scandait à ses amis, comme
maintiendra à la fin du livre au détriment du « je» un appel au secours, la nuit au téléphone, pendant les
énonciatif « féminin». À vouloir dans Malina quelques semaines qui précédèrent sa mort : « Celui
déployer sa position subjective, Bachmann confond qui est seul, il est aussi dans le secret, / toujours il
le sujet en éclipse de la chaîne signifiante avec est debout dans le flot des images, / dans leur
l’identité sexuelle. Incapable de se représenter génération, dans leur germination, / même les
autrement que dans la belle forme du corps féminin ombres portent leur incandescence. » (Wer allein ist,
ou encore l’identité sociale masculine, elle ne peut ist auch im Geheimnis, / immer steht er in der Bilder
trouver sa place dans un jeu où elle accepterait de Flut, / ihrer Zeugung, ihrer Keimnis, / selbst die
figurer comme objet du désir d’un homme. Schatten tragen ihre Glut. ) (Du, p. 66)
Ivan lui reproche d’ailleurs cette incapacité. Le « On peut dire que Bachmann, sans reculer devant le
sujet» femme disparaît, sans laisser de traces, dans la trou de l’indicible originel, n’est pas allée au-delà
fente soudainement entrouverte du « mur très ancien des limites du fantasme particulier qui pour elle en
et très solide» auquel elle est soudain venue se occupe la place. Contrairement au marquis de Sade
heurter. Nous voyons dans cette image l’expression lequel se voit bourreau dans son fantasme sans
métaphorique du non-rapport sexuel et de la refente prétendre pour autant l’être dans la vie, Bachmann
subjective (Malina, p. 356). C’est pourquoi le sujet « s’imagine comme victime dans un cadre
s’en va» à la dérive comme Ondine, figure fantasmatique qu’elle installe ensuite sur la scène du
emblématique d’une nouvelle de Bachmann et qui monde. L’ordre de ce monde imaginaire est mis en
n’est pas sans évoquer son patronyme : Bachmann, place, croit-elle, par les hommes. Il fait d’elle, elle
c’est l’homme du ruisseau. Trop loin? Trop près? veut le croire, une victime.
Simple question de limites. Comme on le découvre La forme éclatée de Malina, liée à des visions
peu à peu, l’eau et le feu constituent, dans oniriques où s’affiche une jouissance masochiste
l’imaginaire d’Ingeborg Bachmann, des pôles soigneusement orchestrée, a choqué la critique
métaphoriques qui font figure d’emblème poétique littéraire, habituée à plus de tenue et de retenue de la
pour dire le symptôme d’un sujet divisé par l’objet. part d’un auteur qui ne s’était jamais réclamé du
Dans la fiction Mena, l’écrivain fait disparaître le féminisme.
sujet totalement au profit du moi, au lieu de le faire Quatre veines d’écriture s’entrelacent dans un texte
revenir par éclipses comme cela se passe dans le stylistiquement ouvert : il débute sur le bilan
déroulement de la chaîne signifiante ou encore dans narratif que dresse une femme écrivain, admise au
la bascule du fantasme. Cirque Culturel de la Vienne des années soixante. La
Au fond, depuis ce récit de 1949 intitulé « Le sourire description est entrecoupée par des amorces de
de la sphinge» (Das Lächeln der Sphinx) (cf. Du, p. dialogues fragmentés entre un « je» féminin qui
1) et jusqu’aux différentes « Manières de mourir», restera flottant dans son anonymat, « Ivan», l’amant
Bachmann a cherché en vain à répondre à la terrifiant de certitude tranquille, imperméable à
question du fondement de son existence à travers la l’appel d’amour inconditionnel de la femme
poursuite du mythe des origines. Elle pense avoir hystérique, et enfin « Malina», le jeune écrivain
découvert soudain que « l’instrument» de la raison, surdoué « parfaitement intégré au jeu social». Une
auquel sa formation lui avait donné accès, ne peut troisième veine, celle du conte féerique, évoque
introduire dans le monde qu’un ordre qui classe, l’évasion imaginaire d’une « princesse de Kagran»
exclut et détruit l’autre. Et, continuant sur la lancée laquelle tenterait de « faire le mur» du langage et du
de sa véhémente accusation, elle fait l’amalgame non-rapport sexuel; les appels d’une voix féminine
entre les juifs que l’on a exterminés dans les camps aux accents élégiaques s’élèvent ainsi, pour se

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perdre ensuite dans le vide d’un no man's land Mais ce père pervers, qui possède la mère aussi bien
désertifié. Mais la marque la plus prégnante du texte, que ses filles, refuse de libérer ses prisonnières.
c’est l’inclusion – au beau milieu du livre – d’une Elles restent engluées avec lui dans « l’enfer» de la
série de scènes fantasmatiques égrenées autour du jouissance.
même noyau d’indicible horreur. Et c’est cette série- Ingeborg Bachmann est-elle freudienne? Elle a suivi
là qui nous intéresse plus particulièrement ici. des cours de psychologie et de psychothérapie en
S’agit-il de rêves ou plutôt de fantasmes? Bachmann même temps qu’elle préparait une thèse de doctorat
voit s’entrouvrir « une grande fenêtre» sur « les sur la critique de la philosophie de l’existence de
rêves de la nuit» (Malina, p. 181) tandis qu’une série Martin Heidegger. Dans sa position d’écrivain, elle
de plus de trente scènes développe ses variations sur est partie de l’hypothèse de Wittgenstein qui installe
la deuxième des trois phrases de la grammaire la structure logique du langage comme limite du
freudienne du fantasme, celle qui est censée rester monde; mais c’est pour pouvoir ensuite, dans le
inconsciente : « Je suis violée /tuée par le père». Si champ de la création littéraire, aller au-delà de ces
les motifs oniriques obsédants appellent limites 5 . Elle a traduit Freud en italien, mais elle
l’interprétation, le noyau dernier du savoir reste dans le dualisme imaginaire de l’animus et de
fantasmatique résiste au dépliage, même si la l’anima jungien cité dans une des descriptions de
rêveuse prétend pour finir avoir « tout compris»: cauchemars. On ne peut s’empêcher pourtant de
c’est le père qui serait coupable de la relation vouloir rechercher, au « cimetière des filles
incestueuse l’empêchant de vivre. assassinées» (Malina, p. 182) où s’achève une série
La tonalité générale d’un texte non lié par la de morts cruelles, la grammaire freudienne du
présence d’un narrateur omniscient, celle qui y fantasme masochiste féminin « Un enfant est battu».
installe comme un fil rouge à suivre à la trace de Contrairement à la distribution sadienne, le père
jouissance masochiste, c’est la plainte : d’une part le bourreau est toujours le même, alors que les
reproche adressé à l’Autre du jeu social ainsi qu’à victimes, à la fois sœurs et rivales, par exemple
l’autre de la relation amoureuse, d’autre part Melanie, sont multiples (Malina/Melanie : « nie»
l’accusation lancée au père qui en est le répondant. jamais !).
Le « je» féminin revendique qu’on fasse pour elle la Le fantasme de Bachmann occupe la place du
part des choses entre un désir qui l’instituerait refoulement originaire et a pris en charge le
comme sujet nettement identifié et une jouissance masochisme primordial qui l’accompagne. « Je suis
mauvaise, parce que hors des limites signifiantes de consumée par le père», ainsi pourrait s’énoncer la
la loi. « Elle» s’affirme dans la vacillation d’un formule, inconsciente, du fantasme particulier
scénario sadique dont le héros est son moi d’Ingeborg Bachmann. Le marquage par le signifiant
increvable, alors que la figure du père érigée en qui refoule le sujet au point d’origine est ressenti
surmoi attise son désir « enflammé» (« mein imaginairement comme une insupportable brûlure.
flammendes Begehren » ) (Malina, p. 257). Ce désir Le « quatrième homme» auquel Bachmann en
est en quelque sorte contaminé par la jouissance du appelle vainement dans son roman ne serait ni le
non-dit et son secret gardé jalousement par le père. partenaire du rapport amoureux, ni celui du jeu
Le père lui arrache par exemple la langue, il social, ni bien sûr le père réel imaginarisé dans le
l’asphyxie dans une chambre à gaz, ou encore fantasme, mais sans doute l’instance symbolique qui
l’empêche d’écrire, il l’oblige à coucher avec lui, pacifierait la jouissance. Même le solide Malina,
etc. , tandis que la fille n’a de cesse de vouloir en signifiant-maître identificatoire, est désormais
appeler à ce père comme à l’Autre du savoir absolu. impuissant à la délivrer de l’emprise du troisième
Le père posséderait la référence secrète qui donne homme, le père qui représente le réel de la
accès à l’ordre symbolique, mais il refuse de la livrer jouissance. A un certain moment, le sujet refoulé a
pour garder son pouvoir de vie ou de mort : « Mon émergé comme sujet souffrant.
père s’est procuré un nom, personne ne sait lequel. » Dans les scènes fantasmatiques, les traits de la mère,
(« Mein Vater hat sich einen Namen zugelegt, silencieuse et consentante, se confondent avec ceux
niemand weiß welchen. » ) (Malina, p. 207) du père. Sa rigidité de « mer profonde aux mille
Il aurait aussi la connaissance du réel d’une ramifications bourgeonnantes» (Malina, p. 199) est
jouissance qu’il pourrait pacifier s’il le voulait : «
Mon père sait combien sont proches la cruauté et la 5
Bachmann a étudié la psychologie avec Hubert Rohracher et la
volupté. » (« Mein Vater weiß wie verwandt die psychothérapie avec Viktor Frankel à Vienne. En 1949, elle a fait un stage
Grausamkeit und die Wollust sind. » ) (Malina, p. pratique à l’Hôpital Steinhof près de Vienne. En 1950 elle a soutenu sa
thèse sur Heidegger. Voir le numéro spécial de la revue littéraire qui lui est
221) consacré : ARNOLD H. L., Ingeborg Bachmann, Text + Kritik,, München,
1984.

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d’abord refuge. Cependant, la fusion avec le grand langage jusqu’alors moyen d’échange devient
Autre maternel se transforme aussitôt en lieu soudain « punition» imposée, et la mise en forme
d’attaque pour un surmoi paternel carnassier. Le ludique de l’écriture se fige sous ses yeux de vivant
désir premier de la mère a bien donné consistance au en « inhumaine fixation» (Malina, pp. 94, 98).
mirage phallique, sans toutefois permettre au sujet Les fractures stylistiques dans Malina font
d’assumer un Nom-du-Père libérateur. Le sujet apparaître sur le vif l’effort désespéré de l’auteur, au
Bachmann achoppe dans l’impuissance sur un « travail sur sa division subjective. Bachmann tente,
mur» de non-sens. avec courage et lucidité, de cerner par l’écriture la
En travaillant, au cœur du roman, la répétition de la jouissance masochiste de son fantasme. Cependant,
scène fantasmatique avec ses variantes, Ingeborg elle ne fait que nous montrer ce fantasme installé au
Bachmann a pu dégager les éléments constitutifs du cœur du livre, sans réussir pour autant à le démonter
fantasme qui lui fait horreur en même temps qu’il en éléments d’un savoir, à replacer dans le cadre
l’obsède. Elle a tenté de les déplier, sans réussir pour d’un montage où ils pourraient jouer sans dommage
autant à situer des limites à une jouissance « pour le sujet.
totalitaire», fixée à la représentation du corps. La Qu’est-ce qui, à un certain moment d’une vie en
frontière reste « brûlante» entre un idéal de apparence si brillante, a bien pu faire vaciller la
complétude narcissique et un effacement total position de cet écrivain reconnu, au point de laisser
comme objet happé par la jouissance. Entre « tout» affleurer son fantasme inconscient et de le faire
et « rien», c’est le manque qui vient à lui manquer. basculer dans le réel, sans aucun soutien
Bachmann est « prisonnière» dans sa peau qui symbolique? Arrivée à la quarantaine, cette femme
l’enveloppe comme une « tunique de Nessus» et la séduisante et séductrice a vu s’effondrer, à
jette dans une jouissance ravageuse (Malina, p. l’occasion d’un grand amour raté puis de la mort de
339) : « Je suis la première dilapidation parfaite, je son père, la croyance au rapport sexuel jusque-là
suis extatique et incapable de faire un usage imaginé toujours possible dans l’amour – encore et
raisonnable du monde; au bal masqué de la société je encore. Le signifiant d’intellectuelle ne réussit plus
peux faire mon apparition, mais je peux aussi désormais à leurrer le manque apparu. Dans
m’abstenir. » (« Ich bin die erste vollkommene l’impasse, Bachmann maudit le père, mais aussi la «
Vergeudung, ekstatisch und unfähig, einen guerre» des sexes et la « prostitution universelle».
vernünftigen Gebrauch von der Welt zu machen und Elle rejette sur les mâles pervers la « maladie»
auf dem Maskenball der Gesellschaft kann ich d’amour qui fait souffrir les femmes. Le signifiant
auftauchen, aber ich kann auch wegbleiben. » ) phallique imaginarisé étant venu à lui manquer, la
(Malina, p. 264) princesse de Kagran, épuisée par sa quête sans fin,
Une telle profession de foi paraît dangereusement se sent abandonnée pour toujours par son prince
excessive. Les motifs d’incendie sont nombreux charmant. Kagran n’est que le nom, aux
dans le texte; même la ville de Vienne « brûle». consonances exotiques, d’un banal quartier de
Dans la partie narrative du livre, Bachmann rapporte Vienne. La princesse a fui dans l’imaginaire, mais le
entre autre un incident de sa biographie qui lui réel l’a rattrapée : Bachmann est morte en son exil
revient alors qu’elle est justement en train de donner romain où elle tentait d’écrire les manières dont on
forme littéraire à la première de ses « Manières de meurt à Vienne. Hasard du toponyme : avant de
mourir». Cet incident apparaît comme prémonitoire s’installer Palazzo Sachetti, elle venait justement de
de l’ultime transposition du fantasme de brûlure quitter son appartement de la bocca di leone. Lacan
dans le réel : alors que la jeune étudiante devait emploie ce nom quand il évoque la cavité où
passer l’oral de son doctorat à l’université de dorment des lettres lourdes de menaces potentielles
Vienne, elle fut amenée à éteindre, en trépignant pour chaque citoyen de Venise, parce qu’il veut
avec ses pieds, la braise éparse, échappée du montrer quel est le rapport du sujet au signifiant
fourneau de l’institut de philosophie. (Malina, p. comme pulsion de mort (cf. les Écrits, p. 659).
323). Le « Ich» de la langue allemande ne fait pas la
Les sentiers qui, dans la bibliothèque de Bachmann, distinction entre « je» et « moi», entre le terme
mènent à travers la forêt de l’écrit, ne conduisent d’identification et le shifter de l’énoncé. Prise au
nulle part. Bachmann lit Heidegger, mais elle avoue piège de cette confusion terminologique,
dans Malina être « pathologiquement» livrée à Bachmann a du mal à laisser émerger le sujet en
l’instant qui la dépasse « sans mesure» et l’oblige à question dans les intervalles de la chaîne signifiante.
se cramponner à une unité de lieu fictive. Tandis que Elle avait pourtant l’intuition de la division
le sujet est écrasé dans son fantasme par l’objet, le subjective quand elle parlait du « schizoïde» dans le

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monde, de la « folie d’une faille qui s’entrouvre là» Mais du fait qu’elle a bouché le trou du réel qui
(Malina, p. 28); mais elle projetait cette division perce la trame symbolique avec le fantasme de la
vers l’extérieur d’une réalité imaginaire. Elle a aussi guerre des sexes, elle a installé dans sa vie une autre
l’idée d’une jouissance féminine contiguë à elle- clôture. Non pas celle du « principe de raison»
même quand elle écrit que les femmes contemplent philosophique, ni à plus forte raison celle d’un ordre
« à travers» et pensent « vers le dedans» signifiant qui aurait supporté plus solidement sa
(«durchschauen », « sich hineindenken » ), alors que pantomime sociale. Ingeborg Bachmann, alias
les hommes contemplent et pensent « du dehors» et Malina-Melanie-Ich, est restée à sa façon prisonnière
« vers le dehors» (« erschauen », « sich du mythe et du mal-être œdipien. En serait-elle
hinausdenken » ) (Malina, p. 327); mais elle n’arrive morte?
pas à mettre en rapport ces éléments pour les Quelle est donc la cause de la mort d’Ingeborg
structurer. Bachmann? Ses amis ont pensé à l’accident, au
Les circonstances de la mort d’Ingeborg Bachmann suicide, voire même au meurtre (cf. Du, p. 95).
sont entourées du voile de la discrétion, de même Quand au lecteur, il est tenté de faire l’amalgame
que les aléas de sa vie privée gardent leur mystère. entre la mort imaginée par Bachmann en littérature
Le public a aimé en elle le mythe d’une brillante dans son texte Malina et la mort réelle de l’écrivain,
ondine, chatoyant des états de son être dans le temps le fantasme présenté dans le livre faisant le lien entre
de la fiction, un mythe que son mode de vie peu les deux. Mais n’échafaude-t-il pas, en procédant
stable a contribué à fixer. On sait que pendant un ainsi, sa propre construction fantasmatique pour
certain temps elle avait pris trop de médicaments tenter de donner un sens au réel de l’accident qui est
pour soigner ses états dépressifs. On sait aussi au croisement du hasard et de la nécessité logique du
qu’elle est morte pour avoir, comme ses héroïnes, « signifiant?
oublié» et laissé traîner avant de s’endormir, la toute Laissons plutôt parler Bachmann elle-même du
dernière cigarette incandescente. hasard et de la méprise, alors qu’on lui décernait en
Comme le prévoyait Malina dans la fiction Allemagne le prix Georg Büchner de littérature : «
romanesque, « elle» s’est « consumée à moitié», se « Car je n’oublie pas que je suis dans votre pays avec
mutilant» comme corps dans le réel (Malina, p. ses hasards qui se dérobent au diagnostic, non pas
353), pour se séparer enfin d’une « Chose» tout tout à fait, mais fondamentalement, comme tous les
aussi impossible à perdre qu’à retrouver. Malina hasards; mais ces hasards parfois se communiquent à
prétendait ne rien savoir du savoir de l’inconscient; une optique et à une écoute qui s’expose à ce
mais au fond « il» était d’accord pour que hasard, à ce cauchemar et sa conséquence. » (Denn
disparaisse celle qui détestait son père encore plus ich vergesse nicht, daß ich in Ihrem Land bin mit
que sa vie. Les « Choses dernières» évoquées dans seinen Zufällen, die sich der Diagnose nicht ganz,
le dernier chapitre du livre rejoignent donc la Chose aber im Grund entziehen, wie alle Zufälle; Zufälle,
première : la jouissance parentale irreprésentable et die sich mitunter aber einer Optik und einem Gehör
terrifiante dont chacun est issu. Bachmann écrivain a mitteilen, das sich diesem Zufäll aussetzt, dem
échoué – et pour cause – à écrire l’ultime phrase du Nachtmahr und seiner Konsequenz. ) (cf. Du, « Ein
fondement : « Je veux seulement écrire le principe Ort für Zufälle» p. 46)
de raison […] qui resterait pour toujours secret et Bachmann nous donne là, au lieu même de son
hors de portée de mon père. » (« Ich will nur den apothéose d’écrivain à Marbach, en 1964, le compte
Satz vom Grunde schreiben […] der vor meinem rendu d’une rencontre toujours déjà manquée. Ce
Vater für immer sicher und geheim ist. ) (Malina, p. jour-là se retrouvaient dans la malencontre Georg
240) Büchner, le grand dédicataire mort, et celle qui se
Der Satz vom Grunde reprend un titre de tenait là, vivante encore, pour dire une dédicace «
Heidegger 6 . Si le béotien est tenté de la traduire par déplacée» au nom des hommes de culture qui
« la phrase fondatrice», l’initié ira lui jusqu’à se l’avaient par méprise installée comme porteuse
rappeler non seulement Heidegger, mais aussi d’une autre parole.
l’expression « principe de raison suffisante», avec sa
quadruple racine, que Schopenhauer emploie pour Un rêve de carnaval
donner la justification rationnelle du caractère Paulo Siqueira
illusoire de l’existence. Bachmann a dit dans Malina
vouloir rester dans « l’étonnement» philosophique.
Un analysant débute sa séance par le récit d’un rêve
de carnaval : « J’étais avec d’autres personnes dans
6
HEIDEGGER M., Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962. une église dont les murs étaient en verre

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transparent.* J’observe par les vitres que les gens ce rêve le Christ est l’» image qui se fixe, moi idéal,
qui passent dans la rue sont déguisés et fêtent le du point où, le sujet s’arrête comme idéal du moi» 1 .
carnaval. Tout à coup mon regard est attiré par une
statue du Christ crucifié, exposé dans une vitrine au Les deux foules freudiennes
milieu de la nef de l’église qui, pour ma surprise, se
trouve tout nu. Nous sommes alors plusieurs à le Revenons à un autre aspect de ce rêve. Deux types
rhabiller et le remettre dans sa vitrine pour ensuite de foules y sont figurés : l’une qui se trouve à
nous en éloigner. Mais quelque chose me pousse à l’intérieur de l’église, la foule religieuse; l’autre
me retourner pour jeter encore un coup d’œil sur la foule se trouvant à l’extérieur, les carnavaliers. Ces
statue et je vois que le Christ me tourne le dos et me deux foules y sont séparées par une surface
montre son derrière… c’est ça qui m’a réveillé !» transparente, les murs en verre, franchissable par le
Les associations d’idées qui font suite à ce récit regard du sujet qui est des deux côtés. Ces deux
conduisent l’analysant à évoquer des souvenirs foules se répondent, l’une est l’envers de l’autre du
d’enfance et certains éléments significatifs de son point de vue du sujet qui se tient sur la surface d’une
passé familial mais aussi ce qui est arrivé la veille du sorte de bande de Möbius où le dedans et le dehors
rêve, un jour de mardi gras à Paris. sont continus.
Le sujet commence par se remémorer son histoire Ces deux foules obéissent en fait au même schéma.
familiale : il a été abandonné, encore bébé, devant la Elles sont l’une pour l’autre comme l’endroit et
porte d’une famille qui l’a adopté. Il a été élevé au l’envers, les deux versants de la foule freudienne.
sein de cette famille par une vieille fille très pieuse, Appelons ainsi la structure qui selon Freud constitue
qui très tôt l’a conduit à envisager une vocation les foules. D’un côté les « foules artificielles» dont
sacerdotale. C’est dans ce but qu’elle l’avait placé l’Église et l’Armée sont, pour Freud, les deux
auprès du curé de sa paroisse pour qu’il en devienne exemples majeurs. De l’autre côté, les « foules
l’acolyte. À cette époque apparaît un symptôme très éphémères»: le carnaval en est une.
angoissant : il était tourmenté par l’idée obsédante Les « foules artificielles» sont définies par Freud
de soulever le vêtement qui habillait une statue du comme caractérisées par le besoin d’une « contrainte
Christ pour regarder son sexe. extérieure» qui les préserve de la « dissolution» 2 .
L’événement dont il se rappelait, qui a marqué la Cette « contrainte», Freud la conçoit comme
veille de ce rêve, était un bal de carnaval chez des dépendante d’un « objet extérieur» qui doit remplir
amis. Au cours de cette fête pour commémorer le dans ce type de foule la fonction de l’idéal du moi
mardi gras (usage courant dans son pays d’origine), pour l’ensemble des individus la composant. C’est la
il a surpris un groupe de jeunes homosexuels, dans condition sine qua non pour que ces individus se
les toilettes de l’appartement, ayant des maintiennent unis. Freud représente ce type de foule
comportements plus ou moins scabreux. Ce dont il a par le célèbre schéma de « Psychologie des masses
été un témoin complaisant ravive chez le sujet une et analyse du Moi» 3 :
question qui est source d’angoisse pour lui et
motivait sa demande d’analyse : suis-je vraiment un
homme? Sous-entendu : suis-je homo ou
hétérosexuel? Cette question en recouvrait une autre,
plus fondamentale au niveau de ses identifications
sexuelles : suis-je homme ou femme? Ainsi, ce rêve
marquait l’entrée du sujet en analyse. Sa division, en
position d’agent du discours, prend la forme de la C’est à partir de ce schéma que Freud peut définir
question hystérique par excellence : qu’est-ce l’Église comme « foule artificielle» dont les croyants
qu’une femme, qu’est-ce qu’un homme? Cette ont choisi le Christ pour représenter l’idéal du moi
question est adressée à l’Autre du transfert prenant de chacun. Par conséquent, les chrétiens deviennent
appui sur le signifiant idéal prélevé à l’Autre « […] frères dans le Christ, […] frères par l’amour
maternel. Ce signifiant idéal qui a pour le sujet une que le Christ a pour eux» 4 . Le Christ est pour les
fonction de signifiant-maître s’est fixé à partir du
rôle joué par le Christ dans son passé infantile. Pour 1
LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient
être plus explicite il faut dire que dans le travail de freudien» (1960), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 809.
2
FREUD S.,» Psychologie des masses et analyse du Moi» (1921), Essais de
Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 153.
3
Ibid., p. 181.
4
Ibid., p. 154.

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chrétiens un substitut du père et c’est en tant que Pour revenir au cas de notre analysant, l’analyse de
père aimant que le Christ crée le lien fraternel son rêve nous permet de faire le chemin de retour
produit par l’identification des individus entre eux. qui nous ramène du point d’identification qui l’a
Mais l’identification première dont dépend cette conduit à l’identification aux homosexuels de la fête
identification fraternelle est l’identification au père jusqu’au point de manque couvert par cette
5
. Ce père est de surcroît un être omniscient « identification. Le travail du rêve interprète son
puisque l’on est en droit d’attribuer au Christ plus de symptôme en le ramenant au signifiant-maître,
savoir […]» 6 qu’à quiconque. insigne de la toute-puissance maternelle : le Christ.
Cette affirmation freudienne nous permet de dire que Ce signifiant, indice de son identification première,
la place du Christ auprès de la foule chrétienne n’est mis en place d’idéal du moi, est le point de départ
autre que celle du sujet supposé savoir, formation d’un parcours du sujet, lisible dans son récit du rêve
qui est à l’origine du transfert selon Lacan. Nous et dans ses associations dans la séance. Il nous
devrions donc dire que l’Église est une foule sous permet de déceler la faille de l’Autre où le désir du
transfert au père omniscient qui est par son savoir sujet s’origine comme désir de l’Autre. Ce désir qui,
aussi l’objet d’amour. Fondée sur ce type on le voit dans la séance, demeure dans le début de
d’identification par amour du père, cette formation son analyse à l’état de question. Le sujet cherche à
de masse qu’est l’Église implique selon Freud une en trouver la réponse auprès du sujet supposé savoir.
inhibition des pulsions quant au but et « aboutit à L’analyste convoqué à cette place répond par le
des liens durables unissant les hommes entre eux» 7 . silence, ce qui met le sujet au travail. Il en extrait un
Un autre genre de foule est, comme nous l’avons savoir qui s’avère pourtant impuissant à rendre
souligné, présent dans ce rêve. Elle représente un compte de sa jouissance. Pour y advenir il fallait que
autre type de foule freudienne : la foule éphémère. le sujet soit délogé de la chasuble narcissique qu’il
Cette foule aussi est fondée sur l’identification mais habite à ce moment de sa cure : le moi idéal.
elle n’a pas le père idéal pour base. Mais nous pouvons quand même dire qu’à l’entrée
Dans les foules éphémères, c’est l’identification au de la cure, l’identification du sujet au symptôme le
symptôme qui sert de point de départ de la formation divise et le place en position d’agent du discours. Le
collective. Ainsi, pour notre analysant : il s’est sujet crée ainsi un lien social avec l’analyste, qui est
trouvé, grâce au carnaval, faisant partie d’un groupe dans ce cas le discours de l’hystérique :
d’individus dont le lien identificatoire était le
symptôme homosexuel. Freud rencontre ce même
genre d’identification dans le phénomène de la
contagion hystérique. Pour expliquer une épidémie
Le carnaval, foule hystérique?
de crises hystériques dans un pensionnat de jeunes
filles, Freud démontre comment ces jeunes filles Dans quelle mesure pouvons-nous affirmer que le
s’identifient les unes aux autres sans qu’un lien « carnaval est aussi une foule éphémère, créée par
objectal» existe entre elles; un type de lien s’établit l’identification hystérique?
dans cette collectivité qui « fait […] abstraction du Freud établit, dans « Psychologie collective», une
rapport objectal à la personne copiée» 8 . Freud analogie entre l’euphorie dans la fête et l’excitation
ajoute que dans ce cas l’objet auquel s’identifie le maniaque. L’euphorie qui est commune à la fête et à
sujet n’est pas l’objet de son désir, mais partage avec la manie s’explique pour Freud par le même
le sujet un point de manque non su, dont le mécanisme, soit « une sensation de triomphe quand
symptôme hystérique est l’indice. Dans le cas cité quelque chose dans le moi coïncide avec l’idéal du
par Freud, une crise hystérique d’une jeune fille du moi» 9 . Si nous reportons sur le schéma freudien de
pensionnat provoquée par une lettre d’un amoureux la formation de la foule cette conjonction entre moi
absent déclenche une « épidémie hystérique» à cause et idéal du moi nous avons le schéma suivant :
d’une identification des autres jeunes filles avec la
première à partir d’un point de manque partagé par
l’ensemble des jeunes filles : elles sont toutes
privées d’objet sexuel et désirent en avoir un.

5
Ibid., p. 167.
6
Ibid., p. 155.
7
Ibid., p. 180.
8 9
Ibid., p. 170. Ibid., p. 201.

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On peut y lire une subversion de l’idéal par le carnaval qui se déroulent comme une chaîne
symptôme : l’euphorie. L’identification qui lie dans ininterrompue? Faut-il penser que cette chaîne
ce cas les individus de la foule est ce point de (re) musicale non seulement maintient en éveil et
jouissance dans le moi euphorique qui met fin à la animation constante le carnavalier mais qu’elle lui
différence entre le moi et l’idéal qu’on peut observer offre un cadre, une structure qui empêche la
dans la foule religieuse. dissolution (au double sens du mot) de la foule?
Il est néanmoins difficile de soutenir que la fête soit
La foule selon Lacan l’équivalent de la manie définie par Lacan comme
un « retour mortel dans le réel de ce qui est rejeté, du
Lacan se sert de ce même schéma freudien qui langage» 13 .
représente la foule pour y identifier l’objet a dans
son rapport au signifiant idéal. La fête n’est pas la manie
Parlant de ce schéma de Massenpsychologie, Lacan
dit que Freud « y désigne ce qu’il appelle l’objet – Or la fête de carnaval, par exemple, permet à la
où il faut que vous reconnaissiez ce que j’appelle le foule de subsister – c’est notre hypothèse – grâce à
a-le moi et l’idéal du moi» 10 . Et plus loin : « Freud la chaîne musicale. Cette chaîne qui, on dirait, fait
donne […] son statut à l’hypnose en superposant à la de ce qui est rejeté du langage, matière signifiante,
même place l’objet a comme tel et ce repérage support de la structure : ce dont témoignent les
signifiant qui s’appelle l’idéal du moi» 11 . paroles de chansons de carnaval. Cette homologie de
Or ce n’est pas d’une superposition entre idéal et la chaîne musicale des chansons de carnaval avec la
l’objet dont parle Freud pour la fête et la manie mais structure du langage n’est pas sans rappeler ce que
de la coïncidence de « quelque chose (c’est nous qui dit Nietzsche du poète populaire lyrique de la Grèce
soulignons) dans le moi et de l’idéal du moi». Si antique : « le poète lyrique […] poussé comme il
nous posons une équivalence entre cette « chose» et l’est à parler de la musique en symboles apolliniens,
l’objet, nous pouvons dire que sous les habits du moi il comprend la nature entière, et soi-même en elle,
idéal se trouve a. comme une force qui n’est que vouloir, aspiration,
Ainsi trouvons-nous une homologie de structure désir» 14 . Ne s’agit-il pas alors d’un retour dans le
entre ces phénomènes qui sont l’aliénation réel du symbolique, de ce qui est rejeté du langage?
religieuse, l’hypnose, la manie et la fête. Toutes Auquel cas, il y aurait neutralisation de la puissance
impliquent une fascination du sujet par l’idéal qui lui mortelle propre à la manie.
permet de méconnaître son rapport à l’objet de la C’est comme si dans la chanson populaire la parole
pulsion l’objet a. se plaçait en deçà du sens, dans la pure signifiance,
Dans le phénomène de l’aliénation religieuse comme dans le non-sens même (souvent les paroles de
dans l’hypnose, il y a ce que Lacan appelle carnaval ne veulent rien dire). De cette façon on
superposition à la même place de l’objet a et de peut affirmer qu’ici « lalangue» rejoint le désir, hors
l’idéal du moi. signification.
Dans la fête, comme dans la manie, seul l’idéal Pourtant, ce hors-signification par rapport au sens
subsiste sous les habits du moi idéal – i (a) – alors linguistique, n’empêche pas cette chaîne d’être
que l’objet a se trouve hors fonction «. soutenue par la jouissance phallique qui se définit
Ainsi pourrions-nous dire pour le carnaval que, dans par la répétition signifiante. Ce n’est pas par hasard
cette fête, ce n’est pas l’objet a mais l’objet que l’on ne dit pas jouissance tout court, mais
imaginaire i (a) qui s’offre à la pulsion. Par réjouissance pour qualifier la jouissance propre à la
conséquent le sujet s’y trouve délesté de l’objet et, fête.
comme disait Lacan pour la manie, « livré à la En tout cas, définir la jouissance du carnaval dans la
métonymie infinie et ludique de la chaîne dépendance de l’inscription phallique permet
signifiante. » 12 d’expliquer le goût du carnavalier pour la
Dirions-nous alors que la foule de carnaval, une fois mascarade : les déguisements et travestissements
délestée de l’objet, se trouve suspendue à la chaîne propres à cette fête.
signifiante constituée par les paroles des chansons de

10
LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 244.
11
LACAN J., Le Séminaire, Livre X, « L’Angoisse» (1962-1963) (inédit), 13
leçon du 3 juillet 1963 LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 39.
12 14
Ibid. NIETZSCHE F., Naissance de la tragédie, Paris, Denoél, 1964, pp. 42-46.

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La parodie de l’Autre En résumé, nous obtenons ainsi une configuration


S → S1
Or, si nous tenons compte des avancées de Lacan approximative du discours hystérique :
i(a)
par rapport à Freud, nous pouvons identifier cet « C’est ce qui nous fait dire de la fête qu’elle constitue
objet extérieur» du schéma freudien qui représente un effet de masse du discours hystérique.
l’idéal du moi de la foule, comme l’une des
dimensions (imaginaire) de l’Autre. D’ailleurs, dès L’effet de groupe
le premier paragraphe de son article sur la «
Psychologie des foules», Freud fonde sa démarche Du même coup cette hypothèse peut nous éclairer
théorique sur la constatation que « l’Autre (écrit par sur ce que Lacan appelle « effet de groupe» 17 . On
lui avec la majuscule) intervient régulièrement en sait qu’il a voulu contrer les conséquences négatives
tant que modèle, soutien et adversaire» et c’est de cet « effet» sur le discours analytique quand il a
pourquoi, ajoute-t-il, « […] la psychologie décidé la « dissolution» de l’École freudienne de
individuelle est aussi […] une psychologie sociale» Paris. Pour Lacan, c’est cet « effet de groupe» qui
15
. Lacan en conclut que « le collectif n’est rien, que peut faire d’une école de psychanalyse une
le sujet de l’individuel» 16 . institution consolidée, ce qu’est devenue
En revenant au problème soulevé plus loin (la l’Internationale de Psychanalyse, « symptôme
difficulté de faire une équivalence entre la fête et la qu’elle est de ce que Freud en attendait» 18 .
manie), nous pouvons différencier, grâce à Lacan, la Six ans avant la « dissolution» Lacan, dans une
mise hors fonction de l’objet a dans la manie, du conférence aux USA, faisait déjà le diagnostic d’un
déni (Verleugnung) de l’Autre au carnaval. Déni certain type de transmission symptomatique de la
paradoxal puisque l’Autre nié est du même coup psychanalyse contemporaine : « En fait, la chose
hyperboliquement magnifié au point de se rendre terrible est que l’analyse en elle-même est
comique. Cet effet comique n’étant rien d’autre que actuellement une plaie : je veux dire quelle est elle-
la conséquence d’une parodie : la parodie de l’Autre. même un symptôme social, la dernière forme de
Ainsi, nous pouvons dire que sur le plan du schéma démence sociale qui ait été conçue. » 19
freudien, cette différenciation a des conséquences Cette diatribe lacanienne, on peut la traduire comme
théoriques importantes. Dans le carnaval le déni de une dénonciation du mouvement psychanalytique
l’Autre, dit « objet extérieur», n’empêche pas le contemporain dans ce qu’il a d’homologue à une
sujet d’être arrimé à l’objet a sous couvert de i (a). épidémie hystérique. N’est-ce pas dans la logique
De sorte que, confondu avec son moi idéal, non même d’une transmission de la psychanalyse tout
seulement le sujet ne fait qu’un avec son symptôme entière dominée par le discours du maître qu’incarne
mais il va aussi faire l’union avec tous ceux ayant le l’Association Internationale de Psychanalyse
même symptôme. Lacan nous ayant appris que le discours hystérique
se constitue « en régression» à partir du discours du
Le symptôme et le signifiant-maître maître 20 .
Que Lacan n’ait pas pu éviter cet écueil dans la
Paradoxalement, c’est ce symptôme même qui fera transmission du discours analytique c’est ce dont
fonction de signifiant-maître dans les « foules témoigne la dissolution de l’École freudienne de
éphémères» comme le carnaval. Transposées sur le Paris. L’effet de groupe au sein de cette école ayant
schéma susmentionné, nous avons donc ce modèle eu aussi son versant de mascarade. Nous rejoignons
qui, à notre sens, rend compte de la structure de ce ici notre sujet : la mascarade dans sa dimension de
genre de foule : simagrée de la vie sociale dont le carnaval exagère
les traits jusqu’à la caricature. C’est Lacan lui-même
qui nous y invite. On sait que devant les effets tragi-
comiques qui se sont manifestés chez une partie non
négligeable des membres de l’École freudienne de
Paris, après la dissolution, Lacan évoque un bal

17
LACAN J., « Lettre de Dissolution», Ornicar? n°' 20/21, Paris, Lyse, 1980,
p. 10.
18
Ibid.
15 19
FREUD S., op. cit., p. 123. LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord
16 américaines» (1975), Scilicet n°' 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 18.
LACAN J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée» (1945), 20
Écrits, op. cit., p. 213, note 2. LACAN J., « Radiophonie» (1970), Scilicet n°'213, Paris, Seuil, p. 99.

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masqué. Il s’agit de celui d’un conte d’Alphonse devient grandiose et comique par le déni de ce qui
Allais, Un drame bien parisien. Lacan s’en sert pour lui manque.
expliquer son refus de « préjuger qui est qui» parmi Or, dans le groupe analytique consolidé, le
ceux qui adhèrent à ses efforts pour « persévérer» psychanalyste peut être pris dans un choix forcé et
dans l’expérience freudienne en fondant La Cause en impasse : parodie de l’Autre ou subversion du
freudienne après la dissolution de l’EFP. Lacan tire sujet.
pour le groupe analytique la conclusion suivante : « *Le texte de P. Siqueira a été aimablement transmis à la rédaction par J. -A.
Miller. Il avait été auparavant destiné à Ornicar?, qui a suspendu sa publication
Tel le rendez-vous célèbre des amoureux lors d’un en 1989. N. d. R.
bal à l’Opéra. Horreur quand ils laissèrent glisser
leur masque : ce n’était pas lui, elle non plus […]»
21
. L’image dans le fantasme : abords cliniques
différentiels
L’horreur de l’acte Lilia Mahjoub

L’horreur, ici évoquée par Lacan, correspond au


La question de l’imaginaire dans les structures
niveau de l’acte analytique à l’horreur que Freud
cliniques me paraissant occuper un terrain très vaste,
rapportait à la castration. Elle est dans la théorie de
j’ai choisi de la traiter à partir du fantasme qui, s’il a
l’acte analytique avancée par Lacan comme la
été appréhendé, par Lacan, en tant qu’axiome,
conséquence du ratage inhérent à tout acte dans ce
phrase, n’en a pas moins été également situé par lui
qu’il a de sexuel.
dans le registre imaginaire. *
L’on peut donc déceler derrière les dérives du
Il y a, en effet, dans les cures, des images qui se
groupe psychanalytique autant de stratégies qui
présentent dès le départ comme étant arrêtées, fixées
visent à contourner les difficultés propres à l’acte
jusqu’à inhiber le sujet, l’empêcher ou encore
analytique qui ne reçoit aucune garantie de l’Autre.
l’embarrasser. Je rapporterai cette fixité au fantasme
Ainsi, nous pouvons voir dans les deux foules
qui est loin d’être, dans ce cas, une « chaîne souple
freudiennes (les « foules artificielles» et les « foules
et inextensible à la fois» 1 .
éphémères») les deux possibilités offertes aux
Cette fixité est en fait « fausse» puisqu’elle concerne
psychanalystes pour se remparder contre l’horreur
non celle de l’objet du fantasme qui n’est pas
qui les saisit devant l’acte.
indifférent comme dans la pulsion, mais celle du
1 – Du côté de l’Association Psychanalytique
sujet. Cette fausse fixité est propre aux névrosés.
Internationale, une stratégie qui, à l’instar de
Pour le dire autrement, il s’agit au-delà d’entraves au
l’Église, institue un Autre en place de garant de
mouvement du sujet – lequel n’est pas, par
l’acte avec pour corollaire une organisation
définition, fixe, eu égard à sa discontinuité dans la
hiérarchisée des psychanalystes et une ritualisation
chaîne signifiante. Ces entraves font du fantasme ce
de la cure.
qui recèle l’imagination propre au moi.
2 – Du côté de l’École freudienne de Paris, on a vu
S
La formule du fantasme −ϕ ◊ a 2 présente ici la
surgir une nouvelle figure du groupe analytique,
celui des « anarlystes», ainsi nommés par Jacques-
Alain Miller à cause de leur prétention de nature castration imaginaire du sujet, si on inscrit, de son
anarchiste à se présenter « sans Dieu, ni Maître» 22 . côté, le signifiant imaginaire qui désigne le phallus,
Ici, à défaut de l’Autre sans défaut, on en invente un lequel n’est ni l’organe érectile, ni vraiment une
que l’on affuble des oripeaux du tyran, bouffon et image, mais plutôt la partie qui manque à l’image
despotique en même temps, auquel le philosophe désirée. En d’autres termes, le phallus est négativé à
Louis Althusser trouve un air d’Arlequin « sa place dans l’image spéculaire, cette image sur
malheureux et pitoyable» 23 . laquelle la libido prend appui pour se transférer du
Nous ne sommes pas, dans ce cas, trop éloignés du corps vers l’objet. Très tôt, l’enfant s’est, en effet,
carnaval. Soit de son art de la parodie de l’Autre par
la mascarade et la dérision, où tout à la fois l’Autre *
Cet article a d’abord fait l’objet d’une intervention le 29 avril à Rio, au «
V' Encontro Brasileiro do Campo freudiano» sur « A imagem rainha».

1
21 LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient
LACAN J., « L’Autre manque», Ornicar? n20/21, op. cit., p. 12. freudien» (1960), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 826
22
MILLER J. -A., « Tous lacaniens !», L’Âne n°I, Paris, 1981, p. 29.
23
ALTHUSSER L., « Lettre ouverte aux analysants et analystes se réclamant
2
de Jacques Lacan», Écrits sur la Psychanalyse, Paris, Stock, 1993, p. 250. Ibid.

