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CAPACITÉS DE L'ANIMAL, POTENTIALITÉS DE L'USTENSILE ET

POSSIBILITÉS DU DASEIN

Claudia Serban

Editions de Minuit | Philosophie

2012/4 - n° 116
pages 32 à 47
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ISSN 0294-1805

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http://www.cairn.info/revue-philosophie-2012-4-page-32.htm
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Pour citer cet article :


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Serban Claudia, « Capacités de l'animal, potentialités de l'ustensile et possibilités du Dasein »,
Philosophie, 2012/4 n° 116, p. 32-47.
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Claudia Serban

CAPACITÉS DE L’ANIMAL,
POTENTIALITÉS DE L’USTENSILE
ET POSSIBILITÉS DU DASEIN
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Au § 31 de Sein und Zeit, Heidegger thématise la possibilité comme
existential en la distinguant à la fois de l’acception logique du possible (le
non-contradictoire) et de la contingence de l’étant sous-la-main (vorhan-
den). Malgré sa force et son rôle central dans l’analytique existentiale du
Dasein (dans la mesure où l’existential de la possibilité représente « la
déterminité ontologique positive la plus originaire et ultime du Dasein » 1),
on a pu parfois 2 reprocher à cette analyse de réduire et de simplifier
considérablement la richesse et la complexité des significations du possible
que recouvre le Können. L’intention de la présente étude est de tenter de
restituer, au moins dans une certaine mesure, la variété des sens du possible
que livre la recherche portant sur les différents modes d’être de l’étant.
Nous nous appuierons à cette fin notamment sur le cours fribourgeois
de l’hiver 1929-30, Die Grundbegriffe der Metaphysik (paru comme tome
29/30 de la Gesamtausgabe), dont les analyses font pendant à la thémati-
sation de la possibilité dans Être et temps. Ce cours est très précieux pour
notre propos dans la mesure où, dans la typologie tripartite des modes
d’être mise en place par Sein und Zeit (Vorhandenheit, Zuhandenheit,
Dasein), il fait intervenir un autre cas de figure, négligé ou du moins laissé
dans l’indécision 3 par l’opus magnum de 1927 : l’animal, le vivant ou l’orga-
nisme, qui se définit précisément par certains pouvoirs qui lui reviennent
en propre. De ces pouvoirs, Heidegger esquisse volontiers et explicitement,
dans son cours de 1929-30, une analyse en termes de possibilité, et s’inté-
resse directement au « caractère de possibilité propre au pouvoir l’animal
(Möglichkeitscharakter des Könnens des Tieres) » 4. Entre la Vorhandenheit
1. HEIDEGGER, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, [1927] 2001, § 31, pp. 143-
144. Nous reproduisons ici la traduction d’Emmanuel Martineau (édition numérique hors
commerce).
2. Voir, très récemment, la critique de C. ROMANO dans Au cœur de la raison, la phénoméno-
logie (Paris, Gallimard, 2010), qui remarque à juste titre que « le possible s’entend en de multiples
acceptions » et considère, d’autre part, que « [a]utant Heidegger apporte une contribution déci-
sive à la phénoménologie du monde humain [...], autant il a tort de résorber la diversité des
capacités dans cette seule et unique capacité-à-être » (op. cit., p. 717 et 719. Voir aussi p. 701,
703 sq. et, plus généralement, tout le chapitre XVIII).
3. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 10, p. 50 : « La vie n’est pas un pur être-sous-la-main, ni,
encore, un Dasein ». Pour passer de cette caractérisation négative à une détermination positive
de la vie, il était sans doute nécessaire de partir d’une description phénoménologique du vivant
qu’est l’animal.
4. Selon le titre même du § 52 (HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Ein-
samkeit – Endlichkeit, GA 29/30, éd. par Friedrich-Wilhelm von Hermann, Francfort, Kloster-

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CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

de la chose, la Zuhandenheit de l’ustensile et le mode d’être du Dasein, le


vivant avec ses capacités propres incarnées dans ses organes s’atteste ainsi
comme un mode d’être à part entière 5 et ayant ses possibilités propres.
Toute la question est alors de savoir comment se différencient et s’articulent
les possibilités ici en question, à savoir : capacités de l’animal, potentialités
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de l’ustensile et possibilités du Dasein (nous laissons de côté la contingence

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du Vorhandenes, qui ne suscite pas réellement de développements novateurs
de la part de Heidegger). C’est en particulier, bien sûr, le rapport entre
capacités animales et possibilités humaines qui doit retenir notre attention.
De la Weltarmut, pauvreté en monde attribuée à l’animal, à la Weltbildung,
configuration du monde proprement humaine, le sens du pouvoir, Können
(ou Vermögen), reste-t-il le même ? Assurément pas. Mais y a-t-il moyen de
reconduire, du moins, cette équivocité à l’analogie à l’aide d’un dénomi-
nateur commun ? Au cas où une telle démarche ne pourrait aboutir, il
faudra en revanche essayer de montrer ce qui résiste à l’analogie, ce qui
maintient et ne permet pas de réduire l’équivoque entre pouvoir animal et
humain.

Partons des analyses précises du cours de 1929-30. Au § 52, Heidegger


se lance dans la quête de l’essence de l’organe et, par là, du « caractère de
possibilité de ce que peut l’animal ». Le premier pas dans cette direction
est de reconduire les indicateurs somatiques des facultés animales (la pré-
sence des organes) aux pouvoirs qui les précèdent et les rendent possibles :
l’animal a des yeux parce qu’il peut voir, et non l’inverse. La puissance
précède et fonde la présence de l’organe : ce n’est pas la présence des yeux
qui rend l’animal voyant, mais c’est la puissance de voir qui se donne des
yeux dans l’animal. Mais l’on ne peut comprendre cette puissance sans
interroger le mode d’être de l’animal :
En quoi réside le processus qui rend possible cette possibilité, ce pouvoir ?
Pouvoir voir – qu’est-ce au fond cela comme possibilité ? Quel caractère a cette
possibilité ? Fondamentalement posée, la question est : comment, somme toute,
mann, 1983, p. 319). Nous optons ici pour cette traduction plus littérale et qui ne surenchérit
pas (Daniel Panis, quant à lui, traduit ainsi : « le caractère de la possibilité propre à ce que peut
faire l’animal », Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Paris,
Gallimard, 1992, p. 321). Nous préférons aussi traduire « Fähigkeit » par « capacité » plutôt que
par « aptitude » (et « Vermögen » par « faculté »).
5. Nous sommes d’accord avec C. Romano (« Heidegger et von Uexküll », in Heidegger en
dialogue (1912-1930), éd. par C. Romano et S. Jollivet, Paris, Vrin, 2009, p. 255-298) pour dire
qu’une telle thèse ne doit être formulée que cum grano salis : si « les trois modes d’être dégagés
dans Sein und Zeit ne suffisent pas à caractériser le mode d’être de l’animal » (C. ROMANO, art.
cit., p. 290), il est assurément risqué de parler d’« une quatrième manière d’être, située sur le
même plan que les trois autres » (ibid.), ce que Heidegger lui-même ne fait jamais. L’argument,
avancé par C. Romano pour rejeter une telle autonomie du vivant comme quatrième mode d’être,
de la nécessité (phénoménologique) d’une donation authentique (faisant ici défaut) du phéno-
mène en question, nous semble en revanche moins convaincant : y a-t-il, si l’on partage les réserves
du § 25 d’Être et temps, une telle donation pour aucun des modes d’êtres identifiés en 1927, y
compris le Dasein ? Cette réserve nous empêche de conclure sans droit d’appel que « la vie ne
saurait constituer à proprement parler un quatrième mode d’être à côté des trois autres »
(C. ROMANO, art. cit., p. 294).

