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ARTICLE

« GENRE » DANS LE DICTIONNAIRE DU PROGRESSISME .................................................... 1


L’OUBLI DU SEXE ET DU CORPS ................................................................................................. 6
CHANGEMENT DE SEXE POUR LES MINEURS : L’EMBALLEMENT DE LA LOGIQUE DES DROITS (TRIBUNE DE
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN ET OLIVIER REY DANS LE FIGARO) ................................................... 8



ARTICLE « GENRE » DANS LE DICTIONNAIRE DU PROGRESSISME

« Genre » in C. Boutin, F. Rouvillois, O. Dard, Le dictionnaire du
progressisme, Editions du Cerf, 2022

Le terme de « genre », qui n’était jusqu’alors utilisé qu’en grammaire,
va connaître, à partir de 1955, sous la plume de John Money, un nouvel usage
pour désigner le sentiment que l’on a d’être un homme ou une femme,
indépendamment de son sexe biologique. Cette idée selon laquelle l’identité
de genre pourrait être radicalement distincte de l’identité sexuelle va
connaître par la suite un très grand succès sous le nom de « théorie du
genre ». Cette théorie est une véritable révolution philosophique qui dissocie
radicalement conscience et corps et fait primer la conscience sur le corps.
Mais cette invention du genre ne se limite pas à des considérations
théoriques, elle va avoir aussi des conséquences pratiques, dans le monde
réel. En laissant entendre que le genre est « au choix », elle va multiplier les
trans-identités chez les adolescents et les jeunes adultes, d’abord dans le
monde anglo-saxon puis dans le reste du monde.

L’inventeur de ce nouvel usage du terme de genre, John Money, est un
psychologue qui, à propos de l’hermaphrodisme se posait des questions
« philosophiques » sur les rapports entre nature et culture. En bon
behavioriste il estimait que la culture est plus importante que la nature et
qu’il devrait donc être possible, en élevant un garçon comme une fille d’en
faire une fille, ou l’inverse, à condition toutefois que cet apprentissage soit
très précoce. L’occasion de vérifier ses théories s’offrit à lui lorsque les
parents d’un bébé de 19 mois, David Reimer, dont le sexe avait dû être
amputé suite une opération ratée d’un phimosis, s’adressèrent à lui pour voir
s’il ne serait pas possible d’élever ce garçon comme une fille, afin qu’il ne soit
pas handicapé par son sexe sectionné. Money leur répondit que cela serait
possible, à condition d’agir vite. Les parents acceptent et David devient ainsi
le cas paradigmatique dont se sert Money pour prouver la vérité de ses
théories. Le New York Times présente ainsi le livre de Money tiré de cet
épisode : « si vous dites à un garçon qu’il est une fille et que vous l’éduquez
comme une femme, il voudra se comporter comme une femme ». Le
problème est que les choses ne se sont pas du tout passées ainsi, comme le
démontrera quelques années plus tard l’enquête passionnante du journaliste
John Colapinto. Le jeune David ne veut pas devenir une fille et il finira par
refuser, à treize ans, de se rendre aux séances avec Money, qui devenait de
plus en plus pressant pour le pousser à une opération de changement de
sexe. David menacera de se suicider pour arrêter sa « transition », se fera par
la suite opérer pour tenter de redevenir un garçon, puis finira par se suicider.
Ce cas était donc un double scandale, à la fois scientifique, puisque Money ne
reconnaîtra jamais que son cas paradigmatique était un échec, et
déontologique, puisque Money ne tenait aucun compte des protestations du
jeune garçon. Entretemps, la « Gender Identity Clinic » de Johns Hopkins où
travaillait Money était devenue un modèle pour toutes les questions de
traitement des « dysphories de genre » : lorsque des patients ne se sentent
pas bien dans leur sexe de naissance et veulent en changer, plutôt que de
discuter d’abord de leurs croyances et d’essayer de les adapter à leur corps,
on les encourage à transformer leur corps de manière à ce qu’il corresponde
à leur identité ressentie. On fait comme s’il était plus facile de transformer
les corps que les consciences.

