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ARTICLE « GENRE » DANS LE DICTIONNAIRE DU PROGRESSISME
« Genre » in C. Boutin, F. Rouvillois, O. Dard, Le dictionnaire du
progressisme, Editions du Cerf, 2022
Le terme de « genre », qui n’était jusqu’alors utilisé qu’en grammaire,
va connaître, à partir de 1955, sous la plume de John Money, un nouvel usage
pour désigner le sentiment que l’on a d’être un homme ou une femme,
indépendamment de son sexe biologique. Cette idée selon laquelle l’identité
de genre pourrait être radicalement distincte de l’identité sexuelle va
connaître par la suite un très grand succès sous le nom de « théorie du
genre ». Cette théorie est une véritable révolution philosophique qui dissocie
radicalement conscience et corps et fait primer la conscience sur le corps.
Mais cette invention du genre ne se limite pas à des considérations
théoriques, elle va avoir aussi des conséquences pratiques, dans le monde
réel. En laissant entendre que le genre est « au choix », elle va multiplier les
trans-identités chez les adolescents et les jeunes adultes, d’abord dans le
monde anglo-saxon puis dans le reste du monde.
L’inventeur de ce nouvel usage du terme de genre, John Money, est un
psychologue qui, à propos de l’hermaphrodisme se posait des questions
« philosophiques » sur les rapports entre nature et culture. En bon
behavioriste il estimait que la culture est plus importante que la nature et
qu’il devrait donc être possible, en élevant un garçon comme une fille d’en
faire une fille, ou l’inverse, à condition toutefois que cet apprentissage soit
très précoce. L’occasion de vérifier ses théories s’offrit à lui lorsque les
parents d’un bébé de 19 mois, David Reimer, dont le sexe avait dû être
amputé suite une opération ratée d’un phimosis, s’adressèrent à lui pour voir
s’il ne serait pas possible d’élever ce garçon comme une fille, afin qu’il ne soit
pas handicapé par son sexe sectionné. Money leur répondit que cela serait
possible, à condition d’agir vite. Les parents acceptent et David devient ainsi
le cas paradigmatique dont se sert Money pour prouver la vérité de ses
théories. Le New York Times présente ainsi le livre de Money tiré de cet
épisode : « si vous dites à un garçon qu’il est une fille et que vous l’éduquez
comme une femme, il voudra se comporter comme une femme ». Le
problème est que les choses ne se sont pas du tout passées ainsi, comme le
démontrera quelques années plus tard l’enquête passionnante du journaliste
John Colapinto. Le jeune David ne veut pas devenir une fille et il finira par
refuser, à treize ans, de se rendre aux séances avec Money, qui devenait de
plus en plus pressant pour le pousser à une opération de changement de
sexe. David menacera de se suicider pour arrêter sa « transition », se fera par
la suite opérer pour tenter de redevenir un garçon, puis finira par se suicider.
Ce cas était donc un double scandale, à la fois scientifique, puisque Money ne
reconnaîtra jamais que son cas paradigmatique était un échec, et
déontologique, puisque Money ne tenait aucun compte des protestations du
jeune garçon. Entretemps, la « Gender Identity Clinic » de Johns Hopkins où
travaillait Money était devenue un modèle pour toutes les questions de
traitement des « dysphories de genre » : lorsque des patients ne se sentent
pas bien dans leur sexe de naissance et veulent en changer, plutôt que de
discuter d’abord de leurs croyances et d’essayer de les adapter à leur corps,
on les encourage à transformer leur corps de manière à ce qu’il corresponde
à leur identité ressentie. On fait comme s’il était plus facile de transformer
les corps que les consciences.
Mais l’œuvre très controversée de Money n’est que le début de cette
révolution du genre, qui se présente comme une émancipation de toute
détermination corporelle, considérée comme contingente. Seule compte la
conscience et la théorie du genre va conduire à une véritable évaporation du
corps, qui sera saluée comme un mouvement éminemment progressiste. La
philosophe et biologiste Anne Fausto-Sterling avait apprécié que Money ait
dissocié nature et culture, mais elle lui reprochera de ne pas être allé assez
loin et de ne pas avoir mis en question « le présupposé fondamental selon
lequel il n’existe que deux sexes ». Selon elle il existe une infinité de sexes et
l’« assignation » d’un sexe à la naissance serait une décision essentiellement
culturelle et arbitraire, produit d’un « mode de pensée binaire ». Money
aurait donc eu tort de vouloir transformer David en fille au lieu de le laisser
demeurer le plus longtemps possible entre deux sexes. L’idéal de Fausto-
Sterling est celui d’un « monde de pouvoirs partagés » : « patient et médecin,
parent et enfant, mâle et femelle, hétérosexuel et homosexuels : toutes ces
divisions devraient être dissoutes ». Quant à la biologie, qui constate qu’il
existe deux sexes dans l’espèce humaine, elle est disqualifiée comme
« patriarcale » et « viriliste » : elle n’est que « la politique poursuivie par
d’autres moyens ».