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intéressé au manque dans l’image spéculaire, en


raison de la prégnance de celle-ci : la petite fille en
tant qu’il lui manque quelque chose, et le petit
garçon en tant que cela risque de le lui être enlevé.
Bien sûr, il faudra qu intervienne cet opérateur
décisif du désir de l’Autre, de l’énigme du désir
maternel, lequel va le plonger dans la détresse
(hiflosigkeit), pour que l’enfant trouve la solution
d’imaginer, de se représenter ce désir dans un
fantasme et justement à partir de ce manque lié au
S
corps −ϕ ◊ a

inscrit cette imaginarisation-là, celle que nous avons L’imaginaire chez Lacan n’a pas, en effet, conservé
aussi appelée castration imaginaire et qui soutient un un seul statut.
moi fort, un moi qui, pour parer à l’angoisse que Dans RSI qui fait partie de ses derniers séminaires,
déclenche le désir de l’Autre, va déployer sa ses nœuds sont, comme il l’énonce, des images où il
séduction face à cet Autre et partant à tous les autres fait équivaloir la consistance imaginaire avec celle
qui vont constituer son monde imaginaire, ou, en du symbolisme et du réel. Lacan ira même jusqu’à
d’autres termes, va se faire passer pour autre qu’il faire de l’imaginaire un nom du père, voire une
n’est. identification nécessaire au désir de l’Autre, celle
Pour que la chaîne du fantasme libère le mouvement qu’il faut pour ne pas devenir fou 5 . Cette
du sujet, c’est-à-dire le désaliène de son tournage en identification du sujet à un manque dans le désir de
rond moiïque, de ces entraves que nous avons l’Autre concerne bien sûr la cause de son propre
notées, il faudrait que la castration passe à l’autre désir. La question, en effet – J. -A. Miller le disait

a dans son intervention 6 – n’est pas, en fin d’analyse,
terme du fantasme, S(désir de) -ϕ au petit a. L’image de renoncer à un objet substantialisé, et ce, ajouterai-
je, parce que dès le départ cet objet est perdu,
sur laquelle le sujet serait arrêté, accroché, se
manquant comme tel. C’est avec la castration
transformerait ainsi, dans cette alternance, en regard
imaginaire, dont il recouvre cette perte, qu’il fait,
par exemple, comme c’est le cas dans le fantasme «
pourrais-je dire, semblant de renoncement, ce qui
un enfant est battu», où dans le dernier temps 3 nous
revient à une stratégie névrotique du sujet pour ne
avons une scène d’où tout investissement affectif
pas renoncer, justement, à cette castration imaginaire
s’est retiré et où le sujet énonce : « Je regarde».
qui le met à l’abri de la castration proprement dite,
Nous avons également l’exemple de l’homme aux celle symbolique.
loups 4 , avec cette image des loups qui s’impose D’où les sacrifices, les renoncements auxquels il se
répétitivement dans le cadre de la fenêtre. Ce qui livre pour tromper l’Autre et du même coup pour
compte, ce ne sont pas les loups, leur nombre, mais tromper son propre désir (cf. le sacrifice de
bien la fixité du regard que cette image loge. C’est le l’hystérique ou le recul devant le choix de l’objet
traumatisme, préalablement effraction imaginaire désiré de l’obsessionnel).
qui, après coup, vient se concentrer dans ce regard et Bref, je voudrais partir du fantasme névrotique, si je
provoque l’angoisse qui réveille le sujet. puis dire, dont Lacan nous donne deux formules
Le fantasme, ai-je introduit, s’appréhende ainsi chez dans son Séminaire sur le transfert à propos de
le névrosé, c’est-à-dire à partir du registre l’obsessionnel et de l’hystérique.
imaginaire qui n’est pas celui du miroir, du schéma Commençons par le fantasme 7 de l’obsessionnel qui
L, mais un imaginaire situé au-delà par Lacan, ainsi soutient un désir qui se définit comme impossible.
qu’il le montre avec son graphe, en plaçant le désir A ◊ ϕ (a, a’ , a’’ , a’’’ , …)
(désir de)
et le fantasme qui le règle dans la dérive imaginaire
de la chaîne signifiante.
5
Cf. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, Ornicar? n°5, Paris, Le graphe,
3 1976, p. 55.
FREUD S., « « Un enfant est battu». Contribution à la connaissance de la 6
genèse des perversions sexuelles» (1919), Névrose, psychose et MILLER J. -A., Conférence inédite, faite au « V' Encontro Brasileiro do
perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 230-231. Campo freudiano «, le 28 avril 1995 à Rio.
4 7
FREUD S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII,, Le transfert (1960-61) Paris, Seuil,
loups)» (1918), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973, pp. 342-358. 1991,, p. 295.

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Le désir de l’obsessionnel est ici saturé par un déjà détruit. Cette destruction n’est donc pas
monde d’objets imaginaires, érotisés, phallicisés. destruction comme telle de l’Autre, mais destruction
L’on sait le déploiement de séduction dont de ce qui serait les signes de son désir, soit aussi
l’obsessionnel est capable pour prévenir ainsi bien ces images qui vont se présenter et que
l’angoisse que pourrait engendrer le désir de l’Autre. l’obsessionnel va dès lors tenter de détruire. Ses
Pour lui, tout est érotisable. Là ou l’hystérique armes qui vont de la séduction à la destruction sont,
s’exclamerait : « Cachez-moi ce phallus que je ne concernant cette dernière : le défi, l’insulte, la
saurais voir», l’obsessionnel, lui, le verrait partout, négation, la rage. Pour donner un exemple de ces
alternant, dans cette érotisation, de la séduction à images, rappelons celles que l’homme aux rats, dans
l’agression. Si on se reporte à la clinique freudienne, sa crise de rage, adresse à son père, alors qu’il a trois
il en va ainsi du « rat», chez « l’homme aux rats» 8 : ans – images qui montrent le ravalement du
le sujet le voit partout; c’est une obsession qui lui signifiant idéal, du S1, à un objet : « Toi, lampe !
permet, de la sorte, d’ignorer la jouissance qui y est serviette ! assiette !», faisant dire à son père que « ce
attachée. Ce rat, osons le dire ainsi, c’est une « petit sera ou bien un grand homme ou bien un grand
image-reine» 9 . criminel».
Les objets du fantasme obsessionnel, comme C’est bien, en effet, comme tel, comme un criminel,
l’indique la formule, ont une valeur positive due à la que le sujet s’imagine à travers son fantasme : « il
mise en fonction du phallus qui est ici positivé. C’est sera châtié cruellement, tel un criminel», c’est-à-dire
pourquoi le sujet ne doit rien perdre, ne doit par le supplice des rats. Pourquoi? Parce que, dirais-
renoncer à rien de ce qu’il pense avoir dans ces je, il y a eu un désir coupable, impossible,
objets, même s’il en est encombré. Il préfère, en incestueux, un désir qui nous conduit, aussi, au
effet, cet encombrement à l’angoisse. Ainsi classe-t- regard : « Voir les organes génitaux féminins et en
il, range-t-il, fait-il l’inventaire de ces objets inertes être cruellement châtié» – châtié par le père, bien
ou vivants. Impossible qu’il en manque un. D’ou la sûr, qui interdit cette jouissance. Voilà ce que cache
vérification parfois constante de leur présence, de donc le fantasme du supplice : ce regard comme
leur proximité et, dans certains cas, on pourrait jouissance pulsionnelle interdite. Et le père y fait
évoquer l’altruisme 10 , quand cet intérêt se porte sur obstacle. D’où la haine qui en découle, soit ce qui
des personnes. sous-tend ce désir de destruction de l’Autre qu’est le
Si un objet venait à manquer, c’est que l’Autre le lui père, désir qui s’est très tôt lié à ce fantasme. Jouir
aurait pris pour en jouir et qu’en ce sens l’Autre le de ce regard ne peut qu’entraîner chez le sujet la
châtrerait. D’où le sujet renforce sa castration peur de détruire l’Autre, à savoir qu’il arrive, selon
imaginaire, cette vérification que rien ne lui manque. son vœu inconscient refoulé, un malheur à celui-ci.
C’est ainsi que le sujet, dans la formule, prend la Le désir de l’obsessionnel est ainsi impossible, parce
place de l’Autre barré, à savoir de l’Autre nié quant qu’il est devenu un obstacle à sa jouissance
à son désir. C’est en ce sens que l’obsessionnel a un pulsionnelle. D’où l’alternance du sujet entre la
désir impossible, en tant que ce désir est nié à partir permission qu’il demande sans arrêt à l’Autre et une
de celui de l’Autre. Ainsi fait-il du désir une sorte de exigence sur le mode du besoin absolu. Demander à
besoin absolu, un « pur» désir, immédiat, sans l’Autre de jouir d’une partie de son corps 11
transition, c’est-à-dire un désir qui ferait l’impasse représentera toujours cette menace de détruire
sur le désir de l’Autre et ce à travers une intention l’Autre, mais aussi d’être détruit en retour dans le
destructrice de celui-ci, laquelle se révèle dans châtiment, et ce tant que le sujet croira qu’il lui faut
l’agressivité intense dont il est capable. Cette sacrifier sa castration imaginaire à l’Autre qui en
agressivité n’est en fait que le court-circuit de ce qui jouira. Aussi ce dernier devient-il équivalent à sa
ne peut s’exprimer dans une demande qui donnerait, castration imaginaire, ainsi que l’articule la formule
relativement, au désir sa juste place. A ◊ φ (a, a’, a ’’, a’’’,…) où A vient à la place du S
Toutefois ce désir de destruction de l’Autre va, de la formule du fantasme S ◊ a.
paradoxalement, de pair avec son maintien. Sinon Du côté hystérique, maintenant, la formule s’inverse.
comment désirer détruire quelque chose qui serait Le phallus est négativé, voilé, caché.
a
8 ◊ A
FREUD S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme
aux rats)» (1907), Cinq psychanalyses, op. cit., pp. 199-261.
-ϕ ↑
9 (désir de)
Titre de « V' Encontro Brasileiro do Campo freudiano», les 28, 29 et 30
avril 1995 à Rio : « A imagem rainha», as formas do imaginario nas
estructuras clinicas e nô pmtica psicanalitica (les formes de l’imaginaire
dans les structures cliniques et dans la pratique analytique.) 11
10 LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil,
LACAN J., op. cit., p. 423. 1991, p. 295.

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L’hystérique qui s’imagine être l’objet désirable, exploite plutôt cette disposition au lien social, en en
caché, est ici désir de désir de l’Autre. Tout ce qui faisant un savoir-y-faire? Dans ce cas, il s’agirait
pourra être désigné comme le signe de ce désir, soit d’un savoir-y-faire avec l’identification à
comme un manque, fera sa quête, afin que le sujet l’imaginaire de l’Autre réel, soit cette identification
puisse y loger son propre manque-à-être. que nous avons évoquée à partir de l’exemple de
Ainsi le sujet hystérique va-t-il être à l’affût de ces Freud, c’est-à-dire que le sujet puisse supporter que
signes, de ces images, de ces scènes, de ces scenarii, la castration passe à l’objet, en ne se dérobant plus.
de toutes les histoires d’amour qui recèleraient ce En d’autres termes, il s’agira ainsi qu’une femme
a
manque. Contrairement à l’obsessionnel qui cherche
puisse supporter ce qu’écrit la formule, S ◊ -ϕ
à détruire ces signes, l’hystérique va vouloir les
saisir, les exalter, les magnifier.
L’obsessionnel s’est très tôt fixé dans un fantasme, il à savoir d’être regardée, de s’exposer à ce regard
s’y est même englué de par sa castration imaginaire, sans qu’elle se sente réduite à « rien», à cette
comme nous l’avons vu, alors que l’hystérique, en inconsistance dont le sujet hystérique se plaint dans
revanche, rencontre une difficulté à se fixer dans un la majorité des cas.
fantasme. D’où cette quête quant aux signes du désir Enfin, pour conclure, que peut-on attendre du
de l’Autre. devenir du fantasme de l’obsessionnel, en tant qu’il
L’hystérique se cherche ainsi un fantasme pour s’y serait rectifié par l’analyse, c’est-à-dire en tant que
installer, et quand elle se cherche un homme, c’est la castration symbolique le décollerait d’une
en fait un fantasme qu’elle cherche. Reste à savoir, demande réduite à un besoin absolu?
cependant, quelle place, en fin de compte, elle y On peut en attendre que son désir se dégage de
occupera. l’écrasement de cette négation que nous avons
Ce que le sujet hystérique cherche, c’est donc le soulignée. En d’autres termes, il s’agit que ce désir
partage d’un fantasme, et cette communauté se déduise du fantasme névrotique A ◊ ϕ (a, a', a ”,
fantasmatique, nous la rencontrons tout à fait dans a’’’ ), en ce que la castration symbolique lui fasse
l’exemple frappant du pensionnat de jeunes filles, lâcher sa castration imaginaire (ϕ → Φ) et ainsi
proposé par Freud 12 , pour illustrer l’identification permette que le sujet ne se serve plus
hystérique. Nous y avons, en effet, une histoire de compulsivement du phallus (ϕ) pour couvrir, pour «
lettre d’amour qui va entraîner une épidémie détruire» le désir de l’Autre. On se reportera ici à ce
affective dans le groupe de jeunes filles. Du fait de que Lacan note du désir de l’homme et de la
l’inconsistance de son fantasme, l’hystérique va se femme 14 . « La fonction Φ du signifiant perdu à quoi
chercher des images, va vivre des histoires par le sujet sacrifie son phallus, la forme Φ (a) du désir
procuration. D’où son goût de prédilection pour mâle, A(φ) du désir de la femme, nous mènent à
l’intrigue. cette fin de l’analyse dont Freud nous a légué dans la
L’intrigue, en ce sens, devient le filet qui va castration l’aporie. »
permettre au sujet hystérique d’attraper la Si nous avons quelque peu avancé sur la question de
consistance imaginaire qui lui fait défaut, et ce à la femme quant à la castration 15 , nous remarquerons
travers les signes du désir de l’Autre. Ce sont donc à quel point les articulations de Lacan sont
ces signes que ce filet devra retenir. Il s’agit dès lors cohérentes d’un texte à l’autre, d’une période à une
d’une quête qui peut être sans fin et qui peut pousser autre. Ici, la formule névrotique fait place à Φ (a).
le sujet hystérique à passer d’une image à l’autre, Nous n’avons donc plus φ (a, a', a ”, a’’’ )le monde
d’une scène à l’autre. C’est ce qui a fait dire à Lacan d’objets imaginaires de l’obsessionnel ou encore sa
qu’il y a chez ce sujet un côté Sans Foi 13 qui castration imaginaire, celle à laquelle il tenait tant
caractérise sa position dans le fantasme. C’est ce pour se défendre du désir de l’Autre. Du côté de
Sans-Foi, dirais-je, que nous retrouvons dans sa l’hystérique, nous voyons que la deuxième partie
disposition aux intrigues et au passage d’une intrigue delà formule
à l’autre. a
◊ A
Dès lors, que peut-on attendre dans l’analyse de -ϕ
l’hystérique de l’évolution de son fantasme? Qu’elle
trouve à se fixer dans celui d’un homme? Ou qu’elle
14
12 LACAN J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Psychanalyse
FREUD S., « Psychologie des foules et analyse du moi» (1921), Essais de et structure de la personnalité» « (1960), Écrits, op. cit., p. 683.
Psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1981, pp. 169-170. 15
13 Cf. LACAN J., « L’Étourdit», Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 21;
LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir…», op. cit., p. MAHJOUB L., « Une douleur sans symptôme», La Cause freudienne
824. n°24, Paris, 1993, pp. 79-83.

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a été aussi modifiée, à savoir que l’Autre porte d’une possible hégémonie de l’idéologie, où la
maintenant la castration symbolique, en étant barré. présence « d’étrangers» représente la cause
Ainsi le désir de la femme n’est plus celui de La principale de l’antagonisme qui désunit le corps
femme-toute, de l’Autre qui serait complété par le politique et menace l’identité nationale. Différencier
phallus, ou par le savoir sur le sexe. Ce désir d’une un racisme « postmoderne», tel qu’il afflige
femme se déduit donc du fantasme hystérique en ce actuellement l’Europe entière des formes de racisme
que la privation va permettre qu’elle ne se serve plus plus traditionnelles, demande une attention toute
tout aussi compulsivement du symbolique pour particulière. À un mode de racisme plus ancien,
négativer, pour refuser le phallus, ou encore pour direct et grossier – ils (les Juifs, les Noirs, les
couvrir ce même désir de l’Autre en l’idéalisant en Arabes, les Européens de l’Est…) sont paresseux et
tant que complété par ce phallus. Le passage de A à violents, ils complotent contre nous, ils détruisent
A, à ce désir donc, c’est ce qui permettra à une notre substance nationale, etc. – s’est opposé un
femme d’occuper la place que jusque-là elle ne nouveau racisme plus réfléchi, presque honnête. Ce
faisait que supposer à l’Autre femme. Dès lors le dernier prend la forme de son contraire, la figure du
phallus (positivé dans ce cas) pourra être aussi désiré combat antiraciste. Étienne Balibar, à juste titre,
par elle : A (ϕ). qualifie cette nouvelle attitude de « métaracisme». Il
montre qu’un tel racisme s’appuie sur la théorie d’un
La structure du fantasme de guerre : Le cas de la culturalisme anthropologique 2 . Comme le dit
Bosnie Balibar, il n’y a pas de racisme sans théorie (s). Et
Renata Salecl dans la mesure où tout complexe raciste exprime «
un désir violent […] de compréhension immédiate
des rapports sociaux» 3 , l’invention de théories
À l’occasion de la révolution française, Kant écrivait immédiatement accessibles par les masses s’impose.
que l’importance historique universelle de celle-ci Le racisme ancien, lui, s’appuie sur la théorie de la
ne tenait pas à ce qui s’était passé effectivement différence raciale déterminée au niveau biologique.
dans les rues de Paris, mais à l’enthousiasme que Le « métaracisme» en revanche ne considère plus les
cette aspiration à réaliser la liberté avait éveillé chez races comme entités biologiquement isolables. Pour
les observateurs, à savoir le public cultivé et éclairé. Balibar ce « racisme différentialiste» nouveau est au
Ce qui s’est passé effectivement à Paris fut sans fond un « racisme sans races» dont les tensions
doute épouvantable et l’on donnait libre cours aux raciales concernent uniquement l’incompatibilité des
passions les plus répugnantes. cultures différentes, des modes de vie, des
Mais la résonance qu’eurent ces événements dans traditions 4 etc. Mais en vérité, la culture fonctionne,
l’Europe tout entière auprès du public éclairé pour ce racisme-là, comme force innée et
attestait non seulement de ce que la liberté était déterminante; les individus et les groupes sont inclus
possible, mais aussi du simple fait que le goût de la a priori dans sa généalogie. Le métaracisme, où les
liberté était comme une donnée anthropologique. Ce cultures représentent des entités fixes, s’emploie
pas – le changement de la réalité événementielle désespérément à maintenir les « distances
immédiate en la forme d’une inscription dans culturelles». Au premier abord, ce racisme « ne
l’Autre représenté par l’observateur passif – s’est postule plus la supériorité de certains groupes ou
répété en 1992 en Allemagne (à Rostock et dans peuples vis-à-vis d’autres […], mais se limite à
d’autres villes de l’ex-RDA) à l’occasion des excès affirmer l’aspect nocif de tout effacement des
de violence à l’encontre des immigrés. Les différences et l’incompatibilité des modes de vie et
pogromes néonazis ont rencontré l’approbation ou des traditions. » Parallèlement ce nouveau racisme
du moins la « compréhension» d’une majorité différencie des cultures « universalistes et
muette d’observateurs. La véritable signification de progressistes» d’une part, et des cultures «
ces événements se trouve à cet endroit. Même particularistes et primitives» d’autre part. Les
quelques sociaux-démocrates célèbres se réfèrent à premières, « progressistes», sont habituellement
ces attaques afin de justifier une révision de la d’origine européenne, tandis que les secondes,
réglementation libérale de l’immigration en « primitives», sont originaires des tribus tribales
Allemagne. Ce changement du « Zeitgeist» 1 exotiques. Peut-être admirons-nous ces dernières,
contient le danger véritable : il prépare le terrain

1
En allemand dans le texte original. 3
Ibid., p. 2.
2 BALIBAR E., « Gibt es einen 'Neo-Rassismus'?», BALIBAR E. 4
WALLERSTEIN I., Rasse, Klasse, Nation, Hambourg, 1990. Ibid.

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peut-être éveillent-elles notre curiosité psychologique d’humilier Saddam : il devait «


anthropologique, nous gardons cependant toujours perdre la face» 6 . Pendant la guerre en Bosnie en
une certaine distance à leur égard. revanche, mis à part quelques cas isolés qui
On peut se demander comment un « métaraciste» diabolisent le président serbe Milosevic, l’attitude
réagirait par exemple aux excès de Rostock. Bien prédominante des médias est celle d’un observateur
entendu, il exprimerait tout d’abord son horreur et quasi anthropologique. Ceux-ci se surpassent en
son dégoût pour la violence néo-nazie, mais il leçons sur fond ethnique et religieux du conflit. Des
ajouterait rapidement que ces événements aussi traumatismes vieux de centaines d’années se
regrettables qu’ils soient sont à examiner dans leur rejouent à nouveau en des acting out comme s’il ne
contexte : ils seraient en vérité l’expression pervertie suffisait pas de connaître toute l’histoire des Balkans
et déformée, l’effet d’un problème réel. Dans notre en plus de celle de la Yougoslavie et ce, depuis le
Babel contemporaine, l’expérience d’une Moyen Âge pour comprendre les origines du conflit.
appartenance ethnique déterminée et qui donnerait Un journaliste a dit : « L’histoire des Slaves du sud
un sens à la vie de l’individu se perd à vue d’œil… des Balkans est une tragédie complexe où le viol des
Bref, les vrais coupables seraient les universalistes masses et la barbarie du carnage résultent de cette
cosmopolites qui mélangent à la fois les races au forme de haine que sans doute seuls des hommes
nom d’un « multiculturalisme» et déclenchent des ethniquement proches sont capables de conserver
mécanismes naturels d’autoprotection. L’apartheid aussi longtemps» 7 . Pour cette raison il est
trouve ainsi sa légitimation sous une forme ultime impossible de simplement prendre parti dans le
d’antiracisme et dans sa tentative pour prévenir les conflit bosniaque, de nommer le mal, d’assigner la
tensions et les conflits raciaux 5 . Dans le « faute à quiconque du fait que nous avons affaire à «
métaracisme», on ne parle plus de races au sens des tribus guerrières irréconciliables» 8 . On ne peut
propre, mais on qualifie d’immigrées les personnes qu’essayer patiemment de saisir ce qui sous-tend ce
issues de traditions culturelles différentes et l’on spectacle sauvage et aussi étrange pour notre
cherche à établir une nouvelle forme d’apartheid en système de valeurs civilisées. Une telle approche
révisant des réglementations libérales entraîne une mystification idéologique bien plus
d’immigration. Cet exemple permet de saisir ce dont insidieuse que la démonisation de Saddam Hussein.
il s’agit quand Lacan dit qu’» il n’y a pas de L’Ouest prend l’attitude confortable de l’observateur
métalangage». L’écart est nul entre métaracisme et distancié et évoque un contexte prétendument
racisme. Le métaracisme se confond tout enchevêtré de combats religieux et ethniques dans
simplement avec le racisme. Il est d’autant plus les Balkans. Il lui est alors possible de retirer sa
dangereux qu’il se présente comme son contraire et responsabilité vis-à-vis des Balkans et d’échapper à
qu’il défend des mesures racistes comme moyen de cette amère vérité : la guerre en Bosnie – loin d’être
lutte contre le racisme. uniquement un conflit excentrique – résulte
Sur un autre plan nous sommes confrontés au même directement de l’échec de l’Ouest qui n’a pas su
paradoxe en ce qui concerne les informations saisir la dynamique politique de la désintégration de
diffusées par les médias dans les pays de l’Ouest à la Yougoslavie. Pour cette raison nous nous
propos de la guerre actuelle en Bosnie. Leurs trouvons tout à fait dans une logique semblable à
reportages se distinguent d’une manière frappante de celle du métaracisme, précisément celle qui tolère
ceux de la guerre du Golfe en 1991. Pendant la effectivement et soutient ainsi les « nettoyages
guerre du Golfe, au lieu de mettre l’accent sur les ethniques» tout en présentant le masque de son
tendances et les antagonismes sociaux, les contraire, c’est-à-dire la distance de l’observateur
informations forçaient l’identification idéologique impartial.
habituelle, politique ou religieuse. Les médias au L’Ouest refuse de reconnaître que la Yougoslavie est
fond ont réduit le conflit à une querelle avec Saddam morte à plusieurs reprises avant de se désintégrer
Hussein, le malin personnifié, le proscrit qui s’est officiellement. Bien que, normalement, la mort
exclu de lui-même de la communauté civilisée symbolique fasse suite à la mort réelle (c’est par
internationale. Ce qu’on a présenté comme objectif exemple l’enterrement du mort), en ce qui concerne
véritable de la guerre du Golfe n’a pas tant été la
destruction des forces armées, mais plutôt la visée 6
Cf. WEBER S., « The media and the war», Alphabet City Magazine, (été
1991).
7
5 WHITNEY C. R., New York Times, 11 avril 1992.
Ou aussi, pour citer une lettre récemment parue dans Newsweek : « Il est 8
peut-être fondamentalement contre nature de faire cohabiter des races et Expression employée par GELB L. H. dans son commentaire : New York
des groupes ethniques différents. […] Il semble impossible de pardonner Times, 8 avril 1993, où, tour en rendant justice aux Bosniaques, elle
aux Allemands leurs attaques contre l’étranger, il reste toutefois légitime présente les obstacles des pays de l’Ouest à leur implication dans le
de vouloir garder le pays ethniquement allemand. » conflit.

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la Yougoslavie, la mort symbolique a précédé guerre. Elaine Scarry a isolé le manque de rapport
l’éclatement final du pays. Pour chacune des entre les motifs qui déclenchent habituellement une
différentes nations yougoslaves la mort du pays a guerre (les besoins de liberté, de souveraineté
surgi à des moments différents, parce que le nationale, de propriété territoriale, etc.) et la logique
signifiant Yougoslavie fonctionnait comme un « de la guerre même, sa structure interne 9 . Ces motifs
signifiant flottant», s’intégrant dans des discours resteraient en quelque sorte extérieurs à la guerre.
politiques propres à chaque nation. Pour les Serbes, Des motivations différentes entrent en jeu, avant ou
l’événement a eu lieu en 1974 lorsque la constitution après la guerre (en tant que justifications ou
donna la pleine autonomie aux provinces serbes, bénéfices de guerre). En revanche, pendant le temps
Wojvodina et Kosovo. Pour les Albanais, la même de la guerre, ces raisons jouent un rôle
Yougoslavie est morte symboliquement en 1989 moindre.
lorsqu’ils perdirent leur autonomie. Pour les Au commencement de la guerre, sa justification
Slovènes et les Croates, elle fut liée à la dissolution idéologique se matérialise dans le corps du soldat
du communisme où une partie de la Yougoslavie a ennemi qui doit mourir ou dans le bâti ment qui doit
formé un système multiparti tandis que l’autre est sauter. Elaine Scarry prétend qu’une logique interne
restée communiste. de la guerre consiste dans la lutte à être le premier à
Une des morts symboliques, la plus dramatique, blesser l’autre. La mort et les blessures bien que
survint en 1991 après l’occupation de la Slovénie représentées comme purs sous-produits de guerre en
par l’armée fédérale, quand partout en Yougoslavie seraient en vérité le seul but. Pourtant en blessant
les mères se mirent à protester et à exiger le retour l’ennemi, on poursuit peut-être l’objectif de lui
de leurs fils du service militaire. Quelque chose infliger des pertes matérielles, de prendre son
saute aux yeux dans cette protestation. Tout d’abord territoire ou de détruire son système politique. Mais
le discours change de façon évidente. Jusque-là les l’objectif véritable consiste davantage à détruire la
jeunes soldats passaient au rang d’adultes quand façon dont l’ennemi se voit et construit son identité.
l’entrée dans l’armée marquait traditionnellement le Nous exprimerons notre désaccord avec une autre
passage initiatique d’un jeune à la virilité. thèse développée par Elaine Scarry : celle où la
Maintenant, ils étaient soudainement qualifiés à guerre commencerait lorsqu’» un pays devient une
nouveau d’enfants, et ceci pour promouvoir une fiction aux yeux de sa population» 10 . En fait un
identification à la pureté de la relation mère-enfant, pays est toujours déjà une sorte de fiction; il n’est
laquelle transcenderait tous les combats idéologiques pas seulement une « contrée, un bout de territoire»
ou nationaux. Ensuite, les Serbes étant considérés mais une narration de ce pays. Dans le langage de la
comme l’agresseur principal, il était étonnant de voir psychanalyse, un pays (la patrie) peut être défini
à quel point les mères slovènes soutenaient comme fantasme. Qu’est-ce que cela veut dire?
pleinement l’appel des mères serbes au retour de Pour la psychanalyse lacanienne, le fantasme est lié
leurs fils. Cependant, dès que les mères serbes furent à l’économie individuelle de la jouissance, à la
arrivées en Slovénie pour libérer leurs fils de manière dont chacun structure son désir autour d’un
l’armée, la chute de la soi-disant universalité du élément traumatisant qui n’a pu être symbolisé. Le
sentiment maternel a résulté de l’instauration d’une fantasme donne une consistance à ce que nous
identification nationale lorsque les idéologues de appelons la « réalité». La réalité sociale est toujours
l’armée ont su persuader les mères serbes que leurs traversée d’une impossibilité fondamentale. Un
fils combattaient l’ennemi national des Serbes. antagonisme empêche la symbolisation totale de la
Celles-ci se sont alors ravisées et leurs fils sont réalité, et c’est le fantasme qui tente de symboliser
restés dans l’armée. Cette armée qui jusque-là était ou autrement dit de remplir cette place vide dans la
considérée comme garant essentiel du caractère réalité sociale. Le fantasme fonctionne donc comme
transnational de la fédération yougoslave, s’est un scénario masquant l’inconsistance fondamentale
rangée ouvertement du côté des Serbes, peu de de la société.
temps après la guerre de Slovénie. Ceci signifiait la Dans la structure du fantasme de la patrie, la nation
mort symbolique définitive du pays. (en tant que signification de l’identification
nationale) représente cet élément non symbolisable.
La guerre et la structure du fantasme de la patrie La nation est un élément en nous « plus que nous-
même», quelque chose qui nous définit mais qui
On peut se demander pourquoi en temps de guerre
toutes les relations humaines se désagrègent, 9
SCARRY E., Der Körper im Schmerz. Die Chiffren der Verletzlichkeit und
pourquoi seules les identifications nationales die Erfindung der Kultur; Frankfurt, 1992.
perdurent, et quelle est au juste la logique de la 10
Ibid., p. I.

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reste néanmoins indéfinissable. Nous sommes meurt, la mort du soldat sera héroïque, elle aura été
incapables de lui spécifier ou d’en effacer une utile.
signification. On pourrait même dire que la nation Analysons maintenant la guerre en Bosnie-
est rivée à la place du réel dans le réseau Herzégovine à l’aide de cet appareil théorique. Que
symbolique 11 . Pour la psychanalyse lacanienne, le peut-on constater? Tout d’abord nous sommes
réel représente la dimension de ce qui à la fois frappés de ne pas rencontrer là, au sujet de la nation,
manque toujours et en même temps émerge toujours. la structure fantasmatique habituelle. Au début de la
Cette dimension élusive, qui tente d’intégrer la guerre, pour les musulmans, le scénario
société dans l’ordre symbolique et ainsi la fantasmatique de la patrie était toujours organisé
neutraliser, échappe néanmoins à l’emprise de la autour de l’entité yougoslave. Ils étaient les seuls à
société. L’ordre social symbolique tendu vers un prendre au pied de la lettre l’idée d’une
équilibre homéostatique ne pourra pourtant jamais transnationalité de la fédération yougoslave. Ils
atteindre cet équilibre du fait de l’énigme de cette croyaient à la « fraternité» et à « l’unité».
dimension traumatique. Quant à la patrie, elle L’existence de toute la Bosnie-Herzégovine se
occupe exactement la place vide de la nation dans la trouvait en quelque sorte réalisée dans l’objectif
structure symbolique de la société. La patrie socialiste de rayer l’élément nationaliste de son
représente la structure fantasmatique, le scénario par organisation sociale. Même après le bombardement
lequel la société se perçoit comme entité homogène. de leurs villes, les musulmans insistaient dans leur
L’objectif de la guerre consiste à détruire la structure attitude transnationaliste. Ils évitaient de nommer
du fantasme du pays ennemi. L’agresseur attaque l’agresseur et ne voulaient lui donner aucune
l’art et la manière dont l’ennemi perçoit son image, connotation nationale. Pour cette raison, au début de
produit ses mythes nationaux ou encore sacralise son la guerre l’agresseur portait le nom de « criminel»
territoire ou son système politique, et en fait le ou de « hooligan», plus tard seulement celui de
symbole de son existence. Pour cette raison, il ne «tschetniks» ou encore de « nationaliste serbe».
tente pas seulement d’imposer sa propre religion à D’une certaine manière, la persécution inhumaine
l’ennemi. Son premier objectif consiste d’abord à des Serbes à l’encontre des musulmans démontre à
anéantir la foi et l’identité de l’ennemi. C’est quel point il est problématique pour l’agresseur de
pourquoi l’objectif primordial des Serbes lors de la ne point rencontrer du côté musulman de structure
conquête d’une partie de la Croatie ne fut pas fantasmatique de la patrie; comme si les Serbes ne
l’occupation du territoire mais le démontage du pouvaient supporter que le fantasme des musulmans
fantasme lié à ce territoire. Les Serbes ont contraint ne s’organise autour du nationalisme. Les Serbes
les Croates à redéfinir leur identité nationale, à essayent donc désespérément de produire
réinventer leurs mythes nationaux et à se percevoir l’impression d’un nationalisme ennemi et d’un
dans une identité nouvelle enfin déliée de leur extrémisme religieux qualifiant les musulmans de «
territoire. combattants du Djihad», « bérets verts» ou «
En temps de guerre le fantasme se désagrège par les fondamentalistes islamiques». En torturant les
blessures qu’on inflige à l’ennemi. On pourrait dire musulmans, les Serbes cherchent en réalité à
qu’à ce moment-là, le réel s’inscrit quand le soldat provoquer un fondamentalisme musulman. Et pour
est blessé au combat. Lorsque l’agresseur attaque, il cela, dans le but primordial de porter atteinte à leur
tente de blesser ou de tuer le soldat ennemi en tant identité religieuse, ils détruisent les mosquées et
qu’en lui réside un certain excédent – cet élément violent les jeunes femmes musulmanes 12 .
qui fait de lui l’ennemi, le membre d’une autre De même que la guerre a comme objectif de détruire
nation. Le soldat blessé à la guerre découvre au la structure fantasmatique de toute une population, le
cours de son existence que celle-ci sera tout entière but du viol – et de toute autre forme de torture –
organisée autour de sa blessure. En cas de guérison, consiste à anéantir la structure fantasmatique de
le souvenir de sa plaie fera de lui un citoyen loyal. l’individu. En temps de guerre, l’agresseur ne
Son héroïsme sera noué à sa blessure et celle-ci lui cherche pas seulement à blesser ou briser le soldat
procurera les honneurs de l’État. Handicapé à vie, sa ennemi mais à détruire d’une certaine façon
blessure prendra une signification d’autant plus l’identité de l’individu (liée à sa foi religieuse, sa foi
importante qu’elle restera visible à jamais et figurera
en tant qu’insigne du sacrifice pour la patrie. S’il 12
On estime le nombre de femmes violées dans les camps de prisonniers serbes
entre 30 000 et 50 000 et comprenant des fillettes de six-sept ans et des
femmes de soixante-dix ans. Il était interdit aux femmes enceintes par suite
de viol d’avorter. Elles étaient contraintes de mettre au monde ries enfants
11 serbes non désirés. « Salir le sang bosniaque» devient une nouvelle
LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses (1955-1956), Paris, méthode de l’agresseur pour briser l’identité ennemie. Newsweek, 11
Seuil, 1981. janvier 1993.

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en la nation et son mode de vie sexuel-patriarcal). le vol de la propriété de l’homme. On peut ajouter ce
Pour le musulman bosniaque la religion et le mythe : un homme musulman ne retourne plus
patriarcat jouent un rôle substantiel dans jamais vers sa femme si elle a été violée alors qu’il
l’organisation de sa vie. C’est la raison pour laquelle retourne sur le site de sa maison brûlée par l’ennemi
l’agresseur tient à détruire les mosquées et à violer pour la reconstruire. En ce sens, le viol des femmes
les femmes musulmanes. Le viol représente pour la musulmanes constitue une nouvelle « arme» pour les
jeune femme musulmane un crime d’autant plus Serbes. Une arme, chargée d’une signification toute
terrible que sa religion interdit strictement tout particulière étant donné la dominance patriarcale qui
contact sexuel avant le mariage. En ce sens il symbolise les deux cultures en conflit.
signifie pour elle une mort symbolique. L’agresseur Contrairement à la guerre en Croatie, où était visée
considère le viol de la femme capturée comme la structure fantasmatique de l’identification
l’accomplissement d’un devoir 13 . Ce fait révèle la nationale ennemie, la situation objective en Bosnie-
manière dont il vise la destruction de l’individu dans Herzégovine est plus paradoxale. À défaut d’une
sa structure fantasmatique en touchant à son identité identité nationale, l’agresseur cherche à détruire
religieuse et sexuelle. Ces attaques tendent à l’identité sexuelle et religieuse des musulmans. Mais
démonter chez la femme musulmane le cadre de sa en agissant ainsi il contraint les musulmans à se
perception du monde extérieur. Le viol qui l’a forger la structure fantasmatique d’une identification
humiliée, qui a brisé son monde fera qu’elle ne sera nationale. Au fond, c’est seulement par la guerre que
plus jamais la même et ne se verra plus jamais la Bosnie-Herzégovine se construit une patrie, et fait
comme avant. Les agresseurs iront jusqu’à inventer naître la dimension fantasmatique qui permet aux
les tortures les plus horribles où les femmes sont soldats musulmans de mourir pour leur pays.
violées devant leurs père et mère et contraintes à
l’inceste 14 . On peut mettre en parallèle la guerre en Le fantasme et le discours politique
tant qu’elle « viole» la mère patrie. Dans la culture
extrêmement patriarcale aussi bien chez les Serbes Pour comprendre comment la guerre en ex-
que chez les Bosniaques, l’image de la mère détient Yougoslavie a pu s’enclencher, nous prendrons en
une signification particulière. Les Serbes considèrent considération une autre dimension du fantasme,
par exemple les injures à la mère comme une des effective dans le discours du président serbe
plus grandes offenses. L’image de la mère est aussi Milosevic. La question se pose quant au soutien du
en jeu dans l’art et la manière dont les Serbes se peuple serbe à la guerre alors que le discours
réfèrent à leur pays. À travers leurs mythes politique officiel prenait expressément ses distances
nationaux et leurs poèmes, ils invoquent vis-à-vis de cette guerre. On peut se demander aussi
continuellement l’expression « Mère Serbie». En ce comment les gens ont pu s’identifier à proprement
qui concerne la Bosnie on ne retrouve pas cette parler à la politique de Milosevic.
même mythologie de la mère patrie mais c’est La clé du succès du discours de Milosevic réside
l’idéologie patriarcale qui détermine très fortement dans l’équilibre délicat entre ce qu’il dit et le non-
la structure de la communauté musulmane. La dit. Il n’est pas sans savoir que l’effet de
famille musulmane connaît une séparation stricte signification d’un discours idéologique se soutient
entre la femme et l’homme. On attend des hommes d’un cadre fantasmatique et s’appuie sur une mise en
qu’ils commandent les femmes. On attend des scène fantasmatique permettant d’organiser
femmes qu’elles obéissent et qu’elles s’occupent du l’économie de la jouissance. Pour détecter le lieu du
ménage. Dans certains cas, il leur est même interdit fantasme, nous nous référons à la théorie du
de se retrouver à table avec les hommes. Dans cette linguiste français Oswald Ducrot et plus
idéologie patriarcale musulmane, les femmes sont spécialement à la différenciation qu’il introduit entre
considérées comme la propriété des hommes. Le la proposition et la présupposition'. La proposition
viol d’une femme musulmane représente donc aussi fait partie intégrante de l’acte de parole et celui qui
parle en est responsable. La présupposition par
13
contre est le lieu d’inscription du destinataire dans
D’après le récit de soldats serbes, ils reçurent l’ordre de violer les femmes l’énonciation. C’est le destinataire qui prend la
musulmanes et se sentirent obligés de faire comme leur camarades. Ceux
qui n’étaient pas d’accord étaient considérés comme des traîtres. responsabilité de la présupposition 15 . Il doit la
14
Dès qu’une ville est prise, les tenants du pouvoir, les hommes de confiance déduire de ce qui a été dit. La présupposition naît
auxquels s’identifie la population sont exécutés, ce qui permet de la
contrôler plus facilement. Ce fut le cas décrit par le journaliste Roy
Gutman dans la destruction de la ville bosniaque Prijedor. Les juges, 15
DUCROT O., Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.
hommes d’affaires, professeurs, médecins, fonctionnaires, membres de
l’élite non-serbe rejoignirent le rang des prisonniers et furent fusillés.
Voir : GUTMAN R., Star Tribune, 15 novembre 1993.

