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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

UFR Histoire

Master de recherche
Le monde méditerranéen médiéval, Byzance, Islam, Occident latin
Mention Islam

La représentation du pouvoir dans l’Histoire


d’Abū al-Fażl Bayhaqī

Mémoire de master 1 de Bertille Dutheil


Sous la direction de Françoise Micheau

Année universitaire 2012-2013


Je tenais en préambule à remercier Mme Françoise Micheau, dont l’aide m’a été
précieuse pour ce premier travail de recherche. Merci pour le temps qu’elle a consacré à
nos rencontres, les solutions qu’elle a apporté à mes problèmes de méthode ou de
contenu, merci aussi pour ses paroles rassurantes qui m’ont permis de mener à bien ce
projet avec sérénité. Je voulais remercier également M. Eric Vallet, pour ses conseils et
ses idées qui m’ont souvent aiguillée.
Table des abréviations

TB I : BEYHAQI, The history of Beyhaqi, trad. C.E Bosworth, M. Ashtiany, Cambridge


(Massachusetts), 2011, volume 1.

TB II : BEYHAQI, The history of Beyhaqi, trad. C.E Bosworth, M. Ashtiany, Cambridge


(Massachusetts), 2011, volume 2.

TB III : BEYHAQI, The history of Beyhaqi, trad. C.E Bosworth, M. Ashtiany, Cambridge
(Massachusetts), 2011, volume 3.

NAM : NIZAM AL-MULK, Traité de gouvernement, trad. J.-P. Roux, Paris, 1984, 384 p.

DF : C-H. DE FOUCHECOUR, Le sage et le prince en Iran médiéval : morale et politique


dans les textes littéraires persans, IXe-XIIIe siècle, Paris, 2009, 511 p.

EDI : Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, Brill online, version française.

JD : J. DAKHLIA, Le divan des rois : le politique et le religieux dans l'Islam, Paris, 1998,
427 p.

MA : M. ABBES, Islam et politique à l'âge classique, Paris, 2009, 311 p.

MW : M. ROBINSON WALDMAN, Toward a theory of historical narrative: a case study in


Perso-Islamicate historiography, Colombus, 1980, 214 p.

TK : T. KHALIDI, Arabic Historical Thought in the Classical Period, Cambridge, 1994,


268 p.
Introduction

« Les textes historiques ressortissent aussi à la littérature, et l’historien ne travaille


pas d’abord sur des faits, mais plutôt sur des interprétations qui en ont été données ».
Ces mots de Claude Gilliot, tirés de sa critique sur l’ouvrage de Tayeb el-Hibri,
Reinterpreting Islamic Historiography1, reflètent l’évolution de l’approche des sources de
l’histoire islamique au cours des dernières décennies, tout particulièrement de ses
sources narratives. L’approche littéraire des textes de l’Islam a permis d’enrichir la
lecture très historiciste jusque-là dominante. Des ouvrages comme celui de Tayeb el-
Hibri2, consacré à la relecture des récits historiques sur les premiers abbassides, ont
permis de mettre en évidence la fusion du fictionnel et du non-fictionnel dans ces
sources, et de les envisager comme des objets marqués par la société qui les a produits,
son identité, son esthétique, ses valeurs, et par leur contexte historique et politique.

Ces nouvelles lectures ont non seulement renouvelé l’approche des faits consignés
dans les chroniques, annales et récits, mais ouvert de nouveaux champs d’investigation
historique : en effet, la source ainsi envisagée en dit autant, sinon plus, sur le milieu qui
l’a produite, que sur la période qu’elle traite. L’orientation ou les biais de la source, loin
de n’être qu’un obstacle que l’historien doit surmonter pour atteindre le « fait vrai »
deviennent un objet de réflexion en soi. Le projet de Tarif Khalidi, dans son ouvrage
consacré à l’historiographie arabe médiévale s’enracine dans cette idée. Lorsqu’il
cherche à établir une typologie des productions historiques médiévales, ce n’est pas le
contenu de ses sources qui l’intéresse, leur apport factuel, mais bien la façon dont ce
contenu est présenté, expliqué, passé au travers des représentations des différents
auteurs.
« Les historiens peuvent-être sources d’informations de deux façons différentes : par ce
qu’ils nous disent, on non, des évènements du passé ; par ce qu’ils nous montrent de la

1 C. GILLIOT, “Tayeb el-Hibri, Reinterpreting Islamic historiography. Hārūn al-Rashīd and the narratives
of the ʿAbbāsid capliphate, Cambridge, 1999, 236 p.”, Journal of the Economic and Social History of the
Orient, 46, 1, 2003, p. 127-130.
2 T. EL-HIBRI, Reinterpreting Islamic historiography: Hārūn al-Rashīd and the narrative of the ʿAbbasid
caliphate; New York, 1999, 236 p.

1
façon dont ils pensaient leur passé. Mes travaux se sont concentrés, depuis quelques
années déjà, sur ce second aspect de l’historiographie3 ».

C’est sous cet angle, prenant en compte la dimension littéraire de tout texte
historique, qu’on a voulu aborder ici la chronique d’Abū al-Fażl Bayhaqī. Son Histoire est
une source jusqu’à ce jour peu traitée pour son intérêt propre, mais employée pour son
apport factuel, dans des ouvrages généraux comme celui de Clifford E. Bosworth,
consacré à la dynastie ghaznévide4. Pourtant, il s’agit d’une chronique, un texte narratif
et qui présente une dimension littéraire d’autant plus intéressante que Bayhaqī est un
auteur prolixe, émaillant volontiers son récit de détails, de descriptions et d’anecdotes,
loin de la sobriété d’autres historiens musulmans à l’époque médiévale. Marilyn
Waldman, qui a été l’auteur, il y a une trentaine d’années, du seul ouvrage consacré
exclusivement au texte de Bayhaqī, est très attentive à cette dimension littéraire et
utilise l’exemple de Bayhaqī pour critiquer un usage des sources qui en fait des « mines
d’information factuelle5 », mais ne tire pas partie de leur apport à l’histoire du langage,
des idées, de la culture. Cette étude, quoique d’excellente qualité, reste cependant très
générale. Elle traite l’approche historique de Bayhaqī dans son ensemble, la structure de
son récit, ses thèmes principaux. Elle ouvre la voie à des travaux plus précis.

La lecture de l’Histoire de Bayhaqī a révélé que ce texte présentait un intérêt


particulier pour l’étude des idées politiques et des représentations du politique dans
l’espace persan au XIe siècle* . Cet aspect de la chronique n’ayant jamais été traité en
profondeur, on a souhaité combler ce vide en proposant ici une étude resserrée de la

3 TK p. xi: “Historians may be informative in either of two very different ways : for what they may or
may not tell us about the past or for what they tell us about thinking about the past. My own interests
have for some years now been centered on this latter aspect of historiography”.
4 C.E. BOSWORTH, The Ghaznavids: their empire in Afghanistan and eastern Iran, 994-1040, Edimbourg,
1963, 331 p.
5 MW p. 3 : “In the field of Islamicate history, where scholars have tended to use historical narratives
almost exclusively as unstructured, uninterpretive mines of factual information”.
* Le système de datation adopté pour ce mémoire est mixte, mais les règles suivies y seront toujours
les mêmes : les dates et siècles seront donnés en fonction du calendrier chrétien, sauf en cas de
référence directe au texte de Bayhaqī : auquel cas, nous respecterons les dates hégiriennes citées dans
le texte de la chronique.

2
thématique du pouvoir dans l’Histoire, intégrant toute la dimension littéraire de son
traitement par Bayhaqī.
La richesse du matériau présenté par Bayhaqī sur la question du pouvoir, de sa
légitimation et de son exercice, s’explique essentiellement par la position sociale de son
auteur, observateur du pouvoir pendant plus de trente ans, et par le contexte historique
de la rédaction ; en revenant sur ces deux points, nous aurons l’occasion d’approfondir
ces spécificités, et de présenter plus en détail l’œuvre de Bayhaqī.

Abū al-Fażl Bayhaqī naquit à la fin du Xe siècle, dans la région de Nišapur au Ḫurāsān.
Il suivit une formation de secrétaire et travailla dans l’administration des sultans
ghaznévides pendant l’ensemble de sa carrière, jusque vers 1050. Après quoi, semble-t-
il, il s’éloigna de la cour de Ghazna, et entreprit la rédaction d’une vaste chronique
racontant l’histoire de la dynastie ghaznévide, depuis son origine jusqu’à l’époque
contemporaine de Bayhaqī. Seule une petite partie de ce grand œuvre est parvenu
jusqu’à nous, correspondant au règne du sultan Masʿūd b. Maḥmūd, de 1030 à 10416. Ce
fragment, récemment traduit en anglais par Clifford E. Bosworth, a servi de support à la
présente étude.
On ne possède guère plus d’éléments sur la vie de Bayhaqī, mais ceux-ci sont déjà
précieux. Il apparaît qu’en tant qu’administrateur et que courtisan, il put observer le
fonctionnement du gouvernement de l’empire, ainsi que celui de la cour. Ses tâches de
secrétaire incluaient la préparation de brouillons de documents officiels et de
correspondances officielles, dont les lettres adressées aux souverains extérieurs, et
parfois, leur rédaction au propre7. Il suivait les mouvements de la cour, qui
accompagnait le souverain dans tous ses déplacements, et se trouvait en contact avec les
membres les plus éminents de l’entourage du souverain, dont son propre mentor Abū
Naṣr Muškān, le chef du diwān du sultan. Il fut donc un spectateur de la vie politique
ghaznévide, à un moment critique de l’histoire de l’empire, celui de son déclin rapide
sous le règne de Masʿūd b. Maḥmūd. Il nous faut, pour comprendre ce contexte, faire un
rapide retour sur l’histoire de la dynastie ghaznévide.

Les ghaznévides, d’origine turque servile, étaient une dynastie de gouverneurs


sāmānides établis dans la région de Ghazna au Xe siècle. Les Sāmānides, dynastie

6 TB I p. 29, introduction de C.E BOSWORTH.


7 Ibid., p. 35.

3
persane, dominaient alors un territoire représentant la moitié de l’Iran et l’Afghanistan
actuels. Les ghaznévides prirent leur indépendance du centre sāmānide de Buḫārā dès le
milieu du Xe siècle, sous l’égide de l’esclave-soldat Sabuktigīn. Une génération plus tard,
le fils de Sabuktigīn, Maḥmūd, bâtit le premier empire ghaznévide sur les restes de
l’empire sāmānide, décadent. Son règne, de 998 à 1029, fut une période d’apogée de la
dynastie, et le territoire ghaznévide connut une expansion territoriale très importante,
puisqu’il correspondait, à la mort de Maḥmūd, à l’ensemble de l’Iran, de l’Afghanistan et
du Pakistan actuels.
La mort de Maḥmūd inaugura une lutte de deux ans entre ses deux fils aînés, Masʿūd et
Muḥammad, comme le narrent les premières pages du texte de Bayhaqī. Muḥammad
avait gagné la faveur de son père dans ses derniers moments, aux dépens de Masʿūd,
héritier désigné de son père depuis l’adolescence. Les émirs de Maḥmūd mirent le jeune
Muḥammad sur le trône dès l’annonce du décès du sultan ; mais, après quelques mois
d’un règne instable, Muḥammad fut trahi par ses principaux soutiens, avant d’être évincé
par son frère.

Une fois parvenu au pouvoir, en 1030, Masʿūd b. Maḥmūd tenta de reprendre le


projet expansionniste de son père. Il multiplia les expéditions militaires à l’extérieur,
contre le Qaraḫānide ‘Alitigīn (1032)8, contre les Būyides auxquels il prit pour un temps
la province de Kirmān (1034)9, vers les territoires hindous du Panǧāb (1038)10. Mais ces
efforts furent contrariés par les volontés expansionnistes des Turkmènes Oghuz, qui
migrèrent dans la région de la mer Caspienne et du Ḫurāsān au cours de la première
moitié du XIe siècle. Ces populations avaient originellement été importées depuis les
steppes de nord de l’Asie centrale par les émirs Sāmānides, afin de former des troupes
auxiliaires. Mahmud affronta vers la fin de son règne certains de ces groupes installés
dans les franges nord du Ḫurāsān, les repoussant jusqu’aux rives est de la mer Caspienne
ou, à l’ouest, vers les territoires Būyides11.
Au cours du règne de Masʿūd, ces Turkmènes expulsés de Transoxiane furent utilisés
comme alliés par différents roitelets de la région, et menèrent de nombreux raids de

8 TB I 449-463.
9 TB II p 83-86.
10 TB II p. 208-209.
11 TB I p. 21, introduction de C.E BOSWORTH. Voir aussi, pour les repères géographiques, les cartes
placées en tête de ce mémoire.

4
rapine sur le Ḫurāsān, qu’ils envahirent à partir de 427, ainsi que le rapporte Bayhaqī.
Les ghaznévides connurent contre eux quelques succès, mais beaucoup de défaites,
jusqu’à la bataille de Dandānqān en 1040, qui fut un désastre pour l’armée ghaznévide.
En 1041, Masʿūd prit la décision d’abandonner la capitale, Ghazna, pour fuir jusque dans
ses territoires indiens où s’enracina un empire ghaznévide amputé du Ḫurāsān, qui
survécut encore un siècle et demi.
Outre ces difficultés extérieures, Bayhaqī présente le règne de Masʿūd comme une
période marquée par des rivalités politiques intenses à cour ghaznévide, qui eurent
vraisemblablement un impact négatif sur les décisions politiques prises par le jeune
sultan.

Notre choix d’un sujet recentré sur la question du pouvoir, et de sa mise en scène par
l’historien, s’enracine donc dans la spécificité de la chronique de Bayhaqī. Ecrivain de
cour, proche du pouvoir, son œuvre traite une période de déclin politique et de troubles,
où les questions de la légitimité du pouvoir et du bon gouvernement se posèrent d’une
façon particulièrement aigüe. L’étude de la mise en scène littéraire de ces thèmes
politiques par Bayhaqī peut permettre de mieux saisir certains traits de la pensée
politique de la Perse islamique de son époque, dont le plus intéressant est la présence
d’un idéal politique séculier.
Cet aspect nous a interpellés d’autant plus que l’idée d’une pensée séculière du pouvoir
en Islam a émergé dans l’historiographie occidentale de manière assez récente. La
plupart des travaux classiques avaient envisagé la pensée politique en Islam comme une
structure figée, liant étroitement politique et religieux12. Anne K. S Lambton écrivait ainsi
en 1981 : « la science politique de l’islam n’est pas une discipline indépendante […] mais
une partie ou une branche de la théologie13 ».
Depuis une vingtaine d’années, des historiens, anthropologues ou spécialistes de
philosophie politique ont mis en avant la présence de modèles de pouvoir détachés du
religieux dans de nombreuses sources islamiques. Ainsi Makram Abbès a-t-il encore
récemment dénoncé les biais de l’historiographie européenne et « la volonté d’imposer
des grilles de lectures étrangères aux textes14 », en démontrant d’une part, la pertinence

12 MA p. 5.
13 MA p. 6, cite A. K.S LAMBTON, State and Government in Medieval Islam, Oxford, Oxford University
Press, 1981, p. 1.
14 MA p. 11.

5
d’une lecture séculière de nombreux textes politiques ou historiques islamiques, et
d’autre part, l’interpénétration continue du religieux et du politique en Occident jusqu’à
une période récente, aux antipodes des schémas qui définissaient l’autonomisation du
politique comme une processus exclusivement occidental, par opposition à un Islam
condamné à voir son domaine politique « toujours étouffé, sinon digéré par le
théologique15 ».
Dans une perspective semblable, des auteurs comme Jocelyne Dakhlia ont encouragé
l’usage des sources narratives et populaires, entre autres des chroniques, afin d’extraire
une sorte d’idéal laïque du pouvoir, plus difficile à déceler dans les sources juridiques ou
théologiques jusque là privilégiées dans les études sur le politique en Islam16.
L’étude des idées politiques reflétées dans la chronique de Bayhaqī nous a convaincus de
la pertinence de ces approches séculières ; on a donc souhaité inscrire le présent travail
dans ce champ historiographique, encore incomplètement défriché.

L’objectif de cette étude est double, reflétant l’ambigüité du terme de


« représentation » que l’on a choisi de placer au cœur du sujet. Il s’agira, d’une part, de
mettre au jour et de préciser la conception du pouvoir qui ressort du récit du règne de
Masʿūd par Bayhaqī ; d’autre part, d’étudier de quelle façon cette conception est
présentée, mise en scène et valorisée dans la narration historique. L’étude de ces deux
aspects permettra de montrer que Bayhaqī se sert du genre de la chronique pour
construire et illustrer un modèle normatif de pouvoir.
Ces questions seront abordées suivant trois étapes. Dans un premier temps, nous
chercherons à ancrer Bayhaqī dans un contexte historique et intellectuel qui servira de
base interprétative pour comprendre, par la suite, les différents traits de son modèle
politique, et notamment son caractère séculier. Puis nous entrerons dans le modèle
politique proprement dit, dont nous chercherons à dégager les lignes de force, les bases
de légitimité et les normes idéales. Enfin nous tenterons pour finir d’envisager le rapport
entre le modèle politique mis en scène par Bayhaqī, et le portrait qu’il dresse de Masʿūd.
Nous montrerons que ce que Bayhaqī désigne comme les défaillances de Masʿūd par
rapport au modèle, sont interprétés par l’historien comme les causes du déclin
ghaznévide.

15 MA p. 10.
16 J. DAKHLIA, le divan des rois : le politique et le religieux dans l'Islam, Paris, 1998, 427 p. Ici, p. 11-27.

6
Première partie

L’écriture du pouvoir dans la chronique de Bayhaqī

7
Chapitre 1

Milieu d’origine, adab et influences persanes

Une écriture de l’Histoire imprégnée par la culture de l’adab

Le texte de Bayhaqī est le produit d’un contexte culturel et historiographique


spécifique qui détermine en partie sa méthode en tant qu’historien, et ses choix
d’écriture. La compréhension du texte passe par la compréhension de ce contexte, qui
fournit certaines clés d’interprétation nécessaires1.
Le contexte culturel joue à plusieurs niveaux : de façon inconsciente, lorsque Bayhaqī
reconduit des paradigmes ou des représentations politiques sans les mettre en cause ; de
façon active et réfléchie, lorsqu’il joue de ces codes pour les détourner et les adapter à
ses objectifs. Comprendre la dynamique qui s’instaure entre les modèles culturels
hérités par Bayhaqī et le modèle politique qu’il propose dans son œuvre nous semble un
préalable essentiel à une analyse plus précise de ce modèle. C’est, en effet, à partir de
matériaux anciens que Bayhaqī et d’autres historiens ou philosophes de son époque ont
pensé le pouvoir sultanien ; rien, on le verra, de ce qu’écrit Bayhaqī sur le bon
gouvernement, n’est en soi neuf ou original, mais c’est l’agencement nouveau, la lumière
nouvelle jetée sur ces éléments anciens qui font l’intérêt de son œuvre.

Bayhaqī est né dans une famille de secrétaires persans. Son père avait été membre de
l’administration samanide, et, comme on le sait, il fut lui-même secrétaire à la cour
ghaznévide pendant la plus grande partie de sa vie. Il appartenait donc à un milieu
spécifique, celui des bureaucrates d’origine persane de l’administration. Les persans
furent souvent employés dans les chancelleries du Mašriq tout au long du Moyen-âge,
constituant un groupe social à part entière. Dès le VIIIe et surtout le IXe siècle, ils
jouèrent un rôle culturel important au sein de l’Islam en contribuant notamment au
développement de l’adab. Dans les premiers temps de l’Islam, ce mot arabe avait le sens
de « bonne qualité de l’âme », de bonne éducation, de courtoisie, d’urbanité, par
opposition à la rudesse bédouine. Il acquit une signification plus large par la suite, tout

1 MW, p. 7 : “In a historical work the deliberate intention of an author can be in fact misread or
inaccessible without reference to his intellectual, social, and psychological conditions”.

8
en conservant cette signification éthique et sociale : aux VIIIe-IXe siècles, l’adab en vint
progressivement à désigner l’ensemble des connaissances qui rendent l’homme courtois
et urbain, c’est-à-dire l’ensemble de la culture profane, par opposition aux sciences
religieuses. Cette évolution s’accompagna du développement des sciences profanes et
d’une littérature à caractère éthique, centrée sur l’homme2. Elle fut portée par les
milieux bureaucratiques à l’époque abbasside, dont elle devint un domaine d’expression
privilégié, tandis que les sciences religieuses restaient l’apanage des ulémas. A l’époque
de Bayhaqī, les productions de l’adab faisaient partie du bagage intellectuel
incontournable que devait acquérir un administrateur. Il baigna donc dans cette culture,
dont l’empreinte est visible dans son œuvre.

La chronique de Bayhaqī s’inscrit dans un courant historiographique issu des milieux


bureaucratiques et inspiré de l’adab3. Cette influence est visible notamment dans
l’intention éthique qui traverse le texte de Bayhaqī. Le désir de tirer de l’Histoire des
leçons, des enseignements sur la nature humaine ou sur l’ordre du monde caractérise
l’historiographie inspirée par l’adab4. Il débouche sur des productions assez différentes
des premiers récits historiques, souvent fournis par des traditionnistes comme al-
Tabarī. Le récit continu y remplace les akhbār, et les chaînes d’isnād, garantes de
l’authenticité des faits rapportés, disparaissent.
Chez Bayhaqī, en effet, aucune chaîne d’isnād n’est reproduite. Cela tient en partie au fait
que les évènements narrés ont souvent été observés par Bayhaqī lui-même ; et, s’il n’a
pas été directement témoin des évènements, il rapporte le nom de celui qui en a porté le
témoignage, en insistant sur sa probité5, ce qui dénote le souci de prouver l’authenticité
des faits rapportés. Mais Bayhaqī omet aussi ces chaînes de transmetteurs lorsque
l’évènement rapporté est ancien, et qu’aucun personnage vivant n’a pu en témoigner, ce
qui est le cas de la plupart des anecdotes insérées par Bayhaqī pour servir de support à
une comparaison historique. L’absence des chaînes d’isnād dans le cadre de ces
anecdotes, qui portent souvent sur un passé plus éloigné que le reste de la narration,
s’explique par la fonction de ces passages dans la chronique : Bayhaqī les sélectionne
pour servir de support à une réflexion éthique, et c’est sur ce critère qu’elles sont
choisies, davantage que pour leur acuité historique.

2 EDI, article « Adab », F. GABRIELI, §1.


3 Ce courant historiographique est délimité et étudié par T. KHALIDI. Voir TK p. 83-130.
4 TK p. 114.
5 TB I p. 193 I ; TB II p. 235.

9
D’autres traits de la chronique montrent l’inscription de Bayhaqī dans une
historiographie inspirée par l’adab, notamment l’usage de certains procédés littéraires,
comme l’établissement de parallèles historiques entre deux situations similaires6. Ce
procédé s’enracine dans l’idée que l’histoire se répète, et que des situations semblables
peuvent donc être comparées avec profit. Chez Bayhaqī, ces parallèles se présentent
sous la forme d’anecdotes accolées à la narration, et censées apporter un éclairage
éthique sur le récit qui les précède. Ce goût des anecdotes édifiantes est, lui aussi, un
héritage de l’adab : on trouve dans les anthologies d’adab des IIIe-IVe siècles de telles
historiettes éclairantes, édifiantes ou simplement divertissantes7.

Voyons comment ces petits diptyques, qui jalonnent la chronique, confèrent une
portée éthique à l’ensemble. Dans l’un de ces passages, Bayhaqī évoque la visite du
gouverneur du Ḫurāsān, Abū al-Fażl Sūrī, à la cour de Ghazna. A cette occasion, le
gouverneur offre au souverain des présents d’une grande richesse, et celui-ci, ravi, lui
manifeste sa faveur ; mais les hauts fonctionnaires de la cour, eux, s’inquiètent8. Une telle
richesse n’est pas la preuve d’une bonne administration, mais d’une exploitation
dangereuse de la province. Cependant Masʿūd, prévenu, ne veut rien entendre, et
maintient Sūrī dans ses fonctions, ce qui, pour Bayhaqī, est l’une des causes de
l’instabilité du Ḫurāsān et, ultimement, de sa perte9. Le récit de ces évènements est
immédiatement suivi d’une anecdote, sous le simple titre d’« histoire », qui met en scène
Hārūn al-Rašīd dans une situation comparable : le calife est fort satisfait des cadeaux de
l’un de ses gouverneurs, et refuse d’écouter les accusations de corruption portées sur ce
dernier par un grand nombre de fonctionnaires, et notamment par son vizir, Yaḥyā b.
Ḫālid al-Barmakī. Yaḥyā doit user de toute son habileté pour ouvrir les yeux au calife :
finalement, dessillé, Hārūn expulse le mauvais gouverneur, et préserve ainsi l’équilibre
de son empire.
Ce diptyque, en mettant en rapport deux époques historiques, illustre une vision de
l’Histoire dans laquelle les leçons du passé peuvent être tirées pour le présent ; si Masʿūd
n’a pas suivi le modèle d’Hārūn, peut-être le lecteur de la chronique saura-t-il, lui, en

6 TK p. 101.
7 Ibid.
8 TB II p. 63-71.
9 Il l’exprime explicitement, voir TB II p. 64.

10
tirer les conséquences. Il met aussi en avant la portée éthique de l’Histoire, source
d’enseignements : l’anecdote vient appuyer les conclusions du récit historique, en donne
la morale : le bon souverain doit se soustraire à l’attraction des richesses qui l’aveuglent.
Enfin, le diptyque propose un modèle de comportement. A l’attitude mauvaise de
Masʿūd, correspond l’attitude vertueuse de Hārūn ; la leçon en est que le souverain doit
écouter le conseil de son vizir. Le choix d’une histoire tirée du règne d’Hārūn al-Rašīd
n’est bien sûr pas innocent ; ce dernier, dans l’adab, est l’un des archétypes les plus
repris du bon souverain. Sa mise à l’épreuve, avec le retournement final, a donc
beaucoup de sens : les rois les plus sages peuvent se tromper, mais trouvent leur salut
dans le conseil.

Si les diptyques, par le biais des parallèles historiques, véhiculent un contenu


didactique, ils ne sont néanmoins pas moralistes au sens strict du terme. Quelquefois,
Bayhaqī conclue ces passages par une petite phrase comme « Je rapporte ce genre
d’histoire dans l’espoir que les lecteurs sauront en tirer quelque profit pour eux-
mêmes10 », qui appelle le lecteur à méditer sur les enseignements du diptyque ; mais
l’interprétation du rapport entre les deux anecdotes est presque toujours laissée au
lecteur. Les diptyques, loin d’imposer une éthique figée, ouvrent un espace de réflexion
et de débat sur les évènements rapportés dans la chronique, dans l’esprit de l’adab11.

Les diptyques, que l’on a pris en exemple pour illustrer la dimension éthique de
l’Histoire de Bayhaqī, ont d’autres fonctions qui font elles aussi de Bayhaqī un historien
adīb, comme la fonction de divertissement. Les histoires qui y sont rapportées sont
divertissantes, plaisantes, prennent parfois l’aspect du conte. Ainsi, dans un autre
diptyque, Bayhaqī met de nouveau en scène Hārūn al-Rašīd, amoureux d’aventure,
déguisé, allant de nuit dans les rues de Bagdad pour rendre visite à deux célèbres ascètes
de la capitale12. Le personnage du calife a ici la figure qu’on lui connaît à travers les Mille
et une Nuits : on trouve dans cette anecdote les motifs du déguisement, de la promenade
nocturne, et aussi du renversement de l’ordre politique, puisque l’un des deux ascètes

10 TB II p. 187 : “I bring such stories as this hoping that readers may perhaps derive some benefit from
them”.
11 TK p. 128.
12 TB II p. 183-187.

11
enseigne au souverain que « son royaume ne vaut pas plus qu’un gorgée d’eau13 » - que
le pouvoir est une douce illusion, et que le calife doit s’efforcer d’être équitable et pieux,
s’il espère le salut dans l’au-delà.

Si les anecdotes de Bayhaqī cherchent souvent à divertir le lecteur, tout en


l’instruisant – équilibre idéal visé par la litté rature de l’adab ̶̵ elles écartent cependant
tout merveilleux. Le caractère invraisemblable des ḫurāfāt déplaisait aux udaba, qui
jugeaient ces histoires trop fantaisistes pour être source d’enseignement. Bayhaqī le dit
lui-même à plusieurs reprises : « La masse des gens sont ainsi constitué qu’ils préfèrent
ce qui est absurde et impossible plutôt que la vérité, les histoires de démons et de fées.
[…] Les gens qui recherchent la vérité […] sont extrêmement peu nombreux14 ». Les
anecdotes doivent être vraisemblables, pour servir de support à la réflexion éthique de
l’historien.
Les anecdotes insérées par Bayhaqī dans ses diptyques renvoient ainsi, en général, à une
Histoire assez récente. La moitié sont tirées de l’histoire sāmānide ou de celle des
premiers ghaznévides. Les plus anciennes prennent place à l’âge d’or des Abbassides, à
l’exception d’une seule, tirée de l’histoire umayyade. Bayhaqī cherche à fournir, comme
base de son enseignement éthique, des exemples les plus concrets possibles, même s’il
n’hésite pas à les nimber parfois d’une poésie du récit semblable à celle qu’on a
soulignée plus haut. Les parallèles historiques, pour être efficaces, doivent mettre en
miroir des situations précises, et des personnages réels. Ce détail - le choix des
anecdotes - permet de mieux caractériser l’éthique que propose Bayhaqī dans sa
chronique, une éthique pragmatique, fondée sur l’expérience et l’analyse des faits.
L’alliage d’un récit historique et d’une éthique à caractère pragmatique fait bien de
l’Histoire de Bayhaqī une histoire « adabisée », influencée par les idéaux, les critères de
sérieux, l’esprit de l’adab.

13 TB II p. 187 : “O Commander of the Faithful, you should not be inordinately proud of a kingdom
worth no more than a drink of water”.
14 TB I p. 55, introduction de C.E BOSWORTH, cite Bayhaqī, Tārikh, ed. Ghani and Fayyāż, p. 666-67 :
“The mass of common people are so constitued that they prefer what is absurd and impossible [rather
than the truth] such as stories of demons and fairies […]Those people who seek the truth […] their
number is exceedingly small”.

12
Bayhaqī ne correspond cependant pas tout à fait au modèle de l’historien adīb15. Le
propos éthique de Bayhaqī, en effet, est exclusivement resserré sur le politique, ce qui
l’éloigne du reste de l’historiographie inspirée de l’adab, plus éclectique dans ses thèmes.
L’adab s’intéresse à la nature humaine ; ses productions historiques ont cherché à
présenter des récits illustrant les états moraux de l’homme, les conséquences des actions
humaines ; leur objet de recherche était le vaste champ de l’âme humaine16. Chez
Bayhaqī, cet humanisme, et cet esprit de recherche universel s’effacent au profit d’une
réflexion sur le bon gouvernement. On a déjà pu le constater : la morale des diptyques
(comme celui, évoqué plus haut, consacré au danger de conserver des gouverneurs
corrompus) est une morale politique.

Bayhaqī et le genre des Miroirs aux princes

Ce trait, qui éloigne Bayhaqī de l’historiographie de l’adab telle que la circonscrit T.


Khalidi, le rapproche en revanche d’une littérature qui fait partie du champ de l’adab,
tout en constituant un genre à part : celui des Miroirs aux Princes. Ce genre était
d’origine persane : il s’agissait de recueils de conseils aux princes, visant à présenter une
éthique pratique du bon gouvernement. De tels recueils existaient à l’époque sassanide,
et furent compilés au cours des premiers siècles de l’islam, par des auteurs arabes
soucieux de préserver « les trésors de la sagesse des peuples17 ». Ils furent intégrés à
l’adab lorsque celui-ci s’élargit au champ très vaste des connaissances profanes, issues
de la culture arabe ou des grandes civilisations préislamiques.
La lecture des Miroirs faisait partie de l’éducation des secrétaires de cour à l’époque de
Bayhaqī. Dans certaines administrations, ils étaient même un passage obligé ; la
rédaction d’un Miroir préparait l’accession à certains postes. De plus, le genre connut un
renouveau à l’époque de Bayhaqī, et les Miroirs se multiplièrent du IXe au XVe siècle18.
Les traits communs de l’écriture de Bayhaqī et de ces Miroirs s’expliquent donc
facilement.
Bayhaqī partage avec les Miroirs une approche pragmatique du politique19, fondée sur
l’étude d’exemples concrets20. Il partage aussi avec eux la conviction d’une portée morale

15 TK chapitre 2, p. 83-130.
16 TK p. 114.
17 DF p. 21.
18 EDI, article « Naṣīhat al-Mulūk » rédigé par C.E BOSWORTH, section 1, §4.
19 MA p. 22 : M. Abbès qualifie ce genre de « réaliste, positif et pragmatique ».

13
de l’histoire : les Miroirs, en effet, illustraient leurs conseils par des anecdotes à
caractère généralement historique. C’est le cas de Nizām al-Mulk dans son Traité de
gouvernement, un Miroir célèbre21, qui complète ses conseils par des récits tirés de
l’Histoire, s’étalant parfois sur plusieurs pages22.
Dans son livre consacré aux recueils de conseils persans, C-H. de Fouchécour écrit : « Le
conseil […] (est) tourné vers le passé ; mais sa création ne s’expliquerait pas sans sa
finalité : le conseil est orienté vers le futur par son intention didactique23 ». Cette
citation, qui donne son sens à la tradition des Miroirs, décrit bien le mouvement qui
s’opère dans l’écriture à la fois historique et moraliste de Bayhaqī : son Histoire fournit
des conseils, présentés comme l’expérience issue d’évènements passés, mais qui portent
sur l’avenir, et dont on espère qu’ils vont modeler cet avenir. Bayhaqī peut donc être lu
comme un Miroir des Princes.

Outre des approches didactiques comparables, Bayhaqī et les Miroirs de son époque
partagent aussi un contenu. Les Miroirs proposent un modèle politique qui n’est pas
identique chez tous les auteurs, mais suffisamment uniforme pour que J. Dakhlia ait pu
insister, dans un article consacré aux Miroirs des Princes24 sur la perméabilité propre au
genre, et sur la nécessité d’analyser « les stéréotypes qui composent la trame de ces
ouvrages25 ». Ce modèle est caractérisé par l’influence très forte d’idées et de
représentations politiques d’origine persane. Au XIe siècle, sous l’impulsion des milieux
administratifs qui comprenaient beaucoup de mawālīs, l’adab d’origine arabe s’était
ouverte depuis deux siècles déjà aux apports des grandes civilisations de l’Antiquité,
notamment la civilisation persane sassanide26. Les secrétaires avaient insufflé dans
l’adab un esprit de recherche universel, qui s’intéressait tout autant aux savoirs issus des
cultures hellénistique, persane, indienne, qu’à l’héritage arabe. Dans ce cadre, s’initia dès
le IXe, peut-être sous l’impulsion du calife al-Maʾmūn, un mouvement qui conduisit à la
traduction de nombreuses œuvres antiques et à leur intégration dans le champ de l’adab.

20 EDI, article « Naṣīḥat al-Mulūk », rédigé par C.E BOSWORTH, section 2, §1.
21 NIZAM AL-MULK, Traité de gouvernement, trad. J.-P. Roux, Paris, 1984, 384 p.
22 NAM p. 177-195.
23 DF p. 19.
24 J. DAKHLIA, “Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? ”, Annales. Histoire, Sciences
sociales, 57, 5, 2002, p. 1191-1206.
25 Ibid., p. 1195.
26 EDI, article « Adab » rédigé par F. GABRIELI, §1, et TK p. 89-90.

14
C’est à la faveur de ce mouvement culturel que le genre des Miroirs connut un nouveau
développement, ce qui explique la prégnance des modèles persans dans les Miroirs de
cette période. Selon Makram Abbès, deux sources ont joué un rôle déterminant dans la
formation de l’idéal politique des Miroirs, toutes deux persanes : le Testament d’Ardašīr,
roi persan de la dynastie sassanide (r. 227-241), qui rédigea un recueil de conseils pour
son fils Šapūr ; et Kalila wa Dimna, un recueil de fables anciennes, traduit par Ibn al-
Muqaffaʿ au milieu du VIIIe siècle27.

Influence de la conception sassanide du pouvoir

Les idées politiques défendues par Bayhaqī rejoignent souvent l’idéal des Miroirs. Il
est vraisemblable que Bayhaqī connaissait les deux œuvres fondatrices qu’on vient de
citer, et qu’il avait aussi, comme tout secrétaire, une bonne connaissance des Miroirs. Cet
ancrage dans l’arrière-plan antique est assumé par Bayhaqī qui, dans un paragraphe
consacré à une réflexion philosophique sur le pouvoir, dit s’appuyer à la fois sur les
sages de l’Antiquité et sur le Prophète de l’islam : « Les plus grands sages des temps
anciens avaient dit […] Notre Prophète lui aussi a dit […]28 ». En combinant la sagesse
des Anciens et l’Islam, il défend une vision du pouvoir qui intègre des éléments
préislamiques. Une telle vision, repérable tout au long de la chronique, est exposée avec
plus de concision et de clarté dans le sermon (ḫuṭba) placé en introduction au récit du
règne de Masʿūd. Ce passage, centré sur le thème du transfert de pouvoir, a une fonction
programmatique dans la chronique : Bayhaqī y expose les éléments fondateurs du
modèle qu’il détaille dans le cours de son récit. Cette ḫuṭba est fortement marquée par la
philosophie persane du pouvoir, comme on va voir.

Une première idée présente dans ce sermon est que le pouvoir idéal est un pouvoir
absolu. Cette idée n’est pas, en soi, quelque chose de spécifiquement persan : les juristes
musulmans l’appuyèrent souvent en citant ce verset du Coran « Si des divinités autres
que Dieu existaient, le ciel et la terre seraient corrompus29 », et en développant l’analogie
classique entre pouvoir divin et pouvoir souverain. Mais Bayhaqī exprime cette nécessité
d’un pouvoir unique par des métaphores d’origine persane, comme la métaphore

27 MA p. 20.
28 TB I p. 184 : “The greatest sages of ancient times have said that […] Our Prophet also said […]”.
29 Coran, XXI ; 22, trad. D. Masson, p. 423 ; et MA, p. 97.

15
cosmique, en comparant Maḥmūd et Masʿūd au soleil30. En un autre endroit de la
chronique, la métaphore de la tente reprend le même thème : Bayhaqī écrit du sultan
qu’il est comme le piquet central d’une tente dont les sujets sont les fils et les fiches ;
sans ce piquet central, qui préserve l’équilibre de l’ensemble, la tente ne peut se
maintenir debout31. Comme la métaphore cosmique, la métaphore de la tente fait du
souverain la condition de la marche harmonieuse de l’univers : « Les choses [le monde]
gravitent autour du souverain comme une sphère autour d’un pivot ; le pivot est le
souverain32 ». Si le modèle absolu n’est pas propre à la Perse, l’idée d’un souverain
garant de l’équilibre de l’univers est bien héritée de l’empire sassanide. A.K.S Lambton
expose, dans un article consacré au modèle persan de pouvoir, que le roi sassanide est
garant du bon ordre de la création33.
Toujours dans la ḫuṭba, l’idée d’un souverain chargé de l’équilibre du monde se double
de l’idée d’une élection divine du souverain34, qui semble réinscrire le politique dans une
perspective musulmane, à travers le motif du souverain Ombre de Dieu sur Terre.
Cependant, le thème d’un souverain choisi par Dieu était aussi présent dans le cadre
sassanide, comme le fait remarquer A.K.S Lambton : « Dans la théorie sassanide, le Roi
était le représentant de Dieu sur Terre35 ». Ainsi, si certains traits du modèle présenté
par Bayhaqī l’apparentent à la théorie musulmane du pouvoir, tel qu’on peut la
concevoir d’après les écrits des juristes des premiers siècles, il est nécessaire d’insister
sur les emprunts au modèle sassanide : le modèle décrit par Bayhaqī n’est pas un modèle
califal.

Tout d’abord, le pouvoir décrit est de type royal. Les exemples choisis par Bayhaqī
pour appuyer son discours sont des rois célèbres tirés de l’histoire antique, comme
Ardašir et Alexandre36, et non pas des califes. La logique de succession héréditaire est

30 TB I p. 182.
31 TB II p. 24.
32 Ibid. : “These things revolve round the ruler like a sphere round a pivot ; the pivot is the ruler”.
33 A.K.S. LAMBTON, “Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship”, Studia Islamica, 17, 1962,
p. 91-119. Ici : p. 97.
34 TB I p. 182.
35 A.K.S. LAMBTON, op. cit., p. 97 : « In the Sasanian theory (…) the king was the representative of God on
earth ».
36 TB I p. 179-180.

16
affirmée37, logique absente de la théorie primitive de l’imamat, même si la pratique
l’avait imposée dès l’époque umayyade.
Ensuite, aucun rôle spirituel n’est confié au souverain. Bayhaqī divise entre les rois, qui
ont pour fonction d’assurer la prospérité de leur royaume, et les prophètes, dans la
lignée desquels s’inscrivent les califes et grâce auxquels « La foi de l’islam se prolongera,
chaque jour plus forte, plus visible, plus exaltée38 ». Le sultan est donc choisi par Dieu,
mais il n’a pas pour rôle de faire appliquer la charia. Il doit, avant tout, maintenir l’ordre
« Lorsque l’autorité royale se manifeste […] les gens […] se soumettent à lui, et se
montrent obéissants et dociles39 », ce qui nous ramène au modèle persan.

De cette série de remarques, on peut tirer l’hypothèse suivante : le modèle présenté


par Bayhaqī dans sa ḫuṭba est un modèle dont les traits principaux ont été empruntés à
la Perse antique, mais adapté au cadre islamique. Cette islamisation est bien visible dans
le sermon. Bayhaqī manifeste par exemple le souci de retremper l’idée persane de
l’élection divine, pour l’inscrire dans l’Islam : il explique que Dieu a fait don de l’islam
aux ancêtres des Ghaznévides, avant de les désigner pour régner40. Pour cette raison, les
Ghaznévides sont supérieurs aux rois des temps anciens, païens. Sur un plan plus formel,
Bayhaqī multiplie les citations coraniques, qui sont d’autant plus nombreuses que les
idées exposées sont éloignées du modèle classique41. On note la paradoxale affirmation
de la victoire de l’islam sur les religions païennes, alors même que le modèle proposé est
d’origine païenne42. Ces citations ressemblent à « l’effet de réel » de Roland Barthes43 :
elles sont un « effet d’islamité ». Le choix des anecdotes développées dans les diptyques,
qu’on a déjà évoquées, peut aussi s’interpréter dans ce sens. Choisir des histoires tirées
de l’histoire islamique était une façon de réinscrire les modèles proposés dans l’Islam et

37 TB I p. 182 : « From those suns, several illustrious stars and glittering planets are the offshoot ».
38 TB I p.181 : “This faith of islam (litt. charia) will continue in existence each day stronger, more
apparent and exalted.”
39 TB I p. 181 : “When kingly rule arrives […] people […] show submissive to him, and are obedient
and docile”.
40 TB I p. 182.
41 Nous empruntons l’expression de « modèle classique » à Lambton qui désigne ainsi la première
théorie de l’imamat. A.K.S. LAMBTON, “Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship”, op. cit., p. 92-
96.
42 TB I p. 181-182.
43 R. BARTHES, “L'Effet de Réel,” Communications, 11, 1968, p. 84–89.

17
d’éviter le renvoi à des référents préislamiques. Ces différents indices montrent que
Bayhaqī a prêté une grande attention à la légitimité de son modèle dans le contexte de
l’Islam.

Si l’on rassemble les conclusions de ce qui précède : il apparaît que l’on se trouve face
à un modèle qui dénote une forte influence persane, passée par l’adab et la traduction de
nombreux textes persans. Les éléments persans ont cependant été, dans le texte de
Bayhaqī, islamisés, non pas au sens strictement religieux, mais adaptés à un contexte
culturel et politique islamique. Une question se pose alors, celle du sens de cette
adaptation, et de cet effort visible de justification. Dans quel but Bayhaqī a-t-il adapté
une tradition étrangère à l’Islam, quoique familiarisée par l’adab, au lieu de se contenter
de la simple reprise de la théorie classique ?
La principale caractéristique du modèle proposé dans la ḫuṭba est de présenter un
pouvoir de type séculier. En effet, on a vu que même si le thème de l’élection par Dieu est
présent, aucun rôle spirituel effectif n’est attribué au souverain, qui accomplit la mission
conférée par Dieu en préservant l’équilibre de la société44. Or, Bayhaqī, à son époque,
n’était pas le seul à diriger son effort de réflexion politique vers la conception d’un
pouvoir royal et séculier. Les Miroirs de la même période présentent des idées
semblables. Makram Abbès écrit à ce propos : « Les grands Miroirs compilent ces savoirs
hérités de l’Antiquité, les refondent dans la culture arabo-musulmane mais surtout leur
insufflent un nouvel esprit […] par l’insertion de ces écrits dans des contextes politiques
et des situations historiques bien définis45 ».
D’après cette citation, on peut émettre l’hypothèse que c’est le contexte politique du XIe
siècle qui a motivé la reprise des modèles antiques, dans l’œuvre de Bayhaqī comme
dans les Miroirs contemporains. Pour J. Dakhlia, la vitalité du genre des Miroirs tout au
long du Moyen-âge exprimait un besoin de distinction de l’Etat et de la religion46. On
peut donc supposer que la chronique de Bayhaqī, par son effort didactique qui le
rapproche des Miroirs, et par son contenu qui le rapproche lui aussi des Miroirs, fut
conçue pour répondre au même besoin de penser un pouvoir séculier. Pour comprendre
ce besoin, il nous faut revenir un instant sur le contexte de l’écriture de l’Histoire de
Bayhaqī.

44 TB I p. 181.
45 MA p. 21.
46 J. DAKHLIA, op. cit., p. 1193.

18
Chapitre 2

Une écriture du sultanat

Naissance des sultanats et théories du pouvoir en Islam

Le contexte politique dans lequel fut rédigée la chronique de Bayhaqī, ainsi que de
nombreux Miroirs, était celui de l’importance croissante des pouvoirs autonomes dans le
dār al-islam.
La naissance du sultanat ghaznévide, à la fin du Xe siècle, s’est inscrite dans un
phénomène général, celui de la désintégration politique du califat abbasside. Dès la
deuxième moitié du IXe siècle, les premières principautés autonomes virent le jour dans
les zones limitrophes de l’empire, créées par des généraux ou des gouverneurs
ambitieux, comme les Ṭūlūnides en Egypte, les Ṭāhirides au Ḫurāsān, et un peu plus
tard, les Sāmānides en Transoxiane. La plupart de ces espaces autonomes continuaient
de reconnaître le souverain abbasside de Bagdad, dont le nom était mentionné dans la
ḫuṭba et sur les monnaies. Mais en pratique, ils bénéficiaient d’une autonomie quasi-
complète, et n’envoyaient plus l’impôt à Bagdad. Maḥmūd de Ghazna fut le premier
souverain islamique à adopter le titre de Sulṭān : titre qui marquait son indépendance,
tout en reconnaissant la suzeraineté abbasside. Mais, jusqu’à l’époque salǧūqide, la
plupart de ces souverains conservèrent le titre d’Emir, qui mettait moins l’accent sur
leur autonomie, que sur le lien de suzeraineté au calife1.

Ces sultans s’arrogèrent la gestion de territoires parfois immenses, tel l’empire


ghaznévide dans ses frontières les plus élargies, vers 1029, qui s’étendait de la mer
Caspienne au Panǧāb ; mais ils ne cherchèrent pas à exercer les prérogatives religieuses
du calife. Ils comprirent qu’il était dans leur intérêt de le maintenir en place, tout en en
faisant une source de légitimité ; les titres ghaznévides, comme celui de Yamīn al-Dawla,
attribué à Maḥmūd, le montrent ̶ la dawla2 désignée étant celle des Abbassides. Mais en
réalité, le calife perdit rapidement son pouvoir politique.

1 TB I, introduction de C.E BOSWORTH, p. 1-3.


2
Sur le titre Yamīn al-Dawla, voir C.E. BOSWORTH, “The Titulature of the Early Ghaznavids”, Oriens, 15,
1962, p. 210-233. Il explicite le sens du mot dawla qui peut signifier « dynastie », mais aussi, dans le

19
Le nouveau pouvoir sultanien était, au départ, étranger au modèle politique de
l’Islam, qui prévoyait un chef unique, guide à la fois spirituel et politique. Cet idéal avait,
sans doute, déjà été battu en brèche par le pouvoir croissant des ulémas dans le contexte
abbasside : mais au plan théorique, le modèle restait inchangé. De plus, la théorie
islamique supposait l’unité du dār al-islam. Or, le pouvoir sultanien était un pouvoir de
type séculier, royal, reposant sur le maintien de l’ordre, et qui, de plus, avait produit
l’éclatement d’un Islam idéalement unifié ̵ idéal qui continua d’ailleurs d’être brandi
bien après avoir cessé d’être dans les faits.
Pour les philosophes, les penseurs du pouvoir, les historiens, cette émergence du sultanat
posa des problèmes théoriques. La théorie du pouvoir et sa réalité ne correspondaient
plus ; dans une perspective religieuse surtout, le sultanat ouvrait une brèche dans l’ordre
politique et dans l’ordre historique du monde, où le sultanat n’avait pas de place, car la
royauté appartenait à une Ǧāhiliyya balayée par l’avancée de l’islam.
Les efforts déployés pour pallier à cette contradiction entre théorie classique du pouvoir et
réalité contemporaine sont visibles dans les productions théoriques de la fin du Xe siècle
et du XIe siècle : les penseurs ont cherché à aménager la théorie ancienne pour expliquer
et situer le sultanat. Deux exemples sont, peut-être, particulièrement représentatifs de
cette période de transition dans la pensée politique de l’Islam : les Principes de
gouvernement d’al-Māwardī, et les Conseils au prince d’al-Ġazālī.