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CLAUDIA SERBAN

faut-il qu’ un étant soit pour que cette possibilité de pouvoir voir doive pouvoir
faire partie de son genre d’être ? 6

La question de l’essence de l’organe fait ainsi signe immédiatement vers


celle de l’essence de l’animalité : « l’animalité doit, dans son genre d’être
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en général, nécessairement être telle que lui appartiennent des possibilités

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comme voir, entendre, sentir, tâter ». La question qui se pose à présent est :
« Comment devons-nous saisir le caractère de possibilité propre à ce “pou-
voir” (Möglichkeitscharakter dieses “Könnens”) ? » 7.
Or, les moyens de saisir en soi et sans médiation la possibilité propre au
pouvoir animal manquent. C’est pourquoi il faut tout de même partir de
la manifestation de ce pouvoir, fût-elle secondaire par rapport à lui :
l’organe. En montrant en quoi celui-ci est plus qu’un ustensile ou plutôt
fondamentalement autre chose qu’un ustensile, l’organe pourra apporter
une certaine lumière sur le pouvoir qui définit les capacités de l’animal.
Toutefois, l’explicitation de l’organe a tendance à se replier de prime
abord sur celle de l’ustensile 8 : l’organe est à son tour, d’une façon fidèle
à son étymologie, ce qui sert à quelque chose. Tout comme le marteau sert
à frapper des clous, l’œil sert à voir. Mais c’est sur le fond de cette apparente
analogie entre organe et ustensile que va surgir toute la différence entre les
capacités de l’animal et les potentialités de la Zuhandenheit : les possibilités
qu’il offre (autrement dit, les usages auxquels il se prête), l’ustensile ne les
a pas, elles lui sont précisément extérieures ; l’organe, en revanche, n’est
dans l’animal que l’expression d’une capacité déjà présente. Pour distinguer
l’organe de l’ustensile 9, il faut donc partir de la relation entre l’organe et
la faculté se trouvant à sa base, et tel est précisément l’objet du § 53. Nous
pouvons y lire :
L’ustensile (Zeug) aussi bien que l’organe présentent tous deux le caractère
que nous formulons à travers l’expression “en vue de...” (Um zu...). L’un et
l’autre ont en eux des possibilités et ils offrent des possibilités pour une
utilisation précise. Ce fait d’offrir des possibilités n’est pour aucun des deux
une propriété subsidiaire, comme si le marteau était d’abord marteau puis était
utile par surcroît. Au contraire, l’utilité (Dienlichkeit) fait précisément partie
de son être spécifique. Mais la façon dont l’ustensile et l’organe offrent des
possibilités est fondamentalement différente. Le caractère de leur possibilité
et leur genre d’être se différencient en prestation pour quelque chose (Fertig-
keit für etwas) et capacité pour quelque chose (Fähigkeit zu etwas). L’usten-
6. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 52, p. 319, trad. fr. modif.,
p. 321 (souligné par l’auteur).
7. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 52, p. 320, trad. fr. modif.,
p. 321.
8. Pour une analyse critique de la description heideggérienne de l’ustensilité, nous renvoyons
à l’étude éclairante d’H. L. DREYFUS, « De la technè à la technique. Le statut ambigu de l’usten-
silité dans Être et Temps », in Heidegger, éd. par Michel Haar, Paris, Cahiers de l’Herne, 1983,
p. 292-301.
9. Pour l’approfondissement de cette distinction en termes de temporalités différentes, voir
la contribution désormais classique de D. FRANCK, « L’être et le vivant » (Philosophie, 1987 (4),
o
n 16, p. 73-92, repris dans Dramatique des phénomènes, Paris, 2001, p. 35-55, p. 41 et 43 sq. en
particulier).

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CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

sile, par exemple le porte-plume, est apprêté pour écrire, mais il n’est pas
capable d’écrire 10.

En même temps, il est clair que la capacité que manifeste l’organe n’est
pas pour ainsi dire logée en lui : l’œil ne peut pas voir en tant que tel, pris
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isolément, mais en tant qu’il appartient à un organisme – à un être vivant.

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Séparé de l’organisme ou à la mort de celui-ci, l’œil ne donne plus accès à
aucune capacité, il n’est plus organe à proprement parler (c’est là, notons-le
en passant, le sens de l’homonymie qu’Aristote identifiait entre la main
vivante et la main coupée, entre l’animal et son cadavre). Et Heidegger de
conclure : « Aussi longtemps que l’organe est retenu dans l’organisme, il
est organe » 11.
L’organe renvoie donc nécessairement au tout auquel il est ordonné :
l’organisme, le vivant comme tel. Une fois gagné ce point de vue, plus large
que le simple rapport entre un organe et une faculté, Heidegger fait inter-
venir un élément supplémentaire pour définir le pouvoir animal : la pulsion,
ou le caractère pulsionnel des facultés animales 12. C’est la pulsion qui
détermine d’avance les capacités de l’animal dans leur portée et étendue.
Et c’est ce caractère pulsionnel de la capacité qui explique sa réalisation
dans un organe, conformément aux impératifs vitaux de l’organisme. Nous
ne nous attarderons pas sur cette thématique 13. Notons seulement que la
pulsion explique aussi le fait que la capacité exprimée dans un organe
apporte avec elle sa propre règle (ist regelmitbringend) 14, alors qu’un usten-
sile reçoit toujours de l’extérieur les directives de son usage : normalement,
l’œil voit dès qu’il s’ouvre, il est poussé à voir de l’intérieur, par les nécessités
vitales de l’animal ; alors qu’en aucun cas le marteau ne sait frapper tout
seul et de lui-même, sans quelqu’un qui le fait frapper. L’œil sert immé-
diatement et est immédiatement poussé à voir, alors que le marteau ne sert
à frapper et ne frappe que si nous le faisons frapper 15. Pour cette raison,
du point de vue de quelqu’un qui ne sait s’en servir, un ustensile, le marteau
10. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 53, p. 331-332, trad. fr.
modif., p. 332-333 (souligné par l’auteur).
11. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 53, p. 332, trad. fr., p. 333.
12. Y a-t-il un analogue de la pulsion au niveau du pouvoir humain ? Le cours fribourgeois
du semestre d’été 1936 consacré à Schelling parle en ce sens d’un « penchant » (Hang) du
Vermögen envers ce qu’il peut : « Zum Vermögen gehört allemal ein Hang zu seinen Möglich-
keiten » (HEIDEGGER, Schelling : Vom Wesen der menschlichen Freiheit (1809), Gesamtausgabe 42,
éd. par I. Schüssler, Francfort, Klostermann, § 22, p. 257).
13. Nous renvoyons à ce sujet à l’article d’A. SCHNELL, « La pulsion chez Heidegger. Le statut
transcendantal du Trieb dans la pensée heideggérienne de l’animalité », in La pulsion, éd. par
J.-C. Goddard, Paris, Vrin, 2006, p. 213-233. Voir aussi la contribution de R. BARBARAS, « Per-
ception et pulsion » (Alter 9/ 2001, p. 13-26, repris dans Vie et intentionnalité, Paris, Vrin, 2003,
p. 185-199), qui écrit : « l’aptitude renvoie à la pulsion : cela signifie qu’elle n’est pas une pure
virtualité mais qu’elle a toujours projeté d’avance ce qu’elle peut réaliser, qu’elle est en rapport
avec cette réalisation sur le mode d’une poussée, c’est-à-dire d’une anticipation effective » (op.
cit., p. 187). Il est à noter que, par cette interprétation de la pulsion en termes de projet et
d’anticipation, R. Barbaras opère un rétrécissement de l’abîme creusé par Heidegger entre ce
que peut l’animal et ce que peut l’homme.
14. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 54, p. 333, trad. fr., p. 334.
15. Cela signifie aussi, comme le souligne Hubert L. Dreyfus, que « [l]es étants sont découverts
en fonction des préoccupations de l’être-là [...], en fonction des possibilités de l’être-là » (art.