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comme réponse à la question que le destinataire se racistes notamment antisémites, sexuels ou autres.
pose : « Pourquoi le sujet parlant a-t-il parlé de cette Une des autoreprésentations habituelles du discours
façon? Pourquoi a-t-il dit ceci ou cela?» La fasciste comporte qu’il soit dit ouvertement, alors
présupposition concerne la façon dont le destinataire que d’autres (ceux de la droite modérée) ne sont
déchiffre la signification de ce qui a été dit. Pour qu’allusion, discours entre les lignes. Ainsi Hitler
cela la présupposition a nécessairement rapport au disait ouvertement qu’il était nécessaire d’éliminer
fantasme. Dans le graphe du désir, Lacan illustre le les ennemis (par exemple les Juifs). Le scénario
fantasme comme réponse au fameux Che vuoi? fantasmatique des méthodes de tortures par
Voyons maintenant le fonctionnement de la lesquelles l’ennemi devait être anéanti restait en
présupposition dans le cas de la guerre en ex- revanche au niveau de la présupposition dans le
Yougoslavie. Examinons d’abord la déclaration de discours fasciste.
Milosevic qui a déclenché la guerre en Croatie : « Ce qui marque le discours de Milosevic de façon si
C’est un droit légitime et l’intérêt du peuple serbe de particulière, c’est qu’il n’est pas transposé dans un
vivre dans un état. Il n’y a rien à ajouter à cela. » discours ouvertement totalitaire. En contrepartie,
Cette déclaration apparemment neutre porte un Milosevic trouve des alliés du côté de l’extrême
message politique clair : les Serbes, pour défendre ce droite en Serbie qui eux, expriment clairement leurs
droit à tout prix, sont obligés d’engager la guerre. La idées fascistes. Ainsi Milosevic n’a pas eu à se salir
déclaration de Milosevic à propos de la Guerre en les mains. Il a gardé une position de « neutralité» à
Bosnie-Herzégovine implique une signification laquelle s’identifie plus facilement le public. Ce
semblable : « Nous n’avons pas le droit de ne plus point de vue d’apparente neutralité chez Milosevic
nous soucier de nos compagnons en Bosnie- soutient l’agression ouverte, exigée par l’extrême
Herzégovine et de suspendre l’envoi de l’aide droite, et Milosevic peut continuer à mettre à sa
humanitaire. Ceci est notre devoir national. L’idée disposition les moyens de conduire cette agression.
de la nation détruite, il n’existe plus ni liberté ni La position de Milosevic est ici semblable à celle
prospérité individuelles. » Ce discours plein de des métaracistes en Europe de l’Ouest. Les deux se
sensiblerie à propos des mauvais traitements à placent en observateur impartial, proclament la
l’encontre des Serbes en dehors de leurs frontières, nécessité d’analyser le contexte des combats
implique que tout Serbe a le devoir d’aller à la nationaux, les deux considèrent l’état national
guerre. Cette présupposition sera adoptée sans homogène comme seule solution aux tensions
difficulté par les Serbes bien que n’étant pas nationales et aux conflits. Milosevic approuve
affirmée directement dans l’énoncé (c’est-à-dire que silencieusement les épurations ethniques. Quant aux
bien que la présupposition ne soit pas la proposition métaracistes, ils transmettent un message semblable
de l’énoncé, ni contenue dans la force de mais plus policé quand ils étudient sans se prononcer
l’allocution). les conflits raciaux ou quand ils essayent
Cette démonstration reste vraie pour le succès de désespérément de réviser la réglementation libérale
toute autre idéologie néo-conservatrice ou de l’immigration. Les hommes politiques
populiste : du Thatcherisme au Reaganomics. Leur démocrates pourraient apprendre ceci de la
succès repose sur la distance entre signification psychanalyse lacanienne : que la politique, sans la
idéologique (retour aux vieilles valeurs morales de la prise en compte des fantasmes, des modes de
famille, du self-made-man, etc. ) et plan des jouissance manipulés au lieu de la présupposition,
fantasmes (raciste, sexuel, etc. ). Ceux-ci ne sont pas n’est qu’illusion. Dans la mesure où « la société
mentionnés et pourtant fonctionnent en terme de n’existe pas», où le champ social est inconscient,
présupposition et déterminent la façon dont le divisé, traversé d’antagonismes qui résistent à la
destinataire va déchiffrer la signification des résorption de la symbolisation idéologique, dans la
déclarations idéologiques. Mais cette distance, loin mesure où le champ social se structure autour d’une
d’être condamnable, marque sans doute la certaine impossibilité, ces trous et places vides dans
distinction entre les idéologies néo-conservatrice et la structure sociale seront toujours occupés par les
populiste d’une part (obligatoirement inscrites dans fantasmes. Il reste à poser la question du jeu que le
l’espace démocratique) et le soi-disant totalitarisme discours politique entretient avec les fantasmes.
d’autre part. On pourrait dire que le totalitarisme – Pourquoi certains discours politiques détruisent-ils si
du moins dans sa version la plus radicale – énonce radicalement les fantasmes des autres? L’unique
d’une façon ouverte et directe ce que d’autres possibilité pour éviter les conflits raciaux et
idéologies ne font que présupposer. Hitler par nationalistes consiste en fin de compte à garder
exemple a directement fait appel aux fantasmes

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ouverte la distance entre la signification du discours condition qu’elle soit strictement subordonnée à
politique et sa présupposition. l’ordre du discours. La musique se situe en effet au
Car finalement la question de la politique démocrate point de croisement entre nature et culture, elle
n’est pas de remplacer un fantasme par un autre plus s’empare de nous comme si elle était « dans le réel»,
démocratique, ou d’empêcher de faire aboutir des bien plus directement que la signification des
fantasmes racistes. La politique démocratique paroles; pour cette raison, on s’en sert comme de la
devrait en revanche avoir pour but de créer un plus puissante des armes dans l’éducation et la
espace politique à l’intérieur duquel les fantasmes discipline, bien que, dès qu’elle se perd pour se
racistes ne prendraient pas effet. Seule une société prendre dans le cercle vicieux de la jouissance, elle
qui a « foi» en ses institutions démocratiques est puisse saper les fondements mêmes non seulement
capable de parer à ces fantasmes sans craindre la de l’État mais de l’ordre social en tant que tel. Au
chute de l’ordre démocratique. L’espace politique Moyen Âge, l’Église s’est trouvée confrontée au
démocratique inclut le mécanisme d’une « même dilemme : il est sidérant de voir la quantité
autocontrainte» du pouvoir, c’est-à-dire que les d’énergie et d’attention que les plus hautes autorités
institutions démocratiques empêchent quiconque ecclésiastiques (les papes) ont déployée pour traiter
d’usurper sans arrêt la place du pouvoir ou de la question apparemment futile de la régulation de la
changer l’ordre politique existant. Ainsi par exemple musique (le problème de la polyphonie, du « triton
un parti politique au pouvoir, dont le discours est du diable», etc. ). La figure qui personnifie l’attitude
empreint de fantasmes racistes et nationalistes sera ambiguë du pouvoir envers les excès de la voix est
bridé par les institutions démocratiques (le bien entendu celle d’Hildegard Von Bingen, qui a
parlement, les médias, les institutions situé la jouissance mystique dans la musique et s’est
internationales) qui rendent difficile une politique de donc toujours trouvée à la limite de
chasse aux étrangers. Dans un régime totalitaire en l’excommunication, bien qu’elle ait fait partie des
revanche, le parti au pouvoir conduit sans débat tout plus hautes sphères de la hiérarchie du pouvoir,
simplement une politique où ses fantasmes racistes, qu’elle ait été conseiller de l’Empereur, etc. La
nationalistes sont immédiatement effectifs. même matrice est encore à l’œuvre dans la
Traduit de l’anglais et de l’allemand par Karin Adler et Élisabeth Frantz. Révolution française, dont les idéologues se sont
efforcés de mettre la différence sexuelle « normale»
sous l’égide de la parole masculine, allant ainsi à
La voix dans la différence sexuelle l’encontre de l’indulgence aristocratique décadente
Slavoj Zizek pour les concerts de castrats. L’un des derniers
épisodes de cette bataille interminable est la fameuse
L’histoire de la musique peut se lire comme une campagne soviétique, qui s’est faite à l’instigation
sorte de contre-proposition à l’histoire dérridienne de Staline lui-même, contre le Katarina Izmajlova
de la métaphysique occidentale en tant que la voix y de Chostakovitch : de façon plutôt curieuse, on
supplante l’écriture : on ne cesse en effet d’y trouver reprochait essentiellement à cet opéra d’être une
une voix qui menace l’ordre établi et qui, pour cette masse de cris inarticulés. Le problème est donc
raison, doit être tenue sous contrôle, subordonnée à toujours le même : comment empêcher la voix de
l’articulation rationnelle de la parole dite et écrite, glisser dans une jouissance consomptive de soi qui «
fixée dans l’écriture. Pour désigner le danger qui s’y féminise» le monde masculin du sérieux? 1 La voix
cache, Lacan a forgé le néologisme de « joui-sens» – fonctionne ici comme un « supplément» au sens
ce moment où_la voix devient amok, rompt les dérridien du terme : on tente de la restreindre, de la
amarres de la signification pour se précipiter dans la réguler, de la subordonner au monde articulé, mais
consomption de la jouissance de soi. Les deux on ne peut en aucun cas s’en passer, puisqu’une
occurrences exemplaires de cette éclipse de la juste dose de voix est vitale pour exercer le pouvoir
signification dans la jouissance de soi sont l’apogée (qu’il suffise ici de rappeler le rôle des chants
de l’aria (féminine) à l’opéra et l’expérience militaires patriotiques dans la construction d’une
mystique. La tentative de dominer et de réguler cet communauté totalitaire, ou, ce qui est d’une
excès va de la Chine ancienne, où l’Empereur lui- obscénité encore plus flagrante, le marching chant
même légiférait en matière de musique, à la peur mesmérisant du corps des marines américains – leur
qu’a provoquée Elvis Presley, tant dans la majorité rythme crétinisant et leur contenu insensé et sadique
morale conservatrice aux USA que chez les purs et
durs du communisme en Union soviétique. Dans sa 1
Nous nous appuyons ici sur deux ouvrages de M. POIZAÏ, L’opéra ou le cri
République, Platon ne tolère la musique qu’à de l’ange, Paris, A. M. Métailié, 1986, et La voix du diable. La jouissance
lyrique sacrée, 1991.

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ne sont-ils pas l’exemple même de la jouissance


consomptive de soi au service du pouvoir?) II
Le statut sexuel de cette voix qui jouit d’elle-même
est extrêmement intéressant : c’est comme si, en Il existe cependant, dans le cinéma contemporain,
elle, les opposés coïncidaient. D’un côté, on éprouve une voix que l’on ne peut réduire au statut de l’en-
l’excédent, le « supplément de jouissance» qui tient plus féminin. Souvenons-nous de la séquence
à cette voix, comme distinctif de la féminité, c’est la inaugurale de Blue Velvet de David Lynch : après
voix séductrice par excellence (d’une soprano quelques vignettes de la petite ville américaine
colorature par exemple); comme telle, elle idyllique et la crise cardiaque du père du héros
représente le moment de divinisation de la femme pendant qu’il arrose sa pelouse, la caméra plonge au
(la diva); d’un autre côté, elle est asexuée, c’est la sol, nous découvrant la vie qui y grouille – les
voix de l’ange, personnifiée dans la figure du castrat. insectes rampants et les coléoptères, qui crépitent en
Elle désigne donc l’imbrication paradoxale de la dévorant l’herbe. Le trait essentiel de cette séquence
sensualité la plus passionnée et de la pureté asexuée. est le bruit étrange qui surgit quand on approche le
Le cas du castrat n’est-il pas exemplaire de la réel. II est difficile à localiser dans la réalité; pour
formule lacanienne de l’objet fétiche comme déni de définir son statut, on est tenté d’évoquer les bruits
la castration : a sur moins phi? Le castrat atteint la aux limites de l’univers de la cosmologie
sublime hauteur de l’objet voix asexué par une contemporaine : ce ne sont pas simplement des
renonciation radicale, littéralement une coupure dans bruits internes de l’univers, mais les restes, les
son corps, en se mutilant. La contrepartie féminine derniers échos du big-bang par lequel l’univers
de cette mutilation est la légende universellement même s’est créé. Le statut ontologique de ce bruit
répandue sur les souffrances physiques et les est plus intéressant qu’il n’y paraît, puisqu’il
renonciations auxquelles la vraie diva doit s’exposer subvertit la notion fondamentale de l’espace infini «
pour atteindre la voix divine. ouvert» qui définit la physique newtonienne. Cette
Cependant, la brève description que nous venons de notion moderne de l’espace « ouvert» se fonde sur
faire pourrait donner à tort l’impression que nous l’hypothèse que toute entité positive (bruit, matière)
avons affaire à une simple opposition entre le occupe un espace (vide) : elle dépend de la
discours « répressif» articulé et la voix « différence entre l’espace en tant que vide et les
transgressive» qui se consume : le discours articulé entités positives qui l’occupent, le « remplissent».
qui discipline et régule la voix n’est-il pas un moyen On considère ici phénoménologiquement l’espace
d’assurer la discipline sociale et l’autorité, tandis comme quelque chose qui existe avant les entités qui
que la voix qui jouit d’elle-même opère comme un viennent le « remplir»: si l’on détruit ou remplace la
moyen de se libérer, de s’arracher à la chaîne matière occupant un espace donné, l’espace en tant
disciplinée de la loi et de l’ordre? Mais qu’en est-il que vide demeure. Mais le bruit primordial, le
d’une figure comme celle d’Hitler? Ceux qui ont dernier reste du big-bang, est constitutif de l’espace
succombé à son charme (et le cas du jeune Goebbels lui-même : ce n’est pas un bruit « dans» l’espace
est ici exemplaire) soulignent que pour la plus mais un bruit qui garde l’espace ouvert comme tel.
grande part, ils ne se souvenaient pas du contenu de Par conséquent, si l’on effaçait ce bruit, on
ses discours – ce qui les envoûtait tant était Hitler n’obtiendrait pas l’» espace vide» que le bruit
comme agent d’une pure énonciation dénuée de remplit : l’espace lui-même, le réceptacle de toute
signification, la volonté inconditionnelle qu’ils entité « intramondaine», disparaîtrait. Ce bruit est
discernaient dans sa voix hypnotisante. L’essentiel donc, en un certain sens, le « son du silence». Dans
n’était pas tant ce que Hitler voulait dire mais plutôt la même ligne de pensée, le bruit fondamental des
que, quoi qu’il dise, il « voulait vraiment le dire». Le films de Lynch n’est pas simplement produit par des
support libidinal de la domination fasciste est par objets qui appartiennent à la réalité; bien plutôt
conséquent la voix comme le reste qui survit à dessine-t-il l’horizon ontologique, le cadre de la
l’éclipse de la signification, la brûlante jouissance de réalité elle-même, la texture même qui fait tenir la
soi de cette pure voix. C’est pourquoi le fameux réalité – s’il fallait l’éradiquer, la réalité elle-même
parallèle qu’on a établi entre Hitler et une star du s’évanouirait. De l’univers infini « ouvert» de la
rock ne peut pas être considéré comme une physique cartésienne et newtonienne, on en revient
invention des médias conservateurs : Hitler, Elvis donc à un univers pré-moderne « fermé», que borde
Presley, les Beatles ou Michael Jackson – tous un « bruit» fondamental. On retrouve ce même bruit
comptent sur la même économie libidinale de la voix dans la séquence du cauchemar de Éléphant Man,
comme reste sans signification. quand il transgresse la limite qui sépare l’intérieur

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de l’extérieur; c’est-à-dire que dans ce bruit, cercle vicieux de l’oscillation entre le discours «
l’extériorité extrême d’une machine coïncide disciplinant» et la voix « transgressive»: en mettant
étrangement avec la suprême intimité de l’intérieur l’accent sur une voix excessive qui sert de geste
du corps, avec le rythme du cœur qui palpite. fondateur à la parole articulée elle-même.
La théorie psychanalytique nous permet d’apporter Toujours à propos du schofar – ce reste vocal du
un éclairage supplémentaire sur le statut primordial parricide –, Lacan accomplit l’un de ses
énigmatique de cette voix : elle est paternelle, et tours de force uniques en posant une simple
l’énigme concerne la figure du père qui gît derrière question : à qui s’adresse ce son étrange et
elle – ce père n’est décidément pas celui du Nom- inquiétant? La réponse classique aurait bien sûr été :
du-Père, en tant qu’il supporte l’autorité symbolique, aux croyants juifs eux-mêmes, puisqu’il est censé
en tant que l’agent du discours qui tente de leur rappeler leur pacte avec Dieu, la loi divine à
discipliner l’excédent brûlant de la voix. Théodore laquelle ils doivent obéir. Cependant, Lacan
Reik était sur la bonne voie quant à la solution de renverse les choses : en vérité, le schofar ne
cette énigme quand, dans les années vingt, il attirait s’adresse pas à la communauté des croyants mais à
l’attention sur le son douloureusement bas et Dieu lui-même. Lorsque les croyants juifs font
ininterrompu du schofar, cette corne dont se servent sonner un schofar, ils veulent lui rappeler – quoi?
les juifs lors du rite nocturne du Yom Kippur et qui Qu’il est mort ! En ce point, il est clair que l’horreur
marque la fin de la journée de méditation. Il reliait tourne à la divine comédie, c’est-à-dire que l’on
en effet le son du schofar à la problématique entre dans la logique du célèbre rêve freudien (cité
freudienne du meurtre du père primordial de Totem dans L’interprétation des rêves) du père qui « ne
et tabou : il interprétait l’effrayant bourdonnement, savait pas qu’il était mort». Dieu-le-Père ne sait pas
enflé et pesant du schofar, qui évoque un mélange qu’il est mort, ce pourquoi il agit comme s’il était
inquiétant de douleur et de jouissance, comme le encore vivant et continue à nous empoisonner sous
dernier vestige de la substance vivante du père la forme d’un spectre surmoiïque; pour cette raison,
primordial, comme le hurlement indéfiniment il suffit tout simplement de lui rappeler qu’il est
prolongé du père souffrant, mourant, impuissant, mort pour qu’il s’évanouisse, comme le chat
humilié. Autrement dit, le schofar est la trace du « proverbial des dessins animés, qui tombe
refoulement primaire», une sorte de monument vocal littéralement du ciel dès qu’il s’aperçoit qu’il n’a
au meurtre de la substance de jouissance pré- plus les pieds sur terre. De ce point de vue, la
symbolique : le père dont le hurlement de mort s’y fonction du schofar est profondément pacifiante :
répercute est le père-la-jouissance « non castré». son rugissement, si terrible puisse-t-il sonner à
Pour donner une autre preuve de sa thèse, Reik attire l’oreille, est en réalité destiné à pacifier et à
également l’attention sur la similarité entre le neutraliser la dimension surmoiïque du dieu «
schofar et un autre instrument primitif, la planchette païen», c’est-à-dire à s’assurer qu’il agira comme un
ronflante, qui imite le mugissement du taureau pur agent du nom, d’un pacte symbolique. Dans la
poignardé dans l’arène, la corrida étant une remise mesure où le schofar est associé au pacte entre
en acte du meurtre du père-la-jouissance l’homme et Dieu, le son qu’il produit sert à rappeler
primordial 2 . D’un autre côté, la tradition juive à Dieu qu’il doit remplir son statut de porteur du
conçoit le son du schofar comme un écho du pacte symbolique et cesser de nous harceler avec ses
tonnerre qui a accompagné le moment solennel où explosions de jouissance sacrificielle traumatisantes.
Dieu a remis à Moïse les Tables de la Loi avec les Autrement dit, la condensation des deux
dix commandements; comme tel, il tient également caractéristiques dans le son du schofar (le
lieu de l’alliance entre le peuple juif et son Dieu, mugissement du père primordial de la jouissance à
c’est-à-dire du geste fondateur de la loi. Le son du l’agonie et la scène de l’établissement des dix
schofar est par conséquent une sorte de « médiateur commandements) attire l’attention de Dieu sur le fait
évanouissant» entre l’expression vocale mythique qu’il ne peut légitimement régner que comme mort
3
directe de la substance vivante pré-symbolique et la .
parole articulée : il vient en lieu et place du geste par
lequel la substance de vie, en se retirant, en III
s’effaçant, a ouvert la voie à la loi symbolique. C’est
ainsi que la psychanalyse nous permet de briser le
3
2 Cf. LACAN J., « L’angoisse», Le Séminaire, Livre X (1962-1963) (inédit),
Cf. REIK T., Le schofar», Le rituel – psychanalyse des rites religieux, Paris, leçon du 22 mai 1963.
Denoél, 1974.

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Cette voix en tant que rappel/reste du père mourant l’objet : le reste et l’excédent. Tous deux sont du
n’est bien sûr pas quelque chose qui peut s’effacer même côté, du côté de la jouissance, contre le logos.
une fois établi le règne de la loi : on en a Le reste ici résonne avec les « restes
constamment besoin comme support indéracinable mnémoniques» 4 . En arithmétique, un reste est
de la loi. C’est pourquoi on a entendu son écho alors l’élément restant d’un nombre qui ne peut être divisé
que Moïse recevait les commandements de Dieu, exactement par un autre – ici, c’est ce qui de la «
c’est-à-dire au moment même où s’instaurait le substance jouissante» ne peut être divisé (structuré,
règne de la loi (symbolique) (ce que Moïse pouvait articulé, compté) par le réseau symbolique. De façon
discerner comme des commandements articulés, la quelque peu homologue, le son du schofar est ce
foule qui attendait au pied du mont Sinaï le percevait reste – et le reste mnémonique – du père-la-
comme le son continu, inarticulé du schofar) : la jouissance agonisant : le reste du geste fondateur de
voix du schofar est un supplément irréductible de la la loi. Le rapport du logos à la voix féminine se
loi (écrite). Seule la voix confère à la loi sa consumant elle-même est au contraire le rapport de
dimension performative, la rend opérante : sans ce l’ordre symbolique déjà établi à sa transgression : la
support de la voix, la loi serait un écrit inefficace, voix de la cantatrice est en excès par rapport à la loi.
n’obligeant personne à rien. Par le schofar en tant Ou encore, pour le dire de façon légèrement
que voix, elle acquiert son locuteur, elle se « différente : le mouvement qui va de la voix par
subjectivise», devenant par là un agent efficace, qui excès qui consume à l’écho du schofar transpose la
contraint. Ce qui de plus est crucial quant au schofar, tension entre la loi et sa transgression sur le clivage
c’est l’association du son qu’il produit avec le interne du domaine de la loi elle-même – la relation
moment traumatique, fracassant, de l’institution de extérieure de la loi à sa transgression est intériorisée
la loi (il a retenti alors que Moïse recevait les Tables dans la relation de la loi à son propre geste fondateur
de la Loi) : pour autant que l’on reste dans le cadre traumatique – la réverbération du schofar fait en
de la loi, son « origine» est, stricto sensu, quelque sorte fonction d’écran fantasmatique
impensable, c’est-à-dire que le fonctionnement indexant le mystère des « impossibles» origines de
régulateur de la loi présuppose la forclusion de son la loi.
origine (« illégale» ), que son efficacité performative Cette identité nous donne également une clé pour
tient à ce que nous l’acceptions comme toujours déjà saisir l’assertion paradoxale profondément
donnée. Dans le domaine de la loi, ses « origines» hégélienne de Lacan que « La femme est un des
impossibles ne peuvent donc se présenter que sous la noms du père». La féminité est une mascarade, et
forme d’un vide, comme absence constitutive, et le quand on arrache le masque, on tombe sur la figure
rôle du fantasme, de la narration fantasmatique des obscène du père-la-jouissance d’avant l’Œdipe. La
origines, est précisément de combler ce vide. La loi figure unique de la Dame dans l’amour courtois,
(écrite) exige ce supplément – en son absence, le cette dominatrice capricieuse et implacable, n’en
vide qui est au cœur de l’édifice juridique se ferait donne-t-elle pas une preuve indirecte? Ne
visible, rendant par là la loi inopérante. Ainsi la voix représente-t-elle pas, comme le « père primitif», la
relie-t-elle la loi (écrite) comme fantasme à la jouissance non bridée par la loi? La figure
structure symbolique synchronique tenant lieu de ses fantasmatique de La femme est donc une sorte de «
« origines» impensables, elle comble (et en même retour du refoulé», du père-la-jouissance, écarté par
temps prend la place de) son manque constitutif. sa mise à mort, c’est-à-dire que ce qui fait retour
Nous pouvons maintenant discerner la place dans la voix séductrice de la cantatrice est le
structurale précise de l’étrange bruit qui fait écho au rugissement du père agonisant. Nous nous trouvons
big-bang (à la création de l’univers symbolique) donc à l’opposé de l’approche New Age, avec sa
dans les films de Lynch : il permet d’interrompre référence classique à la figure soi-disant «
l’oscillation entre la parole qui discipline et la archétypale» d’une femme primordiale : selon
jouissance de soi qui consume de la voix, en l’idéologie New Age, le père est un dérivé, une
reprenant le reste du geste fondateur de la parole. Ce sublimation symbolique, un pâle reflet de la femme
bruit, équivalent du rugissement du père mourant, primordiale, en sorte que si l’on gratte légèrement le
n’est pas simplement une sorte de voix différente de vernis de l’autorité symbolique du père, on tombe
la jouissance qui se consume elle-même dans le très vite sur les contours de la Chose-Mère. Bref,
chant de la femme, elle est la même voix, sous une pour l’obscurantisme New Age, le « père» est l’un
modalité différente. Toutes deux sont « identiques», des noms de la femme primordiale, alors que pour
au sens précis de l’identité spéculative de Hegel.
Nous avons ici affaire aux deux modalités de
4
Jeu de mots intraduisible entre remainder et reminde : (N. d. 11)

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Lacan, c’est au contraire La femme qui est l’un des existe un» ) renvoie à l’ensemble des sujets et
noms du père. indique si, dans cet ensemble, « il en existe un» qui
L’erreur de lecture que l’on commet généralement est (ou n’est pas) entièrement soustrait à la fonction
avec les formules de la sexuation de Lacan consiste phallique. Le côté « femme» des formules
à réduire la différence entre le côté « homme» et le témoignerait donc d’une coupure divisant chaque
côté « femme» aux deux formules qui définissent la femme de l’intérieur : aucune femme n’est
position masculine, comme si « masculine» était la entièrement soustraite à la fonction phallique et pour
fonction phallique universelle, et « féminine» cette raison même, aucune n’y est entièrement
l’exception, l’excédent, le surplus qui échappe à la soumise, c’est-à-dire que chez chacune, il y a
saisie de la fonction phallique. Une telle lecture quelque chose qui résiste à la fonction phallique. De
passe complètement à côté de l’idée de Lacan, qui façon symétrique, côté homme», l’assertion
est que cette position même de la femme comme d’universalité renverrait à un sujet singulier (tout
exception (disons, sous la forme de la Dame de sujet masculin est entièrement soumis à la fonction
l’amour courtois) est le fantasme masculin par phallique) et l’exception, à l’ensemble des sujets
excellence. Pour illustrer l’exception constitutive de masculins (« il en existe un» qui est tout à fait
la fonction phallique, on cite habituellement la soustrait à la fonction phallique). Bref, puisqu’un
figure fantasmatique obscène du père primitif, qui ne homme est entièrement soustrait à la fonction
s’encombrait d’aucun interdit, et pouvait donc phallique, tous les autres y sont entièrement soumis,
parfaitement jouir de toutes les femmes. Mais la et puisqu’aucune femme n’est totalement soustraite
figure de la Dame de l’amour courtois ne remplit- à la fonction phallique, aucune d’entre elles n’y est
elle pas tout à fait ces conditions de détermination tout à fait soumise. Dans le premier cas, le clivage
du père primitif? N’est-elle pas, comme nous venons est « extériorisé» (il fait fonction de la ligne de
de le voir, et dans un sens strictement homologue, un partage qui, dans l’ensemble de « tous les hommes»,
maître capricieux qui « le veut tout entier», qui, distingue ceux qui sont pris dans la fonction
tenue par aucune loi, oblige son chevalier servant à phallique de l’» un» qui n’y est pas pris), et dans le
se plier à des rites arbitraires et indignes? En ce sens second, il est « intériorisé» (chaque femme
précis, La femme est « un des noms du père». Mais particulière est divisée de l’intérieur, une part d’elle-
en ce point, il ne faut pas manquer un détail précis : même étant soumise à la fonction phallique et une
l’usage que fait Lacan du pluriel, et l’absence de autre ne l’étant pas).
lettres capitales – non pas le « Nom-du-Père» mais « Cependant, si l’on veut prendre la mesure du
un des noms du père», soit une façon parmi d’autres véritable paradoxe des formules lacaniennes de la
de nommer l’excédent appelé « père primitif». Dans sexuation, il faut les lire bien plus « littéralement»:
le cas de La femme – par exemple She, cette reine la femme sape l’universalité de la fonction phallique
mythique du roman de Rider Haggard paru sous ce par le fait même qu’il n’y a en elle nulle exception,
titre – comme dans celui du père primitif, nous rien qui résiste à cette fonction phallique. Autrement
avons affaire à un agent du pouvoir pré-symbolique, dit, le paradoxe de la fonction phallique réside dans
non bridé par la loi de la castration. Dans les deux une sorte de court-circuit entre la fonction et sa
cas, le rôle de cet agent fantasmatique est de boucler méta-fonction : elle coïncide avec sa propre limite,
le cercle vicieux de l’ordre symbolique, de combler avec l’instauration d’une exception non phallique.
le vide de ses « origines» – ce qu’apporte la notion Une telle lecture se dessine dans les mathèmes
de la « femme» (du père primitif), c’est le point de quelque peu énigmatiques que Lacan a inscrits sous
départ mythique d’une plénitude débridée, dont le « les formules et où L (barré) femme (désignée par le
refoulement primaire» constitue l’ordre symbolique. « L» barré) est divisée entre le grand Phi (du
phallus) et S(A), le signifiant de l’Autre barré, qui
IV tient lieu de l’inexistence/inconsistance de l’Autre,
de l’ordre symbolique. Ce qu’il ne faut surtout pas
Une seconde lecture erronée consiste à émousser la négliger ici, c’est la profonde affinité entre Phi et
« pointe» des formules de la sexuation en S(A), signifiant du manque dans l’Autre, c’est-à-dire
introduisant une distinction sémantique entre les ce fait crucial que Phi, signifiant de la puissance
deux sens du quanteur « tout»: selon cette (fausse) phallique, le phallus dans sa présence fascinante, «
lecture, dans le cas de la fonction universelle, « tout» donne corps» à l’impuissance/inconsistance de
(ou « pas-tout» ) se réfère à un sujet singulier (x), il l’Autre. Il suffit ici de penser à un chef politique :
indique qu’il est « tout» pris dans la fonction quel est, en dernier ressort, le support de son
phallique, tandis que l’exception particulière (« il en charisme? Le domaine de la politique est, par

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définition, incalculable, imprévisible; un individu y exception à la fonction phallique universelle, tolère


provoque des réactions passionnées sans savoir la transgression inhérente de la loi officielle) et où
pourquoi, la logique du transfert est incontrôlable, en d’un autre côté, le système (de la loi, de l’économie
sorte qu’on invoque généralement le doigt de la fée, phallique) est effectivement miné par une
cet insondable « je ne sais quoi» qui ne peut se identification sans réserve à la loi, à la fonction
réduire aux caractéristiques réelles d’aucun chef – phallique. Le livre de Stephen King, Rita Hayworth
c’est comme si le chef charismatique maîtrisait cet « and the Shawshank Rédemption, aborde ce problème
x», comme s’il tirait les ficelles là où l’ordre en toute rigueur à propos des paradoxes de la vie
symbolique est mis en échec. La situation est ici carcérale. Le sens commun veut que je sois
homologue à la notion commune de Dieu comme effectivement intégré, entièrement soumis à la vie
personne qu’a critiquée Spinoza : dans leur effort carcérale quand j’y suis si bien adapté que je ne puis
pour comprendre le monde qui les entoure en plus supporter ni imaginer la liberté, la vie hors de la
articulant le réseau des connections causales entre prison, en sorte que ma relaxation provoque chez
les événements et les objets, les hommes en arrivent moi un écroulement psychique total ou au mieux,
tôt ou tard au point où leur entendement échoue, fait surgir une profonde envie de retrouver la
rencontre une limite, et « Dieu» (envisagé comme un sécurité de la vie carcérale. La véritable dialectique
sage vieillard barbu) donne tout simplement corps à de l’emprisonnement est cependant plus raffinée.
cette limite – ils projettent dans la notion L’incarcération me détruit en effet, arrive à avoir
personnalisée de « Dieu» la cause cachée, totalement prise sur moi, lorsque je ne consens pas
insondable, de ce qui ne peut se comprendre ni pleinement à être en prison, mais que je garde avec
s’expliquer par une connexion causale claire. La ce fait une sorte de distance intérieure, que je
première opération du critique de l’idéologie m’accroche à l’illusion que « la vraie vie est
consiste par conséquent à reconnaître dans la ailleurs» et ne cesse de me livrer à des rêves éveillés
présence fascinante de Dieu celui qui comble les sur la vie au-dehors, sur les choses délicieuses qui
béances de la structure du savoir, c’est-à-dire m’attendent après ma libération ou mon évasion. Par
l’élément sous la forme duquel le manque inhérent là, je me trouve pris dans le cercle vicieux du
au savoir positif acquiert une présence positive. Et fantasme, en sorte que quand, éventuellement, je
nous pensons qu’il y a quelque chose d’analogue suis relaxé, le discord grotesque entre fantasme et
dans le « pas-tout» de la femme ce « pas-tout» ne réalité m’écrase. La seule vraie solution est par
veut pas dire que la femme n’est pas totalement conséquent d’accepter pleinement les règles de la vie
soumise au phallus, il indique plutôt qu’elle « voit carcérale puis, au sein même de l’univers régi par
au travers» de la présence fascinante du phallus, ces règles, de travailler à les combattre. Bref, la
qu’elle est capable d’y discerner ce qui comble distance intérieure et le rêve éveillé sur la vie dehors
l’inconsistance de l’Autre. Mais il y aurait aussi une m’enchaînent effectivement à la prison, tandis que la
autre façon de l’aborder, en disant que le passage de pleine acceptation du fait que je suis vraiment là, lié
S(A) au grand Phi est le passage de l’impossible à aux règles de la prison, ouvre la voie à une véritable
l’interdit : S(A) indique l’impossibilité du signifiant espérance.
de l’Autre, du fait qu’il n’y a pas d’» Autre de
l’Autre», que le champ de l’Autre est par inhérence V
inconsistant, et Phi « réifie» cette impossibilité dans
l’exception, dans un agent « sacré», Le paradoxe de la fonction phallique (qui
interdit/insaisissable, qui échappe à la castration et symétriquement, inverse celui du pas-tout de la
se trouve donc capable de « jouir réellement» (le femme) est par conséquent qu’elle agit comme sa
père primitif, la Dame de l’amour courtois). propre limite, qu’elle pose sa propre exception. Et
Nous pouvons maintenant saisir combien la logique dans la mesure où la fonction phallique, c’est-à-dire
des formules de la sexuation coïncide finalement le signifiant phallique, est le signifiant quasi
avec celle du pouvoir public et de sa transgression transcendantal, le signifiant de l’ordre symbolique
inhérente 5 : dans les deux cas, le point crucial est comme tel, on peut dire que ce paradoxe révèle tout
que le sujet n’est « dedans», pris dans la fonction simplement le trait fondamental de l’ordre
phallique (dans le tissu du pouvoir), que dans la symbolique dans toute sa pureté, un certain court-
mesure précise où il ne s’y identifie pas pleinement, circuit entre différents niveaux, qui tient à la logique
où il garde une sorte de distance (où il pose une modale. Pour illustrer cette possibilité a priori d’un
court-circuit entre différents niveaux de l’ordre
symbolique en tant qu’ordre des titres et mandats
5
Cf. le chapitre 3 de Slavoj ZIZEK, L’intraitable, Paris, Anthropos, 1993.

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symboliques, prenons l’exemple fictif de soi» féminin qui s’offusque ainsi des clichés
l’opposition père/tonton gâteau : le « père» en tant masculins? Le problème est que l’on peut encore
qu’autorité sévère, versus le « tonton» comme le qualifier toutes les réponses (depuis celle de l’»
gentil personnage qui nous gâte. Le titre éternel féminin» jusqu’à celles de Kristeva et
apparemment dénué de sens, contradictoire, de « d’Irigaray) de « clichés masculins»: Carol Gilligan 6
papa gâteau» ne désigne aucunement un père qui par exemple, oppose aux valeurs masculines
négligerait d’exercer pleinement son autorité d’autonomie, de compétition, etc. , les valeurs
paternelle, au lieu de quoi, il gâterait sa progéniture. féminines d’intimité, d’affection, d’interdépendance,
(Pour éviter tout malentendu, loin d’être une d’attention et de sollicitude, de responsabilité et de
exception excentrique, le « papa gâteau» est sacrifice de soi, etc – mais sont-ce là
simplement le père « normal», de tous les jours, qui d’ « authentiques» qualités féminines ou des clichés
garde une certaine distance avec son mandat masculins que la société patriarcale impose aux
symbolique, c’est-à-dire qui – tout en conservant femmes? C’est indécidable, en sorte que la seule
pleinement les prérogatives de son autorité – affecte réponse possible est : les deux à la fois. Il faut donc
en même temps la camaraderie et fait à l’occasion un reformuler le problème en termes purement
clin d’œil à son fils, pour lui faire savoir qu’après topologiques : quant à son contenu positif, la
tout, il est aussi tout simplement un homme…) Nous représentation masculine de la femme est la même
avons ici affaire au même court-circuit que celui que que celle des femmes, la différence ne tient qu’à la
l’on trouve dans L’histoire du PCU (B), le texte place, à la modalité purement formelle de
sacré du stalinisme, où – parmi de nombreuses l’appréhension du même contenu (dans le premier
autres perles de la logique du signifiant – on peut cas, ce contenu se conçoit comme il est « pour
lire qu’à un congrès du Parti, « la résolution a été l’autre» et dans le second, comme il est « en soi» ).
unanimement adoptée à une large majorité». En Ce changement purement formel de modalité est
effet, si elle a été adoptée à l’unanimité, où est donc néanmoins crucial. Autrement dit, le fait que toute
passée la minorité (même infime) qui s’est opposée détermination positive de ce qu’est la femme « en
à la « large majorité» ? Peut-être faut-il, pour soi» nous ramène à ce qu’elle est « pour l’autre»
résoudre l’énigme de ce « quelque chose qui compte (pour l’homme) ne nous contraint aucunement à
pour rien», lire l’affirmation plus haut citée comme conclure, de façon « androcentriste», que la femme
la condensation de deux niveaux : les délégués ont n’est que ce qu’elle est pour l’autre, pour l’homme :
décidé à une large majorité que leur résolution ce qui reste est la coupure topologique, la différence
compterait comme unanime… On ne peut ici purement formelle entre le « pour l’autre» et le «
manquer le lien avec la logique lacanienne du pour elle-même». Il faut ici se souvenir du passage
signifiant : la « minorité» qui a mystérieusement de la conscience à la conscience de soi dans la
disparu dans cet énigmatique et absurde Phénoménologie de l’esprit de Hegel : ce que l’on
chevauchement entre « majorité» et « unanimité» trouve dans l’Au-delà suprasensible est, quant à son
n’est autre que l’exception qui constitue l’ordre contenu positif, la même chose que ce que l’on a
universel de l’unanimité. La position féminine, au dans notre monde terrestre de tous les jours;
contraire, se définit du rejet de ce court-circuit – simplement, ce même contenu est transposé dans
mais comment? Prenons comme point de départ le une modalité différente. Cependant, pour Hegel, il
paradoxe proprement hégélien de la coincidentia serait faux de conclure de cette identité du contenu
oppositorum qui caractérise la notion classique de qu’il n’y a aucune différence entre la réalité terrestre
femme : la femme est simultanément une et son Au-delà : dans sa dimension originelle, l’Au-
représentation, le spectacle par excellence, une delà n’est pas un contenu positif mais une place
image qui veut fasciner, attirer le regard, et une vide, une sorte d’écran sur lequel on peut projeter
énigme, l’irreprésentable, ce qui a priori élude le n’importe quel contenu positif – et cette place vide «
regard. Elle est toute en surface, n’a pas la moindre est» le sujet. Une fois qu’on en a pris conscience, on
profondeur, et à la fois, elle est l’abîme insondable. passe de la substance au sujet, de la conscience à la
Pour élucider ce paradoxe, il suffit de réfléchir aux conscience de soi. En ce sens précis, la femme est le
implications d’un grief qui apparaît dans une sujet par excellence. On pourrait dire la même chose
certaine critique féministe dénonçant toute avec Schelling, à savoir en termes de différence
description de la « féminité» comme un cliché entre le sujet en tant que vide originaire, dénué de
masculin, comme quelque chose qu’on impose
brutalement aux femmes. La question qui surgit 6
Cf. f GILLIGAN C., A Different Voice Psychological Theory and Women's
immédiatement est dès lors : quel est donc l’» en- Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982.

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toute autre qualification positive (en termes mascarade illusoire mais comme le moi idéal qu’on
lacaniens, S), et les traits que ce sujet assume, « s’efforce de devenir. Derrière l’image du macho ne
prend sur lui» et qui sont, en dernier ressort, toujours se profile aucun « secret», juste une personne faible,
artificiels, contingents 7 : c’est précisément dans la ordinaire, qui ne peut jamais s’élever jusqu’à son
mesure où la femme se caractérise, à l’origine, par idéal, alors que le tour de passe-passe de la
une « mascarade», dans la mesure où tous les traits mascarade féminine est de se présenter comme un
qui la définissent sont artificiellement « portés à son masque qui dissimule le « secret de la femme».
compte», qu’elle est plus sujet que l’homme, Autrement dit, par opposition à l’homme, qui
puisque, selon Schelling, ce qui caractérise cherche simplement à se hausser à la hauteur de son
finalement le sujet est cette contingence radicale image, c’est-à-dire à donner l’impression qu’il est
même et ce caractère artificiel de chacun de ses traits vraiment ce qu’il prétend, la femme leurre par le
positifs, c’est-à-dire le fait qu’» elle» en soi est un leurre même, elle présente le masque comme un
pur vide qui ne peut s’identifier à aucun de ses traits. masque, comme un faux-semblant, afin de
Nous avons donc affaire à une sorte d’espace provoquer la quête du secret derrière le masque.
incurvé, comme dans l’histoire d’Achille et la Cette problématique de la féminité en tant que
tortue : les représentations masculines (qui articulent mascarade nous permet également une nouvelle
ce qu’est la femme « pour l’autre» ) se rapprochent approche de la tentative antérieure de Lacan (celle
indéfiniment de la tortue-femme, mais au moment de la « signification du phallus», dans les années
où l’homme fait un bond, prenant de vitesse la cinquante) de conceptualiser la différence sexuelle
tortue-femme, il se retrouve là où il était avant, dans comme interne à l’économie phallique, comme la
le champ des représentations masculines de ce qu’est différence entre l’« avoir» et l’«être» (l’homme a le
la femme « en soi» – l’« en-soi» des femmes est phallus, la femme l’est). Le reproche qui surgit
toujours « pour l’autre». On ne peut jamais saisir la immédiatement ici est que cette différence repose
femme, on ne peut jamais la rejoindre, on ne peut sur l’évolutionnisme anthropologique naïf de Freud,
que s’en rapprocher indéfiniment ou la dépasser, dont la prémisse est que le « sauvage» primitif n’a
pour la raison même que « femme en soi» ne pas d’inconscient puisqu’il est l’inconscient (le
désigne pas un contenu positif mais une coupure nôtre, celui de l’homme civilisé) : la tentative de
purement formelle, une limite que l’on manque conceptualiser la différence sexuelle par l’opposition
toujours – et cette coupure « est» le sujet en tant que entre « être» et « avoir» n’implique-t-elle pas la
S. On est donc à nouveau tenté de paraphraser subordination de la femme à l’homme? – c’est-à-dire
Hegel : tout dépend de ce que nous concevons la la notion de la femme comme stade inférieur, moins
femme non pas simplement comme une substance « réfléchi», plus « immédiat», à peu près au sens de
mais aussi comme un sujet, c’est-à-dire de ce que la notion schellingienne de la progression comme le
l’on accomplisse une transformation, de la notion de passage d’» être» à « avoir» ? Dans la philosophie
femme comme contenu substantiel au-delà des de Schelling en effet, (ce qui était auparavant) un
représentations masculines à sa notion en tant que Être devient le prédicat d’un Être supérieur, (ce qui
pure coupure topologique qui sépare à jamais le « était auparavant) un Sujet devient l’objet d’un Être
pour l’autre» de l’» en-soi». L’asymétrie de la supérieur : un animal, par exemple, est
différence sexuelle réside dans le fait que dans le cas immédiatement son propre Sujet, il « est» son corps
de l’homme, nous n’avons pas affaire à la même vivant, alors qu’on ne peut pas dire de l’homme
coupure, car nous ne pouvons pas distinguer de la qu’il « est» son corps, il « a» simplement un corps,
même façon ce qu’il est « en lui-même» et ce qu’il qui est donc ravalé à son prédicat… Cependant,
est « pour l’autre», en tant que mascarade. En vérité, comme l’atteste instantanément une lecture attentive
le soi-disant « homme moderne», lui aussi, est pris du texte de Lacan, l’opposition à laquelle nous avons
dans le clivage entre ce que (ce qu’il lui semble que) affaire n’est pas celle d’» être» versus « avoir», mais
l’autre (la femme ou l’environnement social en plutôt celle entre avoir et paraître : la femme n’»
général) attend de lui (d’être un homme, un vrai, un est» pas le phallus, elle « paraît» seulement l’être, et
macho, etc. ) et ce qu’il est effectivement en lui- cette semblance (qui est bien entendu identique à la
même (faible, peu sûr de lui, etc. ). Cependant, ce féminité en tant que mascarade) est l’index d’une
clivage est d’une nature profondément différente : logique de leurre et de duperie. Le phallus ne peut
on n’éprouve pas l’image du macho comme une remplir sa fonction que voilé – au moment où il se
dévoile, il n’est plus le phallus. Il s’ensuit que ce que
7
Cf. SCHELLING F. W. J. von, Contribution a l'histoire de la philosophie dissimule le masque de la féminité n’est pas
moderne : leçons de Munich, Paris, PUF, 1983. directement le phallus mais plutôt le fait qu’il n’y a

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rien derrière le masque. En un mot, le phallus est pur


semblant, mystère qui réside dans le masque même.
C’est pour cette raison que Lacan peut affirmer que
la femme veut être aimée pour ce qu’elle n’est pas,
et non pas pour ce qu’elle « est vraiment»: elle
s’offre à l’homme non comme ce qu’elle est elle-
même mais comme un masque 8 . En termes
hégéliens, nous dirions que le phallus ne tient pas
lieu d’un Être immédiat mais d’un Être qui n’est que
dans la mesure où il est « pour l’autre», c’est-à-dire
une pure apparence. C’est pourquoi le primitif
freudien n’«est» pas immédiatement l’inconscient, il
est simplement inconscient pour nous, pour notre
regard extérieur : le spectacle de son inconscient
(passions primitives, rites exotiques) est la
mascarade par laquelle, comme la femme avec la
sienne, il fascine le désir de l’autre (le nôtre).
Par conséquent, la plainte du pauvre millionnaire de
Claude Chabrol (« Si je pouvais trouver une femme
qui ne m’aimerait que pour mes millions et pas pour
moi-même !») n’est si troublante que parce qu’elle
est proférée par un homme, alors qu’elle devrait
l’être par une femme. Car l’homme veut être aimé
pour ce qu’il est vraiment – c’est pourquoi
l’archétype du scénario masculin de la mise à
l’épreuve de l’amour d’une femme est celui du
prince de conte de fée qui se présente à celle qu’il
aime déguisé en pauvre serviteur afin de s’assurer
qu’elle s’éprendra de lui pour lui-même et non pas
pour son titre princier. Or c’est exactement ce que la
femme ne veut pas – et cela ne confirme-t-il pas à
nouveau que la femme est plus sujet que l’homme?
Un homme croit bêtement qu’au-delà de son titre
symbolique, il y a, au plus profond de lui-même, un
trésor qui le rend digne d’amour, alors qu’une
femme sait qu’il n’y a rien derrière le masque – et sa
stratégie consiste précisément à garder ce « rien» qui
fait sa liberté hors de portée de l’amour possessif de
l’homme…
Traduit de l’anglais par Élisabeth Doisneau.