Au Xe siècle, le juriste al-Māwardī fut le premier auteur à développer une véritable


théorie du gouvernement en islam dans ses Principes du gouvernement (ahkām al-
sulṭāniyya). Cette théorie était une théorie de l’imamat, s’attardant sur les critères
désignant un individu pour le califat ; l’un des plus importants de ces critères étant la vertu
de justice (ʿadāla), indissociable, dans une perspective musulmane, de la connaissance des
écritures (ʿilm) et de la charia. Le califat est présenté, chez al-Māwardī, comme le seul
pouvoir véritablement islamique.

contexte persan antique, renvoyer à un pouvoir de type séculier. Les titulatures comprenant le mot de
dawla seraient donc le symbole d’un pouvoir attaché à la dynastie abbasside mais s’inscrivant en
même temps dans l’héritage sassanide. Voir p. 210 : “It is therefore tempting to see the frequent
adoption in the 10th century of these honorific titles (i.e comprising the designation dawla) as a
recrudescence of older Iranian ceremonial and titulary practices”. Bosworth s’appuie lui-même sur J.
H. KRAMERS, Les noms musulmans composés avec dīn, AO, V (1927) 53-4, 56-6.

20
Ce texte fut par la suite considéré par les ulémas sunnites comme un texte canonique ;
pourtant, à l’époque où al-Māwardī donnait forme au gouvernement islamique idéal, de
nombreux pouvoirs autonomes ou indépendants étaient apparus au sein du dār al-islam,
et l’existence même d’un califat politiquement capable était en train de devenir « une
fiction3 », ce qu’al-Māwardī pouvait difficilement ignorer. Il est donc probable que son
traité avait pour objectif de défendre le modèle califal, notamment face à l’émirat būyide,
dont l’ascendant sur les califes de cessait de croître4. Par cette œuvre, al-Māwardī voulut
réitérer la supériorité hiérarchique du calife et souligner une différence d’essence entre
les pouvoirs būyide et abbasside, en redonnant tout son éclat à la fonction de guide du
calife. D’autres penseurs religieux, ulémas et juristes, produisirent des théories du califat
à la même période. Rapidement néanmoins, le fossé séparant la théorie de la pratique,
du fait de l’amenuisement croissant des pouvoirs effectifs du calife, et du nombre et de
l’indépendance croissante des sultanats, suscita la production d’autres théories prenant
acte de l’existence des pouvoirs autonomes.

Cinquante ans après al-Māwardī, le grand théologien et soufi al-Ġazālī, presque


contemporain de Bayhaqī, tenta dans ses Conseils aux princes (Naṣīḥat al-Mulūk)
d’aménager la théorie classique en avançant l’idée d’une répartition des fonctions entre
calife et sultan. Le modèle proposé par al-Māwardī avait alors perdu son sens : les Turcs
Salǧūqides occupaient Bagdad, et certains ulémas pensaient venue la fin de l’imamat.
al-Ġazālī, lui, insista dans son œuvre sur l’importance du calife, garant de la cohésion de
la Umma, mais s’employa aussi à justifier le pouvoir des Turcs, en tant que ceux-ci
disposaient de la force, qui leur permettait d’assurer la sécurité de la Umma5. Quant aux
ulémas, dont l’autorité n’avait cessé de s’affirmer depuis le IXe siècle, al-Ġazālī voyaient
en eux les représentants de la charia. Ainsi, « avec pragmatisme, al-Ghazālī élabor[a] une

3 D. AIGLE, “La conception du pouvoir dans l’islam. Miroirs des princes persans et théorie sunnite (XIe-
XIVe siècles)”, Perspectives médiévales, 31, 2007, p. 17-44. Ici, p. 36.
4 J. DAKHLIA, “Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? ”, Annales. Histoire, Sciences
sociales, 57, 5, 2002, p. 1191-1206. Ici, p. 1201.
5 Un extrait de al-Ghazālī formule de façon claire et concise cette théorie : voir Faḍa’ih al-bāṭiniyya wa
faḍā’il al-Mustaẓhiriyya, chapitre IX, traduction de M. HOGGA, p 242-244, repris dans L’Orient au temps
des Croisades, textes rassemblés, annotés et présentés par EDDE, Anne-Marie et MICHEAU, Françoise,
Paris, 2002.

21
nouvelle théorie politique compatible avec les conditions politiques de l’époque6 », qui
intégrait le sultanat naissant.

Du calife au sultan : nouvelles écritures du pouvoir

Les deux exemples qu’on vient de citer, on l’aura noté, sont des ouvrages produits
par des érudits religieux et connaisseurs du droit musulman. L’enjeu de leur réflexion
était de trouver une solution théorique à l’existence de pouvoirs autonomes, mais cette
solution devait être en accord avec la loi musulmane. Ces auteurs étaient donc contraints
par un cadre juridique, celui de la charia, dans lequel l’intégration du sultanat était un
exercice difficile.
Mais les ulémas et juristes ne furent pas seuls à produire des ouvrages consacrés au
nouveau pouvoir. Les sultans eux-mêmes avaient besoin d’assurer la légitimité et la
visibilité de leur autorité. Les milieux en contact étroit avec le pouvoir, comme les
administrations, remplirent cette fonction : et ils disposaient, en effet, des outils adaptés
à cette tâche.
D’abord, n’étant pas juristes, les bureaucrates ne subissaient par la contrainte d’un code
juridique déjà achevé comme la charia. Les modèles politiques qu’ils édifièrent, dont le
modèle de Bayhaqī est un exemple, ne sont pas des théories politiques, si l’on définit une
théorie politique comme un ensemble de lois qui règlent les modes d’accession,
d’exercice, les prérogatives et les limites du pouvoir. Ce sont des modèles, composés par
l’ensemble des normes, des conseils, formulés dans leurs ouvrages. Ces modèles
normatifs peuvent être très cohérents ; ils n’en restent pas moins en dehors du cadre du
droit musulman, et en dehors de tout cadre proprement juridique. Affranchis de la
charia, les bureaucrates pouvaient penser un modèle en prise directe avec la réalité du
sultanat.

Proches du pouvoir, ils étaient aussi proches des enjeux du gouvernement, des
mécanismes de son fonctionnement ; et cette connaissance pratique était complétée par
un héritage, une culture politique dont on a, à travers Bayhaqī, dégagé quelques
éléments. Cet héritage, exhumé par le mouvement de traduction au IXe siècle, vit son
influence encore renforcée par la vitalité de la culture persane dans les deux siècles
marquant le passage du califat au sultanat. En effet, à cette époque, les différents

6 D. AIGLE, op. cit., p. 36.

22
dialectes du Ḫurāsān se fondirent en une langue unique, le fārsi ou nouveau persan, ce
qui permit l’essor d’une nouvelle littérature d’expression persane. Cette « Renaissance
persane » était portée par le contexte politique : l’indépendance accrue de l’Est du dār al-
islam à partir du XIe siècle suscita la revitalisation de la culture locale. Le Ḫurāsān subit
moins l’influence de l’Irak et de la Syrie. De plus, dans la deuxième moitié du Xe siècle,
les souverains persans Sāmānides firent beaucoup pour soutenir ce renouveau culturel
au Ḫurāsān, et favorisèrent une réémergence des identités locales. Cette Renaissance
persane actualisa les modèles politiques de l’ancienne Perse, comme le montre le succès
du Šāh-nāma de Firdawsī, un long poème contant l’Histoire des anciens rois de Perse.
Achevée vers 1010, cette œuvre permit de transmettre de nombreux thèmes de la
littérature de sagesse politique persane, comme les deux figures de rois justes
Anūširwān et Ardašīr7, que l’on retrouve dans les Miroirs mais aussi chez de nombreux
historiens persans8, dont Bayhaqī fait partie.

Ces différents éléments expliquent l’influence croissante prise par la bureaucratie


persane dans la production historiographique et de philosophie politique à partir du Xe
siècle. J. Meisami constate que l’Histoire aux premiers siècles de l’Islam était en général
écrite par les ulémas, comme al-Tabarī, et centrée sur le califat et la Umma9. A partir du
Xe siècle, l’historiographie émana de plus en plus souvent des officiers de cour, qui
centrèrent leurs récits sur l’histoire des dynasties sultaniennes qu’ils servaient. Le
pouvoir sultanien, donc, trouva vraisemblablement son milieu d’expression privilégié au
sein de la bureaucratie. Les secrétaires avaient conscience du prestige et du capital
social qu’ils pourraient retirer de productions légitimant le sultanat. Ce passage de
l’écriture de l’Histoire d’un groupe à un autre marquait le passage d’un pouvoir à un
autre, dont les bases de légitimité étaient différentes, et dont les milieux d’appui
s’étaient diversifiés.

Cette transition politique ne marqua pas seulement l’historiographie : elle se lit


aussi à travers l’évolution du genre des Miroirs, dont on a vu qu’il était étroitement lié,
par ses thèmes et ses référents culturels, à l’historiographie de cour persane. C’est au

7 D. AIGLE, op. cit., p. 23.


8 Ibid., p. 25.
9 J. SCOTT MEISAMI, “The Past in Service of the Present: Two Views of History in Medieval Persia”, Poetics
Today, 14, 2, 1993, p. 247-275. Ici, p. 252.

23
XIe siècle, au cœur de la transition d’un empire unifié à une mosaïque de principautés,
que virent le jour les Miroirs considérés par les historiens comme les plus riches, comme
le Qābūs-nāma de Kay Kāʿūs ou le Siyāsat-nāma de Nizām al-Mulk. C.E Bosworth écrit de
ces ouvrages : « Qu’ils soient apparus dans l’espace de trois ou quatre décennies ne peut
guère être fortuit. Il est possible que ce fait soit dû à la reconnaissance par leurs auteurs,
ethniquement persans […] que la séparation du califat et du sultanat […] était
permanente et irrévocable et que les traités sur le gouvernement de l’État et la royauté
devaient tenir compte du changement de la situation10 ». Les Miroirs répondirent donc,
de la même façon que l’Histoire, au besoin de nouvelles normes, d’une nouvelle
définition du pouvoir et de la façon de l’exercer. Ils jouèrent un rôle important dans la
naissance de ce qu’on pourrait appeler une « écriture du sultanat ». Cette proximité des
deux genres sera montrée, au fil de cette étude, par quelques comparaisons entre les
thèmes abordés par Bayhaqī, et ceux extraits du Miroir presque contemporain de Nizām
al-Mulk.
On pourrait presque parler, à certains égards, d’interpénétration des genres, tant
l’historiographie relaie les Miroirs dans la réflexion sur le nouveau pouvoir. Les
historiens persans s’inspiraient d’ailleurs souvent directement des Miroirs, leur
empruntant formulations et anecdotes :

Les historiens persans ont diffusé le concept de la royauté sassanide en fournissant aux gouvernants
des modèles de conduite puisés dans l’histoire ancienne. Ils puisaient dans les anecdotes des Miroirs et
les Miroirs puisaient des anecdotes dans l’Histoire. Les chroniqueurs ont inséré dans leurs Histoires de
véritables Miroirs des princes : ils ont décliné, à propos de tel ou tel souverain, les qualités requises
pour être un bon prince, ou, a contrario, des défauts qui le disqualifient pour exercer la fonction royale.
Dans le monde iranien, l’Histoire est écrite comme un Miroir des princes11.

La similitude des thèmes abordés par Bayhaqī et les auteurs de Miroirs s’explique par
cette circulation d’un genre à l’autre, dans un contexte où l’Histoire cessa d’être un
recensement d’évènements pour devenir un genre normatif et prescriptif.

Bayhaqī est l’un des premiers représentants de cette historiographie sultanienne. Il


cherche dans sa chronique à édifier un modèle de pouvoir sultanien, et à justifier le
pouvoir du sultan en montrant son efficacité et sa vertu. Le choix des anecdotes insérées
dans le récit historique l’illustre : la moitié d’entre elles sont puisées dans la jeune

10 EDI, article Naṣīḥat al-Mulūk, C.E BOSWORTH, section 2, §4.


11 D. AIGLE, op. cit., p. 19.

24
histoire du sultanat, présentant ainsi un choix de situations édifiantes mettant en avant
la vertu d’un sultan. Par exemple, Bayhaqī rapporte que le jeune émir Sabuktigīn, alors
encore serviteur des Samanides, captura un faon au cours d’une chasse12. Alors qu’il s’en
retournait au campement, il entendit derrière lui les cris déchirants de ce qui semblait
être un animal blessé : c’était la biche qui le poursuivait, dans l’espoir de reprendre son
petit, et criait ainsi lamentablement. Emu, Sabuktigīn délia le faon qui alla retrouver sa
mère. La nuit suivante, il eut un rêve, où un vieil homme radieux lui dit : « O Sebüktegin,
par ta compassion […], tu as obtenu pour toi-même et pour ta descendance la ville de
Ghazna et le Zabolestān ; je suis, quant à moi, le messager du Créateur13 ». Dans cette
anecdote, on retrouve le mélange déjà relevé d’une anecdote présentée comme
historique, mais aux accents de conte. Ce court récit est une mise en scène littéraire de la
légitimité des Ghaznévides, mais aussi plus largement du sultanat en général : les sultans
sont élus par Dieu, sur la base de leur vertu.

Quant aux anecdotes issues de l’histoire abbasside, qui sont aussi nombreuses, elles ont
entre autres pour fonction de réitérer l’attachement du sultanat ghaznévide sunnite au
calife abbasside. La vision des Abbassides qui y est projetée, en effet, est très positive ;
Hārūn al-Rašīd notamment est présenté comme un modèle de noblesse et d’équité14.

L’utilisation de la chronique pour présenter une réflexion sur le pouvoir inscrit


Bayhaqī dans un mouvement historiographique que T. Khalidi a qualifié
d’« historiographie de la siyāsa15 ». Cette historiographie est caractérisée, selon
l’historien, par son milieu d’origine, la bureaucratie16, par son recentrement sur le
politique, par l’attention qu’elle porte aux questions de gouvernement. T. Khalidi note
que les verbes « enquêter, comprendre, contrôler », sont souvent insérés dans les titres
des ouvrages historiques qu’il classe dans ce groupe, et pour lui, traduisent non
seulement un esprit de recherche sur les conditions de la légitimité et de l’exercice du
pouvoir17, mais aussi la volonté des secrétaires de se présenter comme les dépositaires

12 TB I p. 298-99.
13 TB I p. 299 : “O Sebüktegin, because of that compassion […] you have bestowed on you and your
offspring the town called Ghaznin, and Zabolestān ; I myself am the messenger of the Creator”.
14 Exemples : TB II p. 63-71 ; TB II p. 181-187.
15 TK p. 182.
16 Ibid. p. 183.
17 TK p. 184.

25
d’un savoir politique nécessaire aux souverains, ce qui ne pouvait manquer d’augmenter
leur prestige.
Quant aux causes justifiant l’émergence de ce courant historiographique, Khalidi insiste
sur la rupture représentée par les Croisades au XIe-XIIe siècles, et les invasions
mongoles au XIIIe siècle18. Mais il sous-estime, nous semble-t-il, la transition du califat
au sultanat, qui comme on a cherché à le montrer, impliquait une redéfinition complète
du pouvoir, de sa base de légitimité et de sa fonction. Et si les Croisades eurent sans
doute une forte influence sur l’historiographie mamlūk, celle-ci dut être bien plus faible
dans les confins du Ḫurāsān éloignés des Etats latins. Or, cette historiographie persane,
que Khalidi ne prend pas en compte, puisqu’il traite de l’historiographie arabe, s’insère
fort bien dans son modèle d’historiographie inspirée par la siyāsa.

Tentons de préciser les traits de cette historiographie. Pour Khalidi, elle est
marquée par une indifférence relative aux questions de légitimité dynastique19, qu’on
attribuera à l’amenuisement des pouvoirs réels du calife. J. Meisami fait le même constat:
« Avec ce recentrement de leurs préoccupations, les historiens manifestèrent moins
d’intérêt pour la légitimité dynastique (qui n’était plus la seule, ni la plus essentielle, des
justifications d’un transfert de pouvoir) que pour les qualités personnelles et morales du
souverain20 ». Et en effet, dans sa ḫuṭba, Bayhaqī n’hésite pas à mettre en avant
l’ascendance servile des souverains ghaznévides : « l’origine de cette puissante famille
remonte à un jeune esclave sans nom21 ». Pour lui, l’ascendance est sans importance : le
choix divin22 et le soutien du calife seuls comptent. Le soutien du calife est une source de
légitimité mise en avant à plusieurs reprises dans la chronique : Bayhaqī consacre
plusieurs pages au récit des visites des envoyés du calife23. L’élection divine renvoie à
une autre forme de légitimité. Loin de reconduire l’idée sassanide d’un pouvoir
d’essence divine, elle permet au contraire de faire de l’efficacité d’un gouvernement la
base de sa légitimité, parce que Dieu choisit pour gouverner leurs semblables les plus

18 Ibid., p. 182-183.
19 Ibid., p. 183.
20 J. SCOTT MEISAMI op. cit., ici, p. 252 : “With this shift in focus […] historians showed less concern for
genealogical legitimacy (no longer the sole, or even the chief, justification for the transfer of power)
than for the personal and moral fitness of the ruler”.
21 TB I p. 180 : “the origin of this mighty family goes back to an obscure slave boy”.
22 TB I p. 182.
23 Exemple : TB II p. 10-14.

26
vertueux d’entre les hommes. C’est ce qui visait à montrer l’anecdote de Sabuktigīn et de
la biche, évoquée plus haut. Le motif de l’élection divine renvoie donc, paradoxalement, à
un pouvoir séculier dont la légitimité repose sur son efficacité.
Cette attention portée à l’efficacité d’un gouvernement est un des traits importants de
l’historiographie orientée vers la siyāsa selon T. Khalidi. Il écrit : « Là où les savants des
générations précédentes avaient débattu de la question de la légitimité et des
qualifications du califat, les théories plus tardives se préoccupent davantage de
l’efficacité des gouvernements. Le souverain est perçu […] comme un instrument de
l’ordre public24. »
Cette insistance sur le souverain comme garant de l’ordre, au détriment d’une légitimité
religieuse, se retrouve chez Bayhaqī, ce qui permet là encore de l’inscrire dans le cadre
délimité par Khalidi. Elle est visible, par exemple, dans une anecdote où Sabuktigīn fait
pendre un voleur de dattes pris sur le fait25. L’inflexibilité du jeune souverain est la
marque de son équité : nul ne peut prétendre contrarier l’ordre instauré par le
souverain. Chose intéressante, on retrouve le même récit dans le Naṣīḥat al-Mulūk de
Nizām al-Mulk. Cette fois-ci, le coupable a dérobé une poule, et l’exécution est attribuée à
Alptigīn, le prédécesseur de Sabuktigīn26, mais l’histoire, et jusqu’aux termes de
l’échange qui prend place entre le souverain et le voleur, sont les mêmes. Cette reprise
confirme l’idée d’une perméabilité entre le genre des Miroirs et l’historiographie, qui
véhiculent les mêmes topoï ; mais surtout, elle montre que les différents produits de ce
qu’on a appelé une écriture sultanienne véhiculent la même idée d’un pouvoir reposant
sur sa capacité à faire régner l’ordre.

Le maintien de l’ordre, chez Bayhaqī, donne son sens au pouvoir souverain ; le


pouvoir est une nécessité anthropologique – dans le cadre d’une conception assez
désabusée de l’humanité, que l’on peut restituer d’après de nombreux indices glanés
dans la chronique. Pour Bayhaqī, l’homme est, selon la formule de Hobbes, « comme un
loup pour l’homme ». Les passions humaines poussent les individus à s’attaquer les uns
aux autres, dans l’anarchie la plus complète : seule l’imposition du pouvoir politique par
la force permet à l’humanité de s’extraire de l’anarchie originelle, pour faire société27.

24 TK p. 183.
25 TB II p. 108-109.
26 NAM p.190-191.
27 MA p. 44-47.

27
Cette représentation de l’humanité et du pouvoir politique, essentiellement séculière,
fonde les plus grands ouvrages de l’adab qui composent l’humus de la culture de
Bayhaqī, comme Kalila wa Dimna28. Elle sous-tend le discours sur la souveraineté chez
Bayhaqī, qui en fait, en une occasion, une parabole. Le récit de la guerre entre Ṭusis et
Nišapuris, en 42529, est mis en scène de cette façon : les Ṭusis sont mûs par l’avidité, une
passion, et la jalousie à l’égard de leurs voisins plus prospères. Ils attaquent donc
Nišapur, dans un désordre complet, sans ordre de bataille, et encouragés par leurs
propres cris que Bayhaqī qualifie d’animaux, symbolisant donc l’état de nature
indiscipliné et cruel que doit venir réguler le pouvoir politique. L’armée ghaznévide
intervient dans la suite du récit, et rétablit l’ordre en repoussant les attaquants : elle,
symbolise l’ordre politique et social. Dans un second niveau de lecture, le message
politique du récit est renforcé par le fait que l’attaque des Ṭusis a eu lieu en l’absence du
gouverneur de la province : l’absence du pouvoir politique cause le rejaillissement de la
nature mauvaise de l’homme.
C’est sur la base de cette anthropologie sombre que Bayhaqī défend le pouvoir
sultanien : il permet le maintien de l’ordre, et par là-même, l’existence de la société toute
entière.

L’écriture sultanienne que met en œuvre Bayhaqī vise autant à peindre les traits
d’un pouvoir reposant sur son efficacité, qu’à réfléchir sur les moyens concrets de cette
efficacité. Elle met au point un art du gouvernement, tourné vers cet idéal de maintien de
l’ordre. Ce faisant, Bayhaqī rejoint encore le genre des Miroirs, qui n’a pas d’autre but : il
s’agit de présenter au souverain des modèles sur lesquels celui-ci puisse modeler son
action.
Une Histoire pensée comme un répertoire de modèles de gouvernement, utiles à
l’éducation du souverain, pourra sembler en contradiction, peut-être, avec le thème de
l’élection divine30, mis en valeur par Bayhaqī lui-même dans son sermon d’introduction,
et qui suppose que le souverain est souverain parce que Dieu l’a jugé en possession des
vertus nécessaires à l’exercice de la souveraineté31. Mais cette contradiction n’est pas

28 IBN AL-MUQAFFAʿ, Le Livre de Kalila et Dimna, trad. André Miquel, Péronnas, 2001 (1ère éd. 1957). Ici,
voir p. 68-72, où le conte « Le Moine, le Voleur, le Renard et de la femme du cordonnier » illustre bien
cet état de nature conflictuel.
29 TB II p. 80-83.
30 Voir supra, p. 16-17.
31 TB I p. 180.

28
propre à Bayhaqī. On retrouve la même tension chez Nizām al-Mulk32, qui explique que
Dieu confère au souverain le savoir, puis développe ensuite longuement sur la nécessité
pour le sultan de s’entourer de sages à même de l’instruire. Chez Nizām al-Mulk, comme
chez Bayhaqī, le motif de la lumière divine (farr-i izadi)33 s’efface vite au profit de la
réflexion sur les moyens d’acquérir la sagesse nécessaire, ce qui est l’enjeu réel de la
chronique. L’évocation de l’élection divine fournit un vernis de légitimité religieuse à un
pouvoir foncièrement séculier ; et la religion ne joue de toute façon qu’un faible rôle
dans la justification du pouvoir politique en principe, chez Bayhaqī, puisque celui-ci est
une nécessité anthropologique. Quand à la légitimité des souverains particuliers, elle se
joue, pour Bayhaqī, au niveau de leur capacité à mettre en œuvre le modèle qu’il
formule34.
Une conception du pouvoir légitime semblable à celle que cherche à transmettre
Bayhaqī : le souverain est légitime parce qu’il sait gouverner ; et il sait gouverner parce
qu’il a été édifié par la lecture des recueils de sagesse, et de l’Histoire ̶ rendait le
souverain dépendant de l’éducation que devaient lui fournir ces ouvrages. Ainsi, on peut
aisément se représenter le prestige et l’influence qu’espéraient retirer les secrétaires de
leurs écrits à caractère didactique, à l’époque des premiers sultanats.

Cet impératif d’éducation du souverain se lit, en tout cas, dans les thèmes
développés prioritairement par Bayhaqī dans la chronique, et qui servent un objectif
d’édification pragmatique. Les processus de prise de décision, les échanges
diplomatiques, la question de l’attitude idéale du souverain vis-à-vis des différents
groupes qui composent sa cour représentent une part importante, en volume, de
l’ouvrage de Bayhaqī. Celui-ci n’hésite pas à insérer des documents entiers, dont il
affirme l’authenticité, dans le récit de tel ou tel tractation diplomatique35. L’orientation

32 NAM p. 39.
33 Expression persane. Voir P. RINGGENBERG, Une introduction au Livre des Rois (Shâhnâmeh) de
Firdawsī. La Gloire des Rois et la Sagesse de l'Épopée, Paris, 2009, 178 p. Ici, p. 19 : Ringgenberg
explique que selon la théorie sassanide du pouvoir, Dieu confère la sagesse au souverain en l’élisant
pour régner. Cette sagesse est appelée métaphoriquement « lumière ».
34 Le lien entre exemplarité du souverain et légitimité sera approfondie dans la deuxième partie de ce
mémoire.
35 Exemples : TB I p. 159-178 ; TB I p. 308-313, TB I p. 411, TB I p. 419.

29
pratique voire technique36 du propos de Bayhaqī rappelle la démarche de nombreux
Miroirs37, qui développent un propos précis sur certains aspects du gouvernement
comme les arts de la guerre.
La chronique se présente donc comme une somme d’expériences dont Bayhaqī tire des
conseils pratiques de gouvernement. Toutes les questions relatives au gouvernement
sont traitées sur le même mode pragmatique. Par exemple, Bayhaqī envisage la religion
en termes d’efficacité politique : pour ce qu’elle peut apporter de sagesse, de prestige, ou
d’avantage politique. Bayhaqī recommande à Masʿūd la fréquentation des religieux de
l’empire car ceux-ci incitent à la sagesse38 ; il met en valeur le prestige de la famille des
Tabbānīs, et incite Masʿūd à cultiver leur bienveillance, parce que leur prestige rejaillit
sur le souverain39. C’est dans cette perspective pragmatique, recherchant l’intérêt du
souverain et la stabilité de son gouvernement, qu’il faut lire les nombreux éloges
d’ulémas dans la chronique : celle, très longue, de la famille des Tabbānīs40, ou celle
d’Ismāʿil b. ʿAbd al-Raḥmān Ṣābuni41, par exemple.

L’Histoire de Bayhaqī se caractérise donc par une attention particulière portée aux
questions pratiques de gouvernement ; par une conception du pouvoir séculière ; par
une volonté de justification et de défense du pouvoir ghaznévide, mais aussi du pouvoir
sultanien en général.
Un aspect reste à traiter, nous semble-t-il, dans cette présentation de l’œuvre de
Bayhaqī : celle de la façon dont Bayhaqī écrit le pouvoir sultanien, dont il présente ses
idées et les organise en système dans le cours de sa narration. Cette question est
d’autant plus importante que la méthode de Bayhaqī a déterminé notre propre méthode
d’analyse. On va donc maintenant approfondir ce point, afin de justifier la manière dont
on usera par la suite du texte de la chronique, pour détailler l’analyse du modèle
politique présenté par Bayhaqī.

36 Certains passages sur la guerre traitent de stratégie d’une façon assez pointue, par exemple TB II
p. 117.
37 MA p. 23.
38 Exemple : TB II p. 181-187.
39 TB I p. 292-307.
40 TB I p. 292-307.
41 TB II p. 146.

30
Chapitre 3

La réflexion sur le pouvoir : un discours dissimulé

Une œuvre en tension

On a déjà abordé quelques éléments de la méthode de Bayhaqī en tant que penseur


du politique, comme l’usage des anecdotes et des comparaisons historiques, hérité de
l’adab. Mais le propos sur le politique ne se réduit pas, chez Bayhaqī, aux limites des
diptyques qu’il insère régulièrement dans son récit ; il couvre l’ensemble de la
chronique.
En effet, pour présenter son modèle de pouvoir, Bayhaqī part des évènements du règne
de Masʿūd, qu’il exploite selon deux méthodes principales : une méthode qu’on appellera
« critique », et une autre « illustrative ».

La première méthode, qu’on a appelée « méthode critique », consiste à présenter le


récit d’un évènement, par exemple, une prise de décision politique, l’établissement d’une
stratégie, l’accueil d’un envoyé, et à évaluer sur un mode critique l’attitude ou les choix
du souverain à cette occasion. La critique a cependant pour particularité, à quelques
exceptions près, de n’être pas formulée explicitement, mais mise en scène littérairement.
Pour la saisir, le lecteur doit se montrer attentif à l’expression littéraire des évènements
narrés dans la chronique, qui l’aiguillent sur le point de vue de Bayhaqī et son
interprétation des faits qu’il rapporte.
Pour le dire autrement, Bayhaqī fait de son récit le support d’une réflexion sur le pouvoir
selon un schéma simple : la narration présente un ensemble d’évènements ; puis, selon
la façon dont ces évènements sont mis en scène et commentés par Bayhaqī, une critique
implicite est mise en œuvre, que le lecteur attentif est à même de reconstituer. Cette
critique, ou cette évaluation des choix politiques du souverain, est un des moteurs de la
réflexion sur le politique dans la chronique. Elle sert une forme de démonstration par
l’inverse : ce qui est jugé négativement est éliminé du modèle politique. Pour l’illustrer
par un exemple, lorsque, dans son Siyāsat-nāma, Nizām al-Mulk veut insister sur la
nécessité pour un souverain d’être généreux à l’égard de son peuple, il écrit qu’il est

31
nécessaire au souverain de lutter contre l’avarice, et accompagne cette déclaration d’une
anecdote qui met en scène le calife Hārūn al-Rašīd distribuant son trésor aux
nécessiteux1. Pour mettre en avant la même idée, Bayhaqī fait le récit de l’avarice de
Masʿūd, et des reproches que lui en firent ses conseillers2. L’idéal (la générosité) n’est
pas formulé ; il faut le déduire de la critique, ce qui demande un certain effort de lecture,
puisque celle-ci est dissimulée.

Cette méthode suscite quelques interrogations. Pourquoi Bayhaqī n’exprime-t-il pas


directement ses idées ? Pourquoi passer par le filtre d’une mise en scène littéraire, qui
rend son propos parfois difficile à interpréter ?
Dans un autre contexte, où la chronique aurait été écrite du vivant de Masʿūd, par
exemple, ce choix aurait pu s’expliquer par le risque politique que représentait une
présentation critique de son règne. Mais Masʿūd était mort depuis trente ans lorsque
Bayhaqī entreprit son gigantesque travail de chroniqueur. Il est plus vraisemblable que
Bayhaqī souhaitait être lu de ses contemporains, et tout particulièrement des milieux de
courtisans et de secrétaires dont il était issu. Il ne pouvait donc se permettre de formuler
des critiques directes en l’encontre de la famille royale, au risque de se fermer une part
de ce lectorat très inséré à la cour ghaznévide à Lahore.
Quant à elle, Marilyn Waldman replace ce choix d’une critique implicite dans le contexte
plus général de l’historiographie musulmane :

Muslim historians may have felt obligated to make history conform to a particular pattern that most
readers would and could accept; if they did not completely accept it, they might then contradict it
under the surface3.

Elle signifie par là que l’historien du XIe siècle, en Islam, devait se soumettre à un certain
nombre de codes de l’écriture historique qui limitaient fortement sa liberté d’énoncer un
jugement autonome sur les évènements qu’il rapportait - du moins, de façon directe.
C’est ce qui se passe chez Bayhaqī : tous les éléments critiques sont dissimulés, insérés
dans le tissu de son texte via différents procédés littéraires. Le modèle de pouvoir de
Bayhaqī prend donc forme à l’ombre du récit, entre les lignes.

1 NAM p. 227.
2 TB II p. 151.
3 MW p. 10.

32
Cette dimension critique, qui reste toujours « sous la surface », pour reprendre
l’expression de M. Waldman, se développe parallèlement au projet assumé et affirmé de
l’ouvrage : écrire un éloge et élever un monument à la mémoire des Ghaznévides. Car, si
la fonction édifiante et normative de la chronique est bien sensible, elle n’est affirmée
explicitement nulle part ; en revanche, Bayhaqī initie le sixième livre de son Histoire,
consacré au règne de Masʿūd, par la présentation de son projet mémoriel :

Mon objectif n’est pas de représenter aux hommes d’aujourd’hui les exploits du Sultan Masʿud […] car
ils en ont eux-mêmes été les témoins et ont connaissance de sa grandeur, de son courage et de son
habileté unique dans tous les domaines du gouvernement et de la direction. Mon but est, bien plus,
d’établir les fondations de son Histoire et de bâtir sur elles une structure élevée, afin que la mémoire
en demeure jusqu’à la fin des temps4.

L’affirmation selon laquelle Bayhaqī n’écrit pas pour ses contemporains, mais pour les
générations à venir, ne doit pas nous tromper : c’est bien le désir d’être lu qui incita
Bayhaqī à choisir le ton de l’éloge, susceptible de lui assurer le succès à la cour de
Lahore, même s’il manifeste à de nombreuses reprises une admiration probablement
sincère pour les Ghaznévides. En effet, dans l’Iran musulman, la louange conventionnelle
(madḥ) des souverains et de leurs principaux dignitaires faisait partie de la vie de cour ;
et, à l’époque des premiers Ghaznévides, le genre était très en vogue. Maḥmūd de Ghazna
avait dépensé de grosses sommes pour réunir autour de lui des intellectuels et des
poètes, comme ʿUnṣ urī et Farruḫī.5 On trouve ce type d’éloge dans différents types de
sources de l’époque, notamment dans les chroniques, même si c’est dans la poésie
panégyrique (qaṣīḍa) qu’il connut le plus grand développement.6 Bayhaqī, en choisissant
ce genre, se pliait donc aux goûts contemporains et s’assurait ainsi un public.
La présentation de la chronique comme un éloge et une œuvre mémorielle avait en
partie pour but de détourner l’attention de la tonalité critique qu’on pouvait y déceler,
tout en laissant au lecteur averti toute liberté d’interpréter plus subtilement le texte :

4 TB I p. 178, “My aim is not to explain to the people of this present time the exploits of Sultan Masʿud
[…] because they have themselves seen him and are well aware of his greatness, his courage and his
uniqueness in all matters of government and leadership. Rather, my aim is that I should write a
foundation for history and raise a lofty structure upon it, in such a way that the memory of it will
remain till the end of the time.”
5 EDI, article « Madīḥ », rédigé par J.W. CLINTON, section 2, §8.
6 Ibid., section 2, §1.

33
mais cet éloge, dans la chronique, n’est pas un simple paravent destiné à masquer les
réflexions critiques sur le pouvoir. Au contraire : il joue un rôle important dans la
construction d’un modèle politique à travers la chronique.

Les passages consacrés à la description brillante de la puissance ghaznévide, par la


description de hauts faits ou de superbes cérémonies, donnent à voir un idéal de pouvoir.
Ils sont essentiels dans la présentation du modèle sultanien. C’est le procédé qu’on a
nommé « méthode illustrative ». Un tel usage de l’éloge afin de mettre en avant des traits
forts d’un idéal de pouvoir, n’est pas surprenant. La littérature d’éloge persane de
l’époque célébrait moins des souverains particuliers, que de la souveraineté en général ;
elle visait à offrir « une célébration rituelle de la monarchie qui donnait aux membres de
la cour une occasion favorable à l’affirmation publique de leur attachement au mythe du
monarque suprême, compétent en tout et garant de la sécurité et du bien-être de l’État
islamique7». Bayhaqī donc, en donnant à son éloge de la dynastie ghaznévide un rôle
prescriptif, en l’attachant à la représentation d’un modèle, ne faisait que prolonger et
aménager l’éloge traditionnel.

La méthode critique

Les deux méthodes, critique et illustrative, sont utilisées simultanément par Bayhaqī
et apparaissent complémentaires ; mais en même temps, bien souvent, elles sont en
tension. Cette tension correspond bien sûr à la tension inhérente au projet de Bayhaqī :
la chronique n’est pas la louange univoque de la dynastie annoncée au début du VIe livre,
mais un vaste chantier de réflexion sur le politique, ou se mêlent les genres de la
chronique et du conseil politique. Pour cette raison, la dimension critique ne se
développe qu’à l’arrière-plan du projet mémoriel et de l’éloge.
Pour M. Waldman, cette tension, comme le camouflage des éléments critiques, s’explique
non seulement par une exigence du public, attendant de trouver dans les ouvrages
historiques la vulgate faisant autorité, mais par une certaine représentation culturelle et
religieuse de l’Histoire qui limite la liberté d’appréciation de l’historien :

Les historiens musulmans, sans que la justification en soit toujours apparente, éprouvaient souvent le
besoin d’écrire sous la contrainte de ce qu’ils appelaient taqiyyah : la dissimulation ou l’occultation

7 EDI, article « Madīḥ », J.W. CLINTON, section 2, §6.

34
complète de leurs opinions réelles, aux autorités mais aussi- c’est là le point intéressant - à la plupart
des lecteurs ordinaires. […] Les conclusions auxquelles aboutirait l’étude de l’Histoire musulmane
importaient à des groupes divers : dans la mesure où, dès l’origine, le régime politique et la société
musulmans avaient été considérés comme les manifestations divines traçant la destinée de la
communauté musulmane, aboutir aux « bonnes » conclusions historiques devenait essentiel. Les
souverains, mais aussi les lecteurs musulmans pieux en général, désiraient voir que les évènements
étaient dans la bonne voie8.

Pour correspondre à ce canon, Bayhaqī devait donc présenter une histoire insistant sur
les réussites ghaznévides. Mais le règne de Masʿūd fut, objectivement, un échec ; l’empire
perdit en quelques années plus de la moitié de son territoire, et toute son ancienne
puissance. Bayhaqī, en tant qu’historien, et en tant qu’ancien secrétaire à la cour
ghaznévide, était préoccupé par ce déclin. Il présenta donc son ouvrage comme un éloge,
mais pour y insérer, en jouant sur différents niveaux de lecture, une réflexion sur les
causes de la chute. Son modèle politique, en partie calqué sur un modèle persan
préexistant, se base aussi sur la critique des erreurs de Masʿūd et les enseignements tirés
de son échec.

La question qui se pose maintenant est celle des procédés employés par Bayhaqī
pour mener cette réflexion indirecte sur le pouvoir politique. M. Waldman subsume
l’ensemble de ces procédés sous le terme de « taqiyya ». Nous préfèrerons, pour notre
part, le terme de « dissimulation », à cause de la connotation religieuse, notamment
chiite, de la taqiyya.
Comprendre le fonctionnement de ces procédés littéraires de dissimulation est d’autant
plus important que toute étude sur le texte de Bayhaqī doit passer par l’interprétation de
passages présentant ainsi plusieurs couches de sens.

8 MW p. 10 : “Muslims writing history usually felt themselves, with or without immediate justification,
to be under the constraints of what they called taqiyyah, dissimulation or complete concealment of
one's true feelings not only from authorities but from most ordinary readers as well. The discussion of
the second feature held clues as to why this should be the case. […] The conclusions reached through
the study of Muslim history were very important to many different types of people: since from the
beginning Muslim polity and society had been considered as manifestations of the divinely directed
destiny of the Muslim community, reaching the "right" historical conclusions became essential. Not
only rulers but also pious Muslim readers in general wanted the events of history to be shown to be
on the right track.”

35
L’une des techniques les plus employées par Bayhaqī consiste à mettre en scène des
figures exemplaires, parfois stéréotypées, derrière les opinions desquelles Bayhaqī se
réfugie, ou dont il se sert pour exprimer sa conception du bon gouvernement. Sa vision
exprimant les idées dominantes dans les milieux bureaucratiques à son époque, se sont
des personnages de hauts-fonctionnaires issus de l’administration, comme le Chef du
diwān du sultan, Abū Naṣr Muškān, ou le vizir Aḥmad b.ʿAbd al-Ṣamad, qui tiennent dans
la chronique le rôle de porte-parole de Bayhaqī. Abū Naṣr Muškān avait été, de plus, le
mentor de Bayhaqī au sein de l’administration, et l’admiration que celui-ci lui portait ne
fait aucun doute9.
Il est difficile de se faire une idée de la personnalité historique, réelle, de ces individus,
car celle-ci tend à s’effacer derrière les traits idéaux que leur prête Bayhaqī. Ils incarnent
la sagesse et le bon conseil, un type idéal de courtisan érudit et expérimenté, désireux de
faire profiter de cette expérience le jeune souverain10.
Parfois, Bayhaqī utilise ces personnages pour formuler des critiques vives à l’égard du
souverain, ou d’une décision politique quelconque. En une occasion11, Abū Naṣr Muškān,
dans une tirade assez violente, compare Masʿūd à Maḥmūd, accuse le fils de n’avoir pas
les qualités du père, tandis qu’il en possède tous les défauts : il prophétise les
conséquences néfastes du mauvais caractère du souverain.
Bayhaqī conclut ce passage par ces mots : « Je pensais en moi-même : cet homme (i.e.
Abū Naṣr Muškān) voit loin12 ». Ce faisant, il valide les paroles d’Abū Naṣr, et se les
réapproprie a posteriori, appropriation encore renforcée par le fait que Bayhaqī n’a pu
transcrire verbatim, de mémoire, un tel discours: il ne peut s’agir que d’une réécriture,
voire d’une invention complète. Le propos de l’historien se dégage donc à travers une
mise en scène de l’Histoire, mise en scène littéraire, comme le montre le choix du
discours direct, plus vivant, plus convaincant, pour rapporter les paroles d’Abū Naṣr
Muškān.

Ce procédé, qui consiste à mettre en scène une parole sage et parfois provocante, à
laquelle s’identifie l’historien, n’est pas limité aux figures de bureaucrates sages qu’on a

9 TB II p. 288-290.
10 Voir infra : p. 98.
11 TB II p. 49.
12 Ibid., “I said to myself, this man is very far-sighted”.

36
évoquées. Parfois, l’opinion publique, ou des personnages très secondaires mais
symboliques permettent d’avoir accès à l’opinion et aux critiques de l’historien. Les
vieilles femmes jouent parfois ce rôle. Leur fonction dans le folklore oriental est
équivoque, équivocité dont Bayhaqī semble jouer : alors que certaines traditions
folkloriques13 attribuaient aux très vieilles femmes la connaissance de tous les secrets du
monde, leur condition de femmes donnait à leurs paroles une faible légitimité. De sorte
que le lecteur récalcitrant, à l’époque de Bayhaqī, pouvait aisément refuser de prendre
au sérieux ou d’interpréter leur propos.
Ainsi, lorsqu’il rapporte l’exécution de l’ancien vizir Ḥasanak, Bayhaqī utilise le
personnage de sa mère, éplorée, pour formuler ce conseil de prudence politique : le
pouvoir est dangereux, et qui s’en approche trop s’y brûle14. Ailleurs, dans le récit de
l’année 431, Bayhaqī rapporte les paroles d’une vieille femme, voyageant depuis les
territoires de la Caspienne vers le Sud, en compagnie d’hommes jeunes. Lorsqu’on lui
demande ce qui, à son âge, motive un si long voyage, elle répond : « J’ai entendu dire
qu’on déterrait les trésors du Khorasan, enfouis sous terre, et je suis venue pour en
obtenir une petite part, moi aussi15. »
Ici, c’est la parole naïve qui sert de support à la critique : les trésors dont parle
ingénument la vieille femme, sont les richesse du Ḫurāsān, dépecé par les Turkmènes,
mis à feu et à sang et désormais ouvert à l’avidité de tous les aventuriers, par la faute de
Masʿūd qui n’a pas su défendre ses territoires.

Un autre procédé notable est l’usage, déjà abordé, des diptyques. Les anecdotes,
divertissantes en elles-mêmes, sur le modèle de l’adab, peuvent être consommées
comme une simple digression plaisante et décorative. Mais dans l’assemblage d’un ré cit
et d’une anecdote ̵ qu’on a appelé diptyque, les deux éléments entretiennent toujours un
rapport significatif. M. Waldman décrit parfaitement l’effort exigé du lecteur à cet égard :
« le lecteur de Bayhaqī doit penser par analogie16 ».

13 MW p. 104.
14 TB I p. 282.
15 TB II p. 283 : “I heard that they were digging up the treasures of Khorasan from beneath the earth,
and I came to help myself to a little bit of them too”.
16 M. ROBINSON WALDMAN, Toward a theory of historical narrative: a case study in Perso-Islamicate
historiography, Colombus, 1980, 214 p. Ici, p. 73 : “This process requires the reader to be able to
reason analogically”.

37
Dans l’anecdote consacrée à la mauvaise gestion du Ḫurāsān par Abū al-Fażl Sūrī17,
Bayhaqī introduit comme pendant au récit l’anecdote de l’aveuglement d’Hārūn al-Rašid
face à l’un de ses gouverneurs. Hārūn est présenté comme farouchement attaché à lui, et
Yaḥyā manque tomber de faveur pour s’être opposé à la volonté du calife. Les deux
histoires sont, à première vue, parallèles, très semblables.
Mais : alors que, dans le second volet du diptyque, Hārūn al-Rašīd finit par entendre les
avertissements de son vizir, et fait expulser le gouverneur, Masʿūd fait définitivement la
sourde oreille. Et lorsque Hārūn se range à l’avis de Yaḥyā, Bayhaqī écrit « Le calife resta
abattu par ces paroles de Yaḥya, car Harun al-Rashid était un homme intelligent, et il
avait conscience de l’ampleur de leurs conséquences18», ce qui implique que Masʿūd, lui,
n’est guère intelligent, ou manque de la vision politique qui fait les grands souverains. Le
dispositif du diptyque permet donc de formuler une critique sur la personnalité de
Masʿūd, et un conseil de gouvernement, s’assurer de l’intégrité des hauts-fonctionnaires.
Ailleurs, Bayhaqī donne le récit d’un complot de meurtre contre Altuntāš, le
Ḫwārizmšāh, qu’il fait suivre d’une anecdote consacrée à la mort de Buzurgmihr,
ministre du roi persan Anūširwān19. Cette anecdote est la seule, si l’on omet une courte
parabole sur Moïse, qui renvoie au passé préislamique de la Perse. L’anecdote fait le récit
de la conversion de Buzurgmihr au christianisme, et de son exécution conséquente par
Anūširwān. Bayhaqī conclut ainsi : « Bozorjmehr alla au paradis, et Kesrā (i.e Anūširwān)
en enfer20 ».
Si cette déclaration peut surprendre, elle semble se référer à un passé trop lointain pour
conserver une charge politique. Pourtant, mise en rapport avec le récit qui la précède,
elle prend un nouveau sens. Quoique Masʿūd cherche à se blanchir dans le complot
contre Altuntāš, en reportant la faute sur son favori, Abū Sahl Zawzanī21 son injustice à
l’égard du Ḫwārizmšāh, serviteur fidèle, usé au service de la dynastie, l’associe à la figure
d’Anūširwān, comme il lie les figures de Buzurgmihr et d’Altuntāš. Quand à la morale de
l’ensemble, elle est peut-être plus politique que ne le laisse supposer l’allusion religieuse
au paradis et l’enfer : pour Bayhaqī, l’assassinat manqué d’Altuntāš a causé la perte du
Ḫwārizm, sorti du giron ghaznévide moins de deux ans plus tard.

17 TB II 63-71.
18 TB II p. 70 : “The Caliph remained very downcast at those words of Yaḥyā, for Harun al-Rashid was
an intelligent man and he realised the full extent of their implications”.
19 TB I p. 444-447.
20 TB I p. 447 : “Bozorjmehr went to Paradise and Kesrā to Hell”.
21 TB II p. 431.

38
Un autre procédé souvent employé consiste à suggérer au lecteur des pistes de
réflexion, que l’historien laisse en suspens ; ainsi, sans se compromettre, Bayhaqī laisse à
ceux des lecteurs qui le voudront le loisir de pousser sa réflexion à son terme.
Par exemple, dans sa ḫuṭba introductive, Bayhaqī donne une définition de la royauté qui
distingue les rois des tyrans22. Selon cette définition, les rois se conduisent justement,
font le bien, ont une postérité brillante, et doivent être obéis. Les tyrans, en revanche,
sont oppressifs, agissent mal, et doivent être abandonnés ; il faut leur livrer le jihad.
Cette définition renvoie en fait à une conception de la légitimité reposant exclusivement
sur l’aptitude du souverain au bon gouvernement. Or, dans la suite de la chronique,
Bayhaqī ne cesse de pointer les failles du gouvernement de Masʿūd, de critiquer ses
intrigues, ses injustices, ses erreurs. En lieu et place de l’éloge du souverain qu’est censé
mettre en œuvre la ḫuṭba, Bayhaqī insère une définition selon laquelle Masʿūd fut un
tyran23.

Un dernier procédé important appelle quelques remarques. Bayhaqī camoufle


parfois sa pensée propre en proposant des récits équivoques, aux interprétations
multiples. Là comme ailleurs, l’historien ne fait pas de commentaires, et laisse au lecteur
le soin de comprendre ce qu’il voudra. Le meilleur exemple de cette technique est
probablement l’histoire du pavillon des plaisirs, récit que Bayhaqī situe dans la jeunesse
de Masʿūd24.
Le jeune prince s’était fait construire un pavillon décoré de fresques érotiques pour ses
jeux amoureux. Son père, qui le faisait surveiller par des espions, apprit l’existence du
lieu, et envoya un homme de main pour constater le fait et punir son fils de sa débauche.
Mais Masʿūd avait aussi ses espions dans la maison de son père, et eut le temps de faire
blanchir à la chaux les murs du pavillon avant que le serviteur envoyé par Maḥmūd ne
puisse voir les fresques.
L’épisode s’intègre à un ensemble, celui des récits du vieux serviteur ʿAbd al-Ġaffār, qui
rapportent les épisodes glorieux de l’enfance et de l’adolescence de Masʿūd. Le but
apparent de ces récits est de soutenir la légitimité du jeune souverain, en montrant ses
qualités personnelles. Donc, cette anecdote doit être interprétée, logiquement, comme

22 TB I 182-183.
23 M.W p. 183.
24 TB I p. 205-209.

39
un éloge. On peut en effet y voir la louange de la prudence de Masʿūd ; la louange de sa
ruse, voire de sa sensualité - la puissance sexuelle du souverain, sa virilité, étant dans de
nombreuses cultures en lien étroit avec l’aptitude à régner. Mais le récit est assez ouvert
pour donner lieu à des interprétations différentes et plus profondes.
Selon M. Waldman25, l’anecdote traite en réalité du rejet de Bayhaqī pour le système
d’espionnage qu’il juge responsable du caractère excessivement méfiant du souverain.
Cette interprétation est, à nos yeux, valable, Bayhaqī faisant effectivement la critique des
abus du système d’espionnage en différents lieux de la chronique26.
Selon J. Meisami27, il faut établir un lien entre la ḫuṭba et le passage de philosophie
politique qui initient le sixième livre, et l’ensemble des contes de ʿAbd al-Ġaffār qui les
suivent. En effet, la ḫuṭba insiste sur la vertu du souverain, comme signe de son élection ;
et l’aventure du pavillon d’été donne le portrait d’un Masʿūd débauché, insubordonné, et
sans scrupule puisqu’il n’hésite pas à mentir à son père. Pour Meisami, l’anecdote
« annonce » le déclin ghaznévide, ou l’interprétation qu’en donne Bayhaqī.