Mais l’œuvre très controversée de Money n’est que le début de cette
révolution du genre, qui se présente comme une émancipation de toute
détermination corporelle, considérée comme contingente. Seule compte la
conscience et la théorie du genre va conduire à une véritable évaporation du
corps, qui sera saluée comme un mouvement éminemment progressiste. La
philosophe et biologiste Anne Fausto-Sterling avait apprécié que Money ait
dissocié nature et culture, mais elle lui reprochera de ne pas être allé assez
loin et de ne pas avoir mis en question « le présupposé fondamental selon
lequel il n’existe que deux sexes ». Selon elle il existe une infinité de sexes et
l’« assignation » d’un sexe à la naissance serait une décision essentiellement
culturelle et arbitraire, produit d’un « mode de pensée binaire ». Money
aurait donc eu tort de vouloir transformer David en fille au lieu de le laisser
demeurer le plus longtemps possible entre deux sexes. L’idéal de Fausto-
Sterling est celui d’un « monde de pouvoirs partagés » : « patient et médecin,
parent et enfant, mâle et femelle, hétérosexuel et homosexuels : toutes ces
divisions devraient être dissoutes ». Quant à la biologie, qui constate qu’il
existe deux sexes dans l’espèce humaine, elle est disqualifiée comme
« patriarcale » et « viriliste » : elle n’est que « la politique poursuivie par
d’autres moyens ».
Avec Judith Butler on ira encore plus loin : ce n’est pas seulement le
sexe qui n’a pas d’existence matérielle objective, mais aussi le corps. Butler
s’indigne à chaque fois qu’on lui pose la question de la « matérialité du
corps », ce serait faire preuve de « condescendance » à son égard. Pour Butler
les corps ne sont que des discours et de pouvoirs, conformément à une
lecture très biaisée de Foucault : « le schéma des corps » est le résultat d’«une
certaine conjonction historiquement contingente de pouvoirs et de
discours». Ce n’est pas le sexe qui détermine le genre, c’est au contraire le
genre qui constitue le sexe, qui n’est aucunement naturel. Le genre est le
produit de « performances » et il est souhaitable que les genres deviennent
« fluides », qu’il soit possible de « dériver » d’une identité de genre à une
autre. L’objectif de Butler, clairement énoncé dans le titre de ses principaux
ouvrages, est d’introduire le Trouble dans le genre et de Défaire le genre. D’où
sa référence à la drag queen, qui, en rejouant le genre, mais d’une manière
parodique, contribue à déstabiliser le genre.

L’entreprise de libération des contingences corporelles aura alors été


menée à son terme : nous ne serons plus que de simples consciences, qui
décideront de remodeler leurs corps en fonction de leurs identifications du
moment. On peut bien sûr changer de genre à volonté mais on doit aussi
pouvoir changer de classe ou de race, ou même d’espèce, en s’identifiant à
des animaux, voire même à des éléments, nuages ou pluies, coincés dans des
corps d’humains. Il va de soi que le rôle d’internet est central pour la création
de ces communautés imaginaires de trans de toutes sortes. Si l’on n’est pas
content de son sexe, ou d’ailleurs aussi de son corps, il suffirait désormais
d’en changer, une médecine extrémiste devant y pourvoir. D’une certaine
manière la théorie du genre semble être une nouvelle gnose, cette hérésie
chrétienne du IIe siècle qui considérait qui considère que le corps c’est le mal,
dont il faut nous libérer. Ce mépris du corps propre à la théorie du genre se
retrouve également, au même moment, chez les auteurs trans- et
posthumanistes qui estiment eux aussi qu’il faut nous libérer de ce corps
qu’ils qualifient péjorativement de « viande », comme dans les romans
cyberpunks de William Gibson. Quant à notre conscience, c’est elle seule qui
est intéressante et il devrait sans doute être possible, selon Marvin Minsky
ou Hans Morawec, de la télécharger sur des puces de silicium pour lui assurer
une vie éternelle.