8
« C’est pour ce qu’elle n’est pas qu’elle entend être désirée en même temps
qu’aimée. « (Jacques LACAN, La signification du phallus» (1958), Écrits,
Paris, Seuil, 1966, p. 694.)

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Sur l’interprétation
L’analyste, gardien du silence dehors, on peut tenter de dissiper l’obscurité des
Françoise Fonteneau lieux et le silence régnant. De quelle façon? Si l’on
parvient à détecter là que le rapport du sujet au
93 signifiant, c’est la pulsion de mort. Le silence
toujours déjà là est un silence du non-formulé, un
L’analyste est dans sa pratique confronté au silence : silence d’avant la représentation, intimement lié à la
silence de son patient, pouvant être lié au pulsion de mort. Ne possède-t-il pas ce caractère de
refoulement, à l’inhibition, au symptôme. En tentant corps vide, de fantôme que Lacan accordait à la
d’en déceler les composantes, il ne manquera pas Vorstellung des philosophes dans le Séminaire VII 4 ,
alors d’interroger le sien. * celui d’une « jouissance exténuée qui en fait, à
Lacan a parfois été interpellé à propos de la question travers toute l’interrogation du philosophe, le trait
du silence, voire même accusé de n’en point parler. essentiel» ?
Il s’explique dans une séance du Séminaire « La
logique du fantasme» et, déplaçant le silence d’un 1 – LE SUJET SILENCIEUX ET L’ANALYSTE
sileo du sens commun à un taceo 1 , il livre une
réponse : « Quand j’ai inscrit la formule de la Le silence signe de la résistance
pulsion au haut et à droite du graphe comme S0D, Le silence de l’analysant est parfois saisi comme un
c’est quand la demande se tait que la pulsion signal, signal qui marque l’approche de la vérité.
commence. Mais si je n’ai point parlé du silence, Lacan le souligne ainsi dans son premier Séminaire :
c’est que justement sileo n’est pas taceo. L’acte de « Le moment où le sujet s’interrompt, c’est
se taire ne libère pas le sujet, même si l’essence du ordinairement le moment le plus significatif de son
sujet dans cet acte culmine. » 2 approche vers la vérité. » 5 Ce moment correspond
Le silence est un mode d’acte sur lequel il est aussi à un moment où le patient a en tête quelque
nécessaire de s’interroger au même titre que sur les chose qui concerne l’analyste. « Quand le patient se
paroles, les dires du patient. Mais pas plus que le tait, il y a toutes les chances que ce tarissement de
sujet n’est maître du langage il n’est maître de son son discours soit dû à quelque pensée qui se rapporte
silence. Le sujet « effet de langage» de Lacan est un à l’analyste. » Lacan reprend là les moments
effet de vide, « un vide qui le cerne, c’est-à-dire le significatifs du transfert que Freud mettait en
fait apparaître comme pure structure de langage, évidence dans ses écrits techniques, en particulier
c’est là le sens de la découverte de l’inconscient. » ces moments de résistance où se manifeste l’arrêt
Il est nécessaire de poser le travail silencieux dans des associations. 6 Mais, attention ! ne nous laissons
l’inconscient comme un travail originaire, même et
pas non plus complètement installer sur ce terrain,
surtout si l’inconscient est « structuré comme un
ne croyons pas pour autant que le silence du patient
langage». Il y a toujours un silence de base, un
en soit facilement éclairé.
toujours déjà-là. Le silence ne semble pas être du
Suivons le raisonnement de Freud et de Lacan.
registre de l’événement, pas plus que la mort n’est Freud nous dit que s’il explique au patient cet état de
un événement de la vie. Et c’est là-dessus que le fait « l’obstacle est surmonté ou, tout au moins,
symptôme pourra éventuellement se construire. Ce l’absence d’associations s’est transformée en un
silence, c’est celui que souligne Lacan comme refus de parler. » C’est au moment où pourrait se
présent dans « le réservoir des pulsions du ça» 3 . Et produire ce que Lacan nomme en 1954 « parole de
dans cette réserve qui accumule les productions du révélation», au moment où elle ne se dit pas, que
* l’analysant réalise l’autre : « Il s’accroche à l’autre
Le texte de cet article correspond à des extraits de deux chapitres d’une
thèse de Doctorat soutenue en décembre 1993 au Département de
parce que ce qui est poussé vers la parole n’y a pas
Psychanalyse de Paris VIII, sous le titre L’éthique du silence, la direction
en étant assurée par François Regnault et Pierre Bruno.
1
Pour préciser ce rapport du silence et de l'acte, Lacan évoque les deux verbes
latins tacere et silere : l'un silere correspond plus à un état, être silencieux, 4
état passif, et l'autre tacere à un acte, l'acte du taire quelque chose, le LACAN J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-
silence actif. 1960), Paris, Seuil, 1986, p. 75.
2 5
LACAN J., Le Séminaire, Livre XIV, – « La logique du fantasme» (1966- LACAN J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-
1967) (inédit), leçon du 12 avril 1967. 1954), Paris, Seuil, 1975, p. 63.
3 6
LACAN J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache» (1958), Écrits, FREUD S., « Dynamique du transfert» (1912), Écrits techniques, Paris, PUF,
Paris, Seuil, 1966, p. 659. 1967, p. 52.

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accédé. » 7 Le transfert s’est produit parce qu’il mener le sujet vers une « paranoïa postanalytique. »
satisfait la résistance. De cela il faut donc tenir Voici comment il décrit ces sujets : « Le style, si je
compte pour observer et analyser ce type de silence. puis dire, représenté par ces personnes si attachées à
Lacan explique aussi que ce moment est bouche close, au mystère ineffable de l’expérience
particulièrement délicat pour l’analyste, car plus le analytique, en est une forme atténuée, mais son
discours est vide, plus on a tendance à se raccrocher, assiette est homogène à ce que j’appelle à l’instant
« se rattraper à l’autre», à faire l’analyse des paranoïa. » 10 À cette époque Lacan parle de « sujet
résistances, à chercher l’au-delà du discours du séparé des Autres, les vrais, par le mur du langage»,
patient. Dans ce moment de silence, se manifeste, dit et si l’analyste opère sur le mode de l’imaginaire,
Lacan, « la résistance à l’état pur». Cette résistance alors, « rien ne sera plus apprécié que ce qu’on situe
est souvent accompagnée d’une angoisse due à la au-delà de ce qui est considéré comme illusion, et
présence de l’analyste. Freud présentait ce moment non pas mur du langage – le vécu ineffable. » 11
comme privilégié, car il désigne le moment de Lacan insiste sur le fait qu’au contraire, l’analyste
l’installation du transfert; l’analyste doit le choisir doit viser à ce que « la parole vraie» joigne le sujet à
pour aborder avec le patient le problème du transfert, un autre sujet et de l’autre côté du mur du langage
il ne doit pas le faire avant : « Tant que le patient pour que le sujet découvre à quel Autre il s’adresse
continue sans entraves à révéler ses pensées, les véritablement.
idées qui lui viennent à l’esprit, il convient de ne pas Le moment du silence, s’il est opportun, n’est donc
aborder la question du transfert. » 8 Il aura donc fallu pas sans danger. Il peut se présenter aussi comme un
attendre, « attendre que le transfert se soit mué en moment critique qui vaut que l’on prenne garde au
résistance» – on pourrait en français s’amuser à patient silencieux. Car, si une analyse est « une par-
jouer sur le mué muet pour aborder cette question. dit» avec quelqu’un qui parle, dit Lacan, « il y a des
Là aussi peut commencer l’interprétation, lorsque le gens à qui on a affaire dans l’analyse avec qui il est
silence se présente comme un exemple possible de dur d’obtenir ça. Il y en a pour qui dire quelques
cette résistance. Lacan pose cette dernière comme « mots ce n’est pas si facile. On appelle ça autisme.
la résistance sous la forme la plus aiguë où on puisse C’est vite dit. » 12 Le moment silencieux peut être
la voir se manifester – le silence» 9 . Le transfert une impasse, il peut mener au mutisme.
s’est fait trop intense, il est devenu un obstacle dans
son excès. À partir de là, ce silence pourra devenir, Le silence moment critique : le mutisme
soit un moment opportun, soit au contraire un
moment critique. Pour le mutique la parole n’est pas fiable, parler
devient dangereux, il refuse de se fier aux mots. Il
Le silence moment opportun protège la parole au lieu de parler. Pour lui « le
poids des mots est très sérieux» 13 . Lacan souligne la
Lacan voit dans le silence un « moment opportun qui problématique des deux silencieux dans l’analyse.
vaut comme un au-delà de la parole. Certains L’analysant « doit bien laisser la parole à celui qui
moments de silence dans le transfert représentent est là pour quelque chose» puisqu’il est supposé dire
l’appréhension la plus aiguë de la présence de l’autre la vérité. Mais cette vérité il faut que l’analysant
comme tel. » Ce sentiment de la présence de l’antre l’entende, « entende pour ce qu’il attend, à savoir
a bien sûr un aspect positif et l’on a vu que être libéré du symptôme». Le symptôme dit quelque
l’analyste doit pouvoir le saisir pour en tirer parti et chose, résiste. Lacan pose la question : « Qu’est-ce
souligner le transfert. Mais il ne doit pas négliger un que ça peut supposer que, par dire, quelqu’un soit
danger qui peut guetter l’analysant et par là même libéré du symptôme? Ça suppose que le symptôme
l’analyste dans la direction de sa cure. Ce serait celui et cette sorte d’intervention de l’analyste – il me
d’entretenir l’analysant dans une attirance pour semble que c’est le moins qu’on puisse avancer –
l’ineffable de l’analyse. Ce danger, nous en avons sont du même ordre. » Lorsque le symptôme prend
trouvé trace chez Lacan dans le Séminaire II. Lacan forme de silence et résiste, l’analyste est dans
y met en garde les analystes de mener un sujet à la l’embarras. Le silence n’est peut-être qu’une
fin d’une analyse vers une sorte de paranoïa. Une
analyse qui confond le moi et le sujet peut produire, 10
LACAN J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et
entre autres conséquences catastrophiques, celle de dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Seuil, 1978, p.
284.
11
7 Ibid., p. 287.
LACAN J., op. cit., p. 60. 12
8 LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-
FREUD S., Début du traitement», Écrits techniques, op. cit., p. 99. américaines», Scilicet ri « 6/7 Paris, Seuil, 1976, p. 45.
9 13
LACAN J., Le Séminaire, Livre I, op. cit., pp. 312-313. Ibid., pp. 45-46.

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interruption, mais il ne peut être interruption qu’à éperdument et qui ne dira toujours rien» 17 . Il le
condition, comme on l’a vu plus haut, qu’il y ait déjà rapproche du nom, mais un nom qui aurait un «
parole. Sans elle, nul discours, nulle vérité, nul privilège». Le sujet va donc se trouver
savoir ne sont possibles – à la limite aussi, nul désir. inévitablement face à un indicible (du phallus, du
Car pour qui ne parle pas où est le désir? Se taire est Nom-du-Père, d’un dieu…). Son silence est alors une
déjà plus interprétable, car se taire est un acte. Il faut adresse à l’Autre, une demande de réponse, de
donc tenter de voir où l’analysant en est de son parole, d’interprétation, de sens, face à cette place
silence : inhibition? symptôme? marque de vide, ce trou, ce « manque de signifiant». L’Autre ici
résistance dans le transfert? réponse au silence de n’est plus, comme chez saint Jean de la Croix, Dieu,
l’analyste? Il faut suivre le trajet qui le mène du comme pour Wittgenstein un dieu porteur des
silence de la pulsion au silence d’un sujet qui valeurs de l’éthique, un au-delà du langage, mais en
réalisera son être de langage, son « parlêtre» et par là l’occurrence l’analyste qui prendra place de l’Autre,
même son effet de vide. Ce trajet ponctué de silence des Autres, pour un temps. Le silence de l’analysant
va de pair avec une nécessaire interrogation de dans la cure s’adresse à l’analyste et pourra aussi
l’analyste sur son propre silence et sa façon de l’agir être lu comme ce que Lacan décrit en tant qu’acting
dans l’analyse. out.

Silence : marque de l’angoisse Le silence acting out

Le silence de l’analysant, s’il est la marque de « L 'acting out est ce type d’action par où, à tel
l’opacité silencieuse du refoulé, devient aussi la moment du traitement – sans doute pour autant qu’il
marque de l’angoisse qui le saisit lorsqu’il réalise est spécialement sollicité, c’est peut-être par notre
que l’inconscient parle, parle de sexe. Dans le bêtise, ce peut être par la sienne, mais cela est
Séminaire « L’identification», Lacan montre le secondaire, qu’importe – le sujet exige une réponse
caractère indicible du phallus. L’indicible pour lui plus juste. » 18 Si le silence se présente comme un
ne vient pas de ce que l’on viserait le « ne pouvant acting out, il sera alors à différencier du symptôme
être dit», mais de ce qu’il existe « du dire et du qui lui, dit Lacan, « n’a pas besoin de vous, il se
pouvant être dit» 14 . La sphère du « ne pouvant être suffit à lui-même, il n’est pas appel à l’Autre, il est
dit» n’exclut pas celle du dire mais se réunit à celle jouissance. » 19 Lacan différencie l’acting out du
du dire. Lacan fait du phallus « le seul nom qui symptôme en ce que ce dernier a moins besoin d’être
abolisse toutes les nominations et c’est pour cela interprété, qu’il se suffit à lui-même; alors que
qu’il est indicible». Il n’est pas vraiment « indicible» l’acting out est essentiellement monstration, il
puisque nous le nommons phallus, mais on ne peut à appelle l’interprétation. Il est lié au transfert. Lacan
la fois dire le phallus et continuer de nommer le nomme « transfert sauvage» et se demande
d’autres choses. comment le domestiquer. Comment agir avec acting
Pouvoir nommer l’objet du désir, l’objet cause du out n’est pas chose facile. Le silence peut intervenir
désir n’est pas chose simple. Lacan disait : « S’il comme tel dans le temps de la cure, dans la séance
était facile d’en parler nous l’appellerions autrement ou en dehors d’elle. Freud rappelle dans l’Abrégé de
que l’objet a. » 15 C’est pourquoi il proposait de psychanalyse que l’analyste a pour tâche «
trouver un modèle topologique pour rendre compte d’arracher chaque fois son patient à sa dangereuse
des fonctions du phallus, pour tenter de nous illusion, de lui montrer sans cesse que ce qu’il prend
délivrer de cette intuition fatale à ses yeux : « de ce pour une réalité nouvelle n’est qu’un reflet du passé.
qui est au-dedans et de ce qui est au-dehors. » Il » II faut essayer « d’éviter que le patient en dehors
pointait alors notre attention sur une coupure, du transfert agisse (agieren) au lieu de se souvenir. »
comme nécessaire pour aboutir à une définition Freud ajoute que l’idéal est que le patient réserve ses
logique de a. 16 Presque dix ans plus tard, dans le réactions anormales au sein du traitement, dans le
Séminaire « D’un discours qui ne serait pas du transfert. Si à certains moments de la cure le silence
semblant», il fera du phallus « ce dont ne sort
aucune parole», « celui qu’on peut appeler 17
LACAN J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du
semblant» (1970-1971) (inédit), leçon du 16 juin 1971.
18
14 LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p.
LACAN J., Le Séminaire, Livre IX,, < L’identification» (19611962) 393.
(inédit), leçon du 9 mai 1962. 19
15 LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse» (1962-1963) (inédit), leçon
LACAN J., « Discours de clôture des Journées sur les psychoses chez du 23 janvier 1963.
l’enfant», Spécial Enfance aliénée II, Paris, 1968, p. 148.
16
Cf. LACAN J., Le Séminaire, Livre IX, op. cit., leçons de mai et juin 1962.

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peut apparaître comme acting out, il faut savoir le latente dans ses symptômes (par exemple dans son
déceler comme tel, comme une adresse à l’Autre et silence), Lacan pose alors la question : « devons-
l’interpréter. Dans l’acting out le silence ne servira nous la délivrer comme la Belle au bois dormant ou
plus à « soustraire le moi au danger» comme Freud non?» 23
disait pour certains aspects du symptôme, mais à
montrer à l’analyste un objet de jouissance. Devons-nous délivrer la Belle au bois dormant?
On voit comment le silence, partie intégrante de la
parole, s’insère dans l’expérience analytique et mène Il faudra jouer avec le silence du sujet et par là
l’analyste vers l’interprétation. Dans l’expression « même favoriser sa propre reconnaissance. C’est en
le sujet silencieux et l’analyste» nous avons voulu cela que l’analyste devra savoir « ignorer ce qu’il
insister sur le et de conjonction qui permet de faire sait», « qu’il porte la parole et garde le silence. » 24
fonctionner l’analyse et qui place le silence de Ce rôle de gardien équivaut à un acte, un « se taire»
l’analysant dans une relation. Nous tenterons au lieu de répondre. Maîtriser la parole pour
d’examiner maintenant le silence de l’analyste qui, l’analyste est aussi maîtriser les silences. Mieux
s’il se situe dans une dialectique, dans un discours qu’un autre il doit savoir qu’il ne peut être que lui-
analytique, dans le et avec l’analysant, se fonde lui même en ses paroles, donc aussi en son silence : «
toutefois sur une théorie, et dès lors sur une éthique. L’être de l’analyste est en action même dans son
20 silence et c’est à l’étiage de la vérité qui le soutient
que le sujet proférera sa parole. » 25 On sait par
2 – LE SILENCE DE L’ANALYSTE l’expérience et les témoignages de relations de cas
cliniques à quel point l’incertitude peut habiter
« Trop d’analystes ont l’habitude de ne pas l’ouvrir, parfois l’analyste quand il s’agit de se prononcer sur
je parle de la bouche. J’ose croire que leur silence une interprétation, une construction, un calcul. En
n’est pas seulement le fait d’une mauvaise habitude, va-t-il de même s’il s’interroge sur l’effet de son
mais d’une appréhension suffisante de la portée d’un silence, s’il tente de mesurer les effets déterminants
dire silencieux. J’ose croire, mais je n’en suis pas de certains silences et du temps de leur scansion? On
sur. » Ainsi s’exprimait Lacan dans son Séminaire pourra répondre que c’est l’interrogation sur la
R. S. I. 21 . Cette mise en garde « qu’un silence parole – ou l’acte – qui suivront, de quelque côté
opportun ne réussit pas toujours» amorcera notre qu’ils viennent, qui répondra valablement à la
réflexion. Lacan insiste dans cette séance sur le fait question. Mais est-ce suffisant?
que l’effet de sens dans son réel n’est pas toujours Alors, libérer la Belle au bois dormant? Peut-être,
véhiculé par des mots. Il se demande si cet effet tient mais pour cela il faut « l’introduire au langage de
vraiment « à l’emploi des mots ou bien à leur son désir», à ce langage premier que le sujet parle, à
jaculation». Car, même si l’interprétation analytique son insu, et « dans les symboles de son symptôme
« porte d’une façon qui va beaucoup plus loin que la tout d’abord. » 26 Mais l’analyste n’est pas le Prince,
parole», même si elle peut être portée par le silence, même si la Belle va le poser pour un temps comme
Lacan laisse entendre dans ce texte qu’il se méfie tel. D’ailleurs resterait il « Prince» celui qui a sans
des « dires silencieux» de l’analyste. cesse à opérer le réveil?
Si nous partons de ce que Lacan nommait « le pacte Lacan insiste dans le Discours de Rome sur le lien
de la parole dans le traitement analytique» 22 , il de la parole et du corps, et sur le fait que le discours
s’agit d’abord pour l’analyste de « dénouer les peut devenir objet d’érotisation, prenant alors une
amarres de la parole», cette parole fonction de fonction phallique – urétrale, érotique anale, voire
reconnaissance du désir. Mais Lacan met en garde sadique orale. Lacan place les silences dans ce
les analystes qui se trouvent face à un patient contexte comme « les silences qui marquent
silencieux : la parole du sujet doit être intégrée dans l’inhibition de la satisfaction qu’en éprouve le
l’histoire même du sujet. Si le sujet ne l’a pas sujet» 27 . Aussi avant de répondre au sujet faudra-t-il
incarnée, si cette parole est bâillonnée et se trouve lui laisser le temps de poser sa question. Le
silencieux, la Belle au bois dormant ont-ils posé leur
20
Nous laissons volontairement de côté ici, le signalant seulement, ce moment 23
de passage de l’analysant à l’analyste, où le silence, pivotant sur lui-même Ibid., p. 209.
se laisse saisir, sans pour autant que le silence de la jouissance triomphe 24
LACAN J., « Variantes de la cure-type» (1955), Écrits, op. cit., p. 349.
sur le pur désir de dire. Ce moment où le reste, qui était reste à dire, il 25
s’agit de le laisser vide, il se dissocie de la fonction de l’objet. Ibid., p. 359.
21 26
LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, Ornicar? n°4, Paris, leçon du 11 LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage» (1953), Écrits,
février 1975, p. 96. op. cit., p. 293.
22 27
LACAN J., Le Séminaire, Livre I, op. rit., p. 104. Ibid., p. 301.

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question? Si un analyste silencieux, qui refuse de Dans « Position de l’inconscient», en 1964, Lacan
répondre, peut être : « un élément de la réalité dans distinguait deux opérations fondamentales comme
l’analyse», encore faut-il que la Belle soit éveillée, opération de « causation du sujet». La première est
même si elle reste silencieuse, pour qu’il puisse l’aliénation. Le sujet est aliéné, non pas dans son
ponctuer, sinon sa parole, du moins son silence. Le simple rapport à l’Autre, mais du fait qu’il constate
refus de réponse de l’analyste peut-il être, au même que « l’Autre est sa cause signifiante» 30 . Ce sujet en
titre qu’une parole, ce qui réveille la Belle? Il faut, position d’aliénation est celui qui s’inscrit dans le ou
pour le savoir, mesurer les dimensions de ce silence bien qui équivaut au vel latin. Jacques-Alain Miller
et savoir en tant que quoi on se tait. se demandait pourquoi Lacan donne à ce vel
d’aliénation une place tout à fait essentielle dans le
Faire le mort rapport du sujet et de l’Autre 31 . C’est, disait-il,
parce que là, cette relation essentielle entre le sujet
« Visage clos et bouche cousue n’ont point ici le et l’Autre n’est pas celle d’un « toi ou moi» qui vaut
même but qu’au bridge. » 28 Si l’analyste s’adjoint au niveau de l’imaginaire. Il s’agit d’un : S v A et le
l’aide de celui que, dans le jeu de bridge, on appelle vel qui le gère est très particulier puisqu’il implique
le mort, « c’est pour faire surgir le quatrième qui de non seulement qu’un des termes disparaisse, mais
l’analysé va être ici le partenaire. » Poursuivant la que ce soit toujours le même. Il n’y a pas vraiment le
comparaison avec ce jeu, Lacan explique que le jeu choix : c’est un « la bourse ou la vie». Dans la
de l’analyste sera différent selon qu’il se placera à logique de l’aliénation le premier terme est toujours
droite ou à gauche du patient, « en posture de jouer destiné à être perdu. Dans l’analyse, cela va donc
après ou avant le quatrième, c’est-à-dire avant ou être le rôle de l’analyste de faire passer cette
après celui-ci avec le mort». C’est d’ailleurs cela qui exclusion du registre imaginaire au registre
permettra à l’analysant de rechercher ce mort, de le symbolique, au registre de la présence et de
situer, de le faire parler à l’occasion, de le tuer, d’en l’absence. Si l’analyste fait le mort, prend la mort
porter le deuil, de se constituer dans le réel des sur lui, cadavérise sa position, cela est supporté par
vivants. Lacan ajoute que « les sentiments de la relation d’exclusion explique J. -A. Miller : «
l’analyste n’ont qu’une place possible dans ce jeu, L’analyste reporte sur soi-même l’exclusion en tant
celle du mort; et qu’à le ranimer, le jeu se poursuit que symbolique. Et c’est ce qui donne à l’occasion
sans qu’on sache qui le conduit. » Que reste-t-il forme au silence. » Pour jouer sur les résistances qui
comme marge de manœuvre à l’analyste? Lacan freinent et dévient la parole, l’analyste va entrer dans
poursuit : « Voilà pourquoi l’analyste est moins libre la dialectique de l’exclusion, entrant dans « l’ou bien
en sa stratégie qu’en sa tactique. » Il met en – ou bien – de la présence ou de l’absence, qui
évidence dans ce texte sinon une contradiction, du dégage formellement la mort incluse dans la Bildung
moins une difficulté pour l’analyste. Car il faut dans narcissique» 32 . C’est ce qui fait dire à J. -A. Miller
le jeu ne pas se mettre à la place du mort, mais y que « l’analyste est la vérité du stade du miroir
placer ses sentiments 29 . Celui qui sait regarder la quand il fait le mort».
mort en face pourra-t-il mener l’analysant à chercher Dans « La chose freudienne», Lacan précisait aussi
son rapport au négatif non pas comme un zéro, l’agir de l’analyste. Il distinguait deux façons de
comme un vide, mais comme un « Un-en-plus», ne faire le mort : « soit par son silence là où il est
pas borner son horizon au signifiant mort? Une fois l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre
que l’analyste a adopté une position, il doit en tenir résistance là où il est l’autre avec un petit a. Dans les
compte, mais il lui reste une tactique possible, deux cas et sous les incidences respectives du
possible dans les limites des règles du jeu. symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la
Une fois qu’il a adopté une position, il en tient mort.»
compte pour savoir quelle conséquence son jeu La deuxième opération de « causation du sujet» est
entraîne. Si l’analyste peut toutefois faire le mort, une opération « de séparation» 33 . La formule
prendre la mort sur lui, c’est parce qu’il sait que logique qui la sous-tend n’est plus le vel de
l’analysant peut utiliser cette position dans la cure, l’exclusion niais : « l’intersection, ou encore le
au bénéfice d’une avancée de celle-ci, d’un
mouvement qui petit le mener à advenir en tant que 30
LACAN J., « Position de l’inconscient» (1960), Écrits, op. cit., p. 841.
sujet.
31
MILLER J. -A., L’orientation lacanienne, « 1, 2, 3, 4» (1984-1985)
28 (inédit), leçon du 28 novembre 1984.
LACAN J., « La direction de la cure» (1958), Écrits, op. cit., p. 589. 32
29 LACAN « La chose freudienne» (1955), Écrits, op. cit., p. 430.
Cf. sur ce thème GOROG J. -J., « La place du mort», La Cause freudienne 33
n°22, Paris, 1 LACAN J., « Position de l’inconscient» (1960), Écrits, op. cit., p. 842.

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produit qui se formule d’une appartenance a- et a'-». relations non pas avec le moi de l’analyste mais avec
Le sujet se réalise dans la perte où il a surgi comme tous ces Autres qui sont ses véritables répondants et
inconscient, par le manque qu’il produit dans qu’il n’a pas reconnus». Reconnaissant ses Autres, le
l’Autre, suivant le tracé que Freud découvre comme sujet reconnaîtra bientôt la place où il était. Lacan
la pulsion la plus radicale et qu’il dénomme : la commente ici la formule de Freud et en arrive à
pulsion de mort. Un ni a- est ici appelé à remplir un celle-ci : « Là où le S était, là le Ich doit être. »
autre ni a’- 34 . Le sujet passe d’une opération de L’analyste se tait donc, non pas en tant que l’un et
séparation à une position de constitution de lui- l’autre, mais en tant que l’Autre et que l’Autre et…
même, d’un separere à un se parere. « Separere, que l’autre.
séparer, ici se termine en se parere, s’engendrer soi- Plus tard, en 1961, dans le Séminaire Le transfert,
même. » C’est en examinant ces deux positions de « Lacan précise comment ce n’est pas seulement de
causation du sujet», l’aliénation et la séparation, que repérer l’Autre qu’il s’agit, mais de repérer « le désir
l’analyste peut s’interroger sur la façon dont, à un de l’Autre». C’est ainsi que l’analyste devra laisser
moment donné, il présentifie la mort, et en quoi « la la place au signifiant que le sujet doit pouvoir
mort est toujours incluse dans la Bildung repérer 37 . Car le désir ne vise pas l’objet mais le
narcissique». Il doit savoir distinguer des positions signifiant. Il faut donc remplir sa place en tant que le
mais aussi des registres. Il doit savoir différencier : « sujet doit pouvoir y repérer le signifiant manquant.
L’Autre auquel sa parole doit s’adresser de ce Lacan s’exprime avec un vocabulaire du vider et du
second autre qu’il voit et dont et par qui le premier remplir mais il s’agit toujours seulement d’une
lui parle dans le discours qu’il poursuit devant lui. » place. « C’est là notre fonction d’analyste – être là
Il parle ou se tait en tant que présence réelle en tant que ça – ça justement qui se tait en ce qu’il
inconsciente. Son savoir de position, de registre, lui manque à être. » 38 Nous sommes là dans un registre
permettra ensuite de voir pourquoi il intervient ou d’une sorte de présence/absence. On pourrait dire
pas, « à quel moment l’occasion s’en offre et que cette façon d’être-là se situe dans une
comment en agir». C’est pourquoi J. -A. Miller dialectique de l’être-pour-la-mort, que cet être-là en
parlait de silence « à l’occasion». tant que ça-se-tait est de l’ordre d’une
Le silence de l’analyste se situe dans un autre ou présence/absence immanente. Ce serait sans doute
bien. Ce n’est plus celui du vel du patient mais un ou souligner un aspect parfois heideggerien du
bien plus proche du choix, plus proche du aut latin, vocabulaire de Lacan, alors qu’il nous ramène, lui,
même si ce choix est limité par les positions et les au vocabulaire de l’inconscient, du réel : il n’a rien à
registres qu’il a détectés. Le silence devient éthique, être de plus qu’une présence réelle en tant qu’elle est
comme possible. Nous retrouvons là le silence inconsciente.
comme choix de la Conférence à la Yale University : En étant le ça qui se tait en tant qu’il manque à être,
« Il ne faut pas y aller avec de gros sabots, et notre propre sujet s’évanouit, dit Lacan, et « c’est
souvent il vaut mieux se taire; seulement il faut le pour cela que nous pouvons remplir la même place
choisir. » 35 L’analyste peut donc choisir de se taire, où le patient, lui comme sujet s’efface et se
pour tenir une place, une position, de s’effacer, pour subordonne à tous les signifiants de sa propre
laisser place à un miroir vide. S’il n’est pas là pour demande». Présenter au patient en analyse, par un
lui-même, alors en tant que quoi est-il là? silence, la place où lui-même se tait peut présenter
certains dangers, du moins nécessiter certaines
Être là en tant que ça se tait précautions. Nous empruntons à Michel Silvestre
l’évocation de la difficulté de l’analyste face à un
Il faut savoir repérer quand l’occasion s’offre d’être patient psychotique qui, lui, refusant la médiation de
silencieux, savoir dans quel registre se situe l’amour s’offre « à l’analyste comme le laissé pour
l’analysant, prendre la position silencieuse d’un compte du signifiant : pur déchet qui attendra dans le
Autre. Dès 1955, Lacan insistait sur la nécessité de silence qu’on veuille bien le ramasser» 39 . En
l’effacement de l’analyste. L’analyste ne doit pas prenant lui-même la place de l’objet a, le
être « un miroir vivant, mais un miroir vide» 36 . Pour psychotique se fait objet de jouissance. Si l’analyste
que l’analysant « puisse prendre conscience de ses marque sa présence d’abord par son silence, pour
déjouer les manœuvres de son patient, il doit, dit
34
Ibid., p. 843.
37
Ibid., p. 315.
35 38
LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord- Ibid.
américaines», op. cit., p. 35. 39
36 SILVESTRE M., « Transfert et interprétation dans les psychoses», Demain
LACAN J., Le Séminaire, Livre II, op. cit., P. 288. la psychanalyse, Paris, Navarin, 1987, pp. 130 sq.

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Michel Silvestre, « s’y opposer, produire par la résistance souligne ce qui fait échec au signifiant, à
signification de ce refus un lieu vidé, évacué de la parole. Il n’arrive pas à dire ce qu’il veut, le mot
toute jouissance». Mais, pour provoquer le sujet à lui n’est pas le bon, il ne sait pas lequel choisir : il se
adresser de plus en plus explicitement ses tait. C’est dans cet échec de la parole que Freud situe
associations, il faut produire « un lieu où la la pulsion qualifiée de silencieuse. Or, comme le fait
jouissance est interdite pour que le sujet du remarquer Michel Silvestre, « tant que l’analysant
signifiant s’y loge». parle, il ne se rend souvent pas compte que
On peut se demander si dans ce lieu vidé de l’analyste se tait; et l’analyste en interprétant
jouissance, le silence ne peut trouver à se loger? souligne, fait valoir son silence» 42 . Il fait valoir ce
Mais ici aucune règle, aucune technique à établir. qu’il ne dit pas à ce moment-là.
D’ailleurs, disait Michel Silvestre, « c’est la chance L’analyste se tait, en tant que trait qui souligne le
du psychotique de trouver dans la psychanalyse une silence, en tant qu’il se met à une place, non pas
pratique du sujet qui ne détermine aucune technique celle de l’objet que vise le désir, mais celle du
réglée. » Rester silencieux, présentifier la mort, ce signifiant manquant que le sujet devra repérer, pour
peut être aussi perçu comme une non-réponse de permettre à la plainte du sujet de se transformer en
l’analyste. Présenter un miroir vide par le silence symptôme. Mais cet « Autre artificiel, construit pour
n’est-ce pas aussi faire jouer la frustration? les besoins de la cause», il devra aussi finir par
montrer à l’analysant qu’il n’existe pas; ce que le
Je me tais, donc je frustre névrosé refuse. Or c’est, on l’a vu, quand la présence
de l’analyste se fait réelle – silence 1 + silence 2 –
Si le parleur, ou le patient silencieux, se sent frustré que le sujet réalise que l’Autre manque. L’analyste
par le silence de l’analyste, c’est qu’il lui demande est présent en tant que l’Autre manque, le silence et
quelque chose. Lacan dit qu’il demande du simple le manque dans l’Autre sont liés. C’est ce moment
fait qu’il parle, on pourrait ajouter parfois du simple que Michel Silvestre souligne comme lié à l’analyste
fait qu’il se tait. Cette demande est d’ailleurs une cause d’amour : « Le silence de l’analyste (sa
demande créée de toutes pièces par la situation de présence), c’est aussi faire le semblant de l’amour. »
l’analyse : avec de l’offre, de l’offre à parler, on a 43
créé de la demande 40 . Le sujet pourra par la suite Le silence peut être lié à la mort, à la pulsion de
comprendre qu’il n’a jamais fait que ça, demander, mort, au deuil, on pourrait ajouter aussi au meurtre
la demande va se radicaliser dans l’analyse, c’est là de l’Autre. Pierre Naveau évoque dans une Lettre
que se situe « le ressort de l’identification à mensuelle de l’ECF 44 une des anecdotes
l’analyste». Si l’analyste se tait, le sujet en analyse qu’Abraham Gardiner rapporte quant aux
va se retrouver, selon les moments de la cure : interventions de Freud 45 . Il s’agit d’une des
frustré, privé, castré. À charge pour lui de réaliser, réunions de la Société psychanalytique de Vienne où
au travers l’analyse des identifications diverses au l’on discute d’un livre de Paul Schilder sur
lieu de l’Autre, la place que l’analyste tient. A l’hypnose. Les disciples de Freud attaquent
charge pour ce dernier de le lui souligner, violemment Schilder qui tente de répondre. Ils citent
d’interpréter peut-être ce silence en forme de sans cesse Freud qui, lui, ne dit mot. Au bout d’une
privation, frustration, castration, en suivant pour cela heure et demie ce dernier leur dit : « Pourquoi faites-
les recommandations de Lacan : « Il ne faut pas y vous comme si j’étais déjà mort?» Dans cet
aller avec de gros sabots…» Même si l’analyste voit exemple, les disciples de Freud parlent à sa place. Il
au cours de la cure se développer les unes après les est silencieux certes mais on ne lui donne pas la
autres, tour à tour, toutes les articulations de la possibilité de sortir de son silence en s’adressant à
demande du sujet, l’analyste n’a à y répondre que de lui en tant qu’autre. On en fait l’Autre, et comme s’il
la position du transfert. Lacan dénonce là l’erreur de était mort, on le fabrique silencieux, d’un silence de
certains qu’il dit « fascinés par les séquelles de la mort. Ainsi fait parfois l’analysant, ce qui est
frustration», qui ne tiennent qu’une position de difficile à supporter par l’analyste; d’ailleurs doit-il
suggestion qui « réduit le sujet à repasser sa toujours le supporter?
demande» 41 . Cette erreur pourrait être par exemple
un trop de silence de l’analyste. 42
On a vu que le sujet dans l’analyse arrête ses 43
SILVESTRE M., « À quoi sert un analyste?», op. cit., p. 291.

associations, interrompt sa parole. Son silence de 44


SILVESTRE M., « À la rencontre du réel», op. cit., p. 313.
NAVEAU P., « L’acte de Freud», Lettre mensuelle de l’ECF' n°117, Paris,
40 1993.
LACAN J., « La direction de la cure», op. cit., pp. 616-619. 45
41 Cf. GARDINER A., My analysis with Freud, New York, W. W. Norton et
Ibid., p. 619. Company, 1977.

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Le silence est-il une non-réponse à la demande? Dans une conférence de la même année, Lacan
critique les analystes qui jugent que se taire est le
« Tout mode prématuré de l’interprétation est ressort de leur métier : « Souvent l’analyste croit que
critiquable en tant qu’elle comprend trop vite, et ne la pierre philosophale – si je puis dire – de son
s’aperçoit pas que ce qu’il y a de plus important à métier, ça consiste à se taire. » 50 C’est pour lui un
comprendre dans la demande de l’analysé, c’est ce tort, une déviation. « Il a des choses à dire à son
qui est au-delà de cette demande. C’est la marge de analysant, celui qui, tout de même, n’est pas là pour
l’incompréhension qui est celle du désir. » 46 s’affronter au simple silence de l’analyste. » Lacan
Ce serait donc une erreur de répondre à la demande nous dit que l’analyste a des devoirs et parmi ceux-
de nourriture, à la demande frustrée, avec un « ci, il a « des choses à dire» et ce qu’il a à dire « est
signifiant nourrissant». Au-delà de cette nourriture, de l’ordre de la vérité» et cette vérité, on la dit
ce dont a besoin l’analysant, c’est de ce qu’il signifie comme on peut, c’est-à-dire en partie, et c’est cela
métonymiquement. Donc si on lui donne de la qu’il doit faire sentir à celui qui est en analyse, « que
métaphore on risque de renforcer son symptôme. Il cette vérité n’est pas toute. »
faut le mener vers un au-delà de la demande qui va
lui permettre de se constituer un objet de désir : « De la vérité, il n’y a que mi-dire
c’est parce que l’Autre ne répond pas que le sujet va
trouver dans un objet les vertus mêmes de sa Si le rôle de l’analyste est de faire sentir à
demande initiale. » 47 Mais si l’Autre attendu est l’analysant que la vérité n’est pas toute 51 , il doit
l’Autre silencieux…? aussi le mener à réaliser que cette « vérité qui ne
Michel Silvestre, dans un texte sur « L’interprétation peut pas se dire» est une vérité « du mi-dit». Si elle
de la demande» évoque cette idée reçue que les ne « s’atteint pas aisément» 52 toutefois, à condition
analystes ne répondraient pas à la demande. Il dit de ne pas la pousser jusqu’au bout, elle peut se dire,
que, comme toute idée reçue, elle a sa valeur. dans le mi-dire. Comment le silence de l’analyste
L’analyste n’est pas là pour faire les quatre volontés peut-il favoriser ce rôle dont parle Lacan?
de son patient bien que cependant il réponde. Est-ce là que le silence de l’analyste prendrait aussi
D’abord par le simple fait qu’il répond à la demande un sens, de signaler cet état de fait? Oui, mais il
d’analyse. Et puis, « il y a une demande à laquelle il n’est pas un mi-silence. La vérité du mi-dit n’est pas
répond toujours : c’est à la demande inconsciente. » celle du mi-silence et il ne faut pas leurrer un
48
Tôt ou tard il y donne réponse. Le plus souvent par analysant – qui ne demanderait peut-être que cela –
un silence d’abord, mais cela pour ouvrir le champ sur ce point. Silence et parole forment ensemble le
infini des réponses possibles. Si parfois l’analyste discours. Même s’il a pour arrière-plan vérité ou
répond en donnant de la voix c’est pour que le mensonge, s’il retient ou détient une vérité, s’il la
silence ne rende pas la présence de l’Autre trop tait, la masque, le silence est signifiant, comme le
pesante s’il n’en juge pas le moment propice. Le mot lorsqu’il fait trou. Cette vérité du mi-dire que
silence de l’analyste est donc bel et bien souvent : Lacan tente d’écrire en symboles dans un mathème
non pas une absence de réponse mais une réponse à du chapitre VIII du Séminaire XX, il nous dit que si
une demande inconsciente; une possibilité de laisser cette écriture lui convient, c’est que, de toute façon,
se constituer l’au-delà de la demande; une manière nous ne pouvons et ne devons retenir « qu’une vérité
d’éviter de renforcer le symptôme. Il faut savoir congrue»: « une vérité congrue, non pas la vérité qui
saisir le moment propice pour être silencieux, pour se prétend être toute, mais celle du mi-dire, celle qui
prendre la place du manque-à-être où la parole est s’avère de se mettre en garde d’aller jusqu’à l’aveu
ressentie comme un échec. Si le silence peut être une qui serait le pire, la vérité qui se met en garde dès la
réponse, celle-ci ne peut être systématique, ni ne doit cause du désir. » 53
recouvrir un simple embarras de l’analyste, car on Une vérité « congrue» ? L’adjectif choisi par Lacan
peut aussi chausser les « gros sabots» du silence… « évoque la quantité à peine suffisante pour vivre. On
Se taire oui, mais il faut le choisir» 49 , dit Lacan en peut penser, côté analysant, au sentiment de
1975. frustration, de castration du sujet face à l’échec de la
parole, à la façon aussi dont il supporte mal le

46 50
LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, op. cit., p. 246. Ibid., p. 42.
47 51
LACAN J., Le Séminaire, Livre IX, op. cit. Ibid., p. 44.
48 52
Cf. SILVESTRE M., « L’interprétation de la demande», op. cit., p. 150. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore (1972-73), Paris, Seuil, 1975,
49 chapitre VIII.
LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord- 53
américaines», op. cit., p. 35. Ibid., p. 86.