Il y a une relation nette entre ces trois sections ; l’auteur implique que l’élection divine doit être
renforcée par la poursuite individuelle de la vertu, et que dans ce domaine, Masʿūd n’est pas à la
hauteur de l’idéal de l’homme vertueux, ni, par conséquent, de l’idéal du souverain vertueux.
L’histoire de son règne le confirmera28.

Le court épisode du pavillon d’été donne donc lieu à un grand nombre d’interprétations
plausibles ; celle de J. Meisami, qui replace l’anecdote dans un contexte plus large, est
particulièrement intéressante, car la suggestion d’un message politique dans la structure
de la narration est un autre procédé littéraire employé par Bayhaqī pour développer un
sous-texte riche dans la chronique. Nous n’irons pas plus loin, néanmoins : les ruses
littéraires de Bayhaqī sont foison, et il ne s’agit pas d’en dresser ici la liste.
L’existence de ces éléments masqués semble parfois suggérée par Bayhaqī lui-même. Il
écrit par exemple en concluant sa ḫuṭba : « Quand j’eus achevé cette partie (i.e. la ḫuṭba),
j’en commençai une autre (…) qui demanderait moins d’effort intellectuel29 ». Sachant
qu’au premier abord, rien dans la lecture de ce sermon ne présente de difficulté

25 MW p. 90.
26 Voir infra : p. 114-145.
27 J. SCOTT MEISAMI, op.cit., p. 86.
28 Ibid.
29 TB I p. 183 : “When I had finished this section, I began another (…) that required less mental
exertionˮ.

40
particulière, il est possible qu’il fasse allusion au sous-texte de ce passage, effectivement
très riche.

Tous les éléments qu’on a mis en valeur indiquent donc la présence d’un élément
critique dans la chronique, développé selon les procédés de ce qu’on a appelé « la
méthode critique ». Cet élément entre rarement en contradiction directe avec l’élément
d’éloge, parce qu’il est caché. Pourtant, parfois, la tension entre les deux est sensible ;
elle l’est, par exemple, lorsque Bayhaqī écrit : « Les mots d’un souverain doivent toujours
être écoutés avec attention, et davantage encore lorsque ce monarque n’a pas connu
d’égal en son temps30 », alors que les passages qui précèdent et suivent cette affirmation
sont remarquables par leur tonalité critique visant le manque de réflexion et du
jugement du souverain31.

La méthode illustrative

Malgré ces tensions, l’éloge, on l’a dit, offre aussi un support à la réflexion sur le
pouvoir. Bayhaqī construit son modèle politique en critiquant Masʿūd ; il le construit
aussi en le louant. L’éloge mobilise des topoï et des symboles anciens, que Bayhaqī
réutilise pour illustrer certains des aspects les plus importants du pouvoir sultanien. Si
l’éloge a quelque chose de stéréotypé, en ce qu’il renvoie à des motifs remontant souvent
à l’antéislam et très courants dans la littérature d’éloge iranienne de l’époque, sur le plan
formel, l’usage de métaphores ou d’images classiques des qaṣīḍas comme « les mots
tombaient tels des perles de sa bouche » sont rares. Bayhaqī se défend d’ailleurs de
s’être laissé aller à la flatterie courante chez les chroniqueurs de son temps32. Bayhaqī a
recherché une certaine sobriété dans son éloge, mais l’effort pour enrichir ces passages
d’une signification politique, pour leur donner une place dans le modèle sultanien, est
néanmoins visible.

30 TB II p. 339 : “The words of a monarch are always worthy of note, especially such a monarch that
was peerless in his timeˮ.
31 Voir par exemple TB II p. 345.
32 MW p. 100, d’après Taʿrīkh-i Bayhaqi, Ed. CA1I Akbar Fayyaz. Mashhad: Mashhad University Press,
1391/1971, p. 20/21.

41
Sur ce sujet, on peut critiquer l’interprétation de M. Waldman qui estime qu’un
« mécanisme psychologique33 » de Bayhaqī contrôle la peinture de Masʿūd comme
souverain. Selon elle, Bayhaqī éprouve de la difficulté à assumer le décalage entre son
idéal, et la réalité du règne de Masʿūd, ce qui le pousse à présenter souvent le « vrai »
Masʿūd, en « qualifiant cet image en termes d’idéal34 ». Mais pour nous, cette
interprétation laisse de côté trop de passages où Bayhaqī se montre extrêmement
critique- même s’il use de l’un des procédés de dissimulation qu’on a précédemment
exposés. L’éloge n’est pas une anomalie, résultat de l’attachement à l’idée médiévale d’un
pouvoir infaillible, ou le seul résultat de la nécessité de se conformer à un moule
historiographique. Il est un élément à part entière de la démonstration, qui développe
parfois des thématiques propres, et insiste notamment sur les questions de mise en
scène du pouvoir par lui-même35.

Avant toute chose, l’éloge insiste sur la nature royale du pouvoir décrit. Les symboles
ou les figures mythiques ou historiques mobilisées par Bayhaqī dans l’éloge de Masʿūd
renvoient tous à un pouvoir de type royal. Par exemple, la description du trône de
Masʿūd à Nišapur après sa reconquête en 42936, établit un parallèle assez frappant avec
la description du trône de Salomon par al-Tabarī37 : comme celui de Salomon, le trône de
Masʿūd est incrusté de pierres rouges qui évoquent le septième ciel du Paradis
musulman ; il est entouré de colonnes rattachées au trône, qui supportent un insigne
royal - le dais chez Salomon, la couronne royale pour Masʿūd. L’association de Masʿūd à
Salomon a plusieurs objectifs. Elle met en avant un modèle de pouvoir royal, et non
califal : le trône est un insigne royal, et les califes, eux, prenaient place dans le sarīr ; et
elle met l’accent sur les thèmes de la puissance guerrière et de la justice attachés à la
figure de de Salomon. L’insistance sur le trône et sa magnificence sont donc une façon
d’associer le sultan à une figure politique royale et à un certain nombre de valeurs

33 MW p. 100.
34 MW p. 100 : “Bayhaqī […] usually qualifies his picture in terms of the ideal. This is the psychological
mechanism that seems to control Bayhaqī’s portrayal of Masʿūd as a king.”
35 Quant au décalage entre l’idéal et la réalité, il nous semble mieux assumé par Bayhaqī que ne
l’affirme M. Waldman. On montrera l’importance capitale de ce « décalage » qui constitue le cœur de
l’interprétation historique. Voir infra, p. 109-110.
36 TB II p. 216-18.
37 JD p. 89, cite AL-TABARI, Les Prophètes et les Rois de Salomon à la chute des Sassanides, Paris, 1984,
p. 24.

42
politiques, sans sortir du cadre de l’islam puisque Salomon constitue une figure
importante dans la culture islamique.
La reprise des lions, symbole de la royauté sassanide38, pour décrire un pouvoir royal est
un autre procédé qui érige la royauté en modèle. Bayhaqī use de ce motif en différents
endroits de la chronique. Il donne par exemple39, le récit des combats que Masʿūd, jeune
homme, menait contre des lions afin d’endurcir son corps. « Il avait l’habitude de chasser
le lion seul, et n’aurait permis à aucun de ses gholāms ou membres de sa suite de l’aider
en aucune manière40 ». Le thème du roi guerrier et sans peur est un topos de la
littérature d’éloge : ici, le combat contre un de ces félins aboutit à la victoire de Masʿūd
sur l’animal, très symbolique puisqu’elle équivaut à une consécration qui préfigure son
destin royal.

Comme l’exemple qui précède l’a suggéré, les passages d’éloge ne se contentent pas
de désigner le pouvoir idéal comme un pouvoir royal. Ils caractérisent ce pouvoir de
façon plus précise, donne des indices sur les qualités attendues du pouvoir, en
présentant le souverain dans différentes postures tirées des sphères d’activité
particulières à sa fonction : la cour, l’armée, les plaisirs. La définition de ces trois sphères
du pouvoir souverain renvoie à un stéréotype de la littérature d’éloge : les qaṣīḍas
contemporaines s’emploient à louer le souverain dans chacun de ces domaines41. Mais
Bayhaqī dépasse l’objectif de l’éloge : les attitudes du souverain, qu’il décrit, contribuent
à illustrer sa conception du pouvoir.

On ne cherchera pas à exposer ici l’ensemble des idées que Bayhaqī exprime à
travers les passages d’éloge, mais à montrer par un exemple de quelle façon il met en
œuvre la méthode qu’on a baptisée méthode illustrative. L’un des thèmes les plus repris
dans ces passages est l’idée d’un pouvoir royal cosmique, c’est-à-dire placé au centre du
monde, autour duquel s’organise toute la société : il est intéressant d’observer la
manière dont ce motif est illustré.

38
JD p. 88.
39
TB I p. 209-11.
40
TB p. 209 “He use to go after lions alone, and would not allow any of his gholāms or retinue to give
any help”.
41
EDI, « Madīḥ », J.W. CLINTON, section 2, § 3.

43
Dans les passages placés sous le signe de l’éloge, notamment relatifs à la cour et à la
guerre, le souverain est toujours physiquement élevé par rapport aux autres individus
présents ; sur un monticule, une monture, une estrade. Cette supériorité physique,
soulignée par Bayhaqī, manifeste spatialement une supériorité symbolique42. Aux
généraux même, il faut descendre de cheval en présence du prince afin de rester
physiquement et symboliquement inférieur à lui. La description de l’investiture de Tāš-
Farrāš montre tous les généraux descendant de cheval et embrassant le sol, s’abaissant
donc par deux fois pour manifester la soumission à l’autorité souveraine43.
Ailleurs, le souverain est présenté rendant publiquement la justice44. Dans cette
description, Masʿūd se tient face à la foule dont il entend les plaintes ; les grands hommes
du royaume et des cadis sont présents, mais le souverain est élevé sur une plate-forme et
monté sur un éléphant, symbole de pouvoir. Cette description met en scène non
seulement la supériorité du souverain, mais aussi une certaine distance souveraine : le
placement en hauteur du souverain exprime son étrangeté radicale au peuple. En
hauteur, paré des attributs de sa fonction royale, le sultan apparaît comme une figure
démiurgique. En rendant la Justice, il se montre sous les traits du gardien de la société,
du régulateur de l’anarchie originelle.

Beaucoup de scènes de cour – lesquelles sont, on l’a dit, un ingrédient privilégié de la


littérature d’éloge – servent à illustrer la même notion de distance souveraine : Bayhaqī
fait porter l’accent sur la discipline des courtisans lors des audiences : nul n’ose parler
ou bouger sans permission, et chacun occupe une place hiérarchique qu’il doit tenir.
Bayhaqī n’omet jamais ces expressions qui désignent des actes rituels, contraignent le
comportement et expriment ainsi la soumission à chaque instant : « to render service »
« to take one’s formal leave »45. Tout contact avec le souverain commence par une
réitération de l’allégeance, et on le quitte en marchant à reculons, manifestation de
respect mais aussi pure contrainte. Ainsi, alors que Masʿūd tient cour à Ray, certains
généraux sont assis auprès du souverain; les notables de Ray sont invités à s’asseoir,
mais beaucoup plus loin du souverain ; enfin les autres courtisans doivent se tenir

42 A. AL-AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres,
1997, 296 p. Ici, p. 142.
43 TB I p. 394.
44 TB I p. 393.
45 N’ayant pas réussi à trouver de traduction satisfaisante, nous avons préféré donner ces termes dans
leur version anglaise, fournie par C.E Bosworth.

44
debout aussi longtemps que dure la séance. Les notables, silencieux, n’interviennent
qu’après que Masʿūd les y a invités46.
Le contrôle de leur corps par les courtisans, dans ces scènes de cour, marque l‘autorité
totale du souverain, qui a le pouvoir de contraindre ses sujets à refréner leur nature, et
peut décider de leurs moindres mouvements47. La cour se fait alors allégorie du
royaume, réglé et régulé par le souverain.

Dans les descriptions de défilés militaires, qui sont très nombreuses, on retrouve
bien souvent le même motif du souverain garant de l’ordre. Bayhaqī insiste volontiers
sur le nombre, l’organisation et la puissance des troupes. Dans un passage tiré de l’année
421, les troupes sont décrites défilant dans un ordre irréprochable pour manifester leur
soumission au nouveau souverain « Quand Bu Saʿid prononça le nom du sultan, tous les
soldats présents descendirent de cheval, puis remontèrent. […] Successivement,
détachement par détachement, les troupes s’avancèrent […], embrassèrent le sol, puis
retournèrent à leur place48 ». Cette simple scène donne un grand nombre d’indices sur la
nature du pouvoir défendu par Bayhaqī : celui-ci doit s’entourer d’une armée puissante,
mais il doit aussi parvenir à la soumettre parfaitement à son autorité. Ainsi l’armée
devient-elle un outil essentiel, et à son tour garante de l’harmonie sociale, par la force de
coercition qu’elle représente.

On voit, à travers ces différents exemples, que Bayhaqī s’appuie sur des stéréotypes
de la littérature d’éloge- le souverain rendant la justice, le souverain tenant cour, le
souverain chef de guerre- pour ancrer l’idéal d’un pouvoir absolu, à la fois protecteur et
garant de la société, qu’il maintient par son autorité et sa justice. Bayhaqī reprend ces
stéréotypes en les dépassant, puisqu’il leur donne un rôle dans la présentation du
pouvoir sultanien idéal.
On notera que la figure démiurgique de souverain qui se dégage de ces passages éloigne
fortement le modèle de Bayhaqī du modèle d’humilité du souverain, devant tout à Dieu,

46 TB I p. 101.
47 A. AL-AZMEH, op. cit., p.139.
48 TB I p. 89 : “When Bu Saʿid pronounced the sultan’s name, all present dismounted and then
remounted […] Successively, detachment by detachment, the troops came forward […] they kissed the
ground, and then went back.”

45
qui constitue le canon islamique49. En revanche, elle est plus proche des figures royales
qu’exaltent les qaṣīḍas inspirées par le Šāh-nāma50. L’usage de l’éloge pour nourrir la
réflexion sur le pouvoir semble donc d’autant plus naturel que le modèle politique de
Bayhaqī puise dans des motifs persans chers aux auteurs de qaṣīḍas.

On remarquera également que les passages marqués par l’éloge, c’est-à-dire marqués
par les motifs, les thèmes, le ton de la littérature d’éloge contemporaine de Bayhaqī, sont
des passages où Masʿūd se donne en représentation, comme les sessions publiques de la
cour, les défilés militaires, les réceptions d’envoyés, et non des passages relatifs à des
activités réservées aux proches du Sultan, comme les sessions de conseil avec les vizirs.
On a donc, dans ce contexte, une imbrication des représentations : Bayhaqī représente,
sur le ton de l’éloge, un pouvoir lui-même en train de se représenter. Il est très
vraisemblable que les souverains ghaznévides se soient effectivement tenus en hauteur
lors de leurs sessions publiques, ou que l’attitude des courtisans ait été ainsi codifiée51.
Cette imbrication explique le caractère symbolique des éléments de modèle politique
qu’on a dégagés de ces passages.

L’étude du contexte culturel et politique de Bayhaqī, ainsi que de sa méthode, nous


ont semblé des préalables essentiels à l’abord de son œuvre. On a vu que ces contextes
informaient profondément à la fois la présentation et le contenu de la chronique, et
imposaient un mode de lecture spécifique, jouant sur plusieurs niveaux de sens. Cette
épaisseur du texte en complique certes l’analyse mais en fait aussi tout l’intérêt.
C’est avec ces différents éléments en tête que l’on va maintenant envisager l’étude des
idées politiques dans la chronique, et tenter de dégager les traits principaux d’un modèle
de pouvoir sultanien. On a choisi de présenter ce modèle avant d’aborder la description
du règne de Masʿūd par Bayhaqī. Ce choix peut être critiqué : on a vu, en effet, que
l’écriture de Bayhaqī suivait une trajectoire inverse, en faisant découler les normes de
bon gouvernement de l’évaluation des actions du souverain. Mais deux raisons
principales le justifient : pour le lecteur de ce travail, il était plus facile de comprendre

49 JD p. 242 : J. Dakhlia écrit qu’al-Mutawakkil, selon les récits médiévaux, se couvrait la tête de
cendres et s’humiliait devant Dieu lorsqu’il estimait qu’il avait reçu trop d’honneurs ou de flatteries.
50 EDI, article « Madīḥ », J.W. CLINTON, section 2, §4.
51 Certains rituels décrits par Bayhaqī rappellent d’ailleurs les pratiques abbassides. Voir le chapitre 6
de A. AL-AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres,
1997, 296 p.

46
les critiques formulées à l’encontre de Masʿūd après avoir abordé les normes qui
expliquent ces critiques ; ensuite, il ne faut pas oublier que, si les éléments de l’idéal
politique sont, dans la chronique, exposés en fonction du récit historique, le modèle
nouveau puise dans des modèles anciens, qui préexistent largement à l’écriture et au
règne de Masʿūd, et influencent l’interprétation que donne Bayhaqī des évènements.

47
Deuxième partie

Le modèle politique de Bayhaqī

48
Trois piliers du pouvoir sultanien

On a compris, en étudiant les influences et le milieu culturel de Bayhaqī, que


l’Histoire est jalonnée de lieux communs du politique, dont la source se trouve
généralement dans l’adab ou la littérature politique d’inspiration persane, dont on a vu
qu’ils formaient l’humus culturel de l’historien. Bayhaqī ne constitue, de ce point de vue,
que le reflet du milieu dont il est issu et qu’il représente.
Mais l’assemblage de représentations politiques de différentes origines, et leur mise en
ordre dans un tout cohérent, caractérise bien un nouveau courant de la pensée politique,
qui connaît un premier développement à l’époque de Bayhaqī. Le modèle sultanal, arrivé à
maturité à l’époque salǧūqide avec des productions comme le Siyāsat-nāma de Nizām al-
Mulk, est un mélange d’idées, de motifs, de topoï anciens, agencés mais aussi transformés
et adaptés pour décrire et défendre les prérogatives du sultan, et pour déterminer les
limites de son pouvoir.

On a aussi eu l’occasion de voir que l’idéal politique de Bayhaqī, s’il ne fait pas l’objet
d’une présentation ou d’un commentaire explicite de l’auteur, est le résultat d’un travail
conscient. Il prend forme à l’intérieur d’un dispositif habilement composé par Bayhaqī, qui
traite les évènements historiques en fonction de leur apport au modèle, et ne cesse
d’enrichir le texte d’exempla dont l’objectif est d’amener le lecteur à méditer sur le
pouvoir.
Ce dispositif est initié, dans la chronique, par la ḫuṭba introduisant le récit du règne de
Masʿūd1. Cette ḫuṭba se présente comme un minuscule traité sur le bon gouvernement,
très construit, et expose les trois « piliers » du pouvoir sultanien : guerre, justice, et
sagesse. Le modèle de pouvoir, précisé et enrichi au fil de la chronique, est construit à
partir des traits élémentaires mis en avant dans cette ḫuṭba introductive. Les trois axes de
pouvoir mis en avant par ce sermon serviront de base à notre exposition du modèle de
pouvoir de Bayhaqī.

1 TB I p. 179-189.

49
Chapitre 1

Le sultan chef de guerre

Une légitimité reposant sur la guerre

Le pouvoir sultanien, tel qu’il est décrit par Bayhaqī, reposait doublement sur
l’aptitude guerrière du souverain : la légitimité du sultan se basait sur sa capacité à
défendre le territoire de l’Islam, pour le compte du calife, et son territoire propre, afin de
protéger ses sujets.

Le sultan et le calife
Un lien d’allégeance unissait les sultans ghaznévides aux califes. Ceux-ci, à partir de
l’époque de Maḥmūd de Ghazna (r. 998-1029), avaient fait le choix de se présenter en
défenseurs du califat sunnite et de l’intégrité du dār al-islam. En l’échange de ce soutien
apporté au calife, celui-ci leur fournissait une base de légitimité spirituelle, exprimée par
des titres tels que Yamīn al-Dawla, « Bras droit de l’empire [abbasside] », conféré à
Maḥmūd par le calife al-Qādir1. De nombreux passages de la chronique illustrent ce lien :
en 421, par exemple, alors que Masʿūd est en route pour Ghazna où il compte s’emparer
du trône de son frère, il reçoit le soutien du calife al-Qādir, qui lui fait présent d’un
étendard, marque de prestige guerrier. Masʿūd exprime sa joie, et s’empresse de faire
copier et diffuser le diplôme qui confirme son droit à la succession aux quatre coins de
l’empire, tandis qu’il le fait lire à la foule de la ville de Rayy, au son des trompettes
militaires2. Cet extrait montre que le soutien du calife constituait un puissant élément de
légitimation, préparant la victoire du prétendant au pouvoir qui en bénéficiait ; en
l’échange de quoi, celui-ci devrait l’aide militaire à Bagdad.

La dimension d’échange dans les rapports entre sultan et calife, échange d’une
légitimité symbolique contre une protection militaire, est bien mise en valeur par
Bayhaqī. En 424, Masʿūd reçoit une ambassade du calife al-Qāʿim3 ; à cette occasion,

1 C.E. BOSWORTH, “The Titulature of the Early Ghaznavids”, Oriens, 15, 1962, p. 210-233. Ici, p. 217.
2 TB I p. 99.
3 TB II p. 11.

50
l’armée défile en apparat, arborant une panoplie d’armes qui visent à éblouir l’envoyé du
calife, à lui représenter la puissance militaire des Ghaznévides, tandis que trompettes et
tambours militaires sonnent « comme au Jugement Dernier »4. L’échange très codifié qui
suit entre l’envoyé et le sultan insiste fortement sur le caractère contractuel de l’alliance
avec le calife. Le calife, par le biais de son envoyé, rappelle les devoirs du sultan : « Les
Manichéens et les Carmates doivent être anéantis […] De plus, par la puissance de son
épée [i. e. du sultan], les terres hérétiques, encore aux mains de nos ennemis, doivent
être saisies5 ». Le sultan revêt ensuite les attributs de son pouvoir, offerts par le calife,
dont un étendard, un fourreau et son épée, symboles guerriers, puis manifeste sa
soumission. Cette mise en scène montre que la mission du sultan est donc avant tout
militaire : il doit protéger le dār al-islam contre les païens et les hérétiques, et tenter
d’en agrandir le territoire.

Pourtant : si Bayhaqī insiste sur l’importance de l’allégeance au calife, qui implique


de le servir militairement, il n’en fait néanmoins pas un élément de soutien
indispensable au pouvoir. Les directives militaires du calife, dans la chronique, sont
plusieurs fois contournées. En 431, alors que le calife intime au sultan l’ordre de rester
au Ḫurāsān pour le défendre contre les attaques Turkmènes, Masʿūd choisit d’ignorer
cet ordre pour se replier sur les territoires indiens, et cette entorse n’est pas critiquée
par Bayhaqī6.
Il apparaît que pour l’historien, la puissance militaire du sultan est le soutien essentiel
de son pouvoir, parce qu’elle assure le soutien du calife, mais surtout parce qu’elle
garantit la fidélité des sujets : le pouvoir sultanien repose sur la capacité du souverain à
défendre ses frontières, la personne et les biens de ceux qui y résident. Et, on verra que
lorsque les intérêts du calife et les impératifs de la défense des sujets et du territoire
ghaznévide ne sont plus conciliables, l’historien donne la priorité aux seconds.

4 TB II p. 11.
5 TB II p. 13 : “The Zanādeqa and the Qarāmeṭa should be uprooted […] Moreover, by the might of his
sword their lands which are in the hands of our enemies must be seized.”
6 TB II p. 302.

51
Le sultan et son peuple
Au cours de son récit, Bayhaqī échafaude une conception du lien entre souverain et
sujets dominée par le paradigme de la fidélité contre la protection. La fidélité est
matérialisée par un impôt ou un tribut, tandis que la protection s’exprime dans la
capacité du souverain à défendre militairement son territoire contre les attaquants et à
gérer d’éventuelles séditions.
La soumission des sujets est obtenue contre l’assurance de cette protection ; le moment
de la négociation des termes de cet échange qui constitue le lien politique est mis en
scène à plusieurs reprises. Un exemple met particulièrement en valeur le caractère
négocié de l’allégeance, et son importance dans la légitimation du pouvoir. En 421,
Masʿūd demande l’allégeance des notables de Rayy, une ville stratégiquement
importante, parce que jouant un rôle de verrou à la limite ouest du territoire
ghaznévide7. Introduits en présence du sultan, les notables de Rayy le louent et le
présentent comme un souverain-guerrier, prêt à combattre pour la défense de ses sujets,
et à libérer les populations opprimées de la coupe de mauvais souverains – mauvais,
parce qu’ils ne savent pas se porter au secours de leur peuple. « Depuis que nous avons
été délivrés de la calamité et de la tyrannie des Deylamites [les Būyides], […] nous avons
dormi dans la sécurité 8» ; « Il (i.e. Masʿūd) nous a libérés de l’oppression des méchants,
et a chassé les incompétents qui n’ont pas su nous maintenir en sécurité 9»
Les paroles citées font référence aux opérations militaires menées par Masʿūd contre les
territoires Būyides pour le compte de son père Maḥmūd, opérations au cours desquelles
il conquit Rayy. Ces expéditions avaient pour but de faire du butin ; et il est probable que
la domination Būyide n’était pas si tyrannique que ce discours le donne à croire. Mais les
paroles des notables ne cherchent pas à décrire une réalité : elles formulent une attente
vis-à-vis de celui qui prétend les gouverner, celle de la stabilité et la sécurité qui
dépendent de la capacité militaire du souverain. Le souverain ici décrit n’est pas Masʿūd,
mais un idéal, auquel on attend que Masʿūd se plie. Sous la forme de l’éloge, le discours
pose en réalité les termes d’un échange.

7 TB I p. 101-104.
8 TB I p. 101: “Since we have been delivered from the calamity and tyranny of the Deylamites […] we
have slept the sleep of security”.
9 TB p. 103: “He freed us from the oppression of […] the evildoers, and rooted out those incompetent
ones who were unable to maintain us in security”.

52
Il est notable que, dans cette scène d’allégeance, aucune allusion ne soit faite à la
légitimité dynastique du jeune souverain. Les notables provinciaux savaient que
l’héritier désigné par Maḥmūd n’était pas Masʿūd mais Muḥammad ; pourtant la
question dynastique n’est pas soulevée, et l’historien lui-même ne commente pas cette
absence. Masʿūd était, des deux prétendants au trône, le plus puissant militairement ; il
s’était entouré d’une grande armée, ce qui, dans l’agôn pour le pouvoir, mettait toutes
les chances de victoire de son côté, et le rendait d’une façon générale plus apte à
défendre les intérêts de ces notables et des populations de la région face à d’éventuels
envahisseurs.
De la même façon, l’allégeance au calife et le jihad semblent de peu de poids auprès de la
légitimité puissante que confère la promesse d’une défense efficace. Si dans leur
discours, les notables font mine d’interpréter la conquête des territoires būyides en Iran
comme une victoire religieuse « Il nous a libéré de l’oppression et de la corruption des
Carmates [Būyides chiites]10 », dix ans plus tard, les mêmes notables abandonnent sans
hésiter Masʿūd pour se rendre aux Turkmènes, de « mauvais musulmans », tout juste
convertis, parce que le pouvoir ghaznévide a échoué à les protéger, à préserver leurs
intérêts, et a par conséquent failli.

Le souverain : incarnation d’une légitimité guerrière


Le souverain doit incarner cette légitimité reposant sur la guerre. Les batailles sont
un espace de probation, où le sultan doit faire la preuve de son charisme et de son
courage physique. L’enjeu des guerres n’est pas seulement la victoire ; dans chaque
bataille, se rejoue la légitimité du sultan à détenir le pouvoir. C’est une conception
semblable qui explique l’intérêt des auteurs d’ādāb sulṭāniyya pour les aspects pratiques
de l’art militaire, un trait absent, par exemple, des Miroirs occidentaux11. Cet intérêt
témoigne de l’importance de l’art de la guerre dans la définition du pouvoir sultanien.

Ainsi Bayhaqī justifie-t-il l’accession au pouvoir de Masʿūd par son habileté


supérieure au combat : dans un passage d’éloge, au début de la chronique, il donne le
récit d’une bataille contre Ghūr, menée par Masʿūd aux côtés de son père alors qu’il était

10 TB I p. 103 : “He freed us from the oppression and corruption of the Carmathians ”.
11 MA p. 23.

53
encore très jeune. Le jeune prince tire une flèche unique dans la gorge du chef ennemi,
provoquant en quelques instants l’effroi et la débandade de l’armée adverse12.
Un tel récit est imprégné de topoï, tel le symbole de la flèche qui fait mouche, trahissant
la qualité royale du tireur (ainsi Ulysse de retour à Ithaque). Le récit vise à montrer que
le courage et l’habileté de Masʿūd le prédestinaient à régner. Bayhaqī explique que la
faveur du jeune homme auprès de son père se renforça après cet épisode ; et il est
probable, toute idéalisation mise à part, que les talents guerriers de Masʿūd furent pour
beaucoup dans le choix de Maḥmūd d’en faire son héritier - décision qu’il ne révisa en
faveur de Muḥammad que dans les dernières années de son règne.

L’enjeu de ce courage royal est surtout l’entraînement, l’émulation qu’il produit sur
les troupes. Le bon sultan ne reste pas en retrait, mais partage le sort de ses troupes. La
guerre requière une expérience pratique, une efficacité qui ne s’acquière qu’au contact
du terrain. Cette proximité du sultan avec ses armées permet aussi d’assurer leur
fidélité ; c’est un motif présent dans l’historiographie conservée pour le règne de
Maḥmūd, et qui devint rapidement un topos du pouvoir sultanien13. M. Nāzim écrit ainsi
de Maḥmūd : « C’était la valeur personnelle du sultan et sa bravoure face au danger qui
donnaient à ses soldats confiance et enthousiasme, même dans les moments de grand
désespoir […] il exposait son corps à toute les fatigues de la marche, du campement et du
combat »14.

Le motif est amplement développé par Bayhaqī : ainsi lors du récit de la bataille
contre les troupes d’Abū Kālīǧār pendant l’expédition de Ǧurǧān15. Le sultan en est le
narrateur, car Bayhaqī présente le passage sous la forme d’une lettre de Masʿūd, à

12 TB I p. 198.
13 Dans beaucoup de textes islamiques médiévaux, la relation directe du souverain à ses hommes est
l’un des traits du sultan idéal. On le repère, par exemple, dans la représentation historique de Saladin.
Voir A-M. EDDE, Saladin, Paris, 2008, 755 p. Ici, p 400, citant ʿImād al-Dīn, Conquête de la Syrie et de la
Palestine, p. 190-191 : « il connaissait fort bien ses hommes ; en effet, conduits par lui, ceux-ci
versaient généreusement leur sang, plongeaient aux abîmes de l’océan de la guerre ».
14 M. NAZIM, The life and times of Maḥmūd de Ghazna, Cambridge, 1931, 271 p. Ici, p. 154 : “It was the
Sultan’s personal valour and fearlessness of danger which inspired his soldiers with confidence and
enthusiasm even in moments of extreme despair […] he exposed his body to all the fatigues of
marching, bivouacking and skirmishing”.
15 TB II p. 115-119.

54
l’intention de son vizir. Mais il doit s’agir d’une réécriture complète, car cette lettre
n’était pas passée par l’entremise du diwān, et Bayhaqī n’eut donc pas le moyen d’en
obtenir la copie16. Masʿūd s’y décrit se jetant le premier dans la bataille, un acte de
courage qui galvanise les troupes. Il se débat avec bravoure, et réveille en ses hommes le
désir de se surpasser « Nous combattions avec acharnement ; et eux (i.e. ses soldats)
combattaient avec acharnement17 ». Le récit culmine avec l’affrontement des deux chefs
d’armées, dans lequel Masʿūd s’illustre.
Outre l’émulation qu’elle produit sur les soldats, la présence au terrain permet
l’intelligence du terrain : dans la même bataille, Masʿūd évalue rapidement les difficultés
présentées par le terrain, une gorge étroite, et y adapte sa tactique.
La mise en scène de cette bataille par Bayhaqī adapte, sans doute, la réalité à un modèle
prédéfini qui cherche à rendre intelligible au lecteur une lutte qui, vécue d’en bas, n’était
perçue que très partiellement. Mais cette évaluation claire, rapide des forces adverses et
du lieu vise aussi à souligner l’expérience de Masʿūd- expérience qui lui aura aussi
permis de repérer rapidement le meneur du camp adverse.

Le sultan, donc, est avant tout un homme d’action et un soldat. Son règne est
consolidé par ses victoires ; à l’inverse, les défaites le mettent en grand péril, en
remettant en cause l’attachement des populations, exposées au danger, et celui des
troupes, soucieuses de bénéficier du butin lié aux victoires. Masʿūd fut assassiné en 432
par ses propres troupes, à la suite d’une série de défaites échelonnées de 428 à 431.
Cette légitimité reposant sur la puissance et la réussite militaire apparaît donc d’une très
grande fragilité. Pour se maintenir au pouvoir, le sultan ne peut se contenter de son
courage : il doit maîtriser un art de la guerre qui permette non seulement la victoire,
mais la préservation de la stabilité dans le royaume et de l’autorité au sein des troupes,
afin – paradoxalement- de limiter la guerre.

Critères de la guerre légitime

Si la guerre apparaît comme un élément essentiel de la légitimité du sultan, il ne s’agit


pas de n’importe quelle guerre. D’un bout à l’autre de la chronique, Bayhaqī développe
une réflexion assez aboutie sur la notion de guerre légitime.

16
TB II p. 115.
17 TB II p. 117 : « We ourselves fought fiercely ; and they fought fiercely ».

55
Quelles sont les caractéristiques de la « bonne guerre », celle que doit mener le sultan,
celle qui légitime et définit son pouvoir ?

Guerre sainte, guerre légitime ?


On peut d’abord remarquer que le critère religieux n’y a, au premier abord, aucune
part. Comme le pouvoir du sultan qui est séculier, la guerre qu’il mène est séculière.
Plusieurs indices le montrent : par exemple, l’indifférence de Bayhaqī quant à l’identité
religieuse de l’ennemi. Loin des ouvrages de la tradition juridique, dans lesquels
l’ennemi se trouve fortement ontologisé : il est « l’infidèle », ou « l’hérétique », Bayhaqī
cultive une vision plus complexe18. Les Turkmènes, très récemment islamisés, ne sont
jamais qualifiés d’hérétiques ; mais à l’inverse, Bayhaqī ne condamne pas non plus la
guerre sans merci menée contre eux, des musulmans. Les enjeux qu’il souligne sont
exclusivement territoriaux et politiques. Sur ce point, il s’inscrit dans la tradition des
Miroirs des Princes, qui conçoivent la guerre dans une totalité, le politique19.

Cette conception séculière de la guerre a des répercutions sur ce que Bayhaqī


désigne ou non comme guerre légitime. Ainsi le jihad, dans cette perspective, n’est pas
toujours légitime. De nombreux sultans- dont l’un des premiers fut Maḥmūd, le père de
Masʿūd ̵ firent du jihad un élément important de légitimité, réaffirmant par là leur
attachement au sunnisme et aux califes de Bagdad. Masʿūd tenta d’imiter son père : au
cours de la chronique, le jihad est brandi à plusieurs reprises par le sultan pour justifier,
auprès du calife, des royaumes voisins, de ses propres conseillers, certaines campagnes
militaires : au moment de l’expédition de Hānsī, en 42520 ; ou, toujours en 425, lors de
l’attaque de Kirmān, qui fut justifiée par la nécessité de protéger des musulmans contre
l’oppression Būyide21.
Les arguments de la défense des musulmans et de l’obéissance au calife font partie du
vocabulaire attribué à Masʿūd, mais ne sont pas employés par Bayhaqī. Ils définissent un
mode de légitimation qui fut pratiqué par Maḥmūd de Ghazna, mais que Bayhaqī semble
réfuter, malgré son admiration pour le grand souverain. Peut-être Bayhaqī jugeait-il que

18 M. ABBES, cycle de conférences données en 2012 à l’ENS de Lyon sur le thème de « Guerre et Paix en
Islam ». Ici, conférence du 18 Juillet 2012, « Les Miroirs des Princes : définir la guerre ».
19 Ibid.
20 TB II p. 204.
21 TB II p. 85.

56
l’outil politique représenté par la guerre sainte était moins nécessaire à Masʿūd qu’il ne
l’avait été à son père, premier souverain ghaznévide véritablement indépendant. Enfin,
afin de consolider sa légitimité, Maḥmūd avait cherché à rester proche des Abbassides22.
En l’absence des livres de la chronique consacrés au règne de Maḥmūd, ceci restera une
hypothèse.

Bayhaqī ne remet pas en cause le jihad en soi, mais estime que celui-ci ne doit pas
être mené aux dépens de la sécurité de l’empire. En 429, Masʿūd reçoit une lettre de son
vizir Aḥmad b. ʿAbd al-Ṣamad, dont il a réclamé le conseil après l’échec d’une campagne
contre les Turkmènes23. Bayhaqī, à travers le vizir, exprime certaines idées sur la guerre
légitime. Le vizir pointe l’erreur représentée par les deux campagnes d’Inde et du
Ṭabaristān de 425, qui ont éloigné le souverain de son territoire. L’apport en termes de
légitimité de ces deux campagnes « idéologiques » contre les indiens païens n’est pas
évoqué. Les campagnes en Inde sont exclusivement présentées, dans la chronique,
comme des guerres aux objectifs économiques24 ; quant au terme de guerre sainte, il
n’apparaît pas dans la lettre du vizir. Seule la responsabilité du souverain, qui doit
veiller à l’intégrité de ses sujets et de son empire, est présente et sans cesse réitérée.
Privilégier les guerres extérieures, même contre des hérétiques, aux dépens à la
protection intérieure, est présenté comme une inversion coupable des priorités. Le jihad
n’est d’ailleurs pas défini comme une véritable mission sainte, mais comme une source
de profit, et parfois comme un outil de représentation du pouvoir25 ; en aucun cas il ne
doit mettre en péril l’équilibre de l’empire. Là encore, Bayhaqī défend une vision
pragmatique de la guerre, dominée par l’impératif de la stabilité ; l’aspect religieux est
ramené au second plan.

La guerre légitime doit donc viser essentiellement au maintien de la stabilité, qui


repose elle-même sur le bon fonctionnement économique de l’empire, la satisfaction des
sujets et le maintien de leur allégeance. Dans la lettre évoquée ci-dessus, les campagnes
mises en cause par Ibn ʿAbd al-Ṣamad sont les seules que Masʿūd ait mené en dehors du

22 M. NAZIM, op. cit., ici, p. 159-162.


23 TB II p. 225-226.
24 TB II p. 209, récit de la campagne d’Inde de 425 : “They killed the Brahman priests (…) enslaved the
women and children, and all the wealth and valuables fell to the troops as plunder”.
25 Idid., “This fortress was known […] as the ‘Virgin Fortress’ (qalʿat al-adhrāʾ), for no-one had ever
been able to take it before”.

57
territoire ghaznévide, dans les régions tributaires de Ǧurǧān et Ṭabaristān, et dans les
territoires hindous du Panǧāb. Ce qui montre que, pour le vizir, et pour Bayhaqī, la
guerre est légitimée exclusivement par son intérêt en termes de protection du territoire
et des sujets. Les guerres idéologiques et les guerres de rapine ne sont pas justifiées à
leurs yeux. D’abord, elles affaiblissent le territoire en le laissant exposé aux agressions
d’autres ennemis. C’est ce que Bayhaqī décrit, en 426, lors la campagne de Ǧurǧān :
tandis que le sultan ravage la région, les Turkmènes, plus au Sud, multiplient les raids de
rapine au Ḫurāsān. De plus, ces guerres privent l’empire de ses forces vives, hommes et
réserves monétaires, et vident les territoires de leurs réserves alimentaires. Le sultan
décide de quitter Nišapur, dont son armée, stationnée là depuis plusieurs mois, a épuisé
les réserves26. La guerre légitime est présentée, au fil de la chronique, comme devant
viser à une efficacité la plus grande possible, à la limitation des destructions, et d’une
façon générale, de l’impact sur le territoire27.

La guerre légitime, selon Bayhaqī, se définit donc par une cause considérée comme
juste : assurer la pérennité du royaume, et par des moyens justes, c’est-à-dire adéquats,
économes de ressources et de vies humaines. La notion de justice, que Bayhaqī applique
aussi à la guerre, est d’une grande importance et fera l’objet d’une réflexion à part28.
Disons pour l’heure qu’il ne faut pas la comprendre dans un sens humanitaire, « sauver
des vies humaines » ; lorsque Bayhaqī évoque la justice en rapport avec la guerre, celle-
ci a davantage le sens d’ « efficacité » dans l’objectif que Bayhaqī fixe à tout
gouvernement : la préservation de l’empire et le maintien de son pouvoir par le
souverain.

La guerre légitime, une guerre défensive


Une telle conception de la guerre légitime la circonscrit donc rapidement à la guerre
défensive. Et, en effet, dans la chronique, Bayhaqī justifie la guerre défensive, tandis que
les campagnes entreprises dans le but d’agrandir le territoire, par exemple, sont perçues
très négativement. Donnons en exemple, encore une fois, la décision de Masʿūd

26 TB II p. 158 : “It is no longer possible to remain here since the question of food and fodder has
become very acute”.
27 Ce point est bien illustré par la critique violente du pillage des Amūlis (tributaires des Ghaznévides)
par les armées ghaznévides, voir TB II 121-122.
28 Voir infra, p. 76.

58
d’entreprendre une série de raids en Inde, depuis la bordure est du territoire
ghaznévide29.
A cette période, c’est-à-dire en 427, la présence turkmène sur le territoire ghaznévide
s’était faite plus sensible. Les habitants du Ḫurāsān se plaignaient des ravages et pillages
perpétrés dans la région. Mais, alors que l’on débattait de la tactique militaire à adopter,
le souverain annonça son intention d’aller prendre en Inde la forteresse de Hānsi. Selon
lui, ce jihad devait le délivrer d’un vœu fait à Dieu lors d’une maladie.
Bayhaqī met en scène le débat entre le souverain et ses conseillers, qui tentent de
dissuader Masʿūd de s’éloigner du Ḫurāsān, tandis que celui-ci est instable et menacé.
Bayhaqī s’identifie, dans ce passage, aux paroles du vizir Aḥ mad b. ʿAbd al-Samad et du
chef de l’administration Abū Naṣr Muškān : il prend soin, en rapportant un échange
auquel il avait peut-être assisté mais dont il ne pouvait, encore une fois, reproduire le
contenu exact, d’insister sur la solidité argumentative du raisonnement des deux
conseillers, sur l’enchaînement logique de leurs idées, faisant contraster ces qualités
avec le propos plus déstructuré du souverain.

Le discours du vizir Ibn ʿAbd al-Samad insiste sur la responsabilité du monarque vis-
à-vis de son territoire et de ses populations : le Ḫurāsān ne doit pas être abandonné,
même pour une seule année. Les armées qui y sont présentes sont en trop petit nombre.
Le vizir insiste sur les conséquences d’une telle imprudence : le pillage économique de la
province par les Turkmènes ne pourra être compensé, comme semble le penser le
souverain, par les gains du pillage de Hānsi : « Si les Turkmènes devaient conquérir un
district […] et se livrer comme c’est leur habitude à la mutilation, au meurtre et à la
destruction, dix raids contre Hānsi ne le revaudront pas30 ». Le vizir veut dire, par ces
mots, que le pillage des populations risque de provoquer la colère des habitants du
Ḫurāsān, qui reprocheront au souverain son éloignement et son insuffisance ; elles
songeront alors à abandonner la région, ou renonceront à leur fidélité au pouvoir
ghaznévide, et le Ḫurāsān sera perdu. Ici, l’enjeu au cœur de l’éthique sultanienne de la

29 TB II p. 204-206.
30 TB II p. 205 : “If the Turkmens do conquer a district […] and indulge in their usual habit of
mutilation, slaughtering and burning, ten raids against Hānsi will not be a match for it”.

59
guerre - conservation du territoire et maintien du pouvoir du souverain- apparaît
nettement31.

Quand à la motivation religieuse de Masʿūd, son vœu, le vizir la balaie sans


hésitation : les ġāzis de Lahore ne seront que trop heureux de se charger d’accomplir le
vœu pour leur souverain ̵ cet exemple montre encore que le jihad n’est pas, pour
Bayhaqī, une guerre légitime en soi, et que l’impératif de stabilité doit conditionner les
choix militaires, balayant tout autre impératif : ce qui est très cohérent puisque, pour
Bayhaqī, une partie de la légitimité du sultan repose sur sa capacité à défendre ses
sujets. Bayhaqī implique également, plus profondément, que la guerre ne doit être
devenir le moyen de soutenir les finances du royaume. L’accent volontairement mis sur
la légèreté du motif avancé par le souverain - son vœu, dont nul n’avait ouï auparavant-
vise à dénoncer les guerres que Bayhaqī juge inutiles, motivées par l’amour de la guerre,
du profit, ou par le besoin de renflouer les caisses de l’Etat32.
Même si ces exemples mettent bien en valeur une conception séculière et pragmatique
de la guerre, qui critique volontiers le jihad, cela ne signifie pas que Bayhaqī soit
indifférent au religieux. Il ne semble pas croire aux motivations pieuses des guerres
indiennes ; mais, dans une perspective de légitimité, l’idéal de pouvoir sultanien qu’il
cherche à définir reste toujours relié au spirituel, même si son rôle n’est que
secondaire33. Ainsi, puisque le souverain est choisi par Dieu, qui lui donne pour mission

31 La validité de notre analyse semble confirmée par le fait qu’on retrouve une conception proche de
la guerre dans des Miroirs des Princes datés du Xe au XVe siècle, dont on a montré précédemment
l’inscription dans le contexte politique et culturel de Bayhaqī. Voir M. ABBES, cycle de conférences
donnés à l’ENS de Lyon sur le thème de « Guerre et Paix en Islam », ici conférence du 18 Juillet 2012
« Une pensée réaliste de la guerre ».
32 Sans nous aventurer trop loin hors du propos, on peut souligner qu’une telle conception de la
guerre implique, en elle-même, une conception de l’Etat où celui-ci fonctionne de façon autonome sur
la base de l’échange impôt-protection, sans impliquer de recours à l’extérieur. Malgré son admiration,
Bayhaqī critique donc le système économique mis en place par Maḥmūd, dont l’Etat reposait sur le
butin de ses campagnes indiennes. Voir EDI, article « Maḥmūd b. Sebüktigin », rédigé par C.E
BOSWORTH, § 5, “Les expéditions dans l’Inde étaient donc une nécessité financière pour entretenir le
mouvement de la machine militaire g̲h̲aznawide”. Le prix des guerres créé un déséquilibre financier
qui rend la guerre nécessaire, afin de renflouer l’Etat. Ce fragile équilibre, maintenu par Maḥmūd,
n’est pas un mode de gouvernement durable, et c’est pour cette raison qu’il est, à travers Masʿūd, mis
en cause par Bayhaqī.
33 TB I 182, et voir supra, p. 16-17.

60
de protéger ses sujets, une politique militaire tournée vers la protection du territoire est
religieusement et non plus seulement politiquement valable. On peut interpréter dans ce
sens la petite phrase : « Dix raids contre Hānsi ne le revaudront pas »… aux yeux de Dieu.

Le sultan, protecteur de la paix


D’une façon quelque peu paradoxale, donc, le bon sultan est un guerrier parce qu’il
est chargé de la stabilité de son royaume, et pour assurer cette stabilité, il doit se faire le
garant de la paix. Bayhaqī ne cesse de souligner les conséquences négatives des guerres,
en termes économiques et de stabilité politique – comme nous venons de le voir, les
deux sont étroitement liés – et aussi sur le plan de l’image du pouvoir. Ainsi, alors que
Masʿūd prêchait le départ en guerre contre les Turkmènes, et tenait à mener lui-même
les armées, le vizir mit en avant les risques qui accompagnaient cette guerre : les pertes
d’hommes et de matériel, bien sûr, mais aussi l’atteinte faite à l’honneur du souverain en
cas de défaite34. Le pouvoir, en effet, s’appuie sur une légitimité guerrière dont la pierre
de touche est la victoire militaire. Aussi le vizir préconise-t-il la diplomatie, et, seulement
en cas d’échec, la guerre. Pour Bayhaqī, la guerre ne doit arriver qu’en dernier ressort35.

Une nuance cependant. Si Bayhaqī appelle le souverain à modérer ses ardeurs


guerrières, à privilégier la protection du territoire sur les guerres extérieures, il ne peut
néanmoins être compris comme un « pacifiste ». Ce serait un contresens ; on a vu que sa
pensée politique se base sur l’idée que la conflictualité est une composante nécessaire
de toute société, et que la guerre est parfois le remède nécessaire d’un mal inévitable36.
Cette conception est partagée par nombre de Miroirs qui estiment, comme lui, que la
guerre est le mal du corps politique, comme la maladie est celui du corps humain37. Mais
si la guerre est inévitable, pour Bayhaqī, elle est à tous points de vue nuisible.

34 TB II p. 134.
35 Expression empruntée à M. ABBES, cycle de conférences données à l’ENS de Lyon sur le thème de
« Guerre et Paix en Islam », ici conférence du18 Juillet 2012, « Les Miroirs des Princes : définir la
guerre ».
36 Voir supra, p. 28-29.
37 Dans le 7e chapitre de son Miroir, Le legs des Anciens en matière de conservation des Etats, consacré
à la guerre, al-ʿAbbāsī compare celle-ci à une maladie – métaphore très classique, « Les guerres sont
comme les maladies qui adviennent accidentellement dans le temps ». Voir M. ABBES, ibid.