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CLAUDIA SERBAN

en l’occurrence, peut déchoir de la Zuhandenheit à la Vorhandenheit, à la


simple présence subsistante 16 (de même qu’un objet technique tombé en
panne devient un « encombrant »). Un organe, en revanche, n’est jamais
seulement vorhanden (sauf lorsque, dans les cas que nous avons déjà men-
tionnés, il est appelé organe par homonymie) : la capacité qui l’anime
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(littéralement) lui interdit de déchoir au niveau de la simple subsistance.

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« Les organes ne se trouvent pas simplement là, à même l’animal (sind nicht
am Tier vorhanden). Ils se tiennent au service de capacités (sie stehen im
Dienst von Fähigkeiten) » 17.
Mais revenons à l’organisme, au sein duquel les organes se trouvent
ordonnés à certaines capacités et qui en est l’unité vivante. Qu’est-ce que
cette unité vivante des facultés peut nous apprendre sur le pouvoir de
l’animal et sur le caractère de possibilité qui lui est propre ? Finalement,
l’organisme nous renvoie à l’usage des facultés, il les donne à voir réalisées,
en acte. Il est
un usage des capacités. Il n’en reste pas, justement, au niveau des possibilités,
mais en vient à voir, entendre, prendre, chasser, guetter, s’enfuir, se reproduire,
etc., donc à la mise en œuvre des capacités. C’est l’effectivité de l’animal réel
(die Wirklichkeit des wirklichen Tieres) que nous prétendons déterminer lors-
que nous soulignons – comme cela se fait sans arrêt – que c’est le genre d’être
(Seinsart) de l’animal qui est visé 18.
Sommes-nous en train de retrouver ici la caractérisation aristotélicienne de
la vie comme acte, et l’antériorité éminente de l’acte sur la puissance ? La
possibilité du pouvoir animal s’explique-t-elle en définitive à partir de son
effectivité ? Heidegger demeure fort prudent devant la perspective de réin-
troduire ici cette opposition métaphysique 19. Les facultés de l’animal ne
sont pas susceptibles de se diluer ou de se fondre dans sa présence effective,
car elles structurent cette présence même :
En définitive, c’est à l’essence de la réalité effective animale (Wesen der Wir-
klichkeit des Tieres) qu’appartiennent précisément l’être-possible et le pouvoir
cit., p. 299). Une radicalisation brillante de ce point de vue est accomplie par Sartre dans L’être
et le néant. Dans la troisième partie du chapitre sur la transcendance, intitulée « Qualité et
quantité, potentialité, ustensilité », Sartre écrit par exemple : « la totalité des ustensiles est le
corrélatif exact de mes possibilités. Et, comme je suis mes possibilités, l’ordre des ustensiles dans
le monde est l’image projetée dans l’en-soi de mes possibilités, c’est-à-dire de ce que je suis »
(SARTRE, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 2000 [1943], p. 237).
16. À ce niveau, il n’est même plus question de « potentialités » à proprement parler, mais
seulement de « propriétés » : la propriété, par exemple, qu’a le bois de brûler et qui nous autorise
à dire que le bois peut brûler. Cf. HEIDEGGER, Schelling, GA 42, § 22, p. 257 : « Das Holz hat
die Beschaffenheit der Verbrennbarkeit, ist aber nicht das Vermögen zur Verbrennung ».
17. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 55, p. 337, trad. fr. modif.,
p. 338.
18. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 57, p. 343, trad. fr. modif.,
p. 343.
19. « Cependant, nous laisserons en suspens la question de savoir si nous sommes en mesure
et si nous avons le droit de ramener, sans autre forme de procès, le rapport de la capacité et de
l’accomplissement de ce en vue de quoi la capacité est ce qu’elle est, au schéma de la possibilité
et de l’effectivité (das Schema von Möglichkeit und Wirklichkeit) » (HEIDEGGER, Die Grundbegriffe
der Metaphysik, GA 29/30, § 57, p. 343, trad. fr. modif., p. 343-344).

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CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

(Möglichsein und Können) en un sens précis, et non seulement au sens où tout


ce qui est effectif (wirklich) devrait nécessairement, dans la mesure où il est,
avoir auparavant été possible – ce n’est pas de cette possibilité-là que nous
parlons, mais du fait que la capacité (Fähigkeit) fait partie de l’être effectif de
l’animal, de l’essence de la vie. Il n’y a que ce qui est capable et le reste qui vit.
Ce qui n’est plus capable ne vit plus, qu’il soit fait usage ou non de la capacité 20.
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Nous avons ici une première réponse à notre question de départ : l’animalité
suppose en effet un certain être-possible, un certain pouvoir, et cela de
façon constitutive 21 ; le pouvoir animal n’est pas le préambule de l’être-
effectif de l’animal, de son être en acte, mais il est sa substance même 22.
Pouvoir, pour l’animal, est exactement synonyme de vivre : le caractère de
possibilité de ce que peut l’animal nomme ainsi, en dernière instance,
l’essence même de la vie 23.