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silence de son analyste, dispensant peu de vérités. À unique, indéniable. L’aveu n’est pas affirmation,
peine suffisante donc cette vérité? Mais suffisante Bejahung. Ici le silence, même si c’est un silence qui
tout de même, car « congrue» évoque aussi ce qui croit protéger, n’est pas équivalent au non-aveu. Il a
est approprié, pertinent, convenable. Le névrosé affaire au trajet du savoir et de la vérité qui le
vivra tout d’abord cette vérité du mi-dire comme le ménage et le mène, mais : « pour minoriser la vérité
manque devant une portion qu’il attendait plus comme elle le mérite, il faut être entré dans le
conséquente. Si la portion congrue de cette vérité du discours analytique» 56 . Le savoir, l’appris, dans
mi-dire doit s’avérer suffisante, plus tard, pour le l’analyse, « ne s’importe ni ne s’exporte».
sujet, ce ne sera qu’à condition que l’analyste ait L’objectif de l’analyste s’oppose à celui du
respecté cette vérité du mi-dire, « celle qui s’avère confesseur, faire parler à faire avouer. Ils
de se mettre en garde d’aller jusqu’à l’aveu […]». entretiennent des rapports différents avec la vérité. Il
Nous revoilà, avec l’aveu, dans le vocabulaire qui ne faut pas cependant minimiser le rôle que joue
évoque le christianisme. « Aveu» ne fait pas partie chez certains sujets l’héritage d’une éducation
du vocabulaire psychanalytique, mais se rapproche chrétienne, le sentiment de culpabilité, face à un
de celui de la loi morale, de la culpabilité, de la grand Autre qui est Dieu. Le sujet en analyse peut
faute, difficile à avouer. Il est vrai que ce passage du parfois penser être en présence d’un confesseur. Il
Séminaire XX place la discussion sous des auspices faut alors, pour mieux s’en démarquer – comme on
chrétiens et kantiens. Lacan y décrit une vérité qui se s’est démarqué de la rhétorique –, songer aux
met en garde dès la cause du désir, « le but c’est que conseils donnés autrefois aux confesseurs, ceux que
la jouissance s’avoue» et justement en ceci qu’elle Jean Delumeau qualifie « d’obstétrique
57
peut être inavouable. Alors pourquoi « l’aveu serait- spirituelle» .
il le pire» ? Cette vérité cherchée qui règle la « L’aveu serait le pire» en analyse, même si
jouissance est-elle contemporaine d’un silence sur la l’analyste ne doit pas oublier que son analysant se
jouissance? L’aveu serait le pire parce que « il y a du situe parfois dans cette problématique et que le
savoir qui ne se sait pas», que « le sujet résulte de ce sentiment de culpabilité, selon Michel Silvestre, «
qu’il doive être appris […] qu’il vaut juste autant donne au sujet l’idée d’une justice, c’est-à-dire
qu’il coûte, beau-coût de ce qu’il faille y mettre de d’une légalité possible de l’acte par lequel il accède
sa peau, de ce qu’il soit difficile, difficile de quoi? à la jouissance» 58 . Lacan parle de l’aveu de la
moins de l’acquérir que d’en jouir.» 54 Le jouissance lorsqu’il évoque le terme de vérité «
vocabulaire n’est pas sans évoquer le « à la sueur de Émet» en hébreu, d’origine juridique. Que demande-
ton front» de la Genèse (III), voire le gain du ciel t-on encore actuellement au témoin? – de dire toute
des piétistes. Mais le sens de l’effort prend toute sa la vérité, rien que…, pour pouvoir ensuite juger ce
valeur dans le savoir lui-même : « Le sens du savoir qu’il en est de sa jouissance. « Le but c’est que la
est tout entier là, que la difficulté de son exercice est jouissance s’avoue, et justement en ceci qu’elle peut
cela même qui rehausse celle de son acquisition. » être inavouable.» 59 On peut rapprocher cette mise
Le langage de l’aveu, sur fond et trame de faute et en garde de Lacan sur « l’aveu qui serait le pire» de
de péché, Paul Ricœur le décrivait comme : « ce qu’Alain Badiou présente comme le mal : « Le
répétition par excellence» 55 , une sorte de mal n’est pas le non-respect du nom de l’Autre mais
Wiederholung de l’aveu du mal humain. Il en la volonté de nommer à tout prix. » 60
cherchait le lieu philosophique dans le double Même si la vérité, on ne peut que la mi-dire, encore
privilège d’Athènes et de Jérusalem, découvrant que faut-il ce dire : « pour qu’un dire soit vrai, encore
pour lui « salut et connaissance passent par faut-il qu’on le dise, que dire il y en ait. » 61 La
l’interprétation». L’herméneutique sauvant la vérité se situe dans une problématique de l’ex-
philosophie comme le symbole « arrache le sistence du dire.
sentiment et la peur même au silence et à la
confusion; il donne un langage à l’aveu, à la
confession, pour lui de part en part l’homme reste
langage».
Pour Lacan, il s’agit de « mettre en garde d’aller 56
LACAN J., Le Séminaire, Livre. r(„op. cit., p. 98.
jusqu’à l’aveu, qui serait le pire». L’aveu serait le 57
DELUMEAU J., L’aveu et le pardon, Paris, Fayard, 1964, chap. 2.
pire car il lie la parole à l’idée d’une vérité, seule 58
SILVESTRE M., Le sentiment de culpabilité, op. cit., p. 269.
59
LACAN J., op. cit., p. 85.
54 60
Ibid., pp. 88-89. BADIOU A., « Conférence sur le soustractif», Conditions, Paris, Seuil,
55 1992, pp. 193 sq.
RICOEUR P., Finitude et culpabilité II, La symbolique du Mal, Paris, 61
Aubier Montaigne, 1960, p. 12. LACAN J., « L4Étourdit», Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 6.

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Silence et interdit Ses paroles semblent bien minces, un semblant de


paroles presque.
On ne peut faire mi-silence, si ce n’est dans le sens Cependant il parle et sa parole est fondamentale à
où Lacan parle de mi-dire : « On ne peut ce dire, le l’avancée de l’entretien, de la démonstration, de la «
traduire en termes de vérité puisque de vérité il n’y a Dite» même, comme la doxa y participe. C’est un
que mi-dit, bien coupé, mais qu’il y ait ce midit net aspect du « dire du dit» qu’on retrouve chez
(il se conjugue en remontant : tu médites, je médis), Heidegger lorsque dans l’» Entretien de la parole»
ne prend son sens que de ce dire. » 62 Traiter de avec un Japonais, il explique que c’est dans
l’inconscient à partir du dit, du dit de l’analysant : « l’entretien que se privilégie la Dite, abandonnant le
ça c’est un dire» dit Lacan 63 . Or l’analysant parle mot de langue (Sprache) au profit du mot la Dite
avec son corps, dit toujours plus qu’il n’en sait. Il y a (die Sage). Il marque ainsi le déploiement, l’aspect
une distance du dire au dit. Le silence prend place faire signe (winken) de la parole et non pas signe
dans cette même distance. Lacan distingue dans « (Bezeichnung) dans le sens de la signification. 67
L’Étourdit» deux dires dans le discours analytique : Le mutique a parfois une réaction qui s’apparente à
le dire de la demande, qui peut être silencieux et celle que Heidegger accorde au poète : « S’il veut
auquel on peut, nous venons de le voir, répondre par parler, il doit renoncer à avoir en sa puissance le mot
le silence, et le dire de l’interprétation qui doit tenir en tant que nom qui exhibe un étant fixé. » 68 II doit
la place du réel. donc se résigner, mais se résigner, en tant que
Peut-on aller jusqu’à parler d’interprétation s’interdire, est un dire qui se dit : « c’est une
silencieuse? Il faut, dit Lacan, le minimum de « je ne métamorphose du dire, d’une Dite indicible, ce n’est
te le fais pas dire» ou « tu l’as dit» 64 . Cela peut sans pas un adieu au dire. »
doute prendre la forme de simples interjections, Comment, pour Lacan, retenir cette vérité congrue,
voire de silences. En ce sens, le silence est aussi ce rapport du dire au dit, cette place du dire, la dit-
acte, celui de l’interprétation, et l’analyste est mension, la mension du dit? 69
gardien du silence. Lorsqu’il aura fini ses « tours de
dire», à la fin du « tore névrotique», l’analysant Le mathème du discours analytique le lire de la
saura se faire une conduite. Lacan dit qu’il y en a théorie
plus d’une, « même des tas, à convenir aux trois dit-
mensions de l’impossible : telles qu’elles se « C’est en cela que je ne crois pas vain d’en être
déploient dans le sexe, dans le sens, et dans la venu à l’écriture du a, du S, du signifiant, du A et du
signification. » Et voilà qu’enfin, « ce n’est qu’au Φ. Leur écriture même constitue un support qui va
mi-dire du tour simple qu’il se fiera». Lacan fait au-delà de la parole sans sortir des effets du langage.
remarquer que nulle part ailleurs il n’a fait sentir » 70
mieux cet impossible à dire auquel se mesure le réel Reprenons ce que Lacan désigne sous le nom de
que dans sa pratique 65 . discours analytique 71 :
Cette façon de poser un interdit se précise encore
72
dans le Séminaire XX. « Ce qui parle sans le
savoir me fait je, sujet du verbe. Ça ne suffit pas à
me faire être […] Il y a du rapport d’être qui ne peut
pas se savoir. » Ce savoir impossible est censuré, Nous ne sommes plus là dans la fonction du dire de
défendu, « mais il ne l’est pas si vous écrivez l’analyse, mais dans la fonction du lire de la théorie.
convenablement l’interdit, il est dit entre les mots, Comment une lettre peut-elle désigner un lieu?
entre les lignes» 66 . Lacan explique et commente ce mathème dans son
Cette distance du dire au dit, ce rapport d’être qui ne Séminaire : « Dans le petit gramme que je vous ai
peut pas se savoir, non seulement il peut remplir le donné du discours analytique, le a s’écrit en haut et à
silence mais aussi certaines paroles. Par exemple, gauche et se soutient du S2, c’est-à-dire du savoir en
peut-on parler du « dire» du petit esclave du Ménon? tant qu’il est à la place de la vérité. C’est de là qu’il

67
62 HEIDEGGER M., « D’un entretien de la parole», Acheminement vers la
Ibid., p. 10.
63 parole, Paris, Gallimard Tel, 1976, p. 113.
LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 92. 68
64 HEIDEGGER M., « Le Mot», op. cit., p. 213.
LACAN J., « L’Étourdit», op. cit., p. 49. 69
65 Pour Lacan, trois dit-mensions de l’impossible : le sexe, le sens, la
Ibid., p. 52. signification.
70
LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 86.
66 71
LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 108. Ibid., p. 21.

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interpelle le S ce qui doit aboutir à la production du


S1, du signifiant dont puisse se résoudre quoi? – son
rapport à la vérité. » 72 Si Lacan choisit cette
formulation du mathème, c’est qu’elle peut se
transmettre sans reste, et que, de son avis, c’est la
seule qui « atteint à un réel», qu’elle « est
l’élaboration la plus poussée qu’il nous ait été donné
de produire de la signifiance». Elle se fait au
contraire du sens. Si cette écriture est un support
pour retenir la vérité, elle a aussi toutes les limites
du mi-dire.
Cette écriture faut-il la commenter? Lacan répond à
cette question dans « L’Étourdit»: « déjà trop de
commentaire dans l’imagerie de ce dire qu’est ma
Le silence correspond au semblant de déchet. » 75
topologie. » Il va même jusqu’à dire – tentant en
Dans le discours analytique, le silence prend place,
cela d’écarter le piège qui serait celui de faire de
prend forme, se détermine. Il circule depuis le savoir
cette topologie une substance, au-delà du réel que sa
inconscient, via les productions de l’inconscient, au
topologie n’est pas une théorie. Pourtant «
travers du seul mi-dire possible de la vérité jusqu’à
l’impossibilité de dire vrai du réel se motive d’un
être ce semblant de déchet qu’est le silence incarné
mathème […], d’un mathème dont se situe le rapport
de l’analyste. S’il revient ensuite au niveau du sujet,
du dire au dit. 73
celui-ci finira-t-il par saisir et accepter qu’il y a du
Le silence peut-il faire mathème? silence parce qu’il ne peut y avoir que du mi-dire, du
peu-dire?
Lacan introduit le silence dans un mathème, le pose « Rien de moins sûr que nous ayons un intérieur» dit
comme petit a mais précise son statut de semblant. Lacan 76 . Une seule chose peut en témoigner.
Dans ce mathème du discours de l’analyste y a-t-il Laquelle? Ce sont nos déchets : « Les déchets sont la
place pour le silence? Lacan apporte une réponse à seule chose qui témoigne que nous ayons un
cette question dans l’» Impromptu sur le discours intérieur. » Alors, peut-on dire, si le silence est un
analytique» 74 . Dans le commentaire du schéma déchet, qu’il témoigne d’un quelconque intérieur qui
initial Lacan place un analyste « incarné par un serait à dire? Attention ! Le silence n’est présenté
semblant de (a)». Il est : « produit par le dire de la dans ce schéma par Lacan que comme un « semblant
vérité, tel qu’il se fait dans la relation S1-> S2». II de déchet», un « comme si», un comme s’il y avait
S1 → S2 un intérieur, une autre partie à dire, un quelque
devient « une chute de ce dire» ↓ chose de caché, un mi-à-dire caché.
(a) Au moment même où nous rappelons qu’il n’y a
Le savoir, ce S2, n’est jamais complètement dit, il peut-être pas d’intérieur, il serait bon de rappeler
n’est dit que sous la forme du mi-dire de la vérité. cette autre formule souvent énoncée par Lacan : « il
Nous citons intégralement une partie du texte : « n’y a pas de métalangage» au niveau de la parole.
C’est par ce discours analytique que j’ai fait la Lacan nous le dit et nous le répète, tentant aussi de
distinction entre ce qui est énoncé et une sorte de nous faire comprendre que lorsqu’il écrit les petits
mi-dire. /C’est en tant que l’analyste est ce semblant signes a, b, x, kappa. « Il peut y avoir un
de déchet (a) qu’il intervient au niveau du sujet S, métalangage au tableau noir», mais « au niveau de la
c’est-à-dire de ce qui est conditionné 1. par ce qu’il parole, il n’y a pas de métalangage, ou si vous
énonce, 2. par ce qu’il ne dit pas. voulez, pas de métadiscours» 77 . Et Lacan ajoute que
pour conclure : « il n’y a pas d’action qui transcende
définitivement les effets de refoulé. Peut-être, s’il y
en a une au dernier terme, c’est tout au plus celle où
le sujet comme tel se dissout, s’éclipse, et disparaît.
C’est une action à propos de quoi il n’y a rien de
dicible. »
72
Ibid., p. 84. 75
73 Ibid., pp. 62-63.
LACAN J., « L’Étourdit», op. cit., pp. 32-34 et 37. 76
74 Ibid., p. 61.
LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord- 77
américaines», op. cit., pp. 62-63. LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, op. cit., p. 393.

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Alors, le silence peut-il faire mathème?


On rencontre certes le silence dans un mathème,
celui du discours analytique, mais nous l’avons aussi
posé dans les trois autres discours au lieu de (a) 78 .
Se résumerait-il à : (a)? On sait que le petit (a), le
non-symbolisable, est difficile à manier. « Pour se
poser la question de ce petit (a) dans la clinique, il
faut avoir commencé dans le symbole à lui donner sa
place», disait Jacques-Alain Miller 79 . Le réel
devient symbole mais comme non-symbolisable : «
avec petit (a) Lacan écrit le symbole de
l’insymbolisable. » Si l’analyste peut être incarné
par un semblant de déchet, un silence, il doit tenir
compte de la rencontre du sujet avec ce petit (a), cet
objet dont la pulsion fait le tour.
A l’issue de l’analyse sommes-nous au-delà de la
fonction de petit a? « Que devient alors celui qui a
passé par l’expérience de ce rapport opaque à
l’origine, à la pulsion? Comment un sujet qui a
traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion?
Cela est l’au-delà de l’analyse, et n’a jamais été
abordé», dit Lacan 80 . Le sujet est ramené à la
pulsion. Si le fantasme a été lié à la voix, au silence,
au-delà de cet objet-voix, de cet objet-silence, de ce
petit a, au-delà de cette pulsion invocante qui l’a
créé, au-delà de sa chute… il reste la pulsion et son
silence et il faut faire avec. En l’absence de voix et
de silence, il reste le désir de l’analyste, qui renonce
à son objet mais qui n’est pas pur désir.
Lacan a-t-il réussi là où beaucoup avouent échouer,
à savoir dans une tentative d’écrire le silence? A le
résumer par un petit (a), marque du semblant de
déchet, seule marque possible de ce réel que pointe
le silence, il le situe, dans le discours analytique à la
place de l’agent. Cette place d’agent n’est-elle pas
celle qui justement, parce que le silence est lié au
réel, le rend impossible à écrire pour d’autres? dans
d’autres discours? Le silence, s’il n’est qu’un
semblant, un tenant-lieu du réel, on peut cependant
le tracer, l’écrire petit a.
A manier ce semblant de déchet, voire à y prendre
son sens et son non-sens, l’analyste a respecté les
règles du jeu, celles d’un discours : le discours
analytique. Si on lui a accordé un possible silence
éthique, pourra-t-on parler pour ce discours
d’éthique du silence 81 ?

78
Cf. FONTENEAU F., un autre chapitre de « L’éthique du silence».
79
MILLER J. -A., op. cit., leçon du 14 novembre 1984.
80
LACAN J., Le Séminaire, Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, pp. 245-6.
81
l’éthique de la psychanalyse peut être une éthique du silence en ce qu’elle
Lacan, le silence n’est pas une entité ou un vide ontologique, mais un
se doit de rejoindre un axiome (véritable geste éthique, celui de la position
semblant de déchet.
de l’inconscient), une logique de son action, un envers de la parole qui va
la lier, non pas à une vérité mais à un réel. Dans le discours analytique de

78
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La clinique et ses débats


Suppléance perverse chez un sujet psychotique pelure, le « laisser-tomber» de celui-ci, constituent
Jean-Claude Maleval des données cliniques tout à fait suspectes pour un
analyste; selon Lacan, elles attirent l’attention sur
Les études sur les modes de suppléances élaborés une défaillance de la structure du sujet, dont
par les psychotiques pour parer à la forclusion du l’élément imaginaire serait laissé libre. La forclusion
Nom-du-Père connaissent depuis peu un certain du Nom-du-Père réside structuralement en une
essor. Elles ont été suscitées par des recherches carence du nouage borroméen dont nous saisirions là
tardives de Jacques Lacan qui dégagent en 1976 la un indice.
fonction de pare-psychose tenue par l’écriture pour Il est des formes extrêmes de masochisme, à l’étude
James Joyce. Or la correspondance de l’écrivain desquelles nous nous attarderons ici, qui témoignent
irlandais atteste l’existence de certains penchants d’un semblable phénomène de mise à distance du
pervers dans sa vie sexuelle (demande à sa femme corps. Quand l’imaginaire défaille et que le
de le fouetter, fétichisme à l’égard des matières psychotique ne parvient pas à mobiliser une
fécales de celle-ci) 1 . Certes, ils ne semblent pas suppléance, l’être de déchet du sujet, sa substance
avoir été d’une importance décisive pour son d’objet chu du symbolique, tend à se révéler. «
économie subjective. Lacan note : « Le masochisme Carogne» clament alors les hallucinations verbales
n’est pas du tout exclu des possibilités de de Schreber. « Bifteck saignant» écrit Artaud pour
stimulation sexuelle de Joyce, il y a assez insisté désigner son propre corps. Quand s’impose la
concernant Bloom. » 2 Cependant son idéalisation de présence de l’objet a, surgissent des sentiments
Nora n’est pas compatible avec une position d’angoisse et d’horreur.
perverse, toujours empreinte de dérision à l’égard du
partenaire. Il n’en reste pas moins que l’association Une observation de masochisme atypique
de la structure psychotique à des pratiques perverses Nul mieux que Monsieur M. ne sait jouer de ces
m’apparaît constituer une donnée dont la clinique phénomènes. Ne fût-ce qu’en ce qui concerne les
impose souvent la constatation, au même titre que la matières fécales, son masochisme apparaît déjà sans
fréquence des troubles psychosomatiques et que la commune mesure avec celui de Joyce. Il est
propension à écrire. Selon mon expérience, quand un étonnant, note Michel de M’uzan, qui en rapporte
sujet psychotique, ni halluciné, ni délirant, s’adresse l’observation, que l’ingestion presque quotidienne
à un analyste, il est rare qu’il ne présente pas l’une d’urine et d’excréments pendant plusieurs années ait
de ces trois caractéristiques. Il en est de même pour été supportée sans dommage par son organisme 5 .
Joyce qui combine chacune d’elles.
Toutefois ce ne sont pas ces pratiques-là qui sidèrent
Qui plus est, le concernant, Lacan mit l’accent sur
et horrifient en nous confrontant à l’examen de l’une
un épisode autobiographique, rapporté dans Le
des formes les plus radicales de réduction d’un sujet
portrait de l’artiste en jeune homme, décrivant une
à son être de déchet. Il est notable que l’analyste lui-
raclée que lui firent subir des camarades, à propos de
même en ait ressenti quelque angoisse puisqu’il
laquelle le narrateur éprouva après coup une étrange
confie n’avoir pas voulu prolonger les entretiens au-
indifférence. Il avait senti, écrit-il, qu’une « certaine
delà du second, alors que cela eût été possible, tandis
puissance le dépouillait de cette colère subitement
qu’en outre il a différé plus de dix ans le moment de
tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa
relater par écrit une observation à propos de laquelle
peau tendre et mûre. » 3 Au reste, de telles
il utilise le terme de « monstruosité» des pratiques
expériences ne furent pas uniques pour l’écrivain perverses. Il eût pu trouver un indice diagnostique
irlandais 4 . Le détachement du corps propre telle une dans son malaise, qui l’aurait détourné de théoriser
1
sur la perversion à la faveur d’un tel matériel, s’il
JOYCE J., cf. par exemple les lettres à Nora du 2 et 13 décembre 1909, avait eu écho d’une remarque de Lacan adressée à
Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, I, p. 1275 et p.
1282. quelques psychiatres, selon laquelle « c’est parce
2 que le fou est l’homme libre» que « vous êtes en sa
LACAN J., Le séminaire, Livre XXII, Le sinthome (1975-1976), Ornicar?
n°11, Paris, Lyse, 1977, p. 7.
3
JOYCE J., « Le portrait de l’artiste en jeune homme», Ouvres, op. cit., p.
611.
4
Cf. MALEVAL J. -C. et CREMNITER D., « Contribution au diagnostic de 5
psychose», Ornicar? n°48, Paris, Navarin, 1989, pp. 69-89. M’UZAN M. de, « Un cas de masochisme pervers. Esquisse d’une théorie»,
La sexualité perverse, Paris, Payot, 1972, p. 17.

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présence à juste titre angoissés» 6 . Nous verrons objets introduits dans le corps de Monsieur M. , le
combien l’affirmation trouve ici sa pertinence. dernier trait l’atteste, contribuent à souligner la
La défaillance de l’imaginaire se discerne chez virilité de celui-ci. Néanmoins il est très surprenant
Monsieur M. , non seulement en raison d’une qu’il puisse les garder en permanence sans
certaine mise à distance du corps, lui permettant par souffrance intolérable.
exemple de supporter à demeure des aiguilles de Les faits rapportés sont si insolites que l’on pourrait
phonographe dans les testicules et dans le pénis, ce avoir tendance à mettre en doute leur authenticité.
que des radiographies attestent, mais en outre de Or leur caractère extrême a retenu l’attention de
M’uzan souligne l’existence d’une carence quelques médecins qui eurent l’occasion de
imaginative en notant que le sujet devait « chercher rencontrer le même sujet. Rien n’indique que de
des 'idées' de tous côtés, dans les livres sur le M’uzan ait eu connaissance de leur travail, bien qu’il
masochisme, sur l’Inquisition, dans l’exemple d’un ait été publié douze ans avant le sien. « Cinquante
autre, etc. » 7 . Quand l’image narcissique fait ans de mutilations monstrueuses chez un masochiste,
chasuble précaire au corps, celui-ci tend à se réduire fils de masochiste» paraît dans La Presse médicale
à un objet déchu. L’originalité de Monsieur M. le 2 avril 1960 sous la plume de L. Michaux, G.
consiste à mettre ce phénomène en évidence tout en Rapaud et L. Moor. Dans un travail conjoint du
réussissant à le prendre dans un scénario imaginaire. service de pneumophtisiologie de l’Hôpital
Quand il rencontre Michel de M’uzan, il a soixante- Boucicaut et du service de psychiatrie de l’Hospice
cinq ans, et il a cessé ses pratiques masochistes de la Salpêtrière, ils déclarent avoir rencontré
depuis une vingtaine d’années. Il lui présente un Monsieur M. 9 âgé de soixante-six ans – c’est-à-dire
corps entièrement couvert de tatouages et de sans doute un an plus tard que de M’uzan. Ils
marques, le visage excepté, lesquels ne laissent confirment pleinement les observations de ce
aucun doute quant à sa quête de la déchéance. De dernier. Leur regard médical ne s’arrête pas sur le
multiples inscriptions humiliantes l’offrent à l’Autre texte des tatouages : ils ne les lisent pas; en revanche
en tant qu’objet féminisé : « Je suis une putain, leurs descriptions des mutilations s’avèrent d’une
servez-vous de moi comme d’une femelle, vous grande précision. La présence d’aiguilles de
jouirez bien», « Je suis une salope, enculez-moi», « phonographe, d’aiguilles à coudre et d’aiguilles de
Je suis une chiotte vivante», « Je ne suis ni homme verre dans la paroi thoracique et dans les deux
ni femme, mais une salope, mais une putain, mais testicules fut mise en évidence par radiographies. Ils
une chair à plaisir», etc. D’autre part, les cicatrices ajoutent une autre observation surprenante : le méat
et les traces de sévices s’avèrent saisissantes. « Le urinaire de Monsieur M. avait été largement fendu
sein droit, rapporte de M’uzan, a littéralement au rasoir pour permettre l’introduction d’entonnoirs
disparu, il a été brûlé au fer rouge, traversé par des dans le conduit urétral afin d’y verser des liquides
pointes, et arraché. L’ombilic est transformé en une corrosifs (acide, alcool, liquides chauds) 10 .
sorte de cratère, du plomb fondu y a été introduit et Il apparaît manifeste qu’un vidage de la jouissance
maintenu […] par une tige métallique portée au du corps ne s’est pas opéré, de sorte qu’elle apparaît
rouge. Des lanières avaient été découpées dans le quasi illimitée, ce qui témoigne que la fonction
dos pour y passer des crochets afin que Monsieur M. paternelle n’est pas intervenue pour la localiser dans
puisse être suspendu pendant qu’un homme le un hors-corps phallique. Le fantasme psychotique
pénétrait […]. Des aiguilles ont été introduites un vise des objets qui se caractérisent de ne pas inclure
peu partout, dans le thorax même […]. L’appareil la limite phallique, or ceux qui se logent dans le
génital n’avait pas échappé aux pratiques […]. Un corps de Monsieur M. , incapables de le meurtrir,
anneau en acier, de plusieurs centimètres de possèdent à l’évidence cette caractéristique. Les
diamètre, avait été placé à demeure à l’extrémité de anesthésies psychotiques sont proprement l’opposé
la verge, après qu’on eut fait du prépuce une sorte de des hyperesthésies hystériques lors desquelles la
coussin rempli de paraffine. Une aiguille aimantée moindre atteinte prend valeur de mutilation
était fichée dans le corps du pénis, c’était, si j’ose imaginaire. En voulant présentifier le phallus, le
dire, commente de M’uzan, un trait d’humour noir, corps de l’hystérique se trouve menacé par des
car le pénis, démontrant ainsi sa puissance avait le intrusions angoissantes, tandis que rien ne saurait
pouvoir de dévier l’aiguille de la boussole. » 8 Les
9
6 En leur travail il est nommé Monsieur L. ou plus souvent « le malade».
Cf. LACAN J., « Petit discours aux psychiatres», Conférence à Sainte- 10
Cf. MICHAUX L., RAPAUD G., MOOR L., « Cinquante ans de
Anne du 10 novembre 1967 (inédit).
7 mutilations monstrueuses chez un masochiste, fils de masochiste», La
M’UZAN M. de, op. cit., p. 36. presse médicale, Paris, 1960.
8
Ibid, p. 18.

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atteindre celui de Monsieur M. qui rejette conception. Impossible ici, ajoute-t-il, de considérer
radicalement la castration symbolique. le fantasme comme le moteur premier de l’acte
Les deux longs entretiens accordés à de M’uzan pervers. […] Ce qui bien entendu ne veut pas dire
s’avèrent n’être pas motivés par une quête de soins, que l’activité fantasmatique soit tout à fait
ils semblent de prime abord chercher à satisfaire la inexistante, mais qu’elle est rudimentaire et
demande de l’Autre : c’est un radiologue qui, après n’intervient que secondairement. » 15 Il semble fort
avoir constaté les marques sur le corps de Monsieur justement discerner en ces lignes que le fantasme
M., l’avait invité à témoigner auprès de l’analyste. Il pervers se prend chez ce sujet à une logique d’un
le fit dans le but de « comprendre son étrange autre ordre, mais l’absence d’une conception
statut», ainsi qu’en espérant trouver là quelque structurale de la psychose fait obstacle à identifier
occasion nouvelle d’être humilié. celle dont il s’agit, ne permettant pas une
Michel de M’uzan ne manque pas de constater qu’il distanciation suffisante à l’égard des conduites. Il est
s’agit d’une observation de masochiste atypique : « notable que ce qui reste simulacre de castration chez
les lois communément énoncées sur le masochisme le pervers devient chez Monsieur M. mutilation
pervers ne se vérifient pas», écrit-il, faisant référence réelle. Ainsi « il lui manque le petit orteil du pied
aux classiques études de Theodor Reik 11 . « Par droit», car celui-ci aurait été amputé par le sujet lui-
exemple, les organes génitaux de M. ne sont même avec une scie à métaux, sur ordre du
nullement préservés. De même dans son cas il n’est partenaire. La surface de section de l’os étant
pas vrai que les tortures masochistes réelles soient irrégulière, elle aurait été égalisée avec une râpe. » 16
moins graves que les cruautés imaginées. Enfin, on En outre, il a déjà été mentionné que le sein droit
ne trouve pas non plus dans sa vie la femme cruelle avait été arraché. De surcroît, Michaux nous apprend
et autoritaire dont le masochiste fait classiquement qu’à l’occasion de l’insertion d’une « volumineuse
sa partenaire, mais au contraire, un autre lui-même, aiguille aimantée» dans les corps caverneux, un
masochiste comme lui. » 12 De même, Léon étudiant en médecine avait pratiqué une ligature des
Michaux qualifie Monsieur M. de masochiste, artères « entraînant la suppression à peu près totale
cependant à lui aussi il apparaît quelque peu de l’érection». De tels phénomènes d’automutilation
atypique : il s’étonne de « l’absence de tout sont bien connus chez les psychotiques, tandis que la
sentiment de culpabilité basale» et « de toute clinique classique des pervers, telle que la rapporte
aspiration subséquente à l’autopunition». Or malgré Krafft-Ebing 17 , n’en offre guère d’exemples. De
l’originalité de ces données cliniques, de M’uzan surcroît, là où certains se féminiseraient en portant
considère avoir rencontré un véritable « cas de les habits d’une soubrette, Monsieur M. n’apparaît
masochisme pervers», non pas un de ces toujours pas en mesure de recourir à l’image, de
masochistes moraux qui franchissent parfois la porte sorte qu’il se fait élargir le rectum « afin qu’il ait
du cabinet de l’analyste, mais un authentique l’air d’un vagin». Seule la crainte de complications
masochiste, celui chez qui « les sévices sont bel et médico-légales l’incite à reculer devant l’amputation
bien agis» 13 , ne restant pas au niveau de mises en de la verge. Dans les jeux sexuels, il adoptait une
scènes fantasmatiques. La défaillance de position exclusivement féminine : « J’étais
l’imaginaire, qui l’induit à mettre en acte ce que carrément la fille publique, confie-t-il, et ça me
d’autres théâtralisent, paraît au contraire un indice satisfaisait. » 18 Certes, la soumission masochiste
important en faveur d’un masochisme reposant sur tend à féminiser le sujet, mais ce phénomène ne se
un fonctionnement psychotique. C’est pourquoi nul prend-il pas chez Monsieur M. à une ébauche de
moins que lui ne confirme l’assertion de Lacan, pousse-à-la-femme?
relative au sujet pervers; selon laquelle « le D’autre part, l’exceptionnelle qualité du lien qui
masochisme, c’est du chiqué» 14 . l’unit à son épouse évoque la relation sans médiation
qui ferait advenir le rapport sexuel s’il existait. «
L’identification à l’objet a Huit années de mariage, rapporte-t-il, huit années de
bonheur sans nuage. » Il se marie à vingt-cinq ans
De M’uzan note que les réalisations des pratiques avec une cousine qui n’a que quinze ans, après avoir
perverses de Monsieur M. « en surpassait de loin la obtenu une dispense légale. C’est en découvrant leur

11 15
REIK T., Le masochisme, Paris, Payot, 1953. M’UZAN M. de, op. cit., p. 36.
12 16
M’UZAN M. DE, op. Cit., p. 24. M’UZAN M. de, op. cit., p. 17.
13 17
Souligné par DE M’UZAN. KRAFFT-EBING R. von, Psychopathia sexualis (1923), Paris, Payot,
14 1963.
LACAN J., Le Séminaire, Livre) 12'1, « Les non-dupes errent» (1973-1974) 18
(inédit), leçon du 19 février 1974. M’UZAN. de, op. cit., p. 22.

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masochisme commun qu’ils se sont rapprochés l’un furent poursuivies parallèlement. Lors de cette
de l’autre. Ils s’infligent certes mutuellement période, ils donnèrent naissance à une fille. Ils
quelques sévices, en quelque sorte « par affection renoncèrent au coït suite à une interdiction ordonnée
l’un pour l’autre»; mais ces pratiques restent par un sadique.
secondaires. Leurs satisfactions majeures, ils les Un tel couple fondé sur une sorte d’adéquation du
trouvent en recourant aux bons soins de tiers rapport sexuel de par la déchéance commune des
sadiques. « La place de la victime est tenue aussi protagonistes se discerne parfois de même dans
bien par M. que par sa femme. Celle-ci endure des l’existence de certains sadiques psychotiques. Avant
tortures telles, est dominée par l’exigence perverse à d’être condamné à mort pour avoir égorgé plusieurs
un tel degré, que son énergie tout entière s’y perd. dizaines de femmes et d’enfants, Péter Kürten avait
Elle meurt à l’âge de vingt-trois ans de tuberculose déjà fait de nombreuses années de prison. Lors d’une
pulmonaire. À titre d’exemple de ses pratiques, je période de liberté, il épousa une femme au physique
dirai seulement, écrit de M’uzan, qu’elle se faisait ingrat, à laquelle il était très attaché, elle-même
posséder par le sadique lorsqu’elle était suspendue condamnée, avant qu’il ne la rencontre, à cinq ans de
par les seins, traversés par des crocs de boucher. Elle prison pour le meurtre d’un homme. Sans doute une
avait été à plusieurs reprises crucifiée « au sol, car commune position d’exclusion et de révolte sociales
en position verticale, il y aurait eu risque les unissait-il à l’instar de Monsieur M. et de sa
d’asphyxie» 19 . Le fonctionnement pervers de cette femme. Il est notable que dans les derniers temps
femme, qui fait primer la mise en acte sur la mise en Kürten ait basculé sur le versant masochiste quand il
scène, témoigne d’une carence de l’imaginaire se dénonça auprès de son épouse et incita celle-ci à
semblable à celle de son mari. Dans son incarnation le livrer à la police. Ce qu’elle fit 21. Quand le sado-
de l’objet a, aux limites d’une position masochisme se prend au fantasme psychotique, ceux
mélancolique, elle est allée plus loin que ce dernier, qui en éprouvent le fonctionnement, tel Eppendorfer,
jusqu’à une mort prématurée, à laquelle les sévices ont l’intuition que cela peut aller jusqu’à « vouloir
subis ne furent sûrement pas étrangers. Quand le vivre l’anéantissement de soi» 22 . Il devine que cette
sujet, de par sa structure, est porté à se dégager du sorte de sacrifice tend alors à être vécu comme un «
semblant, il se trouve conduit à mettre à nu ce qu’il acte sacré», structuralement réclamé au psychotique
en est de son être « qui vient à prendre rang parmi par l’Autre obscur. Sacrifice réalisé en frappant dans
les déchets où ses premiers ébats ont trouvé leur le miroir des semblables, à la faveur d’un meurtre
cortège, pour autant que la loi de symbolisation oïl immotivé pour Eppendorfer 23 , et pour Kürten en
doit s’engager son désir, le prend dans son filet par commettant des crimes sadiques 24 .
la position d’objet partiel di il s’offre en arrivant au
monde, à un monde oïl le désir de l’Autre fait la loi. Fantasme pervers et structure psychotique
» 20 Cette relation, « articulée en clair par Schreber»,
constate Lacan, n’apparaît pas moins discernable L’incarnation de l’objet a réalisée par Monsieur M.
dans le fonctionnement de Monsieur M. et de sa lui fait rechercher, comme le souligne de M’uzan,
femme. tout ce qui est propice à un « véritable suicide
Monsieur M. fut très affecté par la disparition de moral» produit par une
cette dernière. Tout indique qu’il s’identifiait à elle, « fécalisation de lui-même, exprimée explicitement»
25
moins comme une image féminine qu’en tant . En outre, son insistance sur la complète
qu’objet déchu : les humiliations qu’elle subissait annihilation de sa volonté dans le rapport
étaient aussi les siennes, et il contracta après son sadomasochiste traduit sous une autre forme sa quête
décès la même maladie qu’elle. Ce couple de la réduction à l’état d’objet 26 . Toutefois sa
fonctionnait sur un attrait réciproque de la déchéance déchéance n’est pas celle du mélancolique, elle ne
de chacun d’eux, tels les cadavres lépreux de
21
Schreber se tenant main dans la main. Dès lors, il WILSON C., PITMAN P., Encyclopedia of murder, London and Sidney,
Pan books, 1984, p. 384.
n’existait pas de différence entre eux, ce furent « 22
EPPENDORFER H., L’homme de cuir; Paris, Éditions libres Hallier, 1980,
huit années de bonheur sans nuage». Pendant trois p, 110.
ans ils eurent une vie sexuelle normale et 23
MALEVAL J-C., « Logique du meurtre immotivé», Psychose naissante,
satisfaisante, tandis que des pratiques masochistes psychose unique? Sous la direction de Henri Grivois, Paris, Masson, 1991,
pp. 43-67.
24
19 MALEVAL J-C., « Clinique du désir pur», Actes de la première journée de
Ibid., p. 19. travail de P. E. R. U., Rennes [Psychanalyse et recherches universitaires]
20 1993, pp. 23-47.
LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la 25
psychose» (1958), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 582. M’UZAN M. de, op. cit., p. 29.
26
Ibid., p. 28.

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s’impose pas à lui : il l’organise. En l’insérant dans défaillance du nouage borroméen. Il en résulte que la
le fantasme pervers 27 , il en tire satisfaction, et il la déchéance de son être se trouve voilée à ses yeux par
fait servir à maîtriser le désir de l’Autre. De plus, une image narcissique de toute-puissance.
Monsieur M. se livre à une surenchère dans les S’il fallait encore argumenter pour mettre en
sévices subis, il exige sans cesse un surcroît de évidence la structure psychotique de Monsieur M. ,
tortures, jusqu’à ce que le sadique recule devant le l’on pourrait souligner les incertitudes qui
caractère extrême de la demande. « Au dernier s’attachent à son appréhension de la médiation
moment, affirme-t-il, le sadique se dégonfle symbolique dans le champ de la parenté : « certes,
toujours. » En conformité avec la logique perverse, écrit de M’uzan, il faisait une certaine distinction
il souligne que c’est lui qui se trouve être entre son père et sa mère, mais celle-ci se fondait sur
l’organisateur de la division de l’Autre, de sorte des éléments caractérologiques; il ne reconnaissait
qu’il n’en craint rien. Il reste non marqué par la les lois de la filiation que sur le plan biologique –
castration. Il est « insubmersible», selon le père masochiste, cousine masochiste elle aussi –
qualificatif employé par Lacan pour désigner la pour les nier dans l’ordre relationnel. » 31 De
position d’un psychotique 28 , à tel point qu’il surcroît, l’auteur note un trouble des identifications,
accepterait la plupart des mutilations réelles plutôt indicateur d’une carence de l’identification au trait
que d’assumer la perte symbolique. Il ancre dans son unaire : « les personnes se confondent : il est comme
masochisme extrême le sentiment d’être presque sa femme, sa femme est comme lui, elle est sa
l’unique : « il n’avait entendu parler que d’une parente, il est comme ses parents. Ce ne sont pas là,
personne plus forte que lui, et qui vivait dans une commente-t-il, des identifications au sens actif et
cage hérissée de pointes. » 29 À l’instar de certains différencié que prend le processus dans les structures
délirants, il parvient à se camper en une position névrotiques, mais des phénomènes purement
d’exception où la jouissance se trouve capitalisée. Sa réduplicatifs. Dans ces conditions, on conçoit que sa
conviction profonde de disposer d’une puissance personnalité se soit essentiellement structurée en
sans égale, parce que ne connaissant guère de dehors de la problématique œdipienne. » 32 Après
limites, lui donne l’assurance de se trouver hors cette dernière constatation, et après avoir finement
d’atteinte de toute éventuelle malignité de l’Autre. Il discerné la nature imaginaire et non pas symbolique
rapporte avoir été une fois victime d’une agression des identifications, l’on s’étonne que l’auteur
nocturne» à laquelle il aurait réagi en saisissant son persiste à ignorer la structure psychotique du sujet,
agresseur à la gorge, de telle sorte qu’il l’attrait mais son approche y fait obstacle en se cantonnant à
laissé pour mort. M. pensait même l’avoir tué, car on une appréhension de la perversion en termes de
aurait découvert le lendemain le cadavre d’un fixation à un mécanisme « archaïque» corrélé à un «
homme porteur d’une fracture du larynx. » 30 mécanisme physiologique ultra-précoce» 33 . Iton
De nouveau l’on constate qu’un tel sujet ne craint devine qu’à ces niveaux de profondeur de l’analyse
rien. Il en est ainsi parce qu’il s’avère capable de il y a bien longtemps que l’on n’entend plus rien.
s’exposer volontairement à la menace de castration, Il faut encore noter que les pratiques masochistes se
sachant jouer de son être comme d’un instrument sont interrompues une vingtaine d’années avant les
pour la maîtriser, en la rejetant sur l’Autre. Dès lors entretiens par lesquels il s’est fait connaître 34 . À
ses partenaires sadiques sont ravalés au rang cette époque, vers l’âge de quarante-six ans, il se
d’incapables, méprisés de manière ostensible. Il ne remarie avec une prostituée, mais il s’inquiète de son
conserve pas même le souvenir du nom de ceux qui manque de moralité, et surtout de ses activités
ont partagé sa vie pendant plusieurs années. d’entremetteuse, qui la conduisent à faire un séjour
L’étrangeté de son rapport au corps, de même que sa en prison, de sorte qu’il divorce assez vite, ne
carence imaginative, constituent un indice que voulant à aucun prix être exposé à des poursuites
l’élément imaginaire ne demande chez lui qu’à s’en
aller, mais tout indique que la mise en place d’un 31
Ibid., p. 35.
fantasme pervers s’avère apte à remédier à la 32
Ibid., p. 35.
33
Ibid., p. 46.
34
27 À cet égard, les opinions semblent diverger quelque peu puisque Michaux
La stratégie perverse se détermine d’une inversion de la structure du
et ses collaborateurs intitulent leur article : « Cinquante ans de mutilations
fantasme, de sorte que le sujet se fait l’instrument de la division de l’Autre
monstrueuses», en faisant remonter le début des pratiques à l’âge de treize
(a ◊ S).
28 ans. « Actuellement, notent-ils quand il a soixante-six ans, il vieillit et
MILLER J. -A., « Enseignements de la présentation de malades», Ornicar? constate non sans une certaine mélancolie que s’épuise son goût du
10, Paris, Lyse, 1977, 10, p. 23. martyre. Mais le plaisir n’en est que plus vif d’évoquer avec nostalgie les
29 exploits de sa jeunesse et de sa maturité. » De M’Uzan paraît avoir écouté
M’UZAN M. de, op. cit., p. 29.
30 plus longuement Monsieur M., de sorte que les confidences recueillies par
Ibid., p. 19. lui semblent plus précises sur ce point comme sur la plupart des autres.