61
Le souverain, loin d’être le promoteur de la guerre, doit s’élever au-dessus de cette
nature humaine qui le pousse au conflit, parce qu’il est agité par des passions, l’envie, le
désir de gloire. De la même façon que le pouvoir est seul capable d’assurer la mise en
société des hommes, de transcender l’ordre naturel, qui est le chaos, le pouvoir est seul
capable de transformer l’état de nature, où la guerre est norme et la paix exception, en
état de société, où la guerre devient, idéalement, l’exception. La seule guerre légitime est
donc celle qui vise, ultimement, au rétablissement de la paix et de prospérité qui
l’accompagne.
L’impératif de stabilité rend la guerre indispensable dans deux cas principalement :
l’attaque extérieure, et la sédition interne. L’écrasement des révoltes, dont plusieurs
sont décrites au cours de la chronique, ne suscite jamais de commentaire négatif de la
part de Bayhaqī. La sédition menace la fragile société des hommes : la violence mise en
œuvre pour la réprimer devient dès lors légitime38.

On peut clore la réflexion sur la guerre légitime avec ce qui, chez Bayhaqī, l’a
introduite : l’essentiel de sa pensée sur le sujet se trouve en effet résumée dans un petit
passage de sa ḫuṭba, consacré à Alexandre de Grand. Bayhaqī évoque sa grandeur, pour
aussitôt la relativiser: « Alexandre était un homme dont le règne s’embrasa avec force,
brûla seulement pour un temps très court, et ne fut bientôt plus que cendres. Il conquit
ces puissants royaumes et traversa les régions inhabitées du monde, comme un
voyageur se promène d’un endroit à un autre39. »
Ainsi, l’art politique est l’art de la conservation des Etats. Le sultan doit garder à l’esprit
qu’il est moins difficile de conquérir que de conserver ce qu’on a acquis, art qui requière
un grand nombre de qualités, intelligence stratégique, prudence, doigté. Conserver ce
qui existe et en assurer la prospérité, tel est l’art et la mission du sultan.
Cette conception est, là encore, loin d’être propre à Bayhaqī. Le titre du Miroir d’al-
ʿAbbāsī, cité plus haut40, Le legs des Anciens en matière de conservation des Etats, met
cette notion de conservation au cœur de la réflexion sur le pouvoir41.

38 Voir TB II p. 80-83, révolte des Ṭusis, ou TB II p. 88-89, sédition en Inde du général Aḥmad b.
Ināltigīn.
39 TB I p. 179 : “Alexander was a man whose royal flame took light strongly, flared up for only a very
short while and then turned into ashes. His manner of conquering those mighty kingdoms and
traversing the inhabited regions of the world was akin to that of the sightseer passing through
different places”.
40 Voir supra, p. 61 note 37.

62
Les outils de la « bonne guerre » : ruse et stratégie

Dans cette logique, avant d’en venir à la lutte armée, le souverain doit tenter de
désamorcer les conflits par d’autres moyens, par la diplomatie notamment. Cela est bien
illustré par l’attitude des conseillers de Masʿūd face aux premières vagues de l’invasion
turkmène. En 426, l’annonce de raids turkmènes fait frémir le sultan, mais le vizir
recommande la temporisation : au retour d’une campagne, les troupes sont épuisées, et
la possibilité de négocier avec les Turkmènes reste ouverte, puisque ceux-ci ont fait
parvenir un envoyé au sultan pour manifester leur soumission. Si cette négociation
devait échouer, alors le sultan pourrait envisager leur expulsion du Ḫurāsān.42
A l’image de cette scène, dans la chronique, la décision de l’entrée en guerre est
présentée comme devant faire l’objet d’une délibération délicate, qui est une évaluation
pragmatique des gains et des pertes : doit-on négocier, afin d’éviter les dégâts liés à la
guerre ? Ou faut-il attaquer, pour tenter de repousser l’ennemi, et pour manifester
auprès des populations la présence protectrice du sultan ? Le choix implique une
évaluation minutieuse de la situation. La guerre, depuis sa décision jusqu’au champ de
bataille, est présentée comme une activité idéalement rationnelle43.

Efficacité et élégance
En cas d’échec de la diplomatie, les impératifs qui doivent modeler les choix
militaires sont l’efficacité – afin d’obtenir la victoire avec un minimum de pertes - et la
préservation du prestige du souverain. Ces intérêts, selon Bayhaqī, ne peuvent être

41 Pour consulter ce Miroir : AL-ʿABBASI, Ātār al-uwal fī tartīb al-duwal (Les traces des Anciens en
matière de conservation des Etats), Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1989.
42 TB II p. 134.
43 Les activités visant à éviter la guerre : négociation, temporisation… sont aussi valorisées dans les
Miroirs. Ainsi, Al-ʿAbbāsī prolonge la métaphore de la guerre/maladie en mettant l’accent sur les
traitements préventifs : « Il faut sauvegarder la santé par les choses politiques et lorsque survient la
maladie, par les choses militaires. Toutefois, le fait de s’employer à sauvegarder la santé pour ne pas
provoquer la maladie est préférable au fait de négliger ce travail ». Voir 7e chapitre du Legs des
Anciens en matière de conservation des Etats, in M. ABBES, cycle de conférences données à l’ENS de
Lyon sur le thème de « Guerre et Paix en Islam ». Ici, conférence du18 Juillet 2012 « Les Miroirs des
Princes : définir la guerre ».

63
conservés par l’usage de la seule force ; il faut y ajouter un savoir qu’on pourrait
qualifier de théorique, et qui réside dans l’intelligence stratégique et l’art de la ruse.
Bayhaqī défend une certaine économie de la guerre, où l’on retrouve la même exigence
de rationalité qu’on avait soulignée plus haut. Dans cette économie, l’efficacité doit
primer : il s’agit d’optimiser les chances de victoire, et de minimiser les dégâts.

Dans ce but, la guerre doit être anticipée et planifiée par le souverain. Dans la
chronique, Bayhaqī imbrique étroitement les figures du souverain meneur d’hommes, et
du souverain stratège. L’intérêt porté à la stratégie ressort nettement : Bayhaqī n’hésite
pas à reconstituer longuement les débats stratégiques qui ont pu précéder les
différentes étapes de la lutte ghaznévide contre l’ennemi turkmène. En 426, alors que
l’on débat de la stratégie militaire à adopter face aux nombreuses menaces qui
s’accumulent aux frontières ghaznévides, le vizir Ibn ʿAbd al-Ṣamad se lance dans une
brillante analyse de la situation géopolitique de la région, et démontre au sultan qu’une
action prudente, et un déploiement stratégique des troupes ghaznévides sur la frontière
nord-ouest du royaume, valent mieux qu’une expédition à Ǧurǧān qui tente le sultan44.
Cet épisode est reconstitué par Bayhaqī avec une grande précision, alors qu’il aurait été
facile d’en consigner l’essentiel en quelques phrases. Ce développement a pour objectif
de représenter un art politique, que se doit de maîtriser le bon souverain. Dans cet
épisode, Bayhaqī illustre les critères d’excellence d’un tel art : connaissance des espaces,
connaissance des atouts et faiblesses de l’ennemi, compréhension précise de la situation
et des enjeux. Cet art du souverain est l’art de l’anticipation : en effet, dans ce passage, le
vizir réfléchit à l’avance sur l’évolution probable de la situation présente. Il est, pour
Bayhaqī, un exemple dont devrait s’inspirer Masʿūd qui, incapable de voir aussi loin, ne
perçoit que l’intérêt immédiat d’une expédition punitive à Ǧurǧān.
Bayhaqī attribue à cette « rationalité calculatrice » dans la guerre45, une importance
comparable à celle du charisme et du courage du souverain46.

L’insistance sur la ruse, comme moyen de remporter des victoires, revient aussi à de
nombreuses reprises dans la chronique. On objectera, peut-être, que l’emploi de la ruse
peut nuire à la dignité du souverain ; mais la représentation islamique de la ruse est

44 TB II p. 102.
45 MA p. 74.
46 Voir supra, même sous-partie, p. 53-55.

64
éloignée de la vision européenne, souvent négative et associée à la perversion et la
malhonnêteté. En Islam, la ruse est au contraire considérée comme une marque de
supériorité, parce qu’elle efficace, plus payante que la force alors même qu’elle mobilise
moins d’énergie47. Al-Ġazālī fait de la ruse une marque d’aristocratie : « La ruse est le fait
des grands, qui ont besoin d’utiliser cette forme de mensonge48 ». Mais surtout, dans de
nombreux ouvrages de l’adab, et avant tout dans le livre fondateur de Kalila wa Dimna,
la ruse est présentée comme une matrice de l’art politique. C’est par ce biais qu’on lui
voit occuper une telle place dans l’œuvre de Bayhaqī, d’une façon parfois un peu
artificielle.

Il est difficile d’avérer les ruses auxquelles Bayhaqī attribue plusieurs victoires ; elles
semblent souvent trop exemplaires pour être véritables, et l’on peut aisément imaginer
que Bayhaqī ait inséré ces récits afin de renforcer son argumentation en faveur d’une
guerre rationnelle. Voici le récit de la plus vraisemblable de ces ruses : alors que l’armée
ghaznévide s’épuise rapidement dans la lutte contre les Turkmènes, le vizir met au point
ce stratagème pour obtenir une trêve sans dévoiler l’état de faiblesse de l’armée
ghaznévide. Il propose à Masʿūd d’envoyer un serviteur auprès de l’ennemi, chargé de
parler en le nom du vizir Ibn ʿAbd al-Ṣamad, lui-même. Le messager représentera aux
Turkmènes leur faiblesse actuelle, et, faisant croire à la trahison du vizir de Masʿūd, leur
donnera « une chance d’échapper à la puissance ghaznévide » en proposant eux-mêmes
une trêve qui ne pourra être acceptée du sultan, en position de force, que sur le conseil
de son vizir49.
Cet exemple prend place dans un contexte dramatique pour les ghaznévides, qui n’ont
presque aucune chance de reprendre militairement le dessus. On voit donc bien ce qui,
pour Bayhaqī, fait la valeur de la ruse : elle vainc, non en déployant la force, mais en
créant l’illusion de la force. La mission est un succès, et les ghaznévides lèvent le camp
pour Hārāt où ils espèrent reconstituer leurs forces.

47 Le Livre des ruses : la stratégie politique des Arabes, trad. R. KHAWAM depuis un anonyme du XIIIe
siècle, Paris, 1976, 447 p. Ici, introduction de R. KHAWAM, p. 9-10.
48 DF p. 231, cite Emām Ḥojjat al-eslām Zeyn al-din Abu Ḥāmed Moḥammad Qazzāli-e Ṭusi, Ketab-e
Kimiyā-ye saʿādat (l’Alchimie du bonheur), Téhéran, (1ère éd. 1319), 3e éd., 1345/1967, XII-887 p.
Edition fondée sur un ms. de 684/1285. Ici, p. 487-88.
49 TB II p. 264.

65
Contrôler l’armée

Ainsi donc : la guerre est au cœur du régime sultanien, car la capacité du souverain à
défendre l’intégrité du territoire et de ses populations est un des soubassements de sa
légitimité. Mais cet aspect de la légitimité du sultan ne doit pas en faire oublier un autre,
d’importance lui-aussi : bien souvent, c’est son armée qui porte le sultan au pouvoir.
Dans le régime ghaznévide, le passage d’un souverain à un autre donnait souvent lieu à
l’affrontement des différents prétendants au trône. Ce fut le cas à la mort de Sabuktigīn,
en 997, dont les fils luttèrent jusqu’à la victoire finale de Maḥmūd50 ; la même situation
se reproduit en 1030 à la mort de Maḥmūd, entre Masʿūd et Muḥammad. Le récit de cet
épisode initie le livre VI de la chronique de Bayhaqī, le seul qui nous soit parvenu.
On pourrait, il est vrai, attribuer ces luttes à un contexte spécifique, et notamment à
l’incohérence du choix de succession de Maḥmūd, une décision prise dans le cours de la
longue maladie qui précéda sa mort : Muḥammad était militairement plus faible que son
frère, moins populaire auprès des armées, et donc moins apte à régner, ce qui explique,
selon C. E. Bosworth, la révolte de Masʿūd51. Mais pour nous, il ne s’agit pas d’un
évènement isolé. Même si le souverain vieillissant désignait un successeur « officiel », la
lutte pour le pouvoir, l’agôn entre les prétendants au trône faisait partie du processus de
passation de pouvoir, et le vainqueur en retirait une légitimité solide auprès des armées.
Ceci explique les traditionnelles récompenses offertes par le souverain aux troupes au
début de son règne : il s’agissait de récompenser les troupes auxquelles le souverain
devait son pouvoir, et d’acheter la fidélité des autres52. L’augment de la paye ou la
récompense des troupes qui ont permis l’avènement du règne ne semble pas être un
effet de la générosité personnelle de Masʿūd, mais bien davantage une pratique
systématique : Muḥammad a fait de même lors de son arrivée au pouvoir53.

Cet ancrage de la légitimité dans le soutien des armées explique l’insistance de


Bayhaqī sur le rapport du souverain à ses troupes : celui-ci doit entretenir leur fidélité.
En même temps, l’importance numérique des armées suscite dans le régime ghaznévide
une tension propre aux régimes sultaniens, dont on trouve l’empreinte dans nombre de

50 TB I p. 10-11, introduction de C.E BOSWORTH.


51 TB I p. 14, introduction de C.E BOSWORTH.
52 TB I p. 118 I : Masʿūd s’adresse à ses troupes, ainsi qu’à celle des émirs qui l’ont soutenu “There are
to be bounties and pay increases”.
53 TB I p. 363.

66
Miroirs. Cette citation du Traité de gouvernement d’al-Māwardī résume efficacement la
vision de Bayhaqī sur le sujet : « La chose la plus difficile pour le gouvernant de l'Etat est
la direction de l'armée. Car, c'est grâce à elle qu'il peut dominer pour se consacrer au
gouvernement, mais lorsqu'elle se corrompt, il devient impuissant et dominé »54. Si
l’armée est indispensable, elle est toujours présentée comme une menace potentielle
pour le pouvoir. L’insubordination ou la révolte des troupes pouvaient causer la chute
d’un souverain, comme elles avaient permis son ascension : c’est ce qui arriva à Masʿūd,
parvenu au pouvoir en 1030, en s’appuyant sur ses armées personnelles et d’autres,
ralliées à sa cause, et assassiné en 1041 par ses propres contingents.

Bayhaqī insiste beaucoup sur l’instabilité des armées. Cette instabilité doit être
replacée dans un contexte partagé par beaucoup de régimes sultaniens de la même
période : les troupes du régime ghaznévide étaient composées d’esclaves déportés
d’Asie Centrale ou d’Inde. Le déracinement était une des raisons pour lesquelles ces
troupes serviles étaient prisées, car leurs hommes n’avaient pas d’attaches tribales ou
locales, ni d’autre allégeance que celle faite à leur émir et maître, au souverain et à l’Etat.
Mais il avait aussi pour effet d’en faire des troupes mercenaires, très vénales : Bayhaqī
met en scène à plusieurs reprises les aléas de la fidélité des troupes. En 425, le général
indien Tilak parvient à faire rentrer dans le giron de l’Etat ghaznévide les troupes
rebelles d’Aḥmad b. Ināltigīn, en leur offrant plus que ne les avait payées Aḥmad. La
description des tractations donne à voir une véritable négociation de la fidélité55.

Le souverain, pour maintenir son pouvoir, doit assurer à la fois la fidélisation des
troupes et leur domination d’une main de fer. Pour Bayhaqī, réussir dans ce domaine exige
de nombreuses qualités : il faut savoir trouver le juste milieu entre autorité et générosité ;
payer suffisamment les troupes, et les traiter assez bien, pour conserver leur allégeance ;
mais savoir faire preuve de sévérité et dispenser des sanctions, afin de dissuader les
soldats de piller ou de déserter. Il faut être proche de ses soldats, pour obtenir leur
confiance ; mais il faut conserver une distance suffisante pour que la relation de
domination et l’autorité se maintiennent.

54 MA p. 71, cite AL-MAWARDI, Tashīl al-naẓar wa taʿǧīl al-ẓafar fī aḫlāq al-malik wa siyāsat al-mulk,
Beyrouth, Dār al-nahḍa-lʿarabiyya, 1981, p. 158-180.
55 TB II p. 88-89.

67
Fidélisation et distanciation
L’armée est régie par les mêmes logiques que tout groupe humain, celles de l’intérêt :
l’attirance pour ce qui est utile et agréable, et le refus de ce qui nuit ou peine, sont un
trait constant de la nature humaine56. Le souverain doit jouer sur cette caractéristique
afin d’assurer la soumission et la cohésion des armées, comme il assure la stabilité et
l’unité de la société dans son ensemble. Il maintient l’équilibre en s’appuyant sur deux
techniques complémentaires, le targhīb wa tarhīb, la carotte et le bâton, adaptés à ce
naturel57. Ces idées sont largement illustrées dans la chronique, au travers d’exemples.

Ainsi, Bayhaqī appelle le sultan à être généreux vis-à-vis de ses hommes, car leur
satisfaction et leur fidélité sont indispensables à la survie de l’Empire. En 422, Masʿūd,
sur le conseil de son favori Abū Sahl Zawzanī, décide de récupérer les biens distribués
par son frère Muḥammad aux troupes qui avaient soutenu son accession au pouvoir, et
de suspendre la paye des soldats tant que cette somme n’aura pas été restituée58.
Bayhaqī fait de cette décision la première étape d’un processus menant à la chute de
Masʿūd : « A partir de là, le ressentiment s’éleva et peu à peu ils [i.e. les favoris] lui
aliénèrent tous les cœurs59 ». Selon lui, du fait de la vénalité des soldats, seule
l’abondance, au moins la régularité, de la paye pouvait garantir l’efficacité des troupes.
Pour cette raison, lorsqu’il décrit les préparatifs d’une campagne dirigée par le général
Subašī, Bayhaqī écrit « Le chef du diwān du Ḫurāsān, Sūrī, serait chargé de la

56 L’idée d’une humanité tendant toujours ses efforts vers son intérêt propre fait partie de
l’anthropologie de Bayhaqī, mais n’est pas nouvelle : on la retrouve banalement dans l’adab. Ainsi al-
Ǧaḥīẓ écrivit : « Dieu a naturellement prédisposé Ses créatures à aimer tout ce qui leur est utile et
avantageux, à repousser tout ce qui leur est nuisible et à ne point souffrir de ce dont on ne tire pas
profit. C’est ainsi que leur nature est composée et que leur naturel est pétri ». Voir MA p. 45, cite AL-
ǦAHIZ, Risālat al-maʿād wa-l maʿāš (De la vie future et terrestre), dans Rasāʿil al-Ǧaḥīẓ, t. 1, Beyhrouth,
Dār al-ǧīl, 1991, p. 102-103.)
57 A. AL-AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres,
1997, 296 p. Ici, p. 127. Voir aussi infra, p. 81.
58 TB I p. 363.
59 Idib., “The process of discontentment and the way they alienated all hearts from this monarch
began thus”.

68
distribution des salaires des troupes, afin que l’armée ne manque pas d’argent ni de
provisions, et que le Ḫurāsān soit rapidement libéré des Turkmènes60 ».

Bayhaqī n’est pas seul à insister ainsi sur la question apparemment triviale de la
paye de l’armée : beaucoup de Miroirs contemporains et postérieurs en traitent. Tout
porte à penser que cet intérêt illustre l’enjeu réel représenté par la satisfaction et la
discipline des soldats dans le cadre d’un régime sultanien ; il illustre aussi la place tenue
par l’armée dans la représentation que ce faisaient les élites du pouvoir sultanien, et
notamment les élites persanes, puisque la satisfaction des armées est un élément au
cœur de l’équilibre du cercle de justice61. La générosité du souverain envers ses troupes
devint, au Moyen-âge, un topos de la représentation du bon souverain62.
En matière de salaire octroyé aux soldats, al-Māwardī recommande au souverain de
suivre le juste milieu et surtout d'être régulier au niveau du paiement de la solde de
l'armée ; le manquement à cette condition, en effet, conduit l'armée à usurper les biens
des sujets, ce qui cause le départ ou le ressentiment des populations63. C’est pour cette
raison que Bayhaqī n’omet pas de mentionner l’envoi d’un trésorier chargé de cette
tâche lors des campagnes64, et d’un contingent chargé de réprimer toute tentative de
pillages de la part des soldats65.
On voit que, jusque dans ses domaines les plus anecdotiques, le motif de l’équilibre
imprègne la pensée du pouvoir sultanien.

60 TB II p. 164 : “The Head of the Diwān of Ḫurāsān, Sūrī, was to apply himself to the task of organizing
the troop’s salaries so that the army should not be lacking in pay and provisions and that Ḫurāsān
should be speedily cleared of the Turkmens”.
61 Voir infra, p. 77-78 et p. 116-118.
62 C’est, par exemple, un trait que les auteurs médiévaux ont aussi prêté à Saladin.
Voir A-M. EDDE, Saladin, Paris, 2008, 755 p. Ici, p. 183, A-M. Eddé écrit en se basant sur plusieurs
sources dont Ibn Šaddād, al-Ǧubayr, et Bar Hebraeus : « Cette générosité comblait les émirs […] quand
Saladin prit Āmid, il se fit apporter le trésor de la ville et demanda à son commandant en chef de le
partager par poignées entières entre les émirs et les troupes ».
63 MA p. 71, cite le Tashīl al-nazar wa taʾǧīl al-ẓafar fī aḫlāq al-malik wa siyasat al-mulk, Beyrouth, Dār
al-nahḍa-l ʿarabiyya, 1981, p. 176.
64 TB II p. 164.
65 TB II p. 114 : les ǧanbāšiyan sont un équivalent de la police militaire dans les armées
contemporaines. Bayhaqī loue leur utilité “The janbāshiyān had been placed on duty, with the result
that no-one suffered the loss of a single dirham, and the people offered up prayers for the Amir, for
they has never seen such a well-equipped and disciplined army”.

69
Tout comme il doit savoir composer entre une libéralité excessive et une trop grande
économie, le souverain doit savoir se positionner vis-à-vis de ses armées, afin de n’en
être ni trop détaché, ni trop familier. Trop de familiarité nuirait à sa majesté : les
punitions violentes infligées par le souverain aux soldats indisciplinés66 servent à
rappeler la distance qui sépare le sultan et ses hommes, comme le fait que le souverain
possède une monture royale, l’éléphant. Le souverain est également dissuadé de mener
lui-même les campagnes dirigées contre des généraux ou provinces révoltés, car cela
équivaudrait à leur concéder un statut égal au sien, et le souverain risquerait, a fortiori
en cas de défaite, d’être déconsidéré non seulement par ses ennemis mais aussi par ses
propres hommes67. Ainsi, dans la chronique de Bayhaqī, Masʿūd ne se charge pas de
combattre des généraux révoltés, comme ʿIsā b. Maʿdān dans la région de Makrān68
(421), contre lequel il envoie son oncle Yūsuf b. Sabuktigīn, Aḥmad b. Inaltigīn (425) en
Inde, vaincu par le général indien Tilak69, ou encore Hārūn du Ḫwārizm (426), assassiné
grâce à une ruse du vizir Ibn ʿAbd al-Ṣamad70.

Néanmoins : si le sultan doit avoir le souci de sa stature, il doit aussi s’assurer d’une
relation directe avec ses hommes, afin de créer un lien de fidélité personnelle et de
manifester le charisme dont on a évoqué plus haut l’importance. Dans une lettre de 429,
le vizir Ibn ʿAbd al-Ṣamad incite Masʿūd à se rendre lui-même sur le champ de bataille,
plutôt que de déléguer trop systématiquement cette tâche à ces généraux. « Seule la
présence véritable du souverain sur la scène peut relever la situation […] Il doit […]
passer personnellement ses armées en revue, et ne plus déléguer cette tâche à
quiconque d’autre71 ». Bien sûr, il faut replacer ces mots dans leur contexte : la lettre est
censée avoir été écrite en 429, à la suite de l’écrasante défaite du général Subašī contre
les Turkmènes. Encourager le souverain à affronter lui-même les Turkmènes est une
façon de l’inciter à prendre davantage au sérieux la menace qu’ils représentent, de lui
figurer qu’ils sont désormais des ennemis puissants, à la hauteur du souverain.

66 Exemple : TB II p. 107-109.
67 TB II p. 134.
68 TB I p. 150
69 TB II p. 163.
70 TB II p. 127.
71 TB II p. 225-26: “Only the lord’s actual presence on the scene can rectify matters […] He must […]
personally review the army and not delegate this task to anyone else”.

70
Les mots d’Ibn ʿAbd al-Ṣamad ont néanmoins une valeur universelle : la proximité avec
les troupes est un élément important de leur fidélisation, et la fidélité de l’armée est une
composante essentielle de la stabilité du régime et conséquemment, du royaume72.
Or, dans la chronique, Masʿūd se voit à plusieurs reprises reprocher sa trop grande
distance avec les troupes, son manque d’implication dans le fonctionnement quotidien
de l’armée. Le conseil du vizir n’est pas nouveau : au cours d’une session privée de 426,
Abū Naṣr Muškān a déjà donné le même conseil : « [Le souverain] devrait veiller lui-
même sur les armées73 ». Pour les conseillers, dans un contexte de démoralisation –
comme en 429, après une importante défaite contre les Turkmènes - seule la présence
du souverain, et son charisme, peuvent relever les troupes74.
La réflexion sur la distance idéale à adopter vis-à-vis des troupes de l’empire aboutit à
une éthique du juste milieu. Comparant Masʿūd a son père, Bayhaqī attribue la réussite
du premier à la relation à la fois proche et austère qu’il a su instaurer avec ses troupes75.

Dans le régime sultanien idéal selon Bayhaqī, le souverain est une instance de
contrôle sur qui repose l’équilibre du royaume. Pour préserver la fidélité des sujets, il
doit empêcher les exactions de l’armée, pour préserver la fidélité de l’armée, assurer la
rentrée de l’impôt et la paye des soldats76. Ainsi, l’échange à la base de l’Etat, sous cette
formule : protection contre impôt, impôt contre protection, est maintenu.

Le sultan et ses émirs


La problématique du contrôle et de la juste distance est encore plus présente lorsque
Bayhaqī traite des rapports du souverain aux émirs. La logique qui régit ce groupe
élitiste est, en effet, spécifique. Les émirs ghaznévides, souvent d’anciens ġilmān, étaient
souvent très puissants. Le régime ghaznévide était une monarchie absolue, et le sultan,
son propre commandant-en-chef, le chef suprême des armées ; mais dans la pratique, ce
dernier devait compter sur la présence des émirs, dont les armées personnelles

72 Cette lettre est la réécriture d’un document original perdu : elle vise avant tout à convaincre le
lecteur. Le contexte de 431 doit donc tenir une moins grande place dans son interprétation que celui
de l’écriture, même si le texte originel était destiné à Masʿūd.
73 TB II p. 151 : “He should keep a personnal eye on the army”.
74 TB II p. 225.
75 TB II p. 112.
76 Il n’existait pas de système de l’iqṭāʿ en contexte ghaznévide. Les soldats étaient payés à partir des
impôts, généralement en monnaie.

71
fournissaient une partie des contingents armés de l’empire77, et auxquels on confiait le
gouvernorat militaire des provinces. Ces émirs étaient les piliers du royaume.
Le général Iryāruq tenait sous sa coupe l’ensemble des armées indiennes78, ce que les
intrigants qui provoquèrent sa chute ne perdirent jamais de vue : « N’oublions pas que la
plus grande partie de cette armée [i.e l’armée indienne] a fait allégeance à Eryāruq79 ». Il
aurait pu, en se révoltant, mobiliser des forces massives et menacer le pouvoir. Pour
cette raison, Masʿūd usa de la ruse pour le faire emprisonner, en le séparant de sa suite
avant de l’arrêter - suite ordinaire, mais qui représentait déjà 200 hommes80. Quant à
l’armée personnelle du général Ġāzi, gouverneur du Ḫurāsān, arrêté lui aussi en 422, elle
était suffisamment importante pour résister face à celle du sultan81.

Fidéliser et contrôler les émirs étaient donc d’autant plus fondamental qu’une partie
de la puissance militaire ghaznévide reposait sur leur allégeance. Mais l’art était
difficile : en effet, le milieu des émirs apparaît, chez Bayhaqī, segmenté, divisé entre
groupes d’intérêts différents, qu’il faut savoir ménager. Le régime ghaznévide s’appuyait
sur les fidélités personnelles des émirs les plus puissants82. Ainsi, les émirs de Maḥmūd
avaient réalisé avec lui toutes ses conquêtes, dont ils avaient tiré des bénéfices
considérables. Mais la conséquence d’une fidélisation par l’établissement de liens et de
bienfaits personnels était qu’un changement de régime impliquait pour le nouveau
souverain de réussir à imposer ses propres émirs à la tête de l’Etat, ce qui passait par le
« nettoyage » de la hiérarchie militaire. Les émirs du règne précédent gardaient une
fidélité théorique au premier possesseur83, entretenaient une certaine solidarité de

77 D’après ce qu’on a pu déduire des indications données par Bayhaqī, une partie de l’armée lui
appartenait en propre, était logée près du palais, et le sultan gérait directement sa garde personnelle ;
le reste de l’armée (dont l’ampleur relative est difficile à évaluer d’après Bayhaqī) appartenait aux
différents émirs.
78 TB I p. 329-330.
79 Ibid., p. 324 : “One must bear in mind that the greater part of this army owes allegiance to Aryarūq”.
80 TB I p. 328.
81 TB I p. 335, Ġāzi s’échappe, ayant compris que le sultan a planifié son arrestation, mais il est
rattrapé en route : “When the pursuing army charged, intent on taking his life, he was compelled to
stand his ground and fight […] His gholāms set about fighting furiously and a fierce battle ensued.
Contingents of the Sultan’s army were arriving on the scene one after the other”.
82 Les premiers ghaznévides, Alptigin et Sabuktigīn, avaient eux-mêmes joué ce rôle auprès des émirs
sāmānides. Voir NAM, de la p. 176, jusqu’à la fin du chapitre.
83 Les émirs étaient tous d’anciens ghīlmān.

72
groupe, et cherchaient les moyens de se maintenir au pouvoir. Il fallait donc les rallier ou
les éliminer, en fonction de leur importance, et affaiblir leur groupe sans provoquer sa
révolte.
Bayhaqī traite largement de cet aspect. Les intrigues des émirs représentent, en volume,
près de la moitié de l’année 422 de la chronique, ce qui témoigne de l’importance de ce
sujet aux yeux de l’historien. Au fil du récit, Bayhaqī apporte des éléments sur l’attitude
idéale, qui permettrait au sultan d’obtenir la fidélité des différentes factions, sans se
laisser dominer par aucune.

Il faut, avant d’aborder le contenu de la chronique sur ce point, rappeler quelques


éléments de contexte. Le texte conservé de Bayhaqī commence avec la mort de Maḥmūd,
en 420, mort qui inaugura une lutte entre les anciens émirs de Maḥmūd et les jeunes
émirs qui entouraient Masʿūd. Ce sont les émirs de Maḥmūd qui favorisèrent et mirent
Muḥammad sur le trône en 420, officiellement pour respecter le dernier vœu de feu
Maḥmūd, en fait parce qu’ils savaient que, plus faible que Masʿūd, possédant une armée
moins nombreuse, et leur devant son pouvoir, Muḥammad n’aurait pas les moyens de
les évincer. Ils le dominèrent largement pendant les quelques mois que durèrent son
règne84.
Puis, en 421, Masʿūd marcha sur la capitale, avec sa propre armée. Bayhaqī présente cet
épisode comme l’affrontement de deux personnalités, mais le moment mettait
également face à face deux groupes d’émirs pour la prééminence. Pour finir,
l’affrontement n’eut pas lieu, car les émirs pidariyān, les anciens, prirent peur et se
rallièrent à Masʿūd. Les rivalités entre maḥmūdiyān et masʿūdiyān se perpétuèrent alors
à la cour, et Bayhaqī en fait une cause importante d’instabilité. Toutes les intrigues des
premières années et tout particulièrement de l’année 422, qui aboutirent à l’élimination
de bon nombre d’émirs des deux camps, furent fomentées selon Bayhaqī par des
membres de l’un ou l’autre des groupes85.
Un grand nombre de passages de la chronique mettent en scène les difficultés du jeune
souverain dans ce contexte tendu. En certaines occasions, Masʿūd se trouve pris en

84 TB I p. 15, introduction rédigée par C. E BOSWORTH.


85 Définir les limites du groupe des pidariyān, ou des masʿūdiyan n’est pas facile. Ces groupes
comprenaient beaucoup de soldats, les anciens émirs de Maḥmūd ou ceux de Masʿūd. Mais il semble
qu’il faille inclure dans les masʿūdiyān ceux des émirs de Maḥmūd qui prirent dès l’origine le parti de
Masʿūd ; et ces groupes intègrent aussi des membres de l’administration, comme Abū Naṣr Muškān;
ce ne sont pas des ensembles exclusivement militaires.

73
tenaille entre ses émirs et les émirs de son père. En 422, par exemple, les émirs
masʿūdiyān réclament la récupération des sommes distribuées aux armées et aux émirs
par Muḥammad à l’ouverture de son règne. Leur argument est simple : ils dénoncent
« l’injustice » de ces dons, qui ont profité aux émirs pidariyān, leurs rivaux à la cour86.

L’analyse des critiques du comportement de Masʿūd dans ce contexte, fait apparaître


que pour Bayhaqī, le souverain doit se faire arbitre des luttes entre ses émirs, comme il
doit se faire arbitre, plus largement, des conflits entre les différents éléments qui
composent sa société. Le souverain ne doit pas s’engager dans ces luttes, qui nuisent à
son Etat et à sa majesté. Dans l’extrait évoqué ci-dessus, les critiques de Bayhaqī porte
sur la facilité avec laquelle Masʿūd cède aux instances des masʿūdiyān. La « guerre »
incessante que se livrent les individus et les groupes est part de l’état de nature87. La
responsabilité du souverain est de s’élever au-dessus de ces querelles, de percer à jour
les mobiles, les intérêts, les rancunes de chacun, pour avoir la possibilité de les
superviser et de les neutraliser, afin de construire une société et un Etat stables. Le
sultan, s’il se laisse tenter par l’un ou l’autre parti, au lieu de prendre cette position en
surplomb, devient lui-même élément de sédition, et va à l’encontre de l’essence même
de sa fonction, unificatrice88.

Une telle logique peut sembler idéaliste ; mais elle prend racine, en fait, dans une
vision très pragmatique du politique. Les enjeux de cette « élévation » du souverain, sont
concrets. La logique partisane est à bannir, parce qu’elle va à l’encontre du calcul
rationnel dont Bayhaqī fait une des clés du bon gouvernement. Rapportons-nous encore
une fois au court épisode de 422. Pour Bayhaqī, Masʿūd a tort de contredire les pidariyān
pour satisfaire ses propres partisans, parce que les pidariyān sont nécessaires au
pouvoir : Masʿūd a besoin de leurs hommes, et surtout, de leur expérience.

86 TB I p. 363 : “These men of the old guard of your father’s time, in their insolence and hypocrisy, do
not want the lord to reclaim this money, because they implicated themselves in it and have taken
some money.”
87 A. AL-AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres,
1997, 296 p. Ici, p. 115.
88 Voir infra, p. 130-131, sur l’incapacité de Masʿūd de se conformer à cet idéal et ses conséquences
selon Bayhaqī.

74
Tout au long de la chronique, Bayhaqī déplore l’élimination de plusieurs généraux à
l’habileté tactique renommée, et lie cette perte et la défaite face aux Turkmènes89. En
prenant ses distances, en refusant de prêter l’oreille aux rumeurs, mais en faisant
confiance à son jugement, le sultan idéal non seulement parvient à se préserver de ces
luttes mais à les convertir en une saine émulation ; il civilise la conflictualité inhérente
aux groupes humains. Bayhaqī ne critique jamais la jalousie, l’envie, bref les passions des
généraux. Il les constate comme une chose normale – part de la nature des hommes.
Mais il critique Masʿūd, parce qu’il échoue à montrer la supériorité, le détachement que
Bayhaqī attend du souverain, et qui lui permettraient de s’élever au-dessus des passions
qui agitent les hommes. La réflexion débouche ainsi sur un élément de structure du
modèle de pouvoir sultanien telle qu’on la trouve chez Bayhaqī : le sultan est un homme
que ses responsabilités obligent à se dépasser. Dans ce sens, si le sultan n’est jamais
divin, il est néanmoins un sur-homme.

89 TB II p. 112 : “The important thing to endeavour is to acquire worthy men, for those who have
inherited them effortlessly tend to lose them easily. […] Maḥmūd […] could always rely on the support
of competent men”.

75
Chapitre 2

La justice du sultan

Justice et légitimité

La position de surplomb que Bayhaqī souhaiterait voir adopter au souverain dans les
luttes de ses émirs, nous ramène à la figure quasi-démiurgique d’un sultan qui façonne le
corps social. Ce façonnement s’effectue en fonction d’un idéal : la justice, qui tient une
place essentielle dans le modèle politique de Bayhaqī.
L’historien a vraisemblablement tiré cette notion des ouvrages de conseil ou d’édification
politique émanant du milieu d’administrateurs où il vivait. Ce concept, issu de l’Antiquité
persane, a particulièrement imprégné la pensée politique islamique médiévale1. Comme
les autres idées politiques héritées de la Perse sassanide, il a été introduit dans la culture
islamique avec l’essor du mouvement de traduction au IXe siècle2. S’il s’agit d’un lieu
commun du politique, que l’on retrouve partout dans le dār al-islam, il est
particulièrement présent, néanmoins, dans l’historiographie médiévale persane3, et dans
les recueils de conseils aux princes, qui présentent souvent la justice comme la matrice du
tout pouvoir politique4.

Réfléchir sur le contenu de la notion de justice dans le contexte persan puis


musulman au Moyen-âge est nécessaire pour comprendre son rôle dans le modèle de
Bayhaqī. En effet, la justice n’avait pas, à cette époque, le sens que nous lui attribuons
aujourd’hui. Le terme de siyāsa ne renvoie pas à un idéal d’égalité entre les individus, au
contraire : la siyāsa signifie le maintien d’un ordre social hiérarchisé, dont l’inégalité
intrinsèque n’est pas remise en cause. « L’inégalité, les déséquilibres sont une condition
naturelle, et, en fait, une pré-condition naturelle à la naissance d’un ordre [social]. […] Afin

1 A.K.S. LAMBTON, “Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship”, Studia Islamica, 17, 1962, p. 91-
119.
2 Ibid., p. 97.
3 JD p. 123.
4 MA p. 90.

76
que la différentiation naturelle se structure en ordre, les individus doivent être soumis à la
politique, et modelés par la siyāsa5 ». La justice est donc basée sur l’entretien d’une
hiérarchie naturelle qui, au contact du pouvoir, se fige en une hiérarchie sociale ; elle
permet d’assurer la victoire de l’ordre sur le désordre, et la transition de l’anarchie
naturelle à la société ordonnée.

L’imposition de la justice est la mission du souverain absolu. Les mots que prête
Nizām al-Mulk à Maḥmūd de Ghazna l’illustrent : « Il (i.e. Dieu) m’a préposé sur le peuple
pour débarrasser la surface de la terre des perturbateurs, protéger les gens de bien et
assurer la prospérité du monde par l’équité et la justice6 ». L’imposition de la justice par le
souverain permet de constituer la société et, par la suite, son exercice permanent par le
souverain permet la pérennité de l’ordre, en assurant le maintien d’un statu quo social qui
garantit l’intégrité des biens et du statut de chaque individu.
A l’inverse, l’injustice et le chaos de la société ne font qu’un : Nizām al-Mulk décrit la crise
politique comme une inversion de l’ordre social « les gens de noble origine seront
opprimés, les séditieux […] feront tout ce qui leur plaira7 ».
La polysémie du mot « siyāsa », dans le contexte des Miroirs ou des chroniques médiévaux,
traduit l’enlacement étroit, voire la fusion, de la notion de justice avec le pouvoir
politique : en effet, le terme désigne à la fois la justice et l’art de gouverner8. L’art de
gouverner, c’est donc l’art d’exercer la siyāsa, de faire régner la justice.

Le souverain doit être juste avant tout, même avant d’être pieux, comme l’affirme
cette maxime reprise par de multiples Miroirs : « La souveraineté peut durer malgré
l'impiété, mais elle ne peut se maintenir dans l'injustice9 ». En effet, si la justice ne peut
exister hors d’un cadre politique – sans le souverain qui la met en œuvre - le
soubassement du politique est la justice, comme le montre la parabole du cercle de
justice : « Il n’y a pas de sultan sans armée, pas d’armée sans impôts, pas d’impôts sans

5 A. AL-AZMEH, op. cit. Ici, p. 118 : “Inequality and unevenness are […] a natural condition, indeed a
natural precondition of order […] In order for natural differentiation to cohere into order, its elements
need to be subjects to politics : a form of husbandry, siyāsa”.
6 NAM p. 121.
7 JD p. 132, cite NIZAM AL-MULK, Traité de gouvernement, trad. J.-P. Roux, Paris, 1984, 384 p. Ici, p. 213.
8 MA p. 50.
9 JD p. 121.

77
prospérité des sujets, pas de prospérité sans justice, pas de justice sans sultan10 ». Ce sont
les mots que fit inscrire Buzurgmihr à l’intérieur d’un monument à coupole construit par
son maître Anūširwān, sur la demande de ce dernier qui voulait « une formule utile au
maintien de l’Etat et à la perpétuation du royaume11 ». Ainsi, la justice ne peut-être
imposée que par le sultan, mais le sultan ne peut se maintenir que s’il est juste.

La parabole politique du cercle de justice, également d’origine persane mais très


répandue dans le monde islamique, décrit un système politique basé sur le don et le
contre-don, où l’équilibre de l’échange garantit la pérennité du pouvoir et de la société12.
Dans la chronique de Bayhaqī, l’influence de cette métaphore se décèle dès la ḫuṭba
introductive, où l’historien définit ainsi le royaume idéal, dans une forme d’utopie
édifiante intégrée au discours : « Un homme apparaîtra, qui fera connaître à ses serviteurs
la sécurité et la satisfaction, et grâce auquel la terre sera prospère et féconde […] Les gens
[…] humbles ou nobles, se soumettent à lui, et sont obéissants et dociles13. »
On retrouve dans ces mots l’idée d’un ordre permis par l’apparition du pouvoir politique,
comme la notion d’un échange équitable : c’est parce que le souverain apporte la sécurité,
la prospérité qu’il obtient en retour la soumission absolue de ses sujets et le maintien de
l’ordre social. La métaphore du cercle de justice met donc au centre la justice comme
garantie de stabilité, stabilité qui permet une forme de suspension de l’Histoire : le cercle
de Justice correspond à un point d’équilibre vertueux, et à une forme de suspension du
temps14. Comme dans le cercle de justice, dans le royaume imaginaire de Bayhaqī, le temps
s’est arrêté : d’où l’usage du temps présent pour le décrire.
Par sa justice, donc, le sultan permet l’émergence de la société, et garantit sa protection et
sa prospérité. La protection de ses sujets par le sultan doit être garantie aussi bien à

10 JD p. 124.
11 JD p. 125, qui cite J. SOURDEL-THOMINE, « Les conseils du shaykh al-Harawī à un prince ayyūbide »,
Bulletin d’études orientales, p. 205-240 et surtout 219.
12 JD p. 124.
13 TB I p. 181 : “A man will appear through whom its servants would become secure and contented and
that land prosperous and fecund […] the people […] humble and noble, show themselves submissive to
him, and are obedient and docile”.
14 Ibid. Pour J. DAKHLIA, dans une conception cyclique du temps, où chaque règne constitue un cycle en
soi, l’équilibre de justice est une acmé qu’il faut tenter de préserver : la rupture de l’équilibre du cercle
engendre un nouveau cycle, et donc un nouveau règne.

78
l’extérieur, par la défense militaire contre les envahisseurs ou les raids, qu’à l’intérieur,
par le règlement des conflits civils et le maintien de la hiérarchie sociale.
Ce mode de légitimation impose un certain nombre de contraintes au pouvoir. Un motif
récurrent dans la littérature politique à l’époque des sultanats, par exemple, est l’exigence
de confrontation du sultan et des sujets. Le souverain doit rendre la justice publiquement ;
tous les Miroirs mentionnent ce point15. Chez Bayhaqī, les occasions de ce genre sont
toujours mises en valeur, et le souverain loué16. Les séances de justice publique sont aussi
des moments de mise en scène de la légitimité, dans une double dynamique où le
souverain se soumet à l’évaluation de son peuple, s’expose éventuellement à son
mécontentement, tandis qu’il affirme sa position de supériorité, de démiurge chargé de
trancher les différents, de remettre chacun à sa juste place.

Une justice séculière

Avant d’observer les modalités de la mise en œuvre de la justice par le souverain, il


nous semble important d’interroger le lien entre la notion persane de justice, la siyāsa, et
la justice musulmane, réglée par la charia. Cette question a intéressé différents
orientalistes17. Elle se pose également chez Bayhaqī puisqu’on retrouve, au cœur de la
notion de justice qu’il met en scène, la même tension qu’on avait soulignée plus haut entre
l’idée d’un pouvoir « élu par Dieu », mais séculier dans sa pratique18. En effet, dans la
ḫuṭba, la justice manifeste l’élection du souverain par Dieu : elle est la qualité cardinale
qu’Il confère au futur sultan pour régner. On attend donc que cette justice se confonde
avec la loi de l’islam, la charia.

Mais la justice, telle que Bayhaqī la met en scène dans le reste de la chronique, ne se
confond pas avec la loi religieuse. La charia se caractérise par une coupure idéalement

15 Exemple : NAM p. 344.


16 TB I p. 393.
17 Voir J. DAKHLIA, “Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? ”, Annales. Histoire,
Sciences sociales, 57, 5, 2002, p. 1191-1206. Ici, p. 1193, cite A. MIQUEL, L’Orient d’une vie, Paris, Payot,
1990, p. 147, dans un passage où André Miquel réfléchit au sens de l’introduction d’une notion persane
de la justice au cœur d’une culture islamique qui « n’ignorait pas non plus l’idée de justice » - à travers la
charia. Voir aussi, sur ce sujet, TK p. 193-200, sur les tensions entre siyāsa et charia dans
l’historiographie islamique médiévale.
18 Voir infra, p. 28-29.

79
nette entre le permis et l’interdit, une fixité des peines appliquées à chaque situation,
tandis que la justice que décrit Bayhaqī est adaptable, variable, circonstancielle. Son
objectif est, avant tout, le maintien de l’ordre, qui ne peut que profiter à l’ensemble de la
société, et au souverain. Une violence injuste, qui lèse un innocent, peut-être perpétrée,
pourvu qu’elle aille dans le sens du bien commun ; un crime peut-être pardonné, si le gain
en termes de prestige pour le souverain le justifie. Cette justice n’a, en fait, rien de
spécifiquement musulman : l’Histoire et l’adab sont, dans ce domaine, les sources
d’inspiration de Bayhaqī, bien plus que la loi et la théologie. Il ne cite aucun théologien
célèbre pour soutenir sa vision du pouvoir ; ses propos sur la justice sont illustrés par des
anecdotes, mais rarement soutenus par des citations religieuses.

Il ne faut, sans doute, pas porter trop d’attention à cette apparente contradiction. De
la même façon que les Miroirs affirment d’un côté que tout pouvoir doit se baser sur la
religion19, et de l’autre, que l’impiété d’un souverain peut être pardonnée, Bayhaqī ne tire
pas toutes les conséquences de l’idée d’une élection divine du souverain, et n’y associe pas
l’application de la loi musulmane. Le motif de l’élection divine renvoie à la notion persane
de lumière divine (farr-i izadi)20, et vise avant tout à montrer que le pouvoir doit se
constituer sur une base éthique : la crainte de Dieu est comme le garde-fou du souverain
absolu. La religion fournit une garantie éthique, et s’intègre au discours de légitimité mais
chez Bayhaqī, elle n’informe pas le contenu de la notion de justice. La justice que présente
Bayhaqī dans sa chronique est à l’image du pouvoir sultanien : comme lui, elle est
pragmatique, elle ne vise pas un idéal, mais cherche à maintenir, le plus efficacement
possible, la cohésion sociale ; comme lui, elle n’est pas basée sur le droit, mais pratiquée à
partir d’un ensemble de normes souples21.

On retrouve la même ambigüité dans le Traité de gouvernement de Nizām al-Mulk22 :


celui-ci écrit que le souverain doit être pieux, respecter la charia, s’entourer d’ulémas et
connaître parfaitement les écritures saintes. Ainsi jouira-t-il « d’un jugement solide, et tous

19 NAM p. 113 en est un exemple.


20 A.K.S. LAMBTON, “Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship”, Studia Islamica, 17, 1962, p. 91-
119. Ici, p. 101.
21 Voir TK p. 195. Par la place centrale qu’il donne à la justice, Bayhaqī se rattache au courant
historiographique tourné vers la siyāsa, par opposition à l’historiographie issue des milieux religieux,
attachée à l’idée d’un Etat basé sur la charia.
22 NAM p. 112-114.

80
ses ordres auront pour base la justice et l’équité ». Nizām al-Mulk semble, jusqu’ici,
assimiler justice et islam ; mais dix lignes plus loin, évoquant des modèles de bons
souverains, il cite en exemple Alexandre, Ardašīr et Anāširwān, tous trois païens. Pour
nous, cette ambigüité a le même sens que dans le texte de Bayhaqī : la religion est
envisagée comme une garantie éthique, non comme un contenu dogmatique ou juridique
précis, comme c’est le cas dans les écrits des juristes. Le mot de justice n’a pas plus de sens
juridique chez Nizām al-Mulk que chez Bayhaqī, qui écrivent dans un contexte semblable
et avec un objectif semblable. C’est à cause du caractère non-juridique de cette justice, que
Bayhaqī comme Nizām al-Mulk prennent soin de l’illustrer par des exempla : les modèles
fournis par la tradition de l’adab sont la meilleure base dont ils disposaient pour esquisser
les traits d’un gouvernement juste.