LOGOS ET PROJET

Ce caractère de possibilité – et, avec lui, l’essence de la vie, le statut de


vivant – est-il partagé par le Dasein ? Les possibilités du Dasein et les
capacités de l’animal se situent-elles au même niveau, ou se recoupent-elles
par endroits ? Il semble que cela ne soit jamais le cas : comme le note
Heidegger en passant au § 55, « la vision, la faculté de voir (Sehenkönnen)
propre à l’animal, est une capacité, tandis que notre faculté de voir, en fin
de compte, possède encore un tout autre caractère de possibilité et un tout
autre genre d’être (Seinsart) » 24. Qu’est-ce qui fonde cette hétérogénéité ?
Et plus précisément, qu’est-ce qui ouvre au Dasein humain des possibilités
sans commune mesure avec les facultés de l’animal, même lorsqu’elles sont
homonymes à celles-ci ?
Dans le cours de 1929-30, Heidegger apporte à cette question une
réponse plutôt classique : à la différence de l’animal, le Dasein humain a
20. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 57, p. 343, trad. fr. modif.,
p. 344 (souligné par l’auteur).
21. Nous pouvons affirmer en ce sens avec C. ROMANO : « De même que le Dasein n’a pas
seulement des possibilités, mais est ontologiquement pouvoir-être, le simple vivant se définit
essentiellement par ses aptitudes et ses pouvoirs » (art. cit., p. 287). Cf. aussi A. SCHNELL, art.
cit., p. 227. Nous verrons un peu plus tard quelles sont les limites précises de cette analogie.
22. Comme le note Heidegger un peu plus loin : « la réalité effective (Wirklichkeit) de l’animal
est en soi un être-capable de... » (HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 58,
p. 347, trad. fr. modif., p. 347-348). Et plus radicalement encore : « l’être de l’animal est un
pouvoir (Können) » (HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 57, p. 342,
trad. fr., p. 342).
23. Cette explicitation de l’essence de l’animalité à partir de ce que peut l’animal montre que,
en effet, « [l]a question pour Heidegger n’est pas ici celle de la quiddité [...], mais celle, phéno-
ménologique, de la modalité, du “comment” de l’être de l’homme ou de l’animal » (F. DASTUR,
Heidegger et la question anthropologique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2003, p. 57).
24. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 55, p. 337, trad. fr. modif.,
p. 338 (souligné par l’auteur). Et puisque la grande absente de cette analyse, du côté de la vie,
est la vie végétale, la plante, invoquons le témoignage poétique qu’Odilon Redon, en bon ami
de Mallarmé, donne en guise de titre pour une des lithographies de sa série de « noirs » Les
origines (1883) : « Il y a peut-être une vision première essayée par la fleur ».

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CLAUDIA SERBAN

un pouvoir qui lui revient en propre – le lovgo", qui lui ouvre la possibilité
d’un rapport à l’étant en tant que tel. Depuis cette position somme toute
aristotélicienne, la distinction entre pouvoir animal et pouvoir humain sem-
ble refléter l’opposition de Métaphysique Q 2 et 5 entre puissance irration-
nelle et puissance rationnelle. Car
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Le lovgo" est un pouvoir (Vermögen), c’est-à-dire, en soi-même, le fait de disposer
d’un se rapporter à l’étant en tant que tel. À la différence de ce dernier, nous
avons appelé capacité (Fähigkeit) la possibilité de se comporter, d’être rapporté
en étant pris et emporté (dem benommen-hingenommenen Bezogensein) 25.
Cette faculté d’un rapport à l’étant en tant que tel joue un rôle crucial
pour la Weltbildung dont est capable le Dasein humain. Cela devient mani-
feste surtout lorsqu’il est question d’« approfondir [...] la possibilité et le
caractère de pouvoir du lovgo" » 26, à l’aide d’une notion déjà centrale dans
Sein und Zeit : le projet (Entwurf). Selon le titre du § 76 du cours de
1929-30, le projet est la « structure primordiale de l’événement fondamental
[...] qu’est la configuration du monde » 27. Le projet est ce qui donne accès,
au Dasein humain doué de lovgo", non plus seulement au possible (déjà
ouvert à l’animal 28, nous l’avons vu, par ses capacités), mais à la possibili-
sation, au transcendantal authentique 29 – la condition de la possibilité, ou
ce qui rend possible le possible. Le projet, dit Heidegger,
lie – non pas au possible ni non plus à l’effectif, mais bien à la possibilisation
(Ermöglichung), c’est-à-dire à ce que l’effectif possible de la possibilité projetée
requiert pour soi de la possibilité en vue de son effectuation (das, was das
mögliche Wirkliche der entworfenen Möglichkeit für sich von der Möglich-
keit zu seiner Verwirklichung fordert) 30.
Il importe de comprendre, dans ce contexte, que le projet ne revient pas à
échanger le point de vue de l’acte, de l’effectif ou de ce qui est à l’œuvre
(point de vue qui semblait avoir le dernier mot dans la caractérisation du
pouvoir animal 31), pour celui de la puissance. Il ne consiste pas non plus
25. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 73, p. 489, trad. fr. modif.,
p. 485 (souligné par l’auteur).
26. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 73, p. 492, trad. fr., p. 488
(souligné par l’auteur).
27. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 76, p. 526, trad. fr. modif.,
p. 520. La conjonction entre projet et monde est déjà présente, par exemple, dans le cours
marbourgeois du semestre d’été 1928 où, sans qu’il soit encore question de Weltbildung, Hei-
degger parle volontiers de Weltentwurf (HEIDEGGER, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im
Ausgang von Leibniz, Gesamtausgabe 26, éd. par Klaus Held, Francfort, Klostermann, 1978,
p. 247, 282, etc.).
28. Les possibilités de l’animal sont, toutefois, des possibilités déterminées et non pas libres ;
en cela, elles sont plus proches de la nécessité. Cf. R. GIUSTI, La potenza all’origine. Heidegger
interprete di Aristotele (Naples, La città del Sole, 2000) : « l’animale ha una possibilità determinata
e quindi la necessità di adempiere, di compiere la sua relazione col mondo » (p. 81).
29. Nous éprouvons par conséquent une réticence à parler, comme le fait A. SCHNELL (art.
cit., p. 224), d’une « possibilisation » et d’une « réalisation effective du transcendantal » au niveau
des organes et des capacités animales mêmes, donc avant le projet de la Weltbildung.
30. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 76, p. 528, trad. fr., p. 521.
31. Cf. aussi HEIDEGGER, Schelling, GA 42, § 22, p. 256 : « Die Möglichkeiten des Tieres
entsprechen seiner Wirklichkeit und umgekehrt ».

38
CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

dans le fait de disposer de davantage de possibilités que l’animal accaparé


dans sa Benommenheit, ou dans le fait de se laisser engloutir par le possible,
comme le moi kierkegaardien 32.
Le fait de projeter n’est pas regarder béatement le possible. Cela ne peut l’être
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que parce que le possible en tant que tel s’étouffe précisément, en son être-

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possible, dans le simple fait d’examiner et de débattre. Le possible ne se déploie
dans la possibilité que si nous nous lions à lui dans sa possibilisation 33.
Et la possibilisation, en tant qu’elle est cette ouverture du possible dans le
projet, est aussi ouverture du monde. Mais avoir véritablement un monde
sans être accaparé par lui comme l’animal, c’est, nous l’avons vu, pouvoir
se rapporter librement à l’étant. Et même, pas simplement à de l’étant, car
de cela l’animal est à son tour capable : un chat a un certain rapport à la
souris qu’il chasse. Le monde ne s’ouvre, en revanche, que lorsqu’advient
la possibilité d’un rapport à l’étant pris, non pas dans sa particularité et
dans l’utilité immédiate que lui assignent la pulsion ou l’instinct (la proie
du chat, son repas éventuel, n’est rien d’autre que le moyen de son
auto-conservation), mais à l’étant en tant que tel.
En même temps, dans cet « als solches » inaccessible à l’animal s’exprime
déjà, comme condition de l’ouverture du monde et de l’existence configu-
ratrice de monde, la différence ontologique. Le projet, structure fondamen-
tale de la Weltbildung qui emporte dans la possibilisation, donne du même
coup accès à la différence ontologique entre l’être et l’étant, car ce n’est
qu’à ce prix qu’est possible un rapport à l’étant comme tel. Heidegger
l’affirme très clairement, en liant, de façon beaucoup plus résolue que dans
Sein und Zeit, le projet à l’avènement de la différence ontologique :
« Comme mise hors retrait de la possibilisation, le projet est le véritable
événement de la distinction de l’être et de l’étant » 34. Ou plus directement :
« Le projet dévoile l’être de l’étant » 35.