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judiciaires. Pendant cette période, ses pratiques Cependant il doute de la véracité des dires de
perverses commencent à décliner, il les prolonge Monsieur M. quand celui-ci affirme sa capacité à «
encore quelques temps par de rares aventures couvrir à la marche, pendant ses vacances, des
homosexuelles, puis elles cessent tout à fait. « distances s’élevant à des centaines de kilomètres. »
38
Toutefois, remarque de M’uzan, chose remarquable, Le phénomène pourrait paraître anecdotique, mais
d’assez fréquentes pollutions nocturnes se pour le sujet il possède une importance non
produisent encore, à la suite de rêves érotiques dont négligeable, tandis que la réaction négative de
le contenu est devenu parfaitement hétérosexuel, et l’analyste souligne qu’il ne s’agit pas d’un point
de plus en plus rarement masochiste. M. me dit que mineur. Monsieur M. considérait que les marches
dans ses rêves il se trouve avec une femme « solitaires qui occupaient ses vacances étaient une
voluptueuse avec laquelle les rapports sexuels se forme d’expression de sa liberté – à laquelle il était
rapprochent de l’amour normal. » Il ajoute : « particulièrement attaché. Toute sa vie, confie-t-il à
L’intérêt s’est éteint, j’avais évolué, si j’en juge par de M’uzan, il avait refusé l’autorité : recevoir des
les rêves, c’est redevenu normal». (En effet ses ordres ou en donner lui paraissait de nature à
anciens rêves avaient un caractère strictement l’aliéner 39 . La remarque est paradoxale venant d’un
masochiste). » 35 Une telle dissipation du fantasme sujet dont l’annihilation de la volonté était portée si
pervers mérite d’être soulignée : elle révèle celui-ci loin lors des pratiques masochistes, mais elle met
comme n’étant qu’un montage précaire autour bien en évidence qu’il y avait le sentiment d’être
duquel la structure du sujet ne s’organise pas. Que l’organisateur de la situation. Il s’éprouvait le maître
fasse défaut la stabilité d’un fantasme fondamental de sadiques qu’il faisait servir à sa jouissance. Il est
signe de nouveau la structure psychotique. manifeste qu’en toutes circonstances et
fondamentalement, il s’affirme comme un homme
Sujet de la jouissance et trait unaire libre. Il n’est pas lesté d’un fantasme fondamental
que la castration symbolique aurait fait advenir, en le
La façon propre à Monsieur M. d’incarner le « sujet séparant de l’objet a. Or quand l’être du sujet n’est
de la jouissance», formule par laquelle Lacan cernait pas localisé par le signifiant, la symptomatologie des
la position du psychotique 36 n’est certes pas celle de psychoses donne de nombreux exemples d’une
Schreber, il ne se croit pas La femme de Dieu, certaine incapacité à se fixer, qui porte à l’errance ou
néanmoins, les inscriptions portées sur son corps en à la fugue. Le psychotique, souligne Lacan, est
témoignent, il tend de même à se faire la putain de l’homme libre, parce qu’il garde l’objet a dans sa
l’Autre. Il s’offre tout entier à la jouissance de poche 40 . Dès lors rien ne m’incite à mettre en doute
l’Autre avec la seule protection du fantasme pervers. la propension de Monsieur M. à des déambulations
« Toute la surface de son corps, affirmait-il, était hors du commun.
excitable par la douleur». En ce sens, note à juste S’impose maintenant une interrogation sur la
titre de M’uzan, aucune limite ne lui était imposée. manière dont il est parvenu à stabiliser sa structure
Dans ses surenchères quant aux sévices et à la depuis qu’il a cessé de recourir à des pratiques
douleur physique, le sujet manifestait une aptitude à perverses. Il semble avoir mené une existence
une jouissance sans borne, trait caractéristique d’une conformiste et tranquille dans un petit pavillon de la
jouissance non régulée par la loi du signifiant. À banlieue parisienne, en compagnie de sa fille
l’évidence, les aiguilles qui y sont fichées l’attestent, adoptive, du mari de celle-ci et de leurs deux
le corps de Monsieur M. n’a pas été soumis à la enfants, tenant son entourage dans l’ignorance de sa
castration symbolique dont l’intervention opère un perversion passée. D’après les documents dont nous
vidage de la jouissance permettant de la localiser en disposons, sa principale originalité paraît être sa
des objets hors corps. La jouissance de l’Autre complaisance à exhiber son corps, et sa propension à
domine son économie libidinale à laquelle la limite témoigner auprès de médecins quant à ses pratiques
phallique ne s’est pas imposée. De M’uzan lui- perverses antérieures. « Le malade, note Michaux, se
même note que le sujet « reste en marge de toute laisse examiner et filmer sans gêne aucune. Il paraît
vraie valeur symbolique oit s’exprime le primat du très à l’aise et raconte facilement son histoire. Il
phallus. » 37 semble même y prendre plaisir. » Écoutons encore

38
35 Ibid., p. 19.
Ibid, p. 23. 39
36 « Sa vie professionnelle de monteur-câbleur radioélectricien, écrit Michaux,
LACAN J., « Présentation des Mémoires d’un névropathe», Cahiers pour alla sans incident et il est à signaler que le malade entendait n’être pas
l’analyse n°5, Paris, 1966, p. 70. brimé dans son travail. »
37 40
M’UZAN M. de, op. cit., p. 35. LACAN J., « Petit discours aux psychiatres», op. cit.

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de M’uzan relater ce qui frappe d’emblée le témoin : déchéance sur la peau du sujet révèle une défaillance
« soit, pour commencer, écrit-il, la liste des du processus d’aliénation-séparation, il est
tatouages relevés avec précision et qui couvrent cependant remarquable que Monsieur M. cherche à
pratiquement le corps entier, le visage excepté. » 41 y remédier en prenant à la lettre son corps dans des
Nul doute que ce sujet attire d’abord l’attention de inscriptions qui tentent de pallier la carence du trait
l’autre sur les marques que porte son corps, incitant unaire. Le sens qui en émane, ordurier et
même l’analyste à les noter « avec précision». Il est mégalomaniaque, procure une chasuble phallique à
indéniable qu’elles lestent son discours, qui, en leur son être grâce à laquelle il parvient à se situer et à
absence, concernant sa vie sexuelle, paraîtrait à la canaliser sa jouissance. L’une des fonctions
plupart d’entre nous relever de la fabulation. principales des exhibitions de son corps, postérieure
Monsieur M. semble indiquer d’emblée que ce qu’il aux pratiques masochistes, réside très probablement
possède de plus précieux tient en une écriture gravée dans la recherche de confirmation de son
sur son corps. Ce n’est pas comme chez identification phallique, dont la précarité l’incite à
Eppendorfer, l’harnachement de cuir qui lui solliciter, pour ce qui la concerne, l’approbation de
constitue une « seconde peau» virile 42 , mais un tissu l’Autre. Sa foncière attitude masochiste ne cesse pas
de lettres en lesquelles l’encre se mêle au sang. Il est de soutenir une magnification de sa déchéance
notable qu’un grand nombre de tatouages consistent objectale.
en des formulations qui le féminisent et le fécalisent, De surcroît, dans le champ de l’imaginaire, pour
cependant, au-delà de leurs significations, pallier la carence de l’identification primordiale,
l’existence même des marques le pose comme un Monsieur M. apparaît avoir toujours été en quête
sujet d’une exceptionnelle virilité : « il n’avait d’identifications conformistes. Il s’est marié avec sa
entendu parler que d’une personne plus forte que première femme « pour avoir un intérieur» 46 ; il
lui» 43 . Les lettres que porte son corps constituent un divorce de la seconde dès que celle-ci s’avère
effort pour produire une écriture réelle du trait n’avoir pas une conduite irréprochable. Suite à cet
unaire dont la fonction symbolique lui fait défaut. événement, il reconnaît une fillette de quatorze ans,
De M’uzan note que « les souffrances endurées qui vivait à son foyer au titre de « petite bonne» pour
représentaient en fait un phallus puissant. » 44 Il est « être sûr de ne pas avoir d’ennuis». Retraité, il vit
manifeste que tout le corps de Monsieur M. tend à avec celle-ci, son mari et leurs deux enfants en
cette incarnation, mais il faut préciser qu’il s’agit prenant bien garde de ne rien laisser deviner de sa
d’un phallus imaginaire auquel l’inclusion de la vie sexuelle antérieure. Il confie même à Michaux
fonction de négativation de la castration fait défaut. avoir récemment essayé de faire disparaître les
Tout indique que le sujet s’est drapé dans un tissu de tatouages bien que ce soit très douloureux car il ne
lettres inscrites dans sa chair qui pérennisent son veut pas que les enfants les voient quand il fait sa
attitude masochiste face à l’Autre, sans que le toilette. « Mais il ne recherche pas cette douleur et
recours à une pratique perverse persiste à s’avérer n’y prend aucun plaisir. » Quête d’identifications
nécessaire, même si l’exhibition face au médecin conformistes, tentatives d’inscrire le trait unaire sur
apparaît constituer un scénario de rechange. Il le corps, exhibitionnisme face aux médecins, et
espérait, reconnut-il, trouver peut-être en celle-ci « magnification de sa déchéance objectale
quelque occasion d’être humilié» 45 . Michaux apparaissent s’être conjoints pour stabiliser le sujet.
souligne plus encore que de M’uzan la présence Les pratiques masochistes ne constituaient certes pas
«flagrante» d’un élément d’exhibitionnisme : « sa la seule défense dont il disposait.
présentation, écrit-il, était celle d’un sujet ouvert, Pour exceptionnelles qu’elles soient, les modalités
spontané : nul embarras mais une complaisance de la « perversion» de Monsieur M. n’en restent pas
inlassable pour exposer le long périple de ses moins observables chez d’autres. Or il est intéressant
anomalies. Il se complaît à montrer ses mutilations, de noter qu’elles ne se rencontrent guère que chez
tel un soldat les blessures reçues au combat, et des sujets très perturbés dont la psychose apparaît
l’anneau métallique géant rivé dans le prépuce avérée.
comme un trophée glorieux. » Le donné-à-voir de sa Hans L. fut arrêté en 1953 pour avoir profané
plusieurs sépultures, mutilé des cadavres et s’être
livré à des contacts sexuels avec ceux-ci 47 .
41
M’UZAN M. de, op. cit., p. 16.
42
EPPENDORFER H., op. cit., p. 105. 46
43 MICHAUX L., RAPAUD G., MOOR L, op. cit.
M’UZAN M. de, op. cit., p. 29. 47
44 DEROSIÈRES P, À propos d’un cas de nécrophilie, place du corps mort
Ibid. p. 30.
45 dans les perversions : nécrophilie, nécrosadisme et vampirisme, Thèse de
Ibid, p. 15. médecine, Créteil, 1974

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L’expertise psychiatrique, effectuée en Allemagne, à elles ne nécessitent pas la présence d’un partenaire,
Husterllingen, posa un diagnostic de « psychopathe en quoi se discerne l’absence d’un scénario régi par
pervers schizoïde évoluant vers la schizophrénie». le fantasme pervers. Dès lors, ces sujets se trouvent
Outre sur l’observation de troubles du langage, il se confrontés sans médiation au désir de l’Autre et à
trouvait fondé sur l’étrangeté du comportement, sur ses exigences sacrificielles.
la constatation d’essais d’automutilation (coupures, Malgré la rareté des études consacrées à la question
brûlures) et sur le récit de pratiques cannibaliques de la perversion comme possibilité pour parer à la
effectuées dans un but suicidaire (ingestion d’un psychose – à peine peut-on mentionner dans la
morceau de foie prélevé sur un cadavre). De littérature analytique un article de Glover 50 -
surcroît, ce sujet s’introduisait des corps étrangers au l’observation de Monsieur M. 51 me paraît posséder
niveau de l’urètre. En regard des procédés de le mérite d’établir l’existence de défenses perverses
Monsieur M. , celui-ci paraît presque anodin, il permettant à des sujets psychotiques de s’affronter
témoigne cependant, de manière semblable, d’une au désir de l’Autre, sans que cela entraîne le
jouissance attachée au corps propre et à la douleur marasme de la psychose déclarée.
qui n’est pas régie par la limite phallique. Dans le champ du sado-masochisme, elles peuvent
Quant aux sévices exercés à l’encontre de lui-même, cependant conduire parfois au pire, en raison de leur
les pratiques d’Albert Fish s’apparentent plus encore combinaison avec le fantasme psychotique qui se
à celles du sujet observé par de M’Uzan. À l’instar spécifie d’ignorer la limite phallique. Sur le versant
de ce dernier, il avait pris l’habitude de s’enfoncer masochiste, elles risquent de porter le sujet jusqu’au
des aiguilles en diverses parties du corps. Après son sacrifice de son être. L’on conçoit que des
arrestation, un examen aux rayons X, le 28 témoignages concernant ce phénomène soient
décembre 1934, montra la présence en son corps de extrêmement difficiles à obtenir. Eppendorfer
vingt-sept aiguilles, certaines d’entre elles morcelées s’affirme persuadé, de par son expérience, et de par
par corrosion. Elles avaient été insérées dans la peau sa fréquentation du milieu cuir, qu’il existe des êtres
et non pas ingérées. Quelques-unes se situaient en qui peuvent aller jusqu’à trouver du plaisir dans
des zones extrêmement dangereuses pour sa santé : l’anéantissement d’eux-mêmes 52 . Il interprète la
tout près du colon, du rectum ou de la vésicule 48 . mort de Pier Paolo Pasolini dans cette perspective :
En outre, son sadisme et son masochisme allèrent à d’après lui le metteur en scène a volontairement
de rares extrémités – jusqu’au meurtre et au conduit son meurtrier à le tuer 53 . Certaines morts
cannibalisme. Il fut jugé aux U. S. A. pour survenues à l’occasion d’asphyxiés auto-érotiques
l’assassinat d’une petite fille de dix ans, Grâce semblent le confirmer : quand le sujet s’était entravé
Budd, dont il se nourrit pendant neuf jours, après de manière telle que la méthode utilisée ne pouvait
avoir cuisiné ses restes aux carottes et aux oignons. manquer d’apparaître fatale aux yeux mêmes de la
Il avait par ailleurs castré des jeunes garçons pour victime 54 . D’autre part, sur le versant sadique, les
obéir à des hallucinations exigeant qu’il le fasse au défenses perverses articulées à la structure
nom de Dieu. Le sacrifice d’un enfant lui avait été psychotique peuvent parfois donner paradoxalement
ordonné par ce dernier pour se purger de ses naissance à des conduites beaucoup plus
iniquités. Le délire mystique apparut évident aux dangereuses pour la société que ne le sont les
experts 49 . Il fut cependant condamné à mort et psychoses cliniques. Il serait possible de montrer
exécuté. que quelques-uns des plus grands meurtriers de
Nous ne nous attarderons pas sur Hans L. et Albert l’histoire (Gilles de Rais, Erzébeth Bathory, Péter
Fish. Ils ne sont évoqués en ces lignes que pour ce Kiirten) accomplirent leurs actes criminels à des fins
qu’ils confirment des connivences de la structure de tirer jouissance de l’extraction du sang, cherchant
psychotique avec des actes sadomasochistes ainsi à arracher au miroir de l’autre l’objet a dont ils
extrêmes. Toutefois, il est important de noter qu’ils se trouvaient encombrés.
s’associent chez l’un et l’autre à des troubles
psychotiques patents : il est manifeste qu’ils ne
50
participent pas d’une suppléance. Les insertions GLOVER E., « The relation of perversion-formation to the development of
reality-sense », International Journal of Psychoanalysis, 1933, XIV, pp.
d’aiguilles et d’objets divers dans le corps sont 486-504. Ornicar? n°43, Paris, Navarin, 1987, pp. 17-37.
corrélées chez eux à des pratiques masturbatoires : 51
Celle de Hans Eppendorfer s’avère à cet égard tout aussi probante.
52
EPPENDORFER H., op. cit., pp. 110-112.
53
Ibid., pp. 177-179.
48 54
BOURGOIN S., Serial killers. Enquête sur les tueurs en série, Paris, KNIGHT B., « Fatal masochism-accident or suicide?» Mod. Scien. Law,
Grasset, Fasquelle, 1993, p. 111. 1979, 19, pp. 118-120.
49
WILSON C. et PITMAN P, Encyclopedia of murder; op. cit., p. 243.

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Toutefois, il faut souligner que les quelques est que la chose est très répandue dans le monde, si
exemples exceptionnels rapportés en ce travail ne ce n’est la pratique, du moins le fantasme 3 .
doivent nullement inciter à mépriser la valeur des Cependant le mystère demeure. Les études cliniques
défenses perverses pour parer à la forclusion du sont rares et leurs auteurs ne semblent pas s’orienter
Nom-du-Père. Le témoignage d’Eppendorfer indique vers ce que les romanciers ont apporté 4 . Quant au
que le fétichisme, l’homosexualité et des formes savoir dont disposent les médecins, les
atténuées de sadisme participent parfois de criminologues et même les psychanalystes, il est
constructions fantasmatiques efficaces dans ce but. surtout le résultat de (re) constructions post mortem,
L’association clinique des conduites perverses et de c’est-à-dire à partir des cas de pendaison
la structure psychotique reste d’une fréquence sans accidentelle 5 . Le fait que cette forme spéciale de la
commune mesure avec la rareté des études qui lui sexualité ne mène pas de facto à une demande
sont consacrées. d’intervention est naturellement un grand
. désavantage pour l’établissement d’une théorie qui
rende compte de son économie psychique.
Une jouissance à couper le souffle : à propos d’un D’ailleurs, si la pratique sexuelle menait en soi à une
cas d’asphyxie auto-érotique telle demande, le nombre de morts « par accident» et
Dany Nobus les études post mortem auraient sans doute été moins
nombreuses.
Un rapport respiratoire du sexe à la mort Or, si le « sexe d’étranglement» ne mène pas à la
consultation, l’angoisse, la dépression, la culpabilité
Le 7 février 1994 mourut à Londres un politicien du ou une vague problématique relationnelle peuvent le
parti conservateur britannique, à cause d’une faire. Il y a donc un intérêt à situer le contexte
pratique sexuelle dont l’essentiel est de provoquer la structurel de cette demande éventuelle. Les
jouissance par des techniques d’auto-étranglement. * cliniciens dont l’attention est portée sur le symptôme
Le cas ne fut pas unique, mais constitua plutôt une ne peuvent entendre ce qui se situe au-delà de la
nouvelle perle dans une chaîne déjà bien longue. En
effet, parmi les pratiques sexuelles humaines,
l’asphyxie auto-érotique, également connue sous les obtenir la jouissance. Chez William Burroughs on peut entre autres trouver
des scènes de ce type dans Naked lunch,
noms de « asphyxiophilie» et « hypoxiphilie», n’est 3
En Belgique, le nombre de personnes qui trouvent la mort à cause des actes
certainement pas une invention du vingtième siècle. d’asphyxie auto-érotique est estimé à quelques dizaines par an. Aux États-
Un des premiers témoignages date de 1791 et Unis il y a entre 500 et 1000 cas par an. Les spécialistes ne doutent pas que
ces taux de mortalité ne représentent que la partie émergée de l’iceberg,
présente les vicissitudes sexuelles de Frantisek parce qu’il y a très probablement des cas parmi les morts enregistrées
Koczwara, le compositeur de la Bataille de Prague, comme « suicide» et parce que les chiffres n’indiquent que le taux des
accidentés. Cf : BOSMANS J., « Autostrangulatie : levensgevaarlijke
qui trouva la mort à Londres dans un scénario verso van erotiek », Artsenkrant, 1994, XV, nr. 776, p. 3; BURGESS A.
d’asphyxie auto-érotique 1 . Cette pratique, connue W. & HAZELWOOD R. R., « Autoerotic asphyxial deaths and social
network response», American Journal of orthopsychiatry, 1983, LIII, nr. 1,
depuis des siècles par les médecins et les juristes, se pp. 166-170.
4
trouve illustrée dans les romans de Sade, Bataille, Nous devons quand même signaler une étude très intéressante de Jean-
Beckett et Burroughs 2 . Aujourd’hui l’avis unanime Claude Maleval, dans laquelle il s’oriente vers la vie et l’oeuvre de
Mishima, afin d’en tirer les conséquences pour ce qu’il appelle « une
clinique du désir pur»: les pratiques nécrophiles, les assassins par lubricité,
les suicides auto-érotiques. Cf. MALEVAL J. -C1., « Clinique du désir
* pur», Actes de la journée de Rennes, P. E. R. U, 1993, pp. 23-47.
Exposé aux XXIIIe Journées d’Études de l’École de la Cause freudienne- 5
Le premier article oit il s’agit du traitement d’un cas est probablement
ACF, Images indélébiles, à Paris, les 3 et 4 décembre 1994. La rédaction
finale du texte a largement bénéficié des remarques de Jean-Jacques celui de Kronengold et Sterba dans les années trente. Depuis ce temps-là,
Gorog, à qui nous voulons exprimer ici notre reconnaissance. nous n’avons compté que sept études cliniques dans la masse de la
littérature. Cf. KRONENGOLD E. & STERBA R., «Two cases of
1 fetishism», The psychoanalytic quarterly, 1936, V, nt. 1, pp. 63-70;
Un exemplaire du document anonyme se trouve à Londres au Library of the
EDMONDSON J. S., « A case of sexual asphyxia without fatal
British Museum et il porte le titre Modem propensities, or an essay on the
termination», British Journal of psychiatry; 1972, CXXI, nr. 563, pp. 437-
art of strangling. Pour un commentaire détaillé, on peut se reporter à
438 ; HERMAN S. E., « Recovery from hanging in an adolescent male»,
OBER W. B., « The sticky end of Frantisek Koczwara, composer of 'The
Clinical pediatrics, 1974, XIII, nt. 10, pp. 854-860; ROSENBLUM S. &
battle of Prague'», The American Journal of forensic medicine and
FABER M. M., « The adolescent sexual asphyxia syndrome», Journal of
pathology, 1984, V, nr. 2, pp. 145-149. En réminiscence à Koczwara,
the American academy of child psychiatry, 1979, XVIII, nr. 3, pp. 546558;
certains auteurs ont proposé le terme de « Koczwarisme». Cf. DIETZ. P.
WESSELIUS C. L. & BALLY R., « A male with autoerotic asphyxia
E., « Recurrent discovery of autoerotic asphyxia», in HAZELWOOD R.
syndrome», The American Journal of forensic medicine and pathology,
R., DIETZ P. E. & BURGESS A. W., Autoerotic fatalities, Heath & Co.,
1983, IV, nr. 4, pp. 341-345; EBER M. & WETLI C. V., « A case of
Lexington KY, 1983, pp. 13-44; ZiwiAcic M., « [Asphyxiophilie sexuelle
autoerotic asphyxia», Psychotherapy, 1985, XXII, nr. 3, pp. 662-668;
(Kocswarisme) ]», Ceskoslovenska psychiatrie, 1993, LXXXIX, nr. 4, pp.
HAYDN-SMITH P., MARKS I., BUCHAYA H. & REPPER D.,
200-208.
2 «Behavioral treatment of life-threatening masochistic asphyxiation : a
Dans Justine ou les malheurs de la vertu, Thérèse et Roland jouent au case study», British Journal of psychiatry, 1987, CL, pp. 518-519;
«coupe-corde». Dans Histoire de l’œil, le prêtre est étranglé pendant que CESNIK J. A. & COLEMAN E., « Use of lithium carbonate in the
Simone est assise sur son membre. Beckett décrit dans En attendant Godot treatment of autoerotic asphyxia», American Journal of psychotherapy,
comment Estragon suggère à Vladimir de se pendre mutuellement pour 1989, XLIII, nr. 2, pp. 277-286.

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plainte initiale, c’est-à-dire une organisation sexuelle les traits pervers, mais aussi bien pour l’élaboration
dangereuse, au point de menacer la vie même. des rapports du sexe à la mort.
Dans le discours du psychanalyste tel qu’il est décrit Enfin, c’est aussi en quelque sorte un spasme
par Lacan dans son Séminaire L’envers de la clinique, ici dans son maniement sexuel, auquel se
psychanalyse, le savoir fonctionne à la place de la référa Lacan à propos de sa discussion des zones
vérité 6 . Cela signifie entre autres que le discours ne érogènes dans Subversion du sujet et dialectique du
devrait pas permettre que le soi-disant « inhabituel» désir. Dans ce texte, il y a une petite phrase qui
ou « inconnu» soit éliminé ou simplement réduit à mériterait d’être élaborée à partir de l’asphyxie auto-
un phénomène commun et connu. En effet, les érotique : « L’érogénéité respiratoire est mal étudiée,
criminologues et les psychiatres légaux, outre leur mais c’est évidemment par le spasme qu’elle entre
passion à illustrer leurs articles avec des en jeu. » 10
reproductions photographiques de pendaisons, se
bornent à des analogies avec les modalités de Cooper le fantasme
perversion plus connues, ou restent ancrés dans le
sable mouvant de la spéculation 7 . Mais le Il va de soi que nous ne pouvons relever tous les
psychanalyste ne dispose-t-il pas des outils défis se rapportant à l’étude psychanalytique de
nécessaires pour mettre en perspective l’efficacité l’asphyxie auto-érotique 11 . C’est pourquoi nous
symbolique et le réel insupportable? avons fait le choix de nous limiter à l’élaboration de
De fait, l’asphyxie auto-érotique figure au mieux la deux aspects de la théorie de Lacan sur la
rencontre réalisée entre Éros et Thanatos que la perversion, à savoir « l’effet inverse du fantasme» et
psychanalyse a thématisée. C’est comme si celui qui son « usage» subjectif 12 . Pour élaborer ces deux
pratiquait le sexe d’étranglement s’était placé devant points, nous partirons de la discussion d’une
le choix de « la sexualité ou la mort» et que, dans autobiographie d’un asphyxiophile, récemment
son choix pour la sexualité, il devait fêter chaque publiée. En effet, il y a quelques années, la première
fois une nouvelle victoire sur sa propre mort. Ainsi, – et jusqu’à présent la seule – description de cas
l’asphyxie auto-érotique met en scène un certain étendue est parue à New York, sous le titre très
rapport du sexe à la mort dont les mécanismes suggestif de The breathless orgasm qu’on peut
psychiques ont été isolés par Freud dans son Au-delà traduire : L’orgasme à couper le souffle 13 . Notre
du principe du plaisir, tandis que ses représentations choix de cette description est évidemment inspiré
culturelles ont été mises en valeur par Bataille 8 . On par son caractère unique, mais aussi par la
sait aussi que ce rapport fut à la base de L’empire considération que la validité de nos hypothèses sur
des sens, film réalisé par Nagisa Oshima, qui suscita la structure du fantasme peur être contrôlée.
le commentaire de Lacan dans son Séminaire Le
sinthome 9 . Ainsi, l’asphyxie auto-érotique peut être
maniée comme pierre de touche, non seulement pour 10
LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient
les conceptions psychanalytiques sur la perversion et freudien» (1960), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 817.
11
D’ailleurs, sous l’impulsion de Julien Quackelbeen, un projet s’est
développé au Département de Psychanalyse de l’Université de Gand afin
d’établir une bibliographie exhaustive sur le thème de l’asphyxiophilie et
d’examiner les études psychiatriques et criminologiques à la lumière de la
6 théorie lacanienne sur la perversion et les traits pervers. Les résultats de
LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-
cette recherche sont en cours de publication. Cf. NOBUS D., « De kreten
1970), Paris, Seuil, 1991, passim.
7 van de ademloosheid. Articulaties van het perverse fantasma»,
En dressant un tableau clinique du « trouble de la vie sexuelle», certains Psychoanalytische perspektieven, 1994, nr. 24, pp. 129-143;
auteurs considèrent cette pratique comme une issue possible du TEMMERMAN K., « Auto-erotische asfixie. Een'status quaestionis' van
masochisme. D’autres la réduisent au transvestisme et au fétichisme. theorie en onderzoek», Psychoanalytische perspektieven, 1994, nr. 24, pp.
D’autres encore se contentent du point de vue qu’il s’agit d’une sorte de 109-128.
toxicomanie sexuelle portée à l’extrême. Cf. MARESCH W, « Todesfälle 12
Dans le Séminaire XI, Lacan considère « l’effet inverse du fantasme»
bei autoerotischer Betätigung», Kriminalistik, 1959, XIII, p. 33-35;
comme essentiel à la structure de la perversion, tandis que le terme d’»
USHER. A., « Accidental hanging in relation to abnormal sexual
usage» vient de la discussion du fantasme dans « La direction de la cure».
practices», Newcastle médical Journal, 1963, XXVII, pp. 234-237; VAN
Cf. LACAN J., Le Séminaire X/, Les quatre concepts fondamentaux de la
HECKE & TIMPERMAN J., « La pendaison, cause de mort accidentelle,
psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 168; LACAN J., « La direction
dans une forme exceptionnelle de perversion sexuelle. Relation de deux
de la cure et les principes de son pouvoir» (1958), Écrits, op. cit., p. 637.
observations», Annales de Médecine Légale, 1963, pp. 218-222; KNIGHT
Concernant « l’usage du fantasme» dans la perversion, le lecteur pourra se
B., « Fatal masochism – accident or suicide?», Medicine, science and the
reporter à un article d’Éric Laurent et une contribution de l’École de la
law, 1979, XIX, nr. 2, pp. 118120; SINN L. E., « The silver bullet», The
Cause freudienne pour la VIe Rencontre internationale du Champ freudien.
American Journal of forensic medicine and pathology, 1993, XIV, nr. 2,
Cf. LAURENT É., « L’usage pervers du fantasme», Pas tant, 710 22,
pp. 145-147.
8 1990, pp. 23-37; École de la Cause freudienne, « L’usage pervers du
Cf. FREUD S., « Jenseits des Lustprinzips» (1920g), Gesammelte Werke, fantasme», in Fondation du Champ freudien (Éd.) , Traits rie perversion
XIII, pp. 1-69; BATAILLE G., L’érotisme, Paris, Minuit, 1957; Les dans les structures cliniques, Paris, Navarin, 1990, pp. 361-365.
larmes d’Éros, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1961. 13
9 MONEY J., WAINWRIGHT G. & HINGSBURGER D., The breathless
LACAN J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (1975-1976), Ornicar? orgasm. A lovemap biography of asphyxiophilia, Buffalo NY, Prometheus,
n°9, Paris, Lyse, 1977, leçon du 16 mars 1976, pp. 38-39. 1991.

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Voici le cas 14 . Nelson Cooper est le deuxième elle devient plus intense, plus violente et plus
enfant du deuxième mariage de sa mère et le dernier longue. Quand il sent que sa pratique sexuelle prend
d’une série de cinq enfants. Sa sœur cadette se marie de plus en plus la maîtrise de sa vie, que rien ne
quand il a cinq ans et il est désigné garçon semble plus exister en dehors des actes
d’honneur à ses noces. Après la fête, il trouve la jupe d’étranglement et qu’en outre, son contrôle de la
de la demoiselle d’honneur dans le living et se la mort paraît s’affaiblir, il décide de raconter tout à sa
met. Lorsqu’un peu plus tard, il dit à sa mère qu’il mère : « Maman, pour avoir un orgasme, je mets des
voudrait être mis dans une machine qui le bas de danse ou des parties autour de mon cou et je
transformerait de garçon en fille, sa mère le raconte m’étouffe !» 15 . Maman Cooper se tait et va au lit.
à toute la famille et tout le monde rit de bon cœur. Le lendemain, elle a oublié complètement qu’il lui a
Malgré cette humiliation, il ne cesse de mettre les dit quelque chose.
vêtements de filles dans la cave – où se trouve Lorsque finalement il trouve un article de journal
l’espace de danse de l’école dirigée par sa mère – et dans lequel des garçons se suicident par accident à la
il se contemple dans le miroir comme une jeune suite de pratiques asphyxiophiles, il adopte le terme
fille. et contacte le journaliste, l’entrepreneur des pompes
Quand il est en troisième, il tombe amoureux de sa funèbres et les parents de ces garçons. Il est confié
voisine Peggy. À la suite d’un incident, où il la tient alors au Dr John Money, qui lui prescrit une dose
pour permettre à une autre jeune fille de lui donner intramusculaire de DepoProvera0 une fois par
une bonne raclée, Nelson est convaincu du fait semaine. De cette façon, il réussit à réduire ses six
qu’elle doit lui en vouloir. orgasmes par jour à un seul. Dès lors il se présente
Les voisins déménagent et il entend dire de Peggy comme le défenseur de John Money et son plus
qu’elle s’est noyée dans un étang lors d’une partie de grand sponsor. C’est très probablement une des
natation. Peu après, il commence à se masturber, raisons pour lesquelles le médecin a jugé opportun
mais il ne peut plus se rappeler les fantasmes qu’il a de publier le témoignage de Cooper : non en tant que
à ce moment. A l’école, il tombe toujours amoureux document clinique précieux, mais en tant que
de filles qui changent de classe, d’école ou même de promotion pour l’efficacité de son produit 16 .
commune. Quand deux nouvelles filles rejoignent la
classe, qu’elles l’aiment et qu’elles restent, cela le On étrangle une femme
rend anxieux et il essaie de les éviter le plus
possible. À cette époque, il se masturbe une fois par Que pouvons-nous déduire de l’histoire de Nelson
jour et il fantasme des petits garçons et des petites Cooper quant à la théorie psychanalytique? La
filles étranglés. Cependant, les garçons ont toujours première chose qui saute aux yeux dans la
l’air de filles, aux cheveux longs et au visage description du scénario de base est la fonction
féminin. spéciale du miroir devant lequel l’acte est
À l’âge de seize ans, il commence à s’étrangler accompli 17 . Devant le miroir, Nelson Cooper
devant un miroir, d’une façon très spéciale. Il se s’imagine qu’il est étranglé par un sadique
couche sur son lit avec comme seul vêtement un slip homosexuel, alors qu’il s’étrangle lui-même dans la
transparent, devant un miroir courbé reflétant ses réalité. Mais précisément parce que le miroir reflète
jambes et ses cuisses. Il s’étrangle à l’aide d’un uniquement ses jambes et ses cuisses, il ne voit
panty, pendant qu’il s’imagine qu’un sadique qu’une partie de l’acte qu’il accomplit. Ce qu’il
homosexuel veut le tuer. Dans le miroir, il voit ses
membres inférieurs gigoter pour échapper au 15
MONEY J., WAINWRIGHT G. & HINGSBURGER D., op. cit., p. 143.
meurtrier. Quand il n’a presque plus d’haleine et Notre traduction. L’original : « Mother; I put a pair of dance tights or
pantyhose around my neck and choke myself for an orgasm !?”
qu’il se sent pris de vertige, il lâche un peu le panty 16
Dans les années soixante John Money commença le traitement
et se laisse tomber sur le sol. Il fait semblant d’être pharmacologique des contrevenants sexuels avec un produit qui réduit le
mort et se sert de la scène au miroir comme niveau sanguin de la testostérone. Aux États-Unis, ce produit est connu
sous le nom de Depo-Provera® et son équivalent en Europe est
fantasme pour se masturber. Il reprend cette pratique l’Androcur®. Leur application chez des patients qui manifestent un «
plusieurs fois par semaine et au cours des années, comportement sexuel dépassant la norme» est largement répandue dans le
milieu psychiatrique, même en Belgique. Il faut dire que John Money a
obtenu un grand succès dans le monde, où il est reconnu comme un des
sexologues les plus progressifs. Cf. MONEY J., Gay straight and in-
14 between. The sexology of erotic orientation, Oxford/, New York, Oxford
Ce qui suit n’est pas un résumé de l’autobiographie de Cooper. Notre
University Press, 1988.
description est plutôt le résultat d’une sorte de « dépouillement» de 17
l’histoire rapportée, c’est-à-dire une tentative d’en couper les fioritures et À rebours, nous avons résolument choisi de partir de la phénoménologie de
de la centrer autour d’un thème insistant, à savoir le rapport du sujet à l’acte, à partir de l’énoncé de Lacan dans son troisième Séminaire, selon
l’Autre sexe. Ainsi, beaucoup d’événements dans notre texte n’occupent lequel la même structure se manifeste dans le phénomène élémentaire
pas une place centrale dans l’autobiographie, tandis qu’il y a des éléments comme dans l’ensemble complexe. Cf. LACAN J., Le Séminaire, Livre III,
plus ou moins centraux dans l’original qui ne sont pas reproduits ici. Les psychoses (19551956), Paris, Seuil, 1981, p. 28.

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regarde effectivement, ce sont les jambes gigotantes Cooper, rassemblés sous le titre Poems of love
d’un être humain essayant de se soustraire à la prise unattainable (Poèmes de l’amour qui ne peut être
mortelle d’un Autre. Or le fait qu’il observe ses atteint), il le formule ainsi : « Des ombres noires
jambes et ses cuisses à l’exclusion de son sexe sont comme une source de lumière qui me place
permet la transformation de l’image en une formule dans le vol retournant et l’obsession qui ne se
qu’il considère comme son fantasme le plus termine jamais – ainsi Collinswood devient la
important : « Une femme essaie d’échapper à la maison de la Madone, de la Pute et la jouissance de
mort», ou encore « on étrangle une femme». Bref, la tout cela. » 19
représentation féminine est le résultat de l’absence La structure que nous avons représentée jusqu’à
du sexe, au moment où il regarde son propre corps présent coïncide avec l’acte réel, mais pas avec la
comme objet dans l’espace virtuel du miroir. production de la jouissance phallique. Nous
Pourtant, ce qui se passe dans l’espace réel se laisse voudrions désigner le scénario, dans lequel
également écrire. L’acte devant le miroir peut être l’imaginaire joue évidemment son rôle fondamental,
réduit à : « Je m’étrangle». Ici, il serait erroné de comme réel à cause de sa double impossibilité.
voir Cooper sujet de cet énoncé. Le « je» étranglant L’acte est impossible à cause du fait que celui-ci ne
est identifié à un sadique homosexuel inconnu et le « permet pas de transformer « une femme»
me» étranglé est un homme homosexuel également définitivement en « La femme». Si tel était le cas,
inconnu. Dans l’acte devant le miroir, Cooper n’est elle ne devrait pas être répétée ou du moins elle
nulle part représenté comme sujet. La seule finirait par atteindre son but. Mais l’acte est aussi
représentation du désir dans l’espace réel du impossible pour Nelson Cooper même, dans le sens
scénario d’étranglement est celle du regard. La d’un « impossible à supporter». L’acte le déporte de
présence de Nelson Cooper dans l’acte est le regard, la vie sociale et le rapproche toujours plus de sa
c’est-à-dire « cet objet insaisissable au miroir» propre mort. Que cette installation réelle devant le
auquel « l’image spéculaire donne son habillement» miroir ne provoque pas directement la jouissance est
18
. précisé par Cooper; ce n’est qu’après la rupture de
Le sujet n’apparaît que dans l’espace virtuel celle-ci, et en faisant usage de la représentation « on
inaccessible, essentiellement clôturé. Le regard se étrangle une femme», qu’il s’adonne à la
dirige vers une femme qui refuse de capituler devant masturbation.
le désir mortel de l’Autre. « Une femme» ne se Évidemment, cette élaboration pourrait très bien être
réalise pourtant que par le traitement imaginaire du lue avec l’aide de la première représentation du «
miroir, c’est-à-dire pour autant qu’elle est revêtue, fantasme sadien» dans Kant avec Sade de Lacan 20 .
par l’image, d’une forme reconnaissable dont le sexe Le scénario de Cooper serait alors l’usage réel d’un
reste hors champ. En outre, cette image est une fantasme, dans lequel le poinçon est réduit au miroir.
figuration de sa propre division subjective. Ce n’est Du fait qu’il s’agit d’un miroir, il s’ensuit que le
pas seulement « une femme» qui se bat avec le désir poinçon ne fonctionne pas comme une bande de
mortel de l’Autre, mais aussi bien Cooper lui-même, M6bius, mais comme un plan fixe, avec un en deçà
notamment dans son impossibilité d’avoir un désir et un au-delà. Figé dans le miroir, le fantasme
qui ne mette en jeu sa propre mort. soutient le désir et la subjectivité se trouve au-delà.
En même temps, « une femme» subit une double Elle reste inaccessible et se prête à une
opération de désubjectivation. Celle-ci se réalise désubjectivation. En deçà, il y a seulement le regard.
d’une part dans le sens du réel de la mort, pour Le scénario complet ne répond pas à une métonymie
autant que la bouche reste littéralement fermée à « du désir, mais à la répétition stéréotypée de la
une femme» par un Autre désir, vague et jouissance. Un schéma pourrait en rendre compte de
mystérieux, et d’autre part dans une multiplication la manière suivante :
imaginaire infinie. Nelson Cooper reconnaît « une
femme» dans l’image de nombreuses actrices, dans
une série d’écolières qui s’éloignent l’une de l’autre,
dans de vieilles femmes, une voisine, une femme qui
patine, etc. Le résultat final de cette double
désubjectivation est qu’» une femme» se transforme
19 MONEY J., WAINWRIGHT G. & HINGSBURGER D., op. cit., pp. 85-
en « La femme», c’est-à-dire la Déesse, la Madone, 86. Notre traduction. Dans l’original, le passage se lit : « Dark Shadows is
la Vierge ou la Pute. Dans un des poèmes de like a light source that Puts me into the recurring fugue and Never ending
obsession – so Collinswood Becomes the house of the madonna. The
Whore and the lust of it all. »
18 20 LACAN J., « Kant avec Sade» (1962), Écrits, op. cit., p. 774.
LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient
freudien», op. cit., p. 818.

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que le sujet barré est définitivement exclu dans cet «


effet inverse du fantasme», figé dans sa
manifestation perverse, cela n’évoque-t-il pas plutôt
la structure psychotique, dans laquelle l’acte pervers
pourrait fonctionner comme suppléance? Dans le
même ordre d’idées, on pourrait dire que
l’identification possible chez Nelson Cooper du «
sujet brut du plaisir» avec « La femme», donne
Son fantasme est l’inverse de l’algorithme général, quelque indication d’un pousse-à-la-femme, que
S ◊ a, inversion qui caractérise selon Lacan la Lacan considère comme fondamental pour la
structure perverse : « C’est le sujet qui se détermine psychose dans « L’Étourdit » 24 . Nelson Cooper ne
lui-même comme objet, dans sa rencontre avec la prend-il pas son propre corps comme femme dans la
division de la subjectivité» 21 . La séquence des réflexion du miroir, comme faisait Joyce de l’image
termes, a→V→S →S, indique que le sujet fait que lui en avaient donnée les hommes juifs de
défaut à la fois au début et au bout de la chaîne. Le Weininger? Joyce lui-même est connu d’ailleurs
sujet n’est ni cause première, ni conséquence finale, pour les relations perverses qu’il entretenait avec sa
mais il est pris comme élément intermédiaire dans femme Nora 25 . Questions qui doivent nous inciter à
un parcours qui va d’une « volonté de jouissance» à examiner un peu plus le scénario qui se présente.
un « sujet brut du plaisir». Dans « Kant avec Sade»,
Lacan souligne que cette « volonté de jouissance» Fantasme différentiel?
introduit en même temps un vel, correspondant à
l’opération logique de l’aliénation que Lacan va La question se pose en effet de savoir d’où procède
formaliser dans le Séminaire XI 22 . Il semble que l’usage réel du fantasme dans l’acte pervers, et
cette « volonté de jouissance» introduise un choix quelle est la relation de l’usage imaginaire et de la
aliénant entre le sujet barré et le sujet brut du plaisir. jouissance phallique. La question se pose également
Conformément à la définition donnée par Lacan en de savoir ce qui est responsable de cet « effet inverse
1964, un choix aliénant est toujours forcé, parce du fantasme» et ses conséquences quant au soutien
qu’un des termes du choix est nécessairement perdu. du désir. Pour essayer de répondre à ces questions,
Ici, on pourrait dire que le choix est « Le sujet barré partons de la formule de base du fantasme de
ou le sujet brut», disjonction dans laquelle le terme Cooper, « on étrangle une femme». Cette formule
perdu dès le début est précisément le sujet barré. fait immédiatement penser au troisième temps du
Paraphrasant une autre formule lacanienne de fantasme de On bat un enfant de Freud, article qui,
l’aliénation : « Il n’y a pas de sujet brut sans le sujet malgré son sous-titre, traite plutôt de la névrose que
barré, mais la coïncidence du sujet barré et du sujet de la perversion 26 . Conformément à la triple
brut est impossible», ce qui implique le choix forcé articulation proposée par Freud du fantasme pervers
du sujet brut 23 . Néanmoins, il y a une différence du névrosé, nous avons essayé de reconstruire les
fondamentale entre la séquence de l’aliénation dans temps sous-jacents en adaptant la structure du
le schéma du « fantasme sadien» et celle dans les fantasme névrotique selon Freud au cas de Nelson
schémas du Séminaire XI. Là où il y a possibilité de Cooper. Une structure distincte de ce fantasme dans
retour, occasion d’assumer ce qui est perdu, par la névrose et dans la perversion, sans tenir compte
l’opération de la séparation, dans les schémas du du contenu pervers commun, peut sans doute rendre
Séminaire XI, cette occasion semble être perdue compte de son usage et de son effet différentiels.
elle-même dans la séquence qui se termine par le Dans l’analyse de Freud, le premier temps est celui
sujet brut du plaisir. Autrement dit, la circulation est du fantasme du châtiment infantile, « Mon père bat
ici en sens unique, sans possibilité de retour. un enfant (qui est l’enfant que je hais)», et ce
Les éléments articulés ainsi posent le problème de la fantasme peut être rappelé sans problèmes 27 . Or, il
structure. En effet, s’il y a effectivement lieu de dire
24
LACAN J., « L’Étourdit», Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 22.
21 25
LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de Cf. GOROG F., « Joyce le prudent», La cause freudienne, n°23, Paris,
la psychanalyse, op. cit., p. 168. 1993, pp. 65-74.
22 26
LACAN J., « Kant avec Sade», op. cit., p. 775; LACAN J., Le Séminaire, FREUD S., « Ein Kind wird geschlagen. Beitrag zur Kenntnis der
Livre XI, op. cit., pp. 185-195; LACAN J., « Position de l’inconscient», Entstehung sexueller Perversionen « (1919e), Gesammelte Werke, XII, pp.
Écrits, op. cit., pp. 839-844. 195-226.
23 27
Lacan applique ce principe par exemple au jeu (aliénant) du Fort/Da : « Ici, comme ci-après, nous adoptons les traductions des formules de Freud
Pas de fort sans da, mais la coïncidence de fort et da est impossible». Cf. proposées par Lacan dans son Séminaire, Livre IV. Cf. LACAN J., Le
LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de Séminaire, Livre IV La relation d’objet (1956-1957), Paris, Seuil, 1994,
la psychanalyse, op. cit., p. 216. pp. 111-129.