Bayhaqī ne cherche donc pas à soutenir un modèle politique basé sur l’islam. Cette
ambition était celle des théologiens. Bayhaqī, lui, cherchait des supports de légitimité
adaptés au pouvoir sultanien. Or : là où le pouvoir califal se légitimait à la source, en vertu
d’un droit religieux, le pouvoir sultanien ne pouvait se légitimer que par les actes. Imposer
la justice et instaurer un ordre vécu comme équitable, permettaient de justifier le pouvoir
du sultan.
La floraison exceptionnelle d’ouvrages sur le bon gouvernement tout au long de la période
des sultanats tient peut-être en partie à cette caractéristique du pouvoir sultanien : un
pouvoir reposant sur la conformité à une norme de gouvernement (la justice) appelait des
ouvrages réfléchissant sur l’exercice pratique du pouvoir.

Tarġīb wa tarhīb, la carotte et le bâton

Aussi dans son œuvre, Bayhaqī ne se contente-t-il pas d’invoquer la justice du


souverain et de souligner son importance : il détaille la manière dont s’exerce cette justice.
Comme les Miroirs, la chronique reflète la volonté de fournir des modèles pratiques de
gouvernement juste.
On repère chez Bayhaqī deux modèles principaux d’exercice de la siyāsa : la récompense et
le châtiment, qui correspondent au tarġīb wa tarhīb arabe23. Le souverain doit, en cas de
litige ou de trouble quelconque, rétablir la balance de la justice-ordre social en punissant

23 MA p. 101-102.

81
les déviants, et en récompensant les bons. Chacun est ainsi posté à sa juste place24.
Bayhaqī écrit : « Le berger protège son troupeau par des moyens semblables [en
l’occurrence, l’exécution d’un voleur]. Car un monarque qui ne sait faire preuve de
générosité et ne sait, non plus, infliger de châtiment au moment approprié, devra affronter
les tourments et la ruine25 ».
Cette vision binaire a été empruntée par Bayhaqī à une tradition ancienne, puisqu’on
retrouve le même motif dans des Miroirs très antérieurs à la chronique. al-Ǧāḥiẓ écrivait
ainsi : « Espoir et crainte, sont donc le fondement de tout gouvernement et le pivot de
toute politique (siyāsa) qu'elle soit grande ou petite26 ». Mais elle s’intègre parfaitement à
la vision de l’humanité de Bayhaqī : le châtiment force les hommes à résister à leurs
inclinations, tandis que la récompense joue sur les passions humaines : amour de la gloire,
de l’argent… pour imposer l’ordre. Ce double mode d’action est donc parfaitement
conforme à la nature de l’homme : c'est la nature même de l'homme qui a inspiré les
principes de son gouvernement27.

« Un monarque qui ne sait faire preuve de générosité et ne sait, non plus, infliger de
châtiment au moment approprié, devra affronter les tourments et la ruine 28», écrit
Bayhaqī.
Cette petite phrase rappelle les instruments privilégiés de la justice, la récompense et le
châtiment, la carotte et le bâton ; en creux, elle met aussi en évidence le caractère non
juridique de la siyāsa. La détermination du « moment approprié » est laissée à l’entière
discrétion du souverain ; autrement dit, aucun code ne vient réguler l’exercice de la justice.
Celle-ci repose seulement sur le sens moral du souverain, ou sur son jugement, sa capacité
à évaluer la teneure d’une situation pour y donner la réponse appropriée. Chez Bayhaqī,
les lois administratives, ou des lois locales, ne sont jamais évoquées : la justice émane

24 Exemples : TB I p. 250-262 ; TB II p. 243.


25 TB II p. 107: “The shepherd is able to maintain his flock through such means as this. For a monarch
who does not give out largesse or does not, moreover, mete out punishment at the appropriate time,
will face rack and ruin”.
26 MA p. 102, cite AL-GAHIZ, Risālat al-maʿad wa-l maʿās (De la vie future et de la vie terrestre), dans Rasāʿil
al-Ǧāḥiẓ, t.1, Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1991, p. 105.
27 MA p. 102 cite al-Māwardī qui présente l’espoir et la crainte comme « des principes de direction
parfaitement conformes à la nature humaine ». AL-MAWARDI, Tashīl al-naẓar wa taʿǧīl al-ẓafar fī aḫlaq al-
malik wa siyāsat al-mulk, Beyrouth, Dār al-nahḍa-l’arabiyya, 1981, p. 181-182.
28 TB II p. 107.

82
directement du sultan. De ce fait, l’éducation du souverain, au travers de Miroirs ou
d’ouvrages comme celui que Bayhaqī écrit lui-même, apparaît une nécessité pressante : le
sultan doit apprendre à juger par lui-même, afin d’adopter l’attitude la plus profitable, la
plus équitable. Dans un tel schéma, la siyāsa, comme la guerre, constitue un art politique,
dont Bayhaqī esquisse les principaux traits.

La capacité de jugement du souverain s’exerce d’abord dans l’évaluation des


situations qui déterminent l’application légitime d’un châtiment ou d’une récompense.
L’impératif au cœur de l’exercice de la justice est le maintien de l’intérêt des sujets et donc
du cercle de justice. Les deux outils du châtiment et de la récompense doivent donc
toujours concourir à cette finalité du politique, la poursuite de l’intérêt des sujets, la
génération du profit lié à leur prospérité, et à l’inverse, assurer la mise à l’écart de tout
dommage, déséquilibre ou corruption. Un châtiment est juste s’il remplit ces critères ;
dans le cas contraire, il est arbitraire. Le châtiment doit aussi viser à « rendre à chacun son
dû », c’est-à-dire à établir ou rétablir l’équité entre les individus qui composent la société.
La siyāsa vise donc le bien général, et le bien particulier, et cette exigence conditionne son
exercice pratique.
Ainsi, le souverain doit tenter dans un premier temps de s’assurer que le châtiment qu’il
impose est équitable, à l’égard de l’individu qui le subit. Dans ce diptyque, Bayhaqī
rapporte l’histoire d’un soldat de l’armée ghaznévide, coupable d’avoir volé un mouton à
un paysan29. Masʿūd fait exécuter le voleur, mais seulement après avoir vérifié que son
geste avait été motivé par la pure malice, et non pas par la faim ou une quelconque
nécessité. Comme l’acte n’a pas de justification autre que la cupidité, il ne peut faire l’objet
d’aucune clémence ; le sultan évalue le châtiment réclamé par la faute et tranche « Tu
subiras le sort de ceux qui commettent des crimes »30. Cette rapide scène de jugement est
rapportée par Bayhaqī afin de montrer qu’il ne s’agissait pas d’une violence arbitraire.

La punition du voleur visait à rétablir l’équilibre entre deux individus, le voleur et le


volé, et allait dans le sens du bien général en protégeant les paysans de la région d’une
éventuelle récidive. Mais lorsque, chez Bayhaqī, les intérêts individuels et collectifs entrent
en contradiction, la pratique de la justice fait primer l’intérêt de tous, c’est-à-dire la justice
collective, sur la justice à l’égard de l’individu. C’est ce que révèle l’étude des cas

29 TB II p. 107-109.
30 Ibid., p. 107 : “You are certainly going to witness the reward of those who commit crimes”.

83
disséminés dans la chronique. Cela s’explique par des raisons essentiellement
pragmatiques : le pouvoir, afin de se maintenir, est dépendant de la satisfaction des sujets.
Si la poursuite du bien commun implique quelque acte injuste à l’égard d’un individu, le
souverain ne doit pas hésiter : c’est un mal individuel pour un bien général, jugé plus
important. Ainsi l’histoire du voleur de mouton, dans lequel la compensation du vol et
donc le rétablissement de l’équité à l’égard du paysan semblent être le motif principal de
l’intervention du souverain, doit être interprété en termes de justice collective : il s’agit
d’une exécution exemplaire, Bayhaqī le souligne, dont l’objectif est moins de venger le
paysan spolié, que de rappeler à tous que le souverain est le gardien de la société et du
bien commun.
Pour la même raison, la mise en œuvre de la justice doit être publique et proclamée : c’est
ainsi qu’elle gagne sa valeur d’exemple collectif. Dans cette même anecdote, l’exécution est
accompagnée d’une proclamation « Voici la récompense qui attend quiconque oppressera
les sujets de cette région31 », dont la portée est bien collective et non particulière.

On trouve ainsi dans la chronique des exemples de châtiment qui lèsent nettement
un individu, parfois complètement innocent de la faute qu’on lui attribue, mais que
Bayhaqī estime justes parce qu’ils concourent au bien commun, ou à la stabilité du
pouvoir. En 423, par exemple, l’administrateur Hamdānī est accusé injustement de
mensonge dans l’affaire du complot dans le Ḫwārizmšāh Altuntāš, et puni, afin d’éviter une
révolte du Ḫwārizm32.
A l’inverse, des coupables peuvent être pardonnés, afin de préserver la fidélité de groupes
important au pouvoir, ou d’éviter une rébellion. En 421, Masʿūd entre en possession des
lettres de bureaucrates importants, qui prouvent leur trahison envers Masʿūd sous le
règne de Muḥammad33. Il n’a qu’à lever un doigt pour faire enfermer ou exécuter les
traîtres, mais décide de leur pardonner, vraisemblablement à cause de l’importance de ces
individus dans la bonne marche de l’administration de l’empire, aussi, peut-être, en raison
de l’extension de leurs réseaux.

31 TB II p. 107 : « This will be the reward of anyone who oppresses the subjects of this region ».
32 TB II p. 89-91.
33 TB I p. 109.

84
Dans la chronique, donc, justice et pragmatisme sont loin d’être toujours séparés. Ce
qui favorise un pouvoir stable favorise le bien commun, et vice-versa : l’intérêt politique
peut donc parfaitement être intégré comme un des ingrédients d’une décision juste.
Un seul exemple semble contredire l’idée d’une prééminence du bien commun, qui se
confond avec une forme de raison d’Etat, sur la justice à l’égard des individus34. En 432,
Masʿūd châtie les notables d’Harāt pour avoir accueilli les Turkmènes. A cette date, la
plupart des notables ont fui la ville : seuls les plus fidèles sont demeurés sur place pour
attendre Masʿūd : ce sont eux qui subissent le châtiment. Le récit de Bayhaqī laisse percer
une tonalité nettement critique. Il insiste sur la barbarie du châtiment, l’écorchement, et
sur l’abandon du corps de l’un des notables exécutés, qui n’est pas enterré mais laissé en
haut d’un tas de fumier.

On voit, à la lumière de ces exemples, que chaque situation est présentée par le
chroniqueur comme un cas à part. Les impératifs qui se croisent doivent être hiérarchisés
avant que le souverain puisse prendre sa décision, et agir de la façon la plus juste. Pour
être juste, le souverain doit donc être adaptable. Ce point est essentiel. En fonction du
contexte, une même faute peut-être sanctionnée par des peines différentes ; l’important
est que le châtiment concoure au maintien de la justice.
Ainsi, au moment de la reprise de Nišapur par Masʿūd, en 43135, la ville est dévastée par
une famine atroce, et la population souffre. Masʿūd renonce à punir les habitants de leur
trahison – ils ont accueilli les Turkmènes - parce qu’il a besoin de leurs dernières réserves
pour nourrir son armée ; de plus, acculés et ruinés, les notables n’opposent pas de
résistance et rentrent immédiatement dans le giron du pouvoir. Quelques pages plus tôt
en revanche, la répression s’exerçait sans pitié contre les habitants d’Harāt, pour une faute
exactement semblable, mais dans un contexte un peu différent : plus proche de Ghazna, et
située dans une zone encore dominée par les Ghaznévides, la ville d’Harāt était plus facile
à « tenir » que celle de Nišapur, dans une région déjà contrôlée par les Turkmènes. L’usage
de la violence, qui aurait probablement poussé les nišapurīs à rouvrir les portes aux
envahisseurs, pouvait en revanche dissuader ceux d’Harāt de s’allier de nouveau aux
Turkmènes.
Ces changements ne doivent pas être interprétés comme une forme d’arbitraire politique :
ils sont présentés par Bayhaqī comme une marque de perspicacité et de prudence. Le

34 TB II p. 275-276.
35 TB II p. 299.

85
souverain doit être « le lieu de résolution des tensions entre des vertus opposées et
l’instance capable d’accomplir la chose et son contraire36. » Cette qualité d’adaptation est
d’ailleurs l’une des autres acceptions du terme de siyāsa37, dont le sens est alors celui d’un
pragmatisme politique, capable de se plier aux circonstances et de s’adapter aux lois
dictées par la nécessité.

Cette notion d’adaptabilité aide à mieux cerner la nature de la siyāsa prêchée par
Bayhaqī. Ce qui conditionne réellement les choix du souverain en la matière, n’est pas tant
la nature de l’acte, que le résultat attendu. Les actions du souverain doivent résulter dans
le maintien efficace de l’équilibre du royaume, et l’efficacité dans ce domaine est, pour
ainsi dire, la seule règle fixe de la siyāsa. La siyāsa n’est donc pas une « morale » au sens où
nous l’entendons, aux prescriptions fixes, mais une éthique de gouvernement (au sens grec
d’ethos, comportement, pratique).

Quelques soient les raisons qui justifient réellement l’application d’une peine ou
l’octroi d’une récompense, le souverain doit néanmoins donner l’apparence de
l’exemplarité à ses choix de circonstance. Bayhaqī part du principe que le peuple n’a pas
les moyens d’évaluer l’intérêt ou la pertinence des décisions de justice du souverain ; mais
il est important, pour garantir la stabilité du pouvoir, qu’il s’estime gouverné justement.
Aussi, l’adaptabilité et le cas par cas, s’ils sont une constante de la pratique de la justice,
sont gommés dans l’idéal de justice qu’on représente aux sujets, sous la forme des
châtiments exemplaires. Bayhaqī met en scène, à plusieurs reprises, l’idée que
l’application de peines exemplaires renforce le pouvoir du sultan. L’un des diptyques, déjà
évoqué plus haut, présente deux récits semblables, suivis d’un châtiment semblable : un
voleur est arrêté, puni de mort, et la protection du bien de chacun par le souverain est
proclamée38. La conclusion du deuxième récit est claire : « En usant de tels châtiments, il
est possible [pour un souverain] de maintenir le monde tout entier sous son contrôle39 ».
L’usage de la violence exemplaire est nécessaire au sultan, qui doit veiller à sa propre
image, se montrer en train d’exercer une justice exemplaire.

36 MA p. 74.
37 MA p. 74.
38 TB II p. 107-109.
39 Ibid., p. 109 : “By means of such exemplary punishment, it is possible to keep a whole world under
control”.

86
Dans ce diptyque, qui met en parallèle l’histoire d’un voleur de mouton sous le règne de
Masʿūd et celle d’un voleur de dattes, sous celui de Sabuktigīn, la seconde histoire
n’apporte rien au propos de la première. Elle n’est présente que pour redoubler
l’insistance sur l’exemplarité du châtiment : l’illusion d’une justice véritablement
normative est ainsi créée. Le caractère exemplaire et a-historique de la réaction des deux
souverains, dans ces deux anecdotes, est corroboré par le fait qu’on retrouve exactement
le même récit dans le Traité de gouvernement de Nizām al-Mulk, où il placé, cette fois, sous
le règne de Maḥmūd40. Dans les trois cas, le propos n’est pas de rapporter un évènement
authentique, mais de présenter au souverain un modèle pour représenter son pouvoir
comme juste, en insistant sur l’exemplarité du châtiment, mais aussi l’accessibilité du
souverain, ou son empressement à rendre la justice : dans les trois histoires, le paysan
spolié vient se plaindre au souverain, est immédiatement introduit auprès de lui, et
l’exécution a lieu tout aussi rapidement.

Le souverain, qui doit mettre en scène sa propre justice, doit aussi éviter de se
montrer publiquement injuste – même si la poursuite de l’efficacité implique parfois des
décisions en apparence arbitraires. Au niveau de la représentation, tous les actes
politiques, et plus particulièrement les châtiments, doivent être placés sous le signe de
l’exemplarité. Un exemple le montre particulièrement bien : celui de l’exécution de l’ancien
vizir de Maḥmūd, Ḥasanak.
Dans ce cas de figure, le sultan assure la perte d’un fonctionnaire, sur la base de motifs
personnels et politiques qui ne correspondent à aucun des critères de la justice mis en
avant par Bayhaqī : le meurtre d’Ḥasanak n’apporte rien au bien commun, et il est injuste
au plan individuel. Masʿūd le sait : il est conscient qu’il faut une bonne excuse pour
éliminer Ḥasanak « Il faudra des preuves et des arguments convaincants pour tuer cet
homme41 » ; sans quoi cette exécution arbitraire met en danger son pouvoir.
Masʿūd met donc en place plusieurs dispositifs destinés à le préserver d’une accusation
d’arbitraire : il organise une parodie de procès, qui vise à établir faussement l’hérésie de
l’ancien vizir42, et s’absente le jour de l’exécution43, comme pour nier toute responsabilité

40 NAM p. 190-191.
41 TB I p. 272 : “there must be a convincing proof and argument for killing this man”.
42 TB I p. 276-278.
43 Ibid., p. 279.

87
dans les évènements. Enfin, l’exposition du corps tranché du condamné44, qui rappelle le
sort de Ǧaʿfar le Barmécide, vise à affirmer le caractère exemplaire de l’exécution,
exactement comme lorsque, dans le diptyque des voleurs, Sabuktigīn laisse le corps du
voleur de dattes pendu au palmier, témoignage visuel de la justice du souverain45. Dans le
cas d’Ḥasanak, il s’agit évidemment d’une ironie cruelle. Mais Masʿūd place ainsi sous le
signe de la justice les actes les plus injustes afin de préserver son pouvoir. Et si Bayhaqī
critique l’exécution d’Ḥasanak, il n’hésite pas en d’autres endroits de la chronique à
valoriser ce type de mise en scène, notamment le choix d’un bouc émissaire pour justifier
la tentative de meurtre du Ḫwārazmšāh Altuntāš46.

Justice et alliances politiques

La justice est donc, pour Bayhaqī, à la fois un élément de la légitimité du souverain, et


un instrument qui lui permet de maintenir l’ordre dans son royaume, les deux aspects
étant indissociablement liés.
Réduire l’exercice de la justice au couple châtiment-récompense serait, néanmoins,
réducteur. Rappelons-nous que la siyāsa vise, selon Bayhaqī, au maintien de l’ordre à deux
niveaux : elle réfrène et régule la conflictualité inhérente à toute société humaine, mais
aussi, elle garantit le maintien de la hiérarchie sociale. Le texte de Bayhaqī donne quelques
indices sur la relation du souverain aux élites, notamment religieuses, implantées sur le
territoire ghaznévide : la justice du sultan s’exerce, vis-à-vis de ces élites, selon des voies
plus subtiles ; elle se manifeste à travers un certain nombre de pratiques qui cherchent à
conforter ces groupes dans leur aisance et leur statut.

Certains extraits permettent de montrer que, pour Bayhaqī, les élites provinciales
sont essentielles au maintien du pouvoir du sultan. Il les intègre au cercle de justice, dans
la mesure où, satisfaites, elles peuvent concourir à l’équilibre de l’empire et, mécontentes,
menacer sa pérennité. En effet, les familles de notables religieux, comme les Ṣāʿīdīs, les
Tabbānīs, les Mīkālīs à Nišapur, étaient très puissantes ; elles bénéficiaient d’un fort
ancrage local, possédaient de grandes propriétés et bénéficiaient d’un grand prestige. En
d’autres termes, de bonnes relations avec ces éléments pouvaient permettre d’assurer la

44 Ibid., p. 282.
45 TB II p. 109.
46 TB I p. 427.

88
stabilité d’un territoire ; à l’inverse, leur désaveu fragilisait la position du sultan de ces
régions. Cette influence apparaît nettement lorsque, en 429, les Turkmènes arrivent sur
Nišapur : tous les notables de la ville se rendent alors chez le juge Saʿīd, le plus âgé des
Tabbānīs, pour lui demander son avis sur l’attitude à adopter : faut-il se rendre ou lutter
par fidélité pour les Ghaznévides47 ?
Les souverains ghaznévides avaient conscience de cet enjeu. Dans un assez long récit
consacré à l’histoire de la famille des Tabbānīs de Nišapur48, Bayhaqī insiste sur le respect
de Maḥmūd pour les religieux de Nišapur. Le grand souverain était attentif à ce que son
respect leur fût manifesté dès que l’occasion se présentait, et se les attacha de toutes les
manières possibles49. Dans la chronique, son fils Masʿūd suit son exemple, et cherche à
entretenir avec ces familles les meilleures relations. Lors de son passage à Nišapur en 421,
par exemple, le jeune sultan fait distribuer des robes d’honneur à tous les notables de la
ville50.

Des liens d’alliance politique s’étaient donc noués entre ces groupes et le pouvoir, liens
qui, pour Bayhaqī, relèvent de la justice parce qu’ils concourent à l’équilibre général du
royaume : le souverain donne aux élites les avantages matériels et symboliques, les biens,
les honneurs que mérite leur position sociale ; en l’échange de quoi, elles se montrent
fidèles à son égard, consolident le pouvoir du sultan au sein du territoire, et, lorsqu’il s’agit
d’élites religieuses, lui apportent une forme de légitimité spirituelle.
Cet échange était, dans une certaine mesure, négocié : lors d’un premier passage de
Masʿūd à Nišapur, en 421, le vieux juge Saʿīd encouragea le prétendant au trône à
s’attacher les religieux et à respecter les fondations religieuses, en lui demandant de
restituer les awqaf de la famille de Mīkālīs, confisqués après la chute d’un de ses membres,
Ḥasanak51. Saʿīd insista sur la piété qui seyait au souverain52. Au premier abord, la
demande de Saʿīd était celle d’un religieux, défendant les œuvres charitables ; plus
profondément, il encourageait le futur sultan à se faire des alliés, plutôt que des ennemis,
des grandes familles religieuses de Nišapur, en particulier la sienne et celle des Mīkālīs.

47 TB II p. 229-230.
48 TB I p. 292- 307.
49 TB I p. 293.
50 TB I p. 130.
51 TB I p. 120.
52 Ibid. : “as is befitting his piety and lofty resolution”.

89
En retour, ces élites avaient tout à gagner de leur proximité avec le pouvoir : les religieux
notamment se voyaient confier des ambassades53 et recevaient des dons splendides. Lors
du retour de Masʿūd à Nišapur en 431, l’empressement des fils de Saʿīd à l’assurer de leur
allégeance était significatif.

La chronique présente l’essentiel des exigences devant présider à l’exercice de la


siyāsa par le souverain. Celle-ci doit avoir pour critère le bien du plus grand nombre, afin
de concourir efficacement à la stabilité du royaume et du pouvoir. Les biens et le statut de
chacun doivent être protégés, le prestige et les richesses des élites notamment, doivent
être préservés ; la prospérité et l’harmonie sociale sont ainsi possibles, et le pouvoir
séculier remplit sa mission.
Le cercle vertueux de la justice est, néanmoins, difficile à mettre en œuvre dans une réalité
complexe. Pour Bayhaqī, la stabilité du royaume dépend de la capacité du souverain à
dispenser la justice : mais le souverain n’est qu’un homme. Outre le fait qu’il ne peut
physiquement pas rendre justice partout et pour tous, il ne dispose pas toujours de
l’expérience ou du discernement nécessaires pour prendre les bonnes décisions.
Bayhaqī est parfaitement conscient de ces limites, et y apporte sa solution : le souverain
doit s’appuyer sur l’aide de conseillers expérimentés.

53 Exemples : TB II p. 19, TB II p.154-157.

90
Chapitre 3

Sultan, vizir et conseillers

La réflexion sur la justice a donc mis au jour l’une de ses principales faiblesses du
modèle de pouvoir absolu de Bayhaqī. En l’absence de contrepouvoir, le sort du royaume
tout entier repose sur les épaules du souverain ; les décisions politiques du souverain, si
elles sont malhabiles, mettent en cause la stabilité du royaume, la prospérité voire la vie
des sujets.
Ce défaut, Bayhaqī ne l’ignore nullement dans son œuvre, mais y consacre au contraire
une part importante de sa réflexion, qui est, dans ce domaine, très fortement influencée
par les Miroirs aux princes. Cette influence est d’autant plus explicable que toute la
tradition des Miroirs naît des limites d’un pouvoir absolu, comme le pouvoir sassanide.
Les Miroirs ont pour objectif d’enseigner la sagesse au souverain, de le rendre capable de
porter la charge énorme qui lui est échue. Ils cherchent aussi, bien souvent, à présenter
le conseil comme un devoir souverain en soi. C’est ce deuxième aspect qui, chez Bayhaqī,
s’impose avec le plus de netteté : c’est l’écoute du conseil qui est sage ; le sultan sage
n’est pas un souverain parfait, sans faille, mais un souverain désireux d’améliorer la
qualité de son gouvernement et capable de prêter l’oreille aux conseils de son vizir.

Figures de la Sagesse

Avant d’aborder les déclinaisons du motif du conseil chez Bayhaqī, il n’est pas inutile
de revenir en quelques mots sur la notion de sagesse souveraine, au cœur de la réflexion
de l’ancienne Perse sur l’absolutisme, car cette notion héritée s’intègre comme un
élément important du discours politique chez Bayhaqī. On s’en souvient, la culture
politique islamique s’est très tôt imprégnée d’éléments persans. L’idéal du souverain en
quête de sagesse, par exemple, fut adopté comme un legs des anciens aux souverains de
l’Islam, ainsi que le montre cette anecdote située à l’époque d’al-Mamʾūn - époque de la
redécouverte de l’héritage préislamique1. Elle rapporte la visite du calife al-Maʾmūn au

1 DF p. 22.

91
tombeau du roi Anūširwān. Comme Cyrus, dans la Cyropédie de Xénophon2, Anūširwān
avait laissé ses meilleures recommandations de sagesse politique avant de mourir ; al-
Maʾmūn se rendit sur sa tombe pour y recueillir sa sagesse. Le récit, qui montre un calife
arabe venant s’instruire auprès du meilleur des rois iraniens, assume une filiation entre
culture persane du politique et Islam.
Dans l’idéal politique de l’Iran zoroastrien et antique, la sagesse des rois est un attribut
qui manifeste leur élection par Dieu : le souverain possède le farr, la gloire ou la grâce
divine qui lui donne le pouvoir, la force, la sagesse et l’intelligence3. La même conception
est illustrée dans le Šāh-nāma de Firdawsī4 : il s’agit de la notion de lumière divine, qu’on
a déjà évoquée.

Dans sa version islamique, et dans le contexte d’un pouvoir sultanien séculier, la


notion de sagesse comme une forme de bénédiction a largement laissé place à une
représentation de la sagesse comme un art spécifique au souverain : l’art de la maîtrise
de soi. Le motif de la lumière divine est, on l’a vu, résiduel chez Bayhaqī, mais n’a pas
d’impact réel. En revanche, l’idée qu’un bon gouvernement dépend de la sagesse du
souverain est très présente : la sagesse est cette qualité spécifique qui permet d’user
intelligemment du pouvoir, pour servir les intérêts de l’empire, sans en abuser, sans le
laisser détourner par faiblesse ou par caprice. Sur ce point, Bayhaqī reflète une vision
largement répandue dans les Miroirs : la maîtrise de soi est un thème important de
Kalila wa Dimna5, et on trouve dans les Miroirs d’al-Māwardī et al-Ṭurṭūšī de longs
chapitres consacrés au thème de l’hubris souveraine6. En effet, parce que l’hubris du
souverain est le corollaire naturel de l’absolutisme, la maîtrise de soi, qui permet de
lutter contre cette tendance, est la sagesse proprement souveraine.

Cette hubris royale et son pendant, la modération et la maîtrise de soi, sont des
thèmes souvent abordés par Bayhaqī. Sur le modèle des Miroirs, il met en scène les

2 DF p. 22, renvoie au livre 3, ch. 7. Absence de référence plus précise à une édition de Xénophon.
3 P. RINGGENBERG, Une introduction au Livre des Rois (Shâhnâmeh) de Firdawsī. La Gloire des Rois et la
Sagesse de l'Épopée, Paris, 2009, 178 p. Ici, p. 19.
4 Ibid.
5 Voir IBN AL-MUQAFFAʿ, Le Livre de Kalila et Dimna, trad. André Miquel, Péronnas, 2001 (1ère éd. 1957.
Ici, p. 190-209 : un des plus longs chapitres est consacré au thème de la maîtrise de soi.
6 A. AL-AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres,
1997, 296 p. Ici, p. 126-127.

92
conséquences d’ordres donnés sous le coup d’une passion quelconque, et laisse le lecteur
en tirer la leçon.
Dans le récit de l’année 425, il rapporte l’arrestation de Muẓaffar b. Ṭāhir, le chef des
collecteurs d’impôts au Ḫurāsān, accusé par le gouverneur Sūrī de ce dont Sūrī est lui
même coupable, l’extorsion de fonds fiscaux. Le sultan, emporté, s’exclame qu’il voudrait
voir Muẓaffar pendu. Ces paroles sont rapportées et les ennemis du pauvre Muẓaffar
trouvent là l’occasion qu’ils attendaient : ils le font exécuter immédiatement7. Le sultan
est furieux de l’apprendre. Il appréciait ce fonctionnaire efficace, et dont la culpabilité
n’était pas encore établie. Mais le souverain, qui a agi sous le coup de la colère, est
impuissant. Cette anecdote souligne le lien entre passions et impuissance du souverain :
le souverain qui ne sait se gouverner, se prive en même temps des moyens de gouverner
les autres.
Il est difficile de savoir si cette anecdote eut réellement lieu sous cette forme ; son
canevas a quelque chose de stéréotypé qui fait qu’on peut la comparer, par exemple, à
l’histoire du roi Šadram, dans Kalila wa Dimna8, dont le schéma narratif est le même :
dans un accès de colère contre son épouse favorite, Iraḫt, Šadram a demandé à son vizir
de la mettre à mort ; il se désespère désormais en vain. Son vizir lui fait la leçon9 : « Les
rois sont ainsi faits: lorsqu'ils sont en colère, ils ne font attention à personne, ils ne
s'enquièrent de rien, ils n'examinent rien... », sermon qui correspond chez Bayhaqī à
l’exclamation désolée de Abū Naṣr Muškān Moshkan : « Le sultan peut donner des ordres
sous l’emprise de la colère ; dans ces cas, un délai devrait être observé [avant l’exécution
de l’ordre] ; car Moẓaffar n’était pas un quelconque voleur10 ». Le caractère de topos de
l’anecdote rapportée par Bayhaqī dénote bien, outre l’influence persane toujours
sensible, une mise en scène consciente autour du thème de la sagesse.

Chez Bayhaqī, la maîtrise de soi est présentée comme une qualité primordiale du
sultan, qui lui permet d’assumer son rôle de guide de la société. Dans la ḫuṭba, l’historien
développe longuement une analogie classique entre l’Etat et l’individu : les deux sont
l’union de trois âmes (nafs), l’intellect, l’esprit de colère et l’esprit de concupiscence.

7 TB II p. 89-91.
8 IBN AL-MUQAFFAʿ, op. cit.
9 Ibid., p. 92.
10 TB II p. 90 : “The Sultan may give orders when he is carried away by anger ; in such cases, there
should be a period of delay; for the man Moẓaffar was not a common thief.”

93
Dans l’Etat, le sultan tient la place de l’intellect : il est la tête du royaume, chargée de
réprimer les abus de la colère et du désir, représentant respectivement l’armée et le
peuple11. Mais pour être l’intellect de l’Etat, le souverain doit avant tout être un homme
chez lequel les esprits de colère et de concupiscence sont dominés par l’intellect. Le
sultan idéal a les traits d’une figure stoïcienne ; de son équilibre personnel découle
l’équilibre de l’Etat. Cette métaphore12 exprime parfaitement, à la fois la centralité de la
personne du souverain dans le modèle du pouvoir sultanien, et l’impératif de la maîtrise
de soi, qui fonde la stabilité du royaume.
C’est dans l’apprentissage de cette discipline, de cet art, qu’intervient la thématique du
conseil. Dans la logique sassanide du pouvoir, le roi abandonné par le farr, ou qui aurait
décidé de se départir de la sagesse, perdrait son pouvoir, et un châtiment divin le
frapperait plus ou moins durement13. Ainsi afin de préserver le farr, le souverain devait
s’entourer de sages conseillers. Dans le modèle sultanien, le thème du châtiment divin
disparaît et laisse place à une idée plus profane qui s’apparente, et parfois se confond,
avec le cercle de justice : le roi qui agit mal rentre dans un engrenage à l’issue duquel le
royaume et le pouvoir s’écroulent. Pour préserver l’équilibre, le souverain doit faire
appel à des conseillers.

Nécessité du dialogue en contexte d’absolutisme

L’importance du conseil est introduite, comme les autres piliers du gouvernement


sultanien, dans la ḫuṭba de Bayhaqī14. Dans sa description utopique du royaume idéal,
Bayhaqī désigne les compagnons du sultan comme les meilleurs qui soient15 et attribue
la prospérité du royaume non seulement au Sultan, mais aussi à ses conseillers « La
région et ses habitants brilleront d’autant plus par la présence de monarque et de ses

11 TB I p. 179-183.
12 L’analogie du roi au royaume est courante chez les penseurs persans du pouvoir. Voir par exemple
MA p. 54 : « Dans De la politique (Kitāb al-siyāsa), attribué à Avicenne (980-1038), l’analyse du
gouvernement royal est ramenée au gouvernement de soi, donc à la sphère de l’individu qui semble
prendre une fonction quasi-paradigmatique au niveau de la définition des différentes tâches
gouvernementales. »
13 P. RINGGENBERG, op. cit., p. 95.
14 TB I p. 179-183.
15 TB p. 181 : “He will send with him a group of men as his helpers and servants, suitable for him, one
greater, more competent […] more learned than the other”.

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aides16 » ; plus loin, il explique qu’il est plus facile à un homme de discerner le mal chez
les autres qu’en lui-même et que, par conséquent, chacun doit se soumettre à la critique
d’autrui, afin de se voir révéler les défauts dont il n’aurait pas eu conscience17. Cette
recommandation, énoncée généralement, s’adresse bien sûr au souverain davantage
qu’à aucun autre ; car ses actes, bons ou mauvais, sont déterminants.

Un homme intelligent, mais incapable de reconnaître les défauts de son comportement, ou de voir ses
fautes, devrait se faire un devoir de sélectionner parmi ses amis le plus sage et le plus disposé à offrir
de bons conseils […] Les monarques ont, plus que quiconque, besoin de cette aide, car leurs ordres
coupent comme la lame d’une épée et personne n’ose s’opposer à eux, quoique leurs erreurs de
jugement aient des conséquences difficiles à enrayer18.

Ainsi : « l’autre » du souverain, le Miroir vertueux qui lui renverra ses propres défauts en
lui permettant ainsi de les corriger, c’est le conseiller19.
L’idée d’une relation mimétique du souverain à son conseiller, que défend Bayhaqī, est
pour C-H. de Fouchécour l’un des étais de la pensée du pouvoir persane20. Il donne en
exemple Firdawsī, qui articule la partie la mieux construite de sa réflexion morale sur un
couple modèle, Anūširwān le roi juste et Buzurgmihr le conseiller sage. Par la suite, les
Miroirs aux Princes islamiques ont intégré cet idéal « c’est l’idée majeure des Miroirs des
princes : à tout roi, il faut un conseiller21 », comme une partie de l’historiographie issue
de l’adab.

16 TB p. 181 : “That region and its people will become more adorned by this monarch and those
helpers”.
17 TB I p. 186.
18 TB I p. 188-189 : “An intelligent person who cannot recognize the error of his ways and finds
himself at fault, should make it his duty to select amongst his friends the wisest and the one most
capable of giving sound advice […] Monarchs are more needful of this than anyone else, for their
commands are incisive as a sword blade and no-one dares to oppose them and any error of judgment
issuing from them is hard to unravel.”
19 Le terme de Miroir, en français, renvoie non pas à l’idée d’une idéalisation du souverain mais au
contraire à une catharsis enclenchée par la représentation de ses propres erreurs. Il fait écho à un
motif islamique : la métaphore du miroir se trouve dès le IXe siècle dans un traité d’Ibn al-Balḫī (voir
M.A p. 59), où celui-ci raconte qu'un ancien roi trouva le moyen de se soustraire à l'emprise de la
colère qui nuisait à son gouvernement en faisant mettre un miroir en face de son trône.
20 DF p. 19.
21 Ibid.

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L’inscription de Bayhaqī dans une tradition ancienne et largement diffusée du conseil
au roi est visible : les exempla consacrées à ce thème sont en général des topoï. Bayhaqī
raconte ainsi que le sultan sāmānide Naṣr b. Aḥmad était un homme d’ordinaire très
sage, mais cruel et impitoyable dans ses moments de colère. Désireux de vaincre ce
mauvais penchant, le souverain vint auprès d’un sage qui lui recommanda de s'entourer
à chaque instant des plus vertueux de ses commensaux, qui seraient chargés d'apaiser
ses colères et de le pousser au pardon. Grâce au sage et à ses nouveaux conseillers, le
prince eut un règne heureux22.
L’histoire est tirée, selon Bayhaqī, des « récits historiques sur les Sāmānides23 » ; en
réalité, elle provient probablement d’un recueil d’adab, car on la trouve aussi chez al-
Taʾālibī, mais à propos d’al-Makānī, un commandant abbasside24. C’est,
vraisemblablement, la structure du récit qui intéressait Bayhaqī lorsqu’il rapporta cette
histoire : mais l’insérer dans l’histoire des Sāmānides permettait de l’inscrire dans le
sultanat, de lui conférer une historicité qui lui donnait plus de force (et de faire, au
passage, l’éloge des Sāmānides). On retrouve dans ce récit le motif des conseillers-
miroirs, renforcé par la mise en scène du récit par Bayhaqī : les compagnons sages du
souverain doivent être à tout instant « debout face à lui25 ».

Le rôle du conseiller, chez Bayhaqī, ne se limite pourtant pas à ce rôle de miroir, qui
permet au souverain de s’éduquer lui-même : le conseiller doit aussi avoir sa part dans le
processus de prise de décision.
Bayhaqī défend l’idée que la tête pensante de l’Etat est le couple sultan/conseiller26. La
décision politique doit être, idéalement, le résultat d’un travail solidaire des deux entités,
tel que l’illustrent les couples mythiques d’Aristote et Alexandre, ou de Buzurgmihr et
Anūširwān. L’une des caractéristiques du bon souverain est d’avoir su aménager une
synergie équilibrée avec son principal conseiller ; mais cet idéal n’est pas facile à
atteindre et, dans la chronique, il est présenté en creux, c’est-à-dire à travers la critique

22 TB I p. 190-191.
23 TB I p. 190.
24 M.A p. 60.
25 TB I p. 190.
26 On peut voir une certaine contradiction entre cette idée et la valorisation de l’absolutisme. Elle
semble aussi contredire la métaphore étatique qui fait du souverain l’intellect du royaume. Mais cette
tension est résolue par la position toujours en retrait que doit adopter le conseiller, dans l’ombre du
souverain. Voir infra p. 98.)

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de différents modèles viciés de relation entre un souverain et son vizir. Ainsi, le modèle
de la fusion, représenté par Hārūn al-Rašīd et Ǧaʿfar b. Yaḥyā al-Barmakī27, qui met en
danger l’unicité du pouvoir absolu, est voué à l’échec ; à l’inverse, le manque de
communication, illustré par la relation entre Hārūn al-Rašīd et Yaḥyā b. Ḫālid al-
Barmakī28, ou encore Aḥmad b. ʿAbd al-Ṣamad et Masʿūd, livre le souverain à ses
faiblesses.

Sous le règne de Masʿūd, tel qu’il est mis en scène par Bayhaqī, ce couple est animé
par une tension entre, d’un côté, le sultan dont les analyses sont souvent dictées par ses
passions29 (l’attraction de l’argent et des pillages, l’extension fantasmée du territoire, le
plaisir du combat – peut-être, aussi, l’orgueil, le désir d’être à la hauteur de Maḥmūd), et
de l’autre, ses conseillers caractérisés par un très grand pragmatisme.
Ce dialogue difficile est, pour Bayhaqī, à l’origine de plusieurs politiques contradictoires
au cours du règne de Masʿūd. En 431, par exemple, le sultan ignore les avertissements de
son vizir, et se lance dans une campagne contre les Turkmènes alors que le Ḫurāsān est
ravagé par une année de sécheresse30. Rapidement, son armée meurt de faim, harcelée
par les Turkmènes qui mènent une guérilla épuisante. Masʿūd, qui ne sait plus que faire,
réclame alors désespérément le conseil d’Ibn ʿAbd al-Ṣamad. Un échange de lettres
aboutit finalement à la décision du sultan de se replier vers l’intérieur de l’Empire, ce qui
équivaut à une marche arrière – mais des hommes et des bêtes ont été perdus31.

Lorsque le dialogue aboutit sur une rupture, un refus net du souverain d’apprécier
les conseils de son vizir, les conséquences en sont plus graves encore pour l’Etat32.
L’absence virtuelle du vizir, le divorce entre pouvoir et savoir, ne peut être, dans la
logique de Bayhaqī, que dramatique puisqu’elle ôte au souverain la possibilité de
s’améliorer lui-même et d’améliorer sa politique. Dans de nombreux Miroirs, un tel refus
est qualifié par le terme d’istibād, dans son acception négative de décision unilatérale,

27 TB I p. 286-87.
28 TB II p. 66-75.
29 Terme emprunté à J. DAKHLIA, Le divan des rois : l'arbitraire politique en Islam, Paris, 2005, 304 p.
30 TB II p. 305.
31 TB II p. 311 II.
32 Exemple : TB II p. 174, Bayhaqī met en scène un affrontement entre le souverain et son vizir.

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voire tyrannique33. On retrouve chez Bayhaqī l’idée contenue dans ce terme, qu’une
décision prise sans la consultation des conseillers risque d’être injuste, même si le
pouvoir ne peut pas, ne doit pas être divisé.

La présence des conseillers, en effet, dont le seul véritablement officiel est le vizir, ne
va pas sans poser de problème. Car si la nécessité d’être conseillé découle pour le sultan
des faiblesses inhérentes au pouvoir absolu, le conseil semble mettre en cause
l’indivisibilité du pouvoir. Bayhaqī est attentif à cette tension dans la description des
fonctions attribuées au conseiller. Il lui apporte une solution simple : le souverain doit
s’attribuer les idées de ses conseillers. La rhétorique des vizirs marque toujours cet
effacement derrière la primauté du souverain, avec des formules comme « J’ai exposé la
situation telle qu’elle m’apparaissait ; c’est à l’émir de commander34 ». Comme l’explique
Abū Naṣr Muškān, Mahmūd lui-même n’acceptait les conseils que de façon indirecte : il
refusait toute contradiction sur le moment, mais reconnaissait par la suite la pertinence
du conseil, et le suivait35. Les apparences d’une décision absolue étaient ainsi sauves.

Modèles de conseillers

De cette importance du conseil découle pour le souverain la nécessité de bien


s’entourer. L’importance du conseil rend plus aigu l’enjeu du choix. Ce thème, décliné au
fil de la narration de Bayhaqī, prend la forme d’une réflexion sur le conseiller idéal. Il en
émerge une figure polymorphe, mais toujours caractérisée par l’expérience, qualité
également considérée comme primordiale par Nizām al-Mulk36 : car le souverain peut
être intelligent, mais il manque souvent d’expérience, et doit donc prendre conseil
auprès d’hommes âgés ou très expérimentés.
Les bons conseillers, chez Bayhaqī, ont pour trait commun une vive conscience de leur
responsabilité personnelle. Ils sont attachés à la cause du souverain, et cherchent à le
conseiller même lorsque celui-ci ne veut rien entendre : ainsi Ibn ʿAbd al-Ṣamad

33 MA p. 82, cite AL-MAWARDI, Tashīl al-naẓar wa taʿǧīl al-ẓafar fī aḫlāq al-malik wa siyāsat al-mulk,
Beyrouth, Dār al-nahḍa-lʿarabiyya, 1981, p. 158-180. Ici, p. 105, où al-Māwardī explique que la
consultation des conseillers est une « justice cachée », parce qu’elle permet d’éviter la prise de
décision unilatérale, al-istibād.
34 TB II p. 135 : “I have set forth how the situation appears to me; it is for the lord to command”.
35 TB II p. 49.
36 NAM p. 158-159.

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s’obstine-t-il à servir fidèlement Masʿūd jusqu’à la fin de son règne, quoique qu’il
n’ignore pas que le souverain le soupçonne et n’écoutera probablement pas ses
conseils37.
Le bon conseiller se définit avant tout autre chose par sa volonté d’énoncer la vérité,
même désagréable à entendre. Abū Naṣr Muškān, chef du diwān du sultan et conseiller,
exprime ainsi cette obligation au cœur de la charge de vizir « Le grand vizir se doit
d’exprimer ce qui est acceptable, comme ce qui est inacceptable38 », et met son propre
conseil en application. En 426, alors que le sultan tient conseil, angoissé par les attaques
turkmènes, les généraux abondent dans son sens et cherchent à l’apaiser, mais Abū Naṣr
ose asséner des conseils aussi sincères que durs : il recommande au sultan d’arrêter de
boire et de nocer, de mieux sélectionner son entourage, de se rapprocher des armées
afin de renforcer la fidélité de ses hommes39. Ce passage met en évidence le paradoxe
propre au conseil, qui est d’être à la fois absolument nécessaire et absolument
inacceptable. Le conseil est toujours difficile à entendre, provoque la jalousie du sultan
qui y voit une réduction de son propre pouvoir - d’où les risques liés à la fonction de
vizir, mais on n’en peut faire l’économie. Cette image du bon conseiller comme celui qui
ose défier le souverain est un topos de l’historiographie islamique, comme le rappelle
J. Dakhlia, qui parle de cette irruption ritualisée d’une parole politique « vraie », dans les
textes, comme d’un élément de la mise en scène du pouvoir souverain40.

A l’inverse, le mauvais conseiller est celui dont les paroles sont agréables à entendre,
mais illusoires41. Ce contre-modèle est figuré dans la chronique par le personnage d’Abū
Sahl Zawzanī, favori du Sultan. Quelque soit le sujet, Abū Sahl abonde dans le sens de
Masʿūd, ou bien propose des mesures qui caressent les vices et faiblesses du Sultan. C’est
lui qui le convainc, par exemple, d’exécuter l’ancien vizir Ḥasanak pour hérésie ismaïlite,

37 TB II p. 142.
38 TB II p. 244 : “The Grand Vizier has an obligation to express what is palatable and unpalatable
alike”.
39 TB II p.151.
40 JD p. 263.
41 Cette représentation du mauvais conseiller est, elle aussi, un topos. Voir DF p. 380, qui cite Les règles
concernant l’exercice du vizirat et celui du sultanat, anonyme du XIe siècle : « La pire faute serait de
flatter les penchants du monarque en ne parlant que selon son bon plaisir », Ādāb-e salṭanat va
vezārat, manuscrit édité par Ch. SCHEFER, Chrestomathie persane, Paris, 1883, vol. 1, p. 9 à 28. Ici, p. 25,
15 sq.

99
en jouant sur sa méfiance à l’égard des maḥmūdiyān, et parce que lui-même déteste
Ḥasanak. Le mauvais conseiller agit donc en fonction de son intérêt personnel,
contrairement au sage conseiller, qui n’hésite pas à se mettre en danger pour proclamer
la vérité. Là où le mauvais conseiller voile, entoure d’illusion le souverain, en lui faisant
prendre ses désirs pour la meilleure politique, tandis que le bon conseiller, lui, dévoile,
et fait voir une vérité parfois odieuse au monarque.
Cette figure du bon conseiller, caractérisé par sa parole vraie, a une certaine importance
dans la démonstration de Bayhaqī. On s’en souvient, l’historien se range bien souvent
derrière l’avis des vizirs, en faisant les hérauts du modèle de pouvoir qu’il cherche à
mettre en scène42. A travers ces personnages, Bayhaqī fait de sa chronique un Miroir,
mais ancré dans un temps réaliste et anecdotique, différent du temps suspendu,
universel, des Miroirs classiques43.

Par-delà les traits communs que l’on vient d’esquisser, deux figures de conseiller
sage rivalisent dans la chronique : celle du conseiller technicien de l’Etat, et celle de
l’ascète, ou du saint. Ces deux figures, qui se rejoignent en certains points, sont à bien des
égards complémentaires.
Les conseillers techniciens sont les vizirs, Aḥmad b. Ḥasan Maymandī de 421 à 423, puis
Aḥmad Ibn ʿAbd al-Ṣamad de 423 à 431. Leur personnalité est vraisemblablement
idéalisée par Bayhaqī : leurs traits individuels tendent parfois à se confondre pour
laisser place à la figure impersonnelle de l’idéal. Tous deux sont caractérisés par un très
grand pragmatisme, une connaissance approfondie du fonctionnement de l’Etat et de
d’administration. Ils sont issus du milieu des bureaucrates, dont la fonction de vizir est
l’échelon ultime. Bayhaqī, secrétaire et écrivant pour un public de secrétaires, associe
nettement l’éthique secrétariale de responsabilité et de fidélité44, et l’éthique politique
du vizir, réaliste, soucieux d’efficacité et de stabilité. Ainsi, il décrit l’arrivée du vizir
Maymandī au sein de l’administration ghaznévide, en 422, comme une période de

42 Voir supra, p. 36.


43 Sur la stabilité, à travers les siècles, des thèmes et des anecdotes véhiculés par les Miroirs, voir
J. DAKHLIA, “Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? ”, Annales. Histoire, Sciences
sociales, 57, 5, 2002, p. 1191-1206. Ici, p. 1193-1194).
44 Cette éthique du secrétaire est mise en scène par exemple en TB I p. 231, lorsqu’ Abū Naṣr Muškān
apprend que Masʿūd avait placés des espions parmi les secrétaires de son diwān, du temps de son
gouvernorat à Harāt. Choqué, il s’écrie avec répulsion : “I would have banished them both from the
Divān, for a treacherous secretary is of no use”.