PROJET HUMAIN ET CAPACITÉS ANIMALES

Nous sommes pourtant partis du lovgo" comme faculté spécifique dont


le caractère de possibilité propre était à expliciter à l’aide du projet. Nous
voici en revanche arrivés, avec la notion de projet, à la possibilisation du
possible et à la différence ontologique. Quel rapport avec le lovgo" ? Aux
yeux de Heidegger, le projet ne nous fait jamais perdre de vue le lovgo" car
32. Cf. KIERKEGAARD, Miettes philosophiques. Le concept de l’angoisse. Traité du désespoir,
trad. fr. Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, 1990, p. 332.
33. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 76, p. 529, trad. fr., p. 522.
34. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 76, p. 529, trad. fr. modif.,
p. 522 (souligné par l’auteur). Cf. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 31, p. 146 : « Le projet concerne
toujours la pleine ouverture de l’être-au-monde ». Ou encore : « Dans le projeter vers des
possibilités, la compréhension de l’être est déjà anticipée. L’être est compris dans le projet, non
pas conçu ontologiquement » (id., p. 147).
35. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 76, p. 529, trad. fr. modif.,
p. 522 (souligné par l’auteur).

39
CLAUDIA SERBAN

il n’est qu’un autre nom, moins traditionnel, pour désigner ce que peut
cette faculté :
en tant que configuration de la distinction entre le possible et l’effectif dans la
possibilisation, en tant qu’irruption dans la distinction de l’être et de l’étant,
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en tant, plus exactement, que percée de cet “entre-deux”, le projet est aussi ce

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fait de se rapporter dans lequel naît l’“en tant que”. En effet, l’“en tant que”
exprime le fait que, somme toute, de l’étant est devenu manifeste dans son être,
que cette distinction a eu lieu 36.

L’« als » apophantique, le lovgo" comme suvnqhri" et diaivresi", est donc


contemporain de l’avènement de la différence ontologique dans le projet.
C’est ainsi que se précise l’intime lien qui unit Weltbildung, projet et lovgo".
À cette constellation fait pendant, du côté de l’animalité, la conjonction
entre Weltarmut, Benommenheit et pulsion 37. S’agit-il de deux régimes
d’être qui ne sont à aucun moment communicants ? Le projet comme
possibilisation est-il complètement incommensurable avec les capacités
exprimant le Können animal ?
Au moins une fois, dans son cours de Marbourg de l’été 1924, Grund-
begriffe der aristotelischen Philosophie, Heidegger a accepté d’envisager une
inclusion des possibilités animales dans les possibilités du Dasein, au lieu
d’y voir une simple juxtaposition et donc un rapport d’extériorité. Il y écrit :
« les possibilités d’être déterminées jusqu’auxquelles s’est élevé l’animal ne
se situent pas simplement à côté de celles de l’homme, mais comme toutes
les possibilités qu’a l’animal, elles sont présentes dans l’homme » 38. Cette
thèse ne revient-elle pas – par delà le fait d’entériner l’évidence indéniable
selon laquelle l’être humain n’a pas seulement des possibilités existentiales,
mais aussi des capacités physiques, vitales ou naturelles – à une simple
reprise de la conception aristotélicienne 39 des rapports d’inclusion qui
structurent la hiérarchie des différents types d’âme (végétative, sensitive,
intellective) et donc de vie (végétale, animale, humaine) ? Et ne formule-
t-elle pas aussi la condition même d’une « zoologie privative », donc d’un
accès au mode d’être de l’animal à partir du Dasein ?
Si telle pouvait être encore la position de Heidegger à Marbourg ou à
l’époque de la rédaction de Sein und Zeit, les analyses du cours fribourgeois
de 1929-30 vont plutôt dans la direction d’un manque de mesure commune
36. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 76, p. 530-531, trad. fr.
modif., p. 523-524.
37. Nous laissons ici de côté la question de savoir si l’on peut attribuer, dans la lignée
d’Aristote, un certain lovgo" (lovgo" ti") à l’animal, hypothèse que Heidegger discute ailleurs (voir,
par exemple, HEIDEGGER, Aristoteles, Metaphysik Q 1-3, GA 33, éd. par Heinrich Hüni, Francfort,
Klostermann, 1981, § 13, p. 127).
38. « [...] die bestimmte Seinsmöglichkeiten, bis zu denen das Tier gekommen ist [...], nicht
einfach neben denen des Menschen stehen, sondern wie alle Möglichkeiten, die das Tier hat, im
Menschen mit da sind » (HEIDEGGER, GA 18 : Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie, éd.
par Mark Michalski, Francfort, Klostermann, 2002, § 9, p. 53, nous traduisons).
39. Pour une analyse ample du rapport de Heidegger à Aristote, nous renvoyons à l’ouvrage
de C. SOMMER, Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires
d’Être et Temps, Paris, PUF, 2005 (en particulier les chapitres II et III). Voir aussi le numéro 3
du Heidegger-Jahrbuch (2007) : Heidegger und Aristoteles.

40
CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

entre ce que peut l’animal et ce que peut l’homme. Pour examiner le sens
profond de ce changement de perspective, nous laisserons de côté – au
moins provisoirement – le prisme aristotélicien du lovgo" comme propre du
Dasein humain (qui peut effectivement conduire à rabattre l’analyse hei-
deggérienne sur la conception du De anima), pour chercher ailleurs ce qui
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se trouve à l’origine du possible spécifiquement humain et distingue celui-ci

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du pouvoir animal. Des indices précieux à cette fin sont déjà présents dans
Sein und Zeit : selon l’ouvrage de 1927, où la possibilité désigne un exis-
tential central (voire, selon l’importante formule que nous déjà avons citée,
la « déterminité ontologique positive la plus originaire et ultime du
Dasein »), c’est l’angoisse qui « ouvre le Dasein comme être-possible » 40.
Plus loin encore, c’est au sujet de la mort, « possibilité insigne (ausgezeich-
nete) du Dasein » 41, « possibilité la plus propre, absolue, indépassable
(eigenste, unbezügliche, unüberholbare) » 42, que « le caractère de possibi-
lité du Dasein se laisse dévoiler avec la plus grande acuité » 43.

MORT DU DASEIN ET MORT DE L’ANIMAL, OU L’ANIMAL PEUT-IL MOURIR ?

Si c’est à la lumière de la mort ou du rapport à la mort que s’éclaire le


mieux le possible proprement humain (la possibilité comme existential,
selon la terminologie de 1927), toute la question est à présent de savoir si
le Dasein et l’animal meurent au même sens. Question épineuse que le
cours de 1929-30 ne peut pas esquiver : en effet, « la question se pose de
savoir si la mort chez l’animal et la mort chez l’homme est la même mort » 44.
Par là, il s’agit également de voir, de façon décisive, s’il y a réciprocité et
superposition entre vivre et mourir. Car l’animal, nous l’avons vu, se définit
par le fait de vivre, ce vivre synonyme du pouvoir qu’expriment ses capa-
cités. S’il vit incontestablement, est-ce qu’il peut aussi mourir ? Heidegger
semble prêt à le concéder dans la suite d’un fragment déjà cité :
Il n’y a que ce qui est capable et le reste qui vit. Ce qui n’est plus capable ne
vit plus, qu’il soit fait ou non usage de la capacité. Ce qui, d’une façon générale,
n’est pas sur le mode de l’être-capable ne peut pas non plus être mort. La pierre
n’est jamais morte parce que son être n’est aucunement un être-capable au sens
de ce qui est en rapport au service et de ce qui est pulsionnel (im Sinne des
Dienst- und Triebhaften). Le concept de “matière morte” est un concept contra-
dictoire 45.
L’animal vit pour autant et aussi longtemps qu’il peut – et ce au sens de
ses capacités. Son vivre est rigoureusement coextensif de ce pouvoir. Mais
y a-t-il, dans le cas de l’animal, réciprocité entre vivre et mourir ? L’extrait
40. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 40, p. 188, souligné par l’auteur.
41. Ibid., § 49, p. 248.
42. Ibid., § 50, p. 250, souligné par l’auteur.
43. Ibid., § 49, p. 248-249.
44. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 61, p. 388, trad. fr., p. 387.
45. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 57, p. 343, trad. fr. modif.,
p. 344.