S’il ne s’agissait que d’utopies futuristes rêvant de modeler à l’avenir


un homme nouveau, comme jadis chez les bolchéviques ou les fascistes, il n’y
aurait là rien de bien nouveau. Mais la bonne conscience progressiste veut
désormais que ces utopies soient réalisées dès maintenant, dans la réalité, en
enseignant aux enfants, dès l’école primaire, que « ton genre, c’est toi qui le
choisis ». On imagine sans mal la perplexité d’enfants à qui l’on dit que les
différences indiquées par leurs corps ne doivent en aucun cas être
considérées comme une indication de leur identité sexuelle à venir. On sait
aussi que les catégories des sciences humaines sont des catégories
interactives, et donc, dès que l’on eut inventé la catégorie de transgenre, on
trouva des gens pour occuper cette catégorie, notamment des adolescents
qui se sentent mal dans leur peau et qui sont influencés par les innombrables
cas de transgenres transformés en célébrités par les émissions de téléréalité
ou les séries télévisées. Le rôle des phénomènes d’imitation à l’intérieur de
petits groupes sur internet a d’ailleurs été très bien documenté. L’explosion
du nombre de cas de dysphorie de genre au Royaume-Uni en témoigne : on
est passé de 97 cas traités au sein du Gender Identity Development Service
en 2009-2010 à 2590 cas en 2017-2018, et la progression continue. Nous
sommes désormais devant un véritable problème de santé publique sur
lequel de nombreux pédiatres donnent l’alerte : aux États-Unis une
association de pédiatres prévient que « l’identité de genre nuit aux enfants »,
d’autant que, pour retarder le moment de choisir son sexe, on donne à ces
adolescents des bloqueurs de puberté, qui comportent de vrais risques
médicaux. Quant aux interventions de changement de sexe, lorsqu’elles sont
menées à leur terme, elles sont loin d’être aisément réversibles, d’où tous les
débats autour de la « détransition », du retour difficile, voire impossible, à
l’identité de genre originelle. Un autre problème qui est soulevé par ces
changements de genre est que, si ces identités deviennent totalement
déclaratives et sans aucun rapport avec l’apparence corporelle générale, les
transgenres auront besoin de l’assentiment public pour stabiliser leurs
identités. Ils exigeront donc un changement de l’état civil sur simple
demande, mais aussi que l’on s’adresse à eux selon le genre auquel ils
s’identifient. D’où la volonté acrimonieuse de certains que l’on ne confonde
pas leur « identité de genre » et leur « expression de genre », comme dans la
séance fameuse de l’émission télévisée de Daniel Schneidermann dans
laquelle un invité d’apparence très masculine s’indigne que l’on n’ait pas
compris tout de suite qu’il était « non binaire ». Le discours contre-intuitif
d’un seul devient alors une exigence délirante que l’on demande à tous
d’accepter, contre toute logique.

Aujourd’hui les transgenres sont devenus une catégorie éminente du


camp progressiste car ils sont le modèle inégalé de toutes les combats pour
l’émancipation, ayant réussi à se défaire de toute attache et de toute
détermination, en particulier celle du corps. Leur combat donnerait
l’exemple de la libération la plus complète possible de tout donné : les
transgenres seraient donc la catégorie phare au sein de l’ensemble des
LGBTQI etc. et le foyer central des luttes intersectionnelles. Leurs
revendications semblent pourtant entrer en conflit avec celles d’autres
catégories identitaires, notamment les militantes lesbiennes, qui sont alors
accusées par les trans d’être des TERF (Trans-exclusionary radical feminist),
des féministes essentialistes et transphobes. Ces lesbiennes ont le tort de
n’avoir pas compris qu’il n’y a aucune identité sexuelle fixe. Le statut des
transgenres semble aujourd’hui particulièrement protégé dans le milieu
politiquement correct : si l’on n’accepte pas certains énoncés
aberrants comme « les hommes ont des menstrues » ou « les femmes ont des
pénis », on est immédiatement catalogué comme transphobe. Le cas de la
romancière J. K. Rowling est emblématique : elle est désormais l’objet d’une
campagne mondiale de dénonciation pour avoir posté sur Twitter le simple
message : « les hommes ne peuvent pas devenir des femmes ».

Avec cette question du genre on constate une fois de plus que les idées,
même les plus folles, ont toujours des conséquences et que ces conséquences
semblent, en l’occurrence, comporter plus d’inconvénients que d’avantages.
Il serait sans doute bon que l’on en revienne sur ces questions à des constats
aussi simple que celui que faisait Freud à propos de la différence des sexes :
« l’anatomie, c’est le destin ». Certes le corps est en partie façonné par la
culture mais il n’est en aucun cas entièrement « socialement construit ». Le
corps existe et Foucault lui-même le reconnaissait, qui parlait de « la pierre
noire du corps » pour en souligner la facticité et l’altérité radicale.

Jean-François Braunstein


MOTS CLÉS
Genre, gnose, hermaphrodisme, intersexuel, posthumanisme, trans,
transgenre, transhumanisme, transsexuel, transphobie.

NOMS CITÉS

Butler J., Fausto-Sterling A., Foucault M., Freud S., Gibson W., Money J.,
Minsky M., Morawec H., Napoléon, Rowling J. K.