Avec Judith Butler on ira encore plus loin : ce n’est pas seulement le
sexe qui n’a pas d’existence matérielle objective, mais aussi le corps. Butler
s’indigne à chaque fois qu’on lui pose la question de la « matérialité du
corps », ce serait faire preuve de « condescendance » à son égard. Pour Butler
les corps ne sont que des discours et de pouvoirs, conformément à une
lecture très biaisée de Foucault : « le schéma des corps » est le résultat d’«une
certaine conjonction historiquement contingente de pouvoirs et de
discours». Ce n’est pas le sexe qui détermine le genre, c’est au contraire le
genre qui constitue le sexe, qui n’est aucunement naturel. Le genre est le
produit de « performances » et il est souhaitable que les genres deviennent
« fluides », qu’il soit possible de « dériver » d’une identité de genre à une
autre. L’objectif de Butler, clairement énoncé dans le titre de ses principaux
ouvrages, est d’introduire le Trouble dans le genre et de Défaire le genre. D’où
sa référence à la drag queen, qui, en rejouant le genre, mais d’une manière
parodique, contribue à déstabiliser le genre.
Avec cette question du genre on constate une fois de plus que les idées,
même les plus folles, ont toujours des conséquences et que ces conséquences
semblent, en l’occurrence, comporter plus d’inconvénients que d’avantages.
Il serait sans doute bon que l’on en revienne sur ces questions à des constats
aussi simple que celui que faisait Freud à propos de la différence des sexes :
« l’anatomie, c’est le destin ». Certes le corps est en partie façonné par la
culture mais il n’est en aucun cas entièrement « socialement construit ». Le
corps existe et Foucault lui-même le reconnaissait, qui parlait de « la pierre
noire du corps » pour en souligner la facticité et l’altérité radicale.
Jean-François Braunstein
MOTS CLÉS
Genre, gnose, hermaphrodisme, intersexuel, posthumanisme, trans,
transgenre, transhumanisme, transsexuel, transphobie.
NOMS CITÉS
Butler J., Fausto-Sterling A., Foucault M., Freud S., Gibson W., Money J.,
Minsky M., Morawec H., Napoléon, Rowling J. K.
BIBLIOGRAPHIE
Butler J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité,
Paris, La Découverte, 2006
Colapinto J., Bruce, Brenda et David. L'histoire du garçon que l'on transforma
en fille, Paris, Denoël, 2014
Levet B., La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Paris, Grasset, 2014
Braunstein, J.-F., La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris,
Grasset, 2018
Murray D., La grande déraison : Race, genre, identité, Paris, L’artilleur, 2020
L’OUBLI DU SEXE ET DU CORPS
Tribune dans Le 1, 3 mars 2021
Le succès que rencontre la notion de genre, d’invention récente, peut
étonner. Parler de genre revient en effet à dire que les organes sexuels et le
corps ne sont pas déterminants. Ce qui prime est la conscience que l’on a
d’être un homme ou une femme.
Du point de vue philosophique, on aboutit ainsi à un très étonnant ultra-
cartésianisme. Pour Descartes, âme et corps étaient certes séparés mais
pouvaient interagir, par l’intermédiaire de la glande pinéale. Désormais
corps et conscience sont radicalement séparés et le corps n’est plus qu’un
assemblage de pièces détachées qu’il est possible de modifier à l’envi, comme
dans les films de David Cronenberg, grand amateur de Descartes.
Changer de corps sexué s'il ne convient pas à notre conscience est
envisageable depuis les progrès d’une chirurgie extrémiste, qui prétend qu’il
n’y a aucune limite aux modifications corporelles. De ce point de vue, les
utopies transgenres sont proches de celles de transhumanistes, comme
Marvin Minsky, qui méprisent la « viande » qu’est le corps. Pour eux, seule
compte la conscience, qu’ils envisagent de télécharger sur des puces de
silicium afin de lui assurer l’immortalité. Ce mépris du corps rappelle celui
des gnostiques, ces hérétiques chrétiens du IIème siècle, pour qui le corps
était le mal dont il fallait se libérer à tout prix. Seule l’âme a de la valeur.
Il y a là, comme dans le transhumanisme, une pulsion prométhéenne. Quand
on sépare le genre du sexe, on aspire à se délivrer des contingences d’un
corps que l’on n’a pas choisi, qui est limité à un seul sexe, qui sera malade,
vieillira et mourra. Foucault lui-même avait évoqué cette « pierre noire du
corps », qui s’impose à nous dans sa facticité et dans sa finitude. Le
transgenre devient alors le héros d’une nouvelle entreprise de dépassement
de soi et d’émancipation de nos limites physiques.
Jean-François Braunstein
Professeur de philosophie