41
CLAUDIA SERBAN

que nous venons de citer semble prêter à cette interprétation. Notons


pourtant qu’il n’y est donné qu’une caractérisation négative du pouvoir-
mourir : il n’est pas dit que ce pouvoir revienne en propre à l’être capable
et vivant qu’est l’animal, mais seulement qu’il ne peut revenir à l’étant qui
est complètement dépourvu de capacités, à savoir le Vorhandenes qu’est la
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pierre (et nous comprenons que cela vaut aussi pour le Zuhandenes). Sur

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cette base, est-on en droit de soutenir, a contrario, que le vivant doué de
capacités, l’animal, peut mourir ?
Cette question essentielle sera abordée frontalement un peu plus tard
dans le cadre du cours que nous discutons ici : précisément au moment où
il s’agit de voir « si la mort chez l’animal et la mort chez l’homme est la
même mort » 46. À cet endroit crucial, tout en admettant que « des concor-
dances physico-chimiques et physiologiques peuvent se constater », Hei-
degger préfère tirer les conséquences radicales de son analyse de la Benom-
menheit dans le sens d’une clôture et d’une inaccessibilité du pouvoir-
mourir pour l’animal : « D’après ce qui vient d’être dit, on peut aisément
voir que l’accaparement, en tant que structure fondamentale de la vie, trace
d’avance des possibilités tout à fait précises de mort, d’arrivée à la mort
(Zum-Tode-Kommens) » 47. L’accaparement en tant qu’essence de l’anima-
lité est donc ce qui fait que l’animal ne peut mourir (sterben), mais seule-
ment arriver à la fin, périr (verenden) 48. Et son manque d’accès à la pos-
sibilité de mourir – constitutive, nous l’avons vu, pour le Dasein humain –
rend tout ce que peut l’animal, c’est-à-dire le possible qui correspond à ses
capacités, incommensurable avec la possibilité existentiale ouverte par
l’angoisse et par l’être-pour-la-mort. Pouvoir-mourir, donc, est une possi-
bilité de l’existence, et non pas une possibilité de la vie ou du vivant en
tant que tel.
La mort tranche ainsi plus puissamment que le lovgo" entre capacités de
l’animal et possibilités du Dasein 49. Sa considération l’emporte même, de
manière décisive pour le cheminement de la pensée de Heidegger dans les
années 1920 – d’une herméneutique de la vie facticielle (1923) à une ana-
lytique existentiale du Dasein (1927) –, sur le poids qu’il accordait jadis au
concept de vie car, désormais, il faut poser « la question de l’essence de la
vie dans la perspective de la question de l’essence de la mort » 50.
46. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 61, p. 388, trad. fr., p. 387.
47. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 61, p. 388, trad. fr., p. 387
(souligné par l’auteur).
48. Cf. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 49.
49. Pour l’important arrière-fond théologique de cette question, nous renvoyons à la belle
analyse de J.-L. CHRÉTIEN dans son étude « Pouvoir mourir et devoir mourir selon la théologie
chrétienne » (Le Temps de la réflexion, 1982, reprise dans Le regard de l’amour, Desclée de
Brouwer, 2000, p. 165-204). Dans ce contexte, une très grande importance revient tant à la
question du passage (par le péché originel) de l’immortalité adamique à la mortalité de l’espèce
humaine – au lien entre mort et liberté, en définitive –, qu’à celle de la différence entre mortalité
humaine et mortalité des autres créatures. Voir aussi K. RAHNER, « Pour une théologie de la
mort », in Écrits théologiques, tome III, trad. fr. B. Fraigneau-Julien et G. Daoust, Paris, Desclée
de Brouwer, 1963, p. 103-167.
50. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 61, p. 387, trad. fr., p. 387.
Cf. R. BARBARAS, Introduction à une phénoménologie de la vie (Paris, Vrin, 2008) : « l’ontologie

42
CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

Quel est, d’autre part, le rapport proprement humain à la mort ? Il n’est


tout d’abord rien d’autre que la possibilité d’un rapport. Mourir au lieu de
périr tout simplement en arrivant à la fin de sa vie biologique, c’est avant
tout pouvoir se rapporter à la mort – pouvoir et rapport qui échappent à
toutes les relations dont est capable l’animal.
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L’être humain se rapporte toujours, d’une manière ou d’une autre, à la mort,
ce qui veut dire sa mort. Cela implique que l’homme peut marcher d’avance
vers la mort en tant que possibilité extrême de son Dasein et, à partir de là, se
comprendre dans l’être-soi-même, entier et le plus propre, de son Dasein.
Comprendre le Dasein veut dire : s’entendre sur le Dasein, pouvoir être Dasein
(Da-sein können). S’entendre sur cette possibilité extrême du Dasein signifie :
agir au sens d’être mis dans la possibilité extrême (im Sinne des Gestelltseins
in die äusserste Möglichkeit handeln) 51.
Nous retrouvons dans cette description des motifs importants de Sein
und Zeit : le devancement et l’anticipation de la mort en tant que sources
d’une totalisation du Dasein, de son entièreté et ipséité, mais aussi
l’auto-compréhension atteinte à partir de cette possibilité extrême qu’est
la mort et qui fait de l’existence même du Dasein un être-pour-la-mort.
Toutefois, dans Sein und Zeit, Heidegger insiste bien sur le fait que ce qui
est en jeu dans ce type de rapport à la mort se distingue d’une simple
« pensée de la mort » 52 : le Dasein n’est pas un être-pour-la-mort du fait
qu’il est capable d’une « rumination de la mort » par la pensée. Cela signifie
aussi, selon toute apparence, que son être-pour-la-mort n’est pas le corol-
laire de son être pensant. Dans cette perspective, pouvoir la mort est
radicalement autre chose qu’être doué de lovgo". En effet, à la pensée et à
l’attente de la mort doit se substituer son devancement, si le Dasein doit
être capable d’un être-pour-la-mort véritable. Et c’est dans ce devancement
résolu que s’origine la possibilisation du possible existential qui caractérise
le Dasein 53.
En revanche, dans la mesure où il ne peut pas devancer sa fin, l’animal
n’a pas de rapport à sa mort – pour la même raison, il n’a pas non plus
d’histoire – et donc, au sens étroit du terme, il ne meurt pas. Et puisqu’il
ne peut pas la mort, les possibilités existentiales 54 du Dasein lui demeurent
inaccessibles : un lapin, par exemple, peut manifester une certaine peur
moderne, dans laquelle la phénoménologie s’inscrit, est une ontologie de la mort » (p. 19), d’où
la nécessité, pour l’auteur, d’une « épochè de la mort » afin de « comprendre la vie à partir
d’elle-même et non pas à partir de la mort » (id., p. 137). Cf. aussi D. FRANCK, art. cit., p. 50 :
« l’herméneutique existentiale de la mort précède toute biologie de la vie ».
51. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 70, p. 425-426, trad. fr.,
p. 425.
52. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 53, p. 261.
53. « L’être pour la mort comme devancement dans la possibilité possibilise pour la première
fois cette possibilité et la libère en tant que telle » (ibidem). Ou encore : « L’ouverture de la
possibilité se fonde dans la possibilisation devançante » (HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 53, p. 264).
54. La possibilité existentiale ou la possibilité comme existential est ici encore à comprendre
à la lettre comme possibilité de l’existence. Cf. HEIDEGGER, Metaphysische Anfangsgründe der
Logik, GA 26, § 9, p. 159 : « Existenz ist der Titel für die Seinsart des Seienden, das wir je selbst
sind, das menschliche Dasein. Eine Katze existiert nicht, sondern lebt, ein Stein existiert nicht
und lebt nicht, sondern ist vorhanden ».

