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« CE QUI, DANS LA VIE, PEUT PRÉFÉRER LA MORT »

Philippe De Georges

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2017/2 N° 96 | pages 57 à 61
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040992
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2017-2-page-57.htm
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« CE
QUI, DANS LA VIE,
PEUT PRÉFÉRER LA MORT »
Philippe De Georges
« Il y a derrière chaque parcelle vivante
tant de souffrance et tant d’abandon
qu’il n’est pas possible d’oublier. »
J.-M. G. LE CLÉZIO, L’Extase matérielle

Q ui dit pulsion de mort, pense « Au-delà du principe de plaisir 1 ». C’est en effet


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dans ce texte mémorable de 1920 que Freud ramasse les données culturelles
et cliniques qui lui semblent imposer la formulation d’une puissance qui
œuvre contre la poussée d’Éros et de la vie. Il mentionne à cette occasion celle
– Sabina Spielrein 2 – qui lui a frayé la voie, et dit avec tact que les confusions de celle-ci
le retenait de la suivre. Malgré les embrouilles dans lesquelles elle était prise, entre son
transfert massif sur Jung, la passion qu’elle lui inspirait en retour (leur amour fou) et le
recours qu’elle essayait de trouver contre lui chez Freud, on ne dira jamais assez à quel
point son intuition touchait au nœud obscur entre le sexe et la mort.
L’opinion superficielle – mais juste –, qui nous fait parler du tournant freudien des
années 1920, fait facilement oublier que ce qui s’élabore alors sous le signe mythique de
Thanatos était présent en germe dès les balbutiements de 1895. Il n’est qu’à lire sans
préjugé son Esquisse 3 de l’époque, pour voir qu’au moment même où Freud utilise pour
la première fois le terme de « pulsion » (Trieb), il définit celle-ci comme « volonté »
(Wille) et comme « puissance » (Macht), trouvant son énergie dans les « expériences de
satisfaction » (Befriedigungerlebnis) mais aussi de « souffrance » (Schmerzerlebnis) du petit
d’homme. Avant que ne se formule le « principe de plaisir », la pulsion était précisément
décrite comme source de répétition irrépressible, née du déplaisir autant que du plaisir.

Philippe De Georges est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 41-115.
2. Cf. Spielrein S., « La destruction comme cause du devenir », Sabina Spielrein. Entre Freud et Jung, Paris, Éditions
Aubier, 2004, p. 213-256.
3. Cf. Freud S., Esquisse d’une psychologie scientifique. Entwurf einer Psychologie (1895), Toulouse, Érès, 2011,
p. 56-57.

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Ainsi, c’était la « détresse originaire » (Hilflosigkeit) qui se trouvait à la base de l’urgence


de la vie (Lebensnot).
Le moment des années 1920 est celui où Freud, après « Vingt-cinq années de travail
intensif 4 », prend la mesure de la vanité des espoirs mis, tant dans la capacité des
sociétés humaines à marcher vers le progrès et la paix universelle, que dans la capacité
de la psychanalyse à atteindre la guérison des symptômes et l’harmonie sexuelle. Ainsi
est-on forcé d’admettre que ni l’humanité prise comme un tout, ni les patients au un
par un ne sont au fond animés par l’aspiration sincère au bonheur et par l’amour de
la raison pure. On comprend que cette forme paradoxale de sagesse n’ait été du goût
ni des dévots des lendemains qui chantent, ni des enfants du bon pasteur. Dites
« lasciate ogni speranza, voi che’ntrate ! » et vous verrez s’éloigner de vous tous ceux
qui veulent dormir tranquilles.
Ne pas reculer devant cet « au-delà » oblige à trouver condensé sous le nom de
pulsion de mort ce qui fait l’os de la pulsion « tout court ». De quoi s’agit-il, en effet,
et quelle butée Freud rencontre-t-il après vingt-cinq années de travail analytique ? Que
le « déplaisir [est] une satisfaction paradoxale » qui révèle « l’orientation démoniaque
de l’existence ». Que le « traumatisme » (qui fait retour dans la doctrine), le
« cauchemar » et la « mélancolie » font signe dans la clinique de ce qui est un fait
d’expérience, soit « que le but de la vie est la mort » et que « la première pulsion [est]
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celle du retour à l’inanimé 5 ».
Ces remarques imposent à Freud non seulement de repenser le dualisme pulsionnel
(auquel il ne cesse pas de tenir), mais de renoncer à sa (première) topique pour une
deuxième où la pulsion vient à se loger et à trouver son lieu dans le ça. Ce sera alors
l’occasion pour lui d’affirmer que « [la tâche de la pulsion de mort] est de ramener le vivant
organique à l’état inanimé 6 ». C’est dans « Le moi et le ça » que Freud repense sa topique.
Cet essai n’a pas tant pour fonction de théoriser le moi comme instance, que de définir celle
où règnent les pulsions. Or le ça est clairement conçu comme siège d’un inconscient dont
la source n’est pas le refoulement. Dit autrement, le ça est un inconscient qui n’est pas
constitué de signifiants (représentations) censurés de la conscience et dont les rejetons, qui
ne procèdent pas d’un chiffrage, sont hors de portée de l’interprétation, étrangers et
réfractaires au sens. « L’Ics ne coïncide pas avec le refoulé ; il reste exact que tout refoulé est
ics, mais tout Ics n’est pas pour autant refoulé 7 ». L’essai trouve sa conclusion dans une
phrase dont on peut dire qu’elle dit la pensée la plus avancée de Freud, même s’il l’entoure
de précautions oratoires : « Nous pourrions présenter les choses comme si le ça se
trouvait sous la domination des muettes mais puissantes pulsions de mort […] ; mais
nous craindrions de sous-estimer ainsi le rôle d’Eros 8 ». Il suffira à Lacan 9 de s’émanciper

4. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 57.


5. Ibid., p. 60 & sq.
6. Freud S., « Le moi et le ça » (1923), Essais de psychanalyse, op. cit., 1981, p. 254.
7. Ibid., p. 228-229.
8. Ibid., p. 274-275.
9. Cf. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » (1976), Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien,
2001, p. 571-573.

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Philippe De Georges, « Ce qui, dans la vie, peut préférer la mort »

de ces réserves prudentes pour trouver la voie de l’inconscient réel 10 de son tout dernier
enseignement.

Car Lacan ne s’y trompe pas, lui dont l’expérience, depuis le cas Aimée 11, n’a cessé
de le confronter à ce qu’il appelle encore en 1948 « instinct de mort ». Reprenant alors
encore la traduction fautive, il met la découverte de ce registre au crédit de Freud, tout
en soulignant la « signification énigmatique » de cette « figure du Sphinx » et de cette
« aporie ». Pour Lacan, l’énigme est en effet celle d’une « expérience subjective »,
d’« intention d’agression », se donnant comme « image de dislocation corporelle », en
rapport avec « un mode d’identification […] narcissique […] irréductible » lié à la
« structure formelle du moi 12 ». Ces formules glanées au fil du texte de 1948 témoignent
des préoccupations de Lacan au moment où il s’attache à penser à nouveaux frais le moi,
le narcissisme létal, l’imaginaire dans la psychose, les ressorts de la paranoïa et du crime.
Toutes ces modalités relevées dans la clinique trouvent à se regrouper sous le signe de
« l’instinct de mort » freudien pour lequel il propose l’« assomption par l’homme de son
déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant il constitue son monde
par son suicide 13 ». Elles sont aussi les pierres d’attente de la redéfinition de la pulsion
qu’il pourra risquer enfin, seize ans plus tard, dans ses Séminaires X 14 et XI 15.
Ce qui induit l’idée de pulsion, tôt chez Freud, et qui conduit Lacan, tard, à y faire
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retour, c’est la nécessité de décrire et nommer une cause inconsciente distincte du
refoulement et profondément ancrée dans la chair. D’où l’étayage sur les besoins vitaux,
façon d’enraciner dans le corps cet élan irrépressible et consubstantiel à la vie. L’urgence
vitale orientait Freud vers une force au service du vivant, d’où aussi bien l’idée de pulsion
de vie que celle d’autoconservation (de l’individu et de l’espèce). Mais dès l’ébauche en
quoi consiste L’Esquisse, la pulsion s’autonomise de toute finalité utilitaire et fonctionne
clairement pour le compte de sa seule satisfaction. C’est ce caractère gratuit et solipsiste
qui conduira Lacan à dire que « la jouissance, c’est ce qui ne sert à rien 16 » et à la dire
« autiste 17 ». Homo ludens…
Ce qui impose l’idée de pulsion de mort, c’est l’évidence que le bien, le bon et le
plaisir ne peuvent être en rien le fin mot d’une puissance et d’une volonté qui se
caractérise surtout par l’excès et la démesure, la violence destructrice à l’occasion et
l’aveuglement. C’est bien ce que savait S. Spielrein, d’expérience, et qui lui faisait parler

10. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps » (1999-2000), enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit, et « L’inconscient réel », Quarto, no 88-89,
février 2007, p. 6-11.
11. Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, Points, 1975.
12. Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse » (1948), Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1966, p. 101-124.
13. Ibid., p. 124.
14. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse (1962-1963), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ
Freudien, 2004.
15. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), texte établi par
J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1973.
16. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-1973), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ
Freudien, 1975, p. 10.
17. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), La Cause du désir, no 95, avril 2017, p. 17.