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est remarquable que le rapport de Cooper mentionne extrêmement précieuse, parce qu’elle indique que la
bien une scène de châtiment avec un souvenir très situation qui se présente dans ce second temps peut
clair, quoique cette scène soit radicalement s’inverser et devenir « le père battu par moi».
différente de celle mentionnée par les patientes de Qu’est-ce que ça veut dire? À notre avis, cela veut
Freud. Nelson Cooper se souvient du fait qu’il a été simplement dire que le second temps du fantasme,
amoureux d’une fille sourde-muette de huit ans. Son distingué par Freud en 1919, ne vaut pas, selon
beau-père lui a interdit de l’approcher et il l’a même Lacan, en tant que tel pour tous les cas. Que Lacan
fouetté une fois avec sa ceinture en présence de identifie le père au signifiant impliquerait que pour
celle-ci. Il se souvient que la fille avait un drôle de Freud, il y a emprise du sujet par le signifiant, tandis
regard (un regard de jouissance?) au moment où son qu’il y aurait des cas où se manifesterait l’inverse,
beau-père le battait 28 . Le premier temps peut se c’est-à-dire l’emprise du sujet sur le signifiant 31 .
formuler ainsi : « Je suis battu par mon père (en En ce qui concerne le troisième temps, Lacan est
présence d’un être féminin)». tout à fait clair. C’est le temps terminal du fantasme
En 1957, Lacan place ce temps du fantasme sous le dans lequel il y a une désubjectivation complète
registre du signe, parce que l’intention du père est dans un énoncé à caractère pervers. D’un côté,
sans équivoque. Son acte signifie quelque chose Lacan insiste sur le « on», qui est en quelque sorte le
pour l’enfant, pour autant que l’enfant ne peut résidu du père, et de l’autre, il souligne la disparition
qu’interpréter les coups du père comme une preuve du sujet : « Dans cet On, se retrouve vaguement la
d’amour : si mon père bat l’enfant que je hais, ce fonction paternelle, mais en général, le père n’est
n’est que parce qu’il m’aime. Lacan s’exprime pas reconnaissable, ce n’est qu’un substitut. D’autre
ainsi : « Il y a le rapport du sujet avec deux autres, part, Freud a voulu respecter la formule du sujet,
dont les rapports entre eux sont motivés par un mais il s’agit souvent non pas d’un enfant, mais de
élément centré sur le sujet. Mon père, peut-on dire plusieurs. La production fantasmatique le fait éclater
pour accentuer les choses dans ce sens, bat mon en le multipliant en mille exemplaires, ce qui montre
Père ou ma sœur de peur que je ne croie qu’on me le bien la désubjectivation essentielle qui se produit
préfère. Une causalité, une tension, une référence au dans cette relation. » 32 Toutefois, ça ne résout pas
sujet, pris comme tiers, en faveur de qui la chose se l’énigme de la façon dont le sujet assume ce
produit, anime et motive l’action sur le personnage troisième temps. C’est ce que dit Lacan quand il
second, celui qui subit. » 29 évoque le problème de la perversion et de la
Le second temps du fantasme est le plus important névrose : « Il y a là comme une réduction
selon Freud, mais également le plus problématique symbolique qui a progressivement éliminé toute la
car il n’atteint jamais la conscience. Cela veut dire structure subjective de la situation pour n’en laisser
que ce second temps est essentiellement un temps subsister qu’un résidu entièrement désubjectivé, et
reconstruit par l’expérience analytique. Dans en fin de compte énigmatique, parce qu’il garde
l’analyse freudienne du fantasme névrotique, il est le toute la charge – mais la charge non révélée,
suivant : « Moi, je suis battu par mon père». Pour inconstituée, non assumée par le sujet – de ce qui est
Lacan, c’est le registre du signifiant qui se manifeste au niveau de l’Autre la structure articulée où le sujet
ici. L’acte du père n’est plus une preuve d’amour, est engagé. » 33
mais quelque chose de parfaitement ambigu : mon À notre avis, la clef de l’énigme est précisément
père me bat-il parce qu’il m’aime ou parce qu’il me donnée par ce qui se passe au second temps, celui de
hait? Lacan pose : « Cette situation, qui exclut toute la relation du sujet à l’Autre. C’est là que le
autre dimension que celle du rapport du sujet avec fantasme trouve son fondement subjectif. Plus
l’agent batteur, peut prêter à toutes sortes encore, c’est peut être là aussi que l’usage et l’effet
d’interprétations. Mais celles-ci resteront elles- du fantasme sont déterminés. Afin de rendre compte
mêmes marquées du caractère de la plus grande de ce qui se passe pour Nelson Cooper et
ambiguïté. » Tout de même, Lacan ajoute : « Le conformément à ce que Lacan nous dit de
sujet se trouve dans une position réciproque avec
l’autre, mais en même temps exclusive. C’est ou lui,
ou l’autre, qui est battu. Ici, c’est lui. » 30 Remarque l’effet du signifiant. Emprise par le signifiant implique le sujet; emprise
sur le signifiant implique le manque du sujet. Cela nous rapporte de
nouveau à la position du sujet barré dans le schéma de « Kant avec Sade»,
28 dans lequel le sujet barré est le terme perdu dès le début de l’opération du
MONEY J., WAINWRIGHT G. & HINGSBURGER D., op. cit., p. 53.
29 vel.
J., Le Séminaire, Livre /Via relation d’objet, op. cit., p. 116.
30
Ibid., p. 117. 32
LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 118.
31 La situation inverse constitue en fait un paradoxe si l’on considère la 33
manière dont Lacan définit le sujet, à savoir comme ce qui résulte de Ibid., p. 119.

92
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l’inversion au niveau du second temps, nous


voudrions suggérer le schéma suivant :

À droite, le sujet n’est pas déterminé par le


signifiant, mais tente de s’en assurer le contrôle. Le
sujet qui s’en déduit n’est pas celui de la névrose.
C’est cette maîtrise sur l’ordre symbolique au
second temps à droite qui, nous semble-t-il, peut être
jugée responsable de l’inversion du fantasme. Le
sujet est placé au-delà et ainsi la métonymie du désir
doit être remplacée par la répétition mortelle de la
jouissance. Dans notre hypothèse, la structure du
fantasme pervers se distinguerait de celle du
fantasme névrotique en ce point.
Ceci ne constitue que le début de l’élaboration d’une
clinique différentielle du fantasme. À partir d’une
interprétation psychanalytique de l’autobiographie
de Nelson Cooper, l’on peut pourtant déjà poser que
le sujet pervers ne fait pas le même usage du
fantasme que le névrosé et que cet usage différent
doit être inspiré par une structure différente. Le
fantasme constitue une structure symbolique-
imaginaire qui soutient le désir. Or, puisque le
névrosé est déterminé par l’Autre en tant que
langage et en tant que loi, il ne peut témoigner de
son usage du fantasme qu’avec honte. Chez le
pervers pourtant, le fantasme est peut-être
précisément déterminé par la transformation
effectuée sur ce sujet de l’ordre symbolique et dans
ce cas il opérerait dans la conduite du réel.

93
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Logique lacanienne
Compacité propriétés indépendantes de la situation (de
Heinrich Von Weizsäcker l’optique) particulière de l’instant donné.
Pour prévenir un malentendu possible concernant le
Nous voulons expliquer ici au non-mathématicien rôle prétendument universel de la topologie, nous
quelques aspects du concept de compacité. Nous en voudrions soumettre brièvement à la discussion ce
appelons ce faisant à la représentation intuitive que qui suit : que se passe-t-il quand, lors de la
se fait le lecteur de points situés dans l’espace description des transformations au cours desquelles
tridimensionnel et de la distance qu’ils ont les uns les concepts à étudier doivent être conservés, on
par rapport aux autres. Ce recours à la représentation modifie la notion de « continu», soit en la
spatiale n’est pas indispensable, mais celle-ci est supprimant, soit en la remplaçant par celle d’»
extrêmement utile. isométrique» ?
Dans le premier cas, on aboutit non pas à la
I. La topologie en tant que théorie de certains topologie, mais pour l’essentiel à la théorie des
invariants ensembles. Là, la seule relation fondamentale qui
existe entre un objet et un ensemble d’objets, c’est le
Le concept de compacité est un concept central de la fait d’être contenu, x est élément de M ou bien alors
topologie. Pour notre propos, il suffit de décrire il ne l’est pas. En revanche, l’adhérence appelle un
celle-ci comme la théorie mathématique des concept de proximité ou de voisinage. Ce dernier
propriétés d’ensembles, qui ne sont pas modifiées peut éventuellement être détruit lors de
lors de transformations continûment réversibles de transformations qui ne sont pas nécessairement
l’espace tout entier (y compris l’ensemble donné). continues, et c’est pourquoi « x adhère à M» n’est
Nous entendons ici par transformation réversible de pas un énoncé de la théorie des ensembles.
l’espace une modification de la position de ses Dans le deuxième cas, on part des transformations «
points, de telle sorte que deux points différents ne isométriques», c’est-à-dire conservant la distance.
sont jamais transférés vers (reproduits par) le même Dans ce cas, on arrive pour l’essentiel à la géométrie
point. D’autre part, la propriété « continûment euclidienne.
réversible» d’une transformation T de l’espace Exemples : lors de transformations isométriques, une
signifie que lors de cette transformation il ne se sphère est transposée en une sphère de même taille,
produit pas de ruptures : quand un point x adhère à et une droite en une autre droite. Par contre, lors de
un ensemble M, et seulement dans le cas où il adhère transformations continues, on peut transformer une
à lui, son point de reproduction Tx adhère aussi à saucisse ou un cube en sphère; donc les propriétés
l’ensemble de reproduction TM. (Pour ce qui est du topologiques d’une sphère, d’un cube et d’une
concept mathématique d’» adhérence», on se saucisse sont identiques; du point de vue
reportera au paragraphe 2 ci-après). topologique, ces trois-là constituent le même objet.
À partir de ce qui vient d’être expliqué, nous À l’inverse, on peut bien sûr transformer la surface
pouvons donc dire maintenant que l’énoncé suivant, d’un cercle en une coupe (faite d’un matériau
« le point x adhère à l’ensemble M», est un énoncé infiniment mince), mais on ne peut la transformer de
topologique : quelle que soit la manière dont façon continue en une sphère massive : cela signifie
l’espace, et par là ce couple, est transformé de façon que la différence entre deux et trois dimensions n’est
continue (métaphoriquement, quelle que soit la pas seulement géométrique mais également
lunette « continue» avec laquelle nous examinions topologique. Mais elle ne fait pas partie de la théorie
ce couple) cet énoncé est vrai toujours, ou bien il ne des ensembles : Cantor a montré comment on peut
l’est jamais. malgré tout transformer un cercle en sphère, d’une
Pourquoi de telles formations conceptuelles « manière il est vrai radicalement discontinue, si bien
invariantes» présentent-elles éventuellement un que du point de vue de la théorie des ensembles, le
intérêt pour l’étude de l’inconscient? Sans doute cercle et la sphère ne sont pas distincts (la preuve de
parce que les circonstances actuelles de notre vie se l’impossibilité évoquée d’une transformation
transforment continuellement, alors que certains de continûment réversible qui aurait le même effet n’a
nos modèles comportementaux se répètent. Il est pu être faite que bien plus tard).
donc naturel de se demander quelle langue on peut
utiliser, quels concepts permettent de saïsir ces

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2. Points adhérents et voisinages points de la suite M se rapprochent indéfiniment


près de y, il y a un nombre fini d’entre eux qui se
Pour comprendre le concept de compacité, nous trouve en dehors de C. Alors nous pouvons trouver
allons étudier de façon plus précise la notion d’» un petit disque U autour de z qui, premièrement, ne
adhérence». Un ensemble U de points constitue un contient aucun de ces points de M en nombre fini en
voisinage du point x, si aussi bien x que tous les dehors de C (si ce n’est z lui-même, au cas où z fait
points suffisamment proches de x font partie de U, partie de M) et qui, deuxièmement, ne rencontre pas
ou encore : si l’on peut déterminer une borne lui-même le disque C. Alors U ne contient aucun
positive telle que chaque point dont la distance à x point de M qui soit différent de z, quod erat
est en deçà de cette borne fait partie de U. Dans le demonstrandum.
plan (à deux dimensions), on pourrait exprimer cela
ainsi : U contient un disque circulaire 3. Compacité
(éventuellement très petit) autour de x. Un point x
est alors dénommé point adhérent d’un ensemble M, Un ensemble K de points est dit compact, si chaque
si dans chaque voisinage U de x il se trouve un point ensemble infini de points de K possède un point
de M qui soit différent de x. adhérent qui se trouve également dans K. On peut
donc dire qu’un ensemble K n’est pas compact si, et
Exemples : seulement si, on peut trouver un ensemble infini de
Ex. I : si M est un disque, alors chaque point du bord points de K qui n’a aucun point adhérent, ou bien
du disque est aussi bien un point adhérent de M alors dont tous les points adhérents ne font pas partie
qu’un point adhérent de l’ensemble complémentaire, de K.
c’est-à-dire de l’ensemble de tous les points qui ne
font pas partie de M. Exemples :
Ex. 2 : si par contre M est fait seulement de deux Ex. 4 : un ensemble fini est compact, car il ne
points (ou d’un nombre fini de points), alors M n’a possède pas de sous-ensembles infinis : on ne se
pas de points adhérents du tout, car chaque point x a trouve donc jamais dans la situation de devoir
un voisinage U dans lequel il n’y a pas de point vérifier la condition de la définition.
différent de x qui soit aussi en M. À cause de Ex. 5 : pour la construction de la suite en Ex. 3, nous
l’adjonction « différent de x», le fait que le point x allons montrer deux choses différentes :
lui-même fasse partie de M n’a aucune importance. a) Si K est fait de tous les points de la suite sans le
Ex. 3 : un exemple un peu plus compliqué, mais point y, alors K n’est pas compact.
important : à partir de deux points différents x et y, b) Si par contre le point y est ajouté lui aussi à la
nous construisons une suite infinie de points suite, l’ensemble élargi K est compact.
supplémentaires : le premier est x, le deuxième est Ad. a) Considérons l’ensemble K lui-même : il est
au milieu du segment qui relie y et x, le troisième est infini, mais il n’a pas de point adhérent qui fasse
le milieu du segment qui relie y et le deuxième partie de K, car selon Ex3, y est son seul point
point, etc. Le point suivant est donc toujours le adhérent, mais celui-ci n’est justement pas en K.
milieu entre le point précédent et le point y. Nous Ad. b) Soit N un ensemble infini quelconque de
appelons M l’ensemble des points qui se forment points de l’ensemble élargi K. Alors N contient
ainsi. Nous affirmons maintenant : « le point y est le également un nombre infini de points de la suite, et
seul point adhérent de M», car les points de la suite ceux-ci se rapprochent indéfiniment près de y. De ce
construite se rapprochent indéfiniment près de y, fait, chaque voisinage de y contient aussi un point de
sans jamais cependant être identiques à y. Il y a donc N. C’est pourquoi y est point adhérent de N. Parce
dans chaque voisinage de y un point de M différent que y fait partie de K, N a donc un point adhérent en
de y, c’est-à-dire que y est point adhérent de M. K. Du fait que cet argument fonctionne pour chaque
D’autre part, M n’a pas d’autres points adhérents : ensemble infini quelconque de points en K, K est
admettons en effet que z soit différent de y. Nous compact.
pouvons alors trouver un voisinage U de z qui ne
contient pas de points de M qui soient différents de 4. Les deux propositions principales concernant les
z. De ce fait nous pouvons savoir que z n’est pas ensembles compacts
point adhérent de M, y est donc le seul point
adhérent de M. Pour la construction de U, nous Le théorème de Bolzano-Weierstraß. Chaque
partons d’un disque quelconque C autour de y qui ne ensemble infini de diamètre limité possède des
contient pas z. Comme lors de la construction les points adhérents. Si l’on ajoute ceux-ci à l’ensemble,
alors l’ensemble élargi devient compact.

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C’est pourquoi il y a de nombreux ensembles 5. Remarques interprétatives


compacts.
Le théorème de recouvrement de Heine-Borel est Comme ma formulation du théorème de
essentiel pour l’interprétation. Un ensemble de recouvrement le suggère, le rôle important joué par
points K est compact si, et seulement si, cet la compacité dans la mathématique est fondé sur
ensemble possède la propriété de recouvrement de ceci : à présupposer la compacité, on peut extraire
Heine-Borel : chaque recouvrement de K par des d’une réserve infinie de cas envisageables,
ensembles « ouverts» a un sous-recouvrement fini impossibles à traiter par algorithmes, une structure
(un « ensemble ouvert» est un ensemble qui finie discrète qui soit suffisante pour résoudre le
constitue le voisinage de chacun de ses points). problème. Celle-ci est alors en principe traitable par
Quand on décrit cette proposition plus en détail, elle étapes, sans que néanmoins l’on puisse dire du point
signifie la chose suivante : si W est un ensemble de vue quantitatif combien d’étapes seront
infini quelconque d’ensembles qui, pour chaque nécessaires pour venir à bout du traitement. Pour le
point p de K, contient un ensemble U constituant un formuler de façon superficielle : là où il y a
voisinage de p, alors on peut choisir un nombre fini compacité, il y a possibilité de s’en sortir par la
d’ensembles de W qui recouvrent également tout K, finitisation.
c’est-à-dire que chaque point de K est déjà contenu Comment cela devient-il possible?
dans un de ces ensembles choisis, en nombre fini. Nous voulons reconsidérer sous cet angle les deux
Nous illustrons cette façon de caractériser la aspects de la compacité qui ont été évoqués dans les
compacité en reprenant encore une fois, avec son deux théorèmes du paragraphe précédent.
aide, l’exemple mentionné plus haut. Le premier contexte, celui des suites et de leurs
L’ensemble K des points de la suite (sans y !) n’est points adhérents, a depuis toujours provoqué, au
pas compact : nous pouvons en effet disposer autour plan de l’histoire des idées, l’association avec le
de chacun de ces points infiniment nombreux un paradoxe de Zénon sur Achille et la tortue. Il y a là
petit disque qui ne contient aucun autre point de K. un aspect dynamique de mouvement suscité par le
Soit W le système de ces disques. Alors W contient fait de décrire la construction de la suite. Pacte
pour chaque point p de K un voisinage de p, à savoir mathématique décisif qui produit la compacité (que
le disque qui contient p. Si maintenant on choisit un ce soit par les coupures de Dedekind, la complétion,
nombre fini de ces disques, disons un million, alors ou tout simplement par l’intuition géométrique) est
ces disques choisis ne recouvrent qu’un million de celui qui introduit le point adhérent de la suite
points de K, c’est-à-dire pas tout K. De ce fait, W est comme un objet mathématique propre, non pas
un recouvrement de K sans sous-recouvrement fini : comme composante de la suite, mais néanmoins
l’ensemble M n’a pas la propriété de recouvrement comme un point à considérer sur un pied d’égalité
de Heine-Borel. avec les points de cette suite. On part d’un haut
Nous ajoutons maintenant le point y à l’ensemble K. niveau d’abstraction, qui permet de formuler la loi
De ce fait, K devient compact : soit alors un système de formation d’une suite, quand on décrit en
W quelconque d’ensembles tel que chaque point de quelques mots un processus infini envisageable. À
K possède un voisinage faisant partie de W. Il existe partir de là, il n’y a ensuite qu’un pas
alors, se rapportant plus particulièrement au point y comparativement plus petit à faire pour inclure la
(du fait que celui-ci fait maintenant partie de K !) un discussion sur les points adhérents (et ceci malgré
ensemble U qui contient un disque entier autour de les nombreuses discussions méthodo-philosophiques
y. Dans cet ensemble U se trouvent alors extrêmement intéressantes autour de cet acte). Dès
nécessairement, après construction de la suite (avec que cela a été fait, on a trouvé, sur le plan du calcul,
un nombre tout au plus fini d’exceptions), les autres un nom pour l’objet qui permet de dire que le
points de K. Pour les points d’exception en nombre mouvement de la suite « ne se perd pas dans le
fini, on peut encore choisir pour chacun d’eux un vide». D’une certaine manière les mathématiciens
voisinage élément de W Ces voisinages forment prennent, quand ils accomplissent cet acte, le taureau
ensuite avec U un sous-système fini de W par les cornes.
recouvrant tout K. K possède donc la propriété de Mais revenons au deuxième contexte, celui évoqué
recouvrement de Heine-Borel. Du fait d’avoir par Lacan juste avant qu’il n’en arrive à Don Juan
rajouté le point y, le problème du recouvrement est dans le Séminaire Encore (chapitre I, 3e partie, pp.
soudain devenu plus simple I 13 à 15). Après avoir, du point de vue historique,
repoussé les scrupules qui empêchent d’accepter les
points adhérents, il devient possible de formuler le

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très efficace théorème de recouvrement. On obtient


alors une image plus statique. On part d’un
recouvrement, c’est-à-dire qu’il y a une règle qui
attribue à chaque point de l’ensemble compact un
ensemble de recouvrement contenant ce point. C’est
seulement parce que l’on tient compte ce faisant des
points adhérents, qu’il est possible de trouver un
sous-recouvrement fini. Comme le montre l’exemple
à la fin du paragraphe 4, il y a nécessairement dans
ce recouvrement fini un ensemble dont on ne connaît
l’existence que par l’intermédiaire du point adhérent,
lequel de son côté doit sa dénomination à
l’abstraction décrite plus haut.
Pour résumer et conclure ce propos, c’est seulement
la deuxième étape vers l’abstraction qui apporte la
compacité et donc la finitude, c’est-à-dire la solution
théorique à la question formulée lors de la première
étape et soulevée par le concept d’une infinitude
pensée. Mais même là où elle réussit, cette
finitisation n’apporte pas au mathématicien la
garantie que l’empan d’une vie suffirait pour
exécuter toutes les étapes successives nécessaires.
Traduction : Johanna Martin.

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UNE PASSION PSYCHOTIQUE DU VRAI : après qu’il s’en soit fait, pour la dérober, le véritable
IRONIE ET DÉRÉLICTION CHEZ ATTILA destinataire, au point que lui en revienne
JÓZSEF l’injonction, comme Thyeste, de consommer son
être même, et par là même sa propre perte. N’ayant
plus barre sur la reine, à partir du moment où Dupin
François Sauvagnat lui avait repris la missive, le ministre se retrouvait
« L’homme n’est rien, l’œuvre c’est tout. »
confronté au retour catastrophique de la machine
( Gustave Flaubert, Correspondance avec George Sand) qu’il avait lui-même armée. Mais si, dans le même
« … Vous ne voyez que du contenu là où je ne projette – de plus en plus
angoissé – que ma propre déréliction. »
article, Jacques Lacan notait que le névrosé, par les
(Attila József : Lettre à Gábor Halász) moyens du discours vide et des semblants qu’il
véhicule, peut, par sa méconnaissance, prétendre
tirer son épingle du jeu et détourner de lui ce retour
Écriture et littoral mortifère, on peut douter que la chose soit si aisée
pour un sujet psychotique. En effet, pour ce dernier,
Nombreux sont les travaux qui ont essayé de rendre l’existence d’un garant de la parole donnée s’avère
compte des rapports qu’un poète peut entretenir avec carente, les significations dont il pourrait se parer
l’écriture. Considérablement enrichie des apports tendent vers le non-sens, et son être en paraît
formalistes d’un Roman Jakobson, la question a été d’autant plus improbable, au point parfois de ne
radicalisée par la façon dont Jacques Lacan, dans un s’incarner que dans un rejet. Certains peuvent saisir
article intitulé « Lituraterre» 1 , a pu l’envisager. ce mécanisme pour parer à l’émergence de
Pour lui en effet, non seulement l’écriture ne peut significations menaçantes, voire suppléer à la
être considérée comme un simple instrument plus ou carence du Nom-du-Père, comme cela a
moins indocile dont se servirait le littérateur, mais probablement été le cas de Joyce. Mais d’autres au
elle produit son être même, en délimitant deux contraire, martyrs de la vérité, exhibant la carence de
territoires dont la différenciation serait pour le sujet l’Autre – c’est-à-dire sa jouissance – peuvent en
un enjeu crucial. Selon cette perspective, adoptée à devenir les victimes.
un moment où, comme l’a montré Jacques-Alain C’est bien sur ce versant que nous tenterons de situer
Miller, Jacques Lacan explore systématiquement la poétique d’Attila József (1905-1937). Ce poète fut
l’hypothèse selon laquelle la référence ne tient plus, considéré dans les années 1930 comme le rénovateur
l’enjeu de cet acte serait de tracer une limite entre le le plus important de la poésie hongroise, dans
savoir et la jouissance : « le bord du trou dans le laquelle il avait importé des influences du
savoir, voilà ce qu’elle dessine» 2 . Cette limite, surréalisme, en particulier du surréalisme français,
Jacques Lacan la qualifiait de littorale, en référence qu’il avait pu connaître grâce à un séjour à Paris
probable à cette zone interdite qu’est restée jusqu’à dans les années vingt.
la théologie naturelle du XVIle siècle ce qu’on Après sa mort par suicide (il se jeta sous un train,
appelait estran, puisqu’on pensait encore, comme l’a l’année 1937), il fut immédiatement considéré
bien montré A. Corbin dans L’occident et le désir du comme une victime du capitalisme et un héros du
rivage, que ce territoire était une cicatrice du déluge, prolétariat par ses amis communistes. Il avait
limite approximative d’une mer que presque tout certainement quelques titres à cela, comme y ont
présentait comme hostile à l’existence humaine 3 . La abondamment insisté ses biographes : né dans une
lettre, de même, dessine un parcours par lequel le famille ouvrière misérable, le père ayant rapidement
sujet se dérobe à un certain savoir de l’Autre, au déserté le foyer maternel, devenu tôt orphelin de
risque que la machinerie scripturale se retourne mère, placé chez des paysans qui le forcèrent à
contre lui. Il en était déjà ainsi dans La lettre volée 4 , changer son prénom, il consacra sa vie entière à la
où la lettre, détournée de son destinataire de départ poésie, sans jamais arriver à un minimum d’aisance
(la reine, dont elle atteste la trahison), finissait par financière – et en refusant d’ailleurs toutes les
revenir d’une façon catastrophique à son voleur, occasions qui s’offraient à lui d’améliorer sa
situation. Mais en réalité, si Attila József s’était
1
LACAN J., « Lituraterre» (1971), Littérature n°3, octobre 1971. dépeint comme un pur produit du prolétariat dans les
2
Ibid. p. 6. années vingt, et si une partie importante de son
3
Sur les implications de ce concept, voir notre ouvrage Sublimations et œuvre a pour thème la vie ouvrière et son désespoir,
suppléance, Paris, GRAPP, 1991. il ne faut pas oublier que les communistes l’avaient
4
LACAN J., « Le Séminaire sur 'La lettre volée', Écrits, Paris, Seuil, 1966, exclu du Parti en 1930, considérant que son œuvre
pp. 11-61. pourrait porter préjudice à la cause de la révolution.

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Il avait, en effet, déclaré à plusieurs reprises que mélancolie» ou « désespoir» 6 . Même si l’ensemble
pour lui, la construction du socialisme n’était rien peut prendre aux yeux d’un clinicien une allure
d’autre… que la construction de son propre moi. quelque peu inquiétante, qui n’est pas sans évoquer
Sa poésie peut se décrire brièvement par les le « miracle de hurlement» (Brüllentwunder) dont a
caractéristiques suivantes : un rythme classique, témoigné le président D. P. Schreber dans ses
traditionnel dans la poésie hongroise, une utilisation Mémoires d’un névropathe 7 , la création picturale
parfaitement précise de la forme phonétique pour vient néanmoins donner consistance à cet appel, et
produire une impression de polyphonie, des se situera toujours dans une certaine continuité avec
thématiques qui sont le plus souvent des thématiques la création picturale ultérieure. L’expérience
populaires, l’apparition, souvent à la fin du poème esthétique de départ, elle, sera d’ailleurs nommée
ou à la fin de la strophe, d’un mot particulièrement fort classiquement stemning, c’est-à-dire
grotesque ou ironique, d’une ironie proprement l’équivalent norvégien de l’allemand Stimmung,
schizophrénique. 5 cette émotion supposant une communion avec la
nature et faisant en quelque sorte de l’homme l’égal
Au-delà de l’expressionnisme d’un dieu qu’avait essayé de décrire Carl Gustav
Carus 8 en référence notamment à la peinture de
C’est une particularité tout à fait étonnante d’Attila Caspar Friedrich. Bien entendu, il s’agit chez Munch
József que certains de ses textes donnés comme d’une expérience qui se situe en quelque sorte à
devant décrire son art poétique aient eu d’emblée – l’envers de celles de Caspar Friedrich, et il faut
avant même qu’il ne commence à s’intéresser à la opposer son désespoir, la déréliction qu’il décrit à
psychanalyse – une portée autobiographique; bien l’apaisement, voire au triomphe de l’homme sur
loin d’introduire le lecteur à une expérience l’immensité de la nature au soleil couchant que
esthétique partageable, ils se présentent comme une décrit Caspar Friedrich (cf. le tableau Voyageur
sorte de plainte qui jamais ne s’articule comme un contemplant une mer de nuages (1818), ou Femme
appel, séparée de considérations poétiques (ces au lever du soleil). Néanmoins, à maints égards,
dernières avaient chez lui souvent un caractère Munch ne cessera jamais complètement de faire
normatif), sans qu’une liaison, qu’un nouage ne soit référence à cette tradition, comme en témoignent ses
opéré entre ces deux domaines. Peut-être une dernières œuvres, plus pacifiées, et même, selon
comparaison nous aidera-t-elle à préciser ce point. certains, affadies, où les rayons du soleil se posent
On sait que chez un des artistes communément en diffractions successives sur un univers enfin
considéré comme un des fondateurs de réconcilié.
l’expressionnisme, mouvement dont à maints égards Par contraste, ce qui est saisissant chez Attila József
József n’était guère éloigné, Edvard Munch, est le fait que d’emblée, ses conceptions esthétiques,
l’expérience esthétique qui a en quelque sorte servi voire ses techniques poétiques propres – et sur
de modèle à une grande partie de son œuvre était lesquelles il a toujours été sans concessions, comme
une expérience de déréliction, débouchant il l’a notamment précisé dans une critique quelque
directement sur une création esthétique; la séquence peu virulente d’une œuvre de Mihail Babits 9 –
était celle-ci : à partir d’un sentiment de désespoir apparaissent radicalement incompatibles avec toute
éprouvé au coucher du soleil, l’artiste avait subjectivité, comme si le cri d’appel qui thématise
l’impression que le ciel se couvrait de sang, d’une de part en part l’œuvre de Munch restait chez le
langue de feu qui se rapprochait de lui; poète hongrois un horizon radicalement inaccessible.
simultanément résonnait un cri, qui servira à
nommer une bonne partie des œuvres de Munch
(Skriket en norvégien) avec comme variantes « 6
Sur les différents aspects de cette série, cf. SEUL Edvard Munch, Paris,
Flammarion, 1990.
7
SCHREBER D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975. À noter
qu’A. József semble témoigner du même genre d’expérience dans « Cela
fait mal» (1936), lorsqu’il évoque les cris qui partent du dehors (« cela fait
5 mal !») devant le spectacle de la femme qui l’a laissé à l’abandon, «
Cette question de l’ironie du schizophrène, évoquée par Lacan, dans son
charrié par la mort». Néanmoins, la particularité de ce poème veut que ces
Séminaire sur « La logique du fantasme» à propos de Wittgenstein, a été
partenaires soient conviés à crier avec le poète, qui « n’a de place parmi
récemment ranimée par J. -A. Miller. Rappelons que l’intérêt pour cette «
les vivants» (SZABOLCSI M., FEHER E., Attila József, sa vie et sa
attitude schizophrénique», considérée comme une tentative de
carrière poétique (1978), Budapest, Corvina, pp. 287 et suiv.) .
compensation de la « désagrégation schizophrénique» est déjà manifeste 8
dans l’ouvrage de Minkowski sur la schizophrénie, et semble avoir été FRIEDRICH C. D., et CARUS C. G., De la peinture de paysage 1988, Paris,
courant chez les psychiatres d’influence binswangerienne; un article du Klincksieck, 1988.
bernois Hans STECK (« Les attitudes schizophréniques : l’attitude 9
Parue dans la revue A Toll, 10 janvier 1930.
ironique et ludique», Évolution psychiatrique, 1956) rassemblait
d’intéressantes notations à ce sujet, singulièrement oubliées de la plupart
des travaux actuels sur les schizophrénies.

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Le divorce du sujet et de la forme « comme le s’écarter de la pureté et de la précision». L’Un de la


commandant d’un peloton d’exécution…» langue, loin de représenter le sujet, l’exclut donc
d’emblée.
Déjà, lors de son séjour à Paris où il suit des cours à Cette question est reprise dans sa confession d’allure
la Sorbonne tout en ayant des contacts avec le milieu idéaliste, écrite pour la revue Erdelyi Helikon
surréaliste, en 1926, dans une lettre à Endre Gáspár, (1929), où il déclare : « Je crois à la pure raison,
il évoque une conception poétique dans laquelle il comme n’importe qui pourrait y croire si vivre avec
s’agit d’exclure tout procédé symbolique : « Je me elle n’était si fatiguant; je crois à la pure poésie qui,
suis efforcé d’exprimer ce que j’avais à dire le plus au-dessus des antagonismes de la société, crée une
objectivement possible, à l’exclusion de toute pensée communauté humaine et représente une force
accessoire», déclare-t-il. « Grâce à ce procédé, sereine, totalement saine et céleste. Je crois dans cet
forme et contenu étant identiques, ce dernier esprit pur qui délie peu à peu le corps en se modelant
deviendra plus précis, l’existence du poème avec maîtrise sur la plasticité mouvante de l’histoire
s’imposera avec une force accrue et le poème lui- et dont la liberté est sans limite. » Mais loin que
même gagnera en authenticité,» Ce souci d’une l’artiste, comme sujet, prétende par là rejoindre
coïncidence de la forme et du contenu le rapproche l’universel, comme le voulaient les romantiques, ou
des constructivistes, pourrait-il sembler, mais il plus classiquement réaliser un concept propre à
préférait considérer que le constructivisme n’est l’entendement divin, comme le voulait
qu’une théorie extrinsèque de plus : « Aucun objet Baumgarten 11 , la conclusion de ces considérations
d’art, note-t-il dans le même texte, ne peut être est plutôt surprenante : « en moi-même, je souffre
constructiviste, seule la critique est susceptible de énormément et cela n’a pas d’importance». Dans la
l’être». Dans certaines chansons populaires suite de ce texte, il explique : « l’humanité ne
hongroises, l’émotion est comme incluse dans les « m’intéresse pas, elle est un simple état de fait, tandis
faits» relatés. Ici, la structure interne de l’objet est à que moi, je fus mis au monde pour des valeurs» ;
la fois « organiquement construite et ayant ainsi apparemment renoncé à un partage avec
constructivement organisée». C’est le thème qui, ses semblables, il se qualifie de « valet humble et
semble-t-il, se présente au départ comme un vide à insatisfait du système social purifié de l’avenir, car il
remplir. Le problème artistique par excellence est de faut du temps et de la réflexion pour reconnaître la
savoir comment le « contenu» va le remplir avec vérité, et aujourd’hui une vie d’homme est trop
exactitude. « Le contenu est toujours thème, mais le brève […]». Son rôle, c’est de « faire que nous
thème, catégorie englobante, n’est pas toujours puissions tous inhaler jusqu’en notre for intérieur, la
contenu. » Mais ce thème ne peut être envisagé joie vitale de l’art et la découverte de la poésie,
comme le matériau, l’instrument d’une élaboration. vérité pour vérité, valeur pour valeur». Ce qui est
À la limite, il n’y a pas plusieurs façons de le « frappant, c’est qu’aucun type d’expérience
traiter», mais une seule. Nous ne sommes pas très esthétique subjective ne soit à proprement parler
loin de la façon dont Wittgenstein envisageait la décrite, si ce n’est celle de l’exclusion de l’artiste au
langue comme un « tableau», ou comme un « mode profit d’une totalité à venir.
d’emploi». On sait que Wittgenstein avait corrigé
l’adage de Lessing, dans ses Dialogues pour des Du prolétariat comme contenu au peuple comme
francs-maçons 10 (« Der Weise kann nicht sagen, «pure forme du vide désertique»
was er besser verschweigt» ) en proclamant que ce
qu’on ne peut pas dire, il vaut mieux le taire. Attila On ne peut pas dire, en effet, que József ait
József, lui, écrit à Endre Gáspár que « l’artiste ne considéré que la forme poétique puisse finalement
peut et ne doit faire autre chose que dire tout ce qui contenir en soi la détermination absolue du sujet,
est à dire» ; c’est seulement dans l’après-coup que comme cela a été proposé par un certain formalisme.
ceci peut être constaté par un embrayage parfait qui De façon caractéristique, la forme doit être, selon
puisse donner au créateur le sentiment d’être « lui, soumise dans une certaine mesure au contenu,
comme le commandant d’un peloton d’exécution». qui lui prête ses qualités : ce contenu, clairement dès
Mais c’est précisément ce qui exclut l’artiste de son ses premiers écrits, c’est le peuple, le prolétariat,
acte. Autrement dit, « je ne peux avoir une langue promu donc au rang de sujet là où l’artiste, en tant
individuelle», déclare-t-il, « car il n’existe qu’une que tel, ne peut que s’effacer. Dans la conférence «
seule langue pure et précise; s’en écarter, c’est
11
10 BAUMGARTEN A. G., Esthétique (1750), L’Herne, 1988, §584 et suiv.
LESSING G. E., Dialogues pour des francs-maçons, tr. fr., éd. Borrégo Rappelons qu’on doit à cet auteur – inspirateur de Kant – l’invention du
1993. terme « esthétique».

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Littérature et socialisme» 12 , une position formaliste angoissé – que la forme de ma propre déréliction. »
14
et dialectique à la fois est présentée, selon laquelle la Le maniement de la forme, loin de parer à
forme « est l’activité qui se déroule dans la vision, l’implacable logique de la psychose, s’avère donc
tandis que le contenu est la signification que la pour lui un piège auquel il n’aura su échapper.
forme, nécessaire à la vision, propose à l’intellect.
Ainsi, la qualité de la forme est définie par le Art poétique et biographie une quête du vrai
contenu. En d’autres termes, la forme a une qualité
double : elle est déterminée par le contenu qui la La constatation de ces apories est en fait déjà
remplit, et est en même temps déterminée – re- implicitement présente dans le fragment
déterminée – en contenu par notre vision. » Le mot – autobiographique intitulé « Métrique et poésie»,
ainsi l’expression « j’ai faim», par exemple – ne dans lequel le poète explique que l’origine de sa
prend sa valeur propre que par son contenu « vocation consiste dans une sorte de vérification :
universel et social». Il vient de cette façon remplacer savoir en quoi consiste le secret de la « fascinante
le sujet créateur, en une substitution dont l’artifice assurance des adultes»: il aurait aimé faire ce que
mécanique est visible. Il tient dans l’arbitraire d’un font ces adultes « insondables et effrayants». Pour
choix qu’aucune règle externe ne vient vraiment cela, il répandit un jour de l’eau froide sur le verre
justifier : « Dans la poésie, on fait le choix d’une brûlant d’une lampe, à la suite de quoi, le verre se
partie de la réalité à laquelle est conférée pour la brisant, il fut grondé par sa mère. Même si le poète
vision la dimension de la réalité entière. Les déclare qu’il s’agit à ce moment-là de « vaincre la
éléments de la partie de la réalité choisi perdent leur peur» devant des objets tels que des locomotives ou
existence autonome, n’agissent plus qu’avec des chevaux, on a plutôt l’impression qu’il s’agit
ensemble» (1928) 13 . Un ensemble dont la d’éprouver de quel type de consistance est fait
réalisation ressemblera de plus en plus à la l’Autre dans lequel il devrait pouvoir inscrire son
quadrature du cercle. C’est ainsi qu’en 1935, dans être; et il arrivera bientôt à l’idée qu’il est d’une
une lettre à Gábor Halász, József reviendra sur les inconsistance absolue, qui ne lui laisse à lui-même
apories de son « formalisme», en renonçant de fait d’autre choix que la disparition. Mais ce qui est
au contenu « social»: « […] Je vois la condition du particulier à Attila József est le fait que cette
prolétariat comme une forme, en poésie comme dans inconsistance est comme recouverte par l’espoir
la vie sociale, et j’utilise en tant que tels les motifs affirmé sans grande conviction que peut-être les
qu’elle me fournit». Dire qu’il s’agit d’une forme adultes sont-ils capables de dominer cette
revient, pour lui, à cette époque, à dire que ce sur inconsistance. Cette tentative de recours à autrui,
quoi il s’agit d’opérer, c’est sur le néant qu’il sent à comme nous le verrons par la suite, restera une
l’œuvre en lui-même : « Par exemple, continue-t-il, particularité essentielle de sa position subjective.
j’ai souvent une sensation de vide et de désert. Mon Le récit de sa première tentative de suicide manquée
désir d’expression, ma volonté de détruire, de est un peu du même type, puisqu’il s’agit de rendre
déconstruire et de restructurer se nourrissent alors du quelqu’un « responsable de la mort d’un petit garçon
prétexte offert par le spectacle des terrains vagues, aussi gentil, aussi intelligent, aussi talentueux». On
qui, à notre époque, trouve sa raison d’être dans le peut donc considérer qu’il s’agit d’une sorte d’art
concept du capitalisme, mais qui ne m’intéresse – poétique, par lequel le poète se construirait comme «
moi, le poète – qu’en tant que forme possible de ma auteur» mais en négatif : il n’est possible d’être «
sensation de vide désertique. » De façon vraiment» gentil, intelligent et talentueux, en
caractéristique, c’est à ce moment qu’il évoque sa somme, d’exister, que dans le suicide, là où
place de déchet dans le monde, ce qu’il ne peut l’inconsistance de l’Autre est comme incarnée par
partager avec autrui. Son engagement socialiste, l’irresponsabilité d’un adulte. Autrui est donc
considère-t-il rétrospectivement, n’a été l’occasion convoqué, mais ce n’est pas pour partager une
que d’un malentendu : « Voilà pourquoi – hélas ! – expérience esthétique, ni pour garantir la consistance
je ne trouve pas ma place à gauche non plus. À de l’univers : il s’agit au contraire qu’il vienne
gauche – vous comme les autres –, vous ne voyez incarner en quelque sorte le défaut de l’univers. On
que du contenu là où je ne projette – de plus en plus retrouvera des notations du même type dans son «
journal psychanalytique», oit, radicalement, se
posera à lui la question de la vérité comme un abîme
12 sans fond.
Cité dans SZABOLCSI Mikl6s, FEHER Erszebet, Attila József, sa vie et sa
carrière poétique, op. cit., p. 149.
13
Il semble que cet aspect des conceptions de J67sef ait retenu
particulièrement György LUKACS, notamment dans ses Problèmes du 14
réalisme (1948). Cf. SZABOLCSI M., FEHER E., op. cit.