43
CLAUDIA SERBAN

instinctive devant son prédateur, mais non pas une angoisse, il peut être
hébété (il l’est même par nature), mais non pas ennuyé. De même, il n’y a
pas pour lui d’inauthenticité ou d’impropriété : la pulsion oriente ses pos-
sibilités sur le chemin d’un unique « destin », celui de l’espèce. En dépit
de l’ouverture de son monde ambiant qu’apportent ses capacités, l’animal
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vit davantage dans la nécessité que dans la liberté ; fondamentalement, il

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n’a pas de possibilité libre, mais seulement des possibilités liées ou déter-
minées. Au contraire, tant l’être-pour-la-mort que le lovgo" expriment,
comme le souligne Heidegger à maintes reprises, la liberté 55 du Dasein
humain, une liberté que même la quotidienneté la plus compacte ne recou-
vre jamais entièrement.
Cette hétérogénéité entre possibilités de l’animal et possibilités du Dasein
n’interdit-elle pas, au-delà de toute analogie, la démarche même de l’inter-
prétation privative 56 de l’être de l’animal à partir de l’être du Dasein, qui
suppose intrinsèquement une certaine commensurabilité ? Et, plus loin
encore, cette équivocité entre ce que peut l’animal et ce que peut l’homme
ne mine-t-elle pas dans son principe le fait même de juxtaposer une Wel-
tarmut propre à l’animal à la Weltbildung qui caractérise le Dasein humain ?
Plus tard, dans les années trente, Heidegger préférera d’ailleurs approfondir
« l’abîme » 57 qui sépare l’homme de l’animal jusqu’à attribuer à celui-ci la
Weltlosigkeit de la pierre. La pauvreté, en effet, était un « non-avoir dans
le pouvoir-avoir » 58. Mais n’est-il pas déjà trop accorder à l’animal que de
dire qu’il pourrait avoir un monde, bien qu’il ne l’ait effectivement pas ?
En revenant, dans les Beiträge zur Philosophie, sur la thèse de la Weltar-
mut 59, Heidegger semble suggérer que déjà la possibilité d’avoir un monde,
même en tant que simple possibilité non réalisée, constitue l’apanage exclu-
55. « L’angoisse manifeste dans le Dasein l’être-pour le pouvoir-être le plus propre, c’est-à
dire l’être-libre pour la liberté du se-choisir-et-se-saisir-soi-même » (HEIDEGGER, Sein und Zeit,
§ 40, p. 188) ; « cet être pour le pouvoir-être est lui-même déterminé par la liberté » (id., § 41,
p. 193) « Si l’être du Dasein est essentiellement pouvoir-être et être-libre pour ses possibilités les
plus propres, [...] il n’existe jamais que dans la liberté pour elles » (id., § 62, p. 312) ; « le Dasein
a lieu dans la liberté » (HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 6, p. 28,
trad. fr., p. 41). Et à propos du lovgo" : « Ce pouvoir (Vermögen) n’est possible, en tant qu’il est
ce pouvoir, que s’il se fonde sur un être-libre pour l’étant en tant que tel » (HEIDEGGER, Die
Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 73, p. 492, trad. fr., p. 488, souligné par l’auteur). Il
importe toutefois de noter que la possibilité existentiale est aussi une possibilité jetée, qu’elle
comporte donc sa charge constitutive de facticité. Mais la Geworfenheit, bien qu’irréductible,
peut encore être assumée, de même que la quotidienneté et la tyrannie du On ne sont pas un
destin auquel on ne saurait se soustraire.
56. « L’ontologie de la vie s’accomplit sur la voie d’une interprétation privative », car « [l]a
vie est un mode d’être spécifique, mais il n’est essentiellement accessible que dans le Dasein »
(HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 10, p. 50).
57. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 61, p. 384, trad. fr., p. 383.
58. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 50, p. 309, trad. fr., p. 311
(souligné par l’auteur).
59. Cf. HEIDEGGER, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, éd. par Friedrich-Wilhelm
von Hermann, Francfort, Klostermann, 1989, p. 277. Voir aussi l’analyse (critique) de l’Ouvert
rilkéen dans le cours du semestre d’hiver 1942-1943 (HEIDEGGER, Parmenides, Gesamtausgabe 54,
éd. par M. S. Frings, Francfort, Klostermann, 1982, § 8, p. 225 sq.). En particulier : « Das Tier
dagegen sieht weder, noch erblickt es jemals das Offene im Sinne der Unverborgenheit des
Unverborgenen » (p. 237).

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CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