BIBLIOGRAPHIE

Butler J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité,
Paris, La Découverte, 2006
Colapinto J., Bruce, Brenda et David. L'histoire du garçon que l'on transforma
en fille, Paris, Denoël, 2014
Levet B., La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Paris, Grasset, 2014
Braunstein, J.-F., La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris,
Grasset, 2018
Murray D., La grande déraison : Race, genre, identité, Paris, L’artilleur, 2020

L’OUBLI DU SEXE ET DU CORPS

Tribune dans Le 1, 3 mars 2021
Le succès que rencontre la notion de genre, d’invention récente, peut
étonner. Parler de genre revient en effet à dire que les organes sexuels et le
corps ne sont pas déterminants. Ce qui prime est la conscience que l’on a
d’être un homme ou une femme.
Du point de vue philosophique, on aboutit ainsi à un très étonnant ultra-
cartésianisme. Pour Descartes, âme et corps étaient certes séparés mais
pouvaient interagir, par l’intermédiaire de la glande pinéale. Désormais
corps et conscience sont radicalement séparés et le corps n’est plus qu’un
assemblage de pièces détachées qu’il est possible de modifier à l’envi, comme
dans les films de David Cronenberg, grand amateur de Descartes.
Changer de corps sexué s'il ne convient pas à notre conscience est
envisageable depuis les progrès d’une chirurgie extrémiste, qui prétend qu’il
n’y a aucune limite aux modifications corporelles. De ce point de vue, les
utopies transgenres sont proches de celles de transhumanistes, comme
Marvin Minsky, qui méprisent la « viande » qu’est le corps. Pour eux, seule
compte la conscience, qu’ils envisagent de télécharger sur des puces de
silicium afin de lui assurer l’immortalité. Ce mépris du corps rappelle celui
des gnostiques, ces hérétiques chrétiens du IIème siècle, pour qui le corps
était le mal dont il fallait se libérer à tout prix. Seule l’âme a de la valeur.
Il y a là, comme dans le transhumanisme, une pulsion prométhéenne. Quand
on sépare le genre du sexe, on aspire à se délivrer des contingences d’un
corps que l’on n’a pas choisi, qui est limité à un seul sexe, qui sera malade,
vieillira et mourra. Foucault lui-même avait évoqué cette « pierre noire du
corps », qui s’impose à nous dans sa facticité et dans sa finitude. Le
transgenre devient alors le héros d’une nouvelle entreprise de dépassement
de soi et d’émancipation de nos limites physiques.

Cette aventure de libération de la tyrannie du corps séduit nombre


d’adolescents, d’autant que les industries de la mode, de la musique ou des
médias valorisent à l’extrême les transitions de genre. L’adolescence est un
âge où l’on a des difficultés à habiter son corps ; or aujourd’hui un
changement de genre ou de sexe peut être considéré comme une possibilité.
On connaît d’ailleurs le rôle des réseaux sociaux dans l’explosion des
« dysphories de genre à déclenchement rapide ». La Grande Bretagne a
dénombré 77 consultations pour dysphorie de genre en 2009-2010... contre
2.590 huit ans plus tard. Beaucoup d’enfants ou d’adolescents sont orientés
vers des « parcours de transition de genre », avec prise de bloqueurs de
puberté, puis d’hormones, et quelquefois de très lourdes opérations de
changement de sexe, au risque de leur santé. Mais un certain nombre d’entre
eux s’efforcent aujourd’hui de « détransitionner » et de revenir à leur sexe
d’origine. Ainsi la jeune Keira Bell, à 23 ans, a porté plainte contre la clinique
qui l’avait engagée dans un parcours de transition de genre à l'âge de 14 ans.
Elle a gagné son procès.
Avec le remplacement du sexe par le genre, on se coupe ce que Merleau-
Ponty appelait « l’expérience du corps comme être sexué ». On perd par là-
même notre rapport au monde car c’est « dans la sexualité de l’homme » que
« se projette sa manière d’être à l’égard du monde ». De fait, en temps de
pandémie et de confinement, nos vies d’ « avatars » électroniques, aux genres
purement déclaratifs, nous font désirer de retrouver bientôt le goût et les
sensations des corps et du monde.

Jean-François Braunstein

Professeur de philosophie

Université Paris 1-Sorbonne



CHANGEMENT DE SEXE POUR LES MINEURS : L’EMBALLEMENT DE LA LOGIQUE DES DROITS (TRIBUNE DE JEAN-FRANÇOIS
BRAUNSTEIN ET OLIVIER REY DANS LE FIGARO)

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