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de « composante destructive de l’instinct sexuel lui-même 18 » ou dire que son « essence


est bien la destruction 19 ». Thanatos donne en fait forme à toute la négativité du registre
pulsionnel, à partir de la répétition qui est son trait principal (voir le jeu de la bobine et
le fort-da).
Lacan fera grief à Freud de son détour par le principe de plaisir 20. Sans cette
élucubration, il aurait pu aller tout droit à la jouissance dans sa forme unitaire et
l’embrassement de toutes ses variantes, dont il avait la claire notion dès L’Esquisse. Une
fois le plaisir mis en principe, il fallait bien inventer son contraire, pour rendre compte
de la négativité foncière de la jouissance. On sait avec quelle insistance Freud a pu refuser
la tentation moniste qu’il associait, via S. Spielrein elle-même, aux divagations orientalo-
spiritualistes de Jung.

C’est une fois de plus en lecteur attentif de Freud que Lacan, dans le Séminaire
L’Éthique de la psychanalyse, recense toutes les données cliniques qui ont imposé la notion
de pulsion de mort. Aussi bien la réaction thérapeutique négative que le masochisme
moral de celui qui se punit lui-même et la cruauté qui est au cœur de l’instance morale
elle-même, la férocité de Kant et Sade : « C’est bien là que l’analyse apporte des lumières
– au terme dernier, sur ce que nous pouvons appeler au fond de l’homme la haine de
soi. 21 »
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Le plus grand mérite de Lacan est sans doute, venant après coup, sa capacité à dégager
le concept, dans sa pureté, de la gangue où il est pris. Le trait, comme une épure, apparaît
sous le foisonnement qui l’encombre et la structure se dégage du mythe. Quelques
phrases à l’emporte-pièce lui suffisent à mettre en évidence :
Que la meilleure façon de traduire le mot Trieb, passant par le terme apparenté en
anglais, drive, est « dérive 22 ». Soit plus qu’une construction énergétique, le simple constat
d’un mouvement d’abandon passif au fil des choses.
- Que l’essence de la jouissance est masochiste.
- Que la pulsion de mort fait régner le silence dans le ça 23.
- Qu’elle est acéphale et muette.
- Que c’est enfin tout simplement « ce qui, dans la vie, peut préférer la mort 24 ».

18. Spielrein S., « La destruction comme cause du devenir », op.cit., p. 216.


19. Ibid., p. 136.
20. Cf. Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2011, p. 30.
21. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil,
coll. Champ Freudien, 1986, p. 108.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome (1975-1976), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ
Freudien, 2005, p. 125.
23. Cf. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1966,
p. 659 : « Ici se dissipant l’opacité du texte énonçant du Ça que le silence y règne : en ce qu’il ne s’agit pas d’une
métaphore, mais d’une antithèse à poursuivre dans le rapport du sujet au signifiant, qui nous est expressément dési-
gnée comme la pulsion de mort ».
24. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 124 : « C’est au niveau de la bonne et de la
mauvaise volonté […] que Freud, au terme de sa pensée, retrouve du champ de das Ding, et nous désigne le plan
de l’au-delà du principe de plaisir. C’est comme un paradoxe éthique que le champ de das Ding est retrouvé à la
fin, et que Freud nous y désigne ce qui, dans la vie, peut préférer la mort ».

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Philippe De Georges, « Ce qui, dans la vie, peut préférer la mort »

Dégagé de l’impératif dualiste qui ne cesse d’accompagner Freud, il peut enfin


subsumer toutes les manifestations de la pulsion sous le nom unifiant de jouissance et faire
de ce que Freud appelait pulsion de mort l’essence de ce registre, autrement dit,
l’anticipation de son propre concept de réel : « La pulsion de mort, c’est le réel en tant
qu’il ne peut être pensé que comme impossible. 25 » C’est pourquoi elle reste obstinément
aporétique, opaque au sens, réfractaire à la parole et étrangère au champ du langage.
D’où la leçon que Lacan en retire : « Aborder à cet impossible ne saurait constituer un
espoir, puisque cet impensable, c’est la mort, dont c’est le fondement du réel qu’elle ne
puisse être pensée. 26 »
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25. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op.cit., p. 125.


26. Ibid.

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