sif du Dasein humain. Le déploiement rigoureux des conséquences de cette


thèse mènerait sans doute également à une mise en question de l’idée,
directrice en 1929-30, d’un Können animal ayant un caractère de possibilité
propre et synonyme à la vie. Car en quel sens ce qui est weltlos est-il encore
susceptible d’avoir des capacités qui lui reviennent en propre ?
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L’on connaît, d’autre part, fort bien l’importance de plus en plus insigne
qui revient, dans les écrits de Heidegger des années trente, quarante et
cinquante, à la caractérisation de l’homme par la mort, jusqu’à ne plus
parler de Dasein humain, mais de l’homme comme étant tout simplement
le mortel (der Sterbliche) 60. En tant que mortel, l’homme est inscrit dans le
quadrat qu’il forme avec la terre, le ciel et les divins, et il ne semble pas là
y avoir de place pour l’animal : selon toute apparence, à l’intérieur du
quadrat, un rôle plus important revient aux choses (libérées du schéma de
la Vorhandenheit et de la Zuhandenheit), qu’à « notre plus proche
parent » 61 qu’est l’animal, tout comme c’est la proximité de l’homme par
rapport au divin qui devient essentielle. Invoquons en ce sens, pour finir
et avant de conclure, la deuxième des Conférences de Fribourg de 1957, qui
nous permettra de préciser la nouvelle configuration des rapports entre
l’homme et l’animal dans la perspective du quadrat : « Les mortels sont
ceux [...] qui habitent dans l’abri de la mort et qui peuvent ainsi mourir.
Un animal ne peut pas mourir ; il arrive seulement à sa fin 62. Corrélatif à
cela est le fait que l’animal ne peut pas penser. La pensée vit de son affinité
élective avec la mort » 63.
Alors donc que Sein und Zeit repoussait l’idée d’un être-pour-la-mort
comme pensée de la mort, nous voyons ici réconciliées mort et pensée, ou
mort et lovgo", comme ce qui creuse l’abîme séparant l’homme de l’animal.
Le pouvoir mourir serait-il donc, en définitive, une puissance rationnelle,
une duvnami" metav lovgou ? L’affinité élective dont il est question ici ne
permet sans doute pas d’aller si loin dans l’interprétation. Il est en tout cas
certain que le pouvoir mourir désigne une possibilité qui fait aussi le propre
de l’homme par rapport au divin. Comme l’affirme Heidegger à la suite de
Hölderlin : « Nicht vermögen/ Die Himmlischen alles. Nemlich es reichen/
60. Mentionnons, sans pouvoir le développer ici car cela appellerait résolument une étude à
part entière, qu’au cours de cette évolution de la pensée de Heidegger, ces termes centraux de
notre analyse que sont l’Ermöglichung, l’Entwurf et la Weltbildung subissent une mutation signi-
ficative (à partir, notamment, de la nouvelle pensée de l’Ereignis et de la technique).
61. « [...] uns in gewisser Weise am nächsten verwandt », écrit plus précisément Heidegger
(« Brief über den “Humanismus” », in HEIDEGGER, Wegmarken, GA 9, éd. par Friedrich-Wilhelm
von Hermann, Francfort, Klostermann, 1976, p. 326 (p. 157 dans l’édition originale, trad. fr. par
Roger Munier, « Lettre sur l’humanisme », in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 94).
62. Cf. HEIDEGGER, Vorträge und Aufsätze, GA 7, éd. par Friedrich-Wilhelm von Hermann,
Francfort, Klostermann, 2000, p. 152, 180, 200.
63. « Die Sterblichen sind es, die eh an den Ab-grund reichen, diejenigen also, die im Gebirg
des Todes wohnen und darum sterben können. Ein Tier kann nicht sterben ; es verendet. Damit
mag zusammengehen, dass das Tier nicht denken kann. Das Denken lebt aus seiner Wahlver-
wandtschaft mit dem Tod » (HEIDEGGER, Bremer und Freiburger Vorträge, GA 79, éd. par Petra
Jaeger, Francfort, Klostermann, 1994, p. 114, nous traduisons).

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CLAUDIA SERBAN

Die Sterblichen eh’ an den Abgrund » 64. Les dieux – conçus ici selon un
modèle grec davantage que chrétien, car la toute-puissance du Dieu chrétien
implique précisément le pouvoir-mourir – ne peuvent pas mourir, ne peu-
vent pas la mort comme mort (même si d’autre part ils apparaissent comme
plus proches des mortels humains que leur « plus proche parent » qu’est
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l’animal, en vertu de leur ouverture à la présence de l’étant en tant que tel).

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Quod potest maius, non potest minus, et cela concerne sans doute aussi le
fait que, en définitive, l’être humain ne peut pas ce que peut l’animal : être
à l’abri de l’angoisse (un tel abri sans fissures, même la quotidienneté la
plus étanche ne peut pas l’offrir), vivre au lieu d’exister dans le devancement
de la mort ou autrement qu’en regardant en face le négatif, le rien, et en
séjournant auprès de lui. L’Ouvert que Rilke attribue à l’animal 65 exprime
sans doute aussi cette capacité de vivre autrement qu’en allant à l’encontre
de sa mort, de vivre une vie qui ne soit pas traversée par l’angoisse de sa
fin (alors que l’homme ne s’angoisse pas seulement de sa propre mort, mais
aussi de la mort de ses proches, et même de celle des animaux qui lui sont
chers ou par rapport auxquels il peut ressentir une certaine empathie 66),
une vie qui se définit constitutivement comme suspension du néant 67.

La question des capacités animales et du Können de l’animal, telle qu’elle


est explorée par Heidegger dans son cours fribourgeois de l’hiver 1929-30,
nous est apparue ici comme susceptible d’offrir un fil conducteur pour ce
que, dans la perspective de Sein und Zeit, demeurait irréalisable : une
description phénoménologique du vivant, ou une « zoologie » véritable-
ment phénoménologique et non plus seulement privative. En effet, il ne
semble plus exact de dire, dans ce nouveau contexte, que l’accès au possible
animal se fait encore à partir du Dasein. Car l’hétérogénéité des possibilités
en question – de la capacité animale, d’une part, et du projet de l’existence
64. HÖLDERLIN, Mnemosyne (vers communs à la première et à la deuxième version). Gustave
Roud traduit : « Car les Maîtres du ciel n’ont point/ Toute-puissance. Oui, les mortels avant eux
atteignent/ Le bord du gouffre » (HÖLDERLIN, Œuvres, dir. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 879).
65. Heidegger envisage d’ailleurs à son tour, en 1929-30, l’hypothèse selon laquelle la vie ou
le monde de l’animal « possède une richesse d’ouverture que le monde humain ne connaît
peut-être pas » (HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, § 60, p. 371-372, trad.
fr. modif., p. 372).
66. Cette empathie (ou véritable Einfühlung) pour la souffrance et la mortalité animales se
limite, sans doute, aux animaux supérieurs (mammifères, le plus souvent) et devient plus diffi-
cilement concevable lorsque des formes de vie plus élémentaires sont en jeu (des insectes aux
organismes unicellulaires). D’autre part, cette situation d’empathie confirme que, dans le rapport
à l’animal comme dans le rapport à autrui, c’est l’inaccessibilité en personne de l’autre qui est
la règle et la condition même d’une telle expérience.
67. Rilke ne parle-t-il pas, en effet, dans la Huitième Élégie de Duino, d’une profondeur du
visage animal « libre de la mort (Frei von Tod) », alors que l’être humain est, dans son monde,
« nulle part sans Rien (Nirgends ohne Nicht) » (« Nulle part exempt de Négation », trad. fr.
J.-P. Lefebvre in RILKE, Œuvres poétiques et théâtrales, dir. Gerald Steig, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, p. 548). Pour Rilke, l’animal qui ne vit pas dans le devancement de
la mort a, du même fait, un rapport spécifique au divin : « le bête libre/ a toujours derrière elle
son périr/ et devant elle Dieu (das freie Tier /hat seinen Untergang stets hinter sich/ und vor sich
Gott) » (ibid.).

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CAPACITÉS DE L’ANIMAL, ... ET POSSIBILITÉS DU DASEIN

humaine, d’autre part – semble plutôt interdire que ce soit encore le cas.
C’est là la spécificité de la phénoménologie inchoative du vivant qui
s’esquisse dans ces analyses de Heidegger : l’autonomie de la vie comme
phénomène à part entière n’y est gagnée qu’au prix de la séparation de
plus en plus marquée et de plus en plus insurmontable entre vie et existence.
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Et si la zoologie de 1927, fût-elle « privative », n’était pas complètement

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détachée de l’analytique existentiale, la phénoménologie du vivant que
jalonnent les Concepts fondamentaux de la métaphysique se heurte, quant à
elle, à l’incapacité de penser une continuité entre les modes d’être de
l’animal et du Dasein ou de trouver, au niveau même de leurs possibilités
respectives, une quelconque commune mesure.

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