100
réorganisation complète. Pour améliorer l’efficacité de l’administration, le nouveau vizir
assure la surveillance des secrétaires, et met en place une méthode d’organisation
efficace : « Jusqu’à ce jour, les choses ont été menées de la façon la plus critiquable […] il
faut changer vos habitudes, et que chacun s’applique à la tâche qui lui a été confiée45 ». Il
assure également la tenue d’audiences publiques, où il rend la justice au nom du sultan,
représentant ainsi à tous les regards un gouvernement efficace et soucieux de son
peuple46

En matière de politique extérieure, le vizir fait de la stabilité du royaume sa priorité :


il est toujours partisan de la paix, de la temporisation, ou de la ruse, lorsque l’une de ces
options est possible47. Ce trait le distingue de son miroir inversé, le favori, le mauvais
conseiller, caractérisé par son bellicisme : ainsi, en 426, le vizir Ibn ʿAbd al-Ṣamad doit
lutter contre l’influence du secrétaire ʿIrāqi, favorisé par le sultan et qui l’a convaincu de
la nécessité d’une expédition à Ǧurǧān. La région limitrophe n’a pas payé le tribut de
l’année 425, et ʿIrāqi propose une expédition de représailles, tandis que le Vizir défend
l’envoi d’une lettre, afin de s’enquérir des raisons du retard48.
L’opposition du bellicisme et de la temporisation ou de la ruse, qui marque le contraste
entre les figures du bon et du mauvais conseil, est courante dans les Miroirs
contemporains de Bayhaqī. On la trouve par exemple dans le célèbre Naṣīḥat al-Mulūk
d’al-Ġazālī49, où celui-ci explique qu’il n’est de pire chose pour un prince qu’un ministre
belliqueux : le bon ministre doit chercher des moyens intelligents (tadbīr) et des ruses,
pour arriver à ses fins par d’autres moyens que la guerre. La proximité de ce discours
avec celui de Bayhaqī marque la diffusion, à l’époque, d’une conception du politique
comme art de l’équilibre, qui envisage la guerre avec réserve50.

45 TB I p. 247 : “Up to now, things have been conducted in a very unsatisfactory manner […] you must
change your ways and each person should apply himself to his task”.
46
Ibid.
47 TB II p. 134.
48 TB II p. 100-104.
49 DF p 404-405, qui cite Emām Moḥammad Qazzāli-e Ṭusi, Naṣiḥat al-moluk, éd., introd., notes et
compléments par Jalāl al-din Homāʿi. Té hé ran, 1351/1972, III-196+529 p. Ici, 182, 9.
50 Voir supra, p. 61.

101
Bayhaqī attribue ainsi à l’ingéniosité du vizir la plupart des stratagèmes de défense
évoqués dans le cours de la narration51. Le vizir est maître de ruse, ruse qui est une
marque de sagesse. Selon l’historien, c’est cette qualité qui fit désigner, en 424, Aḥmad b.
ʿAbd al-Ṣamad comme le nouveau vizir de Masʿūd. En 423, année de lutte au Ḫwārizm
contre les Qaraḫānides, Ibn ʿAbd al-Ṣamad était encore au service du Šāh Altuntāš. Il
inventa une ruse pour cacher la mort prochaine du Šāh, blessé, ce qui lui permit de
conclure la paix avec le chef qaraḫānide ʿAlītigīn ; sur le chemin du retour, il rusa encore
afin de priver les soldats ḫwārazmī de leurs chevaux, empêchant ainsi que n’éclatent les
mutineries qui couvaient après la mort du Šāh52. Impressionné par sa présence d’esprit
et son habileté, Masʿūd le choisit alors pour remplacer Aḥmad b. Ḥasan Maymandī à la
mort de celui-ci.

Pour Bayhaqī, la ruse est une preuve de sagesse, mais elle est aussi un art au sens
technique du terme. Cette dimension technique est présente dans le terme arabe hila
(stratagème), qui a peut-être influencé le concept persan53. C’est parce que la ruse, la
stratégie, l’administration, la politique en général sont des arts, que le vizir doit être un
homme d’expérience : cette expérience est indispensable au souverain, et a fortiori au
jeune souverain qu’est Masʿūd. Seule une longue pratique forme des tacticiens habiles,
caractérisés par leur capacité d’anticipation, leur intelligence du territoire et des forces
en présence54 55, ou de bons gestionnaires : car le vizir idéal de Bayhaqī est, aussi, un
secrétaire et un technicien de l’administration, qui maîtrise l’art de la belle écriture, de la
rédaction56, de la diplomatie… Pour Bayhaqī, ce caractère polyvalent fait du vizir un
soutien essentiel du souverain dans son gouvernement.

51 Exemples : TB II p. 93, TB II p. 271.


52 TB I p. 462-68.
53 Le Livre des ruses : la stratégie politique des Arabes, trad. R. KHAWAM depuis un anonyme du XIIIe s,
Paris, 1976, 447 p. Ici, introduction de R. KHAWAM, p. 10.
54 Exemple : TB II p. 102.
55 Il n’est pas inintéressant de remarquer que Machiavel attribue les mêmes talents à son prince idéal :
voir MACHIAVEL, Le Prince, trad. Jacques Gohory, Paris, 1962. Ici, p. 104-106. Comment expliquer cette
porosité ? Il ne semble pas probable que Machiavel est eu accès à des sources islamiques, même
traduites.
56 TB II p. 316 : “This Lord, the Vizier, was a wonder in such matters, and what he wrote on his own
could not be bettered by several people working together, since he was the most capable and the most
proficient in secretarial skills of all the people of the age”.

102
L’importance conférée au vizir, élevé au rang de guide du pouvoir par l’historien,
s’explique sans trop de mal dans le cas de Bayhaqī. Tous les vizirs de Masʿūd étaient des
hommes issus de l’administration, ce que Bayhaqī rappelle volontiers. Cette description
correspond à une réalité largement répandue – les vizirs étaient souvent d’anciens
secrétaires - mais elle a aussi une dimension performative : Bayhaqī, à travers les vizirs,
fait l’éloge de son propre milieu, de ses propres valeurs. Il n’est guère étonnant que sa
pensée s’incarne si souvent dans les personnages de vizir.
Une telle insistance sur le vizirat n’était pas isolée dans la littérature politique
médiévale, même si l’importance accordée à la fonction variait selon les écrits. A
l’époque de Bayhaqī furent rédigés un certain nombre d’adab al-wizārat, forme de
« Miroirs des vizirs », comme l’Adab al-sulṭanat wa wizārat, un anonyme du XIe siècle57.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour l’expliquer : d’abord, comme Bayhaqī,
beaucoup d’historiens et d’auteurs de Miroirs de l’époque étaient des secrétaires ;
ensuite, on peut postuler que la formation essentiellement militaire des futurs sultans,
dans l’Est de l’Islam, en faisait d’excellents soldats, mais de piètres administrateurs, ce
qui aurait justifié une importance renforcée du vizir. Cependant dans ce cas, pourquoi
Bayhaqī insiste-t-il avec tant de force sur le rôle de conseiller stratégique (militaire) du
vizir ?
Quoiqu’il en soit, les fonctions idéales du vizir selon Bayhaqī vont, on l’a vu, au-delà du
simple conseil au souverain : le vizir prend part à la gestion des affaires du royaume. Il
est assez probable que les vizirs, sous le règne de Masʿūd, cherchèrent à étendre leurs
prérogatives, plus réduites à l’époque de Maḥmūd qui aimait à superviser lui-même tous
les aspects du gouvernement58. Ceci expliquerait les résistances du jeune souverain, qui
percevait de telles ambitions comme une atteinte à son pouvoir absolu59.

Ce tour d’horizon des fonctions attribuées au vizir fait nettement voir que Bayhaqī
fait du savoir, de ce type de savoir technique, administratif, stratégique, qu’on a décrit,
une composante nécessaire du pouvoir. Ce savoir est idéalement l’attribut du sultan lui-
même ; mais rare sont les souverains capables de rassembler toutes les aptitudes

57 Ādāb-e salṭanat va vezārat, manuscrit édité par Ch. SCHEFER, Chrestomathie persane, Paris, 1883, vol.
1, p. 9 à 28.
58 M. NAZIM, The life and times of Maḥmūd de Ghazna, Cambridge, 1931, 271 p. Ici, p. 126.
59 Voir infra, p. 112.

103
exigées par l’art politique. Aussi la plus grande sagesse du sultan consiste-t-elle dans le
choix de bons vizirs, qu’il devra consulter et écouter.
Le vizir n’est cependant pas la seule figure du conseil mise en valeur dans la chronique.
Même s’il dispose de grands pouvoirs, et considère comme un devoir de donner son
opinion sincère au souverain, le vizir est limité dans sa parole par le lien de dépendance
qui le lie au souverain. Les conseils du vizir doivent s’inscrire dans les codes et les cadres
du rituel de cours ; celui-ci ne peut se définir au dehors du cercle du pouvoir, ni ne peut
défier le pouvoir sans risquer d’y perdre la vie. Or, le bon conseil ne peut parfois
s’énoncer que dans la confrontation et le défi du pouvoir, dans un affrontement qui
annule la distance hiérarchique entre souverain et sujet60. C’est là que, chez Bayhaqī,
intervient la deuxième figure du conseil : le saint.

Le saint, conseiller du pouvoir, est un lieu-commun de la littérature politique


islamique61. Le saint est une figure idéale du conseiller parce qu’il n’est attaché par
aucun intérêt au souverain : sa piété le préserve de toute avidité et de la tentation de la
flatterie, ainsi que de la crainte, puisque la mort lui ouvrirait les portes du Paradis. C’est
sur ce détachement des choses terrestres que Bayhaqī met l’accent, davantage que sur le
contenu religieux ou dogmatique des paroles du saint. Les conseils des ascètes, dans la
chronique, n’ont pas la même fonction que ceux des vizirs. Les vizirs représentent et
enseignent un art du gouvernement. Les conseils du saint, eux, figurent au sultan les
limites de son pouvoir. L’ascète rappelle au souverain absolu que son pouvoir est soumis
à la loi de Dieu, et ce faisant le ramène à une exigence de justice, car seul un
gouvernement juste peut assurer le salut au sultan.

Ce rappel est toujours placé sous le signe de l’irrévérence, parce que l’ascète se
moque de la grandeur, et parce que son conseil équivaut à une mise à l’épreuve du
souverain. Le saint teste la vertu du sultan en le provocant. Dans l’un des diptyques62,
Masʿūd désire remercier Dieu qui a permis sa guérison d’une longue maladie, et décide
de faire une aumône au juge de Bust, réputé pour sa piété et sa pauvreté. Il lui fait
envoyer une bourse d’or par le biais d’Abū Naṣr Muškān. L’ascète refuse l’or, qui est

60 JD p. 262.
61 JD p. 263. Selon J. Dakhlia, les religieux, dans l’historiographie islamique, ont prétendu à un quasi-
monopole de la remontrance au souverain.
62 TB II p. 181-187.

104
retourné au souverain ; celui-ci reste pensif. L’évènement est mis en parallèle avec une
anecdote probablement tirée d’un recueil d’adab : Hārūn al-Rašīd, déguisé, rend visite à
deux ascètes célèbres, afin de tester l’authenticité de leur piété. Le premier ascète
accepte l’or qu’on lui propose, ce qui le rend méprisable aux yeux du calife ; le second en
revanche ne se laisse vaincre par aucune tentation et, inversant les rôles, donne une
leçon de piété au calife.

L’ensemble est arrangé dans un but clairement didactique, et porteur d’une morale
politique. Le premier volet du diptyque, relatif à Masʿūd, a une tonalité qui contraste
avec l’écriture ordinaire de Bayhaqī. L’accent moraliste évoque l’adab, comme la forme
de parabole close sur elle-même. Quand au motif du souverain ému par l’ascète, que
Bayhaqī applique ici à Masʿūd, c’est un topos de la littérature d’édification, comme le
prouve l’anecdote d’Hārūn al-Rašīd qui suit.
Dans le premier volet, le juge de Bust est présenté comme un homme austère et pieux,
qui tient davantage du soufi que du fonctionnaire. Il refuse l’argent, car la charia prescrit
de ne rien accepter que l’on n’ait gagné soi-même ; il le refuse aussi parce que les biens
de ce monde sont pour lui source de corruption, et la seule crainte du juge est d’être
impur au jour du Jugement Dernier. « Le Jour de la résurrection est très proche63 »,
déclare-t-il. Abū Naṣr Muškān, ému, pleure. Masʿūd est informé du refus, et devient
tourmenté et pensif, ce qui le met sur le même plan qu’Abū Naṣr Muškān, figure de la
vertu dans la chronique.
Le message politique que cherche à faire passer Bayhaqī est clarifié par le second volet
du diptyque, qui prolonge le premier, comme une forme d’insistance. Le deuxième ascète
visité par Hārūn al-Rašīd refuse l’argent et met le calife à l’épreuve, jusqu’à lui faire dire
que son royaume ne vaut pas plus qu’une gorgée d’eau.

La morale des deux récits est la même : l’ascète rappelle au souverain que les biens
véritables ne sont pas de ce monde, et le renvoie à son devoir de justice, qui doit peser
plus lourd que son désir de s’enrichir. Dans le cas de Masʿūd, le passage peut être une
allusion directe à sa cupidité (qui, selon Bayhaqī, le pousse à demander trop d’impôts,
ainsi qu’à guerroyer loin de ses terres). Ce message ne prend tout son sens que dans la
bouche de l’ascète, qui a appris à tourner le dos à ce monde, à s’engager sur le chemin de
la foi en oubliant les illusoires richesses temporelles, en repoussant toute crainte, sauf

63 TB II p. 182 : “The Day of Resurrection is very near”.

105
celle de Dieu, et en préparant la vie dans l’au-delà. L’ascète est un homme qui s’est
soustrait à toutes les tentations de ce monde, et s’adresse au prince qui y est soumis plus
que tout autre, pour lui montrer la voie de la justice et du Salut. Ce message s’exprime
dans le refus, la contradiction : l’ascète est une figure de l’opposition, car c’est en niant sa
toute-puissance qu’il montre au souverain qu’une force le dépasse, et qu’il le rappelle à
l’humilité. Si le souverain est juste : il comprend que dans son irrévérence même, l’ascète
indique le bon chemin, et reste confondu d’admiration ou d’émotion - ce qui est le cas à
la fois de Masʿūd, plongé dans des réflexions profondes, et de Hārūn, qui pleure en
écoutant les paroles du saint.
La particularité de l’ascète est donc de provoquer par son irrévérence le souverain afin
de le ramener à ses devoirs, vis-à-vis de Dieu et de son peuple. En cela, il est l’antithèse
du mauvais conseiller, qui est un mauvais guide mais offre de plus au sultan la possibilité
de toujours rejeter sur un autre la responsabilité de ses erreurs : lorsque Masʿūd
constate les dégâts causés par une mauvaise décision, il s’emporte contre ses favoris ;
par exemple en 426, après l’échec de l’expédition à Ǧurǧān, lorsqu’il s’écrie « Ils [les
favoris] ne nous ont pas laissé juger par nous-mêmes64 ».

Le motif du conseil est donc décliné par Bayhaqī selon différentes modalités, mais il a
une grande importance dans son modèle de pouvoir. La place accordée aux conseillers
du prince dans le bon gouvernement reflète, sans doute, une tradition antique ; elle
renforce l’idée d’une filiation entre le modèle politique de Bayhaqī et les modèles
sassanide ou hellénistique du pouvoir. On peut aussi expliquer l’importance de ce motif
d’autres manières. L’insistance sur le conseil est une façon de mettre l’accent sur la
nécessité d’éduquer le souverain au gouvernement, de lui fournir des exemples et des
modèles de comportement. Or, à l’époque de Bayhaqī, les secrétaires étaient les auteurs
de l’essentiel des Miroirs aux princes et de nombreux traités de gouvernement ; ils
étaient aussi, souvent, les vizirs ou les conseillers des souverains. On voit quel intérêt
Bayhaqī pouvait trouver à bâtir un modèle de pouvoir où les secrétaires seraient
indispensables en assurant l’éducation du souverain – que ce soit directement, en
exerçant une charge de conseiller, ou indirectement, à travers leurs livres. L’insistance
sur le conseil dans la chronique est donc motivée par la conviction profonde que le

64 TB II p. 123 : “They wouldn’t allow us to follow our own judgment”.

106
sultan a besoin d’aide et ne peut gouverner seul, mais elle sert aussi un intérêt de
groupe.

Tels sont donc les trois piliers du pouvoir sultanien selon Bayhaqī : la guerre et la
justice, cœur de la légitimité du sultan ; et le conseil, censé garantir la mise en œuvre la
plus judicieuse de la guerre et l’établissement de la justice. Ce modèle est complet et
remarquablement cohérent. Mais il ne suffit pas, à lui seul, à donner une vision
d’ensemble de la pensée politique de Bayhaqī. Cette vision d’ensemble ne peut être
reconstituée que si l’on confronte l’idéal politique de Bayhaqī, que l’on vient d’exposer,
et ce qu’il a observé du règne de Masʿūd. En effet la critique de certains choix politiques
de Masʿūd permet la construction d’un contre-modèle, d’un « contre-Miroir », qui
complète le premier : la prescription de ce qu’il faut faire a pour pendant la dénonciation
de ce qu’il ne faut pas faire.
De plus, aborder les points de friction entre le modèle politique construit par Bayhaqī, et
sa présentation des évènements du règne de Masʿūd, est d’autant plus important que
c’est dans l’interaction de ces deux éléments que prend corps l’interprétation historique.
Les deux lignes parallèles qui constituent le fil de l’ouvrage, la narration historique et la
réflexion normative, sont étroitement solidaires.

107
Troisième partie
Du modèle politique au portrait d’un règne

108
Le sultan, acteur de l’Histoire

On a déjà remarqué le fait que le modèle politique de Bayhaqī, modèle de pouvoir


absolu dans lequel la prospérité du royaume repose sur la seule justice du souverain,
faisait reposer une lourde responsabilité sur le souverain1. Ce modèle politique et la
conception de l’Histoire de Bayhaqī sont étroitement liés : en effet, si le devenir du
royaume repose sur la qualité du gouvernement du sultan, alors le souverain, sa
personnalité, ses qualités et ses défauts, ses actes enfin, deviennent des facteurs majeurs
de l’Histoire. Comme l’écrit avec justesse A. al-Azmeh, dans un régime absolu : « Le
caractère du souverain est […] l’instrument même du pouvoir. Un souverain se doit d’être
trop fier pour supporter que l’un de ses sujets soit plus vertueux que lui, de la même façon
qu’il ne saurait supporter que l’un d’eux manifeste davantage d’autorité que lui2. »
Pour cette raison, les facteurs sociaux ou économiques ne sont presque pas invoqués pour
expliquer le cours des évènements : les actes de Masʿūd concentrent l’intérêt de l’historien.
On pourrait aussi attribuer cette orientation au contact prolongé de Bayhaqī avec les
milieux du pouvoir, à son désir de faire une œuvre utile sur le bon gouvernement, et au fait
que l’historiographie inspirée par la siyāsa, dans laquelle s’incrit Bayhaqī, est une
historiographie essentiellement politique3. Mais elle se justifie avant tout parce que, pour
Bayhaqī, le souverain est le principal acteur de l’Histoire.

Il faut garder ceci à l’esprit pour comprendre l’importance accordée par l’historien
à l’éthique du pouvoir, aux règles de l’action souveraine. Dans la vision qu’il développe de
l’Histoire, savoir bien régner constitue un enjeu majeur : c’est avoir la capacité de produire
et d’organiser un monde vertueux et une Histoire favorable. Les appréciations que formule
Bayhaqī sur les choix politiques de Masʿūd servent donc bien plus qu’un modèle abstrait :
elles sont le corps de son interprétation historique.

1
Pour M. Abbès, cette conception découle directement de l’absence de définition juridique du pouvoir
sultanien. Il la repère dans les Miroirs et la désigne comme « paradigme de la sīra » (conduite). La
prégnance de ce paradigme oblige le souverain à s’armer d’une culture et d’un grand nombre de qualités
qui le rendent apte à régner. Voir MA p. 108.
2 A. AL-AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres,
1997, 296 p. Ici, p. 127 : “The king’s character is […] the very instrument of his power. A king ought to be
too proud to allow any of his subjects to be more righteous than he is, in the same way as he would not
allow a subject to be more authoritative than he”.
3 TK p. 184.

109
L’idéal politique de Bayhaqī, fruit de sa culture et de sa longue observation des
gouvernements, est le soubassement d’un paradigme historique : ce qui est conforme au
modèle est politiquement vertueux, c’est-à-dire efficace ; ce qui s’en écarte produit des
évènements néfastes qui mettent en péril le royaume.
Pour expliquer la chute de Masʿūd et le déclin de l’empire ghaznévide, Bayhaqī devait donc
rechercher les erreurs politiques à l’origine de l’échec. Les critiques de Masʿūd permettent
d’établir les normes d’un pouvoir sultanien idéal, mais aussi d’expliquer le déclin de
l’empire ghaznévide par les défauts du gouvernement du sultan.
Il n’y a donc pas de tension entre la dimension didactique de la chronique et sa dimension
historique, comme semble le penser M. Waldman lorsqu’elle écrit : « Bayhaqī est-il plus
préoccupé par […] l’historicité ou les leçons qui peuvent être tirées4? »
La question montre que, pour elle, décrire des évènements historiques à travers un filtre
éthique – en l’occurrence, une éthique du pouvoir - induit forcément une déformation.
Mais Bayhaqī n’avait probablement pas l’impression de trahir l’historicité ou l’exactitude
en imprégnant son récit d’un sous-texte éthique. Il ne visait pas à la neutralité au sens où
nous l’entendons. Dans la chronique, le jugement qu’il porte sur les évènements constitue
en même temps son interprétation historique, puisque la conformité d’un règne à un
ensemble de normes explique, pour l’historien, son succès ou son échec.

Les défauts du gouvernement de Masʿūd mis en avant par Bayhaqī forment, on l’a dit,
une sorte de contre-modèle politique. Les critiques de l’historien à l’égard du sultan sont
utilisées pour étayer, par contraste, l’idéal de pouvoir dont on a retracé les principaux
traits. Que ce passe-t-il lorsqu’un souverain se conduit injustement ? Lorsqu’il ne donne
pas satisfaction à ses armées ? Lorsqu’il n’écoute pas ses conseillers ? L’association du
modèle et de son contre-modèle permet de décrire d’une façon efficace la manière dont le
pouvoir du sultan doit être exercé. Sans limiter sa réflexion aux normes idéales du
pouvoir, Bayhaqī s’efforce d’en penser aussi les écueils, et enrichit son modèle politique
par l’analyse des erreurs politiques de Masʿūd. Cette démonstration par l’inverse est
souvent très efficace.
On s’interrogera donc, dans ce qui va suivre, sur les aspects du gouvernement de Masʿūd
que Bayhaqī désigne comme la cause du déclin de la puissance ghaznévide, et on tentera
de voir de quelle manière il les intègre dans sa réflexion sur le pouvoir idéal.

4
MW p. 105 : “Does Bayhaqī care more about (…) historicity or about the lessons that can be learned ?”

110
Chapitre 1

Le sultan de l’obstination à la tyrannie

On a longuement développé l’importance du conseil dans l’idéal politique de Bayhaqī.


La reprise de ce thème inscrit l’historien dans une longue tradition, celle de la pensée
politique persane préislamique ; mais Bayhaqī y insiste d’autant plus que, pour lui,
l’indépendance de Masʿūd vis-à-vis de ses conseillers explique en partie le déclin de son
empire.
Masʿūd est présenté comme un homme aux idées arrêtées, très volontaire et entêté. De tous
les défauts qui sont attribués au souverain, l’obstination est le plus fréquemment souligné.
Bien qu’il ait exprimé, au début de son règne, le désir de s’entourer de vizirs sages et
expérimentés, Masʿūd, semble-t-il, manifeste rapidement le désir de contrôler seul l’ensemble
des aspects du gouvernement, ne faisant pas toujours appel aux conseillers, ou de façon
purement rituelle, pour rejeter aussitôt leur avis. Cette tendance semble s’affirmer au fil des
années de la chronique ; la critique de Bayhaqī s’intensifie tandis que l’agressivité du Sultan
à l’égard de ses conseillers, et surtout de son Vizir, augmente. Ainsi, Ibn ʿAbd al-Ṣamad,
traité avec un grand respect et prié au moment de son investiture en 424 fut
progressivement évincé. A partir de 428, année au cours de laquelle le vizir s’opposa à l’idée
d’une campagne en Inde, Masʿūd se montra méfiant à son égard au point de rejeter ses
conseils sans même les considérer. Le pic de l’hostilité du souverain à l’égard de son vizir fut
atteint en 431, comme le montre cette citation : « Bu Sahl [Hamdavi] répondit : “Le vizir doit
être consulté sur cette affaire”. L’émir s’exclama : “Tu veux t’en remettre à un gâteux de cette
sorte1 ? ”»
Selon nous, cette gradation reflète la volonté de Bayhaqī d’expliquer par l’entêtement du
souverain les échecs des dernières années du règne de Masʿūd. La mise en scène des
évènements dans le texte souligne un tel lien de cause à effet : chaque refus d’écouter le vizir
est suivi par le récit d’un échec militaire ou politique subséquent2, souvent formulé par les

1 TB II p. 362 : “Bu Sahl replied: ‘The Vizier must be consulted over this’. The Amir exclaimed ‘You want
to defer to a dotard like him?’ ”.
2 Mettre en rapport TB p. 102 et TB p. 120-122.

111
conseillers eux-mêmes, déplorant entre eux de ne point avoir été écoutés3.

Pour l’historien, l’indépendance revendiquée par Masʿūd n’est pas une marque de
courage ou de charisme, mais un excès de confiance en soi. On a déjà souligné la tension
qui existe chez Bayhaqī entre la défense d’un pouvoir de nature absolue, mais reposant en
fait sur le dialogue avec les sages. Si la décision est toujours le fait du souverain, la
délibération doit donner la parole aux hommes rompus à l’art du gouvernement.
Cette vision n’était vraisemblablement pas partagée par Masʿūd : dans la chronique, celui-
ci perçoit généralement le conseil comme une atteinte à sa majesté, sauf lorsqu’il va dans
son sens ; or, on l’a vu, un conseil ne peut être fécond que s’il établit un échange
dialectique entre le souverain et son conseiller. Aussi, pour Bayhaqī, Masʿūd se croit-il
indépendant lorsqu’il se laisse séduire par l’enthousiasme de ses favoris, toujours d’accord
avec lui, sans se rendre compte que ces hommes flattent ses défauts et annulent son
jugement. Pour l’historien, le refus d’écouter, qui semble au premier abord renforcer
l’absolutisme, affaiblit en réalité le pouvoir, car il en sape les bases de légitimité.

Bayhaqī développe cette thématique dans le récit de la pendaison de l’ancien vizir


Ḥasanak4. L’exécution est imaginée et défendue auprès du souverain par l’un des ses
administrateurs et favoris, Abū Sahl Zawzanī. Aḥmad b. Ḥasan Maymandī, alors vizir,
cherche à détourner le souverain d’un acte injuste, sans justification politique solide5. Puis
le chef du diwān du sultan, Abū Naṣr Muškān, tente à son tour de le raisonner6. En vain ;
l’avis d’Abū Sahl Zawzanī l’emporte, car Masʿūd évalue les conseils sur une base
émotionnelle plus que rationnelle : sa méfiance à l’égard d’Ḥasanak et son affection pour
Abū Sahl Zawzanī l’emportent donc.
Pour Bayhaqī, en refusant d’écouter ses conseillers, le souverain se livre lui-même à
l’influence de ses passions. L’exécution apaise la haine du favori envers Ḥasanak, mais nuit
en tout point à Masʿūd sur le plan politique. Bayhaqī le montre en rapportant les critiques
des courtisans qui assistent au procès7, les critiques populaires8, les larmes de la mère

3 TB II p. 307 : “Alas for the land where it is the household eunuchs who make the decisions !”.
4 TB I p. 270-291.
5 TB I p. 274.
6 TB I p. 274-275.
7 TB I p. 276 : “What impelled Khāja Abū Sahl Zawzanī to do this ? He has brought dishonour upon
himself ! ”
8 TB I p. 280.

112
dont le fils a injustement été tué9. La mère du condamné peut ici symboliser une forme de
confiance populaire, déçue par le meurtre d’un fonctionnaire très respecté.

De l’obstination à la tyrannie

Ainsi, pour Bayhaqī, c’est dans la liberté de son jugement que repose l’indépendance
d’un souverain, et ce n’est qu’en se luttant contre ses défauts, ses désirs, et en délibérant à
partir des conseils désintéressés de quelques sages sélectionnés avec soin, que le sultan
construit une politique juste. Une politique dépendante des passions du souverain, et
tournée vers son intérêt propre, ne peut-être que tyrannique10.
Cet aspect apparaît nettement dans un passage où Abū Naṣr Muškān compare Masʿūd à
son père Maḥmūd, et se montre extrêmement critique à l’égard du premier :

Cet émir est l’opposé de son père, pour ce qui est de la résolution et de la fermeté. Son père était obstiné,
mais voyait loin. S’il prenait une mauvaise décision […], on pouvait l’attribuer à sa nature despotique et
à son dédain royal. Mais, si quelqu’un lui expliquait la situation, ses avantages, ses dangers, alors il
reverrait sa décision et retournerait dans le droit chemin. Ce monarque-ci est d’une autre nature. Il se
conduit de la façon la plus entêtée, mais cet entêtement n’est jamais tempéré par une réflexion
ultérieure11.

Dans ce passage, ce ne sont pas ses passions qui sont reprochées à Masʿūd, ni même son
faible jugement, mais son refus de compenser ces faiblesses en s’appuyant sur son vizir. Il

9 TB I p. 282.
10 On trouve là quelque chose qui évoque la distinction que fait Ibn al-Muqaffaʿ entre ré gime rationnel
(basé sur la justice, et identifié chez lui à royauté persane) et régime « irrationnel » basé sur la passion
et l’arbitraire (mulk hawā), qui ne peut qu’avorter et déboucher sur « une éternité de ruines ». Voir A. AL-
AZMEH, Muslim kingship: power and the sacred in Muslim, Christian and pagan polities, Londres, 1997,
296 p. Ici, p. 130, cite IBN AL-MUQAFFAʿ, Rasāʾil al-bulaghāʾ, p. 110 and passim, and cf. Sirr al-asrār, p. 73.
Bayhaqī avait probablement connaissance de ce texte. La distinction entre gouvernement
rationnel/juste et irrationnel/tyrannique est, en effet, très présente dans la chronique.
11 TB II p. 49 : “This lord is the opposite of his father in resolution and grit. His father was headstrong
but far-sighted. If he made an unwise decision […] it could be attributed to his despotic nature and regal
hauteur. However, if someone explained the pros and cons of that matter, […] he would revise his
decision and return to the right path. This monarch is of a different stamp. He is behaving in a willfull
fashion not tempered by subsequent reflection”.

113
échoue donc là où Maḥmūd a réussi parce qu’il savait tirer parti des remontrances ou des
opinions de ses conseillers.

Le refus du conseil, a fortiori lorsqu’il n’est pas allié à un jugement solide, fait donc
du souverain un tyran. Car le conseil constitue un antidote à la tyrannie, qu’al-Mawārdī
qualifie pour cette raison de « justice secrète12 ». Bayhaqī exprime ce lien entre
entêtement et tyrannie de façon parabolique : à la fin de l’année 430, lors du festival de
Mihragān, où il était d’usage que les poètes viennent déclamer leurs créations auprès du
souverain, le jeune Masʿūd Rāzī compose des vers sur la situation militaire de l’empire,
qu’il achève ainsi : « Tes ennemis n’étaient que des fourmis, et maintenant sont devenus
serpents ; hâte-toi et détruis ces fourmis devenues serpents !/ Ne leur accorde plus de délai et
hâte-toi, car avec le temps, ces serpents deviendront dragons13! »
Le vers est présenté sous la forme d’un conseil ; en même temps, il stigmatise l’entêtement
du souverain (dont les ennemis seraient restés « fourmis » si le Sultan avait su écouter ses
vizirs), et annonce sans le vouloir l’empire à venir des Turkmènes et la fin de la puissance
ghaznévide. La réaction de Masʿūd est immédiate : le jeune poète est arrêté et exilé en
Inde.14

Très vite, cette tyrannie menace l’Etat, en mettant en péril les liens d’allégeance qui
unissent, par exemple, le souverain et ses émirs, ou le souverain et ses administrateurs. En
431, au cours d’une longue et terrible campagne contre les Turkmènes, les plus hauts
fonctionnaires ghaznévides - généraux de l’armée et chefs de l’administration - essaient de
se rassembler pour figurer à Masʿūd que sa politique militaire mène l’empire à la
catastrophe. La réaction de Masʿūd est révélatrice : « L’émir entra dans une colère violente
[…] “Je vous mènerai jusqu’à un ravin où vous tomberez tous et périrez ; ainsi je serai

12 MA p. 82, cite AL-MAWARDI, Tashīl al-naẓar wa taʿǧīl al-ẓafar fī aḫlāq al-malik wa siyāsat al-mulk,
Beyrouth, Dār al-nahḍa-lʿarabiyya, 1981, p. 158-180. Ici, p. 105.
13 TB II p. 282 : “Your ennemies were mere ants, and have now turned into serpents ; hasten and root out
those ants that have become serpents! / Do not give them any more time and do not tarry, for given time,
these serpents will become dragons!”
14 Ce passage présente une sorte d’anti-topos sur un motif répandu, celui du souverain mis à nu par son
sujet, et qui accepte cette mise à nu. Le souverain fatimide al-Muʿizz aurait ainsi comblé de pré sents et
de marques d’honneur l’auteur d’une violente satire composée contre lui, et récitée en sa présence (voir
JD p. 262). Le refus du conseil aboutit donc directement dans la tyrannie.

114
débarrassé de vous !”15 » Le tyran est seul, parce qu’il imagine être l’unique soutien de
l’Etat ; il rêve cette solitude, sans voir qu’elle résulterait dans l’écroulement de son
pouvoir, qui repose sur la fidélité des élites militaires et civiles. La tyrannie à l’égard des
élites a des conséquences : lors de la bataille de Dandānqān, un certain nombre de
généraux abandonnent Masʿūd pour rejoindre les Turkmènes.16
Plus grave encore aux yeux de Bayhaqī, la tyrannie prépare la chute parce qu’elle
provoque l’effondrement du cercle de justice sur lequel repose le pouvoir. Cette idée est
largement mise en scène à travers le récit, qui montre la désaffection progressive des
armées et des populations vis-à-vis de Masʿūd.

L’effondrement du cercle de justice

La tyrannie, chez Bayhaqī, loin d’exprimer un renforcement du pouvoir ou de


l’assurance du souverain, marque une perte de contrôle. Cet affaiblissement du pouvoir est
directement lié à un déficit de légitimité : en effet, le pouvoir tyrannique ne respecte plus
le contrat tacite de justice qui le relie à son peuple et à ses hommes ; l’arbitraire justifie la
rupture de l’allégeance. Un exemple significatif de cette perte de contrôle intervient en
426, lors de l’expédition d’Amūl. Cette campagne, entreprise malgré l’opinion des vizirs, se
clôt sur la défaite des troupes d’Abū Kālīǧār, le gouverneur rebelle de Ǧurǧān. A l’issue de
la bataille, Masʿūd réclame un impôt disproportionné à la population d’Amūl. Les
conseillers tentent de lui représenter l’absurdité d’une demande qui ne peut que ruiner les
populations et causer leur ressentiment ; mais le sultan fait la sourde oreille. Les Amūlīs ne
pouvant matériellement pas fournir une telle somme, beaucoup fuient, et l’impôt se fait
attendre. Masʿūd donne alors à ses armées l’autorisation d’aller prélever leur paye
directement sur les biens des habitants. A cette occasion, les troupes se livrent à un pillage
sauvage que le souverain, quoique à l’origine de l’ordre, est incapable de contrôler17. La
conséquence en est que, peu de temps après, Abū Kālīǧār prend son indépendance des
Ghaznévides, puis s’allie aux Turkmènes, sans qu’aucune résistance en faveur des
Ghaznévides ne s’élève dans la région, qui est pour eux perdue.

15 TB II p. 306 : “The Amir flew in a violent rage […] ‘I shall lead you into a place where the lot of you will
fall into a pit and perish, so that I shall be free of you’ ”.
16 TB II p. 295.
17 TB II p. 121.

115
L’idée de Bayhaqī, qui rapporte cet épisode en insistant volontairement sur la
responsabilité du souverain, est de montrer qu’aucun acte arbitraire ne peut renforcer le
pouvoir. Le bénéfice immédiat de tels pillages est ridicule au vu des conséquences : pour
Bayhaqī, la tyrannie de Masʿūd a ouvert le Ḫurāsān aux Turkmènes.

Sans présenter un tel caractère d’arbitraire, de nombreuses actions de Masʿūd sont


exploitées par Bayhaqī de façon à mettre en scène l’effondrement du cercle de justice.
D’une façon générale, les mauvais choix militaires sont systématiquement attribués à
Masʿūd. Il est difficile de savoir si cela correspond à une réalité, ou si la maladresse du
souverain a été volontairement exagérée par Bayhaqī pour soutenir son argument en
faveur du conseil. Les erreurs de stratégie militaire sont cause de défaites qui fragilisent
les populations, mais aussi les armées. Bayhaqī explique la victoire des Turkmènes, moins
par une effective supériorité militaire que par une suite d’erreurs stratégiques du côté
ghaznévide, toujours prédites par les conseillers18.

Une telle présentation des évènements tend à créer l’impression d’un destin
prévisible de la dynastie : la chute était annoncée. Mais si Bayhaqī rappelle parfois que la
volonté de Dieu doit triompher de tous les efforts humains19, cette invocation de la
décision divine ne dénie pas toute espace de décision aux hommes : Dieu est tout puissant
mais les hommes, et plus précisément le souverain, modèlent leur propre destin par leurs
choix, en agissant justement ou injustement, habilement ou non. Ce sont les actes injustes
qui mènent à la chute, prophétisée par les sages que l’on n’a pas voulu écouter.
La voix non entendue mais prophétique des vizirs est un des premiers procédés de
dramatisation20 mis en œuvre par Bayhaqī pour frapper l’esprit du lecteur, et déplorer le
manque de prudence et de circonspection du souverain21.

Cette dramatisation du récit s’intensifie au fil des années de la chronique : elle


culmine avec la campagne de 431 contre les Turkmènes, année d’une terrible sécheresse,
que Bayhaqī narre sur un ton aux accents eschatologiques. L’aveuglement du souverain,
obstiné, est raconté « d’en bas », du point de vue des soldats, désespérés, titubant de faim

18 Exemples : TB II p. 102, TB II p. 239-240.


19 Exemple : TB II p. 368.
20 On parle ici de dramatisation au sens littéraire du terme.
21 Voir supra, p. 58-60.

116
et d’épuisement. La campagne a, encore une fois, été prolongée en dépit de l’opposition
des vizirs, mais aussi des généraux22. Les responsables civils et militaires voient l’armée
dépérir et essaient de convaincre le sultan de renoncer pour l’instant à l’expédition, ou de
faire d’abord un crochet à Harāt, une région moins sèche où subsistent encore quelques
réserves. Mais le souverain refuse de voir que ses armées sont au bord de la mutinerie et
qu’hommes et bêtes ne sont plus en état de se battre. Hormis en une occasion, où Masʿūd
vient lui-même se promener incognito au sein de son camp pour en évaluer l’état23, le
souverain ignore les rapports de ses espions qui lui décrivent le malheur des troupes24, et
refuse de faire marche arrière. La mise en scène de l’état dramatique des troupes vise à
souligner l’intransigeance toute aussi dramatique du souverain, puisqu’elle le mènera à sa
perte. Dans ce contexte, Bayhaqī ne peint plus Masʿūd comme un tyran ; plus subtilement,
et le présente comme un homme sensible, mais trop obstiné et irréfléchi pour mesurer les
conséquences de ses décisions. « Sur la route, l’émir croisa plusieurs contingents qui
faisaient avancer leurs chevaux en pleurant. Son cœur se serra […] et il ordonna qu’on leur
donne à chacun mille dirhams. Ce geste fit naître chez les hommes l’espoir qu’on
reviendrait peut-être en arrière ; mais […] à l’heure de la prière de l’après-midi, le sultan
lui-même contredit cette rumeur25 ». On note que le point de vue choisi par l’écrivain est,
ainsi qu’on l’avait fait remarquer, celui des simples soldats.

Bayhaqī fait preuve de beaucoup de souplesse et de réalisme dans la description des


souffrances de l’armée, résultat de l’entêtement du sultan. « La situation devint si
désespérée [pénurie d’eau] que trois jours après avoir quitté Saraḫs, on dut creuser des
puits pour avoir de l’eau. Les soldats creusèrent profondément, et de l’eau douceâtre ou
acide jaillit. Les buissons de roseaux avaient été mis en feu [par les Turkmènes], le vent
soufflait et emportait avec lui la fumée de ces buissons, qui se déposait sur les tentes des
troupes en les noircissant. Les incidents de ce genre n’étaient pas rares26. »

22 TB II p. 305-308.
23 TB II p. 263.
24 TB II p. 262-63.
25 TB II p. 309 : “On the road, the Amir passed several of the troops who were in tears as they led their
horses on the way. He was struck to the heart […] and he ordered them to be given a thousand dirhams
each. This raised people’s hopes that he might possibly come back; but […] at the time of the afternoon
worship, the Sultan himself put down these rumours.”
26 TB II p. 310 : “The situation became so desperate that on the third day after leaving Saraḫs, wells had
to be dug in order to get water. They dug extensively, and both sweet and acrid-tasting water came up.

117
Bayhaqī introduit dans sa description une dimension symbolique : les signes se
multiplient, qui annoncent aux hommes que la guerre sera perdue pour les Ghaznévides.
La folle obstination du souverain est reflétée par les images lugubres qui évoquent la fin
du monde : ainsi les tentes noircies, évoquant la mort, le feu, la perdition, le manque d’eau,
fluide vital, ou encore l’amertume de l’eau. Les allusions au décret divin, fréquentes dans
ces passages, tandis qu’elles sont rares dans le reste de la chronique, semblent avoir pour
fonction essentielle de renforcer la mise en scène tragique des évènements : « Le décret
déjà déterminé du destin eut la main haute27 ».
De cette situation, Masʿūd est jugé responsable à plusieurs niveaux : il est coupable d’avoir
refusé de battre en retraite ; il est aussi coupable d’avoir reconduit avec entêtement un
comportement dont le Vizir lui avait déjà figuré les mauvaises conséquences, celui du
détachement à l’égard des troupes28. Le souverain, coupé du vécu de ses hommes, fragilise
progressivement leur fidélité. Bayhaqī semble parfois insinuer que ce détachement, et
l’acharnement dont Masʿūd fit preuve en 431, expliquent son assassinat par ses propres
troupes en 432. L’abus fait de la fidélité des troupes a provoqué la rébellion des hommes,
notamment au moment fatidique de la bataille de Dandānqān29 : la trahison des troupes
débouche sur l’écroulement du cercle de justice, puisque l’armée n’assure plus son rôle de
protection. La rupture avec l’armée, l’un des appuis principaux du pouvoir, est donc
interprétée comme l’une des causes de la chute de Masʿūd.

Pour Bayhaqī, l’obstination de Masʿūd a aussi causé son discrédit progressif et son
abandon par les populations de l’empire, mais de façon indirecte. Ignorant les conseils de
son vizir, Masʿūd choisit lui-même ses gouverneurs et se laissa souvent séduire par des
ambitieux qui recherchaient leur fortune personnelle. La domination ghaznévide devint,
au fil des années, de plus en plus injuste, puisque détournée du bien commun au profit de
quelques-uns, et Masʿūd perdit l’appui de ses sujets sans même s’en apercevoir.
Le sultan refusa par exemple d’entendre les avertissements du vieux fonctionnaire Abū
Manṣūr et d’Abū Naṣr Muškān quant à la malhonnêteté du gouverneur civil du Ḫurāsān,

The reed beds had been set on fire [i.e by the Turkmens], the wind blew and carried away the smoke
from those beds, and it settled on the troops’ tents and blackened them. Incidents like these were not
infrequent”.
27 TB p. 310 : “The foreordained decree of fate had the upper hand”. Cette expression, très redondante
en français, montre le caractère tragique imprimé au récit.
28 TB II p. 151.
29 TB II p. 317-18.

118
Abū al-Fażl Sūrī, qui put donc s’enrichir pendant dix ans par le pillage fiscal de sa province.
On retrouve dans le récit de cet épisode le thème de la parole contrariante du sage, qui met
le souverain à l’épreuve : mais Masʿūd échoue à surmonter l’obstacle. Il est émerveillé par
les superbes présents apportés par son gouverneur. Dans sa description des trésors,
Bayhaqī n’omet rien de ce qui était rare et précieux aux yeux des hommes de son temps.
Or, tissus brodés, pierres, camphre... la tentation est ainsi représentée sous une forme
presque symbolique, et l’historien met en scène le dilemme du souverain, qui doit trancher
entre l’attraction qu’exercent sur lui ces richesses, et la nécessité de préserver ses sujets
de l’avidité d’arrivistes impitoyables comme Sūrī. Mais Masʿūd décide d’accepter les
présents et honore Sūrī30.

Dans cet épisode, Bayhaqī cherche à montrer que le souverain entêté est, avant tout,
un souverain gouverné par ses passions. En effet, c’est l’amour de l’argent qui est cause de
l’aveuglement du Sultan à l’égard de Sūrī.
Les souverains gouvernés par leurs passions élèvent au pouvoir ceux qui sauront
satisfaire ces passions, ce qui assure la ruine de leur Etat. En conclusion de l’épisode,
Bayhaqī donne le récit de l’ascension fulgurante de Sūrī31, permise par l’aveuglement de
Masʿūd, comme il a donné plus haut le récit de celle d’Abū Sahl Zawzanī32. Bayhaqī accuse
explicitement Sūrī d’être la cause de la perte du Ḫurāsān33 : mais la responsabilité de ses
exactions retombe ultimement sur le sultan, là encore doublement coupable par sa
cupidité et par son refus d’écouter le conseil, qui aurait pu lui permettre de revenir sur sa
première faute. « L’émir n’acceptait pas que quiconque le critique [i.e. Sūrī] et semblait se
préoccuper seulement de ses somptueux présents, jusqu’au jour où le Ḫurāsān fut, en
vérité, perdu à cause de sa tyrannie et de ses exactions34 ».

Face à l’entêtement du souverain, le vizir tente de ruser. Ayant remarqué que Masʿūd
se laisse plus facilement plier par des hommes qui, précisément, n’ont pas le statut de
vizir, il lui fait parvenir des vers écrits par le chef du barīd de Nišapur35 :

30 TB II p. 63-64.
31 TB II p. 64-65.
32 TB I p. 271.
33 TB II p. 64.
34 Idib. : “The Amir would not hear a word against him (i.e Sūrī), and seemed only concerned with those
lavish presents of his until Ḫurāsān was in truth lost through his tyranny and extortion”.
35 TB II p. 65-66.

119
« O émir, regarde vers le Ḫurāsān, car Sūrī y trame ses tours et ses pièges !
Si tu laisses sa main maudite rôder longtemps, il te causera de longs déboires
Quelque soit la mission dont tu charges Sūrī, il reviendra comme le mauvais berger, sans le
troupeau, mais avec sa carcasse seulement, marquée au fer36. »
On retrouve dans ces vers la métaphore fameuse du berger37, qui rappelle au souverain sa
fonction de guide, l’exigence de sagesse qui accompagne son pouvoir, ainsi que la
responsabilité inhérente à ce pouvoir : Bayhaqī rappelle que si le souverain délègue sa
fonction de berger, il reste responsable des agissements de ses délégués, car son pouvoir
absolu se corrèle avec une responsabilité absolue. Le poème n’est pas moraliste, mais
révèle une éthique politique pratique soucieuse de la pérennité du pouvoir. La ruse,
néanmoins, n’est d’aucun effet ; Masʿūd cède aux présents et aux flatteries du son
gouverneur. Il est donc injuste par procuration, et la sanction en sera la trahison par les
habitants du Ḫurāsān.

La situation de cet épisode, presque exactement au milieu du récit du règne de


Masʿūd, lui donne une fonction de charnière dans le récit et la démonstration de Bayhaqī.
Dans la suite de la narration, les évènements s’enchaînent, et les marques du déclin de la
dynastie sont régulièrement soulignées par l’historien. Les conséquences des activités de
Sūrī, notamment, et du refus de Masʿūd d’y mettre un terme, sont exposées plusieurs
centaines de pages plus loin, alors que Bayhaqī raconte l’invasion du Ḫurāsān par les
Turkmènes.
Malgré les efforts déployés par Masʿūd pour s’attacher les notables de Nišapur38, la ville la
plus prospère du Ḫurāsān, parce qu’il sait que leur fidélité lui assure la fidélité des
habitants de la ville, les élites nišapurīs l’abandonnent en 431 et se rendent sans
combattre aux Turkmènes39. Cette décision découle de l’incapacité du sultan à défendre les
intérêts de ces notables, et des habitants de Nišapur en général. La mauvaise gestion du
territoire a nui pendant dix ans aux familles de grands propriétaires terriens ; quand aux
populations plus humbles, elles s’étaient appauvris du fait des impôts exorbitants exigés

36 Ibid., p. 66 : “O Amir, look towards Khorasan, for Suri is up to his tricks and snares!
If his ill-omened hand is allowed to roam for long, he will make prolonged trouble for you.
On whatever mission you may send Suri, he will return like the bad shepherd, not with the flock but with
the branded carcass.”
37 On la trouve par exemple chez Nizām al-Mulk. Voir NAM p. 61-62.
38 Voir supra, p. 88-90.
39 TB II p. 298.

120
par Sūrī, et se voyaient fragilisés par le passage régulier des armées ghaznévides, qui
prélevaient les réserves alimentaires et les richesses de la ville, pour revenir toujours
défaites. Ainsi, les nišapurīs n’avaient plus de raison de maintenir leur allégeance à
Masʿūd40. La « trahison » de Nišapur clôt donc la démonstration de Bayhaqī, et montre
l’effondrement du cercle de justice.