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Futilité et perfection Enchâssement et discordance

On trouve en fait constamment chez Attila József, Il nous semble qu’une démonstration de ce point a
une hésitation entre deux types de positions : déjà été donnée par G. Kassai clans son article « Le
l’accent est, soit porté sur la forme poétique, en traitement du résidu» 17 – qui traite d’un quatrain
laquelle il place alors tous ses espoirs, soit sur sa paru dans le recueil intitulé Médaillons (1928) :
position comme sujet, et il se trouve alors dans une Zôld füst az ég és lassan elpirul
position de déréliction, qui lui aura permis Csöngess : a csönges tompa tóra hull.
paradoxalement des créations particulièrement Jéglapba fagyva tejfehér virág –
remarquables. Elvált levélen lebeg a világ – 18
Ainsi par exemple, à maintes reprises, il a exalté la
forme du langage dont il a essayé de se remplir; lors L’exploitation des particularités phonologiques du
de son séjour à Paris, il tentera d’assimiler la langue hongrois, a montré G. Kassai, est là portée à une
française en apprenant par cœur le dictionnaire; plus sorte de paroxysme, tant au niveau des quantités
tard, il a voulu considérer la langue hongroise (consonnes simples/consonnes doubles; voyelles
comme un « instrument universel» 15 . De même, brèves/voyelles longues), de l’harmonie vocalique,
lorsqu’il deviendra responsable de la revue poétique qui crée des alternances (au deuxième vers, les
Szép szó, il exigera toujours que les poèmes publiés voyelles sombres succèdent aux voyelles claires à
par la revue présentent une forme parfaite. Le titre partir de l’hémistiche) et des enchâssements (une
de la revue est lui-même un programme, et il a zone « sombre» enchâssée par deux zones « claires»
consacré tout un article à expliquer le sens qu’il dans le troisième vers, et l’inverse dans le
entendait donner à l’expression Szép szó, qui ne quatrième). Le quatrième vers est particulièrement
devait pas vouloir dire, comme on aurait pu croire, ciselé, puisque dans elvált levélen « la première
une belle parole, mais véritablement LA PAROLE, syllabe de chacun des mots se compose des mêmes
une parole dont les qualités formelles garantiraient phonèmes […] mais disposés dans un ordre
enfin qu’elle ne trompe pas 16 . Néanmoins, on peut différent» et qu’il y a en outre une « assonance
considérer qu’il n’a pas pu trouver sa solution dans consonantique entre lebeg et világ». La quasi-
ce registre, que tout le poussait à dénoncer. À la fin homonymie de virág (fleur) et világ (monde) est
de sa vie, dans une interview à la revue Brassoi également frappante, qui provoque un effet
Lapok (5 juillet 1936), il propose l’explication sémantique sur lequel nous nous attarderons. Enfin,
suivante du poème « Si tu voulais écrire un poème et ce qui frappe également est l’abondance extrême des
que les frais soient réunis». « Je ne crois pas qu’un « 1», par rapport à leur fréquence habituelle dans la
homme puisse sacrifier son existence à la poésie. langue hongroise. Il est certain que ces assonances,
Celle-ci est une tentative de solution pour l’homme. ces forçages de l’axe paradigmatique sur l’axe
A-t-il échoué dans la réalité, dans la culture ou dans syntagmatique, pour paraphraser Jakobson, ont
la nature? – Il recourt alors à la poésie pour lui également des effets sur la production sémantique,
conférer une valeur de réalité. La poésie est une dont les résultats sont surprenants. En effet, que dit
nature devenue superflue, mais c’est un superflu ce poème, qui ne contient que deux verbes qui tous
nécessaire. » Malheureusement, contrairement à ce deux produisent un effet étrange (csöngess : sonne;
que voulaient soutenir quelques décennies lebeg : plane)? Si le premier vers nous fait assister à
auparavant en Angleterre les théoriciens de « l’art la juxtaposition sans suffixes ni affixes de « la verte
pour l’art», pour lui, cette superfluité ne sera jamais fumée et du ciel qui lentement rougit», le second
fondée dans une nécessité qui puisse justifier son nous dit qu’» une sonnerie [tombe] sur un lac
existence… obtus». Se fige alors, au troisième vers, grâce à un
Cette thématique du rejet, de l’incompatibilité entre illatif initial (jeglap-ba), à l’intérieur d’une plaque
l’artiste et le monde, mais également entre lui et son de glace blanche comme le lait, une fleur. Mais par
œuvre, a été non seulement une source de souffrance un brutal contraste, le dernier vers dit mot à mot
constante, mais également de créations ceci : « détaché sur feuille plane le monde». Ce
particulièrement acrobatiques. double mouvement contradictoire d’enchâssement et

17
15 KASSAI G., « Le traitement du résidu» (1978), Colloque sur la traduction
Ibid. p. 264. poétique, ouvrage collectif, Paris, Gallimard.
16 18
Cf. à ce propos le témoignage de Bertalan HATVANY, « In memoriam 'La Voici une des traductions qui a été proposée de ce poème par G. KASSAI
belle parole'«, Nouvelle Revue de Hongrie, Szept. Okt. 1944, republié dans (op. cit. p. 27) : « Verte fumée, le ciel lentement rougît. Sonne : la sonnerie
József ATTILA : Összes müvei (Oeuvres complètes), ed. Waldapfel József tombe sur un lac obtus. Fleur d’une blancheur laiteuse prise dans une
Szabolcsi Miklós, Budapest, 1955-1958, pp. 2002-2006. plaque de glace. Sur feuille détachée, le monde se balance.) ,

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de détachement ne peut guère manquer de provoquer dans un tel poème, consiste au contraire en une
une sensation de malaise, voire de bizarrerie. Si l’on fusion dans un Autre présenté comme gelé, toute
doit lui donner un sens dans la vie du poète, il faut séparation étant donc renoncée, à partir de quoi un
probablement évoquer la façon dont pour lui l’appel détachement discordant 20 va avoir lieu qui emporte
à autrui se concluait invariablement par un échec avec lui la cohérence de l’univers.
insupportable, qui, à la fin de son existence, prit une
tournure particulièrement tragique. Nous sommes ici Silence et fragments dérisoires : trous et verrous de
dans une problématique où l’impossibilité de l’univers
séparation caractéristique de la psychose est certes
en jeu 19 , mais cette impossibilité est comme Il semble qu’on retrouve une thématique semblable
exhibée. En effet, la fleur prise dans la glace de la lorsque Attila József, dans Nuit d’hiver, évoque le
blancheur du lait – où l’on peut évidemment voir un silence insoutenable, caractéristique du type d’Autre
figement, une stase particulièrement brutale où auquel il est confronté :
l’Autre maternel signale au sujet qu’il n’est rien « […] et comme la pensée même la nuit d’hiver
d’autre qu’un condensateur de jouissance – est Répand partout son rayonnement clair
donnée comme équivalente de la séparation, Le silence de cette obscurité toute argentée
séparation d’un monde dont la seule consistance est Fixe la lime sur le monde comme un verrou de
de planer sur une feuille, avec une série sûreté. Corbeau vole dans le froid, l’air livide de
d’allitérations des « 1» qui peut difficilement ne pas l’espace, Entends-tu ce silence ma carcasse
donner le vertige à qui voudrait en suivre la logique : Le silence se fait de glace
Elvált levélen lebeg a világ – puisque le « 1» du Les molécules se fracassent.
premier mot (dépendant d’un el - séparatif, elvált Dans quelles vitrines voit-on rayonner
signifiant « détaché» ) se retrouve deux fois dans le Des nuits d’hiver pareilles?» 21
second, levélen (mot à mot : « sur feuille» ) le
préfixe el se trouvant comme « inversé» pour se On pourrait, nous semble-t-il, rapprocher ici la
retrouver, augmenté de cette inversion, dans les deux fixation de la lune sur le monde « comme un verrou
syllabes finales – élen, puis dans le préfixe le – de de sûreté» à l’enchâssement de la fleur dans la glace.
lebeg-, où il peut s’entendre comme indiquant la Loin que le sujet soit confronté à un type d’Autre lui
descente, avant que le vers ne se conclue sur virág, permettant de laisser subsister son désir, il semble
le monde; et l’on comprend brusquement que ce qu’au contraire son désir se trouve comme enterré –
dernier est l’enjeu de tout ce mouvement discordant, « c’est un cercueil qu’il vous faut » 22 écrira-t-il dans
dont on conviendra qu’il laisse loin derrière lui le un autre poème – car toute fiction derrière laquelle il
coup de dés mallarméen. Certes, comme l’écrivait pourrait le faire jouer se trouve d’emblée dénoncée
Andor Németh, « le poème est un univers clos, du comme vouée au néant.
vécu figé dans de l’ambre» ; mais tout s’y passe Cette thématique du fragment, du petit objet
comme si, en un discord irréductible, le son, l’appel, dérisoire qui vient dénoncer l’inanité du monde –
provoquait chez le sujet un figement, donné quelque chose comme l’inverse d’un objet
paradoxalement comme l’équivalent d’un transitionnel, selon la terminologie de Winnicott – se
détachement. Si une telle position peut être qualifiée retrouve très fréquemment dans les poèmes d’Attila
d’acrobatique, et a comme corrélat positif l’intérêt József. Dans Nuit d’hiver, peu avant le passage que
que manifestait Attila József pour la musique nous venons de citer, il écrivait :
dissonante de Bela Bartók (« seule la dissonance « […] sur le torse d’un buisson, seul un ruban reste
permet la création; toute comparaison est accroché un dérisoire éclat d’argent, comme un
dissonance», écrivait-il dans son essai sur Bartók), haillon Tant d’étreintes, tant de sourires,
elle n’est pas sans évoquer les lourdes difficultés S’accrochent aux branches du monde. » 23
dont souffrira ultérieurement le poète. En effet, s’il C’est ainsi que le sujet lui-même se trouve « assis
est vrai que l’existence d’un sujet se joue dans une sur la branche du néant», en une étonnante topologie
séparation à partir de laquelle il imposera son
existence en un « littoral» de jouissance qui, 20
Sur les rapports entre le laisser-tomber ironique et la discordance telle que
s’opposant au savoir de l’Autre, fait la place du définie par Chaslin, voir SAUVAGNAT E, De la discordance
désir, la position que semble réaliser Attila József, schizophrénique à la problématique borroméenne, à paraître.

21
19 SZABOLCSI M., FEHER E. op. cit., p. 198.
Cf. notamment LACAN J., « Position de l’inconscient», Écrits, Paris, Seuil, 22
1966. Ibid., p. 97.
23
Ibid., p. 198.

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où l’univers n’offre plus aucune autre garantie à son vacuité de son nom, et écrira même un poème où il
existence qu’un fragment dérisoire par quoi son explique que son patronyme ne vaut guère plus que
inanité se trouve dénoncée. Ces bribes, sortes de la marque d’un produit de détergent.
coutures de l’univers, sont très fréquemment Cette problématique semble être arrivée à un
évoquées par le poète. Dans un des derniers poèmes paroxysme dans le fragment intitulé « L’association
où il montre un certain apaisement, « Tout au bord des hommes blonds», 25 rédigé lors de la crise qui
du Danube», cette couture, où se localise très précédera son suicide, où il se répand en une sorte de
exactement le poète, est désignée par des écorces de fuite des idées discordante, oscillant entre des
pastèques flottant à la surface du fleuve notations sexuelles crues, par lesquelles il semble
« En bas du quai j’étais assis sur une pierre, et tenter de remplir le néant dont il se sentait peuplé, et
regardais flotter des peaux de pastèques. des tentatives sans suite de rétablir une chaîne
C’est à peine si j’entendais, plongé dans mon destin, symbolique permettant d’établir un semblant de
murmurer la surface et se taire l’eau profonde. On nomination. 26
eût dit qu’il coulait tout au long de mon cœur, le
Danube si trouble, si grand et si sage. » 24 Le poète schizophrène et ses psychanalystes les
En même temps le poète arrive à rassembler en lui mésaventures de la vérité
les générations antérieures, les conquérants magyars,
tous ses ancêtres en une improbable totalisation : Il semble que la méconnaissance de cet aspect de sa
« Ils s’adressent à moi, car déjà je suis eux : malgré problématique ait provoqué des difficultés majeures
ma faiblesse ainsi je deviens fort, moi qui me lors de ses différentes cures psychanalytiques,
rappelle être davantage qu’eux tous, car chacun de lorsque certains de ses analystes n’ont pas tenu
mes aïeux suis, dès la plus ancienne cellule – je suis compte de la connotation fortement « ironique >, de
l’ancêtre se multipliant et partant en morceaux, et ses associations verbales, entraînant une « réaction
heureux, je deviens mon père et ma mère; mon père thérapeutique négative» particulièrement
et ma mère à leur tour en deux se fendent, et moi, impressionnante. Il est certainement très difficile de
vivante Unité, ainsi je prolifère !» dater exactement les débuts de l’influence du
On voit donc qu’ainsi, renversant la position de courant psychanalytique sur l’œuvre d’Attila József
déréliction dans laquelle il se trouve le plus souvent – on pense aux très nombreux contacts qu’a pu avoir
placé, il est contraint à une totalisation, une Sándor Ferenczi avec la revue Nyugat 27 – avant qu’il
universalisation absolue. Mais ceci ne constitue que ne s’y intéresse explicitement, au début des années
l’envers proliférant de la position précédente, le trente, à la fois parce qu’il tente de promouvoir une
commun dénominateur se trouvant être le fragment, forme particulière de freudo-marxisme, centrée,
la bribe signalant la surface du fleuve.
25
Nous remercions Mme Cottier-Fábian de nous avoir aimablement transmis
Ironie et nomination la traduction inédite qu’elle a réalisée de ce texte.

On trouve chez Attila József de nombreuses 26 On peut penser qu’un des textes qui l’a ici inspiré, sinon déclenché, est une
nouvelle de Conan DOYLE, L’association des roux (The Red-Headed
notations sur l’impossibilité de sa nomination. Il a League), qui concerne précisément directement la question de la
été suggéré que cette difficulté aurait été le résultat nomination. Dans cette nouvelle, un prêteur sur gages londonien, Jabez
Wilson, dont les cheveux sont du roux le plus pur et les affaires des plus
du fait que le prénom du poète aurait été refusé par ternes, a embauché à « moitié prix» un employé d’une efficacité
ses parents nourriciers, qui lui auraient préféré un remarquable qui lui apporte un jour une annonce parue dans la presse,
indiquant qu’un londonien roux, Ezechiel Hopkins, émigré en
prénom plus ordinaire. Néanmoins, il est probable Pennsylvanie et y ayant fait fortune, a créé une association dans laquelle
qu’au-delà de ces données biographiques, un point des hommes roux sont payés quatre livres par semaine pour recopier
l’Encyclopaedia Britannica. Après une sélection où défilent tous les roux
plus radical se trouve atteint touchant à proprement de la ville, il est finalement le seul à être choisi pour ce poste, et consacre
parler la fonction de la nomination. Il n’a jamais toutes ses matinées à cet emploi (la présence au « siège de l’association»
étant absolument obligatoire), alors que son employé garde la boutique;
accepté d’acquérir une profession, une qualification mais il est remercié brutalement quatre semaines plus tard, lorsque
précise, et lorsqu’à la fin de sa vie il devient l’association cesse mystérieusement d’exister. Entre-temps, comme le
découvre Sherlock Holmes à qui il est venu se confier, l’employé creuse
rédacteur en chef de la revue Sze'p Sz6, à laquelle il un tunnel qui aboutit à l’un des entrepôts de la Banque d’Angleterre, où est
dévouait tous ses efforts depuis plusieurs années, déposée une certaine quantité d’or empruntée à la France. C’est semble-t-il
dans le même registre qu’A. József a envisagé sa nomination à la tête de la
cette nomination semble avoir nettement aggravé revue pour laquelle il avait tant fait : comme une escroquerie de plus,
son état; il demandait alors à ses amis, d’un air témoignant douloureusement d’une inconsistance absolue de l’Autre.
27 KARAFIÁTH J., « Sándor Ferenczi et la revue Nyugat», Le Coq-Héron
égaré, comment il faudrait désormais qu’on n°120, 1990.
l’appelle. À plusieurs reprises, il insiste sur la 28
JÓZSEF A., « Journal psychanalytique», Le Coq-Héron n°84, Paris, 1982.

24
Traduction Elisabeth Cottier-Fábian. Ce poème a été écrit en 1936.

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comme y invitait Wilheim Reich par qui il semble qu’est le vagin, c’est un peu comme si on n’avait pas
avoir été influencé, sur une mise en forme du moi, et de pénis […] dans la mesure où on ne sait pas qu’on
parce qu’il éprouve un penchant particulier pour les a un pénis et qu’on peut bander, comment s’y
confidences biographiques. Mais hélas, cette prendre avec une femme? Le désir oscille entre le
tendance se trouvait très fortement liée à la tendance coït comme un idéal et une forme de possession
ironique à dénoncer la vacuité de l’Autre auquel ses ancienne de la femme, possession qui était réelle
appels, d’emblée, s’étaient trouvés confrontés. Son dans le temps. » C’est donc sans le recours de la
destin s’accélérera lorsqu’il commencera un mesure phallique, dans cette position de déréliction
traitement analytique, d’abord avec Samu Rapaport, quant au phallus qu’il va chercher le secours de la
pour des troubles gastriques psychosomatiques – psychanalyse, qu’il considère comme une «
traitement qui semble avoir été arrêté d’un commun théologie de l’Œdipe, religion des névrosés».
accord devant le caractère peu contrôlable des Dans le même texte, il envisage la cure analytique,
productions spontanées d’Attila József – puis avec résolution de la névrose de transfert « artificielle» de
Edith Gyömröi, avec qui les choses deviendront la façon suivante : « La situation analytique est
franchement dramatiques, le poète présentant alors créatrice des conditions qui sont semblables à la
une bouffée délirante au cours de laquelle il se situation œdipienne endopsychique. Dès que le
sentira appelé à épouser sa thérapeute, la menacera névrosé s’y trouve, il revient en arrière pour évoquer
d’un couteau, et tentera de rédiger en deux séances la situation œdipienne de son enfance, protégeant
dans un café de Budapest un compte rendu de cent ainsi sa névrose. Guérir c’est comprendre que même
pages – dont le style évoque à s’y méprendre les là, il n’a jamais été question d’une situation
écrits les plus dissociés d’Antonin Artaud – dans œdipienne, que, tout petit, il s’est déjà menti à lui-
lequel il exposerait la vérité ultime sur lui-même, et même en prêtant à d’autres ses désirs et sa volonté. »
confondrait enfin l’imposture de l’Autre 28 . Mais malgré ses efforts pour envisager la
Il semble que ses deux premiers analystes aient progression de la cure telle qu’elle doit se passer
pensé au départ qu’ils avaient affaire à un sujet pour les névrosés, ce n’est pas du tout de cette façon
névrosé, dont les plaintes, les manipulations d’allure qu’il l’envisage pour lui-même. Il écrit à son
hystérique, pourraient trouver un soulagement par analyste S. Rapaport : « C’est drôle, il vous est
une cure psychanalytique classique. Encore arrivé de me dire qu’à l’intérieur de chacun, il y a un
récemment, on a pu estimer que la « manipulation» petit enfant qui doit grandir, moi j’aurais tendance à
dont il était coutumier devait faire conclure au croire qu’il me faut progresser pour retrouver
diagnostic de « borderline» 29 . Néanmoins, il est l’enfant en moi, telle serait ma solution. J’ai
assez frappant que derrière cette apparence l’impression que l’agressivité qui est dans ma tête
névrotique, l’idée de l’inexistence de l’Autre, la devrait pouvoir descendre et rejoindre mon pénis
certitude qu’il était « assis sur la branche du néant», […] mais je ne lui permets pas de descendre pour
que son nom n’avait pas plus de valeur qu’une « des raisons inconnues».
marque de détergent» restaient tout à fait Mais cette solution d’allure autistique n’est pas la
prévalentes. 30 seule qu’il envisage. Il se demande s’il ne devrait
pas s’approprier le pénis de son analyste, par
L’impasse du semblant phallique exemple en le ligotant, voire, en dévorant son pénis.
Mais hélas, remarque-t-il, cela le mettrait lui-même
Même si l’on ne possède pas de témoignage plus en position féminine. Il envisage enfin la relation
précis sur sa première cure avec Samu Rapaport, on amoureuse hétérosexuelle mais remarque qu’il se
dispose de lettres qu’Attila József a écrites à son heurte là à un impossible absolu lié à l’absence de la
analyste à cette époque, où il témoigne en termes médiation phallique : « Impossible d’aimer une
crus de sa perplexité devant la problématique femme qui attend de moi quelque chose que je ne
phallique. « C’est la femme qui détient la clé. Pour connais même pas. Je n’ai jamais rencontré une
moi, la femme est une énigme […] ne pas savoir ce femme prête à me réchauffer. Elles attendent toutes
quelque chose et alors il faut que je les baise. La
femme devrait s’offrir à moi de façon à ce que je ne
29
Voir à ce propos « Le coupable innocent, histoire d’une 'réaction la considère plus comme un objet quelconque. Me
thérapeutique négative'« (le poète Attila József et ses psychanalystes), Le permettre d’être avec elle aussi franc qu’avec moi-
Coq-Héron n°84, 1982, op. cit.
30 même. Seulement voilà, je ne suis pas franc avec
Les poésies d’Attila József ont été traduites en français dans plusieurs
recueils, notamment SZABOLCSI M., FEHER E., op. cit., ainsi que moi-même. »
JÓZSEF A., Poèmes, Paris, Éditeurs français réunis, 1961.

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Le problème, comme le signalait naguère Jacques- Il semble que, ne sachant plus trop quoi faire, Edith
Alain Miller, c’est qu’il ne peut y avoir vérité qu’à Gyömröi lui ait proposé d’écrire ce qu’il ressentait
partir du moment où il y a du semblant 31 . Manquant en dehors des séances. Il remplira un cahier entier en
donc de l’appui des semblants qui pourraient lui une journée (22 mai 1936) intitulé» Notes d’idées
faire croire, comme le névrosé, à sa propre sincérité, librement surgies en deux séances». Ces notes, dont
Attila József se présente comme un être faux. Il le style évoque irrésistiblement Antonin Artaud,
déclarait d’ailleurs, dès sa première lettre à Rapaport reviennent à plusieurs reprises sur la question de la
« Je vous préviens que je ne vous raconterai que ce vérité. « Mets ce qui te passe par la tête, fais ce qui
qui est faux». En effet, il se plaignait que chaque te passe par la tête, prends-toi pour un autre, et alors
mot ait pour lui un sens culturel et instinctif à la fois. tue-la si tu veux et puis dis tranquillement que ce
Il se demande s’il ne devrait pas accepter que le « n’est pas toi Mais comme Edith Gyömröi te ment,
sens instinctif». Car pour lui, l’association libre ne mens mais sois moins lâche qu’elle, qui n’ose même
peut renvoyer qu’à un rejet des semblants. Mais ceci pas avouer qu’elle se moque de toi : mentir c’est
ne peut ramener à aucune sorte d’authenticité : ce guérir un peu. Ce que tu cherches n’existe pas, tu le
rejet des semblants n’est lui-même que mensonge. « cherches dans les autres, c’est toi-même que tu
À vrai dire, je ne dirais vrai qu’en mentant. Mes aimes […] Si j’essayais de la faire marcher, comme
vieux rêves montrent bien que j’ai toujours voulu elle croit que je mens alors que je dis la vérité, elle
vous tromper. Sans vouloir vous tromper, je devais croirait peut-être à la vérité de mes mensonges, alors
vous tromper. Je ne vous dirai que ce qui est que faire?».
vraiment faux, à condition que cela corresponde à À l’automne 1936, la situation ne s’arrangeant
mes sentiments. » On peut comprendre que S. guère, Attila József est hospitalisé dans le service de
Rapaport se soit quelque peu inquiété de ce type de Benedek près de Budapest, et il est soigné par un
discours, et se soit arrangé pour arrêter autre analyste, Robert Bàk. Ce dernier a une
progressivement cette cure. position, semble-t-il, radicalement différente de ses
prédécesseurs. Il a subi l’influence à la fois de
Mensonge de la vérité : Edith Gyömröi l’école de Tübingen (Gaupp, Kretschmer, Otto Kant)
et de l’école de Heidelberg (notamment Jaspers et
C’est en 1935 qu’il débute une seconde analyse avec Gruhle). Par ailleurs, Benedek, son chef de service,
Edith Gyömröi, qui était à l’époque en contrôle avec est un promoteur du coma insulinique. Il semble
Vilma Kovács. L’analyse débute d’emblée d’une avoir appliqué ce traitement à Attila József dans un
façon quelque peu explosive, et par la suite on premier temps, puis dans un second temps, avoir eu
reprochera à Edith Gyömröi d’avoir déclenché la avec lui des entretiens réguliers. Ils garderont des
décompensation du poète en acceptant de faire avec relations amicales jusqu’à sa mort.
lui une cure centrée sur la recherche de la régression
selon les principes développés par Ferenczi. Dès la Robert Bak : amour et insuffisance dynamique
première année d’analyse, il lui écrit : « Edith
chérie,… vous êtes pour moi mère et fille en même Le premier texte que Robert Bàk a consacré au poète
temps. J’aime la fille et la mère me refuse. » Il se est un hommage rédigé peu après sa mort dans la
propose de régler la situation de la manière revue Szép Szó. Dans ce texte, Bàk accuse E.
suivante : « Je vais appeler mon père en moi pour Gyömröi d’avoir déclenché la décompensation du
qu’il vienne parler à Edith la mère, qu’il couche poète en provoquant un « amour impossible» ; il
avec elle, pour qu’Edith la vraie, qui est née aurait alors régressé au niveau du « nourrisson
réellement et non psychiquement, soit à moi. » En cherchant affection, tendresse et nourriture» ; cette
effet, il considère que son analyste le trompe mais se relation n’aurait pas tardé à atteindre une «
trompe aussi elle-même. Se sentant appelé à se dimension psychotique». Parmi les symptômes les
marier avec elle, il la poursuivra à plusieurs reprises plus patents, Bàk relève d’une part l’abattement –
armé d’un couteau, à défaut d’être armé du semblant József restait chez lui couché des journées entières,
phallique. Il menacera également de dénoncer le avait l’impression d’être mort – et d’autre part la «
mouvement psychanalytique aux autorités tentative d’interpréter les mots tantôt dans leur sens
hongroises de l’amiral Horthy, comme étant un vrai, tantôt dans leur sens symbolique». Après l’arrêt
mouvement communiste. de sa cure avec E. Gyömröi, il s’attache à une autre
femme, Flora, veut se marier, cherche un emploi,
31
mais se décourage immédiatement, se sent indigne,
Cf. MILLER J. -A., L’orientation lacanienne, De la nature des semblants» incapable de procréer, et se « cramponne
(1991-1992) (inédit), enseignement prononcé dans le cadre du
Département de Psychanalyse de Paris VIII. compulsivement» – selon une expression d’Imre

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Hermann – à cette femme « pour empêcher que le qu’il y a « mise en relation délirante», ce soit de
flot du néant ne l’emporte». Il présentera à cette toutes façons « sans raison» (ohne Anlaß) – sans
occasion un « vécu de signification» référence, pourrait-on dire. Néanmoins, Bàk n’est
(Bedeutungserlebnis de Gruhle), notamment à pas sans utiliser la conception de Berze, développée
propos du chiffre trois, qu’il mettait en rapport, tant ultérieurement par Otto Kant, selon laquelle le
avec un tableau représentant la trinité qui se trouvait sentiment d’» insuffisance dynamique», dont on
chez Flora, qu’avec son propre patronyme, et avec le trouve de nombreux témoignages dans la vie et les
fait qu’une boîte d’allumettes n’en contenait que œuvres du poète, serait à la base de ses troubles, et
trois. Si ce premier texte contient beaucoup notamment des ébauches de délire de persécution
d’éléments biographiques précis sur les derniers qu’il présentera çà et là; mais ce qui lui est propre,
jours du poète, et accuse nettement E. Gyömröi c’est que ce vécu de signification ne se fixe jamais
d’imprudence, les autres articles de Bák sur Attila en une structure délirante stable. À ce sentiment
József envisageront l’histoire de la maladie assez d’insuffisance dynamique, est directement lié un fort
différemment 32 , en le mettant toujours en parallèle réinvestissement d’objets du monde extérieur, sur
avec un cas d’érotomanie chez une femme médecin lesquels vont se reporter les thématiques du délire,
schizophrène, chez qui cette relation d’objet en une interrogation sans fin sur ce que lui veulent
particulière fut le dernier rempart devant les gens de son entourage, le sens de leurs
l’effondrement dissociatif. Selon Bàk, le poète manigances, la vérité de la vérité, etc. , dissimulant
présente un style particulier de schizophrénie, dans l’envahissement par le délire, et rappelant quelque
lequel le « délire de signification» peu une quête affective hystérique ou « borderline»,
(Bedeutungswahn) vient au premier plan. Pourquoi selon le mot d’un auteur récent. On a donc là, estime
Bák insistait-il sur cette notion, par laquelle Gruhle, en quelque sorte Bák, un délire qui se trouve comme
à partir des années quarante, va tenter de repérer ce travesti sous certaines relations d’objet qui peuvent
qui lui apparaît comme le mécanisme essentiel du faire illusion, et expliquent que l’analyste qui l’a
délire psychotique? Il n’est peut-être pas inutile ici précédé a cru qu’il s’agissait d’un patient névrotique
de rappeler comment cette notion est intervenue un peu compliqué, déclenchant par une technique
historiquement. Comme l’a rappelé L. Süllwoldt 33 , quelque peu active les tempêtes du délire. L’affaire
elle est probablement liée à la critique développée se termina plutôt mal puisque Attila József finit par
par Gruhle de la conception de Berze, selon qui le se précipiter sous un train en 1937, après avoir, en
trouble schizophrénique fondamental serait une « vertu de son talent, mais aussi de cette relation
hypotonie de la conscience», envisagé dans le cadre d’objet qui lui était particulière, attiré l’attention, la
des troubles du moi; dans un premier temps, Gruhle pitié, de toute l’intelligentsia de Budapest, qui se
lui opposera une conception dans laquelle il existe répandit en lamentations, notamment dans la revue
au moins cinq troubles schizophréniques dont il était directeur, Szep Szó (Argument), et ne
fondamentaux, apparaissant plus ou moins à tour de manque d’ailleurs pas de se passionner pour son
rôle; mais dans un deuxième temps, il insistera sur œuvre jusqu’à aujourd’hui.
ce que des commentateurs ultérieurs ont appelé le Voici la façon dont Bàk décrit Attila József en
caractère d’» acte symbolique» de l’expérience 1939 34 : « […] Dans le contenu de sa création
délirante (G. Schmidt, 1940), en distinguant le poétique, il développe le sentiment de solitude, et le
Beziehungswahn, certes le plus souvent prévalent, destin prolétarien qui lui est lié. Le sentiment de
mais également le Bedeutungswahn, « clans lequel solitude, de déréliction, est le motif qui revient
les objets et les événements, c’est-à-dire les toujours dans son œuvre, qui scintille à travers les
contenus des perceptions, signifient brutalement différents contenus, et qui fournit la force motrice
quelque chose, mais rien de saisissable». Cet aspect (treibende Kraft) à sa création. Il n’est pas capable
est d’une certaine façon plus primaire que le d’une relation durable. Sa vie sexuelle, à l’exception
précédent, estimera Gruhle, au point que chaque fois d’une relation assez longue et humiliante pour lui, ne
consiste qu’en de rares contacts avec des prostituées.
L’intérêt pour les questions collectives s’éteint
32
BAR R., « Über die dynamisch-strukturellen Bedingungen des primären également après un certain temps, il abandonne le
Beziehungswahn » (1939), Zeitschrift für die gesamte Neurologie und
Psychiatrie, Vol 166, pp. 342-364; « Regression of ego-orientation and mouvement politique, car son activité ne reçoit pas
libido in schizophrenia» (1939), International Journal of Psychoanalysis, la reconnaissance qu’elle mérite – et parce qu’il ne
pp. 64-71; « Object-relationships in schizophrenia and perversion»
(1971), International Journal of Psychoanalysis, 52, pp. 235-242.
33
SÜLLWOLDT L., Symptome schizophrener Erkrankungen. Springer Verl. 34
1977. BAR R., op. cit., p. 355 sq.

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lui permet pas non plus de se débarrasser du préalable d’une relation d’objet insatisfaisante,
sentiment de sa solitude. On ne peut pas dater un supposée dans de nombreux cas réparable au cours
changement d’ensemble de son comportement du traitement psychanalytique.
d’avant sa trentième année. Mais déjà avant cela, on « Le cas Arwitz [pseudonyme que donne Bák à son
le considérait comme un homme puéril et sensible, patient pour des raisons déontologiques] nous
inquiet et bizarre, à la pensée froide et logique. semble particulièrement approprié pour démontrer le
L’amour pour une femme déchaîna des tendances rôle du vécu d’insuffisance et de l’isolement et
agressives après qu’il fut éconduit. Il voulait tuer la finalement le rôle de la disparition pulsionnelle dans
femme et son mari, devint revendicatif, disait dans la construction du délire de relation. Le sentiment de
son délire qu’il allait la dénoncer, se venger, etc. déréliction (Verlaßensein), l’isolement, est déjà
Après que ce moment se fut estompé, il tomba apparu dans l’histoire infantile du patient.
amoureux d’une jeune fille, qui avait certains traits Dès sa quinzième année, sa situation sans issue le
communs avec la précédente. Le puissant désir contraint à une tentative de suicide. Cela se répète
d’être avec elle fut troublé par l’angoisse de son ensuite plusieurs fois jusqu’au dernier suicide, réussi
impuissance et de son insuffisance existentielle. celui-là. On peut se poser la question de savoir si le
Quelques jours après le départ de la jeune fille, il processus n’a pas débuté dès l’enfance. Il est tout à
devient excité, réclame de façon impérieuse de fait possible que ce soit à cause du processus qu’il
l’argent de ses mécènes, pour pouvoir retrouver la n’ait pas pu entrer en relation de façon correcte avec
jeune fille, et devient violent avec les personnes à son entourage. Son sentiment de solitude ne fut
son service. Il a le sentiment d’être hypnotisé, « doit même pas dépassé par son engagement dans le cadre
trouver sa propre suggestion». Dans la ville, il y a d’un mouvement politique. L’amour qu’il évoquait,
partout des « signaux», des « rapports», il ne sait pas qui fait particulièrement apparaître les traits
avec certitude ce que tout cela signifie, mais il est pathologiques de son caractère, surgit d’une
néanmoins certain que tous ces phénomènes situation où pour ainsi dire la réalisation apparaît
étranges ne sont pas le fait du hasard. Il est devenu « d’emblée impossible. De la même façon que le cas I
le point central» de quelque chose, « tout tourne (un cas d’érotomanie débouchant brutalement sur
autour de lui», il a un « délire de persécution une décompensation schizophrénique), nous voyons
négatif», on veut le soigner par ce moyen. On le qu’ici aussi l’amour et le fait d’être aimé reçoivent
dirige dans un établissement pour malades des nerfs. une signification centrale car ils sont les plus à
Le caractère entièrement « significatif» de la même de supprimer l’isolement et de sauver
personne avec laquelle il se trouve mis en contact l’existence toute entière de la solitude. L’amour
dure pendant des mois. C’est là-dessus que se suivant, qui suit peu après et précède une éruption
construit le délire de jalousie ultérieur. Il se sent délirante est, en ce qui concerne les circonstances
surtout trompé par ses amis, par un poète concurrent intérieures et extérieures, une répétition du
et par le médecin. À la clinique, il se sent vide, n’est précédent. Le fort désir de construire une vie
pas en état de créer, la poésie n’a plus aucun sens, il commune travaille au renforcement des sentiments
faudrait faire quelque chose de plus « saisissable». Il d’insuffisance, car ceux-ci provoquent une angoisse
y a une inquiétude qui revient souvent : on va relative à son impuissance et de son incapacité
l’enfermer dans un asile psychiatrique. Quelques d’engendrer des enfants. »
semaines plus tard, il déclare, angoissé, que des gens On voit que l’aspect ironique et agressif des
connaissent ses pensées, les allusions dans les productions d’Attila József est quelque peu passé
journaux prouvent que ses pensées sont connues sous silence, de même que les particularités de sa
dans des villes éloignées. Il se suicidera à un création. S’il y a des phénomènes de cet ordre,
moment où il avait pu échapper à la vigilance de ses semble indiquer Bàk, ils sont simplement une
proches. conséquence directe du sentiment d’insuffisance : «
À cette époque, l’hypothèse selon laquelle l’» Il se produit un cercle vicieux, en ce que, aussi
insuffisance» dynamique pourrait rendre compte de longtemps que le manque de relation fonctionne
la plupart des particularités du cas paraît presque avec son contenu de 'ne pas pouvoir', la possibilité
suffisante à Robert Bák. L’ensemble de sa conduite que puisse exister une relation ou une prise de
dans le monde lui paraît en effet une tentative de responsabilité, avec le même contenu, conduit à une
compenser de diverses manières ce vécu exaspération du sentiment d’insuffisance. Ainsi la
d’insuffisance – et l’on peut se demander s’il n’y fidélité, la 'capacité d’appartenir à quelqu’un'
insiste pas, d’autant plus que l’école hongroise de deviennent la source d’auto-reproches constants. »
l’époque a plutôt tendance à insister sur le caractère

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Loin que les troubles d’Attila József renvoient à un « Dans le sentiment amoureux, c’est la construction
trouble des relations d’objet, leur particularité tient du sentiment individuel du moi qui est recherchée, le
au contraire tout entière dans un trouble du moi, qui processus progresse dans le sentiment d’influence, le
colore de part en part les vécus amoureux du poète moi n’est plus que partiellement intégré, subit la
ainsi que sa création : « Dans ses présentations de déchéance, la décomposition des constituants du moi
lui-même, écrits avec une intuition poétique dans une position d’observation passive. Le reflux
fulgurante, la signification finalisée du sentiment du moi dans le collectif commence, mais dans le
amoureux est tout à fait éclairante : l’amour le sentiment d’influence il reste dans le cadre du moi.
protège contre le vide, […] le sentiment amoureux a Le moi pris dans le reflux gagne dans le vécu aigu
pour but la reconstruction du sentiment du moi; il de relation et de signification une situation centrale
écrit à ce propos : 'Ce que j’ai appelé le moi n’existe en plus du sentiment de solidarité avec tous. Cette
plus, je ronge ses dernières miettes… '. Nous phase de contact inclut le compromis entre relation
pouvons donc établir qu’ici aussi l’amour se d’objet et déstructuration du moi dans le collectif.
manifeste non pas à cause de l’objet, mais à cause du Ainsi, les tentatives amoureuses infructueuses,
moi, il est consommé à partir de moi et non à partir induisant selon Bàk une sorte de décentrement du
de l’objet. » moi, provoquent la « conscience délirante de
Cet aspect pathologique du moi, en tant qu’il va signification» et un sentiment d’influence, dernier
s’adresser à un autre dans lequel il projette sa propre rempart fragile contre l’» éparpillement dans le
déréliction, est présent dans les idées délirantes collectif» lié à une régression « thermique»,
développées par Attila József : « La première idée conception d’Imre Hermann par laquelle celui-ci
délirante qui est exprimée est le sentiment tentait de rendre compte de la discordance
d’influence. Le surgissement de ce sentiment a schizophrénique 35 . Ces troubles psychotiques, que
soulevé de nombreuses questions. Je n’en discute l’on pourrait dire intermédiaires, constituent un
qu’une seule. Chez Arwitz le sentiment d’influence compromis instable par lequel le sentiment
ne possède pas de contenu précis, plusieurs volontés d’insuffisance, exacerbé par les invitations d’un
travaillent dans des directions opposées – 'je dois objet extérieur, se prête un temps, mais en vain, aux
trouver ma propre suggestion', déclare-t-il. Il s’agit semblants de la relation d’objet, sous la forme du «
du vécu immédiat du mouvement de dissolution de délire de signification» avant l’écroulement
l’organisation du moi. Du fait de la décomposition subséquent. De cette façon, à défaut de la trouvaille
de la direction unitaire de la volonté, déterminée par d’un mécanisme thérapeutique original, se trouvait
la destruction de la fonction intégrante du moi, les dénoncée une impasse thérapeutique, d’une façon
tendances du moi historiquement antérieures, qui le que Robert Bák devait réitérer par la suite, aux USA,
liaient à des personnes et étaient jusque-là latentes, une fois devenu un spécialiste reconnu du traitement
deviennent conscientes. Au même moment des psychoses.
commence la dissolution (Verwischung) des
frontières entre le moi et l’environnement. Ceci Le débat Bák-Fromm-Reichmann
continue à se développer dans le délire de
signification qui intervient maintenant, par lequel le En somme, estimait Robert Bák, il s’agissait là d’un
malade entre en contact avec un grand nombre cas où l’allure compréhensible de la relation d’objet
d’objets de l’environnement. La grande solitude voilait un processus d’une tout autre nature, qui
cesse brutalement (peu de jours auparavant il se met devait inciter à la plus grande prudence; à cet égard,
un bandeau de deuil, mais personne ne le remarque), Bák avait une position assez proche de celle de
dans le 'délire de persécution négatif' il a le Bychowski, qui dénonçait certaines
sentiment que tout le monde attire l’attention sur sa décompensations de psychotiques « facilitées par la
guérison. L’état affectif est caractérisé par une psychanalyse», et, pour lui, les élaborations
augmentation de l’anxiété, le manque de contact psychanalytiques n’avaient manifestement pas lieu
dont il se plaignait depuis des années se transforme de prétendre laisser de côté les conceptualisations et
en un sentiment de participation presque panthéiste les mises en garde promues par l’école de
[il] sent que le monde tourne autour de lui. Dans ce Heidelberg. Dans les années cinquante, Bàk, qui,
cas – où des documents écrits nous éclairent sur le passé aux États-Unis, et devenu professeur de
conflit torturant de la solitude remontant à des psychiatrie à New-York, avait traduit les
années – nous pouvons voir quelle est la conceptions allemandes de la schizophrénie en
signification du délire dans la compensation du
sentiment de déréliction. […] 35
HERMANN I., « Das Ich und das Denken « Imago, Bd. XV, 1929, pp. 326-
327.

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termes de psychologie du moi – l’» insuffisance


dynamique» étant rebaptisée « défaut du moi» –
engagera une controverse sur le même thème avec
Frieda Fromm-Reichmann 36 », qui, très influencée
par les conceptions de Harry Stack Sullivan, mais
aussi probablement par certaines recherches liées à
l’école de Francfort sur les personnalités autoritaires,
estimait qu’il importait avant tout, au cours des
thérapies, de restituer chez les schizophrènes la
capacité de confiance dans la communication avec le
monde extérieur, le thérapeute se présentant en
somme comme une sorte de garant de cette
communication… Bàk, comme on pouvait s’y
attendre, lui répliquera que ceci ne pouvait en aucun
cas servir d’étalon de mesure pour le progrès de la
thérapie, et que le psychanalyste conséquent se
devait d’avoir le regard fixé sur l’évolution du
processus psychotique sous-jacent.

Conclusion

Les discussions psychanalytiques autour du cas


Attila József nous montrent à quel point la question
de l’ironie schizophrénique peut constituer un
problème thérapeutique particulièrement épineux,
dont nous avons vu qu’à l’époque les analystes
essayaient de le résoudre, soit en envisageant des
mécanismes de régression (Rapaport), soit une
correction de la relation d’objet (Gyömröi), soit un
défaut du moi (Bàk), traduction dans la théorie de la
psychologie du moi de la théorie de l’insuffisance
dynamique de Berze ou du vécu de signification de
Gruhle. Nous avons tenté de montrer que cette
question de l’ironie, telle que la pose le
schizophrène, devrait plus justement s’envisager à
partir de la question de l’inconsistance absolue de
l’Autre à laquelle le sujet est confronté, et qui le
conduit à tenter d’articuler, par diverses manœuvres,
un en deçà de l’appel.

36
FROMM – REICHMANN F., Psychoanalysis and psychotherapy (1959),
University of Chicago Press.

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