L’entêtement de Masʿūd l’a donc, directement ou indirectement, privé des


fondements de sa légitimité politique et de son pouvoir : il se vit réduit à l’exercice d’une
force arbitraire. Les dernières pages de la chronique mettent en scène un Masʿūd devenu
proprement despotique, c’est-à-dire marqué par ce qu’on pourrait nommer le paradoxe du
despote, et qui est d’exiger d’autant plus que le pouvoir réel lui échappe : Masʿūd exige le
départ de la cour pour Lahore, refuse de justifier cette décision auprès de son vizir41, et
s’enferme pour se livrer aux plaisirs42.
La dernière étape de ce délitement du pouvoir, privé de fondement, est le retrait des
conseillers. La solitude rêvée par le tyran finit par devenir réalité, puisque les conseillers,
dans l’incapacité de se faire entendre, repoussent finalement leur responsabilité, isolant le
souverain. L’obstination du Sultan, son refus d’écouter, aboutissent là encore à une
rupture du contrat : contrat matériel et effectif cette fois, puisqu’il s’agit de la convention
établie entre le souverain et son conseiller au moment de l’investiture de ce dernier43.
En cessant d’écouter Aḥmad b. ʿAbd al-Ṣamad, le sultan lui retire de facto la fonction qui lui
avait été confiée, par contrat écrit, en 423. Le vizir, dès lors, cesse progressivement de
cautionner les décisions du souverain, et affirme à qui veut l’entendre qu’il s’en
désolidarise. Ibn ʿAbd al-Ṣamad garde un lien éthique avec sa charge, et continue de
s’exprimer lors des sessions privées avec le souverain, parce qu’il estime que cela
constitue son devoir en tant que vizir44. Mais, sans rompre avec sa charge, il rompt avec le
souverain. Plusieurs passages de la chronique décrivent cette situation paradoxale. Le
vizir s’écrie un jour « Je dois dire ce que je pense ; et si mes paroles ne sont pas écoutées,

40 C.E. BOSWORTH, The Ghaznavids: their empire in Afghanistan and eastern Iran, 994-1040, Edimbourg,
1963, 331 p. Ici, p. 263.
41 TB II p. 354.
42 TB II p. 361.
43 TB II p. 17.
44 TB II p. 365.

121
au moins serai-je absous de toute responsabilité45 ». Le retrait du vizir, pour Bayhaqī, ne
peut qu’accélérer le déclin du royaume, privé de sa raison.

La description de l’obstination du sultan et de ses conséquences ne vise pas à


projeter au lecteur l’image d’un souverain stupide ou dépourvu de scrupules. Plus
subtilement, elle apporte un élément d’explication à la chute de Masʿūd : celui-ci a cherché
à faire de son pouvoir absolu un outil pour accomplir sa volonté ; il a oublié que ce pouvoir
reposait sur l’impératif du bien commun, qui en traçait les limites.
Cette confusion évoque l’idée, développée par M. Abbès à partir de sa lecture des Miroirs
aux princes, d’une forte tension entre deux pôles du pouvoir sultanien : l’art politique
serait toujours tiraillé entre deux pôles, celui, d’un côté, de la nécessité de sauvegarder le
mulk, de l’obligation de se maintenir à la tête de l’Etat et de chercher l’affermissement du
pouvoir qui peut se traduire par une quête indéfinie de la satisfaction du désir de
puissance, et celui, d’un autre côté, du pouvoir mis au service de la justice et des
gouvernés, soucieux, non pas des seuls intérêts de l’Etat, mais aussi de ceux de la société46.
Chez Bayhaqī, ces deux « pôles » sont inséparables, parce que le pouvoir ne peut se
maintenir s’il n’est mis au service de la société. Mulk et siyāsa sont les deux facettes d’un
même pouvoir. Mais il semble, d’après les éléments fournis à travers la chronique, que
Masʿūd n’ait réellement perçu qu’un seul de ces deux aspects, le mulk : soucieux de
manifester son indépendance, d’étendre son territoire, d’éliminer les fonctionnaires jugés
trop influents, il n’a pas donné à l’exercice de la siyāsa l’importance qu’elle aurait dû avoir
dans son gouvernement, et trop souvent interprété l’intervention des vizirs comme un
atteinte à son propre pouvoir.
Dans le même temps, d’une façon paradoxale, Bayhaqī ne présente pas Masʿūd comme un
souverain fort, au contraire. Pour lui, l’échec de son règne a en partie été dû à l’influence
qu’exerçaient sur lui certains courtisans, qui affaiblissait son pouvoir, et qu’il ne sut pas
rejeter à temps.

45 TB II p. 145 : “I have to speak out ; if my words should go unheeded, I shall have absolved myself of
responsability”.
46 MA p. 106-107.

122
Chapitre 2

Le sultan et ses favoris

Le choix de l’entourage

Bayhaqī tient pour une question très importante celle de l’influence de l’entourage
du sultan sur son action politique. Pour cette raison, on a vu qu’il mettait au cœur d’un
gouvernement efficace et prospère la relation équilibrée entre le souverain et ses
conseillers. Les sages doivent être, idéalement, placés au plus près du souverain ; mais on
a vu que cette relation avait été mise à mal dans la pratique, sous le règne de Masʿūd, par
l’attitude obstinée du sultan ; elle le fut peut-être encore plus par l’influence nuisible de
ses favoris, formant un contrepoids dangereux à celle du vizir.
La question de l’influence des favoris du souverain, et plus largement de l’entourage du
souverain, est très classique dans la littérature d’édification politique islamique. Ainsi
Nizām al-Mulk aurait-il écrit son Miroir afin de dénoncer l’influence du harem et des
favoris de Malikšāh1. Cette attention portée au thème de la faveur s’explique de différentes
manières : d’abord, le pouvoir sultanien, absolu, faisait reposer la prospérité du royaume
sur la vertu politique du souverain ; aussi souhaitait-on logiquement qu’il eût sous les yeux
des exemples susceptibles de l’inspirer. Ensuite, dans beaucoup de régimes politiques
islamiques médiévaux, comme le régime ghaznévide, les élites traditionnelles étaient
doublées d’élites issues de systèmes « méritocratiques », comme le mameloukat ou le
mercenariat2, qui permettaient à des individus de connaître les ascensions fulgurantes.
Quelques exemples de favoris célèbres se retrouvent partout dans la littérature de l’adab,
comme Buzurgmihr, vizir d’Anūširwān, ou G; aʿfar b. Yaḥyā al-Barmakī, le célèbre vizir
d’Hārūn al-Rašid. Certains d’entre eux, comme Buzurgmihr, sont restés pour la postérité
des figures de sagesse.

Dans le texte de Bayhaqī, la figure du favori sage ou pilier du gouvernement est


absente. Les favoris sont toujours présentés comme des parvenus avides de pouvoir : ainsi

1 NAM, introduction de J-P. ROUX, p. 29.


2 EDI, Article « Mamlūk », rédigé par D. AYALON, section 4.

123
Abū al-Fażl Sūrī, ou Abū Sahl Zawzanī, qu’on a déjà croisés. Cette hostilité, néanmoins, ne
semble pas tant correspondre à une condamnation du système de la faveur en soi qu’à une
critique indirecte du souverain : en critiquant les favoris, Bayhaqī implique que le Sultan
ne sait pas s’entourer. Il l’accuse de privilégier des hommes hypocrites et flatteurs, tandis
que les véritables sages sont laissés dans l’ombre. Bayhaqī reproche à Masʿūd de n’évaluer
les individus que sur le critère de l’affect, et non sur leur compétence objective, et de
prêter l’oreille au flatteur : la sélection de son entourage à pour base ses attirances ou
préférences instinctives, et ne prend pas en compte les critères de l’expérience et du
mérite ̵ l’évaluation du mérite se concevant comme rationnelle, par opposition au choix
sentimental, irrationnel. Bien des exemples le montrent, comme la critique du choix d’Abū
Sahl Zawzanī pour le poste de chef du diwān du Sultan : pour Bayhaqī, réserver un poste
d’une telle importance à un homme sans expérience de l’administration, sur la base de son
intimité avec le souverain, est inacceptable3.

L’historien critique aussi le fait que Masʿūd laisse ses compagnons de plaisir se
mêler de politique4, et met volontiers en scène ces ridicules ministres, buvant et
déclamant des poèmes érotiques5. Les plus gais compagnons ne sont pas toujours les
meilleurs politiciens, et Bayhaqī dénonce les conséquences de cette confusion des
domaines. « Le sultan […] écoute avec trop d’indulgence les paroles de toutes sortes de
gens, qui ont la témérité de lui parler d’affaires au-dessus de leur rang et de leur
expérience, et ne le laissent pas en paix6 ». Outre les décisions prises, qui sont souvent
jugées mauvaises par l’historien, l’excès de l’ascendant donné aux favoris excite pour lui
les ambitions d’arrivistes divers, avides de pouvoir, mais peu soucieux de l’équilibre du
royaume, ce qui résulte dans une politique plus nuisible encore.

3 TB II p. 29.
4 La critique de ce qui est perçu comme une confusion des domaines est un topos des Miroirs aux
princes. Voir NAM p. 154 : Nizām al-Mulk affirme que les commensaux ne doivent jamais se mêler de
politique, ni les administrateurs partager les plaisirs du souverain.
5 TB II p 188 : Bayhaqī décrit le favori ʿIraqi en pleine beuverie.
6 TB I p. 160 : “The lord […] is too indulgent a listener. All sort of people have the temerity to talk to him
of matters above their rank and station, and they will not leave him alone”.

124
Les favoris manipulateurs

Un exemple est longuement développé par Bayhaqī, afin de mettre en évidence


l’influence néfaste des favoris à la cour ghaznévide : il s’agit du vizirat officieux d’Abū Sahl
Zawzanī durant la première année du règne de Masʿūd, alors qu’un nouveau vizir n’a pas
encore été désigné. En 421, durant quelques mois, Abū Sahl Zawzanī jouit d’une influence
dont ne bénéficieraient jamais aucun des conseillers officiels, alors même qu’il n’avait pas
la charge de vizir7. Il était le conseiller privé, officieux, mais puissant, de Masʿūd. Bayhaqī
écrit :

La plupart des sessions privées avaient lieu en présence de Bu Sahl Zawzanī. Il établissait lui-même des
transactions monétaires, présentait des requêtes aux tribunaux et ordonnait des confiscations, et les
gens le craignaient. Il servait d’intermédiaire dans la transmission des messages et la plupart des
affaires important à l’Etat8.

Cette citation montre que Zawzanī assuma pendant un temps l’essentiel des fonctions d’un
vizir : il gérait les finances du royaume, rendait la justice maẓālim au nom du souverain,
servait d’intermédiaire entre le souverain et les courtisans, et enfin, était consulté sur les
affaires de l’Etat. La mention par Bayhaqī de sa présence aux « sessions privées » est
lourde de sens : l’expression désigne, dans la chronique, les audiences réservées au vizir et
aux proches conseillers, comme Abū Naṣr Muškān, même si elles incluaient
ponctuellement les généraux, ou certains hauts fonctionnaires. Les sessions privées
étaient les plus importantes, celles où se prenaient les décisions politiques. Bayhaqī met
donc l’accent sur l’importance des pouvoirs conférés à Abū Sahl Zawzanī, et sur le
caractère exclusif de sa relation au sultan.
Selon Bayhaqī, la faveur de Masʿūd propulsa littéralement Zawzanī au plus haut niveau de
l’Etat, en faisant le bras droit du souverain. L’expression « people were in awe of him »
traduit le pouvoir quasi-mystique de la faveur donnée9 : celle-ci confère une aura
particulière à celui qui la reçoit, celui qui a su séduire le souverain.

7 TB I p. 176.
8 TB I p. 176 : “Most of the private sessions were with Bu Sahl Zawzanī. He personaly drew up monetary
transactions, put forward pleas to the legal tribunals and enforced confiscations, and people were in
awe of him. Messages were conveyed through his intermediacy, together with the greater part of
important matters in state.”

9 Awe exprime un mélange de crainte et d’admiration qui n’a pas d’équivalent en français. Pour cette
raison, on a traduit par « craindre » dans la citation.

125
Bayhaqī considère l’influence d’Abū Sahl Zawzanī, dont la faveur se prolongea
jusqu’à la fin de l’année 423, comme néfaste pour deux raisons.
D’abord, parce que l’influence du favori interfère avec le travail du vizir, et perturbe le
gouvernement. Bayhaqī met en scène cette idée dans son récit des premières années du
règne de Masʿūd.
Quand, en 422, Masʿūd choisit Aḥmad b. Ḥasan Maymandī pour assumer la charge de vizir,
évinçant Abū Sahl Zawzanī, une lutte d’influence féroce s’engage entre les deux hommes.
Bayhaqī présente ces évènements de façon très partisane, afin d’insister sur la perversité
du favori : le nouveau vizir, droit et soucieux d’efficacité, doit lutter contre son rival
officieux, qui cherche à tout prix à capter l’attention du souverain en proposant des
mesures susceptibles de le séduire. Les enjeux de cette lutte d’influence sont présentés
comme importants, puisque au cours de cette période, Masʿūd prend sur le conseil de
Zawzanī un certain nombre de mesures dont les conséquences le poursuivent jusqu’à la fin
de son règne.
Dès son rappel d’Inde par le sultan, où il était emprisonné, Aḥmad b. Ḥasan cherche à
sécuriser sa position auprès de Masʿūd. Il n’accepte la charge de vizir qu’après une longue
hésitation10, et confie à Abū Naṣr Muškān « Les vizirs sont déjà en nombre excessif ici, me
semble-t-il11 », - faisant ainsi allusion aux pouvoirs officieux d’Abū Sahl Zawzanī. La
personnalité du prince, aisément séduit par Zawzanī dont Bayhaqī fait une sorte de
« démon néfaste de la dynastie ghaznévide12 », ne lui inspire pas confiance. Dans le contrat
qui établit les conditions de son entrée en charge, il stipule que le souverain ne devra se
laisser conseiller que par lui seul13, et s’adresse ainsi à Bayhaqī : « Ce misérable [i.e. Abū
Sahl Zawzanī] et d’autres s’imaginent que, si j’accepte cette charge, ils pourront continuer
à faire les vizirs derrière mon dos. La première chose que je ferai sera de lui [Zawzanī]
mettre la corde au cou. Dans les spasmes de l’agonie, il arrêtera de jouer au vizir pour de
bon14.»

10 TB I p. 239.
11 Ibid. : “I can see here a surfeit of viziers already”.
12 TB I, introduction de C.E BOSWORTH, p. 35.
13 TB I p. 241-242, TB III p. 120, note 30.
14 TB I p. 241 : “This wretch fellow and others imagine that, if I undertake this office, they can still carry
on acting as so many viziers by stealth. The first thing I shall do is to squeeze the noose round his neck,
so that he will squirm in agony and give up playing the vizier for good”.

126
Malgré ses promesses, la versatilité de Masʿūd, accentuée son manque personnel de
jugement, le conduisent pendant les trois premières années de son règne, à prendre
alternativement conseil auprès de son vizir officiel, et auprès de Zawzanī, qui reste proche
du Sultan avec la charge de chef du diwān de l’armée. Bayhaqī attribue à cette influence la
politique erratique de Masʿūd au cours des premières années de son règne : il passe de
longues pages à détailler les conséquences des décisions prises sous l’influence de
Zawzanī15 ; le vizir, quant à lui, passe le plus clair de son temps à tenter de se faire écouter,
et à chercher des solutions aux problèmes créés par les « conseils » de son rival : après
l’assassinat manqué du Ḫwārizmšāh Altuntāš, assassinat imaginé par Zawzanī, le
souverain se tourne vers son vizir officiel pour trouver une solution, négocier avec le Šāh
et tenter d’éviter une révolte du Ḫwārizm, ou pire, une alliance du Ḫwārizmšāh avec le
Qaraḫānide ʿAlitigīn. Masʿūd comme un être faible, impuissant : l’influence des favoris
affaiblit le pouvoir. La mise en scène de Bayhaqī accentue sa faiblesse « Que puis-je faire à
propos de cette lettre [l’ordre d’assassiner le Šāh] rédigée de ma propre main, qui
constitue une preuve contre moi ? S’ils décident de l’utiliser pour prouver ma complicité
dans cette affaire, comment pourrai-je le nier16 ? ».
Finalement, dans cet épisode, le vizir trouve le moyen d’annuler partiellement les
conséquences du complot manqué17, et en profite pour convaincre le souverain de se
défaire momentanément de Zawzanī. Mais la fidélité des Šāh du Ḫwārizm reste fragilisée :
si le vizir arrive à convaincre Altuntāš de rester fidèle à Masʿūd, après un long échange de
lettres18, il ne peut empêcher ses fils de se rebeller deux ans plus tard19. Le favori ruine
donc les efforts du vizir pour mener une politique favorisant la stabilité, et le détourne mal
à propos de ses lourdes responsabilités administratives.

Bayhaqī montre que l’influence du favori est néfaste, deuxièmement, parce qu’il
prend appui sur les faiblesses du souverain pour s’imposer à son côté. Pour l’historien, les
nombreuses passions20 du sultan en font un homme facilement influençable. On retrouve

15 Exemples : TB I p. 363-366 ; TB I 425-441.


16 TB I p. 434 : “What can I do about the letter in my own hand, which they have acquired as evidence
against me? And if they do use it as evidence of my complicity in the plot, how can I deny it ?”
17 TB I p. 434-35.
18 TB I p. 438-444.
19 TB II p. 75-76.
20 Terme emprunté à J. DAKHLIA, Le divan des rois : l'arbitraire politique en Islam, Paris, 2005, 304 p.

127
dans bien des passages le thème déjà abordé de la maîtrise de soi21 : le souverain, soulevé
par la colère ou un désir quelconque, ne s’aperçoit pas que celui qui satisfait son exigence
l’utilise pour son intérêt propre, au détriment de l’Etat.
Ainsi, tous les projets proposés par Zawzanī au cours de l’année 422 sont acceptés par
Masʿūd parce qu’ils flattent ses penchants les moins honorables. Par exemple, il convainc
Masʿūd de récupérer l’argent distribué aux troupes de l’empire par Muḥammad au début
de son bref règne22. Cette décision, qui provoque la rancœur des troupes, est dangereuse
au plan politique, mais l’idée de s’enrichir séduit Masʿūd. Quand, plus tard, Zawzanī
convainc le sultan de faire assassiner le Šāh Altuntāš, malgré ses compétences, il joue sur
le caractère jaloux de Masʿūd, que la puissance et le prestige d’Altuntāš dérangent. Le
favori manipule donc le souverain. Une telle manipulation fut facilitée, pour Bayhaqī, sous
le règne de Masʿūd, par le caractère du sultan dont Bayhaqī estime qu’il manquait de
jugement et de force morale23.

Les décisions les plus inattendues, ou aux motifs flous, du souverain, sont toujours
attribuées à l’influence des favoris. De telles occurrences reviennent plusieurs fois dans la
chronique : un homme, un jour intégré voire promu, est arrêté et enfermé le lendemain.
Ainsi le jeune général Ġāzi, dont Masʿūd fait un de ses principaux généraux en 421, mais
qui est emprisonné à vie l’année suivante, résultat des intrigues de certains proches du
sultan24. Le sultan est, de ce fait, présenté comme un être imprévisible, dangereux. Cette
imprévisibilité du sultan, qui est un trait généralement valorisé dans la littérature
politique d’inspiration persane, est décriée par Bayhaqī. Dans de nombreux Miroirs aux
Princes, l’imprévisibilité est un trait de caractère propre aux rois, l’apanage des
souverains. Ceux-ci doivent être capables de camoufler leurs motifs, qui ne doivent jamais
être devinés par leurs interlocuteurs, et de surprendre par leurs réactions25 : car un
souverain à la face unique, aux choix prévisibles, est faible. Dans beaucoup de Miroirs,
l’impénétrabilité est considérée comme une protection contre ceux qui pourraient
éventuellement tenter d’exploiter les failles du souverain.

21 Voir supra, p. 92-94.


22 TB I p. 363-66.
23 Exemple : TB II p. 49.
24 TB I p. 320 ; p. 336.
25 MA p. 73-74.

128
Chez Bayhaqī, le schéma est inversé : l’imprévisibilité de certaines actions de Masʿūd n’est
pas le fruit d’un dessein sagement réfléchi et enfoui dans le cœur du roi, mais correspond,
justement, à l’influence d’un favori quelconque. Lorsque le souverain agit seul, le vizir
redoute souvent qu’il n’ait pris conseil de quelque personne mal avisée, et lui fait parvenir
des lettres pour l’inciter à s’ouvrir davantage de ses intentions26. Dans le modèle de
Bayhaqī, le souverain, comme un enfant guidé par son caprice, a besoin d’un « adulte » (le
bon conseiller) pour l’éduquer au pouvoir. Il doit révéler au vizir toutes ses intentions, car
celui-ci a pour fonction d’assurer l’abandon des projets motivés par une passion
quelconque, exploitée par un ambitieux.

L’idée selon laquelle Bayhaqī cherche à présenter les favoris de Masʿūd comme des
manipulateurs n’est pas partagée par M. Waldman. Pour l’historienne, les critiques de
Bayhaqī à l’égard de Zawzanī sont l’expression de l’esprit partisan de Bayhaqī27. Abū Sahl,
principale figure du favori dans la chronique, appartenait en effet au groupe des
masʿūdiyān, qui avaient largement évincé les fonctionnaires plus anciens, comme Bayhaqī.
Pour le montrer, elle compare dans son livre l’attitude de l’historien vis-à-vis d’Abū Naṣr
Muškān, son mentor, et vis-à-vis de Zawzanī ; ou remarque que, lorsque Bayhaqī évoque
les mauvais conseils donnés par Abū Sahl à Masʿūd, les mobiles du favori ne sont pas
analysés impartialement. Pour elle, Bayhaqī ne cherche absolument pas à comprendre
l’idée à l’origine de ces conseils28.
Il est vrai que Bayhaqī n’analyse pas explicitement les motivations de Zawzanī, parce qu’il
est évident à ses yeux que le motif de ces conseils était de plaire au souverain en flattant
ses vices. Les « mauvais conseils » dans la chronique, sont donnés volontairement, parce
qu’ils permettent au flatteur de connaître une fortune rapide, même si, il est vrai, les
échecs découlant de ces conseils coûtent parfois leur faveur à leurs auteurs. Cela n’annule
pas, bien sûr, l’idée d’un esprit partisan de Bayhaqī : il détestait probablement Abū Sahl
Zawzanī, qui avait obtenu le poste de chef du diwān du Sultan en 430, alors que Bayhaqī le
convoitait lui-même. Mais ses critiques à l’égard du favori, si elles en font un personnage
odieux, glissent sur lui pour atteindre une autre cible, Masʿūd, qui est ultimement rendu
responsable de toutes les erreurs.

26 Exemple : TB II p. 354.
27 MW p. 97.
28 Ibid. : “Bu Sahl’s motives are […] not evaluated at all”.

129
Bayhaqī a simplement utilisé le personnage de Zawzanī, dont il croyait sans doute
sincèrement à l’influence néfaste, pour étayer son discours et donner plus de force à son
idéal politique. Tout, dans la chronique, est arrimé à la figure du sultan : il est peu
vraisemblable que Bayhaqī ait projeté un tel ouvrage seulement pour régler ses comptes
avec d’anciens ennemis, lorsqu’il savait que leur critique ternissait en même temps l’image
du souverain. En outre, Bayhaqī n’hésite pas à dénoncer l’influence d’hommes issus de son
propre groupe, celui des maḥmūdiyān, qu’il rend responsables de l’arrestation des jeunes
généraux Iryāruq et Ġāzi29. La thématique du favori, et de l’influence des favoris auprès du
souverain, est un élément de la réflexion de Bayhaqī sur le pouvoir sultanien, dont la
présence ne s’explique pas seulement par les affiliations politiques de l’auteur.

Le souverain, enjeu des luttes d’influence à la cour

Le souverain n’est pas seulement soumis à l’influence de personnalités saillantes


comme celles d’Abū Sahl Zawzanī. Il est, plus largement, soumis aux pressions des
différents groupes qui composent la cour, et dont les plus importants sont les maḥmūdiyān
et masʿūdiyān. On avait déjà abordé ce thème en lien avec l’armée30.
Ces factions cherchent, elles aussi, à manipuler le souverain pour faire triompher leurs
intérêts. Les favoris, s’ils recherchent leur avantage personnel, sont généralement issus de
l’un ou de l’autre camp dont ils cherchent à asseoir la domination. Abū Sahl Zawzanī
appartenait ainsi au groupe des masʿūdiyān, les hommes du nouveau régime.

En 423, lorsqu’Abū Sahl Zawzanī tente, au nom de l’équité, de convaincre le souverain de


confisquer les biens donnés par Muḥammad aux armées, Bayhaqī met en scène l’épisode
de façon à insister sur la manipulation du souverain par le groupe des masʿūdiyān31. Il
souligne d’abord la facilité avec laquelle le sultan accepte la proposition de Zawzanī :
« C’est une bonne idée32 », sans réfléchir aux motivations de ses émirs. Car, si Zawzanī
présente sa réclamation comme une doléance légitime faite au souverain, dont la fonction
est de rétablir la justice : « Ils ont amassé de l’argent pendant quarante ans [le règne de
Maḥmūd] […] qu’ont-ils fait pour mériter qu’on les laisse conserver ces immenses

29 TB I p. 320.
30 Voir supra, p. 73-74.
31 TB I p. 363.
32 Ibid. : “That’s a good idea”.

130
richesses33 ? », il est évident que l’enjeu est ailleurs : il s’agit d’œuvrer pour imposer la
domination des émirs masʿūdiyān sur leurs rivaux, et davantage, de présenter les pidariyān
comme des éléments cupides et opportunistes afin de les rendre suspects aux yeux de
Masʿūd.
Ensuite, Bayhaqī dénonce la cupidité de Masʿūd. Zawzanī, qui le connaît bien, met en avant
dans son discours l’importance de la somme en jeu, et incite le sultan à économiser des
fonds en omettant de payer les armées tant que celles-ci n’auront pas remboursé les
sommes distribuées. Masʿūd, en acceptant, commet pour Bayhaqī une grosse erreur, car le
maintien de la fidélité des armées passe avant tout par une attitude financièrement
généreuse à l’égard des troupes34. Dans cet extrait donc, la manipulation du souverain est
visible : en s’attaquant aux faiblesses du sultan, en l’occurrence son amour de l’argent et
son caractère irréfléchi, les masʿūdiyān parviennent à leurs fins.
Par l’intermédiaire d’Abū Sahl notamment, les masʿūdiyān obtinrent dans les premières
années du règne de Masʿūd l’élimination de nombreux hauts-fonctionnaires pidariyān. En
jouant sur les passions du souverain, ils devinrent le groupe dominant à la cour
ghaznévide.

On remarquera néanmoins que Bayhaqī, lorsqu’il reproche au souverain de se


laisser entraîner dans une logique de factions, ou lorsqu’il critique son manque de
discernement dans le choix de ses proches, gomme quelque peu les difficultés réelles liées
à la sélection de son entourage par le souverain. Masʿūd avait peu de chances d’être
conseillé impartialement. Les masʿūdiyān ne pouvaient que songer à éliminer les meilleurs
éléments du groupe adverse pour l’affaiblir : s’entourer seulement de masʿūdiyān, c’était
donc entrer dans une logique de factions. Mais il était en même temps prudent, de la part
du jeune souverain, de sonder la fidélité des maḥmūdiyān avant de les intégrer à son
entourage, puisque ceux-ci avaient tous, au moins au départ, soutenu l’accession au trône
de Muḥammad. Ainsi, dans les passages où Bayhaqī pointe l’ambition des favoris ou de
certains groupes de courtisans, il traite aussi, peut-être sans le vouloir, de certaines
difficultés inhérentes au pouvoir absolu. Objet des luttes d’influence des courtisans, il
aurait fallu au souverain un jugement exceptionnel, au vu de son manque d’expérience,
pour départager les courtisans et choisir les meilleurs d’entre eux.

33 TB I p. 363 : “They have been amassing money for forty years (…) what have they done to deserve
being allowed to hold on such enormous wealth ?”
34 Voir supra, p. 68-69.

131
Bayhaqī touche peut-être là, plus qu’une difficulté, une limite du pouvoir absolu : tout
repose sur la capacité de jugement du souverain. Si le souverain échoue à composer un
entourage de sages, et ne possède pas les talents nécessaires pour gouverner seul, le
royaume ne peut que décliner. Bayhaqī, qui ne cesse d’insister sur l’importance d’être bien
conseillé, n’apporte pas de solution à cette aporie ; comment déterminer les « bons » des
« mauvais » ?

Quoiqu’il en soit, les propos de Bayhaqī sur la manipulation du souverain, que ce


soit par des individus charismatiques ou, plus largement, par les différents groupes de la
cour, convergent tous vers l’enjeu de la justice, au cœur de toute la réflexion politique de
Bayhaqī. En effet, le souverain absolu devenu l’esclave de ses favoris et de ses passions,
dépossédé de sa volonté, est incapable de faire régner la justice.

De la faiblesse à l’injustice : l’exécution de Ḥasanak

Cette idée est mise en scène dans la longue description de l’exécution de l’ancien
vizir de Maḥmūd, Ḥasanak. L’exécution est présentée comme le résultat des intrigues
d’Abū Sahl Zawzanī, humilié une fois par Ḥasanak, et qui le haïssait depuis.
Notons que présenter la mort de Ḥasanak comme le résultat de la manipulation du
souverain par un de ses favoris est un choix interprétatif de la part de l’historien : en effet,
d’autres causes sans lien avec la faveur de Zawzanī auraient pu être avancées pour
expliquer cette mise à mort. Masʿūd avait des raisons à la fois personnelles et politiques de
vouloir se défaire de Ḥasanak : l’ancien vizir était un soutien de son frère Muḥammad, et,
avant la mort de Maḥmūd, lorsque celui-ci avait décidé de changer d’héritier désigné, il
avait ainsi défié Masʿūd : « Allez dire à votre émir Masʿūd que je fais ce que je fais sur
l’ordre de mon maître ; et que si le trône royal doit lui revenir un jour, Ḥasanak devra être
exécuté35. »
Cette déclaration de pure provocation, qui déniait toute légitimité à Masʿūd, pouvait
légitimement inquiéter le souverain quand à la fidélité de l’ancien vizir. De plus, le calife de
Bagdad n’aimait pas Ḥasanak, qu’il prenait pour un chiite36 ; or entériner le soutien du
calife pouvait sembler important à l’issue d’une longue crise de succession, alors que le

35 TB I p. 271-72 : “Tell your Amir Masʿūd that I do what I do at my own master’s bidding ; if the royal
throne ever becomes yours, Ḥasanak will have to be executed.”
36 TB I p. 275.

132
pouvoir était encore fragile. Si donc Bayhaqī décide de n’insister que sur le rôle d’Abū Sahl
Zawzanī, c’est bien pour mettre en scène le lien entre manipulation et règne de l’injustice.

Bayhaqī imprime dans ce passage une tonalité dramatique à sa narration, afin de


faire de Ḥasanak un héros injustement exécuté37. L’exaltation de la figure de l’ancien vizir
sert la mise en scène d’un symbole de l’injustice causée par la faiblesse du souverain vis-à-
vis de ses favoris38. Après le récit d’une parodie de procès qui aboutit à la condamnation
de Ḥasanak39, Bayhaqī le décrit, humilié, insulté par les gardes du sultan alors qu’il est
conduit à l’échafaud40. On veut le forcer à courir jusqu’au gibet - mais la foule présente s’y
oppose. Puis, les gardes appellent à lui jeter des pierres : là encore, le peuple refuse et
pleure. J. Meisami retranscrit ainsi la scène, reprenant les métaphores employées par
Bayhaqī : « Dévêtu, dépouillé de toutes les possessions de ce monde, jusqu’à ses habits,
Ḥasanak devient comme une icône : sa peau est semblable à de l’argent battu, ses traits
plus beaux que ceux de mille idoles. Le casque humiliant [pour ne pas abîmer la tête lors
de la lapidation] devient la couronne d’un martyr41 ». Dans cette posture, Ḥasanak devient
le symbole de l’injustice du Sultan ; et cette idée est encore renforcée par l’insertion, après
le récit de l’exécution, d’une anecdote qui met en parallèle la mort de Ḥasanak et celle
d’Ibn al-Zubayr, présenté comme un juste, victime de l’usurpation des Umayyades42.

37 J. Meisami le qualifie même de « martyr », voir J. SCOTT MEISAMI, Persian historiography in the end of the
twelfth century, Edimbourg, 1999, 319 p. Ici, p. 91. Mais on éprouve une certaine réticence à reprendre
ce terme, trop connoté en islam : Ḥasanak n’est pas mort au nom de Dieu, mais il est bien présenté
comme la victime d’une suprême injustice.
38 J. Meisami va dans le sens de notre interprétation en voyant dans la scène d’exécution de Ḥasanak une
représentation littéraire de l’injustice : voir J. MEISAMI op. cit., p. 91-94. Mais ce passage, comme d’autres,
peut être lu sous un autre éclairage : Ḥasanak était un membre éminent des maḥmūdiyān, groupe auquel
Bayhaqī appartenait lui-même, ce qui l’entraîne à proposer une lecture favorable au condamné. On peut
expliquer de la même façon l’éloge fait de ʿAli Qarib, ancien fonctionnaire de Maḥ
mūd arrêté au cours de
l’année 421 : voir TB I p. 134-136.
39 TB I p. 276.
40 TB I p. 280.
41 J. SCOTT MEISAMI, op. cit., p. 91 : “Disrobed, stripped of all wordly possessions even to his clothing,
Ḥasanak becomes like an icon : skin like beaten silver, features more beautiful than a thousand idols.
The humiliating helmet becomes a martyr’s crown.”
42 TB I p. 282-286.

133
Cet épisode aurait pu être traité de façon à dénoncer l’injustice du sultan en
insistant sur l’arbitraire d’un souverain abusant de son pouvoir. Mais Bayhaqī l’utilise au
contraire pour montrer que le souverain manipulé se rend injuste non par force, mais par
faiblesse. Bayhaqī, dans le récit de la mort de Ḥasanak, met en scène toute la contradiction
d’un pouvoir absolu, mais soumis à l’influence des favoris. Masʿūd n’y est pas présenté en
position de force. Son manque de discernement et son affection pour Abū Sahl Zawzanī en
font un jouet entre les mains du favori, comme le montre Bayhaqī qui met en scène la
résistance du souverain : Masʿūd refuse d’abord d’exécuter Ḥasanak43, puis cède
soudainement à Zawzanī44.
Dans le récit de la mort de Ḥasanak, cette faiblesse du Prince est exprimée dans la
structure même du récit : la figure de Ḥasanak, omniprésente, vole « la vedette » au
souverain, qui est porté au second plan. Abū Sahl Zawzanī, en revanche, est au centre de la
scène. Bayhaqī insiste sur sa perversion, fait de lui le moteur de l’injustice dont est victime
l’ancien ministre. Il accuse Zawzanī de cruauté envers Ḥasanak, dès lors que celui-ci s’est
trouvé en son pouvoir45. Lors du procès, Zawzanī est montré écumant de rage et de
rancœur, incapable de maîtriser sa haine ; sa malice s’oppose au calme et à la compassion
du vizir. Enfin, Bayhaqī rapporte que Zawzanī fit servir la tête du condamné à ses convives
lors d’un banquet : les convives, livides, restèrent interdits face au rire cruel du favori. La
figure très noire de Zawzanī représente, symboliquement, la corruption du royaume par
des favoris assoiffés de sang.
La mort de Ḥasanak met en scène le paradoxe du despote : fausse image de puissance
puisqu’il n’est que la marque de sa dépendance, l’arbitraire du souverain est le symptôme
de sa faiblesse.

Au niveau de l’interprétation historique de Bayhaqī, le thème de la manipulation


fournit l’une des clés du déclin historique des ghaznévides selon Bayhaqī : le souverain a
cédé à l’influence de ses favoris, ce qui l’a conduit à éliminer des éléments essentiels à
l’Etat, comme le Ḫwārizmšāh, Ḥasanak et bien d’autres, et ce qui l’a empêché de mener à
bien une politique soucieuse de justice – le justice et la stabilité ne faisant qu’un.
Le thème de la manipulation apporte aussi à la réflexion de Bayhaqī sur le pouvoir idéal.
Les leçons en sont nombreuses : Bayhaqī appelle à une sélection prudente et avisée de son

43 TB I p. 272 : “But the Amir was very magnanimous and noble-minded, and would not respond.”
44 TB I p. 273.
45 TB I p. 272, accusation de sadisme ; le mot persan est très fort : voir TB III, note 135 de l’année 422.

134
entourage par le sultan (même si, on l’a vu, une telle sélection présuppose le jugement
aiguisé du souverain, qualité qui manquait à Masʿūd). De plus, le vizir officiel et qualifié –
c’est-à-dire, pour Bayhaqī, issu de l’administration - doit être la source première, voir
unique, de conseil au souverain.
La deuxième idée importante dérivée du thème de la manipulation est que le sultan ne
peut être manipulé que s’il prête le flanc aux intrigues des favoris : pour ne pas être
manipulé, le souverain ne doit pas être soumis à ses passions. Cette idée rejoint la
conception large selon laquelle seule la vertu du souverain est capable de garantir
l’équilibre de l’Etat.
Enfin, dernière leçon politique, le souverain doit s’élever au dessus de la logique des
factions. En effet, les intrigues de factions créaient à la cour ghaznévide un climat
d’inquiétude et de suspicion dont Masʿūd ne parvint pas à se détacher, ce qui est pour
Bayhaqī un autre élément d’explication du déclin de son règne.

135
Chapitre 3

Un climat de suspicion

Critique du secret et de l’intrigue

La troisième cause principale avancée par Bayhaqī pour expliquer la chute des
Ghaznévides est l’amour du secret et de l’intrigue qui caractérise le souverain.
Bayhaqī semble, en effet, établir une distinction entre la ruse qu’il valorise comme un outil
essentiel de gouvernement, et l’intrigue, qu’il assimile à une tromperie coupable. La
frontière entre les deux, quoique parfois ténue, semble se situer au niveau de la
destination. La ruse est mise en œuvre dans l’intérêt de l’Etat, pour répondre à une
situation précise : comme, par exemple, en 426, lorsque le vizir parvient à faire éliminer le
jeune Ḫwārizmšāh rebelle Hārūn par une ruse habile, évitant ainsi à l’empire les dépenses
et les pertes d’une guerre1. L’intrigue, en revanche, est toujours le fruit des luttes
partisanes qui agitent la cour : ainsi l’arrestation inattendue des deux généraux Ġāzi et
Iryarūq, résultat des tensions entre hommes de l’ancien et du nouveau régime2.

Cette critique de l’intrigue n’est pas seulement une critique morale, qui distinguerait
entre une ruse bien intentionnée et une intrigue motivée par la jalousie. Bayhaqī estime
que l’intrigue n’apporte, si elle réussit, que peu d’avantage politique, en renforçant les
rivalités et en suscitant des représailles3 ; en revanche, ses conséquences en cas d’échec
peuvent être considérables. Par exemple, lorsqu’Abū Sahl Zawzanī intrigue contre le
Ḫwārizmšāh Altuntāš, il croit faire preuve d’habileté et de ruse, mais le défaut
d’intelligence politique dont Masʿūd et lui font preuve dans ce complot est mis en évidence
par Bayhaqī à travers les paroles du Vizir Maymandī : « Il est question ici d’Altuntash et
non d’un homme de paille, qui a, de plus, à son côté des hommes comme Aḥ mad b. ʿAbd al-

1 TB II p. 93.
2 TB II p. 326.
3 TB II p. 92-93 : révolte du jeune Ḫwārazmšāh Hārūn, en représailles de l’assassinat manqué de son
père deux années plus tôt.

136
Ṣamad ; comment ce complot pourra-t-il jamais fonctionner avec eux ? Nous avons perdu
Altuntash4. »
La prédiction du vizir se réalise : un retournement de situation, habilement orchestré par
Altuntāš, lui permet d’échapper à la mort et de faire éliminer Munǧuq, l’homme de main du
sultan, en invoquant une bagarre à laquelle il se serait mêlé. La ruse d’Altuntāš est
gracieuse : elle protège son propre intérêt, tout en protégeant le pouvoir, puisque le
mensonge couvre la responsabilité de Masʿūd. Bayhaqī met volontairement en vis-à-vis
l’intrigue manquée du souverain et la réaction habile de son gouverneur. La parole
maladroite de Masʿūd – il a lui-même été, par erreur, à l’origine de la divulgation du
complot- s’oppose à la parole rusée d’Altuntāš, dont la lettre signifie, sous couvert de la
révérence la plus complète, qu’il connaît l’origine du complot5. La parole naïve, qui coule
sans retenue, s’oppose à la parole codée, qui signifie tout en en disant peu.

Bayhaqī réprouve donc l’intrigue et, d’une façon générale, l’opacité et le secret de la
part du souverain. On déjà évoqué le fait que, sur ce point, il s’éloigne du canon présenté
par beaucoup de Miroirs persans6. Dans ces Miroirs, l’opacité du souverain est présentée
comme une qualité essentielle. Ibn Ṭiqṭaqā, auteur du Miroirs du XIVe siècle, dit ainsi du
secret qu’il est « le pivot de la politique7 ». Le secret créé l’hayba8, une aura de crainte et
une distance infranchissable qui isole et protège le souverain. Il a donc une fonction au
niveau de la représentation du pouvoir par lui-même. Il a aussi une importance au niveau
du gouvernement : les actes du souverain doivent répondre à « un plan secret, aux ressorts
parfaitement maîtrisés9 », mais échapper à la compréhension du public ; de cette façon, le
roi ne peut être contré. C’est peut-être de cette façon que Masʿūd justifiait, à ses propres
yeux, ce jeu du secret et de l’imprévisibilité dont il use à de nombreuses reprises, faisant
croire à un courtisan qu’il a toute sa faveur, tandis qu’il a déjà planifié son arrestation.

4 TB I p. 427 : “We are dealing with Altuntash and not with a man of straw, and he has, moreover, at his
side a man like Aḥ
mad b.ʿAbd al-Ṣamad ; how could this plot ever work with them ? Altuntash has been
lost to us.”
5 TB I p. 429.
6 Voir supra, p. 128-129.
7 MA p. 72, citant lui-même IBN AL-ṬIQTAQA, al-Faḥrī fi-l ādāb al-sulṭaniyya wa-l duwal al-islāmiyya,
Beyrouth, Dār ṣādir, sans date, p. 50.
8 JD p. 86.
9 MA p. 75.

137
Au niveau de la représentation du pouvoir, Bayhaqī estime que le secret du
souverain implique le mensonge, et que le mensonge nuit à la majesté du sultan. Cela
apparaît assez nettement, par exemple, lors du récit de l’arrestation de ʿAli Qarib, en 42110.
Dans ce passage, la figure de ʿAli est magni^ié e d’une façon qui abaisse, par contraste, celle
de Masʿūd, et cherche à en représenter l’ignominie. Là comme en d’autres occasions,
Masʿūd a mimé la faveur et promis monts et merveilles à l’homme qu’il va faire arrêter,
afin de prévenir une éventuelle fuite. Mais ʿAli n’est pas dupe, et n’ignore en rien les
intentions du sultan ; comme Altuntāš, c’est un homme mûr, rompu aux intrigues de cour,
difficile à mystifier. S’il ne fuit pas, c’est par résignation : il fait face à son destin sans offrir
aucune résistance, avec une noblesse presque stoïcienne. Le souverain est ainsi
décrédibilisé par son mensonge, qui révèle une certaine bassesse, mise en relief par
l’opposition à la dignité calme de ʿAli.

On a aussi vu que Bayhaqī condamnait cette opacité parce qu’il estimait que, loin de
préserver le sultan de toute influence, elle trahissait souvent l’influence d’un favori
quelconque. D’où ce commentaire lucide d’Altuntāš : « Sa Majesté n’est pas responsable ;
ce sont les mauvais conseillers qui sont en cause…11», lorsqu’il évoque le complot qui le
visait avec le vizir Maymandī. Il faut en conclure que, pour Bayhaqī, le roi n’est pas assez
indépendant pour cultiver le secret ; il ferait mieux de s’en remettre à son vizir.
En effet, selon l’historien, le secret du souverain ne garantit en aucun cas que les motifs de
son action soient justes et réfléchis ; mais s’ils ne le sont pas, il est beaucoup plus difficile,
pour les vizirs par exemple, de les contrôler. Ainsi, en 432, Masʿūd prend, seul, la décision
de quitter Ghazna et d’abandonner le Ḫurāsān pour les territoires indiens de l’empire. Le
vizir, qui ignore tout de ce plan, mais voit l’agitation de la cour en plein préparatifs, fait
parvenir au sultan une lettre dans laquelle il lui rappelle qu’il ne doit rien lui cacher, et que
seul une action concertée peut aboutir à une politique sage « L’émir ne devrait rien cacher
ce qu’il a en tête à son vizir, qui est son serviteur […] de cette façon, la sécurité sera
préservée12 ». En l’occurrence, le plan de Masʿūd apparaît irrationnel, motivé par une
sorte de panique13.

10 TB I p. 134-135.
11 TB I p. 442 : “There is no fault coming from his majesty ; the fault is from bad advisers…”
12 TB II p. 354 : “The lord should not keep hidden from his servant, who is the lord’s vizier, whatever he
has in mind […] in this way, no breaches of security will occur.”
13 TB II p. 364, Abū Naṣr Muškān constate : “The Lord is panic-stricken.”

138
Chez Bayhaqī, l’acte inattendu correspond toujours à une forme d’arbitraire qui, loin de
renforcer le souverain, l’affaiblit, parce qu’il est injuste. Les actions imprévisibles de
Masʿūd, qu’elles émanent d’un de ses favoris ou de lui-même, sont en général motivées par
une passion ; elles ne sont pas rationnelles. Bayhaqī le montre volontiers : sans chercher à
entretenir la moindre suspension dramatique autour des actions secrètes du souverain, il
expose ces motifs et cherche à souligner qu’ils sont irrationnels : dans le récit de
l’arrestation de Iryāruq et Ġāzi par exemple, l’historien ne cesse d’insister sur le fait que la
méfiance de Masʿūd ne s’appuie sur aucun fondement objectif, si ce n’est l’attitude un peu
bravache d’Iryāruq14. Le rejet du secret, et de son corollaire le mensonge, est donc fort :
car, Bayhaqī l’eût-il voulu, la nature cachottière et imprévisible de Masʿūd aurait fournit un
très bon support à l’éloge du pouvoir, éloge qui, on s’en souvient, est aussi une dimension
présente dans la chronique.

Le seul cas de figure dans lequel Bayhaqī estime le mensonge du souverain non
seulement acceptable mais nécessaire, est lorsqu’il permet de couvrir la responsabilité du
souverain, et de préserver son autorité et son prestige. Dans l’épisode du complot contre
Altuntāš15, une fois l’intrigue éventée, deux choses sont en jeu : la fidélité politique
d’Altuntāš, et l’intégrité de l’image du souverain, sa majesté. Masʿūd décide de nier toute
responsabilité dans l’affaire et fait d’Abū al-Fat Ḥātimī – l’un des fonctionnaires
responsables de l’éventement du complot ̵ le bouc émissaire de l’affaire : il affirme que ce
dernier a inventé l’histoire de toutes pièces, qu’aucun complot n’a jamais été tramé16. Il
tente ainsi de conserver l’allégeance d’Altuntāš, mais cherche aussi à se préserver de
l’infamie associée à l’assassinat injuste d’un fidèle serviteur, pour des motifs qui, de plus,
n’ont aucun lien avec sa compétence politique : Bayhaqī présente le complot comme le
résultat de la jalousie et de cupidité du sultan, qui enviait la richesse et la puissance du
Ḫwārizmšāh.
Si, ici, Bayhaqī n’essaie absolument pas d’oblitérer la responsabilité de Masʿūd, ni son
mensonge, ce mensonge n’est pas critiqué. Il est présenté par le vizir Maymandī comme un
mal nécessaire : « Le sultan doit mettre un terme à cette affaire et devrait faire de Hātemi
le bouc émissaire de cet épisode17 ». Le secret, même mensonger, est donc un impératif,

14 TB I p. 319.
15 TB II p. 424-437.
16 TB I p. 427.
17 TB I p. 426 : “The Sultan must stop this affair and should make Ḥātemi a scapegoat for this episode.”

139
lorsqu’il est une défense apportée à l’image du pouvoir : le pouvoir doit représenter son
infaillibilité, même lorsqu’il a failli. Pour protéger l’image de justice souveraine,
paradoxalement, l’impératif de justice est laissé de côté.
Cet exemple, quoique isolé dans la chronique, nous semble significatif : l’impératif de
maintien de l’ordre- et donc de préservation du pouvoir- reste toujours l’horizon de la
réflexion de Bayhaqī. Il réprouve dans la plupart des cas le secret et le mensonge de la part
du souverain, parce qu’il les juge nuisibles à la stabilité du pouvoir, mais les accepte dans
les situations où ils concourent à cet objectif. Bien sûr, le mensonge dans de tels contextes
est le symptôme d’une faiblesse ou d’une insuffisance du pouvoir. En l’occurrence, il est la
conséquence du manque de discernement de Masʿūd dans l’affaire du complot contre
Altuntāš. Mais pour Bayhaqī, un pouvoir même injuste est toujours préférable à l’anarchie,
et l’évidence de l’injustice du souverain mettrait en danger la pérennité de l’Etat ; il faut
donc donner à l’injustice le masque de la justice.

On sera, sur ce sujet, tenté de critiquer l’interprétation de C.E. Bosworth, qui attribue
le rejet de l’intrigue ou du mensonge à la culture de Bayhaqī. Selon lui, Bayhaqī, en tant
que membre des classes persanes cultivées au XIe siècle, qui avaient reçu une formation
en sciences religieuses, avait du mal à accepter les aspects les plus impitoyables de
l’exercice du pouvoir, comme la tromperie dont Masʿūd use à l’égard de nombreux
fonctionnaires, pour perpétrer des actes injustes. Il écrit « Lui et les autres fonctionnaires
aspiraient à un exercice du pouvoir plus concerné par les questions de justice et de
moralité18. » Pour nous, l’impératif de justice est effectivement central, mais il n’est pas
relié à la moralité dans son sens religieux. Rien ne prouve que Bayhaqī ait été
spécialement attaché à son éducation religieuse ; l’usage des formules pieuses, réduit au
strict minimum dans la chronique, ne permet en tout cas pas de l’appuyer. Quant à la
justice, elle est une nécessité politique, on l’a vu ; ce n’est pas la compassion qui guide
Bayhaqī, mais son expérience et son désir de proposer un modèle de pouvoir le plus
performant possible. Ainsi, pour Bayhaqī, la tromperie peut-elle être une forme de justice
si elle permet de réinstaurer l’ordre. S’il était un parfait moraliste, Bayhaqī condamnerait

18 C.E. BOSWORTH, The Ghaznavids: their empire in Afghanistan and eastern Iran, 994-1040, Edimbourg,
1963, 331 p. Ici, p. 63 : “However, there are some indications that the education in the Muslim religious
sciences undergone by all literate persons at this time had made Baihaqī and his fellow-officials
conscious of the claims of justice and morality in official life and had disinclined them from wholly
accepting the most ruthless aspects of the theory of power state.”

140
toutes les formes de mensonge, et aussi certaines violences largement injustes ou
disproportionnées, comme le châtiment infligé à Ḥātimī pour une faute qu’il n’a pas
commise. Mais il ne le fait pas, parce que ces tromperies, cette violence sont utiles du point
de vue de l’Etat.

La méfiance du sultan et le climat de suspicion

Dans les passages de la chronique relatifs aux intrigues de Masʿūd, Bayhaqī cherche à
mettre en avant un trait spécifique du caractère du sultan : sa méfiance. En effet, outre les
diffé rentes passions ̵ essentiellement la jalousie, l’avidité et la colère- qui motivent les
arrestations de fonctionnaires, la méfiance du sultan en est presque toujours le catalyseur.
Convaincu par les maḥmūdiyān des projets de trahison de Ġāzi et Iryāruq19, Masʿūd fait
enfermer sur une base semblable un certain nombre de généraux au cours de la
chronique20.
La méfiance est un thème classique des ouvrages de conseil politique de l’époque de
Bayhaqī, où elle a souvent été traduite par « prudence ». Cette traduction est contestable :
la prudence n’a pas, chez Bayhaqī, le sens qu’on lui trouve en Occident, celui de
circonspection ou de délibération21. La prudence que doit posséder tout souverain
communique plutôt l’idée de défiance. Le souverain ne peut véritablement faire confiance
à personne ; à aucun moment il ne doit relâcher sa surveillance. Al-Taʿālibī exprime cette
idée dans son Miroir, en citant cette maxime : « le pouvoir est stérile22 » qui signifie que,
lorsqu’il s’agit de préserver son pouvoir, le souverain ne connaît pas de lien de filiation.
Comment Bayhaqī conçoit-il cette qualité de prudence ? S’il la loue, ne la conçoit pas
indépendamment de la sagesse. En d’autres termes, il faut se méfier avec discernement, et
la méfiance de Masʿūd est aveugle : elle frappe au moindre soupçon, touchant parfois un
traître véritable, mais trop souvent, un fidèle injustement soupçonné.
Ces arrestations soudaines créent la crainte, et instaurent un climat de suspicion à la cour.
Ainsi Altuntāš fuit-il rapidement Ghazna en 421, craignant (à juste titre), qu’un complot ne

19 TB I p. 324.
20 Exemples : TB I p. 134 ; TB I p. 270 ; TB II p. 346…
21 M. ABBES, cycle de conférences données à l’ENS de Lyon sur le thème de « Guerre et Paix en Islam », Ici,
conférence du 18 Juillet 2012, « Une vision réaliste de la guerre ».
22 M.A p. 39, cite AL-TAʿALIBI, Adāb al-mulūk (Les règles de la conduite des rois), Beyrouth, Dār al-ġarb al-
islāmī, 1990, p. 50.

141
se trame contre lui23 ; l’année suivante, Bayhaqī décrit les préparatifs du général Ġāzi, qui
tente de prendre la fuite dès qu’il apprend l’arrestation de son compagnon Iryāruq24.

C’est parce qu’ils créent la crainte que le secret, l’opacité du pouvoir, sont valorisés
par de nombreux Miroirs. Mais, pour cette même raison, Bayhaqī les critique. Cette
réserve s’ancre justement, chez lui, dans la dénonciation générale du climat d’intrigue qui
régnait à la cour de Ghazna. L’historien, en effet, établit un lien entre le caractère méfiant
(on pourrait dire, si l’on ne craignait l’anachronisme, paranoïaque) de Masʿūd, la culture
du secret que Bayhaqī ne détache pas de la notion d’intrigue, et la chute finale du sultan.
M. Waldman écrit à ce sujet : « Dans l’œuvre de Bayhaqī, l’explication des évènements du
règne de Masʿūd repose en fait largement sur l’atmosphère d’intrigue et de tricherie dans
laquelle Masʿūd avait été entraîné avant même d’arriver sur le trône25 ».
De cette atmosphère, Masʿūd n’était que partiellement responsable. Un climat de peur et
de suspicion avait déjà été engendré, avant son accession au pouvoir, par le système
d’espionnage et de délation développé par Maḥmūd à travers tout l’empire, et à la cour, et
dans lequel Masʿūd avait lui-même joué un rôle du temps de son gouvernorat à Harāt26. A
ces éléments s’ajouta probablement le cynisme engendré par les nombreux retournements
d’alliances dans la période de lutte entre Muḥammad et Masʿūd.

La dénonciation du système d’espionnage, comme un élément déstabilisant pour le


pouvoir, est un thème récurrent dans la chronique. Ce trait distingue là encore Bayhaqī
des Miroirs les plus importants de la période, comme le Traité de Gouvernement de Nizām
al-Mulk. Ceci ne peut nous surprendre, dans la mesure où la valorisation de l’espionnage
est généralement associée, dans les Miroirs, aux thèmes de la prudence du souverain et
d’une certaine opacité protectrice du pouvoir, vis-à-vis desquels ont a vu que Bayhaqī
prenait ses distances. Dans ces Miroirs, l’espionnage est valorisé dans sa double dimension
symbolique et pratique. Au plan symbolique, il exprime l’idée que l’œil et l’oreille du sultan
sont partout, invisibles ; au plan pratique, les Miroirs soulignent l’avantage procuré par un
système d’espionnage performant. Nizām al-Mulk, qui est presque contemporain de

23 TB I p. 166-167.
24 TB I p. 334-335.
25 MW p. 90 : “In Bayhaqī’s work his explanation of the events in Masʿūd’s reign in fact depends heavily
just on this atmosphere of intrigue and treachery in which Masʿūd had been embroiled before coming to
the throne.”
26 TB I p. 19, introduction de C.E BOSWORTH.

142
Bayhaqī, fait d’ailleurs du système d’espionnage ghaznévide un modèle27. Pour lui,
l’espionnage est un outil nécessaire à l’exercice de la justice, car il permet au souverain de
se tenir au courant des moindres évènements qui arrivent en son Etat28; et le souverain
qui ignore ce qui menace l’équilibre de son royaume le livre à l’injustice. La rhétorique du
vizir de Malikšāh s’appuie sur des métaphores antiques comme celle du berger « Quel
berger es-tu, toi, qui ne peux défendre la brebis contre le loup29! », qui lui font conclure
que « L’envoi d’agents de police et d’espions est, de la part du prince, l’indice d’un esprit
juste, vigilant et sagace ; en se conduisant comme je viens de l’indiquer, il rendra son
royaume florissant30. » La démonstration est complétée par une longue anecdote
consacrée à Maḥmūd de Ghazna et à son système d’espionnage31. Nizām al-Mulk tenta
vainement, tout au long de son vizirat, de convaincre les sultans Salǧūqides, méfiants à
l’égard des espions qu’ils jugeaient trop aisément corruptibles, de se doter d’un tel réseau.

L’opposition des visions de Bayhaqī et de Nizām al-Mulk peut surprendre. En effet,


les deux hommes, on l’a dit, étaient presque contemporains, et appartenaient l’un comme
l’autre à des milieux en contact direct avec le pouvoir et confrontés aux problèmes
concrets du gouvernement. Mais Bayhaqī, contrairement à Nizām al-Mulk, avait eu
l’occasion d’observer directement le fonctionnement du diwān al-išrāf ghaznévide, et d’en
constater l’hypertrophie, qu’il dénonce dans son oeuvre.
Plusieurs passages de la chronique évoquent ce thème sous une tonalité nettement critique.
Par exemple, en 421, Abū Naṣr Muškān est choqué d’apprendre que plusieurs des
administrateurs de son diwān ont été des espions de Masʿūd au temps où celui-ci était
gouverneur d’Harāt32. Vraisemblablement, Masʿūd les avait implantés pour être informé des
moindres décisions de son père. Lorsqu’il demande à Abū Naṣr ce qu’aurait été sa réaction,
s’il avait découvert leur présence à l’époque, le chef des secrétaires répond sans hésiter qu’il
les aurait chassés, car « un secrétaire sans foi est inutile33 ». Ici, la critique directe est dirigée

27 A.K.S. LAMBTON, “The Dilemma of Government in Islamic Persia: The Siyāsat-nāma of Niẓām al-Mulk”,
Iran, 22, 1984, p. 55-66. Ici, p. 62. Voir aussi : NIZAM AL-MULK, Traité de gouvernement, trad. J.-P. Roux,
Paris, 1984, 384 p. Ici, p. 121.
28 NIZĀM AL-MULK, op. cit., p. 118-119.
29 Ibid., p. 120.
30 Ibid., p. 121.
31 Ibid., p. 121-127.
32 TB I p. 231.
33 TB I p. 231 : “a treacherous secretary is of no use.”

143
vers les espions, mais par ricochet, Masʿūd fait l’objet de la critique. Bayhaqī cherche aussi,
dans ce passage, à faire l’éloge d’Abū Naṣr Muškān, à consacrer l’image du secrétaire fidèle
et incorruptible ; en tant que secrétaire, il encourage le souverain à se reposer sur son
administration, qui doit être triée sur le volet, et fiable. Mais d’une façon générale, il critique
le principe de l’espionnage entre membres de la famille régnante.

En plusieurs autres points de la chronique, Bayhaqī évoque ce type d’espionnage, très


développé à la cour ghaznévide, et qu’il juge sévèrement. Ce rejet s’explique de plusieurs
façons. Déjà, Bayhaqī défend l’idée que l’espionnage des proches provoque et nourrit tout à
la fois la méfiance maladive du sultan. Cela est bien visible dans l’anecdote du pavillon de
plaisirs34 : Masʿūd adolescent espionne son père parce qu’il se sait espionné par lui. Plus
tard, une fois parvenu au pouvoir, il fait espionner tous les membres de sa famille, afin de ne
pas être victime de l’espionnage que lui-même a pratiqué lorsqu’il n’était que prétendant au
trône… Ensuite, Bayhaqī semble soulever, avec la question de l’espionnage, la question des
loyautés familiales. L’arrestation de Yūsuf b. Sabuktigīn en 423, oncle de Masʿūd mais
presque du même âge, et avec lequel il avait été élevé, est présentée par Bayhaqī comme un
acte de traîtrise impardonnable35. Bayhaqī maudit le ġulām favori de Yūsuf, Tuġril, qui
espionnait son maître pour le compte du sultan, violant ainsi toutes ses obligations vis-à-vis
de l’homme qui lui avait procuré éducation et statut. Il est difficile de ne pas voir que la
même critique peut s’adresser à Masʿūd : outre le lien de sang, qui semble pour Bayhaqī
présenter une certaine valeur en soi, Yūsuf a soutenu l’accession au trône de Masʿūd, lui a
prêté ses hommes ; le sultan lui est donc lié par une obligation que violent l’espionnage, et
l’arrestation qui le suit.
Pour Bayhaqī donc, l’espionnage familial affaiblit le sultan. Oncles et frères sont souvent
des émirs importants ; c’est le cas de Yūsuf b. Sabuktigīn, chargé d’une campagne en 42136.
Leur soutien militaire est essentiel ; et, à l’inverse, leur rébellion peut avoir des
conséquences graves. En refusant d’accorder sa confiance aux membres de sa famille,
Masʿūd viole ses obligations vis-à-vis d’eux, suscite leur hostilité, et s’expose à une
trahison effective.

34 TB I p. 205-209.
35 TB I p. 359.
36 TB I p. 150.

144
Dans une autre configuration, l’espionnage intrafamilial devient le support d’une
lutte pour le pouvoir. C’est l’une des interprétations possible de l’épisode du pavillon aux
fresques de Masʿūd37. La capacité de surveiller est aussi capacité de dominer. Or dans cet
épisode, Masʿūd bat son père de vitesse, et le berne. D’une certaine façon, l’épisode
annonce la passation de pouvoir, et les tensions qui l’accompagnent. L’espionnage nourrit
donc, dans ce contexte, les rivalités intrinsèques à la relation du souverain vieillissant à
son fils, impatient de dominer à son tour.
Par tous ces exemples, Bayhaqī cherche à montrer que l’espionnage est inefficace, puisqu’il
est toujours susceptible de créer ce que sa mise en œuvre doit théoriquement éviter : la
guerre.

L’attitude critique de Bayhaqī vis-à-vis du système d’espionnage ne doit néanmoins


pas être exagérée. Là comme ailleurs, Bayhaqī pense en termes d’efficacité. Il critique
l’emploi abusif du système d’espionnage, à la cour et au sein de la famille régnante,
davantage que l’usage de l’espionnage en soi. Ainsi, il le valorise dans la mesure où il
permet d’éviter les conflits : il juge positivement, par exemple, l’implantation
d’informateurs dans les contingents de l’armée, chargés d’évaluer l’énergie et l’état moral
des troupes, et de prévenir ainsi toute amorce de révolte. Mais, pendant la grande
campagne contre les Turkmènes de 431, Masʿūd refuse d’écouter le rapport de ses
observateurs qui lui figurent l’état lamentable de ses armées, et perd donc le bénéfice de
cet outil préventif38. Cette évaluation positive de la surveillance des troupes ̵ ou des
généraux : c’est grâce à l’informateur du sultan que la révolte d’Aḥmad b. Ināltegin peut
être évitée en 42539 - est cohérente avec l’idée que le prince doit préserver la paix en se
préparant en permanence à la guerre40.
Il serait insoutenable de dire que Bayhaqī condamne sans appel l’espionnage. Mais il
estime que son emploi abusif renforce l’atmosphère de suspicion à laquelle il attribue,
entre autres, le déclin ghaznévide.

37 TB I p. 205-209.
38 TB II p. 262-63.
39 TB II p. 54.
40 Voir supra, p. 64.

145
Une peinture de l’angoisse

On a vu que le climat de méfiance régnant à la cour, selon Bayhaqī, affectait le


pouvoir de différentes façons : en entretenant des tensions avec les autres membres de la
famille régnante, et en entamant la fidélité des plus hauts fonctionnaires de l’Etat,
notamment. Mais ultimement, cette atmosphère a un effet délétère sur le souverain lui-
même. Le sultan est dépeint par Bayhaqī comme un homme obsédé par la trahison. Au fil
de la chronique, cette peinture de l’angoisse devient omniprésente. Pour l’historien, la
peur de Masʿūd est le résultat des rapports contradictoires, parfois faux, des espions, et
des complots trop nombreux dans lesquels le souverain est bien souvent compromis lui-
même.

Cette angoisse du souverain a de nombreuses conséquences. D’abord, c’est elle qui


cause la dissolution du lien de confiance reliant le souverain aux autres membres de sa
famille. Ensuite, elle est la cause de l’élimination ou l’éloignement d’hommes utiles,
militaires ou administrateurs dont l’expérience aurait pu être décisive face aux
Turkmènes41. Ainsi le vizir déplore-t-il la perte du Ḫwārizmšāh Altuntāš, un homme d’une
grande intelligence, et très expérimenté42. Malgré la lettre envoyée par Masʿūd à Altuntāš
afin de se blanchir de toute responsabilité dans le complot43, celui-ci ne devait plus jamais
reparaître à la cour.
Plus grave, les arrestations arbitraires, ou les complots, causent la défidélisation non
seulement des individus concernés mais aussi des hommes qui leur sont attachés. Ainsi,
Bayhaqī explique les désertions de 431, qui aboutirent au désastre de Dandānqān, par
l’épuisement des hommes, mais aussi par le ressentiment et la peur qu’avait créés
l’épuration des premières années du règne de Masʿūd : certains des contingents qui
abandonnèrent les Ghaznévides pour rejoindre les Salǧūqs avaient en effet appartenu aux
généraux éliminés par Masʿūd44.

Le refus de Masʿūd d’écouter ses conseillers est, lui aussi, attribué par l’historien à la
crainte de la trahison. Au moment critique de la lutte contre les Turkmènes, la rupture

41 TB I p.19, introduction de C.E BOSWORTH.


42 TB I p. 427 : “Altuntash has been lost to us.”
43 TB I p. 438-39.
44 TB I p. 20, introduction de C.E BOSWORTH.

146
entre le souverain et ses conseillers, la dislocation définitive du binôme constitué par le
sultan et son vizir est présentée comme responsable de l’incohérence croissante des
politiques adoptées par Masʿūd45. Or, cette rupture est d’autant plus grave que, pour
Bayhaqī, l’anxiété du souverain le prive de son jugement46 : sa peur lui nuit donc à la fois
en l’empêchant de penser sagement, et en le coupant de ceux qui auraient pu le ramener à
des vues plus raisonnables.

L’intérêt porté par Bayhaqī aux états d’âme du sultan peut surprendre ; dans la
chronique, Bayhaqī confère en effet aux sentiments de Masʿūd un poids important dans le
déroulement des évènements. M. Waldman écrit de Bayhaqī : « Il prête beaucoup
d’attention aux motivations humaines et aux émotions, qu’il prend en compte dans son
explication des évènements47 ».
Chez Bayhaqī, en effet, les deux figures du chef d’Etat et de l’homme sont étroitement
enlacées. Le motif du souverain terrifié à l’idée de perdre son pouvoir apparaît dès les
premières années de la chronique, puis va en s’intensifiant, pour culminer en 432, année
de la débâcle finale et de la mort de Masʿūd. Au moment du départ de Ghazna, Bayhaqī
explique, à travers la bouche du vizir, que l’abandon de la capitale n’est pas le résultat
d’une délibération rationnelle, mais un ordre donné sous l’emprise de la panique48, d’un
sentiment irrationnel ̵ aux antipodes du modèle de rationalité calculatrice valorisé par
Bayhaqī. Le sultan est persuadé que les Turkmènes s’apprêtent à attaquer la capitale ; il
est également persuadé que tous les fonctionnaires de la cour souhaitent sa chute, car ils
espèrent obtenir de meilleures charges auprès des Turkmènes49. La lettre que lui fait
parvenir son vizir, pour tenter de le rassurer et de le raisonner50, met en scène le contraste
entre la rationalité du serviteur, et l’irrationalité du sultan : la composition solidement
argumentée de la lettre du vizir, s’oppose à la réplique violente du souverain, qui s’obstine
à vouloir fuir, mais ne peut avancer aucun argument pertinent pour justifier ce choix.

45 TB II p. 306.
46 TB II p. 361.
47 MW p. 95 : “Human motivation and emotion are of great interest to him and are used by him to
explain events”.
48 TB II p. 355.
49 TB II p. 367.
50 TB II p. 365.

147
L’interprétation historique de Bayhaqī est, on l’a montré, indissociable de son idéal
politique. Ceux des traits de la personnalité ou du gouvernement de Masʿūd les plus
critiqués par l’historien sont ceux qui mettent en péril l’équilibre de l’Etat, basé sur
l’échange avec les conseillers, la fidélité des armées et celle des populations de l’Empire.
Pour Bayhaqī, le manque de jugement de Masʿūd l’a conduit à s’entourer d’ambitieux, dont
les erreurs politiques ont mis en péril cet équilibre, et déstabilisé le pouvoir. Son caractère
entêté et méfiant l’a conduit à rompre avec ses conseillers et les membres les plus
importants de l’élite militaire, ce qui a conduit à la défaite finale de Dandānqān. Cet échec
acheva de détruire les fondements d’un régime sultanien dont la légitimité reposait sur sa
capacité à maintenir la paix et à imposer l’ordre.
La lecture que fait Bayhaqī du déclin ghaznévide est donc une lecture essentiellement
séculière, ce qui ne peut nous surprendre, dans la mesure où cette lecture est arrimée au
modèle de pouvoir proposé par Bayhaqī : ce sont les défauts de la personne, et par
ricochet du gouvernement du sultan, ou son déficit par rapport au modèle défendu par
l’historien, qui fournissent la base de son interprétation.

Il serait faux, néanmoins, de dire que Dieu n’est jamais invoqué comme cause dans
les développements de Bayhaqī. Le décret divin est parfois mis en avant51 ; mais il reste
périphérique. Bayhaqī, dans son œuvre, a mené une exploration des modalités de l’action
politique, à travers le récit du règne de Masʿūd ; il a tenté de façonner des outils
politiques utilisables par les princes. Sa démonstration met donc en avant le lien de
causalité qui unit les actions du souverain, et le devenir de son royaume. Le décret divin
n’est jamais invoqué qu’en dernier ressort, lorsque Bayhaqī a épuisé les causes humaines
d’explication des évènements, avant tout, les erreurs commises par le souverain.
La rareté de ce renvoi à Dieu ne veut cependant nullement dire que Bayhaqī n’était pas un
bon musulman, ou qu’il était incroyant ; il serait plus exact de dire que le décret divin est
sous-entendu dans la chronique. Dieu est cause de tout, cela est entendu, mais laisse aux
hommes une certaine marge d’action, où leur volonté s’exprime. C’est cette marge d’action
qui intéresse Bayhaqī, qui est un penseur du politique, et non un uléma ; Dieu est donc
toujours postulé comme cause ultime, mais peu mentionné.

51 Exemple : TB II p. 368.

148
Conclusion

Synthèse

Une des première choses qui frappent le lecteur de l’Histoire est sa longueur et son
côté discursif, même sous la forme tronquée que nous possédons aujourd’hui. C’est ce
caractère discursif, et la mise en scène littéraire des évènements historiques rapportés
par l’historien, qui permettent à Bayhaqī d’enrichir son récit d’une réflexion sur le
politique. De nombreux procédés, comme la reconstitution des dialogues entre les
protagonistes des évènements, ou encore l’introduction d’anecdotes édifiantes,
permettent à l’historien de valider ou de critiquer discrètement tous les évènements
qu’il rapporte et ainsi d’affirmer, en creux, sa propre vision du pouvoir.
Le modèle de pouvoir qui prend ainsi forme au fil du récit frappe par son aboutissement.
Sans avoir l’esprit de système d’un théoricien, Bayhaqī tente de relier entre elles les
différentes composantes de son modèle de pouvoir. Son désir de fixer un ensemble de
normes performant, directement applicable en pratique, explique cet effort de cohérence
interne.

Fondements du pouvoir sultanien


Bayhaqī expose, dans un premier temps, les fondements de la légitimité du pouvoir
sultanien. Cette légitimité s’enracine dans les fonctions concrètes du sultan : exercer un
pouvoir coercitif, maintenir l’ordre social, assurer la sécurité. En l’échange de ces
services, le sultan attend la fidélité politique des habitants du territoire qu’il domine, ce
dont Bayhaqī ne cesse de souligner l’importance : en cas d’attaque, extérieure ou
intérieure, la fidélité des populations permet au sultan de sauvegarder l’intégrité de son
territoire et de se maintenir au pouvoir ; c’est parce que Masʿūd ne sut pas préserver
l’allégeance des populations du Ḫurāsān que les Turkmènes s’en emparèrent avec une
telle facilité.
La légitimité sultanienne ainsi présentée a donc un caractère contractuel très prononcé,
même si le terme de contrat n’est pas employé. A cet égard, la lecture de Bayhaqī

149
renforce la thèse de Jocelyne Dakhlia dans son livre Le divan des rois1, selon laquelle le
pouvoir sultanien prend la forme d’un don et d’un contre-don, d’un échange entre le
pouvoir politique et les sujets. Au cœur de cet échange, Bayhaqī place un idéal de
stabilité dont il fait la condition même de la perpétuation du pouvoir.
Cette légitimité contractuelle ne peut se maintenir hors de la présence d’une armée
puissante, le bras armé du souverain, qui lui permet d’exercer ses fonctions de
protection. Tout comme la fidélité des sujets de l’empire est négociée, la fidélité de
l’armée est négociée, et l’équilibre du royaume ne se maintient que si les troupes sont
satisfaites. Ignorer cet aspect fut une autre des grandes erreurs de Masʿūd.
Le sultan, son armée et ses sujets forment donc les trois angles d’un triangle, ou les
différentes étapes d’un cycle de justice qui fonde le pouvoir du sultan et l’ordre dans le
royaume. Ces fondements du pouvoir sultanien, mis en avant par Bayhaqī, sont, on le
voit exclusivement séculiers.

L’idéal de bon gouvernement


Bayhaqī ne se contente pas d’établir un modèle de légitimité sultanienne. Il propose
aussi un grand nombre de normes de bon gouvernement. Pour se maintenir au pouvoir,
le sultan doit être capable d’entretenir l’équilibre de justice qui fonde son pouvoir, ce qui
demande une grande habileté.
L’élément le plus souvent mis en avant par l’historien est l’importance du conseil. Car les
conseillers, le vizir surtout, jouent un rôle éducatif auprès du souverain : dans l’échange
dialectique idéal avec les conseillers, le sultan prend conscience de ses défauts, rectifie
ses erreurs, acquière les outils qui lui permettront de régner en sage. Bayhaqī ne cesse
de souligner les dangers auxquels s’expose le sultan qui croit pouvoir se passer de ses
conseillers : les erreurs politiques peuvent mener à la chute, en provoquant la rupture de
l’équilibre de justice. Les sages doivent être écoutés pour assurer l’économie vertueuse
entre les trois pôles que sont le sultan, l’armée et son peuple. En narrant l’histoire de
Masʿūd, Bayhaqī insiste sur les nombreuses ruptures que ce dernier ne sut prévenir,
faute d’avoir écouté ses conseillers, et attribue le déclin de l’empire au mauvais
gouvernement interne, au moins autant qu’à l’invasion turkmène, qui, si le sultan avait
su préserver l’équilibre dans son royaume, aurait pu être contenue.
Cette insistance sur le rôle des conseillers, qui est constante, mise à part, le modèle de
pouvoir de Bayhaqī prend forme à la façon d’un tableau impressionniste : au fil de son

1 JD p. 304-307.

150
récit, l’historien égrène les qualités du souverain idéal, auxquelles il ajoute leur
contrepoint négatif, les défauts correspondants. Ces qualités et ces défauts sont, eux
aussi, solidement arrimés aux fonctions effectives du sultan : celui-ci doit être,
idéalement, courageux, stratège, rusé, qualités qui en font un bon chef de guerre. Il doit
être équitable, sévère et magnanime, qualités qui lui permettent de rendre la justice. A
l’inverse, il ne doit être couard, ni belliqueux, ni naïf, injuste, trop indulgent ou cruel…
De ce tableau impressionniste, il faut saisir les lignes principales. Deux éléments
apparaissent essentiels : l’exigence de rationalité, et l’exigence d’efficacité.
Bayhaqī prêche pour un pouvoir pragmatique, réaliste. Le souverain doit repousser les
illusions que constituent, par exemple, la conquête d’immenses territoires et
l’enrichissement du royaume. Il doit opposer à ses propres passions la rigueur d’un
calcul rationnel implacable. D’où, entre autres, l’importance des vizirs, chargés de
donner au souverain un certain recul sur ses propres motivations.
Ce pragmatisme répond à un souci d’efficacité : les qualités désirables du souverain
pourraient être listées, mais peuvent aussi être subsumées sous cet impératif unique,
concourir au maintien de l’équilibre presque organique du pouvoir et du royaume, de la
façon la plus économe de moyens et de temps possible.
Ces deux exigences : rationalité et efficacité, résument la conception du bon
gouvernement de Bayhaqī. Elles permettent d’imposer la justice. Tous les défauts mis en
exergue dans le gouvernement de Masʿūd contredisent ces exigences, et c’est comme tels
qu’ils sont dénoncés par Bayhaqī, qui met en scène, précédant la chute de Masʿūd,
l’effondrement de l’équilibre de justice.

Quelques pistes

Par cette synthèse, bien sûr incomplète, on pense avoir restitué l’essentiel du modèle
de pouvoir proposé de Bayhaqī. L’on ne prétend pas, néanmoins, avoir épuisé la question
du politique dans l’Histoire. Le sujet aurait pu être abordé sous d’autres angles que celui
sélectionné pour ce travail, et la richesse de la chronique pourrait nourrir encore bien
d’autres études. On achèvera ici en proposant quelques pistes inexploitées ou seulement
effleurées, qui auraient permis de mettre en valeur d’autres aspects de la pensée de
Bayhaqī sur le pouvoir.

151
Une écriture de la décadence
Dans la perspective d’une approche littéraire de l’œuvre de Bayhaqī, on aurait pu
explorer la question de la mise en scène littéraire du déclin politique dans la chronique.
En effet, la chute de Masʿūd est anticipée de façon imagée, ou symbolique, tout au long de
la chronique. Le lecteur attentif peut rassembler ces indices, qui font monter
progressivement une tension dramatique dans le récit.
Dans sa ḫuṭba, qui inaugure le récit, Bayhaqī fait ainsi un éloge assez ambigu de Masʿūd,
alors qu’il compare les Ghaznévides à l’astre solaire : « Maḥmūd et Masʿūd étaient deux
soleils rayonnants cachés par la brume d’un matin, et le flamboiement d’un soleil
couchant ; avec le passage de cette aube et de ce crépuscule, l’éclat de ces soleils est
devenu apparent2. »
On voit que, si le règne de Maḥmūd est comparé au lever du soleil, et symbolise l’éveil de
la dynastie, Masʿūd, lui, correspond au coucher du soleil, à son déclin, donc.
L’éloge annonce donc déjà une évaluation négative du règne de Masʿūd ; quand à ses
descendants, que Bayhaqī servit à Lahore jusqu’à la fin de sa carrière administrative, ils
sont comparés aux astres nocturnes3 : et si la métaphore solaire était, en Perse,
classiquement employée pour désigner le souverain, la lune est terne comparée au soleil.
Ainsi Bayhaqī déplore-t-il le déclin de la dynastie, tout en donnant l’impression de
chanter ses souverains.

Le motif du déclin associé au règne de Masʿūd traverse la chronique. Bayhaqī le


nourrit par l’insertion de scènes qui, sans enrichir véritablement le propos sur le bon
gouvernement, véhiculent l’idée d’un amollissement du souverain, d’un abandon de la
sévérité responsable qui caractérisait son père. Masʿūd est régulièrement présenté
entouré de ses commensaux, faisant la noce, buvant beaucoup, parfois des jours durant4.
Ces habitudes ne sont pas vraiment condamnées par Bayhaqī, qui semble estimer que le
divertissement du souverain est nécessaire5 ; mais il en critique les abus, qui nuisent à la
bonne conduite de l’Etat. On voit chez lui se profiler une morale du juste milieu : les
plaisirs sont bons dans une certaine mesure, deviennent vices si on en abuse. Masʿūd est

2 TB I p. 182 : “Maḥmūd and Masʿūd were two bright suns concealed by a morning and a sunset glow;
and with the passing of that dawn and dusk, the brilliance of those suns has become apparent”.
3 TB I p. 182.
4 Exemples : TB II p. 194, TB II p. 236.
5 Nizām al-Mulk développe le même point de vue. Voir NAM p. 154.

152
parfois mis en scène prenant conscience de son propre amollissement, et de ses effets
sur le gouvernement. « Il fut frappé par une maladie […] qui le fit se repentir d’avoir
abusé de la boisson, et il ordonna que tout le vin soit versé dans la rivière Jhelum, et que
les instruments de musique et les jeux soient détruits6 ».

Le motif de l’amollissement, comme symptôme de déclin, rappelle Ibn Ḫaldūn, pour


qui la dévirilisation croissante des gouvernants cause la fin des dynasties, ou encore cet
extrait de la Lettre d’Aristote à Alexandre : « Ceux qui avaient conquis le pouvoir dans
l’effort et la peine […] apprirent beaucoup […] et ils arrivèrent au bonheur et à un beau
résultat […] ceux qui grandirent dans l’insouciance [les successeurs] […] arrivèrent à
quelque chose de contraire7 ». Il semble que Bayhaqī ait cultivé une conception proche :
il voit dans le règne de Masʿūd une dégradation du modèle laissé par Maḥmūd, parce que
le fils, qui héritait d’un royaume déjà construit et administré, ne disposait pas de
l’expérience du père et ne laissa pas ses conseillers pallier ce manque. Masʿūd est
présenté comme inconscient des efforts réclamés par l’administration d’un territoire
immense. Le penchant du sultan pour les plaisirs est davantage présenté par Bayhaqī
comme un symbole de cet amollissement que comme une cause de la chute finale.

Le motif du déclin et de l’amollissement laisse cependant progressivement place,


chez Bayhaqī, à la mise en scène d’une décadence violente, aux accents parfois
cataclysmiques. Cette mise en scène passe par l’insertion de paraboles, dont la plus
marquante est ainsi nommée : « An account of the torrent ». Ce passage raconte une crue
dévastatrice du fleuve à Ghazna, pendant l’année 4228. Bayhaqī rapporte que des bergers
voulurent s’installer dans le lit à sec du fleuve, alors que la crue n’avait pas encore
débuté. Des villageois, voyant qu’ils y avaient déployé leur campement, vinrent les
prévenir que le lieu était dangereux, si les eaux de la rivière devaient se mettre à gonfler.
Mais les bergers les ignorèrent. Il plut toute la journée et, à la nuit tombée, un torrent
soudain jaillit d’un coup au détour du lit, le dépassa même, et emporta les bergers, leurs

6 TB II p. 208 : “He was struck down by an illness […] it made him repent of his wine-drinking and he
ordered that all the wine should be poured in the river Jhelum, and the instruments of music and
revelry should be smashed.”
7 JD p. 134, cite J. BIELAWSKI, M. PLEZIA, Lettre d’Aristote à Alexandre sur la politique envers les cités,
Varsovie, 1970, p. 59, § 5, 6, 7.
8 TB I p. 366-68.

153
tentes et leur bétail. Tous furent noyés ; et les moutons, dont les cadavres s’accumulaient
sous les arches du pont qui traversait la rivière, le firent s’écrouler.
A aucun autre moment de la chronique Bayhaqī n’insère d’anecdote qui soit sans lien
avec le pouvoir. Or celle-ci n’en a, en apparence, aucun : en réalité, il s’agit d’une
parabole de l’avenir de l’empire. Les bergers refusent d’écouter les paroles des villageois
qui connaissent leur fleuve comme Masʿūd refuse d’écouter ses conseillers ; et comme
eux, il se rend incapable d’empêcher une catastrophe destructrice, le déferlement des
Turkmènes.

On avait évoqué le cercle de justice et l’idée d’une immobilisation de l’Histoire en


temps de justice ; à l’inverse, l’injustice cause la reprise de l’Histoire. Dans la chronique
de Bayhaqī, l’injustice de Masʿūd, son obstination, coïncident avec une soudaine
accélération de l’Histoire. La rupture peut-être située en 425. Le récit, jusque-là
concentré sur la cour et les intrigues individuelle, se recentre sur l’extérieur et l’échelle
spatiale du récit s’élargit à l’ensemble du territoire de l’empire, avec la multiplication des
rébellions dans les provinces limitrophes de l’empire (Panǧāb, Ǧurǧān) et des invasions
(Turkmènes Iraqī de l’ouest, Kumīǧīs, puis Turkmènes Salǧūqs venus du Nord). Le récit
des évènements se fait plus dense, les longues anecdotes plus rares.
Jocelyne Dakhlia écrit à propos du cercle de justice : « Si le sultan (…) est inique ou faible,
s’il laisse s’installer l’injustice et la tyrannie, jūr, échouant à assurer le cycle politique du
don et du contre-don, la voûte s’écroule et la ruine gagne le royaume au sens le plus
concret, par l’effondrement des édifices9. »
En effet, chez Bayhaqī, le déclin de la dynastie, la puissance montante des Turkmènes,
coïncide avec une vision des ruines de la civilisation. A Nišapur, lors de la campagne de
431, Bayhaqī écrit : « Nishapur n’était plus la ville que j’avais connue dans le passé ; elle
était désormais en ruines, il n’y restait que des vestiges d’habitation et de vie urbaine10 ».

L’écroulement du cercle de justice cause le retour à la Ǧāhilliya, l’antéislam, représentée


par les Turkmènes. L’apparence des Turkmènes, telle que la décrit Bayhaqī, les assimile
à des sauvages « Ebrahīm [chef turkmène] apparut […] il portait un vêtement

9 JD p. 131.
10 TB II p. 299 : « Niqhapur was not the city I knew from the past ; it now lay in ruins, with only
vestiges of habitation and urban life ». Autre exemple sur le même thème : TB II p. 304, lors du
passage des armées ghaznévides à Saraḫs : “the town looked parched and ruined”.

154
complètement usé, en lambeaux11 ». Cette misère apparente s’oppose à l’élaboration et à
la splendeur des tenues de notables ghaznévides. De même, l’armée turkmène paraît
désorganisée : « Les vieux pleuraient en secret […], car ils n’avaient jamais assisté qu’aux
parades de Maḥmūd et Masʿūd, et raillaient le contraste, quant à la pompe et au
cortège12 ».
Ailleurs, les Turkmènes sont présentés comme l’antithèse du bon gouvernement selon
Bayhaqī, car ils ignorant la justice, clé de voûte de la société organisée : « Rien de bon ne
viendra jamais d’eux, et tout ce qu’ils ont promis et entrepris jusqu’ici n’a été que
tromperie, flatterie et tricherie ; ils n’ont laissé nulle part la moindre nourriture, le
moindre labour intact13 ». Ainsi, les Turkmènes détruisent le monde civilisé et divisent
les hommes, comme le montrent les trahisons et défections successives de certains corps
d’armées jusqu’à la désertion, cette fois massive, de Dandānqān.

Le motif du retour à la Ǧāhilliya n’est qu’un des outils littéraires employés par
Bayhaqī pour rendre sa description saisissante. Dans d’autres passages, la description
d’un monde en plein écroulement est accentuée par l’insertion de motifs
eschatologiques, comme les trompettes du Jugement Dernier14. L’impression chaotique
s’intensifie dans la chronique au fil des années du règne - liée aux erreurs du souverain
qui, peut-être, est puni par Dieu15.
Dans sa description de la bataille de Dandānqān, qui marqua le début de la débâcle
ghaznévide, cet élément est particulièrement visible. Au moment où le sultan, symbole
de l’ordre, quitte la citadelle, la rébellion éclate, décrite ainsi : « Au moment où nous
partîmes, le chaos s’installa16 ». Le sens est clair : là où le pouvoir souverain est absent,
le chaos est maître. Plus loin, Bayhaqī écrit « J’assistai […] à la confusion du jour du

11 TB II p. 232 : “Ebrahīm appeared […] wearing a generally ragged and worn outfit”.
12 Ibid. : “The old men were secretly weeping […] for they had only ever witnessed the troops of
Maḥmūd and Masʿūd parade, and derided the constrast in pomp and retinue”.
13 TB II p. 189 : “Nothing good will ever come from them, and everything that they promised and
undertook up to this point was deceit, blandishment and trickery, since everywhere they went they
left neither stock nor tillage.”
14 TB II p. 10.
15 TB II p. 267 : Abū Naṣr Muškān demande au Sultan d’examiner sa conscience, car il pense que ses
péchés pourraient être responsables du malheur de l’Etat.
16 TB II p. 318 : “As soon as we set out, chaos set in”.

155
Jugement dernier, mais dans ce monde-ci17. » Dire que les Turkmènes peuvent être
assimilés aux peuples de Gog et Magog, libérés pour la fin des temps, serait sans doute
pousser l’interprétation trop loin ; pourtant, le vocabulaire eschatologique employé par
Bayhaqī y donne prise.

On voit, par ces exemples, que la démonstration historique, comme la pensée


politique, sont indissociablement liées à leur expression littéraire. Chez Bayhaqī, la
réflexion sur le pouvoir, et l’Histoire, prennent forme dans la littérature.

Cérémonies militaires et mise en scène de la légitimité


Une autre piste a été, dans ce travail, laissé en suspens, quoique la matière offerte par
le texte ait été importante : celle du cérémonial et des codes de représentation du
pouvoir dans la dynastie ghaznévide. Les éléments sur le cérémonial militaire sont
particulièrement nombreux dans le texte de la chronique, dont un petit nombre
seulement ont été mobilisés pour cette étude. On peu en donner ici quelques exemples,
qui présentent un aspect intéressant de cette mise en scène double : mise en scène du
pouvoir ghaznévide par lui-même, puis mise en scène littéraire par Bayhaqī.

Le cérémonial militaire, chez Bayhaqī, semble avoir avant tout pour objectif de
mettre en scène, de réaffirmer visuellement la légitimité du sultan, face aux envoyés des
royaumes extérieurs, ou face au sujets ghaznévides. L’armée elle-même peut mettre en
scène son allégeance au souverain : ainsi, dans la scène de l’allégeance des troupes
maḥmūdiyān en 42118.
Dans cet extrait, les troupes maḥmūdiyān, qui ont déserté la cour de Muḥammad pour
prendre le parti de Masʿūd, reçoivent la réponse de ce dernier à leur déclaration de
soumission : Masʿūd l’accepte et les invite à le rejoindre au plus vite. La présence du
prince est, dans ce passage, figurée par sa lettre, qui contient les ordres relatifs à la
jonction des armées et à la prise de pouvoir à Ghazna. Les commandants militaires
descendent de cheval, alors qu’on prononce le nom de celui qu’ils ont choisi pour leur
souverain - élément qu’on retrouvera dans toutes les cérémonies militaires- puis les
troupes défilent par contingent et embrassent le sol face à la missive de Masʿūd.

17 TB II p. 318 : “I […] witnessed the confusion of the Day of Resurrection occurring in this present
world”.
18 TB I p. 89.

156
Dans ce passage, Bayhaqī met en scène le retour à l’ordre : depuis leur fuite de Ghazna,
ces armées étaient en rébellion contre le pouvoir politique. En défilant, et en s’inclinant
pour embrasser le sol, geste rituel face au souverain - figuré ici par la lettre qui porte son
emblème et sa devise - ils reviennent symboliquement dans le giron du pouvoir. Le
cérémonial réglé exprime symboliquement l’ordre rétabli.

Ailleurs, les cérémonies militaires permettent la représentation du pouvoir du sultan


à l’extérieur des frontières de son royaume. C’est le cas lorsqu’en 423, Masʿūd reçoit en
grande pompe l’envoyé du calife al-Qāʿim19. La cérémonie militaire précède les
négociations au cours desquels Masʿūd veut tenter d’obtenir, en échange de son
allégeance au calife, le maintien de son autonomie et la validation des territoires
récemment conquis. Cette cérémonie a donc un double objectif : montrer à al-Qāʿim qu’il
trouvera en Masʿūd un serviteur puissant, à même de défendre le califat ; mais aussi
montrer que le jeune sultan est assez puissant pour représenter un danger pour le calife,
si celui-ci ne reconnaît pas son pouvoir.
Toute la cérémonie est organisée, visuellement déployée autour du souverain. Les
ġilmān forment une allée qui mène jusqu’au dais où le sultan est assis en majesté - ce qui
rappelle fortement le modèle abbasside20. L’envoyé, qui avance à travers l’allée formée
par deux haies de ġilmān, se voit représenter la puissance du royaume ghaznévide, à
travers son armée. L’accent est mis sur la sophistication de l’organisation hiérarchique
des corps d’armée, l’abondance du matériel militaire et sa qualité, et la richesse des
accoutrements arborés par les soldats. Ces détails servent à exprimer la puissance
financière du souverain, qui est aussi une forme de puissance militaire, puisque l’or
donne le moyen d’entretenir des troupes nombreuses.
Le souverain est entouré de soldats spécifiquement chargés de sa protection : six gardes
du corps, à l’entrée de la salle de réception, marquent le passage d’un « extérieur » à un
« intérieur », au cœur duquel trône le sultan. Une fois arrivé au bout de l’allée des
soldats, l’envoyé arrive « au centre du monde », face au souverain en majesté ; la salle de
réception présente l’apparence d’un cosmos dont la révolution est réglée par les ordres
du souverain.

19 TB I p. 401-406.
20 M. BARRUCAND, “Audiences umayyades et abbassides : rituels et cadres spatiaux”, dans L’audience,
rituels et cadres spatiaux dans l’Antiquité et le Haut Moyen Âge, Paris, 2007, p. 203-220. Ici, p. 211-212.

157
Bayhaqī, qui fut manifestement très impressionné par la cérémonie, souligne
l’émerveillement de l’envoyé et donc l’apport de ce déploiement en termes de
représentation du pouvoir21. Il insiste nettement, dans la chronique, sur l’efficacité de ce
genre de manifestation ̶ ici, l’accord avec le calife fut conclu sans attendre ̶ et semble
aussi prendre un plaisir tout particulier à décrire les fastes du pouvoir.

La plupart des cérémonies décrites ne cherchent cependant pas à projeter une image
de pouvoir à l’extérieur du royaume, ni même à obtenir la soumission de tel ou tel
groupe, mais simplement à exalter et à renforcer la puissance à l’intérieur : on peut les
lire comme une forme de réaffirmation de la légitimité, rituelle, ou moment de certains
fêtes, ou des départs en campagne, réaffirmation qui culmine dans la célébration des
victoires militaires. Dans ces cérémonies également, c’est toujours l’image du souverain
qui domine, même lorsque la victoire a été l’œuvre d’un de ses généraux : toute victoire
est symboliquement attribuée au souverain, afin de conserver l’unicité du pouvoir.
L’exemple des défilés suivant la victoire contre un sécessionniste est particulièrement
éclairant : dans ce contexte, il s’agit véritablement de célébrer l’unité du royaume, qui a
été menacée, et cette unité du royaume est conçue comme passant par la réaffirmation
de l’unicité du pouvoir22.

On ne pourrait en dire plus sur ce sujet, sans sortir du cadre de cette conclusion. Mais
les exemples fournis pour ces différentes pistes de recherche auront, on l’espère,
convaincu le lecteur des potentialités encore ouvertes pour approfondir l’étude de
l’Histoire de Bayhaqī.

21 TB II p. 404 : “They conducted along the envoy with these elaborate, impressive ceremonies. He
witnessed things that he had never seen in his life, and was bedazzled and dumbfounded by it all, and
entered the palace”.
22 Exemple : p. 163 II. Dans cet extrait, le véritable auteur de la victoire, le général Tilak, qui a éliminé
le général révolté Inaltigīn, s’efface derrière la figure du sultan.

158
Bibliographie

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Congreso UEAI, Salamanque, 27 agosto-2 septembre 1992.

161
Table

Table des abréviations

Cartes

Introduction…………………………………………………………………………………………………………………..1

Première partie

L’écriture du pouvoir dans la chronique de Bayhaqī

Chapitre 1 : Milieu d’origine, adab et influences persanes…………………………………………………8

Une écriture de l’Histoire imprégnée par la culture de l’adab……………………………………………….8

Bayhaqī et le genre des Miroirs aux princes……………………………………………………………………….13

Influence de la conception sassanide du pouvoir………………………………………………………………..15

Chapitre 2 : Une écriture du sultanat……………………………………………………………………………...19

Naissance des sultanats et théories du pouvoir en Islam……………………………………………………..19

Du calife au sultan : nouvelles écritures du pouvoir……………………………………………………………22

Chapitre 3 : La réflexion sur le pouvoir : un discours dissimulé……………………………………….31

Une œuvre en tension……………………………………………………………………………………………………...31

La méthode critique………………………………………………………………………………………………………..34

La méthode illustrative……………………………………………………………………………………………………41

162
Deuxième partie

Le modèle politique de Bayhaqī

Trois piliers du pouvoir sultanien…………………………………………………………………………………… 49

Chapitre 1 : Le sultan chef de guerre……………………………………………………………………………..50

Une légitimité reposant sur la guerre………………………………………………………………………………50

Le sultan et le calife……………………………………………………………………………………………………….50
Le sultan et son peuple…………………………………………………………………………………………………..52
Le souverain : incarnation d’une légitimité guerrière…………………………………………………………..53

Critères de la guerre légitime…………………………………………………………………………………………..55

Guerre sainte, guerre légitime ?……………………………………………………………………………………….56


La guerre légitime, une guerre défensive…………………………………………………………………………..58
Le sultan, protecteur de la paix………………………………………………………………………………………..61

Les outils de la « bonne guerre » : ruse et stratégie……………………………………………………………63

Efficacité et élégance …………………………………………………………………………………………………….64

Contrôler l’armée……………………………………………………………………………………………………………66
Fidélisation et distanciation…………………………………………………………………………………………….68
Le sultan et ses émirs……………………………………………………………………………………………………..71

Chapitre 2 : La justice du sultan……………………………………………………………………………………..76

Justice et légitimité………………………………………………………………………………………………………….76

Une justice séculière………………………………………………………………………………………………………..79

Tarġīb wa tarhīb, la carotte et le bâton…………………………………………………………………………….81

Justice et alliances politiques……………………………………………………………………………………………88

Chapitre 3 : Sultan, vizirs et conseillers…………………………………………………………………………..91

Figures de la Sagesse……………………………………………………………………………………………………….91

163
Nécessité du dialogue en contexte d’absolutisme………………………………………………………………..94

Modèles de conseillers……………………………………………………………………………………………………..98

Troisième partie

Du modèle politique au portrait d’un règne

Le sultan acteur de l’Histoire………………………………………………………………………………………….109

Chapitre 1 : Le sultan de l’obstination à la tyrannie……………………………………………………….111

De l’obstination à la tyrannie…………………………………………………………………………………………113

L’effondrement du cercle de justice…………………………………………………………………………………115

Chapitre 2 : Le sultan et ses favoris…………………………………………………………………………..….123

Le choix de l’entourage………………………………………………………………………………………………….123

Les favoris manipulateurs……………………………………………………………………………………………...125

Le souverain, enjeu des luttes d’influence à la cour…………………………………………………………..130

De la faiblesse à l’injustice : l’exécution de Ḥasanak…………………………………………………………132

Chapitre 3 : Un climat de suspicion……………………………………………………………………………....136

Critique du secret et de l’intrigue…………………………………………………………………………………....136

La méfiance du sultan et le climat de suspicion………………………………………………………………..141

Une peinture de l’angoisse……………………………………………………………………………………………..146

Conclusion…………………………………………………………………………………………………………………...149

Bibliographie………………………………………………………………………………………………………………..159

164

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